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Full text of "Les Confessions : édition intégrale publiée sur le texte autographe conservé à la Bibliothèque de Genève"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lesconfessi02rous 


LES    CONFESSIONS 

II 


'-f^y^A 


J.-J.  ROUSSEAU 


LES 


CONFESSIONS 


EDITION    INTEGRALE 

PLBLiÉE     SUR    LE    TEXTE    AUTOGRAPHE     CONSERVÉ     A     LA 

BIBLIOTHÈQUE   DE   GENÈVE.    ACCOMPAGNÉE  DE  VARIANTES 

EXTRAITES   DU   MANUSCRIT  DE   LA   CHAMBRE   DES   DÉPUTÉS, 

DE    NOTES    ET    D*UN    INDEX 


AD.    VAX    BEVER 

ET    SUIVIE    DES    REVERIES    DU    PROMENEUR    SOLITAIRE 


DIX-HUIT  PHOTOTYPIES  D'APKÈS   DES   GRAVURES  DE  MAITRES 


II 


PARIS 
GEORGES     CKÈ: 


I      I 


(j.    BOULEVARD    SAlNT-GL  KM  \I.\  ,     I 
M  C  M  X  1  I  I 


Pi. 

./Il 

w.  â. 


LIVRE    SIXIEME 


1737-1740 


Hoc  erat  in  votis  :  modus  agri  non  ita  magnus 
Hortus  ubi  et  tecto  vicinus  jugis  aquœ  fons, 
Et  paulùm  sylvae  super  his  foret  1... 


JE  ne  puis  pas  ajouter:  «  Auctiùs  atque  dî  melius 
fecere  ^  »  ;  mais  n'importe,  il  ne  m'en  falloit 
pas  davantage  ;  il  ne  m'en  falloit  pas  même 
la  propriété,  c'étoit  assez  pour  moi  de  la  jouissance: 
et  il  y  a  longtems  que  j'ai  dit  et  senti  que  le  pro- 
priétaire et  le  possesseur  sont  souvent  deux  per- 
sonnes très  différentes,  même  en  laissant  à  part  les 
maris  et  les  amans. 


1.  «  Voilà  tout  ce  que  je  souhaitois  :  une  terre  d'une  étendue 
raisonnable,  un  jardin,  une  source  d'eau  vive  devant  la  maison, 
et  avec  cela  un  petit  bois.  »  (Horace,  Satires,  1.  II,  satire  VI. 
Trad.  du  P.  Sanadon.) 

2.  «  Les  Dieux  ont  été  au-delà  de  mes  vœux.  »  (Ibid.) 

II.  —  1 


2  LES    CONFESSIONS 

Ici  commence  le  court  bonheur  de  m.a  vie  ■"-  ;  ici 
viennent  les  paisibles,  mais  rapides  momens  qui  m'ont 
donné  le  droit  de  dire  que  j'ai  vécu.  Momens  précieux 
et  si  regrettés  !  ah  î  recommencez  pour  moi  votre 
aimable  cours,  coulez  plus  lentement  dans  mon  sou- 
venir, s'il  est  possible,  que  vous  ne  fîtes  réellement 
dans  votre  fugitive  succession.  Comment  ferai-je 
pour  prolonger  à  mon  gré  ce  récit  si  touchant  et  si 
simple,  pour  redire  toujours  les  mêmes  choses, 
et  n'ennuyer  pas  plus  mes  lecteurs  en  les  répétant 
que  je  ne  m'ennuyois  moi-même  en  les  recommen- 
çant sans  cesse?  Encore  si  tout  cela  consistoit  en 
faits,  en  actions,  en  paroles,  je  pourrois  le  décrire  et 
le  rendre  en  quelque  façon  ;  mais  comment  dire  ce 
qui  n'étoit  ni  dit,  ni  fait,  ni  pensé  même,  mais 
goûté  (a),  mais  senti,  sans  que  je  puisse  énoncer 
d'autre  objet  de  mon  bonheur  que  ce  sentiment 
même  ?  Je  me  le  vois  avec  le  soleil,  et  j'étois  heu- 
reux ;  je  me  promenois,  et  j'étois  heureux  ;  je  voyois 
Maman,  et  j'étois  heureux  (b)  ;  je  la  quittois,  et 
j'étois  heureux  ;  je  parcourois  les  bois,  les  coteaux, 
j'errois  dans  les  vallons,  je  lisois,  j'étois  oisif  ;  je 
travaillois  au  jardin,  je  cueillois  les  fruits,  j'aidois 
au  ménage,  et  le  bonheur  me  suivoit  partout  :  il 
n'étoit  dans  aucune  chose  assignable,  il  était  tout  en 
moi-même,  il  ne  pouvoit  me  quitter  un  seul  instant. 

Rien   de   tout   ce   qui   m'est   arrivé    durant   cette 


Var.  —  (a)  :  pensé  même,  mais  senti,...  —   (b)  :  Maman  et 
j'étois  heureux:  je  parcourois... 

1.  Ce  morceau,  ain:i  que  c;  qui  suit,  jusqu'à  la  page  35,  appar- 
tient à  l'année  1738. 


LIVRE     SIXIEME  S 

époque  chérie,  rien  de  ce  que  j'ai  fait,  dit  et  pensé 
tout  le  tems  qu'elle  a  duré,  n'est  échappé  de  ma 
mémoire.  Les  tems  qui  précèdent  et  qui  suivent  me 
reviennent  par  intervalles  ;  je  me  les  rappelle  iné- 
galement et  confusément  :  mais  je  me  rappelle  celui- 
là  tout  entier  comme  s'il  duroit  encore.  Mon  imagina- 
tion, qui  dans  ma  jeunesse  alloit  toujours  en  avant, 
et  maintenant  rétrograde,  compense  par  ces  doux 
souvenirs  l'espoir  que  j'ai  pour  jamais  perdu.  Je  ne 
vois  plus  rien  dans  l'avenir  qui  me  tente  ;  les  seuls 
retours  du  passé  peuvent  me  flatter,  et  ces  retours 
si  vifs  et  si  vrais  dans  l'époque  dont  je  parle  me 
font  souvent  vivre  heureux  malgré  mes  malheurs. 
Je  donnerai  de  ces  souvenirs  un  seul  exemple  qui 
pourra  faire  juger  de  leur  force  et  de  leur  vérité.  Le 
premier  jour  que  nous  ?»  liâmes  coucher  aux  Char- 
mettes,  Maman  étoit  en  chaise  à  porteurs,  et  je  la 
suivois  à  pied.  Le  chemin  monte  :  elle  étoit  assez 
pesante,  et  craignant  de  trop  fatiguer  ses  porteurs, 
elle  voulut  descendre  à  peu  près  à  moitié  chemin 
pour  faire  le  reste  à  pied.  En  marchant  elle  vit 
quelque  chose  de  bleu  dans  la  haie,  et  me  dit  :  Voilà 
de  la  pervenche  encore  en  fleur.  Je  n'avois  jamais  vu 
de  la  pervenche,  je  ne  me  baissai  pas  pour  l'examiner, 
et  j'ai  la  vue  trop  courte  pour  distinguer  à  terre  les 
plantes  de  ma  hauteur.  Je  jetai  seulement  en  pas- 
sant un  coup  d'oeil  sur  celle-là,  et  près  de  trente  ans 
se  sont  passés  sans  que  j'aie  revu  de  la  pervenche 
ou  que  j'y  aie  fait  attention.  En  1764,  étant  à  Cres- 
sier  avec  mon  ami  M.  du  Peyrou,  nous  montions  (a) 

Var.  —  (a)  :  à  une  petite  montagne... 


4  LES    CONFESSIONS 

une  petite  montagne  au  sommet  de  laquelle  il  a  un 
joli  salon  qu'il  appelle  avec  raison  Belle-Vue.  Je 
commençois  alors  d'herboriser  un  peu.  En  montant 
et  regardant  parmi  les  buissons,  je  pousse  un  cri  de 
joie  :  Ah  !  voilà  de  la  pervenche  !  et  c'en  étoit  en  effet. 
Du  Peyrou  s'aperçut  du  transport,  mais  il  en  ignoroit 
la  cause  ;  il  l'apprendra,  je  l'espère,  lorsqu'un  jour 
il  lira  ceci.  Le. lecteur  peut  juger  par  l'impression 
d'un  si  petit  objet,  de  celle  que  m'ont  faite  tous  ceux 
qui  se  rapportent  à  la  même  époque. 

Cependant  l'air  de  la  campagne  ne  me  rendit 
point  ma  première  santé.  J'étois  languissant  ;  je 
le  devins  davantage.  Je  ne  pus  supporter  le  lait  ; 
il  fallut  le  quitter.  C'était  alors  la  mode  de  l'eau  pour 
tout  remède  ;  je  me  mis  à  l'eau,  et  si  peu  discrète- 
ment, qu'elle  faillit  me  guérir,  non  de  mes  maux, 
mais  de  la  vie.  Tous  les  matins,  en  me  levant,  j'allois 
à  la  fontaine  avec  un  grand  gobelet,  et  j'en  buvois 
successivement,  en  me  promenant,  la  valeur  de 
deux  bouteilles.  Je  quittai  tout  à  fait  le  vin  à  mes 
repas.  L'eau  que  je  buvois  étoit  un  peu  crue  et  diffi- 
cile à  passer,  comme  sont  la  plupart  des  eaux  des 
montagnes.  Bref,  je  fis  si  bien,  qu'en  moins  de  deux 
mois  je  me  détruisis  totalement  l'estomac,  que  j'avois 
eu  très  bon  jusqu'alors.  Ne  digérant  plus,  je  compris 
qu'il  ne  falloit  plus  espérer  de  guérir.  Dans  ce  même 
tems  il  m'arriva  un  accident  aussi  singulier  par 
lui-même  que  par  ses  suites,  qui  ne  finiront  qu'avec 
moi. 

Un  matin  que  je  n' et  ois  pas  plus  mal  qu'à  l'ordi- 
naire, en  dressant  une  petite  table  sur  son  pied,  je 
sentis  dans  tout  mon  corps  une  révolution  subite  et 


LIVRE     SIXIEME 


presque  inconcevable.  Je  ne  saurois  mieux  la  com- 
parer qu'à  une  espèce  de  tempête  qui  s'éleva  dans 
mon  sang,  et  gagna  dans  l'instant  tous  mes  membres. 
Mes  artères  se  mirent  à  battre  d'une  si  grande  force, 
que  non  seulement  je  sentois  leur  battement,  mais 
que  je  l'entendois  même,  et  surtout  celui  des  carotides 
Un  grand  bruit  d'oreilles  se  joignit  à  cela,  et  ce  bruit 
étoit  triple  ou  plutôt  quadruple,  savoir  :  un  bour- 
donnement grave  et  sourd,  un  murmure  plus  clair 
comme  d'une  eau  courante,  un  sifflement  très 
aigu  et  le  battement  que  je  viens  de  dire,  et  dont  (a) 
je  pouvois  aisément  compter  les  coups  sans  me 
ta  ter  le  pouls  ni  toucher  mon  corps  de  mes  mains. 
Ce  bruit  interne  étoit  si  grand,  qu'il  m'ôta  la  finesse 
d'ouïe  que  j'avois  auparavant,  et  me  rendit  non 
tout  à  fait  sourd  mais  dur  d" oreille,  comme  je  le 
suis  depuis  ce  tems-là. 

On  peut  juger  de  ma  surprise  et  de  mon  effroi. 
Je  me  crus  mort  ;  je  me  mis  au  lit  :  le  médecin  fut 
appelé  ;  je  lui  contai  mon  cas  en  frémissant  et  le 
jugeant  sans  remède.  Je  crois  qu'il  en  pensa  de 
même  ;  mais  il  fit  son  métier.  Il  m'enfila  de  longs 
raisonnemens  où  je  ne  compris  rien  du  tout  ;  puis 
en  conséquence  de  sa  sublime  théorie,  il  commença 
in  anima  vili  la  cure  expériinentale  qu'il  lui  plut  de 
tenter.  Elle  étoit  si  pénible,  si  dégoûtante,  et  opéroit 
si  peu,  que  je  m'en  lassai  bientôt  ;  et  au  bout  de 
quelques  semaines,  voyant  que  je  n'étois  ni  mieux 
ni  pis,  je  quittai  le  lit  et  repris  ma  vie  ordinaire  avec 
mon   battement   d'artères   et   mes   bourdonnemens, 

Var.  —  (a)  :  dire,  dont  je... 


t)  LES    CONFESSIONS 

qui.  depuis  ce  tems-là,  c'est-à-dire  depuis  trente  ans, 
ne  m'ont  pas  quitté  une  minute. 

J'avois  été  jusqu'alors  grand  dormeur.  La  totale 
privation  du  sommeil  qui  se  joignit  à  tous  ces  symp- 
tômes, et  qui  les  a  constamment  accompagnés 
jusqu'ici,  acheva  de  me  persuader  qu'il  me  restoit 
peu  de  tems  à  vivre.  Cette  persuasion  me  tranquillisa 
pour  un  tems  sur  le  soin  de  guérir.  Ne  pouvant  pro- 
longer ma  vie,  je  résolus  de  tirer  du  peu  qu'il  m'en 
restoit  tout  le  parti  qu'il  étoit  possible  ;  et  cela  se 
pouvoit,  j^ar  une  singulière  faveur  de  la  nature  (a), 
qui,  dans  un  état  si  funeste,  m'exemptoit  des 
douleurs  qu'il  sembloit  devoir  m'attirer.  J'étois 
importuné  de  ce  bruit,  mais  je  n'en  souffrois  pas  :  il 
n'étoit  accompagné  d'aucune  autre  incommodité 
habituelle  que  de  l'insomnie  durant  les  nuits,  et  en 
tout  tems  d'une  courte  haleine  qui  n'alloit  pas 
jusqu'à  l'asthme  et  ne  se  faisoit  sentir  que  quand  je 
voulois  courir  ou  agir  un  peu  fortement. 

Cet  accident  qui  devoit  tuer  mon  corps,  ne  tua 
que  mes  passions,  et  j'en  bénis  le  ciel  chaque  jour 
par  l'heureux  effet  qu'il  produisit  sur  mon  âme. 
Je  puis  bien  dire  que  je  ne  commençai  de  vivre  que 
quand  je  me  regardai  comme  un  homme  mort. 
Donnant  leur  véritable  prix  aux  choses  que  j'allois 
quitter,  je  commençai  de  m' occuper  de  soins  plus 
nobles,  comme  par  anticij)ation  sur  ceux  que  j'aurois 
bientôt  à  remplir  et  que  j'avo'S  fort  négligés  jusqu'a- 
lors. Javois  souvent  travesti  .'a  religion  à  ma  mode, 
mais  je  n'avois  jam^ais  été  tout  à  iait  sans   religion. 

Var.  —  (a)  :  de  la  providence,... 


LIVRE    SIXIEME 


Il  m'en  coûta  moins  de  revenir  à  ce  sujet,  si  triste 
pour  tant  de  gens,  mais  si  doux  pour  cfui  s'en  fait 
un  objet  de  consolation  et  d'espoir.  Maman  me  fut, 
en  cette  occasion,  beaucoup  plus  utile  que  tous  les 
théologiens  ne  me  l'auroient  été. 

Elle  qui  mettoit  toute  chose  en  système,  n'avoit 
pas  manqué  d'y  mettre  aussi  la  re.igion  ;  et.  ce  sys- 
tème étoit  composé  d'idées  très  disparates^  les  unes 
très  saines,  les  autres  très  folles,  de  sentimens  relatifs 
à  son  caractère  et  de  préjugés  venus  de  son  éducation. 
En  général,  les  croyans  font  Dieu  comme  ils  sont 
eux-mêmes  ;  les  bons  le  font  bon,  les  méchans  le 
font  méchant  :  les  dévots,  haineux  et  bilieux,  ne 
voient  que  l'enfer,  parce  cju'ils  voudroient  damner 
tout  le  monde  ;  les  âmes  aimantes  et  douces  n'y 
croient  guère  ;  et  l'un  des  étonnemens  dont  je  ne 
reviens  point  est  de  voir  le  bon  Fénelon  en  parler 
dans  son  Télémaque  comme  s'il  y  croyoit  tout  de 
bon  :  mais  j'espère  qu'il  mentoit  alors  ;  car  enfin, 
quelque  véridique  qu'on  soit,  il  faut  bien  mentir 
quelquefois  quand  on  est  évêque.  Maman  ne  mentoit 
pas  avec  moi  :  et  cette  âme  sans  fiel,  qui  ne  pouvoit 
imaginer  un  Dieu  vindicatif  et  toujours  courroucé, 
ne  voyoit  que  clémence  et  miséricordre  où  les  dévots 
ne  voient  que  justice  et  punition.  Elle  disoit  souvent 
qu'il  n'y  auroit  point  de  justice  en  Dieu  d'être  juste 
envers  nous,  parce  que,  ne  nous  ayant  pas  donné  ce 
qu'il  faut  pour  l'être,  ce  seroit  redemander  plus  qu'il 
n'a  donné.  Ce  qu'il  y  avoit  de  bizarre  étoit  que, 
sans  croire  à  l'enfer,  elle  ne  laissoit  pas  de  croire  au 
purgatoire.  Cela  venoit  de  ce  qu'elle  ne  savoit  que 
faire  des  âmes  des  méchans,  ne  pouvant  ni  les  damner 


8  LES    CONFESSIONS 

ni  les  mettre  avec  les  bons  jusqu'à  ce  qu'ils  le  fussent 
devenus,  et  il  faut  avouer  qu'en  effet,  et  dans  ce 
monde  et  dans  Tautre,  les  méchans  sont  toujours  bien 
embarrassans. 

Autre  bizarrerie.  On  voit  que  toute  la  doctrine  du 
péché  originel  et  de  la  rédemption  est  détruite  par  ce 
système,  que  la  base  du  christianisme  vulgaire  en 
est  ébranlée,  et  que  le  catholicisme  au  moins  ne  peut 
subsister.  Maman,  cependant,  étoit  bonne  catholique, 
ou  prétendoit  Têtre,  et  il  est  sûr  qu'elle  le  pré- 
tendoit  de  très  bonne  foi.  Il  lui  sembloit  qu'on 
expliquoit  trop  littéralement  et  trop  durement 
l'Ecriture  (a).  Tout  ce  qu'on  y  lit  des  tourmens 
étrenels  lui  paroissoit  comminatoire  ou  figuré.  La 
mort  de  Jésus-Christ  lui  paroissoit  un  exemple  de 
charité  vraiment  divine  pour  apprendre  aux  hommes 
à  aimer  Dieu  et  à  s'aimer  (h)  entre  eux  de  même. 
En  un  mot.  fidèle  à  la  religion  qu'elle  avoit 
embrassée,  elle  en  admettoit  sincèrement  toute  la 
profession  de  foi  ;  mais  quand  on  venoit  à  la  discus- 
sion de  chaque  article,  il  se  trouvoit  qu'elle  croyoit 
tout  autrement  que  l'Eglise,  toujours  en  s'y  sou- 
mettant. 

Elle  avoit  là-dessus  une  simplicité  de  cœur,  une 
franchise  plus  éloquente  que  des  ergoteries,  et  qui 
souvent  embarrassoit  jusqu'à  son  confesseur,  car 
elle  ne  lui  déguisoit  rien.  Je  suis  bonne  catholique, 
lui  disoit-elle.  je  veux  toujours  l'être  ;  j'adopte  de 
toutes  les  puissances  de  mon  âme  les  décisions  de 


Var.  —  (a)  :  les  Ecritures.  —  (b)  :  s'entr  aimer  entre  eux... 


LIVRE     SIXIEME 


9 


Sainte  mère  Église.  Je  ne  suis  pas  maîtresse  de  ma 
foi,  mais  je  le  suis  de  ma  volonté.  Je  la  soumets  sans 
réserve,  et  je  veux  tout  croire.  Que  me  demandez- 
vous  de  plus? 

Quand  il  n'y  auroit  point  eu  de  morale  chrétienne, 
je  crois  quelle  Tauroit  suivie,  tant  elle  s'adaptoit 
bien  à  son  caractère.  Elle  faisoit  tout  ce  qui  et  oit 
ordonné  ;  mais  elle  l'eût  fait  de  même  quand  il  n'au- 
roit  pas  été  ordonné.  Dans  les  choses  indifférentes 
elle  aimoit  à  obéir,  et  s'il  ne  lui  eût  pas  été  permis, 
prescrit  même,  de  faire  gras,  elle  auroit  fait  maigre 
entre  Dieu  et  elle,  sans  que  la  prudence  eût  eu  besoin 
d'y  entrer  pour  rien.  Mais  toute  cette  morale  étoit 
subordonnée  aux  principes  de  M.  de  Tavel,  ou  plutôt 
elle  prétendoit  n'y  rien  voir  de  contraire.  Elle  eût 
couché  tous  les  jours  avec  vingt  hommes  en  repos  de 
conscience,  et  même  sans  en  avoir  plus  de  scrupule 
que  de  désir.  Je  sais  que  force  dévotes  ne  sont  pas 
sur  ce  point,  plus  (a)  scrupuleuses  ;  mais  la  diffé- 
rence est  qu'elles  sont  séduites  par  leurs  passions,  et 
qu'elle  ne  l'étoit  que  par  ses  sophismes.  Dans  le; 
conversations  les  plus  touchantes,  et  j'ose  dire  les 
plus  édifiantes,  elle  fût  tombée  sur  ce  point  sans 
changer  ni  d'air  ni  de  ton,  sans  se  croire  en  contra- 
diction avec  elle-m'me.  Elle  Teût  même  interrompue 
au  besoin  pour  le  fait,  et  puis  l'eût  reprise  avec  la 
même  sérénité  qu'auparavant  :  tant  elle  étoit  inti- 
mement persuadée  que  tout  cela  n' étoit  qu'une  maxi- 
me   de   police   sociale,    dont    toute   personne   sensée 


Vab.  —  (a)  :  fort  scrupuleuses  ;... 


10  LES    CONFESSIONS 

pouvoit  faire  rinterprétation,  rapplication,  l'excep- 
tion, selon  l'esprit  de  la  chose,  sans  le  moindre  risque 
d'offenser  Dieu.  Quoique  sur  ce  point  je  ne  fusse 
assurément  pas  de  son  avis,  j'avoue  que  je  n'osois  le 
combattre,  honteux  du  rôle  peu  galant  qu'il  m'eût 
fallu  (a)  faire  pour  cela.  J'aurois  bien  cherché 
d'établir  la  règle  pour  les  autres,  en  tâchant  de 
m'en  excepter  :  mais,  outre  que  son  tempérament 
prévenoit  assez  l'abus  de  ses  principes,  je  sais 
qu'elle  n'étoit  pas  femme  à  prendre  le  change,  et 
que  réclamer  l'exception  pour  moi  (h)  c'étoit  la 
lui  laisser  pour  tous  ceux  qu'il  lui  plairoit.  Au  reste, 
je  compte  ici  par  occasion  cette  inconséquence  avec 
les  autres,  quoiqu'elle  ait  eu  toujours  peu  d'effet 
dans  sa  conduite,  et  qu'alors  elle  n'en  eût  point  du 
tout  :  mais  j'ai  promis  d'exposer  fidèlement  ses 
principes,  et  je  veux  tenir  cet  engagement.  Je  reviens 
à   moi. 

Trouvant  en  elle  toutes  les  maximes  dont  j'avois 
besoin  pour  garantir  mon  âme  des  terreurs  de  la 
mort  et  de  ses  suites,  je  pûisois  avec  sécurité  dans 
cette  source  de  confiance.  Je  m'attachois  à  elle  plus 
que  je  n'avois  jamais  fait  :  j'aurois  voulu  transporter 
tout  en  elle  ma  vie  que  je  sentois  prête  à  maban- 
donner.  De  ce  redoublement  d'attachement  pour 
elle,  de  la  persuasion  qu'il  me  restoit  peu  de  tems  à 
vivre,  de  ma  profonde  sécurité  sur  mon  sort  à  venir, 
résultoit  un  état  habituel  très  calme,  et  sensuel 
même,  en  ce  qu'amortissant  toutes  les  passions  qui 

Var.  —  (a)  :  m'aurait  fallu,..  —  (b)  :  réc'amer  pour  moi 
l'exception... 


LIVRE    SIXIEME 


11 


portent  au  loin  nos  craintes  et  nos  espérances,  il 
me  laissoit  jouir  sans  inquiétude  et  sans  trouble  du 
peu  de  jours  qui  m'étoient  laissés.  Une  chose  contri- 
buoit  à  les  rendre  plus  agréables,  c'étoit  le  soin  de 
nourrir  son  goût  pour  la  campagne  par  tous  les 
amusemens  que  j'y  pouvois  rassembler.  En  lui  fai- 
sant aimer  son  jardin,  sa  basse-cour,  ses  pigeons,  ses 
vaches,  je  m'affectionnois  moi-même  à  tout  cela  ; 
et  ces  petites  occupations,  qui  remplissoient  ma 
journée  sans  troubler  ma  tranquillité,  me  valurent 
mieux  que  le  lait  et  tous  les  remèdes  pour  conserver 
ma  pauvre  machine,  et  la  rétablir  même  autant  que 
cela  se  pouvoit. 

Les  vendanges,  la  récolte  des  fruits,  nous  amu- 
sèrent le  reste  de  cette  année,  et  nous  attachèrent 
de  plus  en  plus  à  la  vie  rustique,  au  milieu  des  bonnes 
gens  dont  nous  étions  entourés.  Nous  vîmes  arri- 
ver (a)  rhiver  avec  grand  regret,  et  nous  retour- 
nâmes à  la  ville  comme  nous  serions  allés  en  exil  • 
moi  surtout,  qui,  doutant  de  revoir  le  printems, 
croyois  dire  adieu  pour  toujours  aux  Charmettes. 
Je  ne  les  quittai  pas  sans  baiser  la  terre  et  les  arbres, 
et  sans  me  retourner  plusieurs  fois  en  m'en  éloignant. 
Ayant  quitté  depuis  longtems  mes  écolières,  ayant 
perdu  le  goût  des  amusemens  et  des  sociétés  de  la 
■  ville,  je  ne  sortois  plus,  je  ne  voyois  plus  personne, 
excepté  Maman,  et  M.  Salomon,  devenu  depuis 
peu  son  médecin  et  le  mien  ;  honnête  homme, 
homme  d'esprit,  grand  cartésien,  qui  parloit  assez 
bien  du  système  du  monde,  et  dont  les  entretiens 

Var,  —  (a)  :  nous  vîmes  venir  l'hiver... 


12  LES     CONFESSIONS 

agréables  et  instructifs  me  valurent  mieux  que  toutes 
ses  ordonnances.  Je  n"ai  jamais  pu  supporter  ce  sot 
et  niais  remplissage  des  conversations  ordinaires  ; 
mais  des  conversations  utiles  et  solides  m'ont 
toujours  fait  grand  plaisir,  et  je  ne  m'y  suis  jamais 
refusé.  Je  pris  beaucoup  de  goût  à  celle  de  M.  Salo- 
mon  :  il  me  sembloit  que  j'anticipois  avec  lui  sur 
ces  hautes  connoissances  que  mon  àrne  alloit  acquérir 
quand  elle  auroit  perdu  ses  entraves.  Ce  goût  que 
j'avois  pour  lui  s'étendit  aux  sujets  qu'il  traitoit, 
et  je  commençai  de  rechercher  les  livres  qui  pou- 
voient  maider  à  le  (a)  mieux  entendre.  Ceux  qui 
mêloient  la  dévotion  aux  sciences  m'étoient  les  plus 
convenables,  tels  étoient  particulièrement  ceux  de 
l'Oratoire  et  de  Port-Royal.  Je  me  mis  à  les  lire,  ou 
plutôt  à  les  dévorer.  Il  m'en  tomba  dans  les  mains 
un  du  P.  Lamy,  intitulé  :  Entretiens  sur  les  sciences. 
C'étoit  une  espèce  d'introduction  à  la  connoissance 
des  livres  qui  en  traitent.  Je  le  lus  et  relus  cent 
fois  ;  je  résolus  d'en  faire  mon  guide.  Enfin  je  me 
sentis  entraîné  peu  à  peu,  malgré  mon  état,  ou 
plutôt  par  mon  état,  vers  l'étude  avec  une  force 
irrésistible,  et  tout  en  regardant  chaque  jour  comme 
le  dernier  de  mes  jours,  j'étudiois  avec  autant  d'ar- 
deur que  si  j "a vois  dû  toujours  vivre.  On  disoit  que 
cela  me  faisoit  du  mal  ;  je  crois,  moi,  que  cela  me 
fit  du  bien,  et  non  seulement  à  mon  âme,  mais  à 
mon  corps  ;  car  cette  application  pour  laquelle  je 
me  passionnois  me  devint  si  délicieuse,  c|ue,  ne 
pensant  plus  à  mes  maux,  j'en  étois  beaucoup  moins 

Var.  —  (a)  :  à  les  mieux... 


LIVRE    SIXIÈME  13 

affecté.  Il  est  pourtant  vrai  que  rien  ne  me  procuroit 
un  soulagement  réel  :  mais,  n'ayant  pas  (ie  douleurs 
vives,  je  m'accoutumois  à  languir,  à  ne  pas  dormir, 
à  penser  au  lieu  d'agir,  et  enfin  à  regarder  ie  dépéris- 
sement successif  et  lent  de  ma  machine  comme 
un  progrès  inévitable  que  la  mort  seule  pouvoit 
arrêter. 

Non  seidement  cette  opinion  me  détacha  de  tous 
les  vains  soins  de  la  vie,  mais  elle  me  délivra  de 
l'importunité  des  remèdes  auxquels  on  m'avoit 
jusqu'alors  soumis  malgré  moi.  Salomon,  convaincu 
que  ses  drogues  ne  pouvoient  me  sauver,  m'en 
épargna  le  déboire,  et  se  contenta  d'amuser  la  dou- 
leur de  ma  pauvre  Maman  avec  quelques-unes  de 
ces  ordonnances  indifférentes  qui  leurrent  (a)  l'es- 
poir du  malade  et  maintiennent  le  crédit  du  médecin. 
Je  quittai  l'étroit  régime  ;  je  repris  l'usage  du  vin 
et  tout  le  train  de  vie  d'un  homme  en  santé,  selon 
la  mesure  de  mes  forces,  sobre  sur  toute  chose,  mais 
ne  m'abstenant  de  rien.  Je  sortis  même,  et  recom- 
mençai d'aller  voir  mes  connoissances,  surtout  M.  de 
Conzié,  dont  le  commerce  me  plaisoit  fort.  Enfin,  soit 
qu'il  me  parût  beau  d'apprendre  jusqu'à  ma  dernière 
heure,  soit  qu'un  reste  d'espoir  de  vivre  se  cachât 
au  fond  de  mon  cœur,  l'attente  de  la  mort,  loin  de 
ralentir  (h)  mon  goût  pour  l'étude,  sembloit  l'animer, 
et  je  me  pressois  d'amasser  un  peu  d'acquis  pour 
l'autre  monde,  comme  si  j'avois  cru  n'y  avoir  que 
celui  que  j'aurois  er^porté.  Je  pris  en  affection  la 
boutique  d'un  libraire  appelé  Bouchard,  où  se  ren- 

Var.  —  (a)  :  qui  flattent  l'espoir...  —  (b)  :  loin    d'attiédir... 


LES    CONFESSIONS 


doient  quelques  gens  de  lettres  ;  et  le  printems  que 
j'avois  cru  ne  pas  revoir  étant  proche,  je  nVassortis 
de  quelques  livres  pour  les  Char  met  tes.  en  cas  que 
j'eusse  le  bonheur  d'y  retourner. 

J'eus  ce  bonheur,  et  j'en  profitai  de  mon  mieux  (a). 
La  joie  avec  laquelle  je  vis  les  premiers  bourgeons 
€.=t  inexprimable.  Revoir  le  printems  étoit  pour 
moi  ressusciter  en  paradis.  A  peine  les  neiges  com- 
mençoient  à  fondre  que  nous  quittâmes  notre  cachot, 
et  nous  fûmes  assez  tôt  aux  Charmettes  pour  y  avoir 
les  prémices  du  rossignol.  Dès  lors  je  n^  crus  plus 
mourir,  et  réellement  il  est  singulier  que  je  n'ai 
jamais  fait  de  grandes  (h)  maladies  à  la  campagne. 
J'y  ai  beaucoup  souffert,  mais  je  n"y  ai  jamais  été 
alité.  Souvent,  j'ai  dit,  me  sentant  plus  mal  qu'à 
l'ordinaire  :  Quand  vous  me  verrez  prêt  à  mourir, 
portez-moi  à  l'ombre  (c)  d'un  chêne,  je  vous  promets 
que  j'en  reviendrai. 

Quoique  foible,  je  repris  mes  fonctions  champêtres, 
mais  d'une  manière  proportionnée  à  mes  forces. 
J'eus  un  vrai  chagrin  de  ne  pouvoir  faire  le  jardin 
tout  seul  ;  mais  quand  j'avois  donné  six  coups  de 
bêche,  j'étois  hors  d'haleine,  la  sueur  me  ruisseloit, 
je  n'en  pouvois  plus.  Quand  j'étois  baissé,  mes 
battemens  redoubloient,  et  le  sang  me  montoit  à 
la  tête  avec  tant  de  force,  qu'il  falloit  bien  vite  me 
redresser.  Contraint  de  me  borner  à  des  soins  moins 
fatigans,  je  pris  entre  autres  celui  du  colombier,  et 
je  m'y  affectionnai  si  fort,  que  j'y  passois  souvent 


Var.  —  (a)  profitai.  La  joie...  —  (h)  :  jamais   de    grandes 
•—  (cj  :  portez-moi  sous  un  chêne,... 


LIVRE    SIXIEME  lO 

plusieurs  heures  de  suite  sans  m'ennuyer  un  moment. 
Le  pigeon  est  fort  timide  et  difficile  à  apprivoiser. 
Cependant  je  vins  à  bout  d'inspirer  aux  miens  tant 
de  confiance,  qu'ils  ine  suivoient  partout,  et  se 
laissoient  prendre  quand  je  voulois.  Je  ne  pouvois 
paroître  au  jardin  ni  dans  la  cour  sans  en  avoir  à 
rinstant  deux  ou  trois  sur  les  bras,  sur  la  tête,  et 
enfin,  malgré  le  plaisir  que  j'y  prenois,  ce  cortège 
me  devint  si  incommode,  que  je  fus  obligé  de  leur 
ôter  cette  familiarité.  J'ai  toujours  pris  un  singulier 
plaisir  à  apprivoiser  les  animaux,  surtout  ceux  qui 
sont  craintifs  et  sauvages.  Il  me  paroissoit  char- 
mant de  leur  inspirer  une  confiance  que  je  n'ai 
jamais  trompée.  Je  voulois  qu'ils  m'aimassent  en 
liberté. 

J'ai  dit  que  j'avois  apporté  des  livres  ;  j'en  fis 
usage,  mais  d'une  manière  moins  propre  à  m'ins- 
truire  qu'à  m'accabler.  La  fausse,  idée  que  j'avois 
des  choses  me  persuadoit  que  pour  lire  un  livre 
avec  fruit  il  falloit  avoir  toutes  les  connoissances 
qu'il  supposoit,  bien  éloigné  de  penser  que  souvent 
l'auteur  ne  les  avoit  pas  lui-même,  et  qu'il  les  puisoit 
dans  d'autres  livres  à  mesure  qu'il  en  avoit  besoin. 
Avec  cette  folle  idée,  j'étois  arrêté  à  chaque  instant, 
forcé  de  courir  incessamment  d'un  livre  à  l'autre, 
et  quelquefois  avant  d'être  à  la  dixième  page  de  celui 
que  je  voulois  étudier,  il  m'eût  fallu  épuiser  (a)  des 
bibliothèques.  Cependant  je  m'obstinai  si  bien  à 
cette    extravagante    méthode,    que    j'y    perdis    un 

Var.  —  (a)  :  L'auteur  avait  écrit  primitivement  :  étudier.  Il  a 
biffé  ce  mot  et  l'a  remplacé  par  le  mot  qu'on  lit  ici,  lorsqu'il 
n'avait  plus  entre  les  mains  son  second  manuscrit. 


16  LES    CONFESSIONS 

tems  infini,  et  faillis  à  me  brouiller  la  tête  au  point  de 
ne  pouvoir  plus  ni  rien  voir  ni  rien  savoir.  Heureuse- 
ment je  m'aperçus  que  j'enfilois  une  fausse  route 
qui  mégaroit  dans  un  labyrinthe  immense,  et  j'en 
sortis  avant  d'y  être  tout  à  fait  perdu. 

Pour  peu  qu'on  ait  un  vrai  goût  pour  les  sciences, 
la  première  chose  qu'on  sent  en  s'y  livrant,  c'est  leur 
liaison,  qui  fait  qu'elles  s'attirent,  s'aident,  s'éclai- 
rent mutuellement,  et  que  l'une  ne  peut  se  passer 
de  l'autre.  Quoique  l'esprit  humain  ne  puisse  suffire 
à  toutes  (a),  et  qu'il  en  faille  toujours  préférer  une 
comme  la  principale,  si  l'on  n'a  quelque  notion  des 
autres,  dans  la  sienne  même  on  se  trouve  souvent 
dans  lobscurité.  Je  sentis  que  ce  que  javois  entrepris 
étoit  bon  et  utile  en  lui-même,  qu'il  n'y  avoit  que  la 
méthode  à  changer.  Prenant  d'abord  l'Encyclopédie, 
j'allois  la  divisant  dans  ses  branches.  Je  vis  qu'il 
falloit  faire  tout  le  contraire,  les  prendre  chacune 
séparément,  et  les  poursuivre  chacune  à  part  (b) 
jusqu'au  point  où  elles  se  réunissent.  Ainsi  je  revins  à 
la  synthèse  ordinaire,  mais  j'y  revins  en  homme 
qui  sait  ce  qu'il  fait.  La  méditation  me  tenoit  en  cela 
lieu  de  connoissances,  et  une  réflexion  très  naturelle 
aidoit  à  me  bien  guider.  Soit  que  je  vécusse  ou  que 
je  mourusse,  je  n'avois  point  de  tems  à  perdre.  Ne 
rien  savoir  à  près  de  vingt-cinq  ans,  et  vouloir  tout 
apprendre,  c'est  s'engager  à  bien  mettre  le  tems  à 
profit.  Ne  sachant  à  quel  point  le  sort  ou  la  mort 
pouvoit  arrêter  mon  zèle,  je  voulois  à  tout  événement 


Var.  —  (a)  :  ne  puisse  tout  embrasser,  et...  —  (b)  :  et  les  pour- 
suivre ainsi  jusqu'au... 


LIVRE     SIXIÈME  17 

acquérir  des  idées  de  toutes  choses,  tant  pour 
sonder  mes  dispositions  naturelles  que  pour  juger 
par  moi-même  de  ce  qui  méritoit  le  mieux  dêtre 
cultivé. 

Je  trouvai  dans  l'exécution  de  ce  plan  un  autre 
avantage  auquel  je  n'avois  pas  pensé,  celui  de 
mettre  beaucoup  de  tems  à  profit.  Il  faut  que  je  ne 
sois  pas  né  pour  l'étude,  car  une  longue  application 
me  fatigue  à  tel  point  qu'il  m'est  impossible  de 
m"  occuper  demi-heure  ^  de  suite  avec  force  du  même 
sujet,  surtout  en  suivant  les  idées  d'autrui  ;  car  il 
m'est  arrivé  quelquefois  de  me  livrer  plus  longtems 
aux  miennes,  et  même  avec  assez  de  succès.  Quand 
j'ai  suivi  durant  quelques  pages  un  auteur  qu'il 
faut  lire  avec  application,  mon  esprit  l'abandonne 
et  se  perd  dans  les  nuages.  Si  je  m'obstine,  je  m'épuise 
inutilement  ;  les  éblouissements  me  prennent,  je 
ne  vois  plus  rien.  Mais  que  des  sujets  différens  se 
succèdent,  même  sans  interruption,  l'un  me  délasse 
de  l'autre,  et  sans  avoir  besoin  de  relâche,  je  les  suis 
plus  aisément.  Je  mis  à  profit  cette  observation  dans 
mon  plan  d'études,  et  je  les  entremêlai  tellement, 
que  je  m'occupois  tout  le  jour,  et  ne  me  fatiguois 
jamais  (a).  Il  est  vrai  que  les  soins  champêtres  et 
domestiques  faisoient  des  diversions  utiles  ;  mais  dans 
ma  ferveur  croissante,  je  trouvai  bientôt  le  moyen 
d'en   ménager   encore   le   tems   pour   l'étude,    et   de 

Var.  —  (a)  :  fatiguois  point.  II... 


1.  Le  texte  de    Paris  porte   :    m'occuper  une  demi-heure.  Seul 
celui  de  Genève  nous   offre  une  expression  familière  à  l'auteur. 


18  LES    CONFESSIONS 

m'ûccuper  à  la  fois  de  deux  choses,  sans  songer  que 
chacune  en  alloit  moins  bien. 

Dans  tant  de  menus  détails  qui  me  charment  et 
dont  j'excède  souvent  mon  lecteur,  je  mets  pour- 
tant une  discrétion  dont  il  ne  se  douteroit  guère, 
si  je  n'avois  soin  de  l'en  avertir.  Ici,  par  exemple, 
je  me  rappelle  avec  délices  (a)  tous  les  différens 
essais  que  je  fis  pour  distribuer  mon  tems  de  façon 
que  j  y  trouvasse  à  la  fois  autant  d'agrément  et 
d'utilité  qu"il  étoit  possible  ;  et  je  puis  dire  que  ce 
tems  où  je  vivois  dans  la  retraite,  et  toujours  malade, 
fut  celui  de  ma  vie  où  je  fus  le  moins  oisif  et  le  moins 
ennuyé.  Deux  ou  trois  mois  se  passèrent  ainsi  à 
tater  la  pente  de  mon  esprit,  et  à  jouir,  dans  la  plus 
belle  saison  de  l'année,  et  dans  un  lieu  qu'elle 
rendoit  enchanté,  du  charme  de  la  vie  dont  je  sen- 
tois  si  bien  le  prix,  de  celui  d'une  société  aussi  libre 
que  douce,  si  l'on  peut  donner  le  nom  de  société  à 
une  aussi  parfaite  union,  et  de  celui  des  belles  con- 
noissances  que  je  me  proposois  d'acquérir  ;  car 
c'étoit  pour  moi  comme  si  je  les  avois  déjà  possé- 
dées, ou  plutôt  c'étoit  mieux  encore,  puisque  le 
plaisir  d'apprendre  entroit  pour  beaucoup  dans  mon 
bonheur. 

11  faut  passer  sur  ces  essais,  qui  tous  étoient  pour 
moi  des  jouissances,  mais  trop  simples  pour  pouvoir 
être  expliquées.  Encore  un  coup,  le  vrai  bonheur 
ne  se  décrit  pas,  il  se  sent,  et  se  sent  d'autant  mieux 
qu'il  peut  le  moins  se  décrire,  parce  qu'il  ne  résulte 
pas  d'un  recueil  de  faits,  mais  qu'il  est  un  état  per- 

Var.  —  (a)  :  avec  plaisir... 


LIVRE    SIXIÈME  19 

manent.  Je  me  répète  souvent,  mais  je  me  répéterois 
bien  davantage  si  je  disois  la  même  chose  autant 
de  fois  qu'elle  me  vient  dans  l'esprit.  Quand  enfin 
mon  train  de  vie,  souvent  changé,  eut  pris  un  cours 
uniforme,  voici  à  peu  près  quelle  en  fut  la  distribu- 
tion. 

Je  me  levois  tous  les  matins  avant  le  soleil.  Je 
montois  par  un  verger  voisin  dans  un  très  joli 
chemin  qui  étoit  au-dessus  de  la  vigne,  et  suivoit  la 
côte  jusqu'à  Chambéri.  Là,  tout  en  me  promenant, 
je  faisois  ma  prière  qui  ne  consistoit  pas  en  un  vain 
balbutiement  de  lèvres,  mais  dans  une  sincère  éléva- 
tion de  cœur  à  l'auteur  de  cette  aimable  nature 
dont  les  beautés  étoient  sous  mes  yeux.  Je  n'ai 
jamais  aimé  à  prier  dans  la  chambre  ;  il  me  semble 
que  les  murs  et  tous  ces  petits  ouvrages  des  hommes 
s'interposent  entre  Dieu  et  moi.  J'aime  à  le  con- 
templer dans  ses  œuvres  tandis  que  mon  cœur 
s'élève  à  lui.  Mes  prières  étoient  pures,  je  puis  le 
dire,  et  dignes  par  là  d'être  (a)  exaucées.  Je  ne  de- 
mandois  pour  moi,  et  pour  celle  dont  mes  vœux  ne 
me  séparoient  jamais  qu'une  vie  innocente  et 
tranquille,  exempte  du  vice,  de  la  douleur,  des 
pénibles  besoins,  la  mort  des  justes,  et  leur  sort 
dans  l'avenir.  Du  reste,  cet  acte  se  passoit  plus  en 
admiration  et  en  contemplation  qu'en  demandes, 
et  je  savois  qu'auprès  du  dispensateur  des  vrais 
biens  le  meilleur  moyen  d'obtenir  ceux  qui  nous 
sont  nécessaires  est  moins  de  les  demander  que  de  . 
les  mériter.   Je  revenois  en  me  promenant  par  un 

Var.  —  (a)  :  dignes  d'être... 


20  LES    CONFESSIONS 

assez  grand  tour,  occupé  à  considérer  avec  intérêt 
et  volupté  les  objets  champêtres  dont  j'étois  envi- 
ronné, les  seuls  dont  l'œil  et  le  cœur  ne  se  lassent 
jamais.  Je  regardois  de  loin  s'il  étoit  jour  chez 
Maman  :  quand  je  voyois  son  contrevent  ouvert, 
je  tressaillois  de  joie  (a)  et  j'accourois.  S'il  étoit 
fermé,  j'entrois  au  jardin  en  attendant  qu'elle  fût 
éveillée,  m'amusant  à  repasser  ce  que  j'avois  appris 
la  veille,  ou  à  jardiner.  Le  contrevent  s'ouvroit, 
j'allois  l'embrasser  dans  son  lit,  souvent  encore  à 
moitié  endormie,  et  cet  embrassement  aussi  pur  que 
tendre  tiroit.  de  son  innocence  même  un  charme  qui 
n'est  jamais  joint  à  la  volupté  des  sens. 

Nous  déjeunions  ordinairement  avec  du  café  au 
lait.  C'étoit  le  tems  de  la  journée  où  nous  étions  le 
plus  tranquilles,  où  nous  causions  le  plus  à  notre 
aise.  Ces  séances,  pour  lordinaire  assez  longues, 
m'ont  laissé  un  goût  vif  pour  les  déjeuners,  et  je 
préfère  infiniment  l'usage  d'Angleterre  et  de  Suisse, 
où  le  déjeuner  est  un  vrai  repas  qui  rassemble  tout 
le  monde,  à  celui  de  France,  où  chacun  déjeune  seul 
dans  sa  chambre,  ou  le  plus  souvent  ne  déjeune  point 
du  tout.  Après  une  heure  ou  deux  de  causerie,  j'allois 
à  mes  livres  jusqu'au  dîner.  Je  commençois  par 
quelque  livre  de  philosophie,  comme  la  Logique  de 
Port-Royal,  VEssai  de  Locke,  Malebranche.  Leib- 
nitz.  Descartes,  etc.  Je  m'aperçus  bientôt  que  tous 
ces  auteurs  étoient  entre  eux  en  contradiction  pres- 
que perpétuelle,  et  je  formai  le  chimérique  projet 
de  les  accorder,  qui  me  fatigua  beaucoup  et  me  fit 

Var.  —  (a)  :  je  tressaillois  d'aise  et  j'accourois. 


LIVRE     SIXIEME 


21 


perdre  bien  du  teins.  Je  me  brouillois  la  tête,  et  je 
navançois  point.  Enfin,  renonçant  encore  à  cette 
méthode,  j'en  pris  une  infiniment  meilleure,  et  à 
laquelle  j'attribue  tout  le  progrès  que  je  puis  avoir 
fait,  malgré  mon  défaut  de  capacité  ;  car  il  est  certain 
que  jen  eus  toujours  fort  peu  pour  létude.  En 
lisant  chacjue  auteur,  je  me  fis  une  loi  d'adopter  et 
suivre  toutes  ses  idées  sans  y  mêler  les  miennes  ni 
celles  d'un  autre,  et  sans  jamais  disputer  (a)  avec 
lui.  Je  me  dis  :  Commençons  par  me  faire  un  maga- 
sin d'idées,  vraies  ou  fausses,  mais  nettes,  en  atten- 
dant que  ma  tête  en  soit  assez  fournie  pour  pouvoir 
les  comparer  et  choisir.  Cette  méthode  n'est  pas  sans 
inconvénient,  je  le  sais,  mais  elle  m'a  réussi  dans 
fobjet  de  m'instruire.  Au  bout  de  quelques  années 
passées  (h)  à  ne  penser  exactement  que  d'après 
autrui,  sans  réfléchir  pour  ainsi  dire  et  presque  sans 
raisonner,  je  me  suis  trouvé  un  assez  grand  fonds 
d"acquis  pour  me  suffire  à  moi-même,  et  penser 
sans  le  secours  d'autrui.  Alors,  quand  les  voyages  et 
les  affaires  m'ont  ôté  les  moyens  de  consulter  les 
livres,  je  me  suis  amusé  à  repasser  et  comparer  ce 
que  j'avois  lu,  à  peser  chaque  chose  à  la  balance  de 
la  raison,  et  à  juger  quelquefois  mes  maîtres.  Pour 
avoir  commencé  tard  à  mettre  en  exercice  ma  faculté 
judiciaire,  je  n'ai  pas  trouvé  cju'elle  eût  perdu  sa 
vigueur  ;  et  quand  j'ai  publié  mes  propres  idées,  on 
ne  m'a  pas  accusé  d'être  un  disciple  servile  et  de 
jurer  in  uerha  magistri. 


Var.  —   (a)   :  sans    disputer...    —  (b)  :    passées   exactement 
à  ne  penser  que... 


22  LES    CONFESSIONS 

Je  passois  de  là  à  la  géométrie  élémentaire  ;  car 
je  n'ai  jamais  été  plus  loin,  m' obstinant  à  vouloir 
vaincre  mon  peu  de  mémoire;  à  force  de  revenir 
cent  et  cent  fois  sur  mes  pas  et  de  recommencer 
incessamment  la  même  marche.  Je  ne  goûtai  pas 
celle  d'Euclide,  qui  cherche  plutôt  la  chaîne  des 
démonstrations  que  la  liaison  des  idées  :  je  préférai 
la  Géométrie  du  P.  Lamy,  qui  dès  lors  devint  un 
de  mes  auteurs  favoris,  et  dont  je  relis  encore  avec 
jjlaisir  les  ouvrages.  L'algèbre  suivoit,  et  ce  fut 
toujours  le  P.  Lamy  que  je  pris  pour  guide.  Quand 
je  fus  plus  avancé,  je  pris  la  Science  du  calcul  du 
P.  Reynaud,  puis  son  Analyse  démontrée,  que  je 
n'ai  fait  qu'effleurer.  Je  n'ai  jamais  été  assez  loin 
pour  bien  sentir  l'application  de  l'algèbre  à  la  géo- 
métrie. Je  n'aimois  point  cette  manière  d'opérer 
sans  voir  ce  qu'on  fait,  et  il  me  sembloit  que  résoudre 
un  problème  de  géométrie  par  les  équations,  c'étoit 
jouer  un  air  en  tournant  une  manivelle.  La  première 
fois  que  je  trouvai  par  le  calcul  que  le  carré  d'un  binôme 
étoit  composé  du  carré  de  chacune  de  ses  parties, 
et  du  double  produit  de  l'une  par  l'autre,  malgré  la 
justesse  de  ma  multiplication,  je  n'en  voulus  rien 
croire  jusqu'à  ce  que  j'eusse  fait  la  figure.  Ce  n'étoit 
pas  que  je  n'eusse  un  grand  goût  pour  l'algèbre  en 
n'y  considérant  que  la  quantité  abstraite  ;  mais 
appliquée  à  l'étendue,  je  voulois  voir  l'opération 
sur  (a)  les  lignes  ;  autrement  je  n'y  comprenois 
plus  rien. 

Après  cela  venoit  le  latin.   C'étoit  mon  étude  la 

Var.  —  (a)  :  par  les... 


LIVRE     SIXIEME 


23 


plus  pénible  et  dans  laquelle  je  n'ai  jamais  fait  de 
grands  progrès.  Je  me  mis  d'abord  à  la  méthode 
latine  de  Port-Royal,  mais  sans  fruit.  Ces  vers  ostro- 
goths  me  faisoient  mal  au  cœur,  et  ne  pouvoient 
entrer  dans  mon  oreille.  Je  me  perdois  dans  ces  foules 
de  règles,  et  en  apprenant  la  dernière  j"oubliois 
tout  ce  qui  avoit  précédé.  Une  étude  de  mots  n'est 
pas  ce  qu'il  faut  à  un  homme  sans  mémoire,  et  c'étoit 
précisément  pour  forcer  ma  mémoire  à  prendre  de 
la  capacité  que  je  m'obstinois  à  cette  étude.  Il  fallut 
l'abandonner  à  la  fm.  J'entendois  assez  la  construc- 
tion pour  pouvoir  lire  un  auteur  facile,  à  Taide  d'un 
dictionnaire.  Je  suivis  cette  route,  et  je  m'en  trouvai 
bien.  Je  m'appliquai  à  la  traduction,  non  par  écrit, 
mais  mentale,  et  je  m'en  tins  là.  A  force  de  tems  et 
d'exercice,  je  suis  parvenu  à  lire  assez  couramment 
les  auteurs  latins,  mais  jamais  à  pouvoir  ni  parler 
ni  écrire  dans  cette  langue  ;  ce  qui  m'a  souvent  mis 
dans  l'embarras  quand  je  me  suis  trouvé,  je  ne  sais 
comment,  enrôlé  parmi  les  gens  de  lettres.  Un  autre 
inconvénient,  conséquent  à  cette  manière  d'appren- 
dre, est  que  je  n'ai  jamais  su  la  prosodie,  encore 
moins  les  règles  de  la  versification.  Désirant  pour- 
tant de  sentir  l'harmonie  de  la  langue  en  vers  et  en 
prose,  j'ai  fait  bien  des  efïorts  pour  y  parvenir  ; 
mais  je  suis  convaincu  que  sans  maître  cela  (a)  est 
presque  impossible.  Ayant  appris  la  composition 
du  plus  facile  de  tous  les  vers,  qui  est  Thexamètre, 
j'eus  la  patience  de  scander  presque  tout  Virgile, 
et  d'y  marquer  les  pieds  et  la  quantité  ;  puis,  quand 

Var.  —  (a)  :  sans  maître  la  chose  est... 


24  LES    CONFESSIONS 

j'étois  en  doute  si  une  syllabe  étoit  longue  ou  brève, 
c'étoit  mon  Virgile  que  j'allois  consulter.  On  sent 
que  cela  me  faisoit  faire  bien  des  fautes,  à  cause  des 
altérations  permises  par  les  règles  de  la  versification. 
Mais  s'il  y  a  de  l'avantage  à  étudier  seul,  il  y  a  aussi 
de  grands  inconvéniens,  et  surtout  une  peine  in- 
croyable. Je  sais  cela  mieux  que  qui  que  ce  soit. 

Avant  midi  je  quittois  mes  livres,  et  si  le  dîner 
n'étoit  pas  prêt,  j'allois  faire  visite  à  mes  amis  les 
pigeons,  ou  travailler  au  jardin  en  attendant  Theure. 
Quand  je  m'entendois  appeler,  j*accourois  fort  con- 
tent et  muni  d'un  grand  appétit  ;  car,  c'est  encore 
une  chose  à  noter,  que,  quelque  malade  que  je  puisse 
être.  Tappétit  ne  me  manque  jamais.  Nous  dînions 
très  agréablement,  en  causant  de  nos  affaires,  en 
attendant  que  Maman  pût  manger.  Deux  ou  trois 
fois  la  semaine,  quand  il  faisoit  beau,  nous  allions 
derrière  la  maison  prendre  le  café  dans  un  cabinet 
frais  et  touffu,  que  j'avois  garni  de  houblon,  et  qui 
nous  faisoit  grand  plaisir  durant  la  chaleur  ;  nous 
passions  là  une  petite  heure  à  visiter  nos  légumes, 
nos  fleurs,  à  des  entretiens  relatifs  à  notre  manière 
de  vivre,  et  qui  nous  en  faisoient  mieux  goûter  (a) 
la  douceur.  J'avois  une  autre  petite  famille  au  bout 
du  jardin  :  c'étoient  des  abeilles»  Je  ne  manquois 
guère,  et  souvent  Maman  avec  moi,  d'aller  leur  rendre 
visite  :  je  m'intéressois  beaucoup  à  leur  ouvrage,  je 
m'amusois  infiniment  à  les  (h)  voir  revenir  de  la 
picorée,  leurs  petites  cuisses  quelquefois  si  chargées 
qu'elles  avoient  peine  à  marcher.  Les  premiers  jours 

Var.  —  (a)  :  mieux  sentir  la  douceur.  —  (h)  :  de  les... 


LIVRE     SIXIÈME  25 

la  curiosité  me  rendit  indiscret,  et  elles  me  piquèrent 
deux  ou  trois  fois  ;  mais  ensuite  nous  fîmes  si  bien 
connoissance,  que  quelque  près  que  je  vinsse,  elles 
me  laissoient  faire,  et  quelque  pleines  que  fussent 
les  ruches  prêtes  à  jeter  leur  essaim,  j'en  étois  quel- 
quefois entouré,  j'en  avois  sur  les  mains,  sur  le  visage 
sans  qu'aucune  me  piquât  jamais.  Tous  les  animaux 
se  défient  de  Thomme,  et  n'ont  pas  tort  :  mais  sont- 
ils  sûrs  une  fois  qu'il  ne  leur  veut  pas  nuire,  leur 
confiance  devient  si  grande  qu'il  faut  être  plus  que 
barbare  pour  en  abuser. 

Je  retournois  à  mes  livres  :  mais  mes  occupations 
de  l'après-midi  dévoient  moins  porter  le  nom  de 
travail  et  d'étude  que  de  récréation  et  d'amuse- 
ment. Je  n'ai  jamais  pu  supporter  l'application  du 
cabinet  après  mon  dîner,  et  en  général  toute  peine 
me  coûte  durant  la  chaleur  du  jour.  Je  m'occupois 
pourtant,  mais  sans  gêne  et  presque  sans  règle,  à 
lire  sans  étudier.  La  chose  que  je  suivois  le  plus 
exactem.ent  étoit  l'histoire  et  la  géographie,  et  comme 
cela  ne  demandoit  point  de  contention  d'esprit, 
j'y  fis  autant  de  progrès  que  le  permettoit  mon  peu 
de  mémoire.  Je  voulus  étudier  le  P.  Pétau,  et  je 
m'enfonçai  dans  les  ténèbres  de  la  chronologie  ; 
mais  je  me  dégoûtai  de  la  partie  critique  qui  n'a  ni 
fond  ni  rive,  et  je  m'affectionnai  par  préférence  à 
l'exacte  mesure  des  tems  et  à  la  marche  des  corps 
célestes.  J'aurois  même  pris  du  goût  pour  l'astro- 
nomie si  j'avois  eu  des  instrumens.  mais  il  fallut  me 
contenter  de  quelques  élémens  pris  dans  des  livres, 
et  de  quelques  observations  grossières  faites  avec  une 
lunette    d"approche,    seulement    pour    connoître    la 


26  LES    CONFESSIONS 

situation  générale  du  ciel  :  car  ma  vue  courte  ne  me 
permet  pas  de  distinguer,  à  yeux  nus,  assez  nette- 
ment les  astres.  Je  me  rappelle  à  ce  sujet  une  aven- 
ture dont  le  souvenir  m'a  souvent  fait  rire.  J'avois 
acheté  un  planisphère  céleste  pour  étudier  les  cons- 
tellations. J'avois  attaché  ce  planisphère  sur  un 
châssis,  et  les  nuits  où  le  ciel  étoit  serein,  j'allois 
dans  le  jardin  poser  mon  châssis  sur  quatre  piquets 
de  ma  hauteur,  le  planisphère  tourné  en  dessous, 
€t  pour  F  éclairer  sans  que  le  vent  soufflât  ma  chan- 
delle, je  la  mis  dans  un  seau  à  terre  entre  les  quatre 
piquets  ;  puis,  regardant  alternativement  le  plani- 
sphère avec  mes  yeux  et  les  astres  (a)  avec  ma 
lunette,  je  m'exerçois  à  connoître  les  étoiles  et  à 
discerner  les  constellations.  Je  crois  avoir  dit  que  le 
jardin  de  M.  Noiret  étoit  en  terrasse  ;  on  voyoit  du 
chemin  tout  ce  qui  s'y  faisoit.  Un  soir,  des  paysans 
passant  assez  tard  me  virent  dans  un  grotesque 
équipage  occupé  à  mon  opération.  La  lueur  qui 
donnoit  sur  mon  planisphère,  et  dont  ib  ne  voyoient 
pas  la  cause  parce  que  la  lumière  étoit  cachée  à  leurs 
yeux  par  les  bords  du  seau,  ces  quatre  piquets,  ce 
grand  papier  barbouillé  de  figures,  ce  cadre,  et  le 
jeu  de  ma  lunette,  qu'ils  voyoient  aller  et  venir, 
donnoient  à  cet  objet  un  air  de  grimoire  qui  les 
effraya.  Ma  parure  n' étoit  pas  propre  à  les  rassurer  ; 
un  chapeau  clabaud  par-dessus  mon  bonnet,  et  un 
pet-en-l'air  ouaté  de  Maman  qu'elle  m'avoit  obligé 
de  mettre,  offroient  à  leurs  yeux  l'image  d'un  vrai 
sorcier,  et  comme  il  étoit  près  de  minuit,  ils  ne  dou- 

Var.  —  (a)  :  et  le  ciel  avec... 


LIVRE     SIXIÈME  27 

tèrent  point  que  ce  ne  fût  le  commencement  du  sab- 
bat. Peu  curieux  d'en  voir  davantage,  ils  s6  sauvèrent 
très  alarmés,  éveillèrent  leurs  voisins  pour  leur  conter 
leur  vision,  et  l'histoire  courut  si  bien,  que  dès  le 
lendemain  chacun  sut  dans  le  voisinage  que  le  sabbat 
se  tenoit  chez  M.  >soiret.  Je  ne  sais  ce  qu'eût  produit 
enfin  cette  rumeur,  si  l'un  des  paysans,  témoin  de 
mes  conjurations,  n'en  eût  le  même  jour  porté  sa 
plainte  à  deux  jésuites  qui  venoient  nous  voir,  et  qui, 
sans  savoir  de  quoi  il  s'agissoit,  les  désabusèrent  par 
provision.  lis  nous  contèrent  l'histoire  ;  je  leur  en 
dis  la  cause,  et  nous  rîmes  beaucoup.  Cependant  il 
fut  résolu,  crainte  de  récidive,  que  j'observerois  dé- 
sormais sans  lumière,  et  que  j'irois  consulter  le 
planisphère  dans  la  maison.  Ceux  qui  ont  lu,  dans  les 
Lettres  de  la  Montagne,  ma  magie  de  Venise  trouve- 
ront, je  m'assure,  que  j'avois  de  longue  main  une 
grande  vocation  pour  être  sorcier. 

Tel  étoit  mon  train  de  vie  aux  Charmettes  quand 
je  n'étois  occupé  d'aucuns  soins  champêtres  ;  car  ils 
avoient  toujours  la  préférence,  et  dans  ce  qui  n'excé- 
doit  pas  mes  forces,  je  travaillois  comme  un  paysan  ; 
mais  il  est  vrai  que  mon  extrême  foiblesse  ne  me 
laissoit  guères  alors  (a)  sur  cet  article  que  le  mérite 
de  la  bonne  volonté.  D'ailleurs  je  voulois  faire  à  la 
fois  deux  ouvrages,  et  par  cette  raison  je  n'en  faisois 
bien  aucun.  Je  m'étois  mis  dans  la  tête  (h)  de  me 
donner  par  force  de  la  mémoire  ;  je  m'obstinois  à 
vouloir  beaucoup  apprendre  par  cœur.  Pour  cela 
je  portois  toujours  avec  moi  quelque  livre  qu'avec 

Var.  —  (a)  :  guères  sur...  —  (b)  :  en  tête... 


28  LES     CONFESSIONS 

une  peine  incroyable  j'étudiois  et  repassois  tout  en 
travaillant.  Je  ne  sais  pas  comment  l'opiniâtreté 
de  ces  vains  et  continuels  efforts  (a)  ne  m'a  pas 
enfm  rendu  stupide.  Il  faut  que  j'aie  appris  et  rap- 
pris bien  vingt  fois  les  églogues  de  Virgile,  dont  je 
ne  sais  pas  un  seul  mot.  J'ai  perdu  ou  dépareillé  des 
multitudes  de  livres  par  l'habitude  que  j'avois  d'en 
porter  partout  avec  moi.  au  colombier,  au  jardin, 
au  verger,  à  la  vigne.  Occupé  d'autre  chose,  je  posois 
mon  livre  au  pied  d'un  arbre  ou  sur  la  haie  ;  partout 
j'oubliois  de  le  reprendre,  et  souvent  au  bout  de 
quinze  jours,  je  le  retrouvois  pourri  ou  rongé  des 
fourmis  et  des  limaçons.  Cette  ardeur  d'apprendre 
devint  une  manie  qui  me  rendoit  comme  hébété, 
tout  occupé  que  jétois  sans  cesse  à  marmotter 
quelque  chose  entre  mes  dents. 

Les  écrits  de  Port-Royal  et  de  l'Oratoire,  étant 
ceux  que  je  lisois  le  plus  fréquemment,  m'a  voient 
rendu  demi-janséniste,  et,  malgré  toute  ma  confiance. 
leur  dure  théologie  m'épouvantoit  quelquefois.  La 
terreur  de  l'enfer,  que  jusques-là  j'avois  très  peu 
craint,  troubloit  peu  à  peu  ma  sécurité,  et  si  Maman 
ne  m'eût  tranquillisé  l'âme,  cette  effrayante  doctrine 
m'eût  enfin  tout  à  fait  bouleversé.  Mon  confesseur, 
qui  étoit  aussi  le  sien,  contribuoit  pour  (h)  sa  part 
à  me  maintenir  dans  une  bonne  assiette.  C'étoit  le 
P.  Hemet.  jésuite,  bon  et  sage  vieillard  dont  la 
mémoire  me  sera  toujours  en  vénération.  Quoique 
jésuite,  il  avoit  la  simplicité  dun  enfant,  et  sa  mo- 


Var.    —    (a)  :     vainï    efforts...    —    (bj    :    contribuoit    aussi 
pour... 


LIVRE    SIXIÈME  29 

raie,  moins  relâchée  que  douce,  étoit  précisément  ce 
qu'il  me  falloit  pour  balancer  les  tristes  i«ipressions 
du  jansénisme.  Ce  bonhomme  et  son  compagnon,  le 
P.  Coppier,  venoient  souvent  nous  voir  aux  Char- 
mettes,  quoique  le  chemin  fût  fort  rude  et  assez  long 
pour  des  gens  de  leur  âge.  Leurs  visites  me  faisoient 
grand  bien  :  que  Dieu  veuille  le  rendre  à  leurs  âmes, 
car  ils  étoient  trop  vieux  alors  pour  que  je  les  pré- 
sume en  vie  encore  (a)  aujourd'hui.  J'allois  aussi 
les  voir  à  Chambéri  ;  je  me  familiarisois  peu  à  peu 
avec  leur  maison  ;  leur  bibliothèque  étoit  à  mon 
service  ;  le  souvenir  de  cet  heureux  teins  se  lie  avec 
celui  des  jésuites  au  point  de  me  faire  aimer  Tun 
par  Tautre,  et  quoique  leur  doctrine  m"ait  toujours 
paru  dangereuse,  je  n"ai  jamais  pu  trouver  en  moi 
le  pouvoir  de  les  haïr  sincèrement. 

Je  voudrois  savoir  s"il  passe  quelquefois  dans  les 
cœurs  des  autres  hommes  des  puérilités  pareilles  à 
celles  cjui  passent  quelquefois  dans  le  mien.  Au 
milieu  de  mes  études  et  dune  vie  innocente  autant 
qu'on  la  puisse  mener,  et  malgré  tout  ce  qu'on 
m'avoit  pu  dire,  la  peur  de  l'enfer  m'agitoit  encore. 
Souvent  je  me  demandois  :  En  quel  état  suis-je? 
Si  je  mourois  à  l'instant  même,  serois-je  damné? 
Selon  mes  jansénistes  la  chose  étoit  (h)  indubitable, 
mais  selon  ma  conscience  il  me  paroissoit  que  non. 
Toujours  craintif,  et  flottant  dans  cette  cruelle 
incertitude,  j'avois  recours,  pour  en  sortir,  aux 
expédiens  les  plus  risibles,  et  pour  lesquels  je  ferois 
volontiers  enfermer  un  homme  si  je  lui  en  voyois 

Var.  —  (a)  :    encore    en    vie...  —  (b)  :  est... 


30 


LES    CONFESSIONS 


faire  autant.  Un  jour,  rêvant  à  ce  triste  sujet,  je 
m'exerçois  machinalement  .  à  lancer  des  pierres 
contre  les  troncs  des  arbres,  et  cela  avec  mon  adresse 
ordinaire,  c'est-à-dire  sans  presque  en  (a)  toucher 
aucun.  Tout  au  milieu  de  ce  bel  exercice,  je  m'avisai 
de  m'en  faire  une  espèce  de  j^ronostic  pour  calmer 
mon  inquiétude.  Je  me  dis  :  Je  m'en  vais  jeter  cette 
pierre  contre  l'arbre  qui  est  vis-à-vis  de  moi  ;  si  je 
le  touche,  signe  de  salut  :  si  je  le  manque,  signe  de 
damnation.  Tout  en  disant  ainsi,  je  jette  ma  pierre 
d'une  main  tremblante  et  avec  un  horrible  batte- 
ment de  cœur,  mais  si  heureusement,  qu'elle  va  frap- 
per au  beau  milieu  de  l'arbre  ;  ce  qui  véritablement 
n'étoit  pas  difficile,  car  j'avois  eu  soin  de  le  choisir 
fort  gros  et  fort  près.  Depuis  lors  je  n'ai  plus  douté 
de  mon  salut.  Je  ne  sais,  en  me  rappelant  ce  trait, 
si  je  dois  rire  ou  gémir  sur  moi-même.  Vous  autres 
grands  hommes,  qui  riez  sûrement,  félicitez-vous  ; 
mais  n'insultez  pas  à  ma  misère,  car  je  vous  jure 
que  je  la  sens  bien. 

Au  reste,  ces  troubles,  ces  alarmes,  inséparables 
peut-être  de  la  dévotion,  n'étoient  pas  un  état 
permanent.  Communément  j'étois  assez  tranquille, 
et  l'impression  que  l'idée  d'une  mort  prochaine 
faisoit  sur  mon  âme  étoit  moins  de  la  tristesse  qu'une 
langueur  paisible,  et  qui  même  avoit  ses  douceurs. 
Je  viens  de  retrouver  parmi  de  vieux  papiers  une 
espèce  d'exhortation  que  je  me  faisois  à  moi-même, 
et  où  je  me  félicitois  de  mourir  à  l'âge  où  l'on  trouve 
assez  de  courage  en  soi  pour  envisager  la  mort,  et 

Var.  —  (a)  :  presque  jamais  en... 


LIVRE     SIXIEME 


31 


sans  avoir  éprouvé  de  grands  maux,  ni  de  corps  ni 
d'esprit,  durant  ma  vie.  Que  j'avois  bien  raison  î 
Un  pressentiment  me  faisoit  craindre  de  vivre  pour 
souffrir.  Il  sembloit  que  je  prévoyois  le  sort  qui 
m'attendoit  sur  mes  vieux  jours.  Je  nai  jamais  été 
si  près  de  la  sagesse  que  durant  cette  heureuse 
époque.  Sans  grands  remords  sur  le  passé,  délivré 
des  soucis  de  l'avenir,  le  sentiment  qui  dominoit 
constamment  dans  mon  âme  étoit  de  jouir  du  pré- 
sent. Les  dévots  ont  pour  l'ordinaire  une  petite 
sensualité  très  vive  qui  leur  fait  savourer  avec  délices 
les  plaisirs  innocens  qui  leur  sont  permis.  Les  mon- 
dains leur  en  font  un  crime,  je  ne  sais  pourquoi,  ou 
plutôt  je  le  sais  bien,  c'est  qu'ils  envient  aux  autres 
la  jouissance  des  plaisirs  simples  dont  eux-mêmes  ont 
perdu  le  goût.  Je  l'avois  ce  goût,  et  je  trouvois  char- 
mant de  le  satisfaire  en  sûreté  de  conscience.  Mon 
cœur,  neuf  encore,  se  livroit  à  tout  avec  un  plaisir 
d'enfant,  ou  plutôt,  si  je  l'ose  (a)  dire,  avec  une 
volupté  d'ange,  car  en  vérité  ces  tranquilles  jouis- 
sances ont  la  sérénité  de  celles  du  paradis.  Des  dîners 
faits  sur  l'herbe,  à  Montagnole,  des  soupers  sous  le 
berceau,  la  récolte  des  fruits,  les  vendanges,  les 
veillées  à  teiller  avec  nos  gens,  tout  cela  faisoit  pour 
nous  autant  de  fêtes  auxquelles  Maman  prenoit  le 
même  plaisir  que  moi.  Des  promenades  plus  solitaires 
avoient  un  charme  plus  grand  encore,  parce  que  le 
cœur  s'épanchoit  plus  en  liberté.  Nous  en  fîmes  une 
entre  autres  qui  fait  époque  dans  ma  mémoire,  un 
jour  de   Saint-Louis   dont   Maman  portoit  le  nom. 

Var.  —  (a)  :  j'ose  le  dire,... 


32  LES     CONFESSIONS 

Nous  partîmes  ensemble  et  seuls  de  bon  matin,  après 
la  messe  qu'un  carme  étoit  venu  dire  à  la  pointe  du 
jour,  dans  une  chapelle  attenante  à  (a)  la  maison. 
J'avois  proposé  d'aller  parcourir  la  côte  opposée  à 
celle  où  nous  étions,  et  que  nous  n'avions  point  visitée 
encore.  Nous  avions  envoyé  nos  provisions  d'avance, 
car  la  course  devoir  durer  tout  le  jour.  Maman,  quoi- 
que un  peu  ronde  et  grasse,  ne  marchoit  pas  mal  : 
nous  allions  de  colline  en  colline  et  de  bois  en  bois, 
quelquefois  au  soleil  et  souvent  à  l'ombre,  nous 
reposant  de  tems  en  tems,  et  nous  oubliant  des 
heures  entières  ;  causant  de  nous,  de  notre  union, 
de  la  douceur  de  notre  sort,  et  faisant  pour  sa 
durée  des  vœux  qui  ne  furent  pas  exaucés.  Tout  sem- 
bloit  conspirer  au  bonheur  de  cette  journée.  Il  avoit 
plu  depuis  peu  :  point  de  poussière,  et  des  ruisseaux 
bien  courans  ;  un  petit  vent  frais  agitoit  les  feuilles, 
l'air  étoit  pur,  Thorizon  sans  nuage,  la  sérénité 
régnoit  au  ciel  comme  dans  nos  cœurs.  Notre  dîner 
fut  fait  chez  un  paysan,  et  partagé  avec  sa  famille, 
qui  nous  bénissoit  de  bon  cœur.  Ces  pauvres  Sa- 
voyards sont  si  bonnes  gens  !  Après  le  dîner  nous 
gagnâmes  Tombre  sous  de  grands  arbres,  où,  tandis 
que  j'amassois  des  brins  de  bois  sec  pour  faire  notre 
café.  Maman  s'amusoit  à  herboriser  parmi  les 
broussailles,  et  avec  les  fleurs  du  bouquet  que, 
chemin  faisant,  je  lui  avois  ramassé,  elle  me  fit 
remarquer  dans  leur  structure  mille  choses  curieuses 
qui  m'amusèrent  beaucoup,  et  qui  dévoient  me  don- 
ner du   goût  pour  la  botanique  ;   mais  le  moment 

Var.  —  (a)  :  ait'  nante  de  la... 


LIVRE     SIXIÈME  33 

ri'étoit  pas  venu,  j'étois  distrait  par  trop  d'autres 
études.  Une  idée  qui  vint  me  frapper  fit  "diversion 
aux  fleurs  et  aux  plantes.  La  situation  d"àme  où  je 
me  trouvois.  tout  ce  que  nous  avions  dit  et  fait  ce 
jour-là.  tous  les  objets  qui  m'avoient  frappé,  me 
rappelèrent  Tespèce  de  rêve  que  tout  éveillé  j'avois 
fait  à  Annecy  sept  ou  huit  ans  auparavant,  et 
dont  j'ai  rendu  compte  en  son  lieu.  Les  rapports  en 
étoient  si  frappans.  qu'en  y  pensant  j'en  fus  ému 
jusqu'aux  larmes.  Dans  un  transport  d'attendrisse- 
ment j'embrassai  cette  chère  amie  :  Maman.  Ma- 
man, lui  dis-je  avec  passion,  ce  jour  m"a  été  promis 
depuis  longtems,  et  je  ne  vois  rien  au  delà.  Mon 
bonheur,  grâce  à  vous,  est  à  son  comble  ;  puisse-t-il 
ne  pas  décliner  désormais  !  puisse-t-il  durer  aussi 
longtems  que  j'en  conserverai  le  goût  !  il  ne  finira 
qu'avec  moi. 

Ainsi  coulèrent  mes  jours  heureux,  et  d'autant 
plus  heureux  que,  n'apercevant  rien  qui  les  dût 
troubler,  je  n'envisageois  en  effet  leur  fin  qu'avec  la 
mienne.  Ce  n'étoit  pas  que  la  source  de  mes  soucis 
fut  absolument  tarie  ;  mais  je  lui  voyois  prendre  un 
autre  cours  que  je  dirigeois  de  mon  mieux  sur  des 
objets  utiles,  afin  qu'elle  portât  son  remède  avec 
elle.  Maman  aimoit  naturellement  la  campagne,  et  ce 
goût  ne  s'attiédissoit  pas  avec  moi.  Peu  à  peu  elle 
prit  celui  des  soins  champêtres  ;  elle  aimoit  à  faire 
valoir  les  terres  ;  et  elle  avoit  sur  cela  des  connois- 
sances  dont  elle  faisoit  usage  avec  plaisir.  Non 
contente  de  ce  qui  dépendoit  de  la  maison  qu'elle 
avoit  prise,  elle  louoit  tantôt  un  champ,  tantôt  un 
pré.   Enfin,  portant  son  humeur  entreprenante  sur 

II.  —  3 


34  LES    CONFESSIONS 

des  objets  d'agriculture,  au  lieu  de  rester  oisive  dans 
sa  maison,  elle  prenoit  le  train  de  devenir  bientôt 
une  grosse  fermière.  Je  n'aimois  pas  trop  à  la  voir 
ainsi  s'étendre,  et  je  m'y  opposois  tant  que  je  pou- 
vois.  bien  sûr  qu'elle  seroit  toujours  trompée,  et 
que  son  humeur  libérale  et  prodigue  porteroit  tou- 
jours la  dépense  au  delà  du  produit.  Toutefois  je  me 
consolois  en  pensant  que  ce  produit  du  moins  ne 
seroit  pas  nul,  et  lui  aideroit  à  vivre.  De  toutes  les 
entreprises  qu'elle  pouvoir  former,  celle-là  me  parois- 
soit  la  moins  ruineuse,  et.  sans  y  envisager  comme  elle 
un  objet  de  profit,  j'y  envisageois  une  occupation 
continuelle,  qui  la  garantiroit  des  mauvaises  affaires 
et  des  escrocs.  Dans  cette  idée  je  désirois  ardemment 
de  recouvrer  autant  de  force  et  de  santé  qu'il  m'en 
f  ail  oit  pour  veiller  à  ses  affaires,  pour  être  piqueur 
de  ses  ouvriers,  ou  son  premier  ouvrier,  et  naturelle- 
ment l'exercice  que  cela  me  faisoit  faire,  m'arrachant 
souvent  à  mes  livres  et  me  distrayant  sur  mon  état, 
devoit  le  rendre  meilleur. 

L'hiver  suivant,  Barillot  revenant  d'Italie  m'ap- 
porta quelques  livres,  entre  autres  le  Bontempi  et 
la  Cartella  per  musica  du  P.  Banchieri,  qui  me  don- 
nèrent du  goût  pour  l'histoire  de  la  musique  et  pour 
les  recherches  théoriques  de  ce  bel  art.  Barillot  resta 
quelque  téms  avec  nous,  et  comme  j' et  ois  majeur 
depuis  plusieurs  mois,  il  fut  convenu  que  j'irois  le 
printems  suivant  à  Genève  redemander  le  bien  de 
ma  mère,  ou  du  moins  la  part  qui  m'en  revenoit, 
en  attendant  qu'on  sût  ce  que  m.on  frère  étoit  de- 
venu. Cela  s'exécuta  comme  il  avoit  été  résolu. 
J'allai  à  Genève,  mon  père  y  vint  de  son  côté.  De- 


LIVRE    SIXIÈME  35 

puis  longtems  il  y  revenoit  sans  qu'on  lui  cherchât 
querelle,  quoiqu'il  n'eût  jamais  purgé  son  décret  : 
mais  comme  on  avoit  de  l'estime  pour  son  courage 
et  du  respect  pour  sa  probité,  on  feignoit  d'avoir 
oublié  son  affaire,  et  les  magistrats,  occupés  du  grand 
projet  qui  éclata  peu  après,  ne  voul oient  pas  effarou- 
cher avant  le  tems  la  bourgeoisie,  en  lui  rappelant 
mal  à  propos  leur  ancienne  partialité. 

Je  craignois  qu'on  ne  me  fît  des  difficultés  sur  mon 
changement  de  religion;  l'on  n'en  fît  aucune.  Les 
lois  de  Genève  sont  à  cet  égard  moins  dures  que 
celles  de  Berne,  où  quiconque  change  de  religion 
perd  non  seulement  son  état,  mais  son  bien.  Le  mien 
ne  me  fut  donc  pas  disputé,  mais  se  trouva,  je  ne 
sais  comment,  réduit  à  fort  (a)  peu  de  chose.  Quoi- 
qu'on fût  à  peu  près  sûr  que  mon  frère  étoit  mort, 
on  n'en  avoit  point  de  (h)  preuve  juridique.  Je 
manquois  de  titres  sufHsans  pour  réclamer  sa  part, 
et  je  la  laissai  sans  regret  pour  aider  à  vivre  à  mon 
père  qui  en  a  joui  tant  qu'il  a  vécu.  Sitôt  que  les 
formalités  de  justice  furent  faites  et  que  j'eus  reçu 
mon  argent,  j'en  mis  quelque  partie  en  livres,  et  je 
volai  porter  le  reste  aux  pieds  de  Maman  ^.  Le  cœur 

Var.  —   (a)  :  très  peu...  —  (b)       avoit  aucune  preuve... 

1.  Rousseau  atteignit  sa  majorité  (25  ans),  le  28  juin  1737, 
soit  le  lendemain  du  jour  qu'il  fut  \nctime  de  l'accident  rapporté 
au  chap.  V  (p.  310).  A  peine  rétabli,  il  se  rendit  à  Genève  (voyez 
dans  la  Correspondance  la  lettre  XII  adressée  à  Madame  de  Warens) 
et,  le  31  juillet,  toucha,  chez  le  notaire  Delorme,  la  part  de  suc- 
cession qui  lui  revenait  de  sa  mère,  soit  6.500  florins  (Un  peu 
plus  de  trois  mille  livres  de  France^  Tous  les  événements  qui 
suivent    jusqu'au   retour    de   Rousseau    à    Chambéry  appartien- 


36  LES    CONFESSIONS 

me  battoit  de  joie  durant  la  route,  et  le  moment  où 
je  déposai  cet  argent  dans  ses  mains  me  fut  mille 
fois  plus  doux  que  celui  où  il  entra  dans  les  miennes. 
Elle  le  reçut  avec  cette  simplicité  des  belles  âmes, 
qui.  faisant  ces  choses-là  sans  effort,  les  voient  sans 
admiration.  Cet  argent  fut  employé  presque  tout 
entier  à  (a)  mon  usage,  et  cela  avec  une  égale  sim- 
plicité. L'emploi  en  eut  exactement  été  (h)  le 
même  s'il  lui  fût  venu  d'autre  part. 

Cpendant  ma  santé  ne  se  rétablissoit  point  ;  je 
dépérissois  au  contraire  à  vue  d'oeil  ;  j'étois  pâle 
comme  un  mort  et  maigre  comme  un  squelette  : 
mes  battemens  d'artères  étoient  terribles,  mes  palpi- 
tations plus  fréquentes  :  j'étois  continuellement 
oppressé,  et  ma  foiblesse  enfin  devint  telle  que  j'avois 
peine  à  me  mouvoir  ;  je  ne  pouvois  presser  le  pas 
sans  étouffer,  je  ne  pouvois  me  baisser  sans  avoir 
de  vertiges,  je  ne  pouvois  soulever  le  plus  léger 
fardeau  ;  j'étois  réduit  à  l'inaction  la  plus  tourmen- 
tante pour  un  homme  aussi  remuant  que  moi.  Il 
est  certain  qu'il  se  mêloit  à  tout  cela  beaucoup  de 
vapeurs.  Les  vapeurs  sont  les  maladies  des  gens 
heureux,  c'étoit  la  mienne  :  les  pleurs  que  je  versois 
souvent  sans  raison  de  pleurer,  les  frayeurs  vives  au 
bruit  d'une  feuille  ou  d'un  oiseau,  l'inégalité  d'hu- 
meur dans  le  calme  de  la  plus  douce  vie.  tout  cela 

Var.  —  (a)  :  presque  tout  à...  —  (h)  :  en  eût  été  exacte- 
ment... 

nent,  ainsi  que  nous  l'avons  donné  à  entendre  déjà,  à  la  fin  de 
l'année  1737.  Seuls  les  paragraphes  des  pages  précédentes,  rela- 
tifs au  séjour  de  l'auteur  aux  Charmettes.  doivent  figurer  sous  la 
date  de  1738. 


LIVRE     SIXIÈME  37 

marquoit  cet  ennui  du  bien-être  qui  fait  pour  ainsi 
dire  extravaguer  la  sensibilité.  Nous  sommes  si  peu 
faits  pour  être  heureux  ici-bas.  quïl  faut  nécessaire- 
ment que  Tàme  ou  le  corps  soufîre  quand  ils  ne 
souffrent  pas  tous  les  deux  (a),  et  que  le  bon  état 
de  Tun  fait  (b)  presque  toujours  tort  à  l'autre. 
Quand  j'aurois  pu  jouir  délicieusement  de  la  vie,  ma 
machine  en  décadence  m'en  empêchoit.  sans  qu'on 
pût  dire  où  la  cause  du  mal  avoit  son  vrai  siège. 
Dans  la  suite,  malgré  le  déclin  des  ans,  et  (c)  des 
maux  très  réels  et  très  graves,  mon  corps  semble  (d) 
avoir  repris  des  forces  pour  mieux  sentir  mes  mal- 
heurs, et  maintenant  que  j'écris  ceci,  infirme  et 
presque  sexagénaire,  accablé  de  douleurs  de  toute 
espèce,  je  me  sens  pour  souffrir  plus  de  vigueur  et 
de  vie  que  je  n'en  eus  pour  jouir  à  la  fleur  de  mon 
âge  et  dans  le  sein  du  plus  vrai  bonheur. 

Pour  m'achever,  ayant  fait  entrer  un  peu  de 
physiologie  dans  mes  lectures,  je  m'étois  mis  à 
étudier  l'anatomie,  et  passant  en  revue  la  multitude 
et  le  jeu  des  pièces  qui  composoient  ma  machine, 
je  m'attendois  à  sentir  détraquer  tout  cela  vingt 
fois  le  jour  :  loin  d'être  étonné  de  me  trouver  mourant 
je  l'étois  que  je  pusse  encore  vivre,  et  je  ne  lisois 
pas  la  description  d'une  maladie  que  je  ne  crusse 
être  la  mienne.  Je  suis  sûr  que  si  je  n'avois  pas  été 
malade,  je  le  serois  devenu  par  cette  fatale  étude. 
Trouvant  dans  chaque  maladie  des  symptômes  de 
la  mienne,  je  croyois  les  avoir  toutes,  et  j'en  gagnai 


Var.  —  (a)  :  tous  deux,...  —  (b)  :  Tun  qàte  presque  toujours 
l'autre...   —  (c)  :  et  malgré  des...  —  (d)  :  sembloit... 


38  LES     COXFESSIO>-S 

par-dessus  une  plus  cruelle  encore  dont  je  m'étois 
cru  délivré  :  la  fantaisie  de  guérir  :  cen  est  une 
difficile  à  éviter  quand  on  se  met  à  lire  des  livres  de 
médecine.  A  force  de  chercher,  de  réfléchir,  de  com- 
parer, j'allai  m"imaginer  que  la  base  de  mon  mal 
étoit  un  polype  au  cœur,  et  Salomon  lui-même  parut 
frappé  de  cette  idée.  Raisonnablement  je  devois 
partir  de  cette  opinion  pour  me  confirmer  dans  ma 
résolution  précédente.  Je  ne  fis  point  ainsi.  Je  tendis 
tous  les  ressorts  de  mon  esprit  pour  chercher  com- 
ment on  pouvoit  guérir  d'un  poK^je  au  cœur,  résolu 
d'entreprendre  cette  merveilleuse  cure.  Dans  un 
voyage  qu'Anet  avoit  fait  à  Montpellier,  pour  aller 
voir  le  Jardin  des  Plantes  et  le  démonstrateur, 
M.  Sauvage,  on  lui  avoit  dit  que  M.  Fizes  avoit 
guéri  un  pareil  polj-pe  (a).  Maman  s'en  souvint  et 
m'en  parla.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  m' ins- 
pirer le  désir  d'aller  consulter  M.  Fizes.  L'espoir  de 
guérir  me  fait  retrouver  du  courage  et  des  forces 
pour  entreprendre  ce  voyage.  L'argent  venu  de 
Genève  en  fournit  le  moyen.  Maman,  loin  de  m'en 
détourner,  m'y  exhorte  (h),  et  me  voilà  parti  pour 
Montpellier. 

Je  n'eus  pas  besoin  d'aller  si  loin  pour  trouver  le 
médecin  qu'il  me  falloit.  Le  cheval  me  fatiguant 
trop,  j'avois  pris  une  chaise  à  Grenoble  ^.  A  Moirans, 
cinq  ou  six  chaises  arrivèrent  à  la  file  après  la  mienne. 

Var.  —  (a)  :  polype.  Il  n'en  fallut  pas...  —  (h)  :  m'y  exhorta,... 

1.  Il  séjourna  dans  cette  ville  le  13  sept.  1737.  Voyez  dans  la 
Correspondance  une  lettre  à  Madame  de  Warens.  écrite  de  ce 
lieu. 


LIVRE    SIXIEME 


39 


Pour  le  coup  c'étoit  vraiment  l'aventure  des  bran- 
cards, La  plupart  de  ces  chaises  étoient  le  cortège 
d'une  nouvelle  mariée  appelée  madame  du  Colom- 
bier 1.  Avec  elle  étoit  une  autre  femme,  appelée 
madame  de  Larnage  ^,  moins  jeune  et  moins  belle 
que  madame  du  Colombier  (a),  mais  non  moins 
aimable,  et  qui  de  Romans,  où  s'arrêtoit  celle-ci, 
devoit  poursuivre  sa  route  jusqu'au  Bourg  Saint- 
Andéol,près  le  Pont  du  Saint-Esprit.  Avec  la  timidité 
qu'on  me  connoît,  on  s'attend  que  la  connoissance 
ne  fût  pas  sitôt  faite  avec  des  femmes  brillantes 
et  la  suite  qui  les  entouroit  ;  mais  enfin,  suivant  la 
même  route,  logeant  dans  les  mêmes  auberges,  et, 
sous  peine  de  passer  pour  un  loup-garou,  forcé  de 
me  présenter  à  la  même  table,  il  falloit  bien  que 
cette  connoissance  se  fît.  Elle  se  fit  donc,  et  même 
plus  tôt  que  je  n'aurois  voulu  ;  car  tout  ce  fracas 
ne  convenoit  guères  à  un  malade,  et  surtout  à  un 
malade  de  mon  humeur.  Mais  la  curiosité  rend  ces 
coquines  de  femmes  si  insinuantes,  que  pour  parvenir 
à  connoître  un  homme,  elles  commencent  par  lui 
faire  tourner  la  tête.  Ainsi  arriva  de  moi.  Madame  du 
Colombier,    trop    entourée    de    ses    jeunes    roquets, 

Var.  —  (a)  :  du  Colombier,  et  qui  de  Romans,... 

1.  Justine  de  Chabrière  de  la  Roche,  épouse,  depuis  1736,  de 
Messire  André  du  Colombier  ;  morte  à  Grenoble,  le  7  juin  1741 
(Louis  Auranche,  J.-J.  Rousseau  et  Madame  de  Larnage.  Annales 
de  la  Soc.  de  J.-J.  Rousseau,  1907,  p.  69). 

2.  Suzanne-Françoise  de  Michel  du  Saulzey,  née- en  octobre  1693. 
Elle  avait  épousé,  le  11  juin  1716,  Louis-François  d'Hadémar  de 
Monteil  de  Bruneil,  d'origine  provençale.  Elle  en  avait  eu,  déjà,  dix 
enfants,  en  1737.  Elle  dut  mourir  après  1751.  (L.  Auranche, 
étude  citée.) 


40  LES    CONFESSIONS 

n'avoit  guères  le  tems  de  m'agacer,  et  d'ailleurs  ce 
n'en  étoit  pas  la  peine,  puisque  nous  allions  nous 
quitter  ;  mais  madame  de  Larnage,  moins  obsédée, 
avoit  des  provisions  à  faire  pour  sa  route.  Voilà 
madame  de  Larnage  qui  m'entreprend,  et  adieu  le 
pauvre  Jean- Jacques,  ou  plutôt  adieu  la  fièvre, 
les  vapeurs,  le  polype  :  tout  part  auprès  d'elle,  hors 
certaines  palpitations  qui  me  restèrent  et  dont  elle 
ne  vouloit  pas  me  guérir.  Le  mauvais  état  de  ma 
santé  fut  le  premier  texte  de  notre  connoissance. 
On  voyoit  que  j'étois  malade,  on  savoit  que  j'allois 
à  Montpellier,  et  il  faut  que  mon  air  et  mes  manières 
n'annonçassent  pas  un  débauché,  car  il  fut  clair  dans 
la  suite  qu'on  ne  m'avoit  pas  soupçonné  d'aller  y 
faire  (a)  un  tour  de  casserole.  Quoique  l'état  de 
maladie  ne  soit  pas  pour  un  homme  une  grande 
recommandation  près  des  dames,  il  me  rendit  toute- 
fois intéressant  pour  celles-ci.  Le  matin  elles  en- 
voyoient  savoir  de  mes  nouvelles  et  m'inviter  à 
prendre  le  chocolat  avec  elles  ;  elles  s'informoient 
comment  j'avois  passé  la  nuit.  Lne  fois,  selon  ma 
louable  coutume  de  parler  sans  penser,  je  répondis 
que  je  ne  savois  pas.  Cette  réponse  leur  fit  croire 
que  j'étois  fou  ;  elles  m'examinèrent  davantage,  et 
cet  examen  ne  me  nuisit  pas.  J'entendis  une  fois 
madame  du  Colombier  dire  à  son  amie  :  Il  manque 
de  monde,  mais  il  est  aimable.  Ce  mot  me  rassura 
beaucoup,  et  fit  que  je  le  de^■ins  en  effet. 

En  se  fan^iliarisant,  il  falloit  parler  de  soi,  dire 
d'où  l'on  venoit.  qui  l'on  étoit.  Cela  m'embarrassoit  ; 

Var.  —  (a)  :  d  y  aller  faire... 


LIVRE    SIXIÈME  41 

car  je  sentois  très  bien  que,  parmi  la  bonne  com- 
pagnie, et  avec  des  femmes  galantes,  ce  mot  de  nou- 
veau converti  m'alloit  tuer.  Je  ne  sais  par  quelle 
bizarrerie  je  m'avisai  de  passer  pour  Anglois.  je  me 
donnai  pour  jacobite,  on  me  prit  pour  tel  ;  je  m'ap- 
pelai Dudding,  et  Ton  m'appela  M.  Dudding.  Un 
maudit  marquis  de  Torignan  ^  qui  étoit  là,  malade 
ainsi  que  moi,  vieux  au  par-dessus  et  d'assez  mau- 
vaise humeur,  s'avisa  de  lier  conversation  avec 
M.  Dudding.  Il  m.e  parla  du  roi  Jacques,  du  préten- 
dant, de  l'ancienne  cour  de  Saint-Germain.  J'étois 
sur  les  épines  :  je  ne  savois  de  tout  cela  que  le  peu 
que  j'en  avois  lu  dans  le  comte  Hamilton  et  dans  les 
gazettes  ;  cependant  je  fis  de  ce  peu  si  bon  usage  que 
je  me  tirai  d'affaire  :  heureux  qu'on  ne  se  fût  pas 
avisé  de  me  questionner  sur  la  langue  angloise,  dont 
je  ne  savois  pas  un  seul  mot. 

Toute  la  compagnie  se  convenoit  et  voyoit  à  regret 
le  moment  de  se  quitter.  Nous  faisions  des  journées 
de  limaçon.  Nous  nous  trouvâmes  un  dimanche  à 
Saint-Marcellin.  Madame  de  Larnage  voulut  aller 
à  la  messe,  j'y  fus  avec  elle  (a)  :  cela  faillit  à  gâter 
mes  affaires.  Je  me  comportai  comme  j'ai  toujours 
fait  (h).  Sur  ma  contenance  modeste  et  recueillie 
elle  me  crut  dévot,  et  prit  de  moi  la  plus  mauvaise 
opinion   du   monde,   comme   elle    me    l'avoua    deux 


Var.  —  (a)  :  avec  elle.  Je  me...  —  (b)  :  fait  à  l'église;  cela 
faillit  à  gâter  mes  affaires.  Sur  nia... 

1.  Joseph-Louis  Bernard  de  Blégiers,  marquis  de  Taulignan  — 
et  non  pas  Torignan  —  baron  de  Barry,  seigneur  de  PnyTY^"-"- 
et  d'Antellon,  né  en  septembre  1676.  (Cf.  L.  Auranche.) 


42  LES     CONFESSIONS 

jours  après.  Il  me  fallut  ensuite  beaucoup  de  galante- 
rie pour  effacer  cette  mauvaise  impression  ;  ou 
plutôt  madame  de  Larnage,  en  femme  d'expérience 
et  qui  ne  se  rebutoit  pas  aisément,  voulut  bien  courir 
les  risques  de  ses  avances  pour  voir  comment  je 
m'en  tirerois.  Elle  m'en  fit  beaucoup  et  de  telles, 
que  bien  éloigné  de  présumer  de  ma  figure,  je  crus 
qu'elle  se  moquoit  de  moi.  Sur  cette  folie  il  n'y  eut 
sorte  de  bêtises  que  je  ne  fisse  ;  c'étoit  pis  que  le 
marquis  du  Legs.  Madame  de  Larnage  tint  bon,  me 
fit  tant  d'agaceries  et  me  dit  des  choses  si  tendres, 
qu'un  homme  beaucoup  moins  sot  eût  eu  bien  de  la 
peine  à  prendre  tout  cela  sérieusement.  Plus  elle 
en  faisoit,  plus  elle  me  confirmoit  dans  mon  idée,  et 
ce  qui  me  tourmentoit  davantage  étoit  qu'à  bon 
compte  je  me  prenois  d'amour  tout  de  bon.  Je  me 
disois,  et  je  lui  disois  en  soupirant  :  Ah  !  que  tout 
cela  n'est-il  vrai  !  je  serois  le  plus  heureux  des 
hommes.  Je  crois  que  ma  simplicité  de  novice  ne 
fit  qu'irriter  sa  fantaisie  :  elle  n'en  voulut  pas  avoir 
le  démenti. 

Nous  avions  laissé  à  Romans  madame  du  Colom- 
bier et  sa  suite.  Nous  continuions  notre  route  le 
plus  lentement  et  le  plus  agréablement  du  monde, 
madame  de  Larnage,  le  marquis  de  Torignan,  et 
moi.  Le  marquis  (a),  quoique  malade  et  grondeur, 
étoit  un  assez  bon  homme,  mais  qui  n'aimoit  pas 
trop  à  manger  son  pain  à  la  fumée  du  rôti.  Madame 
de  Larnage  cachoit  si  peu  le  goût  qu'elle  avoit  pour 
moi,    qu'il   s'en   aperçut   plus    tôt    que    moi-même  ; 

Var.  —  (a)  :  M.  de  Torignan,  quoique... 


LIVRE     SIXIÈME  43 

et  ses  sarcasmes  malins  auroient  dû  me  donner  au 
moins  la  confiance  que  je  n'osois  prendre'aux  bontés 
de  la  dame,  si.  par  un  travers  d'esprit  dont  moi 
seul  étois  capable,  je  ne  m'étois  imaginé  qu'ils 
s'entendoient  pour  me  persifler.  Cette  sotte  idée 
acheva  de  me  renverser  la  tête,  et  me  fit  faire  le 
plus  plat  personnage  dans  une  situation  où  mon 
cœur,  étant  réellement  pris,  m'en  pouvoit  dicter 
un  assez  brillant.  Je  ne  conçois  pas  comment  ma- 
dame de  Larnage  ne  se  rebuta  pas  de  ma  maussa- 
derie,  et  ne  me  congédia  pas  avec  le  dernier  mépris. 
Mais  c' et  oit  une  femme  d'esprit  qui  savoit  discerner 
son  monde,  et  qui  voyoit  bien  qu'il  y  avoit  plus  de 
bêtise  que  de  tiédeur  dans  mes  procédés. 

Elle  parvint  enfin  à  se  faire  entendre,  et  ce  ne  fut 
pas  sans  peine.  A  Valence,  nous  étions  arrivés  pour 
dîner,  et,  selon  notre  louable  coutume,  nous  y  pas- 
sâmes le  reste  du  jour.  Nous  étions  logés  hors  de  la 
ville,  à  Saint- Jacques  ;  je  me  souviendrai  toujours 
de  cette  auberge,  ainsi  que  de  la  chambre  que  ma- 
dame de  Larnage  y  occupoit.  Après  le  dîner  elle 
voulut  se  promener  :  elle  savoit  que  M.  de  Tori- 
gnan  (a)  n'étoit  pas  allant  ;  c'étoit  le  moyen  de  se 
ménager  un  tête-à-tête  dont  elle  avoit  bien  résolu 
de  tirer  parti,  car  il  n'y  avoit  plus  de  tems  à  perdre 
pour  en  avoir  à  mettre  à  profit,  ^sous  nous  promenions 
autour  de  la  ville  le  long  des  fossés.  Là  je  repris  la 
longue  histoire  de  mes  complaintes,  auxquelles  elle 
répondoit  d'un  (b)  ton  si  tendre,  me  pressant 
quelquefois  contre  son  cœur  le  bras  qu'elle  tenoit, 

Var.  —  (a)  :  que  Torignan  n'étoit...  —  (b)  :  sur  un  ton... 


44  LES     CONFESSIONS 

qu'il  falloit  une  stupidité  pareille  à  la  mienne  pour 
m'empêcher  de  vérifier  si  elle  parloit  sérieusement. 
Ce  qu'il  y  avoit  d'impayable  étoit  que  j'étois  moi- 
même  excessivement  ému.  J'ai  dit  qu'elle  étoit 
aimable  :  l'amour  la  rendoit  charmante  ;  il  lui  ren- 
doit  tout  l'éclat  de  la  première  jeunesse,  et  elle 
ménageoit  ses  agaceries  avec  tant  d'art,  qu'elle 
auroit  séduit  un  homme  à  l'épreuve.  J'étois  donc 
fort  mal  à  mon  aise  et  toujours  sur  le  point  de 
m'émanciper  ;  mais  la  crainte  d'offenser  ou  de  dé- 
plaire, la  frayeur  plus  grande  encore  d'être  hué, 
sifflé,  berné,  de  fournir  une  histoire  à  table,  et  d'être 
complimenté  sur  mes  entreprises  par  l'impitoyable 
Torignan,  me  retinrent  au  point  d'être  indigné  moi- 
même  de  ma  sotte  honte,  et  de  ne  la  pouvoir  vaincre 
en  me  la  reprochant.  J'étois  au  supplice  :  j'avois 
déjà  quitté  mes  propos  de  Céladon,  dont  je  sentois 
tout  le  ridicule  en  si  beau  chemin  :  ne  sachant  plus 
quelle  contenance  tenir  ni  que  dire,  je  me  taisois  ; 
j'avois  l'air  boudeur,  enfin  je  faisois  tout  ce  qu'il 
falloit  pour  m'attirer  le  traitement  que  j'avois  re- 
douté. Heureusement  madame  de  Larnage  prit  un 
parti  plus  humain.  Elle  interrompit  brusquement 
ce  silence  en  passant  un  bras  autour  de  mon  cou, 
et  dans  l'instant  sa  bouche  parla  trop  clairement 
sur  la  mienne  pour  me  laisser  mon  erreur.  La  crise 
ne  pouvoit  se  faire  plus  à  propos.  Je  devins  aimable. 
Il  en  étoit  tems.  Elle  m'avoit  donné  cette  confiance 
dont  le  défaut  m'a  presque  toujours  (a)  empêché 
d'être  moi.  Je  le  fus  alors.  Jamais   mes  yeux,  mes 

Var    —  (a)  :  m'a  toujours  empêché... 


LIVRE     SIXIÈME  45 

sens,  mon  cœur  et  ma  bouche  n'ont  si  bien  parlé  ; 
jamais  je  n'ai  si  pleinement  réparé  mes  torts  ;  et  si 
cette  petite  conquête  avoit  coûté  des  soins  à  ma- 
dame de  Larnage,  j'eus  lieu  de  croire  qu'elle  n"v 
avoit    pas    regret. 

Quand  je  vivrois  cent  ans,  je  ne  me  rappellerois 
jamais  sans  plaisir  le  souvenir  de  cette  charmante 
femme.  Je  dis  charmante,  quoiqu'elle  ne  fût  ni 
belle  ni  jeune  ;  mais  n'étant  non  plus  ni  laide 
ni  vieille,  elle  n'avoit  rien  dans  sa  figure  qui  em- 
pêchât son  esprit  et  ses  grâces  de  faire  tout  leur 
effet.  Tout  au  contraire  des  autres  femmes,  ce  qu'elle 
avoit  de  moins  frais  étoit  le  visage,  et  je  crois  que 
le  rouge  le  )ui  avoit  gâté.  Elle  avoit  ses  raisons  pour 
être  facile,  c'étoit  le  moyen  de  valoir  tout  son 
prix. 

On  pouvoit  la  voir  sans  l'aimer,  mais  non  pas  la 
posséder  sans  Tadorer.  Et  cela  prouve,  ce  me  semble, 
qu'elle  n'étoit  pas  toujours  aussi  prodigue  de  ses 
bontés  qu'elle  le  fut  avec  moi.  Elle  s'étoit  prise  d'un 
goût  trop  prompt  et  trop  vif  pour  être  excusable 
mais  où  le  cœur  entroit  du  moins  autant  que  les 
sens  ;  et  durant  le  tems  court  et  délicieux  que  je 
passai  auprès  d'elle  jeus  lieu  de  croire,  aux  ménage- 
mens  forcés  qu'elle  mimposoit.  que,  quoique 
sensuelle  et  voluptueuse,  elle  aimoit  encore  mieux 
ma  santé  que  ses  plaisirs. 

Notre  intelligence  n'échappa  pas  au  marquis  de 
Torignan.  Il  n'en  tiroit  pas  moins  sur  moi  ;  au  con- 
traire, il  me  traitoit  plus  que  jamais  en  pauvre 
amoureux  transi,  martyr  des  rigueurs  de  sa  dame. 
Il   ne   lui   échappa  jamais   un   mot,   un   sourire,   un 


46  LES     CONFESSIONS 

regard  qui  pût  me  faire  soupçonner  qu'il  nous  eût 
devinés,  et  je  l'aurois  cru  notre  dupe,  si  madame  de 
Larnage,  qui  voyoit  mieux  que  moi.  ne  m'eût  dit 
qu'il  ne  l'étoit  pas,  mais  qu'il  étoit  galant  homme  ; 
et  en  effet  on  ne  sauroit  avoir  des  intentions  plus 
honnêtes,  ni  se  comporter  plus  poliment  qu'il  fit 
toujours,  même  envers  moi,  sauf  ses  plaisanteries, 
surtout  depuis  mon  succès.  Il  m'en  attribuoit 
l'honneur  peut-être,  et  me  supposoit  moins  sot  que 
je  ne  l'avois  paru.  Il  se  trompoit,  comme  on  a  vu  : 
mais  n'importe,  je  profitois  de  son  erreur,  et  il  est 
vrai  qu'alors  les  rieurs  étant  pour  moi,  je  prêtois 
le  flanc  de  bon  cœur  et  d'assez  bonne  grâce  à  ses 
épigrammes,  et  j'y  ripostois  quelquefois,  même 
assez  heureusement,  tout  fier  de  me  faire  honneur 
auprès  de  madame  de  Larnage  de  l'esprit  qu'elle 
m'avoit  donné.  Je  n'étois  plus  le  même  homme. 

TSous  étions  dans  un  pays  et  dans  une  saison  de 
bonne  chère  ^  ;  nous  la  faisions  partout  excellente, 
grâce  aux  bons  soins  de  M.  de  Torignan.  Je  me  serois 
pourtant  passé  qu'il  les  étendît  jusqu'à  nos  cham- 
bres, mais  il  envoyoit  devant  son  laquais  pour  les 
retenir,  et  le  coquin,  soit  de  son  chef,  soit  par  l'ordre 
de  son  maître,  le  logeoit  toujours  à  côté  de  madame 
de  Larnage,  et  me  fourroit  à  l'autre  bout  de  la  mai- 
son. Mais  cela  ne  m'embarrassoit  guères,  et  nos  ren- 
dez-vous n'en  étoient  que  plus  piquans.  Cette  vie 
délicieuse  dura  quatre  ou  cinq  jours,  pendant  les- 
quels je  me  gorgeai,  je  m'enivrai  des  plus  douces 
voluptés.  Je    les    goûtai    pures,  vives,  sans    aucun 

1.  A  la  fin  de  septembre  ou  dans  les  premiers  Jours  d'octobre. 


LIVRE    SIXIÈME  47 

mélange  de  peine  :  ce  sont  les  premières  et  les  seules 
que  j'ai  ainsi  goûtées,  et  je  puis  dire  que  je  dois  à 
madame  de  Larnage  de  ne  pas  mourir  sans  avoir 
connu  le    plaisir. 

Si  ce  que  je  sentois  pour  elle  n'étoit  pas  précisé- 
ment de  l'amour,  c'étoit  du  moins  un  retour  si 
tendre  pour  celui  qu'elle  me  témoignoit,  c'étoit  une 
sensualité  si  brûlante  dans  le  plaisir,  et  une 
intimité  si  douce  dans  les  entretiens,  qu'elle  avoit 
tout  le  charme  de  la  passion  sans  en  avoir  le  délire 
qui  tourne  la  tête  et  fait  qu'on  ne  sait  pas  jouir. 
Je  n'ai  senti  l'amour  vrai  qu'une  seule  fois  en  ma  vie, 
et  ce  ne  fut  pas  auprès  d'elle.  Je  ne  Faimois  pas  non 
plus  comme  j'avois  aimé  et  comme  j'aimois  ma- 
dame de  \Yarens  ;  mais  c'étoit  pour  cela  même  que 
je  la  possédois  cent  fois  mieux.  Près  de  Maman 
mon  plaisir  étoit  toujours  troublé  par  un  sentiment 
de  tristesse,  par  un  secret  serrement  de  cœur  que 
je  ne  surmontois  (a)  pas  sans  peine  ;  au  lieu  de  me 
féliciter  de  la  posséder,  je  me  reprochois  de  l'avilir. 
Près  de  madame  de  Larnage,  au  contraire,  fier  d'être 
homme  et  d'être  heureux,  je  me  livrois  à  mes  sens 
avec  joie,  avec  confiance  ;  je  partageois  l'impression 
que  je  faisois  sur  les  siens  ;  j'étois  assez  à  moi  pour 
contempler  avec  autant  de  vanité  que  de  volupté 
mon  triomphe  et  pour  tirer  de  là  de  quoi  le  redoubler. 

Je  ne  me  souviens  pas  de  l'endroit  où  nous  quitta 
le  marquis  de  Torignan,  qui  étoit  du  pays,  mais  nous 
nous  trouvâmes  seuls  avant  d'arriver  à  Montélimart, 
et  dès  lors  madame  de  Larnage  étabht  sa  femme  de 

Var.  —  (a)  ;  je  ne  supportais  pas... 


48  LES     CONFESSIONS 

chambre  dans  ma  chaise  et  je  jDassai  dans  la  sienne 
avec  elle.  Je  puis  assurer  que  la  route  ne  nous 
ennuyoit  pas  de  cette  manière,  et  j'aurois  eu  bien  de 
la  peine  à  dire  comment  le  pays  que  nous  parcourions 
étoit  fait.  A  Montélimart,  elle  eut  des  affaires  qui 
l'y  retinrent  trois  jours,  durant  lesquels  elle  ne 
me  quitta  pourtant  qu'un  quart  d'heure  pour  une 
visite  qui  lui  attira  des  importunités  désolantes  et 
des  invitations  qu'elle  n'eut  garde  d'accepter.  Elle 
prétexta  des  incommodités,  qui  ne  nous  empêchèrent 
pourtant  pas  d'aller  nous  promener  tous  les  jours  (a) 
tête-à-tête  dans  le  plus  beau  pays  et  sous  le  plus 
beau  ciel  du  monde.  Oh  !  ces  trois  jours  !  j'ai  dû  les 
regretter  quelquefois,  il  n'en  est  plus  revenu  de 
semblables. 

Des  amours  de  voyage  ne  sont  pas  faits  jDOur  durer. 
Il  fallut  nous  séparer,  et  j'avoue  qu'il  en  étoit  tems, 
non  que  je  fusse  rassasié  ni  prêt  à  l'être,  je  m'atta- 
chois  chaque  jour  davantage  ;  mais,  malgré  toute  la 
discrétion  de  la  dame,  il  ne  me  restoit  guères  que  la 
bonne  volonté,  et  avant  de  nous  séparer,  je  voulus 
jou]i"r  de  ce  reste,  ce  qu'elle  endura  par  précaution 
contre  les  filles  de  Montpellier.  Nous  donnâmes  le 
change  à  nos  regrets  par  des  projets  pour  notre  réu- 
nion. Il  fut  décidé  que.  puisque  ce  régime  me  faisoit 
du  bien,  j'en  userois  et  que  j'irois  passer  l'hiver  au 
Bourg  Saint-Andéol,  sous  la  direction  de  madame  de 
Larnage.  Je  devois  seulement  rester  à  Montpellier 
cinq  ou  six  semaines,  pour  lui  laisser  le  tems  de 
préparer  les  choses  de  manière  à  prévenir  les  caquets. 

Var.  —  (a)  :  tous  les  soirs... 


LIVRE    SIXIÈME  49 

Elle  me  donna  d'amples  instructions  sur  ce  que  je 
devois  savoir,  sur  ce  que  je  devois  dire,  sitr  la  ma- 
nière dont  je  devois  me  comporter.  En  attendant 
nous  devions  nous  écrire.  Elle  me  parla  beaucoup 
et  sérieusement  du  soin  de  ma  santé  ;  m'exhorta 
de  consulter  d'habiles  gens,  d'être  très  attentif  (a) 
à  tout  ce  qu'ils  me  prescriroient,  et  se  chargea, 
([uelque  sévère  que  pût  être  leur  ordonnance,  de  me 
la  faire  exécuter  tandis  que  je  serois  auprès  d'elle. 
.Je  crois  qu'elle  parloit  sincèrement,  car  elle  m'ai- 
moit  :  elle  m'en  donna  mille  preuves  plus  sûres  que 
des  faveurs.  Elle  jugea  par  mon  équipage  que  je  ne 
nageois  pas  dans  l'opulence  ;  quoiqu'elle  ne  fût  pas 
riche  elle-même,  elle  voulut,  à  n^tre  séparation,  me 
forcer  de  partager  sa  bourse,  qu'elle  apportoit  de 
Grenoble  assez  bien  garnie,  et  j'eus  beaucoup  de 
peine  à  m'en  défendre.  Enfin  je  la  quittai  le  cœur 
tout  plein  d'elle,  et  lui  laissant,  ce  me  semble,  un 
véritable  attachement  pour  moi. 

J'achevois  ma  route  en  la  recommençant  dans 
mes  souvenirs,  et  pour  le  coup  très  content  d'être 
dans  une  bonne  chaise  pour  y  rêver  plus  à  mon  aise 
aux  plaisirs  que  j'avois  goûtés  et  à  ceux  qui  m'étoient 
promis.  Je  ne  pensois  qu'au  Bourg  Saint-Andéol  et 
à  la  charmante  vie  qui  m'y  attendait  :  je  ne  voyois 
que  madame  de  Larnage  et  ses  entours  :  tout  les 
reste  de  l'univers  n'étoit  rien  pour  moi.  Maman 
même  étoit  oubliée.  Je  m'occupois  à  combiner  dans 
ma  tête  tous  les  détails  dans  lesquels  madame  de 
Larnage  étoit   entrée,   pour  me   faire   d'avance  une 

Var.  —  (a)  :  d'être  attentif... 


50  LES    CONFESSIO'S 

idée  de  sa  demeure,  de  son  voisinage,  de  ses  sociétés, 
de  toute  sa  manière  de  vivre.  Elle  avoit  une  fille 
dont  elle  m' avoit  parlé  très  souvent  (a)  en  mère  ido- 
lâtre. Cette  fille  avoit  quinze  ans  passés  ;  elle  étoit 
vive,  charmante  et  d'un  caractère  aimable.  On 
m' avoit  promis  que  j'en  serois  caressé  :  je  n'avois 
pas  oublié  cette  promesse,  et  j'étois  fort  curieux 
d'imaginer  comment  madenaoiselle  de  Larnage 
traiteroit  le  bon  ami  de  sa  maman.  Tels  furent  les 
sujets  de  mes  rêveries  depuis  le  Pont-Saint-Esprit 
jusqu'à  Remoulin.  On  nv avoit  dit  d'aller  voir  le 
pont  du  Gard  ;  je  n'y  manquai  pas.  Après  un  dé- 
jeuner d'excellentes  figues,  je  pris  un  guide,  et  j'allai 
voir  le  pont  du  Gïird.  C'étoit  le  premier  ouvrage, 
des  Romains  que  j'eusse  vu.  Je  m'attendois  à  voir 
un  monument  digne  des  mains  qui  l'avoient  cons- 
truit. Pour  le  coup  l'objet  passa  mon  attente  ;  et 
ce  fut  la  seule  fois  en  ma  vie.  Il  n'appartenoit 
qu'aux  Romains  de  produire  cet  effet.  L'aspect  de 
ce  simple  et  noble  ouvrage  me  frappa  d'autant  plus 
qu'il  est  au  milieu  d'un  désert  où  le  silence  et  la  soli- 
tude rendent  l'objet  plus  frappant  et  l'admiration 
plus  vive,  car  ce  prétendu  pont  n'étoit  qu'un  aqueduc. 
On  se  demande  quelle  force  a  transporté  ces  pierres 
énormes  si  loin  de  toute  carrière,  et  a  réuni  les  bras 
de  tant  de  milliers  d'hommes  dans  un  lieu  où  il  n'en 
habite  aucun.  Je  parcourus  les  trois  étages  de  ce 
superbe  édifice,  que  le  respect  m'empêchoit  presque 
d'oser  fouler  sous  mes  pieds.  Le  retentissement  de 
mes  pas  sous   ces  immenses  voûtes  (h)   me  faisoit 

Var.  —  (a)   :  parlé  souvent...  —  (h)   :  sous  ces  voûtes... 


LIVRE    SIXIÈME  51 

croire  entendre  la  forte  voix  de  ceux  qui  les  avoient 
bâties.  Je  me  perdois  comme  un  insecte  dans  cette 
immensité.  Je  sentois,  tout  en  me  faisant  petit,  je 
ne  sais  quoi  qui  m'élevoit  l'âme,  et  je  me  disois  en 
soupirant  :  Que  ne  suis- je  né  Romain  î  Je  restai  là 
plusieurs  heures  dans  une  contemplation  ravissante. 
Je  m'en  revins  distrait  et  rêveur  (a),  et  cette 
rêverie  ne  fut  pas  favorable  à  madame  de  Larnage. 
Elle  avoit  bien  songé  à  me  prémunir  contre  les  filles 
de  Montpellier,  mais  non  pas  contre  le  pont  du 
Gard.  On  ne  s'avise  jamais  de  tout. 

A  Nîmes,  j'allai  voir  les  arènes.  C'est  un  ouvrage 
beaucoup  plus  magnifique  que  le  pont  du  Gard, 
et  qui  me  fit  beaucoup  moins  d'impression,  soit  que 
mon  admiration  se  fût  épuisée  sur  le  premier  objet, 
soit  que  la  situation  de  l'autre  au  milieu  d'une  ville 
fût  moins  propre  à  l'exciter.  Ce  vaste  et  superbe 
cirque  est  entouré  de  vilaines  petites  maisons,  et 
d'autres  maisons  plus  petites  et  plus  vilaines  encore 
en  remplissent  l'arène,  de  sorte  que  le  tout  ne  pro- 
duit qu'un  effet  disparate  et  confus  où  le  regret  et 
l'indignation  étouffent  le  plaisir  et  la  surprise.  J'ai 
vu  depuis  le  cirque  de  Vérone,  infiniment  plus  petit 
et  moins  beau  que  celui  de  Nîmes,  mais  entretenu 
et  conservé  avec  toute  la  décence  et  la  propreté 
possibles,  et  qui  par  cela  même  me  fit  une  impression 
plus  forte  et  plus  agréable.  Les  François  n'ont  soin 
de  rien  et  ne  respectent  aucun  monument.  Ils  sont 
tout  feu  pour  entreprendre  et  ne  savent  rien  finir 
ni  rien  conserver. 

Var.  —  (a)  :  distrait,  rêveur,... 


O'i  LES     CONFESSIONS 

J'étois  changé  à  tel  point,  et  ma  sensualité  mise 
en  exercice  s'étoit  si  bien  éveillée,  que  je  m'arrêtai 
un  jour  au  Pont  de  Lunel  pour  y  faire  bonne  chère 
avec  de  la  compagnie  qui  s'y  trouva.  Ce  cabaret, 
le  plus  estimé  de  l'Europe,  méritoit  alors  de  l'être. 
Ceux  qui  le  tenoient  avoient  su  tirer  parti  de  son 
heureuse  situation  pour  le  tenir  abondamment 
approvisionné  et  avec  choix.  C'étoit  réellement  une 
chose  curieuse  de  trouver  dans  une  maison  seule  et 
isolée  au  milieu  de  la  campagne  une  table  fournie 
en  jjoisson  de  mer  et  d'eau  douce,  en  gibier  excel- 
lent, en  vins  fins,  servie  avec  ces  attentions  et  ces 
soins  qu'on  ne  trouve  que  chez  les  grands  et  les 
riches,  et  tout  cela  pour  vos  trente-cinq  sols.  Mais 
le  Pont  de  Lunel  ne  resta  pas  longtems  sur  ce  pied, 
et  à  force  duser  sa  réputation,  la  perdit  enfin  tout 
à   fait. 

J'avois  oublié,  durant  ma  route,  que  j'étois  ma- 
lade :  je  m" en  souvins  en  arrivant  à  Montpellier. 
Mes  vapeurs  étoient  bien  guéries,  mais  tous  mes 
autres  maux  me  restaient  et  quoique  l'habitude 
m'y  rendît  moins  sensible,  c'en  seroit  assez  (a) 
pour  se  croire  mort  à  qui  s'en  trouveroit  attaqué 
tout  d'un  coup.  En  effet,  ils  étoient  moins  douloureux 
qu'efîrayans,  et  faisoient  plus  souffrir  l'esprit  que  le 
corps  dont  ils  sembloient  annoncer  la  destruction. 
Cela  faisoit  que,  distrait  par  des  passions  vives,  je 
ne  songeois  plus  à  mon  état  :  mais  comme  il  n'étoit 
pas  imaginaire,  je  le  sentois  sitôt  que  j'étois  de  sang- 
froid.  Je  songeai  donc  sérieusement  aux  conseils 
de  madame  de  Larnage  et  au  but  de  mon  voyage. 
J'allai  consulter  les  praticiens  les  plus  illustres,  sur- 


LIVRE     SIXIÈME  53 

tout  M.  Fizes  ^,  et,  pour  surabondance  de  précaution, 
je  me  mis  en  pension  chez  un  médecin  2.  Cétoit  un 
îrlandois  appelé  Fitz-Moris,  qui  tenoit  une  table 
assez  nombreuse  d'étudians  en  médecine,  et  il  y 
avoit  cela  de  commode  pour  un  malade  à  s'y  mettre, 
que  M.  Fitz-Moris  se  contentoit  d'une  pension 
honnête  pour  la  nourriture,  et  ne  prenoit  rien  de 
ses  pensionnaires  pour  ses  soins  comme  médecin. 
Il  se  chargea  de  l'exécution  des  ordonnances  de 
M.  Fizes,  et  de  veiller  sur  ma  santé.  Il  s'acquitta  fort 
bien  de  cet  emploi  quant  au  régime  ;  on  ne  gagnoit 
pas  d'indigestion  à  cette  pension-là,  et,  quoique  je 
ne  sois  pas  fort  sensible  aux  privations  de  cette 
espèce,  les  objets  de  comparaison  étoient  si  proches, 
que  je  ne  pouvois  m'empêcher  de  trouver  quelquefois 
en  moi-même  que  M.  de  Torignan  étoit  un  meilleur 
pourvoyeur  que  M.  Fitz-Moris.  Cependant,  comme 
on  ne  mouroit  pas  de  f-aim  non  plus,  et  que  toute 
cette  jeunesse  étoit  fort  gaie,  cette  manière  de  vivre 
me  fit  du  bien  réellement,  et  m'empêcha  de  retomber 
dans  mes  langueurs.  Je  passois  la  matinée  à  prendre 
des  drogues,  surtout  je  ne  sais  quelles  eaux,  je  crois 
les  eaux  de  Vais,  et  à  écrire  à  madame  de  Larnage  ; 
car  la  correspondance  alloit  son  train,  et  Rousseau 


1.  Professeur  de  la  Faculté  de  Montpellier.  Il  devint  par  la 
suite  premier  médecin  du  duc  d'Orléans, 

2.  Rousseau,  qui  habita  rue  Basse,  —  actuellement  rue 
J.-J.  Rousseau  —  chez  un  huissier  de  la  Bourse,  du  nom  de 
Barcellon,  prit  tout  d'abord  pension  chez  une  dame  Mazet. 
(Voyez  sa  lettre  à  Madame  de  Warens  du  23  oct.  1737.)  On  trouvera 
dans  celte  épître  de  singulier?  détails  sur  son  voyage  à  Montpel- 
lier ainsi  qu'un  jugement  p^u  favorable  sur  la  vie  et  les  usages  en 
pays  languedocien. 


54  LES    CONFESSIONS 

se  chargeoit  de  retirer  les  lettres  de  son  ami  Dudding. 
A  midi,  j'allois  faire  un  tour  à  la  Canourgue,  avec 
quelqu'un  de  nos  jeunes  commensaux,  qui  tous 
étoient  de  très  bons  enfans  ;  on  se  rassembloit,  on 
alloit  dîner.  Après  dîner  une  importante  afl'aire 
occupoit  la  plupart  (a)  d'entre  nous  jusqu'au  soir, 
c'étoit  d'aller  hors  de  la  ville  jouer  le  goûter  en  deux 
ou  trois  parties  de  mail.  Je  ne  jouois  pas,  je  n'en 
avois  ni  la  force  ni  l'adresse  ;  mais  je  pariois,  et  sui- 
vant, avec  l'intérêt  du  pari,  nos  joueurs  et  leurs 
boules  à  travers  des  chemins  raboteux  et  pleins  de 
pierres,  je  faisois  un  exercice  agréable  et  salutaire  (h) 
qui  me  convenoit  tout  à  fait.  On  goûtoit  dans  un 
cabaret  hors  la  ville.  Je  nai  pas  besoin  de  dire  que 
ces  goûters  étoient  gais  ;  mais  j'ajouterai  qu'ils 
étoient  assez  décens,  quoique  les  filles  du  cabaret 
fussent  jolies.  M.  Fitz-Moris,  grand  joueur  de  mail, 
étoit  notre  président,  et  je  puis  dire,  malgré  la 
mauvaise  réputation  des  étudians,  que  je  trouvai 
plus  de  mœurs  et  d'honnêteté  parmi  toute  cette 
jeunesse  qu'il  ne  seroit  aisé  d'en  trouver  dans  le 
même  nombre  d'hommes  faits.  Ils  étoient  plus 
bruyans  que  crapuleux,  plus  gais  que  libertins,  et 
je  me  monte  si  aisément  à  un  train  de  vie  quand  il 
est  volontaire,  que  je  n'aurois  pas  mieux  demandé 
que  de  voir  durer  celui-là  toujours.  Il  y  avoit  parmi 
ces  étudians  plusieurs  (c)  Irlandois  avec  lesquels 
je  tâchois  d'apprendre  quelques  mots  d'anglois  par 
précaution  pour  le  Bourg-Saint-Andéol.  car  le  tems 


Var.  —  (a)  :  occupoit    plusieurs   ti'enire...  —  fb)    :   exercice 
amusant   et   salutaire...   —    (cj    :   quelques   Irlandois... 


LIVBE    SIXIÈME  55 

approchoit  de  m" y  rendre.  Madame  de  Larnage  m'en 
pressoit  chaque  ordinaire,  et  je  me  préparois  à  lui 
obéir.  Il  étoit  clair  que  mes  médecins,  qui  n'avoient 
rien  compris  à  mon  mal.  me  regardoient  comme  un 
malade  imaginaire,  et  me  traitoient  sur  ce  pied  avec 
leur  squine,  leurs  eaux,  et  leur  petit  lait.  Tout  au 
contraire  des  théologiens,  les  médecins  et  les  philo- 
sophes n'admettent  pour  vrai  que  ce  qu'ils  peuvent 
expliquer,  et  font  de  leur  intelligence  la  mesure  des 
possibles.  Ces  messieurs  ne  connoissoient  rien  à 
mon  mal  ;  donc  je  n'étois  pas  malade  :  car  comment 
supposer  que  des  docteurs  ne  sussent  pas  tout?  Je 
vis  qu'ils  ne  cherchoient  qu'à  m'amuser  et  me  faire 
manger  mon  argent,  et  jugeant  que  leur  substitut 
du  Bourg-Saint-Andéol  feroit  cela  tout  aussi  bien 
qu'eux,  mais  plus  agréablement,  je  résolus  de  lui 
donner  (a)  la  préférence,  et  je  quittai  Montpellier 
dans  cette  sage  intention  ^. 

Je  partis  vers  la  fin  de  novembre  ^,  après  six 
semaines  ou  deux  mois  de  séjour  dans  cette  ville, 
où  je  laissai  une  douzaine  de  louis  sans  aucun  profit 
pour  ma  santé  ni  pour  mon  instruction,  si  ce  n'est 

VXr.  —  (a)  :  agréablement,  je  lui  donnai  la... 

1.  On  lira  quelques  particularités  intéressantes  sur  le  séjour  que 
fit  Rousseau  en  cette  \-ille,  dans  la  Correspondance  (lettres  XIV 
et  XYI),  ainsi  que  dans  un  travail  du  D'  Grasset  ;  J.-J.  Rousseau 
à  Montpellier  (Mémoires  de  l'Acad.  des  se.  et  lettres  de  Montpellier, 
1854,  I,  p.  553  et  ss.). 

2.  Non  pas  en  novembre,  mais  après  le  14  décembre  1737. 
(Voyez  la  Correspondance,  1.  XVII,  A  Madame  la  Baronne  de 
Warens.)  Dans  une  lettre  précédente,  on  appread  que  Madame  de 
Warens  ne  l'attendait  pas  avant  la  Saint-Jean  (24  juin)  de  l'année 
1738. 


56  LES    CONFESSIONS 

un  cours  danatomie  commencé  sous  M.  Fitz-Moris, 
et  que  je  fu>  obligé  d'abandonner  par  Thorrible 
puanteur  des  cadavres  qu'on  disséquoit.  et  qu'il  me 
fut  impossible  de  supporter. 

Mal  à  mon  aise  au  dedans  de  moi  sur  la  résolution 
que  j'avois  prise,  j'y  réfléchissois  en  m'avançant  (a) 
toujours  vers  le  Pont-Saint-Esprit,  qui  étoit  égale- 
ment la  route  du  Bourg-Saint-Andéol  et  de  Cham- 
béri.  Les  souvenirs  de  Maman,  et  (h)  ses  lettres, 
quoique  moins  fréquentes  que  celles  de  madame  de 
Larnage,  réveilloient  dans  mon  cœur  des  remords 
que  j'avois  étouffés  durant  ma  première  route  (c). 
Ils  devinrent  si  vifs  au  retour,  que,  balançant  l'amour 
du  plaisir,  ils  me  mirent  en  état  d'écouter  la  raison 
seule.  D'abord,  dans  le  rôle  d'aventurier  que  j'allois 
recommencer,  je  pouvois  être  moins  heureux  que 
la  première  fois  ;  il  ne  falloit,  dans  tout  le  Bourg- 
Saint-Andéol,  qu'une  seule  personne  qui  eût  été  en 
Angleterre,  qui  connût  les  Anglois,  ou  (d)  qui  sût 
leur  langue  pour  me  démasquer.  La  famille  de 
madame  de  Larnage  pouvoit  se  prendre  de  mauvaise 
humeur  contre  moi  et  me  traiter  peu  honnêtement. 
Sa  fille,  à  laquelle  malgré  moi  je  pensois  plus  qu'il 
n'eût  fallu,  m'inquiétoit  encore  :  je  tremblois  d'en 
devenir  amoureux,  et  cette  peur  faisoit  déjà  la  moitié 
de  l'ouvrage.  AUois-je  donc,  pour  prix  des  bontés  de 
la  mère,  chercher  à  corrompre  sa  (e)  fdle,  à  lier 
le  plus  détestable  commerce,  à  mettre  la  dissen- 
sion (f).  le  déshonneur,  le  scandale  et  l'enfer  dans 

Var.  —  (a)  :  en  avançant...  —  (h)  :  et  de  ses...  —  (c)  :  étouffés 
en  venant.  Ils...  —  (d)  :  et  qui...  —  (e)  :  la  fille,...  —  (f)  :  la  dis- 
sension, le  scandale  et  l'enfer... 


LIVRE     SIXIÈME  57 

sa  maison?  Cette  idée  me  fit  horreur  ;  je  pris  bien  la 
ferme  résolution  de  me  combattre  et  de  me  vaincre 
si  ce  malheureux  penchant  venoit  à  se  déclarer.  Mais 
pourquoi  m' exposer  à  ce  combat  ?  Quel  misérable 
état  de  vivre  avec  la  mère,  dont  je  serois  rassasié, 
et  de  brûler  pour  la  fille  sans  oser  lui  montrer  mon 
cœur  !  Quelle  nécessité  d'aller  chercher  cet  état,  et 
m'exposer  aux  malheurs,  aux  affronts,  aux  remords, 
pour  des  plaisirs  dont  j'avois  d'avance  épuisé  le  plus 
grand  charme?  car  il  est  certain  que  ma  fantaisie 
avoit  perdu  sa  première  vivacité  ;  le  goût  du  plaisir 
y  étoit  encore,  mais  la  passion  n'y  étoit  plus.  A  cela 
se  mêloient  des  réflexions  relatives  à  ma  situation, 
à  mes  devoirs,  à  cette  Maman  si  bonne,  si  généreuse, 
qui,  déjà  chargée  de  dettes,  l'étoit  encore  de  mes 
folles  dépenses,  qui  s'épuisoit  pour  moi,  et  que  je 
trompois  si  indignement.  Ce  reproche  devint  si  ^if 
qu'il  l'emporta  à  la  fin.  En  approchant  du  Saint- 
Esprit,  je  pris  la  résolution  de  brûler  létape  du  Bourg- 
Saint- Andéol,  et  de  passer  tout  droit.  Je  Yexéc\itai(a) 
courageusement,  avec  quelques  soupirs,  je  l'avoue, 
mais  aussi  avec  cette  satisfaction  intérieure,  que  je 
goûtois  pour  la  première  fois  de  ma  vie,  de  me  dire  : 
Je  mérite  ma  propre  estime  :  je  sais  préférer  mon 
devoir  à  mon  plaisir.  Voilà  la  première  obligation 
véritable  (h)  que  j'aie  à  l'étude.  C'étoit  elle  qui 
m'avoit  appris  à  réfléchir,  à  comparer.  Après  les 
principes  si  purs  que  j'avois  adoptés  il  y  avoit  peu  de 
tems.  après  les  règles  de  sagesse  et  de  vertu  que  je 


Var.  —   (a)  :   droit.   J'exécutai  celle  résolution  avec...  —  (b) 
obligation  que  j'aie... 


58 


LES     CONFESSIONS 


m'étois  faites  et  que  je  m'étois  senti  si  fier  de  suivre, 
la  honte  d'être  si  peu  conséquent  à  moi-même,  de 
démentir  si  tôt  et  si  haut  mes  propres  maximes,  l'em- 
porta sur  la  volupté.  L'orgueil  eut  peut-être  autant 
de  part  à  ma  résolution  que  la  vertu  ;  mais  si  cet 
orgueil  n'est  pas  la  vertu  même,  il  a  des  effets  si 
semblables,  qu'il  est  pardonnable  de  s'y  tromper. 

L'un  des  avantages  des  bonnes  actions  est  d'élever 
l'âme  et  de  la  disposer  à  en  faire  de  meilleures  : 
car  telle  est  la  foiblesse  humaine,  qu'on  doit  mettre 
au  nombre  des  bonnes  actions  l'abstinence  du  mal 
qu'on  est  tenté  de  commettre.  Sitôt  que  j'eus  pris 
ma  résolution  je  devins  un  autre  homme,  ou  plutôt 
je  redevins  celui  que  j'étois  auparavant,  et  que  ce 
moment  d'ivresse  avoit  fait  disparaître.  Plein  de 
bons  sentimens  et  de  bonnes  résolutions,  je  continuai 
ma  route  dans  la  bonne  intention  (a)  d'expier  ma 
faute,  ne  pensant  qu'à  régler  désormais  ma  conduite 
sur  les  lois  de  la  vertu,  à  me  consacrer  sans  réserve 
au  service  de  la  meilleure  des  mères,  à  lui  vouer 
autant  de  fidélité  que  j'avois  d'attachement  pour 
elle,  et  à  n'écouter  plus  d'autre  amour  que  celui 
de  mes  devoirs.  Hélas  !  la  sincérité  de  mon  retour 
au  bien  sembloit  me  promettre  une  autre  destinée  ; 
mais  la  mienne  étoit  écrite  et  déjà  commencée,  et 
quand  mon  cœur,  plein  d'amour  pour  les  choses 
bonnes  et  honnêtes,  ne  voyoit  plus  qu'innocence 
et  bonheur  dans  la  vie,  je  touchois  au  moment 
funeste  qui  devoit  traîner  à  sa  suite  la  longue  chaîne 
de   mes   malheurs. 

Var.  —  (a)  :  dans  la  ferme  intention.: 


LIVRE    SIXIEME  09 

L'empressement  d'arriver  me  fit  faire  plus  de 
diligence  que  je  n'avois  compté.  Je  lui  avois  annoncé 
de  Valence  le  jour  et  Fheure  de  mon  arrivée.  Ayant 
gagné  une  demi-journée  sur  mon  calcul,  je  restai 
autant  de  tems  à  Chaparillan,  afin  d'arriver  juste 
au  moment  que  j' avois  marqué.  Je  voulois  goûter 
dans  tout  son  charme  le  plaisir  de  la  revoir.  J'aimois 
mieux  le  différer  un  peu  pour  y  joindre  celui  d'être 
attendu.  Cette  précaution  m'avoit  toujours  réussi. 
J'avois  vu  toujours  marquer  mon  arrivée  par  une 
espèce  de  petite  fête  :  je  n'en  attendois  pas  moins 
cette  fois  ;  et  ces  empressemens.  qui  métoient  si 
sensibles,  valoient  bien  la  peine  d'être  ménagés. 

J'arrivai  donc  exactement  à  Iheure.  De  tout  loin 
je  regardois  si  je  ne  la  verrois  point  sur  le  chemin  ;  le 
cœur  me  battoit  de  plus  en  plus  à  mesure  que 
j'approchois.  J'arrive  essoufflé,  car  j'avois  quitté 
ma  voiture  en  ville  :.je  ne  vois  personne  dans  la  cour, 
sur  la  porte,  à  la  fenêtre  :  je  commence  à  me  trou- 
bler, je  redoute  quelque  accident.  J'entre  ;  tout  est 
tranquille  ;  des  ouvriers  goûtoient  dans  la  cuisine  ; 
du  reste,  aucun  apprêt.  La  servante  parut  surprise 
de  me  voir  ;  elle  ignoroit  que  je  dusse  arriver.  Je 
monte,  je  la  vois  enfin  cette  chère  Maman,  si  tendre- 
ment, si  ^4vement,  si  purement  aimée  ;  j'accours,  je 
m'élance  à  ses  pieds.  Ah  !  te  voilà,  petit,  me  dit-elle 
en  m'embrassant  :  as-tu  fait  bon  voyage?  comment 
te  portes-tu?  Cet  accueil  m'interdit  un  peu.  Je  lui 
demandai  si  elle  n'avoit  pas  reçu  ma  lettre.  Elle 
me  dit  que  oui.  Jaurois  cru  que  non.  lui  dis-je,  et 
l'éclaircissement  finit  là.  Un  jeune  homme  étoit 
avec    elle.    Je   le    connoissois    pour   l'avoir   vu   déjà 


60  LES    CONFESSIONS 

dans  la  maison  avant  mon  départ  ;  mais  cette  fois 
il  y  paroissoit  établi  ;  il  l'étoit.  Bref,  je  trouvai  ma 
place  prise. 

Ce  jeune  homme  étoit  du  pays  de  Vaud  :  son  père, 
appelé  Vintzenried  ^.  étoit  concierge  ou  soi-disant 
capitaine  du  château  de  Chillon.  Le  fils  de  M.  le 
capitaine  étoit  garçon  perruquier,  et  couroit  le  monde 
en  cette  qualité  quand  il  vint  se  présenter  à  madame 
de  Warens.  qui  le  reçut  bien,  comme  elle  faisoit 
tous  les  passans,  et  surtout  ceux  de  son  pays.  C'étoit 
un  grand  fade  blondin,  assez  bien  fait,  le  visage  plat, 
l'esprit  de  même,  parlant  comme  le  beau  Liandre  ; 
mêlant  tous  les  tons,  tous  les  goûts  de  son  état  avec 
la  longue  histoire  de  ses  bonnes  fortunes  ;  ne  nom- 
mant que  la  moitié  des  marquises  avec  lesquelles  il 
avoit  couché,  et  prétendant  n'avoir  point  coiffé  de 
jolies  femmes  dont  il  n'eût  aussi  coiffé  les  maris  ; 
vain,  sot.  ignorant,  insolent,  au  demeurant  le  meil- 
leur fds  du  monde.  Tel  fut  le  substitut  qui  me  fut 
donné  durant  mon  absence,  et  l'associé  qui  me  fut 
offert  après  mon  retour  . 

Oh  î  si  les  âmes  dégagées  de  leurs  terrestres  en- 
traves voient  encore  du  sein  de  l'éternelle  lumière 
ce  qui  se  passe  chez  les  mortels,  pardonnez,  ombre 
chère  et  respectable,  si  je  ne  fais  pas  plus  de  grâce 
à  vos  fautes  qu'aux  miennes,  si  je  dévoile  également 


1.  Jean-Samuel-Rodolphe  Wintzenried,  dit  de  Courtilles,  du 
nom  d'un  petit  village  du  baillage  de  Moudon.  Il  était  né  en  mars 
1716.  Il  mourut  le  18  fé^^:•ie^  1772,  à  Chambéry,  où  il  tenait  les 
fonctions  d'inspecteur  du  château  de  la  Ville.  Il  avait  épousé 
Jeanne-Marie  Bergonzy.  Son  père  était  un  fonctionnaire  important 
du  pays  de  Vaud.  (Fr.  Mugnier,  oiwr.  cité,  Epilogue,  p.  416  et  ss  ) 


LIVRE     SIXIÈME  61 

les  unes  et  les  autres  aux  yeux  des  lecteurs.  Je  dois, 
je  veux  être  vrai  pour  vous  comme  pour  moi-même  : 
vous  y  perdrez  toujours  beaucoup  moins  que  moi. 
Eh  !  combien  votre  aimable  et  doux  caractère,  votre 
inépuisable  bonté  de  cœur,  votre  franchise  et  toutes 
vos  excellentes  vertus  ne  rachètent-elles  pas  de 
foiblesses.  si  Ton  peut  appeler  ainsi  les  torts  de  votre 
seule  raison  !  Vous  eûtes  des  erreurs  et  non  pas  des 
vices  ;  votre  conduite  fut  répréhensible.  mais  votre 
cœur  fut  toujours  pur.  Qu'on  mette  le  bien  et  le  mal 
dans  la  balance,  et  qu'on  soit  équitable  :  quelle  autre 
femme,  si  sa  vie  secrète  étoit  manifestée  ainsi  que 
la  vôtre,  s'oseroit  jamais  comparer  à  vous? 

Le  nouveau  venu  s'étoit  montré  zélé,  diligent. 
exact  pour  toutes  ses  petites  commissions,  qui 
étoient  toujours  en  grand  nombre  ;  il  s'étoit  fait  le 
piqueur  de  ses  ouvriers.  Aussi  bruyant  que  je  létois 
peu,  il  se  faisoit  voir  et  surtout  entendre  à  la  fois  à 
la  charrue,  aux  foins,  au  bois,  à  l'écurie,  à  la  basse- 
cour.  Il  n'y  avoit  que  le  jardin  qu'il  négligeoit.  parce 
que  c'étoit  un  travail  trop  paisible  (a)  et  qui  ne 
faisoit  point  de  bruit.  Son  grand  plaisir  étoit  de  char- 
ger et  charrier,  de  scier  ou  fendre  du  bois  ;  on  le 
voyoit  toujours  la  hache  ou  la  pioche  à  la  main  ; 
on  l'entendoit  courir,  cogner,  crier  à  pleine  tête. 
Je  ne  sais  de  combien  d'hommes  il  faisoit  le  travail, 
mais  il  faisoit  toujours  le  bruit  de  dix  ou  douze. 
Tout  ce  tintamarre  en  imposa  à  ma  pauvre  Maman  ; 
elle  crut  ce  jeune  homme  un  trésor  pour  ses  (b) 
affaires.   Voulant   se   l'attacher,   elle   employa   pour 

Var.  —  (a)  :  paisible  qui  ne...  —  (h)  :  pour  tes  affaires. 


62  LES    CONFESSIONS 

cela  tous  les  moyens  qu'elle  y  crut  propres,  et 
n'oublia  pas  celui  sur  lequel  elle  comptoit  le  plus. 

On  a  dû  connoître  mon  cœur,  ses  sentimens  les 
plus  constans.  les  plus  vrais,  ceux  surtout  qui  me 
ramenoient  en  ce  moment  (a)  auprès  d'elle.  Quel 
prompt  et  plein  bouleversement  dans  tout  mon  être  ! 
qu'on  se  mette  à  ma  place  pour  en  juger.  En  un  mo- 
ment je  vis  évanouir  pour  jamais  tout  Tavenir  de 
félicité  que  je  m'étois  peint.  Toutes  les  douces 
idées  que  je  caressois  si  affectueusement  dispa- 
rurent, et  moi,  qui  depuis  mon  enfance  ne  savois 
voir  mon  existence  qu'avec  la  sienne,  je  me  vis  seul 
pour  la  première  fois.  Ce  moment  fut  affreux  :  ceux 
qui  le  suivirent  furent  toujours  sombres.  J'étois 
jeune  encore,  mais  ce  doux  sentiment  de  jouissance 
et  d'espérance  qui  vivifie  la  jeunesse  me  quitta  pour 
jamais.  Dès  lors,  l'être  sensible  fut  mort  à  demi. 
Je  ne  vis  plus  devant  moi  que  les  tristes  restes  d'une 
vie  insipide,  et  si  quelquefois  encore  une  image  de 
bonheur  effleura  mes  désirs,  ce  bonheur  n'étoit  plus 
celui  qui  m'étoit  propre  ;  je  sentois  qu'en  l'obtenant 
je  ne  serois  pas  vraiment  heureux. 

J'étois  si  bête  et  ma  confiance  étoit  si  pleine,  que, 
malgré  le  ton  familier  du  nouveau  venu,  que  je 
regardois  comme  un  effet  de  cette  facilité  d'humeur 
de  Maman  qui  rapprochoit  tout  le  monde  d'elle,  je 
ne  me  serois  pas  avisé  d'en  soupçonner  la  véritable 
cause  si  elle  ne  me  l'eût  dit  elle-même  ;  mais  elle  se 
pressa  de  me  faire  cet  aveu  avec  une  franchise  capable 
d'ajouter  à  ma  rage,  si  mon  cœur  eût  pu  se  tourner 

Var.  —  (a)  :  me  ramenoient  auprès... 


LIVRE    SIXIÈME  63 

de  ce  côté-là  (a)  ;  trouvant  quant  à  elle  la  chose  toute 
simple,  me  reprochant  ma  négligence  dans  la  maison, 
et  m'alléguant  mes  fréquentes  absences,  comme  si 
elle  eût  été  d'un  tempérament  fort  pressé  d'en  rem- 
pHr  les  vides.  Ah  î  Maman,  lui  dis- je,  le  cœur  serré  de 
douleur,  qu'osez-vous  m'apprendre  !  quel  prix  d'un 
attachement  pareil  au  mien  I  Ne  m'avez-vous  tant 
de  fois  conservé  la  vie  que  pour  m'ôter  tout  ce  qui 
me  la  rendoit  chère?  Jen  mourrai,  mais  vous  me 
regretterez.  Elle  me  répondit  d'un  ton  tranquille 
à  me  rendre  fou,  que  j'étois  un  enfant,  qu'on  ne  mou- 
roit  point  de  ces  choses-là  ;  que  je  ne  perdrois  (h) 
rien  :  que  nous  n'en  serions  pas  moins  bons  amis, 
pas  moins  intimes  dans  tous  les  sens  ;  que  son 
tendre  attachement  (c)  pour  moi  ne  pouvoit  ni 
diminuer  ni  finir  qu'avec  elle.  Elle  me  fit  entendre, 
en  un  mot,  que  tous  mes  droits  demeuroient  les 
mêmes,  et  qu'en  les  partageant  avec  un  autre,  je 
n'en  étois  pas  privé  pour  cela. 

Jamais  la  pureté,  la  vérité,  la  force  de  mes  senti- 
mens  pour  elle,  jamais  la  sincérité,  l'honnêteté  de 
mon  âme,  ne  se  firent  mieux  sentir  à  moi  que  dans 
ce  moment.  Je  me  précipitai  à  ses  pieds,  j'embrassai 
ses  genoux  en  versant  des  torrens  de  larmes.  Non, 
Maman,  lui  dis-je  avec  transport,  je  vous  aime  trop 
pour  vous  avilir  ;  votre  possession  m'est  trop  chère 
pour  la  partager  ;  les  regrets  qui  l'accompagnèrent 
quand  je  l'acquis  se  sont  accrus  avec  mon  amour  ; 
non,  je  ne  la  puis  conserver  au  même  prix.  Vous  aurez 


Var.  —  (a)  :  de  ce  côté  ;  trouvant...  —  (h)  :  ne  perdais  rien  ;.. 
—  (c)  :  sa  tendre  amitié  pour... 


64 


CONFESSIONS 


toujours  mes  adorations,  soyez-en  toujours  digne  : 
il  m'est  plus  nécessaire  encore  de  vous  honorer  que 
de  vous  posséder.  C'est  à  vous,  ô  Maman  !  que  je  vous 
cède  ;  c'est  à  l'union  de  nos  cœurs  que  je  sacrifie 
tous  mes  plaisirs.  Puissé-je  périr  mille  fois  avant  d'en 
goûter  qui  dégradent  ce  que  j'aime  ! 

Je  tins  cette  résolution  avec  une  constance  digne, 
j'ose  le  dire,  du  sentiment  qui  me  l'avoit  fait  former. 
Dès  ce  moment  je  ne  A^is  plus  cette  Maman  si  chérie 
que  des  yeux  d'un  véritable  fils  ;  et  il  est  à  noter 
que.  bien  que  (a)  ma  résolution  n'eût  point  son  ap- 
probation secrète,  comme  je  m'en  suis  trop  aperçu, 
elle  n'employa  jamais  pour  m'y  faire  renoncer  ni 
propos  insinuans.  ni  caresses,  ni  aucune  de  ces  adroi- 
tes agaceries  dont  les  femmes  savent  user  sans  se 
commettre,  et  qui  manquent  rarement  de  leur 
réussir.  Réduit  à  me  chercher  un  sort  indépendant 
d'elle,  et  n'en  pouvant  même  imaginer,  je  passai 
bientôt  à  l'autre  extrémité,  et  le  cherchai  tout  en 
elle.  Je  l'y  cherchai  si  parfaitement  que  je  parvins 
presque  à  m'oublier  moi-même.  L'ardent  désir  de 
la  voir  heureuse,  à  quelque  prix  que  ce  fût,  absor- 
boit  toutes  mes  affections  :  elle  avoit  beau  séparer 
son  bonheur  du  mien,  je  le  voyois  mien  en  dépit 
d'elle. 

Ainsi  commencèrent  à  germer  avec  mes  malheurs 
les  vertus  dont  la  semence  et  oit  au  fond  de  mon  âme, 
que  l'étude  avoit  cultivées,  et  qui  n'attendoient  pour 
éclore  que  le  ferment  de  l'adversité.  Le  premier  fruit 
de   cette   disposition  si    désintéressée    fut   d'écarter 

Var.  —  (a)  :  que  quoique  ma... 


LIVRE     SIXIÈME  65 

de  mon  cœur  tout  sentiment  de  haine  et  d'envie 
contre  celui  qui  m'avoit  supplanté.  Je  voulus,  au 
contraire,  et  je  voulus  sincèrement  m'attacher  à  ce 
jeune  homme,  le  former,  travailler  à  son  éducation, 
lui  faire  sentir  son  bonheur,  Ten  rendre  digne,  s'il 
étoit  possible,  et  faire  en  un  mot  pour  lui  tout  ce 
qu'Anet  avoit  fait  pour  moi  dans  une  occasion  pa- 
reille. Mais  la  parité  manquoit  entre  les  personnes. 
Avec  plus  de  douceur  et  de  lumières  je  n'avois  pas 
le  sang-froid  et  la  fermeté  d'Anet,  ni  cette  force 
de  caractère  qui  en  imposoit.  et  dont  jaurois  eu 
besoin  pour  réussir.  Je  trouvai  encore  moins  dans  le 
jeune  homme  les  qualités  qu'Anet  avoit  trouvées  en 
moi  :  la  docilité,  l'attachement,  la  reconnoissance, 
surtout  le  sentiment  du  besoin  que  j'avois  de  ses 
soins,  et  l'ardent  désir  de  les  rendre  utiles.  Tout  cela 
manquoit  ici.  Celui  que  je  voulois  former  ne  voyoit 
en  moi  qu'un  pédant  importun  qui  n'avoit  que  du 
babil.  Au  contraire,  il  s'admiroit  lui-même  comme 
un  homm.e  important  dans  la  maison,  et  mesurant 
les  services  qu'il  y  croyoit  rendre  sur  le  bruit  qu'il 
y  faisoit,  il  regardoit  ses  haches  et  ses  pioches  comme 
infiniment  plus  utiles  que  tous  mes  bouquins.  A  quel- 
que égard  il  n'avoit  pas  tort  ;  mais  il  partoit  de  là 
pour  se  donner  des  airs  à  faire  mourir  de  rire.  Il 
tranchoit  avec  les  paysans  du  gentilhomme  cam- 
pagnard :  bientôt  il  en  fit  autant  avec  moi,  et  enfin 
avec  Maman  elle-même.  Son  nom  de  \  intzenried 
ne  lui  paroissant  pas  assez  noble,  il  le  quitta  pour 
celui  de  M.  de  Courtilles,  et  c'est  sous  ce  dernier 
nom  qu'il  a  été  connu  depuis  à  Chambéri  et  en 
Maurienne.  où  il  s'est  marié. 


66  LES    CONFESSIONS 

Enfin,  tant  fît  l'illustre  personnage  qu'il  fut  tout 
dans  la  maison,  et  moi  rien.  Comme,  lorsque  j'avois  le 
malheur  de  lui  déplaire,  c'étoit  Maman  et  non  pas 
pas  moi  qu'il  grondoit,  la  crainte  de  l'exposer  à  ses 
brutalités  me  rendoit  docile  à  tout  ce  qu'il  désiroit, 
et  chaque  fois  qu'il  fendoit  du  bois,  emploi  qu'il 
remplissoit  avec  une  fierté  sans  égale,  il  falloit  que 
je  fusse  là  spectateur  oisif  et  tranquille  admirateur 
de  sa  prouesse  (a).  Ce  garçon  n'étoit  pourtant  pas 
absolument  d'un  mauvais  naturel  ;  il  aimoit  Maman, 
parce  qu'il  étoit  impossible  de  ne  la  pas  aimer  ; 
il  n'avoit  même  pas  pour  moi  de  l'aversion,  et  quand 
les  intervalles  de  ses  fougues  permettoient  de  lui 
parler,  il  nous  écoutoit  quelquefois  assez  docilement, 
convenant  franchement  qu'il  n'étoit  qu'un  sot  : 
après  quoi  il  n'en  faisoit  pas  moins  de  nouvelles 
sottises.  Il  avait  d'ailleurs  une  intelligence  si  bornée 
et  des  goûts  si  bas,  qu'il  étoit  difficile  de  lui  parler 
raison  et  presque  impossible  de  se  plaire  avec  lui. 
A  la  possession  d'une  femme  pleine  de  charmes,  il 
ajouta  le  ragoût  d'une  femme  de  chambre  vieille, 
rousse,  édentée,  dont  Maman  avoit  la  patience 
d'endurer  le  dégoûtant  service,  quoiqu'elle  lui  fît  mal 
au  cœur.  Je  m'aperçus  de  ce  nouveau  ménage,  et 
j'en  fus  outré  d'indignation  :  mais  je  m'aperçus  d'une 
autre  chose  qui  m'afï'ecta  bien  plus  vivement  encore, 
et  qui  me  jeta  dans  un  plus  profond  découragement 
que  tout  ce  qui  s'étoit  passé  (h)  jusqu'alors  :  ce  fut  le 
refroidissement  de  Maman  envers  moi. 


