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Full text of "Les Confessions"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lesconfessio03rous 


LES 


CONFESSIONS 


LES  CHEFS-D'ŒUVRE  DE  L'ESPRIT 


J.-J.   ROUSSEAU 


LES 


CONFESSIONS 


ILLUSTRATIONS 

DE 

MAURICE    LELOIR 


TOME  TROISIEME 


PARIS 
ÉDITIONS    JULES    TALLANDIER 

75,     RUK    DARBAU,     76 


A' 


LIVRE   NEUVIEME  (^«/^^) 


1756 


Madame  la  comtesse  d'Houdetot  approchait  de  la  trentaine,  et 
n'était  point  belle;  son  visage  était  marqué  de  petite  vérole;  son 
teint  manquait  definesse;  elle  avait  la  vue  basse  et  les  yeux  un  peu 
ronds:  mais  elle  avait  l'air  jeune  avec  tout  cela;  et  sa  physiono- 
mie, à  la  fois  vive  et  douce,  était  caressante;  elle  avait  une  forêt 
de  grands  cheveux  noirs,  naturellement  bouclés,  qui  lui  tom- 
baient au  jarret;  sa  taille  était  mignonne,  et  elle  mettait  dans  tous 
ses  mouvements  de  la  gaucherie  et  de  la  grâce  tout  à  la  fois.  Elle 
avait  l'esprit  très  naturel  et  très  agréable;  la  gaieté,  l'étourderie 
et  la  naïveté  s'y  mariaient  heureusement  :  elle  abondait  en  saillies 
charmantes  qu'elle  ne  recherchait  point,  et  qui  partaient  quelque- 

IH.  —  i 


2  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

fois  malgré  elle.  Elle  avait  plusieurs  talents  agréables,  jouait  du 
clavecin,  dansait  bien,  faisait  d'assez  jolis  vers.  Pour  son  carac- 
tère, il  était  angélique  :  la  douceur  d'âme  en  faisait  le  fond;  mais 
hors  la  prudence  et  la  force,  il  rassemblait  toutes  les  vertus.  Elle 
était  surtout  d'une  telle  sûreté  dans  le  commerce,  d'une  telle 
fidélité  dans  la  société,  que  ses  ennemis  mêmes  n'avaient  pas 
besoin  de  se  cacher  d'elle.  J'entends  par  ses  ennemis  ceux  ou 
plutôt  celles  qui  la  haïssaient;  car  pour  elle,  elle  n'avait  pas  un 
cœur  qui  pût  haïr,  et  je  crois  que  cette  conformité  contribua 
beaucoup  à  me  passionner  pour  elle.  Dans  les  confidences  de  la 
plus  intime  amitié,  je  ne  lui  ai  jamais  ouï  mal  parler  des  absents, 
pas  même  de  sa  belle-sœur.  Elle  ne  pouvait  ni  déguiser  ce  qu'elle 
pensait  à  personne,  ni  même  contraindre  aucun  de  ses  sentiments  ; 
et  je  suis  persuadé  qu'elle  parlait  de  son  amant  à  son  mari 
même,  comme  elle  en  parlait  à  ses  amis,  à  ses  connaissances  et  à 
tout  le  monde  indifféremment.  Enfin,  ce  qui  prouve  sans 
réplique  la  pureté  et  la  sincérité  de  son  excellent  naturel,  c'est 
qu'étant  sujette  aux  plus  énormes  distractions  et  aux  plus  risibles 
étourderies,  il  lui  en  échappait  souvent  de  très  imprudentes  pour 
elle-même,  mais  jamais  d'offensantes  pour  qui  que  ce  fût. 

On  l'avait  mariée  très  jeune  et  malgré  elle  au  comte  d'Houde- 
tot,  homme  de  condition,  bon  militaire,  mais  joueur,  chicaneur, 
très  peu  aimable,  et  qu'elle  n'a  jamais  aimé.  Elle  trouva  dans 
M.  de  Saint- Lambert  tous  les  mérites  de  son  mari,  avec  des  qua- 
lités plus  agréables,  de  l'esprit,  des  vertus,  des  talents.  S'il  faut 
pardonner  quelque  chose  aux  mœurs  du  siècle,  c'est  sans  doute 
un  attachement  que  sa  durée  épure,  que  ses  effets  honorent,  et 
qui  ne  s'est  cimenté  que  par  une  estime  réciproque. 

C'était  un  peu  par  goût  à  ce  que  j'ai  pu  croire,  mais  beaucoup 
pour  complaire  à  Saint-Lambert,  qu'elle  venait  me  voir.  Il  l'y 
avait  exhortée,  et  il  avait  raison  de  croire  que  l'amitié  qui  com- 
mençait à  s'établir  entre  nous  rendrait  cette  société  agréable  à 
tous  les  trois.  Elle  savait  que  j'étais  instruit  de  leurs  liaisons;  et 
pouvant  me  parler  de  lui  sans  gêne,  il  était  naturel  qu'elle  se 
plût  avec  moi.  Elle  vint;  je  la  vis  ;  j'étais  ivre  d  amour  sans  objet  : 
cette  ivresse  fascina  mes  yeux,  cet  objet  se  fixa  sur   elle;  je  vis 


LIVRE  NEUVIÈME  3 

ma  Julie  en  madame  d'Houdetot,  et  bientôt  je  ne  vis  plus  que 
madame  d'Houdetot,  mais  revêtue  de  toutes  les  perfections 
de  l'idole  de  mon  cœur.  Pour  m'achever  elle  me  parla  de  Saint- 
Lambert  en  amante  passionnée.  Force  contagieuse  de  l'amour! 
en  l'écoutant,  en  me  sentant  auprès  d'elle,  j'étais  saisi  d'un  fré- 
missement délicieux,  que  je  n'avais  éprouvé  jamais  auprès  de 
personne.  Elle  parlait,  et  je  me  sentais  ému;  je  croyais  ne  faire 
que  m'intéresser  à  ses  sentiments,  quand  j'en  prenais  de  sem- 
blables; j'avalais  à  longs  traits  la  coupe  empoisonnée,  dont  je  ne 
sentais  encore  que  la  douceur.  Enfin,  sans  que  je  m'en  aperçusse 
et  sans  qu'elle  s'en  aperçût,  elle  m'inspira  pour  elle-même  tout 
ce  qu'elle  exprimait  pour  son  amant.  Hélas!  ce  fut  bien  tard,  ce 
fut  bien  cruellement  brûler  d'une  passion  non  moins  vive  que 
malheureuse,  pour  une  femme  dont  le  cœur  était  plein  d'un 
autre  amour! 

Malgré  les  mouvements  extraordinaires  que  j'avais  éprouvés 
auprès  d'elle,  je  ne  m'aperçus  pas  d'abord  de  ce  qui  m'était 
arrivé  :  ce  ne  fut  qu'après  son  départ  que,  voulant  penser  à 
Julie,  je  fus  frappé  de  ne  pouvoir  plus  penser  qu'à  madame 
d'Houdetot.  Alors  mes  yeux  se  dessillèrent;  je  sentis  mon 
malheur,  j'en  gémis,  mais  je  n'en  prévis  pas  les  suites. 

J'hésitai  longtemps  sur  la  manière  dont  je  me  conduirais  avec 
elle,  comme  si  l'amour  véritable  laissait  assez  de  raison  pour 
suivre  des  délibérations.  Je  n'étais  pas  déterminé  quand  elle 
revint  me  prendre  au  dépourvu.  Pour  lors  j'étais  instruit.  La 
honte,  compagne  du  mal,  me  rendit  muet,  tremblant  devant  elle; 
je  n'osais  ouvrir  la  bouche  ni  lever  les  yeux;  j'étais  dans  un 
trouble  inexprimable,  qu'il  était  impossible  qu'elle  ne  vît  pas.  Je 
pris  le  parti  de  le  lui  avouer,  et  de  lui  en  laisser  deviner  la  cause  : 
c'était  la  lui  dire  assez  clairement. 

Si  j'eusse  été  jeune  et  aimable,  et  que  dans  la  suite  madame 
d'Houdetot  eût  été  faible,  je  blâmerais  ici  sa  conduite;  mais  tout 
cela  n'était  pas  :  je  ne  puis  que  l'applaudir  et  l'admirer.  Le  parti 
qu'elle  prit  était  également  celui  de  la  générosité  et  de  la  pru- 
dence. Elle  ne  pouvait  s'éloigner  brusquement  de  moi  sans  en 
dire  la  cause  à  Saint-Lambert  qui  l'avait  lui-même  engagée  à  me 


4  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

voir  :  c'était  exposer  deux  amis  à  une  rupture,  et  peut-être  à  un 
éclat  qu'elle  voulait  éviter.  Elle  avait  pour  moi  de  l'estime  et  de 
la  bienveillance.  Elle  eut  pitié  de  ma  folie;  sans  la  flatter,  elle  la 
plaignit,  et  tâcha  de  m'en  guérir.  Elle  était  bien  aise  de  conser- 
ver à  son  amant  et  à  elle-même  un  ami  dont  elle  faisait  cas  :  elle 
ne  me  parlait  de  rien  avec  plus  de  plaisir  que  de  l'intime  et 
douce  société  que  nous  pourrions  former  entre  nous  trois,  quand 
je  serais  devenu  raisonnable.  Elle  ne  se  bornait  pas  toujours  à 
ces  exhortations  amicales,  et  ne  m'épargnait  pas  au  besoin  les 
reproches  plus  durs  que  j'avais  bien  mérités. 

Je  me  les  épargnais  encore  moins  moi-même;  sitôt  que  je  fus 
seul,  je  revins  à  moi;  j'étais  plus  calme  après  avoir  parlé  : 
l'amour  connu  de  celle  qui  l'inspire  en  devient  plus  supportable. 
La  force  avec  laquelle  je  me  reprochais  le  mien  m'en  eût  dû  guérir, 
si  la  chose  eût  été  possible.  Quels  puissants  motifs  n'appelai-je 
point  à  mon  aide  pour  l'étouffer  !  Mes  mœurs,  mes  sentiments, 
mes  principes,  la  honte,  l'infidélité,  le  crime,  l'abus  d'un  dépôt 
confié  par  l'amitié,  le  ridicule  enfin  de  brûler  à  mon  âge  de  la 
passion  la  plus  extravagante  pour  un  objet  dont  le  cœur  préoccupé 
ne  pouvait  ni  me  rendre  aucun  retour,  ni  me  laisser  aucun 
espoir  :  passion  de  plus,  qui,  loin  d'avoir  rien  à  gagner  par  la 
constance,  devenait  moins  souffrable  de  jour  en  jour. 

Qui  croirait  que  cette  dernière  considération,  qui  devait  ajouter 
du  poids  à  toutes  les  autres,  fut  celle  qui  les  éluda?  Quel  scru- 
pule, pensai-je,  puis-je  me  faire  d'une  folie  nuisible  à  moi  seul? 
Suis-je  donc  un  jeune  cavalier  fort  à  craindre  pour  madame 
d'Houdetot?  Ne  dirait-on  pas,  à  mes  présomptueux  remords,  que 
ma  galanterie,  mon  air,  ma  parure,  vont  la  séduire?  Eh  !  pauvre 
Jean-Jacques,  aime  à  ton  aise,  en  sûreté  de  conscience,  et  ne 
crains  pas  que  tes  soupirs  nuisent  à  Saint-Lambert. 

On  a  vu  que  jamais  je  ne  fus  avantageux,  même  dans  ma  jeu- 
nesse. Cette  façon  de  penser  était  dans  mon  tour  d'esprit,  elle 
flattait  ma  passion;  c'en  fut  assez  pour  m'y  livrer  sans  réserve,  et 
rire  même  de  l'impertinent  scrupule  que  je  croyais  m'être  fait 
par  vanité  plus  que  par  raison.  Grande  leçon  pour  les  âmes 
honnêtes,  que  le  vice  n'attaque  jamais   à  découvert,  mais  qu'il 


LIVRE  NEUVIÈME  5 

trouve    le   moyen    de   surprendre,  en    se    masquant  toujours   de 
quelque  sophisme,  et  souvent  de  quelque  vertu. 

Coupable  sans  remords,  je  le  fus  bientôt  sans  mesure;  et,  de 
grâce,  qu'on  voie  comment  ma  passion  suivit  la  trace  de  mon 
naturel,  pour  m'entraîner  enfin  dans  l'abîme.  D'abord  elle  prit  un 
air  humble  pour  me  rassurer;  et,  pour  me  rendre  entreprenant, 
elle  poussa  cette  humilité  jusqu'à  la  défiance.  Madame  d'Houde- 
tot,  sans  cesser  de  me  rappeler  à  mon  devoir,  à  la  raison,  sans 
jamais  flatter  un  moment  ma  folie,  me  traitait  au  reste  avec  la 
plus  grande  douceur,  et  prit  avec  moi  le  ton  de  l'amitié  la  plus 
tendre.  Cette  amitié  m'eût  suffi,  je  le  proteste,  si  je  l'avais  crue 
sincère;  mais  la  trouvant  trop  vive  pour  être  vraie,  n'allai-je  pas 
me  fourrer  dans  la  tête  que  l'amour,  désormais  si  peu  conve- 
nable à  mon  âge,  à  mon  maintien,  m'avait  avili  aux  yeux  de 
madame  d'Houdetot;  que  cette  jeune  folle  ne  voulait  que  se 
divertir  de  moi  et  de  mes  douceurs  surannées;  qu'elle  en  avait 
fait  confidence  à  Saint-Lambert,  et  que,  l'indignation  de  mon 
infidélité  ayant  fait  entrer  son  amant  dans  ses  vues,  ils  s'enten- 
daient tous  les  deux  pour  achever  de  me  faire  tourner  la  tête  et 
me  persifler!  Cette  bêtise,  qui  m'avait  fait  extravaguer,  à  vingt- 
six  ans,  auprès  de  madame  de  Larnage,  que  je  ne  connaissais  pas, 
m'eût  été  pardonnable  à  quarante-cinq,  auprès  de  madame 
d'Houdetot,  si  j'eusse  ignoré  qu'elle  et  son  amant  étaient  trop 
honnêtes  gens  l'un  et  l'autre  pour  se  faire  un  aussi  barbare  amu- 
sement. 

Madame  d'Houdetot  continuait  à  me  faire  des  visites  que  je  ne 
tardai  pas  à  lui  rendre.  Elle  aimait  à  marcher,  ainsi  que  moi  : 
nous  faisions  de  longues  promenades  dans  un  pays  enchanté. 
Content  d'aimer  et  de  l'oser  dire,  j'aurais  été  dans  la  plus  douce 
situation,  si  mon  extravagance  n'en  eût  détruit  tout  le  charme. 
Elle  ne  comprit  rien  d'abord  à  la  sotte  humeur  avec  laquelle  je 
recevais  ses  caresses  :  mais  mon  cœur,  incapable  de  savoir  jamais 
rien  cacher  de  ce  qui  s'y  passe,  ne  lui  laissa  pas  longtemps  ignorer 
mes  soupçons;  elle  en  voulut  rire;  cet  expédient  ne  réussit  pas; 
des  transports  de  rage  en  auraient  été  l'effet  :  elle  changea  de  ton. 
Sa  compatissante  douceur  fut  invincible;  elle  me  fit  des  reproches 


6  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

qui  me  pénétrèrent;  elle  me  témoigna,  sur  mes  injustes  craintes, 
des  inquiétudes  dont  j'abusai.  J'exigeai  des  preuves  qu'elle  ne  se 
moquait  pas  de  moi.  Elle  vit  qu'il  n'y  avait  nul  moyen  de  me  ras- 
surer. Je  devins  pressant;  le  pas  était  délicat.  Il  est  étonnant,  il 
est  unique  peut-être  qu'une  femme  ayant  pu  venir  jusqu'à  mar- 
chander, s'en  soit  tirée  à  si  bon  compte.  Elle  ne  me  refusa  rien  de 
ce  que  la  plus  tendre  amitié  pouvait  accorder.  Elle  ne  m'accorda 
rien  qui  pût  la  rendre  infidèle,  et  j'eus  l'humiliation  de  voir  que 
l'embrasement  dont  ses  légères  faveurs  allumaient  mes  sens  n'en 
porta  jamais  aux  siens  la  moindre  étincelle. 

J'ai  dit  quelque  part  qu'il  ne  faut  rien  accorder  aux  sens  quand 
on  veut  leur  refuser  quelque  chose.  Pour  connaître  combien  cette 
maxime  se  trouva  fausse  avec  madame  d'Houdetot,  et  combien 
elle  eut  raison  de  compter  sur  elle-même,  il  faudrait  entrer  dans 
les  détails  de  nos  longs  et  fréquents  tête-à-tête,  et  les  suivre  dans 
toute  leur  vivacité  durant  quatre  mois  que  nous  passâmes 
ensemble,  dans  une  intimité  presque  sans  exemple  entre  deux 
amis  de  différents  sexes,  qui  se  renferment  dans  les  bornes  dont 
nous  ne  sortîmes  jamais.  Ah!  si  j'avais  tardé  si  longtemps  à  sentir 
..le  véritable  amour,  qu'alors  mon  cœur  et  mes  sens  lui  payèrent 
bien  l'arrérage!  et  quels  sont  donc  les  transports  qu'on  doit 
éprouver  auprès  d'un  objet  aimé  qui  nous  aime,  si  même  un 
amour  non  partagé  peut  en  inspirer  de  pareils! 

Mais  j'ai  tort  de  dire  un  amour  non  partagé;  le  mien  l'était 
en  quelque  sorte  ;  il  était  égal  des  deux  côtés,  quoiqu'il  ne  fût  pas 
réciproque.  Nous  étions  ivres  d'amour  l'un  et  l'autre;  elle  pour 
son  amant,  moi  pour  elle;  nos  soupirs,  nos  délicieuses  larmes  se 
confondaient.  Tendres  confidents  l'un  de  l'autre,  nos  sentiments 
avaient  tant  de  rapport  qu'il  était  impossible  qu'ils  ne  se  mêlassent 
pas  en  quelque  chose;  et  toutefois,  au  milieu  de  cette  dange- 
reuse ivresse,  jamais  elle  ne  s'est  oubliée  un  moment;  et  moi  je 
proteste,  je  jure  que  si,  quelquefois  égaré  par  mes  sens,  j'ai  tenté 
de  la  rendre  infidèle,  jamais  je  ne  l'ai  véritablement  désiré.  La 
véhémence  de  ma  passion  la  contenait  par  elle-même.  Le  devoir 
des  privations  avait  exalté  mon  âme.  L'éclat  de  toutes  les  vertus 
ornait  à  mes    yeux  l'idole  de  mon   cœur;    en    souiller  la  divine 


U*''-]vSiâll 


Maauce  Leloir.  pmx: 


Teyssonnières.  se 


TÊTE  A  TÊTE  AU  CLAIR  DE  LUNE 


I 


LIVRE  NEUVIÈME  7 

image  eût  été  l'anéantir.  J'aurais  pu  commettre  le  crime;  il  a  cent 
fois  été  commis  dans  mon  cœur  :  mais  avilir  ma  Sophie  !  ah  I  cela 
se  pouvait-il  jamais?  Non,  non,  je  le  lui  ai  cent  fois  dit  à  elle- 
même  :  eussé-je  été  le  maître  de  me  satisfaire,  sa  propre  volonté 
l'eût-elle  mise  à  ma  discrétion,  hors  quelques  courts  moments  de 
délire,  j'aurais  refusé  d'être  heureux  à  ce  prix.  Je  l'aimais  trop 
pour  vouloir  la  posséder. 

Il  y  a  près  d'une  lieue  de  l'Ermitage  à  Eaubonne;  dans  mes  fré- 
quents voyages,  il  m'est  arrivé  quelquefois  d'y  coucher;  un  soir, 
après  avoir  soupe  tête  à  tête,  nous  allâmes  nous  promener  au 
jardin,  par  un  très  beau  clair  de  lune.  Au  fond  de  ce  jardin  était 
un  assez  grand  taillis,  pareil  nous  fûmes  chercher  un  joli  bosquet, 
orné  d'une  cascade  dont  je  lui  avais  donné  l'idée,  et  qu'elle  avait 
fait  exécuter.  Souvenir  immortel  d'innocence  et  de  jouissance  !  Ce 
fut  dans  ce  bosquet  qu'assis  avec  elle,  sur  un  banc  de  gazon,  sous 
un  acacia  tout  chargé  de  fleurs,  je  trouvai,  pour  rendre  les  mouve- 
ments de  mon  cœur,  un  langage  vraiment  digne  d'eux.  Ce  fut  la 
première  et  l'unique  fois  de  ma  vie;  mais  je  fus  sublime,  si  l'on 
peut  nommer  ainsi  tout  ce  que  l'amour  le  plus  tendre  et  le  plus 
ardent  peut  porter  d'aimable  et  de  séduisant  dans  un  cœur 
d'homme.  Que  d'enivrantes  larmes  je  versai  sur  ses  genoux!  que 
je  lui  en  fis  verser  malgré  elle!  Enfin,  dans  un  transport  involon- 
taire, elle  s'écria  :  Non,  jamais  homme  ne  fut  si  aimable;  et 
jamais  amant  n'aima  comme  vous!  Mais  votre  ami  Saint-Lambert 
nous  écoute,  et  mon  cœur  ne  saurait  aimer  deux  fois.  Je  me  tus 
en  soupirant;  je  l'embrassai...  Quel  embrassement  !  Mais  ce  fut 
tout.  Il  y  avait  six  mois  qu'elle  vivait  seule,  c'est-à-dire  loin  de 
son  amant  et  de  son  mari;  il  y  en  avait  trois  que  je  la  voyais 
presque  tous  les  jours,  et  toujours  l'amour  en  tiers  entre  elle  et 
moi.  Nous  avions  soupe  tête  à  tête,  nous  étions  seuls,  dans  un 
bosquet  au  clair  de  lune  ;  et  après  deux  heures  de  l'entretien  le 
plus  vif  et  le  plus  tendre,  elle  sortit  au  milieu  de  la  nuit  de  ce 
bosquet  et  des  bras  de  son  ami,  aussi  intacte,  aussi  pure  de  corps 
et  de  cœur  qu'elle  y  était  entrée.  Lecteur,  pesez  toutes  ces  cir- 
constances, je  n'ajouterai  rien  de  plus. 

Et  qu'on  n'aille  pas  s'imaginer  qu'ici  mes  sens  me   laissaient 


8  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

tranquille,  comme  auprès  de  Thérèse  et  de  maman.  Je  l'ai  déjà  dit, 
c'était  de  l'amour  cette  fois,  et  l'amour  dans  toute  son  énergie  et 
dans  toutes  ses  fureurs.  Je  ne  décrirai  ni  les  agitations,  ni  les  fré- 
missements, ni  les  palpitations,  ni  les  mouvements  convulsifs,  ni 
les  défaillances  de  cœur  que  j'éprouvais  continuellement;  on  en 
pourra  juger  par  l'effet  que  sa  seule  image  faisait  sur  moi.  J'ai  dit 
qu'il  y  avait  loin  de  l'Ermitage  à  Eaubonne:  je  passais  par  les 
coteaux  d'Andilly,  qui  sont  charmants.  Je  rêvais  en  marchant  à 
celle  que  j'allais  voir,  à  l'accueil  caressant  qu'elle  me  ferait,  au 
baiser  qui  m'attendait  à  mon  arrivée.  Ce  seul  baiser,  ce  baiser 
funeste,  avant  même  de  le  recevoir,  m'embrasait  le  sang  à  tel 
point,  que  ma  tête  se  troublait;  un  éblouissement  m'aveuglait, 
mes  genoux  tremblants  ne  pouvaient  me  soutenir;  j'étais  forcé 
de  m'arrêter,  de  m'asseoir;  toute  ma  machine  était  dans  un 
désordre  inconcevable:  j'étais  prêt  à  m'évanouir.  Instruit  du  dan- 
ger, je  tâchais,  en  partant,  de  me  distraire  et  de  penser  à  autre 
chose.  Je  n'avais  pas  fait  vingt  pas,  que  les  mêmes  souvenirs  et 
tous  les  accidents  qui  en  étaient  la  suite  revenaient  m'assaillir 
sans  qu'il  me  fût  possible  de  m'en  délivrer;  et,  de  quelque  façon 
que  je  m'y  sois  pu  prendre,  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit  arrivé  de 
faire  seul  ce  trajet  impunément.  J'arrivais  à  Eaubonne,  faible, 
épuisé,  rendu,  me  soutenant  à  peine.  A  l'instant  que  je  la  voyais, 
tout  était  réparé;  je  ne  sentais  plus  auprès  d'elle  que  l'importunité 
d'une  vigueur  inépuisable  et  toujours  inutile.  Il  y  avait  sur  ma 
route,  à  la  vue  d'Eaubonne,  une  terrasse  agréable,  appelée  le  mont 
Olympe,  oii  nous  nous  rendions  quelquefois,  chacun  de  notre 
côté.  J'arrivais  le  premier:  j'étais  fait  pour  l'attendre;  mais  que 
cette  attente  me  coûtait  cher!  Pour  me  distraire,  j'essayais  d'écrire 
avec  mon  crayon  des  billets  que  j'aurais  pu  tracer  du  plus  pur  de 
mon  sang;  je  n'en  ai  jamais  pu  achever  un  qui  fût  lisible.  Quand 
elle  en  trouvait  un  dans  la  niche  dont  nous  étions  convenus,  elle 
n'y  pouvait  voir  autre  chose  que  l'état  vraiment  déplorable  où 
j'étais  en  l'écrivant.  Cet  état,  et  surtout  sa  durée  pendant  trois 
mois  d'irritation  continuelle  et  de  privations,  me  jeta  dans  un 
épuisement  dont  je  n'ai  pu  me  tirer  de  plusieurs  années,  et 
finit  par  me  donner  une  descente  que  j'emporterai  ou   qui  m'em- 


LIVRE  NEUVIEME  g 

portera  au  tombeau.  Telle  a  été  la  seule  jouissance  amoureuse  de 
l'homme  du  tempérament  le  plus  combustible,  mais  le  plus 
timide  en  même  temps, que  peut-être  la  nature  ait  jamais  produit. 
Tels  ont  été  les  derniers  beaux  jours  qui  m'aient  été  comptés  sur 
la  terre  :  ici  commence  le  long  tissu  de  malheurs  de  ma  vie,  où 
l'on  verra  peu  d'interruption. 

On  a  vu  dans  tout  le  cours  de  ma  vie  que  mon  cœur,  transpa- 
rent comme  le  cristal,  n'a  jamais  su  cacher,  durant  une  minute 
entière,  un  sentiment  un  peu  vif  qui  s'y  fût  réfugié.  Qu'on  juge 
s'il  me  fut  possible  de  cacher  longtemps  mon  amour  pour  ma- 
dame d'Houdetot.  Notre  intimité  frappait  tous  les  yeux,  nous  n'y 
mettions  ni  secret  ni  mystère.  Elle  n'était  pas  de  nature  à  en 
avoir  besoin  :  et  comme  madame  d'Houdetot  avait  pour  moi 
l'amitié  la  plus  tendre,  qu'elle  ne  se  reprochait  point;  que  j'avais 
pour  elle  une  estime  dont  personne  ne  connaissait  mieux  que  moi 
toute  la  justice;  elle,  franche,  distraite,  étourdie;  moi,  vrai,  mala- 
droit, fier,  impatient,  emporté,  nous  donnions  encore  sur  nous, 
dans  notre  trompeuse  sécurité,  beaucoup  plus  de  prise  que  nous 
n'aurions  fait,  si  nous  eussions  été  coupables.  Nous  allions  l'un 
et  l'autre  à  la  Chevrette,  nous  nous  y  trouvions  souvent  ensemble, 
quelquefois  même  par  rendez-vous.  Nous  y  vivions  à  notre  ordi- 
naire, nous  promenant  tous  les  jours  tête  à  tête,  en  parlant  de  nos 
devoirs,  de  notre  ami,  de  nos  innocents  projets,  dans  le  parc,  vis- 
à-vis  l'appartement  de  madame  d'Épinay,  sous  ses  fenêtres,  d'oi^i, 
ne  cessant  de  nous  examiner,  et  se  croyant  bravée,  elle  assouvis- 
sait son  cœur  par  ses  yeux,  de  rage  et  d'indignation. 

Les  femmes  ont  toutes  l'art  de  cacher  leur  fureur,  surtout  quand 
elle  est  vive  :  madame  d'Épinay,  violente,  mais  réfléchie,  possède 
surtout  cet  art  éminemment.  Elle  feignit  de  ne  rien  voir,  de  ne 
rien  soupçonner;  et  dans  le  même  temps  qu'elle  redoublait  avec 
moi  d'attentions,  de  soins,  et  presque  d'agaceries,  elle  affectait 
d'accabler  sa  belle-sœur  de  procédés  malhonnêtes  et  de  marques 
d'un  dédain  qu'elle  semblait  vouloir  me  communiquer.  On  juge 
bien  qu'elle  ne  réussissait  pas;  mais  j'étais  au  supplice.  Déchiré 
de  sentiments  contraires,  en  même  temps  que  j'étais  touché  de 
ses  caresses,  j'avais  peine  à  contenir  ma  colère,  quand  je  la  voyais 


lo  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

manquer  à  madame  d'Houdetot.  La  douceur  angélique  de  celle-ci 
lui  faisait  tout  endurer  sans  se  plaindre,  et  même  sans  lui  en 
savoir  plus  mauvais  gré.  Elle  était  d'ailleurs  souvent  si  distraite, 
et  toujours  si  peu  sensible  à  ces  choses-là,  que  la  moitié  du  temps 
elle  ne  s'en  apercevait  pas. 

J'étais  si  préoccupé  de  ma  passion  que,  ne  voyant  rien  que 
Sophie  (c'était  un  des  noms  de  madame  d'Houdetot),  je  ne 
remarquais  pas  même  que  j'étais  devenu  la  fable  de  toute  la  mai- 
son et  des  survenants.  Le  baron  d'Holbach,  qui  n'était  jamais 
venu,  que  je  sache,  à  la  Chevrette,  fut  au  nombre  de  ces  derniers. 
Si  j'eusse  été  aussi  défiant  que  je  le  suis  devenu  dans  la  suite, 
j'aurais  fort  soupçonné  madame  d'Épinay  d'avoir  arrangé  ce 
voyage,  pour  lui  donner  l'amusant  cadeau  de  voir  le  citoyen 
amoureux.  Mais  j'étais  alors  si  bête,  que  je  ne  voyais  pas  même 
ce  qui  crevait  les  yeux  à  tout  le  monde.  Toute  ma  stupidité  ne 
m'empêcha  pourtant  pas  de  trouver  au  baron  l'air  plus  content, 
plus  jovial  qu'à  son  ordinaire.  Au  lieu  de  me  regarder  en  noir  selon 
sa  coutume,  il  me  lâchait  cent  propos  goguenards,  auxquels  je  ne 
comprenais  rien.  J'ouvrais  de  grands  yeux  sans  rien  répondre  : 
madame  d'Épinay  se  tenait  les  côtés  de  rire;  je  ne  savais  sur 
quelle  herbe  ils  avaient  marché.  Comme  rien  ne  passait  encore  les 
bornes  de  la  plaisanterie,  tout  ce  que  j'aurais  eu  de  mieux  à  faire, 
si  je  m'en  étais  aperçu,  eût  été  de  m'y  prêter.  Mais  il  est  vrai  qu'à 
travers  la  railleuse  gaieté  du  baron  l'on  voyait  briller  dans  ses 
yeux  une  maligne  joie,  qui  m'aurait  peut-être  inquiété,  si  je 
l'eusse  aussi  bien  remarquée  alors  que  je  me  la  rappelai  dans  la 
suite. 

Un  jour  que  j'allai  voir  madame  d'Houdetot  à  Eaubonne,  au 
retour  d'un  de  ses  voyages  à  Paris,  je  la  trouvai  triste,  et  je  vis 
qu'elle  avait  pleuré.  Je  fus  obligé  de  me  contraindre,  parce  que 
madame  de  Blainville,  sœur  de  son  mari,  était  là;  mais  sitôt  que 
je  pus  trouver  un  moment,  je  lui  marquai  mon  inquiétude.  Ah! 
me  dit-elle  en  soupirant,  je  crains  bien  que  vos  folies  ne  me 
coûtent  le  repos  de  mes  jours.  Saint- Lambert  est  instruit,  et  mal 
instruit.  Il  me  rend  justice;  mais  il  a  de  l'humeur,  dont,  qui  pis 
est,  il  me  cache  une  partie.  Heureusement  je  ne  lui  ai  rien  tu  de 


LIVRE  NEUVIEME  ii 

nos  liaisons,  qui  se  sont  faites  sous  ses  auspices.  Mes  lettres 
étaient  pleines  de  vous,  ainsi  que  mon  cœur:  je  ne  lui  ai  caché 
que  votre  amour  insensé,  dont  j'espérais  vous  guérir,  et  dont, 
sans  m'en  parler,  je  vois  qu'il  me  fait  un  crime.  On  nous  a  des- 
servis, on  m'a  fait  tort,  mais  n'importe.  Ou  rompons  tout  à  fait,  ou 
soyez  tel  que  vous  devez  être.  Je  ne  veux  plus  rien  avoir  à  cacher 
à  mon  amant. 

Ce  fut  là  le  premier  moment  où  je  fus  sensible  à  la  honte  de 
me  voir  humilié,  par  le  sentiment  de  ma  faute,  devant  une  jeune 
femme  dont  j'éprouvais  les  justes  reproches,  et  dont  j'aurais  dû 
être  le  mentor.  L'indignation  que  j'en  ressentis  contre  moi-même 
eût  suffi  peut-être  pour  surmonter  ma  faiblesse,  si  la  tendre  com- 
passion que  m'inspirait  la  victime  n'eût  encore  amolli  mon  cœur. 
Hélas!  était-ce  le  moment  de  pouvoir  l'endurcir,  lorsqu'il  était 
inondé  par  des  larmes  qui  le  pénétraient  de  toutes  parts?  Cet 
attendrissement  se  changea  bientôt  en  colère  contre  les  vils  déla- 
teurs qui  n'avaient  vu  que  le  mal  d'un  sentiment  criminel,  mais 
involontaire,  sans  croire,  sans  imaginer  même  la  sincère  honnê- 
teté de  cœur  qui  le  rachetait.  Nous  ne  restâmes  pas  longtemps  en 
doute  sur  la  main  d'où  partait  le  coup. 

Nous  savions  l'un  et  l'autre  que  madame  d'Épinay  était  en 
commerce  de  lettres  avec  Saint-Lambert.  Ce  n'était  pas  le  pre- 
mier orage  qu'elle  avait  suscité  à  madame  d'Houdetot,  dont  elle 
avait  fait  mille  efforts  pour  le  détacher,  et  que  les  succès  de 
quelques-uns  de  ces  efforts  faisaient  trembler  pour  la  suite.  D'ail- 
leurs, Grimm,  qui,  ce  me  semble,  avait  suivi  M.  de  Castries  à 
l'armée,  était  en  Westphalie,  aussi  bien  que  Saint- Lambert;  ils  se 
voyaient  quelquefois.  Grimm  avait  fait,  auprès  de  madame 
d'Houdetot,  quelques  tentatives  qui  n'avaient  pas  réussi;  Grimm, 
très  piqué,  cessa  tout  à  fait  de  la  voir.  Qu'on  juge  du  sang-froid 
avec  lequel,  modeste  comme  on  sait  qu'il  l'est,  il  lui  supposait 
des  préférences  pour  un  homme  plus  âgé  que  lui,  et  dont  lui, 
Grimm,  depuis  qu'il  fréquentait  les  grands,  ne  parlait  plus  que 
comme  de  son  protégé. 

Mes  soupçons  sur  madame  d'Épinay  se  changèrent  en  certitude, 
quand  j'appris  ce  qui  s'était  passé  chez  moi.  Quand  j'étais  à  la  Che- 


12  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

vrette,  Thérèse  y  venait  souvent,  soit  pour  m'apporter  mes  lettres, 
soit  pour  me  rendre  des  soins  nécessaires  à  ma  mauvaise  santé. 
Madame  d'Épinay  lui  avait  demandé  si  nous  ne  nous  écrivions 
pas,  madame  d'Houdetot  et  moi.  Sur  son  aveu,  madame  d'Épinay 
la  pressa  de  lui  remettre  les  lettres  de  madame  d'Houdetot, 
l'assurant  qu'elle  les  recachetterait  si  bien  qu'il  n'y  paraîtrait  pas. 
Thérèse,  sans  montrer  combien  cette  proposition  la  scandalisait, 
et  même  sans  m'avertir,  se  contenta  de  mieux  cacher  les  lettres 
qu'elle  m'apportait  :  précaution  très  heureuse;  car  madame 
d'Épinay  la  faisait  guetter  à  son  arrivée;  et,  l'attendant  au  pas- 
sage, poussa  plusieurs  fois  l'audace  jusqu'à  chercher  dans  sa 
bavette.  Elle  fit  plus:  s'étant  un  jour  invitée  à  venir,  avec  M.  de 
Margency,  dîner  à  l'Ermitage  pour  la  première  fois  depuis  que  j'y 
demeurais,  elle  prit  le  temps  que  je  me  promenais  avec  Margency, 
pour  entrer  dans  mon  cabinet  avec  la  mère  et  la  fille,  et  les  presser 
de  lui  montrer  les  lettres  de  madame  d'Houdetot.  Si  la  mère  eût 
su  où  elles  étaient,  les  lettres  étaient  livrées;  mais  heureusement 
la  fille  seule  le  savait,  et  nia  que  j'en  eusse  conservé  aucune.  Men- 
songe assurément  plein  d'honnêteté,  de  fidélité,  de  générosité, 
tandis  que  la  vérité  n'eût  été  qu'une  perfidie.  Madame  d'Épinay, 
voyant  qu'elle  ne  pouvait  la  séduire,  s'efforça  de  l'irriter  par  la 
jalousie,  en  lui  reprochant  sa  facilité  et  son  aveuglement.  Com- 
ment pouvez-vous,  lui  dit-elle,  ne  pas  voir  qu'ils  ont  entre  eux  un 
commerce  criminel?  Si,  malgré  tout  ce  qui  frappe  vos  yeux,  vous 
avez  besoin  d'autres  preuves,  prêtez-vous  donc  à  ce  qu'il  faut 
faire  pour  les  avoir  :  vous  dites  qu'il  déchire  les  lettres  de  madame 
d'Houdetot  aussitôt  qu'il  les  a  lues  :  eh  bien  !  recueillez  avec  soin 
les  pièces,  et  donnez-les-moi;  je  me  charge  de  les  rassembler. 
Telles  étaient  les  leçons  que  mon  amie  donnait  à  ma  compagne. 
Thérèse  eut  la  discrétion  de  me  taire  assez  longtemps  toutes  ces 
tentatives;  mais  voyant  mes  perplexités,  elle  se  crut  obligée  à  me 
tout  dire,  afin  que,  sachant  à  qui  j'avais  affaire,  je  prisse  mes 
mesures  pour  me  garantir  des  trahisons  qu'on  me  préparait.  Mon 
indignation,  ma  fureur  ne  peut  se  décrire.  Au  lieu  de  dissimuler 
avec  madame  d'Épinay,  à  son  exemple,  et  de  me  servir  de  contre- 
ruses,  je  me  livrai  sans  mesure  à  l'impétuosité  de  mon  naturel,  et, 


LIVRE  NEUVIÈME  i3 

avec  mon  étourderie  ordinaire,  j'éclatai  tout  ouvertement.  On 
peut  juger  de  mon  imprudence  par  les  lettres  suivantes,  qui 
montrent  suffisamment  la  manière  de  procéder  de  l'un  et  de 
l'autre  en  cette  occasion. 


Billet  de  madame  d'Épinay,  liasse  A,  n°  44. 

((  Pourquoi  donc  ne  vous  vois-je  pas,  mon  cher  ami?  Je  suis 
((  inquiète  de  vous.  Vous  m'aviez  tant  promis  de  ne  faire  qu'aller 
((  et  venir  de  l'Ermitage  ici.  Sur  cela,  je  vous  ai  laissé  libre;  et, 
((  point  du  tout,  vous  laissez  passer  huit  jours.  Si  l'on  ne  m'avait 
((  pas  dit  que  vous  étiez  en  bonne  santé,  je  vous  croirais  malade. 
((  Je  vous  attendais  avant-hier  ou  hier,  et  je  ne  vous  vois  point 
((  arriver.  Mon  Dieu!  qu'avez-vous  donc?  Vous  n'avez  point 
«  d'affaires;  vous  n'avez  pas  non  plus  de  chagrins;  car  je  me  flatte 
((  que  vous  seriez  venu  sur-le  champ  me  les  confier.  Vous  êtes 
((  donc  malade!  tirez-moi  d'inquiétude  bien  vite,  je  vous  en  prie. 
((  Adieu,  mon  cher  ami;  que  cet  adieu  me  donne  un  bonjour  de 
((  vous.  » 

RÉPONSE. 

(t  Ce  mercredi  matin. 

((  Je  ne  puis  rien  vous  dire  encore.  J'attends  d'être  mieux  ins- 
((  truit,  et  je  le  serai  tôt  ou  tard.  En  attendant,  soyez  sûre  que  Vïn- 
((  nocence  accusée  trouvera  un  défenseur  assez  ardent  pour 
((  donner  "quelque  repentir  aux  calomniateurs,  quels  qu'ils 
((  soient.  » 


Second  billet  de  la  même,  liasse  A,  n°  46. 

((  Savez-vous  que  votre  lettre  m'effraye?  qu'est-ce  qu'elle  veut 
«  donc  dire?  Je  l'ai  relue  plus  de  vingt-cinq  fois.  En  vérité,  je  n'y 
((  comprends  rien.  J'y  vois  seulement  que  vous  êtes  inquiet  et 
((  tourmenté,  et  que  vous  attendez  que  vous    ne   le  soyez  plus 


14  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

((  pour  m'en  parler.  Mon  cher  ami,  est-ce  là  ce  dont  nous  étions 
((  convenus?  Qu'est  donc  devenue  cette  amitié,  cette  confiance? 
«  et  comment  l'ai-je  perdue?  Est-ce  contre  moi  ou  pour  moi  que 
((  vous  êtes  fâché  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  venez  dès  ce  soir,  je  vous 
((  en  conjure;  souvenez  vous  que  vous  m'avez  promis,  il  n'y  a  pas 
«  huit  jours,  de  ne  rien  garder  sur  le  cœur,  et  de  me  parler  sur-le- 
({  champ.  Mon  cher  ami,  je  vis  dans  cette  confiance...  Tenez,  je 
((  viens  encore  de  lire  votre  lettre:  je  n'y  conçois  pas  davantage; 
((  mais  elle  me  fait  trembler.  Il  me  semble  que  vous  êtes  cruelle- 
((  ment  agité.  Je  voudrais  vous  calmer;  mais  comme  j'ignore  le 
((  sujet  de  vos  inquiétudes,  je  ne  sais  que  vous  dire,  sinon  que  me 
«  voilà  tout  aussi  malheureuse  que  vous,  jusqu'à  ce  que  je  vous 
«  aie  vu.  Si  vous  n'êtes  pas  ici  ce  soir  à  six  heures,  je  pars  demain 
((  pour  l'Ermitage,  quelque  temps  qu'il  fasse  et  dans  quelque 
((  état  que  je  sois;  car  je  ne  saurais  tenir  à  cette  inquiétude.  Bon- 
«  jour,  mon  cher  ami.  A  tout  hasard,  je  risque  de  vous  dire,  sans 
«  savoir  si  vous  en  avez  besoin  ou  non,  de  tâcher  de  prendre 
«  garde,  et  d'arrêter  les  progrès  que  fait  l'inquiétude  dans  la  soli- 
((  tude.  Une  mouche  devient  un  monstre,  je  l'ai  souvent 
((  éprouvé.  » 

RÉPONSE. 

«  Ce  mercredi  soir. 

((  Je  ne  puis  vous  aller  voir,  ni  recevoir  votre  visite,  tant  que 
«  durera  l'inquiétude  oii  je  suis.  La  confiance  dont  vous  parlez 
((  n'est  plus,  et  il  ne  vous  sera  pas  aisé  de  la  recouvrer.  Je  ne  vois 
((  à  présent,  dans  votre  empressement,  que  le  désir  de  tirer  des 
((  aveux  d'autrui  quelque  avantage  qui  convienne  à  vos  vues;  et 
((  mon  cœur,  si  prompt  à  s'épancher  dans  un  cœur  qui  s'ouvre 
((  pour  le  recevoir,  se  ferme  à  la  ruse  et  à  la  finesse.  Je  reconnais 
«  votre  adresse  ordinaire  dans  la  difficulté  que  vous  trouvez  à 
((  comprendre  mon  billet.  Me  croyez-vous  assez  dupe  pour  pen- 
ce ser  que  vous  ne  l'ayez  pas  compris?  Non;  mais  je  saurai  vaincre 
((  vos  subtilités  à  force  de  franchise.  Je  vais  m'expliquer  plus  clai- 
((  rement,  afin  que  vous  m'entendiez  encore  moins. 


LIVRE  NEUVIÈME  i5 

((  Deux  amants  bien  unis  et  dignes  de  s'aimer  me  sont  chers:  je 
((  m'attends  bien  que  vous  ne  saurez  pas  qui  je  veux  dire,  à  moins 
((  que  je  ne  vous  les  nomme.  Je  présume  qu'on  a  tenté  de  les  dé- 
«  sunir,  et  que  c'est  de  moi  qu'on  s'est  servi  pour  donner  de  la 
((  jalousie  à  l'un  des  deux.  Le  choix  n'est  pas  fort  adroit,  mais  il 
((  a  paru  commode  à  la  méchanceté  :  et  cette  méchanceté,  c'est 
((  vous  que  j'en  soupçonne.  J'espère  que  ceci  devient  plus 
{(  clair. 

«  Ainsi  donc  la  femme  que  j'estime  le  plus  aurait,  de  mon  su, 
«  l'infamie  de  partager  son  cœur  et  sa  personne  entre  deux 
«  amants,  et  moi  celle  d'être  un  de  ces  deux  lâches!  Si  je  savais 
({  qu'un  seul  moment  de  la  vie  vous  eussiez  pu  penser  ainsi  d'elle 
{(  et  de  moi,  je  vous  haïrais  jusqu'à  la  mort.  Mais  c'est  de  l'avoir 
«  dit,  et  non  de  l'avoir  cru,  que  je  vous  taxe.  Je  ne  comprends  pas, 
«  en  pareil  cas,  auquel  c'est  des  trois  que  vous  avez  voulu  nuire  ; 
((  mais  si  vous  aimez  le  repos,  craignez  d'avoir  eu  le  malheur  de 
((  réussir.  Je  n'ai  caché  ni  à  vous,  ni  à  elle,  le  mal  que  je  pense 
((  de  certaines  liaisons;  mais  je  veux  qu'elles  finissent  par  un 
«  moyen  aussi  honnête  que  sa  cause,  et  qu'un  amour  illégitime  se 
«  change  en  une  éternelle  amitié.  Moi,  qui  ne  fis  jamais  de  mal  à 
«  personne,  servirais-je  innocemment  à  en  faire  à  mes  amis?  Non; 
«  je  ne  vous  le  pardonnerais  jamais,  je  deviendrais  votre  irrécon- 
((  ciliable  ennemi.  Vos  secrets  seuls  seraient  respectés;  car  je  ne 
«  serai  jamais  un  homme  sans  foi. 

«  Je  n'imagine  pas  que  les  perplexités  oii  je  suis  puissent 
((  durer  bien  longtemps.  Je  ne  tarderai  pas  à  savoir  si  je  me  suis 
((  trompé.  Alors  j'aurai  peut-être  de  grands  torts  à  réparer,  et  je 
«  n'aurai  rien  fait  en  ma  vie  de  si  bon  cœur.  Mais  savez  vous 
((  comment  je  rachèterai  mes  fautes  durant  le  peu  de  temps  qui 
«  me  reste  à  passer  près  de  vous  !  En  faisant  ce  que  nul  autre  ne 
((  fera  que  moi;  en  vous  disant  franchement  ce  qu'on  pense  de 
((  vous  dans  le  monde,  et  les  brèches  que  vous  avez  à  réparer  à 
((  votre  réputation.  Malgré  tous  les  prétendus  amis  qui  vous 
({  entourent,  quand  vous  m'aurez  vu  partir,  vous  pourrez  dire 
((  adieu  à  la  vérité;  vous  ne  trouverez  plus  personne  qui  vous  la 
((  dise.  )) 


là  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Troisième  billet  de  la  même,  liasse  A,  n°  46. 

((  Je  n'entendais  pas  votre  lettre  de  ce  matin  :  je  vous  l'ai  dit, 
«  parce  que  cela  était.  J'entends  celle  de  ce  soir;  n'ayez  pas  peur 
((  que  j'y  réponde  jamais  :  je  suis  trop  pressée  de  l'oublier;  et 
((  quoique  vous  me  fassiez  pitié,  je  n'ai  pu  me  défendre  de  l'amer- 
((  tume  dont  elle  me  remplit  l'âme.  Moi,  user  de  ruses,  de  finesses 
({  avec  vous!  moi!  accusée  de  la  plus  noire  des  infamies!  Adieu  ; 
((  je  regrette  que  vous  ayez  la...  Adieu:  je  ne  sais  ce  que  je  dis... 
«  Adieu  :  je  serai  bien  pressée  de  vous  pardonner.  Vous  viendrez 
((  quand  vous  voudrez;  vous  serez  mieux  reçu  que  ne  l'exigeraient 
«  vos  soupçons.  Dispensez-vous  seulement  de  vous  mettre  en 
((  peine  de  ma  réputation.  Peu  m'importe  celle  qu'on  me  donne. 
«  Ma  conduite  est  bonne,  et  cela  me  suffit.  Au  surplus,  j'igno- 
((  rais  absolument  ce  qui  est  arrivé  aux  deux  personnes  qui  me 
((  sont  aussi  chères  qu'à  vous.  » 

Cette  dernière  lettre  me  tira  d'un  terrible  embarras,  et  me 
replongea  dans  un  autre  qui  n'était  guère  moindre.  Quoique 
toutes  ces  lettres  et  réponses  fussent  allées  et  venues  dans  l'espace 
d'un  jour  avec  une  extrême  rapidité,  cet  intervalle  avait  suffi  pour 
en  mettre  entre  mes  transports  de  fureur,  et  pour  me  laisser 
réfléchir  sur  l'énormité  de  mon  imprudence.  Madame  d'Houdetot 
ne  m'avait  rien  tant  recommandé  que  de  rester  tranquille,  de  lui 
laisser  le  soin  de  se  tirer  seule  de  cette  affaire,  et  d'éviter,  surtout 
dans  le  moment  même,  toute  rupture  et  tout  éclat:  et  moi,  par  les 
insultes  les  plus  ouvertes  et  les  plus  atroces,  j'allais  achever  de 
porter  la  rage  dans  le  cœur  d'une  femme  qui  n'y  était  déjà  que 
trop  disposée.  Je  ne  devais  naturellement  attendre,  de  sa  part, 
qu'une  réponse  si  fière,  si  dédaigneuse,  si  méprisante,  que  je 
n'aurais  pu,  sans  la  plus  indigne  lâcheté,  m'abstenir  de  quitter  sa 
maison  sur-le-champ.  Heureusement,  plus  adroite  encore  que  je 
n'étais  emporté,  elle  évita,  par  le  tour  de  sa  réponse,  de  me 
réduire  à  cette  extrémité.  Mais  il  fallait  ou  sortir,  ou  l'aller  voir  sur- 
le-champ;  l'alternative  était  inévitable.  Je  pris  le  dernier  parti, 
fort  embarrassé  de  ma  contenance,  dans  l'explication  que  je  pré- 


LIVRE  NEUVIÈME  \^ 

voyais.  Car  comment  m'en  tirer,  sans  compromettre  ni  madame 
d'Houdetot,  ni  Thérèse?  Et  malheur  à  celle  que  j'aurais  nommée  ! 
Il  n'y  avait  rien  que  la  vengeance  d'une  femme  implacable  et 
intrigante  ne  me  fît  craindre  pour  celle  qui  en  serait  l'objet. 
C'était  pour  prévenir  ce  malheur  que  je  n'avais  parlé  que  de  soup- 
çons dans  mes  lettres,  afin  d'être  dispensé  d'énoncer  mes  preuves. 
Il  est  vrai  que  cela  rendait  mes  emportements  plus  inexcusables, 
.  nuls  simples  soupçons  ne  pouvant  m'autoriser  à  traiter  une  femme, 
et  surtout  une  amie,  comme  je  venais  de  traiter  madame  d'Épinay. 
Mais  ici  commence  la  grande  et  noble  tâche  que  j'ai  dignement 
remplie,  d'expier  mes  fautes  et  mes  faiblesses  cachées,  en  me  char- 
geant de  fautes  plus  graves,  dont  j'étais  incapable,  et  que  je  ne 
commis  jamais. 

Je  n'eus  pas  à  soutenir  la  prise  que  j'avais  redoutée,  et  j'en  fus 
quitte  pour  la  peur.  A  mon  abord,  madame  d'Épinay  me  sauta 
au  cou,  en  fondant  en  larmes.  Cet  accueil  inattendu,  et  delà  part 
d'une  ancienne  amie,  m'émut  extrêmement:  je  pleurai  beaucoup 
aussi.  Je  lui  dis  quelques  mots  qui  n'avaient  pas  grand  sens;  elle 
m'en  dit  quelques-uns  qui  en  avaient  encore  moins,  et  tout 
finit  là.  On  avait  servi;  nous  allâmes  à  table,  oii  dans  l'attente  de 
l'explication,  que  je  croyais  remise  après  le  souper,  je  fis  mauvaise 
figure;  car  je  suis  tellement  subjugué  par  la  moindre  inquiétude 
qui  m'occupe,  que  je  ne  saurais  la  cacher  aux  moins  clairvoyants. 
Mon  air  embarrassé  devait  lui  donner  du  courage;  cependant  elle 
ne  risqua  point  l'aventure  :  il  n'y  eut  pas  plus  d'explication  après 
le  souper  qu'avant.  Il  n'y  en  eut  pas  plus  le  lendemain;  et  nos 
silencieux  tête-à-tête  ne  furent  remplis  que  de  choses  indifférentes 
ou  de  quelques  propos  honnêtes  de  ma  part,  par  lesquels,  lui 
témoignant  ne  pouvoir  encore  rien  prononcer  sur  le  fondement 
de  mes  soupçons,  je  lui  protestais  avec  bien  de  la  vérité  que  s'ils 
se  trouvaient  mal  fondés,  ma  vie  entière  serait  employée  à  réparer 
leur  injustice.  Elle  ne  marqua  pas  la  moindre  curiosité  de  savoir 
précisément  quels  étaient  ces  soupçons,  ni  comment  ils  m'étaient 
venus;  et  tout  notre  raccommodement,  tant  de  sa  part  que  de 
la  mienne,  consista  dans  l'embrassement  du  premier  abord. 
Puisqu'elle  était  seule  offensée,  au  moins  dans  la  forme,  il  me 

III.   —   2 


i8  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

parut  que  ce  n'était  pas  à  moi  de  chercher  un  éclaircissement 
qu'elle  ne  cherchait  pas  elle-même,  et  je  m'en  retournai  comme 
j'étais  venu.  Continuant  au  reste  à  vivre  avec  elle  comme  aupa- 
ravant, j'oubliai  bientôt  presque  entièrement  cette  querelle,  et  je 
crus  bêtement  qu'elle  l'oubliait  elle-même,  parce  qu'elle  parais- 
sait ne  s'en  plus  souvenir. 

Ce  ne  fut  pas  là,  comme  on  verra  bientôt,  le  seul  chagrin  que 
m'attira  ma  faiblesse;  mais  j'en  avais  d'autres  non  moins  sen- 
sibles, que  je  ne  m'étais  point  attirés,  et  qui  n'avaient  pour  cause 
que  le  désir  de  m'arracher  de  ma  solitude,  à  force  de  m'y  tour- 
menter. Ceux-ci  me  venaient  de  la  part  de  Diderot  et  des  holba- 
chiens.  Depuis  mon  établissement  à  l'Ermitage,  Diderot  n'avait 
cessé  de  m'y  harceler,  soit  par  lui-même,  soit  par  Deleyre;  et  je 
vis  bientôt,  aux  plaisanteries  de  celui-ci  sur  mes  courses  bosca- 
resques,  avec  quel  plaisir  ils  avaient  travesti  l'ermite  en  galant 
berger.  Mais  il  n'était  pas  question  de  cela  dans  mes  prises  avec 
Diderot;  elles  avaient  des  causes  plus  graves.  Après  la  publication 
du  Fils  naturely  il  m*en  avait  envoyé  un  exemplaire,  que  j'avais  lu 
avec  l'intérêt  et  l'attention  qu'on  donne  aux  ouvrages  d'un  ami. 
En  lisant  l'espèce  de  poétique  en  dialogue  qu'il  y  a  jointe,  je  fus 
surpris,  et  même  un  peu  contristé,  d'y  trouver,  parmi  plusieurs 
choses  désobligeantes  mais  tolérables,  contre  les  solitaires,  cette 
âpre  et  dure  sentence,  sans  aucun  adoucissement  :  //  n^y  a  que  le 
méchant  qui  soit  seul.  Cette  sentence  est  équivoque,  et  présente 
deux  sens,  ce  me  semble  :  l'un  très  vrai,  l'autre  très  faux  puisqu'il 
est  même  impossible  qu'un  homme  qui  est  et  veut  être  seul  puisse 
et  veuille  nuire  à  personne,  et  par  conséquent  qu'il  soit  un 
méchant.  La  sentence  en  elle-même  exigeait  donc  une  interpré- 
tation; elle  l'exigeait  bien  plus  encore  de  la  part  d'un  auteur  qui, 
lorsqu'il  imprimait  cette  sentence,  avait  un  ami  retiré  dans  une 
solitude.  Il  me  paraissait  choquant  et  malhonnête,  ou  d'avoir 
oublié  en  la  publiant  cet  ami  solitaire,  ou,  s'il  s'en  était  souvenu, 
de  n'avoir  pas  fait,  du  moins  en  maxime  générale,  l'honorable  et 
juste  exception  qu'il  devait  non  seulement  à  cet  ami,  mais  à  tant 
de  sages  respectés,  qui  dans  tous  les  temps  ont  cherché  le  calme 
et  la  paix  dans  la  retraite,  et  dont,  pour  la  première  fois  depuis 


LIVRE  NEUVIEME  i^ 

que  le  monde  existe,   un  écrivain  s'avise,  avec  un  seul  trait  de 
plume,  de  faire  indistinctement  autant  de  scélérats. 

J'aimais  tendrement  Diderot,  je  l'estimais  sincèrement,  et  je 
comptais  avec  une  entière  confiance  sur  les  mêmes  sentiments  de 
sa  part.  Mais,  excédé  de  son  infatigable  obstination  à  me  contra- 
rier éternellement  sur  mes  goûts,  mes  penchants,  ma  manière  de 
vivre,  sur  tout  ce  qui  n'intéressait  que  moi  seul;  révolté  de  voir 
un  homme  plus  jeune  que  moi  vouloir  à  toute  force  megouverner 
comme  un  enfant;  rebuté  de  sa  facilité  à  promettre,  et  de  sa  négli- 
gence à  tenir;  ennuyé  de  tant  de  rendez-vous  donnés  et  manques 
de  sa  part,  et  de  sa  fantaisie  d'en  donner  toujours  de  nouveaux, 
pour  y  manquer  derechef;  gêné  de  l'attendre  inutilement  trois  ou 
quatre  fois  par  mois,  les  jours  marqués  par  lui-même,  et  de  dîner 
seul  le  soir,  après  être  allé  au-devant  de  lui  jusqu'à  Saint-Denis, 
et  l'avoir  attendu  toute  la  journée  :  j'avais  déjà  le  cœur  plein  de 
ses  torts  multipliés.  Ce  dernier  me  parut  plus  grave,  et  me  navra 
davantage.  Je  lui  écrivis  pour  m'en  plaindre,  mais  avec  une  dou- 
ceur et  un  attendrissement  qui  me  fit  inonder  mon  papier  de  mes 
larmes;  et  ma  lettre  était  assez  touchante  pour  avoir  dû  lui  en 
tirer.  On  ne  devinerait  jamais  quelle  fut  sa  réponse  sur  cet  article  : 
la  voici  mot  pour  mot  (liasse  A,  n°  33)  :  «  Je  suis  bien  aise  que 
«  mon  ouvrage  vous  ait  plu,  qu'il  vous  ait  touché.  Vous  n'êtes 
«  pas  de  mon  avis  sur  les  ermites;  dites-en  tant  de  bien  qu'il 
((  vous  plaira,  vous  serez  le  seul  au  monde  dont  j'en  penserai  : 
«  encore  y  aurait-il  bien  à  dire  là-dessus,  si  l'on  pouvait  vous 
«  parler  sans  vous  fâcher.  Une  femme  de  quatre-vingts  ans!  etc. 
((  On  m'a  dit  une  phrase  d'une  lettre  du  fils  de  madame  d'Épinay, 
((  qui  a  dû  vous  peiner  beaucoup,  ou  je  connais  mal  le  fond  de 
((  votre  âme.  » 

Il  faut  expliquer  les  deux  dernières  phrases  de  cette  lettre. 

Au  commencement  de  mon  séjour  à  l'Ermitage,  madame  Le 
Vasseur  parut  s'y  déplaire,  et  trouver  l'habitation  trop  seule.  Ses 
propos  là-dessus  m'étant  revenus,  je  lui  offris  de  la  renvoyer  à 
Paris,  si  elle  s'y  plaisait  davantage;  d'y  payer  son  loyer,  et  d'y 
prendre  le  même  soin  d'elle  que  si  elle  était  encore  avec  moi. 
Elle  rejeta  mon  offre,  me  protesta  qu'elle  se  plaisait  fort  à  l'Ermi- 


20  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

tage,  que  l'air  de  la  campagne  lui  faisait  du  bien;  et  Ton  voyait 
que  cela  était  vrai;  car  elle  y  rajeunissait  pour  ainsi  dire,  et  s'y 
portait  beaucoup  mieux  qu'à  Paris.  Sa  fille  m'assura  même  qu'elle 
eût  été  dans  le  fond  très  fâchée  que  nous  quittassions  l'Ermitage, 
qui  réellement  était  un  séjour  charmant,  aimant  fort  le  petit  tri- 
potage du  jardin  et  des  fruits,  dont  elle  avait  le  maniement;  mais 
qu'elle  avait  dit  ce  qu'on  lui  avait  fait  dire,  pour  tâcher  de 
m'engager  à  retourner  à  Paris. 

Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi,  ils  tâchèrent  d'obtenir,  par 
le  scrupule,  l'effet  que  la  complaisance  n'avait  pas  produit,  et  me 
firent  un  crime  de  garder  là  cette  vieille  femme,  loin  des  secours 
dont  elle  pouvait  avoir  besoin  à  son  âge;  sans  songer  qu'elle  et 
beaucoup  d'autres  vieilles  gens,  dont  l'excellent  air  du  pays  pro- 
longe la  vie,  pouvaient  tirer  ces  secours  de  Montmorency,  que 
j'avais  à  ma  porte;  et  comme  s'il  n'y  avait  des  vieillards  qu'à  Paris, 
et  que  partout  ailleurs  ils  fussent  hors  d'état  de  vivre.  Madame  Le 
Vasseur,  qui  mangeait  beaucoup  et  avec  une  extrême  voracité, 
était  sujette  à  des  débordements  de  bile  et  à  de  fortes  diarrhées, 
qui  lui  duraient  quelques  jours,  et  lui  servaient  de  remède.  A 
Paris,  elle  n'y  faisait  jamais  rien,  et  laissait  agir  la  nature.  Elle  en 
usait  de  même  à  l'Ermitage,  sachant  bien  qu'il  n'y  avait  rien  de 
mieux  à  faire.  N'importe  :  parce  qu'il  n'y  avait  pas  des  médecins 
et  des  apothicaires  à  la  campagne,  c'était  vouloir  sa  mort  que  de 
l'y  laisser,  quoiqu'elle  s'y  portât  très  bien.  Diderot  aurait  dû 
déterminer  à  quel  âge  il  n'est  plus  permis,  sous  peine  d'homicide, 
de  laisser  vivre  les  vieilles  gens  hors  de  Paris. 

C'était  là  une  des  deux  accusations  atroces  sur  lesquelles  il  ne 
m'exceptait  pas  de  sa  sentence,  qu'il  n'y  avait  que  le  méchant  qui 
fût  seul;  et  c'était  ce  que  signifiait  son  exclamation  pathétique  et 
V et  cœtera  qu^il  y  avait  bénignement  ajouté  :  Une  femme  de  quatre- 
vingts  ans\  etc. 

Je  crus  ne  pouvoir  mieux  répondre  à  ce  reproche  qu'en  m'en 
rapportant  à  madame  Le  Vasseur  elle-même.  Je  la  priai  d'écrire 
naturellement  son  sentiment  à  madame  d'Épinay.  Pour  la  mettre 
plus  à  son  aise,  je  ne  voulus  point  voir  sa  lettre,  et  je  lui  montrai 
celle  que  je  vais  transcrire,  et  que  j'écrivais  à  madame  d'Épinay, 


LIVRE  NEUVIEME  21 

au  sujet  d'une  réponse  que  j'avais  voulu  faire  aune  autre  lettre  de 
Diderot  encore   plus  dure,  et  qu'elle  m'avait  empêché  d'envoyer. 

«   Le  jeudi. 

((  Madame  Le  Vasseur  doit  vous  écrire,  ma  bonne  amie;  je  l'ai 
«  priée  de  vous  dire  sincèrement  ce  qu'elle  pense.  Pour  la  mettre 
((  bien  à  son  aiso,  je  lui  ai  dit  que  je  ne  voulais  point  voir  sa  lettre, 
((  et  je  vous  prie  de  ne  me  rien  dire  de  ce  qu'elle  contient. 

«  Je  n'enverrai  pas  ma  lettre,  puisque  vous  vous  y  opposez; 
({  mais  me  sentant  très  grièvement  offensé,  il  y  aurait,  à  convenir 
((  que  j'ai  tort,  une  bassesse  et  une  fausseté  que  je  ne  saurais  me 
«  permettre.  L'Évangile  ordonne  bien  à  celui  qui  reçoit  un  soufflet 
((  d'offrir  l'autre  joue,  mais  non  pas  de  demander  pardon.  Vous 
((  souvenez-vous  de  cet  homme  de  la  comédie,  qui  crie,  en  donnant 
((   des  coups  de  bâton  :  Voilà  le  rôle  du  philosophe? 

«  Ne  vous  flattez  pas  de  l'empêcher  de  venir  par  le  mauvais 
((  temps  qu'il  fait.  Sa  colère  lui  donnera  le  temps  et  les  forces  que 
((  l'amitié  lui  refuse,  et  ce  sera  la  première  fois  de  sa  vie  qu'il  sera 
((  venu  le  jour  qu'il  avait  promis.  Il  s'excédera  pour  venir  me 
{(  répéter  de  bouche  les  injures  qu'il  me  dit  dans  ses  lettres;  je  ne 
((  les  endurerai  rien  moins  que  patiemment.  Il  s'en  retournera  être 
((  malade  à  Paris;  et  moi  je  serai,  selon  l'usage,  un  homme  fort 
«  odieux.  Que  faire?  Il  faut  souffrir. 

«  Mais  n'admirez-vous  pas  la  sagesse  de  cet  homme  qui  voulait 
((  me  venir  prendre  à  Saint-Denis  en  fiacre,  y  dîner,  me  ramener 
«  en  fiacre;et  à  qui,  huit  jours  après  (liasse  A,  n°  64),  sa  fortune  ne 
((  permetplus  d'aller  à  l'Ermitage  autrement  qu'à  pied?Iln'est  pas 
((  absolument  impossible,  pour  parler  son  langage,  que  ce  soit 
((  là  le  ton  de  la  bonne  foi;  mais,  en  ce  cas,  il  faut  qu'en  huit 
((  jours  il  soit  arrivé  d'étranges  changements  dans  sa  fortune. 

((  Je  prends  part  au  chagrin  que  vous  donne  la  maladie  de 
((  madame  votre  mère;  mais  vous  voyez  que  votre  peine  n'appro- 
«  che  pas  de  la  mienne.  On  souffre  moins  encore  à  voir  malades 
«  les  personnes  qu'on  aime,  qu'injustes  et  cruelles. 

((  Adieu,  ma  bonne  amie  :  voici  la  dernière  fois  que  je  vous 
({  parlerai  de  cette  malheureuse  affaire.  Vous  me  parlez  d'aller  à 


22  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

<(   Paris,    avec   un    sang-froid   qui   me    réjouirait   dans   un    autre 
<(  temps.  )) 

J'écrivis  à  Diderot  ce  que  j'avais  fait  au  sujet  de  madame  Le 
Vasseur,  sur  la  proposition  de  madame  d'Épinay  elle-même;  et 
madame  Le  Vasseur  ayant  choisi,  comme  on  peut  bien  croire,  de 
rester  à  l'Ermitage,  où  elle  se  portait  très  bien,  où  elle  avait 
toujours  compagnie,  et  où  elle  vivait  très  agréablement,  Diderot, 
ne  sachant  plus  de  quoi  me  faire  un  crime,  m'en  fit  un  de  cette 
précaution  de  ma  part,  et  ne  laissa  pas  de  m'en  faire  un  autre  de 
la  continuation  du  séjour  de  madame  Le  Vasseur  à  l'Ermitage, 
quoique  cette  continuation  fût  de  son  choix,  et  qu'il  n'eût  tenu  et 
ne  tînt  toujours  qu'à  elle  de  retourner  vivre  à  Paris,  avec  les 
mêmes  secours  de  ma  part  qu'elle  avait  auprès  de  moi. 

Voilà  l'explication  du  premier  reproche  de  la  lettre  de  Diderot, 
n°  33.  Celle  du  second  est  dans  sa  lettre  n°  34.  u  Le  Lettré  (c'était 
((  un  nom  de  plaisanterie  donné  par  Grimm  au  fils  de  madame 
«  d'Épinay),  le  Lettré  a  dû  vous  écrire  qu'il  y  avait  sur  le  rempart 
((  vingt  pauvres  qui  mouraient  de  faim  et  de  froid,  et  qui  atten- 
«  daient  le  liard  que  vous  leur  donniez.  C'est  un  échantillon  de 
<(  notre  petit  babil...  et  si  vous  entendiez  le  reste,  il  vous  amu- 
<(  serait  comme  cela.  » 

Voici  ma  réponse  à  ce  terrible  argument,  dont  Diderot  paraissait 
si  fier. 

((  Je  crois  avoir  répondu  au  LeitréfC^est-k-diresiU  fils  d'un  fermier 
<(  général,  que  je  ne  plaignais  pas  les  pauvres  qu'il  avait  aperçus 
«  sur  le  rempart  attendant  mon  liard;  qu'apparemment  il  les  en 
((  avait  amplement  dédommagés;  que  je  l'établissais  mon  substitut; 
«  que  les  pauvres  de  Paris  n'auraient  pas  à  se  plaindre  de  cet 
<(  échange;  que  je  n'en  trouverais  pas  aisément  un  aussi  bon  pour 
«  ceux  de  Montmorency,  qui  en  avaient  beaucoup  plus  de  besoin. 
((  Il  y  a  ici  un  bon  vieillard  respectable,  qui,  après  avoir  passé  sa 
((  vie  à  travailler,  ne  le  pouvant  plus,  meurt  de  faim  sur  ses  vieux 
«  jours.  Ma  conscience  est  plus  contente  des  deux  sous  que  je 
((  lui  donne  tous  les  lundis,  que  des  cent  liards  que  j'aurais  dis- 
<(  tribués  à  tous  les   gueux  du  rempart.  Vous  êtes  plaisants,  vous 


LIVRE  NEUVIÈME  23 

((  autres  philosophes,  quand  vous  regardez  tous  les  habitants  des 
«  villes  comme  les  seuls  hommes  auxquels  vos  devoirs  vous  lient. 
((  C'est  à  la  campagne  qu'on  apprend  à  aimer  et  à  servir  l'huma- 
«   nité  :  on  n'apprend  qu'à  la  mépriser  dans  les  villes.  » 

Tels  étaient  les  singuliers  scrupules  sur  lesquels  un  homme 
d'esprit  avait  l'imbécillité  de  me  faire  sérieusement  un  crime  de 
mon  éloignement  de  Paris,  et  prétendait  me  prouver,  par  mon 
propre  exemple,  qu'on  ne  pouvait  vivre  hors  de  la  capitale  sans 
être  un  méchant  homme.  Je  ne  comprends  pas  aujourd'hui 
comment  j'eus  la  bêtise  de  lui  répondre  et  de  me  fâcher,  au  lieu 
de  lui  rire  au  nez  pour  toute  réponse.  Cependant  les  décisions  de 
madame  d'Épinay  et  les  clameurs  de  la  coterie  holbachique  avaient 
tellement  fasciné  les  esprits  en  sa  faveur,  que  je  passais  généra- 
lement pour  avoir  tort  dans  cette  affaire,  et  que  madame  d'Hou- 
detot  elle-même,  grande  enthousiaste  de  Diderot,  voulut  que 
j'allasse  le  voir  à  Paris,  et  que  je  fisse  toutes  les  avances  d'un 
raccommodement  qui,  tout  sincère  et  entier  qu'il  fût  de  ma  part, 
se  trouva  pourtant  peu  durable.  L'argument,  victorieux  sur  mon 
cœur,  dont  elle  se  servit,  fut  qu'en  ce  moment  Diderot  était  mal- 
heureux. Outre  l'orage  excité  contre  V Encyclopédie,  il  en  essuyait 
alors  un  très  violent  au  sujet  de  sa  pièce,  que,  malgré  la  petite 
histoire  qu'il  avait  mise  à  la  tête,  on  l'accusait  d'avoir  prise  en  entier 
de  Goldoni.  Diderot,  plus  sensible  encore  aux  critiques  que  Vol- 
taire, en  était  alors  accablé.  Madame  de  Graffigny  avait  même  eu 
la  méchanceté  de  faire  courir  le  bruit  que  j'avais  rompu  avec  lui  à 
cette  occasion.  Je  trouvai  qu'il  y  avait  de  la  justice  et  de  la  géné- 
rosité de  prouver  publiquement  le  contraire;  et  j'allai  passer  deux 
jours,  non  seulement  avec  lui,  mais  chez  lui.  Ce  fut,  depuis  mon 
établissement  à  l'Ermitage,  mon  second  voyage  à  Paris.  J'avais 
fait  le  premier  pour  courir  au  pauvre  Gauffecourt,  qui  eut  une 
attaque  d'apoplexie  dont  il  n'a  jamais  été  bien  remis,  et  durant 
laquelle  je  ne  quittai  pas  son  chevet  qu'il  ne  fût  hors  d'affaire. 

Diderot  me  reçut  bien.  Que  l'embrassement  d'un  ami  peut 
effacer  de  torts!  Quel  ressentiment  peut,  après  cela,  rester  dans  le 
cœur?  Nous  eûmes  peu  d'explications.  Il  n'en  est  pas  besoin  pour 
des  invectives  réciproques.  Il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire,  savoir. 


24 


CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 


de  les  oublier.  Il  n'y  avait  point  eu  de  procédés  souterrains,  du 
moins  qui  fussent  à  ma  connaissance  :  ce  n'était  pas  comme  avec 
madame  d'Êpinay.  Il  me  montra  le  plan  du  Vere  de  famille.  Voilà, 
lui  dis-je,  la  meilleure  défense  du  l^ils  naturel.  Gardez  le  silence, 
travaillez  cette  pièce  avec  soin,  et  puis  jetez-la  tout  d'un  coup  au 
nez  de  vos  ennemis  pour  toute  réponse.  Il  le  fit,  et  s'en  trouva 
bien.  Il  y  avait  près  de  six  mois  que  je  lui  avais  envoyé  les  deux 
premières  parties  de  la  Julie,  pour  m'en  dire  son  avis.  Il  ne  les 
avait  pas  encore  lues.  Nous  en  lûmes  un  cahier  ensemble.  Il 
trouva  tout  ç^^Xd,  feuillet,  ce  fut  son  terme;  c'est-à-dire  chargé  de 
paroles  et  redondant.  Je  l'avais  déjà  bien  senti  moi-même  :  mais 
c'était  le  bavardage  de  la  fièvre;  je  ne  l'ai  jamais  pu  corriger.  Les 
dernières  parties  ne  sont  pas  comme  cela.  La  quatrième  surtout, 
et  la  sixième,  sont  des  chefs-d'œuvre  de  diction. 

