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University of Toronto
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LES CONFESSIONS
II
'-f^y^A
J.-J. ROUSSEAU
LES
CONFESSIONS
EDITION INTEGRALE
PLBLiÉE SUR LE TEXTE AUTOGRAPHE CONSERVÉ A LA
BIBLIOTHÈQUE DE GENÈVE. ACCOMPAGNÉE DE VARIANTES
EXTRAITES DU MANUSCRIT DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS,
DE NOTES ET D*UN INDEX
AD. VAX BEVER
ET SUIVIE DES REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE
DIX-HUIT PHOTOTYPIES D'APKÈS DES GRAVURES DE MAITRES
II
PARIS
GEORGES CKÈ:
I I
(j. BOULEVARD SAlNT-GL KM \I.\ , I
M C M X 1 I I
Pi.
./Il
w. â.
LIVRE SIXIEME
1737-1740
Hoc erat in votis : modus agri non ita magnus
Hortus ubi et tecto vicinus jugis aquœ fons,
Et paulùm sylvae super his foret 1...
JE ne puis pas ajouter: « Auctiùs atque dî melius
fecere ^ » ; mais n'importe, il ne m'en falloit
pas davantage ; il ne m'en falloit pas même
la propriété, c'étoit assez pour moi de la jouissance:
et il y a longtems que j'ai dit et senti que le pro-
priétaire et le possesseur sont souvent deux per-
sonnes très différentes, même en laissant à part les
maris et les amans.
1. « Voilà tout ce que je souhaitois : une terre d'une étendue
raisonnable, un jardin, une source d'eau vive devant la maison,
et avec cela un petit bois. » (Horace, Satires, 1. II, satire VI.
Trad. du P. Sanadon.)
2. « Les Dieux ont été au-delà de mes vœux. » (Ibid.)
II. — 1
2 LES CONFESSIONS
Ici commence le court bonheur de m.a vie ■"- ; ici
viennent les paisibles, mais rapides momens qui m'ont
donné le droit de dire que j'ai vécu. Momens précieux
et si regrettés ! ah î recommencez pour moi votre
aimable cours, coulez plus lentement dans mon sou-
venir, s'il est possible, que vous ne fîtes réellement
dans votre fugitive succession. Comment ferai-je
pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si
simple, pour redire toujours les mêmes choses,
et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant
que je ne m'ennuyois moi-même en les recommen-
çant sans cesse? Encore si tout cela consistoit en
faits, en actions, en paroles, je pourrois le décrire et
le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce
qui n'étoit ni dit, ni fait, ni pensé même, mais
goûté (a), mais senti, sans que je puisse énoncer
d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment
même ? Je me le vois avec le soleil, et j'étois heu-
reux ; je me promenois, et j'étois heureux ; je voyois
Maman, et j'étois heureux (b) ; je la quittois, et
j'étois heureux ; je parcourois les bois, les coteaux,
j'errois dans les vallons, je lisois, j'étois oisif ; je
travaillois au jardin, je cueillois les fruits, j'aidois
au ménage, et le bonheur me suivoit partout : il
n'étoit dans aucune chose assignable, il était tout en
moi-même, il ne pouvoit me quitter un seul instant.
Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette
Var. — (a) : pensé même, mais senti,... — (b) : Maman et
j'étois heureux: je parcourois...
1. Ce morceau, ain:i que c; qui suit, jusqu'à la page 35, appar-
tient à l'année 1738.
LIVRE SIXIEME S
époque chérie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensé
tout le tems qu'elle a duré, n'est échappé de ma
mémoire. Les tems qui précèdent et qui suivent me
reviennent par intervalles ; je me les rappelle iné-
galement et confusément : mais je me rappelle celui-
là tout entier comme s'il duroit encore. Mon imagina-
tion, qui dans ma jeunesse alloit toujours en avant,
et maintenant rétrograde, compense par ces doux
souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne
vois plus rien dans l'avenir qui me tente ; les seuls
retours du passé peuvent me flatter, et ces retours
si vifs et si vrais dans l'époque dont je parle me
font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui
pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le
premier jour que nous ?» liâmes coucher aux Char-
mettes, Maman étoit en chaise à porteurs, et je la
suivois à pied. Le chemin monte : elle étoit assez
pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs,
elle voulut descendre à peu près à moitié chemin
pour faire le reste à pied. En marchant elle vit
quelque chose de bleu dans la haie, et me dit : Voilà
de la pervenche encore en fleur. Je n'avois jamais vu
de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner,
et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre les
plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en pas-
sant un coup d'oeil sur celle-là, et près de trente ans
se sont passés sans que j'aie revu de la pervenche
ou que j'y aie fait attention. En 1764, étant à Cres-
sier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions (a)
Var. — (a) : à une petite montagne...
4 LES CONFESSIONS
une petite montagne au sommet de laquelle il a un
joli salon qu'il appelle avec raison Belle-Vue. Je
commençois alors d'herboriser un peu. En montant
et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de
joie : Ah ! voilà de la pervenche ! et c'en étoit en effet.
Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignoroit
la cause ; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour
il lira ceci. Le. lecteur peut juger par l'impression
d'un si petit objet, de celle que m'ont faite tous ceux
qui se rapportent à la même époque.
Cependant l'air de la campagne ne me rendit
point ma première santé. J'étois languissant ; je
le devins davantage. Je ne pus supporter le lait ;
il fallut le quitter. C'était alors la mode de l'eau pour
tout remède ; je me mis à l'eau, et si peu discrète-
ment, qu'elle faillit me guérir, non de mes maux,
mais de la vie. Tous les matins, en me levant, j'allois
à la fontaine avec un grand gobelet, et j'en buvois
successivement, en me promenant, la valeur de
deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes
repas. L'eau que je buvois étoit un peu crue et diffi-
cile à passer, comme sont la plupart des eaux des
montagnes. Bref, je fis si bien, qu'en moins de deux
mois je me détruisis totalement l'estomac, que j'avois
eu très bon jusqu'alors. Ne digérant plus, je compris
qu'il ne falloit plus espérer de guérir. Dans ce même
tems il m'arriva un accident aussi singulier par
lui-même que par ses suites, qui ne finiront qu'avec
moi.
Un matin que je n' et ois pas plus mal qu'à l'ordi-
naire, en dressant une petite table sur son pied, je
sentis dans tout mon corps une révolution subite et
LIVRE SIXIEME
presque inconcevable. Je ne saurois mieux la com-
parer qu'à une espèce de tempête qui s'éleva dans
mon sang, et gagna dans l'instant tous mes membres.
Mes artères se mirent à battre d'une si grande force,
que non seulement je sentois leur battement, mais
que je l'entendois même, et surtout celui des carotides
Un grand bruit d'oreilles se joignit à cela, et ce bruit
étoit triple ou plutôt quadruple, savoir : un bour-
donnement grave et sourd, un murmure plus clair
comme d'une eau courante, un sifflement très
aigu et le battement que je viens de dire, et dont (a)
je pouvois aisément compter les coups sans me
ta ter le pouls ni toucher mon corps de mes mains.
Ce bruit interne étoit si grand, qu'il m'ôta la finesse
d'ouïe que j'avois auparavant, et me rendit non
tout à fait sourd mais dur d" oreille, comme je le
suis depuis ce tems-là.
On peut juger de ma surprise et de mon effroi.
Je me crus mort ; je me mis au lit : le médecin fut
appelé ; je lui contai mon cas en frémissant et le
jugeant sans remède. Je crois qu'il en pensa de
même ; mais il fit son métier. Il m'enfila de longs
raisonnemens où je ne compris rien du tout ; puis
en conséquence de sa sublime théorie, il commença
in anima vili la cure expériinentale qu'il lui plut de
tenter. Elle étoit si pénible, si dégoûtante, et opéroit
si peu, que je m'en lassai bientôt ; et au bout de
quelques semaines, voyant que je n'étois ni mieux
ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec
mon battement d'artères et mes bourdonnemens,
Var. — (a) : dire, dont je...
t) LES CONFESSIONS
qui. depuis ce tems-là, c'est-à-dire depuis trente ans,
ne m'ont pas quitté une minute.
J'avois été jusqu'alors grand dormeur. La totale
privation du sommeil qui se joignit à tous ces symp-
tômes, et qui les a constamment accompagnés
jusqu'ici, acheva de me persuader qu'il me restoit
peu de tems à vivre. Cette persuasion me tranquillisa
pour un tems sur le soin de guérir. Ne pouvant pro-
longer ma vie, je résolus de tirer du peu qu'il m'en
restoit tout le parti qu'il étoit possible ; et cela se
pouvoit, j^ar une singulière faveur de la nature (a),
qui, dans un état si funeste, m'exemptoit des
douleurs qu'il sembloit devoir m'attirer. J'étois
importuné de ce bruit, mais je n'en souffrois pas : il
n'étoit accompagné d'aucune autre incommodité
habituelle que de l'insomnie durant les nuits, et en
tout tems d'une courte haleine qui n'alloit pas
jusqu'à l'asthme et ne se faisoit sentir que quand je
voulois courir ou agir un peu fortement.
Cet accident qui devoit tuer mon corps, ne tua
que mes passions, et j'en bénis le ciel chaque jour
par l'heureux effet qu'il produisit sur mon âme.
Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que
quand je me regardai comme un homme mort.
Donnant leur véritable prix aux choses que j'allois
quitter, je commençai de m' occuper de soins plus
nobles, comme par anticij)ation sur ceux que j'aurois
bientôt à remplir et que j'avo'S fort négligés jusqu'a-
lors. Javois souvent travesti .'a religion à ma mode,
mais je n'avois jam^ais été tout à iait sans religion.
Var. — (a) : de la providence,...
LIVRE SIXIEME
Il m'en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste
pour tant de gens, mais si doux pour cfui s'en fait
un objet de consolation et d'espoir. Maman me fut,
en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les
théologiens ne me l'auroient été.
Elle qui mettoit toute chose en système, n'avoit
pas manqué d'y mettre aussi la re.igion ; et. ce sys-
tème étoit composé d'idées très disparates^ les unes
très saines, les autres très folles, de sentimens relatifs
à son caractère et de préjugés venus de son éducation.
En général, les croyans font Dieu comme ils sont
eux-mêmes ; les bons le font bon, les méchans le
font méchant : les dévots, haineux et bilieux, ne
voient que l'enfer, parce cju'ils voudroient damner
tout le monde ; les âmes aimantes et douces n'y
croient guère ; et l'un des étonnemens dont je ne
reviens point est de voir le bon Fénelon en parler
dans son Télémaque comme s'il y croyoit tout de
bon : mais j'espère qu'il mentoit alors ; car enfin,
quelque véridique qu'on soit, il faut bien mentir
quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentoit
pas avec moi : et cette âme sans fiel, qui ne pouvoit
imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucé,
ne voyoit que clémence et miséricordre où les dévots
ne voient que justice et punition. Elle disoit souvent
qu'il n'y auroit point de justice en Dieu d'être juste
envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce
qu'il faut pour l'être, ce seroit redemander plus qu'il
n'a donné. Ce qu'il y avoit de bizarre étoit que,
sans croire à l'enfer, elle ne laissoit pas de croire au
purgatoire. Cela venoit de ce qu'elle ne savoit que
faire des âmes des méchans, ne pouvant ni les damner
8 LES CONFESSIONS
ni les mettre avec les bons jusqu'à ce qu'ils le fussent
devenus, et il faut avouer qu'en effet, et dans ce
monde et dans Tautre, les méchans sont toujours bien
embarrassans.
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du
péché originel et de la rédemption est détruite par ce
système, que la base du christianisme vulgaire en
est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut
subsister. Maman, cependant, étoit bonne catholique,
ou prétendoit Têtre, et il est sûr qu'elle le pré-
tendoit de très bonne foi. Il lui sembloit qu'on
expliquoit trop littéralement et trop durement
l'Ecriture (a). Tout ce qu'on y lit des tourmens
étrenels lui paroissoit comminatoire ou figuré. La
mort de Jésus-Christ lui paroissoit un exemple de
charité vraiment divine pour apprendre aux hommes
à aimer Dieu et à s'aimer (h) entre eux de même.
En un mot. fidèle à la religion qu'elle avoit
embrassée, elle en admettoit sincèrement toute la
profession de foi ; mais quand on venoit à la discus-
sion de chaque article, il se trouvoit qu'elle croyoit
tout autrement que l'Eglise, toujours en s'y sou-
mettant.
Elle avoit là-dessus une simplicité de cœur, une
franchise plus éloquente que des ergoteries, et qui
souvent embarrassoit jusqu'à son confesseur, car
elle ne lui déguisoit rien. Je suis bonne catholique,
lui disoit-elle. je veux toujours l'être ; j'adopte de
toutes les puissances de mon âme les décisions de
Var. — (a) : les Ecritures. — (b) : s'entr aimer entre eux...
LIVRE SIXIEME
9
Sainte mère Église. Je ne suis pas maîtresse de ma
foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans
réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-
vous de plus?
Quand il n'y auroit point eu de morale chrétienne,
je crois quelle Tauroit suivie, tant elle s'adaptoit
bien à son caractère. Elle faisoit tout ce qui et oit
ordonné ; mais elle l'eût fait de même quand il n'au-
roit pas été ordonné. Dans les choses indifférentes
elle aimoit à obéir, et s'il ne lui eût pas été permis,
prescrit même, de faire gras, elle auroit fait maigre
entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin
d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale étoit
subordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutôt
elle prétendoit n'y rien voir de contraire. Elle eût
couché tous les jours avec vingt hommes en repos de
conscience, et même sans en avoir plus de scrupule
que de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas
sur ce point, plus (a) scrupuleuses ; mais la diffé-
rence est qu'elles sont séduites par leurs passions, et
qu'elle ne l'étoit que par ses sophismes. Dans le;
conversations les plus touchantes, et j'ose dire les
plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans
changer ni d'air ni de ton, sans se croire en contra-
diction avec elle-m'me. Elle Teût même interrompue
au besoin pour le fait, et puis l'eût reprise avec la
même sérénité qu'auparavant : tant elle étoit inti-
mement persuadée que tout cela n' étoit qu'une maxi-
me de police sociale, dont toute personne sensée
Vab. — (a) : fort scrupuleuses ;...
10 LES CONFESSIONS
pouvoit faire rinterprétation, rapplication, l'excep-
tion, selon l'esprit de la chose, sans le moindre risque
d'offenser Dieu. Quoique sur ce point je ne fusse
assurément pas de son avis, j'avoue que je n'osois le
combattre, honteux du rôle peu galant qu'il m'eût
fallu (a) faire pour cela. J'aurois bien cherché
d'établir la règle pour les autres, en tâchant de
m'en excepter : mais, outre que son tempérament
prévenoit assez l'abus de ses principes, je sais
qu'elle n'étoit pas femme à prendre le change, et
que réclamer l'exception pour moi (h) c'étoit la
lui laisser pour tous ceux qu'il lui plairoit. Au reste,
je compte ici par occasion cette inconséquence avec
les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu d'effet
dans sa conduite, et qu'alors elle n'en eût point du
tout : mais j'ai promis d'exposer fidèlement ses
principes, et je veux tenir cet engagement. Je reviens
à moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avois
besoin pour garantir mon âme des terreurs de la
mort et de ses suites, je pûisois avec sécurité dans
cette source de confiance. Je m'attachois à elle plus
que je n'avois jamais fait : j'aurois voulu transporter
tout en elle ma vie que je sentois prête à maban-
donner. De ce redoublement d'attachement pour
elle, de la persuasion qu'il me restoit peu de tems à
vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à venir,
résultoit un état habituel très calme, et sensuel
même, en ce qu'amortissant toutes les passions qui
Var. — (a) : m'aurait fallu,.. — (b) : réc'amer pour moi
l'exception...
LIVRE SIXIEME
11
portent au loin nos craintes et nos espérances, il
me laissoit jouir sans inquiétude et sans trouble du
peu de jours qui m'étoient laissés. Une chose contri-
buoit à les rendre plus agréables, c'étoit le soin de
nourrir son goût pour la campagne par tous les
amusemens que j'y pouvois rassembler. En lui fai-
sant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses
vaches, je m'affectionnois moi-même à tout cela ;
et ces petites occupations, qui remplissoient ma
journée sans troubler ma tranquillité, me valurent
mieux que le lait et tous les remèdes pour conserver
ma pauvre machine, et la rétablir même autant que
cela se pouvoit.
Les vendanges, la récolte des fruits, nous amu-
sèrent le reste de cette année, et nous attachèrent
de plus en plus à la vie rustique, au milieu des bonnes
gens dont nous étions entourés. Nous vîmes arri-
ver (a) rhiver avec grand regret, et nous retour-
nâmes à la ville comme nous serions allés en exil •
moi surtout, qui, doutant de revoir le printems,
croyois dire adieu pour toujours aux Charmettes.
Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres,
et sans me retourner plusieurs fois en m'en éloignant.
Ayant quitté depuis longtems mes écolières, ayant
perdu le goût des amusemens et des sociétés de la
■ ville, je ne sortois plus, je ne voyois plus personne,
excepté Maman, et M. Salomon, devenu depuis
peu son médecin et le mien ; honnête homme,
homme d'esprit, grand cartésien, qui parloit assez
bien du système du monde, et dont les entretiens
Var, — (a) : nous vîmes venir l'hiver...
12 LES CONFESSIONS
agréables et instructifs me valurent mieux que toutes
ses ordonnances. Je n"ai jamais pu supporter ce sot
et niais remplissage des conversations ordinaires ;
mais des conversations utiles et solides m'ont
toujours fait grand plaisir, et je ne m'y suis jamais
refusé. Je pris beaucoup de goût à celle de M. Salo-
mon : il me sembloit que j'anticipois avec lui sur
ces hautes connoissances que mon àrne alloit acquérir
quand elle auroit perdu ses entraves. Ce goût que
j'avois pour lui s'étendit aux sujets qu'il traitoit,
et je commençai de rechercher les livres qui pou-
voient maider à le (a) mieux entendre. Ceux qui
mêloient la dévotion aux sciences m'étoient les plus
convenables, tels étoient particulièrement ceux de
l'Oratoire et de Port-Royal. Je me mis à les lire, ou
plutôt à les dévorer. Il m'en tomba dans les mains
un du P. Lamy, intitulé : Entretiens sur les sciences.
C'étoit une espèce d'introduction à la connoissance
des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent
fois ; je résolus d'en faire mon guide. Enfin je me
sentis entraîné peu à peu, malgré mon état, ou
plutôt par mon état, vers l'étude avec une force
irrésistible, et tout en regardant chaque jour comme
le dernier de mes jours, j'étudiois avec autant d'ar-
deur que si j "a vois dû toujours vivre. On disoit que
cela me faisoit du mal ; je crois, moi, que cela me
fit du bien, et non seulement à mon âme, mais à
mon corps ; car cette application pour laquelle je
me passionnois me devint si délicieuse, c|ue, ne
pensant plus à mes maux, j'en étois beaucoup moins
Var. — (a) : à les mieux...
LIVRE SIXIÈME 13
affecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procuroit
un soulagement réel : mais, n'ayant pas (ie douleurs
vives, je m'accoutumois à languir, à ne pas dormir,
à penser au lieu d'agir, et enfin à regarder ie dépéris-
sement successif et lent de ma machine comme
un progrès inévitable que la mort seule pouvoit
arrêter.
Non seidement cette opinion me détacha de tous
les vains soins de la vie, mais elle me délivra de
l'importunité des remèdes auxquels on m'avoit
jusqu'alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu
que ses drogues ne pouvoient me sauver, m'en
épargna le déboire, et se contenta d'amuser la dou-
leur de ma pauvre Maman avec quelques-unes de
ces ordonnances indifférentes qui leurrent (a) l'es-
poir du malade et maintiennent le crédit du médecin.
Je quittai l'étroit régime ; je repris l'usage du vin
et tout le train de vie d'un homme en santé, selon
la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais
ne m'abstenant de rien. Je sortis même, et recom-
mençai d'aller voir mes connoissances, surtout M. de
Conzié, dont le commerce me plaisoit fort. Enfin, soit
qu'il me parût beau d'apprendre jusqu'à ma dernière
heure, soit qu'un reste d'espoir de vivre se cachât
au fond de mon cœur, l'attente de la mort, loin de
ralentir (h) mon goût pour l'étude, sembloit l'animer,
et je me pressois d'amasser un peu d'acquis pour
l'autre monde, comme si j'avois cru n'y avoir que
celui que j'aurois er^porté. Je pris en affection la
boutique d'un libraire appelé Bouchard, où se ren-
Var. — (a) : qui flattent l'espoir... — (b) : loin d'attiédir...
LES CONFESSIONS
doient quelques gens de lettres ; et le printems que
j'avois cru ne pas revoir étant proche, je nVassortis
de quelques livres pour les Char met tes. en cas que
j'eusse le bonheur d'y retourner.
J'eus ce bonheur, et j'en profitai de mon mieux (a).
La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons
€.=t inexprimable. Revoir le printems étoit pour
moi ressusciter en paradis. A peine les neiges com-
mençoient à fondre que nous quittâmes notre cachot,
et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir
les prémices du rossignol. Dès lors je n^ crus plus
mourir, et réellement il est singulier que je n'ai
jamais fait de grandes (h) maladies à la campagne.
J'y ai beaucoup souffert, mais je n"y ai jamais été
alité. Souvent, j'ai dit, me sentant plus mal qu'à
l'ordinaire : Quand vous me verrez prêt à mourir,
portez-moi à l'ombre (c) d'un chêne, je vous promets
que j'en reviendrai.
Quoique foible, je repris mes fonctions champêtres,
mais d'une manière proportionnée à mes forces.
J'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin
tout seul ; mais quand j'avois donné six coups de
bêche, j'étois hors d'haleine, la sueur me ruisseloit,
je n'en pouvois plus. Quand j'étois baissé, mes
battemens redoubloient, et le sang me montoit à
la tête avec tant de force, qu'il falloit bien vite me
redresser. Contraint de me borner à des soins moins
fatigans, je pris entre autres celui du colombier, et
je m'y affectionnai si fort, que j'y passois souvent
Var. — (a) profitai. La joie... — (h) : jamais de grandes
•— (cj : portez-moi sous un chêne,...
LIVRE SIXIEME lO
plusieurs heures de suite sans m'ennuyer un moment.
Le pigeon est fort timide et difficile à apprivoiser.
Cependant je vins à bout d'inspirer aux miens tant
de confiance, qu'ils ine suivoient partout, et se
laissoient prendre quand je voulois. Je ne pouvois
paroître au jardin ni dans la cour sans en avoir à
rinstant deux ou trois sur les bras, sur la tête, et
enfin, malgré le plaisir que j'y prenois, ce cortège
me devint si incommode, que je fus obligé de leur
ôter cette familiarité. J'ai toujours pris un singulier
plaisir à apprivoiser les animaux, surtout ceux qui
sont craintifs et sauvages. Il me paroissoit char-
mant de leur inspirer une confiance que je n'ai
jamais trompée. Je voulois qu'ils m'aimassent en
liberté.
J'ai dit que j'avois apporté des livres ; j'en fis
usage, mais d'une manière moins propre à m'ins-
truire qu'à m'accabler. La fausse, idée que j'avois
des choses me persuadoit que pour lire un livre
avec fruit il falloit avoir toutes les connoissances
qu'il supposoit, bien éloigné de penser que souvent
l'auteur ne les avoit pas lui-même, et qu'il les puisoit
dans d'autres livres à mesure qu'il en avoit besoin.
Avec cette folle idée, j'étois arrêté à chaque instant,
forcé de courir incessamment d'un livre à l'autre,
et quelquefois avant d'être à la dixième page de celui
que je voulois étudier, il m'eût fallu épuiser (a) des
bibliothèques. Cependant je m'obstinai si bien à
cette extravagante méthode, que j'y perdis un
Var. — (a) : L'auteur avait écrit primitivement : étudier. Il a
biffé ce mot et l'a remplacé par le mot qu'on lit ici, lorsqu'il
n'avait plus entre les mains son second manuscrit.
16 LES CONFESSIONS
tems infini, et faillis à me brouiller la tête au point de
ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureuse-
ment je m'aperçus que j'enfilois une fausse route
qui mégaroit dans un labyrinthe immense, et j'en
sortis avant d'y être tout à fait perdu.
Pour peu qu'on ait un vrai goût pour les sciences,
la première chose qu'on sent en s'y livrant, c'est leur
liaison, qui fait qu'elles s'attirent, s'aident, s'éclai-
rent mutuellement, et que l'une ne peut se passer
de l'autre. Quoique l'esprit humain ne puisse suffire
à toutes (a), et qu'il en faille toujours préférer une
comme la principale, si l'on n'a quelque notion des
autres, dans la sienne même on se trouve souvent
dans lobscurité. Je sentis que ce que javois entrepris
étoit bon et utile en lui-même, qu'il n'y avoit que la
méthode à changer. Prenant d'abord l'Encyclopédie,
j'allois la divisant dans ses branches. Je vis qu'il
falloit faire tout le contraire, les prendre chacune
séparément, et les poursuivre chacune à part (b)
jusqu'au point où elles se réunissent. Ainsi je revins à
la synthèse ordinaire, mais j'y revins en homme
qui sait ce qu'il fait. La méditation me tenoit en cela
lieu de connoissances, et une réflexion très naturelle
aidoit à me bien guider. Soit que je vécusse ou que
je mourusse, je n'avois point de tems à perdre. Ne
rien savoir à près de vingt-cinq ans, et vouloir tout
apprendre, c'est s'engager à bien mettre le tems à
profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort
pouvoit arrêter mon zèle, je voulois à tout événement
Var. — (a) : ne puisse tout embrasser, et... — (b) : et les pour-
suivre ainsi jusqu'au...
LIVRE SIXIÈME 17
acquérir des idées de toutes choses, tant pour
sonder mes dispositions naturelles que pour juger
par moi-même de ce qui méritoit le mieux dêtre
cultivé.
Je trouvai dans l'exécution de ce plan un autre
avantage auquel je n'avois pas pensé, celui de
mettre beaucoup de tems à profit. Il faut que je ne
sois pas né pour l'étude, car une longue application
me fatigue à tel point qu'il m'est impossible de
m" occuper demi-heure ^ de suite avec force du même
sujet, surtout en suivant les idées d'autrui ; car il
m'est arrivé quelquefois de me livrer plus longtems
aux miennes, et même avec assez de succès. Quand
j'ai suivi durant quelques pages un auteur qu'il
faut lire avec application, mon esprit l'abandonne
et se perd dans les nuages. Si je m'obstine, je m'épuise
inutilement ; les éblouissements me prennent, je
ne vois plus rien. Mais que des sujets différens se
succèdent, même sans interruption, l'un me délasse
de l'autre, et sans avoir besoin de relâche, je les suis
plus aisément. Je mis à profit cette observation dans
mon plan d'études, et je les entremêlai tellement,
que je m'occupois tout le jour, et ne me fatiguois
jamais (a). Il est vrai que les soins champêtres et
domestiques faisoient des diversions utiles ; mais dans
ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen
d'en ménager encore le tems pour l'étude, et de
Var. — (a) : fatiguois point. II...
1. Le texte de Paris porte : m'occuper une demi-heure. Seul
celui de Genève nous offre une expression familière à l'auteur.
18 LES CONFESSIONS
m'ûccuper à la fois de deux choses, sans songer que
chacune en alloit moins bien.
Dans tant de menus détails qui me charment et
dont j'excède souvent mon lecteur, je mets pour-
tant une discrétion dont il ne se douteroit guère,
si je n'avois soin de l'en avertir. Ici, par exemple,
je me rappelle avec délices (a) tous les différens
essais que je fis pour distribuer mon tems de façon
que j y trouvasse à la fois autant d'agrément et
d'utilité qu"il étoit possible ; et je puis dire que ce
tems où je vivois dans la retraite, et toujours malade,
fut celui de ma vie où je fus le moins oisif et le moins
ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à
tater la pente de mon esprit, et à jouir, dans la plus
belle saison de l'année, et dans un lieu qu'elle
rendoit enchanté, du charme de la vie dont je sen-
tois si bien le prix, de celui d'une société aussi libre
que douce, si l'on peut donner le nom de société à
une aussi parfaite union, et de celui des belles con-
noissances que je me proposois d'acquérir ; car
c'étoit pour moi comme si je les avois déjà possé-
dées, ou plutôt c'étoit mieux encore, puisque le
plaisir d'apprendre entroit pour beaucoup dans mon
bonheur.
11 faut passer sur ces essais, qui tous étoient pour
moi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir
être expliquées. Encore un coup, le vrai bonheur
ne se décrit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux
qu'il peut le moins se décrire, parce qu'il ne résulte
pas d'un recueil de faits, mais qu'il est un état per-
Var. — (a) : avec plaisir...
LIVRE SIXIÈME 19
manent. Je me répète souvent, mais je me répéterois
bien davantage si je disois la même chose autant
de fois qu'elle me vient dans l'esprit. Quand enfin
mon train de vie, souvent changé, eut pris un cours
uniforme, voici à peu près quelle en fut la distribu-
tion.
Je me levois tous les matins avant le soleil. Je
montois par un verger voisin dans un très joli
chemin qui étoit au-dessus de la vigne, et suivoit la
côte jusqu'à Chambéri. Là, tout en me promenant,
je faisois ma prière qui ne consistoit pas en un vain
balbutiement de lèvres, mais dans une sincère éléva-
tion de cœur à l'auteur de cette aimable nature
dont les beautés étoient sous mes yeux. Je n'ai
jamais aimé à prier dans la chambre ; il me semble
que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes
s'interposent entre Dieu et moi. J'aime à le con-
templer dans ses œuvres tandis que mon cœur
s'élève à lui. Mes prières étoient pures, je puis le
dire, et dignes par là d'être (a) exaucées. Je ne de-
mandois pour moi, et pour celle dont mes vœux ne
me séparoient jamais qu'une vie innocente et
tranquille, exempte du vice, de la douleur, des
pénibles besoins, la mort des justes, et leur sort
dans l'avenir. Du reste, cet acte se passoit plus en
admiration et en contemplation qu'en demandes,
et je savois qu'auprès du dispensateur des vrais
biens le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous
sont nécessaires est moins de les demander que de .
les mériter. Je revenois en me promenant par un
Var. — (a) : dignes d'être...
20 LES CONFESSIONS
assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt
et volupté les objets champêtres dont j'étois envi-
ronné, les seuls dont l'œil et le cœur ne se lassent
jamais. Je regardois de loin s'il étoit jour chez
Maman : quand je voyois son contrevent ouvert,
je tressaillois de joie (a) et j'accourois. S'il étoit
fermé, j'entrois au jardin en attendant qu'elle fût
éveillée, m'amusant à repasser ce que j'avois appris
la veille, ou à jardiner. Le contrevent s'ouvroit,
j'allois l'embrasser dans son lit, souvent encore à
moitié endormie, et cet embrassement aussi pur que
tendre tiroit. de son innocence même un charme qui
n'est jamais joint à la volupté des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du café au
lait. C'étoit le tems de la journée où nous étions le
plus tranquilles, où nous causions le plus à notre
aise. Ces séances, pour lordinaire assez longues,
m'ont laissé un goût vif pour les déjeuners, et je
préfère infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse,
où le déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout
le monde, à celui de France, où chacun déjeune seul
dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune point
du tout. Après une heure ou deux de causerie, j'allois
à mes livres jusqu'au dîner. Je commençois par
quelque livre de philosophie, comme la Logique de
Port-Royal, VEssai de Locke, Malebranche. Leib-
nitz. Descartes, etc. Je m'aperçus bientôt que tous
ces auteurs étoient entre eux en contradiction pres-
que perpétuelle, et je formai le chimérique projet
de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit
Var. — (a) : je tressaillois d'aise et j'accourois.
LIVRE SIXIEME
21
perdre bien du teins. Je me brouillois la tête, et je
navançois point. Enfin, renonçant encore à cette
méthode, j'en pris une infiniment meilleure, et à
laquelle j'attribue tout le progrès que je puis avoir
fait, malgré mon défaut de capacité ; car il est certain
que jen eus toujours fort peu pour létude. En
lisant chacjue auteur, je me fis une loi d'adopter et
suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni
celles d'un autre, et sans jamais disputer (a) avec
lui. Je me dis : Commençons par me faire un maga-
sin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes, en atten-
dant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir
les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas sans
inconvénient, je le sais, mais elle m'a réussi dans
fobjet de m'instruire. Au bout de quelques années
passées (h) à ne penser exactement que d'après
autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans
raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds
d"acquis pour me suffire à moi-même, et penser
sans le secours d'autrui. Alors, quand les voyages et
les affaires m'ont ôté les moyens de consulter les
livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce
que j'avois lu, à peser chaque chose à la balance de
la raison, et à juger quelquefois mes maîtres. Pour
avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté
judiciaire, je n'ai pas trouvé cju'elle eût perdu sa
vigueur ; et quand j'ai publié mes propres idées, on
ne m'a pas accusé d'être un disciple servile et de
jurer in uerha magistri.
Var. — (a) : sans disputer... — (b) : passées exactement
à ne penser que...
22 LES CONFESSIONS
Je passois de là à la géométrie élémentaire ; car
je n'ai jamais été plus loin, m' obstinant à vouloir
vaincre mon peu de mémoire; à force de revenir
cent et cent fois sur mes pas et de recommencer
incessamment la même marche. Je ne goûtai pas
celle d'Euclide, qui cherche plutôt la chaîne des
démonstrations que la liaison des idées : je préférai
la Géométrie du P. Lamy, qui dès lors devint un
de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec
jjlaisir les ouvrages. L'algèbre suivoit, et ce fut
toujours le P. Lamy que je pris pour guide. Quand
je fus plus avancé, je pris la Science du calcul du
P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je
n'ai fait qu'effleurer. Je n'ai jamais été assez loin
pour bien sentir l'application de l'algèbre à la géo-
métrie. Je n'aimois point cette manière d'opérer
sans voir ce qu'on fait, et il me sembloit que résoudre
un problème de géométrie par les équations, c'étoit
jouer un air en tournant une manivelle. La première
fois que je trouvai par le calcul que le carré d'un binôme
étoit composé du carré de chacune de ses parties,
et du double produit de l'une par l'autre, malgré la
justesse de ma multiplication, je n'en voulus rien
croire jusqu'à ce que j'eusse fait la figure. Ce n'étoit
pas que je n'eusse un grand goût pour l'algèbre en
n'y considérant que la quantité abstraite ; mais
appliquée à l'étendue, je voulois voir l'opération
sur (a) les lignes ; autrement je n'y comprenois
plus rien.
Après cela venoit le latin. C'étoit mon étude la
Var. — (a) : par les...
LIVRE SIXIEME
23
plus pénible et dans laquelle je n'ai jamais fait de
grands progrès. Je me mis d'abord à la méthode
latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostro-
goths me faisoient mal au cœur, et ne pouvoient
entrer dans mon oreille. Je me perdois dans ces foules
de règles, et en apprenant la dernière j"oubliois
tout ce qui avoit précédé. Une étude de mots n'est
pas ce qu'il faut à un homme sans mémoire, et c'étoit
précisément pour forcer ma mémoire à prendre de
la capacité que je m'obstinois à cette étude. Il fallut
l'abandonner à la fm. J'entendois assez la construc-
tion pour pouvoir lire un auteur facile, à Taide d'un
dictionnaire. Je suivis cette route, et je m'en trouvai
bien. Je m'appliquai à la traduction, non par écrit,
mais mentale, et je m'en tins là. A force de tems et
d'exercice, je suis parvenu à lire assez couramment
les auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler
ni écrire dans cette langue ; ce qui m'a souvent mis
dans l'embarras quand je me suis trouvé, je ne sais
comment, enrôlé parmi les gens de lettres. Un autre
inconvénient, conséquent à cette manière d'appren-
dre, est que je n'ai jamais su la prosodie, encore
moins les règles de la versification. Désirant pour-
tant de sentir l'harmonie de la langue en vers et en
prose, j'ai fait bien des efïorts pour y parvenir ;
mais je suis convaincu que sans maître cela (a) est
presque impossible. Ayant appris la composition
du plus facile de tous les vers, qui est Thexamètre,
j'eus la patience de scander presque tout Virgile,
et d'y marquer les pieds et la quantité ; puis, quand
Var. — (a) : sans maître la chose est...
24 LES CONFESSIONS
j'étois en doute si une syllabe étoit longue ou brève,
c'étoit mon Virgile que j'allois consulter. On sent
que cela me faisoit faire bien des fautes, à cause des
altérations permises par les règles de la versification.
Mais s'il y a de l'avantage à étudier seul, il y a aussi
de grands inconvéniens, et surtout une peine in-
croyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit.
Avant midi je quittois mes livres, et si le dîner
n'étoit pas prêt, j'allois faire visite à mes amis les
pigeons, ou travailler au jardin en attendant Theure.
Quand je m'entendois appeler, j*accourois fort con-
tent et muni d'un grand appétit ; car, c'est encore
une chose à noter, que, quelque malade que je puisse
être. Tappétit ne me manque jamais. Nous dînions
très agréablement, en causant de nos affaires, en
attendant que Maman pût manger. Deux ou trois
fois la semaine, quand il faisoit beau, nous allions
derrière la maison prendre le café dans un cabinet
frais et touffu, que j'avois garni de houblon, et qui
nous faisoit grand plaisir durant la chaleur ; nous
passions là une petite heure à visiter nos légumes,
nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre manière
de vivre, et qui nous en faisoient mieux goûter (a)
la douceur. J'avois une autre petite famille au bout
du jardin : c'étoient des abeilles» Je ne manquois
guère, et souvent Maman avec moi, d'aller leur rendre
visite : je m'intéressois beaucoup à leur ouvrage, je
m'amusois infiniment à les (h) voir revenir de la
picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées
qu'elles avoient peine à marcher. Les premiers jours
Var. — (a) : mieux sentir la douceur. — (h) : de les...
LIVRE SIXIÈME 25
la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent
deux ou trois fois ; mais ensuite nous fîmes si bien
connoissance, que quelque près que je vinsse, elles
me laissoient faire, et quelque pleines que fussent
les ruches prêtes à jeter leur essaim, j'en étois quel-
quefois entouré, j'en avois sur les mains, sur le visage
sans qu'aucune me piquât jamais. Tous les animaux
se défient de Thomme, et n'ont pas tort : mais sont-
ils sûrs une fois qu'il ne leur veut pas nuire, leur
confiance devient si grande qu'il faut être plus que
barbare pour en abuser.
Je retournois à mes livres : mais mes occupations
de l'après-midi dévoient moins porter le nom de
travail et d'étude que de récréation et d'amuse-
ment. Je n'ai jamais pu supporter l'application du
cabinet après mon dîner, et en général toute peine
me coûte durant la chaleur du jour. Je m'occupois
pourtant, mais sans gêne et presque sans règle, à
lire sans étudier. La chose que je suivois le plus
exactem.ent étoit l'histoire et la géographie, et comme
cela ne demandoit point de contention d'esprit,
j'y fis autant de progrès que le permettoit mon peu
de mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau, et je
m'enfonçai dans les ténèbres de la chronologie ;
mais je me dégoûtai de la partie critique qui n'a ni
fond ni rive, et je m'affectionnai par préférence à
l'exacte mesure des tems et à la marche des corps
célestes. J'aurois même pris du goût pour l'astro-
nomie si j'avois eu des instrumens. mais il fallut me
contenter de quelques élémens pris dans des livres,
et de quelques observations grossières faites avec une
lunette d"approche, seulement pour connoître la
26 LES CONFESSIONS
situation générale du ciel : car ma vue courte ne me
permet pas de distinguer, à yeux nus, assez nette-
ment les astres. Je me rappelle à ce sujet une aven-
ture dont le souvenir m'a souvent fait rire. J'avois
acheté un planisphère céleste pour étudier les cons-
tellations. J'avois attaché ce planisphère sur un
châssis, et les nuits où le ciel étoit serein, j'allois
dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets
de ma hauteur, le planisphère tourné en dessous,
€t pour F éclairer sans que le vent soufflât ma chan-
delle, je la mis dans un seau à terre entre les quatre
piquets ; puis, regardant alternativement le plani-
sphère avec mes yeux et les astres (a) avec ma
lunette, je m'exerçois à connoître les étoiles et à
discerner les constellations. Je crois avoir dit que le
jardin de M. Noiret étoit en terrasse ; on voyoit du
chemin tout ce qui s'y faisoit. Un soir, des paysans
passant assez tard me virent dans un grotesque
équipage occupé à mon opération. La lueur qui
donnoit sur mon planisphère, et dont ib ne voyoient
pas la cause parce que la lumière étoit cachée à leurs
yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce
grand papier barbouillé de figures, ce cadre, et le
jeu de ma lunette, qu'ils voyoient aller et venir,
donnoient à cet objet un air de grimoire qui les
effraya. Ma parure n' étoit pas propre à les rassurer ;
un chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un
pet-en-l'air ouaté de Maman qu'elle m'avoit obligé
de mettre, offroient à leurs yeux l'image d'un vrai
sorcier, et comme il étoit près de minuit, ils ne dou-
Var. — (a) : et le ciel avec...
LIVRE SIXIÈME 27
tèrent point que ce ne fût le commencement du sab-
bat. Peu curieux d'en voir davantage, ils s6 sauvèrent
très alarmés, éveillèrent leurs voisins pour leur conter
leur vision, et l'histoire courut si bien, que dès le
lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat
se tenoit chez M. >soiret. Je ne sais ce qu'eût produit
enfin cette rumeur, si l'un des paysans, témoin de
mes conjurations, n'en eût le même jour porté sa
plainte à deux jésuites qui venoient nous voir, et qui,
sans savoir de quoi il s'agissoit, les désabusèrent par
provision. lis nous contèrent l'histoire ; je leur en
dis la cause, et nous rîmes beaucoup. Cependant il
fut résolu, crainte de récidive, que j'observerois dé-
sormais sans lumière, et que j'irois consulter le
planisphère dans la maison. Ceux qui ont lu, dans les
Lettres de la Montagne, ma magie de Venise trouve-
ront, je m'assure, que j'avois de longue main une
grande vocation pour être sorcier.
Tel étoit mon train de vie aux Charmettes quand
je n'étois occupé d'aucuns soins champêtres ; car ils
avoient toujours la préférence, et dans ce qui n'excé-
doit pas mes forces, je travaillois comme un paysan ;
mais il est vrai que mon extrême foiblesse ne me
laissoit guères alors (a) sur cet article que le mérite
de la bonne volonté. D'ailleurs je voulois faire à la
fois deux ouvrages, et par cette raison je n'en faisois
bien aucun. Je m'étois mis dans la tête (h) de me
donner par force de la mémoire ; je m'obstinois à
vouloir beaucoup apprendre par cœur. Pour cela
je portois toujours avec moi quelque livre qu'avec
Var. — (a) : guères sur... — (b) : en tête...
28 LES CONFESSIONS
une peine incroyable j'étudiois et repassois tout en
travaillant. Je ne sais pas comment l'opiniâtreté
de ces vains et continuels efforts (a) ne m'a pas
enfm rendu stupide. Il faut que j'aie appris et rap-
pris bien vingt fois les églogues de Virgile, dont je
ne sais pas un seul mot. J'ai perdu ou dépareillé des
multitudes de livres par l'habitude que j'avois d'en
porter partout avec moi. au colombier, au jardin,
au verger, à la vigne. Occupé d'autre chose, je posois
mon livre au pied d'un arbre ou sur la haie ; partout
j'oubliois de le reprendre, et souvent au bout de
quinze jours, je le retrouvois pourri ou rongé des
fourmis et des limaçons. Cette ardeur d'apprendre
devint une manie qui me rendoit comme hébété,
tout occupé que jétois sans cesse à marmotter
quelque chose entre mes dents.
Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire, étant
ceux que je lisois le plus fréquemment, m'a voient
rendu demi-janséniste, et, malgré toute ma confiance.
leur dure théologie m'épouvantoit quelquefois. La
terreur de l'enfer, que jusques-là j'avois très peu
craint, troubloit peu à peu ma sécurité, et si Maman
ne m'eût tranquillisé l'âme, cette effrayante doctrine
m'eût enfin tout à fait bouleversé. Mon confesseur,
qui étoit aussi le sien, contribuoit pour (h) sa part
à me maintenir dans une bonne assiette. C'étoit le
P. Hemet. jésuite, bon et sage vieillard dont la
mémoire me sera toujours en vénération. Quoique
jésuite, il avoit la simplicité dun enfant, et sa mo-
Var. — (a) : vainï efforts... — (bj : contribuoit aussi
pour...
LIVRE SIXIÈME 29
raie, moins relâchée que douce, étoit précisément ce
qu'il me falloit pour balancer les tristes i«ipressions
du jansénisme. Ce bonhomme et son compagnon, le
P. Coppier, venoient souvent nous voir aux Char-
mettes, quoique le chemin fût fort rude et assez long
pour des gens de leur âge. Leurs visites me faisoient
grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes,
car ils étoient trop vieux alors pour que je les pré-
sume en vie encore (a) aujourd'hui. J'allois aussi
les voir à Chambéri ; je me familiarisois peu à peu
avec leur maison ; leur bibliothèque étoit à mon
service ; le souvenir de cet heureux teins se lie avec
celui des jésuites au point de me faire aimer Tun
par Tautre, et quoique leur doctrine m"ait toujours
paru dangereuse, je n"ai jamais pu trouver en moi
le pouvoir de les haïr sincèrement.
Je voudrois savoir s"il passe quelquefois dans les
cœurs des autres hommes des puérilités pareilles à
celles cjui passent quelquefois dans le mien. Au
milieu de mes études et dune vie innocente autant
qu'on la puisse mener, et malgré tout ce qu'on
m'avoit pu dire, la peur de l'enfer m'agitoit encore.
Souvent je me demandois : En quel état suis-je?
Si je mourois à l'instant même, serois-je damné?
Selon mes jansénistes la chose étoit (h) indubitable,
mais selon ma conscience il me paroissoit que non.
Toujours craintif, et flottant dans cette cruelle
incertitude, j'avois recours, pour en sortir, aux
expédiens les plus risibles, et pour lesquels je ferois
volontiers enfermer un homme si je lui en voyois
Var. — (a) : encore en vie... — (b) : est...
30
LES CONFESSIONS
faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je
m'exerçois machinalement . à lancer des pierres
contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse
ordinaire, c'est-à-dire sans presque en (a) toucher
aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m'avisai
de m'en faire une espèce de j^ronostic pour calmer
mon inquiétude. Je me dis : Je m'en vais jeter cette
pierre contre l'arbre qui est vis-à-vis de moi ; si je
le touche, signe de salut : si je le manque, signe de
damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre
d'une main tremblante et avec un horrible batte-
ment de cœur, mais si heureusement, qu'elle va frap-
per au beau milieu de l'arbre ; ce qui véritablement
n'étoit pas difficile, car j'avois eu soin de le choisir
fort gros et fort près. Depuis lors je n'ai plus douté
de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce trait,
si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres
grands hommes, qui riez sûrement, félicitez-vous ;
mais n'insultez pas à ma misère, car je vous jure
que je la sens bien.
Au reste, ces troubles, ces alarmes, inséparables
peut-être de la dévotion, n'étoient pas un état
permanent. Communément j'étois assez tranquille,
et l'impression que l'idée d'une mort prochaine
faisoit sur mon âme étoit moins de la tristesse qu'une
langueur paisible, et qui même avoit ses douceurs.
Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une
espèce d'exhortation que je me faisois à moi-même,
et où je me félicitois de mourir à l'âge où l'on trouve
assez de courage en soi pour envisager la mort, et
Var. — (a) : presque jamais en...
LIVRE SIXIEME
31
sans avoir éprouvé de grands maux, ni de corps ni
d'esprit, durant ma vie. Que j'avois bien raison î
Un pressentiment me faisoit craindre de vivre pour
souffrir. Il sembloit que je prévoyois le sort qui
m'attendoit sur mes vieux jours. Je nai jamais été
si près de la sagesse que durant cette heureuse
époque. Sans grands remords sur le passé, délivré
des soucis de l'avenir, le sentiment qui dominoit
constamment dans mon âme étoit de jouir du pré-
sent. Les dévots ont pour l'ordinaire une petite
sensualité très vive qui leur fait savourer avec délices
les plaisirs innocens qui leur sont permis. Les mon-
dains leur en font un crime, je ne sais pourquoi, ou
plutôt je le sais bien, c'est qu'ils envient aux autres
la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont
perdu le goût. Je l'avois ce goût, et je trouvois char-
mant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon
cœur, neuf encore, se livroit à tout avec un plaisir
d'enfant, ou plutôt, si je l'ose (a) dire, avec une
volupté d'ange, car en vérité ces tranquilles jouis-
sances ont la sérénité de celles du paradis. Des dîners
faits sur l'herbe, à Montagnole, des soupers sous le
berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les
veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisoit pour
nous autant de fêtes auxquelles Maman prenoit le
même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires
avoient un charme plus grand encore, parce que le
cœur s'épanchoit plus en liberté. Nous en fîmes une
entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un
jour de Saint-Louis dont Maman portoit le nom.
Var. — (a) : j'ose le dire,...
32 LES CONFESSIONS
Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après
la messe qu'un carme étoit venu dire à la pointe du
jour, dans une chapelle attenante à (a) la maison.
J'avois proposé d'aller parcourir la côte opposée à
celle où nous étions, et que nous n'avions point visitée
encore. Nous avions envoyé nos provisions d'avance,
car la course devoir durer tout le jour. Maman, quoi-
que un peu ronde et grasse, ne marchoit pas mal :
nous allions de colline en colline et de bois en bois,
quelquefois au soleil et souvent à l'ombre, nous
reposant de tems en tems, et nous oubliant des
heures entières ; causant de nous, de notre union,
de la douceur de notre sort, et faisant pour sa
durée des vœux qui ne furent pas exaucés. Tout sem-
bloit conspirer au bonheur de cette journée. Il avoit
plu depuis peu : point de poussière, et des ruisseaux
bien courans ; un petit vent frais agitoit les feuilles,
l'air étoit pur, Thorizon sans nuage, la sérénité
régnoit au ciel comme dans nos cœurs. Notre dîner
fut fait chez un paysan, et partagé avec sa famille,
qui nous bénissoit de bon cœur. Ces pauvres Sa-
voyards sont si bonnes gens ! Après le dîner nous
gagnâmes Tombre sous de grands arbres, où, tandis
que j'amassois des brins de bois sec pour faire notre
café. Maman s'amusoit à herboriser parmi les
broussailles, et avec les fleurs du bouquet que,
chemin faisant, je lui avois ramassé, elle me fit
remarquer dans leur structure mille choses curieuses
qui m'amusèrent beaucoup, et qui dévoient me don-
ner du goût pour la botanique ; mais le moment
Var. — (a) : ait' nante de la...
LIVRE SIXIÈME 33
ri'étoit pas venu, j'étois distrait par trop d'autres
études. Une idée qui vint me frapper fit "diversion
aux fleurs et aux plantes. La situation d"àme où je
me trouvois. tout ce que nous avions dit et fait ce
jour-là. tous les objets qui m'avoient frappé, me
rappelèrent Tespèce de rêve que tout éveillé j'avois
fait à Annecy sept ou huit ans auparavant, et
dont j'ai rendu compte en son lieu. Les rapports en
étoient si frappans. qu'en y pensant j'en fus ému
jusqu'aux larmes. Dans un transport d'attendrisse-
ment j'embrassai cette chère amie : Maman. Ma-
man, lui dis-je avec passion, ce jour m"a été promis
depuis longtems, et je ne vois rien au delà. Mon
bonheur, grâce à vous, est à son comble ; puisse-t-il
ne pas décliner désormais ! puisse-t-il durer aussi
longtems que j'en conserverai le goût ! il ne finira
qu'avec moi.
Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d'autant
plus heureux que, n'apercevant rien qui les dût
troubler, je n'envisageois en effet leur fin qu'avec la
mienne. Ce n'étoit pas que la source de mes soucis
fut absolument tarie ; mais je lui voyois prendre un
autre cours que je dirigeois de mon mieux sur des
objets utiles, afin qu'elle portât son remède avec
elle. Maman aimoit naturellement la campagne, et ce
goût ne s'attiédissoit pas avec moi. Peu à peu elle
prit celui des soins champêtres ; elle aimoit à faire
valoir les terres ; et elle avoit sur cela des connois-
sances dont elle faisoit usage avec plaisir. Non
contente de ce qui dépendoit de la maison qu'elle
avoit prise, elle louoit tantôt un champ, tantôt un
pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur
II. — 3
34 LES CONFESSIONS
des objets d'agriculture, au lieu de rester oisive dans
sa maison, elle prenoit le train de devenir bientôt
une grosse fermière. Je n'aimois pas trop à la voir
ainsi s'étendre, et je m'y opposois tant que je pou-
vois. bien sûr qu'elle seroit toujours trompée, et
que son humeur libérale et prodigue porteroit tou-
jours la dépense au delà du produit. Toutefois je me
consolois en pensant que ce produit du moins ne
seroit pas nul, et lui aideroit à vivre. De toutes les
entreprises qu'elle pouvoir former, celle-là me parois-
soit la moins ruineuse, et. sans y envisager comme elle
un objet de profit, j'y envisageois une occupation
continuelle, qui la garantiroit des mauvaises affaires
et des escrocs. Dans cette idée je désirois ardemment
de recouvrer autant de force et de santé qu'il m'en
f ail oit pour veiller à ses affaires, pour être piqueur
de ses ouvriers, ou son premier ouvrier, et naturelle-
ment l'exercice que cela me faisoit faire, m'arrachant
souvent à mes livres et me distrayant sur mon état,
devoit le rendre meilleur.
L'hiver suivant, Barillot revenant d'Italie m'ap-
porta quelques livres, entre autres le Bontempi et
la Cartella per musica du P. Banchieri, qui me don-
nèrent du goût pour l'histoire de la musique et pour
les recherches théoriques de ce bel art. Barillot resta
quelque téms avec nous, et comme j' et ois majeur
depuis plusieurs mois, il fut convenu que j'irois le
printems suivant à Genève redemander le bien de
ma mère, ou du moins la part qui m'en revenoit,
en attendant qu'on sût ce que m.on frère étoit de-
venu. Cela s'exécuta comme il avoit été résolu.
J'allai à Genève, mon père y vint de son côté. De-
LIVRE SIXIÈME 35
puis longtems il y revenoit sans qu'on lui cherchât
querelle, quoiqu'il n'eût jamais purgé son décret :
mais comme on avoit de l'estime pour son courage
et du respect pour sa probité, on feignoit d'avoir
oublié son affaire, et les magistrats, occupés du grand
projet qui éclata peu après, ne voul oient pas effarou-
cher avant le tems la bourgeoisie, en lui rappelant
mal à propos leur ancienne partialité.
Je craignois qu'on ne me fît des difficultés sur mon
changement de religion; l'on n'en fît aucune. Les
lois de Genève sont à cet égard moins dures que
celles de Berne, où quiconque change de religion
perd non seulement son état, mais son bien. Le mien
ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne
sais comment, réduit à fort (a) peu de chose. Quoi-
qu'on fût à peu près sûr que mon frère étoit mort,
on n'en avoit point de (h) preuve juridique. Je
manquois de titres sufHsans pour réclamer sa part,
et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon
père qui en a joui tant qu'il a vécu. Sitôt que les
formalités de justice furent faites et que j'eus reçu
mon argent, j'en mis quelque partie en livres, et je
volai porter le reste aux pieds de Maman ^. Le cœur
Var. — (a) : très peu... — (b) avoit aucune preuve...
1. Rousseau atteignit sa majorité (25 ans), le 28 juin 1737,
soit le lendemain du jour qu'il fut \nctime de l'accident rapporté
au chap. V (p. 310). A peine rétabli, il se rendit à Genève (voyez
dans la Correspondance la lettre XII adressée à Madame de Warens)
et, le 31 juillet, toucha, chez le notaire Delorme, la part de suc-
cession qui lui revenait de sa mère, soit 6.500 florins (Un peu
plus de trois mille livres de France^ Tous les événements qui
suivent jusqu'au retour de Rousseau à Chambéry appartien-
36 LES CONFESSIONS
me battoit de joie durant la route, et le moment où
je déposai cet argent dans ses mains me fut mille
fois plus doux que celui où il entra dans les miennes.
Elle le reçut avec cette simplicité des belles âmes,
qui. faisant ces choses-là sans effort, les voient sans
admiration. Cet argent fut employé presque tout
entier à (a) mon usage, et cela avec une égale sim-
plicité. L'emploi en eut exactement été (h) le
même s'il lui fût venu d'autre part.
Cpendant ma santé ne se rétablissoit point ; je
dépérissois au contraire à vue d'oeil ; j'étois pâle
comme un mort et maigre comme un squelette :
mes battemens d'artères étoient terribles, mes palpi-
tations plus fréquentes : j'étois continuellement
oppressé, et ma foiblesse enfin devint telle que j'avois
peine à me mouvoir ; je ne pouvois presser le pas
sans étouffer, je ne pouvois me baisser sans avoir
de vertiges, je ne pouvois soulever le plus léger
fardeau ; j'étois réduit à l'inaction la plus tourmen-
tante pour un homme aussi remuant que moi. Il
est certain qu'il se mêloit à tout cela beaucoup de
vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens
heureux, c'étoit la mienne : les pleurs que je versois
souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au
bruit d'une feuille ou d'un oiseau, l'inégalité d'hu-
meur dans le calme de la plus douce vie. tout cela
Var. — (a) : presque tout à... — (h) : en eût été exacte-
ment...
nent, ainsi que nous l'avons donné à entendre déjà, à la fin de
l'année 1737. Seuls les paragraphes des pages précédentes, rela-
tifs au séjour de l'auteur aux Charmettes. doivent figurer sous la
date de 1738.
LIVRE SIXIÈME 37
marquoit cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi
dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu
faits pour être heureux ici-bas. quïl faut nécessaire-
ment que Tàme ou le corps soufîre quand ils ne
souffrent pas tous les deux (a), et que le bon état
de Tun fait (b) presque toujours tort à l'autre.
Quand j'aurois pu jouir délicieusement de la vie, ma
machine en décadence m'en empêchoit. sans qu'on
pût dire où la cause du mal avoit son vrai siège.
Dans la suite, malgré le déclin des ans, et (c) des
maux très réels et très graves, mon corps semble (d)
avoir repris des forces pour mieux sentir mes mal-
heurs, et maintenant que j'écris ceci, infirme et
presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute
espèce, je me sens pour souffrir plus de vigueur et
de vie que je n'en eus pour jouir à la fleur de mon
âge et dans le sein du plus vrai bonheur.
Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de
physiologie dans mes lectures, je m'étois mis à
étudier l'anatomie, et passant en revue la multitude
et le jeu des pièces qui composoient ma machine,
je m'attendois à sentir détraquer tout cela vingt
fois le jour : loin d'être étonné de me trouver mourant
je l'étois que je pusse encore vivre, et je ne lisois
pas la description d'une maladie que je ne crusse
être la mienne. Je suis sûr que si je n'avois pas été
malade, je le serois devenu par cette fatale étude.
Trouvant dans chaque maladie des symptômes de
la mienne, je croyois les avoir toutes, et j'en gagnai
Var. — (a) : tous deux,... — (b) : Tun qàte presque toujours
l'autre... — (c) : et malgré des... — (d) : sembloit...
38 LES COXFESSIO>-S
par-dessus une plus cruelle encore dont je m'étois
cru délivré : la fantaisie de guérir : cen est une
difficile à éviter quand on se met à lire des livres de
médecine. A force de chercher, de réfléchir, de com-
parer, j'allai m"imaginer que la base de mon mal
étoit un polype au cœur, et Salomon lui-même parut
frappé de cette idée. Raisonnablement je devois
partir de cette opinion pour me confirmer dans ma
résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis
tous les ressorts de mon esprit pour chercher com-
ment on pouvoit guérir d'un poK^je au cœur, résolu
d'entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un
voyage qu'Anet avoit fait à Montpellier, pour aller
voir le Jardin des Plantes et le démonstrateur,
M. Sauvage, on lui avoit dit que M. Fizes avoit
guéri un pareil polj-pe (a). Maman s'en souvint et
m'en parla. Il n'en fallut pas davantage pour m' ins-
pirer le désir d'aller consulter M. Fizes. L'espoir de
guérir me fait retrouver du courage et des forces
pour entreprendre ce voyage. L'argent venu de
Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m'en
détourner, m'y exhorte (h), et me voilà parti pour
Montpellier.
Je n'eus pas besoin d'aller si loin pour trouver le
médecin qu'il me falloit. Le cheval me fatiguant
trop, j'avois pris une chaise à Grenoble ^. A Moirans,
cinq ou six chaises arrivèrent à la file après la mienne.
Var. — (a) : polype. Il n'en fallut pas... — (h) : m'y exhorta,...
1. Il séjourna dans cette ville le 13 sept. 1737. Voyez dans la
Correspondance une lettre à Madame de Warens. écrite de ce
lieu.
LIVRE SIXIEME
39
Pour le coup c'étoit vraiment l'aventure des bran-
cards, La plupart de ces chaises étoient le cortège
d'une nouvelle mariée appelée madame du Colom-
bier 1. Avec elle étoit une autre femme, appelée
madame de Larnage ^, moins jeune et moins belle
que madame du Colombier (a), mais non moins
aimable, et qui de Romans, où s'arrêtoit celle-ci,
devoit poursuivre sa route jusqu'au Bourg Saint-
Andéol,près le Pont du Saint-Esprit. Avec la timidité
qu'on me connoît, on s'attend que la connoissance
ne fût pas sitôt faite avec des femmes brillantes
et la suite qui les entouroit ; mais enfin, suivant la
même route, logeant dans les mêmes auberges, et,
sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de
me présenter à la même table, il falloit bien que
cette connoissance se fît. Elle se fit donc, et même
plus tôt que je n'aurois voulu ; car tout ce fracas
ne convenoit guères à un malade, et surtout à un
malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces
coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir
à connoître un homme, elles commencent par lui
faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Madame du
Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets,
Var. — (a) : du Colombier, et qui de Romans,...
1. Justine de Chabrière de la Roche, épouse, depuis 1736, de
Messire André du Colombier ; morte à Grenoble, le 7 juin 1741
(Louis Auranche, J.-J. Rousseau et Madame de Larnage. Annales
de la Soc. de J.-J. Rousseau, 1907, p. 69).
2. Suzanne-Françoise de Michel du Saulzey, née- en octobre 1693.
Elle avait épousé, le 11 juin 1716, Louis-François d'Hadémar de
Monteil de Bruneil, d'origine provençale. Elle en avait eu, déjà, dix
enfants, en 1737. Elle dut mourir après 1751. (L. Auranche,
étude citée.)
40 LES CONFESSIONS
n'avoit guères le tems de m'agacer, et d'ailleurs ce
n'en étoit pas la peine, puisque nous allions nous
quitter ; mais madame de Larnage, moins obsédée,
avoit des provisions à faire pour sa route. Voilà
madame de Larnage qui m'entreprend, et adieu le
pauvre Jean- Jacques, ou plutôt adieu la fièvre,
les vapeurs, le polype : tout part auprès d'elle, hors
certaines palpitations qui me restèrent et dont elle
ne vouloit pas me guérir. Le mauvais état de ma
santé fut le premier texte de notre connoissance.
On voyoit que j'étois malade, on savoit que j'allois
à Montpellier, et il faut que mon air et mes manières
n'annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans
la suite qu'on ne m'avoit pas soupçonné d'aller y
faire (a) un tour de casserole. Quoique l'état de
maladie ne soit pas pour un homme une grande
recommandation près des dames, il me rendit toute-
fois intéressant pour celles-ci. Le matin elles en-
voyoient savoir de mes nouvelles et m'inviter à
prendre le chocolat avec elles ; elles s'informoient
comment j'avois passé la nuit. Lne fois, selon ma
louable coutume de parler sans penser, je répondis
que je ne savois pas. Cette réponse leur fit croire
que j'étois fou ; elles m'examinèrent davantage, et
cet examen ne me nuisit pas. J'entendis une fois
madame du Colombier dire à son amie : Il manque
de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura
beaucoup, et fit que je le de^■ins en effet.
En se fan^iliarisant, il falloit parler de soi, dire
d'où l'on venoit. qui l'on étoit. Cela m'embarrassoit ;
Var. — (a) : d y aller faire...
LIVRE SIXIÈME 41
car je sentois très bien que, parmi la bonne com-
pagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nou-
veau converti m'alloit tuer. Je ne sais par quelle
bizarrerie je m'avisai de passer pour Anglois. je me
donnai pour jacobite, on me prit pour tel ; je m'ap-
pelai Dudding, et Ton m'appela M. Dudding. Un
maudit marquis de Torignan ^ qui étoit là, malade
ainsi que moi, vieux au par-dessus et d'assez mau-
vaise humeur, s'avisa de lier conversation avec
M. Dudding. Il m.e parla du roi Jacques, du préten-
dant, de l'ancienne cour de Saint-Germain. J'étois
sur les épines : je ne savois de tout cela que le peu
que j'en avois lu dans le comte Hamilton et dans les
gazettes ; cependant je fis de ce peu si bon usage que
je me tirai d'affaire : heureux qu'on ne se fût pas
avisé de me questionner sur la langue angloise, dont
je ne savois pas un seul mot.
Toute la compagnie se convenoit et voyoit à regret
le moment de se quitter. Nous faisions des journées
de limaçon. Nous nous trouvâmes un dimanche à
Saint-Marcellin. Madame de Larnage voulut aller
à la messe, j'y fus avec elle (a) : cela faillit à gâter
mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours
fait (h). Sur ma contenance modeste et recueillie
elle me crut dévot, et prit de moi la plus mauvaise
opinion du monde, comme elle me l'avoua deux
Var. — (a) : avec elle. Je me... — (b) : fait à l'église; cela
faillit à gâter mes affaires. Sur nia...
1. Joseph-Louis Bernard de Blégiers, marquis de Taulignan —
et non pas Torignan — baron de Barry, seigneur de PnyTY^"-"-
et d'Antellon, né en septembre 1676. (Cf. L. Auranche.)
42 LES CONFESSIONS
jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galante-
rie pour effacer cette mauvaise impression ; ou
plutôt madame de Larnage, en femme d'expérience
et qui ne se rebutoit pas aisément, voulut bien courir
les risques de ses avances pour voir comment je
m'en tirerois. Elle m'en fit beaucoup et de telles,
que bien éloigné de présumer de ma figure, je crus
qu'elle se moquoit de moi. Sur cette folie il n'y eut
sorte de bêtises que je ne fisse ; c'étoit pis que le
marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me
fit tant d'agaceries et me dit des choses si tendres,
qu'un homme beaucoup moins sot eût eu bien de la
peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle
en faisoit, plus elle me confirmoit dans mon idée, et
ce qui me tourmentoit davantage étoit qu'à bon
compte je me prenois d'amour tout de bon. Je me
disois, et je lui disois en soupirant : Ah ! que tout
cela n'est-il vrai ! je serois le plus heureux des
hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne
fit qu'irriter sa fantaisie : elle n'en voulut pas avoir
le démenti.
Nous avions laissé à Romans madame du Colom-
bier et sa suite. Nous continuions notre route le
plus lentement et le plus agréablement du monde,
madame de Larnage, le marquis de Torignan, et
moi. Le marquis (a), quoique malade et grondeur,
étoit un assez bon homme, mais qui n'aimoit pas
trop à manger son pain à la fumée du rôti. Madame
de Larnage cachoit si peu le goût qu'elle avoit pour
moi, qu'il s'en aperçut plus tôt que moi-même ;
Var. — (a) : M. de Torignan, quoique...
LIVRE SIXIÈME 43
et ses sarcasmes malins auroient dû me donner au
moins la confiance que je n'osois prendre'aux bontés
de la dame, si. par un travers d'esprit dont moi
seul étois capable, je ne m'étois imaginé qu'ils
s'entendoient pour me persifler. Cette sotte idée
acheva de me renverser la tête, et me fit faire le
plus plat personnage dans une situation où mon
cœur, étant réellement pris, m'en pouvoit dicter
un assez brillant. Je ne conçois pas comment ma-
dame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussa-
derie, et ne me congédia pas avec le dernier mépris.
Mais c' et oit une femme d'esprit qui savoit discerner
son monde, et qui voyoit bien qu'il y avoit plus de
bêtise que de tiédeur dans mes procédés.
Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut
pas sans peine. A Valence, nous étions arrivés pour
dîner, et, selon notre louable coutume, nous y pas-
sâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la
ville, à Saint- Jacques ; je me souviendrai toujours
de cette auberge, ainsi que de la chambre que ma-
dame de Larnage y occupoit. Après le dîner elle
voulut se promener : elle savoit que M. de Tori-
gnan (a) n'étoit pas allant ; c'étoit le moyen de se
ménager un tête-à-tête dont elle avoit bien résolu
de tirer parti, car il n'y avoit plus de tems à perdre
pour en avoir à mettre à profit, ^sous nous promenions
autour de la ville le long des fossés. Là je repris la
longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle
répondoit d'un (b) ton si tendre, me pressant
quelquefois contre son cœur le bras qu'elle tenoit,
Var. — (a) : que Torignan n'étoit... — (b) : sur un ton...
44 LES CONFESSIONS
qu'il falloit une stupidité pareille à la mienne pour
m'empêcher de vérifier si elle parloit sérieusement.
Ce qu'il y avoit d'impayable étoit que j'étois moi-
même excessivement ému. J'ai dit qu'elle étoit
aimable : l'amour la rendoit charmante ; il lui ren-
doit tout l'éclat de la première jeunesse, et elle
ménageoit ses agaceries avec tant d'art, qu'elle
auroit séduit un homme à l'épreuve. J'étois donc
fort mal à mon aise et toujours sur le point de
m'émanciper ; mais la crainte d'offenser ou de dé-
plaire, la frayeur plus grande encore d'être hué,
sifflé, berné, de fournir une histoire à table, et d'être
complimenté sur mes entreprises par l'impitoyable
Torignan, me retinrent au point d'être indigné moi-
même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre
en me la reprochant. J'étois au supplice : j'avois
déjà quitté mes propos de Céladon, dont je sentois
tout le ridicule en si beau chemin : ne sachant plus
quelle contenance tenir ni que dire, je me taisois ;
j'avois l'air boudeur, enfin je faisois tout ce qu'il
falloit pour m'attirer le traitement que j'avois re-
douté. Heureusement madame de Larnage prit un
parti plus humain. Elle interrompit brusquement
ce silence en passant un bras autour de mon cou,
et dans l'instant sa bouche parla trop clairement
sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise
ne pouvoit se faire plus à propos. Je devins aimable.
Il en étoit tems. Elle m'avoit donné cette confiance
dont le défaut m'a presque toujours (a) empêché
d'être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes
Var — (a) : m'a toujours empêché...
LIVRE SIXIÈME 45
sens, mon cœur et ma bouche n'ont si bien parlé ;
jamais je n'ai si pleinement réparé mes torts ; et si
cette petite conquête avoit coûté des soins à ma-
dame de Larnage, j'eus lieu de croire qu'elle n"v
avoit pas regret.
Quand je vivrois cent ans, je ne me rappellerois
jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante
femme. Je dis charmante, quoiqu'elle ne fût ni
belle ni jeune ; mais n'étant non plus ni laide
ni vieille, elle n'avoit rien dans sa figure qui em-
pêchât son esprit et ses grâces de faire tout leur
effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu'elle
avoit de moins frais étoit le visage, et je crois que
le rouge le )ui avoit gâté. Elle avoit ses raisons pour
être facile, c'étoit le moyen de valoir tout son
prix.
On pouvoit la voir sans l'aimer, mais non pas la
posséder sans Tadorer. Et cela prouve, ce me semble,
qu'elle n'étoit pas toujours aussi prodigue de ses
bontés qu'elle le fut avec moi. Elle s'étoit prise d'un
goût trop prompt et trop vif pour être excusable
mais où le cœur entroit du moins autant que les
sens ; et durant le tems court et délicieux que je
passai auprès d'elle jeus lieu de croire, aux ménage-
mens forcés qu'elle mimposoit. que, quoique
sensuelle et voluptueuse, elle aimoit encore mieux
ma santé que ses plaisirs.
Notre intelligence n'échappa pas au marquis de
Torignan. Il n'en tiroit pas moins sur moi ; au con-
traire, il me traitoit plus que jamais en pauvre
amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame.
Il ne lui échappa jamais un mot, un sourire, un
46 LES CONFESSIONS
regard qui pût me faire soupçonner qu'il nous eût
devinés, et je l'aurois cru notre dupe, si madame de
Larnage, qui voyoit mieux que moi. ne m'eût dit
qu'il ne l'étoit pas, mais qu'il étoit galant homme ;
et en effet on ne sauroit avoir des intentions plus
honnêtes, ni se comporter plus poliment qu'il fit
toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries,
surtout depuis mon succès. Il m'en attribuoit
l'honneur peut-être, et me supposoit moins sot que
je ne l'avois paru. Il se trompoit, comme on a vu :
mais n'importe, je profitois de son erreur, et il est
vrai qu'alors les rieurs étant pour moi, je prêtois
le flanc de bon cœur et d'assez bonne grâce à ses
épigrammes, et j'y ripostois quelquefois, même
assez heureusement, tout fier de me faire honneur
auprès de madame de Larnage de l'esprit qu'elle
m'avoit donné. Je n'étois plus le même homme.
TSous étions dans un pays et dans une saison de
bonne chère ^ ; nous la faisions partout excellente,
grâce aux bons soins de M. de Torignan. Je me serois
pourtant passé qu'il les étendît jusqu'à nos cham-
bres, mais il envoyoit devant son laquais pour les
retenir, et le coquin, soit de son chef, soit par l'ordre
de son maître, le logeoit toujours à côté de madame
de Larnage, et me fourroit à l'autre bout de la mai-
son. Mais cela ne m'embarrassoit guères, et nos ren-
dez-vous n'en étoient que plus piquans. Cette vie
délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant les-
quels je me gorgeai, je m'enivrai des plus douces
voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun
1. A la fin de septembre ou dans les premiers Jours d'octobre.
LIVRE SIXIÈME 47
mélange de peine : ce sont les premières et les seules
que j'ai ainsi goûtées, et je puis dire que je dois à
madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir
connu le plaisir.
Si ce que je sentois pour elle n'étoit pas précisé-
ment de l'amour, c'étoit du moins un retour si
tendre pour celui qu'elle me témoignoit, c'étoit une
sensualité si brûlante dans le plaisir, et une
intimité si douce dans les entretiens, qu'elle avoit
tout le charme de la passion sans en avoir le délire
qui tourne la tête et fait qu'on ne sait pas jouir.
Je n'ai senti l'amour vrai qu'une seule fois en ma vie,
et ce ne fut pas auprès d'elle. Je ne Faimois pas non
plus comme j'avois aimé et comme j'aimois ma-
dame de \Yarens ; mais c'étoit pour cela même que
je la possédois cent fois mieux. Près de Maman
mon plaisir étoit toujours troublé par un sentiment
de tristesse, par un secret serrement de cœur que
je ne surmontois (a) pas sans peine ; au lieu de me
féliciter de la posséder, je me reprochois de l'avilir.
Près de madame de Larnage, au contraire, fier d'être
homme et d'être heureux, je me livrois à mes sens
avec joie, avec confiance ; je partageois l'impression
que je faisois sur les siens ; j'étois assez à moi pour
contempler avec autant de vanité que de volupté
mon triomphe et pour tirer de là de quoi le redoubler.
Je ne me souviens pas de l'endroit où nous quitta
le marquis de Torignan, qui étoit du pays, mais nous
nous trouvâmes seuls avant d'arriver à Montélimart,
et dès lors madame de Larnage étabht sa femme de
Var. — (a) ; je ne supportais pas...
48 LES CONFESSIONS
chambre dans ma chaise et je jDassai dans la sienne
avec elle. Je puis assurer que la route ne nous
ennuyoit pas de cette manière, et j'aurois eu bien de
la peine à dire comment le pays que nous parcourions
étoit fait. A Montélimart, elle eut des affaires qui
l'y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne
me quitta pourtant qu'un quart d'heure pour une
visite qui lui attira des importunités désolantes et
des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle
prétexta des incommodités, qui ne nous empêchèrent
pourtant pas d'aller nous promener tous les jours (a)
tête-à-tête dans le plus beau pays et sous le plus
beau ciel du monde. Oh ! ces trois jours ! j'ai dû les
regretter quelquefois, il n'en est plus revenu de
semblables.
Des amours de voyage ne sont pas faits jDOur durer.
Il fallut nous séparer, et j'avoue qu'il en étoit tems,
non que je fusse rassasié ni prêt à l'être, je m'atta-
chois chaque jour davantage ; mais, malgré toute la
discrétion de la dame, il ne me restoit guères que la
bonne volonté, et avant de nous séparer, je voulus
jou]i"r de ce reste, ce qu'elle endura par précaution
contre les filles de Montpellier. Nous donnâmes le
change à nos regrets par des projets pour notre réu-
nion. Il fut décidé que. puisque ce régime me faisoit
du bien, j'en userois et que j'irois passer l'hiver au
Bourg Saint-Andéol, sous la direction de madame de
Larnage. Je devois seulement rester à Montpellier
cinq ou six semaines, pour lui laisser le tems de
préparer les choses de manière à prévenir les caquets.
Var. — (a) : tous les soirs...
LIVRE SIXIÈME 49
Elle me donna d'amples instructions sur ce que je
devois savoir, sur ce que je devois dire, sitr la ma-
nière dont je devois me comporter. En attendant
nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup
et sérieusement du soin de ma santé ; m'exhorta
de consulter d'habiles gens, d'être très attentif (a)
à tout ce qu'ils me prescriroient, et se chargea,
([uelque sévère que pût être leur ordonnance, de me
la faire exécuter tandis que je serois auprès d'elle.
.Je crois qu'elle parloit sincèrement, car elle m'ai-
moit : elle m'en donna mille preuves plus sûres que
des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne
nageois pas dans l'opulence ; quoiqu'elle ne fût pas
riche elle-même, elle voulut, à n^tre séparation, me
forcer de partager sa bourse, qu'elle apportoit de
Grenoble assez bien garnie, et j'eus beaucoup de
peine à m'en défendre. Enfin je la quittai le cœur
tout plein d'elle, et lui laissant, ce me semble, un
véritable attachement pour moi.
J'achevois ma route en la recommençant dans
mes souvenirs, et pour le coup très content d'être
dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise
aux plaisirs que j'avois goûtés et à ceux qui m'étoient
promis. Je ne pensois qu'au Bourg Saint-Andéol et
à la charmante vie qui m'y attendait : je ne voyois
que madame de Larnage et ses entours : tout les
reste de l'univers n'étoit rien pour moi. Maman
même étoit oubliée. Je m'occupois à combiner dans
ma tête tous les détails dans lesquels madame de
Larnage étoit entrée, pour me faire d'avance une
Var. — (a) : d'être attentif...
50 LES CONFESSIO'S
idée de sa demeure, de son voisinage, de ses sociétés,
de toute sa manière de vivre. Elle avoit une fille
dont elle m' avoit parlé très souvent (a) en mère ido-
lâtre. Cette fille avoit quinze ans passés ; elle étoit
vive, charmante et d'un caractère aimable. On
m' avoit promis que j'en serois caressé : je n'avois
pas oublié cette promesse, et j'étois fort curieux
d'imaginer comment madenaoiselle de Larnage
traiteroit le bon ami de sa maman. Tels furent les
sujets de mes rêveries depuis le Pont-Saint-Esprit
jusqu'à Remoulin. On nv avoit dit d'aller voir le
pont du Gard ; je n'y manquai pas. Après un dé-
jeuner d'excellentes figues, je pris un guide, et j'allai
voir le pont du Gïird. C'étoit le premier ouvrage,
des Romains que j'eusse vu. Je m'attendois à voir
un monument digne des mains qui l'avoient cons-
truit. Pour le coup l'objet passa mon attente ; et
ce fut la seule fois en ma vie. Il n'appartenoit
qu'aux Romains de produire cet effet. L'aspect de
ce simple et noble ouvrage me frappa d'autant plus
qu'il est au milieu d'un désert où le silence et la soli-
tude rendent l'objet plus frappant et l'admiration
plus vive, car ce prétendu pont n'étoit qu'un aqueduc.
On se demande quelle force a transporté ces pierres
énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras
de tant de milliers d'hommes dans un lieu où il n'en
habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce
superbe édifice, que le respect m'empêchoit presque
d'oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de
mes pas sous ces immenses voûtes (h) me faisoit
Var. — (a) : parlé souvent... — (h) : sous ces voûtes...
LIVRE SIXIÈME 51
croire entendre la forte voix de ceux qui les avoient
bâties. Je me perdois comme un insecte dans cette
immensité. Je sentois, tout en me faisant petit, je
ne sais quoi qui m'élevoit l'âme, et je me disois en
soupirant : Que ne suis- je né Romain î Je restai là
plusieurs heures dans une contemplation ravissante.
Je m'en revins distrait et rêveur (a), et cette
rêverie ne fut pas favorable à madame de Larnage.
Elle avoit bien songé à me prémunir contre les filles
de Montpellier, mais non pas contre le pont du
Gard. On ne s'avise jamais de tout.
A Nîmes, j'allai voir les arènes. C'est un ouvrage
beaucoup plus magnifique que le pont du Gard,
et qui me fit beaucoup moins d'impression, soit que
mon admiration se fût épuisée sur le premier objet,
soit que la situation de l'autre au milieu d'une ville
fût moins propre à l'exciter. Ce vaste et superbe
cirque est entouré de vilaines petites maisons, et
d'autres maisons plus petites et plus vilaines encore
en remplissent l'arène, de sorte que le tout ne pro-
duit qu'un effet disparate et confus où le regret et
l'indignation étouffent le plaisir et la surprise. J'ai
vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit
et moins beau que celui de Nîmes, mais entretenu
et conservé avec toute la décence et la propreté
possibles, et qui par cela même me fit une impression
plus forte et plus agréable. Les François n'ont soin
de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont
tout feu pour entreprendre et ne savent rien finir
ni rien conserver.
Var. — (a) : distrait, rêveur,...
O'i LES CONFESSIONS
J'étois changé à tel point, et ma sensualité mise
en exercice s'étoit si bien éveillée, que je m'arrêtai
un jour au Pont de Lunel pour y faire bonne chère
avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce cabaret,
le plus estimé de l'Europe, méritoit alors de l'être.
Ceux qui le tenoient avoient su tirer parti de son
heureuse situation pour le tenir abondamment
approvisionné et avec choix. C'étoit réellement une
chose curieuse de trouver dans une maison seule et
isolée au milieu de la campagne une table fournie
en jjoisson de mer et d'eau douce, en gibier excel-
lent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces
soins qu'on ne trouve que chez les grands et les
riches, et tout cela pour vos trente-cinq sols. Mais
le Pont de Lunel ne resta pas longtems sur ce pied,
et à force duser sa réputation, la perdit enfin tout
à fait.
J'avois oublié, durant ma route, que j'étois ma-
lade : je m" en souvins en arrivant à Montpellier.
Mes vapeurs étoient bien guéries, mais tous mes
autres maux me restaient et quoique l'habitude
m'y rendît moins sensible, c'en seroit assez (a)
pour se croire mort à qui s'en trouveroit attaqué
tout d'un coup. En effet, ils étoient moins douloureux
qu'efîrayans, et faisoient plus souffrir l'esprit que le
corps dont ils sembloient annoncer la destruction.
Cela faisoit que, distrait par des passions vives, je
ne songeois plus à mon état : mais comme il n'étoit
pas imaginaire, je le sentois sitôt que j'étois de sang-
froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils
de madame de Larnage et au but de mon voyage.
J'allai consulter les praticiens les plus illustres, sur-
LIVRE SIXIÈME 53
tout M. Fizes ^, et, pour surabondance de précaution,
je me mis en pension chez un médecin 2. Cétoit un
îrlandois appelé Fitz-Moris, qui tenoit une table
assez nombreuse d'étudians en médecine, et il y
avoit cela de commode pour un malade à s'y mettre,
que M. Fitz-Moris se contentoit d'une pension
honnête pour la nourriture, et ne prenoit rien de
ses pensionnaires pour ses soins comme médecin.
Il se chargea de l'exécution des ordonnances de
M. Fizes, et de veiller sur ma santé. Il s'acquitta fort
bien de cet emploi quant au régime ; on ne gagnoit
pas d'indigestion à cette pension-là, et, quoique je
ne sois pas fort sensible aux privations de cette
espèce, les objets de comparaison étoient si proches,
que je ne pouvois m'empêcher de trouver quelquefois
en moi-même que M. de Torignan étoit un meilleur
pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme
on ne mouroit pas de f-aim non plus, et que toute
cette jeunesse étoit fort gaie, cette manière de vivre
me fit du bien réellement, et m'empêcha de retomber
dans mes langueurs. Je passois la matinée à prendre
des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois
les eaux de Vais, et à écrire à madame de Larnage ;
car la correspondance alloit son train, et Rousseau
1. Professeur de la Faculté de Montpellier. Il devint par la
suite premier médecin du duc d'Orléans,
2. Rousseau, qui habita rue Basse, — actuellement rue
J.-J. Rousseau — chez un huissier de la Bourse, du nom de
Barcellon, prit tout d'abord pension chez une dame Mazet.
(Voyez sa lettre à Madame de Warens du 23 oct. 1737.) On trouvera
dans celte épître de singulier? détails sur son voyage à Montpel-
lier ainsi qu'un jugement p^u favorable sur la vie et les usages en
pays languedocien.
54 LES CONFESSIONS
se chargeoit de retirer les lettres de son ami Dudding.
A midi, j'allois faire un tour à la Canourgue, avec
quelqu'un de nos jeunes commensaux, qui tous
étoient de très bons enfans ; on se rassembloit, on
alloit dîner. Après dîner une importante afl'aire
occupoit la plupart (a) d'entre nous jusqu'au soir,
c'étoit d'aller hors de la ville jouer le goûter en deux
ou trois parties de mail. Je ne jouois pas, je n'en
avois ni la force ni l'adresse ; mais je pariois, et sui-
vant, avec l'intérêt du pari, nos joueurs et leurs
boules à travers des chemins raboteux et pleins de
pierres, je faisois un exercice agréable et salutaire (h)
qui me convenoit tout à fait. On goûtoit dans un
cabaret hors la ville. Je nai pas besoin de dire que
ces goûters étoient gais ; mais j'ajouterai qu'ils
étoient assez décens, quoique les filles du cabaret
fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail,
étoit notre président, et je puis dire, malgré la
mauvaise réputation des étudians, que je trouvai
plus de mœurs et d'honnêteté parmi toute cette
jeunesse qu'il ne seroit aisé d'en trouver dans le
même nombre d'hommes faits. Ils étoient plus
bruyans que crapuleux, plus gais que libertins, et
je me monte si aisément à un train de vie quand il
est volontaire, que je n'aurois pas mieux demandé
que de voir durer celui-là toujours. Il y avoit parmi
ces étudians plusieurs (c) Irlandois avec lesquels
je tâchois d'apprendre quelques mots d'anglois par
précaution pour le Bourg-Saint-Andéol. car le tems
Var. — (a) : occupoit plusieurs ti'enire... — fb) : exercice
amusant et salutaire... — (cj : quelques Irlandois...
LIVBE SIXIÈME 55
approchoit de m" y rendre. Madame de Larnage m'en
pressoit chaque ordinaire, et je me préparois à lui
obéir. Il étoit clair que mes médecins, qui n'avoient
rien compris à mon mal. me regardoient comme un
malade imaginaire, et me traitoient sur ce pied avec
leur squine, leurs eaux, et leur petit lait. Tout au
contraire des théologiens, les médecins et les philo-
sophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent
expliquer, et font de leur intelligence la mesure des
possibles. Ces messieurs ne connoissoient rien à
mon mal ; donc je n'étois pas malade : car comment
supposer que des docteurs ne sussent pas tout? Je
vis qu'ils ne cherchoient qu'à m'amuser et me faire
manger mon argent, et jugeant que leur substitut
du Bourg-Saint-Andéol feroit cela tout aussi bien
qu'eux, mais plus agréablement, je résolus de lui
donner (a) la préférence, et je quittai Montpellier
dans cette sage intention ^.
Je partis vers la fin de novembre ^, après six
semaines ou deux mois de séjour dans cette ville,
où je laissai une douzaine de louis sans aucun profit
pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n'est
VXr. — (a) : agréablement, je lui donnai la...
1. On lira quelques particularités intéressantes sur le séjour que
fit Rousseau en cette \-ille, dans la Correspondance (lettres XIV
et XYI), ainsi que dans un travail du D' Grasset ; J.-J. Rousseau
à Montpellier (Mémoires de l'Acad. des se. et lettres de Montpellier,
1854, I, p. 553 et ss.).
2. Non pas en novembre, mais après le 14 décembre 1737.
(Voyez la Correspondance, 1. XVII, A Madame la Baronne de
Warens.) Dans une lettre précédente, on appread que Madame de
Warens ne l'attendait pas avant la Saint-Jean (24 juin) de l'année
1738.
56 LES CONFESSIONS
un cours danatomie commencé sous M. Fitz-Moris,
et que je fu> obligé d'abandonner par Thorrible
puanteur des cadavres qu'on disséquoit. et qu'il me
fut impossible de supporter.
Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution
que j'avois prise, j'y réfléchissois en m'avançant (a)
toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui étoit égale-
ment la route du Bourg-Saint-Andéol et de Cham-
béri. Les souvenirs de Maman, et (h) ses lettres,
quoique moins fréquentes que celles de madame de
Larnage, réveilloient dans mon cœur des remords
que j'avois étouffés durant ma première route (c).
Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l'amour
du plaisir, ils me mirent en état d'écouter la raison
seule. D'abord, dans le rôle d'aventurier que j'allois
recommencer, je pouvois être moins heureux que
la première fois ; il ne falloit, dans tout le Bourg-
Saint-Andéol, qu'une seule personne qui eût été en
Angleterre, qui connût les Anglois, ou (d) qui sût
leur langue pour me démasquer. La famille de
madame de Larnage pouvoit se prendre de mauvaise
humeur contre moi et me traiter peu honnêtement.
Sa fille, à laquelle malgré moi je pensois plus qu'il
n'eût fallu, m'inquiétoit encore : je tremblois d'en
devenir amoureux, et cette peur faisoit déjà la moitié
de l'ouvrage. AUois-je donc, pour prix des bontés de
la mère, chercher à corrompre sa (e) fdle, à lier
le plus détestable commerce, à mettre la dissen-
sion (f). le déshonneur, le scandale et l'enfer dans
Var. — (a) : en avançant... — (h) : et de ses... — (c) : étouffés
en venant. Ils... — (d) : et qui... — (e) : la fille,... — (f) : la dis-
sension, le scandale et l'enfer...
LIVRE SIXIÈME 57
sa maison? Cette idée me fit horreur ; je pris bien la
ferme résolution de me combattre et de me vaincre
si ce malheureux penchant venoit à se déclarer. Mais
pourquoi m' exposer à ce combat ? Quel misérable
état de vivre avec la mère, dont je serois rassasié,
et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon
cœur ! Quelle nécessité d'aller chercher cet état, et
m'exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords,
pour des plaisirs dont j'avois d'avance épuisé le plus
grand charme? car il est certain que ma fantaisie
avoit perdu sa première vivacité ; le goût du plaisir
y étoit encore, mais la passion n'y étoit plus. A cela
se mêloient des réflexions relatives à ma situation,
à mes devoirs, à cette Maman si bonne, si généreuse,
qui, déjà chargée de dettes, l'étoit encore de mes
folles dépenses, qui s'épuisoit pour moi, et que je
trompois si indignement. Ce reproche devint si ^if
qu'il l'emporta à la fin. En approchant du Saint-
Esprit, je pris la résolution de brûler létape du Bourg-
Saint- Andéol, et de passer tout droit. Je Yexéc\itai(a)
courageusement, avec quelques soupirs, je l'avoue,
mais aussi avec cette satisfaction intérieure, que je
goûtois pour la première fois de ma vie, de me dire :
Je mérite ma propre estime : je sais préférer mon
devoir à mon plaisir. Voilà la première obligation
véritable (h) que j'aie à l'étude. C'étoit elle qui
m'avoit appris à réfléchir, à comparer. Après les
principes si purs que j'avois adoptés il y avoit peu de
tems. après les règles de sagesse et de vertu que je
Var. — (a) : droit. J'exécutai celle résolution avec... — (b)
obligation que j'aie...
58
LES CONFESSIONS
m'étois faites et que je m'étois senti si fier de suivre,
la honte d'être si peu conséquent à moi-même, de
démentir si tôt et si haut mes propres maximes, l'em-
porta sur la volupté. L'orgueil eut peut-être autant
de part à ma résolution que la vertu ; mais si cet
orgueil n'est pas la vertu même, il a des effets si
semblables, qu'il est pardonnable de s'y tromper.
L'un des avantages des bonnes actions est d'élever
l'âme et de la disposer à en faire de meilleures :
car telle est la foiblesse humaine, qu'on doit mettre
au nombre des bonnes actions l'abstinence du mal
qu'on est tenté de commettre. Sitôt que j'eus pris
ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt
je redevins celui que j'étois auparavant, et que ce
moment d'ivresse avoit fait disparaître. Plein de
bons sentimens et de bonnes résolutions, je continuai
ma route dans la bonne intention (a) d'expier ma
faute, ne pensant qu'à régler désormais ma conduite
sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve
au service de la meilleure des mères, à lui vouer
autant de fidélité que j'avois d'attachement pour
elle, et à n'écouter plus d'autre amour que celui
de mes devoirs. Hélas ! la sincérité de mon retour
au bien sembloit me promettre une autre destinée ;
mais la mienne étoit écrite et déjà commencée, et
quand mon cœur, plein d'amour pour les choses
bonnes et honnêtes, ne voyoit plus qu'innocence
et bonheur dans la vie, je touchois au moment
funeste qui devoit traîner à sa suite la longue chaîne
de mes malheurs.
Var. — (a) : dans la ferme intention.:
LIVRE SIXIEME 09
L'empressement d'arriver me fit faire plus de
diligence que je n'avois compté. Je lui avois annoncé
de Valence le jour et Fheure de mon arrivée. Ayant
gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai
autant de tems à Chaparillan, afin d'arriver juste
au moment que j' avois marqué. Je voulois goûter
dans tout son charme le plaisir de la revoir. J'aimois
mieux le différer un peu pour y joindre celui d'être
attendu. Cette précaution m'avoit toujours réussi.
J'avois vu toujours marquer mon arrivée par une
espèce de petite fête : je n'en attendois pas moins
cette fois ; et ces empressemens. qui métoient si
sensibles, valoient bien la peine d'être ménagés.
J'arrivai donc exactement à Iheure. De tout loin
je regardois si je ne la verrois point sur le chemin ; le
cœur me battoit de plus en plus à mesure que
j'approchois. J'arrive essoufflé, car j'avois quitté
ma voiture en ville :.je ne vois personne dans la cour,
sur la porte, à la fenêtre : je commence à me trou-
bler, je redoute quelque accident. J'entre ; tout est
tranquille ; des ouvriers goûtoient dans la cuisine ;
du reste, aucun apprêt. La servante parut surprise
de me voir ; elle ignoroit que je dusse arriver. Je
monte, je la vois enfin cette chère Maman, si tendre-
ment, si ^4vement, si purement aimée ; j'accours, je
m'élance à ses pieds. Ah ! te voilà, petit, me dit-elle
en m'embrassant : as-tu fait bon voyage? comment
te portes-tu? Cet accueil m'interdit un peu. Je lui
demandai si elle n'avoit pas reçu ma lettre. Elle
me dit que oui. Jaurois cru que non. lui dis-je, et
l'éclaircissement finit là. Un jeune homme étoit
avec elle. Je le connoissois pour l'avoir vu déjà
60 LES CONFESSIONS
dans la maison avant mon départ ; mais cette fois
il y paroissoit établi ; il l'étoit. Bref, je trouvai ma
place prise.
Ce jeune homme étoit du pays de Vaud : son père,
appelé Vintzenried ^. étoit concierge ou soi-disant
capitaine du château de Chillon. Le fils de M. le
capitaine étoit garçon perruquier, et couroit le monde
en cette qualité quand il vint se présenter à madame
de Warens. qui le reçut bien, comme elle faisoit
tous les passans, et surtout ceux de son pays. C'étoit
un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat,
l'esprit de même, parlant comme le beau Liandre ;
mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec
la longue histoire de ses bonnes fortunes ; ne nom-
mant que la moitié des marquises avec lesquelles il
avoit couché, et prétendant n'avoir point coiffé de
jolies femmes dont il n'eût aussi coiffé les maris ;
vain, sot. ignorant, insolent, au demeurant le meil-
leur fds du monde. Tel fut le substitut qui me fut
donné durant mon absence, et l'associé qui me fut
offert après mon retour .
Oh î si les âmes dégagées de leurs terrestres en-
traves voient encore du sein de l'éternelle lumière
ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre
chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce
à vos fautes qu'aux miennes, si je dévoile également
1. Jean-Samuel-Rodolphe Wintzenried, dit de Courtilles, du
nom d'un petit village du baillage de Moudon. Il était né en mars
1716. Il mourut le 18 fé^^:•ie^ 1772, à Chambéry, où il tenait les
fonctions d'inspecteur du château de la Ville. Il avait épousé
Jeanne-Marie Bergonzy. Son père était un fonctionnaire important
du pays de Vaud. (Fr. Mugnier, oiwr. cité, Epilogue, p. 416 et ss )
LIVRE SIXIÈME 61
les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois,
je veux être vrai pour vous comme pour moi-même :
vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi.
Eh ! combien votre aimable et doux caractère, votre
inépuisable bonté de cœur, votre franchise et toutes
vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de
foiblesses. si Ton peut appeler ainsi les torts de votre
seule raison ! Vous eûtes des erreurs et non pas des
vices ; votre conduite fut répréhensible. mais votre
cœur fut toujours pur. Qu'on mette le bien et le mal
dans la balance, et qu'on soit équitable : quelle autre
femme, si sa vie secrète étoit manifestée ainsi que
la vôtre, s'oseroit jamais comparer à vous?
Le nouveau venu s'étoit montré zélé, diligent.
exact pour toutes ses petites commissions, qui
étoient toujours en grand nombre ; il s'étoit fait le
piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je létois
peu, il se faisoit voir et surtout entendre à la fois à
la charrue, aux foins, au bois, à l'écurie, à la basse-
cour. Il n'y avoit que le jardin qu'il négligeoit. parce
que c'étoit un travail trop paisible (a) et qui ne
faisoit point de bruit. Son grand plaisir étoit de char-
ger et charrier, de scier ou fendre du bois ; on le
voyoit toujours la hache ou la pioche à la main ;
on l'entendoit courir, cogner, crier à pleine tête.
Je ne sais de combien d'hommes il faisoit le travail,
mais il faisoit toujours le bruit de dix ou douze.
Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre Maman ;
elle crut ce jeune homme un trésor pour ses (b)
affaires. Voulant se l'attacher, elle employa pour
Var. — (a) : paisible qui ne... — (h) : pour tes affaires.
62 LES CONFESSIONS
cela tous les moyens qu'elle y crut propres, et
n'oublia pas celui sur lequel elle comptoit le plus.
On a dû connoître mon cœur, ses sentimens les
plus constans. les plus vrais, ceux surtout qui me
ramenoient en ce moment (a) auprès d'elle. Quel
prompt et plein bouleversement dans tout mon être !
qu'on se mette à ma place pour en juger. En un mo-
ment je vis évanouir pour jamais tout Tavenir de
félicité que je m'étois peint. Toutes les douces
idées que je caressois si affectueusement dispa-
rurent, et moi, qui depuis mon enfance ne savois
voir mon existence qu'avec la sienne, je me vis seul
pour la première fois. Ce moment fut affreux : ceux
qui le suivirent furent toujours sombres. J'étois
jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance
et d'espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour
jamais. Dès lors, l'être sensible fut mort à demi.
Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d'une
vie insipide, et si quelquefois encore une image de
bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n'étoit plus
celui qui m'étoit propre ; je sentois qu'en l'obtenant
je ne serois pas vraiment heureux.
J'étois si bête et ma confiance étoit si pleine, que,
malgré le ton familier du nouveau venu, que je
regardois comme un effet de cette facilité d'humeur
de Maman qui rapprochoit tout le monde d'elle, je
ne me serois pas avisé d'en soupçonner la véritable
cause si elle ne me l'eût dit elle-même ; mais elle se
pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable
d'ajouter à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner
Var. — (a) : me ramenoient auprès...
LIVRE SIXIÈME 63
de ce côté-là (a) ; trouvant quant à elle la chose toute
simple, me reprochant ma négligence dans la maison,
et m'alléguant mes fréquentes absences, comme si
elle eût été d'un tempérament fort pressé d'en rem-
pHr les vides. Ah î Maman, lui dis- je, le cœur serré de
douleur, qu'osez-vous m'apprendre ! quel prix d'un
attachement pareil au mien I Ne m'avez-vous tant
de fois conservé la vie que pour m'ôter tout ce qui
me la rendoit chère? Jen mourrai, mais vous me
regretterez. Elle me répondit d'un ton tranquille
à me rendre fou, que j'étois un enfant, qu'on ne mou-
roit point de ces choses-là ; que je ne perdrois (h)
rien : que nous n'en serions pas moins bons amis,
pas moins intimes dans tous les sens ; que son
tendre attachement (c) pour moi ne pouvoit ni
diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit entendre,
en un mot, que tous mes droits demeuroient les
mêmes, et qu'en les partageant avec un autre, je
n'en étois pas privé pour cela.
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes senti-
mens pour elle, jamais la sincérité, l'honnêteté de
mon âme, ne se firent mieux sentir à moi que dans
ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j'embrassai
ses genoux en versant des torrens de larmes. Non,
Maman, lui dis-je avec transport, je vous aime trop
pour vous avilir ; votre possession m'est trop chère
pour la partager ; les regrets qui l'accompagnèrent
quand je l'acquis se sont accrus avec mon amour ;
non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez
Var. — (a) : de ce côté ; trouvant... — (h) : ne perdais rien ;..
— (c) : sa tendre amitié pour...
64
CONFESSIONS
toujours mes adorations, soyez-en toujours digne :
il m'est plus nécessaire encore de vous honorer que
de vous posséder. C'est à vous, ô Maman ! que je vous
cède ; c'est à l'union de nos cœurs que je sacrifie
tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant d'en
goûter qui dégradent ce que j'aime !
Je tins cette résolution avec une constance digne,
j'ose le dire, du sentiment qui me l'avoit fait former.
Dès ce moment je ne A^is plus cette Maman si chérie
que des yeux d'un véritable fils ; et il est à noter
que. bien que (a) ma résolution n'eût point son ap-
probation secrète, comme je m'en suis trop aperçu,
elle n'employa jamais pour m'y faire renoncer ni
propos insinuans. ni caresses, ni aucune de ces adroi-
tes agaceries dont les femmes savent user sans se
commettre, et qui manquent rarement de leur
réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant
d'elle, et n'en pouvant même imaginer, je passai
bientôt à l'autre extrémité, et le cherchai tout en
elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins
presque à m'oublier moi-même. L'ardent désir de
la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absor-
boit toutes mes affections : elle avoit beau séparer
son bonheur du mien, je le voyois mien en dépit
d'elle.
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs
les vertus dont la semence et oit au fond de mon âme,
que l'étude avoit cultivées, et qui n'attendoient pour
éclore que le ferment de l'adversité. Le premier fruit
de cette disposition si désintéressée fut d'écarter
Var. — (a) : que quoique ma...
LIVRE SIXIÈME 65
de mon cœur tout sentiment de haine et d'envie
contre celui qui m'avoit supplanté. Je voulus, au
contraire, et je voulus sincèrement m'attacher à ce
jeune homme, le former, travailler à son éducation,
lui faire sentir son bonheur, Ten rendre digne, s'il
étoit possible, et faire en un mot pour lui tout ce
qu'Anet avoit fait pour moi dans une occasion pa-
reille. Mais la parité manquoit entre les personnes.
Avec plus de douceur et de lumières je n'avois pas
le sang-froid et la fermeté d'Anet, ni cette force
de caractère qui en imposoit. et dont jaurois eu
besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le
jeune homme les qualités qu'Anet avoit trouvées en
moi : la docilité, l'attachement, la reconnoissance,
surtout le sentiment du besoin que j'avois de ses
soins, et l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela
manquoit ici. Celui que je voulois former ne voyoit
en moi qu'un pédant importun qui n'avoit que du
babil. Au contraire, il s'admiroit lui-même comme
un homm.e important dans la maison, et mesurant
les services qu'il y croyoit rendre sur le bruit qu'il
y faisoit, il regardoit ses haches et ses pioches comme
infiniment plus utiles que tous mes bouquins. A quel-
que égard il n'avoit pas tort ; mais il partoit de là
pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il
tranchoit avec les paysans du gentilhomme cam-
pagnard : bientôt il en fit autant avec moi, et enfin
avec Maman elle-même. Son nom de \ intzenried
ne lui paroissant pas assez noble, il le quitta pour
celui de M. de Courtilles, et c'est sous ce dernier
nom qu'il a été connu depuis à Chambéri et en
Maurienne. où il s'est marié.
66 LES CONFESSIONS
Enfin, tant fît l'illustre personnage qu'il fut tout
dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avois le
malheur de lui déplaire, c'étoit Maman et non pas
pas moi qu'il grondoit, la crainte de l'exposer à ses
brutalités me rendoit docile à tout ce qu'il désiroit,
et chaque fois qu'il fendoit du bois, emploi qu'il
remplissoit avec une fierté sans égale, il falloit que
je fusse là spectateur oisif et tranquille admirateur
de sa prouesse (a). Ce garçon n'étoit pourtant pas
absolument d'un mauvais naturel ; il aimoit Maman,
parce qu'il étoit impossible de ne la pas aimer ;
il n'avoit même pas pour moi de l'aversion, et quand
les intervalles de ses fougues permettoient de lui
parler, il nous écoutoit quelquefois assez docilement,
convenant franchement qu'il n'étoit qu'un sot :
après quoi il n'en faisoit pas moins de nouvelles
sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée
et des goûts si bas, qu'il étoit difficile de lui parler
raison et presque impossible de se plaire avec lui.
A la possession d'une femme pleine de charmes, il
ajouta le ragoût d'une femme de chambre vieille,
rousse, édentée, dont Maman avoit la patience
d'endurer le dégoûtant service, quoiqu'elle lui fît mal
au cœur. Je m'aperçus de ce nouveau ménage, et
j'en fus outré d'indignation : mais je m'aperçus d'une
autre chose qui m'afï'ecta bien plus vivement encore,
et qui me jeta dans un plus profond découragement
que tout ce qui s'étoit passé (h) jusqu'alors : ce fut le
refroidissement de Maman envers moi.
Yar. — (a) : de ses prouesses. Ce... — (b) : ce qui raéloit
arrivé...
LIVRE SIXIÈME 67
La privation que je m'étois imposée et qu'elle
avoit fait semblant d'approuver est une de ces choses
que les femmes ne pardonnent point, quelque mine
qu'elles fassent, moins par la privation qui en résidte
pour elles-mêmes, que par l'indifférence qu'elles
y voient pour leur possession. Prenez la femme la
plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à
ses sens ; le crime le plus irrémissible que l'homme,
dont au reste elle se soucie le moins, puisse com-
mettre envers elle, est d'en pouvoir jouir et de n'en
rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception,
puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut
altérée en elle par une abstinence qui n'avoit que
des motifs de vertu, d'attachement et d'estime (a).
Dès lors je cessai de trouver en elle cette intimité
des cœurs qui lit toujours la plus douce jouissance
du mien. Elle ne s'épanchoit plus avec moi que quand
elle avoit à se plaindre du nouveau venu ; quand ils
étoient bien ensemble, j'entrois peu dans ses con-
fidences. Enfin elle prenoit peu à peu une manière
d'être dont je ne faisois plus partie. Ma présence lui
faisoit plaisir encore, mais elle ne lui faisoit plus
besoin, et j'aurois passé des jours entiers sans la
voir, qu'elle ne s'en seroit pas aperçue.
Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette
même maison dont auparavant j'étois l'âme, et où
je vivois pour ainsi dire à double. Je m'accoutumai
peu à peu à me séparer de tout ce qui s'y faisoit, de
ceux mêmes qui l'habitoient, et pour m'épargner
de continuels déchiremens, je m'enfermois avec mes
Var. — (a) : d'estime et d'attachement. Dès...
68 LES CONFESSIONS
livres, ou bien j'allois soupirer et pleurer à mon
aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientôt
tout à fait insupportable. Je sentis que la présence
personnelle et l'éloignement de cœur d'une femme
qui m'étoit si chère irritoient ma douleur, et qu'en
cessant de la voir je m'en sentirois moins cruelle-
ment séparé. Je formai le projet de quitter sa mai-
son: je le lui dis. et. loin de s'y opposer, elle le favo-
risa. Elle avoit à Grenoble une amie appelée madame
Deybens, dont le mari étoit ami de M. de Mably,
grand-prévôt k (a) Lyon. M. Deybens me proposa
l'éducation des enfans de M. de Mably : j'acceptai,
et je partis pour Lyon ^. sans laisser ni presque sentir
le moindre recrret d'une séparation dont aupara-
vant la seule idée nous eût donné les angoisses de
la mort.
J"avois à peu près les connoissances nécessaires
pour un précepteur, et j'en croyois avoir le talent.
Durant un an que je passai chez ^L de Mably. j'eus
le tems de me désabuser. La douceur de mon naturel
m'eût rendu propre à ce métier, si l'emportement
n'y eût mêlé ses orages. Tant que tout alloit bien.
Var. — (a) : de Lyon.
1. A la fin du mois d'axiil 1740. Le 1" mai, Rousseau était
installé à Lyon chez M. de Mably, rue Saint-Dominique, aux
appointements de quatre cents li%Tes, y compris les gratifications.
Voyez sa Correspondance et, en particulier, ses lettres à Madame de
"Warens du 1^*^ mai et du 24 octobre 1740. Un court billet à la
même, non daté, et dont le texte ne nous est pas parvenu en entier,
contient aussi quelques renseignements précieux sur le séjour à
Lyon de T auteur de la youvelle Hélolse. Publié d'abord dans le
Courrier français du 3 mars 1837, il a été réimprimé par M. F. Mu-
gnier (ou^r. ciié, p. 190.)
LIVRE SIXIÈME 69
et que je voyois réussir mes soins et mes peines,
qu'alors je n'épargnois point, j'étois un ange ;
j'étois un diable quand les choses alloient de travers.
Quand mes élèves ne m'entendoient pas. j 'extra va-
guois, et. quand ils marquoient de la méchanceté,
je les aurois tués : ce n'étoit pas le moyen de les
rendre savans et sages. J'en avois deux : ils étoient
d'humeurs très différentes. L'un de huit à neuf ans,
appelé Sainte-Marie, étoit d'une jolie figure, l'esprit
assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais
d'une malignité gaie ^. Le cadet, appelé Condillac (a),
paroissoit presque stupide, musard, têtu comme une
mule, et ne pouvant rien apprendre. On jDCut juger
qu'entre ces deux sujets je n'avois pas besogne faite.