Yar.  —  (a)   :  de  ses  prouesses.  Ce...  —   (b)  :  ce  qui  raéloit 
arrivé... 


LIVRE    SIXIÈME  67 

La  privation  que  je  m'étois  imposée  et  qu'elle 
avoit  fait  semblant  d'approuver  est  une  de  ces  choses 
que  les  femmes  ne  pardonnent  point,  quelque  mine 
qu'elles  fassent,  moins  par  la  privation  qui  en  résidte 
pour  elles-mêmes,  que  par  l'indifférence  qu'elles 
y  voient  pour  leur  possession.  Prenez  la  femme  la 
plus  sensée,  la  plus  philosophe,  la  moins  attachée  à 
ses  sens  ;  le  crime  le  plus  irrémissible  que  l'homme, 
dont  au  reste  elle  se  soucie  le  moins,  puisse  com- 
mettre envers  elle,  est  d'en  pouvoir  jouir  et  de  n'en 
rien  faire.  Il  faut  bien  que  ceci  soit  sans  exception, 
puisqu'une  sympathie  si  naturelle  et  si  forte  fut 
altérée  en  elle  par  une  abstinence  qui  n'avoit  que 
des  motifs  de  vertu,  d'attachement  et  d'estime  (a). 
Dès  lors  je  cessai  de  trouver  en  elle  cette  intimité 
des  cœurs  qui  lit  toujours  la  plus  douce  jouissance 
du  mien.  Elle  ne  s'épanchoit  plus  avec  moi  que  quand 
elle  avoit  à  se  plaindre  du  nouveau  venu  ;  quand  ils 
étoient  bien  ensemble,  j'entrois  peu  dans  ses  con- 
fidences. Enfin  elle  prenoit  peu  à  peu  une  manière 
d'être  dont  je  ne  faisois  plus  partie.  Ma  présence  lui 
faisoit  plaisir  encore,  mais  elle  ne  lui  faisoit  plus 
besoin,  et  j'aurois  passé  des  jours  entiers  sans  la 
voir,  qu'elle  ne  s'en  seroit  pas  aperçue. 

Insensiblement  je  me  sentis  isolé  et  seul  dans  cette 
même  maison  dont  auparavant  j'étois  l'âme,  et  où 
je  vivois  pour  ainsi  dire  à  double.  Je  m'accoutumai 
peu  à  peu  à  me  séparer  de  tout  ce  qui  s'y  faisoit,  de 
ceux  mêmes  qui  l'habitoient,  et  pour  m'épargner 
de  continuels  déchiremens,  je  m'enfermois  avec  mes 

Var.  —   (a)   :  d'estime  et  d'attachement.  Dès... 


68  LES    CONFESSIONS 

livres,  ou  bien  j'allois  soupirer  et  pleurer  à  mon 
aise  au  milieu  des  bois.  Cette  vie  me  devint  bientôt 
tout  à  fait  insupportable.  Je  sentis  que  la  présence 
personnelle  et  l'éloignement  de  cœur  d'une  femme 
qui  m'étoit  si  chère  irritoient  ma  douleur,  et  qu'en 
cessant  de  la  voir  je  m'en  sentirois  moins  cruelle- 
ment séparé.  Je  formai  le  projet  de  quitter  sa  mai- 
son: je  le  lui  dis.  et.  loin  de  s'y  opposer,  elle  le  favo- 
risa. Elle  avoit  à  Grenoble  une  amie  appelée  madame 
Deybens,  dont  le  mari  étoit  ami  de  M.  de  Mably, 
grand-prévôt  k  (a)  Lyon.  M.  Deybens  me  proposa 
l'éducation  des  enfans  de  M.  de  Mably  :  j'acceptai, 
et  je  partis  pour  Lyon  ^.  sans  laisser  ni  presque  sentir 
le  moindre  recrret  d'une  séparation  dont  aupara- 
vant la  seule  idée  nous  eût  donné  les  angoisses  de 
la  mort. 

J"avois  à  peu  près  les  connoissances  nécessaires 
pour  un  précepteur,  et  j'en  croyois  avoir  le  talent. 
Durant  un  an  que  je  passai  chez  ^L  de  Mably.  j'eus 
le  tems  de  me  désabuser.  La  douceur  de  mon  naturel 
m'eût  rendu  propre  à  ce  métier,  si  l'emportement 
n'y  eût  mêlé  ses  orages.  Tant  que  tout  alloit  bien. 

Var.  —   (a)   :  de  Lyon. 

1.  A  la  fin  du  mois  d'axiil  1740.  Le  1"  mai,  Rousseau  était 
installé  à  Lyon  chez  M.  de  Mably,  rue  Saint-Dominique,  aux 
appointements  de  quatre  cents  li%Tes,  y  compris  les  gratifications. 
Voyez  sa  Correspondance  et,  en  particulier,  ses  lettres  à  Madame  de 
"Warens  du  1^*^  mai  et  du  24  octobre  1740.  Un  court  billet  à  la 
même,  non  daté,  et  dont  le  texte  ne  nous  est  pas  parvenu  en  entier, 
contient  aussi  quelques  renseignements  précieux  sur  le  séjour  à 
Lyon  de  T auteur  de  la  youvelle  Hélolse.  Publié  d'abord  dans  le 
Courrier  français  du  3  mars  1837,  il  a  été  réimprimé  par  M.  F.  Mu- 
gnier  (ou^r.  ciié,  p.  190.) 


LIVRE    SIXIÈME  69 

et  que  je  voyois  réussir  mes  soins  et  mes  peines, 
qu'alors  je  n'épargnois  point,  j'étois  un  ange  ; 
j'étois  un  diable  quand  les  choses  alloient  de  travers. 
Quand  mes  élèves  ne  m'entendoient  pas.  j 'extra va- 
guois,  et.  quand  ils  marquoient  de  la  méchanceté, 
je  les  aurois  tués  :  ce  n'étoit  pas  le  moyen  de  les 
rendre  savans  et  sages.  J'en  avois  deux  :  ils  étoient 
d'humeurs  très  différentes.  L'un  de  huit  à  neuf  ans, 
appelé  Sainte-Marie,  étoit  d'une  jolie  figure,  l'esprit 
assez  ouvert,  assez  vif,  étourdi,  badin,  malin,  mais 
d'une  malignité  gaie  ^.  Le  cadet,  appelé  Condillac  (a), 
paroissoit  presque  stupide,  musard,  têtu  comme  une 
mule,  et  ne  pouvant  rien  apprendre.  On  jDCut  juger 
qu'entre  ces  deux  sujets  je  n'avois  pas  besogne  faite. 
Avec  de  la  patience  et  du  sang-froid  peut-être  au- 
rois-je  pu  réussir  ;  mais,  faute  de  l'une  et  de  l'autre, 
je  ne  fis  rien  qui  vaille,  et  mes  élèves  tournoient  très 
mal.  Je  ne  manquois  pas  d'assiduité,  mais  je  manquois 
d'égalité,  surtout  de  prudence.  Je  ne  savois  employer 
auprès  d'eux  que  trois  instrumens  toujours  inutiles 
et  souvent  pernicieux  auprès  des  enfans  :  le  senti- 
ment, le  raisonnement,  la  colère.  Tantôt  je  m'atten- 
drissois     avec     Sainte-Marie     jusqu'à     pleurer  :     je 

Var.  —  (a)  :  Condillac,  du  nom  de  son  oncle  devenu  si  célèbre  *, 
piaroissoit... 

*  Etienne  Bonnot,  abbé  de  Condillac  (1715-178ÛI,  lauteur  de 
V Essai  sur  l'origine  des  connaissances  humaines  (1746)  et  du 
Traité  des  sensations  (1754).  On  sait  qu'il  était  le  frère  de  M.  de 
Mably  et  de  l'abbé  du  même  nom. 

1.  On  trouvera  dans  les  Œuvres  de  Rousseau  f Mélanges)  un 
Projet  pour  l'Education  de  M.  de  Sainte-Marie.  Il  y  a  loin  du  style 
do  cet  essai  à  celui  de  V  Emile. 


70  LES    CONFESSIONS 

voiilois  (a)  l'attendrir  lui-même,  comme  si  lenfant 
étoit  susceptible  d'une  véritable  émotion  de  cœur  ; 
tantôt  je  m'épuisois  à  lui  parler  (h)  raison,  comme 
s'il  avoit  pu  m'entendre  ;  et  comme  il  me  faisoit 
quelquefois  des  argumens  très  subtils,  je  le  prenois 
tout  de  bon  pour  raisonnable,  parce  qu'il  étoit  rai- 
sonneur. Le  petit  Condillac  étoit  encore  plus  em- 
barrassant (c).  parce  que,  n'entendant  rien,  ne  ré- 
pondant rien,  ne  s'émouvant  de  rien,  et  d'une  opiniâ- 
treté à  toute  épreuve,  il  ne  triomphoit  jamais 
mieux  de  moi  que  quand  il  m" avoit  mis  en  fureur  ; 
alors  c'étoit  lui  qui  étoit  le  sage,  et  c'étoit  moi  qui 
étois  l'enfant.  Je  voyois  toutes  mes  fautes,  je  les 
sentois  ;  j'étudiois  l'esprit  de  mes  élèves,  je  les 
pénétrois  très  bien,  et  je  ne  crois  pas  que  jamais  une 
seule  fois  j'aie  été  la  dupe  de  leurs  ruses.  Mais  que 
me  servoit  de  voir  le  mal  sans  savoir  appliquer  le 
remède?  En  pénétrant  tout  je  n'empêchois  rien,  je 
ne  réussissois  à  rien,  et  tout  ce  que  je  faisois  étoit 
précisément  ce  qu'il  ne  falloit  pas  faire. 

Je  ne  réussissois  guères  mieux  pour  moi  que  pour 
mes  élèves.  J'avois  été  recommandé  par  madame  Dey- 
bens  à  Madame  de  Mably.  Elle  l' avoit  priée  de  for- 
mer mes  manières  et  de  me  donner  le  ton  du  monde. 
Elle  y  prit  quelques  soins,  et  voulut  que  j'apprisse 
à  faire  les  honneurs  de  sa  maison  ;  mais  je  m'y  pris 
si  gauchement,  j'étois  si  honteux,  si  sot,  qu'elle  se 
rebuta,  et  me  planta  là.  Cela  ne  m'empêcha  pas  de 
devenir,   selon  ma  coutume,  amoureux  d'elle.   J'en 


Var.    —  (a)  :  je  pensais  l'attendrir...  —  (b)   :  tantôt  je  lui 
parlais  raison,...  —   (c)   :  embarrassant;   n'entendant... 


LIVRE     SIXIÈME  71 

fis  assez  pour  qu'elle  s'en  aperçût  ;  mais  ne  j'osai 
jamais  me  déclarer.  Elle  ne  se  trouva  pas  d'humeur 
à  faire  les  avances,  et  j'en  fus  pour  mes  lorgneries 
et  mes  soupirs,  dont  même  je  m'ennuyai  (a)  ÎDien- 
tôt,  voyant  qu'ils  n'aboutissoient  à  rien. 

J'avois  tout  à  fait  perdu  chez  Maman  le  goût  des 
petites  friponneries,  parce  que,  tout  étant  à  moi,  je 
n'avois  rien  à  voler.  D'ailleurs  les  principes  élevés 
que  je  m'étois  faits  dévoient  me  rendre  désormais 
bien  supérieur  à  de  telles  bassesses,  et  il  est  certain 
que  depuis  lors  je  l'ai  d'ordinaire  été  :  mais  c'est  moins 
pour  avoir  appris  à  vaincre  mes  tentations  que  pour 
en  avoir  coupé  la  racine,  et  j'aurois  grand'peur  de 
voler  comme  dans  mon  enfance  si  j'étois  sujet  aux 
mêm.es  désirs.  J'eus  la  preuve  de  cela  chez  M.  de 
Mably.  Environné  de  petites  choses  volables  que  je  ne 
regardois  même  pas",  je  m'avisai  de  convoiter  un 
certain  petit  vin  blanc  d'Arbois  très  joli,  dont 
quelques  verres  que  par-ci  par-là  je  buvois  à  table 
m'avoient  fort  afîriandé.  Il  étoit  un  peu  louche  ; 
je  croyois  savoir  bien  coller  le  vin,  je  m'en  vantai, 
on  me  confia  celui-là  ;  je  le  collai  et  le  gâtai,  mais 
aux  yeux  seulement  ;  il  resta  toujours  agréable  à 
boire,  et  l'occasion  fit  que  je  m'en  accommodai  (b) 
de  tems  en  tems  de  quelques  bouteilles  pour  boire 
à  mon  aise  en  mon  petit  particulier.  Malheureuse- 
ment je  n'ai  jamais  pu  boire  sans  manger.  Comment 
faire  pour  avoir  du  pain  ?  Il  m'étoit  impossible 
d'en    mettre    en    réserve.  En    faire    acheter  par   les 


Var.  —  (a)  :  je  me  rebutai  bientôt,  voyant...  (bj  :  m'en  accom- 
modai de  quelques... 


72  LES    CONFESSIONS 

laquais,  c'étoit  me  déceler,  et  presque  insulter  le 
maître  de  la  maison.  En  acheter  moi-même,  je 
n'osai  jamais.  Un  beau  monsieur.  Tépée  au  côté, 
aller  chez  un  boulanger  acheter  un  morceau  de 
pain,  cela  se  pouvoit-il?  Enfin  je  me  rappelai  le 
pis-aller  d'une  grande  princesse  à  qui  Ton  disoit 
que  les  paysans  n'avoient  pas  de  pain,  et  qui  ré- 
pondit :  Qu'ils  mangent  de  la  brioche.  J'achetai  de 
la  brioche.  Encore  que  de  façons  pour  en  venir  là  ! 
Sorti  seul  à  ce  dessein,  je  parcourois  quelquefois 
toute  la  ville,  et  passois  devant  trente  pâtissiers 
avant  d'entrer  chez  aucun.  Il  falloit  qu'il  n'y  eut 
qu'une  seule  personne  dans  la  boutique,  et  que  sa 
physionomie  m'attirât  beaucoup,  pour  que  j'osasse 
franchir  le  pas.  Mais  aussi  quand  j'avois  une 
fois  (a)  ma  chère  petite  brioche,  et  que,  bien  enfermé 
dans  ma  chambre,  j'allois  trouver  ma  bouteille  au 
fond  d'une  armoire,  quelles  bonnes  petites  buvettes 
je  faisois  là  tout  seul,  en  lisant  quelques  pages  de 
roman  !  Car  lire  en  mangeant  fut  toujours  ma  fan- 
taisie, au  défaut  d'un  tête-à-tête.  C'est  le  supplé- 
ment de  la  société  qui  me  manque.  Je  dévore 
alternativement  une  page  et  un  morceau  :  c'est 
comme  si  mon  livre  dînoit  avec  moi. 

Je  n'ai  jamais  été  dissolu  ni  crapuleux,  et  ne  me 
suis  enivré  de  ma  vie.  Ainsi  mes  petits  vols  n'étoient 
pas  fort  indiscrets  :  cependant  ils  se  découvrirent  ; 
les  bouteilles  me  décelèrent.  On  ne  m'en  fit*  pas  sem- 
blant, mais  je  n'eus  plus  la  direction  de  la  cave. 
En  tout  cela,   M.   de  Mably  se  conduisit  honnête- 

Var.  —  (a)  :  Quand  une  fois  j'avcis... 


LIVRE     SIXIÈME  73 

ment  et  prudemment.  C/étoit  un  très  galant  homme. 
qui.  sous  un  air  aussi  dur  que  son  eniploi.^avoit  une 
véritable  douceur  de  caractère  et  une  rare  bonté  de 
cœur.  Il  étoit  judicieux,  équitable,  et.  ce  qu'on 
n'attendroit  pas  d'un  officier  de  maréchaussée, 
même  très  humain.  En  sentant  son  indulgence,  je 
lui  en  devins  plus  attaché,  et  cela  me  fit  prolonger 
mon  séjour  dans  sa  maison  plus  que  je  n'aurois  fait 
sans  cela.  ?>Iais  enfin,  dégoûté  d'un  métier  auquel 
je  n'étois  pas  propre  et  d'une  situation  très  gênante 
qui  n'avoit  rien  d'agréable  pour  moi,  après  un  an 
d'essai  ^,  durant  lequel  je  n'épargnai  point  mes  soins, 
je  me  déterminai  à  quitter  mes  disciples,  bien  con- 
vaincu que  je  ne  parviendrois  jamais  à  les  bien  élever. 
M.  de  Mably  lui-même  voyoit  cela  tout  aussi  bien 
que  moi.  Cependant  je  crois  qu'il  n'eût  jamais  pris 
sur  lui  de  me  renvoyer  si  je  ne  lui  en  eusse  épargné 
la  peine  ;  et  cet  excès  de  condescendance  en  pareil 
cas  n'est  assurément  pas  ce  que  j'approuve. 

Ce  qui  me  rendoit  mon  état  plus  insupportable 
étoit  la  comparaison  continuelle  que  j'en  faisois  avec 
celui  que  javois  quitté  ;  c'étoit  le  souvenir  de  mes 
chères  Charmettes,  de  mon  jardin,  de  mes  arbres, 
de  ma  fontaine,  de  mon  verger,  et  surtout  de  celle 
pour  qui  j'étois  né,  qui  donnoit  de  l'âme  à  tout  cela. 
En  repensant  à  elle,  à  nos  plaisirs,  à  notre  innocente 
vie,  il  me  prenoit  des  serremens  de  cœur,  des  étoufïe- 
mens  qui  m'ôtoient  le  courage  de  rien  faire.  Cent 
fois  j"ai  été  violemment  tenté  de  partir  à  l'instant 


1.  En  mai  1741.  C'n  a  vu  plus  haut   que  Rousseau  était  étabi 
chez  M.  de  Mablv  le  1"  mai   IT'-O. 


LES     CONFESSIONS 


et  à  pied  pour  retourner  auprès  d'elle  ;  pourvu  que 
je  la  revisse  encore  une  fois,  j'aurois  été  content  de 
mourir  à  Tinstant  même.  Enfin  je  ne  pus  résister  à 
ces  souvenirs  si. tendres,  qui  me  rappeloient  auprès 
d'elle  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Je  me  disois  que  je 
n'avois  pas  été  assez  patient,  assez  complaisant, 
assez  caressant,  que  je  pouvois  encore  vivre  heureux 
dans  une  amitié  très  douce,  en  y  mettant  du  mien 
plus  que  je  n'avois  fait.  Je  forme  les  plus  beaux  pro- 
jets'du  monde,  je  brûle  de  les  exécuter.  Je  quitte  tout, 
je  renonce  à  tout,  je  pars,  je  vole,  j'arrive  dans  tous 
les  mêmes  transports  de  ma  première  jeunesse,  et  je 
me  retrouve  ^  (a)  à  ses  pieds.  Ah  1  j'y  serois  mort  de 
joie  si  j'avois  retrouvé  dans  son  accueil  (h),  dans  ses 
caresses,  dans  son  cœur  enfin,  le  quart  de  ce  que  j'y 
retrouvois  autrefois  (c)  et  que  j'y  report  ois  encore. 
Afî'reuse  illusion  des  choses  humaines  î  Elle  me 
reçut  toujours  avec  son  excellent  cœur,  qui  ne 
pouvoit  mourir  qu'avec  elle  ;  mais  je  venois  recher- 
cher le  passé  qui  n'étoit  plus  et  qui  ne  pouvoit  re- 
naître. A  peine  eus-je  resté  demi-heure  avec  elle, 
que  je  sentis  mon  ancien  bonheur  mort  pour  toujours. 
Je  me  retrouvai  dans  la  même  situation  désolante 
que  j'avois  été  forcé  de  fuir,  et  cela  sans  que  je 
pusse  dire  qu'il  y  eût  (d)  de  la  faute  de  personne  ; 


^AR.  —  (a)  :  je  me  rei>ois  à...  —  (h)  :  dans  son  accueil,  dans 
ses  y  eux,  dans  ses  caresses...  —  (cj  :  jadis...  —  (d)  :  qu'il  y 
<u>oii... 


1.  On  présume  en  efîet  que  Rousseau  re\-int  aux  Charme ttes 
immédiatement  après  son  départ  de  Lyon,  soit  dans  le  courant 
de  mai  1741. 


LIVRE     SIXIEME 


car  au  fond  Courtilles  n'étoit  pas  mauvais,  et  parut 
me  revoir  avec  plus  de  plaisir  que  de  chagrin.  Mais 
comment  me  souffrir  surnuméraire  près  de  celle  pour 
qui  j'avois  été  tout,  et  qui  ne  pouvoit  cesser  d'être 
tout  pour  moi?  Comment  vivre  étranger  dans  la 
maison  dont  j'étois  l'enfant?  L'aspect  des  objets 
témoins  de  mon  bonheur  passé  me  rendoit  la  com- 
paraison plus  cruelle.  J'aurois  moins  souffert  dans 
une  autre  habitation.  Mais  me  voir  rappeler  inces- 
samment tant  de  doux  (a)  souvenirs,  c'étoit  irriter 
le  sentiment  de  mes  pertes.  Consumé  de  vains  re- 
grets, livré  à  la  plus  noire  mélancolie,  je  repris  le 
train  de  rester  seul  hors  les  heures  des  repas.  Enfermé 
avec  mes  livres,  j'y  cherchois  des  distractions  utiles, 
et  sentant  le  péril  imminent  que  j'avois  tant  craint 
autrefois,  je  me  tourmentois  derechef  à  chercher  en 
moi-même  (b)  les  moyens  d'y  pourvoir  quand 
Maman  n'auroit  plus  de  ressources.  J'avois  mis  les 
choses  dans  sa  maison  sur  le  pied  d'aller  sans  em- 
pirer ;  mais  depuis  moi  tout  étoit  changé.  Son 
économe  étoit  un  dissipateur.  Il  vouloit  briller  : 
bon  cheval,  bon  équipage  ;  il  aimoit  à  s'étaler  noble- 
ment aux  yeux  des  voisins  ;  il  faisoit  des  entreprises 
continuelles  en  choses  où  il  n'entendoit  rien.  La 
pension  se  mangeoit  d'avance,  les  quartiers  en 
étoient  engagés,  les  loyers  étoient  arriérés,  et  les 
dettes  alloient  leur  train.  Je  prévoyois  que  cette 
pension  ne  tarderoit  (c)  pas  d'être  saisie  et  peut- 
être  supprimée.  Enfin  je  n'envisageois  que  ruine  et 


Var.  —  (a)  :   tant  de  souvenirs,...  —  (b)  :  derechef  en  moi- 
même  à  chercher...  —  (c)  :  ne  manqueroit  pas... 


/6  LES     CONFESSIONS 

désastres,  et  le  moment  m'en  sembloit  si  proche,  que 
j'en  sentois  d'avance  toutes  les  horreurs. 

Mon  cher  cabinet  étoit  ma  seule  distraction. 
A  force  d'y  chercher  des  remèdes  contre  le  trouble 
de  mon  âme,  je  m'avisai  d'y  en  chercher  contre  les 
maux  que  je  prévoyois,  et  revenant  à  mes  anciennes 
idées,  me  voilà  bâtissant  de  nouveaux  châteaux  en 
Espagne  pour  tirer  cette  pauvre  Maman  des  extré- 
mités cruelles  où  je  la  voyois  prête  à  tomber.  Je  ne 
me  sentois  pas  assez  savant  et  ne  me  croyois  pas  assez 
d'esprit  pour  briller  dans  la  république  des  lettres  et 
faire  une  fortune  par  cette  voie.  Une  nouvelle  idée 
qui  se  présenta  m'inspira  la  confiance  que  la  médio- 
crité de  mes  talens  ne  pouvoit  me  donner.  Je  n'a^  ois 
pas  abandonné  la  musique  en  cessant  de  l'enseigner  ; 
au  contraire,  j'en  avois  assez  étudié  la  théorie  pour 
pouvoir  me  regarder  au  moins  comme  savant  en 
cette  partie.  En  réfléchissant  à  la  peine  que  j'avois 
eue  d'apprendre  à  déchiffrer  la  note,  et  à  celle  que 
j'avois  encore  à  chanter  à  livre  ouvert,  je  vins  à 
penser  que  cette  difficulté  pouvoit  bien  venir  de  la 
chose  autant  que  de  moi,  sachant  surtout  qu'en 
général  apprendre  la  musique  n" étoit  pour  personne 
une  chose  aisée.  En  examinant  la  constitution  des 
signes,  je  les  trouvois  souvent  fort  mal  inventés. 
11  y  avoit  longtems  que  j'avois  pensé  à  noter  l'échelle 
par  chiffres,  pour  éviter  d'avoir  toujours  à  tracer 
des  lignes  et  portées  lorsqu'il  falloit  noter  le  moindre 
petit  air.  J'avois  été  arrêté  par  les  difficultés  des 
octaves  et  par  celles  de  la  mesure  et  des  valeurs. 
Cette  ancienne  idée  me  revint  dans  l'esprit,  et  je  vis, 
en  y  repensant,  que  ces  difficultés  n'étoient  pas  in- 


LIVRE     SIXIEME  // 

surmoiitables.  J'y  rêvai  avec  succès,  et  je  parvins  à 
noter  quelque  musique  que  ce  fût  par  m«s  chiffres 
avec  la  plus  grande  exactitude,  et  je  puis  dire  avec 
la  plus  grande  simplicité.  Dès  ce  moment  je  crus  ma 
fortune  faite,  et  dans  l'ardeur  de  la  partager  avec 
celle  à  qui  je  devois  tout,  je  ne  songeai  qu'à  partir 
pour  Paris,  ne  doutant  pas  qu'en  présentant  mon 
projet  à  rAcadémie  je  ne  fisse  une  révolution.  J'avois 
rapporté  de  Lyon  quelque  argent  ;  je  vendis  mes 
livres.  En  quinze  jours  ma  résolution  fut  prise  et 
exécutée.  Enfin,  plein  des  idées  magnifiques  qui  me 
l'avoient  inspirée,  et  toujours  le  même  dans  tous  les 
tems,  je  partis  de  Savoie  avec  mon  système  de 
musicfue  comme  autrefois  j' et  ois  parti  de  Turin  avec 
ma  fontaine  de  Héron. 

Telles  ont  été  les  erreurs  et  les  fautes  de  ma  jeu- 
nesse. J'en  ai  narré  l'histoire  avec  une  fidélité  dont 
mon  cœur  est  content.  Si  dans  la  suite,  j'honorai 
mon  âge  mûr  de  quelques  vertus,  je  les  aurois  dites 
avec  la  même  franchise,  et  c'étoit  mon  dessein.  Mais 
il  faut  m'arrêter  ici.  Le  tems  peut  lever  bien  des 
voiles.  Si  ma  mémoire  parvient  à  la  postérité,  peut- 
être  un  jour  elle  apprendra  ce  que  j'avois  à  dire. 
Alors  on  saura  pourquoi  je  me  tais. 


FIN    DU    LIVRE    SIXIEME    ET    DE    LA     PREMIERE    PARTIE 


DEUXIEME    PARTIE 


\^.  t 


Ces  cahiers  pleins  de  fautes  de  toute  espèce,  et  que  je 
n  ai  pas  même  le  tems  de  relire,  suffisent  pour  mettre 
tout  ami  de  la  vérité  sur  sa  trace,  et  lui  donner  les 
moyens  de  s'en  assurer  par  ses  propres  informations. 
Malheureusement,  il  me  paroît  difficile  et  même  im- 
possible quils  échappent  à  la  vigilance  de  mes  ennemis. 
S'ils  tombent  entre  les  mains  d'un  honnête  homme 
[ou  des  amis  de  M.  de  Choiseul,  s'ils  parviennent  ci 
M.  de  Choiseul  lui-même,  je  ne  crois  pas  Vhonneur  de 
ma  mémoire  encore  sans  ressource.  Mais,  ô  ciel,  pro- 
tecteur de  V innocence,  garantis  ces  derniers  renseigne- 
mens  de  la  mienne  des  mains  des  Dames  de  Boufflers, 
de  Verdelin,  et  de  celles  de  leurs  amis.  Dérobe  du  moins 
à  ces  deux  furies  la  mémoire  d'un  infortuné  que  tu 
leur  as  abandonné  de  son  vivant  ^  . 

J.-J.    Rousseau. 


1.  Cette  note  consignée,  en  manière  d'avertissement,  au  début 
de  la  seconde  partie,  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit  de  Paris. 
Les  mots  placés  entre  crochets  dans  ce  texte  sont  biffés  de  la  main 
de  l'auteur  et  rendus  à  peu  près  illisibles  sur  le  manuscrit  de  la 
Bibliothèque  de  Genève.  Ils  ont  été  déchiffrés  et  transcrits  par 
M.  Léopold  Micheli,  conservateur  à  cette  bibliothèque.  Voyez 
les  Annales  de  la  Société  Jean-Jacques  Rousseau,  t.  IV,  p.  247. 


LIVRE    SEPTIEME 


1741-1747 


APRÈS  deux  ans  de  silence  et  de  patience, 
malgré  mes  résolutions,  je  reprens  la  plume. 
Lecteur,  suspendez  votre  jugement  sur  les 
raisons  qui  m'y  forcent.  ^  ous  n'en  pouvez  juger 
qu'après   m' avoir  lu. 

On  a  vu  s'écouler  ma  paisible  jeunesse  dans  une 
vie  égale,  assez  douce,  sans  de  grandes  traverses  ni 
de  grandes  prospérités.  Cette  médiocrité  fut  en 
grande  partie  l'ouvrage  de  mon  naturel  ardent,  mais 
foible,  moins  prompt  encore  à  entreprendre  que 
facile  à  décourager  ;  sortant  du  repos  par  secousses, 
mais  y  rentrant  par  lassitude  et  par  goût,  et  qui,  me 
ramenant  toujours,  loin  des  grandes  vertus  et  plus 
loin  des  grands  vices,  à  la  vie  oiseuse  et  tranquille 


84  LES    CONFESSIONS 

pour  laquelle  je  me  sentois  né,  ne  m'a  jamais  permis 
d'aller  à  rien  de  grand,  soit  en  bien,  soit  en  mal. 

Quel  tableau  différent  j'aurai  bientôt  à  dévelop- 
per (a)  I  Le  sort,  qui  durant  trente  ans  favorisa  mes 
penchans.  les  contraria  durant  les  trente  autres,  et, 
de  cette  opposition  continuelle  entre  ma  situation 
et  mes  inclinations,  on  verra  naître  des  fautes 
énormes,  des  malheurs  inouïs,  et  toutes  les  vertus, 
excepté  la  force,  qui  peuvent  honorer  l'adversité. 

Ma  première  partie  a  été  toute  écrite  de  mémoire 
et  j'v  ai  dû  faire  beaucoup  d'erreurs.  Forcé  d'écrire 
la  seconde  de  mémoire  aussi,  j'y  en  ferai  probable- 
ment beaucoup  davantage.  Les  doux  souvenirs  de 
mes  beaux  ans  passés  avec  autant  de  tranquillité 
que  (h)  d'innocence,  m'ont  laissé  mille  impressions 
charmantes  que  j'aime  sans  cesse  à  me  rappeler. 
On  verra  bientôt  combien  sont  diiïérens  ceux  du 
reste  de  ma  vie.  Les  rappeler,  c'est  en  renouveler 
l'amertume.  Loin  d'aigrir  celle  de  ma  situation  par 
ces  tristes  retours,  je  les  écarte  autant  qu'il  m'est 
possible,  et  souvent  j'y  réussis  au  point  de  ne  les 
pouvoir  plus  retrouver  au  besoin.  Cette  facilité 
d'oublier  les  maux  est  une  consolation  que  le  ciel 
m'a  ménagée  dans  ceux  que  le  sort  devoit  un  jour 
accumuler  sur  moi.  Ma  mémoire,  qui  me  retrace 
uniquement  les  objets  agréables,  est  l'heureux  contre- 
poids de  mon  imagination  effarouchée,  qui  ne  me 
fait  prévoir  que  de  cruels  avenirs. 

Tous  les  papiers  que  j'avois  rassemblés  pour 
suppléer   à    ma    mémoire    et    me    guider   dans    cette 

Var.  —  (a)  :  à  tiacer  !  —  (b)  :  autant  de  simplicité  que... 


LIVRE     SEPTIÈME  85 

entreprise,  passés  en  d'autres  mains,  ne  rentreront 
plus  dans  les  miennes.  Je  n'ai  qu'un  guide  fidèle 
sur  lequel  je  puisse  compter,  c'est  la  chaîne  des 
sentimens  qui  ont  marqué  la  succession  de  mon 
être,  et  (a)  par  eux  celle  des  événeinens  qui  en  ont 
€té  la  cause  ou  l'effet.  J'oublie  aisément  mes  mal- 
heurs ;  mais  je  ne  puis  oublier  mes  fautes,  et  j'oublie 
encore  moins  mes  bons  sentimens.  Leur  souvenir 
m'est  trop  cher  pour  s'effacer  jamais  de  mon  cœur. 
Je  puis  faire  des  omissions  dans  les  faits,  des  trans- 
positions, des  erreurs  de  dates  ;mais  je  ne  puis  me 
tromper  sur  ce  que  j'ai  senti,  ni  sur  ce  que  mes  senti- 
mens m'ont  fait  faire  ;  et  voilà  de  quoi  principale- 
ment il  s'agit.  L'objet  propre  de  mes  confessions  est 
de  faire  connoître  exactement  mon  intérieur  dans 
toutes  les  situations  de  ma  vie.  C'est  l'histoire  de 
mon  âme  que  j'ai  promise  (h),  et  pour  l'écrire 
fidèlement  je  n'ai  pas  besoin  d'autres  mémoires  ; 
il  me  suffit,  comme  j'ai  fait  jusqu'ici,  de  rentrer  au 
dedans  de  moi. 

Il  y  a  cependant,  et  très  heureusement,  un  inter- 
valle de  six  à  sept  ans  dont  j'ai  des  renseignemens 


Var.  —  (a)  :  mon  être,  et  dont  l'impression  ne  s'efface  point  de 
mon  cœur.  Ces  sentimens  me  rappelleront  assez  les  événemens  qui 
les  ont  fait  naître,  pour  pouvoir  me  flatter  de  les  narrer  fidèlement, 
et  s'il  se  trouve  quelque  omission,  quelque  transposition  de  faits  ou 
de  dates,  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  qu'en  choses  indifférentes  et  qui 
m'ont  fait  peu  d'impression,  il  reste  assez  de  m.onumens  de  chaque 
fait  pour  le  remettre  aisément  à  sa  place  dans  l'ordre  de  ceux  que 
j'aurai  marqués.  L'objet  propre  de  mes  confessions...  —  (b)  :  que 
j'ai  promise,  et  cette  histoire  devient  désormais  d'autant  plus  inté- 
ressante qu'elle  est  la  clef  d'un  tissu  d'événemens  bien  connus  de 
tout  le  monde,  mais  qu'on  n'expliquera  jamais  raisonnablement 
sans  cela.  Il  y  a  cependant... 


86  LES    CONFESSIONS 

sûrs  dans  un  recueil  transcrit  de  lettres  dont  les 
originaux  sont  dans  les  mains  (a)  de  M.  du  Peyrou  ^. 
Ce  recueil,  qui  finit  en  1760.  comprend  tout  le  tems 
de  mon  séjour  à  THermitage  et  de  ma  grande 
brouillerie  avec  mes  soi-disans  amis  :  époque  mémo- 
rable dans  ma  vie  et  qui  fut  la  source  de  tous  mes 
autres  malheurs.  A  l'égard  des  lettres  originales  plus 
récentes  qui  peuvent  me  rester,  et  qui  sont  en  très 
petit  nombre,  au  lieu  de  les  transcrire  à  la  suite  du 
recueil,  trop  volumineux  pour  que  je  puisse  espérer 
de  les  soustraire  à  la  vigilance  de  mes  Argus,  je 
les  transcrirai  dans  cet  écrit  même,  lorsqu'elles 
me  paroîtront  fournir  quelque  éclaircissement  (h) 
soit  à  mon  avantage,  soit  à  ma  charge  :  car  je  n'ai 
pas  peur  que  le  lecteur  oublie  jamais  (c)  que  je 
fais  mes  confessions  pour  croire  que  je  fais  mon 
apologie  ;  mais  (d)  il  ne  doit  pas  s'attendre  non  plus 
que  je  taise  la  vérité  lorsqu'elle  parle  en  ma  fa- 
veur. 

Au  reste,  cette  seconde  partie  n'a  que  cette  même 
vérité  de  commune  avec  la  première,  ni  d'avantage 
sur  elle  que  par  l'importance  des  choses.  A  cela  près, 
elle  ne  peut  que  lui  être  inférieure  en  tout.  J'écrivois 
la  première  avec  plaisir,  avec  complaisance,  à  mon 

Var.  —  (a)  :  entre  les  mains...  —  (h)  :  quelque  éclaircissement 
sur  la  vérité  des  faits,  soit...  —  (c)  :  le  mot  jamais  a  été  bifîé  par 
l'auteur.  —  (d)  :  mais,  après  V exploitation  de  mon  projet,  il  ne 
doit... 

1.  On  les  trouvera  à  la  Bibliothèque  de  Xeuchâtel.  Un  grand 
nombre  de  ces  lettres,  provenant  des  correspondants  de  Rousseau, 
ont  été  publiées  par  G.  Streckeisen-Moultou  (J.-J.  Rousseau, 
ses  Amis  el  ses  Ennemis.  Paris,  Calmann-Lévy,  s.  d.,  2  vol.  in-8°). 


LIVRE    SEPTIÈME  87 

aise,  à  \Vooton  ou  dans  le  château  de  Trye  ^  ;  tous 
les  souvenirs  que  j'avois  à  me  rappeler  étoient 
autant  (a)  de  nouvelles  jouissances  (h).  J'y  revenois 
sans  cesse  avec  un  nouveau  plaisir,  et  je  pouvois 
tourner  mes  descriptions  sans  gêne  jusqu'à  ce  que 
j'en  fusse  content.  Aujourd'hui,  ma  mémoire  et  ma 
tête  afïoiblies  me  rendent  presque  incapable  de  tout 
travail  ;  je  ne  m'occupe  de  celui-ci  que  par  force  et 
le  cœur  serré  de  détresse.  Il  ne  m'offre  que  malheurs, 
trahisons,  perfidies,  que  souvenirs  attristans  et 
déchirans.  Je  voudrois  pour  tout  au  monde  pouvoir 
ensevelir  dans  la  nuit  des  tems  ce  que  j'ai  à  dire,  et, 
forcé  de  parier  malgré  moi,  je  suis  réduit  encore  à 
me  cacher,  à  ruser,  à  tâcher  de  donner  le  change,  à 
m'avilir  aux  choses  pour  lesquelles  j'étois  le  moins 
né  ;  les  planchers  sous  lesquels  je  suis  ont  des  yeux, 
les  murs  qui  m'entourent  ont  des  oreilles  ;  environné 
d'espions  et  de  surveillans  malveillans  et  vigilans, 
inquiet  et  distrait,  je  jette  à  la  hâte  (c)  sur  le  papier 
quelques  mots  interrompus  qu'à  peine  j'ai  le  tems  de 
relire,  encore  moins  de  corriger.  Je  sais  que,  malgré 
les  barrières  immenses  qu'on  entasse  sans  cesse  (d) 
autour  de  moi,  l'on  craint  toujours  que  la  vérité 
ne  s'échappe  par  quelque  fissure.  Comment  m'y 
prendre  pour  la  faire  percer?  Je  le  tente  avec  peu 
d'espoir  de  succès.  Qu'on  juge  si  c'est  là  de  quoi 
faire    des    tableaux    agréables    et    leur    donner    un 


Var.  —  (a)  :  étoient  autant  pour  moi,  de,..  —  (b)  :  jouissances  ; 
j'y..,  —  (c)  :  hâte  et  ■furtivement  sur.,. —  (d)  :  entasse  autour... 

1.  Château  du  prince  de  Conti,  à  quinze  lieues  de  Paris,  près 
de  Gisors. 


88 


LES    CONFESSIONS 


coloris  bien  attrayant.  J'avertis  donc  ceux  qui 
voudront  commencer  cette  lecture,  que  rien,  en  la 
poursuivant,  ne  peut  les  garantir  de  1" ennui,  si  ce 
n'est  le  désir  d'achever  de  connoître  un  homme,  et 
l'amour  sincère  (a)  de  la  justice  et  de  la  vérité. 

Je  me  suis  laissé,  dans  ma  première  partie,  par- 
tant à  regret  pour  Paris,  déposant  (h)  mon  cœur 
aux  Charmettes,  y  fondant  mon  dernier  château  en 
Espagne,  projetant  d'y  rapporter  un  jour  aux  pieds 
de  Maman,  rendue  à  elle-même,  les  trésors  que 
j  aurois  acquis,  et  comptant  sur  mon  système  de 
musique  comme  sur  une  fortune  assurée. 

Je  m" arrêtai  quelque  tems  à  Lyon  pour  y  voir  mes 
connoissances.  pour  m'y  procurer  quelques  recom- 
mandations pour  Paris,  et  pour  vendre  mes  livres 
de  géométrie  que  j"avois  apportés  avec  moi.  Tout  le 
monde  m'y  fit  accueil.  M.  et  madame  de  Mably 
marquèrent  du  plaisir  à  me  revoir,  et  me  donnèrent  à 
dîner  plusieurs  fois.  Je  fis  chez  eux  connoissance  avec 
l'abbé  de  Mably,  comme  je  l'avois  faite  déjà  avec 
l'abbé  de  Condillac,  qui  tous  deux  étoient  venus  voir 
leur  frère.  L'abbé  de  Mably  me  donna  des  lettres  pour 
Paris,  entre  autres  une  pour  M.  de  Fonteneile  et  une 
pour  le  comte  de  Caylus.  L'un  et  l'autre  me  furent 
des  connoissances  très  agréables,  surtout  le  premier, 
qui  jusqu'à  sa  mort  n'a  point  cessé  de  me  marquer 
de  l'amitié  et  de  (c)  me  donner  dans  nos  tête-à-tête 
des  conseils  dont  j'aurois  dû  mieux  profiter. 


Var.  —  (a)  :  Tamour  pur  de  la  justice...  —  (h)  :  le  mot  : 
déposant  est  en  surcharge  ;  l'auteur  avait  écrit  primitivement  : 
laissant.  —  (cj  :  —  de  me  marquer  de  la  bienveillance  et  de 
l'amitié... 


I 


LIVRE     SEPTIÈME  89 

Je  revis  M.  Bordes  ^,  avec  lequel  j'avois  depuis 
longtems  fait  connoissance.  et  qui  m'avoic  souvent 
obligé  de  (a)  grand  cœur  et  avec  le  plus  vrai  plaisir. 
En  cette  occasion  je  le  retrouvai  toujours  le  même. 
Ce  fut  lui  qui  me  fit  vendre  mes  livres,  et  il  me 
donna  (b)  par  lui-même  ou  me  procura  de  bonnes 
recommandations  pour  Paris. 

Je  revis  M.  l'Intendant,  dont  je  devois  la  connois- 
sance à  M.  Bordes,  et  à  qui  je  dus  celle  de  M.  le  duc 
de  Richelieu,  qui  passa  à  Lyon  dans  ce  tems-là. 
M.  Fallu  me  présenta  à  lui.  M.  de  Richelieu  me  reçut 
bien  et  me  dit  de  l'aller  voir  à  Paris  ;  ce  que  je  fis 
plusieurs  fois  fc),  sans  pourtant  que  cette  haute 
connoissance  (d).  dont  j'aurai  souvent  à  parler  dans 
la  suite,  m'ait  été  jamais  utile  à  rien. 

Je  revis  le  musicien  David,  qui  m'avoit  rendu 
service  dans  ma  détresse  à  un  de  mes  précédens 
voyages.  Il  m'avoit  prêté  (e)  ou  donné  un  bonnet 
et  des  bas,  que  je  ne  lui  ai  jamais  rendus,  et  qu'il  ne 
m'a  jamais  redemandés  (f),  quoique  nous  nous 
soyons  revus  souvent  depuis  ce  tems-là.  Je  lui  ai 
jDOurtant  fait  dans  la  suite  un  présent  à  peu  près 
équivalent.  Je  dirois  mieux  que  cela  (q)  s'il  s'agissoil 
ici  de  ce  que  j'ai  dû  ;  mais  il  s'agit  de  ce  que  j'ai  fait, 


Var.  —  (a)  :  de  très  grand...  —  (b)  :  donna  lui-même  ou...  — 
(c)  :  fois,  comme  il  sera  dit  ci-après,  sans...  —  (d)  :  connoissance, 
qui  ne  laissa  pas  d'avoir  des  suites,  m'ait  été...  —  (e)  :  prêté  un 
bonnet...  —  (f)  :  qu'il  ne  m'a  jamais  redemandés  et  que  je  ne 
lui  ai  jamais  rendus.  Je  lui  ai  pourtant...  —  (s)  :  mieux  s'il 
s'agissoit  de  ce  que  j'ai  dû;... 

1.  Charles  Bordes,  membre  de  l'Académie  de  Lyon  ;  mort 
en  ITSl. 


90  LES    CONFESSIONS 

et  malheureusemeiît  ce  n'est  pas  (a)  la  même  chose. 
Je  revis  le  noble  et  généreux  Perrichon  ^.  et  ce  ne 
fut  pas  sans  me  ressentir  de  sa  magnificence  ordi- 
naire ;  car  (h)  il  me  fit  le  même  cadeau  qu'il  avoit 
fait  auparavant  au  Gentil  Bernard  ^,  en  me  défrayant 
de  ma  place  à  la  diligence.  Je  revis  le  chirurgien 
Parisot.  le  meilleur  et  le  mieux  faisant  des  hommes  ; 
je  revis  sa  chère  Godefroi,  qu'il  entretenoit  depuis 
dix  ans,  et  dont  la  douceur  de  caractère  et  la  bonté 
de  cœur  faisoient  à  peu  près  tout  le  mérite,  mais 
qu'on  ne  pouvoit  aborder  sans  intérêt  ni  quitter 
sans  attendrissement  :  car  elle  étoit  au  dernier 
terme  d'une  étisie  dont  elle  mourut  peu  après.  Rien 
ne  montre  mieux  les  \Tais  penchans  d'un  homme  que 
l'espèce  de  ses  attachemens  ^.  Quand  on  avoit  vu  la 
douce  Godefroi.  on  connoissoit  le  bon  Parisot. 

Var.  —  (a)  :  pas  toujours  la  ... —  (h)  :  ordinaire  :  il   me  fit... 

1.  Camille  Perrichon,  chevalier  des  ordres  du  Roi,  conseiller 
d'Etat  ordinaire,  ancien  prévôt  des  marchands  et  commandant  de 
Lyon.  Il  fut  des  amis  de  Madame  de  Warens  (Mugnier,  ouvr.  citéj. 

2.  Pierre-Joseph  Bernard  il 710- 177-5;,  le  gracieux  poète  de 
L'Art  d'aimer. 

,3.  A  moins  qu'il  ne  se  soit  d'abord  trompé  dans  son  choix  ou 
que  celle  à  laquelle  il  s' étoit  attaché  n'ait  ensuite  changé  de  carac- 
tère p£ur  un  concours  de  causes  extraordinadres  ;  ce  qui  n'est  pas 
impossible  absolument.  Si  l'on  voiiloit  admettre  sans  modification 
cette  conséquence  (a),  il  faudroit  donc  juger  de  Socrate  par  sa 
femme  Xantippe,  et  de  Dion  pair  son  ami  Calippus  :  ce  qui  seroit 
le  plus  inique  et  le  plus  faux  jugement  qu'on  ait  jamais  porté. 
Au  reste,  qu'on  écarte  ici  toute  application  injurieuse  à  ma  femme. 
Elle  est,  il  est  \Tai,  plus  bornée  et  plus  facDe  à  tromper  que  je 
n'avois  cru  :  mais  pour  son  caractère,  pur,  excellent,  sans  malice, 
il  est  digne  de  toute  mon  estime,  et  l'aura  tant  que  je  vivrai. 
(Soie  de  J.-J.  Rousseau.) 

Var.  —  (a)   :   sans  modification  ce  principe,   il... 


LIVRE    SEPTIÈME  91 

J'avois  obligation  à  tous  ces  honnêtes  gens.  Dans 
la  suite  je  les  négligeai  tous,  non  certaineinent  par 
ingratitude,  mais  par  cette  invincible  paresse  qui 
m'en  a  souvent  donné  l'air.  Jamais  le  sentiment  de 
leurs  services  n'est  sorti  de  mon  cœur  ;  mais  il  m'en 
eût  moins  coûté  de  leur  prouver  ma  reconnoissance 
que  de  la  leur  témoigner  (a)  assidûment.  L'exacti- 
tude à  écrire  a  toujours  été  au-dessus  de  mes 
forces  (h)  ;  sitôt  que  je  commence  à  me  relâcher, 
la  honte  et  l'embarras  de  réparer  ma  faute  me  la 
font  aggraver,  et  je  n'écris  plus  du  tout.  J'ai  donc 
gardé  le  silence,  et  j'ai  paru  les  oublier.  Parisot  et 
Perrichon  n'y  ont  même  pas  fait  attention,  et  je  les 
ai  toujours  trouvés  les  mêmes  ;  mais  on  verra  vingt 
ans  après,  dans  M.  Bordes,  jusqu'où  l'amour-propre 
d'un  bel  esprit  peut  porter  la  vengeance  lorsqu'il  se 
croit  néo'lici^é. 

Avant  de  quitter  Lyon,  je  ne  dois  pas  oublier  une 
aimable  personne  que  j'y  revis  avec  plus  de  plaisir 
que  jamais,  et  qui  laissa  dans  mon  cœur  des  sou- 
venirs bien  tendres.  C'est  mademoiselle  Serre,  dont 
j'ai  parlé  dans  ma  première  partie,  et  avec  laquelle 
j'avois  renouvelé  connoissance  tandis  que  j'étois 
chez  M.  de  Mably  ^.  A  ce  voyage,  ayant  plus  de 
loisir,  je  la  vis  davantage  ;  mon  cœur  se  prit  et^très 
vivement.   J'eus  quelque  lieu  de  penser  que  le  ""sien 


Var.  —  (a)  :  témoigner  et  l'exactitude...  —  (b)  :  forces.  J'ai 
donc  gardé  le  silence... 

1.  En  1741.  Voyez  dans  la  Correspondance  l'épître  brûlante 
qu'il  lui  écrivit  alors.  Les  éditeurs  ont,  par  erreur,  donné  la  date 
de  173G  à  cette  lettre. 


\J'2  LES     CONFESSIONS 

ne  m'étoit  pas  contraire,  mais  elle  m'accorda  une 
confiance  qui  m'ôta  la  tentation  d'en  abuser.  Elle 
n'avoit  rien,  ni  moi  non  plus  ;  nos  situations  étoient 
trop  semblables  pour  que  nous  pussions  nous  unir, 
et.  dans  les  vues  qui  m'occupoient,  j'étois  bien 
éloigné  de  songer  au  mariage.  Elle  m'apprit  qu'un 
jeune  (a)  négociant  appelé  M.  Genève  paroissoit 
vouloir  s'attacher  à  elle.  Je  le  vis  chez  elle  une  fois 
ou  deux  :  il  me  parut  honnête  homme,  il  passoit 
pour  l'être.  Persuadé  qu'elle  seroit  heureuse  avec 
lui,  je  désirai  qu'il  l'épousât,  comme  il  a  fait  dans  la 
suite  ^.  et,  pour  ne  pas  troubler  leurs  innocentes 
amours,  je  me  hâtai  de  partir,  faisant  pour  le  bonheur 
de  cette  charmante  personne  des  vœux  qui  n'ont  été 
exaucés  ici-bas  que  pour  un  tems,  hélas  !  bien  court, 
car  j'appris  dans  la  suite  qu'elle  étoit  morte  au  bout 
de  deux  ou  trois  ans  de  mariage.  Occupé  de  mes 
tendres  regrets  durant  toute  ma  route,  je  sentis  et 
j'ai  souvent  senti  depuis  lors,  en  y  repensant,  que 
si  les  sacrifices  qu'on  fait  au  devoir  et  à  la  vertu 
coûtent  à  faire,  on  en  est  bien  payé  par  les  doux  sou- 
venirs qu'ils  laissent  au  fond  du  cœur. 

Autant  à  mon  précédent  voyage  j'avois  vu  Paris 
par  son  côté  défavorable,  autant  à  celui-ci  je  le  vis 
par  son  côté  brillant  ;  non  pas  toutefois  quant  à  mon 
logement  :  car.  sur  une  adresse  que  m'avoit  donnée 
M.  Bordes,  j'allai  loger  à  l'hôtel  Saint-Quentin,  rue 


Var.  —  (a)  :  un  jeune  commerçant... 

1.  M^i^  Suzanne  Serre  épousa  en  effet,  le  26  janvier  1745,  un 
sieur  Jean-Victor-Genève  dont  elle  eut  deux  enfants  ;  le  dernier 
fut  baptisé  le  5  janvier  1752.  Elle  était  née  le  22  mars  1726. 


LIVRE     SEPTIÈME  93 

des  Cordiers.  proche  la  Sorbonne.  vilaine  rue,  vilain 
hôtel,  vilaine  chambre,  mais  où  cependant  avoient 
logé  des  hommes  de  mérite,  tels  que  Gresset,  Bordes, 
les  abbés  de  Mably,  de  Condillac,  et  plusieurs  autres 
dont  malheureusement  je  n'y  trouvai  plus  aucun. 
Mais  j'y  trouvai  un  M.  de  Bonnefond,  hobereau 
boiteux,  plaideur,  faisant  le  puriste,  auquel  je  dus 
la  connoissance  de  M.  Roguin,  maintenant  le  doyen 
de  mes  amis,  et  par  lui  celle  du  philosophe  Diderot, 
dont  j'aurai  beaucoup  à  parler  dans  la  suite. 

J'arrivai  à  Paris  dans  l'automne  de  1741  ^,  avec 
cjuinze  louis  d'argent  comptant,  ma  comédie  de 
Narcisse,  et  mon  projet  de  musique  pour  toute  res- 
source, et  ayant  par  conséquent  peu  de  tems  à  perdre 
pour  tâcher  d'en  tirer  parti.  Je  me  pressai  de  faire 
valoir  mes  recommandations.  Un  jeune  homme  qui 
arrive  à  Paris  avec  une  figure  passable,  et  qui 
s'annonce  par  des  talens,  est  toujours  sur  (a)  d'être 
accueilli.  Je  le  fus  ;  cela  me  procura  des  agrémens  sans 
me  mener  à  grand'chose.  De  toutes  les  personnes  à 
qui  je  fus  recommandé  (b).  trois  seules  me  furent 
utiles  :  M.  Damesin,  gentilhomme  savoyard,  alors 
écuyer,  et,  je  crois,  favori  de  madame  la  princesse 
de  Carignan  ;  M.  de  Boze,  secrétaire  de  TAcadémie 
des  inscriptions,  et  garde  des  médailles  du  cabinet 
du  roi  2  ;  et  le  P.  Castel,  jésuite,  auteur  du  Clavecin 

Var.  - —  (a)  :  est  assuré  d'être...  —  (b)  :  recommandé,  il  n'y 
en  eut  que  trois  qui  me... 

1.  En  décembre,  pour  parler  avec  quelque  précision. 

2.  Claude  Gros  de  Boze    né  à  Lyon,  le  28  janvier  1680,  mort 
à  Paris,  le  10  sept.  1753. 


LES    CONFESSIONS 


oculaire  (a).  Toutes  ces  recommandations,  excepté 
celle  de  M.  Damesin,  me  venoient  de  Tabbé  de 
Mabiy. 

M.  Damesin  pourvut  au  plus  pressé  par  deux  con- 
noissances  qu'il  me  procura  :  l'une  de  M,  de  Gasc, 
président  à  mortier  au  parlement  de  Bordeaux,  et 
qui  jouoit  très  bien  du  violon  ;  l'autre,  de  M.  l'abbé 
de  Léon,  qui  logeoit  alors  en  Sorbonne,  jeune  sei- 
gneur très  aimable,  qui  mourut  à  la  fleur  de  son  âge 
après  avoir  brillé  quelques  instans  dans  le  monde 
sous  le  nom  de  chevalier  de  Rohan.  L'un  et  l'autre 
eurent  la  fantaisie  d'apprendre  la  composition.  Je 
leur  en  donnai  quelques  mois  de  leçons  qui  soutin- 
rent un  peu  ma  bourse  tarissante.  L'abbé  de  Léon 
me  prit  en  amitié,  et  vouloit  m'avoir  pour  son 
secrétaire  ;  mais  il  n'étoit  pas  riche,  et  ne  put  m' offrir 
en  tout  que  huit  cents  francs,  que  je  refusai  bien  à 
regret,  mais  qui  ne  pouvoient  me  suffire  pour  mon 
logement,  ma  nourriture  et  mon  entretien. 

M.  de  Boze  me  reçut  fort  bien.  Il  aimoit  le  savoir, 
il  en  avoit  ;  mais  il  étoit  un  peu  pédant.  Madame  de 
Boze  auroit  été  sa  fille  ;  elle  étoit  brillante  et  petite 
maîtresse.  J'y  dinois  quelquefois.  On  ne  sauroit  avoir 
l'air  plus  gauche  et  plus  sot  que  je  Tavois  vis-à-vis 
d'elle.  Son  maintien  dégagé  m"intimidoit  et  rendoit 
le  mien  plus  plaisant.  Quand  elle  me  présentoit  une 
assiette,  j'avançois  ma  fourchette  pour  piquer 
modestement  un  petit  morceau  de  ce  qu'elle  m'of- 
froit  ;  de  sorte  qu'elle  rendoit  à  son  laquais  l'assiette 
quelle  m'avoit  destinée,  en  se  tournant  pour  que  je 

Var.  —  (a)  :  oculaire.  M.  Dameâin  pourvut... 


LIVRE    SEPTIÈME  95 

ne  la  visse  pas  rire.  Elle  ne  se  doutoit  guères  que  dans 
la  tête  de  ce  campagnard  il  ne  laissoit  pas  d'y  avoir 
quelque  esprit.  M.  de  Boze  me  présenta  à  M.  de 
Réaumur,  son  ami,  qui  venoit  dîner  chez  lui  tous  les 
vendredis,  jours  d'Académie  des  sciences.  Il  lui  parla 
de  mon  projet,  et  du  désir  que  j'avois  de  le  sou- 
mettre à  l'examen  de  ^  l'Académie.  M.  de  Réaumur  ^ 
se  chargea  de  la  proposition,  qui  fut  agréée  ;  le  jour 
donné,  je  fus  introduit  et  présenté  par  M.  de  Réau- 
mur, et  le  même  jour,  22  août  1742,  j'eus  l'honneur 
de  lire  à  l'Académie  le  Mémoire  que  j'avois  préparé 
pour  cela  ^.  Quoique  cette  illustre  assemblée  fût 
assurément  très  imposante,  j'y  fus  bien  (a)  moins 
intimidé  que  devant  madame  de  Boze,  et  je  me  tirai 
passablement  de  mes  lectures  (h)  et  de  mes  réponses. 
Le  Mémoire  réussit,  et  m'attira  des  complimens,  qui 
me  surprirent  autant  qu'ils  me  flattèrent,  imagi- 
nant à  peine  que  devant  une  Académie,  quiconque 
n'en  étoit  pas  pût  avoir  le  sens  commun.  Les  com- 
missaires qu'on  me  donna  furent  :  MM.  de  Mairan  *, 
Hellot  5  et  de  Fouchy  ^  :  tous  trois  gens  de  mérite 

|T  Var.  —  (a)  :  beaucoup  moins...  —  (h)  :  ma  lecture.  Le... 

1.  Ces  quatre  derniers  mots  sont  placés  en  marge  dans  le  ma- 
nuscrit de  Genève.  L'auteur  avait  écrit  primitivement  :  de  le  pré- 
senter à  l' Académie.  Dans  le  manusciit  dit  de  Paris,  le  mot  :  sou- 
mettre est  en  surcharge. 

2.  René-Antoine  Ferchault  de  Réaumur,  physicien  et  natura- 
liste (1683-1757). 

3.  Projet  concernant  de  nouveaux  signes  pour  la  musique.  (Œuvres 
complètes,  éd.  Hachette,  t.  VL) 

4.  Jean- Jacques  Dortous  de  Mairan,  mathématicien  et  physi- 
cien (1678-1771). 

5.  Jean  Hellot,  chimiste  (1685-1766). 

6.  Jean-Paul  Grand- Jean  de  Fouchy,  astronome  (1707-1788). 


96  LES     CONFESSIONS 

assurément,  mais  dont  pas  un  ne  savoit  la  musique, 
assez  du  moins  pour  être  en  état  de  juger  de  mon 
projet. 

Durant  mes  conférences  avec  ces  Messieurs,  je  me 
convainquis,  avec  autant  de  certitude  que  de  sur- 
prise, que  si  quelquefois  les  savans  ont  moins  de 
préjugés  que  les  autres  hommes,  ils  tiennent,  en 
revanche,  encore  plus  fortement  à  ceux  qu'ils  ont. 
Quelque  foibles,  quelque  fausses  que  fussent  la  plu- 
part de  leurs  objections,  et  quoique  j'y  répondisse 
timidement,  je  l'avoue,  et  en  mauvais  termes,  mais 
par  des  raisons  péremptoires,  je  ne  vins  pas  une  seule 
fois  à  bout  de  me  faire  entendre  et  de  les  contenter. 
J'étois  toujours  ébahi  de  la  facilité  avec  laquelle,  à 
l'aide  de  quelques  phrases  sonores,  ils  me  réfutoient 
sans  mavoir  compris.  Ils  déterrèrent,  je  ne  sais  où, 
qu'un  moine  appelé  le  P.  Souhaitti  avoit  jadis  ima- 
giné de  noter  la  gamme  par  chiffres  ;  c'en  fut  assez 
pour  prétendre  que  mon  système  n'étoit  pas  neuf,  et 
passe  pour  cela  :  car  bien  que  je  n'eusse  jamais  ouï 
parler  du  P.  Souhaitti.  et  bien  que  sa  manière  d'écrire 
les  sept  notes  du  plain-chant  sans  même  songer  aux 
octaves  ne  méritât  en  aucune  sorte  d'entrer  en 
parallèle  avec  ma  simple  et  commode  invention 
pour  noter  aisément  par  chiffres  toute  musique 
imaginable,  clefs,  silences,  octaves,  mesures,  tems, 
et  valeurs  des  notes,  choses  auxquelles  Souhaitti 
n'avoit  pas  même  songé  ;  il  étoit  néanmoins  très 
vrai  de  dire  que,  quant  à  l'élémentaire  expression 
des  sept  notes,  il  en  étoit  le  premier  inventeur.  Mais 
outre  qu'ils  donnèrent  à  cette  invention  primitive 
plus    d'importance    qu'elle    n'en    avoit,    ils    ne    s'en 


I 


LIVRE     SEPTIEME  9/ 

tinrent  pas  là.  et  sitôt  qu'ils  voulurent  parler  du 
fond  du  système,  ils  ne  firent  plus  que  déraisonner. 
Le  plus  grand  avantage  du  mien  étoit  d'abroger 
les  transpositions  et  les  clefs,  en  sorte  que  le  même 
morceau  se  trouvoit  noté  et  transposé  à  volonté, 
dans  quelque  ton  qu'on  voulût,  au  moyen  du 
changement  supposé  d'une  seule  lettre  initiale  à 
la  tête  de  l'air.  Ces  Messieurs  avoient  ouï  dire 
aux  croque-sol  de  Paris  que  la  méthode  d'exécuter 
par  transposition  ne  valoit  rien.  Ils  partirent  de 
là  pour  tourner  en  invincible  objection  contre 
mon  système  son  avantage  le  plus  marqué,  et  ils 
décidèrent  que  ma  note  étoit  bonne  pour  la 
vocale,  et  mauvaise  pour  l'instrumentale  ;  au  lieu 
de  décider,  comme  ils  i'auroient  dû.  qu'elle  étoit 
bonne  pour  la  vocale,  et  meilleure  pour  l'instru- 
mentale. Sur  leur  rapport.  l'Académie  m'accorda 
un  certificat  plein  de  très  beaux  complimens  à 
travers  lesquels  on  démêloit,  pour  le  fond,  qu'elle 
ne  jugeoit  mon  système  ni  neuf  ni  utile.  Je  ne  crus 
pas  devoir  orner  d'une  pareille  pièce  l'ouvrage 
intitulé  Dissertation  sur  la  musique  moderne,  par 
lequel  j'en  appelois  au  public. 

J'eus  lieu  de  remarquer  en  cette  occasion  combien, 
même  avec  un  esprit  borné,  la  connoissance  unique, 
mais  profonde,  de  la  chose  est  préférable,  pour  en 
bien  juger,  à  toutes  les  lumières  que  donne  la  culture 
des  sciences,  lorsqu'on  n'y  a  pas  joint  l'étude  parti- 
culière de  celle  dont  il  s'agit.  La  seule  objection  solide 
qu'il  y  eût  à  faire  à  mon  système  y  fut  faite  par 
Rameau.  A  peine  le  lui  eus-je  expliqué,  qu'il  en  vit 


98  LES    CONFESSIONS 

le  côté  f cible.  Vos  signes  (a),  me  dit-il,  sont  très 
bons  en  ce  qu'ils  déterminent  simplement  et  claire- 
ment les  valeurs,  en  ce  qu'ils  représentent  nette- 
ment les  intervalles  et  montrent  toujours  le  simple 
dans  le  redoublé  (b),  toutes  choses  que  ne  fait  pas 
la  note  ordinaire  ;  mais  ils  sont  mauvais  en  ce  qu'ils 
exigent  (c)  une  opération  de  l'esprit  qui  ne  peut 
toujours  suivre  la  rapidité  de  l'exécution.  La  position 
de  nos  notes,  continua-t-il,  se  peint  à  l'œil  sans  le 
concours  de  cette  opération.  Si  deux  notes,  l'une  très 
haute,  l'autre  très  basse,  sont  jointes  par  une  tirade 
de  notes  intermédiaires,  je  vois  du  premier  coup 
d'œil  le  progrès  de  l'une  (d)  à  l'autre  par  degrés  con- 
joints ;  mais  pour  m'assurer  chez  vous  de  cette 
tirade,  il  faut  nécessairement  que  j'épelle  tous  vos 
chiffres  l'un  après  l'autre  :  le  coup  d'œil  ne  peut 
suppléer  à  rien.  L'objection  me  parut  sans  réplique, 
et  j'en  convins  à  l'instant  :  quoiqu'elle  soit  simple  et 
frappante,  il  n'y  a  qu'une  grande  pratique  de  l'art 
qui  puisse  la  suggérer,  et  il  n'est  pçis  étonnant  qu'elle 
ne  soit  venue  à  aucun  académicien  ;  mais  il  l'est  que 
tous  ces  grands  savans,  qui  savent  tant  de  choses, 
sachent  si  peu  que  chacun  ne  devoit  juger  que  de 
son  métier. 

Mes  fréquentes  visites  à  mes  commissaires  et  à 
d'autres  académiciens  me  mirent  à  portée  de  faire 
connoissance  avec  tout  ce  qu'il  y  avoit  à  Paris  de 
plus   distingué   dans   la  littérature,   et  par  là   cette 


Var.  —  (a)  :  signes,  dit-il,  sont...  —  (b)  :  redoublé  :  mais 
ils...  —  (c)  :  en  ce  qu'ils  exigent,  pour  chaque  intervalle,  une 
opération...  —  (d)  :  d'œil  que  l'une  est  jointe  à  l'autre... 


LIVRE    SEPTIÈME  99 

connoissance  se  trouva  toute  faite  lorsque  je  me  \^s, 
dans  la  suite,  inscrit  tout  d'un,  coup  parîni  eux. 
Quant  à  présent,  concentré  dans  mon  système  de 
musique,  je  m'obstinai  à  vouloir  par  lui  faire  une 
révolution  dans  cet  art,  et  parvenir  de  la  sorte  à  une 
célébrité  qui,  dans  les  beaux-arts,  se  conjoint  tou- 
jours à  Paris  avec  la  fortune.  Je  m'enfermai  dans  ma 
chambre  et  travaillai  deux  ou  trois  mois  avec  une 
ardeur  inexprimable  à  refondre,  dans  un  ouvrage 
destiné  jjour  le  public,  le  Mémoire  que  j'avois  lu  à 
l'Académie.  La  difficulté  fut  de  trouver  un  libraire 
qui  voulût  se  charger  de  mon  manuscrit,  vu  qu'il  y 
avoit  quelque  dépense  à  faire  pour  les  nouA'eaux 
caractères,  que  les  libraires  ne  jettent  pas  leurs  écus 
à  la  tête  des  débutans,  et  qu'il  me  sembloit  cependant 
bien  juste  que  mon  ouvrage  me  rendît  le  pain  que 
j'avois  mangé  en  l'écrivant. 

Bonnefond  me  procura  Quillau  le  père,  qui  fit  avec 
moi  un  traité  à  moitié  profit,  sans  compter  le  pri- 
vilège que  je  payai  seul.  Tant  fut  opéré  par  ledit 
Quillau.  que  j'en  fus  pour  mon  privilège,  et  n'ai 
tiré  jamais  un  liard  de  cette  édition^,  qui  vraisem- 
blablement eut  un  débit  médiocre,  quoique  l'abbé 
Desfontaines  m'eut  promis  de  la  faire  aller,  et  que 
les  autres  journalistes  en  eussent  dit  assez  de  bien. 

Le  plus  grand  obstacle  à  l'essai  de  mon  système 
étoit  la  crainte  que,  s'il  n'étoit  pas  admis,  on  ne 
perdît  le  tems  qu'on  mettroit  à  l'apprendre.  Je  disois 
à  cela  que  la  pratique  de  ma  note  rendoit  les  idées  si 


«çfl.  Elle   parut    eu  1743.    Voyez  :    Dissertation    sur    la    musique 
moderne...  Paris,  G.-F.  Quillau  père^  in-8°,  planches. 


100 


LES     CONFESSIONS 


claires,  que  pour  apprendre  la  musique  par  les  carac- 
tères ordinaires  on  gagneroit  encore  (a)  du  tems  à 
commencer  par  les  miens.  Pour  en  donner  la  preuve 
par  Texpérience.  j'enseignai  gratuitement  la  musique 
à  une  jeune  Américaine  appelée  mademoiselle  Des- 
roulins,  dont  M.  Roguin  m'avoit  procuré  la  connois- 
sance  ;  en  trois  mois  elle  fut  en  état  de  déchilfrer 
sur  ma  note  quelque  musique  que  ce  fût,  et  même  de 
chanter  à  livre  ouvert  mieux  que  moi-même  toute 
celle  qui  n'étoit  pas  (h)  chargée  de  difficultés.  Ce 
succès  fut  frappant,  mais  ignoré.  V.n  autre  en  auroit 
rempli  les  journaux  :  mais  avec  quelque  talent  pour 
trouver  des  choses  utiles,  je  n'en  eus  jamais  pour 
les  faire  valoir. 

Voilà  comment  ma  fontaine  de  Héron  fut  encore 
cassée  :  mais  cette  seconde  fois  j'avois  trente  ans  (c), 
et  je  me  trouvois  sur  le  pavé  de  Paris,  où  l'on  ne  vit 
pas  pour  rien.  Le  parti  que  je  pris  dans  cette  extré- 
mité n'étonnera  que  ceux  qui  n'auront  pas  bien  lu  ma 
première  partie.  Je  venois  de  me  donner  des  mouve- 
mens  aussi  grands  qu'inutiles  ;  j'avois  besoin  de  re- 
prendre haleine.  Au  lieu  de  me  livrer  au  désespoir, 
je  me  livrai  tranquillement  à  ma  paresse  et  aux  soins 
de  la  Providence,  et.  pour  lui  donner  le  tems  de  faire 
son  œuvre,  je  me  mis  à  manger,  sans  me  presser, 
quelques  louis  qui  me  restoient  encore,  réglant  la 
dépense  de  mes  nonchalans  plaisirs  sans  la  retran- 
cher, n'allant  plus  au  café  que  de  deux  jours  l'un, 
et  au  spectacle  que  deux  fois  la  semaine.  A  l'égard  de 


Var.  —   (a)   :  encore   beaucoup  de  temps...  —  (h)   :  pas  jorl 
chargée...  —  (c)  :  trente  ans,  f  étais  homme  fait  et  je  me... 


LIVRE    SEPTIÈME  101 

la  dépense  des  filles,  je  n'eus  aucune  réforme  à  y 
faire,  n'ayant  mis  de  ma  vie  un  sol  à  cet  usage,  si 
ce  n'est  une  seule  fois,  dont  j'aurai  bientôt. à  parler. 

La  sécurité,  la  volupté,  la  confiance  avec  laquelle 
je  me  livrois  à  cette  vie  indolente  et  solitaire,  que 
je  n'avois  pas  de  quoi  faire  durer  trois  mois,  est  une 
des  singularités  de  ma  vie  et  une  des  bizarreries  de 
mon  humeur.  L'extrême  besoin  que  j'avois  qu'on 
pensât  (a)  à  moi  étoit  précisément  ce  qui  m'ôtoit 
le  courage  de  me  montrer,  et  la  nécessité  de  faire 
des  visites  me  les  rendit  insupportables,  au  point 
que  je  cessai  même  de  voir  les  académiciens  et  autres 
gens  de  lettres  avec  lesquels  j'étois  déjà  faufilé. 
Marivaux,  l'abbé  de  Mably.  Fontenelle,  furent 
presque  (b)  les  seuls  chez  qui  je  continuai  d'aller 
quelquefois.  Je  montrai  même  au  premier  ma  co- 
médie de  Narcisse.  Elle  lui  plut,  et  il  eut  la  com- 
plaisance de  la  retoucher.  Diderot,  plus  jeune 
qu'eux,  étoit  à  peu  près  de  mon  âge.  Il  aimoit  la 
musique  ;  il  en  savoit  la  théorie  ;  nous  en  parlions 
ensemble  ;  il  me  pari  oit  aussi  de  ses  projets  d'ou- 
vrages. Cela  forma  bientôt  entre  nous  des  liaisons 
plus  intimes,  qui  ont  duré  quinze  ans,  et  qui  pro- 
bablement dureroient  encore  si  malheureusement, 
et  bien  par  sa  faute,  je  n'eusse  été  jeté  dans  son 
même  métier. 

On  n"imagineroit  pas  à  quoi  j'employois /cj  ce 
court  et  précieux  intervalle  qui  me  restoit  encore 
avant  d'être  forcé  de  mendier  mon  pain  :  à  étudier 

Var.  —  (a)  : —  que  /'on  s'occupât  de  moi...  —  (b)  :  furent 
les  seuls  chez  qui...  (Le  mot  :  presque  est  en  surcharge  dans  le 
M?,  de  Genève).  —   (c)  :  à  quoi  j'occupois... 


102 


LES    CONFESSIONS 


par  cœur  des  passages  de  poètes,  que  j'avois  appris 
cent  fois  et  autant  de  fois  oubliés.  Tous  les  matins, 
vers  les  dix  heures,  j'allois  me  promener  au  Luxem- 
bourg, un  Virgile  ou  (a)  un  Rousseau  ^  dans  ma 
poche,  et  là,  jusqu'à  l'heure  du  dîner,  je  remémorois 
tantôt  une  ode  sacrée  et  tantrjt  une  bucolique,  sans 
me  rebuter  de  ce  qu'en  repassant  celle  du  jour  je  ne 
manquois  point  d'oublier  celle  de  la  veille.  Je  me 
rappelois  qu'après  la  défaite  de  Nicias  à  Syracuse, 
les  Athéniens  captifs  (b)  gagnoient  leur  vie  à  réciter 
les  poèmes  d'Homère.  Le  parti  que  je  tirai  de  ce 
trait  d'érudition,  pour  me  prémunir  contre  la  misère, 
fut  d'exercer  mon  heureuse  mémoire  à  retenir  tous 
les  poètes  par  cœur. 

J'avois  un  autre  expédient  non  moins  solide  dans 
les  échecs,  auxquels  je  consacrois  régulièrement, 
chez  Maugis  (c),  les  après-midi  des  jours  que  je 
n'allois  pas  au  spectacle.  Je  fis  là  connoissance  avec 
M.  de  Légal,  avec  un  M.  Husson.  avec  Philidor, 
avec  tous  les  grands  joueurs  d'échecs  de  ce  tems-là, 
et  n'en  devins  pas  plus  habile.  Je  ne  doutois  pas 
cependant  que  je  ne  devinsse  à  la  fin  plus  fort  qu'eux 
tous,  et  c'en  étoit  assez,  selon  moi,  pour  me  servir 
de  ressource.  De  quelque  folie  que  je  m'engouasse, 
j'y  portois  toujours  la  même  manière  de  raisonner. 
Je  më  disois  :  Quiconque  prime  en  quelque  chose 
est  toujours  sûr  d'être  recherché.  Primons  donc, 
n'importe  en  quoi  ;  je  serai  recherché,  les  occasions 

Var.  —  (a)  :  Virgile  et  un  Rousseau...  —  (b)  .'"Athéniens  pri- 
sonniers gagnoient...  —  (c)  :  au  café  de  Maugis,.,. 

1.  Les  poésies   de  Jean-Baptiste  Rousseau. 


LIVRE     SEPTIÈME  103 

se  présenteront,  et  mon  mérite  fera  le  reste.  Cet 
enfantillage  n'étoit  pas  le  sophisme  de  ma  raison, 
c'étoit  celui  de  mon  indolence.  Effrayé  dès  grands 
et  rapides  efforts  qu'il  auroit  fallu  faire  pour  m' éver- 
tuer, je  tâchois  de  flatter  ma  paresse,  et  je  m'en 
voilois  la  honte  par  des  argumens  dignes  d'elle. 

J'attendois  ainsi  tranquillement  la  fin  de  mon 
argent,  et  je  crois  que  je  serois  arrivé  au  dernier  sou 
sans  m'en  émouvoir  davantage,  si  le  P.  Castel,  que 
j'allois  voir  quelquefois  en  allant  au  café,  ne  m'eût 
arraché  de  ma  léthargie.  Le  P.  Castel  ^  étoit  fou, 
mais  bon  homme  au  demeurant  :  il  étoit  fâché  de 
me  voir  consumer  ainsi  sans  rien  faire.  Puisque  les 
musiciens,  me  dit-il,  puisque  les  savans  ne  chantent 
pas  à  votre  unisson,  changez  de  corde  et  voyez  les 
femmes.  Vous  réussirez  peut-être  mieux  de  ce  côté- 
là.  J'ai  parlé  de  vous  à  madame  de  Beuzenval  ; 
allez  la  voir  de  ma  part.  C'est  une  bonne  femme  qui 
verra  avec  plaisir  un  pays  de  son  fils  et  de  son  mari. 
Vous  verrez  chez  elle  madame  de  Broglie,  sa  fille,  qui 
est  une  femme  d'esprit.  Madame  Dupin  en  est  une 
autre  à  qui  j'ai  aussi  parlé  de  vous  :  portez-lui  votre 
ouvrage  ;  elle  a  envie  de  vous  voir,  et  vous  recevra 
bien.  On  ne  fait  rien  dans  Paris  que  par  les  femmes  : 
ce  sont  comme  des  courbes  dont  les  sages  sont  les 
asymptotes  ;  ils  s'en  approchent  sans  cesse,  mais  ils 
n'y  touchent  jamais. 

Après  avoir  (a)  remis  d'un  jour  à  l'autre  (b)  ces 

Var.  —  (a)  :  avoir  longtems  remis...  —  (h)  :  V exécution  de  ces... 

1.  Louis-Bertrand  Castel  (1668-1757),  jésuite,  rédacteur  au 
Journal  de  Trévoux,  auteur  du  Clavecin  oculaire  (1735) 


104  LES     CONFESSIONS 

terribles  corvées,  je  pris  enfin  courage,  et  jallai  voir 
madame  de  Beuzenval.  Elle  me  reçut  avec  bonté  (a). 
Madame  de  Broglie  étant  entrée  dans  sa  chambre, 
elle  lui  dit  :  Ma  fille,  voilà  M.  Rousseau  dont  le 
P.  Castel  nous  a  parlé.  Madame  de  Broglie  me  fit 
compliment  sur  mon  ouvrage,  et,  me  menant 
à  son  clavecin,  me  fit  voir  qu'elle  s'en  étoit  oc- 
cupée. Voyant  à  sa  pendule  qu'il  étoit  près  d'une 
heure,  je  voulus  m'en  aller.  Madame  de  Beuzenval 
me  dit  :  Vous  êtes  loin  de  votre  quartier,  restez, 
vous  dînerez  ici.  Je  ne  me  fis  pas  prier.  Ln  quart 
d'heure  après  je  compris  par  quelques  mots  que  le 
dîner  auquel  elle  m'invitoit  étoit  celui  de  son  ofTice. 
Madame  de  Beuzenval  étoit  une  très  bonne  femme, 
mais  bornée,  et  trop  pleine  de  son  illustre  noblesse 
polonaise  ;  elle  avoit  peu  d'idées  des  égards  qu'on 
doit  aux  talens.  Elle  me  jugeoit  même  en  cette 
occasion  sur  mon  maintien  plus  que  sur  mon  équi- 
page, qui,  quoique  très  simple,  étoit  fort  propre, 
et  n'annonçoit  point  du  tout  un  homme  fait  pour 
dîner  à  l'office.  J'en  avois  oublié  le  chemin  depuis 
trop  longtems  pour  vouloir  le  rapprendre.  Sans 
laisser  voir  tout  mon  dépit,  je  dis  à  Madame  de  Beu- 
zenval qu'une  petite  affaire,  qui  me  revenoit  en 
mémoire,  me  rappeloit  dans  mon  quartier,  et  je  vou- 
lus partir.  Madame  de  Broglie  s'approcha  de  sa  mère, 
et  lui  dit  à  l'oreille  quelques  mots  qui  firent  effet. 
Madame  de  Beuzenval  se  leva  pour  me  retenir  et 
me  dit  :  Je  compte  que  c'est  avec  nous  que  vous 
nous  ferez  l'honneur  de  dîner.   Je  crus  que  faire  le 

Yar.  —  (a)  :  avec  bonté  et  Madame... 


LIVRE     SEPTIÈME  105 

fier  seroit  (a)  faire  le  sot.  et  je  restai.  D'ailleurs  la 
bonté  de  madame  de  Broglie  m'avoit  touché  et  me 
la  rendoit  intéressante.  Je  fus  fort  aise  de^dîner  avec 
elle  et  j'espérai  qu'en  me  connoissant  davantage 
elle  n'auroit  pas  regret  à  m'avoir  procuré  cet  hon- 
neur. M.  le  président  de  Lamoignon,  grand  ami  de 
la  maison,  y  dîna  aussi.  Il  avoit.  ainsi  que  madame 
de  Broglie,  ce  petit  jargon  de  Paris,  tout  en  petits 
mots,  tout  en  petites  allusions  fines.  Il  n'y  avoit  pas 
là  de  quoi  briller  pour  le  pauvre  Jean- Jacques.  J'eus 
le  bon  sens  de  ne  vouloir  pas  faire  le  gentil  malgré 
Minerve,  et  je  me  tus.  Heureux  si  j'eusse  été  toujours 
aussi  sage  î  je  ne  serois  pas  dans  l'abîme  où  je  suis 
aujourd'hui. 

J'étois  désolé  de  ma  lourdise.  et  de  ne  pouvoir 
justifier  aux  yeux  de  madame  de  Broglie  ce  qu'elle 
avoit  fait  en  ma  faveur.  Après  le  dîner,  je  m'avisai 
de  ma  ressource  ordinaire.  J'avois  dans  ma  poche 
une  épître  en  vers,  écrite  à  Parisot  pendant  mon 
séjour  à  Lyon.  Ce  morceau  ne  manquoit  pas  de 
chaleur  ;  j'en  mis  dans  la  façon  de  le  réciter,  et  je 
les  fis  pleurer  tous  trois.  Soit  vanité,  soit  vérité  dans 
mes  interprétations,  je  crus  voir  que  les  regards  de 
madame  de  Broglie  disoient  à  sa  mère  :  Eh  bien, 
maman,  avois-je  tort  de  vous  dire  que  cet  homme 
étoit  plus  fait  pour  dîner  avec  vous  qu'avec  vos 
femmes?  Jusqu'à  ce  moment  j'avois  eu  le  cœur  un 
peu  gros  ;  mais  après  m'être  ainsi  vengé,  je  fus 
content.  Madame  de  Broglie,  poussant  un  peu  trop 
loin    le    jugement    avantageux    qu'elle    avoit    porté 

Var.  —  (a)  :  eût  été  faire... 


106 


LES    CONFESSIONS 


de  moi.  crut  que  j'allois  faire  sensation  dans  Paris 
et  devenir  un  homme  à  bonnes  fortunes.  Pour 
guider  mon  inexpérience,  elle  me  donna  les  Confes- 
sions du  Comte  de  ***  '^.  Ce  livre,  me  dit-elle,  est  un 
Mentor  dont  vous  aurez  besoin  dans  le  monde  :  vous 
ferez  bien  de  le  consulter  quelquefois.  J'ai  gardé  plus 
de  vingt  ans  cet  exemplaire  avec  reconnoissance  pour 
la  main  dont  il  me  venoit.  mais  riant  souvent  (a) 
de  Fopinion  que  paroissoit  avoir  cette  dame  de  mon 
mérite  galant.  Du  moment  que  j'eus  lu  cet  ouvrage, 
je  désirai  d'obtenir  l'amitié  de  l'auteur.  Mon  pen- 
chant m'inspiroit  très  bien  :  c'est  le  seul  ami  vrai 
que  j'aie  eu  parmi  les  gens  de  lettres  ^. 

Dès  lors  j'osai  compter  que  madame  la  baronne  de 
Beuzenval  et  madame  la  marquise  de  Broglie,  pre- 
nant intérêt  à  moi,  ne  me  laisseroient  pas  longtems 
sans  ressource,  et  je  ne  me  trompai  pas.  Parlons 
maintenant  de  mon  entrée  chez  madame  Dupin, 
qui  a  eu  de  plus  longues  suites. 

Madame   Dupin  ^  étoit.   comme   on  sait,   fille   de 

^AR.  —  (a)  :  riant  quelquefois  de... 

1.  Cet  om-rage  de  Duclos  venait  ^ors  de  paraître  (1742). 

2.  Je  l'ai  cru  si  longtems  et  si  parfaitement,  que  c'est  à  lui  que, 
depuis  mon  retour  à  Paris,  je  confiai  le  manuscrit  de  mes  confes- 
sions. Le  défiant  Jean- Jacques  n"a  jamais  pu  croire  à  la  perfidie 
et  à  la  fausseté  qu'après  en  avoir  été  la  victime,  (yote  de  J.-J. 
Rousseau.)  Au  lieu  de  cette  note,  on  trouve  celle-ci  dans  le  Manus- 
crit de  Paris  :  Voilà  ce  que  f  aurais  pensé  toujours  si  je  n'étais  jamais 
revenu  à  Paris. 

3.  Louise-Marie-Madeleine  de  Fontaine,  née  à  Paris,  le  28  oc- 
tobre 1706,  mariée,  le  l^'  décembre  1722,  à  Claude  Dupin,  con- 
seiller du  roi,  receveiir  des  tailles  de  l'élection  générale  de  Châ- 
teauroux,  morte  à  Chenonceaux,  le  20  novembre  1799.  Elle  était, 
par    sa   mère,  petite-fille    de    Dancourt   et  cousine  germaine    de 


LIVRE     SEPTIEME 


107 


Samuel  Bernard  et  de  madame  Fontaine.  Elles 
étoient  trois  sœurs  qu'on  pouvoit  appeler  les  trois 
Grâces.  Madame  de  la  Touche,  qui  fit  une  escapade 
en  Angleterre  avec  le  duc  de  Kingston  ;  madame 
d'Arty,  la  maîtresse,  et,  bien  plus  l'amie,  l'unique 
et  sincère  amie  de  M.  le  prince  de  Conti,  femme  ado- 
rable autant  par  la  douceur,  par  la  bonté  de  son 
charmant  caractère,  que  par  l'agrément  de  son 
esprit  et  par  l'inaltérable  gaieté  de  son  humeur  ; 
enfin,  madame  Dupin,  la  plus  belle  des  trois,  et  la 
seule  à  qui  l'on  n'ait  point  reproché  d'écart  dans  sa 
conduite.  Elle  fut  le  prix  de  l'hospitalité  de  M.  Dupin, 
à  qui  sa  mère  la  donna  avec  une  place  de  fermier 
général  et  une  fortune  immense,  en  reconnoissance 
du  bon  accueil  qu'il  lui  avoit  fait  dans  sa  province  ^. 
Elle  étoit  encore,  quand  je  la  vis  pour  la  première 
fois,  une  des  plus  belles  femmes  de  Paris.  Elle  me 
reçut  à  sa  toilette.  Elle  avoit  les  bras  nus,  les  cheveux 
épars,  son  peignoir  mal  arrangé.  Cet  abord  m' étoit 
très  nouveau  ;  ma  pauvre  tête  n'y  tint  pas  ;  je  me 
trouble,  je  m'égare,  et  bref  me  voilà  épris  de  madame 
Dupin. 

Mon  trouble  ne   parut  (a)    pas   me   nuire   auprès 

Var.  —  (a)  :  parut  pourtant  pas... 

Madame  de  la  Popelinière.  (Voyez  :  G.  Desnoiresterres,  Epicuriens 
ei  Lettrés.  Paris,  Charpentier,  1879,  p.  438  et  ss.  ;  G.  de  Villeneuve- 
Guibert,  Le  Portefeuille  de  Madame  Dupin.  Paris,  Calmann-Lé\-j-, 
s.  d.,  in-18.) 

1.  Claude  Dupin  était  né  en  1681  ;  ii  exerça  la  charge  de  fermier 
général  à  partir  du  1^'  octobre  1726  et  mourut  à  Paris,  le  25  fé- 
vrier 1769.  Voyez  rou\Tage  de  G.  de  Villeneuve-Guibert  cité  dans 
la  note  précédente. 


108  LES    CONFESSIONS 

d'elle,  elle  ne  s'en  aperçut  point.  Elle  accueillit  le 
livre  et  l'auteur,  me  parla  de  mon  projet  en  personne 
instruite,  chanta,  s'accompagna  du  clavecin,  me 
retint  à  dînes,  me  fit  mettre  à  table  à  côté  d'elle  : 
il  n'en  falloit  pas  tant  pour  me  rendre  fou  :  je  le 
devins.  Elle  me  permit  de  la  venir  voir  :  j'usai, 
j'abusai  de  la  permission.  J'y  allois  presque  tous  les 
jours,  j'y  dînois  deux  ou  trois  fois  (a)  la  semaine. 
Je  mourois  d'envie  de  parler  :  je  n'osois  jamais. 
Plusieurs  raisons  renforçoient  ma  timidité  naturelle. 
L'entrée  d'une  maison  opulente  étoit  une  porte 
ouverte  à  la  fortune  ;  je  ne  voulois  pas,  dans  ma 
situation,  risquer  de  me  la  fermer.  Madame  Dupin, 
tout  aimable  qu'elle  étoit,  étoit  sérieuse  et  froide  ; 
je  ne  trouvois  rien  dans  ses  manières  d'assez  agaçant 
pour  m'enhardir  (b).  Sa  maison,  aussi  brillante 
alors  qu'aucune  autre  dans  Paris,  rassembloit  des 
sociétés  auxquelles  il  ne  manquoit  que  d'être  un  peu 
moins  nombreuses  pour  être  d'élite  dans  tous  les 
genres.  Elle  aimoit  à  voir  tous  les  gens  qui  jetoient 
de  l'éclat,  les  grands,  les  gens  de  lettres,  les  belles 
femmes.  On  ne  voyoit  chez  elle  que  ducs,  ambassa- 
deurs, cordons-bleus.  Madame  la  princesse  de  Rohan, 
madame  la  comtesse  de  Forcalquier,  madame  de 
Mirepoix.  madame  de  Brignole.  milady  Hervey, 
pouvoient  passer  pour  ses  amies.  M.  de  Fontenelle, 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  l'abbé  Sallier,  M.  de  Four- 
mont.  M.  de  Bernis.  M.  de  Buflon,  M.  de  Voltaire 
étoient  de  son  cercle  et  de  ses  dîners.  Si  son  maintien 


Var.  —  (a)  :  par  semaine...  —  (b)  :  enhardir.  Enfin  sa  mal- 
son... 


I 


LIVRE     SEPTIÈME  109 

réserve  n  attiroit  pas  beaucoup  les  jeunes  gens,  sa 
société,  d'autant  mieux  composée,  n'en  étoit  que  plus 
imposante,  et  le  pauvre  Jean- Jacques  n'avoit  pas  de 
quoi  se  flatter  de  briller  beaucoup  au  milieu  de  tout 
cela.  Je  n'osai  donc  parler  :  mais,  ne  pouvant  plus 
me  taire,  j'osai  écrire.  Elle  garda  deux  jours  ma 
lettre  (a)  sans  m'en  parler.  Le  troisième  jour  elle  me 
la  rendit  (h),  m'adressant  verbalement  quelques 
mots  d'exhortation  d'un  ton  froid  qui  me  glaça. 
Je  voulus  parler,  la  parole  expira  sur  mes  lèvres  ; 
ma  subite  passion  s'éteignit  avec  l'espérance,  et. 
après  une  déclaration  dans  les  formes,  je  continuai 
de  (c)  vivre  avec  elle  comme  auparavant,  sans  plus 
lui  parler  de  rien,  même  des  yeux. 

Je  crus  ma. sottise  oubliée  ;  je  me  trompai.  M.  de 
Francueii^,  fils  de  M.  Dupin  et  beau-fils  de  madame, 
étoit  à  peu  près  de  son  âge  et  du  mien.  Il  avoit  de 
l'esprit,  de  la  figure  :  il  pouvoit  avoir  des  préten- 
tions :  on  disoit  qu'il  en  avoit  auprès  d'elle,  unique- 
ment peut-être  parce  qu'elle  lui  avoit  donné  une 
femme  bien  laide,  bien  douce,  et  qu'elle  vivoit  par- 
faitement bien  avec  tous  les  deux.  M.  de  Francueil 


Var.  —  (a)  :  garda  ma  lettre  deux  jours  sans...  —  (h)  :  rendit, 
en  m' adressant...  —  (c)  :  à  vivre. 

1.  Claude-Louis  Dupin  de  Francueil,  né  à  Chàteauroux  en  1716. 
Il  était  receveur  général  des  finances  pour  Metz  et  l'Alsace  et 
secrétaire  du  cabinet  du  roi.  Il  avait  épousé,  en  1737,  Mademoi- 
selle Suzanne  BoUioud  de  Saint- Julien  qui  mourut  en  1754.  A 
Tâge  de  soixante-deux  ans  (en  mars  1777),  Dupin  de  Francueil 
épousa  en  secondes  noces  Aurore  de  Saxe,  veuve  du  comte  de 
Horn,  fille  du  maréchal  de  Saxe  et  de  Mademoiselle  de  Verrière. 
De  ce  second  mariage  naquit  un  fils,  Maurice  Dupin,  qui  fut  le 
père  de  George  Sand. 


110  LES     CONFESSIONS 

aimoit  et  cultivoil  les  talens.  La  musique,  qu'il 
savoit  fort  (a)  bien,  fut  entre  nous  un  moyen  de 
liaison.  Je  le  vis  beaucoup  ;  je  mattachois  à  lui  : 
tout  d'un  coup  il  me  fit  entendre  que  madame  Dupin 
trouvoit  mes  visites  trop  fréquentes,  et  me  prioit 
de  les  discontinuer  \  Ce  compliment  auroit  pu  être 
à  sa  place  quand  elle  me  rendit  ma  lettre  ;  mais  huit 
ou  dix  jours  après,  et  sans  aucune  autre  cause,  il 
venoit,  ce  me  semble,  hors  de  propos.  Cela  faisoit 
une  position  d'autant  plus  bizarre,  que  je  n'en  étois 
pas  moins  bien  venu  qu'auparavant  chez  M.  et  ma- 
dame de  Francueil  ^.  J'y  allai  cependant  plus  rare- 
ment, et  j'aurois  cessé  d'y  aller  tout  à  fait,  si,  par  un 
autre  caprice  imprévu,  madame  Dupin  ne  m'avoit 
fait  prier  de  veiller  pendant  huit  ou  (h)  dix  jours  à 
son  fils,  qui.  changeant  de  gouverneur,  restoit  seul 
durant  cet  intervalle.  Je  passai  ces  huit  jours  dans 
un  supplice  que  le  plaisir  fc)  d'obéir  à  madame 
Dupin  pouvoit  seul  me  rendre  soufîrable  ;  car  le 
pauATc  Chenonceaux  ^  avoit  dès  lor-s  cette  mauvaise 
tête  qui  a  failli  déshonorer  sa  famille,  et  qui  Ta  fait 
mourir    à   Tîle    de    Bourbon.  Pendant    que    je    fus 


Yar.  —  (a)  :  très  bien,...  —  (b)  :  huit  à  dix...  —  (c)  :  que  le 
dé^ir  d'obéir... 

1.  Ce  fut  probablement  à  la  suite  de  cet  entretien  que  Rousseau 
écrivit,  le  9  a\"Til  1743,  à  [Madame  Dupio,  la  lettre  publiée  par  le 
comte  de  Villeneuve-Gmbert  (Le  Portefeuille  de  Madame  Dupin, 
p.  334t  et  dans  laquelle  l'auteur  des  Confessions  regrette  sincère- 
ment d'avoir  encouru  la  disgrâce  de  sa  bienfaitrice. 

2.  Dupin  de  Francueil  habitait,  avec  sa  femme,  chez  son  père, 
rue  Platrière. 

3.  Jacques- Armand  de  Chenonceaux,  né  en  février  1730,  mort 
à  r De-de-France,  le  3  mai  1767. 


LIVRE     SEPTIÈME  111 

auprès  de  lui,  je  l'empêchai  de  faire  du  mal  à  lui- 
même  ou  à  d'autres,  et  voilà  tout  :  encore  ne  fut-ce 
pas  une  médiocre  peine  ;  je  ne  m'en  serois  pas  chargé 
huit  autres  jours  de  plus,  quand  madame  Dupin 
se  seroit  donnée  à  moi  pour  récompense. 

M.  de  Francueil  me  prenoit  en  amitié,  je  travaillois 
avec  lui  :  nous  commençâmes  ensemble  un  cours 
de  chimie  chez  Rouelle  ^.  Pour  me  rapprocher  de  lui, 
je  quittai  mon  hôtel  Saint-Quentin  et  vins  me  loger  au 
jeu  de  Paume  de  la  rue  Verdelet,  qui  donne  dans  la 
rue  Plâtrière,  où  logeoit  M.  Dupin.  Là,  par  la  suite 
d'un  rhume  négligé,  je  gagnai  une  fluxion  de  poitrine 
dont  je  faillis  mourir.  J'ai  eu  souvent  dans  (a)  ma 
jeunesse  de  ces  maladies  inflammatoires,  pleurésies, 
et  surtout  des  esquinancies  auxquelles  j'étois  très 
sujet,  dont  je  ne  tiens  pas  ici  le  registre,  et  qui  toutes 
m'ont  fait  voir  la  mort  d'assez  près  pour  me  familia- 
riser avec  son  image.  Durant  ma  convalescence, 
j'eus  le  tems  de  réfléchir  sur  mon  état,  et  de  déplorer 
ma  timidité,  ma  foiblesse,  et  mon  indolence  qui, 
malgré  le  feu  dont  je  me  sentois  embrasé,  me  laissoit 
languir  dans  l'oisiveté  d'esprit  toujours  à  la  porte 
de  la  misère.  La  veille  du  jour  où  j'étois  tombé 
malade,  j'étois  allé  à  un  opéra  de  Rover,  qu'on 
donnoit  alors,  et  dont  j'ai  oublié  le  titre.  Malgré  ma 
prévention  pour  les  talens  des  autres,  qui  m'a  tou- 
jours fait  défier  des  miens,  je  ne  pouvois  m'empêcher 
de  trouver  cette  musique   foible,  sans   chaleur,  sans 

Var.  —  (a)  :  durant  ma  jeunesse... 

1.  Guillaume-François  Rouelle   (1703-1770),  membre  de  l'Aca- 
démie des  sciences. 


112  LES     CONFESSIONS 

invention.  Josois  quelquefois  me  dire  :  Il  me  semble 
que  je  ferois  mieux  que  cela.  Mais  la  terrible  idée  que 
i'avois  de  la  composition  d'un  opéra,  et  l'importance 
que  j'entendois  donner  par  les  gens  de  l'art  à  cette 
entreprise.  m"en  rebutoient  à  l'instant  même,  et  me 
faisoient  rougir  d"oser  y  (a)  penser.  D'ailleurs  où 
trouver  quelqu'un  qui  voulût  me  fournir  des  paroles 
et  prendre  la  peine  de  les  tourner  à  mon  gré?  Ces  idées 
de  musique  et  d" opéra  me  revinrent  durant  ma 
maladie,  et  dans  le  transport  de  ma  fièvre,  je  com- 
posois  (h)  des  chants,  des  duos,  des  chœurs.  Je  suis 
certain  d'avoir  fait  deux  ou  trois  morceaux  di  prima 
intenzione  dignes  peut-être  de  l'admiration  des 
maîtres  s'ils  avoient  pu  les  entendre  exécuter.  Oh  î 
si  l'on  pouvoit  tenir  registre  des  rêves  d'un  fiévreux, 
quelles  grandes  et  sublimes  choses  on  verroit  sortir 
quelquefois  de  son  délire  ! 

Ces  sujets  de  musique  et  d'opéra  m'occupèrent 
encore  pendant  ma  convalescence,  mais  plus  tran- 
quillement. A  force  d'y  penser,  et  même  malgré  moi, 
je  voulus  en  avoir  le  cœur  net.  et  tenter  de  faire  à 
moi  seul  un  opéra,  paroles  et  musique.  Ce  n'étoit  pas 
tout  à  fait  mon  coup  d'essai.  J'avois  fait  (c)  à 
Chambéri  un  opéra-tragédie,  intitulé  Iphix  et  Ana- 
jarèie.  que  j'avois  eu  le  bon  sens  de  jeter  au  feu. 
J'en  avois  fait  à  Lyon  un  autre  intitulé  la  Décoiwerte 
du  nouveau  monde  ^,  dont,  après  l'avoir  lu  à  M.  Bor- 

Var.  —  (a)  :  d'oser  y  songer.  —  (b)  :  je  composois  des  vers, 
des  chants,...  —  (c)  :  fait  jadis  à... 

1.  On  trouvera  des  fragments  de  cet  ouvrage  de  jeunesse,  ainsi 
que  (Y Iphix  et  Anatarète  dans  les  Œuvres  complètes,  t.  V. 


LIVRE     SEPTIEME 


ii: 


des,  à  Tabbé  de  Mably,  à  Tabbé  Tniblet  et  à  d'autres, 
j'avois  fini  par  faire  le  même  usage,  quoique  j'eusse 
déjà  fait  la  musique  du  prologue  et  du  premier  acte, 
et  que  David  m'eût  dit.  en  voyant  cette  musique, 
qu'il  y  avoit  des  morceaux  dignes  du  Buononcini. 

Cette  fois,  avant  (a)  de  mettre  la  main  à  l'œuvre, 
je  me  donnai  le  tems  de  méditer  mon  plan.  Je  pro- 
jetai dans  un  ballet  héroïque  trois  sujets  difïerens 
en  trois  actes  détachés,  chacun  dans  un  différent 
caractère  de  musique  ;  et,  prenant  pour  chaque  sujet 
les  amours  d'un  poète,  j'intitulai  cet  opéra  les 
Muses  galantes.  Mon  premier  acte,  en  genre  de 
musique  forte,  étoit  le  Tasse  ;  le  second,  en  genre 
de  musique  tendre,  étoit  Ovide  (b)  ;  et  le  troisième, 
intitulé  Anacréon.,  devoit  respirer  la  gaieté  du  di- 
thyrambe. Je  m'essayai  d'abord  sur  le  premier  acte, 
et  je  m'y  livrai  avec  une  ardeur  qui,  pour  la  première 
fois,  me  fit  goûter  les  délices  de  la  ver\e  dans  la 
composition.  Un  soir,  près  d'entrer  à  l'Opéra,  me 
sentant  tourmenté,  maîtrisé  par  mes  idées,  je  remets 
mon  argent  dans  ma  poche,  je  cours  m'enfermer 
chez  moi,  je  me  mets  au  lit,  après  avoir  bien  fermé 
tous  mes  rideaux  pour  empêcher  le  jour  d'y  pénétrer, 
et  là,  me  livrant  à  tout  l'œstre  poétique  et  musical, 
je  composai  rapidement  en  sept  ou  huit  heures  la 
meilleure  partie  de  mon  acte.  Je  puis  dire  que  mes 
amours  pour  la  princesse  de  Ferrare  (car  j'étois  le 
Tasse  pour  lors)  et  mes  nobles  et  fiers  sentimens 
vis-à-vis  de  son  injuste  frère,  me  donnèrent  une  nuit 
cent  fuis  plus  délicieuse  que  je  ne  l'aurois  trouvée 

\'ar.  —  (a)  :  avant  que  de...  —  (b)  :  Ovide.  Le  troisième,... 

II.  —   8 


114  LES     CONFESSIONS 

dans  les  bras  de  la  (a)  princesse  elle-même.  Il  ne 
resta  le  matin  dans  ma  tête  qu'une  bien  petite  partie 
de  ce  que  j'avois  fait  ;  mais  ce  peu.  presque  effacé 
par  la  lassitude  et  le  sommeil,  ne  laissoit  pas  de 
marquer  encore  l'énergie  des  morceaux  dont  il  offroit 
les  débris. 

Pour  cette  fois,  je  ne  poussai  pas  fort  loin  ce  travail, 
en  ayant  été  détourné  par  d'autres  affaires.  Tandis 
que  je  m'attachois  à  la  maison  Dupin,  madame  de 
Beuzenval  et  madame  de  Broglie,  que  je  continuois 
de  voir  quelquefois,  ne  m'avoient  pas  oublié,  M.  le 
comte  de  Montaigu,  capitaine  aux  gardes,  venoit 
d'être  nommé  ambassadeur  à  Venise  ^.  C'étoit  un 
ambassadeur  de  la  façon  de  Barjac  2,  auquel  il 
faisoit  (h)  assidûment  sa  cour.  Son  frère,  le  chevalier 
de  Montaigu,  gentilhomme  de  la  manche  de  Mon- 
sieur (c)  le  Dauphin,  étoit  de  la  connoissance  de 
ces  deux  dames  et  de  celle  de  M.  l'abbé  Alary,  de 
l'Académie  françoise,  que  je  voyois  aussi  quelque- 
fois.   Madame    de   Broglie.    sachant  que  l'ambassa- 

Var.  —  (a)  :  dans  les  bras  de  la  première  beauté  de  V  univers. 
—  (b)  :   très   assidûment...  —  (c)  :   de  M.  le... 

1.  Pierre-Franeois-Auguste,  comte  de  Montaieu,  né  en  1692. 
D  exerça  d'abord  la  profession  des  armes  et  prit  part,  en  1707, 
avec  le  régiment  royal  d'infanterie,  aux  campagnes  des  Pays-Bas 
et  du  Rhin.  En  1741,  il  était  capitaine  de  grenadiers  aux  gardes 
frcinçaises.  D  quitta  peu  après  la  carrière  militaire  et  entra  dans 
la  diplomatie.  Il  avait  épousé,  le  30  juin  1736,  Mademoiselle  de 
la  Chaise  d'Aix.  (Voyez  rou\Tage  d'Aug.  de  Montaigu,  Démêlés 
du  comte  de  Montaisu,  etc..  et  de  son  secrétaire  J.-J.  Rousseau. 
Paris,  Pion,  1904,  in-go.) 

2.  Valet  de  chambre  et  confident  du  cardinal  de  Fleury.  (Con 
sultez  sur  ce  personnage  les  Mémoires  du  Duc  de  Richelieu,  par  Sou- 
lavie,  ch.  xxxvi.) 


LIVRE    SEPTIÈME  115 

deur  (a)  cherchoit  un  secrétaire,  me  proposa.  Nous 
entrâmes  en  pourparlers.  Je  demandai  cinquante 
louis  d'appointement,  ce  qui  étoit  bien  peu^dans  une 
place  où  l'on  est  obligé  de  figurer.  Il  ne  vouloit  me 
donner  que  cent  pistoles,  et  que  je  fisse  le  voyage  à 
mes  frais.  La  proposition  étoit  ridicule.  Nous  ne 
pûmes  nous  accorder.  M.  de  Francueil,  qui  fai- 
soit  (b)  ses  elîorts  pour  me  retenir,  l'emporta.  Je 
restai,  et  M.  de  Montaigu  partit,  emmenant  un  autre 
secrétaire  appelé  (c)  M.  Follau,  qu'on  lui  avoit 
donné  au  bureau  des  affaires  étrangères.  A  peine 
furent-ils  arrivés  à  Venise  ^  qu'ils  se  brouillèrent. 
Follau,  voyant  qu'il  avoit  affaire  à  un  fou,  le  planta 
là  :  et  M.  de  Montaigu  n'ayant  qu'un  jeune  (cl)  abbé 
appelé  de  Binis,  qui  écrivoit  sous  le  secrétaire  et 
n' étoit  pas  en  état  d'en  remplir  la  place,  eut  recours 
à  moi.  Le  chevalier  son  frère,  homme  d'esprit,  me 
tourna  si  bien,  me  faisant  entendre  qu'il  y  avoit  des 
droits  attachés  à  la  place  de  secrétaire,  qu'il  me  fit 
accepter  les  mille  francs.  J'eus  vingt  louis  pour  mon 
voyage,  et  je  partis. 

A  Lyon,  j'aurois  bien  voulu  prendre  la  route  du 
Mont  Cenis  pour  voir  en  passant  ma  pauvre  Maman. 
Mais  je  descendis  le  Rhône  et  fus  m'embarquer  à 
Toulon  (e),  tant  à  cause  de  la  guerre  et  par  raison 
d'économie,    que    pour    prendre    un    passeport    de 


Var.  —  (a)  :  que  le  nouvel  ambassadeur...  —  (h)  :  faisoit 
tous  ses  efforts...  —  (c)  :  secrétaire  nommé  M.  Follau,...  — 
(d)  :  un  petit  abbé...  —  (e)  :  Toulon  pour  Gênes,  tant  par  raison 
d'économie... 


1.  Le  11  juillet  1743. 


116  LES     CONFESSIONS 

M.  de  Mirepoix,  qui  commandoit  alors  en  Provence, 
et  à  qui  j'étois  adressé.  M.  de  Montaigu,  ne  pouvant 
se  passer  de  moi,  m'écrivoit  lettre  sur  lettre,  pour 
presser  mon  voyage.  Un  incident  le  retarda. 

C'étoit  le  tems  de  la  peste  de  Messine.  La  flotte 
angloise  y  avoit  mouillé,  et  visita  la  felouque  sur 
laquelle  j"étois.  Cela  nous  assujettit  en  arrivant  à 
Gênes,  après  une  longue  et  pénible  (a)  traversée, 
à  une  quarantaine  de  vingt-[etj-un  jours.  On  donna 
le  choix  aux  passagers  de  la  faire  à  bord  ou  au  la- 
zaret, dans  lequel  on  nous  prévint  que  nous  ne 
trouverions  que  les  quatre  murs,  parce  qu'on  n'avoit 
pas  encore  eu  le  tems  de  le  meubler.  Tous  choisirent 
la  felouque.  L'insupportable  chaleur,  l'espace  étroit, 
l'impossibilité  d'y  marcher,  la  vermine,  me  firent 
préférer  le  lazaret,  à  tout  risque.  Je  fus  conduit  dans 
un  grand  bâtiment  à  deux  étages  absolument  nu, 
où  je  ne  trouvai  ni  fenêtre,  ni  lit,  ni  table,  ni  chaise, 
pas  même  un  escabeau  pour  m'asseoir,  ni  une  botte 
de  paille  pour  me  coucher.  On  m'apporta  mon  man- 
teau, mon  sac  de  nuit,  mes  deux  malles  ;  on  ferma 
sur  moi  de  grosses  portes  à  grosses  serrures,  et  je 
restai  là,  maître  de  me  promener  à  mon  aise  de 
chambre  en  chambre  et  d'étage  en  étage,  trouvant 
partout  la  même  solitude  et  la  même  nudité. 

Tout  cela  ne  me  fit  pas  repentir  d'avoir  choisi  le 
lazaret  plutôt  que  la  felouque,  et,  comme  un  nou- 
veau (h)  Robinson,  je  me  mis  à  m'arranger  pour 
mes  vingt-'et'-un  jours  comme  j'aurois  (c)  fait  pour 


Var.  —  (a)  :  longue  et  fatigante...  —  (b)  :  comme  un  autre 
Robinson,...  —  (c)   :  j'aurois  pu  faire  pour... 


LIVRE     SEPTIÈME  11/ 

toute  ma  vie.  J'eus  d'abord  l'amusement  d'aller  à  la 
chasse  aux  poux  que  j'avois  gagnés  dans  la  Jelouque. 
Quand,  à  force  de  changer  de  linge  et  hardes,  je 
me  fus  enfin  rendu  net,  je  procédai  à  l'ameuble- 
ment de  la  chambre  que  je  m'étois  choisie  (a). 
Je  me  fis  un  bon  matelas  de  mes  vestes  et  de  mes 
chemises,  des  draps  de  plusieurs  serviettes  que  je 
cousis,  une  couverture  de  ma  robe  de  chambre,  un 
oreiller  de  mon  manteau  (h)  roulé.  Je  me  fis  un 
siège  d'une  malle  posée  à  plat,  et  une  table  de  (c) 
l'autre  posée  de  champ.  Je  tirai  du  papier,  une 
écritoire,  j'arrangeai  en  manière  de  bibliothèque  une 
douzaine  de  livres  que  j'avois.  Bref,  je  m'accommodai 
si  bien,  qu'à  l'exception  des  rideaux  et  des  fenêtres, 
j'étois  presque  aussi  commodément  à  ce  lazaret 
absolument  nu  (d)  qu'à  mon  jeu  de  paume  de  la 
rue  Verdelet.  Mes  repas  étoient  servis  avec  beaucoup 
de  pompe  ;  deux  grenadiers,  la  baïonnette  au  bout 
du  fusil,  les  escortoient  ;  l'escalier  étoit  ma  salle 
manger,  le  (e)  palier  me  servoit  de  table,  la  marche 
inférieure  me  servoit  de  siège,  et  quand  mon  dîner 
étoit  servi,  l'on  sonnoit  en  se  retirant  une  clochette 
pour  m'avertir  de  me  mettre  à  table.  Entre  mes 
repas,  quand  je  ne  lisois  ni  n'écrivois,  ou  que  je  ne 
travaillois  pas  à  mon  ameublement,  j'allois  me 
promener  dans  le  cimetière  des  protestans,  qui  me 
servoit  de  cour,  où  je  montois  dans  une  lanterne  qui 
donnoit  sur  le  port  et  d'où  je  pouvois  voir  entrer  et 


Var.  —  (a)  :  choisie;  je...  —  (h)  :  manteau.  Je  me...^ — 
(c)  :  table  d'une  autre  que  je  mis  de  champ...  —  (d)  :  lazaret, 
qu'à...  —  (e)  :  le  haut  du  palier... 


118 


LES    CONFESSIONS 


sortir  les  navires.  Je  passai  de  la  sorte  quatorze  jours, 
et  j'y  aurois  passé  la  vingtaine  entière  sans  m' en- 
nuyer un  moment  si  M.  de  Jonville,  envoyé  de 
France,  à  qui  je  fis  parvenir  une  lettre  vinaigrée, 
parfumée  et  demi-brûîée,  n'eût  fait  aBréger  mon 
tems  de  huit  jours  :  je  les  allai  passer  chez  lui,  et  je 
me  trouvai  mieux,  je  l'avoue,  du  gîte  de  sa  maison 
que  de  celui  du  lazaret.  Il  me  fit  force  caresses. 
Dupont,  son  secrétaire,  étoit  un  bon  garçon,  qui  me 
mena,  tant  à  Gênes  qu'à  la  campagne,  dans  plusieurs 
maisons  où  l'on  s'amusoit  assez,  et  je  liai  avec  lui 
connoissance  et  correspondance,  que  nous  entre- 
tînmes fort  longtems.  Je  poursuivis  agréablement 
ma  route  à  travers  la  Lombardie.  Je  vis  Milan, 
Vérone,  Bres[cia],  Padoue,  et  j'arrivai  enfin  à  Venise, 
impatiemment  attendu  par  M.  l'ambassadeur  ^ 

Je  trouvai  des  tas  de  dépêches,  tant  de  la  cour  que 
des  autres  ambassadeurs,  dont  il  n'avoit  pu  lire  ce 
qui  étoit  chiffré,  quoiqu'il  eût  tous  les  chiffres  néces- 
saires pour  cela.  N'ayant  jamais  travaillé  dans  aucun 
bureau  ni  vu  de  ma  vie  un  chiffre  de  ministre,  je 
craignis  d'abord  d'être  embarrassé  ;  mais  je  trouvai 
que  rien  n' étoit' plus  simple,  et  en  moins  de  huit 
jours   j'eus   déchiffré   le   tout,   qui  assurément  n'en 


1.  A  la  fin  du  mois  d'août  1743.  Pour  le  détail  de  ce  séjour  à 
Venise,  ainsi  que  pour  les  démêlés  de  Rousseau  et  du  comte  de 
Montaigu,  on  consultera  utilement  :  J.-J.  Rousseau  à  Venise, 
notes  et  doc.  recueillis  par  Victor  Ceresole,  publiés  par  Th.  de  Saus- 
sure. Genève  et  Paris,  1885,  in-8°  ;  J.-J.  Rousseau  à  Venise,  par 
Faugère,  deux  articles  publiés  dans  le  Correspondant  des  10  et 
25  juin  et  même  l'ou-vT-age  partial  d'Aug,  de  Montaigu,  Démêlés 
du  comte  de  Montaigu...  et  de  son  secrétaire  J.-J.  Rousseau  (1743- 
1749).    Paris,  Pion,  1904,  in-8°. 


LTA'RE    SEPTIÈME  119 

valoit  pas  la  peine  ;  car,  outre  que  Tainbassade  de 
Venise  est  toujours  assez  oisive,  ce  n'étoit  pas  à  un 
pareil  (a)  homme  qu'on  eût  voulu  confier  la  moindre 
négociation.  Il  s'étoit  trouvé  dans  un  grand  embarras 
jusqu'à  mon  arrivée,  ne  sachant  ni  dicter,  ni  écrire 
lisiblement.  Je  lui  étois  très  utile  ;  il  le  sentoit  (b)^ 
et  me  traita  bien.  Un  autre  motif  l'y  portoit  encore. 
Depuis  M.  de  Froulay  i,.  son  prédécesseur,  dont  la 
tête  s'étoit  dérangée,  le  consul  de  France,  appelé 
M.  Le  Blond  ^,  étoit  resté  chargé  des  affaires  de 
l'ambassade,  et.  depuis  l'arrivée  de  M.  de  Montaigu, 
il  continuoit  de  les  faire  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  mis  au 
fait.  M.  de  Montaigu,  jaloux  qu'un  autre  fît  son 
métier,  quoique  lui-même  (c)  en  fût  incapable,  prit 
en  guigiion  le  consul,  et  sitôt  que  je  fus  arrivé  (d), 
il  lui  ôta  les  fonctions  de  secrétaire  d'ambassade  pour 
me  les  donner.  Elles  étoient  inséparables  du  titre  ; 
il  me  dit  de  le  prendre.  Tant  que  je  restai  près  de  lui, 
jamais  il  n'envoya  que  moi  sous  ce  titre  au  Sénat  et 
à  (e)  son  confèrent  ;  et  dans  le  fond  il  étoit  fort 
naturel  qu'il  aiinàt  mieux  avoir  pour  secrétaire 
d'ambassade  un  hom.me  à  lui,  qu'un  consul  ou  un 
commis  des  bureaux  nommé  par  la  cour. 

Cela  rendit  ma  situation  assez  agréable,   et  em- 


Var.  —  (a)  :  à  ce  pauvre  homme...  —  (h)  :  il  le  sentit,...  — 
(c)  :  lui-même  n'y  enlendoU,  rien,  prit...  —  (d)  :  arrivé,  lui  ôta... 
—  (e)  :  et  chez  son... 

1.  Charles-Frajiçois,  comte  de  Froullay,  ambassadeur  à  Venise 
de  1733  à  1743. 

2.  Jean  Le  Blond,  sons-bris^adier  des  gardes  de  marine,  au  dépar- 
tement de  Toulon,  nommé  par  décret  royal  du  18  avril  1718, 
consul  de  France  à  Venise. 


120  LES    CONFESSIONS 

pécha  ses  gentilshommes,  qui  étoient  ItaHens,  ainsi 
que  ses  pages  et  la  plupart  de  ses  gens,  de  me  dis- 
puter la  primauté  dans  sa  maison.  Je  me  servis  avec 
succès  de  l'autorité  qui  y  étoit  attachée  pour  main- 
tenir son  droit  de  liste,  c'est-à-dire  la  franchise  de 
son  quartier  contre  les  tentatives  qu'on  fit  plusieurs 
fois  pour  l'enfreindre,  et  auxquelles  ses  officiers 
vénitiens  n'avoient  garde  de  résister.  Mais  aussi  je 
ne  souffris  jamais  qu'il  s'y  réfugiât  des  bandits, 
quoiqu'il  m'en  eût  jdu  revenir  des  avantages  dont 
Son  Excellence  n'auroit  pas  dédaigné  sa  part^. 

Elle  osa  même  la  réclamer  sur  les  droits  du  secré- 
tariat qu'on  appeloit  la  chancellerie.  On  étoit  en 
guerre  ;  il  ne  laissoit  pas  d'y  avoir  bien  des  expéditions 
de  passeports.  Chacun  de  ces  passeports  payoit  un 
sequin  au  secrétaire  qui  l'expédioit  et  le  contre- 
signoit.  Tous  mes  prédécesseurs  s'étoient  fait  payer 
indistinctement  ce  sequin  tant  des  François  que  des 


1.  Dans  son  Esêai  sur  J.-J.  Rousseau,  Bernardin  de  Saint-Pierre 
donne  les  détails  suivants  sur  les  procédés  du  comte  de  Montaigu. 
Il  les  tenait,  sans  doute,  de  la  bouche  même  de  Rousseau,  car 
nous  en  retrouvons  une  partie  dans  les  Confessions  :  «  L'ambas- 
sadeur, qui  était  fort  avare,  voulut  partager  avec  lui  l'argent  que 
la  Cour  de  France  passe  dans  ces  circonstances,  en  gratifications, 
avix  secrétaires.  Pour  l'engager  à  faire  ce  sacrifice,  l'ambassadeur 
lui  disait  :  o  Vous  n'avez  point  de  dépense  à  faire,  point  de  xnaison 
à  soutenir  ;  pour  moi,  je  suis  obligé  de  raccommoder  mes  bas.  — 
Et  moi  aussi,  dit  Rousseau  ;  mais  quand  je  les  raccommode,  il 
faut  bien  que  je  paye  quelqu'un  pour  faire  vos  dépêches...  »  Le 
caractère  de  cet  ambassadeur  était  bien  connu  aux  affaires  étran- 
gères. Une  personne  digne  de  foi  m'a  cité  plusieurs  traits  de  son 
avarice.  «  Trois  souliers,  disait-il  souvent,  équivalent  à  deux  paires, 
parce  qu'il  y  en  a  toujours  un  plus  tôt  usé  que  l'autre  »  ;  en  con- 
séquence, il  se  faisait  toujours  faire  trois  souliers  à  la  fois 


LIVRE     SEPTIÈME  121 

étrangers  (a).  Je  trouvai  cet  usage  injuste  ;  et.  sans 
être  François,  je  l'abrogeai  pour  les  Franç^ois  ;  mais 
j'exigeai  si  rigoureusement  mon  droit  de  tout  autre, 
que  le  marquis  Scotti,  frère  du  favori  de  la  reine 
d'Espagne,  m'ayant  fait  demander  un  passeport  sans 
m'envoyerle  sequin.je  le  lui  fis  demander,  hardiesse 
que  le  vindicatif  Italien  n'oublia  pas.  Dès  qu'on  sut 
la  réforme  que  j'avois  faite  dans  la  taxe  des  passe- 
ports, il  ne  se  présenta  plus,  pour  en  avoir,  que  des 
foules  de  prétendus  François,  qui,  dans  des  bara- 
gouins abominables,  se  disoient  l'un  Provençal, 
l'autre  Picard,  l'autre  Bourguignon.  Comme  j'ai, 
l'oreille  assez  fine,  je  n'en  fus  guère  la  dupe,  et  je 
doute  qu'un  seul  Italien  m'ait  soufflé  mon  sequin  (h) 
et  qu'un  seul  François  l'ait  payé.  J'eus  la  bêtise  de 
dire  à  M.  de  Montaigu,  qui  ne  savoit  rien  de  rien, 
ce  que  j'avois  fait.  Ce  mot  de  sequin  lui  fit  ouvrir  les 
oreilles,  et  sans  me  dire  son  avis  sur  la  suppression 
de  ceux  des  François,  il  prétendit  que  j'entrasse  en 
compte  avec  lui  sur  les  autres,  me  promettant  des 
avantages  équivalens.  Plus  indigné  de  cette  bas- 
sesse qu'affecté  par  mon  propre  (c)  intérêt,  je 
rejetai  hautement  sa  proposition  :  il  insista,  je 
m'échauffai  :  Non,  monsieur,  lui-dis  je  très  vive- 
ment ;  que  Votre  Excellence  garde  ce  qui  est  à  elle 
et  me  laisse  ce  qui  est  à  moi  ;  je  ne  lui  en  céderai 
jamais  un  sol.  Voyant  qu'il  ne  gagnoit  (d)  rien  par 
cette  voie,  il  en  prit  une  autre,  et  n'eut  pas  honte  de 


Var.  —  (a)  :  étrangers.  Sans  être  François  je  trouvai  cet  usage 
injuste  et  je  l'abrogeai...  —  (h)  :  sequin.  Jeus...  —  (cj  :  par  mon 
intérêt...  —  (d)  :  gaoneroit  rien... 


122  LES    CONFESSIONS 

me  dire  que,  puisque  j'avois  les  profits  de  sa  chan- 
cellerie, il  étoit  juste  que  j'en  fisse  les  frais.  Je  ne 
voulus  pas  chicaner  sur  cet  article,  et  depuis  lors  j'ai 
fourni  de  mon  argent  encre.'  papier,  cire,  bougie, 
non  pareille  (a),  jusqu'au  sceau,  que  je  fis  refaire, 
sans  qu'il  m'en  ait  remboursé  jamais  un  liard.  Cela 
ne  m'empêcha  pas  de  faire  une  petite  part  du  pro- 
duit des  passeports  à  l'abbé  de  Binis.  bon  garçon,  et 
bien  éloigné  de  prétendre  à  rien  de  semblable.  S'il 
étoit  complaisant  envers  moi,  je  n'étois  pas  moins 
honnête  envers  lui.  et  nous  avons  toujours  bien  vécu 
ensemble. 

Sur  l'essai  de  ma  besogne,  je  la  trouvai  moins 
embarrassante  que  je  n'avois  craint  pour  un  homme 
sans  expérience,  auprès  d'un  ambassadeur  qui  n'en 
avoit  pas  davantage,  et  dont,  pour  surcroît,  l'igno- 
rance et  l'entêtement  contrarioient  comme  à  plai- 
sir tout  ce  que  le  bon  sens  et  quelques  lumières 
m'inspiroient  de  bien  pour  son  service  et  celui  du 
roi.  Ce  qu'il  fit  de  plus  raisonnable  fut  de  se  lier  avec 
le  marquis  Mari,  ambassadeur  d'Espagne,  homme 
adroit  et  fin,  qui  l'eût  mené  par  le  nez  s'il  l'eût  voulu, 
mais  qui,  vu  l'union  d'intérêt  des  deux  couronnes,  le 
conseilloit  (h)  d'ordinaire  assez  bien,  si  l'autre  n'eût 
gâté  ses  conseils  en  fourrant  toujours  du  sien  dans 
leur  exécution.  La  seule  chose  qu'ils  eussent  à  faire 
de  concert  étoit  d'engager  les  Vénitiens  à  maintenir 
la  neutralité.  Ceux-ci  ne  manquoient  pas  de  pro- 
tester de  leur  fidélité  à  l'observer,  tandis  qu'ils  four- 


Var.  —  fa)   :  non-pareille  et  tout  le  resle  sans  quil...  —  (b)  .- 
conseilloit  assez  bien... 


LIVRE    SEPTIEME 


123 


nissoient  publiquement  des  munitions  aux  troupes 
autrichiennes,  et  même  des  recrues,  sous  prétexte  de 
désertion.  M.  de  Montaigu,  qui,  je  crois,  vouloit 
plaire  à  la  république,  ne  manquoit  pas  aussi,  malgré 
mes  représentations  (a),  de  me  faire  assurer  dans 
toutes  ses  dépêches  qu'elle  n'enfreindroit  jamais  la 
neutralité.  L'entêtement  et  la  stupidité  de  ce  pauvre 
homme  me  faisoient  écrire  et  faire  à  tout  moment 
des  extravagances  dont  j'étois  bien  forcé  d'être 
l'agent,  puisqu'il  le  vouloit,  mais  qui  me  rendoient 
quelquefois  mon  métier  insupportable  et  même 
presque  impraticable.  Il  vouloit  absolument  (b), 
par  exemple,  que  la  plus  grande  partie  de  sa  dépêche 
au  roi  et  de  celle  au  ministre  fût  en  chiffres,  quoique 
l'une  et  l'autre  ne  continssent  absolument  rien  qui 
demandât  cette  précaution.  Je  lui  représentai  qu'en- 
tre le  vendredi  qu'arrivoient  les  dépêches  de  la  cour 
et  le  samedi  que  partoient  les  nôtres,  il  n'y  avoit  pas 
assez  de  tems  pour  l'employer  à  tant  de  chiffres  et 
à  la  forte  correspondance  dont  j'étois  chargé  pour  (c) 
le  même  courrier.  Il  trouva  à  cela  un  expédient  admi- 
rable, ce  fut  de  faire  dès  le  jeudi  la  réponse  aux 
dépêches  qui  dévoient  arriver  le  lendemain.  Cette 
idée  lui  parut  même  (d)  si  heureusement  trouvée, 
quoi  que  je  pusse  lui  dire  sur  l'impossibilité,  sur 
l'absurdité  de  son  exécution,  qu'il  en  fallut  passer 
par    là  :    et   tout    le    tems    que    j'ai   demeuré    chez 


Yar.  —  (a)  :  Rousseau  avait  écrit  primitivement  :  ne  man- 
quoit pas  malgré  toutes  mes  protestations  ;  le  mot  toutes  a  été  biffé 
et  les  mots  aussi  et  représentations  ont  été  placés  en  surcharge 
dans  le  manuscrit  de  Paris.  —  (b)  :  absolument  que,...  —  fc)  : 
par  le  même...  —  (dj  :  lui  parut    si... 


124 


LES     CONFESSIONS 


lui.  après  avoir  tenu  note  de  quelques  mots  qu'il  me 
disoit  dans  la  semaine  à  la  volée,  et  de  quelques  nou- 
velles triviales  que  j'allois  écumant  par-ci  par-là, 
muni  de  ces  uniques  matériaux,  je  ne  manquois 
jamais  le  jeudi  matin  de  lui  porter  le  brouillon  des 
dépêches  qui  dévoient  partir  le  samedi,  sauf  quelques 
additions  ou  corrections  (a)  que  je  faisois  à  la  hâte 
sur  celles  qui  dévoient  venir  le  vendredi,  et  auxquelles 
les  nôtres  servoient  de  réponses.  Il  avoit  un  autre  tic 
fort  plaisant  et  qui  donnoit  à  sa  correspondance  un 
ridicule  difficile  à  imaginer.  Cet  oit  de  renvoyer 
chaque  nouvelle  à  sa  source,  au  lieu  de  lui  faire 
suivre  son  cours.  Il  marquoit  à  M.  Amelot  les  nou- 
velles de  la  cour,  à  M.  de  Maurepas  celles  de  Paris, 
à  M.  d'Havrincourt  celles  de  Suède,  à  M.  de  La  Che- 
tardie  celles  de  Pétersbourg,  et  quelquefois  à  chacun 
celles  qui  venoient  de  lui-même  (h),  et  que  j'habillois 
en  termes  un  peu  différens.  Comme  de  tout  ce  que  je 
lui  portois  à  signer  il  ne  parcouroit  que  les  dépêches 
de  la  cour  et  signoit  celles  (c)  des  autres  ambassa- 
deurs sans  les  lire,  cela  me  rendoit  un  peu  plus  le 
maître  de  tourner  ces  dernières  à  ma  mode,  et  j'y 
fis  au  moins  croiser  les  nouvelles.  Mais  il  me  fut 
impossible  de  donner  un  tour  raisonnable  aux 
dépêches  essentielles  :  heureux  encore  quand  il  ne 
s'avisoit  pas  d'y  larder  impromptu  quelques  lignes 
de  son  estoc,  qui  me  forçoient  de  retourner  trans- 
crire en  hâte  toute  la  dépêche  ornée  de  cette  nouvelle 
impertinence,  à  laquelle  il  falloit  donner  Thonneur 


Yar.  —  (a)  :  corrections  à  faire  sur  celles... —  (b)   :  lui-même 
en  termes  un  peu...  —  (c)  :  signoit  pour  ^es  autres  ambassadeurs... 


LIVRE     SEPTIÈME  125 

du  chiiïre.  sans  quoi  il  ne  l'auroit  pas  signée.  Je  fus 
tenté  vingt  fois,  pour  l'amour  de  sa  gloire  de  (a). 
chiffrer  autre  chose  que  ce  qu'il  avoit  dit  :  mais 
sentant  que  rien  ne  pouvoit  autoriser  une  pareille 
infidélité,  je  le  laissai  délirer  à  ses  risques,  content 
de  lui  parler  avec  franchise,  et  de  remplir  aux  miens 
mon  devoir  auprès  de  lui.    . 

C'est  ce  que  je  fis  toujours  avec  une  droiture,  un 
zèle  et  un  courage  qui  méritoient  de  sa  part  une  autre 
récompense  que  celle  que  j'en  reçus  à  la  fin.  Il  étoit 
tems  que  je  fusse  une  fois  ce  que  le  ciel  qui  m'avoit 
doué  d'un  heureux  naturel,  ce  que  l'éducation  que 
j'avois  reçue  de  la  meilleure  des  femmes,  ce  que  celle 
que  je  m'étois  donnée  à  moi-même  m'avoit  fait 
être  (b)  ;  et  je  le  fus.  Livré  à  moi  seul,  sans  ami, 
sans  conseil,  sans  expérience,  en  pays  étranger, 
servant  une  nation  étrangère,  au  milieu  d'une  foule 
de  fripons,  qui,  pour  leur  intérêt  et  pour  écarter  le 
scandale  du  bon  exemple,  m'excitoient  (c)  à  les 
imiter,  loin  d'en  rien  faire,  je  servis  bien  la  France, 
à  qui  je  ne  devois  rien,  et  mieux  l'ambassadeur, 
comme  il  étoit  juste,  en  tout  ce  qui  dépendit  de  moi. 
Irréprochable  dans  un  poste  assez  en  vue.  je  méritois, 
j'obtins  l'estime  de  la  République,  celle  de  tous  les 
ambassadeurs  avec  qui  nous  étions  en  correspon- 
dance, et  l'affection  de  tous  les  François  établis  à 
Venise,  sans  en  excepter  le  consul  même,  que  je 
supplantois  à  regret  dans  des  fonctions  que  je  savois 
lui  être  dues,  et  qui  me  donnoient  plus  d'embarras 
que  de  plaisir. 

Var.  —  (a)  :  à...  —  (b)  :  être.  Et...  —  (c)  :  me  tentaient  de  les... 


126  LES    CONFESSIONS 

M.  de  Montaigu.  livré  sans  réserve  au  marquis 
Mari;  qui  n'entroit  pas  dans  les  détails  de  ses  devoirs, 
les  négligeoit  à  tel  point  que,  sans  moi,  les  François 
qui  étoient  à  Venise  ne  se  seroient  pas  aperçus 
qu'il  y  eût  un  ambassadeur  de  leur  nation.  Toujours 
éconduits  sans  qu'il  voulût  les  entendre  lorsqu'ils 
avoient  besoin  de  sa  protection,  ils  se  rebutèrent, 
et  ion  n'en  voyoit  plus  aucun  ni  à  sa  suite  ni  à  sa 
table,  où  il  ne  les  invita  jamais.  Je  fis  souvent  de  mon 
chef  ce  qu'il  auroit  dû  faire  :  je  rendis  aux  François 
qui  avoient  recours  à  lui,  ou  à  moi,  tous  les  services 
qui  étoient  en  mon  pouvoir  (a).  En  tout  autre  pays 
j'aurois  fait  davantage  ;  mais,  ne  pouvant  voir 
personne  en  place  à  cause  de  la  mienne,  j'étois  forcé 
de  recourir  souvent  au  consul,  et  le  consul,  établi 
dans  le  pays  où  il  avoit  sa  famille,  avoit  des  ménage- 
mens  à  garder  qui  l'empêchoient  de  faire  ce  qu'il 
auroit  voulu.  Quelquefois  cependant,  le  voyant 
mollir  et  n'oser  parler,  je  m'aventurois  à  des  dé- 
marches hasardeuses  dont  plusieurs  m'ont  réussi. 
Je  m'en  rappelle  une  dont  le  souvenir  me  fait  encore 
rire.  On  ne  se  douteroit  guère  que  c'est  à  moi  que 
les  amateurs  du  spectacle  à  Paris  ont  dû  Coralline 
et  sa  sœur  Camille  -^  :  rien  cependant  n'est  plus  vrai. 


Var.  —  (a)   :  pouvoir;  en  tout... 

1. '^Camille- Jacquette-Antoinette  Véronèse,  fille  de  Charles- 
Antoine  Véronèse,  dit  Pantalon.  Elle  était  née  à  Venise  en  1735. 
Elle  parut  pour  la  première  fois  au  théâtre,  à  l'âge  de  neuf  ans 
et  dansa  avec  sa  sœur  Caroline.  Elle  débuta  à  Paris,  sur  la  scène 
de  la  Comédie  Italienne,  le  l®''  juillet  1747.  et  mourut  fort  regrettée 
le  20  juillet  1768. 


LIVRE    SEPTIÈME  127 

Yéronèse,  leur  père,  s'étoit  engagé  avec  ses  enfans  (a) 
pour  la  troupe  italienne  :  et  après  avoir  reçu  deux 
mille  francs  pour  son  voyage,  au  lieu  de  partir,  il 
s'étoit  tranquillement  mis  à  Venise  au  théâtre  de 
Saint-Luc  ^.  où  Coralline,  tout  enfant  qu'elle  étoit 
encore,  attiroit  beaucoup  de  monde,  M.  le  duc  de 
Gesvres.  comme  premier  gentilhomme  de  la  chambre, 
écrivit  à  Tambassadeur  pour  réclamer  le  père  et  la 
fille.  M.  de  Montaigu,  me  donnant  (h)  la  lettre,  me  dit 
pour  toute  instruction  :  Vouez  cela.  J'allai  chez  M.  Le 
Blond  le  prier  de  parler  au  patricien  à  qui  appar- 
tenoit  le  théâtre  de  Saint-Luc,  et  qui  étoit,  je  crois, 
un  Zustiniani,  afin  qu'il  renvoyât  Véronèse,  qui 
étoit  engagé  au  service  du  roi.  Le  Blond,  qui  ne  se 
soucioit  pas  trop  de  la  commission,  la  fit  mal.  Zusti- 
nian  battit  la  campagne,  et  Véronèse  ne  fut  point 
renvoyé.  J'étois  piqué.  L'on  étoit  en  carnaval.  Ayant 
pris  la  bahute  et  le  masque,  je  me  fis  mener  au  palais 
Zustiniani.  Tous  ceux  qui  virent  entrer  ma  gondole 
avec  la  livrée  de  Tambassadeur,  furent  frappés  ; 
Venise  n'avoit  jamais  vu  pareille  chose.  J'entre,  je 
me  fais  annoncer  sous  le  nom  &' una  siora  maschera. 
Sitôt  que  je  fus  introduit,  j'ôte  (c)  mon  masque  et  je 
me  nomme.  Le  sénateur  pâlit  et  reste  stupéfait. 
Monsieur,  lui  dis-je  (d)  en  vénitien,  c'est  à  regret 


Yar.  —  (a)  :  engagé  pour  la...  —  (b)  .-^me  donna  la  lettre  et 
pour  toute  instruction  me  dit  :...  —  (c)  :  yôtai  rnon  masque  et  je 
me  nommai....  —  (d)  :  dis-je,  c'est  à...    ^         "     -  —  -^T^^ 

1 .  Je  suis  en  doute  si  ce  n'étoit  point  Saint- Samuel.  Les  noms 
propres  m'échappent  absolument.  (Note  de  J.-J.  Rousseau.) 
Cette  note  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit  de  Paris. 


128  LES    CONFESSIONS 

que  j'importune  Votre  Excellence  de  ma  visite  ; 
mais  vous  avez  à  votre  théâtre  de  Saint-Luc  un  hom- 
me nommé  Yéronèse  qui  est  engagé  au  service  du 
roi,  et  qu'on  vous  a  fait  demander  inutilement  : 
je  viens  le  réclamer  au  nom  de  Sa  Majesté.  Ma  courte 
harangue  fit  efTet.  A  peine  étois-je  parti,  que  mon 
homme  courut  rendre  compte  de  son  aventure  aux 
inquisiteurs  d'Etat,  qui  lui  lavèrent  la  tête.  Yéro- 
nèse fut  congédié  le  jour  même.  Je  lui  fis  dire  que  s'il 
ne  partoit  dans  la  huitaine,  je  le  ferois  arrêter  ; 
et  il  partit. 

Dans  une  autre  occasion  je  tirai  de  peine  un  capi- 
taine de  vaisseau  marchand  par  moi  seul  et  presque 
sans  le  secours  de  personne.  Il  s'appeloit  le  capi- 
taine Olivet,  de  Marseille  (a)  ;  j'ai  oublié  le  nom  du 
vaisseau  ^.  Son  équipage  avoit  pris  querelle  avec  des 
Esclavons  au  service  de  la  République  :  il  y  avoit  eu 
des  voies  de  fait,  et  le  vaisseau  avoit  été  mis  aux 
arrêts  avec  une  telle  sévérité,  que  personne,  excepté 
le  seul  capitaine,  n'y  pouvoit  aborder  ni  en  sortir 
sans  permission.  Il  eut  recours  à  l'ambassadeur,  qui 
l'envoya  promener  ;  il  fut  au  consul,  qui  lui  dit  que 
ce  n'étoit  pas  une  affaire  de  commerce  et  qu'il 
ne  pouvoit  s'en  mêler  ;  ne  sachant  plus  que  faire,  il 
revint  à  moi.  Je  représentai  à  M.  de  Montaigu  qu'il 
devoit  me  permettre  de  donner  sur  cette  affaire  un 
mémoire  au  Sénat  ;  je  ne  me  rappelle  pas  s'il  y  con- 
sentit  et   si  je   présentai   le   mémoire  ;   mais  je   me 

Var.  —  (c)  :  Marseille.  Son  équipagre... 

1.  Ce  vaisseau  était  le  Sainte-Barbe.  Le  capitaine  se  nommait 
Antoine  Olivet 


LIVRE     SEPTIÈME  129 

rappelle  bien  que  mes  démarches  n'aboutissant  à 
rien,  et  l'embargo  durant  toujours,  je  pris  un  parti 
qui  me  réussit.  J'insérai  la  relation  de  cette  affaire 
dans  une  dépêche  à  M.  de  Maurepas.  et  j'eus  même 
assez  de  peine  à  faire  consentir  M.  de  Montaiou  à 
passer  cet  article.  Je  savois  que  nos  dépêches,  sans 
valoir  trop  la  peine  d'être  ouvertes,  l'étoient  à  Venise. 
J'en  avois  la  preuve  dans  les  articles  que  j'en  trou- 
vois  mot  pour  mot  dans  la  gazette  :  infidélité  dont 
j'avois  inutilement  (a)  voulu  porter  l'ambassadeur 
à  se  plaindre.  Mon  objet,  en  parlant  de  cette  vexa- 
tion dans  la  dépêche,  étoit  de  tirer  parti  de  leur  curio- 
sité pour  leur  faire  peur  et  les  engager  à  délivrer  le 
vaisseau  ;  car  s'il  eût  fallu  attendre  pour  cela  la 
réponse  de  la  cour,  le  capitaine  étoit  ruiné  avant 
qu'elle  fût  venue.  Je  fis  plus,  je  me  rendis  au  vaisseau 
pour  interroger  l'équipage.  Je  pris  avec  moi  l'abbé 
Patizel  ^,  chancelier  du  consulat,  qui  ne  vint  qu'à 
contre-cœur  ;  tant  tous  ces  pauvres  gens  crai- 
gnoient  (h)  de  déplaire  au  Sénat.  Xe  pouvant  monter 
à  bord  à  cause  de  la  défense,  je  restai  dans  ma  cron- 
dole,  et  j'y  dressai  mon  verbal,  interrogeant  à  haute 
voix  et  successivement  tous  les  gens  de  l'équipage, 
et  dirigeant  mes  questions  de  manière  à  tirer  des 
réponses  qui  leur  fussent  avantageuses.  Je  voulus 
engager  Patizel  à  faire  les  interrogations  et  le  verbal 
lui-même,  ce  qui  en  effet  étoit  plus  de  son  métier 

Var.  —  (a)  :  inutilement  porté  l'ambassadeur...  —  (h)  :  tant 
ces  pauATes  gens  craignoient  tous... 

1.  Jean    Patizel,    originaire    de    Bapaume,    chancelier    depuis 
1731. 


130  LES     CONFESSIONS 

que  du  mien.  Il  n'y  voulut  jamais  consentir  (a). 
ne  dit  pas  un  seul  mot  (h),  et  voulut  à  peine  signer 
le  verbal  après  moi.  Cette  démarche  un  peu  hardie 
eut  cependant  un  heureux  succès,  et  le  vaisseau  fut 
délivré  longtems  avant  la  réponse  du  ministre. 
Le  capitaine  voulut  me  faire  un  présent.  Sans  me 
fâcher,  je  lui  dis,  en  lui  frappant  sur  Tépaule  :  Capi- 
taine Olivet.  crois-tu  que  celui  qui  ne  reçoit  pas  des 
François  un  droit  de  passeport  qu'il  trouve  établi, 
soit  homme  à  leur  vendre  la  protection  du  roi?  Il 
voulut  au  moins  me  donner  sur  son  bord  un  dîner, 
que  j'acceptai,  et  où  je  menai  le  secrétaire  d'ambas- 
sade d'Espagne,  nommé  Carrio,  homme  d'esprit  (c) 
et  très  aimable,  qu'on  a  vu  depuis  secrétaire  d'am- 
sade  à  Paris  et  chargé  des  afîaires,  avec  lecjuel  je 
m'étois  intimement  hé,  à  l'exemple  de  nos  ambas- 
sadeurs. 

Heureux  si.  lorsque  je  faisois  avec  le  plus  parfait 
désintéressement  tout  le  bien  que  je  pouvois  faire, 
j'avois  su  mettre  assez  d'ordre  et  d'attention  dans 
tous  ces  menus  détails  pour  n'en  pas  être  (d)  la 
dupe  et  servir  les  autres  à  mes  dépens  !  Mais  dans 
des  places  comme  celle  que  j'occupois,  où  les  moin- 
dres fautes  ne  sont  point  sans  conséquence,  j'épui- 
sois  toute  mon  attention  pour  n'en  point  faire  contre 
mon  service  :  je  fus  jusqu'à  la  fin  du  plus  grand  ordre 
et  de  la  plus  grande  exactitude  en  tout  ce  qui  regarr 
doit  mon  devoir  essentiel.  Hors  quelques  erreurs 
qu'une  précipitation  forcée  me  fit  faire  en  chiffrant, 

Var.  —  (a)  :  consentir  et  ne  dit...  —  (b)  :  mot.  Cette  dé- 
marche... —  (c)  :  homme  de  mérite  et...  —  (d)  :  être  pas  moi- 
même  la  dupe... 


LIVRE    SEPTIÈME  131 

et  dont  les  commis  de  M.  Amelot  se  plaignirent  une 
fois,  ni  l'ambassadeur  ni  personne  n'eut  jamais  à  me 
reprocher  une  seule  négligence  dans  aucune  de 
mes  fonctions  (a),  ce  qui  est  à  noter  pour  un  homme 
aussi  négligent  et  aussi  étourdi  que  moi  ;  mais  je 
manquois  parfois  de  mémoire  et  de  soin  dans  les 
affaires  particulières  dont  je  me  chargeois.  et  l'amour 
de  la  justice  m'en  a  toujours  fait  supporter  le  pré- 
judice de  mon  propre  mouvement  avant  que  per- 
sonne songeât  à  se  plaindre.  Je  n'en  citerai  qu'un 
seul  trait,  qui  se  rapporte  à  mon  départ  de  Venise, 
et  dont  j'ai  senti  le  contre-coup  dans  la  suite  à 
Paris. 

Notre  cuisinier,  appelé  Rousselot,  avoit  apporté  de 
France  un  ancien  billet  de  deux  cents  francs,  qu'un 
perruquier  de  ses  amis  avoit  d'un  noble  vénitien 
appelé  Zanetto  Nani  pour  fournitures  de  perruques. 
Rousselot  m'apporta  ce  billet,  me  priant  de  tâcher 
d'en  tirer  quelque  chose  par  accommodement.  Je 
savois,  il  savoit  aussi  que  l'usage  constant  des  nobles 
vénitiens  est  de  ne  jamais  payer,  de  retour  dans 
leur  patrie,  les  dettes  qu'ils  ont  contractées  en  pays 
étranger  ;  quand  on  les  y  veut  contraindre,  ils  con- 
sument en  tant  de  longueurs  et  de  frais  le  malheureux 
créancier,  qu'il  se  rebute,  et  finit  par  tout  abandon- 
ner, ou  s'accommoder  presque  pour  rien.  Je  priai 
M.  Le  Blond  de  parler  à  Zanetto  ;  celui-ci  convint 
du  billet,  non  du  paiement.  A  force  de  batailler,  il 
promit  enfin  trois  sequins.  Quand  Le  Blond  lui  porta 
le  billet,  les  trois  sequins  ne  se  trouvèrent  pas  prêts  ; 

Var.  —  (a)  :  fonctions  :  mais  je... 


132  LES     CONFESSIONS 

il  fallut  attendre.  Durant  cette  attente  survint  ma 
querelle  avec  l'ambassadeur  et  ma  sortie  de  chez  lui. 
Je  laissai  (a)  les  papiers  de  l'ambassade  dans  le 
plus  grand  ordre,  mais  le  billet  de  Rousselot  ne  se 
trouva  point.  M.  Le  Blond  m'assura  me  l'avoir  rendu; 
je  le  connoissois  trop  honnête  homme  pour  en  dou- 
ter :  mais  il  me  fut  impossible  de  me  rappeler  ce 
qu"étoit  devenu  ce  billet.  Comme  Zanetto  avoit 
avoué  la  dette,  je  priai  M.  Le  Blond  de  tâcher  d'en 
tirer  les  trois  sequins  (h)  sur  un  reçu,  ou  de  Fengager 
à  renouveler  le  billet  par  duplicata.  Zanetto,  sachant 
le  billet  perdu,  ne  voulut  faire  ni  l'un  ni  l'autre. 
J'offris  à  Rousselot  les  trois  sequins  de  ma  bourse 
pour  l'acquit  du  billet.  Il  les  refusa,  et  me  dit  que  je 
m'accommoderois  à  Paris  avec  le  créancier,  dont  il 
me  donna  l'adresse.  Le  jDcrruquier,  sachant  ce  qui 
s'étoit  passé,  voulut  son  billet  ou  son  argent  en 
entier.  Que  n'aurois-je  point  donné  dans  mon  indi- 
gnation pour  retrouver  ce  maudit  billet  !  Je  payai 
les  deux  cents  francs,  et  cela  dans  ma  plus  grande 
détiesse.  Voilà  comment  la  perte  du  billet  valut 
au  créancier  le  paiement  de  la  somme  entière,  tandis 
que  si.  malheureusement  pour  lui.  ce  billet  se  fût 
retrouvé,  il  en  auroit  difficilement  tiré  les  dix  écus 
promis  par  Son  Excellence  Zanetto  Nani. 

Le  talent  que  je  crus  me  sentir  pour  mon  emploi 
me  le  fit  remplir  avec  goût,  et  hors  la  société  de  mon 
ami  de  Carrio.  celle  du  vertueux  Altuna,  dont 
j'aurai  bientôt  à  parler,  hors  les  récréations  bien 
innocentes    de   la    place    Saint-Marc,    du   spectacle, 

Var.  —  (a)  :  tous  les  papiers...  —  (b)  :  trois  sequins,  ou... 


LIVRE     SEPTIÈME  133 

et  de  quelques  visites  que  nous  faisions  presque  tou- 
jours (a)  ensemble,  je  fis  mes  seuls  plaisirs  de 
mes  devoirs.  Quoique  mon  travail  ne  fût  pas  fort 
pénible,  surtout  avec  l'aide  de  l'abbé  de  Binis,  comme 
la  correspondance  étoit  très  étendue  et  qu'on  (h) 
étoit  en  tems  de  guerre,  je.  ne  laissois  pas  d'être 
occupé  raisonnablement.  Je  travaillois  tous  les  jours 
une  bonne  partie  de  la  matinée,  et  les  jours  de  courrier 
quelquefois  jusqu'à  minuit.  Je  consacrois  le  reste 
du  tems  à  l'étude  du  métier  que  je  commençois,  et 
dans  lequel  je  comptois  bien,  par  le  succès  de  mon 
début,  être  employé  plus  avantageusement  dans  la 
suite.  En  effet,  il  n'y  avoit  qu'une  voix  sur  mon 
compte,  à  commencer  par  celle  de  l'ambassadeur, 
qui  se  louoit  hautement  de  mon  service,  qui  ne  s'en 
est  jamais  plaint,  et  dont  toute  la  fureur  ne  vint 
dans  la  suite  que  de  ce  que.  m'étant  plaint  inutile- 
ment moi-même,  je  voulus  enfin  avoir  (c)  mon 
congé.  Les  ambassadeurs  et  ministres  du  roi,  avec 
qui  nous  étions  en  correspondance,  lui  faisoient,  sur 
le  mérite  de  son  secrétaire,  des  complimens  qui 
dévoient  le  flatter,  et  qui,  dans  sa  mauvaise  tête, 
produisirent  un  effet  tout  contraire  (d).  Il  en  reçut 
un  surtout  dans  une  circonstance  essentielle  qu'il  ne 
m'a  jamais  pardonné.  Ceci  vaut  la  peine  d  être 
expliqué. 

Il  pouvoit  si  peu  se  gêner,  que  le  samedi  même, 
jour  de  presque  tous  les  courriers,  il  ne  pouvoit 
attendre  pour  sortir  que  le  travail  fût  achevé  ;  et  me 


Var.  —  (a)    :   faisions  toujours    ensemble,...  —  (b)    :  et  que 
nous  étions  en... —  (c)  :  avoir  enfin...  —  (d)  :  tout  di/]érenl.  II... 


134  LES    CONFESSIONS 

talonnant  sans  cesse  pour  expédier  les  dépêches  du 
roi  et  des  ministres,  il  (a)  les  signoit  en  hâte,  et  puis 
couroit  je  ne  sais  où,  laissant  la  plupart  des  autres 
lettres  sans  signature  :  ce  qui  me  forçoit,  quand  ce 
n'étoit  que  des  nouvelles,  de  les  tourner  en  bulle- 
tins ;  mais  lorsqu'il  s'agissoit  d'affaires  qui  regar- 
doient  le  service  du  roi,  il  falloit  bien  que  quelqu'un 
signât,  et  je  signois  ^.  J'en  usai  ainsi  pour  un  avis 
important  que  nous  venions  de  recevoir  de  M.  Vin- 
cent, chargé  des  affaires  du  roi  à  Vienne.  C'étoit  dans 
le  tems  que  le  prince  de  Lobkowitz  marchoit  à  Xaples, 
et  que  le  comte  de  Gages  fit  cette  mémorable  re- 
traite, la  plus  belle  manœuvre  de  guerre  de  tout  le 
siècle,  et  dont  l'Europe  a  trop  peu  parlé.  L'avis 
port  oit  qu'un  homme  dont  M.  Vincent  nous  envoyoit 
le  signalement  partoit  de  Vienne,  et  devoit  passer 
à  Venise,  allant  furtivement  dans  l'Abruzze,  chargé 
d'y  faire  soulever  le  peuple  à  l'approche  des  Autri- 
chiens. En  l'absence  de  M.  le  comte  de  Moijtaigu, 
qui  ne  s'intéressoit  à  rien,  je  fis  passer  à  M.  le  marquis 
de  l'Hôpital  cet  avis  si  à  propos,  que  c'est  peut-être 
à  ce  pauvre  Jean- Jacques  si  bafoué  que  la  maison 
de  Bourbon  doit  la  conservation  du  royaume  de 
Naples. 

Le  marquis  de  T  Hôpital,  en  remerciant  son  col- 
lègue comme  il  étoit  juste,  lui  parla  de  son  secrétaire 
et  du  service  qu'il  venoit  de  rendre  à  la  cause  com- 

Var.  —  (aj  :  il  signoit  en.. 

1.  Ce  fait  se  produisit  fort  rarement,  car  sur  cent  seize  lettres 
de  cette  provenance,  conservées  actueDement  dans  les  Archives  du 
Ministère  des  Affaires  Etrangères,  on  n'en  trouve  aucune  portant 
la  signature  de  Rousseau. 


LIVRE    SEPTIÈME  135 

mune.  Le  comte  de  Montaigu,  qui  avoit  à  se  repro- 
cher sa  négligence  dans  cette  affaire,  crut  entvevoiTfaJ 
dans  ce  compliment  un  reproche,  et  nVen  parla  avec 
humeur.  J'avois  été  dans  le  cas  d'en  user  avec  le 
comte  de  Castellane.  ambassadeur  à  Constantinople, 
comme  avec  le  marquis  de  F  Hôpital,  quoique  en 
chose  moins  im.portante.  Comme  il  n'y  avoit  point 
d'autre  poste  pour  Constantinople  que  les  courriers 
que  le  Sénat  envoyoit  de  tems  en  tems  à  son  bayle, 
on  donnoit  avis  du  départ  de  ces  courriers  à  l'am- 
bassadeur de  France,  pour  qu'il  pût  écrire  par  cette 
voie  à  son  collègue,  s'il  le  jugeoit  à  propos.  Cet  avis 
venoit  d'ordinaire  un  jour  ou  deux  à  l'avance  :  mais 
on  faisoit  si  peu  de  cas  de  M.  de  Montaigu,  qu'on  se 
contentoit  d'envoyer  chez  lui  pour  la  forme,  une 
heure  ou  deux  avant  le  départ  du  courrier  ;  ce  qui 
me  mit  plusieurs  fois  dans  le  cas  (h)  de  faire  la 
dépêche  en  son  absence.  M.  de  Castellane,  en  y 
répondant,  faisoit  mention  de  moi  en  termes  hon- 
nêtes :  autant  en  faisoit  à  Gênes  M.  de  Jonville  (c)  ; 
autant  de  nouveaux  griefs. 