Le  second  jour  de  mon  arrivée,  il  voulut  absolument  me  mener 
souper  chez  M.  d'Holbach.  Nous  étions  loin  de  compte;  car  je 
voulais  même  rompre  l'accord  du  manuscrit  de  chimie,  dont  je 
m'indignais  d'avoir  l'obligation  à  cet  homme-là.  Diderot  l'emporta 
sur  tout.  Il  me  jura  que  M.  d'Holbach  m'aimait  de  tout  son  cœur; 
qu'il  fallait  lui  pardonner  un  ton  qu'il  prenait  avec  tout  le  monde, 
et  dont  ses  amis  avaient  plus  à  souffrir  que  personne.  Il  me  repré- 
senta que  refuser  le  produit  de  ce  manuscrit,  après  l'avoir  accepté 
deux  ans  auparavant,  était  un  affront  au  donateur,  qu'il  n'avait 
pas  mérité  ;  et  que  ce  refus  pourrait  même  être  mésinterprété, 
comme  un  secret  reproche  d'avoir  attendu  si  longtemps  d'en  con- 
clure le  marché.  Je  vois  d'Holbach  tous  les  jours,  ajouta-t-il;  je 
connais  mieux  que  vous  l'état  de  son  âme.  Si  vous  n'aviez  pas 
lieu  d'en  être  content,  croyez-vous  votre  ami  capable  de  vous 
conseiller  une  bassesse?  Bref,  avec  ma  faiblesse  ordinaire,  je  me 
laissai  subjuguer,  et  nous  allâmes  souper  chez  le  baron,  qui  me 
reçut  à  son  ordinaire.  Mais  sa  femme  me  reçut  froidement,  et 
presque  malhonnêtement.  Je  ne  reconnus  plus  cette  aimable  Caro- 
line qui  marquait  avoir  pour  moi  tant  de  bienveillance  étant  fille. 
J'avais  cru  sentir,  dès  longtemps  auparavant,  que,  depuis  que 
Grimm  fréquentait  la  maison  d'Aine,  on  ne  m'y  voyait  plus  d'aussi 
bon  œil. 


LIVRE  NEUVIÈME  25 

Tantlis  que  j'étais  à  Paris,  Saint-Lambert  y  arriva  de  l'armée. 
Comme  je  n'en  savais  rien,  je  ne  le  vis  qu'après  mon  retour  en 
campagne,  d'abord  à  la  Chevrette,  et  ensuite  à  l'Ermitage,  où  il 
vint  avec  madame  d'Houdetot  me  demander  à  dîner.  On  peut 
juger  si  je  les  reçus  avec  plaisir  !  mais  j'en  pris  bien  plus  encore  à 
voir  leur  bonne  intelligence.  Content  de  n'avoir  pas  troublé  leur 
bonheur,  j'en  étais  heureux  moi-même;  et  je  puis  jurer  que  durant 
toute  ma  folle  passion,  mais  surtout  en  ce  moment,  quand  j'aurais 
pu  lui  ôter  madame  d'Houdetot,  je  ne  l'aurais  pas  voulu  faire,  et 
je  n'en  aurais  pas  même  été  tenté.  Je  la  trouvais  si  aimable,  aimant 
Saint- Lambert,  que  je  m'imaginais  à  peine  qu'elle  eût  pu  l'être 
autant  en  m'aimant  moi-même;  et,  sans  vouloir  troubler  leur 
union,  tout  ce  que  j'ai  le  plus  véritablement  désiré  d'elle  dans 
mon  délire,  était  qu'elle  se  laissât  aimer.  Enfin,  de  quelque  vio- 
lente passion  que  j'aie  brûlé  pour  elle,  je  trouvais  aussi  doux 
d'être  le  confident  que  l'objet  de  ses  amours,  et  je  n'ai  jamais  un 
moment  regardé  son  amant  comme  mon  rival,  mais  toujours 
comme  mon  ami.  On  dira  que  ce  n'était  pas  encore  là  de  l'amour: 
soit;  mais  c'était  donc  plus. 

Pour  Saint-Lambert,  il  se  conduisit  en  honnête  homme  et  judi- 
cieux :  comme  j'étais  le  seul  coupable,  je  fus  aussi  le  seul  puni,  et 
même  avec  indulgence.  Il  me  traita  durement,  mais  amicalement: 
et  je  vis  que  j'avais  perdu  quelque  chose  dans  son  estime,  mais 
rien  dans  son  amitié.  Je  m'en  consolai,  sachant  que  l'une  me 
serait  bien  plus  facile  à  recouvrer  que  l'autre,  et  qu'il  était  trop 
sensé  pour  confondre  une  faiblesse  involontaire  et  passagère, 
avec  un  vice  de  caractère.  S'il  y  avait  de  ma  faute  dans  tout  ce 
qui  s'était  passé,  il  y  en  avait  bien  peu.  Était-ce  moi  qui  avais 
recherché  sa  maîtresse  ?  N'était-ce  pas  lui  qui  me  l'avait  envoyée  ? 
N'était-ce  pas  elle  qui  m'avait  cherché?  Pouvais-je  éviter  de  la 
recevoir?  Que  pouvais-je  faire?  Eux  seuls  avaient  fait  le  mal,  et 
c'était  moi  qui  l'avais  souffert.  A  ma  place,  il  en  eût  fait  autant 
que  moi,  peut-être  pis:  car  enfin,  quelque  fidèle,  quelque  esti- 
mable que  fût  madame  d'Houdetot,  elle  était  femme;  il  était 
absent,  les  occasions  étaient  fréquentes,  les  tentations  étaient 
vives,  et  il  lui  eût  été  bien  difficile  de  se  défendre  toujours  avec 


26  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

le  même  succès  contre  un  homme  plus  entreprenant.  C'était  assu- 
rément beaucoup  pour  elle  et  pour  moi,  dans  une  pareille  situation,, 
d'avoir  pu  poser  des  limites  que  nous  ne  nous  soyons  jamais 
permis  de  passer. 

Quoique  je  me  rendisse,  au  fond  de  mon  cœur,  un  témoignage 
assez  honorable,  tant  d'apparences  étaient  contre  moi,  que  l'invin- 
cible honte  qui  me  domina  toujours  me  donnait  devant  lui  tout 
l'air  d'un  coupable,  et  il  en  abusait  souvent  pour  m'humilier.  Un 
seul  trait  peindra  cette  position  réciproque.  Je  lui  lisais,  après  le 
dîner,  la  lettre  que  j'avais  écrite  l'année  précédente  à  Voltaire,  et 
dont  lui,  Saint-Lambert,  avait  entendu  parler.  Il  s'endormit 
durant  la  lecture;  et  moi,  jadis  si  fier,  aujourd'hui  si  sot,  je  n'osai 
jamais  interrompre  ma  lecture,  et  continuai  de  lire  tandis  qu'il 
continuait  de  ronfler.  Telles  étaient  mes  indignités,  et  telles 
étaient  ses  vengeances;  mais  sa  générosité  ne  lui  permit  jamais  de 
les  exercer  qu'entre  nous  trois. 

Quand  il  fut  reparti,  je  trouvai  madame  d'Houdetot  fort  changée 
à  mon  égard.  J'en  fus  surpris  comme  si  je  n'avais  pas  dû  m'y 
attendre;  j'en  fus  touché  plus  que  je  n'aurais  dû  l'être,  et  cela  me 
fit  beaucoup  de  mal.  Il  semblait  que  tout  ce  dont  j'attendais  ma 
guérison  ne  fît  qu'enfoncer  dans  mon  cœur  davantage  le  trait 
qu'enfin  j'ai  plutôt  brisé  qu'arraché. 

J'étais  déterminé  tout  à  fait  à  me  vaincre,  et  à  ne  rien  épargner 
pour  changer  ma  folle  passion  en  une  amitié  pure  et  durable. 
J'avais  fait  pour  cela  les  plus  beaux  projets  du  monde,  pour  l'exé- 
cution desquels  j'avais  besoin  du  concours  de  madame  d'Hou- 
detot. Quand  je  voulus  lui  parler,  je  la  trouvai  distraite,  embar- 
rassée; je  sentis  qu'elle  avait  cessé  de  se  plaire  avec  moi,  et  je  vis 
clairement  qu'il  s'était  passé  quelque  chose  qu'elle  ne  voulait  pas 
me  dire,  et  que  je  n'ai  jamais  su.  Ce  changement,  dont  il  me  fut 
impossible  d'obtenir  l'explication,  me  navra.  Elle  me  redemanda 
ses  lettres;  je  les  lui  rendis  toutes  avec  une  fidélité  dont  elle  me 
fit  l'injure  de  douter  un  moment.  Ce  doute  fut  encore  un  déchi- 
rement inattendu  pour  mon  cœur,  qu'elle  devait  si  bien  connaître. 
Elle  me  rendit  justice,  mais  ce  ne  fut  pas  sur-le-champ  ;  je  compris 
que  l'examen  du  paquet  que  je  lui  avais  rendu  lui  avait  fait  sentir 


LIVRE  NEUVIÈME  27 

son  tort  :  je  vis  même  qu'elle  se  le  reprochait,  et  cela  me  fit 
regagner  quelque  chose.  Elle  ne  pouvait  retirer  ses  lettres  sans  me 
rendre  les  miennes.  Elle  me  dit  qu'elle  les  avait  brûlées;  j'en  osai 
douter  à  mon  tour,  et  j'avoue  que  j'en  doute  encore.  Non,  l'on  ne 
met  point  au  feu  de  pareilles  lettres.  On  a  trouvé  brûlantes  celles 
de  la /////>:  eh  Dieu!  qu'aurait-on  donc  dit  de  celles-là?  Non, 
non,  jamais  celle  qui  peut  inspirer  une  pareille  passion  n'aura  le 
courage  d'en  brûler  les  preuves.  Mais  je  ne  crains  pas  non  plus 
qu'elle  en  ait  abusé:  je  ne  l'en  crois  pas  capable;  et  de  plus,  j'y 
avais  mis  bon  ordre.  La  sotte,  mais  vive  crainte  d'être  persiflé 
m'avait  fait  commencer  cette  correspondance  sur  un  ton  qui  mît 
mes  lettres  à  l'abri  des  communications.  Je  portai  jusqu'à  la 
tutoyer  la  familiarité  que  j'y  pris  dans  mon  ivresse  :  mais  quel 
tutoiement!  elle  n'en  devait  sûrementpas  être  offensée.  Cependant 
elle  s'en  plaignit  plusieurs  fois,  mais  sans  succès  :  ses  plaintes  ne 
faisaient  que  réveiller  mes  craintes,  et  d'ailleurs  je  ne  pouvais  me 
résoudre  à  rétrograder.  Si  ces  lettres  sont  encore  en  être,  et  qu'un 
jour  elles  soient  vues,  on  connaîtra  comment  j'ai  aimé. 

La  douleur  que  me  causa  le  refroidissement  de  madame  d'Hou- 
detot,  et  la  certitude  de  ne  l'avoir  pas  mérité,  me  firent  prendre  le 
singulier  parti  de  m'en  plaindre  à  Saint-Lambert  même.  En 
attendant  l'effet  de  la  lettre  que  je  lui  écrivis  à  ce  sujet,  je  me  jetai 
dans  les  distractions  que  j'aurais  dû  chercher  plus  tôt.  Il  y  eut 
des  fêtes  à  la  Chevrette,  pour  lesquelles  je  fis  de  la  musique.  Le 
plaisir  de  me  faire  honneur  auprès  de  madame  d'Houdetot  d'un 
talent  qu'elle  aimait  excita  maverve;  et  un  autre  objet  contribuait 
encore  à  l'animer,  savoir,  le  désir  de  montrer  que  l'auteur  du 
Devin  du  village  savait  la  musique;  car  je  m'apercevais  depuis 
longtemps  que  quelqu'un  travaillait  en  secret  à  rendre  cela 
douteux,  du  moins  quant  à  la  composition.  Mon  début  à  Paris, 
les  épreuves  oij  j'y  avais  été  mis  à  diverses  fois,  tant  chez  M.  Dupin 
que  chez  M.  de  la  Poplinière  ;  quantité  de  musique  que  j'y  avais 
composée  pendant  quatorze  ans  au  milieu  des  plus  célèbres 
artistes,  et  sous  leurs  yeux;  enfin  l'opéra  des  Muses  galantes,  celui 
même  du  Devin,  un  motet  que  j'avais  fait  pour  mademoiselle  Fel, 
et  qu'elle  avait  chanté  au  Concert   spirituel  ;  tant  de  conférences 


28  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

que  j'avais  eues  sur  ce  bel  art  avec  les  plus  grands  maîtres,  tout 
semblait  devoir  prévenir  ou  dissiper  un  pareil  doute.  Il  existait 
cependant,  même  à  la  Chevrette,  et  je  voyais  que  M.  d'Épinay 
n'en  était  pas  exempt.  Sans  paraître  m'apercevoir  de  cela,  je  me 
chargeai  de  lui  composer  un  motet  pour  la  dédicace  de  lachapelle 
de  la  Chevrette,  et  je  le  priai  de  me  fournir  des  paroles  de  son 
choix.  Il  chargea  de  Linant,  le  gouverneur  de  son  fils,  de  les  faire. 
De  Linant  arrangea  des  paroles  convenables  au  sujet  ;  et  huitjours 
après  qu'elles  m'eurent  été  données,  le  motet  fut  achevé.  Pour 
cette  fois,  ledépit  fut  mon  Apollon,  et  jamais  musique  plus  étoffée 
ne  sortit  de  mes  mains.  Les  paroles  commencent  par  ces  mots  : 
Ecce  sedes  hic  Tonantis.  La  pompe  du  début  répond  aux  paroles,  et 
toute  la  suite  du  motet  est  d'une  beauté  de  chant  qui  frappa  tout 
le  monde.  J'avais  travaillé  en  grand  orchestre.  D'Épinay  ras- 
sembla les  meilleurs  symphonistes.  Madame  Bruna,  chanteuse 
italienne,  chanta  le  motet,  et  fut  bien  accompagnée.  Le  motet  eut 
un  si  grand  succès,  qu'on  l'a  donné  dans  la  suite  au  Concert  spi- 
rituel, où,  malgré  les  sourdes  cabales  et  l'indigne  exécution,  il  y  a 
eu  deux  fois  les  mêmes  applaudissements.  Je  donnai,  pour  lafête 
de  M.  d'Épinay,  Tidée  d'une  espèce  de  pièce,  moitié  drame, 
moitié  pantomime,  que  madame  d'Épinay  composa,  et  dont  je 
fis  encore  la  musique.  Grimm,  en  arrivant,  entendit  parler  de  mes 
succès  harmoniques.  Une  heure  après  on  n'en  parla  plus:  mais 
du  moins  on  ne  mit  plus  en  question,  que  je  sache,  si  je  savais  la 
composition. 

A  peine  Grimm  fut-il  à  la  Chevrette,  où  déjà  je  ne  me  plaisais 
pas  trop,  qu'il  acheva  de  m'en  rendre  le  séjour  insupportable,  par 
des  airs  que  je  ne  vis  jamais  à  personne,  et  dont  je  n'avais  pas 
même  l'idée.  La  veille  de  son  arrivée,  on  me  délogea  de  la 
chambre  de  faveur  que  j'occupais,  contiguë  à  celle  de  madame 
d'Épinay;  on  la  prépara  pour  M.  Grimm,  et  on  m'en  donna  une 
autre  plus  éloignée.  Voilà,  dis-je  en  riant  à  madame  d'Épinay, 
comment  les  nouveaux  venus  déplacent  les  anciens.  Elle  parut 
embarrassée.  J'en  compris  mieux  la  raison  dès  le  même  soir,  en 
apprenant  qu'il  y  avait  entre  sa  chambre  et  celle  que  je  quittais 
une  porte  masquée  de  communication,    qu'elle  avait  jugé  inutile 


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LIVRE  NEUVIÈME  29 

de  me  montrer.  Son  commerce  avec  Grimm  n'était  ignoré  de  per- 
sonne, ni  chez  elle,  ni  dans  le  public,  pas  même  de  son  mari: 
cependant,  loin  d'en  convenir  avec  moi,  confident  de  secrets  qui 
lui  importaient  beaucoup  davantage,  et  dont  elle  était  bien  sûre, 
elle  s'en  défendit  toujours  très  fortement.  Je  compris  que  cette 
réserve  venait  de  Grimm,  qui,  dépositaire  de  tous  mes  secrets,  ne 
voulait  pas  que  je  le  fusse  d'aucun  des  siens. 

Quelques  préventions  que  mes  anciens  sentiments,  qui  n'étaient 
pas  éteints,  et  le  mérite  réel  de  cet  homme-là,  me  donnassent  en 
sa  faveur,  elle    ne  put  tenir  contre  les   soins    qu'il  prit  pour  la 
détruire.    Son    abord  fut   celui    du   comte  de  Tuffière  ;  à   peine 
daigna-t-il  me  rendre  le  salut;  il  ne  m'adressa  pas   une  seule  fois 
la  parole,    et  me   corrigea  bientôt    de  la  lui    adresser,   en  ne  me 
répondant  point  du   tout.   Il  passait  partout  le  premier,  prenait 
partout  la  première  place,  sans  jamais  faire  aucune   attention   à 
moi.    Passe  pour  cela,   s'il   n'y   eût  pas  mis  une    affectation  cho- 
quante :  mais  on  en  jugera  par  un  seul  trait  pris  entre  mille.   Un 
soir  madame  d'Épinay,  se  trouvant  un  peu  incommodée,  dit  qu'on 
lui  portât  un  morceau  dans  sa  chambre,  et  monta  pour  souper  au 
coin  de  son  feu.  Elle  me  proposa  de  monter  avec  elle;  je  le  fis. 
Grimm  vint  ensuite.  La  petite  table  était  déjà  mise;    il   n'y  avait 
que  deux  couverts.  On  sert:  madame  d'Épinay    prend  sa  place  à 
l'un  des  coins  du  feu.    M.   Grimm  prend  un   fauteuil,   s'établit  à 
l'autre  coin,  tire  la  petite  table  entre  eux  deux,  déplie  sa  serviette, 
et  se  met  en  devoir  de  manger,  sans  me  dire  un  seul  mot.  Madame 
d'Épinay  rougit,  et,  pour  l'engager  à  réparer  sa  grossièreté,  m'offre 
sa   propre  place.  Il  ne  dit  rien,   ne  me  regarda  pas.   Ne  pouvant 
approcher  du  feu,  je  pris  le  parti  de  me  promener  par  la  chambre, 
en  attendant  qu'on  m'apportât  un  couvert.  Il  me  laissa  souper  au 
bout  de  la  table,  loin  du  feu,  sans  me  faire  la  moindre  honnêteté, 
à  moi  incommodé,   son  aîné,   son  ancien  dans  la  maison,  qui  l'y 
avais  introduit,  et  à  qui  même,  comme  favori  de  la  dame,  il  eût  dû 
faire  les  honneurs.  Toutes  ses  manières  avec  moi  répondaient  fort 
bien  à  cet  échantillon.  Il   ne  me  traitait  pas  précisément  comme 
son  inférieur;  il  me  regardait  comme  nul.   J'avais  peine  à  recon- 
naître là  l'ancien  cuistre   qui,  chez  le  prince  de   Saxe-Gotha,  se 


3o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

tenait  honoré  de  mes  regards.  J'en  avais  encore  plus  à  concilier  ce 
profond  silence,  et  cette  morgue  insultante,  avec  la  tendre  amitié 
qu'il  se  vantait  d'avoir  pour  moi,  près  de  tous  ceux  qu'il  savaiten 
avoir  eux-mêmes.  Il  est  vrai  qu'il  ne  la  témoignait  guère  que  pour 
me  plaindre  de  ma  fortune,  dont  je  ne  me  plaignais  point,  pour 
compatir  à  mon  triste  sort,  dont  j'étais  content,  et  pour  se  lamenter 
de  me  voir  me  refuser  durement  aux  soins  bienfaisants  qu'il  disait 
vouloir  me  rendre.  C'était  avec  cet  art  qu'il  faisait  admirer  sa 
tendre  générosité,  blâmer  mon  ingrate  misanthropie,  et  qu'il  accou- 
tumait insensiblement  tout  le  monde  à  n'imaginer  entre  un  pro- 
tecteur tel  que  lui  et  un  malheureux  tel  que  moi,  que  des  liaisons 
de  bienfaits  d'unepart,  et  d'obligations  de  l'autre,  sans  y  supposer, 
même  dans  les  possibles,  une  amitié  d'égal  à  égal.  Pour  moi,  j'ai 
cherché  vainement  en  quoi  je  pouvais  être  obligé  à  ce  nouveau 
patron.  Je  lui  avais  prêté  de  l'argent,  il  ne  m'en  prêta  jamais;  je 
l'avais  gardé  dans  sa  maladie,  à  peine  me  venait-il  voir  dans  les 
miennes;  je  lui  avais  donné  tous  mes  amis,  il  ne  m'en  donna 
jamais  aucun  des  siens;  je  l'avais  prôné  de  tout  mon  pouvoir,  et 
lui,...  s'il  m'a  prôné,  c'est  moins  publiquement,  et  c'est  d'une 
autre  manière.  Jamais  il  ne  m'a  rendu  ni  même  offert  aucun  ser- 
vice d'aucune  espèce.  Comment  était-il  donc  mon  Mécène? 
comment  étais-je  son  protégé  ?  Cela  me  passait  et  me  passe  encore. 
Il  est  vrai  que,  du  plus  au  moins,  il  était  arrogant  avec  tout  le 
monde,  mais  avec  personne  aussi  brutalement  qu'avec  moi.  Je  me 
souviens  qu'une  fois  Saint-Lambert  faillit  à  lui  jeter  son  assiette 
à  la  tête,  sur  une  espèce  de  démenti  qu'il  lui  donna  en  pleine 
table,  en  lui  disant  grossièrement  :  Cela  n'est  -pas  vrai.  A  son  ton 
naturellement  tranchant,  il  ajouta  la  suffisance  d'un  parvenu,  et 
devint  même  ridicule,  à  force  d'être  impertinent.  Le  commerce  des 
grands  l'avait  séduit  au  point  de  se  donner  à  lui-même  des  airs 
qu'on  ne  voit  qu'aux  moins  sensés  d'entre  eux.  Il  n'appelait 
jamais  son  laquais  que  par  eh  !  comme  si,  sur  le  nombre  de  ses 
gens,  monseigneur  n'eût  pas  su  lequel  était  de  garde.  Quand  il  lui 
donnait  des  commissions,  il  lui  jetait  l'argent  par  terre,  au  lieu  de 
le  lui  donner  dans  la  main.  Enfin,  oubliant  tout  à  fait  qu'il  était 
homme,  il  le  traitait  avec  un  mépris  si  choquant,  avec  un  dédain 


LIVRE  NEUVIEME  3i 

si  dur  en  toute  chose,  que  ce  pauvre  garçon,  qui  était  un  fort  bon 
sujet,  que  madame  d'Épinay  lui  avait  donné,  quitta  son  service, 
sans  autre  grief  que  l'impossibilité  d'endurer  de  pareils  trai- 
tements :  c'était  le  Lafleur  de  ce  nouveau  Glorieux. 

Aussi  fat  qu'il  était  vain,  avec  ses  gros  yeux  troubles  et  sa 
figure  dégingandée,  il  avait  des  prétentions  près  des  femmes;  et 
depuis  sa  farce  avec  mademoiselle  Fel,  il  passait  auprès  de 
plusieurs  d'entre  elles  pour  un  homme  à  grands  sentiments.  Cela 
l'avait  mis  à  la  mode,  et  lui  avait  donné  du  goût  pour  la  propreté 
de  femme;  il  se  mit  à  faire  le  beau;  sa  toilette  devint  une  grande 
affaire;  tout  le  monde  sut  qu'il  mettait  du  blanc,  et  moi,  qui  n'en 
croyais  rien,  je  commençai  de  le  croire,  non  seulement  par  l'embel- 
lissement de  son  teint,  et  pour  avoir  trouvé  des  tasses  de  blanc 
sur  sa  toilette,  mais  sur  ce  qu'entrant  un  matin  dans  sa  chambre, 
je  le  trouvai  brossant  ses  ongles  avec  une  petite  vergette  faite 
exprès;  ouvrage  qu'il  continua  fièrement  devant  moi.  Je  jugeai 
qu'un  homme  qui  passe  deux  heures  tous  les  matins  à  brosser  ses 
ongles  peut  bien  passer  quelques  instants  à  remplir  de  blanc  les 
creux  de  sa  peau.  Le  bonhomme  Gauffecourt,  qui  n'était  pas  sac 
à  diable,  l'avait  assez  plaisamment  surnommé  Tiran  le  Blanc. 

Tout  cela  n'était  que  des  ridicules,  mais  bien  antipathiques  à 
mon  caractère.  Ils  achevèrent  de  me  rendre  suspect  le  sien.  J'eus 
peine  à  croire  qu'un  homme  à  qui  la  tête  tournait  de  cette  façon 
pût  conserver  un  cœur  bien  placé.  Une  se  piquait  de  rien  tant  que 
de  sensibilité  d'âme  et  d'énergie  de  sentiments.  Comment  cela 
s'accordait-il  avec  des  défauts  qui  sont  propres  aux  petites  âmes  ? 
Comment  les  vifs  et  continuels  élans  que  fait  hors  de  lui-même  un 
cœur  sensible  peuvent  ils  le  laisser  s'occuper  sans  cesse  de  tant 
de  petits  soins  pour  sa  petite  personne?  Eh!  mon  Dieu,  celui  qui 
sent  embraser  son  cœur  de  ce  feu  céleste  cherche  à  l'exhaler,  et 
veut  montrer  le  dedans.  Il  voudrait  mettre  son  cœur  sur  son 
visage;  il  n'imaginera  jamais  d'autre  fard. 

Je  me  rappelai  le  sommaire  de  sa  morale,  que  madame  d'Épinay 
m'avait  dit,  et  qu'elle  avait  adopté.  Ce  sommaire  consistait  en  un 
seul  article,  savoir,  que  l'unique  devoir  de  l'homme  est  de  suivre 
en  tout  les  penchants  de  son  cœur.  Cette  morale,  quand  je  l'appris, 


32  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

me  donna  terriblement  à  penser,  quoique  je  ne  la  prisse  alors  que 
pour  un  jeu  d'esprit.  Mais  je  vis  bientôt  que  ce  principe  était 
réellement  la  règle  de  sa  conduite,  et  je  n'en  eus  que  trop,  dans  la 
suite,  la  preuve  à  mes  dépens.  C'est  la  doctrine  intérieure  dont 
Diderot  m'a  tant  parlé,  mais  qu'il  ne  m'a  jamais  expliquée. 

Je  me  rappelai  les  fréquents  avis  qu'on  m'avait  donnés,  il  y 
avait  plusieurs  années,  que  cet  homme  était  faux,  qu'il  jouait  le 
sentiment,  et  surtout  qu'il  ne  m'aimait  pas.  Je  me  souvins  de 
plusieurs  petites  anecdotes  que  m'avaient  là-dessus  racontées 
M.  de  Francueil  et  madame  de  Chenonceaux,  qui  ne  l'estimaient 
ni  l'un  ni  l'autre,  et  qui  devaient  le  connaître,  puisque  madame 
de  Chenonceaux  était  fille  de  madame  de  Rochechouart,  intime 
amie  du  feu  comte  de  Friese,  et  que  M.  de  Francueil,  très  lié 
alors  avec  le  vicomte  de  Polignac,  avait  beaucoup  vécu  au  Palais- 
Royal,  précisément  quand  Grimm  commençait  de  s'y  introduire. 
Tout  Paris  fut  instruit  de  son  désespoir  après  la  mort  du  comte  de 
Friese.  Il  s'agissait  de  soutenir  la  réputation  qu'il  s'était  donnée 
après  les  rigueurs  de  mademoiselle  Fel,  et  dont  j'aurais  vu  la 
forfanterie  mieux  que  personne,  si  j'eusse  alors  été  moins  aveuglé. 
Il  fallut  l'entraîner  à  l'hôtel  de  Castries,  où  il  joua  dignement  son 
rôle,  livré  à  la  plus  mortelle  affliction.  Là,  tous  les  matins  il  allait 
dans  le  jardin  pleurer  à  son  aise,  tenant  sur  ses  yeux  son  mou- 
choir baigné  de  larmes,  tant  qu'il  était  en  vue  de  l'hôtel  ;  mais  au 
détour  d'une  certaine  allée,  des  gens  auxquels  il  ne  songeait  pas 
le  virent  mettre  à  l'instant  son  mouchoir  dans  sa  poche  et  tirer  un 
livre.  Cette  observation,  qu'on  répéta,  fut  bientôt  publique  dans 
tout  Paris,  et  presque  aussitôt  oubliée.  Je  l'avais  oubliée  moi- 
même  :  un  fait  qui  me  regardait  servit  à  me  la  rappeler.  J'étais  à 
l'extrémité  dans  mon  lit,  rue  de  Grenelle  :  il  était  à  la  campagne  ; 
il  vint  un  matin  me  voir  tout  essoufflé,  disant  qu'il  venait  d'arriver 
à  l'instant  même  ;  je  sus  un  moment  après  qu'il  était  arrivé  de  la 
veille,  et  qu'on  l'avait  vu  au  spectacle  le  même  jour. 

Il  me  revint  mille  faits  de  cette  espèce;  mais  une  observation 
que  je  fus  surpris  de  faire  si  tard,  me  frappa  plus  que  tout  cela. 
J'avais  donné  à  Grimm  tous  mes  amis  sans  exception  ;  ils  étaient 
tous  devenus  les  siens.  Je  pouvais   si  peu  me  séparer  de  lui,  que 


LIVRE  NEUVIÈME  33 

j'aurais  à  peine  voulu  me  conserver  l'entrée  d'une  maison  où  il  ne 
l'aurait  pas  eue.  Il  n'y  eut  que  madame  de  Créqui  qui  refusa  de 
l'admettre,  et  qu'aussi  je  cessai  presque  de  voir  depuis  ce  temps- 
là.  Grimm,  de  son  côté,  se  fit  d'autres  amis,  tant  de  son  estoc  que 
de  celui  du  comte  de  Friese.  De  tous  ces  amis-là,  jamais  un  seul 
n'est  devenu  le  mien  ;  jamais  il  ne  m'a  dit  un  mot,  pour  m'engager 
de  faire  au  moins  leur  connaissance;  et  de  tous  ceux  que  j'ai  quel- 
quefois rencontrés  chez  lui,  jamais  un  seul  ne  m'a  marqué  la 
moindre  bienveillance,  pas  même  le  comte  de  Friese,  chez  lequel 
il  demeurait,  et  avec  lequel  il  m'eût  par  conséquent  été  très 
agréable  de  former  quelque  liaison;  ni  le  comte  de  Schomberg, 
son  parent,  avec  lequel  Grimm  était  encore  plus  familier. 

Voici  plus  :  mes  propres  amis,  dont  je  fis  les  siens,  et  qui  tous 
m'étaient  tendrement  attachés  avant  sa  connaissance,  changèrent 
sensiblement  pour  moi  quand  elle  fut  faite.  Il  ne  m'a  jamais  donné 
aucun  des  siens,  je  lui  ai  donné  tous  les  miens,  et  il  a  fini  par  me 
les  tous  ôter.  Si  ce  sont  là  des  effets  de  l'amitié,  quels  seront  donc 
ceux  de  la  haine? 

Diderot  même,  au  commencement,  m'avertit  plusieurs  fois  que 
Grimm,  à  qui  je  donnais  tant  de  confiance,  n'était  pas  mon  ami. 
Dans  la  suite  il  changea  de  langage,  quand  lui-même  eut  cessé 
d'être  le  mien. 

La  manière  dont  j'avais  disposé  de  mes  enfants  n'avait  besoin 
du  concours  de  personne.  J'en  instruisis  cependant  mes  amis, 
uniquement  pour  les  en  instruire,  pour  ne  pas  paraître  à  leurs 
yeux  meilleur  que  je  n'étais.  Ces  amis  étaient  au  nombre  de  trois  : 
Diderot,  Grimm,  madame  d'Épinay;  Duclos,  le  plus  digne  de  ma 
confidence,  fut  le  seul  à  qui  je  ne  la  fis  pas.  Il  la  sut  cependant; 
par  qui?  je  l'ignore.  Il  n'est  guère  probable  que  cette  infidélité 
soit  venue  de  madame  d'Épinay,  qui  savait  qu'en  l'imitant,  si  j'en 
eusse  été  capable,  j'avais  de  quoi  m'en  venger  cruellement.  Reste 
Grimm  et  Diderot,  alors  si  unis  en  tant  de  choses,  surtout  contre 
moi,  qu'il  est  plus  que  probable  que  ce  crime  leur  fut  commun. 
Je  parierais  que  Duclos,  à  qui  je  n'ai  pas  dit  mon  secret,  et  qui 
par  conséquent  en  était  le  maître,  est  le  seul  qui  me  l'ait  gardé. 

Grimm  et  Diderot,  dans  leur  projet  de  m'ôter  les  gouverneuses, 

in.  -  3 


34  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

avaient  fait  effort  pour  le  faire  entrer  dans  leurs  vues  :  il  s'y  refusa 
toujours  avec  dédain.  Ce  ne  fut  que  dans  la  suite  que  j'appris  de 
lui  tout  ce  qui  s'était  passé  entre  eux  à  cet  égard;  mais  j'en  appris 
dès  lors  assez  par  Thérèse,  pour  voir  qu'il  y  avait  à  tout  cela 
quelque  dessein  secret,  et  qu'on  voulait  disposer  de  moi,  sinon 
contre  mon  gré,  du  moins  à  mon  insu  ;  ou  bien  qu'on  voulait 
faire  servir  ces  deux  personnes  d'instrument  à  quelque  dessein 
caché.  Tout  cela  n'était  assurément  pas  de  la  droiture.  L'opposi- 
tion de  Duclos  le  prouve  sans  réplique.  Croira  qui  voudra  que 
c'était  de  l'amitié. 

Cette  prétendue  amitié  m'était  aussi  fatale  au  dedans  qu'au 
dehors.  Les  longs  et  fréquents  entretiens  avec  madame  Le  Vasseur 
depuis  plusieurs  années  avaient  changé  sensiblement  cette 
femme  à  mon  égard,  et  ce  changement  ne  m'était  assurément  pas 
favorable.  De  quoi  traitaient-ils  donc  dans  ces  singuliers  tête-à- 
tête  ?  Pourquoi  ce  profond  mystère?  La  conversation  de  cette 
vieille  femme  était-elle  donc  assez  agréable  pour  la  prendre  ainsi 
en  bonne  fortune,  et  assez  importante  pour  en  faire  un  si  grand 
secret?  Depuis  trois  ou  quatre  ans  que  ces  colloques  duraient,  ils 
m'avaient  paru  risibies  :  en  y  repensant  alors,  je  commençai  de 
m'en  étonner.  Cet  étonnement  eût  été  jusqu'à  l'inquiétude,  si 
j'avais  su  dès  lors  ce  que  cette  femme  me  préparait. 

Malgré  le  prétendu  zèle  pour  moi  dont  Grimm  se  targuait  au 
dehors,  et  difficile  à  concilier  avec  le  ton  qu'il  prenait  vis-à-vis  de 
moi-même,  il  ne  me  revenait  rien  de  lui  d'aucun  côté  qui  fût  à 
mon  avantage,  et  la  commisération  qu'il  feignait  d'avoir  pour  moi 
tendait  bien  moins  à  me  servir  qu'à  m'avilir.  Il  m'ôtait  même, 
autant  qu'il  était  en  lui,  la  ressource  du  métier  que  je  m'étais 
choisi,  en  me  décriant  comme  un  mauvais  copiste  :  et  je  conviens 
qu'il  disait  en  cela  la  vérité;  mais  ce  n'était  pas  à  lui  de  la  dire.  Il 
prouvait  que  ce  n'était  pas  plaisanterie,  en  se  servant  d'un  autre 
copiste  et  en  ne  me  laissant  aucune  des  pratiques  qu'il  pouvait 
m'ôter.  On  eût  dit  que  son  projet  était  de  me  faire  dépendre  de 
lui  et  de  son  crédit  pour  ma  subsistance,  et  d'en  tarir  la  source 
jusqu'à  ce  que  j'en  fusse  réduit  là. 

Tout  cela  résumé,  ma  raison  fit  taire  enfin  mon  ancienne  pré- 


? 

È 


LIVRE  NEUVIÈME  35 

vention,  qui  parlait  encore.  Je  jugeai  son  caractère  au  moins  très 
suspect;  et  quant  à  son  amitié,  je  la  décidai  fausse.  Puis,  résolu 
de  ne  le  plus  voir,  j'en  avertis  madame  d'Épinay,  appuyant  ma 
résolution  de  plusieurs  faits  sans  réplique,  mais  que  j'ai  mainte- 
nant oubliés. 

Elle  combattit  fortement  cette  résolution,  sans  savoir  trop  que 
dire  aux  raisons  sur  lesquelles  elle  était  fondée.  Elle  ne  s'était  pas 
encore  concertée  avec  lui;  mais  le  lendemain,  au  lieu  de  s'ex- 
pliquer verbalement  avec  moi,  elle  me  remit  une  lettre  très  adroite, 
qu'ils  avaient  minutée  ensemble,  et  par  laquelle,  sans  entrer  dans 
aucun  détail  des  faits,  elle  le  justifiait  par  son  caractère  con- 
centré, et,  me  faisant  un  crime  de  l'avoir  soupçonné  de  perfidie 
envers  son  ami,  m'exhortait  à  me  raccommoder  avec  lui.  Cette 
lettre  m'ébranla.  Dans  une  conversation  que  nous  eûmes  ensuite, 
et  où  je  la  trouvai  mieux  préparée  qu'elle  n'était  la  première  fois, 
j'achevai  de  me  laisser  vaincre  :  j'en  vins  à  croire  que  je  pouvais 
avoir  mal  jugé,  et  qu'en  ce  cas  j'avais  réellement,  envers  un  ami, 
des  torts  graves  que  je  devais  réparer.  Bref,  comme  j'avais  déjà 
fait  plusieurs  fois  avec  Diderot,  avec  le  baron  d'Holbach,  moitié 
gré,  moitié  faiblesse,  je  fis  toutes  les  avances  que  j'avais  droit 
d'exiger;  j'allai  chez  Grimm  comme  un  autre  George  Dandin,  lui 
faire  des  excuses  des  offenses  qu'il  m'avait  faites;  toujours  dans 
cette  fausse  persuasion,  qui  m'a  fait  faire  en  ma  vie  mille  bassesses 
auprès  de  mes  feints  amis,  qu'il  n'y  a  point  de  haine  qu'on  ne 
désarme  à  force  de  douceur  et  de  bons  procédés;  au  lieu  qu'au 
contraire  la  haine  des  méchants  ne  fait  que  s'animer  davantage 
par  l'impossibilité  de  trouver  sur  quoi  la  fonder;  et  le  sentiment 
de  leur  propre  injustice  n'est  qu'un  grief  de  plus  contre  celui  qui 
en  est  l'objet.  J'ai,  sans  sortir  de  ma  propre  histoire,  une  preuve 
bien  forte  de  cette  maxime  dans  Grimm  et  dans  Tronchin,  devenus 
mes  deux  plus  implacables  ennemis  par  goût,  par  plaisir,  par  fan- 
taisie, sans  pouvoir  alléguer  aucun  tort  d'aucune  espèce  que  j'aie 
eu  jamais  avec  aucun  des  deux,  et  dont  la  rage  s'accroît  de  jour 
en  jour,  comme  celle  des  tigres,  par  la  facilité  qu'ils  trouvent  à 
l'assouvir. 

Je  m'attendais  que,  confus   de  ma  condescendance  et  de  mes 


36  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

avances,  Grimm  me  recevrait,  les  bras  ouverts,  avec  la  plus  tendre 
amitié.  Il  me  reçut  en  empereur  romain,  avec  une  morgue  que  je 
n'avais  jamais  vue  à  personne.  Je  n'étais  point  du  tout  préparé  à 
cet  accueil.   Quand,   dans   l'embarras  d'un   rôle  si  peu  fait  pour 
moi,  j'eus  rempli   en   peu  de  mots  et  d'un  air  timide  l'objet  qui 
m'amenait  près  de  lui,  avant  de  me  recevoir  en  grâce,  il  prononça, 
avec  beaucoup  de  majesté,  une  longue  harangue  qu'il  avait  pré- 
parée, et  qui  contenait  la  nombreuse  énumération  de   ses  rares 
vertus,    et    surtout   dans  l'amitié.   Il    appuya  sur  une  chose  qui 
d'abord  me  frappa  beaucoup  :  c'est  qu'on  lui  voyait  toujours  con- 
server les  mêmes  amis.  Tandis  qu'il  parlait,  je  me  disais  tout  bas 
qu'il   serait  bien  cruel   pour  moi  de  faire  seul  exception  à  cette 
règle.  Il  y  revint  si  souvent  et  avec  tant  d'affectation,  qu'il  me  fit 
penser  que,  s'il  ne  suivait  en  cela  que  les  sentiments  de  son  cœur, 
il  serait  moins  frappé  de  cette  maxime,  et  qu'il  s'en  faisait  un  art 
utile  à  ses  vues  dans  les  moyens  de  parvenir.  Jusqu'alors  j'avais 
été  dans  le  même  cas,  j'avais  conservé  toujours   tous  mes  amis; 
depuis  ma  plus  tendre  enfance,  je  n'en  avais  pas  perdu  un  seul,  si 
ce  n'est  par  la  mort,  et  cependantje  n'en  avais  pas  fait  jusqu'alors  la 
réflexion  :    ce  n'était  pas  une  maxime  quejejme  fusse  prescrite. 
Puisque   c'était  un    avantage  alors  commun  à  l'un  et  à  l'autre, 
pourquoi  donc  s'en  targuait-il  par  préférence,  si  ce  n'est  qu'il  son- 
geait d'avance  à  me  l'ôter?   Il  s'attacha  ensuite  à  m'humilier  par 
des    preuves  de  la  préférence  que   nos   amis  communs  lui  don- 
naient sur  moi.  Je  connaissais  aussi  bien  que  lui  cette  préférence  ; 
la  question  était  à  quel  titre  il  l'avait  obtenue;  si  c'était  à  force  de 
mérite  ou  d'adresse,  en  s'élevant  lui-même,  ou  en  cherchant  à  me 
rabaisser.   Enfin,    quand  il  eut  mis  à  son  gré,  entre  lui  et  moi, 
toute  la  distance  qui  pouvait  donner  du  prix  à  la  grâce  qu'il  m'al- 
lait  faire,  il  m'accorda  le  baiser  de  paix  dans  un  léger  embras- 
sement  qui  ressemblait  à  l'accolade  que  le  roi  donne  aux  nou- 
veaux chevaliers.  Je  tombais  des  nues,  j'étais  ébahi,  je  ne  savais 
que  dire,  je  ne  trouvais  pas  un  mot.  Toute  cette  scène  eut  l'air  de 
la  réprimande  qu'un  précepteur  fait  à  son  disciple,  en  lui  faisant 
grâce   du  fouet.  Je  n'y  pense  jamais  sans   sentir  combien  sont 
trompeurs  les  jugements  fondés  sur  l'apparence,  auxquels  le  vul- 


I 


LIVRE  NEUVIÈME  3/ 

gaire  donne  tant  de  poids,  combien  souvent  l'audace  et  la  fierté 
sont  du  côté  du  coupable,  la  honte  et  l'embarras  du  côté  de  l'in- 
nocent. 

Nous  étions  réconciliés  :  c'était  toujours  un  soulagement  pour 
mon  cœur,  que  toute  querelle  jette  dans  des  angoisses  mortelles. 
On  se  doute  bien  qu'une  pareille  réconciliation  ne  changea  pas 
ses  manières;  elle  m'ôta  seulement  le  droit  de  m'en  plaindre. 
Aussi  pris-je  le  parti  d'endurer  tout,  et  de  ne  dire  plus  rien. 

Tant  de  chagrins  coup  sur  coup  me  jetèrent  dans  un  acca- 
blement qui  ne  me  laissait  guère  la  force  de  reprendre  l'empire  de 
moi-même.  Sans  réponse  de  Saint-Lambert,  négligé  de  madame 
d'Houdetot,  n'osant  plus  m'ouvrir  à  personne,  je  commençai  de 
craindre  qu'en  faisant  de  l'amitié  l'idole  de  mon  cœur,  je  n'eusse 
employé  ma  vie  qu'à  sacrifier  à  des  chimères.  Épreuve  faite,  il  ne 
restait  de  toutes  mes  liaisons  que  deux  hommes  qui  eussent  con- 
servé toute  mon  estime,  et  à  qui  mon  cœur  pût  donner  toute  sa 
confiance  :  Duclos,  que  depuis  ma  retraite  à  l'Ermitage  j'avais 
perdu  de  vue,  et  Saint-Lambert.  Je  crus  ne  pouvoir  bien  réparer 
mes  torts  envers  ce  dernier,  qu'en  lui  déchargeant  mon  cœur  sans 
réserve,  et  je  résolus  de  lui  faire  pleinement  mes  confessions,  en 
tout  ce  qui  ne  compromettait  pas  sa  maîtresse.  Je  ne  doute  pas 
que  ce  choix  ne  fût  encore  un  piège  de  ma  passion,  pour  me  tenir 
plus  rapproché  d'elle;  mais  il  est  certain  que  je  me  serais  jeté 
dans  les  bras  de  son  amant  sans  réserve,  que  je  me  serais  mis 
pleinement  sous  sa  conduite,  et  que  j'aurais  poussé  la  franchise 
aussi  loin  qu'elle  pouvait  aller.  J'étais  prêt  à  lui  écrireune  seconde 
lettre,  à  laquelle  j'étais  sûr  qu'il  aurait  répondu,  quand  j'appris  la 
triste  cause  de  son  silence  sur  la  première.  Il  n'avait  pu  soutenir 
jusqu'au  bout  les  fatigues  de  cette  campagne.  Madame  d'Épinay 
m'apprit  qu'il  venait  d'avoir  une  attaque  de  paralysie;  et  madame 
d'Houdetot,  que  son  affliction  finit  par  rendre  malade  elle-même^ 
et  qui  fut  hors  d'état  de  m'écrire  sur-le-champ,  me  marqua  deux 
ou  trois  jours  après,  de  Paris,  oii  elle  était  alors,  qu'il  se  faisait 
porter  à  Aix-la-Chapelle  pour  y  prendre  les  bains.  Je  ne  dis  pas 
que  cette  triste  nouvelle  m'affligea  comme  elle  ;  mais  je  doute  que 
le  serrement  de  cœur  qu'elle  me  donna  fût  moins  pénible  que  sa 


38  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

douleur  et  ses  larmes.  Le  chagrin  de  la  savoir  dans  cet  état,  aug- 
menté par  la  crainte  que  l'inquiétude  n'eût  contribué  à  l'y  mettre, 
me  toucha  plus  que  tout  ce  qui  m'était  arrivé  jusqu'alors  ;  et  je 
sentis  cruellement  qu'il  me  manquait,  dans  ma  propre  estime,  la 
force  dont  j'avais  besoin  pour  supporter  tant  de  déplaisir.  Heu- 
reusement, ce  généreux  ami  ne  me  laissa  pas  longtemps  dans  cet 
accablement;  il  ne  m'oublia  pas,  malgré  son  attaque,  et  je  ne 
tardai  pas  d'apprendre  par  lui-même  que  j'avais  trop  mal  jugé  de 
ses  sentiments  et  de  son  état.  Mais  il  est  temps  d'en  venir  à  la 
grande  révolution  de  ma  destinée,  à  la  catastrophe  qui  a  par- 
tagé ma  vie  en  deux  parties  si  différentes,  et  qui,  d'une  bien 
légère  cause,  a  tiré  de  si  terribles  effets. 

Un  jour  que  je  ne  songeais  à  rien  moins,  madame  d'Épinay 
m'envoya  chercher.  En  entrant,  j'aperçus  dans  ses  yeux  et  dans 
toute  sa  contenance  un  air  de  trouble  dont  je  fus  d'autant 
plus  frappé  que  cet  air  ne  lui  était  point  ordinaire,  personne  au 
monde  ne  sachant  mieux  qu'elle  gouverner  son  visage  et  ses 
mouvements.  Mon  ami,  me  dit-elle,  je  pars  pour  Genève;  ma 
poitrine  est  en  mauvais  état,  ma  santé  se  délabre  au  point  que, 
toute  chose  cessante,  il  faut  que  j'aille  voir  et  consulter  Tronchin. 
Cette  résolution,  si  brusquement  prise,  et  à  l'entrée  de  la  mau- 
vaise saison,  m'étonna  d'autant  plus  que  je  l'avais  quittée  trente- 
six  heures  auparavant  sans  qu'il  en  fût  question.  Je  lui  demandai 
qui  elle  emmènerait  avec  elle.  Elle  me  dit  qu'elle  emmènerait 
son  fils  avec  M.  de  Linant,  et  puis  elle  ajouta  négligemment  :  Et 
vous,  mon  ours,  ne  viendrez-vous  pas  aussi?  Comme  je  ne  crus  pas 
qu'elle  parlât  sérieusement,  sachant  que  dans  la  saison  où  nous 
entrions  j'étais  à  peine  en  état  de  sortir  de  ma  chambre,  je  plai- 
santai sur  l'utilité  du  cortège  d'un  malade  pour  un  autre  malade; 
elle  parut  elle-même  n'en  avoir  pas  fait  tout  de  bon  la  proposi- 
tion, et  il  n'en  fut  plus  question.  Nous  ne  parlâmes  plus  que  des 
préparatifs  de  son  voyage,  dont  elle  s'occupait  avec  beaucoup  de 
vivacité,  étant  résolue  à  partir  dans  quinze  jours. 

Je  n'avais  pas  besoin  de  beaucoup  de  pénétration  pour  com- 
prendre qu'il  y  avait  à  ce  voyage  un  motif  secret  qu'on  me  taisait. 
Ce  secret,  qui  n'en  était  un  dans  toute  la  maison  que  pour  moi, 


LIVRE  NEUVIÈME  39 

fut  découvert  dès  le  lendemain  par  Thérèse,  à  qui  Teissier,  le 
maître  d'hôtel,  qui  le  savait  de  la  femme  de  chambre,  le  révéla. 
Quoique  je  ne  doive  pas  ce  secret  à  madame  d'Épinay,  puisque 
je  ne  le  tiens  pas  d'elle,  il  est  trop  lié  avec  ceux  que  j'en  tiens, 
pour  que  je  puisse  l'en  séparer  :  ainsi  je  me  tairai  sur  cet  article. 
Mais  ces  secrets,  qui  jamais  ne  sont  sortis  ni  ne  sortiront  de  ma 
bouche  ni  de  ma  plume,  ont  été  sus  de  trop  de  gens  pour  pouvoir 
être  ignorés  dans  tous  les  entours  de  madame  d'Épinay. 

Instruit  du  vrai  motif  de  ce  voyage,  j'aurais  reconnu  la  secrète 
impulsion  d'une  main  ennemie,  dans  la  tentative  de  m'y  faire  le 
chaperon  de  madame  d'Épinay;  mais  elle  avait  si  peu  insisté,  que 
je  persistai  à  ne  point  regarder  cette  tentative  comme  sérieuse,  et 
je  ris  seulement  du  beau  personnage  que  j'aurais  fait  là,  si  j'eusse 
eu  la  sottise  de  m'en  charger.  Au  reste,  elle  gagna  beaucoup  à 
mon  refus,  car  elle  vint  à  bout  d'engager  son  mari  même  à  l'ac- 
compagner. 

Quelques  jours  après  je  reçus  de  Diderot  le  billet  que  je  vais 
transcrire.  Ce  billet,  seulement  plié  en  deux,  de  manière  que  tout 
le  dedans  se  lisait  sans  peine,  me  fut  adressé  chez  madame  d'Épi- 
nay, et  recommandé  à  M.  de  Linant,  le  gouverneur  du  fils  et  le 
confident  de  la  mère. 


Billet  de  Diderot,  liasse  A,  n°  52. 

((  Je  suis  fait  pour  vous  aimer  et  pour  vous  donner  du  chagrin. 
((  J'apprends  que  madame  d'Épinay  va  à  Genève,  et  je  n'entends 
«  point  dire  que  vous  l'accompagniez.  Mon  ami,  content  de 
((  madame  d'Épinay,  il  faut  partir  avec  elle;  mécontent,  il  faut 
((  partir  beaucoup  plus  vite.  Êtes-vous  surchargé  du  poids  des 
((  obligations  que  vous  lui  avez?  Voilà  une  occasion  de  vous 
((  acquitter  en  partie  et  de  vous  soulager.  Trouverez- vous  une 
((  autre  occasion  dans  votre  vie  de  lui  témoigner  votre  reconnais- 
((  sance  ?  Elle  va  dans  un  pays  oii  elle  sera  comme  tombée  des 
((  nues.  Elle  est  malade  :  elle  aura  besoin  d'amusement  et  de  dis- 
«  traction.  L'hiver!  voyez,  mon  ami.  L'objection  de  votre   santé 


40  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

((  peut  être  beaucoup  plus  forte  que  je  ne  la  crois.  Mais  êtes-vous 
«  plus  mal  aujourd'hui  que  vous  ne  Tétiez  il  y  a  un  mois,  et  que 
{(  vous  ne  le  serez  au  commencement  du  printemps?  Ferez-vous 
«  dans  trois  mois  d'ici  le  voyage  plus   commodément  qu'aujour- 
({  d'hui?  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  si  je  ne  pouvais  supporter 
((  la  chaise,  je  prendrais   un  bâton  et  je  la  suivrais.  Et  puis  ne 
((  craignez-vous  point  qu'on  ne  mésinterprète  votre  conduite?  On 
«  vous  soupçonnera,  ou  d'ingratitude,  ou  d'un  autre  motif  secret. 
({  Je  sais  bien  que,  quoi  que  vous  fassiez,  vous  aurez  toujours  pour 
«  vous  le   témoignage  de  votre  conscience;  mais  ce  témoignage 
((  suffit-il  seul,  et  est-il  permis  de  négliger  jusqu'à  certain  point 
((  celui  des  autres  hommes?  Au  reste,  mon  ami,  c'est  pour  m'ac- 
((  quitter  avec  vous  et  avec  moi  que  je  vous  écris  ce  billet.   S'il 
«  vous  déplaît,  jetez-le  au  feu,  et  qu'il  n'en  soit  non  plus  question 
«  que  s'il  n'eût  jamais  été  écrit.  Je  vous  salue,  vous  aime  et  vous 
«  embrasse.  » 

Le  tremblement  de  colère,  l'éblouissement  qui  me  gagnait  en 
lisant  ce  billet,  et  qui  me  permirent  à  peine  de  l'achever,  ne 
m'empêchèrent  pas  d'y  remarquer  l'adresse  avec  laquelle  Diderot 
y  affectait  un  ton  plus  doux,  plus  caressant,  plus  honnête  que 
dans  toutes  ses  autres  lettres,  dans  lesquelles  il  me  traitait  tout 
au  plus  de  mon  cher,  sans  daigner  m'y  donner  le  nom  d'ami.  Je 
vis  aisément  le  ricochet  par  lequel  me  venait  ce  billet,  dont  la 
suscription,  la  forme  et  la  marche  décelaient  même  assez  mala- 
droitement le  détour  :  car  nous  nous  écrivions  ordinairement  par 
la  poste  ou  par  le  messager  de  Montmorency,  et  ce  fut  la  pre- 
mière et  l'unique  fois  qu'il  se  servit  de  cette  voie-là. 

Quand  le  premier  transport  de  mon  indignation  me  permit 
d'écrire,  je  lui  traçai  précipitamment  la  réponse  suivante,  que  je 
portai  sur-le-champ,  de  l'Ermitage  où  j'étais  pour  lors,  à  la  Che- 
vrette, pour  la  montrer  à  madame  d'Épinay,  à  qui,  dans  mon 
aveugle  colère,  je  la  voulus  lire  moi-même,  ainsi  que  le  billet  de 
Diderot. 

«  Mon  cher  ami,  vous  ne  pouvez  savoir  ni  la   force  des  obliga- 
((  tions  que  je  puis  avoir  à  madame  d'Épinay,   ni  jusqu'à  quel 


LIVRE  NEUVIÈME  41 

((  point  elles  me  lient,  ni  si  elle  a  réellement  besoin  de  moi  dans 
((  son  voyage,  ni  si  elle  désire  que  je  l'accompagne,  ni  s'il  m'est  pos- 
((  sible  de  le  faire,  ni  les  raisons  que  je  puis  avoir  de  m'en  abste- 
((  nir.  Je  ne  refuse  pas  de  discuter  avec  vous  tous  ces  points  : 
((  mais,  en  attendant,  convenez  que  me  prescrire  si  afhrmati- 
«  vement  ce  que  je  dois  faire,  sans  vous  être  mis  en  état  d'en 
«  juger,  c'est,  mon  cher  philosophe,  opiner  en  franc  étourdi.  Ce 
((  que  je  vois  de  pis  à  cela,  est  que  votre  avis  ne  vient  pas  de 
((  vous.  Outre  que  je  suis  peu  d'humeur  à  me  laisser  mener  sous 
«  votre  nom  par  le  tiers  et  le  quart,  je  trouve  à  ces  ricochets  cer- 
«  tains  détours  qui  ne  vont  pas  à  votre  franchise,  et  dont  vous 
((  ferez  bien,  pour  vous  et  pour  moi,  de  vous  abstenir  désormais. 

«  Vous  craignez  qu'on  n'interprète  mal  ma  conduite;  mais  je 
({  défie  un  cœur  comme  le  vôtre  d'oser  mal  parler  du  mien. 
({  D'autres  peut-être  parleraient  mieuxdemoi,sije  leur  ressemblais 
((  davantage.  Que  Dieu  me  préserve  de  me  faire  approuver  d'eux  ! 
«  que  les  méchants  m'épient  et  m'interprètent  :  Rousseau  n'est 
((  pas  fait  pour  les  craindre,  ni  Diderot  pour  les  écouter. 

«  Si  votre  billet  m'a  déplu,  vous  voulez  que  je  le  jette  au  feu, 
((  et  qu'il  n'en  soit  plus  question.  Pensez-vous  qu'on  oublie  ainsi 
((  ce  qui  vient  de  vous?  Mon  cher,  vous  faites  aussi  bon  marché 
((  de  mes  larmes  dans  les  peines  que  vous  me  donnez,  que  de  ma 
((  vie  et  de  ma  santé  dans  les  soins  que  vous  m'exhortez  à  prendre. 
((  Si  vous  pouviez  vous  corriger  de  cela,  votre  amitié  m'en  serait 
{(  plus  douce,  et  j'en  deviendrais  moins  à  plaindre.  » 

En  entrant  dans  la  chambre  de  madame  d'Épinay,  je  trouvai 
Grimm  avec  elle,  et  j'en  fus  charmé.  Je  leur  lus  à  haute  et  claire 
voix  mes  deux  lettres  avec  une  intrépidité  dont  je  ne  me  serais  pas 
cru  capable,  et  j'y  ajoutai,  en  finissant,  quelques  discours  qui  ne 
la  démentaient  pas.  A  cette  audace  inattendue  dans  un  homme 
ordinairement  si  craintif,  je  les  vis  l'un  et  l'autre  atterrés,  aba- 
sourdis, ne  répondant  pas  un  mot  ;  je  vis  surtout  cet  homme 
arrogant  baisser  les  yeux  à  terre,  et  n'oser  soutenir  les  étincelles 
de  mes  regards;  mais  dans  le  même  instant,  au  fond  de  son  cœur, 
il  jurait  ma  perte,  et  je  suis  sûr  qu'ils  la  concertèrent  avant  de  se 
séparer. 


42  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce  temps-là  que  je  reçus  enfin,  par  ma- 
dame d'Houdetot,  la  réponse  de  Saint-Lambert  (liasse  A,  n°  57) 
datée  encore  de  Wolfenbuttel,  peu  de  jours  après  son  accident,  à 
ma  lettre,  qui  avait  tardé  longtemps  en  route.  Cette  réponse  m'ap- 
porta des  consolations,  dont  j'avais  grand  besoin  dans  ce  mo- 
ment-là, par  les  témoignages  d'estime  et  d'amitié  dont  elle  était 
pleine,  et  qui  me  donnèrent  le  courage  et  la  force  de  les  mériter. 
Dès  ce  moment,  je  fis  mon  devoir;  mais  il  est  constant  que  si 
Saint-Lambert  se  fût  trouvé  moins  sensé,  moins  généreux,  moins 
honnête  homme,  j'étais  perdu  sans  retour. 

La  saison  devenait  mauvaise,  et  l'on  commençait  à  quitter  la 
campagne.  Madame  d'Houdetot  me  marqua  le  jour  où  elle  comp- 
tait venir  faire  ses  adieux  à  la  vallée,  et  me  donna  rendez-vous  à 
Eaubonne.  Ce  jour  se  trouva,  par  hasard,  le  même  où  madame 
d'Êpinay  quittait  la  Chevrette  pour  aller  à  Paris  achever  les  pré- 
paratifs de  son  voyage.  Heureusement  elle  partit  le  matin,  et  j'eus 
le  temps  encore,  en  la  quittant,  d'aller  dîner  avec  sa  belle-sœur. 
J'avais  la  lettre  de  Saint-Lambert  dans  ma  poche;  je  la  lus  plu- 
sieurs fois  en  marchant.  Cette  lettre  me  servit  d'égide  contre  ma 
faiblesse.  Je  fis  et  tins  la  résolution  de  ne  plus  voir  en  madame 
d'Houdetot  que  mon  amie  et  la  maîtresse  de  mon  ami  ;  et  je 
passai  tête  à  tête  avec  elle  quatre  ou  cinq  heures  dans  un  calme 
délicieux,  préférable  infiniment,  même  quant  à  la  jouissance,  à  ces 
accès  de  fièvre  ardente  que  jusqu'alors  j'avais  eus  auprès  d'elle. 
Comme  elle  savait  trop  que  mon  cœur  n'était  pas  changé,  elle  fut 
sensible  aux  efforts  que  j'avais  faits  pour  me  vaincre;  elle  m'en 
estima  davantage,  et  j'eus  le  plaisir  de  voir  que  son  amitié  pour 
moi  n'était  point  éteinte.  Elle  m'annonça  le  prochain  retour  de 
Saint-Lambert,  qui,  quoique  assez  bien  rétabli  de  son  attaque, 
n'était  plus  en  état  de  soutenir  les  fatigues  de  la  guerre,  et  quittait 
le  service  pour  venir  vivre  paisiblement  auprès  d'elle.  Nous  for- 
mâmes le  projet  charmant  d'une  étroite  société  entre  nous  trois,  et 
nous  pouvions  espérer  que  l'exécution  de  ce  projet  serait  durable, 
vu  que  tous  les  sentiments  qui  peuvent  unir  les  cœurs  sensibles 
et  droits  en  faisaient  la  base,  et  que  nous  rassemblions  à  nous 
trois  assez  de  talents   et  de  connaissances  pour  nous  suffire    à 


LIVRE  NEUVIÈME  4^ 

nous-mêmes,  et  n'avoir  besoin  d'aucun  supplément  étranger. 
Hélas!  en  me  livrant  à  l'espoir  d'une  aussi  douce  vie,  je  ne  son- 
geais guère  à  celle  qui  m'attendait. 

Nous  parlâmes  ensuite  de  ma  situation  présente  avec  madame 
d'Épinay.  Je  lui  montrai  la  lettre  de  Diderot,  avec  ma  réponse; 
je  lui  détaillai  tout  ce  qui  s'était  passé  à  ce  sujet,  et  je  lui  dé- 
clarai la  résolution  où  j'étais  de  quitter  l'Ermitage.  Elle  s'y 
opposa  vivement,  et  par  des  raisons  toutes  puissantes  sur  mon 
cœur.  Elle  me  témoigna  combien  elle  aurait  désiré  que  j'eusse 
fait  le  voyage  de  Genève,  prévoyant  qu'on  ne  manquerait  pas  delà 
compromettre  dans  mon  refus  :  ce  que  la  lettre  de  Diderot  sem- 
blait annoncer  d'avance.  Cependant,  comme  elle  savait  mes  rai- 
sons aussi  bien  que  moi-même,  elle  n'insista  pas  sur  cet  article, 
mais  elle  me  conjura  d'éviter  tout  éclat  à  quelque  prix  que  ce  pût 
être,  et  de  pallier  mon  refus  de  raisons  assez  plausibles  pour  éloi- 
gner l'injuste  soupçon  qu'elle  pût  y  avoir  part.  Je  lui  dis  qu'elle 
ne  m'imposait  pas  une  tâche  aisée;  mais  que,  résolu  d'expier  mes 
torts  au  prix  même  de  ma  réputation,  je  voulais  donner  la  préfé- 
rence à  la  sienne,  en  tout  ce  que  l'honneur  me  permettrait  d'en- 
durer. On  connaîtra  bientôt  si  j'ai  su  remplir  cet  engagement. 

Je  le  puis  jurer,  loin  que  ma  passion  malheureuse  eût  rien 
perdu  de  sa  force,  je  n'aimai  jamais  ma  Sophie  aussi  vivement, 
aussi  tendrement  que  je  fis  ce  jour-là.  Mais  telle  fut  l'impression 
que  firent  sur  moi  la  lettre  de  Saint-Lambert,  le  sentiment  du 
devoir  et  l'horreur  de  la  perfidie,  que,  durant  toute  cette  entrevue, 
mes  sens  me  laissèrent  pleinement  en  paix  auprès  d'elle,  et  que  je 
ne  fus  pas  même  tenté  de  lui  baiser  la  main.  En  partant,  elle 
m'embrassa  devant  ses  gens.  Ce  baiser,  si  différent  de  ceux  que 
je  lui  avais  dérobés  quelquefois  sous  les  feuillages,  me  fut  garant 
que  j'avais  repris  l'empire  sur  moi-même:  je  suis  presque  assuré 
que  si  mon  cœur  avait  eu  ie  temps  de  se  raffermir  dans  le  ^calme, 
il  ne  me  fallait  pas  trois  mois  pour  être  guéri  radicalement. 

Ici  finissent  mes  liaisons  personnelles  avec  madame  d'Hou- 
detot...  liaisons  dont  chacun  a  pu  juger  sur  les  apparences  selon 
les  dispositions  de  son  propre  cœur,  mais  dans  lesquelles  la  pas- 
sion que  m'inspira   cette    aimable    femme,    passion  la  plus  vive 


44  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

peut-être  qu'aucun  homme  ait  jamais  sentie,  s'honorera  toujours, 
entre  le  ciel  et  nous,  des  rares  et  pénibles  sacrifices  faits  par  tous 
deux  au  devoir,  à  l'honneur,  à  l'amour  et  à  l'amitié.  Nous  nous 
étions  trop  élevés  aux  yeux  l'un  de  l'autre,  pour  pouvoir  nous 
avilir  aisément.  Il  faudrait  être  indigne  de  toute  estime,  pour  se 
résoudre  à  en  perdre  une  de  si  haut  prix;  et  l'énergie  même  des 
sentiments  qui  pouvaient  nous  rendre  coupables  fut  ce  qui  nous 
empêcha  de  le  devenir. 

C'est  ainsi  qu'après  une  si  longue  amitié  pour  l'une  de  ces  deux 
femmes,  et  un  si  vif  amour  pour  l'autre,  je  leur  fis  séparément  mes 
adieux  en  un  même  jour,  à  l'une  pour  ne  plus  la  revoir  de  ma  vie, 
à  l'autre  pour  ne  la  revoir  que  deux  fois  dans  les  occasions  que  je 
dirai  ci- après. 

Après  leur  départ,  je  me  trouvai  dans  un  grand  embarras  pour 
remplir  tant  de  devoirs  pressants  et  contradictoires,  suites  de  mes 
imprudences.  Si  j'eusse  été  dans  mon  état  naturel,  après  la  pro- 
position et  le  refus  du  voyage  de  Genève,  je  n'avais  qu'à  rester 
tranquille,  et  tout  était  dit.  Mais  j'en  avais  sottement  fait  une 
affaire  qui  ne  pouvait  rester  dans  l'état  oii  elle  était,  et  je  ne  pou- 
vais me  dispenser  de  toute  ultérieure  explication  qu'en  quittant 
l'Ermitage;  ce  que  je  venais  de  promettre  à  madame  d'Hou- 
detot  de  ne  pas  faire,  au  moins  pour  le  moment  présent.  De  plus, 
elle  avait  exigé  que  j'excusasse  auprès  de  mes  soi-disant  amis  le 
refus  de  ce  voyage,  afin  qu'on  ne  lui  imputât  pas  ce  refus.  Cepen- 
dant je  n'en  pouvais  alléguer  la  véritable  cause  sans  outrager  ma- 
dame d'Épinay,  à  qui  je  devais  certainement  de  la  reconnaissance, 
après  tout  ce  qu'elle  avait  fait  pour  moi.  Tout  bien  considéré,  je 
me  trouvais  dans  la  dure  mais  indispensable  alternative  de  man- 
quer à  madame  d'Épinay,  à  madame  d'Houdetot,  ou  à  moi-même, 
et  je  pris  le  dernier  parti.  Je  le  pris  hautement,  pleinement,  sans 
tergiverser,  et  avec  une  générosité  digne  assurément  de  laver  les 
fautes  qui  m'avaient  réduit  à  cette  extrémité.  Ce  sacrifice,  dont 
mes  ennemis  ont  su  tirer  parti,  et  qu'ils  attendaient  peut-être,  a 
fait  la  ruine  de  ma  réputation,  et  m'a  ôté,  parleurs  soins,  l'estime 
publique;  mais  il  m'a  rendu  la  mienne,  et  m'a  consolé  dans  mes 
malheurs.  Ce  n'est  pas  la  dernière  fois,  comme  on  le  verra,  que 


LIVRE  NEUVIÈME  45 

j'ai  fait  de  pareils  sacrifices,  ni  la  dernière  aussi  qu'on  s'en  est 
prévalu  pour  m'accabler. 

Grimm  était  le  seul  qui  parût  n'avoir  pris  aucune  part  dans 
cette  affaire,  et  ce  fut  à  lui  que  je  résolus  de  m'adresser.  Je  lui 
écrivis  une  longue  lettre,  dans  laquelle  j'exposai  le  ridicule  de 
vouloir  me  faire  un  devoir  de  ce  voyage  de  Genève,  l'inutilité, 
l'embarras  même  dont  j'y  aurais  été  à  madame  d'Épinay,  et  les 
inconvénients  qui  en  auraient  résulté  pour  moi-même.  Je  ne 
résistai  pas,  dans  cette  lettre,  à  la  tentation  de  lui  laisser  voir  que 
j'étais  instruit,  et  qu'il  me  paraissait  singulier  qu'on  prétendît  que 
c'était  à  moi  de  faire  ce  voyage,  tandis  que  lui-même  s'en  dispen- 
sait, et  qu'on  ne  faisait  pas  mention  de  lui.  Cette  lettre,  où,  faute 
de  pouvoir  dire  nettement  mes  raisons,  je  fus  forcé  de  battre  sou- 
vent la  campagne,  m'aurait  donné  dans  le  public  l'apparence  de 
bien  des  torts;  mais  elle  était  un  exemple  de  retenue  et  de  discré- 
tion pour  les  gens  qui,  comme  Grimm,  étaient  au  fait  des  choses 
que  j'y  taisais,  et  qui  justifiaient  pleinement  ma  conduite.  Je  ne 
craignis  pas  même  de  mettre  un  préjugé  de  plus  contre  moi,  en 
prêtant  l'avis  de  Diderot  à  mes  autres  amis,  pour  insinuer  que 
madame  d'Houdetot  avait  pensé  de  même,  comme  il  était  vrai,  et 
taisant  que,  sur  mes  raisons,  elle  avait  changé  d'avis.  Je  ne  pou- 
vais mieux  la  disculper  du  soupçon  de  conniver  avec  moi,  qu'en 
paraissant,  sur  ce  point,  mécontent  d'elle. 

Cette  lettre  finissait  par  un  acte  de  confiance,  dont  tout  autre 
homme  aurait  été  touché;  car  en  exhortant  Grimm  à  peser  mes 
raisons  et  à  me  marquer  après  cela  son  avis,  je  lui  marquais  que  cet 
avis  serait  suivi,  quel  qu'il  pût  être  :  et  c'était  mon  intention,  eût- 
il  même  opiné  pour  mon  départ;  car  M.  d'Épinay  s'étant  fait  le 
conducteur  de  sa  femme  dans  ce  voyage,  le  mien  prenait  alors  un 
coup  d'œil  tout  différent:  au  lieu  que  c'était  moi  d'abord  qu'on 
voulut  charger  de  cet  emploi,  et  qu'il  ne  fut  question  de  lui 
qu'après  mon  refus. 

La  réponse  de  Grimm  se  fit  attendre;  elle  fut  singulière.  Je 
vais  la  transcrire  ici  (voyez  liasse  A,  n"  59). 

((  Le  départ  de  madame  d'Épinay  est  reculé  ;  son  fils  est  malade; 
((  il  faut  attendre  qu'il  soit  rétabli.  Je  rêverai  à  votre  lettre.  Tenez  - 


46  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

((  vous  tranquille  à  votre  Ermitage.  Je  vous  ferai  passer  mon  avis 
((  à  temps.  Comme  elle  ne  partira  sûrement  pas  de  quelques  jours, 
«  rien  ne  presse.  En  attendant,  si  vous  le  jugez  à  propos,  vous 
«  pouvez  lui  faire  vos  offres,  quoique  cela  me  paraisse  encore 
((  assez  égal.  Car,  connaissant  votre  position  aussi  bien  que  vous- 
((  même,  je  ne  doute  point  qu'elle  ne  réponde  à  vos  offres  comme 
((  elle  le  doit;  et  tout  ce  que  je  vois  à  gagner  à  cela,  c'est  que 
((  vous  pourrez  dire  à  ceux  qui  vous  pressent,  que  si  vous  n'avez 
((  pas  été,  ce  n'est  pas  faute  de  vous  être  offert.  Au  reste,  je  ne 
{(  vois  pas  pourquoi  vous  voulez  absolument  que  le  philosophe 
((  soit  le  porte-voix  de  tout  le  monde;  et  parce  que  son  avis  est 
((  que  vous  partiez,  pourquoi  vous  vous  imaginez  que  tous  vos 
({  amis  prétendent  la  même  chose.  Si  vous  écrivez  à  madame 
({  d'Épinay,  sa  réponse  peut  vous  servir  de  réplique  à  tous  ses 
((  amis,  puisqu'il  vous  tient  tant  à  cœur  de  leur  répliquer.  Adieu  : 
((  je  salue  madame  Le  Vasseur  et  le  Criminel.  » 

Frappé  d'étonnement  en  lisant  cette  lettre,  je  cherchais  avec 
inquiétude  ce  qu'elle  pouvait  signifier,  et  je  ne  trouvais  rien. 
Comment!  au  lieu  de  me  répondre  avec  simplicité  sur  la  mienne, 
il  prend  du  temps  pour  y  rêver,  comme  si  celui  qu'il  avait  déjà 
pris  ne  lui  avait  pas  suffi  !  Il  m'avertit  même  de  la  suspension 
dans  laquelle  il  me  veut  tenir,  comme  s'il  s'agissait  d'un  problème 
à  résoudre,  ou  comme  s'il  importait  à  ses  vues  de  m'ôter  tout 
moyen  de  pénétrer  son  sentiment  jusqu'au  moment  qu'il  voudrait 
me  le  déclarer!  Que  signifient  donc  ces  précautions,  ces  retar- 
dements,  ces  mystères?  Est-ce  ainsi  qu'on  répond  à  la  confiance? 
Cette  allure  est-elle  celle  de  la  droiture  et  de  labonne  foi?  Je  cher- 
chais en  vain  quelque  interprétation  favorable  à  cette  conduite;  je 
n'en  trouvais  point.  Quel  que  fût  son  dessein,  s'il  m'était  contraire, 
sa  position  en  facilitait  l'exécution,  sans  que,  par  la  mienne,  il 
me  fût  possible  d'y  mettre  obstacle.  En  faveur  dans  la  maison 
d'un  grand  prince,  répandu  dans  le  monde,  donnant  le  ton  à 
nos  communes  sociétés,  dont  il  était  l'oracle,  il  pouvait,  avec 
son  adresse  ordinaire,  disposer  à  son  aise  toutes  ses  machines;  et 
moi,  seul  dans  mon  Ermitage,  loin  de  tout,  sans  avis  de  per- 
sonne, sans  aucune  communication,  je  n'avais  d'autre  parti  que 


LIVRE  NEUVIEME  47 

d'attendre  et  rester  en  paix  :  seulement  j'écrivis  à  madame  d'Épi- 
nay,  sur  la  maladie  de  son  fils,  une  lettre  aussi  honnête  qu'elle 
pouvait  l'être,  mais  où  je  ne  donnai  pas  dans  le  piège  de  lui  offrir 
de  partir  avec  elle. 