Avec de la patience et du sang-froid peut-être au-
rois-je pu réussir ; mais, faute de l'une et de l'autre,
je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournoient très
mal. Je ne manquois pas d'assiduité, mais je manquois
d'égalité, surtout de prudence. Je ne savois employer
auprès d'eux que trois instrumens toujours inutiles
et souvent pernicieux auprès des enfans : le senti-
ment, le raisonnement, la colère. Tantôt je m'atten-
drissois avec Sainte-Marie jusqu'à pleurer : je
Var. — (a) : Condillac, du nom de son oncle devenu si célèbre *,
piaroissoit...
* Etienne Bonnot, abbé de Condillac (1715-178ÛI, lauteur de
V Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746) et du
Traité des sensations (1754). On sait qu'il était le frère de M. de
Mably et de l'abbé du même nom.
1. On trouvera dans les Œuvres de Rousseau f Mélanges) un
Projet pour l'Education de M. de Sainte-Marie. Il y a loin du style
do cet essai à celui de V Emile.
70 LES CONFESSIONS
voiilois (a) l'attendrir lui-même, comme si lenfant
étoit susceptible d'une véritable émotion de cœur ;
tantôt je m'épuisois à lui parler (h) raison, comme
s'il avoit pu m'entendre ; et comme il me faisoit
quelquefois des argumens très subtils, je le prenois
tout de bon pour raisonnable, parce qu'il étoit rai-
sonneur. Le petit Condillac étoit encore plus em-
barrassant (c). parce que, n'entendant rien, ne ré-
pondant rien, ne s'émouvant de rien, et d'une opiniâ-
treté à toute épreuve, il ne triomphoit jamais
mieux de moi que quand il m" avoit mis en fureur ;
alors c'étoit lui qui étoit le sage, et c'étoit moi qui
étois l'enfant. Je voyois toutes mes fautes, je les
sentois ; j'étudiois l'esprit de mes élèves, je les
pénétrois très bien, et je ne crois pas que jamais une
seule fois j'aie été la dupe de leurs ruses. Mais que
me servoit de voir le mal sans savoir appliquer le
remède? En pénétrant tout je n'empêchois rien, je
ne réussissois à rien, et tout ce que je faisois étoit
précisément ce qu'il ne falloit pas faire.
Je ne réussissois guères mieux pour moi que pour
mes élèves. J'avois été recommandé par madame Dey-
bens à Madame de Mably. Elle l' avoit priée de for-
mer mes manières et de me donner le ton du monde.
Elle y prit quelques soins, et voulut que j'apprisse
à faire les honneurs de sa maison ; mais je m'y pris
si gauchement, j'étois si honteux, si sot, qu'elle se
rebuta, et me planta là. Cela ne m'empêcha pas de
devenir, selon ma coutume, amoureux d'elle. J'en
Var. — (a) : je pensais l'attendrir... — (b) : tantôt je lui
parlais raison,... — (c) : embarrassant; n'entendant...
LIVRE SIXIÈME 71
fis assez pour qu'elle s'en aperçût ; mais ne j'osai
jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d'humeur
à faire les avances, et j'en fus pour mes lorgneries
et mes soupirs, dont même je m'ennuyai (a) ÎDien-
tôt, voyant qu'ils n'aboutissoient à rien.
J'avois tout à fait perdu chez Maman le goût des
petites friponneries, parce que, tout étant à moi, je
n'avois rien à voler. D'ailleurs les principes élevés
que je m'étois faits dévoient me rendre désormais
bien supérieur à de telles bassesses, et il est certain
que depuis lors je l'ai d'ordinaire été : mais c'est moins
pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour
en avoir coupé la racine, et j'aurois grand'peur de
voler comme dans mon enfance si j'étois sujet aux
mêm.es désirs. J'eus la preuve de cela chez M. de
Mably. Environné de petites choses volables que je ne
regardois même pas", je m'avisai de convoiter un
certain petit vin blanc d'Arbois très joli, dont
quelques verres que par-ci par-là je buvois à table
m'avoient fort afîriandé. Il étoit un peu louche ;
je croyois savoir bien coller le vin, je m'en vantai,
on me confia celui-là ; je le collai et le gâtai, mais
aux yeux seulement ; il resta toujours agréable à
boire, et l'occasion fit que je m'en accommodai (b)
de tems en tems de quelques bouteilles pour boire
à mon aise en mon petit particulier. Malheureuse-
ment je n'ai jamais pu boire sans manger. Comment
faire pour avoir du pain ? Il m'étoit impossible
d'en mettre en réserve. En faire acheter par les
Var. — (a) : je me rebutai bientôt, voyant... (bj : m'en accom-
modai de quelques...
72 LES CONFESSIONS
laquais, c'étoit me déceler, et presque insulter le
maître de la maison. En acheter moi-même, je
n'osai jamais. Un beau monsieur. Tépée au côté,
aller chez un boulanger acheter un morceau de
pain, cela se pouvoit-il? Enfin je me rappelai le
pis-aller d'une grande princesse à qui Ton disoit
que les paysans n'avoient pas de pain, et qui ré-
pondit : Qu'ils mangent de la brioche. J'achetai de
la brioche. Encore que de façons pour en venir là !
Sorti seul à ce dessein, je parcourois quelquefois
toute la ville, et passois devant trente pâtissiers
avant d'entrer chez aucun. Il falloit qu'il n'y eut
qu'une seule personne dans la boutique, et que sa
physionomie m'attirât beaucoup, pour que j'osasse
franchir le pas. Mais aussi quand j'avois une
fois (a) ma chère petite brioche, et que, bien enfermé
dans ma chambre, j'allois trouver ma bouteille au
fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes
je faisois là tout seul, en lisant quelques pages de
roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fan-
taisie, au défaut d'un tête-à-tête. C'est le supplé-
ment de la société qui me manque. Je dévore
alternativement une page et un morceau : c'est
comme si mon livre dînoit avec moi.
Je n'ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me
suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n'étoient
pas fort indiscrets : cependant ils se découvrirent ;
les bouteilles me décelèrent. On ne m'en fit* pas sem-
blant, mais je n'eus plus la direction de la cave.
En tout cela, M. de Mably se conduisit honnête-
Var. — (a) : Quand une fois j'avcis...
LIVRE SIXIÈME 73
ment et prudemment. C/étoit un très galant homme.
qui. sous un air aussi dur que son eniploi.^avoit une
véritable douceur de caractère et une rare bonté de
cœur. Il étoit judicieux, équitable, et. ce qu'on
n'attendroit pas d'un officier de maréchaussée,
même très humain. En sentant son indulgence, je
lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger
mon séjour dans sa maison plus que je n'aurois fait
sans cela. ?>Iais enfin, dégoûté d'un métier auquel
je n'étois pas propre et d'une situation très gênante
qui n'avoit rien d'agréable pour moi, après un an
d'essai ^, durant lequel je n'épargnai point mes soins,
je me déterminai à quitter mes disciples, bien con-
vaincu que je ne parviendrois jamais à les bien élever.
M. de Mably lui-même voyoit cela tout aussi bien
que moi. Cependant je crois qu'il n'eût jamais pris
sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné
la peine ; et cet excès de condescendance en pareil
cas n'est assurément pas ce que j'approuve.
Ce qui me rendoit mon état plus insupportable
étoit la comparaison continuelle que j'en faisois avec
celui que javois quitté ; c'étoit le souvenir de mes
chères Charmettes, de mon jardin, de mes arbres,
de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle
pour qui j'étois né, qui donnoit de l'âme à tout cela.
En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente
vie, il me prenoit des serremens de cœur, des étoufïe-
mens qui m'ôtoient le courage de rien faire. Cent
fois j"ai été violemment tenté de partir à l'instant
1. En mai 1741. C'n a vu plus haut que Rousseau était étabi
chez M. de Mablv le 1" mai IT'-O.
LES CONFESSIONS
et à pied pour retourner auprès d'elle ; pourvu que
je la revisse encore une fois, j'aurois été content de
mourir à Tinstant même. Enfin je ne pus résister à
ces souvenirs si. tendres, qui me rappeloient auprès
d'elle à quelque prix que ce fût. Je me disois que je
n'avois pas été assez patient, assez complaisant,
assez caressant, que je pouvois encore vivre heureux
dans une amitié très douce, en y mettant du mien
plus que je n'avois fait. Je forme les plus beaux pro-
jets'du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout,
je renonce à tout, je pars, je vole, j'arrive dans tous
les mêmes transports de ma première jeunesse, et je
me retrouve ^ (a) à ses pieds. Ah 1 j'y serois mort de
joie si j'avois retrouvé dans son accueil (h), dans ses
caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j'y
retrouvois autrefois (c) et que j'y report ois encore.
Afî'reuse illusion des choses humaines î Elle me
reçut toujours avec son excellent cœur, qui ne
pouvoit mourir qu'avec elle ; mais je venois recher-
cher le passé qui n'étoit plus et qui ne pouvoit re-
naître. A peine eus-je resté demi-heure avec elle,
que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours.
Je me retrouvai dans la même situation désolante
que j'avois été forcé de fuir, et cela sans que je
pusse dire qu'il y eût (d) de la faute de personne ;
^AR. — (a) : je me rei>ois à... — (h) : dans son accueil, dans
ses y eux, dans ses caresses... — (cj : jadis... — (d) : qu'il y
<u>oii...
1. On présume en efîet que Rousseau re\-int aux Charme ttes
immédiatement après son départ de Lyon, soit dans le courant
de mai 1741.
LIVRE SIXIEME
car au fond Courtilles n'étoit pas mauvais, et parut
me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais
comment me souffrir surnuméraire près de celle pour
qui j'avois été tout, et qui ne pouvoit cesser d'être
tout pour moi? Comment vivre étranger dans la
maison dont j'étois l'enfant? L'aspect des objets
témoins de mon bonheur passé me rendoit la com-
paraison plus cruelle. J'aurois moins souffert dans
une autre habitation. Mais me voir rappeler inces-
samment tant de doux (a) souvenirs, c'étoit irriter
le sentiment de mes pertes. Consumé de vains re-
grets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le
train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé
avec mes livres, j'y cherchois des distractions utiles,
et sentant le péril imminent que j'avois tant craint
autrefois, je me tourmentois derechef à chercher en
moi-même (b) les moyens d'y pourvoir quand
Maman n'auroit plus de ressources. J'avois mis les
choses dans sa maison sur le pied d'aller sans em-
pirer ; mais depuis moi tout étoit changé. Son
économe étoit un dissipateur. Il vouloit briller :
bon cheval, bon équipage ; il aimoit à s'étaler noble-
ment aux yeux des voisins ; il faisoit des entreprises
continuelles en choses où il n'entendoit rien. La
pension se mangeoit d'avance, les quartiers en
étoient engagés, les loyers étoient arriérés, et les
dettes alloient leur train. Je prévoyois que cette
pension ne tarderoit (c) pas d'être saisie et peut-
être supprimée. Enfin je n'envisageois que ruine et
Var. — (a) : tant de souvenirs,... — (b) : derechef en moi-
même à chercher... — (c) : ne manqueroit pas...
/6 LES CONFESSIONS
désastres, et le moment m'en sembloit si proche, que
j'en sentois d'avance toutes les horreurs.
Mon cher cabinet étoit ma seule distraction.
A force d'y chercher des remèdes contre le trouble
de mon âme, je m'avisai d'y en chercher contre les
maux que je prévoyois, et revenant à mes anciennes
idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en
Espagne pour tirer cette pauvre Maman des extré-
mités cruelles où je la voyois prête à tomber. Je ne
me sentois pas assez savant et ne me croyois pas assez
d'esprit pour briller dans la république des lettres et
faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée
qui se présenta m'inspira la confiance que la médio-
crité de mes talens ne pouvoit me donner. Je n'a^ ois
pas abandonné la musique en cessant de l'enseigner ;
au contraire, j'en avois assez étudié la théorie pour
pouvoir me regarder au moins comme savant en
cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avois
eue d'apprendre à déchiffrer la note, et à celle que
j'avois encore à chanter à livre ouvert, je vins à
penser que cette difficulté pouvoit bien venir de la
chose autant que de moi, sachant surtout qu'en
général apprendre la musique n" étoit pour personne
une chose aisée. En examinant la constitution des
signes, je les trouvois souvent fort mal inventés.
11 y avoit longtems que j'avois pensé à noter l'échelle
par chiffres, pour éviter d'avoir toujours à tracer
des lignes et portées lorsqu'il falloit noter le moindre
petit air. J'avois été arrêté par les difficultés des
octaves et par celles de la mesure et des valeurs.
Cette ancienne idée me revint dans l'esprit, et je vis,
en y repensant, que ces difficultés n'étoient pas in-
LIVRE SIXIEME //
surmoiitables. J'y rêvai avec succès, et je parvins à
noter quelque musique que ce fût par m«s chiffres
avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec
la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma
fortune faite, et dans l'ardeur de la partager avec
celle à qui je devois tout, je ne songeai qu'à partir
pour Paris, ne doutant pas qu'en présentant mon
projet à rAcadémie je ne fisse une révolution. J'avois
rapporté de Lyon quelque argent ; je vendis mes
livres. En quinze jours ma résolution fut prise et
exécutée. Enfin, plein des idées magnifiques qui me
l'avoient inspirée, et toujours le même dans tous les
tems, je partis de Savoie avec mon système de
musicfue comme autrefois j' et ois parti de Turin avec
ma fontaine de Héron.
Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeu-
nesse. J'en ai narré l'histoire avec une fidélité dont
mon cœur est content. Si dans la suite, j'honorai
mon âge mûr de quelques vertus, je les aurois dites
avec la même franchise, et c'étoit mon dessein. Mais
il faut m'arrêter ici. Le tems peut lever bien des
voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-
être un jour elle apprendra ce que j'avois à dire.
Alors on saura pourquoi je me tais.
FIN DU LIVRE SIXIEME ET DE LA PREMIERE PARTIE
DEUXIEME PARTIE
\^. t
Ces cahiers pleins de fautes de toute espèce, et que je
n ai pas même le tems de relire, suffisent pour mettre
tout ami de la vérité sur sa trace, et lui donner les
moyens de s'en assurer par ses propres informations.
Malheureusement, il me paroît difficile et même im-
possible quils échappent à la vigilance de mes ennemis.
S'ils tombent entre les mains d'un honnête homme
[ou des amis de M. de Choiseul, s'ils parviennent ci
M. de Choiseul lui-même, je ne crois pas Vhonneur de
ma mémoire encore sans ressource. Mais, ô ciel, pro-
tecteur de V innocence, garantis ces derniers renseigne-
mens de la mienne des mains des Dames de Boufflers,
de Verdelin, et de celles de leurs amis. Dérobe du moins
à ces deux furies la mémoire d'un infortuné que tu
leur as abandonné de son vivant ^ .
J.-J. Rousseau.
1. Cette note consignée, en manière d'avertissement, au début
de la seconde partie, ne se trouve pas dans le manuscrit de Paris.
Les mots placés entre crochets dans ce texte sont biffés de la main
de l'auteur et rendus à peu près illisibles sur le manuscrit de la
Bibliothèque de Genève. Ils ont été déchiffrés et transcrits par
M. Léopold Micheli, conservateur à cette bibliothèque. Voyez
les Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. IV, p. 247.
LIVRE SEPTIEME
1741-1747
APRÈS deux ans de silence et de patience,
malgré mes résolutions, je reprens la plume.
Lecteur, suspendez votre jugement sur les
raisons qui m'y forcent. ^ ous n'en pouvez juger
qu'après m' avoir lu.
On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une
vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni
de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en
grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais
foible, moins prompt encore à entreprendre que
facile à décourager ; sortant du repos par secousses,
mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me
ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus
loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille
84 LES CONFESSIONS
pour laquelle je me sentois né, ne m'a jamais permis
d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.
Quel tableau différent j'aurai bientôt à dévelop-
per (a) I Le sort, qui durant trente ans favorisa mes
penchans. les contraria durant les trente autres, et,
de cette opposition continuelle entre ma situation
et mes inclinations, on verra naître des fautes
énormes, des malheurs inouïs, et toutes les vertus,
excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité.
Ma première partie a été toute écrite de mémoire
et j'v ai dû faire beaucoup d'erreurs. Forcé d'écrire
la seconde de mémoire aussi, j'y en ferai probable-
ment beaucoup davantage. Les doux souvenirs de
mes beaux ans passés avec autant de tranquillité
que (h) d'innocence, m'ont laissé mille impressions
charmantes que j'aime sans cesse à me rappeler.
On verra bientôt combien sont diiïérens ceux du
reste de ma vie. Les rappeler, c'est en renouveler
l'amertume. Loin d'aigrir celle de ma situation par
ces tristes retours, je les écarte autant qu'il m'est
possible, et souvent j'y réussis au point de ne les
pouvoir plus retrouver au besoin. Cette facilité
d'oublier les maux est une consolation que le ciel
m'a ménagée dans ceux que le sort devoit un jour
accumuler sur moi. Ma mémoire, qui me retrace
uniquement les objets agréables, est l'heureux contre-
poids de mon imagination effarouchée, qui ne me
fait prévoir que de cruels avenirs.
Tous les papiers que j'avois rassemblés pour
suppléer à ma mémoire et me guider dans cette
Var. — (a) : à tiacer ! — (b) : autant de simplicité que...
LIVRE SEPTIÈME 85
entreprise, passés en d'autres mains, ne rentreront
plus dans les miennes. Je n'ai qu'un guide fidèle
sur lequel je puisse compter, c'est la chaîne des
sentimens qui ont marqué la succession de mon
être, et (a) par eux celle des événeinens qui en ont
€té la cause ou l'effet. J'oublie aisément mes mal-
heurs ; mais je ne puis oublier mes fautes, et j'oublie
encore moins mes bons sentimens. Leur souvenir
m'est trop cher pour s'effacer jamais de mon cœur.
Je puis faire des omissions dans les faits, des trans-
positions, des erreurs de dates ;mais je ne puis me
tromper sur ce que j'ai senti, ni sur ce que mes senti-
mens m'ont fait faire ; et voilà de quoi principale-
ment il s'agit. L'objet propre de mes confessions est
de faire connoître exactement mon intérieur dans
toutes les situations de ma vie. C'est l'histoire de
mon âme que j'ai promise (h), et pour l'écrire
fidèlement je n'ai pas besoin d'autres mémoires ;
il me suffit, comme j'ai fait jusqu'ici, de rentrer au
dedans de moi.
Il y a cependant, et très heureusement, un inter-
valle de six à sept ans dont j'ai des renseignemens
Var. — (a) : mon être, et dont l'impression ne s'efface point de
mon cœur. Ces sentimens me rappelleront assez les événemens qui
les ont fait naître, pour pouvoir me flatter de les narrer fidèlement,
et s'il se trouve quelque omission, quelque transposition de faits ou
de dates, ce qui ne peut avoir lieu qu'en choses indifférentes et qui
m'ont fait peu d'impression, il reste assez de m.onumens de chaque
fait pour le remettre aisément à sa place dans l'ordre de ceux que
j'aurai marqués. L'objet propre de mes confessions... — (b) : que
j'ai promise, et cette histoire devient désormais d'autant plus inté-
ressante qu'elle est la clef d'un tissu d'événemens bien connus de
tout le monde, mais qu'on n'expliquera jamais raisonnablement
sans cela. Il y a cependant...
86 LES CONFESSIONS
sûrs dans un recueil transcrit de lettres dont les
originaux sont dans les mains (a) de M. du Peyrou ^.
Ce recueil, qui finit en 1760. comprend tout le tems
de mon séjour à THermitage et de ma grande
brouillerie avec mes soi-disans amis : époque mémo-
rable dans ma vie et qui fut la source de tous mes
autres malheurs. A l'égard des lettres originales plus
récentes qui peuvent me rester, et qui sont en très
petit nombre, au lieu de les transcrire à la suite du
recueil, trop volumineux pour que je puisse espérer
de les soustraire à la vigilance de mes Argus, je
les transcrirai dans cet écrit même, lorsqu'elles
me paroîtront fournir quelque éclaircissement (h)
soit à mon avantage, soit à ma charge : car je n'ai
pas peur que le lecteur oublie jamais (c) que je
fais mes confessions pour croire que je fais mon
apologie ; mais (d) il ne doit pas s'attendre non plus
que je taise la vérité lorsqu'elle parle en ma fa-
veur.
Au reste, cette seconde partie n'a que cette même
vérité de commune avec la première, ni d'avantage
sur elle que par l'importance des choses. A cela près,
elle ne peut que lui être inférieure en tout. J'écrivois
la première avec plaisir, avec complaisance, à mon
Var. — (a) : entre les mains... — (h) : quelque éclaircissement
sur la vérité des faits, soit... — (c) : le mot jamais a été bifîé par
l'auteur. — (d) : mais, après V exploitation de mon projet, il ne
doit...
1. On les trouvera à la Bibliothèque de Xeuchâtel. Un grand
nombre de ces lettres, provenant des correspondants de Rousseau,
ont été publiées par G. Streckeisen-Moultou (J.-J. Rousseau,
ses Amis el ses Ennemis. Paris, Calmann-Lévy, s. d., 2 vol. in-8°).
LIVRE SEPTIÈME 87
aise, à \Vooton ou dans le château de Trye ^ ; tous
les souvenirs que j'avois à me rappeler étoient
autant (a) de nouvelles jouissances (h). J'y revenois
sans cesse avec un nouveau plaisir, et je pouvois
tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à ce que
j'en fusse content. Aujourd'hui, ma mémoire et ma
tête afïoiblies me rendent presque incapable de tout
travail ; je ne m'occupe de celui-ci que par force et
le cœur serré de détresse. Il ne m'offre que malheurs,
trahisons, perfidies, que souvenirs attristans et
déchirans. Je voudrois pour tout au monde pouvoir
ensevelir dans la nuit des tems ce que j'ai à dire, et,
forcé de parier malgré moi, je suis réduit encore à
me cacher, à ruser, à tâcher de donner le change, à
m'avilir aux choses pour lesquelles j'étois le moins
né ; les planchers sous lesquels je suis ont des yeux,
les murs qui m'entourent ont des oreilles ; environné
d'espions et de surveillans malveillans et vigilans,
inquiet et distrait, je jette à la hâte (c) sur le papier
quelques mots interrompus qu'à peine j'ai le tems de
relire, encore moins de corriger. Je sais que, malgré
les barrières immenses qu'on entasse sans cesse (d)
autour de moi, l'on craint toujours que la vérité
ne s'échappe par quelque fissure. Comment m'y
prendre pour la faire percer? Je le tente avec peu
d'espoir de succès. Qu'on juge si c'est là de quoi
faire des tableaux agréables et leur donner un
Var. — (a) : étoient autant pour moi, de,.. — (b) : jouissances ;
j'y.., — (c) : hâte et ■furtivement sur.,. — (d) : entasse autour...
1. Château du prince de Conti, à quinze lieues de Paris, près
de Gisors.
88
LES CONFESSIONS
coloris bien attrayant. J'avertis donc ceux qui
voudront commencer cette lecture, que rien, en la
poursuivant, ne peut les garantir de 1" ennui, si ce
n'est le désir d'achever de connoître un homme, et
l'amour sincère (a) de la justice et de la vérité.
Je me suis laissé, dans ma première partie, par-
tant à regret pour Paris, déposant (h) mon cœur
aux Charmettes, y fondant mon dernier château en
Espagne, projetant d'y rapporter un jour aux pieds
de Maman, rendue à elle-même, les trésors que
j aurois acquis, et comptant sur mon système de
musique comme sur une fortune assurée.
Je m" arrêtai quelque tems à Lyon pour y voir mes
connoissances. pour m'y procurer quelques recom-
mandations pour Paris, et pour vendre mes livres
de géométrie que j"avois apportés avec moi. Tout le
monde m'y fit accueil. M. et madame de Mably
marquèrent du plaisir à me revoir, et me donnèrent à
dîner plusieurs fois. Je fis chez eux connoissance avec
l'abbé de Mably, comme je l'avois faite déjà avec
l'abbé de Condillac, qui tous deux étoient venus voir
leur frère. L'abbé de Mably me donna des lettres pour
Paris, entre autres une pour M. de Fonteneile et une
pour le comte de Caylus. L'un et l'autre me furent
des connoissances très agréables, surtout le premier,
qui jusqu'à sa mort n'a point cessé de me marquer
de l'amitié et de (c) me donner dans nos tête-à-tête
des conseils dont j'aurois dû mieux profiter.
Var. — (a) : Tamour pur de la justice... — (h) : le mot :
déposant est en surcharge ; l'auteur avait écrit primitivement :
laissant. — (cj : — de me marquer de la bienveillance et de
l'amitié...
I
LIVRE SEPTIÈME 89
Je revis M. Bordes ^, avec lequel j'avois depuis
longtems fait connoissance. et qui m'avoic souvent
obligé de (a) grand cœur et avec le plus vrai plaisir.
En cette occasion je le retrouvai toujours le même.
Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me
donna (b) par lui-même ou me procura de bonnes
recommandations pour Paris.
Je revis M. l'Intendant, dont je devois la connois-
sance à M. Bordes, et à qui je dus celle de M. le duc
de Richelieu, qui passa à Lyon dans ce tems-là.
M. Fallu me présenta à lui. M. de Richelieu me reçut
bien et me dit de l'aller voir à Paris ; ce que je fis
plusieurs fois fc), sans pourtant que cette haute
connoissance (d). dont j'aurai souvent à parler dans
la suite, m'ait été jamais utile à rien.
Je revis le musicien David, qui m'avoit rendu
service dans ma détresse à un de mes précédens
voyages. Il m'avoit prêté (e) ou donné un bonnet
et des bas, que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne
m'a jamais redemandés (f), quoique nous nous
soyons revus souvent depuis ce tems-là. Je lui ai
jDOurtant fait dans la suite un présent à peu près
équivalent. Je dirois mieux que cela (q) s'il s'agissoil
ici de ce que j'ai dû ; mais il s'agit de ce que j'ai fait,
Var. — (a) : de très grand... — (b) : donna lui-même ou... —
(c) : fois, comme il sera dit ci-après, sans... — (d) : connoissance,
qui ne laissa pas d'avoir des suites, m'ait été... — (e) : prêté un
bonnet... — (f) : qu'il ne m'a jamais redemandés et que je ne
lui ai jamais rendus. Je lui ai pourtant... — (s) : mieux s'il
s'agissoit de ce que j'ai dû;...
1. Charles Bordes, membre de l'Académie de Lyon ; mort
en ITSl.
90 LES CONFESSIONS
et malheureusemeiît ce n'est pas (a) la même chose.
Je revis le noble et généreux Perrichon ^. et ce ne
fut pas sans me ressentir de sa magnificence ordi-
naire ; car (h) il me fit le même cadeau qu'il avoit
fait auparavant au Gentil Bernard ^, en me défrayant
de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien
Parisot. le meilleur et le mieux faisant des hommes ;
je revis sa chère Godefroi, qu'il entretenoit depuis
dix ans, et dont la douceur de caractère et la bonté
de cœur faisoient à peu près tout le mérite, mais
qu'on ne pouvoit aborder sans intérêt ni quitter
sans attendrissement : car elle étoit au dernier
terme d'une étisie dont elle mourut peu après. Rien
ne montre mieux les \Tais penchans d'un homme que
l'espèce de ses attachemens ^. Quand on avoit vu la
douce Godefroi. on connoissoit le bon Parisot.
Var. — (a) : pas toujours la ... — (h) : ordinaire : il me fit...
1. Camille Perrichon, chevalier des ordres du Roi, conseiller
d'Etat ordinaire, ancien prévôt des marchands et commandant de
Lyon. Il fut des amis de Madame de Warens (Mugnier, ouvr. citéj.
2. Pierre-Joseph Bernard il 710- 177-5;, le gracieux poète de
L'Art d'aimer.
,3. A moins qu'il ne se soit d'abord trompé dans son choix ou
que celle à laquelle il s' étoit attaché n'ait ensuite changé de carac-
tère p£ur un concours de causes extraordinadres ; ce qui n'est pas
impossible absolument. Si l'on voiiloit admettre sans modification
cette conséquence (a), il faudroit donc juger de Socrate par sa
femme Xantippe, et de Dion pair son ami Calippus : ce qui seroit
le plus inique et le plus faux jugement qu'on ait jamais porté.
Au reste, qu'on écarte ici toute application injurieuse à ma femme.
Elle est, il est \Tai, plus bornée et plus facDe à tromper que je
n'avois cru : mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice,
il est digne de toute mon estime, et l'aura tant que je vivrai.
(Soie de J.-J. Rousseau.)
Var. — (a) : sans modification ce principe, il...
LIVRE SEPTIÈME 91
J'avois obligation à tous ces honnêtes gens. Dans
la suite je les négligeai tous, non certaineinent par
ingratitude, mais par cette invincible paresse qui
m'en a souvent donné l'air. Jamais le sentiment de
leurs services n'est sorti de mon cœur ; mais il m'en
eût moins coûté de leur prouver ma reconnoissance
que de la leur témoigner (a) assidûment. L'exacti-
tude à écrire a toujours été au-dessus de mes
forces (h) ; sitôt que je commence à me relâcher,
la honte et l'embarras de réparer ma faute me la
font aggraver, et je n'écris plus du tout. J'ai donc
gardé le silence, et j'ai paru les oublier. Parisot et
Perrichon n'y ont même pas fait attention, et je les
ai toujours trouvés les mêmes ; mais on verra vingt
ans après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre
d'un bel esprit peut porter la vengeance lorsqu'il se
croit néo'lici^é.
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une
aimable personne que j'y revis avec plus de plaisir
que jamais, et qui laissa dans mon cœur des sou-
venirs bien tendres. C'est mademoiselle Serre, dont
j'ai parlé dans ma première partie, et avec laquelle
j'avois renouvelé connoissance tandis que j'étois
chez M. de Mably ^. A ce voyage, ayant plus de
loisir, je la vis davantage ; mon cœur se prit et^très
vivement. J'eus quelque lieu de penser que le ""sien
Var. — (a) : témoigner et l'exactitude... — (b) : forces. J'ai
donc gardé le silence...
1. En 1741. Voyez dans la Correspondance l'épître brûlante
qu'il lui écrivit alors. Les éditeurs ont, par erreur, donné la date
de 173G à cette lettre.
\J'2 LES CONFESSIONS
ne m'étoit pas contraire, mais elle m'accorda une
confiance qui m'ôta la tentation d'en abuser. Elle
n'avoit rien, ni moi non plus ; nos situations étoient
trop semblables pour que nous pussions nous unir,
et. dans les vues qui m'occupoient, j'étois bien
éloigné de songer au mariage. Elle m'apprit qu'un
jeune (a) négociant appelé M. Genève paroissoit
vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle une fois
ou deux : il me parut honnête homme, il passoit
pour l'être. Persuadé qu'elle seroit heureuse avec
lui, je désirai qu'il l'épousât, comme il a fait dans la
suite ^. et, pour ne pas troubler leurs innocentes
amours, je me hâtai de partir, faisant pour le bonheur
de cette charmante personne des vœux qui n'ont été
exaucés ici-bas que pour un tems, hélas ! bien court,
car j'appris dans la suite qu'elle étoit morte au bout
de deux ou trois ans de mariage. Occupé de mes
tendres regrets durant toute ma route, je sentis et
j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que
si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu
coûtent à faire, on en est bien payé par les doux sou-
venirs qu'ils laissent au fond du cœur.
Autant à mon précédent voyage j'avois vu Paris
par son côté défavorable, autant à celui-ci je le vis
par son côté brillant ; non pas toutefois quant à mon
logement : car. sur une adresse que m'avoit donnée
M. Bordes, j'allai loger à l'hôtel Saint-Quentin, rue
Var. — (a) : un jeune commerçant...
1. M^i^ Suzanne Serre épousa en effet, le 26 janvier 1745, un
sieur Jean-Victor-Genève dont elle eut deux enfants ; le dernier
fut baptisé le 5 janvier 1752. Elle était née le 22 mars 1726.
LIVRE SEPTIÈME 93
des Cordiers. proche la Sorbonne. vilaine rue, vilain
hôtel, vilaine chambre, mais où cependant avoient
logé des hommes de mérite, tels que Gresset, Bordes,
les abbés de Mably, de Condillac, et plusieurs autres
dont malheureusement je n'y trouvai plus aucun.
Mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau
boiteux, plaideur, faisant le puriste, auquel je dus
la connoissance de M. Roguin, maintenant le doyen
de mes amis, et par lui celle du philosophe Diderot,
dont j'aurai beaucoup à parler dans la suite.
J'arrivai à Paris dans l'automne de 1741 ^, avec
cjuinze louis d'argent comptant, ma comédie de
Narcisse, et mon projet de musique pour toute res-
source, et ayant par conséquent peu de tems à perdre
pour tâcher d'en tirer parti. Je me pressai de faire
valoir mes recommandations. Un jeune homme qui
arrive à Paris avec une figure passable, et qui
s'annonce par des talens, est toujours sur (a) d'être
accueilli. Je le fus ; cela me procura des agrémens sans
me mener à grand'chose. De toutes les personnes à
qui je fus recommandé (b). trois seules me furent
utiles : M. Damesin, gentilhomme savoyard, alors
écuyer, et, je crois, favori de madame la princesse
de Carignan ; M. de Boze, secrétaire de TAcadémie
des inscriptions, et garde des médailles du cabinet
du roi 2 ; et le P. Castel, jésuite, auteur du Clavecin
Var. - — (a) : est assuré d'être... — (b) : recommandé, il n'y
en eut que trois qui me...
1. En décembre, pour parler avec quelque précision.
2. Claude Gros de Boze né à Lyon, le 28 janvier 1680, mort
à Paris, le 10 sept. 1753.
LES CONFESSIONS
oculaire (a). Toutes ces recommandations, excepté
celle de M. Damesin, me venoient de Tabbé de
Mabiy.
M. Damesin pourvut au plus pressé par deux con-
noissances qu'il me procura : l'une de M, de Gasc,
président à mortier au parlement de Bordeaux, et
qui jouoit très bien du violon ; l'autre, de M. l'abbé
de Léon, qui logeoit alors en Sorbonne, jeune sei-
gneur très aimable, qui mourut à la fleur de son âge
après avoir brillé quelques instans dans le monde
sous le nom de chevalier de Rohan. L'un et l'autre
eurent la fantaisie d'apprendre la composition. Je
leur en donnai quelques mois de leçons qui soutin-
rent un peu ma bourse tarissante. L'abbé de Léon
me prit en amitié, et vouloit m'avoir pour son
secrétaire ; mais il n'étoit pas riche, et ne put m' offrir
en tout que huit cents francs, que je refusai bien à
regret, mais qui ne pouvoient me suffire pour mon
logement, ma nourriture et mon entretien.
M. de Boze me reçut fort bien. Il aimoit le savoir,
il en avoit ; mais il étoit un peu pédant. Madame de
Boze auroit été sa fille ; elle étoit brillante et petite
maîtresse. J'y dinois quelquefois. On ne sauroit avoir
l'air plus gauche et plus sot que je Tavois vis-à-vis
d'elle. Son maintien dégagé m"intimidoit et rendoit
le mien plus plaisant. Quand elle me présentoit une
assiette, j'avançois ma fourchette pour piquer
modestement un petit morceau de ce qu'elle m'of-
froit ; de sorte qu'elle rendoit à son laquais l'assiette
quelle m'avoit destinée, en se tournant pour que je
Var. — (a) : oculaire. M. Dameâin pourvut...
LIVRE SEPTIÈME 95
ne la visse pas rire. Elle ne se doutoit guères que dans
la tête de ce campagnard il ne laissoit pas d'y avoir
quelque esprit. M. de Boze me présenta à M. de
Réaumur, son ami, qui venoit dîner chez lui tous les
vendredis, jours d'Académie des sciences. Il lui parla
de mon projet, et du désir que j'avois de le sou-
mettre à l'examen de ^ l'Académie. M. de Réaumur ^
se chargea de la proposition, qui fut agréée ; le jour
donné, je fus introduit et présenté par M. de Réau-
mur, et le même jour, 22 août 1742, j'eus l'honneur
de lire à l'Académie le Mémoire que j'avois préparé
pour cela ^. Quoique cette illustre assemblée fût
assurément très imposante, j'y fus bien (a) moins
intimidé que devant madame de Boze, et je me tirai
passablement de mes lectures (h) et de mes réponses.
Le Mémoire réussit, et m'attira des complimens, qui
me surprirent autant qu'ils me flattèrent, imagi-
nant à peine que devant une Académie, quiconque
n'en étoit pas pût avoir le sens commun. Les com-
missaires qu'on me donna furent : MM. de Mairan *,
Hellot 5 et de Fouchy ^ : tous trois gens de mérite
|T Var. — (a) : beaucoup moins... — (h) : ma lecture. Le...
1. Ces quatre derniers mots sont placés en marge dans le ma-
nuscrit de Genève. L'auteur avait écrit primitivement : de le pré-
senter à l' Académie. Dans le manusciit dit de Paris, le mot : sou-
mettre est en surcharge.
2. René-Antoine Ferchault de Réaumur, physicien et natura-
liste (1683-1757).
3. Projet concernant de nouveaux signes pour la musique. (Œuvres
complètes, éd. Hachette, t. VL)
4. Jean- Jacques Dortous de Mairan, mathématicien et physi-
cien (1678-1771).
5. Jean Hellot, chimiste (1685-1766).
6. Jean-Paul Grand- Jean de Fouchy, astronome (1707-1788).
96 LES CONFESSIONS
assurément, mais dont pas un ne savoit la musique,
assez du moins pour être en état de juger de mon
projet.
Durant mes conférences avec ces Messieurs, je me
convainquis, avec autant de certitude que de sur-
prise, que si quelquefois les savans ont moins de
préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en
revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont.
Quelque foibles, quelque fausses que fussent la plu-
part de leurs objections, et quoique j'y répondisse
timidement, je l'avoue, et en mauvais termes, mais
par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule
fois à bout de me faire entendre et de les contenter.
J'étois toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à
l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutoient
sans mavoir compris. Ils déterrèrent, je ne sais où,
qu'un moine appelé le P. Souhaitti avoit jadis ima-
giné de noter la gamme par chiffres ; c'en fut assez
pour prétendre que mon système n'étoit pas neuf, et
passe pour cela : car bien que je n'eusse jamais ouï
parler du P. Souhaitti. et bien que sa manière d'écrire
les sept notes du plain-chant sans même songer aux
octaves ne méritât en aucune sorte d'entrer en
parallèle avec ma simple et commode invention
pour noter aisément par chiffres toute musique
imaginable, clefs, silences, octaves, mesures, tems,
et valeurs des notes, choses auxquelles Souhaitti
n'avoit pas même songé ; il étoit néanmoins très
vrai de dire que, quant à l'élémentaire expression
des sept notes, il en étoit le premier inventeur. Mais
outre qu'ils donnèrent à cette invention primitive
plus d'importance qu'elle n'en avoit, ils ne s'en
I
LIVRE SEPTIEME 9/
tinrent pas là. et sitôt qu'ils voulurent parler du
fond du système, ils ne firent plus que déraisonner.
Le plus grand avantage du mien étoit d'abroger
les transpositions et les clefs, en sorte que le même
morceau se trouvoit noté et transposé à volonté,
dans quelque ton qu'on voulût, au moyen du
changement supposé d'une seule lettre initiale à
la tête de l'air. Ces Messieurs avoient ouï dire
aux croque-sol de Paris que la méthode d'exécuter
par transposition ne valoit rien. Ils partirent de
là pour tourner en invincible objection contre
mon système son avantage le plus marqué, et ils
décidèrent que ma note étoit bonne pour la
vocale, et mauvaise pour l'instrumentale ; au lieu
de décider, comme ils i'auroient dû. qu'elle étoit
bonne pour la vocale, et meilleure pour l'instru-
mentale. Sur leur rapport. l'Académie m'accorda
un certificat plein de très beaux complimens à
travers lesquels on démêloit, pour le fond, qu'elle
ne jugeoit mon système ni neuf ni utile. Je ne crus
pas devoir orner d'une pareille pièce l'ouvrage
intitulé Dissertation sur la musique moderne, par
lequel j'en appelois au public.
J'eus lieu de remarquer en cette occasion combien,
même avec un esprit borné, la connoissance unique,
mais profonde, de la chose est préférable, pour en
bien juger, à toutes les lumières que donne la culture
des sciences, lorsqu'on n'y a pas joint l'étude parti-
culière de celle dont il s'agit. La seule objection solide
qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par
Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit
98 LES CONFESSIONS
le côté f cible. Vos signes (a), me dit-il, sont très
bons en ce qu'ils déterminent simplement et claire-
ment les valeurs, en ce qu'ils représentent nette-
ment les intervalles et montrent toujours le simple
dans le redoublé (b), toutes choses que ne fait pas
la note ordinaire ; mais ils sont mauvais en ce qu'ils
exigent (c) une opération de l'esprit qui ne peut
toujours suivre la rapidité de l'exécution. La position
de nos notes, continua-t-il, se peint à l'œil sans le
concours de cette opération. Si deux notes, l'une très
haute, l'autre très basse, sont jointes par une tirade
de notes intermédiaires, je vois du premier coup
d'œil le progrès de l'une (d) à l'autre par degrés con-
joints ; mais pour m'assurer chez vous de cette
tirade, il faut nécessairement que j'épelle tous vos
chiffres l'un après l'autre : le coup d'œil ne peut
suppléer à rien. L'objection me parut sans réplique,
et j'en convins à l'instant : quoiqu'elle soit simple et
frappante, il n'y a qu'une grande pratique de l'art
qui puisse la suggérer, et il n'est pçis étonnant qu'elle
ne soit venue à aucun académicien ; mais il l'est que
tous ces grands savans, qui savent tant de choses,
sachent si peu que chacun ne devoit juger que de
son métier.
Mes fréquentes visites à mes commissaires et à
d'autres académiciens me mirent à portée de faire
connoissance avec tout ce qu'il y avoit à Paris de
plus distingué dans la littérature, et par là cette
Var. — (a) : signes, dit-il, sont... — (b) : redoublé : mais
ils... — (c) : en ce qu'ils exigent, pour chaque intervalle, une
opération... — (d) : d'œil que l'une est jointe à l'autre...
LIVRE SEPTIÈME 99
connoissance se trouva toute faite lorsque je me \^s,
dans la suite, inscrit tout d'un, coup parîni eux.
Quant à présent, concentré dans mon système de
musique, je m'obstinai à vouloir par lui faire une
révolution dans cet art, et parvenir de la sorte à une
célébrité qui, dans les beaux-arts, se conjoint tou-
jours à Paris avec la fortune. Je m'enfermai dans ma
chambre et travaillai deux ou trois mois avec une
ardeur inexprimable à refondre, dans un ouvrage
destiné jjour le public, le Mémoire que j'avois lu à
l'Académie. La difficulté fut de trouver un libraire
qui voulût se charger de mon manuscrit, vu qu'il y
avoit quelque dépense à faire pour les nouA'eaux
caractères, que les libraires ne jettent pas leurs écus
à la tête des débutans, et qu'il me sembloit cependant
bien juste que mon ouvrage me rendît le pain que
j'avois mangé en l'écrivant.
Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec
moi un traité à moitié profit, sans compter le pri-
vilège que je payai seul. Tant fut opéré par ledit
Quillau. que j'en fus pour mon privilège, et n'ai
tiré jamais un liard de cette édition^, qui vraisem-
blablement eut un débit médiocre, quoique l'abbé
Desfontaines m'eut promis de la faire aller, et que
les autres journalistes en eussent dit assez de bien.
Le plus grand obstacle à l'essai de mon système
étoit la crainte que, s'il n'étoit pas admis, on ne
perdît le tems qu'on mettroit à l'apprendre. Je disois
à cela que la pratique de ma note rendoit les idées si
«çfl. Elle parut eu 1743. Voyez : Dissertation sur la musique
moderne... Paris, G.-F. Quillau père^ in-8°, planches.
100
LES CONFESSIONS
claires, que pour apprendre la musique par les carac-
tères ordinaires on gagneroit encore (a) du tems à
commencer par les miens. Pour en donner la preuve
par Texpérience. j'enseignai gratuitement la musique
à une jeune Américaine appelée mademoiselle Des-
roulins, dont M. Roguin m'avoit procuré la connois-
sance ; en trois mois elle fut en état de déchilfrer
sur ma note quelque musique que ce fût, et même de
chanter à livre ouvert mieux que moi-même toute
celle qui n'étoit pas (h) chargée de difficultés. Ce
succès fut frappant, mais ignoré. V.n autre en auroit
rempli les journaux : mais avec quelque talent pour
trouver des choses utiles, je n'en eus jamais pour
les faire valoir.
Voilà comment ma fontaine de Héron fut encore
cassée : mais cette seconde fois j'avois trente ans (c),
et je me trouvois sur le pavé de Paris, où l'on ne vit
pas pour rien. Le parti que je pris dans cette extré-
mité n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu ma
première partie. Je venois de me donner des mouve-
mens aussi grands qu'inutiles ; j'avois besoin de re-
prendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir,
je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins
de la Providence, et. pour lui donner le tems de faire
son œuvre, je me mis à manger, sans me presser,
quelques louis qui me restoient encore, réglant la
dépense de mes nonchalans plaisirs sans la retran-
cher, n'allant plus au café que de deux jours l'un,
et au spectacle que deux fois la semaine. A l'égard de
Var. — (a) : encore beaucoup de temps... — (h) : pas jorl
chargée... — (c) : trente ans, f étais homme fait et je me...
LIVRE SEPTIÈME 101
la dépense des filles, je n'eus aucune réforme à y
faire, n'ayant mis de ma vie un sol à cet usage, si
ce n'est une seule fois, dont j'aurai bientôt. à parler.
La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle
je me livrois à cette vie indolente et solitaire, que
je n'avois pas de quoi faire durer trois mois, est une
des singularités de ma vie et une des bizarreries de
mon humeur. L'extrême besoin que j'avois qu'on
pensât (a) à moi étoit précisément ce qui m'ôtoit
le courage de me montrer, et la nécessité de faire
des visites me les rendit insupportables, au point
que je cessai même de voir les académiciens et autres
gens de lettres avec lesquels j'étois déjà faufilé.
Marivaux, l'abbé de Mably. Fontenelle, furent
presque (b) les seuls chez qui je continuai d'aller
quelquefois. Je montrai même au premier ma co-
médie de Narcisse. Elle lui plut, et il eut la com-
plaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune
qu'eux, étoit à peu près de mon âge. Il aimoit la
musique ; il en savoit la théorie ; nous en parlions
ensemble ; il me pari oit aussi de ses projets d'ou-
vrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons
plus intimes, qui ont duré quinze ans, et qui pro-
bablement dureroient encore si malheureusement,
et bien par sa faute, je n'eusse été jeté dans son
même métier.
On n"imagineroit pas à quoi j'employois /cj ce
court et précieux intervalle qui me restoit encore
avant d'être forcé de mendier mon pain : à étudier
Var. — (a) : — que /'on s'occupât de moi... — (b) : furent
les seuls chez qui... (Le mot : presque est en surcharge dans le
M?, de Genève). — (c) : à quoi j'occupois...
102
LES CONFESSIONS
par cœur des passages de poètes, que j'avois appris
cent fois et autant de fois oubliés. Tous les matins,
vers les dix heures, j'allois me promener au Luxem-
bourg, un Virgile ou (a) un Rousseau ^ dans ma
poche, et là, jusqu'à l'heure du dîner, je remémorois
tantôt une ode sacrée et tantrjt une bucolique, sans
me rebuter de ce qu'en repassant celle du jour je ne
manquois point d'oublier celle de la veille. Je me
rappelois qu'après la défaite de Nicias à Syracuse,
les Athéniens captifs (b) gagnoient leur vie à réciter
les poèmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce
trait d'érudition, pour me prémunir contre la misère,
fut d'exercer mon heureuse mémoire à retenir tous
les poètes par cœur.
J'avois un autre expédient non moins solide dans
les échecs, auxquels je consacrois régulièrement,
chez Maugis (c), les après-midi des jours que je
n'allois pas au spectacle. Je fis là connoissance avec
M. de Légal, avec un M. Husson. avec Philidor,
avec tous les grands joueurs d'échecs de ce tems-là,
et n'en devins pas plus habile. Je ne doutois pas
cependant que je ne devinsse à la fin plus fort qu'eux
tous, et c'en étoit assez, selon moi, pour me servir
de ressource. De quelque folie que je m'engouasse,
j'y portois toujours la même manière de raisonner.
Je më disois : Quiconque prime en quelque chose
est toujours sûr d'être recherché. Primons donc,
n'importe en quoi ; je serai recherché, les occasions
Var. — (a) : Virgile et un Rousseau... — (b) .'"Athéniens pri-
sonniers gagnoient... — (c) : au café de Maugis,.,.
1. Les poésies de Jean-Baptiste Rousseau.
LIVRE SEPTIÈME 103
se présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet
enfantillage n'étoit pas le sophisme de ma raison,
c'étoit celui de mon indolence. Effrayé dès grands
et rapides efforts qu'il auroit fallu faire pour m' éver-
tuer, je tâchois de flatter ma paresse, et je m'en
voilois la honte par des argumens dignes d'elle.
J'attendois ainsi tranquillement la fin de mon
argent, et je crois que je serois arrivé au dernier sou
sans m'en émouvoir davantage, si le P. Castel, que
j'allois voir quelquefois en allant au café, ne m'eût
arraché de ma léthargie. Le P. Castel ^ étoit fou,
mais bon homme au demeurant : il étoit fâché de
me voir consumer ainsi sans rien faire. Puisque les
musiciens, me dit-il, puisque les savans ne chantent
pas à votre unisson, changez de corde et voyez les
femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-
là. J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval ;
allez la voir de ma part. C'est une bonne femme qui
verra avec plaisir un pays de son fils et de son mari.
Vous verrez chez elle madame de Broglie, sa fille, qui
est une femme d'esprit. Madame Dupin en est une
autre à qui j'ai aussi parlé de vous : portez-lui votre
ouvrage ; elle a envie de vous voir, et vous recevra
bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes :
ce sont comme des courbes dont les sages sont les
asymptotes ; ils s'en approchent sans cesse, mais ils
n'y touchent jamais.
Après avoir (a) remis d'un jour à l'autre (b) ces
Var. — (a) : avoir longtems remis... — (h) : V exécution de ces...
1. Louis-Bertrand Castel (1668-1757), jésuite, rédacteur au
Journal de Trévoux, auteur du Clavecin oculaire (1735)
104 LES CONFESSIONS
terribles corvées, je pris enfin courage, et jallai voir
madame de Beuzenval. Elle me reçut avec bonté (a).
Madame de Broglie étant entrée dans sa chambre,
elle lui dit : Ma fille, voilà M. Rousseau dont le
P. Castel nous a parlé. Madame de Broglie me fit
compliment sur mon ouvrage, et, me menant
à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en étoit oc-
cupée. Voyant à sa pendule qu'il étoit près d'une
heure, je voulus m'en aller. Madame de Beuzenval
me dit : Vous êtes loin de votre quartier, restez,
vous dînerez ici. Je ne me fis pas prier. Ln quart
d'heure après je compris par quelques mots que le
dîner auquel elle m'invitoit étoit celui de son ofTice.
Madame de Beuzenval étoit une très bonne femme,
mais bornée, et trop pleine de son illustre noblesse
polonaise ; elle avoit peu d'idées des égards qu'on
doit aux talens. Elle me jugeoit même en cette
occasion sur mon maintien plus que sur mon équi-
page, qui, quoique très simple, étoit fort propre,
et n'annonçoit point du tout un homme fait pour
dîner à l'office. J'en avois oublié le chemin depuis
trop longtems pour vouloir le rapprendre. Sans
laisser voir tout mon dépit, je dis à Madame de Beu-
zenval qu'une petite affaire, qui me revenoit en
mémoire, me rappeloit dans mon quartier, et je vou-
lus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa mère,
et lui dit à l'oreille quelques mots qui firent effet.
Madame de Beuzenval se leva pour me retenir et
me dit : Je compte que c'est avec nous que vous
nous ferez l'honneur de dîner. Je crus que faire le
Yar. — (a) : avec bonté et Madame...
LIVRE SEPTIÈME 105
fier seroit (a) faire le sot. et je restai. D'ailleurs la
bonté de madame de Broglie m'avoit touché et me
la rendoit intéressante. Je fus fort aise de^dîner avec
elle et j'espérai qu'en me connoissant davantage
elle n'auroit pas regret à m'avoir procuré cet hon-
neur. M. le président de Lamoignon, grand ami de
la maison, y dîna aussi. Il avoit. ainsi que madame
de Broglie, ce petit jargon de Paris, tout en petits
mots, tout en petites allusions fines. Il n'y avoit pas
là de quoi briller pour le pauvre Jean- Jacques. J'eus
le bon sens de ne vouloir pas faire le gentil malgré
Minerve, et je me tus. Heureux si j'eusse été toujours
aussi sage î je ne serois pas dans l'abîme où je suis
aujourd'hui.
J'étois désolé de ma lourdise. et de ne pouvoir
justifier aux yeux de madame de Broglie ce qu'elle
avoit fait en ma faveur. Après le dîner, je m'avisai
de ma ressource ordinaire. J'avois dans ma poche
une épître en vers, écrite à Parisot pendant mon
séjour à Lyon. Ce morceau ne manquoit pas de
chaleur ; j'en mis dans la façon de le réciter, et je
les fis pleurer tous trois. Soit vanité, soit vérité dans
mes interprétations, je crus voir que les regards de
madame de Broglie disoient à sa mère : Eh bien,
maman, avois-je tort de vous dire que cet homme
étoit plus fait pour dîner avec vous qu'avec vos
femmes? Jusqu'à ce moment j'avois eu le cœur un
peu gros ; mais après m'être ainsi vengé, je fus
content. Madame de Broglie, poussant un peu trop
loin le jugement avantageux qu'elle avoit porté
Var. — (a) : eût été faire...
106
LES CONFESSIONS
de moi. crut que j'allois faire sensation dans Paris
et devenir un homme à bonnes fortunes. Pour
guider mon inexpérience, elle me donna les Confes-
sions du Comte de *** '^. Ce livre, me dit-elle, est un
Mentor dont vous aurez besoin dans le monde : vous
ferez bien de le consulter quelquefois. J'ai gardé plus
de vingt ans cet exemplaire avec reconnoissance pour
la main dont il me venoit. mais riant souvent (a)
de Fopinion que paroissoit avoir cette dame de mon
mérite galant. Du moment que j'eus lu cet ouvrage,
je désirai d'obtenir l'amitié de l'auteur. Mon pen-
chant m'inspiroit très bien : c'est le seul ami vrai
que j'aie eu parmi les gens de lettres ^.
Dès lors j'osai compter que madame la baronne de
Beuzenval et madame la marquise de Broglie, pre-
nant intérêt à moi, ne me laisseroient pas longtems
sans ressource, et je ne me trompai pas. Parlons
maintenant de mon entrée chez madame Dupin,
qui a eu de plus longues suites.
Madame Dupin ^ étoit. comme on sait, fille de
^AR. — (a) : riant quelquefois de...
1. Cet om-rage de Duclos venait ^ors de paraître (1742).
2. Je l'ai cru si longtems et si parfaitement, que c'est à lui que,
depuis mon retour à Paris, je confiai le manuscrit de mes confes-
sions. Le défiant Jean- Jacques n"a jamais pu croire à la perfidie
et à la fausseté qu'après en avoir été la victime, (yote de J.-J.
Rousseau.) Au lieu de cette note, on trouve celle-ci dans le Manus-
crit de Paris : Voilà ce que f aurais pensé toujours si je n'étais jamais
revenu à Paris.
3. Louise-Marie-Madeleine de Fontaine, née à Paris, le 28 oc-
tobre 1706, mariée, le l^' décembre 1722, à Claude Dupin, con-
seiller du roi, receveiir des tailles de l'élection générale de Châ-
teauroux, morte à Chenonceaux, le 20 novembre 1799. Elle était,
par sa mère, petite-fille de Dancourt et cousine germaine de
LIVRE SEPTIEME
107
Samuel Bernard et de madame Fontaine. Elles
étoient trois sœurs qu'on pouvoit appeler les trois
Grâces. Madame de la Touche, qui fit une escapade
en Angleterre avec le duc de Kingston ; madame
d'Arty, la maîtresse, et, bien plus l'amie, l'unique
et sincère amie de M. le prince de Conti, femme ado-
rable autant par la douceur, par la bonté de son
charmant caractère, que par l'agrément de son
esprit et par l'inaltérable gaieté de son humeur ;
enfin, madame Dupin, la plus belle des trois, et la
seule à qui l'on n'ait point reproché d'écart dans sa
conduite. Elle fut le prix de l'hospitalité de M. Dupin,
à qui sa mère la donna avec une place de fermier
général et une fortune immense, en reconnoissance
du bon accueil qu'il lui avoit fait dans sa province ^.
Elle étoit encore, quand je la vis pour la première
fois, une des plus belles femmes de Paris. Elle me
reçut à sa toilette. Elle avoit les bras nus, les cheveux
épars, son peignoir mal arrangé. Cet abord m' étoit
très nouveau ; ma pauvre tête n'y tint pas ; je me
trouble, je m'égare, et bref me voilà épris de madame
Dupin.
Mon trouble ne parut (a) pas me nuire auprès
Var. — (a) : parut pourtant pas...
Madame de la Popelinière. (Voyez : G. Desnoiresterres, Epicuriens
ei Lettrés. Paris, Charpentier, 1879, p. 438 et ss. ; G. de Villeneuve-
Guibert, Le Portefeuille de Madame Dupin. Paris, Calmann-Lé\-j-,
s. d., in-18.)
1. Claude Dupin était né en 1681 ; ii exerça la charge de fermier
général à partir du 1^' octobre 1726 et mourut à Paris, le 25 fé-
vrier 1769. Voyez rou\Tage de G. de Villeneuve-Guibert cité dans
la note précédente.
108 LES CONFESSIONS
d'elle, elle ne s'en aperçut point. Elle accueillit le
livre et l'auteur, me parla de mon projet en personne
instruite, chanta, s'accompagna du clavecin, me
retint à dînes, me fit mettre à table à côté d'elle :
il n'en falloit pas tant pour me rendre fou : je le
devins. Elle me permit de la venir voir : j'usai,
j'abusai de la permission. J'y allois presque tous les
jours, j'y dînois deux ou trois fois (a) la semaine.
Je mourois d'envie de parler : je n'osois jamais.
Plusieurs raisons renforçoient ma timidité naturelle.
L'entrée d'une maison opulente étoit une porte
ouverte à la fortune ; je ne voulois pas, dans ma
situation, risquer de me la fermer. Madame Dupin,
tout aimable qu'elle étoit, étoit sérieuse et froide ;
je ne trouvois rien dans ses manières d'assez agaçant
pour m'enhardir (b). Sa maison, aussi brillante
alors qu'aucune autre dans Paris, rassembloit des
sociétés auxquelles il ne manquoit que d'être un peu
moins nombreuses pour être d'élite dans tous les
genres. Elle aimoit à voir tous les gens qui jetoient
de l'éclat, les grands, les gens de lettres, les belles
femmes. On ne voyoit chez elle que ducs, ambassa-
deurs, cordons-bleus. Madame la princesse de Rohan,
madame la comtesse de Forcalquier, madame de
Mirepoix. madame de Brignole. milady Hervey,
pouvoient passer pour ses amies. M. de Fontenelle,
l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Four-
mont. M. de Bernis. M. de Buflon, M. de Voltaire
étoient de son cercle et de ses dîners. Si son maintien
Var. — (a) : par semaine... — (b) : enhardir. Enfin sa mal-
son...
I
LIVRE SEPTIÈME 109
réserve n attiroit pas beaucoup les jeunes gens, sa
société, d'autant mieux composée, n'en étoit que plus
imposante, et le pauvre Jean- Jacques n'avoit pas de
quoi se flatter de briller beaucoup au milieu de tout
cela. Je n'osai donc parler : mais, ne pouvant plus
me taire, j'osai écrire. Elle garda deux jours ma
lettre (a) sans m'en parler. Le troisième jour elle me
la rendit (h), m'adressant verbalement quelques
mots d'exhortation d'un ton froid qui me glaça.
Je voulus parler, la parole expira sur mes lèvres ;
ma subite passion s'éteignit avec l'espérance, et.
après une déclaration dans les formes, je continuai
de (c) vivre avec elle comme auparavant, sans plus
lui parler de rien, même des yeux.
Je crus ma. sottise oubliée ; je me trompai. M. de
Francueii^, fils de M. Dupin et beau-fils de madame,
étoit à peu près de son âge et du mien. Il avoit de
l'esprit, de la figure : il pouvoit avoir des préten-
tions : on disoit qu'il en avoit auprès d'elle, unique-
ment peut-être parce qu'elle lui avoit donné une
femme bien laide, bien douce, et qu'elle vivoit par-
faitement bien avec tous les deux. M. de Francueil
Var. — (a) : garda ma lettre deux jours sans... — (h) : rendit,
en m' adressant... — (c) : à vivre.
1. Claude-Louis Dupin de Francueil, né à Chàteauroux en 1716.
Il était receveur général des finances pour Metz et l'Alsace et
secrétaire du cabinet du roi. Il avait épousé, en 1737, Mademoi-
selle Suzanne BoUioud de Saint- Julien qui mourut en 1754. A
Tâge de soixante-deux ans (en mars 1777), Dupin de Francueil
épousa en secondes noces Aurore de Saxe, veuve du comte de
Horn, fille du maréchal de Saxe et de Mademoiselle de Verrière.
De ce second mariage naquit un fils, Maurice Dupin, qui fut le
père de George Sand.
110 LES CONFESSIONS
aimoit et cultivoil les talens. La musique, qu'il
savoit fort (a) bien, fut entre nous un moyen de
liaison. Je le vis beaucoup ; je mattachois à lui :
tout d'un coup il me fit entendre que madame Dupin
trouvoit mes visites trop fréquentes, et me prioit
de les discontinuer \ Ce compliment auroit pu être
à sa place quand elle me rendit ma lettre ; mais huit
ou dix jours après, et sans aucune autre cause, il
venoit, ce me semble, hors de propos. Cela faisoit
une position d'autant plus bizarre, que je n'en étois
pas moins bien venu qu'auparavant chez M. et ma-
dame de Francueil ^. J'y allai cependant plus rare-
ment, et j'aurois cessé d'y aller tout à fait, si, par un
autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avoit
fait prier de veiller pendant huit ou (h) dix jours à
son fils, qui. changeant de gouverneur, restoit seul
durant cet intervalle. Je passai ces huit jours dans
un supplice que le plaisir fc) d'obéir à madame
Dupin pouvoit seul me rendre soufîrable ; car le
pauATc Chenonceaux ^ avoit dès lor-s cette mauvaise
tête qui a failli déshonorer sa famille, et qui Ta fait
mourir à Tîle de Bourbon. Pendant que je fus
Yar. — (a) : très bien,... — (b) : huit à dix... — (c) : que le
dé^ir d'obéir...
1. Ce fut probablement à la suite de cet entretien que Rousseau
écrivit, le 9 a\"Til 1743, à [Madame Dupio, la lettre publiée par le
comte de Villeneuve-Gmbert (Le Portefeuille de Madame Dupin,
p. 334t et dans laquelle l'auteur des Confessions regrette sincère-
ment d'avoir encouru la disgrâce de sa bienfaitrice.
2. Dupin de Francueil habitait, avec sa femme, chez son père,
rue Platrière.
3. Jacques- Armand de Chenonceaux, né en février 1730, mort
à r De-de-France, le 3 mai 1767.
LIVRE SEPTIÈME 111
auprès de lui, je l'empêchai de faire du mal à lui-
même ou à d'autres, et voilà tout : encore ne fut-ce
pas une médiocre peine ; je ne m'en serois pas chargé
huit autres jours de plus, quand madame Dupin
se seroit donnée à moi pour récompense.
M. de Francueil me prenoit en amitié, je travaillois
avec lui : nous commençâmes ensemble un cours
de chimie chez Rouelle ^. Pour me rapprocher de lui,
je quittai mon hôtel Saint-Quentin et vins me loger au
jeu de Paume de la rue Verdelet, qui donne dans la
rue Plâtrière, où logeoit M. Dupin. Là, par la suite
d'un rhume négligé, je gagnai une fluxion de poitrine
dont je faillis mourir. J'ai eu souvent dans (a) ma
jeunesse de ces maladies inflammatoires, pleurésies,
et surtout des esquinancies auxquelles j'étois très
sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes
m'ont fait voir la mort d'assez près pour me familia-
riser avec son image. Durant ma convalescence,
j'eus le tems de réfléchir sur mon état, et de déplorer
ma timidité, ma foiblesse, et mon indolence qui,
malgré le feu dont je me sentois embrasé, me laissoit
languir dans l'oisiveté d'esprit toujours à la porte
de la misère. La veille du jour où j'étois tombé
malade, j'étois allé à un opéra de Rover, qu'on
donnoit alors, et dont j'ai oublié le titre. Malgré ma
prévention pour les talens des autres, qui m'a tou-
jours fait défier des miens, je ne pouvois m'empêcher
de trouver cette musique foible, sans chaleur, sans
Var. — (a) : durant ma jeunesse...
1. Guillaume-François Rouelle (1703-1770), membre de l'Aca-
démie des sciences.
112 LES CONFESSIONS
invention. Josois quelquefois me dire : Il me semble
que je ferois mieux que cela. Mais la terrible idée que
i'avois de la composition d'un opéra, et l'importance
que j'entendois donner par les gens de l'art à cette
entreprise. m"en rebutoient à l'instant même, et me
faisoient rougir d"oser y (a) penser. D'ailleurs où
trouver quelqu'un qui voulût me fournir des paroles
et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces idées
de musique et d" opéra me revinrent durant ma
maladie, et dans le transport de ma fièvre, je com-
posois (h) des chants, des duos, des chœurs. Je suis
certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima
intenzione dignes peut-être de l'admiration des
maîtres s'ils avoient pu les entendre exécuter. Oh î
si l'on pouvoit tenir registre des rêves d'un fiévreux,
quelles grandes et sublimes choses on verroit sortir
quelquefois de son délire !
Ces sujets de musique et d'opéra m'occupèrent
encore pendant ma convalescence, mais plus tran-
quillement. A force d'y penser, et même malgré moi,
je voulus en avoir le cœur net. et tenter de faire à
moi seul un opéra, paroles et musique. Ce n'étoit pas
tout à fait mon coup d'essai. J'avois fait (c) à
Chambéri un opéra-tragédie, intitulé Iphix et Ana-
jarèie. que j'avois eu le bon sens de jeter au feu.
J'en avois fait à Lyon un autre intitulé la Décoiwerte
du nouveau monde ^, dont, après l'avoir lu à M. Bor-
Var. — (a) : d'oser y songer. — (b) : je composois des vers,
des chants,... — (c) : fait jadis à...
1. On trouvera des fragments de cet ouvrage de jeunesse, ainsi
que (Y Iphix et Anatarète dans les Œuvres complètes, t. V.
LIVRE SEPTIEME
ii:
des, à Tabbé de Mably, à Tabbé Tniblet et à d'autres,
j'avois fini par faire le même usage, quoique j'eusse
déjà fait la musique du prologue et du premier acte,
et que David m'eût dit. en voyant cette musique,
qu'il y avoit des morceaux dignes du Buononcini.
Cette fois, avant (a) de mettre la main à l'œuvre,
je me donnai le tems de méditer mon plan. Je pro-
jetai dans un ballet héroïque trois sujets difïerens
en trois actes détachés, chacun dans un différent
caractère de musique ; et, prenant pour chaque sujet
les amours d'un poète, j'intitulai cet opéra les
Muses galantes. Mon premier acte, en genre de
musique forte, étoit le Tasse ; le second, en genre
de musique tendre, étoit Ovide (b) ; et le troisième,
intitulé Anacréon., devoit respirer la gaieté du di-
thyrambe. Je m'essayai d'abord sur le premier acte,
et je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la première
fois, me fit goûter les délices de la ver\e dans la
composition. Un soir, près d'entrer à l'Opéra, me
sentant tourmenté, maîtrisé par mes idées, je remets
mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer
chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé
tous mes rideaux pour empêcher le jour d'y pénétrer,
et là, me livrant à tout l'œstre poétique et musical,
je composai rapidement en sept ou huit heures la
meilleure partie de mon acte. Je puis dire que mes
amours pour la princesse de Ferrare (car j'étois le
Tasse pour lors) et mes nobles et fiers sentimens
vis-à-vis de son injuste frère, me donnèrent une nuit
cent fuis plus délicieuse que je ne l'aurois trouvée
\'ar. — (a) : avant que de... — (b) : Ovide. Le troisième,...
II. — 8
114 LES CONFESSIONS
dans les bras de la (a) princesse elle-même. Il ne
resta le matin dans ma tête qu'une bien petite partie
de ce que j'avois fait ; mais ce peu. presque effacé
par la lassitude et le sommeil, ne laissoit pas de
marquer encore l'énergie des morceaux dont il offroit
les débris.
Pour cette fois, je ne poussai pas fort loin ce travail,
en ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis
que je m'attachois à la maison Dupin, madame de
Beuzenval et madame de Broglie, que je continuois
de voir quelquefois, ne m'avoient pas oublié, M. le
comte de Montaigu, capitaine aux gardes, venoit
d'être nommé ambassadeur à Venise ^. C'étoit un
ambassadeur de la façon de Barjac 2, auquel il
faisoit (h) assidûment sa cour. Son frère, le chevalier
de Montaigu, gentilhomme de la manche de Mon-
sieur (c) le Dauphin, étoit de la connoissance de
ces deux dames et de celle de M. l'abbé Alary, de
l'Académie françoise, que je voyois aussi quelque-
fois. Madame de Broglie. sachant que l'ambassa-
Var. — (a) : dans les bras de la première beauté de V univers.
— (b) : très assidûment... — (c) : de M. le...
1. Pierre-Franeois-Auguste, comte de Montaieu, né en 1692.
D exerça d'abord la profession des armes et prit part, en 1707,
avec le régiment royal d'infanterie, aux campagnes des Pays-Bas
et du Rhin. En 1741, il était capitaine de grenadiers aux gardes
frcinçaises. D quitta peu après la carrière militaire et entra dans
la diplomatie. Il avait épousé, le 30 juin 1736, Mademoiselle de
la Chaise d'Aix. (Voyez rou\Tage d'Aug. de Montaigu, Démêlés
du comte de Montaisu, etc.. et de son secrétaire J.-J. Rousseau.
Paris, Pion, 1904, in-go.)
2. Valet de chambre et confident du cardinal de Fleury. (Con
sultez sur ce personnage les Mémoires du Duc de Richelieu, par Sou-
lavie, ch. xxxvi.)
LIVRE SEPTIÈME 115
deur (a) cherchoit un secrétaire, me proposa. Nous
entrâmes en pourparlers. Je demandai cinquante
louis d'appointement, ce qui étoit bien peu^dans une
place où l'on est obligé de figurer. Il ne vouloit me
donner que cent pistoles, et que je fisse le voyage à
mes frais. La proposition étoit ridicule. Nous ne
pûmes nous accorder. M. de Francueil, qui fai-
soit (b) ses elîorts pour me retenir, l'emporta. Je
restai, et M. de Montaigu partit, emmenant un autre
secrétaire appelé (c) M. Follau, qu'on lui avoit
donné au bureau des affaires étrangères. A peine
furent-ils arrivés à Venise ^ qu'ils se brouillèrent.
Follau, voyant qu'il avoit affaire à un fou, le planta
là : et M. de Montaigu n'ayant qu'un jeune (cl) abbé
appelé de Binis, qui écrivoit sous le secrétaire et
n' étoit pas en état d'en remplir la place, eut recours
à moi. Le chevalier son frère, homme d'esprit, me
tourna si bien, me faisant entendre qu'il y avoit des
droits attachés à la place de secrétaire, qu'il me fit
accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon
voyage, et je partis.
A Lyon, j'aurois bien voulu prendre la route du
Mont Cenis pour voir en passant ma pauvre Maman.
Mais je descendis le Rhône et fus m'embarquer à
Toulon (e), tant à cause de la guerre et par raison
d'économie, que pour prendre un passeport de
Var. — (a) : que le nouvel ambassadeur... — (h) : faisoit
tous ses efforts... — (c) : secrétaire nommé M. Follau,... —
(d) : un petit abbé... — (e) : Toulon pour Gênes, tant par raison
d'économie...
1. Le 11 juillet 1743.
116 LES CONFESSIONS
M. de Mirepoix, qui commandoit alors en Provence,
et à qui j'étois adressé. M. de Montaigu, ne pouvant
se passer de moi, m'écrivoit lettre sur lettre, pour
presser mon voyage. Un incident le retarda.
C'étoit le tems de la peste de Messine. La flotte
angloise y avoit mouillé, et visita la felouque sur
laquelle j"étois. Cela nous assujettit en arrivant à
Gênes, après une longue et pénible (a) traversée,
à une quarantaine de vingt-[etj-un jours. On donna
le choix aux passagers de la faire à bord ou au la-
zaret, dans lequel on nous prévint que nous ne
trouverions que les quatre murs, parce qu'on n'avoit
pas encore eu le tems de le meubler. Tous choisirent
la felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit,
l'impossibilité d'y marcher, la vermine, me firent
préférer le lazaret, à tout risque. Je fus conduit dans
un grand bâtiment à deux étages absolument nu,
où je ne trouvai ni fenêtre, ni lit, ni table, ni chaise,
pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une botte
de paille pour me coucher. On m'apporta mon man-
teau, mon sac de nuit, mes deux malles ; on ferma
sur moi de grosses portes à grosses serrures, et je
restai là, maître de me promener à mon aise de
chambre en chambre et d'étage en étage, trouvant
partout la même solitude et la même nudité.
Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le
lazaret plutôt que la felouque, et, comme un nou-
veau (h) Robinson, je me mis à m'arranger pour
mes vingt-'et'-un jours comme j'aurois (c) fait pour
Var. — (a) : longue et fatigante... — (b) : comme un autre
Robinson,... — (c) : j'aurois pu faire pour...
LIVRE SEPTIÈME 11/
toute ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la
chasse aux poux que j'avois gagnés dans la Jelouque.
Quand, à force de changer de linge et hardes, je
me fus enfin rendu net, je procédai à l'ameuble-
ment de la chambre que je m'étois choisie (a).
Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes
chemises, des draps de plusieurs serviettes que je
cousis, une couverture de ma robe de chambre, un
oreiller de mon manteau (h) roulé. Je me fis un
siège d'une malle posée à plat, et une table de (c)
l'autre posée de champ. Je tirai du papier, une
écritoire, j'arrangeai en manière de bibliothèque une
douzaine de livres que j'avois. Bref, je m'accommodai
si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres,
j'étois presque aussi commodément à ce lazaret
absolument nu (d) qu'à mon jeu de paume de la
rue Verdelet. Mes repas étoient servis avec beaucoup
de pompe ; deux grenadiers, la baïonnette au bout
du fusil, les escortoient ; l'escalier étoit ma salle
manger, le (e) palier me servoit de table, la marche
inférieure me servoit de siège, et quand mon dîner
étoit servi, l'on sonnoit en se retirant une clochette
pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes
repas, quand je ne lisois ni n'écrivois, ou que je ne
travaillois pas à mon ameublement, j'allois me
promener dans le cimetière des protestans, qui me
servoit de cour, où je montois dans une lanterne qui
donnoit sur le port et d'où je pouvois voir entrer et
Var. — (a) : choisie; je... — (h) : manteau. Je me...^ —
(c) : table d'une autre que je mis de champ... — (d) : lazaret,
qu'à... — (e) : le haut du palier...
118
LES CONFESSIONS
sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours,
et j'y aurois passé la vingtaine entière sans m' en-
nuyer un moment si M. de Jonville, envoyé de
France, à qui je fis parvenir une lettre vinaigrée,
parfumée et demi-brûîée, n'eût fait aBréger mon
tems de huit jours : je les allai passer chez lui, et je
me trouvai mieux, je l'avoue, du gîte de sa maison
que de celui du lazaret. Il me fit force caresses.
Dupont, son secrétaire, étoit un bon garçon, qui me
mena, tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs
maisons où l'on s'amusoit assez, et je liai avec lui
connoissance et correspondance, que nous entre-
tînmes fort longtems. Je poursuivis agréablement
ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan,
Vérone, Bres[cia], Padoue, et j'arrivai enfin à Venise,
impatiemment attendu par M. l'ambassadeur ^
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que
des autres ambassadeurs, dont il n'avoit pu lire ce
qui étoit chiffré, quoiqu'il eût tous les chiffres néces-
saires pour cela. N'ayant jamais travaillé dans aucun
bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je
craignis d'abord d'être embarrassé ; mais je trouvai
que rien n' étoit' plus simple, et en moins de huit
jours j'eus déchiffré le tout, qui assurément n'en
1. A la fin du mois d'août 1743. Pour le détail de ce séjour à
Venise, ainsi que pour les démêlés de Rousseau et du comte de
Montaigu, on consultera utilement : J.-J. Rousseau à Venise,
notes et doc. recueillis par Victor Ceresole, publiés par Th. de Saus-
sure. Genève et Paris, 1885, in-8° ; J.-J. Rousseau à Venise, par
Faugère, deux articles publiés dans le Correspondant des 10 et
25 juin et même l'ou-vT-age partial d'Aug, de Montaigu, Démêlés
du comte de Montaigu... et de son secrétaire J.-J. Rousseau (1743-
1749). Paris, Pion, 1904, in-8°.
LTA'RE SEPTIÈME 119
valoit pas la peine ; car, outre que Tainbassade de
Venise est toujours assez oisive, ce n'étoit pas à un
pareil (a) homme qu'on eût voulu confier la moindre
négociation. Il s'étoit trouvé dans un grand embarras
jusqu'à mon arrivée, ne sachant ni dicter, ni écrire
lisiblement. Je lui étois très utile ; il le sentoit (b)^
et me traita bien. Un autre motif l'y portoit encore.
Depuis M. de Froulay i,. son prédécesseur, dont la
tête s'étoit dérangée, le consul de France, appelé
M. Le Blond ^, étoit resté chargé des affaires de
l'ambassade, et. depuis l'arrivée de M. de Montaigu,
il continuoit de les faire jusqu'à ce qu'il l'eût mis au
fait. M. de Montaigu, jaloux qu'un autre fît son
métier, quoique lui-même (c) en fût incapable, prit
en guigiion le consul, et sitôt que je fus arrivé (d),
il lui ôta les fonctions de secrétaire d'ambassade pour
me les donner. Elles étoient inséparables du titre ;
il me dit de le prendre. Tant que je restai près de lui,
jamais il n'envoya que moi sous ce titre au Sénat et
à (e) son confèrent ; et dans le fond il étoit fort
naturel qu'il aiinàt mieux avoir pour secrétaire
d'ambassade un hom.me à lui, qu'un consul ou un
commis des bureaux nommé par la cour.
Cela rendit ma situation assez agréable, et em-
Var. — (a) : à ce pauvre homme... — (h) : il le sentit,... —
(c) : lui-même n'y enlendoU, rien, prit... — (d) : arrivé, lui ôta...
— (e) : et chez son...
1. Charles-Frajiçois, comte de Froullay, ambassadeur à Venise
de 1733 à 1743.
2. Jean Le Blond, sons-bris^adier des gardes de marine, au dépar-
tement de Toulon, nommé par décret royal du 18 avril 1718,
consul de France à Venise.
120 LES CONFESSIONS
pécha ses gentilshommes, qui étoient ItaHens, ainsi
que ses pages et la plupart de ses gens, de me dis-
puter la primauté dans sa maison. Je me servis avec
succès de l'autorité qui y étoit attachée pour main-
tenir son droit de liste, c'est-à-dire la franchise de
son quartier contre les tentatives qu'on fit plusieurs
fois pour l'enfreindre, et auxquelles ses officiers
vénitiens n'avoient garde de résister. Mais aussi je
ne souffris jamais qu'il s'y réfugiât des bandits,
quoiqu'il m'en eût jdu revenir des avantages dont
Son Excellence n'auroit pas dédaigné sa part^.
Elle osa même la réclamer sur les droits du secré-
tariat qu'on appeloit la chancellerie. On étoit en
guerre ; il ne laissoit pas d'y avoir bien des expéditions
de passeports. Chacun de ces passeports payoit un
sequin au secrétaire qui l'expédioit et le contre-
signoit. Tous mes prédécesseurs s'étoient fait payer
indistinctement ce sequin tant des François que des
1. Dans son Esêai sur J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre
donne les détails suivants sur les procédés du comte de Montaigu.
Il les tenait, sans doute, de la bouche même de Rousseau, car
nous en retrouvons une partie dans les Confessions : « L'ambas-
sadeur, qui était fort avare, voulut partager avec lui l'argent que
la Cour de France passe dans ces circonstances, en gratifications,
avix secrétaires. Pour l'engager à faire ce sacrifice, l'ambassadeur
lui disait : o Vous n'avez point de dépense à faire, point de xnaison
à soutenir ; pour moi, je suis obligé de raccommoder mes bas. —
Et moi aussi, dit Rousseau ; mais quand je les raccommode, il
faut bien que je paye quelqu'un pour faire vos dépêches... » Le
caractère de cet ambassadeur était bien connu aux affaires étran-
gères. Une personne digne de foi m'a cité plusieurs traits de son
avarice. « Trois souliers, disait-il souvent, équivalent à deux paires,
parce qu'il y en a toujours un plus tôt usé que l'autre » ; en con-
séquence, il se faisait toujours faire trois souliers à la fois
LIVRE SEPTIÈME 121
étrangers (a). Je trouvai cet usage injuste ; et. sans
être François, je l'abrogeai pour les Franç^ois ; mais
j'exigeai si rigoureusement mon droit de tout autre,
que le marquis Scotti, frère du favori de la reine
d'Espagne, m'ayant fait demander un passeport sans
m'envoyerle sequin.je le lui fis demander, hardiesse
que le vindicatif Italien n'oublia pas. Dès qu'on sut
la réforme que j'avois faite dans la taxe des passe-
ports, il ne se présenta plus, pour en avoir, que des
foules de prétendus François, qui, dans des bara-
gouins abominables, se disoient l'un Provençal,
l'autre Picard, l'autre Bourguignon. Comme j'ai,
l'oreille assez fine, je n'en fus guère la dupe, et je
doute qu'un seul Italien m'ait soufflé mon sequin (h)
et qu'un seul François l'ait payé. J'eus la bêtise de
dire à M. de Montaigu, qui ne savoit rien de rien,
ce que j'avois fait. Ce mot de sequin lui fit ouvrir les
oreilles, et sans me dire son avis sur la suppression
de ceux des François, il prétendit que j'entrasse en
compte avec lui sur les autres, me promettant des
avantages équivalens. Plus indigné de cette bas-
sesse qu'affecté par mon propre (c) intérêt, je
rejetai hautement sa proposition : il insista, je
m'échauffai : Non, monsieur, lui-dis je très vive-
ment ; que Votre Excellence garde ce qui est à elle
et me laisse ce qui est à moi ; je ne lui en céderai
jamais un sol. Voyant qu'il ne gagnoit (d) rien par
cette voie, il en prit une autre, et n'eut pas honte de
Var. — (a) : étrangers. Sans être François je trouvai cet usage
injuste et je l'abrogeai... — (h) : sequin. Jeus... — (cj : par mon
intérêt... — (d) : gaoneroit rien...
122 LES CONFESSIONS
me dire que, puisque j'avois les profits de sa chan-
cellerie, il étoit juste que j'en fisse les frais. Je ne
voulus pas chicaner sur cet article, et depuis lors j'ai
fourni de mon argent encre.' papier, cire, bougie,
non pareille (a), jusqu'au sceau, que je fis refaire,
sans qu'il m'en ait remboursé jamais un liard. Cela
ne m'empêcha pas de faire une petite part du pro-
duit des passeports à l'abbé de Binis. bon garçon, et
bien éloigné de prétendre à rien de semblable. S'il
étoit complaisant envers moi, je n'étois pas moins
honnête envers lui. et nous avons toujours bien vécu
ensemble.
Sur l'essai de ma besogne, je la trouvai moins
embarrassante que je n'avois craint pour un homme
sans expérience, auprès d'un ambassadeur qui n'en
avoit pas davantage, et dont, pour surcroît, l'igno-
rance et l'entêtement contrarioient comme à plai-
sir tout ce que le bon sens et quelques lumières
m'inspiroient de bien pour son service et celui du
roi. Ce qu'il fit de plus raisonnable fut de se lier avec
le marquis Mari, ambassadeur d'Espagne, homme
adroit et fin, qui l'eût mené par le nez s'il l'eût voulu,
mais qui, vu l'union d'intérêt des deux couronnes, le
conseilloit (h) d'ordinaire assez bien, si l'autre n'eût
gâté ses conseils en fourrant toujours du sien dans
leur exécution. La seule chose qu'ils eussent à faire
de concert étoit d'engager les Vénitiens à maintenir
la neutralité. Ceux-ci ne manquoient pas de pro-
tester de leur fidélité à l'observer, tandis qu'ils four-
Var. — fa) : non-pareille et tout le resle sans quil... — (b) .-
conseilloit assez bien...
LIVRE SEPTIEME
123
nissoient publiquement des munitions aux troupes
autrichiennes, et même des recrues, sous prétexte de
désertion. M. de Montaigu, qui, je crois, vouloit
plaire à la république, ne manquoit pas aussi, malgré
mes représentations (a), de me faire assurer dans
toutes ses dépêches qu'elle n'enfreindroit jamais la
neutralité. L'entêtement et la stupidité de ce pauvre
homme me faisoient écrire et faire à tout moment
des extravagances dont j'étois bien forcé d'être
l'agent, puisqu'il le vouloit, mais qui me rendoient
quelquefois mon métier insupportable et même
presque impraticable. Il vouloit absolument (b),
par exemple, que la plus grande partie de sa dépêche
au roi et de celle au ministre fût en chiffres, quoique
l'une et l'autre ne continssent absolument rien qui
demandât cette précaution. Je lui représentai qu'en-
tre le vendredi qu'arrivoient les dépêches de la cour
et le samedi que partoient les nôtres, il n'y avoit pas
assez de tems pour l'employer à tant de chiffres et
à la forte correspondance dont j'étois chargé pour (c)
le même courrier. Il trouva à cela un expédient admi-
rable, ce fut de faire dès le jeudi la réponse aux
dépêches qui dévoient arriver le lendemain. Cette
idée lui parut même (d) si heureusement trouvée,
quoi que je pusse lui dire sur l'impossibilité, sur
l'absurdité de son exécution, qu'il en fallut passer
par là : et tout le tems que j'ai demeuré chez
Yar. — (a) : Rousseau avait écrit primitivement : ne man-
quoit pas malgré toutes mes protestations ; le mot toutes a été biffé
et les mots aussi et représentations ont été placés en surcharge
dans le manuscrit de Paris. — (b) : absolument que,... — fc) :
par le même... — (dj : lui parut si...
124
LES CONFESSIONS
lui. après avoir tenu note de quelques mots qu'il me
disoit dans la semaine à la volée, et de quelques nou-
velles triviales que j'allois écumant par-ci par-là,
muni de ces uniques matériaux, je ne manquois
jamais le jeudi matin de lui porter le brouillon des
dépêches qui dévoient partir le samedi, sauf quelques
additions ou corrections (a) que je faisois à la hâte
sur celles qui dévoient venir le vendredi, et auxquelles
les nôtres servoient de réponses. Il avoit un autre tic
fort plaisant et qui donnoit à sa correspondance un
ridicule difficile à imaginer. Cet oit de renvoyer
chaque nouvelle à sa source, au lieu de lui faire
suivre son cours. Il marquoit à M. Amelot les nou-
velles de la cour, à M. de Maurepas celles de Paris,
à M. d'Havrincourt celles de Suède, à M. de La Che-
tardie celles de Pétersbourg, et quelquefois à chacun
celles qui venoient de lui-même (h), et que j'habillois
en termes un peu différens. Comme de tout ce que je
lui portois à signer il ne parcouroit que les dépêches
de la cour et signoit celles (c) des autres ambassa-
deurs sans les lire, cela me rendoit un peu plus le
maître de tourner ces dernières à ma mode, et j'y
fis au moins croiser les nouvelles. Mais il me fut
impossible de donner un tour raisonnable aux
dépêches essentielles : heureux encore quand il ne
s'avisoit pas d'y larder impromptu quelques lignes
de son estoc, qui me forçoient de retourner trans-
crire en hâte toute la dépêche ornée de cette nouvelle
impertinence, à laquelle il falloit donner Thonneur
Yar. — (a) : corrections à faire sur celles... — (b) : lui-même
en termes un peu... — (c) : signoit pour ^es autres ambassadeurs...
LIVRE SEPTIÈME 125
du chiiïre. sans quoi il ne l'auroit pas signée. Je fus
tenté vingt fois, pour l'amour de sa gloire de (a).
chiffrer autre chose que ce qu'il avoit dit : mais
sentant que rien ne pouvoit autoriser une pareille
infidélité, je le laissai délirer à ses risques, content
de lui parler avec franchise, et de remplir aux miens
mon devoir auprès de lui. .
C'est ce que je fis toujours avec une droiture, un
zèle et un courage qui méritoient de sa part une autre
récompense que celle que j'en reçus à la fin. Il étoit
tems que je fusse une fois ce que le ciel qui m'avoit
doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que
j'avois reçue de la meilleure des femmes, ce que celle
que je m'étois donnée à moi-même m'avoit fait
être (b) ; et je le fus. Livré à moi seul, sans ami,
sans conseil, sans expérience, en pays étranger,
servant une nation étrangère, au milieu d'une foule
de fripons, qui, pour leur intérêt et pour écarter le
scandale du bon exemple, m'excitoient (c) à les
imiter, loin d'en rien faire, je servis bien la France,
à qui je ne devois rien, et mieux l'ambassadeur,
comme il étoit juste, en tout ce qui dépendit de moi.
Irréprochable dans un poste assez en vue. je méritois,
j'obtins l'estime de la République, celle de tous les
ambassadeurs avec qui nous étions en correspon-
dance, et l'affection de tous les François établis à
Venise, sans en excepter le consul même, que je
supplantois à regret dans des fonctions que je savois
lui être dues, et qui me donnoient plus d'embarras
que de plaisir.
Var. — (a) : à... — (b) : être. Et... — (c) : me tentaient de les...
126 LES CONFESSIONS
M. de Montaigu. livré sans réserve au marquis
Mari; qui n'entroit pas dans les détails de ses devoirs,
les négligeoit à tel point que, sans moi, les François
qui étoient à Venise ne se seroient pas aperçus
qu'il y eût un ambassadeur de leur nation. Toujours
éconduits sans qu'il voulût les entendre lorsqu'ils
avoient besoin de sa protection, ils se rebutèrent,
et ion n'en voyoit plus aucun ni à sa suite ni à sa
table, où il ne les invita jamais. Je fis souvent de mon
chef ce qu'il auroit dû faire : je rendis aux François
qui avoient recours à lui, ou à moi, tous les services
qui étoient en mon pouvoir (a). En tout autre pays
j'aurois fait davantage ; mais, ne pouvant voir
personne en place à cause de la mienne, j'étois forcé
de recourir souvent au consul, et le consul, établi
dans le pays où il avoit sa famille, avoit des ménage-
mens à garder qui l'empêchoient de faire ce qu'il
auroit voulu. Quelquefois cependant, le voyant
mollir et n'oser parler, je m'aventurois à des dé-
marches hasardeuses dont plusieurs m'ont réussi.
Je m'en rappelle une dont le souvenir me fait encore
rire. On ne se douteroit guère que c'est à moi que
les amateurs du spectacle à Paris ont dû Coralline
et sa sœur Camille -^ : rien cependant n'est plus vrai.
Var. — (a) : pouvoir; en tout...
1. '^Camille- Jacquette-Antoinette Véronèse, fille de Charles-
Antoine Véronèse, dit Pantalon. Elle était née à Venise en 1735.
Elle parut pour la première fois au théâtre, à l'âge de neuf ans
et dansa avec sa sœur Caroline. Elle débuta à Paris, sur la scène
de la Comédie Italienne, le l®'' juillet 1747. et mourut fort regrettée
le 20 juillet 1768.
LIVRE SEPTIÈME 127
Yéronèse, leur père, s'étoit engagé avec ses enfans (a)
pour la troupe italienne : et après avoir reçu deux
mille francs pour son voyage, au lieu de partir, il
s'étoit tranquillement mis à Venise au théâtre de
Saint-Luc ^. où Coralline, tout enfant qu'elle étoit
encore, attiroit beaucoup de monde, M. le duc de
Gesvres. comme premier gentilhomme de la chambre,
écrivit à Tambassadeur pour réclamer le père et la
fille. M. de Montaigu, me donnant (h) la lettre, me dit
pour toute instruction : Vouez cela. J'allai chez M. Le
Blond le prier de parler au patricien à qui appar-
tenoit le théâtre de Saint-Luc, et qui étoit, je crois,
un Zustiniani, afin qu'il renvoyât Véronèse, qui
étoit engagé au service du roi. Le Blond, qui ne se
soucioit pas trop de la commission, la fit mal. Zusti-
nian battit la campagne, et Véronèse ne fut point
renvoyé. J'étois piqué. L'on étoit en carnaval. Ayant
pris la bahute et le masque, je me fis mener au palais
Zustiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole
avec la livrée de Tambassadeur, furent frappés ;
Venise n'avoit jamais vu pareille chose. J'entre, je
me fais annoncer sous le nom &' una siora maschera.
Sitôt que je fus introduit, j'ôte (c) mon masque et je
me nomme. Le sénateur pâlit et reste stupéfait.
Monsieur, lui dis-je (d) en vénitien, c'est à regret
Yar. — (a) : engagé pour la... — (b) .-^me donna la lettre et
pour toute instruction me dit :... — (c) : yôtai rnon masque et je
me nommai.... — (d) : dis-je, c'est à... ^ " - — -^T^^
1 . Je suis en doute si ce n'étoit point Saint- Samuel. Les noms
propres m'échappent absolument. (Note de J.-J. Rousseau.)
Cette note ne se trouve pas dans le manuscrit de Paris.
128 LES CONFESSIONS
que j'importune Votre Excellence de ma visite ;
mais vous avez à votre théâtre de Saint-Luc un hom-
me nommé Yéronèse qui est engagé au service du
roi, et qu'on vous a fait demander inutilement :
je viens le réclamer au nom de Sa Majesté. Ma courte
harangue fit efTet. A peine étois-je parti, que mon
homme courut rendre compte de son aventure aux
inquisiteurs d'Etat, qui lui lavèrent la tête. Yéro-
nèse fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s'il
ne partoit dans la huitaine, je le ferois arrêter ;
et il partit.
Dans une autre occasion je tirai de peine un capi-
taine de vaisseau marchand par moi seul et presque
sans le secours de personne. Il s'appeloit le capi-
taine Olivet, de Marseille (a) ; j'ai oublié le nom du
vaisseau ^. Son équipage avoit pris querelle avec des
Esclavons au service de la République : il y avoit eu
des voies de fait, et le vaisseau avoit été mis aux
arrêts avec une telle sévérité, que personne, excepté
le seul capitaine, n'y pouvoit aborder ni en sortir
sans permission. Il eut recours à l'ambassadeur, qui
l'envoya promener ; il fut au consul, qui lui dit que
ce n'étoit pas une affaire de commerce et qu'il
ne pouvoit s'en mêler ; ne sachant plus que faire, il
revint à moi. Je représentai à M. de Montaigu qu'il
devoit me permettre de donner sur cette affaire un
mémoire au Sénat ; je ne me rappelle pas s'il y con-
sentit et si je présentai le mémoire ; mais je me
Var. — (c) : Marseille. Son équipagre...
1. Ce vaisseau était le Sainte-Barbe. Le capitaine se nommait
Antoine Olivet
LIVRE SEPTIÈME 129
rappelle bien que mes démarches n'aboutissant à
rien, et l'embargo durant toujours, je pris un parti
qui me réussit. J'insérai la relation de cette affaire
dans une dépêche à M. de Maurepas. et j'eus même
assez de peine à faire consentir M. de Montaiou à
passer cet article. Je savois que nos dépêches, sans
valoir trop la peine d'être ouvertes, l'étoient à Venise.
J'en avois la preuve dans les articles que j'en trou-
vois mot pour mot dans la gazette : infidélité dont
j'avois inutilement (a) voulu porter l'ambassadeur
à se plaindre. Mon objet, en parlant de cette vexa-
tion dans la dépêche, étoit de tirer parti de leur curio-
sité pour leur faire peur et les engager à délivrer le
vaisseau ; car s'il eût fallu attendre pour cela la
réponse de la cour, le capitaine étoit ruiné avant
qu'elle fût venue. Je fis plus, je me rendis au vaisseau
pour interroger l'équipage. Je pris avec moi l'abbé
Patizel ^, chancelier du consulat, qui ne vint qu'à
contre-cœur ; tant tous ces pauvres gens crai-
gnoient (h) de déplaire au Sénat. Xe pouvant monter
à bord à cause de la défense, je restai dans ma cron-
dole, et j'y dressai mon verbal, interrogeant à haute
voix et successivement tous les gens de l'équipage,
et dirigeant mes questions de manière à tirer des
réponses qui leur fussent avantageuses. Je voulus
engager Patizel à faire les interrogations et le verbal
lui-même, ce qui en effet étoit plus de son métier
Var. — (a) : inutilement porté l'ambassadeur... — (h) : tant
ces pauATes gens craignoient tous...
1. Jean Patizel, originaire de Bapaume, chancelier depuis
1731.
130 LES CONFESSIONS
que du mien. Il n'y voulut jamais consentir (a).
ne dit pas un seul mot (h), et voulut à peine signer
le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie
eut cependant un heureux succès, et le vaisseau fut
délivré longtems avant la réponse du ministre.
Le capitaine voulut me faire un présent. Sans me
fâcher, je lui dis, en lui frappant sur Tépaule : Capi-
taine Olivet. crois-tu que celui qui ne reçoit pas des
François un droit de passeport qu'il trouve établi,
soit homme à leur vendre la protection du roi? Il
voulut au moins me donner sur son bord un dîner,
que j'acceptai, et où je menai le secrétaire d'ambas-
sade d'Espagne, nommé Carrio, homme d'esprit (c)
et très aimable, qu'on a vu depuis secrétaire d'am-
sade à Paris et chargé des afîaires, avec lecjuel je
m'étois intimement hé, à l'exemple de nos ambas-
sadeurs.
Heureux si. lorsque je faisois avec le plus parfait
désintéressement tout le bien que je pouvois faire,
j'avois su mettre assez d'ordre et d'attention dans
tous ces menus détails pour n'en pas être (d) la
dupe et servir les autres à mes dépens ! Mais dans
des places comme celle que j'occupois, où les moin-
dres fautes ne sont point sans conséquence, j'épui-
sois toute mon attention pour n'en point faire contre
mon service : je fus jusqu'à la fin du plus grand ordre
et de la plus grande exactitude en tout ce qui regarr
doit mon devoir essentiel. Hors quelques erreurs
qu'une précipitation forcée me fit faire en chiffrant,
Var. — (a) : consentir et ne dit... — (b) : mot. Cette dé-
marche... — (c) : homme de mérite et... — (d) : être pas moi-
même la dupe...
LIVRE SEPTIÈME 131
et dont les commis de M. Amelot se plaignirent une
fois, ni l'ambassadeur ni personne n'eut jamais à me
reprocher une seule négligence dans aucune de
mes fonctions (a), ce qui est à noter pour un homme
aussi négligent et aussi étourdi que moi ; mais je
manquois parfois de mémoire et de soin dans les
affaires particulières dont je me chargeois. et l'amour
de la justice m'en a toujours fait supporter le pré-
judice de mon propre mouvement avant que per-
sonne songeât à se plaindre. Je n'en citerai qu'un
seul trait, qui se rapporte à mon départ de Venise,
et dont j'ai senti le contre-coup dans la suite à
Paris.
Notre cuisinier, appelé Rousselot, avoit apporté de
France un ancien billet de deux cents francs, qu'un
perruquier de ses amis avoit d'un noble vénitien
appelé Zanetto Nani pour fournitures de perruques.
Rousselot m'apporta ce billet, me priant de tâcher
d'en tirer quelque chose par accommodement. Je
savois, il savoit aussi que l'usage constant des nobles
vénitiens est de ne jamais payer, de retour dans
leur patrie, les dettes qu'ils ont contractées en pays
étranger ; quand on les y veut contraindre, ils con-
sument en tant de longueurs et de frais le malheureux
créancier, qu'il se rebute, et finit par tout abandon-
ner, ou s'accommoder presque pour rien. Je priai
M. Le Blond de parler à Zanetto ; celui-ci convint
du billet, non du paiement. A force de batailler, il
promit enfin trois sequins. Quand Le Blond lui porta
le billet, les trois sequins ne se trouvèrent pas prêts ;
Var. — (a) : fonctions : mais je...
132 LES CONFESSIONS
il fallut attendre. Durant cette attente survint ma
querelle avec l'ambassadeur et ma sortie de chez lui.
Je laissai (a) les papiers de l'ambassade dans le
plus grand ordre, mais le billet de Rousselot ne se
trouva point. M. Le Blond m'assura me l'avoir rendu;
je le connoissois trop honnête homme pour en dou-
ter : mais il me fut impossible de me rappeler ce
qu"étoit devenu ce billet. Comme Zanetto avoit
avoué la dette, je priai M. Le Blond de tâcher d'en
tirer les trois sequins (h) sur un reçu, ou de Fengager
à renouveler le billet par duplicata. Zanetto, sachant
le billet perdu, ne voulut faire ni l'un ni l'autre.
J'offris à Rousselot les trois sequins de ma bourse
pour l'acquit du billet. Il les refusa, et me dit que je
m'accommoderois à Paris avec le créancier, dont il
me donna l'adresse. Le jDcrruquier, sachant ce qui
s'étoit passé, voulut son billet ou son argent en
entier. Que n'aurois-je point donné dans mon indi-
gnation pour retrouver ce maudit billet ! Je payai
les deux cents francs, et cela dans ma plus grande
détiesse. Voilà comment la perte du billet valut
au créancier le paiement de la somme entière, tandis
que si. malheureusement pour lui. ce billet se fût
retrouvé, il en auroit difficilement tiré les dix écus
promis par Son Excellence Zanetto Nani.
Le talent que je crus me sentir pour mon emploi
me le fit remplir avec goût, et hors la société de mon
ami de Carrio. celle du vertueux Altuna, dont
j'aurai bientôt à parler, hors les récréations bien
innocentes de la place Saint-Marc, du spectacle,
Var. — (a) : tous les papiers... — (b) : trois sequins, ou...
LIVRE SEPTIÈME 133
et de quelques visites que nous faisions presque tou-
jours (a) ensemble, je fis mes seuls plaisirs de
mes devoirs. Quoique mon travail ne fût pas fort
pénible, surtout avec l'aide de l'abbé de Binis, comme
la correspondance étoit très étendue et qu'on (h)
étoit en tems de guerre, je. ne laissois pas d'être
occupé raisonnablement. Je travaillois tous les jours
une bonne partie de la matinée, et les jours de courrier
quelquefois jusqu'à minuit. Je consacrois le reste
du tems à l'étude du métier que je commençois, et
dans lequel je comptois bien, par le succès de mon
début, être employé plus avantageusement dans la
suite. En effet, il n'y avoit qu'une voix sur mon
compte, à commencer par celle de l'ambassadeur,
qui se louoit hautement de mon service, qui ne s'en
est jamais plaint, et dont toute la fureur ne vint
dans la suite que de ce que. m'étant plaint inutile-
ment moi-même, je voulus enfin avoir (c) mon
congé. Les ambassadeurs et ministres du roi, avec
qui nous étions en correspondance, lui faisoient, sur
le mérite de son secrétaire, des complimens qui
dévoient le flatter, et qui, dans sa mauvaise tête,
produisirent un effet tout contraire (d). Il en reçut
un surtout dans une circonstance essentielle qu'il ne
m'a jamais pardonné. Ceci vaut la peine d être
expliqué.
Il pouvoit si peu se gêner, que le samedi même,
jour de presque tous les courriers, il ne pouvoit
attendre pour sortir que le travail fût achevé ; et me
Var. — (a) : faisions toujours ensemble,... — (b) : et que
nous étions en... — (c) : avoir enfin... — (d) : tout di/]érenl. II...
134 LES CONFESSIONS
talonnant sans cesse pour expédier les dépêches du
roi et des ministres, il (a) les signoit en hâte, et puis
couroit je ne sais où, laissant la plupart des autres
lettres sans signature : ce qui me forçoit, quand ce
n'étoit que des nouvelles, de les tourner en bulle-
tins ; mais lorsqu'il s'agissoit d'affaires qui regar-
doient le service du roi, il falloit bien que quelqu'un
signât, et je signois ^. J'en usai ainsi pour un avis
important que nous venions de recevoir de M. Vin-
cent, chargé des affaires du roi à Vienne. C'étoit dans
le tems que le prince de Lobkowitz marchoit à Xaples,
et que le comte de Gages fit cette mémorable re-
traite, la plus belle manœuvre de guerre de tout le
siècle, et dont l'Europe a trop peu parlé. L'avis
port oit qu'un homme dont M. Vincent nous envoyoit
le signalement partoit de Vienne, et devoit passer
à Venise, allant furtivement dans l'Abruzze, chargé
d'y faire soulever le peuple à l'approche des Autri-
chiens. En l'absence de M. le comte de Moijtaigu,
qui ne s'intéressoit à rien, je fis passer à M. le marquis
de l'Hôpital cet avis si à propos, que c'est peut-être
à ce pauvre Jean- Jacques si bafoué que la maison
de Bourbon doit la conservation du royaume de
Naples.
Le marquis de T Hôpital, en remerciant son col-
lègue comme il étoit juste, lui parla de son secrétaire
et du service qu'il venoit de rendre à la cause com-
Var. — (aj : il signoit en..
1. Ce fait se produisit fort rarement, car sur cent seize lettres
de cette provenance, conservées actueDement dans les Archives du
Ministère des Affaires Etrangères, on n'en trouve aucune portant
la signature de Rousseau.
LIVRE SEPTIÈME 135
mune. Le comte de Montaigu, qui avoit à se repro-
cher sa négligence dans cette affaire, crut entvevoiTfaJ
dans ce compliment un reproche, et nVen parla avec
humeur. J'avois été dans le cas d'en user avec le
comte de Castellane. ambassadeur à Constantinople,
comme avec le marquis de F Hôpital, quoique en
chose moins im.portante. Comme il n'y avoit point
d'autre poste pour Constantinople que les courriers
que le Sénat envoyoit de tems en tems à son bayle,
on donnoit avis du départ de ces courriers à l'am-
bassadeur de France, pour qu'il pût écrire par cette
voie à son collègue, s'il le jugeoit à propos. Cet avis
venoit d'ordinaire un jour ou deux à l'avance : mais
on faisoit si peu de cas de M. de Montaigu, qu'on se
contentoit d'envoyer chez lui pour la forme, une
heure ou deux avant le départ du courrier ; ce qui
me mit plusieurs fois dans le cas (h) de faire la
dépêche en son absence. M. de Castellane, en y
répondant, faisoit mention de moi en termes hon-
nêtes : autant en faisoit à Gênes M. de Jonville (c) ;
autant de nouveaux griefs.
J'avoue que je ne fuyois pas l'occasion de me faire
connoître, mais je ne la cherchois pas non plus hors
de propos : et il me paroissoit fort juste, en servant
bien, d'aspirer au prix naturel des bons services,
qui est l'estime de ceux qui sont en état d'en juger
et de les récompenser. Je ne dirai pas si mon exacti-
tude à remplir mes fonctions étoit de la part de
l'ambassadeur un légitime sujet de plainte, mais je
Var. — (a) : crut voir aussi dans... — fb) : dans la nécessité...
- (c) : M. de Jonville. Autant...
136
LES CONFESSIONS
dirai bien que c'est le seul qu'il ait articulé jusqu'au
jour de notre séparation.
Sa maison, qu'il n'avoit jamais mise sur un trop
bon pied, se remplissoit de canaille ; les François
y étoient maltraités, les Italiens y prenoient l'as-
cendant ; et même, parmi eux. les bons serviteurs
attachés depuis longtems à l'ambassade furent tous
malhonnêtement chassés, entre autres son premier
gentilhomme, qui Tavoit été du comte de Froulay,
et qu'on appeloit. je crois, le comte Peati, ou d'un
nom très approchant. Le second gentilhomme du
choix de M. de Montaigu étoit un bandit de Mantoue,
appelé Dominique Vitali, à qui l'ambassadeur
confia le soin de sa maison, et qui, à force de pateli-
nage et de basse lésine, obtint sa confiance et devint
son favori, au grand préjudice du peu d'honnêtes
gens qui y étoient encore, et du secrétaire qui étoit
à leur tête. L'œil intègre d'un honnête homme est
toujours inquiétant pour les fripons. Il n'en auroit
pas fallu davantage pour que celui-ci me prît en
haine ; mais cette haine avoit une autre cause encore
qui la rendit bien plus cruelle. Il faut dire cette cause,
afin qu'on me condamne si j'avois'tort.
L'and:)assadeur avoit, selon l'usage, une loge à
chacun des cinq spectacles. Tous les jours à dîner
il nommoit le théâtre où il vouloit aller ce jour-là ;
je choisissois après lui, et les gentilshommes dispo-
soient des autres loges. Je prenois en sortant la clef
de la loge (a) que j'avois choisie. L n jour. Vitali (h)
Var. — (a) : la clef de celle que... — (h) : Vitali, qui lenoit
les clefs, n'étant pas là,...
LIVRE SEPTIEME
137
n'étant pas là, je chargeai le valet de pied qui me
servoit de m' apporter la mienne dans une maison
que je lui indiquai. Yitali, au lieu de m'envoyer ma
clef, dit qu'il en avoit disposé. J'étois d'autant plus
outré, que le valet de pied m'avoit rendu compte
de ma commission devant tout le monde. Le soir,
Yitali voulut me dire quelques mots d'excuse que
je ne reçus point : Demain, monsieur, lui dis-je, vous
viendrez (a) me les faire à telle heure dans la maison
où j'ai reçu l'affront et devant les gens qui en ont été
témoins ; ou après-demain, quoi qu'il arrive, je vous
déclare que vous ou moi sortirons d"ici. Ce ton décidé
lui en imposa. Il vint au lieu et à l'heure me faire des
excuses publiques avec une bassesse digne de lui ;
mais il prit à loisir ses mesures, et, tout en me faisant
de grandes courbettes, il travailla tellement à l'ita-
lienne que, ne pouvant porter l'ambassadeur à me
donner mon congé, il me mit dans la nécessité de le
prendre.