J'avoue  que  je  ne  fuyois  pas  l'occasion  de  me  faire 
connoître,  mais  je  ne  la  cherchois  pas  non  plus  hors 
de  propos  :  et  il  me  paroissoit  fort  juste,  en  servant 
bien,  d'aspirer  au  prix  naturel  des  bons  services, 
qui  est  l'estime  de  ceux  qui  sont  en  état  d'en  juger 
et  de  les  récompenser.  Je  ne  dirai  pas  si  mon  exacti- 
tude à  remplir  mes  fonctions  étoit  de  la  part  de 
l'ambassadeur  un  légitime  sujet  de  plainte,  mais  je 


Var.  —  (a)  :  crut  voir  aussi  dans...  —  fb)  :  dans  la  nécessité... 
-  (c)  :  M.  de  Jonville.  Autant... 


136 


LES    CONFESSIONS 


dirai  bien  que  c'est  le  seul  qu'il  ait  articulé  jusqu'au 
jour  de  notre  séparation. 

Sa  maison,  qu'il  n'avoit  jamais  mise  sur  un  trop 
bon  pied,  se  remplissoit  de  canaille  ;  les  François 
y  étoient  maltraités,  les  Italiens  y  prenoient  l'as- 
cendant ;  et  même,  parmi  eux.  les  bons  serviteurs 
attachés  depuis  longtems  à  l'ambassade  furent  tous 
malhonnêtement  chassés,  entre  autres  son  premier 
gentilhomme,  qui  Tavoit  été  du  comte  de  Froulay, 
et  qu'on  appeloit.  je  crois,  le  comte  Peati,  ou  d'un 
nom  très  approchant.  Le  second  gentilhomme  du 
choix  de  M.  de  Montaigu  étoit  un  bandit  de  Mantoue, 
appelé  Dominique  Vitali,  à  qui  l'ambassadeur 
confia  le  soin  de  sa  maison,  et  qui,  à  force  de  pateli- 
nage  et  de  basse  lésine,  obtint  sa  confiance  et  devint 
son  favori,  au  grand  préjudice  du  peu  d'honnêtes 
gens  qui  y  étoient  encore,  et  du  secrétaire  qui  étoit 
à  leur  tête.  L'œil  intègre  d'un  honnête  homme  est 
toujours  inquiétant  pour  les  fripons.  Il  n'en  auroit 
pas  fallu  davantage  pour  que  celui-ci  me  prît  en 
haine  ;  mais  cette  haine  avoit  une  autre  cause  encore 
qui  la  rendit  bien  plus  cruelle.  Il  faut  dire  cette  cause, 
afin  qu'on  me  condamne  si  j'avois'tort. 

L'and:)assadeur  avoit,  selon  l'usage,  une  loge  à 
chacun  des  cinq  spectacles.  Tous  les  jours  à  dîner 
il  nommoit  le  théâtre  où  il  vouloit  aller  ce  jour-là  ; 
je  choisissois  après  lui,  et  les  gentilshommes  dispo- 
soient  des  autres  loges.  Je  prenois  en  sortant  la  clef 
de  la  loge  (a)  que  j'avois  choisie.  L  n  jour.  Vitali  (h) 


Var.  —  (a)  :  la  clef  de  celle  que...  —  (h)  :  Vitali,  qui  lenoit 
les  clefs,  n'étant  pas  là,... 


LIVRE     SEPTIEME 


137 


n'étant  pas  là,  je  chargeai  le  valet  de  pied  qui  me 
servoit  de  m' apporter  la  mienne  dans  une  maison 
que  je  lui  indiquai.  Yitali,  au  lieu  de  m'envoyer  ma 
clef,  dit  qu'il  en  avoit  disposé.  J'étois  d'autant  plus 
outré,  que  le  valet  de  pied  m'avoit  rendu  compte 
de  ma  commission  devant  tout  le  monde.  Le  soir, 
Yitali  voulut  me  dire  quelques  mots  d'excuse  que 
je  ne  reçus  point  :  Demain,  monsieur,  lui  dis-je,  vous 
viendrez  (a)  me  les  faire  à  telle  heure  dans  la  maison 
où  j'ai  reçu  l'affront  et  devant  les  gens  qui  en  ont  été 
témoins  ;  ou  après-demain,  quoi  qu'il  arrive,  je  vous 
déclare  que  vous  ou  moi  sortirons  d"ici.  Ce  ton  décidé 
lui  en  imposa.  Il  vint  au  lieu  et  à  l'heure  me  faire  des 
excuses  publiques  avec  une  bassesse  digne  de  lui  ; 
mais  il  prit  à  loisir  ses  mesures,  et,  tout  en  me  faisant 
de  grandes  courbettes,  il  travailla  tellement  à  l'ita- 
lienne que,  ne  pouvant  porter  l'ambassadeur  à  me 
donner  mon  congé,  il  me  mit  dans  la  nécessité  de  le 
prendre. 

Un  pareil  misérable  n' et  oit  assurément  pas  fait 
pour  me  connoître  ;  mais  il  connoissoit  de  moi  ce 
qui  servoit  à  ses  vues.  Il  me  connoissoit  bon  et  doux 
à  l'excès  pour  supporter  des  torts  involontaires,  fier 
et  peu  endurant  pour  des  offenses  préméditées, 
aimant  la  décence  et  la  dignité  dans  les  choses  con- 
venables, et  non  moins  exigeant  pour  l'honneur  qui 
m'étoit  dû  qu'attentif  à  rendre  celui  cjue  je  devois 
aux  autres.  C'est  par  là  qu'il  entreprit  et  vint  à  bout 
de  me  rebuter.  Il  mit  la  maison  sens  dessus  dessous  ; 
il  en  ôta  ce  que  j'avois  tâché  d"y  maintenir  de  règle, 

Var.  —  (a)    :  ...   monsieur,  vous  viendrez,  lui  dis-je,... 


.138  LES    CONFESSIONS 

de  subordination,  de  propreté,  d'ordre.  Une  maison 
sans  femme  '^  a  besoin  dune  discipline  un  peu  sévère 
pour  y  faire  régner  la  modestie  inséparable  de  la 
dignité.  Il  fit  bientôt  de  la  nôtre  un  lieu  de  crapule 
et  de  licence,  un  repaire  de  fripons  et  de  débauchés. 
Il  donna  pour  second  gentilhomme  à  Son  Excellence, 
à  la  place  de  celui  qu'il  avoit  fait  chasser,  un  autre 
maquereau  comme  lui  qui  tenoit  bordel  public  à  la 
Croix-de-Malte  ;  et  ces  deux  coquins  bien  d'accord 
étoient  d'une  indécence  égale  à  leur  insolence.  Hors 
la  seule  chambre  de  l'ambassadeur,  qui  même  n'étoit 
pas  trop  en  règle,  il  n'y  avoit  pas  un  seul  coin  dans 
la  maison  soufl'rable  pour  un  honnête  homme. 

Comme  Son  Excellence  ne  soupoit  pas,  nous  avions 
le  soir,  les  gentilshommes  et  moi,  une  table  parti- 
culière, où  mangeoient  aussi  l'abbé  de  Binis  et  les 
pages.  Dans  la  plus  vilaine  gargote  on  est  servi  plus 
proprement,  plus  décemment,  en  linge  moins  sale, 
€t  Ion  a  mieux  à  manger.  On  nous  donnoit  une  seule 
petite  chandelle  bien  noire,  des  assiettes  d'étain,  des 
fourchettes  de  fer.  Passe  encore  pour  ce  qui  se 
faisoit  en  secret  ;  mais  on  m'ôta  ma  gondole  :  seul 
de  tous  les  secrétaires  d'ambassadeurs,  j'étois  forcé 
d'en  louer  une.  ou  d'aller  à  pied,  et  je  n'avois  plus  la 
livrée  de  Son  Excellence  que  quand  j'allois  au  Sénat. 
D'ailleurs,  rien  de  ce  qui  se  passoit  au  dedans  n'étoit 
ignoré  dans  la  ville.  Tous  les  officiers  de  l'ambassa- 
deur (a)  jetoient  les  hauts  cris.  Dominique,  la  seule 

Var.  —  (aj  :  en  jetoient... 

1.  On  voit  par  la  correspondance  de  Rousseau  que  la  comtesse 
de  Montaigu  était  restée  à  Paris. 


LIVRE    SEPTIÈME  139 

cause  de  tout,  cricit  le  plus  haut,  sachant  bien  que 
l'indécence  avec  laquelle  nous  étions  traités  nvétoit 
plus  sensible  qu'à  tous  les  autres.  Seul  de  la  maison, 
je  ne  disois  rien  au  dehors,  mais  je  me  plaignois 
vivement  à  l'ambassadeur  et  du  reste  et  (a)  de  lui- 
même,  qui.  secrètement  excité. par  son  âme  damnée, 
me  faisoit  chaque  jour  quelque  nouvel  affront.  Forcé 
de  dépenser  beaucoup  pour  me  tenir  au  pair  de  mes 
confrères,  et  convenablement  à  mon  poste,  je  ne 
pouvois  arracher  un  sol  de  mes  appoint'^mens,  et 
quand  je  lui  demandois  de  l'argent,  il  me  parloit  de 
son  estime  et  de  sa  confiance,  comme  si  elle  eût  dû 
remplir  ma  bourse  et  pourvoir  (h)  à  tout. 

Ces  deux  bandits  (c)  finirent  par  faire  tourner 
tout  à  fait  la  tête  à  leur  maître,  qui  ne  l'avoit  déjà 
pas  trop  droite  (d).  et  le  ruinoient  dans  un  brocan- 
tage  continuel  par  des  marchés  de  dupe,  qu'ils  lui 
persuadoient  être  des  marchés  d'escroc.  Ils  lui  firent 
louer  sur  la  Brenta  un  palazzo  le  double  de  sa  valeur, 
dont  ils  partagèrent  le  surplus  avec  le  propriétaire. 
Les  appartemens  en  étoient  incrustés  en  mosaïque 
et  garnis  de  colonnes  et  de  pilastres  de  très  beaux 
marbres  à  la  mode  du  pays.  M.  de  Montaigu  fit 
superbement  masquer  tout  cela  d'une  boiserie  de 
sapin,  par  l'unique  raison  qu'à  Paris  les  appartsmens 
sont  ainsi  boisés.  Ce  fut  par  une  raison  semblable 
que,  seul  de  tous  les  ambassadeurs  qui  étoient  à 
Venise,  il  ôta  l'épée  à  ses  pages  et  la  canne  à  ses  valets 
de  pied.  Voilà  quel  étoit  l'homme  qui,  toujours  par 


Var.  —  (a)  :  et  surtout  de...  —  fb)  :  et  suffire  à...  —  (c)  :  Ces 
deux  coquins...  —  (d)   :  trop   bonne,.. 


140  LES     CONFESSIONS 

le  même  motif  peut-être,  me  prit  en  grippe,  unique- 
ment sur  ce  que  je  le  servois  (a)  fidèlement. 

J"endurai  patiemment  ses  dédains,  sa  brutalité, 
ses  mauvais  traitemens.  tant  qu'en  y  voyant  de 
l'humeur  je  crus  n'y  pas  voir  de  la  haine  :  mais  dès 
que  je  vis  le  dessein  formé  de  me  priver  de  l'honneur 
que  je  méritois  par  mon  bon  service,  je  résolus  d'y 
renoncer.  La  première  marque  que  je  reçus  de  sa 
mauvaise  volonté  fut  à  l'occasion  d'un  dîner  qu'il 
devoit  donner  à  M.  le  duc  de  Modène  et  à  sa  famille, 
qui  étoient  (h)  à  Venise,  et  dans  lequel  il  me  signifia 
que  je  n'aurois  pas  place  à  sa  table.  Je  lui  répondis 
piqué,  mais  sans  me  fâcher,  qu'ayant  l'honneur  d'y 
dîner  journellement,  si  M.  le  duc  de  Modène  exigeoit 
que  je  m'en  abstinsse  (c)  quand  il  y  \iendroit,  il 
étoit  de  la  dignité  de  Son  Excellence  et  de  mon 
devoir  de  n'y  pas  consentir.  Comment  î  (cl)  dit-il 
avec  emportement,  mon  secrétaire,  qui  même  n'est 
pas  gentilhomme,  prétend  dîner  avec  un  souverain 
quand  mes  gentilshommes  n'y  dînent  pas  ?  Oui, 
monsieur,  lui  répliquai-je,  le  poste  dont  m'a  honoré 
Votre  Excellence  m'ennoblit  si  bien  tant  que  je  le 
remplis,  que  j'ai  même  le  pas  sur  vos  gentilshom- 
mes (e)  ou  soi-disant  tels,  et  suis  admis  où  ils  ne 
peuvent  l'être.  Vous  n'ignorez  pas  que,  le  jour  que 
vous  ferez  votre  entrée  publique,  je  suis  appelé  par 
l'étiquette,  et  par  un  usage  immémorial,  à  vous  y 
suivre  en  habit  de  cérémonie  et  à  l'honneur  d'y  dîner 
avec  vous  au  palais  de  Saint-Marc  ;  et  je  ne  vois  pas 

Var.  —  (a)  :  je  «ervois  fidèlement.  —  (h)  :  étoient  alors  à...  — 
(c)  :  m'en  absentasse  quand...  —  (dj  :  me  dit-ij...  —  (e)  :  gen- 
tilshommes soi-disant... 


l 


LIVRE    SEPTIÈME  141 

pourquoi  un  homme  qui  peut  et  doit  manger  en 
public  avec  le  doge  et  (a)  le  Sénat  de  Venise,  ne 
pourroit  pas  manger  en  particulier  avec  M.  le  duc 
de  Modène.  Quoique  l'argument  fut  sans  réplique, 
Tambassadeur  ne  s  y  rendit  point  :  mais  nous 
n'eûmes  pas  occasion  de  renouveler  la  dispute, 
M.  le  duc  de  Modène  n'étant  point  venu  dîner  chez 
lui. 

Dès  lors  il  ne  cessa  de  me  donner  des  désagrémens, 
de  me  faire  des  passe-droits,  s'elîorçant  de  m'ôter  les 
petites  prérogatives  attachées  à  mon  poste  pour  les 
transmettre  à  son  cher  Vitali  ;  et  je  suis  sur  que  s'il 
eût  osé  (h)  l'envoyer  au  Sénat  à  ma  place,  il  Fauroit 
fait.  Il  employoit  ordinairement  l'abbé  de  Binis  pour 
écrire  dans  son  cabinet  ses  lettres  particulières  : 
il  se  servit  de  lui  pour  écrire  à  M.  de  Maurepas  une 
relation  de  l'affaire  du  capitaine  Olivet.  dans  laquelle, 
loin  de  lui  (c)  faire  aucune  mention  de  moi  qui  seul 
m'en  étois  mêlé,  il  m'ôtoit  même  l'honneur  du  verbal, 
dont  il  lui  envoyoit  un  double,  pour  l'attribuer  à 
Patizel;  qui  n'avoit  pas  dit  un  seul  mot.  Il  vouloit 
me  mortifier  et  complaire  à  son  favori  ;  mais  non  pas 
se  défaire  de  moi.  Il  sentoit  qu'il  ne  lui  seroit  plus 
aussi  aisé  de  me  trouver  un  successeur  qu'à  M.  Follau, 
qui  l'avoit  déjà  fait  connoître.  Il  lui  falloit  absolu- 
ment un  secrétaire  qui  sût  l'italien  à  cause  des  ré- 
ponses du  Sénat  ;  qui  fît  toutes  ses  dépêches,  toutes 
ses  affaires,  sans  qu'il  se  mêlât  de  rien  ;  qui  joignît 
au  mérite  de  le  bien  servir  la  bassesse  d'être  le  com- 


Var.  —  (a)  :   et   tout    le    Sénat...  —   (b)  :    s'il    eut   pu...   — 
(c)  :  loin  de  faire... 


142  LES     CONFESSIONS 

plaisant  de  messieurs  ses  faquins  de  gentilshommes. 
Il  vouloit  donc  me  garder  et  me  mater,  en  me  tenant 
loin  de  mon  pays  et  du  sien,  sans  argent  pour  y 
retourner  :  et  il  auroit  réussi,  peut-être,  s'il  s'y  fut 
pris  (a)  modérément  :  mais  Vitali.  qui  avoit  d'autres 
vues,  et  qui  vouloit  me  forcer  de  prendre  mon  parti, 
en  vint  à  bout.  Dès  que  je  vis  que  je  perdois  toutes  mes 
peines,  que  l'ambassadeur  me  faisoit  des  crimes  de 
mes  ser^àces  au  lieu  de  m'en  savoir  gré.  que  je  n'avois 
plus  à  espérer  chez  lui  que  désagrémens  au  dedans, 
injustice  au  dehors,  et  que  dans  le  décri  général  où 
il  s'étoit  mis,  ses  mauvais  offices  pouvoient  me  nuire 
sans  que  les  bons  pussent  me  servir,  je  pris  mon  parti 
et  lui  demandai  mon  congé,  lui  laissant  le  tems  de  se 
pourvoir  d'un  secrétaire.  Sans  me  dire  ni  oui,  ni  non, 
il  alla  toujours  son  train.  Voyant  que  rien  n'alloit 
mieux  et  qu'il  ne  se  mettoit  en  devoir  de  chercher 
personne,  j'écrivis  à  son  frère,  et,  lui  détaillant  mes 
motifs,  je  le  priai  (h)  d'obtenir  mon  congé  de  Son 
Excellence,  ajoutant  que  de  manière  ou  d'autre 
il  m'étoit  impossible  de  rester.  J'attendis  longtems  et 
n'eus  point  de  réponse.  Je  commençois  d'être  fort 
embarrassé  (c).  mais  l'ambassadeur  reçut  enfin  une 
lettre  de  son  frère.  Il  falloit  qu'elle  fût  vive,  car,  quoi- 
qu'il fût  sujet  à  des  emportemens  très  féroces,  je 
ne  lui  en  vis  (d)  jamais  un  pareil.  Après  des  torrens 
d'injures  abominables,  ne  sachant  plus  que  dire,  il 
m'accusa  d'avoir  vendu  ses  chiffres.  Je  me  mis  à  rire 
et  lui  demandai  d'un  ton  moqueur  s'il  croyoit  qu'il 


Var.  —  fa)  :  plus  modérément  :...  —  (b)   :  priai  seulement... 
•  (c)   :  embarrassé.   Mais...  —  (dj  :  vis,  de  ma  vie,... 


LIVRE     SEPTIÈME  143 

y  eût  dans  tout  Venise  un  homme  assez  sot  pour  en 
donner  un  écu.  Cette  réponse  le  fit  écumer  de  rage. 
Il  fit  mine  d'appeler  ses  gens  pour  me  faire,  dit-il, 
jeter  par  la  fenêtre.  Jusques-là  j'avois  été  fort  tran- 
quille ;  mais  à  cette  menace  la  colère  et  l'indignation 
me  transportèrent  à  mon  tour.  Je  m'élançai  vers  la 
porte  ;  et  après  avoir  tiré  un  bouton  qui  la  fermoit 
en  dedans  :  Non  pas,  monsieur  le  comte,  lui  dis-je 
en  revenant  à  lui  d'un  pas  grave  ;  vos  gens  ne  se 
mêleront  pas  de  cette  afïaire,  trouvez  bon  qu'elle  se 
passe  entre  (a)  nous.  Mon  action,  mon  air.  le  cal- 
mèrent à  l'instant  même  :  la  surprise  et  l'eflroi  se 
marquèrent  dans  son  maintien.  Quand  je  le  vis 
revenu  de  sa  furie,  je  lui  fis  mes  adieux  en  peu  de 
mots  ;  puis,  sans  attendre  sa  réponse,  j'allai  rouvrir 
la  porte,  je  sortis,  et  passai  posément  dans  l'anti- 
chambre au  miheu  de  ses  gens,  qui  se  levèrent  à 
l'ordinaire,  et  qui,  je  crois,  m'auroient  plutôt  prêté 
main-forte  contre  lui  qu'à  lui  contre  moi.  Sans 
remonter  chez  moi,  je  descendis  l'escalier  tout  de 
suite,  et  sortis  sur-le-champ  du  palais  pour  n'y  plus 
rentrer. 

J'allai  droit  chez  M.  Le  Blond  lui  conter  l'aventure. 
Il  en  fut  peu  surpris  ;  il  connoissoit  l'homme.  Il  me 
retint  à  dîner.  Ce  dîner,  quoique  impromptu,  fut 
brillant.  Tous  les  .  François  de  considération  qui 
étoient  à  Venise  s'y  trouvèrent.  L'ambassadeur  n'eut 
pas  un  chat.  Le  consul  conta  mon  cas  à  la  compagnie. 
A  ce  récit,  il  n'y  eut  qu'un  cri,  qui  ne  fut  pas  en 
faveur  de  Son  Excellence.  Elle  n'avoit  point  réglé 

Var.  —  (a)  :  entre  wus  et  moi.  Mon... 


144  LES     CONFESSIONS 

mon  compte,  ne  m'avoit  pas  donné  un  sol.  et  réduit 
pour  toute  ressource  à  quelques  louis  que  j'avois 
sur  moi.  j'étois  dans  l'embarras  pour  mon  retour. 
Toutes  les  bourses  me  furent  ouvertes.  Je  pris  une 
vingtaine  de  sequins  dans  celle  de  M.  Le  Blond, 
autant  dans  celle  de  M.  de  Saint-Cyr.  avec  lequel, 
après  lui,  j'avois  le  plus  de  liaison  ;  je  remerciai 
tous  les  autres,  et  en  attendant  mon  départ,  j'allai 
loger  chez  le  chancelier  du  consulat,  pour  bien  prou- 
ver au  public  que  la  nation  n'étoit  pas  complice  des 
injustices  de  l'ambassadeur.  Celui-ci.  furieux  de  me 
voir  fêté  dans  mon  infortune,  et  lui  délaissé,  tout 
ambassadeur  qu'il  étoit,  perdit  tout  à  fait  la  tête, 
et  se  comporta  comme  un  forcené.  Il  s'oublia  jus- 
qu'à présenter  un  mémoire  au  Sénat  pour  me  faire 
arrêter.  Sur  l'avis  que  m'en  donna  l'abbé  de  Binis, 
je  résolus  de  rester  encore  quinze  jours,  au  lieu  de 
partir  le  surlendemain,  comme  j'avois  compté.  On 
avoit  vu  et  approuvé  ma  conduite  ;  j'étois  univer- 
sellement estimé.  La  seigneurie  ne  daigna  pas  même 
répondre  à  l'extravagant  (a)  mémoire  de  l'ambassa- 
deur, et  me  fit  dire  par  le  consul  que  je  pouvois  rester 
à  Venise  aussi  longtems  qu'il  me  plairoit  sans  m'in- 
quiéter  des  démarches  d'un  fou.  Je  continuai  de  voir 
mes  amis  :  j'allai  prendre  congé  de  ^L  l'ambassadeur 
d'Espagne,  qui  me  reçut  très  bien,  et  du  comte  de 
Finochietti,  ministre  de  Naples,  que  je  ne  trouvai 
pas.  mais  à  qui  j'écrivis,  et  qui  me  répondit  la  lettre 
du  monde  la  plus  obligeante.  Je  partis  enfin,  ne 
laissant,  malgré  mes  embarras,  d'autres  dettes  que 

Var.  —  (a)  :  répondre  an  mémoire... 


LIVRE     SEPTIÈME  145 

les  emi3runts  dont  je  viens  de  parler  et  une  cinquan- 
taine d'écus  chez  un  marchand  nommé  Morandi,  que 
Carrio  se  chargea  de  payer,  et  que  je  ne  lui  ai^jamais 
rendus,  quoique  nous  nous  soyons  souvent  revus 
depuis  ce  tems-là  :  mais  quant  aux  deux  emprunts 
dont  j'ai  parlé,  je  les  remboursai  très  exactement 
sitôt  que  la  chose  me  fut  possible. 

^s'e  quittons  pas  Venise  sans  dire  un  mot  des 
célèbres  amusemens  de  cette  ville,  ou  du  moins  de  la 
très  petite  part  que  j'y  pris  durant  mon  séjour. 
On  a  vu  dans  le  cours  de  ma  jeunesse  combien  peu 
j'ai  couru  les  plaisirs  de  cet  âge,  ou  du  moins  ceux 
qu'on  nomme  ainsi.  Je  ne  changeai  pas  de  goût  à 
Venise  ;  mais  mes  occupations,  qui  d'ailleurs  m'en 
auroient  empêché,  rendirent  plus  piquantes  les  récréa- 
tions (a)  simples  que  je  me  permettois.  La  première 
et  la  plus  douce  étoit  la  société  des  gens  de  mérite, 
MM.  Le  Blond,  de  Saint-Cyr,  Carrio,  Altuna  et  un 
gentilhomme  forlan  ^,  dont  j'ai  grand  regret  davoir 
oublié  le  nom,  et  dont  je  ne  me  rappelle  point  sans 
émotion  l'aimable  souvenir  :  c'étoit,  de  tous  les  hom- 
mes que  j'ai  connus  dans  ma  vie,  celui  dont  le  cœur 
ressembloit  le  plus  au  mien.  Nous  étions  liés  aussi 
avec  deux  ou  trois  Anglois  pleins  d'esprit  et  de 
connoissances,  passionnés  de  la  musique  ainsi  que 
nous.  Tous  ces  messieurs  avoient  leurs  femmes,  ou 
leurs  amies,  ou  leurs  maîtresses  :  ces  dernières,  pres- 
que toutes  filles  à  talens,  chez  lesquelles  on  faisoit 
de  la  musique  ou  des  bals.  On  y  jouoit  aussi,  mais 

Var.  —  (a)  :  très  simples... 

1.  C'est-à-dire  natif  de  Forli,  ville  de  l'Italie  septentrionale. 

II.  —  10 


146  LES    CONFESSIONS 

très  peu  ;  les  goûts  vifs,  les  talens,  les  spectacles, 
nous  rendoient  cet  amusement  insipide.  Le  jeu  n'est 
que  la  ressource  des  gens  ennuyés.  J'avois  apporté 
de  Paris  le  préjugé  qu'on  a  dans  ce  pays-là  contre  la 
musique  italienne  ;  mais  j'avois  aussi  reçu  de  la 
nature  cette  sensibilité  de  tact  contre  laquelle  les 
préjugés  ne  tiennent  pas.  J'eus  bientôt  pour  cette 
musique  la  passion  qu'elle  inspire  à  ceux  qui  sont 
faits  pour  en  juger.  En  écoutant  des  barcarolles,  je 
trouvois  que  je  n'avois  pas  ouï  chanter  jusqu'alors, 
et  bientôt  je  m'engouai  tellement  de  l'opéra,  qu'en- 
nuyé de  babiller,  manger  et  jouer  dans  les  loges, 
quand  je  n'aurois  voulu  qu'écouter,  je  me  déro- 
bois  souvent  à  la  compagnie  pour  aller  d'un  autre 
côté.  Là,  tout  seul,  enfermé  dans  ma  loge,  je  me 
livrois,  malgré  la  longueur  (a)  du  spectacle,  au  plaisir 
d'en  jouir  à  mon  aise  et  jusqu'à  la  fin.  Un  jour,  au 
théâtre  de  Saint-Chrysostome,  je  m'endormis,  et 
bien  plus  profondément  que  je  n'aurois  fait  dans 
mon  lit.  Les  airs  bruyans  et  brillans  ne  me  réveillè- 
rent point.  Mais  qui  pourroit  exprimer  la  sensation 
délicieuse  que  me  firent  la  douce  harmonie  et  les 
chants  angéliques  de  celui  qui  me  réveilla?  Quel 
réveil,  quel  ravissement,  quelle  extase  quand  j'ouvris 
au  même  instant  les  oreilles  et  les  yeux  !  Ma  première 
idée  fut  de  me  croire  en  paradis.  Ce  morceau  ravis- 
sant, que  je  me  rappelle  encore  et  que  je  n'oublierai 
de  ma  vie,  commençoit  ainsi  : 

e  Conservami  la  bel!a 

0  Che  si  m'accende  il  cor.  » 

Var.  —  fa)  :  la  longueur  énorme  du... 


LIVRE    SEPTIÈME  147 

Je  voulus  avoir  ce  morceau  :  je  l'eus,  et  je  l'ai 
gardé  longtems  ;  mais  il  n'étoit  pas  sur  mon  papier 
comme  dans  ma  mémoire.  C'étoit  bien  la  même  note, 
mais  ce  n'étoit  pas  la  même  chose.  Jamais  cet  air 
divin  ne  peut  être  exécuté  que  dans  ma  tête,  comme 
il  le  fut  en  effet  le  jour  qu'il  me. réveilla. 

Une  musique  à  mon  gré  bien  supérieure  à  celle  des 
opéras,  et  qui  n'a  pas  sa  semblable  en  Italie  ni  dans 
le  reste  du  monde,  est  celle  des  sciiole.  Les  scuole 
sont  des  maisons  de  charité  établies  pour  donner 
l'éducation  à  de  jeunes  filles  sans  bien,  et  que  la 
république  dote  ensuite,  soit  pour  le  mariage,  soit 
pour  le  cloître.  Parmi  les  talens  qu'on  cultive  dans 
ces  jeunes  filles,  la  musique  est  au  premier  rang. 
Tous  les  dimanches,  à  l'église  de  chacune  de  ces 
quatre  scuole,  on  a  durant  les  vêpres  des  motets  à 
grand  chœur  et  en  grand  orchestre,  composés  et  di- 
rigés par  les  plus  grands  maîtres  de  l'Italie,  exécutés 
dans  des  tribunes  grillées  uniquement  par  des  filles 
dont  la  plus  vieille  n'a  pas  vingt  ans.  Je  n'ai  l'idée  de 
rien  d'aussi  voluptueux,  d'aussi  touchant  que  cette 
musique  :  les  richesses  de  l'art,  le  goût  exquis  des 
chants,  la  beauté  des  voix,  la  justesse  de  l'exécution, 
tout  dans  ces  délicieux  concerts  concourt  à  produire 
une  impression  qui  n'est  assurément  pas  du  bon 
costume,  mais  dont  je  doute  qu'aucun  cœur  d'homme 
soit  à  l'abri.  Jamais  Carrio  ni  moi  ne  manquions  ces 
vêpres  aux  Mendicanti,  et  nous  n'étions  pas  les  seuls. 
L'église  étoit  toujours  pleine  d'amateurs  :  les  acteurs 
même  de  l'Opéra  venoient  se  former  au  vrai  goût 
du  chant  sur  ces  excellens  modèles.  Ce  qui  me  déso- 
loit  étoit  ces  maudites  grilles,  qui  ne  laissoient  passer 


148  LES     CONFESSIONS 

que  des  sons,  et  me  cachoient  les  anges  de  beauté 
dont  ils  étoient  dignes.  Je  ne  parlois  d'autre  chose. 
Un  jour  que  j'en  parlois  chez  M.  Le  Blond  :  Si  vous 
êtes  si  curieux,  me  dit-il.  de  voir  ces  petites  filles, 
il  est  aisé  de  vous  contenter.  Je  suis  un  des  adminis- 
trateurs de  la  maison.  Je  veux  vous  y  donner  à 
goûter  avec  elles.  Je  ne  le  laissai  pas  en  repos  qu'il 
ne  m"eût  tenu  parole.  En  entrant  dans  le  salon  qui 
renfermoit  ces  beautés  si  convoitées,  je  sentis  un 
frémissement  d'amour  que  je  n'avois  jamais  éprouvé. 
M.  Le  Blond  me  présenta  l'une  après  l'autre  ces 
chanteuses  célèbres,  dont  la  voix  et  le  nom  (a) 
étoient  tout  ce  qui  m'étoit  connu.  Venez.  Sophie... 
Elle  étoit  horrible.  Venez.  Cattina...  Elle  étoit 
borgne.  Venez,  Bettina...  La  petite  vérole  Tavoit 
défigurée.  Presque  pas  une  n'étoit  sans  quelque 
notable  défaut.  Le  bourreau  rioit  de  ma  cruelle  sur- 
prise. Deux  ou  trois  cependant  me  parurent  pas- 
sables :  elles  ne  chantoient  que  dans  les  chœurs. 
J'étois  désolé.  Durant  le  goûter  on  les  agaça  ;  elles 
s'égayèrent.  La  laideur  (h)  n'exclut  pas  les  grâces  ; 
je  leur  en  trouvai.  Je  me  disois  :  On  ne  chante  pas 
ainsi  sans  âme  ;  elles  en  ont.  Enfin  ma  façon  de  les 
voir  changea  si  bien,  que  je  sortis  presque  amoureux 
de  tous  ces  laiderons.  J'osois  à  peine  retourner  à 
leurs  vêpres.  J'eus  de  quoi  me  rassurer.  Je  continuai 
de  trouver  leurs  chants  délicieux,  et  leurs  voix 
fardoient  si  bien  leurs  visages,  que  tant  qu'elles 
chantoient  je  m'obstinois.  en  dépit  de  mes  yeux,  à 
les  trouver  belles. 

Var.  —  (a)  :  dont  le  nom  et  la  voix...  —  (b)  :  La  laideur 
même... 


LIVRE     SEPTIEME 


149 


La  musique  en  Italie  coûte  si  peu  de  chose,  que  ce 
n'est  pas  la  peine  de  s'en  faire  faute  quand  on  a  du 
goût  pour  elle.  Je  louai  un  clavecin,  et  pour  un  petit 
écu  j'avois  chez  moi  quatre  ou  cinq  symphonistes, 
avec  lesquels  je  m'exerçois  une  fois  la  semaine  à 
exécuter  les  morceaux  qui  m'avoient  fait  le  plus  de 
plaisir  à  l'Opéra.  J'y  fis  essayer  aussi  quelques  sym- 
phonies de  mes  Muses  galantes.  Soit  qu'elles  plussent, 
ou  qu'on  me  voulût  cajoler,  le  maître  des  ballets  de 
Saint-Jean-Chrysostome  (a)  m'en  fit  demander  deux, 
que  j'eus  le  plaisir  d'entendre  exécuter  par  cet  admi- 
rable orchestre,  et  qui  furent  dansées  par  une  petite 
Bettina,  jolie  et  surtout  aimable  fdle,  entretenue 
par  un  Espagnol  de  nos  amis  appelé  Fagoaga,  et 
chez  laquelle  nous  allions  passer  la  soirée  assez 
souvent  (b). 

Mais,  à  propos  de  filles,  ce  n'est  pas  dans  une  ville 
comme  Venise  qu'on  s'en  abstient  ;  n'avez-vous 
rien,  pourroit-on  me  dire,  à  confesser  sur  cet  article? 
Oui,  j'ai  quelque  chose  à  dire  en  effet,  et  je  vais 
procéder  à  cette  confession  avec  la  même  naïveté 
que  j'ai  mise  à  toutes  les  autres. 

J'ai  toujours  eu  du  dégoût  (c)  pour  les  filles 
publiques,  et  je  n'avois  pas  à  Venise  autre  chose  à 
ma  portée,  l'entrée  (d)  de  la  plupart  des  maisons  du 
pays  m'étant  interdite  à  cause  de  ma  place.  Les  filles 
de  M.  Le  Blond  étoient  très  aimables,  mais  d'un 
difficile  abord,  et  je  considérois  trop  le  père  et  la 
mère  pour  penser  même  à  les  convoiter.  J'aurois  eu 

Var.  —  (a)  :  de  Saint-Chrysostome...  —  (b)  :  souvent  en 
hiver.  —  fc)  :  J'ai  toujours  eu  de  l'aversion  pour  les  filles...  — 
(d):ïenirée   des  bonnes  maison:... 


150  LES     CONFESSIONS 

plus  de  goût  pour  une  jeune  personne  appelée  made- 
moiselle de  Cataneo,  fille  de  Tagent  du  roi  de  Prusse  : 
mais  Carrio  étoit  amoureux  d'elle,  il  a  même  été 
question  de  naariage.  Il  étoit  à  son  aise,  et  je  n'avois 
rien  ;  il  avoit  cent  louis  d'appointemens,  je  n'avois 
que  cent  pistoles  ;  et,  outre  que  je  ne  voulois  pas  aller 
sur  les  brisées  dun  ami,  je  savois  que  (a)  partout, 
et  surtout  à  Venise,  avec  une  bourse  aussi  mal  garnie 
on  ne  doit  pas  se  mêler  de  faire  le  galant.  Je  n'avois 
pas  perdu  la  funeste  (h)  habitude  de  donner  le 
change  à  mes  besoins  ;  trop  occupé  pour  sentir  (c) 
vivement  ceux  que  le  climat  donne,  je  vécus  près 
d'un  an  dans  cette  ville  aussi  sage  que  j'avois  fait 
à  Paris,  et  j'en  suis  reparti  (d)  au  bout  de  dix-huit 
mois  sans  avoir  approché  du  sexe  que  deux  seules  fois 
par  les  singulières  occasions  que  je  vais  dire. 

La  première  me  fut  procurée  par  l'honnête  gentil- 
homme Vitali,  quelque  tems  après  l'excuse  que  je 
l'obligeai  de  me  demander  dans  toutes  les  formes  (e). 
On  parloit  à  table  des  amusemens  de  Venise.  Ces 
messieurs  me  reprochoient  (f)  mon  indifférence 
pour  le  plus  piquant  de  tous,  vantant  (g)  la  gen- 
tillesse des  courtisanes  vénitiennes,  et  disant  (h) 
qu'il  n'y  en  avoit  point  au  monde  qui  les  valussent. 
Dominique  dit  (i)  qu'il  falloit  que  je  fisse  connois- 
sance  avec  la  plus  aimable  de  toutes  ;  qu'il  vouîoit 
m'y  mener,  et  que  j'en  serois  content.  Je  me  mis  à 


Vak.  —  (œ)  :  que,  quand  on  n'a  pas  la  bourse  bien  garnie,  on 
n  e  doit  pas  se  mêler  de  fail-e  r amour,  surtout  à  Venise.  —  (bj  :  la 
triste...  —  (cj  :  èi'en  vivement...  —  fd)  :  et  j'en  repartie...  — 
(ej  :  Un  soir,  on  parloit...  —  (fj  :  me  reprochant...  —  (g)  :  Bie  van- 
taient...—  (Jij  :  et  disoient...  —  (ij     Dominique  ajouta... 


LIVRE     SEPTIÈME  151 

rire  de  cette  offre  obligeante  ;  et  le  comte  Peati, 
homme  déjà  vieux  et  vénérable,  dit  avec  plus  de 
franchise  que  je  n'en  aurois  attendu  d'un  Italien 
qu'il  me  croyoit  trop  sage  (a)  pour  me  laisser  mener 
chez  des  filles  par  mon  ennemi.  J'en  avois  en  effet 
ni  l'intention  ni  la  tentation,  et  malgré  cela,  par  une 
de  ces  inconséquences  que  (h)  j'ai  peine  à  comprendre 
moi-même,  je  finis  par  me  laisser  entraîner,  contre 
mon  goût,  mon  cœur,  ma  raison,  ma  volonté  même, 
uniquement  par  foiblesse,  par  honte  de  marquer  de 
la  défiance,  et,  comme  on  dit  dans  ce  pays-là,  per 
non  parer  troppo  coglione.  La  Padoana  (c),  chez  qui 
nous  allâmes,  étoit  d'une  assez  jolie  figure,  belle 
même,  mais  non  pas  d'une  beauté  qui  me  plût. 
Dominique  me  laissa  chez  elle  ;  je  fis  venir  des  sor- 
betti,  je  la  fis  chanter,  et  au  bout  d'une  demi-heure 
je  voulus  m'en  aller,  en  laissant  sur  la  table  un  ducat  ; 
mais  elle  eut  le  singulier  scrupule  de  n'en  vouloir 
point  qu'elle  ne  l'eût  gagné,  et  moi  la  singulière 
bêtise  de  lever  son  scrupule.  Je  m'en  revins  (d)  au 
palais  si  persuadé  que  j'étois  poivré,  que  la  première 
chose  que  je  fis  en  arrivant  (e)  fut  d'envoyer  cher- 
cher le  chirurgien  pour  lui  demander  des  tisanes. 
Rien  ne  peut  égaler  le  malaise  d'esprit  que  je  souf- 
fris (f)  durant  trois  semaines,  sans  qu'aucune  in- 
commodité réelle,  aucun  signe  apparent  le  justifiât(^g^. 
Je  ne  pouvois  concevoir  qu'on  pût  sortir  impunément 


Var.  —  (a)  :  trop  sensé  pour...  —  (b)  :  que  je  ne  corn  prends 
pas  moi-mtme,...  —  (c)  :  La  Padoana  étoit  assez  bien  de  figure,... 
—  fd)  :  revins  si...  —  (e)  :  en  entrant...  —  (f)  :  que  Réprouvai 
durant  plus  de  trois  semaines,  quoique  aucune...  —  (^d)  :  ne 
l'autorisât.  Je  ne  pouvois... 


152 


LES    CONFESSIONS 


des  bras  de  la  Padoana.  Le  chirurgien  lui-même  (a) 
eut  toute  la  peine  imaginable  à  me  rassurer.  Il  n'en 
put  venir  à  bout  qu'en  me  persuadant  que  j'étois 
conformé  d'une  façon  particulière  à  ne  pouvoir  pas 
aisément  être  infecté,  et  quoique  je  me  sois  moins 
exposé  peut-être  qu'aucun  autre  homme  à  cette 
expérience,  ma  santé  de  ce  côté  n'ayant  jamais  reçu 
d'atteinte  m'est  une  preuve  que  le  chirurgien  avoit 
raison.  Cette  opinion  cependant  ne  m'a  jamais  (b) 
rendu  téméraire,  et,  si  je  tiens  en  effet  cet  avantage 
de  la  nature,  je  puis  dire  que  je  n'en  ai  pas  abusé. 

Mon  autre  aventure,  quoique  avec  une  fille  aussi, 
fut  d'une  espèce  bien  différente,  et  quant  à  son 
origine,  et  quant  à  ses  effets.  J'ai  dit  que  le  capitaine 
Olivet  m'avoit  donné  à  dîner  sur  son  bord,  et  que 
j'y  avois  mené  le  secrétaire  d'Espagne.  Je  m'atten- 
dois  au  salut  du  canon.  L'équipage  nous  reçut  en 
haie  :  mais  il  n'y  eut  pas  une  amorce  brûlée,  ce  qui 
me  mortifia  beaucoup  à  cause  de  Carrio,  que  je  vis 
en  être  un  peu  piqué  ;  et  il  étoit  vrai  que  sur  les 
vaisseaux  marchands  on  accordoit  le  salut  du  canon 
à  des  gens  qui  fc)  ne  nous  valoient  certainement 
pas  :  d'ailleurs  je  croyois  avoir  mérité  quelque  dis- 
tinction du  capitaine.  Je  ne  pus  me  déguiser,  parce 
que  cela  m'est  toujours  impossible  ;  et  quoique  le 
dîner  fût  très  bon  et  qu'Olivet  en  fît  très  (d)  bien  les 
honneurs,  je  le  commençai  de  mauvaise  humeur, 
mangeant  peu  et  parlant  encore  moins.  A  la  première 
santé,  du  moins,  j'attendois  une  salve  :  rien.  Carrio. 


Var.  — (a)  :  chirurgien  eut  toute...  —  (b)  :  opinion  ne  m'a  cepen- 
dant jamais...  —  (cj  :  cjui,  par  leur  rans,  ne...  —  (d)  :  fît  bien.., 


LIVRE     SEPTIÈME  153 

qui  me  lisoit  clans  l'âme,  rioit  de  me  voir  grogner 
comme  un  enfant.  Au  tiers  du  dîner  je  vois  approcher 
une  gondole.  Ma  foi.  Monsieur,  me  dit  \e  capitaine, 
prenez  garde  à  vous,  voici  rennemi.  Je  lui  demande 
ce  qu'il  veut  dire  :  il  répond  en  plaisantant.  La  gon- 
dole aborde,  et  j'en  vois  sortir  une  jeune  personne 
éblouissante,  fort  coquettement  mise  et  fort  leste, 
qui  dans  trois  sauts  fut  dans  la  chambre  ;  et  je  la  vis 
établie  à  côté  de  moi  avant  que  j'eusse  aperçu  (a) 
qu'on  y  avoit  mis  un  couvert.  Elle  étoit  aussi  char- 
mante que  vive,  une  brunette  de  vingt  ans  au  plus. 
Elle  ne  parloit  qu'italien  ;  son  accent  seul  eût  sufTit 
pour  me  tourner  la  tête.  Tout  en  mangeant,  tout  en 
causant,  elle  me  regarde,  me  fixe  un  moment,  puis 
s'écriant  :  Bonne  ^  ierge  !  Ah  1  mon  cher  Brémond, 
qu'il  y  a  de  tems  que  je  ne  t'ai  vu  !  se  jette  entre  mes 
bras,  colle  sa  bouche  contre  la  mienne,  et  me  serre 
à  m'étoufîer.  Ses  grands  yeux  noirs  à  l'orientale 
lançoient  dans  mon  cœur  des  traits  de  feu  ;  et.  quoi- 
que la  surprise  fît  d'abord  quelque  diversion,  la 
volupté  me  gagna  très  rapidement,  au  point  que, 
malgré  les  spectateurs,  il  fallut  bientôt  que  cette 
belle  me  contînt  elle-même  ;  car  j'étois  ivre  ou  plutôt 
furieux.  Quand  elle  me  vit  au  point  où  elle  me  vouloit, 
elle  mit  plus  de  modération  dans  ses  caresses,  mais 
non  dans  sa  vivacité  ;  et  quand  il  lui  plut  de  nous 
expliquer  la  cause  vraie  ou  fausse  de  toute  cette 
pétulance,  elle  nous  dit  que  je  ressemblois,  à  s'y 
tromper,  à  M.  de  Brémond.  directeur  des  douanes  de 
Toscane  ;  qu'elle  avoit  ralTolé  de  ce  M.  de  Brémond  ; 

Var.  —  (a)  :  j'eusse  remarqué... 


154  LES     CONFESSIONS 

qu'elle  en  rafïoloit  encore  ;  qu'elle  Tavoit  quitté 
parce  qu'elle  étoit  une  sotte  ;  qu'elle  me  prenoit  à  sa 
place  ;  qu'elle  vouloit  m'ainier  parce  que  cela  lui 
convenoit  ;  qu'il  falloit,  par  la  même  raison,  que 
je  l'aimasse  tant  que  cela  lui  conviendroit  ;  et  que, 
quand  elle  me  planteroit  là,  je  prendrois  patience 
comme  avoit  fait  son  cher  Brémond.  Ce  qui  fut  dit 
fut  fait.  Elle  prit  possession  de  moi  comme  d'un 
homme  à  elle,  me  donnoit  à  garder  ses  gants,  son 
éventail;  son  cinda,  sa  coiffe  ;  m'ordonnoit  d'aller 
ici  ou  là,  de  faire  ceci  ou  cela,  et  j'obéissois.  Elle  me 
dit  d'aller  renvoyer  sa  gondole,  parce  qu'elle  vouloit 
se  servir  de  la  mienne,  et  j'y  fus  ;  elle  me  dit  de 
m'ôter  de  ma  place,  et  de  prier  Carrio  de  s'y  mettre, 
parce  qu'elle  avoit  à  lui  parler,  et  je  le  fis.  Ils  cau- 
sèrent très  longtems  ensemble  et  tout  bas  ;  je  les 
laissai  faire.  Elle  m'appela,  je  revins.  Ecoute, 
Zanetto,  me  dit-elle,  je  ne  veux  point  être  aimée  à  la 
françoise,  et  même  il  n'y  feroit  pas  bon.  Au  premier 
moment  d'ennui,  va-t'en  ;  mais  ne  reste  pas  à  demi, 
je  t'en  avertis.  Nous  allâmes  après  le  dîner  voir  la 
verrerie  à  Murano.  EUe  acheta  beaucoup  de  petites 
breloques,  qu'elle  nous  laissa  payer  sans  façon;  mais 
elle  donna  partout  des  tringueltes  ^  beaucoup  plus 
forts  que  tout  ce  que  nous  avions  dépensé.  Par  l  in- 
différence avec  laquelle  elle  jetoit  son  argent  et  nous 
laissoit  jeter  le  nôtre,  on  voyoit  qu'il  n' étoit  d'aucun 
prix  pour  elle.  Quand  elle  se  faisoit  payer,  je  crois 
que    c'étoit   par    vanité   plus  (a)    que   par   avarice. 

Var.  —  (a)  :  plutôt... 
1.  Elrennes,  pourboires. 


LIVRE     SEPTIÈME  155 

Elle  s*ap23laud.issoit  du  prix  qu'on  mettoit  à  ses 
faveurs. 

Le  soir  nous  la  ramenâmes  chez  elle.  Tout  en  cau- 
sant je  vis  deux  pistolets  sur  sa  toilette.  Ah  !  ah  ! 
dis-je  en  en  prenant  un,  voici  une  boîte  à  mouches 
de  nouvelle  fabrique  ;  pourroit-on  savoir  quel  en 
est  l'usage?  Je  vous  connois  d'autres  armes  qui  font 
feu  mieux  que  celles-là.  Après  quelques  plaisanteries 
sur  le  même  ton,  elle  nous  dit,  avec  une  naïve  fierté 
qui  la  rendoit  encore  plus  charmante  :  Quand  j'ai 
des  bontés  pour  des  gens  que  je  n'aime  point,  je  leur 
fais  payer  l'ennui  qu'ils  me  donnent  ;  rien  n'est  plus 
juste  :  mais  en  endurant  leurs  caresses,  je  ne  veux 
pas  endurer  leurs  insultes,  et  je  ne  manquerai  pas 
le  premier  qui  me  manquera. 

En  la  quittant  j'avois  pris  son  heure  pour  le  len- 
demain. Je  ne  la  fis  pas  attendre.  Je  la  trouvai  in 
vestilo  di  confidenza,  dans  un  déshabillé  plus  que 
galant,  qu'on  ne  connoît  que  dans  les  pays  méridio- 
naux, et  que  je  ne  m'amuserai  pas  à  décrire,  quoique 
je  me  le  rappelle  trop  bien.  Je  dirai  seulement  que 
ses  manchettes  et  son  tour  de  gorge  étoient  bordés 
d'un  fil  de  soie  garni  de  pompons  couleur  de  rose. 
Cela  me  parut  animer  fort  une  belle  peau.  Je  vis 
ensuite  que  c'étoit  la  mode  à  Venise  ;  et  l'effet  en  est 
si  charmant,  que  je  suis  surpris  que  cette  mode  n'ait 
jamais  passé  en  France.  Je  n'avois  point  d'idée  des 
voluptés  qui  m'attendoient.  J'ai  parlé  de  madame  de 
Larnage,  dans  les  transports  que  son  souvenir  me 
rend  quelquefois  encore  ;  mais  qu'elle  étoit  vieille, 
et  laide,  et  froide  auprès  de  ma  Zulietta  !  Ne  tâchez 
pas  d'imaginer  les  charmes  et  les  grâces  de  cette  fille 


156  LES     CONFESSIONS 

enchanteresse,  vous  resteriez  trop  loin  de  la  vérité. 
Les  jeunes  vierges  des  cloîtres  sont  moins  fraîches, 
les  beautés  du  sérail  sont  moins  vives,  les  houris  du 
paradis  sont  moins  piquantes.  Jamais  si  douce 
jouissance  ne  s'offrit  au  (a)  cœur  et  aux  sens  d'un 
mortel.  Ah  1  du  moins,  si  je  Tavois  su  goûter  pleine 
et  entière  un  seul  moment  !...  Je  la  goûtai,  mais  sans 
charme.  J'en  émoussai  toutes  les  délices,  je  les  tuai 
comme  à  plaisir.  Non.  la  nature  ne  m'a  point  fait 
pour  jouir.  Elle  a  mis  dans  ma  mauvaise  tête  le 
poison  de  ce  bonheur  ineffable  dont  elle  a  mis  l'ap- 
pétit dans  mon  cœur. 

S'il  est  une  circonstance  de  ma  vie  qui  peigne  bien 
mon  naturel  (h),  c'est  celle  que  je  vais  raconter.  La 
force  avec  laquelle  je  me  rappelle  en  ce  moment 
l'objet  de  mon  livre  me  fera  mépriser  ici  la  fausse 
bienséance  qui  mempêcheroit  de  le  remplir.  Qui  que 
vous  soyez,  qui  voulez  connoître  un  homme,  osez 
lire  les  deux  ou  trois  pages  qui  suivent  :  vous  allez 
connoître  à  plein  Jean- Jacques  Rousseau. 

J'entrai  dans  la  chambre  d'une  courtisane  comme 
dans  le  sanctuaire  de  Tamour  et  de  la  beauté  ;  j'en 
crus  voir  la  divinité  dans  sa  personne.  Je  naurois 
jamais  cru  que,  sans  respect  et  sans  estime,  on  pût 
rien  sentir  de  pareil  à  ce  qu'elle  me  fit  éprouver. 
A  peine  eus-je  connu,  dans  les  premières  familiarités, 
le  prix  de  ses  charmes  et  de  ses  caresses,  que,  de  peur 
d'en  perdre  le  fruit  d'avance,  je  voulus  me  hâter  de 
le   cueillir.    Tout   à   coup,   au  lieu   des   flammes   qui 


Var.  —  (a)  :  aux  sens  et  au  cœur...  —  (b)  :  qui  peigne  bien 
mon  caraclère,... 


LIVRE     SEPTIEME 


157 


me  dévoroient,  je  sens  un  froid  mortel  courir  dans 
mes  veines,  les  jambes  me  flageolent,  et  prêt  à  me 
trouver  mal,  je  m'assieds,  et  je  pleure  comme  un 
enfant. 

Qui  pourroit  deviner  la  cause  de  mes  larmes,  et 
ce  qui  me  passoit  par  la  tête  en  ce  moment  ?  Je  me 
disois  :  Cet  objet  dont  je  dispose  est  le  chef-d'œuvre 
de  la  nature  et  de  l'amour  ;  l'esprit,  le  corps,  tout  en 
est  parfait  ;  elle  est  aussi  bonne  et  généreuse  qu'elle 
est  aimable  et  belle.  Les  grands,  les  princes,  devroient 
être  ses  esclaves  ;  les  sceptres  devroient  être  à  ses 
pieds.  Cependant  la  voilà,  misérable  coureuse,  livrée 
au  public  :  un  capitaine  de  vaisseau  marchand  dis- 
pose d'elle  ;  elle  vient  se  jeter  à  ma  tête,  à  moi  qu'elle 
sait  qui  n'ai  rien,  à  moi  dont  le  mérite,  qu'elle  ne 
peut  connoître,  doit  être  nul  à  ses  yeux.  Il  y  a  là 
quelque  chose  d'inconcevable.  Ou  mon  cœur  me 
trompe,  fascine  mes  sens  et  me  rend  la  dupe  d'une 
indigne  salope,  ou  il  faut  que  quelque  défaut  secret 
que  j'ignore  détruise  l'effet  de  ses  charmes  et  la 
rende  odieuse  à  ceux  qui  devroient  se  la  disj^uter.  Je 
me  mis  à  chercher  ce  défaut  avec  une  contention 
d'esprit  singulière,  et  il  ne  me  vint  pas  même  à  l'es- 
prit que  la  vérole  pût  y  avoir  part.  La  fraîcheur  de 
ses  chairs,  l'éclat  de  son  coloris,  la  blancheur  de  ses 
dents,  la  douceur  de  son  haleine,  Fair  de  propreté 
répandu  sur  toute  sa  personne,  éloignoient  de  moi  si 
parfaitement  cette  idée,  qu'en  doute  encore  sur  mon 
état  depuis  la  Padoana,  je  me  faisois  plutôt  un 
scrupule  de  n'être  pas  assez  sain  pour  elle,  et  je 
suis  très  persuadé  qu'en  cela  ma  confiance  ne  me 
trompoit  pas. 


158  LES    CONFESSIONS 

Ces  réflexions,  si  bien  placées,  m'agitèrent  au  point 
d'en  pleurer.  Zulietta,  pour  qui  cela  faisoit  sûrement 
un  spectacle  tout  nouveau  dans  la  circonstance,  fut 
un  moment  interdite.  Mais  ayant  fait  un  tour  de 
chambre  et  passé  devant  son  miroir,  elle  comprit, 
et  mes  yeux  lui  confirmèrent  que  le  dégoût  n'avoit 
point  de  part  à  ce  rat.  Il  ne  lui  fut  pas  difficile  de 
m'en  guérir  et  d'efîacer  cette  petite  honte.  Mais, 
au  moment  que  j' et  ois  prêt  à  me  pâmer  sur  une 
gorge  qui  sembloit  pour  la  première  fois  souffrir  la 
bouche  et  la  main  d'un  homme,  je  m'aperçus  qu'elle 
avoit  un  téton  borgne.  Je  me  frappe,  j'examine,  je 
crois  voir  que  ce  téton  n'est  pas  conformé  comme 
l'autre.  Me  voilà  cherchant  dans  ma  tête  comment  on 
peut  avoir  un  téton  borgne  ;  et,  persuadé  que  cela 
tenoit  à  quelque  notable  vice  naturel,  à  force  de 
tourner  et  retourner  cette  idée,  je  vis  clair  comme  le 
jour  que  dans  la  plus  charmante  personne  dont  je 
pusse  me  former  l'image,  je  ne  tenois  dans  mes  bras 
qu'une  espèce  de  monstre,  le  rebut  de  la  nature,  des 
hommes  et  de  l'amour.  Je  poussai  la  stupidité  jusqu'à 
lui  parler  de  ce  téton  borgne.  Elle  prit  d'abord  la 
chose  en  plaisantant  (a),  et,  dans  son  humeur  fo- 
lâtre, dit  et  fit  des  choses  à  me  faire  mourir  d'amour. 
Mais  gardant  un  fond  d'inquiétude  que  je  ne  pus  lui 
cacher,  je  la  vis  enfm  rougir,  se  rajuster,  se  redresser, 
et,  sans  dire  un  seul  mot,  s'aller  mettre  à  sa  fenêtref'^^. 
Je  voulus  m'y  mettre  à  côté  d'elle  ;  elle  s'en  ôta,  fut 
s'asseoir  sur  un  lit  de  repos,  se  leva  le  moment  d'après, 
et  se  promenant  par  la  chambre  en  s'éventant,  me 

Var.  —  (a)  :  en  plaisanterie,...  —  (h)  :  fenêtre  ;  je  voulus... 


LIVRE     SEPTIEME 


159 


dit  d'un  ton  froid  et  dédaigneux  :  Zanetto,  lascia  le 
donne,  e  studia  la  matematica. 

Avant  de  la  quitter,  je  lui  demandai  pour  le  len- 
demain   un    autre    rendez-vous,    qu'elle    remit    au 
troisième  jour,  en  ajoutant,  avec  un  sourire  ironique, 
que  je  devois  avoir  besoin  de  repos.  Je  passai  ce  tems 
mal  à  mon  aise,  le  cœur  plein  de  ses  charmes  et  de 
ses  grâces,  sentant  mon  extravagance,  me  la  repro- 
chant, regrettant  les  momens  si  mal  employés,  qu'il 
n'avoit  tenu  qu'à  moi  de  rendre  les  plus  doux  de 
ma  vie,  attendant  avec  la  plus  vive  impatience  celui 
d'en  réparer  la  perte,  et  néanmoins  inquiet  encore, 
malgré  que  j'en  eusse,  de  concilier  les  perfections  de 
cette  adorable  fille  avec  l'indignité  de  son  état.  Je 
courus,  je  volai  chez  elle  à  l'heure  dite.  Je  ne  sais  si 
son  tempérament  ardent  eût  été  plus  content  de  cette 
visite.  Son  orgueil  l'eût  été  du  moins,  et  je  me  faisois 
d'avance  une  jouissance   délicieuse   de  lui  montrer 
de  toutes  manières  comment  je  savois  réparer  mes 
torts.   Elle  m'épargna  cette  épreuve.   Le  gondolier, 
qu'en    abordant    j'envoyai    chez    elle,    me    rapporta 
qu'elle  étoit  (a)  partie  la  veille  pour  Florence.  Si  je 
n'avois  pas  senti  tout  mon  amour  en  la  possédant, 
je  le  sentis  bien  cruellement  en  la  perdant.  Mon  regret 
insensé  ne  m'a  point  quitté.   Toute  aimable,  toute 
charmante  qu'elle  étoit  à  mes  yeux,  je  pouvois  me 
consoler  de  la  perdre  ;  mais  de  quoi  je  n'ai  pu  me 
consoler,  je  l'avoue,  c'est  qu'elle  n'ait  emporté  de 
moi  qu'un  souvenir  méprisant. 

Voilà  mes  deux  histoires.  Les  dix-huit  mois  que  j'ai 

Var.  —  (a)  :  repartie... 


160 


LES     CONFESSIONS 


passés  à  Venise  ^  ne  m'ont  fourni  de  plus  à  dire 
qu'un  simple  projet  tout  au  plus.  Carrio  étoit  galant. 
Ennuyé  de  n'aller  toujours  que  chez  des  filles  en- 
gagées à  d'autres,  il  eut  la  fantaisie  den  avoir  une 
à  son  tour  ;  et,  comme  nous  étions  inséparables,  il  me 
proposa  l'arrangement,  peu  rare  à  Venise,  d'en  avoir 
une  à  nous  deux.  J'y  consentis.  Il  s'agissoit  de  la 
trouver  sûre.  Il  chercha  tant  qu'il  déterra  une  petite 
fille  d'onze  à  douze  ans,  que  son  indigne  mère  cher- 
choit  à  vendre.  Nous  fûmes  la  voir  ensemble.  Mes 
entrailles  s'émurent  en  voyant  cette  enfant.  Elle 
étoit  blonde  et  douce  comme  un  agneau  (a)  :  on  ne 
l'auroit  jamais  crue  italienne.  On  vit  pour  très  peu 
de  chose  à  Venise.  Nous  donnâmes  quelque  argent  à 
la  mère,  et  pourvûmes  à  l'entretien  de  la  fille.  Elle 
avoit  de  la  voix  :  pour  lui  procurer  un  talent  de 
ressource,  nous  lui  donnâmes  une  épinette  et  un 
maître  à  chanter.  Tout  cela  nous  coûtoit  à  peine  à 
chacun  deux  sequins  par  mois,  et  nous  en  épargnoit 
davantage  en  autres  dépenses  ;  mais  comme  il  failoit 
attendre  qu'elle  fût  mûre,  c'étoit  semer  beaucoup 
avant  que  de  recueillir.  Cependant,  contens  d'aller  là 
passer  les  soirées,  causer  et  jouer  très  innocemment 
avec  cette  enfant,  nous  nous  amusions  plus  agréable- 
ment peut-être  que  si  nous  l'avions  possédée  :  tant 
il  est  vrai  que  ce  qui  nous  attache  le  plus  aux  femmes 
est  moins  la  débauche  qu'un  certain  agrément  de 
vivre    auprès    d'elles  !     Insensiblement    mon    cœur 

Var.  —  (a)  :  agneau.  On... 

1.  Non  pas  dix-huit  mois,  mais  une  année,  soit  jusqu'au  22  août 


LIVRE     SEPTIÈME  161 

s'attachoit  à  la  petite  Anzoletta,  mais  d"un  attache- 
ment paternel,  auquel  les  sens  avoient  si  peu  de 
part,  qu'à  mesure  qu'il  augmentoit  il  (a)  m'auroit 
été  moins  possible  de  les  y  faire  entrer  ;  et  je  sentois 
que  j'aurois  eu  horreur  d'approcher  de  cette  fille 
devenue  nubile  comme  d'un  inceste  abominable.  Je 
voyois  les  sentimens  du  bon  Carrio  prendre,  à  son 
insu,  le  même  tour.  Nous  nous  ménagions,  sans  y 
penser,  des  plaisirs  non  moins  doux,  mais  bien  difïé- 
rens  de  ceux  dont  nous  avions  d'abord  eu  l'idée  ; 
et  je  suis  certain  que,  quelque  belle  qu'eût  pu  devenir 
cette  pauvre  enfant,  loin  d'être  jamais  les  corrupteurs 
de  son  innocence,  nous  en  aurions  été  les  protecteurs. 
Ma  catastrophe,  arrivée  peu  (h)  de  tems  après,  ne 
me  laissa  pas  celui  (c)  d'avoir  part  à  cette  bonne 
œuvre  ;  et  je  n'ai  à  me  louer  dans  cette  affaire  que 
du  penchant  de  mon  cœur.  Revenons  à  mon  voyage. 
Mon  premier  projet  en  sortant  de  chez  M.  de 
Montaigu  étoit  de  me  retirer  à  Genève,  en  attendant 
qu'un  meilleur  sort,  écartant  les  obstacles,  put  me 
réunir  à  ma  pauvre  Maman  ;  mais  l'éclat  qu'avoit  fait 
notre  querelle,  et  la  sottise  qu'il  fit  (cl)  d'en  écrire 
à  la  cour,  me  fit  prendre  le  parti  d'aller  moi-même 
y  rendre  compte  de  ma  conduite,  et  (e)  me  plaindre 
de  celle  d'un  forcené.  Je  marquai  de  Venise  ma  réso- 
lution à  M,  du  Theil  •'■.  chargé  par  intérim  des  affaires 

Var.  —  (a)  :  il  me  devenait  moins...  —  (h)  :  peu  après,,..  — 
(c)  :  pas  le  tems  d'avoir...  —  (d)  :  qu'il  eut...  —  (e)  :  et  demander 
justice.  Je  marquai... 

1.  Cf.  Correspondance,  Lettres  XXX  à  XXXIV,  à  M.  du  Theil, 
datées  de  Venise,  des  8  et  15  août  1744,  et,  de  Paris,  du  mois  de 
septembre  et  du  11  octobre  suivant. 

II.  —   11 


162  LES    CONFESSIONS 

étrangères  après  la  mort  de  M.  Anielot.  Je  partis 
aussitôt  que  ma  lettre  :  je  pris  ma  route  par  Ber- 
game.  Côme  et  Domodossola  ;  je  traversai  le  Sim- 
plon.  A  Sion,  M.  de  Chaignon,  chargé  des  affaires  de 
France,  me  fit  mille  amitiés  ;  à  Genève,  M.  de  la 
Closure  m'en  fit  autant  ^.  J'y  renouvelai  connoissance 
avec  M.  de  Gauffecourt,  dont  j'avois  quelque  argent 
à  recevoir.  J'avois  traversé  Nyon  sans  voir  mon 
père,  non  qu'il  ne  m'en  coûtât  extrêmement  ;  mais 
je  n'avois  pu  me  résoudre  à  me  montrer  à  ma  belle- 
mère  après  mon  désastre,  certain  qu'elle  me  jugeroit 
sans  vouloir  m'écouter.  Le  libraire  Duvillard,  ancien 
ami  de  mon  père,  me  reprocha  vivement  ce  tort.  Je 
lui  en  dis  la  cause  ;  et.  pour  le  réparer  sans  m'exposer 
à  voir  ma  belle-mère,  je  pris  une  chaise,  et  nous 
fûmes  ensemble  à  Nyon  descendre  au  cabaret. 
Duvillard  s'en  fut  chercher  mon  pauvre  père  qui 
vint  tout  courant  m" embrasser.  Nous  soupàmes 
ensemble,  et,  après  avoir  passé  une  soirée  bien  douce 
à  mon  cœur,  je  retournai  le  lendemain  matin  à 
Genève  avec  Duvillard,  pour  qui  j'ai  toujours  con- 
servé de  la  reconnoissance  du  bien  qu'il  me  fit  en 
cette   occasion. 

Mon  plus  court  chemin  n'étoit  pas  par  Lyon  ; 
mais  j'y  voulus  passer  pour  vérifier  une  friponnerie 
bien  basse  de  M.  de  Montaigu.  J'avois  fait  venir  de 
Paris  une  petite  caisse  contenant  une  veste  brodée 
en  or,  quelques  paires  de  manchettes  et  six  paires  de 


1.  Ici  Rousseau  commet  une  erreur.  M.  de  la  Closure  avait 
quitté  son  poste  en  1739.  ^E.  Ritter,  Nouw.  recherches  sur  les 
Confessions.) 


LIVRE    SEPTIÈME  163 

bas  de  soie  blancs  (a)  ;  rien  de  plus.  Sur  la  proposi- 
tion qu'il  m" en  fit  lui-même,  je  fis  ajouter  cette  caisse, 
ou  plutôt  cette  boîte,  à  son  bagage.  Dans  le  mémoire 
d'apothicaire  qu'il  voulut  me  donner  en  payement 
de  mes  appoiiitemens.  et  qu'il  avoit  écrit  de  sa  main, 
il  avoit  mis  que  cette  boîte,  qu'il  appeloit  ballot, 
pesoit  onze  quintaux,  et  il  m'en  avoit  passé  le  port 
à  un  prix  énorme.  Par  les  soins  de  M.  Boy  de  La  Tour, 
auquel  j'étois  recommandé  par  M.  Roguin  son  oncle, 
il  fut  vérifié  sur  les  registres  des  douanes  de  Lyon 
et  de  Marseille  que  ledit  ballot  ne  pesoit  que  qua- 
rante-cinq livres,  et  n'avoit  payé  le  port  qu'à  raison 
de  ce  poids.  Je  joignis  cet  extrait  authentique  au 
mémoire  de  M.  de  Montaigu  ;  et,  muni  de  ces  pièces 
et  de  plusieurs  autres  de  la  même  force,  je  me  rendis 
à  Paris,  très  impatient  d'en  faire  usage.  J'eus,  durant 
toute  cette  longue  route,  de  petites  aventures  à 
Côme,  en  Valais  et  ailleurs.  Je  vis  plusieurs  choses, 
entre  autres  les  îles  Borromées,  qui  mériteroient  (b) 
d'être  décrites.  Mais  le  tems  me  gagne,  les  espions 
m'obsèdent  ;  je  suis  forcé  de  faire  à  la  hâte  et  mal 
un  travail  qui  demanderoit  le  loisir  et  la  tranquillité 
qui  me  manquent.  Si  jamais  la  Providence,  jetant 
les  yeux  sur  moi,  me  procure  enfin  des  jours  plus 
calmes,  je  les  destine  à  refondre,  si  je  puis,  cet 
ouvrage,  ou  à  y  faire  au  moins  un  supplément  dont 
je  sens  qu'il  a  grand  besoin  ^. 


Var.  —  (a)  :  blancs     siir  la..*  (b)  :  —  qui  vaudraient  la  peine 
d'être... 


1.  J'ai  renoncé  à  ce  projet.    (Note  de  J.-J.   Rousseau.)    Cette 
note  n'est  pas  dans  le  manuscrit  de  Paris. 


164  LES    CONFESSIONS 

Le  bruit  de  mon  histoire  m'a  voit  devancé,  et  en 
arrivant  je  trouvai  que  dans  les  bureaux  et  dans  le 
public  tout  le  monde  étoit  scandalisé  des  folies  de 
l'ambassadeur.  Malgré  cela,  malgré  le  cri  public 
dans  Venise,  malgré  les  preuves  sans  réplique  que 
j'exhibois.  je  ne  pus  obtenir  aucune  justice.  Loin 
d'avoir  ni  satisfaction  ni  réparation,  je  fus  même  laissé 
à  la  discrétion  de  l'ambassadeur  pour  mes  appointe- 
mens,  et  cela  par  l'unique  raison  que,  n'étant  pas 
François,  je  n'avois  pas  droit  à  la  protection  natio- 
nale, et  que  c'étoit  une  affaire  particulière  entre  lui 
et  moi.  Tout  le  monde  (a)  convint  avec  moi  que 
j'étois  offensé,  lésé,  malheureux  ;  que  l'ambassadeur 
étoit  un  extravagant  cruel,  inique,  et  que  toute  cette 
affaire  le  déshonoroit  à  jamais.  Mais  quoi  I  il  étoit 
l'ambassadeur  ;  je  n'étois,  moi,  que  le  secrétaire. 
Le  bon  ordre,  ou  ce  qu'on  appelle  ainsi,  vouloit  que 
je  n'obtinsse  aucune  justice,  et  je  n'en  obtins  aucune. 
Je  m'imaginai  qu'à  force  de  crier  et  de  traiter 
publiquement  ce  fou  comme  il  le  méritoit,  on  me 
diroit  à  la  fm  de  me  taire  ;  et  c'étoit  ce  que  j'attendois, 
bien  résolu  de  n'obéir  qu'après  qu'on  auroit  prononcé. 
Mais  il  n'y  avoit  point  alors  de  ministre  des  affaires 
étrangères.  On  me  laissa  clabauder,  on  m'encouragea 
même,  on  faisoit  chorvs  ;  mais  l'affaire  en  resta 
toujours  là.  jusqu'à  ce  que.  las  d'avoir  toujours 
raison  et  jamais  justice,  je  perdis  enfin  courage,  et 
plantai  là  tout. 

La  seule  personne  qui  me  reçut  mal  et  dont  j'au- 
rois  le  moins  attendu  cette  injustice,  fut  madame  de 

Var.  —  (a)  :  monde  en  particulier  convint... 


LIVRE    SEPTIEME 


165 


Beiizenval.  Toute  pleine  des  prérogatives  du  rang  et 
de  la  noblesse,  elle  ne  put  jamais  se  mettre  dans  la 
tète  quun  ambassadeur  pût  avoir  tort  avec  (a)  son 
secrétaire.  L'accueil  qu'elle  me  fit  fut  conforme  à  ce  ■ 
préjugé.  J'en  fus  si  piqué,  qu'en  sortant  de  chez  elle 
je  lui  écrivis  une  des  fortes  et  vives  lettres  que  j'aie 
peut-être  écrites  ^,  et  (h)  n'y  suis  jamais  retourné. 
Le  P.  Castel  me  reçut  mieux  ;  mais,  à  travers  le 
patelinage  jésuitique,  je  le  vis  suivre  assez  fidèle- 
ment une  des  grandes  maximes  de  la  Société,  qui  est 
d'immoler  toujours  le  plus  foible  au  plus  puissant. 
Le  vif  sentiment  de  la  justice  de  ma  cause  et  ma  fierté 
naturelle  ne  me  laissèrent  pas  endurer  patiemment 
cette  partialité.  Je  cessai  de  voir  le  P.  Castel.  et 
par  là  d'aller  aux  Jésuites,  où  je  ne  connoissois  que 
lui  seul.  D'ailleurs,  l'esprit  tyrannique  et  intrigant 
de  ses  confrères,  si  différent  de  la  bonhomie  du 
bon  P.  Hemet,  me  donnoit  tant  d'éloignement  pour 
leur  commerce,  que  je  n'en  ai  vu  aucun  depuis  ce 
tems-là.  si  ce  n'est  le  P.  Berthier.  c|ue  je  vis  deux  ou 
trois  fois  chez  ^L  Dupin,  avec  lequel  il  travailloit 
de  toute  sa  force  à  la  réfutation  de  Montesquieu. 

Achevons,  pour  n'y  plus  revenir,  ce  qui  me  reste  à 
dire  de  >L  de  Montaigu.  Je  lui  avois  dit  dans  nos 
démêlés  qu'il  ne  lui  falloit  pas  un  secrétaire,  mais 
un  clerc  de  procureur.  Il  suivit  cet  avis  et  me  donna 
réellement  pour  successeur  un  vrai  procureur,  qui 
dans  moins  d'un  an  lui  vola  vingt  ou  trente  mille 
livres.  11  le  chassa,  le  fit  mettre  en  prison,  chassa  ses 

Var.  —  (h)  :  envers  son...  —  (c)  :  et  je  n'y... 

1.  Correspondance.  Lettre   XXXV,   novembre    1744. 


166  LES    CO>'FESSIO?*'S 

gentilshommes  avec  esclandre  et  scandale  ;  se  fit 
partout  des  querelles,  reçut  des  affronts  qu'un  valet 
n'endureroit  pas  et  finit,  à  force  de  folies,  par  se 
faire  rappeler  et  renvoyer  planter  ses  choux.  Appa- 
remment que,  parmi  les  réprimandes  qu'il  reçut  à 
la  cour,  son  affaire  avec  moi  ne  fut  pas  oubliée.  Du 
moins,  peu  de  tems  après  son  retour,  il  m'envoya 
son  maître  d'hôtel  pour  solder  mon  compte  et  me 
donner  de  l'argent.  J'en  manquois  dans  ce  moment- 
là  ;  mes  dettes  de  Venise,  dettes  d'honneur  si  jamais 
il  en  fut,  me  pesoient  sur  le  cœur.  Je  saisis  le  moyen 
qui  se  présentoit  de  les  acquitter,  de  même  que  le 
billet  de  Zanetto  Nani.  Je  reçus  ce  qu'on  voulut  me 
donner  ;  je  payai  toutes  mes  dettes,  et  je  restai  sans 
un  sol,  comme  auparavant,  mais  soulagé  d'un  poids 
qui  m'étoit  insupportable.  Depuis  lors,  je  n'ai  plus 
entendu  parler  de  M.  de  Montaigu  qu'à  sa  mort,  que 
j'appris  par  la  voix  publique.  Que  Dieu  fasse  paix  à 
ce  pauvre  homme  î  II  étoit  aussi  propre  au  métier 
d'ambassadeur  que  je  l'avois  été  dans  mon  enfance 
à  celui  de  grapignan.  Cependant  il  n'avoit  tenu  qu'à 
lui  de  se  soutenir  honorablement  par  mes  services, 
et  de  me  faire  avancer  rapidement  dans  l'état  auquel 
le  comte  de  Gouvon  m'avoit  destiné  dans  ma  jeu- 
nesse, et  dont  par  moi  seul  je  m'étois  rendu  capable 
dans  un  âge  plus  avancé. 

La  justice  et  l'inutilité  de  mes  plaintes  me  laissè- 
rent dans  l'âme  un  germe  d'indignation  contre  nos 
sottes  institutions  civiles,  où  le  vrai  bien  public  et 
la  véritable  justice  sont  toujours  sacrifiés  à  je  ne  sais 
quel  ordre  apparent,  destructif  en  effet  de  tout  ordre, 
et  qui  ne  fait  qu'ajouter  la  sanction  de  l'autorité  pu- 


LITRE    SEPTIEME 


167 


bliqiie  à  Toppression  du  foible  et  àTiniquit  du  fort.. 
Deux  choses  empêchèrent  ce  germe  de  se  développer 
pour  lors  comme  il  a  fait  dans  la  suite  :  l'une,  qu'il 
s'agissoit  de  moi  dans  cette  affaire,  et  que  l'intérêt 
privé,  qui  n'a  jamais  rien  produit  de  grand  et  de 
noble,  ne  sauroit  tirer  de  mon  cœur  les  divins  élans 
qu'il  n'appartient  qu'au  plus  pur  amour  du  juste  et 
du  beau  d'y  produire.  L'autre  fut  le  charme  de 
l'amitié,  qui  tempéroit  et  calmoit  ma  colère  par 
l'ascendant  d'un  sentiment  plus  doux.  J'avois  fait 
connoissance  à  Venise  avec  un  Biscaïen,  ami  de  mon 
ami  de  Carrio,  et  digne  de  l'être  de  tout  homme  de 
bien.  Cet  aimable  jeune  homme,  né  pour  tous  les 
talens  et  pour  toutes  les  vertus,  venoit  de  faire  le 
tour  de  l'Italie  pour  prendre  le  goût  des  beaux-arts  ; 
et,  n'imaginant  rien  de  plus  à  acquérir,  il  vouloit  s'en 
retourner  en  droiture  dans  sa  patrie.  Je  lui  dis  que  les 
arts  n'étoient  que  le  délassement  d'un  génie  comme 
le  sien,  fait  pour  cultiver  les  sciences  ;  et  je  lui  con- 
seillai, pour  en  prendre  le  goût,  un  voyage  et  six  mois 
de  séjour  à  Paris.  Il  me  crut  et  fut  à  Paris.  Il  y  et  oit 
et  m'attendoit  quand  j'y  arrivai.  Son  logement  étoit 
trop  grand  pour  lui,  il  m'en  offrit  la  moitié  ;  je  l'ac- 
ceptai. Je  le  trouvai  dans  la  ferveur  des  hautes  (a) 
connoissances.  Rien  n'étoit  au-dessus  de  sa  portée  ; 
il  dévoroit  et  digéroit  tout  avec  une  prodigieuse 
rapidité.  Comme  (b)  il  me  remercia  d'avoir  procuré 
cet  aliment  à  son  esprit,  que  le  besoin  de  savoir  tour- 
mentoit  sans  qu'il  s'en  doutât  lui-même  !  quels  trésors 

Var.  —  (a)   :  dans  la  ferveur  des  hautes  sciences  :  rien...  — 
(b)  :  Combien  il... 


168  LES    CONFESSIONS 

de  lumières  et  de  vertus  je  trouvai  dans  cette  âme 
forte  !  Je  sentis  que  c'étoit  Tami  qu'il  me  falloit  : 
nous  devînmes  intimes.  Nos  goûts  n'étoient  pas  les 
mêmes  ;  nous  disputions  toujours.  Tous  deux  opi- 
niâtres, nous  n'étions  jamais  d'accord  sur  rien.  Avec 
cela  nous  ne  pouvions  nous  quitter  ;  et,  tout  en  nous 
contrariant  sans  cesse,  aucun  des  deux  n'eût  voulu 
que  l'autre  fût  autrement. 

Ignatio  Emanuel  de  Altuna  étoit  un  de  ces  hommes 
rares  que  l'Espagne  seule  produit,  et  dont  elle  produit 
trop  peu  pour  sa  gloire  ^.  Il  n'avoit  pas  ces  violentes 
passions  nationales,  communes  dans  son  pays.  L'idée 
de  la  vengeance  ne  pouvoit  pas  plus  entrer  dans  son 
esprit  que  le  désir  dans  son  cœur.  Il  étoit  trop  fier 
pour  être  vindicatif,  et  je  lui  ai  souvent  ouï  dire  avec 
beaucoup  de  sang-froid  qu'un  mortel  ne  pouvoit  pas 
offenser  son  âme.  Il  étoit  galant  sans  être  tendre  (a). 
Il  jouoit  avec  les  femmes  comme  avec  de  jolis  enfans. 
Il  se  plaisoit  avec  les  maîtresses  de  ses  amis  ;  mais  je 
ne  lui  en  ai  jamais  vu  aucune,  ni  aucun  désir  d'en 
avoir.  Les  flammes  de  la  vertu  dont  son  cœur  étoit 
dévoré  ne  permirent  jamais  à  celles  de  ses  sens  de 
naître.  Après  ses  voyages,  il  s'est  marié  ;  il  est  mort 
jeune  ;  il  a  laissé  des  enfans,  et  je  suis  persuadé, 
comme  de  mon  existence,  que  sa  femme  est  la  pre- 
mière et  la  seule  qui  lui  ait  fait  connoître  les  plaisirs 

Var.  —  (a)  :  tendre  ;  il... 

1.  Don  Manuel  Ignacio  Altuna  Portu,  fils  légitime  de  Don 
Manuel  Ignacio  Corta  et  de  Dona  Maria  Ana  Portu  y  Ozaeta. 
rsé  le  3  septembre  1722,  il  fit  ses  études  au  séminaire  des  Nobles, 
à  Madrid.  Dans  la  suite,  U  épousa  Dona  Brigida  de  Zuolaga  et 
il  mourut  le  27  mai  1763.  (E.  Ritter,  ou^^r.  cité,  p.  191.) 


LIVRE     SEPTIÈME  169 

de  l'amour.  A  l'extérieur  il  étoit  dévot  comme  un 
Espagnol,  mais  en  dedans  étoit  la  piété  d'un  ange. 
Hors  moi,  je  n'ai  vu  que  lui  seul  de  tolérant  depuis 
que  j'existe.  Il  ne  s'est  jamais  informé  daucun 
homme  comment  il  pensoit  en  matière  de  religion. 
Que  son  ami  fût  juif,  protestant.  Turc  (a),  bigot, 
athée,  peu  lui  import  oit,  pourvu  qu'il  fût  honnête 
homme.  Obstiné,  têtu  pour  des  opinions  indifîérentes, 
dès  qu'il  s'agissoit  de  religion,  même  de  morale,  il 
se  recueilloit,  se  taisoit,  ou  disoit  simplement  :  Je 
ne  suis  chargé  que  de  moi.  Il  est  incroyable  qu'on 
puisse  associer  autant  d'élévation  d"âme  avec  un 
esprit  de  détail  porté  jusqu'à  la  minutie.  Il  partageoit 
et  fixoit  d'avance  l'emploi  de  sa  journée  par  heures, 
quarts  d'heure  et  minutes,  et  suivoit  cette  distribu- 
tion avec  un  tel  scrupule,  que  si  l'heure  eût  sonné 
tandis  qu'il  lisoit  sa  phrase,  il  eût  fermé  le  livre  sans 
achever.  De  toutes  ces  mesures  de  tems  ainsi  rom- 
pues, il  y  en  avoit  pour  telle  étude,  il  y  en  avoit  pour 
telle  autre  ;  il  y  en  avoit  pour  la  réflexion,  pour  la 
conversation,  pour  l'ofTice,  pour  Locke,  pour  le 
Rosaire,  pour  les  visites,  pour  la  musique,  pour  la 
peinture  :  et  il  n'y  avoit  ni  plaisir,  ni  tentation,  ni 
complaisance  qui  pût  intervertir  cet  ordre.  Un  devoir 
à  remplir  seul  l'auroit  pu.  Quand  il  me  faisoit  la 
liste  de  ses  distributions,  afin  que  je  m'y  conformasse, 
je  commençois  par  rire  et  je  fmissois  par  pleurer 
d'admiration.  Jamais  il  ne  gènoit  personne  (b), 
ni     ne    supportoit    la   gène  ;    il   brusquoit    les    gens 


Var.  —   (a)  :  Turc,  athée,  peu...  —   (bj   :  personne  ;  mais  il 
brusquoit... 


170  LES     CONFESSIONS 

qui.  par  politesse,  vouloient  le  gêner.  Il  étoit  em- 
porté sans  être  boudeur.  Je  Tai  vu  souvent  en 
colère,  mais  je  ne  Tai  jamais  vu  fâché.  Rien  n'étoit 
si  gai  que  son  humeur  :  il  entendoit  raillerie  et  il 
aimoit  à  railler.  Il  y  brilloit  même,  et  (a)  il  avoit 
le  talent  de  Tépigramme.  Quand  on  l'animoit.  il 
étoit  bruyant  et  tapageur  en  paroles,  sa  voix  s'en- 
tendoit  de  loin  (b).  Mais,  tandis  qu'il  crioit,  on  le 
voyoit  sourire,  et  tout  à  travers  ses  emportemens, 
il  lui  venoit  quelque  mot  plaisant  qui  faisoit  éclater 
tout  le  monde.  Il  n'avoit  pas  plus  le  teint  espagnol 
que  le  flegme.  Il  avoit  la  peau  blanche,  les  joues 
colorées,  les  cheveux  d'un  châtain  presque  blond. 
Il  étoit  grand  et  bien  fait.  Son  corps  fut  formé  pour 
loger  son  âme. 

Ce  sage  de  cœur  ainsi  que  de  tête  se  connoissoit  en 
hommes  et  fut  mon  ami.  C'est  toute  ma  réponse  à 
quiconque  ne  l'est  pas.  Nous  nous  liâmes  si  bien, 
que  nous  fîmes  le  projet  de  passer  nos  jours  ensemble. 
Je  devois,  dans  quelques  années,  aller  (c)  à  Ascoytia 
pour  ^^v^e  avec  lui  dans  sa  terre.  Toutes  les  parties 
de  ce  projet  furent  arrangées  entre  nous  la  veille 
de  son  départ.  Il  n'y  manqua  que  ce  qui  ne  dépend 
pas  des  hommes  dans  les  projets  les  mieux  concertés. 
Les  événemens  postérieurs,  mes  désastres,  son  ma- 
riage, sa  mort  enfin,  nous  ont  séparés  pour  toujours. 

On  diroit  qu'il  n'y  a  que  les  noirs  complots  des 
méchans  qui  réussissent  ;  les  projets  (d)  innocens 
des  bons   n'ont   presque  jamais    d'accomplissement. 


Var.  —  (a)  :  car  il  avait...  —  (b)  :  loin  ;  mais,...  —  (c)  :  an- 
nées, le  joindre...  —  (dj  :  Les  projets... 


LIVRE    SEPTIÈME  171 

Ayant  senti  Finconvénient  de  la  dépendance,  je 
me  promis  bien  de  ne  m'y  plus  exposer.  Ayant  vu 
renverser  dès  leur  naissance  des  (a)  projets  d'am- 
bition que  l'occasion  m'avoit  fait  former,  rebuté  de 
rentrer  dans  la  carrière  que  j'avois  si  bien  commencée, 
et  dont  néanmoins  je  venois  d'être  expulsé,  je  résolus 
de  ne  plus  m'attacher  à  personne,  mais  de  rester 
dans  l'indépendance  en  tirant  parti  de  mes  talens, 
dont  enfin  je  commençois  à  sentir  la  mesure,  et  dont 
j'avois  trop  modestement  pensé  jusqu'alors.  Je 
repris  le  travail  de  mon  opéra,  que  j'avois  interrompu 
pour  aller  à  Venise  ;  et  pour  m'y  livrer  plus  tran- 
quillement, après  le  départ  d'Altuna,  je  retournai 
loger  à  mon  ancien  hôtel  Saint-Quentin,  qui,  dans 
un  quartier  solitaire  et  peu  loin  du  Luxembourg, 
m'étoit  plus  commode  pour  travailler  à  mon  aise  que 
la  bruyante  rue  Saint-Honoré.  Là  mattendoit  la 
seule  consolation  réelle  que  le  ciel  mait  fait  goûter 
dans  ma  misère,  et  qui  seule  me  la  rend  supportable. 
Ceci  n'est  pas  une  connoissance  passagère  ;  je  dois 
entrer  dans  quelque  détail  sur  la  manière  dont  elle 
se   fit. 

Nous  avions  une  nouvelle  hôtesse  qui  étoit  dOr- 
léans.  Elle  prit  pour  travailler  en  linge  une  fille  de 
son  pays,  d'environ  vingt-deux  à  vingt-trois  ans,  qui 
mangeoit  avec  nous  ainsi  que  l'hôtesse.  Cette  fille, 
appelée  Thérèse  Le  Vasseur  ^,  étoit  de  bonne  famille  ; 

Vab.  —  (a)  :  les  projets... 

1.  Marie-Thérèse  Le  Vasseur,  fille  de  François  Le  Vasseur  et 
de  Marie  Renoux.  Elle  était  née  à  Orléans,  le  22  sept.  1721  ;  elle 
mourut  au  Plessis-Belle ville,   près  d'Ermenonville,   en  1801. 


1/2  LES    CONFESSIONS 

son  père  étoit  officier  de  la  Monnoie  d'Orléans:  sa 
mère  étoit  marchande.  Ils  avoient  beaucoup  d*en- 
fans.  La  Monnoie  d" Orléans  n'allant  plus,  le  père  se 
trouva  sur  le  pavé  ;  la  mère,  ayant  essuyé  des 
banqueroutes,  fit  mal  ses  affaires,  quitta  le  commerce, 
et  vint  à  Paris  avec  son  mari  et  sa  fille,  qui  les  nour- 
rissoit  tous  trois  de  son  travail. 

La  première  fois  que  je  vis  paroître  cette  fille  à 
table,  je  fus  frappé  de  son  maintien  modeste,  et  plus 
encore  de  son  regard  vif  et  doux,  qui  pour  moi  n'eut 
jamais  son  semblable.  La  table  étoit  composée,  outre 
>L  de  Bonnefond,  de  plusieurs  abbés  irlandais,  gas- 
cons, et  autres  gens  de  pareille  étoffe.  Notre  hôtesse 
elle-même  avoit  rôti  le  balai  :  il  n'y  avoit  là  que  moi 
seul  qui  parlât  et  se  comportât  décemment.  On  agaça 
la  petite  ;  je  pris  sa  défense.  Aussitôt  les  lardons 
tombèrent  sur  moi.  Quand  je  n'aurois  eu  naturelle- 
ment aucun  goût  pour  cette  pauvre  fille,  la  compas- 
sion, la  contradiction  m'en  auroient  donné.  J'ai 
toujours  aimé  l'honnêteté  dans  les  manières  et  dans 
les  propos,  surtout  (a)  avec  le  sexe.  Je  devins  haute- 
ment son  champion  (h).  Je  la  vis  sensible  à  mes 
soins,  et  ses  regards,  animés  par  la  reconnoissance, 
qu'elle  nosoit  exprimer  de  bouche,  n'en  devenoient 
que  plus  pénétrans. 

Elle  étoit  très  timide  ;  je  létois  aussi.  La  liaison 
que  cette  disposition  commune  sembloit  éloigner  se 
fit  pourtant  très  rapidement.  L'hôtesse,  qui  s'en 
aperçut,  devint  furieuse,  et  ses  brutalités  avancèrent 
encore  mes  affaires  auprès  de  la  petite,  qui,  n'ayant 

Var.  —  (a)  :  principalement  avec...  —  (h)  :  champion  :  je... 


I 


LIVRE     SEPTIEME 


173 


d'a])pui  que  moi  seul  dans  la  maison,  me  voyoit 
sortir  avec  peine  et  soupiroit  après  le  retour  de  son 
protecteur.  Le  rapport  de  nos  cœurs,  le  concours  de 
nos  dispositions  eut  bientôt  son  effet  ordinaire  (a). 
Elle  crut  voir  en  moi  un  honnête  homme  ;  elle  ne  se 
trompa  pas.  Je  crus  voir  en  elle  une  fille  sensible, 
simple  et  sans  coquetterie  :  je  ne  me  trompai  pas 
non  plus.  Je  lui  déclarai  d'avance  que  je  ne  laban- 
donnerois  ni  ne  l'épouserois  jamais.  L'amour,  l'es- 
time, la  sincérité  naïve,  furent  les  ministres  de  mon 
triomphe  :  et  c'étoit  parce  que  son  cœur  étoit  tendre 
et  honnête  que  je  fus  heureux  sans  être  entre- 
prenant. 

La  crainte  qu'elle  eut  que  je  ne  me  fâchasse  de  ne 
pas  trouver  en  elle  ce  qu'elle  croyoit  que  j'y  cher- 
chois  recula  mon  bonheur  plus  que  toute  autre  chose. 
Je  la  vis  interdite  et  confuse  avant  (h)  de  se  rendre, 
vouloir  se  faire  entendre,  et  n'oser  s'expliquer.  Loin 
d'imaginer  la  véritable  cause  de  son  embarras,  j'en 
imaginai  une  bien  fausse  et  bien  insultante  pour 
ses  mœurs,  et  croyant  qu'elle  m'avertissoit  que  ma 
santé  couroit  des  risques,  je  tombai  dans  des  per- 
plexités qui  ne  me  retinrent  pas,  mais  qui  durant 
plusieurs  jours  empoisonnèrent  mon  bonheur.  Com- 
me .nous  ne  nous  entendions  point  l'un  l'autre,  nos 
entretiens  à  ce  sujet  étoient  autant  d'énigmes  et 
d'amphigouris  plus  que  risibles.  Elle  fut  prête  à  me 
croire  absolument  fou  (c)  ;  je  fus  prêt  à  ne  savoir 
plus  que  penser  d'elle.  Enfin  nous  nous  expliquâmes  : 


Var.  —  (a)  :  ordinaire;    elle.^.  —    (h)  :    avant    que    de...  — 
(c)  :  fou.  Enfin  nous  nous... 


174  LES     CONFESSIONS 

elle  me  fit,  en  pleurant,  F  aveu  d'une  faute  unique 
au  sortir  de  l'enfance,  fruit  de  son  ignorance  et  de 
l'adresse  d'un  séducteur.  Sitôt  que  je  la  compris,  je 
fis  un  cri  (a)  de  joie  :  Pucelage  !  m'écriai-je  ;  c'est 
bien  à  Paris,  c'est  bien  à  vingt  ans  qu'on  en  cherche  ! 
Ah  !  ma  Thérèse,  je  suis  trop  heureux  de  te  posséder 
sage  et  saine,  et  de  ne  pas  trouver  ce  que  je  ne  cher- 
chois  pas. 

Je  n'avois  cherché  d'abord  qu'à  me  donner  un  ■ 
amusement.  Je  vis  que  j'avois  plus  fait,  et  que  je 
m'étois  donné  une  compagne.  Un  peu  d'habitude 
avec  cette  excellente  fille,  un  peu  de  réflexion  sur 
ma  situation,  me  firent  sentir  qu'en  ne  songeant 
qu'à  mes  plaisirs  j'avois  beaucoup  fait  pour  mon 
bonheur.  Il  me  falloit  à  la  place  de  l'ambition  éteinte 
un  sentiment  vif  qui  remplît  mon  cœur.  Il  falloit, 
pour  tout  dire,  un  successeur  à  Maman  :  puisque  je 
ne  de  vois  plus  vivre  avec  elle,  il  me  falloit  quelqu'un 
qui  vécût  avec  son  élève,  et  en  qui  je  trouvasse  la 
simplicité,  la  docilité  de  cœur  qu'elle  avoit  trouvée 
en  moi.  Il  falloit  que  la  douceur  de  la  vie  privée  et 
domestique  me  dédommageât  du  sort  brillant  auquel 
je  renonçois.  Quand  j'étois  absolument  seul,  mon 
cœur  étoit  vide  ;  mais  il  n'en  falloit  qu'un  pour  le 
remplir.  Le  sort  m' avoit  ôté.  m' avoit  aliéné,  du  moins 
en  partie,  celui  pour  lequel  la  nature  m'avoit  fait. 
Dès  lors  j'étois  seul  ;  car  il  n'y  eut  jamais  pour  moi 
d'intermédiaire  entre  tout  et  rien.  Je  trouvai  dans 
Thérèse  le  supplément  dont  j'avois  besoin  :  par  elle 


Var.  —  (a)  :  un  cri.  Pucelage  ! 


LIVRE     SEPTIÈME  17S 

je  vécus  heureux  autant  que  je  pouvois  Fètre  selon 
le  cours  des  événeniens. 

Je  voulus  d'abord  former  son  esprit.  J'y  perdis 
ma  peine.  Son  esprit  est  ce  que  Ta  fait  la  nature  ;  la 
culture  et  les  soins  n'y  prennent  pas.  Je  ne  rougis 
point  d'avouer  qu'elle  n'a  jamais  bien  su  (a)  lire, 
quoiqu'eUe  écrive  passablement.  Quand  j'allai  loger 
dans  la  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  j'avois  à 
l'hôtel  de  Pontchartrain,  vis-à-vis  (b)  mes  fenêtres,  un 
cadran  sur  lequel  je  m'efforçai  durant  plus  d'un  mois 
à  lui  faire  connoître  les  heures.  A  peine  les  connoît- 
elle  encore  à  présent.  Elle  n'a  jamais  pu  suivre  l'ordre 
des  douze  mois  de  l'année,  et  ne  connoît  pas  un  seul 
chiffre,  malgré  tous  les  soins  que  j'ai  pris  pour  les  lui 
montrer.  Elle  ne  sait  ni  compter  l'argent  ni  le  prix 
d'aucune  chose.  Le  mot  qui  lui  vient  en  parlant  est 
souvent  (c)  l'opposé  de  celui  qu'elle  veut  dire.  Autre- 
fois javois  fait  un  dictionnaire  de  ses  phrases  pour 
amuser  madame  de  Luxembourg,  et  ses  quiproquos 
sont  devenus  célèbres  dans  les  sociétés  où  j'ai  vécu. 
Mais  cette  personne  si  bornée,  et,  si  Ton  veut,  si 
stupide,  est  d'un  conseil  excellent  dans  les  occasions 
difficiles.  Souvent,  en  Suisse,  en  Angleterre,  en 
France,  dans  les  catastrophes  où  je  me  trouvois,  elle 
a  vu  ce  que  je  ne  voyois  pas  moi-même  ;  elle  m'a 
donné  les  avis  les  meilleurs  à  suivre  ;  elle  m'a  tiré 
des  dangers  où  je  me  précipitois  aveuglément  ;  et 
devant  les  dames  du  plus  haut  rang,  devant  les 
grands  et  les  princes,  ses  sentimens,  son  bon  sens, 


Var.  —  (a)  :  qu'elle  n'a  jamais  bien  appris  à  lire,. ..  —  (b)  :  vis- 
à-vis  de  mes  fenêtres,...  —  (c)  :  est  toujours  l'opposé... 


176 


LES     CONFESSIONS 


ses  réponses  et  sa  conduite,  lui  ont  attiré  l'estime 
universelle,  et  à  moi,  sur  son  mérite,  des  complimens 
dont  je  sentois  la  sincérité. 

Auprès  des  personnes  qu'on  aime,  le  sentiment 
nourrit  lesprit  amsi  que  le  cœur,  et  l'on  a  peu  besoin 
de  chercher  ailleurs  des  idées.  Je  vivois  avec  ma 
Thérèse  aussi  agréablement  qu'avec  le  plus  beau 
génie  de  l'univers.  Sa  mère,  fière  d'avoir  été  jadis 
élevée  auprès  de  la  marquise  de  Monpipeau,  faisoit 
le  bel  esprit,  vouloit  diriger  le  sien,  et  gâtoit,  par  son 
astuce,  la  simplicité  de  notre  commerce.  L'ennui  de 
cette  importunité  me  fit  un  peu  surmonter  la  sotte 
honte  de  n'oser  me  montrer  avec  Thérèse  en  public, 
et  nous  faisions  tête-à-tête  de  petites  promenades 
champêtres  et  de  petits  goûters  qui  métoient  déli- 
cieux. Je  voyois  qu'elle  m'aimoit  sincèrement,  et 
cela  redoubloit  ma  tendresse  (a).  Cette  douce  inti- 
mité me  tenoit  lieu  de  tout  ;  l'avenir  ne  me  touchoit 
plus,  ou  ne  me  touchoit  que  comme  le  présent 
prolongé  :  je  ne  désirois  rien  que  d'en  assurer  la 
durée. 

Cet  attachement  me  rendit  toute  autre  dissipation 
superflue  et  insipide.  Je  ne  sortois  plus  que  pour  aller 
chez  Thérèse  ;  sa  demeure  devint  presque  la  mienne. 
Cette  vie  retirée  fb)  devint  si  avantageuse  à  mon 
travail,  qu'en  moins  de  trois  mois  mon  opéra  tout 
entier  fut  fait,  paroles  et  musique.  Il  restoit  seule- 
ment quelques  accompagnemens  et  remplissages  à 
faire.   Ce  travail  de  manœuvre  m'ennuvoit  fort.  Je 


Var.  —  (a)  :  tendresse  :  cette...  —  (h)  :  retirée  et  domestique 
fut  si... 


LIVRE     SEPTIEME 


177 


proposai  à  Philidor  de  s'en  charger,  en  lui  donnant 
part  au  bénéfice.  Il  vint  deux  fois,  et  fit  quelques 
remplissages  dans  l'acte  d'Ovide,  mais  il  ne  put  se 
captiver  à  ce  travail  assidu  pour  un  profit  éloigné 
et  même  incertain,  11  ne  revint  plus,  et  j'achevai  ma 
besogne   moi-même. 

Mon  opéra  ^  fait,  il  s'agit  d'en  tirer  parti  :  c'étoit 
un  autre  opéra  bien  plus  difficile.  On  ne  vient  à  bout 
de  rien  à  Paris  quand  on  (a)  y  vit  isolé.  Je  pensai 
à  me  faire  jour  par  M,  de  la  Poplinière,  chez  qui 
Gaufîecourt.  de  retour  de  Genève,  m'avoit  introduit. 
M.  de  la  Poplinière  ^  étoit  le  Mécène  de  Rameau  : 
madame  de  la  Poplinière  étoit  sa  très  humble  éco- 
lière.  Rameau  faisoit,  comme  on  dit,  la  pluie  et  le 
beau  tems  dans  cette  maison.  Jugeant  qu'il  proté- 
geroit  avec  plaisir  l'ouvrage  d'un  de  ses  disciples, 
je  voulus  lui  montrer  le  mien.  11  refusa  de  le  voir, 
disant  qu'il  ne  pouvoit  lire  des  partitions,  et  que  cela 
le  fatiguoit  trop.  La  Poplinière  dit  là-dessus  qu'on 
pouvoit  le  lui  faire  entendre,  et  m'offrit  de  rassem- 
bler des  musiciens  pour  en  exécuter  des  morceaux  ; 
je  ne  demandois  pas  mieux.  Rameau  consentit  en 
grommelant,  et  répétant  sans  cesse  que  ce  devoit  être 
une  belle  chose  que  de  (h)  la  composition  d'un 
homme  qui  n'étoit  pas  enfant  de  la  balle,  et  qui 
avoit  appris  la  musique  tout  seul.   Je  me  hâtai  de 

Var.  —  (a)  :  on  vit  isolé.  —  (h)  :  que  la  composition... 

1.  Les  Muses   Galantes. 

2.  Alexandre- Joseph  Le  Riche  de  la  Popelinière,  né  à  Paris, 
en  1692,  mort  le  5  déc.  1762.  Il  avait  épousé  en  premières  noces 
Mademoiselle  Thérèse  Deshayes,  dont  la  mère  était  fille  de  Florent 
Carton  Dancourt,  l'auteur  comique. 

II.  —  12. 


178  LES     CONFESSIONS 

tirer  en  parties  cinq  ou  six  morceaux  choisis.  On 
me  donna  une  dizaine  de  symphonistes,  et  pour 
chanteurs  (a)  Albert,  Bérard,  et  mademoiselle  Bour- 
bonnois.  Rameau  commença,  dès  F  ouverture,  à  faire 
entendre,  parr  ses  éloges  outrés,  qu'elle  ne  pouvoit 
être  de  moi.  Il  ne  laissa  passer  aucun  morceau  sans 
donner  des  signes  d'impatience  ;  mais  à  un  air  de 
haute-contre,  dont  le  chant  étoit  mâle  et  sonore  et 
l'accompagnement  très  brillant,  il  ne  put  plus  se 
contenir  ;  il  m'apostropha  avec  une  brutalité  qui 
scandalisa  tout  le  monde,  soutenant  qu'une  partie  de 
ce  qu'il  venoit  d'entendre  étoit  d'un  homme  con- 
sommé dans  l'art,  et  (h)  le  reste  d'un  ignorant  qui  ne 
savoit  pas  même  la  musique  ;  et  il  est  vrai  que  mon 
travail,  inégal  et  sans  règle,  étoit  tantôt  sublime  et 
tantôt  très  plat,  comme  doit  être  celui  de  quiconque 
ne  s'élève  que  par  quelques  élans  de  génie,  et  que  la 
science  ne  soutient  point.  Rameau  prétendit  ne  voir 
en  moi  qu'un  petit  pillard  sans  talent  et  sans  goût. 
Les  assistans.  et  surtout  le  maître  de  la  maison,  ne 
pensèrent  pas  de  même.  M.  de  Richelieu,  qui,  dans 
ce  tems-là,  voyoit  beaucoup  monsieur  et,  comme  on 
sait,  madame  de  la  Poplinière,  ouït  parler  de  mon 
ouvrage,  et  voulut  l'entendre  (c)  en  entier,  avec  le 
projet  de  le  faire  donner  à  la  cour  s'il  en  étoit  content. 
Il  fut  exécuté  à  grand  chœur  et  en  grand  orchestre, 
aux  frais  du  roi,  chez  M.  de  Bonneval,  intendant  des 
Menus.  Francœur  dirigeoit  l'exécution.  L'effet  en 
fut  surprenant.   M.   le  duc  ne  cessoit  de  s'écrier  et 


Var.  —  fa)  :  chanteurs  Bérard,  Lagarde  et...  —  (b)  :  et  que 
le  reste  étoil  d'un...  —  (c)  :  l'entendre,  avec  le... 


LIVRE    SEPTIÈME  179 

d'applaudir,  et  à  la  fin  d'un  chœur,  dans  l'acte  du 
Tasse,  il  se  leva,  vint  à  moi,  et  me  serrant  la  main  : 
Monsieur  Rousseau,  me  dit-il,  voilà  de  l'harmouie 
qui  transporte.  Je  n'ai  jamais  rien  entendu  de  plus 
beau  :  je  veux  faire  donner  cet  ouvrage  à  Versailles. 
Madame  de  la  Poplinière,  qui  étoit  là,  ne  dit  pas  un 
mot.  Rameau,  quoique  invité,  n'y  avoit  pas  voulu 
venir.  Le  lendemain,  madame  de  la  Poplinière  me 
fit  à  sa  toilette  un  accueil  fort  dur,  affecta  de  rabaisser 
ma  pièce,  et  me  dit  que,  quoique  un  peu  de  clinquant 
eût  d'abord  ébloui  M.  de  Richelieu,  il  en  étoit  bien 
revenu,  et  qu'elle  ne  me  conseilloit  pas  de  compter 
sur  mon  opéra.  M.  le  duc  arriva  peu  après,  et  me  tint 
un  tout  autre  langage,  me  dit  des  choses  flatteuses 
sur  mes  talens,  et  me  parut  toujours  disposé  à  faire 
donner  ma  pièce  devant  le  Roi.  Il  n'y  a,  dit-il,  que 
l'acte  du  Tasse  qui  ne  peut  passer  à  la  cour  :  il  en  faut 
faire  un  autre.   Sur  ce  seul  mot  j'allai  m' enfermer 
chez  moi,  et  dans  trois  semaines  j'eus  fait  à  la  place 
du  Tasse  un  autre  acte  dont  le  sujet  étoit  Hésiode 
inspiré  par  une  muse.  Je  trouvai  le  secret  de  faire 
passer  (a)  dans  cet  acte  une  partie  de  l'histoire  de 
mes  talens,  et  de  la  jalousie  dont  Rameau  vouloit 
bien  les  honorer.  Il  y  avoit  dans  ce  nouvel  acte  une 
élévation  moins  gigantesque  et  mieux  soutenue  que 
celle  du  Tasse.  La  musique  en  étoit  aussi  noble  et 
beaucoup  mieux  faite,  et  si  les  deux  autres  actes 
avoient  valu  celui-là,  la  pièce  entière  eût  avanta- 
geusement soutenu  la   représentation  :  mais  tandis 


(a)  :  faire  entrer  dans. 


180  LES    CONFESSIONS 

que  j'achevois  de  la  mettre  en  état,  une  autre  entre- 
prise suspendit  l'exécution  de  celle-là. 

L'hiver  qui  suivit  la  bataille  de  Fontenoi,  il  y  eut 
beaucoup  de  fêtes  à  Versailles,  entre  autres  plusieurs 
opéras  au  théâtre  des  Petites-Ecuries.  De  ce  nombre 
fut  le  drame  de  Voltaire  intitulé  La  Princesse  de 
Xcn'arre,  dont  Rameau  avoit  fait  la  musique,  et 
qui  venoit  d'être  changé  et  réformé  sous  le  nom  des 
Fêtes  de  Ramire  ^.  Ce  nouveau  sujet  demandoit 
plusieurs  changemens  aux  divertissemens*  de  l'an- 
cien, tant  dans  les  vers  que  dans  la  musique.  Il  s'agis- 
soit  de  trouver  quelqu'un  qui  pût  remplir  ce  double 
objet,  Voltaire,  alors  en  Lorraine,  et  Rameau,  tous 
deux  occupés  pour  lors  à  l'opéra,  du  Temple  de  la 
Gloire,  ne  pouvant  donner  des  soins  à  celui-là. 
M.  de  Richelieu  pensa  à  moi,  me  fit  proposer  de  m'en 
charger,  et  pour  que  je  pusse  examiner  (a)  mieux 
ce  qu'il  y  avoit  à  faire,  il  m'envoya  séparément  le 
poème  et  la  musique.  Avant  toute  chose,  je  ne  voulus 
toucher  aux  paroles  que  de  l'aveu  de  l'auteur  ;  et 
je  lui  écrivis  à  ce  sujet  une  lettre  très  honnête,  et 
même  respectueuse,  comme  il  convenoit  ^.  Voici  sa 
réponse,  dont  l'original  est  dans  la  liasse  A,  n°  1. 


Var.  —  (a)  :  examiner  ce  qu'il... 

1.  Les  Festes  de  Ramire,  ballet  donné  à  Versailles,  le  22  dé- 
cembre 1745.  Paris,  Impr.  de  J.-B.  Ballard,  1745,  in-4°.  (Voyez 
sur  cette  pièce,  et  sur  les  emprunts  que  Rousseau  fit  à  Voltaire, 
un  excellent  travail  de  M.  E.  Ritter  publié  dans  les  Annales  de 
la  Société  de  J.-J.  Rousseau,  1905,  p.  246.) 

2.  Œuvres  complètes,  X,  lettre  XXXVIII  (14  déc.  1745). 


LIVRE    SEPTIÈME  ISi 

15  décembre  1745. 

Vous  réunissez,  monsieur,  deux  talens  qui  ont  tou- 
jours été  séparés  jusquà  présent.  Voilà  déjà  deux 
bonnes  raisons  pour  moi  de  vous  estimer  et  de  chercher 
à  vous  aimer.  Je  suis  fâché  pour  vous  que  vous  em- 
ployiez ces  deux  talens  à  un  ouvrage  qui  n  en  est  pas 
trop  digne.  Il  y  a  quelques  mois  que  M.  le  duc  de  Riche- 
lieu m'ordonna  absolument  de  faire  en  U7i  clin  d'œil 
une  petite  et  mauvaise  esquisse  de  quelques  scènes 
insipides  et  tronquées,  qui  dévoient  s'ajouter  à  des  diver- 
tissemens  qui  ne  sont  point  faits  pour  elles.  J'obéis  avec 
la  plus  grande  exactitude  ;  je  fis  très  vite  et  très  mal. 
J'envoyai  ce  misérable  croquis  à  M.  le  duc  de  Richelieu, 
comptant  quil  ne  serviroit  pas,  ou  que  je  le  corrigerois. 
Heureusement  il  est  entre  vos  mains,  vous  en  êtes  le 
maître  absolu  ;  j'ai  perdu  entièrement  tout  cela  de  vue. 
Je  ne  doute  pas  que  vous  n  ayez  rectifié  toutes  les  fautes 
échappées  nécessairement  dans  une  composition  si 
rapide  d'une  simple  esquisse,  que  vous  n'ayez  suppléé 
à  tout. 

Je  me  souviens  qu'entre  autres  balourdises  il  n'est 
pas  dit,  dans  ces  scènes  qui  lient  les  divertissemens, 
comment  la  princesse  Grenadine  passe  tout  d'un  coup 
d'une  prison  dans  un  jardin  ou  dans  un  palais.  Comme 
ce  n'est  point  un  magicien  qui  lui  donne  des  fêtes,  mais 
un  seigneur  espagnol,  il  me  semble  que  rien  ne  doit  se 
faire  par  enchantement.  Je  vous  prie,  monsieur,  de 
vouloir  bien  revoir  cet  endroit,  dont  je  n'ai  qu'une 
idée  confuse.  Voyez  s'il  est  nécessaire  que  la  prison 
s'ouvre  et  qu'on  fasse  passer  notre  princesse  de  cette 
prison  dans  u?i  beau  palais  doré  et  verni,  préparé  pour 


182  LES     CONFESSIONS 

elle.  Je  sais  très  bien  que  tout  cela  est  fort  misérable, 
et  qu'il  est  au-dessous  d'un  être  pensant  de  faire  une 
affaire  sérieuse  de  ces  bagatelles  :  mais  enfin,  puisqu'il 
s'agit  de  déplaire  le  moins  quon  pourra,  il  faut  mettre 
le  plus  de'raison  qu'on  peut  même  dans  un  mauvais 
dii^ertissement  d'opéra. 

Je  me  rapporte  de  tout  à  vous  et  à  M.  Ballod,  et  je 
compte  avoir  bientôt  l'honneur  de  vous  faire  mes  re- 
merciemens,  et  de  vous  assurer,  monsieur,  à  quel  point 
fai  celui  d'être,  etc. 

Qu'on  ne  soit  pas  surpris  de  la  grande  politesse 
de  cette  lettre,  comparée  aux  autres  lettres  demi- 
cavalières  qu  il  m'a  écrites  depuis  ce  tems-là.  Il 
me  crut  en  grande  faveur  auprès  de  M.  de  Richelieu, 
et  la  souplesse  courtisane  qu'on  lui  connoît  l'obligeoit 
à  beaucoup  d'égards  pour  un  nouveau  venu,  jusqu'à 
ce  quil  connût  mieux  la  mesure  de  son  crédit. 

Autorisé  par  M.  de  Voltaire  et  dispensé  de  tous 
égards  pour  Rameau,  qui  ne  cherchoit  qu'à  me  nuire, 
je  me  mis  (a)  au  travail,  et  en  deux  mois  ma  besogne 
fut  faite  (b).  Elle  se  borna,  quant  aux  vers,  à  très 
peu  de  chose.  Je  tâchai  seulement  qu'on  n'y  sentît 
pas  la  différence  des  styles,  et  j'eus  la  présomption  de- 
croire  avoir  réussi.  Mon  travail  en  musique  fut  plus 
long  et  plus  pénible.  Outre  que  j'eus  à  faire  plusieurs 
morceaux  d'appareil,  et  entre  autres  l'ouverture, 
tout  le  récitatif  dont  j'étois  chargé  se  trouva  d'une 
difficulté  extrême,  et  ce  qu'il  falloit  lier,  souvent  en 
peu  de  vers  et  par  des  modulations  très  rapides,  des 

Var.  —  (a)  :  mis  à  travailler,...  —  (h)  :  fut  prête. 


LIVRE     SEPTIÈME  183 

symphonies  et  des  chœurs  dans  des  tons  fort  éloi- 
gnés ;  car,  pour  que  Rameau  ne  m'accusât  pas  d'avoir 
défiguré  ses  airs,  je  n'en  voulus  changer  ni  transposer 
aucun.  Je  réussis  à  ce  récitatif.  Il  étoit  bien  accentué, 
plein  d'énergie,  et  surtout  excellemment  modulé. 
L'idée  des  deux  hommes  supérieurs  auxquels  on 
daignoit  m'associer  m'avoit  élevé  le  génie,  et  je  puis 
dire  que  dans  ce  travail  ingrat  et  sans  gloire,  dont  le 
public  ne  pouvoit  pas  même  être  informé,  je  me  tins 
presque  toujours  à  côté  de  mes  modèles. 

La  pièce,  dans  l'état  où  je  l'avois  mise,  fut  répétée 
au  grand  théâtre  de  l'Opéra.  Des  trois  auteurs,  je 
m'y  trouvai  seul.  Voltaire  étoit  absent,  et  Rameau 
n'y  vint  pas  ou  se  cacha. 

Les  paroles  du  premier  monologue  étoient  très 
lugubres.  En  voici  le  début  : 

0  mort  !  viens  terminer  les  malheurs  de  ma  vie. 

Il  avoit  bien  fallu  faire  une  musique  assortissante. 
Ce  fut  pourtant  là-dessus  que  madame  de  la  Popli- 
nière  fonda  sa  censure,  en  m'accusant,  avec  beau- 
coup d'aigreur,  d'avoir  -fait  une  musique  d'enterre- 
ment. >L  de  Richelieu  commença  judicieusement 
par  s'informer  de  qui  étoient  les  vers  (a)  de  ce 
monologue.  Je  lui  présentai  le  manuscrit  qu'il 
m'avoit  envoyé,  et  qui  faisoit  foi  qu'ils  étoient  de 
Voltaire.  En  ce  cas,  dit-il,  c'est  Voltaire  seul  qui  a 
tort.  Durant  la  répétition,  tout  ce  qui  étoit  de  moi 
fut  successivement  improuvé  par  madame  de  la 
Poplinière,  et  justifié  par  M.  de  Richelieu.  Mais  enfin 

Var.  —   (a)   :  les  paroles  de  ce... 


184  LES     CONFESSIONS 

j'avois  affaire  à  trop  forte  partie,  et  il  me  fut  signifié 
qu'il  y  avoit  à  refaire  à  mon  travail  plusieurs  choses 
sur  lesquelles  il  falloit  consulter  M.  Rameau.  Navré 
d'une  conclusion  pareille,  au  lieu  des  éloges  que 
j  attendois,  et  qui  certamement  m  etoient  dus,  je 
rentrai  chez  moi,  la  mort  dans  le  cœur.  J'y  tombai 
malade,  épuisé  de  fatigue,  dévoré  de  chagrin,  et  de 
six  semaines  je  ne  fus  en  état  de  sortir. 

Rameau,  qui  fut  chargé  des  changemens  indiqués 
par  madame  de  la  Poplinière,  m'envoya  demander 
l'ouverture  de  mon  grand  opéra  pour  la  substituer 
à  celle  que  je  venois  de  faire.  Heureusement  je  sentis 
le  croc-en-jambe,  et  je  la  refusai.  Comme  il  n'y  avoit 
plus  que  cinq  ou  six  jours  jusqu'à  la  représenta- 
tion (a),  il  n'eut  pas  le  tems  d'en  faire  une,  et  il 
fallut  laisser  la  mienne.  Elle  étoit  à  l'italienne,  et 
d'un  style  très  nouveau  pour  lors  en  France.  Cepen- 
dant, elle  fût  goûtée,  et  j'appris  par  M.  de  Valmalette, 
maître  d'hôtel  du  roi,  et  gendre  de  M.  Mussard, 
mon  parent  et  mon  ami.  que  les  amateurs  (b)  avoient 
été  très  contens  de  mon  ouvrage,  et  que  le  public 
ne  l'avoit  pas  distingué  de»  celui  de  Rameau.  Mais 
celui-ci.  de  concert  avec  madame  de  la  Poplinière, 
prit  des  mesures  pour  qu'on  ne  sût  pas  même  que 
j'y  avois  travaillé.  Sur  les  livres  qu'on  distribue 
aux  spectateurs,  et  où  les  auteurs  sont  toujours 
nommés,  il  n'y  eut  de  nommé  que  Voltaire,  et 
Rameau  aima  mieux  que  son  nom  fût  supprimé  que 
d'v  voir  associer  le  mien. 


Var.  —  (a)  représentation  devant  le  roi,  il...  —  (bj  :  que  les 
connoisseurs  avcient... 


LIVRE     SEPTIÈME  '  185 

Sitôt  que  je  fus  en  état  de  sortir,  je  voulus  aller 
chez  M.  (a)  de  Richelieu.  Il  n'étoit  plus  tems.  Il 
venoit  de  partir  pour  Dunkerque.  où  il  devoit  com- 
mander le  débarquement  destiné  pour  l'Ecosse.  A  son 
retour,  je  me  dis,  pour  autoriser  ma  paresse,  qu'il 
étoit  trop  tard.  Ne  l'ayant  plus  revu  depuis  lors, 
j'ai  perdu  l'honneur  que  méritoit  mon  ouvrage, 
l'honoraire  qu'il  devoit  me  produire,  et  mon  tems, 
mon  travail,  mon  chagrin,  ma  maladie  et  l'argent 
qu'elle  me  coûta,  tout  cela  fut  à  mes  frais,  sans  me 
rendre  un  sol  de  bénéfice,  ou  plutôt  de  dédommage- 
ment. Il  m'a  cependant  toujours  paru  que  M.  de 
Richelieu  avoit  naturellement  de  l'inclination  pour 
moi  et  pensoit  avantageusement  de  mes  talens. 
Mais  mon  malheur  et  madame  de  la  Poplinière  em- 
pêchèrent tout  l'effet  de  sa  bonne  volonté. 

Je  ne  pouvois  rien  comprendre  à  l'aversion  de 
cette  femme  à  qui  je  m'étois  efforcé  de  plaire  et  à  qui 
je  faisois  assez  régulièrement  ma  cour.  Gaufîecourt 
m'en  expliqua  les  causes.  D'abord,  me  dit-il.  son 
amitié  pour  Rameau,  dont  elle  est  la  prôneuse  en 
titre  et  qui  ne  veut  souffrir  aucun  concurrent,  et  de 
plus  un  péché  originel  qui  vous  damne  auprès  d'elle, 
et  qu'elle  ne  vous  pardonnera  jamais,  c'est  d'être 
Genevois.  Là-dessus,  il  m'expliqua  que  l'abbé 
Hubert,  qui  l'étoit,  et  sincère  ami  de  M.  de  la  Popli- 
nière, avoit  fait  ses  efforts  pour  l'empêcher  d'épouser 
cette  femme  qu'il  connoissoit  bien,  et  qu'après  le 
mariage  elle  lui  avoit  voué  une  haine  implacable, 
ainsi  qu'à  tous  les  Genevois.  Quoique  la  Poplinière, 

Var.  —  (a)  :  M.  le  duc  de  Richelieu. 


186 


LES     CONFESSIONS 


ajouta-t-il,  ait  de  l'amitié  pour  vous,  et  que  je  le 
sache,  ne  comptez  pas  sur  son  appui.  Il  est  amoureux 
de  sa  femme  ;  elle  vous  hait  ;  elle  est  méchante,  elle 
est  adroite  ;  vous  ne  ferez  jamais  rien  dans  cette 
maison.  Je  me  le  tins  pour  dit. 

Ce  même  Gauffecourt  me  rendit  à  peu  près  dans 
le  même  tems  un  service  dont  j'avois  grand  besoin. 
Je  venois  de  perdre  mon  vertueux  père  âgé  d'environ 
soixante  ans  ■'-.  Je  sentis  moins  cette  perte  que  je 
n'aurois  fait  en  d'autre  tems,  où  les  embarras  de  ma 
situation  m'auroient  moins  occupé.  Je  n'avois  point 
voulu  réclamer  de  son  vivant  ce  qui  restoit  du  bien 
de  ma  mère  et  dont  il  tiroit  le  petit  revenu.  Je  n'eus 
plus  là-dessus  de  scrupule  après  sa  mort.  Mais  le 
défaut  de  preuve  juridique  de  la  mort  de  mon  frère 
fais  oit  une  difficulté  que  Gaufîecourt  se  chargea  de 
lever,  et  qu'il  leva  en  effet  par  les  bons  offices  de 
l'avocat  de  Lorme.  Comme  j'avois  le  plus  grand 
besoin  de  cette  petite  ressource,  et  que  l'événement 
étoit  douteux,  j'en  attendois  la  nouvelle  définitive 
avec  le  plus  vif  empressement  (a).  Un  soir,  en  ren- 
trant chez  moi,  je  trouvai  la  lettre  qui  devoit  con- 
tenir cette  nouvelle,  et  je  la  pris  pour  l'ouvrir  avec 
un  tremblement  d'impatience  dont  j'eus  honte  au- 
dedans  de  moi.  Eh  quoi  I  me  dis-je  avec  dédain, 
Jean- Jacques  se  laissera-t-il  subjuguer  à  ce  point 
par  l'intérêt  et  par  la  curiosité?  Je  remis  sur-le- 
champ  la  lettre  sur  ma  cheminée.  Je  me  déshabillai, 
me  couchai  tranquillement,  dormis  mieux  qu'à  mon 

Var.  —  fa)  :  avec  la  plus  vive  impatience.  Un... 
1.  Le  9  mars   1747.  Il  avait  soixante-quinze  ans 


LIVRE    SEPTIEME 


187 


ordinaire,  et  me  levai  le  lendemain  assez  tard,  sans 
plus  penser  à  ma  lettre.  En  m'habillant,  je  Taperçus  ; 
je  l'ouvris  sans  me  presser  ;  j'y  trouvai  une  lettre 
de  change.  J'eus  bien  des  plaisirs  à  la  fois,  mais  je 
puis  jurer  que  le  plus  vif  fut  celui  d'avoir  su  me 
vaincre.  Jaurois  vingt  traits  pareils  à  citer  en  ma. 
vie,  mais  je  suis  trop  pressé  pour  pouvoir  tout  dire. 
J'envoyai  une  petite  partie  de  cet  argent  à  ma 
pauvre  Maman,  regrettant  avec  larmes  l'heureux 
tems  où  j'aurois  mis  le  tout  à  ses  pieds.  Toutes  ses 
lettres  se  sentoient  de  sa  détresse.  Elle  m'envoyoit 
des  tas  de  recettes  et  de  secrets  dont  elle  prétendoit 
que  je  fisse  ma  fortune  et  la  sienne.  Déjà  le  senti- 
ment de  sa  m.isère  lui  resserroit  (a)  le  cœur  et  lui 
rétrécissoit  l'esprit.  Le  peu  que  je  lui  envoyai  fut  la 
proie  des  fripons  qui  l'obsédoient.  Elle  ne  profita  de 
rien.  Cela  me  dégoûta  de  partager  mon  nécessaire 
avec  ces  misérables,  surtout  après  l'inutile  tentative 
que  je  fis  pour  la  leur  arracher,  comme  il  sera  dit 
ci-après. 

Le  tems  s'écouloit  et  l'argent  avec  lui.  Nous  étions 
deux,  même  quatre,  ou,  pour  mieux  dire,  nous 
étions  sept  ou  huit.  Car,  quoique  Thérèse  fût  d'un 
désintéressement  qui  a  peu  d'exemples,  sa  mère 
n'étoit  pas  comme  elle.  Sitôt  qu'elle  se  vit  un  peu 
remontée  par  mes  soins,  elle  fit  venir  toute  sa  famille 
pour  en  partager  le  fruit.  Sœurs,  fils,  filles,  petites- 
filles,  tout  vint,  hors  sa  fille  aînée,  mariée  au  direc- 
teur des  carosses  d'Angers.  Tout  ce  que  je  faisois 
pour  Thérèse  étoit  détourné  par  sa  mère  en  faveur 

Varj  —  (a)  :  lui  serrçit  le  cœur... 


188  LES    CONFESSIONS 

de  ces  affamés.  Comme  je  n'avois  pas  affaire  à  une 
personne  avide,  et  que  je  n'étois  pas  subjugué  par 
une  passion  folle,  je  ne  faisois  pas  des  folies.  Content 
de  tenir  Thérèse  honnêtement,  mais  sans  luxe,  à 
l'abri  des  pressans  besoins,  je  consentois  que  ce 
•qu'elle  gagnoit  par  son  travail  fût  tout  entier  au 
profit  de  sa  mère,  et  je  ne  me  bornois  pas  à  cela. 
Mais,  par  une  fatalité  qui  me  poursuivoit,  tandis 
que  Maman  étoit  en  proie  à  ses  croquans,  Thérèse 
étoit  en  proie  à  sa  famille,  et  je  ne  pouvois  rien  faire 
d'aucun  côté  qui  profitât  à  celle  pour  qui  je  l'avois 
destiné.  Il  étoit  singulier  que  la  cadette  des  enfans 
de  madame  Le  Vasseur,  la  seule  qui  n'eût  point 
été  dotée,  étoit  la  seule  qui  nourrissoit  son  père  et  sa 
mère,  et  qu'après  avoit  été  longtems  battue  par  ses 
frères,  par  ses  sœurs,  même  par  ses  nièces,  cette 
pauvre  fille  en  étoit  maintenant  pillée,  sans  qu'elle 
pût  mieux  se  défendre  de  leurs  vols  que  de  leurs 
coups.  Une  seule  de  ses  nièces,  appelée  Goton  (a) 
Leduc,  étoit  assez  aimable  et  d'un  caractère  assez 
doux,  quoique  gâtée  par  l'exemple  et  les  leçons  des 
autres.  Comme  je  les  voyois  souvent  ensemble,  je 
leur  donnois  les  noms  qu'elles  s'entredonnoient  ; 
j'appelois  la  nièce,  ma  nièce,  et  la  tante,  ma  tante. 
Toutes  deux  m'appeloient  leur  oncle.  De  là  le  nom 
de  tante,  duquel  j'ai  continué  d'appeler  Thérèse, 
et  que  mes  amis  répétoient  quelquefois  en  plaisan- 
tant. 

On  sent  que,  dans  une  pareille  situation,  je  n'avois 
pas  un  moment  à  perdre  pour  tâcher  de  m'en  tirer. 

Var.  —  (a)  :  appellée  Goton,  étoit... 


LIVRE     SEPTIÈME  189 

Jugeant  que  M.  de  Richelieu  m'avoit  oublié,  et  n'es- 
pérant plus  rien  du  côté  de  la  cour,  je  fis  quelques 
tentatives  pour  faire  passer  à  Paris  mon  opéra  ;  mais 
j'éprouvai  des  difficultés  qui  demandoient  bien  du 
tems  pour  les  vaincre,  et  j'étois  de  jour  en  jour  plus 
pressé.  Je  m'avisai  de  présenter  ma  petite  comédie 
de  Xarcisse  aux  Italiens  ;  elle  y  fut  reçue,  et  j'eus 
les  entrées,  cjui  me  firent  grand  plaisir.  Mais  ce  fut 
tout.  Je  ne  pus  jamais  parvenir  à  faire  jouer  ma 
pièce  ;  et  ennuyé  de  faire  ma  cour  à  des  comédiens, 
je  les  plantai  là.  Je  revins  enfin  au  dernier  expédient 
qui  me  restoit,  et  le  seul  que  j'aurois  dû  prendre. 
En  fréquentant  la  maison  de  M.  de  la  Poplinière 
je  m'étois  éloigné  de  celle  de  M.  Dupin.  Les  deux 
dames,  quoique  parentes  ■'^,  étoient  mal  ensemble  et 
ne  se  voyoient  point.  Il  n'y  avoit  aucune  société 
entre  les  deux  maisons,  et  Thieriot  seul  vivoit  dans 
Tune  et  dans  l'autre.  Il  fut  chargé  de  tâcher*  de  me 
ramener  chez  M.  Dupin.  M.  de  Francueil  suivoit 
alors  l'histoire  naturelle  et  la  chimie,  et  faisoit  un 
cabinet.  Je  crois  qu'il  aspiroit  à  l'Académie  des 
sciences  ;  il  vouloit  pour  cela  faire  un  livre,  et  il 
jugeoit  que  je  pouvois  lui  être  utile  dans  ce  travail. 
Madame  Dupin,  qui,  de  son  côté,  méditoit  un  autre 
livre,  avoit  sur  moi  (a)  des  vues  à  peu  près  sem- 
blables. Ils  auroient  voulu  m'avoir  en  commun  pour 
une  espèce  de  secrétaire,  et  c'étoit  là  l'objet  des 
semonces  de  Thieriot.   J'exigeai  préalablement   que 


Var.  —  (a)  :  les  mots  :  sur  moi  ont  été  ajoutés  postérieurement 
sur  le  Ms.  de  la  Chambre. 

1.  Elles  étaient,  en  efiet,  cousines-germaines,  par  leur  mère. 


190  LES    CONFESSIONS 

M.  de  Francueil  emploieroit  son  crédit  avec  celui  de 
Jelyote  pour  faire  répéter  mon  ouvrage  à  l'Opéra  ; 
il  y  consentit.  Les  Muses  galantes  furent  répétées 
d'abot-d  plusieurs  fois  au  magasin,  puis  au  grand 
théâtre.  Il  y  avoit  beaucoup  de  monde  à  la  grande 
répétition,  et  plusieurs  morceaux  furent  très  applau- 
dis. Cependant  je  sentis  moi-même  durant  l'exécu- 
tion, fort  mal  conduite  par  Rebel,  que  la  pièce  ne 
passeroit  pas,  et  même  qu'elle  n'étoit  pas  en  état  de 
paroître  sans  de  grandes  corrections.  Ainsi  je  la 
retirai  sans  mot  dire  et  sans  m'exposer  au  refus  ; 
mais  je  vis  clairement  par  plusieurs  indices  que  F  ou- 
vrage, eût-il  été  parfait,  n'auroit  pas  passé.  Francueil 
m'avoit  bien  promis  de  le  faire  répéter,  mais  non  pas 
de  le  faire  recevoir.  Il  me  tint  exactement  parole. 
J'ai  toujours  cru  voir  dans  cette  occasion  et  dans 
beaucoup  d'autres  que  ni  lui  ni  madame  Dupin 
ne  se  sGucioient  de  me  laisser  acquérir  une  certaine  ■ 
réputation  dans  le  monde,  de  peur  peut-être  qu'on 
ne  supposât,  en  voyant  leurs  livres,  qu'ils  avoient 
grefïé  leurs  talens  sur  les  miens  (a).  Cependant,  ■ 
comme  madame  Dupin  m'en  a  toujours  supposé  de  * 
très  médiocres,  et  qu'elle  ne  m'a  jamais  employé 
qu'à  écrire  sous  sa  dictée  ou  à  des  recherches  de  pure 
érudition,  ce  reproche,  surtout  à  son  égard,  eût  été 
bien  injuste. 

Ce  dernier  mauvais  succès  acheva  de  me  décou- 
rager. J'abandonnai  tout  projet  d'avancement  et 
de  gloire  ;  et,  sans  plus  songer  à  des  talens  vrais  ou 
vains  qui  me  prospéroient  si  peu,  je  consacrai  mon 

Var.  —  (a)  :  qu'ils  avoient  greffé  mes  talens  sur  les  leurs. 


LIVRE    SEPTIEME 


191 


teins  et  mes  soins  à  me  procurer  ma  subsistance  et 
celle  de  ma  Thérèse,  comme  il  plairoit  à  ceux  qui  se 
chargeroient  d'y  pourvoir.  Je  m'attachai  donc  tout 
à  fait  à  Madame  Dupin  et  à  M.  de  Francueil.  Cela  ne 
me  jeta  pas  dans  une  grande  opulence  ;  car,  avec 
huit  à  neuf  cents  francs  par  an  que  j'eus  les  deux 
premières  années,  à  peine  avois-je  de  quoi  fournir 
à  mes  premiers  besoins,  forcé  de  me  loger  à  leur 
voisinage,  en  chambre  garnie,  dans  un  quartier 
assez  cher  ^,  et  payant  un  autre  loyer  à  l'extrémité 
de  Paris,  tout  au  haut  de  la  rue  Saint- Jacques,  où, 
quelque  tems  qu'il  fît,  j'allois  souper  presque  tous 
les  soirs.  Je  pris  bientôt  le  train  et  même  le  goût  de 
mes  nouvelles  occupations.  Je  m'attachai  à  la  chimie. 
J'en  fis  plusieurs  cours  avec  M.  de  Francueil  chez 
M.  Rouelle  ^,  et  nous  nous  mîmes  à  barbouiller  du 
papier  tant  bien  que  mal  sur  cette  science  dont  nous 
possédions  à  peine  les  élémens.  En  1747  nous  allâmes 
passer  l'automne  en  Touraine,  au  château  de  Che- 
nonceaux,  maison  royale  sur  le  Cher,  bâtie  par  Henri 
second  pour  Diane  de  Poitiers,  dont  on  y  voit  encore 
les  chifï'res,  et  maintenant  possédée  par  M.  Dupin, 
fermier  général.  On  s'amusa  beaucoup  dans  ce  beau 
lieu  ;  on  y  faisoit  très  bonne  chère  ;  j'y  devins  gras 
comme  un  moine.  On  y  fit  beaucoup  de  musique.  J'y 
composai  plusieurs  trios  à  chanter,  pleins  d'une 
assez  forte  harmonie,  et  dont  je  reparlerai  peut-être 
dans  mon  supplément  (a),   si  jamais  j'en  fais   un. 

Var.  —  (a)  ?  supplément.  On... 

1.  Probablement  à  l'hôtel  du  Saint-Esprit,   rue   Platrière. 

2.  Voyez  :  Th.  Dufour,  Les  Institutions  chimiques  de  J.-J.  RouS' 
seau.  Genève,  Imprim.  du  Journal  de  Genève,  janv.  1905 


192  LES    CONFESSIONS 

On  y  joua  la  comédie.  J'y  en  lis,  en  quinze  jours,  une 
en  trois  actes,  intitulée  U Engagement  téméraire, 
quon  trouvera  parmi  mes  papiers,  et  qui  n'a  d'autre 
mérjte  que  beaucoup  de  gaieté.  J'y  composai  d'autres 
petits  ouvrages,  entre  autres  une  pièce  en  vers, 
intitulée  L Allée  de  Sylvie  ^,  du  nom  d'une  allée  du 
parc  qui  bordoit  le  Cher,  et  tout  cela  se  fit  sans  dis- 
continuer mon  travail  sur  la  chimie,  et  celui  que  je 
faisois  auprès  de  madame  Dupin. 

Tandis  que  j'engraissois  à  Chenonceaux,  ma  pauvre 
Thérèse  engraissoit  à  Paris  d'une  autre  manière,  et 
quand  j'y  revins,  je  trouvai  l'ouvrage  que  j'avois  mis 
sur  le  métier  (a)  plus  avancé  que  je  ne  l'avois  cru. 
Cela  m'eût  jeté,  vu  ma  situation,  dans  un  embarras 
extrême,  si  des  camarades  de  table  ne  m'eussent 
fourni  la  seule  ressource  qui  pouvoit  m'en  tirer.  C'est 
un  de  ces  récits  essentiels  que  je  ne  puis  faire  avec 
trop  de  simplicité,  parce  qu'il  faudroit,  en  les  com- 
mentant, m'excuser  ou  me  charger,  et  que  je  ne  dois 
faire  ici  ni  l'un  ni  l'autre. 

Durant  le  séjour  d'Altuna  à  Paris,  au  lieu  d'aller 
manger  chez  un  traiteur,  nous  mangions  ordinaire- 
ment lui  et  moi  à  notre  voisinage,  presque  vis-à-vis 
le  cul-de-sac  de  l'Opéra,  chez  une  madame  La  Selle 
femme  d'un  tailleur,  qui  donnoit  assez  mal  à  manger, 
mais  dont  la  table  ne  laissoit  pas  d'être  recherchée, 
à  cause  de  la  bonne  et  sûre  compagnie  qui  s'y  trou- 
voit  :  car  on  n'y  recevoit  aucun  inconnu,  et  il  falloit 
être  introduit  par  quelqu'un  de  ceux  qui  v  mangeoient 

Var.  —  fa)  :  sur  le  chantier  plus... 

1.  Œuvres  complètes  Œd.  Hachette),  t.  VI. 


DENIS    15M)EROT 


.Lr.n)  -Z,^  .'.Jij. 


■  lùi  Rfi  ti  CmutiOcr  M  .vit  .t:a.ia>w.    Je  ftm 


t  CnMn  rue  J.-  Ll  H.irj-t 


i 


LIVRE     SEPTIÈME  193 

d'ordinaire.  L?  commandeur  de  Graville.-  vieux 
débauché,  plein  de  politesse  et  d'esprit,  mais  ordu- 
rier,  y  logeoit,  et  y  attiroit  une  folle  et  brillante 
jeunesse  en  officiers  aux  gardes  et  mousquetaires. 
Le  commandeur  de  Xonant.  chevalier  de  toutes  les 
filles  de  rOpéra,  y  apportoit  journellement  toutes  les 
nouvelles  (a)  de  ce  tripot.  M.  du  Plessis,  lieutenant- 
colonel  retiré,  bon  et  sage  vieillard,  Ancelet  ^.  officier 
des  mousquetaires,  y  maintenoient  un  certain  ordre 
parmi  ces  jeunes  gens.  Il  y  venoit  aussi  des  com- 
merçans,  des  financiers,  des  vivriers,  mais  polis, 
honnêtes,  et  de  ceux  qu'on  distinguoit  dans  leur 
métier  ;  M.  de  Besse,  M.  de  Forcade,  et  d'autres  dont 
j'ai  oublié  les  noms.  Enfin  l'on  y  voyoit  des  gens  de 
mise  de  tous  les  états,  excepté  des  abbés  et  des  gens 
de  robe  que  je  n'y  ai  jamais  vus  ;  et  c'étoit  une  con- 
vention de  n'y  en  point  introduire.  Cette  table, 
assez  nombreuse,  étoit  très  gaie  sans  être  bruyante, 
et    Ton    y   polissonnoit    beaucoup    sans    grossièreté. 

Var.  —  (a)  :  les  anecdotes  de... 

1.  Ce  fut  à  M.  Ancelet  que  je  donnai  une  petite  comédie  de 
ma  façon,  intitulée  Les  Prisonniers  de  guerre,  que  j'avois  faite 
après  les  désastres  des  François  en  Bavière  et  en  Bohême,  et  que 
je  n'osai  jamais  avouer  ni  montrer,  et  cela  par  la  singulière  raison 
que  jamais  le  roi,  ni  la  France,  ni  les  François,  ne  furent  peut- 
être  mieux  loués,  ni  de  meilleur  cœur,  que  dans  cette  pièce,  et 
que,  républicain  et  frondeur  en  titre,  je  n'osois  m'avouer  pané- 
gj-riste  d'une  nation  dont  toutes  les  maximes  étoient  contraires 
aux  miennes.  Plus  na\Té  des  malheurs  de  la  France  que  les  Fran- 
çois mêmes,  j'avois  peur  qu'on  ne  taxât  de  flatterie  et  de  lâcheté 
les  marques  d'un  sincère  attachement  dont  j'ai  dit  l'époque  et 
la  cause  dans  ma  première  partie,  et  que  j'étois  honteux  de  mon- 
trer, (yoie  de  J.-J.  Rousseau.)  Cette  note  n'est  pas  dans  le  manus- 
crit de  Paris. 

II.  —   13 


194  LES     CONFESSIONS 

Le  vieux  commandeur,  avec  tous  ses  contes  gras, 
quant  à  la  substance,  ne  perdoit  jamais  sa  politesse 
de  la  vieille  cour,  et  jamais  un  mot  de  gueule  ne  sortoit 
de  sa  bouche  qu'il  ne  fût  si  plaisant  que  des  fem^mes 
l'auroient  pardonné.  Son  ton  servoit  de  règle  à 
toute  la  table  :  tous  ces  jeunes  gens  contoient  leurs 
aventures  galantes  avec  autant  de  licence  que  de 
grâce,  et  les  contes  de  filles  manquoient  d'autant 
moins  que  le  magasin  étoit  à  la  porte  ;  car  l'allée  par 
où  l'on  alloit  (a)  chez  madame  La  Selle  étoit  la 
même  où  donnoit  la  boutique  de  la  Duchapt.  célèbre 
marchande  de  modes,  qui  avoit  alors  de  très  jolies 
filles  avec  lesquelles  nos  (h)  messieurs  alloient  causer 
avant  ou  après  dîner.  Je  m'y  serois  amusé  comme  les 
autres  si  jeusse  été  plus  hardi.  Il  ne  falloit  quentrer 
comme  eux  ;  je  n'osai  jamais.  Quant  à  Madame  La 
Selle,  je  continuai  d*y  aller  manger  assez  souvent 
après  le  départ  d'Altuna.  J"y  apprenois  des  foules 
d'anecdotes  très  amusantes,  et  j'y  pris  aussi  peu  à 
peu,  non.  grâce  au  ciel,  jamais  les  mœurs,  mais  les 
maximes  que  j"y  vis  établies.  D'honnêtes  personnes 
mises  à  mal,  des  maris  trompés,  des  femmes  séduites, 
des  accouchemens  clandestins,  étoient  là  les  textes 
les  plus  ordinaires,  et  celui  qui  peuploit  le  mieux  les 
Enfans-Trouvés  étoit  toujours  le  plus  applaudi.  Cela 
me  gagna  ;  je  formai  ma  façon  de  penser  sur  celle 
que  je  voyois  en  règne  chez  des  gens  très  aimables, 
et  dans  le  fond  très  honnêtes  gens,  et  je  me  dis  : 
Puisque  cest  l'usage  du  pays,  quand  on  y  vit  on 


Var.  —  Co)  :  l'allée  qui  menoit  chez  Madame  La  Selle,  où  étoit 
la...  —  (h)  :  tous  nos... 


LIVRE    SEPTIEME 


195 


peut  le  suivre.  Voilà  l'expédient  que  je  cherchois.  Je 
m'y  déterminai  gaillardement  sans  le  moindre  scru- 
pule, et  le  seul  que  j'eus  à  vaincre  fut  celui  de  Thé- 
rèse, à  qui  j'eus  toutes  les  peines  du  monde  de  faire 
adopter  cet  unique  moyen  de  sauver  son  honneur. 
Sa  mère,  qui  de  plus  craignoit  un  (a)  nouvel  embarras 
de  marmaille,  étant  venue  à  mon  secours,  elle  se 
laissa  vaincre.  On  choisit  une  sage-femme  prudente 
et  sûre,  appelée  mademoiselle  Gouin  (b),  qui  demeu- 
roit  à  la  pointe  Sainte-Eustache,  pour  lui  confier 
ce  dépôt,  et  quand  le  tems  fut  venu,  Thérèse  fut 
menée  par  sa  mère  chez  la  Gouin  (c)  pour  y  faire  ses 
couches  ^.  J'allai  l'y  voir  plusieurs  fois,  et  je  lui 
portai  un  chiffre  que  j'avois  fait  à  double  sur  deux 
cartes,  dont  une  fut  mise  dans  les  langes  de  l'enfant, 
et  il  fut  déposé  par  la  sage-femme  au  bureau  des 
Enfans-Trouvés,  dans  la  forme  ordinaire.  L'année 
suivante,  même  inconvénient  et  même  expédient, 
au  chiffre  près  qui  fut  négligé.  Pas  plus  de  réflexion 
de  ma  part,  pas  plus  d'approbation  de  celle  de  la 
mère  :  elle  obéit  en  gémissant.  On  verra  successive- 
ment toutes  les  vicissitudes  que  cette  fatale  conduite 
a  produites  dans  ma  façon  de  penser,  ainsi  que  dans 
ma  destinée.  Quant  à  présent,  tenons-nous  à  cette 
première  époque.  Ses  suites,  aussi  cruelles  qu'im- 
prévues, ne  me  forceront  que  trop  d  y  revenir. 

Var.  —  fa)  :  ce  nouvel...  —  fb)  :  mademoiselle  Gouin,  pour 
lui...  —  (c)  :  la  Gouin,  à  la  Pointe  Saint-Eustache.  J'allai... 

1.  Le  premier  enfant  de  Rousseau  naquit  dans  l'hiver  de 
1746-1747,  la  liaison  avec  Thérèse  datant  de  l'été  1746.  L'auteur 
des  Confessions  habitait  alors  à  l'hôtel  du  Saint-Esprit,  me  Plâ- 
trière. 


196  LES     CONFESSIONS 

Je  marque  ici  celle  de  ma  première  connoissance 
avec  madame  dEpinay.  dont  le  nom  reviendra 
souvent  dans  ces  Mémoires.  Elle  s'appeloit  made- 
moiselle dEsclavelles  ^.  et  venoit  d'épouser  M.  d'Epi- 
nay.  fils  de  M.  de  Lalive  de  Bellegarde.  fermier- 
général.  Son  mari  étoit  musicien,  ainsi  que  M.  de 
Francueil.  Elle  étoit  musicienne  aussi,  et  la  passion 
de  cet  art  mit  entre  ces  trois  personnes  une  grande 
intimité.  M.  de  Francueil  m'introduisit  chez  madame 
d'Épinay  ;  j'y  soupois  quelquefois  avec  lui.  Elle 
étoit  aimable,  avoit  de  Tesprit,  des  talens  ;  c'étoit 
assurément  une  bonne  connoissance  à  faire.  Mais  elle 
avoit  une  amie,  appelée  mademoiselle  d'Ette  ^,  qui 


1.  Louise-Florence-Pétronille  d'Esclavelles,  née  le  11  mars  172( 
à  Valenciennes  ;  morte  à  Paris,  rue  de  la  Chaussée-d'Antin, 
17  avril  1783.  Elle  avait  épousé,  le  23  décembre  1745,  son  cousii 
Déni  s- Joseph  La  Livre  d'Epinay,  de  deux  ans  plus  âgé  qu'elle.' 
Ce  dernier  mourut  le  16  février  1782.  On  consultera,  sur  cette 
femme  célèbre,  son  salon  et  ses  amis  :  Lucien  Perey  et  Gaston 
Maugras,  La  Jeunesse  de  Madame  d'Epinay  ;  Dernières  années  de 
Madame  d'Epinay.  Paris,  Calmann-Lé\-A-,  1898,  et  s.  d.,  2  vol. 
In-8°  ;  Mémoires  de  Madame  d'Epinay  publiés  par  Paul  Boiteau. 
Paris,  Charpentier,  1884,  2  vol.  in-8°  ;  G.  Streckeisen-Moultou, 
J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis.  Paris,  Calmann-Lévy, 
s.  d.,  2  vol.  in-8°  ;  Frederika  Macdonald,  La  Légende  de  J.-J.  Rous- 
seau rectifiée  d'après  une  nouv.  critique  et  des  doc.  noui^eaux.  Paris, 
Hachette,  1909,  in-18  ;  Aug.  Rey,  Le  Château  de  la  ChevreUe  et 
Madame  d'Epinay.  Paris,  Pion,  s.  d.,  in-8°. 

2.  Elle  avait  en\"iron  trente-trois  ans  à  cette  époque  ;  elle  mourut 
à  Paris,  le  24  mars  1785,  rue  >'euve-du-Luxembourg,  n°  24. 
Diderot,  qui  ne  l'a  guère  connue  qu'en  1760,  chez  la  belle-mère 
du  baron  d'Holbach,  en  parle  ainsi  :  «  J'ai  fait  connaissance  avec 
cette  demoiselle  d'Ette.  C'étoit  une  Flamande,  et  il  y  paroit  à  la 
peau  et  aux  couleurs.  Son  visage  est  comme  une  jatte  de  lait  sur 
laquelle  on  a  jeté  des  feuilles  de  roses,  et  des  tétons  à  ser\-ir  de 
coussins  au  menton,  les  fesses  à  l'avenant.  Elle  est  bien  née. 
Le  chevalier  de  Valory  lenleva  de  la  maison  ijaternelle  à  l'âge  de 


LIVRE    SEPTIÈME  197 

passoit  pour  méchante,  et  qui  vivoit  avec  ie  cheva- 
lier de  Valory,  qui  ne  passoit  pas  pour  bon.  Je  crois 
que  le  commerce  de  ces  deux  personnes  fit  tort  à 
madame  d'Epinay,  à  qui  la  nature  avoit  donné,  avec 
un  tempérament  très  exigeant,  des  qualités  excel- 
lentes pour  en  régler  ou  racheter  les  écarts.  M.  de 
Francueil  lui  communiqua  une  partie  de  Tamitié 
qu'il  avoit  pour  moi,  et  m'avoua  ses  liaisons  avec 
elle,  dont,  par  cette  raison,  je  ne  parlerois  pas  ici 
si  elles  ne  fussent  devenues  publiques  au  point  de 
n'être  pas  même  cachés  à  M.  d'Epinay.  M.  de  Fran- 
cueil me  fit  même  sur  cette  dame  des  confidences  ^ 
bien  singulières,  qu'elle  ne  m'a  jamais  faites  elle- 
même  et  dont  elle  ne  ma  jamais  cru  instruit  ;  car  je 
n'en  ouvris  ni  n'en  ouvrirai  de  ma  vie  la  bouche 
ni  à  elle  ni  à  qui  que  ce  soit.  Toute  cette  con- 
fiance de  part  et  d'autre  rendoit  ma  situation 
très  embarrassante,  surtout  avec  madame  de  Fran- 
cueil, qui  me  connoissoit  assez  pour  ne  pas  se 
défier  de  moi,  quoique  en  liaison  avec  sa  rivale. 
Je  consolois  de  mon  mieux  cette  pauvre  femme, 
à  qui  son  mari  ne  rendoit  assurément  pas  l'amour 
qu'elle  avoit  pour  lui.  J'écoutois  séparément  ces 
trois  personnes  ;  je  gardois  leurs  secrets  avec  la 
plus  grande  fidélité,  sans  qu'aucune  des  trois  m'en 


quatorze  ans,  et  vécut  une  quinzaine  d'années  avec  eUe,  lui  fit 
des  enfants,  lui  promit  de  l'épouser,  s'entêta  d'une  autre  et  la 
planta  là.  Et  voilà  ce  qu'on  appelle  d'honnêtes  gens.  >• 

1.  Voyez  sur  l'objet  de  ces  confidences  les  Mémoires  de  Madame 
d'Epinay,  publiés  par  P.  Boiteau,  t.  I,  p.'  162  et  suivantes. 
M.  d'Epinay,  dont  les  mœurs  étaient  fort  dissolues,  avait  com- 
muniqué à  sa  femme  une  maladie  que  celle-ci  transmit  à  son 
amant. 


198  LES     CONFESSIONS 

arrachât  jamais  aucun  de  ceux  des  deux  autres,  et 
sans  dissimuler  à  chacune  des  deux  femmes  mon 
attachement  pour  sa  rivale.  Madame  de  Francueil. 
qui  vouloit  se  servir  de  moi  pour  bien  des  choses, 
€ssuya  des  refus  formels  ;  et  madame  d'Epinay, 
m'ayant  voulu  charger  une  fois  d'une  lettre  pour 
Francueil,  non  seulement  en  reçut  un  pareil,  mais 
encore  une  déclaration  très  nette  que,  si  elle  vouloit 
me  chasser  pour  jamais  de  chez  elle,  elle  n'avoit 
qu'à  me  faire  une  seconde  fois  pareille  pr-oposition. 
Il  faut  rendre  justice  à  madame  d'Epinay  :  loin  que 
ce  procédé  parût  lui  déplaire,  elle  en  parla  à  Francueil, 
avec  éloge,  et  ne  m'en  reçut  pas  moins  bien.  C'est 
ainsi  que,  dans  des  relations  orageuses  entre  trois 
personnes  que  j'avois  à  ménager,  dont  je  dépendois 
en  quelque  sorte,  et  pour  qui  j'avois  de  l'attache- 
ment, je  conservai  jusqu'à  la  fin  leur  amitié,  leur 
estime,  leur  confiance,  en  me  conduisant  avec  dou- 
ceur et  complaisance,  mais  toujours  avec  droiture 
et  fermeté.  Malgré  ma  bêtise  et  ma  gaucherie,  ma- 
dame d'Epinay  voulut  me  mettre  des  amusemens  de 
la  Chevrette,  château  près  de  Saint-Denis,  appar- 
tenant à  M.  de  Bellegarde.  Il  y  avoit  un  théâtre  oùj 
l'on  jouoit  souvent  des  pièces.  On  me  chargea  d'un 
rôle  que  j'étudiai  six  mois  sans  relâche,  et  qu'il  fallut! 
me  souffler  d'un  bout  à  l'autre  à  la  représentation  K\ 
Après  cette  épreuve,  on  ne  me  proposa  (a)  plus 
de  rôle. 

Vab.  —  (a)  :  on  ne  me  donna  plus... 

1.  Il  s'agissait  d'une  représentation  de  VEngasemenl  témérairef 
de  Rousseau.  Voyez  les  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  t.  1,  p.  177 
et  ss. 