Après  des  siècles  d'attente  dans  la  cruelle  incertitude  où  cet 
homme  barbare  m'avait  plongé,  j'appris  au  bout  de  huit  ou  dix 
jours  que  madame  d'Êpinay  était  partie,  et  je  reçus  de  lui  une 
seconde   lettre.  Elle    n'était  que    de    sept    à    huit  lignes,  que  je 

n'achevai  pas  de  lire C'étaitune  rupture,  mais  dans  des  termes 

tels  que  la  plus  infernale  haine  les  peut  dicter,  et  qui  même  deve- 
naient bêtes  à  force  de  vouloir  être  offensants.  Il  me  défendait  sa 
présence  comme  il  m'aurait  défendu  ses  États.  Il  ne  manquait  à 
sa  lettre,  pour  faire  rire,  que  d'être  lue  avec  plus  de  sang-froid. 
Sans  la  transcrire,  sans  même  en  achever  la  lecture,  je  la  lui  ren- 
voyai sur-le-champ  avec  celle-ci  : 

((  Je  me  refusais  à  ma  juste  défiance,  j'achève  trop  tard  devons 
«   connaître. 

«  Voilà  donc  la  lettre  que  vous  vous  êtes  donné  le  loisir  de 
((  méditer  :  je  vous  la  renvoie;  elle  n'est  pas  pour  moi.  Vous 
((  pouvez  montrer  la  mienne  à  toute  la  terre,  et  me  haïr  ouver- 
((  tement;  ce  sera  de  votre  part  une  fausseté  de  moins.  » 

Ce  que  je  lui  disais,  qu'il  pouvait  montrer  ma  précédente  lettre, 
se  rapportait  à  un  article  de  la  sienne  sur  lequel  on  pourra  juger 
de  la  profonde  adresse  qu'il  mit  à  toute  cette  affaire. 

J'ai  dit  que,  pour  des  gens  qui  n'étaient  pas  au  fait,  ma  lettre 
pouvait  donner  sur  moi  bien  des  prises.  Il  le  vit  avec  joie;  mais 
comment  se  prévaloir  de  cet  avantage  sans  se  compromettre? 
En  montrant  cette  lettre,  il  s'exposait  au  reproche  d'abuser  de  la 
confiance  de  son  ami. 

Pour  sortir  de  cet  embarras,  il  imagina  de  rompre  avec  moi  de 
la  façon  la  plus  piquante  qu'il  fût  possible,  et  de  me  faire  valoir 
dans  sa  lettre  la  grâce  qu'il  me  faisait  de  ne  pas  montrer  la  mienne. 
Il  était  bien  sûr  que,  dans  l'indignation  de  ma  colère,  je  me  refu- 
serais à  sa  feinte  discrétion,  et  lui  permettrais  de  montrer  ma 
lettre  à  tout  le  monde  :  c'était  précisément  ce  qu'il  voulait,  et  tout 
arriva  comme  il  l'avait  arrangé.  Il  fit  courir  ma  lettre  dans  tout 


48  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Paris,  avec  des  commentaires  de  sa  façon,  qui  pourtant  n'eurent 
pas  tout  le  succès  qu'il  s'en  était  promis.  On  ne  trouva  pas  que 
la  permission  de  montrer  ma  lettre,  qu'il  avait  su  m'extorquer, 
l'exemptât  du  blâme  de  m'avoir  si  légèrement  pris  au  mot  pour 
me  nuire.  On  demandait  toujours  quels  torts  personnels  j'avais 
avec  lui,  pour  autoriser  une  si  violente  haine.  Enfin  l'on  trouvait 
que,  quand  j'aurais  eu  de  tels  torts  qui  l'auraient  obligé  de  rompre, 
l'amitié,  même  éteinte,  avait  encore  des  droits  qu'il  aurait  dû  res- 
pecter. Mais  malheureusement  Paris  est  frivole;  ces  remarques 
du  moment  s'oublient;  l'absent  infortuné  se  néglige;  l'homme 
qui  prospère  en  impose  par  sa  présence;  le  jeu  de  l'intrigue  et  de 
la  méchanceté  se  soutient,  se  renouvelle,  et  bientôt  son  effet, 
sans  cesse  renaissant,  efface  tout  ce  qui  l'a  précédé. 

Voilà  comment,  après  m'avoir  si  longtemps  trompé,  cet  homme 
enfin  quitta  pour  moi  son  masque,  persuadé  que,  dans  l'état  où  il 
avait  amené  les  choses,  il  cessait  d'en  avoir  besoin.  Soulagé  de  la 
crainte  d'être  injuste  envers  ce  misérable,  je  l'abandonnai  à  son 
propre  cœur,  et  cessai  de  penser  à  lui.  Huit  jours  après  avoir  reçu 
cette  lettre,  je  reçus  de  madame  d'Épinay  sa  réponse,  datée  de 
Genève,  à  ma  précédente  (liasse  A,  n"  lo).  Je  compris,  au  ton 
qu'elle  y  prenait  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  que  l'un  et 
l'autre,  comptant  sur  le  succès  de  leurs  mesures,  agissaient  de 
concert,  et  que,  me  regardant  comme  un  homme  perdu  sans  res- 
source, ils  se  livraient  désormais  sans  risque  au  plaisir  d'achever 
de  m'écraser. 

Mon  état,  en  effet,  était  des  plus  déplorables.  Je  voyais  s'éloi- 
gner de  moi  tous  mes  amis,  sans  qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ni 
comment  ni  pourquoi.  Diderot,  qui  se  vantait  de  me  rester,  de  me 
rester  seul,  et  qui  depuis  trois  mois  me  promettait  une  visite,  ne 
venait  point.  L'hiver  commençait  à  se  faire  sentir,  et  avec  lui  les 
atteintes  de  mes  maux  habituels.  Mon  tempérament,  quoique  vigou- 
reux, n'avait  pu  soutenir  les  combats  de  tant  de  passions  con- 
traires. J'étais  dans  un  épuisement  qui  ne  me  laissait  ni  force  ni 
courage  pour  résister  à  rien;  quand  mes  engagements,  quand  les 
continuelles  représentations  de  Diderot  et  de  madame  d'Hou- 
detot  m'auraient  permis  en  ce  moment  de  quitter  l'Ermitage,  je  ne 


LIVRE  NEUVIÈME  49 

savais  ni  où  aller  ni  comment  me  traîner.  Je  restais  immobile  et 
stupide,  sans  pouvoir  agir  ni  penser.  La  seule  idée  d'un  pas  à 
faire,  d'une  lettre  à  écrire,  d'un  mot  à  dire,  me  faisait  frémir.  Je 
ne  pouvais  cependant  laisser  la  lettre  de  madame  d'Épinay  sans 
réplique,  à  moins  de  m'avouer  digne  des  traitements  dont  elle  et 
son  ami  m'accablaient.  Je  pris  le  parti  de  lui  notifier  mes  senti- 
ments et  mes  résolutions,  ne  doutant  pas  un  moment  que,  par 
humanité,  par  générosité,  par  bienséance,  par  les  bons  sentiments 
que  j'avais  cru  voir  en  elle  malgré  les  mauvais,  elle  ne  s'empressât 
d'y  souscrire.  Voici  ma  lettre  : 

«  A  l'Ermitage,  le  20  novembre  1757. 

{(  Si  l'on  mourait  de  douleur,  je  ne  serais  pas  en  vie.  Mais 
((  enfin  j'ai  pris  mon  parti.  L'amitié  est  éteinte  entre  nous, 
((  madame;  mais  celle  qui  n'est  plus  garde  encore  des  droits  que 
((  je  sais  respecter.  Je  n'ai  point  oublié  vos  bontés  pour  moi,  et 
((  vous  pouvez  compter  de  ma  part  sur  toute  la  reconnaissance 
«  qu'on  peut  avoir  pour  quelqu'un  qu'on  ne  doit  plus  aimer. 
((  Toute  autre  explication  serait  inutile  :  j'ai  pour  moi  ma  con- 
«  science,  et  vous  renvoie  à  la  vôtre. 

((  J'ai  voulu  quitter  l'Ermitage,  et  je  le  devais.  Maison  prétend 
«  qu'il  faut  que  j'y  reste  jusqu'au  printemps;  et  puisque  mes  amis 
({  le  veulent,  j'y  resterai  jusqu'au  printemps,  si  vous  y  consentez.  » 

Cette  lettre  écrite  et  partie,  je  ne  pensai  plus  qu'à  me  tranquil- 
liser à  l'Ermitage,  en  y  soignant  ma  santé,  tâchant  de  recouvrer 
des  forces,  et  de  prendre  des  mesures  pour  en  sortir  au  printemps, 
sans  bruit  et  sans  afficher  une  rupture.  Mais  ce  n'était  pas  là  le 
compte  de  monsieur  Grimm  et  de  madame  d'Épinay,  comme  on 
verra  dans  un  moment. 

Quelques  jours  après,  j'eus  enfin  le  plaisir  de  recevoir  de  Dide- 
rot cette  visite  si  souvent  promise  et  manquée.  Elle  ne  pouvait 
venir  plus  à  propos;  c'était  mon  plus  ancien  ami;  c'était  presque 
le  seul  qui  me  restât  :  on  peut  juger  du  plaisir  que  j'eus  à  le  voir 
dans  ces  circonstances.  J'avais  le  cœur  plein,  je  l'épanchai  dans 

III.  —  4 


5o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

le  sien.  Je  l'éclairai  sur  beaucoup  de  faits  qu'on  lui  avait  tus, 
déguisés  ou  supposés.  Je  lui  appris,  de  tout  ce  qui  s'était  passé, 
ce  qui  m'était  permis  de  lui  dire.  Je  n'affectai  point  de  lui  taire 
ce  qu'il  ne  savait  que  trop,  qu'un  amour  aussi  malheureux 
qu'insensé  avait  été  l'instrument  de  ma  perte;  mais  je  ne  convins 
jamais  que  madame  d'Houdetot  en  fût  instruite,  ou  du  moins  que 
je  le  lui  eusse  déclaré.  Je  lui  parlai  des  indignes  manœuvres  de 
madame  d'Épinay  pour  surprendre  les  lettres  très  innocentes  que 
sa  belle-sœur  m'écrivait.  Je  voulus  qu'il  apprît  ces  détails  de  la 
bouche  même  des  personnes  qu'elle  avait  tenté  de  séduire.  Thé- 
rèse le  lui  fit  exactement  :  mais  que  devins-je  quand  ce  fut  le  tour 
de  la  mère,  et  que  je  l'entendis  déclarer  et  soutenir  que  rien  de  cela 
n'était  à  sa  connaissance!  Ce  furent  ses  termes,  et  jamais  elle  ne 
s'en  départit.  Il  n'y  avait  pas  quatre  jours  qu'elle  m'en  avait  répété 
le  récit  à  moi-même,  et  elle  me  dément  en  face  devant  mon  ami! 
Ce  trait  me  parut  décisif,  et  je  sentis  alors  vivement  mon  impru- 
dence d'avoir  gardé  si  longtemps  une  pareille  femme  auprès  de 
moi.  Je  ne  m'étendis  point  en  invectives  contre  elle;  à  peine 
daignai-je  lui  dire  quelques  mots  de  mépris.  Je  sentis  ce  que  je 
devais  à  la  fille,  dont  l'inébranlable  droiture  contrastait  avec 
l'indigne  lâcheté  de  la  mère.  Mais  dès  lors  mon  parti  fut  pris  sur 
le  compte  de  la  vieille,  et  je  n'attendis  que  le  moment  de 
l'exécuter. 

Ce  moment  vint  plus  tôt  que  je  ne  l'avais  attendu.  Le  lo  décem- 
bre, je  reçus  de  madame  d'Épinay  réponse  à  ma  précédente  lettre. 
En  voici  le  contenu  : 

(c  A  Genève,  le  i®""  décembre  1757.  (Liasse  B,  n°   11.) 

((  Après  vous  avoir  donné,  pendant  plusieurs  années,  toutes 
«  les  marques  possibles  d'amitié  et  d'intérêt,  il  ne  me  reste  qu'à 
{(  vous  plaindre.  Vous  êtes  bien  malheureux.  Je  désire  que  votre 
({  conscience  soit  aussi  tranquille  que  la  mienne.  Cela  pourrait 
{(   être  nécessaire  au  repos  de  votre  vie. 

((  Puisque  vous  vouliez  quitter  l'Ermitage,  et  que  vous  le 
((  deviez,  je  suis  étonnée  que  vos   amis  vous  aient  retenu.  Pour 


^/flo_^.l|^  i 


fe?gi 


'evssonr..*?:-.-s.  sq 


Jean-Jacqles  quitte  l'Ermitage 


LIVRE  NEUVIÈME  5i 

«  moi,    je  ne  consulte  point  les  miens  sur  mes  devoirs,  et  je  n'ai 
((  plus  rien  à  vous  dire  sur  les  vôtres.  » 

Un  congé  si  imprévu,  mais  si  nettement  prononcé,  ne  me  laissa 
pas  un  instant  à  balancer.  Il  fallait  sortir  sur-le-champ,  quelque 
temps  qu'il  fît,  en  quelque  état  que  je  fusse,  dussé-je  coucher 
dans  les  bois  et  sur  la  neige,  dont  la  terre  était  alors  couverte,  et 
quoi  que  pût  dire  et  faire  madame  d'Houdetot  ;  car  je  voulais  bien 
lui  complaire  en  tout,  mais  non  pas  jusqu'à  l'infamie. 

Je  me  trouvai  dans  le  plus  terrible  embarras  où  j'aie  été  de  mes 
jours;  mais  ma  résolution  était  prise  :  je  jurai,  quoiqu'il  arrivât, 
de  ne  pas  coucher  à  l'Ermitage  le  huitième  jour.  Je  me  mis  en 
devoir  de  sortir  mes  effets,  déterminé  aies  laisser  en  plein  champ, 
plutôt  que  de  ne  pas  rendre  les  clefs  dans  la  huitaine;  car  je  vou- 
lais surtout  que  tout  fût  fait  avant  qu'on  pût  écrire  à  Genève,  et 
recevoir  réponse.  J'étais  d'un  courage  que  je  ne  m'étais  jamais 
senti;  toutes  mes  forces  étaient  revenues.  L'honneur  et  l'indigna- 
tion m'en  rendirent  sur  lesquelles  madame  d'Êpinay  n'avait  pas 
compté.  La  fortune  aida  mon  audace.  M.  Mathas,  procureur 
fiscal  de  M.  le  prince  de  Condé,  entendit  parler  de  mon  embarras. 
Il  me  fit  offrir  une  petite  maison  qu'il  avait  à  son  jardin  de  Mont- 
Louis,  à  Montmorency.  J'acceptai  avec  empressement  et  recon- 
naissance. Le  marché  fut  bientôt  fait;  je  fis  en  hâte  acheter 
quelques  meubles,  avec  ceux  que  j'avais  déjà,  pour  nous  coucher, 
Thérèse  et  moi.  Je  fis  charrier  mes  effets  à  grand'peine  et  à  grands 
frais  :  malgré  la  glace  et  la  neige,  mon  déménagement  fut  fait 
dans  deux  jours,  et  le  i5  décembre  je  rendis  les  clefs  de  l'Ermi- 
tage, après  avoir  payé  les  gages  du  jardinier,  ne  pouvant  payer 
mon  loyer.  Quant  à  madame  Le  Vasseur,  je  lui  déclarai  qu'il  fal- 
lait nous  séparer  :  sa  fille  voulut  m'ébranler;  je  fus  inflexible.  Je 
la  fis  partir  pour  Paris,  dans  la  voiture  du  messager,  avec  tous  les 
effets  et  meubles  que  sa  fille  et  elle  avaient  en  commun.  Je  lui 
donnai  quelque  argent,  et  je  m'engageai  à  lui  payer  son  loyer  chez 
ses  enfants  ou  ailleurs,  à  pourvoir  à  sa  subsistance  autant  qu'il 
me  serait  possible,  et  à  ne  jamais  la  laisser  manquer  de  pain,  tant 
que  j'en  aurais  moi-même. 


52  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Enfin,  le  surlendemain  de  mon  arrivée  à  Mont-Louis,  j'écrivis  à 
madame  d'Épinay  la  lettre  suivante  : 

«   A  Montmorency,  le  17  décembre  1757. 

«  Rien  n'est  si  simple  et  si  nécessaire,  madame,  que  de  déloger 
((  de  votre  maison,  quand  vous  n'approuvez  pas  que  j'y  reste.  Sur 
«  votre  refus  de  consentir  que  je  passasse  à  l'Ermitage  le  reste 
((  de  l'hiver,  je  l'ai  donc  quitté  le  10  décembre.  Ma  destinée  était 
((  d'y  entrer  malgré  moi,  et  d'en  sortir  de  même.  Je  vous  remercie 
((  du  séjour  que  vous  m'avez  engagé  d'y  faire,  et  je  vous  en  remer- 
((  cierais  davantage  si  je  l'avais  payé  moins  cher.  Au  reste,  vous 
((  avez  raison  de  me  croire  malheureux;  personne  au  monde  ne 
{(  sait  mieux  que  vous  combien  je  dois  l'être.  Si  c'est  un  malheur 
((  de  se  tromper  sur  le  choix  de  ses  amis,  c'en  est  un  autre  non 
«  moins  cruel  de  revenir  d'une  erreur  si  douce.  » 

Tel  est  le  narré  fidèle  de  ma  demeure  à  l'Ermitage,  et  des  raisons 
qui  m'en  ont  fait  sortir.  Je  n'ai  pu  couper  ce  récit,  et  il  importait 
de  le  suivre  avec  la  plus  grande  exactitude,  cette  époque  de  ma 
vie  ayant  eu  sur  la  suite  une  influence  qui  s'étendra  jusqu'à  mon 
dernier  jour. 


V'-  y  If 


m    LIVRE  X 


LIVRE   DIXIÈME 


1758 


La  force  extraordinaire  qu'une  effervescence  passagère  m'avait 
donnée  pour  quitter  l'Ermitage  m'abandonna  sitôt  que  j'en  fus 
dehors.  A  peine  fus-je  établi  dans  ma  nouvelle  demeure,  que  de 
vives  et  fréquentes  attaques  de  mes  rétentions  se  compliquèrent 
avec  l'incommodité  nouvelle  d'une  descente  qui  me  tourmentait 
depuis  quelque  temps,  sans  que  je  susse  que  c'en  était  une.  Je 
tombai  bientôt  dans  les  plus  cruels  accidents.  Le  médecin 
Thierry,  mon  ancien  ami,  vint  me  voir,  et  m'éclaira  sur  mon  état. 
Les  sondes,  les  bougies,  les  bandages,  tout  l'appareil  des  infir- 
mités de  l'âge  rassemblé  autour  de  moi,  me  fit  durement  sentir 
qu'on  n'a  plus  le  cœur  jeune  impunément,  quand  le  corps  a  cessé 


54  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

de  l'être.  La  belle  saison  ne  me  rendit  point  mes  forces,  et  je  pas- 
sai toute  l'année  lySS  dans  un  état  de  langueur  qui  me  fit  croire 
que  je  touchais  à  la  fin  de  ma  carrière.  J'en  voyais  approcher  le 
terme  avec  une  sorte  d'empressement.  Revenu  des  chimères  de 
l'amitié,  détaché  de  tout  ce  qui  m'avait  fait  aimer  la  vie,  je  n'y 
voyais  plus  rien  qui  pût  me  la  rendre  agréable  :  je  n'y  voyais  plus 
que  des  maux  et  des  misères  qui  m'empêchaient  de  jouir  de  moi. 
J'aspirais  au  moment  d'être  libre  et  d'échapper  à  mes  ennemis. 
Mais  reprenons  le  fil  des  événements. 

Il  paraît  que  ma  retraite  à  Montmorency  déconcerta  madame 
d'Épinay:  vraisemblablement  elle  ne  s'y  était  pas  attendue.  Mon 
triste  état,  la  rigueur  de  la  saison,  l'abandon  général  où  je  me 
trouvais,  tout  leur  faisait  croire,  à  Grimm  et  à  elle,  qu'en  me 
poussant  à  la  dernière  extrémité  ils  me  réduiraient  à  crier  merci, 
et  à  m'avilir  aux  dernières  bassesses  pour  être  laissé  dans  l'asile 
dont  l'honneur  m'ordonnait  de  sortir.  Je  délogeai  si  brusque- 
ment, qu'ils  n'eurent  pas  le  temps  de  prévenir  le  coup;  et  il 
ne  leur  resta  plus  que  le  choix  de  jouer  à  quitte  ou  double, 
et  d'achever  de  me  perdre,  ou  de  tâcher  de  me  ramener.  Grimm 
prit  le  premier  parti  :  mais  je  crois  que  madame  d'Épinay  eût  pré- 
féré l'autre;  et  j'en  juge  par  sa  réponse  à  ma  dernière  lettre,  où 
elle  radoucit  beaucoup  le  ton  qu'elle  avait  pris  dans  les  précé- 
dentes, et  où  elle  semblait  ouvrir  la  porte  à  un  raccommodement. 
Le  long  retard  de  cette  réponse,  qu'elle  me  fit  attendre  un  mois 
entier,  indique  assez  l'embarras  où  elle  se  trouvait  pour  lui  don- 
ner un  tour  convenable,  et  les  délibérations  dont  elle  la  fit  pré- 
céder. Elle  ne  pouvait  s'avancer  plus  loin  sans  se  commettre  : 
mais  après  ses  lettres  précédentes,  et  après  ma  brusque  sortie  de 
sa  maison,  l'on  ne  peut  qu'être  frappé  du  soin  qu'elle  prend,  dans 
cette  lettre,  de  n'y  pas  glisser  un  seul  mot  désobligeant.  Je  vais  la 
transcrire  en  entier,  afin  qu'on  en  juge. 

((  A  Genève,  le  17  janvier  lySS.  (Liasse  B,  n°  25.) 

((  Je  n'ai  reçu  votre  lettre  du  17  décembre,  monsieur,  qu'hier. 
<{  On    me  l'a  envoyée   dans  une  caisse    remplie    de    différentes 


LIVRE  DIXIÈME  55 

((  choses,  qui  a  été  tout  ce  temps  en  chemin.  Je  ne  répondrai 
((  qu'cà  l'apostille  :  quant  à  la  lettre,  je  ne  l'entends  pas  bien;  et  si 
«  nous  étions  dans  le  cas  de  nous  expliquer,  je  voudrais  bien 
((  mettre  tout  ce  qui  s'est  passé  sur  le  compte  d'un  malentendu. 
«  Je  reviens  à  l'apostille.  Vous  pouvez  vous  rappeler,  monsieur, 
«  que  nous  étions  convenus  que  les  gages  du  jardinier  de  l'Ermi- 
((  tage  passeraient  par  vos  mains,  pour  lui  mieux  faire  sentir  qu'il 
((  dépendait  de  vous,  et  pour  vous  éviter  des  scènes  aussi  ridi- 
((  cules  et  indécentes  qu'en  avait  fait  son  prédécesseur.  La  preuve 
((  en  est,  que  les  premiers  quartiers  de  ses  gages  vous  ont  été 
«  remis,  et  que  j'étais  convenue  avec  vous,  peu  de  jours  avant 
((  mon  départ,  de  vous  faire  rembourser  vos  avances.  Je  sais  que 
((  vous  en  fîtes  d'abord  difficulté  :  mais  ces  avances,  je  vous  avais 
((  prié  de  les  faire;  il  était  simple  de  m'acquitter,  et  nous  en 
((  convînmes.  Cahouet  m'a  marqué  que  vous  n'avez  point  voulu 
((  recevoir  cet  argent.  Il  y  a  assurément  du  quiproquo  là  dedans. 
((  Je  donne  ordre  qu'on  vous  le  reporte,  et  je  ne  vois  pas  pour- 
«  quoi  vous  voudriez  payer  mon  jardinier,  malgré  nos  conven- 
{(  tions,  et  au  delà  même  du  terme  que  vous  avez  habité  l'Ermi- 
((  tage.  Je  compte  donc,  monsieur,  que,  vous  rappelant  tout  ce 
((  que  j'ai  l'honneur  de  vous  dire,  vous  ne  refuserez  pas  d'être 
«  remboursé  de  l'avance  que  vous  avez  bien  voulu  faire  pour 
((  moi.  » 

Après  tout  ce  qui  s'était  passé,  ne  pouvant  plus  prendre  de 
confiance  en  madame  d'Épinay,  je  ne  voulus  point  renouer  avec 
elle;  je  ne  répondis  point  à  cette  lettre,  et  notre  correspondance 
finit  là. 

Voyant  mon  parti  pris,  elle  prit  le  sien;  et  entrant  alors  dans 
toutes  les  vues  de  Grimm  et  de  la  coterie  holbachique,  elle  unit 
ses  efforts  aux  leurs  pour  me  couler  à  fond.  Tandis  qu'ils  tra- 
vaillaient à  Paris,  elle  travaillait  à  Genève.  Grimm,  qui  dans  la 
suite  alla  l'y  joindre,  acheva  ce  qu'elle  avait  commencé.  Tronchin, 
qu'ils  n'eurent  pas  de  peine  à  gagner,  les  seconda  puissamment, 
et  devint  le  plus  furieux  de  mes  persécuteurs,  sans  avoir  jamais  eu 
de  moi,  non  plus  que  Grimm,  le  moindre  sujet  de  plainte.  Tous 


56  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

trois  d'accord  semèrent  sourdement  dans  Genève  le  germe  qu'on 
y  vit  éclore  quatre  ans  après. 

Ils  eurent  plus  de  peine  à  Paris  où  j'étais  plus  connu,  et  où  les 
cœurs,  moins  disposés  à  la  haine,  n'en  reçurent  pas  si  aisément 
les  impressions.  Pour  porter  leurs  coups  avec  plus  d'adresse,  ils 
commencèrent  par  débiter  que  c'était  moi  qui  les  avais  quittés 
(Voyez  la  lettre  de  Deleyre,  liasse  B,  n°  3o).  De  là,  feignant  d'être 
toujours  mes  amis,  ils  semaient  adroitement  leurs  accusations 
malignes,  comme  des  plaintes  de  l'injustice  de  leur  ami.  Cela  fai- 
sait que,  moins  en  garde,  on  était  plus  porté  à  les  écouter  et  à  me 
blâmer.  Les  sourdes  accusations  de  perfidie  et  d'ingratitude  se 
débitaient  avec  plus  de  précaution,  et  par  là  même  avec  plus 
d'effet.  Je  sus  qu'ils  m'imputaient  des  noirceurs  atroces,  sans 
jamais  pouvoir  apprendre  en  quoi  ils  les  faisaient  consister.  Tout 
ce  que  je  pus  déduire  de  la  rumeur  publique  fut  qu'elles  se  rédui- 
saient à  ces  quatre  crimes  capitaux  :  i"  ma  retraite  à  la  campagne; 
2°  mon  amour  pour  madame  d'Houdetot;  3"  mon  refus  d'accompa- 
gner à  Genève  madame  d'Épinay;  4°  sortie  de  l'Ermitage.  S'ils 
y  ajoutèrent  d'autres  griefs,  ils  prirent  leurs  mesures  si  justes, 
qu'il  m'a  été  parfaitement  impossible  d'apprendre  jamais  quel  en 
était  le  sujet. 

C'est  donc  ici  que  je  crois  pouvoir  fixer  l'établissement  d'un 
système  adopté  depuis  par  ceux  qui  disposent  de  moi,  avec  un 
progrès  et  un  succès  si  rapides,  qu'il  tiendrait  du  prodige,  pour 
qui  ne  saurait  pas  quelle  facilité  tout  ce  qui  favorise  la  malignité 
des  hommes  trouve  à  s'établir.  Il  faut  tâcher  d'expliquer  en  peu  de 
mots  ce  que  cet  obscur  et  profond  système  a  de  visible  à  mes  yeux. 

Avec  un  nom  déjà  célèbre  et  connu  dans  toute  l'Europe,  j'avais 
conservé  la  simplicité  de  mes  premiers  goûts.  Ma  mortelle  aver- 
sion pour  tout  ce  qui  s'appelait  parti,  faction,  cabale,  m'avait 
maintenu  libre,  indépendant,  sans  autre  chaîne  que  les  attache- 
ments de  mon  cœur.  Seul,  étranger,  isolé,  sans  appui,  sans 
famille,  ne  tenant  qu'à  mes  principes  et  à  mes  devoirs,  je  suivais 
avec  intrépidité  les  routes  de  la  droiture,  ne  flattant,  ne  ména- 
geant jamais  personne  aux  dépens  de  la  justice  et  de  la  vérité.  De 
plus,  retiré  depuis  deux  ans  dans    la  solitude,    sans    correspon- 


LIVRE  DIXIÈME  5; 

dance  de  nouvelles,  sans  relation  des  affaires  du  monde,  sans  être 
instruit  ni  curieux  de  rien,  je  vivais  à  quatre  lieues  de  Paris, 
aussi  séparé  de  cette  capitale  par  mon  incurie,  que  je  l'aurais  été 
par  les  mers  dans  l'île  de  Tinian. 

Grimm,  Diderot,  d'Holbach,  au  contraire,  au  centre  du  tour- 
billon, vivaient  répandus  dans  le  plus  grand  monde,  et  s'en  parta- 
geaient presque  entre  eux  toutes  les  sphères.  Grands,  beaux  esprits, 
gens  de  lettres,  gens  de  robe,  femmes,  ils  pouvaient  de  concert 
se  faire  écouter  partout.  On  doit  voir  déjà  l'avantage  que  cette 
position  donne  à  trois  hommes  bien  unis  contre  un  quatrième, 
dans  celle  oii  je  me  trouvais.  Il  est  vrai  que  Diderot  et  d'Holbach 
n'étaient  pas  (du  moins  je  ne  puis  le  croire)  gens  à  tramer  des 
complots  bien  noirs;  l'un  n'en  avait  pas  la  méchanceté,  ni  l'autre 
l'habileté  :  mais  c'était  en  cela  même  que  la  partie  était  mieux 
liée.  Grimm  seul  formait  son  plan  dans  sa  tête,  et  n'en  montrait 
aux  deux  autres  que  ce  qu'ils  avaient  besoin  de  voir  pour  con- 
courir à  l'exécution.  L'ascendant  qu'il  avait  pris  sur  eux  rendait 
ce  concours  facile,  et  l'effet  du  tout  répondait  à  la  supériorité  de 
son  talent. 

Ce  fut  avec  ce  talent  supérieur  que,  sentant  l'avantage  qu'il 
pouvait  tirer  de  nos  positions  respectives,  il  forma  le  projet  de 
renverser  ma  réputation  de  fond  en  comble,  et  de  m'en  faire  une 
tout  opposée,  sans  se  compromettre,  en  commençant  par  élever 
autour  de  moi  un  édifice  de  ténèbres  qu'il  me  fut  impossible  de 
percer  pour  éclairer  ses  manœuvres  et  pour  le  démasquer. 

Cette  entreprise  était  difficile,  en  ce  qu'il  en  fallait  pallier  l'ini- 
quité aux  yeux  de  ceux  qui  devaient  y  concourir.  Il  fallait  tromper 
les  honnêtes  gens;  il  fallait  écarter  de  moi  tout  le  monde,  ne  pas 
me  laisser  un  seul  ami,  ni  petit  ni  grand.  Que  dis-je  !  il  ne  fallait 
pas  laisser  percer  un  seul  mot  de  vérité  jusqu'à  moi.  Si  un  seul 
homme  généreux  me  fût  venu  dire  :  Vous  faites  le  vertueux, 
cependant  voilà  comme  on  vous  traite,  et  voilà  sur  quoi  l'on  vous 
juge  :  qu'avez-vous  à  dire?  La  vérité  triomphait,  et  Grimm  était 
perdu.  Il  le  savait;  mais  il  a  sondé  son  propre  cœur,  et  n'a  estimé 
les  hommes  que  ce  qu'ils  valent.  Je  suis  fâché,  pour  l'honneur  de 
l'humanité,  qu'il  ait  calculé  si  juste. 


58  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

En  marchant  dans  ces  souterrains,  ses  pas,  pour  être  sûrs, 
devaient  être  lents.  Il  y  a  douze  ans  qu'il  suit  son  plan,  et  le  plus 
difficile  reste  encore  à  faire  :  c'est  d'abuser  le  public  entier.  Il  y 
reste  des  yeux  qui  l'ont  suivi  de  plus  près  qu'il  ne  pense.  Il  le 
craint,  et  n'ose  encore  exposer  sa  trame  au  grand  jour.  Mais  il  a 
trouvé  le  peu  difficile  moyen  d'y  faire  entrer  la  puissance,  et  cette 
puissance  dispose  de  moi.  Soutenu  de  cet  appui,  il  avance  avec 
moins  de  risque.  Les  satellites  de  la  puissance  se  piquant  peu  de 
droiture  pour  l'ordinaire,  et  beaucoup  moins  de  franchise,  il 
n'a  plus  guère  à  craindre  l'indiscrétion  de  quelque  homme  de 
bien  ;  car  il  a  besoin  surtout  que  je  sois  environné  de  ténèbres 
impénétrables,  et  que  son  complot  me  soit  toujours  caché, 
sachant  bien  qu'avec  quelque  art  qu'il  en  ait  ourdi  la  trame,  elle 
ne  soutiendrait  jamais  mes  regards.  Sa  grande  adresse  est  de  pa- 
raître me  ménager  en  me  diffamant,  et  de  donner  encore  à  sa  per- 
fidie l'air  de  la  générosité. 

Je  sentis  les  premiers  effets  de  ce  système  par  les  sourdes  accu- 
sations de  la  coterie  holbachique,  sans  qu'il  me  fût  possible  de 
savoir  ni  de  conjecturer  même  en  quoi  consistaient  ces  accusa- 
tions. Deleyre  me  disait  dans  ses  lettres  qu'on  m'imputait  des 
noirceurs  ;  Diderot  me  disait  plus  mystérieusement  la  même 
chose;  et  quand  j'entrais  en  explication  avec  l'un  et  l'autre,  tout 
se  réduisait  aux  chefs  d'accusation  ci-devant  notés.  Je  sentais  un 
refroidissement  graduel  dans  les  lettres  de  madame  d'Houdetot. 
Je  ne  pouvais  attribuer  ce  refroidissement  à  Saint- Lambert,  qui 
continuait  à  m'écrire  avec  la  même  amitié,  et  qui  me  vint  même  voir 
après  son  retour.  Je  ne  pouvais  non  plus  m'en  imputer  la  faute, 
puisque  nous  nous  étions  séparés  très  contents  l'un  de  l'autre,  et 
qu'il  ne  s'était  rien  passé  de  ma  part,  depuis  ce  temps-là,  que  mon 
départ  de  l'Ermitage,  dont  elle  avait  elle-même  senti  la  nécessité. 
Ne  sachant  donc  à  quoi  m'en  prendre  de  ce  refroidissement,  dont 
elle  ne  convenait  pas,  mais  sur  lequel  mon  cœur  ne  prenait  pas  le 
change,  j'étais  inquiet  de  tout.  Je  savais  qu'elle  ménageait  extrê- 
mement sa  belle-sœur  et  Grimm,  à  cause  de  leurs  liaisons  avec 
Saint-Lambert;  je  craignais  leurs  œuvres.  Cette  agitation  rouvrit 
mes  plaies,  et  rendit  ma  correspondance  orageuse,  au  point  de 


LIVRE  DIXIÈME  Sg 

l'en  dégoûter  tout  à  fait.  J'entrevoyais  mille  choses  cruelles,  sans 
rien  voir  distinctement.  J'étais  dans  la  position  la  plus  insuppor- 
table pour  un  homme  dont  l'imagination  s'allume  aisément.  Si 
j'eusse  été  tout  à  fait  isolé,  si  je  n'avais  rien  su  du  tout,  je  serais 
devenu  plus  tranquille;  mais  mon  cœur  tenait  encore  à  des  atta- 
chements par  lesquels  mes  ennemis  avaient  sur  moi  mille  prises; 
et  les  faibles  rayons  qui  perçaient  dans  mon  asile  ne  servaient 
qu'à  laisser  voir  la  noirceur  des  mystères  qu'on  me  cachait. 

J'aurais  succombé,  je  n'en  doute  point,  à  ce  tourment  trop 
cruel,  trop  insupportable  à  mon  naturel  ouvert  et  franc,  qui  par 
l'impossibilité  de  cacher  mes  sentiments,  me  fait  tout  craindre  de 
ceux  qu'on  me  cache,  si  très  heureusement  il  ne  se  fût  présenté 
des  objets  assez  intéressants  à  mon  cœur  pour  faire  une  diversion 
salutaire  à  ceux  qui  m'occupaient  malgré  moi.  Dans  la  dernière 
visite  que  Diderot  m'avait  faite  à  l'Ermitage,  il  m'avait  parlé  de  l'ar- 
ticle Genève,  que  d'Alembert  avais  mis  dans  V Encyclopédie  :  il  m'avait 
appris  que  cet  article,  concerté  avec  des  Genevois  du  haut  étage, 
avait  pour  but  l'établissement  de  la  comédie  à  Genève;  qu'en 
conséquence,  les  mesures  étaient  prises,  et  que  cet  établissement 
ne  tarderait  pas  d'avoir  lieu.  Comme  Diderot  paraissait  trouver  tout 
cela  fort  bien,  qu'il  ne  doutait  pas  du  succès,  et  que  j'avais  avec 
lui  trop  d'autres  débats  pour  disputer  encore  sur  cet  article,  je  ne 
lui  dis  rien;  mais,  indigné  de  tout  ce  manège  de  séduction  dans 
ma  patrie,  j'attendais  avec  impatience  le  volume  de  V Encyclopédie 
où  était  cet  article,  pour  voir  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  d'y  faire 
quelque  réponse  qui  pût  parer  ce  malheureux  coup.  Je  reçus  le 
volume  peu  après  mon  établissement  à  Mont-Louis,  et  je  trouvai 
l'article  fait  avec  beaucoup  d'adresse  et  d'art,  et  digne  de  la  plume 
dont  il  était  parti.  Cela  ne  me  détourna  pourtant  pas  de  vouloir  y 
répondre;  et,  malgré  l'abattement  où  j'étais,  malgré  mes  chagrins 
et  mes  maux,  la  rigueur  de  la  saison  et  l'incommodité  de  ma  nou- 
velle demeure,  dans  laquelle  je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps  de 
m'arranger,  je  me  mis  à  l'ouvrage  avec  un  zèle  qui  surmonta  tout. 

Pendant  un  hiver  assez  rude,  au  mois  de  février,  et  dans  l'état 
que  j'ai  décrit  ci-devant,  j'allais  tous  les  jours  passer  deux  heures 
le  matin,  et  autant  l'après-dînée,   dans   un  donjon  tout  ouvert. 


6o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

que  j'avais  au  bout  du  jardin  où  était  mon  habitation.  Ce  donjon, 
qui  terminait  une  allée  en  terrasse,  donnait  sur  la  vallée  et  l'étang 
de  Montmorency,  et  m'offrait,  pour  terme  de  point  de  vue,  le 
simple  mais  respectable  château  de  Saint-Gratien,  retraite  du 
vertueux  Catinat.  Ce  fut  dans  ce  lieu,  pour  lors  glacé,  que  sans 
abri  contre  le  vent  et  la  neige,  et  sans  autre  feu  que  celui  de  mon 
cœur,  je  composai,  dans  l'espace  de  trois  semaines,  ma  lettre  à 
d'Alembert  sur  les  spectacles.  C'est  ici  (car  la  Julie  n'était  pas  à 
moitié  faite)  le  premier  de  mes  écrits  oii  j'aie  trouvé  des  charmes 
dans  le  travail.  Jusqu'alors  l'indignation  de  la  vertu  m'avait  tenu 
lieu  d'Apollon  ;  la  tendresse  et  la  douceur  d'âme  m'en  tinrent  lieu 
cette  fois.  Les  injustices  dont  je  n'avais  été  que  spectateur 
m'avaient  irrité;  celles  dont  j'étais  devenu  l'objet  m'attristèrent; 
et  cette  tristesse  sans  fiel  n'était  que  celle  d'un  cœur  trop  aimant, 
trop  tendre,  qui,  trompé  par  ceux  qu'il  avait  crus  de  sa  trempe, 
était  forcé  de  se  retirer  au  dedans  de  lui.  Plein  de  tout  ce  qui 
venait  de  m'arriver,  encore  ému  de  tant  de  violents  mouvements, 
le  mien  mêlait  le  sentiment  de  ses  peines  aux  idées  que  la  médi- 
tation de  mon  sujet  m'avait  fait  naître  ;  mon  travail  se  sentit  de  ce 
mélange.  Sans  m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma  situation  actuelle; 
j'y  peignis  Grimm,  madame  d'Épinay,  madame  d'Houdetot, 
Saint-Lambert,  moi-même.  En  l'écrivant,  que  je  versai  de  déli- 
cieuses larmes!  Hélas!  on  y  sent  trop  que  l'amour,  cet  amour 
fatal  dont  je  m'efforçais  de  guérir,  n'était  pas  encore  sorti  de  mon 
cœur.  A  tout  cela  se  mêlait  un  certain  attendrissement  sur  moi- 
même,  qui  me  sentais  mourant,  et  qui  croyais  faire  au  public  mes 
derniers  adieux.  Loin  de  craindre  la  mort,  je  la  voyais  approcher 
avec  joie:  mais  j'avais  regret  de  quitter  mes  semblables  sans 
qu'ils  sentissent  tout  ce  que  je  valais,  sans  qu'ils  sussent  com- 
bien j'aurais  mérité  d'être  aimé  d'eux  s'ils  m'avaient  connu  davan- 
tage. Voilà  les  secrètes  causes  du  ton  singulier  qui  règne  dans  cet 
ouvrage,  et  qui  tranche  si  prodigieusement  avec  celui  du  pré- 
cédent. 

Je  retouchais  et  mettais  au  net  cette  lettre,  et  je  me  disposais  à 
la  faire  imprimer,  quand,  après  un  long  silence,  j'en  reçus  une  de 
madame  d'Houdetot,  qui   me  plongea  dans  une  affliction   nou- 


LIVRE  DIXIÈME  6i 

velle,  la  plus  sensible  que  j'eusse  encore  éprouvée.  Elle  m'appre- 
nait dans  cette  lettre  (liasse  B,  n"  34)  que  ma  passion  pour  elle 
était  connue  de  tout  Paris;  (jue  j'en  avais  parlé  à  des  gens  qui 
l'avaient  rendue  publique;  que  ces  bruits,  parvenus  à  son  amant, 
avaient  failli  lui  coûter  la  vie;  qu'enfin  il  lui  rendait  justice,  et 
que  leur  paix  était  faite;  mais  qu'elle  lui  devait,  ainsi  qu'à  elle- 
même  et  au  soin  de  sa  réputation,  de  rompre  avec  moi  tout  com- 
merce: m'assurant,  au  reste,  qu'ils  ne  cesseraient  jamais  l'un  et 
l'autre  de  s'intéressera  moi,  qu'ils  me  défendraient  dans  le  public, 
et  qu'elle  enverrait  de  temps  en  temps  savoir  de  mes  nouvelles. 
Et  toi  aussi,  Diderot!  m'écriai-je.  Indigne  ami!  Je  ne  pus  cepen- 
dant me  résoudre  à  le  juger  encore.  Ma  faiblesse  était  connue 
d'autres  gens  qui  pouvaient  l'avoir  fait  parler.  Je  voulus  douter... 
mais  bientôt  je  ne  le  pus  plus.  Saint-Lambert  fit  peu  après  un 
acte  digne  de  sa  générosité.  Il  jugeait,  connaissant  assez  mon 
âme,  en  quel  état  je  devais  être,  trahi  d'une  partie  de  mes  amis, 
et  délaissé  des  autres.  Il  vint  me  voir.  La  première  fois  il  avait 
peu  de  temps  à  me  donner.  Il  revint.  Malheureusement,  ne 
l'attendant  pas,  je  ne  me  trouvai  pas  chez  moi.  Thérèse,  qui  s'y 
trouva,  eut  avec  lui  un  entretien  de  plus  de  deux  heures,  dans 
lequel  ils  se  dirent  mutuellement  beaucoup  de  choses,  dont  il 
m'importait  que  lui  et  moi  fussions  informés.  La  surprise  avec 
laquelle  j'appris  par  lui  que  personne  ne  doutait  dans  le  monde 
que  je  n'eusse  vécu  avec  madame  d'Épinay  comme  Grimm  y 
vivait  maintenant,  ne  peut  être  égalée  que  par  celle  qu'il  eut  lui- 
même  en  apprenant  combien  ce  bruit  était  faux.  Saint-Lambert, 
au  grand  déplaisir  de  la  dame,  était  dans  le  même  cas  que  moi;  et 
tous  les  éclaircissements  qui  résultèrent  de  cet  entretien  ache- 
vèrent d'éteindre  en  moi  tout  regret  d'avoir  rompu  sans  retour 
avec  elle.  Par  rapport  à  madame  d'Houdetot,  il  détailla  à  Thérèse 
plusieurs  circonstances  qui  n'étaient  connues  ni  d'elle,  ni  même 
de  madame  d'Houdetot,  que  je  savais  seul,  que  je  n'avais  dites 
qu'au  seul  Diderot  sous  le  sceau  de  l'amitié;  et  c'était  précisé- 
ment Saint-Lambert  qu'il  avait  choisi  pour  lui  en  faire  la  confi- 
dence. Ce  dernier  trait  me  décida;  et,  résolu  de  rompre  avec 
Diderot  pour  jamais,  je  ne  délibérai  plus  que  sur  la  manière;  car 


62  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

je  m'étais  aperçu  que  les  ruptures  secrètes  tournaient  à  mon  pré- 
judice, en  ce  qu'elles  laissaient  le  masque  de  l'amitié  à  mes  plus 
cruels  ennemis. 

Les  règles  de  bienséance  établies  dans  le  monde  sur  cet 
article  semblent  dictées  par  l'esprit  de  mensonge  et  de  trahison. 
Paraître  encore  l'ami  d'un  homme  dont  on  a  cessé  de  l'être,  c'est 
se  réserver  des  moyens  de  lui  nuire  en  surprenant  les  honnêtes 
gens.  Je  me  rappelai  que  quand  l'illustre  Montesquieu  rompit 
avec  le  P.  de  Tournemine,  il  se  hâta  de  le  déclarer  hautement,  en 
disant  à  tout  le  monde:  N'écoutez  ni  le  P.  de  Tournemine  ni 
moi,  parlant  l'un  de  l'autre;  car  nous  avons  cessé  d'être  amis. 
Cette  conduite  fut  très  applaudie,  et  tout  le  monde  en  loua  la 
franchise  et  la  générosité.  Je  résolus  de  suivre  avec  Diderot  le 
même  exemple  :  mais  comment  de  ma  retraite  publier  cette  rup- 
ture authentiquement,  et  pourtant  sans  scandale?  Je  m'avisai 
d'insérer  par  forme  de  note,  dans  mon  ouvrage,  un  passage  du 
livre  de  l'Ecclésiastique,  qui  déclarait  cette  rupture  et  même  le 
sujet  assez  clairement  pour  quiconque  était  au  fait,  et  ne  signi- 
fiait rien  pour  le  reste  du  monde,  m'attachant,  au  surplus,  à  ne 
désigner  dans  l'ouvrage  l'ami  auquel  je  renonçais  qu'avec  l'hon- 
neur qu'on  doit  toujours  rendre  à  l'amitié  même  éteinte.  On  peut 
voir  tout  cela  dans  l'ouvrage  même. 

Il  n'y  a  qu'heur  et  malheur  dans  ce  monde  :  et  il  semble  que 
tout  acte  de  courage  soit  un  crime  dans  l'adversité.  Le  même  trait 
qu'on  avait  admiré  dans  Montesquieu  ne  m'attira  que  blâme  et 
reproche.  Sitôt  que  mon  ouvrage  fut  imprimé  et  que  j'en  eus  des 
exemplaires,  j'en  envoyai  un  à  Saint-Lambert,  qui,  la  veille  même, 
m'avait  écrit,  au  nom  de  madame  d'Houdetot  et  au  sien,  un  billet 
plein  de  la  plus  tendre  amitié  (liasse  B,  n°  Sj).  Voici  la  lettre 
qu'il  m'écrivit,  en  me  renvoyant  mon  exemplaire  : 

((  Eaubonne,  lo  octobre  1758.  (Liasse  B,  n"  38.) 

((  En  vérité,  monsieur,  je  ne  puis  accepter  le  présent  que  vous 
((  venez  de  me  faire.  A  l'endroit  de  votre  préface  011,  à  l'occasion 
((  de  Diderot,  vous  citez  un  passage  de  l'Ecclésiaste  (il  se  trompe, 
((  c'est  de  l'Ecclésiastique),  le  livre  m'est  tombé 'des  mains.  Après 


LIVRE  DIXIÈME  63 

((  la  conversation  de  cet  été  vous  m'avez  paru  convaincu  que 
((  Diderot  était  innocent  des  prétendues  indiscrétions  que  vous 
«  lui  imputiez.  Il  peut  avoir  des  torts  avec  vous:  je  l'ignore; 
((  mais  je  sais  bien  qu'ils  ne  vous  donnent  pas  le  droit  de  lui 
((  faire  une  insulte  publique.  Vous  n'ignorez  pas  les  persécutions 
«  qu'il  essuie,  et  vous  allez  mêler  la  voix  d'un  ancien  ami  aux 
((  cris  de  l'envie.  Je  ne  puis  vous  dissimuler,  monsieur,  combien 
«  cette  atrocité  me  révolte.  Je  ne  vis  point  avec  Diderot,  mais  je 
((  l'honore,  et  je  sens  vivement  le  chagrin  que  vous  donnez  à  un 
«  homme  à  qui,  du  moins  vis-à-vis  de  moi,  vous  n'avez  jamais 
((  reproché  qu'un  peu  de  faiblesse.  Monsieur,  nous  différons  trop 
((  de  principes  pour  nous  convenir  jamais.  Oubliez  mon  exis- 
«  tence  ;  cela  ne  doit  pas  être  difficile.  Je  n'ai  jamais  fait  aux 
«  hommes  ni  le  bien  ni  le  mal  dont  on  se  souvient  longtemps.  Je 
((  vous  promets,  moi,  monsieur,  d'oublier  votre  personne,  et  de 
((  ne  me  souvenir  que  de  vos  talents.  » 

Je  ne  me  sentis  pas  moins  déchiré  qu'indigné  de  cette  lettre,  et 
dans  l'excès  de  ma  misère  retrouvant  enfin  ma  fierté,  je  lui 
répondis  par  le  billet  suivant  : 

«  A  Montmorency,  le  ii  octobre  1758. 

((  Monsieur,  en  lisant  votre  lettre  je  vous  ai  fait  l'honneur  d'en 
«  être  surpris,  et  j'ai  eu  la  bêtise  d'en  être  ému;  mais  je  l'ai 
«  trouvée  indigne  de  réponse. 

((  Je  ne  veux  point  continuer  les  copies  de  madame  d'Hou- 
«  detot.  S'il  ne  lui  convient  pas  de  garder  ce  qu'elle  a,  elle  peut 
((  me  le  renvoyer;  je  lui  rendrai  son  argent.  Si  elle  le  garde,  il 
((  faut  toujours  qu'elle  envoie  chercher  le  reste  de  son  papier  et  de 
«  son  argent.  Je  la  prie  de  me  rendre  en  même  temps  le  prospectus 
«   dont  elle  est  dépositaire.  Adieu,  monsieur.  » 

Le  courage  dans  l'infortune  irrite  les  cœurs  lâches,  mais  il  plaît 
aux  cœurs  généreux.  Il  paraît  que  ce  billet  fit  rentrer  Saint-Lambert 
en  lui-même,  et  qu'il  eut  regret  à  ce  qu'il  avait  fait;  mais,  trop 
fier  à  son  tour  pour  en  revenir  ouvertement,  il  saisit,  il  prépara 


64  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

peut-être  le  moyen  d'amortir  le  coup  qu'il  m'avait  porté.  Quinze 
jours  après,  je  reçus  de  M.  d'Épinay  la  lettre  suivante: 

((  Ce  jeudi,  26.  (Liasse  B,  n°  10.) 

((  J'ai  reçu,  monsieur,  le  livre  que  vous  avez  eu  la  bonté  de 
((  m'envoyer;  je  le  lis  avec  le  plus  grand  plaisir.  C'est  le  sentiment 
((  que  j'ai  toujours  éprouvé  à  la  lecture  de  tous  les  ouvrages  qui 
«  sont  sortis  de  votre  plume.  Recevez-en  tous  mes  remercîments. 
((  J'aurais  été  vous  les  faire  moi-même,  si  mes  affaires  m'eussent 
((  permis  de  demeurer  quelque  temps  dans  votre  voisinage; 
a  mais  j'ai  bien  peu  habité  la  Chevrette  cette  année.  Monsieur  et 
((  madame  Dupin  viennent  m'y  demander  à  dîner  dimanche  pro- 
((  chain.  Je  compte  que  MM.  de  Saint-Lambert,  de  Francueil  et 
((  madame  d'Houdetot  seront  de  la  partie;  vous  me  feriez  un  vrai 
((  plaisir,  monsieur,  si  vous  vouliez  être  des  nôtres.  Toutes  les 
((  personnes  que  j'aurai  chez  moi  vous  désirent,  et  seront  char- 
((  mées  de  partager  avec  moi  le  plaisir  de  passer  avec  vous  une 
«  partie  de  la  journée.  J'ai  l'honneur  d'être  avec  la  plus  parfaite 
((   considération,  etc.  » 

Cette  lettre  me  donna  d'horribles  battements  de  cœur.  Après 
avoir  fait,  depuis  un  an,  la  nouvelle  de  Paris,  l'idée  de  m'aller  don- 
ner en  spectacle  vis-à-vis  de  madame  d'Houdetot  me  faisait 
trembler,  et  j'avais  peine  à  trouver  assez  de  courage  pour  soutenir 
cette  épreuve.  Cependant,  puisqu'elle  et  Saint-Lambert  le  vou- 
laient bien,  puisque  d'Épinay  parlait  au  nom  de  tous  les  conviés, 
et  qu'il  n'en  nommait  aucun  que  je  ne  fusse  bien  aise  de  voir,  je  ne 
crus  point,  après  tout,  me  compromettre  en  acceptant  un  dîner  011 
j'étais  en  quelque  sorte  invité  par  tout  le  monde.  Je  promis  donc. 
Le  dimanche  il  fit  mauvais:  M.  d'Épinay  m'envoya  son  carrosse, 
et  j'allai. 

Mon  arrivée  fit  sensation.  Je  n'ai  jamais  reçu  d'accueil  plus 
caressant.  On  eût  dit  que  toute  la  compagnie  sentait  combien 
j'avais  besoin  d'être  rassuré.  Il  n'y  a  que  les  coeurs  français  qui 
connaissent  ces  sortes  de  délicatesses.  Cependant  je  trouvais  plus 


LIVRE  DIXIEME  65 

de  monde  que  je  ne  m'y  étais  attendu;  entre  autres,  le  comte 
d'Houdetot,  que  je  ne  connaissais  point  du  tout,  et  sa  sœur, 
madame  de  Blainville,  dont  je  me  serais  bien  passé.  Elle  était 
venue  plusieurs  fois  l'année  précédente  à  Eaubonne:  et  sa  belle- 
sœur,  dans  nos  promenades  solitaires,  l'avait  souvent  laissée 
s'ennuyer  à  garder  le  mulet.  Elle  avait  nourri  contre  moi  un  res- 
sentiment qu'elle  satisfit  durant  ce  dîner  tout  à  son  aise;  car  on 
sent  que  la  présence  du  comte  d'Houdetot  et  de  Saint-Lambert 
ne  mettait  pas  les  rieurs  de  mon  côté,  et  qu'un  homme  embarrassé 
dans  les  entretiens  les  plus  faciles  n'était  pas  fort  brillant  dans 
celui-là.  Je  n'ai  jamais  tant  souffert,  ni  fait  plus  mauvaise  con- 
tenance, ni  reçu  d'atteintes  plus  imprévues.  Enfin,  quand  on  fut 
sorti  de  table,  je  m'éloignai  de  cette  mégère  ;  j'eus  le  plaisir  de 
voir  Saint-Lambert  et  madame  d'Houdetot  s'approcher  de  moi,  et 
nous  causâmes  ensemble,  une  partie  de  l'après-midi,  de  choses 
indifférentes,  à  la  vérité,  mais  avec  la  même  familiarité  qu'avant 
mon  égarement.  Ce  procédé  ne  fut  pas  perdu  dans  mon  cœur  ;  et 
si  Saint-Lambert  y  eût  pu  lire,  il  en  eût  sûrement  été  content.  Je 
puis  jurer  que,  quoique,  en  arrivant,  la  vue  de  madame  d'Houdetot 
m'eût  donné  des  palpitations  jusqu'à  la  défaillance,  en  m'en 
retournant  je  ne  pensai  presque  pas  à  elle;  je  ne  fus  occupé  que 
de  Saint-Lambert. 

Malgré  les  malins  sarcasmes  de  madame  de  Blainville,  ce  dîner 
me  fit  grand  bien,  et  je  me  félicitai  fort  de  ne  m'y  être  pas  refusé. 
J'y  reconnus,  non  seulement  que  les  intrigues  de  Grimm  et  des 
holbachiens  n'avaient  point  détaché  de  moi  mes  anciennes  con- 
naissances; mais,  ce  qui  me  flatta  davantage  encore,  c'est  que  les 
sentiments  de  madame  d'Houdetot  et  de  Saint-Lambert  étaient 
moins  changés  que  je  n'avais  cru  ;  et  je  compris  enfin  qu'il  y  avait 
plus  de  jalousie  que  de  mésestime  dans  l'éloignement  oii  il  la 
tenait  de  moi.  Cela  me  consola  et  me  tranquillisa.  Sûr  de  n'être 
pas  un  objet  de  mépris  pour  ceux  qui  l'étaient  de  mon  estime, 
j'en  travaillai  sur  mon  propre  cœur  avec  plus  de  courage  et  de 
succès.  Si  je  ne  vins  pas  à  bout  d'y  éteindre  entièrement  une 
passion  coupable  et  malheureuse,  j'en  réglai  du  moins  si  bien  les 
restes,  qu'ils   ne    m'ont  pas  fait  faire  une  seule  faute  depuis   ce 

III.  -  5 


66  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

temps-là.  Les  copies  de  madame  d'Houdetot,  qu'elle  m'engagea 
de  reprendre;  mes  ouvrages  quejecontinuai  de  lui  envoyer  quand 
ils  paraissaient,  m'attirèrent  encore  de  sa  part,  de  temps  à  autre, 
quelques  messages  et  billets  indifférents,  mais  obligeants.  Elle  fit 
même  plus,  comme  on  verra  dans  la  suite  :  et  la  conduite  réci- 
proque de  tous  les  trois,  quand  notre  commerce  eut  cessé,  peut 
servir  d'exemple  de  la  manière  dont  les  honnêtes  gens  se  séparent, 
quand  il  ne  leur  convient  plus  de  se  voir. 

Un  autre  avantage  que  me  procura  ce  dîner  fut  qu'on  en  parla 
dans  Paris,  et  qu'il  servit  de  réfutation  sans  réplique  au  bruit  que 
répandaient  partout  mes  ennemis,  que  j'étais  brouillé  mortelle- 
ment avec  tous  ceux  qui  s'y  trouvèrent,  et  surtout  avec  M.  d'Épi- 
nay.  En  quittant  l'Ermitage,  je  lui  avais  écrit  une  lettre  de  remer- 
ciement très  honnête,  à  laquelle  il  répondit  non  moins  honnête- 
ment ;  et  les  attentions  mutuelles  ne  cessèrent  point  tant  avec 
lui  qu'avec  M.  de  Lalive  son  frère,  qui  même  vint  me  voir  à 
Montmorency,  et  m'envoya  ses  gravures.  Hors  les  deux  belles- 
sœurs  de  madame  d'Houdetot,  je  n'ai  jamais  été  mal  avec  per- 
sonne de  sa  famille. 

Ma  lettre  à  d'Alembert  eut  un  grand  succès.  Tous  mes  ouvrages 
en  avaient  eu,  mais  celui-ci  me  fut  plus  favorable.  Il  apprit  au 
public  à  se  défier  des  insinuations  de  la  coterie  holbachique. 
Quand  j'allai  à  l'Ermitage,  elle  prédit,  avec  sa  suffisance  ordi- 
naire, que  je  n'y  tiendrais  pas  trois  mois.  Quand  elle  vit  que  j'y 
en  avais  tenu  vingt,  et  que,  forcé  d'en  sortir,  je  fixais  encore  ma 
demeure  à  la  campagne,  elle  soutint  que  c'était  obstination  pure  ; 
que  je  m'ennuyais  à  la  mort  dans  ma  retraite  ;  mais  que,  rongé 
d'orgueil,  j'aimais  mieux  y  périr  victime  de  mon  opiniâtreté,  que 
de  m'en  dédire  et  revenir  à  Paris.  La  lettre  à  d'Alembert  respirait 
une  douceur  d'âme  qu'on  sentait  n'être  point  jouée.  Si  j'eusse  été 
rongé  d'humeur  dans  ma  retraite,  mon  ton  s'en  serait  senti.  Il  en 
régnait  dans  tous  les  écrits  que  j'avais  faits  à  Paris  :  il  n'en  régnait 
plus  dans  le  premier  que  j'avais  fait  à  la  campagne.  Pour  ceux 
qui  savent  observer,  cette  remarque  était  décisive.  On  vit  que 
j'étais  rentré  dans  mon  élément. 

Cependant  ce  même  ouvrage,  tout  plein  de  douceur  qu'il  était, 


LIVRE  DIXIÈME  67 

me  fit  encore,  par  ma  balourdise  et  par  mon  malheur  ordinaire, 
un  nouvel  ennemi  parmi  les  gens  de  lettres.  J'avais  fait  con- 
naissance avec  Marmontel  chez  M.  de  la  Poplinière,  et  cette  con- 
naissance s'était  entretenue  chez  le  baron.  Marmontel  faisait  alors 
le  Mercure  de  France.  Comme  j'avais  la  fierté  de  ne  point  envoyer 
mes  ouvrages  aux  auteurs  périodiques,  et  que  je  voulais  cepen- 
dant lui  envoyer  celui-ci,  sans  qu'il  crût  que  c'était  à  ce  titre,  ni 
pour  qu'il  en  parlât  dans  le  Mercure,  j'écrivis  sur  son  exemplaire 
que  ce  n'était  point  pour  l'auteur  du  Mercure,  mais  pour  M.  Mar- 
montel. Je  crus  lui  faire  un  très  beau  compliment;  il  crut  y  voir 
une  cruelle  offense,  et  devint  mon  plus  irréconciliable  ennemi. 
Il  écrivit  contre  cette  même  lettre  avec  politesse,  mais  avec  un 
fiel  qui  se  sent  aisément,  et  depuis  lors  il  n'a  manqué  aucune 
occasion  de  me  nuire  dans  la  société,  et  de  me  maltraiter  indirec- 
tement dans  ses  ouvrages  :  tant  le  très  irritable  amour-propre  des 
gens  de  lettres  est  difficile  à  ménager,  et  tant  on  doit  avoir  soin 
de  ne  rien  laisser,  dans  les  compliments  qu'on  leur  fait,  qui 
puisse  même  avoir  la  moindre  apparence  d'équivoque. 

Devenu  tranquille  de  tous  les  côtés,  je  profitai  du  loisir  et  de 
l'indépendance  où  je  me  trouvais  pour  reprendre  mes  travaux 
avec  plus  de  suite.  J'achevai  cet  hiver  la  Julie,  et  je  l'envoyai  à 
Rey,  qui  la  fit  imprimer  l'année  suivante.  Ce  travail  fut  cepen- 
dant encore  interrompu  par  une  petite  diversion,  et  même  assez 
désagréable.  J'appris  qu'on  préparait  à  l'Opéra  une  nouvelle 
remise  du  Devin  du  village.  Outré  de  voir  ces  gens-là  disposer 
arrogamment  de  mon  bien,  je  repris  le  mémoire  que  j'avais  envoyé 
à  M.  d'Argenson,  et  qui  était  demeuré  sans  réponse;  et  l'ayant 
retouché,  je  le  fis  remettre  par  M.  Sellon,  résident  de  Genève,  avec 
une  lettre  dont  il  voulut  bien  se  charger,  à  M.  le  comte  de  Saint- 
Florentin,  qui  avait  remplacé  M.  d'Argenson  dans  le  département 
de  l'Opéra.  M.  de  Saint-Florentin  promit  une  réponse,  et  n'en  fit 
aucune.  Duclos,  à  qui  j'écrivis  ce  que  j'avais  fait,  en  parla  aux 
petits  violons,  qui  offrirent  de  me  rendre,  non  mon  opéra,  mais  mes 
entrées  dont  je  ne  pouvais  plus  profiter.  Voyant  que  je  n'avais 
d'aucun  côté  aucune  justice  à  espérer,  j'abandonnai  cette  affaire; 
et  la  direction  de  l'Opéra,  sans  répondre  âmes  raisons  ni  les  écou- 


68  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

ter,  a  continué  de  disposer,  comme  de  son  propre  bien,  et  de  faire 
son  profit  du  Devin  du  village,  qui  très  incontestablement  n'appar- 
tient qu'à  moi  seul. 

Depuis  que  j'avais  secoué  le  joug  de  mes  tyrans,  je  menais  une 
vie  assez  égale  et  paisible  :  privé  du  charme  des  attachements 
trop  vifs,  j'étais  libre  aussi  du  poids  de  leurs  chaînes.  Dégoûté 
des  amis  protecteurs,  qui  voulaient  absolument  disposer  de  ma 
destinée  et  m'asservir  à  leurs  prétendus  bienfaits  malgré  moi, 
j'étais  résolu  de  m'en  tenir  désormais  aux  liaisons  de  simple  bien- 
veillance, qui,  sans  gêner  la  liberté,  font  l'agrément  de  la  vie,  et 
dont  une  mise  d'égalité  fait  le  fondement.  J'en  avais  de  cette 
espèce  autant  qu'il  m'en  fallait  pour  goûter  les  douceurs  de  la 
société,  sans  en  souffrir  la  dépendance;  et  sitôt  que  j'eus  essayé 
de  ce  genre  de  vie,  je  sentis  que  c'était  celui  qui  convenait  à  mon 
âge,  pour  finir  mes  jours  dans  le  calme,  loin  de  l'orage,  des 
brouilleries  et  des  tracasseries,  où  je  venais  d'être  à  demi  sub- 
mergé. 

Durant  mon  séjour  à  l'Ermitage,  et  depuis  mon  établissement 
à  Montmorency,  j'avais  fait  à  mon  voisinage  quelques  connais- 
sances qui  m'étaient  agréables, et  qui  ne  m'assujettissaient  à  rien. 
A  leur  tête  était  le  jeune  Loyseau  de  Mauléon,  qui,  débutant 
alors  au  barreau,  ignorait  quelle  y  serait  sa  place.  Je  n'eus  pas 
comme  lui  ce  doute.  Je  lui  marquai  bientôt  la  carrière  illustre 
qu'on  le  voit  fournir  aujourd'hui.  Je  lui  prédis  que,  s'il  se  rendait 
sévère  sur  le  choix  des  causes,  et  qu'il  ne  fût  jamais  que  le  défen- 
seur de  la  justice  et  de  la  vertu,  son  génie,  élevé  par  ce  sentiment 
sublime,  égalerait  celui  des  plus  grands  orateurs.  Il  a  suivi  mon 
conseil,  et  il  en  a  senti  l'effet.  Sa  défense  de  M.  de  Portes  est 
digne  de  Démosthène.  Il  venait  tous  les  ans  à  un  quart  de  lieue 
de  l'Ermitage  passer  les  vacances  à  Saint-Brice,  dans  le  fief  de 
Mauléon,  appartenant  à  sa  mère,  et  où  jadis  avait  logé  le  grand 
Bossuet.  Voilà  un  fief  dont  une  succession  de  pareils  maîtres  ren- 
drait la  noblesse  difficile  à  soutenir. 

J'avais,  au  même  village  de  Saint-Brice,  le  libraire  Guérin, 
homme  d'esprit,  lettré,  aimable,  et  de  la  plus  haute  volée  dans  son 
état.  Il  me  fit  faire  aussi  connaissance  avec  Jean  Néaulme,  libraire 


LIVRE  DIXIÈME  69 

d'Amsterdam,  son  correspondant  et  son  ami,  qui  dans  la  suite 
imprima  V Kniile. 

J'avais,  plus  près  encore  que  Saint-Brice,  M.  Maltor,  curé  de 
Grosley,plus  fait  pour  être  homme  d'État  et  ministre  que  curé  de 
village,  et  à  qui  l'on  eût  donné  tout  au  moins  un  diocèse  à  gou- 
verner, si  les  talents  décidaient  des  places.  Il  avait  été  secrétaire 
du  comte  du  Luc,  et  avait  connu  très  particulièrement  Jean-Bap- 
tiste Rousseau.  Aussi  plein  d'estime  pour  la  mémoire  de  cet 
illustre  banni  que  d'horreur  pour  celle  du  fourbe  Saurin  qui  l'avait 
perdu,  il  savait  sur  l'un  et  sur  l'autre  beaucoup  d'anecdotes  cu- 
rieuses, que  Seguy  n'avait  pas  mises  dans  la  vie  encore  manuscrite 
du  premier;  et  il  m'assurait  que  le  comte  du  Luc,  loin  d'avoir 
jamais  eu  à  s'en  plaindre,  avait  conservé  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  la 
plus  ardente  amitié  pour  lui.  M.  Maltor,  à  qui  M.  de  Vintimille 
avait  donné  cette  retraite  assez  bonne,  après  la  mort  de  son  patron , 
avait  été  employé  jadis  dans  beaucoup  d'affaires,  dont  il  avait, 
quoique  vieux,  la  mémoire  encore  présente,  et  dont  il  raisonnait 
très  bien.  Sa  conversation,  non  moins  instructive  qu'amusante, 
ne  sentait  point  son  curé  de  village  :  il  joignait  le  ton  d'un  homme 
du  monde  aux  connaissances  d'un  homme  de  cabinet.  Il  était, 
de  tous  mes  voisins  permanents,  celui  dont  la  société  m'était  la 
plus  agréable,  et  que  j'ai  eu  le  plus  de  regret  de  quitter. 

J'avais  à  Montmorency  les  oratoriens,  et  entre  autres  le  P.  Ber- 
thier,  professeur  de  physique,  auquel,  malgré  quelque  léger  vernis 
de  pédanterie,  je  m'étais  attaché  par  un  certain  air  de  bonhomie 
que  je  lui  trouvais.  J'avais  cependant  peine  à  concilier  cette 
grande  simplicité  avec  le  désir  et  l'art  qu'il  avait  de  se  fourrer 
partout,  chez  les  grands,  chez  les  femmes,  chez  les  dévots,  chez 
les  philosophes.  11  savait  se  faire  tout  à  tous.  Je  me  plaisais  fort 
avec  lui.  J'en  parlais  à  tout  le  monde  :  apparemment  ce  que  j'en 
disais  lui  revint.  Il  me  remerciait  un  jour,  en  ricanant,  de  l'avoir 
trouvé  bonhomme.  Je  trouvai  dans  son  souris  je  ne  sais  quoi  de 
sardonique,  qui  changea  totalement  sa  physionomie  à  mes  yeux, 
et  qui  m'est  souvent  revenu  depuis  lors  dans  la  mémoire.  Je  ne 
peux  pas  mieux  comparer  ce  souris  qu'à  celui  de  Panurge  achetant 
les    moutons    de   Dindenaut.    Notre    connaissance    avait    com- 


70  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

mencé  peu  de  temps  après  mon  arrivée  à  l'Ermitage,  où  il  me 
venait  voir  très  souvent.  J'étais  déjà  établi  à  Montmorency, 
quand  il  en  partit  pour  retourner  demeurer  à  Paris.  Il  y  voyait 
souvent  madame  Le  Vasseur.  Un  jour  que  je  ne  pensais  à  rien 
moins,  il  m'écrivit  de  la  part  de  cette  femme,  pour  m'informer  que 
M.  Grimm  offrait  de  se  charger  de  son  entretien,  et  pour  me 
demander  la  permission  d'accepter  cette  offre.  J'appris  qu'elle 
consistait  en  une  pension  de  trois  cents  livres,  et  que  madame  Le 
Vasseur  devait  venir  demeurer  à  Deuil, entre  la  Chevrette  et  Mont- 
morency. Je  ne  dirai  pas  l'impression  que  fit  sur  moi  cette  nou- 
velle, qui  aurait  été  moins  surprenante  si  Grimm  avait  eu  dix 
raille  livres  de  rentes,  ou  quelque  relation  plus  facile  à  com- 
prendre avec  cette  femme,  et  qu'on  ne  m'eût  pas  fait  un  si  grand 
crime  de  l'avoir  amenée  à  la  campagne,  où  cependant  il  lui  plai- 
sait maintenant  de  la  ramener,  comme  si  elle  était  rajeunie  depuis 
ce  temps-là.  Je  compris  que  la  bonne  vieille  ne  me  demandait 
cette  permission,  dont  elle  aurait  bien  pu  se  passer  si  je  l'avais 
refusée,  qu'afin  de  ne  pas  s'exposer  à  perdre  ce  que  je  lui  donnais 
de  mon  côté.  Quoique  cette  charité  me  parût  très  extraordinaire, 
elle  ne  me  frappa  pas  alors  autant  qu'elle  a  fait  dans  la  suite. 
Mais  quand  j'aurais  su  tout  ce  que  j'ai  pénétré  depuis,  je  n'en 
aurais  pas  moins  donné  mon  consentement,  comme  je  fis,  et 
comme  j'étais  obligé  de  faire,  à  moins  de  renchérir  sur  l'offre  de 
M.  Grimm.  Depuis  lors  le  P.  Berthier  me  guérit  un  peu  de  l'im- 
putation de  bonhomie  qui  lui  avait  paru  si  plaisante,  et  dont  je 
l'avais  si  étourdiment  chargé. 

Ce  même  P.  Berthier  avait  la  connaissance  de  deux  hommes 
qui  recherchèrent  aussi  la  mienne,  je  ne  sais  pourquoi  :  car  il  y 
avait  assurément  peu  de  rapport  entre  leurs  goûts  et  les  miens. 
C'étaient  des  enfants  de  Melchisédec,  dont  on  ne  connaissait  ni 
le  pays,  ni  la  famille,  ni  probablement  le  vrai  nom.  Us  étaient 
jansénistes,  et  passaient  pour  des  prêtres  déguisés,  peut-être  à 
cause  de  leur  façon  ridicule  de  porter  les  rapières  auxquelles  ils 
étaient  attachés.  Le  mystère  prodigieux  qu'ils  mettaient  à  toutes 
leurs  allures  leur  donnait  un  air  de  chefs  de  parti,  et  je  n'ai 
jamais  douté    qu'ils   ne  fissent  la  Gazette  ecclésiastique.   L'un, 


LIVRE  DIXIEME  71 

grand,  bénin,  patelin,  s'appelait  M.  Eerraud;  l'autre,  petit,  trapu, 
ricaneur,  pointilleux,  s'appelait  M.  Minard.  Ils  se  traitaient  de 
cousins.  Ils  logeaient  à  Paris,  avec  d'Alembert,  chez  sa  nourrice, 
appelée  madame  Rousseau;  et  ils  avaient  pris  à  Montmorency  un 
petit  appartement  pour  y  passer  les  étés.  Ils  faisaient  leur  ménage 
eux-mêmes,  sans  domestique  et  sans  commissionnaire.  Ils  avaient 
alternativement  chacun  sa  semaine  pour  aller  aux  provisions,  faire 
la  cuisine  et  balayer  la  maison.  D'ailleurs  ils  se  tenaient  assez 
bien  :  nous  mangions  quelquefois  les  uns  chez  les  autres.  Je  ne 
sais  pas  pourquoi  ils  se  souciaient  de  moi;  pour  moi,  je  ne  me 
souciais  d'eux  que  parce  qu'ils  jouaient  aux  échecs;  et,  pour 
obtenir  une  pauvre  petite  partie,  j'endurais  quatre  heures  d'en- 
nui. Comme  ils  se  fourraient  partout  et  voulaient  se  mêler  de 
tout,  Thérèse  les  appelait  les  commères,  et  ce  nom  leur  est  demeuré 
à  Montmorency. 

Telles  étaient,  avec  mon  hôte  M.  Mathas,  qui  était  un  bon 
homme,  mes  principales  connaissances  de  campagne.  Il  m'en 
restait  assez  à  Paris  pour  y  vivre,  quand  je  voudrais,  avec  agré- 
ment, hors  de  la  sphère  des  gens  de  lettres,  où  je  ne  comptais  que 
le  seul  Duclos  pour  ami  :  car  Deleyre  était  encore  trop  jeune  ; 
et  quoique,  après  avoir  vu  de  près  les  manœuvres  de  la  clique 
philosophique  à  mon  égard,  il  s'en  fût  tout  à  fait  détaché,  ou 
du  moins  je  le  crus  ainsi,  je  ne  pouvais  encore  oublier  la  facilité 
qu'il  avait  eue  à  se  faire  auprès  de  moi  le  porte-voix  de  tous  ces 
gens-là. 