Un pareil misérable n' et oit assurément pas fait
pour me connoître ; mais il connoissoit de moi ce
qui servoit à ses vues. Il me connoissoit bon et doux
à l'excès pour supporter des torts involontaires, fier
et peu endurant pour des offenses préméditées,
aimant la décence et la dignité dans les choses con-
venables, et non moins exigeant pour l'honneur qui
m'étoit dû qu'attentif à rendre celui cjue je devois
aux autres. C'est par là qu'il entreprit et vint à bout
de me rebuter. Il mit la maison sens dessus dessous ;
il en ôta ce que j'avois tâché d"y maintenir de règle,
Var. — (a) : ... monsieur, vous viendrez, lui dis-je,...
.138 LES CONFESSIONS
de subordination, de propreté, d'ordre. Une maison
sans femme '^ a besoin dune discipline un peu sévère
pour y faire régner la modestie inséparable de la
dignité. Il fit bientôt de la nôtre un lieu de crapule
et de licence, un repaire de fripons et de débauchés.
Il donna pour second gentilhomme à Son Excellence,
à la place de celui qu'il avoit fait chasser, un autre
maquereau comme lui qui tenoit bordel public à la
Croix-de-Malte ; et ces deux coquins bien d'accord
étoient d'une indécence égale à leur insolence. Hors
la seule chambre de l'ambassadeur, qui même n'étoit
pas trop en règle, il n'y avoit pas un seul coin dans
la maison soufl'rable pour un honnête homme.
Comme Son Excellence ne soupoit pas, nous avions
le soir, les gentilshommes et moi, une table parti-
culière, où mangeoient aussi l'abbé de Binis et les
pages. Dans la plus vilaine gargote on est servi plus
proprement, plus décemment, en linge moins sale,
€t Ion a mieux à manger. On nous donnoit une seule
petite chandelle bien noire, des assiettes d'étain, des
fourchettes de fer. Passe encore pour ce qui se
faisoit en secret ; mais on m'ôta ma gondole : seul
de tous les secrétaires d'ambassadeurs, j'étois forcé
d'en louer une. ou d'aller à pied, et je n'avois plus la
livrée de Son Excellence que quand j'allois au Sénat.
D'ailleurs, rien de ce qui se passoit au dedans n'étoit
ignoré dans la ville. Tous les officiers de l'ambassa-
deur (a) jetoient les hauts cris. Dominique, la seule
Var. — (aj : en jetoient...
1. On voit par la correspondance de Rousseau que la comtesse
de Montaigu était restée à Paris.
LIVRE SEPTIÈME 139
cause de tout, cricit le plus haut, sachant bien que
l'indécence avec laquelle nous étions traités nvétoit
plus sensible qu'à tous les autres. Seul de la maison,
je ne disois rien au dehors, mais je me plaignois
vivement à l'ambassadeur et du reste et (a) de lui-
même, qui. secrètement excité. par son âme damnée,
me faisoit chaque jour quelque nouvel affront. Forcé
de dépenser beaucoup pour me tenir au pair de mes
confrères, et convenablement à mon poste, je ne
pouvois arracher un sol de mes appoint'^mens, et
quand je lui demandois de l'argent, il me parloit de
son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû
remplir ma bourse et pourvoir (h) à tout.
Ces deux bandits (c) finirent par faire tourner
tout à fait la tête à leur maître, qui ne l'avoit déjà
pas trop droite (d). et le ruinoient dans un brocan-
tage continuel par des marchés de dupe, qu'ils lui
persuadoient être des marchés d'escroc. Ils lui firent
louer sur la Brenta un palazzo le double de sa valeur,
dont ils partagèrent le surplus avec le propriétaire.
Les appartemens en étoient incrustés en mosaïque
et garnis de colonnes et de pilastres de très beaux
marbres à la mode du pays. M. de Montaigu fit
superbement masquer tout cela d'une boiserie de
sapin, par l'unique raison qu'à Paris les appartsmens
sont ainsi boisés. Ce fut par une raison semblable
que, seul de tous les ambassadeurs qui étoient à
Venise, il ôta l'épée à ses pages et la canne à ses valets
de pied. Voilà quel étoit l'homme qui, toujours par
Var. — (a) : et surtout de... — fb) : et suffire à... — (c) : Ces
deux coquins... — (d) : trop bonne,..
140 LES CONFESSIONS
le même motif peut-être, me prit en grippe, unique-
ment sur ce que je le servois (a) fidèlement.
J"endurai patiemment ses dédains, sa brutalité,
ses mauvais traitemens. tant qu'en y voyant de
l'humeur je crus n'y pas voir de la haine : mais dès
que je vis le dessein formé de me priver de l'honneur
que je méritois par mon bon service, je résolus d'y
renoncer. La première marque que je reçus de sa
mauvaise volonté fut à l'occasion d'un dîner qu'il
devoit donner à M. le duc de Modène et à sa famille,
qui étoient (h) à Venise, et dans lequel il me signifia
que je n'aurois pas place à sa table. Je lui répondis
piqué, mais sans me fâcher, qu'ayant l'honneur d'y
dîner journellement, si M. le duc de Modène exigeoit
que je m'en abstinsse (c) quand il y \iendroit, il
étoit de la dignité de Son Excellence et de mon
devoir de n'y pas consentir. Comment î (cl) dit-il
avec emportement, mon secrétaire, qui même n'est
pas gentilhomme, prétend dîner avec un souverain
quand mes gentilshommes n'y dînent pas ? Oui,
monsieur, lui répliquai-je, le poste dont m'a honoré
Votre Excellence m'ennoblit si bien tant que je le
remplis, que j'ai même le pas sur vos gentilshom-
mes (e) ou soi-disant tels, et suis admis où ils ne
peuvent l'être. Vous n'ignorez pas que, le jour que
vous ferez votre entrée publique, je suis appelé par
l'étiquette, et par un usage immémorial, à vous y
suivre en habit de cérémonie et à l'honneur d'y dîner
avec vous au palais de Saint-Marc ; et je ne vois pas
Var. — (a) : je «ervois fidèlement. — (h) : étoient alors à... —
(c) : m'en absentasse quand... — (dj : me dit-ij... — (e) : gen-
tilshommes soi-disant...
l
LIVRE SEPTIÈME 141
pourquoi un homme qui peut et doit manger en
public avec le doge et (a) le Sénat de Venise, ne
pourroit pas manger en particulier avec M. le duc
de Modène. Quoique l'argument fut sans réplique,
Tambassadeur ne s y rendit point : mais nous
n'eûmes pas occasion de renouveler la dispute,
M. le duc de Modène n'étant point venu dîner chez
lui.
Dès lors il ne cessa de me donner des désagrémens,
de me faire des passe-droits, s'elîorçant de m'ôter les
petites prérogatives attachées à mon poste pour les
transmettre à son cher Vitali ; et je suis sur que s'il
eût osé (h) l'envoyer au Sénat à ma place, il Fauroit
fait. Il employoit ordinairement l'abbé de Binis pour
écrire dans son cabinet ses lettres particulières :
il se servit de lui pour écrire à M. de Maurepas une
relation de l'affaire du capitaine Olivet. dans laquelle,
loin de lui (c) faire aucune mention de moi qui seul
m'en étois mêlé, il m'ôtoit même l'honneur du verbal,
dont il lui envoyoit un double, pour l'attribuer à
Patizel; qui n'avoit pas dit un seul mot. Il vouloit
me mortifier et complaire à son favori ; mais non pas
se défaire de moi. Il sentoit qu'il ne lui seroit plus
aussi aisé de me trouver un successeur qu'à M. Follau,
qui l'avoit déjà fait connoître. Il lui falloit absolu-
ment un secrétaire qui sût l'italien à cause des ré-
ponses du Sénat ; qui fît toutes ses dépêches, toutes
ses affaires, sans qu'il se mêlât de rien ; qui joignît
au mérite de le bien servir la bassesse d'être le com-
Var. — (a) : et tout le Sénat... — (b) : s'il eut pu... —
(c) : loin de faire...
142 LES CONFESSIONS
plaisant de messieurs ses faquins de gentilshommes.
Il vouloit donc me garder et me mater, en me tenant
loin de mon pays et du sien, sans argent pour y
retourner : et il auroit réussi, peut-être, s'il s'y fut
pris (a) modérément : mais Vitali. qui avoit d'autres
vues, et qui vouloit me forcer de prendre mon parti,
en vint à bout. Dès que je vis que je perdois toutes mes
peines, que l'ambassadeur me faisoit des crimes de
mes ser^àces au lieu de m'en savoir gré. que je n'avois
plus à espérer chez lui que désagrémens au dedans,
injustice au dehors, et que dans le décri général où
il s'étoit mis, ses mauvais offices pouvoient me nuire
sans que les bons pussent me servir, je pris mon parti
et lui demandai mon congé, lui laissant le tems de se
pourvoir d'un secrétaire. Sans me dire ni oui, ni non,
il alla toujours son train. Voyant que rien n'alloit
mieux et qu'il ne se mettoit en devoir de chercher
personne, j'écrivis à son frère, et, lui détaillant mes
motifs, je le priai (h) d'obtenir mon congé de Son
Excellence, ajoutant que de manière ou d'autre
il m'étoit impossible de rester. J'attendis longtems et
n'eus point de réponse. Je commençois d'être fort
embarrassé (c). mais l'ambassadeur reçut enfin une
lettre de son frère. Il falloit qu'elle fût vive, car, quoi-
qu'il fût sujet à des emportemens très féroces, je
ne lui en vis (d) jamais un pareil. Après des torrens
d'injures abominables, ne sachant plus que dire, il
m'accusa d'avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire
et lui demandai d'un ton moqueur s'il croyoit qu'il
Var. — fa) : plus modérément :... — (b) : priai seulement...
• (c) : embarrassé. Mais... — (dj : vis, de ma vie,...
LIVRE SEPTIÈME 143
y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en
donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage.
Il fit mine d'appeler ses gens pour me faire, dit-il,
jeter par la fenêtre. Jusques-là j'avois été fort tran-
quille ; mais à cette menace la colère et l'indignation
me transportèrent à mon tour. Je m'élançai vers la
porte ; et après avoir tiré un bouton qui la fermoit
en dedans : Non pas, monsieur le comte, lui dis-je
en revenant à lui d'un pas grave ; vos gens ne se
mêleront pas de cette afïaire, trouvez bon qu'elle se
passe entre (a) nous. Mon action, mon air. le cal-
mèrent à l'instant même : la surprise et l'eflroi se
marquèrent dans son maintien. Quand je le vis
revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de
mots ; puis, sans attendre sa réponse, j'allai rouvrir
la porte, je sortis, et passai posément dans l'anti-
chambre au miheu de ses gens, qui se levèrent à
l'ordinaire, et qui, je crois, m'auroient plutôt prêté
main-forte contre lui qu'à lui contre moi. Sans
remonter chez moi, je descendis l'escalier tout de
suite, et sortis sur-le-champ du palais pour n'y plus
rentrer.
J'allai droit chez M. Le Blond lui conter l'aventure.
Il en fut peu surpris ; il connoissoit l'homme. Il me
retint à dîner. Ce dîner, quoique impromptu, fut
brillant. Tous les . François de considération qui
étoient à Venise s'y trouvèrent. L'ambassadeur n'eut
pas un chat. Le consul conta mon cas à la compagnie.
A ce récit, il n'y eut qu'un cri, qui ne fut pas en
faveur de Son Excellence. Elle n'avoit point réglé
Var. — (a) : entre wus et moi. Mon...
144 LES CONFESSIONS
mon compte, ne m'avoit pas donné un sol. et réduit
pour toute ressource à quelques louis que j'avois
sur moi. j'étois dans l'embarras pour mon retour.
Toutes les bourses me furent ouvertes. Je pris une
vingtaine de sequins dans celle de M. Le Blond,
autant dans celle de M. de Saint-Cyr. avec lequel,
après lui, j'avois le plus de liaison ; je remerciai
tous les autres, et en attendant mon départ, j'allai
loger chez le chancelier du consulat, pour bien prou-
ver au public que la nation n'étoit pas complice des
injustices de l'ambassadeur. Celui-ci. furieux de me
voir fêté dans mon infortune, et lui délaissé, tout
ambassadeur qu'il étoit, perdit tout à fait la tête,
et se comporta comme un forcené. Il s'oublia jus-
qu'à présenter un mémoire au Sénat pour me faire
arrêter. Sur l'avis que m'en donna l'abbé de Binis,
je résolus de rester encore quinze jours, au lieu de
partir le surlendemain, comme j'avois compté. On
avoit vu et approuvé ma conduite ; j'étois univer-
sellement estimé. La seigneurie ne daigna pas même
répondre à l'extravagant (a) mémoire de l'ambassa-
deur, et me fit dire par le consul que je pouvois rester
à Venise aussi longtems qu'il me plairoit sans m'in-
quiéter des démarches d'un fou. Je continuai de voir
mes amis : j'allai prendre congé de ^L l'ambassadeur
d'Espagne, qui me reçut très bien, et du comte de
Finochietti, ministre de Naples, que je ne trouvai
pas. mais à qui j'écrivis, et qui me répondit la lettre
du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne
laissant, malgré mes embarras, d'autres dettes que
Var. — (a) : répondre an mémoire...
LIVRE SEPTIÈME 145
les emi3runts dont je viens de parler et une cinquan-
taine d'écus chez un marchand nommé Morandi, que
Carrio se chargea de payer, et que je ne lui ai^jamais
rendus, quoique nous nous soyons souvent revus
depuis ce tems-là : mais quant aux deux emprunts
dont j'ai parlé, je les remboursai très exactement
sitôt que la chose me fut possible.
^s'e quittons pas Venise sans dire un mot des
célèbres amusemens de cette ville, ou du moins de la
très petite part que j'y pris durant mon séjour.
On a vu dans le cours de ma jeunesse combien peu
j'ai couru les plaisirs de cet âge, ou du moins ceux
qu'on nomme ainsi. Je ne changeai pas de goût à
Venise ; mais mes occupations, qui d'ailleurs m'en
auroient empêché, rendirent plus piquantes les récréa-
tions (a) simples que je me permettois. La première
et la plus douce étoit la société des gens de mérite,
MM. Le Blond, de Saint-Cyr, Carrio, Altuna et un
gentilhomme forlan ^, dont j'ai grand regret davoir
oublié le nom, et dont je ne me rappelle point sans
émotion l'aimable souvenir : c'étoit, de tous les hom-
mes que j'ai connus dans ma vie, celui dont le cœur
ressembloit le plus au mien. Nous étions liés aussi
avec deux ou trois Anglois pleins d'esprit et de
connoissances, passionnés de la musique ainsi que
nous. Tous ces messieurs avoient leurs femmes, ou
leurs amies, ou leurs maîtresses : ces dernières, pres-
que toutes filles à talens, chez lesquelles on faisoit
de la musique ou des bals. On y jouoit aussi, mais
Var. — (a) : très simples...
1. C'est-à-dire natif de Forli, ville de l'Italie septentrionale.
II. — 10
146 LES CONFESSIONS
très peu ; les goûts vifs, les talens, les spectacles,
nous rendoient cet amusement insipide. Le jeu n'est
que la ressource des gens ennuyés. J'avois apporté
de Paris le préjugé qu'on a dans ce pays-là contre la
musique italienne ; mais j'avois aussi reçu de la
nature cette sensibilité de tact contre laquelle les
préjugés ne tiennent pas. J'eus bientôt pour cette
musique la passion qu'elle inspire à ceux qui sont
faits pour en juger. En écoutant des barcarolles, je
trouvois que je n'avois pas ouï chanter jusqu'alors,
et bientôt je m'engouai tellement de l'opéra, qu'en-
nuyé de babiller, manger et jouer dans les loges,
quand je n'aurois voulu qu'écouter, je me déro-
bois souvent à la compagnie pour aller d'un autre
côté. Là, tout seul, enfermé dans ma loge, je me
livrois, malgré la longueur (a) du spectacle, au plaisir
d'en jouir à mon aise et jusqu'à la fin. Un jour, au
théâtre de Saint-Chrysostome, je m'endormis, et
bien plus profondément que je n'aurois fait dans
mon lit. Les airs bruyans et brillans ne me réveillè-
rent point. Mais qui pourroit exprimer la sensation
délicieuse que me firent la douce harmonie et les
chants angéliques de celui qui me réveilla? Quel
réveil, quel ravissement, quelle extase quand j'ouvris
au même instant les oreilles et les yeux ! Ma première
idée fut de me croire en paradis. Ce morceau ravis-
sant, que je me rappelle encore et que je n'oublierai
de ma vie, commençoit ainsi :
e Conservami la bel!a
0 Che si m'accende il cor. »
Var. — fa) : la longueur énorme du...
LIVRE SEPTIÈME 147
Je voulus avoir ce morceau : je l'eus, et je l'ai
gardé longtems ; mais il n'étoit pas sur mon papier
comme dans ma mémoire. C'étoit bien la même note,
mais ce n'étoit pas la même chose. Jamais cet air
divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme
il le fut en effet le jour qu'il me. réveilla.
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des
opéras, et qui n'a pas sa semblable en Italie ni dans
le reste du monde, est celle des sciiole. Les scuole
sont des maisons de charité établies pour donner
l'éducation à de jeunes filles sans bien, et que la
république dote ensuite, soit pour le mariage, soit
pour le cloître. Parmi les talens qu'on cultive dans
ces jeunes filles, la musique est au premier rang.
Tous les dimanches, à l'église de chacune de ces
quatre scuole, on a durant les vêpres des motets à
grand chœur et en grand orchestre, composés et di-
rigés par les plus grands maîtres de l'Italie, exécutés
dans des tribunes grillées uniquement par des filles
dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idée de
rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette
musique : les richesses de l'art, le goût exquis des
chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution,
tout dans ces délicieux concerts concourt à produire
une impression qui n'est assurément pas du bon
costume, mais dont je doute qu'aucun cœur d'homme
soit à l'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces
vêpres aux Mendicanti, et nous n'étions pas les seuls.
L'église étoit toujours pleine d'amateurs : les acteurs
même de l'Opéra venoient se former au vrai goût
du chant sur ces excellens modèles. Ce qui me déso-
loit étoit ces maudites grilles, qui ne laissoient passer
148 LES CONFESSIONS
que des sons, et me cachoient les anges de beauté
dont ils étoient dignes. Je ne parlois d'autre chose.
Un jour que j'en parlois chez M. Le Blond : Si vous
êtes si curieux, me dit-il. de voir ces petites filles,
il est aisé de vous contenter. Je suis un des adminis-
trateurs de la maison. Je veux vous y donner à
goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu'il
ne m"eût tenu parole. En entrant dans le salon qui
renfermoit ces beautés si convoitées, je sentis un
frémissement d'amour que je n'avois jamais éprouvé.
M. Le Blond me présenta l'une après l'autre ces
chanteuses célèbres, dont la voix et le nom (a)
étoient tout ce qui m'étoit connu. Venez. Sophie...
Elle étoit horrible. Venez. Cattina... Elle étoit
borgne. Venez, Bettina... La petite vérole Tavoit
défigurée. Presque pas une n'étoit sans quelque
notable défaut. Le bourreau rioit de ma cruelle sur-
prise. Deux ou trois cependant me parurent pas-
sables : elles ne chantoient que dans les chœurs.
J'étois désolé. Durant le goûter on les agaça ; elles
s'égayèrent. La laideur (h) n'exclut pas les grâces ;
je leur en trouvai. Je me disois : On ne chante pas
ainsi sans âme ; elles en ont. Enfin ma façon de les
voir changea si bien, que je sortis presque amoureux
de tous ces laiderons. J'osois à peine retourner à
leurs vêpres. J'eus de quoi me rassurer. Je continuai
de trouver leurs chants délicieux, et leurs voix
fardoient si bien leurs visages, que tant qu'elles
chantoient je m'obstinois. en dépit de mes yeux, à
les trouver belles.
Var. — (a) : dont le nom et la voix... — (b) : La laideur
même...
LIVRE SEPTIEME
149
La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce
n'est pas la peine de s'en faire faute quand on a du
goût pour elle. Je louai un clavecin, et pour un petit
écu j'avois chez moi quatre ou cinq symphonistes,
avec lesquels je m'exerçois une fois la semaine à
exécuter les morceaux qui m'avoient fait le plus de
plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer aussi quelques sym-
phonies de mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent,
ou qu'on me voulût cajoler, le maître des ballets de
Saint-Jean-Chrysostome (a) m'en fit demander deux,
que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet admi-
rable orchestre, et qui furent dansées par une petite
Bettina, jolie et surtout aimable fdle, entretenue
par un Espagnol de nos amis appelé Fagoaga, et
chez laquelle nous allions passer la soirée assez
souvent (b).
Mais, à propos de filles, ce n'est pas dans une ville
comme Venise qu'on s'en abstient ; n'avez-vous
rien, pourroit-on me dire, à confesser sur cet article?
Oui, j'ai quelque chose à dire en effet, et je vais
procéder à cette confession avec la même naïveté
que j'ai mise à toutes les autres.
J'ai toujours eu du dégoût (c) pour les filles
publiques, et je n'avois pas à Venise autre chose à
ma portée, l'entrée (d) de la plupart des maisons du
pays m'étant interdite à cause de ma place. Les filles
de M. Le Blond étoient très aimables, mais d'un
difficile abord, et je considérois trop le père et la
mère pour penser même à les convoiter. J'aurois eu
Var. — (a) : de Saint-Chrysostome... — (b) : souvent en
hiver. — fc) : J'ai toujours eu de l'aversion pour les filles... —
(d):ïenirée des bonnes maison:...
150 LES CONFESSIONS
plus de goût pour une jeune personne appelée made-
moiselle de Cataneo, fille de Tagent du roi de Prusse :
mais Carrio étoit amoureux d'elle, il a même été
question de naariage. Il étoit à son aise, et je n'avois
rien ; il avoit cent louis d'appointemens, je n'avois
que cent pistoles ; et, outre que je ne voulois pas aller
sur les brisées dun ami, je savois que (a) partout,
et surtout à Venise, avec une bourse aussi mal garnie
on ne doit pas se mêler de faire le galant. Je n'avois
pas perdu la funeste (h) habitude de donner le
change à mes besoins ; trop occupé pour sentir (c)
vivement ceux que le climat donne, je vécus près
d'un an dans cette ville aussi sage que j'avois fait
à Paris, et j'en suis reparti (d) au bout de dix-huit
mois sans avoir approché du sexe que deux seules fois
par les singulières occasions que je vais dire.
La première me fut procurée par l'honnête gentil-
homme Vitali, quelque tems après l'excuse que je
l'obligeai de me demander dans toutes les formes (e).
On parloit à table des amusemens de Venise. Ces
messieurs me reprochoient (f) mon indifférence
pour le plus piquant de tous, vantant (g) la gen-
tillesse des courtisanes vénitiennes, et disant (h)
qu'il n'y en avoit point au monde qui les valussent.
Dominique dit (i) qu'il falloit que je fisse connois-
sance avec la plus aimable de toutes ; qu'il vouîoit
m'y mener, et que j'en serois content. Je me mis à
Vak. — (œ) : que, quand on n'a pas la bourse bien garnie, on
n e doit pas se mêler de fail-e r amour, surtout à Venise. — (bj : la
triste... — (cj : èi'en vivement... — fd) : et j'en repartie... —
(ej : Un soir, on parloit... — (fj : me reprochant... — (g) : Bie van-
taient...— (Jij : et disoient... — (ij Dominique ajouta...
LIVRE SEPTIÈME 151
rire de cette offre obligeante ; et le comte Peati,
homme déjà vieux et vénérable, dit avec plus de
franchise que je n'en aurois attendu d'un Italien
qu'il me croyoit trop sage (a) pour me laisser mener
chez des filles par mon ennemi. J'en avois en effet
ni l'intention ni la tentation, et malgré cela, par une
de ces inconséquences que (h) j'ai peine à comprendre
moi-même, je finis par me laisser entraîner, contre
mon goût, mon cœur, ma raison, ma volonté même,
uniquement par foiblesse, par honte de marquer de
la défiance, et, comme on dit dans ce pays-là, per
non parer troppo coglione. La Padoana (c), chez qui
nous allâmes, étoit d'une assez jolie figure, belle
même, mais non pas d'une beauté qui me plût.
Dominique me laissa chez elle ; je fis venir des sor-
betti, je la fis chanter, et au bout d'une demi-heure
je voulus m'en aller, en laissant sur la table un ducat ;
mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir
point qu'elle ne l'eût gagné, et moi la singulière
bêtise de lever son scrupule. Je m'en revins (d) au
palais si persuadé que j'étois poivré, que la première
chose que je fis en arrivant (e) fut d'envoyer cher-
cher le chirurgien pour lui demander des tisanes.
Rien ne peut égaler le malaise d'esprit que je souf-
fris (f) durant trois semaines, sans qu'aucune in-
commodité réelle, aucun signe apparent le justifiât(^g^.
Je ne pouvois concevoir qu'on pût sortir impunément
Var. — (a) : trop sensé pour... — (b) : que je ne corn prends
pas moi-mtme,... — (c) : La Padoana étoit assez bien de figure,...
— fd) : revins si... — (e) : en entrant... — (f) : que Réprouvai
durant plus de trois semaines, quoique aucune... — (^d) : ne
l'autorisât. Je ne pouvois...
152
LES CONFESSIONS
des bras de la Padoana. Le chirurgien lui-même (a)
eut toute la peine imaginable à me rassurer. Il n'en
put venir à bout qu'en me persuadant que j'étois
conformé d'une façon particulière à ne pouvoir pas
aisément être infecté, et quoique je me sois moins
exposé peut-être qu'aucun autre homme à cette
expérience, ma santé de ce côté n'ayant jamais reçu
d'atteinte m'est une preuve que le chirurgien avoit
raison. Cette opinion cependant ne m'a jamais (b)
rendu téméraire, et, si je tiens en effet cet avantage
de la nature, je puis dire que je n'en ai pas abusé.
Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi,
fut d'une espèce bien différente, et quant à son
origine, et quant à ses effets. J'ai dit que le capitaine
Olivet m'avoit donné à dîner sur son bord, et que
j'y avois mené le secrétaire d'Espagne. Je m'atten-
dois au salut du canon. L'équipage nous reçut en
haie : mais il n'y eut pas une amorce brûlée, ce qui
me mortifia beaucoup à cause de Carrio, que je vis
en être un peu piqué ; et il étoit vrai que sur les
vaisseaux marchands on accordoit le salut du canon
à des gens qui fc) ne nous valoient certainement
pas : d'ailleurs je croyois avoir mérité quelque dis-
tinction du capitaine. Je ne pus me déguiser, parce
que cela m'est toujours impossible ; et quoique le
dîner fût très bon et qu'Olivet en fît très (d) bien les
honneurs, je le commençai de mauvaise humeur,
mangeant peu et parlant encore moins. A la première
santé, du moins, j'attendois une salve : rien. Carrio.
Var. — (a) : chirurgien eut toute... — (b) : opinion ne m'a cepen-
dant jamais... — (cj : cjui, par leur rans, ne... — (d) : fît bien..,
LIVRE SEPTIÈME 153
qui me lisoit clans l'âme, rioit de me voir grogner
comme un enfant. Au tiers du dîner je vois approcher
une gondole. Ma foi. Monsieur, me dit \e capitaine,
prenez garde à vous, voici rennemi. Je lui demande
ce qu'il veut dire : il répond en plaisantant. La gon-
dole aborde, et j'en vois sortir une jeune personne
éblouissante, fort coquettement mise et fort leste,
qui dans trois sauts fut dans la chambre ; et je la vis
établie à côté de moi avant que j'eusse aperçu (a)
qu'on y avoit mis un couvert. Elle étoit aussi char-
mante que vive, une brunette de vingt ans au plus.
Elle ne parloit qu'italien ; son accent seul eût sufTit
pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en
causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis
s'écriant : Bonne ^ ierge ! Ah 1 mon cher Brémond,
qu'il y a de tems que je ne t'ai vu ! se jette entre mes
bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre
à m'étoufîer. Ses grands yeux noirs à l'orientale
lançoient dans mon cœur des traits de feu ; et. quoi-
que la surprise fît d'abord quelque diversion, la
volupté me gagna très rapidement, au point que,
malgré les spectateurs, il fallut bientôt que cette
belle me contînt elle-même ; car j'étois ivre ou plutôt
furieux. Quand elle me vit au point où elle me vouloit,
elle mit plus de modération dans ses caresses, mais
non dans sa vivacité ; et quand il lui plut de nous
expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette
pétulance, elle nous dit que je ressemblois, à s'y
tromper, à M. de Brémond. directeur des douanes de
Toscane ; qu'elle avoit ralTolé de ce M. de Brémond ;
Var. — (a) : j'eusse remarqué...
154 LES CONFESSIONS
qu'elle en rafïoloit encore ; qu'elle Tavoit quitté
parce qu'elle étoit une sotte ; qu'elle me prenoit à sa
place ; qu'elle vouloit m'ainier parce que cela lui
convenoit ; qu'il falloit, par la même raison, que
je l'aimasse tant que cela lui conviendroit ; et que,
quand elle me planteroit là, je prendrois patience
comme avoit fait son cher Brémond. Ce qui fut dit
fut fait. Elle prit possession de moi comme d'un
homme à elle, me donnoit à garder ses gants, son
éventail; son cinda, sa coiffe ; m'ordonnoit d'aller
ici ou là, de faire ceci ou cela, et j'obéissois. Elle me
dit d'aller renvoyer sa gondole, parce qu'elle vouloit
se servir de la mienne, et j'y fus ; elle me dit de
m'ôter de ma place, et de prier Carrio de s'y mettre,
parce qu'elle avoit à lui parler, et je le fis. Ils cau-
sèrent très longtems ensemble et tout bas ; je les
laissai faire. Elle m'appela, je revins. Ecoute,
Zanetto, me dit-elle, je ne veux point être aimée à la
françoise, et même il n'y feroit pas bon. Au premier
moment d'ennui, va-t'en ; mais ne reste pas à demi,
je t'en avertis. Nous allâmes après le dîner voir la
verrerie à Murano. EUe acheta beaucoup de petites
breloques, qu'elle nous laissa payer sans façon; mais
elle donna partout des tringueltes ^ beaucoup plus
forts que tout ce que nous avions dépensé. Par l in-
différence avec laquelle elle jetoit son argent et nous
laissoit jeter le nôtre, on voyoit qu'il n' étoit d'aucun
prix pour elle. Quand elle se faisoit payer, je crois
que c'étoit par vanité plus (a) que par avarice.
Var. — (a) : plutôt...
1. Elrennes, pourboires.
LIVRE SEPTIÈME 155
Elle s*ap23laud.issoit du prix qu'on mettoit à ses
faveurs.
Le soir nous la ramenâmes chez elle. Tout en cau-
sant je vis deux pistolets sur sa toilette. Ah ! ah !
dis-je en en prenant un, voici une boîte à mouches
de nouvelle fabrique ; pourroit-on savoir quel en
est l'usage? Je vous connois d'autres armes qui font
feu mieux que celles-là. Après quelques plaisanteries
sur le même ton, elle nous dit, avec une naïve fierté
qui la rendoit encore plus charmante : Quand j'ai
des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur
fais payer l'ennui qu'ils me donnent ; rien n'est plus
juste : mais en endurant leurs caresses, je ne veux
pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas
le premier qui me manquera.
En la quittant j'avois pris son heure pour le len-
demain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in
vestilo di confidenza, dans un déshabillé plus que
galant, qu'on ne connoît que dans les pays méridio-
naux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique
je me le rappelle trop bien. Je dirai seulement que
ses manchettes et son tour de gorge étoient bordés
d'un fil de soie garni de pompons couleur de rose.
Cela me parut animer fort une belle peau. Je vis
ensuite que c'étoit la mode à Venise ; et l'effet en est
si charmant, que je suis surpris que cette mode n'ait
jamais passé en France. Je n'avois point d'idée des
voluptés qui m'attendoient. J'ai parlé de madame de
Larnage, dans les transports que son souvenir me
rend quelquefois encore ; mais qu'elle étoit vieille,
et laide, et froide auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez
pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette fille
156 LES CONFESSIONS
enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité.
Les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches,
les beautés du sérail sont moins vives, les houris du
paradis sont moins piquantes. Jamais si douce
jouissance ne s'offrit au (a) cœur et aux sens d'un
mortel. Ah 1 du moins, si je Tavois su goûter pleine
et entière un seul moment !... Je la goûtai, mais sans
charme. J'en émoussai toutes les délices, je les tuai
comme à plaisir. Non. la nature ne m'a point fait
pour jouir. Elle a mis dans ma mauvaise tête le
poison de ce bonheur ineffable dont elle a mis l'ap-
pétit dans mon cœur.
S'il est une circonstance de ma vie qui peigne bien
mon naturel (h), c'est celle que je vais raconter. La
force avec laquelle je me rappelle en ce moment
l'objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse
bienséance qui mempêcheroit de le remplir. Qui que
vous soyez, qui voulez connoître un homme, osez
lire les deux ou trois pages qui suivent : vous allez
connoître à plein Jean- Jacques Rousseau.
J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme
dans le sanctuaire de Tamour et de la beauté ; j'en
crus voir la divinité dans sa personne. Je naurois
jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût
rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit éprouver.
A peine eus-je connu, dans les premières familiarités,
le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur
d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de
le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui
Var. — (a) : aux sens et au cœur... — (b) : qui peigne bien
mon caraclère,...
LIVRE SEPTIEME
157
me dévoroient, je sens un froid mortel courir dans
mes veines, les jambes me flageolent, et prêt à me
trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un
enfant.
Qui pourroit deviner la cause de mes larmes, et
ce qui me passoit par la tête en ce moment ? Je me
disois : Cet objet dont je dispose est le chef-d'œuvre
de la nature et de l'amour ; l'esprit, le corps, tout en
est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle
est aimable et belle. Les grands, les princes, devroient
être ses esclaves ; les sceptres devroient être à ses
pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée
au public : un capitaine de vaisseau marchand dis-
pose d'elle ; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu'elle
sait qui n'ai rien, à moi dont le mérite, qu'elle ne
peut connoître, doit être nul à ses yeux. Il y a là
quelque chose d'inconcevable. Ou mon cœur me
trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une
indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret
que j'ignore détruise l'effet de ses charmes et la
rende odieuse à ceux qui devroient se la disj^uter. Je
me mis à chercher ce défaut avec une contention
d'esprit singulière, et il ne me vint pas même à l'es-
prit que la vérole pût y avoir part. La fraîcheur de
ses chairs, l'éclat de son coloris, la blancheur de ses
dents, la douceur de son haleine, Fair de propreté
répandu sur toute sa personne, éloignoient de moi si
parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon
état depuis la Padoana, je me faisois plutôt un
scrupule de n'être pas assez sain pour elle, et je
suis très persuadé qu'en cela ma confiance ne me
trompoit pas.
158 LES CONFESSIONS
Ces réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point
d'en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisoit sûrement
un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut
un moment interdite. Mais ayant fait un tour de
chambre et passé devant son miroir, elle comprit,
et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n'avoit
point de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de
m'en guérir et d'efîacer cette petite honte. Mais,
au moment que j' et ois prêt à me pâmer sur une
gorge qui sembloit pour la première fois souffrir la
bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle
avoit un téton borgne. Je me frappe, j'examine, je
crois voir que ce téton n'est pas conformé comme
l'autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on
peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela
tenoit à quelque notable vice naturel, à force de
tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le
jour que dans la plus charmante personne dont je
pusse me former l'image, je ne tenois dans mes bras
qu'une espèce de monstre, le rebut de la nature, des
hommes et de l'amour. Je poussai la stupidité jusqu'à
lui parler de ce téton borgne. Elle prit d'abord la
chose en plaisantant (a), et, dans son humeur fo-
lâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d'amour.
Mais gardant un fond d'inquiétude que je ne pus lui
cacher, je la vis enfm rougir, se rajuster, se redresser,
et, sans dire un seul mot, s'aller mettre à sa fenêtref'^^.
Je voulus m'y mettre à côté d'elle ; elle s'en ôta, fut
s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'après,
et se promenant par la chambre en s'éventant, me
Var. — (a) : en plaisanterie,... — (h) : fenêtre ; je voulus...
LIVRE SEPTIEME
159
dit d'un ton froid et dédaigneux : Zanetto, lascia le
donne, e studia la matematica.
Avant de la quitter, je lui demandai pour le len-
demain un autre rendez-vous, qu'elle remit au
troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique,
que je devois avoir besoin de repos. Je passai ce tems
mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de
ses grâces, sentant mon extravagance, me la repro-
chant, regrettant les momens si mal employés, qu'il
n'avoit tenu qu'à moi de rendre les plus doux de
ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui
d'en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore,
malgré que j'en eusse, de concilier les perfections de
cette adorable fille avec l'indignité de son état. Je
courus, je volai chez elle à l'heure dite. Je ne sais si
son tempérament ardent eût été plus content de cette
visite. Son orgueil l'eût été du moins, et je me faisois
d'avance une jouissance délicieuse de lui montrer
de toutes manières comment je savois réparer mes
torts. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier,
qu'en abordant j'envoyai chez elle, me rapporta
qu'elle étoit (a) partie la veille pour Florence. Si je
n'avois pas senti tout mon amour en la possédant,
je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret
insensé ne m'a point quitté. Toute aimable, toute
charmante qu'elle étoit à mes yeux, je pouvois me
consoler de la perdre ; mais de quoi je n'ai pu me
consoler, je l'avoue, c'est qu'elle n'ait emporté de
moi qu'un souvenir méprisant.
Voilà mes deux histoires. Les dix-huit mois que j'ai
Var. — (a) : repartie...
160
LES CONFESSIONS
passés à Venise ^ ne m'ont fourni de plus à dire
qu'un simple projet tout au plus. Carrio étoit galant.
Ennuyé de n'aller toujours que chez des filles en-
gagées à d'autres, il eut la fantaisie den avoir une
à son tour ; et, comme nous étions inséparables, il me
proposa l'arrangement, peu rare à Venise, d'en avoir
une à nous deux. J'y consentis. Il s'agissoit de la
trouver sûre. Il chercha tant qu'il déterra une petite
fille d'onze à douze ans, que son indigne mère cher-
choit à vendre. Nous fûmes la voir ensemble. Mes
entrailles s'émurent en voyant cette enfant. Elle
étoit blonde et douce comme un agneau (a) : on ne
l'auroit jamais crue italienne. On vit pour très peu
de chose à Venise. Nous donnâmes quelque argent à
la mère, et pourvûmes à l'entretien de la fille. Elle
avoit de la voix : pour lui procurer un talent de
ressource, nous lui donnâmes une épinette et un
maître à chanter. Tout cela nous coûtoit à peine à
chacun deux sequins par mois, et nous en épargnoit
davantage en autres dépenses ; mais comme il failoit
attendre qu'elle fût mûre, c'étoit semer beaucoup
avant que de recueillir. Cependant, contens d'aller là
passer les soirées, causer et jouer très innocemment
avec cette enfant, nous nous amusions plus agréable-
ment peut-être que si nous l'avions possédée : tant
il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes
est moins la débauche qu'un certain agrément de
vivre auprès d'elles ! Insensiblement mon cœur
Var. — (a) : agneau. On...
1. Non pas dix-huit mois, mais une année, soit jusqu'au 22 août
LIVRE SEPTIÈME 161
s'attachoit à la petite Anzoletta, mais d"un attache-
ment paternel, auquel les sens avoient si peu de
part, qu'à mesure qu'il augmentoit il (a) m'auroit
été moins possible de les y faire entrer ; et je sentois
que j'aurois eu horreur d'approcher de cette fille
devenue nubile comme d'un inceste abominable. Je
voyois les sentimens du bon Carrio prendre, à son
insu, le même tour. Nous nous ménagions, sans y
penser, des plaisirs non moins doux, mais bien difïé-
rens de ceux dont nous avions d'abord eu l'idée ;
et je suis certain que, quelque belle qu'eût pu devenir
cette pauvre enfant, loin d'être jamais les corrupteurs
de son innocence, nous en aurions été les protecteurs.
Ma catastrophe, arrivée peu (h) de tems après, ne
me laissa pas celui (c) d'avoir part à cette bonne
œuvre ; et je n'ai à me louer dans cette affaire que
du penchant de mon cœur. Revenons à mon voyage.
Mon premier projet en sortant de chez M. de
Montaigu étoit de me retirer à Genève, en attendant
qu'un meilleur sort, écartant les obstacles, put me
réunir à ma pauvre Maman ; mais l'éclat qu'avoit fait
notre querelle, et la sottise qu'il fit (cl) d'en écrire
à la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-même
y rendre compte de ma conduite, et (e) me plaindre
de celle d'un forcené. Je marquai de Venise ma réso-
lution à M, du Theil •'■. chargé par intérim des affaires
Var. — (a) : il me devenait moins... — (h) : peu après,,.. —
(c) : pas le tems d'avoir... — (d) : qu'il eut... — (e) : et demander
justice. Je marquai...
1. Cf. Correspondance, Lettres XXX à XXXIV, à M. du Theil,
datées de Venise, des 8 et 15 août 1744, et, de Paris, du mois de
septembre et du 11 octobre suivant.
II. — 11
162 LES CONFESSIONS
étrangères après la mort de M. Anielot. Je partis
aussitôt que ma lettre : je pris ma route par Ber-
game. Côme et Domodossola ; je traversai le Sim-
plon. A Sion, M. de Chaignon, chargé des affaires de
France, me fit mille amitiés ; à Genève, M. de la
Closure m'en fit autant ^. J'y renouvelai connoissance
avec M. de Gauffecourt, dont j'avois quelque argent
à recevoir. J'avois traversé Nyon sans voir mon
père, non qu'il ne m'en coûtât extrêmement ; mais
je n'avois pu me résoudre à me montrer à ma belle-
mère après mon désastre, certain qu'elle me jugeroit
sans vouloir m'écouter. Le libraire Duvillard, ancien
ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je
lui en dis la cause ; et. pour le réparer sans m'exposer
à voir ma belle-mère, je pris une chaise, et nous
fûmes ensemble à Nyon descendre au cabaret.
Duvillard s'en fut chercher mon pauvre père qui
vint tout courant m" embrasser. Nous soupàmes
ensemble, et, après avoir passé une soirée bien douce
à mon cœur, je retournai le lendemain matin à
Genève avec Duvillard, pour qui j'ai toujours con-
servé de la reconnoissance du bien qu'il me fit en
cette occasion.
Mon plus court chemin n'étoit pas par Lyon ;
mais j'y voulus passer pour vérifier une friponnerie
bien basse de M. de Montaigu. J'avois fait venir de
Paris une petite caisse contenant une veste brodée
en or, quelques paires de manchettes et six paires de
1. Ici Rousseau commet une erreur. M. de la Closure avait
quitté son poste en 1739. ^E. Ritter, Nouw. recherches sur les
Confessions.)
LIVRE SEPTIÈME 163
bas de soie blancs (a) ; rien de plus. Sur la proposi-
tion qu'il m" en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse,
ou plutôt cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire
d'apothicaire qu'il voulut me donner en payement
de mes appoiiitemens. et qu'il avoit écrit de sa main,
il avoit mis que cette boîte, qu'il appeloit ballot,
pesoit onze quintaux, et il m'en avoit passé le port
à un prix énorme. Par les soins de M. Boy de La Tour,
auquel j'étois recommandé par M. Roguin son oncle,
il fut vérifié sur les registres des douanes de Lyon
et de Marseille que ledit ballot ne pesoit que qua-
rante-cinq livres, et n'avoit payé le port qu'à raison
de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au
mémoire de M. de Montaigu ; et, muni de ces pièces
et de plusieurs autres de la même force, je me rendis
à Paris, très impatient d'en faire usage. J'eus, durant
toute cette longue route, de petites aventures à
Côme, en Valais et ailleurs. Je vis plusieurs choses,
entre autres les îles Borromées, qui mériteroient (b)
d'être décrites. Mais le tems me gagne, les espions
m'obsèdent ; je suis forcé de faire à la hâte et mal
un travail qui demanderoit le loisir et la tranquillité
qui me manquent. Si jamais la Providence, jetant
les yeux sur moi, me procure enfin des jours plus
calmes, je les destine à refondre, si je puis, cet
ouvrage, ou à y faire au moins un supplément dont
je sens qu'il a grand besoin ^.
Var. — (a) : blancs siir la..* (b) : — qui vaudraient la peine
d'être...
1. J'ai renoncé à ce projet. (Note de J.-J. Rousseau.) Cette
note n'est pas dans le manuscrit de Paris.
164 LES CONFESSIONS
Le bruit de mon histoire m'a voit devancé, et en
arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le
public tout le monde étoit scandalisé des folies de
l'ambassadeur. Malgré cela, malgré le cri public
dans Venise, malgré les preuves sans réplique que
j'exhibois. je ne pus obtenir aucune justice. Loin
d'avoir ni satisfaction ni réparation, je fus même laissé
à la discrétion de l'ambassadeur pour mes appointe-
mens, et cela par l'unique raison que, n'étant pas
François, je n'avois pas droit à la protection natio-
nale, et que c'étoit une affaire particulière entre lui
et moi. Tout le monde (a) convint avec moi que
j'étois offensé, lésé, malheureux ; que l'ambassadeur
étoit un extravagant cruel, inique, et que toute cette
affaire le déshonoroit à jamais. Mais quoi I il étoit
l'ambassadeur ; je n'étois, moi, que le secrétaire.
Le bon ordre, ou ce qu'on appelle ainsi, vouloit que
je n'obtinsse aucune justice, et je n'en obtins aucune.
Je m'imaginai qu'à force de crier et de traiter
publiquement ce fou comme il le méritoit, on me
diroit à la fm de me taire ; et c'étoit ce que j'attendois,
bien résolu de n'obéir qu'après qu'on auroit prononcé.
Mais il n'y avoit point alors de ministre des affaires
étrangères. On me laissa clabauder, on m'encouragea
même, on faisoit chorvs ; mais l'affaire en resta
toujours là. jusqu'à ce que. las d'avoir toujours
raison et jamais justice, je perdis enfin courage, et
plantai là tout.
La seule personne qui me reçut mal et dont j'au-
rois le moins attendu cette injustice, fut madame de
Var. — (a) : monde en particulier convint...
LIVRE SEPTIEME
165
Beiizenval. Toute pleine des prérogatives du rang et
de la noblesse, elle ne put jamais se mettre dans la
tète quun ambassadeur pût avoir tort avec (a) son
secrétaire. L'accueil qu'elle me fit fut conforme à ce ■
préjugé. J'en fus si piqué, qu'en sortant de chez elle
je lui écrivis une des fortes et vives lettres que j'aie
peut-être écrites ^, et (h) n'y suis jamais retourné.
Le P. Castel me reçut mieux ; mais, à travers le
patelinage jésuitique, je le vis suivre assez fidèle-
ment une des grandes maximes de la Société, qui est
d'immoler toujours le plus foible au plus puissant.
Le vif sentiment de la justice de ma cause et ma fierté
naturelle ne me laissèrent pas endurer patiemment
cette partialité. Je cessai de voir le P. Castel. et
par là d'aller aux Jésuites, où je ne connoissois que
lui seul. D'ailleurs, l'esprit tyrannique et intrigant
de ses confrères, si différent de la bonhomie du
bon P. Hemet, me donnoit tant d'éloignement pour
leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce
tems-là. si ce n'est le P. Berthier. c|ue je vis deux ou
trois fois chez ^L Dupin, avec lequel il travailloit
de toute sa force à la réfutation de Montesquieu.
Achevons, pour n'y plus revenir, ce qui me reste à
dire de >L de Montaigu. Je lui avois dit dans nos
démêlés qu'il ne lui falloit pas un secrétaire, mais
un clerc de procureur. Il suivit cet avis et me donna
réellement pour successeur un vrai procureur, qui
dans moins d'un an lui vola vingt ou trente mille
livres. 11 le chassa, le fit mettre en prison, chassa ses
Var. — (h) : envers son... — (c) : et je n'y...
1. Correspondance. Lettre XXXV, novembre 1744.
166 LES CO>'FESSIO?*'S
gentilshommes avec esclandre et scandale ; se fit
partout des querelles, reçut des affronts qu'un valet
n'endureroit pas et finit, à force de folies, par se
faire rappeler et renvoyer planter ses choux. Appa-
remment que, parmi les réprimandes qu'il reçut à
la cour, son affaire avec moi ne fut pas oubliée. Du
moins, peu de tems après son retour, il m'envoya
son maître d'hôtel pour solder mon compte et me
donner de l'argent. J'en manquois dans ce moment-
là ; mes dettes de Venise, dettes d'honneur si jamais
il en fut, me pesoient sur le cœur. Je saisis le moyen
qui se présentoit de les acquitter, de même que le
billet de Zanetto Nani. Je reçus ce qu'on voulut me
donner ; je payai toutes mes dettes, et je restai sans
un sol, comme auparavant, mais soulagé d'un poids
qui m'étoit insupportable. Depuis lors, je n'ai plus
entendu parler de M. de Montaigu qu'à sa mort, que
j'appris par la voix publique. Que Dieu fasse paix à
ce pauvre homme î II étoit aussi propre au métier
d'ambassadeur que je l'avois été dans mon enfance
à celui de grapignan. Cependant il n'avoit tenu qu'à
lui de se soutenir honorablement par mes services,
et de me faire avancer rapidement dans l'état auquel
le comte de Gouvon m'avoit destiné dans ma jeu-
nesse, et dont par moi seul je m'étois rendu capable
dans un âge plus avancé.
La justice et l'inutilité de mes plaintes me laissè-
rent dans l'âme un germe d'indignation contre nos
sottes institutions civiles, où le vrai bien public et
la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais
quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre,
et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité pu-
LITRE SEPTIEME
167
bliqiie à Toppression du foible et àTiniquit du fort..
Deux choses empêchèrent ce germe de se développer
pour lors comme il a fait dans la suite : l'une, qu'il
s'agissoit de moi dans cette affaire, et que l'intérêt
privé, qui n'a jamais rien produit de grand et de
noble, ne sauroit tirer de mon cœur les divins élans
qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du juste et
du beau d'y produire. L'autre fut le charme de
l'amitié, qui tempéroit et calmoit ma colère par
l'ascendant d'un sentiment plus doux. J'avois fait
connoissance à Venise avec un Biscaïen, ami de mon
ami de Carrio, et digne de l'être de tout homme de
bien. Cet aimable jeune homme, né pour tous les
talens et pour toutes les vertus, venoit de faire le
tour de l'Italie pour prendre le goût des beaux-arts ;
et, n'imaginant rien de plus à acquérir, il vouloit s'en
retourner en droiture dans sa patrie. Je lui dis que les
arts n'étoient que le délassement d'un génie comme
le sien, fait pour cultiver les sciences ; et je lui con-
seillai, pour en prendre le goût, un voyage et six mois
de séjour à Paris. Il me crut et fut à Paris. Il y et oit
et m'attendoit quand j'y arrivai. Son logement étoit
trop grand pour lui, il m'en offrit la moitié ; je l'ac-
ceptai. Je le trouvai dans la ferveur des hautes (a)
connoissances. Rien n'étoit au-dessus de sa portée ;
il dévoroit et digéroit tout avec une prodigieuse
rapidité. Comme (b) il me remercia d'avoir procuré
cet aliment à son esprit, que le besoin de savoir tour-
mentoit sans qu'il s'en doutât lui-même ! quels trésors
Var. — (a) : dans la ferveur des hautes sciences : rien... —
(b) : Combien il...
168 LES CONFESSIONS
de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme
forte ! Je sentis que c'étoit Tami qu'il me falloit :
nous devînmes intimes. Nos goûts n'étoient pas les
mêmes ; nous disputions toujours. Tous deux opi-
niâtres, nous n'étions jamais d'accord sur rien. Avec
cela nous ne pouvions nous quitter ; et, tout en nous
contrariant sans cesse, aucun des deux n'eût voulu
que l'autre fût autrement.
Ignatio Emanuel de Altuna étoit un de ces hommes
rares que l'Espagne seule produit, et dont elle produit
trop peu pour sa gloire ^. Il n'avoit pas ces violentes
passions nationales, communes dans son pays. L'idée
de la vengeance ne pouvoit pas plus entrer dans son
esprit que le désir dans son cœur. Il étoit trop fier
pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec
beaucoup de sang-froid qu'un mortel ne pouvoit pas
offenser son âme. Il étoit galant sans être tendre (a).
Il jouoit avec les femmes comme avec de jolis enfans.
Il se plaisoit avec les maîtresses de ses amis ; mais je
ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun désir d'en
avoir. Les flammes de la vertu dont son cœur étoit
dévoré ne permirent jamais à celles de ses sens de
naître. Après ses voyages, il s'est marié ; il est mort
jeune ; il a laissé des enfans, et je suis persuadé,
comme de mon existence, que sa femme est la pre-
mière et la seule qui lui ait fait connoître les plaisirs
Var. — (a) : tendre ; il...
1. Don Manuel Ignacio Altuna Portu, fils légitime de Don
Manuel Ignacio Corta et de Dona Maria Ana Portu y Ozaeta.
rsé le 3 septembre 1722, il fit ses études au séminaire des Nobles,
à Madrid. Dans la suite, U épousa Dona Brigida de Zuolaga et
il mourut le 27 mai 1763. (E. Ritter, ou^^r. cité, p. 191.)
LIVRE SEPTIÈME 169
de l'amour. A l'extérieur il étoit dévot comme un
Espagnol, mais en dedans étoit la piété d'un ange.
Hors moi, je n'ai vu que lui seul de tolérant depuis
que j'existe. Il ne s'est jamais informé daucun
homme comment il pensoit en matière de religion.
Que son ami fût juif, protestant. Turc (a), bigot,
athée, peu lui import oit, pourvu qu'il fût honnête
homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifîérentes,
dès qu'il s'agissoit de religion, même de morale, il
se recueilloit, se taisoit, ou disoit simplement : Je
ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu'on
puisse associer autant d'élévation d"âme avec un
esprit de détail porté jusqu'à la minutie. Il partageoit
et fixoit d'avance l'emploi de sa journée par heures,
quarts d'heure et minutes, et suivoit cette distribu-
tion avec un tel scrupule, que si l'heure eût sonné
tandis qu'il lisoit sa phrase, il eût fermé le livre sans
achever. De toutes ces mesures de tems ainsi rom-
pues, il y en avoit pour telle étude, il y en avoit pour
telle autre ; il y en avoit pour la réflexion, pour la
conversation, pour l'ofTice, pour Locke, pour le
Rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la
peinture : et il n'y avoit ni plaisir, ni tentation, ni
complaisance qui pût intervertir cet ordre. Un devoir
à remplir seul l'auroit pu. Quand il me faisoit la
liste de ses distributions, afin que je m'y conformasse,
je commençois par rire et je fmissois par pleurer
d'admiration. Jamais il ne gènoit personne (b),
ni ne supportoit la gène ; il brusquoit les gens
Var. — (a) : Turc, athée, peu... — (bj : personne ; mais il
brusquoit...
170 LES CONFESSIONS
qui. par politesse, vouloient le gêner. Il étoit em-
porté sans être boudeur. Je Tai vu souvent en
colère, mais je ne Tai jamais vu fâché. Rien n'étoit
si gai que son humeur : il entendoit raillerie et il
aimoit à railler. Il y brilloit même, et (a) il avoit
le talent de Tépigramme. Quand on l'animoit. il
étoit bruyant et tapageur en paroles, sa voix s'en-
tendoit de loin (b). Mais, tandis qu'il crioit, on le
voyoit sourire, et tout à travers ses emportemens,
il lui venoit quelque mot plaisant qui faisoit éclater
tout le monde. Il n'avoit pas plus le teint espagnol
que le flegme. Il avoit la peau blanche, les joues
colorées, les cheveux d'un châtain presque blond.
Il étoit grand et bien fait. Son corps fut formé pour
loger son âme.
Ce sage de cœur ainsi que de tête se connoissoit en
hommes et fut mon ami. C'est toute ma réponse à
quiconque ne l'est pas. Nous nous liâmes si bien,
que nous fîmes le projet de passer nos jours ensemble.
Je devois, dans quelques années, aller (c) à Ascoytia
pour ^^v^e avec lui dans sa terre. Toutes les parties
de ce projet furent arrangées entre nous la veille
de son départ. Il n'y manqua que ce qui ne dépend
pas des hommes dans les projets les mieux concertés.
Les événemens postérieurs, mes désastres, son ma-
riage, sa mort enfin, nous ont séparés pour toujours.
On diroit qu'il n'y a que les noirs complots des
méchans qui réussissent ; les projets (d) innocens
des bons n'ont presque jamais d'accomplissement.
Var. — (a) : car il avait... — (b) : loin ; mais,... — (c) : an-
nées, le joindre... — (dj : Les projets...
LIVRE SEPTIÈME 171
Ayant senti Finconvénient de la dépendance, je
me promis bien de ne m'y plus exposer. Ayant vu
renverser dès leur naissance des (a) projets d'am-
bition que l'occasion m'avoit fait former, rebuté de
rentrer dans la carrière que j'avois si bien commencée,
et dont néanmoins je venois d'être expulsé, je résolus
de ne plus m'attacher à personne, mais de rester
dans l'indépendance en tirant parti de mes talens,
dont enfin je commençois à sentir la mesure, et dont
j'avois trop modestement pensé jusqu'alors. Je
repris le travail de mon opéra, que j'avois interrompu
pour aller à Venise ; et pour m'y livrer plus tran-
quillement, après le départ d'Altuna, je retournai
loger à mon ancien hôtel Saint-Quentin, qui, dans
un quartier solitaire et peu loin du Luxembourg,
m'étoit plus commode pour travailler à mon aise que
la bruyante rue Saint-Honoré. Là mattendoit la
seule consolation réelle que le ciel mait fait goûter
dans ma misère, et qui seule me la rend supportable.
Ceci n'est pas une connoissance passagère ; je dois
entrer dans quelque détail sur la manière dont elle
se fit.
Nous avions une nouvelle hôtesse qui étoit dOr-
léans. Elle prit pour travailler en linge une fille de
son pays, d'environ vingt-deux à vingt-trois ans, qui
mangeoit avec nous ainsi que l'hôtesse. Cette fille,
appelée Thérèse Le Vasseur ^, étoit de bonne famille ;
Vab. — (a) : les projets...
1. Marie-Thérèse Le Vasseur, fille de François Le Vasseur et
de Marie Renoux. Elle était née à Orléans, le 22 sept. 1721 ; elle
mourut au Plessis-Belle ville, près d'Ermenonville, en 1801.
1/2 LES CONFESSIONS
son père étoit officier de la Monnoie d'Orléans: sa
mère étoit marchande. Ils avoient beaucoup d*en-
fans. La Monnoie d" Orléans n'allant plus, le père se
trouva sur le pavé ; la mère, ayant essuyé des
banqueroutes, fit mal ses affaires, quitta le commerce,
et vint à Paris avec son mari et sa fille, qui les nour-
rissoit tous trois de son travail.
La première fois que je vis paroître cette fille à
table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus
encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut
jamais son semblable. La table étoit composée, outre
>L de Bonnefond, de plusieurs abbés irlandais, gas-
cons, et autres gens de pareille étoffe. Notre hôtesse
elle-même avoit rôti le balai : il n'y avoit là que moi
seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça
la petite ; je pris sa défense. Aussitôt les lardons
tombèrent sur moi. Quand je n'aurois eu naturelle-
ment aucun goût pour cette pauvre fille, la compas-
sion, la contradiction m'en auroient donné. J'ai
toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans
les propos, surtout (a) avec le sexe. Je devins haute-
ment son champion (h). Je la vis sensible à mes
soins, et ses regards, animés par la reconnoissance,
qu'elle nosoit exprimer de bouche, n'en devenoient
que plus pénétrans.
Elle étoit très timide ; je létois aussi. La liaison
que cette disposition commune sembloit éloigner se
fit pourtant très rapidement. L'hôtesse, qui s'en
aperçut, devint furieuse, et ses brutalités avancèrent
encore mes affaires auprès de la petite, qui, n'ayant
Var. — (a) : principalement avec... — (h) : champion : je...
I
LIVRE SEPTIEME
173
d'a])pui que moi seul dans la maison, me voyoit
sortir avec peine et soupiroit après le retour de son
protecteur. Le rapport de nos cœurs, le concours de
nos dispositions eut bientôt son effet ordinaire (a).
Elle crut voir en moi un honnête homme ; elle ne se
trompa pas. Je crus voir en elle une fille sensible,
simple et sans coquetterie : je ne me trompai pas
non plus. Je lui déclarai d'avance que je ne laban-
donnerois ni ne l'épouserois jamais. L'amour, l'es-
time, la sincérité naïve, furent les ministres de mon
triomphe : et c'étoit parce que son cœur étoit tendre
et honnête que je fus heureux sans être entre-
prenant.
La crainte qu'elle eut que je ne me fâchasse de ne
pas trouver en elle ce qu'elle croyoit que j'y cher-
chois recula mon bonheur plus que toute autre chose.
Je la vis interdite et confuse avant (h) de se rendre,
vouloir se faire entendre, et n'oser s'expliquer. Loin
d'imaginer la véritable cause de son embarras, j'en
imaginai une bien fausse et bien insultante pour
ses mœurs, et croyant qu'elle m'avertissoit que ma
santé couroit des risques, je tombai dans des per-
plexités qui ne me retinrent pas, mais qui durant
plusieurs jours empoisonnèrent mon bonheur. Com-
me .nous ne nous entendions point l'un l'autre, nos
entretiens à ce sujet étoient autant d'énigmes et
d'amphigouris plus que risibles. Elle fut prête à me
croire absolument fou (c) ; je fus prêt à ne savoir
plus que penser d'elle. Enfin nous nous expliquâmes :
Var. — (a) : ordinaire; elle.^. — (h) : avant que de... —
(c) : fou. Enfin nous nous...
174 LES CONFESSIONS
elle me fit, en pleurant, F aveu d'une faute unique
au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de
l'adresse d'un séducteur. Sitôt que je la compris, je
fis un cri (a) de joie : Pucelage ! m'écriai-je ; c'est
bien à Paris, c'est bien à vingt ans qu'on en cherche !
Ah ! ma Thérèse, je suis trop heureux de te posséder
sage et saine, et de ne pas trouver ce que je ne cher-
chois pas.
Je n'avois cherché d'abord qu'à me donner un ■
amusement. Je vis que j'avois plus fait, et que je
m'étois donné une compagne. Un peu d'habitude
avec cette excellente fille, un peu de réflexion sur
ma situation, me firent sentir qu'en ne songeant
qu'à mes plaisirs j'avois beaucoup fait pour mon
bonheur. Il me falloit à la place de l'ambition éteinte
un sentiment vif qui remplît mon cœur. Il falloit,
pour tout dire, un successeur à Maman : puisque je
ne de vois plus vivre avec elle, il me falloit quelqu'un
qui vécût avec son élève, et en qui je trouvasse la
simplicité, la docilité de cœur qu'elle avoit trouvée
en moi. Il falloit que la douceur de la vie privée et
domestique me dédommageât du sort brillant auquel
je renonçois. Quand j'étois absolument seul, mon
cœur étoit vide ; mais il n'en falloit qu'un pour le
remplir. Le sort m' avoit ôté. m' avoit aliéné, du moins
en partie, celui pour lequel la nature m'avoit fait.
Dès lors j'étois seul ; car il n'y eut jamais pour moi
d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvai dans
Thérèse le supplément dont j'avois besoin : par elle
Var. — (a) : un cri. Pucelage !
LIVRE SEPTIÈME 17S
je vécus heureux autant que je pouvois Fètre selon
le cours des événeniens.
Je voulus d'abord former son esprit. J'y perdis
ma peine. Son esprit est ce que Ta fait la nature ; la
culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis
point d'avouer qu'elle n'a jamais bien su (a) lire,
quoiqu'eUe écrive passablement. Quand j'allai loger
dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avois à
l'hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis (b) mes fenêtres, un
cadran sur lequel je m'efforçai durant plus d'un mois
à lui faire connoître les heures. A peine les connoît-
elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre
des douze mois de l'année, et ne connoît pas un seul
chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui
montrer. Elle ne sait ni compter l'argent ni le prix
d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est
souvent (c) l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autre-
fois javois fait un dictionnaire de ses phrases pour
amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos
sont devenus célèbres dans les sociétés où j'ai vécu.
Mais cette personne si bornée, et, si Ton veut, si
stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions
difficiles. Souvent, en Suisse, en Angleterre, en
France, dans les catastrophes où je me trouvois, elle
a vu ce que je ne voyois pas moi-même ; elle m'a
donné les avis les meilleurs à suivre ; elle m'a tiré
des dangers où je me précipitois aveuglément ; et
devant les dames du plus haut rang, devant les
grands et les princes, ses sentimens, son bon sens,
Var. — (a) : qu'elle n'a jamais bien appris à lire,. .. — (b) : vis-
à-vis de mes fenêtres,... — (c) : est toujours l'opposé...
176
LES CONFESSIONS
ses réponses et sa conduite, lui ont attiré l'estime
universelle, et à moi, sur son mérite, des complimens
dont je sentois la sincérité.
Auprès des personnes qu'on aime, le sentiment
nourrit lesprit amsi que le cœur, et l'on a peu besoin
de chercher ailleurs des idées. Je vivois avec ma
Thérèse aussi agréablement qu'avec le plus beau
génie de l'univers. Sa mère, fière d'avoir été jadis
élevée auprès de la marquise de Monpipeau, faisoit
le bel esprit, vouloit diriger le sien, et gâtoit, par son
astuce, la simplicité de notre commerce. L'ennui de
cette importunité me fit un peu surmonter la sotte
honte de n'oser me montrer avec Thérèse en public,
et nous faisions tête-à-tête de petites promenades
champêtres et de petits goûters qui métoient déli-
cieux. Je voyois qu'elle m'aimoit sincèrement, et
cela redoubloit ma tendresse (a). Cette douce inti-
mité me tenoit lieu de tout ; l'avenir ne me touchoit
plus, ou ne me touchoit que comme le présent
prolongé : je ne désirois rien que d'en assurer la
durée.
Cet attachement me rendit toute autre dissipation
superflue et insipide. Je ne sortois plus que pour aller
chez Thérèse ; sa demeure devint presque la mienne.
Cette vie retirée fb) devint si avantageuse à mon
travail, qu'en moins de trois mois mon opéra tout
entier fut fait, paroles et musique. Il restoit seule-
ment quelques accompagnemens et remplissages à
faire. Ce travail de manœuvre m'ennuvoit fort. Je
Var. — (a) : tendresse : cette... — (h) : retirée et domestique
fut si...
LIVRE SEPTIEME
177
proposai à Philidor de s'en charger, en lui donnant
part au bénéfice. Il vint deux fois, et fit quelques
remplissages dans l'acte d'Ovide, mais il ne put se
captiver à ce travail assidu pour un profit éloigné
et même incertain, 11 ne revint plus, et j'achevai ma
besogne moi-même.
Mon opéra ^ fait, il s'agit d'en tirer parti : c'étoit
un autre opéra bien plus difficile. On ne vient à bout
de rien à Paris quand on (a) y vit isolé. Je pensai
à me faire jour par M, de la Poplinière, chez qui
Gaufîecourt. de retour de Genève, m'avoit introduit.
M. de la Poplinière ^ étoit le Mécène de Rameau :
madame de la Poplinière étoit sa très humble éco-
lière. Rameau faisoit, comme on dit, la pluie et le
beau tems dans cette maison. Jugeant qu'il proté-
geroit avec plaisir l'ouvrage d'un de ses disciples,
je voulus lui montrer le mien. 11 refusa de le voir,
disant qu'il ne pouvoit lire des partitions, et que cela
le fatiguoit trop. La Poplinière dit là-dessus qu'on
pouvoit le lui faire entendre, et m'offrit de rassem-
bler des musiciens pour en exécuter des morceaux ;
je ne demandois pas mieux. Rameau consentit en
grommelant, et répétant sans cesse que ce devoit être
une belle chose que de (h) la composition d'un
homme qui n'étoit pas enfant de la balle, et qui
avoit appris la musique tout seul. Je me hâtai de
Var. — (a) : on vit isolé. — (h) : que la composition...
1. Les Muses Galantes.
2. Alexandre- Joseph Le Riche de la Popelinière, né à Paris,
en 1692, mort le 5 déc. 1762. Il avait épousé en premières noces
Mademoiselle Thérèse Deshayes, dont la mère était fille de Florent
Carton Dancourt, l'auteur comique.
II. — 12.
178 LES CONFESSIONS
tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On
me donna une dizaine de symphonistes, et pour
chanteurs (a) Albert, Bérard, et mademoiselle Bour-
bonnois. Rameau commença, dès F ouverture, à faire
entendre, parr ses éloges outrés, qu'elle ne pouvoit
être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans
donner des signes d'impatience ; mais à un air de
haute-contre, dont le chant étoit mâle et sonore et
l'accompagnement très brillant, il ne put plus se
contenir ; il m'apostropha avec une brutalité qui
scandalisa tout le monde, soutenant qu'une partie de
ce qu'il venoit d'entendre étoit d'un homme con-
sommé dans l'art, et (h) le reste d'un ignorant qui ne
savoit pas même la musique ; et il est vrai que mon
travail, inégal et sans règle, étoit tantôt sublime et
tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque
ne s'élève que par quelques élans de génie, et que la
science ne soutient point. Rameau prétendit ne voir
en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût.
Les assistans. et surtout le maître de la maison, ne
pensèrent pas de même. M. de Richelieu, qui, dans
ce tems-là, voyoit beaucoup monsieur et, comme on
sait, madame de la Poplinière, ouït parler de mon
ouvrage, et voulut l'entendre (c) en entier, avec le
projet de le faire donner à la cour s'il en étoit content.
Il fut exécuté à grand chœur et en grand orchestre,
aux frais du roi, chez M. de Bonneval, intendant des
Menus. Francœur dirigeoit l'exécution. L'effet en
fut surprenant. M. le duc ne cessoit de s'écrier et
Var. — fa) : chanteurs Bérard, Lagarde et... — (b) : et que
le reste étoil d'un... — (c) : l'entendre, avec le...
LIVRE SEPTIÈME 179
d'applaudir, et à la fin d'un chœur, dans l'acte du
Tasse, il se leva, vint à moi, et me serrant la main :
Monsieur Rousseau, me dit-il, voilà de l'harmouie
qui transporte. Je n'ai jamais rien entendu de plus
beau : je veux faire donner cet ouvrage à Versailles.
Madame de la Poplinière, qui étoit là, ne dit pas un
mot. Rameau, quoique invité, n'y avoit pas voulu
venir. Le lendemain, madame de la Poplinière me
fit à sa toilette un accueil fort dur, affecta de rabaisser
ma pièce, et me dit que, quoique un peu de clinquant
eût d'abord ébloui M. de Richelieu, il en étoit bien
revenu, et qu'elle ne me conseilloit pas de compter
sur mon opéra. M. le duc arriva peu après, et me tint
un tout autre langage, me dit des choses flatteuses
sur mes talens, et me parut toujours disposé à faire
donner ma pièce devant le Roi. Il n'y a, dit-il, que
l'acte du Tasse qui ne peut passer à la cour : il en faut
faire un autre. Sur ce seul mot j'allai m' enfermer
chez moi, et dans trois semaines j'eus fait à la place
du Tasse un autre acte dont le sujet étoit Hésiode
inspiré par une muse. Je trouvai le secret de faire
passer (a) dans cet acte une partie de l'histoire de
mes talens, et de la jalousie dont Rameau vouloit
bien les honorer. Il y avoit dans ce nouvel acte une
élévation moins gigantesque et mieux soutenue que
celle du Tasse. La musique en étoit aussi noble et
beaucoup mieux faite, et si les deux autres actes
avoient valu celui-là, la pièce entière eût avanta-
geusement soutenu la représentation : mais tandis
(a) : faire entrer dans.
180 LES CONFESSIONS
que j'achevois de la mettre en état, une autre entre-
prise suspendit l'exécution de celle-là.
L'hiver qui suivit la bataille de Fontenoi, il y eut
beaucoup de fêtes à Versailles, entre autres plusieurs
opéras au théâtre des Petites-Ecuries. De ce nombre
fut le drame de Voltaire intitulé La Princesse de
Xcn'arre, dont Rameau avoit fait la musique, et
qui venoit d'être changé et réformé sous le nom des
Fêtes de Ramire ^. Ce nouveau sujet demandoit
plusieurs changemens aux divertissemens* de l'an-
cien, tant dans les vers que dans la musique. Il s'agis-
soit de trouver quelqu'un qui pût remplir ce double
objet, Voltaire, alors en Lorraine, et Rameau, tous
deux occupés pour lors à l'opéra, du Temple de la
Gloire, ne pouvant donner des soins à celui-là.
M. de Richelieu pensa à moi, me fit proposer de m'en
charger, et pour que je pusse examiner (a) mieux
ce qu'il y avoit à faire, il m'envoya séparément le
poème et la musique. Avant toute chose, je ne voulus
toucher aux paroles que de l'aveu de l'auteur ; et
je lui écrivis à ce sujet une lettre très honnête, et
même respectueuse, comme il convenoit ^. Voici sa
réponse, dont l'original est dans la liasse A, n° 1.
Var. — (a) : examiner ce qu'il...
1. Les Festes de Ramire, ballet donné à Versailles, le 22 dé-
cembre 1745. Paris, Impr. de J.-B. Ballard, 1745, in-4°. (Voyez
sur cette pièce, et sur les emprunts que Rousseau fit à Voltaire,
un excellent travail de M. E. Ritter publié dans les Annales de
la Société de J.-J. Rousseau, 1905, p. 246.)
2. Œuvres complètes, X, lettre XXXVIII (14 déc. 1745).
LIVRE SEPTIÈME ISi
15 décembre 1745.
Vous réunissez, monsieur, deux talens qui ont tou-
jours été séparés jusquà présent. Voilà déjà deux
bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher
à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous em-
ployiez ces deux talens à un ouvrage qui n en est pas
trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Riche-
lieu m'ordonna absolument de faire en U7i clin d'œil
une petite et mauvaise esquisse de quelques scènes
insipides et tronquées, qui dévoient s'ajouter à des diver-
tissemens qui ne sont point faits pour elles. J'obéis avec
la plus grande exactitude ; je fis très vite et très mal.
J'envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu,
comptant quil ne serviroit pas, ou que je le corrigerois.
Heureusement il est entre vos mains, vous en êtes le
maître absolu ; j'ai perdu entièrement tout cela de vue.
Je ne doute pas que vous n ayez rectifié toutes les fautes
échappées nécessairement dans une composition si
rapide d'une simple esquisse, que vous n'ayez suppléé
à tout.
Je me souviens qu'entre autres balourdises il n'est
pas dit, dans ces scènes qui lient les divertissemens,
comment la princesse Grenadine passe tout d'un coup
d'une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme
ce n'est point un magicien qui lui donne des fêtes, mais
un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se
faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de
vouloir bien revoir cet endroit, dont je n'ai qu'une
idée confuse. Voyez s'il est nécessaire que la prison
s'ouvre et qu'on fasse passer notre princesse de cette
prison dans u?i beau palais doré et verni, préparé pour
182 LES CONFESSIONS
elle. Je sais très bien que tout cela est fort misérable,
et qu'il est au-dessous d'un être pensant de faire une
affaire sérieuse de ces bagatelles : mais enfin, puisqu'il
s'agit de déplaire le moins quon pourra, il faut mettre
le plus de'raison qu'on peut même dans un mauvais
dii^ertissement d'opéra.
Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballod, et je
compte avoir bientôt l'honneur de vous faire mes re-
merciemens, et de vous assurer, monsieur, à quel point
fai celui d'être, etc.
Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse
de cette lettre, comparée aux autres lettres demi-
cavalières qu il m'a écrites depuis ce tems-là. Il
me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu,
et la souplesse courtisane qu'on lui connoît l'obligeoit
à beaucoup d'égards pour un nouveau venu, jusqu'à
ce quil connût mieux la mesure de son crédit.
Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous
égards pour Rameau, qui ne cherchoit qu'à me nuire,
je me mis (a) au travail, et en deux mois ma besogne
fut faite (b). Elle se borna, quant aux vers, à très
peu de chose. Je tâchai seulement qu'on n'y sentît
pas la différence des styles, et j'eus la présomption de-
croire avoir réussi. Mon travail en musique fut plus
long et plus pénible. Outre que j'eus à faire plusieurs
morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture,
tout le récitatif dont j'étois chargé se trouva d'une
difficulté extrême, et ce qu'il falloit lier, souvent en
peu de vers et par des modulations très rapides, des
Var. — (a) : mis à travailler,... — (h) : fut prête.
LIVRE SEPTIÈME 183
symphonies et des chœurs dans des tons fort éloi-
gnés ; car, pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir
défiguré ses airs, je n'en voulus changer ni transposer
aucun. Je réussis à ce récitatif. Il étoit bien accentué,
plein d'énergie, et surtout excellemment modulé.
L'idée des deux hommes supérieurs auxquels on
daignoit m'associer m'avoit élevé le génie, et je puis
dire que dans ce travail ingrat et sans gloire, dont le
public ne pouvoit pas même être informé, je me tins
presque toujours à côté de mes modèles.
La pièce, dans l'état où je l'avois mise, fut répétée
au grand théâtre de l'Opéra. Des trois auteurs, je
m'y trouvai seul. Voltaire étoit absent, et Rameau
n'y vint pas ou se cacha.
Les paroles du premier monologue étoient très
lugubres. En voici le début :
0 mort ! viens terminer les malheurs de ma vie.
Il avoit bien fallu faire une musique assortissante.
Ce fut pourtant là-dessus que madame de la Popli-
nière fonda sa censure, en m'accusant, avec beau-
coup d'aigreur, d'avoir -fait une musique d'enterre-
ment. >L de Richelieu commença judicieusement
par s'informer de qui étoient les vers (a) de ce
monologue. Je lui présentai le manuscrit qu'il
m'avoit envoyé, et qui faisoit foi qu'ils étoient de
Voltaire. En ce cas, dit-il, c'est Voltaire seul qui a
tort. Durant la répétition, tout ce qui étoit de moi
fut successivement improuvé par madame de la
Poplinière, et justifié par M. de Richelieu. Mais enfin
Var. — (a) : les paroles de ce...
184 LES CONFESSIONS
j'avois affaire à trop forte partie, et il me fut signifié
qu'il y avoit à refaire à mon travail plusieurs choses
sur lesquelles il falloit consulter M. Rameau. Navré
d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que
j attendois, et qui certamement m etoient dus, je
rentrai chez moi, la mort dans le cœur. J'y tombai
malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin, et de
six semaines je ne fus en état de sortir.
Rameau, qui fut chargé des changemens indiqués
par madame de la Poplinière, m'envoya demander
l'ouverture de mon grand opéra pour la substituer
à celle que je venois de faire. Heureusement je sentis
le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avoit
plus que cinq ou six jours jusqu'à la représenta-
tion (a), il n'eut pas le tems d'en faire une, et il
fallut laisser la mienne. Elle étoit à l'italienne, et
d'un style très nouveau pour lors en France. Cepen-
dant, elle fût goûtée, et j'appris par M. de Valmalette,
maître d'hôtel du roi, et gendre de M. Mussard,
mon parent et mon ami. que les amateurs (b) avoient
été très contens de mon ouvrage, et que le public
ne l'avoit pas distingué de» celui de Rameau. Mais
celui-ci. de concert avec madame de la Poplinière,
prit des mesures pour qu'on ne sût pas même que
j'y avois travaillé. Sur les livres qu'on distribue
aux spectateurs, et où les auteurs sont toujours
nommés, il n'y eut de nommé que Voltaire, et
Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que
d'v voir associer le mien.
Var. — (a) représentation devant le roi, il... — (bj : que les
connoisseurs avcient...
LIVRE SEPTIÈME ' 185
Sitôt que je fus en état de sortir, je voulus aller
chez M. (a) de Richelieu. Il n'étoit plus tems. Il
venoit de partir pour Dunkerque. où il devoit com-
mander le débarquement destiné pour l'Ecosse. A son
retour, je me dis, pour autoriser ma paresse, qu'il
étoit trop tard. Ne l'ayant plus revu depuis lors,
j'ai perdu l'honneur que méritoit mon ouvrage,
l'honoraire qu'il devoit me produire, et mon tems,
mon travail, mon chagrin, ma maladie et l'argent
qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me
rendre un sol de bénéfice, ou plutôt de dédommage-
ment. Il m'a cependant toujours paru que M. de
Richelieu avoit naturellement de l'inclination pour
moi et pensoit avantageusement de mes talens.
Mais mon malheur et madame de la Poplinière em-
pêchèrent tout l'effet de sa bonne volonté.
Je ne pouvois rien comprendre à l'aversion de
cette femme à qui je m'étois efforcé de plaire et à qui
je faisois assez régulièrement ma cour. Gaufîecourt
m'en expliqua les causes. D'abord, me dit-il. son
amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en
titre et qui ne veut souffrir aucun concurrent, et de
plus un péché originel qui vous damne auprès d'elle,
et qu'elle ne vous pardonnera jamais, c'est d'être
Genevois. Là-dessus, il m'expliqua que l'abbé
Hubert, qui l'étoit, et sincère ami de M. de la Popli-
nière, avoit fait ses efforts pour l'empêcher d'épouser
cette femme qu'il connoissoit bien, et qu'après le
mariage elle lui avoit voué une haine implacable,
ainsi qu'à tous les Genevois. Quoique la Poplinière,
Var. — (a) : M. le duc de Richelieu.
186
LES CONFESSIONS
ajouta-t-il, ait de l'amitié pour vous, et que je le
sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux
de sa femme ; elle vous hait ; elle est méchante, elle
est adroite ; vous ne ferez jamais rien dans cette
maison. Je me le tins pour dit.
Ce même Gauffecourt me rendit à peu près dans
le même tems un service dont j'avois grand besoin.
Je venois de perdre mon vertueux père âgé d'environ
soixante ans ■'-. Je sentis moins cette perte que je
n'aurois fait en d'autre tems, où les embarras de ma
situation m'auroient moins occupé. Je n'avois point
voulu réclamer de son vivant ce qui restoit du bien
de ma mère et dont il tiroit le petit revenu. Je n'eus
plus là-dessus de scrupule après sa mort. Mais le
défaut de preuve juridique de la mort de mon frère
fais oit une difficulté que Gaufîecourt se chargea de
lever, et qu'il leva en effet par les bons offices de
l'avocat de Lorme. Comme j'avois le plus grand
besoin de cette petite ressource, et que l'événement
étoit douteux, j'en attendois la nouvelle définitive
avec le plus vif empressement (a). Un soir, en ren-
trant chez moi, je trouvai la lettre qui devoit con-
tenir cette nouvelle, et je la pris pour l'ouvrir avec
un tremblement d'impatience dont j'eus honte au-
dedans de moi. Eh quoi I me dis-je avec dédain,
Jean- Jacques se laissera-t-il subjuguer à ce point
par l'intérêt et par la curiosité? Je remis sur-le-
champ la lettre sur ma cheminée. Je me déshabillai,
me couchai tranquillement, dormis mieux qu'à mon
Var. — fa) : avec la plus vive impatience. Un...
1. Le 9 mars 1747. Il avait soixante-quinze ans
LIVRE SEPTIEME
187
ordinaire, et me levai le lendemain assez tard, sans
plus penser à ma lettre. En m'habillant, je Taperçus ;
je l'ouvris sans me presser ; j'y trouvai une lettre
de change. J'eus bien des plaisirs à la fois, mais je
puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir su me
vaincre. Jaurois vingt traits pareils à citer en ma.
vie, mais je suis trop pressé pour pouvoir tout dire.
J'envoyai une petite partie de cet argent à ma
pauvre Maman, regrettant avec larmes l'heureux
tems où j'aurois mis le tout à ses pieds. Toutes ses
lettres se sentoient de sa détresse. Elle m'envoyoit
des tas de recettes et de secrets dont elle prétendoit
que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le senti-
ment de sa m.isère lui resserroit (a) le cœur et lui
rétrécissoit l'esprit. Le peu que je lui envoyai fut la
proie des fripons qui l'obsédoient. Elle ne profita de
rien. Cela me dégoûta de partager mon nécessaire
avec ces misérables, surtout après l'inutile tentative
que je fis pour la leur arracher, comme il sera dit
ci-après.
Le tems s'écouloit et l'argent avec lui. Nous étions
deux, même quatre, ou, pour mieux dire, nous
étions sept ou huit. Car, quoique Thérèse fût d'un
désintéressement qui a peu d'exemples, sa mère
n'étoit pas comme elle. Sitôt qu'elle se vit un peu
remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille
pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites-
filles, tout vint, hors sa fille aînée, mariée au direc-
teur des carosses d'Angers. Tout ce que je faisois
pour Thérèse étoit détourné par sa mère en faveur
Varj — (a) : lui serrçit le cœur...
188 LES CONFESSIONS
de ces affamés. Comme je n'avois pas affaire à une
personne avide, et que je n'étois pas subjugué par
une passion folle, je ne faisois pas des folies. Content
de tenir Thérèse honnêtement, mais sans luxe, à
l'abri des pressans besoins, je consentois que ce
•qu'elle gagnoit par son travail fût tout entier au
profit de sa mère, et je ne me bornois pas à cela.
Mais, par une fatalité qui me poursuivoit, tandis
que Maman étoit en proie à ses croquans, Thérèse
étoit en proie à sa famille, et je ne pouvois rien faire
d'aucun côté qui profitât à celle pour qui je l'avois
destiné. Il étoit singulier que la cadette des enfans
de madame Le Vasseur, la seule qui n'eût point
été dotée, étoit la seule qui nourrissoit son père et sa
mère, et qu'après avoit été longtems battue par ses
frères, par ses sœurs, même par ses nièces, cette
pauvre fille en étoit maintenant pillée, sans qu'elle
pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs
coups. Une seule de ses nièces, appelée Goton (a)
Leduc, étoit assez aimable et d'un caractère assez
doux, quoique gâtée par l'exemple et les leçons des
autres. Comme je les voyois souvent ensemble, je
leur donnois les noms qu'elles s'entredonnoient ;
j'appelois la nièce, ma nièce, et la tante, ma tante.
Toutes deux m'appeloient leur oncle. De là le nom
de tante, duquel j'ai continué d'appeler Thérèse,
et que mes amis répétoient quelquefois en plaisan-
tant.
On sent que, dans une pareille situation, je n'avois
pas un moment à perdre pour tâcher de m'en tirer.
Var. — (a) : appellée Goton, étoit...
LIVRE SEPTIÈME 189
Jugeant que M. de Richelieu m'avoit oublié, et n'es-
pérant plus rien du côté de la cour, je fis quelques
tentatives pour faire passer à Paris mon opéra ; mais
j'éprouvai des difficultés qui demandoient bien du
tems pour les vaincre, et j'étois de jour en jour plus
pressé. Je m'avisai de présenter ma petite comédie
de Xarcisse aux Italiens ; elle y fut reçue, et j'eus
les entrées, cjui me firent grand plaisir. Mais ce fut
tout. Je ne pus jamais parvenir à faire jouer ma
pièce ; et ennuyé de faire ma cour à des comédiens,
je les plantai là. Je revins enfin au dernier expédient
qui me restoit, et le seul que j'aurois dû prendre.
En fréquentant la maison de M. de la Poplinière
je m'étois éloigné de celle de M. Dupin. Les deux
dames, quoique parentes ■'^, étoient mal ensemble et
ne se voyoient point. Il n'y avoit aucune société
entre les deux maisons, et Thieriot seul vivoit dans
Tune et dans l'autre. Il fut chargé de tâcher* de me
ramener chez M. Dupin. M. de Francueil suivoit
alors l'histoire naturelle et la chimie, et faisoit un
cabinet. Je crois qu'il aspiroit à l'Académie des
sciences ; il vouloit pour cela faire un livre, et il
jugeoit que je pouvois lui être utile dans ce travail.
Madame Dupin, qui, de son côté, méditoit un autre
livre, avoit sur moi (a) des vues à peu près sem-
blables. Ils auroient voulu m'avoir en commun pour
une espèce de secrétaire, et c'étoit là l'objet des
semonces de Thieriot. J'exigeai préalablement que
Var. — (a) : les mots : sur moi ont été ajoutés postérieurement
sur le Ms. de la Chambre.
1. Elles étaient, en efiet, cousines-germaines, par leur mère.
190 LES CONFESSIONS
M. de Francueil emploieroit son crédit avec celui de
Jelyote pour faire répéter mon ouvrage à l'Opéra ;
il y consentit. Les Muses galantes furent répétées
d'abot-d plusieurs fois au magasin, puis au grand
théâtre. Il y avoit beaucoup de monde à la grande
répétition, et plusieurs morceaux furent très applau-
dis. Cependant je sentis moi-même durant l'exécu-
tion, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne
passeroit pas, et même qu'elle n'étoit pas en état de
paroître sans de grandes corrections. Ainsi je la
retirai sans mot dire et sans m'exposer au refus ;
mais je vis clairement par plusieurs indices que F ou-
vrage, eût-il été parfait, n'auroit pas passé. Francueil
m'avoit bien promis de le faire répéter, mais non pas
de le faire recevoir. Il me tint exactement parole.
J'ai toujours cru voir dans cette occasion et dans
beaucoup d'autres que ni lui ni madame Dupin
ne se sGucioient de me laisser acquérir une certaine ■
réputation dans le monde, de peur peut-être qu'on
ne supposât, en voyant leurs livres, qu'ils avoient
grefïé leurs talens sur les miens (a). Cependant, ■
comme madame Dupin m'en a toujours supposé de *
très médiocres, et qu'elle ne m'a jamais employé
qu'à écrire sous sa dictée ou à des recherches de pure
érudition, ce reproche, surtout à son égard, eût été
bien injuste.
Ce dernier mauvais succès acheva de me décou-
rager. J'abandonnai tout projet d'avancement et
de gloire ; et, sans plus songer à des talens vrais ou
vains qui me prospéroient si peu, je consacrai mon
Var. — (a) : qu'ils avoient greffé mes talens sur les leurs.
LIVRE SEPTIEME
191
teins et mes soins à me procurer ma subsistance et
celle de ma Thérèse, comme il plairoit à ceux qui se
chargeroient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout
à fait à Madame Dupin et à M. de Francueil. Cela ne
me jeta pas dans une grande opulence ; car, avec
huit à neuf cents francs par an que j'eus les deux
premières années, à peine avois-je de quoi fournir
à mes premiers besoins, forcé de me loger à leur
voisinage, en chambre garnie, dans un quartier
assez cher ^, et payant un autre loyer à l'extrémité
de Paris, tout au haut de la rue Saint- Jacques, où,
quelque tems qu'il fît, j'allois souper presque tous
les soirs. Je pris bientôt le train et même le goût de
mes nouvelles occupations. Je m'attachai à la chimie.
J'en fis plusieurs cours avec M. de Francueil chez
M. Rouelle ^, et nous nous mîmes à barbouiller du
papier tant bien que mal sur cette science dont nous
possédions à peine les élémens. En 1747 nous allâmes
passer l'automne en Touraine, au château de Che-
nonceaux, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri
second pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore
les chifï'res, et maintenant possédée par M. Dupin,
fermier général. On s'amusa beaucoup dans ce beau
lieu ; on y faisoit très bonne chère ; j'y devins gras
comme un moine. On y fit beaucoup de musique. J'y
composai plusieurs trios à chanter, pleins d'une
assez forte harmonie, et dont je reparlerai peut-être
dans mon supplément (a), si jamais j'en fais un.
Var. — (a) ? supplément. On...
1. Probablement à l'hôtel du Saint-Esprit, rue Platrière.
2. Voyez : Th. Dufour, Les Institutions chimiques de J.-J. RouS'
seau. Genève, Imprim. du Journal de Genève, janv. 1905
192 LES CONFESSIONS
On y joua la comédie. J'y en lis, en quinze jours, une
en trois actes, intitulée U Engagement téméraire,
quon trouvera parmi mes papiers, et qui n'a d'autre
mérjte que beaucoup de gaieté. J'y composai d'autres
petits ouvrages, entre autres une pièce en vers,
intitulée L Allée de Sylvie ^, du nom d'une allée du
parc qui bordoit le Cher, et tout cela se fit sans dis-
continuer mon travail sur la chimie, et celui que je
faisois auprès de madame Dupin.
Tandis que j'engraissois à Chenonceaux, ma pauvre
Thérèse engraissoit à Paris d'une autre manière, et
quand j'y revins, je trouvai l'ouvrage que j'avois mis
sur le métier (a) plus avancé que je ne l'avois cru.
Cela m'eût jeté, vu ma situation, dans un embarras
extrême, si des camarades de table ne m'eussent
fourni la seule ressource qui pouvoit m'en tirer. C'est
un de ces récits essentiels que je ne puis faire avec
trop de simplicité, parce qu'il faudroit, en les com-
mentant, m'excuser ou me charger, et que je ne dois
faire ici ni l'un ni l'autre.
Durant le séjour d'Altuna à Paris, au lieu d'aller
manger chez un traiteur, nous mangions ordinaire-
ment lui et moi à notre voisinage, presque vis-à-vis
le cul-de-sac de l'Opéra, chez une madame La Selle
femme d'un tailleur, qui donnoit assez mal à manger,
mais dont la table ne laissoit pas d'être recherchée,
à cause de la bonne et sûre compagnie qui s'y trou-
voit : car on n'y recevoit aucun inconnu, et il falloit
être introduit par quelqu'un de ceux qui v mangeoient
Var. — fa) : sur le chantier plus...
1. Œuvres complètes Œd. Hachette), t. VI.
DENIS 15M)EROT
.Lr.n) -Z,^ .'.Jij.
■ lùi Rfi ti CmutiOcr M .vit .t:a.ia>w. Je ftm
t CnMn rue J.- Ll H.irj-t
i
LIVRE SEPTIÈME 193
d'ordinaire. L? commandeur de Graville.- vieux
débauché, plein de politesse et d'esprit, mais ordu-
rier, y logeoit, et y attiroit une folle et brillante
jeunesse en officiers aux gardes et mousquetaires.
Le commandeur de Xonant. chevalier de toutes les
filles de rOpéra, y apportoit journellement toutes les
nouvelles (a) de ce tripot. M. du Plessis, lieutenant-
colonel retiré, bon et sage vieillard, Ancelet ^. officier
des mousquetaires, y maintenoient un certain ordre
parmi ces jeunes gens. Il y venoit aussi des com-
merçans, des financiers, des vivriers, mais polis,
honnêtes, et de ceux qu'on distinguoit dans leur
métier ; M. de Besse, M. de Forcade, et d'autres dont
j'ai oublié les noms. Enfin l'on y voyoit des gens de
mise de tous les états, excepté des abbés et des gens
de robe que je n'y ai jamais vus ; et c'étoit une con-
vention de n'y en point introduire. Cette table,
assez nombreuse, étoit très gaie sans être bruyante,
et Ton y polissonnoit beaucoup sans grossièreté.
Var. — (a) : les anecdotes de...
1. Ce fut à M. Ancelet que je donnai une petite comédie de
ma façon, intitulée Les Prisonniers de guerre, que j'avois faite
après les désastres des François en Bavière et en Bohême, et que
je n'osai jamais avouer ni montrer, et cela par la singulière raison
que jamais le roi, ni la France, ni les François, ne furent peut-
être mieux loués, ni de meilleur cœur, que dans cette pièce, et
que, républicain et frondeur en titre, je n'osois m'avouer pané-
gj-riste d'une nation dont toutes les maximes étoient contraires
aux miennes. Plus na\Té des malheurs de la France que les Fran-
çois mêmes, j'avois peur qu'on ne taxât de flatterie et de lâcheté
les marques d'un sincère attachement dont j'ai dit l'époque et
la cause dans ma première partie, et que j'étois honteux de mon-
trer, (yoie de J.-J. Rousseau.) Cette note n'est pas dans le manus-
crit de Paris.
II. — 13
194 LES CONFESSIONS
Le vieux commandeur, avec tous ses contes gras,
quant à la substance, ne perdoit jamais sa politesse
de la vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sortoit
de sa bouche qu'il ne fût si plaisant que des fem^mes
l'auroient pardonné. Son ton servoit de règle à
toute la table : tous ces jeunes gens contoient leurs
aventures galantes avec autant de licence que de
grâce, et les contes de filles manquoient d'autant
moins que le magasin étoit à la porte ; car l'allée par
où l'on alloit (a) chez madame La Selle étoit la
même où donnoit la boutique de la Duchapt. célèbre
marchande de modes, qui avoit alors de très jolies
filles avec lesquelles nos (h) messieurs alloient causer
avant ou après dîner. Je m'y serois amusé comme les
autres si jeusse été plus hardi. Il ne falloit quentrer
comme eux ; je n'osai jamais. Quant à Madame La
Selle, je continuai d*y aller manger assez souvent
après le départ d'Altuna. J"y apprenois des foules
d'anecdotes très amusantes, et j'y pris aussi peu à
peu, non. grâce au ciel, jamais les mœurs, mais les
maximes que j"y vis établies. D'honnêtes personnes
mises à mal, des maris trompés, des femmes séduites,
des accouchemens clandestins, étoient là les textes
les plus ordinaires, et celui qui peuploit le mieux les
Enfans-Trouvés étoit toujours le plus applaudi. Cela
me gagna ; je formai ma façon de penser sur celle
que je voyois en règne chez des gens très aimables,
et dans le fond très honnêtes gens, et je me dis :
Puisque cest l'usage du pays, quand on y vit on
Var. — Co) : l'allée qui menoit chez Madame La Selle, où étoit
la... — (h) : tous nos...
LIVRE SEPTIEME
195
peut le suivre. Voilà l'expédient que je cherchois. Je
m'y déterminai gaillardement sans le moindre scru-
pule, et le seul que j'eus à vaincre fut celui de Thé-
rèse, à qui j'eus toutes les peines du monde de faire
adopter cet unique moyen de sauver son honneur.
Sa mère, qui de plus craignoit un (a) nouvel embarras
de marmaille, étant venue à mon secours, elle se
laissa vaincre. On choisit une sage-femme prudente
et sûre, appelée mademoiselle Gouin (b), qui demeu-
roit à la pointe Sainte-Eustache, pour lui confier
ce dépôt, et quand le tems fut venu, Thérèse fut
menée par sa mère chez la Gouin (c) pour y faire ses
couches ^. J'allai l'y voir plusieurs fois, et je lui
portai un chiffre que j'avois fait à double sur deux
cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant,
et il fut déposé par la sage-femme au bureau des
Enfans-Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année
suivante, même inconvénient et même expédient,
au chiffre près qui fut négligé. Pas plus de réflexion
de ma part, pas plus d'approbation de celle de la
mère : elle obéit en gémissant. On verra successive-
ment toutes les vicissitudes que cette fatale conduite
a produites dans ma façon de penser, ainsi que dans
ma destinée. Quant à présent, tenons-nous à cette
première époque. Ses suites, aussi cruelles qu'im-
prévues, ne me forceront que trop d y revenir.
Var. — fa) : ce nouvel... — fb) : mademoiselle Gouin, pour
lui... — (c) : la Gouin, à la Pointe Saint-Eustache. J'allai...
1. Le premier enfant de Rousseau naquit dans l'hiver de
1746-1747, la liaison avec Thérèse datant de l'été 1746. L'auteur
des Confessions habitait alors à l'hôtel du Saint-Esprit, me Plâ-
trière.
196 LES CONFESSIONS
Je marque ici celle de ma première connoissance
avec madame dEpinay. dont le nom reviendra
souvent dans ces Mémoires. Elle s'appeloit made-
moiselle dEsclavelles ^. et venoit d'épouser M. d'Epi-
nay. fils de M. de Lalive de Bellegarde. fermier-
général. Son mari étoit musicien, ainsi que M. de
Francueil. Elle étoit musicienne aussi, et la passion
de cet art mit entre ces trois personnes une grande
intimité. M. de Francueil m'introduisit chez madame
d'Épinay ; j'y soupois quelquefois avec lui. Elle
étoit aimable, avoit de Tesprit, des talens ; c'étoit
assurément une bonne connoissance à faire. Mais elle
avoit une amie, appelée mademoiselle d'Ette ^, qui
1. Louise-Florence-Pétronille d'Esclavelles, née le 11 mars 172(
à Valenciennes ; morte à Paris, rue de la Chaussée-d'Antin,
17 avril 1783. Elle avait épousé, le 23 décembre 1745, son cousii
Déni s- Joseph La Livre d'Epinay, de deux ans plus âgé qu'elle.'
Ce dernier mourut le 16 février 1782. On consultera, sur cette
femme célèbre, son salon et ses amis : Lucien Perey et Gaston
Maugras, La Jeunesse de Madame d'Epinay ; Dernières années de
Madame d'Epinay. Paris, Calmann-Lé\-A-, 1898, et s. d., 2 vol.
In-8° ; Mémoires de Madame d'Epinay publiés par Paul Boiteau.
Paris, Charpentier, 1884, 2 vol. in-8° ; G. Streckeisen-Moultou,
J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Paris, Calmann-Lévy,
s. d., 2 vol. in-8° ; Frederika Macdonald, La Légende de J.-J. Rous-
seau rectifiée d'après une nouv. critique et des doc. noui^eaux. Paris,
Hachette, 1909, in-18 ; Aug. Rey, Le Château de la ChevreUe et
Madame d'Epinay. Paris, Pion, s. d., in-8°.
2. Elle avait en\"iron trente-trois ans à cette époque ; elle mourut
à Paris, le 24 mars 1785, rue >'euve-du-Luxembourg, n° 24.
Diderot, qui ne l'a guère connue qu'en 1760, chez la belle-mère
du baron d'Holbach, en parle ainsi : « J'ai fait connaissance avec
cette demoiselle d'Ette. C'étoit une Flamande, et il y paroit à la
peau et aux couleurs. Son visage est comme une jatte de lait sur
laquelle on a jeté des feuilles de roses, et des tétons à ser\-ir de
coussins au menton, les fesses à l'avenant. Elle est bien née.
Le chevalier de Valory lenleva de la maison ijaternelle à l'âge de
LIVRE SEPTIÈME 197
passoit pour méchante, et qui vivoit avec ie cheva-
lier de Valory, qui ne passoit pas pour bon. Je crois
que le commerce de ces deux personnes fit tort à
madame d'Epinay, à qui la nature avoit donné, avec
un tempérament très exigeant, des qualités excel-
lentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de
Francueil lui communiqua une partie de Tamitié
qu'il avoit pour moi, et m'avoua ses liaisons avec
elle, dont, par cette raison, je ne parlerois pas ici
si elles ne fussent devenues publiques au point de
n'être pas même cachés à M. d'Epinay. M. de Fran-
cueil me fit même sur cette dame des confidences ^
bien singulières, qu'elle ne m'a jamais faites elle-
même et dont elle ne ma jamais cru instruit ; car je
n'en ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche
ni à elle ni à qui que ce soit. Toute cette con-
fiance de part et d'autre rendoit ma situation
très embarrassante, surtout avec madame de Fran-
cueil, qui me connoissoit assez pour ne pas se
défier de moi, quoique en liaison avec sa rivale.
Je consolois de mon mieux cette pauvre femme,
à qui son mari ne rendoit assurément pas l'amour
qu'elle avoit pour lui. J'écoutois séparément ces
trois personnes ; je gardois leurs secrets avec la
plus grande fidélité, sans qu'aucune des trois m'en
quatorze ans, et vécut une quinzaine d'années avec eUe, lui fit
des enfants, lui promit de l'épouser, s'entêta d'une autre et la
planta là. Et voilà ce qu'on appelle d'honnêtes gens. >•
1. Voyez sur l'objet de ces confidences les Mémoires de Madame
d'Epinay, publiés par P. Boiteau, t. I, p.' 162 et suivantes.
M. d'Epinay, dont les mœurs étaient fort dissolues, avait com-
muniqué à sa femme une maladie que celle-ci transmit à son
amant.
198 LES CONFESSIONS
arrachât jamais aucun de ceux des deux autres, et
sans dissimuler à chacune des deux femmes mon
attachement pour sa rivale. Madame de Francueil.
qui vouloit se servir de moi pour bien des choses,
€ssuya des refus formels ; et madame d'Epinay,
m'ayant voulu charger une fois d'une lettre pour
Francueil, non seulement en reçut un pareil, mais
encore une déclaration très nette que, si elle vouloit
me chasser pour jamais de chez elle, elle n'avoit
qu'à me faire une seconde fois pareille pr-oposition.
Il faut rendre justice à madame d'Epinay : loin que
ce procédé parût lui déplaire, elle en parla à Francueil,
avec éloge, et ne m'en reçut pas moins bien. C'est
ainsi que, dans des relations orageuses entre trois
personnes que j'avois à ménager, dont je dépendois
en quelque sorte, et pour qui j'avois de l'attache-
ment, je conservai jusqu'à la fin leur amitié, leur
estime, leur confiance, en me conduisant avec dou-
ceur et complaisance, mais toujours avec droiture
et fermeté. Malgré ma bêtise et ma gaucherie, ma-
dame d'Epinay voulut me mettre des amusemens de
la Chevrette, château près de Saint-Denis, appar-
tenant à M. de Bellegarde. Il y avoit un théâtre oùj
l'on jouoit souvent des pièces. On me chargea d'un
rôle que j'étudiai six mois sans relâche, et qu'il fallut!
me souffler d'un bout à l'autre à la représentation K\
Après cette épreuve, on ne me proposa (a) plus
de rôle.
Vab. — (a) : on ne me donna plus...
1. Il s'agissait d'une représentation de VEngasemenl témérairef
de Rousseau. Voyez les Mémoires de Madame d'Epinay, t. 1, p. 177
et ss.
LIVRE SEPTIEME
199
En faisant la connoissance de madame d'Épinay,
je fis aussi celle de sa belle-sœur, mademoiselle de
Bellegarde. qui devint bientôt comtesse de Houdetot^.
La première fois que je la vis, elle étoit à la veille de
son mariage (a) ; elle me causa longtems avec cette
familiarité charmante qui lui est naturelle. Je la
trouvai très aimable ; mais j'étois bien éloigné de
prévoir que cette jeune personne feroit un jour le
destin de ma vie, et m'entraîneroit, quoique bien
innocemment, dans l'abîme où je suis aujourd'hui.
Quoique je n'aie pas parlé de Diderot depuis mon
retour de Venise, non plus que de mon ami M. Ro-
guin, je n'avois pourtant négligé ni l'un ni l'autre,
et je m'étois surtout lié de jour en jour plus intime-
ment avec le premier. Il avoit une Nanette ^ ainsi
que j'avois une Thérèse ; c'étoit entre nous une
conformité de plus. Mais la différence étoit que ma
Thérèse, aussi bien (h) de figure que sa Nanette,
avoit une humeur douce et un caractère aimable,
fait pour attacher un honnête homme ; au lieu
que la sienne, pie-grièche et harengère, ne mon-
Var, — (a) : à la veille de son mariage, elle me fît voir l'appar-
tement qu'on lui préparoit et me causa longtems... — (h) : aussi
bien, tout au moins, de figure...
2. Elisabeth-Sophie-Françoise de Bellegarde, née le 18 décembre
1730, à Paris, morte dans la même ville, le 28 janvier 1813. Elle
épousa, le 10 fé\Tier 1748, Claude-Constant-César, comte d'Houdçtot,
capitaine de la compagnie des gendarmes de Berry, de six ans plus
âgé qu'elle. Ce dernier mourut en 1806. (Voyez sur Madame d'Hou-
detot, les Mémoires de Madame d'Epinay, éd. Paul Boiteau, et
les ouvrages d'Hippoh-te Bufîenoir : La Comtesse d' Houdetot.
Paris, Calmann-Lé%-;y', s. d., in-8° ; La Comtesse d'Houdetot, sa
famille, ses amis. Paris, Leclerc, 1905, in-8°.)
3. Elle s'appelait Anne-Antoinette Champion.-
200 LES CONFESSIONS
troit rien aux yeux des autres qui pût racheter la
mauvaise éducation» Il Fépousa toutefois : ce fut
fort bien fait, s'il l'avoit promis. Pour moi, qui
n'avois rien promis de semblable, je ne me pressai
pas de l'imiter.
Je m'étois aussi lié avec l'abbé de Condillac ^, qui
n'étoit rien, non plus que moi, dans la littérature,
mais qui étoit fait pour devenir ce qu'il est aujour-
d'hui. Je suis le premier peut-être qui ai vu sa portée,
et qui Tai estimé ce qu'il valoit. Il paroissoit aussi
se plaire avec moi ; et tandis qu'enfermé dans ma
chambre, rue Jean-Saint-Denis, près l'Opéra, je
faisois mon acte d'Hésiode, il venoit quelquefois
dîner avec moi tête-à-tête, en pique-nique. Il travail-
loit alors à VEssai sur Vorigine des Connoissances
humaines, qui est son premier ouvrage. Quand il
fut achevé, l'embarras fut de trouver un libraire
qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris sont
arrogans et durs pour tout homme qui commence, et
la métaphysique, alors très peu à la mode, n'offroit
pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de
Condillac et de son ouvrage ; je leur fis faire con-
noissance. Ils étoient faits pour se convenir ; ils se
convinrent. Diderot engagea le libraire Durand à
prendre le manuscrit de l'abbé, et ce grand méta-
physicien eut de son premier livre, et presque par
grâce, cent écus qu"il n'auroit (a) peut-être pas]
trouvés sans moi. Comme nous demeurions dans des!
Var. — (a) : qu'il neût...
1. Etienne Bonnot de Condillac, abbé de Mureaux (1715-1780),]
élu membre de l'Académie française en 1768.
LIVRE SEPTIÈME 201
quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous
rassemblions tous trois une fois la semaine au Palais-
Royal, et nous allions dîner ensemble à l'hôtel du
Panier-Fleuri. Il falloit que ces petits dîners hebdo-
madaires plussent extrêmement à Diderot, car lui
qui manquoit presque à tous ses rendez-vous (a)
ne manqua jamais aucun de ceux-là. Je formai là
le projet d'une feuille périodique, intitulée Le Per-
sifleur, que nous devions faire alternativement,
Diderot et moi. J'en esquissai la première feuille ^,
et cela me fit faire connoissance avec d'Alembert,
à qui Diderot en avoit parlé. Des événemens im-
prévus nous barrèrent, et ce projet en demeura là.
Ces deux auteurs venoient d'entreprendre le
Dictionnaire Encyclopédique, qui ne devoit d'abord
être qu'une espèce de traduction de Chambers,
semblable à peu près à celle du Dictionnaire de
Médecine, de James, que Diderot venoit d'achever.
Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose
dans cette seconde entreprise, et me proposa la
partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exécutai
très à la hâte et très mal, dans les trois mois qu'il
m'avoit donnés, comme à tous les auteurs qui
dévoient concourir à cette entreprise ; mais je fus le
seul qui fut prêt au terme prescrit. Je lui remis mon
manuscrit, que j'avois fait mettre au net par un
laquais de M. de Francueil, appelé Dupont, qui
écrivoit très bien, et à qui je payai dix écus (h),
Var. — (a) : presque à tous ses rendez-vous, fussent-ils même
avec des femmes, ne manqua jamais... — (b) : écus de copie, tirés...
1. Œuvres complètes, t. XII, p. 294 et ss.