LIVRE     SEPTIEME 


199 


En  faisant  la  connoissance  de  madame  d'Épinay, 
je  fis  aussi  celle  de  sa  belle-sœur,  mademoiselle  de 
Bellegarde.  qui  devint  bientôt  comtesse  de  Houdetot^. 
La  première  fois  que  je  la  vis,  elle  étoit  à  la  veille  de 
son  mariage  (a)  ;  elle  me  causa  longtems  avec  cette 
familiarité  charmante  qui  lui  est  naturelle.  Je  la 
trouvai  très  aimable  ;  mais  j'étois  bien  éloigné  de 
prévoir  que  cette  jeune  personne  feroit  un  jour  le 
destin  de  ma  vie,  et  m'entraîneroit,  quoique  bien 
innocemment,  dans  l'abîme  où  je  suis  aujourd'hui. 

Quoique  je  n'aie  pas  parlé  de  Diderot  depuis  mon 
retour  de  Venise,  non  plus  que  de  mon  ami  M.  Ro- 
guin,  je  n'avois  pourtant  négligé  ni  l'un  ni  l'autre, 
et  je  m'étois  surtout  lié  de  jour  en  jour  plus  intime- 
ment avec  le  premier.  Il  avoit  une  Nanette  ^  ainsi 
que  j'avois  une  Thérèse  ;  c'étoit  entre  nous  une 
conformité  de  plus.  Mais  la  différence  étoit  que  ma 
Thérèse,  aussi  bien  (h)  de  figure  que  sa  Nanette, 
avoit  une  humeur  douce  et  un  caractère  aimable, 
fait  pour  attacher  un  honnête  homme  ;  au  lieu 
que  la    sienne,  pie-grièche    et    harengère,  ne    mon- 

Var,  —  (a)  :  à  la  veille  de  son  mariage,  elle  me  fît  voir  l'appar- 
tement qu'on  lui  préparoit  et  me  causa  longtems...  —  (h)  :  aussi 
bien,  tout  au  moins,  de  figure... 

2.  Elisabeth-Sophie-Françoise  de  Bellegarde,  née  le  18  décembre 
1730,  à  Paris,  morte  dans  la  même  ville,  le  28  janvier  1813.  Elle 
épousa,  le  10  fé\Tier  1748, Claude-Constant-César,  comte  d'Houdçtot, 
capitaine  de  la  compagnie  des  gendarmes  de  Berry,  de  six  ans  plus 
âgé  qu'elle.  Ce  dernier  mourut  en  1806.  (Voyez  sur  Madame  d'Hou- 
detot,  les  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  éd.  Paul  Boiteau,  et 
les  ouvrages  d'Hippoh-te  Bufîenoir  :  La  Comtesse  d' Houdetot. 
Paris,  Calmann-Lé%-;y',  s.  d.,  in-8°  ;  La  Comtesse  d'Houdetot,  sa 
famille,  ses  amis.  Paris,  Leclerc,  1905,  in-8°.) 

3.  Elle  s'appelait  Anne-Antoinette  Champion.- 


200  LES    CONFESSIONS 

troit  rien  aux  yeux  des  autres  qui  pût  racheter  la 
mauvaise  éducation»  Il  Fépousa  toutefois  :  ce  fut 
fort  bien  fait,  s'il  l'avoit  promis.  Pour  moi,  qui 
n'avois  rien  promis  de  semblable,  je  ne  me  pressai 
pas  de  l'imiter. 

Je  m'étois  aussi  lié  avec  l'abbé  de  Condillac  ^,  qui 
n'étoit  rien,  non  plus  que  moi,  dans  la  littérature, 
mais  qui  étoit  fait  pour  devenir  ce  qu'il  est  aujour- 
d'hui. Je  suis  le  premier  peut-être  qui  ai  vu  sa  portée, 
et  qui  Tai  estimé  ce  qu'il  valoit.  Il  paroissoit  aussi 
se  plaire  avec  moi  ;  et  tandis  qu'enfermé  dans  ma 
chambre,  rue  Jean-Saint-Denis,  près  l'Opéra,  je 
faisois  mon  acte  d'Hésiode,  il  venoit  quelquefois 
dîner  avec  moi  tête-à-tête,  en  pique-nique.  Il  travail- 
loit  alors  à  VEssai  sur  Vorigine  des  Connoissances 
humaines,  qui  est  son  premier  ouvrage.  Quand  il 
fut  achevé,  l'embarras  fut  de  trouver  un  libraire 
qui  voulût  s'en  charger.  Les  libraires  de  Paris  sont 
arrogans  et  durs  pour  tout  homme  qui  commence,  et 
la  métaphysique,  alors  très  peu  à  la  mode,  n'offroit 
pas  un  sujet  bien  attrayant.  Je  parlai  à  Diderot  de 
Condillac  et  de  son  ouvrage  ;  je  leur  fis  faire  con- 
noissance.  Ils  étoient  faits  pour  se  convenir  ;  ils  se 
convinrent.  Diderot  engagea  le  libraire  Durand  à 
prendre  le  manuscrit  de  l'abbé,  et  ce  grand  méta- 
physicien eut  de  son  premier  livre,  et  presque  par 
grâce,  cent  écus  qu"il  n'auroit  (a)  peut-être  pas] 
trouvés  sans  moi.  Comme  nous  demeurions  dans  des! 

Var.  —  (a)   :  qu'il  neût... 

1.  Etienne  Bonnot  de  Condillac,  abbé  de  Mureaux  (1715-1780),] 
élu  membre  de  l'Académie  française  en  1768. 


LIVRE    SEPTIÈME  201 

quartiers  fort  éloignés  les  uns  des  autres,  nous  nous 
rassemblions  tous  trois  une  fois  la  semaine  au  Palais- 
Royal,  et  nous  allions  dîner  ensemble  à  l'hôtel  du 
Panier-Fleuri.  Il  falloit  que  ces  petits  dîners  hebdo- 
madaires plussent  extrêmement  à  Diderot,  car  lui 
qui  manquoit  presque  à  tous  ses  rendez-vous  (a) 
ne  manqua  jamais  aucun  de  ceux-là.  Je  formai  là 
le  projet  d'une  feuille  périodique,  intitulée  Le  Per- 
sifleur, que  nous  devions  faire  alternativement, 
Diderot  et  moi.  J'en  esquissai  la  première  feuille  ^, 
et  cela  me  fit  faire  connoissance  avec  d'Alembert, 
à  qui  Diderot  en  avoit  parlé.  Des  événemens  im- 
prévus nous  barrèrent,  et  ce  projet  en  demeura  là. 
Ces  deux  auteurs  venoient  d'entreprendre  le 
Dictionnaire  Encyclopédique,  qui  ne  devoit  d'abord 
être  qu'une  espèce  de  traduction  de  Chambers, 
semblable  à  peu  près  à  celle  du  Dictionnaire  de 
Médecine,  de  James,  que  Diderot  venoit  d'achever. 
Celui-ci  voulut  me  faire  entrer  pour  quelque  chose 
dans  cette  seconde  entreprise,  et  me  proposa  la 
partie  de  la  musique,  que  j'acceptai,  et  que  j'exécutai 
très  à  la  hâte  et  très  mal,  dans  les  trois  mois  qu'il 
m'avoit  donnés,  comme  à  tous  les  auteurs  qui 
dévoient  concourir  à  cette  entreprise  ;  mais  je  fus  le 
seul  qui  fut  prêt  au  terme  prescrit.  Je  lui  remis  mon 
manuscrit,  que  j'avois  fait  mettre  au  net  par  un 
laquais  de  M.  de  Francueil,  appelé  Dupont,  qui 
écrivoit  très  bien,  et  à  qui  je  payai  dix  écus  (h), 


Var.  —  (a)  :  presque  à  tous  ses  rendez-vous,  fussent-ils  même 
avec  des  femmes,  ne  manqua  jamais...  —  (b)  :  écus  de  copie,  tirés... 

1.  Œuvres  complètes,  t.  XII,  p.  294  et  ss. 


202  LES     CONFESSIONS 

tirés  de  ma  poche,  qui  ne  m'ont  jamais  été  rembour- 
sés. Diderot  ni'avoit  promis,  de  la  part  des  libraires, 
une  rétribution  dont  il  ne  m'a  jamais  reparlé,  ni 
moi  à  lui. 

Cette  entreprise  de  V Encyclopédie  fut  interrompue 
par  sa  détention.  Les  Pensées  philosophiques  lui 
avoient  attiré  quelques  chagrins  qui  n'eurent  point 
de  suite.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  Lettre  sur  les 
Aveugles,  qui  navoit  rien  de  répréhensible  que  quel- 
ques traits  personnels,  dont  madame  Dupré  de  Saint- 
Maur  et  M.  de  Réaumur  furent  choqués,  et  pour  les- 
quels il  fut  mis  au  Donjon  de  Vincennes.  Rien  ne 
peindra  jamais  les  angoisses  que  me  fit  sentir  le 
malheur  de  mon  ami.  Ma  funeste  imagination,  qui 
porte  toujours  le  mal  au  pis.  s'efï'aroucha.  Je  le  crus 
là  pour  le  reste  de  sa  vie.  La  tête  faillit  à  m'en  tourner. 
J'écrivis  à  madame  de  Pompadour  pour  la  conjurer 
de  ]e  faire  relâcher,  ou  d'obtenir  qu'on  m'enfermât 
avec  lui.  Je  n'eus  aucune  réponse  à  ma  lettre  :  elle 
étoit  trop  peu  raisonnable  pour  être  efficace,  et  je  ne 
me  flatte  pas  quelle  ait  contribué  aux  adoucisse- 
mens  qu'on  mît  quelque  tems  après  à  la  captivité 
du  pauvre  Diderot.  Mais  si  elle  eût  duré  quelque  tems 
encore  avec  la  même  rigueur,  je  crois  que  je  serois 
mort  de  désespoir  au  pied  de  ce  malheureux  Donjon. 
Au  reste,  si  ma  lettre  a  produit  peu  d'effet,  je  ne 
m'en  suis  pas,  non  plus,  beaucoup  fait  valoir  ;  car 
je  n'en  parlai  (a)  qu"à  très  peu  de  gens,  et  jamais  à 
Diderot   lui-même. 

Var.  —  (a)  :  je  n'en  ai  parlé  qu'à... 

FIN     DU    LIVRE     SEPTIEME 


LIVRE    HUITIEME 


1748-1755 


J'ai  dû  faire  une  pause  à  la  fin  du  précédent 
livre.  Avec  celui-ci  commence,  dans  sa  pre- 
mière origine,  la  longue  chaîne  de  mes  malheurs. 
Ayant  vécu  dans  deux  des  plus  brillantes  maisons 
de  Paris,  je  n'avois  pas  laissé,  malgré  mon  peu 
d'entregent,  d'y  faire  quelques  connoissances.  J'avois 
fait,  entre  autres,  chez  madame  Dupin,  celle  du 
jeune  prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha,  et  du  baron 
de  Thun,  son  gouverneur.  J'avois  fait  chez  M.  de  la 
PopHnière  celle  de  M.  Segui,  ami  du  baron  de  Thun,  et 
connu  dans  le  monde  littéraire  par  sa  belle  édition 
de  Rousseau.  Le  baron  nous  invita,  M.  Segui  et  moi, 
d'aller  passer  un  jour  ou  deux  à  Fontenay-sous- 
Bois  (a),   où   le   prince   avoit    une   maison.    Nous   y 


Var.  —  (a)  :  à  Fontenay-auj:-i?oses,  où... 


204  LES     CONFESSIONS 

fûmes.  En  passant  devant  Vincennes,  je  sentis  à  la 
vue  du  Donjon  un  déchirement  de  cœur  dont  le  baron 
remarqua  F  effet  sur  mon  visage.  A  souper,  le  prince 
parla  de  la  détention  de  Diderot.  Le  baron,  pour  me 
faire  parler,  accusa  le  prisonnier  d'imprudence  : 
j'en  mis  dans  la  manière  impétueuse  dont  je  le 
défendis.  L'on  pardonna  cet  excès  de  zèle  à  celui 
'qu'inspire  un  ami  malheureux,  et  Ton  parla  d'autre 
chose.  Il  y  avoit  là  deux  Allemands  attachés  au 
prince.  L'un,  appelé  ^L  Klupffel.  homme  de  beaucoup 
d'esprit,  étoit  son  chapelain,  et  devint  ensuite  son 
gouverneur,  après  avoir  supplanté  le  baron.  Lautre 
étoit  un  jeune  homme  appelé  M.  Grimm,  qui  lui 
servoit  de  lecteur  en  attendant  qu'il  trouvât  quelque 
place,  et  dont  l'équipage  très  mince  annonçoit  le 
pressant  besoin  de  la  trouver.  Dès  ce  même  soir, 
Klupffel  et  moi  commençâmes  une- liaison  qui  bientôt 
devint  amitié.  Celle  avec  le  sieur  Grimm  n'alla  pas 
tout  à  fait  si  vite.  Il  ne  se  mettoit  guère  en  avant, 
bien  éloigné  de  ce  ton  avantageux  que  la  prospérité 
lui  dbnna  dans  la  suite.  Le  lendemain  à  dîner  on 
parla  de  musique  :  il  en  parla  bien.  Je  fus  transporté 
d'aise  en  apprenant  qu'il  accompagnoit  du  clavecin. 
Après  le  dîner  on  fit  apporter  de  la  musique  (a)% 
Nous  musiquâmes  tout  le  jour  au  clavecin  du  prince, 
et  ainsi  commença  cette  amitié  qui  d'abord  me  fut  si 
douce,  enfin  si  funeste,  et  dont  j'aurai  tant  à  parler 
désormais. 

En  revenant  à  Paris,  j'y  appris  l'agréable  nouvelle 
que  Diderot  étoit  sorti  du  Donjon,  et  qu'on  lui  avoit 

Yar.  —  (a)  :  musique  italienne. 


LIVRE    HUITIÈME  205 

donné  le  château  et  le  parc  de  Vincennes  pour  prison, 
sur  sa  parole,  avec  permission  de  voir  ses  amis.  Qu'il 
me  fut  dur  de  n'y  pouvoir  courir  à  l'instant  même  ! 
Mais  retenu  deux  ou  trois  jours  chez  madame  Dupin 
par  des  soins  indispensables,  après  trois  ou  quatre 
siècles  d'impatience  je  volai  dans  les  bras  de  mon 
ami.  Moment  inexprimable  !  il  n'étoit  pas  seul. 
D'Alembert  et  le  trésorier  de  la  Sainte-Chapelle 
étoient  avec  lui.  En  entrant  je  ne  vis  que  lui,  je  ne 
fis  qu'un  saut,  un  cri.  je  collai  mon  visage  sur  le  sien, 
je  le  serrai  étroitement  sans  lui  parler  autrement  que 
par  mes  pleurs  et  par  mes  sanglots  :  j'étoulTois  de 
tendresse  et  de  joie.  Son  premier  mouvement,  sorti 
de  mes  bras  (a),  fut  de  se  tourner  vers  l'ecclésias- 
tique, et  de  lui  dire  :  Vous  voyez,  monsieur,  comment 
m'aiment  mes  amis.  Tout  entier  à  mon  émotion, 
je  ne  réfléchis  pas  alors  à  cette  manière  d'en  tirer 
avantage.  Mais  en  y  pensant  quelquefois  depuis  ce 
tems-là.  j'ai  toujours  jugé  qu'à  la  place  de  Diderot, 
ce  n"eût  pas  été  là  la  première  idée  qui  me  seroit 
venue. 

Je  le  trouvai  (h)  très  afîecté  de  sa  prison.  Le 
Donjon  lui  avoit  fait  une  impression  terrible,  et  quoi- 
qu'il fût  fort  agréablement  au  château,  et  maître  de 
ses  promenades  dans  un  parc  qui  n'est  pas  même  fer- 
mé de  murs,  il  avoit  besoin  de  la  société  de  ses  amis 
pour  ne  pas  se  livrer  à  son  humeur  noire.  Comme 
j'étois  assurément  celui  qui  compatissoit  le  plus  à  sa 
peine,  je  crus  être  aussi  celui  dont  la  vue  lui  seroit 


Var.  —  (a)  :  mouvement,  après  ce  transport,  fut...  —  (b)  :  Je 
trouvai  Diderot  très  affecté... 


206  LES    CONFESSIONS 

la  plus  consolante,  et  tous  les  deux  jours  au  plus 
tard,  malgré  des  occupations  très  exigeantes,  j'allois, 
soit  seul,  soit  avec  sa  femme,  passer  avec  lui  les 
après-midi. 

Cette  année  1749,  Tété  fut  d'une  chaleur  excessive. 
On  compte  deux  lieues  de  Paris  à  Vincennes.  Peu 
en  état  de  payer  des  fiacres,  à  deux  heures  après 
midi  j'allois  à  pied  quand  j'étois  seul,  et  j'allois  vite 
pour  arriver  plus  tôt.  Les  arbres  de  la  route,  toujours 
élagués,  à  la  mode  du  pays,  ne  donnoient  presque 
aucune  ombre,  et  souvent,  rendu  de  chaleur  et  de 
fatigue,  je  m'étendois  par  terre  n'en  pouvant  plus. 
Je  m'avisai,  pour  modérer  mon  pas,  de  prendre 
quelque  livre.  Je  pris  un  jour  le  Alercure  de  France  ^, 
et  tout  en  marchant  et  le  parcourant,  je  tombai  sur 
cette  question  proposée  par  l'académie  de  Dijon  pour 
le  prix  de  l'année  suivante  :  Si  le  progrès  des  sciences 
et  des  arts  a  contribué  à  corrompre  ou  à  épurer  les 
mœurs. 

A  l'instant  de  cette  lecture  je  vis  un  autre  univers, 
et  je  devins  un  autre  homme.  Quoique  j'aie  un  sou- 
venir vif  de  l'impression  que  j'en  reçus,  les  détails 
m'en  sont  échappés  depuis  que  je  les  ai  déposés  (a) 
dans  une  de  mes  quatre  lettres  à  M.  de  Malesherbes. 
C'est  une  des  singularités  de  ma  mémoire  qui  méri- 
tent d'être  dites.  Quand  elle  me  sert,  ce  n'est  qu'au- 
tant que  je  me  suis  reposé  sur  elle  :  sitôt  que  j'en 
confie  le  dépôt  au  papier,  elle  m'abandonne  ;  et  dès 

Var.  —  (a)  :  déposés  sur  le  papier  dans... 

1.  Octobre  1749.  Voyez  la  lettre  à  M.  de  Malesherbes,  du  12  jan- 
vier 1762. 


LIVRE    HUITIEME 


207 


qu'une  fois  j'ai  écrit  une  chose,  je  ne  m'en  souviens 
plus  du  tout.  Cette  singularité  me  suit  jusques  dans 
la  musique.  Avant  de  l'apprendre  (a)  je  savois  par 
cœur  des  multitudes  de  chansons  :  sitôt  que  j'ai  su 
(hanter  des  airs  notés,  je  n'en  ai  pu  retenir  aucun  ; 
et  je  doute  que  de  ceux  que  j'ai  le  plus  aimés  j'en 
puisse  aujourd'hui  redire  un  seul  tout  entier. 

Ce  que  je  me  rappelle  bien  distinctement  dans  cette 
occasion,  c'est  qu'arrivant  à  Vincennes  j'étois  dans 
une  agitation  qui  tenoit  du  délire.  Diderot  l'aperçut  : 
je  lui  en  dis  la  cause,  et  je  lui  lus  la  prosopopée  de 
Fabricius.  écrite  en  crayon  sous  un  chêne  (b).  Il 
m'exhorta  de  donner  l'essor  à  mes  idées,  et  de  con- 
courir au  prix.  Je  le  fis,  et  dès  cet  instant  je  fus 
perdu.  Tout  le  reste  de  ma  vie  et  de  mes  malheurs 
fut  l'effet  (c)  inévitable  de  cet  instant  d'égare- 
ment. 

Mes  sentimens  se  montèrent,  avec  la  plus  incon- 
cevable rapidité,  au  ton  de  mes  idées.  Toutes  mes 
petites  passions  furent  étouffées  par  l'enthousiasme 
de  la  vérité,  de  la  hberté,  de  la  vertu,  et  ce  qu'il  y  a 
de  plus  étonnant  est  que  cette  effervescence  se^ 
soutint  dans  mon  cœur,  durant  plus  de  quatre  ou 
cinq  ans,  à  un  aussi  haut  degré  peut-être  qu'elle 
ait  jamais  été  dans  le  cœur  d'aucun  autre  homme. 

Je  travaillai  ce  discours  d'une  façon  bien  singu- 
lière, et  que  j'ai  presque  toujours  suivie  dans  mes 
autres  ouvrages.  Je  lui  consacrois  les  insomnies  de 
mes  nuits.  Je  méditois  dans  mon  lit  à  veux  fermés,- 


Var.  —  (a)  :  de  V avoir  apprise...  —  (h)  :  sous   un  arbn 
(c)  :  l'effet  et  la  suite  inévitables... 


208  LES     CONFESSIONS 

et  je  tournois  et  retournois  mes  périodes  dans  ma 
tête  (a)  avec  des  peines  incroyables  ;  puis,  quand 
j'étois  parvenu  à  en  être  content,  je  les  déposois  dans 
ma  mémoire  jusqu'à  ce  que  je  pusse  les  mettre 
sur  le  papier  :  mais  le  tems  de  me  lever  et  de  m'habil- 
1er  me  faisoit  tout  perdre,  et  quand  je  m'étois  mis 
à  mon  papier  il  ne  me  venoit  presque  plus  rien  de  ce 
que  javois  composé.  Je  m'avisai  de  prendre  pour  : 
secrétaire  madame  Le  Vasseur.  Je  l'avois  logée  avec 
sa  fdle  et  son  mari  plus  près  de  moi,  et  c'étoit  elle 
qui,  pour  m' épargner  un  domestique,  venoit  tous  les 
matins  allumer  mon  feu  et  faire  mon  petit  service. 
A  son  arrivée,  je  lui  dictois  de  mon  lit  mon  travail 
de  la  nuit,  et  cette  pratique,  que  j'ai  longtems  suivie, 
m'a  sauvé  bien  des  oublis. 

Quand  ce  discours  fut  fait,  je  le  montrai  à  Diderot, 
qui  en  fut  content,  et  m'indiqua  quelques  correc- 
tions. Cependant  cet  ouvrage,  plein  de  chaleur  et  de 
force,  manque  absolument  de  logique  et  d'ordre  (h)  ; 
de  tous  ceux  qui  sont  sortis  de  ma  plume,  c'est  le 
plus  foible  de  raisonnement  et  le  plus  pauvre  de 
nombre  et  d'harmonie  ;  mais  avec  quelque  talent 
qu'on  puisse  être  né,  l'art  d'écrire  ne  s'apprend  pas 
tout  d'un  coup. 

Je  fis  partir  cette  pièce  sans  en  parler  à  personne 
autre,  si  ce  n'est,  je  pense,  à  Grimm,  avec  lequel, 
depuis  son  entrée  chez  le  comte  de  Frièse,  je  com- 
mençois  à  vivre  dans  la  plus  grande  intimité.  Il 
avoit    un    clavecin    qui    nous    servoit    de    point    de 


Var.  —  (a)  :  dans  ma  tète.,  mes  périodes  avec...  —  (h)  :  d'or- 
dre et  de  logique  ;... 


LIVRE     HUITIEME 


209 


réunion,  et  autour  duquel  je  passois  avec  lui  tous  les 
momens  que  j'avois  de  libres,  à  chanter  des  airs 
italiens  et  des  barcarolles  sans  trêve  et  sans  relâche 
du  matin  au  soir,  ou  plutôt  du  soir  au  matin,  et 
sitôt  qu'on  ne  me  trouvoit  pas  chez  madame  Dupin, 
on  étoit  sur  de  me  trouver  chez  M.  Grimm,  ou  du 
moins  avec  lui,  soit  à  la  promenade,  soit  au  spectacle. 
Je  cessai  d'aller  à  la  Comédie  italienne,  où  j'avois 
mes  entrées,  mais  qu'il  n'aimoit  pas,  pour  aller 
avec  lui,  en  payant,  à  la  Comédie  françoise,  dont  il 
étoit  passionné.  Enfin,  un  attrait  si  puissant  me  lioit 
à  ce  jeune  homme,  et  j'en  devins  tellement  insépa- 
rable, que  la  pauvre  tante  elle-même  en  (a)  étoit 
négligée  ;  c'est-à-dire  que  je  la  voyois  moins,  car 
jamais  un  moment  de  ma  vie  mon  attachement  pour 
elle  ne  s'est  affaibli. 

Cette  impossibilité  de  partager  à  mes  inclinations 
le  peu  de  tems  que  j'avois  de  libre,  renouvela  plus 
vivement  que  jamais  le  désir  que  j'avois  depuis 
longtems  de  ne  faire  qu'un  ménage  avec  Thérèse  : 
mais  l'embarras  de  sa  nombreuse  famille,  et  surtout 
le  défaut  d'argent  pour  acheter  des  meubles,  m'a- 
voient  jusqu'alors  retenu.  L'occasion  de  faire  un 
effort  se  présenta,  et  j'en  profitai.  M.  de  Francueil 
et  madame  Dupin,  sentant  bien  que  huit  à  neuf  cents 
francs  par  an  ne  pouvoient  me  suffire,  portèrent  de 
leur  propre  mouvement  mon  honoraire  annuel 
jusqu'à  (h)  cinquante  louis,  et  de  plus,  madame  Du- 
pin, apprenant  que  je  cherchois  à  me  mettre  dans 
mes  meubles,  m'aida  de  quelques  secours  pour  cela. 

Var.  —  (a)  :  elle-même  étoit.,.  —  (b)  :  annuel  à  cinquante... 

II.   —   14 


210  LES    CONFESSIONS 

Avec  les  meubles  qu'avoit  déjà  Thérèse,  nous  mîmes 
tout  en  commun,  et  ayant  loué  un  petit  appartement 
à  Fhôtel  de  Languedoc,  rue  de  Grenelle-Saint- 
Honoré,  chez  de  très  bonnes  gens,  nous  nous  y 
arrangeâmes  comme  nous  pûmes  ;  et  nous  y  avons 
demeuré  paisiblement  et  agréablement  pendant  sept 
ans,  jusqu'à  mon  délogement  pour  l'Ermitage. 

Le  père  de  Thérèse  étoit  un  vieux  bonhomme,  très 
doux,  qui  craignoit  extrêmement  sa  femme,  et  qui 
lui  avoit  donné  pour  cela  le  surnom  de  Lieutenant- 
criminel,  que  Grimm,  par  plaisanterie,  transporta 
dans  la  suite  à  la  fille.  Madame  Le  Vasseur  ne  man- 
quoit  pas  d'esprit,  c'est-à-dire  d'adresse  (a),  elle  se 
piquoit  même  de  politesse  et  d'airs  du  grand  monde  ; 
mais  elle  avoit  un  patelinage  mystérieux  qui  m'étoit 
insupportable,  donnant  d'assez  mauvais  conseils  à 
sa  fille,  cherchant  à  la  rendre  dissimulée  av.ec  moi, 
et  cajolant  séparément  mes  amis  aux  dépens  les  uns 
des  autres  et  aux  miens  ;  du  reste,  assez  bonne  mère, 
parce  qu'elle  trouvoit  son  compte  à  l'être,  et  couvrant 
les  fautes  de  sa  fille,  parce  qu'elle  en  profitoit.  Cette 
femme,  que  je  comblois  d'attentions,  de  soins,  de 
petits  cadeaux,  et  dont  j'avois  extrêmement  à  cœur 
de  me  faire  aimer,  étoit,  par  l'impossibilité  que 
j'éprouvois  d'y  parvenir,  la  seule  cause  de  peine  que 
j'eusse  dans  mon  petit  ménage,  et  du  reste  je  puis 
dire  avoir  goûté,  durant  ces  six  ou  sept  ans,  le  plus 
parfait  bonheur  domestique  que  la  foiblesse  humaine 
puisse  comporter.  Le  cœur  de  ma  Thérèse  étoit  celui 
d'un  ange  :  notre  attachement  croissoit  avec  notre 

Var.  —  (a)  :  d'esprit,  elle  se... 


LIVRE    HUITIÈME  211 


intimité,  et  nous  sentions  davantage  de  jour  en  jour 
combien  nous  étions  faits  l'un  pour  l'autre.  Si  nos 

■  isirs  pouvoient  se  décrire,  ils  feroient  rire  par  leur 
-iiupiicité.  Nos  promenades  tête-à-tête  hors  de  la 
^  iile,  où  je  dépensois  magnifiquement  huit  ou  dix 

is  à  quelque  guinguette.  Nos  petits  soupers  à  la 
(iuisée  de  ma  fenêtre,  assis  en  vis-à-vis  sur  deux 
petites  chaises  posées  sur  une  malle  qui  tenoit  la 
largeur  de  l'embrasure.  Dans  cette  situation,  la 
fenêtre  nous  servoit  de  table,  nous  respirions  l'air, 
nous  pouvions  voir  les  environs,  les  passans,  et, 
quoiqu'au  (a)  quatrième  étage,  plonger  dans  la  rue 
tout  en  mangeant.  Qui  décrira,  qui  sentira  les  char- 
mes de  ces  repas,  composés,  pour  tous  mets,  d'un 
quartier  de  gros  pain,  de  quelques  cerises,  d'un  petit 
morceau  de  fromage  et  d'un  demi-setier  de  vin  que 
nous  buvions  à  nous  deux?  Amitié,  confiance,  inti- 
mité, douceur  d'âme,  que  vos  assaisonnemens  sont 
délicieux  !  Quelquefois  nous  restions  là  jusqu'à 
minuit  sans  y  songer  et  sans  nous  douter  de  l'heure, 
si  la  vieille  maman  ne  nous  (b)  en  eût  avertis.  Mais 
laissons  ces  détails  qui  paroîtront  insipides  ou  risibles. 
Je  l'ai  toujours  dit  et  senti,  la  véritable  jouissance  ne 
se  décrit  point. 

J'en  eus  à  peu  près  dans  le  même  tems  une  plus 
grossière,  la  dernière  de  cette  espèce  que  j'aie  eu  à 
me  reprocher.  J'ai  dit  que  le  ministre  Klupffel  étoit 
aimable  :  mes  liaisons  avec  lui  n'étoient  guères  moins 
étroites    qu'avec   Grimm,    et   devinrent   aussi   fami- 


Var.  —  (a)  :  et  quoique  nous  fussions  au...  —  (b)  :  ne  nous 
eût... 


212  LES     CONFESSIONS 

Hères  :  ils  mangeoient  quelquefois  chez  moi.  Ces  repas, 
un  peu  plus  que  simples,  étoient  égayés  par  les  fines 
et  folles  polissonneries  de  Klupffel,  et  par  les  plaisans 
«germanismes  de  Grimm.  qui  n'étoit  pas  encore 
devenu  puriste.  La  sensualité  ne  présidoit  pas  à  nos 
petites  orgies,  mais  la  joie  y  suppléoit,  et  nous  nous 
trouvions  si  bien  ensemble,  que  nous  ne  pouvions 
plus  nous  quitter.  KlupfTel  avoit  mis  dans  ses  meubles 
une  petite  fille,  qui  (a)  ne  laissoit  pas  d'être  à  tout 
le  monde,  parce  qu'il  ne  pouvoit  l'entretenir  à  lui 
seul.  Un  soir,  en  entrant  au  café,  nous  le  trouvâmes 
qui  en  sortoit  pour  aller  souper  avec  elle.  Nous  le 
raillâmes  :  il  s'en  vengea  galamment  en  nous  mettant 
du  même  souper,  et  puis  nous  raillant  à  son  tour. 
Cette  pauvre  créature  me  parut  d'un  assez  bon 
naturel,  très  douce,  et  peu  faite  à  son  métier,  auquel 
une  sorcière  quelle  avoit  avec  elle  la  styloit  de  son 
mieux.  Les  propos  et  le  vin  nous  égayèrent  au  point 
que  nous  nous  oubliâmes.  Le  bon  Klupfîel  ne  voulut 
pas  faire  ses  honneurs  à  demi,  et  nous  passâmes  tous 
trois  successivement  dans  la  chambre  voisine  avec  la 
pauvre  petite,  qui  ne  savoit  si  elle  devoit  rire  ou 
pleurer.  Grimm  a  toujours  affirmé  qu'il  ne  l' avoit  pas 
touchée  :  c'étoit  donc  pour  s'amuser  à  nous  impa- 
tienter qu'il  resta  si  longtems  avec  elle,  et  s'il  s'en 
abstint,  il  est  peu  probable  que  ce  fût  par  scrupule, 
puisquavant  d'entrer  chez  le  comte  de  Frièse,  il 
logeoit  chez  des  filles  au  même  quartier  Saint- 
Roch  (h). 


Var.  —  (a)  :  qui,  par  convention,  ne  laissoit  pas...  —  (b)  :  quar- 
tier de  Saint-Roch. 


LIVRE    HUITIEME 


213 


Je  sortis  de  la  rue  des  Moineaux,  où  iogeoît  cette 
fille,  aussi  honteux  que  Saint-Preux  sortit  de  la 
maison  où  on  Tavoit  enivré,  et  je  me  rappelai  bien 
mon  histoire  en  écrivant  la  sienne.  Thérèse  s'aperçut, 
à  quelque  signe,  et  surtout  à  mon  air  confus,  que 
javois  quelque  reproche  à  me  faire  ;  j'en  allégeai 
le  poids  par  ma  franche  et  prompte  confession.  Je 
fis  bien  ;  car  dès  le  lendemain  Grimm  vint  en  triom- 
phe lui  raconter  mon. forfait  en  l'aggravant,  et  depuis 
lors  il  n'a  jamais  manqué  de  lui  en  rappeler  maligne- 
ment le  souvenir,  en  cela  d'autant  plus  coupable  que, 
l'ayant  mis  librement  et  volontairement  (a)  dans 
ma  confidence,  j'avois  droit  d'attendre  de  lui  qu'il  ne 
m'en  feroit  pas  repentir.  Jamais  je  ne  sentis  mieux 
qu'en  cette  occasion  la  bonté  de  cœur  de  ma  Thé- 
rèse ;  car  elle  fut  plus  choquée  du  procédé  de  Grimm 
qu'offensée  de  mon  infidélité,  et  je  n'essuyai  de  sa 
part  que  des  reproches  touchans  et  tendres,  dans 
lesquels  je  n'aperçus  jamais  la  moindre  trace  de 
dépit. 

La  simplicité  d'esprit  de  cette  excellente  fille  éga- 
loit  sa  bonté  de  cœur,  c'est  tout  dire  ;  mais  un  exem- 
ple qui  se  présente  mérite  pourtant  (h)  d'être 
ajouté.  Je  lui  avois  dit  que  Klupfîel  et  oit  ministre 
et  chapelain  du  prince  de  Saxe-Gotha.  Un  ministre 
étoit  pour  elle  un  homme  si  singulier  (c),  que,  con- 
fondant comiquement  les  idées  les  plus  disparates, 
elle  s'avisa  de  prendre  Klupfîel  pour  le  pape  ;  je  la 
crus  folle  la  première  fois  qu'elle  me  dit.  comme  je 


Var.  —  (a)  :  mis    pleinement    et   librement    dans...    —  (h) 
mérite  cependant...  —  (c)  :  si  extraordinaire,... 


214  LES     CONFESSIONS 

rentroiS;  que  le  pape  m'étoit  venu  voir.  Je  la  fis  ex- 
pliquer, et  je  n'eus  rien  de  plus  pressé  que  d'aller 
conter  cette  histoire  à  Grimm  et  à  Klupffel,  à  qui  le 
nom  de  pape  en  resta  parmi  nous.  Nous  donnâmes  à 
la  fille  de  la  rue  des  Moineaux  le  nom  de  papesse 
Jeanne.  C'étoient  des  rires  inextinguibles  ;  nous 
étouffions.  Ceux  qui,  dans  une  lettre  qu'il  leur  a 
plu  de  m'attribuer,  m'ont  fait  dire  que  je  n'avois  ri 
que  deux  fois  en  ma  vie,  ne  m'ont  pas  connu  dans  ce 
tems-là,  ni  dans  ma  jeunesse,  car  assurément  cette 
idée  n'auroit  jamais  pu  leur  venir. 

L'année  suivante,  1750,  comme  je  ne  songeois  plus 
à  mon  Discours,  j'appris  qu'il  avoit  remporté  le 
prix  à  Dijon.  Cette  nouvelle  réveilla  toutes  les  idées 
qui  me  l'avoient  dicté,  les  anima  dune  nouvelle 
force,  et  acheva  de  mettre  en  fermentation  dans 
mon  cœur  ce  premier  levain  d'héroïsme  et  de  vertu 
que  mon  père,  et  ma  patrie,  et  Plutarque,  y  avoient 
mis  dans  mon  enfance.  Je  ne  trouvai  plus  rien  de 
grand  et  de  beau  que  dêtre  libre  et  vertueux  (a),  au- 
dessus  de  la  fortune  et  de  l'opinion,  et  de  se  suffire 
à  soi-même.  Quoique  la  mauvaise  honte  et  la  crainte 
des  sifflets  m'empêchassent  de  me  conduire  d'abord 
sur  ces  principes  et  de  rompre  brusquement  en 
%-isière  aux  maximes  de  mon  siècle,  j'en  eus  dès  lors 
la  volonté  décidée,  et  je  ne  tardai  à  l'exécuter  qu'au- 
tant de  tems  qu'il  en  falloit  aux  contradictions  pour 
lirriter  et  la  rendre  triomphante. 

Tandis  que  je  philosophois  sur  les  devoirs  de 
l'homme,  un  événement  vint  me  faire  mieux  réfléchir 

Var.  —  fa)  :  libre,  vertueux... 


LIVRE    HUITIÈME  215 

sur  les  miens.  Thérèse  devint  grosse  pour  la  troisième 
fois.  Trop  sincère  avec  moi,  trop  fier  en  dedans  pour 
vouloir  démentir  mes  principes  par  mes  œuvres,  je 
me  mis  à  examiner  la  destination  de  mes  enfans, 
et  mes  liaisons  avec  leur  mère,  sur  les  lois  de  la  nature, 
de  la  justice  et  de  la  raison,  et  sur  celles  de  cette 
religion  pure  (a),  sainte,  éternelle  comme  son  au- 
teur, que  les  hommes  ont  souillée  en  feignant  de 
vouloir  la  purifier,  et  dont  ils  n'ont  plus  fait,  par  leurs 
formules,  qu'une  religion  de  mots,  vu  qu'il  en  coûte 
peu  de  prescrire  l'impossible  quand  on  se  dispense 
de  le  pratiquer. 

Si  je  me  trompai  dans  mes  résultats,  rien  n'est  plus 
étonnant  que  la  sécurité  d'âme  avec  laquelle  je  m'y 
livrai.  Si  j'étois  de  ces  hommes  mal  nés,  sourds  à  la 
douce  voix  de  la  nature,  au  dedans  desquels  aucun 
vrai  sentiment  de  justice  et  d'humanité  ne  germa 
jamais,  cet  endurcissement  seroit  tout  simple.  Mais 
cette  chaleur  de  cœur,  cette  sensibilité  si  vive,  cette 
facilité  à  former  des  attachemens.  cette  force  avec 
laquelle  ils  me  subjuguent,  ces  déchiremens  cruels 
quand  il  les  faut  rompre,  cette  bienveillance  innée 
pour  (h)  mes  semblables,  cet  amour  ardent  du  grand, 
du-vrai,  du  beau,  du  juste,  cette  horreur  du  mal  en 
tout  genre,  cette  impossibilité  de  haïr,  de  nuire,  et 
même  de  le  vouloir,  cet  attendrissement,  cette  vive 
et  douce  émotion  que  je  sens  à  l'aspect  de  tout  ce 
qui  est  vertueux,  généreux,  aimable  :  tout  cela  peut-il 
jamais  s'accorder  dans  la  même  âme,  avec  la  dépra- 
vation qui  fait  fouler  aux  pieds,  sans  scrupule,  le 

Vae.  —  (a)  :  pure  et  sainte,...  —  (b)  :  pour  tous  mes.. 


216  LES    CONFESSIONS 

plus  doux  des  devoirs  ?  Non,  je  le  sens,  et  le  dis 
hautement,  cela  n'est  pas  possible.  Jamais  un  seul 
instant  de  sa  vie  Jean- Jacques  n'a  pu  être  un 
homme  (a)  sans  sentiment,  sans  entrailles,  un  père 
dénaturé.  J'ai  pu  me  tromper,  mais  non  m'en- 
durcir.  Si  je  disois  mes  raisons,  j'en  dirois  trop. 
Puisqu'elles  ont  pu  me  séduire,  elles  en  séduiroient 
bien  d'autres  :  je  ne  veux  pas  exposer  les  jeunes  gens 
qui  pourroient  (h)  me  lire  à  se  laisser  abuser  par  la 
même  erreur.  Je  me  contenterai  de  dire  qu'elle  fut 
telle  (c),  qu'en  livrant  mes  enfans  à  l'éducation 
publique,  faute  de  pouvoir  les  élever  moi-même,  en 
les  destinant  à  devenir  ouvriers  et  paysans,  plutôt 
qu'aventuriers  et  coureurs  de  fortunes,  je  crus  faire 
un  acte  de  citoyen  et  de  père  ;  et  je  me  regardai 
comme  un  membre  de  la  république  de  Platon.  Plus 
d'une  fois,  depuis  lors,  les  regrets  de  mon  cœur  m'ont 
appris  que  je  m' et  ois  trompé  :  mais,  loin  que  ma 
raison  m'ait  donné  (cl)  le  même  avertissement,  j'ai 
souvent  béni  le  ciel  de  les  avoir  garantis  par  là 
du  sort  de  leur  père,  et  de  celui  qui  les  menaçoit 
quand  (e)  j'aurois  été  forcé  de  les  abandonner. 
Si  je  les  avois  laissés  à  madame  d'Épinay  ou  à 
madame  de  Luxembourg,  qui,  soit  par  amitié,  soit  par 
générosité,  soit  par  quelque  autre   motif,  ont  voulu 


Var. —  (a)  :  un  homme  sans  entrailles,  sans  mœurs,  un...  — 
(h)  :  qui  pourront  me...  —  (c)  :  qu'elle  fut  telle  que  dès  lors  je 
ne  regardai  plus  ?nes  liaisons  avec  Thérèse  que  comme  un  engage- 
ment honnête  et  sain,  quoique  libre  et  volontaire  ;  ma  fidélité  pour 
elle,  tant  qu'il  durait,  comme  un  devoir  indispensable;  l'infraction 
que  j'y  avois  faite,  une  seule  fois,  comme  un  véritable  adultère. 
Et  quant  à  mes  enfans,  en  les  livrant  à  l'éducation  publique,...  — 
(d)  :  donné  jatnais  le...  —  (e)  :  lorsque  j'aurois... 


LIVRE    HUITIEME 


217 


s'en  charger  clans  la  suite,  auroient-ils  été  (a)  plus 
heureux,  auroient-ils  été  élevés  du  moins  en  honnêtes 
gens  ?  Je  lignore  ;  mais  je  suis  sûr  qu'on  les  auroit 
jDortés  à  haïr,  peut-être  à  trahir  leurs  parens  :  il  vaut 
mieux  cent  fois  qu'ils  ne  les  aient  point  connus.. 

Mon  troisième  enfant  fut  donc  mis  aux  Enfans- 
Trouvés,  ainsi  que  les  premiers  f  6^,  et  il  en  fut  de 
même  des  deux  suivans  ;  car  j'en  ai  eu  cinq  en  tout. 
Cet  arrangement  me  parut  si  bon,  si  sensé,  si  légitime, 
que  si  je  ne  m'en  vantai  pas  ouvertement,  ce  fut 
uniquement  par  égard  pour  la  mère  ;  mais  je  le  dis  à 
tous  ceux  à  qui  j'avois  déclaré  nos  liaisons  (c)  ; 
je  le  dis  à  Diderot,  à  Grimm  ;  je  l'appris  dans  la  suite 
à  madame  dEpinay.  et  dans  la  suite  encore  à  ma- 
dame de  Luxembourg^,  et  cela  librement,  franche- 
ment, sans  aucune  espèce  de  nécessité,  et  pouvant 
aisément  le  cacher  à  tout  le  monde  ;  car  la  Gouin 
étoit  une  (d)  honnête  femme,  très  discrète,  et  sur 
laquelle  je  comptois  parfaitement.  Le  seul  de  mes 
amis  à  qui  (e)  j  eus  quelque  intérêt  de  m' ouvrir  fut 
le  médecin  Thierry,  qui  soigna  ma  pauvre  tante  dans 
une  de  ses  couches  où  elle  se  trouva  fort  mal.  En  un 
mot,  je  ne  mis  aucun  mystère  à  ma  conduite,  non 

Var.  —  (a)  :  dans  la  suite,  auroient-ils  été  élevés  en  hon- 
nêtes... —  (b)  :  ainsi  que  les  deux  autres,...  —  (c)  :  a  qui  nos 
liaisons  n'étoieni  point  cachées...  —  (d)  :  une  très...  —  (e)  :  auquel 
j'eus... 

1.  Ainsi  qu'à  d'autres  personnes  de  sa  connaissance.  Ce  témoi- 
gnage se  trouve  d'ailleurs  confirmé  par  le  texte  de  la  Correspon- 
dance. Voyez  les  lettres  à  Madame  de  Francueil  (20  avril  1751), 
à  Madame  de  Luxembourg  (12  juin  et  10  août  1761),  à  Madame  B... 
(17  janvier  1770)  et  à  M.  de  Saint-Germain  (26  février  1770). 
Voyez,  de  plus,  la  quatrième  et  la  neuvième  promenade  des  Ptêveries. 


218  LES    CONFESSIONS 

seulement  parce  que  je  n'ai  jamais  rien  su  cacher  à 
mes  amis,  mais  parce  qu'en  effet  je  n'y  voyois  aucun 
mal.  Tout  pesé,  je  choisis  pour  mes  enfans  le  mieux, 
ou  ce  que  je  crus  l'être.  J'aurois  voulu,  je  voudrois 
encore  avoir  été  élevé  et  nourri  comme  ils  l'ont  été. 
Tandis  que  je  faisois  ainsi  mes  confidences,  ma- 
dame Le  Vasseur  les  faisoit  aussi  de  son  côté,  mais 
dans  des  vues  moins  désintéressées.  Je  les  avois 
introduites,  elle  et  sa  fille,  chez  madame  Dupin,  qui, 
par  amitié  pour  moi,  avoit  mille  bontés  pour  elles. 
La  mère  la  mit  dans  le  secret  de  sa  fille.  Madame 
Dupin.  qui  est  bonne  et  généreuse,  et  à  qui  elle  ne 
disoit  pas  combien,  malgré  la  modicité  de  mes  res- 
sources, j'étois  attentif  à  pourvoir  à  tout,  y  pour- 
voyoit  de  son  côté  avec  une  libéralité  que,  par  l'ordre 
de  la  mère,  la  fille  m'a  toujours  cachée  durant  mon 
séjour  à  Paris,  et  dont  elle  ne  me  fit  l'aveu  qu'à 
THermitage,  à  la  suite  de  plusieurs  autres  épanche- 
mens  de  cœur.  J'ignorois  que  madanae  Dupin,  qui  ne 
m'en  a  jamais  fait  le  moindre  semblant,  fût  si  bien 
instruite  :  j'ignore  encore  si  madame  de  Chenon- 
ceaux,  sa  bru,  le  fut  aussi  :  mais  madame  de  Fran- 
cueil,  sa  belle- fille,  le  fut,  et  ne  put  s'en  taire.  Elle 
m'en  parla  Tannée  suivante  lorsque  j 'avois  déjà 
quitté  leur  maison.  Cela  m'engagea  à  lui  écrire  à  ce 
sujet  une  lettre  qu'on  trouvera  dans  mes  recueils,  et 
dans  laquelle  j'expose  celles  de  mes  raisons  que  je 
pouvois  dire  sans  compromettre  madame  Le  Vas- 
seur et  sa  famille  ;  car  les  plus  déterminantes  venoient 
de  là.  et  je  les  tus  ^. 

1.   C'est  la  lettre  que  nous  avons  signalée  dans  la  note  1  de  la 
page  précédente,  et  qui  porte  la  date  du  20  a\Til  1751.  La  ^Taie 


LIVRE    HUITIEME 


:19 


Je  suis  sûr  de  la  discrétion  de  madame  Dupin  et  de 
lamitié  de  madam.e  de  Chenonceaux  ;  je  l'étois  de 
celle  de  madame  de  Francueil,  qui  d'ailleurs  mourut 
longtems  avant  que  mon  secret  fût  ébruité.  Jamais 
il  n'a  pu  Têtre  que  par  les  gens  mêmes  à  qui  je  l'avois 
confié,  et  ne  l'a  été  en  efl'et  qu'après  ma  rupture  avec 
eux.  Par  ce  seul  fait,  ils  sont  jugés  :  sans  vouloir  me 
disculper  du  blâme  que  je  mérite,  [j'aime  mieux  en 
être  chargé]  (a)  que  de  celui  que  mérite  leur  mé- 
chanceté (h).  Ma  faute  est  grande,  mais  c'est  une 
erreur  ;  j'ai  négligé  mes  devoirs,  mais  le  désir  de  nuire 
n'est  pas  entré  dans  mon  cœur,  et  les  entrailles  de 
père  ne  sauroient  parler  bien  puissamment  pour  des 
enfans  qu'on  n'a  jamais  vus  :  mais  trahir  la  confiance 
de  l'amitié,  violer  le  plus  saint  de  tous  les  pactes, 
publier  les  secrets  versés  dans  notre  sein,  déshonorer 
à  plaisir  l'ami  qu'on  a  trompé,  et  qui  nous  respecte 
encore  en  nous  quittant  (c).  ce  ne  sont  pas  là  des 
fautes,  ce  sont  des  bassesses  d'àme  et  des  noir- 
ceurs. 

J'ai  promis  ma  confession,  non  ma  justification  ; 
ainsi  je  m^'arrête  ici  sur  ce  point.  C'est  à  moi  d'être 


Var (a)  :  Les  mots  placés  entre  crochets  ne  se  trouvent  pas 

dans  la  version  de  Genève.  Nous  avons  du  les  emprunter  au 
Manuscrit  de  Paris.  —  (h)  :  de  celui  qu'ils  méritent  eux-mêmes. 
Ma..,  —  (c)  :  et  qui  nous  quittant  nous  respecte  encore... 

raison  de  l'abandon  des  enfants  de  Rousseau  tient  sans  doute  à 
la  crainte  qu'eut  ce  dernier  de  les  voir  tourner  fort  mal  et  désho- 
norer son  nom.  Cette  crainte  se  justifie  par  les  mauvaises  mœurs 
de  la  famille  Le  Vasseur.  Nous  donnons  cette  opinion  pour  ce 
qu'elle  vaut  et  nous  nous  garderons  bien  d'engager  une  discussion 
sur  un  tel  sujet. 


220  LES    CONFESSIONS 

vrai,  c'est  au  lecteur  cUêtre  juste.  Je  ne  lui  deman- 
derai jamais  rien  de  plus. 

Le  mariacre  de  M.  de  Chenonceaux  me  rendit  la 
maison  de  sa  mère  encore  plus  agréable,  par  le 
mérite  et  Tesprit  de  la  nouvelle  mariée,  jeune  per- 
sonne très  (a)  aimable  et  qui  parut  me  distinguer 
parmi  les  scribes  de  M.  Dupin.  Elle  étoit  fille  unique 
de  madame  la  vicomtesse  de  Rochechouart  ^,  grande 
amie  du  comte  de  Frièse.  et  par  contre-coup  de  Grimm 
qui  lui  étoit  attaché.  Ce  fut  pourtant  moi  qui  l'in- 
troduisis chez  sa  fdle  :  mais  leurs  humeurs  ne  se 
convenant  pas.  cette  liaison  n'eut  point  de  suite  :  et 
Grimm,  qui  dès  lors  visoit  au  solide,  préféra  la  mère, 
femme  du  grand  monde,  à  la  fdle,  qui  vouloit  des 
amis  sûrs  et  qui  lui  convinssent,  sans  se  mêler 
d'aucune  intrigue  ni  chercher  du  crédit  parmi  les 
grands.  Madame  Dupin,  ne  trouvant  pas  dans 
madame  de  Chenonceaux  toute  la  docilité  qu'elle 
en  attendoit.  lui  rendit  sa  maison  fort  triste,  et  ma- 
dame de  Chenonceaux,  fière  de  son  mérite,  peut- 
être  de  sa  naissance,  aima  mieux  renoncer  aux  agré- 
mens  de  la  société,  et  rester  presque  seule  dans  son 
appartement,  que  de  porter  un  joug  pour  lequel  elle 
ne  se  sentoit  pas  faite.  Cette  espèce  d'exil  augmenta 
mon  attachement  pour  elle,  par  cette  pente  naturelle 
qui  m'attire  vers  les  malheureux.  Je  lui  trouvai 
l'esprit   métaphysique   et    penseur,   quoique   parfois 

.    Yar.  —  (a)  :  fort  aimable... 

1.  Elle  se  nommait  Marie-Alexandre-Sophle  de  Rochechouao't 
PontviJle.  Elle  épousa,  en  1751,  Jacques-Armand  de  Chenon- 
ceaux. 


LIVRE    HUITIÈME  221 

un  peu  sophistique.  Sa  conversation,  qui  n'étoit 
point  du  tout  (a)  celle  d'une  jeune  femme  qui  sort 
du  couvent,  étoit  pour  moi  très  attrayante.  Cepen- 
dant elle  n'avoit  pas  vingt  ans.  Son  teint  étoit  d'une 
blancheur  éblouissante  ;  sa  taille  eût  été  grande  et 
belle  si  elle  se  fût  mieux  tenue  ;  ses  cheveux,  d'un 
blond  cendré  et  d'une  beauté  peu  commune,  me  rap- 
peloient  ceux  de  ma  pauvre  Maman  dans  son  bel 
âge,  et  in'agit  oient  vivement  le  cœur.  Mais  les  prin- 
cipes sévères  que  je  venois  de  me  faire,  et  que  j'étois 
résolu  de  suivre  à  tout  prix,  me  garantirent  d'elle 
et  de  ses  charmes.  J'ai  passé,  durant  tout  un  été, 
trois  ou  quatre  heures  par  jour  tête-à-tête  avec  elle, 
à  lui  montrer  gravement  l'arithmétique,  et  à  l'en- 
nuyer de  mes  chiffres  éternels,  sans  lui  dire  un  seul 
mot  galant  ni  lui  jeter  une  œillade.  Cinq  ou  six  ans 
plus  tard  je  n'aurois  pas  été  si  sage  ou  si  fou  ;  mais  il 
étoit  écrit  que  je  ne  devois  aimer  d'amour  qu'une  (h) 
fois  en  ma  vie.  et  qu'une  autre  qu'elle  auroit  les 
premiers  et  les  derniers  soupirs  de  mon  cœur. 

Depuis  que  je  vivois  chez  madame  Dupin,  je 
m'étois  toujours  contenté  de  mon  sort,  sans  marquer 
aucun  désir  de  le  voir  améliorer.  L'augmentation 
qu'elle  avoit  faite  à  mes  honoraires,  conjointement 
avec  M.  de  Francueil,  étoit  venue  uniquement  de 
leur  propre  mouvement.  Cette  année.  M.  de  Fran- 
cueil, qui  me  prenoit  de  jour  en  jour  plus  en  amitié, 
songea  à  me  mettre  un  peu  plus  au  large  et  dans  une 
situation  moins  précaire.  Il  étoit  receveur  général 
des  finances.  M.  Dudoyer.  son  caissier,  étoit  vieux, 

Var.  —  (a)  :  du  tout  point  celle...  —  (h)  :  une  seule  fois... 


222  LES     CONFESSIONS 

riche,  et  vouloit  se  retirer.  M.  de'  Francueil  nV offrit 
cette  place,  et  pour  me  mettre  en  état  de  la  remplir, 
j'allai  pendant  quelques  semaines  chez  M.  Dudoyer 
prendre  les  instructions  nécessaires.  Mais,  soit  que 
j'eusse  peu  de  talent  pour  cet  emploi,  soit  que  Du- 
doyer. qui  me  parut  vouloir  se  donner  un  autre  suc- 
cesseur, ne  m'instruisît  pas  de  bonne  foi,  j'acquis 
lentement  et  mal  les  connoissances  dont  j'avois 
besoin,  et  tout  cet  ordre  de  comptes  embrouillés  à 
dessein  ne  put  jamais  bien  m' entrer  dans  la  tête. 
Cependant,  sans  avoir  saisi  le  fin  du  métier,  je  ne 
laissai  pas  den  prendre  la  marche  courante  assez 
pour  pouvoir  l'exercer  rondement  (a).  J'en  com- 
mençai même  les  fonctions  ;  je  tenois  les  registres 
et  la  caisse  :  je  donnois  et  recevois  de  l'argent,  des 
récépissés,  et  quoique  j'eusse  aussi  peu  de  goût  que 
de  talent  pour  ce  métier,  la  maturité  des  ans  com- 
mençant à  me  rendre  sage,  j'étois  déterminé  à  vaincre 
ma  répugnance  pour  me  livrer  tout  entier  à  mon  em- 
ploi. Malheureusement,  comme  je  commençois  à 
me  mettre  en  train,  M.  de  Francueil  fit  un  petit 
voyage,  durant  lequel  je  restai  chargé  de  sa  caisse, 
où  il  n'y  avoit  cependant  pour  lors  que  vingt-cinq  à 
trente  mille  francs.  Les  soucis,  l'inquiétude  d'esprit 
que  me  donna  ce  dépôt  me  firent  sentir  que  je  n'étois 
point  fait  pour  être  caissier,  et  je  ne  doute  point  que 
le  mauvais  sang  que  je  fis  durant  cette  absence  n'ait 
contribué  à  la  maladie  où  je  tombai  après  son 
retour. 

J'ai  dit,  dans  ma  première  partie,  que  j'étois  né 

Vae.  —  (a)  :  rondement  tant  bien  que  mal.  J'en... 


LIVRE    HUITIÈME  223 

mourant.  Un  vice  de  conformation  dans  la  vessie 
me  fit  éprouver,  durant  mes  premières  années,  une 
rétention  d'urine  presque  continuelle,  et  ma  tante 
Suson,  qui  prit  soin  de  moi,  eut  des  peines  incroya- 
bles à  me  conserver.  Elle  en  vint  à  bout  cependant  ; 
ma  robuste  constitution  prit  enfin  le  dessus,  et  ma 
santé  s'afïermit  tellement,  durant  ma  jeunesse, 
qu'excepté  la  maladie  de  langueur  dont  j'ai  raconté 
l'histoire,  et  de  fréquens  besoins  d'uriner,  que  le 
moindre  échaufîement  me  rendit  toujours  incom- 
modes, je  parvins  jusqu'à  Tâge  de  trente  ans  sans 
presque  me  sentir  de  ma  première  infirmité.  Le 
premier  ressentiment  que  j'en  eus  fut  à  mon  arrivée 
à  Venise.  La  fatigue  du  voyage  et  les  terribles  cha- 
leurs que  j'avois  souffertes  me  donnèrent  une  ar- 
deur d'urine  et  des  maux  de  reins  que  je  gardai  jus- 
qu'à l'entrée  de  l'hiver.  Après  avoir  vu  la  Padoana, 
je  me  crus  mort,  et  n'eus  pas  la  moindre  incommo- 
dité. Après  m'être  épuisé  plus  d'imagination  que  de 
corps  pour  ma  Zulietta,  je  me  portai  mieux  que 
jamais.  Ce  ne  fut  qu'après  la  détention  de  Diderot, 
que  réchauffement  contracté  dans  mes  courses  de 
Vincennes,  durant  les  terribles  chaleurs  qu'il  faisoit 
alors,  me  donna  une  violente  néphrétique,  depuis 
laquelle  je  n'ai  jamais  recouvré  ma  première  santé. 
Au  moment  dont  je  parle,  m' étant  peut-être  un 
peu  fatigué  au  maussade  travail  de  cette  maudite 
caisse,  je  retombai  plus  bas  qu'auparavant,  et  je 
demeurai  dans  mon  lit  cinq  ou  six  (a)  semaines, 
dans  le  plus  triste   état  que  l'on  puisse  imaginer. 

Var.  —  (a)  :  près  de  six... 


224  LES    CONFESSIONS 

Madame  Dupin  m'envoya  le  célèbre  Morand  ^,  qui, 
malgré  son  habileté  et  la  délicatesse  de  sa  main,  me 
fit  souffrir  des  maux  incroyables,  et  ne  put  jamais 
venir  à  bout  de  me  sonder.  Il  me  conseilla  de  recourir 
à  Daran  2.  dont  les  bougies  plus  flexibles  parvinrent 
en  effet  à  sinsinuer  (a)  ;  mais,  en  rendant  compte  à 
madame  Dupin  de  mon  état,  Morand  lui  déclara  que 
dans  six  mois  je  ne  serois  pas  en  vie.  Ce  discours,  qui 
me  parvint,  me  fit  faire  de  sérieuses  réflexions  sur 
mon  état  et  sur.  la  bêtise  de  sacrifier  le  repos  et 
l'agrément  du  peu  de  jours  qui  me  restoient  à  vivre, 
à  l'assujettissement  d'un  emploi  pour  lequel  je  ne 
me  sentois  que  du  dégoût.  D'ailleurs,  comment 
accorder  les  sévères  principes  que  je  venois  d'adopter 
avec  un  état  qui  s'y  rapportoit  si  peu  et  n'aurois-je 
pas  bonne  grâce,  caissier  dun  receveur  général  des 
finances,  à  prêcher  le  désintéressement  et  la  pauvret  é  ? 
Ces  idées  fermentèrent  si  bien  dans  ma  tête,  avec  la 
fièvre,  elles  s"y  combinèrent  avec  tant  de  force,  que 
rien  depuis  lors  ne  les  en  put  arracher,  et  durant  ma 
convalescence  je  me  confirmai  de  sens  froid  dans  les 
résolutions  que  j'avois  prises  dans  mon  délire.  Je 
renonçai  pour  jamais  à  tout  projet  de  fortune  et 
d'avancement.  Déterminé  à  passer  dans  l'indépen- 
dance et  la  pauvreté  le  peu  de  tems  qui  me  restoit  à 
vivre,  j'appliquai  toutes  les  forces  de  mon  âme  à 
briser  les  fers  de  l'opinion,  et  à  faire  avec  courage  tout 

Var.  —  fa)  :  s'insinuer  et  vaincre  l'obstacle.  Mais,... 

1.  Sauveur-François    Morand    (1697-1773),    chirurgien    en    chef 
de  la  Charité,  puis  de  l'Hôtel  des  Invalides. 

2.  Jacques  Daran  (1701-1784),  l'un  des  chirurgiens  du  roi. 


LIVRE    HUITIEME 


00  : 


ce  qui  me  paroissoit  bien,  sans  in'embarrasser  aucune- 
ment du  jugement  des  hommes.  Les  obstacles  que 
j'eus  à  combattre,  et  les  efforts  que  je  fis  pour  en 
triompher,  sont  incroyables.  Je  réussis  autant  quil 
étoit  possible,  et  plus  que  je  n'avois  espéré  moi- 
même.  Si  j"avois  aussi  bien  secoué  le  joug  de  l'amitié 
que  celui  de  l'opinion,  je  venois  à  bout  de  mon  des- 
sein, le  plus  grand  peut-être,  ou  du  moins  le  plus 
utile  à  la  vertu,  que  mortel  ait  jamais  conçu  ;  mais, 
tandis  que  je  foulois  aux  pieds  les  jugemens  insensés 
de  la  tourbe  vulgaire  des  soi-disans  grands  et  des 
soi-disans  sages,  je  me  laissois  subjuguer  et  mener 
comme  un  enfant  par  de  soi-disans  amis,  qui, 
jaloux  de  me  voir  marcher  (a)  seul  dans  une  route 
nouvelle,  tout  en  paroissant  s'occuper  beaucoup  à 
me  rendre  heureux,  ne  s'occupoient  en  effet  qu'à  me 
rendre  ridicule,  et  commencèrent  par  travailler  à 
m'avilir,  pour  parvenir  dans  la  suite  à  me  diffamer. 
Ce  fut  moins  ma  célébrité  littéraire  que  ma  réforme 
personnelle,  dont  je  marque  ici  l'époque,  qui  m'attira 
leur  jalousie  :  ils  m'auroient  pardonné  peut-être  de 
briller  dans  l'art  d'écrire,  mais  ils  ne  purent  me  par- 
donner de  donner  par  ma  conduite  un  exemple  (h) 
qui  sembloit  les  importuner.  J'étois  né  pour  l'amitié  ; 
mon  humeur  facile  et  douce  la  nourrissoit  sans 
peine.  Tant  que  je  vécus  ignoré  du  public,  je  fus  aimé 
de  tous  ceux  qui  me  connurent,  et  je  n'eus  pas  un  seul 
ennemi.  Mais  sitôt  que  j'eus  un  nom,  je  n'eus  plus 
d'amis.  Ce  fut  un  très  grand  malheur  ;  un  plus  grand 


Var. —  (a)    :   marcher   fièrement   et    seul    dans...  —  (b)  : 
exemple  qu'ils  ne  voulaient  pas  suivre  Ql  qui... 

n.  —  15 


226  LES    CONFESSIONS 

encore  fut  d'être  environné  de  gens  qui  prenoient 
ce  nom.  et  qui  n'usèrent  des  droits  qu'il  leur  donnoit 
que  pour  m' entraîner  à  ma  perte.  La  suite  de  ces 
Mémoires  développera  cette  odieuse  trame  :  je  n'en 
montre  ici  que  l'origine  :  on  en  verra  bientôt  former 
le  premier  nœud. 

Dans  l'indépendance  où  je  voulois  vivre,  il  falloit 
cependant  subsister.  J'en  imaginai  un  moyen  trè? 
simple  :  ce  fut  de  copier  de  la  musique  à  tant  la  page 
Si  quelque  occupation  plus  solide  eût  rempli  le  même 
but.  je  l'aurois  prise  ;  mais  ce  talent  étant  de  mon 
goût,  et  (a)  le  seul  qui.  sans  assujettissement  per- 
sonnel, pût  me  donner  du  pain  au  jour  le  jour, 
je  m'y  tins.  Croyant  n'avoir  plus  besoin  de  pré- 
voyance, et  faisant  taire  la  vanité,  de  caissier  d'un 
financier  je  me  fis  copiste  de  musique.  Je  crus  avoir 
gagné  beaucoup  à  ce  choix,  et  je  m'en  suis  si  peu 
repenti,  que  je  n'ai  quitté  ce  métier  que  par  force, 
pour  le  reprendre  aussitôt  que  je  pourrai.  Le  succès 
de  mon  premier  discours  me  rendit  l'exécution  de 
cette  résolution  plus  facile  (h).  Quand  il  eut  rem- 
porté le  prix,  Diderot  se  chargea  de  le  faire  im- 
primer ^.  Tandis  que  j'étois  dans  mon  lit.  il  m'écrivit 
un  billet  pour  m'en  annoncer  la  publication  et 
l'effet.  Il  prend,  me  marquoit-il,  tout  par-dessus  les 
nues  :   il  n'y  a  pas  fc)  d'exemple  d'un  succès  pareil. 

Var.  —  fa)  :  et.  sans  assujettissement  personnel  le  seul  qtii 
pût...  —  (b)  :  facile.  Diderot  s'était  chargé  de...  —  (c)  :  il  n'y 
a  nul  exemple... 


1.  Discours  sur  cette  question  :  le  rétahlissemeni  des  sciences  a-t-il 
contribué  à  épurer  les  mœurs  ?  (Œuvres  complètes,  t.  I). 


LIVRE    HUITIEME 


227 


Cette  faveur  du  public,  nullement  briguée,  et  pour 
un  auteur  inconnu,  me  donna  la  première  assurance 
véritable  de  mon  talent,  dontfa^,  malgré  le  senti- 
ment intime,  j'avois  toujours  douté  jusqu'alors.  Je 
compris  tout  l'avantage  que  j'en  pouvois  tirer  pour 
le  parti  que  j'étois  prêt  à  prendre,  et  je  jugeai  qu'un 
copiste  de  quelque  célébrité  dans  les  lettres  ne  man- 
queroit  vraisemblablement  pas  de  travail. 

Sitôt  que  ma  résolution  fut  bien  prise  et  bien  con- 
firmée, j'écrivis  un  billet  à  M.  de  Francueil  pour  lui 
en  faire  part,  pour  le  remercier,  ainsi  que  madame 
Dupin,  de  toutes  leurs  bontés,  et  pour  leur  demander 
leur  pratique.  Francueil,  ne  comprenant  rien  à  ce 
billet,  et  me  croyant  encore  dans  le  transport  de  la 
fièvre,  accourut  chez  moi  ;  mais  il  trouva  ma  résolu- 
tion si  bien  prise  qu'il  ne  put  parvenir  à  lébranler. 
Il  alla  dire  à  madame  Dupin  et  à  tout  le  monde  que 
j'étois  devenu  fou.  Je  laissai  dire  et  j'allai  mon  train. 
Je  commençai  ma  réforme  par  ma  parure  ;  je  quittai 
la  dorure  et  les  bas  blancs,  je  pris  une  perruque  ronde, 
je  posai  l'épée,  je  vendis  ma  montre,  en  me  disant 
avec  une  joie  incroyable  :  Grâce  au  ciel,  je  n'aurai 
plus  besoin  de  savoir  l'heure  qu'il  est.  M.  de  Francueil 
eut  l'honnêteté  d'attendre  assez  longtems  encore 
avant  de  disposer  de  sa  caisse.  Enfin,  voyant  mon 
parti  bien  pris,  il  la  remit  à  M.  d'Alibard,  jadis 
gouverneur  du  jeune  Chenonceaux.  et  connu  dans 
la  botanique  par  sa  Flora  parisiensis  ^. 

Var.  —  (a)  :  talent,  dont  j'avois  toujours... 

1.  Je  ne  doute  pas  que  tout  ceci  ne  soit  maintenant  conté  bien 
différemment  par  Francueil  et  ses  consorts  ;  mais  je  m'en  rapporte 


228  LES    CONFESSIONS 

Quelque  austère  que  fût  ma  réforme  somptuaire, 
je  ne  l'étendis  pas  d'abord  jusqu'à  mon  linge,  qui 
étoit  beau  (a)  et  en  quantité,  reste  de  mon  équipage 
de  Venise,  et  pour  lequel  j'avois  un  attachement 
particulier.  A  force  d'en  faire  un  objet  de  propreté, 
j'en  avois  fait  un  objet  de  luxe,  qui  ne  laissoit  pas 
de  m'être  coûteux.  Quelqu'un  me  rendit  le  bon 
office  (h)  de  me  délivrer  de  cette  servitude.  La  veille 
de  Noël,  tandis  que  les  Gouverneuses  étoient  à 
vêpres  et  que  j'étois  au  concert  spirituel,  on  força  la 
porte  d'un  grenier  où  étoit  étendu  tout  notre  linge, 
après  une  lessive  qu'on  venoit  de  faire.  On  vola 
tout,  et  entre  autres  quarante-deux  ^  chemises  à 
moi,  de  très  belle  toile,  et  qui  faisoit  le  fond  (c)  de 
ma  garde-robe  en  linge.  A  la  façon  dont  les  voisins 
dépeignirent  un  homme  qu'on  avoit  vu  sortir  de 
l'hôtel,  portant  des  paquets  à  la  même  heure, 
Thérèse  et  moi  soupçonnâmes  son  frère,  qu'on  savoit 
être  un  très  mauvais  sujet.  La  mère  repoussa  vive- 
ment ce  soupçon  ;  mais  tant  d'indices  le  confirmèrent 
qu'il  nous  resta,  malgré  qu'elle  en  eût.  Je  n'osai 
faire  d'exactes  recherches,  de  peur  de  trouver  plus 
que  je  n'aurois  voulu.   Ce  frère  ne  se  montra  plus 

Var.  —  (a)  :  beau,  en  quantité,...  —  (h)  :  le  service  de...  — 
(c)  :  faisoit  mon  principal  fond  de  garde-robe... 

à  ce  qu'il  en  dit  alors  et  longtems  après  à  tout  le  monde,  jusqu'à 
la  formation  du  complot,  et  dont  les  gens  de  bon  sens  et  de  bonne 
foi  ont  dû  conserver  le  souvenir.  (Sole  de  J.-J.  Rousseau.)  Cette 
note  manque  au  manuscrit  de  Paris. 

1.  Non  point  quarante-deux,  mais  vingt-deux  chemises.  Voyez 
l'article  d'Auguste  Longnon  :  Un  vol  commis  au  préjudice  de 
J.-J.  Rousseau...  Bulletin  de  la  Soc.  de  l'Hist.  de  Paris,  IV,  1877, 
p.  29-32. 


LIVRE    HUITIÈME  229 

chez  moi  (a),  et  disparut  enfin  tout  à  fait.  Je  dé- 
plorai le  sort  de  Thérèse  et  le  mien  de  tenir  à  une 
famille  si  mêlée,  et  je  l'exhortai  plus  que  jamais  de 
secouer  un  joug  aussi  dangereux.  Cette  aventure  me 
guérit  de  la  passion  du  beau  linge,  et  je  n'en  ai  plus 
eu  depuis  lors  que  de  très  commun,  plus  assortissant 
au  reste  de  mon  équipage. 

Ayant  ainsi  complété  ma  réforme  ^,  je  ne  songeai 
plus  qu'à  la  rendre  solide  et  durable,  en  travaillant  à 
déraciner  de  mon  cœur  tout  ce  qui  tenoit  encore  au 
jugement  des  hommes,  tout  ce  qui  pouvoit  me 
détourner,  par  la  crainte  du  blâme,  de  ce  qui  étoit 
bon  et  raisonnable  en  soi.  A  l'aide  du  bruit  que  faisoit 
mon  ouvrage,  ma  résolution  fit  du  bruit  aussi,  et 
m'attira  des  pratiques  ;  de  sorte  que  je  commençai 
mon  métier  avec  assez  de  succès.  Plusieurs  causes 
cependant  m'empêchèrent  d'y  réussir  comme  j'au- 
rois  pu  faire  en  d'autres  circonstances.  D'abord  ma 
mauvaise  santé.  L'attaque  que  je  venois  d'essuyer 
eut  des  suites  qui  ne  m'ont  laissé  jamais  aussi  bien 
portant  qu'auparavant  ;  et  je  crois  que  les  médecins 
auxquels  je  me  livrai  me  firent  bien  autant  de  mal 
que  la  maladie.  Je  vis  successivement  Morand, 
Daran,  Helvétius,  Malouin  (b),  Thierry,  qui,  tous 
très  savans,  tous  mes  amis,  me  traitèrent  chacun  à 
sa  mode,  ne  me  soulagèrent  point,  et  m'afToiblirent 
considérablement.   Plus  je  m'asservissois  à  leur  di- 

Var,  —   f'aj  ;  moi  ;  je  déplorai...  —  (b)   :  Tliierry,   Malouin,... 

1.  On  consultera  sur  cette  «  conversion  »  de  Rousseau,  sa  seconde 
lettre  à  M.  de  Malesherbes,  et  la  troisième  promenade  des  jRé^'e- 
ries. 


230  LES    CONFESSIONS 

rection.  plus  je  devenois  jaune,  maigre,  f cible.  Mon 
imagination  qu'ils  efîarouchoient,  mesurant  mon 
état  sur  l'effet  de  leurs  drogues,  ne  me  montroit  avant 
la  mort  qu'une  suite  de  ^  (a)  rétentions,  la  gravelle, 
la  pierre.  Tout  ce  qui  soulage  les  autres,  les  tisanes, 
les  bains,  la  saignée,  empiroient  mes  maux.  M'étant 
aperçu  que  les  sondes  de  Daran,  qui  seules  me  fai- 
soient  quelque  effet  fb) ,  et  sans  lesquelles  je  ne  croyois 
plus  pouvoir  vivre,  ne  me  donnoient  cependant  qu'un 
soulagement  momentané,  je  me  mis  à  faire  (c)  à 
grands  frais  d'immenses  provisions  de  sondes,  pour  ■ 
pouvoir  en  porter  toute  ma  vie  (d),  même  au  cas 
que  Daran  vînt  à  manquer.  Pendant  huit  ou  dix  ans 
que  je  m'en  suis  servi  si  souvent,  il  faut  (e),  avec 
tout  ce  qui  m'en  reste,  que  j'en  aie  acheté  pour 
cinquante  louis.  On  sent  qu'un  traitement  si  coûteux, 
si  douloureux,  si  pénible,  ne  me  laissoit  pas  travailler 
sans  distraction,  et  qu'un  mourant  ne  met  pas  une 
ardeur  bien  vive  à  gagner  son  pain  quotidien. 

Les  occupations  Httéraires  firent  une  autre  dis- 
traction non  moins  préjudiciable  à  mon  travail 
journalier.  A  peine  mon  discours  eut-il  paru,  que  les 
défenseurs  des  lettres  fondirent  sur  moi  (f)  comme 
de  concert.  Indigné  de  voir  tant  de  petits  messieurs 
Josse.    qui    n'entendoient    pas    même    la    question, 


Var.  —  (a)  :  qu'une  suite  de  souffrances,  les  rétentions,  la 
gravelle,...  —  (b)  :  effet,  ne  me  donnoient...  —  (c)  :  me  i>oilà 
faisant  à...  —  (dj  :  vie.  Pendant...  —  (e)  :  il  faut  que  j'en  aie 
employé  pour  cinquante...  —  (f)  :  sur  moi  de  concert. 

1.  Dans  le  Manuscrit  de  Genève,  le  mot  :  de  est  suivi  d'un  asté- 
risque destiné  à  marquer  la  place  d'une  correction,  ou  d'une 
addition  dont  le  texte  est  caché  par  la  reliure. 


LIVRE    HUITIÈME  231 

vouloir  en  décider  en  maîtres,  je  pris  la  plume,  et  j'en 
traitai  quelques-uns  de  manière  à  ne  pas  (a)  laisser 
les  rieurs  de  leur  côté.  Un  certain  M.  Gautier,  de 
Nanci,  le  premier  qui  tomba  sous  ma  plume  (h)^ 
fut  rudement  malmené  dans  une  lettre  à  M.  Grimm  ^. 
Le  second  fut  le  roi  Stanislas  lui-même,  qui  ne 
dédaigna  pas  d'entrer  en  lice  avec  moi  ^.  L'honneur 
qu'il  me  fit  me  força  de  changer  de  ton  pour  lui 
répondre  ;  j'en  pris  un  plus  grave,  mais  non  moins 
fort  ;  et,  sans  manquer  de  respect  à  lauteur.  je 
réfutai  pleinement  rou\Tage.  Je  savois  qu'un 
jésuite  appelé  le  P.  de  Menou  y  avoit  mis  la  main. 
Je  me  fiai  à  mon  tact  pour  démêler  ce  qui  étoit  du 
prince  et  ce  qui  étoit  du  moine  ;  et,  tombant  sans 
ménagement  sur  toutes  les  phrases  jésuitiques,  je 
relevai,  chemin  faisant,  un  anachronisme  que  je  crus 
ne  pouvoir  venir  que  du  Révérend.  Cette  pièce,  qui, 
je  ne  sais  pourquoi,  a  fait  moins  de  bruit  que  mes 
autres  écrits,  est  jusqu'à  présent  un  ouvrage  unique 
dans  son  espèce.  J'y  saisis  l'occasion  qui  m  .^ toit 
offerte  d'apprendre  au  public  comment  un  parti- 
culier pouvoit  défendre  la  cause  de  la  vérité  contre 
un  souverain  même.  Il  est  difficile  de  prendre  en 
même  tems  un  ton  plus  fier  et  plus  respectueux  que 

Var.  —  (a)  :  pas  leur  laisser  les  rieurs  pour  eux.  Un...  — 
(h)  :  sous  ma  coupe,  fut... 

1.  Lettre  de  M.  J.-J.  Rousseau  à  M.  Grimm  sur  la  réfutation 
de  son  Discours  par  M.  Gautier,  professeur  de  mathématiques  et 
d'histoire  et  membre  de  l'Académie  royale  des  Belles-Lettres  de  ?iancy. 
(Œuvres  complètes,  t.  I.) 

2.  Réponse  de  J.-J.  Rousseau  au  Roi  de  Pologne,  etc.  (Ibid., 
t.  I.) 


232  LES     CONFESSIONS 

celui  que  je  pris  pour  lui  répondre.  J'avois  le  bonheur 
d'avoir  affaire  à  un  adversaire  pour  lequel  mon  cœur 
plein  d'estime  pouvoit,  sans  adulation,  la  lui  témoi- 
gner ;  c'est  ce  que  je  fis  avec  assez  de  succès,  mais 
toujours  avec  dignité.  Mes  amis,  effrayés  pour  moi, 
croyoient  déjà  me  voir  à  la  Bastille.  Je  n'eus  pas  cette 
crainte  un  seul  moment,  et  j'eus  raison.  Ce  bon 
prince,  après  avoir  vu  ma  réponse,  dit  :  J'ai  mon 
compte  ;  je  ne  m'y  frotte  plus.  Depuis  lors,  je  reçus  de 
lui  diverses  marques  d'estime  et  de  bienveillance, 
dont  j'auroi  quelques-unes  à  citer,  et  mon  écrit 
courut  tranquillement  la  France  et  l'Europe,  sans 
que  personne  y  trouvât  rien  à  blâmer. 

J'eus  peu  de  tems  après  un  autre  adversaire 
auquel  je  ne  m'étois  pas  attendu  :  ce  même  M.  Bordes, 
de  Lyon,  qui  dix  ans  auparavant  m'avoit  fait  beau- 
coup d'amitiés  et  rendu  plusieurs  services.  Je  ne 
l'avois  pas  oublié,  mais  je  Tavois  négligé  par  paresse  ; 
et  je  ne  lui  avois  pas  envoyé  mes  écrits,  faute  d'occa- 
sion toute  trouvée  pour  les  lui  faire  passer.  J'avois 
donc  tort,  et  il  m'attaqua,  honnêtement  toutefois, 
et  je  répondis  de  même.  Il  répliqua  sur  un  ton  plus 
décidé.  Cela  donna  lieu  à  ma  dernière  réponse  ^, 
après  laquelle  il  ne  dit  plus  rien  ;  mais  il  devint  mon  - 
plus  ardent  ennemi,  saisit  le  tems  de  mes  malheurs  1 
pour  faire  contre  moi  (a)  d'affreux  libelles,  et  fit  un 
voyage  à  Londres  exprès  pour  m'y  nuire. 

Toute  cette  polémique  m'occupoit  beaucoup,  avec 

Var.  —  (a)  :  contr;-  moi,  sans  me  nommer,  d'affreux... 

1.  Voir  dans  les  Œuvres  complètes,  t.   I,  la  Dernière  réponse  à 
M.  Bordes. 


LIVRE     HUITIEME 


233 


beaucoup  de  perte  de  teins  pour  ma  copie,  peu  de 
progrès  pour  la  vérité,  et  peu  de  profit  pour  ma 
bourse,  Pissot,  alors  mon  libraire,  me  donnant  tou- 
jours très  peu  de  chose  de  mes  brochures,  souvent 
rien  du  tout,  et  par  exemple,  je  neus  pas  un  liard 
de  mon  premier  Discours  ;  Diderot  le  lui  donna 
gratuitement.  Il  falloit  attendre  longtems,  et  tirer 
sol  à  sol  le  peu  quil  me  donnoit.  Cependant  la  copie 
n'alloit  point.  Je  faisois  deux  métiers  :  c'étoit  le 
moyen  de  faire  mal  l'un  et  l'autre. 

Ils  se  contrarioient  encore  dune  autre  façon,  par 
les  diverses  manières  de  vivre  auxquelles  ils  m'assu- 
jettissoient.  Le  succès  de  mes  premiers  écrits  m'avoit 
mis  à  la  mode.  L'état  que  j'avois  pris  excitoit  la 
curiosité  ;  Ion  vouloit  connoître  cet  homme  bizarre 
qui  ne  recherchoit  personne,  et  ne  se  soucioit  de  rien 
que  de  vivre  libre  (a)  et  heureux  à  sa  manière  : 
c'en  étoit  assez  pour  qu'il  ne  le  pût  point  (h).  Ma 
chambre  ne  désemplissoit  pas  de  gens  qui.  sous 
divers  prétextes,  venoient  s'emparer  de  mon  tems. 
Les  femmes  employoient  mille  ruses  pour  m'avoir  à 
dîner.  Plus  je  brusquois  les  gens,  plus  ils  s'obstinoient. 
Je  ne  pouvois  refuser  tout  le  monde.  En  me  faisant 
mille  ennemis  par  mes  refus,  j'étois  incessamment 
subjugué  par  ma  complaisance,  et  de  quelque  façon 
que  je  m'y  prisse,  je  n'avois  pas  par  jour  une  heure  de 
tems  à  moi. 

Je  sentis  alors  qu'il  n'est  pas  toujours  aussi  aisé 
qu'on  se  l'imagine  d'être  pauvre  et  indépendant.  Je 
voulois  vivre  de  mon  métier,  le  public  ne  le  vouloit 

Var.  —  (a)  :  libre,  à  sa  manière  :...  —  (b)  :  pas.  Ma... 


234  LES    CONFESSIONS 

pas.  On  imaginoit  mille  petits  moyens  de  me  dédom- 
mager du  tems  qu'on  me  faisoit  perdre  (a).  Bientôt 
il  auroit  fallu  me  montrer  comme  Polichinelle  à  tant 
par  personne.  Je  ne  connois  pas  d'assujettissement 
plus  avilissant  et  plus  cruel  que  celui-là.  Je  n'y  vis 
de  remède  que  de  refuser  les  cadeaux  grands  et 
petits  et  de  ne  faire  d'exception  pour  qui  que  ce  fût. 
Tout  cela  ne  fit  qu'attirer  les  donneurs,  qui  vouloient 
avoir  la  gloire  de  vaincre  ma  résistance,  et  me  forcer 
de  leur  être  obligé  malgré  moi.  Tel  qui  ne  m'auroit 
pas  donné  un  écu,  si  je  lavois  demandé,  ne  cessoit 
de  m'importuner  de  ses  offres,  et,  pour  se  venger  de 
les  voir  rejetées,  taxoit  mes  refus  darrogance  et 
d'ostentation. 

On  se  doutera  bien  que  le  parti  que  j'avois  pris, 
et  le  système  que  je  voulois  suivre,  n'étoient  pas  du 
goût  de  madame  Le  Vasseur.  Tout  le  désintéresse- 
ment de  la  fille  ne  lempêchoit  pas  de  suivre  les  direc- 
tions de  sa  mère,  et  les  Gouverneuses,  comme  les 
appeloit  Gauffecourt,  n'étoient  pas  toujours  aussi 
fermes  que  moi  dans  leurs  refus.  Quoiqu'on  me 
cachât  bien  des  choses,  j'en  vis  assez  pour  juger  que 
je  ne  voyois  pas  tout,  et  cela  me  tourmenta,  moins 
par  l'accusation  de  connivence  qu'il  m'étoit  aisé  de 
prévoir,  que  par  l'idée  cruelle  de  ne  pouvoir  jamais 
être  maître  chez  moi  ni  de  moi.  Je  priois,  je  conjurois, 
je  me  fâchois.  le  tout  sans  succès  ;  la  maman  me 
faisoit  passer  pour  un  grondeur  éternel,  pour  un 
bourru.  C'étoit,  avec  mes  amis  fb).  des  chuchoteries 

Var.  —  (a)  :  perdre.  Les  cadeaux  de  toute  espèce  venment  me 
chercher.  Bientôt...  —  (h)  :  C'étoit  des  chuchoteries  continuelles 
avec   mes  amis,... 


I 


LIVRE    HUITIEME 


23c 


continuelles  ;  tout  étoit  mystère  et  secret  pour  moi 
dans  mon  ménage,  et  pour  ne  pas  m' exposer  sans 
cesse  à  des  orages,  je  n'osois  plus  m'informer  de  ce 
qui  s'y  passoit.  Il  auroit  fallu,  pour  me  tirer  de  tous 
ces  tracas,  une  fermeté  dont  je  n'étois  pas  capable. 
Je  savois  crier,  et  non  pas  agir  ;  on  me  laissoit  dire 
et  l'on  alloit  son  train. 

Ces  tiraillemens  continuels,  et  les  importunités 
journalières  auxquelles  j'étois  assujetti,  me  rendirent 
enfin  ma  demeure  et  le  séjour  de  Paris  désagréables. 
Quand  mes  incommodités  me  permettoient  de  sortir, 
et  que  je  ne  me  laissois  pas  entraîner  ici  ou  là  par 
mes  connoissances,  j'allois  me  promener  seul  ;  je 
revois  à  mon  grand  système,  j'en  jetois  quelque 
chose  sur  le  papier,  à  l'aide  d'un  livret  blanc  et  d'un 
crayon  (a)  que  j'avois  toujours  dans  ma  poche. 
Voilà  comment  les  désagrémens  imprévus  d'un  état 
de  mon  choix  me  jetèrent  par  diversion  tout  à  fait 
dans  la  littérature,  et  voilà  comment  je  portai  dans 
tous  mes  premiers  ouvrages  la  bile  et  l'humeur  qui 
m'en  faisoient  occuper. 

Une  autre  chose  y  contribuoit  encore.  Jeté  malgré 
moi  dans  le  monde  sans  en  avoir  le  ton,  sans  être  en 
état  de  le  ])TendTe(b)  et  de  m'y  pouvoir  assujettir,  je 
m'avisai  d'en  prendre  un  à  moi  qui  m'en  dispensât. 
Ma  sotte  et  maussade  timidité  que  je  ne  pouvois 
vaincre,  ayant  pour  principe  la  crainte  de  manquer 
aux  bienséances,  je  pris  (c).  pour  m'enhardir,  le  parti 
de  les  fouler  aux  pieds.  Je  me  fis  cynique  et  caustique 


Yar.  —  (a)  :  a  i'aide    d'un    crayon   et    d'un   li%Tet    que...  — • 
(b)  :  prendre,  je  m'avisai...  —  (c)  :  je  pris  le  parti... 


236  LES     CONFESSIONS 

par  honte  (a)  :  j'afîectai  de  mépriser  la  politesse 
que  je  ne  savois  pas  pratiquer.  Il  est  vrai  que  cette 
âpreté.  conforme  à  mes  nouveaux  principes,  s'en- 
noblissoit  dans  mon  âme,  y  prenoit  l'intrépidité  de 
la  vert-u,  et  c'est,  je  l'ose  dire,  sur  cette  auguste  base 
qu'elle  s'est  soutenue  mieux  et  plus  longtems  qu'on 
auroit  dû  l'attendre  d'un  effort  si  contraire  à  mon 
naturel.  Cependant,  malgré  la  réputation  de  misan- 
thropie que  mon  extérieur  et  quelques  mots  heureux 
me  donnèrent  dans  le  monde,  il  est  certain  que,  dans 
le  particulier,  je  soutins  toujours  mal  mon  per- 
sonnage ;  que  mes  amis  et  mes  connoissances  me- 
noient  cet  ours  si  farouche  comme  un  agneau,  et  que, 
bornant  mes  sarcasmes  à  des  vérités  dures,  mais 
générales,  je  n'ai  jamais  su  dire  un  mot  (h)  désobli- 
geant à  qui  que  ce  fut. 

Le  Devin  du  village  acheva  de  me  mettre  à  la  mode, 
et  bientôt  il  n"y  eut  pas  d'homme  plus  recherché  que 
moi  dans  Paris.  L'histoire  de  cette  pièce,  qui  fait 
époque,  tient  à  celle  des  liaisons  que  j'avois  pour 
lors.  C'est  un  détail  dans  lequel  je  dois  entrer  pour 
Tintelligence  (c)  de  ce  qui  doit  suivre. 

J'avois  un  assez  grand  nombre  de  connoissances, 
mais  deux  seuls  amis  de  choix,  Diderot  et  Grimm. 
Par  un  effet  du  désir  que  j'ai  de  rassembler  tout  ce 
qui  m'est  cher,  j'étois  trop  l'ami  de  tous  les  deux  pour 
qu'ils  ne  le  fussent  pas  bientôt  l'un  de  l'autre.  Je  les 
liai,  ils  se  convinrent,  et  s'unirent  encore  plus  étroite- 
ment   entre    eux    qu'avec    moi.    Diderot    avoit    des 


Var.    —    (a)  :     el    j'affectai...    —    (h)  :    un    seul    mot...    — 
(c)  :  pojr  l'éclaircissement... 


LIVRE    HUITIÈME  237 

connoissances  sans  nombre  ;  mais  Grimm,  étranger 
et  nouveau  venu  ^,  avoit  besoin  d'en  faire.  Je  ne 
demandois  pas  mieux  que  de  lui  en  procurer.  Je  lui 
avois  donné  Diderot,  je  lui  donnai  Gaufîeeourt.  Je 
le  menai  chez  madame  de  Chenonceaux.  chez  ma- 
dame d'Epinay.  chez  le  baron  d'Holbach,  avec  lequel 
je  me  trouvois  lié  presque  malgré  moi.  Tous  mes 
amis  devinrent  les  siens,  cela  étoit  tout  simple  :  mais 
aucun  des  siens  ne  devint  jamais  le  mien,  voilà  (a) 
ce  qui  F  étoit  moins.  Tandis  qu'il  logeoit  chez  le 
comte  de  Frièse  ^.  il  nous  donnoit  (h)  souvent  à 
dîner  chez  lui  :  mais  jamais  je  n"ai  reçu  aucun  té- 
moignage d'amitié  ni  de  bienveillance  du  comte  de 
Frièse,  ni  du  comte  de  Schomberg,  son  parent  (c), 
très  familier  avec  Grimm,  ni  d'aucune  des  personnes, 
tant  hommes  que  femmes,  avec  lesquelles  Grimm  eut 
par  eux  des  liaisons.  J'excepte  le  seul  abbé  Raynal, 
qui.  quoique  son  ami.  se  montra  des  miens,  et  m'offrit 
dans  l'occasion  sa  bourse  avec  une  générosité  peu 
commune.  Mais  je  connoissois  l'abbé  Raynal  long- 
tems  avant  que  Grimm  le  connût  lui-même,  et  je  lui 
avois  toujours  été  attaché  depuis  un  procédé  plein 
de  délicatesse  et  d'honnêteté  qu'il  eut  pour  moi  dans 


Var.  —  (a)  :  voilà  peut-être  ce  qui...  —  (h)  :  assez  souvent... 
—  (c)  :  parent,  qui  logeoit  chez  lui,  ni  d'aucune... 

1.  On  sait  que  Frédéric-Melchior  Grimm  était  né  à  Ratisbonne, 
le_26  septembre  1723.  Il  était  arrivé  à  Paris  en  1748. 

2.  Auguste-Henri,  comte  de  Friesen,  neveu  du  maréchal  de 
Saxe.  Il  avait  obtenu,  le  l^''  mars  1747,  une  commission  de  maître 
de  camp.  Il  mourut  à  Paris,  le  29  mars  1755,  laissant  une  répu- 
tation d'esprit,  de  galanterie  et  de  cynisme  (Voyez  les  Mémoires 
de  Besenval). 


238  LES     CONFESSIONS 

une    occasion    bien    légère,    mais    que    je    n'oubliai 
jamais. 

Cet  abbé  Raynal  ^  est  certainement  un  ami  chaud. 
J'en  eus  la  preuve  à  peu  près  au  tems  dont  je  parle 
envers  le  même  Grimm.  avec  lequel  il  étoit  (a)  très 
étroitement  lié.  Grimm.  après  avoir  vu  quelque  tems 
de  bonne  amitié  (b)  mademoiselle  Fel  2.  s'avisa  tout 
d'un  coup  d'en  devenir  éperdument  amoureux,  et 
de  vouloir  supplanter  Cahusac.  La  belle,  se  piquant 
de  constance,,  éconduisit  ce  nouveau  prétendant. 
Celui-ci  prit  l'affaire  au  tragique  et  s'avisa  d'en 
vouloir  mourir.  Il  tomba  fcj  tout  subitement  dans 
la  plus  étrange  maladie  dont  jamais  peut-être  on  ait 
ouï  parler.  Il  passoit  les  jours  et  les  nuits  dans  une 
continuelle  léthargie,  les  yeux  bien  ouverts,  le  pouls 
bien  battant,  mais  sans  parler,  sans  manger,  sans 
bouger,  paroissant  quelquefois  entendre,  mais  ne 
répondant  jamais,  pas  même  par  signe,  et  du  reste 
sans  agitation,  sans  douleur,  sans  fièvre,  et  restant  là 
comme  s'il  eût  été  mort.  L'abbé  Raynal  et  moi  nous 
partageâmes  sa  garde  :  l'abbé,  plus  robuste  et  mieux 
portant,  y  passoit  les  nuits,  moi  les  jours,  sans  le 
quitter  jamais  ensemble  ;  et  l'un  ne  part  oit  jamais 
que  l'autre  ne  fût  arrivé.  Le  comte  de  Frièse,  alarmé, 
lui  amena  Senac,  qui,  après  l'avoir  bien  examiné,  dit 
que  ce  ne  seroit  rien,  et  n'ordonna  rien.  Mon  effroi 

Var.  ■ —  ^a)  :  il  s'étoit  trè;  étroitement... —  (b)  :  quelque  tems 
M^^^  Fel,  de  bonne  amitié,  s'avisa...  —  (c)  :  Il  tomba  dans... 

1.  Gmllaume-Thomas-François     Ra\-nal,     né     à     Saint-Géniez 
(Ave\Ton1,  le  11  mars  1713,  mort  à  Chaillot,  en  1796. 

2.  Marie  Féel,  chanteuse  de  rOpéra,  née  à  Bordeaux,  le  24  oc- 
tobre 1713. 


LIVRE     HUITIÈME  239 

pour  mon  ami  me  fit  observer  avec  soin  la  contenance 
du  médecin,  et  je  le  vis  sourire  en  sortant.  Cependant 
le  malade  resta  plusieurs  jours  immobile,  sans  prendre 
ni  bouillon,  ni  quoi  que  ce  fût  que  des  cerises  confites 
que  je  lui  mettois  de  tems  en  tems  sur  la  langue,  et 
qu'il  avaloit  fort  bien.  Un  beau  matin  il  se  leva, 
s'habilla,  et  reprit  son  train  de  vie  ordinaire,  sans 
que  jamais  il  m'ait  reparlé,  ni.  que  je  sache,  à  l'abbé 
Raynal.  ni  à  personne,  de  cette  singulière  léthargie, 
ni  des  soins  que  nous  lui  avions  rendus  tandis  qu'elle 
avoit  duré. 

Cette  aventure  ne  laissa  pas  de  faire  du  bruit,  et 
c'eût  été  réellement  une  anecdote  (a)  merveilleuse, 
que  la  cruauté  d'une  fille  d'Opéra  eût  fait  mourir 
un  homme  de  désespoir.  Cette  belle  passion  mit 
Grimm  à  la  mode  ;  bientôt  il  passa  pour  un  prodige 
d'amour,  d'amitié,  d'attachement  de  toute  espèce. 
Cette  opinion  le  fit  rechercher  et  fêter  dans  le  grand 
monde,  et  par  là  l'éloigna  de  moi,  qui  jamais  n'avois 
été  pour  lui  qu'un  pis  aller.  Je  le  vis  prêt  à  rn'échapper 
tout  à  fait  (h),  car  tous  les  sentimens  vifs  dont  il 
faisoit  parade  (c)  étoient  ceux  qu'avec  moins  de 
bruit  j'avois  pour  lui.  J"étois  (d)  bien  aise  qu'il 
réussît  dans  le  monde,  mais  je  n'aurois  pas  voulu  que 
ce  fût  en  oubliant  son  ami.  Je  lui  dis  un  jour  :  Grimm, 
vous  me  négligez  ;  je  vous  le  pardonne.  Quand  la 
première  ivresse  des  succès  (e)  bruyans  aura  fait 
son  effet,  et  que  vous  en  sentirez  le  vide,  j  espère 
que  vous  reviendrez  à  moi,  et  vous  me  retrouverez 

Var.  —  (a)  :  assez  merveilleuse,...  —  (h)  :  tout  à  fait.  JVn /us 
nawé,  car  tous...  —  (c)  :  il  taisoit  tropfiée...  — (d)  :  J'étois  pour- 
tant bien...  —  (e)   :  des  plaisirs  bruyans... 


240  LES     CONFESSIONS 

toujours.  Quant  à  présent,  ne  vous  gênez  point  ; 
je  vous  laisse  libre,  et  je  vous  attens.  Il  me  dit  que 
j'avois  raison,  s'arrangea  en  conséquence,  et  se  mit 
si  bien  à  son  aise,  que  je  ne  le  vis  plus  qu'avec  nos 
amis  communs. 

Notre  principal  point  de  réunion,  avant  qu'il  fût 
aussi  lié  avec  madame  d'Epinay  qu'il  le  fut  (a)  dans 
la  suite,  étoit  la  maison  du  baron  d'Holbach.  Ce  dit 
baron  étoit  un  fils  de  parvenu  ^.  qui  jouissoit  d'une 
assez  grande  fortune,  dont  il  usoit  noblement,  rece- 
vant chez  lui  des  gens  de  lettres  (h)  et  de  mérite, 
et.  par  son  savoir  et  ses  lumières  (c),  tenant  bien  sa 
place  au  milieu  d'eux.  Lié  depuis  longtems  avec 
Diderot,  il  m'avoit  recherché  par  son  entremise, 
même  avant  que  mon  nom  fût  connu.  Lne  répugnance 
naturelle  m'empêcha  longtems  de  répondre  à  ses 
avances.  Un  jour  qu'il  m'en  demanda  la  raison,  je 
lui  dis  (d)  :  Vous  êtes  trop  riche.  Il  s'obstina  et 
vainquit  enfin.  Mon  plus  grand  malheur  fut  toujours 
de  ne  pouvoir  (e)  résister  aux  caresses.  Je  ne  me  suis 
jamais  bien  trouvé  d'y  avoir  cédé. 

Une  autre  connoissance,  qui  devint  amitié  sitôt 
que  j  eus  un  titre  pour  y  prétendre,  fut  celle  de 
M.  Duclos  ■^.  Il  y  avoit  plusieurs  années  que  je  l'avois 

Var.  —  (a)  :  l'a  été. .  —  (b)  :  lettres,  et  par... —  (c)  :  et  ses 
connoissances,...  —  (d)  :  jour,  il  me  demanda  pourquoi  je  le 
fuyois ;  je  lui  répondis  :  Vous...  —  (e)  :  ne  savoir... 

1.  Paul  Thiry,  baron  d'Holbach,  allemand  naturalisé,  né  à 
Heidelstein  iBades  en  1723,  mort  à  Paris,  le  21  janvier  1789. 
Selon  1  abbé  Morellet,  U  avait  plus  de  soixante  mille  livres  de 
rente. 

2.  Charles  Pinot  Duclos,  de  l'Académie  française  (Dinan, 
12  février  1704-Paris,  26  mars  1772). 


LIVRE    HUITIÈME  24i 

vLi  pour  la  première  fois,  à  la  Chevrette,  chez  ma- 
dame d'Epinay,  avec  laquelle  il  étoit  très  bien.  Nous 
ne  fîmes  que  dîner  ensemble  ;  il  repartit  le  même 
jour.  Mais  nous  causâmes  quelques  momens  après  le 
dîner.  Madame  d'Epinay  lui  avoit  parlé  de  moi  et 
de  mon  opéra  des  Muses  galantes.  Duclos,  doué  de 
trop  grands  talens  pour  ne  pas  aimer  ceux  qui  en 
avoient,  sétoit  prévenu  pour  moi,  m'avoit  invité  à 
r  aller  voir.  Malgré  mon  ancien  penchant  renforcé 
par  la  (a)  connoissance,  ma  timidité,  ma  paresse, 
me  retinrent  tant  que  je  n'eus  aucun  passeport 
auprès  de  lui  (b)  que  sa  complaisance  ;  mais  encou- 
ragé par  mon  premier  succès  et  par  ses  éloges  qui  me 
revinrent,  je  fus  le  voir,  il  vint  me  voir,  et  ainsi 
commencèrent  entre  nous  des  liaisons  qui  me  le 
rendront  toujours  cher,  et  à  qui  je  dois  de  savoir, 
outre  le  témoignage  de  mon  propre  cœur,  que  la 
droiture  et  la  probité  peuvent  s'allier  quelquefois 
avec  la  culture  des  lettres. 

Beaucoup  d'autres  liaisons  (c)  moins  solides,  et 
dont  je  ne  fais  pas  ici  mention,  furent  l'effet  de  mes 
premiers  succès,  et  durèrent  jusqu'à  ce  que  la 
curiosité  fût  satisfaite.  J'étois  un  homme  sitôt  vu, 
qu'il  n'y  avoit  rien  à  voir  de  nouveau  (cl)  dès  le  len- 
demain. Une  femme  cependant  qui  me  rechercha 
dans  ce  tems-là  tint  plus  solidement  que  toutes  les 
autres  :  ce  fut  madame  la  marquise  de  Créqui,  nièce 
de  M.  le  bailli  de  Froulay,  ambassadeur  de  Malte, 
dont   le   frère   avoit   précédé   M.    de   Montaigu   dans 


Var.  —  (a)  :  sa...  —  (b)  :  lui  ;  mais...  —  (c)  :  d'autres  liaisons 
moins  étroites,   moins  durables,  et  dont  je...    (d)   :  voir  dès... 

II.  —  16. 


242  LES    CONFESSIONS 

rambassade  de  Venise  (a),  et  que  j'avois  été  voir 
à  mon  retour  de  ce  pays-là.  Madame  de  Créqui 
m'écrivit  ;  j'allai  chez  elle  :  elle  me  prit  en  amitié  ^. 
J'y  dînois  quelquefois  ;  j'y  vis  plusieurs  gens  de 
lettres,  et  entre  autres  (h)  M.  Saurin  ^,  l'auteur  de 
Spartacus,  de  Barnevelt,  etc.,  devenu  depuis  lors  mon 
très  cruel  ennemi,  sans  que  j'en  puisse  imaginer 
d'autre  cause,  sinon  que  je  porte  le  nom  d'un  homme 
que  son  père  a  bien  vilainement  persécuté. 

On  voit  que,  pour  un  copiste  qui  devoit  être 
occupé  de  son  métier  du  matin  jusqu'au  soir,  j'avois 
bien  des  distractions  qui  ne  rendoient  pas  ma  journée 
fort  lucrative,  et  qui  m'empêchoient  d'être  assez 
attentif  à  ce  que  je  faisois  pour  le  bien  faire  ;  aussi 
perdois-je  à  effacer  ou  (c)  gratter  mes  fautes,  ou  à 
recommencer  ma  feuille,  plus  de  la  moitié  du  tems 
qu'on  me  laissoit.  Cette  importunité  me  rendoit  de 
jour  en  jour  Paris  plus  insupportable,  et  me  faisoit 
rechercher  la  campagne  avec  ardeur.  J'allai  plusieurs 
fois  passer  quelques  jours  à  Marcoussis,  dont  ma- 
dame Le  Vasseur  connoissoit  le  vicaire,  chez  lequel 
nous  nous  arrangions  tous  de  façon  qu'il  ne  s'en 
trouvoit  pas  mal.  Grimm  y  vint  une  fois  avec  nous 


Var.  —  (a)  :  précédé  dans  l'ambassade  de  Venise,  M""  de  Monte 
aigu.  Madame  de...  —  (h)  :  ce  M^  Saurin...  —   (c)  :  et  gratter... 

1.  P\.enée-Caroline  de  Froulay,  marquise  de  Créqui,  née  en  1714, 
morte  en  1803.  On  trouvera  dans  l'ouvrage  de  Streckeisen-Moultou, 
J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,  XIII  lettres  que  cette 
femme  spirituelle  adressa  à  l'auteur  des  Confessions. 

2.  Bernard-Joseph  Saurin,  de  l'Académie  française  (1706-1781). 

3.  Puisque  j'ai  négligé  de  raconter  ici  une  petite,  mais  mémo- 
rable aventure,  que  j'eus  là  avec  ledit  M.  Grimm,  un  matin  que 


LIVRE    HUITIÈME  243 

Le  vicaire  avoit  de  la  voix,  chantoit  bien,  et  quoiqu'il 
ne  sût  pas  la  musique,  il  apprenoit  sa  partie  avec 
beaucoup  de  facilité  et  de  précision.  Nous  y  passions 
ie  tems  à  chanter  mes  trios  de  Chenonceaux.  J'y  en 
lis  deux  ou  trois  nouveaux,  sur  des  paroles  que 
Grimm  et  le  vicaire  bâtissoient  tant  bien  que  mal.  Je 
ne  puis  m'empêcher  de  regretter  ces  trios  faits  et 
chantés  dans  des  momens  de  bien  pure  (a)  joie, 
et  que  j'ai  laissés  à  Wooton  avec  toute  ma  musique. 
Mademoiselle  Davenport  en  a  peut-être  déjà  fait 
des  papillotes  ;  mais  ils  méritoient  d'être  conservés(^5^ 
et  sont  pour  la  plupart  d'un  très  bon  contre-point. 
Ce  fut  après  quelqu'un  de  ces  petits  voyages,  où 
javois  le  plaisir  de  voir  la  tante  à  son  aise,  bien 
.aie,  et  où  je  m'égayois  fort  aussi,  que  j'écrivis 
au  vicaire,  fort  rapidement  et  fort  mai,  une  épître 
en  vers  qu'on  trouvera  parmi  mes  papiers  ^. 

J'avois,  plus  près  de  Paris,  une  autre  station  (c) 
fort  de  mon  goût  chez  M.  Mussard  ^,  mon  compa- 
triote,  mon  parent  et  mon  ami,   qui  s'étoit  fait  à 

Var.  —  (a)  :  douce  joie...  —  (h)  :  conservés.  Ce  fut...  —  (c)  : 
près  de  Paris,  un  autre  refuge,  fort  de... 

nous  devions  aller  dîner  à  la  fontaine  de  Saint-Yandrille,  je  n'y 
reviendrai  pas  ;  mais  en  y  repensant  dans  la  suite,  j'en  ai  conclu 
qu'il  couvoit  dès  lors,  au  fond  de  son  cœur,  le  complot  qu'il  a 
exécuté  depuis  avec  un  si  prodigieux  succès.  (Note  de  J.-J.  Rous- 
seau.) Cette  note  n'est  pas  dans  le  manuscrit  de  Paris.  L'aven- 
ture à  laque. le  Rousseau  fait  allusion  ici  ne  serait-elle  point  celle 
qui  est  rapportée  dans  les  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  tome  II 
éd.  Boiteau),  p.  151  ? 

1.  Voyez  dans  les  Œuvres  complètes,  t.  YI,  V Epître  à  M.  de 
i  Etang,  vicaire  de  Marcoussis  (1751). 

2.  François  Mussard,  fils  de  Théophile  Mussard  (cf.  J.-A,  Ga- 
lifie,  Notices  généaiog.  II,  p.  852). 


244  LES     CONFESSIONS 

Passy  une  retraite  charmante,  où  j'ai  coulé  de  bien 
paisibles    momens.    M.    Mussard    étoit    un    joaillier, 
homme  de  bon  sens,  qui.  après  avoir  acquis  dans  son 
commerce  une  fortune  honnête,   et  avoir  marié  sa 
fille  unique  à  M.  de  Valmalette  (a),  fils  d'un  agent 
de  change,  et  maître  d'hôtel  du  roi,  prit  le  sage  parti 
de  quitter  sur  ses  vieux  jours  le  négoce  et  les  affaires, 
et  de  mettre  un  intervalle  de  repos  et  de  jouissance 
entre  les  tracas  de  la  vie  et  la  mort.  Le  bonhomme 
Mussard,   vrai  philosophe   de  pratique,   vivoit  sans 
souci,  dans  une  maison  très  agréable  (b)  qu'il  s'étoit 
bâtie,  et  dans  un  très  joli  jardin  qu'il  avoit  planté  de 
ses  mains.  En  fouillant  à  fond  de  cuve  les  terrasses! 
de  ce  jardin,  il  trouva  des  coquillages  fossiles,  et  ilj 
en  trouva  en  si  grande  quantité,  que  son  imagination! 
exaltée  ne  vit  plus  que  coquilles  dans  la  nature,  e1 
qu'il  crut  enfin  tout  de  bon  que  l'univers  (c)  n'étoil 
que   coquilles,   débris   de   coquilles,   et   que  la   terre 
entière  n'étoit  que  du  cron.  Toujours  occupé  de  cet' 
objet  et  de  ses  singulières  découvertes,  il  s'échauffa 
si  bien  sur  ces  idées,  qu'elles  se  seroient  enfin  tournées 
dans  sa  tête  en  système,  c'est-à-dire  en  folie,  si,  trèsj 
heureusement  pour  sa  raison,  mais  bien  malheureuse- 
ment pour  ses  amis  (d)  auxquels  il   étoit  cher,   et 
qui    trouvoient    chez    lui    l'asile    le    plus    agréable,! 
la   mort   ne   fût   venue   le   leur   enlever  par  la   plus! 
étrange  et  cruelle  maladie.  C'étoit  une  tumeur  dans] 
l'estomac,   toujours    croissante,  qui   l'empêchoit    dej 
manger,  sans  que  durant  très  longtems  on  en  trouvât 

Var.  —  (a)  :  Valmalette,  maître  d'hôtel  du  roi,  apoit  pris  le. 
—  (b)  :  très  élésante...  —   (c)  :  l'univers  entier...  —  (dj  :  ses 
amis  qui  trouvoient... 


LIVRE    HUITIÈME  245 

la  cause,  et  qui  finit,  après  plusieurs  années  de 
souffrances,  par  le  faire  mourir  de  faim.  Je  ne  puis 
me  rappeler,  sans  des  serremens  de  cœur,  les  derniers 
tems  de  ce  pauvre  et  digne  homme,  qui,  nous  recevant 
encore  avec  tant  de  plaisir,  Lenieps  et  moi,  les  seuls 
amis  que  le  spectacle  des  maux  qu'il  souffroit 
n'écarta  pas  de  lui  jusqu'à  sa  dernière  heure,  qui, 
dis-je.  étoit  réduit  à  dévorer  des  yeux  le  repas  qu'il 
nous  faisoit  servir,  sans  pouvoir  (a)  presque  humer 
quelques  gouttes  d'un  thé  bien  léger,  qu'il  falloit 
rejeter  un  moment  après.  Mais  avant  ces  tems  de 
douleurs,  combien  j'en  ai  passés  chez  lui  d'agréables, 
avec  les  amis  d'élite  qu'il  s'étoit  faits  !  A  leur 
tête  je  mets  l'abbé  Prévôt,  homme  très  aimable  et 
très  simple,  dont  le  cœur  vivifioit  ses  écrits,  digne 
de  l'immortalité,  et  qui  n'avoit  rien  dans  (b)  l'hu- 
meur, ni  dans  sa  société,  du  sombre  coloris  qu'il 
donnoit  à  ses  ouvrages  ;  le  médecin  Procope,  petit 
Esope  à  bonnes  fortunes  ;  Boulanger,  le  célèbre 
auteur  posthume  du  Despotisme  oriental,  et  qui,  je 
crois,  étendoit  les  systèmes  de  Mussard  sur  la  durée 
du  monde.  En  femmes,  madame  Denis,  nièce  de 
Voltaire,  qui,  n'étant  alors  qu'une  bonne  femme,  ne 
faisoit  pas  encore  du  bel  esprit  :  madame  Yanloo, 
non  pas  belle  assurément,  mais  charmante,  qui 
chantoit  comme  un  ange  ;  madame  de  Valmalette 
elle-même,  qui  chantoit  aussi,  et  qui,  quoique  fort 
maigre,  eût  été  très  aimable  si  elle  en  eût  moins 
eu  la  prétention.  Telle  étoit  à  peu  près  la  société  de 


Var.  —  (a)  :  pouvoir  humer  à  peine  quelques...  —   (b)  :  rien 
dans  la  société  du  coloris  qu'il... 


246  LES    CONFESSIONS 

M.  Mussard,  qui  m'auroit  assez  plu  si  son  tête-à- 
tête  avec  sa  conchyliomanie  ne  nvavoit  plu  davan- 
tage, et  je  puis  dire  que  pendant  plus  de  six  mois 
j'ai  travaillé  à  son  cabinet  avec  autant  de  plaisir 
que  lui-même. 

Il  y  avoit  longtems  qu'il  prétendoit  que  pour  mon 
état  les  eaux  de  Passv  me  seroient  salutaires,  et 
qu'il  m'exhortoit  à  les  venir  prendre  chez  lui.  Pour 
me  tirer  un  peu  de  l'urbaine  cohue  (a),  je  me  rendis 
à  la  fin,  et  je  fus  passer  à  Passy  huit  ou  dix  jours,  qui 
me  firent  plus  de  bien  parce  que  j'étois  à  la  cam- 
pagne que  parce  que  j'y  prenois  les  eaux.  Mussard 
jouoit  du  violoncelle,  et  aimoit  passionnément  la 
musique  italienne.  Un  soir,  nous  en  parlâmes  beau- 
coup avant  que  de  nous  coucher,  et  surtout  des 
opère  huffe  que  nous  avions  vus  l'un  et  l'autre  en 
Italie,  et  dont  nous  étions  tous  deux  transportés.  La 
nuit,  ne  dormant  pas,  j'allois  rêver  comment  on 
pourroit  faire  pour  donner  en  France  l'idée  d'un 
drame  de  ce  genre  ;  car  les  Amours  de  Ragonde  ■•■ 
n'y  ressembloient  point  du  tout.  Le  matin,  en  me 
promenant  et  prenant  les  eaux,  je  fis  quelque  ma- 
nière de  vers  très  à  la  hâte,  et  j'y  adaptai  des  chants 
qui  me  vinrent  en  les  faisant.  Je  barbouillai  le 
tout  dans  une  espèce  de  salon  voûté  qui  étoit  au 
haut  du  jardin  ;  et  au  thé  je  ne  pus  m'empêcher  de  m 
montrer  ces  airs  à  Mussard  et  à  mademoiselle  Du- 
vernois,  sa  gouvernante,  qui  étoit  (h)  en  vérité  une 

Var.  —  (a)  :  de  la  cohue,...  —  (h)  :  qui  étoit  une... 

1.  Comédie    de    Néricault    Destouches,    musique    de    Mouret, 
qu'on  venait  de  reprendre  à  F  Opéra. 


LIVRE    HUITIÈME  247 

très  bonne  et  aimable  fille.  Les  trois  morceaux  que 
j'avois  esquissés  étoient  le  premier  monologue,  J'ai 
perdu  mon  serviteur,  l'air  du  Devin,  Lamour  croît 
s'il  s'inquiète,  et  le  dernier  duo,-  A  jamais,  Colin, 
je  t'engage,  etc.  J'imaginois  si  peu  que  cela  valût 
la  peine  d'être  suivi,  que,  sans  les  applaudissemens 
et  les  encouragemens  de  l'un  et  de  l'autre,  j'allois 
jeter  au  feu  mes  chiffons  et  n'y  plus  penser,  comme 
j'ai  fait  tant  de  fois  pour  des  choses  du  moins  aussi 
bonnes  :  mais  ils  m'excitèrent  si  bien,  qu'en  six  jours 
mon  drame  fut  écrit,  à  quelques  vers  près,  et  toute 
ma  musique  esquissée,  tellement  que  je  n'eus  plus 
à  faire  à  Paris  qu'un  peu  de  récitatif  et  tout  le  rem- 
plissage (a),  et  j'achevai  le  tout  avec  une  telle 
rapidité,  qu'en  trois  semaines  mes  scènes  furent 
mises  au  net  et  en  état  d'être  représentées.  Il  n'y 
manquoit  que  le  divertissement,  qui  ne  fut  fait  que 
longtems  après. 

Echauffé  de  la  composition  de  cet  ouvrage,  j'avois 
une  grande  passion  de  l'entendre,  et  j'aurois  donné 
tout  au  monde  pour  le  voir  représenter  à  ma  fantaisie, 
à  portes  fermées,  comme  on  dit  que  Lulli  fit  une 
fois  jouer  Armide  pour  lui  seul.  Comme  il  ne  m'étoit 
pas  possible  d'avoir  ce  plaisir  qu'avec  le  public, 
il  falloit  néce^airement,  pour  jouir  de  ma  pièce, 
la  faire  passer  à  l'Opéra.  Malheureusement  elle  étoit 
dans  un  genre  absolument  neuf,  auquel  les  oreilles 
n'étoient  point  accoutumées  ;  et.  d'ailleurs,  le  mau- 
vais succès  des  Muses  galantes  me  faisoit  prévoir 


Var.  —   (a)  :  et  que  ce  qui  étoit  purement  de  remplissage,... 


248  LES    CONFESSIONS 

celui  du  Devin  (a),  si  je  le  présentois  sous  mon  nom. 
Duclos  me  tira  de  peine,  et  se  chargea  de  faire  essayer 
l'ouvrage  en  laissant  ignorer  l'auteur.  Pour  ne  pas 
me  déceler,  je  ne  me  trouvai  point  à  cette  répéti- 
tion ;  et  les  petits  violons  ^.  qui  la  dirigèrent,  ne 
surent  eux-mêmes  quel  en  étoit  l'auteur  qu'après 
qu'une  acclamation  générale  eut  attesté  la  bonté  de 
l'ouvrage.  Tous  ceux  qui  l'entendirent  en  étoient 
enchantés,  au  point  que  dès  le  lendemain,  dans 
toutes  les  sociétés,  on  ne  parloit  d'autre  chose.  M.  de 
Cury.  intendant  des  Menus,  qui  avoit  assisté  à  la 
répétition,  demanda  l'ouvrage  pour  être  donné  à  la 
cour.  Duclos.  qui  savoit  mes  intentions,  jugeant  que 
je  serois  moins  le  maître  de  ma  pièce  à  la  cour  qu'à 
Paris,  la  refusa.  Cury  la  réclama  d'autorité  ;  Duclos 
tint  bon.  et  le  débat  entre  eux  devint  si  vif,  qu'un 
jour  à  l'Opéra  ils  alloient  sortir  ensemble,  si  on  ne 
les  eût  séparés.  On  voulut  s'adresser  à  moi  :  je  ren- 
voyai la  décision  de  la  chose  à  M.  Duclos.  Il  fallut 
retourner  à  lui.  M.  le  duc  d'Aumont  s'en  mêla. 
Duclos  crut  enfin  devoir  céder  à  l'autorité,  et  la 
jDièce  fut  donnée  pour  être  jouée  à  Fontainebleau. 
La  partie  à  laquelle  je  m'étois  le  plus  attaché,  et 
où  je  m'éloignois  le  plus  de  la  route  commune,  étoit 
le  récitatif.  Le  mien  étoit  accentué  d'une  façon 
toute  nouvelle,  et  marchoit  avec  le  débit  de  la  pa- 
role. On  n'osa  laisser  cette  horrible  innovation,  l'on 

Var.  —  (a)  :  m'en  faisolt  prévoir  un  pareil  poxr  le  Devin,... 

1.  C'est  ainsi  qu'on  appeloit  Rebel  et  Francœur,  qui  s'étoient 
fait  connoître  dès  leur  jeunesse,  en  allant  toujours  ensemble  jouer 
du  violon  dans  les  maisons.  (Note  de  J.-J.  Rousseau.) 


1 


LIVRE     HUITIÈME  249 

craignoit  qu'elle  ne  révoltât  les  oreilles  mouton- 
nières. Je  consentis  que  Francueil  et  Jelyotte  ^ 
fissent  un  autre  récitatif,  mais  je  ne  voulus  pas  m'en 
mêler. 

Quand  tout  fut  prêt  et  le  jour  fixé  pour  la  représen- 
tation, l'on  me  proposa  le  voyage  de  Fontainebleau, 
pour  voir  au  moins  la  dernière  répétition.  J'y  fus 
avec  mademoiselle  Fel,  Grimm,  et,  je  crois,  labbé 
Raynal;  dans  une  voiture  de  la  cour.  La  répétition 
fu  passable  ;  j'en  fus  plus  content  que  je  ne  m'y 
étois  attendu.  L'orchestre  étoit  nombreux,  composé 
de  ceux  de  l'Opéra  et  de  la  musique  du  roi.  Jelyotte 
faisoit  Colin  ;  mademoiselle  Fel,  Colette  ;  Cuvilier, 
le  Devin  ;  les  chœurs  étoient  ceux  de  l'Opéra.  Je  dis 
peu  de  chose  :  c'étoit  Jelyotte  qui  avoit  tout  dirigé  ; 
je  ne  voulus  pas  contrôler  ce  qu'il  avoit  fait,  et  malgré 
mon  ton  romain,  j'étois  honteux  comme  un  écolier 
au  milieu  de  tout  ce  monde. 

Le  lendemain,  jour  de  la  représentation,  j'allai 
déjeuner  au  café  du  Grand-Commun.  Il  y  avoit  là 
beaucoup  de  monde.  On  parloit  de  la  répétition  de 
la  veille,  et  de  la  difficulté  qu'il  y  avoit  eu  d'y 
entrer.  Un  officier  qui  étoit  là  dit  qu'il  y  étoit  entré 
sans  peine,  conta  au  long  ce  qui  s'y  étoit  passé, 
dépeignit  l'auteur,  rapporta  ce  qu'il  avoit  fait,  ce 
qu'il  avoit  dit  ;  mais  ce  qui  m'émerveilla  de  ce  récit 
assez  long,  fait  avec  autant  d'assurance  que  de 
simplicité,  fut  qu'il  ne  s'y  trouva  pas  un  seul  mot  de 
vrai.    Il  m'étoit   très   clair   que   celui   qui  parloit   si 

1.  Le  plus  célèbre  chanteur  du  siècle.  Retiré  du  théâtre  en  1755, 
il  continua  à  chanter  dans  les  spectacles  de  la  cour.   Il  mourut 

en  1785. 


250  LES    COXFESSIOXS 

savamment  de  cette  répétition  n'y  avoit  point  été, 
puisqu'il  avoit  devant  les  yeux,  sans  le  connoître, 
cet  auteur  qu'il  disoit  avoir  tant  vu.  Ce  qu'il  y  eut  de 
plus  singulier  dans  cette  scène  fut  l'effet  qu'elle  fit 
sur  moi.  Cet  homme  étoit  d'un  certain  âge  ;  il  n' avoit 
point  l'air  (a)  ni  le  ton  fat  et  avantageux  ;  sa  physio- 
nomie annonçoit  un  homme  de  mérite,  sa  croix  de 
Saint-Louis  annonçoit  un  ancien  officier.  Il  m'inté- 
ressoit  malgré  son  impudence  et  malgré  moi  ;  tandis 
qu'il  débitoit  ses  mensonges  je  rougissois.  je  baissois 
les  yeux,  j'étois  sur  les  épines  ;  je  cherchois  quelque- 
fois en  moi-même  s'il  n'y  auroit  pas  moyen  de  le 
croire  dans  l'erreur  et  de  bonne  foi.  Enfin,  tremblant 
que  quelqu'un  ne  me  reconnût  et  ne  lui  en  fît  l'af- 
front, je  me  hâtai  d'achever  mon  chocolat  sans  rien 
dire,  et  baissant  la  tête  en  passant  devant  lui,  je 
sortis  le  plus  tôt  qu'il  me  fut  possible,  tandis  que  les 
assistans  péroroient  sur  sa  relation.  Je  m'aperçus 
dans  la  rue  que  j'étois  en  sueur,  et  je  suis  sûr  que  si 
quelqu'un  m'eût  reconnu  et  nommé  avant  ma  sortie, 
on  m'auroit  vu  la  honte  et  F  embarras  d'un  cou- 
pable, par  le  seul  sentiment  de  la  peine  que  ce 
pauvre  homme  auroit  à  souffrir  (h)  si  son  mensonge 
étoit  reconnu. 

Me  voici  dans  un  de  ces  momens  critiques  de  ma 
vie  où  il  est  difficile  de  ne  faire  que  narrer,  parce 
qu'il  est  presque  impossible  que  la  narration  même 
ne  porte  empreinte  de  censure  ou  d'apologie.  J'es- 
sayerai toutefois  de  rapporter  comment  et  sur  quels 


Var.  —  (a)  :  l'air  îat  et  avantageux  :  sa...  —  (b)  :  à  souflrir. 
Me  voici... 


LIVRE    HUITIEME 


251 


motifs  je  me  conduisis,  sans  y  ajouter  ni  louange  ni 
blâme. 

J'étois  ce  jour-là  ^  dans  le  même  équipage  négligé 
qui  m'étoit  ordinaire  ;  grande  barbe  et  perruque 
assez  mal  peignée.  Prenant  ce  défaut  de  décence  pour 
un  acte  de  courage,  j'entrai  de  cette  façon  dans  la 
même  salle  où  dévoient  arriver,  peu  de  tems  après (^a^, 
le  Roi,  la  Reine,  la  famille  royale  et  toute  la  cour. 
J'allai  m'établir  dans  la  loge  où  me  conduisit  M.  de 
Cury,  et  qui  étoit  la  sienne.  C'étoit  une  grande  loge 
sur  le  théâtre,  vis-à-vis  une  (h)  petite  loge  plus 
élevée,  où  se  plaça  le  Roi  avec  madame  de  Pompa- 
dour.  Environné  de  dames,  et  seul  homme  sur  le 
devant  de  la  loge,  je  ne  pouvois  douter  qu'on  m'eût 
mis  là  précisément  pour  être  en  vue.  Quand  on 
eut  allumé,  me  voyant  dans  cet  équipage,  au  milieu 
de  gens  tous  excessivement  parés,  je  commençai 
d'être  mal  à  mon  aise  :  je  me  demandai  si  j'étois  à 
ma  place,  si  j'y  étois  mis  convenablement,  et  après 
quelques  minutes  d'inquiétude,  je  me  répondis  : 
Oui,  avec  une  intrépidité  qui  venoit  peut-être  plus 
de  l'impossibilité  de  m'en  dédire  que  de  la  force  de 
mes  raisons.  Je  me  dis  :  Je  suis  à  ma  place,  puisque 
je  vois  jouer  ma  pièce,  que  j'y  suis  invité,  que  je  ne 
l'ai  faite  que  pour  cela,  et  qu'après  tout  personne  n'a 
plus  de  droit  que  moi-même  à  jouir  du  fruit  de  mon 
travail  et  de  mes  talens.  Je  suis  mis  à  mon  ordinaire, 
ni  mieux  ni  pis.   Si  je  recommence  à  m'asservir  à 

Var.  —  (a)  :  une  demi-heure  après,...  —  (b)  :  la  petite  loge. 

1.  Le  18  octobre  1752.  Le  Devin  du  Village  fut  représente,  de 
nouveau,  devant  la  cour,  le  24  octobre  suivant. 


252  LES    CONFESSIONS 

r opinion  dans  quelque  chose,  m'y  voilà  bientôt 
asservi  de  rechef  .en  tout.  Pour  être  toujours  moi- 
même,  je  ne  dois  rougir  en  quelque  lieu  que  ce  soit 
d'être  mis  selon  létat  que  j'ai  choisi  :  mon  extérieur 
est  simple  et  négligé,  mais  non  crasseux  ni  malpro- 
pre :  la  barbe  ne  l'est  point  en  elle-même,  puisque 
c'est  la  nature  qui  nous  la  donne,  et  que,  selon  les 
tems  et  les  modes,  elle  est  quelquefois  un  ornement. 
On  me  trouvera  ridicule,  impertinent  ;  eh  !  que  m'im- 
porte !  Je  dois  savoir  endurer  le  ridicule  (a)  et  le 
blâme,  pourvu  qu'ils  ne  soient  pas  mérités.  Après  ce 
petit  soliloque,  je  me  raffermis  si  bien,  que  j'aurois 
été  intrépide  si  j'eusse  eu  besoin  de  l'être.  Mais,  soit 
effet  de  la  présence  du  maître,  soit  naturelle  disposi- 
tion des  cœurs,  je  n'aperçus  rien  que  d'obligeant  et 
d'honnête  dans  la  curiosité  dont  j'étois  l'objet.  J'en 
fus  touché  jusqu'à  recommencer  d'être  inquiet 
sur  moi-même  et  sur  le  sort  de  ma  pièce,  craignant 
d'effacer  des  préjugés  si  favorables,  qui  sembloient 
ne  chercher  qu'à  m'applaudir.  J'étois  armé  contre 
leur  raillerie  :  mais  leur  air  caressant,  auquel  je  ne 
m'étois  pas  attendu,  me  subjugua  si  bien,  que  je 
tremblois  comme  un  enfant  quand  on  commença. 

J'eus  bientôt  de  quoi  me  rassurer.  La  pièce  fut 
très  mal  jouée  quant  aux  acteurs,  mais  bien  chantée 
et  bien  exécutée  quant  à  la  musique.  Dès  la  première 
scène,  qui  véritablement  est  d'une  naïveté  touchante, 
j'entendis  s'élever  dans  les  loges  un  murmure  de  sur- 
prise et  d'applaudissement  jusqu'alors  inouï  dans  ce 
genre    de    pièces.    La    fermentation    croissante    alla 

Var.  —  (aj  :  endurer  le  murmure  et... 


LIVRE    HUITIÈME  253 

bientôt  au  point  d'être  sensible  dans  toute  l'assemblée 
etj  pour  parler  à  la  Montesquieu,  d'augmenter  son 
effet  par  son  effet  même.  A  la  scène  des  deux 
petites  bonnes  gens,  cet  effet  fut  à  son  comble.  On  ne 
claque  point  devant  le  Roi  ;  cela  fit  qu'on  entendit 
tout  :  la  pièce  et  l'auteur  y  gagnèrent.  J'entendois 
autour  de  moi  un  chuchotement  de  femmes  qui  me 
sembloient  belles  comme  des  anges,  et  qui  s'entre- 
disoient  (a)  à  demi-voix  :  Cela  est  charmant,  cela 
est  ravissant  ;  il  n'y  a  pas  un  son  là  qui  ne  parle  au 
cœur.  Le  plaisir  de  donner  de  l'émotion  à  tant  d'ai- 
mables personnes  m'émut  moi-même  jusqu'aux 
larmes  ;  et  je  ne  les  pus  contenir  au  premier  duo,  en 
remarquant  que  je  n'étois  pas  seul  (b)  à  pleurer. 
J'eus  un  moment  de  retour  sur  moi-même,  en  me 
rappelant  le  concert  de  M.  de  Treytorens.  Cette  rémi- 
niscence eut  l'effet  de  l'esclave  qui  tenoit  la  couronne 
sur  la  tête  des  triomphateurs  ;  mais  elle  fut  courte, 
et  je  me  livrai  bientôt  pleinement  et  sans  distraction 
au  plaisir  de  savourer  ma  gloire.  Je  suis  pourtant 
sûr  qu'en  ce  moment  la  volupté  du  sexe  y  entroit 
beaucoup  plus  que  la  vanité  d'auteur  ;  et  sûrement 
s'il  n'y  eût  eu  là  que  des  hommes,  je  n'aurois  pas  été 
dévoré,  comme  je  l'étois  sans  cesse,  du  désir  de 
recueillir  de  mes  lèvres  les  délicieuses  larmes  que  je 
faisois  couler.  J'ai  vu  des  pièces  exciter  de  plus 
vifs  (c)  transports  d'admiration,  mais  jamais  une 
ivresse  aussi  pleine,  aussi  douce,  aussi  touchante, 
régner  dans  tout  un  spectacle,  et  surtout  à  la  cour. 


Var.  —  (a)  :  qui  se  disoient... —  (b)  :  le  seul...  —  (c)  :  de  plus 
orands... 


254  LES    CONFESSIONS 

un  jour  de  première  représentation.  Ceux  qui  ont 
vu  celle-là  doivent  s'en  souvenir  ;  car  l'effet  en  fut 
unique. 

Le  même  soir  (a).  M.  le  duc  d'Aumont  me  fit  dire 
de  me  trouver  au  château  le  lendemain  sur  les  onze 
heures,  et  qu'il  me  présenteroit  au  Roi.  M.  de  Cury, 
qui  me  fit  ce  message,  ajouta  qu'on  croyoit  qu'il 
s'agissoit  d'une  pension,  et  que  le  Roi  vouloit  me 
l'annoncer  lui-même. 

Croira-t-on  que  la  nuit  qui  suivit  une  aussi  bril- 
lante journée  fut  une  nuit  d'angoisse  et  de  perplexité 
pour  moi?  Ma  première  idée,  après  celle  de  cette 
présentation,  se  porta  sur  un  fréquent  besoin  de 
sortir,  qui  m'avoit  fait  beaucoup  souffrir  le  soir  même 
au  spectacle,  et  qui  pouvoit  me  tourmenter  le  lende- 
main, quand  je  serois  dans  la  galerie  ou  dans  les 
appartemens  du  Roi,  parmi  (h)  tous  ces  grands, 
attendant  le  passage  de  5a  Majesté.  Cette  infirmité 
étoit  la  principale  cause  qui  me  tenoit  écarté  des 
cercles  (c).  et  qui  m'empêchoit  d'aller  m'enfermer 
chez  des  femmes.  L'idée  seule  de  l'état  où  ce  besoin 
pouvoit  me  mettre  étoit  capable  de  me  le  donner  au 
point  de  m'en  trouver  mal,  à  moins  d'un  esclandre 
auquel  j'aurois  préféré  la  mort.  Il  n'y  a  que  i-es  gens 
qui  connoissent  cet  état  qui  puissent  juger  de  l'effroi 
d'en  courir  le  risque. 

Je  me  figurois  ensuite  devant  le  Roi,  présenté  à 
Sa  Majesté,  qui  daignoit  s'arrêter  et  m'adresser  la 
parole.  C'étoit  là  qu"il  falloit  de  la  justesse  et  de  la 


Var.  —  (a)  :  Le  soir  même,  M.  le  duc  d'Aumont...  —  (h) 
milieu  de  tous...  —  (c)  :  de  tout  cercle,... 


LIVRE    HUITIEME  ZOO 

présence  d'esprit  pour  répondre.  Ma  maudite  timi- 
dité, qui  me  trouble  devant  le  moindre  inconnu, 
m'auroit-elle  quitté  devant  le  Roi  de  France,  ou 
m'auroit-elle  permis  de  bien  choisir  à  Finstant  (a) 
ce  qu'il  falloit  dire?  Je  voulois,  sans  quitter  l'air  et 
le  ton  sévère  que  j'avois  pris,  me  montrer  sensible  à 
l'honneur  que  me  faisoit  un  si  grand  monarque. 
Il  falloit  envelopper  quelque  grande  et  utile  vérité 
dans  une  louange  belle  et  méritée.  Pour  préparer 
d'avance  une  réponse  heureuse,  il  auroit  fallu  prévoir 
juste  ce  qu'il  pourroit  me  dire  ;  et  j'étois  sûr  après 
cela  de  ne  pas  retrouver  en  sa  présence  un  mot  de 
ce  que  j'aurois  médité.  Que  deviendrois-je  en  ce 
moment  et  sous  les  yeux  de  toute  la  cour,  s'il  alloit 
m'échapper  dans  mon  trouble  quelqu'une  de  mes 
balourdises  ordinaires  ?  Ce  danger  m' alarma,  m'ef- 
fraya, me  fit  frémir  au  point  de  me  déterminer  (b),  a 
tout  risque,  à  ne  m'y  pas  exposer. 

Je  perdois,  il  est  vrai,  la  pension  qui  m'étoit 
offerte  en  quelque  sorte  ;  mais  je  m'exemptois  aussi 
du  joug  qu'elle  m'eût  (c)  imposé.  Adieu  la  vérité, 
la  liberté,  le  courage.  Comment  oser  désormais 
parler  (d)  d'indépendance  et  de  désintéressement? 
Il  ne  falloit  plus  que  flatter  ou  me  taire,  en  recevant 
cette  pension  :  encore  qui  m'assuroit  qu'elle  me  seroit 
payée  ?  Que  de  pas  à  faire,  que  de  gens  à  solliciter  ! 
Il  m'en  coûteroit  plus  de  soins,  et  bien  plus  désagréa- 
bles, pour  la  conserver,  que  pour  m'en  passer.  Je 
crus   donc,   en  y  renonçant,   prendre   un  parti   très 


Var.  —  (a)   :   choisir  ce  qu'il...  —  (b)  :  me  résoudre,  à...  — 
(c)  :  qu'elle  m' alloit  imposer...  —  (d)  :  oser  parler... 


256  LES    CONFESSIONS 

conséquent  à  mes  principes,  et  sacrifier  l'apparence 
à  la  réalité.  Je  dis  ma  résolution  à  Grimm,  qui  n'y 
opposa  rien.  Aux  autres  j'alléguai  ma  santé,  et  je 
partis  le  matin  même. 

Mon  départ  fit  du  bruit  et  fut  généralement  blâmé. 
Mes  raisons  ne  pouvoient  être  senties  par  tout  le 
monde.  M'accuser  d'un  sot  orgueil  étoit  bien  plus  tôt 
fait,  et  contentoit  mieux  la  jalousie  de  quiconque 
sentoit  en  lui-même  qu'il  ne  se  seroit  pas  conduit 
ainsi.  Le  lendemain,  Jelyotte  m'écrivit  un  billet,  oîi 
il  me  détailla  les  succès  de  ma  pièce  et  l'engouement 
où  le  Roi  lui-même  en  étoit.  Toute  la  journée,  me 
marquoit-il,  Sa  Majesté  ne  cesse  de  chanter,  avec  la 
voix  la  plus  fausse  de  son  royaume  :  J'ai  perdu  mon 
seruiteur  ;  fai  perdu  tout  mon  bonheur.  Il  ajoutoit 
que,  dans  la  quinzaine,  on  devoit  donner  une  seconde 
représentation  du  Dewin,  qui  constateroit  ^  aux  yeux 
de  tout  le  public  le  plein  succès  de  la  première. 

Deux  jours  après,  comme  j'entrois  le  soir  sur  les 
neuf  heures  chez  madame  d'Épinay,  où  j'allois 
souper,  je  me  vis  croisé  par  un  fiacre  à  la  porte. 
Quelqu'un  qui  étoit  dans  ce  fiacre  me  fit  signe  d'y 
monter  (a)  ;  j'y  monte  :  c'étoit  Diderot.  Il  me 
parla  de  la  pension  avec  un  feu  que  sur  pareil  sujet 
je  n'aurois  pas  attendu  d'un  philosophe.  Il  ne  me  fît 
pas  un  crime  de  n'avoir  pas  voulu  être  présenté  au 
Roi  ;  mais  il  m'en  fit  un  terrible  de  mon  indifférence 
pour  la  pension.  Il  me  dit  que,  si  j'étois  désintéressé 
pour  mon  compte,  il  ne  m'étoit  pas  permis  de  l'être 

Var.  —  (a)  :  quelqu'un  me  fit  signe  de  ce  fiacre  d'y... 
1.  Les  deux  manuscrits  portent  également  :  qui  constatoit. 


\ 


D'après   la  peinture   de  Liotard 


Lithographie  de  H. 


MADAME  D'EPINAY 


I 


LIVRE    HUITIEME  iO  / 

pour  celui  de  madame  Le  Vasseur  et  de  sa  fille  ; 
que  je  leur  devois  de  n'omettre  (a)  aucun  moyen 
possible  et  honnête  de  leur  donner  du  pain  et  comme 
(•n  ne  pouvoit  pas  dire,  après  tout,  que  j'eusse 
lefusé  cette  pension,  il  soutint  que.  puisqu'on 
a  voit  paru  disposé  à  me  Taccorder,  je  devois  la 
solliciter  et  l'obtenir,  à  quelque  prix  que  ce  fût. 
Quoique  je  fusse  touché  de  son  zèle,  je  ne  pus 
goûter  ses  maximes,  et  nous  eûmes  à  ce  sujet  une 
dispute  très  vive,  la  première  que  j'aie  eue  avec 
lui  ;  et  nous  n'en  avons  jamais  eu  que  de  cette 
espèce,  lui  me  prescrivant  ce  qu'il  prétendoit  que 
je  d.evois  faire,  et  moi  m'en  défendant,  parce  que  je 
croyois  ne  le  devoir  pas. 

Il  étoit  tard  quand  nous  nous  quittâmes.  Je  voulus 
le  mener  souper  chez  madame  d'Épinay  ;  il  ne  le 
voulut  point,  et  quelque  effort  que  le  désir  d'unir 
tous  ceux  que  j'aime  m'ait  fait  faire  en  divers  tems 
pour  l'engager  à  la  voir,  jusqu'à  la  mener  à  sa  porte, 
qu'il  nous  tint  fermée,  il  s'en  est  toujours  défendu, 
ne  parlant  d'elle  qu'en  termes  très  méprisans.  Ce 
ne  fut  qu'après  ma  brouillerie  avec  elle  et  avec  lui 
qu'ils  se  lièrent,  et  qu'il  commença  d'en  parler  avec 
honneur. 

Depuis  lors.  Diderot  et  Grimm  semblèrent  prendre 
à  tâche  d'aliéner  de  moi  les  Gouverneuses,  leur 
faisant  entendre  que  si  elles  n'étoient  pas  plus  à  leur 
aise,  c'étoit  mauvaise  volonté  de  ma  part  (h),  et 
qu'elles  ne  feroient  jamais  rien  avec  moi.  Ils  tàchoient 


Var.  —    (a)  :  de  ne  négliger...  —  (b)  :  que  c'étoit  mauvaise 
volonté  de  ma  part,  si  elles  n'étoient  pas  plus  à  leur  aise... 

II.  —  17 


258  LES    CONFESSIONS 

de  les  engager  à  me  quitter,  leur  promettant  un 
regrat  de  sel.  un  bureau  à  tabac  et  je  ne  sais  quoi 
encore,  par  le  crédit  de  madame  d'Epinay.  Ils  vou- 
lurent même  entraîner  Duclos,  ainsi  que  d'Holbach, 
dans  leur  ligue,  mais  le  premier  s'y  refusa  toujours. 
J'eus  alors  quelque  vent  de  tout  ce  manège  ;  mais  je 
ne  l'appris  bien  distinctement  que  longtems  après, 
et  j'eus  souvent  à  déplorer  le  zèle  aveugle  et  peu 
discret  de  mes  amis,  qui  cherchant  à  me  réduire, 
incommodé  comme  j'étois,  à  la  plus  triste  solitude, 
travailloient  dans  leur  idée  à  me  rendre  heureux 
par  les  moyens  les  plus  propres  en  effet  à  me  rendre 
misérable  (a). 

Le  carnaval  suivant.  1753  -"■,  Le  De^in  fut  joué  à 
Paris,  et  j'eus  le  tems.  dans  cet  intervalle,  d'en  faire 
l'ouverture  et  le  divertissement.  Ce  divertissement, 
tel  quil  est  gravé,  devoit  être  en  action  d'un  bout  à 
l'autre,  et  dans  un  sujet  suivi,  qui,  selon  moi,  four- 
nissoit  des  tableaux  très  agréables.  Mais  quand  je 
proposai  cette  idée  à  1" Opéra,  on  ne  m'entendit 
seulement  pas,  et  il  fallut  coudre  des  chants  et  des 
danses  à  l'ordinaire  :  cela  fit  que  ce  divertissement, 
quoique  plein  d'idées  charmantes,  qui  ne  déparent 
point  les  scènes,  réussit  très  médiocrement.  J'ôtai 
le  récitatif  de  Jelyotte,  et  je  rétablis  le  mien,  tel  que 
je  l'avois  fait  d'abord  et  qu'il  est  gravé  ;  et  ce  réci- 
tatif, un  peu  francisé,  je  l'avoue,  c'est-à-dire  traîné 

Yar.  —  fa)  :  a  me  rendre  en  efïet  misérable. 

1.  Le  jeudi  1^'  mars  1753,  sur  la  scène  de  TAcadémie  royale 
de  musique.  La  partition  parut  la  même  année,  chez  Madame 
Boivin.  un  vol.  in-folio. 


LIVRE    HUITIÈME  259 

par  les  acteurs,  loin  de  choquer  personne,  n'a  pas 
moins  réussi  que  les  airs,  et  a  paru,  même  au  public, 
tout  aussi  bien  fait  pour  le  moins.  Je  dédiai  ma  (a) 
pièce  à  M.  Duclos,  qui  l'avoit  protégée,  et  je  déclarai 
que  ce  seroit  ma  seule  dédicace.  Jen  ai  pourtant  fait 
une  seconde  avec  son  consentement  ;  mais  il  a  dû  se 
tenir  encore  plus  honoré  de  cette  exception,  que  si 
je  n'en  avois  fait  aucune. 

J'ai  sur  cette  pièce  beaucoup  d'anecdotes,  sur  les- 
quelles des  choses  plus  importantes  à  dire  ne  me 
laissent  pas  le  loisir  (h)  de  m'étendre  ici.  J'y  re- 
viendrai peut-être  un  jour  dans  le  supplément. 
Je  n'en  saurois  pourtant  omettre  une  qui  peut  avoir 
trait  à  tout  ce  qui  suit.  Je  visitois  un  jour  dans  le 
cabinet  du  baron  d'Holbach  sa  musique  ;  après  en 
avoir  parcouru  de  beaucoup  d'espèces,  il  me  dit,  en 
me  montrant  un  recueil  de  pièces  de  clavecin  :  Voilà 
des  pièces  qui  ont  été  composées  (c)  pour  moi  ;  elles 
sont  pleines  de  goût,  bien  chantantes  ;  personne  ne 
les  connoît  ni  ne  les  verra  que  moi  seul.  Vous  en 
devriez  choisir  quelqu'une  pour  l'insérer  dans  votre 
divertissement.  Ayant  dans  la  tête  des  sujets  d'airs 
et  de  sjTnphonies  beaucoup  plus  que  je  n'en  pouvois 
employer,  je  me  souciois  très  peu  des  siens.  Cependant 
il  me  pressa  tant,  que  par  complaisance  je  choisis  une 
pastorale  que  j'abrégeai,  et  que  je  mis  en  trio  pour 
l'entrée  des  compagnes  de  Colette.  Quelques  mois 
après,  et  tandis  qu'on  représentoit  Le  Devin,  entrant 
un  jour  chez  Grimm,  je  trouvai  du  monde  autour  de 


Var.  —  (a)  :  la  pièce...  —  (b)  :  le  temps  de...  —  (c)  :  exprès 
pour  moi  ;... 


260  LES     CONFESSIONS 

son  clavecin,  d"où  il  se  leva  brusquement  à  mon 
arrivée.  En  regardant  machinalement  sur  son  pu- 
pitre, j'y  vis  ce  même  recueil  du  baron  d'Holbach, 
ouvert  précisément  à  cette  même  pièce  qu'il  m'avoit 
pressé  de  prendre,  en  m'assurant  qu'elle  ne  sortiroit 
jamais  de  ses  mains.  Quelque  tems  après  je  vis  encore 
ce  même  recueil  ouvert  (a)  sur  le  clavecin  de 
M.  d'Épinay,  un  jour  qu'il  avoit  musique  chez  lui. 
Grimm  ni  personne  ne  m"a  jamais  parlé  de  cet  air,  et 
je  n'en  parle  (h)  ici  moi-même  que  parce  qu'il  se 
répandit  quelque  tems  après  un  bruit  que  je  n'étois 
pas  l'auteur  du  Devin  du  village.  Comme  je  ne  fus 
jamais  un  grand  croque-note,  je  suis  persuadé  que 
sans  mon  Dictionnaire  de  Musique  on  auroit  dit  à 
la  fm  que  je  ne  la  savois  pas  ^. 

Quelque  tems  avant  qu'on  donnât  Le  Devin  du 
village,  il  étoit  arrivé  à  Paris  des  bouffons  italiens  ^, 
qu'on  fit  jouer  sur  le  théâtre  de  l'Opéra  sans  prévoir 
lefï'et  qu'ils  y  alloient  faire.  Quoiqu'ils  fussent 
détestables,  et  que  l'orchestre,  alors  très  ignorant, 
estropiât  à  plaisir  (c)  les  pièces  qu'ils  donnèrent,  elles 
ne  laissèrent  pas  de  faire  à  l'Opéra  françois  un  tort 
qu'il  n'a  jamais  réparé.  La  comparaison  de  ces  deux 

Var.  —  fa)  :  ouvert  au  même  endroit  sur...  —  (h)  :  et  je  n'en 
parlerois  pas  ici  moi-même,  si  quelque  tems  après,  il  ne  s'étoit 
répandu  dans  Paris  un  bruit  qui,  véritablement  ne  dura  pas,  que  je 
n'étois  l'auteur  que  du  Devin  du  village.  —  (c)  :  estropiât  comme  à... 

1.  Je  ne  prévoyois  guère  encore  qu'on  le  dirait  enfin,  malgré 
le  Dictionnaire.  (Sote  de  J.-J.  Rousseau.)  Cette  note  n'existe  pas 
dans  le  manuscrit  de  Paris. 

2.  Au  mois  d'août  1752.  Ils  restèrent  jusqu'en  mars  1754  et  don- 
nèrent dans  la  salle  de  l'Opéra  une  série  de  spectacles  empruntés  au 
répertoire  italien. 


LIVRE    HUITIÈME  261 

musiques,  entendues  le  même  jour,  sur  re  même 
théâtre,  déboucha  les  oreilles  françoises.  Il  n'y  en  eut 
point  qui  pût  endurer  la  traînerie  de  leur  musique, 
après  l'accent  vif  et  marqué  de  l'italienne.  Sitôt  que 
les  boulions  avoient  fini,  tout  s'en  alloit.  On  fut  forcé 
de  changer  l'ordre,  et  de  mettre  les  bouffons  à  la  fin. 
On  donnoit  Eglé,  Pygmcdion,  Le  Sylphe  ;  rien  ne 
tenoit.  Le  seul  Devin  du  village  s-outint  la  comparai- 
son, et  plut  encore  après  la  Serva  padrona  ^.  Quand  je 
composai  mon  intermède,  j'avois  l'esprit  rempli  de 
ceux-là  ;  ce  furent  eux  c{ui  m'en  donnèrent  l'idée, 
et  j'étois  bien  éloigné  de  prévoir  qu'on  les  passeroit 
en  revue  à  côté  de  lui.  Si  j'eusse  été  un  pillard,  que 
de  vols  seroient  alors  devenus  manifestes,  et  combien 
on  eût  pris  soin  de  les  faire  sentir  !  Mais  rien  :  on  a 
eu  beau  faire,  on  n'a  pas  trouvé  dans  ma  musique 
la  moindre  réminiscence  d'aucune  autre  :  et  tous 
mes  chants,  comparés  aux  prétendus  originaux  (a), 
se  sont  trouvés  aussi  neufs  que  le  caractère  de  musi- 
que que  j'avois  créé.  Si  l'on  eût  mis  Mondonville  ou 
Rameau  à  pareille  épreuve,  ils  n'en  seroient  sortis 
qu'en  lambeaux. 

Les  bouffons  firent  à  la  musique  italienne  des 
sectateurs  très  ardens.  Tout  Paris  se  divisa  en  deux 
partis  plus  échauffés  que  s'il  se  fût  agi  d'une  aft'aire 
d'état  ou  de  religion.  L'un,  plus  puissant,  plus  nom- 
breux, composé  des  grands,  des  riches  et  des  femmes, 
soutenoit  la  musicjue  françoise  ;  l'autre,  plus  vif,  plus 
fier,  plus  enthousiaste,  étoit  composé  des  vrais  con- 

Var.  —   (a)  :  aux  originaux,... 
1.  De  Percrolèse. 


262  LES    COIN'FESSIONS 

noisseurs.  des  gens  à  talens,  des  hommes  de  génie. 
Son  petit  peloton  se  rassembloit  à  l'Opéra,  sous  la 
loge  de  la  Reine.  L'autre  parti  remplissoit  tout  le 
reste  du  parterre  et  de  la  salle  ;  mais  son  foyer  prin- 
cipal étoit  sous  la  loge  du  Roi.  Voilà  d'où  vinrent 
ces  noms  de  partis  célèbres  dans  ce  tems-là,  de  Coin 
du  Roi  et  de  CoÏti  de  la  Reine.  La  dispute,  en  s'ani- 
mant,  produisit  des  brochures.  Le  Coin  du  Roi  voulut 
plaisanter  ;  il  fut  moqué  par  Le  Petit  Prophète  :  il 
voulut  se  mêler  de  raisonner  ;  il  fut  écrasé  par  la 
Lettre  sur  la  musique  françoise  ^.  Ces  deux  petits 
écrits,  l'un  de  Grimm,  et  l'autre  de  moi,  sont  les 
seuls  qui  survivent  à  cette  querelle  ;  tous  les  autres 
sont  déjà  morts. 

Mais  Le  Petit  Prophète,  qu'on  s'obstina  longtems 
à  m'attribuer  malgré  moi,  fut  pris  en  plaisanterie, 
et  ne  fit  pas  la  moindre  peine  à  son  auteur  ^  ;  au  lieu 
que  la  Lettre  sur  la  musique  fut  prise  au  sérieux,  et 
souleva  contre  moi  toute  la  nation,  qui  se  crut 
offensée  dans  sa  musique.  La  description  de  l'incroya- 
ble effet  de  cette  brochure  seroit  digne  de  la  plume 
de  Tacite.  C'étoit  le  tems  de  la  grande  querelle  du 
Parlement  et  du  Clergé.  Le  Parlement  venoit  d'être 
exilé  ;  la  fermentation  étoit  au  comble  ;  tout  menaçoit 
d'un  prochain  soulèvement.  La  (^a/ brochure  parut  ; 
à  l'instant  toutes  les  autres  querelles  furent  oubliées  ; 

Var.  —  (a)  :  Ma  brochure... 

1.  Lettre  sur  la  musique  françoise  par  J.-J.  Rousseau.  (5.  1.), 
1753,  in-8°  ;  Œuvres  complètes,  t.  VI. 

2.  Melchior  Grimm.  Voyez  ce  qu'en  dit  Schérer,  dans  Touvrage 
qu'il  a  consacré  à  cet  écrivain  (Paris,  Calmann-Lé^'^",  1887,  p.  45 
et  ss.) 


LIVRE    HUITIÈME  263 

on  ne  songea  qu'au  péril  de  la  musique  iTançoise, 
et  il  n'y  eut  plus  de  soulèvement  que  contre  moi. 
Il  fut  tel  que  la  nation  n'en  est  jamais  bien  revenue. 
A  la  cour  on  ne  balançoit  qu'entre  la  Bastille  et 
Texii,  et  la  lettre  de  cachet  alloit  être  expédiée,  si 
M.  de  Voyer  ^  n'en  eût  fait  sentir  le  ridicule.  Quand 
on  lira  que  cette  brochure  a  peut-être  empêché  une 
révolution  dans  l'état,  on  croira  rêver.  C'est  pourtant 
une  vérité  bien  réelle,  que  tout  Paris  peut  encore 
attester,  puisqu'il  n'y  a  pas  aujourd'hui  plus  de 
quinze  ans  de  cette  singulière  anecdote. 

Si  Ton  n'attenta  pas  à  ma  liberté,  l'on  ne  m'épar- 
gna pas  du  moins  les  insultes  :  ma  vie  même  fut  en 
danger.  L'orchestre  de  l'Opéra  fit  l'honnête  complot 
de  m' assassiner  quand  j'en  sortirois.  On  me  le  dit  ; 
je  n'en  fus  que  plus  assidu  à  l'Opéra  ;  et  je  ne  sus 
que  longtems  après  que  M.  Ancelet,  officier  des 
mousquetaires,  qui  avoit  de  l'amitié  pour  moi,  avoit 
détourné  l'effet  du  complot  en  me  faisant  escorter  à 
mon  insu  à  la  sortie  du  spectacle.  La  ville  venoit 
d'avoir  la  direction  de  l'Opéra.  Le  premier  exploit 
du  prévôt  des  marchands  fut  de  me  faire  ôter  (a) 
mes  entrées,  et  cela  de  la  façon  la  plus  malhonnête 
qu'il  fût  possible  (h),  c'est-à-dire  en  me  les  faisant 
refuser  publiquement  à  mon  passage  ;  de  sorte  que 
je  fus  obligé  de  prendre  un  billet  d'amphithéâtre, 
pour  n'avoir  pas  Faffront  de  m'en  retourner  ce  jour- 
là.  L'injustice  étoit  d'autant  plus  criante  que  le  seul 
prix  que  j'avois  mis  à  ma  pièce,  en  la  leur  cédant, 

Var. —  (a)  :  de  m'ôter...  —  (b)  :  qu'il  put  imaginer,  c'est... 
2.  Marc-Pierre  de  Vover  d'Argrenson,  ministre  d'Etat. 