J'avais  d'abord  mon  ancien  et  respectable  ami  M.  Roguin. 
C'était  un  ami  du  bon  temps,  que  je  ne  devais  point  à  mes  écrits, 
mais  à  moi-même,  et  que  pour  cette  raison  j'ai  toujours  conservé. 
J'avais  le  bon  Lenieps,  mon  compatriote,  et  sa  fille  alors  vivante, 
madame  Lambert.  J'avais  un  jeune  Genevois,  appelé  Coindet, 
bon  garçon,  ce  me  semblait,  soigneux,  officieux,  zélé;  mais  igno- 
rant, confiant,  gourmand,  avantageux,  qui  m'était  venu  voir  dès 
le  commencement  de  ma  demeure  à  l'Ermitage,  et,  sans  autre 
introducteur  que  lui-même,  s'était  bientôt  établi  chez  moi,  mal- 
gré moi.  Il  avait  quelque  goût  pour  le  dessin,  et  connaissait  les 
artistes.  Il  me  fut  utile  pour  les  estampes  de  la  Julie)  il  se  chargea 


72  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

de  la  direction  des   dessins   et  des  planches,  et  s'acquitta  bien  de 
cette  commission. 

J'avais  la  maison  de  M.  Dupin,  qui,  moins  brillante  que  durant 
les  beaux  jours  de  madame  Dupin,  ne  laissait  pas  d'être  encore, 
par  le  mérite  des  maîtres  et  parle  choix  du  monde  qui  s'y  rassem- 
blait, une  des  meilleures  maisons  de  Paris.  Comme  je  ne  leur 
avais  préféré  personne,  que  je  ne  les  avais  quittés  que  pour  vivre 
libre,  ils  n'avaient  point  cessé  de  me  voir  avec  amitié,  et  j'étais 
sûr  d'être  en  tout  temps  bien  reçu  de  madame  Dupin.  Je  la 
pouvais  même  compter  pour  une  de  mes  voisines  de  campagne, 
depuis  qu'ils  s'étaient  fait  un  établissement  à  Clichy,  où  j'allai 
quelquefois  passer  un  jour  ou  deux,  et  où  j'aurais  été  davantage, 
si  madame  Dupin  et  madame  de  Chenonceaux  avaient  vécu  de 
meilleure  intelligence.  Mais  la  difficulté  de  se  partager  dans  la 
même  maison  entre  deux  femmes  qui  ne  sympathisaient  pas,  me 
rendit  Clichy  trop  gênant.  Attaché  à  madame  de  Chenonceaux 
d'une  amitié  plus  égale  et  plus  familière,  j'avais  le  plaisir  de  la 
voir  plus  à  mon  aise  à  Deuil,  presque  à  ma  porte,  où  elle  avait 
loué  une  petite  maison,  et  même  chez  moi,  où  elle  me  venait  voir 
assez  souvent. 

J'avais  madame  de  Créqui,  qui,  s'étant  jetée  dans  la  haute  dévo- 
tion, avait  cessé  de  voir  les  d'Alembert,  les  Marmontel,  et  la  plu- 
part des  gens  de  lettres,  excepté,  je  crois,  l'abbé  Trublet,  manière 
alors  de  demi-cafard,  dont  elle  était  même  assez  ennuyée.  Pour 
moi,  qu'elle  avait  recherché,  je  ne  perdis  pas  sa  bienveillance  ni 
sa  correspondance.  Elle  m'envoya  des  poulardes  du  Mans  aux 
étrennes  ;  et  sa  partie  était  faite  pour  venir  me  voir  Tannée  sui- 
vante, quand  un  voyage  de  madame  de  Luxembourg  croisa  le  sien. 
Je  lui  dois  ici  une  place  à  part;  elle  en  aura  toujours  une  dis- 
tinguée dans  mes  souvenirs. 

J'avais  un  homme,  qu'excepté  Roguin,  j'aurais  dû  mettre  le 
premier  en  compte  :  mon  ancien  confrère  et  ami  de  Carrio,  ci- 
devant  secrétaire  titulaire  de  l'ambassade  d'Espagne  à  Venise, 
puis  en  Suède,  où  il  fut,  par  sa  cour,  chargé  des  affaires,  et  enfin 
nommé  réellement  secrétaire  d'ambassade  à  Paris.  Il  me  vint  sur- 
prendre à  Montmorency,   lorsque  je  m'y   attendais   le  moins.  Il 


LIVRE  DIXIÈME  7^ 

était  décoré  d'un  ordre  d'Espagne,  dont  j'ai  oublié  le  nom,  avec 
une  belle  croix  en  pierreries.  Il  avait  été  obligé,  dans  ses  preuves, 
d'ajouter  une  lettre  à  son  nom  de  Carrio,  et  portait  celui  de  che- 
valier de  Carrion.  Je  le  trouvai  toujours  le  même,  le  même  excel- 
lent cœur,  l'esprit  de  jour  en  jour  plus  aimable.  J'aurais  repris 
avec  lui  la  même  intimité  qu'auparavant,  si  Coindet,  s'interposant 
entre  nous  à  son  ordinaire,  n'eût  profité  de  mon  éloignement  pour 
s'insinuer  à  ma  place  et  en  mon  nom  dans  sa  confiance,  et  me 
supplanter,  à  force  de  zèle  à  me  servir. 

La  mémoire  de  Carrion  me  rappelle  celle  d'un  de  mes  voisins 
de  campagne,  dont  j'aurais  d'autant  plus  de  tort  de  ne  pas  parler, 
que  j'en  ai  à  confesser  un  bien  inexcusable  envers  lui.  C'était 
l'honnête  M.  Le  Blond,  qui  m'avait  rendu  service  à  Venise,  et 
qui,  étant  venu  faire  un  voyage  en  France  avec  sa  famille,  avait 
loué  une  maison  de  campagne  à  la  Briche,  non  loin  de  Montmo- 
rency. Sitôt  que  j'appris  qu'il  était  mon  voisin,  j'en  fus  dans  la 
joie  de  mon  cœur,  et  me  fis  encore  plus  une  fête  qu'un  devoir 
d'aller  lui  rendre  visite.  Je  partis  pour  cela  dès  le  lendemain.  Je 
fus  rencontré  par  des  gens  qui  me  venaient  voir  moi-même,  et  avec 
lesquels  il  fallut  retourner.  Deux  jours  après,  je  pars  encore;  il 
avait  dîné  à  Paris  avec  toute  sa  famille.  Une  troisième  fois  il 
était  chez  lui  :  j'entendis  des  voix  de  femmes,  je  vis  à  la  porte  un 
carrosse  qui  me  fit  peur.  Je  voulais  du  moins,  pour  la  première 
fois,  le  voir  à  mon  aise,  et  causer  avec  lui  de  nos  anciennes  liai- 
sons. Enfin,  je  remis  si  bien  ma  visite  de  jour  à  autre,  que  la 
honte  de  remplir  si  tard  un  pareil  devoir  fit  que  je  ne  le  remplis 
point  du  tout.  Après  avoir  osé  tant  attendre,  je  n'osai  plus  me 
montrer.  Cette  négligence,  dont  M.  Le  Blond  ne  put  qu'être  jus- 
tement indigné,  donna  vis-à-vis  de  lui  l'air  de  l'ingratitude  à  ma 
paresse;  et  cependant  je  sentais  mon  cœur  si  peu  coupable,  que 
si  j'avais  pu  faire  à  M.  Le  Blond  quelque  vrai  plaisir,  même  à  son 
insu,  je  suis  bien  sûr  qu'il  ne  m'eût  pas  trouvé  paresseux.  Mais 
l'indolence,  la  négligence  et  les  délais  dans  les  petits  devoirs  à 
remplir,  m'ont  fait  plus  de  tort  que  de  grands  vices.  Mes  pires  fautes 
ont  été  d'omission  :  j'ai  rarement  fait  ce  qu'il  ne  fallait  pas  faire, 
et  malheureusement  j'ai  plus  rarement  encore  fait  ce  qu'il  fallait. 


74  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Puisque  me  voilà  revenu  à  mes  connaissances  de  Venise,  je 
n'en  dois  pas  oublier  une  qui  s'y  rapporte,  et  que  je  n'avais  inter- 
rompue, ainsi  que  les  autres,  que  depuis  beaucoup  moins  de 
temps.  C'est  celle  de  M.  de  Jonville,  qui  avait  continué,  depuis 
son  retour  de  Gênes,  à  me  faire  beaucoup  d'amitiés.  Il  aimait 
fort  à  me  voir,  et  à  causer  avec  moi  des  affaires  d'Italie  et  des 
folies  de  M.  de  Montaigu,  dont  il  savait,  de  son  côté,  bien  des 
traits  par  les  bureaux  des  affaires  étrangères,  dans  lesquels  il  avait 
beaucoup  de  liaisons.  J'eus  le  plaisir  aussi  de  revoir  chez  lui  mon 
ancien  camarade  Dupont,  qui  avait  acheté  une  charge  dans  sa 
province,  et  dont  les  affaires  le  ramenaient  quelquefois  à  Paris. 
M.  de  Jonville  devint  peu  à  peu  si  empressé  de  m'avoir,  qu'il  en 
devint  même  gênant;  et  quoique  nous  logeassions  dans  des  quar- 
tiers fort  éloignés,  il  y  avait  du  bruit  entre  nous  quand  je  passais 
une  semaine  entière  sans  aller  dîner  chez  lui.  Quand  il  allait  à 
Jonville,  il  m'y  voulait  toujours  emmener  ;  mais  y  étant  une  fois 
allé  passer  huit  jours  qui  me  parurent  fort  longs,  je  n'y  voulus 
plus  retourner.  M.  de  Jonville  était  assurément  un  honnête  et 
galant  homme,  aimable  même  à  certains  égards;  mais  il  avait 
peu  d'esprit  :il  était  beau,  tant  soit  peu  Narcisse,  et  passablement 
ennuyeux.  Il  avait  un  recueil  singulier,  et  peut-être  unique  au 
monde,  dont  il  s'occupait  beaucoup,  et  dont  il  occupait  aussi  ses 
hôtes,  qui  quelquefois  s'en  amusaient  moins  que  lui.  C'était  une 
collection  très  complète  de  tous  les  vaudevilles  de  la  cour  et  de 
Paris,  depuis  plus  de  cinquante  ans,  où  l'on  trouvait  beaucoup 
d'anecdotes,  qu'on  aurait  inutilement  cherchées  ailleurs.  Voilà  des 
Mémoires  pour  l'histoire  de  France,  dont  on  ne  s'aviserait  guère 
chez  toute  autre  nation. 

Un  jour,  au  fort  de  notre  meilleure  intelligence,  il  me  fit  un 
accueil  si  froid,  si  glaçant,  si  peu  dans  son  ton  ordinaire,  qu'après 
lui  avoir  donné  occasion  de  s'expliquer,  et  même  l'en  avoir  prié, 
je  sortis  de  chez  lui  avec  la  résolution,  que  j'ai  tenue,  de  n'y  plus 
remettre  les  pieds  ;  car  on  ne  me  revoit  guère  où  j'ai  été  une  fois 
mal  reçu,  et  il  n'y  avait  point  ici  de  Diderot  qui  plaidât  pour 
M.  de  Jonville.  Je  cherchai  vainement  dans  ma  tête  quel  tort  je 
pouvais  avoir  avec  lui  :  je  ne  trouvai  guère.  J'étais  sûr  de  n'avoir 


LIVRE  DIXIÈME  jS 

jamais  parlé  de  lui  ni  des  siens  que  de  la  façon  laplus  honorable  ; 
car  je  lui  étais  sincèrement  attaché;  et,  outre  que  je  n'en  avais 
que  du  bien  à  dire,  ma  plus  inviolable  maxime  a  toujours  été  de 
ne  parler  qu'avec  honneur  des  maisons  que  je  fréquentais. 

Enfin,  à  force  de  ruminer,  voici  ce  que  je  conjecturai.  La 
dernière  fois  que  nous  nous  étions  vus,  il  m'avait  donné  à  souper 
chez  des  filles  de  sa  connaissance,  avec  deux  ou  trois  commis  des 
affaires  étrangères,  gens  très  aimables,  et  qui  n'avaient  point  du 
tout  Tair  ni  le  ton  libertin;  et  je  puis  jurer  que  de  mon  côté  la 
soirée  se  passa  à  méditer  assez  tristement  sur  le  malheureux  sort 
de  ces  créatures.  Je  nepayaipas  mon  écot,  parce  que  M.  de  Jon- 
ville  nous  donnait  à  souper;  et  je  ne  donnai  rien  à  ces  filles, 
parce  que  je  ne  leur  fis  point  gagner,  comme  à  la  Padoana,  le 
payement  que  j'aurais  pu  leur  offrir.  Nous  sortîmes  tous  assez 
gais,  et  de  très  bonne  intelligence.  Sans  être  retourné  chez  ces 
filles,  j'allai  trois  ou  quatre  jours  après  dîner  chez  M.  de  Jonville, 
que  je  n'avais  pas  revu  depuis  lors,  et  qui  me  fit  l'accueil  que  j'ai 
dit.  N'en  pouvant  imaginer  d'autre  cause  que  quelque  malen- 
tendu relatif  à  ce  souper,  et  voyant  qu'il  ne  voulait  pas  s'expliquer, 
je  pris  mon  parti  et  cessai  de  le  voir;  mais  je  continuai  de  lui 
envoyer  mes  ouvrages:  il  me  fit  faire  souvent  des  compliments;  et 
l'ayant  un  jour  rencontré  au  chauffoir  de  la  Comédie,  il  me  fit, 
sur  ce  que  je  n'allais  plus  le  voir,  des  reproches  obligeants,  qui  ne 
m'y  ramenèrent  pas.  Ainsi  cette  affaire  avait  plus  l'air  d'une  bou- 
derie que  d'une  rupture.  Toutefois  ne  l'ayant  pas  revu,  et  n'ayant 
plus  ouï  parler  de  lui  depuis  lors,  il  eût  été  trop  tard  pour  y 
retourner  au  bout  d'une  interruption  de  plusieurs  années.  Voilà 
pourquoi  M.  de  Jonville  n'entre  point  ici  dans  ma  liste,  quoique 
j'eusse  assez  longtemps  fréquenté  sa  maison. 

Je  n'enflerai  point  la  même  liste  de  beaucoup  d'autres  connais- 
sances moins  familières,  ou  qui,  par  mon  absence,  avaient  cessé 
de  l'être,  et  que  je  ne  laissai  pas  de  voir  quelquefois  en  campagne, 
tant  chez  moi  qu'à  mon  voisinage,  telles,  par  exemple,  que  les 
abbés  de  Condillac,  de  Mably,  MM.  de  Mairan,  de  Lalive,  de 
Boisgelou,  Watelet,  Ancelet,  et  d'autres  qu'il  serait  trop  long  de 
nommer.  Je  passerai  légèrement  aussi  sur  celle  de   M.  de    Mar- 


76  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

gency,  gentilhomme  ordinaire  du  roi,  ancien  membre  de  la  coterie 
holbachique,  qu'il  avait  quittée  ainsi  que  moi,  et  ancien  ami  de 
madame  d'Épinay,  dont  il  s'était  détaché  ainsi  que  moi;  ni  sur 
celle  de  son  ami  Desmahis,  auteur  célèbre,  mais  éphémère,  de  la 
comédie  de  Vbnpertineîit.  Le  premier  était  mon  voisin  de  cam- 
pagne, sa  terre  de  Margency  étant  près  de  Montmorency.  Nous 
étions  d'anciennes  connaissances;  mais  le  voisinage  et  une  cer- 
taine conformité  d'expériences  nous  rapprochèrent  davantage.  Le 
second  mourut  peu  après.  Il  avait  du  mérite  et  de  l'esprit;  mais 
il  était  un  peu  l'original  de  sa  comédie,  un  peu  fat  auprès  des 
femmes,  et  n'en  fut  pas  extrêmement  regretté. 

Mais  je  ne  puis  omettre  une  correspondance  nouvelle  de  ce 
temps-là,  qui  a  trop  influé  sur  le  reste  de  ma  vie  pour  que  je 
néglige  d'en  marquer  le  commencement.  Il  s'agit  de  M.  de 
Lamoignon  de  Malesherbes,  premier  président  de  la  cour  des 
aides,  chargé  pour  lors  de  la  librairie,  qu'il  gouvernait  avec  autant 
de  lumières  que  de  douceur  et  à  la  grande  satisfaction  des  gens  de 
lettres.  Je  ne  l'avais  pas  été  voir  à  Paris  une  seule  fois  ;  cependant 
j'avais  toujours  éprouvé  de  sa  part  les  facilités  les  plus  obligeantes, 
quant  à  la  censure;  et  je  savais  qu'en  plus  d'une  occasion  il  avait 
fort  malmené  ceux  qui  écrivaient  contre  moi.  J'eus  de  nouvelles 
preuves  de  ses  bontés  au  sujet  de  l'impression  de  la  Julie  ;  car  les 
épreuves  d'un  si  grand  ouvrage  étant  fort  coûteuses  à  faire  venir 
d'Amsterdam  par  la  poste,  il  permit,  ayant  ses  ports  francs, 
qu'elles  lui  fussent  adressées;  et  il  me  les  envoyait  franches  aussi, 
sous  le  contre-seing  de  M.  le  chancelier  son  père.  Quand  l'ouvrage 
fut  imprimé,  il  n'en  permit  le  débit  dans  le  royaume  qu'ensuite 
d'une  édition  qu'il  en  fit  faire  à  mon  profit,  malgré  moi-même  : 
comme  ce  profit  eût  été  de  ma  part  un  vol  fait  à  Rey,  à  qui  j'avais 
vendu  mon  manuscrit,  non  seulement  je  ne  voulus  point  accepter 
le  présent  qui  m'était  destiné  pour  cela,  sans  son  aveu,  qu'il 
accorda  très  généreusement;  mais  je  voulus  partager  avec  lui  les 
cent  pistoles  à  quoi  monta  ce  présent,  et  dont  il  ne  voulut  rien. 
Pour  ces  cent  pistoles,  j'eus  le  désagrément, dont  M.  de  Malesherbes 
ne  m'avait  pas  prévenu,  de  voir  horriblement  mutiler  mon 
ouvrage,  et  empêcher  le  débit  de  la  bonne  édition  jusqu'à  ce  que 


LIVRE  DIXIÈME  11 

la  mauvaise  fût  écoulée.  J'ai  toujours  regardé  M.  de  Malesherbes 
comme  un  homme  d'une  droiture  à  toute  épreuve.  Jamais  rien  de 
ce  (jui  m'est  arrivé  ne  m'a  fait  douter  un  moment  de  sa  probité  : 
mais  aussi  faible  qu'honnête,  il  nuit  quelquefois  aux  gens  pour 
lesquels  il  s'intéresse,  à  force  de  les  vouloir  préserver.  Non  seule- 
ment il  fit  retrancher  plus  de  cent  pages  dans  l'édition  de  Paris, 
mais  il  fit  un  retranchement  qui  pouvait  porter  le  nom  d'infidélité 
dans  l'exemplaire  de  la  bonne  édition  qu'il  envoya  à  madame  de 
Pompadour.  Il  est  dit  quelque  part,  dans  cet  ouvrage,  que  la 
femme  d'un  charbonnier  est  plus  digne  de  respect  que  la  maîtresse 
d'un  prince.  Cette  phrase  m'était  venue  dans  la  chaleur  de  la  com- 
position, sans  aucune  application,  je  le  jure.  En  relisant  l'ouvrage, 
je  vis  qu'on  ferait  cette  application.  Cependant,  par  la  très  impru- 
dente maxime  de  ne  rien  ôter  par  égard  aux  applications  qu'on 
pouvait  faire,  quand  j'avais  dans  ma  conscience  le  témoignage 
de  ne  les  avoir  pas  faites  en  écrivant,  je  ne  voulus  point  ôter  cette 
phrase,  et  je  me  contentai  de  substituer  le  mot  -prince  au  mot  roi, 
que  j'avais  d'abord  mis.  Cet  adoucissement  ne  parut  pas  suffi- 
sant à  M.  de  Malesherbes:  il  retrancha  la  phrase  entière,  dans  un 
carton  qu'il  fit  imprimer  exprès,  et  coller  aussi  proprement  qu'il 
fut  possible  dans  l'exemplaire  de  madame  de  Pompadour.  Elle 
n'ignora  pas  ce  tour  de  passe-passe  ;  il  se  trouva  de  bonnes  âmes 
qui  l'en  instruisirent.  Pour  moi,  je  ne  l'appris  que  longtemps 
après,  lorsque  je  commençais  d'en  sentir  les  suites. 

N'est-ce  point  encore  ici  la  première  origine  de  la  haine  cou- 
verte, mais  implacable,  d'une  autre  dame  qui  était  dans  un  cas 
pareil,  sans  que  j'en  susse  rien,  ni  même  que  je  la  connusse  quand 
j'écrivis  ce  passage?  Quand  le  livre  se  publia,  la  connaissance 
était  faite,  et  j'étais  très  inquiet.  Je  le  dis  au  chevalier  de  Lorenzy, 
qui  se  moqua  de  moi,  et  m'assura  que  cette  dame  en  était  si  peu 
offensée  qu'elle  n'y  avait  pas  même  fait  attention.  Je  le  crus,  un 
peu  légèrement  peut-être,  et  je  me  tranquillisai  fort  mal  à  propos. 

Je  reçus,  à  l'entrée  de  l'hiver,  une  nouvelle  marque  des  bontés 
de  M.  de  Malesherbes,  à  laquelle  je  fus  fort  sensible,  quoique  je 
ne  jugeasse  pas  à  propos  d'en  profiter.  Il  y  avait  une  place  vacante 
dans  le  Journal  des  savants.  Margency  m'écrivit  pour    me    la  pro- 


78  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

poser,  comme  de  lui-même.  Mais  il  me  fut  aisé  de  comprendre, 
par  le  tour  de  sa  lettre  (liasse  C,  n°  33),  qu'il  était  instruit  et  auto- 
risé; et  lui-même  me  marqua  dans  la  suite  (liasse  C,  n°  47)  qu'il 
avait  été  chargé  de  me  faire  cette  offre.  Le  travail  de  cette  place 
était  peu  de  chose.  Il  ne  s'agissait  que  de  deux  extraits  par  mois, 
dont  on  m'apporterait  les  livres,  sans  être  obligé  jamais  à  aucun 
voyage  de  Paris,  pas  même  pour  faire  au  magistrat  une  visite  de 
remerciement.  J'entrais  par  là  dans  une  société  de  gens  de  lettres 
du  premier  mérite,  MM.  de  Mairan,  Clairaut,  de  Guignes  et  l'abbé 
Barthélémy,  dont  la  connaissance  était  déjà  faite  avec  les  deux 
premiers,  et  très  bonne  à  faire  avec  les  deux  autres.  Enfin,  pour 
un  travail  si  peu  pénible,  et  que  je  pouvais  faire  si  commodément, 
il  y  avait  un  honoraire  de  huit  cents  francs  attaché  à  cette  place. 
Je  délibérai  quelques  heures  avant  que  de  me  déterminer,  et  je 
puis  jurer  que  ce  ne  fut  que  par  la  crainte  de  fâcher  Margency  et 
de  déplaire  à  M.  de  Malesherbes.  Mais  enfin  la  gêne  insuppor- 
table de  ne  pouvoir  travailler  à  mon  heure  et  d'être  commandé 
par  le  temps,  bien  plus  encore  la  certitude  de  mal  remplir  les 
fonctions  dont  il  fallait  me  charger,  l'emportèrent  sur  tout,  et  me 
déterminèrent  à  refuser  une  place  pour  laquelle  je  n'étais  pas 
propre.  Je  savais  que  tout  mon  talent  ne  venait  que  d'une  certaine 
chaleur  d'âme  sur  les  matières  que  j'avais  à  traiter,  et  qu'il  n'y 
avait  que  l'amour  du  grand,  du  vrai,  du  beau,  qui  pût  animer 
mon  génie.  Et  que  m'auraient  importé  les  sujets  de  la  plupart  des 
livres  que  j'aurais  à  extraire,  et  les  livres  mêmes  ?  Mon  indiffé- 
rence pour  la  chose  eût  glacé  ma  plume  et  abruti  mon  esprit.  On 
s'imaginait  que  je  pouvais  écrire  par  métier,  comme  tous  les 
autres  gens  de  lettres,  au  lieu  que  je  ne  sus  jamais  écrire  que  par 
passion.  Ce  n'était  assurément  pas  lace  qu'il  fallait  au  Journal  des 
savants.  J'écrivis  donc  à  Margency  une  lettre  de  remerciement, 
tournée  avec  toute  l'honnêteté  possible,  dans  laquelle  je  lui  fis  si 
bien  le  détail  de  mes  raisons,  qu'il  ne  se  peut  pas  que  ni  lui,  ni 
M.  de  Malesherbes,  aient  cru  qu'il  entrât  ni  humeur  ni  orgueil 
dans  mon  refus.  Aussi  l'approuvèrent-ils  l'un  et  l'autre,  sans  m'en 
faire  moins  bon  visage;  et  le  secret  fut  si  bien  gardé  sur  cette 
affaire,  que  le  public  n'en  a  jamais  eu  le  moindre  vent. 


LIVRE  DIXIÈME  79 

Cette  proposition  ne  venait  pas  dans  un  moment  favorable  pour 
me  la  faire  agréer;  car  depuis  quelque  temps  je  formais  le  projet 
de  quitter  tout  à  fait  la  littérature,  et  surtout  le  métier  d'auteur. 
Tout  ce  qui  venait  de  m'arriver  m'avait  absolument  dégoûté  des 
gens  de  lettres,  et  j'avais  éprouvé  qu'il  était  impossible  de  courir 
la  même  carrière,  sans  avoir  quelques  liaisons  avec  eux.  Je  ne 
l'étais  guère  moins  des  gens  du  monde,  et  en  général  de  la  vie 
mixte  que  je  venais  de  mener,  moitié  à  moi-même,  et  moitié  à  des 
sociétés  pour  lesquelles  je  n'étais  point  fait.  Je  sentais  plus  que 
jamais,  et  par  une  constante  expérience,  que  toute  association 
inégale  est  toujours  désavantageuse  au  parti  faible.  Vivant  avec 
des  gens  opulents,  et  d'un  autre  état  que  celui  que  j'avais  choisi, 
sans  tenir  maison  comme  eux,  j'étais  obligé  de  les  imiter  en  bien 
des  choses  ;  et  des  menues  dépenses,  qui  n'étaient  rien  pour  eux, 
étaient  pour  moi  non  moins  ruineuses  qu'indispensables.  Qu'un 
autre  homme  aille  dans  une  maison  de  campagne,  il  est  servi  par 
son  laquais,  tant  à  table  que  dans  sa  chambre  :  ill'envoie  chercher 
tout  ce  dont  il  a  besoin  ;  n'ayant  rien  à  faire  directement  avec  les 
gens  de  la  maison,  ne  les  voyant  même  pas,  il  ne  leur  donne  des 
étrennes  que  quand  et  comme  il  lui  plaît:  mais  moi,  seul,  sans 
domestique,  j'étais  à  la  merci  de  ceux  de  la  maison,  dont  il  fallait 
nécessairement  capter  les  bonnes  grâces,  pour  n'avoirpas  beaucoup 
à  souffrir;  et,  traité  comme  l'égal  de  leur  maître,  il  en  fallait  aussi 
traiter  les  gens  comme  tel,  et  même  faire  pour  eux  plus  qu'un 
autre,  parce  qu'en  effet  j'en  avais  bien  plus  besoin.  Passe  encore 
quand  il  y  a  peu  de  domestiques;  mais  dans  les  maisons  où 
j'allais  il  y  en  avait  beaucoup,  tous  très  rogues,  très  fripons,  très 
alertes,  j'entends  pour  leur  intérêt;  et  les  coquins  savaient  faire 
en  sorte  que  j'avais  successivement  besoin  de  tous.  Les  femmes 
de  Paris,  qui  ont  tant  d'esprit,  n'ont  aucune  idée  juste  sur  cet 
article;  et,  à  force  de  vouloir  économiser  ma  bourse,  elles  me 
ruinaient.  Si  je  soupais  en  ville  un  peu  loin  de  chez  moi,  au  lieu 
de  souffrir  que  j'envoyasse  chercher  un  fiacre,  la  dame  de  la 
maison  faisait  mettre  les  chevaux  pour  me  ramener  ;  elle  était  fort 
aise  de  m'épargner  les  vingt-quatre  sous  du  fiacre  :  quant  à  l'écu 
que  je  donnais  au  laquais  et  au  cocher,  elle  n'y  songeait  pas.  Une 


8o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

femme  m'écrivait-elle  de  Paris  à  l'Ermitage,  ou  à  Montmorency, 
ayant  regret  aux  quatre  sous  de  port  que  sa  lettre  m'aurait  coûté, 
elle  me  l'envoyait  par  un  de  ses  gens,  qui  arrivait  à  pied  tout  en 
nage,  et  à  qui  je  donnais  à  dîner,  et  un  écu  qu'il  avait  assurément 
bien  gagné.  Me  proposait-elle  d'aller  passer  huit  ou  quinze  jours 
avec  elle  à  sa  campagne,  elle  se  disait  en  elle-même:  Ce  sera 
toujours  une  économie  pour  ce  pauvre  garçon;  pendant  ce 
temps-là,  sa  nourriture  ne  lui  coûtera  rien.  Elle  ne  songeait  pas 
qu'aussi,  durant  ce  temps-là,  je  ne  travaillais  point  ;  que  mon 
ménage,  et  mon  loyer,  et  mon  linge,  et  mes  habits,  n'en  allaient 
pas  moins;  que  je  payais  mon  barbier  à  double, etqu'il ne  laissait 
pas  de  m'en  coûter  chez  elle  plus  qu'il  ne  m'en  aurait  coûté  chez 
moi.  Quoique  je  bornasse  mes  petites  largesses  aux  seules  maisons 
où  je  vivais  d'habitude,  elles  ne  laissaient  pas  de  m'être  ruineuses. 
Je  puis  assurer  que  j'ai  bien  versé  vingt-cinq  écus  chez  madame 
d'Houdetot  à  Eaubonne,  où  je  n'ai  couché  que  quatre  ou  cinq 
fois,  et  plus  de  cent  pistoles  tant  à  Épinay  qu'à  la  Chevrette, 
pendant  les  cinq  ou  six  ans  que  j'y  fus  le  plus  assidu.  Cesdépenses 
sont  inévitables  pour  un  homme  de  mon  humeur,  qui  ne  sait  se 
pourvoir  de  rien,  ni  s'ingénier  sur  rien,  ni  supporter  l'aspect  d'un 
valet  qui  grogne,  et  qui  vous  sert  en  rechignant.  Chez  madame 
Dupin  même,  où  j'étais  de  la  maison,  et  où  je  rendais  mille  ser- 
vices aux  domestiques,  je  n'ai  jamais  reçu  les  leurs  qu'à  la  pointe 
de  mon  argent.  Dans  la  suite,  il  a  fallu  renoncer  tout  à  fait  à  ces 
petites  libéralités,  que  ma  situation  ne  m'a  plus  permis  de  faire  ; 
et  c'est  alors  qu'on  m'a  fait  sentir  bien  plus  durement  encore 
l'inconvénient  de  fréquenter  des  gens  d'un  autre  état  que  le  sien. 
Encore  si  cette  vie  eût  été  de  mon  goût,  je  me  serais  consolé 
d'une  dépense  onéreuse,  consacrée  à  mes  plaisirs:  mais  se  ruiner 
pour  s'ennuyer  est  trop  insupportable;  et  j'avais  si  bien  senti  le 
poids  de  ce  train  de  vie,  que,  profitant  de  l'intervalle  de  liberté  où 
je  me  trouvais  pour  lors,  j'étais  déterminé  à  le  perpétuer,  à 
renoncer  totalement  à  la  grande  société,  à  la  composition  des 
livres,  à  tout  commerce  de  littérature,  et  à  me  renfermer,  pour  le 
reste  de  mes  jours,  dans  la  sphère  étroite  et  paisible  pour  laquelle 
je  me  sentais  né. 


LIVRE  DIXIÈME  8i 

Le  produit  de  la  Lettre  a  d'ALeinbert  et  de  la  Nouvelle  Héloïse 
avait  un  peu  remonté  mes  finances,  qui  s'étaient  fort  épuisées  à 
l'Ermitage.  Je  me  voyais  environ  mille  écus  devant  moi.  YJÉmile, 
auquel  je  m'étais  mis  tout  de  bon  quand  j'eus  achevé  V Héloïse, 
était  fort  avancé,  et  son  produit  devait  au  moins  doubler  cette 
somme.  Je  formai  le  projet  de  placer  ce  fonds  de  manière  à  me 
faire  une  petite  rente  viagère,  qui  pût,  avec  ma  copie,  me  faire 
subsister  sans  plus  écrire.  J'avais  encore  deux  ouvrages  sur  le 
chantier.  Le  premier  était  mes  Institutions  politiques.  J'examinai 
l'état  de  ce  livre,  et  je  trouvai  qu'il  demandait  encore  plusieurs 
années  de  travail.  Je  n'eus  pas  le  courage  de  le  poursuivre  et 
d'attendre  qu'il  fût  achevé,  pour  exécuter  ma  résolution.  Ainsi, 
renonçant  à  cet  ouvrage,  je  résolus  d'en  tirer  tout  ce  qui  pouvait 
se  détacher,  puis  de  brûler  tout  le  reste;  et,  poussant  ce  travail 
avec  zèle,  sans  interrompre  celui  de  VÉmile,  je  mis,  en  moins  de 
deux  ans,  la  dernière  main  au  Contrat  social. 

Restait  le  Dictionnaire  de  7nusique.  C'était  un  travail  de  manœuvre, 
qui  pouvait  se  faire  en  tout  temps,  et  qui  n'avait  pour  objet  qu'un 
produit  pécuniaire.  Je  me  réservai  de  l'abandonner,  ou  de  l'achever 
à  mon  aise,  selon  que  mes  autres  ressources  rassemblées  me 
rendraient  celle-là  nécessaire  ou  superflue.  A  l'égard  de  la  Morale 
sensitive,  dont  l'entreprise  était  restée  en  esquisse,  je  l'abandonnai 
totalement. 

Comme  j'avais  en  dernier  projet,  si  je  pouvais  me  passer  tout  à 
fait  de  la  copie,  celui  de  m'éloigner  de  Paris,  oii  l'affluence  des 
survenants  rendait  ma  subsistance  coûteuse,  et  m'ôtait  le  temps 
d'y  pourvoir,  pour  prévenir  dans  ma  retraite  l'ennui  dans  lequel 
on  dit  que  tombe  un  auteur  quand  il  a  quitté  la  plume,  je  me 
réservais  une  occupation  qui  pût  remplir  le  vide  de  ma  solitude, 
sans  tenter  de  plus  rien  faire  imprimer  de  mon  vivant.  Je  ne  sais 
par  quelle  fantaisie  Rey  me  pressait  depuis  longtemps  d'écrire  les 
Mémoires  de  ma  vie.  Quoiqu'ils  ne  fussent  pas  jusqu'alors  fort 
intéressants  par  les  faits,  je  sentis  qu'ils  pouvaient  le  devenir  par 
la  franchise  que  j'étais  capable  d'y  mettre;  et  je  résolus  d'en  faire 
un  ouvrage  unique,  par  une  véracité  sans  exemple,  afin  qu'au 
moins  une  fois  on  pût  voir  un  homme  tel  qu'il  était  en  dedans. 

III.  -  6 


82  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

J'avais  toujours  ri  de  la  fausse  naïveté  de  Montaigne,  qui,  faisant 
semblant  d'avouer  ses  défauts,  a  grand  soin  de  ne  s'en  donner  que 
d'aimables;  tandis  que  je  sentais,  moi  qui  me  suis  cru  toujours, 
et  qui  me  crois  encore,  à  tout  prendre,  le  meilleur  des  hommes, 
qu'il  n'y  a  point  d'intérieur  humain,  si  pur  qu'il  puisse  être,  qui 
ne  récèle  quelque  vice  odieux.  Je  savais  qu'on  me  peignait  dans 
le  public  sous  des  traits  si  peu  semblables  aux  miens,  et  quel- 
quefois si  difformes,  que,  malgré  le  mal  dont  je  ne  voulais  rien 
taire,  je  nepouvais  que  gagner  encore  à  me  montrer  tel  que  j'étais. 
D'ailleurs,  cela  ne  se  pouvant  faire  sans  laisser  voir  aussi  d'autres 
gens  tels  qu'ils  étaient,  et  par  conséquent  cet  ouvrage  ne  pouvant 
paraître  qu'après  ma  mort  et  celle  de  beaucoup  d'autres,  cela 
m'enhardissait  davantage  à  faire  mes  Confessions,  dont  jamais  je 
n'aurais  à  rougir  devant  personne.  Je  résolus  donc  de  consacrer 
mes  loisirs  à  bien  exécuter  cette  entreprise,  et  je  me  mis  à  recueillir 
les  lettres  et  papiers  qui  pouvaient  guider  ou  réveiller  ma  mémoire, 
regrettant  fort  tout  ce  que  j'avais  déchiré,  brûlé,  perdu  jusqu'alors. 

Ce  projet  de  retraite  absolue,  un  des  plus  sensés  que  j'eusse 
jamais  faits,  était  fortement  empreint  dans  mon  esprit;  et  déjà  je 
travaillais  à  son  exécution,  quand  le  ciel,  qui  me  préparait  une 
autre  destinée,  me  jeta  dans  un  nouveau  tourbillon. 

Montmorency,  cet  ancien  et  beau  patrimoine  de  l'illustre  maison 
de  ce  nom,  ne  lui  appartient  plus  depuis  la  confiscation.  Il  a 
passé,  parla  sœur  du  duc  Henri,  dans  la  maison  de  Condé,  qui  a 
changé  le  nom  de  Montmorency  en  celui  d'Enghien;  et  ce  duché 
n'a  d'autre  château  qu'une  vieille  tour,  oii  l'on  tient  les  archives, 
et  où  l'on  reçoit  les  hommages  des  vassaux.  Mais  on  voit  à  Mont- 
morency ou  Enghien  une  maison  particulière  bâtie  par  Croisât, 
dit  le  pauvre,  laquelle  ayant  la  magnificence  des  plus  superbes 
châteaux,  en  mérite  et  en  porte  le  nom.  L'aspect  imposant  de  ce 
bel  édifice,  la  terrasse  sur  laquelleil  est  bâti,  sa  vue  unique  peut- 
être  au  monde,  son  vaste  salon  peint  d'une  excellente  main,  son 
jardin  planté  par  le  célèbre  Le  Nôtre,  tout  cela  forme  un  tout  dont 
la  majesté  frappante  a  pourtant  je  ne  sais  quoi  de  simple,  qui 
soutient  et  nourrit  l'admiration.  M.  le  maréchal  duc  de  Luxem- 
bourg, qui  occupait  alors  cette  maison,  venait  tous  les  ans  dans  ce 


LIVRE  DIXIÈME  83 

pays,  où  jadis  ses  pères  étaient  les  maîtres,  passer  en  deux  fois 
cinq  ou  six  semaines,  comme  simple  habitant,  mais  avec  un  éclat 
qui  ne  dégénérait  point  de  l'ancienne  splendeur  de  sa  maison.  Au 
premier  voyage  qu'il  y  fit  depuis  mon  établissement  à  Montmo- 
rency, monsieur  et  madame  la  maréchale  envoyèrent  un  valet  de 
chambre  me  faire  compliment  de  leur  part,  et  m'inviter  à  souper 
chez  eux  toutes  les  fois  que  cela  me  ferait  plaisir.  A  chaque  fois 
qu'ils  revinrent,  ils  ne  manquèrent  point  de  réitérer  le  même  com- 
pliment et  la  même  invitation.  Cela  me  rappelait  madame  de  Beu- 
zenval  m'envoyant  dîner  à  l'office.  Les  temps  étaient  changés, 
mais  j'étais  demeuré  le  même.  Je  ne  voulais  point  qu'on  m'envoyât 
dîner  à  l'office,  et  je  me  souciais  peu  de  la  table  des  grands. 
J'aurais  mieux  aimé  qu'ils  me  laissassent  pour  ce  que  j'étais,  sans 
me  fêter  et  sans  m'avilir.  Je  répondis  honnêtement  et  respectueu- 
sement aux  politesses  de  monsieur  et  de  madame  de  Luxembourg, 
mais  je  n'acceptai  point  leurs  offres;  et,  tant  mes  incommodités 
que  mon  humeur  timide  et  mon  embarras  à  parler  me  faisant 
frémir  à  la  seule  idée  de  me  présenter  dans  une  assemblée  de 
gens  de  la  cour,  je  n'allai  pas  même  au  château  faire  une  visite  de 
remerciement,  quoique  je  comprisse  assez  que  c'était  ce  qu'on 
cherchait,  et  que  tout  cet  empressement  était  plutôt  une  affaire  de 
curiosité  que  de  bienveillance. 

Cependant  les  avances  continuèrent  et  allèrent  même  en  aug- 
mentant. Madame  la  comtesse  de  Boufflers,  qui  était  fort  liée  avec 
madame  la  maréchale,  étant  venue  à  Montmorency,  envoya  savoir 
de  mes  nouvelles,  et  me  proposer  de  me  venir  voir.  Je  répondis 
comme  je  devais,  mais  je  ne  démarrai  point.  Au  voyage  de  Pâques 
de  l'année  suivante  lySç,  le  chevalier  de  Lorenzy,  qui  était  de  la 
cour  de  M.  le  prince  de  Conti  et  de  la  société  de  madame  de 
Luxembourg,  vint  me  voir  plusieurs  fois  :  nous  fîmes  connais- 
sance ;  il  me  pressa  d'aller  au  château  :  je  n'en  fis  rien.  Enfin,  une 
après-midi  que  je  ne  songeais  à  rien  moins,  je  vis  arriver  M.  le 
maréchal  de  Luxembourg,  suivi  de  cinq  ou  six  personnes.  Pour 
lors  il  n'y  eut  plus  moyen  de  m'en  dédire  ;  et  je  ne  pus  éviter,  sous 
peine  d'être  un  arrogant  et  un  malappris,  de  lui  rendre  sa  visite,  et 
d'aller  faire  ma  cour  à  madame  la  maréchale,  de  la  part  de  laquelle 


84  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

il  m'avait  comblé  des  choses  les  plus  obligeantes.  Ainsi  commen- 
cèrent, sous  de  funestes  auspices,  des  liaisons  dont  je  ne  pus 
plus  longtemps  me  défendre,  mais  qu'un  pressentiment  trop  bien 
fondé  me  fit  redouter  jusqu'à  ce  que  j'y  fusse  engagé. 

Je  craignais  excessivement  madame  de  Luxembourg.  Je  savais 
qu'elle  était  aimable.  Je  l'avais  vue  plusieurs  fois  au  spectacle,  et 
chez  madame  Dupin,  il  y  avait  dix  ou  douze  ans,  lorsqu'elle  était 
duchesse  de  Boufflers,  et  qu'elle  brillait  encore  de  sa  première 
beauté.  Mais  elle  passait  pour  méchante;  et,  dans  une  aussi  grande 
dame,  cette  réputation  me  faisait  trembler.  A  peine  l'eus-je  vue, 
que  je  fus  subjugué.  Je  la  trouvai  charmante,  de  ce  charme  à 
l'épreuve  du  temps,  le  plus  fait  pour  agir  sur  mon  cœur.  Je 
m'attendais  à  lui  trouver  un  entretien  mordant  et  plein  d'épi- 
grammes.  Ce  n'était  point  cela,  c'était  beaucoup  mieux.  La  con- 
versation de  madame  de  Luxembourg  ne  pétille  pas  d'esprit;  ce  ne 
sont  pas  des  saillies,  et  cen'est  pasmême  proprement  de  la  finesse  : 
mais  c'est  une  délicatesse  exquise,  qui  ne  frappe  jamais,  et  qui 
plaît  toujours.  Ses  flatteries  sont  d'autant  plus  enivrantes  qu'elles 
sont  plus  simples;  on  dirait  qu'elles  lui  échappent  sans  qu'elle  y 
pense,  et  que  c'est  son  cœur  qui  s'épanche,  uniquement  parce 
qu'il  est  trop  rempli.  Je  crus  m'apercevoir,  dès  la  première  visite, 
que,  malgré  mon  air  gauche  et  mes  lourdes  phrases,  je  ne  lui 
déplaisais  pas.  Toutes  les  femmes  de  la  cour  savent  vous  persuader 
cela  quand  elles  le  veulent,  vrai  ou  non  ;  mais  toutes  nesavent  pas, 
comme  madame  de  Luxembourg,  vous  rendre  cette  persuasion  si 
douce  qu'on  ne  s'avise  plus  d'en  vouloir  douter.  Dès  le  premier 
jour,  ma  confiance  en  elle  eût  été  aussi  entière  qu'elle  ne  tarda 
pas  à  le  devenir,  si  madame  la  duchesse  de  Montmorency,  sa 
belle-fille,  jeune  folle,  assez  maligne,  et  je  pense,  un  peu  tracas- 
sière,  ne  se  fût  avisée  de  m'entreprendre,  et,  tout  au  travers  de 
force  éloges  de  sa  maman  et  de  feintes  agaceries  pour  son  propre 
compte,  ne  m'eût  mis  en  doute  si  je  n'étais  pas  persiflé. 

Je  me  serais  peut-être  difficilement  rassuré  sur  cette  crainte 
auprès  des  deux  dames,  si  les  extrêmes  bontés  de  M.  le  maréchal 
ne  m'eussent  confirmé  que  les  leurs  étaient  sérieuses.  Rien  de 
plus  surprenant,   vu    mon  caractère  timide,    que  la  promptitude 


Maapice  Leloir.  inv 


F.Mihus. 


Visite  au  donjon  de  Mont-Louis 


LIVRE  DIXIÈME  85 

avec  laquelle  je  le  pris  au  mot  sur  le  pied  d'égalité  où  il  voulut  se 
mettre  avec  moi,  si  ce  n'est  peut-être  celle  avec  laquelle  il  me  prit 
au  mot  lui-même  sur  l'indépendance  absolue  avec  laquelle  je 
voulais  vivre.  Persuadés  l'un  et  l'autre  que  j'avais  raison  d'être 
content  de  mon  état  et  de  n'en  vouloir  pas  changer,  ni  lui  ni 
madame  de  Luxembourg  n'ont  paru  vouloir  s'occuper  un  instant 
de  ma  bourse  ou  de  ma  fortune:  quoique  je  ne  pusse  douter  du 
tendre  intérêt  qu'ils  prenaient  à  moi  tous  les  deux,  jamais  ils  ne 
m'ont  proposé  de  place  et  ne  m'ont  offert  leur  crédit,  si  ce  n'est 
une  seule  fois,  que  madame  de  Luxembourg  parut  désirer  que  je 
voulusse  entrer  à  l'Académie  française.  J'alléguai  ma  religion  : 
elle  me  dit  que  ce  n'était  pas  un  obstacle,  ou  qu'elle  s'engageait  à 
le  lever.  Je  répondis  que,  quelque  honneur  que  ce  fût  pour  moi 
d'être  membre  d'un  corps  si  illustre,  ayant  refusé  à  M.  de  Tressan, 
et  en  quelque  sorteauroide  Pologne,  d'entrer  dans  l'Académie  de 
Nanci,  je  ne  pouvais  plus  honnêtement  entrer  dans  aucune. 
Madame  de  Luxembourg  n'insista  pas,  et  il  n'en  fut  plus  reparlé. 
Cette  simplicité  de  commerce  avec  de  si  grands  seigneurs,  et  qui 
pouvaient  tout  en  ma  faveur,  M.  de  Luxembourg  étant  et  méritant 
bien  d'être  l'ami  particulier  du  roi,  contraste  bien  singulièrement 
avec  les  continuels  soucis,  non  moins  importuns  qu'officieux,  des 
amis  protecteurs  que  je  venais  de  quitter,  et  qui  cherchaient 
moins  à  me  servir  qu'à  m'avilir. 

Quand  M.  le  maréchal  m'était  venu  voir  à  Mont-Louis,  je  l'avais 
reçu  avec  peine,  lui  et  sa  suite,  dans  mon  unique  chambre,  non 
parce  que  je  fus  obligé  de  le  faire  asseoir  au  milieu  de  mes 
assiettes  sales  et  de  mes  pots  cassés,  mais  parce  que  mon  plancher 
pourri  tombait  en  ruine,  et  que  je  craignais  que  le  poids  de  sa 
suite  ne  l'effondrât  tout  à  fait.  Moins  occupé  de  mon  propre 
danger  que  de  celui  que  l'affabilité  de  ce  bon  seigneur  lui  faisait 
courir,  je  me  hâtai  de  le  tirer  de  là  pour  le  mener,  malgré  le  froid 
qu'il  faisait  encore,  à  mon  donjon,  tout  ouvert  et  sans  cheminée. 
Quand  il  y  fut,  je  lui  dis  la  raison  qui  m'avait  engagé  à  l'y  con- 
duire :  il  le  redit  à  madame  la  maréchale,  et  l'un  et  l'autre  me 
pressèrent,  en  attendant  qu'on  referait  mon  plancher,  d'accepter 
un  logement  au  château,  ou,  si  je  l'aimais  mieux,  dans  un  édifice 


86  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

isolé  qui  était  au  milieu  du  parc,  etqu'on  appelait  le  petit  château. 
Cette  demeure  enchantée  mérite  qu'on  en  parle. 

Le  parc  ou  jardin  de  Montmorency  n'est  pas  en  plaine,  comme 
celui  de  la  Chevrette.  Il  est  inégal,  montueux,  mêlé  de  collines  et 
d'enfoncements,  dont  l'habile  artiste  a  tiré  parti  pour  varier  les 
bosquets,  les  ornements,  les  eaux,  les  points  de  vue,  et  multiplier 
pour  ainsi  dire,  à  force  d'art  et  de  génie,  un  espace  en  lui-même 
assez  resserré.  Ce  parc  est  couronné  dans  le  haut  par  la  terrasse 
et  le  château;  dans  le  bas  il  forme  une  gorge  qui  s'ouvre  et 
s'élargit  vers  la  vallée,  et  dont  l'angle  est  rempli  par  une  grande 
pièce  d'eau.  Entre  l'orangerie  qui  occupe  cet  élargissement,  et 
cette  pièce  d'eau  entourée  de  coteaux  bien  décorés  de  bosquets  et 
d'arbres,  est  le  petit  château  dont  j'ai  parlé.  Cet  édifice  et  le 
terrain  qui  l'entoure  appartenaient  jadis  au  célèbre  Le  Brun,  qui 
se  plut  à  le  bâtir  et  le  décorer  avec  ce  goût  exquis  d'ornements  et 
d'architecture  dont  ce  grand  peintre  s'était  nourri.  Ce  château 
depuis  lors  a  été  rebâti,  mais  toujours  sur  le  dessin  du  premier 
maître.  Il  est  petit,  simple,  mais  élégant.  Comme  il  est  dans  un 
fond  entre  le  bassin  de  l'orangerie  et  la  grande  pièce  d'eau,  par 
conséquent  sujet  à  l'humidité,  on  l'a  percé  dans  son  milieu  d'un 
péristyle  à  jour,  entre  deux  étages  de  colonnes,  par  lequel  l'air 
jouant  dans  tout  l'édifice  le  maintient  sec,  malgré  sa  situation. 
Quand  on  regarde  ce  bâtiment  de  la  hauteur  opposée  qui  lui  fait 
perspective,  il  paraît  absolument  environné  d'eau,  et  l'on  croit 
voir  une  île  enchantée,  ou  la  plus  jolie  des  trois  îles  Borromées, 
appelée  Isola  bella,  dans  le  lac  Majeur. 

Ce  fut  dans  cet  édifice  solitaire  qu'on  me  donna  le  choix  d'un 
des  quatre  appartements  complets  qu'il  contient,  outre  le  rez-de- 
chaussée,  composé  d'une  salle  de  bal,  d'une  salle  de  billard  et 
d'une  cuisine.  Je  pris  le  plus  petit  et  le  plus  simple,  au-dessus  de 
la  cuisine,  que  j'eus  aussi.  Il  était  d'une  propreté  charmante; 
l'ameublement  en  étaitblanc  et  bleu.  C'est  dans  cette  profonde  et 
délicieuse  solitude  qu'au  milieu  des  bois  et  des  eaux,  aux  con- 
certs des  oiseaux  de  toute  espèce,  au  parfum  de  la  fleur  d'orange, 
je  composai  dans  une  continuelle  extase  le  cinquième  livre  de 
V Emile,  dont  je  dus  en  grande  partie  le  coloris  assez  frais  à  la  vive 


LIVRE  DIXIÈME  87 

impression  du  local  où  je  l'écrivais.  Avec  quel  empressement  je 
courais  tous  les  matins,  au  lever  du  soleil,  respirer  un  air  embaumé 
sur  le  péristyle!  Quel  bon  café  au  lait  j'y  prenais  tête  à  tête  avec 
ma  Thérèse!  Ma  chatte  et  mon  chien  nous  faisaient  compagnie. 
Ce  seul  cortège  m'eût  suffi  pour  toute  ma  vie,  sans  éprouver 
jamais  un  moment  d'ennui.  J'étais  là  dans  le  paradis  terrestre;  j'y 
vivais  avec  autant  d'innocence,  et  j'y  goûtais  le  même  bonheur. 

Au  voyage  de  juillet,  monsieur  et  madame  de  Luxembourg  me 
marquèrent  tant  d'attentions  et  me  firent  tant  de  caresses,  que, 
logé  chez  eux  et  comblé  de  leurs  bontés,  je  ne  pus  moins  faire  que 
d'y  répondre  en  les  voyant  assidûment.  Je  ne  les  quittais  presque 
point  :  j'allais  le  matin  faire  ma  cour  à  madame  la  maréchale;  j'y 
dînais  ;  j'allais  l'après-midi  me  promener  avec  M.  le  maréchal; 
mais  je  n'y   soupais    pas,  à  cause  du  grand   monde,   et  qu'on  y 
soupait  trop  tard  pour  moi.  Jusqu'alors  tout  était  convenable,  et 
il  n'y  avait  point  de  mal  encore,  si  j'avais  su  m'en  tenir  là.  Mais 
je  n'ai  jamais   su  garder   un    milieu    dans  mes  attachements,   et 
remplir  simplement  des  devoirs  de  société.  J'ai  toujours  été  tout 
ou  rien;  bientôt  je  fus  tout  ;  et  me  voyant  fêté,  gâté  par  des  per- 
sonnes de  cette  considération,    je  passai  les   bornes,  et  me  pris 
pour  eux  d'une  amitié   qu'il  n'est   permis    d'avoir  que  pour  ses 
égaux.    J'en   mis  toute   la  familiarité    dans  mes  manières,    tandis 
qu'ils  ne  se  relâchèrent   jamais  dans  les  leurs  de  la  politesse  à 
laquelle  ils  m'avaient  accoutumé.  Je  n'ai  pourtant  jamais  été  très 
à  mon  aise  avec   madame  la  maréchale.  Quoique  je  ne  fusse  pas 
parfaitement  rassuré  sur  son  caractère,  je  le  redoutais  moins  que 
son  esprit.  C'était  par  là  surtout  qu'elle  m'en  imposait.  Je  savais 
qu'elle  était  difficile  en  conversations,  et   qu'elle   avait  droit  de 
l'être.  Je  savais  que  les    femmes,   et  surtout  les  grandes    dames, 
veulent  absolument  être  amusées,  qu'il  vaudrait  mieux  les  offenser 
que    les  ennuyer;    et   je    jugeais,  par  ses   commentaires    sur    ce 
qu'avaient  dit  les  gens  qui  venaient  de  partir,  de  ce  qu'elle  devait 
penser  de  mes  balourdises.  Je  m'avisai  d'un  supplément,  pour  me 
sauver  auprès  d'elle  l'embarras  déparier:  ce  fut  de  lire.  Elle  avait 
ouï  parler  de  la  Julie;  elle  savait  qu'on    l'imprimait;   elle  marqua 
de  l'empressement  de  voir  cet  ouvrage  ;  j'offris  de  le  lui  lire,  elle 


88  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

accepta.  Tous  les  matins  je  me  rendais  chez  elle  sur  les  dix 
heures  ;  M.  de  Luxembourg  y  venait  :  on  fermait  la  porte.  Je  lisais 
à  côté  de  son  lit,  et  je  compassai  si  bien  mes  lectures,  qu'il  y  en 
aurait  eu  pour  tout  le  voyage,  quand  même  il  n'aurait  pas  été 
interrompu.  Le  succès  de  cet  expédient  passa  mon  attente. 
Madame  de  Luxembourg  s'engoua  de  la  Julie  et  de  son  auteur  ; 
elle  ne  parlait  que  de  moi,  ne  s'occupait  que  de  moi,  me  disait 
des  douceurs  toute  la  journée,  m'embrassait  dix  fois  le  jour.  Elle 
voulut  que  j'eusse  toujours  maplace  à  table  àcôté  d'elle;  et  quand 
quelques  seigneurs  voulaient  prendre  cette  place,  elle  leur  disait 
que  c'était  la  mienne,  et  les  faisait  mettre  ailleurs.  On  peut  juger 
de  l'impression  que  ces  manières  charmantes  faisaient  sur  moi,  que 
les  moindres  marques  d'affection  subjuguent.  Je  m'attachais  réel- 
lement à  elle,  à  proportion  de  l'attachement  qu'elle  me  témoignait. 
Toute  ma  crainte,  en  voyant  cet  engouement,  et  me  sentant  si  peu 
d'agrément  dans  l'esprit  pour  le  soutenir,  étaitqu'ilne  se  changeât 
en  dégoût,  et  malheureusement  pour  moi  cette  crainte  ne  fut  que 
trop  bien  fondée. 

Il  fallait  qu'il  y  eût  une  opposition  naturelle  entre  son  tour 
d'esprit  et  le  mien,  puisque  indépendamment  des  foules  de 
balourdises  qui  m'échappaient  à  chaque  instant  dans  la  conver- 
sation, dans  mes  lettres  même,  et  lorsque  j'étais  le  mieux  avec 
elle,  il  se  trouvait  des  choses  qui  lui  déplaisaient,  sans  que  je 
pusse  imaginer  pourquoi.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple,  et  j'en 
pourrais  citer  vingt.  Elle  sut  que  je  faisais  pour  madame  d'Hou- 
detot  une  copie  de  V Héloïse,  à  tant  la  page.  Elle  en  voulut  avoir 
une  sur  le  même  pied.  Je  la  lui  promis;  et  la  mettant  par  là  du 
nombre  de  mes  pratiques,  je  lui  écrivis  quelque  chose  d'obligeant 
et  d'honnête  à  ce  sujet;  du  moins  telle  était  mon  intention.  Voici 
sa  réponse,  qui  me  fit  tomber  des  nues  : 

((  A  Versailles,  ce  mardi.  (Liasse  C,  w^  43.) 

((  Je  suis  ravie,  je  suis  contente;  votre  lettre  m'a  fait  un  plaisir 
((  infini,  et  je  me  presse  pour  vous  le  mander  et  pour  vous  en 
«  remercier. 


Maurice  Leloir.  inv. 


r.  Nilius.  s: 


Rousseau  lit  la  Julie  à  la  Maréchale 


LIVRE  DIXIÈME  89 

«  Voici    les   propres  termes  de  votre  lettre  :  Quoique  vous  soyez 

«  sûrement  une  très  bonne  -pratique,  je  me  fais  quelque  -peine  de  prendre 

((  z.'otre  argent]  régulièrement,  ce  serait  à  moi  de  payer   le  plaisir   que 

((  f  aurais  de  travailler  pour  7'ous.  Je  ne  vous  en  dis  pas  davantage. 

«  Je  me  plains  de  ce  que  vous  ne  me  parlez  jamais  de  votre  santé. 

{(  Rien  ne  m'intéresse  davantage.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  ; 

«  et  c'est,  je  vous  assure,  bien  tristement  que  je  vous  le  mande, 

«  car  j'aurais    bien   du  plaisir  à  vous  le  dire  moi-même.   M.  de 

((  Luxembourg  vous  aime  et  vous  embrasse  de  tout  son  cœur.  » 

En  recevant  cette  lettre,  je  me  hâtai  d'y  répondre,  en  attendant 
plus  ample  examen,  pour  protester  contre  touteinterprétation  déso- 
bligeante; etaprèsm'être  occupé  quelques  jours  à  cet  examen  avec 
l'inquiétude  qu'on  peut  concevoir,  et  toujours  sans  y  rien  com- 
prendre, voici  quelle  fut  enfin  ma  dernière  réponse  à  ce  sujet  : 

((  A  Montmorency,   le  8  décembre   1759. 

((  Depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai  examiné  centet  cent  fois  lepas- 
((  sage  en  question.  Je  l'ai  considéré  par  son  sens  propre  et 
«  naturel,  je  l'ai  considéré  par  tous  les  sens  qu'on  peut  lui  donner, 
«  et  je  vous  avoue,  madame  la  maréchale,  que  je  ne  sais  plus  si 
({  c'est  moi  qui  vous  dois  des  excuses,  ou  si  ce  n'est  point  vous 
«  qui  m'en  devez.  » 

Il  y  a  maintenant  dix  ans  que  ces  lettres  ont  été  écrites.  J'y  ai 
souvent  repensé  depuis  ce  temps'là  ;  et  telle  est  encore  aujour- 
d'hui ma  stupidité  sur  cet  article,  que  je  n'ai  pu  parvenir  à  sentir 
ce  qu'elle  avait  putrouverdans  ce  passage,  je  ne  dis  pas  d'offensant, 
mais  même  qui  pût  lui  déplaire. 

A  propos  de  cet  exemplaire  manuscrit  de  VHéloise  que  voulut 
avoir  madame  de  Luxembourg,  je  dois  dire  ici  ce  que  j'imaginai 
pour  lui  donner  quelque  avantage  marqué  qui  le  distinguât  de  tout 
autre.  J'avais  écrit  à  part  les  aventures  de  milord  Edouard,  et 
j'avais  balancé  longtemps  à  les  insérer,  soit  en  entier,  soit  par 
extrait,  dans  cet  ouvrage,  où  elles  me  paraissaient  manquer.  Je  me 


Qo  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

déterminai  enfin  à  les  retrancher  tout  à  fait,  parce  que,  n'étant  pas 
du  ton  de  tout  le  reste,  elles  en  auraient  gâté  la  touchante  simpli- 
cité. J'eus  une  autre  raison  bien  plus  forte,  quand  je  connus 
madame  de  Luxembourg.  C'est  qu'il  y  avait  dans  ces  aventures 
une  marquise  romaine  d'un  caractère  très  odieux,  dont  quelques 
traits,  sans  lui  être  applicables,  auraient  pu  lui  être  appliqués  par 
ceux  qui  ne  la  connaissaient  que  de  réputation.  Je  me  félicitai 
donc  beaucoup  du  parti  que  j'avais  pris,  et  m'y  confirmai.  Mais, 
dans  l'ardent  désir  d'enrichir  son  exemplaire  de  quelque  chose  qui 
ne  fût  dans  aucun  autre,  n'allai-je  pas  songer  à  ces  malheureuses 
aventures,  et  former  le  projet  d'en  faire  l'extrait,  pour  l'y  ajouter? 
Projet  insensé,  dont  on  ne  peut  expliquer  l'extravagance  que  par 
l'aveugle  fatalité  qui  m'entraînait  à  ma  perte  ! 

Quos  vult  -perdere  Jupiter  dementat. 

J'eus  la  stupidité  de  faire  cetextrait  avec  bien  du  soin,  bien  du 
travail,  et  de  lui  envoyer  ce  morceau  comme  la  plus  belle  chose  du 
monde;  en  la  prévenant  toutefois,  comme  il  était  vrai,  que  j'avais 
brûlé  l'original,  que  l'extrait  était  pour  elle  seule,  et  ne  serait 
jamais  vu  de  personne,  à  moins  qu'elle  ne  le  montrât  elle-même: 
ce  qui,  loin  de  lui  prouver  ma  prudence  et  ma  discrétion,  comme 
je  croyais  faire,  n'était  que  l'avertir  du  jugement  que  je  portais 
moi-même  surl'application  des  traits  dont  elle  aurait  pu  s'offenser. 
Mon  imbécillité  fut  telle,  que  je  ne  doutais  pas  qu'elle  ne  fût 
enchantée  de  mon  procédé.  Elle  ne  me  fit  pas  là-dessus  les  grands 
compliments  que  j'en  attendais,  et  jamais,  à  ma  très  grande  sur- 
prise, elle  ne  me  parla  du  cahier  que  je  lui  avais  envoyé.  Pour 
moi,  toujours  charmé  de  ma  conduite  dans  cette  affaire,  ce  ne  fut 
que  longtemps  après  que  je  jugeai,  sur  d'autres  indices,  l'effet 
qu'elle  avait  produit. 

J'eus  encore,  en  faveur  de  son  manuscrit,  une  autre  idée  plus 
raisonnable,  mais  qui,  par  des  effets  plus  éloignés,  ne  m'a  guère 
été  moins  nuisible:  tant  tout  concourt  à  l'œuvre  de  la  destinée, 
quand  elle  appelle  un  homme  au  malheur.  Je  pensai  d'orner  ce 
manuscrit  des  dessins  des  estampes  de  la  Julie,  lesquels  dessins  se 


LIVRE  DIXIEME  91 

trouvèrent  être  du  même  format  que  le  manuscrit.  Je  demandai  à 
Coindet  ces  dessins,  qui  m'appartenaient  à  toutes  sortes  de 
titres,  et  d'autant  plus  que  je  lui  avais  abandonné  le  produit  des 
planches,  lesquelles  eurent  un  grand  débit.  Coindet  est  aussi 
rusé  que  je  le  suis  peu.  A  force  de  se  faire  demander  ces  dessins, 
il  parvint  à  savoir  ce  que  j'en  voulais  faire.  Alors,  sous  prétexte 
d'ajouter  quelques  ornements  à  ces  dessins,  il  se  les  fit  laisser,  et 
finit  par  les  présenter  lui-même. 

Ego  versiculos  feci,  tulit  aller  honores. 

Cela  acheva  de  l'introduire  à  l'hôtel  de  Luxembourg  sur  un  cer- 
tain pied.  Depuis  mon  établissement  au  petit  château,  il  m'y 
venait  voir  très  souvent,  et  toujours  dès  le  matin,  surtout  quand 
monsieur  et  madame  de  Luxembourg  étaient  à  Montmorency. 
Cela  faisait  que,  pour  passer  avec  lui  une  journée,  je  n'allais 
point  au  château.  On  me  reprocha  ces  absences:  j'en  dis  la  rai- 
son. On  me  pressa  d'amener  M.  Coindet;  je  le  fis.  C'était  ce  que 
le  drôle  avait  cherché.  Ainsi,  grâce  aux  bontés  excessives  qu'on 
avait  pour  moi,  un  commis  de  M.  Thélusson,  qui  voulait  bien 
lui  donner  quelquefois  sa  table  quand  il  n'avait  personne  à  dîner, 
se  trouva  tout  d'un  coup  admis  à  celle  d'un  maréchal  de  France, 
avec  les  princes,  les  duchesses,  et  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grand  à 
la  cour.  Je  n'oublierai  jamais  qu'un  jour  qu'il  était  obligé  de 
retourner  à  Paris  de  bonne  heure,  M.  le  maréchal  dit  après  le 
dîner  à  la  compagnie  :  Allons  nous  promener  sur  le  chemin  de 
Saint-Denis;  nous  accompagnerons  M.  Coindet.  Le  pauvre  gar- 
çon n'y  tint  pas;  sa  tête  s'en  alla  tout  à  fait.  Pour  moi,  j'avais  le 
cœur  si  ému,  que  je  ne  pus  dire  un  seul  mot.  Je  suivais  par  der- 
rière, pleurant  comme  un  enfant,  et  mourant  d'envie  de  baiser  les 
pas  de  ce  bon  maréchal.  Mais  la  suite  de  cette  histoire  de  copie 
m'a  fait  anticiper  ici  sur  les  temps.  Reprenons-les  dans  leur 
ordre,  autant  que  ma  mémoire  me  le  permettra. 

Sitôt  que  la  petite  maison  de  Mont-Louis  fut  prête,  je  la  fis 
meubler  proprement,  simplement,  et  retournai  m'y  établir,  ne 
pouvant  renoncer  à  cette  loi    que   je  m'étais  faite,    en    quittant 


92  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

l'Ermitage,  d'avoir  toujours  mon  logement  à  moi:  mais  je  ne  pus 
me  résoudre  non  plus  à  quitter  mon  appartement  du  petit  châ- 
teau. J'en  gardai  la  clef;  et  tenant  beaucoup  aux  jolis  déjeuners 
du  péristyle,  j'allais  souvent  y  coucher,  et  j'y  passais  quelque- 
fois deux  ou  trois  jours,  comme  à  une  maison  de  campagne. 
J'étais  peut-être  alors  le  particulier  de  l'Europe  le  mieux  et  le 
plus  agréablement  logé.  Mon  hôte,  M.  Mathas,  qui  était  le  meil- 
leur homme  du  monde,  m'avait  absolument  laissé  la  direction  des 
réparations  de  Mont-Louis,  et  voulut  que  je  disposasse  de  ses 
ouvriers,  sans  même  qu'il  s'en  mêlât.  Je  trouvai  donc  le  moyen 
de  me  faire  d'une  seule  chambre  au  premier  un  appartement 
complet,  composé  d'une  chambre,  d'une  antichambre  et  d'une 
garde-robe.  Au  rez-de-chaussée  étaient  la  cuisine  et  la  chambre  de 
Thérèse.  Le  donjon  me  servait  de  cabinet,  au  moyen  d'une  bonne 
cloison  vitrée  et  d'une  cheminée  qu'on  y  fit  faire.  Je  m'amusai, 
quand  j'y  fus,  à  orner  la  terrasse,  qu'ombrageaient  déjà  deux 
rangs  de  jeunes  tilleuls;  j'y  en  fis  ajouter  deux,  pour  faire  un 
cabinet  de  verdure;  j'y  fis  poser  une  table  et  des  bancs  de  pierre; 
je  l'entourai  de  lilas,  de  seringat,  de  chèvrefeuille;  j'y  fis  faire 
une  belle  plate-bande  de  fleurs,  parallèle  aux  deux  rangs 
d'arbres;  et  cette  terrasse,  plus  élevée  que  celle  du  château,  dont 
la  vue  était  au  moins  aussi  belle,  et  sur  laquelle  j'avais  apprivoisé 
des  multitudes  d'oiseaux,  me  servait  de  salle  de  compagnie  pour 
recevoir  monsieur  et  madame  de  Luxembourg,  M.  le  duc  de 
Villeroy,  M.  le  prince  de  Tingry,  M.  le  marquis  d'Armentières, 
madame  la  duchesse  de  Montmorency,  madame  la  duchesse  de 
Boufflers,  madame  la  comtesse  de  Valentinois,  madame  la  com- 
tesse de  Boufflers,  et  d'autres  personnes  de  ce  rang,  qui,  du  châ- 
teau, ne  dédaignaient  pas  de  faire,  par  une  montée  très  fatigante, 
le  pèlerinage  de  Mont-Louis.  Je  devais  à  la  faveur  de  monsieur 
et  madame  de  Luxembourg  toutes  ces  visites;  je  le  sentais,  et 
mon  cœur  leur  en  faisait  bien  l'hommage.  C'est  dans  un  de  ces 
transports  d'attendrissement  que  je  dis  une  fois  à  M.  de  Luxem- 
bourg en  l'embrassant  :  Ah!  monsieur  le  maréchal,  je  haïssais  les 
grands  avant  que  de  vous  connaître,  et  je  les  hais  davantage  encore 
depuis    que  vous  me  faites  si  bien  sentir  combien  il  leur   serait 


LIVRE  DIXIÈME  93 

aisé  de  se  faire  adorer.  Au  reste,  j'interpelle  tous  ceux  qui  m'ont 
vu  durant  cette  époque,  s'ils  se  sont  jamais  aperçus  que  cet  éclat 
m'ait  un  instant  ébloui,  que  la  vapeur  de  cet  encens  m'ait  porté  à 
la  tête;  s'ils  m'ont  vu  moins  uni  dans  mon  maintien,  moins  simple 
dans  mes  manières,  moins  liant  avec  le  peuple,  moins  familier 
avec  mes  voisins,  moins  prompt  à  rendre  service  à  tout  le  monde 
cjuand  je  l'ai  pu,  sans  me  rebuter  jamais  des  importunités  sans 
nombre,  et  souvent  déraisonnables,  dont  j'étais  sans  cesse  accablé. 
Si  mon  cœur  m'attirait  au  château  de  Montmorency  par  mon  sin- 
cère attachement  pour  les  maîtres,  il  me  ramenait  de  même  à  mon 
voisinage,  goûter  les  douceurs  de  cette  vie  égale  et  simple,  hors  de 
laquelle  il  n'est  point  de  bonheur  pour  moi.  Thérèse  avait  fait 
amitié  avec  la  fille  d'un  maçon,  mon  voisin,  nommé  Pilleu  ;  je  la 
fis  de  même  avec  le  père  ;  et  après  avoir  le  matin  dîné  au  château, 
non  sans  gêne,  mais  pour  complaire  à  madame  la  maréchale,  avec 
quel  empressement  je  revenais  le  soir  souper  avec  le  bonhomme 
Pilleu  et  sa  famille,  tantôt  chez  lui,  tantôt  chez  moi! 

Outre  ces  deux  logements,  j'en  eus  bientôt  un  troisième  à 
l'hôtel  de  Luxembourg,  dont  les  maîtres  me  pressèrent  si  fort 
d'aller  les  y  voir  quelquefois,  que  j'y  consentis,  malgré  mon  aver- 
sion pour  Paris,  où  je  n'avais  été,  depuis  ma  retraite  à  l'Ermi- 
tage, que  les  deux  seules  fois  dont  j'ai  parlé:  encore  n'y  allais-je 
que  les  jours  convenus,  uniquement  pour  souper,  et  m'en  retour- 
ner le  lendemain  matin.  J'entrais  et  sortais  par  le  jardin  qui  don- 
nait sur  le  boulevard;  de  sorte  que  je  pouvais  dire,  avec  la  plus 
exacte  vérité,  que  je  n'avais  pas  mis  le  pied  sur  le  pavé  de 
Paris. 

Au  sein  de  cette  prospérité  passagère,  se  préparait  de  loin  la 
catastrophe  qui  devait  en  marquer  la  fin.  Peu  de  temps  après 
mon  retour  à  Mont-Louis,  j'y  fis,  et  bien  malgré  moi,  comme  à 
l'ordinaire,  une  nouvelle  connaissance  qui  fait  époque  dans  mon 
histoire.  On  jugera  dans  la  suite  si  c'est  en  bien  ou  en  mal.  C'est 
madame  la  marquise  de  Verdelin,  ma  voisine,  dont  le  mari  venait 
d'acheter  une  maison  de  campagne  à  Soisy,  près  de  Montmo- 
rency. Mademoiselle  d'Ars,  fille  du  comte  d'Ars,  homme  de  con- 
dition,   mais  pauvre,  avait  épousé  M.  de  Verdelin,  vieux,    laid. 


94  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

sourd,  dur,  brutal,  jaloux,  balafré,  borgne,  au  demeurant  bon 
homme  quand  on  savait  le  prendre,  et  possesseur  de  quinze  à 
vingt  mille  livres  de  rentes,  auxquelles  on  la  maria.  Ce  mignon, 
jurant,  criant,  grondant,  tempêtant,  et  faisant  pleurer  sa  femme 
toute  la  journée,  finissait  par  faire  toujours  ce  qu'elle  voulait,  et 
cela  pour  la  faire  enrager,  attendu  qu'elle  savait  lui  persuader  que 
c'était  lui  qui  le  voulait,  et  que  c'était  elle  qui  ne  le  voulait  pas. 
M.  de  Margency,  dont  j'ai  parlé,  était  l'ami  de  madame,  et  devint 
celui  de  monsieur.  Il  y  avait  quelques  années  qu'il  leur  avait  loué 
son  château  de  Margency,  près  d'Eaubonne  et  d'Andilly;  et  ils  y 
étaient  précisément  durant  mes  amours  pour  madame  d'Houdetot. 
Madame  d'Houdetot  et  madame  de  Verdelin  se  connaissaient  par 
madame  d'Aubeterre,  leur  commune  amie;  et  comme  le  jardin  de 
Margency  était  sur  le  passage  de  madame  d'Houdetot  pour  aller 
au  Mont-Olympe,  sa  promenade  favorite,  madame  de  Verdelin  lui 
donna  une  clef  pour  passer.  A  la  faveur  de  cette  clef,  j'y  passais 
souvent  avec  elle;  mais  je  n'aimais  point  les  rencontres  impré- 
vues; et  quand  madame  de  Verdelin  se  trouvait  par  hasard  sur 
notre  passage,  je  les  laissais  ensemble  sans  lui  rien  dire,  et 
j'allais  toujours  devant.  Ce  procédé  peu  galant  n'avait  pas  dû 
me  mettre  en  bon  prédicament  auprès  d'elle.  Cependant,  quand 
elle  fut  à  Soisy,  elle  ne  laissa  pas  de  me  rechercher.  Elle  me  vint 
voir  plusieurs  fois  à  Mont-Louis,  sans  me  trouver;  et  voyant  que 
je  ne  lui  rendais  pas  sa  visite,  elle  s'avisa,  pour  m'y  forcer,  de 
m'envoyer  des  pots  de  fleurs  pour  ma  terrasse.  Il  fallut  bien 
l'aller  remercier:  c'en  fut  assez.  Nous  voilà  liés. 