202 LES CONFESSIONS
tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été rembour-
sés. Diderot ni'avoit promis, de la part des libraires,
une rétribution dont il ne m'a jamais reparlé, ni
moi à lui.
Cette entreprise de V Encyclopédie fut interrompue
par sa détention. Les Pensées philosophiques lui
avoient attiré quelques chagrins qui n'eurent point
de suite. Il n'en fut pas de même de la Lettre sur les
Aveugles, qui navoit rien de répréhensible que quel-
ques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-
Maur et M. de Réaumur furent choqués, et pour les-
quels il fut mis au Donjon de Vincennes. Rien ne
peindra jamais les angoisses que me fit sentir le
malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui
porte toujours le mal au pis. s'efï'aroucha. Je le crus
là pour le reste de sa vie. La tête faillit à m'en tourner.
J'écrivis à madame de Pompadour pour la conjurer
de ]e faire relâcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermât
avec lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre : elle
étoit trop peu raisonnable pour être efficace, et je ne
me flatte pas quelle ait contribué aux adoucisse-
mens qu'on mît quelque tems après à la captivité
du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque tems
encore avec la même rigueur, je crois que je serois
mort de désespoir au pied de ce malheureux Donjon.
Au reste, si ma lettre a produit peu d'effet, je ne
m'en suis pas, non plus, beaucoup fait valoir ; car
je n'en parlai (a) qu"à très peu de gens, et jamais à
Diderot lui-même.
Var. — (a) : je n'en ai parlé qu'à...
FIN DU LIVRE SEPTIEME
LIVRE HUITIEME
1748-1755
J'ai dû faire une pause à la fin du précédent
livre. Avec celui-ci commence, dans sa pre-
mière origine, la longue chaîne de mes malheurs.
Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons
de Paris, je n'avois pas laissé, malgré mon peu
d'entregent, d'y faire quelques connoissances. J'avois
fait, entre autres, chez madame Dupin, celle du
jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron
de Thun, son gouverneur. J'avois fait chez M. de la
PopHnière celle de M. Segui, ami du baron de Thun, et
connu dans le monde littéraire par sa belle édition
de Rousseau. Le baron nous invita, M. Segui et moi,
d'aller passer un jour ou deux à Fontenay-sous-
Bois (a), où le prince avoit une maison. Nous y
Var. — (a) : à Fontenay-auj:-i?oses, où...
204 LES CONFESSIONS
fûmes. En passant devant Vincennes, je sentis à la
vue du Donjon un déchirement de cœur dont le baron
remarqua F effet sur mon visage. A souper, le prince
parla de la détention de Diderot. Le baron, pour me
faire parler, accusa le prisonnier d'imprudence :
j'en mis dans la manière impétueuse dont je le
défendis. L'on pardonna cet excès de zèle à celui
'qu'inspire un ami malheureux, et Ton parla d'autre
chose. Il y avoit là deux Allemands attachés au
prince. L'un, appelé ^L Klupffel. homme de beaucoup
d'esprit, étoit son chapelain, et devint ensuite son
gouverneur, après avoir supplanté le baron. Lautre
étoit un jeune homme appelé M. Grimm, qui lui
servoit de lecteur en attendant qu'il trouvât quelque
place, et dont l'équipage très mince annonçoit le
pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir,
Klupffel et moi commençâmes une- liaison qui bientôt
devint amitié. Celle avec le sieur Grimm n'alla pas
tout à fait si vite. Il ne se mettoit guère en avant,
bien éloigné de ce ton avantageux que la prospérité
lui dbnna dans la suite. Le lendemain à dîner on
parla de musique : il en parla bien. Je fus transporté
d'aise en apprenant qu'il accompagnoit du clavecin.
Après le dîner on fit apporter de la musique (a)%
Nous musiquâmes tout le jour au clavecin du prince,
et ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si
douce, enfin si funeste, et dont j'aurai tant à parler
désormais.
En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle
que Diderot étoit sorti du Donjon, et qu'on lui avoit
Yar. — (a) : musique italienne.
LIVRE HUITIÈME 205
donné le château et le parc de Vincennes pour prison,
sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il
me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même !
Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin
par des soins indispensables, après trois ou quatre
siècles d'impatience je volai dans les bras de mon
ami. Moment inexprimable ! il n'étoit pas seul.
D'Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle
étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui, je ne
fis qu'un saut, un cri. je collai mon visage sur le sien,
je le serrai étroitement sans lui parler autrement que
par mes pleurs et par mes sanglots : j'étoulTois de
tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti
de mes bras (a), fut de se tourner vers l'ecclésias-
tique, et de lui dire : Vous voyez, monsieur, comment
m'aiment mes amis. Tout entier à mon émotion,
je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer
avantage. Mais en y pensant quelquefois depuis ce
tems-là. j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot,
ce n"eût pas été là la première idée qui me seroit
venue.
Je le trouvai (h) très afîecté de sa prison. Le
Donjon lui avoit fait une impression terrible, et quoi-
qu'il fût fort agréablement au château, et maître de
ses promenades dans un parc qui n'est pas même fer-
mé de murs, il avoit besoin de la société de ses amis
pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme
j'étois assurément celui qui compatissoit le plus à sa
peine, je crus être aussi celui dont la vue lui seroit
Var. — (a) : mouvement, après ce transport, fut... — (b) : Je
trouvai Diderot très affecté...
206 LES CONFESSIONS
la plus consolante, et tous les deux jours au plus
tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allois,
soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les
après-midi.
Cette année 1749, Tété fut d'une chaleur excessive.
On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu
en état de payer des fiacres, à deux heures après
midi j'allois à pied quand j'étois seul, et j'allois vite
pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours
élagués, à la mode du pays, ne donnoient presque
aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de
fatigue, je m'étendois par terre n'en pouvant plus.
Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre
quelque livre. Je pris un jour le Alercure de France ^,
et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur
cette question proposée par l'académie de Dijon pour
le prix de l'année suivante : Si le progrès des sciences
et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les
mœurs.
A l'instant de cette lecture je vis un autre univers,
et je devins un autre homme. Quoique j'aie un sou-
venir vif de l'impression que j'en reçus, les détails
m'en sont échappés depuis que je les ai déposés (a)
dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes.
C'est une des singularités de ma mémoire qui méri-
tent d'être dites. Quand elle me sert, ce n'est qu'au-
tant que je me suis reposé sur elle : sitôt que j'en
confie le dépôt au papier, elle m'abandonne ; et dès
Var. — (a) : déposés sur le papier dans...
1. Octobre 1749. Voyez la lettre à M. de Malesherbes, du 12 jan-
vier 1762.
LIVRE HUITIEME
207
qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens
plus du tout. Cette singularité me suit jusques dans
la musique. Avant de l'apprendre (a) je savois par
cœur des multitudes de chansons : sitôt que j'ai su
(hanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun ;
et je doute que de ceux que j'ai le plus aimés j'en
puisse aujourd'hui redire un seul tout entier.
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette
occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes j'étois dans
une agitation qui tenoit du délire. Diderot l'aperçut :
je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de
Fabricius. écrite en crayon sous un chêne (b). Il
m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de con-
courir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus
perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs
fut l'effet (c) inévitable de cet instant d'égare-
ment.
Mes sentimens se montèrent, avec la plus incon-
cevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes
petites passions furent étouffées par l'enthousiasme
de la vérité, de la hberté, de la vertu, et ce qu'il y a
de plus étonnant est que cette effervescence se^
soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou
cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle
ait jamais été dans le cœur d'aucun autre homme.
Je travaillai ce discours d'une façon bien singu-
lière, et que j'ai presque toujours suivie dans mes
autres ouvrages. Je lui consacrois les insomnies de
mes nuits. Je méditois dans mon lit à veux fermés,-
Var. — (a) : de V avoir apprise... — (h) : sous un arbn
(c) : l'effet et la suite inévitables...
208 LES CONFESSIONS
et je tournois et retournois mes périodes dans ma
tête (a) avec des peines incroyables ; puis, quand
j'étois parvenu à en être content, je les déposois dans
ma mémoire jusqu'à ce que je pusse les mettre
sur le papier : mais le tems de me lever et de m'habil-
1er me faisoit tout perdre, et quand je m'étois mis
à mon papier il ne me venoit presque plus rien de ce
que javois composé. Je m'avisai de prendre pour :
secrétaire madame Le Vasseur. Je l'avois logée avec
sa fdle et son mari plus près de moi, et c'étoit elle
qui, pour m' épargner un domestique, venoit tous les
matins allumer mon feu et faire mon petit service.
A son arrivée, je lui dictois de mon lit mon travail
de la nuit, et cette pratique, que j'ai longtems suivie,
m'a sauvé bien des oublis.
Quand ce discours fut fait, je le montrai à Diderot,
qui en fut content, et m'indiqua quelques correc-
tions. Cependant cet ouvrage, plein de chaleur et de
force, manque absolument de logique et d'ordre (h) ;
de tous ceux qui sont sortis de ma plume, c'est le
plus foible de raisonnement et le plus pauvre de
nombre et d'harmonie ; mais avec quelque talent
qu'on puisse être né, l'art d'écrire ne s'apprend pas
tout d'un coup.
Je fis partir cette pièce sans en parler à personne
autre, si ce n'est, je pense, à Grimm, avec lequel,
depuis son entrée chez le comte de Frièse, je com-
mençois à vivre dans la plus grande intimité. Il
avoit un clavecin qui nous servoit de point de
Var. — (a) : dans ma tète., mes périodes avec... — (h) : d'or-
dre et de logique ;...
LIVRE HUITIEME
209
réunion, et autour duquel je passois avec lui tous les
momens que j'avois de libres, à chanter des airs
italiens et des barcarolles sans trêve et sans relâche
du matin au soir, ou plutôt du soir au matin, et
sitôt qu'on ne me trouvoit pas chez madame Dupin,
on étoit sur de me trouver chez M. Grimm, ou du
moins avec lui, soit à la promenade, soit au spectacle.
Je cessai d'aller à la Comédie italienne, où j'avois
mes entrées, mais qu'il n'aimoit pas, pour aller
avec lui, en payant, à la Comédie françoise, dont il
étoit passionné. Enfin, un attrait si puissant me lioit
à ce jeune homme, et j'en devins tellement insépa-
rable, que la pauvre tante elle-même en (a) étoit
négligée ; c'est-à-dire que je la voyois moins, car
jamais un moment de ma vie mon attachement pour
elle ne s'est affaibli.
Cette impossibilité de partager à mes inclinations
le peu de tems que j'avois de libre, renouvela plus
vivement que jamais le désir que j'avois depuis
longtems de ne faire qu'un ménage avec Thérèse :
mais l'embarras de sa nombreuse famille, et surtout
le défaut d'argent pour acheter des meubles, m'a-
voient jusqu'alors retenu. L'occasion de faire un
effort se présenta, et j'en profitai. M. de Francueil
et madame Dupin, sentant bien que huit à neuf cents
francs par an ne pouvoient me suffire, portèrent de
leur propre mouvement mon honoraire annuel
jusqu'à (h) cinquante louis, et de plus, madame Du-
pin, apprenant que je cherchois à me mettre dans
mes meubles, m'aida de quelques secours pour cela.
Var. — (a) : elle-même étoit.,. — (b) : annuel à cinquante...
II. — 14
210 LES CONFESSIONS
Avec les meubles qu'avoit déjà Thérèse, nous mîmes
tout en commun, et ayant loué un petit appartement
à Fhôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-
Honoré, chez de très bonnes gens, nous nous y
arrangeâmes comme nous pûmes ; et nous y avons
demeuré paisiblement et agréablement pendant sept
ans, jusqu'à mon délogement pour l'Ermitage.
Le père de Thérèse étoit un vieux bonhomme, très
doux, qui craignoit extrêmement sa femme, et qui
lui avoit donné pour cela le surnom de Lieutenant-
criminel, que Grimm, par plaisanterie, transporta
dans la suite à la fille. Madame Le Vasseur ne man-
quoit pas d'esprit, c'est-à-dire d'adresse (a), elle se
piquoit même de politesse et d'airs du grand monde ;
mais elle avoit un patelinage mystérieux qui m'étoit
insupportable, donnant d'assez mauvais conseils à
sa fille, cherchant à la rendre dissimulée av.ec moi,
et cajolant séparément mes amis aux dépens les uns
des autres et aux miens ; du reste, assez bonne mère,
parce qu'elle trouvoit son compte à l'être, et couvrant
les fautes de sa fille, parce qu'elle en profitoit. Cette
femme, que je comblois d'attentions, de soins, de
petits cadeaux, et dont j'avois extrêmement à cœur
de me faire aimer, étoit, par l'impossibilité que
j'éprouvois d'y parvenir, la seule cause de peine que
j'eusse dans mon petit ménage, et du reste je puis
dire avoir goûté, durant ces six ou sept ans, le plus
parfait bonheur domestique que la foiblesse humaine
puisse comporter. Le cœur de ma Thérèse étoit celui
d'un ange : notre attachement croissoit avec notre
Var. — (a) : d'esprit, elle se...
LIVRE HUITIÈME 211
intimité, et nous sentions davantage de jour en jour
combien nous étions faits l'un pour l'autre. Si nos
■ isirs pouvoient se décrire, ils feroient rire par leur
-iiupiicité. Nos promenades tête-à-tête hors de la
^ iile, où je dépensois magnifiquement huit ou dix
is à quelque guinguette. Nos petits soupers à la
(iuisée de ma fenêtre, assis en vis-à-vis sur deux
petites chaises posées sur une malle qui tenoit la
largeur de l'embrasure. Dans cette situation, la
fenêtre nous servoit de table, nous respirions l'air,
nous pouvions voir les environs, les passans, et,
quoiqu'au (a) quatrième étage, plonger dans la rue
tout en mangeant. Qui décrira, qui sentira les char-
mes de ces repas, composés, pour tous mets, d'un
quartier de gros pain, de quelques cerises, d'un petit
morceau de fromage et d'un demi-setier de vin que
nous buvions à nous deux? Amitié, confiance, inti-
mité, douceur d'âme, que vos assaisonnemens sont
délicieux ! Quelquefois nous restions là jusqu'à
minuit sans y songer et sans nous douter de l'heure,
si la vieille maman ne nous (b) en eût avertis. Mais
laissons ces détails qui paroîtront insipides ou risibles.
Je l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne
se décrit point.
J'en eus à peu près dans le même tems une plus
grossière, la dernière de cette espèce que j'aie eu à
me reprocher. J'ai dit que le ministre Klupffel étoit
aimable : mes liaisons avec lui n'étoient guères moins
étroites qu'avec Grimm, et devinrent aussi fami-
Var. — (a) : et quoique nous fussions au... — (b) : ne nous
eût...
212 LES CONFESSIONS
Hères : ils mangeoient quelquefois chez moi. Ces repas,
un peu plus que simples, étoient égayés par les fines
et folles polissonneries de Klupffel, et par les plaisans
«germanismes de Grimm. qui n'étoit pas encore
devenu puriste. La sensualité ne présidoit pas à nos
petites orgies, mais la joie y suppléoit, et nous nous
trouvions si bien ensemble, que nous ne pouvions
plus nous quitter. KlupfTel avoit mis dans ses meubles
une petite fille, qui (a) ne laissoit pas d'être à tout
le monde, parce qu'il ne pouvoit l'entretenir à lui
seul. Un soir, en entrant au café, nous le trouvâmes
qui en sortoit pour aller souper avec elle. Nous le
raillâmes : il s'en vengea galamment en nous mettant
du même souper, et puis nous raillant à son tour.
Cette pauvre créature me parut d'un assez bon
naturel, très douce, et peu faite à son métier, auquel
une sorcière quelle avoit avec elle la styloit de son
mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point
que nous nous oubliâmes. Le bon Klupfîel ne voulut
pas faire ses honneurs à demi, et nous passâmes tous
trois successivement dans la chambre voisine avec la
pauvre petite, qui ne savoit si elle devoit rire ou
pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l' avoit pas
touchée : c'étoit donc pour s'amuser à nous impa-
tienter qu'il resta si longtems avec elle, et s'il s'en
abstint, il est peu probable que ce fût par scrupule,
puisquavant d'entrer chez le comte de Frièse, il
logeoit chez des filles au même quartier Saint-
Roch (h).
Var. — (a) : qui, par convention, ne laissoit pas... — (b) : quar-
tier de Saint-Roch.
LIVRE HUITIEME
213
Je sortis de la rue des Moineaux, où iogeoît cette
fille, aussi honteux que Saint-Preux sortit de la
maison où on Tavoit enivré, et je me rappelai bien
mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse s'aperçut,
à quelque signe, et surtout à mon air confus, que
javois quelque reproche à me faire ; j'en allégeai
le poids par ma franche et prompte confession. Je
fis bien ; car dès le lendemain Grimm vint en triom-
phe lui raconter mon. forfait en l'aggravant, et depuis
lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler maligne-
ment le souvenir, en cela d'autant plus coupable que,
l'ayant mis librement et volontairement (a) dans
ma confidence, j'avois droit d'attendre de lui qu'il ne
m'en feroit pas repentir. Jamais je ne sentis mieux
qu'en cette occasion la bonté de cœur de ma Thé-
rèse ; car elle fut plus choquée du procédé de Grimm
qu'offensée de mon infidélité, et je n'essuyai de sa
part que des reproches touchans et tendres, dans
lesquels je n'aperçus jamais la moindre trace de
dépit.
La simplicité d'esprit de cette excellente fille éga-
loit sa bonté de cœur, c'est tout dire ; mais un exem-
ple qui se présente mérite pourtant (h) d'être
ajouté. Je lui avois dit que Klupfîel et oit ministre
et chapelain du prince de Saxe-Gotha. Un ministre
étoit pour elle un homme si singulier (c), que, con-
fondant comiquement les idées les plus disparates,
elle s'avisa de prendre Klupfîel pour le pape ; je la
crus folle la première fois qu'elle me dit. comme je
Var. — (a) : mis pleinement et librement dans... — (h)
mérite cependant... — (c) : si extraordinaire,...
214 LES CONFESSIONS
rentroiS; que le pape m'étoit venu voir. Je la fis ex-
pliquer, et je n'eus rien de plus pressé que d'aller
conter cette histoire à Grimm et à Klupffel, à qui le
nom de pape en resta parmi nous. Nous donnâmes à
la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse
Jeanne. C'étoient des rires inextinguibles ; nous
étouffions. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a
plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avois ri
que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu dans ce
tems-là, ni dans ma jeunesse, car assurément cette
idée n'auroit jamais pu leur venir.
L'année suivante, 1750, comme je ne songeois plus
à mon Discours, j'appris qu'il avoit remporté le
prix à Dijon. Cette nouvelle réveilla toutes les idées
qui me l'avoient dicté, les anima dune nouvelle
force, et acheva de mettre en fermentation dans
mon cœur ce premier levain d'héroïsme et de vertu
que mon père, et ma patrie, et Plutarque, y avoient
mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien de
grand et de beau que dêtre libre et vertueux (a), au-
dessus de la fortune et de l'opinion, et de se suffire
à soi-même. Quoique la mauvaise honte et la crainte
des sifflets m'empêchassent de me conduire d'abord
sur ces principes et de rompre brusquement en
%-isière aux maximes de mon siècle, j'en eus dès lors
la volonté décidée, et je ne tardai à l'exécuter qu'au-
tant de tems qu'il en falloit aux contradictions pour
lirriter et la rendre triomphante.
Tandis que je philosophois sur les devoirs de
l'homme, un événement vint me faire mieux réfléchir
Var. — fa) : libre, vertueux...
LIVRE HUITIÈME 215
sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième
fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour
vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je
me mis à examiner la destination de mes enfans,
et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature,
de la justice et de la raison, et sur celles de cette
religion pure (a), sainte, éternelle comme son au-
teur, que les hommes ont souillée en feignant de
vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait, par leurs
formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte
peu de prescrire l'impossible quand on se dispense
de le pratiquer.
Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus
étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y
livrai. Si j'étois de ces hommes mal nés, sourds à la
douce voix de la nature, au dedans desquels aucun
vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa
jamais, cet endurcissement seroit tout simple. Mais
cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette
facilité à former des attachemens. cette force avec
laquelle ils me subjuguent, ces déchiremens cruels
quand il les faut rompre, cette bienveillance innée
pour (h) mes semblables, cet amour ardent du grand,
du-vrai, du beau, du juste, cette horreur du mal en
tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et
même de le vouloir, cet attendrissement, cette vive
et douce émotion que je sens à l'aspect de tout ce
qui est vertueux, généreux, aimable : tout cela peut-il
jamais s'accorder dans la même âme, avec la dépra-
vation qui fait fouler aux pieds, sans scrupule, le
Vae. — (a) : pure et sainte,... — (b) : pour tous mes..
216 LES CONFESSIONS
plus doux des devoirs ? Non, je le sens, et le dis
hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul
instant de sa vie Jean- Jacques n'a pu être un
homme (a) sans sentiment, sans entrailles, un père
dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non m'en-
durcir. Si je disois mes raisons, j'en dirois trop.
Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiroient
bien d'autres : je ne veux pas exposer les jeunes gens
qui pourroient (h) me lire à se laisser abuser par la
même erreur. Je me contenterai de dire qu'elle fut
telle (c), qu'en livrant mes enfans à l'éducation
publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en
les destinant à devenir ouvriers et paysans, plutôt
qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire
un acte de citoyen et de père ; et je me regardai
comme un membre de la république de Platon. Plus
d'une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur m'ont
appris que je m' et ois trompé : mais, loin que ma
raison m'ait donné (cl) le même avertissement, j'ai
souvent béni le ciel de les avoir garantis par là
du sort de leur père, et de celui qui les menaçoit
quand (e) j'aurois été forcé de les abandonner.
Si je les avois laissés à madame d'Épinay ou à
madame de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par
générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu
Var. — (a) : un homme sans entrailles, sans mœurs, un... —
(h) : qui pourront me... — (c) : qu'elle fut telle que dès lors je
ne regardai plus ?nes liaisons avec Thérèse que comme un engage-
ment honnête et sain, quoique libre et volontaire ; ma fidélité pour
elle, tant qu'il durait, comme un devoir indispensable; l'infraction
que j'y avois faite, une seule fois, comme un véritable adultère.
Et quant à mes enfans, en les livrant à l'éducation publique,... —
(d) : donné jatnais le... — (e) : lorsque j'aurois...
LIVRE HUITIEME
217
s'en charger clans la suite, auroient-ils été (a) plus
heureux, auroient-ils été élevés du moins en honnêtes
gens ? Je lignore ; mais je suis sûr qu'on les auroit
jDortés à haïr, peut-être à trahir leurs parens : il vaut
mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus..
Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfans-
Trouvés, ainsi que les premiers f 6^, et il en fut de
même des deux suivans ; car j'en ai eu cinq en tout.
Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime,
que si je ne m'en vantai pas ouvertement, ce fut
uniquement par égard pour la mère ; mais je le dis à
tous ceux à qui j'avois déclaré nos liaisons (c) ;
je le dis à Diderot, à Grimm ; je l'appris dans la suite
à madame dEpinay. et dans la suite encore à ma-
dame de Luxembourg^, et cela librement, franche-
ment, sans aucune espèce de nécessité, et pouvant
aisément le cacher à tout le monde ; car la Gouin
étoit une (d) honnête femme, très discrète, et sur
laquelle je comptois parfaitement. Le seul de mes
amis à qui (e) j eus quelque intérêt de m' ouvrir fut
le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans
une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un
mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non
Var. — (a) : dans la suite, auroient-ils été élevés en hon-
nêtes... — (b) : ainsi que les deux autres,... — (c) : a qui nos
liaisons n'étoieni point cachées... — (d) : une très... — (e) : auquel
j'eus...
1. Ainsi qu'à d'autres personnes de sa connaissance. Ce témoi-
gnage se trouve d'ailleurs confirmé par le texte de la Correspon-
dance. Voyez les lettres à Madame de Francueil (20 avril 1751),
à Madame de Luxembourg (12 juin et 10 août 1761), à Madame B...
(17 janvier 1770) et à M. de Saint-Germain (26 février 1770).
Voyez, de plus, la quatrième et la neuvième promenade des Ptêveries.
218 LES CONFESSIONS
seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à
mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyois aucun
mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfans le mieux,
ou ce que je crus l'être. J'aurois voulu, je voudrois
encore avoir été élevé et nourri comme ils l'ont été.
Tandis que je faisois ainsi mes confidences, ma-
dame Le Vasseur les faisoit aussi de son côté, mais
dans des vues moins désintéressées. Je les avois
introduites, elle et sa fille, chez madame Dupin, qui,
par amitié pour moi, avoit mille bontés pour elles.
La mère la mit dans le secret de sa fille. Madame
Dupin. qui est bonne et généreuse, et à qui elle ne
disoit pas combien, malgré la modicité de mes res-
sources, j'étois attentif à pourvoir à tout, y pour-
voyoit de son côté avec une libéralité que, par l'ordre
de la mère, la fille m'a toujours cachée durant mon
séjour à Paris, et dont elle ne me fit l'aveu qu'à
THermitage, à la suite de plusieurs autres épanche-
mens de cœur. J'ignorois que madanae Dupin, qui ne
m'en a jamais fait le moindre semblant, fût si bien
instruite : j'ignore encore si madame de Chenon-
ceaux, sa bru, le fut aussi : mais madame de Fran-
cueil, sa belle- fille, le fut, et ne put s'en taire. Elle
m'en parla Tannée suivante lorsque j 'avois déjà
quitté leur maison. Cela m'engagea à lui écrire à ce
sujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils, et
dans laquelle j'expose celles de mes raisons que je
pouvois dire sans compromettre madame Le Vas-
seur et sa famille ; car les plus déterminantes venoient
de là. et je les tus ^.
1. C'est la lettre que nous avons signalée dans la note 1 de la
page précédente, et qui porte la date du 20 a\Til 1751. La ^Taie
LIVRE HUITIEME
:19
Je suis sûr de la discrétion de madame Dupin et de
lamitié de madam.e de Chenonceaux ; je l'étois de
celle de madame de Francueil, qui d'ailleurs mourut
longtems avant que mon secret fût ébruité. Jamais
il n'a pu Têtre que par les gens mêmes à qui je l'avois
confié, et ne l'a été en efl'et qu'après ma rupture avec
eux. Par ce seul fait, ils sont jugés : sans vouloir me
disculper du blâme que je mérite, [j'aime mieux en
être chargé] (a) que de celui que mérite leur mé-
chanceté (h). Ma faute est grande, mais c'est une
erreur ; j'ai négligé mes devoirs, mais le désir de nuire
n'est pas entré dans mon cœur, et les entrailles de
père ne sauroient parler bien puissamment pour des
enfans qu'on n'a jamais vus : mais trahir la confiance
de l'amitié, violer le plus saint de tous les pactes,
publier les secrets versés dans notre sein, déshonorer
à plaisir l'ami qu'on a trompé, et qui nous respecte
encore en nous quittant (c). ce ne sont pas là des
fautes, ce sont des bassesses d'àme et des noir-
ceurs.
J'ai promis ma confession, non ma justification ;
ainsi je m^'arrête ici sur ce point. C'est à moi d'être
Var (a) : Les mots placés entre crochets ne se trouvent pas
dans la version de Genève. Nous avons du les emprunter au
Manuscrit de Paris. — (h) : de celui qu'ils méritent eux-mêmes.
Ma.., — (c) : et qui nous quittant nous respecte encore...
raison de l'abandon des enfants de Rousseau tient sans doute à
la crainte qu'eut ce dernier de les voir tourner fort mal et désho-
norer son nom. Cette crainte se justifie par les mauvaises mœurs
de la famille Le Vasseur. Nous donnons cette opinion pour ce
qu'elle vaut et nous nous garderons bien d'engager une discussion
sur un tel sujet.
220 LES CONFESSIONS
vrai, c'est au lecteur cUêtre juste. Je ne lui deman-
derai jamais rien de plus.
Le mariacre de M. de Chenonceaux me rendit la
maison de sa mère encore plus agréable, par le
mérite et Tesprit de la nouvelle mariée, jeune per-
sonne très (a) aimable et qui parut me distinguer
parmi les scribes de M. Dupin. Elle étoit fille unique
de madame la vicomtesse de Rochechouart ^, grande
amie du comte de Frièse. et par contre-coup de Grimm
qui lui étoit attaché. Ce fut pourtant moi qui l'in-
troduisis chez sa fdle : mais leurs humeurs ne se
convenant pas. cette liaison n'eut point de suite : et
Grimm, qui dès lors visoit au solide, préféra la mère,
femme du grand monde, à la fdle, qui vouloit des
amis sûrs et qui lui convinssent, sans se mêler
d'aucune intrigue ni chercher du crédit parmi les
grands. Madame Dupin, ne trouvant pas dans
madame de Chenonceaux toute la docilité qu'elle
en attendoit. lui rendit sa maison fort triste, et ma-
dame de Chenonceaux, fière de son mérite, peut-
être de sa naissance, aima mieux renoncer aux agré-
mens de la société, et rester presque seule dans son
appartement, que de porter un joug pour lequel elle
ne se sentoit pas faite. Cette espèce d'exil augmenta
mon attachement pour elle, par cette pente naturelle
qui m'attire vers les malheureux. Je lui trouvai
l'esprit métaphysique et penseur, quoique parfois
. Yar. — (a) : fort aimable...
1. Elle se nommait Marie-Alexandre-Sophle de Rochechouao't
PontviJle. Elle épousa, en 1751, Jacques-Armand de Chenon-
ceaux.
LIVRE HUITIÈME 221
un peu sophistique. Sa conversation, qui n'étoit
point du tout (a) celle d'une jeune femme qui sort
du couvent, étoit pour moi très attrayante. Cepen-
dant elle n'avoit pas vingt ans. Son teint étoit d'une
blancheur éblouissante ; sa taille eût été grande et
belle si elle se fût mieux tenue ; ses cheveux, d'un
blond cendré et d'une beauté peu commune, me rap-
peloient ceux de ma pauvre Maman dans son bel
âge, et in'agit oient vivement le cœur. Mais les prin-
cipes sévères que je venois de me faire, et que j'étois
résolu de suivre à tout prix, me garantirent d'elle
et de ses charmes. J'ai passé, durant tout un été,
trois ou quatre heures par jour tête-à-tête avec elle,
à lui montrer gravement l'arithmétique, et à l'en-
nuyer de mes chiffres éternels, sans lui dire un seul
mot galant ni lui jeter une œillade. Cinq ou six ans
plus tard je n'aurois pas été si sage ou si fou ; mais il
étoit écrit que je ne devois aimer d'amour qu'une (h)
fois en ma vie. et qu'une autre qu'elle auroit les
premiers et les derniers soupirs de mon cœur.
Depuis que je vivois chez madame Dupin, je
m'étois toujours contenté de mon sort, sans marquer
aucun désir de le voir améliorer. L'augmentation
qu'elle avoit faite à mes honoraires, conjointement
avec M. de Francueil, étoit venue uniquement de
leur propre mouvement. Cette année. M. de Fran-
cueil, qui me prenoit de jour en jour plus en amitié,
songea à me mettre un peu plus au large et dans une
situation moins précaire. Il étoit receveur général
des finances. M. Dudoyer. son caissier, étoit vieux,
Var. — (a) : du tout point celle... — (h) : une seule fois...
222 LES CONFESSIONS
riche, et vouloit se retirer. M. de' Francueil nV offrit
cette place, et pour me mettre en état de la remplir,
j'allai pendant quelques semaines chez M. Dudoyer
prendre les instructions nécessaires. Mais, soit que
j'eusse peu de talent pour cet emploi, soit que Du-
doyer. qui me parut vouloir se donner un autre suc-
cesseur, ne m'instruisît pas de bonne foi, j'acquis
lentement et mal les connoissances dont j'avois
besoin, et tout cet ordre de comptes embrouillés à
dessein ne put jamais bien m' entrer dans la tête.
Cependant, sans avoir saisi le fin du métier, je ne
laissai pas den prendre la marche courante assez
pour pouvoir l'exercer rondement (a). J'en com-
mençai même les fonctions ; je tenois les registres
et la caisse : je donnois et recevois de l'argent, des
récépissés, et quoique j'eusse aussi peu de goût que
de talent pour ce métier, la maturité des ans com-
mençant à me rendre sage, j'étois déterminé à vaincre
ma répugnance pour me livrer tout entier à mon em-
ploi. Malheureusement, comme je commençois à
me mettre en train, M. de Francueil fit un petit
voyage, durant lequel je restai chargé de sa caisse,
où il n'y avoit cependant pour lors que vingt-cinq à
trente mille francs. Les soucis, l'inquiétude d'esprit
que me donna ce dépôt me firent sentir que je n'étois
point fait pour être caissier, et je ne doute point que
le mauvais sang que je fis durant cette absence n'ait
contribué à la maladie où je tombai après son
retour.
J'ai dit, dans ma première partie, que j'étois né
Vae. — (a) : rondement tant bien que mal. J'en...
LIVRE HUITIÈME 223
mourant. Un vice de conformation dans la vessie
me fit éprouver, durant mes premières années, une
rétention d'urine presque continuelle, et ma tante
Suson, qui prit soin de moi, eut des peines incroya-
bles à me conserver. Elle en vint à bout cependant ;
ma robuste constitution prit enfin le dessus, et ma
santé s'afïermit tellement, durant ma jeunesse,
qu'excepté la maladie de langueur dont j'ai raconté
l'histoire, et de fréquens besoins d'uriner, que le
moindre échaufîement me rendit toujours incom-
modes, je parvins jusqu'à Tâge de trente ans sans
presque me sentir de ma première infirmité. Le
premier ressentiment que j'en eus fut à mon arrivée
à Venise. La fatigue du voyage et les terribles cha-
leurs que j'avois souffertes me donnèrent une ar-
deur d'urine et des maux de reins que je gardai jus-
qu'à l'entrée de l'hiver. Après avoir vu la Padoana,
je me crus mort, et n'eus pas la moindre incommo-
dité. Après m'être épuisé plus d'imagination que de
corps pour ma Zulietta, je me portai mieux que
jamais. Ce ne fut qu'après la détention de Diderot,
que réchauffement contracté dans mes courses de
Vincennes, durant les terribles chaleurs qu'il faisoit
alors, me donna une violente néphrétique, depuis
laquelle je n'ai jamais recouvré ma première santé.
Au moment dont je parle, m' étant peut-être un
peu fatigué au maussade travail de cette maudite
caisse, je retombai plus bas qu'auparavant, et je
demeurai dans mon lit cinq ou six (a) semaines,
dans le plus triste état que l'on puisse imaginer.
Var. — (a) : près de six...
224 LES CONFESSIONS
Madame Dupin m'envoya le célèbre Morand ^, qui,
malgré son habileté et la délicatesse de sa main, me
fit souffrir des maux incroyables, et ne put jamais
venir à bout de me sonder. Il me conseilla de recourir
à Daran 2. dont les bougies plus flexibles parvinrent
en effet à sinsinuer (a) ; mais, en rendant compte à
madame Dupin de mon état, Morand lui déclara que
dans six mois je ne serois pas en vie. Ce discours, qui
me parvint, me fit faire de sérieuses réflexions sur
mon état et sur. la bêtise de sacrifier le repos et
l'agrément du peu de jours qui me restoient à vivre,
à l'assujettissement d'un emploi pour lequel je ne
me sentois que du dégoût. D'ailleurs, comment
accorder les sévères principes que je venois d'adopter
avec un état qui s'y rapportoit si peu et n'aurois-je
pas bonne grâce, caissier dun receveur général des
finances, à prêcher le désintéressement et la pauvret é ?
Ces idées fermentèrent si bien dans ma tête, avec la
fièvre, elles s"y combinèrent avec tant de force, que
rien depuis lors ne les en put arracher, et durant ma
convalescence je me confirmai de sens froid dans les
résolutions que j'avois prises dans mon délire. Je
renonçai pour jamais à tout projet de fortune et
d'avancement. Déterminé à passer dans l'indépen-
dance et la pauvreté le peu de tems qui me restoit à
vivre, j'appliquai toutes les forces de mon âme à
briser les fers de l'opinion, et à faire avec courage tout
Var. — fa) : s'insinuer et vaincre l'obstacle. Mais,...
1. Sauveur-François Morand (1697-1773), chirurgien en chef
de la Charité, puis de l'Hôtel des Invalides.
2. Jacques Daran (1701-1784), l'un des chirurgiens du roi.
LIVRE HUITIEME
00 :
ce qui me paroissoit bien, sans in'embarrasser aucune-
ment du jugement des hommes. Les obstacles que
j'eus à combattre, et les efforts que je fis pour en
triompher, sont incroyables. Je réussis autant quil
étoit possible, et plus que je n'avois espéré moi-
même. Si j"avois aussi bien secoué le joug de l'amitié
que celui de l'opinion, je venois à bout de mon des-
sein, le plus grand peut-être, ou du moins le plus
utile à la vertu, que mortel ait jamais conçu ; mais,
tandis que je foulois aux pieds les jugemens insensés
de la tourbe vulgaire des soi-disans grands et des
soi-disans sages, je me laissois subjuguer et mener
comme un enfant par de soi-disans amis, qui,
jaloux de me voir marcher (a) seul dans une route
nouvelle, tout en paroissant s'occuper beaucoup à
me rendre heureux, ne s'occupoient en effet qu'à me
rendre ridicule, et commencèrent par travailler à
m'avilir, pour parvenir dans la suite à me diffamer.
Ce fut moins ma célébrité littéraire que ma réforme
personnelle, dont je marque ici l'époque, qui m'attira
leur jalousie : ils m'auroient pardonné peut-être de
briller dans l'art d'écrire, mais ils ne purent me par-
donner de donner par ma conduite un exemple (h)
qui sembloit les importuner. J'étois né pour l'amitié ;
mon humeur facile et douce la nourrissoit sans
peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé
de tous ceux qui me connurent, et je n'eus pas un seul
ennemi. Mais sitôt que j'eus un nom, je n'eus plus
d'amis. Ce fut un très grand malheur ; un plus grand
Var. — (a) : marcher fièrement et seul dans... — (b) :
exemple qu'ils ne voulaient pas suivre Ql qui...
n. — 15
226 LES CONFESSIONS
encore fut d'être environné de gens qui prenoient
ce nom. et qui n'usèrent des droits qu'il leur donnoit
que pour m' entraîner à ma perte. La suite de ces
Mémoires développera cette odieuse trame : je n'en
montre ici que l'origine : on en verra bientôt former
le premier nœud.
Dans l'indépendance où je voulois vivre, il falloit
cependant subsister. J'en imaginai un moyen trè?
simple : ce fut de copier de la musique à tant la page
Si quelque occupation plus solide eût rempli le même
but. je l'aurois prise ; mais ce talent étant de mon
goût, et (a) le seul qui. sans assujettissement per-
sonnel, pût me donner du pain au jour le jour,
je m'y tins. Croyant n'avoir plus besoin de pré-
voyance, et faisant taire la vanité, de caissier d'un
financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir
gagné beaucoup à ce choix, et je m'en suis si peu
repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force,
pour le reprendre aussitôt que je pourrai. Le succès
de mon premier discours me rendit l'exécution de
cette résolution plus facile (h). Quand il eut rem-
porté le prix, Diderot se chargea de le faire im-
primer ^. Tandis que j'étois dans mon lit. il m'écrivit
un billet pour m'en annoncer la publication et
l'effet. Il prend, me marquoit-il, tout par-dessus les
nues : il n'y a pas fc) d'exemple d'un succès pareil.
Var. — fa) : et. sans assujettissement personnel le seul qtii
pût... — (b) : facile. Diderot s'était chargé de... — (c) : il n'y
a nul exemple...
1. Discours sur cette question : le rétahlissemeni des sciences a-t-il
contribué à épurer les mœurs ? (Œuvres complètes, t. I).
LIVRE HUITIEME
227
Cette faveur du public, nullement briguée, et pour
un auteur inconnu, me donna la première assurance
véritable de mon talent, dontfa^, malgré le senti-
ment intime, j'avois toujours douté jusqu'alors. Je
compris tout l'avantage que j'en pouvois tirer pour
le parti que j'étois prêt à prendre, et je jugeai qu'un
copiste de quelque célébrité dans les lettres ne man-
queroit vraisemblablement pas de travail.
Sitôt que ma résolution fut bien prise et bien con-
firmée, j'écrivis un billet à M. de Francueil pour lui
en faire part, pour le remercier, ainsi que madame
Dupin, de toutes leurs bontés, et pour leur demander
leur pratique. Francueil, ne comprenant rien à ce
billet, et me croyant encore dans le transport de la
fièvre, accourut chez moi ; mais il trouva ma résolu-
tion si bien prise qu'il ne put parvenir à lébranler.
Il alla dire à madame Dupin et à tout le monde que
j'étois devenu fou. Je laissai dire et j'allai mon train.
Je commençai ma réforme par ma parure ; je quittai
la dorure et les bas blancs, je pris une perruque ronde,
je posai l'épée, je vendis ma montre, en me disant
avec une joie incroyable : Grâce au ciel, je n'aurai
plus besoin de savoir l'heure qu'il est. M. de Francueil
eut l'honnêteté d'attendre assez longtems encore
avant de disposer de sa caisse. Enfin, voyant mon
parti bien pris, il la remit à M. d'Alibard, jadis
gouverneur du jeune Chenonceaux. et connu dans
la botanique par sa Flora parisiensis ^.
Var. — (a) : talent, dont j'avois toujours...
1. Je ne doute pas que tout ceci ne soit maintenant conté bien
différemment par Francueil et ses consorts ; mais je m'en rapporte
228 LES CONFESSIONS
Quelque austère que fût ma réforme somptuaire,
je ne l'étendis pas d'abord jusqu'à mon linge, qui
étoit beau (a) et en quantité, reste de mon équipage
de Venise, et pour lequel j'avois un attachement
particulier. A force d'en faire un objet de propreté,
j'en avois fait un objet de luxe, qui ne laissoit pas
de m'être coûteux. Quelqu'un me rendit le bon
office (h) de me délivrer de cette servitude. La veille
de Noël, tandis que les Gouverneuses étoient à
vêpres et que j'étois au concert spirituel, on força la
porte d'un grenier où étoit étendu tout notre linge,
après une lessive qu'on venoit de faire. On vola
tout, et entre autres quarante-deux ^ chemises à
moi, de très belle toile, et qui faisoit le fond (c) de
ma garde-robe en linge. A la façon dont les voisins
dépeignirent un homme qu'on avoit vu sortir de
l'hôtel, portant des paquets à la même heure,
Thérèse et moi soupçonnâmes son frère, qu'on savoit
être un très mauvais sujet. La mère repoussa vive-
ment ce soupçon ; mais tant d'indices le confirmèrent
qu'il nous resta, malgré qu'elle en eût. Je n'osai
faire d'exactes recherches, de peur de trouver plus
que je n'aurois voulu. Ce frère ne se montra plus
Var. — (a) : beau, en quantité,... — (h) : le service de... —
(c) : faisoit mon principal fond de garde-robe...
à ce qu'il en dit alors et longtems après à tout le monde, jusqu'à
la formation du complot, et dont les gens de bon sens et de bonne
foi ont dû conserver le souvenir. (Sole de J.-J. Rousseau.) Cette
note manque au manuscrit de Paris.
1. Non point quarante-deux, mais vingt-deux chemises. Voyez
l'article d'Auguste Longnon : Un vol commis au préjudice de
J.-J. Rousseau... Bulletin de la Soc. de l'Hist. de Paris, IV, 1877,
p. 29-32.
LIVRE HUITIÈME 229
chez moi (a), et disparut enfin tout à fait. Je dé-
plorai le sort de Thérèse et le mien de tenir à une
famille si mêlée, et je l'exhortai plus que jamais de
secouer un joug aussi dangereux. Cette aventure me
guérit de la passion du beau linge, et je n'en ai plus
eu depuis lors que de très commun, plus assortissant
au reste de mon équipage.
Ayant ainsi complété ma réforme ^, je ne songeai
plus qu'à la rendre solide et durable, en travaillant à
déraciner de mon cœur tout ce qui tenoit encore au
jugement des hommes, tout ce qui pouvoit me
détourner, par la crainte du blâme, de ce qui étoit
bon et raisonnable en soi. A l'aide du bruit que faisoit
mon ouvrage, ma résolution fit du bruit aussi, et
m'attira des pratiques ; de sorte que je commençai
mon métier avec assez de succès. Plusieurs causes
cependant m'empêchèrent d'y réussir comme j'au-
rois pu faire en d'autres circonstances. D'abord ma
mauvaise santé. L'attaque que je venois d'essuyer
eut des suites qui ne m'ont laissé jamais aussi bien
portant qu'auparavant ; et je crois que les médecins
auxquels je me livrai me firent bien autant de mal
que la maladie. Je vis successivement Morand,
Daran, Helvétius, Malouin (b), Thierry, qui, tous
très savans, tous mes amis, me traitèrent chacun à
sa mode, ne me soulagèrent point, et m'afToiblirent
considérablement. Plus je m'asservissois à leur di-
Var, — f'aj ; moi ; je déplorai... — (b) : Tliierry, Malouin,...
1. On consultera sur cette « conversion » de Rousseau, sa seconde
lettre à M. de Malesherbes, et la troisième promenade des jRé^'e-
ries.
230 LES CONFESSIONS
rection. plus je devenois jaune, maigre, f cible. Mon
imagination qu'ils efîarouchoient, mesurant mon
état sur l'effet de leurs drogues, ne me montroit avant
la mort qu'une suite de ^ (a) rétentions, la gravelle,
la pierre. Tout ce qui soulage les autres, les tisanes,
les bains, la saignée, empiroient mes maux. M'étant
aperçu que les sondes de Daran, qui seules me fai-
soient quelque effet fb) , et sans lesquelles je ne croyois
plus pouvoir vivre, ne me donnoient cependant qu'un
soulagement momentané, je me mis à faire (c) à
grands frais d'immenses provisions de sondes, pour ■
pouvoir en porter toute ma vie (d), même au cas
que Daran vînt à manquer. Pendant huit ou dix ans
que je m'en suis servi si souvent, il faut (e), avec
tout ce qui m'en reste, que j'en aie acheté pour
cinquante louis. On sent qu'un traitement si coûteux,
si douloureux, si pénible, ne me laissoit pas travailler
sans distraction, et qu'un mourant ne met pas une
ardeur bien vive à gagner son pain quotidien.
Les occupations Httéraires firent une autre dis-
traction non moins préjudiciable à mon travail
journalier. A peine mon discours eut-il paru, que les
défenseurs des lettres fondirent sur moi (f) comme
de concert. Indigné de voir tant de petits messieurs
Josse. qui n'entendoient pas même la question,
Var. — (a) : qu'une suite de souffrances, les rétentions, la
gravelle,... — (b) : effet, ne me donnoient... — (c) : me i>oilà
faisant à... — (dj : vie. Pendant... — (e) : il faut que j'en aie
employé pour cinquante... — (f) : sur moi de concert.
1. Dans le Manuscrit de Genève, le mot : de est suivi d'un asté-
risque destiné à marquer la place d'une correction, ou d'une
addition dont le texte est caché par la reliure.
LIVRE HUITIÈME 231
vouloir en décider en maîtres, je pris la plume, et j'en
traitai quelques-uns de manière à ne pas (a) laisser
les rieurs de leur côté. Un certain M. Gautier, de
Nanci, le premier qui tomba sous ma plume (h)^
fut rudement malmené dans une lettre à M. Grimm ^.
Le second fut le roi Stanislas lui-même, qui ne
dédaigna pas d'entrer en lice avec moi ^. L'honneur
qu'il me fit me força de changer de ton pour lui
répondre ; j'en pris un plus grave, mais non moins
fort ; et, sans manquer de respect à lauteur. je
réfutai pleinement rou\Tage. Je savois qu'un
jésuite appelé le P. de Menou y avoit mis la main.
Je me fiai à mon tact pour démêler ce qui étoit du
prince et ce qui étoit du moine ; et, tombant sans
ménagement sur toutes les phrases jésuitiques, je
relevai, chemin faisant, un anachronisme que je crus
ne pouvoir venir que du Révérend. Cette pièce, qui,
je ne sais pourquoi, a fait moins de bruit que mes
autres écrits, est jusqu'à présent un ouvrage unique
dans son espèce. J'y saisis l'occasion qui m .^ toit
offerte d'apprendre au public comment un parti-
culier pouvoit défendre la cause de la vérité contre
un souverain même. Il est difficile de prendre en
même tems un ton plus fier et plus respectueux que
Var. — (a) : pas leur laisser les rieurs pour eux. Un... —
(h) : sous ma coupe, fut...
1. Lettre de M. J.-J. Rousseau à M. Grimm sur la réfutation
de son Discours par M. Gautier, professeur de mathématiques et
d'histoire et membre de l'Académie royale des Belles-Lettres de ?iancy.
(Œuvres complètes, t. I.)
2. Réponse de J.-J. Rousseau au Roi de Pologne, etc. (Ibid.,
t. I.)
232 LES CONFESSIONS
celui que je pris pour lui répondre. J'avois le bonheur
d'avoir affaire à un adversaire pour lequel mon cœur
plein d'estime pouvoit, sans adulation, la lui témoi-
gner ; c'est ce que je fis avec assez de succès, mais
toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi,
croyoient déjà me voir à la Bastille. Je n'eus pas cette
crainte un seul moment, et j'eus raison. Ce bon
prince, après avoir vu ma réponse, dit : J'ai mon
compte ; je ne m'y frotte plus. Depuis lors, je reçus de
lui diverses marques d'estime et de bienveillance,
dont j'auroi quelques-unes à citer, et mon écrit
courut tranquillement la France et l'Europe, sans
que personne y trouvât rien à blâmer.
J'eus peu de tems après un autre adversaire
auquel je ne m'étois pas attendu : ce même M. Bordes,
de Lyon, qui dix ans auparavant m'avoit fait beau-
coup d'amitiés et rendu plusieurs services. Je ne
l'avois pas oublié, mais je Tavois négligé par paresse ;
et je ne lui avois pas envoyé mes écrits, faute d'occa-
sion toute trouvée pour les lui faire passer. J'avois
donc tort, et il m'attaqua, honnêtement toutefois,
et je répondis de même. Il répliqua sur un ton plus
décidé. Cela donna lieu à ma dernière réponse ^,
après laquelle il ne dit plus rien ; mais il devint mon -
plus ardent ennemi, saisit le tems de mes malheurs 1
pour faire contre moi (a) d'affreux libelles, et fit un
voyage à Londres exprès pour m'y nuire.
Toute cette polémique m'occupoit beaucoup, avec
Var. — (a) : contr;- moi, sans me nommer, d'affreux...
1. Voir dans les Œuvres complètes, t. I, la Dernière réponse à
M. Bordes.
LIVRE HUITIEME
233
beaucoup de perte de teins pour ma copie, peu de
progrès pour la vérité, et peu de profit pour ma
bourse, Pissot, alors mon libraire, me donnant tou-
jours très peu de chose de mes brochures, souvent
rien du tout, et par exemple, je neus pas un liard
de mon premier Discours ; Diderot le lui donna
gratuitement. Il falloit attendre longtems, et tirer
sol à sol le peu quil me donnoit. Cependant la copie
n'alloit point. Je faisois deux métiers : c'étoit le
moyen de faire mal l'un et l'autre.
Ils se contrarioient encore dune autre façon, par
les diverses manières de vivre auxquelles ils m'assu-
jettissoient. Le succès de mes premiers écrits m'avoit
mis à la mode. L'état que j'avois pris excitoit la
curiosité ; Ion vouloit connoître cet homme bizarre
qui ne recherchoit personne, et ne se soucioit de rien
que de vivre libre (a) et heureux à sa manière :
c'en étoit assez pour qu'il ne le pût point (h). Ma
chambre ne désemplissoit pas de gens qui. sous
divers prétextes, venoient s'emparer de mon tems.
Les femmes employoient mille ruses pour m'avoir à
dîner. Plus je brusquois les gens, plus ils s'obstinoient.
Je ne pouvois refuser tout le monde. En me faisant
mille ennemis par mes refus, j'étois incessamment
subjugué par ma complaisance, et de quelque façon
que je m'y prisse, je n'avois pas par jour une heure de
tems à moi.
Je sentis alors qu'il n'est pas toujours aussi aisé
qu'on se l'imagine d'être pauvre et indépendant. Je
voulois vivre de mon métier, le public ne le vouloit
Var. — (a) : libre, à sa manière :... — (b) : pas. Ma...
234 LES CONFESSIONS
pas. On imaginoit mille petits moyens de me dédom-
mager du tems qu'on me faisoit perdre (a). Bientôt
il auroit fallu me montrer comme Polichinelle à tant
par personne. Je ne connois pas d'assujettissement
plus avilissant et plus cruel que celui-là. Je n'y vis
de remède que de refuser les cadeaux grands et
petits et de ne faire d'exception pour qui que ce fût.
Tout cela ne fit qu'attirer les donneurs, qui vouloient
avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer
de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m'auroit
pas donné un écu, si je lavois demandé, ne cessoit
de m'importuner de ses offres, et, pour se venger de
les voir rejetées, taxoit mes refus darrogance et
d'ostentation.
On se doutera bien que le parti que j'avois pris,
et le système que je voulois suivre, n'étoient pas du
goût de madame Le Vasseur. Tout le désintéresse-
ment de la fille ne lempêchoit pas de suivre les direc-
tions de sa mère, et les Gouverneuses, comme les
appeloit Gauffecourt, n'étoient pas toujours aussi
fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me
cachât bien des choses, j'en vis assez pour juger que
je ne voyois pas tout, et cela me tourmenta, moins
par l'accusation de connivence qu'il m'étoit aisé de
prévoir, que par l'idée cruelle de ne pouvoir jamais
être maître chez moi ni de moi. Je priois, je conjurois,
je me fâchois. le tout sans succès ; la maman me
faisoit passer pour un grondeur éternel, pour un
bourru. C'étoit, avec mes amis fb). des chuchoteries
Var. — (a) : perdre. Les cadeaux de toute espèce venment me
chercher. Bientôt... — (h) : C'étoit des chuchoteries continuelles
avec mes amis,...
I
LIVRE HUITIEME
23c
continuelles ; tout étoit mystère et secret pour moi
dans mon ménage, et pour ne pas m' exposer sans
cesse à des orages, je n'osois plus m'informer de ce
qui s'y passoit. Il auroit fallu, pour me tirer de tous
ces tracas, une fermeté dont je n'étois pas capable.
Je savois crier, et non pas agir ; on me laissoit dire
et l'on alloit son train.
Ces tiraillemens continuels, et les importunités
journalières auxquelles j'étois assujetti, me rendirent
enfin ma demeure et le séjour de Paris désagréables.
Quand mes incommodités me permettoient de sortir,
et que je ne me laissois pas entraîner ici ou là par
mes connoissances, j'allois me promener seul ; je
revois à mon grand système, j'en jetois quelque
chose sur le papier, à l'aide d'un livret blanc et d'un
crayon (a) que j'avois toujours dans ma poche.
Voilà comment les désagrémens imprévus d'un état
de mon choix me jetèrent par diversion tout à fait
dans la littérature, et voilà comment je portai dans
tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui
m'en faisoient occuper.
Une autre chose y contribuoit encore. Jeté malgré
moi dans le monde sans en avoir le ton, sans être en
état de le ])TendTe(b) et de m'y pouvoir assujettir, je
m'avisai d'en prendre un à moi qui m'en dispensât.
Ma sotte et maussade timidité que je ne pouvois
vaincre, ayant pour principe la crainte de manquer
aux bienséances, je pris (c). pour m'enhardir, le parti
de les fouler aux pieds. Je me fis cynique et caustique
Yar. — (a) : a i'aide d'un crayon et d'un li%Tet que... — •
(b) : prendre, je m'avisai... — (c) : je pris le parti...
236 LES CONFESSIONS
par honte (a) : j'afîectai de mépriser la politesse
que je ne savois pas pratiquer. Il est vrai que cette
âpreté. conforme à mes nouveaux principes, s'en-
noblissoit dans mon âme, y prenoit l'intrépidité de
la vert-u, et c'est, je l'ose dire, sur cette auguste base
qu'elle s'est soutenue mieux et plus longtems qu'on
auroit dû l'attendre d'un effort si contraire à mon
naturel. Cependant, malgré la réputation de misan-
thropie que mon extérieur et quelques mots heureux
me donnèrent dans le monde, il est certain que, dans
le particulier, je soutins toujours mal mon per-
sonnage ; que mes amis et mes connoissances me-
noient cet ours si farouche comme un agneau, et que,
bornant mes sarcasmes à des vérités dures, mais
générales, je n'ai jamais su dire un mot (h) désobli-
geant à qui que ce fut.
Le Devin du village acheva de me mettre à la mode,
et bientôt il n"y eut pas d'homme plus recherché que
moi dans Paris. L'histoire de cette pièce, qui fait
époque, tient à celle des liaisons que j'avois pour
lors. C'est un détail dans lequel je dois entrer pour
Tintelligence (c) de ce qui doit suivre.
J'avois un assez grand nombre de connoissances,
mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm.
Par un effet du désir que j'ai de rassembler tout ce
qui m'est cher, j'étois trop l'ami de tous les deux pour
qu'ils ne le fussent pas bientôt l'un de l'autre. Je les
liai, ils se convinrent, et s'unirent encore plus étroite-
ment entre eux qu'avec moi. Diderot avoit des
Var. — (a) : el j'affectai... — (h) : un seul mot... —
(c) : pojr l'éclaircissement...
LIVRE HUITIÈME 237
connoissances sans nombre ; mais Grimm, étranger
et nouveau venu ^, avoit besoin d'en faire. Je ne
demandois pas mieux que de lui en procurer. Je lui
avois donné Diderot, je lui donnai Gaufîeeourt. Je
le menai chez madame de Chenonceaux. chez ma-
dame d'Epinay. chez le baron d'Holbach, avec lequel
je me trouvois lié presque malgré moi. Tous mes
amis devinrent les siens, cela étoit tout simple : mais
aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà (a)
ce qui F étoit moins. Tandis qu'il logeoit chez le
comte de Frièse ^. il nous donnoit (h) souvent à
dîner chez lui : mais jamais je n"ai reçu aucun té-
moignage d'amitié ni de bienveillance du comte de
Frièse, ni du comte de Schomberg, son parent (c),
très familier avec Grimm, ni d'aucune des personnes,
tant hommes que femmes, avec lesquelles Grimm eut
par eux des liaisons. J'excepte le seul abbé Raynal,
qui. quoique son ami. se montra des miens, et m'offrit
dans l'occasion sa bourse avec une générosité peu
commune. Mais je connoissois l'abbé Raynal long-
tems avant que Grimm le connût lui-même, et je lui
avois toujours été attaché depuis un procédé plein
de délicatesse et d'honnêteté qu'il eut pour moi dans
Var. — (a) : voilà peut-être ce qui... — (h) : assez souvent...
— (c) : parent, qui logeoit chez lui, ni d'aucune...
1. On sait que Frédéric-Melchior Grimm était né à Ratisbonne,
le_26 septembre 1723. Il était arrivé à Paris en 1748.
2. Auguste-Henri, comte de Friesen, neveu du maréchal de
Saxe. Il avait obtenu, le l^'' mars 1747, une commission de maître
de camp. Il mourut à Paris, le 29 mars 1755, laissant une répu-
tation d'esprit, de galanterie et de cynisme (Voyez les Mémoires
de Besenval).
238 LES CONFESSIONS
une occasion bien légère, mais que je n'oubliai
jamais.
Cet abbé Raynal ^ est certainement un ami chaud.
J'en eus la preuve à peu près au tems dont je parle
envers le même Grimm. avec lequel il étoit (a) très
étroitement lié. Grimm. après avoir vu quelque tems
de bonne amitié (b) mademoiselle Fel 2. s'avisa tout
d'un coup d'en devenir éperdument amoureux, et
de vouloir supplanter Cahusac. La belle, se piquant
de constance,, éconduisit ce nouveau prétendant.
Celui-ci prit l'affaire au tragique et s'avisa d'en
vouloir mourir. Il tomba fcj tout subitement dans
la plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait
ouï parler. Il passoit les jours et les nuits dans une
continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls
bien battant, mais sans parler, sans manger, sans
bouger, paroissant quelquefois entendre, mais ne
répondant jamais, pas même par signe, et du reste
sans agitation, sans douleur, sans fièvre, et restant là
comme s'il eût été mort. L'abbé Raynal et moi nous
partageâmes sa garde : l'abbé, plus robuste et mieux
portant, y passoit les nuits, moi les jours, sans le
quitter jamais ensemble ; et l'un ne part oit jamais
que l'autre ne fût arrivé. Le comte de Frièse, alarmé,
lui amena Senac, qui, après l'avoir bien examiné, dit
que ce ne seroit rien, et n'ordonna rien. Mon effroi
Var. ■ — ^a) : il s'étoit trè; étroitement... — (b) : quelque tems
M^^^ Fel, de bonne amitié, s'avisa... — (c) : Il tomba dans...
1. Gmllaume-Thomas-François Ra\-nal, né à Saint-Géniez
(Ave\Ton1, le 11 mars 1713, mort à Chaillot, en 1796.
2. Marie Féel, chanteuse de rOpéra, née à Bordeaux, le 24 oc-
tobre 1713.
LIVRE HUITIÈME 239
pour mon ami me fit observer avec soin la contenance
du médecin, et je le vis sourire en sortant. Cependant
le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre
ni bouillon, ni quoi que ce fût que des cerises confites
que je lui mettois de tems en tems sur la langue, et
qu'il avaloit fort bien. Un beau matin il se leva,
s'habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans
que jamais il m'ait reparlé, ni. que je sache, à l'abbé
Raynal. ni à personne, de cette singulière léthargie,
ni des soins que nous lui avions rendus tandis qu'elle
avoit duré.
Cette aventure ne laissa pas de faire du bruit, et
c'eût été réellement une anecdote (a) merveilleuse,
que la cruauté d'une fille d'Opéra eût fait mourir
un homme de désespoir. Cette belle passion mit
Grimm à la mode ; bientôt il passa pour un prodige
d'amour, d'amitié, d'attachement de toute espèce.
Cette opinion le fit rechercher et fêter dans le grand
monde, et par là l'éloigna de moi, qui jamais n'avois
été pour lui qu'un pis aller. Je le vis prêt à rn'échapper
tout à fait (h), car tous les sentimens vifs dont il
faisoit parade (c) étoient ceux qu'avec moins de
bruit j'avois pour lui. J"étois (d) bien aise qu'il
réussît dans le monde, mais je n'aurois pas voulu que
ce fût en oubliant son ami. Je lui dis un jour : Grimm,
vous me négligez ; je vous le pardonne. Quand la
première ivresse des succès (e) bruyans aura fait
son effet, et que vous en sentirez le vide, j espère
que vous reviendrez à moi, et vous me retrouverez
Var. — (a) : assez merveilleuse,... — (h) : tout à fait. JVn /us
nawé, car tous... — (c) : il taisoit tropfiée... — (d) : J'étois pour-
tant bien... — (e) : des plaisirs bruyans...
240 LES CONFESSIONS
toujours. Quant à présent, ne vous gênez point ;
je vous laisse libre, et je vous attens. Il me dit que
j'avois raison, s'arrangea en conséquence, et se mit
si bien à son aise, que je ne le vis plus qu'avec nos
amis communs.
Notre principal point de réunion, avant qu'il fût
aussi lié avec madame d'Epinay qu'il le fut (a) dans
la suite, étoit la maison du baron d'Holbach. Ce dit
baron étoit un fils de parvenu ^. qui jouissoit d'une
assez grande fortune, dont il usoit noblement, rece-
vant chez lui des gens de lettres (h) et de mérite,
et. par son savoir et ses lumières (c), tenant bien sa
place au milieu d'eux. Lié depuis longtems avec
Diderot, il m'avoit recherché par son entremise,
même avant que mon nom fût connu. Lne répugnance
naturelle m'empêcha longtems de répondre à ses
avances. Un jour qu'il m'en demanda la raison, je
lui dis (d) : Vous êtes trop riche. Il s'obstina et
vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours
de ne pouvoir (e) résister aux caresses. Je ne me suis
jamais bien trouvé d'y avoir cédé.
Une autre connoissance, qui devint amitié sitôt
que j eus un titre pour y prétendre, fut celle de
M. Duclos ■^. Il y avoit plusieurs années que je l'avois
Var. — (a) : l'a été. . — (b) : lettres, et par... — (c) : et ses
connoissances,... — (d) : jour, il me demanda pourquoi je le
fuyois ; je lui répondis : Vous... — (e) : ne savoir...
1. Paul Thiry, baron d'Holbach, allemand naturalisé, né à
Heidelstein iBades en 1723, mort à Paris, le 21 janvier 1789.
Selon 1 abbé Morellet, U avait plus de soixante mille livres de
rente.
2. Charles Pinot Duclos, de l'Académie française (Dinan,
12 février 1704-Paris, 26 mars 1772).
LIVRE HUITIÈME 24i
vLi pour la première fois, à la Chevrette, chez ma-
dame d'Epinay, avec laquelle il étoit très bien. Nous
ne fîmes que dîner ensemble ; il repartit le même
jour. Mais nous causâmes quelques momens après le
dîner. Madame d'Epinay lui avoit parlé de moi et
de mon opéra des Muses galantes. Duclos, doué de
trop grands talens pour ne pas aimer ceux qui en
avoient, sétoit prévenu pour moi, m'avoit invité à
r aller voir. Malgré mon ancien penchant renforcé
par la (a) connoissance, ma timidité, ma paresse,
me retinrent tant que je n'eus aucun passeport
auprès de lui (b) que sa complaisance ; mais encou-
ragé par mon premier succès et par ses éloges qui me
revinrent, je fus le voir, il vint me voir, et ainsi
commencèrent entre nous des liaisons qui me le
rendront toujours cher, et à qui je dois de savoir,
outre le témoignage de mon propre cœur, que la
droiture et la probité peuvent s'allier quelquefois
avec la culture des lettres.
Beaucoup d'autres liaisons (c) moins solides, et
dont je ne fais pas ici mention, furent l'effet de mes
premiers succès, et durèrent jusqu'à ce que la
curiosité fût satisfaite. J'étois un homme sitôt vu,
qu'il n'y avoit rien à voir de nouveau (cl) dès le len-
demain. Une femme cependant qui me rechercha
dans ce tems-là tint plus solidement que toutes les
autres : ce fut madame la marquise de Créqui, nièce
de M. le bailli de Froulay, ambassadeur de Malte,
dont le frère avoit précédé M. de Montaigu dans
Var. — (a) : sa... — (b) : lui ; mais... — (c) : d'autres liaisons
moins étroites, moins durables, et dont je... (d) : voir dès...
II. — 16.
242 LES CONFESSIONS
rambassade de Venise (a), et que j'avois été voir
à mon retour de ce pays-là. Madame de Créqui
m'écrivit ; j'allai chez elle : elle me prit en amitié ^.
J'y dînois quelquefois ; j'y vis plusieurs gens de
lettres, et entre autres (h) M. Saurin ^, l'auteur de
Spartacus, de Barnevelt, etc., devenu depuis lors mon
très cruel ennemi, sans que j'en puisse imaginer
d'autre cause, sinon que je porte le nom d'un homme
que son père a bien vilainement persécuté.
On voit que, pour un copiste qui devoit être
occupé de son métier du matin jusqu'au soir, j'avois
bien des distractions qui ne rendoient pas ma journée
fort lucrative, et qui m'empêchoient d'être assez
attentif à ce que je faisois pour le bien faire ; aussi
perdois-je à effacer ou (c) gratter mes fautes, ou à
recommencer ma feuille, plus de la moitié du tems
qu'on me laissoit. Cette importunité me rendoit de
jour en jour Paris plus insupportable, et me faisoit
rechercher la campagne avec ardeur. J'allai plusieurs
fois passer quelques jours à Marcoussis, dont ma-
dame Le Vasseur connoissoit le vicaire, chez lequel
nous nous arrangions tous de façon qu'il ne s'en
trouvoit pas mal. Grimm y vint une fois avec nous
Var. — (a) : précédé dans l'ambassade de Venise, M"" de Monte
aigu. Madame de... — (h) : ce M^ Saurin... — (c) : et gratter...
1. P\.enée-Caroline de Froulay, marquise de Créqui, née en 1714,
morte en 1803. On trouvera dans l'ouvrage de Streckeisen-Moultou,
J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, XIII lettres que cette
femme spirituelle adressa à l'auteur des Confessions.
2. Bernard-Joseph Saurin, de l'Académie française (1706-1781).
3. Puisque j'ai négligé de raconter ici une petite, mais mémo-
rable aventure, que j'eus là avec ledit M. Grimm, un matin que
LIVRE HUITIÈME 243
Le vicaire avoit de la voix, chantoit bien, et quoiqu'il
ne sût pas la musique, il apprenoit sa partie avec
beaucoup de facilité et de précision. Nous y passions
ie tems à chanter mes trios de Chenonceaux. J'y en
lis deux ou trois nouveaux, sur des paroles que
Grimm et le vicaire bâtissoient tant bien que mal. Je
ne puis m'empêcher de regretter ces trios faits et
chantés dans des momens de bien pure (a) joie,
et que j'ai laissés à Wooton avec toute ma musique.
Mademoiselle Davenport en a peut-être déjà fait
des papillotes ; mais ils méritoient d'être conservés(^5^
et sont pour la plupart d'un très bon contre-point.
Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages, où
javois le plaisir de voir la tante à son aise, bien
.aie, et où je m'égayois fort aussi, que j'écrivis
au vicaire, fort rapidement et fort mai, une épître
en vers qu'on trouvera parmi mes papiers ^.
J'avois, plus près de Paris, une autre station (c)
fort de mon goût chez M. Mussard ^, mon compa-
triote, mon parent et mon ami, qui s'étoit fait à
Var. — (a) : douce joie... — (h) : conservés. Ce fut... — (c) :
près de Paris, un autre refuge, fort de...
nous devions aller dîner à la fontaine de Saint-Yandrille, je n'y
reviendrai pas ; mais en y repensant dans la suite, j'en ai conclu
qu'il couvoit dès lors, au fond de son cœur, le complot qu'il a
exécuté depuis avec un si prodigieux succès. (Note de J.-J. Rous-
seau.) Cette note n'est pas dans le manuscrit de Paris. L'aven-
ture à laque. le Rousseau fait allusion ici ne serait-elle point celle
qui est rapportée dans les Mémoires de Madame d'Epinay, tome II
éd. Boiteau), p. 151 ?
1. Voyez dans les Œuvres complètes, t. YI, V Epître à M. de
i Etang, vicaire de Marcoussis (1751).
2. François Mussard, fils de Théophile Mussard (cf. J.-A, Ga-
lifie, Notices généaiog. II, p. 852).
244 LES CONFESSIONS
Passy une retraite charmante, où j'ai coulé de bien
paisibles momens. M. Mussard étoit un joaillier,
homme de bon sens, qui. après avoir acquis dans son
commerce une fortune honnête, et avoir marié sa
fille unique à M. de Valmalette (a), fils d'un agent
de change, et maître d'hôtel du roi, prit le sage parti
de quitter sur ses vieux jours le négoce et les affaires,
et de mettre un intervalle de repos et de jouissance
entre les tracas de la vie et la mort. Le bonhomme
Mussard, vrai philosophe de pratique, vivoit sans
souci, dans une maison très agréable (b) qu'il s'étoit
bâtie, et dans un très joli jardin qu'il avoit planté de
ses mains. En fouillant à fond de cuve les terrasses!
de ce jardin, il trouva des coquillages fossiles, et ilj
en trouva en si grande quantité, que son imagination!
exaltée ne vit plus que coquilles dans la nature, e1
qu'il crut enfin tout de bon que l'univers (c) n'étoil
que coquilles, débris de coquilles, et que la terre
entière n'étoit que du cron. Toujours occupé de cet'
objet et de ses singulières découvertes, il s'échauffa
si bien sur ces idées, qu'elles se seroient enfin tournées
dans sa tête en système, c'est-à-dire en folie, si, trèsj
heureusement pour sa raison, mais bien malheureuse-
ment pour ses amis (d) auxquels il étoit cher, et
qui trouvoient chez lui l'asile le plus agréable,!
la mort ne fût venue le leur enlever par la plus!
étrange et cruelle maladie. C'étoit une tumeur dans]
l'estomac, toujours croissante, qui l'empêchoit dej
manger, sans que durant très longtems on en trouvât
Var. — (a) : Valmalette, maître d'hôtel du roi, apoit pris le.
— (b) : très élésante... — (c) : l'univers entier... — (dj : ses
amis qui trouvoient...
LIVRE HUITIÈME 245
la cause, et qui finit, après plusieurs années de
souffrances, par le faire mourir de faim. Je ne puis
me rappeler, sans des serremens de cœur, les derniers
tems de ce pauvre et digne homme, qui, nous recevant
encore avec tant de plaisir, Lenieps et moi, les seuls
amis que le spectacle des maux qu'il souffroit
n'écarta pas de lui jusqu'à sa dernière heure, qui,
dis-je. étoit réduit à dévorer des yeux le repas qu'il
nous faisoit servir, sans pouvoir (a) presque humer
quelques gouttes d'un thé bien léger, qu'il falloit
rejeter un moment après. Mais avant ces tems de
douleurs, combien j'en ai passés chez lui d'agréables,
avec les amis d'élite qu'il s'étoit faits ! A leur
tête je mets l'abbé Prévôt, homme très aimable et
très simple, dont le cœur vivifioit ses écrits, digne
de l'immortalité, et qui n'avoit rien dans (b) l'hu-
meur, ni dans sa société, du sombre coloris qu'il
donnoit à ses ouvrages ; le médecin Procope, petit
Esope à bonnes fortunes ; Boulanger, le célèbre
auteur posthume du Despotisme oriental, et qui, je
crois, étendoit les systèmes de Mussard sur la durée
du monde. En femmes, madame Denis, nièce de
Voltaire, qui, n'étant alors qu'une bonne femme, ne
faisoit pas encore du bel esprit : madame Yanloo,
non pas belle assurément, mais charmante, qui
chantoit comme un ange ; madame de Valmalette
elle-même, qui chantoit aussi, et qui, quoique fort
maigre, eût été très aimable si elle en eût moins
eu la prétention. Telle étoit à peu près la société de
Var. — (a) : pouvoir humer à peine quelques... — (b) : rien
dans la société du coloris qu'il...
246 LES CONFESSIONS
M. Mussard, qui m'auroit assez plu si son tête-à-
tête avec sa conchyliomanie ne nvavoit plu davan-
tage, et je puis dire que pendant plus de six mois
j'ai travaillé à son cabinet avec autant de plaisir
que lui-même.
Il y avoit longtems qu'il prétendoit que pour mon
état les eaux de Passv me seroient salutaires, et
qu'il m'exhortoit à les venir prendre chez lui. Pour
me tirer un peu de l'urbaine cohue (a), je me rendis
à la fin, et je fus passer à Passy huit ou dix jours, qui
me firent plus de bien parce que j'étois à la cam-
pagne que parce que j'y prenois les eaux. Mussard
jouoit du violoncelle, et aimoit passionnément la
musique italienne. Un soir, nous en parlâmes beau-
coup avant que de nous coucher, et surtout des
opère huffe que nous avions vus l'un et l'autre en
Italie, et dont nous étions tous deux transportés. La
nuit, ne dormant pas, j'allois rêver comment on
pourroit faire pour donner en France l'idée d'un
drame de ce genre ; car les Amours de Ragonde ■•■
n'y ressembloient point du tout. Le matin, en me
promenant et prenant les eaux, je fis quelque ma-
nière de vers très à la hâte, et j'y adaptai des chants
qui me vinrent en les faisant. Je barbouillai le
tout dans une espèce de salon voûté qui étoit au
haut du jardin ; et au thé je ne pus m'empêcher de m
montrer ces airs à Mussard et à mademoiselle Du-
vernois, sa gouvernante, qui étoit (h) en vérité une
Var. — (a) : de la cohue,... — (h) : qui étoit une...
1. Comédie de Néricault Destouches, musique de Mouret,
qu'on venait de reprendre à F Opéra.
LIVRE HUITIÈME 247
très bonne et aimable fille. Les trois morceaux que
j'avois esquissés étoient le premier monologue, J'ai
perdu mon serviteur, l'air du Devin, Lamour croît
s'il s'inquiète, et le dernier duo,- A jamais, Colin,
je t'engage, etc. J'imaginois si peu que cela valût
la peine d'être suivi, que, sans les applaudissemens
et les encouragemens de l'un et de l'autre, j'allois
jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser, comme
j'ai fait tant de fois pour des choses du moins aussi
bonnes : mais ils m'excitèrent si bien, qu'en six jours
mon drame fut écrit, à quelques vers près, et toute
ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus
à faire à Paris qu'un peu de récitatif et tout le rem-
plissage (a), et j'achevai le tout avec une telle
rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent
mises au net et en état d'être représentées. Il n'y
manquoit que le divertissement, qui ne fut fait que
longtems après.
Echauffé de la composition de cet ouvrage, j'avois
une grande passion de l'entendre, et j'aurois donné
tout au monde pour le voir représenter à ma fantaisie,
à portes fermées, comme on dit que Lulli fit une
fois jouer Armide pour lui seul. Comme il ne m'étoit
pas possible d'avoir ce plaisir qu'avec le public,
il falloit néce^airement, pour jouir de ma pièce,
la faire passer à l'Opéra. Malheureusement elle étoit
dans un genre absolument neuf, auquel les oreilles
n'étoient point accoutumées ; et. d'ailleurs, le mau-
vais succès des Muses galantes me faisoit prévoir
Var. — (a) : et que ce qui étoit purement de remplissage,...
248 LES CONFESSIONS
celui du Devin (a), si je le présentois sous mon nom.
Duclos me tira de peine, et se chargea de faire essayer
l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur. Pour ne pas
me déceler, je ne me trouvai point à cette répéti-
tion ; et les petits violons ^. qui la dirigèrent, ne
surent eux-mêmes quel en étoit l'auteur qu'après
qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de
l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en étoient
enchantés, au point que dès le lendemain, dans
toutes les sociétés, on ne parloit d'autre chose. M. de
Cury. intendant des Menus, qui avoit assisté à la
répétition, demanda l'ouvrage pour être donné à la
cour. Duclos. qui savoit mes intentions, jugeant que
je serois moins le maître de ma pièce à la cour qu'à
Paris, la refusa. Cury la réclama d'autorité ; Duclos
tint bon. et le débat entre eux devint si vif, qu'un
jour à l'Opéra ils alloient sortir ensemble, si on ne
les eût séparés. On voulut s'adresser à moi : je ren-
voyai la décision de la chose à M. Duclos. Il fallut
retourner à lui. M. le duc d'Aumont s'en mêla.
Duclos crut enfin devoir céder à l'autorité, et la
jDièce fut donnée pour être jouée à Fontainebleau.
La partie à laquelle je m'étois le plus attaché, et
où je m'éloignois le plus de la route commune, étoit
le récitatif. Le mien étoit accentué d'une façon
toute nouvelle, et marchoit avec le débit de la pa-
role. On n'osa laisser cette horrible innovation, l'on
Var. — (a) : m'en faisolt prévoir un pareil poxr le Devin,...
1. C'est ainsi qu'on appeloit Rebel et Francœur, qui s'étoient
fait connoître dès leur jeunesse, en allant toujours ensemble jouer
du violon dans les maisons. (Note de J.-J. Rousseau.)
1
LIVRE HUITIÈME 249
craignoit qu'elle ne révoltât les oreilles mouton-
nières. Je consentis que Francueil et Jelyotte ^
fissent un autre récitatif, mais je ne voulus pas m'en
mêler.
Quand tout fut prêt et le jour fixé pour la représen-
tation, l'on me proposa le voyage de Fontainebleau,
pour voir au moins la dernière répétition. J'y fus
avec mademoiselle Fel, Grimm, et, je crois, labbé
Raynal; dans une voiture de la cour. La répétition
fu passable ; j'en fus plus content que je ne m'y
étois attendu. L'orchestre étoit nombreux, composé
de ceux de l'Opéra et de la musique du roi. Jelyotte
faisoit Colin ; mademoiselle Fel, Colette ; Cuvilier,
le Devin ; les chœurs étoient ceux de l'Opéra. Je dis
peu de chose : c'étoit Jelyotte qui avoit tout dirigé ;
je ne voulus pas contrôler ce qu'il avoit fait, et malgré
mon ton romain, j'étois honteux comme un écolier
au milieu de tout ce monde.
Le lendemain, jour de la représentation, j'allai
déjeuner au café du Grand-Commun. Il y avoit là
beaucoup de monde. On parloit de la répétition de
la veille, et de la difficulté qu'il y avoit eu d'y
entrer. Un officier qui étoit là dit qu'il y étoit entré
sans peine, conta au long ce qui s'y étoit passé,
dépeignit l'auteur, rapporta ce qu'il avoit fait, ce
qu'il avoit dit ; mais ce qui m'émerveilla de ce récit
assez long, fait avec autant d'assurance que de
simplicité, fut qu'il ne s'y trouva pas un seul mot de
vrai. Il m'étoit très clair que celui qui parloit si
1. Le plus célèbre chanteur du siècle. Retiré du théâtre en 1755,
il continua à chanter dans les spectacles de la cour. Il mourut
en 1785.
250 LES COXFESSIOXS
savamment de cette répétition n'y avoit point été,
puisqu'il avoit devant les yeux, sans le connoître,
cet auteur qu'il disoit avoir tant vu. Ce qu'il y eut de
plus singulier dans cette scène fut l'effet qu'elle fit
sur moi. Cet homme étoit d'un certain âge ; il n' avoit
point l'air (a) ni le ton fat et avantageux ; sa physio-
nomie annonçoit un homme de mérite, sa croix de
Saint-Louis annonçoit un ancien officier. Il m'inté-
ressoit malgré son impudence et malgré moi ; tandis
qu'il débitoit ses mensonges je rougissois. je baissois
les yeux, j'étois sur les épines ; je cherchois quelque-
fois en moi-même s'il n'y auroit pas moyen de le
croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin, tremblant
que quelqu'un ne me reconnût et ne lui en fît l'af-
front, je me hâtai d'achever mon chocolat sans rien
dire, et baissant la tête en passant devant lui, je
sortis le plus tôt qu'il me fut possible, tandis que les
assistans péroroient sur sa relation. Je m'aperçus
dans la rue que j'étois en sueur, et je suis sûr que si
quelqu'un m'eût reconnu et nommé avant ma sortie,
on m'auroit vu la honte et F embarras d'un cou-
pable, par le seul sentiment de la peine que ce
pauvre homme auroit à souffrir (h) si son mensonge
étoit reconnu.
Me voici dans un de ces momens critiques de ma
vie où il est difficile de ne faire que narrer, parce
qu'il est presque impossible que la narration même
ne porte empreinte de censure ou d'apologie. J'es-
sayerai toutefois de rapporter comment et sur quels
Var. — (a) : l'air îat et avantageux : sa... — (b) : à souflrir.
Me voici...
LIVRE HUITIEME
251
motifs je me conduisis, sans y ajouter ni louange ni
blâme.
J'étois ce jour-là ^ dans le même équipage négligé
qui m'étoit ordinaire ; grande barbe et perruque
assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour
un acte de courage, j'entrai de cette façon dans la
même salle où dévoient arriver, peu de tems après (^a^,
le Roi, la Reine, la famille royale et toute la cour.
J'allai m'établir dans la loge où me conduisit M. de
Cury, et qui étoit la sienne. C'étoit une grande loge
sur le théâtre, vis-à-vis une (h) petite loge plus
élevée, où se plaça le Roi avec madame de Pompa-
dour. Environné de dames, et seul homme sur le
devant de la loge, je ne pouvois douter qu'on m'eût
mis là précisément pour être en vue. Quand on
eut allumé, me voyant dans cet équipage, au milieu
de gens tous excessivement parés, je commençai
d'être mal à mon aise : je me demandai si j'étois à
ma place, si j'y étois mis convenablement, et après
quelques minutes d'inquiétude, je me répondis :
Oui, avec une intrépidité qui venoit peut-être plus
de l'impossibilité de m'en dédire que de la force de
mes raisons. Je me dis : Je suis à ma place, puisque
je vois jouer ma pièce, que j'y suis invité, que je ne
l'ai faite que pour cela, et qu'après tout personne n'a
plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon
travail et de mes talens. Je suis mis à mon ordinaire,
ni mieux ni pis. Si je recommence à m'asservir à
Var. — (a) : une demi-heure après,... — (b) : la petite loge.
1. Le 18 octobre 1752. Le Devin du Village fut représente, de
nouveau, devant la cour, le 24 octobre suivant.
252 LES CONFESSIONS
r opinion dans quelque chose, m'y voilà bientôt
asservi de rechef .en tout. Pour être toujours moi-
même, je ne dois rougir en quelque lieu que ce soit
d'être mis selon létat que j'ai choisi : mon extérieur
est simple et négligé, mais non crasseux ni malpro-
pre : la barbe ne l'est point en elle-même, puisque
c'est la nature qui nous la donne, et que, selon les
tems et les modes, elle est quelquefois un ornement.
On me trouvera ridicule, impertinent ; eh ! que m'im-
porte ! Je dois savoir endurer le ridicule (a) et le
blâme, pourvu qu'ils ne soient pas mérités. Après ce
petit soliloque, je me raffermis si bien, que j'aurois
été intrépide si j'eusse eu besoin de l'être. Mais, soit
effet de la présence du maître, soit naturelle disposi-
tion des cœurs, je n'aperçus rien que d'obligeant et
d'honnête dans la curiosité dont j'étois l'objet. J'en
fus touché jusqu'à recommencer d'être inquiet
sur moi-même et sur le sort de ma pièce, craignant
d'effacer des préjugés si favorables, qui sembloient
ne chercher qu'à m'applaudir. J'étois armé contre
leur raillerie : mais leur air caressant, auquel je ne
m'étois pas attendu, me subjugua si bien, que je
tremblois comme un enfant quand on commença.
J'eus bientôt de quoi me rassurer. La pièce fut
très mal jouée quant aux acteurs, mais bien chantée
et bien exécutée quant à la musique. Dès la première
scène, qui véritablement est d'une naïveté touchante,
j'entendis s'élever dans les loges un murmure de sur-
prise et d'applaudissement jusqu'alors inouï dans ce
genre de pièces. La fermentation croissante alla
Var. — (aj : endurer le murmure et...
LIVRE HUITIÈME 253
bientôt au point d'être sensible dans toute l'assemblée
etj pour parler à la Montesquieu, d'augmenter son
effet par son effet même. A la scène des deux
petites bonnes gens, cet effet fut à son comble. On ne
claque point devant le Roi ; cela fit qu'on entendit
tout : la pièce et l'auteur y gagnèrent. J'entendois
autour de moi un chuchotement de femmes qui me
sembloient belles comme des anges, et qui s'entre-
disoient (a) à demi-voix : Cela est charmant, cela
est ravissant ; il n'y a pas un son là qui ne parle au
cœur. Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'ai-
mables personnes m'émut moi-même jusqu'aux
larmes ; et je ne les pus contenir au premier duo, en
remarquant que je n'étois pas seul (b) à pleurer.
J'eus un moment de retour sur moi-même, en me
rappelant le concert de M. de Treytorens. Cette rémi-
niscence eut l'effet de l'esclave qui tenoit la couronne
sur la tête des triomphateurs ; mais elle fut courte,
et je me livrai bientôt pleinement et sans distraction
au plaisir de savourer ma gloire. Je suis pourtant
sûr qu'en ce moment la volupté du sexe y entroit
beaucoup plus que la vanité d'auteur ; et sûrement
s'il n'y eût eu là que des hommes, je n'aurois pas été
dévoré, comme je l'étois sans cesse, du désir de
recueillir de mes lèvres les délicieuses larmes que je
faisois couler. J'ai vu des pièces exciter de plus
vifs (c) transports d'admiration, mais jamais une
ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante,
régner dans tout un spectacle, et surtout à la cour.
Var. — (a) : qui se disoient... — (b) : le seul... — (c) : de plus
orands...
254 LES CONFESSIONS
un jour de première représentation. Ceux qui ont
vu celle-là doivent s'en souvenir ; car l'effet en fut
unique.
Le même soir (a). M. le duc d'Aumont me fit dire
de me trouver au château le lendemain sur les onze
heures, et qu'il me présenteroit au Roi. M. de Cury,
qui me fit ce message, ajouta qu'on croyoit qu'il
s'agissoit d'une pension, et que le Roi vouloit me
l'annoncer lui-même.
Croira-t-on que la nuit qui suivit une aussi bril-
lante journée fut une nuit d'angoisse et de perplexité
pour moi? Ma première idée, après celle de cette
présentation, se porta sur un fréquent besoin de
sortir, qui m'avoit fait beaucoup souffrir le soir même
au spectacle, et qui pouvoit me tourmenter le lende-
main, quand je serois dans la galerie ou dans les
appartemens du Roi, parmi (h) tous ces grands,
attendant le passage de 5a Majesté. Cette infirmité
étoit la principale cause qui me tenoit écarté des
cercles (c). et qui m'empêchoit d'aller m'enfermer
chez des femmes. L'idée seule de l'état où ce besoin
pouvoit me mettre étoit capable de me le donner au
point de m'en trouver mal, à moins d'un esclandre
auquel j'aurois préféré la mort. Il n'y a que i-es gens
qui connoissent cet état qui puissent juger de l'effroi
d'en courir le risque.
Je me figurois ensuite devant le Roi, présenté à
Sa Majesté, qui daignoit s'arrêter et m'adresser la
parole. C'étoit là qu"il falloit de la justesse et de la
Var. — (a) : Le soir même, M. le duc d'Aumont... — (h)
milieu de tous... — (c) : de tout cercle,...
LIVRE HUITIEME ZOO
présence d'esprit pour répondre. Ma maudite timi-
dité, qui me trouble devant le moindre inconnu,
m'auroit-elle quitté devant le Roi de France, ou
m'auroit-elle permis de bien choisir à Finstant (a)
ce qu'il falloit dire? Je voulois, sans quitter l'air et
le ton sévère que j'avois pris, me montrer sensible à
l'honneur que me faisoit un si grand monarque.
Il falloit envelopper quelque grande et utile vérité
dans une louange belle et méritée. Pour préparer
d'avance une réponse heureuse, il auroit fallu prévoir
juste ce qu'il pourroit me dire ; et j'étois sûr après
cela de ne pas retrouver en sa présence un mot de
ce que j'aurois médité. Que deviendrois-je en ce
moment et sous les yeux de toute la cour, s'il alloit
m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes
balourdises ordinaires ? Ce danger m' alarma, m'ef-
fraya, me fit frémir au point de me déterminer (b), a
tout risque, à ne m'y pas exposer.
Je perdois, il est vrai, la pension qui m'étoit
offerte en quelque sorte ; mais je m'exemptois aussi
du joug qu'elle m'eût (c) imposé. Adieu la vérité,
la liberté, le courage. Comment oser désormais
parler (d) d'indépendance et de désintéressement?
Il ne falloit plus que flatter ou me taire, en recevant
cette pension : encore qui m'assuroit qu'elle me seroit
payée ? Que de pas à faire, que de gens à solliciter !
Il m'en coûteroit plus de soins, et bien plus désagréa-
bles, pour la conserver, que pour m'en passer. Je
crus donc, en y renonçant, prendre un parti très
Var. — (a) : choisir ce qu'il... — (b) : me résoudre, à... —
(c) : qu'elle m' alloit imposer... — (d) : oser parler...
256 LES CONFESSIONS
conséquent à mes principes, et sacrifier l'apparence
à la réalité. Je dis ma résolution à Grimm, qui n'y
opposa rien. Aux autres j'alléguai ma santé, et je
partis le matin même.
Mon départ fit du bruit et fut généralement blâmé.
Mes raisons ne pouvoient être senties par tout le
monde. M'accuser d'un sot orgueil étoit bien plus tôt
fait, et contentoit mieux la jalousie de quiconque
sentoit en lui-même qu'il ne se seroit pas conduit
ainsi. Le lendemain, Jelyotte m'écrivit un billet, oîi
il me détailla les succès de ma pièce et l'engouement
où le Roi lui-même en étoit. Toute la journée, me
marquoit-il, Sa Majesté ne cesse de chanter, avec la
voix la plus fausse de son royaume : J'ai perdu mon
seruiteur ; fai perdu tout mon bonheur. Il ajoutoit
que, dans la quinzaine, on devoit donner une seconde
représentation du Dewin, qui constateroit ^ aux yeux
de tout le public le plein succès de la première.
Deux jours après, comme j'entrois le soir sur les
neuf heures chez madame d'Épinay, où j'allois
souper, je me vis croisé par un fiacre à la porte.
Quelqu'un qui étoit dans ce fiacre me fit signe d'y
monter (a) ; j'y monte : c'étoit Diderot. Il me
parla de la pension avec un feu que sur pareil sujet
je n'aurois pas attendu d'un philosophe. Il ne me fît
pas un crime de n'avoir pas voulu être présenté au
Roi ; mais il m'en fit un terrible de mon indifférence
pour la pension. Il me dit que, si j'étois désintéressé
pour mon compte, il ne m'étoit pas permis de l'être
Var. — (a) : quelqu'un me fit signe de ce fiacre d'y...
1. Les deux manuscrits portent également : qui constatoit.
\
D'après la peinture de Liotard
Lithographie de H.
MADAME D'EPINAY
I
LIVRE HUITIEME iO /
pour celui de madame Le Vasseur et de sa fille ;
que je leur devois de n'omettre (a) aucun moyen
possible et honnête de leur donner du pain et comme
(•n ne pouvoit pas dire, après tout, que j'eusse
lefusé cette pension, il soutint que. puisqu'on
a voit paru disposé à me Taccorder, je devois la
solliciter et l'obtenir, à quelque prix que ce fût.
Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus
goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une
dispute très vive, la première que j'aie eue avec
lui ; et nous n'en avons jamais eu que de cette
espèce, lui me prescrivant ce qu'il prétendoit que
je d.evois faire, et moi m'en défendant, parce que je
croyois ne le devoir pas.
Il étoit tard quand nous nous quittâmes. Je voulus
le mener souper chez madame d'Épinay ; il ne le
voulut point, et quelque effort que le désir d'unir
tous ceux que j'aime m'ait fait faire en divers tems
pour l'engager à la voir, jusqu'à la mener à sa porte,
qu'il nous tint fermée, il s'en est toujours défendu,
ne parlant d'elle qu'en termes très méprisans. Ce
ne fut qu'après ma brouillerie avec elle et avec lui
qu'ils se lièrent, et qu'il commença d'en parler avec
honneur.
Depuis lors. Diderot et Grimm semblèrent prendre
à tâche d'aliéner de moi les Gouverneuses, leur
faisant entendre que si elles n'étoient pas plus à leur
aise, c'étoit mauvaise volonté de ma part (h), et
qu'elles ne feroient jamais rien avec moi. Ils tàchoient
Var. — (a) : de ne négliger... — (b) : que c'étoit mauvaise
volonté de ma part, si elles n'étoient pas plus à leur aise...
II. — 17
258 LES CONFESSIONS
de les engager à me quitter, leur promettant un
regrat de sel. un bureau à tabac et je ne sais quoi
encore, par le crédit de madame d'Epinay. Ils vou-
lurent même entraîner Duclos, ainsi que d'Holbach,
dans leur ligue, mais le premier s'y refusa toujours.
J'eus alors quelque vent de tout ce manège ; mais je
ne l'appris bien distinctement que longtems après,
et j'eus souvent à déplorer le zèle aveugle et peu
discret de mes amis, qui cherchant à me réduire,
incommodé comme j'étois, à la plus triste solitude,
travailloient dans leur idée à me rendre heureux
par les moyens les plus propres en effet à me rendre
misérable (a).
Le carnaval suivant. 1753 -"■, Le De^in fut joué à
Paris, et j'eus le tems. dans cet intervalle, d'en faire
l'ouverture et le divertissement. Ce divertissement,
tel quil est gravé, devoit être en action d'un bout à
l'autre, et dans un sujet suivi, qui, selon moi, four-
nissoit des tableaux très agréables. Mais quand je
proposai cette idée à 1" Opéra, on ne m'entendit
seulement pas, et il fallut coudre des chants et des
danses à l'ordinaire : cela fit que ce divertissement,
quoique plein d'idées charmantes, qui ne déparent
point les scènes, réussit très médiocrement. J'ôtai
le récitatif de Jelyotte, et je rétablis le mien, tel que
je l'avois fait d'abord et qu'il est gravé ; et ce réci-
tatif, un peu francisé, je l'avoue, c'est-à-dire traîné
Yar. — fa) : a me rendre en efïet misérable.
1. Le jeudi 1^' mars 1753, sur la scène de TAcadémie royale
de musique. La partition parut la même année, chez Madame
Boivin. un vol. in-folio.
LIVRE HUITIÈME 259
par les acteurs, loin de choquer personne, n'a pas
moins réussi que les airs, et a paru, même au public,
tout aussi bien fait pour le moins. Je dédiai ma (a)
pièce à M. Duclos, qui l'avoit protégée, et je déclarai
que ce seroit ma seule dédicace. Jen ai pourtant fait
une seconde avec son consentement ; mais il a dû se
tenir encore plus honoré de cette exception, que si
je n'en avois fait aucune.
J'ai sur cette pièce beaucoup d'anecdotes, sur les-
quelles des choses plus importantes à dire ne me
laissent pas le loisir (h) de m'étendre ici. J'y re-
viendrai peut-être un jour dans le supplément.
Je n'en saurois pourtant omettre une qui peut avoir
trait à tout ce qui suit. Je visitois un jour dans le
cabinet du baron d'Holbach sa musique ; après en
avoir parcouru de beaucoup d'espèces, il me dit, en
me montrant un recueil de pièces de clavecin : Voilà
des pièces qui ont été composées (c) pour moi ; elles
sont pleines de goût, bien chantantes ; personne ne
les connoît ni ne les verra que moi seul. Vous en
devriez choisir quelqu'une pour l'insérer dans votre
divertissement. Ayant dans la tête des sujets d'airs
et de sjTnphonies beaucoup plus que je n'en pouvois
employer, je me souciois très peu des siens. Cependant
il me pressa tant, que par complaisance je choisis une
pastorale que j'abrégeai, et que je mis en trio pour
l'entrée des compagnes de Colette. Quelques mois
après, et tandis qu'on représentoit Le Devin, entrant
un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour de
Var. — (a) : la pièce... — (b) : le temps de... — (c) : exprès
pour moi ;...
260 LES CONFESSIONS
son clavecin, d"où il se leva brusquement à mon
arrivée. En regardant machinalement sur son pu-
pitre, j'y vis ce même recueil du baron d'Holbach,
ouvert précisément à cette même pièce qu'il m'avoit
pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortiroit
jamais de ses mains. Quelque tems après je vis encore
ce même recueil ouvert (a) sur le clavecin de
M. d'Épinay, un jour qu'il avoit musique chez lui.
Grimm ni personne ne m"a jamais parlé de cet air, et
je n'en parle (h) ici moi-même que parce qu'il se
répandit quelque tems après un bruit que je n'étois
pas l'auteur du Devin du village. Comme je ne fus
jamais un grand croque-note, je suis persuadé que
sans mon Dictionnaire de Musique on auroit dit à
la fm que je ne la savois pas ^.
Quelque tems avant qu'on donnât Le Devin du
village, il étoit arrivé à Paris des bouffons italiens ^,
qu'on fit jouer sur le théâtre de l'Opéra sans prévoir
lefï'et qu'ils y alloient faire. Quoiqu'ils fussent
détestables, et que l'orchestre, alors très ignorant,
estropiât à plaisir (c) les pièces qu'ils donnèrent, elles
ne laissèrent pas de faire à l'Opéra françois un tort
qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de ces deux
Var. — fa) : ouvert au même endroit sur... — (h) : et je n'en
parlerois pas ici moi-même, si quelque tems après, il ne s'étoit
répandu dans Paris un bruit qui, véritablement ne dura pas, que je
n'étois l'auteur que du Devin du village. — (c) : estropiât comme à...
1. Je ne prévoyois guère encore qu'on le dirait enfin, malgré
le Dictionnaire. (Sote de J.-J. Rousseau.) Cette note n'existe pas
dans le manuscrit de Paris.
2. Au mois d'août 1752. Ils restèrent jusqu'en mars 1754 et don-
nèrent dans la salle de l'Opéra une série de spectacles empruntés au
répertoire italien.
LIVRE HUITIÈME 261
musiques, entendues le même jour, sur re même
théâtre, déboucha les oreilles françoises. Il n'y en eut
point qui pût endurer la traînerie de leur musique,
après l'accent vif et marqué de l'italienne. Sitôt que
les boulions avoient fini, tout s'en alloit. On fut forcé
de changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin.
On donnoit Eglé, Pygmcdion, Le Sylphe ; rien ne
tenoit. Le seul Devin du village s-outint la comparai-
son, et plut encore après la Serva padrona ^. Quand je
composai mon intermède, j'avois l'esprit rempli de
ceux-là ; ce furent eux c{ui m'en donnèrent l'idée,
et j'étois bien éloigné de prévoir qu'on les passeroit
en revue à côté de lui. Si j'eusse été un pillard, que
de vols seroient alors devenus manifestes, et combien
on eût pris soin de les faire sentir ! Mais rien : on a
eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma musique
la moindre réminiscence d'aucune autre : et tous
mes chants, comparés aux prétendus originaux (a),
se sont trouvés aussi neufs que le caractère de musi-
que que j'avois créé. Si l'on eût mis Mondonville ou
Rameau à pareille épreuve, ils n'en seroient sortis
qu'en lambeaux.
Les bouffons firent à la musique italienne des
sectateurs très ardens. Tout Paris se divisa en deux
partis plus échauffés que s'il se fût agi d'une aft'aire
d'état ou de religion. L'un, plus puissant, plus nom-
breux, composé des grands, des riches et des femmes,
soutenoit la musicjue françoise ; l'autre, plus vif, plus
fier, plus enthousiaste, étoit composé des vrais con-
Var. — (a) : aux originaux,...
1. De Percrolèse.
262 LES COIN'FESSIONS
noisseurs. des gens à talens, des hommes de génie.
Son petit peloton se rassembloit à l'Opéra, sous la
loge de la Reine. L'autre parti remplissoit tout le
reste du parterre et de la salle ; mais son foyer prin-
cipal étoit sous la loge du Roi. Voilà d'où vinrent
ces noms de partis célèbres dans ce tems-là, de Coin
du Roi et de CoÏti de la Reine. La dispute, en s'ani-
mant, produisit des brochures. Le Coin du Roi voulut
plaisanter ; il fut moqué par Le Petit Prophète : il
voulut se mêler de raisonner ; il fut écrasé par la
Lettre sur la musique françoise ^. Ces deux petits
écrits, l'un de Grimm, et l'autre de moi, sont les
seuls qui survivent à cette querelle ; tous les autres
sont déjà morts.
Mais Le Petit Prophète, qu'on s'obstina longtems
à m'attribuer malgré moi, fut pris en plaisanterie,
et ne fit pas la moindre peine à son auteur ^ ; au lieu
que la Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et
souleva contre moi toute la nation, qui se crut
offensée dans sa musique. La description de l'incroya-
ble effet de cette brochure seroit digne de la plume
de Tacite. C'étoit le tems de la grande querelle du
Parlement et du Clergé. Le Parlement venoit d'être
exilé ; la fermentation étoit au comble ; tout menaçoit
d'un prochain soulèvement. La (^a/ brochure parut ;
à l'instant toutes les autres querelles furent oubliées ;
Var. — (a) : Ma brochure...
1. Lettre sur la musique françoise par J.-J. Rousseau. (5. 1.),
1753, in-8° ; Œuvres complètes, t. VI.
2. Melchior Grimm. Voyez ce qu'en dit Schérer, dans Touvrage
qu'il a consacré à cet écrivain (Paris, Calmann-Lé^'^", 1887, p. 45
et ss.)
LIVRE HUITIÈME 263
on ne songea qu'au péril de la musique iTançoise,
et il n'y eut plus de soulèvement que contre moi.
Il fut tel que la nation n'en est jamais bien revenue.
A la cour on ne balançoit qu'entre la Bastille et
Texii, et la lettre de cachet alloit être expédiée, si
M. de Voyer ^ n'en eût fait sentir le ridicule. Quand
on lira que cette brochure a peut-être empêché une
révolution dans l'état, on croira rêver. C'est pourtant
une vérité bien réelle, que tout Paris peut encore
attester, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui plus de
quinze ans de cette singulière anecdote.
Si Ton n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épar-
gna pas du moins les insultes : ma vie même fut en
danger. L'orchestre de l'Opéra fit l'honnête complot
de m' assassiner quand j'en sortirois. On me le dit ;
je n'en fus que plus assidu à l'Opéra ; et je ne sus
que longtems après que M. Ancelet, officier des
mousquetaires, qui avoit de l'amitié pour moi, avoit
détourné l'effet du complot en me faisant escorter à
mon insu à la sortie du spectacle. La ville venoit
d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier exploit
du prévôt des marchands fut de me faire ôter (a)
mes entrées, et cela de la façon la plus malhonnête
qu'il fût possible (h), c'est-à-dire en me les faisant
refuser publiquement à mon passage ; de sorte que
je fus obligé de prendre un billet d'amphithéâtre,
pour n'avoir pas Faffront de m'en retourner ce jour-
là. L'injustice étoit d'autant plus criante que le seul
prix que j'avois mis à ma pièce, en la leur cédant,
Var. — (a) : de m'ôter... — (b) : qu'il put imaginer, c'est...
2. Marc-Pierre de Vover d'Argrenson, ministre d'Etat.
264 LES CONFESSIONS
étoit mes entrées à perpétuité ; car, quoique ce fût
un droit pour tous les auteurs, et que j'eusse ce droit
à double titre, je ne laissai pas de le stipuler expressé-
ment en présence de M. Duclos. Il est vrai qu'on
m'envoya pour mes honoraires, par le caissier de
rOpéra, cinquante louis que je n'avois pas de-
mandés : mais, outre que ces cinquante louis ne
faisoient pas même la somme qui me revenoit dans
les règles, ce paiement n'avoit rien de commun avec
le droit d'entrée, formellement stipulé, et qui en
étoit entièrement indépendant. Il y avoit dans ce
procédé une telle complication d'iniquité et de
brutalité (a), que le public, alors dans sa plus grande
animosité contre moi, ne laissa pas d'en être unanime-
ment choqué ; et tel qui m'avoit insulté la veille,
crioit le lendemain tout haut dans la salle qu'il étoit
honteux d ôter ainsi les entrées à un auteur qui les
avoit si bien méritées, et qui pouvoit même les
réclamer pour deux. Tant est juste le proverbe ita-
lien, çi^iognun ama la giustizia in casa d altrui.
Je n'avois là-dessus qu'un parti à prendre ; c'étoit
de réclamer mon ouvrage, puisqu'on m'en ôtoit le
prix convenu (h). J'écrivis pour cet effet à M. d'Ar-
genson ^ qui avoit le département de l'Opéra ; et je
joignis à ma lettre un mémoire qui étoit sans réplique,
et qui demeura sans réponse et sans effet, ainsi que
ma lettre. Le silence de cet homme injuste me resta
sur le cœur, et ne contribua pas à augmenter 1 estime
Var. — (a) : de brutalité et d'iniquité... — (h) : le prix accordé.
J'écrivis...
1. Correspondance, Lettre LXXVI, 6 mars 1754.
LIVRE HUITIEME
265
très médiocre que j'eus toujours pour son Taractère
et pour ses talens. C'est ainsi qu'on a gardé ma
pièce à l'Opéra, en me frustrant du prix pour lequel
je l'avois cédée. Du foible au fort, ce seroit voler ;
du fort au foible. c'est seulement s'approprier le
bien d'auirui.
Quant au produit pécuniaire de cet ouvrage,
quoiqu'il ne m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il
auroit rapporté dans les mains d'un autre, il ne
laissa pas d'être assez grand pour me mettre en état
de subsister plusieurs années, et suppléer à la copie
qui alloit toujours assez mal. J'eus cent louis du Roi,
cinquante de madame de Pompadour pour la repré-
sentation de Bellevue ^, où elle fit elle-même le rôle
de Colin ; cinc{uante de l'Opéra, et cincj cents francs
de Pissot pour la gravure : en sorte que cet intermède,
qui ne me coûta jamais c{ue cinci ou six semaines de
travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré
mon malheur et ma balourdise, que m'en a depuis
rapporté l'Emile, qui m'avoit coûté vingt ans de
méditation et trois ans de travail. Mais je payai bien
l'aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les
chagrins infinis qu'elle m'attira. Elle fut le germe des
secrètes jalousies qui n'ont éclaté que longtems après.
Depuis son succès, je ne remarquai plus ni dans
Grimm, ni dans Diderot, ni dans presque aucun (a)
des gens de lettres de ma connoissance. cette cor-
Var, — (a) : ni dans aucun...
1. Elle eut lieu le 4 mars 1753. On donna à cette occasion une
édition spéciale du Devin du Village, imprimée « par exprès com-
mandement de Sa Majesté » (in-8° de 47 pp.).
266 LES COXrESSIONS
dialité. cette franchise, ce plaisir de me voir, que
j'avois cru trouver en eux jusqu'alors. Dès que
je paroissois chez le Baron, la conversation cessoit
d'être générale. On se rassembloit par petits pek)tons,
on se chuchotoit à l'oreille, et je restois seul sans
savoir avec qui parler. J'endurai longtems ce cho-
quant abandon et voyant que madame d'Holbach ^,
qui étoit douce et aimable, me recevoit toujours
bien, je supportois les grossièretés de son mari, tant
qu'elles furent supportables. Mais un jour il m'entre-
prit sans sujet, sans prétexte, et avec une telle bruta-
lité devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant
Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir
admiré la douceur et la modération de mes réponses,
qu'enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne,
j'en sortis résolu de n'y plus rentrer. Cela ne m'em-
pêcha pas de parler toujours honorablement de lui
€t de sa maison ; tandis qu'il ne s'exprimoit jamais
sur mon compte qu'en termes outrageans, méprisans",
sans me désigner autrement que par ce petit cuistre,
€t sans pouvoir cependant articuler aucun tort
d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec
personne à laquelle il prît intérêt. Voilà comment il
finit par vérifier mes prédictions et mes craintes.
Pour moi, je crois que mesdits amis m'auroient par-
donné de faire des livres, et d'excellens livres, parce
que cette gloire ne leur étoit pas étrangère: m.ais qu'ils
ne purent me pardonner d'avoir fait un opéra, ni les
succès brillans qu'eut cet ouvrage, parce qu'aucun
1. G€ne\-iève-Ba5ile-Suzaiine d'Aine, première femme du baron
d Holbach.
:UITIEME
267
d'eux n'étoit en état de courir la même carrière, ni
d'apirer aux mêmes honneurs. Duclos seul, au-dessus
de cette jalousie, parut même augmenter (a) d'amitié
pour moi, et m'introduisit chez mademoiselle Qui-
nault % où je trouvai autant d'attentions, d'honnête-
tés, de caresses, que j'avois peu trouvé de tout cela
chez M. d'Holbach.