264  LES     CONFESSIONS 

étoit  mes  entrées  à  perpétuité  ;  car,  quoique  ce  fût 
un  droit  pour  tous  les  auteurs,  et  que  j'eusse  ce  droit 
à  double  titre,  je  ne  laissai  pas  de  le  stipuler  expressé- 
ment en  présence  de  M.  Duclos.  Il  est  vrai  qu'on 
m'envoya  pour  mes  honoraires,  par  le  caissier  de 
rOpéra,  cinquante  louis  que  je  n'avois  pas  de- 
mandés :  mais,  outre  que  ces  cinquante  louis  ne 
faisoient  pas  même  la  somme  qui  me  revenoit  dans 
les  règles,  ce  paiement  n'avoit  rien  de  commun  avec 
le  droit  d'entrée,  formellement  stipulé,  et  qui  en 
étoit  entièrement  indépendant.  Il  y  avoit  dans  ce 
procédé  une  telle  complication  d'iniquité  et  de 
brutalité  (a),  que  le  public,  alors  dans  sa  plus  grande 
animosité  contre  moi,  ne  laissa  pas  d'en  être  unanime- 
ment choqué  ;  et  tel  qui  m'avoit  insulté  la  veille, 
crioit  le  lendemain  tout  haut  dans  la  salle  qu'il  étoit 
honteux  d  ôter  ainsi  les  entrées  à  un  auteur  qui  les 
avoit  si  bien  méritées,  et  qui  pouvoit  même  les 
réclamer  pour  deux.  Tant  est  juste  le  proverbe  ita- 
lien, çi^iognun  ama  la  giustizia  in  casa  d altrui. 

Je  n'avois  là-dessus  qu'un  parti  à  prendre  ;  c'étoit 
de  réclamer  mon  ouvrage,  puisqu'on  m'en  ôtoit  le 
prix  convenu  (h).  J'écrivis  pour  cet  effet  à  M.  d'Ar- 
genson  ^  qui  avoit  le  département  de  l'Opéra  ;  et  je 
joignis  à  ma  lettre  un  mémoire  qui  étoit  sans  réplique, 
et  qui  demeura  sans  réponse  et  sans  effet,  ainsi  que 
ma  lettre.  Le  silence  de  cet  homme  injuste  me  resta 
sur  le  cœur,  et  ne  contribua  pas  à  augmenter  1  estime 


Var. —  (a)  :  de  brutalité  et  d'iniquité...  —  (h)  :  le  prix  accordé. 
J'écrivis... 

1.  Correspondance,  Lettre  LXXVI,  6  mars  1754. 


LIVRE    HUITIEME 


265 


très  médiocre  que  j'eus  toujours  pour  son  Taractère 
et  pour  ses  talens.  C'est  ainsi  qu'on  a  gardé  ma 
pièce  à  l'Opéra,  en  me  frustrant  du  prix  pour  lequel 
je  l'avois  cédée.  Du  foible  au  fort,  ce  seroit  voler  ; 
du  fort  au  foible.  c'est  seulement  s'approprier  le 
bien    d'auirui. 

Quant  au  produit  pécuniaire  de  cet  ouvrage, 
quoiqu'il  ne  m'ait  pas  rapporté  le  quart  de  ce  qu'il 
auroit  rapporté  dans  les  mains  d'un  autre,  il  ne 
laissa  pas  d'être  assez  grand  pour  me  mettre  en  état 
de  subsister  plusieurs  années,  et  suppléer  à  la  copie 
qui  alloit  toujours  assez  mal.  J'eus  cent  louis  du  Roi, 
cinquante  de  madame  de  Pompadour  pour  la  repré- 
sentation de  Bellevue  ^,  où  elle  fit  elle-même  le  rôle 
de  Colin  ;  cinc{uante  de  l'Opéra,  et  cincj  cents  francs 
de  Pissot  pour  la  gravure  :  en  sorte  que  cet  intermède, 
qui  ne  me  coûta  jamais  c{ue  cinci  ou  six  semaines  de 
travail,  me  rapporta  presque  autant  d'argent,  malgré 
mon  malheur  et  ma  balourdise,  que  m'en  a  depuis 
rapporté  l'Emile,  qui  m'avoit  coûté  vingt  ans  de 
méditation  et  trois  ans  de  travail.  Mais  je  payai  bien 
l'aisance  pécuniaire  où  me  mit  cette  pièce,  par  les 
chagrins  infinis  qu'elle  m'attira.  Elle  fut  le  germe  des 
secrètes  jalousies  qui  n'ont  éclaté  que  longtems  après. 
Depuis  son  succès,  je  ne  remarquai  plus  ni  dans 
Grimm,  ni  dans  Diderot,  ni  dans  presque  aucun  (a) 
des  gens  de  lettres  de  ma  connoissance.  cette  cor- 

Var,  —  (a)  :  ni  dans  aucun... 

1.  Elle  eut  lieu  le  4  mars  1753.  On  donna  à  cette  occasion  une 
édition  spéciale  du  Devin  du  Village,  imprimée  «  par  exprès  com- 
mandement de  Sa  Majesté  »  (in-8°  de  47  pp.). 


266  LES     COXrESSIONS 

dialité.  cette  franchise,  ce  plaisir  de  me  voir,  que 
j'avois  cru  trouver  en  eux  jusqu'alors.  Dès  que 
je  paroissois  chez  le  Baron,  la  conversation  cessoit 
d'être  générale.  On  se  rassembloit  par  petits  pek)tons, 
on  se  chuchotoit  à  l'oreille,  et  je  restois  seul  sans 
savoir  avec  qui  parler.  J'endurai  longtems  ce  cho- 
quant abandon  et  voyant  que  madame  d'Holbach  ^, 
qui  étoit  douce  et  aimable,  me  recevoit  toujours 
bien,  je  supportois  les  grossièretés  de  son  mari,  tant 
qu'elles  furent  supportables.  Mais  un  jour  il  m'entre- 
prit sans  sujet,  sans  prétexte,  et  avec  une  telle  bruta- 
lité devant  Diderot,  qui  ne  dit  pas  un  mot,  et  devant 
Margency,  qui  m'a  dit  souvent  depuis  lors  avoir 
admiré  la  douceur  et  la  modération  de  mes  réponses, 
qu'enfin  chassé  de  chez  lui  par  ce  traitement  indigne, 
j'en  sortis  résolu  de  n'y  plus  rentrer.  Cela  ne  m'em- 
pêcha pas  de  parler  toujours  honorablement  de  lui 
€t  de  sa  maison  ;  tandis  qu'il  ne  s'exprimoit  jamais 
sur  mon  compte  qu'en  termes  outrageans,  méprisans", 
sans  me  désigner  autrement  que  par  ce  petit  cuistre, 
€t  sans  pouvoir  cependant  articuler  aucun  tort 
d'aucune  espèce  que  j'aie  eu  jamais  avec  lui,  ni  avec 
personne  à  laquelle  il  prît  intérêt.  Voilà  comment  il 
finit  par  vérifier  mes  prédictions  et  mes  craintes. 
Pour  moi,  je  crois  que  mesdits  amis  m'auroient  par- 
donné de  faire  des  livres,  et  d'excellens  livres,  parce 
que  cette  gloire  ne  leur  étoit  pas  étrangère:  m.ais  qu'ils 
ne  purent  me  pardonner  d'avoir  fait  un  opéra,  ni  les 
succès  brillans  qu'eut  cet  ouvrage,  parce  qu'aucun 


1.  G€ne\-iève-Ba5ile-Suzaiine  d'Aine,  première  femme  du  baron 
d  Holbach. 


:UITIEME 


267 


d'eux  n'étoit  en  état  de  courir  la  même  carrière,  ni 
d'apirer  aux  mêmes  honneurs.  Duclos  seul,  au-dessus 
de  cette  jalousie,  parut  même  augmenter  (a)  d'amitié 
pour  moi,  et  m'introduisit  chez  mademoiselle  Qui- 
nault  %  où  je  trouvai  autant  d'attentions,  d'honnête- 
tés, de  caresses,  que  j'avois  peu  trouvé  de  tout  cela 
chez  M.  d'Holbach. 

Tandis  qu'on  jouoit  Le  Deçin  du  village  à  l'Opéra, 
il  étoit  aussi  question  de  son  auteur  à  la  Comédie- 
Françoise,  mais  un  peu  moins  heureusement.  N'ayant 
pu,  dans  sept  ou  huit  ans,  faire  jouer  mon  Xarcisse 
aux  Italiens,  je  m'étois  dégoûté  de  ce  théâtre,  par  le 
mauvais  jeu  des  acteurs  dans  le  françois,  et  j'aurois 
bien  voulu  avoir  fait  passer  ma  pièce  aux  François, 
plutôt  que  chez  eux.  Je  parlai  de  ce  désir  au  comédien 
La  Noue,  avec  lequel  j'avois  fait  connoissance,  et  qui, 
comme  on  sait,  étoit  homme  de  mérite  et  auteur. 
Narcisse  lui  plut,  il  se  chargea  de  le  faire  jouer  ano- 
nyme, et  en  attendant  il  me  procura  les  entrées, 
qui  me  furent  d'un  grand  agrément,  car  j'ai  toujours 
préféré  le  Théâtre-François  aux  deux  autres.  La  pièce 
fut  reçue  avec  applaudissement,  et  représentée  ^ 
sans  qu'on  en  nommât  l'auteur  ;  mais  j'ai  lieu  de 
croire  que  les  comédiens  et  bien  d'autres  ne  ligno- 
roient  pas.  Les  demoiselles  Gaussin  et  Grandval 
jouoient  les  rôles  d'amoureuses  ;  et  quoique  l'intelli- 

Var.  —  (a)  :  parut  augmenter  encore.,. 

1.  Jeanne-Françoise  Quina^lt  (1701-1783),  ancienne  actrice  de 
la  Comédie  Française.  On  sait  qu'elle  tenait  un  des  salons  les  plus 
littéraires   de   Paris. 

2.  Le  18  décembre  1752.  yarcisse  parut  d'abord  sans  indication 
de  lieu,  et  sans  nom  d'éditeur.,  en  1753  ^in-S°,  xxxiii-62  p.) 


268  LES   confession:- 

gence  du  tout  fût  nianquée.  à  mon  avis,  on  ne  pouvoit 
pas  appeler  cela  une  pièce  absolument  mal  jouée. 
Toutefois  je  fus  surpris  et  touché  de  l'indulgence  du 
public,  qui  eut  la  patience  de  l'entendre  tranquille- 
ment d'un  bout  à  l'autre,  et  d'en  souffrir  même  une 
seconde  représentation,  sans  donner  le  moindre  signe 
d'impatience.  Pour  moi.  je  m'ennuyai  tellement  à 
la  première,  que  je  ne  pus  tenir  jusqu'à  la  fin  (a), 
et  sortant  du  spectacle,  j'entrai  au  café  de  Procope 
où  je  trouvai  Boissy  et  quelques  autres,  qui  proba- 
blement s'étoient  ennuyés  comme  moi.  Là,  je  dis 
hautement  mon  Peccavi.  m'avouant  humblement  ou 
fièrement  (h)  l'auteur  de  la  pièce,  et  en  parlant 
comme  tout  le  monde  en  pensoit.  Cet  aveu  public 
de  l'auteur  d'une  mauvaise  pièce  qui  tombe  fut  fort 
admiré,  et  me  parut  très  peu  pénible.  J'y  trouvai 
même  un  dédommagement  d'amour-propre  dans  le 
courage  avec  lequel  il  fut  fait,  et  je  crois  qu'il  y  eut 
en  cette  occasion  plus  d'orgueil  à  parler,  qu'il  n'y 
auroit  eu  de  sotte  honte  à  se  taire.  Cependant,  comme 
il  étoit  sûr  que  la  pièce,  quoique  glacée  à  la  représen- 
tation, soutenoit  la  lecture,  je  la  fis  imprimer,  et  dans 
la  préface,  qui  est  un  de  mes  bons  écrits,  je  com- 
mençai de  mettre  à  découvert  mes  principes,  un  peu 
plus  que  je  n'avois  fait  jusqu'alors. 

J'eus  bientôt  occasion  de  les  développer  tout-à- 
fait  dans  un  ouvrage  de  plus  grande  importance  ;  car 
ce  fut.  je  pense,  en  cette  année  1753  que  parut  le 
programme  de  l'Académie  de  Dijon  sur  Y  Origine  de 


Var.  —  (a)  :  à  la  fin,  et  me  réfusiant  au  café  de  Procope,  qui 
étoit  vis-à-i^'is,  j'y  trouvai...  —  (bj  :  humblement  l'auteur... 


LIVRE    HUITIÈME  269 

r inégalité  parmi  les  hommes.  Frappé  de  cette  crrande 
question,  je  fus  surpris  que  cette  Académie  eût  osé 
la  proposer  ;  mais,  puisqu'elle  fa)  avoit  eu  ce  cou- 
rage, je  pouvois  bien  avoir  celui  de  la  traiter  et  je 
l'entrepris. 

Pour  méditer  à  mon  aise  ce  grand  sujet,  je  fis  à 
Saint-Germain  un  voyage  de  sept  ou  huit  jours,  avec 
Thérèse,  notre  hôtesse,  qui  et  oit  une  bonne  femme,  et 
une  de  ses  amies.  Je  compte  cette  promenade  pour 
une  des  plus  agréables  de  ma  vie.  Il  faisoit  très  beau  ; 
ces  bonnes  femmes  se  chargèrent  (h)  des  soins  et 
de  la  dépense  ;  Thérèse  s'amusoit  avec  elles  ;  et  moi, 
sans  souci  de  rien,  je  venois  m'égayer  sans  gêne  aux 
heures  des  repas.  Tout  le  reste  du  jour  (c),  enfoncé 
dans  la  forêt,  j'y  cherchois,  j'y  trouvois  l'image  des 
premiers  tems,  dont  je  traçois  fièrement  l'histoire  ; 
je  faisois  main-basse  sur  les  petits  mensonges  des 
hommes  ;  j'osois  dévoiler  à  nu  leur  nature,  suivre 
le  progrès  du  tems  et  des  choses  qui  l'ont  défigurée,  et 
comparant  l'homme  de  l'homme  avec  l'homme 
naturel,  leur  montrer  dans  son  perfectionnement 
prétendu  la  véritable  source  de  ses  misères.  Mon  âme, 
exaltée  par  ces  contemplations  sublimes,  s'élevoit  (d) 
auprès  de  la  Divinité,  et  voyant  de  là  mes  semblables 
suivre,  dans  l'aveugle  route  de  leurs  préjugés,  celle 
de  leurs  erreurs,  de  leurs  malheurs,  de  leurs  crimes, 
je  leur  criois  d'une  foible  voix  qu'ils  ne  pouvoient 
entendre  :  Insensés  qui  vous  plaignez  sans  cesse  de 
la  nature,  apprenez  que  tous  vos  maux  vous  viennent 
de  vous. 

Var.  —  (a)  :  puisque  enfin  elle...  —  (b)  :  se  chargeoient...  — 
(c)  :  le  reste  du  tems,...  —  (d)   :  s'osoit  placer  auprès... 


270  LES    CONFESSIONS 

De  ces  méditations  résulta  le  Discours  sur  V  Iné- 
galité, ouvrage  qui  fut  plus  du  goût  de  Diderot  que 
tous  mes  autres  écrits,  et  pour  lequel  ses  conseils 
me  furent  le  plus  utiles  ^,  mais  qui  ne  trouva  dans 
toute  l'Europe  que  peu  de  lecteurs  qui  l'entendissent, 
et  aucun  de  ceux-là  qui  voulût  en  parler.  Il  avoit  été 
fait  pour  concourir  au  prix,  je  l'envoyai  donc,  mais 
sûr  d'avance  qu'il  ne  l'auroit  pas,  et  sachant  bien  que 
ce  n'est  pas  pour  des  pièces  de  cette  étoffe  que  sont 
fondés  les  prix  des  académies. 

Cette  promenade  et  cette  occupation  firent  du 
bien  à  mon  humeur  et  à  ma  santé.  Il  y  avoit  déjà 
plusieurs  années  que,  tourmenté  de  ma  rétention, 
je  m'étois  livré  tout  à  fait  aux  médecins,  qui,  sans 
alléger  mon  mal,  avoient  épuisé  mes  forces  et  détruit 
mon  tempérament.  Au  retour  de  Saint-Germain,  je 
me  trouvai  plus  de  forces,  et  me  (a)  sentis  beaucoup 
mieux.  Je  suivis  cette  indication,  et  résolu  de  guérir 

Var.  —  (a)  et  je  me... 


1.  Dans  le  tenis  qpie  j'écrivois  ceci,  je  n'avois  encore  aucun 
soupçon  du  grand  complot  de  Diderot  et  de  Grimm,  sans  quoi 
j'aurois  aisément  reconnu  combien  le  premier  abusoit  de  ma 
confiance,  pour  donner  à  mes  écrits  ce  ton  dur  et  cet  air  noir 
qu'ils  n'eurent  plus  quand  il  cessa  de  me  diriger.  Le  morceau 
du  pbUosophe  qui  s'argumente  en  se  bouchant  les  oreilles  pour 
s'endurcir  aux  plaintes  d'un  malheureux  est  de  sa  façon,  et  il 
m'en  avoit  fourni  d'autres  plus  forts  encore,  que  je  ne  pus  me 
résoudre  à  employer.  Mais  attribuant  cette  humeur  (h)  noire  à 
celle  que  lui  avoit  donnée  le  Donjon  de  Vincennes,  et  dont  on 
retrouve  dans  son  Clairval  une  assez  forte  dose,  il  ne  me  vint  jamais 
à  l'esprit  d'y  soupçonner  la  moindre  méchanceté.  (Note  de  J.-J. 
Rousseau.) 

Yar.  —  (b)  :  attribuant  uniquement  cette  humeur... 


LIVRE    HUITIEME 


27Î 


OU  mourir  sans  médecins  et  sans  remèdes,  je  leur  dis 
adieu  pour  jamais,  et  je  me  mis  à  vivre  au  jour  la 
journée,  restant  coi  quand  je  ne  pouvois  aller,  et 
marchant  sitôt  que  j'en  avois  la  force.  Le  train  de 
Paris  parmi  les  gens  à  prétentions  étoit  si  peu  de 
mon  goût  ;  les  cabales  des  gens  de  lettres,  leurs  hon- 
teuses querelles,  leur  peu  de  bonne  foi  dans  leurs 
livres,  leurs  airs  tranchans  dans  le  monde  m'étoient 
si  odieux,  si  antipathiques  ;  je  trouvois  si  peu 
de  douceur,  d'ouverture  de  cœur,  de  franchise  dans 
le  commerce  même  de  mes  amis,  que.  rebuté  de 
cette  vie  tumultueuse,  je  commençois  de  soupirer 
ardemment  après  le  séjour  de  la  campagne,  et  ne 
voyant  pas  que  mon  métier  me  permît  de  m'y 
établir,  j'y  courois  du  moins  passer  les  heures  que 
j'avois  de  libres.  Pendant  plusieurs  mois,  d'abord 
après  mon  dîner,  j'allois  me  promener  seul  au  Bois 
de  Boulogne,  méditant  des  sujets  d'ouvrages,  et  je 
ne  revenois  qu'à  la  nuit. 

Gaufîecourt,  avec  lequel  j'étois  alors  extrêmement 
lié,  se  voyant  obligé  d'aller  à  Genève  pour  son  em- 
ploi ^,  me  proposa  ce  voyage  ;  j'y  consentis.  Je  n'étois 
pas  (a)  assez  bien  pour  me  passer  des  soins  de  la 
Gouverneuse  :  il  fut  décidé  qu'elle  seroit  du  voyage, 
que  sa  mère  garderoit  la  maison,  et  tous  nos  arrange- 
mens  pris,  nous  partîmes  tous  trois  ensemble  le 
premier  juin  1754. 

Je  dois  noter  ce  voyage  comme  l'époque  de  la 
première  expérience  qui,  jusqu'à  l'âge  de  quarante- 

Var.  —  (a)  :  pas  alors  assez... 

1.  Il  occupait  un  emploi,  près  du  résident  de  France. 


272  LES     CONFESSIONS 

deux  ans  que  j'avois  alors,  ait  porté  atteinte  au  natu- 
rel pleinement  confiant  avec  lequel  jétois  né,  et 
auquel  je  m'étois  toujours  livré  sans  réserve  et  sans 
inconvénient.  Nous  avions  un  carrosse  bourgeois, 
qui  nous  menoit  avec  les  mêmes  chevaux  à  très 
petites  journées.  Je  descendois  et  marchois  souvent 
à  pied.  A  peine  étions-nous  à  la  moitié  de  notre  route, 
que  Thérèse  marqua  la  plus  grande  répugnance  à 
rester  seule  dans  la  voiture  avec  Gaufîecourt,  et  que 
quand,  malgré  ses  prières,  je  voulois  descendre,  elle 
descendoit  et  marchoit  aussi.  Je  la  grondai  long- 
tems  de  ce  caprice,  et  même  je  m'y  opposai  tout-à- 
fait,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  vît  forcée  enfin  à  m'en 
déclarer  la  cause.  Je  crus  rêver,  je  tombai  des  nues 
quand  j'appris  que  mon  ami  M.  de  Gaufîecourt, 
âgé  de  plus  de  soixante  ans,  podagre,  impotent,  usé 
de  plaisirs  et  de  jouissances,  travailloit  (a)  depuis 
notre  départ  à  corrompre  une  personne  qui  n'étoit 
plus  ni  belle  ni  jeune,  qui  appartenoit  à  son  ami,  et 
cela  par  les  moyens  les  plus  bas.  les  plus  honteux, 
jusqu'à  lui  présenter  sa  bourse,  jusqu'à  tenter  de 
l'émouvoir  par  la  lecture  d'un  livre  abominable,  et 
par  la  vue  des  figures  infâmes  dont  il  étoit  plein. 
Thérèse,  indignée,  lui  lança  une  fois  son  vilain  livre 
par  la  portière,  et  j"appris  que  le  premier  jour,  une 
violente  migraine  m'ayant  fait  aller  coucher  sans 
souper  (h),  il  avoit  employé  tout  le  tems  de  ce  tête- 
à-tête  à  des  tentatives  et  des  manœuvres  plus  dignes 
d'un  satyre  et  d'un  bouc  que  d'un  honnête  homme 


Var.  —   fa)    :    travailloit     en  secret    depuis...    —    (h)  :  jour, 
ïXi  étant  allé  coucher  sans  souper,  à  cause  d'une  violente  migraine,  il... 


LIVRE    HUITIEME 


273 


auquel  j'avois  confié  ma  compagne  et  moi-même. 
(Quelle  surprise  !  quel  serrement  de  cœur  tout  nou- 
veau pour  moi  !  Moi  qui  jusqu'alors  avois  cru  l'amitié 
inséparable  de  tous  les  (a)  sentimens  aimables  et 
nobles  qui  font  tout  son  charme,  pour  la  première 
fois  de  ma  vie  je  me  vois  forcé  de  l'allier  au  dédain,  et 
doter  ma  confiance  et  mon  estime  à  un  homme  que 
j'aime  et  dont  je  me  crois  aimé  !  Le  malheureux  me 
cachoit  sa  turpitude.  Pour  ne  pas  exposer  Thérèse,  je 
me  vis  forcé  de  lui  cacher  mon  mépris,  et  de  receler  au 
fond  de  mon  cœur  des  sentimens  qu'il  ne  devoit  (h) 
pas  connoître.  Douce  et  sainte  illusion  de  l'amitié  ! 
Gaufîecourt  leva  le  premier  ton  voile  à  mes  yeux. 
Que  de  mains  cruelles  l'ont  empêché  depuis  lors  de 
retomber  ! 

A  Lyon,  je  quittai  Gaufîecourt  pour  prendre  ma 
route  par  la  Savoie,  ne  pouvant  me  résoudre  à  passer 
derechef  si  près  de  Maman  sans  la  revoir.  Je  la  revis... 
Dans  quel  état,  mon  Dieu  !  quel  avilissement  !  Que 
lui  restoit-il  de  sa  vertu  première?  Etoit-ce  la  même 
madame  de  Warens,  jadis  si  brillante,  à  qui  le  curé 
de  Pontverre  m'avoit  adressé?  Que  mon  cœur  fut 
navré  !  Je  ne  vis  plus  pour  elle  d'autre  ressource 
que  de  se  dépayser.  Je  lui  réitérai  vivement  et  vaine- 
ment (c)  les  instances  que  je  lui  avois  faites  plusieurs 
fois  dans  mes  lettres,  de  venir  vivre  paisiblement 
avec  moi,  qui  voulois  consacrer  (d)  mes  jours  et  ceux 
de  Thérèse  à  rendre  les  siens  heureux.  Attachée  à 
sa    pension,    dont    cependant,    quoique    exactement 

Var.  —  faj  (Ressentiments...  —  (b)  :  que  mon  ami^ne  devoit... 
—  (c)  :  et  inutilement  les...  —  (d)  :  consacrer  ma  vie  et  celle  de 
Thérèse  à  rendre  ses  jours  heureux. 

II.  —  18 


274  LES     CONFESSIONS 

payée  (a),  elle  ne  tiroit  plus  nen  depuis  longtems, 
elle  ne  m'écouta  pas.  Je  lui  fis  encore  quelque  légère 
part  de  ma  bourse,  bien  moins  que  je  n'aurois  dû, 
bien  moins  que  je  n'aurois  fait,  si  je  n'eusse  été 
parfaitement  sûr  quelle  n'en  profiteroit  pas  d'un 
sol  (h).  Durant  mon  séjour  à  Genève,  elle  fit  un 
voyage  en  Chablais,  et  vint  me  voir  à  Grange- 
Canal  (c).  Elle  manquoit  d'argent  pour  achever  son 
voyage  ;  je  n'avois  pas  sur  moi  ce  qu'il  falloit  pour 
cela  ;  je  le  lui  envoyai  une  heure  après  par  Thérèse. 
Pauvre  Maman  I  Que  je  dise  encore  ce  trait  de  son 
cœur,  n  ne  lui  restoit  pour  dernier  bijou  qu'une 
petite  bague.  Elle  l'ôta  de  son  doigt  pour  le  mettre 
à  celui  de  Thérèse,  qui  la  remit  à  l'instant  au  sien, 
en  baisant  cette  noble  main  qu'elle  arrosa  de  ses 
pleurs.  Ah  !  c'étoit  alors  le  moment  d'acquitter  ma 
dette  î  II  falloit  tout  quitter  pour  la  suivre,  m'atta- 
cher  à  elle  jusqu'à  sa  dernière  heure,  et  partager  son 
sort  quel  qu'il  fût.  Je  n'en  fis  rien  ;  distrait  par  un 
autre  attachement,  je  sentis  relâcher  le  mien  pour 
elle,  faute  d'espoir  de  pouvoir  le  lui  rendre  utile.  Je 
gémis  sur  elle,  et  ne  la  suivis  pas.  De  tous  les  remords 
que  j'ai  sentis  en  ma  vie,  voilà  le  plus  vif  et  le  plus 
permanent.  Je  méritai  par  là  les  châtimens  terribles 
qui  depuis  lors  n"ont  cessé  de  m'accabler  :  puissent- 
ils  avoir  expié  mon  ingratitude  !  Elle  fut  dans  ma 
conduite  ;  mais  elle  a  trop  déchiré  mon  cœur  pour 
que  jamais  ce  cœur  ait  été  celui  d'un  ingrat. 

Avant   mon   départ   de   Paris,   j'avois   esquissé  la 

Var.  —  (a)  :  dont  cependant,  elle...  —  ^è^  ;  si  je  n'eusse  été 
sûr  qu'elle  n'en  mettroit  pas  un  soi  à  son  usage.  —  (c)  :  Grange- 
Canard. 


LIVRE    HUITIÈME  275 

dédicace  de  mon  (a)  Discours  sur  V  Inégalité.  Je 
l'achevai  à  Chambéri,  et  la  datai  du  même  lieu, 
jugeant  qu'il  étoit  mieux,  pour  éviter  toute  chicane, 
de  ne  la  dater  ni  de  France  ni  de  Genève  (h).  Arrivé 
dans  cette  ville,  je  me  livrai  à  l'enthousiasme  répu- 
blicain qui  m'y  avoit  amené.  Cet  enthousiasme 
augmenta  par  l'accueil  que  j'y  reçus.  Fêté,  caressé 
dans  tous  les  états,  je  me  livrai  tout  entier  au  zèle 
patriotique,  et,  honteux  d'être  exclu  de  mes  droits 
de  citoyen  par  la  profession  d'un  autre  culte  (c)  que 
celui  de  mes  pères,  je  résolus  de  reprendre  ouverte- 
ment ce  dernier  (d).  Je  pensois  que  (e)  l'Evangile 
étant  le  même  pour  tous  les  chrétiens,  et  le  fond  du 
dogme  n'étant  différent  qu'en  ce  qu'on  se  mêloit 
d'expliquer  f/J  ce  qu'on  ne  pouvoit  entendre, il  appar- 
tenoit  en  chaque  pays  au  seul  souverain  de  fixer  et  le 
culte  et  ce  dogme  inintelligible  (g),  et  qu'il  étoit 
par  conséquent  du  devoir  du  citoyen  d'admettre  le 
dogme  et  de  suivre  le  culte  prescrit  par  la  loi.  La 
fréquentation  des  Encyclopédistes,  loin  d'ébranler 
ma  foi,  r  avoit  affermie  par  mon  aversion  naturelle  f^A.J 
pour  la  dispute  et  pour  les  partis.  L'étude  de  l'homme 
et  de  l'univers  m' avoit  montré  partout  les  causes 
finales  et  l'intelligence  qui  les  dirigeoit.  La  lecture 
de  la  Bible,  et  surtout  de  l'Évangile,  à  laquelle  je 
m'appliquois  depuis  quelques  années,  m'avoit  fait 
mépriser  les  basses  et  sottes  interprétations  que  don- 


Var.  —  (a)  :  du  Discours...  —  (h)  :  la' dater  de  France  ni  de 
Genève.  —  (c)  :  par  un  autre  culte...  —  (d)  :  ouvertement  celui 
de  mon  pays.  Je...  —  (e)  :  que  la  morale  de  1" Évangile...  —  (f)  : 
qu'on  voulait  expliquer...  —  (g)  :  de  fixer  ce  dugme  ininlelli- 
gible,  ainsi  que  le  culte  et...  —  (h)  :  mon_a version  pour... 


276  LES    CONFESSIONS 

noient  à  Jésus-Christ  les  gens  les  moins  dignes  de 
l'entendre.  En  un  mot,  la  philosophie,  en  m'atta- 
chant  à  l'essentiel  de  la  Religion,  m'avoit  détaché 
de  ce  fatras  de  petites  formules  dont  les  hommes 
l'ont  offusquée.  Jugeant  qu'il  n'y  avoit  pas  pour  un 
homme  raisonnable  deux  manières  d'être  chrétien, 
je  jugeois  aussi  que  tout  ce  qui  est  forme  et  discipline 
étoit  dans  chaque  pays  du  ressort  des  lois.  De  ce 
principe  si  sensé,  si  social,  si  pacifique,  et  qui  m'a 
attiré  de  si  cruelles  persécutions,  il  s'ensuivoit  que, 
voulant  être  citoyen,  je  devois  être  protestant,  et 
rentrer  dans  le  culte  établi  dans  mon  pays.  Je  m'y 
déterminai  ;  je  me  soumis  même  aux  instructions 
du  pasteur  de  la  paroisse  où  je  logeois  (a),  laquelle 
étoit  hors  la  ville.  Je  désirai  seulement  de  n'être  pas 
obligé  de  paroître  en  Consistoire.  L'Edit  Ecclésias- 
tique cependant  y  étoit  formel  ;  on  voulut  bien  y 
dérocrer  en  ma  faveur,  et  l'on  nomma  une  commis- 
sion de  cinq  ou  six  membres  pour  recevoir  en  parti- 
culier ma  profession  de  foi.  Malheureusement  le 
ministre  Perdriau,  homme  aimable  et  doux,  avec  qui 
j'étois  lié,  s'avisa  de  me  dire  qu'on  se  réjouissoit 
de  nventendre  parler  dans  cette  petite  assemblée. 
Cette  attente  m'effraya  si  fort,  qu'ayant  étudié  jour 
et  nuit,  pendant  trois  semaines,  un  petit  discours 
que  j'avois  préparé,  je  me  troublai  lorsqu'il  fallut  le 
réciter,  au  point  de  n'en  pouvoir  pas  dire  un  seul 
mot.  et  je  fis  dans  cette  conférence  le  rôle  du  plus 
sot  écolier.  Les  commissaires  parloient  pour  moi 
je  répondois  bêtement  oui  et  non  ;   ensuite  je  fus 

Var.  —  (a)  :  logeois.  Je... 


LIVRE    HUITIÈME  277 

admis  à  la  communion,  et  réintégré  dans  mes  droits 
de  Citoyen  -"^  :  je  fus  inscrit  (a)  comme  tel  dans  le 
rôle  des  gardes  que  payent  les  seuls  citoyens  et  bour- 
geois, et  j'assistai  à  un  conseil  général  extraordinaire, 
pour  recevoir  le  serment  du  syndic  Mussard.  Je  fus 
si  touché  des  bontés  que  me  témoignèrent  en  cette 
occasion  le  Conseil,  le  Consistoire,  et  des  procédés 
obligeans  et  honnêtes  de  tous  les  magistrats,  minis- 
tres et  citoyens,  que  pressé  par  le  bon  homme 
De  Luc  ^,  qui  m'obsédoit  sans  cesse,  et  encore  plus 
par  mon  propre  penchant,  je  ne  songeai  à  retourner 
à  Paris  que  pour  dissoudre  mon  ménage,  mettre  en 
règle  mes  petites  affaires,  placer  madame  Le  Yasseur 
et  son  mari,  ou  pourvoir,  à  leur  subsistance,  et 
revenir  avec  Thérèse  m' établir  à  Genève  pour  le  reste 
de  mes  jours. 

Cette  résolution  prise,  je  fis  trêve  aux  affaires 
sérieuses  pour  m' amuser  avec  mes  amis  jusqu'au 
tems  de  mon  départ.  De  tous  ces  amusemens  celui 
qui  me  plut  davantage,  fut  une  promenade  autoiir 
du  lac,  que  je  fis  en  bateau  avec  De  Luc  père,  sa  bru, 
ses  deux  fils  et  ma  Thérèse.  Nous  mîmes  sept  jours  ^ 

Var. (a)  :  ayant  été  inscrit... 

1.  Le  lundi  29  juillet  1754.  Rousseau  assista  au  Conseil  extra- 
ordinaire du  31  juillet  qui  reçut  le  serment  du  syndic  Pierre 
Mussard. 

2.  Jacques-François  De  Luc,  horloger  (1698-1780).  On  trouvera 
un  portrait  de  ce  personnage,  peint  par  Gardelle,  au  Musée  de 
Genève. 

3.  Lisez  six  jours.  (Voyez  Th.  Dufour,  Pages  inéd.  de  J.-J.  Rous- 
seau. Annales  de  la  Soc.  de  J.-J.  Rousseau,  1906,  p.  155  et  ss.) 
L'itinéraire  de  ce  voyase,  écrit  par  Rousseau,  a  été  publié  au  tome  I 
des  Mémoires  de  Coiidorcet  sur  la  Révolution  française...  Paris, 
1824. 


278  LES     CONFESSIONS 

à  cette  tournée,  par  le  plus  beau  tems  du  inonde. 
J'en  gardai  le  vif  souvenir  des  sites  qui  m'avoient 
frappé  à  Tautre  extrémité  du  lac,  et  dont  je  fis  la 
description,  quelques  années  après,  dans  la  ?soui'eUe 
Héloïse  ^. 

Les  principales  liaisons  que  je  fis  à  Genève,  outre 
les  De  Luc,  dont  j'ai  parlé,  furent  le  jeune  ministre 
\  ernes,  que  j'avois  déjà  connu  à  Paris,  et  dont  j'au- 
gurois  mieux  qu'il  n"a  valu  dans  la  suite  ;  M.  Per- 
driau,  alors  pasteur  de  campagne,  aujourd'hui  pro- 
fesseur de  belles-lettres,  dont  la  société,  pleine  de 
douceur  et  d'aménité,  me  sera  toujours  regrettable, 
quoiqu'il  ait  cru  du  bel  air  de  se  détacher  de  moi  ; 
M.  Jalabert,  alors  professeur  de  physique,  depuis 
conseiller  et  syndic,  auquel  je  lus  mon  Discours  sur 
r Inégalité  (mais  non  pas  la  dédicace),  et  qui  en 
parut  transporté  ;  le  professeur  Lullin,  avec  lequel, 
jusqu'à  sa  mort,  je  suis  resté  en  correspondance,  et 
qui  mavoit  même  chargé  d'emplettes  de  livres  pour 
la  Bibliothèque  ;  le  professeur  Vernet,  qui  me  tourna 
le  dos,  comme  tout  le  monde,  après  que  je  lui  eus 
donné  des  preuves  d'attachement  et  de  confiance  qui 
l'auroient  dû  toucher,  si  un  théologien  pouvoit  être 
touché  de  quelque  chose  :  Chappuis,  commis  et  suc- 
cesseur de  Gaufîecourt,  qu'il  voulut  supplanter  ('a^, 
et  qui  bientôt  fut  supplanté  lui-même  ;  Marcet  de 
Mezières,  ancien  ami  de  mon  père,  et  qui  s'étoit 
aussi  montré  le  mien  ;  mais  qui  après  avoir  jadis 
bien  mérité  de  la  patrie,  s' étant  fait  auteur  drama- 

Var.  —  (a)  :  supplanter  pour  les  sels  de  Valais,  et... 

1.  Partie   IV,  lettre  XVII.  De  Saint-Preux  à  Milord  Edouard. 


LIVRE    HUITIÈME  279 

tique,  et  prétendant  aux  Deux-Cents,  changea  de 
maximes,  et  devint  ridicule  avant  sa  mort.  Mais 
celui  de  tous  dont  j'attendis  davantage,  fut  Moul- 
tou  ^  (a),  jeune  homme  de  la  plus  grande  espérance 
par  ses  talens,  par  son  esprit  plein  de  feu,  que  j'ai 
toujours  aimé,  quoique  sa  conduite  à  mon  égard  ait 
été  souvent  équivoque,  et  qu'il  ait  des  liaisons  avec 
mes  plus  cruels  ennemis,  mais  qu'avec  tout  cela,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  regarder  encore  comme  appelé 
à  être  un  jour  le  défenseur  de  ma  mémoire  et  le 
vengeur  de  son  amd. 

Au  milieu  de  ces  dissipations,  je  ne  perdis  ni  le 
goût  ni  l'habitude  de  mes  promenades  solitaires, 
et  j'en  faisois  souvent  d'assez  grandes  sur  les  bords 
du  lac.  durant  lesquelles  ma  tête,  accoutumée  au 
travail,  ne  demeuroit  pas  oisive.  Je  digérois  le  plan 
déjà  formé  de  mes  Institutions  -politiques,  dont 
j'aurai  bientôt  à  parler  ;  je  méditois  une  Histoire  du 
Valais  2,  un  plan  de  tragédie  en  prose,  dont  le  sujet, 
qui  n'étoit  pas  moins  que  Lucrèce  ^  (h),  ne  môtoit 
pas   l'espoir   d'atterrer   les   rieurs,    quoique   j'osasse 

Var.  —  (a)  :  Moiiltou  le  fils  qui,  pendant  mon  séjour  à  Genève, 
fut  reçu  dans  le  ministère,  auquel  il  a  depuis  renoncé,  jeune 
homme...  —  (b)  :  Lucrèce,  et  dont  je  n' espérais  pas  moins  que 
d'atterrer  les  rieurs.  Je  m'essayois... 

1.  Paul  Moultou,  né  à  Montpellier  en  1725,  mort  à  Coinsain, 
près  de  Genève,  en  1785.  Ministre  protestant  en  1754  ;  nommé 
citoyen  de  Genève,  en  1755.  Il  fut  le  dépositaire  du  Ms.  définitif 
des  Confessions. 

2.  Des  fragments  de  cet  ouvrage  ont  été  publiés,  en  même  temps 
que  r itinéraire  du  voyage  sur  le  lac  de  Genève,  dans  les  Mémoires 
déjà  cités.  Voyez  Th.  Dufour,  Pages  inédites  de  J.-J.  Rousseau. 

3.  Quelques  esquisses  de  cette  pièce  se  trouvent  dans  les  édi- 
tions des  Œuvres  complètes. 


280  LES     CONFESSIONS 

laisser  paroître  encore  cette  infortunée,  quand  elle 
ne  le  peut  plus  sur  aucun  théâtre  françois.  Je  m'es- 
sayois  en  même  tems  sur  Tacite,  et  je  traduisis  le 
premier  livre  de  son  histoire,  qu'on  trouvera  parmi 
mes   papiers. 

Après  quatre  mois  de  séjour  à  Genève,  je  retournai 
au  mois  d'octobre  à  Paris,  et  j'évitai  de  passer  par 
Lyon,  pour  ne  pas  me  retrouver  en  route  avec 
GaufTecourt.  Comme  il  entroit  dans  mes  arrangemens 
de  ne  revenir  à  Genève  que  le  printems  prochain,  je 
repris  pendant  l'hiver  mes  habitudes  et  mes  occupa- 
tions, dont  la  principale  fut  de  voir  les  épreuves  de 
mon  Discours  sur  V Inégalité,  que  je  faisois  imprimer 
en  Hollande  ^  par  le  libraire  Rey,  dont  je  venois  de 
faire  la  connoissance  à  Genève.  Comme  cet  ouvrage 
étoit  dédié  à  la  République,  et  que  cette  dédicace 
pouvoit  ne  pas  plaire  au  Conseil,  je  voulois  attendre 
l'effet  qu'elle  feroit  à  Genève,  avant  que  d'y  retourner. 
Cet  effet  ne  me  fut  pas  favorable,  et  cette  dédicace, 
que  le  plus  pur  patriotisme  m'avoit  dictée,  ne  fit  que 
m'attirer  des  ennemis  dans  le  Conseil,  et  des  jaloux 
dans  la  bourgeoisie.  M.  Chouet,  alors  premier  syndic, 
m'écrivit  une  lettre  honnête,  mais  froide,  qu'on 
trouvera  dans  mes  recueils.  Liasse  A,  n^  3.  Je  reçus 
des  particuliers,  entre  autres  de  De  Luc  et  de  Jala- 
bert.  quelques  complimens  ;  et  ce  fut  là  tout  :  je  ne 
vis  point  qu'aucun  Genevois  me  sût  un  vrai  gré  du 
zèle  de  cœur  qu'on  sentoit  dans  cet  ouvrage.  Cette 
indifférence  scandalisa  tous  ceux  qui  la  remarquè- 
rent. Je  me  souviens  que.  dînant  un  jour  à  Clichy, 

3.   I]  parut  à  Amsterdam,  en  1755,  avec  un  frontispice  d'Eisen. 


LIVRE    HUITIÈME  281 

chez  madame  Dupin,  avec  Crommelin,  résident  de 
la  République  i.  et  avec  M,  de  Miran  ^,  celui-ci  dit, 
en  pleine  table,  que  le  Conseil  me  devoit  un  présent 
et  des  honneurs  publics  pour  cet  ouvrage,  et  qu'il  se 
déshonoroit  s'il  y  manquoit  (a).  Crommelin,  qui 
étoit  un  petit  homme  noir  et  bassement  méchant, 
n'osa  rien  répondre  en  ma  présence,  mais  il  fit  une 
grimace  effroyable  qui  fit  sourire  madame  Dupin. 
Le  seul  avantage  que  me  procura  cet  ouvrage,  outre 
celui  d'avoir  satisfait  mon  cœur,  fut  le  titre  de  citoyen, 
qui  me  fut  donné  par  mes  amis,  puis  par  le  public  à 
leur  exemple,  et  que  j'ai  perdu  dans  la  suite  pour 
l'avoir  trop  bien  mérité. 

Ce  mauvais  succès  ne  m'auroit  pourtant  pas  dé- 
tourné d'exécuter  ma  retraite  à  Genève  ^.  si  des  motifs 
plus  puissans  sur  mon  cœur  n'y  avoient  concouru. 
M.  d'Epinay,  voulant  ajouter  une  aile  qui  manquoit 
au  (h)  château  de  Chevrette,  faisoit  une  dépense 
immense  pour  l'achever.  Etant  allé  voir  un  jour, 
avec  madame  d'Epinay,  ces  ouvrages  (c),  nous 
poussâmes  notre  promenade  un  quart  de  lieue  plus 
loin,  jusqu'au  réservoir  des  eaux  du  parc  qui  touchoit 
la  forêt  de  Montmorency,  et  où  étoit  un  joli  potager, 
avec  une  (d)  petite  loge  fort  délabrée,  qu'on  appe- 
loit  l'Hermitage.  Ce  lieu  solitaire  et  très  agréable 
m'avoit   frappé,   quand   je  le  vis   pour  la   première 

Var.  —  (a)  :  s'il  manquoit  à  ce  devoir.  —  (h)  :  à  son  château 
de  la...  —  (c)  :  ces  ou%Tages  de  sa  maison  d'Epinay,  nous...  — 
(d)  :  une  très... 

1.  Isaac-Mathieu  Crommelin   (27  nov.  1730-16  cet.  1815). 

2.  Xeveu  de  M.  Dupin. 

3.  Rousseau  paraît  avoir  quitté  Genève  au  début  d'octobre  1754. 


282  LES    CONFESSIONS 

fois,  avant  mon  voyage  de  Genève.  Il  m'étoit  échappé 
de  dire  dans  mon  transport  :  Ah  !  madame,  quelle 
habitation  délicieuse  !  Voilà  un  asile  tout  fait  pour 
moi.  Madame  d'Épinay  ne  releva  pas  beaucoup  mon 
discours  ;  mais  à  ce  second  voyage  je  fus  tout  sur- 
pris de  trouver,  au  lieu  de  la  vieille  masure,  une  petite 
maison  presque  entièrement  neuve,  fort  bien  distri- 
buée, et  très  logeable  pour  un  petit  ménage  de  trois 
personnes.  Madame  d'Épinay  avoit  fait  faire  cet 
ouvrage  (a)  en  silence  et  à  très  peu  de  frais,  en  dé- 
tachant quelques  matériaux  et  quelques  ouvriers 
de  ceux  du  château.  Km  (h)  second  voyage,  elle  me 
dit  en  voyant  ma  surprise  :  Mon  ours,  voilà  votre 
asile  ;  c'est  vous  qui  l'avez  choisi,  c'est  l'amitié  qui 
vous  Tofîre  ;  j'espère  qu'elle  vous  ôtera  la  cruelle 
idée  de  vous  éloigner  de  moi.  Je  ne  crois  pas  avoir  (c) 
été  de  mes  jours  plus  vivement,  plus  délicieusement 
ému  :  je  mouillai  de  pleurs  la  main  bienfaisante  de 
mon  amie,  et  si  je  ne  fus  pas  vaincu  dès  cet  instant 
même,  je  fus  extrêmement  ébranlé.  Madame  d'Epi- 
nay, qui  ne  vouloit  pas  en  avoir  le  démenti,  devint 
si  pressante,  employa  tant  de  moyens,  tant  de  gens 
pour  me  circonvenir,  jusqu'à  gagner  pour  cela  ma- 
dame Le  Vasseur  et  sa  fille,  qu'enfin  elle  triompha 
de  mes  résolutions.  Renonçant  au  séjour  de  naa 
patrie,  je  résolus,  je  promis  d'habiter  l'Hermitage  ; 
et  en  attendant  que  le  bâtiment  fût  sec,  elle  prit  soin 
d'en  préparer  les  meubles,  en  sorte  que  tout  fut  prêt 
pour  y  entrer  le  printems  suivant  (d). 

Une  chose  qui  aida  beaucoup  à  me  déterminer  fut 

Var.  —  (a)  :  ce  irai>ail...  —  (h)  :   A  ce   second...  —  (c)  :  Je 
ne  crois  pas  d'avoir  été...  —  (d)  :  le  printems  prochain. 


LIVRE    HUITIÈME  283 

rétablissement  de  Voltaire  auprès  de  Genève.  Je 
compris  que  cet  homme  y  feroit  révolution  ;  que 
j'irois  retrouver  dans  ma  patrie  le  ton.  les  airs,  les 
mœurs  qui  me  chassoient  de  Paris,  qu'il  me  faudroit 
batailler  sans  cesse,  et  que  je  n'aurois  d'autre  choix 
dans  ma  conduite  que  celui  d'être  un  pédant  insup- 
portable, ou  un  lâche  et  mauvais  citoyen.  La  lettre 
que  Voltaire  m'écrivit  sur  mon  dernier  ouvrage  me 
donna  lieu  dinsinuer  mes  craintes  dans  ma  réponse  ^  ; 
l'effet  qu'elle  produisit  les  confirma.  Dès  lors  je  tins 
Genève  perdue,  et  je  ne  me  trompai  pas.  J'aurois 
dû  peut-être  aller  faire  tête  à  Forage,  si  je  m'en  étois 
senti  le  talent.  Mais  qu'eussé-je  fait  seul,  timide  et 
parlant  très  mal,  contre  un  homme  arrogant,  opu- 
lent, étayé  du  crédit  des  grands,  d'une  brillante 
faconde,  et  déjà  l'idole  des  femmes  et  des  jeunes 
gens  ?  Je  craignis  d'exposer  inutilement  au  péril 
mon  courage  ;  je  n'écoutai  que  mon  naturel  paisible, 
que  mon  amour  (a)  du  repos,  qui,  s'il  me  trompa,  me 
trompe  encore  aujourd'hui  sur  le  même  article.  En 
me  retirant  à  Genève,  j'aurois  pu  m'épargner  de 
grands  malheurs  à  moi-même  ;  mais  je  doute  qu'avec 
tout  mon  zèle  ardent  et  patriotique  j'eusse  fait  rien 
de  grand  et  d'utile  pour  mon  pays. 

Tronchin  ^.  qui,  dans  le  même  tems  à  peu  près,  fut 

Var.  —  (a)  :  que  ramour... 

1.  La  lettre  de  Voltaire  est  du  30  août  1755;  la  réponse  de 
Rousseau  du  10  sept,  suivant.  (Voyez  la  Correspondance,  lettres 
XCIII  et  XCIV.i  ,j 

2.  Théodore  Tronchin,  né  à  Genève,  le  24  mai  1709,  mort  à 
Paris,  le  30  novembre  1781.  Il  fut,  après  Grimm  et  Diderot,  le 
plus  redoutable  ennemi  de  Rousseau. 


284  LES    CONFESSIONS 

s'établir  à  Genève,  vint  quelque  tems  après  à  Paris  ^ 
faire  le  saltimbanque,  et  en  emporta  des  trésors. 
A  son  arrivée,  il  me  vint  voir  avec  le  chevalier  de 
Jaucourt.  Madame  d'Epinay  souhaitoit  fort  de  le 
consulter  en  particulier,  mais  la  presse  n'étoit  pas 
facile  à  percer.  Elle  eut  recours  à  moi.  J'engageai 
Tronchin  à  Taller  voir.  Ils  commencèrent  ainsi,  sous 
mes  auspices,  des  liaisons  qu'il  resserrèrent  ensuite 
à  mes  dépens.  Telle  a  toujours  été  ma  destinée  ;  sitôt 
que  j'ai  rapproché  l'un  de  l'autre  deux  amis  que 
j'avois  séparément,  ils  n'ont  jamais  manqué  de 
s'unir  contre  moi.  Quoique  dans  le  complot  que  for- 
moient  dès  lors  les  Tronchin  d'asservir  leur  patrie, 
ils  dussent  tous  me  haïr  mortellement,  le  docteur 
pourtant  continua  longtems  à  me  témoigner  de  la 
bienveillance.  Il  m'écrivit  même  après  son  retour  à 
Genève,  pour  m'y  proposer  la  place  de  bibliothécaire 
honoraire.  Mais  mon  parti  étoit  pris,  et  cette  offre 
ne  m' ébranla  pas  ^. 

Je  retournai  dans  ce  tems-là  chez  M.  d'Holbach. 
L'occasion  en  avoit  été  la  mort  de  sa  femme  ^,  arrivée, 
ainsi  que  celle  de  madame  de  Francueil,  durant  mon 
séjour  à  Genève.  Diderot,  en  me  la  marquant,  me 
parla  de  la  profonde  affliction  du  mari.  Sa  douleur 
émut  mon  cœur.  Je  regrettois  vivement  moi-même 
cette  aimable  femme.  J'écrivis  sur  ce  sujet  à  M.  d'Hol- 


1.  Au  printemps  de  1756. 

2.  On  consultera  utilement  suf  les  rapports  de  Tronchin  et 
de  Rousseau,  ainsi  que  sur  la  proposition  qui  lui  fut  faite,  et  qu'il 
n'accepta  pas,  le  livre  de  M.  Henry  Tronchin  :  Un  médecin  du 
XVIII^  s.,  Th.  Tronchin.  Paris,  Pion,  1906,  ch,  vi. 

3.  La  baronne  d'Holbach  mourut  le  26  août  1755. 


LIVRE     HUITIÈME  285 

bach  (a).  Ce  triste  événement  me  fit  oublier  tous  ses 
torts,  et  lorsque  je  fus  de  retour  de  Genève,  et  qu'il 
fut  de  retour  lui-même  d'un  tour  de  France  qu'il 
avoit  fait  pour  se  distraire,  avec  Grimm  et  d'autres 
amis,  j'allai  le  voir,  et  je  continuai  jusqu'à  mon 
départ  pour  l'Hermitage.  Quand  on  sut  dans  sa 
coterie  que  madame  d'Epinay,  qu'il  ne  voyoit  point 
encore,  m'y  préparoit  un  logement,  les  sarcasmes 
tombèrent  sur  moi  comme  la  grêle,  fondés  sur  ce 
qu'ayant  besoin  de  l'encens  et  des  amusemens  de 
la  ville,  je  ne  soutiendrois  pas  la  solitude  seulement 
quinze  jours.  Sentant  en  moi  ce  qu'il  en  étoit.  je 
laissai  dire,  et  j'allai  mon  train.  M.  d'Holbach  ne 
laissa  pas  de  m'être  utile  ^,  pour  placer  le  vieux 
bonhomme  Le  Vasseur,  qui  avoit  plus  de  quatre- 
vingts  ans,  et  dont  sa  femme,  qui  s'en  sentoit  sur- 
chargée, ne  cessoit  de  me  prier  de  la  débarrasser. 
Il  fut  mis  clans  une  maison  de  charité,  où  l'âge  et  le 
regret  de  se  voir  loin  de  sa  famille  le  mirent  au  tom- 
beau presque  en  arrivant.  Sa  femme  et  ses  autres 
enfans  le  regrettèrent  peu.  Mais  Thérèse,  qui  l'aimoit 
tendrement,  n'a  jamais  pu  se  consoler  de  sa  perte,  et 


"Var.  —  (a)  :  a  M.  d'Holbach.  Il  me  répondit  honnêtement.  Cette 
triste  circonstance  me  fit... 

1.  Voici  un  exemple  (b)  des  tours  que  me  joue  ma  mémoire^ 
Longtems  après  avoir  écrit  ceci,  je  ^^ens  d'apprendre,  en  causant 
avec  ma  femme  de  son  vieux  bonhomme  de  père,  que  ce  ne  fut 
point  M.  d'Holbach,  mais  M.  de  Chenonceaux,  alors  un  des 
administrateurs  de  l'Hôtel-Dieu,  qui  le  fît  placer.  J'en  avois  si 
totalement  perdu  l'idée,  et  j'avois  celle  de  M.  d'Holbach  si  présente, 
que  j'aurois  juré  pour  ce  dernier.  (Soie  de  J.-J.  Rousseau. J 

Var.  —  (b)  :  un  exemple  bien  frappant  des  tours... 


286  LES    CONFESSIONS 

d'avoir  souffert  que.  si  près  de  son  terme,  il  allât  loin 
d'elle  achever  ses  jours. 

J'eus  à  peu  près  dans  le  même  tems  une  visite  à 
laquelle  je  ne  m'attendois  guère,  quoique  ce  fût  une 
bien  ancienne  connoissance.  Je  parle  de  mon  ami 
Venture,  qui  vint  me  surprendre  un  beau  matin, 
lorsque  je  ne  pensois  à  rien  moins  (a).  Un  autre 
bomme  étoit  avec  lui.  Qu'il  me  parut  changé  !  Au 
lieu  de  ses  anciennes  grâces,  je  ne  lui  trouvai  plus 
qu'un  air  crapuleux,  qui  m'empêcha  (b)  de  m'épa- 
nouir  avec  lui.  Ou  mes  yeux  n'étoient  plus  les  mêmes, 
ou  la  débauche  avoit  abruti  son  esprit,  ou  tout  son 
premier  éclat  tenoit  à  celui  de  la  jeunesse,  qu'il 
n' avoit  plus.  Je  le  vis  presque  avec  indifférence,  et 
nous  nous  séparâmes  assez  froidement.  Mais  quand  il 
fut  parti,  le  souvenir  de  nos  anciennes  liaisons  me 
rappela  si  vivement  celui  de  mes  jeunes  ans,  si 
doucement,  si  sagement  (c)  consacrés  à  cette  femme 
angélique  qui  maintenant  n'étoit  guères  moins 
changée  que  lui.  les  petites  anecdotes  de  cet  heureux 
tems,  la  romanesque  journée  de  Toune,  passée  avec 
tant  d'innocence  et  de  jouissance  entre  ces  deux 
charmantes  filles  dont  une  main  baisée  avoit  été 
l'unique  faveur,  et  qui,  malgré  cela,  m'avoit  laissé 
des  regrets  si  vifs,  si  touchans,  si  durables  ;  tous  ces 
ravissans  délires  d'un  jeune  cœur,  que  j'avois  sentis 
alors  dans  toute  leur  force,  et  dont  je  crois  (d)  le 
tems  passé  pour  jamais  :  toutes  ces  tendres  réminis- 

Var.  —  (a)  :  moins.  Qu'il  me  parut  changé  !  Un  autre  homme 
étoit  avec  lui... —  (b)  :  qui  empêcha  mon  cœur  de  s'...  —  (c)  : 
si  doucement,  si  pleinement  consacrés...  —  (d)  :  je  croyais  le 
tems  pour  jamais  passé  ;... 


LIVRE    HUITIÈME  287 

cences  me  firent  verser  des  larmes  sur  ma  jeunesse 
écoulée,  et  sur  ses  transports  désormais  perdus  pour 
moi.  Ah  !  combien  j'en  aurois  versées  sur  leur  retour 
tardif  et  funeste,  si  j'avois  prévu  les  maux  qu'il  m'al- 
loit  coûter  ! 

Avant  de  quitter  Paris,  j'eus,  durant  Thiver  qui 
précéda  ma  retraite,  un  plaisir  bien  selon  mon  cœur, 
et  que  je  goûtai  dans  toute  sa  pureté.  Palissot  ^, 
académicien  de  Nancy,  connu  par  quelques  drames, 
venoit  d'en  donner  un  à  Lunéville,  devant  le  roi  de 
Pologne.  Il  crut  apparemment  faire  sa  cour  en  jouant, 
dans  ce  drame,  un  homme  qui  avoit  osé  se  mesurer 
avec  le  Roi,  la  plume  à  la  main.  Stanislas,  qui  étoit 
généreux  et  qui  n'aimoit  pas  la  satire,  fut  indigné 
qu'on  osât  ainsi  personnaliser  en  sa  présence.  M.  le 
comte  de  Tressan  ^  écrivit,  par  l'ordre  de  ce  prince  ^, 
à  d'Alembert  et  à  moi,  pour  m'informer  que  l'inten- 
tion de  Sa  Majesté  étoit  que  le  sieur  Palissot  fût 
chassé  de  son  Académie.  Ma  réponse  fut  une  vive 
prière  à  M.  de  Tressan  d'intercéder  auprès  du  Roi  (a) 
de  Pologne  pour  obtenir  la  grâce  du  sieur  Palissot. 
La  grâce  fut  accordée  (h),  et  M.  de  Tressan,  en  me 
le  marquant  au  nom  du  Roi,  ajouta  que  ce  fait  seroit 
inscrit  sur  les  registres  de  l'Académie.  Je  répliquai 


Var.  —  (a)  :  du  Roi  pour...  —  (b)  :  accordée,  à  ma  sollicita- 
tion et... 

1.  Charles  Palissot  de  Montenay  (1730-1814),  l'auteur  de  la 
eomédie  des  Philosophes. 

2.  Louis-Elisabeth  de  la  Vergne,  comte  de  Tressan,  né  au 
Mans,  le  5  octobre  1705,  mort  le  31  octobre  1783.  Il  était  grand 
maréchal  de  la  Cour  du  roi  Stanislas.  • 

3.  Le   20  décembre  1755. 


288  LES     CONFESSIONS 

que  c'étoit  moins  accojder  une  grâce  que  perpétuer 
un  châtiment.  Enfin  j'obtins,  à  force  d'instances, 
quil  ne  seroit  fait  mention  de  rien  dans  les  registres, 
et  qu'il  ne  resteroit  aucune  trace  publique  de  cette 
affaire.  Tout  cela  fut  accompagné,  tant  de  la  part 
du  Roi  que  de  celle  de  M.  de  Tressan,  de  témoignages 
d'estime  et  de  considération  dont  je  fus  extrême- 
ment flatté,  et  je  sentis  en  cette  occasion  que  l'estime 
des  hommes  qui  en  sont  si  dignes  eux-mêmes,  produit 
dans  l'âme  un  sentiment  bien  plus  doux  et  plus  noble 
que  celui  de  la  vanité.  J'ai  transcrit  dans  mon  recueil 
les  lettres  de  M.  de  Tressan  avec  mes  réponses,  et 
l'on  en  trouvera  les  originaux  dans  la  Liasse  A, 
numéros  9.  10  et  11  ^. 

Je  sens  bien  que,  si  jamais  ces  Mémoires  parvien- 
nent à  voir  le  jour,  je  perpétue  ici  moi-même  le  sou- 
venir d'un  fait  dont  je  voulois  effacer  la  trace  ;  mais 
j'en  transmets  bien  d'autres  malgré  moi.  Le  grand 
objet  de  mon  entreprise,  toujours  présent  à  mes 
yeux,  l'indispensable  devoir  de  la  remplir  dans  toute 
son  étendue,  ne  m'en  laisseront  point  détourner  par 
de  plus  foibles  considérations  qui  m'écarteroient  de 
mon  but.  Dans  l'étrange,  dans  l'unique  situation 
où  je  me  trouve,  je  me  dois  trop  à  la  (a)  vérité  pour 
devoir  rien  de  plus  à  autrui.  Pour  me  bien  connoître. 
il  faut  me  connoître  dans  tous  mes  rapports,  bons  et 
mauvais.  Mes  confessions  sont  nécessairement   liées 

Var.  —  fa)  :  trop  la... 

1.  Les  lettres  de  Tressan  ont  été  publiées  dans  l'ouvrage  de 
Streckeisen-Moultou,  J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,  I, 
p.  245»et  S5.  Les  réponses  de  Rousseau  se  trouvent  dans  ses  Œuvres 
complètes  (Correspondance,  Lettres  Cil,  CIV  et  CVI). 


LIVRE     HUITIÈME  289 

avec  celles  de  beaucoup  de  gens  :  je  fais  les 'unes  et 
les  autres  avec  la  même  franchise,  en  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  moi.  ne  croyant  devoir  à  qui  que  ce  soit 
plus  de  ménagemens  que  je  n'en  ai  pour  moi-même, 
et  voulant  toutefois  en  avoir  beaucoup  plus.  Je  veux 
être  toujours  juste  et  vrai,  dire  d'autrui  le  bien  tant 
qu'il  me  sera  possible,  ne  dire  jamais  que  le  mal  qui 
me  regarde,  et  qu'autant  que  j'y  suis  forcé.  Qui 
est-ce  qui.  dans  l'état  où  Ion  m'a  mis,  a  droit  d'exiger 
de  moi  davantage?  Mes  confessions  ne  sont  point 
faites  pour  paroître  de  mon  vivant,  ni  de  celui  des 
personnes  intéressées.  Si  j'étois  le  maître  de  ma 
destinée  et  de  celle  de  cet  écrit,  il  ne  verroit  le  jour 
que  longtems  après  ma  mort  et  la  leur.  Mais  les 
efforts  que  la  terreur  de  la  vérité  fait  faire  à  mes  puis- 
sans  oppresseurs  pour  en  effacer  les  traces  me  forcent 
à  faire,  pour  les  conserver,  tout  ce  que  me  permettent 
le  droit  le  plus  exact  et  la  plus  sévère  justice.  Si  ma 
mémoire  devoit  s'éteindre  avec  moi.  plutôt  que  de 
compromettre  personne,  je  souffrirois  un  opprobre 
injuste  et  passager  sans  murmure  ;  mais  puisque  enfin 
mon  nom  doit  vivre  (a),  je  dois  tâcher  de  trans- 
mettre avec  lui  le  souvenir  de  l'homme  infortuné 
qui  le  porta,  tel  qu'il  fut  réellement,  et  non  tel  que 
d'injustes  (h)  ennemis  travaillent  sans  relâche  à  le 
peindre. 

Var.  —  (a)  :  vivre  et  parvenir  à  la  Postérité,  je  me  dois  de... 
—  (b)  :  que  ses  iniques  ennemis... 

FIN     DU     LIVRE     HUITIEME 

II.   —   19 


LIVRE   NEUVIEME 


1756-1757 


L'impatience  d'habiter  rHermitage  (a)  ne  me 
permit  pas  d'attendre  le  retour  de  la  belle 
saison  ;  et,  sitôt  que  mon  logement  fut  prêt,  je 
me  hâtai  de  m'y  rendre,  aux  grandes  huées  de  la 
coterie  holbachique.  qui  prédisoit  hautement  que  je 
ne  supporterois  pas  trois  mois  de  solitude,  et  qu'on 
me  verroit  dans  peu  revenir,  avec  ma  courte  honte, 
vivre  comme  eux  à  Paris.  Pour  moi  qui.  depuis 
quinze  ans,  hors  de  mon  élément  me  voyois  près 
d'y  rentrer,  je  ne  faisois  pas  même  attention  à  leurs 
plaisanteries.  Depuis  que  jein'étois,  malgré  moi, 
jeté  dans  le  monde,  je  n'avois  cessé  de  regretter  mes 


Var.  —  (a)  :  la  campagne... 


LIVRE    NEUVIÈME  291 

chères  Charmettes,  et  la  douce  vie  que  j'y  avois 
menée.  Je  me  sentois  fait  pour  la  retraite  et  la  cam- 
pagne (a)  ;  il  m'étoit  impossible  de  vivre  heureux 
ailleurs.  A  Venise,  dans  le  train  des  affaires  publiques, 
dans  la  dignité  d'une  espèce  de  représentation,  dans 
l'orgueil  des  projets  d'avancement  ;  à  Paris,  dans  le 
tourbillon  de  la  grande  société,  dans  la  sensualité  des 
soupers,  dans  l'éclat  des  spectacles,  dans  la  fumée  de 
la  gloriole,  toujours  mes  bosquets,  mes  ruisseaux, 
mes  promenades  solitaires,  venoient,  par  leur  sou- 
venir, me  distraire,  me  contrister,  m'arracher  des 
soupirs  et  des  désirs.  Tous  les  travaux  auxquels 
j'avois  pu  m'assujettir,  tous  les  projets  d'ambition, 
qui,  par  accès,  avoient  animé  mon  zèle,  n'avoient 
d'autre  but  que  d'arriver  un  jour  à  ces  bienheureux 
loisirs  champêtres  auxquels,  en  ce  moment,  je  me 
flattois  de  toucher.  Sans  m'être  mis  dans  l'honnête 
aisance  que  j'avois  cru  seule  pouvoir  m'y  conduire, 
je  jugeois,  par  ma  situation  particulière,  être  en  état 
de  m'en  passer,  et  pouvoir  arriver  au  même  but  par 
un  chemin  tout  contraire.  Je  n'avois  pas  un  sol  de 
rente  ;  mais  j'avois  un  nom,  des  talens  ;  j'étois  sobre, 
et  je  m'étois  ôté  les  besoins  les  plus  dispendieux,  tous 
ceux  de  l'opinion.  Outre  cela,  quoique  paresseux, 
j'étois  laborieux  cependant  quand  je  voulois  l'être, 
et  ma  paresse  étoit  moins  celle  d'un  fainéant  que  celle 
d'un  homme  indépendant,  qui  n'aime  à  travailler 
qu'à  son  heure  (h).  Mon  métier  de  copiste  de  musique 
n'étoit  ni  brillant  ni  lucratif  ;  mais  il  étoit  sûr.  On 


Var.  —    (a)   :  pour   la    campagne   et  pour  la    retraite  ;...  — 
(b)  :  qui  ne  sait  travailler... 


292  LES     CONFESSIONS 

me  savoit  gré  dans  le  inonde  d'avoir  eu  le  courage  de 
le  choisir.  Je  pouvois  compter  que  l'ouvrage  ne  me 
manqueroit  pas.  et  il  pouvoit  me  suffire  pour  vivrefa) 
en  bien  travaillant.  Deux  mille  francs  qui  me  res- 
toient  du  produit  du  Devin  du  village  et  de  mes  autres 
écrits  me  faisoient  une  avance  pour  n'être  pas  à 
l'étroit,  et  plusieurs  ouvrages  que  j'avois  sur  le  métier 
me  promettoient,  sans  rançonner  les  libraires,  des 
supplémens  suffisans  pour  travailler  à  mon  aise, 
sans  mexcéder,  et  même  en  mettant  à  profit  les 
loisirs  de  la  promenade.  Mon  petit  ménage,  composé 
de  trois  personnes,  qui  toutes  s'occupoient  utilement, 
n'étoit  pas  d'un  entretien  fort  coûteux.  Enfin  mes 
ressources,  proportionnées  à  mes  besoins  et  à  mes 
désirs,  pouvoient  raisonnablement  me  permettre  (h) 
une  vie  heureuse  et  durable  dans  celle  que  mon 
inclination  m"avoit  fait  choisir. 

J'aurois  pu  me  jeter  tout  à  fait  du  côté  le  plus 
lucratif,  et,  au  lieu  d'asservir  ma  plume  à  la  copie,  la 
dévouer  entière  à  des  écrits  qui,  du  vol  que  j'avois 
pris  et  que  je  me  sent  ois  en  état  de  soutenir,  pou- 
voient me  faire  vivre  dans  l'abondance  et  même  dans 
Fopulence.  pour  peu  que  j'eusse  voulu  joindre  des 
manœuvres  d'auteur  au  soin  de  publier  de  bons 
livres.  Mais  (c)  je  sent  ois  qu'écrire  pour  avoir  du 
pain  eût  bientôt  étoufPé  mon  génie  et  tué  mon  talent, 
qui  étoit  moins  dans  ma  plume  que  dans  mon  cœur, 
et  né  uniquement  d'une  façon  de  penser  élevée  et 
fière.  qui  seule  pouvoit  le  nourrir.  Rien  de  vigoureux, 

Var.  —  (a)  :  suffire  en  bien  travaillant.  —  (b)  :  me  pro- 
mettre... —  (c)  :  Mais  sans  répéter  ce  que  fai  dit  sur  le  même  sujet, 
j'ajouterai  seulement  qu'écrire  des  livres  pour  avoir... 


LIVRE    NEUVIÈME  293 

rien  de  grand  ne  peut  partir  d'une  plume  toute 
vénale.  La  nécessité,  l'avidité  peut-être  m'eût  fait 
faire  plus  vite  que  bien.  Si  le  besoin  du  succès  ne 
m'eût  pas  plongé  (a)  dans  les  cabales,  il  m'eût  fait 
chercher  à  dire  moins  des  choses  utiles  et  vraies  que 
des  choses  qui  plussent  à  la  multitude,  et  d'un 
auteur  (h)  distingué  que  je  pouvois  être,  je  n'aurois 
été  qu'un  barbouilleur  de  papier.  Non,  non  :  j'ai 
toujours  senti  que  l'état  d'auteur  n'étoit,  ne  pouvoit 
être  illustre  et  respectable  qu'autant  qu'il  n'étoit 
pas  un  métier.  Il  est  trop  dilïiciie  de  penser  noble- 
ment quand  on  ne  pense  que  pour  vivre.  Pour  pou- 
voir, pour  oser  dire  de  grandes  vérités,  il  ne  faut  pas 
dépendre  de  son  succès.  Je  jetois  mes  livres  dans  le 
public  avec  la  certitude  d'avoir  parlé  pour  le  bien 
commun,  sans  aucun  souci  du  reste.  Si  l'ouvrage  étoit 
rebuté,  tant  pis  pour  ceux  qui  n'en  vouloient  pas 
profiter  :  pour  moi,  je  n'avois  pas  besoin  de  leur 
approbation  pour  vivre.  Mon  métier  pouvoit  me 
nourrir  (c),  si  mes  livres  ne  se  vendoient  pas  ;  et 
voilà  précisément  ce  qui  les  faisoit  vendre. 

Ce  fut  le  9  avril  1756  que  je  quittai  la  ville  pour 
n'y  plus  habiter  ;  car  je  ne  compte  pas  pour  habita- 
tion quelques  courts  séjours  que  j'ai  faits  depuis, 
tant  à  Paris  (d)  qu'à  Londres  et  dans  d'autres  villes, 
mais  toujours  de  passage,  ou  toujours  malgré  moi. 
Madame  d'Épinay  vint  nous  prendre  tous  trois  dans 
son  carrosse  ;  son  fermier  vint  charger  mon  petit 
bagage,  et  je  fus  installé  dès  le  même  jour.  Je  trouvai 


Var.  —  (a)  :  fourré  dans...  —  (b)  :  écrwain...  —  (c)  :  J'avois  un 
métier  gui  pouvoit...  —  (d)  :  tant  à  Paris  qu'en  d'autres  villes,... 


294 


LES     CONFESSIONS 


ma  petite  retraite  arrangée  et  meublée  simplement, 
mais  proprement  et  même  avec  goût.  La  main  qui 
avoit  donné  ses  soins  à  cet  ameublement  le  rendoit 
à  mes  yeux  d'un  prix  inestimable,  et  je  trouvois 
délicieux  d'être  l'hôte  de  mon  amie,  dans  une 
maison  de  mon  choix,  qu'elle  avoit  hkûefa)  exprès 
pour  moi. 

Quoiqu'il  fît  froid,  et  qu'il  y  eût  même  encore  de 
la  neige,  la  terre  commençoit  à  végéter  ;  on  voyoit 
des  violettes  et  des  primevères  ;  les  bourgeons  des 
arbres  commençoient  à  poindre,  et  la  nuit  même  de 
mon  arrivée  fut  marquée  par  le  premier  chant  du 
rossignol,  qui  se  fit  entendre  presque  à  ma  fenêtre, 
dans  un  bois  qui  touchoit  la  maison.  Après  un  léger 
sommeil,  oubliant  à  mon  réveil  ma  transplantation, 
je  me  croyois  encore  dans  la  rue  [de]  Grenelle,  quand 
tout  à  coup  ce  ramage  me  fit  tressaillir,  et  je  m'écriai 
dans  mon  transport  :  Enfin  tous  mes  vœux  sont 
accomplis  !  Mon  premier  soin  fut  de  me  livrer  à 
l'impression  (b)  des  objets  champêtres  dont  j'étois 
entouré.  Au  lieu  de  commencer  à  m'arranger  dans 
mon  logement,  je  commençai  par  m'arranger  pour 
mes  promenades,  et  il  n'y  eut  pas  un  sentier,  pas 
un  taillis,  pas  un  bosquet,  pas  un  réduit  autour  de 
ma  demeure,  que  je  n'eusse  parcouru  dès  le  lende- 
main. Plus  j'examinois  cette  charmante  retraite, 
plus  je  la  sentois  faite  pour  moi.  Ce  lieu  solitaire 
plutôt  que  sauvage  me  transportoit  en  idée  au  bout 
du  monde.  Il  avoit  de  ces  beautés  touchantes  qu'on 
ne  trouve  guères  auprès  des  villes  ;  et  jamais,  en  s'y 

Var.  —  (a)  :  faite  exprès...  —  (b)  :  à  la  délicieuse  impression.». 


LIVRE    >-EUVlÈME  295 

trouvant  transporté  tout  d'un  coup,  on  n'eût  pu  se 
croire  à  quatre  lieues  de  Paris  ^  . 

Après  quelques  jours  livrés  à  mon  délire  cham- 
pêtre, je  songeai  à  ranger  mes  paperasses  et  à  régler 
mes  occupations.  Je  destinai,  comme  j'avois  toujours 
fait,  mes  matinées  à  la  copie,  et  mes  après-dînées 
à  la  promenade,  muni  de  mon  petit  livret  (a)  blanc 
et  de  mon  crayon  :  car  n'ayant  jamais  pu  écrire  et 
penser  à  mon  aise  que  suh  dio,  je  n'étois  pas  tenté  de 
changer  de  méthode,  et  je  comptois  bien  que  la 
forêt  de  Montmorency,  qui  étoit  presque  à  ma  porte, 
seroit  désormais  mon  cabinet  de  travail.  J'avois 
plusieur-s  écrits  commencés  ;  j'en  fis  la  revue.  J'étois 
assez  magnifique  en  projet  ;  mais,  dans  les  tracas 
de  la  ville,  l'exécution  jusqu'alors  avoit  marché 
lentement.  J'y  comptois  mettre  un  peu  plus  de  dili- 
gence quand  j'aurois  moins  de  distraction.  Je  crois 
avoir  assez  bien  rempli  cette  attente,  et  pour  un 
homme  souvent  malade,  souvent  à  la  Chevrette  (b). 
à  Epinay,  à  Eaubonne,  au  château  de  Montmorency, 
souvent  obsédé  chez  lui  de  curieux  désœuvrés,  et 

Var.  —  (a)  :  livre...  —  (b)  :  la  Che%Tette  chez  Madame  d' Epi- 
nay, plus  souvent  importuné  chez  moi  de  curieux... 

1.  L'Ermit-age  de  Rousseau  éteiit  situé  à  un  quart  de  lieue  de 
l'ancien  Montmorency.  Après  1789,  il  fut  considéré  comme  bien 
national.  Le  19  septembre  1798,  Grétry  en  fit  l'acquisition  et  le 
garda  jusqu'à  sa  mort.  Mutilé  odieusement,  en  1852,  par  la  comtesse 
de  Chaumont,  et,  en  grande  partie  démoli,  en  1898,  au  bénéfice 
d'un  malfaisant  étranger,  le  sieur  E.,  il  n'offre  plus  aujourd'hui 
qu'un  lamentable  vestige  de  ce  qu'il  était  au  xviii^  siècle.  Toute- 
fois, le  rez-de-chaussée,  à  peu  près  respecté,  contient  encore,  au 
midi,  la  chambre  de  Rousseau.  (Voyez  :  A.  Rey,  J.-J.  Rousseau 
dans  la  Vallée  de  Montmorency.  Paris,  Pion,  s.  d.,  in-18,  p.  282 
et  ss.) 


296  LES     CONFESSIONS 

toujours  occupé  la  moitié  de  la  journée  à  la  copie,  si 
Ion  compte  et  mesure  les  écrits  que  j'ai  faits  dans 
les  six  ans  que  j'ai  passés  tant  à  THermitage  qu'à 
Montmorency,  l'on  trouvera,  je  m'assure,  que  si  j'ai 
perdu  mon  tems  (a)  durant  cet  intervalle,  ce  n*a  pas 
été  du  moins  dans  l'oisiveté. 

Des  divers  ouvrages  que  j'avois  sur  le  chantier, 
celui  que  je  méditois  depuis  plus  longtems,  dont  je 
m'occupois  avec  le  (h)  plus  de  goût,  auquel  je  voulois 
travailler  toute  ma  vie.  et  qui  devoit,  selon  moi, 
mettre  le  sceau  à  ma  réputation,  étoient  mes  Insti- 
tutions politiques.  Il  y  avoit  treize  ou  quatorze  ans 
que  j'en  avois  conçu  la  première  idée,  lorsque  étant 
à  Venise  javois  eu  quelque  occasion  de  remarquer 
les  défauts  de  ce  gouvernement  si  vanté.  Depuis  lors 
mes  vues  s'étoient  beaucoup  étendues  par  l'étude 
historique  de  la  morale.  J'avois  vu  que  tout  tenoit 
radicalement  à  la  politique,  et  que,  de  quelque  façon 
qu'on  s'y  prît,  aucun  peuple  ne  seroit  jamais  que  ce 
que  la  nature  de  son  gouvernement  le  feroit  être  : 
ainsi  cette  grande  question  (c)  du  meilleur  gouverne- 
ment possible  me  paroissoit  se  réduire  à  celle-ci  : 
Quelle  est  la  nature  du  gouvernement  propre  à  former 
un  peuple  le  plus  vertueux, le  plus  éclairé,  le  plus  sage, 
le  meilleur  enfin,  à  prendre  ce  mot  dans  son  plus 
grand  sens?  J'avois  cru  voir  que  cette  question  tenoit 
de  bien  près  à  cette  autre-ci,  si  même  elle  en  étoit 
différente  :  Quel  est  le  gouvernement  qui,  par  sa 
nature,  se  tient  toujours  le  plus  près  de  la  loi?  De  là, 


Var.  —  (a)    :   temps,    ce    n'a...  —   (b)  :    avec   plus    de...  — 
(c)  :  cette  question... 


LIVRE    NEUVIEME 


29: 


qu"est-ce  que  la  loi?  et  une  chaîne  de  questions  de 
cette  importance.  Je  voyois  que  tout  cela  me  menoit 
à  de  grandes  vérités,  utiles  au  bonheur  du  genre 
humain,  mais  surtout  à  celui  de  ma  patrie,  où  je 
n'avois  pas  trouvé,  dans  le  voyage  que  je  venois  d*y 
faire,  les  notions  des  lois  et  de  la  liberté  assez  justes, 
ni  assez  nettes  à  mon  gré  :  et  j'avois  cru  cette  manière 
indirecte  de  les  leur  donner,  la  plus  propre  à  ménager 
Tamour-propre  de  ses  membres,  et  à  me  faire  par- 
donner d'avoir  pu  voir  là-dessus  un  peu  plus  loin 
qu'eux. 

Quoiqu'il  y  eût  déjà  cinq  ou  six  ans  que  je  travail- 
lois  à  cet  ouvrage,  il  n'étoit  encore  guères  avancé.  Les 
livres  de  cette  espèce  demandent  de  la  méditation, 
du  loisir,  de  la  tranquillité.  De  plus  je  faisois  celui-là, 
comme  on  dit,  en  bonne  fortune,  et  je  n'avois  voulu 
communiquer  mon  projet  à  personne,  pas  même  à 
Diderot.  Je  craignois  qu'il  ne  parût  trop  hardi 
pour  le  siècle  et  le  pays  où  j'écrivois  et  que  l'effroi 
de  mes  amis  ^  ne  me  gênât  dans  l'exécution.  J'igno- 
rois  encore  s'il  seroit  fait  à  tems  et  de  manière  à 
pouvoir  paroître  de  mon  vivant.  Je  voulois  pouvoir, 
sans  contrainte,  donner  à  mon  sujet  tout  ce  qu'il 
me  demandoit  ;  bien  sûr  que,  n'ayant  point  l'humeur 


^  1.  C'étoit  surtout  la  sage  sévérité  de  Duelos  qui  m'inspiroit 
cette  crainte  :  car  pour  Diderot,  je  ne  sais  comment  toutes  mes 
conférences  avec  lui  tendoient  toujours  à  me  rendre  satirique 
et  mordant,  plus  que  mon  naturel  ne  me  portoit  à  l'être.  Ce  fut 
cela  même  qui  me  détourna  de  le  consulter  sur  une  entreprise 
où  je  voulois  mettre  uniquement  toute  la  force  du  raisonnement, 
sans  aucun  vestige  d'humeur  et  de  partialité.  On  peut  juger  du 
ton  que  j'avois  pris  dans  cet  ouvrage  par  celui  du  Contrat  social, 
qui  en  est  tiré,  (yote  de  J.-J.  Rousseau.) 


298 


LES    CONFESSIONS 


satirique,  et  ne  voulant  jamais  chercher  (a)  d'apph- 
cation,  je  serois  toujours  irrépréhensible  en  toute 
équité.  Je  voulois  user  pleinement,  sans  doute,  du 
droit  de  penser,  que  j'avois  par  ma  naissance,  mais 
toujours  en  respectant  le  gouvernement  sous  lequel 
j'avois  à  vivre,  sans  jamais  désobéir  à  ses  lois,  et 
très  attentif  à  ne  pas  violer  le  droit  des  gens,  je  ne 
voulois  (h)  pas  non  plus  renoncer  par  crainte  à  ses 
avantages. 

J'avoue  même  qu'étranger  et  vivant  en  France  je 
trouvois  ma  position  très  favorable  pour  oser  dire 
la  vérité  ;  sachant  bien  que,  continuant,  comme  je 
voulois  faire,  à  ne  (c)  rien  imprimer  dans  TÉtat  sans 
permission,  je  n'y  devois  compte  à  personne  de  mes 
maximes  et  de  leur  publication  partout  ailleurs. 
J'aurois  été  bien  moins  libre  à  Genève  même,  où, 
dans  quelque  lieu  que  mes  livres  fussent  imprimés, 
le  magistrat  avoit  droit  d'épiloguer  sur  leur  contenu. 
Cette  considération  avoit  beaucoup  contribué  à  me 
faire  céder  aux  instances  de  madame  d'Epinay,  et 
renoncer  au  projet  d'aller  m' établir  à  Genève  (d). 
Je  sentois,  comme  je  l'ai  dit  dans  V Emile,  qu'à  moins 
d'être  homme  d'intrigue,  quand  on  veut  consacrer 
des  livres  au  vrai  (e)  bien  de  la  patrie,  il  ne  faut  point 
les  composer  dans  son  sein. 

Ce  qui  me  fai^oit  trouver  ma  position  plus  heureuse 
étoit  la  persuasion  où  j'étois  que  le  gouvernement  de 
France,  sans  peut-être  me  voir  de  fort  bon  œil,  se 

Var.  -^  (a)  :  et  ne  cherchant  jamais...  —  (b)  :  je  ne  préiendois 
pas  non  plus...  —  (c)  :  ne  jamais  rien...  —  (d)  :  à  me  faire 
abandonner  la  résolution  d'aller  m'établir  à  Genève  et  céder  aux 
instances  de  Madame  d'Epinay.  —  (e)  :  au  bien... 


LIVRE    NEUVIEME 


299 


feroit  un  honneur,  sinon  de  me  protéger,  au  moins 
de  me  laisser  tranquille.  C'étoit,  ce  me  sembloit, 
un  trait  de  politique  très  simple  et  cependant  très 
adroite,  de  se  faire  un  mérite  de  tolérer  ce  qu'on  ne 
pouvoit  empêcher  ;  puisque  si  l'on  m'eût  chassé  de 
France,  ce  qui  étoit  tout  ce  qu'on  avoit  droit  de 
faire,  mes  livres  n'auroient  pas  moins  été  faits,  et 
peut-être  avec  moins  de  retenue  ;  au  lieu  qu'en  me 
laissant  en  repos  on  gardoit  l'auteur  pour  caution  de 
ses  ouvrages,  et  de  plus,  on  efîaçoit  des  préjugés  bien 
enracinés  dans  le  reste  de  l'Europe,  en  se  donnant  la 
réputation  d'avoir  un  respect  éclairé  pour  le  droit  des 
gens. 

Ceux  qui  jugeront  sur  l'événement  que  ma  con- 
fiance m'a  trom-pé  pourroient  bien  se  tromper  eux- 
mêmes.  Dans  l'orage  qui  m'a  submergé,  mes  livres 
ont  servi  de  prétexte,  mais  c'étoit  à  ma  personne 
qu'on  en  vouloit.  On  se  soucioit  très  peu  de  l'auteur, 
mais  on  vouloit  perdre  Jean- Jacques,  et  le  plus  grand 
mal  qu'on  ait  (a)  trouvé  dans  mes  écrits  étoit  l'hon- 
neur qu'ils  pouvoient  me  faire.  N'enjambons  point 
sur  l'avenir.  J'ignore  si  ce  mystère,  qui  en  est  encore 
un  pour  moi,  s'éclaircira  dans  la  suite  (b)  aux  yeux 
des  lecteurs.  Je  sais  seulement  que,  si  mes  principes 
manifestés  avoient  dû  m'attirer  les  traitemens  que 
j'ai  soufferts,  j'aurois  tardé  moins  longtems  à  en 
être  la  victime,  puisque  celui  de  tous  mes  écrits  où 
ces  principes  sont  manifestés  (c)  avec  le  plus  de 
hardiesse,  pour  ne  pas  dire  d'audace,  avoit  paru,  avoit 


Yar.  —  fa)  :  qu'on  a...  —  (b)  :  suite  de  cet  ouvrage  au  gré  de 
certains  lecteurs.  —  (c)  :  sont  développés... 


300  LES     CONFESSIONS 

fait  son  effet,  même  avant  ma  retraite  à  l'Hermitage, 
sans  que  personne  eût  songé  je  ne  dis  pas  à  me  cher- 
cher querelle,  mais  à  empêcher  seulement  la  publica- 
tion de  louvrage  en  France,  où  il  se  vendoit  aussi 
publiquement  qu'en  Hollande.  Depuis  lors  la  Nou- 
velle  Héloïse  parut  encore  avec  la  même  facilité, 
j'ose  dire  avec  le  même  applaudissement,  et  ce  qui 
semble  presque  incroyable  (a),  la  profession  de  foi 
de  cette  même  Héloïse  mourante  est  exactement  la 
même  que  celle  du  Vicaire  savoyard.  Tout  ce  qu'il  y 
a  de  hardi  dans  le  Contrat  social  étoit  auparavant  dans 
le  Discours  sur  r Inégalité  ;  tout  ce  qu'il  y  a  de  hardi 
dans  Y  Emile  étoit  auparavant  dans  la  Julie,  Or, 
ces  choses  hardies  n'excitèrent  aucune  rumeur  contre 
les  deux  premiers  ouvrages  (h)  ;  donc  ce  ne  furent 
pas  elles  qui  l'excitèrent  contre  les  derniers. 

Une  autre  entreprise  à  peu  près  du  même  genre, 
mais  dont  le  projet  étoit  plus  récent,  m'occupoit 
davantage  en  ce  moment  :  c'étoit  l'extrait  des 
ouvrages  (c)  de  labbé  de  Saint-Pierre  ^,  dont, 
entraîné  par  le  fil  de  ma  narration,  je  n'ai  pu  parler 
jusquici.  L  idée  men  avoit  été  suggérée,  depuis 
mon  retour  de  Genève,  par  l'abbé  de  Mably,  non  pas 
immédiatement,  mais  par  l'entremise  de  madame 
Dupin.  qui  avoit  une  sorte,  d'intérêt  à  me  la  faire 
adopter.  Elle  étoit  une  des  trois  ou  quatre  jolies 
femmes  de  Paris  dont  le  vieux  abbé  de  Saint-Pierre 


Var.  —  (a)  :  incroyable,  et  qui  pourtant  est  très  vrai,  est  que  la. . .  — 
(h)  :  premiers  cu\'Tages  ;  ne  sont  donc  pas  elles...  —  (c)  :  écrits... 

1.  Charles-Irénée     Castel,     abbé    de     Saint-Pierre     (1658-1743). 
Appelé  à  lAcadémie  française  en  1695,  il  en  fut  exclu  le  5  mai  1718. 


LIVRE    NEUVIÈME  301 

avoit  été  l'enfant  gâté,  et  si  elle  n'avoit  pas  eu 
décidément  la  préférence,  elle  l'avoit  partagée  au 
moins  avec  madame  d'Aiguillon.  Elle  conservoit 
pour  la  mémoire  du  bon  homme  un  respect  et  une 
affection  qui  faisoient  honneur  à  tous  deux,  et  son 
amour-propre  eût  été  flatté  de  voir  ressusciter,  par 
son  secrétaire,  les  ouvrages  mort-nés  de  son  ami. 
Ces  mêmes  ouvrages  ne  laissoient  pas  de  contenir  ^a^ 
d'excellentes  choses,  mais  si  mal  dites,  que  la  lecture 
en  étoit  difficile  à  soutenir,  et  il  est  étonnant  que 
Tabbé  de  Saint-Pierre,  qui  regardoit  ses  lecteurs 
comme  de  grands  enfans,  leur  parlât  cependant 
comme  à  des  hommes  (b).  par  le  peu  de  soin  qu'il 
prenoit  de  s'en  faire  écouter.  C'étoit  pour  cela  qu'on 
m'avoit  proposé  ce  travail,  comme  utile  en  lui-même, 
et  comme  très  convenable  à  un  homme  laborieux  en 
manœuvre,  mais  paresseux  comme  auteur,  qui, 
trouvant  (c)  la  peine  de  penser  très  fatigante,  aimoit 
mieux,  en  choses  de  son  goût,  éclaircir  et  pousser 
les  idées  d'un  autre  que  d'en  créer.  D'ailleurs,  en  ne 
me  bornant  pas  à  la  fonction  de  traducteur,  il  ne 
m'étoit  pas  défendu  de  penser  quelquefois  par  moi- 
même,  et  je  pouvois  donner  telle  forme  à  mon  ou- 
vrage, que  bien  d'importantes  vérités  y  passeroient 
sous  le  manteau  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  encore  plus 
heureusement  que  sous  le  mien.  L'entreprise,  au  reste, 
n'étoit  pas  légère  ;  il  ne  s'agissoit  de  rien  moins  que  de 
lire,  de  méditer,  d'extraire  vingt-trois  (d)  volumes, 


Var.  —  (a)  :  pas  d'être  pleins  d"excellentes  choses  qui  méritoient 
d'être  Tïueux  dites,  et  il  est... —  (b)  :  à  des  hommes,  en  mettant  si 
peu  d'art  à  s'en... —  (c)  :  qui  trouvait. ..  —  (d)  :  vingt-lrois  assoni- 
mans  volumes,... 


302  LES    CONFESSIONS 

diffus,  confus,  pleins  de  (a)  longueurs,  de  redites, 
de  petites  vues  courtes  ou  fausses,  parmi  lesquelles 
il  en  falloit  pêcher  quelques-unes,  grandes,  belles, 
et  qui  donnoient  le  courage  de  supporter  ce  pénible 
travail.  Je  Taurois  moi-même  souvent  abandonné, 
si  j'eusse  honnêtement  pu  m'en  dédire  ;  mais  en 
recevant  les  manuscrits  de  l'abbé  (h),  qui  me  furent 
donnés  par  son  neveu,  le  comte  de  Saint-Pierre,  à  la 
sollicitation  de  Saint-Lambert,  je  m'étois  en  quelque 
sorte  engagé  den  faire  usage,  et  il  falloit  ou  les  rendre, 
ou  tâcher  d'en  tirer  parti.  C'étoit  dans  cette  dernière 
intention  que  j'avois  apporté  ces  manuscrits  à  l'Her- 
mitage,  et  c'étoit  là  le  premier  ouvrage  auquel  je 
comptois  donner  mes  loisirs. 

J'en  méditois  un  troisième,  dont  je  devois  l'idée 
à  des  observations  faites  sur  moi-même,  et  je  me 
sentois  d'autant  plus  de  courage  à  l'entreprendre 
que  j'avois  lieu  d'espérer  faire  un  Hvre  vraiment 
utile  aux  hommes,  et  même  un  des  plus  utiles  qu'on 
pût  leur  offrir,  si  l'exécution  répondoit  dignement  au 
plan  que  je  m'étois  tracé.  L'on  a  remarqué  que  la 
plupart  des  hommes  sont,  dans  le  cours  de  leur  \TLe, 
souvent  dissemblables  à  eux-mêmes,  et  semblent 
se  transformer  en  des  hommes  tout  différens.  Ce 
n'étoit  pas  pour  étabhr  une  chose  aussi  connue  que 
je  voulois  faire  un  livre  :  j'avois  un  objet  plus  neuf 
et  même  plus  important  ;  c'étoit  de  chercher  (c) 
les  causes  de  ces  variations,  et  de  m'attacher  à  celles 


Var.  —  (a)  :  pleins  de  redites,  d'éternelles''^  rahacheries  et  de 
petite?...  —  fb)  :  de  Tabbé,  que  Saint-Lambert  me  fit  donne" 
par  son  neveu  le  comte  de  Saint-Pierre,  je  m'étois...  —  (d)  :  de. 
marquer... 


LIVRE    NEUVIEME 


303 


qui  dépendent  de  nous,  pour  montrer  comment 
elles  pouvoient  être  dirigées  par  nous-mêmes,  pour 
nous  rendre  meilleurs  et  plus  sûrs  de  nous  (a).  Car 
il  est,  ^ans  contredit,  plus  pénible  à  l'honnête 
homme  de  résister  à  des  désirs  déjà  tout  formés  (b) 
qu'il  doit  vaincre,  que  de  prévenir,  changer  ou  modi- 
fier ces  mêmes  désirs  dans  leur  source,  s'il  étoit  en 
état  d'y  remonter.  Un  homme  tenté  résiste  une  fois 
parce  qu'il  est  fort,  et  succombe  une  autre  fois  parce 
qu'il  est  foible  ;  s'il  eût  été  le  même  qu'auparavant, 
il  n'auroit  pas  succombé. 

En  sondant  en  moi-même,  et  en  recherchant  dans 
les  autres  à  quoi  tenoient  ces  diverses  manières  d'être, 
je  trouvai  qu'elles  dépendoient  en  gTande  partie  de 
l'impression  antérieure  des  objets  extérieurs,  et  que, 
modifiés  continuellement  par  nos  sens  et  par  nos 
organes,  nous  portions,  sans  nous  en  apercevoir, 
dans  nos  idées,  dans  nos  sentimens,  dans  nos  actions 
même,  l'effet  de  ces  modifications.  Les  frappantes  et 
nombreuses  observations  que  j'avois  recueillies 
étoient  au-dessus  de  toute  dispute,  et  par  leurs  prin- 
cipes physiques,  elles  me  paroisspient  propres  à 
fournir  un  régime  extérieur,  qui,  varié  selon  les  cir- 
constances, pouvoit  mettre  ou  maintenir  l'âme  dans 
l'état  le  plus  favorable  à  la  vertu.  Que  d'écarts  on 
sauveroit  à  la  raison,  que  de  vices  on  empêcheroit 
de  naître  si  l'on  savoit  forcer  l'économie  animale 
à  favoriser  l'ordre  moral  qu'elle  trouble  si  souvent  ! 
Les    climats,    les    saisons,    les    sons,    les    couleurs, 


Yar.  —  (a)  :  de  nos  actions.  Car...  —  (b)  :  résister   aux  désirs 
qu'il... 


dU4  LES    CONFESSIONS 

Tobscurité.  la  lumière,  les  élémens,  les  alimens,  le 
bruit,  le  silence,  le  mouvement,  le  repos,  tout  agit 
sur  notre  machine,  et  sur  notre  âme  ;  par  conséquent 
tout  nous  offre  mille  prises  presque  (a)  assurées,  pour 
gouverner  dans  leur  origine  les  sentimens  dont  nous 
nous  laissons  dominer.  Telle  étoit  l'idée  fondamen- 
tale dont  j'avois  déjà  jeté  l'esquisse  sur  le  papier, 
et  dont  j'espérois  un  effet  d'autant  plus  sûr  pour  les 
^ens  bien  nés.  qui,  aimant  sincèrement  la  vertu,  se 
défient  de  leur  foiblesse,  qu'il  me  paroissoit  aisé  d'en 
faire  un  livre  agréable  à  lire,  comme  il  Tétoit  à  com- 
poser. J'ai  cependant  bien  peu  travaillé  à  cet  ouvrage, 
dont  le  titre  étoit  la  Morale  sensitive.  ou  le  Matéria- 
lisme du  sage.  Des  distractions,  dont  on  apprendra 
bientôt  la  cause,  m'empêchèrent  de  m'en  occuper, 
et  Ion  saura  aussi  quel  fut  le  sort  de  mon  esquisse, 
qui  tient  au  mien  de  plus  près  qu'il  ne  sembleroit. 

Outre  tout  cela,  je  méditois  depuis  quelque  tems 
un  système  d'éducation,  dont  madame  de  Chenon- 
ceaux.  que  celle  de  son  mari  faisoit  trembler  pour 
son  fils,  m'avoit  prié  de  m'occuper.  L'autorité  de 
l'amitié  faisoit  que  cet  objet,  quoique  moins  de  mon 
goût  en  lui-même,  me  tenoit  au  cœur  plus  que  tous 
les  autres.  Aussi,  de  tous  les  sujets  dont  je  viens  de 
parler,  celui-là  est-il  le  seul  que  j'ai  conduit  à  sa  fm. 
Celle  que  je  m'étois  proposée,  en  y  travaillant,  méri- 
toit,  ce  semble,  à  l'auteur,  une  autre  destinée.  Mais 
n'anticipons  pas  ici  sur  ce  triste  sujet.  Je  ne  serai 
que  trop  forcé  d'en  parler  dans  la  suite  de  cet  écrit. 

Tous  ces  divers  projets  m'offroient  des  sujets  de 

Var.  —  faj  :  prises  assurées,... 


LIVRE     NEUVIÈME  305 

méditation  pour  mes  promenades  :  car.  comme  je 
crois  l'avoir  dit.  je  ne  puis  méditer  (a)  qu'en  mar- 
chant ;  sitôt  que  je  m'arrête,  je  ne  pense  plus,  et  ma 
tête  ne  va  qu'avec  mes  pieds.  J'avois  cependant  eu 
la  précaution  de  me  pourvoir  aussi  d'un  travail  de 
cabinet  pour  les  jours  de  pluie.  C'étoit  mon  Diction- 
naire de  Musique,  dont  les  matériaux  épars,  mutilés, 
informes,  rendoient  l'ouvrage  nécessaire  à  reprendre 
presque  à  neuf.  J'apportois  quelques  livres  dont 
j'avois  besoin  pour  cela  ;  j'avois  passé  deux  mois  à 
faire  l'extrait  de  beaucoup  d'autres,  qu'on  me 
prêtoit  à  la  Bibliothèque  du  Roi,  et  dont  on  me 
permit  même  d'emporter  quelques-uns  à  l'Hermi- 
tage.  Voilà  mes  provisions  pour  compiler  au  logis, 
quand  le  tems  ne  me  permettoit  pas  de  sortir,  et  que 
je  m'ennuyois  de  ma  copie.  Cet  arrangement  me 
convenoit  si  bien  que  j'en  tirai  parti,  tant  à  l'Her- 
mitage  qu'à  Montmorency,  et  même  ensuite  à  Mo- 
tiers,  où  j'achevai  ce  travail  tout  (h)  en  en  faisant 
d'autres,  et  trouvant  toujours  qu'un  changement 
d'ouvrage  est  un  véritable  délassement. 

Je  suivis  assez  exactement,  pendant  quelque  tems, 
la  distribution  que  je  m'étois  prescrite  (c),  et  je 
m'en  trouvois  très  bien  ;  mais  quand  la  belle  saison 
ramena  plus  fréquemment  madame  d'Epinay  à 
Épinay  ,ou  (d)  à  la  Chevrette,  je  trouvai  que  des 
soins  qui  d'abord  ne  me  coûtoient  pas.  mais  que  je 
n'avois  pas  mis  en  ligne  de  compte,  dérangeoient 
beaucoup    mes    autres    projets.    J'ai    déjà    dit    que 


Var.  —   (a)   :  je  ne  puis  de  four  méditer...  —   (b)   :    travail 
en...  —  (c)  :  tracée,...  —  (d)  :  et  à  la... 

ij.  —   20 


306  LES     CONFESSIONS 

madame  d'Épinay  avoit  des  qualités  très  aimables  ; 
elle  aimoit  bien  ses  am.is.  elle  les  servoit  avec  beau- 
coup de  zèle,  et  n'épargnant  pour  eux  ni  son  tems  ni 
ses  soins,  elle  méritoit  assurément  bien  qu'en  retour 
ils  eussent  des  attentions  pour  elle.  Jusqu'alors 
j'avois  rempli  ce  devoir  sans  songer  que  c'en  étoit 
un  :  mais  enfin  je  compris  que  je  m'étois  chargé 
d'une  chaîne  dont  l'amitié  seule  m'empêchoit  de 
sentir  le  poids  :  j'avois  aggravé  ce  poids  par  ma 
répugnance  pour  les  sociétés  nombreuses.  Madame 
d'Epinay  s'en  prévalut  pour  me  faire  une  proposi- 
tion qui  paroissoit  m' arranger,  et  (a)  qui  l'arran- 
geoit  davantage.  C étoit  de  me  faire  avertir  toutes 
les  fois  qu'elle  seroit  seule,  ou  à  peu  près.  J'y  con- 
sentis, sans  voir  à  quoi  je  m'engageois.  Il  s'ensuivit 
de  là  que  je  ne  lui  faisois  plus  de  visite  à  mon  heure, 
mais  à  la  sienne,  et  que  je  n'étois  jamais  sûr  de 
pouvoir  disposer  de  moi-même  un  seul  jour.  Cette 
gêne  altéra  beaucoup  le  plaisir  que  j'avois  pris 
jusqu'alors  à  l'aller  voir.  Je  trouvai  que  (h)  cette 
liberté  qu'elle  m'avoit  tant  promise  ne  m'étoit  donnée 
qu'à  condition  de  ne  m'en  prévaloir  jamais,  et  pour 
une  fois  ou  deux  que  j'en  voulus  essayer,  il  y  eut 
tant  de  messages,  tant  de  billets,  tant  d'alarmes  sur 
ma  santé,  que  je  vis  bien  qu'il  n'y  avoit  que  l'excuse 
d'être  à  plat  de  lit  qui  pût  me  dispenser  de  courir  à 
son  premier  mot.  Il  falloit  me  soumettre  à  ce  joug  ; 
je  le  fis,  et  même  assez  volontiers  pour  un  aussi  grand 
ennemi  de  la  dépendance,  l'attachement  sincère 
que  j'avois  pour  elle  m' empêchant  en  grande  partie 

Vab.  —  (a)  :   mais  qui...  —  (b)  :  que  toute  cette... 


LIVRE    NEUVIÈME  307 

de  sentir  le  lien  qui  s'y  joignoit.  Elle  remplissoit 
ainsi,  tant  bien  que  mal,  les  vides  que  l'absence  de 
sa  cour  ordinaire  laissoit  dans  ses  amusemens. 
C'étoit  pour  elle  un  supplément  bien  mince,  mais  qui 
valoit  encore  mieux  qu'une  solitude  absolue,  qu'elle 
ne  pouvoit  supporter.  Elle  avoit  cependant  de  quoi 
la  remplir  bien  plus  aisément,  depuis  qu'elle  avoit 
voulu  tâter  de  la  littérature  et  qu'elle  s'étoit  fourré 
dans  la  tête  de  faire  bon  gré  mal  gré  des  romans, 
des  lettres,  des  comédies,  des  contes,  et  d'autres 
fadaises  comme  cela  ^.  Mais  ce  qui  l'amusoit  n'étoit 
pas  tant  (a)  de  les  écrire  que  de  les  lire  ;  et  s'il  lui 
arrivoit  de  barbouiller  de  suite  deux  ou  trois  pages,  il 
falloit  qu'elle  fût  sûre  au  moins  de  deux  ou  trois 
auditeurs  bénévoles,  au  bout  de  cet  immense  travail. 
Je  n'avois  guère  l'honneur  d'être  au  nombre  des 
élus  qu'à  la  faveur  de  quelque  autre.  Seul,  j'étois 
presque  toujours  compté  pour  rien  en  toute  chose  ; 
et  cela  non  seulement  dans  la  société  de  madame 
d'Épinay,  mais  dans  celle  de  M.  d'Holbach,  et  par- 
tout où  M.  Grimm  donnoit  le  ton.  Cette  nullité 
m'accommodoit  fort  partout  ailleurs  que  dans  le 
tête-à-tête,  où  je  ne  savois  quelle  contenance  tenir, 
n'osant  parler  de  littérature,  dont  il  ne  m'appartenoit 
pas  de  juger,  ni  de  galanterie,  étant  trop  timide, 
et  craignant  plus  que  la  mort  le  ridicule  d'un  vieux 

\\n.  —  (a)  :  l'amusoit,  c'étoit  moins  de  les... 

1.  Elles  sont  en  général  dénuées  d'intérêt.  Quelques-unes  de 
ces  productions  ont  été  réimprimées  sur  une  édition  qui  en  a 
été  donnée  à  Genève  en  1759.  Voyez  :  Lettres  à  mon  fils  et  Mes 
moments  heureux.  Paris,  A.  Sauton,  1869,  2  vol.  in-12 


308  LES     CONFESSIONS 

galant  ;  outre  que  cette  idée  ne  me  vint  jamais  près 
de  madame  d'Epinay,  et  ne  m'y  seroit  peut-être  pas 
venue  une  seule  fois  en  ma  vie,  quand  je  Faurois 
passée  entière  auprès  d'elle  :  non  que  j'eusse  pour  sa 
personne  aucune  répugnance  ;  au  contraire,  je  l'ai- 
mois  peut-être  trop  comme  ami.  pour  pouvoir  l'aimer 
comme  amant.  Je  sent  ois  du  plaisir  à  la  voir,  à  causer 
avec  elle.  Sa  conversation,  quoique  assez  agréable 
en  cercle,  étoit  aride  en  particulier  ;  la  mienne,  qui 
n'étoit  (a)  pas  plus  fleurie,  n'étoit  pas  pour  elle 
d'un  grand  secours.  Honteux  d'un  trop  long  silence, 
je  m'évertuois  pour  relever  l'entretien  ;  et  quoiqu'il 
me  fatiguât  souvent,  il  ne  m'ennuyoit  jamais.  J'étois 
fort  aise  de  lui  rendre  de  petits  soins,  de  lui  donner  de 
petits  baisers  bien  fraternels  qui  ne  me  paroissoient 
pas  plus  sensuels  pour  elle  :  c'étoit  là  tout.  Elle  étoit 
fort  maigre,  fort  blanche,  de  la  gorge  comme  sur  ma 
main.  Ce  défaut  seul  eût  suffi  pour  me  glacer  :  jamais 
mon  cœur  ni  mes  sens  n'ont  su  voir  (bj  une  femme 
dans  quelqu'un  qui  n"eùt  pas  des  tétons,  et  d'autres 
causes  inutiles  à  dire  (c)  m'ont  toujours  fait  oublier 
son  sexe  auprès  d'elle. 

Ayant  ainsi  pris  mon  parti  sur  un  assujettisse- 
ment nécessaire,  je  m'y  livrai  sans  résistance,  et  le 
trouvai,  du  moins  la  première  année,  moins  onéreux 
que  je  ne  m'y  serois  attendu.  Madame  d'Épinay, 
qui  d'ordinaire  passoit  l'été  presque  entier  à  la  cam- 
pagne, n'y  passa  qu'une  partie  de  celui-ci,  soit  que 
ses  affaires  la  retinssent  davantage  à  Paris,  soit  que 


Var.  —  (a)  :  qui   nesi...  —  (b)  :   trouver...  —  (c)  :    d'autres 
causes,  dont  il  est  inutile  de  parler  ici,  m'ont  toujours... 


LIVRE    NEUVIÈME  309 

l'absence  de  Grimm  lui  rendît  moins  agréable  le 
séjour  de  la  Chevrette  (a).  Je  profitai  des  intervalles 
qu'elle  n'y  passoit  pas,  ou  durant  lesquels  elle  y 
avoit  beaucoup  de  monde,  pour  jouir  de  ma  soli- 
tude avec  ma  bonne  Thérèse  et  sa  mère,  de  manière  à 
m'en  bien  faire  sentir  le  prix.  Quoique  depuis  quelques 
années  j'allasse  assez  fréquemment  à  la  campagne, 
c'étoit  presque  sans  la  goûter,  et  ces  voyages,  tou- 
jours faits  avec  des  gens  à  prétentions,  toujours 
gâtés  par  la  gêne,  ne  faisoient  qu'aiguiser  en  moi  le 
goût  des  plaisirs  rustiques,  dont  je  n'entrevoyois 
de  plus  près  limage  que  pour  mieux  sentir  leur 
privation.  J'étois  si  ennuyé  de  salons,  de  jets  d'eau, 
de  bosquets,  de  parterres,  et  des  plus  ennuyeux 
montreurs  de  tout  cela  ;  j'étois  si  excédé  de  brochures, 
de  clavecins,  de  tris,  de  nœuds,  de  sots  bons  mots,  de 
fades  minauderies,  de  petits  conteurs  et  de  grands 
soupers,  que  quand  je  lorgnois  du  coin  de  l'œil  un 
simple  pauvre  buisson  d'épines,  une  haie,  une  grange, 
un  pré  ;  quand  je  humois,  en  traversant  un  hameau, 
la  vapeur  d'une  bonne  omelette  au  cerfeuil  ;  quand 
j'entendois  de  loin  le  rustique  refrain  de  la  chanson 
des  bisquières,  je  donnois  au  diable  et  le  rouge  et  les 
falbalas  et  l'ambre,  et  regrettant  le  dîner  de  la 
ménagère  et  le  vin  du  cru,  j'aurois  de  bon  cœur 
paumé  la  gueule  à  monsieur  le  chef  et  à  monsieur  le 
maître,  qui  me  faisoient  dîner  à  l'heure  où  je  soupe, 
souper  à  l'heure  où  je  dors  ;  mais  surtout  à  messieurs 
les  laquais,  qui  dévoroient  des  yeux  mes  morceaux, 
et,  sous  peine  de  mourir  de  soif,  me  vendoient  le  vin 

Var.  —  (a)  :  rendit  la  Chevrette  moins  agréable.  Je... 


310  LES    CONFESSIONS 

drogué  de  leurs  maîtres  dix  fois  plus  cher  que  je  n'en 
aurois  payé  de  meilleur  au  cabaret. 

Me  voilà  donc  enfin  chez  moi.  dans  un  asile  agréa- 
ble et  soUtaire,  maître  d'y  couler  mes  jours  dans 
cette  vie  indépendante,  égale  et  paisible,  pour  la- 
quelle je  me  sentois  né.  Avant  de  dire  T effet  que  cet 
état,  si  nouveau  pour  moi.  fit  sur  mon  cœur,  il  con- 
^-ient  d'en  récapituler  les  affections  secrètes,  afin 
qu'on  suive  mieux  dans  ses  causes  (a)  le  progrès  de 
ces  nouvelles  modifications. 

J'ai  toujours  regardé  le  jour  qui  m'unit  à  ma 
Thérèse  comme  celui  qui  fixa  mon  être  moral.  J'avois 
besoin  d'un  attachement,  puisque  enfin  celui  qui 
devoit  me  suffire  avoit  été  si  cruellement  rompu.  La 
soif  du  bonheur  ne  s'éteint  point  dans  le  cœur  de 
l'homme.  Maman  vieillissoit  et  s'a\'ihssoit.  Il  m'étoit 
prouvé  qu'elle  ne  pouvoit  plus  être  heureuse  ici-bas. 
Restoit  à  chercher  un  bonheur  qui  me  fût  propre, 
ayant  perdu  tout  espoir  de  jamais  partager  le  sien. 
Je  flottai  quelque  tems  d'idée  en  idée  et  de  projet  en 
projet.  Mon  voyage  de  Venise  m'eût  jeté  dans  les 
affaires  pubUques.  si  l'homme  avec  qui  j'allai  me 
fourrer  avoit  eu  le  sens  commun.  Je  suis  facile  à  dé- 
courager, surtout  dans  les  entreprises  pénibles  et  de 
longue  haleine.  Le  mauvais  succès  de  celle-ci  me 
dégoûta  de  toute  autre,  et  regardant,  selon  mon 
ancienne  maxime,  les  objets  lointains  comme  des 
leurres  de  dupe,  je  me  déterminai  à  vivre  désormais 
au  jour  la  journée,  ne  voyant  plus  rien  dans  la  vie 
qui  me  tentât  de  m' évertuer. 

Var.  —  (a)  :  sa  cause... 


LIVRE     NEUVIÈME  311 

Ce  fut  précisément  alors  que  se  fit  notre  connois- 
sance.  Le  doux  caractère  de  cette  bonne  fille  me  parut 
si  bien  convenir  au  mien,  que  je  m'unis  à  elle  d'un 
attachement  à  l'épreuve  du  tems  et  des  torts,  et  que 
tout  ce  qui  l'auroit  dû  rompre  n'a  jamais  fait  qu'aug- 
menter. On  connoîtra  la  force  de  cet  attachement 
dans  la  suite,  quand  je  découvrirai  les  plaies,  les 
déchirures  dont  elle  a  navré  mon  cœur  dans  le  fort 
de  mes  misères,  sans  que,  jusqu'au  moment  où  j'écris 
ceci,  il  m'en  soit  échappé  jamais  un  seul  mot  de 
plainte  à  personne. 

Quand  on  saura  qu'après  avoir  tout  fait,  tout 
bravé  pour  ne  m'en  point  séparer,  qu'après  vingt- 
cinq  ans  passés  avec  elle,  en  dépit  (a)  du  sort  et  des 
hommes,  j'ai  fini  sur  mes  vieux  jours  par  l'épouser 
sans  attente  et  sans  sollicitation  de  sa  part  ^,  sans 
engagement  ni  promesse  de  la  mienne,  on  croira 
qu'un  amour  forcené,  m'ayant  dès  le  premier  jour 
tourné  la  tête,  n'a  fait  que  m'amener  par  degrés  à 
la  dernière  extravagance,  et  on  le  croira  bien  plus 
encore,  quand  on  saura  les  raisons  particulières 
et  fortes  qui  dévoient  m' empêcher  d'en  jamais  venir 
là.  Que  pensera  donc  le  lecteur  quand  je  lui  dirai  (h), 
dans  toute  la  vérité,  qu'il  doit  maintenant  me  con- 


Var.  —  (a)  :  malgré  le  sort  et  les  hommes...  —  (h)  :  lui  jure- 
rai, dans... 

1.  Le  29  août  1768,  à  Bourgoin.  Cette  union,  librement  consentie, 
devant  le  maire  et  le  châtelain  de  Bourgoin,  n'eut  pas,  il  faut  le 
dire,  la  consécration  des  lois.  Voyez  à  propos  de  cette  singulière 
cérémonie  matrimoniale  l'intéressant  article  de  R.  Chantelauze  : 
J.-J.  Rousseau  et  Thérèse  Le  }'asseur,  d'après  des  doc.  peu  connus. 
Le  Livre,  10  mai  1883. 


312  LES    CONFESSIONS 

noîtrej  que  du  premier  moment  que  je  la  vis  jusqu'à 
ce  jour,  je  n'ai  jamais  senti  la  moindre  étincelle 
d'amour  pour  elle,  que  je  n'ai  pas  plus  désiré  de  la 
posséder  que  madame  de  Warens,  et  que  les  besoins 
des  sens,  que  j'ai  satisfaits  auprès  d'elle,  ont  unique- 
ment été  pour  moi  ceux  du  sexe,  sans  avoir  rien  de 
propre  à  l'individu?  Il  croira  qu'autrement  constitué 
qu'un  autre  homme,  je  fus  incapable  de  sentir  (a) 
Famour,  puisqu'il  n'entroit  point  dans  les  sentimens 
qui  m'attachoient  aux  femmes  qui  m'ont  été  les  plus 
chères.  Patience,  ô  mon  lecteur  !  le  moment  funeste 
approche  où  vous  ne  serez  que  trop  bien  désabusé. 
Je  me  répète,  on  le  sait  ;  il  le  faut.  Le  premier  de  (b) 
mes  besoins,  le  plus  grand,  le  plus  fort,  le  plus 
inextinguible,  étoit  tout  entier  dans  mon  cœur  ; 
c'étoit  le  besoin  d'une  société  intime,  et  aussi  intime 
qu'elle  pouvoit  l'être  ;  c'étoit  surtout  pour  cela  qu'il 
me  falloit  une  femme  plutôt  qu'un  homme,  une  amie 
plutôt  qu'un  ami.  Ce  besoin  singulier  étoit  tel,  que 
la  plus  étroite  union  des  corps  ne  pouvoit  encore  y 
suffire  :  il  m'auroit  fallu  deux  âmes  dans  le  même 
corps  ;  sans  cela  je  sentois  toujours  du  vide.  Je  me 
crus  au  moment  de  n'en  plus  sentir.  Cette  jeune  per- 
sonne, aimable  par  mille  excellentes  qualités,  et 
même  alors  par  la  figure,  sans  ombre  d'art  ni  de 
coquetterie,  eût  borné  dans  elle  seule  mon  existence, 
si  j'avois  pu  borner  la  sienne  en  moi,  comme  je  l'avois 
espéré.  Je  n'avois  rien  à  craindre  de  la  part  (c)  des 
hommes  ;  je  suis  sûr  d'être  le  seul  qu'elle  ait  vérita- 
blement aimé,  et  ses  tranquilles  sens  ne  lui  en  ont 

Var.  —  (aj  :  ressentir...  —  (b)  :  de  tous...  —  (c)  :  du  côté  des... 


LIVRE    NEUVIÈME  313 

guères  demandé  d'autres,  même  quand  j'ai  cessé  d'en 
être  un  pour  elle  à  cet  égard.  Je  n'avois  point  de 
famille  ;  elle  en  avoit  une.  et  cette  famille,  dont  tous 
les  naturels  difïeroient  trop  du  sien,  ne  se  trouva  pas 
telle  que  j'en  pusse  faire  la  mienne.  Là  fut  la  pre- 
mière cause  de  mon  malheur.  Que  n"aurois-je  point 
donné  pour  me  faire  1"  enfant  de  sa  mère  I  Je  fis  tout 
pour  y  parvenir,  et  n'en  pus  venir  à  bout.  J'eus  beau 
vouloir  unir  tous  nos  intérêts,  cela  me  fut  impos- 
sible. Elle  s'en  fit  toujours  un  dilférent  du  mien, 
contraire  au  mien  (a),  et  même  à  celui  de  sa  fille, 
qui  déjà  n'en  étoit  plus  séparé.  Elle  et  ses  autres 
enfans  et  petits-enfans  devinrent  autant  de  sangsues, 
dont  le  moindre  mal  qu'ils  fissent  à  Thérèse  étoit  de 
la  voler.  La  pauvre  fille,  accoutumée  à  fléchir,  même 
sous  ses  nièces,  se  laissoit  dévaliser  et  gouverner 
sans  mot  dire  ;  et  je  voyois  avec  douleur  qu'épuisant 
ma  bourse  et  mes  leçons,  je  ne  faisois  rien  pour  elle 
dont  elle  pût  profiter.  J'essayai  de  la  détacher  de 
sa  mère  ;  elle  y  résista  toujours.  Je  respectai  sa  résis- 
tance, et  l'en  estimois  davantage  ;  mais  son  refus  n'en 
tourna  pas  moins  à  son  préjudice  et  au  mien  (h). 
Livrée  à  sa  mère  et  aux  siens,  elle  fut  à  eux  plus  qu'à 
moi,  plus  qu'à  elle-même.  Leur  avidité  lui  fut  moins 
ruineuse  que  leurs  conseils  ne  lui  furent  pernicieux. 
Enfin  si,  gï^ce  à  son  amour  pour  moi,  si,  grâce  à  son 
bon  naturel,  elle  ne  fut  pas  tout  à  fait  subjuguée, 
c'en  fut  assez  du  moins  pour  empêcher,  en  grande 
partie,  l'effet  des  bonnes  maximes  que  je  m'efl'orçois 

Var.  —  (a)  :  ces  trois  derniers  mots  ont  été  ajoutés  postérieu- 
rement par  Rousseau  sur  le  manuscrit  de  Paris.  —  (b)  :  au  pré- 
judice de  tous  deux.  Livrée... 


C>14  LES    CONFESSIONS 

de  lui  inspirer  ;  cen  fut  assez  pour  que,  de  quelque 
façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre,  nous  ayons  toujours 
continué  d'être  deux. 

Voilà  comment,  dans  un  attachement  sincère  et 
réciproque,  où  j'avois  mis  toute  la  tendresse  de  mon 
cœur,  le  vide  de  ce  cœur  ne  fut  pourtant  jamais  bien 
rempli.  Les  enfans,  par  lesquels  il  Teût  été,  vinrent  ; 
ce  fut  encore  pis.  Je  frémis  de  les  livrer  à  cette  famille 
mal  élevée,  pour  en  être  élevés  encore  plus  mal.  Les 
risques  de  l'éducation  des  Enfans-Trouvés  étoient 
beaucoup  moindres  (a).  Cette  raison  du  parti  que 
je  pris,  plus  forte  que  toutes  celles  que  j'énonçai 
dans  ma  lettre  à  madame  de  Francueil,  fut  pourtant 
la  seule  que  je  nosai  lui  dire.  J'aimai  mieux  être 
moins  disculpé  (h)  d'un  blâme  aussi  grave,  et  mé- 
nager la  famille  d'une  personne  que  j'aimois.  Mais 
on  peut  juger,  par  les  mœurs  de  son  malheureux  frère, 
si  jamais,  quoi  qu'on  en  pût  dire,  je  devois  exposer 
mes  enfans  à  recevoir  une  éducation  semblable  à 
la  sienne. 

rse  pouvant  goûter  dans  sa  plénitude  cette  intime 
société  dont  je  sentois  le  besoin,  j'y  cherchois  des 
supplémens  qui  n'en  remplissoient  pas  le  vide,  mais 
qui  me  le  laissoient  moins  sentir.  Faute  d'un  ami 
qui  fût  à  moi  tout  entier,  il  me  falloit  des  amis  dont 
l'impulsion  surmontât  mon  inertie  :  c'est  ainsi  que 
je  cultivai,  que  je  resserrai  mes  Haisons  avec  Diderot, 
avec  l'abbé  de  Condillac,  que  j'en  fis  avec  Grimm 
une  nouvelle,  plus  étroite  encore,  et  qu'enfin  je  me 

Var.  —  (a)  :  des  Enfans-Trouvés  leur  étoient  cent  fois  moins 
funestes.  Cette...  —  (b)  :  mieux  ne  pas  me  disculper,  autant  que 
je  le  poui^ois,  d'un... 


LIVRE    NEUVIÈME  315 

trouvai,  par  ce  malheureux  discours  dont  j'ai 
raconté  (a)  l'histoire,  rejeté,  sans  y  songer,  dans  la 
littérature,  dont  je  me  croyois  sorti  pour  toujours. 

Mon  début  me  mena  par  une  route  nouvelle  (h) 
dans  un  autre  monde  intellectuel,  dont  je  ne  pus,  sans 
enthousiasme,  envisager  la  simple  et  fîère  économie. 
Bientôt,  à  force  de  m'en  occuper,  je  ne  vis  plus 
qu'erreur  et  folie  dans  la  doctrine  de  nos  sages, 
qu'oppression  et  misère  dans  notre  ordre  social. 
Dans  l'illusion  de  mon  sot  orgueil,  je  me  crus  fait 
pour  dissiper  tous  ces  prestiges  ;  et  jugeant  que,  pour 
me  faire  écouter,  il  falloit  mettre  ma  conduite  d'ac- 
cord avec  mes  principes,  je  pris  l'allure  singulière 
qu'on  ne  m'a  pas  permis  de  suivre,  dont  mes  pré- 
tendus amis  ne  m'ont  pu  pardonner  l'exemple,  qui 
d'abord  me  rendit  ridicule,  et  qui  m'eût  enfin  rendu 
respectable,  s'il  m'eût  été  possible  d'y  persévérer. 

Jusques-là  (c)  j'avois  été  bon  :  dès  lors  je  devins 
vertueux,  ou  du  moins  enivré  de  la  vertu.  Cette 
ivresse  avoit  commencé  dans  ma  tête,  mais  elle  avoit 
passé  dans  mon  cœur.  Le  plus  noble  orgueil  y  germa 
sur  les  débris  de  la  vanité  déracinée.  Je  ne  jouai 
rien  :  je  devins  en  efï'et  tel  que  je  parus,  et  pen- 
dant (d)  quatre  ans  au  nloins  que  dura  cette  effer- 
vescence dans  toute  sa  force,  rien  de  grand  et  de 
beau  ne  peut  entrer  dans  un  cœur  d'homme  dont  je 
ne  fusse  capable  entre  le  ciel  et  moi.  Voilà  d'où 
naquit  ma  subite  éloquence  ;  voilà  d'où  se  répandit 
dans   mes   premiers   livres   ce   feu  vraiment   céleste 


Var.  —  (a)  :  dont  j'ai  narré  l'histoire...  —  (b)  :  nouvelle  qui 
me  jeta  dans...  —  (c)  :  Jusqu'alors  j3L\ois...  —  (dj  :  et  durant... 


316  LES    CONFESSIONS 

qui  m'embrasoit  (a),  et  dont  pendant  quarante  ans 
il  ne  s'étoit  pas  échappé  la  moindre  étincelle,  parce 
qu'il  n'étoit  pas  encore  allumé. 

Jétois  vraiment  transformé  ;  mes  amis,  mes  con- 
noissances  ne  me  reconnoissoient  plus.  Je  n'étois  plus 
cet  homme  timide,  et  plutôt  honteux  que  modeste, 
qui  n'osoit  ni  se  présenter  ni  parler  ;  qu'un  mot  badin 
déconcertoit,  qu'un  regard  de  femme  faisoit  rougir. 
Audacieux,  fier,  intrépide,  je  portois  partout  une 
assurance  d'autant  plus  ferme,  qu'elle  étoit  simple 
et  résidoit  dans  mon  âme  plus  que  dans  mon  main- 
tien. Le  mépris  que  mes  profondes  méditations 
m'avoient  inspiré  pour  les  mœurs,  les  maximes  et  les 
préjugés  de  mon  siècle,  me  rendoient  insensible  aux 
railleries  de  ceux  qui  les  avoient,  et  j'écrasois  leurs 
petits  bons  mots  avec  mes  sentences,  comme  j'écra- 
serois  un  insecte  entre  mes  doigts.  Quel  change- 
ment (h)  !  Tout  Paris  répétoit  les  acres  et  mordans 
sarcasmes  de  ce  même  homme  qui,  deux  ans  aupa- 
ravant et  dix  ans  après,  n'a  jamais  su  trouver  la 
chose  qu'il  avoit  à  dire,  ni  le  mot  qu'il  devoit 
employer.  Qu'on  cherche  l'état  du  monde  le  plus 
contraire  à  mon  naturel,  on  trouvera  celui-là.  Qu'on 
se  rappelle  un  de  ces  courts  momens  de  ma  vie,  où 
je  devenois  un  autre  et  cessois  d'être  moi  ;  on  le 
trouve  encore  dans  le  tems  dont  je  parle  :  mais  au 
lieu  de  durer  six  jours,  six  semaines,  il  dura  près 
de  six  ans.  et  dureroit  peut-être  encore,  sans  les  cir- 
constances particulières  qui  le   firent  cesser,  et  me 


Var.  —  (a)  :  qui  m  échauffait  en  dedans,  et...  —  (b)  :  change- 
ment étonnant  ! 


LIVRE     NEUVIÈME  317 

rendirent  à  la  nature,  au-dessus  de  laquelle  j'avois 
voulu  m' élever. 

Ce  changement  commença  sitôt  que  jeus  quitté 
Paris,  et  que  le  spectacle  des  vices  de  cette  grande 
ville  cessa  de  nourrir  Findignation  qu'il  m'avoit 
inspirée.  Quand  je  ne  vis  plus  les  hommes,  je  cessai 
de  les  mépriser  ;  quand  je  ne  vis  plus  les  médians,  je 
cessai  de  les  hair.  Mon  cœur,  peu  fait  pour  la  haine, 
ne  fit  plus  que  déplorer  leur  misère,  et  n'en  dis- 
tinguoit  pas  leur  méchanceté.  Cet  état  plus  doux, 
mais  bien  moins  sublime,  amortit  bientôt  l'ardent 
enthousiasme  qui  m'avoit  transporté  si  longtems  ; 
et  sans  qu'on  s'en  aperçût,  sans  presque  m'en 
apercevoir  moi-même,  je  redevins  craintif,  com- 
plaisant, timide  (a),  en  un  mot,  le  même  Jean- 
Jacques  que  j'avois  été  auparavant. 

Si  la  révolution  n'eût  fait  que  me  rendre  à  moi- 
même,  et  s'arrêter  là,  tout  étoit  bien  ;  mais  malheu- 
reusement elle  alla  plus  loin,  et  m'emporta  rapide- 
ment à  l'autre  extrême.  Dès  lors  mon  âme  en  branle 
n'a  plus  fait  que  passer  par  la  ligne  de  repos,  et  ses 
oscillations  toujours  renouvelées  ne  lui  ont  jamais 
permis  d'y  rester.  Entrons  dans  le  détail  de  cette 
seconde  révolution  :  époque  terrible  et  fatale  d'un 
sort  qui  n'a  point  d'exemple  chez  les  mortels. 

N'étant  que  trois  dans  notre  retraite,  le  loisir  et  la 
solitude  dévoient  naturellement  resserrer  notre 
intimité.  C'est  aussi  ce  qu'ils  firent  entre  Thérèse  et 
moi.  Nous  passions  tête-à-tête,  sous  les  ombrages, 
des   heures    charmantes,    dont   je    n'avois   jamais   si 

Var,  —  (a)  :  complaisant,  facile,  en  un  mot,... 


318  LES     CONFESSIONS 

bien  senti  la  douceur.  Elle  me  parut  la  goûter  elle- 
même  encore  plus  qu'elle  n'avoit  fait  jusqu'alors. 
Elle  m'ouvrit  son  cœur  sans  réserve,  et  m'apprit  de 
sa  mère  et  de  sa  famille  des  choses  qu'elle  avoit  eu  la 
force  de  me  taire  pendant  longtems.  L'une  et  l'autre 
avoient  reçu  de  madame  Dupin  des  multitudes  de 
présens  faits  à  mon  intention,  mais  que  la  vieille 
madrée  (a),  pour  ne  pas  me  fâcher,  s'étoit  appro- 
priés pour  elle  et  pour  ses  autres  enfans,  sans  en  rien 
laisser  à  Thérèse,  et  avec  très  sévères  défenses  de 
m'en  parler,  ordre  que  la  pauvre  fille  avoit  suivi  (h) 
avec  une  obéissance  incroyable. 

Mais  une  chose  qui  me  surprit  beaucoup  davan- 
tage fut  d'apprendre  qu'outre  les  entretiens  parti- 
culiers que  Diderot  et  Grimm  avoient  eus  souvent 
avec  l'une  et  l'autre  pour  les  détacher  de  moi,  et  qui 
n' avoient  pas  réussi,  par  la  résistance  de  Thérèse, 
tous  deux  avoient  eu  depuis  lors  de  fréquens  et  secrets 
colloques  avec  sa  mère,  sans  qu'elle  eût  pu  rien  savoir 
de  ce  qui  se  brassoit  (c)  entre  eux.  Elle  savoit  seule- 
ment que  les  petits  présens  s'en  étoient  mêlés,  et 
qu'il  y  avoit  de  petites"  allées  et  venues  dont  on 
tàchoit  de  lui  faire  mystère,  et  dont  elle  ignoroit 
absolument  le  motif.  Quand  nous  partîmes  de  Paris, 
il  y  avoit  déjà  longtems  que  madame  Le  Vasseur 
étoit  dans  l'usage  d'aller  voir  ^L  Grimm  deux  ou 
trois  fois  par  mois  ^.  et  d"y  passer  quelques  heures  à 


Var.  —  (a)  :  madrée   s'étoit...  —  (b)  :  suivi  jusqu'alors...  — 
(c)  :  qui  se  traiioit... 


1.  Voyez  les  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  II,  p.  290. 


LIVRE    NEUVIÈME  319 

des  conversations  si  secrètes,  que  le  laquais  (a)  de 
Grimm  étoit  toujours  renvoyé. 

Je  jugeai  que  ce  motif  n'étoit  autre  que  le  même 
projet  dans  lequel  on  avoit  tâché  de  faire  entrer  la 
fille,  en  promettant  de  leur  procurer,  par  madame 
d'Épinay,  un  regrat  de  sel,  un  bureau  à  tabac,  et 
les  tentant,  en  un  mot,  par  l'appât  du  gain.  On  leur 
avoit  représenté  qu'étant  hors  d'état  de  (h)  rien 
faire  pour  elles,  je  ne  pouvois  pas  même,  à  cause 
d'elles,  parvenir  à  rien  faire  pour  moi.  Comme  je 
ne  voyois  à  tout  cela  que  de  la  bonne  intention,  je 
ne  leur  en  savois  pas  absolument  mauvais  gré.  Il 
n'y  avoit  que  le  mystère  qui  me  révoltât,  surtout  de 
la  part  de  la  vieille,  qui  (c),  de  plus,  devenoit  de 
jour  en  jour  plus  flagorneuse  et  plus  pateline  avec 
moi  :  ce  qui  ne  l'empêchoit  pas  de  reprocher  sans 
cesse  en  secret  à  sa  fille  qu'elle  m'aimoit  trop,  qu'elle 
me  disoit  tout,  qu'elle  n'étoit  qu'une  bête,  et  qu'elle 
en  seroit  la  dupe. 

Cette  femme  possédoit  au  suprême  degré  l'art  de 
tirer  d'un  sac  dix  moutures,  de  cacher  à  l'un  ce 
qu'elle  recevoit  de  l'autre,  et  à  moi  ce  qu'elle  recevoit 
de  tous.  J'aurois  (cl)  pu  lui  pardonner  son  avidité, 
mais  je  ne  pouvois  lui  pardonner  sa  dissimulation. 
Que  pouvoit-elle  avoir  à  me  cacher,  à  moi  qu'elle 
savoit  si  bien  qui  faisois  mon  bonheur  presque 
unique  de  celui  de  sa  fille  et  du  sien?  Ce  que  j'avois 


Var.  —  (a)  :  loquais  même  de  Grimm  étoit  renvoyé.  —  (b)  : 
de  jamais  rien...  —  (c)  :  qui  devenoit,  outre  cela,  plus  flagor- 
neuse, plus  pateline  avec  moi  qu'elle  n' avoit  jamais  été  :  ce...  — 
(d)  :  tous.  Je  lui  pardonnais  son  avidité,  mais  j'avois  peine  à  lui 
pardonner... 


320  LES     CONFESSIONS 

fait  pour  sa  fille,  je  l'avois  fait  pour  moi  ;  mais  ce 
que  i'avois  fait  pour  elle  méritoit  de  sa  part  quelque 
reconnoissance  (a)  ;  elle  en  auroit  dû  savoir  gré,  du 
moins  à  sa  fille,  et  m'aimer  pour  Famour  d'elle,  qui 
m'aimoit.  Je  Tavois  tirée  de  la  plus  complète  misère  ; 
elle  tenoit  de  moi  sa  subsistance,  elle  me  devoit 
toutes  ces  connoissances  dont  elle  tiroit  si  bon  parti* 
Thérèse  l'avoit  longtems  nourrie  de  son  travail,  et 
la  nourrissoit  maintenant  de  mon  pain.  Elle  tenoit 
tout  de  cette  fille,  pour  laquelle  elle  n'avoit  rien  fait  ; 
et  ses  autres  enfans  qu'elle  avoit  dotés,  pour  lesquels 
elle  s'étoit  ruinée,  loin  de  lui  aider  à  subsister, 
dévoroient  encore  sa  subsistance  et* la  mienne.  Je 
trouvois  que  dans  une  pareille  situation  elle  devoit 
me  regarder  comme  son  unique  ami,  son  plus  sûr 
protecteur,  et,  loin  de  me  faire  un  secret  (h)  de  mes 
propres  affaires,  loin  de  comploter  contre  moi  dans 
ma  propre  maison,  nV avertir  fidèlement  de  tout  ce 
qui  pouvoit  m'intéresser,  quand  elle  Fapprenoit 
plus  tôt  que  moi.  De  quel  œil  pouvois-je  donc  voir 
sa  conduite  (c)  fausse  et  mystérieuse?  Que  devois-je 
penser  surtout  des  sentimens  qu'elle  s'efforçoit  de 
donner  à  sa  fille  (d)'^  Quelle  monstrueuse  ingratitude 
devoit  être  la  sienne  quand  elle  cherchoit  à  lui  en 
inspirer  I 

Toutes  ces  réflexions  aliénèrent  enfin  mon  cœur  de 
cette  femme,  au  point  de  ne  pouvoir  plus  la  voir 
sans  dédain.  Cependant  je  ne  cessai  jamais  de  traiter 
avec  respect  la   mère   de  ma   compagne,   et  de  lui 


Var.  —  (a)  :  quelque  gratitude  :...  —  (b)  :  loin  d'avoir  fiour  moi 
des  secrets,  loin...  —  (c)  :  conduite  ?  Que...  —  (dj  :  fille  envers  moi  ? 


LIVRE    NEUVIÈME  321 

marquer  en  toutes  choses  presque  les  égards  et  la 
considération  d'un  fils  :  mais  il  est  vrai  que  je  n'aimois 
guères  (a)  à  rester  longtems  avec  elle,  et  il  n'est 
guères  en  moi  de  savoir  me  gêner. 

C'est  encore  ici  un  de  ces  courts  momens  de  ma  vie 
où  j'ai  vu  le  bonheur  de  bien  près,  sans  pouvoir  l'at- 
teindre, et  sans  qu'il  y  eût  de  ma  faute  à  l'avoir 
manqué.  Si  cette  femme  se  fût  trouvée  (h)  d'un  bon 
caractère,  nous  étions  heureux  tous  les  trois  jusqu'à 
la  fm  de  nos  jours  ;  le  dernier  vivant  seul  fût  resté  à 
plaindre.  Au  lieu  de  cela,  vous  allez  voir  la  marche 
des  choses,  et  vous  jugerez  si  j'ai  pu  la  changer. 

Madame  Le  Vasseur,  qui  vit  que  j'avois  gagné  du 
terrain  sur  le  cœur  de  sa  fille,  et  qu'elle  en  avoit 
perdu,  s'efforça  de  le  reprendre,  et  au  lieu  de  revenir 
à  moi  par  elle,  tenta  de  me  l'aliéner  tout  à  fait.  Un 
des  moyens  qu'elle  employa  fut  d'appeler  sa  famille 
à  son  aide.  J'avois  prié  Thérèse  de  n'en  faire  venir 
personne  à  l'Hermitage  ;  elle  me  le  promit.  On  les 
fit  venir  en  mon  absence,  sans  la  consulter  ;  et 
puis  (c)  on  lui  fit  promettre  de  ne  m'en  rien  dire. 
Le  premier  pas  fait,  tout  le  reste  fut  facile  ;  quand  une 
fois  on  fait  à  quelqu'un  qu'on  aime  un  secret  de  quel- 
que chose,  on  ne  se  fait  bientôt  plus  guères  de  scru- 
pule de  lui  en  faire  sur  tout.  Sitôt  que  j'étois  à  la 
Chevrette,  l'Hermitage  étoit  plein  de  monde  qui  s'y 
réjouissoit  assez  bien.  Une  mère  est  toujours  bien 
forte  sur  une  fille  d'un  bon  naturel  ;  cependant,  de 
quelque  façon  que  s'y  prît  la  vieille,  elle  ne  put 
jamais  faire  entrer  Thérèse  dans  ses  vues,  et  l'en- 

Var. —  (a)  :  pas...  —  (h)  :  eûl  été  d'un... — (c)  :  consulter;  mais.., 

II.  —  21 


322  I-E5    CO>-FESSIONS 

gager  à  se  liguer  contre  moi.  Pour  elle,  elle  se  décida 
sans  retour  :  et  voyant  d'un  côté  sa  fille  et  moi,  chez 
qui  Ton  pouvoit  vivre,  et  puis  c'étoit  tout  ;  de 
l'autre,  Diderot,  Grimm,  d'Holbach,  madame  d'Epi- 
nay,  qui  promettoient  beaucoup  et  donnoient  quelque 
chose,  elle  n'estima  pas  qu'on  pût  avoir  jamais  tort 
dans  le  parti  d'une  fermière  générale  et  d'un  baron. 
Si  j'eusse  eu  de  meilleurs  yeux,  j'aurois  vu  dès  lors 
que  je  nourrissois  un  serpent  dans  mon  sein  ;  mais 
mon  aveugle  confiance,  que  rien  encore  navoit 
altérée,  étoit  telle,  que  je  n'imaginois  pas  même  qu'on 
pût  Aouloir  nuire  à  quelqu'un  qu'on  devoit  aimer  :  en 
voyant  ourdir  autour  de  moi  mille  trames,  je  ne 
savois  me  plaindre  que  de  la  tyrannie  de -ceux  que 
j'appelois  mes  amis,  et  qui  vouloient,  selon  moi,  me 
forcer  d'être  heureux  à  leur  mode,  plutôt  qu'à  la 
mienne. 

Quoique  Thérèse  refusât  d'entrer  dans  la  ligue 
avec  sa  mère,  elle  lui  garda  derechef  le  secret  :  son 
motif  étoit  louable  ;  je  ne  dirai  pas  si  elle  fit  bien  ou 
mal.  Deux  femmes  qui  ont  des  secrets  aiment  à 
babiller  ensemble  :  cela  les  rapprochoit,  et  Thérèse, 
en  se  partacreant.  me  laissoit  sentir  quelquefois  que 
j'étois  seul,  car  je  ne  pouvois  plus  compter  pour 
société  celle  que  nous  avions  tous  trois  ensemble. 
Ce  fut  alors  que  je  sentis  vivement  le  tort  que  j'avois 
eu,  durant  nos  premières  liaisons,  de  ne  pas  profiter 
de  la  docilité  que  lui  donnoit  son  amour,  pour  l'orner 
de  talens  et  de  connoissances  qui,  nous  tenant  plus 
rapprochés  dans  notre  retraite,  auroient  agréable- 
ment rempli  son  tems  et  le  mien,  sans  jamais  nous 
laisser  sentir  la  lonçmeur  du  tête-à-tête.  Ce  n'étoit 


LIVRE    NEUVIEME  ôlô 

pas  que  Tentretien  tarît  entre  nous,  et  qu'elle  parût 
s  ennuyer  dans  nos  promenades  ;  mais  enfin  nous 
n'avions  pas  assez  d'idées  communes  pour  nous  faire 
un  grand  magasin  :  nous  ne  pouvions  plus  parler  sans 
cesse  de  nos  projets,  bornés  désormais  à  celui  de  jouir. 
Les  objets  qui  se  présentoient  m'inspiroient  des 
réflexions  qui  n'étoient  pas  à  sa  portée.  Un  attache- 
ment de  douze  (a)  ans  n'avoit  plus  besoin  de  pa- 
roles ;  nous  nous  connoissions  trop  pour  avoir  plus 
rien  à  nous  apprendre.  Restoit  la  ressource  des 
caillettes,  médire,  et  dire  des  quolibets.  C'est  surtout 
dans  la  solitude  qu'on  sent  l'avantage  de  vivre  avec 
quelqu'un  qui  sait  penser.  Je  n'avois  pas  besoin  de 
cette  ressource  pour  m.e  plaire  avec  elle  ;  mais  elle 
en  auroit  eu  besoin  pour  se  plaire  toujours  avec  moi. 
Le  pis  étoit  qu'il  falloit  avec  cela  prendre  nos  tête-à- 
tête  en  bonne  fortune  :  sa  mère,  qui  m* étoit  devenue 
importune,  me  forçoit  à  les  épier.  J'étois  gêné  chez 
moi,  c'est  tout  dire  ;  l'air  de  l'amour  gâtoit  la  bonne 
amitié.  Nous  avions  un  commerce  intime,  sans  vivre 
dans  l'intimité. 

Dès  que  je  crus  voir  que  Thérèse  cherchoit  quel- 
quefois des  prétextes  pour  éluder  les  promenades 
que  je  lui  proposois,  je  cessai  de  lui  en  proposer,  sans 
lui  savoir  mauvais  gré  de  ne  pas  s'y  plaire  autant 
que  moi.  Le  plaisir  n'est  point  une  chose  qui  dépende 
de  la  volonté.  J'étois  sur  de  son  cœur,  ce  m'étoit 
assez.  Tant  que  mes  plaisirs  étoient  les  siens,  je  les 
goûtois  avec  elle  (h)  :  quand  cela  n'étoit  pas.  je 
préférois  son  contentement  au  mien. 

VxR.  —  {a)  :  de  treize...  —  (b)  :  siens,  j'en  étois  fort  aise; 
quand... 


324  LES    CO'FESSIONS 

Voilà  comment,  à  demi  trompé  dans  mon  attente, 
menant  une  vie  de  mon  goût,  dans  un  séjour  de  mon 
choix,  avec  une  personne  qui  m'étoit  chère,  je  par- 
vins pourtant  à  me  sentir  presque  isolé.  Ce  qui  me 
manquoit  nvempêchoit  de  goûter  ce  que  j'avois. 
En  fait  de  bonheur  et  de  jouissances,  il  me  falloit 
tout  ou  rien.  On  verra  pourquoi  ce  détail  m'a  paru 
nécessaire.  Je  reprens  à  présent  le  fil  de  mon  récit. 

Je  croyois  avoir  des  trésors  dans  les  (a)  manus- 
crits que  m'avoit  donnés  le  comte  de  Saint-Pierre. 
En  les  examinant,  je  vis  que  ce  n'étoit  presque  que 
le  recueil  des  ouvrages  imprimés  de  son  oncle,  annotés 
et  corrigés  de  sa  main,  avec  quelques  (h)  autres 
petites  pièces  qui  n'avoient  pas  vu  le  jour.  Je  me 
confirmai,  par  ses  écrits  de  morale,  dans  l'idée  que 
m'avoient  donnée  quelques  lettres  de  lui,  que  madame 
de  Créqui  m'avoit  montrées,  qu'il  avoit  beaucoup 
plus  d'esprit  que  je  n'avois  cru  :  mais  l'exaTiien 
approfondi  de  ses  ouvrages  de  politique  ne  me 
montra  que  des  vues  superficielles,  des  projets  utiles, 
mais  impraticables,  par  Fidée  (c)  dont  l'auteur  n'a 
jamais  pu  sortir,  que  les  hommes  se  conduisoient  par 
leurs  lumières  plutôt  que  par  leurs  passions.  La 
haute  opinion  qu'il  avoit  (d)  des  connoissances 
modernes  lui  avoit  fait  adopter  ce  faux  principe  de 
la  raison  perfectionnée,  base  de  tous  les  établisse- 
mens  qu'il  proposoit,  et  source  de  tous  ses  sophismes 
politiques.  Cet  homme  rare,  l'honneur  de  son  siècle 
et    de   son   espèce,    et   le   seul  (e)   peut-être,   depuis 

Var.  —  (a)  :  les  immenses...  —  (h)  :  avec  très  peu  d'autres... 
—  (c)  :  par  l'erreur  dont...  —  (d)  :  avoit  prise  des...  —  (e)  :  le 
seul,   depuis... 


LIVRE    NEUVIÈME  325 

l'existence  du  genre  humain,  qui  n'eût  d'autre  pas- 
sion que  celle  de  la  raison,  ne  fit  cependant  que  mar- 
cher d'erreur  en  erreur  dans  tous  ses  systèmes,  pour 
avoir  voulu  rendre  les  hommes  semblables  à  lui,  au 
lieu  de  les  prendre  tels  qu'ils  sont,  et  qu'ils  continue- 
ront d'être.  Il  n'a  travaillé  que  pour  des  êtres  imagi- 
naires, en  pensant  travailler  pour  ses  contemporains. 

Tout  cela  vu,  je  me  trouvai  dans  quelque  embarras 
sur  la  forme  à  donner  à  mon  ouvrage.  Passer  à  l'au- 
teur ses  visions,  c'étoit  ne  rien  faire  d'utile  ;  les 
réfuter  à  la  rigueur  étoit  faire  une  chose  malhonnête, 
puisque  le  dépôt  de  ses  manuscrits,  que  j'avois 
accepté,  et  mêm.e  demandé,  m'imposoit  l'obligation 
d'en  traiter  honorablement  l'auteur.  Je  pris  enfin 
le  parti  qui  me  parut  le  plus  décent,  le  plus  judi- 
cieux et  (a)  le  plus  utile.  Ce  fut  de  donner  séparé- 
ment les  idées  de  l'auteur  et  les  miennes,  et,  pour 
cela,  d'entrer  dans  ses  vues,  de  les  éclaircir,  de  les 
étendre,  et  de  ne  rien  épargner  pour  leur  faire  valoir 
tout  leur  prix. 

Mon  ouvrage  devoit  donc  être  composé  de  deux 
parties  absolument  séparées  :  l'une,  destinée  à  exposer 
de  la  façon  que  je  viens  de  dire  les  divers  projets  de 
l'auteur  ;  dans  l'autre,  qui  ne  devoit  paroître  qu'après 
que  la  première  auroit  fait  son  effet,  j'aurois  porté 
mon  jugement  sur  ces  mêmes  projets  :  ce  qui,  je 
l'avoue,  eût  pu  les  exposer  quelquefois  au  sort  du 
sonnet  du  Misanthrope.  A  la  tête  de  tout  l'ouvrage 
devoit  être  une  vie  de  l'auteur,  pour  laquelle  j'avois 


Var.  —  (a)  :  me  parut  le  plus  honnête,  le  plus  équitable  et  le 
plus... 


326  LES    CONFESSIONS 

ramassé  d'assez  bons  matériaux,  que  je  me  flattois 
de  ne  pas  gâter  en  les  employant.  J'avois  un  peu  vu 
l'abbé  de  Saint-Pierre  dans  sa  vieillesse,  et  la  véné- 
ration que  j'avois  pour  sa  mémoire  m'étoit  garant 
qu'à  tout  prendre  M.  le  comte  ne  seroit  pas  mé- 
content de  la  manière  dont  j'aurois  traité  son 
parent. 

Je  fis  mon  essai  sur  la  Paix  perpétuelle  ^,  le  plus 
considérable  et  le  plus  travaillé  de  tous  les  ouvrages 
qui  composoient  ce  recueil,  et  avant  de  me  livrer  à 
mes  réflexions,  jeus  le  courage  de  lire  absolument 
tout  ce  que  l'abbé  avoit  écrit  sur  ce  beau  sujet,  sans 
jamais  me  rebuter  par  ses  longueurs  et  par  ses  redites. 
Le  public  a  vu  cet  extrait,  ainsi  je  n'ai  rien  à  en  dire. 
Quant  au  jugement  que  j'en  ai  porté,  il  n'a  point  été 
imprimé,  et  j'ignore  s'il  le  sera  jamais  ;  mais  il  fut 
fait  en  même  tems  que  l'extrait.  Je  passai  de  là  à  la 
Polysynodie^,  ou  pluralité  des  conseils,  ouvrage  fait 
sous  le  Régent  pour  favoriser  l'administration  qu'il 
avait  choisie,  et  qui  fit  chasser  de  l'Académie 
françoise  Tabbé  de  Saint-Pierre,  pour  quelques  traits 
contre  Tadministration  précédente,  dont  la  duchesse 
du  Maine  et  le  cardinal  de  Polignac  furent  fâchés. 
J'achevai  ce  travail  comme  le  précédent,  tant  le 
jugement  que  l'extrait  :  mais  je  m'en  tins  là,  sans 
vouloir  continuer  cette  entreprise,  que  je  n'aurois 
pas  dû  commencer. 

La  réflexion  qui  m'y  fit  renoncer  se  présente 
d'elle-même,  et  il  étoit  étonnant  qu'elle  ne  me  fût 

1.  Extrait  du  Projet  de  paix  perpétuelle  de  M.  l'abbé  de  Saint- 
Pierre.  S.  !..  1761,  in-12  (Voyez  Œuvres  complètes,  III). 

2.  Polysynodie  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  (Ibid.,  III). 


LIVRE    NEUVIEME 


327 


pas  venue  plus  tôt.  La  plupart  des  écrits' de  l'abbé 
de  Saint-Pierre  étoient  ou  contenoient  des  observa- 
tions critiques  sur  quelques  parties  du  gouvernement 
de  France,  et  il  y  en  avoit  même  de  si  libres,  qu'il 
étoit  heureux  pour  lui  de  les  avoir  faites  impuné- 
ment. Mais  dans  les  bureaux  des  ministres,  on  avoit 
de  tout  tems  regardé  l'abbé  de  Saint-Pierre  comme 
une  espèce  de  prédicateur  (a),  plutôt  que  comme 
un  vrai  politique,  et  on  le  laissoit  dire  tout  à  son  aise, 
parce  qu'on  voyoit  bien  que  personne  ne  l'écoutoit. 
Si  j'étois  parvenu  à  le  faire  écouter,  le  cas  eût  été  (b) 
différent.  Il  étoit  François,  je  ne  l'étois  pas  ;  et  en 
m'avisant  de  répéter  ses  censures,  quoique  sous  son 
nom,  je  m'exposois  à  me  faire  demander  un  peu  rude- 
ment, mais  sans  injustice,  de  quoi  je  me  mêlois.  Heu- 
reusement, avant  d'aller  plus  loin  (c),  je  vis  la  prise 
qvie  j'allois  donner  sur  moi,  et  me  retirai  bien  vite. 
Je  savois  que,  vivant  seul  au  milieu  des  hommes,  et 
d'hommes  tous  plus  puissans  que  moi,  je  ne  pouvois 
jamais,  de  quelque  façon  que  je  m'y  prisse,  me  mettre 
à  l'abri  du  mal  qu'ils  voudroient  me  faire.  Il  n'y  avoit 
qu'une  chose  en  cela  qui  dépendît  de  moi,  c'étoit  de 
faire  en  sorte  au  moins  que,  quand  ils  m.' en  voudroient 
faire,  ils  ne  le  pussent  qu'injustement.  Cette  maxime, 
qui  me  fit  abandonner  l'abbé  de  Saint-Pierre,  m'a 
fait  souvent  renoncer  à  des  projets  beaucoup  plus 
chéris.  Ces  gens,  toujours  prompts  à  faire  un  crime 
de  l'adversité  (d),  seroient  bien  surpris  s'ils  savoient 
tous  les  soins  que  j'ai  pris  en  ma  vie  pour  qu'on  ne 

Var.  —  (a)  :  prédicateur  moral.  —  (b)  :  été  bien...  —  (c)  :  plus 
avant...  —  (d)  :  l'adversité,  qui  jugent  de  ma  conduite  par  mes  dis~ 
grâces,  seroient... 


328  LES     CONFESSIONS 

pût  jamais  me  dire  avec  vérité  (a)  dans  mes  mal- 
heurs :  Tu  les  as  bien  mérités. 