Cette  liaison  commença  par  être  orageuse,  comme  toutes  celles 
que  je  faisais  malgré  moi.  Il  n'y  régna  même  jamais  un  vrai 
calme.  Le  tour  d'esprit  de  madame  de  Verdelin  était  par  trop 
antipathique  avec  le  mien.  Les  traits  malins  et  les  épigrammes 
partent  chez  elle  avec  tant  de  simplicité,  qu'il  faut  une  attention 
continuelle,  et  pour  moi  très  fatigante,  pour  sentir  quand  on  est 
persiflé.  Une  niaiserie,  qui  me  revient,  suffira  pour  en  juger.  Son 
frère  venait  d'avoir  le  commandement  d'une  frégate  en  course 
contre  les  Anglais.  Je  parlais  de  la  manière  d'armer  cette  frégate, 
sans  nuire  à  sa  légèreté.  Oui,  dit-elle  d'un  ton  tout  uni,  l'on  ne 


LIVRE  DIXIÈME  gS 

prend  de  canons  que  ce  qu'il  en  faut  pour  se  battre.  Je  l'ai  rare- 
ment ouï  parler  en  bien  de  quelqu'un  de  ses  amis  absents,  sans 
glisser  quelques  mots  à  leur  charge.  Ce  qu'elle  ne  voyait  pas  en 
mal,  elle  le  voyait  en  ridicule,  et  son  ami  Margency  n'était  pas 
excepté.  Ce  que  je  trouvais  encore  en  elle  d'insupportable  était  la 
gêne  continuelle  de  ses  petits  envois,  de  ses  petits  cadeaux,  de 
ses  petits  billets,  auxquels  il  fallait  me  battre  les  flancs  pour 
répondre;  et  toujours  nouveaux  embarras  pour  remercier  ou  pour 
refuser.  Cependant,  à  force  de  la  voir,  je  finis  par  m'attacher  à 
elle.  Elle  avait  ses  chagrins,  ainsi  que  moi.  Les  confidences  réci- 
proques nous  rendirent  intéressants  nos  tête-à-tête.  Rien  ne  lie 
tant  les  cœurs  que  la  douceur  de  pleurer  ensemble.  Nous  nous 
cherchions  pour  nous  consoler,  et  ce  besoin  m'a  souvent  fait  passer 
sur  beaucoup  de  choses.  J'avais  mis  tant  de  dureté  dans  ma  fran- 
chise avec  elle,  qu'après  avoir  montré  quelquefois  si  peu  d'estime 
pour  son  caractère,  il  fallait  réellement  en  avoir  beaucoup  pour 
croire  qu'elle  pût  sincèrement  me  pardonner.  Voici  un  échantillon 
des  lettres  que  je  lui  ai  quelquefois  écrites,  et  dont  il  est  à  noter 
que  jamais,  dans  aucune  de  ses  réponses,  elle  n'a  paru  piquée  en 
aucune  façon. 

«  A  Montmorency,  le  5  novembre  1760. 

«  Vous  me  dites,  madame,  que  vous  ne  vous  êtes  pas  bien  expli- 
((  quée,  pour  me  faire  entendre  que  je  m'explique  mal.  Vous  me 
((  parlez  de  votre  prétendue  bêtise,  pour  me  faire  sentir  la  mienne. 
((  Vous  vous  vantez  de  n'être  qu'une  bonne  femme,  comme  si 
((  vous  aviez  peur  d'être  prise  au  mot,  et  vous  me  faites  des 
((  excuses  pour  m'apprendre  que  je  vous  en  dois.  Oui,  madame, 
((  je  le  sais  bien;  c'est  moi  qui  suis  une  bête,  un  bonhomme,  et 
((  pis  encore,  s'il  est  possible;  c'est  moi  qui  choisis  mal  mes 
((  termes,  au  gré  d'une  belle  dame  française  qui  fait  autant  d'at- 
((  tention  aux  paroles  et  qui  parle  aussi  bien  que  vous.  Mais  con- 
((  sidérez  que  je  les  prends  dans  le  sens  commun  de  la  langue, 
({  sans  être  au  fait  ou  en  souci  des  honnêtes  acceptions  qu'on 
((  leur  donne  dans  les  vertueuses  sociétés  de  Paris.  Si  quelquefois 


96  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

((  mes  expressions  sont  équivoques,  je  tâche  que  ma  conduite 
((  en  détermine  le  sens,  etc.  »  Le  reste  de  la  lettre  est  à  peu  près 
sur  le  même  ton.  Voyez-en  la  réponse  (liasse  D,  n°  41),  et  jugez 
de  l'incroyable  modération  d'un  cœur  de  femme,  qui  peut  n'avoir 
pas  plus  de  ressentiment  d'une  pareille  lettre  que  cette  réponse 
n'en  laisse  paraître,  et  qu'elle  ne  m'en  a  jamais  témoigné.  Coindet, 
entreprenant,  hardi  jusqu'à  l'effronterie,  et  qui  se  tenait  à  l'affût 
de  tous  mes  amis,  ne  tarda  pas  à  s'introduire  en  mon  nom  chez 
madame  de  Verdelin,  et  y  fut  bientôt,  à  mon  insu,  plus  familier 
que  moi-même.  C'était  un  singulier  corps  que  ce  Coindet.  Il  se 
présentait  de  ma  part  chez  toutes  mes  connaissances,  s'y  établis- 
sait, y  mangeait  sans  façon.  Transporté  de  zèle  pour  mon  service, 
il  ne  parlait  jamais  de  moi  que  les  larmes  aux  yeux;  mais  quand 
il  me  .venait  voir,  il  gardait  le  plus  profond  silence  sur  toutes  ces 
liaisons,  et  sur  tout  ce  qu'il  savait  devoir  m'intéresser.  Au  lieu  de 
me  dire  ce  qu'il  avait  appris,  ou  dit,  ou  vu,  qui  m'intéressait,  il 
m'écoutait,  m'interrogeait  même.  Il  ne  savait  jamais  rien  de  Paris 
que  ce  que  je  lui  en  apprenais;  enfin,  quoique  tout  le  monde  me 
parlât  de  lui,  jamais  il  ne  me  parlait  de  personne  :  il  n'était  secret 
et  mystérieux  qu'avec  son  ami.  Mais  laissons  quant  à  présent 
Coindet  et  madame  de  Verdelin;  nous  y  reviendrons  dans  la 
suite. 

Quelque  temps  après  mon  retour  à  Mont-Louis,  La  Tour,  le 
peintre,  m'y  vint  voir,  et  m'apporta  mon  portrait  en  pastel,  qu'il 
avait  exposé  au  salon,  il  y  avait  quelques  années.  Il  avait  voulu 
me  donner  ce  portrait,  que  je  n'avais  pas  accepté.  Mais  madame 
d'Épinay,  qui  m'avait  donné  le  sien  et  qui  voulait  avoir  celui-là, 
m'avait  engagé  à  le  lui  redemander.  Il  avait  pris  du  temps  pour  le 
retoucher.  Dans  cet  intervalle  vint  ma  rupture  avec  madame 
d'Épinay;  je  lui  rendis  son  portrait;  et  n'étant  plus  question  de 
lui  donner  le  mien,  je  le  mis  dans  ma  chambre  au  petit  château. 
M.  de  Luxembourg  l'y  vit,  et  le  trouva  bien;  je  le  lui  offris,  il  l'ac- 
cepta; je  le  lui  envoyai.  Ils  comprirent,  lui  et  madame  la  maréchale, 
que  je  serais  bien  aise  d'avoir  les  leurs.  Ils  les  firent  faire  en  mi- 
niature, de  très  bonne  main,  les  firent  enchâsser  dans  une  boîte 
à  bonbons,  de  cristal  de  roche,  montée  en  or,  et   m'en  firent  le 


LIVRE  DIXIÈME  97 

cadeau  d'une  façon  très  galante,  dont  je  fus  enchanté.  Madame 
de  Luxembourg  ne  voulut  jamais  consentir  que  son  portrait 
occupât  le  dessus  de  la  boîte.  Elle  m'avait  reproché  plusieurs  fois 
que  j'aimais  mieux  M.  de  Luxembourg  qu'elle;  et  je  ne  m'en  étais 
point  défendu,  parce  que  cela  était  vrai.  Elle  me  témoigna  bien 
galamment,  mais  bien  clairement,  par  cette  façon  de  placer  son 
portrait,  qu'elle  n'oubliait  pas  cette  préférence. 

Je  fis,  à  peu  près  dans  ce  même  temps,  une  sottise  qui  ne  con- 
tribua pas  à  me  conserver  ses  bonnes  grâces.  Quoique  je  ne  con- 
nusse point  du  tout  M.  de  Silhouette,  et  que  je  fusse  peu  porté  à 
l'aimer,  j'avais  une  grande  opinion  de  son  administration.  Lors- 
qu'il commença  d'appesantir  sa  main  sur  les  financiers,  je  vis 
qu'il  n'entamait  pas  son  opération  dans  un  temps  favorable;  je 
n'en  fis  pas  des  vœux  moins  ardents  pour  son  succès;  et  quand 
j'appris  qu'il  était  déplacé,  je  lui  écrivis  dans  mon  étourderie  la 
lettre  suivante,  qu'assurément  je  n'entreprends  pas  de  justifier. 

<(  A  Montmorency,  le  2  décembre  1759. 

«  Daignez,  monsieur,  recevoir  l'hommage  d'un  solitaire  qui 
((  n'est  pas  connu  de  vous,  mais  qui  vous  estime  par  vos  talents, 
((  qui  vous  respecte  par  votre  administration,  et  qui  vous  a  fait 
((  l'honneur  de  croire  qu'elle  ne  vous  resterait  pas  longtemps.  Ne 
((  pouvant  sauver  l'État  qu'aux  dépens  de  la  capitale  qui  l'a 
((  perdu,  vous  avez  bravé  les  cris  des  gagneurs  d'argent.  En  vous 
((  voyant  écraser  ces  misérables,  je  vous  enviais  votre  place;  en 
«  vous  la  voyant  quitter  sans  vous  être  démenti,  je  vous  admire. 
{(  Soyez  content  de  vous,  monsieur;  elle  vous  laisse  un  honneur 
((  dont  vous  jouirez  longtemps  sans  concurrent.  Les  malédictions 
«  des  fripons  font  la  gloire  de  l'homme  juste.  )) 

Madame  de  Luxembourg,  qui  savait  que  j'avais  écrit  cette  lettre, 
m'en  parla  au  voyage  de  Pâques;  je  la  lui  montrai;  elle  en  sou- 
haita une  copie,  je  la  lui  donnai  :  mais  j'ignorais,  en  la  lui  don- 
nant, qu'elle  était  un  de  ces  gagneurs  d'argent  qui  s'intéressaient 
aux  sous-fermes,  et  qui  avaient  fait  déplacer  Silhouette.  On  eût 

m.  —  7 


98  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

dit,  à  toutes  mes  balourdises,  que  j'allais  excitant  à  plaisir  la 
haine  d'une  femme  aimable  et  puissante,  à  laquelle,  dans  le  vrai, 
je  m'attachais  davantage  de  jour  en  jour,  et  dont  j'étais  bien  éloi- 
gné de  vouloir  m'attirer  la  disgrâce,  quoique  je  fisse-,  à  force  de 
gaucheries,  tout  ce  qu'il  fallait  pour  cela.  Je  crois  qu'il  est  assez 
superflu  d'avertir  que  c'est  à  elle  que  se  rapporte  l'histoire  de 
l'opiate  de  M.  Tronchin,  dont  j'ai  parlé  dans  ma  première  Partie: 
l'autre  dame  était  madame  de  Mirepoix.  Elles  ne  m'en  ont  jamais 
reparlé,  ni  fait  le  moindre  semblant  de  s'en  souvenir,  ni  l'une  ni 
l'autre;  mais  de  présumer  que  madame  de  Luxembourg  ait  pu 
l'oublier  réellement,  c'est  ce  qui  me  paraît  bien  difficile,  quand 
même  on  ne  saurait  rien  des  événements  subséquents.  Pour  moi, 
je  m'étourdissais  sur  l'effet  de  mes  bêtises,  par  le  témoignage  que 
je  me  rendais  de  n'en  avoir  fait  aucune  à  dessein  de  l'offenser: 
comme  si  jamais  femme  en  pouvait  pardonner  de  pareilles,  même 
avec  la  plus  parfaite  certitude  que  la  volonté  n'y  a  pas  eu  la 
moindre  part. 

Cependant,  quoiqu'elle  parût  ne  rien  voir,  ne  rien  sentir,  et 
que  je  ne  trouvasse  encore  ni  diminution  dans  son  empressement, 
ni  changement  dans  ses  manières,  la  continuation,  l'augmenta- 
tion même  d'un  pressentiment  trop  bien  fondé,  me  faisait  trem- 
bler sans  cesse  que  l'ennui  ne  succédât  bientôt  à  cet  engouement. 
Pouvais-je  attendre  d'une  si  grande  dame  une  constance  à 
l'épreuve  de  mon  peu  d'adresse  à  la  soutenir?  Je  ne  savais  pas 
même  lui  cacher  ce  pressentiment  sourd  qui  m'inquiétait,  et  ne 
me  rendait  que  plus  maussade.  On  en  jugera  par  la  lettre  suivante, 
qui  contient  une  bien  singulière  prédiction. 

/V.  B.  Cette  lettre,  sans  date  dans  mon  brouillon,  est  du  mois 
d'octobre  1760,  au  plus  tard. 

((  Que  vos  bontés  sont  cruelles  !  Pourquoi  troubler  la  paix 
((  d'un  solitaire,  qui  renonçait  aux  plaisirs  de  la  vie  pour  n'en 
«  plus  sentir  les  ennuis?  J'ai  passé  mes  jours  à  chercher  en  vain 
((  des  attachements  solides;  je  n'en  ai  pu  former  dans  les  condi- 
«  tions  auxquelles  je  pouvais  atteindre  :  est-ce  dans  la  vôtre  que 


LIVRE  DIXIEME  99 

«  j'en  dois  chercher?  L'ambition  ni  l'intérêt  ne  me  tententpas;  je 
«  suis  peu  vain,  peu  craintif;  je  puis  résister  à  tout,  hors  aux 
((  caresses.  Pourquoi  m'attaquez-vous  tous  deux  par  un  faible 
«  qu'il  faut  vaincre,  puisque,  dans  la  distance  qui  nous  sépare, 
({  les  épanchements  des  cœurs  sensibles  ne  doivent  pas  rappro- 
((  cher  le  mien  de  vous?  La  reconnaissance  suffira-t-elle  pour 
«  un  cœur  qui  ne  connaît  pas  deux  manières  de  se  donner,  et  ne 
((  se  sent  capable  que  d'amitié?  D'amitié,  madame  la  maréchale? 
«  Ah!  voilà  mon  malheur?  Il  est  beau  à  vous,  à  monsieur  le  ma- 
((  réchal,  d'employer  ce  terme;  mais  je  suis  insensé  de  vous 
«  prendre  au  mot.  Vous  vous  jouez,  moi  je  m'attache;  et  la  fin 
«  du  jeu  me  prépare  de  nouveaux  regrets.  Que  je  hais  tous  vos 
((  titres,  et  que  je  vous  plains  de  les  porter!  Vous  me  semblez  si 
((  dignes  de  goûter  les  charmes  de  la  vie  privée!  Que  n'habitez- 
((  vous  Clarens  !  J'irais  y  chercher  le  bonheur  de  ma  vie.  Mais  le 
«  château  de  Montmorency,  mais  l'hôtel  de  Luxembourg  !  est-ce 
((  là  qu'on  doit  voir  Jean-Jacques  ?  est-ce  là  qu'un  ami  de  l'égalité 
{(  doit  porter  les  affections  d'un  cœur  sensible  qui,  payant  ainsi 
((  l'estime  qu'on  lui  témoigne,  croit  rendre  autant  qu'il  reçoit? 
((  Vous  êtes  bonne  et  sensible  aussi,  je  le  sais,  je  l'ai  vu,  j'ai 
((  regret  de  n'avoir  pu  plus  tôt  le  croire  ;  mais  dans  le  rang  où 
«  vous  êtes,  dans  votre  manière  de  vivre,  rien  ne  peut  faire  une 
«  impression  durable  :  et  tant  d'objets  nouveaux  s'effacent  si  bien 
((  mutuellement,  qu'aucun  ne  demeure.  Vous  m'oublierez,  ma- 
«  dame,  après  m'avoir  mis  hors  d'état  de  vous  imiter.  Vous  aurez 
((  beaucoup  fait  pour  me  rendre  malheureux,  et  pour  être  inex- 
((  cusable.  » 

Je  lui  joignais  là  M.  de  Luxembourg,  afin  de  rendre  le  compli- 
ment moins  dur  pour  elle;  car,  au  reste,  je  me  sentais  si  sûr  de 
lui,  qu'il  ne  m'était  pas  même  venu  dans  l'esprit  une  seule  crainte 
sur  la  durée  de  son  amitié.  Rien  de  ce  qui  m'intimidait  de  la  part 
de  madame  la  maréchale  ne  s'est  un  moment  étendu  jusqu'à  lui. 
Je  n'ai  jamais  eu  la  moindre  défiance  sur  son  caractère,  que  je 
savais  être  faible,  mais  sûr.  Je  ne  craignais  pas  plus  de  sa  part  un 
refroidissement,    que  je  n'en  attendais  un  attachement  héroïque. 


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loo  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

La  simplicité,  la  familiarité  de  nos  manières  l'un  avec  l'autre,  mar- 
quaient combien  nous  comptions  réciproquement  sur  nous.  Nous 
avions  raison  tous  deux  :  j'honorerai,  je  chérirai,  tant  que  je 
vivrai,  la  mémoire  de  ce  digne  seigneur;  et  quoi  qu'on  ait  pu 
faire  pour  le  détacher  de  moi,  je  suis  aussi  certain  qu'il  est  mort 
mon  ami,  que  si  j'avais  reçu  son  dernier  soupir. 

Au  second  voyage  de  Montmorency,  de  l'année  1760,  la  lecture 
de  la  Julie  étant   finie,  j'eus   recours  à  celle  de  VÉmile  pour  me 
soutenir  auprès  de  madame  de  Luxembourg  ;  mais  cela  ne  réussit 
pas  si  bien,  soit  que  la  matière  fût  moins  de   son  goût,  soit  que 
tant  de   lecture  l'ennuyât  à  la  fin.   Cependant,   comme  elle  me 
reprochait  de  me  laisser  duper  par  mes  libraires,  elle  voulut  que  je 
lui  laissasse  le  soin  de  faire  imprimer  cet  ouvrage,  afin   d'en   tirer 
un  meilleur  parti.  J'y  consentis,  sous  l'expresse   condition  qu'il 
ne  s'imprimerait  point  en  France;  et  c'est  sur  quoi  nous  eûmes 
une  longue  dispute;  moi  prétendant  que  la  permission  tacite  était 
impossible    à  obtenir,  imprudente  même  à  demander,  et  ne  vou- 
lant point  permettre  autrement  l'impression  dans  le  royaume;  elle 
soutenant  que  cela  ne  ferait  pas  même  une  difficulté  à  la  censure, 
dans  le  système  que  le  gouvernement  avait  adopté.  Elle  trouva  le 
moyen  de  faire  entrer  dans  ses  vues  M.  de  Malesherbes,  qui  m'é- 
crivit à  ce   sujet  une    longue    lettre  toute  de  sa  main,  pour  me 
prouver  que  la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard  était  précisément 
une  pièce  faite  pour  avoir  partout  l'approbation  du  genre  humain, 
et  celle  de  la  cour  dans  la  circonstance.  Je  fus  surpris  de  voir  ce 
magistrat,    toujours    si    craintif,    devenir  si   coulant   dans    cette 
affaire.  Comme   l'impression   d'un  livre  qu'il  approuvait  était  par 
cela  seul  légitime,  je  n'avais  plus  d'objection  à  faire  contre  celle 
de  cet  ouvrage.  Cependant,  par  un  scrupule  extraordinaire,  j'exi- 
geai toujours  que   l'ouvrage  s'imprimerait  en  Hollande,  et  même 
par  le  libraire  Néaulme,  que  je  ne   me  contentai  pas  d'indiquer, 
mais   que  j'en  prévins  ;  consentant,  au  reste,  que  l'édition  se  fît 
au  profit  d'un  libraire  français,  et  que,  quand  elle  serait  faite,  on 
la  débitât,  soit  à  Paris,  soit  où  l'on  voudrait,  attendu  que  ce  débit 
ne  me  regardait  pas.  Voilà  exactement  ce  qui  fut  convenu  entre 
madame  de  Luxembourg  et  moi;  après  quoi  je  lui  remis  mon  ma- 


Jean-Jacques  embrassant  M-~- de  Boufflers 


LIVRE  DIXIEME  loi 

nuscrit.  Elle  avait  amené  à  ce  voyage  sa  petite-fille,  mademoiselle 
de  Boufflers,  aujourd'hui  madame  la  duchesse  de  Lauzun.  Elle 
s'appelait  Amélie.  C'était  une  charmante  personne.  Elle  avait  vrai- 
ment une  figure,  une  douceur,  une  timidité  virginale.  Rien  de  plus 
aimable  et  de  plus  intéressant  que  sa  figure,  rien  de  plus  tendre 
et  de  plus  chaste  que  les  sentiments  qu'elle  inspirait.  D'ailleurs, 
c'était  une  enfant;  elle  n'avait  pas  onze  ans.  Madame  la  maré- 
chale, qui  la  trouvait  trop  timide,  faisait  ses  efforts  pour  l'animer. 
Elle  me  permit  plusieurs  fois  de  lui  donner  un  baiser;  ce  que  je 
fis  avec  ma  maussaderie  ordinaire.  Au  lieu  des  gentillesses  qu'un 
autre  eût  dites  à  ma  place,  je  restais  là  muet,  interdit,  et  je  ne  sais 
lequel  était  le  plus  honteux,  de  la  pauvre  petite  ou  de  moi.  Un 
jour  je  la  rencontrai  seule  dans  l'escalier  du  petit  château  ;  elle 
venait  de  voir  Thérèse,  avec  laquelle  sa  gouvernante  était  encore. 
Faute  de  savoir  quoi  lui  dire,  je  lui  proposai  un  baiser,  que,  dans 
l'innocence  de  son  cœur,  elle  ne  refusa  pas,  en  ayant  reçu  un  le 
matin  même,  par  l'ordre  de  sa  grand'maman,  et  en  sa  présence. 
Le  lendemain,  lisant  V Emile  au  chevet  de  madame  la  maréchale, 
je  tombai  précisément  sur  un  passage  oij  je  censure,  avec  raison, 
ce  que  j'avais  fait  la  veille.  Elle  trouva  la  reflexion  très  juste,  et 
dit  là-dessus  quelque  chose  de  fort  sensé,  qui  me  fit  rougir.  Que 
je  maudis  mon  incroyable  bêtise,  qui  m'a  si  souvent  donné  l'air 
vil  et  coupable,  quand  je  n'étais  que  sot  et  embarrassé  !  Bêtise 
qu'on  prend  même  pour  une  fausse  excuse  dans  un  homme  qu'on 
sait  n'être  pas  sans  esprit.  Je  puis  jurer  que  dans  ce  baiser  si 
répréhensible,  ainsi  que  dans  les  autres,  le  cœur  et  les  sens  de 
mademoiselle  Amélie  n'étaient  pas  plus  purs  que  les  miens;  et  je 
puis  jurer  même  que  si  dans  ce  moment  j'avais  pu  éviter  sa  ren- 
contre, je  l'aurais  fait  ;  non  qu'elle  ne  me  fît  grand  plaisir  à  voir, 
mais  par  l'embarras  de  trouver  en  passant  quelque  mot  agréable  à 
lui  dire.  Comment  se  peut-il  qu'un  enfant  même  intimide  un 
homme  que  le  pouvoir  des  rois  n'a  pas  effrayé  ?  Quel  parti  prendre  ? 
Comment  se  conduire,  dénué  de  tout  impromptu  dans  l'esprit  ?  Si 
je  me  force  à  parler  aux  gens  que  je  rencontre,  je  dis  une  balour- 
dise infailliblement  :  si  je  ne  dis  rien,  je  suis  un  misanthrope,  un 
animal  farouche,  un  ours.  Une  totale  imbécillité  m'eût  été  bien 


102 


CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 


plus  favorable;  mais  les  talents  dont  j'ai  manqué  dans  le  monde 
ont  fait  les  instruments  de  ma  perte  des  talents  que  j'eus  à  part 
moi. 

A  la  fin  de  ce  même  voyage,  madame  de  Luxembourg  fit  une 
bonne  œuvre  à  laquelle  j'eus  quelque  part.  Diderot  ayant  très 
imprudemment  offensé  madame  la  princesse  de  Robeck,  fille  de 
M.  de  Luxembourg,  Palissot,  qu'elle  protégeait,  la  vengea  par  la 
comédie  des  Philosophes,  dans  laquelle  je  fus  tourné  en  ridi- 
cule, et  Diderot  extrêmement  maltraité.  L'auteur  m'y  ménagea 
davantage,  moins,  je  pense,  à  cause  de  l'obligation  qu'il  m'avait, 
que  de  peur  de  déplaire  au  père  de  sa  protectrice,  dont  il  savait 
que  j'étais  aimé.  Le  libraire  Duchesne,  qu'alors  je  ne  connaissais 
point,  m'envoya  cette  pièce  quand  elle  fut  imprimée;  et  je  soup- 
çonne que  ce  fut  par  l'ordre  de  Palissot,  qui  crut  peut-être  que  je 
verrais  avec  plaisir  déchirer  un  homme  avec  lequel  j'avais  rompu. 
Il  se  trompa  fort.  En  rompant  avec  Diderot,  que  je  croyais  moins 
méchant  qu'indiscret  et  faible,  j'ai  toujours  conservé  dans  l'âme 
de  l'attachement  pour  lui,  même  de  l'estime,  et  du  respect  pour 
notre  ancienne  amitié,  que  je  sais  avoir  été  longtemps  aussi  sin- 
cère de  sa  part  que  de  la  mienne.  C'est  tout  autre  chose  avec 
Grimm,  homme  faux  par  caractère,  qui  ne  m'aima  jamais,  qui 
n'est  pas  même  capable  d'aimer,  et  qui,  de  gaieté  de  cœur,  sans 
aucun  sujet  de  plainte,  et  seulement  pour  contenter  sa  noire 
jalousie,  s'est  fait,  sous  le  masque,  mon  plus  cruel  calomniateur. 
Celui-ci  n'est  plus  rien  pour  moi  :  l'autre  sera  toujours  mon 
ancien  ami. 

Mes  entrailles  s'émurent  à  la  vue  de  cette  odieuse  pièce  :  je 
n'en  pus  supporter  la  lecture,  et,  sans  l'achever,  je  la  renvoyai  à 
Duchesne  avec  la  lettre  suivante  : 

((  A  Montmorency,  le  21  mai  1760. 


«  En  parcourant,  monsieur,  la  pièce  que  vous  m'avez  envoyée, 
((  j'ai  frémi  de  m'y  voir  loué.  Je  n'accepte  point  cet  horrible  pré- 
ce  sent.  Je  suis  persuadé  qu'en  me  l'envoyant  vous  n'avez  point 
((  voulu  me  faire  une  injure  ;    mais  vous  ignorez  ou  vous  avez 


LIVRE  DIXIÈME  io3 

«  oublié  que  j'ai  eu   Thonneur  d'être  l'ami  d'un  homme  respec- 
((  table,  indignement  noirci  et  calomnié  dans  ce  libelle.  » 

Duchesne  montra  cette  lettre.  Diderot,  qu'elle  aurait  dû  toucher, 
s'en  dépita.  Son  amour-propre  ne  put  me  pardonner  la  supériorité 
d'un  procédé  généreux,  et  je  sus  que  sa  femme  se  déchaînait  par- 
tout contre  moi  avec  une  aigreur  qui  m'affecta  peu,  sachant  qu'elle 
était  connue  de  tout  le  monde  pour  une  harengère.  Diderot,  à  son 
tour,  trouva  un  vengeur  dans  l'abbé  Morellet,  qui  fit  contre  Palissot 
un  petit  écrit  imité  du  Petit  Prophète,  et  intitulé  la  Vision.  Il 
offensa  très  imprudemment  dans  cet  écrit  madame  de  Robeck, 
dont  les  amis  le  firent  mettre  à  la  Bastille  :  car  pour  elle,  naturel- 
lement peu  vindicative,  et  pour  lors  mourante,  je  suis  persuadé 
qu'elle  ne  s'en  mêla  pas. 

D'Alembert,  qui  était  fort  lié  avec  l'abbé  Morellet,  m'écrivit 
pour  m'engager  à  prier  madame  de  Luxembourg  de  solliciter  sa 
liberté,  lui  promettant,  en  reconnaissance,  des  louanges  dans 
V  Encyclopédie. 

Voici  ma  réponse  : 

((  Je  n'ai  pas  attendu  votre  lettre,  monsieur,  pour  témoigner  à 
«  madame  la  maréchale  de  Luxembourg  la  peine  que  me  faisait  la 
((  détention  de  l'abbé  Morellet.  Elle  sait  l'intérêt  que  j'y  prends, 
((  elle  saura  celui  que  vous  y  prenez;  et  il  lui  suffirait,  pour  y 
♦(  prendre  intérêt  elle-même,  de  savoir  que  c'est  un  homme  de 
((  mérite.  Au  surplus,  quoiqu'elle  et  monsieur  le  maréchal  m'ho- 
«  norent  d'une  bienveillance  qui  fait  la  consolation  de  ma  vie, 
<(  et  que  le  nom  de  votre  ami  soit  près  d'eux  une  recommandation 
«  pour  l'abbé  Morellet,  j'ignore  jusqu'à  quel  point  il  leur  con- 
((  vient  d'employer  en  cette  occasion  le  crédit  attaché  à  leur  rang 
((  et  à  la  considération  due  à  leurs  personnes.  Je  ne  suis  pas  même 
((  persuadé  que  la  vengeance  en  question  regarde  madame  la  prin- 
«  cesse  de  Robeck  autant  que  vous  paraissez  le  croire  ;  et  quand 
((  cela  serait,  on  ne  doit  pas  s'attendre  que  le  plaisir  de  la  ven- 
((  geance  appartienne  aux  philosophes  exclusivement,  et  que 
«  quand  ils  voudront  être  femmes,  les  femmes  seront  philosophes. 


104  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

((  Je  vous  rendrai  compte  de  ce  que  m'aura  dit  madame  de 
«  Luxembourg  quand  je  lui  aurai  montré  votre  lettre.  En  atten- 
((  dant,  je  crois  la  connaître  assez  pour  pouvoir  vous  assurer 
((  d'avance  que  quand  elle  aurait  le  plaisir  de  contribuer  à  l'élar- 
((  gissement  de  l'abbé  Morellet,  elle  n'accepterait  point  le  tribut 
«  de  reconnaissance  que  vous  lui  promettez  dans  V Encyclopédie ^ 
((  quoiqu'elle  s'en  tînt  honorée,  parce  qu'elle  ne  fait  pas  le  bien 
((  pour  la  louange,  mais  pour  contenter  son  bon  cœur.  » 

Je  n'épargnai  rien  pour  exciter  le  zèle  et  la  commisération  de 
madame  de  Luxembourg  en  faveur  du  pauvre  captif,  et  je  réussis. 
Elle  fit  un  voyage  à  Versailles  exprès  pour  voir  M.  le  comte  de 
Saint-Florentin;  et  ce  voyage  abrégea  celui  de  Montmorency,  que 
M.  le  maréchal  fut  obligé  de  quitter  en  même  temps,  pour  se 
rendre  à  Rouen,  où  le  roi  l'envoyait  comme  gouverneur  de  Nor- 
mandie, au  sujet  de  quelques  mouvements  du  parlement  qu'on 
voulait  contenir. 

Voici  la  lettre  que  m'écrivit  madame  de  Luxembourg,  le  surlen- 
demain de  son  départ  : 

((  A  Versailles,  ce  mercredi.  (Liasse  D,  n°  23.) 

((   M.  de  Luxembourg  est  parti  hier  à   six  heures   du  matin.  Je 

((  ne  sais  pas  encore  si  j'irai.  J'attends  de  ses  nouvelles,   parce 

((  qu'il  ne  sait  pas  lui-même  combien  de  temps  il  y  sera.  J'ai  vu 

((  M.  de   Saint-Florentin,  qui  est  le  mieux  disposé  pour  l'abbé 

((  Morellet;  mais  il  y  trouve  des  obstacles,  dont  il  espère  cepen- 

((  dant  triompher  à  son    premier  travail  avec  le  roi,    qui  sera  la 

((  semaine    prochaine.    J'ai    demandé    aussi   en   grâce   qu'on    ne 

((  l'exilât  point,  parce  qu'il  en  était  question;  on  voulait  l'envoyer 

((  à  Nanci.  Voilà,   monsieur,  ce  que  j'ai  pu  obtenir;  mais  je  vous 

((  promets  que  je  ne  laisserai  pas  M.  de  Saint-Florentin  en  repos, 

«  que  l'affaire  ne  soit  finie  comme  vous  le  désirez.  Que  je  vous 

((  dise  donc  à  présent  le  chagrin  que  j'ai  eu  de  vous  quitter  si  tôt  ; 

((  mais  je  me  flatte  que  vous  n'en  doutez  pas.  Je  vous  aime  de 

((  tout  mon  cœur,  et  pour  toute  ma  vie.  » 


LIVRE  DIXIÈME  io5 

Quelques  jours  après,  je  reçus  ce  billet  de  d'Alembert,  qui  me 
donna  une  véritable  joie  : 

((  Ce  !<"■  août.  (Liasse  D,  n"  26.) 

«  Grâce  à  vos  soins,  mon  cher  philosophe,  l'abbé  est  sorti  de 
((  la  Bastille,  et  sa  détention  n'aura  point  d'autres  suites.  Il  part 
((  pour  la  campagne,  et  vous  fait,  ainsi  que  moi,  mille  remercie- 
((   ments  et  compliments.  Vale,  et  me  ama.  » 

L'abbé  m'écrivit  aussi  quelques  jours  après  une  lettre  de  remer- 
ciements (liasse  D,  n°  29),  qui  ne  me  parut  pas  respirer  une  cer- 
taine effusion  de  cœur,  et  dans  laquelle  il  semblait  atténuer  en 
quelque  sorte  le  service  que  je  lui  avais  rendu;  et,  à  quelque 
temps  de  là,  je  trouvai  que  d'Alembert  et  lui  m'avaient  en  quelque 
sorte,  je  ne  dirai  pas  supplanté,  mais  succédé  auprès  de  madame 
de  Luxembourg,  et  que  j'avais  perdu  près  d'elle  autant  qu'ils 
avaient  gagné.  Cependant  je  suis  bien  éloigné  de  soupçonner 
l'abbé  Morellet  d'avoir  contribué  à  ma  disgrâce  ;  je  l'estime  trop 
pour  cela.  Quant  à  M.  d'Alembert,  je  n'en  dis  rien  ici,  j'en  repar- 
lerai dans  la  suite. 

J'eus  dans  le  même  temps  une  autre  affaire,  qui  occasionna  la 
dernière  lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  de  Voltaire,  lettre  dont  il  a  jeté 
les  hauts  cris,  comme  d'une  insulte  abominable,  mais  qu'il  n'a 
jamais  montrée  à  personne.  Je  suppléerai  ici  à  ce  qu'il  n'a  pas 
voulu  faire. 

L'abbé  Trublet,  que  je  connaissais  un  peu,  mais  que  j'avais 
très  peu  vu,  m'écrivit  le  i3  juin  1760  (liasse  D,  n°  11),  pour  m'aver- 
tir  que  M.  Formey,  son  ami  et  correspondant,  avait  imprimé  dans 
son  journal  ma  lettre  à  M.  de  Voltaire  sur  le  désastre  de  Lisbonne. 
L'abbé  Trublet  voulait  savoir  comment  cette  impression  s'était 
pu  faire,  et,  dans  son  tour  d'esprit  fin  et  jésuitique,  me  demandait 
mon  avis  sur  la  réimpression  de  cette  lettre,  sans  vouloir  me  dire 
le  sien.  Comme  je  hais  souverainement  les  ruseurs  de  cette  espèce, 
je  lui  fis  les  remerciements  que  je  lui  devais;  mais  j'y  mis  un  ton 
dur  qu'il  sentit,  et  qui  ne  l'empêcha  pas  de  me  pateliner  encore 
en  deux  ou  trois  lettres,  jusqu'à  ce  qu'il  sût  tout  ce  qu'il  avait 
voulu  savoir. 


io6  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Je  compris  bien,  quoi  qu'en  pût  dire  Trublet,  que  Formey 
n'avait  point  trouvé  cette  lettre  imprimée  et  que  la  première 
impression  en  venait  de  lui.  Je  le  connaissais  pour  un  effronté 
pillard,  qui,  sans  façon,  se  faisait  un  revenu  des  ouvrages  des 
autres,  quoiqu'il  n'y  eût  pas  mis  encore  l'impudence  incroyable 
d'ôter  d'un  livre  déjà  public  le  nom  de  l'auteur,  d'y  mettre  le  sien, 
et  de  le  vendre  à  son  profit.  Mais  comment  ce  manuscrit  lui  était-il 
parvenu?  C'était  là  la  question,  qui  n'était  pas  difficile  à  résoudre, 
mais  dont  j'eus  la  simplicité  d'être  embarrassé.  Quoique  Voltaire 
fût  honoré  par  excès  dans  cette  lettre,  comme  enfin,  malgré  ses 
procédés  malhonnêtes,  il  eût  été  fondé  à  se  plaindre  si  je  l'avais 
fait  imprimer  sans  son  aveu,  je  pris  le  parti  de  lui  écrire  à  ce  sujet. 
Voici  cette  seconde  lettre,  à  laquelle  il  ne  fit  aucune  réponse,  et 
dont,  pour  mettre  sa  brutalité  plus  à  l'aise,  il  fit  semblant  d'être 
irrité  jusqu'à  la  fureur  : 

((  A  Montmorency,  le  17  juin  1760. 

((  Je  ne  pensais  pas,  monsieur,  me  retrouver  jamais  en  corres- 
«  pondance  avec  vous.  Mais  apprenant  que  la  lettre  que  je  vous 
((  écrivis  en  1756  a  été  imprimée  à  Berlin,  je  dois  vous  rendre 
«  compte  de  ma  conduite  à  cet  égard,  et  je  remplirai  ce  devoir 
«  avec  vérité  et  simplicité. 

((  Cette  lettre,  vous  ayant  été  réellement  adressée,  n'était  point 
{(  destinée  à  l'impression.  Je  la  communiquai,  sous  condition,  à 
({  trois  personnes  à  qui  les  droits  de  l'amitié  ne  me  permettaient 
((  pas  de  rien  refuser  de  semblable,  et  à  qui  les  mêmes  droits  per- 
((  mettaient  encore  moins  d'abuser  de  leur  dépôt,  en  violant  leur 
((  promesse.  Ces  trois  personnes  sont  madame  de  Chenonceaux, 
((  belle-fille  de  madame  Dupin,  madame  la  comtesse  d'Hou- 
((  detot,  et  un  Allemand  nommé  M.  Grimm.  Madame  de  Chenon- 
((  ceaux  souhaitait  que  cette  lettre  fût  imprimée,  et  me  demanda 
((  mon  consentement  pour  cela.  Je  lui  dis  qu'il  dépendait  du  vôtre. 
((  Il  vous  fut  demandé,  vous  le  refusâtes,  et  il  n'en  fut  plus 
((  question. 

«  Cependant  M.  l'abbé  Trublet,  avec  lequel  je  n'ai  nulle  espèce 
((  de  liaison,  vient  de  m'écrire,  par  une  attention  pleine  d'honnê- 


LIVRE  DIXIEME  107 

((  teté,  qu'ayant  reçu  les  feuilles  d'un  journal  de  M.  Formey,  il  y 
((  avait  lu  cette  même  lettre,  avec  un  avis  dans  lequel  l'éditeur  dit, 
«  sous  la  date  du  23  octobre  lySp,  qu'il  l'a  trouvée,  il  y  a  quelques 
((  semaines,  chez  les  libraires  de  Berlin,  et  que  comme  c'est  une 
((  de  ces  feuilles  volantes  qui  disparaissent  bientôt  sans  retour,  il 
((  a  cru  lui  devoir  donner  place  dans  son  journal. 

((  Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  j'en  sais.  Il  est  très  sûr  que  jus- 
ce  qu'ici  l'on  n'avait  pas  même  ouï  parler  à  Paris  de  cette  lettre. 
((  Il  est  très  sûr  que  l'exemplaire,  soit  manuscrit,  soit  imprimé, 
((  tombé  dans  les  mains  de  M.  Formey,  n'a  pu  lui  venir  que  de 
((  vous,  ce  qui  n'est  pas  vraisemblable,  ou  d'une  des  trois  personnes 
((  que  je  viens  de  nommer.  Enfin,  il  est  très  sûr  que  les  deux  dames 
((  sont  incapables  d'une  pareille  infidélité.  Je  n'en  puis  savoir 
((  davantage  de  ma  retraite.  Vous  avez  des  correspondances  au 
«  moyen  desquelles  il  vous  serait  aisé,  si  la  chose  en  valait  la 
((  peine,  de  remonter  à  la  source  et  de  vérifier  le  fait. 

c(  Dans  la  même  lettre,  M.  l'abbé  Trublet  me  marque  qu'il 
((  tient  la  feuille  en  réserve,  et  ne  la  prêtera  point  sans  mon  consen  • 
((  tement,  qu'assurément  je  ne  donnerai  pas.  Mais  cet  exemplaire 
«  peut  n'être  pas  le  seul  à  Paris.  Je  souhaite,  monsieur,  que  cette 
«  lettre  n'y  soit  pas  imprimée,  et  je  ferai  de  mon  mieux  pour  cela; 
((  mais  si  je  ne  pouvais  éviter  qu'elle  le  fût,  et  qu'instruit  à  temps 
((  je  pusse  avoir  la  préférence,  alors  je  n'hésiterais  pas  à  la  faire 
«  imprimer  moi-même.  Cela  me  paraît  juste  et  naturel. 

((  Quant  à  votre  réponse  à  la  même  lettre,  elle  n'a  été  commu- 
((  niquée  à  personne,  et  vous  pouvez  compter  qu'elle  ne  sera  point 
((  imprimée  sans  votre  aveu,  qu'assurément  je  n'aurai  point  l'indis- 
((  crétion  de  vous  demander,  sachant  bien  que  ce  qu'un  homme 
((  écrit  à  un  autre  il  ne  l'écrit  pas  au  public.  Mais  si  vous  en  vou- 
((  liez  faire  une  pour  être  publiée,  et  me  l'adresser,  je  vous  pro- 
«  mets  de  la  joindre  fidèlement  à  ma  lettre,  et  de  n'y  pas  répliquer 
((  un  seul  mot. 

((  Je  ne  vous  aime  point,  monsieur;  vous  m'avez  fait  les  maux 
((  qui  pouvaient  m'être  les  plus  sensibles,  à  moi  votre  disciple 
«  et  votre  enthousiaste.  Vous  avez  perdu  Genève  pour  le  prix  de 
u  l'asile  que  vous  y  avez  reçu  ;  vous  avez  aliéné  de  moi  mes  con- 


io8  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

((  citoyens,  pour  le  prix  des  applaudissements  que  je  vous  ai  pro- 
((  digues  parmi  eux  :  c'est  vous  qui  me  rendez  le  séjour  de  mon 
((  pays  insupportable;  c'est  vous  qui  me  ferez  mourir  en  terre 
((  étrangère,  privé  de  toutes  les  consolations  des  mourants,  et 
((  jeté,  pour  tout  honneur,  dans  une  voirie;  tandis  que  tous  les 
«  honneurs  qu'un  homme  peut  attendre  vous  accompagneront 
«  dans  mon  pays.  Je  vous  hais,  enfin,  puisque  vous  l'avez  voulu: 
((  mais  je  vous  hais  en  homme  encore  plus  digne  de  vous  aimer, 
((  si  vous  l'aviez  voulu.  De  tous  les  sentiments  dont  mon  cœur 
((  était  pénétré  pour  vous,  il  n'y  reste  que  l'admiration  qu'on  ne 
((  peut  refuser  à  votre  beau  génie,  et  l'amour  de  vos  écrits.  Si  je 
((  ne  puis  honorer  en  vous  que  vos  talents,  ce  n'est  pas  ma  faute. 
«  Je  ne  manquerai  jamais  au  respect  qui  leur  est  dû,  ni  aux  pro- 
«   cédés  que  ce  respect  exige.  Adieu,  monsieur.  » 

Au  milieu  de  toutes  ces  petites  tracasseries  littéraires,  qui  me 
confirmaient  de  plus  en  plus  dans  ma  résolution,  je  reçus  le  plus 
grand  honneur  que  les  lettres  m'aient  attiré,  et  auquel  j'ai  été  le 
plus  sensible,  dans  la  visite  que  M.  le  prince  de  Conti  daigna  me 
faire  par  deux  fois,  l'une  au  petit  château,  et  l'autre  à  Mont-Louis. 
Il  choisit  même  toutes  les  deux  fois  le  temps  que  madame  de 
Luxembourg  n'était  pas  à  Montmorency,  afin  de  rendre  plus 
manifeste  qu'il  n'y  venait  que  pour  moi.  Je  n'ai  jamais  douté  que 
je  ne  dusse  les  premières  bontés  de  ce  prince  à  madame  de 
Luxembourg  et  à  madame  de  Boufflers  ;  mais  je  ne  doute  pas  non 
plus  que  je  ne  doive  à  ses  propres  sentiments  et  à  moi-même 
celles  dont  il  n'a  cessé  de  m'honorer  depuis  lors. 

Comme  mon  appartement  de  Mont-Louis  était  très  petit,  et  que 
la  situation  du  donjon  était  charmante,  j'y  conduisis  le  prince, 
qui,  pour  comble  de  grâces,  voulut  que  j'eusse  l'honneur  de  faire 
sa  partie  aux  échecs.  Je  savais  qu'il  gagnait  le  chevalier  de 
Lorenzy,  qui  était  plus  fort  que  moi.  Cependant,  malgré  les  signes 
et  les  grimaces  du  chevalier  et  des  assistants,  que  je  ne  fis  pas 
semblant  de  voir,  je  gagnai  les  deux  parties  que  nous  jouâmes. 
En  finissant  je  lui  dis  d'un  ton  respectueux,  mais  grave:  Monsei- 
gneur,  j'honore  trop   Votre  Altesse  sérénissime  pour    ne  la   pas 


^^^    S-  iT^ 


Maurice  Lelû.i..nv'. 


F  Mihus.sc 


Partie  dechecs  avec  le  Pf^ince  de  Conti 


LIVRE  DIXIÈME  109 

gagner  toujours  aux  échecs.  Ce  grand  prince,  plein  d'esprit  et  de 
lumières,  et  si  digne  de  n'être  pas  adulé,  sentit  en  effet,  du  moins 
je  le  pense,  qu'il  n'y  avait  là  que  moi  qui  le  traitasse  en  homme, 
et  j'ai  tout  lieu  de  croire  qu'il  m'en  a  vraiment  su  bon  gré. 

Quand  il  m'en  aurait  su  mauvais  gré,  je  ne  me  reprocherais  pas 
de  n'avoir  voulu  le  tromper  en  rien,  et  je  n'ai  pas  assurément  à  me 
reprocher  non  plus  d'avoir  mal  répondu  dans  mon  cœur  à  ses 
bontés,  mais  bien  d'y  avoir  répondu  quelquefois  de  mauvaise 
grâce,  tandis  qu'il  mettait  lui-même  une  grâce  infinie  dans  la 
manière  de  me  les  marquer.  Peu  de  jours  après,  il  me  fit  envoyer 
un  panier  de  gibier,  que  je  reçus  comme  je  devais.  A  quelque 
temps  de  là,  il  m'en  fit  envoyer  un  autre,  et  l'un  de  ses  officiers 
des  chasses  écrivit,  par  ses  ordres,  que  c'était  de  la  chasse  de  Son 
Altesse,  et  du  gibier  tiré  de  sa  propre  main.  Je  le  reçus  encore; 
mais  j'écrivis  à  madame  de  Boufflers  que  je  n'en  recevrais  plus. 
Cette  lettre  fut  généralement  blâmée,  et  méritait  de  l'être.  Refuser 
des  présents  en  gibier,  d'un  prince  du  sang,  qui  de  plus  met  tant 
d'honnêteté  dans  l'envoi,  est  moins  la  délicatesse  d'un  homme 
fier  qui  veut  conserver  son  indépendance,  que  la  rusticité  d'un 
malappris  qui  se  méconnaît.  Je  n'ai  jamais  relu  cette  lettre  dans 
mon  recueil  sans  en  rougir,  et  sans  me  reprocher  de  l'avoir  écrite. 
Mais  enfin  je  n'ai  pas  entrepris  mes  Confessions  pour  taire  mes 
sottises,  et  celle-là  me  révolte  trop  moi-même  pour  qu'il  me  soit 
permis  de  la  dissimuler. 

Si  je  ne  fis  pas  celle  de  devenir  son  rival,  il  s'en  fallut  peu  :  car 
alors  madame  de  Boufflers  était  encore  sa  maîtresse,  et  je  n'en 
savais  rien.  Elle  me  venait  voir  assez  souvent  avec  le  chevalier  de 
Lorenzy.  Elle  était  belle  et  jeune  encore;  elle  affectait  l'esprit 
romain,  et  moi  je  l'eus  toujours  romanesque;  cela  se  tenait  d'assez 
près.  Je  faillis  me  prendre;  je  crois  qu'elle  le  vit:  le  chevalier  le 
vit  aussi  ;  du  moins  il  m'en  parla,  et  de  manière  à  ne  pas  me  décou- 
rager. Mais  pour  le  coup  je  fus  sage,  et  il  en  était  temps  à  cin- 
quante ans.  Plein  de  la  leçon  que  je  venais  dedonneraux  barbons 
dans  ma  lettre  à  d'Alembert,  j'eus  honte  d'en  profiter  si  mal  moi- 
même;  d'ailleurs,  apprenant  ce  que  j'avais  ignoré,  il  aurait  fallu 
que  la  tête  m'eût  tourné,  pour  porter  si  haut  mes  concurrences. 


no  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Enfin,  mal  guéri  peut-être  encore  de  ma  passion  pour  madame 
d'Houdetot,  je  sentis  que  plus  rien  ne  la  pouvait  remplacer  dans 
mon  cœur,  et  je  fis  mes  adieux  à  l'amour  pour  le  reste  de  ma  vie. 
Au  moment  où  j'écris  ceci,  je  viens  d'avoir  d'une  jeune  femme, 
qui  avait  ses  vues,  des  agaceries  bien  dangereuses,  et  avec  des 
yeux  bien  inquiétants;  mais  si  elle  a  fait  semblant  d'oublier  mes 
douze  lustres,  pour  moi  je  m'en  suis  souvenu.  Après  m'être  tiré 
de  ce  pas,  je  ne  crains  plus  de  chutes,  et  je  réponds  de  moi  pour 
le  reste  de  mes  jours. 

Madame  de  Boufflers,  s'étant  aperçue  de  l'émotion  qu'elle 
m'avait  donnée,  put  s'apercevoir  aussi  que  j'en  avais  triomphé.  Je 
ne  suis  ni  assez  fou  ni  assez  vain  pour  croire  avoir  pu  lui  inspirer 
du  goût  à  mon  âge;  mais,  sur  certains  propos  qu'elle  tint  à 
Thérèse,  j'ai  cru  lui  avoir  inspiré  de  la  curiosité;  si  cela  est,  et 
qu'elle  ne  m'aitpas  pardonné  cette  curiosité  frustrée,  ilfaut  avouer 
que  j'étais  bien  né  pour  être  victime  de  mes  faiblesses,  puisque 
l'amour  vainqueur  me  fut  si  funeste,  et  que  l'amour  vaincu  me  le 
fut  encore  plus. 

Ici  finit  le  recueil  des  lettres  qui  m'a  servi  de  guide  dans  ces 
deux  livres.  Je  ne  vais  plus  marcher  que  sur  la  trace  de  mes  sou- 
venirs; mais  ils  sont  tels  dans  cette  cruelle  époque,  et  la  forte 
impression  m'en  est  si  bien  restée,  que,  perdu  dansla  mer  immense 
de  mes  malheurs,  je  ne  puis  oublier  les  détails  de  mon  premier 
naufrage,  quoique  ses  suites  ne  m'offrent  plus  que  des  souvenirs 
confus.  Ainsi,  je  puis  marcher  dans  le  livre  suivant  avec  encore 
assez  d'assurance.  Si  je  vais  plus  loin,  ce  ne  sera  plus  qu'en 
tâtonnant. 


^r^.i' 


9/r 


iC    LIVRE  XI      *^ 


LIVRE  ONZIEME 


I  761 


Quoique  la  Julie,  qui  depuis  longtemps  était  sous  presse,  ne 
parût  point  encore  à  la  fin  de  1760,  elle  commençait  à  faire  grand 
bruit.  Madame  de  Luxembourg  en  avait  parlé  à  la  cour,  madame 
d'Houdetot  à  Paris.  Cette  dernière  avait  même  obtenu  de  moi, 
pour  Saint-Lambert,  la  permission  de  la  faire  lire  en  manuscrit 
au  roi  de  Pologne,  qui  en  avait  été  enchanté.  Duclos,  à  qui  je 
l'avais  aussi  fait  lire,  en  avait  parlé  à  l'Académie.  Tout  Paris  était 
dans  l'impatience  de  voir  ce  roman  ;  les  libraires  de  la  rue  Saint- 
Jacques  et  celui  du  Palais-Royal  étaient  assiégés  de  gens  qui  en 
demandaient  des  nouvelles.  Il  parut  enfin,  et  son  succès,  contre 
l'ordinaire,  répondit  à  l'empressement  avec  lequel   il    avait    été 


I  12 


CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 


attendu.  Madame  la  Dauphine,  qui  l'avait  lu  des  premières,  en 
parla  à  M.  de  Luxembourg  comme  d'un  ouvrage  ravissant.  Les 
sentiments  furent  partagés  chez  les  gens  de  lettres,  mais  dans  le 
monde  il  n'y  eut  qu'un  avis;  et  les  femmes  surtout  s'enivrèrent  et 
du  livre  et  de  l'auteur,  au  point  qu'il  y  en  avait  peu,  même  dans 
les  hauts  rangs,  dont  je  n'eusse  fait  la  conquête,  si  je  l'avais 
entrepris.  J'ai  de  cela  des  preuves  que  je  ne  veux  pas  écrire,  et 
qui,  sans  avoir  eu  besoin  de  l'expérience,  autorisent  mon  opinion. 
Il  est  singulier  que  ce  livre  ait  mieux  réussi  en  France  que  dans 
le  reste  de  l'Europe,  quoique  les  Français,  hommes  et  femmes, 
n'y  soient  pas  fort  bien  traités.  Tout  au  contraire  de  mon  attente, 
son  moindre  succès  fut  en  Suisse,  et  son  plus  grand  à  Paris. 
L'amitié,  l'amour,  la  vertu,  règnent-ils  donc  à  Paris  plus  qu'ail- 
leurs? Non,  sans  doute;  mais  il  y  règne  encore  ce  sens  exquis 
qui  transporte  le  cœur  à  leur  image,  et  qui  nous  fait  chérir  dans 
les  autres  les  sentiments  purs,  tendres,  honnêtes,  que  nous  n'avons 
plus.  La  corruption  désormais  est  partout  la  même:  il  n'existe 
plus  ni  mœurs  ni  vertus  en  Europe;  mais  s'il  existe  encore 
quelque  amour  pour  elles,  c'est  à  Paris  qu'on  doit  le  chercher. 

Il  faut,  à  travers  tant  de  préjugés  et  de  passions  factices,  savoir 
bien  analyser  le  cœur  humain  pour  y  démêler  les  vrais  sentiments 
de  la  nature.  Il  faut  une  délicatesse  de  tact  qui  ne  s'acquiert  que 
dans  l'éducation  du  grand  monde,  pour  sentir,  si  j'ose  ainsi  dire, 
les  finesses  du  cœur  dont  cet  ouvrage  est  rempli.  Je  mets  sans 
crainte  sa  quatrième  Partie  à  côté  de  laPrlncesse  de  Clèves,  et  je  dis 
que  si  ces  deux  morceaux  n'eussent  été  lus  qu'en  province,  on 
n'aurait  jamais  senti  tout  leur  prix.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si 
le  plus  grand  succès  de  ce  livre  fut  à  la  cour.  Il  abonde  en  traits 
vifs,  mais  voilés,  qui  doivent  y  plaire,  parce  qu'on  est  plus  exercé 
à  les  pénétrer.  Il  faut  pourtant  ici  distinguer  encore.  Cette  lec- 
ture n'est  assurément  pas  propre  à  cette  sorte  de  gens  d'esprit  qui 
n'ont  que  de  la  ruse,  qui  ne  sont  fins  que  pour  pénétrer  le  mal, 
et  qui  ne  voient  rien  du  tout  oij  il  n'y  a  que  du  bien  à  voir.  Si, 
par  exemple,  la  /uUe  eût  été  publiée  en  certain  pays  que  je  pense, 
je  suis  sûr  que  personne  n'en  eût  achevé  la  lecture,  et  qu'elle 
serait  morte  en  naissant. 


LIVRE  ONZIEME  ii3 

J'ai  rassemblé  la  plupart  des  lettres  qui  me  furent  écrites  sur 
cet  ouvrage,  dans  une  liasse  qui  est  entre  les  mains  de  madame 
de  Nadaillac.  Si  jamais  ce  recueil  paraît,  on  y  verra  des  choses 
bien  singulières,  et  une  opposition  de  jugement  (|ui  montre  ce  que 
c'est  que  d'avoir  affaire  au  public.  La  chose  qu'on  y  a  le  moins 
vue,  et  qui  en  fera  toujours  un  ouvrage  unique,  est  la  simplicité 
du  sujet  et  la  chaîne  de  l'intérêt,  qui,  concentré  en  trois  personnes, 
se  soutient  durant  six  volumes,  sans  épisode,  sans  aventure 
romanesque,  sans  méchanceté  d'aucune  espèce,  ni  dans  les  per- 
sonnages, ni  dans  les  actions.  Diderot  a  fait  de  grands  compli- 
ments à  Richardson  sur  la  prodigieuse  variété  de  ses  tableaux  et 
sur  la  multitude  de  ses  personnages.  Richardson  a,  en  effet,  le 
mérite  de  les  avoir  tous  bien  caractérisés;  mais  quant  à  leur 
nombre,  il  a  cela  de  commun  avec  les  plus  insipides  romanciers, 
qui  suppléent  à  la  stérilité  de  leurs  idées  à  force  de  personnages 
et  d'aventures.  Il  est  aisé  de  réveiller  l'attention  en  présentant 
incessamment  et  des  événements  inouïs  et  de  nouveaux  visages, 
qui  passent  comme  les  figures  de  la  lanterne  magique;  mais  de 
soutenir  toujours  cette  attention  sur  les  mêmes  objets,  et  sans 
aventures  merveilleuses,  cela,  certainement,  est  plus  difficile;  et 
si,  toute  chose  égale,  la  simplicité  du  sujet  ajoute  à  la  beauté  de 
l'ouvrage,  les  romans  de  Richardson,  supérieurs  en  tant  d'autres 
choses,  ne  sauraient,  sur  cet  article,  entrer  en  parallèle  avec  le 
mien.  Il  est  mort  cependant,  je  le  sais,  et  j'en  sais  la  cause;  mais 
il  ressuscitera. 

Toute  ma  crainte  était  qu'à  force  de  simplicité  ma  marche  ne 
fût  ennuyeuse,  et  que  je  n'eusse  pu  nourrir  assez  l'intérêt  pour  le 
soutenir  jusqu'au  bout.  Je  fus  rassuré  par  un  fait  qui,  seul,  m'a 
plus  frappé  que  tous  les  compliments  qu'a  pu  m'attirer  cet 
ouvrage. 

Il  parut  au  commencement  du  carnaval.  Un  colporteur  le  porta 
à  madame  la  princesse  de  Talmont,  un  jour  de  bal  de  l'Opéra. 
Après  souper,  elle  se  fit  habiller  pour  y  aller,  et  en  attendant 
l'heure,  elle  se  mit  à  lire  le  nouveau  roman.  A  minuit,  elle  ordonna 
qu'on  mît  ses  chevaux,  et  continua  de  lire.  On  vint  lui  dire  que 
ses  chevaux  étaient  mis;  elle  ne  répondit  rien.  Ses  gens,  voyant 

m.  —  8 


114  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

qu'elle  s'oubliait,  vinrent  l'avertir  qu'il  était  deux  heures.  Rien 
ne  presse  encore,  dit-elle  en  lisant  toujours.  Quelque  temps  après, 
sa  montre  étant  arrêtée,  elle  sonna  pour  savoir  quelle  heure  il 
était.  On  lui  dit  qu'il  était  quatre  heures.  Cela  étant,  dit-elle,  il 
est  trop  tard  pour  aller  au  bal;  qu'on  ôte  mes  chevaux.  Elle  se  fit 
déshabiller  et  passa  le  reste  de  la  nuit  à  lire. 

Depuis  qu'on  me  raconta  ce  trait,  j'ai  toujours  désiré  de  voir 
madame  de  Talmont,  non  seulement  pour  savoir  d'elle-même  s'il 
est  exactement  vrai,  mais  aussi  parce  que  j'ai  toujours  cru  qu'on 
ne  pouvait  prendre  un  intérêt  si  vif  à  V Héloïse,  sans  avoir  ce 
sixième  sens,  ce  sens  moral,  dont  si  peu  de  cœurs  sont  doués,  et 
sans  lequel  nul  ne  saurait  entendre  le  mien. 

Ce  qui  me  rendit  les  femmes  si  favorables  fut  la  persuasion  où 
elles  furent  que  j'avais  écrit  ma  propre  histoire,  et  que  j'étais  moi- 
même  le  héros  de  ce  roman.  Cette  croyance  était  si  bien  établie, 
que  madame  de  Polignac  écrivit  à  madame  de  Verdelin,  pour  la 
prier  de  m'engager  à  lui  laisser  voir  le  portrait  de  Julie.  Tout  le 
monde  était  persuadé  qu'on  ne  pouvait  exprimer  si  vivement  des 
sentiments  qu'on  n'aurait  point  éprouvés,  ni  peindre  ainsi  les 
transports  de  l'amour,  que  d'après  son  propre  cœur.  En  cela  l'on 
avait  raison,  et  il  est  certain  que  j'écrivis  ce  roman  dans  les  plus 
brûlantes  extases;  mais  on  se  trompait  en  pensant  qu'il  avait  fallu 
des  objets  réels  pour  les  produire  :  on  était  loin  de  concevoir  à 
quel  point  je  puis  m'enflammer  pour  des  êtres  imaginaires.  Sans 
quelques  réminiscences  de  jeunesse  et  madame  d'Houdetot,  les 
amours  que  j'ai  sentis  et  décrits  n'auraient  été  qu'avec  des  syl- 
phides. Je  ne  voulus  ni  confirmer  ni  détruire  une  erreur  qui 
m'était  avantageuse  On  peut  voir  dans  la  préface  en  dialogue, 
que  je  fis  imprimer  à  part,  comment  je  laissai  là-dessus  le  public 
en  suspens.  Les  rigoristes  disent  que  j'aurais  dû  déclarer  la  vérité 
tout  rondement.  Pour  moi,  je  ne  vois  pas  ce  qui  m'y  pouvait 
obliger,  et  je  crois  qu'il  y  aurait  eu  plus  de  bêtise  que  de  fran- 
chise à  cette  déclaration  faite  sans  nécessité. 

A  peu  près  dans  le  même  temps  parut  la  Paix  ferpétuelle,  dont 
Tannée  précédente  j'avais  cédé  le  manuscrit  à  un  certain  M.  de 
Bastide,  auteur  d'un  journal  appelé  le  Mondes  dans  lequel  il  vou- 


LIVRE  ONZIEME  ii5 

lait,  bon  gré  mal  gré,  fourrer  tous  mes  manuscrits.  Il  était  de  la 
connaissance  de  M.  Duclos,  et  vint  en  son  nom  me  presser  de  lui 
aider  à  remplir  le  Monde.  Il  avait  oui  parler  de  la  fulie,  et  voulait 
que  je  la  misse  dans  son  journal  :  il  voulait  que  j'y  misse  VÉmile  : 
il  aurait  voulu  que  j'y  misse  le  Contrat  social^  s'il  en  eût  soupçonné 
l'existence.  Enfin,  excédé  de  ses  importunités,  je  pris  le  parti  de 
lui  céder  pour  douze  louis  mon  extrait  de  la  Paix  perpétuelle. 
Notre  accord  était  qu'il  s'imprimerait  dans  le  journal,  mais  sitôt 
qu'il  fut  propriétaire  de  ce  manuscrit,  il  jugea  à  propos  de  le  faire 
imprimer  à  part,  avec  quelques  retranchements  que  le  censeur 
exigea.  Qu'eût-ce  été  si  j'y  avais  joint  mon  jugement  sur  cet 
ouvrage,  dont  très  heureusement  je  ne  parlai  point  à  M.  de  Bas- 
tide, et  qui  n'entra  point  dans  notre  marché  !  Ce  jugement  est 
encore  en  manuscrit  parmi  mes  papiers.  Si  jamais  il  voit  le  jour, 
on  y  verra  combien  les  plaisanteries  et  le  ton  suffisant  de  Voltaire 
à  ce  sujet  m'ont  dû  faire  rire,  moi  qui  voyais  si  bien  la  portée  de 
ce  pauvre  homme  dans  les  matières  politiques  dont  il  se  mêlait  de 
parler. 

Au  milieu  de  mes  succès  dans  le  public,  et  de  la  faveur  des 
dames,  je  me  sentais  déchoir  à  l'hôtel  de  Luxembourg,  non  pas 
auprès  de  monsieur  le  maréchal,  qui  semblait  même  redoubler 
chaque  jour  de  bontés  et  d'amitiés  pour  moi,  mais  auprès  de  ma- 
dame la  maréchale.  Depuis  que  je  n'avais  plus  rien  à  lui  lire,  son 
appartement  m'était  moins  ouvert  ;  et  durant  les  voyages  de  Mont- 
morency, quoique  je  me  présentasse  assez  exactement,  je  ne  la 
voyais  plus  guère  qu'à  table.  Ma  place  n'y  était  même  plus  aussi 
marquée  à  côté  d'elle.  Comme  elle  ne  me  l'offrait  plus,  qu'elle  me 
parlait  peu,  et  que  je  n'avais  pas  non  plus  grand'chose  à  lui  dire, 
j'aimais  autant  prendre  une  autre  place,  où  j'étais  plus  à  mon 
aise,  surtout  le  soir;  car  machinalement  je  prenais  peu  à  peu 
l'habitude  de  me  placer  plus  près  de  monsieur  le  maréchal. 

A  propos  du  soir,  je  me  souviens  d'avoir  dit  que  je  ne  soupais 
pas  au  château,  et  cela  était  vrai  dans  le  commencement  de  la 
connaissance;  mais  comme  M.  de  Luxembourg  ne  dînait  point 
et  ne  se  mettait  même  pas  à  table,  il  arriva  de  là  qu'au  bout 
de  plusieurs  mois,  et  déjà  très  familier  dans  la  maison,  je  n'avais 


ii6  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

encore  jamais  mangé  avec  lui.  Il  eut  la  bonté  d'en  faire  la 
remarque.  Cela  me  détermina  d'y  souper  quelquefois,  quand  il  y 
avait  peu  de  monde;  et  je  m'en  trouvais  très  bien,  vu  qu'on 
dînait  presque  en  l'air,  et,  comme  on  dit,  sur  le  bout  du  banc,;  au 
lieu  que  le  souper  était  très  long,  parce  qu'on  s'y  reposait  avec 
plaisir,  au  retour  d'une  longue  promenade;  très  bon,  parce  que 
M.  de  Luxembourg  était  gourmand;  et  très  agréable,  parce  que 
madame  de  Luxembourg  en  faisait  les  honneurs  à  charmer.  Sans 
cette  explication,  l'on  entendrait  difficilement  la  fin  d'une  lettre 
de  M.  de  Luxembourg  (liasse  C,  n°  36)^  où  il  me  dit  qu'il  se  rap- 
pelle avec  délices  nos  promenades;  surtout,  ajoute-t-il,  quand  en 
rentrant  les  soirs  dans  la  cour  nous  n'y  trouvions  point  de  traces 
de  roues  de  carrosses;  c'est  que,  comme  on  passait  tous  les  matins 
le  râteau  sur  le  sable  de  la  cour  pour  effacer  les  ornières,  je 
jugeais,  par  Je  nombre  de  ces  traces,  du  monde  qui  était  sur- 
venu dans  l'après-midi. 

Cette  année  1761  mit  le  comble  aux  pertes  continuelles  que  fit 
ce  bon  seigneur,  depuis  que  j'avais  l'honneur  de  le  voir:  comme 
si  les  maux  que  me  préparait  la  destinée  eussent  dû  commencer 
par  l'homme  pour  qui  j'avais  le  plus  d'attachement  et  qui  en 
était  le  plus  digne.  La  première  année,  il  perdit  sa  sœur,  madame 
la  duchesse  de  Villeroy  ;  la  seconde,  il  perdit  sa  fille,  madame  la 
princesse  de  Robeck;  la  troisième,  il  perdit  dans  le  duc  de 
Montmorency  son  fils  unique,  et  dans  le  comte  de  Luxembourg 
son  petit-fils,  les  seuls  et  derniers  soutiens  de  sa  branche  et  de  son 
nom.  Il  supporta  toutes  ces  pertes  avec  un  courage  apparent; 
mais  son  cœur  ne  cessa  de  saigner  en  dedans  tout  le  reste  de  sa 
vie,  et  sa  santé  ne  fit  plus  que  décliner.  La  mort  imprévue  et  tra- 
gique de  son  fils  dut  lui  être  d'autant  plus  sensible,  qu'elle  arriva 
précisément  au  moment  où  le  roi  venait  de  lui  accorder  pour  son 
fils,  et  de  lui  promettre  pour  son  petit-fils,  la  survivance  de  sa 
charge  de  capitaine  des  gardes  du  corps.  Il  eut  la  douleur  de  voir 
s'éteindre  peu  à  peu  ce  dernier  enfant  de  la  plus  grande  espérance, 
et  cela  par  l'aveugle  confiance  de  la  mère  au  médecin,  qui  fit  périr 
ce  pauvre  enfant  d'inanition,  avec  des  médecines  pour  toute  nour- 
riture. Hélas  !  si  j'en  eusse  été  cru,  le  grand-père  et  le  petit-fils 


LIVRE  ONZIÈME  ii; 

seraient  tous  deux  encore  en  vie.  Que  ne  dis-je  point,  que  n'écri- 
vis-je  point  à  monsieur  le  maréchal,  que  de  représentations  ne  fis-je 
point  à  madame  de  Montmorency,  sur  le  régime  plus  qu'austère 
que,  sur  la  foi  de  son  médecin,  elle  faisait  observer  à  son  fils  ! 
Madame  de  Luxembourg,  qui  pensait  comme  moi,  ne  voulait 
point  usurper  l'autorité  de  la  mère;  M.  de  Luxembourg,  homme 
doux  et  faible,  n'aimait  point  à  contrarier.  Madame  de  Montmo- 
rency avait  dans  Bordeu  une  foi  dont  son  fils  finit  par  être  la 
victime.  Que  ce  pauvre  enfant  était  aise  quand  il  pouvait  obtenir 
la  permission  de  venir  à  Mont-Louis  avec  madame  de  Boufflers, 
demander  à  goûtera  Thérèse,  et  mettre  quelque  aliment  dans  son 
estomac  affamé!  Combien  je  déplorais  en  moi-même  les  misères 
de  la  grandeur,  quand  je  voyais  cet  unique  héritier  d'un  si  grand 
bien,  d'un  si  grand  nom,  de  tant  de  titres  et  de  dignités,  dévorer 
avec  l'avidité  d'un  mendiant  un  pauvre  petit  morceau  de  pain  1 
Enfin,  j'eus  beau  dire  et  beau  faire,  le  médecin  l'emporta,  et  l'en- 
fant mourut  de  faim. 

La  même  confiance  aux  charlatans,  qui  fit  périr  le  petit-fils, 
creusa  le  tombeau  du  grand-père,  et  il  s'y  joignit  de  plus  la  pusil- 
lanimité de  vouloir  se  dissimuler  les  infirmités  de  l'âge.  M.  de 
Luxembourg  avait  eu  par  intervalles  quelque  douleur  au  gros 
doigt  du  pied;  il  en  eut  une  atteinte  à  Montmorency,  qui  lui 
donna  de  l'insomnie  et  un  peu  de  fièvre.  J'osai  prononcer  le  mot 
de  goutte,  madame  de  Montmorency  me  tança.  Le  valet  de 
chambre,  chirurgien  de  monsieur  le  maréchal,  soutint  que  ce 
n'était  pas  la  goutte,  et  se  mit  à  panser  la  partie  souffrante  avec  du 
baume  tranquille.  Malheureusement  la  douleur  se  calma,  et 
quand  elle  revint,  on  ne  manqua  pas  d'employer  le  même  remède 
qui  l'avait  calmée  :  la  constitution  s'altéra,  les  maux  augmen- 
tèrent, et  les  remèdes  en  même  raison.  Madame  de  Luxembourg, 
qui  vit  bien  enfin  que  c'était  la  goutte,  s'opposa  à  cet  insensé 
traitement.  On  se  cacha  d'elle,  et  M.  de  Luxembourg  périt  par  sa 
faute  au  bout  de  quelques  années,  pour  avoir  voulu  s'obstiner  à 
guérir.  Mais  n'anticipons  point  de  si  loin  sur  les  malheurs:  com- 
bien j'en  ai  d'autres  à  narrer  avant  celui-là! 

Il  est  singulier  avec  quelle  fatalité  tout  ce  que  je  pouvais  dire  et 


ii8  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

faire  semblait  fait  pour  déplaire  à  madame  de  Luxembourg,  lors 
même  que  j'avais  le  plus  à  cœur  de  conserver  sa  bienveillance. 
Les  afflictions  que  M.  de  Luxembourg  éprouvait  coup  sur  coup 
ne  faisaient  que  m'attacher  à  lui  davantage,  et  par  conséquent  à 
madame  de  Luxembourg:  car  ils  m'ont  toujours  paru  si  sincère- 
ment unis,  que  les  sentiments  que  l'on  avait  pour  l'un  s'éten- 
daient nécessairement  à  l'autre.  Monsieur  le  maréchal  vieillissait. 
Son  assiduité  à  la  cour,  les  soins  qu'elle  entraînait,  les  chasses 
continuelles,  la  fatigue  surtout  du  service  durant  son  quartier, 
auraient  demandé  la  vigueur  d'un  jeune  homme,  et  je  ne  voyais 
plus  rien  qui  pût  soutenir  la  sienne  dans  cette  carrière.  Puisque 
ses  dignités  devaient  être  dispersées  et  son  nom  éteint  après  lui, 
peu  lui  importait  de  continuer  une  vie  laborieuse,  dont  l'objet 
principal  avait  été  de  ménager  la  faveur  du  prince  à  ses  enfants. 
Un  jour  que  nous  n'étions  que  nous  trois,  et  qu'il  se  plaignait  des 
fatigues  de  la  cour  en  homme  que  ses  pertes  avaient  découragé, 
j'osai  lui  parler  de  retraite  et  lui  donner  le  conseil  que  Cinéas 
donnait  à  Pyrrhus.  Il  soupira,  et  ne  répondit  pas  décisivement. 
Mais  au  premier  moment  où  madame  de  Luxembourg  me  vit  en 
particulier,  elle  me  relança  vivement  sur  ce  conseil,  qui  me  parut 
l'avoir  alarmée.  Elle  ajouta  une  chose  dont  je  sentis  la  justesse, 
et  qui  me  fit  renoncer  à  retoucher  jamais  la  même  corde:  c'est 
que  la  longue  habitude  de  vivre  à  la  cour  devenait  un  vrai  besoin, 
que  c'était  même  en  ce  moment  une  dissipation  pour  M.  de 
Luxembourg,  et  que  la  retraite  que  je  lui  conseillais  serait  moins 
un  repos  pour  lui  qu'un  exil,  où  l'oisiveté,  l'ennui,  la  tristesse 
achèveraient  bientôt  de  le  consumer.  Quoiqu'elle  dût  voir  qu'elle 
m'avait  persuadé,  ou  qu'elle  dût  compter  sur  la  promesse  que  je 
lui  fis  et  que  je  lui  tins,  elle  ne  parut  jamais  bien  tranquillisée  à 
cet  égard,  et  je  me  suis  rappelé  que  depuis  lors  mes  tête-à-tête 
avec  monsieur  le  maréchal  avaient  été  plus  rares  et  presque  tou- 
jours interrompus. 