Tandis qu'on jouoit Le Deçin du village à l'Opéra,
il étoit aussi question de son auteur à la Comédie-
Françoise, mais un peu moins heureusement. N'ayant
pu, dans sept ou huit ans, faire jouer mon Xarcisse
aux Italiens, je m'étois dégoûté de ce théâtre, par le
mauvais jeu des acteurs dans le françois, et j'aurois
bien voulu avoir fait passer ma pièce aux François,
plutôt que chez eux. Je parlai de ce désir au comédien
La Noue, avec lequel j'avois fait connoissance, et qui,
comme on sait, étoit homme de mérite et auteur.
Narcisse lui plut, il se chargea de le faire jouer ano-
nyme, et en attendant il me procura les entrées,
qui me furent d'un grand agrément, car j'ai toujours
préféré le Théâtre-François aux deux autres. La pièce
fut reçue avec applaudissement, et représentée ^
sans qu'on en nommât l'auteur ; mais j'ai lieu de
croire que les comédiens et bien d'autres ne ligno-
roient pas. Les demoiselles Gaussin et Grandval
jouoient les rôles d'amoureuses ; et quoique l'intelli-
Var. — (a) : parut augmenter encore.,.
1. Jeanne-Françoise Quina^lt (1701-1783), ancienne actrice de
la Comédie Française. On sait qu'elle tenait un des salons les plus
littéraires de Paris.
2. Le 18 décembre 1752. yarcisse parut d'abord sans indication
de lieu, et sans nom d'éditeur., en 1753 ^in-S°, xxxiii-62 p.)
268 LES confession:-
gence du tout fût nianquée. à mon avis, on ne pouvoit
pas appeler cela une pièce absolument mal jouée.
Toutefois je fus surpris et touché de l'indulgence du
public, qui eut la patience de l'entendre tranquille-
ment d'un bout à l'autre, et d'en souffrir même une
seconde représentation, sans donner le moindre signe
d'impatience. Pour moi. je m'ennuyai tellement à
la première, que je ne pus tenir jusqu'à la fin (a),
et sortant du spectacle, j'entrai au café de Procope
où je trouvai Boissy et quelques autres, qui proba-
blement s'étoient ennuyés comme moi. Là, je dis
hautement mon Peccavi. m'avouant humblement ou
fièrement (h) l'auteur de la pièce, et en parlant
comme tout le monde en pensoit. Cet aveu public
de l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort
admiré, et me parut très peu pénible. J'y trouvai
même un dédommagement d'amour-propre dans le
courage avec lequel il fut fait, et je crois qu'il y eut
en cette occasion plus d'orgueil à parler, qu'il n'y
auroit eu de sotte honte à se taire. Cependant, comme
il étoit sûr que la pièce, quoique glacée à la représen-
tation, soutenoit la lecture, je la fis imprimer, et dans
la préface, qui est un de mes bons écrits, je com-
mençai de mettre à découvert mes principes, un peu
plus que je n'avois fait jusqu'alors.
J'eus bientôt occasion de les développer tout-à-
fait dans un ouvrage de plus grande importance ; car
ce fut. je pense, en cette année 1753 que parut le
programme de l'Académie de Dijon sur Y Origine de
Var. — (a) : à la fin, et me réfusiant au café de Procope, qui
étoit vis-à-i^'is, j'y trouvai... — (bj : humblement l'auteur...
LIVRE HUITIÈME 269
r inégalité parmi les hommes. Frappé de cette crrande
question, je fus surpris que cette Académie eût osé
la proposer ; mais, puisqu'elle fa) avoit eu ce cou-
rage, je pouvois bien avoir celui de la traiter et je
l'entrepris.
Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à
Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours, avec
Thérèse, notre hôtesse, qui et oit une bonne femme, et
une de ses amies. Je compte cette promenade pour
une des plus agréables de ma vie. Il faisoit très beau ;
ces bonnes femmes se chargèrent (h) des soins et
de la dépense ; Thérèse s'amusoit avec elles ; et moi,
sans souci de rien, je venois m'égayer sans gêne aux
heures des repas. Tout le reste du jour (c), enfoncé
dans la forêt, j'y cherchois, j'y trouvois l'image des
premiers tems, dont je traçois fièrement l'histoire ;
je faisois main-basse sur les petits mensonges des
hommes ; j'osois dévoiler à nu leur nature, suivre
le progrès du tems et des choses qui l'ont défigurée, et
comparant l'homme de l'homme avec l'homme
naturel, leur montrer dans son perfectionnement
prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme,
exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevoit (d)
auprès de la Divinité, et voyant de là mes semblables
suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle
de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes,
je leur criois d'une foible voix qu'ils ne pouvoient
entendre : Insensés qui vous plaignez sans cesse de
la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent
de vous.
Var. — (a) : puisque enfin elle... — (b) : se chargeoient... —
(c) : le reste du tems,... — (d) : s'osoit placer auprès...
270 LES CONFESSIONS
De ces méditations résulta le Discours sur V Iné-
galité, ouvrage qui fut plus du goût de Diderot que
tous mes autres écrits, et pour lequel ses conseils
me furent le plus utiles ^, mais qui ne trouva dans
toute l'Europe que peu de lecteurs qui l'entendissent,
et aucun de ceux-là qui voulût en parler. Il avoit été
fait pour concourir au prix, je l'envoyai donc, mais
sûr d'avance qu'il ne l'auroit pas, et sachant bien que
ce n'est pas pour des pièces de cette étoffe que sont
fondés les prix des académies.
Cette promenade et cette occupation firent du
bien à mon humeur et à ma santé. Il y avoit déjà
plusieurs années que, tourmenté de ma rétention,
je m'étois livré tout à fait aux médecins, qui, sans
alléger mon mal, avoient épuisé mes forces et détruit
mon tempérament. Au retour de Saint-Germain, je
me trouvai plus de forces, et me (a) sentis beaucoup
mieux. Je suivis cette indication, et résolu de guérir
Var. — (a) et je me...
1. Dans le tenis qpie j'écrivois ceci, je n'avois encore aucun
soupçon du grand complot de Diderot et de Grimm, sans quoi
j'aurois aisément reconnu combien le premier abusoit de ma
confiance, pour donner à mes écrits ce ton dur et cet air noir
qu'ils n'eurent plus quand il cessa de me diriger. Le morceau
du pbUosophe qui s'argumente en se bouchant les oreilles pour
s'endurcir aux plaintes d'un malheureux est de sa façon, et il
m'en avoit fourni d'autres plus forts encore, que je ne pus me
résoudre à employer. Mais attribuant cette humeur (h) noire à
celle que lui avoit donnée le Donjon de Vincennes, et dont on
retrouve dans son Clairval une assez forte dose, il ne me vint jamais
à l'esprit d'y soupçonner la moindre méchanceté. (Note de J.-J.
Rousseau.)
Yar. — (b) : attribuant uniquement cette humeur...
LIVRE HUITIEME
27Î
OU mourir sans médecins et sans remèdes, je leur dis
adieu pour jamais, et je me mis à vivre au jour la
journée, restant coi quand je ne pouvois aller, et
marchant sitôt que j'en avois la force. Le train de
Paris parmi les gens à prétentions étoit si peu de
mon goût ; les cabales des gens de lettres, leurs hon-
teuses querelles, leur peu de bonne foi dans leurs
livres, leurs airs tranchans dans le monde m'étoient
si odieux, si antipathiques ; je trouvois si peu
de douceur, d'ouverture de cœur, de franchise dans
le commerce même de mes amis, que. rebuté de
cette vie tumultueuse, je commençois de soupirer
ardemment après le séjour de la campagne, et ne
voyant pas que mon métier me permît de m'y
établir, j'y courois du moins passer les heures que
j'avois de libres. Pendant plusieurs mois, d'abord
après mon dîner, j'allois me promener seul au Bois
de Boulogne, méditant des sujets d'ouvrages, et je
ne revenois qu'à la nuit.
Gaufîecourt, avec lequel j'étois alors extrêmement
lié, se voyant obligé d'aller à Genève pour son em-
ploi ^, me proposa ce voyage ; j'y consentis. Je n'étois
pas (a) assez bien pour me passer des soins de la
Gouverneuse : il fut décidé qu'elle seroit du voyage,
que sa mère garderoit la maison, et tous nos arrange-
mens pris, nous partîmes tous trois ensemble le
premier juin 1754.
Je dois noter ce voyage comme l'époque de la
première expérience qui, jusqu'à l'âge de quarante-
Var. — (a) : pas alors assez...
1. Il occupait un emploi, près du résident de France.
272 LES CONFESSIONS
deux ans que j'avois alors, ait porté atteinte au natu-
rel pleinement confiant avec lequel jétois né, et
auquel je m'étois toujours livré sans réserve et sans
inconvénient. Nous avions un carrosse bourgeois,
qui nous menoit avec les mêmes chevaux à très
petites journées. Je descendois et marchois souvent
à pied. A peine étions-nous à la moitié de notre route,
que Thérèse marqua la plus grande répugnance à
rester seule dans la voiture avec Gaufîecourt, et que
quand, malgré ses prières, je voulois descendre, elle
descendoit et marchoit aussi. Je la grondai long-
tems de ce caprice, et même je m'y opposai tout-à-
fait, jusqu'à ce qu'elle se vît forcée enfin à m'en
déclarer la cause. Je crus rêver, je tombai des nues
quand j'appris que mon ami M. de Gaufîecourt,
âgé de plus de soixante ans, podagre, impotent, usé
de plaisirs et de jouissances, travailloit (a) depuis
notre départ à corrompre une personne qui n'étoit
plus ni belle ni jeune, qui appartenoit à son ami, et
cela par les moyens les plus bas. les plus honteux,
jusqu'à lui présenter sa bourse, jusqu'à tenter de
l'émouvoir par la lecture d'un livre abominable, et
par la vue des figures infâmes dont il étoit plein.
Thérèse, indignée, lui lança une fois son vilain livre
par la portière, et j"appris que le premier jour, une
violente migraine m'ayant fait aller coucher sans
souper (h), il avoit employé tout le tems de ce tête-
à-tête à des tentatives et des manœuvres plus dignes
d'un satyre et d'un bouc que d'un honnête homme
Var. — fa) : travailloit en secret depuis... — (h) : jour,
ïXi étant allé coucher sans souper, à cause d'une violente migraine, il...
LIVRE HUITIEME
273
auquel j'avois confié ma compagne et moi-même.
(Quelle surprise ! quel serrement de cœur tout nou-
veau pour moi ! Moi qui jusqu'alors avois cru l'amitié
inséparable de tous les (a) sentimens aimables et
nobles qui font tout son charme, pour la première
fois de ma vie je me vois forcé de l'allier au dédain, et
doter ma confiance et mon estime à un homme que
j'aime et dont je me crois aimé ! Le malheureux me
cachoit sa turpitude. Pour ne pas exposer Thérèse, je
me vis forcé de lui cacher mon mépris, et de receler au
fond de mon cœur des sentimens qu'il ne devoit (h)
pas connoître. Douce et sainte illusion de l'amitié !
Gaufîecourt leva le premier ton voile à mes yeux.
Que de mains cruelles l'ont empêché depuis lors de
retomber !
A Lyon, je quittai Gaufîecourt pour prendre ma
route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer
derechef si près de Maman sans la revoir. Je la revis...
Dans quel état, mon Dieu ! quel avilissement ! Que
lui restoit-il de sa vertu première? Etoit-ce la même
madame de Warens, jadis si brillante, à qui le curé
de Pontverre m'avoit adressé? Que mon cœur fut
navré ! Je ne vis plus pour elle d'autre ressource
que de se dépayser. Je lui réitérai vivement et vaine-
ment (c) les instances que je lui avois faites plusieurs
fois dans mes lettres, de venir vivre paisiblement
avec moi, qui voulois consacrer (d) mes jours et ceux
de Thérèse à rendre les siens heureux. Attachée à
sa pension, dont cependant, quoique exactement
Var. — faj (Ressentiments... — (b) : que mon ami^ne devoit...
— (c) : et inutilement les... — (d) : consacrer ma vie et celle de
Thérèse à rendre ses jours heureux.
II. — 18
274 LES CONFESSIONS
payée (a), elle ne tiroit plus nen depuis longtems,
elle ne m'écouta pas. Je lui fis encore quelque légère
part de ma bourse, bien moins que je n'aurois dû,
bien moins que je n'aurois fait, si je n'eusse été
parfaitement sûr quelle n'en profiteroit pas d'un
sol (h). Durant mon séjour à Genève, elle fit un
voyage en Chablais, et vint me voir à Grange-
Canal (c). Elle manquoit d'argent pour achever son
voyage ; je n'avois pas sur moi ce qu'il falloit pour
cela ; je le lui envoyai une heure après par Thérèse.
Pauvre Maman I Que je dise encore ce trait de son
cœur, n ne lui restoit pour dernier bijou qu'une
petite bague. Elle l'ôta de son doigt pour le mettre
à celui de Thérèse, qui la remit à l'instant au sien,
en baisant cette noble main qu'elle arrosa de ses
pleurs. Ah ! c'étoit alors le moment d'acquitter ma
dette î II falloit tout quitter pour la suivre, m'atta-
cher à elle jusqu'à sa dernière heure, et partager son
sort quel qu'il fût. Je n'en fis rien ; distrait par un
autre attachement, je sentis relâcher le mien pour
elle, faute d'espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je
gémis sur elle, et ne la suivis pas. De tous les remords
que j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus
permanent. Je méritai par là les châtimens terribles
qui depuis lors n"ont cessé de m'accabler : puissent-
ils avoir expié mon ingratitude ! Elle fut dans ma
conduite ; mais elle a trop déchiré mon cœur pour
que jamais ce cœur ait été celui d'un ingrat.
Avant mon départ de Paris, j'avois esquissé la
Var. — (a) : dont cependant, elle... — ^è^ ; si je n'eusse été
sûr qu'elle n'en mettroit pas un soi à son usage. — (c) : Grange-
Canard.
LIVRE HUITIÈME 275
dédicace de mon (a) Discours sur V Inégalité. Je
l'achevai à Chambéri, et la datai du même lieu,
jugeant qu'il étoit mieux, pour éviter toute chicane,
de ne la dater ni de France ni de Genève (h). Arrivé
dans cette ville, je me livrai à l'enthousiasme répu-
blicain qui m'y avoit amené. Cet enthousiasme
augmenta par l'accueil que j'y reçus. Fêté, caressé
dans tous les états, je me livrai tout entier au zèle
patriotique, et, honteux d'être exclu de mes droits
de citoyen par la profession d'un autre culte (c) que
celui de mes pères, je résolus de reprendre ouverte-
ment ce dernier (d). Je pensois que (e) l'Evangile
étant le même pour tous les chrétiens, et le fond du
dogme n'étant différent qu'en ce qu'on se mêloit
d'expliquer f/J ce qu'on ne pouvoit entendre, il appar-
tenoit en chaque pays au seul souverain de fixer et le
culte et ce dogme inintelligible (g), et qu'il étoit
par conséquent du devoir du citoyen d'admettre le
dogme et de suivre le culte prescrit par la loi. La
fréquentation des Encyclopédistes, loin d'ébranler
ma foi, r avoit affermie par mon aversion naturelle f^A.J
pour la dispute et pour les partis. L'étude de l'homme
et de l'univers m' avoit montré partout les causes
finales et l'intelligence qui les dirigeoit. La lecture
de la Bible, et surtout de l'Évangile, à laquelle je
m'appliquois depuis quelques années, m'avoit fait
mépriser les basses et sottes interprétations que don-
Var. — (a) : du Discours... — (h) : la' dater de France ni de
Genève. — (c) : par un autre culte... — (d) : ouvertement celui
de mon pays. Je... — (e) : que la morale de 1" Évangile... — (f) :
qu'on voulait expliquer... — (g) : de fixer ce dugme ininlelli-
gible, ainsi que le culte et... — (h) : mon_a version pour...
276 LES CONFESSIONS
noient à Jésus-Christ les gens les moins dignes de
l'entendre. En un mot, la philosophie, en m'atta-
chant à l'essentiel de la Religion, m'avoit détaché
de ce fatras de petites formules dont les hommes
l'ont offusquée. Jugeant qu'il n'y avoit pas pour un
homme raisonnable deux manières d'être chrétien,
je jugeois aussi que tout ce qui est forme et discipline
étoit dans chaque pays du ressort des lois. De ce
principe si sensé, si social, si pacifique, et qui m'a
attiré de si cruelles persécutions, il s'ensuivoit que,
voulant être citoyen, je devois être protestant, et
rentrer dans le culte établi dans mon pays. Je m'y
déterminai ; je me soumis même aux instructions
du pasteur de la paroisse où je logeois (a), laquelle
étoit hors la ville. Je désirai seulement de n'être pas
obligé de paroître en Consistoire. L'Edit Ecclésias-
tique cependant y étoit formel ; on voulut bien y
dérocrer en ma faveur, et l'on nomma une commis-
sion de cinq ou six membres pour recevoir en parti-
culier ma profession de foi. Malheureusement le
ministre Perdriau, homme aimable et doux, avec qui
j'étois lié, s'avisa de me dire qu'on se réjouissoit
de nventendre parler dans cette petite assemblée.
Cette attente m'effraya si fort, qu'ayant étudié jour
et nuit, pendant trois semaines, un petit discours
que j'avois préparé, je me troublai lorsqu'il fallut le
réciter, au point de n'en pouvoir pas dire un seul
mot. et je fis dans cette conférence le rôle du plus
sot écolier. Les commissaires parloient pour moi
je répondois bêtement oui et non ; ensuite je fus
Var. — (a) : logeois. Je...
LIVRE HUITIÈME 277
admis à la communion, et réintégré dans mes droits
de Citoyen -"^ : je fus inscrit (a) comme tel dans le
rôle des gardes que payent les seuls citoyens et bour-
geois, et j'assistai à un conseil général extraordinaire,
pour recevoir le serment du syndic Mussard. Je fus
si touché des bontés que me témoignèrent en cette
occasion le Conseil, le Consistoire, et des procédés
obligeans et honnêtes de tous les magistrats, minis-
tres et citoyens, que pressé par le bon homme
De Luc ^, qui m'obsédoit sans cesse, et encore plus
par mon propre penchant, je ne songeai à retourner
à Paris que pour dissoudre mon ménage, mettre en
règle mes petites affaires, placer madame Le Yasseur
et son mari, ou pourvoir, à leur subsistance, et
revenir avec Thérèse m' établir à Genève pour le reste
de mes jours.
Cette résolution prise, je fis trêve aux affaires
sérieuses pour m' amuser avec mes amis jusqu'au
tems de mon départ. De tous ces amusemens celui
qui me plut davantage, fut une promenade autoiir
du lac, que je fis en bateau avec De Luc père, sa bru,
ses deux fils et ma Thérèse. Nous mîmes sept jours ^
Var. (a) : ayant été inscrit...
1. Le lundi 29 juillet 1754. Rousseau assista au Conseil extra-
ordinaire du 31 juillet qui reçut le serment du syndic Pierre
Mussard.
2. Jacques-François De Luc, horloger (1698-1780). On trouvera
un portrait de ce personnage, peint par Gardelle, au Musée de
Genève.
3. Lisez six jours. (Voyez Th. Dufour, Pages inéd. de J.-J. Rous-
seau. Annales de la Soc. de J.-J. Rousseau, 1906, p. 155 et ss.)
L'itinéraire de ce voyase, écrit par Rousseau, a été publié au tome I
des Mémoires de Coiidorcet sur la Révolution française... Paris,
1824.
278 LES CONFESSIONS
à cette tournée, par le plus beau tems du inonde.
J'en gardai le vif souvenir des sites qui m'avoient
frappé à Tautre extrémité du lac, et dont je fis la
description, quelques années après, dans la ?soui'eUe
Héloïse ^.
Les principales liaisons que je fis à Genève, outre
les De Luc, dont j'ai parlé, furent le jeune ministre
\ ernes, que j'avois déjà connu à Paris, et dont j'au-
gurois mieux qu'il n"a valu dans la suite ; M. Per-
driau, alors pasteur de campagne, aujourd'hui pro-
fesseur de belles-lettres, dont la société, pleine de
douceur et d'aménité, me sera toujours regrettable,
quoiqu'il ait cru du bel air de se détacher de moi ;
M. Jalabert, alors professeur de physique, depuis
conseiller et syndic, auquel je lus mon Discours sur
r Inégalité (mais non pas la dédicace), et qui en
parut transporté ; le professeur Lullin, avec lequel,
jusqu'à sa mort, je suis resté en correspondance, et
qui mavoit même chargé d'emplettes de livres pour
la Bibliothèque ; le professeur Vernet, qui me tourna
le dos, comme tout le monde, après que je lui eus
donné des preuves d'attachement et de confiance qui
l'auroient dû toucher, si un théologien pouvoit être
touché de quelque chose : Chappuis, commis et suc-
cesseur de Gaufîecourt, qu'il voulut supplanter ('a^,
et qui bientôt fut supplanté lui-même ; Marcet de
Mezières, ancien ami de mon père, et qui s'étoit
aussi montré le mien ; mais qui après avoir jadis
bien mérité de la patrie, s' étant fait auteur drama-
Var. — (a) : supplanter pour les sels de Valais, et...
1. Partie IV, lettre XVII. De Saint-Preux à Milord Edouard.
LIVRE HUITIÈME 279
tique, et prétendant aux Deux-Cents, changea de
maximes, et devint ridicule avant sa mort. Mais
celui de tous dont j'attendis davantage, fut Moul-
tou ^ (a), jeune homme de la plus grande espérance
par ses talens, par son esprit plein de feu, que j'ai
toujours aimé, quoique sa conduite à mon égard ait
été souvent équivoque, et qu'il ait des liaisons avec
mes plus cruels ennemis, mais qu'avec tout cela, je ne
puis m'empêcher de regarder encore comme appelé
à être un jour le défenseur de ma mémoire et le
vengeur de son amd.
Au milieu de ces dissipations, je ne perdis ni le
goût ni l'habitude de mes promenades solitaires,
et j'en faisois souvent d'assez grandes sur les bords
du lac. durant lesquelles ma tête, accoutumée au
travail, ne demeuroit pas oisive. Je digérois le plan
déjà formé de mes Institutions -politiques, dont
j'aurai bientôt à parler ; je méditois une Histoire du
Valais 2, un plan de tragédie en prose, dont le sujet,
qui n'étoit pas moins que Lucrèce ^ (h), ne môtoit
pas l'espoir d'atterrer les rieurs, quoique j'osasse
Var. — (a) : Moiiltou le fils qui, pendant mon séjour à Genève,
fut reçu dans le ministère, auquel il a depuis renoncé, jeune
homme... — (b) : Lucrèce, et dont je n' espérais pas moins que
d'atterrer les rieurs. Je m'essayois...
1. Paul Moultou, né à Montpellier en 1725, mort à Coinsain,
près de Genève, en 1785. Ministre protestant en 1754 ; nommé
citoyen de Genève, en 1755. Il fut le dépositaire du Ms. définitif
des Confessions.
2. Des fragments de cet ouvrage ont été publiés, en même temps
que r itinéraire du voyage sur le lac de Genève, dans les Mémoires
déjà cités. Voyez Th. Dufour, Pages inédites de J.-J. Rousseau.
3. Quelques esquisses de cette pièce se trouvent dans les édi-
tions des Œuvres complètes.
280 LES CONFESSIONS
laisser paroître encore cette infortunée, quand elle
ne le peut plus sur aucun théâtre françois. Je m'es-
sayois en même tems sur Tacite, et je traduisis le
premier livre de son histoire, qu'on trouvera parmi
mes papiers.
Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai
au mois d'octobre à Paris, et j'évitai de passer par
Lyon, pour ne pas me retrouver en route avec
GaufTecourt. Comme il entroit dans mes arrangemens
de ne revenir à Genève que le printems prochain, je
repris pendant l'hiver mes habitudes et mes occupa-
tions, dont la principale fut de voir les épreuves de
mon Discours sur V Inégalité, que je faisois imprimer
en Hollande ^ par le libraire Rey, dont je venois de
faire la connoissance à Genève. Comme cet ouvrage
étoit dédié à la République, et que cette dédicace
pouvoit ne pas plaire au Conseil, je voulois attendre
l'effet qu'elle feroit à Genève, avant que d'y retourner.
Cet effet ne me fut pas favorable, et cette dédicace,
que le plus pur patriotisme m'avoit dictée, ne fit que
m'attirer des ennemis dans le Conseil, et des jaloux
dans la bourgeoisie. M. Chouet, alors premier syndic,
m'écrivit une lettre honnête, mais froide, qu'on
trouvera dans mes recueils. Liasse A, n^ 3. Je reçus
des particuliers, entre autres de De Luc et de Jala-
bert. quelques complimens ; et ce fut là tout : je ne
vis point qu'aucun Genevois me sût un vrai gré du
zèle de cœur qu'on sentoit dans cet ouvrage. Cette
indifférence scandalisa tous ceux qui la remarquè-
rent. Je me souviens que. dînant un jour à Clichy,
3. I] parut à Amsterdam, en 1755, avec un frontispice d'Eisen.
LIVRE HUITIÈME 281
chez madame Dupin, avec Crommelin, résident de
la République i. et avec M, de Miran ^, celui-ci dit,
en pleine table, que le Conseil me devoit un présent
et des honneurs publics pour cet ouvrage, et qu'il se
déshonoroit s'il y manquoit (a). Crommelin, qui
étoit un petit homme noir et bassement méchant,
n'osa rien répondre en ma présence, mais il fit une
grimace effroyable qui fit sourire madame Dupin.
Le seul avantage que me procura cet ouvrage, outre
celui d'avoir satisfait mon cœur, fut le titre de citoyen,
qui me fut donné par mes amis, puis par le public à
leur exemple, et que j'ai perdu dans la suite pour
l'avoir trop bien mérité.
Ce mauvais succès ne m'auroit pourtant pas dé-
tourné d'exécuter ma retraite à Genève ^. si des motifs
plus puissans sur mon cœur n'y avoient concouru.
M. d'Epinay, voulant ajouter une aile qui manquoit
au (h) château de Chevrette, faisoit une dépense
immense pour l'achever. Etant allé voir un jour,
avec madame d'Epinay, ces ouvrages (c), nous
poussâmes notre promenade un quart de lieue plus
loin, jusqu'au réservoir des eaux du parc qui touchoit
la forêt de Montmorency, et où étoit un joli potager,
avec une (d) petite loge fort délabrée, qu'on appe-
loit l'Hermitage. Ce lieu solitaire et très agréable
m'avoit frappé, quand je le vis pour la première
Var. — (a) : s'il manquoit à ce devoir. — (h) : à son château
de la... — (c) : ces ou%Tages de sa maison d'Epinay, nous... —
(d) : une très...
1. Isaac-Mathieu Crommelin (27 nov. 1730-16 cet. 1815).
2. Xeveu de M. Dupin.
3. Rousseau paraît avoir quitté Genève au début d'octobre 1754.
282 LES CONFESSIONS
fois, avant mon voyage de Genève. Il m'étoit échappé
de dire dans mon transport : Ah ! madame, quelle
habitation délicieuse ! Voilà un asile tout fait pour
moi. Madame d'Épinay ne releva pas beaucoup mon
discours ; mais à ce second voyage je fus tout sur-
pris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite
maison presque entièrement neuve, fort bien distri-
buée, et très logeable pour un petit ménage de trois
personnes. Madame d'Épinay avoit fait faire cet
ouvrage (a) en silence et à très peu de frais, en dé-
tachant quelques matériaux et quelques ouvriers
de ceux du château. Km (h) second voyage, elle me
dit en voyant ma surprise : Mon ours, voilà votre
asile ; c'est vous qui l'avez choisi, c'est l'amitié qui
vous Tofîre ; j'espère qu'elle vous ôtera la cruelle
idée de vous éloigner de moi. Je ne crois pas avoir (c)
été de mes jours plus vivement, plus délicieusement
ému : je mouillai de pleurs la main bienfaisante de
mon amie, et si je ne fus pas vaincu dès cet instant
même, je fus extrêmement ébranlé. Madame d'Epi-
nay, qui ne vouloit pas en avoir le démenti, devint
si pressante, employa tant de moyens, tant de gens
pour me circonvenir, jusqu'à gagner pour cela ma-
dame Le Vasseur et sa fille, qu'enfin elle triompha
de mes résolutions. Renonçant au séjour de naa
patrie, je résolus, je promis d'habiter l'Hermitage ;
et en attendant que le bâtiment fût sec, elle prit soin
d'en préparer les meubles, en sorte que tout fut prêt
pour y entrer le printems suivant (d).
Une chose qui aida beaucoup à me déterminer fut
Var. — (a) : ce irai>ail... — (h) : A ce second... — (c) : Je
ne crois pas d'avoir été... — (d) : le printems prochain.
LIVRE HUITIÈME 283
rétablissement de Voltaire auprès de Genève. Je
compris que cet homme y feroit révolution ; que
j'irois retrouver dans ma patrie le ton. les airs, les
mœurs qui me chassoient de Paris, qu'il me faudroit
batailler sans cesse, et que je n'aurois d'autre choix
dans ma conduite que celui d'être un pédant insup-
portable, ou un lâche et mauvais citoyen. La lettre
que Voltaire m'écrivit sur mon dernier ouvrage me
donna lieu dinsinuer mes craintes dans ma réponse ^ ;
l'effet qu'elle produisit les confirma. Dès lors je tins
Genève perdue, et je ne me trompai pas. J'aurois
dû peut-être aller faire tête à Forage, si je m'en étois
senti le talent. Mais qu'eussé-je fait seul, timide et
parlant très mal, contre un homme arrogant, opu-
lent, étayé du crédit des grands, d'une brillante
faconde, et déjà l'idole des femmes et des jeunes
gens ? Je craignis d'exposer inutilement au péril
mon courage ; je n'écoutai que mon naturel paisible,
que mon amour (a) du repos, qui, s'il me trompa, me
trompe encore aujourd'hui sur le même article. En
me retirant à Genève, j'aurois pu m'épargner de
grands malheurs à moi-même ; mais je doute qu'avec
tout mon zèle ardent et patriotique j'eusse fait rien
de grand et d'utile pour mon pays.
Tronchin ^. qui, dans le même tems à peu près, fut
Var. — (a) : que ramour...
1. La lettre de Voltaire est du 30 août 1755; la réponse de
Rousseau du 10 sept, suivant. (Voyez la Correspondance, lettres
XCIII et XCIV.i ,j
2. Théodore Tronchin, né à Genève, le 24 mai 1709, mort à
Paris, le 30 novembre 1781. Il fut, après Grimm et Diderot, le
plus redoutable ennemi de Rousseau.
284 LES CONFESSIONS
s'établir à Genève, vint quelque tems après à Paris ^
faire le saltimbanque, et en emporta des trésors.
A son arrivée, il me vint voir avec le chevalier de
Jaucourt. Madame d'Epinay souhaitoit fort de le
consulter en particulier, mais la presse n'étoit pas
facile à percer. Elle eut recours à moi. J'engageai
Tronchin à Taller voir. Ils commencèrent ainsi, sous
mes auspices, des liaisons qu'il resserrèrent ensuite
à mes dépens. Telle a toujours été ma destinée ; sitôt
que j'ai rapproché l'un de l'autre deux amis que
j'avois séparément, ils n'ont jamais manqué de
s'unir contre moi. Quoique dans le complot que for-
moient dès lors les Tronchin d'asservir leur patrie,
ils dussent tous me haïr mortellement, le docteur
pourtant continua longtems à me témoigner de la
bienveillance. Il m'écrivit même après son retour à
Genève, pour m'y proposer la place de bibliothécaire
honoraire. Mais mon parti étoit pris, et cette offre
ne m' ébranla pas ^.
Je retournai dans ce tems-là chez M. d'Holbach.
L'occasion en avoit été la mort de sa femme ^, arrivée,
ainsi que celle de madame de Francueil, durant mon
séjour à Genève. Diderot, en me la marquant, me
parla de la profonde affliction du mari. Sa douleur
émut mon cœur. Je regrettois vivement moi-même
cette aimable femme. J'écrivis sur ce sujet à M. d'Hol-
1. Au printemps de 1756.
2. On consultera utilement suf les rapports de Tronchin et
de Rousseau, ainsi que sur la proposition qui lui fut faite, et qu'il
n'accepta pas, le livre de M. Henry Tronchin : Un médecin du
XVIII^ s., Th. Tronchin. Paris, Pion, 1906, ch, vi.
3. La baronne d'Holbach mourut le 26 août 1755.
LIVRE HUITIÈME 285
bach (a). Ce triste événement me fit oublier tous ses
torts, et lorsque je fus de retour de Genève, et qu'il
fut de retour lui-même d'un tour de France qu'il
avoit fait pour se distraire, avec Grimm et d'autres
amis, j'allai le voir, et je continuai jusqu'à mon
départ pour l'Hermitage. Quand on sut dans sa
coterie que madame d'Epinay, qu'il ne voyoit point
encore, m'y préparoit un logement, les sarcasmes
tombèrent sur moi comme la grêle, fondés sur ce
qu'ayant besoin de l'encens et des amusemens de
la ville, je ne soutiendrois pas la solitude seulement
quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en étoit. je
laissai dire, et j'allai mon train. M. d'Holbach ne
laissa pas de m'être utile ^, pour placer le vieux
bonhomme Le Vasseur, qui avoit plus de quatre-
vingts ans, et dont sa femme, qui s'en sentoit sur-
chargée, ne cessoit de me prier de la débarrasser.
Il fut mis clans une maison de charité, où l'âge et le
regret de se voir loin de sa famille le mirent au tom-
beau presque en arrivant. Sa femme et ses autres
enfans le regrettèrent peu. Mais Thérèse, qui l'aimoit
tendrement, n'a jamais pu se consoler de sa perte, et
"Var. — (a) : a M. d'Holbach. Il me répondit honnêtement. Cette
triste circonstance me fit...
1. Voici un exemple (b) des tours que me joue ma mémoire^
Longtems après avoir écrit ceci, je ^^ens d'apprendre, en causant
avec ma femme de son vieux bonhomme de père, que ce ne fut
point M. d'Holbach, mais M. de Chenonceaux, alors un des
administrateurs de l'Hôtel-Dieu, qui le fît placer. J'en avois si
totalement perdu l'idée, et j'avois celle de M. d'Holbach si présente,
que j'aurois juré pour ce dernier. (Soie de J.-J. Rousseau. J
Var. — (b) : un exemple bien frappant des tours...
286 LES CONFESSIONS
d'avoir souffert que. si près de son terme, il allât loin
d'elle achever ses jours.
J'eus à peu près dans le même tems une visite à
laquelle je ne m'attendois guère, quoique ce fût une
bien ancienne connoissance. Je parle de mon ami
Venture, qui vint me surprendre un beau matin,
lorsque je ne pensois à rien moins (a). Un autre
bomme étoit avec lui. Qu'il me parut changé ! Au
lieu de ses anciennes grâces, je ne lui trouvai plus
qu'un air crapuleux, qui m'empêcha (b) de m'épa-
nouir avec lui. Ou mes yeux n'étoient plus les mêmes,
ou la débauche avoit abruti son esprit, ou tout son
premier éclat tenoit à celui de la jeunesse, qu'il
n' avoit plus. Je le vis presque avec indifférence, et
nous nous séparâmes assez froidement. Mais quand il
fut parti, le souvenir de nos anciennes liaisons me
rappela si vivement celui de mes jeunes ans, si
doucement, si sagement (c) consacrés à cette femme
angélique qui maintenant n'étoit guères moins
changée que lui. les petites anecdotes de cet heureux
tems, la romanesque journée de Toune, passée avec
tant d'innocence et de jouissance entre ces deux
charmantes filles dont une main baisée avoit été
l'unique faveur, et qui, malgré cela, m'avoit laissé
des regrets si vifs, si touchans, si durables ; tous ces
ravissans délires d'un jeune cœur, que j'avois sentis
alors dans toute leur force, et dont je crois (d) le
tems passé pour jamais : toutes ces tendres réminis-
Var. — (a) : moins. Qu'il me parut changé ! Un autre homme
étoit avec lui... — (b) : qui empêcha mon cœur de s'... — (c) :
si doucement, si pleinement consacrés... — (d) : je croyais le
tems pour jamais passé ;...
LIVRE HUITIÈME 287
cences me firent verser des larmes sur ma jeunesse
écoulée, et sur ses transports désormais perdus pour
moi. Ah ! combien j'en aurois versées sur leur retour
tardif et funeste, si j'avois prévu les maux qu'il m'al-
loit coûter !
Avant de quitter Paris, j'eus, durant Thiver qui
précéda ma retraite, un plaisir bien selon mon cœur,
et que je goûtai dans toute sa pureté. Palissot ^,
académicien de Nancy, connu par quelques drames,
venoit d'en donner un à Lunéville, devant le roi de
Pologne. Il crut apparemment faire sa cour en jouant,
dans ce drame, un homme qui avoit osé se mesurer
avec le Roi, la plume à la main. Stanislas, qui étoit
généreux et qui n'aimoit pas la satire, fut indigné
qu'on osât ainsi personnaliser en sa présence. M. le
comte de Tressan ^ écrivit, par l'ordre de ce prince ^,
à d'Alembert et à moi, pour m'informer que l'inten-
tion de Sa Majesté étoit que le sieur Palissot fût
chassé de son Académie. Ma réponse fut une vive
prière à M. de Tressan d'intercéder auprès du Roi (a)
de Pologne pour obtenir la grâce du sieur Palissot.
La grâce fut accordée (h), et M. de Tressan, en me
le marquant au nom du Roi, ajouta que ce fait seroit
inscrit sur les registres de l'Académie. Je répliquai
Var. — (a) : du Roi pour... — (b) : accordée, à ma sollicita-
tion et...
1. Charles Palissot de Montenay (1730-1814), l'auteur de la
eomédie des Philosophes.
2. Louis-Elisabeth de la Vergne, comte de Tressan, né au
Mans, le 5 octobre 1705, mort le 31 octobre 1783. Il était grand
maréchal de la Cour du roi Stanislas. •
3. Le 20 décembre 1755.
288 LES CONFESSIONS
que c'étoit moins accojder une grâce que perpétuer
un châtiment. Enfin j'obtins, à force d'instances,
quil ne seroit fait mention de rien dans les registres,
et qu'il ne resteroit aucune trace publique de cette
affaire. Tout cela fut accompagné, tant de la part
du Roi que de celle de M. de Tressan, de témoignages
d'estime et de considération dont je fus extrême-
ment flatté, et je sentis en cette occasion que l'estime
des hommes qui en sont si dignes eux-mêmes, produit
dans l'âme un sentiment bien plus doux et plus noble
que celui de la vanité. J'ai transcrit dans mon recueil
les lettres de M. de Tressan avec mes réponses, et
l'on en trouvera les originaux dans la Liasse A,
numéros 9. 10 et 11 ^.
Je sens bien que, si jamais ces Mémoires parvien-
nent à voir le jour, je perpétue ici moi-même le sou-
venir d'un fait dont je voulois effacer la trace ; mais
j'en transmets bien d'autres malgré moi. Le grand
objet de mon entreprise, toujours présent à mes
yeux, l'indispensable devoir de la remplir dans toute
son étendue, ne m'en laisseront point détourner par
de plus foibles considérations qui m'écarteroient de
mon but. Dans l'étrange, dans l'unique situation
où je me trouve, je me dois trop à la (a) vérité pour
devoir rien de plus à autrui. Pour me bien connoître.
il faut me connoître dans tous mes rapports, bons et
mauvais. Mes confessions sont nécessairement liées
Var. — fa) : trop la...
1. Les lettres de Tressan ont été publiées dans l'ouvrage de
Streckeisen-Moultou, J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, I,
p. 245»et S5. Les réponses de Rousseau se trouvent dans ses Œuvres
complètes (Correspondance, Lettres Cil, CIV et CVI).
LIVRE HUITIÈME 289
avec celles de beaucoup de gens : je fais les 'unes et
les autres avec la même franchise, en tout ce qui se
rapporte à moi. ne croyant devoir à qui que ce soit
plus de ménagemens que je n'en ai pour moi-même,
et voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux
être toujours juste et vrai, dire d'autrui le bien tant
qu'il me sera possible, ne dire jamais que le mal qui
me regarde, et qu'autant que j'y suis forcé. Qui
est-ce qui. dans l'état où Ion m'a mis, a droit d'exiger
de moi davantage? Mes confessions ne sont point
faites pour paroître de mon vivant, ni de celui des
personnes intéressées. Si j'étois le maître de ma
destinée et de celle de cet écrit, il ne verroit le jour
que longtems après ma mort et la leur. Mais les
efforts que la terreur de la vérité fait faire à mes puis-
sans oppresseurs pour en effacer les traces me forcent
à faire, pour les conserver, tout ce que me permettent
le droit le plus exact et la plus sévère justice. Si ma
mémoire devoit s'éteindre avec moi. plutôt que de
compromettre personne, je souffrirois un opprobre
injuste et passager sans murmure ; mais puisque enfin
mon nom doit vivre (a), je dois tâcher de trans-
mettre avec lui le souvenir de l'homme infortuné
qui le porta, tel qu'il fut réellement, et non tel que
d'injustes (h) ennemis travaillent sans relâche à le
peindre.
Var. — (a) : vivre et parvenir à la Postérité, je me dois de...
— (b) : que ses iniques ennemis...
FIN DU LIVRE HUITIEME
II. — 19
LIVRE NEUVIEME
1756-1757
L'impatience d'habiter rHermitage (a) ne me
permit pas d'attendre le retour de la belle
saison ; et, sitôt que mon logement fut prêt, je
me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées de la
coterie holbachique. qui prédisoit hautement que je
ne supporterois pas trois mois de solitude, et qu'on
me verroit dans peu revenir, avec ma courte honte,
vivre comme eux à Paris. Pour moi qui. depuis
quinze ans, hors de mon élément me voyois près
d'y rentrer, je ne faisois pas même attention à leurs
plaisanteries. Depuis que jein'étois, malgré moi,
jeté dans le monde, je n'avois cessé de regretter mes
Var. — (a) : la campagne...
LIVRE NEUVIÈME 291
chères Charmettes, et la douce vie que j'y avois
menée. Je me sentois fait pour la retraite et la cam-
pagne (a) ; il m'étoit impossible de vivre heureux
ailleurs. A Venise, dans le train des affaires publiques,
dans la dignité d'une espèce de représentation, dans
l'orgueil des projets d'avancement ; à Paris, dans le
tourbillon de la grande société, dans la sensualité des
soupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de
la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux,
mes promenades solitaires, venoient, par leur sou-
venir, me distraire, me contrister, m'arracher des
soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels
j'avois pu m'assujettir, tous les projets d'ambition,
qui, par accès, avoient animé mon zèle, n'avoient
d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux
loisirs champêtres auxquels, en ce moment, je me
flattois de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête
aisance que j'avois cru seule pouvoir m'y conduire,
je jugeois, par ma situation particulière, être en état
de m'en passer, et pouvoir arriver au même but par
un chemin tout contraire. Je n'avois pas un sol de
rente ; mais j'avois un nom, des talens ; j'étois sobre,
et je m'étois ôté les besoins les plus dispendieux, tous
ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux,
j'étois laborieux cependant quand je voulois l'être,
et ma paresse étoit moins celle d'un fainéant que celle
d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler
qu'à son heure (h). Mon métier de copiste de musique
n'étoit ni brillant ni lucratif ; mais il étoit sûr. On
Var. — (a) : pour la campagne et pour la retraite ;... —
(b) : qui ne sait travailler...
292 LES CONFESSIONS
me savoit gré dans le inonde d'avoir eu le courage de
le choisir. Je pouvois compter que l'ouvrage ne me
manqueroit pas. et il pouvoit me suffire pour vivrefa)
en bien travaillant. Deux mille francs qui me res-
toient du produit du Devin du village et de mes autres
écrits me faisoient une avance pour n'être pas à
l'étroit, et plusieurs ouvrages que j'avois sur le métier
me promettoient, sans rançonner les libraires, des
supplémens suffisans pour travailler à mon aise,
sans mexcéder, et même en mettant à profit les
loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé
de trois personnes, qui toutes s'occupoient utilement,
n'étoit pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes
ressources, proportionnées à mes besoins et à mes
désirs, pouvoient raisonnablement me permettre (h)
une vie heureuse et durable dans celle que mon
inclination m"avoit fait choisir.
J'aurois pu me jeter tout à fait du côté le plus
lucratif, et, au lieu d'asservir ma plume à la copie, la
dévouer entière à des écrits qui, du vol que j'avois
pris et que je me sent ois en état de soutenir, pou-
voient me faire vivre dans l'abondance et même dans
Fopulence. pour peu que j'eusse voulu joindre des
manœuvres d'auteur au soin de publier de bons
livres. Mais (c) je sent ois qu'écrire pour avoir du
pain eût bientôt étoufPé mon génie et tué mon talent,
qui étoit moins dans ma plume que dans mon cœur,
et né uniquement d'une façon de penser élevée et
fière. qui seule pouvoit le nourrir. Rien de vigoureux,
Var. — (a) : suffire en bien travaillant. — (b) : me pro-
mettre... — (c) : Mais sans répéter ce que fai dit sur le même sujet,
j'ajouterai seulement qu'écrire des livres pour avoir...
LIVRE NEUVIÈME 293
rien de grand ne peut partir d'une plume toute
vénale. La nécessité, l'avidité peut-être m'eût fait
faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne
m'eût pas plongé (a) dans les cabales, il m'eût fait
chercher à dire moins des choses utiles et vraies que
des choses qui plussent à la multitude, et d'un
auteur (h) distingué que je pouvois être, je n'aurois
été qu'un barbouilleur de papier. Non, non : j'ai
toujours senti que l'état d'auteur n'étoit, ne pouvoit
être illustre et respectable qu'autant qu'il n'étoit
pas un métier. Il est trop dilïiciie de penser noble-
ment quand on ne pense que pour vivre. Pour pou-
voir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas
dépendre de son succès. Je jetois mes livres dans le
public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien
commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage étoit
rebuté, tant pis pour ceux qui n'en vouloient pas
profiter : pour moi, je n'avois pas besoin de leur
approbation pour vivre. Mon métier pouvoit me
nourrir (c), si mes livres ne se vendoient pas ; et
voilà précisément ce qui les faisoit vendre.
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour
n'y plus habiter ; car je ne compte pas pour habita-
tion quelques courts séjours que j'ai faits depuis,
tant à Paris (d) qu'à Londres et dans d'autres villes,
mais toujours de passage, ou toujours malgré moi.
Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans
son carrosse ; son fermier vint charger mon petit
bagage, et je fus installé dès le même jour. Je trouvai
Var. — (a) : fourré dans... — (b) : écrwain... — (c) : J'avois un
métier gui pouvoit... — (d) : tant à Paris qu'en d'autres villes,...
294
LES CONFESSIONS
ma petite retraite arrangée et meublée simplement,
mais proprement et même avec goût. La main qui
avoit donné ses soins à cet ameublement le rendoit
à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvois
délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une
maison de mon choix, qu'elle avoit hkûefa) exprès
pour moi.
Quoiqu'il fît froid, et qu'il y eût même encore de
la neige, la terre commençoit à végéter ; on voyoit
des violettes et des primevères ; les bourgeons des
arbres commençoient à poindre, et la nuit même de
mon arrivée fut marquée par le premier chant du
rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre,
dans un bois qui touchoit la maison. Après un léger
sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation,
je me croyois encore dans la rue [de] Grenelle, quand
tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai
dans mon transport : Enfin tous mes vœux sont
accomplis ! Mon premier soin fut de me livrer à
l'impression (b) des objets champêtres dont j'étois
entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans
mon logement, je commençai par m'arranger pour
mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas
un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de
ma demeure, que je n'eusse parcouru dès le lende-
main. Plus j'examinois cette charmante retraite,
plus je la sentois faite pour moi. Ce lieu solitaire
plutôt que sauvage me transportoit en idée au bout
du monde. Il avoit de ces beautés touchantes qu'on
ne trouve guères auprès des villes ; et jamais, en s'y
Var. — (a) : faite exprès... — (b) : à la délicieuse impression.».
LIVRE >-EUVlÈME 295
trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se
croire à quatre lieues de Paris ^ .
Après quelques jours livrés à mon délire cham-
pêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler
mes occupations. Je destinai, comme j'avois toujours
fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées
à la promenade, muni de mon petit livret (a) blanc
et de mon crayon : car n'ayant jamais pu écrire et
penser à mon aise que suh dio, je n'étois pas tenté de
changer de méthode, et je comptois bien que la
forêt de Montmorency, qui étoit presque à ma porte,
seroit désormais mon cabinet de travail. J'avois
plusieur-s écrits commencés ; j'en fis la revue. J'étois
assez magnifique en projet ; mais, dans les tracas
de la ville, l'exécution jusqu'alors avoit marché
lentement. J'y comptois mettre un peu plus de dili-
gence quand j'aurois moins de distraction. Je crois
avoir assez bien rempli cette attente, et pour un
homme souvent malade, souvent à la Chevrette (b).
à Epinay, à Eaubonne, au château de Montmorency,
souvent obsédé chez lui de curieux désœuvrés, et
Var. — (a) : livre... — (b) : la Che%Tette chez Madame d' Epi-
nay, plus souvent importuné chez moi de curieux...
1. L'Ermit-age de Rousseau éteiit situé à un quart de lieue de
l'ancien Montmorency. Après 1789, il fut considéré comme bien
national. Le 19 septembre 1798, Grétry en fit l'acquisition et le
garda jusqu'à sa mort. Mutilé odieusement, en 1852, par la comtesse
de Chaumont, et, en grande partie démoli, en 1898, au bénéfice
d'un malfaisant étranger, le sieur E., il n'offre plus aujourd'hui
qu'un lamentable vestige de ce qu'il était au xviii^ siècle. Toute-
fois, le rez-de-chaussée, à peu près respecté, contient encore, au
midi, la chambre de Rousseau. (Voyez : A. Rey, J.-J. Rousseau
dans la Vallée de Montmorency. Paris, Pion, s. d., in-18, p. 282
et ss.)
296 LES CONFESSIONS
toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si
Ion compte et mesure les écrits que j'ai faits dans
les six ans que j'ai passés tant à THermitage qu'à
Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai
perdu mon tems (a) durant cet intervalle, ce n*a pas
été du moins dans l'oisiveté.
Des divers ouvrages que j'avois sur le chantier,
celui que je méditois depuis plus longtems, dont je
m'occupois avec le (h) plus de goût, auquel je voulois
travailler toute ma vie. et qui devoit, selon moi,
mettre le sceau à ma réputation, étoient mes Insti-
tutions politiques. Il y avoit treize ou quatorze ans
que j'en avois conçu la première idée, lorsque étant
à Venise javois eu quelque occasion de remarquer
les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors
mes vues s'étoient beaucoup étendues par l'étude
historique de la morale. J'avois vu que tout tenoit
radicalement à la politique, et que, de quelque façon
qu'on s'y prît, aucun peuple ne seroit jamais que ce
que la nature de son gouvernement le feroit être :
ainsi cette grande question (c) du meilleur gouverne-
ment possible me paroissoit se réduire à celle-ci :
Quelle est la nature du gouvernement propre à former
un peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage,
le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus
grand sens? J'avois cru voir que cette question tenoit
de bien près à cette autre-ci, si même elle en étoit
différente : Quel est le gouvernement qui, par sa
nature, se tient toujours le plus près de la loi? De là,
Var. — (a) : temps, ce n'a... — (b) : avec plus de... —
(c) : cette question...
LIVRE NEUVIEME
29:
qu"est-ce que la loi? et une chaîne de questions de
cette importance. Je voyois que tout cela me menoit
à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre
humain, mais surtout à celui de ma patrie, où je
n'avois pas trouvé, dans le voyage que je venois d*y
faire, les notions des lois et de la liberté assez justes,
ni assez nettes à mon gré : et j'avois cru cette manière
indirecte de les leur donner, la plus propre à ménager
Tamour-propre de ses membres, et à me faire par-
donner d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin
qu'eux.
Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travail-
lois à cet ouvrage, il n'étoit encore guères avancé. Les
livres de cette espèce demandent de la méditation,
du loisir, de la tranquillité. De plus je faisois celui-là,
comme on dit, en bonne fortune, et je n'avois voulu
communiquer mon projet à personne, pas même à
Diderot. Je craignois qu'il ne parût trop hardi
pour le siècle et le pays où j'écrivois et que l'effroi
de mes amis ^ ne me gênât dans l'exécution. J'igno-
rois encore s'il seroit fait à tems et de manière à
pouvoir paroître de mon vivant. Je voulois pouvoir,
sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il
me demandoit ; bien sûr que, n'ayant point l'humeur
^ 1. C'étoit surtout la sage sévérité de Duelos qui m'inspiroit
cette crainte : car pour Diderot, je ne sais comment toutes mes
conférences avec lui tendoient toujours à me rendre satirique
et mordant, plus que mon naturel ne me portoit à l'être. Ce fut
cela même qui me détourna de le consulter sur une entreprise
où je voulois mettre uniquement toute la force du raisonnement,
sans aucun vestige d'humeur et de partialité. On peut juger du
ton que j'avois pris dans cet ouvrage par celui du Contrat social,
qui en est tiré, (yote de J.-J. Rousseau.)
298
LES CONFESSIONS
satirique, et ne voulant jamais chercher (a) d'apph-
cation, je serois toujours irrépréhensible en toute
équité. Je voulois user pleinement, sans doute, du
droit de penser, que j'avois par ma naissance, mais
toujours en respectant le gouvernement sous lequel
j'avois à vivre, sans jamais désobéir à ses lois, et
très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne
voulois (h) pas non plus renoncer par crainte à ses
avantages.
J'avoue même qu'étranger et vivant en France je
trouvois ma position très favorable pour oser dire
la vérité ; sachant bien que, continuant, comme je
voulois faire, à ne (c) rien imprimer dans TÉtat sans
permission, je n'y devois compte à personne de mes
maximes et de leur publication partout ailleurs.
J'aurois été bien moins libre à Genève même, où,
dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés,
le magistrat avoit droit d'épiloguer sur leur contenu.
Cette considération avoit beaucoup contribué à me
faire céder aux instances de madame d'Epinay, et
renoncer au projet d'aller m' établir à Genève (d).
Je sentois, comme je l'ai dit dans V Emile, qu'à moins
d'être homme d'intrigue, quand on veut consacrer
des livres au vrai (e) bien de la patrie, il ne faut point
les composer dans son sein.
Ce qui me fai^oit trouver ma position plus heureuse
étoit la persuasion où j'étois que le gouvernement de
France, sans peut-être me voir de fort bon œil, se
Var. -^ (a) : et ne cherchant jamais... — (b) : je ne préiendois
pas non plus... — (c) : ne jamais rien... — (d) : à me faire
abandonner la résolution d'aller m'établir à Genève et céder aux
instances de Madame d'Epinay. — (e) : au bien...
LIVRE NEUVIEME
299
feroit un honneur, sinon de me protéger, au moins
de me laisser tranquille. C'étoit, ce me sembloit,
un trait de politique très simple et cependant très
adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne
pouvoit empêcher ; puisque si l'on m'eût chassé de
France, ce qui étoit tout ce qu'on avoit droit de
faire, mes livres n'auroient pas moins été faits, et
peut-être avec moins de retenue ; au lieu qu'en me
laissant en repos on gardoit l'auteur pour caution de
ses ouvrages, et de plus, on efîaçoit des préjugés bien
enracinés dans le reste de l'Europe, en se donnant la
réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit des
gens.
Ceux qui jugeront sur l'événement que ma con-
fiance m'a trom-pé pourroient bien se tromper eux-
mêmes. Dans l'orage qui m'a submergé, mes livres
ont servi de prétexte, mais c'étoit à ma personne
qu'on en vouloit. On se soucioit très peu de l'auteur,
mais on vouloit perdre Jean- Jacques, et le plus grand
mal qu'on ait (a) trouvé dans mes écrits étoit l'hon-
neur qu'ils pouvoient me faire. N'enjambons point
sur l'avenir. J'ignore si ce mystère, qui en est encore
un pour moi, s'éclaircira dans la suite (b) aux yeux
des lecteurs. Je sais seulement que, si mes principes
manifestés avoient dû m'attirer les traitemens que
j'ai soufferts, j'aurois tardé moins longtems à en
être la victime, puisque celui de tous mes écrits où
ces principes sont manifestés (c) avec le plus de
hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avoit paru, avoit
Yar. — fa) : qu'on a... — (b) : suite de cet ouvrage au gré de
certains lecteurs. — (c) : sont développés...
300 LES CONFESSIONS
fait son effet, même avant ma retraite à l'Hermitage,
sans que personne eût songé je ne dis pas à me cher-
cher querelle, mais à empêcher seulement la publica-
tion de louvrage en France, où il se vendoit aussi
publiquement qu'en Hollande. Depuis lors la Nou-
velle Héloïse parut encore avec la même facilité,
j'ose dire avec le même applaudissement, et ce qui
semble presque incroyable (a), la profession de foi
de cette même Héloïse mourante est exactement la
même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y
a de hardi dans le Contrat social étoit auparavant dans
le Discours sur r Inégalité ; tout ce qu'il y a de hardi
dans Y Emile étoit auparavant dans la Julie, Or,
ces choses hardies n'excitèrent aucune rumeur contre
les deux premiers ouvrages (h) ; donc ce ne furent
pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre,
mais dont le projet étoit plus récent, m'occupoit
davantage en ce moment : c'étoit l'extrait des
ouvrages (c) de labbé de Saint-Pierre ^, dont,
entraîné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler
jusquici. L idée men avoit été suggérée, depuis
mon retour de Genève, par l'abbé de Mably, non pas
immédiatement, mais par l'entremise de madame
Dupin. qui avoit une sorte, d'intérêt à me la faire
adopter. Elle étoit une des trois ou quatre jolies
femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre
Var. — (a) : incroyable, et qui pourtant est très vrai, est que la. . . —
(h) : premiers cu\'Tages ; ne sont donc pas elles... — (c) : écrits...
1. Charles-Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre (1658-1743).
Appelé à lAcadémie française en 1695, il en fut exclu le 5 mai 1718.
LIVRE NEUVIÈME 301
avoit été l'enfant gâté, et si elle n'avoit pas eu
décidément la préférence, elle l'avoit partagée au
moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservoit
pour la mémoire du bon homme un respect et une
affection qui faisoient honneur à tous deux, et son
amour-propre eût été flatté de voir ressusciter, par
son secrétaire, les ouvrages mort-nés de son ami.
Ces mêmes ouvrages ne laissoient pas de contenir ^a^
d'excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture
en étoit difficile à soutenir, et il est étonnant que
Tabbé de Saint-Pierre, qui regardoit ses lecteurs
comme de grands enfans, leur parlât cependant
comme à des hommes (b). par le peu de soin qu'il
prenoit de s'en faire écouter. C'étoit pour cela qu'on
m'avoit proposé ce travail, comme utile en lui-même,
et comme très convenable à un homme laborieux en
manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui,
trouvant (c) la peine de penser très fatigante, aimoit
mieux, en choses de son goût, éclaircir et pousser
les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne
me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne
m'étoit pas défendu de penser quelquefois par moi-
même, et je pouvois donner telle forme à mon ou-
vrage, que bien d'importantes vérités y passeroient
sous le manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus
heureusement que sous le mien. L'entreprise, au reste,
n'étoit pas légère ; il ne s'agissoit de rien moins que de
lire, de méditer, d'extraire vingt-trois (d) volumes,
Var. — (a) : pas d'être pleins d"excellentes choses qui méritoient
d'être Tïueux dites, et il est... — (b) : à des hommes, en mettant si
peu d'art à s'en... — (c) : qui trouvait. .. — (d) : vingt-lrois assoni-
mans volumes,...
302 LES CONFESSIONS
diffus, confus, pleins de (a) longueurs, de redites,
de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles
il en falloit pêcher quelques-unes, grandes, belles,
et qui donnoient le courage de supporter ce pénible
travail. Je Taurois moi-même souvent abandonné,
si j'eusse honnêtement pu m'en dédire ; mais en
recevant les manuscrits de l'abbé (h), qui me furent
donnés par son neveu, le comte de Saint-Pierre, à la
sollicitation de Saint-Lambert, je m'étois en quelque
sorte engagé den faire usage, et il falloit ou les rendre,
ou tâcher d'en tirer parti. C'étoit dans cette dernière
intention que j'avois apporté ces manuscrits à l'Her-
mitage, et c'étoit là le premier ouvrage auquel je
comptois donner mes loisirs.
J'en méditois un troisième, dont je devois l'idée
à des observations faites sur moi-même, et je me
sentois d'autant plus de courage à l'entreprendre
que j'avois lieu d'espérer faire un Hvre vraiment
utile aux hommes, et même un des plus utiles qu'on
pût leur offrir, si l'exécution répondoit dignement au
plan que je m'étois tracé. L'on a remarqué que la
plupart des hommes sont, dans le cours de leur \TLe,
souvent dissemblables à eux-mêmes, et semblent
se transformer en des hommes tout différens. Ce
n'étoit pas pour étabhr une chose aussi connue que
je voulois faire un livre : j'avois un objet plus neuf
et même plus important ; c'étoit de chercher (c)
les causes de ces variations, et de m'attacher à celles
Var. — (a) : pleins de redites, d'éternelles''^ rahacheries et de
petite?... — fb) : de Tabbé, que Saint-Lambert me fit donne"
par son neveu le comte de Saint-Pierre, je m'étois... — (d) : de.
marquer...
LIVRE NEUVIEME
303
qui dépendent de nous, pour montrer comment
elles pouvoient être dirigées par nous-mêmes, pour
nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous (a). Car
il est, ^ans contredit, plus pénible à l'honnête
homme de résister à des désirs déjà tout formés (b)
qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modi-
fier ces mêmes désirs dans leur source, s'il étoit en
état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois
parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce
qu'il est foible ; s'il eût été le même qu'auparavant,
il n'auroit pas succombé.
En sondant en moi-même, et en recherchant dans
les autres à quoi tenoient ces diverses manières d'être,
je trouvai qu'elles dépendoient en gTande partie de
l'impression antérieure des objets extérieurs, et que,
modifiés continuellement par nos sens et par nos
organes, nous portions, sans nous en apercevoir,
dans nos idées, dans nos sentimens, dans nos actions
même, l'effet de ces modifications. Les frappantes et
nombreuses observations que j'avois recueillies
étoient au-dessus de toute dispute, et par leurs prin-
cipes physiques, elles me paroisspient propres à
fournir un régime extérieur, qui, varié selon les cir-
constances, pouvoit mettre ou maintenir l'âme dans
l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on
sauveroit à la raison, que de vices on empêcheroit
de naître si l'on savoit forcer l'économie animale
à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent !
Les climats, les saisons, les sons, les couleurs,
Yar. — (a) : de nos actions. Car... — (b) : résister aux désirs
qu'il...
dU4 LES CONFESSIONS
Tobscurité. la lumière, les élémens, les alimens, le
bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit
sur notre machine, et sur notre âme ; par conséquent
tout nous offre mille prises presque (a) assurées, pour
gouverner dans leur origine les sentimens dont nous
nous laissons dominer. Telle étoit l'idée fondamen-
tale dont j'avois déjà jeté l'esquisse sur le papier,
et dont j'espérois un effet d'autant plus sûr pour les
^ens bien nés. qui, aimant sincèrement la vertu, se
défient de leur foiblesse, qu'il me paroissoit aisé d'en
faire un livre agréable à lire, comme il Tétoit à com-
poser. J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage,
dont le titre étoit la Morale sensitive. ou le Matéria-
lisme du sage. Des distractions, dont on apprendra
bientôt la cause, m'empêchèrent de m'en occuper,
et Ion saura aussi quel fut le sort de mon esquisse,
qui tient au mien de plus près qu'il ne sembleroit.
Outre tout cela, je méditois depuis quelque tems
un système d'éducation, dont madame de Chenon-
ceaux. que celle de son mari faisoit trembler pour
son fils, m'avoit prié de m'occuper. L'autorité de
l'amitié faisoit que cet objet, quoique moins de mon
goût en lui-même, me tenoit au cœur plus que tous
les autres. Aussi, de tous les sujets dont je viens de
parler, celui-là est-il le seul que j'ai conduit à sa fm.
Celle que je m'étois proposée, en y travaillant, méri-
toit, ce semble, à l'auteur, une autre destinée. Mais
n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai
que trop forcé d'en parler dans la suite de cet écrit.
Tous ces divers projets m'offroient des sujets de
Var. — faj : prises assurées,...
LIVRE NEUVIÈME 305
méditation pour mes promenades : car. comme je
crois l'avoir dit. je ne puis méditer (a) qu'en mar-
chant ; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma
tête ne va qu'avec mes pieds. J'avois cependant eu
la précaution de me pourvoir aussi d'un travail de
cabinet pour les jours de pluie. C'étoit mon Diction-
naire de Musique, dont les matériaux épars, mutilés,
informes, rendoient l'ouvrage nécessaire à reprendre
presque à neuf. J'apportois quelques livres dont
j'avois besoin pour cela ; j'avois passé deux mois à
faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me
prêtoit à la Bibliothèque du Roi, et dont on me
permit même d'emporter quelques-uns à l'Hermi-
tage. Voilà mes provisions pour compiler au logis,
quand le tems ne me permettoit pas de sortir, et que
je m'ennuyois de ma copie. Cet arrangement me
convenoit si bien que j'en tirai parti, tant à l'Her-
mitage qu'à Montmorency, et même ensuite à Mo-
tiers, où j'achevai ce travail tout (h) en en faisant
d'autres, et trouvant toujours qu'un changement
d'ouvrage est un véritable délassement.
Je suivis assez exactement, pendant quelque tems,
la distribution que je m'étois prescrite (c), et je
m'en trouvois très bien ; mais quand la belle saison
ramena plus fréquemment madame d'Epinay à
Épinay ,ou (d) à la Chevrette, je trouvai que des
soins qui d'abord ne me coûtoient pas. mais que je
n'avois pas mis en ligne de compte, dérangeoient
beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que
Var. — (a) : je ne puis de four méditer... — (b) : travail
en... — (c) : tracée,... — (d) : et à la...
ij. — 20
306 LES CONFESSIONS
madame d'Épinay avoit des qualités très aimables ;
elle aimoit bien ses am.is. elle les servoit avec beau-
coup de zèle, et n'épargnant pour eux ni son tems ni
ses soins, elle méritoit assurément bien qu'en retour
ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors
j'avois rempli ce devoir sans songer que c'en étoit
un : mais enfin je compris que je m'étois chargé
d'une chaîne dont l'amitié seule m'empêchoit de
sentir le poids : j'avois aggravé ce poids par ma
répugnance pour les sociétés nombreuses. Madame
d'Epinay s'en prévalut pour me faire une proposi-
tion qui paroissoit m' arranger, et (a) qui l'arran-
geoit davantage. C étoit de me faire avertir toutes
les fois qu'elle seroit seule, ou à peu près. J'y con-
sentis, sans voir à quoi je m'engageois. Il s'ensuivit
de là que je ne lui faisois plus de visite à mon heure,
mais à la sienne, et que je n'étois jamais sûr de
pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette
gêne altéra beaucoup le plaisir que j'avois pris
jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que (h) cette
liberté qu'elle m'avoit tant promise ne m'étoit donnée
qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais, et pour
une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut
tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur
ma santé, que je vis bien qu'il n'y avoit que l'excuse
d'être à plat de lit qui pût me dispenser de courir à
son premier mot. Il falloit me soumettre à ce joug ;
je le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand
ennemi de la dépendance, l'attachement sincère
que j'avois pour elle m' empêchant en grande partie
Vab. — (a) : mais qui... — (b) : que toute cette...
LIVRE NEUVIÈME 307
de sentir le lien qui s'y joignoit. Elle remplissoit
ainsi, tant bien que mal, les vides que l'absence de
sa cour ordinaire laissoit dans ses amusemens.
C'étoit pour elle un supplément bien mince, mais qui
valoit encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle
ne pouvoit supporter. Elle avoit cependant de quoi
la remplir bien plus aisément, depuis qu'elle avoit
voulu tâter de la littérature et qu'elle s'étoit fourré
dans la tête de faire bon gré mal gré des romans,
des lettres, des comédies, des contes, et d'autres
fadaises comme cela ^. Mais ce qui l'amusoit n'étoit
pas tant (a) de les écrire que de les lire ; et s'il lui
arrivoit de barbouiller de suite deux ou trois pages, il
falloit qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois
auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail.
Je n'avois guère l'honneur d'être au nombre des
élus qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étois
presque toujours compté pour rien en toute chose ;
et cela non seulement dans la société de madame
d'Épinay, mais dans celle de M. d'Holbach, et par-
tout où M. Grimm donnoit le ton. Cette nullité
m'accommodoit fort partout ailleurs que dans le
tête-à-tête, où je ne savois quelle contenance tenir,
n'osant parler de littérature, dont il ne m'appartenoit
pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide,
et craignant plus que la mort le ridicule d'un vieux
\\n. — (a) : l'amusoit, c'étoit moins de les...
1. Elles sont en général dénuées d'intérêt. Quelques-unes de
ces productions ont été réimprimées sur une édition qui en a
été donnée à Genève en 1759. Voyez : Lettres à mon fils et Mes
moments heureux. Paris, A. Sauton, 1869, 2 vol. in-12
308 LES CONFESSIONS
galant ; outre que cette idée ne me vint jamais près
de madame d'Epinay, et ne m'y seroit peut-être pas
venue une seule fois en ma vie, quand je Faurois
passée entière auprès d'elle : non que j'eusse pour sa
personne aucune répugnance ; au contraire, je l'ai-
mois peut-être trop comme ami. pour pouvoir l'aimer
comme amant. Je sent ois du plaisir à la voir, à causer
avec elle. Sa conversation, quoique assez agréable
en cercle, étoit aride en particulier ; la mienne, qui
n'étoit (a) pas plus fleurie, n'étoit pas pour elle
d'un grand secours. Honteux d'un trop long silence,
je m'évertuois pour relever l'entretien ; et quoiqu'il
me fatiguât souvent, il ne m'ennuyoit jamais. J'étois
fort aise de lui rendre de petits soins, de lui donner de
petits baisers bien fraternels qui ne me paroissoient
pas plus sensuels pour elle : c'étoit là tout. Elle étoit
fort maigre, fort blanche, de la gorge comme sur ma
main. Ce défaut seul eût suffi pour me glacer : jamais
mon cœur ni mes sens n'ont su voir (bj une femme
dans quelqu'un qui n"eùt pas des tétons, et d'autres
causes inutiles à dire (c) m'ont toujours fait oublier
son sexe auprès d'elle.
Ayant ainsi pris mon parti sur un assujettisse-
ment nécessaire, je m'y livrai sans résistance, et le
trouvai, du moins la première année, moins onéreux
que je ne m'y serois attendu. Madame d'Épinay,
qui d'ordinaire passoit l'été presque entier à la cam-
pagne, n'y passa qu'une partie de celui-ci, soit que
ses affaires la retinssent davantage à Paris, soit que
Var. — (a) : qui nesi... — (b) : trouver... — (c) : d'autres
causes, dont il est inutile de parler ici, m'ont toujours...
LIVRE NEUVIÈME 309
l'absence de Grimm lui rendît moins agréable le
séjour de la Chevrette (a). Je profitai des intervalles
qu'elle n'y passoit pas, ou durant lesquels elle y
avoit beaucoup de monde, pour jouir de ma soli-
tude avec ma bonne Thérèse et sa mère, de manière à
m'en bien faire sentir le prix. Quoique depuis quelques
années j'allasse assez fréquemment à la campagne,
c'étoit presque sans la goûter, et ces voyages, tou-
jours faits avec des gens à prétentions, toujours
gâtés par la gêne, ne faisoient qu'aiguiser en moi le
goût des plaisirs rustiques, dont je n'entrevoyois
de plus près limage que pour mieux sentir leur
privation. J'étois si ennuyé de salons, de jets d'eau,
de bosquets, de parterres, et des plus ennuyeux
montreurs de tout cela ; j'étois si excédé de brochures,
de clavecins, de tris, de nœuds, de sots bons mots, de
fades minauderies, de petits conteurs et de grands
soupers, que quand je lorgnois du coin de l'œil un
simple pauvre buisson d'épines, une haie, une grange,
un pré ; quand je humois, en traversant un hameau,
la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil ; quand
j'entendois de loin le rustique refrain de la chanson
des bisquières, je donnois au diable et le rouge et les
falbalas et l'ambre, et regrettant le dîner de la
ménagère et le vin du cru, j'aurois de bon cœur
paumé la gueule à monsieur le chef et à monsieur le
maître, qui me faisoient dîner à l'heure où je soupe,
souper à l'heure où je dors ; mais surtout à messieurs
les laquais, qui dévoroient des yeux mes morceaux,
et, sous peine de mourir de soif, me vendoient le vin
Var. — (a) : rendit la Chevrette moins agréable. Je...
310 LES CONFESSIONS
drogué de leurs maîtres dix fois plus cher que je n'en
aurois payé de meilleur au cabaret.
Me voilà donc enfin chez moi. dans un asile agréa-
ble et soUtaire, maître d'y couler mes jours dans
cette vie indépendante, égale et paisible, pour la-
quelle je me sentois né. Avant de dire T effet que cet
état, si nouveau pour moi. fit sur mon cœur, il con-
^-ient d'en récapituler les affections secrètes, afin
qu'on suive mieux dans ses causes (a) le progrès de
ces nouvelles modifications.
J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à ma
Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. J'avois
besoin d'un attachement, puisque enfin celui qui
devoit me suffire avoit été si cruellement rompu. La
soif du bonheur ne s'éteint point dans le cœur de
l'homme. Maman vieillissoit et s'a\'ihssoit. Il m'étoit
prouvé qu'elle ne pouvoit plus être heureuse ici-bas.
Restoit à chercher un bonheur qui me fût propre,
ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien.
Je flottai quelque tems d'idée en idée et de projet en
projet. Mon voyage de Venise m'eût jeté dans les
affaires pubUques. si l'homme avec qui j'allai me
fourrer avoit eu le sens commun. Je suis facile à dé-
courager, surtout dans les entreprises pénibles et de
longue haleine. Le mauvais succès de celle-ci me
dégoûta de toute autre, et regardant, selon mon
ancienne maxime, les objets lointains comme des
leurres de dupe, je me déterminai à vivre désormais
au jour la journée, ne voyant plus rien dans la vie
qui me tentât de m' évertuer.
Var. — (a) : sa cause...
LIVRE NEUVIÈME 311
Ce fut précisément alors que se fit notre connois-
sance. Le doux caractère de cette bonne fille me parut
si bien convenir au mien, que je m'unis à elle d'un
attachement à l'épreuve du tems et des torts, et que
tout ce qui l'auroit dû rompre n'a jamais fait qu'aug-
menter. On connoîtra la force de cet attachement
dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les
déchirures dont elle a navré mon cœur dans le fort
de mes misères, sans que, jusqu'au moment où j'écris
ceci, il m'en soit échappé jamais un seul mot de
plainte à personne.
Quand on saura qu'après avoir tout fait, tout
bravé pour ne m'en point séparer, qu'après vingt-
cinq ans passés avec elle, en dépit (a) du sort et des
hommes, j'ai fini sur mes vieux jours par l'épouser
sans attente et sans sollicitation de sa part ^, sans
engagement ni promesse de la mienne, on croira
qu'un amour forcené, m'ayant dès le premier jour
tourné la tête, n'a fait que m'amener par degrés à
la dernière extravagance, et on le croira bien plus
encore, quand on saura les raisons particulières
et fortes qui dévoient m' empêcher d'en jamais venir
là. Que pensera donc le lecteur quand je lui dirai (h),
dans toute la vérité, qu'il doit maintenant me con-
Var. — (a) : malgré le sort et les hommes... — (h) : lui jure-
rai, dans...
1. Le 29 août 1768, à Bourgoin. Cette union, librement consentie,
devant le maire et le châtelain de Bourgoin, n'eut pas, il faut le
dire, la consécration des lois. Voyez à propos de cette singulière
cérémonie matrimoniale l'intéressant article de R. Chantelauze :
J.-J. Rousseau et Thérèse Le }'asseur, d'après des doc. peu connus.
Le Livre, 10 mai 1883.
312 LES CONFESSIONS
noîtrej que du premier moment que je la vis jusqu'à
ce jour, je n'ai jamais senti la moindre étincelle
d'amour pour elle, que je n'ai pas plus désiré de la
posséder que madame de Warens, et que les besoins
des sens, que j'ai satisfaits auprès d'elle, ont unique-
ment été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de
propre à l'individu? Il croira qu'autrement constitué
qu'un autre homme, je fus incapable de sentir (a)
Famour, puisqu'il n'entroit point dans les sentimens
qui m'attachoient aux femmes qui m'ont été les plus
chères. Patience, ô mon lecteur ! le moment funeste
approche où vous ne serez que trop bien désabusé.
Je me répète, on le sait ; il le faut. Le premier de (b)
mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus
inextinguible, étoit tout entier dans mon cœur ;
c'étoit le besoin d'une société intime, et aussi intime
qu'elle pouvoit l'être ; c'étoit surtout pour cela qu'il
me falloit une femme plutôt qu'un homme, une amie
plutôt qu'un ami. Ce besoin singulier étoit tel, que
la plus étroite union des corps ne pouvoit encore y
suffire : il m'auroit fallu deux âmes dans le même
corps ; sans cela je sentois toujours du vide. Je me
crus au moment de n'en plus sentir. Cette jeune per-
sonne, aimable par mille excellentes qualités, et
même alors par la figure, sans ombre d'art ni de
coquetterie, eût borné dans elle seule mon existence,
si j'avois pu borner la sienne en moi, comme je l'avois
espéré. Je n'avois rien à craindre de la part (c) des
hommes ; je suis sûr d'être le seul qu'elle ait vérita-
blement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en ont
Var. — (aj : ressentir... — (b) : de tous... — (c) : du côté des...
LIVRE NEUVIÈME 313
guères demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en
être un pour elle à cet égard. Je n'avois point de
famille ; elle en avoit une. et cette famille, dont tous
les naturels difïeroient trop du sien, ne se trouva pas
telle que j'en pusse faire la mienne. Là fut la pre-
mière cause de mon malheur. Que n"aurois-je point
donné pour me faire 1" enfant de sa mère I Je fis tout
pour y parvenir, et n'en pus venir à bout. J'eus beau
vouloir unir tous nos intérêts, cela me fut impos-
sible. Elle s'en fit toujours un dilférent du mien,
contraire au mien (a), et même à celui de sa fille,
qui déjà n'en étoit plus séparé. Elle et ses autres
enfans et petits-enfans devinrent autant de sangsues,
dont le moindre mal qu'ils fissent à Thérèse étoit de
la voler. La pauvre fille, accoutumée à fléchir, même
sous ses nièces, se laissoit dévaliser et gouverner
sans mot dire ; et je voyois avec douleur qu'épuisant
ma bourse et mes leçons, je ne faisois rien pour elle
dont elle pût profiter. J'essayai de la détacher de
sa mère ; elle y résista toujours. Je respectai sa résis-
tance, et l'en estimois davantage ; mais son refus n'en
tourna pas moins à son préjudice et au mien (h).
Livrée à sa mère et aux siens, elle fut à eux plus qu'à
moi, plus qu'à elle-même. Leur avidité lui fut moins
ruineuse que leurs conseils ne lui furent pernicieux.
Enfin si, gï^ce à son amour pour moi, si, grâce à son
bon naturel, elle ne fut pas tout à fait subjuguée,
c'en fut assez du moins pour empêcher, en grande
partie, l'effet des bonnes maximes que je m'efl'orçois
Var. — (a) : ces trois derniers mots ont été ajoutés postérieu-
rement par Rousseau sur le manuscrit de Paris. — (b) : au pré-
judice de tous deux. Livrée...
C>14 LES CONFESSIONS
de lui inspirer ; cen fut assez pour que, de quelque
façon que je m'y sois pu prendre, nous ayons toujours
continué d'être deux.
Voilà comment, dans un attachement sincère et
réciproque, où j'avois mis toute la tendresse de mon
cœur, le vide de ce cœur ne fut pourtant jamais bien
rempli. Les enfans, par lesquels il Teût été, vinrent ;
ce fut encore pis. Je frémis de les livrer à cette famille
mal élevée, pour en être élevés encore plus mal. Les
risques de l'éducation des Enfans-Trouvés étoient
beaucoup moindres (a). Cette raison du parti que
je pris, plus forte que toutes celles que j'énonçai
dans ma lettre à madame de Francueil, fut pourtant
la seule que je nosai lui dire. J'aimai mieux être
moins disculpé (h) d'un blâme aussi grave, et mé-
nager la famille d'une personne que j'aimois. Mais
on peut juger, par les mœurs de son malheureux frère,
si jamais, quoi qu'on en pût dire, je devois exposer
mes enfans à recevoir une éducation semblable à
la sienne.
rse pouvant goûter dans sa plénitude cette intime
société dont je sentois le besoin, j'y cherchois des
supplémens qui n'en remplissoient pas le vide, mais
qui me le laissoient moins sentir. Faute d'un ami
qui fût à moi tout entier, il me falloit des amis dont
l'impulsion surmontât mon inertie : c'est ainsi que
je cultivai, que je resserrai mes Haisons avec Diderot,
avec l'abbé de Condillac, que j'en fis avec Grimm
une nouvelle, plus étroite encore, et qu'enfin je me
Var. — (a) : des Enfans-Trouvés leur étoient cent fois moins
funestes. Cette... — (b) : mieux ne pas me disculper, autant que
je le poui^ois, d'un...
LIVRE NEUVIÈME 315
trouvai, par ce malheureux discours dont j'ai
raconté (a) l'histoire, rejeté, sans y songer, dans la
littérature, dont je me croyois sorti pour toujours.
Mon début me mena par une route nouvelle (h)
dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus, sans
enthousiasme, envisager la simple et fîère économie.
Bientôt, à force de m'en occuper, je ne vis plus
qu'erreur et folie dans la doctrine de nos sages,
qu'oppression et misère dans notre ordre social.
Dans l'illusion de mon sot orgueil, je me crus fait
pour dissiper tous ces prestiges ; et jugeant que, pour
me faire écouter, il falloit mettre ma conduite d'ac-
cord avec mes principes, je pris l'allure singulière
qu'on ne m'a pas permis de suivre, dont mes pré-
tendus amis ne m'ont pu pardonner l'exemple, qui
d'abord me rendit ridicule, et qui m'eût enfin rendu
respectable, s'il m'eût été possible d'y persévérer.
Jusques-là (c) j'avois été bon : dès lors je devins
vertueux, ou du moins enivré de la vertu. Cette
ivresse avoit commencé dans ma tête, mais elle avoit
passé dans mon cœur. Le plus noble orgueil y germa
sur les débris de la vanité déracinée. Je ne jouai
rien : je devins en efï'et tel que je parus, et pen-
dant (d) quatre ans au nloins que dura cette effer-
vescence dans toute sa force, rien de grand et de
beau ne peut entrer dans un cœur d'homme dont je
ne fusse capable entre le ciel et moi. Voilà d'où
naquit ma subite éloquence ; voilà d'où se répandit
dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste
Var. — (a) : dont j'ai narré l'histoire... — (b) : nouvelle qui
me jeta dans... — (c) : Jusqu'alors j3L\ois... — (dj : et durant...
316 LES CONFESSIONS
qui m'embrasoit (a), et dont pendant quarante ans
il ne s'étoit pas échappé la moindre étincelle, parce
qu'il n'étoit pas encore allumé.
Jétois vraiment transformé ; mes amis, mes con-
noissances ne me reconnoissoient plus. Je n'étois plus
cet homme timide, et plutôt honteux que modeste,
qui n'osoit ni se présenter ni parler ; qu'un mot badin
déconcertoit, qu'un regard de femme faisoit rougir.
Audacieux, fier, intrépide, je portois partout une
assurance d'autant plus ferme, qu'elle étoit simple
et résidoit dans mon âme plus que dans mon main-
tien. Le mépris que mes profondes méditations
m'avoient inspiré pour les mœurs, les maximes et les
préjugés de mon siècle, me rendoient insensible aux
railleries de ceux qui les avoient, et j'écrasois leurs
petits bons mots avec mes sentences, comme j'écra-
serois un insecte entre mes doigts. Quel change-
ment (h) ! Tout Paris répétoit les acres et mordans
sarcasmes de ce même homme qui, deux ans aupa-
ravant et dix ans après, n'a jamais su trouver la
chose qu'il avoit à dire, ni le mot qu'il devoit
employer. Qu'on cherche l'état du monde le plus
contraire à mon naturel, on trouvera celui-là. Qu'on
se rappelle un de ces courts momens de ma vie, où
je devenois un autre et cessois d'être moi ; on le
trouve encore dans le tems dont je parle : mais au
lieu de durer six jours, six semaines, il dura près
de six ans. et dureroit peut-être encore, sans les cir-
constances particulières qui le firent cesser, et me
Var. — (a) : qui m échauffait en dedans, et... — (b) : change-
ment étonnant !
LIVRE NEUVIÈME 317
rendirent à la nature, au-dessus de laquelle j'avois
voulu m' élever.
Ce changement commença sitôt que jeus quitté
Paris, et que le spectacle des vices de cette grande
ville cessa de nourrir Findignation qu'il m'avoit
inspirée. Quand je ne vis plus les hommes, je cessai
de les mépriser ; quand je ne vis plus les médians, je
cessai de les hair. Mon cœur, peu fait pour la haine,
ne fit plus que déplorer leur misère, et n'en dis-
tinguoit pas leur méchanceté. Cet état plus doux,
mais bien moins sublime, amortit bientôt l'ardent
enthousiasme qui m'avoit transporté si longtems ;
et sans qu'on s'en aperçût, sans presque m'en
apercevoir moi-même, je redevins craintif, com-
plaisant, timide (a), en un mot, le même Jean-
Jacques que j'avois été auparavant.
Si la révolution n'eût fait que me rendre à moi-
même, et s'arrêter là, tout étoit bien ; mais malheu-
reusement elle alla plus loin, et m'emporta rapide-
ment à l'autre extrême. Dès lors mon âme en branle
n'a plus fait que passer par la ligne de repos, et ses
oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais
permis d'y rester. Entrons dans le détail de cette
seconde révolution : époque terrible et fatale d'un
sort qui n'a point d'exemple chez les mortels.
N'étant que trois dans notre retraite, le loisir et la
solitude dévoient naturellement resserrer notre
intimité. C'est aussi ce qu'ils firent entre Thérèse et
moi. Nous passions tête-à-tête, sous les ombrages,
des heures charmantes, dont je n'avois jamais si
Var, — (a) : complaisant, facile, en un mot,...
318 LES CONFESSIONS
bien senti la douceur. Elle me parut la goûter elle-
même encore plus qu'elle n'avoit fait jusqu'alors.
Elle m'ouvrit son cœur sans réserve, et m'apprit de
sa mère et de sa famille des choses qu'elle avoit eu la
force de me taire pendant longtems. L'une et l'autre
avoient reçu de madame Dupin des multitudes de
présens faits à mon intention, mais que la vieille
madrée (a), pour ne pas me fâcher, s'étoit appro-
priés pour elle et pour ses autres enfans, sans en rien
laisser à Thérèse, et avec très sévères défenses de
m'en parler, ordre que la pauvre fille avoit suivi (h)
avec une obéissance incroyable.
Mais une chose qui me surprit beaucoup davan-
tage fut d'apprendre qu'outre les entretiens parti-
culiers que Diderot et Grimm avoient eus souvent
avec l'une et l'autre pour les détacher de moi, et qui
n' avoient pas réussi, par la résistance de Thérèse,
tous deux avoient eu depuis lors de fréquens et secrets
colloques avec sa mère, sans qu'elle eût pu rien savoir
de ce qui se brassoit (c) entre eux. Elle savoit seule-
ment que les petits présens s'en étoient mêlés, et
qu'il y avoit de petites" allées et venues dont on
tàchoit de lui faire mystère, et dont elle ignoroit
absolument le motif. Quand nous partîmes de Paris,
il y avoit déjà longtems que madame Le Vasseur
étoit dans l'usage d'aller voir ^L Grimm deux ou
trois fois par mois ^. et d"y passer quelques heures à
Var. — (a) : madrée s'étoit... — (b) : suivi jusqu'alors... —
(c) : qui se traiioit...
1. Voyez les Mémoires de Madame d'Epinay, II, p. 290.
LIVRE NEUVIÈME 319
des conversations si secrètes, que le laquais (a) de
Grimm étoit toujours renvoyé.
Je jugeai que ce motif n'étoit autre que le même
projet dans lequel on avoit tâché de faire entrer la
fille, en promettant de leur procurer, par madame
d'Épinay, un regrat de sel, un bureau à tabac, et
les tentant, en un mot, par l'appât du gain. On leur
avoit représenté qu'étant hors d'état de (h) rien
faire pour elles, je ne pouvois pas même, à cause
d'elles, parvenir à rien faire pour moi. Comme je
ne voyois à tout cela que de la bonne intention, je
ne leur en savois pas absolument mauvais gré. Il
n'y avoit que le mystère qui me révoltât, surtout de
la part de la vieille, qui (c), de plus, devenoit de
jour en jour plus flagorneuse et plus pateline avec
moi : ce qui ne l'empêchoit pas de reprocher sans
cesse en secret à sa fille qu'elle m'aimoit trop, qu'elle
me disoit tout, qu'elle n'étoit qu'une bête, et qu'elle
en seroit la dupe.
Cette femme possédoit au suprême degré l'art de
tirer d'un sac dix moutures, de cacher à l'un ce
qu'elle recevoit de l'autre, et à moi ce qu'elle recevoit
de tous. J'aurois (cl) pu lui pardonner son avidité,
mais je ne pouvois lui pardonner sa dissimulation.
Que pouvoit-elle avoir à me cacher, à moi qu'elle
savoit si bien qui faisois mon bonheur presque
unique de celui de sa fille et du sien? Ce que j'avois
Var. — (a) : loquais même de Grimm étoit renvoyé. — (b) :
de jamais rien... — (c) : qui devenoit, outre cela, plus flagor-
neuse, plus pateline avec moi qu'elle n' avoit jamais été : ce... —
(d) : tous. Je lui pardonnais son avidité, mais j'avois peine à lui
pardonner...
320 LES CONFESSIONS
fait pour sa fille, je l'avois fait pour moi ; mais ce
que i'avois fait pour elle méritoit de sa part quelque
reconnoissance (a) ; elle en auroit dû savoir gré, du
moins à sa fille, et m'aimer pour Famour d'elle, qui
m'aimoit. Je Tavois tirée de la plus complète misère ;
elle tenoit de moi sa subsistance, elle me devoit
toutes ces connoissances dont elle tiroit si bon parti*
Thérèse l'avoit longtems nourrie de son travail, et
la nourrissoit maintenant de mon pain. Elle tenoit
tout de cette fille, pour laquelle elle n'avoit rien fait ;
et ses autres enfans qu'elle avoit dotés, pour lesquels
elle s'étoit ruinée, loin de lui aider à subsister,
dévoroient encore sa subsistance et* la mienne. Je
trouvois que dans une pareille situation elle devoit
me regarder comme son unique ami, son plus sûr
protecteur, et, loin de me faire un secret (h) de mes
propres affaires, loin de comploter contre moi dans
ma propre maison, nV avertir fidèlement de tout ce
qui pouvoit m'intéresser, quand elle Fapprenoit
plus tôt que moi. De quel œil pouvois-je donc voir
sa conduite (c) fausse et mystérieuse? Que devois-je
penser surtout des sentimens qu'elle s'efforçoit de
donner à sa fille (d)'^ Quelle monstrueuse ingratitude
devoit être la sienne quand elle cherchoit à lui en
inspirer I
Toutes ces réflexions aliénèrent enfin mon cœur de
cette femme, au point de ne pouvoir plus la voir
sans dédain. Cependant je ne cessai jamais de traiter
avec respect la mère de ma compagne, et de lui
Var. — (a) : quelque gratitude :... — (b) : loin d'avoir fiour moi
des secrets, loin... — (c) : conduite ? Que... — (dj : fille envers moi ?
LIVRE NEUVIÈME 321
marquer en toutes choses presque les égards et la
considération d'un fils : mais il est vrai que je n'aimois
guères (a) à rester longtems avec elle, et il n'est
guères en moi de savoir me gêner.
C'est encore ici un de ces courts momens de ma vie
où j'ai vu le bonheur de bien près, sans pouvoir l'at-
teindre, et sans qu'il y eût de ma faute à l'avoir
manqué. Si cette femme se fût trouvée (h) d'un bon
caractère, nous étions heureux tous les trois jusqu'à
la fm de nos jours ; le dernier vivant seul fût resté à
plaindre. Au lieu de cela, vous allez voir la marche
des choses, et vous jugerez si j'ai pu la changer.
Madame Le Vasseur, qui vit que j'avois gagné du
terrain sur le cœur de sa fille, et qu'elle en avoit
perdu, s'efforça de le reprendre, et au lieu de revenir
à moi par elle, tenta de me l'aliéner tout à fait. Un
des moyens qu'elle employa fut d'appeler sa famille
à son aide. J'avois prié Thérèse de n'en faire venir
personne à l'Hermitage ; elle me le promit. On les
fit venir en mon absence, sans la consulter ; et
puis (c) on lui fit promettre de ne m'en rien dire.
Le premier pas fait, tout le reste fut facile ; quand une
fois on fait à quelqu'un qu'on aime un secret de quel-
que chose, on ne se fait bientôt plus guères de scru-
pule de lui en faire sur tout. Sitôt que j'étois à la
Chevrette, l'Hermitage étoit plein de monde qui s'y
réjouissoit assez bien. Une mère est toujours bien
forte sur une fille d'un bon naturel ; cependant, de
quelque façon que s'y prît la vieille, elle ne put
jamais faire entrer Thérèse dans ses vues, et l'en-
Var. — (a) : pas... — (h) : eûl été d'un... — (c) : consulter; mais..,
II. — 21
322 I-E5 CO>-FESSIONS
gager à se liguer contre moi. Pour elle, elle se décida
sans retour : et voyant d'un côté sa fille et moi, chez
qui Ton pouvoit vivre, et puis c'étoit tout ; de
l'autre, Diderot, Grimm, d'Holbach, madame d'Epi-
nay, qui promettoient beaucoup et donnoient quelque
chose, elle n'estima pas qu'on pût avoir jamais tort
dans le parti d'une fermière générale et d'un baron.
Si j'eusse eu de meilleurs yeux, j'aurois vu dès lors
que je nourrissois un serpent dans mon sein ; mais
mon aveugle confiance, que rien encore navoit
altérée, étoit telle, que je n'imaginois pas même qu'on
pût Aouloir nuire à quelqu'un qu'on devoit aimer : en
voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne
savois me plaindre que de la tyrannie de -ceux que
j'appelois mes amis, et qui vouloient, selon moi, me
forcer d'être heureux à leur mode, plutôt qu'à la
mienne.
Quoique Thérèse refusât d'entrer dans la ligue
avec sa mère, elle lui garda derechef le secret : son
motif étoit louable ; je ne dirai pas si elle fit bien ou
mal. Deux femmes qui ont des secrets aiment à
babiller ensemble : cela les rapprochoit, et Thérèse,
en se partacreant. me laissoit sentir quelquefois que
j'étois seul, car je ne pouvois plus compter pour
société celle que nous avions tous trois ensemble.
Ce fut alors que je sentis vivement le tort que j'avois
eu, durant nos premières liaisons, de ne pas profiter
de la docilité que lui donnoit son amour, pour l'orner
de talens et de connoissances qui, nous tenant plus
rapprochés dans notre retraite, auroient agréable-
ment rempli son tems et le mien, sans jamais nous
laisser sentir la lonçmeur du tête-à-tête. Ce n'étoit
LIVRE NEUVIEME ôlô
pas que Tentretien tarît entre nous, et qu'elle parût
s ennuyer dans nos promenades ; mais enfin nous
n'avions pas assez d'idées communes pour nous faire
un grand magasin : nous ne pouvions plus parler sans
cesse de nos projets, bornés désormais à celui de jouir.
Les objets qui se présentoient m'inspiroient des
réflexions qui n'étoient pas à sa portée. Un attache-
ment de douze (a) ans n'avoit plus besoin de pa-
roles ; nous nous connoissions trop pour avoir plus
rien à nous apprendre. Restoit la ressource des
caillettes, médire, et dire des quolibets. C'est surtout
dans la solitude qu'on sent l'avantage de vivre avec
quelqu'un qui sait penser. Je n'avois pas besoin de
cette ressource pour m.e plaire avec elle ; mais elle
en auroit eu besoin pour se plaire toujours avec moi.
Le pis étoit qu'il falloit avec cela prendre nos tête-à-
tête en bonne fortune : sa mère, qui m* étoit devenue
importune, me forçoit à les épier. J'étois gêné chez
moi, c'est tout dire ; l'air de l'amour gâtoit la bonne
amitié. Nous avions un commerce intime, sans vivre
dans l'intimité.
Dès que je crus voir que Thérèse cherchoit quel-
quefois des prétextes pour éluder les promenades
que je lui proposois, je cessai de lui en proposer, sans
lui savoir mauvais gré de ne pas s'y plaire autant
que moi. Le plaisir n'est point une chose qui dépende
de la volonté. J'étois sur de son cœur, ce m'étoit
assez. Tant que mes plaisirs étoient les siens, je les
goûtois avec elle (h) : quand cela n'étoit pas. je
préférois son contentement au mien.
VxR. — {a) : de treize... — (b) : siens, j'en étois fort aise;
quand...
324 LES CO'FESSIONS
Voilà comment, à demi trompé dans mon attente,
menant une vie de mon goût, dans un séjour de mon
choix, avec une personne qui m'étoit chère, je par-
vins pourtant à me sentir presque isolé. Ce qui me
manquoit nvempêchoit de goûter ce que j'avois.
En fait de bonheur et de jouissances, il me falloit
tout ou rien. On verra pourquoi ce détail m'a paru
nécessaire. Je reprens à présent le fil de mon récit.
Je croyois avoir des trésors dans les (a) manus-
crits que m'avoit donnés le comte de Saint-Pierre.
En les examinant, je vis que ce n'étoit presque que
le recueil des ouvrages imprimés de son oncle, annotés
et corrigés de sa main, avec quelques (h) autres
petites pièces qui n'avoient pas vu le jour. Je me
confirmai, par ses écrits de morale, dans l'idée que
m'avoient donnée quelques lettres de lui, que madame
de Créqui m'avoit montrées, qu'il avoit beaucoup
plus d'esprit que je n'avois cru : mais l'exaTiien
approfondi de ses ouvrages de politique ne me
montra que des vues superficielles, des projets utiles,
mais impraticables, par Fidée (c) dont l'auteur n'a
jamais pu sortir, que les hommes se conduisoient par
leurs lumières plutôt que par leurs passions. La
haute opinion qu'il avoit (d) des connoissances
modernes lui avoit fait adopter ce faux principe de
la raison perfectionnée, base de tous les établisse-
mens qu'il proposoit, et source de tous ses sophismes
politiques. Cet homme rare, l'honneur de son siècle
et de son espèce, et le seul (e) peut-être, depuis
Var. — (a) : les immenses... — (h) : avec très peu d'autres...
— (c) : par l'erreur dont... — (d) : avoit prise des... — (e) : le
seul, depuis...
LIVRE NEUVIÈME 325
l'existence du genre humain, qui n'eût d'autre pas-
sion que celle de la raison, ne fit cependant que mar-
cher d'erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour
avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au
lieu de les prendre tels qu'ils sont, et qu'ils continue-
ront d'être. Il n'a travaillé que pour des êtres imagi-
naires, en pensant travailler pour ses contemporains.
Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras
sur la forme à donner à mon ouvrage. Passer à l'au-
teur ses visions, c'étoit ne rien faire d'utile ; les
réfuter à la rigueur étoit faire une chose malhonnête,
puisque le dépôt de ses manuscrits, que j'avois
accepté, et mêm.e demandé, m'imposoit l'obligation
d'en traiter honorablement l'auteur. Je pris enfin
le parti qui me parut le plus décent, le plus judi-
cieux et (a) le plus utile. Ce fut de donner séparé-
ment les idées de l'auteur et les miennes, et, pour
cela, d'entrer dans ses vues, de les éclaircir, de les
étendre, et de ne rien épargner pour leur faire valoir
tout leur prix.
Mon ouvrage devoit donc être composé de deux
parties absolument séparées : l'une, destinée à exposer
de la façon que je viens de dire les divers projets de
l'auteur ; dans l'autre, qui ne devoit paroître qu'après
que la première auroit fait son effet, j'aurois porté
mon jugement sur ces mêmes projets : ce qui, je
l'avoue, eût pu les exposer quelquefois au sort du
sonnet du Misanthrope. A la tête de tout l'ouvrage
devoit être une vie de l'auteur, pour laquelle j'avois
Var. — (a) : me parut le plus honnête, le plus équitable et le
plus...
326 LES CONFESSIONS
ramassé d'assez bons matériaux, que je me flattois
de ne pas gâter en les employant. J'avois un peu vu
l'abbé de Saint-Pierre dans sa vieillesse, et la véné-
ration que j'avois pour sa mémoire m'étoit garant
qu'à tout prendre M. le comte ne seroit pas mé-
content de la manière dont j'aurois traité son
parent.
Je fis mon essai sur la Paix perpétuelle ^, le plus
considérable et le plus travaillé de tous les ouvrages
qui composoient ce recueil, et avant de me livrer à
mes réflexions, jeus le courage de lire absolument
tout ce que l'abbé avoit écrit sur ce beau sujet, sans
jamais me rebuter par ses longueurs et par ses redites.
Le public a vu cet extrait, ainsi je n'ai rien à en dire.
Quant au jugement que j'en ai porté, il n'a point été
imprimé, et j'ignore s'il le sera jamais ; mais il fut
fait en même tems que l'extrait. Je passai de là à la
Polysynodie^, ou pluralité des conseils, ouvrage fait
sous le Régent pour favoriser l'administration qu'il
avait choisie, et qui fit chasser de l'Académie
françoise Tabbé de Saint-Pierre, pour quelques traits
contre Tadministration précédente, dont la duchesse
du Maine et le cardinal de Polignac furent fâchés.
J'achevai ce travail comme le précédent, tant le
jugement que l'extrait : mais je m'en tins là, sans
vouloir continuer cette entreprise, que je n'aurois
pas dû commencer.
La réflexion qui m'y fit renoncer se présente
d'elle-même, et il étoit étonnant qu'elle ne me fût
1. Extrait du Projet de paix perpétuelle de M. l'abbé de Saint-
Pierre. S. !.. 1761, in-12 (Voyez Œuvres complètes, III).
2. Polysynodie de l'abbé de Saint-Pierre (Ibid., III).
LIVRE NEUVIEME
327
pas venue plus tôt. La plupart des écrits' de l'abbé
de Saint-Pierre étoient ou contenoient des observa-
tions critiques sur quelques parties du gouvernement
de France, et il y en avoit même de si libres, qu'il
étoit heureux pour lui de les avoir faites impuné-
ment. Mais dans les bureaux des ministres, on avoit
de tout tems regardé l'abbé de Saint-Pierre comme
une espèce de prédicateur (a), plutôt que comme
un vrai politique, et on le laissoit dire tout à son aise,
parce qu'on voyoit bien que personne ne l'écoutoit.
Si j'étois parvenu à le faire écouter, le cas eût été (b)
différent. Il étoit François, je ne l'étois pas ; et en
m'avisant de répéter ses censures, quoique sous son
nom, je m'exposois à me faire demander un peu rude-
ment, mais sans injustice, de quoi je me mêlois. Heu-
reusement, avant d'aller plus loin (c), je vis la prise
qvie j'allois donner sur moi, et me retirai bien vite.
Je savois que, vivant seul au milieu des hommes, et
d'hommes tous plus puissans que moi, je ne pouvois
jamais, de quelque façon que je m'y prisse, me mettre
à l'abri du mal qu'ils voudroient me faire. Il n'y avoit
qu'une chose en cela qui dépendît de moi, c'étoit de
faire en sorte au moins que, quand ils m.' en voudroient
faire, ils ne le pussent qu'injustement. Cette maxime,
qui me fit abandonner l'abbé de Saint-Pierre, m'a
fait souvent renoncer à des projets beaucoup plus
chéris. Ces gens, toujours prompts à faire un crime
de l'adversité (d), seroient bien surpris s'ils savoient
tous les soins que j'ai pris en ma vie pour qu'on ne
Var. — (a) : prédicateur moral. — (b) : été bien... — (c) : plus
avant... — (d) : l'adversité, qui jugent de ma conduite par mes dis~
grâces, seroient...
328 LES CONFESSIONS
pût jamais me dire avec vérité (a) dans mes mal-
heurs : Tu les as bien mérités.
Cet ouvrage abandonné me laissa quelque tems
incertain sur celui que j'y ferois succéder, et cet
intervalle de désœuvrement fur ma perte, en me
laissant tourner mes réflexions sur moi-même, faute
d'objet étranger qui m'occupât. Je n'avois plus de
projet pour l'avenir qui pût amuser mon imagina-
tion ; il ne m'étoit pas même possible d'en faire,
puisque la situation où j'étois étoit précisément
celle où s'étoient réunis tous mes désirs : je n'en
avois plus à former, et j'avois encore le cœur vide.
Cet état étoit d'autant plus cruel, que je n'en voyois
point à lui préférer. J'avois rassemblé mes plus ten-
dres affections dans une personne selon mon cœur,
qui me les rendoit. Je vivois avec elle sans gêne, et
pour ainsi dire à discrétion. Cependant un secret
serrement de cœur ne me quittoit ni près ni loin
d'elle. En la possédant, je sentois qu'elle me manquoit
encore, et la seule idée que je n'étois pas tout pour
elle faisoit qu'elle n'étoit presque rien pour moi.
J'avois des amis des deux sexes, auxquels j'étois
attaché par la plus pure amitié, par la plus parfaite
estime ; je comptois sur le plus vrai retour de leur
part, et il ne m'étoit pas même venu dans l'esprit de
douter une seule fois de leur sincérité. Cependant
cette amitié m'étoit plus tourmentante que douce,
par leur obstination, par leur affectation même à
contrarier tous mes goûts, mes penchans, ma manière
de vivre ; tellement qu'il me suffisoit de paroître
Var. — (a) : équité..
LIVRE NEUVIEME
329
désirer une chose qui n'intéressoit que moi seul,
et qui ne dépendoit pas d'eux, pour les voir tous se
liguer à l'instant même pour me contraindre d'y
renoncer. Cette obstination de rne contrôler en tout
dans mes fantaisies, d'autant plus injuste que, loin
de contrôler les leurs, je ne m'en informois pas
même, me devint si cruellement onéreuse qu'enfin
je ne recevois pas une de leurs lettres sans sentir,
en l'ouvrant, un certain effroi qui n'étoit que trop
justifié par sa lecture. Je trouvois que, pour des gens
tous plus jeunes que moi, et qui tous auroient eu
grand besoin pour eux-mêmes des leçons qu'ils me
prodiguoient. c'étoit aussi trop me traiter en enfant.
Aimez-moi, leur disois-je, comme je vous aime ;
et du reste, ne vous mêlez pas plus de mes affaires
que je ne me mêle des vôtres : voilà tout ce que je
vous demande. Si de ces deux choses ils m'en ont
accordé une, ce n'a pas été du moins la dernière.
J'avois une demeure isolée, dans une solitude char-
mante ; maître chez moi, j'y pouvois vivre à ma mode,
sans que personne eût à iri'y contrôler. Mais cette
habitation m'imposoit des devoirs doux à remplir,
mais indispensables. Toute ma liberté n'étoit que
précaire ; plus asservi que par des ordres, je devois
l'être par ma volonté. Je n'avois pas un seul jour
dont en me levant, je pusse dire : J'emploierai ce jour
comme il me plaira. Bien plus, outre ma dépendance
des arrangemens de madame d'Epinay, j'en avois
une autre bien plus importune du public et des sur-
venans. La distance où j'étois de Paris n'empêchoit
pas qu'il ne me vînt journellement des tas de dé-
sœuvrés qui, ne sachant que faire de leur tems, pro-
330 LES CONFESSIONS
diguoient le mien sans aucun scrupule. Quand j'y
pensois le moins, j'étois impitoyablement assailli, et
rarement j'ai fait un joli projet pour ma journée, sans
le voir renverser par quelque arrivant.
Bref : au milieu des biens que j'avois le plus con-
voités, ne trouvant point de pure jouissance, je
revenois par élans aux jours (a) sereins de ma jeu-
nesse, et je rn'écriois quelquefois en soupirant : Ah î
ce ne sont pas encore ici les Charmettes !
Les souvenirs des divers tems de ma vie m'ame-
nèrent à réfléchir sur le point où j'étois parvenu,
et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie à des
maux douloureux, et croyant approcher du terme
de ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude
presque aucun des plaisirs dont mon cœur étoit avide,
sans avoir donné l'essor aux vifs sentimens que j'y
sentois en réserve, sans avoir savouré, sans avoir
effleuré du moins cette enivrante volupté que je
sentois dans mon âme en puissance, et qui, faute
d'objet, s'y trouvoit toujours comprimée, sans pou-
voir s'exhaler autrement (h) que par mes soupirs.
Comment se pouvoit-il qu'avec une âme naturelle-
ment expansive, pour qui vivre, c'étoit aimer, je
n'eusse pas trouvé jusqu'alors un ami tout à moi,
un véritable ami, moi qui me sentois si bien fait pour
l'être? Comment se pouvoit-il qu'avec des sens si
combustibles, avec (c) un cœur tout pétri d'amour,
je n'eusse pas du moins une fois (d) brûlé de sa
flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin
Var. — (a) : sur les jours... — (b) : s'exhaler que par.
(c) : qu'avec... — (d) : une seule fois brûlé...
LIVRE NEUVIÈME 331
d'aimer, sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je
me voyois atteindre aux portes de la vieillesse, et
mourir sans avoir vécu.
Ces réflexions tristes, mais attendrissantes, me
faisoient replier sur moi-même avec un regret qui
n'étoit pas sans douceur. Il me sembloit que la
destinée me devoit quelque chose qu'elle ne m'avoit
pas donné. A quoi bon m'avoir fait naître avec des
facultés exquises, pour les laisser jusqu'à la fin sans
emploi ? Le sentiment de mon prix interne, en me
donnant celui de cette injustice, m'en dédommageoit
en quelque sorte, et me faisoit verser des larmes que
j'aimois à laisser couler.
Je faisois ces méditations dans la plus belle saison
de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais,
au chant du rossignol, au gazouillement des ruis-
seaux. Tout concourut à me replonger dans cette
mollesse trop séduisante, pour laquelle j'étois né,
mais dont le ton dur et sévère, où venoit de me
monter une longue effervescence, m'auroit dû déli-
vrer pour toujours. J'allai malheureusement me
rappeler le dîner du château de Toune, et ma ren-
contre avec ces deux charmantes fdles, dans la même
saison et dans des lieux à peu près semblables à
ceux où j'étois en ce moment. Ce souvenir, que l'in-
nocence qui s'y joignoit me rendoit plus doux
encore, m'en rappela d'autres de la même espèce.
Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les
objets qui m'avoient donné de l'émotion dans ma
jeunesse. Mademoiselle Galley, mademoiselle de
Grafîenried, mademoiselle de Breil, madame Bazile,
madame de Larnage, mes jolies écolières, et jusqu'à
332 LES CONFESSIONS
la piquante Zulietta. que mon cœur ne peut oublier.
Je me vis entouré d'un sérail de houris, de mes
anciennes connoissances pour qui (a) le goût le plus
vif ne m'étoit pas un sentiment nouveau. Mon sang
s'allume et pétille, la tête me tourne, malgré mes (h)
cheveux déjà grisonnans. et voilà le grave citoyen
de Genève, voilà l'austère Jean- Jacques, à près de
quarante-cinq ans. redevenu tout à coup le berger
extravagant. L'ivresse dont je fus saisi, quoique si '
prompte et si folle, fut si durable et si forte, qu'il
n'a pas moins fallu (c), pour m'en guérir, que la
crise imprévue et terrible des malheurs où elle m'a
précipité. Cette ivresse, à quelque point qu'elle fût
portée, n'alla pourtant pas jusqu'à me faire oublier
mon âge et ma situation, jusqu'à me flatter de
pouvoir inspirer de l'amour encore, jusqu'à tenter de
communiquer enfin ce feu dévorant, mais stérile,
dont depuis mon enfance je sent ois en vain consumer
mon cœur. Je ne l'espérai point, je ne le désirai pas
même. Je savois que le tems d'aimer étoit passé,
je sentois trop le ridicule des galans surannés pour
y tomber, et je n'étois pas homme à devenir avan-
tageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été
si peu durant mes (d) belles années. D'ailleurs, ami
de la paix, j'aurois craint les orages domestiques, et
j'aimois trop sincèrement ma Thérèse pour l'exposer
au chagrin de me voir porter à d'autres des senti-
mens plus vifs que ceux qu'elle m'inspiroit.
Que fis-je en cette occasion? Déjà mon (e) lecteur
Var. — (a) : qui, toutes, le... — (b) : ses... — (c) : qu'il
fallu,... — (dj : mes plus belles... — (e) : le lecteur...
LIVRE NEUVIEME
33:
l'a deviné, pour peu qu'il m"ait suivi jusqu'ici.
L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta
dans le pays des chimères, et ne voyant rien d'exis-
tant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans
un monde idéal, crue mon imagination créatrice eut
bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur. Jamais
cette ressource ne vint plus à propos, et ne se trouva
si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'eni-
vrois à torrens des plus délicieux sentimens c^ui
jamais soient entrés dans un cœur d'homme. Ou-
bliant tout à fait la race humaine, je me fis des
sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs
vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres,
fidèles, tels que je n'en trouvai jamais ici-bas. Je
pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au
milieu des objets charmans dont je m'étois entouré,
que j'y passois les heures, les jours sans compter ;
et perdant le souvenir de toute autre chose, à peine
avois-je mangé un morceau à la hâte, que je brûlois
de m'échapper pour courir retrouver mes boscjuets.
Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je
voyois arriver de malheureux mortels qui venoient
me retenir sur la terre, je ne pouvois ni modérer, ni
cacher mon dépit, et n'étant plus maître de moi, je
leur faisois un accueil si brusque, qu'il pouvoit porter
le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma répu-
tation de misanthropie, par tout ce qui m'en eût
acquis une bien contraire, si l'on eût mieux lu dans
mon cœur.
Au fort de ma plus grande exaltation, je fus retiré
tout d'un coup par le cordon comme un cerf-volant,
et remis à ma place par la nature, à l'aide d'une
334 LES CONFESSIONS
attaque assez vive de mon mal. J'employai le seul
remède qui m'eût soulagé, savoir les bougies, et
cela fit trêve à mes angéliques amours : car, outre
qu'on n'est guère amoureux quand on souffre, mon
imagination, qui s'anime à la campagne et sous les
arbres, languit et meurt dans la chambre et sous
les solives d'un plancher. J'ai souvent (a) regretté
qu'il n'existât pas des dryades (h) ; c'eût infaiUible-
ment été parmi elles que j'aurois fixé mon attache-
ment.
D'autres tracas domestiques vinrent en même
tems augmenter mes chagrins. Madame Le Vasseur,
en me faisant les plus beaux complimens du monde,
aliénoit de moi sa fille tant qu'elle pouvoit. Je reçus
des lettres de mon ancien voisinage, qui m'apprirent
que la bonne vieille avoit fait à mon insu plusieurs
dettes au nom de Thérèse, qui le savoit et qui ne
m'en avoit rien dit. Les dettes à payer me fàchoient
beaucoup moins que le secret qu'on m'en avoit fait.
Eh ! comment celle pour qui (c) je n'eus jamais
aucun secret pouvoit-elle en avoir pour moi? Peut-on
dissimuler quelque chose aux gens qu'on aime?
La coterie holbachique. qui ne me voyoit faire aucun
voyage à Paris, commençoit à craindre tout de bon
que je ne me plusse en campagne, et que je ne fusse
assez fou pour y demeurer. Là commencèrent les
tracasseries par lesquelles on cherchoit à me rappeler
indirectement à la ville. Diderot, qui ne vouloit pas
se montrer sitôt lui-même, commença par me
Var. — (a) : J'ai cent fois... — (b) : dryades ; car c'eût... — (c)
pour qui jamais je n'eus aucun...
LIVRE >-EUVIEME
335
détacher Deleyre, à qui j'avois procuré sa connois-
sance, lequel recevoit et me transmettoit les impres-
sions que vouloit lui donner Diderot, sans que lui,
Deleyre, en vît (a) le vrai but.
Tout sembloit concourir à me tirer de ma douce et
folle rêverie. Je n'étois pas guéri (h) de mon attaque,
quand je reçus un exemplaire du poème sur la ruine
de Lisbonne que je supposai m'être envoyé par l'au-
teur. Cela me mit dans l'obligation de lui écrire, et
de lui parier de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a
été imprimée longtems après, sans mon aveu, comme
il sera dit ci-après.
Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour
ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer
toutefois amèrement contre les misères de cette vie,
et trouver toujours que tout étoit mal, je formai
l'insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de
lui prouver que tout étoit bien. Voltaire, en parois-
sant toujours croire en Dieu, n"a réellement jamais
cru qu'au diable, puisque son Dieu prétendu n'est
qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend de plai-
sir qu'à nuire. L'absurdité de cette doctrine, qui
saute aux yeux, est surtout révoltante dans un
homme comblé des biens de toute espèce, qui, du
sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables
par l'image affreuse et cruelle de toutes les calamités
dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter
et peser les maux de la vie humaine, j'en fis l'équi-
table examen, et je lui prouvai que de tous ces maux,
il n'y en avoit pas un dont la Providence ne fût dis-
Yah. — (a) : en découvrit le... — (b) : pas rétabli...
336 LES CONFESSIONS
culpée. et qui n'eût sa source dans l'abus que l'homme
a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-
même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les
égards, toute la considération, tout le ménagement,
et je puis dire avec tout le respect possibles. Cepen-
dant, lui connoissant un amour-propre extrêmement
irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même,
mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami,
avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon
ce qu'il trouveroit le plus convenable. Tronchin
donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes
qu'étant malade et garde-malade (a) lui-même, il
remettoit à un autre tems sa réponse, et ne dit pas
un mot sur la question. Tronchin, en nvenvoyant
cette lettre, en joignit une où il marquoit peu d'es-
time pour celui qui la lui avoit remise.
Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux
lettres, n'aimant point à faire parade de ces sortes de
petits triomphes ; mais elles sont en originaux dans
mes recueils (Liasse A, n^^ 20 et 21) ^. Depuis lors,
Voltaire a publié cette réponse qu'il m" avoit pro-
mise, mais qu'il ne m'a pas envoyée. Elle n"est autre
que le roman de Candide, dont je ne puis parler,
parce que je ne l'ai pas lu.
Toutes ces distractions m'auroient dû guérir radi-
calement de mes fantasques amours (h), et c'étoit
peut-être un moyen que le ciel m'ofîroit d'en pré-
Var, — (a) : garde-malade et malade... — (h) : de mes /an-
tastiques amovirs...
1. Lettres CXXIII et CXXIV. A Monsieur de Voltaire, 18 août
1756; Réponse de Voltaire à la lettre précédente, 12 sept. 1756.
LIVRE NEUVIÈME 337
venir les suites funestes : mais ma mauvaise étoile
fut la plus forte, et à peine recommençai-je à sortir,
que mon cœur, ma tête et mes pieds reprirent les
mêmes routes. Je dis les mêmes, à certains égards ;
car mes idées, un peu moins exaltées, restèrent cette
fois sur la terre, mais avec un choix si exquis de tout
ce qui pouvoit s'y trouver d'aimable en tout genre,
que cette élite n'étoit guère moins chimérique que
le monde imaginaire que j'avois (a) abandonné.
Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de
mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me
plus à les orner de tous les charmes du sexe que
javois toujours adoré. J'imaginai deux amies plutôt
(|ue deux amis, parce que si l'exemple est plus
lare (b), il est aussi plus aimable. Je les douai de
deux caractères analogues, mais différens ; de deux
figures non pas parfaites, mais de mon goût, qu'ani-
moient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une
brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce,
l'une sage et l'autre foible : mais d'une si touchante
foiblesse, que la vertu sembloit y gagner. Je donnai
à Tune des deux un amant dont l'autre fut la tendre
amie, et même quelque chose de plus ; mais je n'admis
ni rivalité ni querelle, ni jalousie, parce que tout
sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne
voulois ternir ce riant tableau par rien qui dégradât
la nature. Epris de mes deux charmans modèles,
je m'identifiois avec l'amant et l'ami le plus qu'il
m'étoit possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui
Var. — (a) : que je venais d'abandonner. — (b) : rare, il est
plus aimable en même tems.
338 LES CONFESSIONS
donnant au surplus les vertus et les défauts que je
me sentois.
Pour placer mes personnages dans un séjour qui
leur convînt, je passai successivement en revue les
plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages,
mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point
de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de
la Thessalie m'auroient pu contenter, -si je les avois
vues ; mais mon imagination, fatiguée à inventer,
vouloit quelque lieu réel qui pût lui servir de point
d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habitans
que j'y voulois mettre. Je songeai longtems aux îles
Borromées, dont l'aspect délicieux m'avoit trans-
porté ; mais j"y trouvai trop d'ornement et d'art
pour mes personnages. Il me falloit cependant (a)
un lac, et je finis par choisir celui autour duquel
mon cœur n'a jamais cessé d'errer. Je me fixai sur
la partie des bords de ce lac à laquelle depuis long-
tems mes vœux ont placé ma résidence dans le
bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le
lieu natal de ma pauvre Maman avoit encore pour
moi un attrait de prédilection. Le contraste des
positions, la richesse et la varité des sites, la magnifi-
cence, la majesté de l'ensemble (h) qui ravit les sens,
émeut le cœur, élève lame, achevèrent de me déter-
miner, et j'établis à Vevay mes jeunes pupilles.
Voilà tout ce que j'imaginai du premier bond ;
le reste n'y fut ajouté que dans la suite.
Je me bornai longtems à un plan si vague, parce
Vah. — fa) : absolument un... — (b) : majesté totale du spec-
tacle qui...
LIVRE NEUVIEME
339
I
qu'il suffisoit pour remplir mon imaginatisn d'objets
agréables, et mon cœur de sentimens dont il aime
à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent
enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon
cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que
la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quel-
ques-unes des situations qu'elles m'ofîroient, et rappe-
lant tout ce que j'avois senti dans ma jeunesse, de
donner ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer,
que je n'avois (a) pu satisfaire, et dont je me sent ois
dévoré.
Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres
éparses (b), sans suite, et sans liaison, et lorsque je
m'avisai de les vouloir coudre, j'y fus souvent fort
embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très
vrai est que les deux premières parties ont été écrites
presque en entier de cette manière, sans que j'eusse
aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un
jour je serois tenté d'en faire un ouvrage en règle.
Aussi voit-on que ces deux parties, formées après
coup de matériaux qui n'ont pas été taillés pour la
place qu'ils occupent, sont pleines d'un remplissage
verbeux, qu'on ne trouve pas dans les autres.
Au plus fort de mes douces rêveries, j'eus une
visite de madame d'Houdetot, la première qu'elle
m'eût faite en sa vie, mais qui malheureusement ne
fut pas la dernière, comme on verra ci-après. La
comtesse d'Houdetot étoit fille de feu M. de Belle-
garde, fermier-général, sœur de M. d'Epinay et de
MM. de Lalive et de La Briche, qui depuis ont été
Var. — (a) : n'aveis jamais pu... — (bj : et sans suiie...
340 LES CONFESSIONS
tous deux introducteurs des ambassadeurs. J'ai
parlé de la connoissance que je fis avec elle étant fille.
Depuis son mariage, je ne la vis qu'aux fêtes de la
Chevrette, chez madame d'Epinay sa belle-sœur.
Ayant souvent passé plusieurs jours avec elle, tant
à la Chevrette qu'à Épinay, non seulement je la
trouvai toujours très aimable, mais je crus lui voir
aussi pour moi de la bienveillance. Elle aimoit assez
à se promener avec moi ; nous étions marcheurs l'un
et l'autre, et l'entretien ne tarissoit pas entre nous.
Cependant je n'allai jamais la voir à Paris, quoi-
qu'elle m'en eût prié et même sollicité plusieurs fois.
Ses liaisons avec M. de Saint-Lambert ^, avec qui je
commençois d'en avoir, me la rendirent encore plus
intéressante, et c'étoit pour m'apporter des nouvelles
de cet ami. qui pour lors étoit, je crois à Mahon,
qu'elle vint me voir à l'Hermitage 2.
Cette visite eut un peu l'air d'un début de roman.
Elle s'égara dans la route. Son cocher, quittant le
chemin qui tournoit, voulut traverser en droiture, du
moulin de Clairvaux à l'Hermitage : son carrosse
s'embourba dans le fond du vallon ; elle voulut
descendre et faire le reste du trajet à pied. Sa mi-
gnonne chaussure fut bientôt percée ; elle enfonçoit
dans la crotte ; ses gens eurent toutes les peines du
monde à la dégager, et enfin elle arriva à l'Hermitage
1. Charles-François, marquis de Saint-Lambert, l'auteur des
Saisons. Né à Nancy, le 26 décembre 1716 ; mort le 9 février 1803.
2. Dans l'été de 1756, si l'on s'en tient strictement au texte de
Rousseau. En janvier 1757, si l'on admet la chronologie des faits
établie par M. Auguste Rey, dans son intéressant ouvrage : J.-J.
Rousseau dans la Vallée de Montmorency, p. 8 et ss.
LIVRE NEUVIÈME 341
en bottes, et perçant Fair d'éclats de rire, auxquels
je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut
changer de tout ; Thérèse y pourvut, et je l'engageai
d'oublier la dignité pour faire une collation rustique
dont elle se trouva fort bien. Il etoit tard, elle resta
peu ; mais l'entrevue fut si gaie qu'elle y prit goût,
et parut disposée à revenir. Elle n'exécuta pourtant
ce projet que l'année suivante ; mais, hélas ! ce retard
ne me garantit de rien.
Je passai l'automne à une occupation dont on ne
se douteroit pas, à la garde du fruit de M. d'Épinay.
L'Hermitage étoit le réservoir des eaux du parc de
la Chevrette. Il y avoit un jardin clos de murs, et
garni d'espaliers et d'autres arbres, qui donnoient
plus de fruits à M. d'Epinay que son (a) potager
de la Chevrette, quoiqu'on lui en volât les trois
quarts. Pour n'être pas un hôte absolument inutile,
je me chargeai de la direction du jardin et de l'ins-
pection du jardinier. Tout alla bien jusqu'au tems des
fruits ; mais à mesure qu'ils mùrissoient. je les
voyois disparoître, sans savoir ce qu'ils étoient de-
venus. Le jardinier m'assura que c' et oient les loirs
qui mangeoient tout. Je fis la guerre aux loirs, j'en
détruisis beaucoup, et le fruit n'en disparoissoit pas
moins. Je guettai si bien, qu'enfin je trouvai que le
jardinier lui-même étoit le grand loir. Il logeoit à
Montmorency, d'où il venoit les nuits, avec sa femme
et ses enfans, enlever les dépôts de fruits qu'il avoit
faits pendant la journée, et qu'il faisoit vendre à la
Var. — (a) : son vand pntacror de la Chevret'e et fournissoit
presque toute l'année son office et sa table. Pour nùtie...
342 LES CONFESSIONS
halle à Paris aussi publiquement que s'il eût eu un
jardin à lui. Ce misérable que je comblois de bien-
faits, dont Thérèse habilloit les enfans, et dont je
nourrissois presque le père, qui étoit mendiant, nous
dévalisoit aussi aisément qu'effrontément, aucun
des trois n'étant assez vigilant pour y mettre ordre ;
et dans une seule nuit il parvint à vider ma cave, où
je ne trouvai rien le lendemain. Tant qu'il ne parut
s'adresser qu'à moi, j'endurai tout ; mais voulant
rendre compte du fruit, je fus obligé d'en dénoncer
le voleur. Madame d'Épinay me pria de le payer, de
le mettre dehors, et d'en chercher un autre ; ce que
je fis. Comme ce grand coquin rôdoit toutes les nuits
autour de l'Hermitage, armé d'un gros bâton ferré
qui avoit l'air d'une massue, et suivi d'autres vau
riens de son espèce, pour rassurer les Gouverneuses
que cet homme effrayoit terriblement, je fis cou
cher (a) son successeur toutes les nuits à l'Hermitage
et, cela ne les tranquillisant pas encore, je fis deman
der à Madame d'Épinay un fusil que je tins dans la
chambre du jardinier, avec charge à lui de ne s'en
servir qu'au besoin, si l'on tentoit de forcer la porte
ou d'escalader le jardin, et de ne tirer qu'à poudre,
uniquement pour effrayer les voleurs. C étoit assuré-
ment la moindre précaution que pût prendre, pour
la sûreté commune, un homme incomnaodé, ayant à
passer l'hiver au milieu des bois, seul avec deux
femmes timides. Enfin, je fis l'acquisition d'un
petit chien pour servir de sentinelle. Deleyre m'étant
Var. — (a) : je pris le parti de faire coucher..
LIVRE NEUVIÈME 343
venu voir dans ce tems-là, je lui contai mon cas. et
ris avec lui de mon appareil militaire.
De retour à Paris, il en voulut amuser Diderot à
son tour, et voilà comment la coterie holbachique
apprit que je voulois tout de bon passer l'hiver à
l'Hermitage. Cette constance, qu'ils n'av oient pu se
figurer, les désorienta, et en attendant qu'ils ima-
ginassent quelque autre tracasserie pour me rendre
mon séjour déplaisant ^, ils me détachèrent, par
Diderot, le même Deleyre, qui, d'abord ayant trouvé
mes précautions toutes simples, finit par les trouver
inconséquentes à mes principes, et pis que ridicules,
dans des lettres où il m'accabloit de plaisanteries
amères, et assez piquantes pour m'ofïenser, si mon
humeur eût été tournée de ce côté-là. Mais alors,
saturé de sentimens affectueux et tendres, et n'étant
susceptible d'aucun autre, je ne voyois dans ses
aigres sarcasmes que le mot pour rire, et ne le
trouvois que folâtre où tout autre l'eût trouvé
extravagant (a).
Var. — (a) : extravagant. Ainsi ceux qui le soufflèrent en jurent
cette fois pour leur peine, et je n'en passai pas mon hiver moins tran-
quillement. A force...
1. « J'admire en ce moment ma stupidité de n'avoir pas pu, quand
j^écrivois ceci, que le dépit avec lequel les holbachiens me virent aller
et rester à la campagne regardait principalement la mère Le Vasseur,
qu'ils n' avaient plus sous la main pour les guider dans leurs systèmes
d'imposture par de^ points fixes de tems et de lieux. Cette idée qui
me vient si tard, éclaircit parfaitement la bizarrerie de leur conduite,
qui dans toute autre supposition est inexplicable. » (Note de J.-J.
Rousseau.) — Cette note que nous empruntons au manuscrit
de Paris, n'a pu être transcrite par Rousseau sur celui de Genève,
ce dernier n'étant plus alors entre les mains de l'auteur des Con-
jessions.
LES CONFESSIONS
A force de vigilance et de soins, je parvins à garder
si bien le jardin, que. quoique la récolte du fruit
eût presque manqué cette année, le produit fut triple
de celui des années précédentes, et il est vrai que je
ne m'épargnois point pour le préserver, jusqu'à
escorter les envois que je faisois à la Chevrette et à
Épinay, jusqu'à porter des paniers moi-même, et je
me souviens que nous en portâmes un si lourd, la
tante et moi, que. prêts à succomber sous le faix,
nous fûmes contraints de nous reposer de dix en
dix pas. et n'arrivâmes que tout en nage.
Quand la mauvaise saison commença de me ren-
fermer au logis, je voulus reprendre mes occupations
casanières ; il ne me fut pas possible. Je ne voyois
partout que les deux charmantes amies, que leur
ami; leurs entours, le pays qu'elles habitoient,
qu'objets créés ou embellis pour elles par mon ima-
gination. Je n'étois plus un moment à moi-même, le
délire ne me quittoit plus. Après beaucoup d'efforts
inutiles pour écarter de moi toutes ces fictions, je
fus enfin tout à fait séduit par elles, et je ne m'occu-
pai plus qu'à tâcher d'y mettre quelque ordre et
quelque suite, pour en faire une espèce de roman.
Mon grand embarras étoit la honte de me démentir
ainsi moi-même si nettement et si hautement. Après
les principes sévères que je venois d'établir avec tant
de fracas, après les maximes austères que j'avois (a)
si fortement prêchées, après tant d'invectives mor-
dantes contre les livres efféminés qui respiroient
l'amour et la mollesse, pouvoit-on rien imaginer de
Var. — (a) : j'avuis prêchées,...
LIVRE NEUVIEME Ô^D
plus inattendu, de plus choquant, que de me voir
tout d'un coup ni'inscrire de ma propre main parmi
les auteurs de ces livres que j'avois si durement cen-
surés? Je sentois cette inconséquence dans toute sa
force, je me la reprochois, j'en rougissois, je m'en
dépit ois : mais tout cela ne put suffire pour me
ramener à la raison. Subjugué complètement, il
fallut me soumettre à tout risque, et me résoudre à
braver le qu'en dira-t-on, sauf à délibérer dans la
suite si je me résoudrois à montrer mon ouvrage ou
non : car je ne supposois pas encore que (a) j'en
vinsse à le publier.
Ce parti pris, je me jette à plein collier dans mes
rêveries, et à force de les tourner et retourner dans
ma tête, j'en forme enfin l'espèce de plan dont on
a vu l'exécution. C'étoit assurément le meilleur
parti qui se pût tirer de mes folies : l'amour du bien,
qui n'est jamais sorti de mon cœur, les tourna (b)
vers des objets utiles, et dont la morale eût pu faire
son profit. Mes tableaux voluptueux auroient perdu
toutes leurs (c) grâces, si le doux coloris de l'inno-
cence y eût manqué. Une fille foible est un objet
de pitié, que l'amour peut rendre intéressant, et qui
souvent n'est pas moins aimable : mais qui peut
supporter sans indignation le spectacle des mœurs
à la mode? et qu'y a-t-il de plus révoltant que l'orgueil
d'une femme infidèle, qui, foulant ouvertement aux
pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit
pénétré de reconnoissance de la grâce qu'elle lui
Var. — (a) : que jamais j'en... — (b) : tourna naturellement...
- (c) : perdu de leurs grâces,...
346 LES CONFESSIONS
accorde de vouloir bien ne pas se laisser prendre sur
le fait? Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature,
et leurs leçons ne sont pas assez près de nous. Mais
qu'une jeune personne, née avec un cœur aussi
tendre qu'honnête, se laisse vaincre à F amour étant
fille, et retrouve, étant femme, des forces pour le
vaincre à son tour, et redevenir (a) vertueuse,
quiconque vous dira que ce tableau dans sa totalité
est scandaleux et n'est pas utile est un menteur et
un hypocrite ; ne l'écoutez pas.
Outre cet objet de mœurs et d'honnêteté conjugale,
qui tient radicalement à tout Tordre social, je m'en fis
un plus secret de concorde et de paix publique ;
objet plus grand, plus important peut-être en lui-
même, et du moins pour le moment où l'on se
trouvoit. L'orage excité par U Encyclopédie, loin de
se calmer, étoit alors dans sa plus grande force.
Les deux partis, déchaînés l'un contre l'autre avec
la dernière fureur, ressembloient plutôt (h) à des
loups enragés, acharnés à s'entre-déchirer, qu'à des
chrétiens et des philosophes qui veulent réciproque-
ment (c) s'éclairer, se convaincre, et se ramener dans
la voie de la vérité. Il ne manquoit peut-être à l'un
et l'autre que des chefs remuans qui eussent du
crédit, pour dégénérer en guerre civile, et Dieu
sait ce qu'eût produit une guerre civile de religion, où
l'intolérance la plus cruelle étoit au fond la même
des deux côtés. Ennemi né de tout esprit de parti,
j'avois dit franchement aux uns et aux autres des
Var. — (a) : et se maintenir vertueuse... — (b) : plus à des.
— (c) : veulent s'éclairer, se convaincre mutuellement, et se...
LIVRE NEUVIÈ3IE 347
vérités dures qu'ils n'avoient pas écoutées. Je m'avisai
d'un autre expédient, qui. dans ma simplicité (a)^
me parut admirable : c'étoit d'adoucir leur haine
réciproque en détruisant leurs préjugés, et de
montrer à (h) chaque parti lé mérite et la vertu
dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect
de tous (c) les mortels. Ce projet peu sensé, qui
supposoit de la bonne foi dans les hommes, et par
lequel je tombai dans le défaut que je reprochois à
l'abbé de Saint-Pierre, eut le succès qu'il devoit
avoir ; il ne rapprocha point les partis, et ne les réunit
que pour m'accabler. En attendant que l'expérience
m'eût fait sentir ma folie, je m'y livrai, j'ose le dire,
avec un zèle (e) digne du motif qui me l'inspiroit,
et je dessinai les deux caractères de Wolmar et de
Julie, dans un ravissement qui me faisoit (f) espérer
de parvenir à les rendre aimables tous les deux, et,
qui plus est, l'un par l'autre.
Content d'avoir grossièrement esquissé mon plan,
je revins aux situations de détail que j'avois tracées ;
et de l'arrangement que je leur donnai résultèrent
les deux premières parties de la Julie, que je fis et
mis au net durant cet hiver avec un plaisir inexpri-
mable, employant pour cela le plus beau papier
doré (g), de la poudre d'azur et d'argent pour
sécher l'écriture, de la nonpareille bleue pour coudre
mes cahiers, enfin ne trouvant rien d'assez galant,
rien d'assez mignon pour les charmantes filles dont
Var. — (a) : simplicité de cœur,... — (h) : dans chaque... —
(c) : de tout l'univers. — (e) : un enthousiasme digne... — (f) : croire
de... — (g) : doré, séchant l'écriture avec de la poudre d'azur et
d'argent, cousant mes cahiers avec de la non-pareille bleue, enfin...
348 LES CONFESSIONS
je rafîolois (a) comme un autre Pygmalion. Tous
les soirs, au coin de mon feu, je lisois et relisois ces
deux parties aux Gouverneuses. La fille, sans rien
dire, sanglotoit avec moi d'attendrissement ; la
mère, qui ne trouvant point là de complimens. n'y
comprenoit rien, restoit tranquille, et se conten-
tûit dans les momens de silence, de me répéter tou-
jours : Monsieur, cela est bien beau.
Madame d"Epinay, inquiète de me savoir seul en
hiver au milieu des bois, dans une maison isolée,
envoyoit très souvent savoir de mes nouvelles.
Jamais je n'eus de si vrais témoignages de son amitié
pour moi, et jamais la mienne n'y répondit plus
vivement. J'aurois tort de ne pas spécifier, parmi ces
témoignages, qu'elle m'envoya son portrait, et qu'elle
me demanda des instructions pour avoir le mien,
peint par La Tour, et qui avoit été exposé au Salon.
Je ne dois pas non plus (h) omettre une autre de ses
attentions, qui paroîtra risible, mais qui fait [trait] ^
à l'histoire de mon caractère, par l'impression qu'elle
fit sur moi. Un jour qu'il geloit très fort, en ouvrant
un paquet qu'elle m'envoyoit, de plusieurs commis-
sions dont elle s'étoit chargée, j'y trouvai un petit
jupon de dessous, de flanelle d'Angleterre, quelle
me marquoit avoir porté, et dont elle vouloit que je
me fisse faire un gilet. Le tour de son billet étoit
Var. — (a) : rafîolois, malgré ma barbe déjà grisonnante. Tous...
(b) : ne dois pas omettre...
1. Le mot irait que nous avons dû ajouter, afin de compléter
la phrase, manque dans les deux manuscrits de Genève et de
Paris.
LIVRE NEUVIEME
349
charmant, plein de caresse et de naïveté. •'■. Ce soin,
plus qu'amical, me parut si tendre, comme si elle se
fût dépouillée pour me vêtir, que dans mon émotion
je baisai vingt fois, en pleurant, le billet et le jupon.
Thérèse me croyoit devenu fou. Il est singulier que,
de toutes les marques d'amitié que madame d'Epinay
m'a prodiguées, aucune ne m'a jamais touché comme
celle-là, et que même, depuis notre rupture, je n'y
ai jamais repensé sans attendrissement. J'ai long-
tems conservé son petit billet, et je l'aurois encore
s'il n'eût eu le sort de mes autres lettres du même
tems.
Quoique mes rétentions me laissassent alors peu
de relâche en hiver, et qu'une partie de celui-ci je
fusse réduit à l'usage des sondes, ce fut pourtant, à
tout prendre, la saison que, depuis ma demeure en
France, j'ai passée avec le plus de douceur et de tran-
quillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais
tems me tint davantage (a) à l'abri des survenans,
je savourai, plus que je n'ai fait avant et depuis,
cette vie indépendante, égale et simple, dont la
jouissance ne faisoit pour moi qu'augmenter le prix,
sans autre compagnie que celle des deux Gouver-
Var. — (a) : presque à l'abri...
1. Voici ce billet, tel qu'il est rapporté dans les Mémoires de
Madame d'Epinay, édit. P. Boiteau, tome II, p. 191 : « J'envoie,
mon hermite, de petites provisions à mesdames Le Vasseur ; et comme
c'est un commissionnaire nouveau dont je me sers, voici le détail
de ce dont il est chargé : un petit baril de sel, un rideau pour la
chambre de madame Le Vasseur, et un cotillon tout neuf à moi
(que je n'ai pas porté, au moins), d'une flanelle de soie très propre
à lui en faire un, ou à vous-même un bon gilet. Bonjour, le roi des
ours ! Un peu de vos nouvelles. »
350 LES CONFESSIONS
neuses en réalité, et celle des deux cousines en idée.
C'est alors surtout que je me félicitois chaque jour
davantage du parti que j'avois eu le bon sens de
prendre, sans égard aux clameurs de mes amis,
fâchés de me voir affranchi de leur tyrannie, et quand
j'appris l'attentat (^aj d'un forcené^, quand De-
ieyre et madame d'Épinay me parloient dans leurs
lettres du trouble et de l'agitation qui régnoient dans
Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné
de ces spectacles d'horreurs et de crimes, qui n'eus-
sent fait que nourrir, qu'aigrir l'humeur bilieuse que
l'aspect des désordres publics m'avoit donnée ;
tandis que, ne voyant plus autour de ma retraite que
des objets rians et doux, mon cœur ne se livroit qu'à
des sentimens aimables. Je note ici avec complai-
sance le cours des derniers momens paisibles qui
m'ont été laissés. Le printems qui suivit cet hiver
si calme vit éclore le germe des malheurs qui me res-
tent à décrire, et dans le tissu desquels on ne verra
plus d'intervalle semblable, où j'aie eu le loisir de
respirer.
Je crois pourtant me rappeler que durant cet inter-
valle de paix et jusqu'au fond de ma solitude, je ne
restai pas tout à fait tranquille de la part des holba-
chiens. Diderot me suscita quelque tracasserie, et
je suis fort trompé si ce n'est durant cet hiver que
parut Le Fils naturel ^. dont j'aurai bientôt à parler.
Var. — (a) : l'attentat exécrable d'un forcené... _^^' •
1. La tentative d'assassinat faite sur Louis XV par Damiens,
le 4 janvier 1757.
2. En mars 1757.
LIVRE NEUVIEME
351
Outre que par des causes qu'on saura dans la suite,
il m"est resté peu de monuraens sûrs de cette époque,
ceux mêmes qu'on m'a laissés sont très peu précis
quant aux dates. Diderot ne datoit jamais ses lettres.
Madame d'Epinay, madame d'Houdetot, ne datoient
guères les leurs que du jour de la semaine, et Deleyre
faisoit comme elles le plus souvent. Quand j'ai voulu
ranger ces lettres dans leur ordre, il a fallu suppléer,
en tâtonnant, des dates incertaines, sur lesquelles
je ne puis compter. Ainsi, ne pouvant fixer avec cer-
titude le commencement de ces brouilleries, j'aime
mieux rapporter ci-après dans un seul article tout
ce que je m'en puis rappeler.
Le retour du printems avoit redoublé mon tendre
délire, et dans mes erotiques transports, j'avois com-
posé pour les dernières parties de la Julie plusieurs
lettres (a) qui se sentent du ravissement dans lequel
je les écrivis. Je puis citer entre autres celles de
l'Elysée et de la promenade sur le lac, qui, si je m'en
souviens bien, sont à la fm de la quatrième partie.
Quiconque, en lisant ces deux lettres, ne sent pas
amollir et fondre son cœur dans l'attendrissement
qui me les dicta, doit fermer le livre : il n'est pas fait
pour juger des choses de sentiment.
Précisément dans le même tems, j'eus de madame
d'Houdetot une seconde visite imprévue ^. En l'ab-
Var. — (a) : lettres qui, j'ose le dire, se...
1. Dans l'été de 1757, probablement à la fin de mai. Voyez sur
les relations du philosophe et de sa charmante amie, l'excellent
travail de E. Ritter : J.-J. Rousseau et Madame d' Houdeiot, Annales
de la Soc. de J.-J. Rousseau, 1906.
LES CONFESSIONS
sence de son mari, qui étoit capitaine de gendarmerie,
et de son amant, qui servoit aussi, elle étoit venue à
Eaubonne. au milieu de la vallée de Montmorency,
où elle avoit loué une assez jolie maison. Ce fut de là
quelle vint faire à THermitage une nouvelle excur-
sion. A ce voyage, elle étoit à cheval et en homme.
Quoique je n'aime guères (a) ces sortes de masca-
rades, je fus pris à l'air romanesque de celle-là, et,
pour cette fois, ce fut de lamour. Comme il fut le
premier et Tunique en toute ma vie, et que ses suites
le rendront à jamais mémorable et terrible à mon
souvenir, qu'il me soit permis d'entrer dans quelques
détails sur cet article.
Madame la comtesse d'Houdetot approchoit de
la trentaine, et n'étoit point belle ; son visage étoit
marqué de la petite vérole : son teint manquoit de
finesse, elle aveit la vue basse et les yeux un peu
ronds : mais elle avoit l'air jeune avec tout cela, et
sa physionomie, à la fois vive et douce, étoit cares-
sante. Elle avoit une forêt de grands cheveux noirs,
naturellement bouclés, qui lui tomboient (h) au
jarret ; sa taille étoit mignonne, et elle mettoit dans
tous ses mouvemens de la gaucherie et de la grâce
tout à la fois. Elle avoit l'esprit très naturel et très
agréable : la gaieté, l'étourderie et la naïveté s'y
marioient (c) heureusement : elle abondoit en
saillies charmantes qu'elle ne recherchoit point et
qui part oient (d) quelquefois malgré elle. Elle avoit
plusieurs talens agréables, jouoit du clavecin, dansoit
Var. — (a) : point... — (h) : lui descendoient au... — (c) : très
heureusement... — (d) : qui lui venaient...
LIVEE NEUVIEME
353
bien, faisoit d'assez jolis vers ^. Pour son caractère,
il étoit angélique : la douceur d'àme en faisoit le
fond : mais, hors la prudence et la force, il rassem-
bloit toutes les vertus. Elle étoit surtout d'une telle
sûreté dans le commerce, d'une telle fidélité dans la
société, que ses ennemis même n'avoient pas besoin
de se cacher d'elle. J'entens par ses ennemis ceux ou
plutôt celles qui la haïssoient ; car. pour elle, elle
n'avoit pas un cœur qui pût hair. et je crois que
cette conformité (a) contribua beaucoup à me pas-
sionner pour elle. Dans les confidences de la plus
intime amitié, je ne lui ai jamais ouï parler mal des
absens. pas même de sa belle-sœur. Elle ne pouvoit
ni déguiser ce qu'elle pensoit à personne, ni même
contraindre aucun de ses sentimens, et je suis per-
suadé qu'elle parloit de son amant à son mari même,
comme elle en parloit à ses amis, à ses connoisspnces,
et à tout le monde indifféremment. Enfin, ce qui
prouve sans réplique la pureté et la sincérité de son
excellent naturel, c'est qu'étant sujette aux plus
énormes distractions et aux plus visibles étourderies,
il lui en échappoit souvent de très imprudentes pour
elle-même, mais jamais d'olfensantes pour qui que
ce fût.
On l'avoit mariée très jeune et malgré elle au comte
d"Houdetot, homme de condition, bon (h) militaire,
Var. — (a) : conformité de naturel... — (b) : brave militaire,...
1. On trouvera d'assez nombreuses poésies de Madame dHou-
detot dans l'ouvrage que lui a consacré M. Hippolyte Bufîenoir :
La comtesse (IHoudetot. Paris, Calmann-Lévy, s. d., eh. iv. Ce
sont, en général, des pièces fort médiocres.
II. — 23
354 LES CONFESSIONS
mais joueur, chicaneur, très peu aimable, et qu'elle
n'a jamais aimé. Elle trouva dans M. de Saint-Lam-
bert tous les mérites de son mari, avec des qualités
plus agréables, de l'esprit, des vertus, des talens (a).
S'il faut pardonner quelque chose aux mœurs du
siècle, c'est sans doute un attachement (h) que sa
durée épure, que ses effets honorent, et qui ne s'est
cinaenté que par une estime réciproque (c).
C'étoit un peu par goût, à ce que j'ai pu croire,
mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert,
qu'elle venoit me voir. Il 1 "y avoit exhortée, et il
avoit raison de croire que l'amitié qui commençoit
à s'établir entre nous rendroit cette société agréable
à tous les trois. Elle savoit que jétois instruit de
leurs liaisons, et pouvant me parler de lui sans gêne,
il étoit naturel qu'elle se plût avec moi. Elle vint ;
je la vis : j'étois ivre d'amour sans objet ; cette
ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle :
je vis ma Julie en madame d'Houdetot, et bientôt
je ne vis plus que madame d'Houdetot (d). mais
revêtue de toutes les perfections dont je venois
d'orner l'idole de mon cœur. Pour m'achever, elle
me parla de Saint-Lambert en amante passionnée.
Force contagieuse de l'amour ! en l'écoutant, en me
sentant auprès d'elle, j'étois saisi d'un frémisse-
ment (e) délicieux, que je n'avois éprouvé jamais
auprès de personne. Elle parloit, et je me sentois
ému : je croyois ne faire que m'intéresser à ses senti-
Vae. — (a) : des vertus et les plus rares talens. — ^(b) : un
pareil attachement. . . — (c) : qui ne s'est cimentée que par des
vertus. C'étoit... — fdj : d'Houdetot, elle-même,... — (ej : fré-
missement nouveau, mais délicieux...
LIVRE NEUVIÈME 355
mens, quand j'en prenois de semblables ;- j'-avalois
à longs traits la coupe empoisonnée, dont je ne
sentois (a) encore que la douceur. Enfin, sans que
je m'en aperçusse et sans qu'elle s'en aperçût, elle
m'inspira pour eUe-même tout ce qu'elle exprimoit
pour son amant. Hélas 1 ce fut bien tard, ce fut bien
cruellement brûler d'une passion non moins vive que
malheureuse pour une femme dont le cœur étoit
plein d'un autre amour.
Malgré les mouvemens extraordinaires que j 'a vois
éprouvés auprès d'elle, je ne m'aperçus pas d'abord
de ce qui m'étoit arrivé : ce ne fut qu'après son départ
que, voulant penser à Julie, je fus frappé de ne pou-
voir plus penser qu'à madame d'Houdetot. Alors
mes yeux se dessillèrent ; je sentis mon malheur,
j'en gémis, mais je n'en prévis pas les suites.
J'hésitai longtems sur la manière dont je me con-
duirois avec elle, comme si l'amour véritable laissoit
assez de raison pour suivre des délibérations. Je
n'étois pas déterminé quand elle revint me prendre
au dépourvu. Pour lors j'étois instruit. La honte,
compagne du mal, me rendit muet, tremblant devant
elle ; je n'osois ouvrir la bouche ni lever les yeux ;
j'étois dans un trouble inexprimable, qu'il étoit im-
possible qu'elle ne vît pas. Je pris le parti de le lui
avouer, et de lui en laisser deviner la cause : c'étoit
la lui dire assez clairement.
Si j'eusse été jeune et aimable, et que dans la suite
madame d'Houdetot eût été foible, je blâmerois ici
sa conduite : mais tout cela n'étant pas, je ne puis
Var. — (a) : empoisonnée sans en sentir encore...
356 LES CONFESSIONS
que l'applaudir et l'admirer. Le parti qu'elle prit
étoit également celui de la générosité et de la pru-
dence. Elle ne pouvoit s'éloigner brusquement de
moi sans en dire la cause à Saint-Lambert, qui Tavoit
lui-même engagée à me voir ; c'étoit exposer deux
amis à une rupture, et peut-être à un éclat quelle
vouloit (a) éviter. Elle avoit pour moi de l'estime et
de la bienveillance. Elle eut pitié de ma folie ; sans
la flatter elle la plaignit et tâcha de m'en guérir.
Elle étoit bien aise de conserver à son amant et à
elle-même un ami dont elle faisoit cas : elle ne me
parloit de rien avec plus de plaisir que de l'intime
et douce société que nous pouvions former entre
nous trois, quand je serois devenu raisonnable ; elle
ne se bornoit pas toujours à ces exhortations amicales,
et ne m'épargnoit pas au besoin les reproches plus
durs que j'avois bien mérités.
Je me les épargnois encore moins moi-même. Sitôt
que je fus seul, je revins à moi ; j'étois plus calme
après avoir parlé : l'amour connu de celle qui l'ins-
pire en devient plus supportable. La force avec
laquelle je me reprochois le mien m'en eût dû guérir,
si la chose eût été possible. Quels puissans motifs
n'appelai-je point à mon aide pour l'étouffer î Mes
mœurs, mes sentimens. mes principes, la honte, l'in-
fidélité, le crime, l'abus d'un dépôt confié par l'ami-
tié, le ridicule enfin de brûler à mon âge de la passion
la plus extravagante pour un objet dont le cœur
préoccupé ne pouvoit ni me rendre aucun retour,
ni me laisser aucun espoir : passion de plus, qui, loin
Var. — (a) : qu'elle devait. ..
LIVRE NEUVIÈME 357
d'avoir rien à gagner par la constance; devenoit
moins soiiffrable de jour en jour.
Qui croiroit que cette dernière considération, qui
devoit ajouter du poids à toutes les autres, fut celle
qui les éluda? Quel scrupule, pensai-je, puis-je me
faire d'une folie nuisible à moi seul? Suis-je donc un
jeune cavalier fort à craindre pour madame d'Hou-
detot? Ne diroit-on pas, à mes présomptueux
remords, que ma galanterie, mon air, ma parure (a),
vont la séduire? Eh ! pauvre Jean- Jacques, aime à
ton aise, en (h) sûreté de conscience, et ne crains
pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert.
On a vu que jamais je ne fus avantageux même
dans ma jeunesse. Cette façon de penser étoit dans
mon tour d'esprit, elle flattoit ma passion ; c'en fut
assez pour m'y livrer sans réserve, et rire même de
l'impertinent scrupule que je croyois m'être fait par
vanité plus que par raison. Grande leçon pour les
âmes honnêtes, que le vice n'attaque jamais à décou-
vert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre, en se
masquant toujours de quelque sophisme, et souvent
de quelque vertu.
Coupable sans remords, je le fus bientôt sans
mesure et, de grâce, qu'on voie comment ma passion
suivit la trace de mon naturel, pour m'entraîner enfin
dans l'abîme. D'abord elle prit un air humble pour
me rassurer, et (c) pour me rendre entreprenant,
elle poussa cette humilité jusqu'à la défiance. Madame
d'Houdetot, sans cesser de me rappeler à mon devoir,
Var. — (a) : que mon équipage, ma galanterie, mon air,
(b) : en toute sûreté... — (c) : et puis pour...
358 LES CONFESSIONS
à la raison, sans jamais flatter un moment ma folie,
me traitoit au reste avec la plus grande douceur,
et prit avec moi le ton de l'amitié la plus tendre.
Cette amitié m'eût suffi, je le proteste, si je l'avois
crue sincère ; mais la trouvant trop vive pour être
vraie. n"allai-je pas me fourrer dans la tête que
Tamour. désormais si peu convenable à mon âge (a),
à mon maintien, m'avoit avili aux yeux de madame
d'Houdetot : que cette jeune folle ne vouloit que se
divertir de moi et de mes douceurs surannées ;
qu'elle en avoit fait confidence à Saint-Lambert,
et que l'indignation de mon infidélité ayant fait
entrer son amant dans ses vues, ils s'entendoient
tous les deux pour achever de me faire tourner la
tête et me persifler? Cette bêtise, qui m'avoit fait
extravaguer à vingt-six ans, auprès de madame de
Larnage, que je ne connoissois pas, m'eût été par-
donnable à quarante-cinq, auprès de madame d'Hou-
detot, si j'eusse ignoré qu'elle et son amant étoient
trop honnêtes gens l'un et l'autre pour se faire un
aussi barbare amusement.
Madame d'Houdetot continuoit à me faire des
visites que je ne tardai pas à (h) lui rendre. Elle
aimoit à marcher, ainsi que moi : nous faisions de
longues promenades dans un pays enchanté. Content
d'aimer et de l'oser dire, j'aurois été dans la plus
douce situation, si mon extravagance n'en eût détruit
tout le charme. Elle ne comprit rien d'abord à la
sotte humeur avec laquelle je recevois ses caresses :
mais mon cœur, incapable de sa\oir jamais rien
Var. — (a) : âge et à ma parure, m'avoit. — (b) : pas de lui...
LIVRE NEUVIÈME 359
cacher de ce qui s'y passe, ne lui laissa pas longtems
ignorer mes soupçons ; elle en voulut rire ; cet expé-
dient ne réussit pas : des transports de rage en
auroient été l'effet : elle changea de ton. Sa compa-
tissante douceur fut invincible : elle me fit des re-
proches qui me pénétrèrent ; elle me témoigna, sur
mes injustes craintes, des inquiétudes dont j'abusai.
J'exigeai des preuves qu'elle ne se moquoit pas de
moi. Elle vit qu'il n'y avoit nul autre moyen de me
rassurer. Je devins pressant, le pas étoit délicat.
Il est étonnant, il est unique peut-être qu'une femme
ayant pu venir jusqu'à marchander, s'en soit tirée
à si bon compte. Elle ne me refusa rien de ce que la
plus tendre amitié pouvoit accorder. Elle ne m'ac-
corda rien qui pût la rendre infidèle, et j'eus Thu-
miliation de voir que l'embrasement dont ses légères
faveurs allumoient mes sens n'en porta jamais aax
siens la moindre étincelle,
J"ai dit quelque part qu'il ne faut rien accorder
aux sens, quand on veut leur refuser quelque chose.
Pour connoître combien cette maxime se trouva
fausse avec madame d'Houdetot, et combien elle
eut raison de compter sur elle-même, il faudroit
entrer dans les détails de nos longs et fréquens tête-
à-tête, et les suivre dans toute leur vivacité durant
quatre mois que nous passâmes ensemble dans une
intimité presque sans exemple entre deux amis de
difîérens sexes, qui se renferment dans les bornes
dont nous ne sortîmes jamais. Ah ! si j'avois tardé
si longtems à sentir le véritable amour, qu'alors mon
cœur et mes sens lui payèrent bien l'arrérage ! et
360 LES CONFESSIONS
quels sont donc les transports qu'on doit éprouver
auprès d'un objet aimé qui nous aime, si même un
amour non partagé peut en inspirer de pareils?
Mais j'ai tort de dire un amour non partagé ; le
mien l'étoit en quelque sorte : il étoit égal des deux
côtés, quoiqu'il ne fût pas réciproque. Nous étions
ivres d'amour l'un et l'autre, elle pour son amant,
moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se
confondoient. Tendres confidens l'un de l'autre, nos
sentimens avoient tant de rapports, qu'il étoit im-
possible qu'ils ne se mêlassent pas en quelque chose ;
et toutefois, au milieu de cette dangereuse ivresse,
jamais elle ne s'est oubliée un moment ; et moi je
proteste, je jure (a) que si, quelquefois égaré par
mes sens," jai tenté de la rendre infidèle, jamais je ne
l'ai véritablement désiré. La véhémence de ma
jDassion la contenoit par elle-même. Le devoir des
privations a voit exalté mon âme. L'éclat de toutes les
vertus ornoit à mes yeux l'idole de mon cœur ; en
souiller la divine image eût été l'anéantir. J'aurois
pu commettre le crime ; il a cent fois été commis dans
mon cœur ; mais avilir ma Sophie? Ah ! cela se pou-
voit-il jamais? Non, non ; je le lui ai cent fois dit
à elle-même, eussé-je été le maître de me satisfaire,
sa propre volonté l'eût-elle mise à ma discrétion,
hors quelques courts momens de délire, j'aurois
refusé d'être heureux à ce prix. Je laimois trop pour
vouloir la posséder.
Il y a près d'une lieue de l'Hermitage à Eaubonne ;
Var. — (a) : jure à la face du ciel que...
LIVRE NEUVIEME
361
dans mes fréqiiens voyages, il m'est arrivé quelque-
fois d'y coucher : un soir, après avoir soupe tête-à-
tête, nous allâmes nous promener au jardin par un
très beau clair de lune. Au fond de ce jardin étoit
un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher
un joli bosquet orné d'une cascade dont je lui avois
donné l'idée, et qu'elle avoit fait exécuter. Souvenir
immortel d'innocence et de jouissance ! Ce fut dans
ce bosquet, qu'assis avec elle sur un banc de gazon,
sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour
rendre les mouvemens de mon cœur, un langage vrai-
ment digne d'eux. Ce fut la première et l'unique fois
de ma vie ; mais je fus sublime, si l'on peut nommer
ainsi tout ce que l'amour le plus tendre et le plus
ardent peut porter d'aimable et de séduisant dans
un cœur d'homme. Que d'enivrantes larmes je versai
sur ses genoux 1 Que je lui en fis verser malgré elle !
Enfin, dans un transport involontaire, elle s'écria :
Non, jamais homme ne fut si aimable, et jamais
amant n'aima comme vous ! Mais votre ami Saint-
Lambert nous écoute, et mon cœur ne sauroit aimer
deux fois. Je me tus en soupirant ; je l'embrassai :
quel embrassement ! Mais ce fut tout. Il y avoit six
mois qu'elle vivoit seule, c'est-à-dire loin de son
amant et de son mari ; il y en avoit trois que je la
voyois presque tous les jours, et toujours l'amour en
tiers entre elle et moi. Nous avions soupe tête-à-
tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de la
lune, et après deux heures de l'entretien le plus vif et
le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce
bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi
pure de corps et de cœur qu'elle y étoit entrée. Lee-
362
LES CONFESSIONS
teurs. pesez toutes ces circonstances ; je n ajouterai
rien de plus ^.
Et qu'on n'aille pas s'imaginer qu'ici mes sens me
laissoient tranquille, comme auprès de Thérèse et de
Maman. Je Fai déjà dit. c'étoit de Tamour cette fois,
et Tamour dans toute son énergie et dans toutes ses
fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les fré-
missemens, ni les palpitations, ni les mouvemens
convulsifs, ni les défaillances de cœur que j'éprouvois
continuellement ; on en pourra juger par l'effet que
sa seule image faisoit sur moi. J'ai dit qu'il y avoit
loin de l'Hermitage à Eaubonne : je passois par les
coteaux d'Andilly, qui sont charmans. Je revois
1. On a dit que la scène n'eut pas tout le pathétique que lui
prêta Rousseau, et, qu'un instant sitrprise par les sens, Madame
d'Houdetot trouva un prétexte assez plaisant pour échapper aux
transports de son ami. Ce qu'il y a de piquant dans Thistoire,
c'est qu'on la tient de l'héroïne, laquelle la conta à Xépomucène
Lemercier. Villenave, qui l'entendit raconter, la rapporta à peu
près en ces termes : Le mur de l'enclos de Madame d'Houdetot
séparait seul les arbres du chemin : tandis que le philosophe sou-
pirait aux pieds de Madame d'Houdetot, un charretier vint à
passer, en criant à son cheval : Eh ! avance donc, b... ! Elle ne
put s'empêcher de rire, et Jean- Jacques se releva déconcerté.
{Cî.Rei>ue rétrospective, 1894, XX, 131.J
On consultera utilement sur les relations qu'entretinrent Rous-
seau et Madame d'Houdetot les ou%Tages suivants : Mémoires de
Madame d'Epinay, éd. P. Boiteau ; la Correspondance de Rousseau ;
J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis, par Streckeisen-Moultou
(Correspond, de Madame d'Houdetot), t. I ; Aug. Rey, J.-J. Rous-
seau dans 'a Vallée de Montmorency ; La Comtesse d'Houdetot, sa
famide et ses amis, par H. Buffenoir (cette correspondance contient
18 lettres inédites de Madame d'Houdetot). Paris, Leclerc, 1905,
in-8** ; Frederika Macdonald, La Légende de J.-J. Rousseau, trad.
de l'anglais par G. Roth. Paris, Hachette, 1909, in-18 ; E. Ritter,
J.-J. Rousseau et Madame d'Houdetot. Annales de la Soc. de
J.-J. Rousseau, 1906.
LIVRE NEUVIEME
363
en marchant à celle que j'allois voir, -à l'accueil
caressant qu'elle me feroit, au baiser qui m'attendoit
à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant
même de le recevoir, m'embrasoit le sang à tel point,
que ma tête se troubloit, un éblouissement m'aveu-
gloit. mes genoux tremblans ne pouvoient me sou-
tenir ; j'étois forcé de m'arrêter, de m'asseoir ; toute
ma machine étoit dans un désordre inconcevable :
j'étois prêt à m' évanouir. Instruit du danger, je
tâchois , en partant, de me distraire et de penser à
autre chose. Je n'avois pas fait vingt pas que les
mêmes souvenirs et tous les accidens qui en étoient
la suite revenoient m'assaillir sans qu'il me fût pos-
sible de m'en délivrer, et de quelque façon que je
m'y sois pu prendre, je ne crois pas qu'il me soit
jamais arrivé de faire seul ce trajet impunément.
J'arrivois à Eaubonne, foible, épuisé, rendu, me
soutenant à peine. A l'instant que je la voyois, tout
étoit réparé, je ne sentois plus auprès d'elle que l'im-
portunité d'une vigueur inépuisable et toujours
inutile. Il y avoit sur ma route, à la vue d' Eaubonne,
une terrasse agréable, appelée le mont Olympe, où
nous nous rendions quelquefois, chacun de notre
côté. J'arrivois le premier ; j'étois fait pour l'attendre;
mais que cette attente me coûtoit cher ! Pour me
distraire, j'essayois d'écrire avec mon crayon des
billets que j'aurois pu tracer du plus pur de mon
sang : je n'en ai pu jamais achever un qui fût lisible.
Quand elle en trouvoit quelqu'un dans la niche dont
nous étions convenus, elle n'y pouvoit voir autre
chose que l'état vraiment déplorable où j'étois en
364 LES CONFESSIONS
récrivant ^. Cet état, et surtout sa durée, pendant
trois mois d'irritation continuelle et de privation,
me jeta dans un épuisement dont je n'ai pu me tirer
de plusieurs années, et finit par me donner une
descente que j'emporterai ou qui m'emportera au
tombeau. Telle a été la seule jouissance am.oureuse de
l'homme du tempérament le plus combustible, mais
le plus timide en même tems, que peut-être la nature
ait jamais produit. Tels ont été les derniers beaux
jours qui m'aient été comptés sur la terre : ici com-
mence le long tissu des malheurs de ma vie, où l'on
verra peu d'interruption.
On a vu, dans tout le cours de ma vie. que mon
cœur, transparent comme le cristal, n'a jamais su
cacher durant une minute entière un sentiment un
peu vif qui s'y fût réfugié. Qu'on juge s'il me fut
possible de cacher longtems mon amour pour
madame d'Houdetot. Notre intimité frappoit tous
les yeux, nous n'y mettions ni secret ni mystère. Elle
n' et oit pas de nature à en avoir besoin, et comme
madame d'Houdetot avoit pour moi l'amitié la plus
tendre, qu'elle ne se reprochoit point, que j'avois
pour elle une estime dont personne ne connoissoit
mieux que moi toute la justice ; elle, franche, dis-
traite, étourdie : moi. vrai, maladroit, fier, impa-
tient, emporté, nous donnions encore sur nous, dans
1. On trouvera dans la Correspondance une lettre à Sophie,
datée de l'Ermitage, en juin 1757, qui, si elle est authentique,
peut justifier ce que dit ici J.-J. Rousseau. El'e débute par ces
mots : « Vien?, Sophie, que j'afflige ton coeur injuste, que je
sois, à mcn tour, sans pilié comms toi. Pourquoi t'épargnerois-je
tandis que tu m'ôtes la raison, l'honneur et la vie ? etc.. »
LIVRE NEUVIEME
365
notre trompeuse sécurité, beaucoup plus de prise
que nous n'aurions fait si nous eussions été cou-
pables. Nous allions lun et l'autre à la Chevrette,
nous nous y trouvions souvent ensemble, quelque-
fois même par rendez-vous. Nous y vivions à notre
ordinaire, nous promenant tous les jours tête-à-tête,
en parlant de nos amours, de nos devoirs, de notre
ami, de nos innocens projets, dans le parc, vis-à-
vis l'appartement de madame d'Epinay. sous ses
fenêtres, d'où, ne cessant de nous examiner, et se
croyant bravée, elle assouvissoit son cœur, par ses
yeux, de rage et d'indignation.
Les femmes ont toutes Fart de cacher leur fu-
reur (a), surtout quand elle est ^■ive : madame d'Epi-
nay, violente, mais réfléchie, possède surtout cet
art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de ne
rien soupçonner, et dans le même teins qu'elle
redoubloit avec moi d'attentions, de soins, et presque
d'agaceries, elle afîectoit d'accabler sa belle-sœur de
procédés malhonnêtes, et de marques d'un dédain
qu'elle sembloit vouloir me communiquer. On juge
bien qu'elle ne réussissoit pas : mais j'étois au sup-
plice. Déchiré de sentimens contraires, en même
tems que j'étois touché de ses caresses, j'avois peine
à contenir ma colère quand je la voyois manquer à
madame d'Houdetot. La douceur angélique de
celle-ci lui faisoit tout endurer sans se plaindre, et
même sans lui en savoir plus mauvais gré. Elle étoit
d'ailleurs souvent si distraite, et toujours si peu sen-
Var. — (a) : fureur, quand elle...
366 LES CONFESSIONS
sible à ces choses-là. que la moitié du tems elle ne
s'en apercevoit pas.
J'étois si préoccupé de ma passion, que ne voyant
rien que Sophie (c'étoit un des noms de madame
d'Houdetot . je ne remarquois pas même que j'étois
devenu la fable de toute la maison et des survenans.
Le baron d'Holbach, qui n'étoit jamais venu, que je
sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces derniers.
Si j'eusse été aussi défiant que je le suis devenu dans
la suite, j'aurois fort soupçonné madame d'Epinay
d'avoir arrangé ce voyage pour lui donner l'amusant
cadeau de voir le Citoyen amoureux. Mais j'étois
alors si bête, que je ne voyois pas même ce qui
crevoit les yeux à tout le monde. Toute ma stupidité
ne m'empêcha pourtant pas de trouver au Baron
l'air plus content, plus jovial qu'à son ordinaire. Au
lieu de me regarder noir, selon la (a) coutume, il
me làchoit cent propos guoguenards, auxquels je ne
comprenois rien. J'ouvrois de grands yeux sans rien
répondre : madame d'Epinay se tenoit les côtés de
rire : je ne savois sur quelle herbe ils avoient marché.
Comme rien ne passoit encore les bornes de la plai-
santerie, tout ce que j'aurois eu de mieux à faire,
si je m'en étois aperçu, eût été de m'y prêter. Mais
il est vrai qu'à travers la railleuse gaieté du Baron
l'on voyoit briller dans ses yeux une maligne joie,
qui m'auroit (h) peut-être inquiété, si je l'eusse
aussi bien remarquée alors que je me la rappelai dans
la suite.
Var. — (a) : sa... — (b) : qui m'eûi...
LIVRE neuvie:me
367
Un jour que j'allai voir madame d'Houdetot à
Eaubonne, au retour d'un de ses voyages de Paris,
je la trouvai triste, et je vis qu'elle avoit pleuré.
Je fus obligé de me contraindre, parce que madame
de Blainville, sœur de son mari, étoit là ; mais sitôt
que je pus trouver un moment, je lui marquai mon
inquiétude. Ah ! me dit-elle en soupirant, je crains
bien que vos folies ne me coûtent le repos de mes
jours. Saint-Lambert est instruit et m'a instruit.
Il me rend justice, mais il a de l'humeur, dont, qui
pis est, il me cache une partie. Heureusement je ne lui
ai rien tu de nos liaisons, qui se sont (a) faites sous
ses auspices. Mes lettres étoient pleines de vous, ainsi
que mon cœur : je ne lui ai caché que votre amour
insensé, dont j'espérois vous guérir, et dont, sans
m'en parler, je vois qu'il me fait un crime. On nous
a desservis : l'on m"a fait tort ; mais n'importe.
Ou rompons tout à fait, ou soyez tel que vous devez
être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon
amant.
Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la
honte de me voir humilié, par le sentiment de ma
faute, devant une jeune femme dont (h) j'éprouvois
les justes reproches et dont j'aurois dû être le mentor.
L'indignation que j'en ressentis contre moi-même
eût suffi peut-être pour surmonter ma foiblesse, si
la tendre compassion que m'en inspiroit la victime
n'eût encore amolli mon cœur. Hélas ! étoit-ce le
moment de pouvoir l'endurcir, lorsqu'il étoit inondé
Var. — (a) : qui s' étoient faites... — (b) : dont j'aurois dû
être...
368 LES CONFESSIONS
par des larmes qui le pénétroient de toutes parts?
Cet attendrissement se changea bientôt en colère
contre les vils délateurs qui n'avoient vu que le mal
d'un sentiment criminel (a), mais involontaire, sans
croire, sans imaginer même la sincère honnêteté de
cœur qui le rachetoit. Nous ne restâmes pas long-
tems en doute sur la main d'où partoit le coup.
Nous savions l'un et l'autre que madame d'Épinay
étoit en commerce de lettres avec Saint-Lambert.
Ce n'étoit pas le premier orage qu'elle avoit suscité
à madame dHoudetot. dont elle avoit fait mille
efforts pour le détacher, et que les succès (h) de
quelques-uns de ces efforts faisoient trembler pour
la suite. D'ailleurs Grimm, qui, ce me semble, avoit
suivi M. de Castries à l'armée, étoit en Westphalie,
aussi bien que Saint-Lambert ; ils se voyoient
quelquefois. Grimm avoit fait près de madame d'Hou-
detot quelques tentatives qui n'avoient pas réussi.
Grimm, très piqué, cessa tout à fait de la voir. Qu'on
juge du sang-froid avec lequel, modeste comme on
sait qu'il l'est, il lui supposoit des préférences pour
un homme plus âgé que lui. et dont lui Grimm, de-
puis qu'il fréquentoit les grands, ne parloit plus que
comme de son protégé.
Mes soupçons sur madame d'Epinay se changèrent
en certitude quand j'appris ce qui s'étoit passé chez
moi. Quand j'étois à la Chevrette. Thérèse y venoit
souvent, soit pour m'apporter mes lettres, soit pour
me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise santé.
Var. — (a) : Ce mot a été ajouté postérieurement, en marge
dans le manuscrit de Paris. — (b) : les succès passagers de...
LIVRE NEUVIÈME 369
Madame cl'Epinay lui a voit demandé si nous ne nous
écrivions pas, madame d'Houdetot et moi. Sur son
aveu, madame d'Epinay la pressa de lui remettre
les lettres de madame d'Houdetot, l'assurant qu'elle
les recachèteroit si bien qu'il n"y paraîtroit pas.
Thérèse, sans montrer combien cette proposition la
scandalisoit et même sans m'avertir, se contenta de
mieux cacher les lettres qu'elle m'apportoit : pré-
caution très heureuse, car madame d'Épinay la
faisoit guetter à son arrivée, et l'attendant au
passage, poussa plusieurs fois l'audace jusqu'à
chercher dans sa bavette. Elle fit plus : s'étant un
jour invitée à venir avec M. de Margency dîner à
l'Hermitage, pour la première fois depuis que j'y
demeurois. elle prit le tems que je me promenois
avec Margency pour entrer dans mon cabinet avec
la mère et la fille, et les presser de lui montrer les
lettres de madame d'Houdetot. Si la mère eût su où
elles étoient, les lettres étoient livrées ; mais heuï'eu-
sement, la fille seule le savoit, et nia que j'en eusse
conservé aucune. Mensonge assurément plein d'hon-
nêteté, de fidélité, de générosité, tandis que la vérité
n'eût été qu'une perfidie. Madame d'Epinay, voyant
qu'elle ne pouvoit la séduire, s'efforça de l'irriter par
la jalousie, en lui reprochant sa facilité et son
aveuglement. Comment pouvez-vous, lui dit-elle,
ne pas voir qu'ils ont entre eux un commerce cri-
minel? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous
avez besoin d'autres preuves, prêtez-vous donc à ce
qu'il faut faire pour les avoir : vous dites qu'il déchire
les lettres de madame d'Houdetot aussitôt qu'il les a
lues. Eh bien ! recueillez avec soin les pièces, et
370 LES CONFESSIONS
donnez-les-moi : je me charge de les rassembler.
Telles étoient les leçons que mon amie donnoit à ma
compagne ^.
Thérèse eut la discrétion de me taire assez long-
tems toutes ces tentatives ; mais voyant mes per-
plexités, elle se crut obligée à me tout dire, afin que,
sachant à qui j'avois affaire, je prisse mes mesures
pour me garantir des trahisons qu'on me préparoit.
Mon indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au
lieu de dissimuler avec madame d'Epinay, à son
exemple, et de me servir (a) de contre-ruses, je
me livrai sans mesure à l'impétuosité de mon naturel,
et avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout ouver-
tement. On peut juger de mon imprudence par les
lettres suivantes, qui montrent suffisamment la
manière de procéder de l'un et de l'autre en cette
occasion.
BILLET DE MADAME D'ÉPIXAY
(Liasse A, X^ 44) 2
Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami?
Je suis inquiète de vous. Vous rn aviez tant (h) promis
de ne faire qu aller et venir de VHermitage ici ! Sur
Var. — (a) : et d'user de... — (b) : m'aviez promis...
1. Voyez les Mémoires de ^Madame d'Epinay, t. II, p. 292.
2. Mercredi 13 juUlet 1757. Consultez rou\Tage de A. Rey, J.-J.
Rousseau dans la Vallée de Montmorency, p. 72. Ce billet, — ainsi
que les trois suivants de Madame d'Epinay, — a été réimprimé sur
les originaux de la Bibliothèque de Xeuchâtel, par Streckeisen-
Moultou, dans son ouvrage, J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis,
1, p. 541 et ss.
LIVRE >'EUVIÈME 371
cela je vous ai laissé libre ; et point du tout, i^ous laissez
passer huit jours. Si [r]on ne m' avait pas dit que vous
étiez en bonne santé, je vous croirais malade. Je vous
attendais avant-hier ou hier, et je_ne vous vois point
arriver. Mon Dieu! qu avez- vous donc? Vous n'avez
point d'affaires ; vous n avez pas non plus de chagrins,
car je me flatte que vous seriez venu sur-le-champ me
les confier. Vous êtes donc malade ! Tirez-moi d'in-
quiétude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher
ami ; que cet adieu me donne un bonjour de vous.
RÉPOXSE
Ce mercredi matin 1.
Je ne puis rien vous dire encore. J'attens d être mieux
instruit, et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez
sûre que V innocence accusée trouvera un défenseur
assez ardent pour donner quelque repentir aux calom-
niateurs, quels quils soient.
SECOXD BILLET DE LA MÊME
(Liasse A, ?s° 45) 2
Savez-vous que votre lettre m'effraye.^ Qu est-ce
qu'elle veut donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq
fois. En vérité je n'y camprens rien. J'y vois seule-
ment que vous êtes inquiet et tourmenté, et que vous
attendez que vous ne le soyez plus pour m'en parler.
Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus?
1. Mémoires de Madame d'Epinay, II, p. 321. Ce billet aurait
été porté par Thérèse Le Vasseur.
2. Du même jour que le précédent.
372 LES CONFESSIONS
Quest donc devenue cette amitié, cette confiance? et
comment Vai-je perdue? Est-ce contre moi, ou pour moi,
que vous êtes fâché? Quoi quil en soit, venez dès ce soir,
je vous en conjure : souvenez-vous que vous rn avez
promis, il ny a pas huit jours, de ne rien garder sur
le cœur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher ami,
je vis dans cette confiance... Tenez, je viens encore de
lire votre lettre : je ny conçois pas davantage, mais
elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes cruelle-
ment agité. Je voudrais vous calmer ; mais, comme
f ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous
dire, sinon que me voilà tout aussi malheureuse que
vous jusqu'à ce que je vous aie vu. Si vous n'êtes pas
ici ce soir à six heures, je pars demain pour V H ermitage,
quelque tems quil fasse, et dans quelque état que je
sois ; car je ne saurois tenir à cette inquiétude. Bon-
jour, mon cher bon ami. A tout hasard, je risque dei
vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de\
tâcher de prendre garde et d'arrêter les progrès que fait^
r inquiétude dans la solitude. Une mouche devient un
monstre, je l'ai souvent éprouvé.
RÉPONSE
Ce mercredi soir 1.
Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite,
tant que durera V inquiétude oîi je suis. La confiance
dont vous parlez n'est plus, et il ne vous sera pas aisé
de la recouvrer. Je ne vois à présent, dans votre empresse-
1. Mémoires de Madame d'Epinay, II, p. 322. Cette dernière
version offre quelques variantes.
LIVRE NEUVIÈME 373
îne?it, que le désir de tirer des ai>eux d'autnii quelque
avantage qui convienne à vos vues ; et mon cœur, si
prompt à s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour
le recevoir, se ferme ci la ruse et à la finesse. Je recon-
nois votre adresse ordinaire dans la difficulté que
vous trouvez à comprendre mon billet. Me croyez-vous
assez dupe pour penser que vous ne l'ayez pas compris .^^
Xon : mais je saurai vaincre vos subtilités ci force de
franchise. Je vais rn expliquer plus clairement, afin
que vous-jn' entendiez encore moins.
Deux amans bien unis et dignes de s'aimer me sont
chers ; je rn attens bien que vous ne saurez pas qui je
veux dire, à moins que je ne vous les nomme. Je pré-
sume qu'on a tenté de les désunir, et que c'est de moi
quon s'est servi pour donner de la jalousie à l'un
des deux. Le choix nest pas fort adroit, mais il a
paru commode à la méchanceté, et cette méchanceté, c est
vous que fen soupçonne. J'espère que ceci devient
plus clair.
Ainsi donc la femme que f estime le plus auroit, de
mon su, l'infamie de partager son cœur et sa personne
entre deux amans, et moi celle d'être un de ces deux
lâches? Si je savois qu'un seul moment de la vie vous
eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi. je vous haïrois
jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit. et non de
l'avoir cru. que je vous taxe. Je ne comprens pas, en
pareil cas, auquel c'est des trois que vous avez voulu
nuire ; mais si vous aimez le repos, craignez d'avoir
eu le malheur de réussir. Je n'ai caché ni à vous ni à
elle, tout le mal que je pense de certaines liaisojis ; mais
je veux qu'elles finissent par un moyen aussi honnête
que sa cause, et qu'un amour illégitime se change en
374
LES CONFESSIONS
une éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à
personne, serçirois-je innocemment à en faire à mes
amis? Non: je ne vous le pardonnerois jamais, je
de<^ienarois votre irréconciliable ennemi. Vos secrets
seuls seroient (a) respectés, car je ne serai jamais un J
homme sans foi.
Je n'imagine pas que les perplexités où je suis
puissent durer bien longtems. Je ne tarderai pas à
savoir si je me suis trompé. Alors j'aurai peut-être de
grands torts à réparer, et je n'aurai rien fait en ma vie
de si bon cœur. Mais savez-vous comment je rachèterai
mes fautes durant le peu de tems qui me reste à passer
près de vous. ^ En faisant ce que nul autre ne fera que
moi ; en vous disant franchement ce quon pense de
vous dans le monde, et les brèches que vous avez à
réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus
amis qui vous entourent, quand vous rn aurez vu partir ^
vous pourrez dire adieu à la vérité ; vous ne trouverez \
plus personne qui vous la dise.
TROISIÈME BILLET DE LA MÊME
(Liasse A. ^"o 46) 1
Je n' entendais pas votre lettre de ce matin : je vous Val
dit. parce que cela étoit. J' entens celle de ce soir ; ri ayez
pas peur que jy réponde jamais : je suis trop pressée
de l'oublier, et quoique vous me fassiez pitié, je nai
Var. — fa) : seroient toujours respectés,...
1. Du même jour que le précédent. Dans les Mémoires de Ma-
dame d'Epinay (II, 324), le texte de ce billet a été complètement
modifié.
LIVRE >-EUVlÈME 375
pu me défendre de V amertume dont elle ràe remplit
rame. Moi ! user de ruse, de finesse avec vous ; moi !
accusée de la plus noire des infamies ! Adieu ; fe re-
grette que ç'ous ayez la... Adieu :.fe ne sais ce que fe
dis... Adieu : fe serai bien pressée de cous pardonner.
}'ous (tiendrez quand vous voudrez J vous serez reçu
mieux que ne V exigeroient vos soupçons. Dispensez-
vous seulement de vous mettre en peine de ma réputa-
tion. Peu rn importe celle quon me donne. Ma conduite
est bonne, et cela me suffît. Au surplus, fignorois
absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me
sont aussi clières quà vous.
Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras,
et me replongea dans un autre qui n'étoit guères
moindre. Quoique toutes ces lettres et réponses
fussent allées et venues dans l'espace d'un jour,
avec une extrême rapidité, cet intervalle avoit suffi
pour en mettre entre mes transports de fureur, et
pour me laisser réfléchir sur l'énormité de mon im-
prudence. Madame d'Houdetot ne m'avoit rien tant
recommandé que de rester tranquille, et de lui
laisser le soin de se tirer seule de cette aiïaire. et
d'éviter, surtout dans le moment même, toute
rupture et tout éclat, et moi, par les insultes les plus
ouvertes et les plus atroces, j'allois achever de porter
la rage dans le cœur d'une femme qui n'y étoit déjà
que trop disposée. Je ne devois naturellement atten-
dre de sa part qu'une réponse si fière, si dédaigneuse,
si méprisante, que je n'aurois pu, sans la plus in-
digne lâcheté, m'abstenir de quitter sa maison sur-
le-champ. Heureusement, plus adroite encore que
376 LES CONFESSIONS
je n'étois emporté, elle évita, par le tour de sa
réponse, de me réduire à cette extrémité. Mais il
falloit ou sortir, ou l'aller voir sur-le-champ ; l'alter-
native étoit inévitable. Je pris le dernier parti, fort
embarrassé de ma contenance dans rexjDlication que
je prévoyois. Car comment m'en tirer sans com-
promettre ni madame d'Houdetot, ni Thérèse? Et
malheur à celle que j'aurois nommée ! Il n'y avoit
rien que la vengeance d'une femme implacable et
intrigante ne me fît craindre pour celle qui en seroit
l'objet. C'étoit pour prévenir ce malheur que je
n'avois parlé que de soupçons dans mes lettres,
afin d'être dispensé d'énoncer mes preuves. Il est vrai
que cela rendoit mes emportemens plus inexcusables,
nuls simples soupçons ne pouvant m'autoriser à
traiter une femme, et surtout une amie, comme je
venois de traiter madame d'Epinay. Mais ici com-
mence la grande et noble tâche que j'ai dignement
remplie, d'expier mes fautes et mes foiblesses
cachées en me chargeant (a) de fautes plus graves,
dont j'étois incapable, et que je ne commis jamais.
Je n'eus pas à soutenir la prise que j'avois redoutée,
et j'en fus quitte pour la peur. A mon abord, madame
d'Epinay me sauta au cou, en fondant en larmes ^.
Cet accueil inattendu, et de la part d'une ancienne
Var. — (a) : chargeant du blâme de...
1. Cette scène de réconciliation, qui eut lieu le 18 juillet, est
rapportée d'une manière différente dans les Mémoires de ^ladame
d Epinay (II, 325, Lettre de Madame d'Epinay à M. Grimm).
On n'ignore plus aujourd'hui, après la publication du li\Te de
Madame F. Macdonald, que ce dernier texte a été falsifié par Diderot
et fjar le venimeux Grimm.
LIVRE NEUVIEME
377
amie, m'émut extrêmement (a) ; je pleurai beau-
coup aussi. Je lui dis quelques mots qui n'avoient
pas grand sens : elle m'en dit quelques-uns qui en
avoient encore moins, et tout finit là. On avoit servi ;
nous allâmes à table, où, dans l'attente de Texplica-
tion, que je croyois remise après le souper, je lis
mauvaise figure, car je suis tellement subjugué par
la moindre inquiétude qui m'occupe, que je ne la
saurois cacher aux moins clairvoyans. Mon air
embarrassé devoit lui donner du courage ; cependant
elle ne risqua point l'aventure : il n'y eut pas plus
d'explication après le souper qu'avant. Il n'y en eut
pas plus le lendemain, et nos silencieux tête-à-tête
ne furent remplis que de choses indifférentes, ou de
quelques propos honnêtes de ma part, par lesquels,
lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur
le fondement de mes soupçons, je lui protestois avec
bien de la vérité que, s'ils se trouvoient mal fondés,
ma vie entière seroit employée à réparer leur injus-
tice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de
savoir précisément quels étoient ces soupçons, ni
comment ils m'étoient venus, et tout notre raccom-
modement, tant de sa part que de la mienne, consista
dans l'embrassement du premier abord. Puisqu'elle
étoit seule offensée, au moins dans la forme, il me
parut que ce n' étoit pas à moi de chercher un éclair-
cissement qu'elle ne cherchoit pas elle-même, et je
m'en retournai comme j'étois venu. Continuant au
reste à vivre avec elle comme auparavant, j'oubliai
bientôt presque entièrement cette querelle, et je
Var. — (a) : puissamment...
378 LES CONFESSIONS
crus bêtement qu'elle l'oublicit elle-même (a), parce
qu'elle paroissoit ne s'en plus souvenir.
Ce ne fut pas là. comme on verra bientôt, le seul
chagrin que m'attira ma foiblesse ; mais j'en avois
d'autres non moins sensibles, que je ne m'étois point
attirés, et qui n'avoient pour cause (h) que le désir
de m'arracher de ma solitude ^, à force de m'y tour-
menter. Ceux-ci me venoient de la part de Diderot et
des holbachiens. Depuis mon établissement à l'Her-
mitage, Diderot n'avoit cessé de m'y harceler, soit
par lui-même, soit par Deleyre ^, et je vis bientôt,
aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses bosca-
resques, avec quel plaisir ils avoient travesti l'her-
mite en galant berger. Mais il n'étoit pas question de
cela dans mes prises avec Diderot ; elles avoient des
causes plus graves. Après la publication du Fils
naturel, il m'en avoit envoyé un exemplaire, que
Var. — (a) : oublioit de même, parce... — (b) : qui n'avoient
pour toute cause...
1. C'est-à-dire d'en arracher la vieille dont on avoit besoin
pour arranger le complot. Il est étonnant que, durant tout ce
long orage, ma stupide confiance m'ait empêché de comprendre
que ce n'étoit point moi, mais elle, qu'on vouloit ravoir à Paris.
(Note de J.-J. Rousseau.)
Cette note de bas de page ne se trouve pas dans le manuscrit
de Paris.
2. Alexandre DelejTC, né le 6 janvier 1726 aux Portrets, près
de Bordeaux, mort à Paris, le 10 mars 1797, Ami de Montesquieu,
de Duclos, de d'Alembert, etc., il fut successivement secrétaire
des Carabiniers, bibhothécaire du duc de Parme, et... membre
de la Convention. On vérifiera par ses lettres à Rousseau piibLiées
dans rou\'Tage de Streckeisen-Moultou (I, p. 135 et ss.) — no-
tamment par celle qui porte la date du 2 juillet 1757, -r- com-
bien Rousseau avait raison de se défier de ce mauvais plaisant,
doublé d'un insipide bavcird.
LIVRE NEUVIÈME 379
j'avois lu avec Fintérêt et l'attention qu'on donne
aux ouvrages d'un ami. En lisant l'espèce de poétique
en dialogue qu'il y a jointe, je fus surpris, et même un
peu contristé, d'y trouver, parmi plusieurs choses
désobligeantes, mais tolérables, contre les solitaires,
cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucisse-
ment : Il ny a que le méchant qui soit seul. Cette
sentence est équivoque, et présente deux sens, ce
me semble : l'un très vrai, l'autre très faux ; puisqu'il
est même impossible qu'un homme qui est et veut
être seul puisse et veuille nuire à personne, et par
conséquent qu'il soit un méchant. La sentence en
elle-même exigeoit donc une interprétation ; elle
l'exigeoit bien plus encore (a) de la part d'un
auteur qui, lorsqu'il imprimoit cette sentence, avoit
un ami retiré (b) dans une solitude. Il me paroisscit
choquant et malhonnête (c), ou d'avoir oublié, en
la publiant (d), cet ami solitaire, ou, s'il s'en étoit
souvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime
générale, l'honorable et juste exception qu'il devoit
non seulement à cet ami, mais à tant de sages res-
pectés, qui dans tous les tems ont cherché le calme
et la paix dans la retraite, et dont, pour la première
fois depuis que le monde existe, un écrivain s'avise,
avec un seul trait de plume, de faire indistinctement
autant de scélérats.
J'aimois tendrement Diderot ; je l'estimois sin-
cèrement, et je comptois avec une entière confiance
sur les mêmes sentimens de sa part. Mais excédé de
Var. — (a) : plus, ce me semble, de... — (b) : retiré depuis six
mois dans... — (c) : égalejuent malhonnête et choquant,... —
(d) : publiant, qu'il awit un ami solitaire...
380 LES CONFESSIONS
son infatigable obstination à nie contrarier éternelle-
ment sur mes goûts, mes penchans. ma manière de
vivre, sur tout ce qui n'intéressoit (a) que moi
seul ; révolté de voir un homme plus jeune que moi
vouloir à toute force me gouverner (b) comme un
enfant ; rebuté de sa facilité à promettre et de sa
négligence à tenir ; ennuyé de tant de rendez-vous
donnés et manques de sa part, et de sa fantaisie d'en
donner toujours de nouveaux pour y manquer
derechef ; gêné de l'attendre inutilement trois ou
quatre fois par mois, les jours marqués par lui-
même, et de dîner seul le soir, après être allé au-
devant de lui jusqu'à Saint-Denis, et l'avoir attendu
toute la journée, j'avois déjà le cœur plein de ses
torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave,
et me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en
plaindre, mais avec une douceur et un attendrisse-
ment qui me fit inonder mon papier de mes larmes ;
et ma lettre étoit assez touchante pour avoir dû
lui en tirer. On ne devineroit jamais quelle fut sa
réponse sur cet article ; la voici mot pour mot
(Liasse A, n^ 33) :
Je suis bien aise que mon ouvrage <^ous ait plu, quil
vous ait touché. Vous n'êtes pas de mon avis sur les
hermites ; dites-en tant de bien qu il vous plaira,
vous serez le seul au monde dont fen penserai : encore
y auroit-il bien à dire là-dessus, si Von pouvoit vous
parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts
Var. — (a) : qui ne regardait que... — (h) : gouverner, malgré
moi, comme...
LIVRE NEUVIÈME 381
ans ! etc. On m'a dit une phrase d'une lettre du fils de
madame d'Epinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou
je coTinois mal le fond de cotre âme ■*■.
Il faut expliquer (a) les deux dernières phrases
de cette lettre.
Au coniniencement de mon séjour à l'Hermitage,
madame Le Vasseur parut s'y déplaire et trouver
Thabitation trop seule. Ses propos là-dessus m'étant
revenus, je lui offris de la renvoyer à Paris si elle s'y
plaisoit davantage ; d'y payer son loyer, et d'y
prendre le même soin d'elle que si elle étoit encore
avec moi. Elle rejeta mon offre, me protesta qu'elle
se plaisoit fort à l'Hermitage, que l'air de la campagne
lui faisoit du bien ; et l'on voyoit que cela étoit vrai,
car elle y rajeunissoit, pour ainsi dire, et s'y portoit
beaucoup mieux qu'à Paris. 5a fiUe m'assura même
qu'elle eût été dans le fond très fâchée que nous
quittassions l'Hermitage, qui réellement étoit un
séjour charmant, aimant fort le petit tripotage du
jardin et des fruits, dont elle avoit le maniement ;
mais qu'elle avoit dit ce qu'on lui avoit fait dire,
pour tacher de m'engager à retourner à Paris.
Cette tentative n'ayant pas réussi, ils tachèrent
d'obtenir par le scrupule l'effet que la complaisance
n'avoit pas produit, et me firent un crime de garder
là cette vieille femme, loin des secours dont elle
Var. — (b) : expliquer maintenant les...
1. Ce n'est ici qu'un fragment d'une lettre adressée par Diderot
à Rousseau, au commencement de l'année 1757. On trouvera le
morceau tout entier dans l'ouvrage de Streckeisen, I, p. 272.
382 LES CONFESSIONS
pouvoit avoir besoin à son âge : sans songer qu'elle
et beaucoup d'autres vieilles gens, dont l'excellent
air du pays prolonge la vie, pouvoient tirer ces secours
de Montmorency, que j'avois à ma porte ; et comme
s'il n'y avoit des vieillards qu'à Paris, et que partout
ailleurs ils fussent hors d'état de vivre. Madame Le
Yasseur, qui mangeoit beaucoup, et avec une ex-
trême (a) voracité, étoit sujette à des débordemens
de bile et à de fortes diarrhées, qui lui duroient
quelques jours, et lui serv oient de remède. A Paris,
elle n'y faisoit jamais rien, et laissoit agir la nature.
Elle en usoit de même à THermitage, sachant bien
qu'il n'y avoit rien de mieux à faire. N'importe :
parce qu'il n'y avoit pas des médecins et des apothi-
caires (h) à la campagne, c'étoit vouloir sa mort
que de l'y laisser (c). quoiqu'elle s'y portât très bien.
Diderot auroit dû déterminer à quel âge il n'est plus
permis, sous peine d'homicide, de laisser vivre les
vieilles gens hors de Paris.
C'étoit là une des deux accusations atroces sur
lesquelles il ne m'exceptoit pas de sa sentence, qu'il
n'y avoit que le méchant qui fût seul ; et c'étoit (d)
ce que signifioit son exclamation pathétique (e) et
Y et cœtera qu'il y avoit bénignement ajouté : Une
femme de quatre-vingts ans ^, etc.
Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche
qu'en m'en rapportant à madame Le Yasseur elle-
Var. — (a) : grande... — (b)' : des apothicaires et des méde-
cins... — (c) : laisser. Diderot... — (d) : c'étoit [à... — (ej : pa-
thétique : Une femme...
1. Madame Le Yasseur n'avait alors que soixante-neuf ans.
LIVRE NEUVIÈME 383
même. Je la priai d'écrire naturellement son senti-
ment à madame d'Épinay. Pour la mettre plus à son
aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai
celle que je vais transcrire, et que j'écrivois à ma-
dame d'Epinay, au sujet d'une réponse que j'avois
voulu faire à une autre lettre de Diderot encore plus
dure, et qu'elle m'avoit empêché d'envoyer.
Ce jeudi.
Madame Le Vasseur doit vous écrire, ma bonne
amie; je Vai priée de vous dire sincèrement ce quelle
-pense. Pour la mettre bien à son aise, je lui ai dit que
je ne voulois point voir sa lettre, et je vous prie de ne
me rien dire de ce quelle contient.
Je n enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y
opposez ; mais, me sentant très grièvement offensé,
il y auroit, à convenir que fai tort, une bassesse et
une fausseté que je ne saurois me permettre. U Evan-
gile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet d'offrir
Vautre joue, mais non pas de demander pardon.
Vous souvenez-vous de cet homme de la comédie qui
crie en donnant des coups de bâton? Voilà le rôle du
philosophe.
Ne vous flattez pas de V empêcher de venir par le
mauvais tems quil fait. Sa (a) colère lui donnera le
terns et les forces que l'amitié lui refuse, et ce sera la
première fois de sa vie quil sera venu^ le jour quil
avoit promis. Il s'excédera pour venir me répéter de
bouche les injures quil me dit dans ses lettres; je ne
les endurerai rien moins que patiemment. Il s'en
Var. — (a) : La colère...
384 LES CONFESSIONS
retournera être malade à Paris : et moi, je serai, selon
r usage, un homme fort odieux. Que faire? Il faut
souffrir.
Mais n admirez- i^ous pas la sagesse de cet homme
qui i>ouloit me venir prendre à Saint-Denis, en fiacre,
y dîner, me ramener en fiacre (Liasse A, N^ 33) ^, et à
qui, huit jours après (Liasse A, n^ 34) ^, sa fortune ne
permet plus d'aller à C Hermitage autrement qu à
pied? Il n'est pas absolument impossible, pour parler
son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi ; mais,
en ce cas, il faut qu en huit jours il soit arrivé d'étranges
changemens dans sa fortune.
Je prens part au chagrin que vous donne la maladie
de madame votre mère ; mais vous voyez que votre
peine n'approche pas de la mienne. On souffre moins
encore à voir malades les personnes quon aime,
qu injustes et cruelles.
Adieu, ma bonne amie ; voici la dernière fois que je
vous parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me
parlez d'aller à Paris, avec un sang-froid qui me
réjouiroit dans un autre tems ^.
J'écrivis à Diderot ce que j'avois fait au sujet de
madame Le Vasseur, sur la proposition de madame
d'Épinay elle-même ; et (a) madame Le Vasseur
ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester
Var. — (a) : elle-même ; Madame...
1. Voyez le texte de la lettre publiée par Streckeisen, I, p. 273.
2. Streckeisen, I, p. 274, lettre I (janvier 1757).
3. Cette lettre a été réimprimée avec quelques variantes dans
la Correspondance de Rousseau. (Œuvres complètes, t. X, p. 140.)
LIVRE NEUVIÈME 385
à l'Hermitage (a), où elle se portoit très bien, où
elle avoit toujours compagnie, et où elle vivoit très
agréablement, Diderot, ne sachant plus de quoi me
faire un crime, m'en fît un de cette précaution de
ma part, et ne laissa pas de m'en faire un autre de la
continuation du séjour de madame Le Vasseur à
l'Hermitage, quoique cette continuation fût de
son (h) choix, et qu'il n'eut tenu, et ne tînt toujours
qu'à elle, de retourner vivre à Paris, avec les mêmes
secours de ma part qu'elle avoit auprès de moi.
Voilà l'explication du premier reproche de la
lettre de Diderot, n^ 33. Celle du second est dans sa
lettre n^ 34.
Le Lettré (c'étoit un nom de plaisanterie donné par
Grimm au fîls de madame d'Epinay i. le Lettré a dû
vous écrire qu'il y avoit sur U rempart vingt pauvres qui
mouroient de faim et de froid, et qui attendoient le
liard que vous leur donniez. C'est un échaiitillon de
notre petit babil... et si vous entendiez le reste, il vous
amuserait (c) comme cela ^.
Voici ma réponse à ce terrible argument, dont
Diderot paroissoit si fîer :
Je crois avoir répondu au Lettré, c'est-à-dire au fils
d'un fermier génércd, que je ne plaignais pas les
Var. — (a) : l'Hermitage, Diderot ne sachant... — (bj : de son
très libre choix... — (c) : il vous réjouiroit...
1. Louis d'Epinay, né le 25 sept. 1746, mort à Fribourg en 1813.
2. On trouvera dans l'ouvrage de Streckeisen (I, p. 274, sous la
date de janvier 1757), la lettre d'où ce fragment est tiré.
386 LES CONFESSIO>-S
païK^res qu'il ai^oit aperçus sur le rempart, attendant
mon liard ; qu apparemment il les en avoit ample-
ment dédommagés ; que je V étahlissois mon subs-
titut ; que les pauvres de Paris nauroient pas à se
plaindre de cet échange : que je nen trouverois (a)
pas aisément un aussi bon pour ceux de Montmo-
rency, qui en avoient beaucoup plus de besoin. Il
y a ici un bon vieillard respectable qui, après avoir
passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de
faim sur ses vieux jours. Ma conscience est plus con-
tente des deux sols que je lui donne tous les lundis que
de cent liards que j'aurois distribués à tous les gueux
du rempart. Vous êtes plaisans, vous autres philoso-
phes, quand vous regardez tous les habitans des villes
comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous
lient. Cest à la campagne quon apprend à aimer et
servir Vhumanité ; on n apprend qu'à la mépriser dans
les villes ^,
Tels étoient les singuliers scrupules sur lesquels
un homme d'esprit avoit l'imbécillité de me faire
sérieusement un crime de mon éloignement de Paris,
et prétendoit me prouver, par mon propre exemple,
qu'on ne pouvoit vivre hors de la capitale sans être
un méchant homme. Je ne comprens pas aujourd'hui
comment j'eus la bêtise de lui répondre et de me
fâcher, au lieu de lui rire au nez pour toute réponse.
Var. — (a) : que je ne trouverois pas si aisément un si bon
substitut pour...
1. Correspondance, lettre CXLI, A Diderot, ce mercredi soir
1757.
LIVRE NEUVIÈME 387
Cependant les décisions de madame d'Épinay et les
clameurs de la coterie holbachique avoient telle-
ment fasciné les esprits en sa faveur, que je passois
généralement pour avoir tort dans cette afiaire, et
que madame d'Houdetot elle-même, grande enthou-
siaste de Diderot, voulut que j'allasse le voir à Paris,
et que je fisse toutes les avances d'un raccommode-
ment, qui, tout sincère et entier qu'il fut de ma part,
se trouva pourtant peu durable. L'argument victo-
rieux sur mon cœur dont elle se servit fut qu'en ce
moment Diderot étoit malheureux. Outre l'orage
excité contre V Encyclopédie, il en essuyoit alors un
très violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite
histoire qu'il avoit mise à la tête, on l'accusoit
d'avoir prise en entier de Goldoni. Diderot, plus sen-
sible encore aux critiques que Voltaire, en étoit alors
accablé. Madame de GrafTigny avoit même eu la
méchanceté de faire courir le bruit que j'avois rompu
avec lui à cette occasion. Je trouvai qu'il y avoit
de la justice et de la générosité de prouver publique-
ment le contraire, et j'allai passer deux jours non seu-
lement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon éta-
blissement à l'Hermitage. mon second voyage à Paris.
J'avois fait le premier pas pour courir au pauvre
Gaufîecourt, qui eut une attaque d'apoplexie dont il
n'a jamais été bien remis, et durant laquelle je ne
quittai pas son chevet qu'il ne fût hors d'affaire.
Diderot me reçut bien. Que l'embrassement d'un
ami peut effacer de torts ! Quel ressentiment peut
après cela rester dans le cœur fa)? Nous eûmes peu
Var. — (a) : peut rester dans le cœur après cela ?
388 lES CONFESSIONS
d'explications. Il n'en est pas besoin pour des invec-
tives réciproques. Il n'y a qu'une chose à faire, savoir!
de les oublier. Il n'y avoit point eu de procédés
souterrains, du moins qui fussent à ma connois-;
sance : ce n' et oit pas comme avec madame d'Épinay.
Il me montra le plan du Père de famille. Voilà, lui]
dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez
le silence, travaillez cette pièce avec soin, et puis
jetez-la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour]
toute réponse. Il le fit et s'en trouva bien. Il y avoit
près de six mois que je lui avois envoyé les deux
premières parties de la Julie, pour m'en dire son avis.
Il ne les avoit pas encore lues. Nous en lûmes un
cahier ensemble. Il trouva tout cela feuillet, ce fut
son terme ; c'est-à-dire chargé de paroles et redon-
dant. Je l'avois déjà bien senti moi-même : mais
c'étoit le bavardage de la fièvre ; je ne l'ai jamais pu
corriger. Les dernières parties ne sont pas comine
cela. La quatrième surtout, et la sixième, sont des
chefs-d'œuvre de diction.
Le second jour de mon arrivée, il voulut absolu-
ment me mener souper chez M. d'Holbach. Nous
étions loin de compte ; car je voulois même rompre
l'accord du manuscrit de chimie, dont je m'indignois
d'avoir l'obligation à cet homme-là. Diderot l'em-
porta sur tout. Il me jura que M. d'Holbach m'aimoitj
de tout son cœur ; qu'il falloit lui pardonner un ton
qu'il prenoit avec tout le monde, et dont ses amisj
av oient plus à souffrir que personne. II me représentai
que refuser le produit de ce manuscrit (a), après
Var. — (a) : refuser ce manuscrit,...
LIVRE NEUVIÈME 389
l'avoir accepté deux ans auparavant, étoitiin affront
au donateur, qu'il n'avoit pas mérité, et que ce refus
pourroit même être mésinterprété, comme un secret
reproche davoir attendu si iongtems d'en conclure
le marché. Je vois d'Holbach tous les jours, ajouta-
t-il ; je connois mieux que vous l'état de son âme. Si
vous n'aviez pas lieu d'en être content, croyez-vous
votre ami capable de vous conseiller une bassesse?
Bref, avec ma foiblesse ordinaire, je me laissai sub-
juguer, et nous allâmes souper chez le Baron, qui me
reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froide-
ment, et presque malhonnêtement. Je ne reconnus
plus cette aimable Caroline ^ qui marquoit avoir
pour moi tant de bienveillance étant fille. J"avois
cru sentir dès Iongtems auparavant que depuis que
Grimm fréquentoit la maison d'Aine, on ne m'y
voyoit plus d'aussi bon œil.
Tandis que j'étois à Paris, Saint-Lambert y arriva
de larmée. Comme je n'en savois rien, je ne le vis
qu'après mon retour en campagne, d'abord à la
Chevrette -, et ensuite à l'Hermitage, où il vint avec
madame d'Houdetot me demander à dîner. On peut
juger si je les reçus avec plaisir ! Mais j'en pris bien
plus encore à voir leur bonne intelligence. Content
de n'avoir pas troublé leur bonheur j'en étois
heureux moi-même : et je puis jurer que durant toute
ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand
j'aurois pu lui ôter madame d'Houdetot, je ne laurois
pas voulu faire, et je n'en aurois pas même été tenté.
1. Caroline-Suzanne d'Aine, sœur de sa première femme.
2. Probablement le 4 juillet.
390 LES CONFESSIONS
Je la trouvois si aimable, aimant Saint-Lambert,
que je mimaginois à peine qu'elle eût pu l'être
autant en m' aimant moi-même ; et sans vouloir
troubler leur union, tout ce que j'ai le plus véritable-
ment désiré d'elle dans mon délire étoit qu'elle se
laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que
j'aie brûlé pour elle, je trouvois aussi doux d'être
le confident que l'objet de ses amours, et je n'ai
jamais un moment regardé son amant comme mon
rival, mais toujours comme mon ami. On dira que
ce nétoit pas encore là (a) de l'amour : soit, mais
c'étoit donc plus.
Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête
homme et judicieux : comme j'étois le seul coupable,
je fus aussi le seul puni, et même avec indulgence. Il
me traita durement, mais amicalement, et je vis que
j 'a vois perdu quelque chose dans son estime, mais
rien dans son amitié. Je m'en consolai, sachant que
l'une me seroit bien plus facile à recouvrer que
l'autre, et qu'il étoit trop sensé pour confondre une
foiblesse involontaire et passagère avec un vice de
caractère. S'il y avoit de ma faute dans tout ce qui
s'étoit passé, il y en avoit bien peu. Etoit-ce moi qui
avois recherché sa maîtresse? N'étoit-ce pas lui qui
me l'avoit envoyée? N'étoit-ce pas elle qui m'avoit
cherché? Pouvois-je éviter de la recevoir? Que
pouvois-je faire? Eux seuls avoient fait le mal, et
c'étoit moi qui l'avois souffert. A ma place, il en eût
fait autant que moi, peut-être pis : car enfin, quelque
fidèle, quelque estimable que fût madame d'Houdetot,
Var. — (a) : là; vraiment, de...
LIVRE NEUVIÈME 391
elle étoit femme ; ii étoit absent ; les occasioTis étoient
fréquentes, les tentations étoient vives, et il lui eût
été bien difficile -de se défendre toujours avec le même
succès contre un homme plus entreprenant. C'étoit
assurément beaucoup pour elle et pour moi, dans une
pareille situation, d'avoir pu poser (a) des limites que
nous ne nous soyons jamais permis de passer.
Quoique je me rendisse, au fond de mon cœur, un
témoignage assez honorable, tant d'apparences
étoient contre moi, que l'invincible honte qui me
domina toujours me donnoit devant lui tout l'air
d'un coupable, et il en abusoit (h) pour mhumilier.
Un seul trait peindra cette position réciproque. Je
lui iisois, après le dîner, Ja lettre que j'avois écrite
l'année précédente à Voltaire, et dont lui Saint-
Lambert avoit entendu parler. Il s'endormit durant
la lecture, et moi, jadis si fier, aujourd'hui si sot, je
n'osai jamais interrompre ma lecture, et continuai
de lire tandis qu'il continuoit de ronfler. Telles étoient
mes indignités, et telles étoient ses vengeances ;
mais sa générosité ne lui permit jamais de les exercer
qu'entre nous trois.
Quand il fut reparti, je trouvai madame d"Hou-
detot fort changée à mon égard. J'en fus surpris
comme si je n'avois pas dû m'y attendre ; j'en fus
touché plus que je n'aurois dû l'être, et cela me fit
beaucoup de mal. Il sembloit que tout ce dont
j'attendois ma guérison ne fît qu'enfoncer dans mon
cœur davantage le trait qu'enfin j'ai plutôt brisé
qu'arraché.
Var. — (a) : nous poser... — (b) : abusoit souvent pour...
392 LES CONFESSIONS
J'étois déterminé toul-à-fait à me vaincre, et à ne
rien épargner pour changer ma folle passion en une
amitié pure et durable. J'avois fait pour cela les plus
beaux projets du monde, pour l'exécution desquels
javois besoin du concours de madame dHoudetot.
Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite,
embarrassée. ; je sentis qu'elle avoit cessé de se plaire
avec moi, et je vis clairement qu'il s'étoit passé
quelque chose qu'elle ne vouloit pas me dire, et que
je n'ai jamais su. Ce changement, dont il me fut
impossible d'obtenir l'explication, me navra. Elle
me redemanda ses lettres ; je les lui rendis toutes
avec une fidélité dont elle me fit l'injure de douter
un moment. Ce doute fut encore un déchirement
inattendu pour mon cœur, qu'elle devoit si bien
connoître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas
sur-le-champ ; je compris que l'examen du paquet
que je lui a vois rendu (a) lui avoit fait sentir son
tort : je vis même qu'elle se le reprochoit, et cela me
fit regagner quelque chose. Elle ne pouvoit retirer
ses lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit
qu'elle les avoit brûlées ; j'en osai douter à mon tour,
et j'avoue que j'en doute encore. Non, l'on ne met
point au feu de pareilles lettres ^. On a trouvé
Var. — (a) : remis lui...
1. Ces lettres n'ont jamais été retrouvées. 11 est donc vraisem-
blable qu'elles ont été détruites. Le texte d'une seule paraît nous
avoir été conservé dans la Correspondance de Rousseau (let-
tre CLW , A Sophie, VHermiiage, juin 1151 j. Nous l'avons déjà
signalée. Elle donne le ton des épîtres amoureuses adressées par
le galant philosophe à sa charmante amie. Voyez au sujet des
lettres brûlées une note de l'éditeur Petitain (Confessions, 1839,
p. 447j.
LIVRE NEUVIEME
393
brûlantes celles de la Julie. Eh Dieu 1 qu'auroit-on
donc dit de celles-là! Non, non, jamais celle qui peut
inspirer une pareille passion n'aura le courage d'en
brûler les preuves. Mais je ne crains pas non plus
qu'elle en ait abusé : (a) je ne l'en crois pas capable;
et de plus, j'y avois mis bon ordre. La sotte, mais
vive cfainte d'être persiflé m'avoit fait commencer
cette correspondance sur un ton qui mit mes lettres
à l'abri des communications. Je portai jusqu'à la
tutoyer la familiarité que j'y pris dans mon ivresse :
mais quel tutoiement ! elle n'en devoit sûrement
pas être offensée. Cependant elle s'en plaignit plu-
sieurs fois (h), mais sans succès : ses plaintes ne
faisoient que léveiller mes craintes (c), et d'ailleurs
je ne pouvois me résoudre à rétrograder. Si ces lettres
sont encore en être, et qu'un jour elles soient vues,
on connoîtra comment j'ai aimé.
La douleur que me causa le refroidissement de
inadame d'Houdetot, et la certitude de ne l'avoir pas
mérité, me firent prendre le singulier parti de m'en
plaindre à Saint-Lambert même. En attendant l'effet
de la lettre que je lui écrivis à ce sujet, je me jetai
dans les distractions que j'aurois dû chercher plus
tôt. Il y eût des fêtes à la Chevrette, pour lesquelles
je fis de la musique. Le plaisir de me faire honneur
auprès de madame d'Houdetot d'un talent qu'elle
aimoit, excita ma verve, et un autre objet contri-
buoit encore à l'animer, savoir : le désir de montrer
que l'auteur du Devin du village savoit la musique,
Var. — (a) : abusé ; elle n'en est pas capable et d'ailleurs j'y
avois... — (bj : plusieurs fois, assez vivement, mais sans succès...
— (c) .-que réveiller ma défiance, et...
394 LES CONFESSIONS
car je m'apercevois depuis longtems que quelqu'un
travailloit en secret à rendre cela douteux, du moins
quant à la composition. Mon début à Paris, les
épreuves où j'y avois été mis à diverses fois, tant
chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière, quantité
de musique que j'y avois composée pendant quatorze
ans au milieu des plus célèbres artistes, et sous leurs
yeux, enfin l'opéra des AI uses s,alantes, celui même
du De^in (a), un motet que j 'avois fait pour made-
moiselle Fel, et qu'elle avoit chanté au Concert spiri-
tuel, tant de conférences que j'avoies eues sur ce
bel art avec les plus grands maîtres, tout sembloit
devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il exis-
toit cependant, même à la Chevrette, et je voyois
que M. d'Épinay n'en étoit pas exempt. Sans paroître
m'apercevoir de cela, je me chargeai de lui composer
un motet pour la dédicace de la chapelle de la Che-
vrette, et je le priai de me fournir des paroles de
son choix. Il chargea de Linant. le gouverneur de
son fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles
convenables au sujet, et huit jours après qu'elles
m'eurent été données le motet fut achevé. Pour cette
fois, le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus
étoffée ne sortit de mes mains. Les paroles commen-
cent par ces mots : Ecce sedes hic TonaïUis ^. La
Var. — (a) : Devin du Village,...
1. J'ai appris depuis que ces paroles étoient de Santeuil, et
que M. de Linant se les étoit doucement appropriées. (Note de
J.-J. Rousseau.) Cette note de bas de page ne se trouve pas dans
le manuscrit de Paris. — Le manuscrit du motet ; Ecce sedes hic
ToTUintis, et celui que Rousseau composa pour Mademoiselle Fel,
dont il est parlé plus haut, sont conservés à la Bibliothèque
Nationale.
LIVRE NEUVIÈME 395
pompe du début répond aux paroles, et toute la
suite du motet est d'une beauté de chant qui frappa
tout le monde. J'avois travaillé en grand orchestre.
D'Epinay rassembla les meilleurs symphonistes.
Madame Bruna, chanteuse italienne, chanta le motet
et fut bien (a) accompagnée. Le motet eut un si
grand succès qu'on l'a donné dans la suite au Concert
spirituel, où, malgré les sourdes cabales et l'indigne
exécution, il a eu deux fois les mêmes applaudisse-
mens. Je donnai pour la fête de M. d'Épinay l'idée
d'une espèce de pièce, moitié drame, moitié panto-
mime, que madame d'Epinay composa, et dont je
fis encore la musique. Grimm, en arrivant, entendit
parler de mes succès harmoniques. Une heure après,
on n'en parla plus : mais du moins on ne mit plus
en question, que je sache, si je savois la compo-
sition.
A peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je
ne me plaisois pas trop, qu'il acheva de m'en ren-
dre (b) le séjour insupportable, par des airs (c) que
je ne vis jamais à personne, et dont je n'avois pas
même l'idée. La veille de son arrivée on me délogea
de la chambre de faveur que j'occupois, contiguë à
celle de madame d'Epinay ; on la prépara pour
M. Grimm, et on m'en donna une autre plus éloignée.
Voilà, dis-je en riant à madame d'Epinay, comment
les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut
embarrassée. J'en compris mieux la raison dès le
même soir, en apprenant qu'il y avoit entre sa
Var. — (a) : trèshien... — (b) : de me /a rendre insupportable..
— (c) : airs tels...
396 LES CONFESSIONS
chambre et celle que je quittois (a) une porte
masquée de communication, qu'elle avoit jugé
inutile de me montrer. Son commerce avec Grimm
n'étoit ignoré de personne, ni chez elle, ni dans le
public, pas même de son mari : cependant, loin d'en
convenir avec moi, confident de secrets qui lui im-
portoient beaucoup davantage, et dont elle étoit
bien sûre, elle s'en défendit toujours très fortement.
Je compris que cette réserve venoit de Grimm, qui,
dépositaire de tous mes secrets, ne voulut pas que
je le fusse d'aucun des siens.