Cet  ouvrage  abandonné  me  laissa  quelque  tems 
incertain  sur  celui  que  j'y  ferois  succéder,  et  cet 
intervalle  de  désœuvrement  fur  ma  perte,  en  me 
laissant  tourner  mes  réflexions  sur  moi-même,  faute 
d'objet  étranger  qui  m'occupât.  Je  n'avois  plus  de 
projet  pour  l'avenir  qui  pût  amuser  mon  imagina- 
tion ;  il  ne  m'étoit  pas  même  possible  d'en  faire, 
puisque  la  situation  où  j'étois  étoit  précisément 
celle  où  s'étoient  réunis  tous  mes  désirs  :  je  n'en 
avois  plus  à  former,  et  j'avois  encore  le  cœur  vide. 
Cet  état  étoit  d'autant  plus  cruel,  que  je  n'en  voyois 
point  à  lui  préférer.  J'avois  rassemblé  mes  plus  ten- 
dres affections  dans  une  personne  selon  mon  cœur, 
qui  me  les  rendoit.  Je  vivois  avec  elle  sans  gêne,  et 
pour  ainsi  dire  à  discrétion.  Cependant  un  secret 
serrement  de  cœur  ne  me  quittoit  ni  près  ni  loin 
d'elle.  En  la  possédant,  je  sentois  qu'elle  me  manquoit 
encore,  et  la  seule  idée  que  je  n'étois  pas  tout  pour 
elle  faisoit  qu'elle  n'étoit  presque  rien  pour  moi. 

J'avois  des  amis  des  deux  sexes,  auxquels  j'étois 
attaché  par  la  plus  pure  amitié,  par  la  plus  parfaite 
estime  ;  je  comptois  sur  le  plus  vrai  retour  de  leur 
part,  et  il  ne  m'étoit  pas  même  venu  dans  l'esprit  de 
douter  une  seule  fois  de  leur  sincérité.  Cependant 
cette  amitié  m'étoit  plus  tourmentante  que  douce, 
par  leur  obstination,  par  leur  affectation  même  à 
contrarier  tous  mes  goûts,  mes  penchans,  ma  manière 
de  vivre  ;   tellement   qu'il  me   suffisoit   de  paroître 

Var.  —  (a)  :  équité.. 


LIVRE    NEUVIEME 


329 


désirer  une  chose  qui  n'intéressoit  que  moi  seul, 
et  qui  ne  dépendoit  pas  d'eux,  pour  les  voir  tous  se 
liguer  à  l'instant  même  pour  me  contraindre  d'y 
renoncer.  Cette  obstination  de  rne  contrôler  en  tout 
dans  mes  fantaisies,  d'autant  plus  injuste  que,  loin 
de  contrôler  les  leurs,  je  ne  m'en  informois  pas 
même,  me  devint  si  cruellement  onéreuse  qu'enfin 
je  ne  recevois  pas  une  de  leurs  lettres  sans  sentir, 
en  l'ouvrant,  un  certain  effroi  qui  n'étoit  que  trop 
justifié  par  sa  lecture.  Je  trouvois  que,  pour  des  gens 
tous  plus  jeunes  que  moi,  et  qui  tous  auroient  eu 
grand  besoin  pour  eux-mêmes  des  leçons  qu'ils  me 
prodiguoient.  c'étoit  aussi  trop  me  traiter  en  enfant. 
Aimez-moi,  leur  disois-je,  comme  je  vous  aime  ; 
et  du  reste,  ne  vous  mêlez  pas  plus  de  mes  affaires 
que  je  ne  me  mêle  des  vôtres  :  voilà  tout  ce  que  je 
vous  demande.  Si  de  ces  deux  choses  ils  m'en  ont 
accordé  une,  ce  n'a  pas  été  du  moins  la  dernière. 

J'avois  une  demeure  isolée,  dans  une  solitude  char- 
mante ;  maître  chez  moi,  j'y  pouvois  vivre  à  ma  mode, 
sans  que  personne  eût  à  iri'y  contrôler.  Mais  cette 
habitation  m'imposoit  des  devoirs  doux  à  remplir, 
mais  indispensables.  Toute  ma  liberté  n'étoit  que 
précaire  ;  plus  asservi  que  par  des  ordres,  je  devois 
l'être  par  ma  volonté.  Je  n'avois  pas  un  seul  jour 
dont  en  me  levant,  je  pusse  dire  :  J'emploierai  ce  jour 
comme  il  me  plaira.  Bien  plus,  outre  ma  dépendance 
des  arrangemens  de  madame  d'Epinay,  j'en  avois 
une  autre  bien  plus  importune  du  public  et  des  sur- 
venans.  La  distance  où  j'étois  de  Paris  n'empêchoit 
pas  qu'il  ne  me  vînt  journellement  des  tas  de  dé- 
sœuvrés qui,  ne  sachant  que  faire  de  leur  tems,  pro- 


330  LES    CONFESSIONS 

diguoient  le  mien  sans  aucun  scrupule.  Quand  j'y 
pensois  le  moins,  j'étois  impitoyablement  assailli,  et 
rarement  j'ai  fait  un  joli  projet  pour  ma  journée,  sans 
le  voir  renverser  par  quelque  arrivant. 

Bref  :  au  milieu  des  biens  que  j'avois  le  plus  con- 
voités, ne  trouvant  point  de  pure  jouissance,  je 
revenois  par  élans  aux  jours  (a)  sereins  de  ma  jeu- 
nesse, et  je  rn'écriois  quelquefois  en  soupirant  :  Ah  î 
ce  ne  sont  pas  encore  ici  les  Charmettes  ! 

Les  souvenirs  des  divers  tems  de  ma  vie  m'ame- 
nèrent à  réfléchir  sur  le  point  où  j'étois  parvenu, 
et  je  me  vis  déjà  sur  le  déclin  de  l'âge,  en  proie  à  des 
maux  douloureux,  et  croyant  approcher  du  terme 
de  ma  carrière,  sans  avoir  goûté  dans  sa  plénitude 
presque  aucun  des  plaisirs  dont  mon  cœur  étoit  avide, 
sans  avoir  donné  l'essor  aux  vifs  sentimens  que  j'y 
sentois  en  réserve,  sans  avoir  savouré,  sans  avoir 
effleuré  du  moins  cette  enivrante  volupté  que  je 
sentois  dans  mon  âme  en  puissance,  et  qui,  faute 
d'objet,  s'y  trouvoit  toujours  comprimée,  sans  pou- 
voir s'exhaler  autrement  (h)   que  par  mes  soupirs. 

Comment  se  pouvoit-il  qu'avec  une  âme  naturelle- 
ment expansive,  pour  qui  vivre,  c'étoit  aimer,  je 
n'eusse  pas  trouvé  jusqu'alors  un  ami  tout  à  moi, 
un  véritable  ami,  moi  qui  me  sentois  si  bien  fait  pour 
l'être?  Comment  se  pouvoit-il  qu'avec  des  sens  si 
combustibles,  avec  (c)  un  cœur  tout  pétri  d'amour, 
je  n'eusse  pas  du  moins  une  fois  (d)  brûlé  de  sa 
flamme  pour  un  objet  déterminé?  Dévoré  du  besoin 


Var.  —  (a)  :   sur   les   jours...  —   (b)  :   s'exhaler  que  par. 
(c)  :  qu'avec...  —  (d)  :  une  seule  fois  brûlé... 


LIVRE    NEUVIÈME  331 

d'aimer,  sans  jamais  l'avoir  pu  bien  satisfaire,  je 
me  voyois  atteindre  aux  portes  de  la  vieillesse,  et 
mourir  sans  avoir  vécu. 

Ces  réflexions  tristes,  mais  attendrissantes,  me 
faisoient  replier  sur  moi-même  avec  un  regret  qui 
n'étoit  pas  sans  douceur.  Il  me  sembloit  que  la 
destinée  me  devoit  quelque  chose  qu'elle  ne  m'avoit 
pas  donné.  A  quoi  bon  m'avoir  fait  naître  avec  des 
facultés  exquises,  pour  les  laisser  jusqu'à  la  fin  sans 
emploi  ?  Le  sentiment  de  mon  prix  interne,  en  me 
donnant  celui  de  cette  injustice,  m'en  dédommageoit 
en  quelque  sorte,  et  me  faisoit  verser  des  larmes  que 
j'aimois  à  laisser  couler. 

Je  faisois  ces  méditations  dans  la  plus  belle  saison 
de  l'année,  au  mois  de  juin,  sous  des  bocages  frais, 
au  chant  du  rossignol,  au  gazouillement  des  ruis- 
seaux. Tout  concourut  à  me  replonger  dans  cette 
mollesse  trop  séduisante,  pour  laquelle  j'étois  né, 
mais  dont  le  ton  dur  et  sévère,  où  venoit  de  me 
monter  une  longue  effervescence,  m'auroit  dû  déli- 
vrer pour  toujours.  J'allai  malheureusement  me 
rappeler  le  dîner  du  château  de  Toune,  et  ma  ren- 
contre avec  ces  deux  charmantes  fdles,  dans  la  même 
saison  et  dans  des  lieux  à  peu  près  semblables  à 
ceux  où  j'étois  en  ce  moment.  Ce  souvenir,  que  l'in- 
nocence qui  s'y  joignoit  me  rendoit  plus  doux 
encore,  m'en  rappela  d'autres  de  la  même  espèce. 
Bientôt  je  vis  rassemblés  autour  de  moi  tous  les 
objets  qui  m'avoient  donné  de  l'émotion  dans  ma 
jeunesse.  Mademoiselle  Galley,  mademoiselle  de 
Grafîenried,  mademoiselle  de  Breil,  madame  Bazile, 
madame  de  Larnage,  mes  jolies  écolières,  et  jusqu'à 


332  LES     CONFESSIONS 

la  piquante  Zulietta.  que  mon  cœur  ne  peut  oublier. 
Je  me  vis  entouré  d'un  sérail  de  houris,  de  mes 
anciennes  connoissances  pour  qui  (a)  le  goût  le  plus 
vif  ne  m'étoit  pas  un  sentiment  nouveau.  Mon  sang 
s'allume  et  pétille,  la  tête  me  tourne,  malgré  mes  (h) 
cheveux  déjà  grisonnans.  et  voilà  le  grave  citoyen 
de  Genève,  voilà  l'austère  Jean- Jacques,  à  près  de 
quarante-cinq  ans.  redevenu  tout  à  coup  le  berger 
extravagant.  L'ivresse  dont  je  fus  saisi,  quoique  si  ' 
prompte  et  si  folle,  fut  si  durable  et  si  forte,  qu'il 
n'a  pas  moins  fallu  (c),  pour  m'en  guérir,  que  la 
crise  imprévue  et  terrible  des  malheurs  où  elle  m'a 
précipité.  Cette  ivresse,  à  quelque  point  qu'elle  fût 
portée,  n'alla  pourtant  pas  jusqu'à  me  faire  oublier 
mon  âge  et  ma  situation,  jusqu'à  me  flatter  de 
pouvoir  inspirer  de  l'amour  encore,  jusqu'à  tenter  de 
communiquer  enfin  ce  feu  dévorant,  mais  stérile, 
dont  depuis  mon  enfance  je  sent  ois  en  vain  consumer 
mon  cœur.  Je  ne  l'espérai  point,  je  ne  le  désirai  pas 
même.  Je  savois  que  le  tems  d'aimer  étoit  passé, 
je  sentois  trop  le  ridicule  des  galans  surannés  pour 
y  tomber,  et  je  n'étois  pas  homme  à  devenir  avan- 
tageux et  confiant  sur  mon  déclin,  après  l'avoir  été 
si  peu  durant  mes  (d)  belles  années.  D'ailleurs,  ami 
de  la  paix,  j'aurois  craint  les  orages  domestiques,  et 
j'aimois  trop  sincèrement  ma  Thérèse  pour  l'exposer 
au  chagrin  de  me  voir  porter  à  d'autres  des  senti- 
mens  plus  vifs  que  ceux  qu'elle  m'inspiroit. 

Que  fis-je  en  cette  occasion?  Déjà  mon  (e)  lecteur 


Var.  —  (a)  :  qui,  toutes,  le...  —  (b)  :  ses...  —  (c)  :  qu'il 
fallu,...  —  (dj  :  mes  plus  belles...  —  (e)  :  le  lecteur... 


LIVRE     NEUVIEME 


33: 


l'a  deviné,  pour  peu  qu'il  m"ait  suivi  jusqu'ici. 
L'impossibilité  d'atteindre  aux  êtres  réels  me  jeta 
dans  le  pays  des  chimères,  et  ne  voyant  rien  d'exis- 
tant qui  fût  digne  de  mon  délire,  je  le  nourris  dans 
un  monde  idéal,  crue  mon  imagination  créatrice  eut 
bientôt  peuplé  d'êtres  selon  mon  cœur.  Jamais 
cette  ressource  ne  vint  plus  à  propos,  et  ne  se  trouva 
si  féconde.  Dans  mes  continuelles  extases,  je  m'eni- 
vrois  à  torrens  des  plus  délicieux  sentimens  c^ui 
jamais  soient  entrés  dans  un  cœur  d'homme.  Ou- 
bliant tout  à  fait  la  race  humaine,  je  me  fis  des 
sociétés  de  créatures  parfaites,  aussi  célestes  par  leurs 
vertus  que  par  leurs  beautés,  d'amis  sûrs,  tendres, 
fidèles,  tels  que  je  n'en  trouvai  jamais  ici-bas.  Je 
pris  un  tel  goût  à  planer  ainsi  dans  l'empyrée,  au 
milieu  des  objets  charmans  dont  je  m'étois  entouré, 
que  j'y  passois  les  heures,  les  jours  sans  compter  ; 
et  perdant  le  souvenir  de  toute  autre  chose,  à  peine 
avois-je  mangé  un  morceau  à  la  hâte,  que  je  brûlois 
de  m'échapper  pour  courir  retrouver  mes  boscjuets. 
Quand,  prêt  à  partir  pour  le  monde  enchanté,  je 
voyois  arriver  de  malheureux  mortels  qui  venoient 
me  retenir  sur  la  terre,  je  ne  pouvois  ni  modérer,  ni 
cacher  mon  dépit,  et  n'étant  plus  maître  de  moi,  je 
leur  faisois  un  accueil  si  brusque,  qu'il  pouvoit  porter 
le  nom  de  brutal.  Cela  ne  fit  qu'augmenter  ma  répu- 
tation de  misanthropie,  par  tout  ce  qui  m'en  eût 
acquis  une  bien  contraire,  si  l'on  eût  mieux  lu  dans 
mon  cœur. 

Au  fort  de  ma  plus  grande  exaltation,  je  fus  retiré 
tout  d'un  coup  par  le  cordon  comme  un  cerf-volant, 
et  remis  à  ma  place  par  la  nature,  à  l'aide  d'une 


334  LES     CONFESSIONS 

attaque  assez  vive  de  mon  mal.  J'employai  le  seul 
remède  qui  m'eût  soulagé,  savoir  les  bougies,  et 
cela  fit  trêve  à  mes  angéliques  amours  :  car,  outre 
qu'on  n'est  guère  amoureux  quand  on  souffre,  mon 
imagination,  qui  s'anime  à  la  campagne  et  sous  les 
arbres,  languit  et  meurt  dans  la  chambre  et  sous 
les  solives  d'un  plancher.  J'ai  souvent  (a)  regretté 
qu'il  n'existât  pas  des  dryades  (h)  ;  c'eût  infaiUible- 
ment  été  parmi  elles  que  j'aurois  fixé  mon  attache- 
ment. 

D'autres  tracas  domestiques  vinrent  en  même 
tems  augmenter  mes  chagrins.  Madame  Le  Vasseur, 
en  me  faisant  les  plus  beaux  complimens  du  monde, 
aliénoit  de  moi  sa  fille  tant  qu'elle  pouvoit.  Je  reçus 
des  lettres  de  mon  ancien  voisinage,  qui  m'apprirent 
que  la  bonne  vieille  avoit  fait  à  mon  insu  plusieurs 
dettes  au  nom  de  Thérèse,  qui  le  savoit  et  qui  ne 
m'en  avoit  rien  dit.  Les  dettes  à  payer  me  fàchoient 
beaucoup  moins  que  le  secret  qu'on  m'en  avoit  fait. 
Eh  !  comment  celle  pour  qui  (c)  je  n'eus  jamais 
aucun  secret  pouvoit-elle  en  avoir  pour  moi?  Peut-on 
dissimuler  quelque  chose  aux  gens  qu'on  aime? 
La  coterie  holbachique.  qui  ne  me  voyoit  faire  aucun 
voyage  à  Paris,  commençoit  à  craindre  tout  de  bon 
que  je  ne  me  plusse  en  campagne,  et  que  je  ne  fusse 
assez  fou  pour  y  demeurer.  Là  commencèrent  les 
tracasseries  par  lesquelles  on  cherchoit  à  me  rappeler 
indirectement  à  la  ville.  Diderot,  qui  ne  vouloit  pas 
se    montrer    sitôt    lui-même,     commença     par    me 


Var.  —  (a)  :  J'ai  cent  fois...  —  (b)  :  dryades  ;  car  c'eût...  —  (c) 
pour  qui  jamais  je  n'eus  aucun... 


LIVRE    >-EUVIEME 


335 


détacher  Deleyre,  à  qui  j'avois  procuré  sa  connois- 
sance,  lequel  recevoit  et  me  transmettoit  les  impres- 
sions que  vouloit  lui  donner  Diderot,  sans  que  lui, 
Deleyre,  en  vît  (a)  le  vrai  but. 

Tout  sembloit  concourir  à  me  tirer  de  ma  douce  et 
folle  rêverie.  Je  n'étois  pas  guéri  (h)  de  mon  attaque, 
quand  je  reçus  un  exemplaire  du  poème  sur  la  ruine 
de  Lisbonne  que  je  supposai  m'être  envoyé  par  l'au- 
teur. Cela  me  mit  dans  l'obligation  de  lui  écrire,  et 
de  lui  parier  de  sa  pièce.  Je  le  fis  par  une  lettre  qui  a 
été  imprimée  longtems  après,  sans  mon  aveu,  comme 
il  sera  dit  ci-après. 

Frappé  de  voir  ce  pauvre  homme,  accablé,  pour 
ainsi  dire,  de  prospérités  et  de  gloire,  déclamer 
toutefois  amèrement  contre  les  misères  de  cette  vie, 
et  trouver  toujours  que  tout  étoit  mal,  je  formai 
l'insensé  projet  de  le  faire  rentrer  en  lui-même,  et  de 
lui  prouver  que  tout  étoit  bien.  Voltaire,  en  parois- 
sant  toujours  croire  en  Dieu,  n"a  réellement  jamais 
cru  qu'au  diable,  puisque  son  Dieu  prétendu  n'est 
qu'un  être  malfaisant  qui,  selon  lui,  ne  prend  de  plai- 
sir qu'à  nuire.  L'absurdité  de  cette  doctrine,  qui 
saute  aux  yeux,  est  surtout  révoltante  dans  un 
homme  comblé  des  biens  de  toute  espèce,  qui,  du 
sein  du  bonheur,  cherche  à  désespérer  ses  semblables 
par  l'image  affreuse  et  cruelle  de  toutes  les  calamités 
dont  il  est  exempt.  Autorisé  plus  que  lui  à  compter 
et  peser  les  maux  de  la  vie  humaine,  j'en  fis  l'équi- 
table examen,  et  je  lui  prouvai  que  de  tous  ces  maux, 
il  n'y  en  avoit  pas  un  dont  la  Providence  ne  fût  dis- 

Yah.  —  (a)  :  en  découvrit  le...  —  (b)  :  pas  rétabli... 


336  LES    CONFESSIONS 

culpée.  et  qui  n'eût  sa  source  dans  l'abus  que  l'homme 
a  fait  de  ses  facultés  plus  que  dans  la  nature  elle- 
même.  Je  le  traitai  dans  cette  lettre  avec  tous  les 
égards,  toute  la  considération,  tout  le  ménagement, 
et  je  puis  dire  avec  tout  le  respect  possibles.  Cepen- 
dant, lui  connoissant  un  amour-propre  extrêmement 
irritable,  je  ne  lui  envoyai  pas  cette  lettre  à  lui-même, 
mais  au  docteur  Tronchin,  son  médecin  et  son  ami, 
avec  plein  pouvoir  de  la  donner  ou  supprimer,  selon 
ce  qu'il  trouveroit  le  plus  convenable.  Tronchin 
donna  la  lettre.  Voltaire  me  répondit  en  peu  de  lignes 
qu'étant  malade  et  garde-malade  (a)  lui-même,  il 
remettoit  à  un  autre  tems  sa  réponse,  et  ne  dit  pas 
un  mot  sur  la  question.  Tronchin,  en  nvenvoyant 
cette  lettre,  en  joignit  une  où  il  marquoit  peu  d'es- 
time pour  celui  qui  la  lui  avoit  remise. 

Je  n'ai  jamais  publié  ni  même  montré  ces  deux 
lettres,  n'aimant  point  à  faire  parade  de  ces  sortes  de 
petits  triomphes  ;  mais  elles  sont  en  originaux  dans 
mes  recueils  (Liasse  A,  n^^  20  et  21)  ^.  Depuis  lors, 
Voltaire  a  publié  cette  réponse  qu'il  m" avoit  pro- 
mise, mais  qu'il  ne  m'a  pas  envoyée.  Elle  n"est  autre 
que  le  roman  de  Candide,  dont  je  ne  puis  parler, 
parce  que  je  ne  l'ai  pas  lu. 

Toutes  ces  distractions  m'auroient  dû  guérir  radi- 
calement de  mes  fantasques  amours  (h),  et  c'étoit 
peut-être  un  moyen  que  le  ciel  m'ofîroit  d'en  pré- 

Var,  —  (a)  :  garde-malade  et  malade...  —  (h)  :  de  mes  /an- 
tastiques  amovirs... 

1.  Lettres  CXXIII  et  CXXIV.  A  Monsieur  de  Voltaire,  18  août 
1756;  Réponse  de  Voltaire  à  la  lettre  précédente,  12  sept.  1756. 


LIVRE    NEUVIÈME  337 

venir  les  suites  funestes  :  mais  ma  mauvaise  étoile 
fut  la  plus  forte,  et  à  peine  recommençai-je  à  sortir, 
que  mon  cœur,  ma  tête  et  mes  pieds  reprirent  les 
mêmes  routes.  Je  dis  les  mêmes,  à  certains  égards  ; 
car  mes  idées,  un  peu  moins  exaltées,  restèrent  cette 
fois  sur  la  terre,  mais  avec  un  choix  si  exquis  de  tout 
ce  qui  pouvoit  s'y  trouver  d'aimable  en  tout  genre, 
que  cette  élite  n'étoit  guère  moins  chimérique  que 
le  monde  imaginaire  que  j'avois  (a)  abandonné. 

Je  me  figurai  l'amour,  l'amitié,  les  deux  idoles  de 
mon  cœur,  sous  les  plus  ravissantes  images.  Je  me 
plus  à  les  orner  de  tous  les  charmes  du  sexe  que 
javois  toujours  adoré.  J'imaginai  deux  amies  plutôt 
(|ue  deux  amis,  parce  que  si  l'exemple  est  plus 
lare  (b),  il  est  aussi  plus  aimable.  Je  les  douai  de 
deux  caractères  analogues,  mais  différens  ;  de  deux 
figures  non  pas  parfaites,  mais  de  mon  goût,  qu'ani- 
moient  la  bienveillance  et  la  sensibilité.  Je  fis  l'une 
brune  et  l'autre  blonde,  l'une  vive  et  l'autre  douce, 
l'une  sage  et  l'autre  foible  :  mais  d'une  si  touchante 
foiblesse,  que  la  vertu  sembloit  y  gagner.  Je  donnai 
à  Tune  des  deux  un  amant  dont  l'autre  fut  la  tendre 
amie,  et  même  quelque  chose  de  plus  ;  mais  je  n'admis 
ni  rivalité  ni  querelle,  ni  jalousie,  parce  que  tout 
sentiment  pénible  me  coûte  à  imaginer,  et  que  je  ne 
voulois  ternir  ce  riant  tableau  par  rien  qui  dégradât 
la  nature.  Epris  de  mes  deux  charmans  modèles, 
je  m'identifiois  avec  l'amant  et  l'ami  le  plus  qu'il 
m'étoit  possible  ;  mais  je  le  fis  aimable  et  jeune,  lui 


Var.  —  (a)  :   que  je  venais  d'abandonner.  —  (b)  :  rare,  il  est 
plus  aimable  en  même  tems. 


338  LES     CONFESSIONS 

donnant  au  surplus  les  vertus  et  les  défauts  que  je 
me  sentois. 

Pour  placer  mes  personnages  dans  un  séjour  qui 
leur  convînt,  je  passai  successivement  en  revue  les 
plus  beaux  lieux  que  j'eusse  vus  dans  mes  voyages, 
mais  je  ne  trouvai  point  de  bocage  assez  frais,  point 
de  paysage  assez  touchant  à  mon  gré.  Les  vallées  de 
la  Thessalie  m'auroient  pu  contenter, -si  je  les  avois 
vues  ;  mais  mon  imagination,  fatiguée  à  inventer, 
vouloit  quelque  lieu  réel  qui  pût  lui  servir  de  point 
d'appui,  et  me  faire  illusion  sur  la  réalité  des  habitans 
que  j'y  voulois  mettre.  Je  songeai  longtems  aux  îles 
Borromées,  dont  l'aspect  délicieux  m'avoit  trans- 
porté ;  mais  j"y  trouvai  trop  d'ornement  et  d'art 
pour  mes  personnages.  Il  me  falloit  cependant  (a) 
un  lac,  et  je  finis  par  choisir  celui  autour  duquel 
mon  cœur  n'a  jamais  cessé  d'errer.  Je  me  fixai  sur 
la  partie  des  bords  de  ce  lac  à  laquelle  depuis  long- 
tems mes  vœux  ont  placé  ma  résidence  dans  le 
bonheur  imaginaire  auquel  le  sort  m'a  borné.  Le 
lieu  natal  de  ma  pauvre  Maman  avoit  encore  pour 
moi  un  attrait  de  prédilection.  Le  contraste  des 
positions,  la  richesse  et  la  varité  des  sites,  la  magnifi- 
cence, la  majesté  de  l'ensemble  (h)  qui  ravit  les  sens, 
émeut  le  cœur,  élève  lame,  achevèrent  de  me  déter- 
miner, et  j'établis  à  Vevay  mes  jeunes  pupilles. 
Voilà  tout  ce  que  j'imaginai  du  premier  bond  ; 
le  reste  n'y  fut  ajouté  que  dans  la  suite. 

Je  me  bornai  longtems  à  un  plan  si  vague,  parce 


Vah.  —  fa)  :  absolument  un...  —  (b)  :  majesté  totale  du  spec- 
tacle qui... 


LIVRE    NEUVIEME 


339 


I 


qu'il  suffisoit  pour  remplir  mon  imaginatisn  d'objets 
agréables,  et  mon  cœur  de  sentimens  dont  il  aime 
à  se  nourrir.  Ces  fictions,  à  force  de  revenir,  prirent 
enfin  plus  de  consistance,  et  se  fixèrent  dans  mon 
cerveau  sous  une  forme  déterminée.  Ce  fut  alors  que 
la  fantaisie  me  prit  d'exprimer  sur  le  papier  quel- 
ques-unes des  situations  qu'elles  m'ofîroient,  et  rappe- 
lant tout  ce  que  j'avois  senti  dans  ma  jeunesse,  de 
donner  ainsi  l'essor  en  quelque  sorte  au  désir  d'aimer, 
que  je  n'avois  (a)  pu  satisfaire,  et  dont  je  me  sent  ois 
dévoré. 

Je  jetai  d'abord  sur  le  papier  quelques  lettres 
éparses  (b),  sans  suite,  et  sans  liaison,  et  lorsque  je 
m'avisai  de  les  vouloir  coudre,  j'y  fus  souvent  fort 
embarrassé.  Ce  qu'il  y  a  de  peu  croyable  et  de  très 
vrai  est  que  les  deux  premières  parties  ont  été  écrites 
presque  en  entier  de  cette  manière,  sans  que  j'eusse 
aucun  plan  bien  formé,  et  même  sans  prévoir  qu'un 
jour  je  serois  tenté  d'en  faire  un  ouvrage  en  règle. 
Aussi  voit-on  que  ces  deux  parties,  formées  après 
coup  de  matériaux  qui  n'ont  pas  été  taillés  pour  la 
place  qu'ils  occupent,  sont  pleines  d'un  remplissage 
verbeux,  qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  autres. 

Au  plus  fort  de  mes  douces  rêveries,  j'eus  une 
visite  de  madame  d'Houdetot,  la  première  qu'elle 
m'eût  faite  en  sa  vie,  mais  qui  malheureusement  ne 
fut  pas  la  dernière,  comme  on  verra  ci-après.  La 
comtesse  d'Houdetot  étoit  fille  de  feu  M.  de  Belle- 
garde,  fermier-général,  sœur  de  M.  d'Epinay  et  de 
MM.  de  Lalive  et  de  La  Briche,  qui  depuis  ont  été 

Var.  —  (a)  :  n'aveis  jamais  pu...  —  (bj  :  et  sans  suiie... 


340  LES    CONFESSIONS 

tous  deux  introducteurs  des  ambassadeurs.  J'ai 
parlé  de  la  connoissance  que  je  fis  avec  elle  étant  fille. 
Depuis  son  mariage,  je  ne  la  vis  qu'aux  fêtes  de  la 
Chevrette,  chez  madame  d'Epinay  sa  belle-sœur. 
Ayant  souvent  passé  plusieurs  jours  avec  elle,  tant 
à  la  Chevrette  qu'à  Épinay,  non  seulement  je  la 
trouvai  toujours  très  aimable,  mais  je  crus  lui  voir 
aussi  pour  moi  de  la  bienveillance.  Elle  aimoit  assez 
à  se  promener  avec  moi  ;  nous  étions  marcheurs  l'un 
et  l'autre,  et  l'entretien  ne  tarissoit  pas  entre  nous. 
Cependant  je  n'allai  jamais  la  voir  à  Paris,  quoi- 
qu'elle m'en  eût  prié  et  même  sollicité  plusieurs  fois. 
Ses  liaisons  avec  M.  de  Saint-Lambert  ^,  avec  qui  je 
commençois  d'en  avoir,  me  la  rendirent  encore  plus 
intéressante,  et  c'étoit  pour  m'apporter  des  nouvelles 
de  cet  ami.  qui  pour  lors  étoit,  je  crois  à  Mahon, 
qu'elle  vint  me  voir  à  l'Hermitage  2. 

Cette  visite  eut  un  peu  l'air  d'un  début  de  roman. 
Elle  s'égara  dans  la  route.  Son  cocher,  quittant  le 
chemin  qui  tournoit,  voulut  traverser  en  droiture,  du 
moulin  de  Clairvaux  à  l'Hermitage  :  son  carrosse 
s'embourba  dans  le  fond  du  vallon  ;  elle  voulut 
descendre  et  faire  le  reste  du  trajet  à  pied.  Sa  mi- 
gnonne chaussure  fut  bientôt  percée  ;  elle  enfonçoit 
dans  la  crotte  ;  ses  gens  eurent  toutes  les  peines  du 
monde  à  la  dégager,  et  enfin  elle  arriva  à  l'Hermitage 


1.  Charles-François,  marquis  de  Saint-Lambert,  l'auteur  des 
Saisons.  Né  à  Nancy,  le  26  décembre  1716  ;  mort  le  9  février  1803. 

2.  Dans  l'été  de  1756,  si  l'on  s'en  tient  strictement  au  texte  de 
Rousseau.  En  janvier  1757,  si  l'on  admet  la  chronologie  des  faits 
établie  par  M.  Auguste  Rey,  dans  son  intéressant  ouvrage  :  J.-J. 
Rousseau  dans  la  Vallée  de  Montmorency,  p.  8  et  ss. 


LIVRE    NEUVIÈME  341 

en  bottes,  et  perçant  Fair  d'éclats  de  rire,  auxquels 
je  mêlai  les  miens  en  la  voyant  arriver.  Il  fallut 
changer  de  tout  ;  Thérèse  y  pourvut,  et  je  l'engageai 
d'oublier  la  dignité  pour  faire  une  collation  rustique 
dont  elle  se  trouva  fort  bien.  Il  etoit  tard,  elle  resta 
peu  ;  mais  l'entrevue  fut  si  gaie  qu'elle  y  prit  goût, 
et  parut  disposée  à  revenir.  Elle  n'exécuta  pourtant 
ce  projet  que  l'année  suivante  ;  mais,  hélas  !  ce  retard 
ne  me  garantit  de  rien. 

Je  passai  l'automne  à  une  occupation  dont  on  ne 
se  douteroit  pas,  à  la  garde  du  fruit  de  M.  d'Épinay. 
L'Hermitage  étoit  le  réservoir  des  eaux  du  parc  de 
la  Chevrette.  Il  y  avoit  un  jardin  clos  de  murs,  et 
garni  d'espaliers  et  d'autres  arbres,  qui  donnoient 
plus  de  fruits  à  M.  d'Epinay  que  son  (a)  potager 
de  la  Chevrette,  quoiqu'on  lui  en  volât  les  trois 
quarts.  Pour  n'être  pas  un  hôte  absolument  inutile, 
je  me  chargeai  de  la  direction  du  jardin  et  de  l'ins- 
pection du  jardinier.  Tout  alla  bien  jusqu'au  tems  des 
fruits  ;  mais  à  mesure  qu'ils  mùrissoient.  je  les 
voyois  disparoître,  sans  savoir  ce  qu'ils  étoient  de- 
venus. Le  jardinier  m'assura  que  c' et  oient  les  loirs 
qui  mangeoient  tout.  Je  fis  la  guerre  aux  loirs,  j'en 
détruisis  beaucoup,  et  le  fruit  n'en  disparoissoit  pas 
moins.  Je  guettai  si  bien,  qu'enfin  je  trouvai  que  le 
jardinier  lui-même  étoit  le  grand  loir.  Il  logeoit  à 
Montmorency,  d'où  il  venoit  les  nuits,  avec  sa  femme 
et  ses  enfans,  enlever  les  dépôts  de  fruits  qu'il  avoit 
faits  pendant  la  journée,  et  qu'il  faisoit  vendre  à  la 


Var.  —  (a)  :   son  vand  pntacror  de  la  Chevret'e  et  fournissoit 
presque  toute  l'année  son  office  et  sa  table.  Pour  nùtie... 


342  LES    CONFESSIONS 

halle  à  Paris  aussi  publiquement  que  s'il  eût  eu  un 
jardin  à  lui.  Ce  misérable  que  je  comblois  de  bien- 
faits, dont  Thérèse  habilloit  les  enfans,  et  dont  je 
nourrissois  presque  le  père,  qui  étoit  mendiant,  nous 
dévalisoit  aussi  aisément  qu'effrontément,  aucun 
des  trois  n'étant  assez  vigilant  pour  y  mettre  ordre  ; 
et  dans  une  seule  nuit  il  parvint  à  vider  ma  cave,  où 
je  ne  trouvai  rien  le  lendemain.  Tant  qu'il  ne  parut 
s'adresser  qu'à  moi,  j'endurai  tout  ;  mais  voulant 
rendre  compte  du  fruit,  je  fus  obligé  d'en  dénoncer 
le  voleur.  Madame  d'Épinay  me  pria  de  le  payer,  de 
le  mettre  dehors,  et  d'en  chercher  un  autre  ;  ce  que 
je  fis.  Comme  ce  grand  coquin  rôdoit  toutes  les  nuits 
autour  de  l'Hermitage,  armé  d'un  gros  bâton  ferré 
qui  avoit  l'air  d'une  massue,  et  suivi  d'autres  vau 
riens  de  son  espèce,  pour  rassurer  les  Gouverneuses 
que  cet  homme  effrayoit  terriblement,  je  fis  cou 
cher  (a)  son  successeur  toutes  les  nuits  à  l'Hermitage 
et,  cela  ne  les  tranquillisant  pas  encore,  je  fis  deman 
der  à  Madame  d'Épinay  un  fusil  que  je  tins  dans  la 
chambre  du  jardinier,  avec  charge  à  lui  de  ne  s'en 
servir  qu'au  besoin,  si  l'on  tentoit  de  forcer  la  porte 
ou  d'escalader  le  jardin,  et  de  ne  tirer  qu'à  poudre, 
uniquement  pour  effrayer  les  voleurs.  C étoit  assuré- 
ment la  moindre  précaution  que  pût  prendre,  pour 
la  sûreté  commune,  un  homme  incomnaodé,  ayant  à 
passer  l'hiver  au  milieu  des  bois,  seul  avec  deux 
femmes  timides.  Enfin,  je  fis  l'acquisition  d'un 
petit  chien  pour  servir  de  sentinelle.  Deleyre  m'étant 


Var.  —  (a)  :  je  pris  le  parti  de  faire  coucher.. 


LIVRE    NEUVIÈME  343 

venu  voir  dans  ce  tems-là,  je  lui  contai  mon  cas.  et 
ris  avec  lui  de  mon  appareil  militaire. 

De  retour  à  Paris,  il  en  voulut  amuser  Diderot  à 
son  tour,  et  voilà  comment  la  coterie  holbachique 
apprit  que  je  voulois  tout  de  bon  passer  l'hiver  à 
l'Hermitage.  Cette  constance,  qu'ils  n'av oient  pu  se 
figurer,  les  désorienta,  et  en  attendant  qu'ils  ima- 
ginassent quelque  autre  tracasserie  pour  me  rendre 
mon  séjour  déplaisant  ^,  ils  me  détachèrent,  par 
Diderot,  le  même  Deleyre,  qui,  d'abord  ayant  trouvé 
mes  précautions  toutes  simples,  finit  par  les  trouver 
inconséquentes  à  mes  principes,  et  pis  que  ridicules, 
dans  des  lettres  où  il  m'accabloit  de  plaisanteries 
amères,  et  assez  piquantes  pour  m'ofïenser,  si  mon 
humeur  eût  été  tournée  de  ce  côté-là.  Mais  alors, 
saturé  de  sentimens  affectueux  et  tendres,  et  n'étant 
susceptible  d'aucun  autre,  je  ne  voyois  dans  ses 
aigres  sarcasmes  que  le  mot  pour  rire,  et  ne  le 
trouvois  que  folâtre  où  tout  autre  l'eût  trouvé 
extravagant  (a). 

Var.  —  (a)  :  extravagant.  Ainsi  ceux  qui  le  soufflèrent  en  jurent 
cette  fois  pour  leur  peine,  et  je  n'en  passai  pas  mon  hiver  moins  tran- 
quillement. A  force... 

1.  «  J'admire  en  ce  moment  ma  stupidité  de  n'avoir  pas  pu,  quand 
j^écrivois  ceci,  que  le  dépit  avec  lequel  les  holbachiens  me  virent  aller 
et  rester  à  la  campagne  regardait  principalement  la  mère  Le  Vasseur, 
qu'ils  n' avaient  plus  sous  la  main  pour  les  guider  dans  leurs  systèmes 
d'imposture  par  de^  points  fixes  de  tems  et  de  lieux.  Cette  idée  qui 
me  vient  si  tard,  éclaircit  parfaitement  la  bizarrerie  de  leur  conduite, 
qui  dans  toute  autre  supposition  est  inexplicable.  »  (Note  de  J.-J. 
Rousseau.)  —  Cette  note  que  nous  empruntons  au  manuscrit 
de  Paris,  n'a  pu  être  transcrite  par  Rousseau  sur  celui  de  Genève, 
ce  dernier  n'étant  plus  alors  entre  les  mains  de  l'auteur  des  Con- 
jessions. 


LES     CONFESSIONS 


A  force  de  vigilance  et  de  soins,  je  parvins  à  garder 
si  bien  le  jardin,  que.  quoique  la  récolte  du  fruit 
eût  presque  manqué  cette  année,  le  produit  fut  triple 
de  celui  des  années  précédentes,  et  il  est  vrai  que  je 
ne  m'épargnois  point  pour  le  préserver,  jusqu'à 
escorter  les  envois  que  je  faisois  à  la  Chevrette  et  à 
Épinay,  jusqu'à  porter  des  paniers  moi-même,  et  je 
me  souviens  que  nous  en  portâmes  un  si  lourd,  la 
tante  et  moi,  que.  prêts  à  succomber  sous  le  faix, 
nous  fûmes  contraints  de  nous  reposer  de  dix  en 
dix  pas.  et  n'arrivâmes  que  tout  en  nage. 

Quand  la  mauvaise  saison  commença  de  me  ren- 
fermer au  logis,  je  voulus  reprendre  mes  occupations 
casanières  ;  il  ne  me  fut  pas  possible.  Je  ne  voyois 
partout  que  les  deux  charmantes  amies,  que  leur 
ami;  leurs  entours,  le  pays  qu'elles  habitoient, 
qu'objets  créés  ou  embellis  pour  elles  par  mon  ima- 
gination. Je  n'étois  plus  un  moment  à  moi-même,  le 
délire  ne  me  quittoit  plus.  Après  beaucoup  d'efforts 
inutiles  pour  écarter  de  moi  toutes  ces  fictions,  je 
fus  enfin  tout  à  fait  séduit  par  elles,  et  je  ne  m'occu- 
pai plus  qu'à  tâcher  d'y  mettre  quelque  ordre  et 
quelque  suite,  pour  en  faire  une  espèce  de  roman. 

Mon  grand  embarras  étoit  la  honte  de  me  démentir 
ainsi  moi-même  si  nettement  et  si  hautement.  Après 
les  principes  sévères  que  je  venois  d'établir  avec  tant 
de  fracas,  après  les  maximes  austères  que  j'avois  (a) 
si  fortement  prêchées,  après  tant  d'invectives  mor- 
dantes contre  les  livres  efféminés  qui  respiroient 
l'amour  et  la  mollesse,  pouvoit-on  rien  imaginer  de 

Var.  —  (a)  :  j'avuis  prêchées,... 


LIVRE     NEUVIEME  Ô^D 

plus  inattendu,  de  plus  choquant,  que  de  me  voir 
tout  d'un  coup  ni'inscrire  de  ma  propre  main  parmi 
les  auteurs  de  ces  livres  que  j'avois  si  durement  cen- 
surés? Je  sentois  cette  inconséquence  dans  toute  sa 
force,  je  me  la  reprochois,  j'en  rougissois,  je  m'en 
dépit  ois  :  mais  tout  cela  ne  put  suffire  pour  me 
ramener  à  la  raison.  Subjugué  complètement,  il 
fallut  me  soumettre  à  tout  risque,  et  me  résoudre  à 
braver  le  qu'en  dira-t-on,  sauf  à  délibérer  dans  la 
suite  si  je  me  résoudrois  à  montrer  mon  ouvrage  ou 
non  :  car  je  ne  supposois  pas  encore  que  (a)  j'en 
vinsse  à  le  publier. 

Ce  parti  pris,  je  me  jette  à  plein  collier  dans  mes 
rêveries,  et  à  force  de  les  tourner  et  retourner  dans 
ma  tête,  j'en  forme  enfin  l'espèce  de  plan  dont  on 
a  vu  l'exécution.  C'étoit  assurément  le  meilleur 
parti  qui  se  pût  tirer  de  mes  folies  :  l'amour  du  bien, 
qui  n'est  jamais  sorti  de  mon  cœur,  les  tourna  (b) 
vers  des  objets  utiles,  et  dont  la  morale  eût  pu  faire 
son  profit.  Mes  tableaux  voluptueux  auroient  perdu 
toutes  leurs  (c)  grâces,  si  le  doux  coloris  de  l'inno- 
cence y  eût  manqué.  Une  fille  foible  est  un  objet 
de  pitié,  que  l'amour  peut  rendre  intéressant,  et  qui 
souvent  n'est  pas  moins  aimable  :  mais  qui  peut 
supporter  sans  indignation  le  spectacle  des  mœurs 
à  la  mode?  et  qu'y  a-t-il  de  plus  révoltant  que  l'orgueil 
d'une  femme  infidèle,  qui,  foulant  ouvertement  aux 
pieds  tous  ses  devoirs,  prétend  que  son  mari  soit 
pénétré    de   reconnoissance    de   la    grâce    qu'elle   lui 


Var.  —  (a)  :  que  jamais  j'en...  —  (b)  :  tourna  naturellement... 
-  (c)  :  perdu  de  leurs  grâces,... 


346  LES     CONFESSIONS 

accorde  de  vouloir  bien  ne  pas  se  laisser  prendre  sur 
le  fait?  Les  êtres  parfaits  ne  sont  pas  dans  la  nature, 
et  leurs  leçons  ne  sont  pas  assez  près  de  nous.  Mais 
qu'une  jeune  personne,  née  avec  un  cœur  aussi 
tendre  qu'honnête,  se  laisse  vaincre  à  F  amour  étant 
fille,  et  retrouve,  étant  femme,  des  forces  pour  le 
vaincre  à  son  tour,  et  redevenir  (a)  vertueuse, 
quiconque  vous  dira  que  ce  tableau  dans  sa  totalité 
est  scandaleux  et  n'est  pas  utile  est  un  menteur  et 
un  hypocrite  ;  ne  l'écoutez  pas. 

Outre  cet  objet  de  mœurs  et  d'honnêteté  conjugale, 
qui  tient  radicalement  à  tout  Tordre  social,  je  m'en  fis 
un  plus  secret  de  concorde  et  de  paix  publique  ; 
objet  plus  grand,  plus  important  peut-être  en  lui- 
même,  et  du  moins  pour  le  moment  où  l'on  se 
trouvoit.  L'orage  excité  par  U Encyclopédie,  loin  de 
se  calmer,  étoit  alors  dans  sa  plus  grande  force. 
Les  deux  partis,  déchaînés  l'un  contre  l'autre  avec 
la  dernière  fureur,  ressembloient  plutôt  (h)  à  des 
loups  enragés,  acharnés  à  s'entre-déchirer,  qu'à  des 
chrétiens  et  des  philosophes  qui  veulent  réciproque- 
ment (c)  s'éclairer,  se  convaincre,  et  se  ramener  dans 
la  voie  de  la  vérité.  Il  ne  manquoit  peut-être  à  l'un 
et  l'autre  que  des  chefs  remuans  qui  eussent  du 
crédit,  pour  dégénérer  en  guerre  civile,  et  Dieu 
sait  ce  qu'eût  produit  une  guerre  civile  de  religion,  où 
l'intolérance  la  plus  cruelle  étoit  au  fond  la  même 
des  deux  côtés.  Ennemi  né  de  tout  esprit  de  parti, 
j'avois  dit  franchement  aux  uns  et  aux  autres  des 


Var.  —  (a)  :  et  se  maintenir  vertueuse...  —  (b)  :  plus  à  des. 
—  (c)  :  veulent  s'éclairer,  se  convaincre  mutuellement,  et  se... 


LIVRE    NEUVIÈ3IE  347 

vérités  dures  qu'ils  n'avoient  pas  écoutées.  Je  m'avisai 
d'un  autre  expédient,  qui.  dans  ma  simplicité  (a)^ 
me  parut  admirable  :  c'étoit  d'adoucir  leur  haine 
réciproque  en  détruisant  leurs  préjugés,  et  de 
montrer  à  (h)  chaque  parti  lé  mérite  et  la  vertu 
dans  l'autre,  dignes  de  l'estime  publique  et  du  respect 
de  tous  (c)  les  mortels.  Ce  projet  peu  sensé,  qui 
supposoit  de  la  bonne  foi  dans  les  hommes,  et  par 
lequel  je  tombai  dans  le  défaut  que  je  reprochois  à 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  eut  le  succès  qu'il  devoit 
avoir  ;  il  ne  rapprocha  point  les  partis,  et  ne  les  réunit 
que  pour  m'accabler.  En  attendant  que  l'expérience 
m'eût  fait  sentir  ma  folie,  je  m'y  livrai,  j'ose  le  dire, 
avec  un  zèle  (e)  digne  du  motif  qui  me  l'inspiroit, 
et  je  dessinai  les  deux  caractères  de  Wolmar  et  de 
Julie,  dans  un  ravissement  qui  me  faisoit  (f)  espérer 
de  parvenir  à  les  rendre  aimables  tous  les  deux,  et, 
qui  plus  est,  l'un  par  l'autre. 

Content  d'avoir  grossièrement  esquissé  mon  plan, 
je  revins  aux  situations  de  détail  que  j'avois  tracées  ; 
et  de  l'arrangement  que  je  leur  donnai  résultèrent 
les  deux  premières  parties  de  la  Julie,  que  je  fis  et 
mis  au  net  durant  cet  hiver  avec  un  plaisir  inexpri- 
mable, employant  pour  cela  le  plus  beau  papier 
doré  (g),  de  la  poudre  d'azur  et  d'argent  pour 
sécher  l'écriture,  de  la  nonpareille  bleue  pour  coudre 
mes  cahiers,  enfin  ne  trouvant  rien  d'assez  galant, 
rien  d'assez  mignon  pour  les  charmantes  filles  dont 

Var.  —  (a)  :  simplicité  de  cœur,...  —  (h)  :  dans  chaque...  — 
(c)  :  de  tout  l'univers.  —  (e)  :  un  enthousiasme  digne...  —  (f)  :  croire 
de...  —  (g)  :  doré,  séchant  l'écriture  avec  de  la  poudre  d'azur  et 
d'argent,  cousant  mes  cahiers  avec  de  la  non-pareille  bleue,  enfin... 


348  LES     CONFESSIONS 

je  rafîolois  (a)  comme  un  autre  Pygmalion.  Tous 
les  soirs,  au  coin  de  mon  feu,  je  lisois  et  relisois  ces 
deux  parties  aux  Gouverneuses.  La  fille,  sans  rien 
dire,  sanglotoit  avec  moi  d'attendrissement  ;  la 
mère,  qui  ne  trouvant  point  là  de  complimens.  n'y 
comprenoit  rien,  restoit  tranquille,  et  se  conten- 
tûit  dans  les  momens  de  silence,  de  me  répéter  tou- 
jours :  Monsieur,  cela  est  bien  beau. 

Madame  d"Epinay,  inquiète  de  me  savoir  seul  en 
hiver  au  milieu  des  bois,  dans  une  maison  isolée, 
envoyoit  très  souvent  savoir  de  mes  nouvelles. 
Jamais  je  n'eus  de  si  vrais  témoignages  de  son  amitié 
pour  moi,  et  jamais  la  mienne  n'y  répondit  plus 
vivement.  J'aurois  tort  de  ne  pas  spécifier,  parmi  ces 
témoignages,  qu'elle  m'envoya  son  portrait,  et  qu'elle 
me  demanda  des  instructions  pour  avoir  le  mien, 
peint  par  La  Tour,  et  qui  avoit  été  exposé  au  Salon. 
Je  ne  dois  pas  non  plus  (h)  omettre  une  autre  de  ses 
attentions,  qui  paroîtra  risible,  mais  qui  fait  [trait]  ^ 
à  l'histoire  de  mon  caractère,  par  l'impression  qu'elle 
fit  sur  moi.  Un  jour  qu'il  geloit  très  fort,  en  ouvrant 
un  paquet  qu'elle  m'envoyoit,  de  plusieurs  commis- 
sions dont  elle  s'étoit  chargée,  j'y  trouvai  un  petit 
jupon  de  dessous,  de  flanelle  d'Angleterre,  quelle 
me  marquoit  avoir  porté,  et  dont  elle  vouloit  que  je 
me  fisse  faire  un  gilet.  Le  tour  de  son  billet  étoit 


Var.  —  (a)  :  rafîolois,  malgré  ma  barbe  déjà  grisonnante.  Tous... 
(b)  :  ne  dois  pas  omettre... 

1.  Le  mot  irait  que  nous  avons  dû  ajouter,  afin  de  compléter 
la  phrase,  manque  dans  les  deux  manuscrits  de  Genève  et  de 
Paris. 


LIVRE    NEUVIEME 


349 


charmant,  plein  de  caresse  et  de  naïveté. •'■.  Ce  soin, 
plus  qu'amical,  me  parut  si  tendre,  comme  si  elle  se 
fût  dépouillée  pour  me  vêtir,  que  dans  mon  émotion 
je  baisai  vingt  fois,  en  pleurant,  le  billet  et  le  jupon. 
Thérèse  me  croyoit  devenu  fou.  Il  est  singulier  que, 
de  toutes  les  marques  d'amitié  que  madame  d'Epinay 
m'a  prodiguées,  aucune  ne  m'a  jamais  touché  comme 
celle-là,  et  que  même,  depuis  notre  rupture,  je  n'y 
ai  jamais  repensé  sans  attendrissement.  J'ai  long- 
tems  conservé  son  petit  billet,  et  je  l'aurois  encore 
s'il  n'eût  eu  le  sort  de  mes  autres  lettres  du  même 
tems. 

Quoique  mes  rétentions  me  laissassent  alors  peu 
de  relâche  en  hiver,  et  qu'une  partie  de  celui-ci  je 
fusse  réduit  à  l'usage  des  sondes,  ce  fut  pourtant,  à 
tout  prendre,  la  saison  que,  depuis  ma  demeure  en 
France,  j'ai  passée  avec  le  plus  de  douceur  et  de  tran- 
quillité. Durant  quatre  ou  cinq  mois  que  le  mauvais 
tems  me  tint  davantage  (a)  à  l'abri  des  survenans, 
je  savourai,  plus  que  je  n'ai  fait  avant  et  depuis, 
cette  vie  indépendante,  égale  et  simple,  dont  la 
jouissance  ne  faisoit  pour  moi  qu'augmenter  le  prix, 
sans  autre  compagnie  que  celle  des   deux  Gouver- 

Var.  —  (a)  :  presque  à  l'abri... 

1.  Voici  ce  billet,  tel  qu'il  est  rapporté  dans  les  Mémoires  de 
Madame  d'Epinay,  édit.  P.  Boiteau,  tome  II,  p.  191  :  «  J'envoie, 
mon  hermite,  de  petites  provisions  à  mesdames  Le  Vasseur  ;  et  comme 
c'est  un  commissionnaire  nouveau  dont  je  me  sers,  voici  le  détail 
de  ce  dont  il  est  chargé  :  un  petit  baril  de  sel,  un  rideau  pour  la 
chambre  de  madame  Le  Vasseur,  et  un  cotillon  tout  neuf  à  moi 
(que  je  n'ai  pas  porté,  au  moins),  d'une  flanelle  de  soie  très  propre 
à  lui  en  faire  un,  ou  à  vous-même  un  bon  gilet.  Bonjour,  le  roi  des 
ours  !  Un  peu  de  vos  nouvelles.  » 


350  LES     CONFESSIONS 

neuses  en  réalité,  et  celle  des  deux  cousines  en  idée. 
C'est  alors  surtout  que  je  me  félicitois  chaque  jour 
davantage  du  parti  que  j'avois  eu  le  bon  sens  de 
prendre,  sans  égard  aux  clameurs  de  mes  amis, 
fâchés  de  me  voir  affranchi  de  leur  tyrannie,  et  quand 
j'appris  l'attentat  (^aj  d'un  forcené^,  quand  De- 
ieyre  et  madame  d'Épinay  me  parloient  dans  leurs 
lettres  du  trouble  et  de  l'agitation  qui  régnoient  dans 
Paris,  combien  je  remerciai  le  ciel  de  m'avoir  éloigné 
de  ces  spectacles  d'horreurs  et  de  crimes,  qui  n'eus- 
sent fait  que  nourrir,  qu'aigrir  l'humeur  bilieuse  que 
l'aspect  des  désordres  publics  m'avoit  donnée  ; 
tandis  que,  ne  voyant  plus  autour  de  ma  retraite  que 
des  objets  rians  et  doux,  mon  cœur  ne  se  livroit  qu'à 
des  sentimens  aimables.  Je  note  ici  avec  complai- 
sance le  cours  des  derniers  momens  paisibles  qui 
m'ont  été  laissés.  Le  printems  qui  suivit  cet  hiver 
si  calme  vit  éclore  le  germe  des  malheurs  qui  me  res- 
tent à  décrire,  et  dans  le  tissu  desquels  on  ne  verra 
plus  d'intervalle  semblable,  où  j'aie  eu  le  loisir  de 
respirer. 

Je  crois  pourtant  me  rappeler  que  durant  cet  inter- 
valle de  paix  et  jusqu'au  fond  de  ma  solitude,  je  ne 
restai  pas  tout  à  fait  tranquille  de  la  part  des  holba- 
chiens.  Diderot  me  suscita  quelque  tracasserie,  et 
je  suis  fort  trompé  si  ce  n'est  durant  cet  hiver  que 
parut  Le  Fils  naturel  ^.  dont  j'aurai  bientôt  à  parler. 

Var.  —  (a)  :  l'attentat  exécrable  d'un  forcené...       _^^' • 

1.  La  tentative  d'assassinat  faite  sur  Louis  XV  par  Damiens, 
le  4  janvier  1757. 

2.  En  mars  1757. 


LIVRE    NEUVIEME 


351 


Outre  que  par  des  causes  qu'on  saura  dans  la  suite, 
il  m"est  resté  peu  de  monuraens  sûrs  de  cette  époque, 
ceux  mêmes  qu'on  m'a  laissés  sont  très  peu  précis 
quant  aux  dates.  Diderot  ne  datoit  jamais  ses  lettres. 
Madame  d'Epinay,  madame  d'Houdetot,  ne  datoient 
guères  les  leurs  que  du  jour  de  la  semaine,  et  Deleyre 
faisoit  comme  elles  le  plus  souvent.  Quand  j'ai  voulu 
ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre,  il  a  fallu  suppléer, 
en  tâtonnant,  des  dates  incertaines,  sur  lesquelles 
je  ne  puis  compter.  Ainsi,  ne  pouvant  fixer  avec  cer- 
titude le  commencement  de  ces  brouilleries,  j'aime 
mieux  rapporter  ci-après  dans  un  seul  article  tout 
ce  que  je  m'en  puis  rappeler. 

Le  retour  du  printems  avoit  redoublé  mon  tendre 
délire,  et  dans  mes  erotiques  transports,  j'avois  com- 
posé pour  les  dernières  parties  de  la  Julie  plusieurs 
lettres  (a)  qui  se  sentent  du  ravissement  dans  lequel 
je  les  écrivis.  Je  puis  citer  entre  autres  celles  de 
l'Elysée  et  de  la  promenade  sur  le  lac,  qui,  si  je  m'en 
souviens  bien,  sont  à  la  fm  de  la  quatrième  partie. 
Quiconque,  en  lisant  ces  deux  lettres,  ne  sent  pas 
amollir  et  fondre  son  cœur  dans  l'attendrissement 
qui  me  les  dicta,  doit  fermer  le  livre  :  il  n'est  pas  fait 
pour  juger  des  choses  de  sentiment. 

Précisément  dans  le  même  tems,  j'eus  de  madame 
d'Houdetot  une  seconde  visite  imprévue  ^.  En  l'ab- 

Var.  —  (a)  :  lettres  qui,  j'ose  le  dire,  se... 

1.  Dans  l'été  de  1757,  probablement  à  la  fin  de  mai.  Voyez  sur 
les  relations  du  philosophe  et  de  sa  charmante  amie,  l'excellent 
travail  de  E.  Ritter  :  J.-J.  Rousseau  et  Madame  d' Houdeiot,  Annales 
de  la  Soc.  de  J.-J.  Rousseau,  1906. 


LES     CONFESSIONS 


sence  de  son  mari,  qui  étoit  capitaine  de  gendarmerie, 
et  de  son  amant,  qui  servoit  aussi,  elle  étoit  venue  à 
Eaubonne.  au  milieu  de  la  vallée  de  Montmorency, 
où  elle  avoit  loué  une  assez  jolie  maison.  Ce  fut  de  là 
quelle  vint  faire  à  THermitage  une  nouvelle  excur- 
sion. A  ce  voyage,  elle  étoit  à  cheval  et  en  homme. 
Quoique  je  n'aime  guères  (a)  ces  sortes  de  masca- 
rades, je  fus  pris  à  l'air  romanesque  de  celle-là,  et, 
pour  cette  fois,  ce  fut  de  lamour.  Comme  il  fut  le 
premier  et  Tunique  en  toute  ma  vie,  et  que  ses  suites 
le  rendront  à  jamais  mémorable  et  terrible  à  mon 
souvenir,  qu'il  me  soit  permis  d'entrer  dans  quelques 
détails  sur  cet  article. 

Madame  la  comtesse  d'Houdetot  approchoit  de 
la  trentaine,  et  n'étoit  point  belle  ;  son  visage  étoit 
marqué  de  la  petite  vérole  :  son  teint  manquoit  de 
finesse,  elle  aveit  la  vue  basse  et  les  yeux  un  peu 
ronds  :  mais  elle  avoit  l'air  jeune  avec  tout  cela,  et 
sa  physionomie,  à  la  fois  vive  et  douce,  étoit  cares- 
sante. Elle  avoit  une  forêt  de  grands  cheveux  noirs, 
naturellement  bouclés,  qui  lui  tomboient  (h)  au 
jarret  ;  sa  taille  étoit  mignonne,  et  elle  mettoit  dans 
tous  ses  mouvemens  de  la  gaucherie  et  de  la  grâce 
tout  à  la  fois.  Elle  avoit  l'esprit  très  naturel  et  très 
agréable  :  la  gaieté,  l'étourderie  et  la  naïveté  s'y 
marioient  (c)  heureusement  :  elle  abondoit  en 
saillies  charmantes  qu'elle  ne  recherchoit  point  et 
qui  part  oient  (d)  quelquefois  malgré  elle.  Elle  avoit 
plusieurs  talens  agréables,  jouoit  du  clavecin,  dansoit 


Var.  —  (a)  :  point...  —  (h)  :  lui  descendoient  au...  —  (c)  :  très 
heureusement...  —   (d)   :  qui  lui  venaient... 


LIVEE    NEUVIEME 


353 


bien,  faisoit  d'assez  jolis  vers  ^.  Pour  son  caractère, 
il  étoit  angélique  :  la  douceur  d'àme  en  faisoit  le 
fond  :  mais,  hors  la  prudence  et  la  force,  il  rassem- 
bloit  toutes  les  vertus.  Elle  étoit  surtout  d'une  telle 
sûreté  dans  le  commerce,  d'une  telle  fidélité  dans  la 
société,  que  ses  ennemis  même  n'avoient  pas  besoin 
de  se  cacher  d'elle.  J'entens  par  ses  ennemis  ceux  ou 
plutôt  celles  qui  la  haïssoient  ;  car.  pour  elle,  elle 
n'avoit  pas  un  cœur  qui  pût  hair.  et  je  crois  que 
cette  conformité  (a)  contribua  beaucoup  à  me  pas- 
sionner pour  elle.  Dans  les  confidences  de  la  plus 
intime  amitié,  je  ne  lui  ai  jamais  ouï  parler  mal  des 
absens.  pas  même  de  sa  belle-sœur.  Elle  ne  pouvoit 
ni  déguiser  ce  qu'elle  pensoit  à  personne,  ni  même 
contraindre  aucun  de  ses  sentimens,  et  je  suis  per- 
suadé qu'elle  parloit  de  son  amant  à  son  mari  même, 
comme  elle  en  parloit  à  ses  amis,  à  ses  connoisspnces, 
et  à  tout  le  monde  indifféremment.  Enfin,  ce  qui 
prouve  sans  réplique  la  pureté  et  la  sincérité  de  son 
excellent  naturel,  c'est  qu'étant  sujette  aux  plus 
énormes  distractions  et  aux  plus  visibles  étourderies, 
il  lui  en  échappoit  souvent  de  très  imprudentes  pour 
elle-même,  mais  jamais  d'olfensantes  pour  qui  que 
ce  fût. 

On  l'avoit  mariée  très  jeune  et  malgré  elle  au  comte 
d"Houdetot,  homme  de  condition,  bon  (h)  militaire, 

Var.  —  (a)  :  conformité  de  naturel...  —  (b)  :  brave  militaire,... 

1.  On  trouvera  d'assez  nombreuses  poésies  de  Madame  dHou- 
detot  dans  l'ouvrage  que  lui  a  consacré  M.  Hippolyte  Bufîenoir  : 
La  comtesse  (IHoudetot.  Paris,  Calmann-Lévy,  s.  d.,  eh.  iv.  Ce 
sont,  en  général,  des  pièces  fort  médiocres. 

II.  —  23 


354  LES    CONFESSIONS 

mais  joueur,  chicaneur,  très  peu  aimable,  et  qu'elle 
n'a  jamais  aimé.  Elle  trouva  dans  M.  de  Saint-Lam- 
bert tous  les  mérites  de  son  mari,  avec  des  qualités 
plus  agréables,  de  l'esprit,  des  vertus,  des  talens  (a). 
S'il  faut  pardonner  quelque  chose  aux  mœurs  du 
siècle,  c'est  sans  doute  un  attachement  (h)  que  sa 
durée  épure,  que  ses  effets  honorent,  et  qui  ne  s'est 
cinaenté  que  par  une  estime  réciproque  (c). 

C'étoit  un  peu  par  goût,  à  ce  que  j'ai  pu  croire, 
mais  beaucoup  pour  complaire  à  Saint-Lambert, 
qu'elle  venoit  me  voir.  Il  1  "y  avoit  exhortée,  et  il 
avoit  raison  de  croire  que  l'amitié  qui  commençoit 
à  s'établir  entre  nous  rendroit  cette  société  agréable 
à  tous  les  trois.  Elle  savoit  que  jétois  instruit  de 
leurs  liaisons,  et  pouvant  me  parler  de  lui  sans  gêne, 
il  étoit  naturel  qu'elle  se  plût  avec  moi.  Elle  vint  ; 
je  la  vis  :  j'étois  ivre  d'amour  sans  objet  ;  cette 
ivresse  fascina  mes  yeux,  cet  objet  se  fixa  sur  elle  : 
je  vis  ma  Julie  en  madame  d'Houdetot,  et  bientôt 
je  ne  vis  plus  que  madame  d'Houdetot  (d).  mais 
revêtue  de  toutes  les  perfections  dont  je  venois 
d'orner  l'idole  de  mon  cœur.  Pour  m'achever,  elle 
me  parla  de  Saint-Lambert  en  amante  passionnée. 
Force  contagieuse  de  l'amour  !  en  l'écoutant,  en  me 
sentant  auprès  d'elle,  j'étois  saisi  d'un  frémisse- 
ment (e)  délicieux,  que  je  n'avois  éprouvé  jamais 
auprès  de  personne.  Elle  parloit,  et  je  me  sentois 
ému  :  je  croyois  ne  faire  que  m'intéresser  à  ses  senti- 

Vae.  —  (a)  :  des  vertus  et  les  plus  rares  talens.  — ^(b)  :  un 
pareil  attachement. . .  —  (c)  :  qui  ne  s'est  cimentée  que  par  des 
vertus.  C'étoit...  —  fdj  :  d'Houdetot,  elle-même,...  —  (ej  :  fré- 
missement nouveau,  mais  délicieux... 


LIVRE    NEUVIÈME  355 

mens,  quand  j'en  prenois  de  semblables  ;-  j'-avalois 
à  longs  traits  la  coupe  empoisonnée,  dont  je  ne 
sentois  (a)  encore  que  la  douceur.  Enfin,  sans  que 
je  m'en  aperçusse  et  sans  qu'elle  s'en  aperçût,  elle 
m'inspira  pour  eUe-même  tout  ce  qu'elle  exprimoit 
pour  son  amant.  Hélas  1  ce  fut  bien  tard,  ce  fut  bien 
cruellement  brûler  d'une  passion  non  moins  vive  que 
malheureuse  pour  une  femme  dont  le  cœur  étoit 
plein  d'un  autre  amour. 

Malgré  les  mouvemens  extraordinaires  que  j 'a vois 
éprouvés  auprès  d'elle,  je  ne  m'aperçus  pas  d'abord 
de  ce  qui  m'étoit  arrivé  :  ce  ne  fut  qu'après  son  départ 
que,  voulant  penser  à  Julie,  je  fus  frappé  de  ne  pou- 
voir plus  penser  qu'à  madame  d'Houdetot.  Alors 
mes  yeux  se  dessillèrent  ;  je  sentis  mon  malheur, 
j'en  gémis,  mais  je  n'en  prévis  pas  les  suites. 

J'hésitai  longtems  sur  la  manière  dont  je  me  con- 
duirois  avec  elle,  comme  si  l'amour  véritable  laissoit 
assez  de  raison  pour  suivre  des  délibérations.  Je 
n'étois  pas  déterminé  quand  elle  revint  me  prendre 
au  dépourvu.  Pour  lors  j'étois  instruit.  La  honte, 
compagne  du  mal,  me  rendit  muet,  tremblant  devant 
elle  ;  je  n'osois  ouvrir  la  bouche  ni  lever  les  yeux  ; 
j'étois  dans  un  trouble  inexprimable,  qu'il  étoit  im- 
possible qu'elle  ne  vît  pas.  Je  pris  le  parti  de  le  lui 
avouer,  et  de  lui  en  laisser  deviner  la  cause  :  c'étoit 
la  lui  dire  assez  clairement. 

Si  j'eusse  été  jeune  et  aimable,  et  que  dans  la  suite 
madame  d'Houdetot  eût  été  foible,  je  blâmerois  ici 
sa  conduite  :  mais  tout  cela  n'étant  pas,  je  ne  puis 

Var.  —  (a)  :  empoisonnée  sans  en  sentir  encore... 


356  LES     CONFESSIONS 

que  l'applaudir  et  l'admirer.  Le  parti  qu'elle  prit 
étoit  également  celui  de  la  générosité  et  de  la  pru- 
dence. Elle  ne  pouvoit  s'éloigner  brusquement  de 
moi  sans  en  dire  la  cause  à  Saint-Lambert,  qui  Tavoit 
lui-même  engagée  à  me  voir  ;  c'étoit  exposer  deux 
amis  à  une  rupture,  et  peut-être  à  un  éclat  quelle 
vouloit  (a)  éviter.  Elle  avoit  pour  moi  de  l'estime  et 
de  la  bienveillance.  Elle  eut  pitié  de  ma  folie  ;  sans 
la  flatter  elle  la  plaignit  et  tâcha  de  m'en  guérir. 
Elle  étoit  bien  aise  de  conserver  à  son  amant  et  à 
elle-même  un  ami  dont  elle  faisoit  cas  :  elle  ne  me 
parloit  de  rien  avec  plus  de  plaisir  que  de  l'intime 
et  douce  société  que  nous  pouvions  former  entre 
nous  trois,  quand  je  serois  devenu  raisonnable  ;  elle 
ne  se  bornoit  pas  toujours  à  ces  exhortations  amicales, 
et  ne  m'épargnoit  pas  au  besoin  les  reproches  plus 
durs  que  j'avois  bien  mérités. 

Je  me  les  épargnois  encore  moins  moi-même.  Sitôt 
que  je  fus  seul,  je  revins  à  moi  ;  j'étois  plus  calme 
après  avoir  parlé  :  l'amour  connu  de  celle  qui  l'ins- 
pire en  devient  plus  supportable.  La  force  avec 
laquelle  je  me  reprochois  le  mien  m'en  eût  dû  guérir, 
si  la  chose  eût  été  possible.  Quels  puissans  motifs 
n'appelai-je  point  à  mon  aide  pour  l'étouffer  î  Mes 
mœurs,  mes  sentimens.  mes  principes,  la  honte,  l'in- 
fidélité, le  crime,  l'abus  d'un  dépôt  confié  par  l'ami- 
tié, le  ridicule  enfin  de  brûler  à  mon  âge  de  la  passion 
la  plus  extravagante  pour  un  objet  dont  le  cœur 
préoccupé  ne  pouvoit  ni  me  rendre  aucun  retour, 
ni  me  laisser  aucun  espoir  :  passion  de  plus,  qui,  loin 

Var.  —  (a)  :  qu'elle  devait. .. 


LIVRE    NEUVIÈME  357 

d'avoir  rien  à  gagner  par  la  constance;  devenoit 
moins  soiiffrable  de  jour  en  jour. 

Qui  croiroit  que  cette  dernière  considération,  qui 
devoit  ajouter  du  poids  à  toutes  les  autres,  fut  celle 
qui  les  éluda?  Quel  scrupule,  pensai-je,  puis-je  me 
faire  d'une  folie  nuisible  à  moi  seul?  Suis-je  donc  un 
jeune  cavalier  fort  à  craindre  pour  madame  d'Hou- 
detot?  Ne  diroit-on  pas,  à  mes  présomptueux 
remords,  que  ma  galanterie,  mon  air,  ma  parure  (a), 
vont  la  séduire?  Eh  !  pauvre  Jean- Jacques,  aime  à 
ton  aise,  en  (h)  sûreté  de  conscience,  et  ne  crains 
pas  que  tes  soupirs  nuisent  à  Saint-Lambert. 

On  a  vu  que  jamais  je  ne  fus  avantageux  même 
dans  ma  jeunesse.  Cette  façon  de  penser  étoit  dans 
mon  tour  d'esprit,  elle  flattoit  ma  passion  ;  c'en  fut 
assez  pour  m'y  livrer  sans  réserve,  et  rire  même  de 
l'impertinent  scrupule  que  je  croyois  m'être  fait  par 
vanité  plus  que  par  raison.  Grande  leçon  pour  les 
âmes  honnêtes,  que  le  vice  n'attaque  jamais  à  décou- 
vert, mais  qu'il  trouve  le  moyen  de  surprendre,  en  se 
masquant  toujours  de  quelque  sophisme,  et  souvent 
de  quelque  vertu. 

Coupable  sans  remords,  je  le  fus  bientôt  sans 
mesure  et,  de  grâce,  qu'on  voie  comment  ma  passion 
suivit  la  trace  de  mon  naturel,  pour  m'entraîner  enfin 
dans  l'abîme.  D'abord  elle  prit  un  air  humble  pour 
me  rassurer,  et  (c)  pour  me  rendre  entreprenant, 
elle  poussa  cette  humilité  jusqu'à  la  défiance. Madame 
d'Houdetot,  sans  cesser  de  me  rappeler  à  mon  devoir, 


Var.  —  (a)  :  que  mon  équipage,  ma  galanterie,  mon  air, 
(b)  :  en  toute  sûreté...  —  (c)  :  et  puis  pour... 


358  LES    CONFESSIONS 

à  la  raison,  sans  jamais  flatter  un  moment  ma  folie, 
me  traitoit  au  reste  avec  la  plus  grande  douceur, 
et  prit  avec  moi  le  ton  de  l'amitié  la  plus  tendre. 
Cette  amitié  m'eût  suffi,  je  le  proteste,  si  je  l'avois 
crue  sincère  ;  mais  la  trouvant  trop  vive  pour  être 
vraie.  n"allai-je  pas  me  fourrer  dans  la  tête  que 
Tamour.  désormais  si  peu  convenable  à  mon  âge  (a), 
à  mon  maintien,  m'avoit  avili  aux  yeux  de  madame 
d'Houdetot  :  que  cette  jeune  folle  ne  vouloit  que  se 
divertir  de  moi  et  de  mes  douceurs  surannées  ; 
qu'elle  en  avoit  fait  confidence  à  Saint-Lambert, 
et  que  l'indignation  de  mon  infidélité  ayant  fait 
entrer  son  amant  dans  ses  vues,  ils  s'entendoient 
tous  les  deux  pour  achever  de  me  faire  tourner  la 
tête  et  me  persifler?  Cette  bêtise,  qui  m'avoit  fait 
extravaguer  à  vingt-six  ans,  auprès  de  madame  de 
Larnage,  que  je  ne  connoissois  pas,  m'eût  été  par- 
donnable à  quarante-cinq,  auprès  de  madame  d'Hou- 
detot,  si  j'eusse  ignoré  qu'elle  et  son  amant  étoient 
trop  honnêtes  gens  l'un  et  l'autre  pour  se  faire  un 
aussi  barbare  amusement. 

Madame  d'Houdetot  continuoit  à  me  faire  des 
visites  que  je  ne  tardai  pas  à  (h)  lui  rendre.  Elle 
aimoit  à  marcher,  ainsi  que  moi  :  nous  faisions  de 
longues  promenades  dans  un  pays  enchanté.  Content 
d'aimer  et  de  l'oser  dire,  j'aurois  été  dans  la  plus 
douce  situation,  si  mon  extravagance  n'en  eût  détruit 
tout  le  charme.  Elle  ne  comprit  rien  d'abord  à  la 
sotte  humeur  avec  laquelle  je  recevois  ses  caresses  : 
mais   mon   cœur,   incapable   de   sa\oir  jamais   rien 

Var.  —  (a)  :  âge  et  à  ma  parure,  m'avoit.  —  (b)  :  pas  de  lui... 


LIVRE    NEUVIÈME  359 

cacher  de  ce  qui  s'y  passe,  ne  lui  laissa  pas  longtems 
ignorer  mes  soupçons  ;  elle  en  voulut  rire  ;  cet  expé- 
dient ne  réussit  pas  :  des  transports  de  rage  en 
auroient  été  l'effet  :  elle  changea  de  ton.  Sa  compa- 
tissante douceur  fut  invincible  :  elle  me  fit  des  re- 
proches qui  me  pénétrèrent  ;  elle  me  témoigna,  sur 
mes  injustes  craintes,  des  inquiétudes  dont  j'abusai. 
J'exigeai  des  preuves  qu'elle  ne  se  moquoit  pas  de 
moi.  Elle  vit  qu'il  n'y  avoit  nul  autre  moyen  de  me 
rassurer.  Je  devins  pressant,  le  pas  étoit  délicat. 
Il  est  étonnant,  il  est  unique  peut-être  qu'une  femme 
ayant  pu  venir  jusqu'à  marchander,  s'en  soit  tirée 
à  si  bon  compte.  Elle  ne  me  refusa  rien  de  ce  que  la 
plus  tendre  amitié  pouvoit  accorder.  Elle  ne  m'ac- 
corda rien  qui  pût  la  rendre  infidèle,  et  j'eus  Thu- 
miliation  de  voir  que  l'embrasement  dont  ses  légères 
faveurs  allumoient  mes  sens  n'en  porta  jamais  aax 
siens  la  moindre  étincelle, 

J"ai  dit  quelque  part  qu'il  ne  faut  rien  accorder 
aux  sens,  quand  on  veut  leur  refuser  quelque  chose. 
Pour  connoître  combien  cette  maxime  se  trouva 
fausse  avec  madame  d'Houdetot,  et  combien  elle 
eut  raison  de  compter  sur  elle-même,  il  faudroit 
entrer  dans  les  détails  de  nos  longs  et  fréquens  tête- 
à-tête,  et  les  suivre  dans  toute  leur  vivacité  durant 
quatre  mois  que  nous  passâmes  ensemble  dans  une 
intimité  presque  sans  exemple  entre  deux  amis  de 
difîérens  sexes,  qui  se  renferment  dans  les  bornes 
dont  nous  ne  sortîmes  jamais.  Ah  !  si  j'avois  tardé 
si  longtems  à  sentir  le  véritable  amour,  qu'alors  mon 
cœur  et    mes  sens    lui  payèrent  bien   l'arrérage  !  et 


360  LES     CONFESSIONS 

quels  sont  donc  les  transports  qu'on  doit  éprouver 
auprès  d'un  objet  aimé  qui  nous  aime,  si  même  un 
amour  non  partagé  peut  en  inspirer  de  pareils? 

Mais  j'ai  tort  de  dire  un  amour  non  partagé  ;  le 
mien  l'étoit  en  quelque  sorte  :  il  étoit  égal  des  deux 
côtés,  quoiqu'il  ne  fût  pas  réciproque.  Nous  étions 
ivres  d'amour  l'un  et  l'autre,  elle  pour  son  amant, 
moi  pour  elle  ;  nos  soupirs,  nos  délicieuses  larmes  se 
confondoient.  Tendres  confidens  l'un  de  l'autre,  nos 
sentimens  avoient  tant  de  rapports,  qu'il  étoit  im- 
possible qu'ils  ne  se  mêlassent  pas  en  quelque  chose  ; 
et  toutefois,  au  milieu  de  cette  dangereuse  ivresse, 
jamais  elle  ne  s'est  oubliée  un  moment  ;  et  moi  je 
proteste,  je  jure  (a)  que  si,  quelquefois  égaré  par 
mes  sens,"  jai  tenté  de  la  rendre  infidèle,  jamais  je  ne 
l'ai  véritablement  désiré.  La  véhémence  de  ma 
jDassion  la  contenoit  par  elle-même.  Le  devoir  des 
privations  a  voit  exalté  mon  âme.  L'éclat  de  toutes  les 
vertus  ornoit  à  mes  yeux  l'idole  de  mon  cœur  ;  en 
souiller  la  divine  image  eût  été  l'anéantir.  J'aurois 
pu  commettre  le  crime  ;  il  a  cent  fois  été  commis  dans 
mon  cœur  ;  mais  avilir  ma  Sophie?  Ah  !  cela  se  pou- 
voit-il  jamais?  Non,  non  ;  je  le  lui  ai  cent  fois  dit 
à  elle-même,  eussé-je  été  le  maître  de  me  satisfaire, 
sa  propre  volonté  l'eût-elle  mise  à  ma  discrétion, 
hors  quelques  courts  momens  de  délire,  j'aurois 
refusé  d'être  heureux  à  ce  prix.  Je  laimois  trop  pour 
vouloir  la  posséder. 

Il  y  a  près  d'une  lieue  de  l'Hermitage  à  Eaubonne  ; 

Var.  —  (a)  :  jure  à  la  face  du  ciel  que... 


LIVRE    NEUVIEME 


361 


dans  mes  fréqiiens  voyages,  il  m'est  arrivé  quelque- 
fois d'y  coucher  :  un  soir,  après  avoir  soupe  tête-à- 
tête,  nous  allâmes  nous  promener  au  jardin  par  un 
très  beau  clair  de  lune.  Au  fond  de  ce  jardin  étoit 
un  assez  grand  taillis,  par  où  nous  fûmes  chercher 
un  joli  bosquet  orné  d'une  cascade  dont  je  lui  avois 
donné  l'idée,  et  qu'elle  avoit  fait  exécuter.  Souvenir 
immortel  d'innocence  et  de  jouissance  !  Ce  fut  dans 
ce  bosquet,  qu'assis  avec  elle  sur  un  banc  de  gazon, 
sous  un  acacia  tout  chargé  de  fleurs,  je  trouvai,  pour 
rendre  les  mouvemens  de  mon  cœur,  un  langage  vrai- 
ment digne  d'eux.  Ce  fut  la  première  et  l'unique  fois 
de  ma  vie  ;  mais  je  fus  sublime,  si  l'on  peut  nommer 
ainsi  tout  ce  que  l'amour  le  plus  tendre  et  le  plus 
ardent  peut  porter  d'aimable  et  de  séduisant  dans 
un  cœur  d'homme.  Que  d'enivrantes  larmes  je  versai 
sur  ses  genoux  1  Que  je  lui  en  fis  verser  malgré  elle  ! 
Enfin,  dans  un  transport  involontaire,  elle  s'écria  : 
Non,  jamais  homme  ne  fut  si  aimable,  et  jamais 
amant  n'aima  comme  vous  !  Mais  votre  ami  Saint- 
Lambert  nous  écoute,  et  mon  cœur  ne  sauroit  aimer 
deux  fois.  Je  me  tus  en  soupirant  ;  je  l'embrassai  : 
quel  embrassement  !  Mais  ce  fut  tout.  Il  y  avoit  six 
mois  qu'elle  vivoit  seule,  c'est-à-dire  loin  de  son 
amant  et  de  son  mari  ;  il  y  en  avoit  trois  que  je  la 
voyois  presque  tous  les  jours,  et  toujours  l'amour  en 
tiers  entre  elle  et  moi.  Nous  avions  soupe  tête-à- 
tête,  nous  étions  seuls,  dans  un  bosquet  au  clair  de  la 
lune,  et  après  deux  heures  de  l'entretien  le  plus  vif  et 
le  plus  tendre,  elle  sortit  au  milieu  de  la  nuit  de  ce 
bosquet  et  des  bras  de  son  ami,  aussi  intacte,  aussi 
pure  de  corps  et  de  cœur  qu'elle  y  étoit  entrée.  Lee- 


362 


LES    CONFESSIONS 


teurs.  pesez  toutes  ces  circonstances  ;  je  n  ajouterai 
rien  de  plus  ^. 

Et  qu'on  n'aille  pas  s'imaginer  qu'ici  mes  sens  me 
laissoient  tranquille,  comme  auprès  de  Thérèse  et  de 
Maman.  Je  Fai  déjà  dit.  c'étoit  de  Tamour  cette  fois, 
et  Tamour  dans  toute  son  énergie  et  dans  toutes  ses 
fureurs.  Je  ne  décrirai  ni  les  agitations,  ni  les  fré- 
missemens,  ni  les  palpitations,  ni  les  mouvemens 
convulsifs,  ni  les  défaillances  de  cœur  que  j'éprouvois 
continuellement  ;  on  en  pourra  juger  par  l'effet  que 
sa  seule  image  faisoit  sur  moi.  J'ai  dit  qu'il  y  avoit 
loin  de  l'Hermitage  à  Eaubonne  :  je  passois  par  les 
coteaux   d'Andilly,    qui   sont   charmans.    Je   revois 


1.  On  a  dit  que  la  scène  n'eut  pas  tout  le  pathétique  que  lui 
prêta  Rousseau,  et,  qu'un  instant  sitrprise  par  les  sens,  Madame 
d'Houdetot  trouva  un  prétexte  assez  plaisant  pour  échapper  aux 
transports  de  son  ami.  Ce  qu'il  y  a  de  piquant  dans  Thistoire, 
c'est  qu'on  la  tient  de  l'héroïne,  laquelle  la  conta  à  Xépomucène 
Lemercier.  Villenave,  qui  l'entendit  raconter,  la  rapporta  à  peu 
près  en  ces  termes  :  Le  mur  de  l'enclos  de  Madame  d'Houdetot 
séparait  seul  les  arbres  du  chemin  :  tandis  que  le  philosophe  sou- 
pirait aux  pieds  de  Madame  d'Houdetot,  un  charretier  vint  à 
passer,  en  criant  à  son  cheval  :  Eh  !  avance  donc,  b...  !  Elle  ne 
put  s'empêcher  de  rire,  et  Jean- Jacques  se  releva  déconcerté. 
{Cî.Rei>ue  rétrospective,  1894,  XX,  131.J 

On  consultera  utilement  sur  les  relations  qu'entretinrent  Rous- 
seau et  Madame  d'Houdetot  les  ou%Tages  suivants  :  Mémoires  de 
Madame  d'Epinay,  éd.  P.  Boiteau  ;  la  Correspondance  de  Rousseau  ; 
J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,  par  Streckeisen-Moultou 
(Correspond,  de  Madame  d'Houdetot),  t.  I  ;  Aug.  Rey,  J.-J.  Rous- 
seau dans  'a  Vallée  de  Montmorency  ;  La  Comtesse  d'Houdetot,  sa 
famide  et  ses  amis,  par  H.  Buffenoir  (cette  correspondance  contient 
18  lettres  inédites  de  Madame  d'Houdetot).  Paris,  Leclerc,  1905, 
in-8**  ;  Frederika  Macdonald,  La  Légende  de  J.-J.  Rousseau,  trad. 
de  l'anglais  par  G.  Roth.  Paris,  Hachette,  1909,  in-18  ;  E.  Ritter, 
J.-J.  Rousseau  et  Madame  d'Houdetot.  Annales  de  la  Soc.  de 
J.-J.    Rousseau,  1906. 


LIVRE    NEUVIEME 


363 


en  marchant  à  celle  que  j'allois  voir,  -à  l'accueil 
caressant  qu'elle  me  feroit,  au  baiser  qui  m'attendoit 
à  mon  arrivée.  Ce  seul  baiser,  ce  baiser  funeste,  avant 
même  de  le  recevoir,  m'embrasoit  le  sang  à  tel  point, 
que  ma  tête  se  troubloit,  un  éblouissement  m'aveu- 
gloit.  mes  genoux  tremblans  ne  pouvoient  me  sou- 
tenir ;  j'étois  forcé  de  m'arrêter,  de  m'asseoir  ;  toute 
ma  machine  étoit  dans  un  désordre  inconcevable  : 
j'étois  prêt  à  m' évanouir.  Instruit  du  danger,  je 
tâchois  ,  en  partant,  de  me  distraire  et  de  penser  à 
autre  chose.  Je  n'avois  pas  fait  vingt  pas  que  les 
mêmes  souvenirs  et  tous  les  accidens  qui  en  étoient 
la  suite  revenoient  m'assaillir  sans  qu'il  me  fût  pos- 
sible de  m'en  délivrer,  et  de  quelque  façon  que  je 
m'y  sois  pu  prendre,  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit 
jamais  arrivé  de  faire  seul  ce  trajet  impunément. 
J'arrivois  à  Eaubonne,  foible,  épuisé,  rendu,  me 
soutenant  à  peine.  A  l'instant  que  je  la  voyois,  tout 
étoit  réparé,  je  ne  sentois  plus  auprès  d'elle  que  l'im- 
portunité  d'une  vigueur  inépuisable  et  toujours 
inutile.  Il  y  avoit  sur  ma  route,  à  la  vue  d' Eaubonne, 
une  terrasse  agréable,  appelée  le  mont  Olympe,  où 
nous  nous  rendions  quelquefois,  chacun  de  notre 
côté.  J'arrivois  le  premier  ;  j'étois  fait  pour  l'attendre; 
mais  que  cette  attente  me  coûtoit  cher  !  Pour  me 
distraire,  j'essayois  d'écrire  avec  mon  crayon  des 
billets  que  j'aurois  pu  tracer  du  plus  pur  de  mon 
sang  :  je  n'en  ai  pu  jamais  achever  un  qui  fût  lisible. 
Quand  elle  en  trouvoit  quelqu'un  dans  la  niche  dont 
nous  étions  convenus,  elle  n'y  pouvoit  voir  autre 
chose  que  l'état  vraiment  déplorable  où  j'étois  en 


364  LES     CONFESSIONS 

récrivant  ^.  Cet  état,  et  surtout  sa  durée,  pendant 
trois  mois  d'irritation  continuelle  et  de  privation, 
me  jeta  dans  un  épuisement  dont  je  n'ai  pu  me  tirer 
de  plusieurs  années,  et  finit  par  me  donner  une 
descente  que  j'emporterai  ou  qui  m'emportera  au 
tombeau.  Telle  a  été  la  seule  jouissance  am.oureuse  de 
l'homme  du  tempérament  le  plus  combustible,  mais 
le  plus  timide  en  même  tems,  que  peut-être  la  nature 
ait  jamais  produit.  Tels  ont  été  les  derniers  beaux 
jours  qui  m'aient  été  comptés  sur  la  terre  :  ici  com- 
mence le  long  tissu  des  malheurs  de  ma  vie,  où  l'on 
verra  peu  d'interruption. 

On  a  vu,  dans  tout  le  cours  de  ma  vie.  que  mon 
cœur,  transparent  comme  le  cristal,  n'a  jamais  su 
cacher  durant  une  minute  entière  un  sentiment  un 
peu  vif  qui  s'y  fût  réfugié.  Qu'on  juge  s'il  me  fut 
possible  de  cacher  longtems  mon  amour  pour 
madame  d'Houdetot.  Notre  intimité  frappoit  tous 
les  yeux,  nous  n'y  mettions  ni  secret  ni  mystère.  Elle 
n' et  oit  pas  de  nature  à  en  avoir  besoin,  et  comme 
madame  d'Houdetot  avoit  pour  moi  l'amitié  la  plus 
tendre,  qu'elle  ne  se  reprochoit  point,  que  j'avois 
pour  elle  une  estime  dont  personne  ne  connoissoit 
mieux  que  moi  toute  la  justice  ;  elle,  franche,  dis- 
traite, étourdie  :  moi.  vrai,  maladroit,  fier,  impa- 
tient, emporté,  nous  donnions  encore  sur  nous,  dans 


1.  On  trouvera  dans  la  Correspondance  une  lettre  à  Sophie, 
datée  de  l'Ermitage,  en  juin  1757,  qui,  si  elle  est  authentique, 
peut  justifier  ce  que  dit  ici  J.-J.  Rousseau.  El'e  débute  par  ces 
mots  :  «  Vien?,  Sophie,  que  j'afflige  ton  coeur  injuste,  que  je 
sois,  à  mcn  tour,  sans  pilié  comms  toi.  Pourquoi  t'épargnerois-je 
tandis  que  tu  m'ôtes  la  raison,   l'honneur  et  la  vie  ?  etc..  » 


LIVRE    NEUVIEME 


365 


notre  trompeuse  sécurité,  beaucoup  plus  de  prise 
que  nous  n'aurions  fait  si  nous  eussions  été  cou- 
pables. Nous  allions  lun  et  l'autre  à  la  Chevrette, 
nous  nous  y  trouvions  souvent  ensemble,  quelque- 
fois même  par  rendez-vous.  Nous  y  vivions  à  notre 
ordinaire,  nous  promenant  tous  les  jours  tête-à-tête, 
en  parlant  de  nos  amours,  de  nos  devoirs,  de  notre 
ami,  de  nos  innocens  projets,  dans  le  parc,  vis-à- 
vis  l'appartement  de  madame  d'Epinay.  sous  ses 
fenêtres,  d'où,  ne  cessant  de  nous  examiner,  et  se 
croyant  bravée,  elle  assouvissoit  son  cœur,  par  ses 
yeux,   de  rage  et   d'indignation. 

Les  femmes  ont  toutes  Fart  de  cacher  leur  fu- 
reur (a),  surtout  quand  elle  est  ^■ive  :  madame  d'Epi- 
nay, violente,  mais  réfléchie,  possède  surtout  cet 
art  éminemment.  Elle  feignit  de  ne  rien  voir,  de  ne 
rien  soupçonner,  et  dans  le  même  teins  qu'elle 
redoubloit  avec  moi  d'attentions,  de  soins,  et  presque 
d'agaceries,  elle  afîectoit  d'accabler  sa  belle-sœur  de 
procédés  malhonnêtes,  et  de  marques  d'un  dédain 
qu'elle  sembloit  vouloir  me  communiquer.  On  juge 
bien  qu'elle  ne  réussissoit  pas  :  mais  j'étois  au  sup- 
plice. Déchiré  de  sentimens  contraires,  en  même 
tems  que  j'étois  touché  de  ses  caresses,  j'avois  peine 
à  contenir  ma  colère  quand  je  la  voyois  manquer  à 
madame  d'Houdetot.  La  douceur  angélique  de 
celle-ci  lui  faisoit  tout  endurer  sans  se  plaindre,  et 
même  sans  lui  en  savoir  plus  mauvais  gré.  Elle  étoit 
d'ailleurs  souvent  si  distraite,  et  toujours  si  peu  sen- 

Var.  —  (a)  :  fureur,  quand  elle... 


366  LES    CONFESSIONS 

sible  à  ces  choses-là.  que  la  moitié  du  tems  elle  ne 
s'en  apercevoit  pas. 

J'étois  si  préoccupé  de  ma  passion,  que  ne  voyant 
rien  que  Sophie  (c'étoit  un  des  noms  de  madame 
d'Houdetot  .  je  ne  remarquois  pas  même  que  j'étois 
devenu  la  fable  de  toute  la  maison  et  des  survenans. 
Le  baron  d'Holbach,  qui  n'étoit  jamais  venu,  que  je 
sache,  à  la  Chevrette,  fut  au  nombre  de  ces  derniers. 
Si  j'eusse  été  aussi  défiant  que  je  le  suis  devenu  dans 
la  suite,  j'aurois  fort  soupçonné  madame  d'Epinay 
d'avoir  arrangé  ce  voyage  pour  lui  donner  l'amusant 
cadeau  de  voir  le  Citoyen  amoureux.  Mais  j'étois 
alors  si  bête,  que  je  ne  voyois  pas  même  ce  qui 
crevoit  les  yeux  à  tout  le  monde.  Toute  ma  stupidité 
ne  m'empêcha  pourtant  pas  de  trouver  au  Baron 
l'air  plus  content,  plus  jovial  qu'à  son  ordinaire.  Au 
lieu  de  me  regarder  noir,  selon  la  (a)  coutume,  il 
me  làchoit  cent  propos  guoguenards,  auxquels  je  ne 
comprenois  rien.  J'ouvrois  de  grands  yeux  sans  rien 
répondre  :  madame  d'Epinay  se  tenoit  les  côtés  de 
rire  :  je  ne  savois  sur  quelle  herbe  ils  avoient  marché. 
Comme  rien  ne  passoit  encore  les  bornes  de  la  plai- 
santerie, tout  ce  que  j'aurois  eu  de  mieux  à  faire, 
si  je  m'en  étois  aperçu,  eût  été  de  m'y  prêter.  Mais 
il  est  vrai  qu'à  travers  la  railleuse  gaieté  du  Baron 
l'on  voyoit  briller  dans  ses  yeux  une  maligne  joie, 
qui  m'auroit  (h)  peut-être  inquiété,  si  je  l'eusse 
aussi  bien  remarquée  alors  que  je  me  la  rappelai  dans 
la   suite. 

Var.  —  (a)  :  sa...  —  (b)  :  qui  m'eûi... 


LIVRE   neuvie:me 


367 


Un  jour  que  j'allai  voir  madame  d'Houdetot  à 
Eaubonne,  au  retour  d'un  de  ses  voyages  de  Paris, 
je  la  trouvai  triste,  et  je  vis  qu'elle  avoit  pleuré. 
Je  fus  obligé  de  me  contraindre,  parce  que  madame 
de  Blainville,  sœur  de  son  mari,  étoit  là  ;  mais  sitôt 
que  je  pus  trouver  un  moment,  je  lui  marquai  mon 
inquiétude.  Ah  !  me  dit-elle  en  soupirant,  je  crains 
bien  que  vos  folies  ne  me  coûtent  le  repos  de  mes 
jours.  Saint-Lambert  est  instruit  et  m'a  instruit. 
Il  me  rend  justice,  mais  il  a  de  l'humeur,  dont,  qui 
pis  est,  il  me  cache  une  partie.  Heureusement  je  ne  lui 
ai  rien  tu  de  nos  liaisons,  qui  se  sont  (a)  faites  sous 
ses  auspices.  Mes  lettres  étoient  pleines  de  vous,  ainsi 
que  mon  cœur  :  je  ne  lui  ai  caché  que  votre  amour 
insensé,  dont  j'espérois  vous  guérir,  et  dont,  sans 
m'en  parler,  je  vois  qu'il  me  fait  un  crime.  On  nous 
a  desservis  :  l'on  m"a  fait  tort  ;  mais  n'importe. 
Ou  rompons  tout  à  fait,  ou  soyez  tel  que  vous  devez 
être.  Je  ne  veux  plus  rien  avoir  à  cacher  à  mon 
amant. 

Ce  fut  là  le  premier  moment  où  je  fus  sensible  à  la 
honte  de  me  voir  humilié,  par  le  sentiment  de  ma 
faute,  devant  une  jeune  femme  dont  (h)  j'éprouvois 
les  justes  reproches  et  dont  j'aurois  dû  être  le  mentor. 
L'indignation  que  j'en  ressentis  contre  moi-même 
eût  suffi  peut-être  pour  surmonter  ma  foiblesse,  si 
la  tendre  compassion  que  m'en  inspiroit  la  victime 
n'eût  encore  amolli  mon  cœur.  Hélas  !  étoit-ce  le 
moment  de  pouvoir  l'endurcir,  lorsqu'il  étoit  inondé 


Var.  —  (a)  :   qui   s' étoient  faites...  —  (b)   :   dont  j'aurois  dû 
être... 


368  LES     CONFESSIONS 

par  des  larmes  qui  le  pénétroient  de  toutes  parts? 
Cet  attendrissement  se  changea  bientôt  en  colère 
contre  les  vils  délateurs  qui  n'avoient  vu  que  le  mal 
d'un  sentiment  criminel  (a),  mais  involontaire,  sans 
croire,  sans  imaginer  même  la  sincère  honnêteté  de 
cœur  qui  le  rachetoit.  Nous  ne  restâmes  pas  long- 
tems  en  doute  sur  la  main  d'où  partoit  le  coup. 

Nous  savions  l'un  et  l'autre  que  madame  d'Épinay 
étoit  en  commerce  de  lettres  avec  Saint-Lambert. 
Ce  n'étoit  pas  le  premier  orage  qu'elle  avoit  suscité 
à  madame  dHoudetot.  dont  elle  avoit  fait  mille 
efforts  pour  le  détacher,  et  que  les  succès  (h)  de 
quelques-uns  de  ces  efforts  faisoient  trembler  pour 
la  suite.  D'ailleurs  Grimm,  qui,  ce  me  semble,  avoit 
suivi  M.  de  Castries  à  l'armée,  étoit  en  Westphalie, 
aussi  bien  que  Saint-Lambert  ;  ils  se  voyoient 
quelquefois.  Grimm  avoit  fait  près  de  madame  d'Hou- 
detot  quelques  tentatives  qui  n'avoient  pas  réussi. 
Grimm,  très  piqué,  cessa  tout  à  fait  de  la  voir.  Qu'on 
juge  du  sang-froid  avec  lequel,  modeste  comme  on 
sait  qu'il  l'est,  il  lui  supposoit  des  préférences  pour 
un  homme  plus  âgé  que  lui.  et  dont  lui  Grimm,  de- 
puis qu'il  fréquentoit  les  grands,  ne  parloit  plus  que 
comme  de  son  protégé. 

Mes  soupçons  sur  madame  d'Epinay  se  changèrent 
en  certitude  quand  j'appris  ce  qui  s'étoit  passé  chez 
moi.  Quand  j'étois  à  la  Chevrette.  Thérèse  y  venoit 
souvent,  soit  pour  m'apporter  mes  lettres,  soit  pour 
me  rendre  des  soins  nécessaires  à  ma  mauvaise  santé. 


Var.  —  (a)  :  Ce  mot    a    été  ajouté   postérieurement,  en  marge 
dans  le  manuscrit  de  Paris.  —  (b)  :  les  succès  passagers  de... 


LIVRE     NEUVIÈME  369 

Madame  cl'Epinay  lui  a  voit  demandé  si  nous  ne  nous 
écrivions  pas,  madame  d'Houdetot  et  moi.  Sur  son 
aveu,  madame  d'Epinay  la  pressa  de  lui  remettre 
les  lettres  de  madame  d'Houdetot,  l'assurant  qu'elle 
les  recachèteroit  si  bien  qu'il  n"y  paraîtroit  pas. 
Thérèse,  sans  montrer  combien  cette  proposition  la 
scandalisoit  et  même  sans  m'avertir,  se  contenta  de 
mieux  cacher  les  lettres  qu'elle  m'apportoit  :  pré- 
caution très  heureuse,  car  madame  d'Épinay  la 
faisoit  guetter  à  son  arrivée,  et  l'attendant  au 
passage,  poussa  plusieurs  fois  l'audace  jusqu'à 
chercher  dans  sa  bavette.  Elle  fit  plus  :  s'étant  un 
jour  invitée  à  venir  avec  M.  de  Margency  dîner  à 
l'Hermitage,  pour  la  première  fois  depuis  que  j'y 
demeurois.  elle  prit  le  tems  que  je  me  promenois 
avec  Margency  pour  entrer  dans  mon  cabinet  avec 
la  mère  et  la  fille,  et  les  presser  de  lui  montrer  les 
lettres  de  madame  d'Houdetot.  Si  la  mère  eût  su  où 
elles  étoient,  les  lettres  étoient  livrées  ;  mais  heuï'eu- 
sement,  la  fille  seule  le  savoit,  et  nia  que  j'en  eusse 
conservé  aucune.  Mensonge  assurément  plein  d'hon- 
nêteté, de  fidélité,  de  générosité,  tandis  que  la  vérité 
n'eût  été  qu'une  perfidie.  Madame  d'Epinay,  voyant 
qu'elle  ne  pouvoit  la  séduire,  s'efforça  de  l'irriter  par 
la  jalousie,  en  lui  reprochant  sa  facilité  et  son 
aveuglement.  Comment  pouvez-vous,  lui  dit-elle, 
ne  pas  voir  qu'ils  ont  entre  eux  un  commerce  cri- 
minel? Si,  malgré  tout  ce  qui  frappe  vos  yeux,  vous 
avez  besoin  d'autres  preuves,  prêtez-vous  donc  à  ce 
qu'il  faut  faire  pour  les  avoir  :  vous  dites  qu'il  déchire 
les  lettres  de  madame  d'Houdetot  aussitôt  qu'il  les  a 
lues.    Eh   bien  !   recueillez   avec   soin   les    pièces,    et 


370  LES     CONFESSIONS 

donnez-les-moi  :  je  me  charge  de  les  rassembler. 
Telles  étoient  les  leçons  que  mon  amie  donnoit  à  ma 
compagne  ^. 

Thérèse  eut  la  discrétion  de  me  taire  assez  long- 
tems  toutes  ces  tentatives  ;  mais  voyant  mes  per- 
plexités, elle  se  crut  obligée  à  me  tout  dire,  afin  que, 
sachant  à  qui  j'avois  affaire,  je  prisse  mes  mesures 
pour  me  garantir  des  trahisons  qu'on  me  préparoit. 
Mon  indignation,  ma  fureur  ne  peut  se  décrire.  Au 
lieu  de  dissimuler  avec  madame  d'Epinay,  à  son 
exemple,  et  de  me  servir  (a)  de  contre-ruses,  je 
me  livrai  sans  mesure  à  l'impétuosité  de  mon  naturel, 
et  avec  mon  étourderie  ordinaire,  j'éclatai  tout  ouver- 
tement. On  peut  juger  de  mon  imprudence  par  les 
lettres  suivantes,  qui  montrent  suffisamment  la 
manière  de  procéder  de  l'un  et  de  l'autre  en  cette 
occasion. 

BILLET  DE  MADAME  D'ÉPIXAY 

(Liasse  A,  X^  44)  2 

Pourquoi  donc  ne  vous  vois-je  pas,  mon  cher  ami? 
Je  suis  inquiète  de  vous.  Vous  rn  aviez  tant  (h)  promis 
de  ne  faire  qu  aller  et  venir  de  VHermitage  ici  !  Sur 

Var.  —  (a)  :  et  d'user  de...  —  (b)  :  m'aviez  promis... 

1.  Voyez  les  Mémoires  de  ^Madame  d'Epinay,  t.  II,  p.  292. 

2.  Mercredi  13  juUlet  1757.  Consultez  rou\Tage  de  A.  Rey,  J.-J. 
Rousseau  dans  la  Vallée  de  Montmorency,  p.  72.  Ce  billet,  —  ainsi 
que  les  trois  suivants  de  Madame  d'Epinay,  —  a  été  réimprimé  sur 
les  originaux  de  la  Bibliothèque  de  Xeuchâtel,  par  Streckeisen- 
Moultou,  dans  son  ouvrage,  J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis, 
1,  p.  541  et  ss. 


LIVRE    >'EUVIÈME  371 

cela  je  vous  ai  laissé  libre  ;  et  point  du  tout,  i^ous  laissez 
passer  huit  jours.  Si  [r]on  ne  m' avait  pas  dit  que  vous 
étiez  en  bonne  santé,  je  vous  croirais  malade.  Je  vous 
attendais  avant-hier  ou  hier,  et  je_ne  vous  vois  point 
arriver.  Mon  Dieu!  qu  avez- vous  donc?  Vous  n'avez 
point  d'affaires  ;  vous  n  avez  pas  non  plus  de  chagrins, 
car  je  me  flatte  que  vous  seriez  venu  sur-le-champ  me 
les  confier.  Vous  êtes  donc  malade  !  Tirez-moi  d'in- 
quiétude bien  vite,  je  vous  en  prie.  Adieu,  mon  cher 
ami  ;  que  cet  adieu  me  donne  un  bonjour  de  vous. 

RÉPOXSE 

Ce   mercredi   matin  1. 

Je  ne  puis  rien  vous  dire  encore.  J'attens  d  être  mieux 
instruit,  et  je  le  serai  tôt  ou  tard.  En  attendant,  soyez 
sûre  que  V  innocence  accusée  trouvera  un  défenseur 
assez  ardent  pour  donner  quelque  repentir  aux  calom- 
niateurs, quels  quils  soient. 

SECOXD  BILLET  DE  LA  MÊME 

(Liasse  A,  ?s°  45)  2 

Savez-vous  que  votre  lettre  m'effraye.^  Qu  est-ce 
qu'elle  veut  donc  dire?  Je  l'ai  relue  plus  de  vingt-cinq 
fois.  En  vérité  je  n'y  camprens  rien.  J'y  vois  seule- 
ment que  vous  êtes  inquiet  et  tourmenté,  et  que  vous 
attendez  que  vous  ne  le  soyez  plus  pour  m'en  parler. 
Mon  cher  ami,  est-ce  là  ce  dont  nous  étions  convenus? 

1.  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  II,  p.  321.  Ce  billet  aurait 
été  porté  par  Thérèse  Le  Vasseur. 

2.  Du  même  jour  que  le  précédent. 


372  LES     CONFESSIONS 

Quest  donc  devenue  cette  amitié,  cette  confiance?  et 
comment  Vai-je  perdue?  Est-ce  contre  moi,  ou  pour  moi, 
que  vous  êtes  fâché?  Quoi  quil  en  soit,  venez  dès  ce  soir, 
je  vous  en  conjure  :  souvenez-vous  que  vous  rn  avez 
promis,  il  ny  a  pas  huit  jours,  de  ne  rien  garder  sur 
le  cœur,  et  de  me  parler  sur-le-champ.  Mon  cher  ami, 
je  vis  dans  cette  confiance...  Tenez,  je  viens  encore  de 
lire  votre  lettre  :  je  ny  conçois  pas  davantage,  mais 
elle  me  fait  trembler.  Il  me  semble  que  vous  êtes  cruelle- 
ment agité.  Je  voudrais  vous  calmer  ;  mais,  comme 
f  ignore  le  sujet  de  vos  inquiétudes,  je  ne  sais  que  vous 
dire,  sinon  que  me  voilà  tout  aussi  malheureuse  que 
vous  jusqu'à  ce  que  je  vous  aie  vu.  Si  vous  n'êtes  pas 
ici  ce  soir  à  six  heures,  je  pars  demain  pour  V  H  ermitage, 
quelque  tems  quil  fasse,  et  dans  quelque  état  que  je 
sois  ;  car  je  ne  saurois  tenir  à  cette  inquiétude.  Bon- 
jour, mon  cher  bon  ami.  A  tout  hasard,  je  risque  dei 
vous  dire,  sans  savoir  si  vous  en  avez  besoin  ou  non,  de\ 
tâcher  de  prendre  garde  et  d'arrêter  les  progrès  que  fait^ 
r inquiétude  dans  la  solitude.  Une  mouche  devient  un 
monstre,  je  l'ai  souvent  éprouvé. 

RÉPONSE 

Ce  mercredi  soir  1. 

Je  ne  puis  vous  aller  voir,  ni  recevoir  votre  visite, 
tant  que  durera  V inquiétude  oîi  je  suis.  La  confiance 
dont  vous  parlez  n'est  plus,  et  il  ne  vous  sera  pas  aisé 
de  la  recouvrer.  Je  ne  vois  à  présent,  dans  votre  empresse- 


1.  Mémoires  de   Madame  d'Epinay,  II,  p.  322.    Cette    dernière 
version  offre  quelques  variantes. 


LIVRE     NEUVIÈME  373 

îne?it,  que  le  désir  de  tirer  des  ai>eux  d'autnii  quelque 
avantage  qui  convienne  à  vos  vues  ;  et  mon  cœur,  si 
prompt  à  s'épancher  dans  un  cœur  qui  s'ouvre  pour 
le  recevoir,  se  ferme  ci  la  ruse  et  à  la  finesse.  Je  recon- 
nois  votre  adresse  ordinaire  dans  la  difficulté  que 
vous  trouvez  à  comprendre  mon  billet.  Me  croyez-vous 
assez  dupe  pour  penser  que  vous  ne  l'ayez  pas  compris  .^^ 
Xon  :  mais  je  saurai  vaincre  vos  subtilités  ci  force  de 
franchise.  Je  vais  rn  expliquer  plus  clairement,  afin 
que  vous-jn' entendiez  encore  moins. 

Deux  amans  bien  unis  et  dignes  de  s'aimer  me  sont 
chers  ;  je  rn  attens  bien  que  vous  ne  saurez  pas  qui  je 
veux  dire,  à  moins  que  je  ne  vous  les  nomme.  Je  pré- 
sume qu'on  a  tenté  de  les  désunir,  et  que  c'est  de  moi 
quon  s'est  servi  pour  donner  de  la  jalousie  à  l'un 
des  deux.  Le  choix  nest  pas  fort  adroit,  mais  il  a 
paru  commode  à  la  méchanceté,  et  cette  méchanceté,  c  est 
vous  que  fen  soupçonne.  J'espère  que  ceci  devient 
plus  clair. 

Ainsi  donc  la  femme  que  f  estime  le  plus  auroit,  de 
mon  su,  l'infamie  de  partager  son  cœur  et  sa  personne 
entre  deux  amans,  et  moi  celle  d'être  un  de  ces  deux 
lâches?  Si  je  savois  qu'un  seul  moment  de  la  vie  vous 
eussiez  pu  penser  ainsi  d'elle  et  de  moi.  je  vous  haïrois 
jusqu'à  la  mort.  Mais  c'est  de  l'avoir  dit.  et  non  de 
l'avoir  cru.  que  je  vous  taxe.  Je  ne  comprens  pas,  en 
pareil  cas,  auquel  c'est  des  trois  que  vous  avez  voulu 
nuire  ;  mais  si  vous  aimez  le  repos,  craignez  d'avoir 
eu  le  malheur  de  réussir.  Je  n'ai  caché  ni  à  vous  ni  à 
elle,  tout  le  mal  que  je  pense  de  certaines  liaisojis  ;  mais 
je  veux  qu'elles  finissent  par  un  moyen  aussi  honnête 
que  sa  cause,  et  qu'un  amour  illégitime  se  change  en 


374 


LES     CONFESSIONS 


une  éternelle  amitié.  Moi,  qui  ne  fis  jamais  de  mal  à 
personne,  serçirois-je  innocemment  à  en  faire  à  mes 
amis?  Non:  je  ne  vous  le  pardonnerois  jamais,  je 
de<^ienarois  votre  irréconciliable  ennemi.  Vos  secrets 
seuls  seroient  (a)  respectés,  car  je  ne  serai  jamais  un  J 
homme  sans  foi. 

Je  n'imagine  pas  que  les  perplexités  où  je  suis 
puissent  durer  bien  longtems.  Je  ne  tarderai  pas  à 
savoir  si  je  me  suis  trompé.  Alors  j'aurai  peut-être  de 
grands  torts  à  réparer,  et  je  n'aurai  rien  fait  en  ma  vie 
de  si  bon  cœur.  Mais  savez-vous  comment  je  rachèterai 
mes  fautes  durant  le  peu  de  tems  qui  me  reste  à  passer 
près  de  vous. ^  En  faisant  ce  que  nul  autre  ne  fera  que 
moi  ;  en  vous  disant  franchement  ce  quon  pense  de 
vous  dans  le  monde,  et  les  brèches  que  vous  avez  à 
réparer  à  votre  réputation.  Malgré  tous  les  prétendus 
amis  qui  vous  entourent,  quand  vous  rn  aurez  vu  partir ^ 
vous  pourrez  dire  adieu  à  la  vérité  ;  vous  ne  trouverez  \ 
plus  personne  qui  vous  la  dise. 

TROISIÈME  BILLET  DE  LA  MÊME 

(Liasse  A.   ^"o  46)  1 

Je  n' entendais  pas  votre  lettre  de  ce  matin  :  je  vous  Val 
dit.  parce  que  cela  étoit.  J' entens  celle  de  ce  soir  ;  ri  ayez 
pas  peur  que  jy  réponde  jamais  :  je  suis  trop  pressée 
de  l'oublier,  et  quoique  vous  me  fassiez  pitié,  je  nai 

Var.  —  fa)  :  seroient  toujours  respectés,... 

1.  Du  même  jour  que  le  précédent.  Dans  les  Mémoires  de  Ma- 
dame d'Epinay  (II,  324),  le  texte  de  ce  billet  a  été  complètement 
modifié. 


LIVRE    >-EUVlÈME  375 

pu  me  défendre  de  V amertume  dont  elle  ràe  remplit 
rame.  Moi  !  user  de  ruse,  de  finesse  avec  vous  ;  moi  ! 
accusée  de  la  plus  noire  des  infamies  !  Adieu  ;  fe  re- 
grette que  ç'ous  ayez  la...  Adieu  :.fe  ne  sais  ce  que  fe 
dis...  Adieu  :  fe  serai  bien  pressée  de  cous  pardonner. 
}'ous  (tiendrez  quand  vous  voudrez  J  vous  serez  reçu 
mieux  que  ne  V exigeroient  vos  soupçons.  Dispensez- 
vous  seulement  de  vous  mettre  en  peine  de  ma  réputa- 
tion. Peu  rn  importe  celle  quon  me  donne.  Ma  conduite 
est  bonne,  et  cela  me  suffît.  Au  surplus,  fignorois 
absolument  ce  qui  est  arrivé  aux  deux  personnes  qui  me 
sont  aussi  clières  quà  vous. 

Cette  dernière  lettre  me  tira  d'un  terrible  embarras, 
et  me  replongea  dans  un  autre  qui  n'étoit  guères 
moindre.  Quoique  toutes  ces  lettres  et  réponses 
fussent  allées  et  venues  dans  l'espace  d'un  jour, 
avec  une  extrême  rapidité,  cet  intervalle  avoit  suffi 
pour  en  mettre  entre  mes  transports  de  fureur,  et 
pour  me  laisser  réfléchir  sur  l'énormité  de  mon  im- 
prudence. Madame  d'Houdetot  ne  m'avoit  rien  tant 
recommandé  que  de  rester  tranquille,  et  de  lui 
laisser  le  soin  de  se  tirer  seule  de  cette  aiïaire.  et 
d'éviter,  surtout  dans  le  moment  même,  toute 
rupture  et  tout  éclat,  et  moi,  par  les  insultes  les  plus 
ouvertes  et  les  plus  atroces,  j'allois  achever  de  porter 
la  rage  dans  le  cœur  d'une  femme  qui  n'y  étoit  déjà 
que  trop  disposée.  Je  ne  devois  naturellement  atten- 
dre de  sa  part  qu'une  réponse  si  fière,  si  dédaigneuse, 
si  méprisante,  que  je  n'aurois  pu,  sans  la  plus  in- 
digne lâcheté,  m'abstenir  de  quitter  sa  maison  sur- 
le-champ.    Heureusement,   plus   adroite   encore   que 


376  LES     CONFESSIONS 

je  n'étois  emporté,  elle  évita,  par  le  tour  de  sa 
réponse,  de  me  réduire  à  cette  extrémité.  Mais  il 
falloit  ou  sortir,  ou  l'aller  voir  sur-le-champ  ;  l'alter- 
native étoit  inévitable.  Je  pris  le  dernier  parti,  fort 
embarrassé  de  ma  contenance  dans  rexjDlication  que 
je  prévoyois.  Car  comment  m'en  tirer  sans  com- 
promettre ni  madame  d'Houdetot,  ni  Thérèse?  Et 
malheur  à  celle  que  j'aurois  nommée  !  Il  n'y  avoit 
rien  que  la  vengeance  d'une  femme  implacable  et 
intrigante  ne  me  fît  craindre  pour  celle  qui  en  seroit 
l'objet.  C'étoit  pour  prévenir  ce  malheur  que  je 
n'avois  parlé  que  de  soupçons  dans  mes  lettres, 
afin  d'être  dispensé  d'énoncer  mes  preuves.  Il  est  vrai 
que  cela  rendoit  mes  emportemens  plus  inexcusables, 
nuls  simples  soupçons  ne  pouvant  m'autoriser  à 
traiter  une  femme,  et  surtout  une  amie,  comme  je 
venois  de  traiter  madame  d'Epinay.  Mais  ici  com- 
mence la  grande  et  noble  tâche  que  j'ai  dignement 
remplie,  d'expier  mes  fautes  et  mes  foiblesses 
cachées  en  me  chargeant  (a)  de  fautes  plus  graves, 
dont  j'étois  incapable,  et  que  je  ne  commis  jamais. 
Je  n'eus  pas  à  soutenir  la  prise  que  j'avois  redoutée, 
et  j'en  fus  quitte  pour  la  peur.  A  mon  abord,  madame 
d'Epinay  me  sauta  au  cou,  en  fondant  en  larmes  ^. 
Cet  accueil  inattendu,  et  de  la  part  d'une  ancienne 

Var.  —  (a)  :  chargeant  du  blâme  de... 

1.  Cette  scène  de  réconciliation,  qui  eut  lieu  le  18  juillet,  est 
rapportée  d'une  manière  différente  dans  les  Mémoires  de  ^ladame 
d  Epinay  (II,  325,  Lettre  de  Madame  d'Epinay  à  M.  Grimm). 
On  n'ignore  plus  aujourd'hui,  après  la  publication  du  li\Te  de 
Madame  F.  Macdonald,  que  ce  dernier  texte  a  été  falsifié  par  Diderot 
et  fjar  le  venimeux  Grimm. 


LIVRE    NEUVIEME 


377 


amie,  m'émut  extrêmement  (a)  ;  je  pleurai  beau- 
coup aussi.  Je  lui  dis  quelques  mots  qui  n'avoient 
pas  grand  sens  :  elle  m'en  dit  quelques-uns  qui  en 
avoient  encore  moins,  et  tout  finit  là.  On  avoit  servi  ; 
nous  allâmes  à  table,  où,  dans  l'attente  de  Texplica- 
tion,  que  je  croyois  remise  après  le  souper,  je  lis 
mauvaise  figure,  car  je  suis  tellement  subjugué  par 
la  moindre  inquiétude  qui  m'occupe,  que  je  ne  la 
saurois  cacher  aux  moins  clairvoyans.  Mon  air 
embarrassé  devoit  lui  donner  du  courage  ;  cependant 
elle  ne  risqua  point  l'aventure  :  il  n'y  eut  pas  plus 
d'explication  après  le  souper  qu'avant.  Il  n'y  en  eut 
pas  plus  le  lendemain,  et  nos  silencieux  tête-à-tête 
ne  furent  remplis  que  de  choses  indifférentes,  ou  de 
quelques  propos  honnêtes  de  ma  part,  par  lesquels, 
lui  témoignant  ne  pouvoir  encore  rien  prononcer  sur 
le  fondement  de  mes  soupçons,  je  lui  protestois  avec 
bien  de  la  vérité  que,  s'ils  se  trouvoient  mal  fondés, 
ma  vie  entière  seroit  employée  à  réparer  leur  injus- 
tice. Elle  ne  marqua  pas  la  moindre  curiosité  de 
savoir  précisément  quels  étoient  ces  soupçons,  ni 
comment  ils  m'étoient  venus,  et  tout  notre  raccom- 
modement, tant  de  sa  part  que  de  la  mienne,  consista 
dans  l'embrassement  du  premier  abord.  Puisqu'elle 
étoit  seule  offensée,  au  moins  dans  la  forme,  il  me 
parut  que  ce  n' étoit  pas  à  moi  de  chercher  un  éclair- 
cissement qu'elle  ne  cherchoit  pas  elle-même,  et  je 
m'en  retournai  comme  j'étois  venu.  Continuant  au 
reste  à  vivre  avec  elle  comme  auparavant,  j'oubliai 
bientôt   presque   entièrement    cette    querelle,    et   je 

Var.  —  (a)  :  puissamment... 


378  LES    CONFESSIONS 

crus  bêtement  qu'elle  l'oublicit  elle-même  (a),  parce 
qu'elle  paroissoit  ne  s'en  plus  souvenir. 

Ce  ne  fut  pas  là.  comme  on  verra  bientôt,  le  seul 
chagrin  que  m'attira  ma  foiblesse  ;  mais  j'en  avois 
d'autres  non  moins  sensibles,  que  je  ne  m'étois  point 
attirés,  et  qui  n'avoient  pour  cause  (h)  que  le  désir 
de  m'arracher  de  ma  solitude  ^,  à  force  de  m'y  tour- 
menter. Ceux-ci  me  venoient  de  la  part  de  Diderot  et 
des  holbachiens.  Depuis  mon  établissement  à  l'Her- 
mitage,  Diderot  n'avoit  cessé  de  m'y  harceler,  soit 
par  lui-même,  soit  par  Deleyre  ^,  et  je  vis  bientôt, 
aux  plaisanteries  de  celui-ci  sur  mes  courses  bosca- 
resques,  avec  quel  plaisir  ils  avoient  travesti  l'her- 
mite  en  galant  berger.  Mais  il  n'étoit  pas  question  de 
cela  dans  mes  prises  avec  Diderot  ;  elles  avoient  des 
causes  plus  graves.  Après  la  publication  du  Fils 
naturel,  il  m'en  avoit  envoyé  un  exemplaire,   que 

Var.  —  (a)  :  oublioit  de  même,  parce...  —  (b)  :  qui  n'avoient 
pour  toute  cause... 

1.  C'est-à-dire  d'en  arracher  la  vieille  dont  on  avoit  besoin 
pour  arranger  le  complot.  Il  est  étonnant  que,  durant  tout  ce 
long  orage,  ma  stupide  confiance  m'ait  empêché  de  comprendre 
que  ce  n'étoit  point  moi,  mais  elle,  qu'on  vouloit  ravoir  à  Paris. 
(Note  de  J.-J.  Rousseau.) 

Cette  note  de  bas  de  page  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit 
de  Paris. 

2.  Alexandre  DelejTC,  né  le  6  janvier  1726  aux  Portrets,  près 
de  Bordeaux,  mort  à  Paris,  le  10  mars  1797,  Ami  de  Montesquieu, 
de  Duclos,  de  d'Alembert,  etc.,  il  fut  successivement  secrétaire 
des  Carabiniers,  bibhothécaire  du  duc  de  Parme,  et...  membre 
de  la  Convention.  On  vérifiera  par  ses  lettres  à  Rousseau  piibLiées 
dans  rou\'Tage  de  Streckeisen-Moultou  (I,  p.  135  et  ss.)  —  no- 
tamment par  celle  qui  porte  la  date  du  2  juillet  1757,  -r-  com- 
bien Rousseau  avait  raison  de  se  défier  de  ce  mauvais  plaisant, 
doublé  d'un  insipide  bavcird. 


LIVRE    NEUVIÈME  379 

j'avois  lu  avec  Fintérêt  et  l'attention  qu'on  donne 
aux  ouvrages  d'un  ami.  En  lisant  l'espèce  de  poétique 
en  dialogue  qu'il  y  a  jointe,  je  fus  surpris,  et  même  un 
peu  contristé,  d'y  trouver,  parmi  plusieurs  choses 
désobligeantes,  mais  tolérables,  contre  les  solitaires, 
cette  âpre  et  dure  sentence,  sans  aucun  adoucisse- 
ment :  Il  ny  a  que  le  méchant  qui  soit  seul.  Cette 
sentence  est  équivoque,  et  présente  deux  sens,  ce 
me  semble  :  l'un  très  vrai,  l'autre  très  faux  ;  puisqu'il 
est  même  impossible  qu'un  homme  qui  est  et  veut 
être  seul  puisse  et  veuille  nuire  à  personne,  et  par 
conséquent  qu'il  soit  un  méchant.  La  sentence  en 
elle-même  exigeoit  donc  une  interprétation  ;  elle 
l'exigeoit  bien  plus  encore  (a)  de  la  part  d'un 
auteur  qui,  lorsqu'il  imprimoit  cette  sentence,  avoit 
un  ami  retiré  (b)  dans  une  solitude.  Il  me  paroisscit 
choquant  et  malhonnête  (c),  ou  d'avoir  oublié,  en 
la  publiant  (d),  cet  ami  solitaire,  ou,  s'il  s'en  étoit 
souvenu,  de  n'avoir  pas  fait,  du  moins  en  maxime 
générale,  l'honorable  et  juste  exception  qu'il  devoit 
non  seulement  à  cet  ami,  mais  à  tant  de  sages  res- 
pectés, qui  dans  tous  les  tems  ont  cherché  le  calme 
et  la  paix  dans  la  retraite,  et  dont,  pour  la  première 
fois  depuis  que  le  monde  existe,  un  écrivain  s'avise, 
avec  un  seul  trait  de  plume,  de  faire  indistinctement 
autant  de  scélérats. 

J'aimois  tendrement  Diderot  ;  je  l'estimois  sin- 
cèrement, et  je  comptois  avec  une  entière  confiance 
sur  les  mêmes  sentimens  de  sa  part.  Mais  excédé  de 

Var.  —  (a)  :  plus,  ce  me  semble,  de...  —  (b)  :  retiré  depuis  six 
mois  dans...  —  (c)  :  égalejuent  malhonnête  et  choquant,...  — 
(d)   :  publiant,   qu'il  awit  un  ami  solitaire... 


380  LES     CONFESSIONS 

son  infatigable  obstination  à  nie  contrarier  éternelle- 
ment sur  mes  goûts,  mes  penchans.  ma  manière  de 
vivre,  sur  tout  ce  qui  n'intéressoit  (a)  que  moi 
seul  ;  révolté  de  voir  un  homme  plus  jeune  que  moi 
vouloir  à  toute  force  me  gouverner  (b)  comme  un 
enfant  ;  rebuté  de  sa  facilité  à  promettre  et  de  sa 
négligence  à  tenir  ;  ennuyé  de  tant  de  rendez-vous 
donnés  et  manques  de  sa  part,  et  de  sa  fantaisie  d'en 
donner  toujours  de  nouveaux  pour  y  manquer 
derechef  ;  gêné  de  l'attendre  inutilement  trois  ou 
quatre  fois  par  mois,  les  jours  marqués  par  lui- 
même,  et  de  dîner  seul  le  soir,  après  être  allé  au- 
devant  de  lui  jusqu'à  Saint-Denis,  et  l'avoir  attendu 
toute  la  journée,  j'avois  déjà  le  cœur  plein  de  ses 
torts  multipliés.  Ce  dernier  me  parut  plus  grave, 
et  me  navra  davantage.  Je  lui  écrivis  pour  m'en 
plaindre,  mais  avec  une  douceur  et  un  attendrisse- 
ment qui  me  fit  inonder  mon  papier  de  mes  larmes  ; 
et  ma  lettre  étoit  assez  touchante  pour  avoir  dû 
lui  en  tirer.  On  ne  devineroit  jamais  quelle  fut  sa 
réponse  sur  cet  article  ;  la  voici  mot  pour  mot 
(Liasse  A,  n^  33)  : 

Je  suis  bien  aise  que  mon  ouvrage  <^ous  ait  plu,  quil 
vous  ait  touché.  Vous  n'êtes  pas  de  mon  avis  sur  les 
hermites  ;  dites-en  tant  de  bien  qu  il  vous  plaira, 
vous  serez  le  seul  au  monde  dont  fen  penserai  :  encore 
y  auroit-il  bien  à  dire  là-dessus,  si  Von  pouvoit  vous 
parler  sans  vous  fâcher.    Une  femme  de  quatre-vingts 


Var.  —  (a)  :  qui  ne  regardait  que...  —  (h)  :  gouverner,  malgré 
moi,   comme... 


LIVRE    NEUVIÈME  381 

ans  !  etc.  On  m'a  dit  une  phrase  d'une  lettre  du  fils  de 
madame  d'Epinay,  qui  a  dû  vous  peiner  beaucoup,  ou 
je  coTinois  mal  le  fond  de  cotre  âme  ■*■. 

Il  faut  expliquer  (a)  les  deux  dernières  phrases 
de  cette  lettre. 

Au  coniniencement  de  mon  séjour  à  l'Hermitage, 
madame  Le  Vasseur  parut  s'y  déplaire  et  trouver 
Thabitation  trop  seule.  Ses  propos  là-dessus  m'étant 
revenus,  je  lui  offris  de  la  renvoyer  à  Paris  si  elle  s'y 
plaisoit  davantage  ;  d'y  payer  son  loyer,  et  d'y 
prendre  le  même  soin  d'elle  que  si  elle  étoit  encore 
avec  moi.  Elle  rejeta  mon  offre,  me  protesta  qu'elle 
se  plaisoit  fort  à  l'Hermitage,  que  l'air  de  la  campagne 
lui  faisoit  du  bien  ;  et  l'on  voyoit  que  cela  étoit  vrai, 
car  elle  y  rajeunissoit,  pour  ainsi  dire,  et  s'y  portoit 
beaucoup  mieux  qu'à  Paris.  5a  fiUe  m'assura  même 
qu'elle  eût  été  dans  le  fond  très  fâchée  que  nous 
quittassions  l'Hermitage,  qui  réellement  étoit  un 
séjour  charmant,  aimant  fort  le  petit  tripotage  du 
jardin  et  des  fruits,  dont  elle  avoit  le  maniement  ; 
mais  qu'elle  avoit  dit  ce  qu'on  lui  avoit  fait  dire, 
pour  tacher  de  m'engager  à  retourner  à  Paris. 

Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  ils  tachèrent 
d'obtenir  par  le  scrupule  l'effet  que  la  complaisance 
n'avoit  pas  produit,  et  me  firent  un  crime  de  garder 
là   cette   vieille    femme,   loin   des    secours    dont    elle 


Var.  —  (b)  :  expliquer  maintenant  les... 

1.  Ce  n'est  ici  qu'un  fragment  d'une  lettre  adressée  par  Diderot 
à  Rousseau,  au  commencement  de  l'année  1757.  On  trouvera  le 
morceau  tout  entier  dans  l'ouvrage  de  Streckeisen,   I,  p.   272. 


382  LES    CONFESSIONS 

pouvoit  avoir  besoin  à  son  âge  :  sans  songer  qu'elle 
et  beaucoup  d'autres  vieilles  gens,  dont  l'excellent 
air  du  pays  prolonge  la  vie,  pouvoient  tirer  ces  secours 
de  Montmorency,  que  j'avois  à  ma  porte  ;  et  comme 
s'il  n'y  avoit  des  vieillards  qu'à  Paris,  et  que  partout 
ailleurs  ils  fussent  hors  d'état  de  vivre.  Madame  Le 
Yasseur,  qui  mangeoit  beaucoup,  et  avec  une  ex- 
trême (a)  voracité,  étoit  sujette  à  des  débordemens 
de  bile  et  à  de  fortes  diarrhées,  qui  lui  duroient 
quelques  jours,  et  lui  serv oient  de  remède.  A  Paris, 
elle  n'y  faisoit  jamais  rien,  et  laissoit  agir  la  nature. 
Elle  en  usoit  de  même  à  THermitage,  sachant  bien 
qu'il  n'y  avoit  rien  de  mieux  à  faire.  N'importe  : 
parce  qu'il  n'y  avoit  pas  des  médecins  et  des  apothi- 
caires (h)  à  la  campagne,  c'étoit  vouloir  sa  mort 
que  de  l'y  laisser  (c).  quoiqu'elle  s'y  portât  très  bien. 
Diderot  auroit  dû  déterminer  à  quel  âge  il  n'est  plus 
permis,  sous  peine  d'homicide,  de  laisser  vivre  les 
vieilles  gens  hors  de  Paris. 

C'étoit  là  une  des  deux  accusations  atroces  sur 
lesquelles  il  ne  m'exceptoit  pas  de  sa  sentence,  qu'il 
n'y  avoit  que  le  méchant  qui  fût  seul  ;  et  c'étoit  (d) 
ce  que  signifioit  son  exclamation  pathétique  (e)  et 
Y  et  cœtera  qu'il  y  avoit  bénignement  ajouté  :  Une 
femme  de  quatre-vingts  ans  ^,  etc. 

Je  crus  ne  pouvoir  mieux  répondre  à  ce  reproche 
qu'en  m'en  rapportant  à  madame  Le  Yasseur  elle- 


Var.  —  (a)  :  grande...  —  (b)'  :  des  apothicaires  et  des  méde- 
cins... —  (c)  :  laisser.  Diderot...  —  (d)  :  c'étoit  [à...  —  (ej  :  pa- 
thétique :  Une  femme... 

1.  Madame  Le  Yasseur  n'avait  alors  que  soixante-neuf  ans. 


LIVRE    NEUVIÈME  383 

même.  Je  la  priai  d'écrire  naturellement  son  senti- 
ment à  madame  d'Épinay.  Pour  la  mettre  plus  à  son 
aise,  je  ne  voulus  point  voir  sa  lettre,  et  je  lui  montrai 
celle  que  je  vais  transcrire,  et  que  j'écrivois  à  ma- 
dame d'Epinay,  au  sujet  d'une  réponse  que  j'avois 
voulu  faire  à  une  autre  lettre  de  Diderot  encore  plus 
dure,  et  qu'elle  m'avoit  empêché  d'envoyer. 

Ce  jeudi. 

Madame  Le  Vasseur  doit  vous  écrire,  ma  bonne 
amie;  je  Vai  priée  de  vous  dire  sincèrement  ce  quelle 
-pense.  Pour  la  mettre  bien  à  son  aise,  je  lui  ai  dit  que 
je  ne  voulois  point  voir  sa  lettre,  et  je  vous  prie  de  ne 
me  rien  dire  de  ce  quelle  contient. 

Je  n  enverrai  pas  ma  lettre,  puisque  vous  vous  y 
opposez  ;  mais,  me  sentant  très  grièvement  offensé, 
il  y  auroit,  à  convenir  que  fai  tort,  une  bassesse  et 
une  fausseté  que  je  ne  saurois  me  permettre.  U Evan- 
gile ordonne  bien  à  celui  qui  reçoit  un  soufflet  d'offrir 
Vautre  joue,  mais  non  pas  de  demander  pardon. 
Vous  souvenez-vous  de  cet  homme  de  la  comédie  qui 
crie  en  donnant  des  coups  de  bâton?  Voilà  le  rôle  du 
philosophe. 

Ne  vous  flattez  pas  de  V empêcher  de  venir  par  le 
mauvais  tems  quil  fait.  Sa  (a)  colère  lui  donnera  le 
terns  et  les  forces  que  l'amitié  lui  refuse,  et  ce  sera  la 
première  fois  de  sa  vie  quil  sera  venu^  le  jour  quil 
avoit  promis.  Il  s'excédera  pour  venir  me  répéter  de 
bouche  les  injures  quil  me  dit  dans  ses  lettres;  je  ne 
les    endurerai    rien    moins    que    patiemment.    Il   s'en 

Var.  —  (a)  :  La  colère... 


384  LES     CONFESSIONS 

retournera  être  malade  à  Paris  :  et  moi,  je  serai,  selon 
r usage,  un  homme  fort  odieux.  Que  faire?  Il  faut 
souffrir. 

Mais  n  admirez- i^ous  pas  la  sagesse  de  cet  homme 
qui  i>ouloit  me  venir  prendre  à  Saint-Denis,  en  fiacre, 
y  dîner,  me  ramener  en  fiacre  (Liasse  A,  N^  33)  ^,  et  à 
qui,  huit  jours  après  (Liasse  A,  n^  34)  ^,  sa  fortune  ne 
permet  plus  d'aller  à  C Hermitage  autrement  qu  à 
pied?  Il  n'est  pas  absolument  impossible,  pour  parler 
son  langage,  que  ce  soit  là  le  ton  de  la  bonne  foi  ;  mais, 
en  ce  cas,  il  faut  qu  en  huit  jours  il  soit  arrivé  d'étranges 
changemens  dans  sa  fortune. 

Je  prens  part  au  chagrin  que  vous  donne  la  maladie 
de  madame  votre  mère  ;  mais  vous  voyez  que  votre 
peine  n'approche  pas  de  la  mienne.  On  souffre  moins 
encore  à  voir  malades  les  personnes  quon  aime, 
qu  injustes  et  cruelles. 

Adieu,  ma  bonne  amie  ;  voici  la  dernière  fois  que  je 
vous  parlerai  de  cette  malheureuse  affaire.  Vous  me 
parlez  d'aller  à  Paris,  avec  un  sang-froid  qui  me 
réjouiroit  dans  un  autre  tems  ^. 

J'écrivis  à  Diderot  ce  que  j'avois  fait  au  sujet  de 
madame  Le  Vasseur,  sur  la  proposition  de  madame 
d'Épinay  elle-même  ;  et  (a)  madame  Le  Vasseur 
ayant  choisi,  comme  on  peut  bien  croire,  de  rester 

Var.  —  (a)  :  elle-même  ;  Madame... 

1.  Voyez  le  texte  de  la  lettre  publiée  par  Streckeisen,  I,  p.  273. 

2.  Streckeisen,  I,  p.  274,  lettre  I  (janvier  1757). 

3.  Cette  lettre  a  été  réimprimée  avec  quelques  variantes  dans 
la  Correspondance  de  Rousseau.  (Œuvres  complètes,  t.  X,  p.  140.) 


LIVRE    NEUVIÈME  385 

à  l'Hermitage  (a),  où  elle  se  portoit  très  bien,  où 
elle  avoit  toujours  compagnie,  et  où  elle  vivoit  très 
agréablement,  Diderot,  ne  sachant  plus  de  quoi  me 
faire  un  crime,  m'en  fît  un  de  cette  précaution  de 
ma  part,  et  ne  laissa  pas  de  m'en  faire  un  autre  de  la 
continuation  du  séjour  de  madame  Le  Vasseur  à 
l'Hermitage,  quoique  cette  continuation  fût  de 
son  (h)  choix,  et  qu'il  n'eut  tenu,  et  ne  tînt  toujours 
qu'à  elle,  de  retourner  vivre  à  Paris,  avec  les  mêmes 
secours  de  ma  part  qu'elle  avoit  auprès  de  moi. 

Voilà  l'explication  du  premier  reproche  de  la 
lettre  de  Diderot,  n^  33.  Celle  du  second  est  dans  sa 
lettre  n^  34. 

Le  Lettré  (c'étoit  un  nom  de  plaisanterie  donné  par 
Grimm  au  fîls  de  madame  d'Epinay  i.  le  Lettré  a  dû 
vous  écrire  qu'il  y  avoit  sur  U  rempart  vingt  pauvres  qui 
mouroient  de  faim  et  de  froid,  et  qui  attendoient  le 
liard  que  vous  leur  donniez.  C'est  un  échaiitillon  de 
notre  petit  babil...  et  si  vous  entendiez  le  reste,  il  vous 
amuserait  (c)  comme  cela  ^. 

Voici  ma  réponse  à  ce  terrible  argument,  dont 
Diderot  paroissoit  si  fîer  : 

Je  crois  avoir  répondu  au  Lettré,  c'est-à-dire  au  fils 
d'un   fermier    génércd,    que   je    ne    plaignais   pas    les 

Var.  —  (a)  :  l'Hermitage,  Diderot  ne  sachant...  —  (bj  :  de  son 
très  libre  choix...  —  (c)  :  il  vous  réjouiroit... 

1.  Louis  d'Epinay,  né  le  25  sept.  1746,  mort  à  Fribourg  en  1813. 

2.  On  trouvera  dans  l'ouvrage  de  Streckeisen  (I,  p.  274,  sous  la 
date  de  janvier  1757),  la  lettre  d'où  ce  fragment  est  tiré. 


386  LES    CONFESSIO>-S 

païK^res  qu'il  ai^oit  aperçus  sur  le  rempart,  attendant 
mon  liard  ;  qu  apparemment  il  les  en  avoit  ample- 
ment dédommagés  ;  que  je  V étahlissois  mon  subs- 
titut ;  que  les  pauvres  de  Paris  nauroient  pas  à  se 
plaindre  de  cet  échange  :  que  je  nen  trouverois  (a) 
pas  aisément  un  aussi  bon  pour  ceux  de  Montmo- 
rency, qui  en  avoient  beaucoup  plus  de  besoin.  Il 
y  a  ici  un  bon  vieillard  respectable  qui,  après  avoir 
passé  sa  vie  à  travailler,  ne  le  pouvant  plus,  meurt  de 
faim  sur  ses  vieux  jours.  Ma  conscience  est  plus  con- 
tente des  deux  sols  que  je  lui  donne  tous  les  lundis  que 
de  cent  liards  que  j'aurois  distribués  à  tous  les  gueux 
du  rempart.  Vous  êtes  plaisans,  vous  autres  philoso- 
phes, quand  vous  regardez  tous  les  habitans  des  villes 
comme  les  seuls  hommes  auxquels  vos  devoirs  vous 
lient.  Cest  à  la  campagne  quon  apprend  à  aimer  et 
servir  Vhumanité  ;  on  n  apprend  qu'à  la  mépriser  dans 
les   villes  ^, 

Tels  étoient  les  singuliers  scrupules  sur  lesquels 
un  homme  d'esprit  avoit  l'imbécillité  de  me  faire 
sérieusement  un  crime  de  mon  éloignement  de  Paris, 
et  prétendoit  me  prouver,  par  mon  propre  exemple, 
qu'on  ne  pouvoit  vivre  hors  de  la  capitale  sans  être 
un  méchant  homme.  Je  ne  comprens  pas  aujourd'hui 
comment  j'eus  la  bêtise  de  lui  répondre  et  de  me 
fâcher,  au  lieu  de  lui  rire  au  nez  pour  toute  réponse. 


Var.  —  (a)  :  que  je  ne  trouverois  pas  si  aisément  un  si  bon 
substitut  pour... 

1.  Correspondance,    lettre    CXLI,    A   Diderot,    ce   mercredi   soir 
1757. 


LIVRE    NEUVIÈME  387 

Cependant  les  décisions  de  madame  d'Épinay  et  les 
clameurs  de  la  coterie  holbachique  avoient  telle- 
ment fasciné  les  esprits  en  sa  faveur,  que  je  passois 
généralement  pour  avoir  tort  dans  cette  afiaire,  et 
que  madame  d'Houdetot  elle-même,  grande  enthou- 
siaste de  Diderot,  voulut  que  j'allasse  le  voir  à  Paris, 
et  que  je  fisse  toutes  les  avances  d'un  raccommode- 
ment, qui,  tout  sincère  et  entier  qu'il  fut  de  ma  part, 
se  trouva  pourtant  peu  durable.  L'argument  victo- 
rieux sur  mon  cœur  dont  elle  se  servit  fut  qu'en  ce 
moment  Diderot  étoit  malheureux.  Outre  l'orage 
excité  contre  V Encyclopédie,  il  en  essuyoit  alors  un 
très  violent  au  sujet  de  sa  pièce,  que,  malgré  la  petite 
histoire  qu'il  avoit  mise  à  la  tête,  on  l'accusoit 
d'avoir  prise  en  entier  de  Goldoni.  Diderot,  plus  sen- 
sible encore  aux  critiques  que  Voltaire,  en  étoit  alors 
accablé.  Madame  de  GrafTigny  avoit  même  eu  la 
méchanceté  de  faire  courir  le  bruit  que  j'avois  rompu 
avec  lui  à  cette  occasion.  Je  trouvai  qu'il  y  avoit 
de  la  justice  et  de  la  générosité  de  prouver  publique- 
ment le  contraire,  et  j'allai  passer  deux  jours  non  seu- 
lement avec  lui,  mais  chez  lui.  Ce  fut,  depuis  mon  éta- 
blissement à  l'Hermitage.  mon  second  voyage  à  Paris. 
J'avois  fait  le  premier  pas  pour  courir  au  pauvre 
Gaufîecourt,  qui  eut  une  attaque  d'apoplexie  dont  il 
n'a  jamais  été  bien  remis,  et  durant  laquelle  je  ne 
quittai  pas  son  chevet  qu'il  ne  fût  hors  d'affaire. 

Diderot  me  reçut  bien.  Que  l'embrassement  d'un 
ami  peut  effacer  de  torts  !  Quel  ressentiment  peut 
après  cela  rester  dans  le  cœur  fa)?  Nous  eûmes  peu 

Var.  —  (a)  :  peut  rester  dans  le  cœur  après  cela  ? 


388  lES     CONFESSIONS 

d'explications.  Il  n'en  est  pas  besoin  pour  des  invec- 
tives réciproques.  Il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire,  savoir! 
de  les  oublier.  Il  n'y  avoit  point  eu  de  procédés 
souterrains,  du  moins  qui  fussent  à  ma  connois-; 
sance  :  ce  n' et  oit  pas  comme  avec  madame  d'Épinay. 
Il  me  montra  le  plan  du  Père  de  famille.  Voilà,  lui] 
dis-je,  la  meilleure  défense  du  Fils  naturel.  Gardez 
le  silence,  travaillez  cette  pièce  avec  soin,  et  puis 
jetez-la  tout  d'un  coup  au  nez  de  vos  ennemis  pour] 
toute  réponse.  Il  le  fit  et  s'en  trouva  bien.  Il  y  avoit 
près  de  six  mois  que  je  lui  avois  envoyé  les  deux 
premières  parties  de  la  Julie,  pour  m'en  dire  son  avis. 
Il  ne  les  avoit  pas  encore  lues.  Nous  en  lûmes  un 
cahier  ensemble.  Il  trouva  tout  cela  feuillet,  ce  fut 
son  terme  ;  c'est-à-dire  chargé  de  paroles  et  redon- 
dant. Je  l'avois  déjà  bien  senti  moi-même  :  mais 
c'étoit  le  bavardage  de  la  fièvre  ;  je  ne  l'ai  jamais  pu 
corriger.  Les  dernières  parties  ne  sont  pas  comine 
cela.  La  quatrième  surtout,  et  la  sixième,  sont  des 
chefs-d'œuvre  de  diction. 

Le  second  jour  de  mon  arrivée,  il  voulut  absolu- 
ment me  mener  souper  chez  M.   d'Holbach.   Nous 
étions  loin  de  compte  ;  car  je  voulois  même  rompre 
l'accord  du  manuscrit  de  chimie,  dont  je  m'indignois 
d'avoir  l'obligation   à   cet  homme-là.  Diderot  l'em- 
porta sur  tout.  Il  me  jura  que  M.  d'Holbach  m'aimoitj 
de  tout  son  cœur  ;  qu'il  falloit  lui  pardonner  un  ton 
qu'il  prenoit  avec  tout  le  monde,  et  dont  ses  amisj 
av oient  plus  à  souffrir  que  personne.  II  me  représentai 
que  refuser  le  produit   de  ce  manuscrit  (a),  après 

Var.  —  (a)  :  refuser  ce  manuscrit,... 


LIVRE    NEUVIÈME  389 

l'avoir  accepté  deux  ans  auparavant,  étoitiin  affront 
au  donateur,  qu'il  n'avoit  pas  mérité,  et  que  ce  refus 
pourroit  même  être  mésinterprété,  comme  un  secret 
reproche  davoir  attendu  si  iongtems  d'en  conclure 
le  marché.  Je  vois  d'Holbach  tous  les  jours,  ajouta- 
t-il  ;  je  connois  mieux  que  vous  l'état  de  son  âme.  Si 
vous  n'aviez  pas  lieu  d'en  être  content,  croyez-vous 
votre  ami  capable  de  vous  conseiller  une  bassesse? 
Bref,  avec  ma  foiblesse  ordinaire,  je  me  laissai  sub- 
juguer, et  nous  allâmes  souper  chez  le  Baron,  qui  me 
reçut  à  son  ordinaire.  Mais  sa  femme  me  reçut  froide- 
ment, et  presque  malhonnêtement.  Je  ne  reconnus 
plus  cette  aimable  Caroline  ^  qui  marquoit  avoir 
pour  moi  tant  de  bienveillance  étant  fille.  J"avois 
cru  sentir  dès  Iongtems  auparavant  que  depuis  que 
Grimm  fréquentoit  la  maison  d'Aine,  on  ne  m'y 
voyoit  plus  d'aussi  bon  œil. 

Tandis  que  j'étois  à  Paris,  Saint-Lambert  y  arriva 
de  larmée.  Comme  je  n'en  savois  rien,  je  ne  le  vis 
qu'après  mon  retour  en  campagne,  d'abord  à  la 
Chevrette  -,  et  ensuite  à  l'Hermitage,  où  il  vint  avec 
madame  d'Houdetot  me  demander  à  dîner.  On  peut 
juger  si  je  les  reçus  avec  plaisir  !  Mais  j'en  pris  bien 
plus  encore  à  voir  leur  bonne  intelligence.  Content 
de  n'avoir  pas  troublé  leur  bonheur  j'en  étois 
heureux  moi-même  :  et  je  puis  jurer  que  durant  toute 
ma  folle  passion,  mais  surtout  en  ce  moment,  quand 
j'aurois  pu  lui  ôter  madame  d'Houdetot,  je  ne  laurois 
pas  voulu  faire,  et  je  n'en  aurois  pas  même  été  tenté. 


1.  Caroline-Suzanne   d'Aine,   sœur  de   sa  première   femme. 

2.  Probablement  le  4  juillet. 


390  LES     CONFESSIONS 

Je  la  trouvois  si  aimable,  aimant  Saint-Lambert, 
que  je  mimaginois  à  peine  qu'elle  eût  pu  l'être 
autant  en  m' aimant  moi-même  ;  et  sans  vouloir 
troubler  leur  union,  tout  ce  que  j'ai  le  plus  véritable- 
ment désiré  d'elle  dans  mon  délire  étoit  qu'elle  se 
laissât  aimer.  Enfin,  de  quelque  violente  passion  que 
j'aie  brûlé  pour  elle,  je  trouvois  aussi  doux  d'être 
le  confident  que  l'objet  de  ses  amours,  et  je  n'ai 
jamais  un  moment  regardé  son  amant  comme  mon 
rival,  mais  toujours  comme  mon  ami.  On  dira  que 
ce  nétoit  pas  encore  là  (a)  de  l'amour  :  soit,  mais 
c'étoit  donc  plus. 

Pour  Saint-Lambert,  il  se  conduisit  en  honnête 
homme  et  judicieux  :  comme  j'étois  le  seul  coupable, 
je  fus  aussi  le  seul  puni,  et  même  avec  indulgence.  Il 
me  traita  durement,  mais  amicalement,  et  je  vis  que 
j 'a vois  perdu  quelque  chose  dans  son  estime,  mais 
rien  dans  son  amitié.  Je  m'en  consolai,  sachant  que 
l'une  me  seroit  bien  plus  facile  à  recouvrer  que 
l'autre,  et  qu'il  étoit  trop  sensé  pour  confondre  une 
foiblesse  involontaire  et  passagère  avec  un  vice  de 
caractère.  S'il  y  avoit  de  ma  faute  dans  tout  ce  qui 
s'étoit  passé,  il  y  en  avoit  bien  peu.  Etoit-ce  moi  qui 
avois  recherché  sa  maîtresse?  N'étoit-ce  pas  lui  qui 
me  l'avoit  envoyée?  N'étoit-ce  pas  elle  qui  m'avoit 
cherché?  Pouvois-je  éviter  de  la  recevoir?  Que 
pouvois-je  faire?  Eux  seuls  avoient  fait  le  mal,  et 
c'étoit  moi  qui  l'avois  souffert.  A  ma  place,  il  en  eût 
fait  autant  que  moi,  peut-être  pis  :  car  enfin,  quelque 
fidèle, quelque  estimable  que  fût  madame  d'Houdetot, 

Var.  —  (a)  :  là;  vraiment,  de... 


LIVRE    NEUVIÈME  391 

elle  étoit  femme  ;  ii  étoit  absent  ;  les  occasioTis  étoient 
fréquentes,  les  tentations  étoient  vives,  et  il  lui  eût 
été  bien  difficile  -de  se  défendre  toujours  avec  le  même 
succès  contre  un  homme  plus  entreprenant.  C'étoit 
assurément  beaucoup  pour  elle  et  pour  moi,  dans  une 
pareille  situation,  d'avoir  pu  poser  (a)  des  limites  que 
nous  ne  nous  soyons  jamais  permis  de  passer. 

Quoique  je  me  rendisse,  au  fond  de  mon  cœur,  un 
témoignage  assez  honorable,  tant  d'apparences 
étoient  contre  moi,  que  l'invincible  honte  qui  me 
domina  toujours  me  donnoit  devant  lui  tout  l'air 
d'un  coupable,  et  il  en  abusoit  (h)  pour  mhumilier. 
Un  seul  trait  peindra  cette  position  réciproque.  Je 
lui  iisois,  après  le  dîner,  Ja  lettre  que  j'avois  écrite 
l'année  précédente  à  Voltaire,  et  dont  lui  Saint- 
Lambert  avoit  entendu  parler.  Il  s'endormit  durant 
la  lecture,  et  moi,  jadis  si  fier,  aujourd'hui  si  sot,  je 
n'osai  jamais  interrompre  ma  lecture,  et  continuai 
de  lire  tandis  qu'il  continuoit  de  ronfler.  Telles  étoient 
mes  indignités,  et  telles  étoient  ses  vengeances  ; 
mais  sa  générosité  ne  lui  permit  jamais  de  les  exercer 
qu'entre  nous  trois. 

Quand  il  fut  reparti,  je  trouvai  madame  d"Hou- 
detot  fort  changée  à  mon  égard.  J'en  fus  surpris 
comme  si  je  n'avois  pas  dû  m'y  attendre  ;  j'en  fus 
touché  plus  que  je  n'aurois  dû  l'être,  et  cela  me  fit 
beaucoup  de  mal.  Il  sembloit  que  tout  ce  dont 
j'attendois  ma  guérison  ne  fît  qu'enfoncer  dans  mon 
cœur  davantage  le  trait  qu'enfin  j'ai  plutôt  brisé 
qu'arraché. 

Var.  —  (a)  :  nous  poser...  —  (b)  :  abusoit  souvent  pour... 


392  LES     CONFESSIONS 

J'étois  déterminé  toul-à-fait  à  me  vaincre,  et  à  ne 
rien  épargner  pour  changer  ma  folle  passion  en  une 
amitié  pure  et  durable.  J'avois  fait  pour  cela  les  plus 
beaux  projets  du  monde,  pour  l'exécution  desquels 
javois  besoin  du  concours  de  madame  dHoudetot. 
Quand  je  voulus  lui  parler,  je  la  trouvai  distraite, 
embarrassée.  ;  je  sentis  qu'elle  avoit  cessé  de  se  plaire 
avec  moi,  et  je  vis  clairement  qu'il  s'étoit  passé 
quelque  chose  qu'elle  ne  vouloit  pas  me  dire,  et  que 
je  n'ai  jamais  su.  Ce  changement,  dont  il  me  fut 
impossible  d'obtenir  l'explication,  me  navra.  Elle 
me  redemanda  ses  lettres  ;  je  les  lui  rendis  toutes 
avec  une  fidélité  dont  elle  me  fit  l'injure  de  douter 
un  moment.  Ce  doute  fut  encore  un  déchirement 
inattendu  pour  mon  cœur,  qu'elle  devoit  si  bien 
connoître.  Elle  me  rendit  justice,  mais  ce  ne  fut  pas 
sur-le-champ  ;  je  compris  que  l'examen  du  paquet 
que  je  lui  a  vois  rendu  (a)  lui  avoit  fait  sentir  son 
tort  :  je  vis  même  qu'elle  se  le  reprochoit,  et  cela  me 
fit  regagner  quelque  chose.  Elle  ne  pouvoit  retirer 
ses  lettres  sans  me  rendre  les  miennes.  Elle  me  dit 
qu'elle  les  avoit  brûlées  ;  j'en  osai  douter  à  mon  tour, 
et  j'avoue  que  j'en  doute  encore.  Non,  l'on  ne  met 
point    au    feu   de   pareilles   lettres  ^.    On   a   trouvé 

Var.  —  (a)  :  remis  lui... 