Tandis  que  ma  balourdise  et  mon  guignon  me  nuisaient  ainsi 
de  concert  auprès  d'elle,  les  gens  qu'elle  voyait  et  qu'elle  aimait 
le  plus  ne  m'y  servaient  pas.  L'abbé  de  Boufflers  surtout,  jeune 
homme  aussi  brillant   qu'il  soit  possible  de  l'être,  ne   me  parut 


Maurice  Leloir,  inv. 


Le    PORTRAIT    DE    LA  MARÉCHALE 


LIVRE  ONZIÈME  119 

jamais  bien  disposé  pour  moi;  et  non  seulement  il  est  le  seul  de 
la  société  de  madame  la  maréchale  qui  ne  m'ait  jamais  marqué  la 
moindre  attention,  mais  j'ai  cru  m'apercevoir  qu'à  tous  les  voyages 
qu'il  fit  à  Montmorency,  je  perdais  quelque  chose  auprès  d'elle; 
et  il  est  vrai  que,  sans  même  qu'il  le  voulût,  c'était  assez  de  sa 
seule  présence,  tant  la  grâce  et  le  sel  de  ses  gentillesses  appesan- 
tissaient encore  mes  lourds  spropositi.  Les  deux  premières  années, 
il  n'était  presque  pas  venu  à  Montmorency;  et,  par  l'indulgence 
de  madame  la  maréchale,  je  m'étais  passablement  soutenu  ;  mais 
sitôt  qu'il  parut  un  peu  de  suite,  je  fus  écrasé  sans  retour.  J'au- 
rais voulu  me  réfugier  sous  son  aile,  et  faire  en  sorte  qu'il  me  prît 
en  amitié;  mais  la  même  maussaderie  qui  me  faisait  un  besoin 
de  lui  plaire  m'empêcha  d'y  réussir;  et  ce  que  je  fis  pour  cela  mala- 
droitement acheva  de  me  perdre  auprès  de  madame  la  maré- 
chale, sans  m'être  utile  auprès  de  lui.  Avec  autant  d'esprit,  il  eût 
pu  réussir  à  tout;  mais  l'impossibilité  de  s'appliquer  et  le  goût  de 
la  dissipation  ne  lui  ont  permis  d'acquérir  que  des  demi-talents 
en  tout  genre.  En  revanche,  il  en  a  beaucoup,  et  c'est  tout  ce 
qu'il  faut  dans  le  grand  monde,  où  il  veut  briller.  Il  fait  très  bien 
de  petits  vers,  écrit  très  bien  de  petites  lettres,  va  jouaillant  un  peu 
du  cistre,  et  barbouillant  un  peu  de  peinture  au  pastel.  Il  s'avisa 
de  vouloir  faire  le  portrait  de  madame  de  Luxembourg;  ce  por- 
trait était  horrible.  Elle  prétendait  qu'il  ne  lui  ressemblait  point 
du  tout,  et  cela  était  vrai.  Le  traître  d'abbé  me  consulta;  et  moi, 
comme  un  sot  et  comme  un  menteur,  je  dis  que  le  portrait  ressem- 
blait. Je  voulais  cajoler  l'abbé;  mais  je  ne  cajolais  pas  madame  la 
maréchale,  qui  mit  ce  trait  sur  ses  registres;  et  l'abbé,  ayant  fait 
son  coup,  se  moqua  de  moi.  J'appris,  par  ce  succès  de  mon  tardif 
coup  d'essai,  à  ne  plus  me  mêler  de  vouloir  flagorner  et  flatter 
malgré  Minerve. 

Mon  talent  était  de  dire  aux  hommes  des  vérités  utiles,  mais 
dures,  avec  assez  d'énergie  et  de  courage;  il  fallait  m'y  tenir.  Je 
n'étais  point  né,  je  ne  dis  pas  pour  flatter,  mais  pour  louer.  La 
maladresse  des  louanges  que  j'ai  voulu  donner  m'a  fait  plus  de 
mal  que  l'âpreté  de  mes  censures.  J'en  ai  à  citer  ici  un  exemple  si 
terrible,  que  ses  suites  ont  non  seulement  fait  ma  destinée  pour 


I20 


CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 


le  reste  de  ma  vie,   mais  décideront  peut-être   de   ma  réputation 
dans  toute  la  postérité. 

Durant  les  voyages  de  Montmorency,   M.  de  Choiseul  venait 
quelquefois  souper  au  château.  Il  y  vint  un  jour  que  j'en  sortais. 
On  parla  de  moi:  M.   de  Luxembourg  lui  conta  mon  histoire  de 
Venise  avec  M.  de  Montaigu.  M.  de  Choiseul  dit  que  c'était  dom- 
mage que  j'eusse  abandonné  cette   carrière,  et  que  si  j'y  voulais 
rentrer,  il    ne  demandait  pas  mieux    que    de   m'occuper.   M.  de 
Luxembourg  me  redit  cela:  j'y  fus  d'autant  plus  sensible,  que  je 
n'étais  pas  accoutumé  d'être  gâté  par  les  ministres;  et  il  n'est  pas 
sûr  que,  malgré  mes  résolutions,   si  ma  santé  m'eût  permis   d'y 
songer,  j'eusse  évité  d'en  faire   de  nouveau   la  folie.  L'ambition 
n'eut  jamais  chez  moi  que  les  courts  intervalles  où   toute  autre 
passion  me    laissait  libre;   mais   un  de  ces  intervalles    eût    suffi 
pour  me   rengager.   Cette  bonne   intention   de   M.  de  Choiseul, 
m'affectionnant  à  lui,   accrut  l'estime  que,  sur  quelques   opéra- 
tions de  son  ministère,  j'avais  conçue  pour  ses  talents;  et  le  pacte 
de  famille,  en  particulier,  me  parut  annoncer  un  homme  d'État  du 
premier  ordre.   Il  gagnait   encore  dans  mon  esprit  au  peu  de  cas 
que   je   faisais  de   ses  prédécesseurs,  sans   excepter   madame  de 
Pompadour,  que  je  regardais  comme   une  façon   de  premier  mi- 
nistre; et  quand  le  bruit  courut  que,  d'elle  ou  de  lui,  l'un  des  deux 
expulserait  l'autre,  je  crus  faire  des  vœux  pour  la  gloire   de  la 
France,  en  en  faisant  pour   que  M.   de  Choiseul  triomphât.    Je 
m'étais  senti   de  tout  temps,   pour  madame    de    Pompadour,  de 
de    l'antipathie,   même    quand,  avant   sa  fortune,  je    l'avais   vue 
chez    madame  de  la  Poplinière,   portant   encore  le  nom  de  ma- 
dame   d'Étiolés.     Depuis    lors,    j'avais    été    mécontent    de    son 
silence  au  sujet  de  Diderot  et  de  tous  ses  procédés  par  rapport  à 
moi,  tant  au  sujet  des  'Bêtes  de  Ramire  et  des  Muses  galantes,  qu'au 
sujet  du  Devin  du  village,  qui  ne  m'avait  valu,  dans  aucun  genre 
de  produit,   des  avantages  proportionnés  à  ses  succès;  et,  dans 
toutes  les  occasions,  je  l'avais  toujours  trouvée  très  peu  disposée 
à  m'obliger,  ce  qui  n'empêcha  pas  le  chevalier  de  Lorenzy  de  me 
proposer  de  faire  quelque  chose  à  la  louange  de  cette  dame,  en 
m'insinuant  que  cela  pourrait  m'être  utile.  Cette  proposition  m'in- 


LIVRE  ONZIEME  121 

digna  d'autant  plus,  (jue  je  vis  bien  qu'il  ne  la  faisait  pas  de  son 
chef,  sachant  que  cet  homme,  nul  par  lui-même,  ne  pense  et 
n'agit  que  par  l'impulsion  d'autrui.  Je  sais  trop  peu  me  con- 
traindre pour  avoir  pu  lui  cacher  mon  dédain  pour  sa  proposition, 
ni  à  personne  mon  peu  de  penchant  pour  la  favorite;  elle  le  con- 
naissait, j'en  étais  sûr,  et  tout  cela  mêlait  mon  intérêt  propre  à 
mon  inclination  naturelle,  dans  les  vœux  que  je  faisais  pour 
M.  de  Choiseul.  Prévenu  d'estime  pour  ses  talents,  qui  étaient 
tout  ce  que  je  connaissais  de  lui;  plein  de  reconnaissance  pour  sa 
bonne  volonté;  ignorant  d'ailleurs  totalement  dans  ma  retraite  ses 
goûts  et  sa  manière  de  vivre,  je  le  regardais  d'avance  comme  le 
vengeur  du  public  et  le  mien  ;  et,  mettant  alors  la  dernière  main 
au  Contrat  social,  j'y  marquai,  dans  un  seul  trait,  ce  que  je  pensais 
des  précédents  ministères  et  de  celui  qui  commençait  à  les  éclip- 
ser. Je  manquai,  dans  cette  occasion,  à  ma  plus  constante 
maxime;  et,  de  plus,  je  ne  songeai  pas  que  quand  on  veut  louer 
ou  blâmer  fortement  dans  un  même  article,  sans  nommer  les 
gens,  il  faut  tellement  approprier  la  louange  à  ceux  qu'elle 
regarde,  que  le  plus  ombrageux  amour-propre  ne  puisse  y  trouver 
de  quiproquo.  J'étais  là-dessus  dans  une  si  folle  sécurité,  qu'il  ne 
me  vint  même  pas  à  l'esprit  que  quelqu'un  pût  prendre  le  change. 
On  verra  bientôt  si  j'eus  raison. 

Une  de  mes  chances  était  d'avoir  toujours  dans  mes  liaisons 
des  femmes  auteurs.  Je  croyais  au  moins,  parmi  les  grands,  éviter 
cette  chance.  Point  du  tout  :  elle  m'y  suivit  encore.  Madame  de 
Luxembourg  ne  fut  pourtant  jamais,  que  je  sache,  atteinte  de 
cette  manie;  mais  madame  la  comtesse  de  Boufflers  le  fut.  Elle  lit 
une  tragédie  en  prose,  qui  fut  d'abord  lue,  promenée  et  prônée 
dans  la  société  de  M.  le  prince  de  Conti,  et  sur  laquelle,  non  con- 
tente de  tant  d'éloges,  elle  voulut  aussi  me  consulter  pour  avoir  le 
mien.  Elle  l'eut,  mais  modéré,  tel  que  le  méritait  l'ouvrage.  Elle 
eut,  de  plus,  l'avertissement  que  je  crus  lui  devoir,  que  sa  pièce, 
intitulée  V Esclave  généreux,  avait  un  très  grand  rapport  à  une  pièce 
anglaise  assez  peu  connue,  mais  pourtant  traduite,  intitulée 
Oroonoko.  Madame  de  Boufflers  me  remercia  de  l'avis,  en  m'assu- 
rant  toutefois  que  sa  pièce  ne  ressemblait  point  du  tout  à  l'autre. 


f 


122  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Je  n'ai  jamais  parlé  de  ce  plagiat  à  personne  au  monde  qu'à  elle 
seule,  et  cela  pour  remplir  un  devoir  qu'elle  m'avait  imposé.  Cela 
ne  m'a  pas  empêché  de  me  rappeler  souvent  depuis  lors  le  sort 
de  celui  que  remplit  Gil  Blas  près  de  l'archevêque  prédicateur. 

Outre  l'abbé  de  Boufflers,  qui  ne  m'aimait  pas,  outre  madame 
de  Boufflers,  auprès  de  laquelle  j'avais  des  torts  que  jamais  les 
femmes  ni  les  auteurs  ne  pardonnent,  tous  les  autres  amis  de  ma- 
dame la  maréchale  m'ont  toujours  paru  peu  disposés  à  être  des 
miens,  entre  autres  M.  le  président  Hénault,  lequel,  enrôlé  parmi 
les  auteurs,  n'était  pas  exempt  de  leurs  défauts;  entre  autres 
aussi  madame  du  Deffand  et  mademoiselle  de  Lespinasse,  toutes 
deux  en  grande  liaison  avec  Voltaire,  et  intimes  amies  de  d'Alem- 
bert,  avec  lequel  la  dernière  a  même  fini  par  vivre,  s'entend  en 
tout  bien  et  en  tout  honneur,  et  cela  ne  peut  même  s'entendre 
autrement.  J'avais  d'abord  commencé  par  m'intéresser  fort  à  ma- 
dame du  Deffand,  que  la  perte  de  ses  yeux  faisait  aux  miens  un 
objet  de  commisération  :  mais  sa  manière  de  vivre,  si  contraire  à 
la  mienne,  que  l'heure  du  lever  de  l'un  était  presque  celle  du  cou- 
cher de  l'autre;  sa  passion  sans  bornes  pour  le  petit  bel  esprit; 
l'importance  qu'elle  donnait,  soit  en  bien,  soit  en  mal,  aux 
moindres  torche-culs  qui  paraissaient;  le  despotisme  et  l'empor- 
tement de  ses  oracles  ;  son  engouement  outré  pour  ou  contre 
toutes  choses,  qui  ne  [lui  permettait  de  parler  de  rien  qu'avec  des 
convulsions;  ses  préjugés  incroyables,  son  invincible  obstination, 
l'enthousiasme  de  déraison  où  la  portait  l'opiniâtreté  de  ses  juge- 
ments passionnés,  tout  cela  me  rebuta  bientôt  des  soins  que  je 
voulais  lui  rendre.  Je  la  négligeai;  elle  s'en  aperçut:  c'en  fut 
assez  pour  la  mettre  en  fureur;  et  quoique  je  sentisse  assez  com- 
bien une  femme  de  ce  caractère  pouvait  être  à  craindre,  j'aimai 
mieux  encore  m'exposer  au  fléau  de  sa  haine  qu'à  celui  de  son 
amitié. 

Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  si  peu  d'amis  dans  la  société  de 
madame  de  Luxembourg,  si  je  n'avais  des  ennemis  dans  sa 
famille.  Je  n'en  eus  qu'un,  mais  qui,  par  la  position  où  je  me 
trouve  aujourd'hui,  en  vaut  cent.  Ce  n'était  assurément  pas  M.  le 
duc  de  Villeroy,son  frère;  car  non  seulement  il  m'était  venu  voir, 


LIVRE  ONZIÈME  i23 

mais  il  m'avait  invité  plusieurs  fois  d'aller  à  Villeroy  ;  et  comme 
j'avais  répondu  à  cette  invitation  avec  autant  de  respect  et  d'hon- 
nêteté qu'il  m'avait  été  possible,  partant  de  cette  réponse  vague 
comme  d'un  consentement,  il  avait  arrangé  avec  M.  et  ma- 
dame de  Luxembourg  un  voyage  d'une  quinzaine  de  jours,  dont 
je  devais  être,  et  qui  me  fut  proposé.  Comme  les  soins  qu'exi- 
geait ma  santé  ne  me  permettaient  pas  alors  de  me  déplacer  sans 
risque,  je  priai  M.  de  Luxembourg  de  vouloir  bien  me  dégager. 
On  peut  voir  par  sa  réponse  (liasse  D,  n°  3)  que  cela  se  fit  de  la 
meilleure  grâce  du  monde,  et  M.  le  duc  de  Villeroy  ne  m'en 
témoigna  pas  moins  de  bonté  qu'auparavant.  Son  neveu  et  son 
héritier,  le  jeune  marquis  de  Villeroy,  ne  participa  pas  à  la  bien- 
veillance dont  m'honorait  son  oncle,  ni  aussi,  je  l'avoue,  au  res- 
pect que  j'avais  pour  lui.  Ses  airs  éventés  me  le  rendirent  insup- 
portable, et  mon  air  froid  m'attira  son  aversion.  Il  fit  même,  un 
soir  à  table,  une  incartade  dont  je  me  tirai  mal  parce  que  je  suis 
bête,  sans  aucune  présence  d'esprit,  et  que  la  colère,  au  lieu  d'ai- 
guiser le  peu  que  j'en  ai,  me  l'ôte.  J'avais  un  chien  qu'on  m'avait 
donné  tout  jeune,  presque  à  mon  arrivée  à  l'Ermitage,  et  que 
j'avais  appelé  Duc.  Ce  chien,  non  beau,  mais  rare  en  son  espèce, 
duquel  j'avais  fait  mon  compagnon,  mon  ami,  et  qui  certaine- 
ment méritait  mieux  ce  titre  que  la  plupart  de  ceux  qui  l'ont  pris, 
était  devenu  célèbre  au  château  de  Montmorency  par  son  naturel 
aimant,  sensible,  et  par  l'attachement  que  nous  avions  l'un  pour 
l'autre.  Mais,  par  une  pusillanimité  fort  sotte,  j'avais  changé  son 
nom  en  celui  de  Turc,  comme  s'il  n'y  avait  pas  des  multitudes  de 
chiens  qui  s'appellent  Marquais,  sans  qu'aucun  marquis  s'en  fâche. 
Le  marquis  de  Villeroy,  qui  sut  ce  changement  de  nom,  me 
poussa  tellement  là-dessus,  que  je  fus  obligé  de  conter  en  pleine 
table  ce  que  j'avais  fait.  Ce  qu'il  y  avait  d'offensant  pour  le  nom 
de  duc,  dans  cette  histoire,  n'était  pas  tant  de  le  lui  avoir  donné, 
que  de  le  lui  avoir  ôté.  Le  pis  fut  qu'il  y  avait  là  plusieurs  ducs: 
M.  de  Luxembourg  l'était,  son  fils  l'était.  Le  marquis  de  Ville- 
roy, fait  pour  le  devenir,  et  qui  l'est  aujourd'hui,  jouit  avec  une 
cruelle  joie  de  l'embarras  oii  il  m'avait  mis,  et  de  l'effet  qu'avait 
produit  cet  embarras.    On   m'assura  le  lendemain    que  sa  tante 


124 


CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 


l'avait  très  vivement  tancé  là-dessus;  et  l'on  peut  juger  si  cette 
réprimande,  en  la  supposant  réelle,  a  dû  beaucoup  raccommoder 
mes  affaires  auprès  de  lui. 

Je  n'avais  pour  appui  contre  tout  cela,  tant  à  l'hôtel  de  Luxem- 
bourg qu'au  Temple,  que  le  seul  chevalier  de  Lorenzy,  qui  fît  pro- 
fession d'être  mon  ami  :  mais  il  l'était  encore  plus  de  d'Alembert, 
à  l'ombre  duquel  il  passait  chez  les  femmes  pour  un  grand 
géomètre.  Il  était  d'ailleurs  le  sigisbée,  ou  plutôt  le  complaisant 
de  madame  la  comtesse  de  Boufflers,  très  amie  elle-même  de 
d'Alembert;  et  le  chevalier  de  Lorenzy  n'avait  d'existence  et  ne 
pensait  que  par  elle.  Ainsi,  loin  que  j'eusse  au  dehors  quelque 
contre-poids  à  mon  ineptie  pour  me  soutenir  auprès  de  madame 
de  Luxembourg,  tout  ce  qui  l'approchait  semblait  concourir  à  me 
nuire  dans  son  esprit.  Cependant,  outre  VÉmile,  dont  elle  avait 
voulu  se  charger,  elle  me  donna  dans  le  même  temps  une  autre 
marque  d'intérêt  et  de  bienveillance,  qui  me  fit  croire  que,  même 
en  s'ennuyant  de  moi,  elle  me  conservait  et  me  conserverait  tou- 
jours l'amitié  qu'elle  m'avait  tant  de  fois  promise  pour  toute 
la  vie. 

Sitôt  que  j'avais  cru  pouvoir  compter  sur  ce  sentiment  de  sa 
part,  j'avais  commencé  par  soulager  mon  cœur  auprès  d'elle  de 
l'aveu  de  toutes  mes  fautes  ;  ayant  pour  maxime  inviolable,  avec 
mes  amis,  de  me  montrer  à  leurs  yeux  exactement  tel  que  je  suis, 
ni  meilleur,  ni  pire.  Je  lui  avais  déclaré  mes  liaisons  avec  Thérèse, 
et  tout  ce  qui  en  avait  résulté,  sans  omettre  de  quelle  façon 
j'avais  disposé  de  mes  enfants.  Elle  avait  reçu  mes  confessions 
très  bien,  trop  bien  même,  en  m'épargnant  les  censures  que  je 
méritais;  et  ce  qui  m'émut  surtout  vivement,  fut  de  voir  les 
bontés  qu'elle  prodiguait  à  Thérèse,  lui  faisant  de  petits  cadeaux, 
l'envoyant  chercher,  l'exhortant  à  l'aller  voir,  la  recevant  avec 
cent  caresses,  et  l'embrassant  très  souvent  devant  tout  le  monde. 
Cette  pauvre  fille  était  dans  des  transports  de  joie  et  de  recon- 
naissance qu'assurément  je  partageais  bien,  les  amitiés  dont 
M.  et  madame  de  Luxembourg  me  comblaient  en  elle  me  tou- 
chant bien  plus  vivement  encore  que  celles  qu'ils  me  faisaient 
directement. 


LIVRE  OxNZlEME  i25 

Pendant  assez  longtemps  les  choses  en  restèrent  là  :  mais  enfin 
madame  la  maréchale  poussa  la  bonté  jusqu'à  vouloir  retirer  un 
de  mes  enfants.  Elle  savait  que  j'avais  fait  mettre  un  chiffre  dans 
les  langes  de  l'aîné;  elle  me  demanda  le  double  de  ce  chiffre;  je 
le  lui  donnai.  Elle  employa  pour  cette  recherche  La  Roche,  son 
valet  de  chambre  et  son  homme  de  confiance,  qui  fit  de  vaines 
perquisitions  et  ne  trouva  rien,  quoique  au  bout  de  douze  ou  qua- 
torze ans  seulement,  si  les  registres  des  Enfants-Trouvés  étaient 
bien  en  ordre,  ou  que  la  recherche  eût  été  bien  faite,  ce  chiffre 
n'eût  pas  dû  être  introuvable.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  moins 
fâché  de  ce  mauvais  succès  que  je  ne  l'aurais  été  si  j'avais  suivi 
cet  enfant  dès  sa  naissance.  Si  à  l'aide  du  renseignement  on 
m'eût  présenté  quelque  enfant  pour  le  mien,  le  doute  si  ce  l'était 
bien  en  effet,  si  on  ne  lui  en  substituait  point  un  autre,  m'eût 
resserré  le  cœur  par  l'incertitude,  et  je  n'aurais  point  goûté  dans 
tout  son  charme  le  vrai  sentiment  de  la  nature  :  il  a  besoin,  pour 
se  soutenir,  au  moins  durant  l'enfance,  d'être  appuyé  sur  l'habi- 
tude. Le  long  éloignement  d'un  enfant  qu'on  ne  connaît  pas 
encore  affaiblit,  anéantit  enfin  les  sentiments  paternels  et  mater- 
nels; et  jamais  on  n'aimera  celui  qu'on  a  mis  en  nourrice  comme 
celui  qu'on  a  nourri  sous  ses  yeux.  La  réflexion  que  je  fais  ici 
peut  exténuer  mes  torts  dans  leurs  effets,  mais  c'est  en  les  aggra- 
vant dans  leur  source. 

Il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  remarquer  que,  par  l'entremise 
de  Thérèse,  ce  même  La  Roche  fit  connaissance  avec  madame  Le 
Vasseur,  que  Grimm  continuait  de  tenir  à  Deuil,  à  la  porte  de  la 
Chevrette  et  tout  près  de  Montmorency.  Quand  je  fus  parti,  ce 
fut  par  M.  La  Roche  que  je  continuai  de  faire  remettre  à  cette 
femme  l'argent  que  je  n'ai  point  cessé  de  lui  envoyer,  et  je  crois 
qu'il  lui  portait  aussi  souvent  des  présents  de  la  part  de  madame 
la  maréchale  ;  ainsi  elle  n'était  sûrement  pas  à  plaindre,  quoi- 
qu'elle se  plaignît  toujours.  A  l'égard  de  Grimm,  comme  je  n'aime 
point  à  parler  des  gens  que  je  dois  haïr,  je  n'en  parlais  jamais  à 
madame  de  Luxembourg  que  malgré  moi,  mais  elle  me  mit  plu- 
sieurs fois  sur  son  chapitre,  sans  me  dire  ce  qu'elle  en  pensait,  et 
sans  me  laisser  pénétrer  jamais  si  cet  homme  était  de  sa  connais- 


126  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

sance  ou  non.  Comme  la  réserve  avec  les  gens  qu'on  aime,  et  qui 
n'en  ont  point  avec  nous,  n'est  pas  de  mon  goût,  surtout  en  ce 
qui  les  regarde,  j'ai  depuis  lors  pensé  quelquefois  à  celle-là, 
mais  seulement  quand  d'autres  événements  ont  rendu  cette 
réflexion  naturelle. 

Après  avoir  demeuré  longtemps  sans  entendre  parler  de  V Emile, 
depuis  que  je  l'avais  remis  à  madame  de  Luxembourg,  j'appris 
enfin  que  le  marché  en  était  conclu  à  Paris  avec  le  libraire 
Duchesne,  et  par  celui-ci  avec  le  libraire  Néaulme  d'Amsterdam. 
Madame  de  Luxembourg  m'envoya  les  deux  doubles  de  mon 
traité  avec  Duchesne  pour  les  signer.  Je  reconnus  l'écriture  pour 
être  de  la  même  main  dont  étaient  celles  des  lettres  de  M.  de 
Malesherbes  qu'il  ne  m'écrivait  pas  de  sa  propre  main.  Cette  cer- 
titude que  mon  traité  se  faisait  de  l'aveu  et  sous  les  yeux  du 
magistrat,  me  le  fit  signer  avec  confiance. 

Duchesne  me  donnait  de  ce  manuscrit  six  mille  francs,  la  moitié 
comptant,  et,  je  crois,  cent  ou  deux  cents  exemplaires.  Après 
avoir  signé  les  deux  doubles,  je  les  renvoyai  tous  deux  à  madame 
de  Luxembourg,  qui  l'avait  ainsi  désiré  :  elle  en  donna  un  à 
Duchesne,  elle  garda  l'autre,  au  lieu  de  me  le  renvoyer,  et  je  ne 
l'ai  jamais  revu. 

La  connaissance  de  M.  et  de  madame  de  Luxembourg,  en  fai- 
sant quelque  diversion  à  mon  projet  de  retraite,  ne  m'y  avait  pas 
fait  renoncer.  Même  au  temps  de  ma  plus  grande  faveur  auprès 
de  madame  la  maréchale,  j'avais  toujours  senti  qu'il  n'y  avait  que 
mon  sincère  attachement  pour  monsieur  le  maréchal  et  pour  elle 
qui  pût  me  rendre  leurs  entours  supportables;  et  tout  mon 
embarras  était  de  concilier  ce  même  attachement  avec  un  genre 
de  vie  plus  conforme  à  mon  goût  et  moins  contraire  à  ma  santé, 
que  cette  gêne  et  ces  soupers  tenaient  dans  une  altération  conti- 
nuelle, malgré  tous  les  soins  qu'on  apportait  à  ne  pas  m'exposer 
à  la  déranger  :  car  sur  ce  point,  comme  sur  tout  autre,  les  atten- 
tions furent  poussées  aussi  loin  qu'il  était  possible  ;  et,  par 
exemple,  tous  les  soirs  après  souper,  monsieur  le  maréchal,  qui 
s'allait  coucher  de  bonne  heure,  ne  manquait  jamais  de  m'emme- 
ner  bon  gré  mal  gré,  pour  m'aller  coucher  aussi.  Ce  ne  fut  que 


LIVRE  ONZIEME  127 

quelque  temps  avant  ma  catastrophe  qu'il  cessa,  je  ne  sais  pour- 
quoi, d'avoir  cette  attention. 

Avant  même  d'apercevoir  le  refroidissement  de  madame  la 
maréchale,  je  désirais,  pour  ne  m'y  pas  exposer,  d'exécuter  mon 
ancien  projet;  mais  les  moyens  me  manquant  pour  cela,  je  fus 
obligé  d'attendre  la  conclusion  du  traité  de  V Emile,  et  en  atten- 
dant je  mis  la  dernière  main  au  Contrai  social,  et  l'envoyai  à  Rey, 
fixant  le  prix  de  ce  manuscrit  à  mille  francs,  qu'il  me  donna.  Je 
ne  dois  peut-être  pas  omettre  un  petit  fait  qui  regarde  ledit  manu- 
scrit. Je  le  remis  bien  cacheté  à  Duvoisin,  ministre  du  pays  de 
Vaud,  et  chapelain  de  l'hôtel  de  Hollande,  qui  me  venait  voir 
quelquefois,  et  qui  se  chargea  de  l'envoyer  à  Re) ,  avec  lequel  il 
était  en  liaison.  Ce  manuscrit,  écrit  en  menu  caractère,  était  fort 
petit,  et  ne  remplissait  pas  sa  poche.  Cependant,  en  passant  la 
barrière,  son  paquet  tomba,  je  ne  sais  comment,  entre  les  mains 
des  commis,  qui  l'ouvrirent,  l'examinèrent,  et  le  lui  rendirent 
ensuite,  quand  il  l'eut  réclamé  au  nom  de  l'ambassadeur;  ce  qui 
le  mit  à  portée  de  le  lire  lui-même,  comme  il  me  marqua  naïve- 
ment avoir  fait,  avec  force  éloges  de  l'ouvrage,  et  pas  un  mot  de 
critique  ni  de  censure,  se  réservant  sans  doute  d'être  le  vengeur 
du  christianisme  lorsque  l'ouvrage  aurait  paru.  Il  recacheta  le 
manuscrit  et  l'envoya  à  Rey.  Tel  fut  en  substance  le  narré  qu'il 
me  fit  dans  la  lettre  oia  il  me  rendit  compte  de  cette  affaire,  et 
c'est  tout  ce  que  j'en  ai  su. 

Outre  ces  deux  livres  et  mon  Dictionnaire  de  musique,  auquel  je 
travaillais  toujours  de  temps  en  temps,  j'avais  quelques  autres 
écrits  de  moindre  importance,  tous  en  état  de  paraître,  et  que  je 
me  proposais  de  donner  encore,  soit  séparément,  soit  avec  mon 
recueil  général,  si  je  l'entreprenais  jamais.  Le  principal  de  ces 
écrits,  dont  la  plupart  sont  encore  en  manuscrit  dans  les  mains 
de  du  Peyrou,  était  un  Essai  sur  Vorigine  des  langues,  que  je  fis  lire 
à  M.  de  Malesherbes  et  au  chevalier  de  Lorenzy,  qui  m'en  dit  du 
bien.  Je  comptais  que  toutes  ces  productions  rassemblées  me 
vaudraient  au  moins,  tous  frais  faits,  un  capital  de  huit  à  dix 
mille  francs,  que  je  voulais  placer  en  rente  viagère,  tant  sur  ma 
tête  que  sur  celle  de  Thérèse;  après  quoi  nous  irions,  comme  je 


128 


CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 


l'ai  dit,  vivre  ensemble  au  fond  de  quelque  province,  sans  plus 
occuper  le  public  de  moi,  et  sans  plus  m'occuper  moi-même 
d'autre  chose  que  d'achever  paisiblement  ma  carrière  en  conti- 
nuant de  faire  autour  de  moi  tout  le  bien  qu'il  m'était  possible, 
et  d'écrire  à  loisir  les  Mémoires  que  je  méditais. 

Tel  était  mon  projet,  dont  la  générosité  de  Rey,  que  je  ne  dois 
pas  taire,  vint  faciliter  encore  l'exécution.  Ce  libraire,  dont  on 
me  disait  tant  de  mal  à  Paris,  est  cependant,  de  tous  ceux  avec 
qui  j'ai  eu  affaire,  le  seul  dont  j'aie  eu  toujours  à  me  louer.  Nous 
étions  à  la  vérité  souvent  en  querelle  sur  l'exécution  de  mes 
ouvrages;  il  était  étourdi,  j'étais  emporté.  Mais  en  matière  d'in- 
térêt et  de  procédés  qui  s'y  rapportent,  quoique  je  n'aie  jamais  fait 
avec  lui  de  traité  en  forme,  je  l'ai  toujours  trouvé  plein  d'exacti- 
tude et  de  probité.  Il  est  même  aussi  le  seul  qui  m'ait  avoué 
franchement  qu'il  faisait  bien  ses  affaires  avec  moi  ;  et  souvent  il 
m'a  dit  qu'il  me  devait  sa  fortune,  en  m'offrant  de  m'en  faire  part. 
Ne  pouvant  exercer  directement  avec  moi  sa  gratitude,  il  voulut 
me  la  témoigner  au  moins  dans  ma  gouvernante,  à  laquelle  il  fit 
une  pension  viagère  de  trois  cents  francs,  exprimant  dans  l'acte 
que  c'était  en  reconnaissance  des  avantages  que  je  lui  avais  pro- 
curés. Il  fit  cela  de  lui  à  moi,  sans  ostentation,  sans  prétention, 
sans  bruit;  et  si  je  n'en  avais  parlé  le  premier  à  tout  le  monde, 
personne  n'en  aurait  rien  su.  Je  fus  si  touché  de  ce  procédé,  que 
depuis  lors  je  me  suis  attaché  à  Rey  d'une  amitié  véritable. 
Quelque  temps  après,  il  me  désira  pour  parrain  d'un  de  ses 
enfants  :  j'y  consentis;  et  l'un  de  mes  regrets  dans  la  situation 
où  l'on  m'a  réduit,  est  qu'on  m'ait  ôté  tout  moyen  de  rendre 
désormais  mon  attachement  utile  à  ma  filleule  et  à  ses  parents. 
Pourquoi,  si  sensible  à  la  modeste  générosité  de  ce  libraire,  le 
suis-je  si  peu  aux  bruyants  empressements  de  tant  de  gens  haut 
huppés,  qui  remplissent  pompeusement  l'univers  du  bien  qu'ils 
disent  m'avoir  voulu  faire,  et  dont  je  n'ai  jamais  rien  senti?  Est- 
ce  leur  faute,  est-ce  la  mienne?  Ne  sont-ils  que  vains?  ne  suis-je 
qu'un  ingrat?  Lecteur  sensé,  pesez,  décidez;  pour  moi,  je  me 
tais. 

Cette   pension  fut  une  grande   ressource    pour   l'entretien  de 


LIVRE  ONZIÈME  129 

Thérèse,  et  un  grand  soulagement  pour  moi.  Mais,  au  reste, 
j'étais  bien  éloigné  d'en  tirer  un  profit  direct  pour  moi-même, 
non  plus  que  de  tous  les  cadeaux  qu'on  lui  faisait.  Elle  a  toujours 
disposé  de  tout  elle-même.  Quand  je  gardais  son  argent,  je  lui  en 
tenais  un  fidèle  compte,  sans  jamais  en  mettre  un  liard  dans  notre 
commune  dépense,  même  quand  elle  était  plus  riche  que  moi.  Ce 
qui  est  à  moi  est  à  nous,  lui  disais-je;  et  ce  qui  est  à  toi  est  à  toi.  Je 
n'ai  jamais  cessé  de  me  conduire  avec  elle  selon  cette  maxime, 
que  je  lui  ai  souvent  répétée.  Ceux  qui  ont  eu  la  bassesse  de 
m'accuser  de  recevoir  par  ses  mains  ce  que  je  refusais  dans  les 
miennes,  jugeaient  sans  doute  de  mon  cœur  par  les  leurs,  et  me 
connaissaient  bien  mal.  Je  mangerais  volontiers  avec  elle  le  pain 
qu'elle  aurait  gagné,  jamais  celui  qu'elle  aurait  reçu.  J'en  appelle 
sur  ce  point  à  son  témoignage,  et  dès  à  présent,  et  lorsque,  selon 
le  cours  de  la  nature,  elle  m'aura  survécu.  Malheureusement  elle 
est  peu  entendue  en  économie  à  tous  égards,  peu  soigneuse  et 
fort  dépensière,  non  par  vanité  ni  par  gourmandise,  mais  par 
négligence  uniquement.  Nul  n'est  parfait  ici-bas  ;  et  puisqu'il 
faut  que  ses  excellentes  qualités  soient  rachetées,  j'aime  mieux 
qu'elle  ait  des  défauts  que  des  vices,  quoique  ces  défauts  nous 
fassent  peut-être  encore  plus  de  mal  à  tous  deux.  Les  soins  que 
j'ai  pris  pour  elle,  comme  jadis  pour  maman,  de  lui  accumuler 
quelque  avance  qui  pût  un  jour  lui  servir  de  ressource,  sont 
inimaginables;  mais  ce  furent  toujours  des  soins  perdus.  Jamais 
elles  n'ont  compté  ni  l'une  ni  l'autre  avec  elles-mêmes;  et,  malgré 
tous  mes  efforts,  tout  est  toujours  parti  à  mesure  qu'il  est  venu. 
Quelque  simplement  que  Thérèse  se  mette,  jamais  la  pension  de 
Rey  ne  lui  a  suffi  pour  se  nipper,  que  je  n'y  aie  encore  suppléé 
du  mien  chaque  année.  Nous  ne  sommes  pas  faits,  ni  elle  ni  moi, 
pour  être  jamais  riches,  et  je  ne  compte  assurément  pas  cela  parmi 
nos  malheurs. 

Le  Contrat  social  s'imprimait  assez  rapidement.  Il  n'en  était  pas 
de  même  de  V Emile,  dont  j'attendais  la  publication,  pour  exécuter 
la  retraite  que  je  méditais.  Duchesne  m'envoyait  de  temps  à  autre 
des  modèles  d'impression  pour  choisir  :  quand  j'avais  choisi,  au 
lieu  de  commencer,  il  m'en  envoyait  encore  d'autres.  Quand  enfin 

III.— 9 


i3o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

nous  fûmes  bien  déterminés  sur  le  format,  sur  le  caractère,  et 
qu'il  avait  déjà  plusieurs  feuilles  d'imprimées,  sur  quelques 
légers  changements  que  je  fis  à  une  épreuve,  il  recommença  tout, 
et  au  bout  de  six  mois  nous  nous  trouvâmes  moins  avancés  que 
le  premier  jour.  Durant  tous  ces  essais,  je  vis  bien  que  l'ouvrage 
s'imprimait  en  France  ainsi  qu'en  Hollande,  et  qu'il  s'en  faisait  à 
la  fois  deux  éditions.  Que  pouvais-je  faire?  je  n'étais  plus  maître 
de  mon  manuscrit.  Loin  d'avoir  trempé  dans  l'édition  de  France, 
je  m'y  étais  toujours  opposé;  mais  enfin  puisque  cette  édition  se 
faisait  bon  gré  malgré  moi,  et  puisqu'elle  servait  de  modèle  à 
l'autre,  il  fallait  bien  y  jeter  les  yeux  et  voir  les  épreuves,  pour  ne 
pas  laisser  estropier  et  défigurer  mon  livre.  D'ailleurs,  l'ouvrage 
s'imprimait  tellement  de  l'aveu  du  magistrat,  que  c'était  lui  qui 
dirigeait  en  quelque  sorte  l'entreprise,  qu'il  m'écrivait  très  sou- 
vent, et  qu'il  me  vint  voir  même  à  ce  sujet,  dans  une  occasion 
dont  je  vais  parler  à  l'instant. 

Tandis  que  Duchesne  avançait  à  pas  de  tortue,  Néaulme,  qu'il 
retenait,  avançait  encore  plus  lentement.  On  ne  lui  envoyait  pas 
fidèlement  les  feuilles  à  mesure  qu'elles  s'imprimaient.  Il  crut  aper- 
cevoir de  la  mauvaise  foi  dans  la  manoeuvre  de  Duchesne,  c'est- 
à-dire  de  Guy,  qui  faisait  pour  lui  ;  et  voyant  qu'on  n'exécutait 
pas  le  traité,  il  m'écrivit  lettres  sur  lettres  pleines  de  doléances  et 
de  griefs,  auxquels  je  pouvais  encore  moins  remédier  qu'à  ceux 
que  j'avais  pour  mon  compte.  Son  ami  Guérin,  qui  me  voyait 
alors  fort  souvent,  me  parlait  incessamment  de  ce  livre,  mais  tou- 
jours avec  la  plus  grande  réserve.  Il  savait  et  ne  savait  pas  qu'on 
l'imprimait  en  France  ;  il  savait  et  ne  savait  pas  que  le  magistrat 
s'en  mêlât  :  en  me  plaignant  des  embarras  qu'allait  me  donner  ce 
livre,  il  semblait  m'accuser  d'imprudence,  sans  vouloir  jamais 
dire  en  quoi  elle  consistait;  il  biaisait  et  tergiversait  sans  cesse; 
il  semblait  ne  parler  que  pour  me  faire  parler.  Ma  sécurité  pour 
lors  était  si  complète,  que  je  riais  du  ton  circonspect  et  mysté- 
rieux qu'il  mettait  à  cette  affaire,  comme  d'un  tic  contracté  chez 
les  ministres  et  les  magistrats,  dont  il  fréquentait  assez  les 
bureaux.  Sûr  d'être  en  règle  à  tous  égards  sur  cet  ouvrage,  for- 
tement persuadé  qu'il  avait  non  seulement  l'agrément  et  la  pro- 


LIVRE  ONZIEME  i3i 

tection  du  magistrat,  mais  même  qu'il  méritait  et  qu'il  avait  de 
même  la  faveur  du  ministre,  je  me  félicitais  de  mon  courage  à 
bien  faire,  et  je  riais  de  mes  pusillanimes  amis,  qui  paraissaient 
s'inquiéter  pour  moi.  Duclos  fut  de  ce  nombre,  et  j'avoue  que  ma 
confiance  en  sa  droiture  et  en  ses  lumières  eût  pu  m'alarmer  à  son 
exemple,  si  j'en  avais  eu  moins  dans  l'utilité  de  l'ouvrage  et  dans 
la  probité  de  ses  patrons.  Il  me  vint  voir  de  chez  M.  Baille,  tandis 
que  V Emile  était  sous  presse;  il  m'en  parla.  Je  lui  lus  la  Profes- 
sion de  foi  du  vicaire  savoyard;  il  l'écouta  très  paisiblement,  et, 
ce  me  semble,  avec  grand  plaisir.  Il  me  dit,  quand  j'eus  fini  : 
Quoi,  citoyen,  cela  fait  partie  d'un  livre  qu'on  imprime  à  Paris? 
—  Oui  !  lui  dis-je,  et  l'on  devrait  l'imprimer  au  Louvre,  par  ordre 
du  roi.  —  J'en  conviens,  me  dit-il  ;  mais  faites-moi  le  plaisir  de 
ne  dire  à  personne  que  vous  m'ayez  lu  ce  morceau.  Cette  frap- 
pante manière  de  s'exprimer  me  surprit  sans  m'effrayer.  Je  savais 
que  Duclos  voyait  beaucoup  M.  de  Malesherbes.  J'eus  peine  à 
concevoir  comment  il  pensait  si  différemment  que  lui  sur  le  même 
objet. 

Je  vivais  à  Montmorency  depuis  plus  de  quatre  ans,  sans  y 
avoir  eu  un  seul  jour  de  bonne  santé.  Quoique  l'air  y  soit  excel- 
lent, les  eaux  y  sont  mauvaises;  et  cela  peut  très  bien  être  une 
des  causes  qui  contribuaient  à  empirer  mes  maux  habituels.  Sur  la 
fin  de  l'automne  1761,  je  tombai  tout  à  fait  malade,  et  je  passai 
l'hiver  entier  dans  des  souffrances  presque  sans  relâche.  Le  mal 
physique,  augmenté  par  mille  inquiétudes,  me  les  rendit  aussi 
plus  sensibles.  Depuis  quelque  temps,  de  sourds  et  tristes  pres- 
sentiments me  troublaient  sans  que  je  susse  à  propos  de  quoi.  Je 
recevais  des  lettres  anonymes  assez  singulières,  et  même  des 
lettres  signées  qui  ne  l'étaient  guère  moins.  J'en  reçus  une  d'un 
conseiller  au  parlement  de  Paris,  qui,  mécontent  de  la  présente 
constitution  des  choses,  et  n'augurant  pas  bien  des  suites,  me 
consultait  sur  le  choix  d'un  asile  à  Genève  ou  en  Suisse,  pour  s'y 
retirer  avec  sa  famille.  J'en  reçus  une  de  M.  de...,  président  à 
mortier  au  parlement  de...,  lequel  me  proposait  de  rédiger  pour 
ce  parlement,  qui  pour  lors  était  mal  avec  la  cour,  des  mémoires 
et  remontrances,   offrant  de   me   fournir  tous  les    documents  et 


i32  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

matériaux  dont  j'aurais  besoin  pour  cela.  Quand  je  souffre,  je 
suis  sujet  à  l'humeur.  J'en  avais  en  recevant  ces  lettres;  j'en  mis 
dans  les  réponses  que  j'y  fis,  refusant  tout  à  plat  ce  qu'on  me 
demandait.  Ce  refus  n'est  assurément  pas  ce  que  je  me  reproche, 
puisque  ces  lettres  pouvaient  être  des  pièges  de  mes  ennemis,  et 
ce  qu'on  me  demandait  était  contraire  à  des  principes  dont  je 
voulais  moins  me  départir  que  jamais  :  mais  pouvant  refuser  avec 
aménité,  je  refusai  avec  dureté;  et  voilà  en  quoi  j'eus  tort. 

On  trouvera  parmi  mes  papiers  les  deux  lettres  dont  je  viens  de 
parler.  Celle  du  conseiller  ne  me  surprit  pas  absolument,  parce 
que  je  pensais,  comme  lui  et  comme  beaucoup  d'autres,  que  la 
constitution  déclinante  menaçait  la  France  d'un  prochain  déla- 
brement. Les  désastres  d'une  guerre  malheureuse,  qui  tous 
venaient  de  la  faute  du  gouvernement;  l'incroyable  désordre  des 
finances  ;  les  tiraillements  continuels  de  l'administration,  par- 
tagée jusqu'alors  entre  deux  ou  trois  ministres  en  guerre  ouverte 
l'un  avec  l'autre,  et  qui,  pour  se  nuire  mutuellement,  abîmaient 
le  royaume;  le  mécontentement  général  du  peuple  et  de  tous  les 
ordres  de  l'État;  l'entêtement  d'une  femme  obstinée,  qui,  sacri- 
fiant toujours  à  ses  goûts  ses  lumières,  si  tant  est  qu'elle  en  eût, 
écartait  presque  toujours  des  emplois  les  plus  capables,  pour 
placer  ceux  qui  lui  plaisaient  le  plus  :  tout  concourait  à  justifier 
la  prévoyance  du  conseiller,  et  celle  du  public,  et  la  mienne. 
Cette  prévoyance  me  mit  même  plusieurs  fois  en  balance  si  je  ne 
chercherais  pas  moi-même  un  asile  hors  du  royaume,  avant  les 
troubles  qui  semblaient  le  menacer  ;  mais,  rassuré  par  ma  peti- 
tesse et  mon  humeur  paisible,  je  crus  que,  dans  la  solitude  où  je 
voulais  vivre,  nul  orage  ne  pouvait  pénétrer  jusqu'à  moi  ;  fâché 
seulement  que,  dans  cet  état  de  choses,  M.  de  Luxembourg  se 
prêtât  à  des  commissions  qui  devaient  le  faire  moins  bien  valoir 
dans  son  gouvernement.  J'aurais  voulu  qu'il  s'y  ménageât,  à  tout 
événement,  une  retraite,  s'il  arrivait  que  la  grande  machine  vînt  à 
crouler,  comme  cela  paraissait  à  craindre  dans  l'état  actuel  des 
choses  ;  et  il  me  paraît  encore  à  présent  indubitable  que  si  toutes 
les  rênes  du  gouvernement  ne  fussent  enfin  tombées  dans  une 
seule  main,  la  monarchie  française  serait  maintenant  aux  abois. 


Maurice  Leloir.iriv 


Rousseau  averti  du  danger  qui  le  menace 


LIVRE  ONZIÈME  ^^^^ 

Tandis  que  mon  état  empirait,  l'impression  de  VÊmile  se  ralen- 
tissait, et  fut  enfin  tout  à  fait  suspendue  sans  que  je  pusse  erîf 
apprendre  la  raison,  sans  que  Guy  daignât  plus  m'écrire  ni  me 
répondre,  sans  que  je  pusse  avoir  des  nouvelles  de  personne  ni 
rien  savoir  de  ce  qui  se  passait,  M.  de  Malesherbes  étant  pour 
lors  à  la  campagne.  Jamais  un  malheur,  quel  qu'il  soit,  ne  me 
trouble  ni  ne  m'abat,  pourvu  que  je  sache  en  quoi  il  consiste; 
mais  mon  penchant  naturel  est  d'avoir  peur  des  ténèbres:  je 
redoute  et  je  hais  leur  air  noir;  le  mystère  m'inquiète  toujours,  il 
est  par  trop  antipathique  avec  mon  naturel  ouvert  jusqu'à  l'impru- 
dence. L'aspect  du  monstre  le  plus  hideux  m'effrayerait  peu,  ce 
me  semble;  mais  si  j'entrevois  de  nuit  une  figure  sous  un  drap 
blanc,  j'aurai  peur.  Voilà  donc  mon  imagination,  qu'allumait  ce 
long  silence,  occupée  à  me  tracer  des  fantômes.  Plus  j'avais  à 
cœur  la  publication  de  mon  dernier  et  meilleur  ouvrage,  plus  je 
me  tourmentais  à  chercher  ce  qui  pouvait  l'accrocher;  et  toujours 
portant  tout  à  l'extrême,  dans  la  suspension  de  l'impression  du 
livre  j'en  croyais  voir  la  suppression.  Cependant,  n'en  pouvant 
imaginer  ni  la  cause  ni  la  manière,  je  restais  dans  l'incertitude  du 
monde  la  plus  cruelle.  J'écrivais  lettres  sur  lettres  à  Guy,  à  M.  de 
Malesherbes,  à  madame  de  Luxembourg;  et  les  réponses  ne 
venant  point,  ou  ne  venant  pas  quand  je  les  attendais,  je  me 
troublais  entièrement,  je  délirais.  Malheureusement  j'appris,  dans 
le  même  temps,  que  le  P.  Griffet,  jésuite,  avait  parlé  de  VÉmile, 
et  en  avait  rapporté  même  des  passages.  A  l'instant  mon  imagi- 
nation part  comme  un  éclair,  et  me  dévoile  tout  le  mystère  d'ini- 
quité :  j'en  vis  la  marche  aussi  clairement,  aussi  sûrement  que  si 
elle  m'eût  été  révélée.  Je  me  figurai  que  les  jésuites,  furieux  du 
ton  méprisant  sur  lequel  j'avais  parlé  des  collèges,  s'étaient 
emparés  de  mon  ouvrage;  que  c'étaient  eux  qui  en  accrochaient 
l'édition;  qu'instruits  par  Guérin,  leur  ami,  de  mon  état  présent, 
et  prévoyant  ma  mort  prochaine,  dont  je  ne  doutais  pas,  ils 
voulaient  retarder  l'impression  jusqu'alors,  dans  le  dessein  de 
tronquer,  d'altérer  mon  ouvrage,  et  de  me  prêter,  pour  remplir 
leurs  vues,  des  sentiments  différents  des  miens.  Il  est  étonnant 
quelle  foule  de  faits  et  de  circonstances  vint  dans  mon  esprit  se 


ï34  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

calquer  sur  cette  folie  et  lui  donner  un  air  de  vraisemblance,  que 
dis-je?  m'y  montrer  l'évidence  et  la  démonstration.  Guérin  était 
totalement  livré  aux  jésuites,  je  le  savais.  Je  leur  attribuai  toutes 
les  avances  d'amitié  qu'il  m'avait  faites;  je  me  persuadai  que 
c'était  par  leur  impulsion  qu'il  m'avait  pressé  de  traiter  avec 
Néaulme;  que  par  ledit  Néaulme  ils  avaient  eu  les  premières 
feuilles  de  mon  ouvrage;  qu'ils  avaient  ensuite  trouvé  le  moyen 
d'en  arrêter  l'impression  chez  Duchesne,  et  peut-être  de  s'emparer 
de  mon  manuscrit,  pour  y  travailler  à  leur  aise,  jusqu'à  ce  que  ma 
mort  les  laissât  libres  de  le  publier  travesti  à  leur  mode.  J'avais 
toujours  senti,  malgré  le  patelinage  du  P.  Berthier,  que  les 
jésuites  ne  m'aimaient  pas,  non  seulementcomme  encyclopédiste, 
mais  parce  que  tous  mes  principes  étaient  encore  plus  opposés  à 
leurs  maximes  et  à  leur  crédit  que  l'incrédulité  de  mes  confrères, 
puisque  le  fanatisme  athée  et  le  fanatisme  dévot,  se  touchant  par 
leur  commune  intolérance,  peuvent  même  se  réunir  comme  ils 
ont  fait  à  la  Chine,  et  comme  ils  font  contre  moi  ;  au  lieu  que  la 
religion  raisonnable  et  morale,  ôtant  tout  pouvoir  humain  sur  les 
consciences,  ne  laisse  plus  de  ressource  aux  arbitres  de  ce 
pouvoir.  Je  savais  que  monsieur  le  chancelier  était  aussi  fort  ami 
des  jésuites  :  je  craignais  que  le  fils,  intimidé  par  le  père,  ne  se 
vît  forcé  de  leur  abandonner  l'ouvrage  qu'il  avait  protégé.  Je 
croyais  même  voir  l'effet  de  cet  abandon  dans  les  chicanes  que 
l'on  commençait  à  me  susciter  sur  les  deux  premiers  volumes,  où 
l'on  exigeait  des  cartons  pour  des  riens;  tandis  que  les  deux 
autres  volumes  étaient,  comme  on  ne  l'ignorait  pas,  remplis  de 
choses  si  fortes,  qu'il  eût  fallu  les  refondre  en  entier,  en  les  cen- 
surant comme  les  deux  premiers.  Je  savais  de  plus,  et  M.  de 
Malesherbes  me  le  dit  lui-même,  que  l'abbé  de  Grave,  qu'il  avait 
chargé  de  l'inspection  de  cette  édition,  était  encore  un  autre  par- 
tisan des  jésuites.  Je  ne  voyais  partout  que  jésuites,  sans  songer 
qu'à  la  veille  d'être  anéantis,  et  tout  occupés  de  leur  propre 
défense,  ils  avaient  autre  chose  à  faire  que  d'aller  tracasser  sur 
l'impression  d'un  livre  où  il  ne  s'agissait  pas  d'eux.  J'ai  tort  de 
dire  sans  songer^  car  j'y  songeais  très  bien;  et  c'est  même  une 
objection  que  M.  de  Malesherbes  eut  soin  de  me  faire  sitôt  qu'il 


LIVRE  ONZIEME  i35 

fut  instruit  de  ma  vision:  mais,  par  un  autre  de  ces  travers    d'un 
homme  qui  du  fond  de  sa  retraite  veut  juger  du  secret  des  grandes 
affaires,  dont  il  ne  sait  rien,  je   ne  voulus  jamais  croire  que  les 
jésuites    fussent    en    danger,    et  je   regardais    le    bruit   qui    s'en 
répandait  comme   un    leurre  de    leur    part,    pour  endormir   leurs 
adversaires.  Leurs  succès  passés,  qui  ne  s'étaient  jamais  démentis, 
me   donnaient    une  si    terrible  idée    de    leur  puissance,    que  je 
déplorais  déjà  l'avilissement  du  parlement.  Je   savais  que  M.  de 
Choiseul  avait   étudié  chez  les  jésuites,    que   madame   de  Pom- 
padour  n'était  point  mal  avec  eux,  et  que  leur  ligue  avec  les  favo- 
rites  et  les  ministres  avait  toujours  paru  avantageuse  aux  uns  et 
aux  autres   contre  leurs  ennemis  communs.  La  cour  paraissait  ne 
se  mêler  de  rien;  et,  persuadé  que   si  la  société  recevait  un  jour 
quelque  rude  échec,  ce  ne  serait  jamais  le  parlement    qui  serait 
assez  fort  pour  le  lui  porter,  je  tirais  de  cette  inaction  de  la  cour 
le  fondement  deleurconfiance  et  l'augure  de  leur  triomphe.  Enfin, 
ne  voyant  dans  tous  les  bruits  du  jour  qu'une  feinte  et  des  pièges 
de  leur  part,  et  leur  croyant    dans  leur    sécurité  du    temps  pour 
vaquera  tout,  je  ne  doutais  pas  qu'ils  n'écrasassent  dans  peu  le 
jansénisme,    et    le  parlement,  et  les   encyclopédistes,  et   tout  ce 
qui    n'aurait  pas    porté    leur   joug;    et   qu'enfin    s'ils    laissaient 
paraître  mon  livre,  ce  ne  fût  qu'après  l'avoir  transformé  au  point 
de    s'en    faire  une  arme,  en  se  prévalant  de  mon    nom  pour  sur- 
prendre mes  lecteurs. 

Je  me  sentais  mourant;  j'ai  peine  à  comprendre  comment  cette 
extravagance  ne  m'acheva  pas  :  tant  l'idée  de  ma  mémoire  désho- 
norée après  moi,  dans  mon  plus  digne  et  meilleur  livre,  m'était 
effroyable.  Jamais  je  n'ai  tant  craint  de  mourir;  et  je  crois  que  si 
j'étais  mort  dans  ces  circonstances,  je  serais  mort  désespéré. 
Aujourd'hui  même,  que  je  vois  marcher  sans  obstacle  à  son  exé- 
cution le  plus  noir,  le  plus  affreux  complot  qui  jamais  ait  été 
tramé  contre  la  mémoire  d'un  homme,  je  mourrai  beaucoup  plus 
tranquille,  certain  de  laisser  dans  mes  écrits  un  témoignage  de 
moi,  qui  triomphera  tôt  ou  tard  des  complots  des  hommes. 

M.  de  Malesherbes,  témoin  et  confident  de  mes  agitations,  se 
donna,  pour  les  calmer,  des  soins  qui  prouvent  son  inépuisable 


i36  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

bonté  de  cœur.  Madame  de  Luxembourg  concourut  à  cette  bonne 
œuvre,  et  fut  plusieurs  fois  chez  Duchesne,  pour  savoir  à  quoi  en 
était  cette  édition.  Enfin,  l'impression  fut  reprise  et  marcha  plus 
rondement,  sans  que  jamais  j'aie  pu  savoir  pourquoi  elle  avait  été 
suspendue.  M.  de  Malesherbes  prit  la  peine  de  venir  à  Montmo- 
rency pour  me  tranquilliser:  il  en  vint  à  bout;  et  ma  parfaite  con- 
fiance en  sa  droiture  l'ayant  emporté  sur  l'égarement  de  ma 
pauvre  tête,  rendit  efficace  tout  ce  qu'il  fit  pour  m'en  ramener. 
Après  ce  qu'il  avait  vu  de  mes  angoisses  et  de  mon  délire,  il  était 
naturel  qu'il  me  trouvât  très  à  plaindre  :  aussi  fit-il.  Les  propos 
incessamment  rebattus  de  la  cabale  philosophique  qui  l'entourait 
lui  revinrent  à  l'esprit.  Quand  j'allai  vivre  à  l'Ermitage,  ils 
publièrent,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  je  n'y  tiendrais  pas  long- 
temps. Quand  ils  virent  que  je  persévérais,  ils  dirent  que  c'était 
par  obstination,  par  orgueil,  par  honte  de  m'en  dédire;  mais  que 
je  m'y  ennuyais  à  périr,  et  que  j'y  vivais  très  malheureux.  M.  de 
Malesherbes  le  crut  et  me  l'écrivit.  Sensible  à  cette  erreur,  dans 
un  homme  pour  qui  j'avais  tant  d'estime,  je  lui  écrivis  quatre 
lettres  consécutives,  où,  lui  exposant  les  vrais  motifs  de  ma  con- 
duite, je  lui  décrivis  fidèlement  mes  goûts,  mes  penchants,  mon 
caractère,  et  tout  ce  qui  se  passait  dans  mon  cœur.  Ces  quatre 
lettres,  faites  sans  brouillon,  rapidement,  à  trait  de  plume,  et  sans 
même  avoir  été  relues,  sont  peut-être  la  seule  chose  que  j'aie  écrite 
avec  facilité  dans  toute  ma  vie,  ce  qui  est  bien  étonnant,  au 
milieu  de  mes  souffrances  et  de  l'extrême  abattement  où  j'étais.  Je 
gémissais,  en  me  sentant  défaillir,  de  penser  que  je  laissais  dans 
l'esprit  des  honnêtes  gens  une  opinion  de  moi  si  peu  juste  ;  et,  par 
l'esquisse  tracée  à  la  hâte  dans  ces  quatre  lettres,  je  tâchais  de 
suppléer  en  quelque  sorte  aux  Mémoires  que  j'avais  projetés.  Ces 
lettres,  qui  plurent  à  M.  de  Malesherbes  et  qu'il  montra  dans 
Paris,  sont  en  quelque  façon  le  sommaire  de  ce  que  j'expose  ici 
plus  en  détail,  et  méritent  à  ce  titre  d'être  conservées.  On  trou- 
vera parmi  mes  papiers  la  copie  qu'il  en  fit  faire  à  ma  prière,  et 
qu'il  m'envoya  quelques  années  après. 

La  seule  chose  qui  m'affligeait  désormais,  dans  l'opinion  de  ma 
mort  prochaine,  était  de  n'avoir  aucun  homme  lettré  de  confiance, 


LIVRE  ONZIÈME  iZj 

entre  les  mains  duquel  je  pusse  déposer  mes  papiers,  pour  en 
faire  après  moi  le  triage.  Depuis  mon  voyage  de  Genève,  je  m'étais 
lié  d'amitié  avec  Moultou  ;  j'avais  de  l'inclination  pour  ce  jeune 
homme,  et  j'aurais  désiré  qu'il  vînt  me  fermer  les  yeux.  Je  lui 
marquai  ce  désir;  et  je  crois  qu'il  aurait  fait  avec  plaisir  cet  acte 
d'humanité,  si  ses  affaires  et  sa  famille  le  lui  eussent  permis. 
Privé  de  cette  consolation,  je  voulus  du  moins  lui  marquer  ma 
confiance  en  lui  envoyant  la  Profession  de  foi  du  vicaire  avant  la 
publication.  Il  en  fut  content;  mais  il  ne  me  parut  pas  dans  sa 
réponse  partager  la  sécurité  avec  laquelle  j'en  attendais  pour  lors 
l'effet.  Il  désira  d'avoir  de  moi  quelque  morceau  que  n'eût  per- 
sonne autre.  Je  lui  envoyai  une  Oraison  funèbre  du  feu  duc  d' Orléans  y 
que  j'avais  faite  pour  l'abbé  d'Arty,  et  qui  ne  fut  pas  prononcée, 
parce  que,  contre  son  attente,  ce  ne  fut  pas  lui  qui  en  fut  chargé. 
L'impression,  après  avoir  été  reprise,  se  continua,  s'acheva 
même  assez  tranquillement;  et  j'y  remarquai  ceci  de  singulier, 
qu'après  les  cartons  qu'on  avait  sévèrement  exigés  pour  les  deux 
premiers  volumes,  on  passa  les  deux  derniers  sans  rien  dire,  et 
sans  que  leur  contenu  fît  aucun  obstacle  à  sa  publication.  J'eus 
pourtant  encore  quelque  inquiétude  que  je  ne  dois  pas  passer 
sous  silence.  Après  avoir  eu  peur  des  jésuites,  j'eus  peur  des  jan- 
sénistes et  des  philosophes.  Ennemi  de  tout  ce  qui  s'appelle 
parti,  faction,  cabale,  je  n'ai  jamais  rien  attendu  de  bon  des  gens 
qui  en  sont.  Les  Commères  avaient,  depuis  un  temps,  quitté  leur 
ancienne  demeure,  et  s'étaient  établis  tout  à  côté  de  moi;  en 
sorte  que  de  leur  chambre  on  entendait  tout  ce  qui  se  disait  dans 
la  mienne  et  sur  ma  terrasse,  et  que  de  leur  jardin  on  pouvait  très 
aisément  escalader  le  petit  mur  qui  le  séparait  de  mon  donjon. 
J'avais  fait  de  ce  donjon  mon  cabinet  de  travail,  en  sorte  que  j'y 
avais  une  table  couverte  d'épreuves  et  de  feuilles  de  V Emile  et  du 
Contrat  social ,  et  brochant  ces  feuilles  à  mesure  qu'on  me  les 
envoyait,  j'avais  là  tous  mes  volumes  longtemps  avant  qu'on  les 
publiât.  Mon  étourderie,  ma  négligence,  ma  confiance  en 
M.  Mathas,  dans  le  jardin  duquel  j'étais  clos,  faisaient  que 
souvent,  oubliant  de  fermer  le  soir  mon  donjon,  je  le  trouvais  le 
matin  tout  ouvert;  ce  qui  ne  m'eût  guère  inquiété,  si  je  n'avais  cru 


i38  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

remarquer  du  dérangement  dans  mes  papiers.  Après  avoir  fait 
plusieurs  fois  cette  remarque,  je  devins  plus  soigneux  de  fermer 
le  donjon.  La  serrure  était  mauvaise,  la  clef  ne  fermait  qu'à  demi- 
tour.  Devenu  plus  attentif,  je  trouvai  un  plus  grand  dérangement 
encore  que  quand  je  laissais  tout  ouvert.  Enfin,  un  de  mes 
volumes  se  trouva  éclipsé  pendant  un  jour  et  deux  nuits,  sans 
qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ce  qu'il  était  devenu  jusqu'au  matin 
du  troisième  jour,  que  je  le  retrouvai  sur  ma  table.  Je  n'eus  ni  n'ai 
jamais  eu  de  soupçon  sur  M.  Mathas,  ni  sur  son  neveu 
M.  Dumoulin,  sachant  qu'ils  m'aimaient  l'un  et  l'autre,  et  prenant 
en  eux  toute  confiance.  Je  commençais  d'en  avoir  moins  dans  les 
Commères.  Je  savais  que,  quoique  jansénistes,  ils  avaient  quelques 
liaisons  avec  d'Alembert  et  logeaient  dans  la  même  maison.  Cela 
me  donna  quelque  inquiétude  et  me  rendit  plus  attentif.  Je  retirai 
mes  papiers  dans  ma  chambre,  et  je  cessai  tout  à  fait  de  voir  ces 
gens-là,  ayant  su  d'ailleurs  qu'ils  avaient  fait  parade,  dans  plusieurs 
maisons,  du  premier  volume  de  V Emile,  quQ  j'avais  eu  l'imprudence 
de  leur  prêter.  Quoiqu'ils  continuassent  d'être  mes  voisins  jusqu'à 
mon  départ,  je  n'ai  plus  eu  de  communication  avec  eux  depuis  lors. 
Le  Contrat  social  parut  un  mois  ou  deux  avant  V Emile.  Rey,  dont 
j'avais  toujours  exigé  qu'il  n'introduirait  jamais  furtivement  en 
France  aucun  de  mes  livres,  s'adressa  au  magistrat  pour  obtenir 
la  permission  de  faire  entrer  celui-ci  par  Rouen,  où  il  fit  par  mer 
son  envoi.  Rey  n'eut  aucune  réponse  :  ses  ballots  restèrent  à 
Rouen  plusieurs  mois,  au  bout  desquels  on  les  lui  renvoya,  après 
avoir  tenté  de  les  confisquer  ;  mais  il  fit  tant  de  bruit,  qu'on  les 
lui  rendit.  Des  curieux  en  tirèrent  d'Amsterdam  quelques  exem- 
plaires qui  circulèrent  avec  peu  de  bruit.  Mauléon,  qui  en  avait 
ouï  parler  et  qui  même  en  avait  vu  quelque  chose,  m'en  parla  d'un 
ton  mystérieux  qui  me  surprit,  et  qui  m'eût  inquiété  même,  si, 
certain  d'être  en  règle  à  tous  égards  et  de  n'avoir  nul  reproche  à 
me  faire,  je  ne  m'étais  tranquillisé  par  ma  grande  maxime.  Je  ne 
doutais  pas  même  que  M.  de  Choiseul,  déjà  bien  disposé  pour 
moi,  et  sensible  à  l'éloge  que  mon  estime  pour  lui  m'en  avait  fait 
faire  dans  cet  ouvrage,  ne  me  soutînt  en  cette  occasion  contre  la 
malveillance  de  madame  de  Pompadour. 


LIVRE  ONZIÈME  iSq 

J'avais  assurément  lieu  de  compter  alors,  autant  que  jamais,  sur 
les  bontés  de  M.  de  Luxembourg,  et  sur  son  appui  dans  le  besoin  : 
car  jamais  il  ne  me  donna  de  marques  d'amitié  ni  plus  fréquentes, 
ni  plus  touchantes.  Au  voyage  de  Pâques,  mon  triste  état  ne  me 
permettant  pas  d'aller  au  château,  il  ne  manqua  pas  un  seul  jour 
de  me  venir  voir;  et  enfin,  me  voyant  souffrir  sans  relâche,  il   fit 
tant  qu'il  me  détermina  à  voir  le  frère  Côme,  l'envoya  chercher, 
me  l'amena  lui-même,  et  eut    le  courage,  rare  certes  et  méritoire 
dans  un  grand  seigneur,  de  rester  chez  moi  durant  l'opération,  qui 
fut  cruelle  et  longue.  Il  n'était  pourtant  question  que  d'être  sondé  ; 
mais  je  n'avais  jamais  pu  l'être,  mêmiC  par  Morand,  qui  s'y  prit  à 
plusieurs  fois,  et  toujours  sans  succès.  Le  frère  Côme,  qui  avait  la 
main  d'une  adresse  et  d'une  légèreté  sans  égale,  vint  à  bout  enfin 
d'introduire   une  très  petite  algalie,   après  m'avoir  beaucoup  fait 
souffrir  pendant  plus  de  deux  heures,  durant  lesquelles  je  m'efforçai 
de  retenir  les  plaintes,  pour  ne  pas  déchirer  le  cœur  sensible  du 
bon  maréchal.  Au  premier  examen,  le  frère  Côme  crut  trouver  une 
grosse  pierre  et  me  le  dit;  au  second,  il  ne  la  trouva  plus.  Après 
avoir  recommencé  une  seconde  et  une  troisième  fois,  avec  un  soin 
et  une  exactitude  qui  me  firent  trouver  le  temps  fort  long,  il  déclara 
qu'il  n'y  avait  point  de  pierre,  mais  que  la  prostate  était  squirreuse 
et  d'une  grosseur  surnaturelle  ;  il  trouva  la  vessie  grande  et  en  bon 
état,  et  finit  par  me  déclarer  que  je  souffrirais  beaucoup,  et  queje 
vivrais  longtemps.  Si  la  seconde  prédiction  s'accomplit  aussi  bien 
que  la  première,  mes  maux  ne  sont  pas  prêts  à  finir. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  été  traité  successivement  pendant  tant 
d'années  pour  des  maux  que  je  n'avais  pas,  je  finis  par  savoir  que 
ma  maladie,  incurable  sans  être  mortelle,  durerait  autant  que  moi. 
Mon  imagination,  réprimée  par  cette  connaissance,  ne  me  fit  plus 
voir  en  perspective  une  mort  cruelle  dans  les  douleurs  du  calcul. 
Je  cessai  de  craindre  qu'un  bout  de  bougie,  qui  s'était  rompu  dans 
l'urètre  il  y  avait  longtemps,  n'eût  fait  le  noyau  d'une  pierre. 
Délivré  des  maux  imaginaires,  plus  cruels  pour  moi  que  les  maux 
réels,  j'endurai  plus  paisiblement  ces  derniers.  Il  est  constant  que 
depuis  ce  temps  j'ai  beaucoup  moins  souffert  de  la  maladie  queje 
n'avais  fait  jusqu'alors  ;  et  je  ne  me  rappelle  jamais  que  je  dois  ce 


140  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

soulagement  à  M.  de  Luxembourg,  sans  m'attendrir  de  nouveau 
sur  sa  mémoire. 

Revenu  pour  ainsi  dire  à  la  vie,  et  plus  occupé  que  jamais  du 
plan  sur  lequel  j'en  voulais  passer  le  reste,  je  n'attendais, pour 
l'exécuter,  que  la  publication  de  V Emile.  Je  songeais  à  la  Touraine, 
où  j'avais  déjà  été,  et  qui  me  plaisait  beaucoup,  tant  pour  la 
douceur  du  climat  que  pour  celle  des  habitants. 

La  terra  7nolle  e  lieta  e  dilettosa 
Simili  a  se  gli  abitator  froduce. 

J'avais  déjà  parlé  de  mon  projet  à  M.  de  Luxembourg,  qui  m'en 
avait  voulu  détourner;  je  lui  en  reparlai  derechef,  comme  d'une 
chose  résolue.  Alors  il  me  proposa  le  château  de  Merlou,  à  quinze 
lieues  de  Paris,  comme  un  asile  qui  pouvait  me  convenir,  et  dans 
lequel  ils  se  feraient  l'un  et  l'autre  un  plaisir  de  m'établir.  Cette 
proposition  me  toucha,  et  ne  me  déplut  pas.  Avant  toute  chose,  il 
fallait  voir  le  lieu;  nous  convînmes  du  jour  où  monsieur  le 
maréchal  enverrait  son  valet  de  chambre  avec  une  voiture,  pour 
m'y  conduire.  Je  me  trouvai  ce  jour-là  fort  incommodé  ;  il  fallut 
remettre  la  partie,  et  les  contre-temps  qui  survinrent  m'empê- 
chèrent de  l'exécuter.  Ayant  appris  depuis  que  la  terre  de  Merlou 
n'était  pas  à  monsieur  le  maréchal,  mais  à  madame,  je  m'en  con- 
solai plus  aisément  de  n'y  être  pas  allé. 

U Emile  parut  enfin,  sans  que  j'entendisse  plus  parler  de  cartons 
ni  d'aucune  difficulté.  Avant  sapublication,  monsieur  le  maréchal 
me  redemanda  toutes  les  lettres  de  M.  de  Malesherbesqui  se  rap- 
portaient à  cet  ouvrage.  Ma  grande  confiance  en  tous  les  deux,  ma 
profonde  sécurité  m'empêchèrent  de  réfléchir  à  ce  qu'il  y  avait 
d'extraordinaire  et  même  d'inquiétant  dans  cette  demande.  Je 
rendis  les  lettres,  hors  une  ou  deux,  qui,  par  mégarde,  étaient 
restées  dans  des  livres.  Quelque  temps  auparavant,  M.  de  Males- 
herbes  m'avait  marqué  qu'il  retirait  les  lettres  que  j'avais  écrites  à 
Duchesne  durant  mes  alarmes  au  sujet  des  jésuites,  et  il  faut 
avouer  que  ces  lettres  ne  faisaient  pas  grand  honneur  à  ma  raison. 
Mais  je  lui  marquai  qu'en   nulle  chose  je  ne  voulais  passer  pour 


LIVRE  ONZIÈME  141 

meilleur  que  je   n'étais,  et   qu'il  pouvait  lui  laisser  les   lettres. 
J'ignore  ce  qu'il  a  fait. 