Quelque prévention que mes anciens sentimens,
qui n'étoient pas éteints, et le mérite réel de cet
homme-là. me donnassent en sa faveur, elle ne put
tenir contre les soins qu'il prit pour la détruire. Son
abord fut celui du comte de TufHère ; à peine daigna-
t-il me rendre le salut ; il ne m'adressa pas une seule
fois la parole, et me corrigea bientôt de la lui adresser,
en ne me répondant point du tout. Il passoit partout
le premier, prenoit partout la première place, sans
jamais faire aucune attention à moi. Passe pour cela,
s'il n y eût pas mis une affectation choquante : mais
on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un
soir madame d'Epinay, se trouvant un peu incom-
modée, dit qu'on lui portât un morceau dans sa
chambre, et monta pour souper au coin de son feu.
Elle me proposa de monter avec elle : je le fis. Grimm
vint ensuite. La petite table étoit déjà mise ; il n'y
avoit que deux couverts. On sert : madame d'Epinay
prend sa place à Tun des coins du feu ; M. Grimm
Var. — (a) : que j'ai^ois quittée...
LIVRE NEUVIEME
397
prend un fauteuil, s'établit à l'autre coin, tire la
petite table entre eux deux, déplie sa serviette et se
met en devoir de manger, sans me dire un seul
mot. Madame d'Epinay rougit, et. pour l'engager
à réparer sa grossièreté, m'offre sa propre place. Il
ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pouvant appro-
cher du feu, je pris le parti de me promener par
la chambre, en attendant qu'on m'apportât un
couvert (a). Il me laissa souper au ])out de la table,
loin du feu, sans me faire la moindre honnêteté,
à moi incommodé, son aîné, son ancien dans la mai-
son, qui l'y avois introduit, et à qui même, comme
favori de la dame, il eût du faire les honneurs. Toutes
ses manières avec moi répondoient fort bien à cet
échantillon. Il ne me traitoit pas précisément comme
son inférieur ; il me regardoit comme nul. J'avois
peine à reconnoître là l'ancien (h) cuistre qui, chez
le prince de Saxe-Gotha, se tenoit honoré de mes
regards. J'en avois encore plus à concilier ce profond
silence, et cette morgue insultante, avec la tendre
amùtié qu'il se vantoit d'avoir pour moi, près de tous
ceux (c) qu'il savoit en avoir eux-mêmes. Il est vrai
qu'il ne la témoignoit guères que pour me plaindre
de ma fortune, dont je ne me plaignois point, pour
compatir à mon triste sort, dont j'étois content, et
pour se lamenter (d) de me voir me refuser durement
aux soins bienfaisans qu'il disoit vouloir me rendre.
C'étoit avec cet art qu'il faisoit admirer sa tendre
générosité, blâmer mon ingrate misanthropie, et
Var. — (a) : couvert. Enfin, il me... — (b) : l'ancien petit
cuistre... — (c) : de ceux... — (d) : amèrement de me...
398 LES CONFESSIONS
qu'il accoutumoit insensiblement tout le monde à
n'imaginer entre un protecteur tel que lui et un mal-
heureux tel que moi que des liaisons de bienfaits
d'une part, et d'obligations de l'autre, sans y sup-
poser, même dans les possibles, une amitié d'égal à
égal. Pour moi, j'ai cherché vainement en quoi je
pouvois être obligé à ce nouveau patron. Je lui avois
prêté de l'argent, il ne m'en prêta jamais ; je l'avois
gardé dans sa maladie, à peine me venoit-il voir dans
les miennes ; je lui avois donné tous mes amis, il ne
m'en donna jamais aucun des siens (a) ; je i'avois
prôné de tout mon pouvoir, il... S'il m'a prôné,
c'est moins publiquement, et c'est (h) d'une autre
manière. Jamais il ne m'a rendu ni même offert
aucun service d'aucune espèce. Comment étoit-il
donc (c) mon Mécène? Com-ment étois-je son pro-
tégé? Cela me passoit, et me passe encore.
Il est vrai que, du plus au naoins, il étoit arrogant
avec tout le monde, mais avec personne aussi bruta-
lement qu'avec moi. Je me souviens qu'une fois Saint-
Lambert faillit à lui jeter son assiette à la tête, sur
une espèce de démenti qu'il lui donna (d) en pleine
table, en lui disant grossièrement : Cela nest pas vrai.
A son ton naturellement tranchant, il ajouta la
suffisance d'un parvenu, et devint même ridicule à
force d'être impertinent. Le commerce des grands
Tavoit séduit au point de se donner à lui-même des
airs qu'on ne voit qu'aux moins sensés d'entre eux.
n n'appeloit jamais son laquais que par Eh ! comme
Var. — (a) : aucun ; je... — (h) : et d'une... — (c) : étoit-il
mon... — (d) : au il osa lui donner...
LIVRE NEUVIEME
399
si, sur le nombre de ses gens, Monseigneur n'eût pas
su lequel étoit de garde. Quand il lui donnoit des
commissions, il lui jetoit l'argent par terre, au lieu
de le lui donner dans la main. Enfin, oubliant tout à
fait qu'il étoit homme, il le traitoit avec un mépris
si choquant, avec un dédain si dur en toute chose,^
que ce pauvre garçon, qui étoit un fort bon sujet,
que madame d'Épinay lui avoit donné, quitta son
service, sans autre grief que l'impossibilité d'endurer
de pareils traitemens : c' étoit le La Fleur de ce nou-
veau Glorieux.
Aussi fat qu'il étoit vain, avec ses gros yeux trou-
bles et sa figure dégingandée, il avoit des prétentions
près des femmes, et depuis sa farce (a) avec made-
moiselle Fel, il passoit auprès de plusieurs d'entre
elles pour un homme à grands sentimens. Cela F avoit
mis à la mode, et lui avoit donné du goût pour la
propreté de femme : il se mit à faire le beau ; sa toi-
lette devint une grande affaire : tout le monde sut
qu'il mettoit du blanc, et moi, qui n'en croyois rien,
je commençai de le croire, non seulement par l'em-
bellissement de son teint, et pour avoir trouvé des
tasses de blanc sur sa toilette, mais sur ce qu'entrant
un matin dans sa chambre je le trouvai brossant ses
ongles avec une petite vergette faite exprès ; ouvrage
qu'il continua fièrement devant moi. Je jugeai
qu'un homme qui passe deux heures tous les matins
à brosser ses ongles peut bien passer quelques
instans à remplir de blanc les creux de sa peau.
Le bon homme Gauffecourt, qui n'étoit pas sac-à-
Var. — (a) : depuis sa comédie...
400 LES CONFESSIONS
diable, l'avoit assez plaisamment surnommé Tyran-
le-Blanc.
Tout cela n'étoit que des ridicules, mais bien (a)
antipathiques à mon caractère. Ils achevèrent de me
rendre suspect le sien. J"eus peine à croire qu'un
homme à qui la tête tournoit de cette façon pût
conserver un cœur bien placé. Il ne se piquoit (h)
de rien tant que de sensibilité d'âme et d'énergie
de sentiment. Comment cela s'accordoit-il avec des
défauts qui sont propres aux petites âmes? Comment
les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même
un cœur sensible peuvent-ils le laisser s'occuper sans
cesse de tant de petits soins pour sa petite personne?
Eh ! mon Dieu ! celui qui sent embraser son cœur (c)
de ce feu céleste cherche à l'exhaler, et veut montrer
le dedans. Il voudroit mettre son cœur sur son
visage : il n'imaginera jamais d'autre fard.
Je me rappelai le sommaire de sa morale, que
madame d'Epinay m'avoit dit, et qu'elle avait
adopté. Ce sommaire consistoit en un seul article ;
savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre
en tout (d) les penchans de son cœur. Cette morale,
quand je l'appris, me donna terriblement à penser,
quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d'esprit.
Mais je vis bientôt que ce principe étoit réellement la
règle de sa conduite, et je n'en eus que trop, dans la
suite, la preuve à mes dépens. C'est la doctrine inté-
rieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a
jamais expliquée.
Var. — (a) : mais les plus antipathiques... — (b) : Il ne s'éloit
piqué de... — (c) : celui qui se sent embrasé de... — (d) : de
suivre les...
D'après une Sépia de Nsuidet
LIVRE NEUVIÈME 401
Je me rappelai les fréquens avis qu'on m'avoit
donnés, il y avoit plusieurs années, que cet homme
étoit faux, qu'il jouoit le sentiment, et surtout qu'il
ne m'aimoit pas. Je me souvins /a^ de plusieurs
petites anecdotes que m'avoient là-dessus racontées
M. de Francueil et madame de Chenonceaux, qui ne
l'estimoient ni l'un ni l'autre, et qui dévoient le con-
noître. puisque madame de Chenonceaux étoit fdle
de madame de Rochechouart, intime amie du feu
comte de Frièse, et que M. de Francueil, très lié alors
avec le vicomte de Polignac, avoit beaucoup vécu au
Palais-Royal, précisément quand Grimm commençoit
à s'y introduire. Tout Paris fut instruit de son déses-
poir après la mort du comte de Frièse. Il s'agissoit
de soutenir la réputation qu'il s'étoit donnée (b)
après les rigueurs de mademoiselle Fel, et dont
j'aurois vu la forfanterie mieux que personne, si
j'eusse alors été moins aveuglé. Il fallut l'entraîner
à l'hôtel de Castries, où il joua dignement son rôle,
livré à la plus mortelle affliction. Là tous les matins il
alloit dans le jardin pleurer à son aise, tenant sur
ses yeux son mouchoir baigné de larmes, tant qu'il
étoit en vue de l'hôtel ; mais, au détour d'une cer-
taine allée, des gens auxquels il ne songeoit pas le
virent mettre à l'instant le mouchoir dans sa poche,
et tirer un livre. Cette observation, qu'on répéta,
fut bientôt publique dans tout Paris, et presque
aussitôt oubliée. Je l'avois oubliée moi-même ; un
fait qui me regardoit servit à me la rappeler. J'étois
Var. — (a) : me ressouvins... — (h) : donnée, par son histoire
de carpe pâmée, après...
II. — 26
402 LES CONFESSIONS
à r extrémité dans mon lit, rue de Grenelle : il étoit
à la campagne ; il vint un matin me voir tout essoufflé,
disant qu'il venoit d'arriver à l'instant même ; je
sus un moment après qu'il étoit arrivé de la veille,
et qu'on l'avoit vu au spectacle le même jour.
Il me revint mille faits de cette espèce ; mais une
observation que je fus surpris de faire si tard me
frappa plus que tout cela. J'avois donné à Grimra
tous mes amis sans exception, ils étoient tous devenus
les siens. Je pouvois si peu me séparer de lui, que
j'aurois à peine voulu me conserver l'entrée d'une
maison où il ne l'auroit pas eue. Il n'y eut que
madame de Créqui qui refusa de l'admettre, et
qu'aussi je cessai presque de voir depuis ce tems-là.
Grimm, de son côté, se fit d'autres (a) amis, tant
de son estoc que de celui du comte de Frièse. De
tous ces amis-là, jamais un seul n'est devenu le
mien ; jamais il ne m'a dit un mot pour m.'engager
de faire au moins leur connoissance, et de tous ceux
que j'ai quelquefois rencontrés chez lui, jamais un
seul ne ma marqué la moindre bienveillance, pas
même le comte de Frièse, chez lequel il demeuroit,
et avec lequel il m'eût par conséquent été très
agréable de former quelque liaison, ni le comte de
Schomberg. son parent, avec lequel Grimm étoit
encore plus familier.
Voici plus : mes propres amis, dont je fis les siens,
et qui tous m' étoient tendrement attachés avant
cette connoissance, changèrent sensiblement pour
moi quand elle fut faite. Il ne m'a jamais donné
Var. — (a) : se fit plusieurs amis,...
LIVRE NEUVIÈME 403
aucun des siens ; je lui ai donné tous les miens, et
il a fini par me les tous ôter. Si ce sont là des effets
de l'amitié, quels seront donc ceux de la haine ?
Diderot même, au commencement, m'avertit
plusieurs fois que Grimm, à qui je donnois tant de
confiance, n'étoit pas mon ami. Dans la suite il
changea de langage fa^, quand lui-même eut cessé
d'être le mien.
La manière dont j'avois disposé de mes enfans
n'avoit besoin du concours de personne. J'en instrui-
sis cependant mes amis, uniquement pour les en
instruire, pour ne pas paroître à leurs yeux meilleur
que je n'étois. Ces amis étoient au nombre de trois :
Diderot, Grimm, madame d'Epinay ; Duclos, le
plus digne de ma confidence, fut le seul à qui je ne
la fis pas. Il la sut cependant ; par qui? Je l'ignore.
Il n'est guère probable que cette infidélité soit venue
de madame d'Epinay, qui savoit qu'en l'imitant,
si j'en eusse été capable, j'avois de quoi (b) m'en
venger cruellement. Restent Grimm et Diderot,
alors si unis en tant de choses, surtout contre moi,
qu'il est plus que probable que ce crime leur fut
commun. Je parierois que Duclos, à qui je n'ai pas
dit mon secret, et qui, par conséquent, en étoit le
maître, est le seul qui me l'ait gardé.
Grimm et Diderot, dans leur projet de m'ôter les
Gouverneuses, avoient fait effort pour le faire
entrer dans leurs vues : il s'y refusa toujours avec
dédain. Ce ne fut que dans la suite que j'appris de
Var. — (a) : — de langage, mais ce /u/ quand... — (b) : capable,
je poui^ois me venger...
404 LES CONFESSIONS
lui tout ce qui s'étoit passé entre eux à cet égard ;
mais j'en appris dès lors assez par Thérèse pour voir
qu'il y avoit à tout cela quelque dessein secret, et
qu'on vouloit disposer de moi, sinon contre mon gré,
du moins à mon insu (a), ou bien qu'on vouloit
faire servir ces deux personnes d'instrument à quelque
dessein caché. Tout cela n'étoit assurément pas de
la droiture. L'opposition de Duclos le prouve
sans réplique. Croira (h) qui voudra que c'étoit de
l'amitié.
Cette prétendue amitié m'étoit aussi fatale au
dedans qu'au dehors. Les longs et fréquens entre-
tiens avec madame Le Vasseur depuis plusieurs
années avoient changé sensiblement cette femme à
mon égard, et ce changement ne m'étoit assurément
pas favorable. De quoi traitoient-ils donc dans ces
singuliers tête-à-tête? Pourquoi ce profond mys-
tère? La conversation de cette vieille femme étoit-elle
donc assez agréable pour la prendre ainsi en bonne
fortune, et assez importante pour en faire un si
grand secret? Depuis trois ou quatre ans que ces
colloques duroient. ils m'avoient paru risibles : en
y repensant alors, je commençai de m'en étonner.
Cet étonnement eût été jusqu'à l'inquiétude, si
j'avois su dès lors ce que cette femme me préparoit.
Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se
targuoit au dehors, et difficile à concilier avec le ton
qu'il prenoit vis-à-vis de moi-même, il ne me revenoit
rien de lui. d'aucun côté, qui fût à mon avantage.
Var. — (a) : in5u. Ce n'étoit pas assurément de la droiture
l'opposition... — (bj : Jugera...
LIVRE NEUVIEME
et la commisération qu'il feignoit (a) d'a\oir pour
moi tendoit bien moins à me servir qu'à m'avilir.
Il m'ôtoit même, autant qu'il étoit en lui, la res-
source du métier que je m'étois choisi, en me décriant
comme un mauvais copiste, et je conviens qu'il
disoit en cela la vérité ; mais ce n'étoit pas à lui de
la dire. Il prouvoit que ce n'étoit pas plaisanterie,
en se servant d'un autre copiste, et en ne me laissant
aucune des pratiques qu'il pouvoit m'ôter. On eût
dit que son projet étoit de me faire dépendre de
lui et de son crédit pour ma subsistance, et d'en
tarir la source jusqu'à ce que j'en fusse réduit là.
Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon
ancienne prévention (h) qui parloit encore : je jugeai
son caractère au moins très suspect, et quant à son
amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de ne le plus
voir, j'en avertis madame d'Epinay, appuyant ma
résolution de plusieurs faits sans réplique, mais que
j'ai maintenant oubliés.
Elle combattit fortement cette (c) résolution, sans
savoir trop que dire (d) aux raisons sur lesquelles
elle étoit fondée. Elle ne s'étoit pas encore concertée
avec lui. Mais le lendemain, au lieu de sexpliquer
verbalement avec moi, elle me remit une lettre très
adroite, qu'ils avoient minutée ensemble, et par
laquelle, sans entrer dans aucun détail des faits,
elle le justifioit par son caractère (e) concentré, et,
me faisant un crime de l'avoir soupçonné de perfidie
envers son ami, m'exhortoit à me raccommoder avec
Var. — (a) : qu'il affectait d'avoir... — (b) : mon ancien atta-
chement qui... — (c) : ma... — (d) : qu'opposer à mes raisons.
Elle ne... — (e) : naturellement concentré,...
406 LES CONFESSIONS
lui. Cette lettre, qu'on trouvera dans la Liasse A,
n° 48 ^, nv ébranla. Dans une conversation que nous
eûmes ensuite, et où je la trouvai mieux préparée
qu'elle ne Tétoit la première fois, j'achevai de me
laisser vaincre : j'en vins à croire que je pouvois avoir
mal jugé, et qu'en ce cas j'avois réellement, envers
un ami, des torts graves que je devois réparer. Bref
comme j'avois déjà fait plusieurs fois avec Diderot,
avec le baron d'Holbach, moitié gré, moitié foiblesse,
je fis toutes les avances que j'avois droit d'exiger ;
j'allai chez M. Grimm comme un autre George
Dandin, lui faire excuse des offenses qu'il m'avoit
faites, toujours dans cette fausse persuasion qui m'a
fait faire en ma vie mille bassesses auprès de mes
feints amis, qu'il n'y a point de haine qu'on ne
désarme à force de douceur et de bons procédés, au
lieu qu'au contraire la haine des méchans ne fait que
s'animer davantage par l'impossibilité de trouver sur
quoi la fonder, et le sentiment de leur propre injus-
tice n"est qu'un grief de plus contre celui qui en est
l'objet. J"ai, sans sortir de ma propre histoire, une
preuve bien forte de cette maxime dans Grimm et
dans Tronchin, devenus mes deux plus implacables
ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans
pouvoir alléguer aucun tort d'aucune espèce que j'aie
eu jamais avec aucun des deux 2, et dont la rage
1. Streckeisen, I, p. 343-348, Lettres de Madame d'Epinay, X»
On ne saurait être surpris du caractère de cette épître destinée à
justifier Grimm aux yeux de Rousseau. Madame d'Epinay était
la maîtresse du premier.
2. Je n'ai donné, dans la suite, au dernier le surnom de Jongleur
que longtems après son inimitié déclarée, et les sanglantes per-
LIVRE NEUVIÈME 407
s'accroît de jour en jour, comme celle des tigres,
par la facilité qu'ils trouvent à l'assouvir.
Je m'attendois que, confus de ma condescendance
et de mes avances, Grimm me recevroit les bras
ouverts, avec la plus tendre amitié. Il me reçut en
empereur romain, avec une morgue que je n'avois (a)
jamais vue à personne. Je n'étois point du tout pré-
paré à cet accueil. Quand, dans l'embarras d'un rôle
si peu fait pour moi, j'eus rempli, en peu de mots, et
d'un air timide, l'objet qui m'amenoit près de lui,
avant de me recevoir en grâce, il prononça, avec
beaucoup de majesté, une longue harangue qu'il
avoit préparée, et qui contenoit la nombreuse énu-
mération de ses rares vertus, et surtout dans l'amitié.
Il appuya longtems sur une chose qui d'abord me
frappa beaucoup ; c'est qu'on lui voyoit toujours
conserver les mêmes amis. Tandis qu'il parloit,
je me disois tout bas qu'il seroit bien cruel pour moi
de faire seul exception à cette règle. II y revint si
souvent et avec tant d'affectation qu'il me fit penser
que s'il ne suivoit en cela que les sentimens de son
cœur, il seroit moins frappé de cette maxime, et qu'il
s'en faisoit un art utile à ses vues dans les moyens de
parvenir (h). Jusqu'alors j'avois été dans le même
cas, j'avois conservé toujours tous mes amis ; depuis
ma plus tendre enfance je n'en avois pas perdu un
Var. — (a) : que ie n'ai... — (b) /parvenir. Il s'attacha ensuite...
sécutions qu'il m' avoit suscitées à Genève et ailleurs. J'ai même
bientôt supprimé ce nom, quand je me suis vu tout à fait sa vic-
time. Les basses vengeances sont indignes de mon cœur, et la haine
n'y prend jamais pied. (Note de J.-J. Rousseau.) Cette note de
bas de page ne se trouve pas dans le manuscrit de Paris.
408 LES CONFESSIONS
seul, si ce n'est j^ar la mort, et cependant je n'en avois
pas fait jusqu'alors la réflexion ; ce n'étoit pas une
maxime que je me fusse prescrite. Puisque c'étoit
un avantage alors commun à l'un et à l'autre, pour-
quoi donc s'en targuoit-il par j^référence, si ce n'est
qu'il songeoit d'avance à me l'ôter? Il s'attacha
ensuite à m'humilier par les preuves de la préférence
que nos amis communs lui donnoient sur moi. Je con-
noissois aussi bien que lui cette préférence ; la ques-
tion étoit [de savoir] ^ à quel titre il l'avoit obtenue; si
c'étoit à force de mérite ou d'adresse, en s'élevant lui-
même ou en cherchant à me rabaisser. Enfin, quand
il eut mis, à son gré, entre lui et moi toute la dis-
tance qui pouvoit donner du prix à la grâce qu'il
m'alloit faire, il m'accorda le baiser de paix dans un
léger embrassement qui ressembloit à l'accolade que
le roi donne aux nouveaux chevaliers. Je tombois des
nues, j'étois ébahi, je ne savois que dire, je ne trou-
vois pas un mot. Toute cette scène eut l'air de la
réprimande qu'un précepteur fait à son disciple, en
lui faisant grâce du fouet. Je n'y pense jamais sans
sentir combien sont trompeurs les jugemens fondés
sur l'apparence, auxquels le vulgaire donne tant de
poids, et combien souvent l'audace et la fierté sont
du côté du coupable, la honte et l'embarras du côté
de l'innocent.
Nous étions réconciliés '^ ; c'étoit toujours un sou-
lagement pour mon cœur, que toute querelle jette
dans des angoisses mortelles. On se doute bien
1. Ces deux mois ?ont empruntés au manuscrit de Paris ; ils
manquent à celui de Genève.
2. M. Auguste Rev date cette réconciliation du 10 octobre.
LIVRE NEUVIÈME 409
qu'une pareille réconciliation ne change-a pas ses
manières ; elle ni'ôta seulement le droit de m'en
plaindre. Aussi pris-je le parti d'endurer tout, et de
ne dire plus rien.
Tant de chagrins, coup sur coup, me jetèrent dans
un accablement c|ui ne me laissoit guères la force de
reprendre Tempire de moi-même. Sans réponse de
Saint-Lambert, négligé de madame d'Houdetot,
n'osant plus m' ouvrir à personne, je commençai de
craindre qu'en faisant de l'amitié l'idole de mon
cœur, je n'eusse employé ma vie à sacrifier à des
chimères. Epreuve faite, il ne restoit de toutes mes
liaisons que deux hommes qui eussent conservé toute
mon estime, et à qui mon cœur pût donner sa con-
fiance : Duclos, que depuis ma retraite à l'Hermi-
tage j'avois perdu de vue, et Saint-Lambert. Je
crus ne pouvoir bien réparer mes torts envers ce
dernier qu'en lui déchargeant mon cœur sans ré-
serve, et je résolus de lui faire pleinement mes confes-
sions en tout ce qui ne compromettroit pas sa maî-
tresse. Je ne doute pas que ce choix ne fut encore un
piège de ma passion, pour me tenir plus rapproché
d'elle ; mais il est certain que je me serois jeté dans les
bras de son amant sans réserve, que je me serois mis
jtleinement sous sa conduite et que j'aurois poussé la
franchise aussi loin qu'elle pouvoit aller. J'étois prêt
à lui écrire une seconde lettre, à laquelle j'étois sûr
qu'il auroit répondu, quand j'appris la triste cause
de son silence sur la première. Il n'avoit pu soutenir
jusqu'au bout les fatigues de cette campagne. Ma-
dame d'Épinay m'apprit qu'il venoit d'avoir une
attaque de paralysie, et madame d'Houdetot, que
410 LES CONFESSIONS
son affliction finit par rendre malade elle-même, et
qui fut hors d'état de m' écrire sur-le-champ, me
m.arqua deux ou trois jours après, de Paris où elle
étoit alors, qu'il se faisoit porter à Aix-la-Chapelle
pour y prendre les bains ^. Je ne dis pas que cette
triste nouvelle m'affligea comme elle ; mais je doute
que le serrement de cœur qu'elle me donna fût moins
pénible que sa douleur et ses larmes. Le chagrin de
le savoir dans cet état, augmenté par la crainte que
rinquiétude n'eût contribué à l'y mettre, me toucha
plus que tout ce qui m'étoit arrivé jusqu'alors, et je
sentis cruellement qu'il me manquoit, dans ma
propre estime, la force dont j'avois besoin pour sup-
porter tant de déplaisir. Heureusement, ce généreux
ami ne me laissa pas longtemps dans cet accable-
ment ; il ne m'oublia pas, malgré son attaque, et je
ne tardai pas d'apprendre par lui-même que j'avois
trop mal jugé de ses sentimens et de son état K
Mais il est tems d'en venir à la grande révolution
de ma destinée, à la catastrophe qui a partagé ma
vie en deux parties si différentes, et qui d'une bien
légère cause a tiré de si terribles effets.
Un jour que je ne songeois à rien moins, madame
d'Epinay m'envoya chercher. En entrant, j'aperçus
dans ses yeux et dans toute sa contenance un air de
trouble dont je fus d'autant plus frappé, que cet air
ne lui étoit point ordinaire, personne au monde ne
sachant mieux qu'elle gouverner son visage et ses
1. Octobre 1757. Voyez dans le recueil de Streckeisen (t. 1}
les lettres de Madame d'Houdetot.
2. Streckeisen, I, p. 415-521, lettres du 11 octobre et du 21 no-
vembre 1757.
LIVRE NEUVIEME
411
mouvemens. Mon ami, me dit-elle, je pars pour
Genève ; ma poitrine est en mauvais état, ma santé
se délabre au point que, toute chose cessante, il faut
que j'aille voir et consulter Tronchin. Cette résolu-
tion, si brusquement prise et à l'entrée de la mauvaise
saison, m' étonna d'autant plus que je l'avois quittée
trente-six heures auparavant sans qu'il en fût
question. Je lui demandai qui elle emmèneroit avec
elle. Elle me dit qu'elle emmèneroit son fils avec
M. de Linant, et puis elle ajouta négligemment : Et
vous, mon ours, ne viendrez-vous pas aussi? Comme
je ne crus pas qu'elle parlât sérieusement, sachant
que dans la saison où nous entrions j'étois à peine
en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur
l'utiHté du cortège d'un malade pour un autre ma-
lade ; elle parut elle-même n'en avoir pas fait tout de
bon la proposition, et il n'en fut plus question. Nous
ne parlâmes plus que des préparatifs de son voyage,
dont elle s'occupoit avec beaucoup de vivacité, étant
résolue à partir dans quinze jours.
Je n'avois pas besoin de beaucoup de pénétration
pour comprendre qu'il y avoit à ce voyage un motif
secret qu'on me taisoit. Ce secret, qui n'en étoit un
dans toute la maison que pour moi, fut découvert
dès le lendemain par Thérèse, à qui Teissier, le maître
d'hôtel, qui le savoit de la femme de chambre, le
révéla. Quoique je ne doive pas ce secret à madame
d'Épinay, puisque je ne le tiens pas d'elle, il est trop
lié avec ceux que j'en tiens pour que je puisse l'en
séparer : ainsi je me tairai sur cet article ^. Mais ces
1. On a prétendu depuis qu'elle était enceinte de Grimm.
412 LES CONFESSIONS
secrets, qui jamais ne sont sortis, ni ne sortiront, de
ma bouche ni de ma plume, ont été sus de trop de
gens pour pouvoir être ignorés dans tous les entoure
de madame dEpinay.
Instruit du vrai motif de ce voyage, j'aurois re-
connu la secrète impulsion d'une main ennemie, dans
la tentative de m'y faire le chaperon de madame
d'Epinay ; mais elle avoit si peu insisté, que je per-
sistai à ne point regarder cette tentative comme sé-
rieuse, et je ris seulement du beau personnage que
j'aurois fait là. si j'eusse eu la sottise de m'en charger.
Au reste, elle gagna beaucoup à mon refus, car elle
vint à bout d'engager son mari même à l'accom-
pagner.
Quelques jours après, je reçus de Diderot le billet
que je vais transcrire. Ce billet seulement plié en
deux, de manière que tout le dedans se lisoit sans
peine, me fut adressé chez madame d'Epinay, et
recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fds
et le confident de la mère.
BILLET DE DIDEROT
(Liasse A, X*^ 52) 1
Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du
chagrin. Tapprens que madame d'Epinay va à Ge-
1. Streckeisen, t. I, p. 277. Automne 1757. Il paraît par ce
billet que Diderot se mêlait de ce qui ne le regardait point. On
s'expliquerait mal le rôle de Diderot dans la brouille qui sépara
Rousseau et Madame d'Epinay, si l'on ne connaissait déjà le
caractère de ce triste personnage.
LIVRE NEUVIÈME 413
nèi^e, et je n entens point dire que vous V accompagniez.
Mon ami, content de madame d'Epinay, il faut partir
avec elle ; mécontent, il faut partir beaucoup plus
vite. Etes-vous surchargé du poids des obligations que
vous lui avez? voilà une occasion de vous acquitter en
partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre
occasion dans votre vie de lui témoigner votre recon-
noissance ? Elle va dans un pays où elle sera comme
tombée des nues. Elle est malade : elle aura besoin
d' amusement et de distraction. L'hiver ! voyez, mon ami.
L'objection de votre santé peut être beaucoup plus
forte que je ne la crois. Mais êtes-vous plus mal au-
jourd'hui que vous ne l'étiez il y a un mois, et que
vous ne le serez au commencement du printems? Eerez-
vous dans trois mois d'ici le voyage plus commodément
qu'aujourd'hui.-^ Pour moi, je vous avoue que si je ne
pouvais supporter la chaise, je prendrais un bâton et je
la suivrais. Et puis ne craignez-vous point qu'on ne
mésinterprète votre conduite? On vous soupçonnera
ou d'ingratitude, ou d'un autre motif secret. Je sais
bien que, cjuoi que cous fassiez, vous aurez toujours
pour vous le témoignage de votre conscience, mais
ce témoignage suffit-il seul, et est-il permis de négliger
jusqu'à certain point celui des autres hommes? Au
reste, mon ami, c'est pour m' acquitter avec vous et avec
moi que je vous écris ce billet. S'il vous déplaît, jetez-le
au feu, et qu'il n'en soit non plus question que s'il
rCeût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime, et vous
embrasse.
414 LES CONFESSIONS
Le tremblement de colère, réblouissement qui me
gagnoient en lisant ce billet ^, et qui me permirent
à peine de Tachever, ne m'empêchèrent pas d'y re-
marquer l'adresse avec laquelle Diderot y afîectoit
un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que
dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me
traitoit tout au plus de mon cher, sans daigner (a)
m'y donner le nom d'ami. Je vis aisément le ricochet
par lequel me venoit ce billet, dont la suscription,
la forme et la marche déceloient même assez mala-
droitement le détour : car nous nous écrivions ordi-
nairement par la poste ou par le messager de Montmo-
rency, et ce fut la première et l'unique fois (b) qu'il
se servit de cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation
me permit d'écrire, je lui traçai précipitamment
la réponse suivante, que je portai sur-le-champ, de
l'Hermitage où j'étois pour lors, à la Chevrette, pour
la montrer à madame d'Epinay, à qui, dans mon
aveu file colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que
le billet de Diderot.
Mon cher ami, i>ous ne pouvez savoir ni la force
des obligations que je puis avoir à madame d'Epinay^
ni jusqu'à quel point elles me lient, ni si elle a réelle-
ment besoin de moi dans son voyage, ni si elle désire
que je V accompagne, ni s'il rn est possible de le faire,
Var. — (a) : sans avoir presque jamais daigné m'y... — (h) : la
première fois...
1. Rousseau le reçut chez Madame d'Epinay. Toute la scène
qui suit a été rapportée d'une manière mélodramatique dans les
Mémoires publiés sous le nom de cette dernière.
LIVRE NEUVIÈME 415
ni les raisons que je puis avoir de ni en abstenir. Je
ne refuse pas de discuter avec vous tous ces points ;
mais, en attendant, convenez que me prescrire si
affirmativement ce que je dois faire, sans vous être mis
en état d'en juger, cest, mon cher philosophe, opiner en
franc étourdi. Ce que je vois de pis à cela est que votre
avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu d'hu-
meur à me laisser mener sous votre nom par le tiers
et le quart, je trouve à ces ricochets certains détours
qui ne vont pas (a) a votre franchise, et dont vous
ferez bien, pour vous et pour moi, de vous abstenir
désormais.
Vous craignez quon n'interprète mal ma conduite ;
mais je défie un cœur comme le vôtre d'oser mal penser
du mien. D'autres, peut-être, parleroient mieux de moi
si je leur ressemblois davantage. Que Dieu me préserve
de me faire approuver d'eux ! Que les médians m'épient
et m' interprètent : Rousseau nest pas fait pour les
craindre, ni Diderot pour les écouter.
Si votre billet m'a déplu, vous voulez que je le jette
au feu, et qu'il n'en soit plus question ! Pensez-vous
qu'on oublie ainsi ce qui vient de vous ."^ Mon cher,
vous faites aussi bon marché de mes larmes, dans les
peines que vous me donnez, que de ma vie et ma
santé dans les soins que vous m'exhortez à prendre.
Si vous pouviez vous corriger de cela, votre amitié
m'en seroit plus douce, et j'en deviendrais moins à
plaindre ^.
Var. — (a) : ne vont pas trop à...
1. On ne trouve pas cette lettre dans l'édition de la Corres-
pondance publiée par Hachette (Œuvres complètes, X, XI et XII).
416 LES CONFESSIONS
En entrant dans la chambre de madame d'EpHnay»
je trouvai Grimra avec elle, et j'en fus charmé. Je
leur lus à haute et claire voix mes deux lettres avec
une intrépidité dont je ne me serois pas cru capable,
et j'y ajoutai, en finissant, quelques discours qui ne
la démentoient pas. A cette audace inattendue dans
un homme ordinairement si craintif, je les vis Tun
et l'autre atterrés, abasourdis, ne répondant pas un
mot ; je vis surtout cet homme arrogant baisser les
yeux à terre, et n'oser soutenir les étincelles de mes
regards ; mais dans le même instant, au fond de
son cœur, il juroit ma perte, et je suis sûr qu'ils la
concertèrent avant de se séparer.
Ce fut à peu près dans ce tems-là que je reçus
enfin par madame d'Houdetot la réponse de Saint-
Lambert (Liasse A, n° 57), datée encore de \Yolfen-
butel ^, peu de jours après son accident, à ma lettre
qui avoit tardé longtems en route. Cette réponse
m'apporta des consolations, dont j'avois grand besoin
dans ce moment-là, par les témoignages d'estime et
d'amitié dont elle étoit pleine, et qui me donnèrent
le courage et la force de les mériter. Dès ce moment
je fis mon devoir ; mais il est constant que si Saint-
Lambert se fût trouve moins sensé, moins généreux,
moins honnête homme, j'étois perdu sans retour.
La saison devenoit mauvaise, et l'on commençoit à
quitter la campagne. Madame d'Houdetot me mar-
qua le jour où elle comptoit venir faire ses adieux à la
vallée 2. et me donna rendez-vous à Eaubonne. Ce
1. Streckeisen, I, p. 415. Wolfenbuttel, 11 oct. 1
2. Streckeisen, I, p. 363, octobre 1. X.
LIVRE NEUVIÈME 417
jour se trouva par hasard le même où madame
d'Epinay quitîoit la Chevrette pour aller à Paris
achever les préparatifs de son voyage. Heureusement
elle partit le matin, et j'eus le tems encore, en la
quittant, d'aller dîner avec sa belle-sœur. J'avois la
lettre de Saint-Lambert dans ma poche ; je la relus
Ijlusieurs fois en marchant. Cette lettre me servit
d'égide contre ma foiblesse. Je fis et tins la résolution
de ne voir plus en madame d'Houdetot que mon amie
et la maîtresse de mon ami, et je passai tête-à-tête
avec elle quatre ou cinq heures dans un calme déli-
cieux, préférable infiniment, même quant à la jouis-
dance. à ces accès de fièvre ardente que jusqu'alors
javois eus auprès d'elle. Comme elle savoit trop que
mon cœur n'étoit pas changé, elle fut sensible aux
efforts que j'avois faits pour me vaincre ; elle m'en
estima davantage, et j'eus le plaisir de voir que son
amitié pour moi n'étoit point éteinte. Elle m'annonça
le prochain retour de Saint-Lambert, qui, quoique
assez bien rétabli de son attaque, n'étoit plus en état
de soutenir les fatigues de la guerre, et quittoit le ser-
vice pour venir (a) vivre paisiblement auprès d'elle.
Nous formâmes le projet charmant d'une étroite
société entre nous trois, et nous pouvions espérer que
l'exécution de ce projet seroit durable, vu que tous
les sentimens qui peuvent unir des cœurs sensibles
et droits en faisoient la base, et que nous rassem-
blions (b) à nous trois assez de talens et de connois-
sances pour nous suilire à nous-mêmes, et n'avoir
Var. — (a) : pour re^-cnir... — (b) : d'ailleurs, à nous...
II. — 27
418 LES CONFESSIONS
besoin d'aucun supplément étranger ^. Hélas ! en
me livrant à Tespoir d'une si douce vie, je ne songeois
guères à celle qui m'attendoit.
Nous parlâmes ensuite de ma situation présente
avec madame d'Epinay. Je lui montrai la lettre de
Diderot, avec ma réponse : je lui détaillai tout ce qui
s'étoit passé à ce sujet, et je lui déclarai la résolution
où j'étois de quitter l'Hermitage. Elle s'y opposa
vivement; et par des raisons toutes-puissantes sur
mon cœur. Elle me témoigna combien elle auroit
désiré que j'eusse fait le voyage de Genève, pré-
voyant qu'on ne manqueroit pas de la compromettre
dans mon refus : ce que la lettre de Diderot sembloit
annoncer d'avance ^. Cependant, comme elle savoit
mes raisons aussi bien que moi-même, elle n'insista
pas sur cet article ; mais elle me conjura d'éviter
tout éclat, à quelque prix que ce pût être, et de
pallier mon refus de raisons assez plausibles pour
éloigner l'injuste soupçon qu'elle pût y avoir part. Je
lui dis qu'elle ne m'imposoit pas une tâche aisée ;
mais que résolu d'expier mes torts au prix même de
ma réputation, je voulois donner la préférence à la
sienne, en tout ce que l'honneur me permettoit
d'endurer. On connoîtra bientôt si j'ai su remplir
cet enoraorement.
Je le puis jurer, loin que ma passion malheureuse
eût rien perdu de sa force, je n'aimai jamais ma
Sophie aussi vivement, aussi tendrement que je fis
1. Voyez la lettre adressée à Rousseau par la comtesse d'Hou-
detot. le 26 oct. 1757 (Streckeisen, I, p. 365).
2. Voyez dans le recueil de Streckeisen (I, p. 369 et suiv.) les
lettres de Madame d'Houdetot, des 1^^, 4, 7 et 10 nov. 1757.
LIVRE NEUVIÈME 419
ce jour-là. Mais telle fut l'impression que firent sur
moi la lettre de Saint-Lambert, le sentiment du devoir
et l'horreur de la perfidie, que, durant toute cette
entrevue, mes sens me laissèrent pleinement en
paix auprès d'elle, et que je ne fus pas même tenté
de lui baiser la main. En partant, elle m'embrassa
devant ses gens. Ce baiser, si différent de ceux
que je lui avois dérobés quelquefois sous les feuil-
lages, me fut garant que j'avois repris l'empire de
moi-même : je suis presque assuré que si mon cœur
a voit eu le tems de se raffermir dans le calme, il
ne me falioit pas trois mois pour être guéri radicale-
ment.
Ici finissent mes liaisons personnelles avec madame
d'Houdetot. Liaisons dont chacun a pu juger sur les
apparences selon les dispositions de son propre cœur,
mais dans lesquelles la passion que m'inspira cette
aimable femme, passion la plus vive peut-être qu'au-
cun homme ait jamais sentie, s'honorera toujours,
entre le ciel et nous, des rares et pénibles sacrifices
faits par tous deux au devoir, à l'honneur, à l'amour
et à l'amitié. Nous nous étions trop élevés (a) aux
yeux l'un de l'autre pour pouvoir nous avilir aisé-
ment. Il faudroit être indigne de toute estime pour
se résoudre à en perdre une de si haut prix, et
l'énergie même des sentimens qui pouvoient nous
rendre coupables fut ce qui nous empêcha de le
devenir.
C'est ainsi qu'après une si longue amitié pour l'une
de ces deux femmes, et un si vif amour pour l'autre,
Var. — (a) : élevé?, fose le dire, aux...
420 LES CONFESSIONS
je leur fis séparément mes adieux en un même jour :
à Tune pour ne la revoir de ma vie, à l'autre pour ne
la revoir (a) que deux fois dans les occasions que je
dirai ci-après.
Après leur départ, je me trouvai dans un grand
embarras pour remplir tant de devoirs pressans et
contradictoires, suite de mes imprudences. Si j'eusse
été dans mon état naturel, après la proposition et
le refus de ce voyage de Genève, je n'avois c|u'à
rester tranquille, et tout étoit dit. Mais j'en avois
sottement fait une affaire qui ne pouvoit rester dans
l'état où elle étoit, et je ne pouvois me dispenser de
toute ultérieure explication qu'en quittant l'Hermi-
tage : ce que je venois de promettre à madame d'Hou-
detot de ne pas faire, au moins pour le moment pré-
sent. De plus, elle avoit exigé que j'excusasse auprès
de mes soi-disans amis le refus de ce voyage, afin
qu'on ne lui imputât pas ce refus. Cependant je n'en
pouvois alléguer la véritable cause sans outrager
madame d"Epinay, à qui je devois certainement de
la reconnoissance. après tout ce qu'elle avoit fait
pour moi. Tout bien considéré, je me trouvai dans la
dure, mais indispensable alternative de manquer
à madame d'Épinay, à madame d'Houdetot, ou à
moi-même, et je pris le dernier parti. Je le pris haute-
ment, pleinement, sans tergiverser, et avec une
générosité digne assurément de laver les fautes qui
m'avoient réduit à cette extrémité. Ce sacrifice, dont
mes ennemis ont su tirer parti, et qu'ils attendoient
peut-être, a fait la ruine de ma réputation, et m'a
Var. — (a) : pour ne la plus voir que...
LIVRE NEUVIEME
421
ôté, par leurs soins, Testime publique ; mais il m'a
rendu la mienne, et m'a consolé dans mes malheurs.
Ce n'est pas la dernière fois, comme on verra, que
j'ai fait de pareils sacrifices, ni la dernière aussi
qu'on s'en est prévalu pour m'accabler.
Grimm étoit le seul qui parût n'avoir pris aucune
part dans cette afîaire ; ce fut à lui que je résolus de
ni'adresser. Je lui écrivis une longue lettre ^ dans
laquelle j'exposai le ridicule de vouloir me faire un
devoir de ce voyage de Genève, l'inutilité, l'embarras
même dont j'y aurois été à madame d'Epinay, et les
inconvéniens qu'il en auroit résulté pour moi-même.
Je ne résistai pas, dans cette lettre, à la tentation
de lui laisser voir (a) que j'étois instruit, et qu'il
me paroissoit singulier qu'on prétendît que c'étoit à
moi de faire ce voyage, tandis que lui-même s'en
dispensoit. et qu'on ne faisoit pas mention de lui.
Cette lettre, où. faute de pouvoir dire nettement mes
raisons, je fus forcé de battre souvent la campagne,
m'auroit donné dans le public l'apparence de bien
des torts : mais elle étoit un exemple de retenue et
de discrétion pour les gens qui. comme Grimm,
étoient au fait des choses que j'y taisois, et qui
justifioient pleinement ma conduite. Je ne craignis
pas même de mettre un préjuo-p de plus contre moi,
en prêtant l'avis de Diderot à mes autres amis, pour
insinuer que madame d'Houdetot avoit pensé de
même, comme il étoit vrai, et taisant que. sur mes
Var. — (a) : entrevoir...
1. Correspondance, lettre CLXVI, A Grimm, le lundi 19 oc-
tobre 1757. C'est une des belles pages de Rousseau.
422 LES CONFESSIONS
raisons, elle avoit changé d'avis. Je ne pouvois
mieux la disculper du soupçon de conniver avec moi
qu'en paroissant. sur ce point, mécontent d'elle.
Cette lettre fmissoit par un acte de confiance dont
tout autre homme auroit été touché ; car en exhor-
tant Grimm à peser mes raisons et à me marquer
après cela son avis, je lui marquois que cet avis
seroit suivi, quel qu'il pût être, et c'étoit mon inten-
tion, eùt-il même opiné pour mon départ ; car
M. d'Épinay s'étant fait le conducteur de sa femme
dans ce voyage, le mien prenoit alors un coup d'œil
tout différent : au lieu que c'étoit moi d'abord qu'on
voulût charger de cet emploi, et qu'il ne fût question
de lui qu'après mon refus.
La réponse de Grimm se fit attendre ; elle fut
singulière. Je vais la transcrire ici. (Voyez Liasse A,
nO 59. 1)
Le départ de madame d'Epinay est reculé ; son fils est
malade, il faut attendre qu'il soit rétabli. Je rêverai à
<^otre lettre. Tenez-vous tranquille à votre Hermitage. Je
vous ferai passer mon avis à tems. Comme elle ne par-
tira sûrement pas de quelques jours, rien ne presse.
En attendant, si vous le jugez à propos, vous pouvez
lui faire vos offres, quoique cela me paroisse encore
assez égal. Car, connoissant votre position aussi bien
que vous-même, je ne dotite point quelle ne réponde
à vos offres comme elle doit, et tout ce que je vois à
gagner à cela, c est que vous pourrez dire à ceux qui
vous pressent que si vous ri avez pas été, ce nest pas
1. Streckeisen, I, 351.
LIVRE NEUVIÈME 423
faute de vous être offert. Au reste ^ je ne vois^ pas pour-
quoi vous voulez absolument que le philosophe soit
le porte-voix de tout le monde, et parce que son avis
est que vous partiez, pourquoi vous imaginez que tous
vos amis prétendent la même chose. Si vous écrivez à
madame d'Epinay, sa réponse peut vous servir de
réplique à tous ces amis, puisqu'il vous tient tant au
cœur de leur répliquer. Adieu : fe salue madame Le
Vasseur et le Criminel ^.
Frappé d'étonnement en lisant cette lettre, je
cherchois avec inquiétude ce qu'elle pouvoit signifier,
et je ne trouvois rien. Comment ! au lieu de me
répondre avec simplicité sur la mienne, il prend du
tems pour y rêver, comme si celui qu'il avoit (a)
déjà pris ne lui avoit pas suffi. Il m'avertit même de
la suspension dans laquelle il veut me tenir, comme
s'il s'agissoit d'un profond problème à résoudre, ou
comme s'il importoit à ses vues de m'ôter tout moyen
de pénétrer son sentiment, jusqu'au moment qu'il
voudroit me le déclarer. Que signifient donc ces
précautions, ces retardemens, ces mystères? Est-ce
ainsi qu'on répond à la confiance? Cette allure est-
elle celle de la droiture et de la bonne foi? Je cher-
chois en vain quelque interprétation favorable à
Var. — (a) : qu'il a déjà...
1. M. Le Vasseur, que sa femme menoit un peu rudement,
l'appeloit le Lieutenant Criminel. Grimm donnoit par plaisanterie
le même [nom] à la fille ; et, pour abréger, il lui plut (a) d'en
retrancher le premier mot. (Xote de J.-J. Rousseau.)
Var. — (a) : il lui plut ensuite d'en...
4J4 LES CONFESSIONS
cette conduite, je n'en trouvois point. Quel que fût
son dessein, s'il m'étoit contraire, sa position en
facilitoit l'exécution, sans que, par la mienne, il me
fût possible d'y mettre obstacle. En faveur dans la
maison d'un grand prince, répandu dans le monde,
donnant le ton à nos communes sociétés, dont il
étoit l'oracle, il pouvoit. avec son adresse ordinaire,
disposer à son aise toutes ses machines ; et moi, seul
dans mon Hermitage, loin de tout, sans avis de per-
sonne, sans aucune communication, je n'avois d'autre
parti que d'attendre et rester en paix (a). Seulement
j'écrivis à madame d'Epinay, sur la maladie de son
fils, une lettre aussi honnête qu'elle pouvoit l'être,
mais où je ne donnois pas dans le piège (h) de lui
offrir de partir avec elle ^.
Après des siècles d'attente dans la cruelle incerti-
tude où cet homme barbare m'avoit plongé, j'appris
au bout de huit ou dix jours que madame d'Epinay
étoit partie, et je reçus de lui une seconde lettre 2.
Elle n'étoit que de sept à huit lignes, que je n'achevai
pas de lire... C'étoit une rupture, mais dans des
termes tels que la plus infernale haine les peut dicter,
et qui même devenoient bêtes à force de vouloir
être ofîensans. Il me défendoit sa présence comme
il m'auroit défendu ses États. Il ne manquoit à
sa lettre, pour faire rire, que d'être lue avec plus
de sançf-froid. Sans la transcrire, sans même en
Var. — (a) : paix ; c'est ce que je fis. Seulement... —
(b) : piège grossier...
1. Correspondance, lettre CLIX (Ce jeudi, l'Ermitage, août^.
2. Mémoire de Madame d'Epinay, II, p. 386, Samedi 3 novembre.
LIVRE NEUVIEME
425
achever la lecture, je la lui renvoyai sur-le-champ
avec celle-ci :
Je me refusais à ma juste défiance ; j'achèi>e trop
tard de i'ous connaître.
Voilà donc la lettre que cous cous êtes donné le loisir
de méditer. Je i^ous la renvoie, elle nest pas pour
moi. T'oi<5 pouvez montrer la mienne à toute la terre,
et me haïr ouvertement ; ce sera de i^otre part une
fausseté de moins ^.
Ce que je lui disois. qu'il pouvoit montrer ma pré-
cédente lettre, se rapportoit à un article de la sienne
sur lequel on pourra juger de la profonde adresse
qu'il mit à toute cette affaire.
J'ai dit que pour gens qui n"étoient pas au fait, ma
lettre pouvoit donner sur moi bien des prises. Il le
vit avec joie : mais comment se prévaloir de cet
avantage sans se compromettre? En montrant cette
lettre, il s'exposoit au reproche d'abuser de la con-
fiance de son ami.
Pour sortir de cet embarras, il imaoina de rompre
avec moi. de la façon la plus piquante qu'il fût
possible, et de me faire valoir dans sa lettre la grâce
qu'il me faisoit de ne pas montrer la mienne. Il étoit
bien sûr que, dans l'indignation de ma colère, je me
refuserois à sa feinte discrétion, et lui permettrois de
montrer ma lettre à tout le monde : c'étoit précisé-
ment ce qu'il vouloit, et tout arriva comme il l'avoit
arrangé. Il fit courir ma lettre dans tout Paris, avec
1. Corres[ondance, lettre CLXX (L'Hermilase, noy'embre).
426 LES CONFESSIONS
des commentaires de sa façon, qui pourtant n'eurent
pas tout le succès qu'il s'en étoit promis. On ne
trouva pas que la permission de montrer ma lettre,
qu'il avoit su m'extorquer, l'exemptât du blâme de
m'avoir si légèrement pris au mot pour me nuire.
On demandoit toujours quels torts personnels j'avois
avec lui, pour autoriser une si violente haine. Enfin
l'on trouvoit que, quand j'aurois eu de tels torts
qui l'auroient obligé de rompre, l'amitié, même
éteinte, avoit encore des droits qu'il auroit dû res-
pecter. Mais malheureusement Paris est frivole ; ces
remarques du moment s'oublient, l'absent infortuné
se néglige : l'homme cjui prospère en impose par sa
présence ; le jeu de l'intrigue et de la méchanceté
se soutient, se renouvelle, et bientôt son effet sans
cesse renaissant efface tout ce qui l'a précédé.
Voilà comment, après m'avoir si longtems trompé,
cet homme enfin quitta pour moi son masque, per-
suadé que, dans l'état où il avoit amené les choses,
il cessoit d'en avoir besoin. Soulagé de la crainte
d'être injuste envers ce misérable, je l'abandonnai
à son propre cœur, et cessai de penser à lui. Huit
jours après avoir reçu cette lettre, je reçus de ma-
dame d'Epinay sa réponse, datée de Genève, à ma
précédente (Liasse B, n^ 10) ^. Je compris, au ton
qu'elle y prenoit (a) pour la première fois de sa vie,
que l'un et l'autre, comptant sur le succès de leurs
Var. — (a) : prenoit ai^ec moi pour...
1. Streckeisen, I, 348, lettre XL Genève, 12 nov. 1757 : « Je
n'ai reçu votre lettre du 29 qu'à mon arrivée ici, c'est-à-dire le
9. J'ai eu peine à croire qu'elle fût de vous et qu'elle fût pour
moi... »
LIVRE NEUVIÈME 427
mesures, agissoient de concert, et que, me regardant
comme un homme perdu sans ressource, ils se li-
vroient désormais sans risque au plaisir d'achever
de m'écraser.
Mon état, en effet, étoit des plus déplorables. Je
voyois s'éloigner de moi tous mes amis, sans qu'il me
fût possible de savoir ni comment ni pourquoi. Dide-
rot, qui se vantoit de me rester, de me rester seul (a),
et qui depuis trois mois me promettoit une visite,
ne venoit point. L'hiver commençoit à se faire
sentir, et avec lui les atteintes de mes maux habituels.
Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avoit pu
soutenir les combats de tant de passions contraires.
J'étois dans un épuisement qui ne me laissoit ni
force ni courage pour résister à rien. Quand mes
engagemens, quand les continuelles représentations
de Diderot et de madame d'Houdetot m'auroient
permis en ce moment de quitter l'Hermitage, je ne
savois ni où aller ni comment me traîner. Je restois
immobile et stupide, sans pouvoir agir ni penser.
La seule idée d'un pas à faire, d'une lettre à écrire,
d'un mot à dire, me faisoit frémir. Je ne pouvois
cependant laisser la lettre de madame d'Epinay sans
réplique, à moins de m'avouer digne des traitemens
dont elle et son ami m'accabloient. Je pris le parti
de lui notifier mes sentimens et mes résolutions, ne
doutant pas un moment que, par humanité, par
générosité, par bienséance, par les bons sentimens
que j'avois cru voir en elle, malgré les mauvais, elle
ne s'empressât d'y souscrire. Voici ma lettre :
Var. — (a) : se vantoit de me rester seul,...
428 LES CONFESSIONS
A VHermitase, le 23 Sovembre 17571.
Si Von mouroit de douleur, je ne serois pas en vie.
Mais enfin fai pris mon parti. L'amitié est éteinte
entre nous, madame : mais celle qui nest plus garde
encore des droits que je sais respecter. Je n ai point
oublié i>os bontés pjour moi et vous pouvez compter
de ma part sur toute la reconnaissance qu'on peut
avoir pour quelqu'un qu'on ne doit plus aimer. Toute
autre explication seroit inutile : j'ai pour moi ma
conscience, et vous renvoie à la vôtre.
J'ai voulu quitter V Hermitage. et je le devois. Mais
on prétend qu il faut que j'y reste jusqu'au printems ;
et puisque mes amis le veulent, j'y resterai jusqu'au
printems. si vous y consentez.
Cette lettre écrite et partie, je ne pensai plus qu'à
me tranquilliser à THermitage. en y soignant ma
santé, tâchant de recouvrer des forces, et de prendre
des mesures pour en sortir au printems, sans bruit
et sans afficher une rupture. Mais ce n'étoit pas là
le compte de M. Grimm et de madame d'Epinay,
comme on verra dans un moment.
Quelques jours après, j'eus enfin le plaisir de rece-
voir de Diderot cette visite si souvent promise et
manquée. Elle ne pouvoit venir plus à propos ;
c'étoit mon plus ancien ami, c'étoit presque le seul
qui me restât ; on peut juger du plaisir que j'eus à le
1. Cette lettre, publiée aussi dans les Mémoires de Madame
d'Epinay (II, p. 412), est incomplète dans la Correspondance de
Rousseau. (Voyez : Œuvres complètes, X, p. 177, 1. CLXXIII,
UHermilase, 23 ajop. 1757.)
LIVRE NEUVIÈME 429
voir dans ces circonstances. J'avois le cœur plein, je
l'épanchai dans le sien. Je Téclairai sur beaucoup
de faits qu'on lui avoit tus, déguisés ou supposés.
Je lui appris de tout ce cjui s'étoit passé, ce qu'il
m'étoit permis de lui dire. Je n'affectai point de lui
taire ce qu'il ne savoit que trop, qu'un amour aussi
malheureux qu'insensé avoit été l'instrument de ma
perte ; mais je ne convins jamais que madame
d'Houdetot en fût instruite, ou du moins que je
le lui eusse déclaré. Je lui parlai des indignes ma-
nœuvres de madame d'Epinay pour surprendre les
lettres très innocentes que sa belle-sœur m'écrivoit.
Je voulus qu'il apprît ces détails de la bouche même
des personnes qu'elle (a) avoit tenté de séduire.
Thérèse le lui fit exactement : mais que devins-je
quand ce fut le tour de la mère, et que je l'entendis
déclarer et soutenir que rien de cela n'étoit à sa con-
noissance I Ce furent ses termes, et jamais elle ne
s'en départit. Il n'y avoit pas quatre jours qu'elle
m'en avoit répété le récit à moi-même, et elle me
dément en face, devant mon ami. Ce trait me parut
décisif, et je sentis alors vivement mon imprudence
d'avoir gardé si longtems une pareille femme auprès
de moi. Je ne m'étendis point en invectives contre
elle ; à peine daignai-je lui dire quelques mots de
mépris. Je sentis ce que je devois à la fille, dont
l'inébranlable droiture contrastoit avec l'indigne
lâcheté de la mère. Mais dès lors mon parti fut pris
sur le compte de la vieille, et je n'attendis que le
moinent de l'exécuter.
Var. — (a) : que cette dangereuse femme avoit...
430 LES CONFESSIONS
Ce moment vint plus tôt que je ne l'avois attendu.
Le 10 décembre, je reçus de madame d'Epinay
réponse à ma précédente lettre. En voici le con-
tenu :
A Genève, le i^^ Décembre 1757. (Liasse B, n° 11.)
Après vous avoir donné, pendant plusieurs années,
toutes les marques possibles d'amitié et d'intérêt, il ne
me reste quà vous plaindre. Vous êtes bien malheureux.
Je désire que votre conscience soit aussi tranquille
que la mienne. Cela, pourroit être nécessaire au repos
de votre vie.
Puisque vous vouliez quitter V H ermitage, et que vous
le deviez, je suis étonnée que vos amis vous aient
retenu. Pour moi, je ne consulte point les miens sur
mes devoirs, et je nai plus rien à vous dire sur les
vôtres.
Un congé si imprévu, mais si nettement prononcé,
ne me laissa pas un instant à balancer. Il falloit
sortir sur-le-cbamp, quelque tems qu'il fît, en quelque
état que je fusse, dussé-je coucher dans les bois et
sur la neige, dont la terre étoit alors couverte, et
quoi que pût dire et faire madame d'Houdetot ;
car je voulois bien lui complaire en tout, mais non pas
jusqu'à rinfamie.
Je me trouvai dans le plus terrible embarras où
j'aie été de mes jours : mais ma résolution étoit
prise : je jurai, quoi qu'il arrivât, de ne pas coucher
à THermitage le huitième jour (a). Je me mis en
devoir de sortir mes effets, déterminé à les laisser
Var. — (a) : coucher le huitième jour à l'Hermitage, Je... —
LIVRE NEUVIEME
t31
en plein champ, plutôt que de ne pas rendre les clefs
dans la huitaine ; car je voulois surtout que tout fût
fait avant qu'on pût écrire à Genève et recevoir
réponse. J'étois d'un courage que je ne m'étois
jamais senti : toutes mes forces étoient revenues.
L'honneur et l'indignation m'en rendirent sur les-
quelles madame d'Epinay n'avoit pas compté. La
fortune aida mon audace. M. Mathas ^, procureur
fiscal de ^L le prince de Condé, entendit parler de
mon embarras. Il me fit ofîrir une petite maison qu'il
avoit à son jardin de Mont-Louis, à Montmorency.
J'acceptai avec empressement et reconnoissance.
Le marché fut bientôt fait ; je fis en hâte acheter quel-
ques meubles (a), avec ceux que j'avois déjà, pour
nous coucher, Thérèse et moi. Je fis charrier mes
effets à grand'peine et à grands frais : malgré la
glace et la neige, mon déménagement fut fait dans
deux jours, et le 15 décembre je rendis les clefs de
l'Hermitage, après avoir payé les gages du jardinier,
ne pouvant payer mon loyer.
Quant à madame Le Vasseur, je lui déclarai qu'il
falloit nous séparer : sa fille voulut m' ébranler ; je
fus inflexible. Je la fis partir pour Paris, dans la
voiture du messager, avec tous les effets et meubles
que sa fille et elle avoient en commun. Je lui donnai
quelque argent, et je m'engageai à lui payer son loyer
chez ses enfans ou ailleurs, à pourvoir à sa subsis-
tance autant qu'il me seroit possible, et à ne jamais
^Var. — (a) : meubles, pour nous...
1. Jacques-Joseph Mathas, mort en 1762. II avait été pourvu
en 1733 de la charge de procureur fiscal qu'avait son père.
432 LES CONFESSIONS
la laisser manquer de pain, tant que j'en aurois moi-
niême.
Enfin, le surlendemain de mon arrivée à Mont-
Louis, j'écrivis à madame d'Epinay la lettre sui-
vante :
.4 Montmorency, le 17 Décembre 1757 1.
Rien nest si simple et si nécessaire, madame, que
de déloger de cotre maison, quand vous n approuvez
pas que j'y reste. Sur votre refus de consentir que je
passasse à l' H ermitage le reste de Vhiver, je Vai donc
quitté le 15 décembre. Ma destinée étoit .d'y entrer
malgré moi, et d'en sortir de même. Je vous remercie
du séjour que vous m/ avez engagé d'y faire, et je vous
en remercierois davantage, si je Vavois payé moins
cher. Au reste, vous avez raison de me croire (a)
malheureux ; personne au monde ne sait mieux que
vous combien je dois l'être. Si c'est un malheur de se
tromper sur le choix de ses amis, c'en est un autre
non moins cruel de revenir d'une erreur si douce.
Tel est le narré fidèle de ma demeure à l'Hermitage,
et des raisons qui m'en ont fait sortir. Je n'ai pu
couper ce récit, et il importoit de le suivre avec la
plus grande exactitude, cette époque de ma vie
ayant eu sur la suite une influence qui s'étendra
jusqu'à mon dernier jour.
Var. — (a) : me trouver malheureux...
1. Correspondance, lettre CLXXIV. Dans les Mémoires de Ma-
dame d'Epinay cette lettre est suivie du post-scriptum suivant :
G^Votre jardinier est payé jusqu'au l^' janvier. »
FIN DU LIVRE NEUVIEME
LIVRE DIXIEME
1758-1759
LA force extraordinaire qu'une effervescence
passagère m'avoit donnée pour quitter F Her-
mitage m'abandonna sitôt que j'en fus dehors.
A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure ^,
que de vives et fréquentes attaques de mes réten-
tions se compliquèrent avec l'incommodité nouvelle
d'une descente qui me tourmentoit depuis quelque
tems, sans que je susse que c'en étoit une. Je tombai
bientôt dans les plus cruels accidens. Le médecin
1. A Montlouis. Voyez sur la situation et l'aspect de cette
habitation au xviiie siècle, l'ouvrage de M. Auguste Rey déjà
cité : J.-J. Rousseau dans la Vallée de Montmorency, ch. ix et xiv
et les notes de P. Boiteau aux Mémoires de Madame d'Epinay, II,
p. 434 et ss.
II. — 28
434 LES CONFESSIONS
Thierry, mon ancien ami, vint me voir et m' éclaira
sur mon ancien état (a). Les sondes, les bougies, les
bandages, tout l'appareil des infirmités de l'âge
rassemblé autour de moi, me fit durement sentir
qu'on n'a plus le cœur jeune impunément quand le
corps a cessé de l'être. La belle saison ne me rendit
point mes forces, et je passai toute l'année 1758
dans un état de langueur qui me fit croire que je
touchois à la fin de ma carrière. J'en voyois appro-
cher le terme avec une sorte d'empressement.
Revenu des chimères de l'amitié, détaché de tout
ce qui m'avoit fait aimer la vie, je n'y voyois plus
rien qui pût me la rendre agréable : je n'y voyois
plus que des maux et des misères qui m"empêchoient
de jouir de moi. J'aspirois au moment d'être libre
et d'échapper à mes ennemis. Mais reprenons (h)
le fil des événemens.
Il paroît que ma retraite à Montmorency décon-
certa madame d'Epinay : vraisemblablement elle
ne s'y étoit pas attendue. Mon triste état, la rigueur
de la saison, l'abandon général où je me trouvois,
tout leur faisoit croire, à Grimm et à elle, qu'en me
poussant à la dernière extrémité, ils me réduiroient
à crier (c) merci, et à m'avilir aux dernières bassesses,
pour être laissé dans l'asile dont l'honneur m'ordon-
noit de sortir. Je délogeai si brusquement qu'ils
n'eurent pas le tems de prévenir le coup, et il ne leur
resta plus que le choix (d) de jouer à quitte ou
double, et d'achever de me perdre ou de tâcher de
Vak. — (a) : sur mon état. — (b) : reprenons en détail le.
(cj : à leur crier... — (d) : que V option...
LIVRE DIXIÈME 435
me ramener. Grimm prit le premier parti, mais
je crois que madame d'Épinay eût préféré l'autre ;
et j'en juge par sa réponse à ma dernière lettre, où
elle radoucit beaucoup le ton qu'elle avoit pris dans
les précédentes, et où elle sembloit ouvrir la porte à
un raccommodement. Le long retard de cette ré-
ponse qu'elle me fit attendre un mois entier, indique
assez l'embarras où elle se trouvoit pour lui donner
un tour convenable, et les délibérations dont elle
la fit précéder. Elle ne pouvoit s'avancer plus loin
sans se commettre (a) : mais après ses lettres pré-
cédentes, et après ma brusque sortie de sa maison,
l'on ne peut qu'être frappé du soin qu'elle prend
dans cette lettre de n'y pas laisser glisser un seul
mot désobligeant. Je vais la transcrire en entier,
afin qu'on en juge. (Liasse B, n^ 23.) ^
A Genève, le 17 Janvier 1758.
Je nai reçu i>otre lettre du 17 décembre ,jnonsieur,
quhier. On me Va envoyée dans une caisse remplie de
différentes choses, qui a été tout ce tems en chemin.
Je ne répondrai qu à Vapostille : quant à la lettre, je
ne Ventens pas bien, et si nous étions dans le cas de
nous expliquer, je voudrais bien mettre tout ce qui s'est
passé sur le compte d'un malentendu. Je reviens
à r apostille. Vous pouvez vous rappeler, monsieur, que
nous étions convenus que les gages du jardinier de
V Hermitage passeroient par vos mains, pour lui mieux
Var. — (a) : se compromettre...
1. Mémoires de Madame d'Epinay, II, p. 430.
436 LES CO-S-FESSIONS
faire sentir quil dépendoit de vous, et pour vous éviter
des scènes aussi ridicules et indécentes quen avoit fait
son prédécesseur. La preuve en est que les . premiers
quartiers de ses gages vous ont été remis, et que fétois
convenue avec vous, peu de jours avant mon départ, de
vous faire rembourser vos avances. Je sais que vous
en fîtes d'abord difficulté ; mais ces avances, je vous
avais prié de les faire ; il étoit simple de m' acquitter ,
et nous en convînmes.' Cahouet m'a marqué que vous
navez point voulu recevoir cet argent. Il y a assuré-
ment du quiproquo là-dedans. Je donne ordre quon
vous le reporte, et je ne vois pas pourquoi vous voudriez
payer mon jardinier, malgré nos conventions, et au-
delà même du terme que vous avez habité V Hermitage.
Je compte donc, monsieur, que vous rappelant tout ce
que j'ai l'honneur de vous dire, vous ne refuserez pas
d'être remboursé de l'avance que vous avez bien voulu
faire pour moi.
Après tout ce qui s'étoit passé, ne pouvant plus
prendre de confiance en madame d'Epinay, je ne
voulus point renouer avec elle ; je ne répondis point
à cette lettre ^, et notre correspondance finit là.
Voyant mon parti pris, elle prit le sien, et entrant
alors dans toutes les vues de Grimm et de la coterie
holbachique, elle unit ses efforts aux leurs pour me
couler à fond. Tandis qu'ils travailloient à Paris, elle
travailioit à Genève. Grimm, qui dans la suite alla
1. Rousseau commet ici une erreur de mémoire. Voyez dans les
Mémoires de Madame d'Epinay une lettre fort vive qu'il adressa
à cette dernière, le 27 fé%Tier 1758. On la trouvera aussi dans la
' Correspondance (1. CLXXVIII).
LIVRE DIXIÈME 437
Ty joindre, acheva ce qu'elle avoit cemmencé.
Tronchin, qu'ils n'eurent pas de peine à gagner, les
seconda puissamment, et devint le plus furieux de
mes persécuteurs, sans avoir jamais eu de moi, non
plus que Grimin, le moindre sujet de plainte. Tous
trois d'accord semèrent sourdement dans Genève le
germe qu'on y vit éclore quatre ans après.
Ils eurent plus de peine à Paris, où j'étois plus
connu, et où les cœurs, moins disposés à la haine,
nen reçurent (a) pas si aisément les impressions.
Pour porter leurs coups avec plus d'adresse, ils com-
mencèrent par débiter que c'étoit moi qui les avois
quittés. (Voyez la lettre de Deleyre. Liasse B,
n° 30.) ^ De là, feignant d'être toujours mes amis, ils
semoient adroitement leurs accusations malignes,
comme des plaintes de l'injustice de leur ami. Cela
faisoit que, moins en garde, on étoit plus porté à
les écouter et à me blâmer. Les sourdes accusations
de perfidie et d'ingratitude se débitoient avec jolus
de précaution, et par là même avec plus d'effet. Je
sus qu'ils m'imputoient des noirceurs atroces, sans
jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faisoient
consister. Tout ce que je pus déduire de la rumeur
publique fut qu'elle se réduisoit à ces quatre crimes
capitaux : 1° ma retraite à la campagne ; 2"^ mon
amour pour madame d'Houdetot ; 3° refus d'accom-
pagner à Genève madame d'Epinay : 4° sortie de
l'Hermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres griefs, ils
prirent leurs mesures si justes, qu'il m'a été parfaite-
Var. — (a) : receifoient...
1. Streckeisen, I, 177, lettre XXII, Paris, 28 jévrier 1758.
438 LES CONFESSIONS
ment impossible d'apprendre jamais quel en étoit le
sujet ^.
C'est donc ici que je crois pouvoir fixer l'établisse-
ment d'un système adopté depuis par ceux qui dis-
posent de moi avec un progrès et un succès si rapides,
qu'il tiendroit du prodige pour qui ne sauroit pas
quelle facilité tout ce qui (a) favorise la malignité
des hommes trouve à s'établir. Il faut tacher d'ex-
pliquer (h) en peu de mots ce que cet obscur et
profond système a de visible à mes yeux.
Avec un nom déjà célèbre et connu dans toute
l'Europe, j'avois conservé la simpUcité de mes pre-
miers goûts. La mortelle aversion pour tout ce qui
s'appeloit parti, faction, cabale, m'avoit maintenu
libre, indépendant, sans autre chaîne que les atta-
chemens de mon cœur. Seul, étranger, isolé, sans
appui, sans famille, ne tenant qu'à mes principes et
à mes devoirs, je suivois avec intrépidité les routes
de la droiture, ne flattant, ne ménageant jamais
personne aux dépens de la justice et de la vérité.
De plus, retiré depuis deux ans dans la solitude, sans
correspondance de nouvelles, sans relation des
affaires du monde, sans être instruit ni curieux de
rien, je vivois à quatre lieues de Paris, aussi séparé
Var. — (a) : facilité ce qui favorise... — (h) : à' exposer en...
1. On sait aujourd'hui, grâce au li\Te de Madame F. Macdonald,
(La Léeende de J.-J. Rousseau rectifiée d'après une nouvelle cri-
tique) ce qu'il faut penser des griefs reprochés à l'auteur des
Concessions par ses anciens amis Grimm et Diderot. Après avoir
tant épilogue sur le « cas » Rousseau, oji est en droit de se demander
s'il n'y a pas un « cas » Diderot ou un e cas » Grimm. Les procédés
de ces deux derniers nous paraissent ressortir de la pathologie.
LIVRE DIXIEME
t39
de cette capitale, par mon incurie, que je Taurois été
par les mers dans l'île de Tinian.
Grimm, Diderot. d'Holbach, au contraire, au centre
du tourbillon, vivoient répandus dans le plus grand
monde, et s'en partageoient presque entre eux toutes
les sphères. Grands, beaux esprits, gens de lettres,
gens de robe, femmes, ils pouvoient de concert se
faire écouter partout. On doit voir déjà l'avantage
que cette position donne à trois hommes bien unis
contre un quatrième dans celle où je me trouvois.
Il est vrai que Diderot et d'Holbach n'étoient pas,
(du moins je ne puis le croire), gens à tramer (a)
des complots bien noirs ; l'un n'en avoit pas la
méchanceté ^, ni l'autre l'habileté : mais c'étoit en
cela même que la partie étoit mieux liée. Grimm seul
formoit son plan dans sa tête, et n'en montroit aux
deux autres que ce qu'ils avoient besoin de voir
pour concourir à l'exécution. L'ascendant qu'il
avoit pris sur eux rendoit ce concours facile, et l'effet
du tout répondoit à la supériorité de son talent.
Ce fut avec ce talent supérieur que, sentant
l'avantage qu'il pouvoit tirer de nos positions res-
pectives, il forma le projet de renverser ma réputa-
tion de fond en comble, et de m'en faire une tout
opposée, sans se compromettre, en commençant par
élever autour de moi un édifice de ténèbres qu'il
Var. — (a) : tramer d'eux-mêmes des...
1. Après ces mots : « la méchanceté », on trouve en renvoi la
note suivante, que Rousseau n'a pas cru devoir transcrire dans le
manuscrit dit de Genève : J'ai>oue que depuis ce livre écrit, tout
ce que j'entrevois à travers les mystères qui m'environnent me fait
craindre de n'avoir pas connu Diderot.
440 LES CONFESSIONS
me fût impossible de percer, pour éclairer ses ma-
nœuvres, et pour le démasquer.
Cette entreprise étoit difficile, en ce qu'il en falloit
pallier l'iniquité aux yeux de ceux qui dévoient y
concourir. Il falloit tromper les honnêtes gens ; il
falloit écarter de moi tout le monde, ne pas me laisser
un seul ami, ni petit ni grand. Que dis-je î il ne falloit
pas laisser percer un seul mot de vérité jusqu'à moi.
Si un seul homme généreux me fût venu dire : Vous
faites le vertueux, cependant voilà comment on vous
traite, et voilà sur quoi l'on vous juge : qu'avez-vous
à dire (a) ? la vérité triomphoit et Grimm étoit
perdu. Il le savoit, mais il a sondé son propre cœur,
et n'a estimé les hommes que ce qu'ils valent. Je suis
fâché, pour l'honneur de l'humanité, qu'il ait calculé
si juste.
En marchant dans ces souterrains, ses pas, pour
être sûrs, dévoient être lents. Il y a douze (h) ans
qu'il suit son plan, et le plus difFicile reste encore à
faire : c'est d'abuser le public entier. Il y reste des
yeux qui l'ont suivi de plus près qu'il ne pense. Il
le craint (c). et n"ose encore exposer sa trame au
grand jour ^. Mais il a trouvé le peu difficile moyen
d'y faire entrer la puissance, et cette puissance dis-
pose de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec
Var. — (a) : à dire ? Grimm étoit... — (b) : dix... — (c) : Il
le sent, et n'ose...
1. Depuis que ceci est écrit, il a franchi le pas avec le plus
plein et le plus inconcevable succès. Je crois que c'est Tronchin
qui lui en a donné le courage et les moyens. (Soie de J.-J. Rous-
seau.) Cette note, relative à Grimm, ne se trouve pas dans le Manu-
scrit de Paris.
LIVRE DIXIEME
441
moins de risque. Les satellites de la puissance se
piquant peu de droiture pour l'ordinaire, et beau-
coup moins de franchise, il n'a plus guères à craindre
l'indiscrétion de quelque homme de bien (a) ; car
il a besoin surtout que je sois environné de ténèbres
impénétrables, et que son complot me soit toujours
caché, sachant bien qu'avec quelque art qu'il en ait
ourdi la trame, elle ne soutiendroit jamais mes
regards. Sa grande adresse est de paroître me
ménager en me diffamant, et de donner encore à sa
perfidje l'air de la générosité.
Je sentis les premiers effets de ce système par les
sourdes accusations de la coterie holbachique, sans
qu'il me fût possible de savoir ni de conjecturer
même en quoi consistoient ces accusations. Deleyre
me disoit dans ses lettres qu'on m'imputoit des
noirceurs. Diderot me disoit plus mystérieusement (^6 j
la même chose, et quand j'entrois en explication
avec l'un et l'autre, tout se réduisoit aux chefs
d'accusation ci-devant notés. Je sentois un refroi-
dissement graduel dans les lettres de madame d'Hou-
detot. Je ne pouvois attribuer ce refroidissement à
Saint-Lambert, qui continuoit à m'écrire avec la
même amitié, et qui me vint même voir après son
retour. Je ne pouvois non plus m'en imputer la
faute, puisque nous nous étions séparés très contens
l'un de l'autre, et qu'il ne s'étoit rien passé de ma
part, depuis ce tems-là, que mon départ de l'Hermi-
tage, dont elle avoit elle-même senti la nécessité.
Var. — (a) : bien. Je sentis les... — (h) : disoit à peu près
442 LES CONFESSIONS
Ne sachant donc à quoi m'en prendre de ce refroi-
dissement, dont elle ne convenoit pas, mais sur lequel
mon cœur ne prenoit pas le change, j'étois inquiet
de tout. Je savois qu'elle ménageoit extrêmement sa
belle-sœur et Grimm, à cause de leurs liaisons avec
Saint-Lambert : je craignois leurs œuvres. Cette
agitation rouvrit mes plaies et rendit ma correspon-
dance orageuse, au point de l'en dégoûter tout à fait.
J'entrevoyois mille choses cruelles, sans rien voir
distinctement. J'étois dans la position la plus in-
supportable pour un homme dont l'imagiijation
s'allume (a) aisément. Si j'eusse été tout à fait isolé,
si je n'avois rien su du tout, je serois devenu plus
tranquille (h) : mais mon cœur tenoit encore à des
attachemens par lesquels mes ennemis avoient sur
moi mille prises, et les foibles rayons qui perçoient
dans mon asile ne servoient qu'à me laisser voir la
noirceur des mystères qu'on me cachoit.
J'aurois succombé, je n'en doute point, à ce tour-
ment trop cruel, trop insupportable à mon naturel
ouvert et franc qui, par l'impossibilité de cacher mes
sentimens, me fait tout craindre de ceux qu'on me
cache, si très heureusement il ne se fût présenté des
objets assez intéressans à mon cœur pour faire une
diversion salutaire à ceux qui m'occupoient malgré
moi. Dans la dernière \4site que Diderot m'a (c)
faite à l'Hermitage, il m'avoit parlé de l'article
Genève, que d'Alembert avoit mis dans VEncyclo-
pédie ; il m'avoit appris que cet article, concerté
Var. — faj : Sallumoil... — (b) : devenu tranquille ;... —
(c) : m'avoit faite...
LIVRE DIXIEME
avec des Genevois du haut étage, avoit pour but l'éta-
blissement de la comédie à Genève ; qu'en consé-
quence les mesures étoient prises, et que cet établisse-
ment ne tarderoit pas d'avoir lieu. Comme Diderot
paroissoit trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutoit
pas du succès, et que j'avois avec lui trop d'autres
débats pour disputer encore sur cet article, je ne lui
dis rien ; mais indigné de tout ce manège de séduction
dans ma patrie, j'attendois avec impatience le volume
de Y Encyclopédie où étoit cet article, pour voir s'il n'y
auroit pas moyen d'y faire quelque réponse qui pût
parer ce malheureux coup. Je reçus le volume peu
après mon établissement à Mont-Louis, et je trouvai
l'article fait avec beaucoup d'adresse et d'art, et digne
de la plume dont il étoit parti. Cela ne me détourna
pourtant pas de vouloir y répondre, et malgré
l'abattement où j'étois, malgré mes chagrins et mes
maux, la rigueur de la saison et l'incommodité de
ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avois pas
encore eu le tems de m'arranger, je me mis à l'ouvrage
avec un zèle qui surmonta tout.
Pendant un hiver assez rude, au mois de février,
et dans l'état que j'ai décrit ci-devant, j'allai tous
les jours passer deux heures le matin, et autant
l'après-dînée. dans un donjon tout ouvert, que j'avois
au bout du jardin où étoit mon habitation. Ce donjon,
qui terminoit une allée en terrasse, donnoit sur la
vallée et l'étang de Montmorency, et m'ofîroit, pour
terme du point de vue, le simple, mais respectable
château de Saint-Gratien, retraite du vertueux
Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour lors glacé, que, sans
abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que
444 LES CONFESSIONS
celui de mon cœur (a), je composai, dans l'espace
de trois semaines, ma Lettre à d'Alembert sur les
Spectacles. C'est ici (b), (car la Julie n'étoit pas à
moitié faite), le premier de mes écrits où j'aie trouvé
des charmes dans le travail. Jusqu'alors l'indignation
de la vertu m'avoit tenu lieu d'Apollon ; la ten-
dresse et la douceur d'àme m'en tinrent lieu cette
fois. Les injustices dont je n'avois été que spectateur
m'avoient irrité ; celles dont j'étois devenu l'objet
m'attristèrent, et cette tristesse sans fiel n'étoit que
celle d'un cœur trop aimant, trop tendre, qui, trompé
par ceux qu'il avoit crus de sa trempe, étoit forcé de
se retirer au-dedans de lui. Plein de tout ce qui venoit
de m'arriver. encore ému de tant de violens mouve-
mens, le mien mêloit le sentiment de ses peines aux
idées que la méditation de mon sujet m'avoit fait
naître ; mon travail se sentit de ce mélange. Sans
m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle ;
j'y peignis Grimm, madame d'Epinay, madame
d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En l'écri-
vant, que je versai de délicieuses larmes I Hélas !
on y sent trop que l'amour, cet amour fatal dont je
m'efTorçois de guérir, n'étoit pas encore sorti de mon
cœur. A tout cela, se mêloit un certain attendrisse-
ment sur moi-même, qui me sentois mourant, et
qui croyois faire au public mes derniers adieux. Loin
de craindre la mort, je la voyois approcher avec joie ;
mais j'avois regret de quitter mes semblables, sans
qu'ils sentissent tout ce que je valois, sans qu'ils
Var. — fa) : cœur, que je composai,... — (b) : C'est ici le pre-
mier de mes écrits, car la Julie n'étoit pas à moitié faite, où j'aie...
LI\RE DIXIÈME 445
sussent combien j'aurois mérité d'être aimé d'eux.
s'ils m'avoient connu davantage. Voilà les secrètes
causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage,
et qui tranche si prodigieusement avec celui du pré-
cédent ^.
Je retouchois et mettois au net cette lettre, et je
me disposois à la faire imprimer, quand après, un long
silence, j'en reçus une de madame d'Houdetot, qui
me plongea dans une affliction nouvelle, la plus sen-
sible que j'eusse encore éprouvée. Elle m'apprenoit
dans cette lettre (Liasse B, n^ 34) ^ que ma passion
pour elle étoit connue dans tout Paris ; que j'en
avois parlé à des gens qui l'avoient rendue publique ;
que ces bruits, parvenus à son amant, avoient failli
lui coûter la vie : qu'enfin il lui rendoit justice, et
que leur paix étoit faite ; mais qu'elle lui devoit,
ainsi qu'à elle-même et au soin de sa réputation, de
rompre avec moi tout commerce : m'assurant, au
reste, qu'ils ne cesseroient jamais l'un et l'autre de
s'intéresser à moi, qu'ils me défendroient dans le
public, et qu'elle enverroit de tems en tems savoir
de mes nouvelles.
Et toi aussi, Diderot ! m'écriai-je. Indigne ami !...
Je ne pus cependant me résoudre à le juger encore.
Ma foiblesse étoit connue d'autres gens qui pouvoient
l'avoir fait parler. Je voulus douter... mais bientôt
je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu après un
acte digne de sa générosité. Il jugeoit. connoissant
assez mon âme, en quel état je devois être, trahi
1. Le Discours sur l'Inégalité, (yole de J.-J. Rousseau.)
2. Streckeisen, I, p. 411, lettre XXXVII, Eauhonne, G mai 1758.
446 LES CONFESSIONS
d'une partie de mes amis, et délaissé des autres. Il
vint me voir. La première fois il avoit peu de tems à
me donner. Il revint. Malheureusement, ne l'atten-
dant pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse,
qui s'y trouva, eut avec lui un entretien de plus de
deux heures, dans lequel ils se dirent mutuellement
beaucoup de faits dont il mimportoit que lui et moi
fussions informés. La surprise avec laquelle j'appris
par lui que personne ne doutoit dans le monde que
je n'eusse vécu avec madame d'Epinay, comme
Grimm y vivoit maintenant, ne peut être égalée
que par celle qu'il eut lui-même, en apprenant com-
bien ce bruit étoit faux. Saint-Lambert, au grand
déplaisir de la dame, étoit dans le même cas que moi,
et tous les éclaircissemens qui résultèrent de cet
entretien achevèrent d'éteindre en moi tout regret
d'avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à
madame d'Houdetot, il détailla à Thérèse plusieurs
circonstances qui n'étoient connues ni d'elle ni même
de madame d'Houdetot, que je savois seul, que je
n'avois dites qu'au seul Diderot, sous le sceau de
l'amitié, et c'étoit précisément Saint-Lambert qu'il
avoit choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier
trait me décida, et, résolu de rompre avec Diderot
pour jamais, je ne délibérai plus que sur la manière :
car je m'étois aperçu que les ruptures secrètes tour-
noient (a) à mon préjudice, en ce qu'elles laissoient
le masque de l'amitié à mes plus cruels (h) ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde
sur cet article semblent dictées par l'esprit de men-
Var. — (a) : tournoient toutes... — (h) : mes plus dangereux...
LIVRE DIXIEME
4^
songe et de trahison. Paroître encore Fanii d'un
homme dont on a cessé de l'être, c'est se réserver des
moyens de lui nuire, en surprenant les honnêtes gens.
Je me rappelai que, quand l'illustre Montesquieu
rompit avec le P. de Tournemine, il se hâta de le
déclarer hautement, en disant à tout le monde :
N'écoutez ni le P. de Tournemine, ni moi, parlant
l'un de l'autre ; car nous avons cessé d'être amis.
Cette conduite fut très applaudie, et tout le monde
en loua la franchise et la générosité. Je résolus de
suivre avec Diderot le même exemple (a) : mais
comment de ma retraite publier cette rupture authen-
tiquement, et pourtant sans scandale? Je m'avisai
d'insérer, par forme de note, dans mon ouvrage, un
passage du livre de V Ecclésiastique, qui déclaroit cette
rupture, et même le sujet, assez clairement pour qui-
conque étoit au fait, et ne signifioit rien pour le reste
du monde ; m'attachant, au surplus, à ne désigner
dans l'ouvrage, l'ami auquel je renonçois, qu'avec
l'honneur qu'on doit toujours rendre à l'amitié même
éteinte. On peut voir tout cela dans l'ouvrage
même ^.
Il n'y a qu'heur et malheur dans ce monde, et il
semble que tout acte de courage soit un crime dans
l'adversité. Le même trait qu'on avoit admiré dans
Montesquieu ne m'attira que blâme et reproche.
Sitôt que mon ouvrage fut imprimé et que j'en eus
des exemplaires, j'en envoyai un à Saint-Lambert,
Yar. — (a) : la même méthode ;...
1. Lettre à M. d'Alembert... sur son article Genève, dans le
VIP volume de l' Encyclopédie, etc., Préface.
448 LES CONFESSIONS
qui, la veille même, m'avoit écrit, au nom de ma-
dame d'Houdetot et au sien, un billet plein de la
plus tendre amitié (Liasse B, n° 37). ^ Voici la lettre
qu'il m'écrivit en me renvoyant mon exemplaire
(Liasse B, n» 38} :
Eauhonne, 10 Octobre 1758 2.
En vérité, monsieur, je ne puis accepter le présent
que vous venez de me faire. A V endroit de votre préface,
oii. à l'occasion de Diderot, vous citez un passage de
r Ecclésiaste (il se trompe, c'est de V Ecclésiastique) ,
le livre m'est tombé des mains. Après les conversations
de cet été, vous m'avez paru convaincu que Diderot
étoit innocent des prétendues indiscrétions que vous lui
imputiez. Il peut avoir des torts avec vous : je V ignore;
mais je sais bien quils ne vous donnent pas le droit de
lui faire une insulte publique. Vous Ji' ignorez pas les
persécutions qu'il essuie, et vous allez mêler la voix
d'un ancien ami aux cris de l'envie (a). Je ne puis
vous dissimuler, monsieur, combien cette atrocité me
révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je Vhonore,
et je sens vivement le chagrin que vous donnez à
un homme à qui (b), du moins vis-à-vis de moi, vous
navez jamais reproché quun peu de foiblesse. Mon-
sieur, nous différons trop de principes pour nous con-
venir jamais. Oubliez mon existence : cela ne doit pas
être difficile. Je nai jamais fait aux hommes ni le
Var. — (a) : l'envie. Je i>ous avoue, monsieur, que je ne puis
vous dissimuler combien... — (b) : auquel,...
1. Streckeisen, I, p.
2. Ihid., p. 422-423.
LIVRE DIXIÈME 449
bien ni le mal dont on se soutient longtems. Je i>ous
promets, moi, monsieiw, cV oublier votre personne, et de
ne me sou<^enir que de i^os talens.
Je ne me sentis pas moins déchiré qu'indigné f^rt^
de cette lettre, et dans l'excès de ma misère, retrou-
vant enfin ma fierté, je lui répondis par le billet
suivant :
A Montmorency, /e 11 Octobre 1758 1.
Monsieur, en lisant votre lettre, je vous ai fait l'hon-
neur d'en être surpris, et fai eu la bêtise d'en être ému ;
mais je Vai trouvée indigne de réponse.
Je ne veux point continuer les copies de madame
d'Houdetot. S'il ne lui convient point de garder ce
qu elle a, elle peut me le renvoyer, je lui rendrai son
argent. Si elle le garde, il jaut toujours quelle envoie
chercher le reste de son papier et de son argent. Je la
prie de me rendre en même tems le prospectus dont elle
est dépositaire. Adieu, monsieur.
Le courage dans l'infortune irrite les cœurs lâches,
mais il plaît aux cœurs généreux. Il paraît que ce
billet fit rentrer Saint-Lambert en lui-même, et qu'il
eut regret à ce qu'il avoit fait ; mais trop fier à son
tour pour en revenir ouvertement, il saisit, il prépara
peut-être le moyen d'amortir le coup qu'il m'avoit
Var. — (a) : indigné que déchiré par cette...
1. On ne trouve pas cette lettre dans l'édition des Œuvres
complètes.
11. — 29
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LES CONFESSIONS
porté. Quinze jours après, je reçus de M. d'Épinay la
lettre suivante (Liasse B, n° 10) ^ :
Ce Jeudi 26.
J'ai reçu, mojisieur, le Iwre que <^ous avez eu la honte
de m' envoyer^; je le lis avec le plus grand plaisir.
C'est le sentinient que fai toujours éprouvé à la lecture
de tous les ouvrages qui sont sortis de votre plume.
Recevez-en tous mes remerciemens. J'aurois été vous
les faire moi-même, si mes affaires rn eussent permis
de demeurer quelque tems dans votre voisinage ; mais
fai bien peu habité la Chevrette cette année. M. et
madame Dupin viennent m'y demander à dîner diman-.
che prochain. Je compte que MM. de Saint- Lambert,
de Francueil. et madame d'Houdetot seront de la
partie : vous me feriez un vrai plaisir, monsieur, si
vous vouliez être des nôtres. Toutes les personnes que
f aurai chez moi vous désirent, et seront charmées
de partager avec moi le plaisir de passer avec vous une
partie de la journée.
J'ai Vhonneur d'être, avec la plus parfaite considé-
ration, etc.
Cette lettre me donna d'horribles battemens de
cœur. Après avoir fait depuis un an la nouvelle de
Paris, l'idée de in'aller donner en spectacle vis-à-vis
de madame d'Houdetot me faisoit trembler, et
j'avois peine à trouver assez de courage pour sou-
tenir cette épreuve. Cependant, puisqu'elle et Saint-
1. Streckeisen, I, p. 353, 28 octobre 1758.
2. La Lettre à M. d'Alemberi.
LIVRE DIXIÈME 451
Lambert le vouloient bien, puisque d'Epinay parloit
au nom de tous les conviés, et qu'il n'en nommoit
aucun que je ne fusse bien aise de voir, je ne crus
point, après tout, me compromettre en acceptant
un dîner où j'étois en quelque sorte invité par tout
le monde. Je promis donc. Le dimanche il fit mau-
vais. ^L d'Epinay m'envoya son carrosse, et j'allai.
Mon arrivée fit sensation. Je n'ai jamais reçu
d'accueil plus caressant. On eût dit que toute la
compagnie sentoit combien j'avois besoin d'être
rassuré. Il n'y a que les cœurs françois qui connois-
sent ces sortes de délicatesses. Cependant je trouvai
plus de monde que je ne m'y et ois attendu. Entre
autres, le comte d'Houdetot, que je ne connoissois
point du tout, et sa sœur, madame de Blainville,
dont je me serois bien passé. Elle étoit venue plusieurs
fois l'année précédente à Eaubonne, et sa belle-sœur,
dans nos promenades solitaires, Tavoit souvent
laissée s'ennuyer à garder le mulet. Elle en avoit
nourri contre moi un ressentiment qu'elle satisfit
durant ce dîner tout à son aise ; car on sent (a) que
la présence du comte d'Houdetot et de Saint-Lam-
bert ne mettoit pas les rieurs de mon côté, et qu'un
homme embarrassé dans les entretiens les plus
faciles n' étoit pas fort brillant dans celui-là. Je n'ai
jamais tant souffert, ni fait plus (h) mauvaise con-
tenance, ni reçu d'atteintes plus imprévues. Enfin,
quand on fut sorti de table, je m'éloignai de cette
mépère : j'eus le plaisir de voir Saint-Lambert et
madame d'Houdetot s'approcher de moi, et nous
Var, — (a) : assez que... — (h) : si mauvaise...
452 LES CONFESSIONS
causâmes ensemble une partie de laprès-midi, de
choses indifférentes, à la vérité, mais avec la même
familiarité qu'avant mon égarement. Ce procédé ne
fut pas perdu dans mon cœur, et si Saint-Lambert
v eût pu lire, il en eût sûrement été content. Je
puis jurer que, quoique, en arrivant, la vue de
madame d'Houdetot m'eût donné des palpitations
jusqu'à la défaillance, en m'en retournant je ne pensai
presque pas à elle : je ne fus occupé que de Saint-
Lambert.
Malgré les malins sarcasmes de madame de Blain-
ville ^. ce dîner me fit grand bien, et je me félicitai fort
de ne m'y être pas refusé. J'y reconnus non seule-
ment que les intrigues de Grimm et des holbachiens
n'avoient point détaché de moi mes anciennes con-
noissances ^. mais, ce qui me flatta davantage encore,
que les sentimens de madame d'Houdetot et de
Saint-Lambert étoient moins changés que je n'avois
cru : et je compris enfin qu'il y avoit plus de jalousie
que de mésestime dans féloignement où il la tenoit
de moi. Cela me consola et me tranquillisa. Sûr. de
n'être pas un objet de mépris pour ceux qui fétoient
de mon estime, j'en travaillai sur mon propre cœur
avec plus de courage et de succès. Si je ne vins pas
à bout d'y éteindre entièrement une passion cou-
pable et malheureuse, j'en réglai du moins si bien les
restes, qu'ils ne m'ont pas fait faire une seule faute
1. Anne-Charlotte-Simonette d'Houdetot, belle-sœur de Ma-
riame d'Houdetot, mariée au marquis de Blainville.
2, Voilà ce que, dans la simplicité de mon cœur, je croyois
encore quand j'écrivis mes confessions. (Xote de J.-J. Rousseau.)
Cette note de bas de page ne se trouve pas dans le manuscrit
de Paris.
LIVRE DIXIEME 4od
depuis ce tems-là. Les copies de madame d'Houdetot,
qu'elle m'engagea de reprendre, mes ouvrages que
je continuai de lui envoyer quand ils paroissoient,
m'attirèrent encore de sa part, de tems à autre,
quelques messages et billets indiiïérens, mais obli-
geans. Elle fit même plus, comme on verra dans
la suite et la conduite réciproque de tous les
trois, quand notre commerce eut ce^sé. peut servir
d'exemple de la manière (a) dont les honnêtes gens
se séparent, quand il ne leur convient plus de se
voir.
Un autre avantage que me procura ce dîner fut
qu'on en parla dans Paris, et qu'il servit de réfuta-
tion sans réplique au bruit que répandoient partout
mes ennemis, que j'étois brouillé mortellement avec
tous ceux cjui s'y trouvèrent, et surtout avec M. d'E-
pinay. En quittant l'Hermitage. je lui avois écrit
une lettre de remercîment très honnête, à laquelle
il répondit non moins honnêtement, et les attentions
mutuelles (h) ne cessèrent point, tant avec lui
qu'avec M. de Lalive. son frère, qui même vint me
voir à Montmorency, et m'envoya ses gravures. Hors
les deux belles-sœurs de madame d'Houdetot. je
n'ai jamais été mal avec personne de sa famille.
Ma Lettre à cl' Alemhert eut un grand succès ^.
Tous mes ouvrages en avoient eu ; mais celui-ci me
fut plus fa\orable. Il apprit au public à se défier des
insinuations de la coterie holbachique. Quand j'allai
Var. — (a) : de la façon dont... — (h) : réciproques ne...
1. EUe parut le 20 mars 1758.
454 LES CONFESSIONS
à rHermitage. elle prédit avec sa suffisance ordinaire
que je n'y tiendrois pas trois mois. Quand elle vit
que j'y en avois tenu vingt, et que. forcé d'en sortir,
je fixois encore ma demeure à la campagne, elle
soutint que c'étoit obstination pure ; que je m'en-
nuyois à la mort dans ma retraite, mais que, rongé
d'orgueil, j'aimois mieux y périr victime de mon'
opiniâtreté, que de m'en dédire et de revenir à Paris.
La Lettre à <ï Alemhert respiroit une douceur d'âme
qu'on sentit n'être point jouée. Si j'eusse été rongé
d'humeur dans ma retraite, mon ton s'en seroit
senti. Il en régnoit dans tous les écrits que j'avois
faits à Paris : il n'en régnoit plus dans le premier que
j'avois fait à la campagne. Pour ceux qui savent
observer, cette remarque étoit décisive. On vit que
j'étois rentré dans mon élément.
Cependant ce même ouvrage, tout plein de dou-
ceur qu'il étoit. me fit encore, par ma balourdise et
par mon malheur ordinaire, un nouvel ennemi parmi
les gens de lettres. J'avois fait connoissance avec
Marmontel chez M. de la Poplinière, et cette connois-
sance s' étoit entretenue chez le Baron. Marmontel
faisoit alors le Mercure de France. Comme j'avois
la fierté de ne point envoyer mes ouvrages aux
auteurs périodiques, et que je voulois cependant lui
envoyer celui-ci (a), sans qu'il crût que c'étoit à
ce titre, ni (h) pour qu'il en parlât dans le Mercure,
j'écrivis sur son exemplaire que ce n'étoit point pour
l'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. Je
crus lui faire un très beau compliment ; il crut y voir
Var. — (a) : le mien,... — (b) : et pour...
LIVRE DIXIÈME 455
une cruelle offense, et devint mon irréconciliable
ennemi ^. Il écrivit contre cette même lettre avec
politesse, mais avec un fiel qui se sent aisément, et
depuis lors il n'a manqué aucune occasion de me
nuire dans la société ^, et de me maltraiter indirecte-
ment dans ses ouvrages : tant le très irritable amour-
propre des gens de lettres est difficile à ménager, et
tant on doit avoir soin de ne rien laisser, dans les
complimens qu'on leur fait, qui puisse même avoir
la moindre apparence équivoque.
Devenu tranquille de tous les côtés, je profitai du
loisir et de l'indépendance où je me trouvois pour
reprendre mes travaux avec plus de suite. J'achevai
cet hiver la Julie, et je l'envoyai à Rey, qui la fit
imprimer l'année suivante. Ce travail fut cependant
encore interrompu par une petite diversion, et
même assez désagréable. J'appris qu'on préparoit
à l'Opéra une nouvelle rertiise du Deç^in du i^illage.
Outré de voir ces gens-là disposer arrogamment de
1. Rousseau rapporte le même incident dans une lettre à la
^larquise de Ciéqui datée du 5 février 1761. Voyez dans la
Correspondance, la 1. CCLII : ... il faut vous dire qu'une équi-
voque plaisante de M. de Marmontel m'a fait un ennemi personnel,
furieux et implacable, attendu que la vanité blessée ne pardonne
point, etc. )i
2. Marmontel ne fait aucune mention dans ses Mémoires de
l'envoi que Rousseau lui fit de son ouvrage. 11 ne dissimule point,
par contre, toute l'aversion que lui inspire l'auteur de la lettre à
d'Alembert. C'est en raison même de la partialité des propos rap-
portés par ce dernier, homme de lettres dans la plus mauvaise
acception du terme, que nous nous sommes abstenu de citer
jusqu'ici son témoignage.
Les Mémoires de Marmontel ont été réimpx-imés sur le texte de
l'édition originale de 1804 par Maurice Tourneux (Paris, Librairie
des Bibliophiles, 1891, 3 vol. in-18).
456 LES CONFESSIONS
mon bien, je repris le mémoire que j'avois envoyé à
M. d'Argenson. et qui étoit demeuré sans réponse, et
rayant retouché, je le fis remettre par M. Sellon,
résident de Genève, avec une lettre dont il voulut
bien se charger, à M. le comte de Saint-Florentin^,
qui avoit remplacé M. d'Argenson dans le départe-
ment de r Opéra. M. de Saint-Florentin promit une
réponse, et n'en fit aucune. Duclos, à qui j'écrivis
ce que j'avois fait, en parla aux petits violons ^, qui
offrirent de me rendre non mon opéra, mais mes
entrées, dont je ne pouvois plus profiter. Voyant
que je n'avois d'aucun côté aucune justice à espérer,
j'abandonnai cette afl'aire, et la direction de l'Opéra,
sans répondre à mes raisons ni les écouter, a continué
de disposer comme de son propre bien et de faire son
profit du Dei>iîi du i>illage, qui très incontestable-
ment n'appartient qu'à moi seul ^.
Depuis que j'avois secoué le joug de mes tyrans,
je menois une vie assez égale et paisible ; privé
du charme des attachemens trop vifs, j'étois libre
aussi du poids de leurs chaînes. Dégoûté des amis
protecteurs, qui vouloient absolument disposer de
ma destinée et m'asservir à leurs prétendus bien-
faits malgré moi. j'étois résolu de m'en tenir désor-
mais aux liaisons de simple bienveillance, qui, sans
gêner la liberté, font l'agrément de la vie. et dont une
1. Correspondance, lettre CXCVIII, Montmorency, 11 févr. 1759.
'1. Rebel et Francœur. Voyez plus haut, p. 248.
3. Il lui appartient depuis lors, par un nouvel accord qu'elle
a fait avec moi tout nouvellement. (?sote de J.-J. Rousseau.)
Cette note de bas de page ne se trouve pas dans le manuscrit de
Paris.
LIVRE DIXIEME
457
mise d'égalité fait ]e fondement. J'en avois de cette
espèce autant qu'il m'en falloit pour goûter les dou-
ceurs de la liberté (a), sans en souffrir la dépen-
dance, et, sitôt que j'eus essayé de ce genre de vie,
je sentis que c'étoit celui qui me convenoit à mon
âge, pour finir mes jours dans le calme, loin de
l'orage, des brouilleries et des tracasseries, où je
venois d'être à demi submergé.
Durant mon séjour à l'Hermitage, et depuis mon
établissement à Montmorency, j'avois fait à m_on
voisinage cpjelques connoissances qui m'étoient
agréables, et c{ui ne m'assujettissoient à rien. A leur
tête étoitle jeune Loyseau de Mauléon ^, qui débutant
alors au barreau, ignoroit (h) quelle y seroit sa place.
Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui marquai
bientôt la carrière illustre qu'on le voit fournir
aujourd'hui. Je lui prédis que, s'il se rendoit sévère
sur le choix des causes, et qu'il ne fût jamais que le
défenseur de la justice et de la vertu, son génie, élevé
par ce sentiment sublime, égaleroit celui des plus
grands orateurs. Il a suivi mon conseil, et il en a senti
l'effet. Sa défense de M. de Portes est digne de Dé-
mosthène. Il renoit tous les ans à un quart de lieue
de l'Hermitage passer les vacances à Saint-Brice (c),
dans le fief de Mauléon. appartenant à sa mère, et où
jadis avoit logé le grand Bossuet. Voilà un lief dont
Var. — (a) : de la société,... — (b) : ignoroit encore... —
(c) : passer les vacances à Saint-Brice, à un quart de lieue de
l'Hermitage...
1. Alexandre- Jérôme Loiseau de Mauléon, né en 1728. Il devint
par la suite procureur général du comte de Provence et mourut
d'un amour contrarié, en 1771.
458 LES CONFESSIONS
une succession de pareils maîtres rendroit la noblesse
difficile à soutenir.
J'avois. au même village de Saint-Brice. le libraire
Guérin. homme d'esprit, lettré, aimable, et de la
haute volée dans son état. Il me fit faire aussi con-
noissance avec Jean Néaulme, libraire d'Amsterdam,
son correspondant et son ami (a), qui dans la suite
imprima V Emile.
J'avois, plus près encore que Saint-Brice, M. Mal-
tor, curé de Grosley i. plus fait pour être homme
d'Etat et ministre que curé de village, et à qui l'on
eût donné tout au moins un diocèse à gouverner,
si les talens décidoient des places. Il avoit été
secrétaire du comte du Luc, et avoit connu très
particulièrement Jean - Baptiste Rousseau. Aussi
plein d'estime pour la mémoire de cet illustre banni
que d'horreur pour celle du fourbe Saurin, il savoit
sur l'un et sur l'autre beaucoup d'anecdotes curieuses,
que Ségui n'avoit pas mises dans la vie encore manus-
crite du premier, et il m'assuroit que le comte du
Luc, loin d'avoir eu jamais à s'en plaindre, avoit
conser\'é jusqu'à la fin de sa vie la plus ardente (h)
amitié pour lui. M. Maltor, à qui M.- de Vintimilie
avoit donné cette retraite assez bonne, après la
mort de son patron, avoit été employé jadis dans
beaucoup d'affaires dont il avoit. quoique vieux,
la mémoire encore présente, et dont il raisonnoit
très bien. Sa conversation, non moins instructive
Var. — fa) : et ami,... — (bj : la plus tendre amitié...
1. Antoine Maltor, licencié en droit de la Faculté de Paris,
mort à 78 ans, le 31 août 1767, dans sa cure de Groslay.
LIVRE DIXIEME
459
qu'amusante, ne sentoit point son curé de village :
il joignoit le ton d'un homme du monde aux connois-
sances dun homme de cabinet. Il étoit, de tous mes
voisins permanens (a), celui dont la société m'étoit
le plus agréable, et que j'ai eu le plus de regret de
quitter.
J'avois à Montmorency les oratoriens, et entre
autres le P. Berthier, professeur de physique, auquel,
malgré c^uelque léger vernis de pédanterie, je m'étois
attaché par un certain air de bonhomie que je lui
trouvois. J'avois cependant peine à concilier cette
grande simplicité avec le désir et l'art qu'il avoit
de se fourrer partout, chez les grands, chez les fem-
mes, chez les dévots, chez les philosophes ; il savoit
se faire tout à tous. Je me plaisois fort avec lui. J'en
parlois à tout le monde. Apparemment ce que j'en
disois lui revint. Il me remercioit un jour, en rica-
nant, de l'avoir trouvé bonhomme. Je trouvai dans
son souris je ne sais quoi de sardonique qui changea
totalement sa physionomie à mes yeux, et qui m'est
souvent revenu depuis lors dans la mémoire. Je ne
peux pas mieux comparer ce souris qu'à celui de
Panurge achetant les moutons de Dindenaut. Notre
connoissance avoit commencé peu de tems après mon
arrivée à l'Hermitage, où il me venoit voir très sou-
vent. J'étois déjà étabh à Montmorency, quand il en
partit pour retourner demeurer à Paris. Il y voyoit
souvent madame Le Vasseur. Un jour que je ne
pensois à rien moins, il m'écrivit de la part de cette
femme, pour m'informer que M. Grimm ofîroit de se
Yar. — (a) : tous mes voisins, celui...
460 LES CONCESSIONS
charger de son entretien, et pour me demander la
permission d'accepter (a) cette oiïre. J'appris qu'elle
consistoit en une pension de trois cents livres, et
que madame Le Vasseur (b) devoit venir demeurer
à Deuil, entre la Chevrette et Montmorency. Je ne
dirai pas l'impression que fit sur moi cette nouvelle,
qui auroit été moins surprenante si Grimm avoit eu
dix mille livres de rente ou quelque relation plus
facile à comprendre avec cette femme, et qu'on ne
m'eût pas fait un si grand crime de l'avoir amenée
à la campagne, où cependant il lui plaisoit mainte-
nant de la ramener, comme si elle étoit rajeunie
depuis ce tems-là. Je compris que la bonne vieille ne
me demandoit cette (c) permission, dont elle auroit
bien pu se passer si je l'avois refusée, qu'afm de ne
pas s'exposer à perdre ce que je lui donnois de mon
côté. Quoique cette charité me parût très extraordi-
naire, elle ne me frappa pas alors autant qu'elle a
fait dans la suite. Mais quand j'aurois su tout ce
que jai pénétré depuis, je n'en aurois pas moins
donné mon consentement, comme je fis, et comme
j'étois obligé de faire, à moins de renchérir sur l'offre
de M. Grimm. Depuis lors le P. Berthier me guérit
un peu de l'imputation de bonhomie, qui lui avoit
paru si plaisante, et dont je l'avois si étourdiment
chargé.