1.  Ces  lettres  n'ont  jamais  été  retrouvées.  11  est  donc  vraisem- 
blable qu'elles  ont  été  détruites.  Le  texte  d'une  seule  paraît  nous 
avoir  été  conservé  dans  la  Correspondance  de  Rousseau  (let- 
tre CLW ,  A  Sophie,  VHermiiage,  juin  1151  j.  Nous  l'avons  déjà 
signalée.  Elle  donne  le  ton  des  épîtres  amoureuses  adressées  par 
le  galant  philosophe  à  sa  charmante  amie.  Voyez  au  sujet  des 
lettres  brûlées  une  note  de  l'éditeur  Petitain  (Confessions,  1839, 
p.  447j. 


LIVRE    NEUVIEME 


393 


brûlantes  celles  de  la  Julie.  Eh  Dieu  1  qu'auroit-on 
donc  dit  de  celles-là!  Non,  non,  jamais  celle  qui  peut 
inspirer  une  pareille  passion  n'aura  le  courage  d'en 
brûler  les  preuves.  Mais  je  ne  crains  pas  non  plus 
qu'elle  en  ait  abusé  :  (a)  je  ne  l'en  crois  pas  capable; 
et  de  plus,  j'y  avois  mis  bon  ordre.  La  sotte,  mais 
vive  cfainte  d'être  persiflé  m'avoit  fait  commencer 
cette  correspondance  sur  un  ton  qui  mit  mes  lettres 
à  l'abri  des  communications.  Je  portai  jusqu'à  la 
tutoyer  la  familiarité  que  j'y  pris  dans  mon  ivresse  : 
mais  quel  tutoiement  !  elle  n'en  devoit  sûrement 
pas  être  offensée.  Cependant  elle  s'en  plaignit  plu- 
sieurs fois  (h),  mais  sans  succès  :  ses  plaintes  ne 
faisoient  que  léveiller  mes  craintes  (c),  et  d'ailleurs 
je  ne  pouvois  me  résoudre  à  rétrograder.  Si  ces  lettres 
sont  encore  en  être,  et  qu'un  jour  elles  soient  vues, 
on  connoîtra  comment  j'ai  aimé. 

La  douleur  que  me  causa  le  refroidissement  de 
inadame  d'Houdetot,  et  la  certitude  de  ne  l'avoir  pas 
mérité,  me  firent  prendre  le  singulier  parti  de  m'en 
plaindre  à  Saint-Lambert  même.  En  attendant  l'effet 
de  la  lettre  que  je  lui  écrivis  à  ce  sujet,  je  me  jetai 
dans  les  distractions  que  j'aurois  dû  chercher  plus 
tôt.  Il  y  eût  des  fêtes  à  la  Chevrette,  pour  lesquelles 
je  fis  de  la  musique.  Le  plaisir  de  me  faire  honneur 
auprès  de  madame  d'Houdetot  d'un  talent  qu'elle 
aimoit,  excita  ma  verve,  et  un  autre  objet  contri- 
buoit  encore  à  l'animer,  savoir  :  le  désir  de  montrer 
que  l'auteur  du  Devin  du  village  savoit  la  musique, 

Var.  —  (a)  :  abusé  ;  elle  n'en  est  pas  capable  et  d'ailleurs  j'y 
avois...  —  (bj  :  plusieurs  fois,  assez  vivement,  mais  sans  succès... 
—  (c)  .-que  réveiller  ma  défiance,  et... 


394  LES    CONFESSIONS 

car  je  m'apercevois  depuis  longtems  que  quelqu'un 
travailloit  en  secret  à  rendre  cela  douteux,  du  moins 
quant  à  la  composition.  Mon  début  à  Paris,  les 
épreuves  où  j'y  avois  été  mis  à  diverses  fois,  tant 
chez  M.  Dupin  que  chez  M.  de  la  Poplinière,  quantité 
de  musique  que  j'y  avois  composée  pendant  quatorze 
ans  au  milieu  des  plus  célèbres  artistes,  et  sous  leurs 
yeux,  enfin  l'opéra  des  AI  uses  s,alantes,  celui  même 
du  De^in  (a),  un  motet  que  j 'avois  fait  pour  made- 
moiselle Fel,  et  qu'elle  avoit  chanté  au  Concert  spiri- 
tuel, tant  de  conférences  que  j'avoies  eues  sur  ce 
bel  art  avec  les  plus  grands  maîtres,  tout  sembloit 
devoir  prévenir  ou  dissiper  un  pareil  doute.  Il  exis- 
toit  cependant,  même  à  la  Chevrette,  et  je  voyois 
que  M.  d'Épinay  n'en  étoit  pas  exempt.  Sans  paroître 
m'apercevoir  de  cela,  je  me  chargeai  de  lui  composer 
un  motet  pour  la  dédicace  de  la  chapelle  de  la  Che- 
vrette, et  je  le  priai  de  me  fournir  des  paroles  de 
son  choix.  Il  chargea  de  Linant.  le  gouverneur  de 
son  fils,  de  les  faire.  De  Linant  arrangea  des  paroles 
convenables  au  sujet,  et  huit  jours  après  qu'elles 
m'eurent  été  données  le  motet  fut  achevé.  Pour  cette 
fois,  le  dépit  fut  mon  Apollon,  et  jamais  musique  plus 
étoffée  ne  sortit  de  mes  mains.  Les  paroles  commen- 
cent par  ces  mots   :   Ecce  sedes  hic   TonaïUis  ^.   La 

Var.  —  (a)  :  Devin  du  Village,... 

1.  J'ai  appris  depuis  que  ces  paroles  étoient  de  Santeuil,  et 
que  M.  de  Linant  se  les  étoit  doucement  appropriées.  (Note  de 
J.-J.  Rousseau.)  Cette  note  de  bas  de  page  ne  se  trouve  pas  dans 
le  manuscrit  de  Paris.  —  Le  manuscrit  du  motet  ;  Ecce  sedes  hic 
ToTUintis,  et  celui  que  Rousseau  composa  pour  Mademoiselle  Fel, 
dont  il  est  parlé  plus  haut,  sont  conservés  à  la  Bibliothèque 
Nationale. 


LIVRE    NEUVIÈME  395 

pompe  du  début  répond  aux  paroles,  et  toute  la 
suite  du  motet  est  d'une  beauté  de  chant  qui  frappa 
tout  le  monde.  J'avois  travaillé  en  grand  orchestre. 
D'Epinay  rassembla  les  meilleurs  symphonistes. 
Madame  Bruna,  chanteuse  italienne,  chanta  le  motet 
et  fut  bien  (a)  accompagnée.  Le  motet  eut  un  si 
grand  succès  qu'on  l'a  donné  dans  la  suite  au  Concert 
spirituel,  où,  malgré  les  sourdes  cabales  et  l'indigne 
exécution,  il  a  eu  deux  fois  les  mêmes  applaudisse- 
mens.  Je  donnai  pour  la  fête  de  M.  d'Épinay  l'idée 
d'une  espèce  de  pièce,  moitié  drame,  moitié  panto- 
mime, que  madame  d'Epinay  composa,  et  dont  je 
fis  encore  la  musique.  Grimm,  en  arrivant,  entendit 
parler  de  mes  succès  harmoniques.  Une  heure  après, 
on  n'en  parla  plus  :  mais  du  moins  on  ne  mit  plus 
en  question,  que  je  sache,  si  je  savois  la  compo- 
sition. 

A  peine  Grimm  fut-il  à  la  Chevrette,  où  déjà  je 
ne  me  plaisois  pas  trop,  qu'il  acheva  de  m'en  ren- 
dre (b)  le  séjour  insupportable,  par  des  airs  (c)  que 
je  ne  vis  jamais  à  personne,  et  dont  je  n'avois  pas 
même  l'idée.  La  veille  de  son  arrivée  on  me  délogea 
de  la  chambre  de  faveur  que  j'occupois,  contiguë  à 
celle  de  madame  d'Epinay  ;  on  la  prépara  pour 
M.  Grimm,  et  on  m'en  donna  une  autre  plus  éloignée. 
Voilà,  dis-je  en  riant  à  madame  d'Epinay,  comment 
les  nouveaux  venus  déplacent  les  anciens.  Elle  parut 
embarrassée.  J'en  compris  mieux  la  raison  dès  le 
même   soir,    en   apprenant   qu'il   y   avoit   entre    sa 


Var.  —  (a)  :  trèshien...  —  (b)  :  de  me  /a  rendre  insupportable.. 
—  (c)  :  airs  tels... 


396  LES     CONFESSIONS 

chambre  et  celle  que  je  quittois  (a)  une  porte 
masquée  de  communication,  qu'elle  avoit  jugé 
inutile  de  me  montrer.  Son  commerce  avec  Grimm 
n'étoit  ignoré  de  personne,  ni  chez  elle,  ni  dans  le 
public,  pas  même  de  son  mari  :  cependant,  loin  d'en 
convenir  avec  moi,  confident  de  secrets  qui  lui  im- 
portoient  beaucoup  davantage,  et  dont  elle  étoit 
bien  sûre,  elle  s'en  défendit  toujours  très  fortement. 
Je  compris  que  cette  réserve  venoit  de  Grimm,  qui, 
dépositaire  de  tous  mes  secrets,  ne  voulut  pas  que 
je  le  fusse  d'aucun  des  siens. 

Quelque  prévention  que  mes  anciens  sentimens, 
qui  n'étoient  pas  éteints,  et  le  mérite  réel  de  cet 
homme-là.  me  donnassent  en  sa  faveur,  elle  ne  put 
tenir  contre  les  soins  qu'il  prit  pour  la  détruire.  Son 
abord  fut  celui  du  comte  de  TufHère  ;  à  peine  daigna- 
t-il  me  rendre  le  salut  ;  il  ne  m'adressa  pas  une  seule 
fois  la  parole,  et  me  corrigea  bientôt  de  la  lui  adresser, 
en  ne  me  répondant  point  du  tout.  Il  passoit  partout 
le  premier,  prenoit  partout  la  première  place,  sans 
jamais  faire  aucune  attention  à  moi.  Passe  pour  cela, 
s'il  n  y  eût  pas  mis  une  affectation  choquante  :  mais 
on  en  jugera  par  un  seul  trait  pris  entre  mille.  Un 
soir  madame  d'Epinay,  se  trouvant  un  peu  incom- 
modée, dit  qu'on  lui  portât  un  morceau  dans  sa 
chambre,  et  monta  pour  souper  au  coin  de  son  feu. 
Elle  me  proposa  de  monter  avec  elle  :  je  le  fis.  Grimm 
vint  ensuite.  La  petite  table  étoit  déjà  mise  ;  il  n'y 
avoit  que  deux  couverts.  On  sert  :  madame  d'Epinay 
prend  sa  place  à  Tun  des  coins  du  feu  ;  M.  Grimm 

Var.  —  (a)  :  que  j'ai^ois  quittée... 


LIVRE    NEUVIEME 


397 


prend  un  fauteuil,  s'établit  à  l'autre  coin,  tire  la 
petite  table  entre  eux  deux,  déplie  sa  serviette  et  se 
met  en  devoir  de  manger,  sans  me  dire  un  seul 
mot.  Madame  d'Epinay  rougit,  et.  pour  l'engager 
à  réparer  sa  grossièreté,  m'offre  sa  propre  place.  Il 
ne  dit  rien,  ne  me  regarda  pas.  Ne  pouvant  appro- 
cher du  feu,  je  pris  le  parti  de  me  promener  par 
la  chambre,  en  attendant  qu'on  m'apportât  un 
couvert  (a).  Il  me  laissa  souper  au  ])out  de  la  table, 
loin  du  feu,  sans  me  faire  la  moindre  honnêteté, 
à  moi  incommodé,  son  aîné,  son  ancien  dans  la  mai- 
son, qui  l'y  avois  introduit,  et  à  qui  même,  comme 
favori  de  la  dame,  il  eût  du  faire  les  honneurs.  Toutes 
ses  manières  avec  moi  répondoient  fort  bien  à  cet 
échantillon.  Il  ne  me  traitoit  pas  précisément  comme 
son  inférieur  ;  il  me  regardoit  comme  nul.  J'avois 
peine  à  reconnoître  là  l'ancien  (h)  cuistre  qui,  chez 
le  prince  de  Saxe-Gotha,  se  tenoit  honoré  de  mes 
regards.  J'en  avois  encore  plus  à  concilier  ce  profond 
silence,  et  cette  morgue  insultante,  avec  la  tendre 
amùtié  qu'il  se  vantoit  d'avoir  pour  moi,  près  de  tous 
ceux  (c)  qu'il  savoit  en  avoir  eux-mêmes.  Il  est  vrai 
qu'il  ne  la  témoignoit  guères  que  pour  me  plaindre 
de  ma  fortune,  dont  je  ne  me  plaignois  point,  pour 
compatir  à  mon  triste  sort,  dont  j'étois  content,  et 
pour  se  lamenter  (d)  de  me  voir  me  refuser  durement 
aux  soins  bienfaisans  qu'il  disoit  vouloir  me  rendre. 
C'étoit  avec  cet  art  qu'il  faisoit  admirer  sa  tendre 
générosité,    blâmer    mon    ingrate    misanthropie,    et 


Var.  —  (a)  :  couvert.    Enfin,  il    me...  —  (b)    :   l'ancien   petit 
cuistre...  —  (c)  :  de  ceux...  —  (d)  :  amèrement  de  me... 


398  LES     CONFESSIONS 

qu'il  accoutumoit  insensiblement  tout  le  monde  à 
n'imaginer  entre  un  protecteur  tel  que  lui  et  un  mal- 
heureux tel  que  moi  que  des  liaisons  de  bienfaits 
d'une  part,  et  d'obligations  de  l'autre,  sans  y  sup- 
poser, même  dans  les  possibles,  une  amitié  d'égal  à 
égal.  Pour  moi,  j'ai  cherché  vainement  en  quoi  je 
pouvois  être  obligé  à  ce  nouveau  patron.  Je  lui  avois 
prêté  de  l'argent,  il  ne  m'en  prêta  jamais  ;  je  l'avois 
gardé  dans  sa  maladie,  à  peine  me  venoit-il  voir  dans 
les  miennes  ;  je  lui  avois  donné  tous  mes  amis,  il  ne 
m'en  donna  jamais  aucun  des  siens  (a)  ;  je  i'avois 
prôné  de  tout  mon  pouvoir,  il...  S'il  m'a  prôné, 
c'est  moins  publiquement,  et  c'est  (h)  d'une  autre 
manière.  Jamais  il  ne  m'a  rendu  ni  même  offert 
aucun  service  d'aucune  espèce.  Comment  étoit-il 
donc  (c)  mon  Mécène?  Com-ment  étois-je  son  pro- 
tégé? Cela  me  passoit,  et  me  passe  encore. 

Il  est  vrai  que,  du  plus  au  naoins,  il  étoit  arrogant 
avec  tout  le  monde,  mais  avec  personne  aussi  bruta- 
lement qu'avec  moi.  Je  me  souviens  qu'une  fois  Saint- 
Lambert  faillit  à  lui  jeter  son  assiette  à  la  tête,  sur 
une  espèce  de  démenti  qu'il  lui  donna  (d)  en  pleine 
table,  en  lui  disant  grossièrement  :  Cela  nest  pas  vrai. 
A  son  ton  naturellement  tranchant,  il  ajouta  la 
suffisance  d'un  parvenu,  et  devint  même  ridicule  à 
force  d'être  impertinent.  Le  commerce  des  grands 
Tavoit  séduit  au  point  de  se  donner  à  lui-même  des 
airs  qu'on  ne  voit  qu'aux  moins  sensés  d'entre  eux. 
n  n'appeloit  jamais  son  laquais  que  par  Eh  !  comme 


Var.  —  (a)  :  aucun  ;  je...  —  (h)  :  et  d'une...  —  (c)  :  étoit-il 
mon...  —  (d)  :  au  il  osa  lui  donner... 


LIVRE    NEUVIEME 


399 


si,  sur  le  nombre  de  ses  gens,  Monseigneur  n'eût  pas 
su  lequel  étoit  de  garde.  Quand  il  lui  donnoit  des 
commissions,  il  lui  jetoit  l'argent  par  terre,  au  lieu 
de  le  lui  donner  dans  la  main.  Enfin,  oubliant  tout  à 
fait  qu'il  étoit  homme,  il  le  traitoit  avec  un  mépris 
si  choquant,  avec  un  dédain  si  dur  en  toute  chose,^ 
que  ce  pauvre  garçon,  qui  étoit  un  fort  bon  sujet, 
que  madame  d'Épinay  lui  avoit  donné,  quitta  son 
service,  sans  autre  grief  que  l'impossibilité  d'endurer 
de  pareils  traitemens  :  c' étoit  le  La  Fleur  de  ce  nou- 
veau Glorieux. 

Aussi  fat  qu'il  étoit  vain,  avec  ses  gros  yeux  trou- 
bles et  sa  figure  dégingandée,  il  avoit  des  prétentions 
près  des  femmes,  et  depuis  sa  farce  (a)  avec  made- 
moiselle Fel,  il  passoit  auprès  de  plusieurs  d'entre 
elles  pour  un  homme  à  grands  sentimens.  Cela  F  avoit 
mis  à  la  mode,  et  lui  avoit  donné  du  goût  pour  la 
propreté  de  femme  :  il  se  mit  à  faire  le  beau  ;  sa  toi- 
lette devint  une  grande  affaire  :  tout  le  monde  sut 
qu'il  mettoit  du  blanc,  et  moi,  qui  n'en  croyois  rien, 
je  commençai  de  le  croire,  non  seulement  par  l'em- 
bellissement de  son  teint,  et  pour  avoir  trouvé  des 
tasses  de  blanc  sur  sa  toilette,  mais  sur  ce  qu'entrant 
un  matin  dans  sa  chambre  je  le  trouvai  brossant  ses 
ongles  avec  une  petite  vergette  faite  exprès  ;  ouvrage 
qu'il  continua  fièrement  devant  moi.  Je  jugeai 
qu'un  homme  qui  passe  deux  heures  tous  les  matins 
à  brosser  ses  ongles  peut  bien  passer  quelques 
instans  à  remplir  de  blanc  les  creux  de  sa  peau. 
Le  bon  homme  Gauffecourt,  qui  n'étoit  pas  sac-à- 

Var.  —  (a)  :  depuis  sa  comédie... 


400  LES     CONFESSIONS 

diable,  l'avoit  assez  plaisamment  surnommé  Tyran- 
le-Blanc. 

Tout  cela  n'étoit  que  des  ridicules,  mais  bien  (a) 
antipathiques  à  mon  caractère.  Ils  achevèrent  de  me 
rendre  suspect  le  sien.  J"eus  peine  à  croire  qu'un 
homme  à  qui  la  tête  tournoit  de  cette  façon  pût 
conserver  un  cœur  bien  placé.  Il  ne  se  piquoit  (h) 
de  rien  tant  que  de  sensibilité  d'âme  et  d'énergie 
de  sentiment.  Comment  cela  s'accordoit-il  avec  des 
défauts  qui  sont  propres  aux  petites  âmes?  Comment 
les  vifs  et  continuels  élans  que  fait  hors  de  lui-même 
un  cœur  sensible  peuvent-ils  le  laisser  s'occuper  sans 
cesse  de  tant  de  petits  soins  pour  sa  petite  personne? 
Eh  !  mon  Dieu  !  celui  qui  sent  embraser  son  cœur  (c) 
de  ce  feu  céleste  cherche  à  l'exhaler,  et  veut  montrer 
le  dedans.  Il  voudroit  mettre  son  cœur  sur  son 
visage  :  il  n'imaginera  jamais  d'autre  fard. 

Je  me  rappelai  le  sommaire  de  sa  morale,  que 
madame  d'Epinay  m'avoit  dit,  et  qu'elle  avait 
adopté.  Ce  sommaire  consistoit  en  un  seul  article  ; 
savoir,  que  l'unique  devoir  de  l'homme  est  de  suivre 
en  tout  (d)  les  penchans  de  son  cœur.  Cette  morale, 
quand  je  l'appris,  me  donna  terriblement  à  penser, 
quoique  je  ne  la  prisse  alors  que  pour  un  jeu  d'esprit. 
Mais  je  vis  bientôt  que  ce  principe  étoit  réellement  la 
règle  de  sa  conduite,  et  je  n'en  eus  que  trop,  dans  la 
suite,  la  preuve  à  mes  dépens.  C'est  la  doctrine  inté- 
rieure dont  Diderot  m'a  tant  parlé,  mais  qu'il  ne  m'a 
jamais  expliquée. 

Var.  —  (a)  :  mais  les  plus  antipathiques...  —  (b)  :  Il  ne  s'éloit 
piqué  de...  —  (c)  :  celui  qui  se  sent  embrasé  de...  —  (d)  :  de 
suivre  les... 


D'après   une   Sépia   de  Nsuidet 


LIVRE     NEUVIÈME  401 

Je  me  rappelai  les  fréquens  avis  qu'on  m'avoit 
donnés,  il  y  avoit  plusieurs  années,  que  cet  homme 
étoit  faux,  qu'il  jouoit  le  sentiment,  et  surtout  qu'il 
ne  m'aimoit  pas.  Je  me  souvins /a^  de  plusieurs 
petites  anecdotes  que  m'avoient  là-dessus  racontées 
M.  de  Francueil  et  madame  de  Chenonceaux,  qui  ne 
l'estimoient  ni  l'un  ni  l'autre,  et  qui  dévoient  le  con- 
noître.  puisque  madame  de  Chenonceaux  étoit  fdle 
de  madame  de  Rochechouart,  intime  amie  du  feu 
comte  de  Frièse,  et  que  M.  de  Francueil,  très  lié  alors 
avec  le  vicomte  de  Polignac,  avoit  beaucoup  vécu  au 
Palais-Royal,  précisément  quand  Grimm  commençoit 
à  s'y  introduire.  Tout  Paris  fut  instruit  de  son  déses- 
poir après  la  mort  du  comte  de  Frièse.  Il  s'agissoit 
de  soutenir  la  réputation  qu'il  s'étoit  donnée  (b) 
après  les  rigueurs  de  mademoiselle  Fel,  et  dont 
j'aurois  vu  la  forfanterie  mieux  que  personne,  si 
j'eusse  alors  été  moins  aveuglé.  Il  fallut  l'entraîner 
à  l'hôtel  de  Castries,  où  il  joua  dignement  son  rôle, 
livré  à  la  plus  mortelle  affliction.  Là  tous  les  matins  il 
alloit  dans  le  jardin  pleurer  à  son  aise,  tenant  sur 
ses  yeux  son  mouchoir  baigné  de  larmes,  tant  qu'il 
étoit  en  vue  de  l'hôtel  ;  mais,  au  détour  d'une  cer- 
taine allée,  des  gens  auxquels  il  ne  songeoit  pas  le 
virent  mettre  à  l'instant  le  mouchoir  dans  sa  poche, 
et  tirer  un  livre.  Cette  observation,  qu'on  répéta, 
fut  bientôt  publique  dans  tout  Paris,  et  presque 
aussitôt  oubliée.  Je  l'avois  oubliée  moi-même  ;  un 
fait  qui  me  regardoit  servit  à  me  la  rappeler.  J'étois 


Var.  —  (a)  :  me  ressouvins...  —  (h)  :  donnée,  par  son  histoire 
de  carpe  pâmée,  après... 

II.  —  26 


402  LES    CONFESSIONS 

à  r extrémité  dans  mon  lit,  rue  de  Grenelle  :  il  étoit 
à  la  campagne  ;  il  vint  un  matin  me  voir  tout  essoufflé, 
disant  qu'il  venoit  d'arriver  à  l'instant  même  ;  je 
sus  un  moment  après  qu'il  étoit  arrivé  de  la  veille, 
et  qu'on  l'avoit  vu  au  spectacle  le  même  jour. 

Il  me  revint  mille  faits  de  cette  espèce  ;  mais  une 
observation  que  je  fus  surpris  de  faire  si  tard  me 
frappa  plus  que  tout  cela.  J'avois  donné  à  Grimra 
tous  mes  amis  sans  exception,  ils  étoient  tous  devenus 
les  siens.  Je  pouvois  si  peu  me  séparer  de  lui,  que 
j'aurois  à  peine  voulu  me  conserver  l'entrée  d'une 
maison  où  il  ne  l'auroit  pas  eue.  Il  n'y  eut  que 
madame  de  Créqui  qui  refusa  de  l'admettre,  et 
qu'aussi  je  cessai  presque  de  voir  depuis  ce  tems-là. 
Grimm,  de  son  côté,  se  fit  d'autres  (a)  amis,  tant 
de  son  estoc  que  de  celui  du  comte  de  Frièse.  De 
tous  ces  amis-là,  jamais  un  seul  n'est  devenu  le 
mien  ;  jamais  il  ne  m'a  dit  un  mot  pour  m.'engager 
de  faire  au  moins  leur  connoissance,  et  de  tous  ceux 
que  j'ai  quelquefois  rencontrés  chez  lui,  jamais  un 
seul  ne  ma  marqué  la  moindre  bienveillance,  pas 
même  le  comte  de  Frièse,  chez  lequel  il  demeuroit, 
et  avec  lequel  il  m'eût  par  conséquent  été  très 
agréable  de  former  quelque  liaison,  ni  le  comte  de 
Schomberg.  son  parent,  avec  lequel  Grimm  étoit 
encore  plus  familier. 

Voici  plus  :  mes  propres  amis,  dont  je  fis  les  siens, 
et  qui  tous  m' étoient  tendrement  attachés  avant 
cette  connoissance,  changèrent  sensiblement  pour 
moi  quand  elle  fut  faite.   Il  ne   m'a  jamais  donné 

Var.  —  (a)  :  se  fit  plusieurs  amis,... 


LIVRE    NEUVIÈME  403 

aucun  des  siens  ;  je  lui  ai  donné  tous  les  miens,  et 
il  a  fini  par  me  les  tous  ôter.  Si  ce  sont  là  des  effets 
de  l'amitié,  quels  seront  donc  ceux  de  la  haine  ? 

Diderot  même,  au  commencement,  m'avertit 
plusieurs  fois  que  Grimm,  à  qui  je  donnois  tant  de 
confiance,  n'étoit  pas  mon  ami.  Dans  la  suite  il 
changea  de  langage  fa^,  quand  lui-même  eut  cessé 
d'être  le  mien. 

La  manière  dont  j'avois  disposé  de  mes  enfans 
n'avoit  besoin  du  concours  de  personne.  J'en  instrui- 
sis cependant  mes  amis,  uniquement  pour  les  en 
instruire,  pour  ne  pas  paroître  à  leurs  yeux  meilleur 
que  je  n'étois.  Ces  amis  étoient  au  nombre  de  trois  : 
Diderot,  Grimm,  madame  d'Epinay  ;  Duclos,  le 
plus  digne  de  ma  confidence,  fut  le  seul  à  qui  je  ne 
la  fis  pas.  Il  la  sut  cependant  ;  par  qui?  Je  l'ignore. 
Il  n'est  guère  probable  que  cette  infidélité  soit  venue 
de  madame  d'Epinay,  qui  savoit  qu'en  l'imitant, 
si  j'en  eusse  été  capable,  j'avois  de  quoi  (b)  m'en 
venger  cruellement.  Restent  Grimm  et  Diderot, 
alors  si  unis  en  tant  de  choses,  surtout  contre  moi, 
qu'il  est  plus  que  probable  que  ce  crime  leur  fut 
commun.  Je  parierois  que  Duclos,  à  qui  je  n'ai  pas 
dit  mon  secret,  et  qui,  par  conséquent,  en  étoit  le 
maître,  est  le  seul  qui  me  l'ait  gardé. 

Grimm  et  Diderot,  dans  leur  projet  de  m'ôter  les 
Gouverneuses,  avoient  fait  effort  pour  le  faire 
entrer  dans  leurs  vues  :  il  s'y  refusa  toujours  avec 
dédain.  Ce  ne  fut  que  dans  la  suite  que  j'appris  de 


Var.  —  (a)  :  —  de  langage,  mais  ce /u/ quand...  —  (b)  :  capable, 
je  poui^ois  me  venger... 


404  LES    CONFESSIONS 

lui  tout  ce  qui  s'étoit  passé  entre  eux  à  cet  égard  ; 
mais  j'en  appris  dès  lors  assez  par  Thérèse  pour  voir 
qu'il  y  avoit  à  tout  cela  quelque  dessein  secret,  et 
qu'on  vouloit  disposer  de  moi,  sinon  contre  mon  gré, 
du  moins  à  mon  insu  (a),  ou  bien  qu'on  vouloit 
faire  servir  ces  deux  personnes  d'instrument  à  quelque 
dessein  caché.  Tout  cela  n'étoit  assurément  pas  de 
la  droiture.  L'opposition  de  Duclos  le  prouve 
sans  réplique.  Croira  (h)  qui  voudra  que  c'étoit  de 
l'amitié. 

Cette  prétendue  amitié  m'étoit  aussi  fatale  au 
dedans  qu'au  dehors.  Les  longs  et  fréquens  entre- 
tiens avec  madame  Le  Vasseur  depuis  plusieurs 
années  avoient  changé  sensiblement  cette  femme  à 
mon  égard,  et  ce  changement  ne  m'étoit  assurément 
pas  favorable.  De  quoi  traitoient-ils  donc  dans  ces 
singuliers  tête-à-tête?  Pourquoi  ce  profond  mys- 
tère? La  conversation  de  cette  vieille  femme  étoit-elle 
donc  assez  agréable  pour  la  prendre  ainsi  en  bonne 
fortune,  et  assez  importante  pour  en  faire  un  si 
grand  secret?  Depuis  trois  ou  quatre  ans  que  ces 
colloques  duroient.  ils  m'avoient  paru  risibles  :  en 
y  repensant  alors,  je  commençai  de  m'en  étonner. 
Cet  étonnement  eût  été  jusqu'à  l'inquiétude,  si 
j'avois  su  dès  lors  ce  que  cette  femme  me  préparoit. 

Malgré  le  prétendu  zèle  pour  moi  dont  Grimm  se 
targuoit  au  dehors,  et  difficile  à  concilier  avec  le  ton 
qu'il  prenoit  vis-à-vis  de  moi-même,  il  ne  me  revenoit 
rien  de  lui.  d'aucun  côté,  qui  fût  à  mon  avantage. 


Var.  —  (a)   :  in5u.  Ce  n'étoit  pas  assurément  de  la  droiture 
l'opposition...  —  (bj  :  Jugera... 


LIVRE    NEUVIEME 


et  la  commisération  qu'il  feignoit  (a)  d'a\oir  pour 
moi  tendoit  bien  moins  à  me  servir  qu'à  m'avilir. 
Il  m'ôtoit  même,  autant  qu'il  étoit  en  lui,  la  res- 
source du  métier  que  je  m'étois  choisi,  en  me  décriant 
comme  un  mauvais  copiste,  et  je  conviens  qu'il 
disoit  en  cela  la  vérité  ;  mais  ce  n'étoit  pas  à  lui  de 
la  dire.  Il  prouvoit  que  ce  n'étoit  pas  plaisanterie, 
en  se  servant  d'un  autre  copiste,  et  en  ne  me  laissant 
aucune  des  pratiques  qu'il  pouvoit  m'ôter.  On  eût 
dit  que  son  projet  étoit  de  me  faire  dépendre  de 
lui  et  de  son  crédit  pour  ma  subsistance,  et  d'en 
tarir  la  source  jusqu'à  ce  que  j'en  fusse  réduit  là. 

Tout  cela  résumé,  ma  raison  fit  taire  enfin  mon 
ancienne  prévention  (h)  qui  parloit  encore  :  je  jugeai 
son  caractère  au  moins  très  suspect,  et  quant  à  son 
amitié,  je  la  décidai  fausse.  Puis,  résolu  de  ne  le  plus 
voir,  j'en  avertis  madame  d'Epinay,  appuyant  ma 
résolution  de  plusieurs  faits  sans  réplique,  mais  que 
j'ai  maintenant  oubliés. 

Elle  combattit  fortement  cette  (c)  résolution,  sans 
savoir  trop  que  dire  (d)  aux  raisons  sur  lesquelles 
elle  étoit  fondée.  Elle  ne  s'étoit  pas  encore  concertée 
avec  lui.  Mais  le  lendemain,  au  lieu  de  sexpliquer 
verbalement  avec  moi,  elle  me  remit  une  lettre  très 
adroite,  qu'ils  avoient  minutée  ensemble,  et  par 
laquelle,  sans  entrer  dans  aucun  détail  des  faits, 
elle  le  justifioit  par  son  caractère  (e)  concentré,  et, 
me  faisant  un  crime  de  l'avoir  soupçonné  de  perfidie 
envers  son  ami,  m'exhortoit  à  me  raccommoder  avec 

Var.  —  (a)  :  qu'il  affectait  d'avoir...  —  (b)  :  mon  ancien  atta- 
chement qui...  —  (c)  :  ma...  —  (d)  :  qu'opposer  à  mes  raisons. 
Elle  ne...  —  (e)  :  naturellement  concentré,... 


406  LES    CONFESSIONS 

lui.  Cette  lettre,  qu'on  trouvera  dans  la  Liasse  A, 
n°  48  ^,  nv  ébranla.  Dans  une  conversation  que  nous 
eûmes  ensuite,  et  où  je  la  trouvai  mieux  préparée 
qu'elle  ne  Tétoit  la  première  fois,  j'achevai  de  me 
laisser  vaincre  :  j'en  vins  à  croire  que  je  pouvois  avoir 
mal  jugé,  et  qu'en  ce  cas  j'avois  réellement,  envers 
un  ami,  des  torts  graves  que  je  devois  réparer.  Bref 
comme  j'avois  déjà  fait  plusieurs  fois  avec  Diderot, 
avec  le  baron  d'Holbach,  moitié  gré,  moitié  foiblesse, 
je  fis  toutes  les  avances  que  j'avois  droit  d'exiger  ; 
j'allai  chez  M.  Grimm  comme  un  autre  George 
Dandin,  lui  faire  excuse  des  offenses  qu'il  m'avoit 
faites,  toujours  dans  cette  fausse  persuasion  qui  m'a 
fait  faire  en  ma  vie  mille  bassesses  auprès  de  mes 
feints  amis,  qu'il  n'y  a  point  de  haine  qu'on  ne 
désarme  à  force  de  douceur  et  de  bons  procédés,  au 
lieu  qu'au  contraire  la  haine  des  méchans  ne  fait  que 
s'animer  davantage  par  l'impossibilité  de  trouver  sur 
quoi  la  fonder,  et  le  sentiment  de  leur  propre  injus- 
tice n"est  qu'un  grief  de  plus  contre  celui  qui  en  est 
l'objet.  J"ai,  sans  sortir  de  ma  propre  histoire,  une 
preuve  bien  forte  de  cette  maxime  dans  Grimm  et 
dans  Tronchin,  devenus  mes  deux  plus  implacables 
ennemis  par  goût,  par  plaisir,  par  fantaisie,  sans 
pouvoir  alléguer  aucun  tort  d'aucune  espèce  que  j'aie 
eu  jamais  avec  aucun  des  deux  2,  et  dont  la  rage 


1.  Streckeisen,  I,  p.  343-348,  Lettres  de  Madame  d'Epinay,  X» 
On  ne  saurait  être  surpris  du  caractère  de  cette  épître  destinée  à 
justifier  Grimm  aux  yeux  de  Rousseau.  Madame  d'Epinay  était 
la  maîtresse  du  premier. 

2.  Je  n'ai  donné,  dans  la  suite,  au  dernier  le  surnom  de  Jongleur 
que  longtems  après  son  inimitié  déclarée,  et  les  sanglantes  per- 


LIVRE    NEUVIÈME  407 

s'accroît  de  jour  en  jour,  comme  celle  des  tigres, 
par  la  facilité  qu'ils  trouvent  à  l'assouvir. 

Je  m'attendois  que,  confus  de  ma  condescendance 
et  de  mes  avances,  Grimm  me  recevroit  les  bras 
ouverts,  avec  la  plus  tendre  amitié.  Il  me  reçut  en 
empereur  romain,  avec  une  morgue  que  je  n'avois  (a) 
jamais  vue  à  personne.  Je  n'étois  point  du  tout  pré- 
paré à  cet  accueil.  Quand,  dans  l'embarras  d'un  rôle 
si  peu  fait  pour  moi,  j'eus  rempli,  en  peu  de  mots,  et 
d'un  air  timide,  l'objet  qui  m'amenoit  près  de  lui, 
avant  de  me  recevoir  en  grâce,  il  prononça,  avec 
beaucoup  de  majesté,  une  longue  harangue  qu'il 
avoit  préparée,  et  qui  contenoit  la  nombreuse  énu- 
mération  de  ses  rares  vertus,  et  surtout  dans  l'amitié. 
Il  appuya  longtems  sur  une  chose  qui  d'abord  me 
frappa  beaucoup  ;  c'est  qu'on  lui  voyoit  toujours 
conserver  les  mêmes  amis.  Tandis  qu'il  parloit, 
je  me  disois  tout  bas  qu'il  seroit  bien  cruel  pour  moi 
de  faire  seul  exception  à  cette  règle.  II  y  revint  si 
souvent  et  avec  tant  d'affectation  qu'il  me  fit  penser 
que  s'il  ne  suivoit  en  cela  que  les  sentimens  de  son 
cœur,  il  seroit  moins  frappé  de  cette  maxime,  et  qu'il 
s'en  faisoit  un  art  utile  à  ses  vues  dans  les  moyens  de 
parvenir  (h).  Jusqu'alors  j'avois  été  dans  le  même 
cas,  j'avois  conservé  toujours  tous  mes  amis  ;  depuis 
ma  plus  tendre  enfance  je  n'en  avois  pas  perdu  un 

Var. —  (a)  :  que  ie  n'ai...  —  (b)  /parvenir.  Il  s'attacha  ensuite... 

sécutions  qu'il  m' avoit  suscitées  à  Genève  et  ailleurs.  J'ai  même 
bientôt  supprimé  ce  nom,  quand  je  me  suis  vu  tout  à  fait  sa  vic- 
time. Les  basses  vengeances  sont  indignes  de  mon  cœur,  et  la  haine 
n'y  prend  jamais  pied.  (Note  de  J.-J.  Rousseau.)  Cette  note  de 
bas  de  page  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit  de  Paris. 


408  LES     CONFESSIONS 

seul,  si  ce  n'est  j^ar  la  mort,  et  cependant  je  n'en  avois 
pas  fait  jusqu'alors  la  réflexion  ;  ce  n'étoit  pas  une 
maxime  que  je  me  fusse  prescrite.  Puisque  c'étoit 
un  avantage  alors  commun  à  l'un  et  à  l'autre,  pour- 
quoi donc  s'en  targuoit-il  par  j^référence,  si  ce  n'est 
qu'il  songeoit  d'avance  à  me  l'ôter?  Il  s'attacha 
ensuite  à  m'humilier  par  les  preuves  de  la  préférence 
que  nos  amis  communs  lui  donnoient  sur  moi.  Je  con- 
noissois  aussi  bien  que  lui  cette  préférence  ;  la  ques- 
tion étoit  [de  savoir]  ^  à  quel  titre  il  l'avoit  obtenue;  si 
c'étoit  à  force  de  mérite  ou  d'adresse,  en  s'élevant  lui- 
même  ou  en  cherchant  à  me  rabaisser.  Enfin,  quand 
il  eut  mis,  à  son  gré,  entre  lui  et  moi  toute  la  dis- 
tance qui  pouvoit  donner  du  prix  à  la  grâce  qu'il 
m'alloit  faire,  il  m'accorda  le  baiser  de  paix  dans  un 
léger  embrassement  qui  ressembloit  à  l'accolade  que 
le  roi  donne  aux  nouveaux  chevaliers.  Je  tombois  des 
nues,  j'étois  ébahi,  je  ne  savois  que  dire,  je  ne  trou- 
vois  pas  un  mot.  Toute  cette  scène  eut  l'air  de  la 
réprimande  qu'un  précepteur  fait  à  son  disciple,  en 
lui  faisant  grâce  du  fouet.  Je  n'y  pense  jamais  sans 
sentir  combien  sont  trompeurs  les  jugemens  fondés 
sur  l'apparence,  auxquels  le  vulgaire  donne  tant  de 
poids,  et  combien  souvent  l'audace  et  la  fierté  sont 
du  côté  du  coupable,  la  honte  et  l'embarras  du  côté 
de  l'innocent. 

Nous  étions  réconciliés  '^  ;  c'étoit  toujours  un  sou- 
lagement pour  mon  cœur,  que  toute  querelle  jette 
dans    des    angoisses    mortelles.    On    se    doute    bien 

1.  Ces  deux  mois  ?ont  empruntés  au  manuscrit  de  Paris  ;  ils 
manquent  à  celui   de  Genève. 

2.  M.  Auguste  Rev  date  cette  réconciliation  du  10  octobre. 


LIVRE     NEUVIÈME  409 

qu'une  pareille  réconciliation  ne  change-a  pas  ses 
manières  ;  elle  ni'ôta  seulement  le  droit  de  m'en 
plaindre.  Aussi  pris-je  le  parti  d'endurer  tout,  et  de 
ne  dire  plus  rien. 

Tant  de  chagrins,  coup  sur  coup,  me  jetèrent  dans 
un  accablement  c|ui  ne  me  laissoit  guères  la  force  de 
reprendre  Tempire  de  moi-même.  Sans  réponse  de 
Saint-Lambert,  négligé  de  madame  d'Houdetot, 
n'osant  plus  m' ouvrir  à  personne,  je  commençai  de 
craindre  qu'en  faisant  de  l'amitié  l'idole  de  mon 
cœur,  je  n'eusse  employé  ma  vie  à  sacrifier  à  des 
chimères.  Epreuve  faite,  il  ne  restoit  de  toutes  mes 
liaisons  que  deux  hommes  qui  eussent  conservé  toute 
mon  estime,  et  à  qui  mon  cœur  pût  donner  sa  con- 
fiance :  Duclos,  que  depuis  ma  retraite  à  l'Hermi- 
tage  j'avois  perdu  de  vue,  et  Saint-Lambert.  Je 
crus  ne  pouvoir  bien  réparer  mes  torts  envers  ce 
dernier  qu'en  lui  déchargeant  mon  cœur  sans  ré- 
serve, et  je  résolus  de  lui  faire  pleinement  mes  confes- 
sions en  tout  ce  qui  ne  compromettroit  pas  sa  maî- 
tresse. Je  ne  doute  pas  que  ce  choix  ne  fut  encore  un 
piège  de  ma  passion,  pour  me  tenir  plus  rapproché 
d'elle  ;  mais  il  est  certain  que  je  me  serois  jeté  dans  les 
bras  de  son  amant  sans  réserve,  que  je  me  serois  mis 
jtleinement  sous  sa  conduite  et  que  j'aurois  poussé  la 
franchise  aussi  loin  qu'elle  pouvoit  aller.  J'étois  prêt 
à  lui  écrire  une  seconde  lettre,  à  laquelle  j'étois  sûr 
qu'il  auroit  répondu,  quand  j'appris  la  triste  cause 
de  son  silence  sur  la  première.  Il  n'avoit  pu  soutenir 
jusqu'au  bout  les  fatigues  de  cette  campagne.  Ma- 
dame d'Épinay  m'apprit  qu'il  venoit  d'avoir  une 
attaque  de  paralysie,  et  madame  d'Houdetot,  que 


410  LES    CONFESSIONS 

son  affliction  finit  par  rendre  malade  elle-même,  et 
qui  fut  hors  d'état  de  m' écrire  sur-le-champ,  me 
m.arqua  deux  ou  trois  jours  après,  de  Paris  où  elle 
étoit  alors,  qu'il  se  faisoit  porter  à  Aix-la-Chapelle 
pour  y  prendre  les  bains  ^.  Je  ne  dis  pas  que  cette 
triste  nouvelle  m'affligea  comme  elle  ;  mais  je  doute 
que  le  serrement  de  cœur  qu'elle  me  donna  fût  moins 
pénible  que  sa  douleur  et  ses  larmes.  Le  chagrin  de 
le  savoir  dans  cet  état,  augmenté  par  la  crainte  que 
rinquiétude  n'eût  contribué  à  l'y  mettre,  me  toucha 
plus  que  tout  ce  qui  m'étoit  arrivé  jusqu'alors,  et  je 
sentis  cruellement  qu'il  me  manquoit,  dans  ma 
propre  estime,  la  force  dont  j'avois  besoin  pour  sup- 
porter tant  de  déplaisir.  Heureusement,  ce  généreux 
ami  ne  me  laissa  pas  longtemps  dans  cet  accable- 
ment ;  il  ne  m'oublia  pas,  malgré  son  attaque,  et  je 
ne  tardai  pas  d'apprendre  par  lui-même  que  j'avois 
trop  mal  jugé  de  ses  sentimens  et  de  son  état  K 
Mais  il  est  tems  d'en  venir  à  la  grande  révolution 
de  ma  destinée,  à  la  catastrophe  qui  a  partagé  ma 
vie  en  deux  parties  si  différentes,  et  qui  d'une  bien 
légère  cause  a  tiré  de  si  terribles  effets. 

Un  jour  que  je  ne  songeois  à  rien  moins,  madame 
d'Epinay  m'envoya  chercher.  En  entrant,  j'aperçus 
dans  ses  yeux  et  dans  toute  sa  contenance  un  air  de 
trouble  dont  je  fus  d'autant  plus  frappé,  que  cet  air 
ne  lui  étoit  point  ordinaire,  personne  au  monde  ne 
sachant  mieux  qu'elle  gouverner  son  visage  et  ses 


1.  Octobre   1757.   Voyez  dans  le   recueil  de   Streckeisen   (t.   1} 
les  lettres  de  Madame  d'Houdetot. 

2.  Streckeisen,  I,  p.  415-521,  lettres  du  11  octobre  et  du  21  no- 
vembre 1757. 


LIVRE    NEUVIEME 


411 


mouvemens.  Mon  ami,  me  dit-elle,  je  pars  pour 
Genève  ;  ma  poitrine  est  en  mauvais  état,  ma  santé 
se  délabre  au  point  que,  toute  chose  cessante,  il  faut 
que  j'aille  voir  et  consulter  Tronchin.  Cette  résolu- 
tion, si  brusquement  prise  et  à  l'entrée  de  la  mauvaise 
saison,  m' étonna  d'autant  plus  que  je  l'avois  quittée 
trente-six  heures  auparavant  sans  qu'il  en  fût 
question.  Je  lui  demandai  qui  elle  emmèneroit  avec 
elle.  Elle  me  dit  qu'elle  emmèneroit  son  fils  avec 
M.  de  Linant,  et  puis  elle  ajouta  négligemment  :  Et 
vous,  mon  ours,  ne  viendrez-vous  pas  aussi?  Comme 
je  ne  crus  pas  qu'elle  parlât  sérieusement,  sachant 
que  dans  la  saison  où  nous  entrions  j'étois  à  peine 
en  état  de  sortir  de  ma  chambre,  je  plaisantai  sur 
l'utiHté  du  cortège  d'un  malade  pour  un  autre  ma- 
lade ;  elle  parut  elle-même  n'en  avoir  pas  fait  tout  de 
bon  la  proposition,  et  il  n'en  fut  plus  question.  Nous 
ne  parlâmes  plus  que  des  préparatifs  de  son  voyage, 
dont  elle  s'occupoit  avec  beaucoup  de  vivacité,  étant 
résolue  à  partir  dans  quinze  jours. 

Je  n'avois  pas  besoin  de  beaucoup  de  pénétration 
pour  comprendre  qu'il  y  avoit  à  ce  voyage  un  motif 
secret  qu'on  me  taisoit.  Ce  secret,  qui  n'en  étoit  un 
dans  toute  la  maison  que  pour  moi,  fut  découvert 
dès  le  lendemain  par  Thérèse,  à  qui  Teissier,  le  maître 
d'hôtel,  qui  le  savoit  de  la  femme  de  chambre,  le 
révéla.  Quoique  je  ne  doive  pas  ce  secret  à  madame 
d'Épinay,  puisque  je  ne  le  tiens  pas  d'elle,  il  est  trop 
lié  avec  ceux  que  j'en  tiens  pour  que  je  puisse  l'en 
séparer  :  ainsi  je  me  tairai  sur  cet  article  ^.  Mais  ces 

1.  On  a  prétendu  depuis  qu'elle  était  enceinte  de  Grimm. 


412  LES    CONFESSIONS 

secrets,  qui  jamais  ne  sont  sortis,  ni  ne  sortiront,  de 
ma  bouche  ni  de  ma  plume,  ont  été  sus  de  trop  de 
gens  pour  pouvoir  être  ignorés  dans  tous  les  entoure 
de  madame  dEpinay. 

Instruit  du  vrai  motif  de  ce  voyage,  j'aurois  re- 
connu la  secrète  impulsion  d'une  main  ennemie,  dans 
la  tentative  de  m'y  faire  le  chaperon  de  madame 
d'Epinay  ;  mais  elle  avoit  si  peu  insisté,  que  je  per- 
sistai à  ne  point  regarder  cette  tentative  comme  sé- 
rieuse, et  je  ris  seulement  du  beau  personnage  que 
j'aurois  fait  là.  si  j'eusse  eu  la  sottise  de  m'en  charger. 
Au  reste,  elle  gagna  beaucoup  à  mon  refus,  car  elle 
vint  à  bout  d'engager  son  mari  même  à  l'accom- 
pagner. 

Quelques  jours  après,  je  reçus  de  Diderot  le  billet 
que  je  vais  transcrire.  Ce  billet  seulement  plié  en 
deux,  de  manière  que  tout  le  dedans  se  lisoit  sans 
peine,  me  fut  adressé  chez  madame  d'Epinay,  et 
recommandé  à  M.  de  Linant,  le  gouverneur  du  fds 
et  le  confident  de  la  mère. 


BILLET  DE  DIDEROT 

(Liasse  A,   X*^  52)  1 

Je  suis  fait  pour  vous  aimer  et  pour  vous  donner  du 
chagrin.   Tapprens  que  madame  d'Epinay    va   à   Ge- 


1.  Streckeisen,  t.  I,  p.  277.  Automne  1757.  Il  paraît  par  ce 
billet  que  Diderot  se  mêlait  de  ce  qui  ne  le  regardait  point.  On 
s'expliquerait  mal  le  rôle  de  Diderot  dans  la  brouille  qui  sépara 
Rousseau  et  Madame  d'Epinay,  si  l'on  ne  connaissait  déjà  le 
caractère   de  ce  triste  personnage. 


LIVRE    NEUVIÈME  413 

nèi^e,  et  je  n  entens  point  dire  que  vous  V accompagniez. 
Mon  ami,  content  de  madame  d'Epinay,  il  faut  partir 
avec  elle  ;  mécontent,  il  faut  partir  beaucoup  plus 
vite.  Etes-vous  surchargé  du  poids  des  obligations  que 
vous  lui  avez?  voilà  une  occasion  de  vous  acquitter  en 
partie  et  de  vous  soulager.  Trouverez-vous  une  autre 
occasion  dans  votre  vie  de  lui  témoigner  votre  recon- 
noissance  ?  Elle  va  dans  un  pays  où  elle  sera  comme 
tombée  des  nues.  Elle  est  malade  :  elle  aura  besoin 
d' amusement  et  de  distraction.  L'hiver  !  voyez,  mon  ami. 
L'objection  de  votre  santé  peut  être  beaucoup  plus 
forte  que  je  ne  la  crois.  Mais  êtes-vous  plus  mal  au- 
jourd'hui que  vous  ne  l'étiez  il  y  a  un  mois,  et  que 
vous  ne  le  serez  au  commencement  du  printems?  Eerez- 
vous  dans  trois  mois  d'ici  le  voyage  plus  commodément 
qu'aujourd'hui.-^  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  si  je  ne 
pouvais  supporter  la  chaise,  je  prendrais  un  bâton  et  je 
la  suivrais.  Et  puis  ne  craignez-vous  point  qu'on  ne 
mésinterprète  votre  conduite?  On  vous  soupçonnera 
ou  d'ingratitude,  ou  d'un  autre  motif  secret.  Je  sais 
bien  que,  cjuoi  que  cous  fassiez,  vous  aurez  toujours 
pour  vous  le  témoignage  de  votre  conscience,  mais 
ce  témoignage  suffit-il  seul,  et  est-il  permis  de  négliger 
jusqu'à  certain  point  celui  des  autres  hommes?  Au 
reste,  mon  ami,  c'est  pour  m' acquitter  avec  vous  et  avec 
moi  que  je  vous  écris  ce  billet.  S'il  vous  déplaît,  jetez-le 
au  feu,  et  qu'il  n'en  soit  non  plus  question  que  s'il 
rCeût  jamais  été  écrit.  Je  vous  salue,  vous  aime,  et  vous 
embrasse. 


414  LES    CONFESSIONS 

Le  tremblement  de  colère,  réblouissement  qui  me 
gagnoient  en  lisant  ce  billet  ^,  et  qui  me  permirent 
à  peine  de  Tachever,  ne  m'empêchèrent  pas  d'y  re- 
marquer l'adresse  avec  laquelle  Diderot  y  afîectoit 
un  ton  plus  doux,  plus  caressant,  plus  honnête  que 
dans  toutes  ses  autres  lettres,  dans  lesquelles  il  me 
traitoit  tout  au  plus  de  mon  cher,  sans  daigner  (a) 
m'y  donner  le  nom  d'ami.  Je  vis  aisément  le  ricochet 
par  lequel  me  venoit  ce  billet,  dont  la  suscription, 
la  forme  et  la  marche  déceloient  même  assez  mala- 
droitement le  détour  :  car  nous  nous  écrivions  ordi- 
nairement par  la  poste  ou  par  le  messager  de  Montmo- 
rency, et  ce  fut  la  première  et  l'unique  fois  (b)  qu'il 
se  servit  de  cette  voie-là. 

Quand  le  premier  transport  de  mon  indignation 
me  permit  d'écrire,  je  lui  traçai  précipitamment 
la  réponse  suivante,  que  je  portai  sur-le-champ,  de 
l'Hermitage  où  j'étois  pour  lors,  à  la  Chevrette,  pour 
la  montrer  à  madame  d'Epinay,  à  qui,  dans  mon 
aveu  file  colère,  je  la  voulus  lire  moi-même,  ainsi  que 
le  billet  de  Diderot. 

Mon  cher  ami,  i>ous  ne  pouvez  savoir  ni  la  force 
des  obligations  que  je  puis  avoir  à  madame  d'Epinay^ 
ni  jusqu'à  quel  point  elles  me  lient,  ni  si  elle  a  réelle- 
ment besoin  de  moi  dans  son  voyage,  ni  si  elle  désire 
que  je  V accompagne,  ni  s'il  rn  est  possible  de  le  faire, 

Var.  —  (a)  :  sans  avoir  presque  jamais  daigné  m'y...  —  (h)  :  la 
première  fois... 

1.  Rousseau  le  reçut  chez  Madame  d'Epinay.  Toute  la  scène 
qui  suit  a  été  rapportée  d'une  manière  mélodramatique  dans  les 
Mémoires  publiés  sous  le  nom  de  cette  dernière. 


LIVRE    NEUVIÈME  415 

ni  les  raisons  que  je  puis  avoir  de  ni  en  abstenir.  Je 
ne  refuse  pas  de  discuter  avec  vous  tous  ces  points  ; 
mais,  en  attendant,  convenez  que  me  prescrire  si 
affirmativement  ce  que  je  dois  faire,  sans  vous  être  mis 
en  état  d'en  juger,  cest,  mon  cher  philosophe,  opiner  en 
franc  étourdi.  Ce  que  je  vois  de  pis  à  cela  est  que  votre 
avis  ne  vient  pas  de  vous.  Outre  que  je  suis  peu  d'hu- 
meur à  me  laisser  mener  sous  votre  nom  par  le  tiers 
et  le  quart,  je  trouve  à  ces  ricochets  certains  détours 
qui  ne  vont  pas  (a)  a  votre  franchise,  et  dont  vous 
ferez  bien,  pour  vous  et  pour  moi,  de  vous  abstenir 
désormais. 

Vous  craignez  quon  n'interprète  mal  ma  conduite  ; 
mais  je  défie  un  cœur  comme  le  vôtre  d'oser  mal  penser 
du  mien.  D'autres,  peut-être,  parleroient  mieux  de  moi 
si  je  leur  ressemblois  davantage.  Que  Dieu  me  préserve 
de  me  faire  approuver  d'eux  !  Que  les  médians  m'épient 
et  m' interprètent  :  Rousseau  nest  pas  fait  pour  les 
craindre,  ni  Diderot  pour  les  écouter. 

Si  votre  billet  m'a  déplu,  vous  voulez  que  je  le  jette 
au  feu,  et  qu'il  n'en  soit  plus  question  !  Pensez-vous 
qu'on  oublie  ainsi  ce  qui  vient  de  vous  ."^  Mon  cher, 
vous  faites  aussi  bon  marché  de  mes  larmes,  dans  les 
peines  que  vous  me  donnez,  que  de  ma  vie  et  ma 
santé  dans  les  soins  que  vous  m'exhortez  à  prendre. 
Si  vous  pouviez  vous  corriger  de  cela,  votre  amitié 
m'en  seroit  plus  douce,  et  j'en  deviendrais  moins  à 
plaindre  ^. 

Var.  —  (a)  :  ne  vont  pas  trop  à... 

1.  On  ne  trouve  pas  cette  lettre  dans  l'édition  de  la  Corres- 
pondance publiée  par  Hachette  (Œuvres  complètes,   X,  XI  et  XII). 


416  LES     CONFESSIONS 

En  entrant  dans  la  chambre  de  madame  d'EpHnay» 
je  trouvai  Grimra  avec  elle,  et  j'en  fus  charmé.  Je 
leur  lus  à  haute  et  claire  voix  mes  deux  lettres  avec 
une  intrépidité  dont  je  ne  me  serois  pas  cru  capable, 
et  j'y  ajoutai,  en  finissant,  quelques  discours  qui  ne 
la  démentoient  pas.  A  cette  audace  inattendue  dans 
un  homme  ordinairement  si  craintif,  je  les  vis  Tun 
et  l'autre  atterrés,  abasourdis,  ne  répondant  pas  un 
mot  ;  je  vis  surtout  cet  homme  arrogant  baisser  les 
yeux  à  terre,  et  n'oser  soutenir  les  étincelles  de  mes 
regards  ;  mais  dans  le  même  instant,  au  fond  de 
son  cœur,  il  juroit  ma  perte,  et  je  suis  sûr  qu'ils  la 
concertèrent  avant  de  se  séparer. 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  tems-là  que  je  reçus 
enfin  par  madame  d'Houdetot  la  réponse  de  Saint- 
Lambert  (Liasse  A,  n°  57),  datée  encore  de  \Yolfen- 
butel  ^,  peu  de  jours  après  son  accident,  à  ma  lettre 
qui  avoit  tardé  longtems  en  route.  Cette  réponse 
m'apporta  des  consolations,  dont  j'avois  grand  besoin 
dans  ce  moment-là,  par  les  témoignages  d'estime  et 
d'amitié  dont  elle  étoit  pleine,  et  qui  me  donnèrent 
le  courage  et  la  force  de  les  mériter.  Dès  ce  moment 
je  fis  mon  devoir  ;  mais  il  est  constant  que  si  Saint- 
Lambert  se  fût  trouve  moins  sensé,  moins  généreux, 
moins  honnête  homme,  j'étois  perdu  sans  retour. 

La  saison  devenoit  mauvaise,  et  l'on  commençoit  à 
quitter  la  campagne.  Madame  d'Houdetot  me  mar- 
qua le  jour  où  elle  comptoit  venir  faire  ses  adieux  à  la 
vallée  2.  et  me  donna  rendez-vous  à  Eaubonne.   Ce 


1.  Streckeisen,   I,  p.   415.  Wolfenbuttel,   11   oct.   1 

2.  Streckeisen,  I,  p.  363,  octobre  1.  X. 


LIVRE     NEUVIÈME  417 

jour  se  trouva  par  hasard  le  même  où  madame 
d'Epinay  quitîoit  la  Chevrette  pour  aller  à  Paris 
achever  les  préparatifs  de  son  voyage.  Heureusement 
elle  partit  le  matin,  et  j'eus  le  tems  encore,  en  la 
quittant,  d'aller  dîner  avec  sa  belle-sœur.  J'avois  la 
lettre  de  Saint-Lambert  dans  ma  poche  ;  je  la  relus 
Ijlusieurs  fois  en  marchant.  Cette  lettre  me  servit 
d'égide  contre  ma  foiblesse.  Je  fis  et  tins  la  résolution 
de  ne  voir  plus  en  madame  d'Houdetot  que  mon  amie 
et  la  maîtresse  de  mon  ami,  et  je  passai  tête-à-tête 
avec  elle  quatre  ou  cinq  heures  dans  un  calme  déli- 
cieux, préférable  infiniment,  même  quant  à  la  jouis- 
dance.  à  ces  accès  de  fièvre  ardente  que  jusqu'alors 
javois  eus  auprès  d'elle.  Comme  elle  savoit  trop  que 
mon  cœur  n'étoit  pas  changé,  elle  fut  sensible  aux 
efforts  que  j'avois  faits  pour  me  vaincre  ;  elle  m'en 
estima  davantage,  et  j'eus  le  plaisir  de  voir  que  son 
amitié  pour  moi  n'étoit  point  éteinte.  Elle  m'annonça 
le  prochain  retour  de  Saint-Lambert,  qui,  quoique 
assez  bien  rétabli  de  son  attaque,  n'étoit  plus  en  état 
de  soutenir  les  fatigues  de  la  guerre,  et  quittoit  le  ser- 
vice pour  venir  (a)  vivre  paisiblement  auprès  d'elle. 
Nous  formâmes  le  projet  charmant  d'une  étroite 
société  entre  nous  trois,  et  nous  pouvions  espérer  que 
l'exécution  de  ce  projet  seroit  durable,  vu  que  tous 
les  sentimens  qui  peuvent  unir  des  cœurs  sensibles 
et  droits  en  faisoient  la  base,  et  que  nous  rassem- 
blions (b)  à  nous  trois  assez  de  talens  et  de  connois- 
sances  pour  nous  suilire  à  nous-mêmes,  et   n'avoir 

Var.  —  (a)  :  pour  re^-cnir...  —  (b)  :  d'ailleurs,  à  nous... 

II.  —  27 


418  LES     CONFESSIONS 

besoin  d'aucun  supplément  étranger  ^.  Hélas  !  en 
me  livrant  à  Tespoir  d'une  si  douce  vie,  je  ne  songeois 
guères  à  celle  qui  m'attendoit. 

Nous  parlâmes  ensuite  de  ma  situation  présente 
avec  madame  d'Epinay.  Je  lui  montrai  la  lettre  de 
Diderot,  avec  ma  réponse  :  je  lui  détaillai  tout  ce  qui 
s'étoit  passé  à  ce  sujet,  et  je  lui  déclarai  la  résolution 
où  j'étois  de  quitter  l'Hermitage.  Elle  s'y  opposa 
vivement;  et  par  des  raisons  toutes-puissantes  sur 
mon  cœur.  Elle  me  témoigna  combien  elle  auroit 
désiré  que  j'eusse  fait  le  voyage  de  Genève,  pré- 
voyant qu'on  ne  manqueroit  pas  de  la  compromettre 
dans  mon  refus  :  ce  que  la  lettre  de  Diderot  sembloit 
annoncer  d'avance  ^.  Cependant,  comme  elle  savoit 
mes  raisons  aussi  bien  que  moi-même,  elle  n'insista 
pas  sur  cet  article  ;  mais  elle  me  conjura  d'éviter 
tout  éclat,  à  quelque  prix  que  ce  pût  être,  et  de 
pallier  mon  refus  de  raisons  assez  plausibles  pour 
éloigner  l'injuste  soupçon  qu'elle  pût  y  avoir  part.  Je 
lui  dis  qu'elle  ne  m'imposoit  pas  une  tâche  aisée  ; 
mais  que  résolu  d'expier  mes  torts  au  prix  même  de 
ma  réputation,  je  voulois  donner  la  préférence  à  la 
sienne,  en  tout  ce  que  l'honneur  me  permettoit 
d'endurer.  On  connoîtra  bientôt  si  j'ai  su  remplir 
cet   enoraorement. 

Je  le  puis  jurer,  loin  que  ma  passion  malheureuse 
eût  rien  perdu  de  sa  force,  je  n'aimai  jamais  ma 
Sophie  aussi  vivement,  aussi  tendrement  que  je  fis 

1.  Voyez  la  lettre  adressée  à  Rousseau  par  la  comtesse  d'Hou- 
detot.  le  26  oct.  1757  (Streckeisen,  I,  p.  365). 

2.  Voyez  dans  le  recueil  de  Streckeisen  (I,  p.  369  et  suiv.)  les 
lettres  de  Madame  d'Houdetot,  des  1^^,  4,  7  et  10  nov.  1757. 


LIVRE    NEUVIÈME  419 

ce  jour-là.  Mais  telle  fut  l'impression  que  firent  sur 
moi  la  lettre  de  Saint-Lambert,  le  sentiment  du  devoir 
et  l'horreur  de  la  perfidie,  que,  durant  toute  cette 
entrevue,  mes  sens  me  laissèrent  pleinement  en 
paix  auprès  d'elle,  et  que  je  ne  fus  pas  même  tenté 
de  lui  baiser  la  main.  En  partant,  elle  m'embrassa 
devant  ses  gens.  Ce  baiser,  si  différent  de  ceux 
que  je  lui  avois  dérobés  quelquefois  sous  les  feuil- 
lages, me  fut  garant  que  j'avois  repris  l'empire  de 
moi-même  :  je  suis  presque  assuré  que  si  mon  cœur 
a  voit  eu  le  tems  de  se  raffermir  dans  le  calme,  il 
ne  me  falioit  pas  trois  mois  pour  être  guéri  radicale- 
ment. 

Ici  finissent  mes  liaisons  personnelles  avec  madame 
d'Houdetot.  Liaisons  dont  chacun  a  pu  juger  sur  les 
apparences  selon  les  dispositions  de  son  propre  cœur, 
mais  dans  lesquelles  la  passion  que  m'inspira  cette 
aimable  femme,  passion  la  plus  vive  peut-être  qu'au- 
cun homme  ait  jamais  sentie,  s'honorera  toujours, 
entre  le  ciel  et  nous,  des  rares  et  pénibles  sacrifices 
faits  par  tous  deux  au  devoir,  à  l'honneur,  à  l'amour 
et  à  l'amitié.  Nous  nous  étions  trop  élevés  (a)  aux 
yeux  l'un  de  l'autre  pour  pouvoir  nous  avilir  aisé- 
ment. Il  faudroit  être  indigne  de  toute  estime  pour 
se  résoudre  à  en  perdre  une  de  si  haut  prix,  et 
l'énergie  même  des  sentimens  qui  pouvoient  nous 
rendre  coupables  fut  ce  qui  nous  empêcha  de  le 
devenir. 

C'est  ainsi  qu'après  une  si  longue  amitié  pour  l'une 
de  ces  deux  femmes,  et  un  si  vif  amour  pour  l'autre, 

Var.  —  (a)  :  élevé?,  fose  le  dire,  aux... 


420  LES     CONFESSIONS 

je  leur  fis  séparément  mes  adieux  en  un  même  jour  : 
à  Tune  pour  ne  la  revoir  de  ma  vie,  à  l'autre  pour  ne 
la  revoir  (a)  que  deux  fois  dans  les  occasions  que  je 
dirai  ci-après. 

Après  leur  départ,  je  me  trouvai  dans  un  grand 
embarras  pour  remplir  tant  de  devoirs  pressans  et 
contradictoires,  suite  de  mes  imprudences.  Si  j'eusse 
été  dans  mon  état  naturel,  après  la  proposition  et 
le  refus  de  ce  voyage  de  Genève,  je  n'avois  c|u'à 
rester  tranquille,  et  tout  étoit  dit.  Mais  j'en  avois 
sottement  fait  une  affaire  qui  ne  pouvoit  rester  dans 
l'état  où  elle  étoit,  et  je  ne  pouvois  me  dispenser  de 
toute  ultérieure  explication  qu'en  quittant  l'Hermi- 
tage  :  ce  que  je  venois  de  promettre  à  madame  d'Hou- 
detot  de  ne  pas  faire,  au  moins  pour  le  moment  pré- 
sent. De  plus,  elle  avoit  exigé  que  j'excusasse  auprès 
de  mes  soi-disans  amis  le  refus  de  ce  voyage,  afin 
qu'on  ne  lui  imputât  pas  ce  refus.  Cependant  je  n'en 
pouvois  alléguer  la  véritable  cause  sans  outrager 
madame  d"Epinay,  à  qui  je  devois  certainement  de 
la  reconnoissance.  après  tout  ce  qu'elle  avoit  fait 
pour  moi.  Tout  bien  considéré,  je  me  trouvai  dans  la 
dure,  mais  indispensable  alternative  de  manquer 
à  madame  d'Épinay,  à  madame  d'Houdetot,  ou  à 
moi-même,  et  je  pris  le  dernier  parti.  Je  le  pris  haute- 
ment, pleinement,  sans  tergiverser,  et  avec  une 
générosité  digne  assurément  de  laver  les  fautes  qui 
m'avoient  réduit  à  cette  extrémité.  Ce  sacrifice,  dont 
mes  ennemis  ont  su  tirer  parti,  et  qu'ils  attendoient 
peut-être,  a  fait  la  ruine  de  ma  réputation,  et  m'a 

Var.  —  (a)  :  pour  ne  la  plus  voir  que... 


LIVRE     NEUVIEME 


421 


ôté,  par  leurs  soins,  Testime  publique  ;  mais  il  m'a 
rendu  la  mienne,  et  m'a  consolé  dans  mes  malheurs. 
Ce  n'est  pas  la  dernière  fois,  comme  on  verra,  que 
j'ai  fait  de  pareils  sacrifices,  ni  la  dernière  aussi 
qu'on  s'en  est  prévalu  pour  m'accabler. 

Grimm  étoit  le  seul  qui  parût  n'avoir  pris  aucune 
part  dans  cette  afîaire  ;  ce  fut  à  lui  que  je  résolus  de 
ni'adresser.  Je  lui  écrivis  une  longue  lettre  ^  dans 
laquelle  j'exposai  le  ridicule  de  vouloir  me  faire  un 
devoir  de  ce  voyage  de  Genève,  l'inutilité,  l'embarras 
même  dont  j'y  aurois  été  à  madame  d'Epinay,  et  les 
inconvéniens  qu'il  en  auroit  résulté  pour  moi-même. 
Je  ne  résistai  pas,  dans  cette  lettre,  à  la  tentation 
de  lui  laisser  voir  (a)  que  j'étois  instruit,  et  qu'il 
me  paroissoit  singulier  qu'on  prétendît  que  c'étoit  à 
moi  de  faire  ce  voyage,  tandis  que  lui-même  s'en 
dispensoit.  et  qu'on  ne  faisoit  pas  mention  de  lui. 
Cette  lettre,  où.  faute  de  pouvoir  dire  nettement  mes 
raisons,  je  fus  forcé  de  battre  souvent  la  campagne, 
m'auroit  donné  dans  le  public  l'apparence  de  bien 
des  torts  :  mais  elle  étoit  un  exemple  de  retenue  et 
de  discrétion  pour  les  gens  qui.  comme  Grimm, 
étoient  au  fait  des  choses  que  j'y  taisois,  et  qui 
justifioient  pleinement  ma  conduite.  Je  ne  craignis 
pas  même  de  mettre  un  préjuo-p  de  plus  contre  moi, 
en  prêtant  l'avis  de  Diderot  à  mes  autres  amis,  pour 
insinuer  que  madame  d'Houdetot  avoit  pensé  de 
même,  comme  il  étoit  vrai,  et  taisant  que.  sur  mes 

Var.  —    (a)   :  entrevoir... 

1.  Correspondance,  lettre  CLXVI,  A  Grimm,  le  lundi  19  oc- 
tobre 1757.  C'est  une  des  belles  pages  de  Rousseau. 


422  LES     CONFESSIONS 

raisons,  elle  avoit  changé  d'avis.  Je  ne  pouvois 
mieux  la  disculper  du  soupçon  de  conniver  avec  moi 
qu'en  paroissant.  sur  ce  point,  mécontent  d'elle. 

Cette  lettre  fmissoit  par  un  acte  de  confiance  dont 
tout  autre  homme  auroit  été  touché  ;  car  en  exhor- 
tant Grimm  à  peser  mes  raisons  et  à  me  marquer 
après  cela  son  avis,  je  lui  marquois  que  cet  avis 
seroit  suivi,  quel  qu'il  pût  être,  et  c'étoit  mon  inten- 
tion, eùt-il  même  opiné  pour  mon  départ  ;  car 
M.  d'Épinay  s'étant  fait  le  conducteur  de  sa  femme 
dans  ce  voyage,  le  mien  prenoit  alors  un  coup  d'œil 
tout  différent  :  au  lieu  que  c'étoit  moi  d'abord  qu'on 
voulût  charger  de  cet  emploi,  et  qu'il  ne  fût  question 
de  lui  qu'après  mon  refus. 

La  réponse  de  Grimm  se  fit  attendre  ;  elle  fut 
singulière.  Je  vais  la  transcrire  ici.  (Voyez  Liasse  A, 
nO  59.  1) 

Le  départ  de  madame  d'Epinay  est  reculé  ;  son  fils  est 
malade,  il  faut  attendre  qu'il  soit  rétabli.  Je  rêverai  à 
<^otre  lettre.  Tenez-vous  tranquille  à  votre  Hermitage.  Je 
vous  ferai  passer  mon  avis  à  tems.  Comme  elle  ne  par- 
tira sûrement  pas  de  quelques  jours,  rien  ne  presse. 
En  attendant,  si  vous  le  jugez  à  propos,  vous  pouvez 
lui  faire  vos  offres,  quoique  cela  me  paroisse  encore 
assez  égal.  Car,  connoissant  votre  position  aussi  bien 
que  vous-même,  je  ne  dotite  point  quelle  ne  réponde 
à  vos  offres  comme  elle  doit,  et  tout  ce  que  je  vois  à 
gagner  à  cela,  c  est  que  vous  pourrez  dire  à  ceux  qui 
vous  pressent  que  si  vous  ri  avez  pas  été,  ce  nest  pas 

1.  Streckeisen,  I,  351. 


LIVRE    NEUVIÈME  423 

faute  de  vous  être  offert.  Au  reste ^  je  ne  vois^  pas  pour- 
quoi vous  voulez  absolument  que  le  philosophe  soit 
le  porte-voix  de  tout  le  monde,  et  parce  que  son  avis 
est  que  vous  partiez,  pourquoi  vous  imaginez  que  tous 
vos  amis  prétendent  la  même  chose.  Si  vous  écrivez  à 
madame  d'Epinay,  sa  réponse  peut  vous  servir  de 
réplique  à  tous  ces  amis,  puisqu'il  vous  tient  tant  au 
cœur  de  leur  répliquer.  Adieu  :  fe  salue  madame  Le 
Vasseur  et  le  Criminel  ^. 

Frappé  d'étonnement  en  lisant  cette  lettre,  je 
cherchois  avec  inquiétude  ce  qu'elle  pouvoit  signifier, 
et  je  ne  trouvois  rien.  Comment  !  au  lieu  de  me 
répondre  avec  simplicité  sur  la  mienne,  il  prend  du 
tems  pour  y  rêver,  comme  si  celui  qu'il  avoit  (a) 
déjà  pris  ne  lui  avoit  pas  suffi.  Il  m'avertit  même  de 
la  suspension  dans  laquelle  il  veut  me  tenir,  comme 
s'il  s'agissoit  d'un  profond  problème  à  résoudre,  ou 
comme  s'il  importoit  à  ses  vues  de  m'ôter  tout  moyen 
de  pénétrer  son  sentiment,  jusqu'au  moment  qu'il 
voudroit  me  le  déclarer.  Que  signifient  donc  ces 
précautions,  ces  retardemens,  ces  mystères?  Est-ce 
ainsi  qu'on  répond  à  la  confiance?  Cette  allure  est- 
elle  celle  de  la  droiture  et  de  la  bonne  foi?  Je  cher- 
chois   en    vain    quelque   interprétation    favorable    à 

Var.  —  (a)  :  qu'il  a  déjà... 

1.  M.  Le  Vasseur,  que  sa  femme  menoit  un  peu  rudement, 
l'appeloit  le  Lieutenant  Criminel.  Grimm  donnoit  par  plaisanterie 
le  même  [nom]  à  la  fille  ;  et,  pour  abréger,  il  lui  plut  (a)  d'en 
retrancher  le  premier  mot.   (Xote  de  J.-J.  Rousseau.) 

Var.  —  (a)  :  il  lui  plut  ensuite  d'en... 


4J4  LES     CONFESSIONS 

cette  conduite,  je  n'en  trouvois  point.  Quel  que  fût 
son  dessein,  s'il  m'étoit  contraire,  sa  position  en 
facilitoit  l'exécution,  sans  que,  par  la  mienne,  il  me 
fût  possible  d'y  mettre  obstacle.  En  faveur  dans  la 
maison  d'un  grand  prince,  répandu  dans  le  monde, 
donnant  le  ton  à  nos  communes  sociétés,  dont  il 
étoit  l'oracle,  il  pouvoit.  avec  son  adresse  ordinaire, 
disposer  à  son  aise  toutes  ses  machines  ;  et  moi,  seul 
dans  mon  Hermitage,  loin  de  tout,  sans  avis  de  per- 
sonne, sans  aucune  communication,  je  n'avois  d'autre 
parti  que  d'attendre  et  rester  en  paix  (a).  Seulement 
j'écrivis  à  madame  d'Epinay,  sur  la  maladie  de  son 
fils,  une  lettre  aussi  honnête  qu'elle  pouvoit  l'être, 
mais  où  je  ne  donnois  pas  dans  le  piège  (h)  de  lui 
offrir  de  partir  avec  elle  ^. 

Après  des  siècles  d'attente  dans  la  cruelle  incerti- 
tude où  cet  homme  barbare  m'avoit  plongé,  j'appris 
au  bout  de  huit  ou  dix  jours  que  madame  d'Epinay 
étoit  partie,  et  je  reçus  de  lui  une  seconde  lettre  2. 
Elle  n'étoit  que  de  sept  à  huit  lignes,  que  je  n'achevai 
pas  de  lire...  C'étoit  une  rupture,  mais  dans  des 
termes  tels  que  la  plus  infernale  haine  les  peut  dicter, 
et  qui  même  devenoient  bêtes  à  force  de  vouloir 
être  ofîensans.  Il  me  défendoit  sa  présence  comme 
il  m'auroit  défendu  ses  États.  Il  ne  manquoit  à 
sa  lettre,  pour  faire  rire,  que  d'être  lue  avec  plus 
de    sançf-froid.    Sans    la    transcrire,  sans    même    en 


Var.    —     (a)  :    paix  ;     c'est    ce    que    je    fis.     Seulement...  — 
(b)  :  piège  grossier... 

1.  Correspondance,  lettre  CLIX  (Ce  jeudi,  l'Ermitage,  août^. 

2.  Mémoire  de  Madame  d'Epinay,  II,  p.  386,  Samedi  3  novembre. 


LIVRE     NEUVIEME 


425 


achever  la  lecture,  je   la  lui  renvoyai   sur-le-champ 
avec  celle-ci  : 

Je  me  refusais  à  ma  juste  défiance  ;  j'achèi>e  trop 
tard  de  i'ous  connaître. 

Voilà  donc  la  lettre  que  cous  cous  êtes  donné  le  loisir 
de  méditer.  Je  i^ous  la  renvoie,  elle  nest  pas  pour 
moi.  T'oi<5  pouvez  montrer  la  mienne  à  toute  la  terre, 
et  me  haïr  ouvertement  ;  ce  sera  de  i^otre  part  une 
fausseté  de  moins  ^. 

Ce  que  je  lui  disois.  qu'il  pouvoit  montrer  ma  pré- 
cédente lettre,  se  rapportoit  à  un  article  de  la  sienne 
sur  lequel  on  pourra  juger  de  la  profonde  adresse 
qu'il  mit  à  toute  cette  affaire. 

J'ai  dit  que  pour  gens  qui  n"étoient  pas  au  fait,  ma 
lettre  pouvoit  donner  sur  moi  bien  des  prises.  Il  le 
vit  avec  joie  :  mais  comment  se  prévaloir  de  cet 
avantage  sans  se  compromettre?  En  montrant  cette 
lettre,  il  s'exposoit  au  reproche  d'abuser  de  la  con- 
fiance de  son  ami. 

Pour  sortir  de  cet  embarras,  il  imaoina  de  rompre 
avec  moi.  de  la  façon  la  plus  piquante  qu'il  fût 
possible,  et  de  me  faire  valoir  dans  sa  lettre  la  grâce 
qu'il  me  faisoit  de  ne  pas  montrer  la  mienne.  Il  étoit 
bien  sûr  que,  dans  l'indignation  de  ma  colère,  je  me 
refuserois  à  sa  feinte  discrétion,  et  lui  permettrois  de 
montrer  ma  lettre  à  tout  le  monde  :  c'étoit  précisé- 
ment ce  qu'il  vouloit,  et  tout  arriva  comme  il  l'avoit 
arrangé.  Il  fit  courir  ma  lettre  dans  tout  Paris,  avec 

1.  Corres[ondance,  lettre   CLXX  (L'Hermilase,  noy'embre). 


426  LES    CONFESSIONS 

des  commentaires  de  sa  façon,  qui  pourtant  n'eurent 
pas  tout  le  succès  qu'il  s'en  étoit  promis.  On  ne 
trouva  pas  que  la  permission  de  montrer  ma  lettre, 
qu'il  avoit  su  m'extorquer,  l'exemptât  du  blâme  de 
m'avoir  si  légèrement  pris  au  mot  pour  me  nuire. 
On  demandoit  toujours  quels  torts  personnels  j'avois 
avec  lui,  pour  autoriser  une  si  violente  haine.  Enfin 
l'on  trouvoit  que,  quand  j'aurois  eu  de  tels  torts 
qui  l'auroient  obligé  de  rompre,  l'amitié,  même 
éteinte,  avoit  encore  des  droits  qu'il  auroit  dû  res- 
pecter. Mais  malheureusement  Paris  est  frivole  ;  ces 
remarques  du  moment  s'oublient,  l'absent  infortuné 
se  néglige  :  l'homme  cjui  prospère  en  impose  par  sa 
présence  ;  le  jeu  de  l'intrigue  et  de  la  méchanceté 
se  soutient,  se  renouvelle,  et  bientôt  son  effet  sans 
cesse  renaissant  efface  tout  ce  qui  l'a  précédé. 

Voilà  comment,  après  m'avoir  si  longtems  trompé, 
cet  homme  enfin  quitta  pour  moi  son  masque,  per- 
suadé que,  dans  l'état  où  il  avoit  amené  les  choses, 
il  cessoit  d'en  avoir  besoin.  Soulagé  de  la  crainte 
d'être  injuste  envers  ce  misérable,  je  l'abandonnai 
à  son  propre  cœur,  et  cessai  de  penser  à  lui.  Huit 
jours  après  avoir  reçu  cette  lettre,  je  reçus  de  ma- 
dame d'Epinay  sa  réponse,  datée  de  Genève,  à  ma 
précédente  (Liasse  B,  n^  10)  ^.  Je  compris,  au  ton 
qu'elle  y  prenoit  (a)  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
que  l'un  et  l'autre,  comptant  sur  le  succès  de  leurs 

Var.  —  (a)  :  prenoit  ai^ec  moi  pour... 

1.  Streckeisen,  I,  348,  lettre  XL  Genève,  12  nov.  1757  :  «  Je 
n'ai  reçu  votre  lettre  du  29  qu'à  mon  arrivée  ici,  c'est-à-dire  le 
9.  J'ai  eu  peine  à  croire  qu'elle  fût  de  vous  et  qu'elle  fût  pour 
moi...  » 


LIVRE    NEUVIÈME  427 

mesures,  agissoient  de  concert,  et  que,  me  regardant 
comme  un  homme  perdu  sans  ressource,  ils  se  li- 
vroient  désormais  sans  risque  au  plaisir  d'achever 
de  m'écraser. 

Mon  état,  en  effet,  étoit  des  plus  déplorables.  Je 
voyois  s'éloigner  de  moi  tous  mes  amis,  sans  qu'il  me 
fût  possible  de  savoir  ni  comment  ni  pourquoi.  Dide- 
rot, qui  se  vantoit  de  me  rester,  de  me  rester  seul  (a), 
et  qui  depuis  trois  mois  me  promettoit  une  visite, 
ne  venoit  point.  L'hiver  commençoit  à  se  faire 
sentir,  et  avec  lui  les  atteintes  de  mes  maux  habituels. 
Mon  tempérament,  quoique  vigoureux,  n'avoit  pu 
soutenir  les  combats  de  tant  de  passions  contraires. 
J'étois  dans  un  épuisement  qui  ne  me  laissoit  ni 
force  ni  courage  pour  résister  à  rien.  Quand  mes 
engagemens,  quand  les  continuelles  représentations 
de  Diderot  et  de  madame  d'Houdetot  m'auroient 
permis  en  ce  moment  de  quitter  l'Hermitage,  je  ne 
savois  ni  où  aller  ni  comment  me  traîner.  Je  restois 
immobile  et  stupide,  sans  pouvoir  agir  ni  penser. 
La  seule  idée  d'un  pas  à  faire,  d'une  lettre  à  écrire, 
d'un  mot  à  dire,  me  faisoit  frémir.  Je  ne  pouvois 
cependant  laisser  la  lettre  de  madame  d'Epinay  sans 
réplique,  à  moins  de  m'avouer  digne  des  traitemens 
dont  elle  et  son  ami  m'accabloient.  Je  pris  le  parti 
de  lui  notifier  mes  sentimens  et  mes  résolutions,  ne 
doutant  pas  un  moment  que,  par  humanité,  par 
générosité,  par  bienséance,  par  les  bons  sentimens 
que  j'avois  cru  voir  en  elle,  malgré  les  mauvais,  elle 
ne  s'empressât  d'y  souscrire.  Voici  ma  lettre  : 

Var.  —  (a)  :  se  vantoit  de  me  rester  seul,... 


428  LES     CONFESSIONS 

A  VHermitase,   le  23  Sovembre  17571. 

Si  Von  mouroit  de  douleur,  je  ne  serois  pas  en  vie. 
Mais  enfin  fai  pris  mon  parti.  L'amitié  est  éteinte 
entre  nous,  madame  :  mais  celle  qui  nest  plus  garde 
encore  des  droits  que  je  sais  respecter.  Je  n  ai  point 
oublié  i>os  bontés  pjour  moi  et  vous  pouvez  compter 
de  ma  part  sur  toute  la  reconnaissance  qu'on  peut 
avoir  pour  quelqu'un  qu'on  ne  doit  plus  aimer.  Toute 
autre  explication  seroit  inutile  :  j'ai  pour  moi  ma 
conscience,  et  vous  renvoie  à  la  vôtre. 

J'ai  voulu  quitter  V Hermitage.  et  je  le  devois.  Mais 
on  prétend  qu  il  faut  que  j'y  reste  jusqu'au  printems  ; 
et  puisque  mes  amis  le  veulent,  j'y  resterai  jusqu'au 
printems.  si  vous  y  consentez. 

Cette  lettre  écrite  et  partie,  je  ne  pensai  plus  qu'à 
me  tranquilliser  à  THermitage.  en  y  soignant  ma 
santé,  tâchant  de  recouvrer  des  forces,  et  de  prendre 
des  mesures  pour  en  sortir  au  printems,  sans  bruit 
et  sans  afficher  une  rupture.  Mais  ce  n'étoit  pas  là 
le  compte  de  M.  Grimm  et  de  madame  d'Epinay, 
comme  on  verra  dans  un  moment. 

Quelques  jours  après,  j'eus  enfin  le  plaisir  de  rece- 
voir de  Diderot  cette  visite  si  souvent  promise  et 
manquée.  Elle  ne  pouvoit  venir  plus  à  propos  ; 
c'étoit  mon  plus  ancien  ami,  c'étoit  presque  le  seul 
qui  me  restât  ;  on  peut  juger  du  plaisir  que  j'eus  à  le 

1.  Cette  lettre,  publiée  aussi  dans  les  Mémoires  de  Madame 
d'Epinay  (II,  p.  412),  est  incomplète  dans  la  Correspondance  de 
Rousseau.  (Voyez  :  Œuvres  complètes,  X,  p.  177,  1.  CLXXIII, 
UHermilase,  23  ajop.  1757.) 


LIVRE    NEUVIÈME  429 

voir  dans  ces  circonstances.  J'avois  le  cœur  plein,  je 
l'épanchai  dans  le  sien.  Je  Téclairai  sur  beaucoup 
de  faits  qu'on  lui  avoit  tus,  déguisés  ou  supposés. 
Je  lui  appris  de  tout  ce  cjui  s'étoit  passé,  ce  qu'il 
m'étoit  permis  de  lui  dire.  Je  n'affectai  point  de  lui 
taire  ce  qu'il  ne  savoit  que  trop,  qu'un  amour  aussi 
malheureux  qu'insensé  avoit  été  l'instrument  de  ma 
perte  ;  mais  je  ne  convins  jamais  que  madame 
d'Houdetot  en  fût  instruite,  ou  du  moins  que  je 
le  lui  eusse  déclaré.  Je  lui  parlai  des  indignes  ma- 
nœuvres de  madame  d'Epinay  pour  surprendre  les 
lettres  très  innocentes  que  sa  belle-sœur  m'écrivoit. 
Je  voulus  qu'il  apprît  ces  détails  de  la  bouche  même 
des  personnes  qu'elle  (a)  avoit  tenté  de  séduire. 
Thérèse  le  lui  fit  exactement  :  mais  que  devins-je 
quand  ce  fut  le  tour  de  la  mère,  et  que  je  l'entendis 
déclarer  et  soutenir  que  rien  de  cela  n'étoit  à  sa  con- 
noissance  I  Ce  furent  ses  termes,  et  jamais  elle  ne 
s'en  départit.  Il  n'y  avoit  pas  quatre  jours  qu'elle 
m'en  avoit  répété  le  récit  à  moi-même,  et  elle  me 
dément  en  face,  devant  mon  ami.  Ce  trait  me  parut 
décisif,  et  je  sentis  alors  vivement  mon  imprudence 
d'avoir  gardé  si  longtems  une  pareille  femme  auprès 
de  moi.  Je  ne  m'étendis  point  en  invectives  contre 
elle  ;  à  peine  daignai-je  lui  dire  quelques  mots  de 
mépris.  Je  sentis  ce  que  je  devois  à  la  fille,  dont 
l'inébranlable  droiture  contrastoit  avec  l'indigne 
lâcheté  de  la  mère.  Mais  dès  lors  mon  parti  fut  pris 
sur  le  compte  de  la  vieille,  et  je  n'attendis  que  le 
moinent  de  l'exécuter. 

Var.  —  (a)  :  que  cette  dangereuse  femme  avoit... 


430  LES    CONFESSIONS 

Ce  moment  vint  plus  tôt  que  je  ne  l'avois  attendu. 
Le  10  décembre,  je  reçus  de  madame  d'Epinay 
réponse  à  ma  précédente  lettre.  En  voici  le  con- 
tenu : 

A    Genève,   le  i^^  Décembre   1757.    (Liasse   B,   n°   11.) 

Après  vous  avoir  donné,  pendant  plusieurs  années, 
toutes  les  marques  possibles  d'amitié  et  d'intérêt,  il  ne 
me  reste  quà  vous  plaindre.  Vous  êtes  bien  malheureux. 
Je  désire  que  votre  conscience  soit  aussi  tranquille 
que  la  mienne.  Cela,  pourroit  être  nécessaire  au  repos 
de  votre  vie. 

Puisque  vous  vouliez  quitter  V  H  ermitage,  et  que  vous 
le  deviez,  je  suis  étonnée  que  vos  amis  vous  aient 
retenu.  Pour  moi,  je  ne  consulte  point  les  miens  sur 
mes  devoirs,  et  je  nai  plus  rien  à  vous  dire  sur  les 
vôtres. 

Un  congé  si  imprévu,  mais  si  nettement  prononcé, 
ne  me  laissa  pas  un  instant  à  balancer.  Il  falloit 
sortir  sur-le-cbamp,  quelque  tems  qu'il  fît,  en  quelque 
état  que  je  fusse,  dussé-je  coucher  dans  les  bois  et 
sur  la  neige,  dont  la  terre  étoit  alors  couverte,  et 
quoi  que  pût  dire  et  faire  madame  d'Houdetot  ; 
car  je  voulois  bien  lui  complaire  en  tout,  mais  non  pas 
jusqu'à  rinfamie. 

Je  me  trouvai  dans  le  plus  terrible  embarras  où 
j'aie  été  de  mes  jours  :  mais  ma  résolution  étoit 
prise  :  je  jurai,  quoi  qu'il  arrivât,  de  ne  pas  coucher 
à  THermitage  le  huitième  jour  (a).  Je  me  mis  en 
devoir  de  sortir  mes  effets,  déterminé  à  les  laisser 

Var.  —  (a)  :  coucher  le  huitième  jour  à  l'Hermitage,  Je...  — 


LIVRE     NEUVIEME 


t31 


en  plein  champ,  plutôt  que  de  ne  pas  rendre  les  clefs 
dans  la  huitaine  ;  car  je  voulois  surtout  que  tout  fût 
fait  avant  qu'on  pût  écrire  à  Genève  et  recevoir 
réponse.  J'étois  d'un  courage  que  je  ne  m'étois 
jamais  senti  :  toutes  mes  forces  étoient  revenues. 
L'honneur  et  l'indignation  m'en  rendirent  sur  les- 
quelles madame  d'Epinay  n'avoit  pas  compté.  La 
fortune  aida  mon  audace.  M.  Mathas  ^,  procureur 
fiscal  de  ^L  le  prince  de  Condé,  entendit  parler  de 
mon  embarras.  Il  me  fit  ofîrir  une  petite  maison  qu'il 
avoit  à  son  jardin  de  Mont-Louis,  à  Montmorency. 
J'acceptai  avec  empressement  et  reconnoissance. 
Le  marché  fut  bientôt  fait  ;  je  fis  en  hâte  acheter  quel- 
ques meubles  (a),  avec  ceux  que  j'avois  déjà,  pour 
nous  coucher,  Thérèse  et  moi.  Je  fis  charrier  mes 
effets  à  grand'peine  et  à  grands  frais  :  malgré  la 
glace  et  la  neige,  mon  déménagement  fut  fait  dans 
deux  jours,  et  le  15  décembre  je  rendis  les  clefs  de 
l'Hermitage,  après  avoir  payé  les  gages  du  jardinier, 
ne  pouvant  payer  mon  loyer. 

Quant  à  madame  Le  Vasseur,  je  lui  déclarai  qu'il 
falloit  nous  séparer  :  sa  fille  voulut  m' ébranler  ;  je 
fus  inflexible.  Je  la  fis  partir  pour  Paris,  dans  la 
voiture  du  messager,  avec  tous  les  effets  et  meubles 
que  sa  fille  et  elle  avoient  en  commun.  Je  lui  donnai 
quelque  argent,  et  je  m'engageai  à  lui  payer  son  loyer 
chez  ses  enfans  ou  ailleurs,  à  pourvoir  à  sa  subsis- 
tance autant  qu'il  me  seroit  possible,  et  à  ne  jamais 

^Var.  —  (a)  :  meubles,  pour  nous... 

1.  Jacques-Joseph  Mathas,  mort  en  1762.  II  avait  été  pourvu 
en  1733  de  la  charge  de  procureur  fiscal  qu'avait  son  père. 


432  LES     CONFESSIONS 

la  laisser  manquer  de  pain,  tant  que  j'en  aurois  moi- 
niême. 

Enfin,  le  surlendemain  de  mon  arrivée  à  Mont- 
Louis,  j'écrivis  à  madame  d'Epinay  la  lettre  sui- 
vante  : 

.4  Montmorency,  le  17  Décembre  1757  1. 

Rien  nest  si  simple  et  si  nécessaire,  madame,  que 
de  déloger  de  cotre  maison,  quand  vous  n  approuvez 
pas  que  j'y  reste.  Sur  votre  refus  de  consentir  que  je 
passasse  à  l' H  ermitage  le  reste  de  Vhiver,  je  Vai  donc 
quitté  le  15  décembre.  Ma  destinée  étoit  .d'y  entrer 
malgré  moi,  et  d'en  sortir  de  même.  Je  vous  remercie 
du  séjour  que  vous  m/ avez  engagé  d'y  faire,  et  je  vous 
en  remercierois  davantage,  si  je  Vavois  payé  moins 
cher.  Au  reste,  vous  avez  raison  de  me  croire  (a) 
malheureux  ;  personne  au  monde  ne  sait  mieux  que 
vous  combien  je  dois  l'être.  Si  c'est  un  malheur  de  se 
tromper  sur  le  choix  de  ses  amis,  c'en  est  un  autre 
non  moins  cruel  de  revenir  d'une  erreur  si  douce. 

Tel  est  le  narré  fidèle  de  ma  demeure  à  l'Hermitage, 
et  des  raisons  qui  m'en  ont  fait  sortir.  Je  n'ai  pu 
couper  ce  récit,  et  il  importoit  de  le  suivre  avec  la 
plus  grande  exactitude,  cette  époque  de  ma  vie 
ayant  eu  sur  la  suite  une  influence  qui  s'étendra 
jusqu'à  mon  dernier  jour. 

Var.  —  (a)  :  me  trouver  malheureux... 

1.  Correspondance,  lettre  CLXXIV.  Dans  les  Mémoires  de  Ma- 
dame d'Epinay  cette  lettre  est  suivie  du  post-scriptum  suivant  : 
G^Votre  jardinier  est  payé  jusqu'au  l^'  janvier.  » 

FIN     DU     LIVRE     NEUVIEME 


LIVRE    DIXIEME 


1758-1759 


LA  force  extraordinaire  qu'une  effervescence 
passagère  m'avoit  donnée  pour  quitter  F Her- 
mitage  m'abandonna  sitôt  que  j'en  fus  dehors. 
A  peine  fus-je  établi  dans  ma  nouvelle  demeure  ^, 
que  de  vives  et  fréquentes  attaques  de  mes  réten- 
tions se  compliquèrent  avec  l'incommodité  nouvelle 
d'une  descente  qui  me  tourmentoit  depuis  quelque 
tems,  sans  que  je  susse  que  c'en  étoit  une.  Je  tombai 
bientôt   dans   les   plus   cruels   accidens.    Le  médecin 


1.  A  Montlouis.  Voyez  sur  la  situation  et  l'aspect  de  cette 
habitation  au  xviiie  siècle,  l'ouvrage  de  M.  Auguste  Rey  déjà 
cité  :  J.-J.  Rousseau  dans  la  Vallée  de  Montmorency,  ch.  ix  et  xiv 
et  les  notes  de  P.  Boiteau  aux  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  II, 
p.  434  et  ss. 

II.  —  28 


434  LES     CONFESSIONS 

Thierry,  mon  ancien  ami,  vint  me  voir  et  m' éclaira 
sur  mon  ancien  état  (a).  Les  sondes,  les  bougies,  les 
bandages,  tout  l'appareil  des  infirmités  de  l'âge 
rassemblé  autour  de  moi,  me  fit  durement  sentir 
qu'on  n'a  plus  le  cœur  jeune  impunément  quand  le 
corps  a  cessé  de  l'être.  La  belle  saison  ne  me  rendit 
point  mes  forces,  et  je  passai  toute  l'année  1758 
dans  un  état  de  langueur  qui  me  fit  croire  que  je 
touchois  à  la  fin  de  ma  carrière.  J'en  voyois  appro- 
cher le  terme  avec  une  sorte  d'empressement. 
Revenu  des  chimères  de  l'amitié,  détaché  de  tout 
ce  qui  m'avoit  fait  aimer  la  vie,  je  n'y  voyois  plus 
rien  qui  pût  me  la  rendre  agréable  :  je  n'y  voyois 
plus  que  des  maux  et  des  misères  qui  m"empêchoient 
de  jouir  de  moi.  J'aspirois  au  moment  d'être  libre 
et  d'échapper  à  mes  ennemis.  Mais  reprenons  (h) 
le  fil  des  événemens. 

Il  paroît  que  ma  retraite  à  Montmorency  décon- 
certa madame  d'Epinay  :  vraisemblablement  elle 
ne  s'y  étoit  pas  attendue.  Mon  triste  état,  la  rigueur 
de  la  saison,  l'abandon  général  où  je  me  trouvois, 
tout  leur  faisoit  croire,  à  Grimm  et  à  elle,  qu'en  me 
poussant  à  la  dernière  extrémité,  ils  me  réduiroient 
à  crier  (c)  merci,  et  à  m'avilir  aux  dernières  bassesses, 
pour  être  laissé  dans  l'asile  dont  l'honneur  m'ordon- 
noit  de  sortir.  Je  délogeai  si  brusquement  qu'ils 
n'eurent  pas  le  tems  de  prévenir  le  coup,  et  il  ne  leur 
resta  plus  que  le  choix  (d)  de  jouer  à  quitte  ou 
double,  et  d'achever  de  me  perdre  ou  de  tâcher  de 


Vak.  —  (a)  :  sur  mon  état.  —  (b)  :  reprenons  en  détail  le. 
(cj  :  à  leur  crier...  —  (d)  :  que  V option... 


LIVRE    DIXIÈME  435 

me  ramener.  Grimm  prit  le  premier  parti,  mais 
je  crois  que  madame  d'Épinay  eût  préféré  l'autre  ; 
et  j'en  juge  par  sa  réponse  à  ma  dernière  lettre,  où 
elle  radoucit  beaucoup  le  ton  qu'elle  avoit  pris  dans 
les  précédentes,  et  où  elle  sembloit  ouvrir  la  porte  à 
un  raccommodement.  Le  long  retard  de  cette  ré- 
ponse qu'elle  me  fit  attendre  un  mois  entier,  indique 
assez  l'embarras  où  elle  se  trouvoit  pour  lui  donner 
un  tour  convenable,  et  les  délibérations  dont  elle 
la  fit  précéder.  Elle  ne  pouvoit  s'avancer  plus  loin 
sans  se  commettre  (a)  :  mais  après  ses  lettres  pré- 
cédentes, et  après  ma  brusque  sortie  de  sa  maison, 
l'on  ne  peut  qu'être  frappé  du  soin  qu'elle  prend 
dans  cette  lettre  de  n'y  pas  laisser  glisser  un  seul 
mot  désobligeant.  Je  vais  la  transcrire  en  entier, 
afin  qu'on  en  juge.  (Liasse  B,  n^  23.)  ^ 

A   Genève,  le  17  Janvier  1758. 

Je  nai  reçu  i>otre  lettre  du  17  décembre  ,jnonsieur, 
quhier.  On  me  Va  envoyée  dans  une  caisse  remplie  de 
différentes  choses,  qui  a  été  tout  ce  tems  en  chemin. 
Je  ne  répondrai  qu  à  Vapostille  :  quant  à  la  lettre,  je 
ne  Ventens  pas  bien,  et  si  nous  étions  dans  le  cas  de 
nous  expliquer,  je  voudrais  bien  mettre  tout  ce  qui  s'est 
passé  sur  le  compte  d'un  malentendu.  Je  reviens 
à  r apostille.  Vous  pouvez  vous  rappeler,  monsieur,  que 
nous  étions  convenus  que  les  gages  du  jardinier  de 
V Hermitage  passeroient  par  vos  mains,  pour  lui  mieux 

Var.  —  (a)  :  se  compromettre... 

1.  Mémoires  de  Madame  d'Epinay,  II,  p.  430. 


436  LES    CO-S-FESSIONS 

faire  sentir  quil  dépendoit  de  vous,  et  pour  vous  éviter 
des  scènes  aussi  ridicules  et  indécentes  quen  avoit  fait 
son  prédécesseur.  La  preuve  en  est  que  les .  premiers 
quartiers  de  ses  gages  vous  ont  été  remis,  et  que  fétois 
convenue  avec  vous,  peu  de  jours  avant  mon  départ,  de 
vous  faire  rembourser  vos  avances.  Je  sais  que  vous 
en  fîtes  d'abord  difficulté  ;  mais  ces  avances,  je  vous 
avais  prié  de  les  faire  ;  il  étoit  simple  de  m' acquitter , 
et  nous  en  convînmes.' Cahouet  m'a  marqué  que  vous 
navez  point  voulu  recevoir  cet  argent.  Il  y  a  assuré- 
ment du  quiproquo  là-dedans.  Je  donne  ordre  quon 
vous  le  reporte,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  voudriez 
payer  mon  jardinier,  malgré  nos  conventions,  et  au- 
delà  même  du  terme  que  vous  avez  habité  V Hermitage. 
Je  compte  donc,  monsieur,  que  vous  rappelant  tout  ce 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  dire,  vous  ne  refuserez  pas 
d'être  remboursé  de  l'avance  que  vous  avez  bien  voulu 
faire  pour  moi. 

Après  tout  ce  qui  s'étoit  passé,  ne  pouvant  plus 
prendre  de  confiance  en  madame  d'Epinay,  je  ne 
voulus  point  renouer  avec  elle  ;  je  ne  répondis  point 
à  cette  lettre  ^,  et  notre  correspondance  finit  là. 
Voyant  mon  parti  pris,  elle  prit  le  sien,  et  entrant 
alors  dans  toutes  les  vues  de  Grimm  et  de  la  coterie 
holbachique,  elle  unit  ses  efforts  aux  leurs  pour  me 
couler  à  fond.  Tandis  qu'ils  travailloient  à  Paris,  elle 
travailioit  à  Genève.  Grimm,  qui  dans  la  suite  alla 

1.   Rousseau  commet  ici  une  erreur  de  mémoire.  Voyez  dans  les 
Mémoires  de  Madame  d'Epinay  une  lettre  fort  vive  qu'il  adressa 
à  cette  dernière,  le  27  fé%Tier  1758.  On  la  trouvera  aussi  dans  la 
'  Correspondance  (1.  CLXXVIII). 


LIVRE     DIXIÈME  437 

Ty  joindre,  acheva  ce  qu'elle  avoit  cemmencé. 
Tronchin,  qu'ils  n'eurent  pas  de  peine  à  gagner,  les 
seconda  puissamment,  et  devint  le  plus  furieux  de 
mes  persécuteurs,  sans  avoir  jamais  eu  de  moi,  non 
plus  que  Grimin,  le  moindre  sujet  de  plainte.  Tous 
trois  d'accord  semèrent  sourdement  dans  Genève  le 
germe  qu'on  y  vit  éclore  quatre  ans  après. 

Ils  eurent  plus  de  peine  à  Paris,  où  j'étois  plus 
connu,  et  où  les  cœurs,  moins  disposés  à  la  haine, 
nen  reçurent  (a)  pas  si  aisément  les  impressions. 
Pour  porter  leurs  coups  avec  plus  d'adresse,  ils  com- 
mencèrent par  débiter  que  c'étoit  moi  qui  les  avois 
quittés.  (Voyez  la  lettre  de  Deleyre.  Liasse  B, 
n°  30.)  ^  De  là,  feignant  d'être  toujours  mes  amis,  ils 
semoient  adroitement  leurs  accusations  malignes, 
comme  des  plaintes  de  l'injustice  de  leur  ami.  Cela 
faisoit  que,  moins  en  garde,  on  étoit  plus  porté  à 
les  écouter  et  à  me  blâmer.  Les  sourdes  accusations 
de  perfidie  et  d'ingratitude  se  débitoient  avec  jolus 
de  précaution,  et  par  là  même  avec  plus  d'effet.  Je 
sus  qu'ils  m'imputoient  des  noirceurs  atroces,  sans 
jamais  pouvoir  apprendre  en  quoi  ils  les  faisoient 
consister.  Tout  ce  que  je  pus  déduire  de  la  rumeur 
publique  fut  qu'elle  se  réduisoit  à  ces  quatre  crimes 
capitaux  :  1°  ma  retraite  à  la  campagne  ;  2"^  mon 
amour  pour  madame  d'Houdetot  ;  3°  refus  d'accom- 
pagner à  Genève  madame  d'Epinay  :  4°  sortie  de 
l'Hermitage.  S'ils  y  ajoutèrent  d'autres  griefs,  ils 
prirent  leurs  mesures  si  justes,  qu'il  m'a  été  parfaite- 

Var.  —  (a)  :  receifoient... 

1.  Streckeisen,  I,  177,  lettre  XXII,  Paris,  28  jévrier  1758. 


438  LES    CONFESSIONS 

ment  impossible  d'apprendre  jamais  quel  en  étoit  le 
sujet  ^. 

C'est  donc  ici  que  je  crois  pouvoir  fixer  l'établisse- 
ment d'un  système  adopté  depuis  par  ceux  qui  dis- 
posent de  moi  avec  un  progrès  et  un  succès  si  rapides, 
qu'il  tiendroit  du  prodige  pour  qui  ne  sauroit  pas 
quelle  facilité  tout  ce  qui  (a)  favorise  la  malignité 
des  hommes  trouve  à  s'établir.  Il  faut  tacher  d'ex- 
pliquer (h)  en  peu  de  mots  ce  que  cet  obscur  et 
profond  système  a  de  visible  à  mes  yeux. 

Avec  un  nom  déjà  célèbre  et  connu  dans  toute 
l'Europe,  j'avois  conservé  la  simpUcité  de  mes  pre- 
miers goûts.  La  mortelle  aversion  pour  tout  ce  qui 
s'appeloit  parti,  faction,  cabale,  m'avoit  maintenu 
libre,  indépendant,  sans  autre  chaîne  que  les  atta- 
chemens  de  mon  cœur.  Seul,  étranger,  isolé,  sans 
appui,  sans  famille,  ne  tenant  qu'à  mes  principes  et 
à  mes  devoirs,  je  suivois  avec  intrépidité  les  routes 
de  la  droiture,  ne  flattant,  ne  ménageant  jamais 
personne  aux  dépens  de  la  justice  et  de  la  vérité. 
De  plus,  retiré  depuis  deux  ans  dans  la  solitude,  sans 
correspondance  de  nouvelles,  sans  relation  des 
affaires  du  monde,  sans  être  instruit  ni  curieux  de 
rien,  je  vivois  à  quatre  lieues  de  Paris,  aussi  séparé 

Var.  —  (a)  :  facilité  ce  qui  favorise...  —  (h)  :  à' exposer  en... 

1.  On  sait  aujourd'hui,  grâce  au  li\Te  de  Madame  F.  Macdonald, 
(La  Léeende  de  J.-J.  Rousseau  rectifiée  d'après  une  nouvelle  cri- 
tique) ce  qu'il  faut  penser  des  griefs  reprochés  à  l'auteur  des 
Concessions  par  ses  anciens  amis  Grimm  et  Diderot.  Après  avoir 
tant  épilogue  sur  le  «  cas  »  Rousseau,  oji  est  en  droit  de  se  demander 
s'il  n'y  a  pas  un  «  cas  »  Diderot  ou  un  e  cas  »  Grimm.  Les  procédés 
de  ces  deux  derniers  nous  paraissent  ressortir  de  la  pathologie. 


LIVRE    DIXIEME 


t39 


de  cette  capitale,  par  mon  incurie,  que  je  Taurois  été 
par  les  mers  dans  l'île  de  Tinian. 

Grimm,  Diderot.  d'Holbach,  au  contraire,  au  centre 
du  tourbillon,  vivoient  répandus  dans  le  plus  grand 
monde,  et  s'en  partageoient  presque  entre  eux  toutes 
les  sphères.  Grands,  beaux  esprits,  gens  de  lettres, 
gens  de  robe,  femmes,  ils  pouvoient  de  concert  se 
faire  écouter  partout.  On  doit  voir  déjà  l'avantage 
que  cette  position  donne  à  trois  hommes  bien  unis 
contre  un  quatrième  dans  celle  où  je  me  trouvois. 
Il  est  vrai  que  Diderot  et  d'Holbach  n'étoient  pas, 
(du  moins  je  ne  puis  le  croire),  gens  à  tramer  (a) 
des  complots  bien  noirs  ;  l'un  n'en  avoit  pas  la 
méchanceté  ^,  ni  l'autre  l'habileté  :  mais  c'étoit  en 
cela  même  que  la  partie  étoit  mieux  liée.  Grimm  seul 
formoit  son  plan  dans  sa  tête,  et  n'en  montroit  aux 
deux  autres  que  ce  qu'ils  avoient  besoin  de  voir 
pour  concourir  à  l'exécution.  L'ascendant  qu'il 
avoit  pris  sur  eux  rendoit  ce  concours  facile,  et  l'effet 
du  tout  répondoit  à  la  supériorité  de  son  talent. 

Ce  fut  avec  ce  talent  supérieur  que,  sentant 
l'avantage  qu'il  pouvoit  tirer  de  nos  positions  res- 
pectives, il  forma  le  projet  de  renverser  ma  réputa- 
tion de  fond  en  comble,  et  de  m'en  faire  une  tout 
opposée,  sans  se  compromettre,  en  commençant  par 
élever  autour  de   moi  un   édifice   de  ténèbres   qu'il 

Var.  —  (a)  :  tramer  d'eux-mêmes  des... 

1.  Après  ces  mots  :  «  la  méchanceté  »,  on  trouve  en  renvoi  la 
note  suivante,  que  Rousseau  n'a  pas  cru  devoir  transcrire  dans  le 
manuscrit  dit  de  Genève  :  J'ai>oue  que  depuis  ce  livre  écrit,  tout 
ce  que  j'entrevois  à  travers  les  mystères  qui  m'environnent  me  fait 
craindre  de  n'avoir  pas  connu  Diderot. 


440  LES     CONFESSIONS 

me  fût  impossible  de  percer,  pour  éclairer  ses  ma- 
nœuvres, et  pour  le  démasquer. 

Cette  entreprise  étoit  difficile,  en  ce  qu'il  en  falloit 
pallier  l'iniquité  aux  yeux  de  ceux  qui  dévoient  y 
concourir.  Il  falloit  tromper  les  honnêtes  gens  ;  il 
falloit  écarter  de  moi  tout  le  monde,  ne  pas  me  laisser 
un  seul  ami,  ni  petit  ni  grand.  Que  dis-je  î  il  ne  falloit 
pas  laisser  percer  un  seul  mot  de  vérité  jusqu'à  moi. 
Si  un  seul  homme  généreux  me  fût  venu  dire  :  Vous 
faites  le  vertueux,  cependant  voilà  comment  on  vous 
traite,  et  voilà  sur  quoi  l'on  vous  juge  :  qu'avez-vous 
à  dire  (a)  ?  la  vérité  triomphoit  et  Grimm  étoit 
perdu.  Il  le  savoit,  mais  il  a  sondé  son  propre  cœur, 
et  n'a  estimé  les  hommes  que  ce  qu'ils  valent.  Je  suis 
fâché,  pour  l'honneur  de  l'humanité,  qu'il  ait  calculé 
si   juste. 

En  marchant  dans  ces  souterrains,  ses  pas,  pour 
être  sûrs,  dévoient  être  lents.  Il  y  a  douze  (h)  ans 
qu'il  suit  son  plan,  et  le  plus  difFicile  reste  encore  à 
faire  :  c'est  d'abuser  le  public  entier.  Il  y  reste  des 
yeux  qui  l'ont  suivi  de  plus  près  qu'il  ne  pense.  Il 
le  craint  (c).  et  n"ose  encore  exposer  sa  trame  au 
grand  jour  ^.  Mais  il  a  trouvé  le  peu  difficile  moyen 
d'y  faire  entrer  la  puissance,  et  cette  puissance  dis- 
pose de  moi.  Soutenu  de  cet  appui,  il  avance  avec 


Var.  —  (a)  :  à  dire  ?  Grimm  étoit...  —  (b)  :  dix...  —  (c)  :  Il 
le  sent,  et  n'ose... 

1.  Depuis  que  ceci  est  écrit,  il  a  franchi  le  pas  avec  le  plus 
plein  et  le  plus  inconcevable  succès.  Je  crois  que  c'est  Tronchin 
qui  lui  en  a  donné  le  courage  et  les  moyens.  (Soie  de  J.-J.  Rous- 
seau.) Cette  note,  relative  à  Grimm,  ne  se  trouve  pas  dans  le  Manu- 
scrit de  Paris. 


LIVRE     DIXIEME 


441 


moins  de  risque.  Les  satellites  de  la  puissance  se 
piquant  peu  de  droiture  pour  l'ordinaire,  et  beau- 
coup moins  de  franchise,  il  n'a  plus  guères  à  craindre 
l'indiscrétion  de  quelque  homme  de  bien  (a)  ;  car 
il  a  besoin  surtout  que  je  sois  environné  de  ténèbres 
impénétrables,  et  que  son  complot  me  soit  toujours 
caché,  sachant  bien  qu'avec  quelque  art  qu'il  en  ait 
ourdi  la  trame,  elle  ne  soutiendroit  jamais  mes 
regards.  Sa  grande  adresse  est  de  paroître  me 
ménager  en  me  diffamant,  et  de  donner  encore  à  sa 
perfidje  l'air  de  la  générosité. 

Je  sentis  les  premiers  effets  de  ce  système  par  les 
sourdes  accusations  de  la  coterie  holbachique,  sans 
qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ni  de  conjecturer 
même  en  quoi  consistoient  ces  accusations.  Deleyre 
me  disoit  dans  ses  lettres  qu'on  m'imputoit  des 
noirceurs.  Diderot  me  disoit  plus  mystérieusement (^6  j 
la  même  chose,  et  quand  j'entrois  en  explication 
avec  l'un  et  l'autre,  tout  se  réduisoit  aux  chefs 
d'accusation  ci-devant  notés.  Je  sentois  un  refroi- 
dissement graduel  dans  les  lettres  de  madame  d'Hou- 
detot.  Je  ne  pouvois  attribuer  ce  refroidissement  à 
Saint-Lambert,  qui  continuoit  à  m'écrire  avec  la 
même  amitié,  et  qui  me  vint  même  voir  après  son 
retour.  Je  ne  pouvois  non  plus  m'en  imputer  la 
faute,  puisque  nous  nous  étions  séparés  très  contens 
l'un  de  l'autre,  et  qu'il  ne  s'étoit  rien  passé  de  ma 
part,  depuis  ce  tems-là,  que  mon  départ  de  l'Hermi- 
tage,   dont  elle  avoit   elle-même  senti  la   nécessité. 

Var. —  (a)  :  bien.  Je  sentis  les...   —   (h)  :  disoit  à  peu  près 


442  LES     CONFESSIONS 

Ne  sachant  donc  à  quoi  m'en  prendre  de  ce  refroi- 
dissement, dont  elle  ne  convenoit  pas,  mais  sur  lequel 
mon  cœur  ne  prenoit  pas  le  change,  j'étois  inquiet 
de  tout.  Je  savois  qu'elle  ménageoit  extrêmement  sa 
belle-sœur  et  Grimm,  à  cause  de  leurs  liaisons  avec 
Saint-Lambert  :  je  craignois  leurs  œuvres.  Cette 
agitation  rouvrit  mes  plaies  et  rendit  ma  correspon- 
dance orageuse,  au  point  de  l'en  dégoûter  tout  à  fait. 
J'entrevoyois  mille  choses  cruelles,  sans  rien  voir 
distinctement.  J'étois  dans  la  position  la  plus  in- 
supportable pour  un  homme  dont  l'imagiijation 
s'allume  (a)  aisément.  Si  j'eusse  été  tout  à  fait  isolé, 
si  je  n'avois  rien  su  du  tout,  je  serois  devenu  plus 
tranquille  (h)  :  mais  mon  cœur  tenoit  encore  à  des 
attachemens  par  lesquels  mes  ennemis  avoient  sur 
moi  mille  prises,  et  les  foibles  rayons  qui  perçoient 
dans  mon  asile  ne  servoient  qu'à  me  laisser  voir  la 
noirceur  des  mystères  qu'on  me  cachoit. 

J'aurois  succombé,  je  n'en  doute  point,  à  ce  tour- 
ment trop  cruel,  trop  insupportable  à  mon  naturel 
ouvert  et  franc  qui,  par  l'impossibilité  de  cacher  mes 
sentimens,  me  fait  tout  craindre  de  ceux  qu'on  me 
cache,  si  très  heureusement  il  ne  se  fût  présenté  des 
objets  assez  intéressans  à  mon  cœur  pour  faire  une 
diversion  salutaire  à  ceux  qui  m'occupoient  malgré 
moi.  Dans  la  dernière  \4site  que  Diderot  m'a  (c) 
faite  à  l'Hermitage,  il  m'avoit  parlé  de  l'article 
Genève,  que  d'Alembert  avoit  mis  dans  VEncyclo- 
pédie  ;   il   m'avoit   appris   que   cet   article,    concerté 


Var.  —  faj  :    Sallumoil...  —  (b)  :  devenu   tranquille  ;...  — 
(c)  :  m'avoit  faite... 


LIVRE    DIXIEME 


avec  des  Genevois  du  haut  étage,  avoit  pour  but  l'éta- 
blissement de  la  comédie  à  Genève  ;  qu'en  consé- 
quence les  mesures  étoient  prises,  et  que  cet  établisse- 
ment ne  tarderoit  pas  d'avoir  lieu.  Comme  Diderot 
paroissoit  trouver  tout  cela  fort  bien,  qu'il  ne  doutoit 
pas  du  succès,  et  que  j'avois  avec  lui  trop  d'autres 
débats  pour  disputer  encore  sur  cet  article,  je  ne  lui 
dis  rien  ;  mais  indigné  de  tout  ce  manège  de  séduction 
dans  ma  patrie,  j'attendois  avec  impatience  le  volume 
de  Y  Encyclopédie  où  étoit  cet  article,  pour  voir  s'il  n'y 
auroit  pas  moyen  d'y  faire  quelque  réponse  qui  pût 
parer  ce  malheureux  coup.  Je  reçus  le  volume  peu 
après  mon  établissement  à  Mont-Louis,  et  je  trouvai 
l'article  fait  avec  beaucoup  d'adresse  et  d'art,  et  digne 
de  la  plume  dont  il  étoit  parti.  Cela  ne  me  détourna 
pourtant  pas  de  vouloir  y  répondre,  et  malgré 
l'abattement  où  j'étois,  malgré  mes  chagrins  et  mes 
maux,  la  rigueur  de  la  saison  et  l'incommodité  de 
ma  nouvelle  demeure,  dans  laquelle  je  n'avois  pas 
encore  eu  le  tems  de  m'arranger,  je  me  mis  à  l'ouvrage 
avec  un  zèle  qui  surmonta  tout. 

Pendant  un  hiver  assez  rude,  au  mois  de  février, 
et  dans  l'état  que  j'ai  décrit  ci-devant,  j'allai  tous 
les  jours  passer  deux  heures  le  matin,  et  autant 
l'après-dînée.  dans  un  donjon  tout  ouvert,  que  j'avois 
au  bout  du  jardin  où  étoit  mon  habitation.  Ce  donjon, 
qui  terminoit  une  allée  en  terrasse,  donnoit  sur  la 
vallée  et  l'étang  de  Montmorency,  et  m'ofîroit,  pour 
terme  du  point  de  vue,  le  simple,  mais  respectable 
château  de  Saint-Gratien,  retraite  du  vertueux 
Catinat.  Ce  fut  dans  ce  lieu,  pour  lors  glacé,  que,  sans 
abri  contre  le  vent  et  la  neige,  et  sans  autre  feu  que 


444  LES     CONFESSIONS 

celui  de  mon  cœur  (a),  je  composai,  dans  l'espace 
de  trois  semaines,  ma  Lettre  à  d'Alembert  sur  les 
Spectacles.  C'est  ici  (b),  (car  la  Julie  n'étoit  pas  à 
moitié  faite),  le  premier  de  mes  écrits  où  j'aie  trouvé 
des  charmes  dans  le  travail.  Jusqu'alors  l'indignation 
de  la  vertu  m'avoit  tenu  lieu  d'Apollon  ;  la  ten- 
dresse et  la  douceur  d'àme  m'en  tinrent  lieu  cette 
fois.  Les  injustices  dont  je  n'avois  été  que  spectateur 
m'avoient  irrité  ;  celles  dont  j'étois  devenu  l'objet 
m'attristèrent,  et  cette  tristesse  sans  fiel  n'étoit  que 
celle  d'un  cœur  trop  aimant,  trop  tendre,  qui,  trompé 
par  ceux  qu'il  avoit  crus  de  sa  trempe,  étoit  forcé  de 
se  retirer  au-dedans  de  lui.  Plein  de  tout  ce  qui  venoit 
de  m'arriver.  encore  ému  de  tant  de  violens  mouve- 
mens,  le  mien  mêloit  le  sentiment  de  ses  peines  aux 
idées  que  la  méditation  de  mon  sujet  m'avoit  fait 
naître  ;  mon  travail  se  sentit  de  ce  mélange.  Sans 
m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma  situation  actuelle  ; 
j'y  peignis  Grimm,  madame  d'Epinay,  madame 
d'Houdetot,  Saint-Lambert,  moi-même.  En  l'écri- 
vant, que  je  versai  de  délicieuses  larmes  I  Hélas  ! 
on  y  sent  trop  que  l'amour,  cet  amour  fatal  dont  je 
m'efTorçois  de  guérir,  n'étoit  pas  encore  sorti  de  mon 
cœur.  A  tout  cela,  se  mêloit  un  certain  attendrisse- 
ment sur  moi-même,  qui  me  sentois  mourant,  et 
qui  croyois  faire  au  public  mes  derniers  adieux.  Loin 
de  craindre  la  mort,  je  la  voyois  approcher  avec  joie  ; 
mais  j'avois  regret  de  quitter  mes  semblables,  sans 
qu'ils   sentissent   tout   ce   que  je  valois,   sans   qu'ils 


Var.  —  fa)  :  cœur,  que  je  composai,...  —  (b)  :  C'est  ici  le  pre- 
mier de  mes  écrits,  car  la  Julie  n'étoit  pas  à  moitié  faite,  où  j'aie... 


LI\RE     DIXIÈME  445 

sussent  combien  j'aurois  mérité  d'être  aimé  d'eux. 
s'ils  m'avoient  connu  davantage.  Voilà  les  secrètes 
causes  du  ton  singulier  qui  règne  dans  cet  ouvrage, 
et  qui  tranche  si  prodigieusement  avec  celui  du  pré- 
cédent ^. 

Je  retouchois  et  mettois  au  net  cette  lettre,  et  je 
me  disposois  à  la  faire  imprimer,  quand  après,  un  long 
silence,  j'en  reçus  une  de  madame  d'Houdetot,  qui 
me  plongea  dans  une  affliction  nouvelle,  la  plus  sen- 
sible que  j'eusse  encore  éprouvée.  Elle  m'apprenoit 
dans  cette  lettre  (Liasse  B,  n^  34)  ^  que  ma  passion 
pour  elle  étoit  connue  dans  tout  Paris  ;  que  j'en 
avois  parlé  à  des  gens  qui  l'avoient  rendue  publique  ; 
que  ces  bruits,  parvenus  à  son  amant,  avoient  failli 
lui  coûter  la  vie  :  qu'enfin  il  lui  rendoit  justice,  et 
que  leur  paix  étoit  faite  ;  mais  qu'elle  lui  devoit, 
ainsi  qu'à  elle-même  et  au  soin  de  sa  réputation,  de 
rompre  avec  moi  tout  commerce  :  m'assurant,  au 
reste,  qu'ils  ne  cesseroient  jamais  l'un  et  l'autre  de 
s'intéresser  à  moi,  qu'ils  me  défendroient  dans  le 
public,  et  qu'elle  enverroit  de  tems  en  tems  savoir 
de  mes  nouvelles. 

Et  toi  aussi,  Diderot  !  m'écriai-je.  Indigne  ami  !... 
Je  ne  pus  cependant  me  résoudre  à  le  juger  encore. 
Ma  foiblesse  étoit  connue  d'autres  gens  qui  pouvoient 
l'avoir  fait  parler.  Je  voulus  douter...  mais  bientôt 
je  ne  le  pus  plus.  Saint-Lambert  fit  peu  après  un 
acte  digne  de  sa  générosité.  Il  jugeoit.  connoissant 
assez  mon  âme,  en  quel  état  je  devois  être,  trahi 


1.  Le   Discours  sur  l'Inégalité,    (yole  de  J.-J.   Rousseau.) 

2.  Streckeisen,  I,  p.  411,  lettre  XXXVII,  Eauhonne,  G  mai  1758. 


446  LES     CONFESSIONS 

d'une  partie  de  mes  amis,  et  délaissé  des  autres.  Il 
vint  me  voir.  La  première  fois  il  avoit  peu  de  tems  à 
me  donner.  Il  revint.  Malheureusement,  ne  l'atten- 
dant pas,  je  ne  me  trouvai  pas  chez  moi.  Thérèse, 
qui  s'y  trouva,  eut  avec  lui  un  entretien  de  plus  de 
deux  heures,  dans  lequel  ils  se  dirent  mutuellement 
beaucoup  de  faits  dont  il  mimportoit  que  lui  et  moi 
fussions  informés.  La  surprise  avec  laquelle  j'appris 
par  lui  que  personne  ne  doutoit  dans  le  monde  que 
je  n'eusse  vécu  avec  madame  d'Epinay,  comme 
Grimm  y  vivoit  maintenant,  ne  peut  être  égalée 
que  par  celle  qu'il  eut  lui-même,  en  apprenant  com- 
bien ce  bruit  étoit  faux.  Saint-Lambert,  au  grand 
déplaisir  de  la  dame,  étoit  dans  le  même  cas  que  moi, 
et  tous  les  éclaircissemens  qui  résultèrent  de  cet 
entretien  achevèrent  d'éteindre  en  moi  tout  regret 
d'avoir  rompu  sans  retour  avec  elle.  Par  rapport  à 
madame  d'Houdetot,  il  détailla  à  Thérèse  plusieurs 
circonstances  qui  n'étoient  connues  ni  d'elle  ni  même 
de  madame  d'Houdetot,  que  je  savois  seul,  que  je 
n'avois  dites  qu'au  seul  Diderot,  sous  le  sceau  de 
l'amitié,  et  c'étoit  précisément  Saint-Lambert  qu'il 
avoit  choisi  pour  lui  en  faire  la  confidence.  Ce  dernier 
trait  me  décida,  et,  résolu  de  rompre  avec  Diderot 
pour  jamais,  je  ne  délibérai  plus  que  sur  la  manière  : 
car  je  m'étois  aperçu  que  les  ruptures  secrètes  tour- 
noient (a)  à  mon  préjudice,  en  ce  qu'elles  laissoient 
le  masque  de  l'amitié  à  mes  plus  cruels  (h)  ennemis. 
Les  règles  de  bienséance  établies  dans  le  monde 
sur  cet  article  semblent  dictées  par  l'esprit  de  men- 

Var.  —  (a)  :  tournoient  toutes... —  (h)  :  mes  plus  dangereux... 


LIVRE     DIXIEME 


4^ 


songe  et  de  trahison.  Paroître  encore  Fanii  d'un 
homme  dont  on  a  cessé  de  l'être,  c'est  se  réserver  des 
moyens  de  lui  nuire,  en  surprenant  les  honnêtes  gens. 
Je  me  rappelai  que,  quand  l'illustre  Montesquieu 
rompit  avec  le  P.  de  Tournemine,  il  se  hâta  de  le 
déclarer  hautement,  en  disant  à  tout  le  monde  : 
N'écoutez  ni  le  P.  de  Tournemine,  ni  moi,  parlant 
l'un  de  l'autre  ;  car  nous  avons  cessé  d'être  amis. 
Cette  conduite  fut  très  applaudie,  et  tout  le  monde 
en  loua  la  franchise  et  la  générosité.  Je  résolus  de 
suivre  avec  Diderot  le  même  exemple  (a)  :  mais 
comment  de  ma  retraite  publier  cette  rupture  authen- 
tiquement,  et  pourtant  sans  scandale?  Je  m'avisai 
d'insérer,  par  forme  de  note,  dans  mon  ouvrage,  un 
passage  du  livre  de  V Ecclésiastique,  qui  déclaroit  cette 
rupture,  et  même  le  sujet,  assez  clairement  pour  qui- 
conque étoit  au  fait,  et  ne  signifioit  rien  pour  le  reste 
du  monde  ;  m'attachant,  au  surplus,  à  ne  désigner 
dans  l'ouvrage,  l'ami  auquel  je  renonçois,  qu'avec 
l'honneur  qu'on  doit  toujours  rendre  à  l'amitié  même 
éteinte.  On  peut  voir  tout  cela  dans  l'ouvrage 
même  ^. 

Il  n'y  a  qu'heur  et  malheur  dans  ce  monde,  et  il 
semble  que  tout  acte  de  courage  soit  un  crime  dans 
l'adversité.  Le  même  trait  qu'on  avoit  admiré  dans 
Montesquieu  ne  m'attira  que  blâme  et  reproche. 
Sitôt  que  mon  ouvrage  fut  imprimé  et  que  j'en  eus 
des  exemplaires,  j'en  envoyai  un  à  Saint-Lambert, 

Yar.  —  (a)  :  la  même  méthode  ;... 

1.  Lettre  à  M.  d'Alembert...  sur  son  article  Genève,  dans  le 
VIP  volume  de  l' Encyclopédie,  etc.,  Préface. 


448  LES     CONFESSIONS 

qui,  la  veille  même,  m'avoit  écrit,  au  nom  de  ma- 
dame d'Houdetot  et  au  sien,  un  billet  plein  de  la 
plus  tendre  amitié  (Liasse  B,  n°  37).  ^  Voici  la  lettre 
qu'il  m'écrivit  en  me  renvoyant  mon  exemplaire 
(Liasse  B,  n»  38}  : 

Eauhonne,   10   Octobre  1758  2. 

En  vérité,  monsieur,  je  ne  puis  accepter  le  présent 
que  vous  venez  de  me  faire.  A  V endroit  de  votre  préface, 
oii.  à  l'occasion  de  Diderot,  vous  citez  un  passage  de 
r Ecclésiaste  (il  se  trompe,  c'est  de  V Ecclésiastique) , 
le  livre  m'est  tombé  des  mains.  Après  les  conversations 
de  cet  été,  vous  m'avez  paru  convaincu  que  Diderot 
étoit  innocent  des  prétendues  indiscrétions  que  vous  lui 
imputiez.  Il  peut  avoir  des  torts  avec  vous  :  je  V ignore; 
mais  je  sais  bien  quils  ne  vous  donnent  pas  le  droit  de 
lui  faire  une  insulte  publique.  Vous  Ji' ignorez  pas  les 
persécutions  qu'il  essuie,  et  vous  allez  mêler  la  voix 
d'un  ancien  ami  aux  cris  de  l'envie  (a).  Je  ne  puis 
vous  dissimuler,  monsieur,  combien  cette  atrocité  me 
révolte.  Je  ne  vis  point  avec  Diderot,  mais  je  Vhonore, 
et  je  sens  vivement  le  chagrin  que  vous  donnez  à 
un  homme  à  qui  (b),  du  moins  vis-à-vis  de  moi,  vous 
navez  jamais  reproché  quun  peu  de  foiblesse.  Mon- 
sieur, nous  différons  trop  de  principes  pour  nous  con- 
venir jamais.  Oubliez  mon  existence  :  cela  ne  doit  pas 
être  difficile.   Je  nai  jamais  fait  aux  hommes  ni  le 


Var.  —  (a)  :  l'envie.  Je  i>ous  avoue,  monsieur,  que  je    ne  puis 
vous  dissimuler  combien...  —  (b)  :  auquel,... 


1.  Streckeisen,    I,   p. 

2.  Ihid.,  p.  422-423. 


LIVRE     DIXIÈME  449 

bien  ni  le  mal  dont  on  se  soutient  longtems.  Je  i>ous 
promets,  moi,  monsieiw,  cV oublier  votre  personne,  et  de 
ne  me  sou<^enir  que  de  i^os  talens. 

Je  ne  me  sentis  pas  moins  déchiré  qu'indigné  f^rt^ 
de  cette  lettre,  et  dans  l'excès  de  ma  misère,  retrou- 
vant enfin  ma  fierté,  je  lui  répondis  par  le  billet 
suivant    : 

A  Montmorency,  /e  11  Octobre  1758  1. 

Monsieur,  en  lisant  votre  lettre,  je  vous  ai  fait  l'hon- 
neur d'en  être  surpris,  et  fai  eu  la  bêtise  d'en  être  ému  ; 
mais  je  Vai  trouvée  indigne  de  réponse. 

Je  ne  veux  point  continuer  les  copies  de  madame 
d'Houdetot.  S'il  ne  lui  convient  point  de  garder  ce 
qu  elle  a,  elle  peut  me  le  renvoyer,  je  lui  rendrai  son 
argent.  Si  elle  le  garde,  il  jaut  toujours  quelle  envoie 
chercher  le  reste  de  son  papier  et  de  son  argent.  Je  la 
prie  de  me  rendre  en  même  tems  le  prospectus  dont  elle 
est  dépositaire.  Adieu,   monsieur. 

Le  courage  dans  l'infortune  irrite  les  cœurs  lâches, 
mais  il  plaît  aux  cœurs  généreux.  Il  paraît  que  ce 
billet  fit  rentrer  Saint-Lambert  en  lui-même,  et  qu'il 
eut  regret  à  ce  qu'il  avoit  fait  ;  mais  trop  fier  à  son 
tour  pour  en  revenir  ouvertement,  il  saisit,  il  prépara 
peut-être  le  moyen  d'amortir  le  coup  qu'il  m'avoit 

Var.  —  (a)  :  indigné  que  déchiré  par  cette... 

1.  On  ne  trouve  pas  cette  lettre  dans  l'édition  des  Œuvres 
complètes. 

11.  —  29 


450 


LES    CONFESSIONS 


porté.  Quinze  jours  après,  je  reçus  de  M.  d'Épinay  la 
lettre  suivante  (Liasse  B,  n°  10)  ^  : 

Ce  Jeudi  26. 

J'ai  reçu,  mojisieur,  le  Iwre  que  <^ous  avez  eu  la  honte 
de  m' envoyer^;  je  le  lis  avec  le  plus  grand  plaisir. 
C'est  le  sentinient  que  fai  toujours  éprouvé  à  la  lecture 
de  tous  les  ouvrages  qui  sont  sortis  de  votre  plume. 
Recevez-en  tous  mes  remerciemens.  J'aurois  été  vous 
les  faire  moi-même,  si  mes  affaires  rn  eussent  permis 
de  demeurer  quelque  tems  dans  votre  voisinage  ;  mais 
fai  bien  peu  habité  la  Chevrette  cette  année.  M.  et 
madame  Dupin  viennent  m'y  demander  à  dîner  diman-. 
che  prochain.  Je  compte  que  MM.  de  Saint- Lambert, 
de  Francueil.  et  madame  d'Houdetot  seront  de  la 
partie  :  vous  me  feriez  un  vrai  plaisir,  monsieur,  si 
vous  vouliez  être  des  nôtres.  Toutes  les  personnes  que 
f  aurai  chez  moi  vous  désirent,  et  seront  charmées 
de  partager  avec  moi  le  plaisir  de  passer  avec  vous  une 
partie  de  la  journée. 

J'ai  Vhonneur  d'être,  avec  la  plus  parfaite  considé- 
ration,  etc. 

Cette  lettre  me  donna  d'horribles  battemens  de 
cœur.  Après  avoir  fait  depuis  un  an  la  nouvelle  de 
Paris,  l'idée  de  in'aller  donner  en  spectacle  vis-à-vis 
de  madame  d'Houdetot  me  faisoit  trembler,  et 
j'avois  peine  à  trouver  assez  de  courage  pour  sou- 
tenir cette  épreuve.  Cependant,  puisqu'elle  et  Saint- 


1.  Streckeisen,  I,  p.  353,  28  octobre  1758. 

2.  La  Lettre  à  M.  d'Alemberi. 


LIVRE     DIXIÈME  451 

Lambert  le  vouloient  bien,  puisque  d'Epinay  parloit 
au  nom  de  tous  les  conviés,  et  qu'il  n'en  nommoit 
aucun  que  je  ne  fusse  bien  aise  de  voir,  je  ne  crus 
point,  après  tout,  me  compromettre  en  acceptant 
un  dîner  où  j'étois  en  quelque  sorte  invité  par  tout 
le  monde.  Je  promis  donc.  Le  dimanche  il  fit  mau- 
vais. ^L  d'Epinay  m'envoya  son  carrosse,  et  j'allai. 
Mon  arrivée  fit  sensation.  Je  n'ai  jamais  reçu 
d'accueil  plus  caressant.  On  eût  dit  que  toute  la 
compagnie  sentoit  combien  j'avois  besoin  d'être 
rassuré.  Il  n'y  a  que  les  cœurs  françois  qui  connois- 
sent  ces  sortes  de  délicatesses.  Cependant  je  trouvai 
plus  de  monde  que  je  ne  m'y  et  ois  attendu.  Entre 
autres,  le  comte  d'Houdetot,  que  je  ne  connoissois 
point  du  tout,  et  sa  sœur,  madame  de  Blainville, 
dont  je  me  serois  bien  passé.  Elle  étoit  venue  plusieurs 
fois  l'année  précédente  à  Eaubonne,  et  sa  belle-sœur, 
dans  nos  promenades  solitaires,  Tavoit  souvent 
laissée  s'ennuyer  à  garder  le  mulet.  Elle  en  avoit 
nourri  contre  moi  un  ressentiment  qu'elle  satisfit 
durant  ce  dîner  tout  à  son  aise  ;  car  on  sent  (a)  que 
la  présence  du  comte  d'Houdetot  et  de  Saint-Lam- 
bert ne  mettoit  pas  les  rieurs  de  mon  côté,  et  qu'un 
homme  embarrassé  dans  les  entretiens  les  plus 
faciles  n' étoit  pas  fort  brillant  dans  celui-là.  Je  n'ai 
jamais  tant  souffert,  ni  fait  plus  (h)  mauvaise  con- 
tenance, ni  reçu  d'atteintes  plus  imprévues.  Enfin, 
quand  on  fut  sorti  de  table,  je  m'éloignai  de  cette 
mépère  :  j'eus  le  plaisir  de  voir  Saint-Lambert  et 
madame   d'Houdetot   s'approcher  de   moi,   et  nous 

Var,  —  (a)  :  assez  que...  —  (h)  :  si  mauvaise... 


452  LES    CONFESSIONS 

causâmes  ensemble  une  partie  de  laprès-midi,  de 
choses  indifférentes,  à  la  vérité,  mais  avec  la  même 
familiarité  qu'avant  mon  égarement.  Ce  procédé  ne 
fut  pas  perdu  dans  mon  cœur,  et  si  Saint-Lambert 
v  eût  pu  lire,  il  en  eût  sûrement  été  content.  Je 
puis  jurer  que,  quoique,  en  arrivant,  la  vue  de 
madame  d'Houdetot  m'eût  donné  des  palpitations 
jusqu'à  la  défaillance,  en  m'en  retournant  je  ne  pensai 
presque  pas  à  elle  :  je  ne  fus  occupé  que  de  Saint- 
Lambert. 

Malgré  les  malins  sarcasmes  de  madame  de  Blain- 
ville  ^.  ce  dîner  me  fit  grand  bien,  et  je  me  félicitai  fort 
de  ne  m'y  être  pas  refusé.  J'y  reconnus  non  seule- 
ment que  les  intrigues  de  Grimm  et  des  holbachiens 
n'avoient  point  détaché  de  moi  mes  anciennes  con- 
noissances  ^.  mais,  ce  qui  me  flatta  davantage  encore, 
que  les  sentimens  de  madame  d'Houdetot  et  de 
Saint-Lambert  étoient  moins  changés  que  je  n'avois 
cru  :  et  je  compris  enfin  qu'il  y  avoit  plus  de  jalousie 
que  de  mésestime  dans  féloignement  où  il  la  tenoit 
de  moi.  Cela  me  consola  et  me  tranquillisa.  Sûr.  de 
n'être  pas  un  objet  de  mépris  pour  ceux  qui  fétoient 
de  mon  estime,  j'en  travaillai  sur  mon  propre  cœur 
avec  plus  de  courage  et  de  succès.  Si  je  ne  vins  pas 
à  bout  d'y  éteindre  entièrement  une  passion  cou- 
pable et  malheureuse,  j'en  réglai  du  moins  si  bien  les 
restes,  qu'ils  ne  m'ont  pas  fait  faire  une  seule  faute 

1.  Anne-Charlotte-Simonette  d'Houdetot,  belle-sœur  de  Ma- 
riame  d'Houdetot,  mariée  au  marquis  de  Blainville. 

2,  Voilà  ce  que,  dans  la  simplicité  de  mon  cœur,  je  croyois 
encore  quand  j'écrivis  mes  confessions.  (Xote  de  J.-J.  Rousseau.) 
Cette  note  de  bas  de  page  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit 
de  Paris. 


LIVRE    DIXIEME  4od 

depuis  ce  tems-là.  Les  copies  de  madame  d'Houdetot, 
qu'elle  m'engagea  de  reprendre,  mes  ouvrages  que 
je  continuai  de  lui  envoyer  quand  ils  paroissoient, 
m'attirèrent  encore  de  sa  part,  de  tems  à  autre, 
quelques  messages  et  billets  indiiïérens,  mais  obli- 
geans.  Elle  fit  même  plus,  comme  on  verra  dans 
la  suite  et  la  conduite  réciproque  de  tous  les 
trois,  quand  notre  commerce  eut  ce^sé.  peut  servir 
d'exemple  de  la  manière  (a)  dont  les  honnêtes  gens 
se  séparent,  quand  il  ne  leur  convient  plus  de  se 
voir. 

Un  autre  avantage  que  me  procura  ce  dîner  fut 
qu'on  en  parla  dans  Paris,  et  qu'il  servit  de  réfuta- 
tion sans  réplique  au  bruit  que  répandoient  partout 
mes  ennemis,  que  j'étois  brouillé  mortellement  avec 
tous  ceux  cjui  s'y  trouvèrent,  et  surtout  avec  M.  d'E- 
pinay.  En  quittant  l'Hermitage.  je  lui  avois  écrit 
une  lettre  de  remercîment  très  honnête,  à  laquelle 
il  répondit  non  moins  honnêtement,  et  les  attentions 
mutuelles  (h)  ne  cessèrent  point,  tant  avec  lui 
qu'avec  M.  de  Lalive.  son  frère,  qui  même  vint  me 
voir  à  Montmorency,  et  m'envoya  ses  gravures.  Hors 
les  deux  belles-sœurs  de  madame  d'Houdetot.  je 
n'ai  jamais  été  mal  avec  personne  de  sa  famille. 

Ma  Lettre  à  cl' Alemhert  eut  un  grand  succès  ^. 
Tous  mes  ouvrages  en  avoient  eu  ;  mais  celui-ci  me 
fut  plus  fa\orable.  Il  apprit  au  public  à  se  défier  des 
insinuations  de  la  coterie  holbachique.  Quand  j'allai 

Var.  —  (a)  :  de  la  façon  dont...  —  (h)  :  réciproques  ne... 
1.  EUe  parut  le  20  mars  1758. 


454  LES     CONFESSIONS 

à  rHermitage.  elle  prédit  avec  sa  suffisance  ordinaire 
que  je  n'y  tiendrois  pas  trois  mois.  Quand  elle  vit 
que  j'y  en  avois  tenu  vingt,  et  que.  forcé  d'en  sortir, 
je  fixois  encore  ma  demeure  à  la  campagne,  elle 
soutint  que  c'étoit  obstination  pure  ;  que  je  m'en- 
nuyois  à  la  mort  dans  ma  retraite,  mais  que,  rongé 
d'orgueil,  j'aimois  mieux  y  périr  victime  de  mon' 
opiniâtreté,  que  de  m'en  dédire  et  de  revenir  à  Paris. 
La  Lettre  à  <ï Alemhert  respiroit  une  douceur  d'âme 
qu'on  sentit  n'être  point  jouée.  Si  j'eusse  été  rongé 
d'humeur  dans  ma  retraite,  mon  ton  s'en  seroit 
senti.  Il  en  régnoit  dans  tous  les  écrits  que  j'avois 
faits  à  Paris  :  il  n'en  régnoit  plus  dans  le  premier  que 
j'avois  fait  à  la  campagne.  Pour  ceux  qui  savent 
observer,  cette  remarque  étoit  décisive.  On  vit  que 
j'étois  rentré  dans  mon  élément. 

Cependant  ce  même  ouvrage,  tout  plein  de  dou- 
ceur qu'il  étoit.  me  fit  encore,  par  ma  balourdise  et 
par  mon  malheur  ordinaire,  un  nouvel  ennemi  parmi 
les  gens  de  lettres.  J'avois  fait  connoissance  avec 
Marmontel  chez  M.  de  la  Poplinière,  et  cette  connois- 
sance s' étoit  entretenue  chez  le  Baron.  Marmontel 
faisoit  alors  le  Mercure  de  France.  Comme  j'avois 
la  fierté  de  ne  point  envoyer  mes  ouvrages  aux 
auteurs  périodiques,  et  que  je  voulois  cependant  lui 
envoyer  celui-ci  (a),  sans  qu'il  crût  que  c'étoit  à 
ce  titre,  ni  (h)  pour  qu'il  en  parlât  dans  le  Mercure, 
j'écrivis  sur  son  exemplaire  que  ce  n'étoit  point  pour 
l'auteur  du  Mercure,  mais  pour  M.  Marmontel.  Je 
crus  lui  faire  un  très  beau  compliment  ;  il  crut  y  voir 

Var.  —  (a)  :  le  mien,...  —  (b)  :  et  pour... 


LIVRE     DIXIÈME  455 

une  cruelle  offense,  et  devint  mon  irréconciliable 
ennemi  ^.  Il  écrivit  contre  cette  même  lettre  avec 
politesse,  mais  avec  un  fiel  qui  se  sent  aisément,  et 
depuis  lors  il  n'a  manqué  aucune  occasion  de  me 
nuire  dans  la  société  ^,  et  de  me  maltraiter  indirecte- 
ment dans  ses  ouvrages  :  tant  le  très  irritable  amour- 
propre  des  gens  de  lettres  est  difficile  à  ménager,  et 
tant  on  doit  avoir  soin  de  ne  rien  laisser,  dans  les 
complimens  qu'on  leur  fait,  qui  puisse  même  avoir 
la    moindre   apparence   équivoque. 

Devenu  tranquille  de  tous  les  côtés,  je  profitai  du 
loisir  et  de  l'indépendance  où  je  me  trouvois  pour 
reprendre  mes  travaux  avec  plus  de  suite.  J'achevai 
cet  hiver  la  Julie,  et  je  l'envoyai  à  Rey,  qui  la  fit 
imprimer  l'année  suivante.  Ce  travail  fut  cependant 
encore  interrompu  par  une  petite  diversion,  et 
même  assez  désagréable.  J'appris  qu'on  préparoit 
à  l'Opéra  une  nouvelle  rertiise  du  Deç^in  du  i^illage. 
Outré  de  voir  ces  gens-là  disposer  arrogamment  de 


1.  Rousseau  rapporte  le  même  incident  dans  une  lettre  à  la 
^larquise  de  Ciéqui  datée  du  5  février  1761.  Voyez  dans  la 
Correspondance,  la  1.  CCLII  :  ...  il  faut  vous  dire  qu'une  équi- 
voque plaisante  de  M.  de  Marmontel  m'a  fait  un  ennemi  personnel, 
furieux  et  implacable,  attendu  que  la  vanité  blessée  ne  pardonne 
point,  etc.  )i 

2.  Marmontel  ne  fait  aucune  mention  dans  ses  Mémoires  de 
l'envoi  que  Rousseau  lui  fit  de  son  ouvrage.  11  ne  dissimule  point, 
par  contre,  toute  l'aversion  que  lui  inspire  l'auteur  de  la  lettre  à 
d'Alembert.  C'est  en  raison  même  de  la  partialité  des  propos  rap- 
portés par  ce  dernier,  homme  de  lettres  dans  la  plus  mauvaise 
acception  du  terme,  que  nous  nous  sommes  abstenu  de  citer 
jusqu'ici  son  témoignage. 

Les  Mémoires  de  Marmontel  ont  été  réimpx-imés  sur  le  texte  de 
l'édition  originale  de  1804  par  Maurice  Tourneux  (Paris,  Librairie 
des  Bibliophiles,  1891,  3  vol.  in-18). 


456  LES    CONFESSIONS 

mon  bien,  je  repris  le  mémoire  que  j'avois  envoyé  à 
M.  d'Argenson.  et  qui  étoit  demeuré  sans  réponse,  et 
rayant  retouché,  je  le  fis  remettre  par  M.  Sellon, 
résident  de  Genève,  avec  une  lettre  dont  il  voulut 
bien  se  charger,  à  M.  le  comte  de  Saint-Florentin^, 
qui  avoit  remplacé  M.  d'Argenson  dans  le  départe- 
ment de  r Opéra.  M.  de  Saint-Florentin  promit  une 
réponse,  et  n'en  fit  aucune.  Duclos,  à  qui  j'écrivis 
ce  que  j'avois  fait,  en  parla  aux  petits  violons  ^,  qui 
offrirent  de  me  rendre  non  mon  opéra,  mais  mes 
entrées,  dont  je  ne  pouvois  plus  profiter.  Voyant 
que  je  n'avois  d'aucun  côté  aucune  justice  à  espérer, 
j'abandonnai  cette  afl'aire,  et  la  direction  de  l'Opéra, 
sans  répondre  à  mes  raisons  ni  les  écouter,  a  continué 
de  disposer  comme  de  son  propre  bien  et  de  faire  son 
profit  du  Dei>iîi  du  i>illage,  qui  très  incontestable- 
ment n'appartient  qu'à  moi  seul  ^. 

Depuis  que  j'avois  secoué  le  joug  de  mes  tyrans, 
je  menois  une  vie  assez  égale  et  paisible  ;  privé 
du  charme  des  attachemens  trop  vifs,  j'étois  libre 
aussi  du  poids  de  leurs  chaînes.  Dégoûté  des  amis 
protecteurs,  qui  vouloient  absolument  disposer  de 
ma  destinée  et  m'asservir  à  leurs  prétendus  bien- 
faits malgré  moi.  j'étois  résolu  de  m'en  tenir  désor- 
mais aux  liaisons  de  simple  bienveillance,  qui,  sans 
gêner  la  liberté,  font  l'agrément  de  la  vie.  et  dont  une 


1.  Correspondance,  lettre  CXCVIII,  Montmorency,  11  févr.  1759. 

'1.   Rebel  et  Francœur.   Voyez  plus  haut,  p.  248. 

3.  Il  lui  appartient  depuis  lors,  par  un  nouvel  accord  qu'elle 
a  fait  avec  moi  tout  nouvellement.  (?sote  de  J.-J.  Rousseau.) 
Cette  note  de  bas  de  page  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit  de 
Paris. 


LIVRE     DIXIEME 


457 


mise  d'égalité  fait  ]e  fondement.  J'en  avois  de  cette 
espèce  autant  qu'il  m'en  falloit  pour  goûter  les  dou- 
ceurs de  la  liberté  (a),  sans  en  souffrir  la  dépen- 
dance, et,  sitôt  que  j'eus  essayé  de  ce  genre  de  vie, 
je  sentis  que  c'étoit  celui  qui  me  convenoit  à  mon 
âge,  pour  finir  mes  jours  dans  le  calme,  loin  de 
l'orage,  des  brouilleries  et  des  tracasseries,  où  je 
venois  d'être  à  demi  submergé. 

Durant  mon  séjour  à  l'Hermitage,  et  depuis  mon 
établissement  à  Montmorency,  j'avois  fait  à  m_on 
voisinage  cpjelques  connoissances  qui  m'étoient 
agréables,  et  c{ui  ne  m'assujettissoient  à  rien.  A  leur 
tête  étoitle  jeune  Loyseau  de  Mauléon  ^,  qui  débutant 
alors  au  barreau,  ignoroit  (h)  quelle  y  seroit  sa  place. 
Je  n'eus  pas  comme  lui  ce  doute.  Je  lui  marquai 
bientôt  la  carrière  illustre  qu'on  le  voit  fournir 
aujourd'hui.  Je  lui  prédis  que,  s'il  se  rendoit  sévère 
sur  le  choix  des  causes,  et  qu'il  ne  fût  jamais  que  le 
défenseur  de  la  justice  et  de  la  vertu,  son  génie,  élevé 
par  ce  sentiment  sublime,  égaleroit  celui  des  plus 
grands  orateurs.  Il  a  suivi  mon  conseil,  et  il  en  a  senti 
l'effet.  Sa  défense  de  M.  de  Portes  est  digne  de  Dé- 
mosthène.  Il  renoit  tous  les  ans  à  un  quart  de  lieue 
de  l'Hermitage  passer  les  vacances  à  Saint-Brice  (c), 
dans  le  fief  de  Mauléon.  appartenant  à  sa  mère,  et  où 
jadis  avoit  logé  le  grand  Bossuet.  Voilà  un  lief  dont 

Var.  —  (a)  :  de  la  société,...  —  (b)  :  ignoroit  encore...  — 
(c)  :  passer  les  vacances  à  Saint-Brice,  à  un  quart  de  lieue  de 
l'Hermitage... 

1.  Alexandre- Jérôme  Loiseau  de  Mauléon,  né  en  1728.  Il  devint 
par  la  suite  procureur  général  du  comte  de  Provence  et  mourut 
d'un  amour  contrarié,  en  1771. 


458  LES     CONFESSIONS 

une  succession  de  pareils  maîtres  rendroit  la  noblesse 
difficile  à  soutenir. 

J'avois.  au  même  village  de  Saint-Brice.  le  libraire 
Guérin.  homme  d'esprit,  lettré,  aimable,  et  de  la 
haute  volée  dans  son  état.  Il  me  fit  faire  aussi  con- 
noissance  avec  Jean  Néaulme,  libraire  d'Amsterdam, 
son  correspondant  et  son  ami  (a),  qui  dans  la  suite 
imprima   V Emile. 

J'avois,  plus  près  encore  que  Saint-Brice,  M.  Mal- 
tor,  curé  de  Grosley  i.  plus  fait  pour  être  homme 
d'Etat  et  ministre  que  curé  de  village,  et  à  qui  l'on 
eût  donné  tout  au  moins  un  diocèse  à  gouverner, 
si  les  talens  décidoient  des  places.  Il  avoit  été 
secrétaire  du  comte  du  Luc,  et  avoit  connu  très 
particulièrement  Jean  -  Baptiste  Rousseau.  Aussi 
plein  d'estime  pour  la  mémoire  de  cet  illustre  banni 
que  d'horreur  pour  celle  du  fourbe  Saurin,  il  savoit 
sur  l'un  et  sur  l'autre  beaucoup  d'anecdotes  curieuses, 
que  Ségui  n'avoit  pas  mises  dans  la  vie  encore  manus- 
crite du  premier,  et  il  m'assuroit  que  le  comte  du 
Luc,  loin  d'avoir  eu  jamais  à  s'en  plaindre,  avoit 
conser\'é  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  la  plus  ardente  (h) 
amitié  pour  lui.  M.  Maltor,  à  qui  M.-  de  Vintimilie 
avoit  donné  cette  retraite  assez  bonne,  après  la 
mort  de  son  patron,  avoit  été  employé  jadis  dans 
beaucoup  d'affaires  dont  il  avoit.  quoique  vieux, 
la  mémoire  encore  présente,  et  dont  il  raisonnoit 
très   bien.    Sa   conversation,   non  moins   instructive 

Var.  —  fa)  :  et  ami,...  —  (bj  :  la  plus  tendre  amitié... 

1.  Antoine    Maltor,    licencié   en   droit   de   la    Faculté   de    Paris, 
mort  à  78  ans,  le  31  août  1767,  dans  sa  cure  de  Groslay. 