La  publication  de  ce  livre  ne  se  fît  point  avec  cet  éclat  d'ap- 
plaudissements qui  suivait  celle  de  tous  mes  écrits.  Jamais 
ouvrage  n'eut  de  si  grands  éloges  particuliers,  ni  si  peu  d'appro- 
bation publique.  Ce  que  m'en  dirent,  ce  que  m'en  écrivirent  les 
gens  les  plus  capables  d'en  juger  me  confirma  que  c'était  là  le 
meilleur  de  mes  écrits,  ainsi  que  le  plus  important.  Mais  tout  cela 
fut  dit  avec  les  précautions  les  plus  bizarres,  comme  s'il  eût 
importé  de  garder  le  secret  du  bien  que  l'on  en  pensait.  Madame 
de  Boufflers,  qui  me  marqua  que  l'auteur  de  ce  livre  méritait  des 
statues  et  les  hommages  de  tous  les  humains,  me  pria  sans  façon, 
à  la  fin  de  son  billet,  de  le  lui  renvoyer.  D'Alembert,  qui  m'écri- 
vait que  cet  ouvrage  décidait  de  ma  supériorité,  et  devait  me 
mettre  à  la  tête  de  tous  les  gens  de  lettres,  ne  signa  point  sa  lettre, 
quoiqu'il  eût  signé  toutes  celles  qu'il  m'avait  écrites  jusqu'alors. 
Duclos,  ami  sûr,  homme  vrai,  mais  circonspect,  et  qui  faisait  cas 
de  ce  livre,  évita  de  m'en  parler  par  écrit;  La  Condamine  se  jeta 
sur  la  Profession  de  foi,  et  battit  la  campagne;  Clairaut  se  borna, 
dans  sa  lettre,  au  même  morceau  ;  mais  il  ne  craignit  pas 
d'exprimer  l'émotion  que  sa  lecture  lui  avait  donnée;  et  il  me 
marqua  en  propres  termes  que  cette  lecture  avait  réchauffé  sa 
vieille  âme:  de  tous  ceux  à  qui  j'avais  envoyé  mon  livre,  il  fut  le 
seul  qui  dit  hautement  et  librement  à  tout  le  monde  tout  le  bien 
qu'il  en  pensait. 

Mathas,  à  qui  j'en  avais  aussi  donné  un  exemplaire  avant  qu'il 
fût  en  vente,  le  prêta  à  M,  de  Blaire,  conseiller  au  parlement, 
père  de  l'intendant  de  Strasbourg.  M.  de  Blaire  avait  une  maison 
de  campagne  à  Saint-Gratien,  et  Mathas,  son  ancienne  connais- 
sance, l'y  allait  voir  quelquefois  quand  il  pouvait  aller.  Il  lui  fit 
lire  VÉmile  avant  qu'il  fût  public.  En  le  lui  rendant,  M.  de  Blaire 
lui  dit  ces  propres  mots,  qui  me  furent  rendus  le  même  jour: 
((  Monsieur  Mathas,  voilà  un  fort  beau  livre,  mais  dont  il  sera  parlé 
dans  peu,  plus  qu'il  ne  serait  à  désirer  pour  l'auteur.  »  Quand  il 
me  rapporta  ce  propos,  je  ne  fis  qu'en  rire,  et  je  n'y  vis  que  l'im- 
portance d'un  homme  de  robe,  qui  met  du  mystère  à  tout.    Tous 


142  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

les  propos  inquiétants  qui  me  revinrent  ne  me  firent  pas  plus 
d'impression;  et  loin  de  prévoir  en  aucune  sorte  la  catastrophe  à 
laquelle  je  touchais,  certain  de  l'utilité,  de  la  beauté  de  mon 
ouvrage;  certain  d'être  en  règle  à  tous  égards  ;  certain,  comme  je 
croyais  l'être,  de  tout  le  crédit  de  madame  de  Luxembourg  et 
même  de  la  faveur  du  ministère,  je  m'applaudissais  du  parti  que 
j'avais  pris  de  me  retirer  au  milieu  de  mes  triomphes,  et  lorsque 
je  venais  d'écraser  tous  mes  envieux. 

Une  seule  chose  m'alarmait  dans  la  publication  de  ce  livre,  et 
cela,  moins  pour  ma  sûreté  que  pour  l'acquit  de  mon  cœur.  A 
l'Ermitage,  à  Montmorency,  j'avais  vu  de  près  et  avec  indignation 
les  vexations  qu'un  soin  jaloux  desplaisirs  des  princes  fait  exercer 
sur  les  malheureux  paysans  forcés  de  souffrir  le  dégât  que  le  gibier 
fait  dans  leurs  champs,  sans  oser  se  défendre  qu'à  force  de  bruit, 
et  forcés  dépasser  les  nuits  dans  leurs  fèves  et  leurs  pois,  avec  des 
chaudrons,  des  tambours,  des  sonnettes,  pour  écarter  les  sangliers. 
Témoin  de  la  dureté  barbare  avec  laquelle  M.  le  comte  de  Cha- 
rolois  faisait  traiter  ces  pauvres  gens,  j'avais  fait,  vers  la  fin  de 
VÉmile,  une  sortie  contre  cette  cruauté.  Autre  infraction  à  mes 
maximes,  qui  n'est  pas  restée  impunie.  J'appris  que  les  officiers 
de  M.  le  prince  de  Conti  n'en  usaient  guère  moins  durement  sur 
ses  terres;  je  tremblais  que  ce  prince,  pour  lequel  j'étais  pénétré 
de  respect  et  de  reconnaissance,  ne  prît  pour  lui  ce  que  l'huma- 
nité révoltée  m'avait  fait  dire  pour  son  oncle,  et  ne  s'en  tînt 
offensé.  Cependant,  comme  ma  conscience  me  rassurait  plei- 
nement sur  cet  article,  je  me  tranquillisai  sur  son  témoignage,  et 
je  fis  bien.  Du  moins  je  n'ai  jamais  appris  que  ce  grand  prince  ait 
fait  la  moindre  attention  à  ce  passage,  écrit  longtemps  avant  que 
j'eusse  l'honneur  d'être  connu  de  lui. 

Peu  de  jours  avant  ou  après  la  publication  de  mon  livre,  car  je 
ne  me  rappelle  pas  bien  exactement  le  temps,  parut  un  autre 
ouvrage  sur  le  même  sujet,  tiré  mot  à  mot  de  mon  premier 
volume,  hors  quelques  platises  dont  on  avait  entremêlé  cet  extrait. 
Ce  livre  portait  le  nom  d'un  Genevois  appelé  Balexsert;  et  il  était 
dit,  dans  le  titre,  qu'il  avait  remporté  le  prix  à  l'Académie  de 
Harlem.  Je  compris  aisément  que  cette  Académie  et  ce  prix  étaient 


LIVRE  ONZIÈME  143 

d'une  création  toute  nouvelle,  pour  déguiser  le  plagiat  aux  yeux 
du  public  ;  mais  je  vis  aussi  qu'il  y  avait  à  cela  quelque  intrigue 
antérieure,  à  laquelle  je  ne  comprenais  rien;  soit  par  la  communi- 
cation de  mon  manuscrit,  sans  quoi  ce  vol  n'aurait  pu  se  faire; 
soit  pour  bâtir  l'histoire  de  ce  prétendu  prix,  à  laquelle  il  avait 
bien  fallu  donner  quelque  fondement.  Ce  n'est  que  bien  des 
années  après  que,  sur  un  mot  échappé  à  d'Ivernois,  j'ai  pénétré 
le  mystère,  et  entrevu  ceux  qui  avaient  mis  en  jeu  le  sieur 
Balexsert. 

Les  sourds  mugissements  qui  précèdent  l'orage  commençaient 
à  se  faire  entendre,  et  tous  les  gens  un  peu  pénétrants  virent  bien 
qu'il  se  couvait,  au  sujet  de  mon  livre  et  de  moi,  quelque  complot 
qui  ne  tarderait  pas  d'éclater.  Pour  moi,  ma  sécurité,  ma  stupidité 
fut  telle,  que,  loin  de  prévoir  mon  malheur,  je  n'en  soupçonnai 
pas  même  la  cause,  après  en  avoir  ressenti  l'effet.  On  commença 
par  répandre  avec  assez  d'adresse  qu'en  sévissant  contre  les 
jésuites,  on  ne  pouvait  marquer  une  indulgence  partiale  pour  les 
livres  et  les  auteurs  qui  attaquaient  la  religion.  On  me  reprochait 
d'avoir  mis  mon  nom  à  VÉmile,  comme  si  je  ne  l'avais  pas  mis  à 
tous  mes  autres  écrits,  auxquels  on  n'avait  rien  dit.  Il  semblait 
qu'on  craignît  de  se  voir  forcé  à  quelques  démarches  qu'on  ferait  à 
regret,  mais  que  les  circonstances  rendaient  nécessaires,  aux- 
quelles mon  imprudence  avait  donné  lieu.  Ces  bruits  me  par- 
vinrent et  ne  m'inquiétèrent  guère  :  il  ne  me  vint  pas  même  à 
l'esprit  qu'il  pût  y  avoir  dans  toute  cette  affaire  la  moindre  chose 
qui  me  regardât  personnellement,  moi  qui  me  sentais  si  parfai- 
tement irréprochable,  si  bien  appuyé,  si  bien  en  règle  à  tous 
égards,  et  qui  ne  craignais  pas  que  madame  de  Luxembourg  me 
laissât  dans  l'embarras,  pour  un  tort  qui,  s'il  existait,  était  tout 
entier  à  elle  seule.  Mais  sachant  en  pareil  cas  comme  les  choses  se 
passent,  et  que  l'usage  est  de  sévir  contre  les  libraires  en  ména- 
geant les  auteurs,  je  n'étais  pas  sans  inquiétude  pour  le  pauvre 
Duchesne,  si  M.  de  Malesherbes  venait  à  l'abandonner. 

Je  restai  tranquille.  Les  bruits  augmentèrent  et  changèrent 
bientôt  de  ton.  Le  public,  et  surtout  le  parlement,  semblaient 
s'irriter  par  ma  tranquillité.  Au  bout  de  quelques  jours  la  fermen- 


144  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

tation  devint  terrible;  et  les  menaces,  changeant  d'objet,  s'adres- 
sèrent directement  à  moi.  On  entendait  dire  tout  ouvertement  aux 
parlementaires  qu'on  n'avançait  rien  à  brûler  les  livres,  et  qu'il 
fallait  brûler  les  auteurs.  Pour  les  libraires,  on  n'en  parlait  point. 
La  première  fois  que  ces  propos,  plus  dignes  d'un  inquisiteur  de 
Goa  que  d'un  sénateur,  me  revinrent,  je  ne  doutai  point  que  ce 
ne  fût  une  invention  des  holbachiens  pour  tâcher  de  m'effrayer  et 
de  m'exciter  à  fuir.  Je  ris  de  cette  puérile  ruse,  et  je  me  disais,  en 
me  moquant  d'eux,  que  s'ils  avaient  su  la  vérité  des  choses,  ils 
auraient  cherché  quelque  autre  moyen  de  me  faire  peur:  mais  la 
rumeur  enfin  devint  telle,  qu'il  fut  clair  que  c'était  tout  de  bon. 
M.  et  madame  de  Luxembourg  avaient  cette  année  avancé  leur 
second  voyage  de  Montmorency,  de  sorte  qu'ils  y  étaient  au  com- 
mencement de  juin.  J'y  entendis  très  peu  parler  de  mes  nouveaux 
livres,  malgré  le  bruit  qu'ils  faisaient  à  Paris  ;  et  les  maîtres  de  la 
maison  ne  m'en  parlaient  point  du  tout.  Un  matin  cependant  que 
j'étais  seul  avec  M.  de  Luxembourg,  il  me  dit:  Avez-vous  parlé 
mal  de  M.  de  Choiseul  dans  le  Contrat  social}  Moi,  lui  dis-je,  en 
reculant  de  surprise,  non,  je  vous  jure;  mais  j'en  ai  fait  en 
revanche,  et  d'une  plume  qui  n'est  point  louangeuse,  le  plus  bel 
éloge  que  jamais  ministre  ait  reçu.  Et  tout  de  suite  je  lui  rapportai 
le  passage.  Et  dans  VÉmile}  reprit-il.  Pas  un  mot,  répondis-je;  il 
n'y  a  pas  un  seul  mot  qui  le  regarde.  Ah!  dit-il  avec  plus  de  viva- 
cité qu'il  n'en  avait  d'ordinaire,  il  fallait  faire  la  même  chose  dans 
l'autre  livre,  ou  être  plus  clair.  J'ai  cru  l'être,  ajoutai-je;  je 
l'estimais  assez  pour  cela.  Il  allait  reprendre  la  parole;  je  le  vis 
prêt  à  s'ouvrir;  il  se  retint,  et  se  tut.  Malheureuse  politique  de 
courtisan,  qui  dans  les  meilleurs  cœurs  domine  l'amitié  même! 

Cette  conversation,  quoique  courte,  m'éclaira  sur  ma  situation, 
du  moins  à  certain  égard,  et  me  fit  comprendre  que  c'était  bien  à 
moi  qu'on  en  voulait.  Je  déplorai  cette  inouïe  fatalité  qui  tournait 
à  mon  préjudice  tout  ce  que  je  disais  et  faisais  de  bien.  Cependant 
me  sentant  pour  plastron  dans  cette  affaire  madame  de  Luxem- 
bourg et  M.  de  Malesherbes,  je  ne  voyais  pas  comment  on  pouvait 
s'y  prendre  pour  les  écarter  et  venir  jusqu'à  moi:  car  d'ailleurs  je 
sentis  bien  dès  lors  qu'il  ne  serait  plus  question  d'équité  ni  de 


LIVRE  ONZIÈME  145 

justice,  et  qu'on  ne  s'embarrasserait  pas  d'examiner  si  j'avais  réel- 
lement tort  ou  non.  L'orage  cependant  grondait  de  plus  en  plus. 
Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  Néaulme  qui,  dans  la  diffusion  de  son 
bavardage,  ne  me  montrât  du  regret  de  s'être  mêlé  de  cet  ouvrage, 
et  la  certitude  où  il  paraissait  être  du  sort  qui  menaçait  le  livre  et 
l'auteur.  Une  chose  pourtant  me  rassurait  toujours:  je  voyais 
madame  de  Luxembourg  si  tranquille,  si  contente,  si  riante  même, 
qu'il  fallait  bien  qu'elle  fût  sûre  de  son  fait,  pour  n'avoir  pas  la 
moindre  inquiétude  à  mon  sujet,  pour  ne  pas  me  dire  un  seul  mot 
de  commisération  ni  d'excuse,  pour  voir  le  tour  que  prendrait 
cette  affaire  avec  autant  de  sang-froid  que  si  elle  ne  s'en  fût  pas 
mêlée,  et  qu'elle  n'eût  pas  pris  à  moi  le  moindre  intérêt.  Ce  qui 
me  surprenait,  était  qu'elle  ne  me  disait  rien  du  tout.  Il  me 
semblait  qu'elle  aurait  dû  me  dire  quelque  chose.  Madame  de 
Bouffîers  paraissait  moins  tranquille.  Elle  allait  et  venait  avec  un 
air  d'agitation,  se  donnant  beaucoup  de  mouvement,  et  m'assurant 
que  M.  le  prince  de  Conti  s'en  donnait  beaucoup  aussi  pour  parer 
le  coup  qui  m'était  préparé,  et  qu'elle  attribuait  toujours  aux  cir- 
constances présentes,  dans  lesquelles  il  importait  au  parlement  de 
ne  pas  se  laisser  accuser  par  les  jésuites  d'indifférence  sur  la  reli- 
gion. Elle  paraissait  cependant  peu  compter  sur  le  succès  des 
démarches  du  prince  et  des  siennes.  Ses  conversations,  plus  alar- 
mantes que  rassurantes,  tendaient  toutes  à  m'engager  à  la  retraite, 
et  elle  me  conseillait  toujours  l'Angleterre,  oià  elle  m'offrait  beau- 
coup d'amis,  entre  autres  le  célèbre  Hume,  qui  était  le  sien  depuis 
longtemps.  Voyant  que  je  persistais  à  rester  tranquille,  elle  prit 
un  tour  plus  capable  de  m'ébranler.  Elle  me  fit  entendre  que  si 
j'étais  arrêté  et  interrogé,  je  me  mettais  dans  la  nécessité  de  nom- 
mer madame  de  Luxembourg,  et  que  son  amitié  pour  moi  méritait 
bien  que  je  ne  m'exposasse  pas  à  la  compromettre.  Je  répondis 
qu'en  pareil  cas  elle  pouvait  rester  tranquille,  et  que  je  ne  la  com- 
promettrais point.  Elle  répliqua  que  cette  résolution  était  plus 
facile  à  prendre  qu'à  exécuter;  et  en  cela  elle  avait  raison,  surtout 
pour  moi,  bien  déterminé  à  ne  jamais  me  parjurer  ni  mentir  devant 
les  juges,  quelque  risque  qu'il  pût  y  avoir  à  dire  la  vérité. 

Voyant   que   cette    réflexion  m'avait  fait  quelque   impression, 

III.  -  10 


146  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

sans  cependant  que  je  pusse  me  résoudre  à  fuir,  elle  me  parla  de 
la  Bastille  pour  quelques  semaines,  comme  d'un  moyen  de  me 
soustraire  à  la  juridiction  du  parlement,  qui  ne  se  mêle  pas  des 
prisonniers  d'État.  Je  n'objectai  rien  contre  cette  singulière 
grâce,  pourvu  qu'elle  ne  fût  pas  sollicitée  en  mon  nom.  Comme 
elle  ne  m'en  parla  plus,  j'ai  jugé  dans  la  suite  qu'elle  n'avait  pro- 
posé cette  idée  que  pour  me  sonder,  et  qu'on  n'avait  point  voulu 
d'un  expédient  qui  finissait  tout. 

Peu  de  jours  après,  monsieur  le  maréchal  reçut  du  curé  de 
Deuil,  ami  de  Grimm  et  de  madame  d'Épinay,  une  lettre  portant 
l'avis,  qu'il  disait  avoir  eu  de  bonne  part,  que  le  parlement  devait 
procéder  contre  moi  avec  la  dernière  sévérité,  et  que  tel  jour,  qu'il 
marqua,  je  serais  décrété  de  prise  de  corps.  Je  jugeai  cet  avis  de 
fabrique  holbachique  ;  je  savais  que  le  parlement  était  très  attentif 
aux  formes,  et  que  c'était  toutes  les  enfreindre  que  de  commencer 
en  cette  occasion  par  un  décret  de  prise  de  corps,  avant  de  savoir 
juridiquement  si  j'avouais  le  livre,  et  si  réellement  j'en  étais 
l'auteur.  Il  n'y  a,  disais-je  à  madame  de  Bouffîers,  que  les  crimes 
qui  portent  atteinte  à  la  sûreté  publique,  dont  sur  le  simple  indice 
on  décrète  les  accusés  de  prise  de  corps,  de  peur  qu'ils 
n'échappent  au  châtiment.  Mais  quand  on  veut  punir  un  délit  tel 
que  le  mien,  qui  mérite  des  honneurs  et  des  récompenses,  on 
procède  contre  le  livre,  et  l'on  évite  autant  qu'on  peut  de  s'en 
prendre  à  l'auteur.  Elle  me  fit  à  cela  une  distinction  subtile,  que 
j'ai  oubliée,  pour  me  prouver  que  c'était  par  faveur  qu'on  me 
décrétait  de  prise  de  corps,  au  lieu  de  m'assigner  pour  être  ouï. 
Le  lendemain  je  reçus  une  lettre  de  Guy,  qui  me  marquait  que,^ 
s'étant  trouvé  le  même  jour  chez  M.  le  procureur  général,  il  avait 
vu  sur  son  bureau  le  brouillon  d'un  réquisitoire  contre  VÉmile  et 
son  auteur.  Notez  que  ledit  Guy  était  l'associé  de  Duchesne,  qui 
avait  imprimé  l'ouvrage;  lequel,  fort  tranquille  pour  son  propre 
compte,  donnait  par  charité  cet  avis  à  l'auteur.  On  peut  juger 
combien  tout  cela  me  parut  croyable.  Il  était  si  simple,  si  naturel 
qu'un  libraire  admis  à  l'audience  de  monsieur  le  procureur  général 
lût  tranquillement  les  manuscrits  et  brouillons  épars  sur  le  bureau 
de  ce  magistrat  !  Madame  deBoufflers  et  d'autres  me  confirmèrent 


LIVRE  ONZIÈME  147 

la  même  chose.  Sur  les  absurdités  dont  on  me  rebattait  inces- 
samment les  oreilles,  j'étais  tenté  de  croire  que  tout  le  monde  était 
devenu  fou. 

Sentant  bien  qu'il  y  avait  sous  tout  cela  quelque  mystère  qu'on 
ne  voulait  pas  me  dire,  j'attendais  tranquillement  l'événement, 
me  reposant  sur  ma  droiture  et  mon  innocence  en  toute  cette 
affaire,  et  trop  heureux,  quelque  persécution  qui  dût  m'atteindre, 
d'être  appelé  à  l'honneur  de  souffrir  pour  la  vérité.  Loin  de 
craindre  et  de  me  tenir  caché,  j'allais  tous  les  jours  au  château, et 
je  faisais  les  après-midi  ma  promenade  ordinaire.  Le  8  juin,  veille 
du  décret,  je  la  fis  avec  deux  professeurs  oratoriens,  le  P.  Ala- 
manni  et  le  P.  Mandard.  Nous  portâmes  aux  Champeaux  un  petit 
goûter,  que  nous  mangeâmes  de  grand  appétit.  Nous  avions 
oublié  des  verres  :  nous  y  suppléâmes  par  des  chalumeaux  de 
seigle,  avec  lesquels  nous  aspirions  le  vin  dans  la  bouteille,  nous 
piquant  de  choisir  des  tuyaux  bien  larges,  pour  pomper  à  qui 
mieux  mieux.  Je  n'ai  de  ma  vie  été  si  gai. 

J'ai  conté  comment  je  perdis  le  sommeil  dans  ma  jeunesse. 
Depuis  lors  j'avais  bien  l'habitude  de  lire  tous  les  soirs  dans  mon 
lit  jusqu'à  ce  que  je  sentisse  mes  yeux  s'appesantir.  Alors 
j'éteignais  ma  bougie,  et  je  tâchais  de  m'assoupir  quelques 
instants,  qui  ne  duraient  guère.  Ma  lecture  ordinaire  du  soir  était 
la  Bible,  et  je  l'ai  lue  entière  au  moins  cinq  ou  six  fois  de  suite 
de  cette  façon.  Ce  soir-là,  me  trouvant  plus  éveillé  qu'à  l'ordi- 
naire, je  prolongeai  plus  longtemps  ma  lecture,  et  je  lus  tout 
entier  le  livre  qui  finit  par  le  Lévite  d'Éphraïm,  et  qui,  si  je  ne  me 
trompe,  est  le  livre  des  Juges;  car  je  ne  l'ai  pas  revu  depuis  ce 
temps-là.  Cette  histoire  m'affecta  beaucoup,  et  j'en  étais  occupé 
dans  une  espèce  de  rêve,  quand  tout  à  coup  j'en  fus  tiré  par  du 
bruit  et  de  la  lumière.  Thérèse,  qui  la  portait,  éclairait  M.  La 
Roche,  qui,  me  voyant  lever  brusquement  sur  mon  séant,  me  dit: 
Ne  vous  alarmez  pas;  c'est  de  la  part  de  madame  la  maréchale, 
qui  vous  écrit  et  vous  envoie  une  lettre  de  M.  le  prince  de  Conti. 
En  effet,  dans  la  lettre  de  madame  de  Luxembourg  je  trouvai  celle 
qu'un  exprès  de  ce  prince  venait  de  lui  apporter,  portant  avis  que, 
malgré  tous  ses  efforts,  on  était  déterminé  à  procéder  contre  moi  à 


148  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

toute  rigueur.  La  fermentation,  lui  marquait-il,  est  extrême;  rien 
ne  peut  parer  le  coup  ;  la  cour  l'exige,  le  parlement  le  veut  ;  à  sept 
heures  du  matin  il  sera  décrété  de  prise  de  corps,  et  l'on  enverra 
sur-le-champ  le  saisir.  J'ai  obtenu  qu'on  ne  le  poursuivra  pas, 
s'il  s'éloigne  ;  mais  s'il  persiste  à  vouloir  se  laisser  prendre,  il  sera 
pris.  La  Roche  me  conjura,  de  la  part  de  madame  la  maréchale, 
de  me  lever,  et  d'aller  conférer  avec  elle.  Il  était  deux  heures  ; 
elle  venait  de  se  coucher.  Elle  vous  attend,  ajouta-t-il,  et  ne  veut 
pas  s'endormir  sans  vous  avoir  vu.  Je  m'habillai  à  la  hâte,  et  j'y 
courus. 

Elle  me  parut  agitée.  C'était  la  première  fois.  Son  trouble  me 
toucha.  Dans  ce  moment  de  surprise,  au  milieu  de  la  nuit,  je 
n'étais  pas  moi-même  exempt  d'émotion  ;  mais  en  la  voyant  je 
m'oubliai  moi-même  pour  ne  penser  qu'à  elle,  et  au  triste  rôle 
qu'elle  allait  jouer  si  je  me  laissais  prendre  :  car  me  sentant  assez 
de  courage  pour  ne  dire  jamais  que  la  vérité,  dût-elle  me  nuire  et 
me  perdre,  je  ne  me  sentais  ni  assez  de  présence  d'esprit,  ni  assez 
d'adresse,  ni  peut-être  assez  de  fermeté,  pour  éviter  de  la  compro- 
mettre, si  j'étais  vivement  pressé.  Cela  me  décida  à  sacrifier  ma 
gloire  à  sa  tranquillité,  à  faire  pour  elle,  en  cette  occasion,  ce  que 
rien  ne  m'eût  fait  faire  pour  moi.  Dans  l'instant  que  ma  résolution 
fut  prise,  je  la  lui  déclarai,  ne  voulant  point  gâter  le  prix  de  mon 
sacrifice  en  le  lui  faisant  acheter.  Je  suis  certain  qu'elle  ne  put  se 
tromper  sur  mon  motif;  cependant  elle  ne  me  dit  pas  un  mot  qui 
marquât  qu'elle  y  fût  sensible.  Je  fus  choqué  de  cette  indiffé- 
rence, au  point  de  balancer  à  me  rétracter  :  mais  monsieur  le  maré- 
chal survint;  madame  de  Boufflers  arriva  de  Paris  quelques 
moments  après.  Ils  firent  ce  qu'aurait  dû  faire  madame  de  Luxem- 
bourg. Je  me  laissai  flatter.  J'eus  honte  de  me  dédire,  et  il  ne  fut 
plus  question  que  du  lieu  de  ma  retraite,  et  du  temps  de  mon 
départ.  M.  de  Luxembourg  me  proposa  de  rester  chez  lui  quelques 
jours  incognito,  pour  délibérer,  et  prendre  nos  mesures  plus  à 
loisir;  je  n'y  consentis  point,  non  plus  qu'à  la  proposition  d'aller 
secrètement  au  Temple.  Je  m'obstinai  à  vouloir  partir  dès  le 
même  jour,  plutôt  que  de  rester  caché  où  que  ce  pût  être. 

Sentant  que  j'avais  des  ennemis  secrets  et  puissants  dans  le 


LIVRE  ONZIÈME  149^ 

royaume,  je  jugeai  que,  malgré  mon  attachement  pour  la  France, 
j'en  devais  sortir  pour  assurer  ma  tranquillité.  Mon  premier  mou- 
vement fut  de  me  retirer  à  Genève;  mais  un  instant  de  réflexion 
suffit  pour  me  dissuader  de  faire  cette  sottise.  Je  savais  que  le 
ministère  de  France,  encore  plus  puissant  à  Genève  qu'à  Paris,  ne 
me  laisserait  pas  plus  en  paix  dans  une  de  ces  villes  que  dans 
l'autre,  s'il  avait  résolu  de  me  tourmenter.  Je  savais  que  le 
Discours  sur  Vinègalitè  avait  excité  contre  moi,  dans  le  conseil,  une 
haine  d'autant  plus  dangereuse  qu'il  n'osait  la  manifester.  Je 
savais  qu'en  dernier  lieu,  quand  la  Nouvelle  Héloïse  parut,  il  s'était 
pressé  de  la  défendre,  à  la  sollicitation  du  docteur  Tronchin; 
mais  voyant  que  personne  ne  l'imitait,  pas  même  à  Paris,  il  eut 
honte  de  cette  étourderie,  et  retira  la  défense.  Je  ne  doutais  pas 
que,  trouvant  ici  l'occasion  plus  favorable,  il  n'eût  grand  soin 
d'en  profiter.  Je  savais  que,  malgré  tous  les  beaux  semblants,  il 
régnait  contre  moi,  dans  tous  les  cœurs  genevois,  une  secrète 
jalousie  qui  n'attendait  que  l'occasion  de  s'assouvir.  Néanmoins, 
l'amour  de  la  patrie  me  rappelait  dans  la  mienne;  et  si  j'avais  pu 
me  flatter  d'y  vivre  en  paix,  je  n'aurais  pas  balancé  :  mais  l'honneur 
ni  la  raison  ne  me  permettant  pas  de  m'y  réfugier  comme  un 
fugitif,  je  pris  le  parti  de  m'en  rapprocher  seulement,  et  d'aller 
attendre,  en  Suisse,  celui  qu'on  prendrait  à  Genève  à  mon  égard. 
On  verra  bientôt  que  cette  incertitude  ne  dura  pas  longtemps. 

Madame  de  Boufflers  désapprouva  beaucoup  cette  résolution, 
et  fit  de  nouveaux  efforts  pour  m'engager  à  passer  en  Angleterre. 
Elle  ne  m'ébranla  pas.  Je  n'ai  jamais  aimé  l'Angleterre  ni  les 
Anglais;  et  toute  l'éloquence  de  madame  de  Boufflers,  loin  de 
vaincre  ma  répugnance,  semblait  l'augmenter,  sans  que  je  susse 
pourquoi. 

Décidé  à  partir  lemême  jour,  je  fus  dès  le  matin  parti  pour  tout 
le  monde  ;  et  La  Roche,  par  qui  j'envoyai  chercher  mes  papiers,  ne 
voulut  pas  dire  à  Thérèse  elle-même  si  je  l'étais  ou  ne  l'étais  pas. 
Depuis  que  j'avais  résolu  d'écrire  un  jour  mes  Mémoires,  j'avais 
accumulé  beaucoup  de  lettres  et  autres  papiers;  de  sorte  qu'il 
fallut  plusieurs  voyages.  Une  partie  de  ces  papiers  déjà  triés  furent 
mis  à  part,  et  je  m'occupai  le  reste  de  la  matinée  à  trier  les  autres. 


j5o  confessions  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

■afin  de  n'emporter  que  ce  qui  pouvait  m'être  utile,  et  brûler  le 
reste.  M.  de  Luxembourg  voulut  bien  m'aider  à  ce  travail,  qui  se 
trouva  si  long  que  nous  ne  pûmes  achever  dans  la  matinée,  et 
je  n'eus  le  temps  de  rien  brûler.  Monsieur  le  maréchal  m'offrit 
de  se  charger  du  reste  du  triage,  de  brûler  le  rebut  lui-même, 
sans  s'en  rapporter  à  qui  que  ce  fût,  et  de  m'envoyer  tout  ce  qui 
aurait  été  mis  à  part.  J'acceptai  l'offre,  fort  aise  d'être  délivré 
de  ce  soin,  pour  pouvoir  passer  le  peu  d'heures  qui  me  restaient 
avec  des  personnes  si  chères,  que  j'allais  quitter  pour  jamais.  Il 
prit  la  clef  de  la  chambre  où  je  laissais  ces  papiers,  et,  à  mon 
instante  prière,  il  envoya  chercher  ma  pauvre  tante  qui  se  consu- 
mait dans  la  perplexité  mortelle  de  ce  que  j'étais  devenu,  et  de  ce 
qu'elle  allait  devenir,  et  attendant  à  chaque  instant  les  huissiers, 
sans  savoir  comment  se  conduire  et  que  leur  répondre.  La  Roche 
l'amena  au  château,  sans  lui  rien  dire;  elle  me  croyait  déjà  bien 
loin  :  en  m'apercevant,  elle  perça  l'air  de  ses  cris,  et  se  précipita 
dans  mes  bras.  G  amitié,  rapport  des  cœurs,  habitude,  intimité! 
Dans  ce  doux  et  cruel  moment  se  rassemblèrent  tous  les  jours  de 
bonheur,  de  tendresse  et  de  paix  passés  ensemble,  pour  mieux  me 
faire  sentir  le  déchirement  d'une  première  séparation,  après  nous 
être  à  peine  perdus  de  vue  un  seul  jour  pendant  près  de  dix-sept 
ans.  Le  maréchal,  témoin  de  cet  embrassement,  ne  put  retenir  ses 
larmes.  Il  nous  laissa.  Thérèse  ne  voulait  plus  me  quitter.  Je  lui 
fis  sentir  l'inconvénient  qu'elle  me  suivît  en  ce  moment,  et  la 
nécessité  qu'elle  restât  pour  liquider  mes  effets  et  recueillir  mon 
argent.  Quand  on  décrète  un  homme  de  prise  de  corps,  l'usage 
est  de  saisir  ses  papiers,  de  mettre  le  scellé  sur  ses  effets,  ou  d'en 
faire  l'inventaire,  et  d'y  nommer  un  gardien.  Il  fallait  bien  qu'elle 
restât  pour  veiller  à  ce  qui  se  passerait,  et  tirer  de  tout  le  meilleur 
parti  possible.  Je  lui  promis  qu'elle  me  rejoindrait  dans  peu  : 
monsieur  le  maréchal  confirma  ma  promesse;  mais  je  ne  voulus 
jamais  lui  dire  où  j'allais,  afin  que,  interrogée  par  ceux  qui  vien- 
draient me  saisir,  elle  pût  protester  avec  vérité  de  son  ignorance 
sur  cet  article.  En  l'embrassant  au  moment  de  nous  quitter,  je 
sentis  en  moi-même  un  mouvement  très  extraordinaire,  et  je  lui 
dis,  dans  un  transport,  hélas  !  trop  prophétique  :  Mon  enfant,  il 


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Lelo:r 


L  Ruel.; 


Séparation  de  Rousseau  et  de  Thérèse 


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LIVRE  ONZIÈME  i5i 

faut  t'armer  de  courage.  Tu  as  partagé  la  prospérité  de  mes  beaux 
jours;  il  te  reste,  puisque  tu  le  veux,  à  partager  mes  misères.  N'at- 
tends plus  qu'affronts  et  calamités  à  ma  suite.  Le  sort  que  ce  triste 
jour  commence  pour  moi  me  poursuivra  jusqu'à  ma  dernière 
heure. 

Il  ne  me  restait  plus  qu'à  songer  au  départ.  Les  huissiers  avaient 
dû  venir  à  dix  heures.  Il  en  était  quatre  après-midi  quand  je  partis, 
et  ils  n'étaient  pas  encore  arrivés.  Il  avait  été  décidé  que  je  pren- 
drais la  poste.  Je  n'avais  point  de  chaise;  monsieur  le  maréchal 
me  fit  présent  d'un  cabriolet,  et  me  prêta  des  chevaux  et  un  postil- 
lon jusqu'à  la  première  poste,  oîj,  par  les  mesures  qu'il  avait 
prises,  on  ne  fit  aucune  difficulté  de  me  fournir  des  chevaux. 

Comme  je  n'avais  point  dîné  à  table,  et  ne  m'étais  pas  montré 
dans  le  château,  les  dames  vinrent  me  dire  adieu  dans  l'entre-sol, 
où  j'avais  passé  la  journée.  Madame  la  maréchale  m'embrassa  plu- 
sieurs fois  d'un  air  assez  triste;  mais  je  ne  sentis  plus  dans  ces 
embrassements  les  étreintes  de  ceux  qu'elle  m'avait  prodigués  il  y 
avait  deux  ou  trois  ans.  Madame  de  Boufflers  m'embrassa  aussi, 
et  me  dit  de  fort  belles  choses.  Un  embrassement  qui  me  surprit 
davantage  fut  celui  de  madame  de  Mirepoix;  car  elle  était  aussi 
là.  Madame  la  maréchale  de  Mirepoix  est  une  personne  extrême- 
ment froide,  décente  et  réservée,  et  ne  me  paraît  pas  tout  à  fait 
exempte  de  la  hauteur  naturelle  à  la  maison  de  Lorraine.  Elle  ne 
m'avait  jamais  témoigné  beaucoup  d'attention.  Soit  que,  flatté 
d'un  honneur  auquel  je  ne  m'attendais  pas,  je  cherchasse  à  m'en 
augmenter  le  prix,  soit  qu'en  effet  elle  eût  mis  dans  cet  embrasse- 
ment un  peu  de  cette  commisération  naturelle  aux  cœurs  géné- 
reux, je  trouvai  dans  son  mouvement  et  dans  son  regard  je  ne 
sais  quoi  d'énergique  qui  me  pénétra.  Souvent,  en  y  repensant, 
j'ai  soupçonné  dans  la  suite  que,  n'ignorant  pas  à  quel  sort  j'étais 
condamné,  elle  n'avait  pu  se  défendre  d'un  mouvement  d'atten- 
drissement sur  ma  destinée. 

Monsieur  le  maréchal  n'ouvrait  pas  la  bouche;  il  était  pâle 
comme  un  mort.  Il  voulut  absolument  m'accompagner  jusqu'à  ma 
chaise  qui  m'attendait  à  l'abreuvoir.  Nous  traversâmes  tout  le 
jardin  sans  dire  un  seul  mot.  J'avais  une  clef  du  parc,  dont  je  me 


i5y  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

servis  pour  ouvrir  la  porte;  après  quoi,  au  lieu  de  remettre  la  clef 
dans  ma  poche,  je  la  lui  rendis  sans  mot  dire.  Il  la  prit  avec  une 
vivacité  surprenante,  à  laquelle  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  penser 
souvent  depuis  ce  temps-là.  Je  n'ai  guère  eu  dans  ma  vie  d'instant 
plus  amer  que  celui  de  cette  séparation.  L'embrassement  fut  long 
et  muet  :  nous  sentîmes  l'un  et  l'autre  que  cet  embrassement  était 
un  dernier  adieu. 

Entre  la  Barre  et  Montmorency,  je  rencontrai  dans  un  carrosse 
de  remise  quatre  hommes  en  noir,  qui  me  saluèrent  en  me  sou- 
riant. Sur  ce  que  Thérèse  m'a  rapporté  dans  la  suite  de  la  figure 
des  huissiers,  de  l'heure  de  leur  arrivée,  et  de  la  façon  dont  ils  se 
comportèrent,  je  n'ai  point  douté  que  ce  ne  fussent  eux;  surtout 
ayant  appris  dans  la  suite  qu'au  lieu  d'être  décrété  à  sept  heures, 
comme  on  me  l'avait  annoncé,  je  ne  l'avais  été  qu'à  midi.  Il  fallut 
traverser  tout  Paris.  On  n'est  pas  fort  caché  dans  un  cabriolet 
tout  ouvert.  Je  vis  dans  les  rues  plusieurs  personnes  qui  me 
saluèrent  d'un  air  de  connaissance,  mais  je  n'en  reconnus  aucune. 
Le  même  soir  je  me  détournai  pour  passer  à  Villeroy.  A  Lyon,  les 
courriers  doivent  être  menés  au  commandant.  Cela  pouvait  être 
embarrassant  pour  un  homme  qui  ne  voulait  ni  mentir,  ni  changer 
son  nom.  J'allai,  avec  une  lettre  de  madame  de  Luxembourg,  prier 
M.  de  Villeroy  de  faire  en  sorte  que  je  fusse  exempté  de  cette 
corvée.  M.  de  Villeroy  me  donna  une  lettre  dont  je  ne  fis  point 
usage,  parce  que  je  ne  passai  pas  à  Lyon.  Cette  lettre  est  restée 
encore  cachetée  parmi  mes  papiers.  M.  le  duc  me  pressa  beaucoup 
de  coucher  à  Villeroy;  mais  j'aimai  mieux  reprendre  la  grande 
route,  et  je  fis  encore  deux  postes  le  même  jour.  Ma  chaise  était 
rude,  et  j'étais  trop  incommodé  pour  pouvoir  marcher  à  grandes 
journées.  D'ailleurs  je  n'avais  pas  l'air  assez  imposant  pour  me 
faire  bien  servir;  et  l'on  sait  qu'en  France  les  chevaux  de  poste 
ne  sentent  la  gaule  que  sur  les  épaules  du  postillon.  En  payant 
grassement  les  guides,  je  crus  suppléer  à  la  mine  et  au  propos;  ce 
fut  encore  pis.  Ils  me  prirent  pour  un  pied-plat,  qui  marchait  par 
commission,  et  qui  courait  la  poste  pour  la  première  fois  de  sa 
vie.  Dès  lors  je  n'eus  plus  que  des  rosses,  et  je  devins  le  jouet  des 
postillons.    Je  finis   comme  j'aurais  dû  commencer,  par  prendre 


■  ■S.'t^-.W!' 


L  Ruei.sc 


Adieux  de  Rousseau  au  Maréchal 


LIVRE  ONZIEME  i53 

patience,  ne  rien  dire,  et  aller  comme  il  leur  plut.  J'avais  de  quoi 
ne  pas  m'ennuyer  en  route,  en  me  livrant  aux  réflexions  qui  se 
présentaient  sur  tout  ce  qui  venait  de  m'arriver;  mais  ce  n'était  là 
ni  mon  tour  d'esprit,  ni  la  pente  de  mon  cœur. 

Il  est  étonnant  avec  quelle  facilité  j'oublie  le  mal  passé,  quelque 
récent  qu'il  puisse  être.  Autant  sa  prévoyance  m'effraye  et  me 
trouble  tant  que  je  la  vois  dans  l'avenir,  autant  son  souvenir  me 
revient  faiblement  et  s'éteint  sans  peine  aussitôt  qu'il  est  arrivé. 
Ma  cruelle  imagination,  qui  se  tourmente  sans  cesse  à  prévenir  les 
maux  qui  ne  sont  point  encore,  fait  diversion  à  ma  mémoire,  et 
m'empêche  de  me  rappeler  ceux  qui  ne  sont  plus.  Contre  ce  qui 
est  fait,  il  n'y  a  plus  de  précautions  à  prendre,  et  il  est  inutile  de 
s'en  occuper.  J'épuise  en  quelque  façon  mon  malheur  d'avance  : 
plus  j'ai  souffert  à  le  prévoir,  plus  j'ai  de  facilité  à  l'oublier;  tandis 
qu'au  contraire,  sans  cesse  occupé  de  mon  bonheur  passé,  je  le 
rappelle  et  le  rumine  pour  ainsi  dire,  au  point  d'en  jouir  derechef 
quand  je  veux.  C'est  à  cette  heureuse  disposition,  je  le  sens,  que 
je  dois  de  n'avoir  jamais  connu  cette  humeur  rancunière  qui 
fermente  dans  un  cœur  vindicatif  par  le  souvenir  continuel  des 
offenses  reçues,  et  qui  le  tourmente  lui-même  de  tout  le  mal  qu'il 
voudrait  faire  à  son  ennemi.  Naturellement  emporté,  j'ai  senti  la 
colère,  la  fureur  même  dans  les  premiers  mouvements;mais  jamais 
un  désir  de  vengeance  ne  prit  racine  au  dedans  de  moi.  Je  m'oc- 
cupe trop  peu  de  l'offense  pour  m'occuper  beaucoup  de  l'offenseur. 
Je  ne  pense  au  mal  que  j'en  ai  reçu  qu'à  cause  de  celui  que  j'en 
peux  recevoir  encore;  et  si  j'étais  sûr  qu'il  ne  m'en  fît  plus,  celui 
qu'il  m'a  fait  serait  à  l'instant  oublié.  On  nous  prêche  beaucoup 
le  pardon  des  offenses  :  c'est  une  fort  belle  vertu  sans  doute,  mais 
qui  n'est  pas  à  mon  usage.  J'ignore  si  mon  cœur  saurait  dominer 
sa  haine,  car  il  n'en  a  jamais  senti;  et  je  pense  trop  peu  à  mes 
ennemis,  pour  avoir  le  mérite  de  leur  pardonner.  Je  ne  dirai  pas  à 
quel  point,  pour  me  tourmenter,  ils  se  tourmentent  eux-mêmes. 
Je  suis  à  leur  merci,  ils  ont  tout  pouvoir,  ils  en  usent.  Il  n'y  a 
qu'une  seule  chose  au-dessus  de  leur  puissance,  et  dont  je  les 
défie  :  c'est,  en  se  tourmentant  de  moi,  de  me  forcer  à  me  tour- 
menter d'eux. 


ï54  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Dès  le  lendemain  de  mon  départ,  j'oubliai  si  parfaitement  tout 
ce  qui  venait  de  se  passer,  et  le  parlement,  et  madame  de  Pompa- 
dour,  et  M.  de  Choiseul,  et  Grimm,  et  d'Alembert,  et  leurs  com- 
plots, et  leurs  complices,  que  je  n'y  aurais  pas  même  repensé  de 
tout  mon  voyage,  sans  les  précautions  dont  j'étais  obligé  d'user. 
Un  souvenir  qui  me  vint  au  lieu  de  tout  cela  fut  celui  de  ma  der- 
nière lecture,  la  veille  de  mon  départ.  Je  me  rappelai   aussi  les 
Idylles  de  Gessner,  que  son  traducteur  Hubert  m'avait  envoyées, 
il  y  avait  quelque  temps.  Ces  deux  idées  me  revinrent  si  bien,  et 
se  mêlèrent  de  telle  sorte  dans  mon  esprit,  que  je  voulus  essayer 
de  les  réunir,  en  traitant  à  la  manière  de  Gessner  le  sujet  du  Lévite 
d'Éfhraïm.  Ce  style  champêtre  et  naïf  ne  paraissait  guère  propre 
à  un  sujet  si  atroce,  et  il  n'était  guère  à  présumer  que  ma  situa- 
tion présente  me  fournît  des  idées  bien  riantes  pour  l'égayer.  Je 
tentai  toutefois  la  chose,   uniquement  pour  m'amuser  dans  ma 
chaise,  et  sans  aucun  espoir  de  succès.  A  peine  eus-je  essayé,  que 
je   fus   étonné  de  l'aménité   de  mes   idées,  et  de  la  facilité  que 
j'éprouvais   à  les  rendre.  Je  fis   en  trois  jours  les  trois  premiers 
chants  de  ce  petit  poëme,  que  j'achevai  dans  la  suite  à  Motiers; 
et  je  suis  sûr  de  n'avoir  rien  fait  en  ma  vie  oii  règne  une  douceur 
de  mœurs  plus  attendrissante,  un  coloris  plus  frais,  des  peintures 
plus  naïves,  un  costume  plus  exact,  une  plus  antique  simplicité 
en  toutes  choses,  et  tout  cela  malgré  l'horreur  du  sujet,  qui  dans 
le  fond  est  abominable;  de  sorte  qu'outre  tout  le  reste,  j'eus  encore 
le  mérite  de  la  difficulté  vaincue.  Le  Lévite  d^EpIiraïm,  s'il  n'est 
pas  le  meilleur  de  mes  ouvrages,  en  sera  toujours  le  plus  chéri. 
Jamais  je  ne  l'ai  relu,  jamais  je  ne  le  relirai,  sans  sentir  en  dedans 
l'applaudissement  d'un  cœur  sans  fiel,  qui,  loin  de  s'aigrir  par  ses 
malheurs,  s'en   console  avec   lui-même,  et  trouve  en   soi  de  quoi 
s'en  dédommager.  Qu'on  rassemble  tous  ces  grands  philosophes, 
si  supérieurs  dans   leurs  livres  à  l'adversité  qu'ils   n'éprouvèrent 
jamais;  qu'on  les  mette  dans  une  position  pareille  à  la  mienne, 
et  que,  dans  la  première  indignation  de  l'honneur  outragé,  on  leur 
donne  un  pareil  ouvrage  à  faire  :  on  verra  comment  ils  s'en  tireront. 

En  partant  de  Montmorency  pour  la  Suisse,  j'avais  pris  la  réso- 
lution d'aller  m'arrêter  à  Yverdun  chez  mon  bon  vieux  ami  M.  Ro- 


LIVRE  ONZIÈME  i55 

guin,  qui  s'y  était  retiré  depuis  quelques  années,  et  qui  m'avait 
même  invité  à  l'y  aller  voir.  J'appris  en  route  que  Lyon  faisait  un 
détour;  cela  m'évita  d'y  passer.  Mais  en  revanche  il  fallait  passer 
par  Besançon,  place  de  guerre,  et  par  conséquent  sujette  au  même 
inconvénient.  Je  m'avisai  dégauchir,  et  de  passer  par  Salins,  sous 
prétexte  d'aller  voir  M.  de  Mairan,  neveu  de  M.  Dupin,  qui  avait 
un  emploi  à  la  saline, et  qui  m'avait  fait  jadis  force  invitations  de 
l'y  aller  voir.  L'expédient  me  réussit;  je  ne  trouvai  point  M.  de 
Mairan  :  fort  aise  d'être  dispensé  de  m'arrêter,  je  continuai  ma 
route  sans  que  personne  me  dît  mot. 

En  entrant  sur  le  territoire  de  Berne,  je  fis  arrêter;  je  descendis, 
je  me  prosternai,  j'embrassai,  je  baisai  la  terre,  et  m'écriai  dans 
mon  transport  :  Ciel,  protecteur  de  la  vertu,  je  te  loue!  je  touche 
une  terre  de  liberté.  C'est  ainsi  qu'aveugle  et  confiant  dans  mes 
espérances,  je  me  suis  toujours  passionné  pour  ce  qui  devait  faire 
mon  malheur.  Mon  postillon  surpris  me  crut  fou;  je  remontai  dans 
ma  chaise,  et  peu  d'heures  après  j'eus  la  joie  aussi  pure  que  vive 
de  me  sentir  pressé  dans  les  bras  du  respectable  Roguin.  Ah! 
respirons  quelques  instants  chez  ce  digne  hôte!  J'ai  besoin  d'y 
reprendre  du  courage  et  des  forces;  je  trouverai  bientôt  à  les 
employer. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  me  suis  étendu,  dans  le  récit 
que  je  viens  de  faire,  sur  toutes  les  circonstances  que  j'ai  pu  me 
rappeler.  Quoiqu'elles  ne  paraissent  pas  fort  lumineuses,  quand 
on  tient  une  fois  le  fil  de  la  trame,  elles  peuvent  jeter  du  jour  sur 
sa  marche;  et  par  exemple,  sans  donner  la  première  idée  du  pro- 
blème que  je  vais  proposer,  elles  aident  beaucoup  à  le  résoudre. 

Supposons  que,  pour  l'exécution  du  complot  dont  j'étais  l'objet, 
mon  éloignement  fût  absolument  nécessaire,  tout  devait,  pour 
l'opérer,  se  passer  à  peu  près  comme  il  se  passa;  mais  si,  sans 
me  laisser  épouvanter  par  l'ambassade  nocturne  de  madame  de 
Luxembourg  et  troubler  par  ses  alarmes,  j'avais  continué  de  tenir 
ferme  comme  j'avais  commencé,  et  qu'au  lieu  de  rester  au  château 
je  m'en  fusse  retourné  dans  mon  lit  dormir  tranquillement  la 
fraîche  matinée,  aurais-je  également  été  décrété?  Grande  question, 
d'où  dépend  la  solution  de  beaucoup  d'autres,  et  pour  l'examen 


i56  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

de  laquelle  l'heure  du  décret  comminatoire  et  celle  du  décret 
réel  ne  sont  pas  inutiles  à  remarquer.  Exemple  grossier,  mais 
sensible,  de  l'importance  des  moindres  détails  dans  l'exposé  des 
faits  dont  on  cherche  les  causes  secrètes,  pour  les  découvrir  par 
induction. 


< 


! 


I 


LIVRE    DOUZIEME 


176 


Ici  commence  l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel,  depuis  huit  ans, 
je  me  trouve  enseveli,  sans  que,  de  quelque  façon  que  je  m'y  sois 
pu  prendre,  il  m'ait  été  possible  d'en  percer  l'effrayante  obscurité. 
Dans  l'abîme  de  maux  où  je  suis  submergé,  je  sens  les  atteintes 
des  coups  qui  me  sont  portés;  j'en  aperçois  l'instrument  immédiat; 
mais  je  ne  puis  voir  ni  la  main  qui  les  dirige,  ni  les  moyens  qu'elle 
met  en  œuvre.  L'opprobre  et  les  malheurs  tombent  surmoi  comme 
d'eux-mêmes,  et  sans  qu'il  y  paraisse.  Quand  mon  cœur  déchiré 
laisse  échapper  des  gémissements,  j'ai  l'air  d'un  homme  qui  se 
plaint  sans  sujet;  et  les  auteurs  de  ma  ruine  ont  trouvé  l'art 
inconcevable  de  rendre  le  public  complice  de  leur  complot,  sans 


i58  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

qu'il  s'en  doute  lui-même,  et  sans  qu'il  en  aperçoive  l'effet.  En 
narrant  donc  les  événements  qui  me  regardent,  les  traitements 
que  j'ai  soufferts,  et  tout  ce  qui  m'est  arrivé,  je  suis  hors  d'état  de 
remonter  à  la  main  motrice,  et  d'assigner  les  causes  en  disant  les 
faits.  Ces  causes  primitives  sont  toutes  marquées  dans  les  trois 
précédents  livres;  tous  les  intérêts  relatifs  à  moi,  tous  les  motifs 
secrets  y  sont  exposés.  Mais  dire  en  quoi  ces  diverses  causes  se 
combinent  pour  opérer  les  étranges  événements  de  ma  vie,  voilà 
ce  qu'il  m'est  impossible  d'expliquer,  même  par  conjecture.  Si 
parmi  mes  lecteurs  il  s'en  trouve  d'assez  généreux  pour  vouloir 
approfondir  ces  mystères  et  découvrir  la  vérité,  qu'ils  relisent  avec 
soin  les  trois  précédents  livres;  qu'ensuite  à  chaque  fait  qu'ils 
liront  dans  les  suivants  ils  prennent  les  informations  qui  seront  à 
leur  portée,  qu'ils  remontent  d'intrigue  en  intrigue  et  d'agent  en 
agent  jusqu'aux  premiers  moteurs  de  tout,  je  sais  certainement  à 
quel  terme  aboutiront  leurs  recherches;  mais  je  me  perds  dans  la 
route  obscure  et  tortueuse  des  souterrains  qui  les  y  conduiront. 
Durant  mon  séjour  à  Yverdun  j'y  fis  connaissance  avec  toute  la 
famille  de  M.  Roguin,  et  entre  autres  avec  sa  nièce  madame  Boy  de 
la  Touret  sesfilles,dont,  comme  je  crois  l'avoir  dit,  j'avais  autrefois 
connu  le  père  à  Lyon.  Elle  était  venue  à  Yverdun  voir  son  oncle  et 
ses  sœurs  ;  sa  fille  aînée,  âgée  d'environ  quinze  ans,  m'enchanta  par 
son  grand  sens  et  son  excellent  caractère.  Je  m'attachai  de  l'amitié 
la  plus  tendre  à  la  mère  et  à  la  fille.  Cette  dernière  était  destinée 
par  M.  Roguin  au  colonel  son  neveu,  déjà  d'un  certain  âge,  et  qui 
me  témoignait  aussi  la  plus  grande  affection;  mais,  quoique  l'oncle 
fût  passionné  pour  ce  mariage,  que  le  neveu  le  désirât  fort  aussi, 
et  que  je  prisse  un  intérêt  très  vif  à  la  satisfaction  de  l'un  et  de 
l'autre,  la  grande  disproportion  d'âge  et  l'extrême  répugnance  de 
la  jeune  personne  me  firent  concourir  avec  la  mère  à  détourner  ce 
mariage,  qui  ne  se  fit  point.  Le  colonel  épousa  depuis  mademoi- 
selle Dillan,  sa  parente,  d'un  caractère  et  d'une  beauté  bien  selon 
mon  cœur,  et  qui  l'a  rendu  le  plus  heureux  des  maris  et  des  pères. 
Malgré  cela,  M.  Roguin  n'a  pu  oublier  que  j'aie  en  cette  occasion 
contrarié  ses  désirs.  Je  m'en  suis  consolé  par  la  certitude  d'avoir 
rempli,  tant  envers  lui  qu'envers  sa  famille,  le  devoir  de  la  plus 


LIVRE  DOUZIEME  iSç 

sainte  amitié,  qui  n'est  pas  de  se  rendre  toujours  agréable,  mais 
déconseiller  toujours  pour  le  mieux. 

Je  ne  fus  pas  longtemps  en  doute  sur  l'accueil  qui  m'attendait  à 
Genève,  au  cas  que  j'eusse  envie  d'y  retourner.  Mon  livre  y  fut 
brûlé,  et  j'y  fus  décrété  le  i8  juin,  c'est-à-dire  neuf  jours  après 
l'avoir  été  à  Paris.  Tant  d'incroyables  absurdités  était  cumulées 
dans  ce  second  décret,  et  l'édit  ecclésiastique  y  était  si  formel- 
lement violé,  que  je  refusai  d'ajouter  foi  aux  premières  nouvelles 
qui  m'en  vinrent,  et  que,  quand  elles  furent  bien  confirmées, je 
tremblai  qu'une  si  manifeste  et  criante  infraction  de  toutes  les  lois, 
à  commencer  par  celle  du  bon  sens,  ne  mît  Genève  sens  dessus 
dessous.  J'eus  de  quoi  me  rassurer;  tout  resta  tranquille.  S'il 
émut  quelque  rumeur  dans  la  populace,  elle  ne  fut  que  contre 
moi,  et  je  fus  traité  publiquement  par  toutes  les  caillettes  et 
par  tous  les  cuistres  comme  un  écolier  qu'on  menacerait  du  fouet 
pour  n'avoir  pas  bien  dit  son  catéchisme. 

Ces  deux  décrets  furent  le  signal  du  cri  de  malédiction  qui  s'éleva 
contre  moi  dans  toute  l'Europe  avec  une  fureur  qui  n'eut  jamais 
d'exemple.  Toutes  les  gazettes,  tous  les  journaux,  toutes  les  bro- 
chures, sonnèrent  le  plus  terrible  tocsin.  Les  Français  surtout,  ce 
peuple  si  doux,  si  poli,  si  généreux,  qui  se  pique  si  fort  de  bien- 
séance et  d'égards  pour  les  malheureux,  oubliant  tout  d'un  coup 
ses  vertus  favorites,  se  signala  par  le  nombre  et  la  violence  des 
outrages  dont  il  m'accablait  à  l'envi.  J'étais  un  impie,  un  athée, 
un  forcené,  un  enragé,  une  bête  féroce,  un  loup.  Le  continuateur 
du  journal  de  Trévoux  fit  sur  ma  prétendue  lycanthropie  un  écart 
qui  montrait  assez  bien  la  sienne.  Enfin,  vous  eussiez  dit  qu'on 
craignait  à  Paris  de  se  faire  une  affaire  avec  la  police,  si,  publiant 
un  écrit  sur  quelque  sujet  que  ce  pût  être,  on  manquait  d'y  larder 
quelque  insulte  contre  moi.  En  cherchant  vainement  la  cause  de 
cette  unanime  animosité,  je  fus  prêt  à  croire  que  tout  le  monde 
était  devenu  fou.  Quoi!  le  rédacteur  de  \2l  Paix  perpétuelle  souffle 
la  discorde  ;  l'éditeur  du  Vicaire  savoyard  est  un  impie;  l'auteur  de 
\di  Nouvelle  Héloïse  est  un  loup;  celui  de  V Emile  est  un  enragé! 
Eh!  mon  Dieu,  qu'aurais-je  donc  été,  si  j'avais  publié  le  livre  de 
VEsprit,  ou  quelque  autre  ouvrage  semblable?  Et  pourtant,  dans 


i6o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

l'orage  qui  s'éleva  contre  l'auteur  de  ce  livre,  le  public,  loin  de 
joindre  sa  voix  à  celle  de  ses  persécuteurs,  le  vengea  d'eux  par  ses 
éloges.  Que  l'on  compare  son  livre  et  les  miens,  l'accueil  différent 
qu'ils  ont  reçu,  les  traitements  faits  aux  deux  auteurs  dans  les 
divers  États  de  l'Europe;  qu'on  trouve  à  ces  différences  des 
causes  qui  puissent  contenter  un  homme  sensé:  voilà  tout  ce  que 
je  demande,  et  je  me  tais. 

Je  me  trouvai  si  bien  du  séjour  d'Yverdun,  que  je  pris  la  réso- 
lution d'y  rester,  à  la  vive  sollicitation  de  M.  Roguin  et  de  toute 
sa  famille.  M.deMoiry  de  Gingins,  bailli  de  cette  ville,  m'encou- 
rageait aussi  par  ses  bontés  à  rester  dans  son  gouvernement.  Le 
colonel  me  pressa  si  fort  d'accepter  l'habitation  d'un  petit  pavillon 
qu'il  avait  dans  sa  maison,  entre  cour  et  jardin,  que  j'y  con- 
sentis; et  aussitôt  il  s'empressa  de  le  meubler  et  garnir  de  tout  ce 
qui  était  nécessaire  pour  mon  petit  ménage.  Le  banneret  Roguin, 
des  plus  empressés  autour  de  moi,  ne  me  quittait  pas  de  la  journée. 
J'étais  toujours  très  sensible  à  tant  de  caresses,  mais  j'en  étais 
quelquefois  importuné.  Le  jour  de  mon  emménagement  était  déjà 
marqué,  et  j'avais  écrit  à  Thérèse  de  me  venir  joindre,  quand  tout 
à  coup  j'appris  qu'il  s'élevait  à  Berne  un  orage  contre  moi,  qu'on 
attribuait  aux  dévots,  et  dont  je  n'ai  jamais  pu  pénétrer  la  première 
cause.  Le  sénat  excité,  sans  qu'on  sût  par  qui,  paraissait  ne 
vouloir  pas  me  laisser  tranquille  dans  ma  retraite.  Au  premier  avis 
qu'eut  M.  le  bailli  de  cette  fermentation,  il  écrivit  en  ma  faveur  à 
plusieurs  membres  du  gouvernement,  leur  reprochant  leur  aveugle 
intolérance,  et  leur  faisant  honte  de  vouloir  refuser  à  un  homme 
de  mérite  opprimé  l'asile  que  tantde  bandits  trouvaient  dans  leurs 
États.  Des  gens  sensés  ont  présumé  que  la  chaleur  de  ses  reproches 
avait  plus  aigri  qu'adouci  les  esprits.  Quoi  qu'il  en  soit,  son 
crédit  ni  son  éloquence  ne  purent  parer  le  coup.  Prévenu  de 
l'ordre  qu'il  devait  me  signifier,  il  m'en  avertit  d'avance;  et,  pour 
ne  pas  attendre  cet  ordre,  je  résolus  de  partir  dès  le  lendemain.  La 
difficulté  était  de  savoir  où  aller,  voyant  que  Genève  et  la  France 
m'étaient  fermés,  et  prévoyant  bien  que  dans  cette  affaire  chacun 
s'empresserait  d'imiter  son  voisin. 

Madame  Boy  de  la  Tour  me  proposa  d'aller  m'établir  dans  une 


LIVRE  DOUZIÈME  i6i 

maison  vide,  mais  toute'  meublée,  qui  appartenait  à  son  fils,  au 
village  de  Motiers,  dans  le  Val-de-Travers,  comté  de  Neuchâtel.  Il 
n'y  avait  qu'une  montagne  à  traverser  pour  m'y  rendre.  L'offre 
venait  d'autant  plus  à  propos,  que  dans  les  États  du  roi  de  Prusse 
je  devais  naturellement  être  à  l'abri  des  persécutions,  et  qu'au 
moins  la  religion  n'y  pouvait  guère  servir  de  prétexte.  Mais  une 
secrète  difficulté,  qu'il  ne  me  convenait  pas  de  dire,  avait  bien  de 
quoi  me  faire  hésiter.  Cet  amour  inné  de  la  justice,  qui  dévora 
toujours  mon  cœur,  joint  à  mon  penchant  secret  pour  la  France, 
m'avait  inspiré  de  l'aversion  pour  le  roi  de  Prusse,  qui  me 
paraissait,  par  ses  maximes  et  par  sa  conduite,  fouler  aux  pieds 
tout  respect  pour  la  loi  naturelle  et  pour  tous  les  devoirs  humains. 
Parmi  les  estampes  encadrées  dont  j'avais  orné  .  mon  donjon  à 
Montmorency,  était  un  portrait  de  ce  prince,  au-dessous  duquel 
était  un  distique  qui  finissait  ainsi  : 

Il  pense  en  philosophe,  et  se  conduit  en  roi. 

Ce  vers,  qui  sous  toute  autre  plume  eût  fait  un  assez  bel  éloge, 
avait  sous  la  mienne  un  sens  qui  n'était  pas  équivoque,  et 
qu'expliquait  d'ailleurs  trop  clairement  le  vers  précédent.  Ce  dis- 
tique avait  été  vu  de  tous  ceux  qui  venaient  me  voir,  et  qui 
n'étaient  pas  en  petit  nombre.  Le  chevalier  de  Lorenzy  l'avait 
même  écrit  pour  le  donner  à  d'Alembert,  et  je  ne  doutais  pas  que 
d'Alembert  n'eût  pris  le  soin  d'en  faire  ma  cour  à  ce  prince. 
J'avais  encore  aggravé  ce  premier  tort  par  un  passage  de  M  Emile, 
OTJ,  sous  le  nom  d'Adraste,  roi  des  Dauniens,  on  voyait  assez  qui 
j'avais  en  vue  ;  et  la  remarque  n'avait  pas  échappé  aux  épilo- 
gueurs,  puisque  madame  de  Boufflers  m'avait  mis  plusieurs  fois 
sur  cet  article.  Ainsi  j'étais  bien  sûr  d'être  inscrit  en  encre  rouge 
sur  les  registres  du  roi  de  Prusse;  et,  supposant  d'ailleurs  qu'il  eût 
les  principes  que  j'avais  osé  lui  attribuer,  mes  écrits  et  leur  auteur 
ne  pouvaient  par  cela  seul  que  lui  déplaire  :  car  on  sait  que  les 
méchants  et  les  tyrans  m'ont  toujours  pris  dans  la  plus  mortelle 
haine,  même  sans  me  connaître,  et  sur  la  seule  lecture  de  mes 
écrits. 

III.  -II 


i62  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

J'osai  pourtant  me  mettre  à  sa  merci,  et  je  crus  courir  peu  de 
risque.  Je  savais  que  les  passions  basses  ne  subjuguent  guère  que 
les  hommes  faibles,  et  ont  peu  de  prise  sur  les  âmes  d'une  forte 
trempe,  telles  que  j'avais  toujours  reconnu  la  sienne.  Je  jugeais 
que  dans  son  art  de  régner  il  entrait  de  se  montrer  magnanime  en 
pareille  occasion,  et  qu'il  n'était  pas  au-dessus  de  son  caractère 
de  l'être  en  effet.  Je  jugeai  qu'une  vile  et  facile  vengeance  ne 
balancerait  pas  un  moment  en  lui  l'amour  de  la  gloire  ;  et,  me 
mettant  à  sa  place,  je  ne  crus  pas  impossible  qu'il  se  prévalût  de 
la  circonstance  pour  accabler  du  poids  de  sa  générosité  l'homme 
qui  avait  osé  mal  penser  de  lui.  J'allai  donc  m'établir  à  Motiers, 
avec  une  confiance  dont  je  le  crus  fait  pour  sentir  le  prix  ;  et  je  me 
dis  :  Quand  Jean-Jacques  s'élève  à  côté  de  Coriolan,  Frédéric 
sera-t-il  au-dessous  du  général  des  Volsques? 

Le  colonel  Roguin  voulut  absolument  passer  avec  moi  la  mon- 
tagne, et  venir  m'installer  à  Motiers.  Une  belle-sœur  de  madame 
Boy  de  la  Tour,  appelée  madame  Girardier,  à  qui  la  maison  que 
j'allais  occuper  était  très  commode,  ne  me  vit  pas  arriver  avec  un 
certain  plaisir;  cependant  elle  me  mit  de  bonne  grâce  en  pos- 
session de  mon  logement,  et  je  mangeai  chez  elle  en  attendant  que 
Thérèse  fût  venue,  et  que  mon  petit  ménage  fût  établi. 

Depuis  mon  départ  de  Montmorency,  sentant  bien  que  je  serais 
désormais  fugitif  sur  la  terre,  j'hésitais  à  permettre  qu'elle  vînt  me 
joindre,  et  partager  la  vie  errante  à  laquelle  je  me  voyais  con 
damné.  Je  sentais  que  par  cette  catastrophe  nos  relations  allaient 
changer,  et  que  ce  qui  jusqu'alors  avait  été  faveur  et  bienfait  de 
ma  part  le  serait  désormais  de  la  sienne.  Si  son  attachement 
restait  à  l'épreuve  de  mes  malheurs,  elle  en  serait  déchirée,  et  sa 
douleur  ajouterait  à  mes  maux.  Si  ma  disgrâce  attiédissait  son 
cœur,  elle  me  ferait  valoir  sa  constance  comme  un  sacrifice;  et,  au 
lieu  de  sentir  le  plaisir  que  j'avais  à  partager  avec  elle  mon  dernier 
morceau  de  pain,  elle  ne  sentirait  que  le  mérite  qu'elle  aurait  de 
vouloir  bien  me  suivre  partout  oij  le  sort  me  forçait  d'aller. 

Il  faut  tout  dire  :  je  n'ai  dissimulé  ni  les  vices  de  ma  pauvre 
maman,  ni  les  miens;  je  ne  dois  pas  faire  plus  de  grâce  à  Thérèse; 
et,  quelque  plaisir  que  je  prenne  à  rendre  honneur  à  unepersonne 


LIVRE  DOUZIEME  i63 

qui  m'est  si  chère,  je  ne  veux  pas  non  plus  déguiser  ses  torts,  si 
tant  est  même  qu'un  changement  involontaire  dans  les  affections 
du  cœur  soit  un  vrai  tort.  Depuis  longtemps  je  m'apercevais  de 
l'attiédissement  du  sien.  Je  sentais  qu'elle  n'était  plus  pour  moi 
ce  qu'elle  fut  dans  nos  belles  années;  et  je  le  sentais  d'autant 
mieux  que  j'étais  le  même  pour  elle  toujours.  Je  retombai  dans  le 
même  inconvénient  dont  j'avais  senti  l'effet  auprès  de  maman,  et 
cet  effet  fut  le  même  auprès  de  Thérèse.  N'allons  pas  chercher  des 
perfections  hors  de  la  nature;  il  serait  le  même  auprès  de  quelque 
femme  que  ce  fût.  Le  parti  que  j'avais  pris  à  l'égard  de  mes 
enfants,  quelque  bien  raisonné  qu'il  m'eût  paru,  ne  m'avait  pas 
toujours  laissé  le  cœur  tranquille.  En  méditant  mon  Traité  de  Védu- 
catiouy  je  sentis  que  j'avais  négligé  des  devoirs  dont  rien  ne 
pouvait  me  dispenser.  Le  remords  enfin  devint  si  vif,  qu'il 
m'arracha  presque  l'aveu  public  de  ma  faute  au  commencement  de 
V Emile  ;  et  le  trait  même  est  si  clair,  qu'après  un  tel  passage  il  est 
surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage  de  me  la  reprocher.  Ma  situation, 
cependant,  était  alors  la  même,  et  pire  encore  par  l'animosité  de 
mes  ennemis,  qui  ne  cherchaient  qu'à  me  prendre  en  faute.  Je 
craignis  la  récidive;  et  n'en  voulant  pas  courir  le  risque,  j'aimai 
mieux  me  condamner  à  l'abstinence  que  d'exposer  Thérèse  à  se 
voir  derechef  dans  le  même  cas.  J'avais  d'ailleurs  remarqué  que 
l'habitation  des  femmes  empirait  sensiblement  mon  état:  cette 
double  raison  m'avait  fait  former  des  résolutions  que  j'avais  quel- 
quefois assez  mal  tenues,  mais  dans  lesquelles  je  persistais  avec 
plus  de  constance  depuis  trois  ou  quatre  ans  ;  c'était  aussi  depuis 
cette  époque  que  j'avais  remarqué  du  refroidissement  dans 
Thérèse  :  elle  avait  pour  moi  le  même  attachement  par  devoir, 
mais  elle  n'en  avait  plus  par  amour.  Cela  jetait  nécessairement 
moins  d'agrément  dans  notre  commerce,  et  j'imaginai  que,  sûre 
de  la  continuation  de  mes  soins  oij  qu'elle  pût  être,  elle  aimerait 
peut-être  mieux  rester  à  Paris  que  d'errer  avec  moi.  Cependant 
elle  avait  marqué  tant  de  douleur  à  notre  séparation,  elle  avait 
exigé  de  moi  des  promesses  si  positives  de  nous  rejoindre,  elle  en 
exprimait  si  vivement  le  désir  depuis  mon  départ,  tant  à  M.  le 
prince  de    Conti  qu'à  M.  de  Luxembourg,   que,   loin    d'avoir   le 


i64  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

courage  de  lui  parler  de  séparation,  j'eus  à  peine  celui  d'y  penser 
moi-même;  et,  après  avoir  senti  dans  mon  cœur  combien  il  m'était 
impossible  de  me  passer  d'elle,  je  ne  songeai  plus  qu'à  la  rappeler 
incessamment.  Je  lui  écrivis  donc  de  partir;  elle  vint.  A  peine  y 
avait-il  deux  mois  que  je  l'avais  quittée;  mais  c'était,  depuis  tant 
d'années,  notre  première  séparation.  Nous  l'avions  sentie  bien 
cruellement  l'un  et  l'autre.  Quel  saisissementen  nous  embrassant  ! 
G  que  les  larmes  de  tendresse  et  de  joie  sont  douces  !  Comme  mon 
cœur  s'en  abreuve  !  Pourquoi  m'a-t-on  fait  verser  si  peu  de 
celles-là! 

En  arrivant  à  Motiers,  j'avais  écrit  à  milord  Keith,  maréchal 
d'Ecosse,  gouverneur  de  Neuchâtel,  pour  lui  donner  avis  de  ma 
retraite  dans  les  États  de  Sa  Majesté,  et  pour  lui  demander  sa 
protection.  Il  me  répondit  avec  la  générosité  qu'on  lui  connaît, 
et  que  j'attendais  de  lui.  Il  m'invita  à  l'aller  voir.  J'y  fus  avec 
M.  Martinet,  châtelain  du  Val-de-Travers,  qui  était  en  grande 
faveur  auprès  de  Son  Excellence.  L'aspect  vénérable  de  cet 
illustre  et  vertueux  Écossais  m'émut  puissamment  le  cœur,  et  dès 
l'instant  même  commença  entre  lui  et  moi  ce  vif  attachement  qui 
de  ma  part  est  toujours  demeuré  le  même,  et  qui  le  serait  toujours 
de  la  sienne,  si  les  traîtres  qui  m'ont  ôté  toutes  les  consolations  de 
la  vie  n'eussent  profité  de  mon  éloignement  pour  abuser  sa 
vieillesse  et  me  défigurer  à  ses  yeux. 

George  Keith,  maréchal  héréditaire  d'Ecosse,  et  frère  du  célèbre 
général  Keith,  qui  vécut  glorieusement  et  mourut  au  lit  d'honneur, 
avait  quitté  son  pays  dans  sa  jeunesse,  et  y  fut  proscrit  pour 
s'être  attaché  à  la  maison  Stuart,  dont  il  se  dégoûta  bientôt 
par  l'esprit  injuste  et  tyrannique  qu'il  y  remarqua,  et  qui  en  fit 
toujours  le  caractère  dominant.  Ildemeura longtemps  en  Espagne, 
dont  le  climat  lui  plaisait  beaucoup,  et  finit  par  s'attacher,  ainsi 
que  son  frère,  au  roi  de  Prusse,  qui  se  connaissait  en  hommes,  et 
les  accueillit  comme  ils  le  méritaient.  Il  fut  bien  payé  de  cet 
accueil  par  les  grands  services  que  lui  rendit  le  maréchal  Keith, 
et  par  une  chose  bien  plus  précieuse  encore,  la  sincère  amitié  de 
milord  maréchal.  La  grande  âme  de  ce  digne  homme,  toute  répu- 
blicaine et  fière,  ne  pouvait  se  plier  que  sous  le  joug  de  l'amitié; 


Ma-jr'.ce  Leloir  inv 


^^'Xù-^'-'£'.,^'^^  j:ùj^^.'-f*j~  -i*..<t.i.  .«.'/*/-^----*" 


Boulard  f;ls  se. 


Rousseau  chez  Milord  Maréchal 


LIVRE  DOUZIÈME  i65 

mais  elle  s'y  pliait  si  parfaitement,  qu'avec  des  maximes  bien 
différentes,  il  ne  vit  plus  que  Frédéric,  du  moment  qu'il  lui  fut 
attaché.  Le  roi  le  chargea  d'affaires  importantes,  l'envoya  à  Paris, 
en  Espagne;  et  enfin  le  voyant,  déjà  vieux,  avoir  besoin  de  repos, 
lui  donna  pour  retraite  le  gouvernement  de  Neuchâtel,  avec  la 
délicieuse  occupation  d'y  passer  le  reste  de  sa  vie  à  rendre  ce 
petit  peuple  heureux. 