Ce même P. Berthier avoit la connoissance de
deux hommes qui recherchèrent aussi la mienne, je
ne sais pourquoi ; car il y avoit assurément peu de
Var. — fa) : de Taccepter. J'appris... — (b) : et quelle devoit.
— (cj : une permission,... .
LIVRE DIXIEME
461
rapport entre leurs goûts et les miens. C'-étoient des
enfants de Melchisédec. dont on ne connaissait ni le
pays ni la famille, ni probablement le vrai nom. Ils
étoient jansénistes, et passoient pour des prêtres
déguisés, peut-être à cause de leur façon ridicule de
porter les rapières auxquelles ils étoient attachés.
Le mystère prodigieux qu'ils mett oient à toutes
leurs allures leur donnoit un air de chefs de parti
et je n'ai jamais douté ciu'ils ne fissent la Gazette
ecclésiastique. L'un, grand, bénin, patelin, s'appeloit
M. Ferrand : Tautre. petit, trapu, ricaneur, poin-
tilleux, s'appeloit M. Minard. Ils se traitoient de
cousins. Ils logeoient à Paris avec d'Alembert. chez
sa nourrice, appelée madame Rousseau, et ils avoient
pris à Montmorency un petit appartement pour y
passer les étés. Ils faisoient leur ménage eux-mêmes,
sans domestique et sans commissionnaire. Ils
avoient alternativement chacun sa semaine pour
aller aux provisions, faire la cuisine et balayer la
maison. D'ailleurs ils se tenoient assez bien ; nous
mangions quelquefois les uns chez les autres. Je ne
sais pas pourquoi ils se soucioient de moi ; pour moi,
je ne me souciois d'eux que parce qu'ils jouoient aux
échecs ; et, pour obtenir une pauvre petite partie,
j'endurcis quatre heures d" ennui. Comme ils se
fourroient partout et vouloient se mêler de tout,
Thérèse les appeloit les Commères, et ce nom leur est
demeuré à Montmorency.
Telles étoient avec mon hôte, M. Mathas. qui
étoit un bon homme, mes principales connoissances
de campagne. Il m'en restoit assez à Paris pour y
vivre, quand je voudrois, avec agrément, hors de
462
LES CONFESSIONS
la sphère des gens de lettres, où je ne comptois que
le seul Duclos pour ami : car Deleyre étoit encore
trop jeune, et quoique, après avoir vu de près les
manœuvres de la clique philosophique à mon égard,
il s'en fût tout à fait détaché (a), du moins je le crus
ainsi, je ne pouvois encore oublier la facilité qu'il
avoit eue à se faire auprès de moi le porte-voix de
tous ces gens-là.
J'avois d'abord mon ancien et respectable ami
M. Roguin. C'étoit un ami du bon tems, que je ne
devois point à mes écrits, mais à moi-même, et que
pour cette raison j'ai toujours conservé. J'avois le
bon Lenieps, mon compatriote, et sa fille alors
vivante, madame Lambert. J'avois un jeune Gene-
vois, appelé Coindet ^, bon garçon, ce me sembloit,
soigneux, olficieux, zélé, mais ignorant, confiant,
gourmand, avantageux, qui m'étoit venu voir dès
le commencement de ma demeure à FHermitage, et,
sans autre introducteur que lui-m.ême. s'étoit bientôt
établi chez moi. malgré moi. Il avoit quelque goût
pour le dessin, et connoissoit les artistes. Il me fut
utile pour les estampes de la Julie ; il se chargea de
la direction des dessins et des planches, et s'acquitta
bien de cette commission.
J avois la maison de M. Dupin, qui. moins bril-
lante que durant les beaux jours de madame Dupin,
ne laissoit pas d'être encore, par le mérite des maîtres,
et par le choix du monde (h) qui s'y rassembloit,
Var. — (a) : détaché, je ne pouvois... — (b) : des gens qui...
1. Jean- Jacques Coindet, fils de Pierre-Etienne Coindet, né
le 23 avril 1743.
LIVRE DIXIEME
463
une des meilleures maisons de Paris. Comme je ne
leur avois préféré personne, que je ne les avois
quittés que pour vivre libre, ils n'avoient point
cessé de me voir avec amitié, et j'étois sûr d'être en
tout tems bien reçu de madame Dupin. Je la pouvois
même compter pour une de mes voisines de cam-
pagne, depuis qu'ils s'étoient fait un établissement
à Clichy, où j'allois quelquefois passer un jour ou
deux, et où j'aurois été davantage, si madame Dupin
et madame de Chenonceaux avoient vécu de meil-
leure intelligence. Mais la difficulté de se partager
dans la même maison, entre deux femmes qui ne
sympathisoient pas, me rendoit Clichy trop gênant.
Attaché à madame de Chenonceaux d'une amitié
plus égale et plus familière, j 'avois le plaisir de la
voir plus à mon aise à Deuil, presque à ma porte, où
elle avoit loué une petite maison, et même chez moi,
où elle me venoit voir assez souvent.
J'avois madame de Créqui, qui, s'étant jetée dans
la haute dévotion, avoit cessé de voir les d'Alembert,
les Marmontel, et la plupart des gens de lettres,
excepté, je crois, l'abbé Trublet, manière alors de
demi-cafard, dont elle étoit même assez ennuyée.
Pour moi, qu'elle avoit recherché, je ne perdis ni sa
bienveillance ni sa correspondance. Elle m'envoya
des poulardes du Mans aux étrennes, et sa partie
étoit faite pour venir me voir (a) l'année suivante,
quand un voyage de madame de Luxembourg croisa
le sien. Je lui dois ici une place à part ; elle en aura
toujours wnçi distinguée dans mes souvenirs.
Var. — (a) : me venir voir...
464 LES CONFESSIONS
J'avois un homme qu'excepté Roguin. j'aurois dû
mettre le premier en compte : mon ancien confrère et
ami de Carrio. ci-devant secrétaire titulaire de l'am-
bassade d'Espagne à Venise, puis en Suède, où il fut,
par sa cour, chargé des affaires, et enfin nommé réel-
lement secrétaire d'ambassade à Paris. Il me vint sur-
prendre à Montmorency, lorsque je m'y attendois
le moins. Il étoit décoré d'un ordre d'Espagne dont
j'ai oublié le nom, avec une belle croix en pierreries.
Il avoit été obligé, dans ses preuves, d'ajouter une
lettre à son nom de Carrio, et portoit celui de cheva-
lier de Carrion. Je le trouvai toujours le même (a),
le même excellent cœur, l'esprit de jour en jour plus
aimable. J'aurois repris avec lui la même intimité
qu'auparavant, si Coindet, sinterposant entre nous
à son ordinaire, n'eût profité de mon éloignement
pour s'insinuer à ma place et en mon nom dans
sa confiance, et me supplanter à force de zèle à me
servir.
La mémoire de Carrion me rappelle celle d'un de
mes voisins de campagne, dont j'aurois d'autant
plus de tort de ne pas parler, que j'en ai à confesser
un bien inexcusable (h) envers lui. C'étoit Fhonnête
M. Le Blond, qui m'avoit rendu service à ^ enise,
et qui. étant venu faire un voyage en France avec sa
famille, avoit loué une maison de campagne à La
Briche, non loin de Montmorency ^. Sitôt que j'appris
Var. — (a) : le même, c'esi-à-dire excellent cœur,... — (b) :
inexcusable et bien choquant envers...
1. Quand jécrivois ceci, plein de mon ancienne et aveugle
confiance, j'étois bien loin de soupçonner le vrai motif et l'effet
I
LIVRE DIXIEME 4bo
qu'il étoit mon voisin, j'en fus dans la joie de mon
cœur, et me fis encore plus une fête qu'un devoir
d'aller lui rendre visite. Je partis pour cela dès le
lendemain. Je fus rencontré par. des gens qui me
venoient voir moi-même, et avec lesquels il fallut
retourner. Deux jours après, je pars encore ; il avoit
dîné à Paris avec toute sa famille. Une troisième
fois il étoit chez lui : j'entendis des voix de femmes,
je vis à la porte un carrosse qui me fit peur (a).
Je voulois du moins, pour la première fois, le voir à
mon aise, et causer avec lui de nos anciennes liaisons.
Enfin je remis si bien ma visite de jour à autre, que
la honte de remplir si tard un pareil devoir fit que
je ne le remplis point du tout : après avoir osé tant
attendre, je n'osai plus me montrer. Cette négligence,
dont M. Le Blond ne put qu'être justement indigné,
donna vis-à-vis de lui l'air de l'ingratitude à ma.
paresse : et cependant je sentois mon cœur si peu
coupable, que si j'avois pu faire à M. Le Blond
quelque vrai plaisir (h), même à son insu, je suis
bien sûr qu'il ne m'eût pas trouvé paresseux. Mais
l'indolence, la négligence, et les délais dans les petits
devoirs à remplir, m'ont plus fait de tort que de
grands (c) vices. Mes pires fautes ont été d'omis-
sion : j"ai rarement fait ce qu'il ne falloit pas faire.
et malheureusement j'ai plus rarement encore fait
ce qu'il falloit.
Var. — (a) : je vis un carrosse à la porte. Cela me fit peur ;
je voulois... — (b) : plaisir, j'étais sûr qu'il... — (c) : de tort
que de plus grands...
de ce voyage de Paris, (yote de J.-J. Rousseau.) Cette note ne
se trouve pas dans le manuscrit de Paris.
II. — 30
466 LES CO^ÏFESSIONS
Puisque me voilà revenu à mes connoissances de
Venise, je n'en dois pas oublier une qui s'y rapporte
et que je n'avois interrompue, ainsi que les autres,
que depuis beaucoup moins de tems. C'est celle de
M. de Jonville ^, qui avoit continué, depuis son
retour de Gênes, à me faire beaucoup d'amitiés. Il
aimoit fort à me voir et à causer avec moi des
affaires d'Italie et des folies de M. de Montaigu,
dont il savoit, de son côté, bien des traits par les
bureaux des affaires étrangères, dans lesquels il
avoit beaucoup de liaisons. J'eus le plaisir aussi de
revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui
avoit acheté une charge dans sa province, et dont les
affaires le ramenoient quelquefois à Paris. M. de Jon-
ville devint peu à peu si empressé de m' avoir, qu'il
en devint même gênant, et, quoique nous logeassions
dans des quartiers fort éloignés, il y avoit du bruit
entre nous quand je passois une semaine entière
sans aller dîner chez lui. Quand il alloit à Jonville,
il m'y vouloit toujours emmener ; mais y étant une
fois allé passer huit jours, qui me parurent fort longs,
je n'y voulus plus retourner. M. de Jonville étoit
assurément un honnête et galant homme, aimable
même à certains égards ; mais il avoit peu d'esprit,
il étoit beau, tant soit peu Narcisse, et passablement
ennuyeux. Il avoit un recueil singulier, et peut-être
unique au monde, dont il s'occupoit beaucoup, et
dont il occupoit aussi ses hôtes, qui quelquefois s'en
amusoient moins que lui. C'étoit une collection très
1. François Chaillon de Jonville, gentilhomme de la maison
du roi, mort en 1765.
LIVRE DIXIÈME 467
complète de tous les vaudevilles de la cour et de
Paris, depuis plus de cinquante ans, où Ton trouvoit
beaucoup d'anecdotes qu'on auroit (a) inutilement
cherchées ailleurs. Voilà des Mémoires pour l'his-
toire de France, dont on ne s'aviseroit guères (h)
chez toute autre nation.
Un jour, au fort de notre meilleure intelligence,
il me fit un accueil si froid, si glaçant, si peu dans
son ton ordinaire, qu'après lui avoir donné occasion
de s'expliquer, et même l'en avoir prié, je sortis de
chez lui avec la résolution, que j'ai tenue, de n'y plus
remettre les pieds ; car on ne me voit guères où j'ai
été une fois mal reçu, et il n'y avoit point ici de
Diderot qui plaidât pour M. de Jonville. Je cherchai
vainement dans ma tête quel tort je pouvois avoir
avec lui : je ne trouvai rien. J'étois sûr de n'avoir
jamais parlé de lui ni des siens que de la façon
la plus honorable, car je lui étois sincèrement atta-
ché, et outre que je n'en avois que du bien à dire,
ma plus inviolable maxime a toujours été de ne
parler (c) qu'avec honneur des maisons que je fré-
quentois.
Enfin, à force de ruminer, voici ce que je conjec-
turai. La dernière fois que nous nous étions vus,, il
m'avoit donné à souper chez des filles de sa connois-
sance, avec deux ou trois commis des affaires étran-
gères, gens très aimables, et qui n'avoient point du
tout l'air ni le ton libertin, et je puis jurer que de mon
côté la soirée se passa à méditer assez tristement sur
Var. — (a) : auroit peut-être cherchées... — (b) : jamais
chez... — (cj : parler jamais qu'avec...
468 LES CONFESSIONS
le malheureux sort de ces créatures. Je ne payai pas
mon écot. parce que M. de Jonville nous donnoit à
souper, et je ne donnai rien à ces filles, parce que je
ne leur fis point gagner, comme à la Padoana, le
payement que j'aurois pu leur offrir. Nous sortîmes
tous assez gais et de très bonne intelligence. Sans
être retourné chez ces filles j'allai trois ou quatre
jours après dîner chez M. de Jonville, que je n'avois
pas revu depuis lors, et qui me fit l'accueil que j'ai
dit. N'en pouvant imaginer d'autre cause que quel-
que malentendu relatif à ce souper, et voyant qu'il
ne vouloit pas s'expliquer, je pris mon parti et cessai
de le voir ; mais je continuai de lui envoyer mes
ouvrages : il me fit faire souvent des complimens, et
l'ayant un jour rencontré au chauffoir de la Comédie,
il me fit. sur ce que je n'allois plus le voir, des re-
proches obligeans qui ne m'y ramenèrent pas. Ainsi
cette affaire avoit plus l'air d'une bouderie que d'une
rupture (a). Toutefois ne l'ayant p^as revu, et n'ayant
plus ouï parler de lui depuis lors, il eût été trop tard
pour y retourner au bout d'une interruption de plu-
sieurs années. Voilà pourquoi M. de Jonville n'entre
point ici dans ma liste, quoique j'eusse assez long-
tems fréquenté sa maison.
Je n'enflerai point la même liste de beaucoup
d'autres connoissances moins familières, ou qui, par
mon absence, avoient cessé de l'être, et que je ne
laissai pas de voir quelquefois en campagne, tant
chez moi qu'à mon voisinage, telles, par exemple,
que les abbés de Condillac, de Mably, MM. de Mairan,
Var. — (a) : que d'une hrouillerie.
LIVRE DIXIÈME 469
de Lalive, de Boisgelou, Watelet, Ancelet, e't d'autres
qu'il seroit trop long de nommer. Je passerai légère-
ment aussi sur celle de M. de Margency, gentilhomme
ordinaire du roi, ancien membre de la coterie holba-
chique, qu'il avoit quittée ainsi que moi, et ancien
ami de madame d'Epinay, dont il s'étoit détaché
ainsi que moi, ni sur celle de son ami Desmahis,
auteur célèbre, mais éphémère, de la comédie de
r Impertinent. Le premier étoit mon voisin de cam-
pagne, sa terre de Margency étant près de Mont-
morency. Nous étions d'anciennes connoissances ;"
mais le voisinage et une certaine conformité d'expé-
rience nous rapprochèrent davantage. Le second
mourut peu après. Il avoit du mérite et de l'esprit :
mais il étoit un peu l'original de sa comédie, un peu
fat auprès des femmes, et n'en fut pas extrêmement
regretté.
Mais je ne puis omettre une correspondance nou-
velle de ce tems-]à, qui a trop influé sur le reste de
ma vie pour que je néglige d'en marquer le com-
mencement. Il s'agit de M. de Lamoignon de Males-
herbes ^, premier président de la cour des aides,
chargé pour lors de la librairie, qu'il gouvernoit avec
autant de lumières que de douceur, et à la grande
satisfaction des gens de lettres. Je ne l'avois pas été
voir à Paris une seule fois; cependant j'avois toujours
éprouvé de sa part les facilités les plus obligeantes,
1. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, né à
Paris, en 1721, mort sur l'échafaud révolutionnaire, le 22 avril
1794. Il fut le protecteur et l'ami de Rousseau. On lira avec
intérêt dans le recueil de Streckeisen (II, p. 398 et ss.) dix-neuf
lettres fort curieuses qu'il adressa à l'auteur des Confessions,
470 LES CONFESSIONS
quant à la censure, et je savois qu'en plus d'une
occasion il avoit fort malmené ceux qui écrivoient
contre moi. J'eus de nouvelles preuves de ses bontés
au sujet de l'impression de la Julie ; car les épreuves
d'un si grand ouvrage étant (a) fort coûteuses à faire
venir d'Amsterdam par la poste, il permit, ayant
ses ports francs, qu'elles lui fussent adressées, et il
me les envoyoit franches aussi, sous le contre-seing
de monsieur le Chancelier, son père. Quand l'ouvrage
fut imprimé, il n'en permit le débit dans le royaume
qu'en suite d'une édition qu'il en fit faire à mon
profit, malgré moi-même : comme ce profit eût été
de ma part un vol fait à Rey, à qui j'avois vendu mon
manuscrit, non seulement je ne voulus point accepter
le présent qui m'étoit destiné pour cela, sans son
aveu, qu'il accorda très généreusement, mais je
voulus partager avec lui les cent pistoles à quoi monta
ce présent et dont il ne voulut rien. Pour ces cent
pistoles, j'eus le désagrément, dont M. de Malesherbes
ne m'avoit pas prévenu, de voir horriblement
mutiler mon ouvrage, et empêcher le débit de la
bonne édition jusqu'à ce que la mauvaise fût écou-
lée \
J'ai toujours regardé M. de Malesherbes comme un
homme d'une droiture à toute épreuve. Jamais rien»
de ce qui m'est arrivé ne m*a fait douter un moment
Var. — (a) : étaient fort...
1. Voyez pour toute cette affaire les lettres de Malesherbes
publiées par Streckeisen, II, p. 399 et suiv. et les réponses de
Rousseau insérées dans ses Œuvres complètes (Correspondance,
lettres CCXXIV, CCXLI, CCXLII, CCXLIII, CCL et CCLIVj.
LIVRE DIXIÈME 4yl
de sa probité : mais aussi foible qu'honnête, il nuit
quelquefois aux gens pour lesquels il s'intéresse, à
force de les vouloir préserver. Non seulement il fit
retrancher plus de cent pages dans l'édition de
Paris ^, mais il fit un retranchement qui pouvoit
porter le nom d'infidélité dans l'exemplaire de la
bonne édition qu'il envoya à madame de Pompadour.
Il est dit quelque part, dans cet ouvrage, que la
femme d'un charbonnier est plus digne de respect que
la maîtresse d'un prince. Cette phrase m'étoit venue
dans la chaleur de la composition, sans aucune appli-
cation, je le jure. En relisant l'ouvrage, je vis qu'on
feroit cette application. Cependant, par la très
imprudente maxime de ne rien ôter, par égard
aux applications qu'on pouvoit faire, quand j'avois
dans ma conscience le témoignage de ne les
avoir pas faites en écrivant, je ne voulus point
ôter cette phrase, et je me contentai de substituer
le mot prince au mot roi, que j'avois d'abord mis.
Cet adoucissement ne parut pas suffisant à M. de
Malesherbes : il retrancha la phrase entière, dans
un carton qu'il fit imprimer exprès, et coller aussi
proprement qu'il fut possible dans l'exemplaire
de madame de Pompadour. Elle n'ignora pas ce
tour de passe-passe. Il se trouva de bonnes âmes
qui l'en instruisirent. Pour moi, je ne l'appris que
longtems après, lorsque je commençois d'en sentir
les suites.
1. Voyez à ce sujet une lettre de Malesherbes à Rousseau, du
16 février 1761 (Streckeisen, II, p. 406-414). Cette lettre contient
une note des retranchements faits à la Nouvelle Héloïse, par
Malesherbes.
LES CONFESSIONS
N'est-ce point encore ici la première origine de la
haine couverte, mais implacable, d'une autre dame,
qui étoit dans un cas pareil ^, sans que j'en susse
rien, ni même que je la connusse quand j'écrivis ce
passage ? Quand le livre se publia, la connoissance
étoit faite, et j'étois très inquiet. Je le dis au cheva-
lier de Lorenzy. qui se moqua de moi, et m'assura
que cette dame en étoit si offensée, qu'elle n'y
avoit pas même fait attention. Je le crus un peu
légèrement peut-être, et je me tranquillisai fort
mal à propos.
Je reçus, à l'entrée de l'hiver, une nouvelle marque
des bontés de M. de Malesherbes, à laquelle je fus
fort sensible, quoique je ne jugeasse pas à propos
d'en profiter. Il y avoit une place vacante dans le
Journal des Sçavans. Margency m'écrivit pour me la
proposer comme de lui-même. Mais il me fut aisé de
comprendre, par le tour de sa lettre (Liasse C. n^ 33),
qu'il étoit instruit et autorisé, et lui-même me
marqua dans la suite (Liasse C, n° 47; qu'il avoit été
chargé de me faire cette offre. Le travail de cette
place étoit peu de chose. Il ne s'agissoit que de deux
extraits par mois, dont on m'apporteroit les livres,
sans être obligé jamais à aucun voyage de Paris, pas
même pour faire au magistrat une visite de remer-
cîment. J'entrois par là dans une société de gens de
lettres du premier mérite, MM. de Mairan, Clairaut,
de Guignes, et l'abbé Barthélémy, dont la connois-
sance étoit déjà faite avec les deux premiers, et très
bonne à faire avec les deux autres. Enfin, pour un
1. La comtesse de Eoufflcrs.
LIVRE DIXIÈME 473
travail si peu pénible, et que je pouvois (-a) faire si
coniniodément, il y avoit un honoraire de huit cents
francs attaché à cette place. Je délibérai quelques
heures avant que de me déterminer, et je puis
jurer que la ("seule chose qui me fit balancer ce
ne fut que la] ^ crainte de fâcher Margency et de
déplaire à M. de Malesherbes. Mais enfin la gêne
insupportable de ne pouvoir travailler à mon heure
et d'être commandé par le tems : bien plus encore
la certitude de mal remplir les fonctions dont il
falloit me charger, l'emportèrent sur tout, et me
déterminèrent à refuser une place pour laquelle je
n'étois pas propre. Je savois que tout mon talent
ne venoit que d'une certaine chaleur d'âme (h) sur
les matières que j'avois à traiter, et qu'il n'y avoit que
l'amour du grand, du vrai, du beau, qui pût animer
mon génie (c). Et que m'auroient importé les sujets
de la plupart des livres que j'aurois à extraire, et les
livres mêmes? Mon indifférence pour la chose eût
glacé ma plume et abruti mon esprit. On s'imaginoit
que je pouvois écrire par métier, comme tous les
autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais
écrire que par passion. Ce n'étoit assurément pas là
ce qu'il falloit au Journal des Sçavans. J'écrivis donc
à Margency une lettre de remercîment, tournée avec
Var, — (a) : et qu'on me permettoit de faire... — (bj : mon
talent venoit du vif intérêt que je prenais aux matières... — (c) :
génie ; et que m'auroient...
1. Les mots entre crochets sont empruntés au manuscrit de
Paris. Celui de Gei:ève ne contient que ce texte incomplet : ...et
je puis jurer que la crainte de fâcher Margency et de déplaire à
M. de Malesherbes.
4/4 LES CONFESSIONS
toute ihonnêteté possible, dans laquelle je lui fis si
bien le détail de mes raisons, qu'il ne se peut pas (a)
que ni lui ni M. de Malesherbes aient cru qu'il entrât
ni humeur ni orgueil dans mon refus. Aussi l'ap-
prouvèrent-ils l'un et l'autre, sans m'en faire moins
bon visage, et le secret fut si bien gardé sur cette
affaire, que le public n'en a jamais eu le moindre vent.
Cette proposition ne venoit pas dans un moment
favorable pour me la faire agréer. Car depuis quelque
tems je forraois le projet de quitter tout à fait la
littérature, et surtout le métier d'auteur. Tout ce
qui venoit de m'arriver m'avoit absolument dégoûté
des gens de lettres, et j'avois éprouvé qu'il étoit
impossible de courir la même carrière, sans avoir
quelques liaisons avec eux. Je ne l'étois guères moins
des gens du monde, et en général de la vie mixte que
je venois de mener, moitié à moi-même, et moitié
à des sociétés pour lesquelles je n'étois point fait. Je
sent ois plus que jamais, et par une constante expé-
rience, que toute association inégale est toujours
désavantageuse au parti foible (b). Vivant avec des
gens opulens, et d'un autre état que celui que j'avois
choisi, sans tenir maison comme eux, j'étois obligé de
les imiter en bien des choses, et de menues dépenses,
qui n'étoient rien pour eux, étoient pour moi' non
moins ruineuses qu'indispensables. Qu'un autre
homme aille dans une maison de campagne, il est
servi par son laquais, tant à table que dans sa cham-
bre : il l'envoie chercher tout ce dont il a besoin :
Var. — (aj : qu'il n'est pas possible que ni... — fb) : au côté
foible.
LIVRE DIXIEME
n'ayant rien à faire directement avec les'^gens de la
maison, ne les voyant même pas, il ne leur donne des
étrennes que quand et comme il lui plaît ; mais moi,
seul, sans domestique, j'étois à la merci de ceux de
la maison, dont il falloit nécessairement capter les
bonnes grâces, pour n'avoir pas beaucoup à souffrir,
et, traité comme l'égal de leur maître, il en falloit
aussi traiter les gens comme tel (a), et même faire
pour eux plus qu'un autre, parce qu'en effet j'en
avois bien plus besoin. Passe encore quand il y a peu
de domestiques ; mais, dans les maisons où jallois
il y en avoit beaucoup, tous très rogues, très fripons,
très alertes, j'entens pour leur intérêt, et les coquins
savoient faire en sorte que j'avois successivement
besoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant
d'esprit, n'ont aucune idée juste sur cet article, et à
force de vouloir économiser ma bourse, elles me
ruinoient. Si je soupois en ville un peu loin de chez
moi, au lieu de souffrir que j'envoyasse chercher un
fiacre, la dame de la maison faisoit mettre des che-
vaux pour me ramener ; elle étoit fort aise de m'épar-
gner les vingt-quatre sols du fiacre ; quant à lécu
que je donnois au laquais et au cocher, elle n'y
songeoit pas. Une femme m'écrivoit-elle de Paris à
l'Hermitage'ou à Montmorency, ayant regret aux
quatre sols de port que sa lettre m'auroit coûté, elle
mel'envoyoitpar un de ses gens, qui arrivoit à \)\ç:à(b)
tout en nage, et à qui je donnois à dîner et un écu
qu'il avoit assurément bien gagné. Me proposoit-
Var. — (a) : traiter les gens Comme tel. Passe encore quand
il y a peu de domestiques ; mais dans les maisons... — (b) : qui
arrivoit tout en nai^e, et...
476
LES CONFESSIONS
elle daller passer huit ou quinze jours avec elle à sa
campagne, elle se disoit en elle-même : ce sera tou-
jours une économie pour ce pauvre garçon ; pendant
ce tems-là sa nourriture ne lui coûtera rien. Elle ne
songeoit pas qu'aussi, durant ce tems-là, je ne tra-
vaillois point ; que mon ménage (a), et mon loyer,
et mon linge, et mes habits, n'en alloient pas moins ;
que je pavois mon barbier à double, et qu'il ne laissoit
pas de m'en coûter chez elle plus qu'il ne m'en auroit
coûté chez moi (b). Quoique je bornasse mes petites
largesses aux seules maisons où je vivois d'habitude,
elles ne laissoient pas de [m] être ruineuses. Je puis
assurer que j'ai bien versé vingt-cinq écus chez
madame d'Houdetot, à Eaubonne, où je n'ai couché
que quatre ou cinq fois, et plus de cent pistoles, tant
à Epinay qu'à la Chevrette, pendant les cinq ou six
ans que j'y fus le plus assidu. Ces dépenses sont iné-
vitables pour un homme de mon humeur, qui ne
sait se pourvoir de rien, ni s'ingénier sur rien, ni
supporter l'aspect d'un valet qui grogne, et qui vous
sert en rechignant. Chez madame Dupin même, où
j'étois de la maison, et où je rendois mille services
aux domestiques, je n'ai jamais reçu les leurs qu'à la
pointe de mon argent (c). Dans la suite, il a fallu
renoncer tout à fait à ces petites libéralités que ma
situation ne m'a plus permis de faire (d). et c'est
alors qu'on m'a fait sentir bien plus durement encore
l'inconvénient de fréquenter des gens d'un autre état
que le sien,
Var. — (a) : mon ménage n'en alloit pas moins... — (b) : chez
moi. Je puis... — (c) : de mon argent. Il a fallu renoncer... —
(d) : de faire et cette réforme m'a fait sentir...
LIVRE DIXIÈME 477
Encore si cette vie eût été de mon goût, je me
serois consolé d'une dépense onéreuse, consacrée à
mes plaisirs : mais se ruiner pour s'ennuyer étoit
trop insupportable ; et j'avois si bien senti le poids de
ce train de vie que. profitant de l'intervalle de liberté
où je me trouvois pour lors, j'étois déterminé à le
perpétuer, à renoncer totalement à la grande société,
à la composition des livres, à tout commerce de
littérature, et à me renfermer, pour le reste de mes
jours, dans la sphère étroite et paisible pour laquelle
je me sentois né.
Le produit de la Lettre à d' Alemhert et de La
Noiwelle Héloïse ^ avoit un peu remonté mes finances,
qui s'étoient fort épuisées à l'Hermitage. Je me voyois
environ mille écus devant moi. \J Emile, auquel je
m'étois mis tout de bon. quand jeus achevé VHéloïse.
étoit fort avancé, et son produit devoit au moins
doubler cette somme. Je formai le projet de placer
ce fonds, de manière à me faire une petite rente
viagère qui pût, avec ma copie, me faire subsister
sans plus écrire. J'avois encore deux ouvrages sur
le chantier. Le premier étoit mes Institutions poli-
tiques. J'examinai l'état de ce livre, et je trouvai qu'il
demandoit encore plusieurs années de travail. Je
n'eus pas le courage de le (a) poursuivre et d'at-
tendre qu'il fût achevé pour exécuter ma résolution.
Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d'en tirer
ce qui pouvoit se détacher, puis de brûler tout le
Var. — (a) : de poursuivre...
1. On sait que la Xouvelle Héloïse parut en 1761. II y eut alors-
deux tiraees de ce li^Te.
478 LES CONFESSIONS
reste, et poussant ce travail avec zèle, sans inter-
rompre celui de V Emile, je mis, en moins de deux ans,
la dernière main au Contrat social.
Restoit le Dictionnaire de Musique. C'étoit un tra-
vail de manœuvre, qui pouvoit se faire en tout tems,
€t qui n'avoit pour objet qu'un produit pécuniaire.
Je me réservai de Tabandonner, ou de l'achever à
mon aise, selon que mes autres ressources rassem-
blées me rendroient celle-là nécessaire ou superflue.
A l'égard de la Morale sensitive, dont l'entreprise
étoit restée en esquisse, je l'abandonnai totalement.
Comme j'avois en dernier projet, si je pouvois me
passer tout à fait (a) de la copie, celui de m' éloi-
gner (h) de Paris, où l'affluence des survenans ren-
doit ma subsistance coûteuse, et m'ôtoit le tems d'y
pourvoir, pour prévenir dans ma retraite l'ennui
dans lequel on dit que tombe un auteur quand il a
quitté la plume, je me réservois une occupation qui
pût remplir le vide de ma solitude, sans me tenter de
plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne sais
par quelle fantaisie Rey me pressoit depuis longtems
d'écrire les Mémoires de ma vie. Quoiqu'ils ne fussent
pas jusqu'alors fort intéressans par les faits, je sentis
qu'ils pouvoient le devenir par la franchise que j'étois
capable d'y mettre, et je résolus d'en faire un ou-
vrage unique par une véracité sans exemple, afin
qu'au moins une fois on pût voir un homme tel qu'il
étoit en dedans. J'avois toujours ri de la fausse
naïveté de Montaigne, qui. faisant semblant d'avouer
Yar. — (a) : passer de la copie,... — (h) : m'éloigner tout à
fait de...
LIVRE DIXIEME
479
ses défauts, a grand soin de ne s'en donner que
d'aimables ; tandis que je sentois, moi qui me suis cru
toujours, et qui me crois encore, à tout prendre, le
meilleur des hommes, qu'il n'y a point d'intérieur
humain, si pur qu'il puisse être, qui ne recèle quelque
vice odieux. Je sa vois qu'on me peignoit dans le
public sous des traits si peu semblables aux miens,
et quelquefois si difformes, que, malgré le mal dont
je ne voulois rien taire, je ne pouvois que gagner
encore à me montrer tel que j'étois. D'ailleurs, cela
ne se pouvant faire sans laisser voir aussi d'autres
gens tels qu'ils étoient, et par conséquent cet ouvrage
ne pouvant paroître qu'après ma mort et celle de
beaucoup d'autres, cela m'enhardissoit davantage
à faire mes confessions, dont jamais je n'aurois à
rougir devant personne. Je résolus donc de consacrer
mes loisirs à bien exécuter cette entreprise, et je
me mis à recueillir les lettres et papiers qui pou-
voient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant
fort tout ce que j'avois déchiré, brûlé, perdu jus-
qu'alors.
Ce projet de retraite absolue, un des plus sensés que
j'eusse jamais faits, étoit fortement empreint dans
mon esprit, et déjà je travaillois à son exécution,
quand le ciel, qui me préparoit une autre destinée,
me jeta dans un nouveau tourbillon.
Montmorency, cet ancien et beau patrimoine de
l'illustre m.aison de ce nom, ne lui appartient plus
depuis la confiscation. Il a passé, par la sœur du duc
Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le
nom de Montmorency en celui d'Enguien, et ce duché
n'a d'autre château qu'une vieille tour, oii l'on tient
480 LES CONFESSIONS
les archives, et où l'on reçoit (a) les hommages des
vassaux. Mais on voit à Montmorency ou Enguien
une maison particulière, bâtie par Croisât, dit le
pauvre, laquelle, ayant la magnificence des plus
superbes châteaux, en mérite et en porte le nom.
L'aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur
laquelle il est bâti, sa vue unique peut-être au
monde, son vaste salon peint d'une excellente
main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout
cela forme un tout dont la majesté frappante a pour-
tant je ne sais quoi de simple, qui soutient et nourrit
r admiration ^. M. le maréchal duc de Luxembourg,
qui occupoit alors cette maison, venoit tous les ans
dans ce pays, où jadis ses pères étoient les maîtres,
passer en deux fois cinq ou six semaines, comme
simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénéroit
point de l'ancienne splendeur de sa maison. Au
premier voyage qu'il y fit depuis mon établissement
à Montmorency, monsieur et madame la Maréchale
envoyèrent un valet de chambre me faire compliment
de leur part, et m'inviter à souper chez eux toutes les
fois que cela me feroit plaisir. A chaque fois qu'ils
revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le
même compliment et la même invitation. Cela me
rappeloit madame de Beuzenval m'envoyant dîner
à l'office. Les tems étoient changés ; mais j'étois
demeuré le même. J« ne voulois point qu'on m'en-
voyât dîner à l'office, et je me souciois peu de la table
des grands. J'aurois mieux aimé qu'ils me laissassent
Var. — (a) : et où se fait rhommage...
1. Le château de Montmorencv a été démoli en 1816
LIVRE DIXIÈME 481
pour ce que j'étois. sans me fêter et sans.ni'avilir.
Je répondis honnêtement et respectueusement aux
politesses de monsieur et madame de Luxembourg ;
mais je n'acceptai pas leurs offres, et tant mes incom-
modités que mon humeur timide et mon embarras
à parler me faisant frémir à la seule idée de me pré-
senter dans une assemblée de gens de la cour, je
n'allai pas même au château faire une visite de
remerciemens, quoique je comprisse assez que
c'étoit ce qu'on cherchoit, et que tout cet empresse-
ment étoit plutôt une affaire de curiosité que de
bienveillance.
Cependant les avances continuèrent, et allèrent
même en augmentant. Madame la comtesse de Bouf-
flers, qui étoit fort liée avec madame la Maréchale,
étant venue à Montmorency, envoya savoir de mes
nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je ré-
pondis comme je devois. mais je ne démarrai point.
Au voyage de Pâques de Tannée suivante 1759, le
chevalier de Lorenzy, qui étoit de la cour de M. le
prince de Conti et de la société de madame de
Luxembourg, vint me voir plusieurs fois : nous fîmes
connoissance : il me pressa d'aller au château : je
n'en fis rien. Enfin, un après-midi que je ne songeois
à rien moins, je vis arriver M. le Maréchal de Luxem-
bourg ^, suivi de cinq ou six personnes. Pour lors
il n'y eut plus moyen de m'en dédire, et je ne pus
éviter, sous peine d'être un arrogant et un malappris,
de lui rendre sa visite, et d'aller faire ma cour à
1. Charles-François-Frédéric de Montmorency, maréchal-duc de
Luxembourg, petit-fils du « tapissier de Notre-Dame a ; né en
1702, mort le 18 mai 1764.
II. — 31
482 LES CONFESSIONS
madame la Maréchale, de la part de laquelle il
m'avoit comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi
commencèrent, sous de funestes auspices, des liai-
sons dont je ne pus plus longtems me défendre, mais
qu'un pressentiment trop bien fondé (a) me fit
redouter jusqu'à ce que j'y fusse engagé.
Je craignois excessivement madame de Luxem-
bourg ^. Je savois qu'elle étoit aimable. Je l'avois vue
plusieurs fois au spectacle, et chez madame Dupin,
il y avoit dix ou douze ans, lorsqu'elle étoit duchesse
de Boufïlers et qu'elle brilloit encore de sa première
beauté. Mais elle passoit pour méchante, et dans une
aussi grande dame, cette réputation me faisoit trem-
bler. A peine l'eus-je vue que je fus subjugué. Je la
trouvai charmante, de ce charme à l'épreuve du
tems, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je m'at-
tendois à lui trouver un entretien mordant et plein
d'épigrammes. Ce n' étoit point cela, c' étoit beaucoup
mieux. La conversation de madame de Luxembourg
ne pétille pas d'esprit. Ce ne sont pas des saillies,
et ce n'est pas même proprement de la finesse : mais
c'est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais,
et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d'autant
plus enivrantes qu'elles sont plus simples ; on diroit
qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense, et que
Var. — (a) : pressentiment secret me fît...
1. Madeleine- Angélique de Xeufville, née en 1707, veuve en
1747 de Joseph-Marie, duc de Boufïlers, mariée en secondes noces
— 1756 — au maréchal de Luxembourg, veuf lui-même, morte
en 1787. Dame d'honneur de la reine, elle eut une jeunesse fort
orageuse. Voyez : Les Mémoires du Baron de Besenval (Paris,
Baudouin fr., 1821, I, p. 136 et ss.)
LIVRE DIXIÈME 483
c'est son cœur qui s'épanche, uniquement parce qu'il
est trop rempli. Je crus m'apercevoir, dès la première
visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes
phrases, je ne lui déplaisois pas. Toutes les femmes
de la cour savent vous persuader cela, quand
elles veulent, vrai ou non ; mais toutes ne savent
pas, comme madame de Luxembourg, vous rendre
cette persuasion si douce qu'on ne s'avise plus d'en
vouloir douter. Dès le premier jour, ma confiance
en elle eût été aussi entière qu'elle ne tarda pas à
le devenir, si madame la duchesse de Montmorency,
sa belle-fille ^. jeune folle, assez maligne, et, je pense,
un peu tracassière. ne se fût avisée de m'entreprendre,
et. tout au travers de force éloges de sa maman, et
de feintes agaceries pour son propre compte, ne m'eût
mis en doute si je n'étois pas persiflé.
Je me serois peut-être difficilement rassuré sur
cette crainte auprès des deux dames, si les extrêmes
bontés de M. le ^laréchal ne m'eussent confirmé que
les leurs étoient sérieuses. Rien de plus surprenant,
vu mon caractère timide, que la promptitude avec
laquelle je le pris au mot, sur le pied d'égalité où il
voulut se mettre avec moi, si ce n'est peut-être celle
avec laquelle il me prit au mot lui-même, sur l'indé-
pendance absolue dans laquelle je voulois vivre 2.
Persuadés l'un et l'autre que j'avois raison d'être con-
tent de mon état et de n'en vouloir pas changer (a),
Var. — (a) : changer, jamais ni...
1. Fille" du prince de Tingry.
2. Voyez dans la Correspondance la lettre CC, adressée par
Rousseau au Maréchal de Luxembourg, le 30 avril 1759 et la réponse
de ce dernier, datée du 9 mai suivant.
484 LES CONFESSIONS
ni lui ni madame de Luxembourg n'ont paru (a)
vouloir s'occuper un instant de ma bourse ou de
ma fortune ; quoique je ne pusse douter du tendre
intérêt qu'ils prenoient à moi tous les deux, jamais
ils ne m'ont proposé de place et ne m'ont oiïert leur
crédit, si ce n'est une seule fois que madame de
Luxembourg parut désirer que je voulusse entrer à
l'Académie françoise. J'alléguai ma religion : elle
me dit que ce n'étoit pas un obstacle, ou qu'elle s'en-
gageoit à le lever. Je répondis que, quelque honneur
que ce fût pour moi d'être membre d'un corps si
illustre, ayant refusé à M. de Tressan. et en quelque
sorte au Roi de Pologne, d'entrer dans l'Académie
de Nancy, je ne pouvois plus honnêtement entrer
dans aucune. Madame de Luxembourg n'insista pas,
et il n'en fut plus reparlé. Cette simplicité de com-
merce avec de si grands seigneurs et qui pouvoient
tout en ma faveur, M. de Luxembourg étant et
méritant bien d'être l'ami particulier du Roi (b),
contraste bien singulièrement avec les continuels
soucis, non moins importuns qu'officieux, des amis
protecteurs que je venois de quitter, et qui cher-
choient moins à me servir qu'à m' avilir.
Quand M. le Maréchal m'étoit venu voir à Mont-
Louis, je lavois reçu avec peine, lui et sa suite, dans
mon unique chambre, non parce que je fus obligé
de le faire asseoir au milieu de mes assiettes sales et
de mes pots cassés, mais parce que mon plancher
pourri tomboit en ruine, et que je craignois que le
Var. — (a) : paru s'occuper... — fb) : du Roi, cette simplicité,
dis-je, faisoit un bien singulier contra<-:te avec...
LIVRE DIXIÈME 485
poids de sa suite ne l'etfondràt tout à fait. Moins
occupé de mon propre danger que de celui que
rafîabilité de ce bon seigneur lui faisoit courir, je
me hâtai de le tirer de là, pour le mener, malgré le
froid qu"il faisoit encore, à mon Donjon, tout ouvert
et sans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la raison
qui m'avoit engagé à Ty conduire : il la redit à ma-
dame la Maréchale, et l'un et l'autre me pressèrent,
en attendant qu'on referoit mon plancher, d'accepter
un logement au château, ou, si je l'aimois mieux, dans
un édifice isolé, qui étoit au milieu du parc, et qu'on
appeloit le petit Château. Cette demeure enchantée
mérite qu'on en parle.
Le parc ou jardin de Montmorency n'est pas en
plaine, comme celui de la Chevrette. Il est inégal,
montueux. mêlé de collines et d'enfoncemens. dont
l'habile artiste a tiré parti pour varier les bosquets, les
ornemens, les eaux, les points de vue, et multiplier,
pour ainsi dire, à force d'art et de génie, un espace
en lui-même assez resserré. Ce parc est couronné dans
le haut par la terrasse et le château ; dans le bas il
forme une gorge qui s'ouvre et s'élargit vers la
vallée (a), et dont l'angle est rempli par une grande
pièce d'eau. Entre l'orangerie qui occupe cet élar-
gissement, et cette pièce d'eau entourée de coteaux
bien décorés de bosquets et d'arbres, est le petit
Château dont j'ai parlé. Cet édifice et le terrain qui
l'entoure appartenoient jadis au célèbre Le Brun,
qui se plut à le bâtir et le décorer avec ce goût exquis
d' ornemens et d'architeclure dont ce grand peintre
Var. — (a) : vallée, et qui remplit une grande...
486 LES CONFESSIONS
s'étoit nourri. Ce château depuis lors a été rebâti,
mais toujours sur le dessin du premier maître. Il est
petit, simple, mais élégant. Comme il est dans un
fond, entre le bassin de l'orangerie et la grande
pièce d'eau, par conséquent sujet à l'humidité, on
Ta percé dans son milieu d'un péristyle à jour entre
deux étages de colonnes, par lequel l'air jouant dans
tout l'édifice le maintient sec malgré sa situation.
Quand on regarde ce bâtiment de la hauteur op-
posée qui lui fait perspective, il paroît absolument
environné d'eau, et l'on croit voir une île enchantée,
ou la plus jolie des trois îles Borromées, appelée
Isola bella, dans le lac Majeur.
Ce fut dans cet édifice solitaire qu'on me donna le
choix d'un des (a) quatre appartemens complets
qu'il contient, outre le rez-de-chaussée, composé
d'une salle de bal, d'une salle de billard, et d'une
cuisine. Je pris le plus petit et le plus simple au-
dessus de la cuisine que j'eus aussi. Il étoit d'une
propreté charmante ; l'ameublement en étoit blanc
et bleu. C'est dans cette profonde et délicieuse soli-
tude qu'au milieu des bois et des eaux, aux concerts
des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur
d'orange, je composai dans une continuelle extase
le cinquième livre de V Emile, dont je dus en grande
partie le coloris assez frais à la vive impression (b)
du local où je l'écrivois ^.
Yar. — (a) : le choix des quatre... — (b) : à l'impression
du...
1. Rousseau s'installa au petit château vers le 15 mai 1759.
Ce bâtiment, qui menaçait ruine, quelques années après, fut démoli
en 1790.
LIVRE DIXIÈME 487
Avec quel empressement je courois tous Les matins
au lever du soleil respirer un air embaumée sur le
péristyle ! Quel bon café au lait j'y prenois tête-à-tête
avec ma Thérèse! Ma chatte et mon chien nous
faisoient compagnie. Ce seul cortège m'eût suffi pour
toute ma vie, sans éprouver jamais un moment
d'ennui. J'étois là dans le Paradis terrestre ; j'y
vivois avec autant d'innocence, et j'y goûtois le
même bonheur.
Au voyage de juillet, monsieur et madame de
Luxembourg me marquèrent tant d'attention, et
me firent tant de caresses, que, logé chez eux et
comblé de leurs bontés, je ne pus moins faire que d'y
répondre en les voyant assidûment. Je ne les quit-
tois presque point : j'aliois le matin faire ma cour à
madame la Maréchale ; j'y dînois ; j'aliois l'après-
midi me promener avec M. le Maréchal ; mais je
n'y soupois pas, à cause du grand monde, et qu'on
y soupoit trop tard pour moi. Jusqu'alors tout étoit
convenable, et il n'y avoit point de mal encore,
si javois su m'en tenir là. Mais je n'ai jamais su
garder un milieu dans mes attachemens, et remplir
simplement des devoirs de société. J'ai toujours été
tout, ou rien ; bientôt je fus tout ; et me voyant fêté,
gâté par des personnes de cette considération, je
passai les bornes, et me pris pour eux d'une amitié
qu'il n'est permis d'avoir que pour ses égaux. J'en
mis toute la familiarité dans mes manières, tandis
qu'ils ne se relâchèrent jamais dans les leurs de la
politesse à laquelle ils m'avoient accoutumé. Je n'ai
pourtant jamais été très à mon aise avec madame
la Maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaiteinent
488 LES CONFESSIONS
rassuré sur son caractère, je le redoutois moins que
son esprit. C'étoit par là surtout qu'elle m'en im-
posoit. Je savois qu'elle étoit difficile en conversa-
tions, et qu'elle avoit le droit de l'être. Je savois que
les femmes, et surtout les grandes dames, veulent
absolument être amusées, qu'il vaudroit mieux les
offenser que les ennuyer, et je jugeois, par ses com-
mentaires sur ce qu'avoient dit les gens qui venoient
de partir, de ce qu'elle devoit penser de mes balour-
dises. Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver
auprès d'elle l'embarras de parler : ce fut de lire.
Elle avoit ouï parler de la Julie ; elle savoit qu'on
l'imprimoit : elle marqua de l'empressement de voir
cet ouvrage ; j'offris de le lui lire ; elle accepta. Tous
les matins je me rendois chez elle sur les dix heures :
M. de Luxembourg y venoit ; on fermoit la porte.
Je lisois à côté de son lit, et je compassai si bien mes
lectures, qu'il y en auroit eu pour tout le voyage,
quand même il n'auroit pas été interrompu ^. Le
succès de cet expédient passa mon attente. Madame
de Luxembourg s'engoua de la Julie et de son au-
teur ; elle ne parloit que de moi. ne s'occupoit que de
moi. me disoit des douceurs toute la journée, m'em-
brassoit dix fois le jour. Elle voulut que j'eusse
toujours ma place à table à côté d'elle, et quand
quelques seigneurs vouloient prendre cette place,
elle leur disoi^" que c'étoit la mienne, et les faisoit
mettre ailleurs. On peut juger de l'impression que
ces manières charmantes faisoient sur moi, que
1. La perte d'une grande bataille, qui affligea beaucoup le
Roi, força M. de Luxembourg rie retourner précipitamment à
la Cour, (yote de J.-J. Rousseau.)
LIVRE DIXIÈME 489
les moindres marques d'affection subjuguent. Je
m'attachois réellement à elle, à proportion de l'atta-
chement qu'elle me témoignoit. Toute ma crainte,
en voyant cet engouement, et me sentant si peu
d'agrément dans l'esprit pour le soutenir, étoit qu'il
ne se changeât en dégoût, et malheureusement pour
moi cette crainte ne fut que trop bien fondée.
Il falloit qu'il y eût une opposition naturelle entre
son tour d'esprit et le mien, puisque, indépendam-
ment des foules de balourdises qui m'échappoient
à chaque instant dans la conversation, dans mes
lettres même, et lorsque j'étois le mieux avec elle,
il se trouvoit des choses qui lui déplaisoient, sans
que je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai
qu'un exemple, et j'en pourrois citer vingt. Elle sut
que je faisois pour madame d'Houdetot une copie
de Y Hrloïse à tant la page. Elle en voulut avoir une
sur le même pied. Je la lui promis, et la mettant par
là du nombre de mes pratiques, je lui écrivis (a)
quelque chose d'obligeant et d'honnête à ce sujet ;
du moins telle étoit mon intention ^. Voici sa réponse,
qui me fit tomber des nues (Liasse C, n° 43 ^"^ :
A Versailles, ce mardi.
Je suis raç-'ie, je suis contente ; votre lettre rn a fait un
plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et
pour vous en remercier.
Var. — (a) : écrivis, dans une de mes lettre^ quelque...
1. Voyez dans la Correspondance la lettre CCIX (Montmorency,
29 cet. 1759).
2. Streckeisen, I, p. 451.
490 LES CONFESSIONS
T'oici les propres termes de votre lettre : Quoique vous
soyez sûrement une très bonne pratique, je me fais
quelque peine de prendre de votre argent : régulière-
ment, ce seroit à moi de payer le plaisir que j'aurois
de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas davan-
tage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais
de votre santé. Rien ne ni intéresse davantage. Je vous
aime de tout mon cœur ; et c est. je vous assure, bien
tristement que je vous le mande, car j'aurois bien
du plaisir à vous le dire moi-même. M. de Luxem-
bourg vous aime et vous embrasse de tout son cœur.
En recevant cette lettre, je me hâtai d'y répondre,
en attendant plus ample examen, pour protester
contre toute interprétation désobligeante, et après
m' être occupé quelques (a) jours à cet examen,
avec l'inquiétude qu'on peut concevoir, et toujours
sans y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma
dernière réponse à ce sujet ^ :
.4 Montmorency, le 8 Décembre 1759.
Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné cent et cent
jois le passage en question. Je Vai considéré par son
sens propre et naturel : je Vai considéré par tous les
sens qu'on peut lui donner, et je vous avoue, madame la
Var. — (a) : plusieurs...
*
1. La lettre qui suit, et qu'on chercherait en vain dans Tédition
<ies Œuvres complètes publiée par Hachette, avait été précédée
d'une autre, datée du 15 novembre (lettre CCXII), restée sans
réponse.
LIVRE DIXIEME ^^i
Maréchale, que je ne sais plus si c'est moi qui ^ous
dois des excuses . ou si ce n est point vous qui m'en
devez.
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été
écrites. J'y ai souvent repensé depuis ce tems-là, et
telle est encore aujourd'hui ma stupidité sur cet
article, que je n'ai pu parvenir à sentir ce qu'elle,
avoit pu trouver dans ce passage, je ne dis pas
d'ofîensant, mais même qui pût lui déplaire ^.
A propos de cet exemplaire manuscrit de VHéloîse
que voulut avoir madame de Luxembourg, je dois
dire ici ce que j "imaginai pour lui donner quelque
avantage marqué qui le distinguât de tout autre.
J'avois écrit à part les aventures de mylord Edouard,
et j'avois balancé longtems à les insérer, soit en entier,
soit par extrait, dans cet ouvrage, où elles me (a)
paroissoient manquer. Je me déterminai enfin à les
retrancher tout-à-fait, parce que. n'étant pas du
ton de tout le reste, elles en auroient gâté la tou-
chante simplicité. J'eus une autre raison bien plus
forte, quand je connus madame de Luxembourg :
c'est qu'il y avoit dans ces aventures une marquise
Var. — (a) : où elles paroissoient...
1. Il paraît, à lire la correspondance de la Maréchale de Luxem-
bourg, que Rousseau s'est fait une idée bien fausse des sentiments
qu'il avait inspirés à cette dernière. En effet, rftn ne parait plus
sincèrement touchant que les lettres qui lui furent adressées par
la maréchale pendant plus de huit années. Jamais on n'a montré
tant diesprit dans les choses du cœur. (Voyez : Streckeisen-Moultou,
Les Amis et les Ennemis de J.-J. Rousseau, t. I, p. 428-457, lettres
de la Maréchale de Luxembourg à J.-J. Rousseau.)
492 LES CONFESSIONS
romaine d'un caractère très odieux, dont quelques
traits, sans lui être applicables, auroient pu lui être
appliqués par ceux qui ne la connoissoient que de
réputation. Je me félicitai donc beaucoup du parti
que j"avois pris, et m'y confirmai. Mais, dans l'ardent
désir d'enrichir son exemplaire de quelque chose
qui ne fût dans aucun autre, n'allai-je pas songer à
ces malheureuses aventures, et former le projet d'en
faire l'extrait pour l'y ajouter? Projet insensé,
dont on ne peut expliquer l'extravagance que par
l'aveugle (a) fatalité qui m'entraînoit à ma perte î
Quos vult perdere Jupiter dementat 1
. J'eus la stupidité de faire cet extrait avec bien
du soin, bien du travail, et de lui envoyer ce morceau
comme la plus belle chose du monde, en la prévenant
toutefois (h), comme il étoit vrai, que j'avois brûlé
l'original, que l'extrait étoit pour elle seule ^, et ne
seroit jamais vu de personne, à moins qu'elle ne le
montrât elle-même ; ce qui, loin de lui prouver ma
prudence et ma discrétion, comme je croyois faire,
n'étoit que l'avertir du jugement que je portois moi-
même (c) sur l'application des traits dont elle auroit
pu s'offenser. Mon imbécillité fut telle, que je ne
doutois pas qu'elle ne fût enchantée de mon procédé.
Elle ne me fit pas là-dessus les grands complimens que
Var. — (a) : Vinvincihle fatalité... — (b) : prévenant, comme...
■ — (cj : portois sur...
1. Jupiter ôte la raison à ceux dont il a décidé la perte.
2. Depuis, U a paru à la suite de La youvelle Héloise, Madame de
Luxembourg en ayant donné communication aux éditeurs de
Genève.
LIVRE DIXIÈME 493
j'en attendois, et jamais, à ma très grande surprise,
elle ne me parla du cahier que je lui avois envoyé.
Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette
affaire^ ce ne fut que longtems après que je jugeai,
sur d'autres indices, de l'effet qu'elle avoit produit.
J'eus encore, en faveur de son manuscrit, une autre
idée plus raisonnable, mais qui, par des effets plus
éloignés, ne m'a guères été moins nuisible (a) ; tant
tout concourt à l'œuvre de la destinée quand elle
appelle un homme au malheur ! Je pensai d'orner ce
Efianuscrit des dessins des estampes de la Julie,
lesquels dessins se trouvèrent être du même format
que le manuscrit. Je demandai à Coindet ses dessins,
qui m'appartenoient à toutes sortes de titres,
et d'autant plus que je lui avois abandonné le produit
des planches, lesquelles eurent un grand débit.
"Coindet est aussi rusé que je le suis peu. A force de
se faire demander ces dessins ^, il parvint à savoir
ce que j'en voulois faire. Alors sous prétexte d'ajouter
quelques ornemens à ces dessins, il se les fit laisser,
et finit par les présenter lui-même.
Ego versiculos feci, tulit alter honores 2
Cela acheva de l'introduire à l'hôtel de Luxem-
bourg sur un certain pied. Depuis mon établissement
au petit Château, il m'y venoit voir très souvent, et
Var. — (o) : plus avantageuse ; tant...
1. Il s'agit ici des dessins originaux de Gravelot. Ils servirent
à orner le manuscrit que Rousseau exécuta pour Madame de
Luxembourg et qui est actuellement conservé à la Bibliothèque
de la Chambre des Députés.
2. J'ai fait les vers, un autre en a recueilli l'honneur (Yirgiie).
494 LES CONFESSIONS
toujours dès le matin, surtout quand monsieur et
madame de Luxembourg étoient à Montmorency.
Cela faisoit que, pour passer avec lui la journée, je
n'allois point au château. On me reprocha ces
absences ; j'en dis la raison. On me pressa d'amener
M. Coindet : je le fis. C'étoit ce que le drôle avoit
cherché. Ainsi, grâce aux bontés excessives qu'on
avoit pour moi, un commis de M. Théluson, qui
vouloit bien lui donner quelquefois sa table quand il
n'avoit personne à dîner, se trouva tout d'un coup
admis à celle d'un maréchal de France, avec les
princes, les duchesses, et tout ce qu'il y avoit de
grand à la cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour
qu'il étoit obligé de retourner à Paris de bonne
heure, M. le Maréchal dit après le dîner à la com-
pagnie : Allons nous promener sur le chemin de
Saint-Denis, nous accompagnerons M. Coindet. Le
pauvre garçon n'y tint pas ; sa tête s'en alla tout-à-
fait. Pour moi, j'avois le cœur si ému, que je ne pus
dire un seul mot. Je suivois par derrière, pleurant
comme un enfant, et mourant d'envie de baiser les
pas de ce bon Maréchal. Mais la suite de cette his-
toire de copie m"a fait anticiper ici sur les tems.
Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma
mémoire me le permettra.
Sitôt que la petite maison de Mont-Louis fut prête,
je la fis meubler jDroprement. simplement, et retour-
nai m'y établir ; ne pouvant renoncer à cette loi
que je m'étois faite, en quittant THermitage, d'avoir
toujours mon logement à moi ; mais je ne pus me
résoudre non plus à quitter mon appartement du
petit Château. J'en gardai la clef, et. tenant beau-
LIVRE DIXIÈME 495
coup aux jolis déjeuners du péristyle, j'aUois souvent
y coucher, et j'y passois quelquefois deux ou trois
jours comme à une maison de campagne. J'étois peut-
être alors le particulier de l'Europe le mieux et le plus
agréablement logé. Mon hôte, M. Mathas, qui étoit
le meilleur homme du monde, m'avoit absolument
laissé la direction des réparations de Mont-Louis et
voulut que je disposasse de ses ouvriers, sans même
qu'il s'en mêlât. Je trouvai donc le moyen de me
faire, d'une seule chambre au premier, un apparte-
ment complet, composé d'une chambre, d'une anti-
chambre et d'une garde-robe. Au rez-de-chaussée
étoient la cuisine et la chambre de Thérèse. Le Don-
jon me servoit de cabinet, au moyen d'une bonne
cloison vitrée et d'une cheminée qu'on y fit faire.
Je m'amusai, quand j'y fus, à orner la terrasse qu'om-
brageoient déjà deux rangs de jeunes tilleuls ; j'y
en fis ajouter deux, pour faire un cabinet de verdure ;
j'y fis poser une table et des bancs de pierre : je
l'entourai de lilas, de seringat, de chèvrefeuille ; j'y fis
faire une belle plate-bande de fleurs parallèle aux deux
rangs d'arbres, et cette terrasse, plus élevée que celle
du château (a) dont la vue étoit du moins aussi
belle (b), et sur laquelle j'avois apprivoisé des multi-
tudes d'oiseaux, me servoit de salle de compagnie
pour recevoir monsieur et madame de Luxembourg,
^L le duc de Yilleroy, >L le prince de Tingry, M. le
marquis d'Armentières, madame la duchesse de
Montmorency, madame la duchesse de Boufïlers,
madame la comtesse de Valentinois, madame la
Var. — (a) : et dont la vue... — (h) : belle, me servoit...
496 LES CONFESSIONS
comtesse de Boufïlers. et (a) d'autres personnes de
ce rang, qui, du château, ne dédaignoient pas de
faire, par une montée très fatigante, le pèlerinage de
Mont-Louis. Je devois à la faveur de monsieur et
madame de Luxembourg toutes ces visites ; je le
sentois. et mon cœur leur en faisoit bien Ihommage.
C'est dans un de ces transports d'attendrissement
que je dis une fois à ^L de Luxembourg en l'em-
brassant : Ah î monsieur le Maréchal, je haissois
les grands avant que de vous connoître, et je les
hais davantage encore depuis que vous me faites
si bien sentir combien il leur seroit (h) aisé de se
faire adorer.
Au reste, j'interpelle tous ceux qui m'ont vu
durant cette époque, s'ils se sont jamais aperçus que
cet éclat m'ait un instant (c) ébloui, que la vapeur
de cet encens m'ait porté à la tête ; s'ils m'ont vu
moins uni dans mon maintien, moins simple dans mes
manières, moins liant avec le peuple, moins familier
avec mes voisins, moins prompt à rendre service à
tout le monde, quand je l'ai pu, sans me rebuter
jamais des importunités sans nombre, et souvent
déraisonnables, dont j'étois sans cesse accable. Si
mon cœur m'attiroit au château de Montmorency
par mon sincère attachement pour les maîtres, il me
ramenoit de même à mon voisinage goûter les dou-
ceurs (d) de cette vie égale et simple hors de laquelle
il n'est point de bonheur pour moi. Thérèse avoit fait
amitié avec la fille d'un maçon, mon voisin, nommé
Var. — (a) : et beaucoup dautres... — (h) : leur est aisé... —
(c) : un seul instant... — (d) : goûter les charmes de...
LIVRE DIXIÈME 497
Pilleu ; je la fis de même avec le père, et après avoir
le matin dîné au château, non sans gêne, mais pour
complaire à madame la Maréchale, avec cjuel em-
pressement je revenois le soir souper avec le bon-
homme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui, tantôt
chez moi.
Outre ces deux logemens, j'en eus bientôt un troi-
sième à rhôtel de Luxembourg, dont les maîtres me
pressèrent si fort d'aller les y voir quelquefois, que
j'y consentis, malgré mon aversion pour Paris, oîi
je n'avois été, depuis ma retraite à l'Hermitage, que
les deux seules fois dont j'ai parlé. Encore n'y allois-je
que les jours convenus, uniquement pour souper et
m'en retourner le lendemain matin. Jentrois et je
sortois par le jardin qui donnoit sur le boulevard;
de sorte que je pouvois dire, avec la plus exacte
vérité, que je n'avois pas mis le pied sur le pavé de
Paris.
Au sein de cette prospérité passagère se préparoit
de loin la catastrophe qui devoit en marquer la fin.
Peu de tems après mon retour à Mont-Louis, j'y fis,
et bien malgré moi. comme à l'ordinaire, une nou-
velle connoissance qui fait encore époque dans mon
histoire. On jugera dans la suite si c'est en bien ou
en mal. C'est madame la marquise de Verdelin ^,
1. Marie-Louise-Madeleine de Brémond d'Ars ; elle avait
épousé, en 1750, Bernard, marquis de Verdelin, ancien maréchal
général des logis des camps et armées du roi, chevalier de Saint-
Louis. Soixante-deux de ses lettres à Rousseau ont été publiées
dans l'ouvrage de Streckeisen-Moultou, Les Amis et les Ennemis
de J.-J. Rousseau, II, p. 4G9. On trouvera les réponses de ce der-
nier dans la Correspondance, et dans le journal l'Artiste (année
1840).
ir. — 32
498 LKS CONFESSIONS
ma voisine, dont le mari venoit d'acheter une mai-
son de campagne à Soisy, près de Montmorency.
Mademoiselle d'Ars, fille du comte d'Ars, homme de
condition, mais pauvre, avoit épousé M. de Verdelin,
vieux, laid, sourd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne,
au demeurant bon homme, quand on savoit le prendre
et possesseur de quinze à vingt mille livres de rente,
auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant,
grondant, tempêtant, et faisant pleurer sa femme
toute la journée, finissoit par faire toujours ce qu'elle
vouloit, et cela pour la faire enrager, attendu qu'elle
savoit lui persuader que c'étoit lui qui le vouloit,
et que c'étoit elle qui ne le \ ouloit pas. M. de Mar-
gency, dont j'ai parlé, étoit l'ami de madame, et
devint celui de monsieur. Il y avoit quelques années
qu'il leur avoit loué son château de Margency, près
d'Eaubonne et d'Andilly, et ils y étoient précisément
durant mes amours pour madame d'Houdetot.
Madame d'Houdetot et madame de Verdelin se con-
noissoient par madame d'Aubeterre ^, leur commune
amie, et comme le jardin de Margency étoit sur le
passage de madame d'Houdetot pour aller au Mont-
01\Tnpe, sa promenade favorite, madame de Verdelin
lui donna une clef pour passer. A la faveur de cette
clef, j'y passois souvent avec elle ; mais je n'aimois
point les rencontres imprévues, et quand madame de
Verdelin se trouvoit par hasard sur notre passage,
je les laissois ensemble sans lui rien dire, et j'allois
toujours devant. Ce procédé peu galant n' avoit pas
dû me mettre en bon prédicament auprès d'elle.
1. La maréchale d'Aubeterre, voisine de Madame d'Houdetot.
LIVRE DIXIÈME 499
Cependant, quand elle fut à Soisy, elle ne laissa pas
de me rechercher. Elle me vint voir plusieurs fois à
Mont-Louis, sans me trouver, et, voyant que je ne
lui rendois pas sa visite, elle s'avisa, pour m'y forcer,
de m'envoyer des pots de fleurs pour ma terrasse.
Il fallut bien l'aller remercier : c'en fut assez. Nous
voilà liés.
Cette liaison commença par être orageuse, comme
toutes celles que je faisois malgré moi. Il n'y régna
même jamais un vrai calme. Le tour d'esprit de
madame de Verdelin étoit par trop antipathique
avec le mien. Les traits malins et les épigrammes
partent chez elle avec tant de simplicité, qu'il faut
une attention continuelle, et pour moi très fatigante,
pour sentir quand on est persiflé. Une niaiserie, qui
me revient, sufiira pour en juger. Son frère venoit
d'avoir le commandement d'une frégate en course
contre les Anglois. Je parlois de la manière d'armer
cette frégate sans nuire à sa légèreté. Oui, dit-elle
d'un ton tout uni, l'on ne prend de canons que ce
qu'il en faut pour se battre. Je l'ai rarement ouï
parler en bien de quelqu'un de ses amis absens, sans
glisser quelque mot à leur charge. Ce qu'elle ne
voyoit pas en mal, elle le voyoit en ridicule, et son
ami Margency n'étoit pas excepté. Ce que je trouvois
encore en elle d'insupportable étoit la gêne conti-
nuelle de ses petits envois, de ses petits cadeaux, de
ses petits billets, auxquels il falloit me battre les
flancs pour répondre, et toujours nouveaux embarras
pour remercier ou pour refuser. Cependant, à force
de la voir, je finis par m'attacher à elle. Elle avoit
ses chagrins, ainsi que moi. Les confidences réci-
500 LES CONFESSIONS
jDroqiies nous rendirent intéressans nos tête-à-tête.
Rien ne lie tant les cœurs que la douceur de pleurer
ensemble. Nous nous cherchions pour nous consoler,
et ce besoin m'a souvent fait passer sur beaucoup
de choses. J'avois mis tant de dureté dans ma fran-
chise avec elle, qu'après avoir montré quelquefois
si peu d'estime pour son caractère, il falloit réelle-
ment en avoir beaucoup pour croire qu'elle pût
sincèrement me pardonner. Voici un échantillon des
lettres que je lui ai quelquefois écrites, et dont il
est à noter que jamais, dans aucune de ses réponses,
elle n'a paru piquée en aucune façon.
A Montmorency, le 5 novembre 1760.
Vous me dites, Madame, que i^ous ne ^ous êtes pas
bien expliquée, pour me faire entendre que je ni ex-
plique mal. Vous me parlez de uotre prétendue bêtise,
pour me faire sentir la mieîine. Vous <^ous vantez de
n'être qu'une bonne femme, comme si vous aviez peur
d' être prise au mot, et vous me faites des excuses pour
m' apprendre que je vous en dois. Oui, Madame, je
le sais bien, c'est moi qui suis une bête, un bon homme,
et pis encore s'il est possible ; cest moi qui choisis mai
mes termes, au gré d'une belle dame française, qui fait
autant d'attention aux paroles et qui parle aussi bien
que vous. Mais considérez que je les prens dans le sens
commun de la langue, sans être au fait ou en souci des
honnêtes acceptions qu'on leur donne dans les ver-
tueuses sociétés de Paris. Si quelquefois mes exprès-
LIVRE DIXIÈME 501
sions sont équivoques (a), je tâche que ma conduite
en détermine le sens, etc. ^.
Le reste de la lettre est à peu près sur le même
ton. Voyez-en la réponse (Liasse D. n^ 41; ^. et jugez
de l'incroyable modération d'un cœur de femme,
qui peut n'avoir pas plus de ressentiment d'une pa-
reille lettre que cette réponse n'en laisse paroître,
et qu'elle ne m'en a jamais témoigné. Coindet,
entreprenant, hardi jusqu'à l'effronterie, et qui se
tenoit à l'affût de tous mes amis, ne tarda pas à
s'introduire en mon nom chez madame de Verdelin,
et y fut bientôt, à mon insu, plus familier que rnoi-
mêm.e. C'étoit un singulier corps que ce Coindet. 11
se présentoit de ma part chez toutes mes connois-
sances, s'y établissoit, y mangeoit sans façon. Trans-
porté de zèle pour mon service, il ne parloit jamais
de moi que les larmes aux yeux : mais quand il me
venoit voir, il gardoit le plus profond silence sur
toutes ces liaisons, et sur tout ce qu'il savoit devoir
m'intéresser. Au lieu de me dire ce qu'il avoit appris,
ou dit, ou vu, qui m'intéressoit, il m'écoutoit, m'in-
terrogeoit même. Il ne savoit jamais rien de Paris
que ce que je lui en apprenois : enfin, quoique tout
le monde me parlât de lui, jamais il ne me parloit
de personne : il n'étoit secret et mystérieux qu'avec
son ami. Mais laissons, quant à présent, Coindet et
Var. — (a) : ont un tour équivoque,...
1. Cette lettre ne se trouve pas dans la Correspondance (Ed.
Hachette).
2. Streckeisen, II, p. 471 (Soisy, 8 nov. 1760).
502 LES CONFESSIONS
madame de Verdelin. Nous y reviendrons dans la
suite.
Quelque tems après mon retour à Mont-Louis, La
Tour, le peintre, vint m'y voir, et m'apporta mon
portrait en pastel, qu'il avoit exposé au Salon il y
avoit quelques années. Il avoit voulu me donner ce
portrait, que je n'avois pas accepté. Mais madame
d'Épinay. qui m' avoit donné le sien et qui vouloit
avoir celui-là, m' avoit engagé à le lui redemander.
Il avoit pris du tems pour le retoucher. Dans cet inter-
valle vint ma rupture avec madame d'Epinay ; je
lui rendis son portrait, et n'étant plus question de lui
donner le mien, je le mis dans ma chambre au petit
Château. M. de Luxembourg l'y vit, et le trouva bien ;
je le lui offris, il l'accepta ; je le lui envoyai. Ils com-
prirent, lui et madame la Maréchale, que je serois
bien aise d'avoir les leurs. Ils les firent faire en
miniature, de très bonne main, les firent enchâsser
dans une boîte à bonbons, de cristal de roche, montée
en or. et m'en firent le cadeau d'une façon très
galante, dont je fus enchanté. Madame de Luxem-
bourg ne voulut jamais consentir que son portrait
occupât le dessus de la boîte. Elle m'avoit reproché
plusieurs fois que j'aimois mieux M. de Luxembourg
qu'elle, et je ne m'en étois point défendu, parce que
cela étoit vrai. Elle me témoigna bien galamment,
mais bien clairement, par cette façon de placer
son portrait, qu'elle n'oublioit pas cette préfé-
rence.
Je fis, à peu près dans ce même tems, une sottise
qui ne contribua pas à me conserver ses bonnes
grâces. Quoique je ne connusse point du tout M. de
LIVRE DIXIEME OUo
Silhouette ^, et que je fusse peu porté -à l'aiiner,
j'avois une grande opinion de son administration.
Lorsqu'il commença d'appesantir sa main sur les
financiers, je vis (a) qu'il n'entamoit pas son opéra-
tion dans un tems favorable : je n'en fis pas des
vœux moins ardens pour son succès, et quand j'ap-
pris qu'il étoit déplacé, je lui écrivis dans mon
intrépide étourderie la lettre suivante, qu'assuré-
ment je n'entreprens pas de justifier.
A Montmorency, le 2 Décembre 1759 2.
Daignez, monsieur, recevoir Vhommage (ïun soli-
taire qui n'est pas connu de vous, mai^ qui i^ous estime
par vos talens, gui vous respecte par votre adminis-
tration, et qui vous a fuit Vhonneur de croire quelle
ne vous resteroit pas longtems. ?se pouvant sauver
l'Etat qu'aux dépens de la capitale qui l'a perdu,
vous avez bravé les cris des gagneurs d'argent. En
vous voyant écraser ces misérables, je vous enviois
votre place ; en vous la voyant quitter sans vous être
démenti, je vous admire. Soyez content de vous, mon-
sieur, elle vous laisse un honneur dont vous jouirez
longtems sans concurrent. Les malédictions des
fripons sont la gloire de l'homme juste.
Var. — (b) : je vis bien...
1. Etienne de Silhouette (1709-1767), contrôleur général des
finances.
2. Correspondance, lettre CCXIV.
504 LES CONFESSIONS
Madame de Luxembourg qui savoit que j'avois
écrit cette lettre, m'en parla au voyage de Pâques ^ :
je la lui montrai ; elle en souhaita une copie, je la
lui donnai : mais j'ignorois, en la lui donnant, qu'elle
étoit un de ces gagneurs d'argent qui s'intéressoient
aux sous-fermes et qui avoient fait déplacer Sil-
houette. On eût dit, à toutes mes balourdises, que
j'allois excitant à plaisir la haine d'une femme
aimable et puissante, à laquelle, dans le vrai, je
m'attachois davantage de jour en jour, et dont j'étois
bien éloigné de vouloir m'attirer la disgrâce, quoique
je fisse, à force de gaucheries, tout ce qu'il falloit
pour cela. Je crois qu'il est assez superflu d'avertir
que c'est à elle que se rapporte l'histoire de l'opiate
de M. Tronchin, dont j'ai parlé dans ma première
partie ^ : l'autre dame étoit madame de Mirepoix.
Elles ne m'en ont jamais reparlé, ni fait le moindre
semblant de s'en souvenir, ni l'une ni l'autre ; mais
de présumer que madame de Luxembourg ait pu
l'oublier réellement, c'est ce qui me paroit bien diffi-
cile, quand même on ne sauroit rien des événemens
subséquens. Pour moi. je m'étourdissois sur l'effet de
mes bêtises, par le témoignage que je me rendois de
n'en avoir fait aucune à dessein de l'ofîenser : comme
si jamais femme en pouvoit pardonner de pareilles,
même avec la plus parfaite certitude que la volonté
n'y a pas eu la moindre part.
Cependant, quoiqu'elle parût ne rien voir, ne rien
1. c Je trouve votre lettre à M. de Silhouette bien belle, lui
écrivait-elle en janvier 1760 (Streckeisen, I, p. 433i, mais je crains
qu'il ne la mérite pas s.
2. Voyez t. I, p. 186.
LIVRE DIXIEME
505
sentir, et que je ne trouvasse encore ni> diminution
dans son empressement, ni changement dans ses
manières, la continuation, l'augmentation même d'un
pressentiment trop bien fondé, me faisoit trembler
sans cesse que l'ennui ne succédât bientôt à cet
engouement. Pouvois-je attendre d'une si grande
dame une constance à l'épreuve de mon peu d'adresse
à la soutenir? Je ne savois pas même lui cacher ce
pressentiment sourd qui m'inquiétoit, et ne me ren-
doit que plus maussade. On en jugera par la lettre
suivante, qui contient une bien singulière prédic-
tion.
.Y. B. Cette lettre, sans date dans mon brouillon,
est du mois d'octobre 1760 au plus tard.
... Que vos hontes sont cruelles ! Pourquoi troubler
la paix d'un solitaire qui renonçoit aux plaisirs de la
vie pour nen plus sentir les ennuis? J'ai passé mes
jours à chercher en vain des attachemens solides.
Je nen ai pu former dans les conditions auquelles
je pouvois atteindre ; est-ce dans la vôtre que j'en dois
chercher? U ambition ni l'intérêt ne me tentent pas j je
suis peu vain, peu craintif ; je puis résister à tout,
hors aux caresses. Pourquoi tu' attaquez-vous tous deux
par un foible qu il faut vaincre, puisque, dans la
distance qui nous sépare, les épanchemens des cœurs
sensibles ne doivent pas rapprocher le mien de vous?
La reconnoissance sufpra-t-elle pour un cœur qui ne
connoît pas deux manières de se donner, et ne se sent
capable que d'amitié? D'amitié, madame la Maré-
chale ! Ah ! voilà mon malheur ! Il est beau à vous,
506 LES CONFESSIONS
à monsieur le Maréchal, d'employer ce terme : mais je
suis insensé de vous prendre au mot. Vous vous jouez,
moi je m'attache, et la fin du jeu me prépare de nou-
veaux regrets. Que je hais tous vos titres, et que je
vous plains de les porter ! Vous me semblez si dignes
de goûter les charmes de la vie privée ! Que ri habitez-
vous Clarens ! J'irois y chercher le bonheur de ma vie :
mais le château de Montmorency, mais V hôtel du
Luxembourg ! Est-ce là qu'on doit voir Jean- Jacques .^^
Est-ce là qu'un ami de V égalité doit porter les affections
d'un cœur sensible qmi, payant ainsi l'estime quon lui
témoigne, croit rendre autant quil reçoit? Vous êtes
bonne et sensible aussi, je le sais, je V ai vu ; j'ai
regret de n'avoir pu plus tôt le croire : mais dans le
rang où vous êtes, dans votre manière de vivre, rien
ne peut faire une impression durable, et tant d'ob-
jets nouveaux s'effacent mutuellement qu'aucun ne
demeure. Vous m'oublierez, madame, après m'avoir
mis hors d'état de vous imiter. Vous aurez beaucoup
fait pour me rendre malheureux, et pour être inexcu-
sable ^.
Je lui joignois là M. de Luxembourg, afin de rendre
le compliment moins dur pour elle ; car, au reste,
je me sentois si sûr de lui, qu'il ne m'étoit (a) pas
même venu dans l'esprit une seule crainte sur la
durée de son amitié. Rien de ce qui m'intimidoit de
la part de madame la Maréchale ne s'est un moment
Var. — (a) : qu'il ne xn'est...
1. Cette lettre n'a pas été réimprimée dans la Correspondance
(Ed. Hachette).
LIVRE DIXIÈME 507
étendu jusqu'à lui. Je n'ai jamais eu 4a moindre
défiance sur son caractère, que je savois être foible,
mais sûr. Je ne craignois pas plus de sa part un
refroidissement que je n'en attendois un attache-
ment héroïque. La simplicité, la familiarité de nos
manières l'un avec l'autre, marquoit combien nous
comptions réciproquement sur nous. Nous avions
raison tous deux : j'honorerai, je chérirai, tant que
je vivrai, la mémoire de ce digne seigneur, et, quoi
qu'on ait pu faire pour le détacher de moi, je suis
aussi certain qu'il est mort mon ami, que si j'avois
reçu son dernier soupir.
Au second voyage de Montmorency, de l'année
1760, la lecture de la Julie étant finie, j'eus recours
à celle de VEmile, pour me soutenir auprès de
madame de Luxembourg ; mais cela ne réussit pas
si bien, soit que la matière fût moins de son goût (a),
soit que tant de lecture l'ennuyât à la fin. Cependant,
comme elle me reprochoit de me laisser duper par
mes libraires, elle voulut que je lui laissasse le soin
de faire imprimer cet ouvrage, afin d'en tirer un
meilleur parti. J'y consentis, sous l'expresse condi-
tion qu'il ne s'imprimeroit point en France, et c'est
sur quoi nous eûmes une longue dispute, moi, pré-
tendant que la permission tacite étoit impossible à
obtenir, imprudente même à demander, et ne vou-
lant point permettre autrement l'impression dans le
royaume ; elle, soutenant que cela ne feroit pas même
une difficulté à la censure, dans le système que le
gouvernement avoit adopté. Elle trouva le moyen
Var. — (a) : matière fut moins intéressante pour elle, soit..."^
508 LES CONFESSIONS
de faire entrer dans ses vues M. de Malesherbes, qui
m'écrivit à ce sujet une longue lettre, toute de sa
main, pour me prouver que la Profession de loi du
Vicaire sai^oyard étoit précisément une pièce faite
pour avoir partout l'approbation du genre humain,
et celle de la cour dans la circonstance Je fus sur-
pris de voir ce magistrat, toujours si craintif, devenir
>ii coulant dans cette affaire. Comme l'impression
d'un livre qu'il approuvoit étoit par cela seul légi-
time, je n'avois plus d'objection (a) à faire contre
celle de cet ouvrage. Cependant, par un scrupule
extraordinaire, j'exigeai toujours que l'ouvrage
s'imprimeroit en Hollande, et même par le libraire
Néaulme que je ne me contentai pas d'indiquer, mais
que j'en prévins ; consentant, au reste, que l'édition
se fit au profit d'un libraire françois (b). et que,
quand elle seroit faite, on la débitât, soit à Paris,
soit où l'on voudroit, attendu que ce débit ne me
regardoit pas. Voilà exactement ce qui fut convenu
entre madame de Luxembourg et moi, après quoi
je lui remis mon manuscrit.
Elle avoit amené à ce voyage sa petite-fille, made-
moiselle de Boufïlers, aujourd'hui madame la du-
chesse de Lauzun. Elle s'appeloit Amélie ^. C'étoit
une charmante personne. Elle avoit vraiment une
Var. — (a) : plus de bonne objection... — (h) : libraire de
France,...
1. Amélie de Boufïlers, fille de Charles- Joseph de Boufïlers
(mort à vingt ans, en 1751). On sait que Madame de Luxembourg
avait eu deux enfants de son premier méiri : une fille, morte à
quinze ans, et un fils, Charles-Joseph. Amélie de Boufflers était
née le 5 mai 1751.
LIVRE DIXIÈME 509
figure, une douceur, une timidité virginaje (a). Rien
de plus aimable et de plus intéressant que sa figure,
rien de plus tendre et de plus chaste que les senti-
mens qu'elle inspiroit. D'ailleurs c'étoit une (h)
enfant ; elle n'avoit pas onze ans. Madame la Maré-
chale, qui la trouvoit trop timide, faisoit ses efforts
pour l'animer. Elle me permit plusieurs fois de lui
donner un baiser ; ce que je fis avec ma maussaderie
ordinaire. Au lieu des gentillesses qu'un autre eût
dites à ma place, je restois là muet, interdit, et je ne
sais lequel étoit le plus honteux, de la pauvre petite
ou de moi. Un jour je la rencontrai seule dans l'es-
calier du petit Château : elle venoit de voir Thérèse,
avec laquelle sa gouvernante étoit encore. Faute de
savoir que lui dire, je lui proposai un baiser, que,
dans Finnocence de son cœur, elle ne refusa pas, en
ayant reçu un le matin même par l'ordre de sa
grand'maman, et en sa présence. Le lendemain,
lisant VEmile au chevet de madame la Maréchale,
je tombai précisément sur un passage où je censure,
avec raison, ce que j'avois fait la veille. Elle trouva
la réflexion très juste, et dit là-dessus quelque chose
de fort sensé, qui me fit rougir. Que je maudis mon
incroyable bêtise, qui m'a si souvent donné l'air vil
et coupable, quand je n'étois que sot et embarrassé !
Bêtise qu'on prend même pour une fausse excuse
dans un homme qu'on sait n'être pas sans esprit.
Je puis jurer que dans ce baiser si répréhensible,
ainsi que dans les autres, le cœur et les sens de
mademoiselle Amélie n'étoient pas plus purs que les
\'ar. — (a) : de vierge. — (h) : un enfant ;...
510 LES CONFESSIONS
miens, et je puis jurer même que si, dans ce moment,
j'avois pu éviter sa rencontre, je Taurois fait ; non
qu'elle ne me fît grand plaisir à voir, mais par
l'embarras de trouver en passant quelque mot
agréable à lui dire. Comment se peut-il qu'un ^ enfant
même intimide un homme que le pouvoir des rois
n"a pas effrayé? Quel parti prendre? Comment se
conduire, dénué de tout impromptu dans l'esprit?
Si je me force à parier aux gens que je rencontre, je
dis une balourdise infailliblement : si je ne dis rien,
je suis un misanthrope, un animal farouche, un ours.
Une totale imbécillité m'eût été bien plus favorable :
mais les talens dont j'ai manqué dans le monde ont
fait les instrumens de ma perte des talens que j'eus
à part moi.
A la fm de ce même voyage, madame de Luxem-
bourg fit une bonne œuvre à laquelle j'eus quelque
part. Diderot ayant très imprudemment offensé
madame la princesse de Robeck, fille de M. de
Luxembourg, Palissot, qu'elle protégeoit, la vengea
par la comédie des Philosophes, dans laquelle je fus
tourné en ridicule, et Diderot extrêmement maltraité.
L'auteur m'y ménagea davantage, moins, je pense,
à cause de l'obligation qu'il m'avoit, que de peur de
déplaire au père de sa protectrice dont il savoit que
j'étois aimé. Le libraire Duchesne, qu'alors je ne
connoissois point (a), m'envoya cette pièce quand
elle fut imprimée, et je soupçonne que ce fut par
l'ordre de Palissot, qui crut peut-être que je verrois
Var. — (a) : connoissois point du tout, m'envoya...
1. A la page précédente Rousseau a écrit : une enfant,
LIVRE DIXIEME
.11
avec plaisir déchirer un homme avec lequel j'avois
rompu. Il se trompa fort. En rompant avec Diderot,
que je croyois (a) moins méchant qu'indiscret et
foible, j'ai toujours conservé dans l'âme de l'atta-
chement pour lui, même de l'estime, et du respect
pour notre ancienne amitié, que je sais avoir été
longtems aussi sincère de sa part que de la mienne.
C'est tout autre chose avec Grimm. homme faux
par caractère, qui ne m'aima jamais, qui n'est pas
même capable d'aimer, et qui, de gaîté de cœur, sans
aucun sujet de plainte, et seulement pour contenter
sa noire jalousie, s'est fait, sous le masque, mon
plus cruel calomniateur. Celui-ci n'est plus rien
pour moi : l'autre sera toujours mon ancien ami.
Mes entrailles s'émurent à la vue de cette odieuse
pièce ; je n'en pus supporter la lecture, et, sans
l'achever, je la renvoyai à Duchesne avec la lettre
suivante :
A Montmorency, le 21 mai 1760.
En parcourant, Monsieur, la pièce que vous rn avez
envoyée, fai frémi de m'y voir loué. Je n accepte point
cet horrible présent. Je suis persuadé quen me l'en-
voyant vous n'avez point voulu me faire une injure /
mais vous ignorez ou vous avez oublié que fai eu
l'honneur d'être l'ami d'un homme respectable^ indigne-
ment noirci et calomnié dans ce libelle ^.
Var. — (a) : que je sauois moins...
1. Correspondance, lettre CCXXVI.
512 LES CONFESSIONS
Duchesne montra cette lettre (a). Diderot, qu'elle
auroit dû toucher, s'en dépita. Son amour-propre
ne put me pardonner la supériorité d'un procédé
généreux, et je sus que sa femme se déchaînoit partout
contre moi. avec une aigreur qui m'afîectoit peu,
sachant qu'elle étoit connue de tout le monde pour
une harengère.
Diderot, à son tour, trouva un vengeur dans
Tabbé Morellet ^, qui fit contre Palissot un petit
écrit imité du Petit Prophète, et intitulé La Vision.
Il ofïensa très imprudemment dans cet écrit madame
de Robeck ^, dont les amis le firent mettre à la
Bastille ; car pour elle, naturellement peu vindica-
tive, et pour lors mourante, je suis persuadé qu'elle
ne s'en mêla pas.
D'Alembert. qui étoit fort lié avec l'abbé Morellet,
m'écrivit pour m'engager à prier madame de Luxem-
bourg de solliciter sa liberté (b), lui promettant,
en reconnoissance. des louanges dans V Encyclopédie ^,
Voici ma réponse :
Var. — (a) : Celle leUre courut. Diderot... — fh) : son élar-
gissemenl,...
1. André Morellet (1727-1829j. L'écrit dont il est question ici :
Préface... des Philosophes ou Vision de Charles Palissot parut
en 1760 et valut, en effet, à l'auteur un séjour de deux mois à la
Bastille.
2. On a vu plus haut quelle était fille du Maréchal de Luxem-
bourg.
3. Cette lettre, avec plusieurs autres, a disparu à l'hôtel de
Luxemboure, tandis que mes papiers y étoient en dépôt (?sole
de .J.-J . Rousseau). Cette note ne se trouve pas dans le manuscrit
de Paris.
LIVRE DIXIEME
5J3
Je n'ai pas attendu votre lettre, nionsieur, pour
témoigner à madame la Maréchale de Luxembourg
la peine que me faisoit la détention de l'abbé Morellet.
Elle sait V intérêt que fy prens, elle saura celui que
i>ous y prenez, et il lui su^proit, pour y prendre intérêt
elle-même, de savoir que cest un homme de mérite.
Au surplus, quoique elle et monsieur le Maréchal
m'honorent d'une bienveillance qui fait la consolation
de ma vie, et que le nom de votre ami soit près d'eux
une recommandation pour Vahbé Morellet, f ignore
jusqu'à quel point il leur convient d'employer en cette
occasion le crédit attaché à leur rang et la considéra-
tion due à leurs personnes. Je ne suis pas même per-
suadé que la vengeance en question regarde madame la
princesse de Robeck autant que vous paroissez le croire,
et cjuand cela serait, on ne doit pas s'attendre que le
plaisir de la vengeance appartienne aux philosophes
exclusivement, et que quand ils voudront être femmes,
les femmes seront philosophes.
Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit madame
de Luxembourg quand je lui aurai montré votre
lettre. En attendant, je crois la connoître assez pour
pouvoir vous assurer d'avance que. quand elle aurait
le plaisir de contribuer à l'élargissement de l'abbé
Morellet, elle n accepterait point le tribut de reconnais-
sance que vous lui promettez dans /'Encyclopédie,
quoiqu'elle s'en tînt honorée, parce qu'elle ne fait
point le bien pour la louange, mais pour contenter
son bon cœur ^.
1. Cette lettre n'a pas été réimprimée dans la Correspondance
(Ed. Hachette).
II. — 33
514 LES CONFESSIONS
Je n'épargnai rien pour exciter le zèle et la com-
misération de madame de Luxembourg en faveur
du pauvre captif, et je réussis. Elle fit un voyage
à Versailles, exprès pour voir M. le comte de Saint-
Florentin, et ce voyageabrégea celui de Montmorency,
que M. le Maréchal fut obligé de quitter en même
tems, pour se rendre à Rouen, où le Roi i'envoyoit
comme Gouverneur de Normandie, au sujet de
quelques mouvemens du Parlement qu'on vouloit
contenir. Voici la lettre que m'écrivit madame de
Luxembourg, le surlendemain de son départ (Liasse
D, nO 23) :
A Versailles, ce mercredi 1.
M. de Luxembourg est parti hier à six heures du
matin. Je ne sais pas encore si firai. J'attens de ses
nouvelles, parce quil ne sait pas lui-même combien
de tems il y sera. T ai vu M. de Saint-Florentin, qui
est le mieux disposé pour V abbé Morellet ; mais il y
trouve des obstacles dont il espère cependant triom-
pher à son premier travail avec le Roi, qui sera la
semaine prochaine. J'ai demandé aussi en grâce qu'on
ne l'exilât point, parce quil en étoit question ; on
vouloit l'envoyer à Nanci. Voilà, Monsieur, ce que
j'ai pu obtenir ; mais je vous promets que je ne laisserai
pas M. de Saint- Florentin en repos que l'affaire ne
soit finie comme vous le désirez. Que je vous dise donc
à présent le chagrin que j'ai eu de vous quitter si tôt ;
1. Streckeisen, I, p. 437, lettre XI (Versailles, juillet 1760).
La réponse à ce billet est du 28 juillet. Voyez la Correspondance,
lettre CCXXXI.
LIVRE DIXIÈME 515
mais je me flatte que vous nen doutez pas. Je i^ous
aime de tout mon cœur et pour toute ma <^ie.
Quelques jours après, je reçus ce billet de d'Alem-
bert, qui me donna une véritable joie (Liasse D,
nO 26) :
Ce 1er Août.
Grâce à vos soins, mon cher philosophe, Vahhé est
sorti de la Bastille, et sa détention n'aura point d'au-
tres suites. Il part pour la campagne, et vous fait,
ainsi que moi, mille remerciemens et complimens.
Vale et me ama ^.
L'abbé m'écrivit aussi, quelques jours après ^, une
lettre de remerciement (Liasse D, n^ 29), qui ne me
parut pas respirer une certaine effusion de cœur, et
dans laquelle il sembloit exténuer en quelque sorte
le service que je lui avois rendu, et, à quelque tems
de là, je trouvai que d'Alembert et lui m'avoient
en quelque sorte je ne dirai pas supplanté, mais
succédé auprès de madame de Luxembourg, et que
j'avois perdu près d'elle autant qu'ils avoient
gagné. Cependant je suis bien éloigné de soupçonner
l'abbé Morellet d'avoir contribué à ma disgrâce ;
je l'estime trop pour cela. Quant à M. d'Alembert,
je n'en dis rien ici : j'en reparlerai dans la suite.
J'eus dans le même tems une autre affaire, qui
occasionna la dernière lettre que j'ai écrite à M. de
1. Streckeisen, I, p. 268.
2. Le 4 août 1760. Voyez cette lettre dans le recueil de Strec-
keisen, I, p. 317.
516 LES CONFESSIONS
Voltaire : lettre dont il a jeté les hauts cris, comme
d'une insulte abominable, mais qu'il n'a jamais
montrée à personne. Je suppléerai ici à ce qu'il n'a
pas voulu faire.
L'abbé Trublet ^, que je connoissois un peu, mais
que j'avois très peu vu, m'écrivit, le 13 juin 1760
(Liasse D, n^ 11";, pour m'avertir que M. Formey, son
ami et correspondant, avoit imprimé dans son journal
ma lettre à M. de Voltaire sur le désastre de Lis-
bonne. L'abbé Trublet vouloit savoir comment
cette impression s'étoit pu faire, et dans son tour
d'esprit finet et jésuitique, me demandoit mon avis
sur la réimpression de cette lettre, sans vouloir me
dire le sien. Comme je hais souverainement les
ruseurs de cette espèce, je lui fis les remerciemens que
je lui devois. mais j'y mis un ton dur qu'il sentit, et
qui ne l'empêcha pas de me pateliner encore en deux
ou trois lettres, jusqu'à ce qu'il sût tout ce qu'il
avoit voulu savoir.
Je compris bien, quoi qu'en pût dire Trublet, que
Formey n'avoit point trouvé cette lettre imprimée,
et que la première impression en venoit de lui. Je
le connoissois pour un effronté pillard, qui, sans
façon, se faisoit un revenu des ouvrages des autres,
quoiqu'il n'y eût pas mis encore l'impudence in-
crovable d'ôter d'un livre déjà publié le nom de
l'auteur, d'y mettre le sien (a), et de le vendre à son
Var. — fa) : quoiqu'il n'y eut pas encore mis lïmpudence
incroyable dont il usa, dans la suite, envers moi. Mais comment
ce manuscrit...
1. Xicolas-Charles- Joseph Trublet, trésorier de l'église de
usantes, archidiacre et chanoine de Saint-Malo, membre de l'Aca-
LIVRE DIXIÈME 517
profit ^. Mais comment ce manuscrit Jui étoit-il
parvenu? C'étoit là la question, qui n'étoit pas
difficile à résoudre, mais dont j'eus la simplicité d'être
embarrassé. Quoique Voltaire fut honoré par excès
dans cette lettre, comme enfin, malgré ses procédés
malhonnêtes, il eût été fondé à se plaindre, si je
l'avois fait imprimer sans son aveu, je pris le parti
de lui écrire à ce sujet. Voici cette seconde lettre,
à laquelle il ne fit aucune réponse, et dont, pour
mettre sa brutalité plus à Taise, il fit semblant d'être
irrité jusqu'à la fureur.
A yionimorencij, le 17 juin 1760 2
Je ne pensais pas, monsieur, me trouver jamais en
correspondance avec vous. Mais apprenant que la
lettre que je vous écrivis en 1756 a été imprimée à
Berlin, je dois vous rendre compte de ma conduite à
cet égard, et je remplirai ce devoir avec vérité et sim-
plicité.
Cette lettre, vous ayant été réellement adressée,
nétoit point destinée à V impression. Je la communiquai
sous condition, à trois personnes à qui les droits de
V amitié ne me permettaient pas de rien refuser de sem-
blable, et à qui les mêmes droits permettaient encore
moins d'abuser de leur dépôt en violant leur promesse.
demie française. Né en 1694, mort le 14 niars 1770. Il n'y a rien
d'excessif dans le jugement que porte Rousseau sur ce vil per-
sonnage, bafoué et ridiculisé par tous ses contemporains.
1. C'est ainsi qu'il s'est, dans la suite, approprié V Emile, (Xole
^.e J.-J. Rousseau.) Cette note ne se trouve pas dans le manuscrit
de Paris.
2. Correspondance, lettre CCXXVIII.
'518 LES CONFESSIONS
Ces trois personnes sont madame de Chenonceaux,
belle-fille de madame Dupin, madame la comtesse
d'Houdetot. et un Allemand nommé M. Grimm.
Madame de Chenonceaux souhaitoit que cette lettre
fût imprimée, et me demanda mon consentement
pour cela. Je lui dis quil dépendait du vôtre. Il vous
fut demandé, vous le refusâtes, et il nen fut plus
question.
Cependant M. Vahhé Trublet, avec qui je ri ai nulle
espèce de liaison, vient de rrî écrire, par une attention
pleine d honnêteté, qu ayant reçu les feuilles dun
journal de M. Formey, il y avoit lu cette même lettre,
avec un avis dans lequel Véditeur dit, sous la date du
23 octobre 1759. qu'il l'a trouvée, il y a quelques se-
maines, chez les libraires de Berlin, et que, comme
c'est une de ces feuilles volantes qui disparoissent
bientôt sans retour, il a cru lui devoir donner place
dans son journal.
Voilà, monsieur, tout ce que j'en sais. Il est très sûr
que jusqu'ici l'on ri a<-'oit pas même ouï parler à Paris
de cette lettre. Il est très sûr que V exemplaire., soit
manuscrit, soit imprimé, tombé dans les mains de
M. Formey na pu venir que de vous, ce qui nest pas
vraisemblable, ou d'une des trois personnes que je
viens de nommer. Enfin il est très sûr que les deux
dames sont incapables d'une pareille infidélité. Je
n'en puis savoir davantage de ma retraite. Vous avez
des correspondances au moyen desquelles il vous seroit
aisé, si la chose en valoit la peine, de remonter à la
source et de vérifier le fait.
Dans la même lettre, M. l'abbé Trublet me marque
qu'il tient la feuille en réserve, et ne la prêtera point
LIVRE DIXIEME
519
sans mon conaentement, qu assurément je ne donnerai
pas. Mais cet exemplaire peut n être pas le seul à Paris.
Je souhaite, monsieur, que cette lettre ny soit pas im-
primée, et je jerai de mon mieux pour cela ; mais si je
ne poui^ois éviter quelle ne le fût, et qu'instruit à tems
je pusse ai^oir la préférence, alors je n' hésiterois pas
à la faire imprimer moi-même. Cela me paroît juste
et naturel.
Quant à i^otre réponse à la même lettre, elle n a été
communiquée à personne, et vous pouvez compter
quelle ne sera point imprimée sans votre aveu, qu assu-
rément je n aurai point U indiscrétion de vous demander^
sachant bien que ce qu'un homme écrit à un autre,
il ne V écrit pas au public. Mais si vous en vouliez faire
une pour être publiée, et me V adresser, je vous promets
de la joindre fidèlement à ma lettre, et de ny pas
répliquer un seul mot.
Je ne vous aime point, monsieur ; vous m' avez fait
les maux qui pouvaient m' être les plus sensibles, à
moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez
perdu Genève pour le prix de Vasile que vous y avez
reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour
le prix des applaudissemens que je vous ai prodigués
parmi eux : cest vous qui me rendez le séjour de mon
pays insupportable ; c' est vous qui me ferez mourir
en terre étrangère, privé de toutes les consolations des
mourans, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie,
tandis que tous les honneurs quun homme peut attendre
vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais,
enfin, puisque vous Vavez voulu ; mais je vous hais
en homme encore plus digne de vous aimer, si vous
l'aviez voulu. De tous les sentimens dont mon cœur
520 LES CONFESSIONS
étoit pénétré pour vous, il ny reste que V admiration
quon ne peut refuser à votre beau génie, et Vamour
de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos
talens, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais
au respect qui leur est dû (a), ni aux procédés que ce
respect exige. Adieu, monsieur.
Au milieu de toutes ces petites tracasseries litté-
raires, qui me confirmoient de plus en plus dans ma
résolution, je reçus le plus grand honneur que les
lettres m'aient attiré, et auquel j'ai été le plus sen-
sible, dans la visite que M. le prince de Conti ^ daigna
me faire par deux fois, l'une au petit Château, et
l'autre à Mont-Louis. Il choisit même toutes les deux
fois - le tems que (b) madame de Luxembourg
n'étoit pas à Montmorency, afin de rendre plus
manifeste qu'il n'y venoit que pour moi. Je n'ai
jamais douté que je ne dusse les premières bontés
de ce prince à madame de Luxembourg et à madame
de Boufïlers ; mais je ne doute pas non plus que
je ne doive à ses propres sentimens et à moi-même
celles dont il n'a cessé de m'honorer depuis lors ^.
Var. — fa) : Au respect que je leur dois, ni aux procédés... —
fb) : le tems où M. et M"^^ de Luxembourg n'étoient...
1. Louis-François de Bourbon, prince de Conti, né à Paris,
le 13 août 1717, mort au Temple, le 2 juillet 1776. Bien qu'il ait
été calomnié par les historiens de son temps, il fut un prince libéral,
généreux et écladré. (Voyez la Vie privée du prince de Conty, par
G. Capon et R. Yve-Plessis. Paris, J. Schemit, 1907, in-8°.)
2. Casanova dans ses Mémoires (éd. Garnier, IV, p. 108) a
rapporté dune façon fort inexacte l'une de ces visites.
3. Remarquez la persévérance de cette aveugle et stupide
confiance, au milieu de tous les traitemens qui dévoient le plus
m'en désabuser. Elle n'a cessé que depuis mon retour à Paris
LIVRE DIXIEME
521
Comme mon appartement de Mont-Louis étoit
très petit, et que la situation du Donjon étoit char-
mante, j'y conduisis le prince qui, pour comble de
grâce, voulut que j'eusse l'honneur de faire sa partie
aux échecs ^. Je savois qu'il gagnoit le chevalier de
Lorenzy, qui étoit plus fort que moi. Cependant,
malgré les signes et les grimaces du chevalier et des
assistans, que je ne fis pas semblant de voir, je
gagnai les deux parties que nous jouâmes. En
finissant, je lui dis d'un ton respectueux, mais
grave : Monseigneur, j'honore trop Votre Altesse
Sérénissime, pour ne la pas gagner toujours aux
échecs. Ce grand prince, plein d'esprit et de lumières,
et si digne de n'être pas adulé, sentit en effet, du
moins je le pense, qu'il n'y avoit là que moi qui le
traitasse en homme, et j'ai tout lieu de croire qu'il
m'en a vraiment su bon gré.
Quand il m'en auroit su mauvais gré, je ne me
reprocherois pas de n'avoir voulu le tromper en
rien (a), et je n'ai pas assurément à me reprocher
non plus d'avoir mal répondu dans mon cœur à ses
bontés, mais bien d'y avoir répondu quelquefois de
mauvaise grâce, tandis qu'il mettoit lui-même une
grâce infinie dans la manière de me les marquer.
Peu de jours après, il me fit envoyer un panier de
gibier, que je reçus comme je devois. A quelque
Var. — (a) : de n'avoir pas voulu le tromper, et...
en 1770. (yole de J.-J. Rousseau.) Cette note ne se trouve pas
dans le manuscrit de Paris.
1. Sept ans après, dans une lettre à du Peyrou, du 27 septem-
bre 1767, Rousseau rappelle cette anecdote et se flatte d'avoir
gagné au prince trois parties de suite.
522 LES CONFESSIONS
tems de là. il m'en fit envoyer un autre, et l'un de
ses officiers des chasses écrivit par ses ordres (a) que
c'étoit de la chasse de Son Altesse, et du gibier tiré
de sa propre main. Je le reçus encore : mais j'écrivis
à madame de Boufflers que je n'en recevrois plus ^.
Cette lettre fut généralement blâmée, et méritoit de
l'être. Refuser des présens en gibier d'un prince du
sang, qui de plus met tant d'honnêteté dans l'envoi,
est moins la délicatesse d'un homme fier qui veut
conserver son indépendance, que la rusticité d'un
malappris qui se méconnoît. Je n'ai jamais relu
cette lettre dans mon recueil sans en rougir, et sans
me reprocher de l'avoir écrite. Mais enfin je n'ai pas
entrepris mes confessions pour taire mes sottises,
et celle-là me révolte trop moi-même, pour qu'il me
soit permis de la dissimuler.
Si je ne fis pas celle de devenir son rival, il s'en
fallut de peu : car alors madame de Boufflers étoit
encore sa inaîtresse ^. et je n'en savois rien. Elle me
venoit voir assez souvent avec le chevalier de
Lorenzy. Elle étoit belle et jeune encore ; elle afîec-
toit l'esprit romain, et moi, je l'eus toujours roma-
Var. — (h) : par son ordre...
1. Voyez dans la Correspondance la lettre CCXXXVII, écrite
à Montmorency, le 7 octobre 1760. On trouvera — mais avecune
date eironée — la réponse de Madame de BoufiQers, dans le recueil
de Streckeisen, tome II, p. 30 f2 sept. 1760).
2. Elle avait succédé à Madame d'Artj- vers 1751. Marie-
Charlotte-Hippolyte de Campet de Saujon était née à Paris et
avait été baptisée à Saint-Sulpice, le 6 sept. 1725. Mariée au comte
de BoufQers-Rouverel et devenue veuve en 1764, elle émigra en
Anerleterre pendant la Révolution, re%-int en France, fut arrêtée
le 22 jan^^e^ 1794 et mourut à Rouen, le 28 novembre 1800.
LIVRE DIXIEME
523
nesque ; cela se tenoit d'assez près. Je faillis me
prendre ; je crois qu'elle le vit : le chevalier le vit
aussi ; du moins il m'en parla, et de manière à ne pas
me décourager. Mais pour le coup je fus sage, et il en
étoit tems, à cinquante ans. Plein de la leçon que je
venois de donner aux barbons dans ma Lettre à
d'Alembert, j'eus honte d'en profiter si mal moi-
même ; d'ailleurs, apprenant ce que j'avois ignoré,
il auroit fallu que la tête m'eût (a) tourné pour
porter si haut mes concurrences. Enfin, mal guéri
peut-être encore de ma passion pour madame d'Hou-
detot, je sentis que plus rien ne la pouvoit remplacer
dans mon cœur, et je fis mes adieux à l'amour pour
le reste de ma vie. Au moment où j'écris ceci, je
viens d'avoir d'une jeune femme (b), qui avoit ses
vues, des agaceries bien dangereuses et avec des yeux
bien inquiétans : mais si elle a fait semblant d'oublier
mes douze lustres (a), pour moi, je m'en suis sou-
venu. Après m' être tiré de ce pas, je ne crains plus
de chutes, et je répons de moi pour le reste de mes
jours.
Madame de Boufïlers, s'étant aperçue de l'émotion
qu'elle m'avoit donnée, put s'apercevoir aussi que
j'en avois triomphé. Je ne suis ni assez fou ni assez
vain pour croire avoir pu lui inspirer du goût à mon
âge ; mais, sur certains propos qu'elle tint à Thérèse,
j'ai cru lui avoir inspiré de la curiosité ; si cela est,
et qu'elle ne m'ait pas pardonné cette curiosité frus-
trée, il faut avouer que j'étois bien né pour être vic-
Yar. — (a) : m'eût tout à fait tourné... — (b) : d'une jeune et
belle personne, des agaceries... — (c) : d'oublier ma soixantaine^
pour...
Di4 LES CONFESSIONS
time de mes foiblesses, puisque (a) l'amour vain-
queur me fut si funeste, et que l'amour vaincu me
le fut encore plus.
Ici finit le recueil de lettres qui m'a servi de guide
dans ces deux livres. Je ne vais plus marcher que sur
la trace de mes souvenirs, mais ils sont tels dans
cette cruelle époque, et la forte impression m'en est
si bien restée, que, perdu dans la mer immense de
mes malheurs, je ne puis oublier les détails de mon
premier naufrage, quoique ses suites ne m'offrent
plus que des souvenirs confus. Ainsi je puis mar-
cher (b) dans le livre suivant avec encore assez
d'assurance. Si je vais plus loin, ce ne sera plus qu'en
tâtonnant.
Var. — (a) : puisque si l'amour vainqueur me fut si fu-
neste, l'amour vaincu... — (bj : marcher encore dans...
FIN DU LIVRE DIXIEME ET DU TOME SECOND
I
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IMPRIMERIE
F. PAILLART
A B B E A" I L L E
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
échéonce
The Library
University of Ottawa
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1998
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