LIVRE    DIXIEME 


459 


qu'amusante,  ne  sentoit  point  son  curé  de  village  : 
il  joignoit  le  ton  d'un  homme  du  monde  aux  connois- 
sances  dun  homme  de  cabinet.  Il  étoit,  de  tous  mes 
voisins  permanens  (a),  celui  dont  la  société  m'étoit 
le  plus  agréable,  et  que  j'ai  eu  le  plus  de  regret  de 
quitter. 

J'avois  à  Montmorency  les  oratoriens,  et  entre 
autres  le  P.  Berthier,  professeur  de  physique,  auquel, 
malgré  c^uelque  léger  vernis  de  pédanterie,  je  m'étois 
attaché  par  un  certain  air  de  bonhomie  que  je  lui 
trouvois.  J'avois  cependant  peine  à  concilier  cette 
grande  simplicité  avec  le  désir  et  l'art  qu'il  avoit 
de  se  fourrer  partout,  chez  les  grands,  chez  les  fem- 
mes, chez  les  dévots,  chez  les  philosophes  ;  il  savoit 
se  faire  tout  à  tous.  Je  me  plaisois  fort  avec  lui.  J'en 
parlois  à  tout  le  monde.  Apparemment  ce  que  j'en 
disois  lui  revint.  Il  me  remercioit  un  jour,  en  rica- 
nant, de  l'avoir  trouvé  bonhomme.  Je  trouvai  dans 
son  souris  je  ne  sais  quoi  de  sardonique  qui  changea 
totalement  sa  physionomie  à  mes  yeux,  et  qui  m'est 
souvent  revenu  depuis  lors  dans  la  mémoire.  Je  ne 
peux  pas  mieux  comparer  ce  souris  qu'à  celui  de 
Panurge  achetant  les  moutons  de  Dindenaut.  Notre 
connoissance  avoit  commencé  peu  de  tems  après  mon 
arrivée  à  l'Hermitage,  où  il  me  venoit  voir  très  sou- 
vent. J'étois  déjà  étabh  à  Montmorency,  quand  il  en 
partit  pour  retourner  demeurer  à  Paris.  Il  y  voyoit 
souvent  madame  Le  Vasseur.  Un  jour  que  je  ne 
pensois  à  rien  moins,  il  m'écrivit  de  la  part  de  cette 
femme,  pour  m'informer  que  M.  Grimm  ofîroit  de  se 

Yar.  —  (a)  :  tous  mes  voisins,  celui... 


460  LES     CONCESSIONS 

charger  de  son  entretien,  et  pour  me  demander  la 
permission  d'accepter  (a)  cette  oiïre.  J'appris  qu'elle 
consistoit  en  une  pension  de  trois  cents  livres,  et 
que  madame  Le  Vasseur  (b)  devoit  venir  demeurer 
à  Deuil,  entre  la  Chevrette  et  Montmorency.  Je  ne 
dirai  pas  l'impression  que  fit  sur  moi  cette  nouvelle, 
qui  auroit  été  moins  surprenante  si  Grimm  avoit  eu 
dix  mille  livres  de  rente  ou  quelque  relation  plus 
facile  à  comprendre  avec  cette  femme,  et  qu'on  ne 
m'eût  pas  fait  un  si  grand  crime  de  l'avoir  amenée 
à  la  campagne,  où  cependant  il  lui  plaisoit  mainte- 
nant de  la  ramener,  comme  si  elle  étoit  rajeunie 
depuis  ce  tems-là.  Je  compris  que  la  bonne  vieille  ne 
me  demandoit  cette  (c)  permission,  dont  elle  auroit 
bien  pu  se  passer  si  je  l'avois  refusée,  qu'afm  de  ne 
pas  s'exposer  à  perdre  ce  que  je  lui  donnois  de  mon 
côté.  Quoique  cette  charité  me  parût  très  extraordi- 
naire, elle  ne  me  frappa  pas  alors  autant  qu'elle  a 
fait  dans  la  suite.  Mais  quand  j'aurois  su  tout  ce 
que  jai  pénétré  depuis,  je  n'en  aurois  pas  moins 
donné  mon  consentement,  comme  je  fis,  et  comme 
j'étois  obligé  de  faire,  à  moins  de  renchérir  sur  l'offre 
de  M.  Grimm.  Depuis  lors  le  P.  Berthier  me  guérit 
un  peu  de  l'imputation  de  bonhomie,  qui  lui  avoit 
paru  si  plaisante,  et  dont  je  l'avois  si  étourdiment 
chargé. 

Ce  même  P.  Berthier  avoit  la  connoissance  de 
deux  hommes  qui  recherchèrent  aussi  la  mienne,  je 
ne  sais  pourquoi  ;  car  il  y  avoit  assurément  peu  de 


Var.  —  fa)  :  de  Taccepter.  J'appris...  —  (b)  :  et  quelle  devoit. 
—  (cj  :  une  permission,...  . 


LIVRE     DIXIEME 


461 


rapport  entre  leurs  goûts  et  les  miens.  C'-étoient  des 
enfants  de  Melchisédec.  dont  on  ne  connaissait  ni  le 
pays  ni  la  famille,  ni  probablement  le  vrai  nom.  Ils 
étoient   jansénistes,    et    passoient   pour   des    prêtres 
déguisés,  peut-être  à  cause  de  leur  façon  ridicule  de 
porter  les  rapières  auxquelles  ils   étoient  attachés. 
Le    mystère    prodigieux    qu'ils    mett oient    à    toutes 
leurs  allures  leur  donnoit   un  air  de  chefs  de  parti 
et  je  n'ai  jamais  douté  ciu'ils  ne   fissent  la    Gazette 
ecclésiastique.  L'un,  grand,  bénin,  patelin,  s'appeloit 
M.    Ferrand  :    Tautre.    petit,    trapu,    ricaneur,  poin- 
tilleux,   s'appeloit    M.    Minard.    Ils   se   traitoient   de 
cousins.  Ils  logeoient  à  Paris  avec  d'Alembert.  chez 
sa  nourrice,  appelée  madame  Rousseau,  et  ils  avoient 
pris  à  Montmorency  un  petit  appartement  pour  y 
passer  les  étés.  Ils  faisoient  leur  ménage  eux-mêmes, 
sans     domestique     et     sans     commissionnaire.      Ils 
avoient    alternativement    chacun    sa    semaine    pour 
aller  aux  provisions,  faire  la  cuisine  et  balayer  la 
maison.   D'ailleurs  ils  se  tenoient  assez  bien  ;  nous 
mangions  quelquefois  les  uns  chez  les  autres.  Je  ne 
sais  pas  pourquoi  ils  se  soucioient  de  moi  ;  pour  moi, 
je  ne  me  souciois  d'eux  que  parce  qu'ils  jouoient  aux 
échecs  ;  et,  pour  obtenir  une  pauvre  petite  partie, 
j'endurcis    quatre    heures    d" ennui.    Comme    ils    se 
fourroient   partout   et  vouloient   se   mêler   de   tout, 
Thérèse  les  appeloit  les  Commères,  et  ce  nom  leur  est 
demeuré  à  Montmorency. 

Telles  étoient  avec  mon  hôte,  M.  Mathas.  qui 
étoit  un  bon  homme,  mes  principales  connoissances 
de  campagne.  Il  m'en  restoit  assez  à  Paris  pour  y 
vivre,   quand  je  voudrois,   avec  agrément,  hors   de 


462 


LES     CONFESSIONS 


la  sphère  des  gens  de  lettres,  où  je  ne  comptois  que 
le  seul  Duclos  pour  ami  :  car  Deleyre  étoit  encore 
trop  jeune,  et  quoique,  après  avoir  vu  de  près  les 
manœuvres  de  la  clique  philosophique  à  mon  égard, 
il  s'en  fût  tout  à  fait  détaché  (a),  du  moins  je  le  crus 
ainsi,  je  ne  pouvois  encore  oublier  la  facilité  qu'il 
avoit  eue  à  se  faire  auprès  de  moi  le  porte-voix  de 
tous  ces  gens-là. 

J'avois  d'abord  mon  ancien  et  respectable  ami 
M.  Roguin.  C'étoit  un  ami  du  bon  tems,  que  je  ne 
devois  point  à  mes  écrits,  mais  à  moi-même,  et  que 
pour  cette  raison  j'ai  toujours  conservé.  J'avois  le 
bon  Lenieps,  mon  compatriote,  et  sa  fille  alors 
vivante,  madame  Lambert.  J'avois  un  jeune  Gene- 
vois, appelé  Coindet  ^,  bon  garçon,  ce  me  sembloit, 
soigneux,  olficieux,  zélé,  mais  ignorant,  confiant, 
gourmand,  avantageux,  qui  m'étoit  venu  voir  dès 
le  commencement  de  ma  demeure  à  FHermitage,  et, 
sans  autre  introducteur  que  lui-m.ême.  s'étoit  bientôt 
établi  chez  moi.  malgré  moi.  Il  avoit  quelque  goût 
pour  le  dessin,  et  connoissoit  les  artistes.  Il  me  fut 
utile  pour  les  estampes  de  la  Julie  ;  il  se  chargea  de 
la  direction  des  dessins  et  des  planches,  et  s'acquitta 
bien  de  cette  commission. 

J  avois  la  maison  de  M.  Dupin,  qui.  moins  bril- 
lante que  durant  les  beaux  jours  de  madame  Dupin, 
ne  laissoit  pas  d'être  encore,  par  le  mérite  des  maîtres, 
et  par  le  choix  du  monde  (h)   qui  s'y  rassembloit, 

Var.  —  (a)  :  détaché,  je  ne  pouvois...  — (b)  :  des  gens  qui... 

1.  Jean- Jacques    Coindet,    fils    de    Pierre-Etienne    Coindet,    né 
le  23  avril  1743. 


LIVRE    DIXIEME 


463 


une  des  meilleures  maisons  de  Paris.  Comme  je  ne 
leur  avois  préféré  personne,  que  je  ne  les  avois 
quittés  que  pour  vivre  libre,  ils  n'avoient  point 
cessé  de  me  voir  avec  amitié,  et  j'étois  sûr  d'être  en 
tout  tems  bien  reçu  de  madame  Dupin.  Je  la  pouvois 
même  compter  pour  une  de  mes  voisines  de  cam- 
pagne, depuis  qu'ils  s'étoient  fait  un  établissement 
à  Clichy,  où  j'allois  quelquefois  passer  un  jour  ou 
deux,  et  où  j'aurois  été  davantage,  si  madame  Dupin 
et  madame  de  Chenonceaux  avoient  vécu  de  meil- 
leure intelligence.  Mais  la  difficulté  de  se  partager 
dans  la  même  maison,  entre  deux  femmes  qui  ne 
sympathisoient  pas,  me  rendoit  Clichy  trop  gênant. 
Attaché  à  madame  de  Chenonceaux  d'une  amitié 
plus  égale  et  plus  familière,  j 'avois  le  plaisir  de  la 
voir  plus  à  mon  aise  à  Deuil,  presque  à  ma  porte,  où 
elle  avoit  loué  une  petite  maison,  et  même  chez  moi, 
où  elle  me  venoit  voir  assez  souvent. 

J'avois  madame  de  Créqui,  qui,  s'étant  jetée  dans 
la  haute  dévotion,  avoit  cessé  de  voir  les  d'Alembert, 
les  Marmontel,  et  la  plupart  des  gens  de  lettres, 
excepté,  je  crois,  l'abbé  Trublet,  manière  alors  de 
demi-cafard,  dont  elle  étoit  même  assez  ennuyée. 
Pour  moi,  qu'elle  avoit  recherché,  je  ne  perdis  ni  sa 
bienveillance  ni  sa  correspondance.  Elle  m'envoya 
des  poulardes  du  Mans  aux  étrennes,  et  sa  partie 
étoit  faite  pour  venir  me  voir  (a)  l'année  suivante, 
quand  un  voyage  de  madame  de  Luxembourg  croisa 
le  sien.  Je  lui  dois  ici  une  place  à  part  ;  elle  en  aura 
toujours  wnçi  distinguée  dans  mes  souvenirs. 

Var.  —  (a)  :  me  venir  voir... 


464  LES     CONFESSIONS 

J'avois  un  homme  qu'excepté  Roguin.  j'aurois  dû 
mettre  le  premier  en  compte  :  mon  ancien  confrère  et 
ami  de  Carrio.  ci-devant  secrétaire  titulaire  de  l'am- 
bassade d'Espagne  à  Venise,  puis  en  Suède,  où  il  fut, 
par  sa  cour,  chargé  des  affaires,  et  enfin  nommé  réel- 
lement secrétaire  d'ambassade  à  Paris.  Il  me  vint  sur- 
prendre à  Montmorency,  lorsque  je  m'y  attendois 
le  moins.  Il  étoit  décoré  d'un  ordre  d'Espagne  dont 
j'ai  oublié  le  nom,  avec  une  belle  croix  en  pierreries. 
Il  avoit  été  obligé,  dans  ses  preuves,  d'ajouter  une 
lettre  à  son  nom  de  Carrio,  et  portoit  celui  de  cheva- 
lier de  Carrion.  Je  le  trouvai  toujours  le  même  (a), 
le  même  excellent  cœur,  l'esprit  de  jour  en  jour  plus 
aimable.  J'aurois  repris  avec  lui  la  même  intimité 
qu'auparavant,  si  Coindet,  sinterposant  entre  nous 
à  son  ordinaire,  n'eût  profité  de  mon  éloignement 
pour  s'insinuer  à  ma  place  et  en  mon  nom  dans 
sa  confiance,  et  me  supplanter  à  force  de  zèle  à  me 
servir. 

La  mémoire  de  Carrion  me  rappelle  celle  d'un  de 
mes  voisins  de  campagne,  dont  j'aurois  d'autant 
plus  de  tort  de  ne  pas  parler,  que  j'en  ai  à  confesser 
un  bien  inexcusable  (h)  envers  lui.  C'étoit  Fhonnête 
M.  Le  Blond,  qui  m'avoit  rendu  service  à  ^  enise, 
et  qui.  étant  venu  faire  un  voyage  en  France  avec  sa 
famille,  avoit  loué  une  maison  de  campagne  à  La 
Briche,  non  loin  de  Montmorency  ^.  Sitôt  que  j'appris 

Var.  —  (a)  :  le  même,  c'esi-à-dire  excellent  cœur,...  —  (b)  : 
inexcusable  et  bien  choquant  envers... 

1.  Quand  jécrivois  ceci,  plein  de  mon  ancienne  et  aveugle 
confiance,  j'étois  bien  loin  de  soupçonner  le  vrai  motif  et  l'effet 


I 


LIVRE     DIXIEME  4bo 

qu'il  étoit  mon  voisin,  j'en  fus  dans  la  joie  de  mon 
cœur,  et  me  fis  encore  plus  une  fête  qu'un  devoir 
d'aller  lui  rendre  visite.  Je  partis  pour  cela  dès  le 
lendemain.  Je  fus  rencontré  par.  des  gens  qui  me 
venoient  voir  moi-même,  et  avec  lesquels  il  fallut 
retourner.  Deux  jours  après,  je  pars  encore  ;  il  avoit 
dîné  à  Paris  avec  toute  sa  famille.  Une  troisième 
fois  il  étoit  chez  lui  :  j'entendis  des  voix  de  femmes, 
je  vis  à  la  porte  un  carrosse  qui  me  fit  peur  (a). 
Je  voulois  du  moins,  pour  la  première  fois,  le  voir  à 
mon  aise,  et  causer  avec  lui  de  nos  anciennes  liaisons. 
Enfin  je  remis  si  bien  ma  visite  de  jour  à  autre,  que 
la  honte  de  remplir  si  tard  un  pareil  devoir  fit  que 
je  ne  le  remplis  point  du  tout  :  après  avoir  osé  tant 
attendre,  je  n'osai  plus  me  montrer.  Cette  négligence, 
dont  M.  Le  Blond  ne  put  qu'être  justement  indigné, 
donna  vis-à-vis  de  lui  l'air  de  l'ingratitude  à  ma. 
paresse  :  et  cependant  je  sentois  mon  cœur  si  peu 
coupable,  que  si  j'avois  pu  faire  à  M.  Le  Blond 
quelque  vrai  plaisir  (h),  même  à  son  insu,  je  suis 
bien  sûr  qu'il  ne  m'eût  pas  trouvé  paresseux.  Mais 
l'indolence,  la  négligence,  et  les  délais  dans  les  petits 
devoirs  à  remplir,  m'ont  plus  fait  de  tort  que  de 
grands  (c)  vices.  Mes  pires  fautes  ont  été  d'omis- 
sion :  j"ai  rarement  fait  ce  qu'il  ne  falloit  pas  faire. 
et  malheureusement  j'ai  plus  rarement  encore  fait 
ce  qu'il  falloit. 

Var.  —  (a)  :  je  vis  un  carrosse  à  la  porte.  Cela  me  fit  peur  ; 
je  voulois...  —  (b)  :  plaisir,  j'étais  sûr  qu'il...  —  (c)  :  de  tort 
que  de  plus  grands... 

de  ce  voyage  de  Paris,   (yote  de  J.-J.  Rousseau.)  Cette  note    ne 
se  trouve  pas  dans  le  manuscrit  de  Paris. 

II.  —  30 


466  LES    CO^ÏFESSIONS 

Puisque  me  voilà  revenu  à  mes  connoissances  de 
Venise,  je  n'en  dois  pas  oublier  une  qui  s'y  rapporte 
et  que  je  n'avois  interrompue,  ainsi  que  les  autres, 
que  depuis  beaucoup  moins  de  tems.  C'est  celle  de 
M.  de  Jonville  ^,  qui  avoit  continué,  depuis  son 
retour  de  Gênes,  à  me  faire  beaucoup  d'amitiés.  Il 
aimoit  fort  à  me  voir  et  à  causer  avec  moi  des 
affaires  d'Italie  et  des  folies  de  M.  de  Montaigu, 
dont  il  savoit,  de  son  côté,  bien  des  traits  par  les 
bureaux  des  affaires  étrangères,  dans  lesquels  il 
avoit  beaucoup  de  liaisons.  J'eus  le  plaisir  aussi  de 
revoir  chez  lui  mon  ancien  camarade  Dupont,  qui 
avoit  acheté  une  charge  dans  sa  province,  et  dont  les 
affaires  le  ramenoient  quelquefois  à  Paris.  M.  de  Jon- 
ville devint  peu  à  peu  si  empressé  de  m' avoir,  qu'il 
en  devint  même  gênant,  et,  quoique  nous  logeassions 
dans  des  quartiers  fort  éloignés,  il  y  avoit  du  bruit 
entre  nous  quand  je  passois  une  semaine  entière 
sans  aller  dîner  chez  lui.  Quand  il  alloit  à  Jonville, 
il  m'y  vouloit  toujours  emmener  ;  mais  y  étant  une 
fois  allé  passer  huit  jours,  qui  me  parurent  fort  longs, 
je  n'y  voulus  plus  retourner.  M.  de  Jonville  étoit 
assurément  un  honnête  et  galant  homme,  aimable 
même  à  certains  égards  ;  mais  il  avoit  peu  d'esprit, 
il  étoit  beau,  tant  soit  peu  Narcisse,  et  passablement 
ennuyeux.  Il  avoit  un  recueil  singulier,  et  peut-être 
unique  au  monde,  dont  il  s'occupoit  beaucoup,  et 
dont  il  occupoit  aussi  ses  hôtes,  qui  quelquefois  s'en 
amusoient  moins  que  lui.  C'étoit  une  collection  très 


1.  François   Chaillon   de   Jonville,   gentilhomme   de   la   maison 
du  roi,  mort  en  1765. 


LIVRE     DIXIÈME  467 

complète  de  tous  les  vaudevilles  de  la  cour  et  de 
Paris,  depuis  plus  de  cinquante  ans,  où  Ton  trouvoit 
beaucoup  d'anecdotes  qu'on  auroit  (a)  inutilement 
cherchées  ailleurs.  Voilà  des  Mémoires  pour  l'his- 
toire de  France,  dont  on  ne  s'aviseroit  guères  (h) 
chez  toute  autre  nation. 

Un  jour,  au  fort  de  notre  meilleure  intelligence, 
il  me  fit  un  accueil  si  froid,  si  glaçant,  si  peu  dans 
son  ton  ordinaire,  qu'après  lui  avoir  donné  occasion 
de  s'expliquer,  et  même  l'en  avoir  prié,  je  sortis  de 
chez  lui  avec  la  résolution,  que  j'ai  tenue,  de  n'y  plus 
remettre  les  pieds  ;  car  on  ne  me  voit  guères  où  j'ai 
été  une  fois  mal  reçu,  et  il  n'y  avoit  point  ici  de 
Diderot  qui  plaidât  pour  M.  de  Jonville.  Je  cherchai 
vainement  dans  ma  tête  quel  tort  je  pouvois  avoir 
avec  lui  :  je  ne  trouvai  rien.  J'étois  sûr  de  n'avoir 
jamais  parlé  de  lui  ni  des  siens  que  de  la  façon 
la  plus  honorable,  car  je  lui  étois  sincèrement  atta- 
ché, et  outre  que  je  n'en  avois  que  du  bien  à  dire, 
ma  plus  inviolable  maxime  a  toujours  été  de  ne 
parler  (c)  qu'avec  honneur  des  maisons  que  je  fré- 
quentois. 

Enfin,  à  force  de  ruminer,  voici  ce  que  je  conjec- 
turai. La  dernière  fois  que  nous  nous  étions  vus,,  il 
m'avoit  donné  à  souper  chez  des  filles  de  sa  connois- 
sance,  avec  deux  ou  trois  commis  des  affaires  étran- 
gères, gens  très  aimables,  et  qui  n'avoient  point  du 
tout  l'air  ni  le  ton  libertin,  et  je  puis  jurer  que  de  mon 
côté  la  soirée  se  passa  à  méditer  assez  tristement  sur 


Var.    —    (a)    :   auroit  peut-être    cherchées...    —   (b)  :    jamais 
chez...  —  (cj  :  parler  jamais  qu'avec... 


468  LES     CONFESSIONS 

le  malheureux  sort  de  ces  créatures.  Je  ne  payai  pas 
mon  écot.  parce  que  M.  de  Jonville  nous  donnoit  à 
souper,  et  je  ne  donnai  rien  à  ces  filles,  parce  que  je 
ne  leur  fis  point  gagner,  comme  à  la  Padoana,  le 
payement  que  j'aurois  pu  leur  offrir.  Nous  sortîmes 
tous  assez  gais  et  de  très  bonne  intelligence.  Sans 
être  retourné  chez  ces  filles  j'allai  trois  ou  quatre 
jours  après  dîner  chez  M.  de  Jonville,  que  je  n'avois 
pas  revu  depuis  lors,  et  qui  me  fit  l'accueil  que  j'ai 
dit.  N'en  pouvant  imaginer  d'autre  cause  que  quel- 
que malentendu  relatif  à  ce  souper,  et  voyant  qu'il 
ne  vouloit  pas  s'expliquer,  je  pris  mon  parti  et  cessai 
de  le  voir  ;  mais  je  continuai  de  lui  envoyer  mes 
ouvrages  :  il  me  fit  faire  souvent  des  complimens,  et 
l'ayant  un  jour  rencontré  au  chauffoir  de  la  Comédie, 
il  me  fit.  sur  ce  que  je  n'allois  plus  le  voir,  des  re- 
proches obligeans  qui  ne  m'y  ramenèrent  pas.  Ainsi 
cette  affaire  avoit  plus  l'air  d'une  bouderie  que  d'une 
rupture  (a).  Toutefois  ne  l'ayant  p^as  revu,  et  n'ayant 
plus  ouï  parler  de  lui  depuis  lors,  il  eût  été  trop  tard 
pour  y  retourner  au  bout  d'une  interruption  de  plu- 
sieurs années.  Voilà  pourquoi  M.  de  Jonville  n'entre 
point  ici  dans  ma  liste,  quoique  j'eusse  assez  long- 
tems  fréquenté  sa  maison. 

Je  n'enflerai  point  la  même  liste  de  beaucoup 
d'autres  connoissances  moins  familières,  ou  qui,  par 
mon  absence,  avoient  cessé  de  l'être,  et  que  je  ne 
laissai  pas  de  voir  quelquefois  en  campagne,  tant 
chez  moi  qu'à  mon  voisinage,  telles,  par  exemple, 
que  les  abbés  de  Condillac,  de  Mably,  MM.  de  Mairan, 

Var.  —  (a)  :  que  d'une  hrouillerie. 


LIVRE     DIXIÈME  469 

de  Lalive,  de  Boisgelou,  Watelet,  Ancelet,  e't  d'autres 
qu'il  seroit  trop  long  de  nommer.  Je  passerai  légère- 
ment aussi  sur  celle  de  M.  de  Margency,  gentilhomme 
ordinaire  du  roi,  ancien  membre  de  la  coterie  holba- 
chique,  qu'il  avoit  quittée  ainsi  que  moi,  et  ancien 
ami  de  madame  d'Epinay,  dont  il  s'étoit  détaché 
ainsi  que  moi,  ni  sur  celle  de  son  ami  Desmahis, 
auteur  célèbre,  mais  éphémère,  de  la  comédie  de 
r  Impertinent.  Le  premier  étoit  mon  voisin  de  cam- 
pagne, sa  terre  de  Margency  étant  près  de  Mont- 
morency. Nous  étions  d'anciennes  connoissances  ;" 
mais  le  voisinage  et  une  certaine  conformité  d'expé- 
rience nous  rapprochèrent  davantage.  Le  second 
mourut  peu  après.  Il  avoit  du  mérite  et  de  l'esprit  : 
mais  il  étoit  un  peu  l'original  de  sa  comédie,  un  peu 
fat  auprès  des  femmes,  et  n'en  fut  pas  extrêmement 
regretté. 

Mais  je  ne  puis  omettre  une  correspondance  nou- 
velle de  ce  tems-]à,  qui  a  trop  influé  sur  le  reste  de 
ma  vie  pour  que  je  néglige  d'en  marquer  le  com- 
mencement. Il  s'agit  de  M.  de  Lamoignon  de  Males- 
herbes  ^,  premier  président  de  la  cour  des  aides, 
chargé  pour  lors  de  la  librairie,  qu'il  gouvernoit  avec 
autant  de  lumières  que  de  douceur,  et  à  la  grande 
satisfaction  des  gens  de  lettres.  Je  ne  l'avois  pas  été 
voir  à  Paris  une  seule  fois;  cependant  j'avois  toujours 
éprouvé  de  sa  part  les  facilités  les  plus  obligeantes, 


1.  Chrétien-Guillaume  de  Lamoignon  de  Malesherbes,  né  à 
Paris,  en  1721,  mort  sur  l'échafaud  révolutionnaire,  le  22  avril 
1794.  Il  fut  le  protecteur  et  l'ami  de  Rousseau.  On  lira  avec 
intérêt  dans  le  recueil  de  Streckeisen  (II,  p.  398  et  ss.)  dix-neuf 
lettres  fort  curieuses  qu'il  adressa  à  l'auteur  des  Confessions, 


470  LES    CONFESSIONS 

quant  à  la  censure,  et  je  savois  qu'en  plus  d'une 
occasion  il  avoit  fort  malmené  ceux  qui  écrivoient 
contre  moi.  J'eus  de  nouvelles  preuves  de  ses  bontés 
au  sujet  de  l'impression  de  la  Julie  ;  car  les  épreuves 
d'un  si  grand  ouvrage  étant  (a)  fort  coûteuses  à  faire 
venir  d'Amsterdam  par  la  poste,  il  permit,  ayant 
ses  ports  francs,  qu'elles  lui  fussent  adressées,  et  il 
me  les  envoyoit  franches  aussi,  sous  le  contre-seing 
de  monsieur  le  Chancelier,  son  père.  Quand  l'ouvrage 
fut  imprimé,  il  n'en  permit  le  débit  dans  le  royaume 
qu'en  suite  d'une  édition  qu'il  en  fit  faire  à  mon 
profit,  malgré  moi-même  :  comme  ce  profit  eût  été 
de  ma  part  un  vol  fait  à  Rey,  à  qui  j'avois  vendu  mon 
manuscrit,  non  seulement  je  ne  voulus  point  accepter 
le  présent  qui  m'étoit  destiné  pour  cela,  sans  son 
aveu,  qu'il  accorda  très  généreusement,  mais  je 
voulus  partager  avec  lui  les  cent  pistoles  à  quoi  monta 
ce  présent  et  dont  il  ne  voulut  rien.  Pour  ces  cent 
pistoles,  j'eus  le  désagrément,  dont  M.  de  Malesherbes 
ne  m'avoit  pas  prévenu,  de  voir  horriblement 
mutiler  mon  ouvrage,  et  empêcher  le  débit  de  la 
bonne  édition  jusqu'à  ce  que  la  mauvaise  fût  écou- 
lée \ 

J'ai  toujours  regardé  M.  de  Malesherbes  comme  un 
homme  d'une  droiture  à  toute  épreuve.  Jamais  rien» 
de  ce  qui  m'est  arrivé  ne  m*a  fait  douter  un  moment 

Var.  —  (a)  :  étaient  fort... 


1.  Voyez  pour  toute  cette  affaire  les  lettres  de  Malesherbes 
publiées  par  Streckeisen,  II,  p.  399  et  suiv.  et  les  réponses  de 
Rousseau  insérées  dans  ses  Œuvres  complètes  (Correspondance, 
lettres  CCXXIV,  CCXLI,  CCXLII,  CCXLIII,  CCL  et  CCLIVj. 


LIVRE     DIXIÈME  4yl 

de  sa  probité  :  mais  aussi  foible  qu'honnête,  il  nuit 
quelquefois  aux  gens  pour  lesquels  il  s'intéresse,  à 
force  de  les  vouloir  préserver.  Non  seulement  il  fit 
retrancher  plus  de  cent  pages  dans  l'édition  de 
Paris  ^,  mais  il  fit  un  retranchement  qui  pouvoit 
porter  le  nom  d'infidélité  dans  l'exemplaire  de  la 
bonne  édition  qu'il  envoya  à  madame  de  Pompadour. 
Il  est  dit  quelque  part,  dans  cet  ouvrage,  que  la 
femme  d'un  charbonnier  est  plus  digne  de  respect  que 
la  maîtresse  d'un  prince.  Cette  phrase  m'étoit  venue 
dans  la  chaleur  de  la  composition,  sans  aucune  appli- 
cation, je  le  jure.  En  relisant  l'ouvrage,  je  vis  qu'on 
feroit  cette  application.  Cependant,  par  la  très 
imprudente  maxime  de  ne  rien  ôter,  par  égard 
aux  applications  qu'on  pouvoit  faire,  quand  j'avois 
dans  ma  conscience  le  témoignage  de  ne  les 
avoir  pas  faites  en  écrivant,  je  ne  voulus  point 
ôter  cette  phrase,  et  je  me  contentai  de  substituer 
le  mot  prince  au  mot  roi,  que  j'avois  d'abord  mis. 
Cet  adoucissement  ne  parut  pas  suffisant  à  M.  de 
Malesherbes  :  il  retrancha  la  phrase  entière,  dans 
un  carton  qu'il  fit  imprimer  exprès,  et  coller  aussi 
proprement  qu'il  fut  possible  dans  l'exemplaire 
de  madame  de  Pompadour.  Elle  n'ignora  pas  ce 
tour  de  passe-passe.  Il  se  trouva  de  bonnes  âmes 
qui  l'en  instruisirent.  Pour  moi,  je  ne  l'appris  que 
longtems  après,  lorsque  je  commençois  d'en  sentir 
les  suites. 


1.  Voyez  à  ce  sujet  une  lettre  de  Malesherbes  à  Rousseau,  du 
16  février  1761  (Streckeisen,  II,  p.  406-414).  Cette  lettre  contient 
une  note  des  retranchements  faits  à  la  Nouvelle  Héloïse,  par 
Malesherbes. 


LES     CONFESSIONS 


N'est-ce  point  encore  ici  la  première  origine  de  la 
haine  couverte,  mais  implacable,  d'une  autre  dame, 
qui  étoit  dans  un  cas  pareil  ^,  sans  que  j'en  susse 
rien,  ni  même  que  je  la  connusse  quand  j'écrivis  ce 
passage  ?  Quand  le  livre  se  publia,  la  connoissance 
étoit  faite,  et  j'étois  très  inquiet.  Je  le  dis  au  cheva- 
lier de  Lorenzy.  qui  se  moqua  de  moi,  et  m'assura 
que  cette  dame  en  étoit  si  offensée,  qu'elle  n'y 
avoit  pas  même  fait  attention.  Je  le  crus  un  peu 
légèrement  peut-être,  et  je  me  tranquillisai  fort 
mal  à  propos. 

Je  reçus,  à  l'entrée  de  l'hiver,  une  nouvelle  marque 
des  bontés  de  M.  de  Malesherbes,  à  laquelle  je  fus 
fort  sensible,  quoique  je  ne  jugeasse  pas  à  propos 
d'en  profiter.  Il  y  avoit  une  place  vacante  dans  le 
Journal  des  Sçavans.  Margency  m'écrivit  pour  me  la 
proposer  comme  de  lui-même.  Mais  il  me  fut  aisé  de 
comprendre,  par  le  tour  de  sa  lettre  (Liasse  C.  n^  33), 
qu'il  étoit  instruit  et  autorisé,  et  lui-même  me 
marqua  dans  la  suite  (Liasse  C,  n°  47;  qu'il  avoit  été 
chargé  de  me  faire  cette  offre.  Le  travail  de  cette 
place  étoit  peu  de  chose.  Il  ne  s'agissoit  que  de  deux 
extraits  par  mois,  dont  on  m'apporteroit  les  livres, 
sans  être  obligé  jamais  à  aucun  voyage  de  Paris,  pas 
même  pour  faire  au  magistrat  une  visite  de  remer- 
cîment.  J'entrois  par  là  dans  une  société  de  gens  de 
lettres  du  premier  mérite,  MM.  de  Mairan,  Clairaut, 
de  Guignes,  et  l'abbé  Barthélémy,  dont  la  connois- 
sance étoit  déjà  faite  avec  les  deux  premiers,  et  très 
bonne  à  faire  avec  les  deux  autres.  Enfin,  pour  un 

1.  La  comtesse  de  Eoufflcrs. 


LIVRE     DIXIÈME  473 

travail  si  peu  pénible,  et  que  je  pouvois  (-a)  faire  si 
coniniodément,  il  y  avoit  un  honoraire  de  huit  cents 
francs  attaché  à  cette  place.  Je  délibérai  quelques 
heures  avant  que  de  me  déterminer,  et  je  puis 
jurer  que  la  ("seule  chose  qui  me  fit  balancer  ce 
ne  fut  que  la]  ^  crainte  de  fâcher  Margency  et  de 
déplaire  à  M.  de  Malesherbes.  Mais  enfin  la  gêne 
insupportable  de  ne  pouvoir  travailler  à  mon  heure 
et  d'être  commandé  par  le  tems  :  bien  plus  encore 
la  certitude  de  mal  remplir  les  fonctions  dont  il 
falloit  me  charger,  l'emportèrent  sur  tout,  et  me 
déterminèrent  à  refuser  une  place  pour  laquelle  je 
n'étois  pas  propre.  Je  savois  que  tout  mon  talent 
ne  venoit  que  d'une  certaine  chaleur  d'âme  (h)  sur 
les  matières  que  j'avois  à  traiter,  et  qu'il  n'y  avoit  que 
l'amour  du  grand,  du  vrai,  du  beau,  qui  pût  animer 
mon  génie  (c).  Et  que  m'auroient  importé  les  sujets 
de  la  plupart  des  livres  que  j'aurois  à  extraire,  et  les 
livres  mêmes?  Mon  indifférence  pour  la  chose  eût 
glacé  ma  plume  et  abruti  mon  esprit.  On  s'imaginoit 
que  je  pouvois  écrire  par  métier,  comme  tous  les 
autres  gens  de  lettres,  au  lieu  que  je  ne  sus  jamais 
écrire  que  par  passion.  Ce  n'étoit  assurément  pas  là 
ce  qu'il  falloit  au  Journal  des  Sçavans.  J'écrivis  donc 
à  Margency  une  lettre  de  remercîment,  tournée  avec 

Var,  —  (a)  :  et  qu'on  me  permettoit  de  faire...  —  (bj  :  mon 
talent  venoit  du  vif  intérêt  que  je  prenais  aux  matières...  —  (c)  : 
génie  ;  et  que  m'auroient... 

1.  Les  mots  entre  crochets  sont  empruntés  au  manuscrit  de 
Paris.  Celui  de  Gei:ève  ne  contient  que  ce  texte  incomplet  :  ...et 
je  puis  jurer  que  la  crainte  de  fâcher  Margency  et  de  déplaire  à 
M.  de  Malesherbes. 


4/4  LES    CONFESSIONS 

toute  ihonnêteté  possible,  dans  laquelle  je  lui  fis  si 
bien  le  détail  de  mes  raisons,  qu'il  ne  se  peut  pas  (a) 
que  ni  lui  ni  M.  de  Malesherbes  aient  cru  qu'il  entrât 
ni  humeur  ni  orgueil  dans  mon  refus.  Aussi  l'ap- 
prouvèrent-ils  l'un  et  l'autre,  sans  m'en  faire  moins 
bon  visage,  et  le  secret  fut  si  bien  gardé  sur  cette 
affaire,  que  le  public  n'en  a  jamais  eu  le  moindre  vent. 
Cette  proposition  ne  venoit  pas  dans  un  moment 
favorable  pour  me  la  faire  agréer.  Car  depuis  quelque 
tems  je  forraois  le  projet  de  quitter  tout  à  fait  la 
littérature,  et  surtout  le  métier  d'auteur.  Tout  ce 
qui  venoit  de  m'arriver  m'avoit  absolument  dégoûté 
des  gens  de  lettres,  et  j'avois  éprouvé  qu'il  étoit 
impossible  de  courir  la  même  carrière,  sans  avoir 
quelques  liaisons  avec  eux.  Je  ne  l'étois  guères  moins 
des  gens  du  monde,  et  en  général  de  la  vie  mixte  que 
je  venois  de  mener,  moitié  à  moi-même,  et  moitié 
à  des  sociétés  pour  lesquelles  je  n'étois  point  fait.  Je 
sent  ois  plus  que  jamais,  et  par  une  constante  expé- 
rience, que  toute  association  inégale  est  toujours 
désavantageuse  au  parti  foible  (b).  Vivant  avec  des 
gens  opulens,  et  d'un  autre  état  que  celui  que  j'avois 
choisi,  sans  tenir  maison  comme  eux,  j'étois  obligé  de 
les  imiter  en  bien  des  choses,  et  de  menues  dépenses, 
qui  n'étoient  rien  pour  eux,  étoient  pour  moi'  non 
moins  ruineuses  qu'indispensables.  Qu'un  autre 
homme  aille  dans  une  maison  de  campagne,  il  est 
servi  par  son  laquais,  tant  à  table  que  dans  sa  cham- 
bre :  il  l'envoie  chercher  tout  ce  dont  il  a  besoin  : 


Var.  —   (aj  :  qu'il  n'est  pas  possible  que  ni...  —  fb)  :  au  côté 
foible. 


LIVRE    DIXIEME 


n'ayant  rien  à  faire  directement  avec  les'^gens  de  la 
maison,  ne  les  voyant  même  pas,  il  ne  leur  donne  des 
étrennes  que  quand  et  comme  il  lui  plaît  ;  mais  moi, 
seul,  sans  domestique,  j'étois  à  la  merci  de  ceux  de 
la  maison,  dont  il  falloit  nécessairement  capter  les 
bonnes  grâces,  pour  n'avoir  pas  beaucoup  à  souffrir, 
et,  traité  comme  l'égal  de  leur  maître,  il  en  falloit 
aussi  traiter  les  gens  comme  tel  (a),  et  même  faire 
pour  eux  plus  qu'un  autre,  parce  qu'en  effet  j'en 
avois  bien  plus  besoin.  Passe  encore  quand  il  y  a  peu 
de  domestiques  ;  mais,  dans  les  maisons  où  jallois 
il  y  en  avoit  beaucoup,  tous  très  rogues,  très  fripons, 
très  alertes,  j'entens  pour  leur  intérêt,  et  les  coquins 
savoient  faire  en  sorte  que  j'avois  successivement 
besoin  de  tous.  Les  femmes  de  Paris,  qui  ont  tant 
d'esprit,  n'ont  aucune  idée  juste  sur  cet  article,  et  à 
force  de  vouloir  économiser  ma  bourse,  elles  me 
ruinoient.  Si  je  soupois  en  ville  un  peu  loin  de  chez 
moi,  au  lieu  de  souffrir  que  j'envoyasse  chercher  un 
fiacre,  la  dame  de  la  maison  faisoit  mettre  des  che- 
vaux pour  me  ramener  ;  elle  étoit  fort  aise  de  m'épar- 
gner  les  vingt-quatre  sols  du  fiacre  ;  quant  à  lécu 
que  je  donnois  au  laquais  et  au  cocher,  elle  n'y 
songeoit  pas.  Une  femme  m'écrivoit-elle  de  Paris  à 
l'Hermitage'ou  à  Montmorency,  ayant  regret  aux 
quatre  sols  de  port  que  sa  lettre  m'auroit  coûté,  elle 
mel'envoyoitpar  un  de  ses  gens,  qui  arrivoit  à  \)\ç:à(b) 
tout  en  nage,  et  à  qui  je  donnois  à  dîner  et  un  écu 
qu'il   avoit   assurément   bien   gagné.    Me   proposoit- 

Var.  —  (a)  :  traiter  les  gens  Comme  tel.  Passe  encore  quand 
il  y  a  peu  de  domestiques  ;  mais  dans  les  maisons...  —  (b)  :  qui 
arrivoit  tout  en  nai^e,  et... 


476 


LES     CONFESSIONS 


elle  daller  passer  huit  ou  quinze  jours  avec  elle  à  sa 
campagne,  elle  se  disoit  en  elle-même  :  ce  sera  tou- 
jours une  économie  pour  ce  pauvre  garçon  ;  pendant 
ce  tems-là  sa  nourriture  ne  lui  coûtera  rien.  Elle  ne 
songeoit  pas  qu'aussi,  durant  ce  tems-là,  je  ne  tra- 
vaillois  point  ;  que  mon  ménage  (a),  et  mon  loyer, 
et  mon  linge,  et  mes  habits,  n'en  alloient  pas  moins  ; 
que  je  pavois  mon  barbier  à  double,  et  qu'il  ne  laissoit 
pas  de  m'en  coûter  chez  elle  plus  qu'il  ne  m'en  auroit 
coûté  chez  moi  (b).  Quoique  je  bornasse  mes  petites 
largesses  aux  seules  maisons  où  je  vivois  d'habitude, 
elles  ne  laissoient  pas  de  [m]  être  ruineuses.  Je  puis 
assurer  que  j'ai  bien  versé  vingt-cinq  écus  chez 
madame  d'Houdetot,  à  Eaubonne,  où  je  n'ai  couché 
que  quatre  ou  cinq  fois,  et  plus  de  cent  pistoles,  tant 
à  Epinay  qu'à  la  Chevrette,  pendant  les  cinq  ou  six 
ans  que  j'y  fus  le  plus  assidu.  Ces  dépenses  sont  iné- 
vitables pour  un  homme  de  mon  humeur,  qui  ne 
sait  se  pourvoir  de  rien,  ni  s'ingénier  sur  rien,  ni 
supporter  l'aspect  d'un  valet  qui  grogne,  et  qui  vous 
sert  en  rechignant.  Chez  madame  Dupin  même,  où 
j'étois  de  la  maison,  et  où  je  rendois  mille  services 
aux  domestiques,  je  n'ai  jamais  reçu  les  leurs  qu'à  la 
pointe  de  mon  argent  (c).  Dans  la  suite,  il  a  fallu 
renoncer  tout  à  fait  à  ces  petites  libéralités  que  ma 
situation  ne  m'a  plus  permis  de  faire  (d).  et  c'est 
alors  qu'on  m'a  fait  sentir  bien  plus  durement  encore 
l'inconvénient  de  fréquenter  des  gens  d'un  autre  état 
que  le  sien, 

Var.  —  (a)  :  mon  ménage  n'en  alloit  pas  moins...  —  (b)  :  chez 
moi.  Je  puis...  —  (c)  :  de  mon  argent.  Il  a  fallu  renoncer...  — 
(d)  :  de  faire  et  cette  réforme  m'a  fait  sentir... 


LIVRE     DIXIÈME  477 

Encore  si  cette  vie  eût  été  de  mon  goût,  je  me 
serois  consolé  d'une  dépense  onéreuse,  consacrée  à 
mes  plaisirs  :  mais  se  ruiner  pour  s'ennuyer  étoit 
trop  insupportable  ;  et  j'avois  si  bien  senti  le  poids  de 
ce  train  de  vie  que.  profitant  de  l'intervalle  de  liberté 
où  je  me  trouvois  pour  lors,  j'étois  déterminé  à  le 
perpétuer,  à  renoncer  totalement  à  la  grande  société, 
à  la  composition  des  livres,  à  tout  commerce  de 
littérature,  et  à  me  renfermer,  pour  le  reste  de  mes 
jours,  dans  la  sphère  étroite  et  paisible  pour  laquelle 
je  me  sentois  né. 

Le  produit  de  la  Lettre  à  d' Alemhert  et  de  La 
Noiwelle  Héloïse  ^  avoit  un  peu  remonté  mes  finances, 
qui  s'étoient  fort  épuisées  à  l'Hermitage.  Je  me  voyois 
environ  mille  écus  devant  moi.  \J Emile,  auquel  je 
m'étois  mis  tout  de  bon.  quand  jeus  achevé  VHéloïse. 
étoit  fort  avancé,  et  son  produit  devoit  au  moins 
doubler  cette  somme.  Je  formai  le  projet  de  placer 
ce  fonds,  de  manière  à  me  faire  une  petite  rente 
viagère  qui  pût,  avec  ma  copie,  me  faire  subsister 
sans  plus  écrire.  J'avois  encore  deux  ouvrages  sur 
le  chantier.  Le  premier  étoit  mes  Institutions  poli- 
tiques. J'examinai  l'état  de  ce  livre,  et  je  trouvai  qu'il 
demandoit  encore  plusieurs  années  de  travail.  Je 
n'eus  pas  le  courage  de  le  (a)  poursuivre  et  d'at- 
tendre qu'il  fût  achevé  pour  exécuter  ma  résolution. 
Ainsi,  renonçant  à  cet  ouvrage,  je  résolus  d'en  tirer 
ce  qui  pouvoit  se  détacher,  puis  de  brûler  tout  le 

Var.  —  (a)  :  de  poursuivre... 

1.  On  sait  que  la  Xouvelle  Héloïse  parut  en  1761.  II  y  eut  alors- 
deux  tiraees  de  ce  li^Te. 


478  LES     CONFESSIONS 

reste,  et  poussant  ce  travail  avec  zèle,  sans  inter- 
rompre celui  de  V Emile,  je  mis,  en  moins  de  deux  ans, 
la  dernière  main  au  Contrat  social. 

Restoit  le  Dictionnaire  de  Musique.  C'étoit  un  tra- 
vail de  manœuvre,  qui  pouvoit  se  faire  en  tout  tems, 
€t  qui  n'avoit  pour  objet  qu'un  produit  pécuniaire. 
Je  me  réservai  de  Tabandonner,  ou  de  l'achever  à 
mon  aise,  selon  que  mes  autres  ressources  rassem- 
blées me  rendroient  celle-là  nécessaire  ou  superflue. 
A  l'égard  de  la  Morale  sensitive,  dont  l'entreprise 
étoit  restée  en  esquisse,  je  l'abandonnai  totalement. 

Comme  j'avois  en  dernier  projet,  si  je  pouvois  me 
passer  tout  à  fait  (a)  de  la  copie,  celui  de  m' éloi- 
gner (h)  de  Paris,  où  l'affluence  des  survenans  ren- 
doit  ma  subsistance  coûteuse,  et  m'ôtoit  le  tems  d'y 
pourvoir,  pour  prévenir  dans  ma  retraite  l'ennui 
dans  lequel  on  dit  que  tombe  un  auteur  quand  il  a 
quitté  la  plume,  je  me  réservois  une  occupation  qui 
pût  remplir  le  vide  de  ma  solitude,  sans  me  tenter  de 
plus  rien  faire  imprimer  de  mon  vivant.  Je  ne  sais 
par  quelle  fantaisie  Rey  me  pressoit  depuis  longtems 
d'écrire  les  Mémoires  de  ma  vie.  Quoiqu'ils  ne  fussent 
pas  jusqu'alors  fort  intéressans  par  les  faits,  je  sentis 
qu'ils  pouvoient  le  devenir  par  la  franchise  que  j'étois 
capable  d'y  mettre,  et  je  résolus  d'en  faire  un  ou- 
vrage unique  par  une  véracité  sans  exemple,  afin 
qu'au  moins  une  fois  on  pût  voir  un  homme  tel  qu'il 
étoit  en  dedans.  J'avois  toujours  ri  de  la  fausse 
naïveté  de  Montaigne,  qui.  faisant  semblant  d'avouer 


Yar.  —  (a)  :  passer  de  la  copie,...  —  (h)  :  m'éloigner  tout  à 
fait  de... 


LIVRE    DIXIEME 


479 


ses  défauts,  a  grand  soin  de  ne  s'en  donner  que 
d'aimables  ;  tandis  que  je  sentois,  moi  qui  me  suis  cru 
toujours,  et  qui  me  crois  encore,  à  tout  prendre,  le 
meilleur  des  hommes,  qu'il  n'y  a  point  d'intérieur 
humain,  si  pur  qu'il  puisse  être,  qui  ne  recèle  quelque 
vice  odieux.  Je  sa  vois  qu'on  me  peignoit  dans  le 
public  sous  des  traits  si  peu  semblables  aux  miens, 
et  quelquefois  si  difformes,  que,  malgré  le  mal  dont 
je  ne  voulois  rien  taire,  je  ne  pouvois  que  gagner 
encore  à  me  montrer  tel  que  j'étois.  D'ailleurs,  cela 
ne  se  pouvant  faire  sans  laisser  voir  aussi  d'autres 
gens  tels  qu'ils  étoient,  et  par  conséquent  cet  ouvrage 
ne  pouvant  paroître  qu'après  ma  mort  et  celle  de 
beaucoup  d'autres,  cela  m'enhardissoit  davantage 
à  faire  mes  confessions,  dont  jamais  je  n'aurois  à 
rougir  devant  personne.  Je  résolus  donc  de  consacrer 
mes  loisirs  à  bien  exécuter  cette  entreprise,  et  je 
me  mis  à  recueillir  les  lettres  et  papiers  qui  pou- 
voient  guider  ou  réveiller  ma  mémoire,  regrettant 
fort  tout  ce  que  j'avois  déchiré,  brûlé,  perdu  jus- 
qu'alors. 

Ce  projet  de  retraite  absolue,  un  des  plus  sensés  que 
j'eusse  jamais  faits,  étoit  fortement  empreint  dans 
mon  esprit,  et  déjà  je  travaillois  à  son  exécution, 
quand  le  ciel,  qui  me  préparoit  une  autre  destinée, 
me  jeta  dans  un  nouveau  tourbillon. 

Montmorency,  cet  ancien  et  beau  patrimoine  de 
l'illustre  m.aison  de  ce  nom,  ne  lui  appartient  plus 
depuis  la  confiscation.  Il  a  passé,  par  la  sœur  du  duc 
Henri,  dans  la  maison  de  Condé,  qui  a  changé  le 
nom  de  Montmorency  en  celui  d'Enguien,  et  ce  duché 
n'a  d'autre  château  qu'une  vieille  tour,  oii  l'on  tient 


480  LES     CONFESSIONS 

les  archives,  et  où  l'on  reçoit  (a)  les  hommages  des 
vassaux.  Mais  on  voit  à  Montmorency  ou  Enguien 
une  maison  particulière,  bâtie  par  Croisât,  dit  le 
pauvre,  laquelle,  ayant  la  magnificence  des  plus 
superbes  châteaux,  en  mérite  et  en  porte  le  nom. 
L'aspect  imposant  de  ce  bel  édifice,  la  terrasse  sur 
laquelle  il  est  bâti,  sa  vue  unique  peut-être  au 
monde,  son  vaste  salon  peint  d'une  excellente 
main,  son  jardin  planté  par  le  célèbre  Le  Nôtre,  tout 
cela  forme  un  tout  dont  la  majesté  frappante  a  pour- 
tant je  ne  sais  quoi  de  simple,  qui  soutient  et  nourrit 
r admiration  ^.  M.  le  maréchal  duc  de  Luxembourg, 
qui  occupoit  alors  cette  maison,  venoit  tous  les  ans 
dans  ce  pays,  où  jadis  ses  pères  étoient  les  maîtres, 
passer  en  deux  fois  cinq  ou  six  semaines,  comme 
simple  habitant,  mais  avec  un  éclat  qui  ne  dégénéroit 
point  de  l'ancienne  splendeur  de  sa  maison.  Au 
premier  voyage  qu'il  y  fit  depuis  mon  établissement 
à  Montmorency,  monsieur  et  madame  la  Maréchale 
envoyèrent  un  valet  de  chambre  me  faire  compliment 
de  leur  part,  et  m'inviter  à  souper  chez  eux  toutes  les 
fois  que  cela  me  feroit  plaisir.  A  chaque  fois  qu'ils 
revinrent,  ils  ne  manquèrent  point  de  réitérer  le 
même  compliment  et  la  même  invitation.  Cela  me 
rappeloit  madame  de  Beuzenval  m'envoyant  dîner 
à  l'office.  Les  tems  étoient  changés  ;  mais  j'étois 
demeuré  le  même.  J«  ne  voulois  point  qu'on  m'en- 
voyât dîner  à  l'office,  et  je  me  souciois  peu  de  la  table 
des  grands.  J'aurois  mieux  aimé  qu'ils  me  laissassent 

Var.  —  (a)  :  et  où  se  fait  rhommage... 

1.  Le  château  de  Montmorencv  a  été  démoli  en  1816 


LIVRE     DIXIÈME  481 

pour  ce  que  j'étois.  sans  me  fêter  et  sans.ni'avilir. 
Je  répondis  honnêtement  et  respectueusement  aux 
politesses  de  monsieur  et  madame  de  Luxembourg  ; 
mais  je  n'acceptai  pas  leurs  offres,  et  tant  mes  incom- 
modités que  mon  humeur  timide  et  mon  embarras 
à  parler  me  faisant  frémir  à  la  seule  idée  de  me  pré- 
senter dans  une  assemblée  de  gens  de  la  cour,  je 
n'allai  pas  même  au  château  faire  une  visite  de 
remerciemens,  quoique  je  comprisse  assez  que 
c'étoit  ce  qu'on  cherchoit,  et  que  tout  cet  empresse- 
ment étoit  plutôt  une  affaire  de  curiosité  que  de 
bienveillance. 

Cependant  les  avances  continuèrent,  et  allèrent 
même  en  augmentant.  Madame  la  comtesse  de  Bouf- 
flers,  qui  étoit  fort  liée  avec  madame  la  Maréchale, 
étant  venue  à  Montmorency,  envoya  savoir  de  mes 
nouvelles,  et  me  proposer  de  me  venir  voir.  Je  ré- 
pondis comme  je  devois.  mais  je  ne  démarrai  point. 
Au  voyage  de  Pâques  de  Tannée  suivante  1759,  le 
chevalier  de  Lorenzy,  qui  étoit  de  la  cour  de  M.  le 
prince  de  Conti  et  de  la  société  de  madame  de 
Luxembourg,  vint  me  voir  plusieurs  fois  :  nous  fîmes 
connoissance  :  il  me  pressa  d'aller  au  château  :  je 
n'en  fis  rien.  Enfin,  un  après-midi  que  je  ne  songeois 
à  rien  moins,  je  vis  arriver  M.  le  Maréchal  de  Luxem- 
bourg ^,  suivi  de  cinq  ou  six  personnes.  Pour  lors 
il  n'y  eut  plus  moyen  de  m'en  dédire,  et  je  ne  pus 
éviter,  sous  peine  d'être  un  arrogant  et  un  malappris, 
de  lui  rendre  sa  visite,   et  d'aller  faire  ma   cour  à 

1.  Charles-François-Frédéric  de  Montmorency,  maréchal-duc  de 
Luxembourg,  petit-fils  du  «  tapissier  de  Notre-Dame  a  ;  né  en 
1702,  mort  le  18  mai   1764. 

II.  —  31 


482  LES    CONFESSIONS 

madame  la  Maréchale,  de  la  part  de  laquelle  il 
m'avoit  comblé  des  choses  les  plus  obligeantes.  Ainsi 
commencèrent,  sous  de  funestes  auspices,  des  liai- 
sons dont  je  ne  pus  plus  longtems  me  défendre,  mais 
qu'un  pressentiment  trop  bien  fondé  (a)  me  fit 
redouter  jusqu'à  ce  que  j'y  fusse  engagé. 

Je  craignois  excessivement  madame  de  Luxem- 
bourg ^.  Je  savois  qu'elle  étoit  aimable.  Je  l'avois  vue 
plusieurs  fois  au  spectacle,  et  chez  madame  Dupin, 
il  y  avoit  dix  ou  douze  ans,  lorsqu'elle  étoit  duchesse 
de  Boufïlers  et  qu'elle  brilloit  encore  de  sa  première 
beauté.  Mais  elle  passoit  pour  méchante,  et  dans  une 
aussi  grande  dame,  cette  réputation  me  faisoit  trem- 
bler. A  peine  l'eus-je  vue  que  je  fus  subjugué.  Je  la 
trouvai  charmante,  de  ce  charme  à  l'épreuve  du 
tems,  le  plus  fait  pour  agir  sur  mon  cœur.  Je  m'at- 
tendois  à  lui  trouver  un  entretien  mordant  et  plein 
d'épigrammes.  Ce  n' étoit  point  cela,  c' étoit  beaucoup 
mieux.  La  conversation  de  madame  de  Luxembourg 
ne  pétille  pas  d'esprit.  Ce  ne  sont  pas  des  saillies, 
et  ce  n'est  pas  même  proprement  de  la  finesse  :  mais 
c'est  une  délicatesse  exquise,  qui  ne  frappe  jamais, 
et  qui  plaît  toujours.  Ses  flatteries  sont  d'autant 
plus  enivrantes  qu'elles  sont  plus  simples  ;  on  diroit 
qu'elles  lui  échappent  sans  qu'elle  y  pense,  et  que 

Var.  —  (a)  :  pressentiment  secret  me  fît... 

1.  Madeleine- Angélique  de  Xeufville,  née  en  1707,  veuve  en 
1747  de  Joseph-Marie,  duc  de  Boufïlers,  mariée  en  secondes  noces 
—  1756  —  au  maréchal  de  Luxembourg,  veuf  lui-même,  morte 
en  1787.  Dame  d'honneur  de  la  reine,  elle  eut  une  jeunesse  fort 
orageuse.  Voyez  :  Les  Mémoires  du  Baron  de  Besenval  (Paris, 
Baudouin  fr.,  1821,  I,  p.  136  et  ss.) 


LIVRE     DIXIÈME  483 

c'est  son  cœur  qui  s'épanche,  uniquement  parce  qu'il 
est  trop  rempli.  Je  crus  m'apercevoir,  dès  la  première 
visite,  que,  malgré  mon  air  gauche  et  mes  lourdes 
phrases,  je  ne  lui  déplaisois  pas.  Toutes  les  femmes 
de  la  cour  savent  vous  persuader  cela,  quand 
elles  veulent,  vrai  ou  non  ;  mais  toutes  ne  savent 
pas,  comme  madame  de  Luxembourg,  vous  rendre 
cette  persuasion  si  douce  qu'on  ne  s'avise  plus  d'en 
vouloir  douter.  Dès  le  premier  jour,  ma  confiance 
en  elle  eût  été  aussi  entière  qu'elle  ne  tarda  pas  à 
le  devenir,  si  madame  la  duchesse  de  Montmorency, 
sa  belle-fille  ^.  jeune  folle,  assez  maligne,  et,  je  pense, 
un  peu  tracassière.  ne  se  fût  avisée  de  m'entreprendre, 
et.  tout  au  travers  de  force  éloges  de  sa  maman,  et 
de  feintes  agaceries  pour  son  propre  compte,  ne  m'eût 
mis  en  doute  si  je  n'étois  pas  persiflé. 

Je  me  serois  peut-être  difficilement  rassuré  sur 
cette  crainte  auprès  des  deux  dames,  si  les  extrêmes 
bontés  de  M.  le  ^laréchal  ne  m'eussent  confirmé  que 
les  leurs  étoient  sérieuses.  Rien  de  plus  surprenant, 
vu  mon  caractère  timide,  que  la  promptitude  avec 
laquelle  je  le  pris  au  mot,  sur  le  pied  d'égalité  où  il 
voulut  se  mettre  avec  moi,  si  ce  n'est  peut-être  celle 
avec  laquelle  il  me  prit  au  mot  lui-même,  sur  l'indé- 
pendance absolue  dans  laquelle  je  voulois  vivre  2. 
Persuadés  l'un  et  l'autre  que  j'avois  raison  d'être  con- 
tent de  mon  état  et  de  n'en  vouloir  pas  changer  (a), 

Var.  —  (a)  :  changer,  jamais  ni... 

1.  Fille"  du  prince  de  Tingry. 

2.  Voyez  dans  la  Correspondance  la  lettre  CC,  adressée  par 
Rousseau  au  Maréchal  de  Luxembourg,  le  30  avril  1759  et  la  réponse 
de  ce  dernier,  datée  du  9  mai  suivant. 


484  LES     CONFESSIONS 

ni  lui  ni  madame  de  Luxembourg  n'ont  paru  (a) 
vouloir  s'occuper  un  instant  de  ma  bourse  ou  de 
ma  fortune  ;  quoique  je  ne  pusse  douter  du  tendre 
intérêt  qu'ils  prenoient  à  moi  tous  les  deux,  jamais 
ils  ne  m'ont  proposé  de  place  et  ne  m'ont  oiïert  leur 
crédit,  si  ce  n'est  une  seule  fois  que  madame  de 
Luxembourg  parut  désirer  que  je  voulusse  entrer  à 
l'Académie  françoise.  J'alléguai  ma  religion  :  elle 
me  dit  que  ce  n'étoit  pas  un  obstacle,  ou  qu'elle  s'en- 
gageoit  à  le  lever.  Je  répondis  que,  quelque  honneur 
que  ce  fût  pour  moi  d'être  membre  d'un  corps  si 
illustre,  ayant  refusé  à  M.  de  Tressan.  et  en  quelque 
sorte  au  Roi  de  Pologne,  d'entrer  dans  l'Académie 
de  Nancy,  je  ne  pouvois  plus  honnêtement  entrer 
dans  aucune.  Madame  de  Luxembourg  n'insista  pas, 
et  il  n'en  fut  plus  reparlé.  Cette  simplicité  de  com- 
merce avec  de  si  grands  seigneurs  et  qui  pouvoient 
tout  en  ma  faveur,  M.  de  Luxembourg  étant  et 
méritant  bien  d'être  l'ami  particulier  du  Roi  (b), 
contraste  bien  singulièrement  avec  les  continuels 
soucis,  non  moins  importuns  qu'officieux,  des  amis 
protecteurs  que  je  venois  de  quitter,  et  qui  cher- 
choient  moins  à  me  servir  qu'à  m' avilir. 

Quand  M.  le  Maréchal  m'étoit  venu  voir  à  Mont- 
Louis,  je  lavois  reçu  avec  peine,  lui  et  sa  suite,  dans 
mon  unique  chambre,  non  parce  que  je  fus  obligé 
de  le  faire  asseoir  au  milieu  de  mes  assiettes  sales  et 
de  mes  pots  cassés,  mais  parce  que  mon  plancher 
pourri  tomboit  en  ruine,  et  que  je  craignois  que  le 


Var.  —  (a)  :  paru  s'occuper...  —  fb)  :  du  Roi,  cette  simplicité, 
dis-je,  faisoit  un  bien  singulier  contra<-:te  avec... 


LIVRE     DIXIÈME  485 

poids  de  sa  suite  ne  l'etfondràt  tout  à  fait.  Moins 
occupé  de  mon  propre  danger  que  de  celui  que 
rafîabilité  de  ce  bon  seigneur  lui  faisoit  courir,  je 
me  hâtai  de  le  tirer  de  là,  pour  le  mener,  malgré  le 
froid  qu"il  faisoit  encore,  à  mon  Donjon,  tout  ouvert 
et  sans  cheminée.  Quand  il  y  fut,  je  lui  dis  la  raison 
qui  m'avoit  engagé  à  Ty  conduire  :  il  la  redit  à  ma- 
dame la  Maréchale,  et  l'un  et  l'autre  me  pressèrent, 
en  attendant  qu'on  referoit  mon  plancher,  d'accepter 
un  logement  au  château,  ou,  si  je  l'aimois  mieux,  dans 
un  édifice  isolé,  qui  étoit  au  milieu  du  parc,  et  qu'on 
appeloit  le  petit  Château.  Cette  demeure  enchantée 
mérite  qu'on  en  parle. 

Le  parc  ou  jardin  de  Montmorency  n'est  pas  en 
plaine,  comme  celui  de  la  Chevrette.  Il  est  inégal, 
montueux.  mêlé  de  collines  et  d'enfoncemens.  dont 
l'habile  artiste  a  tiré  parti  pour  varier  les  bosquets,  les 
ornemens,  les  eaux,  les  points  de  vue,  et  multiplier, 
pour  ainsi  dire,  à  force  d'art  et  de  génie,  un  espace 
en  lui-même  assez  resserré.  Ce  parc  est  couronné  dans 
le  haut  par  la  terrasse  et  le  château  ;  dans  le  bas  il 
forme  une  gorge  qui  s'ouvre  et  s'élargit  vers  la 
vallée  (a),  et  dont  l'angle  est  rempli  par  une  grande 
pièce  d'eau.  Entre  l'orangerie  qui  occupe  cet  élar- 
gissement, et  cette  pièce  d'eau  entourée  de  coteaux 
bien  décorés  de  bosquets  et  d'arbres,  est  le  petit 
Château  dont  j'ai  parlé.  Cet  édifice  et  le  terrain  qui 
l'entoure  appartenoient  jadis  au  célèbre  Le  Brun, 
qui  se  plut  à  le  bâtir  et  le  décorer  avec  ce  goût  exquis 
d' ornemens  et  d'architeclure  dont  ce  grand  peintre 

Var.  —  (a)  :  vallée,  et  qui  remplit  une  grande... 


486  LES    CONFESSIONS 

s'étoit  nourri.  Ce  château  depuis  lors  a  été  rebâti, 
mais  toujours  sur  le  dessin  du  premier  maître.  Il  est 
petit,  simple,  mais  élégant.  Comme  il  est  dans  un 
fond,  entre  le  bassin  de  l'orangerie  et  la  grande 
pièce  d'eau,  par  conséquent  sujet  à  l'humidité,  on 
Ta  percé  dans  son  milieu  d'un  péristyle  à  jour  entre 
deux  étages  de  colonnes,  par  lequel  l'air  jouant  dans 
tout  l'édifice  le  maintient  sec  malgré  sa  situation. 
Quand  on  regarde  ce  bâtiment  de  la  hauteur  op- 
posée qui  lui  fait  perspective,  il  paroît  absolument 
environné  d'eau,  et  l'on  croit  voir  une  île  enchantée, 
ou  la  plus  jolie  des  trois  îles  Borromées,  appelée 
Isola  bella,  dans  le  lac  Majeur. 

Ce  fut  dans  cet  édifice  solitaire  qu'on  me  donna  le 
choix  d'un  des  (a)  quatre  appartemens  complets 
qu'il  contient,  outre  le  rez-de-chaussée,  composé 
d'une  salle  de  bal,  d'une  salle  de  billard,  et  d'une 
cuisine.  Je  pris  le  plus  petit  et  le  plus  simple  au- 
dessus  de  la  cuisine  que  j'eus  aussi.  Il  étoit  d'une 
propreté  charmante  ;  l'ameublement  en  étoit  blanc 
et  bleu.  C'est  dans  cette  profonde  et  délicieuse  soli- 
tude qu'au  milieu  des  bois  et  des  eaux,  aux  concerts 
des  oiseaux  de  toute  espèce,  au  parfum  de  la  fleur 
d'orange,  je  composai  dans  une  continuelle  extase 
le  cinquième  livre  de  V Emile,  dont  je  dus  en  grande 
partie  le  coloris  assez  frais  à  la  vive  impression  (b) 
du  local  où  je  l'écrivois  ^. 

Yar.  —  (a)  :  le  choix  des  quatre...  —  (b)  :  à  l'impression 
du... 

1.  Rousseau  s'installa  au  petit  château  vers  le  15  mai  1759. 
Ce  bâtiment,  qui  menaçait  ruine,  quelques  années  après,  fut  démoli 
en  1790. 


LIVRE    DIXIÈME  487 

Avec  quel  empressement  je  courois  tous  Les  matins 
au  lever  du  soleil  respirer  un  air  embaumée  sur  le 
péristyle  !  Quel  bon  café  au  lait  j'y  prenois  tête-à-tête 
avec  ma  Thérèse!  Ma  chatte  et  mon  chien  nous 
faisoient  compagnie.  Ce  seul  cortège  m'eût  suffi  pour 
toute  ma  vie,  sans  éprouver  jamais  un  moment 
d'ennui.  J'étois  là  dans  le  Paradis  terrestre  ;  j'y 
vivois  avec  autant  d'innocence,  et  j'y  goûtois  le 
même   bonheur. 

Au  voyage  de  juillet,  monsieur  et  madame  de 
Luxembourg  me  marquèrent  tant  d'attention,  et 
me  firent  tant  de  caresses,  que,  logé  chez  eux  et 
comblé  de  leurs  bontés,  je  ne  pus  moins  faire  que  d'y 
répondre  en  les  voyant  assidûment.  Je  ne  les  quit- 
tois  presque  point  :  j'aliois  le  matin  faire  ma  cour  à 
madame  la  Maréchale  ;  j'y  dînois  ;  j'aliois  l'après- 
midi  me  promener  avec  M.  le  Maréchal  ;  mais  je 
n'y  soupois  pas,  à  cause  du  grand  monde,  et  qu'on 
y  soupoit  trop  tard  pour  moi.  Jusqu'alors  tout  étoit 
convenable,  et  il  n'y  avoit  point  de  mal  encore, 
si  javois  su  m'en  tenir  là.  Mais  je  n'ai  jamais  su 
garder  un  milieu  dans  mes  attachemens,  et  remplir 
simplement  des  devoirs  de  société.  J'ai  toujours  été 
tout,  ou  rien  ;  bientôt  je  fus  tout  ;  et  me  voyant  fêté, 
gâté  par  des  personnes  de  cette  considération,  je 
passai  les  bornes,  et  me  pris  pour  eux  d'une  amitié 
qu'il  n'est  permis  d'avoir  que  pour  ses  égaux.  J'en 
mis  toute  la  familiarité  dans  mes  manières,  tandis 
qu'ils  ne  se  relâchèrent  jamais  dans  les  leurs  de  la 
politesse  à  laquelle  ils  m'avoient  accoutumé.  Je  n'ai 
pourtant  jamais  été  très  à  mon  aise  avec  madame 
la  Maréchale.  Quoique  je  ne  fusse  pas  parfaiteinent 


488  LES    CONFESSIONS 

rassuré  sur  son  caractère,  je  le  redoutois  moins  que 
son  esprit.  C'étoit  par  là  surtout  qu'elle  m'en  im- 
posoit.  Je  savois  qu'elle  étoit  difficile  en  conversa- 
tions, et  qu'elle  avoit  le  droit  de  l'être.  Je  savois  que 
les  femmes,  et  surtout  les  grandes  dames,  veulent 
absolument  être  amusées,  qu'il  vaudroit  mieux  les 
offenser  que  les  ennuyer,  et  je  jugeois,  par  ses  com- 
mentaires sur  ce  qu'avoient  dit  les  gens  qui  venoient 
de  partir,  de  ce  qu'elle  devoit  penser  de  mes  balour- 
dises. Je  m'avisai  d'un  supplément,  pour  me  sauver 
auprès  d'elle  l'embarras  de  parler  :  ce  fut  de  lire. 
Elle  avoit  ouï  parler  de  la  Julie  ;  elle  savoit  qu'on 
l'imprimoit  :  elle  marqua  de  l'empressement  de  voir 
cet  ouvrage  ;  j'offris  de  le  lui  lire  ;  elle  accepta.  Tous 
les  matins  je  me  rendois  chez  elle  sur  les  dix  heures  : 
M.  de  Luxembourg  y  venoit  ;  on  fermoit  la  porte. 
Je  lisois  à  côté  de  son  lit,  et  je  compassai  si  bien  mes 
lectures,  qu'il  y  en  auroit  eu  pour  tout  le  voyage, 
quand  même  il  n'auroit  pas  été  interrompu  ^.  Le 
succès  de  cet  expédient  passa  mon  attente.  Madame 
de  Luxembourg  s'engoua  de  la  Julie  et  de  son  au- 
teur ;  elle  ne  parloit  que  de  moi.  ne  s'occupoit  que  de 
moi.  me  disoit  des  douceurs  toute  la  journée,  m'em- 
brassoit  dix  fois  le  jour.  Elle  voulut  que  j'eusse 
toujours  ma  place  à  table  à  côté  d'elle,  et  quand 
quelques  seigneurs  vouloient  prendre  cette  place, 
elle  leur  disoi^"  que  c'étoit  la  mienne,  et  les  faisoit 
mettre  ailleurs.  On  peut  juger  de  l'impression  que 
ces    manières    charmantes     faisoient     sur    moi,    que 

1.  La  perte  d'une  grande  bataille,  qui  affligea  beaucoup  le 
Roi,  força  M.  de  Luxembourg  rie  retourner  précipitamment  à 
la  Cour,   (yote  de  J.-J.  Rousseau.) 


LIVRE     DIXIÈME  489 

les  moindres  marques  d'affection  subjuguent.  Je 
m'attachois  réellement  à  elle,  à  proportion  de  l'atta- 
chement qu'elle  me  témoignoit.  Toute  ma  crainte, 
en  voyant  cet  engouement,  et  me  sentant  si  peu 
d'agrément  dans  l'esprit  pour  le  soutenir,  étoit  qu'il 
ne  se  changeât  en  dégoût,  et  malheureusement  pour 
moi  cette  crainte  ne  fut  que  trop  bien  fondée. 

Il  falloit  qu'il  y  eût  une  opposition  naturelle  entre 
son  tour  d'esprit  et  le  mien,  puisque,  indépendam- 
ment des  foules  de  balourdises  qui  m'échappoient 
à  chaque  instant  dans  la  conversation,  dans  mes 
lettres  même,  et  lorsque  j'étois  le  mieux  avec  elle, 
il  se  trouvoit  des  choses  qui  lui  déplaisoient,  sans 
que  je  pusse  imaginer  pourquoi.  Je  n'en  citerai 
qu'un  exemple,  et  j'en  pourrois  citer  vingt.  Elle  sut 
que  je  faisois  pour  madame  d'Houdetot  une  copie 
de  Y Hrloïse  à  tant  la  page.  Elle  en  voulut  avoir  une 
sur  le  même  pied.  Je  la  lui  promis,  et  la  mettant  par 
là  du  nombre  de  mes  pratiques,  je  lui  écrivis  (a) 
quelque  chose  d'obligeant  et  d'honnête  à  ce  sujet  ; 
du  moins  telle  étoit  mon  intention  ^.  Voici  sa  réponse, 
qui  me  fit  tomber  des  nues  (Liasse  C,  n°  43  ^"^  : 

A   Versailles,  ce  mardi. 

Je  suis  raç-'ie,  je  suis  contente  ;  votre  lettre  rn  a  fait  un 
plaisir  infini,  et  je  me  presse  pour  vous  le  mander  et 
pour  vous  en  remercier. 

Var.  —  (a)  :  écrivis,  dans  une  de  mes  lettre^  quelque... 

1.  Voyez  dans  la  Correspondance  la  lettre  CCIX  (Montmorency, 
29  cet.  1759). 

2.  Streckeisen,   I,  p.  451. 


490  LES    CONFESSIONS 

T'oici  les  propres  termes  de  votre  lettre  :  Quoique  vous 
soyez  sûrement  une  très  bonne  pratique,  je  me  fais 
quelque  peine  de  prendre  de  votre  argent  :  régulière- 
ment, ce  seroit  à  moi  de  payer  le  plaisir  que  j'aurois 
de  travailler  pour  vous.  Je  ne  vous  en  dis  pas  davan- 
tage. Je  me  plains  de  ce  que  vous  ne  me  parlez  jamais 
de  votre  santé.  Rien  ne  ni  intéresse  davantage.  Je  vous 
aime  de  tout  mon  cœur  ;  et  c  est.  je  vous  assure,  bien 
tristement  que  je  vous  le  mande,  car  j'aurois  bien 
du  plaisir  à  vous  le  dire  moi-même.  M.  de  Luxem- 
bourg vous  aime  et  vous  embrasse  de  tout  son  cœur. 

En  recevant  cette  lettre,  je  me  hâtai  d'y  répondre, 
en  attendant  plus  ample  examen,  pour  protester 
contre  toute  interprétation  désobligeante,  et  après 
m' être  occupé  quelques  (a)  jours  à  cet  examen, 
avec  l'inquiétude  qu'on  peut  concevoir,  et  toujours 
sans  y  rien  comprendre,  voici  quelle  fut  enfin  ma 
dernière  réponse  à  ce  sujet  ^  : 

.4   Montmorency,   le  8  Décembre  1759. 

Depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai  examiné  cent  et  cent 
jois  le  passage  en  question.  Je  Vai  considéré  par  son 
sens  propre  et  naturel  :  je  Vai  considéré  par  tous  les 
sens  qu'on  peut  lui  donner,  et  je  vous  avoue,  madame  la 


Var.  —   (a)   :  plusieurs... 
* 

1.  La  lettre  qui  suit,  et  qu'on  chercherait  en  vain  dans  Tédition 
<ies  Œuvres  complètes  publiée  par  Hachette,  avait  été  précédée 
d'une  autre,  datée  du  15  novembre  (lettre  CCXII),  restée  sans 
réponse. 


LIVRE     DIXIEME  ^^i 

Maréchale,  que  je  ne  sais  plus  si  c'est  moi  qui  ^ous 
dois  des  excuses .  ou  si  ce  n  est  point  vous  qui  m'en 
devez. 

Il  y  a  maintenant  dix  ans  que  ces  lettres  ont  été 
écrites.  J'y  ai  souvent  repensé  depuis  ce  tems-là,  et 
telle  est  encore  aujourd'hui  ma  stupidité  sur  cet 
article,  que  je  n'ai  pu  parvenir  à  sentir  ce  qu'elle, 
avoit  pu  trouver  dans  ce  passage,  je  ne  dis  pas 
d'ofîensant,  mais  même  qui  pût  lui  déplaire  ^. 

A  propos  de  cet  exemplaire  manuscrit  de  VHéloîse 
que  voulut  avoir  madame  de  Luxembourg,  je  dois 
dire  ici  ce  que  j "imaginai  pour  lui  donner  quelque 
avantage  marqué  qui  le  distinguât  de  tout  autre. 
J'avois  écrit  à  part  les  aventures  de  mylord  Edouard, 
et  j'avois  balancé  longtems  à  les  insérer,  soit  en  entier, 
soit  par  extrait,  dans  cet  ouvrage,  où  elles  me  (a) 
paroissoient  manquer.  Je  me  déterminai  enfin  à  les 
retrancher  tout-à-fait,  parce  que.  n'étant  pas  du 
ton  de  tout  le  reste,  elles  en  auroient  gâté  la  tou- 
chante simplicité.  J'eus  une  autre  raison  bien  plus 
forte,  quand  je  connus  madame  de  Luxembourg  : 
c'est  qu'il  y  avoit  dans  ces  aventures  une  marquise 

Var.  —  (a)  :  où  elles  paroissoient... 

1.  Il  paraît,  à  lire  la  correspondance  de  la  Maréchale  de  Luxem- 
bourg, que  Rousseau  s'est  fait  une  idée  bien  fausse  des  sentiments 
qu'il  avait  inspirés  à  cette  dernière.  En  effet,  rftn  ne  parait  plus 
sincèrement  touchant  que  les  lettres  qui  lui  furent  adressées  par 
la  maréchale  pendant  plus  de  huit  années.  Jamais  on  n'a  montré 
tant  diesprit  dans  les  choses  du  cœur.  (Voyez  :  Streckeisen-Moultou, 
Les  Amis  et  les  Ennemis  de  J.-J.  Rousseau,  t.  I,  p.  428-457,  lettres 
de  la  Maréchale  de  Luxembourg  à  J.-J.  Rousseau.) 


492  LES     CONFESSIONS 

romaine  d'un  caractère  très  odieux,  dont  quelques 
traits,  sans  lui  être  applicables,  auroient  pu  lui  être 
appliqués  par  ceux  qui  ne  la  connoissoient  que  de 
réputation.  Je  me  félicitai  donc  beaucoup  du  parti 
que  j"avois  pris,  et  m'y  confirmai.  Mais,  dans  l'ardent 
désir  d'enrichir  son  exemplaire  de  quelque  chose 
qui  ne  fût  dans  aucun  autre,  n'allai-je  pas  songer  à 
ces  malheureuses  aventures,  et  former  le  projet  d'en 
faire  l'extrait  pour  l'y  ajouter?  Projet  insensé, 
dont  on  ne  peut  expliquer  l'extravagance  que  par 
l'aveugle  (a)  fatalité  qui  m'entraînoit  à  ma  perte  î 

Quos  vult  perdere  Jupiter  dementat  1 

.  J'eus  la  stupidité  de  faire  cet  extrait  avec  bien 
du  soin,  bien  du  travail,  et  de  lui  envoyer  ce  morceau 
comme  la  plus  belle  chose  du  monde,  en  la  prévenant 
toutefois  (h),  comme  il  étoit  vrai,  que  j'avois  brûlé 
l'original,  que  l'extrait  étoit  pour  elle  seule  ^,  et  ne 
seroit  jamais  vu  de  personne,  à  moins  qu'elle  ne  le 
montrât  elle-même  ;  ce  qui,  loin  de  lui  prouver  ma 
prudence  et  ma  discrétion,  comme  je  croyois  faire, 
n'étoit  que  l'avertir  du  jugement  que  je  portois  moi- 
même  (c)  sur  l'application  des  traits  dont  elle  auroit 
pu  s'offenser.  Mon  imbécillité  fut  telle,  que  je  ne 
doutois  pas  qu'elle  ne  fût  enchantée  de  mon  procédé. 
Elle  ne  me  fit  pas  là-dessus  les  grands  complimens  que 

Var. —  (a)  :  Vinvincihle  fatalité...  —  (b)  :  prévenant,  comme... 
■ —  (cj  :  portois  sur... 

1.  Jupiter  ôte  la  raison  à  ceux  dont  il  a  décidé  la  perte. 

2.  Depuis,  U  a  paru  à  la  suite  de  La  youvelle  Héloise,  Madame  de 
Luxembourg  en  ayant  donné  communication  aux  éditeurs  de 
Genève. 


LIVRE     DIXIÈME  493 

j'en  attendois,  et  jamais,  à  ma  très  grande  surprise, 
elle  ne  me  parla  du  cahier  que  je  lui  avois  envoyé. 
Pour  moi,  toujours  charmé  de  ma  conduite  dans  cette 
affaire^  ce  ne  fut  que  longtems  après  que  je  jugeai, 
sur  d'autres  indices,  de  l'effet  qu'elle  avoit  produit. 
J'eus  encore,  en  faveur  de  son  manuscrit,  une  autre 
idée  plus  raisonnable,  mais  qui,  par  des  effets  plus 
éloignés,  ne  m'a  guères  été  moins  nuisible  (a)  ;  tant 
tout  concourt  à  l'œuvre  de  la  destinée  quand  elle 
appelle  un  homme  au  malheur  !  Je  pensai  d'orner  ce 
Efianuscrit  des  dessins  des  estampes  de  la  Julie, 
lesquels  dessins  se  trouvèrent  être  du  même  format 
que  le  manuscrit.  Je  demandai  à  Coindet  ses  dessins, 
qui  m'appartenoient  à  toutes  sortes  de  titres, 
et  d'autant  plus  que  je  lui  avois  abandonné  le  produit 
des  planches,  lesquelles  eurent  un  grand  débit. 
"Coindet  est  aussi  rusé  que  je  le  suis  peu.  A  force  de 
se  faire  demander  ces  dessins  ^,  il  parvint  à  savoir 
ce  que  j'en  voulois  faire.  Alors  sous  prétexte  d'ajouter 
quelques  ornemens  à  ces  dessins,  il  se  les  fit  laisser, 
et  finit  par  les  présenter  lui-même. 

Ego  versiculos  feci,  tulit  alter  honores  2 

Cela  acheva  de  l'introduire  à  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg sur  un  certain  pied.  Depuis  mon  établissement 
au  petit  Château,  il  m'y  venoit  voir  très  souvent,  et 

Var.  —  (o)  :  plus  avantageuse  ;   tant... 

1.  Il  s'agit  ici  des  dessins  originaux  de  Gravelot.  Ils  servirent 
à  orner  le  manuscrit  que  Rousseau  exécuta  pour  Madame  de 
Luxembourg  et  qui  est  actuellement  conservé  à  la  Bibliothèque 
de  la  Chambre  des  Députés. 

2.  J'ai  fait  les  vers,  un  autre  en  a  recueilli  l'honneur  (Yirgiie). 


494  LES     CONFESSIONS 

toujours  dès  le  matin,  surtout  quand  monsieur  et 
madame  de  Luxembourg  étoient  à  Montmorency. 
Cela  faisoit  que,  pour  passer  avec  lui  la  journée,  je 
n'allois  point  au  château.  On  me  reprocha  ces 
absences  ;  j'en  dis  la  raison.  On  me  pressa  d'amener 
M.  Coindet  :  je  le  fis.  C'étoit  ce  que  le  drôle  avoit 
cherché.  Ainsi,  grâce  aux  bontés  excessives  qu'on 
avoit  pour  moi,  un  commis  de  M.  Théluson,  qui 
vouloit  bien  lui  donner  quelquefois  sa  table  quand  il 
n'avoit  personne  à  dîner,  se  trouva  tout  d'un  coup 
admis  à  celle  d'un  maréchal  de  France,  avec  les 
princes,  les  duchesses,  et  tout  ce  qu'il  y  avoit  de 
grand  à  la  cour.  Je  n'oublierai  jamais  qu'un  jour 
qu'il  étoit  obligé  de  retourner  à  Paris  de  bonne 
heure,  M.  le  Maréchal  dit  après  le  dîner  à  la  com- 
pagnie :  Allons  nous  promener  sur  le  chemin  de 
Saint-Denis,  nous  accompagnerons  M.  Coindet.  Le 
pauvre  garçon  n'y  tint  pas  ;  sa  tête  s'en  alla  tout-à- 
fait.  Pour  moi,  j'avois  le  cœur  si  ému,  que  je  ne  pus 
dire  un  seul  mot.  Je  suivois  par  derrière,  pleurant 
comme  un  enfant,  et  mourant  d'envie  de  baiser  les 
pas  de  ce  bon  Maréchal.  Mais  la  suite  de  cette  his- 
toire de  copie  m"a  fait  anticiper  ici  sur  les  tems. 
Reprenons-les  dans  leur  ordre,  autant  que  ma 
mémoire  me  le  permettra. 

Sitôt  que  la  petite  maison  de  Mont-Louis  fut  prête, 
je  la  fis  meubler  jDroprement.  simplement,  et  retour- 
nai m'y  établir  ;  ne  pouvant  renoncer  à  cette  loi 
que  je  m'étois  faite,  en  quittant  THermitage,  d'avoir 
toujours  mon  logement  à  moi  ;  mais  je  ne  pus  me 
résoudre  non  plus  à  quitter  mon  appartement  du 
petit  Château.  J'en  gardai  la  clef,  et.  tenant  beau- 


LIVRE    DIXIÈME  495 

coup  aux  jolis  déjeuners  du  péristyle,  j'aUois  souvent 
y  coucher,  et  j'y  passois  quelquefois  deux  ou  trois 
jours  comme  à  une  maison  de  campagne.  J'étois  peut- 
être  alors  le  particulier  de  l'Europe  le  mieux  et  le  plus 
agréablement  logé.  Mon  hôte,  M.  Mathas,  qui  étoit 
le  meilleur  homme  du  monde,  m'avoit  absolument 
laissé  la  direction  des  réparations  de  Mont-Louis  et 
voulut  que  je  disposasse  de  ses  ouvriers,  sans  même 
qu'il  s'en  mêlât.  Je  trouvai  donc  le  moyen  de  me 
faire,  d'une  seule  chambre  au  premier,  un  apparte- 
ment complet,  composé  d'une  chambre,  d'une  anti- 
chambre et  d'une  garde-robe.  Au  rez-de-chaussée 
étoient  la  cuisine  et  la  chambre  de  Thérèse.  Le  Don- 
jon me  servoit  de  cabinet,  au  moyen  d'une  bonne 
cloison  vitrée  et  d'une  cheminée  qu'on  y  fit  faire. 
Je  m'amusai,  quand  j'y  fus,  à  orner  la  terrasse  qu'om- 
brageoient  déjà  deux  rangs  de  jeunes  tilleuls  ;  j'y 
en  fis  ajouter  deux,  pour  faire  un  cabinet  de  verdure  ; 
j'y  fis  poser  une  table  et  des  bancs  de  pierre  :  je 
l'entourai  de  lilas,  de  seringat,  de  chèvrefeuille  ;  j'y  fis 
faire  une  belle  plate-bande  de  fleurs  parallèle  aux  deux 
rangs  d'arbres,  et  cette  terrasse,  plus  élevée  que  celle 
du  château  (a)  dont  la  vue  étoit  du  moins  aussi 
belle  (b),  et  sur  laquelle  j'avois  apprivoisé  des  multi- 
tudes d'oiseaux,  me  servoit  de  salle  de  compagnie 
pour  recevoir  monsieur  et  madame  de  Luxembourg, 
^L  le  duc  de  Yilleroy,  >L  le  prince  de  Tingry,  M.  le 
marquis  d'Armentières,  madame  la  duchesse  de 
Montmorency,  madame  la  duchesse  de  Boufïlers, 
madame    la    comtesse    de    Valentinois,    madame    la 

Var.  —  (a)  :  et  dont  la  vue...  —  (h)  :  belle,  me  servoit... 


496  LES     CONFESSIONS 

comtesse  de  Boufïlers.  et  (a)  d'autres  personnes  de 
ce  rang,  qui,  du  château,  ne  dédaignoient  pas  de 
faire,  par  une  montée  très  fatigante,  le  pèlerinage  de 
Mont-Louis.  Je  devois  à  la  faveur  de  monsieur  et 
madame  de  Luxembourg  toutes  ces  visites  ;  je  le 
sentois.  et  mon  cœur  leur  en  faisoit  bien  Ihommage. 
C'est  dans  un  de  ces  transports  d'attendrissement 
que  je  dis  une  fois  à  ^L  de  Luxembourg  en  l'em- 
brassant :  Ah  î  monsieur  le  Maréchal,  je  haissois 
les  grands  avant  que  de  vous  connoître,  et  je  les 
hais  davantage  encore  depuis  que  vous  me  faites 
si  bien  sentir  combien  il  leur  seroit  (h)  aisé  de  se 
faire    adorer. 

Au  reste,  j'interpelle  tous  ceux  qui  m'ont  vu 
durant  cette  époque,  s'ils  se  sont  jamais  aperçus  que 
cet  éclat  m'ait  un  instant  (c)  ébloui,  que  la  vapeur 
de  cet  encens  m'ait  porté  à  la  tête  ;  s'ils  m'ont  vu 
moins  uni  dans  mon  maintien,  moins  simple  dans  mes 
manières,  moins  liant  avec  le  peuple,  moins  familier 
avec  mes  voisins,  moins  prompt  à  rendre  service  à 
tout  le  monde,  quand  je  l'ai  pu,  sans  me  rebuter 
jamais  des  importunités  sans  nombre,  et  souvent 
déraisonnables,  dont  j'étois  sans  cesse  accable.  Si 
mon  cœur  m'attiroit  au  château  de  Montmorency 
par  mon  sincère  attachement  pour  les  maîtres,  il  me 
ramenoit  de  même  à  mon  voisinage  goûter  les  dou- 
ceurs (d)  de  cette  vie  égale  et  simple  hors  de  laquelle 
il  n'est  point  de  bonheur  pour  moi.  Thérèse  avoit  fait 
amitié  avec  la  fille  d'un  maçon,  mon  voisin,  nommé 


Var.  —  (a)  :  et  beaucoup  dautres...  —  (h)  :  leur  est  aisé...  — 
(c)  :  un  seul  instant...  —  (d)  :  goûter  les  charmes  de... 


LIVRE     DIXIÈME  497 

Pilleu  ;  je  la  fis  de  même  avec  le  père,  et  après  avoir 
le  matin  dîné  au  château,  non  sans  gêne,  mais  pour 
complaire  à  madame  la  Maréchale,  avec  cjuel  em- 
pressement je  revenois  le  soir  souper  avec  le  bon- 
homme Pilleu  et  sa  famille,  tantôt  chez  lui,  tantôt 
chez  moi. 

Outre  ces  deux  logemens,  j'en  eus  bientôt  un  troi- 
sième à  rhôtel  de  Luxembourg,  dont  les  maîtres  me 
pressèrent  si  fort  d'aller  les  y  voir  quelquefois,  que 
j'y  consentis,  malgré  mon  aversion  pour  Paris,  oîi 
je  n'avois  été,  depuis  ma  retraite  à  l'Hermitage,  que 
les  deux  seules  fois  dont  j'ai  parlé.  Encore  n'y  allois-je 
que  les  jours  convenus,  uniquement  pour  souper  et 
m'en  retourner  le  lendemain  matin.  Jentrois  et  je 
sortois  par  le  jardin  qui  donnoit  sur  le  boulevard; 
de  sorte  que  je  pouvois  dire,  avec  la  plus  exacte 
vérité,  que  je  n'avois  pas  mis  le  pied  sur  le  pavé  de 
Paris. 

Au  sein  de  cette  prospérité  passagère  se  préparoit 
de  loin  la  catastrophe  qui  devoit  en  marquer  la  fin. 
Peu  de  tems  après  mon  retour  à  Mont-Louis,  j'y  fis, 
et  bien  malgré  moi.  comme  à  l'ordinaire,  une  nou- 
velle connoissance  qui  fait  encore  époque  dans  mon 
histoire.  On  jugera  dans  la  suite  si  c'est  en  bien  ou 
en   mal.    C'est  madame   la   marquise   de   Verdelin  ^, 


1.  Marie-Louise-Madeleine  de  Brémond  d'Ars  ;  elle  avait 
épousé,  en  1750,  Bernard,  marquis  de  Verdelin,  ancien  maréchal 
général  des  logis  des  camps  et  armées  du  roi,  chevalier  de  Saint- 
Louis.  Soixante-deux  de  ses  lettres  à  Rousseau  ont  été  publiées 
dans  l'ouvrage  de  Streckeisen-Moultou,  Les  Amis  et  les  Ennemis 
de  J.-J.  Rousseau,  II,  p.  4G9.  On  trouvera  les  réponses  de  ce  der- 
nier dans  la  Correspondance,  et  dans  le  journal  l'Artiste  (année 
1840). 

ir.  —  32 


498  LKS    CONFESSIONS 

ma  voisine,  dont  le  mari  venoit  d'acheter  une  mai- 
son de  campagne  à  Soisy,  près  de  Montmorency. 
Mademoiselle  d'Ars,  fille  du  comte  d'Ars,  homme  de 
condition,  mais  pauvre,  avoit  épousé  M.  de  Verdelin, 
vieux,  laid,  sourd,  dur,  brutal,  jaloux,  balafré,  borgne, 
au  demeurant  bon  homme,  quand  on  savoit  le  prendre 
et  possesseur  de  quinze  à  vingt  mille  livres  de  rente, 
auxquelles  on  la  maria.  Ce  mignon,  jurant,  criant, 
grondant,  tempêtant,  et  faisant  pleurer  sa  femme 
toute  la  journée,  finissoit  par  faire  toujours  ce  qu'elle 
vouloit,  et  cela  pour  la  faire  enrager,  attendu  qu'elle 
savoit  lui  persuader  que  c'étoit  lui  qui  le  vouloit, 
et  que  c'étoit  elle  qui  ne  le  \  ouloit  pas.  M.  de  Mar- 
gency,  dont  j'ai  parlé,  étoit  l'ami  de  madame,  et 
devint  celui  de  monsieur.  Il  y  avoit  quelques  années 
qu'il  leur  avoit  loué  son  château  de  Margency,  près 
d'Eaubonne  et  d'Andilly,  et  ils  y  étoient  précisément 
durant  mes  amours  pour  madame  d'Houdetot. 
Madame  d'Houdetot  et  madame  de  Verdelin  se  con- 
noissoient  par  madame  d'Aubeterre  ^,  leur  commune 
amie,  et  comme  le  jardin  de  Margency  étoit  sur  le 
passage  de  madame  d'Houdetot  pour  aller  au  Mont- 
01\Tnpe,  sa  promenade  favorite,  madame  de  Verdelin 
lui  donna  une  clef  pour  passer.  A  la  faveur  de  cette 
clef,  j'y  passois  souvent  avec  elle  ;  mais  je  n'aimois 
point  les  rencontres  imprévues,  et  quand  madame  de 
Verdelin  se  trouvoit  par  hasard  sur  notre  passage, 
je  les  laissois  ensemble  sans  lui  rien  dire,  et  j'allois 
toujours  devant.  Ce  procédé  peu  galant  n' avoit  pas 
dû   me   mettre   en   bon   prédicament  auprès   d'elle. 

1.  La  maréchale  d'Aubeterre,  voisine   de  Madame   d'Houdetot. 


LIVRE     DIXIÈME  499 

Cependant,  quand  elle  fut  à  Soisy,  elle  ne  laissa  pas 
de  me  rechercher.  Elle  me  vint  voir  plusieurs  fois  à 
Mont-Louis,  sans  me  trouver,  et,  voyant  que  je  ne 
lui  rendois  pas  sa  visite,  elle  s'avisa,  pour  m'y  forcer, 
de  m'envoyer  des  pots  de  fleurs  pour  ma  terrasse. 
Il  fallut  bien  l'aller  remercier  :  c'en  fut  assez.  Nous 
voilà  liés. 

Cette  liaison  commença  par  être  orageuse,  comme 
toutes  celles  que  je  faisois  malgré  moi.  Il  n'y  régna 
même  jamais  un  vrai  calme.  Le  tour  d'esprit  de 
madame  de  Verdelin  étoit  par  trop  antipathique 
avec  le  mien.  Les  traits  malins  et  les  épigrammes 
partent  chez  elle  avec  tant  de  simplicité,  qu'il  faut 
une  attention  continuelle,  et  pour  moi  très  fatigante, 
pour  sentir  quand  on  est  persiflé.  Une  niaiserie,  qui 
me  revient,  sufiira  pour  en  juger.  Son  frère  venoit 
d'avoir  le  commandement  d'une  frégate  en  course 
contre  les  Anglois.  Je  parlois  de  la  manière  d'armer 
cette  frégate  sans  nuire  à  sa  légèreté.  Oui,  dit-elle 
d'un  ton  tout  uni,  l'on  ne  prend  de  canons  que  ce 
qu'il  en  faut  pour  se  battre.  Je  l'ai  rarement  ouï 
parler  en  bien  de  quelqu'un  de  ses  amis  absens,  sans 
glisser  quelque  mot  à  leur  charge.  Ce  qu'elle  ne 
voyoit  pas  en  mal,  elle  le  voyoit  en  ridicule,  et  son 
ami  Margency  n'étoit  pas  excepté.  Ce  que  je  trouvois 
encore  en  elle  d'insupportable  étoit  la  gêne  conti- 
nuelle de  ses  petits  envois,  de  ses  petits  cadeaux,  de 
ses  petits  billets,  auxquels  il  falloit  me  battre  les 
flancs  pour  répondre,  et  toujours  nouveaux  embarras 
pour  remercier  ou  pour  refuser.  Cependant,  à  force 
de  la  voir,  je  finis  par  m'attacher  à  elle.  Elle  avoit 
ses   chagrins,   ainsi  que  moi.   Les   confidences   réci- 


500  LES     CONFESSIONS 

jDroqiies  nous  rendirent  intéressans  nos  tête-à-tête. 
Rien  ne  lie  tant  les  cœurs  que  la  douceur  de  pleurer 
ensemble.  Nous  nous  cherchions  pour  nous  consoler, 
et  ce  besoin  m'a  souvent  fait  passer  sur  beaucoup 
de  choses.  J'avois  mis  tant  de  dureté  dans  ma  fran- 
chise avec  elle,  qu'après  avoir  montré  quelquefois 
si  peu  d'estime  pour  son  caractère,  il  falloit  réelle- 
ment en  avoir  beaucoup  pour  croire  qu'elle  pût 
sincèrement  me  pardonner.  Voici  un  échantillon  des 
lettres  que  je  lui  ai  quelquefois  écrites,  et  dont  il 
est  à  noter  que  jamais,  dans  aucune  de  ses  réponses, 
elle  n'a  paru  piquée  en  aucune  façon. 


A   Montmorency,   le  5    novembre   1760. 

Vous  me  dites,  Madame,  que  i^ous  ne  ^ous  êtes  pas 
bien  expliquée,  pour  me  faire  entendre  que  je  ni  ex- 
plique mal.  Vous  me  parlez  de  uotre  prétendue  bêtise, 
pour  me  faire  sentir  la  mieîine.  Vous  <^ous  vantez  de 
n'être  qu'une  bonne  femme,  comme  si  vous  aviez  peur 
d' être  prise  au  mot,  et  vous  me  faites  des  excuses  pour 
m' apprendre  que  je  vous  en  dois.  Oui,  Madame,  je 
le  sais  bien,  c'est  moi  qui  suis  une  bête,  un  bon  homme, 
et  pis  encore  s'il  est  possible  ;  cest  moi  qui  choisis  mai 
mes  termes,  au  gré  d'une  belle  dame  française,  qui  fait 
autant  d'attention  aux  paroles  et  qui  parle  aussi  bien 
que  vous.  Mais  considérez  que  je  les  prens  dans  le  sens 
commun  de  la  langue,  sans  être  au  fait  ou  en  souci  des 
honnêtes  acceptions  qu'on  leur  donne  dans  les  ver- 
tueuses sociétés  de  Paris.  Si  quelquefois  mes  exprès- 


LIVRE     DIXIÈME  501 

sions  sont  équivoques  (a),   je  tâche   que   ma   conduite 
en  détermine  le  sens,  etc.  ^. 

Le  reste  de  la  lettre  est  à  peu  près  sur  le  même 
ton.  Voyez-en  la  réponse  (Liasse  D.  n^  41;  ^.  et  jugez 
de  l'incroyable  modération  d'un  cœur  de  femme, 
qui  peut  n'avoir  pas  plus  de  ressentiment  d'une  pa- 
reille lettre  que  cette  réponse  n'en  laisse  paroître, 
et  qu'elle  ne  m'en  a  jamais  témoigné.  Coindet, 
entreprenant,  hardi  jusqu'à  l'effronterie,  et  qui  se 
tenoit  à  l'affût  de  tous  mes  amis,  ne  tarda  pas  à 
s'introduire  en  mon  nom  chez  madame  de  Verdelin, 
et  y  fut  bientôt,  à  mon  insu,  plus  familier  que  rnoi- 
mêm.e.  C'étoit  un  singulier  corps  que  ce  Coindet.  11 
se  présentoit  de  ma  part  chez  toutes  mes  connois- 
sances,  s'y  établissoit,  y  mangeoit  sans  façon.  Trans- 
porté de  zèle  pour  mon  service,  il  ne  parloit  jamais 
de  moi  que  les  larmes  aux  yeux  :  mais  quand  il  me 
venoit  voir,  il  gardoit  le  plus  profond  silence  sur 
toutes  ces  liaisons,  et  sur  tout  ce  qu'il  savoit  devoir 
m'intéresser.  Au  lieu  de  me  dire  ce  qu'il  avoit  appris, 
ou  dit,  ou  vu,  qui  m'intéressoit,  il  m'écoutoit,  m'in- 
terrogeoit  même.  Il  ne  savoit  jamais  rien  de  Paris 
que  ce  que  je  lui  en  apprenois  :  enfin,  quoique  tout 
le  monde  me  parlât  de  lui,  jamais  il  ne  me  parloit 
de  personne  :  il  n'étoit  secret  et  mystérieux  qu'avec 
son  ami.  Mais  laissons,  quant  à  présent,  Coindet  et 

Var.  —  (a)  :  ont  un  tour  équivoque,... 

1.  Cette  lettre   ne   se  trouve  pas   dans  la  Correspondance   (Ed. 
Hachette). 

2.  Streckeisen,  II,  p.  471  (Soisy,  8  nov.  1760). 


502  LES     CONFESSIONS 

madame  de  Verdelin.  Nous  y  reviendrons  dans  la 
suite. 

Quelque  tems  après  mon  retour  à  Mont-Louis,  La 
Tour,  le  peintre,  vint  m'y  voir,  et  m'apporta  mon 
portrait  en  pastel,  qu'il  avoit  exposé  au  Salon  il  y 
avoit  quelques  années.  Il  avoit  voulu  me  donner  ce 
portrait,  que  je  n'avois  pas  accepté.  Mais  madame 
d'Épinay.  qui  m' avoit  donné  le  sien  et  qui  vouloit 
avoir  celui-là,  m' avoit  engagé  à  le  lui  redemander. 
Il  avoit  pris  du  tems  pour  le  retoucher.  Dans  cet  inter- 
valle vint  ma  rupture  avec  madame  d'Epinay  ;  je 
lui  rendis  son  portrait,  et  n'étant  plus  question  de  lui 
donner  le  mien,  je  le  mis  dans  ma  chambre  au  petit 
Château.  M.  de  Luxembourg  l'y  vit,  et  le  trouva  bien  ; 
je  le  lui  offris,  il  l'accepta  ;  je  le  lui  envoyai.  Ils  com- 
prirent, lui  et  madame  la  Maréchale,  que  je  serois 
bien  aise  d'avoir  les  leurs.  Ils  les  firent  faire  en 
miniature,  de  très  bonne  main,  les  firent  enchâsser 
dans  une  boîte  à  bonbons,  de  cristal  de  roche,  montée 
en  or.  et  m'en  firent  le  cadeau  d'une  façon  très 
galante,  dont  je  fus  enchanté.  Madame  de  Luxem- 
bourg ne  voulut  jamais  consentir  que  son  portrait 
occupât  le  dessus  de  la  boîte.  Elle  m'avoit  reproché 
plusieurs  fois  que  j'aimois  mieux  M.  de  Luxembourg 
qu'elle,  et  je  ne  m'en  étois  point  défendu,  parce  que 
cela  étoit  vrai.  Elle  me  témoigna  bien  galamment, 
mais  bien  clairement,  par  cette  façon  de  placer 
son  portrait,  qu'elle  n'oublioit  pas  cette  préfé- 
rence. 

Je  fis,  à  peu  près  dans  ce  même  tems,  une  sottise 
qui  ne  contribua  pas  à  me  conserver  ses  bonnes 
grâces.  Quoique  je  ne  connusse  point  du  tout  M.  de 


LIVRE    DIXIEME  OUo 

Silhouette  ^,  et  que  je  fusse  peu  porté  -à  l'aiiner, 
j'avois  une  grande  opinion  de  son  administration. 
Lorsqu'il  commença  d'appesantir  sa  main  sur  les 
financiers,  je  vis  (a)  qu'il  n'entamoit  pas  son  opéra- 
tion dans  un  tems  favorable  :  je  n'en  fis  pas  des 
vœux  moins  ardens  pour  son  succès,  et  quand  j'ap- 
pris qu'il  étoit  déplacé,  je  lui  écrivis  dans  mon 
intrépide  étourderie  la  lettre  suivante,  qu'assuré- 
ment je  n'entreprens  pas  de  justifier. 


A  Montmorency,  le  2  Décembre  1759  2. 

Daignez,  monsieur,  recevoir  Vhommage  (ïun  soli- 
taire qui  n'est  pas  connu  de  vous,  mai^  qui  i^ous  estime 
par  vos  talens,  gui  vous  respecte  par  votre  adminis- 
tration, et  qui  vous  a  fuit  Vhonneur  de  croire  quelle 
ne  vous  resteroit  pas  longtems.  ?se  pouvant  sauver 
l'Etat  qu'aux  dépens  de  la  capitale  qui  l'a  perdu, 
vous  avez  bravé  les  cris  des  gagneurs  d'argent.  En 
vous  voyant  écraser  ces  misérables,  je  vous  enviois 
votre  place  ;  en  vous  la  voyant  quitter  sans  vous  être 
démenti,  je  vous  admire.  Soyez  content  de  vous,  mon- 
sieur, elle  vous  laisse  un  honneur  dont  vous  jouirez 
longtems  sans  concurrent.  Les  malédictions  des 
fripons  sont   la  gloire  de  l'homme  juste. 


Var.  —  (b)  :  je  vis  bien... 

1.  Etienne    de   Silhouette    (1709-1767),    contrôleur   général   des 
finances. 

2.  Correspondance,    lettre    CCXIV. 


504  LES    CONFESSIONS 

Madame  de  Luxembourg  qui  savoit  que  j'avois 
écrit  cette  lettre,  m'en  parla  au  voyage  de  Pâques  ^  : 
je  la  lui  montrai  ;  elle  en  souhaita  une  copie,  je  la 
lui  donnai  :  mais  j'ignorois,  en  la  lui  donnant,  qu'elle 
étoit  un  de  ces  gagneurs  d'argent  qui  s'intéressoient 
aux  sous-fermes  et  qui  avoient  fait  déplacer  Sil- 
houette. On  eût  dit,  à  toutes  mes  balourdises,  que 
j'allois  excitant  à  plaisir  la  haine  d'une  femme 
aimable  et  puissante,  à  laquelle,  dans  le  vrai,  je 
m'attachois  davantage  de  jour  en  jour,  et  dont  j'étois 
bien  éloigné  de  vouloir  m'attirer  la  disgrâce,  quoique 
je  fisse,  à  force  de  gaucheries,  tout  ce  qu'il  falloit 
pour  cela.  Je  crois  qu'il  est  assez  superflu  d'avertir 
que  c'est  à  elle  que  se  rapporte  l'histoire  de  l'opiate 
de  M.  Tronchin,  dont  j'ai  parlé  dans  ma  première 
partie  ^  :  l'autre  dame  étoit  madame  de  Mirepoix. 
Elles  ne  m'en  ont  jamais  reparlé,  ni  fait  le  moindre 
semblant  de  s'en  souvenir,  ni  l'une  ni  l'autre  ;  mais 
de  présumer  que  madame  de  Luxembourg  ait  pu 
l'oublier  réellement,  c'est  ce  qui  me  paroit  bien  diffi- 
cile, quand  même  on  ne  sauroit  rien  des  événemens 
subséquens.  Pour  moi.  je  m'étourdissois  sur  l'effet  de 
mes  bêtises,  par  le  témoignage  que  je  me  rendois  de 
n'en  avoir  fait  aucune  à  dessein  de  l'ofîenser  :  comme 
si  jamais  femme  en  pouvoit  pardonner  de  pareilles, 
même  avec  la  plus  parfaite  certitude  que  la  volonté 
n'y  a  pas  eu  la  moindre  part. 

Cependant,  quoiqu'elle  parût  ne  rien  voir,  ne  rien 

1.  c  Je  trouve  votre  lettre  à  M.  de  Silhouette  bien  belle,  lui 
écrivait-elle  en  janvier  1760  (Streckeisen,  I,  p.  433i,  mais  je  crains 
qu'il  ne  la  mérite  pas  s. 

2.  Voyez  t.   I,  p.  186. 


LIVRE     DIXIEME 


505 


sentir,  et  que  je  ne  trouvasse  encore  ni>  diminution 
dans  son  empressement,  ni  changement  dans  ses 
manières,  la  continuation,  l'augmentation  même  d'un 
pressentiment  trop  bien  fondé,  me  faisoit  trembler 
sans  cesse  que  l'ennui  ne  succédât  bientôt  à  cet 
engouement.  Pouvois-je  attendre  d'une  si  grande 
dame  une  constance  à  l'épreuve  de  mon  peu  d'adresse 
à  la  soutenir?  Je  ne  savois  pas  même  lui  cacher  ce 
pressentiment  sourd  qui  m'inquiétoit,  et  ne  me  ren- 
doit  que  plus  maussade.  On  en  jugera  par  la  lettre 
suivante,  qui  contient  une  bien  singulière  prédic- 
tion. 

.Y.  B.  Cette  lettre,  sans  date  dans  mon  brouillon, 
est  du  mois  d'octobre  1760  au  plus  tard. 

...  Que  vos  hontes  sont  cruelles  !  Pourquoi  troubler 
la  paix  d'un  solitaire  qui  renonçoit  aux  plaisirs  de  la 
vie  pour  nen  plus  sentir  les  ennuis?  J'ai  passé  mes 
jours  à  chercher  en  vain  des  attachemens  solides. 
Je  nen  ai  pu  former  dans  les  conditions  auquelles 
je  pouvois  atteindre  ;  est-ce  dans  la  vôtre  que  j'en  dois 
chercher?  U ambition  ni  l'intérêt  ne  me  tentent  pas j  je 
suis  peu  vain,  peu  craintif  ;  je  puis  résister  à  tout, 
hors  aux  caresses.  Pourquoi  tu' attaquez-vous  tous  deux 
par  un  foible  qu  il  faut  vaincre,  puisque,  dans  la 
distance  qui  nous  sépare,  les  épanchemens  des  cœurs 
sensibles  ne  doivent  pas  rapprocher  le  mien  de  vous? 
La  reconnoissance  sufpra-t-elle  pour  un  cœur  qui  ne 
connoît  pas  deux  manières  de  se  donner,  et  ne  se  sent 
capable  que  d'amitié?  D'amitié,  madame  la  Maré- 
chale !  Ah  !  voilà  mon  malheur  !  Il  est  beau  à  vous, 


506  LES     CONFESSIONS 

à  monsieur  le  Maréchal,  d'employer  ce  terme  :  mais  je 
suis  insensé  de  vous  prendre  au  mot.  Vous  vous  jouez, 
moi  je  m'attache,  et  la  fin  du  jeu  me  prépare  de  nou- 
veaux regrets.  Que  je  hais  tous  vos  titres,  et  que  je 
vous  plains  de  les  porter  !  Vous  me  semblez  si  dignes 
de  goûter  les  charmes  de  la  vie  privée  !  Que  ri  habitez- 
vous  Clarens  !  J'irois  y  chercher  le  bonheur  de  ma  vie  : 
mais  le  château  de  Montmorency,  mais  V hôtel  du 
Luxembourg  !  Est-ce  là  qu'on  doit  voir  Jean- Jacques  .^^ 
Est-ce  là  qu'un  ami  de  V égalité  doit  porter  les  affections 
d'un  cœur  sensible  qmi,  payant  ainsi  l'estime  quon  lui 
témoigne,  croit  rendre  autant  quil  reçoit?  Vous  êtes 
bonne  et  sensible  aussi,  je  le  sais,  je  V ai  vu  ;  j'ai 
regret  de  n'avoir  pu  plus  tôt  le  croire  :  mais  dans  le 
rang  où  vous  êtes,  dans  votre  manière  de  vivre,  rien 
ne  peut  faire  une  impression  durable,  et  tant  d'ob- 
jets nouveaux  s'effacent  mutuellement  qu'aucun  ne 
demeure.  Vous  m'oublierez,  madame,  après  m'avoir 
mis  hors  d'état  de  vous  imiter.  Vous  aurez  beaucoup 
fait  pour  me  rendre  malheureux,  et  pour  être  inexcu- 
sable ^. 

Je  lui  joignois  là  M.  de  Luxembourg,  afin  de  rendre 
le  compliment  moins  dur  pour  elle  ;  car,  au  reste, 
je  me  sentois  si  sûr  de  lui,  qu'il  ne  m'étoit  (a)  pas 
même  venu  dans  l'esprit  une  seule  crainte  sur  la 
durée  de  son  amitié.  Rien  de  ce  qui  m'intimidoit  de 
la  part  de  madame  la  Maréchale  ne  s'est  un  moment 

Var.  —  (a)  :  qu'il  ne  xn'est... 

1.  Cette  lettre  n'a  pas  été  réimprimée  dans  la  Correspondance 
(Ed.  Hachette). 


LIVRE    DIXIÈME  507 

étendu  jusqu'à  lui.  Je  n'ai  jamais  eu  4a  moindre 
défiance  sur  son  caractère,  que  je  savois  être  foible, 
mais  sûr.  Je  ne  craignois  pas  plus  de  sa  part  un 
refroidissement  que  je  n'en  attendois  un  attache- 
ment héroïque.  La  simplicité,  la  familiarité  de  nos 
manières  l'un  avec  l'autre,  marquoit  combien  nous 
comptions  réciproquement  sur  nous.  Nous  avions 
raison  tous  deux  :  j'honorerai,  je  chérirai,  tant  que 
je  vivrai,  la  mémoire  de  ce  digne  seigneur,  et,  quoi 
qu'on  ait  pu  faire  pour  le  détacher  de  moi,  je  suis 
aussi  certain  qu'il  est  mort  mon  ami,  que  si  j'avois 
reçu  son  dernier  soupir. 

Au  second  voyage  de  Montmorency,  de  l'année 
1760,  la  lecture  de  la  Julie  étant  finie,  j'eus  recours 
à  celle  de  VEmile,  pour  me  soutenir  auprès  de 
madame  de  Luxembourg  ;  mais  cela  ne  réussit  pas 
si  bien,  soit  que  la  matière  fût  moins  de  son  goût  (a), 
soit  que  tant  de  lecture  l'ennuyât  à  la  fin.  Cependant, 
comme  elle  me  reprochoit  de  me  laisser  duper  par 
mes  libraires,  elle  voulut  que  je  lui  laissasse  le  soin 
de  faire  imprimer  cet  ouvrage,  afin  d'en  tirer  un 
meilleur  parti.  J'y  consentis,  sous  l'expresse  condi- 
tion qu'il  ne  s'imprimeroit  point  en  France,  et  c'est 
sur  quoi  nous  eûmes  une  longue  dispute,  moi,  pré- 
tendant que  la  permission  tacite  étoit  impossible  à 
obtenir,  imprudente  même  à  demander,  et  ne  vou- 
lant point  permettre  autrement  l'impression  dans  le 
royaume  ;  elle,  soutenant  que  cela  ne  feroit  pas  même 
une  difficulté  à  la  censure,  dans  le  système  que  le 
gouvernement  avoit  adopté.  Elle  trouva  le  moyen 

Var.  —  (a)  :  matière  fut  moins  intéressante  pour  elle,  soit..."^ 


508  LES    CONFESSIONS 

de  faire  entrer  dans  ses  vues  M.  de  Malesherbes,  qui 
m'écrivit  à  ce  sujet  une  longue  lettre,  toute  de  sa 
main,  pour  me  prouver  que  la  Profession  de  loi  du 
Vicaire  sai^oyard  étoit  précisément  une  pièce  faite 
pour  avoir  partout  l'approbation  du  genre  humain, 
et  celle  de  la  cour  dans  la  circonstance  Je  fus  sur- 
pris de  voir  ce  magistrat,  toujours  si  craintif,  devenir 
>ii  coulant  dans  cette  affaire.  Comme  l'impression 
d'un  livre  qu'il  approuvoit  étoit  par  cela  seul  légi- 
time, je  n'avois  plus  d'objection  (a)  à  faire  contre 
celle  de  cet  ouvrage.  Cependant,  par  un  scrupule 
extraordinaire,  j'exigeai  toujours  que  l'ouvrage 
s'imprimeroit  en  Hollande,  et  même  par  le  libraire 
Néaulme  que  je  ne  me  contentai  pas  d'indiquer,  mais 
que  j'en  prévins  ;  consentant,  au  reste,  que  l'édition 
se  fit  au  profit  d'un  libraire  françois  (b).  et  que, 
quand  elle  seroit  faite,  on  la  débitât,  soit  à  Paris, 
soit  où  l'on  voudroit,  attendu  que  ce  débit  ne  me 
regardoit  pas.  Voilà  exactement  ce  qui  fut  convenu 
entre  madame  de  Luxembourg  et  moi,  après  quoi 
je  lui  remis  mon  manuscrit. 

Elle  avoit  amené  à  ce  voyage  sa  petite-fille,  made- 
moiselle de  Boufïlers,  aujourd'hui  madame  la  du- 
chesse de  Lauzun.  Elle  s'appeloit  Amélie  ^.  C'étoit 
une  charmante  personne.   Elle  avoit  vraiment  une 


Var.  —  (a)  :  plus  de  bonne  objection...  —  (h)  :  libraire  de 
France,... 

1.  Amélie  de  Boufïlers,  fille  de  Charles- Joseph  de  Boufïlers 
(mort  à  vingt  ans,  en  1751).  On  sait  que  Madame  de  Luxembourg 
avait  eu  deux  enfants  de  son  premier  méiri  :  une  fille,  morte  à 
quinze  ans,  et  un  fils,  Charles-Joseph.  Amélie  de  Boufflers  était 
née  le  5  mai  1751. 


LIVRE     DIXIÈME  509 

figure,  une  douceur,  une  timidité  virginaje  (a).  Rien 
de  plus  aimable  et  de  plus  intéressant  que  sa  figure, 
rien  de  plus  tendre  et  de  plus  chaste  que  les  senti- 
mens  qu'elle  inspiroit.  D'ailleurs  c'étoit  une  (h) 
enfant  ;  elle  n'avoit  pas  onze  ans.  Madame  la  Maré- 
chale, qui  la  trouvoit  trop  timide,  faisoit  ses  efforts 
pour  l'animer.  Elle  me  permit  plusieurs  fois  de  lui 
donner  un  baiser  ;  ce  que  je  fis  avec  ma  maussaderie 
ordinaire.  Au  lieu  des  gentillesses  qu'un  autre  eût 
dites  à  ma  place,  je  restois  là  muet,  interdit,  et  je  ne 
sais  lequel  étoit  le  plus  honteux,  de  la  pauvre  petite 
ou  de  moi.  Un  jour  je  la  rencontrai  seule  dans  l'es- 
calier du  petit  Château  :  elle  venoit  de  voir  Thérèse, 
avec  laquelle  sa  gouvernante  étoit  encore.  Faute  de 
savoir  que  lui  dire,  je  lui  proposai  un  baiser,  que, 
dans  Finnocence  de  son  cœur,  elle  ne  refusa  pas,  en 
ayant  reçu  un  le  matin  même  par  l'ordre  de  sa 
grand'maman,  et  en  sa  présence.  Le  lendemain, 
lisant  VEmile  au  chevet  de  madame  la  Maréchale, 
je  tombai  précisément  sur  un  passage  où  je  censure, 
avec  raison,  ce  que  j'avois  fait  la  veille.  Elle  trouva 
la  réflexion  très  juste,  et  dit  là-dessus  quelque  chose 
de  fort  sensé,  qui  me  fit  rougir.  Que  je  maudis  mon 
incroyable  bêtise,  qui  m'a  si  souvent  donné  l'air  vil 
et  coupable,  quand  je  n'étois  que  sot  et  embarrassé  ! 
Bêtise  qu'on  prend  même  pour  une  fausse  excuse 
dans  un  homme  qu'on  sait  n'être  pas  sans  esprit. 
Je  puis  jurer  que  dans  ce  baiser  si  répréhensible, 
ainsi  que  dans  les  autres,  le  cœur  et  les  sens  de 
mademoiselle  Amélie  n'étoient  pas  plus  purs  que  les 

\'ar.  —  (a)  :  de  vierge.  —  (h)  :  un  enfant  ;... 


510  LES     CONFESSIONS 

miens,  et  je  puis  jurer  même  que  si,  dans  ce  moment, 
j'avois  pu  éviter  sa  rencontre,  je  Taurois  fait  ;  non 
qu'elle  ne  me  fît  grand  plaisir  à  voir,  mais  par 
l'embarras  de  trouver  en  passant  quelque  mot 
agréable  à  lui  dire.  Comment  se  peut-il  qu'un  ^  enfant 
même  intimide  un  homme  que  le  pouvoir  des  rois 
n"a  pas  effrayé?  Quel  parti  prendre?  Comment  se 
conduire,  dénué  de  tout  impromptu  dans  l'esprit? 
Si  je  me  force  à  parier  aux  gens  que  je  rencontre,  je 
dis  une  balourdise  infailliblement  :  si  je  ne  dis  rien, 
je  suis  un  misanthrope,  un  animal  farouche,  un  ours. 
Une  totale  imbécillité  m'eût  été  bien  plus  favorable  : 
mais  les  talens  dont  j'ai  manqué  dans  le  monde  ont 
fait  les  instrumens  de  ma  perte  des  talens  que  j'eus 
à  part  moi. 

A  la  fm  de  ce  même  voyage,  madame  de  Luxem- 
bourg fit  une  bonne  œuvre  à  laquelle  j'eus  quelque 
part.  Diderot  ayant  très  imprudemment  offensé 
madame  la  princesse  de  Robeck,  fille  de  M.  de 
Luxembourg,  Palissot,  qu'elle  protégeoit,  la  vengea 
par  la  comédie  des  Philosophes,  dans  laquelle  je  fus 
tourné  en  ridicule,  et  Diderot  extrêmement  maltraité. 
L'auteur  m'y  ménagea  davantage,  moins,  je  pense, 
à  cause  de  l'obligation  qu'il  m'avoit,  que  de  peur  de 
déplaire  au  père  de  sa  protectrice  dont  il  savoit  que 
j'étois  aimé.  Le  libraire  Duchesne,  qu'alors  je  ne 
connoissois  point  (a),  m'envoya  cette  pièce  quand 
elle  fut  imprimée,  et  je  soupçonne  que  ce  fut  par 
l'ordre  de  Palissot,  qui  crut  peut-être  que  je  verrois 

Var.  —  (a)   :  connoissois  point  du  tout,  m'envoya... 
1.  A  la  page  précédente  Rousseau  a  écrit  :  une  enfant, 


LIVRE     DIXIEME 


.11 


avec  plaisir  déchirer  un  homme  avec  lequel  j'avois 
rompu.  Il  se  trompa  fort.  En  rompant  avec  Diderot, 
que  je  croyois  (a)  moins  méchant  qu'indiscret  et 
foible,  j'ai  toujours  conservé  dans  l'âme  de  l'atta- 
chement pour  lui,  même  de  l'estime,  et  du  respect 
pour  notre  ancienne  amitié,  que  je  sais  avoir  été 
longtems  aussi  sincère  de  sa  part  que  de  la  mienne. 
C'est  tout  autre  chose  avec  Grimm.  homme  faux 
par  caractère,  qui  ne  m'aima  jamais,  qui  n'est  pas 
même  capable  d'aimer,  et  qui,  de  gaîté  de  cœur,  sans 
aucun  sujet  de  plainte,  et  seulement  pour  contenter 
sa  noire  jalousie,  s'est  fait,  sous  le  masque,  mon 
plus  cruel  calomniateur.  Celui-ci  n'est  plus  rien 
pour  moi  :  l'autre  sera  toujours  mon  ancien  ami. 
Mes  entrailles  s'émurent  à  la  vue  de  cette  odieuse 
pièce  ;  je  n'en  pus  supporter  la  lecture,  et,  sans 
l'achever,  je  la  renvoyai  à  Duchesne  avec  la  lettre 
suivante  : 

A  Montmorency,  le  21   mai  1760. 

En  parcourant,  Monsieur,  la  pièce  que  vous  rn  avez 
envoyée,  fai  frémi  de  m'y  voir  loué.  Je  n  accepte  point 
cet  horrible  présent.  Je  suis  persuadé  quen  me  l'en- 
voyant vous  n'avez  point  voulu  me  faire  une  injure  / 
mais  vous  ignorez  ou  vous  avez  oublié  que  fai  eu 
l'honneur  d'être  l'ami  d'un  homme  respectable^  indigne- 
ment noirci  et  calomnié  dans  ce  libelle  ^. 

Var.  —  (a)  :  que  je  sauois  moins... 
1.  Correspondance,  lettre  CCXXVI. 


512  LES     CONFESSIONS 

Duchesne  montra  cette  lettre  (a).  Diderot,  qu'elle 
auroit  dû  toucher,  s'en  dépita.  Son  amour-propre 
ne  put  me  pardonner  la  supériorité  d'un  procédé 
généreux,  et  je  sus  que  sa  femme  se  déchaînoit  partout 
contre  moi.  avec  une  aigreur  qui  m'afîectoit  peu, 
sachant  qu'elle  étoit  connue  de  tout  le  monde  pour 
une   harengère. 

Diderot,  à  son  tour,  trouva  un  vengeur  dans 
Tabbé  Morellet  ^,  qui  fit  contre  Palissot  un  petit 
écrit  imité  du  Petit  Prophète,  et  intitulé  La  Vision. 
Il  ofïensa  très  imprudemment  dans  cet  écrit  madame 
de  Robeck  ^,  dont  les  amis  le  firent  mettre  à  la 
Bastille  ;  car  pour  elle,  naturellement  peu  vindica- 
tive, et  pour  lors  mourante,  je  suis  persuadé  qu'elle 
ne  s'en  mêla  pas. 

D'Alembert.  qui  étoit  fort  lié  avec  l'abbé  Morellet, 
m'écrivit  pour  m'engager  à  prier  madame  de  Luxem- 
bourg de  solliciter  sa  liberté  (b),  lui  promettant, 
en  reconnoissance.  des  louanges  dans  V Encyclopédie  ^, 
Voici  ma  réponse  : 


Var.  —  (a)  :  Celle  leUre  courut.  Diderot...  —  fh)  :  son  élar- 
gissemenl,... 

1.  André  Morellet  (1727-1829j.  L'écrit  dont  il  est  question  ici  : 
Préface...  des  Philosophes  ou  Vision  de  Charles  Palissot  parut 
en  1760  et  valut,  en  effet,  à  l'auteur  un  séjour  de  deux  mois  à  la 
Bastille. 

2.  On  a  vu  plus  haut  quelle  était  fille  du  Maréchal  de  Luxem- 
bourg. 

3.  Cette  lettre,  avec  plusieurs  autres,  a  disparu  à  l'hôtel  de 
Luxemboure,  tandis  que  mes  papiers  y  étoient  en  dépôt  (?sole 
de  .J.-J .  Rousseau).  Cette  note  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit 
de  Paris. 


LIVRE     DIXIEME 


5J3 


Je  n'ai  pas  attendu  votre  lettre,  nionsieur,  pour 
témoigner  à  madame  la  Maréchale  de  Luxembourg 
la  peine  que  me  faisoit  la  détention  de  l'abbé  Morellet. 
Elle  sait  V intérêt  que  fy  prens,  elle  saura  celui  que 
i>ous  y  prenez,  et  il  lui  su^proit,  pour  y  prendre  intérêt 
elle-même,  de  savoir  que  cest  un  homme  de  mérite. 
Au  surplus,  quoique  elle  et  monsieur  le  Maréchal 
m'honorent  d'une  bienveillance  qui  fait  la  consolation 
de  ma  vie,  et  que  le  nom  de  votre  ami  soit  près  d'eux 
une  recommandation  pour  Vahbé  Morellet,  f  ignore 
jusqu'à  quel  point  il  leur  convient  d'employer  en  cette 
occasion  le  crédit  attaché  à  leur  rang  et  la  considéra- 
tion due  à  leurs  personnes.  Je  ne  suis  pas  même  per- 
suadé que  la  vengeance  en  question  regarde  madame  la 
princesse  de  Robeck  autant  que  vous  paroissez  le  croire, 
et  cjuand  cela  serait,  on  ne  doit  pas  s'attendre  que  le 
plaisir  de  la  vengeance  appartienne  aux  philosophes 
exclusivement,  et  que  quand  ils  voudront  être  femmes, 
les  femmes  seront  philosophes. 

Je  vous  rendrai  compte  de  ce  que  m'aura  dit  madame 
de  Luxembourg  quand  je  lui  aurai  montré  votre 
lettre.  En  attendant,  je  crois  la  connoître  assez  pour 
pouvoir  vous  assurer  d'avance  que.  quand  elle  aurait 
le  plaisir  de  contribuer  à  l'élargissement  de  l'abbé 
Morellet,  elle  n  accepterait  point  le  tribut  de  reconnais- 
sance que  vous  lui  promettez  dans  /'Encyclopédie, 
quoiqu'elle  s'en  tînt  honorée,  parce  qu'elle  ne  fait 
point  le  bien  pour  la  louange,  mais  pour  contenter 
son  bon  cœur  ^. 


1.  Cette  lettre  n'a  pas  été  réimprimée  dans  la  Correspondance 
(Ed.  Hachette). 

II.  —  33 


514  LES    CONFESSIONS 

Je  n'épargnai  rien  pour  exciter  le  zèle  et  la  com- 
misération de  madame  de  Luxembourg  en  faveur 
du  pauvre  captif,  et  je  réussis.  Elle  fit  un  voyage 
à  Versailles,  exprès  pour  voir  M.  le  comte  de  Saint- 
Florentin,  et  ce  voyageabrégea  celui  de  Montmorency, 
que  M.  le  Maréchal  fut  obligé  de  quitter  en  même 
tems,  pour  se  rendre  à  Rouen,  où  le  Roi  i'envoyoit 
comme  Gouverneur  de  Normandie,  au  sujet  de 
quelques  mouvemens  du  Parlement  qu'on  vouloit 
contenir.  Voici  la  lettre  que  m'écrivit  madame  de 
Luxembourg,  le  surlendemain  de  son  départ  (Liasse 
D,  nO  23)  : 

A  Versailles,  ce  mercredi  1. 

M.  de  Luxembourg  est  parti  hier  à  six  heures  du 
matin.  Je  ne  sais  pas  encore  si  firai.  J'attens  de  ses 
nouvelles,  parce  quil  ne  sait  pas  lui-même  combien 
de  tems  il  y  sera.  T ai  vu  M.  de  Saint-Florentin,  qui 
est  le  mieux  disposé  pour  V abbé  Morellet  ;  mais  il  y 
trouve  des  obstacles  dont  il  espère  cependant  triom- 
pher à  son  premier  travail  avec  le  Roi,  qui  sera  la 
semaine  prochaine.  J'ai  demandé  aussi  en  grâce  qu'on 
ne  l'exilât  point,  parce  quil  en  étoit  question  ;  on 
vouloit  l'envoyer  à  Nanci.  Voilà,  Monsieur,  ce  que 
j'ai  pu  obtenir  ;  mais  je  vous  promets  que  je  ne  laisserai 
pas  M.  de  Saint- Florentin  en  repos  que  l'affaire  ne 
soit  finie  comme  vous  le  désirez.  Que  je  vous  dise  donc 
à  présent  le  chagrin  que  j'ai  eu  de  vous  quitter  si  tôt  ; 

1.  Streckeisen,  I,  p.  437,  lettre  XI  (Versailles,  juillet  1760). 
La  réponse  à  ce  billet  est  du  28  juillet.  Voyez  la  Correspondance, 
lettre  CCXXXI. 


LIVRE    DIXIÈME  515 

mais  je  me  flatte  que  vous  nen  doutez  pas.   Je  i^ous 
aime  de  tout  mon  cœur  et  pour  toute  ma  <^ie. 

Quelques  jours  après,  je  reçus  ce  billet  de  d'Alem- 
bert,  qui  me  donna  une  véritable  joie  (Liasse  D, 
nO   26)    : 

Ce  1er  Août. 

Grâce  à  vos  soins,  mon  cher  philosophe,  Vahhé  est 
sorti  de  la  Bastille,  et  sa  détention  n'aura  point  d'au- 
tres suites.  Il  part  pour  la  campagne,  et  vous  fait, 
ainsi  que  moi,  mille  remerciemens  et  complimens. 
Vale  et  me  ama  ^. 

L'abbé  m'écrivit  aussi,  quelques  jours  après  ^,  une 
lettre  de  remerciement  (Liasse  D,  n^  29),  qui  ne  me 
parut  pas  respirer  une  certaine  effusion  de  cœur,  et 
dans  laquelle  il  sembloit  exténuer  en  quelque  sorte 
le  service  que  je  lui  avois  rendu,  et,  à  quelque  tems 
de  là,  je  trouvai  que  d'Alembert  et  lui  m'avoient 
en  quelque  sorte  je  ne  dirai  pas  supplanté,  mais 
succédé  auprès  de  madame  de  Luxembourg,  et  que 
j'avois  perdu  près  d'elle  autant  qu'ils  avoient 
gagné.  Cependant  je  suis  bien  éloigné  de  soupçonner 
l'abbé  Morellet  d'avoir  contribué  à  ma  disgrâce  ; 
je  l'estime  trop  pour  cela.  Quant  à  M.  d'Alembert, 
je  n'en  dis  rien  ici  :  j'en  reparlerai  dans  la  suite. 

J'eus  dans  le  même  tems  une  autre  affaire,  qui 
occasionna  la  dernière  lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  de 

1.  Streckeisen,  I,  p.  268. 

2.  Le  4  août  1760.  Voyez  cette  lettre  dans  le  recueil  de  Strec- 
keisen, I,  p.  317. 


516  LES    CONFESSIONS 

Voltaire  :  lettre  dont  il  a  jeté  les  hauts  cris,  comme 
d'une  insulte  abominable,  mais  qu'il  n'a  jamais 
montrée  à  personne.  Je  suppléerai  ici  à  ce  qu'il  n'a 
pas  voulu  faire. 

L'abbé  Trublet  ^,  que  je  connoissois  un  peu,  mais 
que  j'avois  très  peu  vu,  m'écrivit,  le  13  juin  1760 
(Liasse  D,  n^  11";,  pour  m'avertir  que  M.  Formey,  son 
ami  et  correspondant,  avoit  imprimé  dans  son  journal 
ma  lettre  à  M.  de  Voltaire  sur  le  désastre  de  Lis- 
bonne. L'abbé  Trublet  vouloit  savoir  comment 
cette  impression  s'étoit  pu  faire,  et  dans  son  tour 
d'esprit  finet  et  jésuitique,  me  demandoit  mon  avis 
sur  la  réimpression  de  cette  lettre,  sans  vouloir  me 
dire  le  sien.  Comme  je  hais  souverainement  les 
ruseurs  de  cette  espèce,  je  lui  fis  les  remerciemens  que 
je  lui  devois.  mais  j'y  mis  un  ton  dur  qu'il  sentit,  et 
qui  ne  l'empêcha  pas  de  me  pateliner  encore  en  deux 
ou  trois  lettres,  jusqu'à  ce  qu'il  sût  tout  ce  qu'il 
avoit  voulu  savoir. 

Je  compris  bien,  quoi  qu'en  pût  dire  Trublet,  que 
Formey  n'avoit  point  trouvé  cette  lettre  imprimée, 
et  que  la  première  impression  en  venoit  de  lui.  Je 
le  connoissois  pour  un  effronté  pillard,  qui,  sans 
façon,  se  faisoit  un  revenu  des  ouvrages  des  autres, 
quoiqu'il  n'y  eût  pas  mis  encore  l'impudence  in- 
crovable  d'ôter  d'un  livre  déjà  publié  le  nom  de 
l'auteur,  d'y  mettre  le  sien  (a),  et  de  le  vendre  à  son 

Var.  —  fa)  :  quoiqu'il  n'y  eut  pas  encore  mis  lïmpudence 
incroyable  dont  il  usa,  dans  la  suite,  envers  moi.  Mais  comment 
ce  manuscrit... 

1.  Xicolas-Charles- Joseph  Trublet,  trésorier  de  l'église  de 
usantes,  archidiacre  et  chanoine  de  Saint-Malo,  membre  de  l'Aca- 


LIVRE     DIXIÈME  517 

profit  ^.  Mais  comment  ce  manuscrit  Jui  étoit-il 
parvenu?  C'étoit  là  la  question,  qui  n'étoit  pas 
difficile  à  résoudre,  mais  dont  j'eus  la  simplicité  d'être 
embarrassé.  Quoique  Voltaire  fut  honoré  par  excès 
dans  cette  lettre,  comme  enfin,  malgré  ses  procédés 
malhonnêtes,  il  eût  été  fondé  à  se  plaindre,  si  je 
l'avois  fait  imprimer  sans  son  aveu,  je  pris  le  parti 
de  lui  écrire  à  ce  sujet.  Voici  cette  seconde  lettre, 
à  laquelle  il  ne  fit  aucune  réponse,  et  dont,  pour 
mettre  sa  brutalité  plus  à  Taise,  il  fit  semblant  d'être 
irrité  jusqu'à  la  fureur. 

A  yionimorencij,    le    17   juin    1760  2 

Je  ne  pensais  pas,  monsieur,  me  trouver  jamais  en 
correspondance  avec  vous.  Mais  apprenant  que  la 
lettre  que  je  vous  écrivis  en  1756  a  été  imprimée  à 
Berlin,  je  dois  vous  rendre  compte  de  ma  conduite  à 
cet  égard,  et  je  remplirai  ce  devoir  avec  vérité  et  sim- 
plicité. 

Cette  lettre,  vous  ayant  été  réellement  adressée, 
nétoit  point  destinée  à  V impression.  Je  la  communiquai 
sous  condition,  à  trois  personnes  à  qui  les  droits  de 
V amitié  ne  me  permettaient  pas  de  rien  refuser  de  sem- 
blable, et  à  qui  les  mêmes  droits  permettaient  encore 
moins  d'abuser  de  leur  dépôt  en  violant  leur  promesse. 

demie  française.  Né  en  1694,  mort  le  14  niars  1770.  Il  n'y  a  rien 
d'excessif  dans  le  jugement  que  porte  Rousseau  sur  ce  vil  per- 
sonnage, bafoué  et  ridiculisé  par  tous  ses  contemporains. 

1.  C'est  ainsi  qu'il  s'est,  dans  la  suite,  approprié  V Emile,  (Xole 
^.e  J.-J.  Rousseau.)  Cette  note  ne  se  trouve  pas  dans  le  manuscrit 
de  Paris. 

2.  Correspondance,  lettre  CCXXVIII. 


'518  LES    CONFESSIONS 

Ces  trois  personnes  sont  madame  de  Chenonceaux, 
belle-fille  de  madame  Dupin,  madame  la  comtesse 
d'Houdetot.  et  un  Allemand  nommé  M.  Grimm. 
Madame  de  Chenonceaux  souhaitoit  que  cette  lettre 
fût  imprimée,  et  me  demanda  mon  consentement 
pour  cela.  Je  lui  dis  quil  dépendait  du  vôtre.  Il  vous 
fut  demandé,  vous  le  refusâtes,  et  il  nen  fut  plus 
question. 

Cependant  M.  Vahhé  Trublet,  avec  qui  je  ri  ai  nulle 
espèce  de  liaison,  vient  de  rrî écrire,  par  une  attention 
pleine  d honnêteté,  qu  ayant  reçu  les  feuilles  dun 
journal  de  M.  Formey,  il  y  avoit  lu  cette  même  lettre, 
avec  un  avis  dans  lequel  Véditeur  dit,  sous  la  date  du 
23  octobre  1759.  qu'il  l'a  trouvée,  il  y  a  quelques  se- 
maines, chez  les  libraires  de  Berlin,  et  que,  comme 
c'est  une  de  ces  feuilles  volantes  qui  disparoissent 
bientôt  sans  retour,  il  a  cru  lui  devoir  donner  place 
dans   son  journal. 

Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  j'en  sais.  Il  est  très  sûr 
que  jusqu'ici  l'on  ri  a<-'oit  pas  même  ouï  parler  à  Paris 
de  cette  lettre.  Il  est  très  sûr  que  V exemplaire.,  soit 
manuscrit,  soit  imprimé,  tombé  dans  les  mains  de 
M.  Formey  na  pu  venir  que  de  vous,  ce  qui  nest  pas 
vraisemblable,  ou  d'une  des  trois  personnes  que  je 
viens  de  nommer.  Enfin  il  est  très  sûr  que  les  deux 
dames  sont  incapables  d'une  pareille  infidélité.  Je 
n'en  puis  savoir  davantage  de  ma  retraite.  Vous  avez 
des  correspondances  au  moyen  desquelles  il  vous  seroit 
aisé,  si  la  chose  en  valoit  la  peine,  de  remonter  à  la 
source  et  de  vérifier  le  fait. 

Dans  la  même  lettre,  M.  l'abbé  Trublet  me  marque 
qu'il  tient  la  feuille  en  réserve,  et  ne  la  prêtera  point 


LIVRE     DIXIEME 


519 


sans  mon  conaentement,  qu  assurément  je  ne  donnerai 
pas.  Mais  cet  exemplaire  peut  n  être  pas  le  seul  à  Paris. 
Je  souhaite,  monsieur,  que  cette  lettre  ny  soit  pas  im- 
primée, et  je  jerai  de  mon  mieux  pour  cela  ;  mais  si  je 
ne  poui^ois  éviter  quelle  ne  le  fût,  et  qu'instruit  à  tems 
je  pusse  ai^oir  la  préférence,  alors  je  n' hésiterois  pas 
à  la  faire  imprimer  moi-même.  Cela  me  paroît  juste 
et  naturel. 

Quant  à  i^otre  réponse  à  la  même  lettre,  elle  n  a  été 
communiquée  à  personne,  et  vous  pouvez  compter 
quelle  ne  sera  point  imprimée  sans  votre  aveu,  qu  assu- 
rément je  n  aurai  point  U  indiscrétion  de  vous  demander^ 
sachant  bien  que  ce  qu'un  homme  écrit  à  un  autre, 
il  ne  V écrit  pas  au  public.  Mais  si  vous  en  vouliez  faire 
une  pour  être  publiée,  et  me  V adresser,  je  vous  promets 
de  la  joindre  fidèlement  à  ma  lettre,  et  de  ny  pas 
répliquer  un  seul  mot. 

Je  ne  vous  aime  point,  monsieur  ;  vous  m' avez  fait 
les  maux  qui  pouvaient  m' être  les  plus  sensibles,  à 
moi  votre  disciple  et  votre  enthousiaste.  Vous  avez 
perdu  Genève  pour  le  prix  de  Vasile  que  vous  y  avez 
reçu  ;  vous  avez  aliéné  de  moi  mes  concitoyens  pour 
le  prix  des  applaudissemens  que  je  vous  ai  prodigués 
parmi  eux  :  cest  vous  qui  me  rendez  le  séjour  de  mon 
pays  insupportable  ;  c' est  vous  qui  me  ferez  mourir 
en  terre  étrangère,  privé  de  toutes  les  consolations  des 
mourans,  et  jeté,  pour  tout  honneur,  dans  une  voirie, 
tandis  que  tous  les  honneurs  quun  homme  peut  attendre 
vous  accompagneront  dans  mon  pays.  Je  vous  hais, 
enfin,  puisque  vous  Vavez  voulu  ;  mais  je  vous  hais 
en  homme  encore  plus  digne  de  vous  aimer,  si  vous 
l'aviez  voulu.  De  tous  les  sentimens  dont  mon  cœur 


520  LES     CONFESSIONS 

étoit  pénétré  pour  vous,  il  ny  reste  que  V admiration 
quon  ne  peut  refuser  à  votre  beau  génie,  et  Vamour 
de  vos  écrits.  Si  je  ne  puis  honorer  en  vous  que  vos 
talens,  ce  n'est  pas  ma  faute.  Je  ne  manquerai  jamais 
au  respect  qui  leur  est  dû  (a),  ni  aux  procédés  que  ce 
respect  exige.  Adieu,  monsieur. 

Au  milieu  de  toutes  ces  petites  tracasseries  litté- 
raires, qui  me  confirmoient  de  plus  en  plus  dans  ma 
résolution,  je  reçus  le  plus  grand  honneur  que  les 
lettres  m'aient  attiré,  et  auquel  j'ai  été  le  plus  sen- 
sible, dans  la  visite  que  M.  le  prince  de  Conti  ^  daigna 
me  faire  par  deux  fois,  l'une  au  petit  Château,  et 
l'autre  à  Mont-Louis.  Il  choisit  même  toutes  les  deux 
fois  -  le  tems  que  (b)  madame  de  Luxembourg 
n'étoit  pas  à  Montmorency,  afin  de  rendre  plus 
manifeste  qu'il  n'y  venoit  que  pour  moi.  Je  n'ai 
jamais  douté  que  je  ne  dusse  les  premières  bontés 
de  ce  prince  à  madame  de  Luxembourg  et  à  madame 
de  Boufïlers  ;  mais  je  ne  doute  pas  non  plus  que 
je  ne  doive  à  ses  propres  sentimens  et  à  moi-même 
celles  dont  il  n'a  cessé  de  m'honorer  depuis  lors  ^. 

Var.  —  fa)  :  Au  respect  que  je  leur  dois,  ni  aux  procédés...  — 
fb)  :  le  tems  où  M.  et  M"^^  de  Luxembourg  n'étoient... 

1.  Louis-François  de  Bourbon,  prince  de  Conti,  né  à  Paris, 
le  13  août  1717,  mort  au  Temple,  le  2  juillet  1776.  Bien  qu'il  ait 
été  calomnié  par  les  historiens  de  son  temps,  il  fut  un  prince  libéral, 
généreux  et  écladré.  (Voyez  la  Vie  privée  du  prince  de  Conty,  par 
G.  Capon  et  R.  Yve-Plessis.  Paris,  J.  Schemit,  1907,  in-8°.) 

2.  Casanova  dans  ses  Mémoires  (éd.  Garnier,  IV,  p.  108)  a 
rapporté  dune  façon  fort  inexacte  l'une  de  ces  visites. 

3.  Remarquez  la  persévérance  de  cette  aveugle  et  stupide 
confiance,  au  milieu  de  tous  les  traitemens  qui  dévoient  le  plus 
m'en   désabuser.    Elle   n'a   cessé   que   depuis   mon   retour  à   Paris 


LIVRE     DIXIEME 


521 


Comme  mon  appartement  de  Mont-Louis  étoit 
très  petit,  et  que  la  situation  du  Donjon  étoit  char- 
mante, j'y  conduisis  le  prince  qui,  pour  comble  de 
grâce,  voulut  que  j'eusse  l'honneur  de  faire  sa  partie 
aux  échecs  ^.  Je  savois  qu'il  gagnoit  le  chevalier  de 
Lorenzy,  qui  étoit  plus  fort  que  moi.  Cependant, 
malgré  les  signes  et  les  grimaces  du  chevalier  et  des 
assistans,  que  je  ne  fis  pas  semblant  de  voir,  je 
gagnai  les  deux  parties  que  nous  jouâmes.  En 
finissant,  je  lui  dis  d'un  ton  respectueux,  mais 
grave  :  Monseigneur,  j'honore  trop  Votre  Altesse 
Sérénissime,  pour  ne  la  pas  gagner  toujours  aux 
échecs.  Ce  grand  prince,  plein  d'esprit  et  de  lumières, 
et  si  digne  de  n'être  pas  adulé,  sentit  en  effet,  du 
moins  je  le  pense,  qu'il  n'y  avoit  là  que  moi  qui  le 
traitasse  en  homme,  et  j'ai  tout  lieu  de  croire  qu'il 
m'en  a  vraiment  su  bon  gré. 

Quand  il  m'en  auroit  su  mauvais  gré,  je  ne  me 
reprocherois  pas  de  n'avoir  voulu  le  tromper  en 
rien  (a),  et  je  n'ai  pas  assurément  à  me  reprocher 
non  plus  d'avoir  mal  répondu  dans  mon  cœur  à  ses 
bontés,  mais  bien  d'y  avoir  répondu  quelquefois  de 
mauvaise  grâce,  tandis  qu'il  mettoit  lui-même  une 
grâce  infinie  dans  la  manière  de  me  les  marquer. 
Peu  de  jours  après,  il  me  fit  envoyer  un  panier  de 
gibier,    que   je   reçus   comme   je   devois.    A   quelque 

Var.  —  (a)  :  de  n'avoir  pas  voulu  le  tromper,  et... 

en  1770.   (yole  de  J.-J.  Rousseau.)  Cette  note  ne  se  trouve  pas 
dans  le  manuscrit  de  Paris. 

1.  Sept  ans  après,  dans  une  lettre  à  du  Peyrou,  du  27  septem- 
bre 1767,  Rousseau  rappelle  cette  anecdote  et  se  flatte  d'avoir 
gagné  au  prince  trois  parties  de  suite. 


522  LES    CONFESSIONS 

tems  de  là.  il  m'en  fit  envoyer  un  autre,  et  l'un  de 
ses  officiers  des  chasses  écrivit  par  ses  ordres  (a)  que 
c'étoit  de  la  chasse  de  Son  Altesse,  et  du  gibier  tiré 
de  sa  propre  main.  Je  le  reçus  encore  :  mais  j'écrivis 
à  madame  de  Boufflers  que  je  n'en  recevrois  plus  ^. 
Cette  lettre  fut  généralement  blâmée,  et  méritoit  de 
l'être.  Refuser  des  présens  en  gibier  d'un  prince  du 
sang,  qui  de  plus  met  tant  d'honnêteté  dans  l'envoi, 
est  moins  la  délicatesse  d'un  homme  fier  qui  veut 
conserver  son  indépendance,  que  la  rusticité  d'un 
malappris  qui  se  méconnoît.  Je  n'ai  jamais  relu 
cette  lettre  dans  mon  recueil  sans  en  rougir,  et  sans 
me  reprocher  de  l'avoir  écrite.  Mais  enfin  je  n'ai  pas 
entrepris  mes  confessions  pour  taire  mes  sottises, 
et  celle-là  me  révolte  trop  moi-même,  pour  qu'il  me 
soit  permis  de  la  dissimuler. 

Si  je  ne  fis  pas  celle  de  devenir  son  rival,  il  s'en 
fallut  de  peu  :  car  alors  madame  de  Boufflers  étoit 
encore  sa  inaîtresse  ^.  et  je  n'en  savois  rien.  Elle  me 
venoit  voir  assez  souvent  avec  le  chevalier  de 
Lorenzy.  Elle  étoit  belle  et  jeune  encore  ;  elle  afîec- 
toit  l'esprit  romain,  et  moi,  je  l'eus  toujours  roma- 

Var.  —  (h)  :  par  son  ordre... 

1.  Voyez  dans  la  Correspondance  la  lettre  CCXXXVII,  écrite 
à  Montmorency,  le  7  octobre  1760.  On  trouvera  —  mais  avecune 
date  eironée  —  la  réponse  de  Madame  de  BoufiQers,  dans  le  recueil 
de  Streckeisen,  tome  II,  p.  30  f2  sept.  1760). 

2.  Elle  avait  succédé  à  Madame  d'Artj-  vers  1751.  Marie- 
Charlotte-Hippolyte  de  Campet  de  Saujon  était  née  à  Paris  et 
avait  été  baptisée  à  Saint-Sulpice,  le  6  sept.  1725.  Mariée  au  comte 
de  BoufQers-Rouverel  et  devenue  veuve  en  1764,  elle  émigra  en 
Anerleterre  pendant  la  Révolution,  re%-int  en  France,  fut  arrêtée 
le  22  jan^^e^  1794  et  mourut  à  Rouen,  le  28  novembre  1800. 


LIVRE    DIXIEME 


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nesque  ;  cela  se  tenoit  d'assez  près.  Je  faillis  me 
prendre  ;  je  crois  qu'elle  le  vit  :  le  chevalier  le  vit 
aussi  ;  du  moins  il  m'en  parla,  et  de  manière  à  ne  pas 
me  décourager.  Mais  pour  le  coup  je  fus  sage,  et  il  en 
étoit  tems,  à  cinquante  ans.  Plein  de  la  leçon  que  je 
venois  de  donner  aux  barbons  dans  ma  Lettre  à 
d'Alembert,  j'eus  honte  d'en  profiter  si  mal  moi- 
même  ;  d'ailleurs,  apprenant  ce  que  j'avois  ignoré, 
il  auroit  fallu  que  la  tête  m'eût  (a)  tourné  pour 
porter  si  haut  mes  concurrences.  Enfin,  mal  guéri 
peut-être  encore  de  ma  passion  pour  madame  d'Hou- 
detot,  je  sentis  que  plus  rien  ne  la  pouvoit  remplacer 
dans  mon  cœur,  et  je  fis  mes  adieux  à  l'amour  pour 
le  reste  de  ma  vie.  Au  moment  où  j'écris  ceci,  je 
viens  d'avoir  d'une  jeune  femme  (b),  qui  avoit  ses 
vues,  des  agaceries  bien  dangereuses  et  avec  des  yeux 
bien  inquiétans  :  mais  si  elle  a  fait  semblant  d'oublier 
mes  douze  lustres  (a),  pour  moi,  je  m'en  suis  sou- 
venu. Après  m' être  tiré  de  ce  pas,  je  ne  crains  plus 
de  chutes,  et  je  répons  de  moi  pour  le  reste  de  mes 
jours. 

Madame  de  Boufïlers,  s'étant  aperçue  de  l'émotion 
qu'elle  m'avoit  donnée,  put  s'apercevoir  aussi  que 
j'en  avois  triomphé.  Je  ne  suis  ni  assez  fou  ni  assez 
vain  pour  croire  avoir  pu  lui  inspirer  du  goût  à  mon 
âge  ;  mais,  sur  certains  propos  qu'elle  tint  à  Thérèse, 
j'ai  cru  lui  avoir  inspiré  de  la  curiosité  ;  si  cela  est, 
et  qu'elle  ne  m'ait  pas  pardonné  cette  curiosité  frus- 
trée, il  faut  avouer  que  j'étois  bien  né  pour  être  vic- 

Yar.  —  (a)  :  m'eût  tout  à  fait  tourné...  —  (b)  :  d'une  jeune  et 
belle  personne,  des  agaceries...  —  (c)  :  d'oublier  ma  soixantaine^ 
pour... 


Di4  LES    CONFESSIONS 

time  de  mes  foiblesses,  puisque  (a)  l'amour  vain- 
queur me  fut  si  funeste,  et  que  l'amour  vaincu  me 
le  fut  encore  plus. 

Ici  finit  le  recueil  de  lettres  qui  m'a  servi  de  guide 
dans  ces  deux  livres.  Je  ne  vais  plus  marcher  que  sur 
la  trace  de  mes  souvenirs,  mais  ils  sont  tels  dans 
cette  cruelle  époque,  et  la  forte  impression  m'en  est 
si  bien  restée,  que,  perdu  dans  la  mer  immense  de 
mes  malheurs,  je  ne  puis  oublier  les  détails  de  mon 
premier  naufrage,  quoique  ses  suites  ne  m'offrent 
plus  que  des  souvenirs  confus.  Ainsi  je  puis  mar- 
cher (b)  dans  le  livre  suivant  avec  encore  assez 
d'assurance.  Si  je  vais  plus  loin,  ce  ne  sera  plus  qu'en 
tâtonnant. 


Var.  —  (a)   :   puisque    si    l'amour    vainqueur  me    fut  si    fu- 
neste, l'amour  vaincu...  —  (bj  :  marcher  encore  dans... 


FIN     DU     LIVRE     DIXIEME     ET     DU     TOME     SECOND 


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IMPRIMERIE 

F.    PAILLART 

A  B  B  E  A"  I  L  L  E 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

échéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


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1998 


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