Les  Neuchâtelois,  qui  n'aiment  que  la  pretintaille  et  le  clinquant, 
qui  ne  se  connaissent  point  en  véritable  étoffe,  et  mettent 
l'esprit  dans  les  longues  phrases,  voyant  un  homme  froid  et  sans 
façon,  prirent  sa  simplicité  pour  de  la  hauteur,  sa  franchise  pour 
de  la  rusticité,  son  laconisme  pour  de  la  bêtise,  se  cabrèrent 
contre  ses  soins  bienfaisants,  parce  que,  voulant  être  utile  et  non 
cajoleur,  il  ne  savait  point  flatter  les  gens  qu'il  n'estimait  pas. 
Dans  la  ridicule  affaire  du  ministre  Petitpierre,  qui  fut  chassé  par 
ses  confrères  pour  n'avoir  pas  voulu  qu'ils  fussent  damnés  éter- 
nellement, milord,  s'étant  opposé  aux  usurpations  des  ministres, 
vit  soulever  contre  lui  tout  le  pays,  dont  il  prenait  le  parti;  et 
quand  j'y  arrivai,  ce  stupide  murmure  n'était  pas  éteint  encore.  Il 
passait  au  moins  pour  un  homme  qui  se  laissait  prévenir;  et  de 
toutes  les  imputations  dont  il  fut  chargé,  c'était  peut-être  la 
moins  injuste.  Mon  premier  mouvement,  en  voyant  ce  vénérable 
vieillard,  fut  de  m'attendrir  sur  la  maigreur  de  son  corps,  déjà 
décharné  par  les  ans;  mais  en  levant  les  yeux  sur  sa  physionomie 
animée,  ouverte  et  noble,  je  me  sentis  saisi  d'un  respect  mêlé  de 
confiance,  qui  l'emporta  sur  tout  autre  sentiment.  Au  compliment 
très  court  que  je  lui  fis  en  l'abordant,  il  répondit  en  parlant 
d'autre  chose,  comme  si  j'eusse  été  là  depuis  huit  jours.  Il  ne 
nous  dit  pas  même  de  nous  asseoir.  L'empesé  châtelain  resta 
debout.  Pour  moi,  je  vis  dans  l'œil  perçant  et  fin  de  milord  je 
ne  sais  quoi  de  si  caressant,  que,  me  sentant  d'abord  à  mon  aise, 
j'allai  sans  façon  partager  son  sofa,  et  m'asseoir  à  côté  de  lui.  Au 
ton  familier  qu'il  prit  à  l'instant,  je  sentis  que  cette  liberté  lui 
faisait  plaisir,  et  qu'il  se  disait  en  lui-même  :  Celui-ci  n'est  pas  un 
Neuchâtelois. 

Effet  singulier  de  la  grande  convenance  des  caractères!  Dans 


i66  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

un  âge  où  le  cœur  a  déjà  perdu  sa  chaleur  naturelle,  celui  de  ce 
bon  vieillard  se  réchauffa  pour  moi  d'une  façon  qui  surprit  tout  le 
monde.  Il  vint  me  voir  à  Motiers,  sous  prétexte  de  tirer  des  cailles, 
et  y  passa  deux  jours  sans  toucher  un  fusil.  Il  s'établit  entre  nous 
une  telle  amitié,  car  c'est  le  mot,  que  nous  ne  pouvions  nous 
passer  l'un  de  l'autre.  Le  château  de  Colombier,  qu'il  habitait 
l'été,  était  à  six  lieues  de  Motiers:  j'allais  tous  les  quinze  jours 
au  plus  tard  y  passer  vingt-quatre  heures,  puis  je  revenais  de 
même  en  pèlerin,  le  cœur  toujours  plein  de  lui.  L'émotion  que 
j'éprouvais  jadis  dans  mes  courses  de  l'Ermitage  à  Eaubonne 
était  bien  différente  assurément;  mais  elle  n'était  pas  plus  douce 
que  celle  avec  laquelle  j'approchais  de  Colombier.  Que  de  larmes 
d'attendrissement  j'ai  souvent  versées  dans  ma  route,  en  pensant 
aux  bontés  paternelles,  aux  vertus  aimables,  à  la  douce  philo- 
sophie de  ce  respectable  vieillard!  Je  l'appelais  mon  père,  il 
m'appelait  son  enfant.  Ces  doux  noms  rendent  en  partie  l'idée  de 
l'attachement  qui  nous  unissait,  mais  ils  ne  rendent  pas  encore 
celle  du  besoin  que  nous  avions  l'un  de  l'autre,  et  du  désir  con- 
tinuel de  nous  rapprocher.  Il  voulait  absolument  me  loger  au  châ- 
teau de  Colombier,  et  me  pressa  longtemps  d'y  prendre  à  demeure 
l'appartement  que  j'occupais.  Je  lui  dis  enfin  que  j'étais  plus 
libre  chez  moi,  et  que  j'aimais  mieux  passer  ma  vie  à  le  venir  voir. 
Il  approuva  cette  franchise,  et  ne  m'en  parla  plus.  G  bon  milord! 
ô  mon  digne  père!  que  mon  cœur  s'émeut  encore  en  pensant  à 
vous!  Ah!  les  barbares!  quel  coup  ils  m'ont  porté  en  vous  déta- 
chant de  moi!  Mais  non,  non,  grand  homme,  vous  êtes  et  serez 
toujours  le  même  pour  moi,  qui  suis  le  même  toujours.  Us  vous 
ont  trompé,  mais  ils  ne  vous  ont  pas  changé. 

Milord  maréchal  n'est  pas  sans  défaut;  c'est  un  sage,  mais  c'est 
un  homme.  Avec  l'esprit  le  plus  pénétrant,  avec  le  tact  le  plus  fin 
qu'il  soit  possible  d'avoir,  avec  la  plus  profonde  connaissance  des 
hommes,  il  se  laisse  abuser  quelquefois,  et  n'en  revient  pas.  Il  a 
l'humeur  singulière,  quelque  chose  de  bizarre  et  d'étranger  dans 
son  tour  d'esprit.  Il  paraît  oublier  les  gens  qu'il  voit  tous  les 
jours,  et  se  souvient  d'eux  au  moment  qu'ils  y  pensent  le  moins  : 
ses  attentions  paraissent  hors  de  propos;  ses  cadeaux  sont  de  fan- 


LIVRE  DOUZIÈME  167 

taisie,  et  non  de  convenance.  Il  donne  ou  envoie  à  l'instant  ce  qui 
lui  passe  par  la  tête,  de  grand  prix  ou  de  nulle  valeur,  indiffé- 
remment. Un  jeune  Genevois,  désirant  entrer  au  service  du  roi 
de  Prusse,  se  présente  à  lui  :  milord  lui  donne,  au  lieu  de  lettre, 
un  petit  sachet  plein  de  pois,  qu'il  le  charge  de  remettre  au  roi. 
En  recevant  cette  singulière  recommandation,  le  roi  place  à 
l'instant  celui  qui  la  porte.  Ces  génies  élevés  ont  entre  eux  un 
langage  que  les  esprits  vulgaires  n'entendront  jamais.  Ces  petites 
bizarreries,  semblables  aux  caprices  d'une  jolie  femme,  ne  me  ren- 
daient milord  maréchal  que  plus  intéressant.  J'étais  bien  sûr,  et  j'ai 
bien  éprouvé  dans  la  suite,  qu'elles  n'influaient  pas  sur  ses  senti- 
ments, ni  sur  les  soins  que  lui  prescrit  l'amitié  dans  les  occasions 
sérieuses.  Mais  il  est  vrai  que  dans  sa  façon  d'obliger  il  met  encore 
la  même  singularité  que  dans  ses  manières.  Je  n'en  citerai  qu'un  seul 
trait  sur  une  bagatelle.  Comme  la  journée  de  Motiers  à  Colombier 
était  trop  forte  pour  moi,  je  la  partageais  d'ordinaire, en  partant  après 
dîner  et  couchant  à  Brot,  à  moitié  chemin.  L'hôte,  appelé  Sandoz, 
ayant  à  solliciter  à  Berlin  une  grâce  qui  lui  importait  extrêmement, 
me  pria  d'engager  Son  Excellence  à  la  demander  pour  lui.  Volon- 
tiers. Je  le  mène  avec  moi;  je  le  laisse  dans  l'antichambre,  et  je 
parle  de  son  affaire  à  milord,  qui  ne  me  répond  rien.  La  matinée 
se  passe;  en  traversant  la  salle  pour  aller  dîner,  je  vois  le  pauvre 
Sandoz  qui  se  morfondait  d'attendre.  Croyant  que  milord  l'avait 
oublié,  je  lui  en  reparle  avant  de  nous  mettre  à  table;  mot  comme 
auparavant.  Je  trouvai  cette  manière  de  me  faire  sentir  combien 
je  l'importunais  un  peu  dure,  et  je  me  tus  en  plaignant  tout  bas 
le  pauvre  Sandoz.  En  m'en  retournant  le  lendemain,  je  fus  bien 
surpris  du  remercîment  qu'il  me  fit,  du  bon  accueil  et  du  dîner 
qu'il  avait  eus  chez  Son  Excellence,  qui  de  plus  avait  reçu  son 
papier.  Trois  semaines  après,  milord  lui  envoya  le  rescrit  qu'il 
avait  demandé,  expédié  par  le  ministre  et  signé  du  roi;  et  cela, 
sans  m'avoir  jamais  voulu  dire  ni  répondre  un  seul  mot,  ni  à  lui 
non  plus,  sur  cette  affaire,  dont  je  crus  qu'il  ne  voulait  pas  se 
charger. 

Je  voudrais  ne  pas  cesser  de  parler  de  George  Keith  :  c'est  de 
lui  que  me  viennent  mes  derniers  souvenirs  heureux;  tout  le  reste 


i68  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

de  ma  vie  n'a  plus  été  qu'afflictions  et  serrements  de  cœur.  La 
mémoire  en  est  si  triste,  et  m'en  vient  si  confusément,  qu'il  ne 
m'est  pas  possible  de  mettre  aucun  ordre  dans  mes  récits  :  je 
serai  forcé  désormais  de  les  arranger  au  hasard,  et  comme  ils  se 
présenteront. 

Je  ne  tardai  pas  d'être  tiré  d'inquiétude  sur  mon  asile,  par  la 
réponse  du  roi  à  milord  maréchal,  en  qui,  comme  on  peut  croire, 
j'avais     trouvé    un    bon    avocat.    Non   seulement     Sa     Majesté 
approuva  ce  qu'il  avait  fait,  mais  elle  le  chargea  (car  il  faut  tout 
dire)  de  me  donner  douze  louis.  Le  bon  milord,  embarrassé  d'une 
pareille  commission,  et  ne  sachant  comment  s'en  acquitter  honnê- 
tement, tâcha  d'en  exténuer  l'insulte  en  transformant  cet  argent 
en  nature  de  provisions,  et  me  marquant  qu'il  avait  ordre  de  me 
fournir  du  bois  et  du  charbon  pour  commencer  mon  petit  ménage; 
il  ajouta  même,  et  peut-être  de   son  chef,  que  le  roi  me   ferait 
volontiers  bâtir  une  petite  maison  à  ma  fantaisie,  si  j'en  voulais 
choisir  l'emplacement.  Cette  dernière  offre  me  toucha  fort,  et  me 
fit  oublier  la  mesquinerie  de  l'autre.  Sans  accepter  aucune  des 
deux,  je  regardai  Frédéric  comme  mon  bienfaiteur  et  mon  pro- 
tecteur, et  je  m'attachai  si  sincèrement  à  lui,  que  je  pris  dès  lors 
autant  d'intérêt  à  sa  gloire  que  j'avais  trouvé  jusqu'alors  d'injus- 
tice à  ses  succès.  A  la  paix  qu'il  fit  peu  de  temps  après,  je  témoi- 
gnai ma  joie  par  une  illumination  de   très  bon  goût  :   c'était  un 
cordon  de  guirlandes,  dont  j'ornai  la  maison  que  j'habitais,  et  où 
j'eus,  il  est  vrai,  la  fierté  vindicative  de  dépenser  presque  autant 
d'argent  qu'il  m'en  avait  voulu  donner.  La  paix  conclue,  je  crus 
que,  sa  gloire  militaire  et  politique  étant  au  comble,  il  allait  s'en 
donner  une    d'une   autre  espèce,  en    revivifiant   ses    États,  en  y 
faisant  régner  le  commerce,  l'agriculture,  en  y  créant  un  nouveau 
sol^  en  le  couvrant  d'un  nouveau  peuple,  en   maintenant  la  paix 
chez  tous  ses  voisins,  en  se  faisant  l'arbitre  de  l'Europe,  après  en 
avoir  été   la  terreur.  Il  pouvait  sans  risque  poser  l'épée,  bien  sûr 
qu'on  ne  l'obligerait  pas  à  la  reprendre.  Voyant  qu'il  ne  désarmait 
pas,  je  craignis  qu'il  ne  profitât  mal  de  ses  avantages,  et  qu'il  ne 
fût  grand  qu'à  demi.  J'osai  lui  écrire  à  ce  sujet,  et,  prenant  le  ton 
familier,  fait  pour  plaire  aux  hommes  de  sa  trempe,  porter  jusqu'à 


LIVRE  DOUZIÈME  169 

lui  cette  sainte  voix  de  la  vérité,  que  si  peu  de  rois  sont  faits  pour 
entendre.  Ce  ne  fut  qu'en  secret,  et  de  moi  à  lui,  que  je  pris  cette 
liberté.  Je  n'en  fis  pas  même  participant  milord  maréchal,  et  je 
lui  envoyai  ma  lettre  au  roi,  toute  cachetée.  Milord  envoya  la 
lettre  sans  s'informer  de  son  contenu.  Le  roi  n'y  fit  aucune  réponse; 
et  quelque  temps  après,  milord  maréchal  étant  allé  à  Berlin,  il 
lui  dit  seulement  que  je  l'avais  bien  grondé.  Je  compris  par  là  que 
ma  lettre  avait  été  mal  reçue,  et  que  la  franchise  de  mon  zèle  avait 
passé  pour  la  rusticité  d'un  pédant.  Dans  le  fond,  cela  pouvait 
très  bien  être;  peut-être  ne  dis-je  pas  ce  qu'il  fallait  dire,  et  ne 
pris-je  pas  le  ton  qu'il  fallait  prendre.  Je  ne  puis  répondre  que 
du  sentiment  qui  m'avait  mis  la  plume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mon  établissement  à  Motiers-Travers,  ayant 
toutes  les  assurances  possibles  qu'on  m'y  laisserait  tranquille,  je 
pris  l'habit  arménien.  Ce  n'était  pas  une  idée  nouvelle;  elle 
m'était  venue  diverses  fois  dans  le  cours  de  ma  vie,  et  elle  me 
revint  souvent  à  Montmorency,  où  le  fréquent  usage  des  sondes, 
me  condamnant  à  rester  souvent  dans  ma  chambre,  me  fit  mieux 
sentir  tous  les  avantages  de  l'habit  long.  La  commodité  d'un 
tailleur  arménien,  qui  venait  souvent  voir  un  parent  qu'il  avait  à 
Montmorency,  me  tenta  d'en  profiter  pour  prendre  ce  nouvel 
équipage,  au  risque  du  qu'en  dira-t-on,  dont  je  me  souciais  très 
peu.  Cependant,  avant  d'adopter  cette  nouvelle  parure,  je  voulus 
avoir  l'avis  de  madame  de  Luxembourg,  qui  me  conseilla  fort  de 
la  prendre.  Je  me  fis  donc  une  petite  garde-robe  arménienne; 
mais  l'orage  excité  contre  moi  m'en  fit  remettre  l'usage  à  des 
temps  plus  tranquilles,  et  ce  ne  fut  que  quelques  mois  après  que, 
forcé  par  de  nouvelles  attaques  de  recourir  aux  sondes,  je  crus 
pouvoir,  sans  aucun  risque,  prendre  ce  nouvel  habillement  à 
Motiers,  surtout  après  avoir  consulté  le  pasteur  du  lieu,  qui  me 
dit  que  je  pouvais  le  porter  au  temple  même  sans  scandale.  Je 
pris  donc  la  veste,  le  cafetan,  le  bonnet  fourré,  la  ceinture;  et, 
après  avoir  assisté  dans  cet  équipage  au  service  divin,  je  ne  vis 
point  d'inconvénient  à  le  porter  chez  milord  maréchal.  Son  Excel- 
lence, me  voyant  ainsi  vêtu,  me  dit,  pour  tout  compliment,  Sala- 
maleki',  après  quoi  tout  fut  fini,  et  je  ne  portai  plus  d'autre  habit 


I70  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Ayant  quitté  tout  à  fait  la  littérature,  je  ne  songeai  plus  qu'à 
mener  une  vie  tranquille  et  douce,  autant  qu'il  dépendrait  de  moi. 
Seul  je  n'ai  jamais  connu  l'ennui,  même  dans  le  plus  parfait 
désœuvrement  :  mon  imagination,  remplissant  tous  les  vides, 
suffit  seule  pour  m'occuper.  Il  n'y  a  que  le  bavardage  inactif  de 
chambre,  assis  les  uns  vis-à-vis  des  autres  à  ne  mouvoir  que  la 
langue,  que  jamais  je  n'ai  pu  supporter.  Quand  on  marche,  qu'on 
se  promène,  encore  passe;  les  pieds  et  les  yeux  font  au  moins 
quelque  chose;  mais  rester  là,  les  bras  croisés,  à  parler  du  temps 
qu'il  fait  et  des  mouches  qui  volent,  ou,  qui  pis  est,  à  s'entre- 
faire  des  compliments,  cela  m'est  un  supplice  insupportable.  Je 
m'avisai,  pour  ne  pas  vivre  en  sauvage,  d'apprendre  à  faire  des 
lacets.  Je  portais  mon  coussin  dans  mes  visites,  ou  j'allais  comme 
les  femmes  travailler  à  ma  porte  et  causer  avec  les  passants.  Cela 
me  faisait  supporter  l'inanité  du  babillage,  et  passer  mon  temps 
sans  ennui  chez  mes  voisines,  dont  plusieurs  étaient  assez  aimables 
et  ne  manquaient  pas  d'esprit.  Une  entre  autres,  appelée  Isabelle 
d'Ivernois,  fille  du  procureur  général  de  Neuchâtel,  me  parut 
assez  estimable  pour  me  lier  avec  elle  d'une  amitié  particulière, 
dont  elle  ne  s'est  pas  mal  trouvée  par  les  conseils  utiles  que  je  lui 
ai  donnés,  et  par  les  soins  que  je  lui  ai  rendus  dans  des  occasions 
essentielles;  de  sorte  que  maintenant,  digne  et  vertueuse  mère  de 
famille,  elle  me  doit  peut-être  sa  raison,  son  mari,  sa  vie  et  son 
bonheur.  De  mon  côté,  je  lui  dois  des  consolations  très  douces, 
et  surtout  durant  un  bien  triste  hiver,  où,  dans  le  fort  de  mes 
maux  et  de  mes  peines,  elle  venait  passer  avec  Thérèse  et  moi  de 
longues  soirées  qu'elle  savait  nous  rendre  bien  courtes  par  l'agré- 
ment de  son  esprit  et  par  les  mutuels  épanchements  de  nos 
cœurs.  Elle  m'appelait  son  papa,  je  l'appelais  ma  fille;  et  ces 
noms,  que  nous  nous  donnons  encore,  ne  cesseront  point,  je 
l'espère,  de  lui  être  aussi  chers  qu'à  moi.  Pour  rendre  mes  lacets 
bons  à  quelque  chose,  j'en  faisais  présent  à  mes  jeunes  amies  à 
leur  mariage,  à  condition  qu'elles  nourriraient  leurs  enfants.  Sa 
sœur  aînée  en  eut  un  à  ce  titre,  et  l'a  mérité;  Isabelle  en  eut  un 
de  même,  et  ne  l'a  pas  moins  mérité  par  l'intention;  mais  elle  n'a 
pas  eu  le  bonheur  de  pouvoir  faire  sa  volonté.  En  leur  envoyant 


Maurice  Leloir  inv. 


A  BoL..ard  se 


Occupations  de  Rousseau  a  Motiers 


LIVRE  DOUZIÈME  171 

ces  lacets,  j'écrivis  à  l'une  et  à  l'autre  des  lettres  dont  la  pre- 
mière a  couru  le  monde  ;  mais  tant  d'éclat  n'allait  pas  à  la  seconde  : 
l'amitié  ne  marche  pas  avec  si  grand  bruit. 

Parmi  les  liaisons  que  je  fis  à  mon  voisinage,  et  dans  le  détail 
desquelles  je  n'entrerai  pas,  je  dois  noter  celle  du  colonel  Pury, 
qui  avait  une  maison  sur  la  montagne,  où  il  venait  passer  les 
étés.  Je  n'étais  pas  empressé  de  sa  connaissance,  parce  que  je 
savais  qu'il  était  très  mal  à  la  cour  et  auprès  de  milord  maréchal, 
qu'il  ne  voyait  point.  Cependant,  comme  il  vint  me  voir  et  me  fit 
beaucoup  d'honnêtetés,  il  fallut  l'aller  voir  à  mon  tour;  cela  con- 
tinua; et  nous  mangions  quelquefois  l'un  chez  l'autre.  Je  fis  chez 
lui  connaissance  avec  M.  du  Peyrou,  et  ensuite  une  amitié  trop 
intime  pour  que  je  puisse  me  dispenser  de  parler  de  lui. 

M.  du  Peyrou  était  Américain,  fils  d'un  commandant  de  Surinam, 
dont  le  successeur,  M.  de  Chambrier,  de  Neuchâtel,  épousa  la 
veuve.  Devenue  veuve  une  seconde  fois,  elle  vint  avec  son  fils 
s'établir  dans  le  pays  de  son  second  mari.  Du  Peyrou,  fils  unique, 
fort  riche,  et  tendrement  aimé  de  sa  mère,  avait  été  élevé  avec 
assez  de  soin,  et  son  éducation  lui  avait  profité.  Il  avait  acquis 
beaucoup  de  demi-connaissances,  quelque  goût  pour  les  arts,  et 
il  se  piquait  surtout  d'avoir  cultivé  sa  raison  :  son  air  hollandais, 
froid  et  philosophe,  son  teint  basané,  son  humeur  silencieuse  et 
cachée,  favorisaient  beaucoup  cette  opinion.  Il  était  sourd  et 
goutteux,  quoique  jeune  encore.  Cela  rendait  tous  ses  mouve- 
ments fort  posés,  fort  graves;  et  quoiqu'il  aimât  à  disputer, 
quelquefois  même  un  peu  longuement,  généralement  il  parlait 
peu,  parce  qu'il  n'entendait  pas.  Tout  cet  extérieur  m'en  imposa. 
Je  me  dis  :  Voici  un  penseur,  un  homme  sage,  tel  qu'on  serait 
heureux  d'avoir  un  ami.  Pour  achever  de  me  prendre,  il  m'adres- 
sait souvent  la  parole,  sans  jamais  me  faire  aucun  compliment. 
Il  me  parlait  peu  de  moi,  peu  de  mes  livres,  très  peu  de  lui;  il 
n'était  pas  dépourvu  d'idées,  et  tout  ce  qu'il  disait  était  assez 
juste.  Cette  justesse  et  cette  égalité  m'attirèrent.  Il  n'avait  dans 
l'esprit  ni  l'élévation,  ni  la  finesse  de  celui  de  milord  maréchal; 
mais  il  en  avait  la  simplicité:  c'était  toujours  le  représenter  en 
quelque    chose.  Je  ne    m'engouai  pas,    mais   je    m'attachai  par 


172  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

l'estime;  et  peu  à  peu  cette  estime  amena  l'amitié.  J'oubliai  tota- 
lement avec  lui  l'objection  que  j'avais  faite  au  baron  d'Holbach, 
qu'il  était  trop  riche;  et  je  crois  que  j'eus  tort.  J'ai  appris  à  douter 
qu'un  homme  jouissant  d'une  grande  fortune,  quel  qu'il  puisse 
être,  puisse  aimer  sincèrement  mes  principes  et  leur  auteur. 

Pendant  assez  longtemps  je  vis  peu  du  Peyrou,  parce  que  je 
n'allais  point  à  Neuchâtel,  et  qu'il  ne  venait  qu'une  fois  l'année 
à  la  montagne  du  colonel  Pury.  Pourquoi  n'allais-je  point  à 
Neuchâtel?  C'est  un  enfantillage  qu'il  ne  faut  pas  taire. 

Quoique  protégé  par  le  roi  de  Prusse  et  par  milord  maréchal,  si 
j'évitai  d'abord  la  persécution  dans  mon  asile,  je  n'évitai  pas  du 
moins  les  murmures  du  public,  des  magistrats  municipaux,  des 
ministres.  Après  le  branle  donné  par  la  France,  il  n'était  pas  du 
bon  air  de  ne  pas  me  faire  au  moins  quelque  insulte  :  on  aurait  eu 
peur  de  paraître  improuver  mes  persécuteurs,  en  ne  les  imitant 
pas.  La  classe  de  Neuchâtel,  c'est-à-dire  la  compagnie  des 
ministres  de  cette  ville,  donna  le  branle,  en  tentant  d'émouvoir 
contre  moi  le  conseil  d'État.  Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi, 
les  ministres  s'adressèrent  au  magistrat  municipal,  qui  fit  aussitôt 
défendre  mon  livre,  et,  me  traitant  en  toute  occasion  peu  honnê- 
tement, faisait  comprendre  et  disait  même  que  si  j'avais  voulu 
m'établir  en  ville,  on  ne  m'y  aurait  pas  souffert.  Ils  remplirent 
leur  Mercure  d'inepties  et  du  plus  plat  cafardage,  qui,  tout  en 
faisant  rire  les  gens  censés,  ne  laissait  pas  d'échauffer  le  peuple 
et  de  l'animer  contre  moi.  Tout  cela  n'empêchait  pas  qu'à  les 
entendre  je  ne  dusse  être  très  reconnaissant  de  l'extrême  grâce 
qu'ils  me  faisaient  de  me  laisser  vivre  à  Motiers,  où  ils  n'avaient 
aucune  autorité;  ils  m'auraient  volontiers  mesuré  l'air  à  la  pinte,  à 
condition  que  je  l'eusse  payé  bien  cher.  Ils  voulaient  que  je  leur 
fusse  obligé  de  la  protection  que  le  roi  m'accordait  malgré  eux,  et 
qu'ils  travaillaient  sans  relâche  à  m'ôter.  Enfin,  n'y  pouvant 
réussir,  après  m'avoir  fait  tout  le  tort  qu'ils  purent  et  m'avoir 
décrié  de  tout  leur  pouvoir,  ils  se  firent  un  mérite  de  leur  impuis- 
sance, en  me  faisant  valoir  la  bonté  qu'ils  avaient  de  me  souffrir 
dans  leur  pays.  J'aurais  dû  leur  rire  au  nez  pour  toute  réponse  : 
je  fus  assez  bête  pour  me  piquer,  et  j'eus  l'ineptie  de  ne  vouloir 


LIVRE  DOUZIÈME  173 

point  aller  à  Neuchâtel;  résolution  que  je  tins  près  de  deux  ans, 
comme  si  ce  n'était  pas  trop  honorer  de  pareilles  espèces  que  de 
faire  attention  à  leurs  procédés,  qui,  bons  ou  mauvais,  ne  peuvent 
leur  être  imputés,  puisqu'ils  n'agissent  jamais  que  par  impulsion. 
D'ailleurs,  des  esprits  sans  culture  et  sans  lumière,  qui  ne  con- 
naissent d'autre  objet  de  leur  estime  que  le  crédit,  la  puissance  et 
l'argent,  sont  bien  éloignés  même  de  soupçonner  qu'on  doive 
quelque  égard  aux  talents,  et  qu'il  y  ait  du  déshonneur  à  les 
outrager. 

Un  certain  maire  de  village,  qui  pour  ses  malversations  avait  été 
cassé,  disait  au  lieutenant  du  Val-de-Travers,  mari  de  mon  Isa- 
belle :  On  dit  que  ce  Rousseau  a  tant  d'esprit  :  amenez-le-moi,  que  je 
voie  si  cela  est  vrai.  Assurément,  les  mécontentements  d'un  homme 
qui  prend  un  pareil  ton  doivent  peu  fâcher  ceux  qui  les  éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitait  à  Paris,  à  Genève,  à  Berne,  à 
Neuchâtel  même,  je   ne  m'attendais  pas  à  plus  de  ménagement 
de  la  part  du  pasteur  du  lieu.  Je  lui  avais  cependant  été  recom- 
mandé par  madame  Boy  de  la  Tour,  et  il  m'avait  fait  beaucoup 
d'accueil;   mais  dans  ce  pays,  où    l'on    flatte  également  tout  le 
monde,  les  caresses  ne  signifient  rien.  Cependant,  après  ma  réu- 
nion à  l'Église  réformée,  vivant  en  pays  réformé,  je  ne  pouvais, 
sans  manquer  à  mes    engagements  et  à  mon  devoir  de  citoyen, 
négliger  la  profession  du  culte  oij  j'étais  entré  :  j'assistais  donc  au 
service  divin.  D'un  autre  côté,  je  craignais,  en  me  présentant  à  la 
table    sacrée,   de  m'exposer  à  l'affront  d'un   refus;   et   il   n'était 
nullement    probable    qu'après    le  vacarme  fait  à  Genève  par  le 
conseil,  et  à  Neuchâtel  par  la  classe,  il  voulût  m'administrer  tran- 
quillement la   cène   dans  son  église.   Voyant  donc  approcher  le 
temps  de  la  communion,  je  pris  le  parti  d'écrire  à  M.  de  Mont- 
mollin  (c'était  le   nom  du   ministre),    pour   faire  acte  de  bonne 
volonté,  et  lui  déclarer  que  j'étais  toujours  uni  de  cœur  à  l'Église 
protestante;  je  lui  dis  en   même  temps,  pour  éviter  des   chicanes 
sur  des  articles  de  foi,  que  je  ne  voulais  aucune  explication  par- 
ticulière sur  le  dogme.  M'étant  ainsi  mis  en  règle  de  ce  côté,  je 
restai  tranquille,  ne  doutant  pas  que  M.  de  Montmollin  ne  refusât 
de  m'admettre  sans  la  discussion  préliminaire,  dont  je  ne  voulais 


174  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

point,  et  qu'ainsi  tout  fût  fini  sans  qu'il  y  eût  de  ma  faute.  Point 
du  tout  :  au  moment  où  je  m'y  attendais  le  moins,  M.  de  Mont- 
moUin  vint  me  déclarer,  non  seulement  qu'il  m'admettait  à  la  com- 
munion sous  la  clause  que  j'y  avais  mise,  mais,  de  plus,  que  lui  et 
ses  anciens  se  faisaient  un  grand  honneur  de  m'avoir  dans  son 
troupeau.  Je  n'eus  de  mes  jours  pareille  surprise,  ni  plus  conso- 
lante. Toujours  vivre  isolé  sur  la  terre  me  paraissait  un  destin 
bien  triste,  surtout  dans  l'adversité.  Au  milieu  de  tant  de  pro- 
scriptions et  de  persécutions,  je  trouvais  une  douceur  extrême  à 
pouvoir  me  dire  :  Au  moins  je  suis  parmi  mes  frères;  et  j'allai 
communier  avec  une  émotion  de  cœur  et  des  larmes  d'attendris- 
sement, qui  étaient  peut-être  la  préparation  la  plus  agréable  à 
Dieu  qu'on  y  pût  porter. 

Quelque  temps  après,  milord  m'envoya  une  lettre  de  madame 
de  Boufflers  (venue,  du  moins  je  le  présumai)  par  la  voie  de 
d'Alembert,  qui  connaissait  milord  maréchal.  Dans  cette  lettre, 
la  première  que  cette  dame  m'eût  écrite  depuis  mon  départ  de 
Montmorency,  elle  me  tançait  vivement  de  celle  que  j'avais  écrite 
à  M.  de  Montmollin,  et  surtout  d'avoir  communié.  Je  compris 
d'autant  moins  à  qui  elle  en  avait  avec  sa  mercuriale,  que,  depuis 
mon  voyage  de  Genève,  je  m'étais  toujours  déclaré  hautement 
protestant,  et  que  j'avais  été  très  publiquement  à  l'hôtel  de 
Hollande,  sans  que  personne  au  monde  l'eût  trouvé  mauvais.  Il 
me  paraissait  plaisant  que  madame  la  comtesse  de  Boufflers 
voulût  se  mêler  de  diriger  ma  conscience  en  fait  de  religion.  Tou- 
tefois, comme  je  ne  doutais  pas  que  son  intention  (quoique  je  n'y 
comprisse  rien)  ne  fût  la  meilleure  du  monde,  je  ne  m'offensai 
point  de  cette  singulière  sortie,  et  je  lui  répondis  sans  colère,  en 
lui  disant  mes  raisons. 

Cependant  les  injures  imprimées  allaient  leur  train,  et  leurs 
bénins  auteurs  reprochaient  aux  puissances  de  me  traiter  trop 
doucement.  Ce  concours  d'aboiements,  dont  les  moteurs  conti- 
nuaient d'agir  sous  le  voile,  avait  quelque  chose  de  sinistre  et 
d'effrayant.  Pour  moi,  je  laissais  dire  sans  m'émouvoir.  On  m'as- 
sura qu'il  y  avait  une  censure  de  la  Sorbonne  :  je  n'en  crus  rien 
De  quoi  pouvait  se  mêler  la  Sorbonne  dans  cette  affaire .?  Voulait- 


LIVRE  DOUZIÈME  175 

elle  assurer  que  je  n'étais  pas  catholique?  Tout  le  monde  le 
savait.  Voulait-elle  prouver  que  je  n'étais  pas  bon  calviniste?  Que 
lui  importait!  C'était  prendre  un  soin  bien  singulier;  c'était  se 
faire  les  substituts  de  nos  ministres.  Avant  que  d'avoir  vu  cet 
écrit,  je  crus  qu'on  le  faisait  courir  sous  le  nom  de  la  Sorbonne, 
pour  se  moquer  d'elle;  je  le  crus  bien  plus  encore  après  l'avoir  lu. 
Enfin,  quand  je  ne  pus  plus  douter  de  son  authenticité,  tout  ce 
que  je  me  réduisis  à  croire  fut  qu'il  fallait  mettre  la  Sorbonne  aux 
Petites-Maisons. 

Un  autre  écrit  m'affecta  davantage,  parce  qu'il  venait  d'un 
homme  pour  qui  j'eus  toujours  de  l'estime  et  dont  j'admirais  la 
constance  en  plaignant  son  aveuglement.  Je  parle  du  mandement 
de  l'archevêque  de  Paris  contre  moi. 

Je  crus  que  je  me  devais  d'y  répondre.  Je  le  pouvais  sans 
m'avilir;  c'était  un  cas  à  peu  près  semblable  à  celui  du  roi  de 
Pologne.  Je  n'ai  jamais  aimé  les  disputes  brutales  à  la  Voltaire. 
Je  ne  sais  me  battre  qu'avec  dignité,  et  je  veux  que  celui  qui 
m'attaque  ne  déshonore  pas  mes  coups,  pour  que  je  daigne  me 
défendre.  Je  ne  doutais  point  que  ce  mandement  ne  fût  de  la 
façon  des  jésuites;  et  quoiqu'ils  fussent  alors  malheureux  eux- 
mêmes,  j'y  reconnaissais  toujours  leur  ancienne  maxime,  d'écraser 
les  malheureux.  Je  pouvais  donc  aussi  suivre  mon  ancienne 
maxime,  d'honorer  l'auteur  titulaire  et  de  foudroyer  l'ouvrage,  et 
c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait  avec  assez  de  succès. 

Je  trouvai  le  séjour  de  Motiers  fort  agréable;  et,  pour  me  déter- 
miner à  y  finir  mes  jours,  il  ne  me  manquait  qu'une  subsistance 
assurée  :  mais  on  y  vit  assez  chèrement,  et  j'avais  vu  renverser 
tous  mes  anciens  projets  par  la  dissolution  de  mon  ménage,  par 
l'établissement  d'un  nouveau,  par  la  vente  ou  dissipation  de  tous 
mes  meubles,  et  par  les  dépenses  qu'il  m'avait  fallu  faire  depuis 
mon  départ  de  Montmorency.  Je  voyais  diminuer  journellement 
le  petit  capital  que  j'avais  devant  moi.  Deux  ou  trois  ans  suffi- 
saient pour  en  consumer  le  reste,  sans  que  je  visse  aucun  moyen 
de  le  renouveler,  à  moins  de  recommencer  à  faire  des  livres, 
métier  funeste  auquel  j'avais  déjà  renoncé. 

Persuadé  que  tout  changerait  bientôt  à  mon  égard,  et  que  le 


176  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

public,  revenu  de  sa  frénésie,  en  ferait  rougir  les  puissances,  je 
ne  cherchais  qu'à  prolonger  mes  ressources  jusqu'à  cet  heureux 
changement,  qui  me  laisserait  plus  en  état  de  choisir  parmi  celles 
qui  pourraient  s'offrir.  Pour  cela,  je  repris   mon  Dictionnaire  de 
musigue,  que  dix  ans  de  travail  avaient  déjà  fort  avancé,  et  auquel 
il  ne  manquait  que  la  dernière  main  et  d'être  mis  au   net.   Mes 
livres,  qui  m'avaient  été   envoyés  depuis  peu,  me  fournirent  les 
moyens    d'achever    cet    ouvrage  :    mes    papiers,    qui    me    furent 
envoyés  en  même  temps,  me  mirent  en  état  de  commencer  l'en- 
treprise de  mes  Mémoires,  dont  je  voulais  uniquement  m'occuper 
désormais.    Je   commençai    par    transcrire    des   lettres    dans    un 
recueil  qui  pût  guider  ma  mémoire  dans  Tordre  des  faits  et  des 
temps.  J'avais  déjà  fait  le  triage  de  celles  que  je  voulais  conserver 
pour  cet  effet,  et  la  suite  depuis  près  de  dix  ans  n'en  était  point 
interrompue.  Cependant,  en  les  arrangeant  pour  les  transcrire,  j'y 
trouvai  une  lacune  qui  me  surprit.  Cette  lacune  était  de  près  de 
six  mois,  depuis  octobre  1756  jusqu'au  mois  de  mars  suivant.  Je 
me  souvenais  parfaitement  d'avoir  mis   dans  mon  triage  nombre 
de    lettres   de    Diderot,    de    Deleyre,  de   madame    d'Êpinay,  de 
madame  de  Chenonceaux,  etc.,  qui  remplissaient  cette  lacune  et 
qui  ne  se  trouvèrent  plus.  Qu'étaient-elles  devenues?  Quelqu'un 
avait-il  mis  la  main  sur  mes  papiers,  pendant  quelques  mois  qu'ils 
étaient  restés  à  l'hôtel  de  Luxembourg?  Cela  n'était  pas  conce- 
vable, et  j'avais  vu  M.  le  maréchal  prendre  la  clef  de  la  chambre 
où  je  les  avais   déposés.  Comme  plusieurs  lettres  de  femmes  et 
toutes  celles  de  Diderot  étaient  sans  dates,  et  que  j'avais  été  forcé 
de  remplir  ces  dates  de  mémoire  et  en  tâtonnant,  pour  ranger  ces 
lettres  dans  leur  ordre,  je  crus  d'abord  avoir  fait  des   erreurs  de 
dates,  et  je  passai  en  revue  toutes   les  lettres  qui  n'en  avaient 
point,  ou   auxquelles  je  les  avais  suppléées,  pour  voir  si  je  n'y 
trouverais  point  celles  qui  devaient  remplir  ce  vide.  Cet  essai  ne 
réussit  point  !  je  vis  que  le  vide  était  bien  réel  et  que  les  lettres 
avaient   bien    certainement  été  enlevées.   Par  qui   et  pourquoi? 
Voilà  ce  qui  me  passait.  Ces  lettres,  antérieures  à  mes  grandes 
querelles,  et   du   temps  de  ma  première    ivresse  de  la  Julie,  ne 
pouvaient  intéresser  personne.  C'étaient  tout  au   plus  quelques 


LIVRE  DOUZIÈME  177 

tracasseries  de  Diderot,  quelques  persiflages  de  Deleyre;  et  des 
témoignages  d'amitié  de  madame  de  Chenonceaux,  et  même  de 
madame  d'Épinay,  avec  laquelle  j'étais  alors  le  mieux  du  monde. 
A  qui  pouvaient  importer  ces  lettres?  Qu'en  voulait-on  faire? 
Ce  n'est  que  sept  ans  après  que  j'ai  soupçonné  l'affreux  objet  de 
ce  vol.  Ce  déficit  bien  avéré  me  fit  chercher  parmi  mes  brouillons 
si  j'en  découvrirais  quelque  autre.  J'en  trouvai  quelques-uns  qui, 
vu  mon  défaut  de  mémoire,  m'en  firent  supposer  d'autres  dans  la 
multitude  de  mes  papiers.  Ceux  que  je  remarquai  furent  le  brouil- 
lon de  la  Morale  sensitive,  et  celui  de  l'extrait  des  Aventures  de 
milord  Edouard.  Ce  dernier,  je  l'avoue,  me  donna  des  soupçons 
sur  madame  de  Luxembourg.  C'était  La  Roche,  son  valet  de 
chambre,  qui  m'avait  expédié  ces  papiers,  et  je  n'imaginai  qu'elle 
au  monde  qui  pût  prendre  intérêt  à  ce  chiffon;  mais  quel  intérêt 
pouvait-elle  prendre  à  l'autre,  et  aux  lettres  enlevées,  dont,  même 
avec  de  mauvais  desseins,  on  ne  pouvait  faire  aucun  usage  qui 
pût  me  nuire,  à  moins  de  les  falsifier  ?  Pour  M.  le  maréchal,  dont 
je  connaissais  la  droiture  invariable  et  la  vérité  de  son  amitié 
pour  moi,  je  ne  pus  le  soupçonner  un  moment.  Je  ne  pus  même 
arrêter  ce  soupçon  sur  madame  la  maréchale.  Tout  ce  qui  me  vint 
de  plus  raisonnable  à  l'esprit,  après  m'être  fatigué  longtemps  à 
chercher  l'auteur  de  ce  vol,  fut  de  l'imputer  à  d'Alembert,  qui, 
déjà  faufilé  chez  madame  de  Luxembourg,  avait  pu  trouver  le 
moyen  de  fureter  ces  papiers  et  d'en  enlever  ce  qu'il  lui  avait  plu, 
tant  en  manuscrits  qu'en  lettres,  soit  pour  chercher  à  me 
susciter  quelque  tracasserie,  soit  pour  s'approprier  ce  qui  lui 
pouvait  convenir.  Je  supposai  qu'abusé  par  le  titre  de  la  Morale 
sensitive,  il  avait  cru  trouver  le  plan  d'un  vrai  traité  de  matéria- 
lisme, dont  il  aurait  tiré  contre  moi  le  parti  qu'on  peut  bien 
s'imaginer.  Sûr  qu'il  serait  bientôt  détrompé  par  l'examen  du 
brouillon,  et  déterminé  à  quitter  tout  à  fait  la  littérature,  je  m'in- 
quiétai peu  de  ces  larcins,  qui  n'étaient  pas  les  premiers  de  la 
même  main  que  j'avais  endurés  sans  m'en  plaindre.  Bientôt  je  ne 
songeai  pas  plus  à  cette  infidélité  que  si  l'on  ne  m'en  eût  fait 
aucune,  et  je  me  mis  à  rassembler  les  matériaux  qu'on  m'avait 
laissés,  pour  travailler  à  mes  Confessions. 

iir.  -  12 


178  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

J'avais  longtemps  cru  qu'à  Genève  la  compagnie  des  ministres^ 
ou  du  moins  les  citoyens  et  bourgeois,  réclameraient  contre  l'in- 
fraction de  redit  dans  le  décret  porté  contre  moi.  Tout  resta  tran- 
quille, du  moins  à  l'extérieur;  car  il  y  avait  un  mécontentement 
général  qui  n'attendait  qu'une  occasion  pour  se  manifester.  Mes 
amis,  ou  soi-disant  tels,  m'écrivaient  lettres  sur  lettres  pour 
m'exhorter  à  venir  me  mettre  à  leur  tête,  m'assurant  d'une  répa- 
ration publique  de  la  part  du  conseil.  La  crainte  du  désordre  et 
des  troubles  que  ma  présence  pouvait  causer  m'empêcha  d'acquies- 
cer à  leurs  instances;  et,  fidèle  au  serment  que  j'avais  fait  autre- 
fois de  ne  jamais  tremper  dans  aucune  dissension  civile  dans  mon 
pays,  j'aimai  mieux  laisser  subsister  l'offense  et  me  bannir  pour 
jamais  de  ma  patrie,  que  d'y  rentrer  par  des  moyens  violents  et 
dangereux.  Il  est  vrai  que  je  m'étais  attendu,  de  la  part  de  la 
bourgeoisie,  à  des  représentations  légales  et  paisibles  contre  une 
infraction  qui  l'intéressait  extrêmement.  Il  n'y  en  eut  point.  Ceux 
qui  la  conduisaient  cherchaient  moins  le  vrai  redressement  des 
griefs  que  l'occasion  de  se  rendre  nécessaires.  On  cabalait,  mais 
on  gardait  le  silence,  et  on  laissait  clabauder  les  caillettes  et  les 
cafards,  ou  soi-disant  tels,  que  le  conseil  mettait  en  avant  pour 
me  rendre  odieux  à  la  populace  et  faire  attribuer  son  incartade  au 
zèle  de  la  religion. 

Après  avoir  attendu  vainement  plus  d'un  an  que  quelqu'un 
réclamât  contre  une  procédure  illégale,  je  pris  enfin  mon  parti;  et 
me  voyant  abandonné  de  mes  concitoyens,  je  me  déterminai  à 
renoncer  à  mon  ingrate  patrie,  où  je  n'avais  jamais  vécu,  dont  je 
n'avais  reçu  ni  bien  ni  service,  et  dont,  pour  prix  de  l'honneur 
que  j'avais  tâché  de  lui  rendre,  je  me  voyais  si  indignement  traité 
d'un  consentement  unanime,  puisque  ceux  qui  devaient  parler 
n'avaient  rien  dit.  J'écrivis  donc  au  premier  syndic  de  cette 
année-là,  qui,  je  crois,  était  M.  Favre,  une  lettre  par  laquelle 
j'abdiquais  solennellement  mon  droit  de  bourgeoisie,  et  dans 
laquelle,  au  reste,  j'observai  la  décence  et  la  modération  que  j'ai 
toujours  mises  aux  actes  de  fierté  que  la  cruauté  de  mes  ennemis 
m'a  souvent  arrachés  dans  mes  malheurs. 

Cette   démarche   ouvrit  enfin   les  yeux  aux  citoyens  :   sentant 


I 


LIVRE  DOUZIÈME  179 

qu'ils  avaient  eu  tort  pour  leur  propre  intérêt  d'aljandonner  ma 
défense,  ils  la  prirent  quand  il  n'était  plus  temps.  Ils  avaient 
d'autres  griefs  qu'ils  joignirent  à  celui-là,  et  ils  en  firent  la 
matière  de  plusieurs  représentations  très  bien  raisonnées,  qu'ils 
étendirent  et  renforcèrent,  à  mesure  que  les  durs  et  rebutants 
refus  du  conseil,  qui  se  sentait  soutenu  par  le  ministère  de 
France,  leur  firent  mieux  sentir  le  projet  formé  de  les  asservir. 
Ces  altercations  produisirent  diverses  brochures  qui  ne  déci- 
daient rien,  jusqu'à  ce  que  parurent  tout  d'un  coup  les  Lettres 
écrites  de  la  campagne,  ouvrage  écrit  en  faveur  du  conseil,  avec  un 
art  infini,  et  par  lequel  le  parti  représentant,  réduit  au  silence,  fut 
pour  un  temps  écrasé.  Cette  pièce,  monument  durable  des  rares 
talents  de  son  auteur,  était  du  procureur  général  Tronchin, 
homme  d'esprit,  homme  éclairé,  très  versé  dans  les  lois  et  le  gou- 
vernement de  la  république.  Siluit  terra. 

Les  représentants,  revenus  de  leur  premier  abattement,  entre- 
prirent une  réponse  et  s'en  tirèrent  passablement  avec  le  temps. 
Mais  tous  jetèrent  les  yeux  sur  moi,  comme  le  seul  qui  pût  entrer 
en  lice  contre  un  tel  adversaire,  avec  espoir  de  le  terrasser.  J'avoue 
que  je  pensai  de  même;  et,  poussé  par  mes  concitoyens,  qui  me 
faisaient  un  devoir  de  les  aider  de  ma  plume  dans  un  embarras 
dont  j'avais  été  l'occasion,  j'entrepris  la  réfutation  des  Lettres 
écrites  de  la  cainpagne,  et  j'en  parodiai  le  titre  par  celui  de  Lettres 
écrites  de  la  montagne,  que  je  mis  aux  miennes.  Je  fis  et  j'exécutai 
cette  entreprise  si  secrètement  que,  dans  un  rendez-vous  que 
j'eus  à  Thonon  avec  les  chefs  des  représentants,  pour  parler  de 
leurs  affaires,  et  où  ils  me  montrèrent  l'esquisse  de  leur  réponse, 
je  ne  leur  dis  pas  un  mot  de  la  mienne  qui  était  déjà  faite,  crai- 
gnant qu'il  ne  survînt  quelque  obstacle  à  l'impression,  s'il  en  par- 
venait le  moindre  vent,  soit  aux  magistrats,  soit  à  mes  ennemis 
particuliers.  Je  n'évitai  pourtant  pas  que  cet  ouvrage  ne  fût  connu 
en  France  avant  la  publication;  mais  on  aima  mieux  le  laisser 
paraître  que  de  me  faire  trop  comprendre  comment  on  avait 
découvert  mon  secret.  Je  dirai  là-dessus  ce  que  j'ai  su,  qui  se 
borne  à  très  peu  de  chose;  je  me  tairai  sur  ce  que  j'ai  conjecturé. 

J'avais  à  Motiers  presque  autant  de  visites  que  j'en   avais  à 


i8o  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

l'Ermitage  et  à  Montmorency;  mais  elles  étaient  la  plupart  d'une 
espèce  fort  différente.  Ceux  qui  m'étaient  venus  voir  jusqu'alors 
étaient  des  gens  qui,  ayant  avec  moi  des  rapports  de  talents,  de 
goûts,  de  maximes,  les  alléguaient  pour  cause  de  leurs  visites  et 
me  mettaient  d'abord  sur  des  matières  dont  je  pouvais  m'entre- 
tenir  avec  eux.  A  Motiers,  ce  n'était  plus  cela,  surtout  du  côté  de 
France.   C'étaient   des  officiers   ou    d'autres  gens    qui    n'avaient 
aucun    goût  pour    la   littérature;    qui    même,    pour    la    plupart, 
n'avaient  jamais  lu  mes  écrits,  et  qui  ne  laissaient  pas,  à  ce  qu'ils 
disaient,  d'avoir  fait  trente,  quarante,  soixante,  cent  lieues  pour 
me  venir  voir  et  admirer  l'homme  illustre,  célèbre,  très  célèbre,  le 
grand  homme,  etc.  Car  dès  lors  on  n'a  cessé  de  me  jeter  grossiè- 
rement à  la  face  les  plus  impudentes  flagorneries,  dont  l'estime 
de    ceux   qui    m'abordaient  m'avait  garanti  jusqu'alors.    Comme 
la  plupart  de  ces  survenants  ne  daignaient  ni  se  nommer  ni  me 
dire  leur  état,   que   leurs  connaissances  et  les   miennes  ne  tom- 
baient pas  sur  les  mêmes  objets,  et  qu'ils  n'avaient  ni  lu  ni  par- 
couru mes  ouvrages,  je  ne  savais  de  quoi  leur  parler  :  j'attendais 
qu'ils  parlassent  eux-mêmes,  puisque  c'était  à  eux  à  savoir  et  à 
me  dire  pourquoi  ils  me  venaient  voir.  On  sent  que  cela  ne  faisait 
pas  pour  moi  des  conversations  bien  intéressantes,  quoiqu'elles 
pussent  l'être  pour  eux,  selon   ce   qu'ils   voulaient    savoir:    car, 
comme  j'étais  sans  défiance,  je  m'exprimais  sans  réserve  sur  toutes 
les   questions  qu'ils  jugeaient  à  propos  de  me  faire;  et  ils  s'en 
retournaient,  pour  l'ordinaire,  aussi  savants  que  moi  sur  tous  les 
détails  de  ma  situation. 

J'eus,  par  exemple,  de  cette  façon  M.  de  Feins,  écuyer  de  la 
reine  et  capitaine  de  cavalerie  dans  le  régiment  de  la  Reine, 
lequel  eut  la  constance  de  passer  plusieurs  jours  à  Motiers,  et 
même  de  me  suivre  pédestrement  jusqu'à  la  Ferrière,  menant  son 
cheval  par  la  bride,  sans  avoir  avec  moi  d'autre  point  de  réunion, 
sinon  que  nous  connaissions  tous  deux  mademoiselle  Fel,  et  que 
nous  jouions  l'un  et  l'autre  au  bilboquet.  J'eus,  avant  et  après 
M.  de  Feins,  une  autre  visite  bien  plus  extraordinaire.  Deux 
hommes  arrivent  à  pied,  conduisant  chacun  un  mulet  chargé  de 
son  petit  bagage,  logent  à  l'auberge,  pansent  leurs  mulets  eux- 


LIVRE  DOUZIEME  i8i 

mêmes,  et  demandent  à  me  venir  voir.  A  l'équipage  de  ces  mule- 
tiers on  les  prit  pour  des  contrebandiers;  et  la  nouvelle  courut 
aussitôt  que  des  contrebandiers  venaient  me  rendre  visite.  Leur 
seule  façon  de  m'aborder  m'apprit  que  c'étaient  des  gens  d'une 
autre  étoffe;  mais,  sans  être  des  contrebandiers,  ce  pouvait  être  des 
aventuriers,  et  ce  doute  me  tint  quelque  temps  en  garde.  Ils  ne 
tardèrent  pas  à  me  tranquilliser.  L'un  était  M.  de  Montauban, 
appelé  le  comte  de  la  Tour  du  Pin,  gentilhomme  du  Dauphiné; 
l'autre  était  M.  Dastier,  de  Carpentras,  ancien  militaire,  qui  avait 
mis  sa  croix  de  Saint-Louis  dans  sa  poche,  ne  pouvant  pas  l'étaler. 
Ces  messieurs,  tous  deux  très  aimables,  avaient  tous  deux  beau- 
coup d'esprit;  leur  conversation  était  agréable  et  intéressante; 
leur  manière  de  voyager,  si  bien  dans  mon  goût  et  si  peu  dans 
celui  des  gentilshommes  français,  me  donna  pour  eux  une  sorte 
d'attachement  que  leur  commerce  ne  pouvait  qu'affermir.  Cette 
connaissance  même  ne  finit  pas  là,  puisqu'elle  dure  encore,  et 
qu'ils  me  sont  revenus  voir  diverses  fois,  non  plus  à  pied  cepen- 
dant, cela  était  bon  pour  le  début;  mais  plus  j'ai  vu  ces  mes- 
sieurs, moins  j'ai  trouvé  de  rapports  entre  leurs  goûts  et  les 
miens,  moins  j'ai  senti  que  leurs  maximes  fussent  les  miennes, 
que  mes  écrits  leur  fussent  familiers,  qu'il  y  eût  aucune  véritable 
sympathie  entre  eux  et  moi.  Que  me  voulaient-ils  donc?  Pourquoi 
me  venir  voir  dans  cet  équipage?  Pourquoi  rester  plusieurs 
jours?  Pourquoi  revenir  plusieurs  fois?  Pourquoi  désirer  si  fort 
de  m'avoir  pour  hôte?  Je  ne  m'avisai  pas  alors  de  me  faire  ces 
questions.  Je  me  les  suis  faites  quelquefois  depuis  ce  temps-là. 

Touché  de  leurs  avances,  mon  cœur  se  livrait  sans  raisonner, 
surtout  à  M.  Dastier,  dont  l'air  plus  ouvert  me  plaisait  davan- 
tage. Je  demeurai  même  en  correspondance  avec  lui;  et  quand  je 
voulus  faire  imprimer  les  Lettres  de  la  montagne,  je  songeai  à 
m'adresser  à  lui  pour  donner  le  change  à  ceux  qui  attendaient 
mon  paquet  sur  la  route  de  Hollande.  Il  m'avait  parlé  beaucoup, 
et  peut-être  à  dessein,  de  la  liberté  de  la  presse  à  Avignon;  il 
m'avait  offert  ses  soins,  si  j'avais  quelque  chose  à  y  faire  impri- 
mer. Je  me  prévalus  de  cette  offre,  et  je  lui  adressai  successive- 
ment, par  la  poste,  mes  premiers  cahiers.  Après  les  avoir  gardés 


ï82  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

assez  longtemps,  il  me  les  renvoya,  en  me  marquant  qu'aucun 
libraire  n'avait  osé  s'en  charger;  et  je  fus  contraint  de  revenir  à 
Rey,  prenant  soin  de  n'envoyer  mes  cahiers  que  l'un  après 
l'autre,  et  de  ne  lâcher  les  suivants  qu'après  avoir  eu  avis  de  la 
réception  des  premiers.  Avant  la  publication  de  l'ouvrage,  je  sus 
qu'il  avait  été  vu  dans  les  bureaux  des  ministres;  et  d'Escherny, 
de  Neuchâtel,  me  parla  d'un  livre  de  V Homme  de  la  montagne^  que 
d'Holbach  lui  avait  dit  être  de  moi.  Je  l'assurai,  comme  il  était 
vrai,  n'avoir  jamais  fait  de  livre  qui  eût  ce  titre.  Quand  les  lettres 
parurent  il  était  furieux,  et  m'accusa  de  mensonge,  quoique  je  ne 
lui  eusse  dit  que  la  vérité.  Voilà  comment  j'eus  l'assurance  que 
mon  manuscrit  était  connu.  Sûr  de  la  fidélité  de  Rey,  je  fus  forcé 
de  porter  ailleurs  mes  conjectures;  et  celle  à  laquelle  j'aimai  le 
mieux  m'arrêter  fut  que  mes  paquets  avaient  été  ouverts  à  la 
poste. 

Une  autre  connaissance  à  peu  près  du[même  temps,  mais  que  je 
fis  d'abord  seulement  par  lettres,  fut  celle  d'un  M.  Laliaud,  de 
Nîmes,  lequel  m'écrivit  de  Paris,  pour  me  prier  de  lui  envoyer  mon 
profil  à  la  silhouette,  dont  il  avait,  disait-il,  besoin  pour  mon  buste 
en  marbre,  qu'il  faisait  faire  par  Le  Moine,  pour  le  placer  dans  sa 
bibliothèque.  Si  c'était  une  cajolerie  inventée  pour  m'apprivoiser, 
elle  réussit  pleinement.  Je  jugeai  qu'un  homme  qui  voulait  avoir 
mon  buste  en  marbre  dans  sa  bibliothèque  était  plein  de  mes 
ouvrages,  par  conséquent  de  mes  principes,  et  qu'il  m'aimait, 
parce  que  son  âme  était  au  ton  de  la  mienne.  Il  était  difficile  que 
cette  idée  ne  me  séduisît  pas.  J'ai  vu  M.  Laliaud  dans  la  suite. 
Je  l'ai  trouvé  très  zélé  pour  me  rendre  beaucoup  de  petits  ser- 
vices, pour  s'entremêler  beaucoup  dans  mes  petites  affaires.  Mais, 
au  reste,  je  doute  qu'aucun  de  mes  écrits  ait  été  du  petit  nombre 
des  livres  qu'il  a  lus  en  sa  vie.  J'ignore  s'il  a  une  ^bibliothèque, 
et  si  c'est  un  meuble  à  son  usage  ;  et  quant  au  buste,  il  s'est  borné 
à  une  mauvaise  esquisse  en  terre,  faite  par  Le  Moine,  sur  laquelle 
il  a  fait  graver  un  portrait  hideux,  qui  ne  laisse  pas  de  courir  sous 
mon  nom,  comme  s'il  avait  avec  moi  quelque  ressemblance. 

Le  seul  Français  qui  parut  me  venir  voir  par  goût  pour  mes 
sentiments  et  pour  mes  ouvrages  fut  un  jeune  officier  du  régiment 


LIVRE  DOUZIÈME  i83 

de  Limousin,  appelé  M.  Ségiiier  de  Saint-Brisson,  qu'on  a  vu  et 
qu'on  voit  peut-être  encore  briller  à  Paris  et  dans  le  monde,  par 
des  talents  assez  aimables,  et  par  des  prétentions  au  bel  esprit. 
Il  m'était  venu  voir  à  Montmorency  l'hiver  qui  précéda  ma  cata- 
strophe. Je  lui  trouvai  une  vivacité  de  sentiment  qui  me  plut. 
Il  m'écrivit  dans  la  suite  à  Motiers;  et,  soit  qu'il  voulût  me  cajoler, 
ou  que  réellement  la  tête  lui  tournât  de  VÉmile,  il  m'apprit  qu'il 
quittait  le  service  pour  vivre  indépendant,  et  qu'il  apprenait  le 
métier  de  menuisier.  Il  avait  un  frère  aîné,  capitaine  dans  le  même 
régiment,  pour  lequel  était  toute  la  prédilection  de  la  mère,  qui, 
dévote  outrée,  et  dirigée  par  je  ne  sais  quel  abbé  tartufe,  en  usait 
très  mal  avec  le  cadet,  qu'elle  accusait  d'irréligion,  et  même  du 
crime  irrémissible  d'avoir  des  liaisons  avec  moi.  Voilà  les  griefs 
sur  lesquels  il  voulut  rompre  avec  sa  mère,  et  prendre  le  parti 
dont  je  viens  déparier;  le  tout,  pour  faire  le  petit  Emile. 

Alarmé  de  cette  pétulance,  je  me  hâtai  de  lui  écrire  pour  le 
faire  changer  de  résolution,  et  je  mis  à  mes  exhortations  toute  la 
force  dont  j'étais  capable:  elles  furent  écoutées.  Il  rentra  dans 
son  devoir  vis-à-vis  de  sa  mère,  et  il  retira  des  mains  de  son  colo- 
nel sa  démission  qu'il  lui  avait  donnée,  et  dont  celui-ci  avait  eu 
la  prudence  de  ne  faire  aucun  usage,  pour  lui  laisser  le  temps  d'y 
mieux  réfléchir.  Saint-Brisson,  revenu  de  ses  folies,  en  fit  une  un 
peu  moins  choquante,  mais  qui  n'était  guère  plus  de  mon  goût  : 
ce  fut  de  se  faire  auteur.  Il  donna  coup  sur  coup  deux  ou  trois 
brochures  qui  n'annonçaient  pas  un  homme  sans  talents,  mais 
sur  lesquelles  je  n'aurai  pas  à  me  reprocher  de  lui  avoir  donné 
des  éloges  bien  encourageants  pour  poursuivre  cette  carrière. 

Quelque  temps  après  il  me  vint  voir,  et  nous  fîmes  ensemble  le 
pèlerinage  de  l'île  de  Saint-Pierre.  Je  le  trouvai  dans  ce  voyage 
différent  de  ce  que  je  l'avais  vu  à  Montmorency.  Il  avait  je  ne 
sais  quoi  d'affecté,  qui  d'abord  ne  me  choqua  pas  beaucoup,  mais 
qui  m'est  revenu  souvent  en  mémoire  depuis  ce  temps-là.  Il  me 
vint  voir  encore  une  fois  à  l'hôtel  de  Saint-Simon,  à  mon  pas- 
sage à  Paris  pour  aller  en  Angleterre.  J'appris  là  (ce  qu'il  ne 
m'avait  pas  dit)  qu'il  vivait  dans  les  grandes  sociétés,  et  qu'il 
voyait  assez  souvent  madame  de  Luxembourg.    Il  ne  me  donna 


i84  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

aucun  signe  de  vie  à  Trye,  et  ne  me  fit  rien  dire  par  sa  parente 
mademoiselle  Séguier,  qui  était  ma  voisine,  et  qui  ne  m'a  jamais 
paru  bien  favorablement  disposée  pour  moi.  En  un  mot,  l'en- 
gouement de  M.  de  Saint-Brisson  finit  tout  d'un  coup,  comme  la 
liaison  de  M.  de  Feins  :  mais  celui-ci  ne  me  devait  rien,  et  l'autre 
me  devait  quelque  chose;  à  moins  que  les  sottises  que  je  l'avais 
empêché  de  faire  n'eussent  été  qu'un  jeu  de  sa  part:  ce  qui,  dans 
le  fond,  pourrait  très  bien  être. 

J'eus  aussi  des  visites  de  Genève  tant  et  plus.  Les  Deluc  père  et 
fils  me  choisirent  successivement  pour  leur  garde-malade  :  le  père 
tomba  malade  en  route;  le  fils  l'était  en  partant  de  Genève;  tous 
deux  vinrent  se  rétablir  chez  moi.  Des  ministres,  des  parents,  des 
cagots,  des  quidams  de  toute  espèce  venaient  de  Genève  et  de 
Suisse,  non  pas,  comme  ceux  de  France,  pour  m'admirer  et  me 
persifler,  mais  pour  me  tancer  et  catéchiser.  Le  seul  qui  me  fit 
plaisir  fut  Moultou,  qui  vint  passer  trois  ou  quatre  jours  avec 
moi,  et  que  j'y  aurais  bien  voulu  retenir  davantage.  Le  plus  cons- 
tant de  tous,  celui  qui  s'opiniâtra  le  plus,  et  qui  me  subjugua  à 
force  d'importunités,  fut  un  M.  d'Ivernois,  commerçant  de  Genève, 
Français  réfugié,  et  parent  du  procureur  général  de  Neuchâtel.  Ce 
M.  d'Ivernois  de  Genève  passait  à  Motiers  deux  fois  l'an,  tout 
exprès  pour  m'y  venir  voir,  restait  chez  moi  du  matin  au  soir  plu- 
sieurs jours  de  suite,  se  mettait  de  mes  promenades,  m'apportait 
mille  sortes  de  petits  cadeaux,  s'insinuait  malgré  moi  dans  ma  con- 
fidence, se  mêlait  de  toutes  mes  affaires,  sans  qu'il  y  eût  entre  lui 
et  moi  aucune  communion  d'idées,  ni  d'inclinations,  ni  de  senti- 
ments, ni  de  connaissances.  Je  doute  qu'il  ait  lu  dans  toute  sa  vie 
un  livre  entier  d'aucune  espèce,  et  qu'il  sache  même  de  quoi 
traitent  les  miens.  Quand  je  commençai  d'herboriser,  il  me  suivit 
dans  mes  courses  de  botanique,  sans  goût  pour  cet  amusement, 
sans  avoir  rien  à  me  dire,  ni  moi  à  lui.  Il  eut  même  le  courage  de 
passer  avec  moi  trois  jours  entiers  tête  à  tête  dans  un  cabaret  à 
Goumoins,  d'où  j'avais  cru  le  chasser  à  force  de  l'ennuyer  et  de  lui 
faire  sentir  combien  il  m'ennuyait;  et  tout  cela  sans  qu'il  m'ait 
été  possible  jamais  de  rebuter  son  incroyable  constance,  ni  d'en 
pénétrer  le  motif. 


LIVRE  DOUZIÈME  i85 

Parmi  toutes  ces  liaisons,  que  je  ne  fis  et  n'entretins  que  par 
force,  je  ne  dois  pas  omettre  la  seule  qui  m'ait  été  agréable,  et  à 
laquelle  j'aie  mis  un  véritable  intérêt  de  cœur:  c'est  celle  d'un 
jeune  Hongrois  qui  vint  se  fixer  à  Neuchâtel,  et  de  là  à  Motiers, 
quelques  mois  après  que  j'y  fus  établi  moi-même.  On  l'appelait 
dans  le  pays  le  baron  de  Sauttern,  nom  sous  lequel  il  avait  été 
recommandé  de  Zurich.  Il  était  grand  et  bien  fait,  d'une  figure 
agréable,  d'une  société  liante  et  douce.  Il  dit  à  tout  le  monde,  et 
me  fit  entendre  à  moi-même,  qu'il  n'était  venu  à  Neuchâtel  qu'à 
cause  de  moi,  et  pour  former  sa  jeunesse  à  la  vertu  par  mon  com- 
merce. Sa  physionomie,  son  ton,  ses  manières,  me  parurent  d'ac- 
cord avec  ses  discours;  et  j'aurais  cru  manquer  à  l'un  des  plus 
grands  devoirs  en  éconduisant  un  jeune  homme  en  qui  je  ne 
voyais  rien  que  d'aimable,  et  qui  me  recherchait  par  un  si  respec- 
table motif.  Mon  cœur  ne  sait  point  se  livrer  à  demi.  Bientôt  il 
eut  toute  mon  amitié,  toute  ma  confiance;  nous  devînmes  insé- 
parables. Il  était  de  toutes  mes  courses  pédestres,  il  y  prenait 
goût.  Je  le  menai  chez  milord  maréchal,  qui  lui  fit  mille  caresses. 
Comme  il  ne  pouvait  encore  s'exprimer  en  français,  il  ne  me  par- 
lait et  ne  m'écrivait  qu'en  latin  :  je  lui  répondais  en  français,  et 
ce  mélange  des  deux  langues  ne  rendait  nos  entretiens  ni  moins 
coulants,  ni  moins  vifs  à  tous  égards.  Il  me  parla  de  sa  famille, 
de  ses  affaires,  de  ses  aventures,  de  la  cour  de  Vienne,  dont  il 
paraissait  bien  connaître  les  détails  domestiques.  Enfin,  pendant 
près  de  deux  ans  que  nous  passâmes  dans  la  plus  grande  inti- 
mité, je  ne  lui  trouvai  qu'une  douceur  de  caractère  à  toute 
épreuve,  des  mœurs  non  seulement  honnêtes,  mais  élégantes,  une 
grande  propreté  sur  sa  personne,  une  décence  extrême  dans  tous 
ses  discours;  enfin  toutes  les  marques  d'un  homme  bien  né,  qui 
me  le  rendirent  trop  estimable  pour  ne  pas  me  le  rendre  cher. 

Dans  le  fort  de  mes  liaisons  avec  lui,  d'Ivernois  de  Genève 
m'écrivit  que  je  prisse  garde  au  jeune  Hongrois  qui  était  venu 
s'établir  auprès  de  moi;  qu'on  l'avait  assuré  que  c'était  un  espion 
que  le  ministère  de  France  avait  auprès  de  moi.  Cet  avis  pouvait 
paraître  d'autant  plus  inquiétant,  que  dans  le  pays  où  j'étais  tout 
le  monde  m'avertissait  de  me    tenir  sur  mes  gardes,  qu'on    me 


i86  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

guettait,  et  qu'on  cherchait  à  m'attirer  sur  le  territoire  de  France, 
pour  m'y  faire  un  mauvais  parti. 

Pour  fermer  la  bouche  une  fois  pour  toutes  à  ces  ineptes  don- 
neurs d'avis,  je  proposai  à  Sauttern,  sans  le  prévenir  de  rien,  une 
promenade  pédestre  à  Pontarlier;  il  y  consentit.  Quand  nous 
fûmes  arrivés  à  Pontarlier,  je  lui  donnai  à  lire  la  lettre  de  d'Iver- 
nois;  et  puis,  l'embrassant  avec  ardeur,  je  lui  dis  :  «  Sauttern  n'a 
pas  besoin  que  je  lui  prouve  ma  confiance,  mais  le  public  a  besoin 
que  je  lui  prouve  que  je  la  sais  bien  placer.  »  Cet  embrassement 
fut  bien  doux;  ce  fut  un  de  ces  plaisirs  de  l'âme  que  les  persé- 
cuteurs ne  sauraient  connaître,  ni  les  ôter  aux  opprimés. 

Je  ne  croirai  jamais  que  Sauttern  fût  un  espion,  ni  qu'il  m'ait 
trahi;  mais  il  m'a  trompé.  Quand  j'épanchais  avec  lui  mon  cœur 
sans  réserve,  il  eut  le  courage  de  me  fermer  constamment  le  sien, 
et  de  m'abuser  par  des  mensonges.  Il  me  controuva  je  ne  sais 
quelle  histoire,  qui  me  fit  juger  que  sa  présence  était  nécessaire 
dans  son  pays.  Je  l'exhortai  de  partir  au  plus  vite:  il  partit;  et 
quand  je  le  croyais  déjà  en  Hongrie,  j'appris  qu'il  était  à  Stras- 
bourg. Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il  y  avait  été.  Il  y  avait 
jeté  du  désordre  dans  un  ménage:  le  mari,  sachant  que  je  le 
voyais,  m'avait  écrit.  Je  n'avais  omis  aucun  soin  pour  ramener  la 
jeune  femme  à  la  vertu  et  Sauttern  à  son  devoir.  Quand  je  les 
croyais  parfaitement  détachés  l'un  de  l'autre,  ils  s'étaient  rappro- 
chés, et  le  mari  même  eut  la  complaisance  de  reprendre  le  jeune 
homme  dans  sa  maison;  dès  lors  je  n'eus  plus  rien  à  dire.  J'appris 
que  le  prétendu  baron  m'en  avait  imposé  par  un  tas  de  men- 
songes. Il  ne  s'appelait  point  Sauttern,  il  s'appelait  Sauttersheim. 
A  l'égard  du  titre  de  baron,  qu'on  lui  donnait  en  Suisse,  je  ne 
pouvais  le  lui  reprocher,  parce  qu'il  ne  l'avait  jamais  pris;  mais  je 
ne  doute  pas  qu'il  ne  fût  bien  gentilhomme;  et  milord  maréchal, 
qui  se  connaissait  en  hommes,  et  qui  avait  été  dans  son  pays,  l'a 
toujours  regardé  et  traité  comme  tel. 

Sitôt  qu'il  fut  parti,  la  servante  de  l'auberge  où  il  mangeait  à 
Motiers  se  déclara  grosse  de  son  fait.  C'était  une  si  vilaine  salope, 
et  Sauttern,  généralement  estimé  et  considéré  [dans  tout  le  pays 
par  sa  conduite  et  ses  mœurs  honnêtes,  se  piquait  si  fort  de  pro- 


LIVRE  DOUZIEME  187 

prêté,  que  cette  impudence  choqua  tout  le  monde.  Les  plus 
aimables  personnes  du  pays,  qui  lui  avaient  inutilement  prodigué 
leurs  agaceries,  étaient  furieuses:  j'étais  outré  d'indignation.  Je 
fis  tous  mes  efforts  pour  faire  arrêter  cette  effrontée,  offrant  de 
payer  tous  les  frais  et  de  cautionner  Sauttersheim.  Je  lui  écrivis, 
dans  la  forte  persuasion,  non  seulement  que  cette  grossesse  n'était 
pas  de  son  fait,  mais  qu'elle  était  feinte,  et  que  tout  cela  n'était 
qu'un  jeu  joué  par  ses  ennemis  et  les  miens.  Je  voulais  qu'il 
revînt  dans  le  pays,  pour  confondre  cette  coquine  et  ceux  qui  la 
faisaient  parler.  Je  fus  surpris  de  la  mollesse  de  sa  réponse.  Il 
écrivit  au  pasteur  dont  la  salope  était  paroissienne,  et  fit  en  sorte 
d'assoupir  l'affaire  :  ce  que  voyant,  je  cessai  de  m'en  mêler,  fort 
étonné  qu'un  homme  aussi  crapuleux  eût  pu  être  assez  maître  de 
lui-même  pour  m'en  imposer  par  sa  réserve  dans  la  plus  intime 
familiarité. 

De  Strasbourg,  Sauttersheim  fut  à  Paris  chercher  fortune,  et 
n'y  trouva  que  de  la  misère.  Il  m'écrivit  en  disant  son  Feccavi. 
Mes  entrailles  s'émurent  au  souvenir  de  notre  ancienne  amitié;  je 
lui  envoyai  quelque  argent.  L'année  suivante,  à  mon  passage  à 
Paris,  je  le  revis  à  peu  près  dans  le  même  état,  mais  grand  ami  de 
M.  Laliaud,  sans  que  j'aie  pu  savoir  d'où  lui  venait  cette  connais- 
sance, et  si  elle  était  ancienne  ou  nouvelle.  Deux  ans  après, 
Sauttersheim  retourna  à  Strasbourg,  d'où  il  m'écrivit,  et  où  il  est 
mort.  Voilà  l'histoire  abrégée  de  nos  liaisons,  et  ce  que  je  sais  de 
ses  aventures:  mais  en  déplorant  le  sort  de  ce  malheureux  jeune 
homme,  je  ne  cesserai  jamais  de  croire  qu'il  était  bien  né,  et  que 
tout  le  désordre  de  sa  conduite  fut  l'effet  des  situations  où  il  s'est 
trouvé. 

Telles  furent  les  acquisitions  que  je  fis  à  Motiers,  en  fait  de 
liaisons  et  de  connaissances.  Qu'il  en  aurait  fallu  de  pareilles 
pour  compenser  les  cruelles  pertes  que  je  fis  dans  le  même 
temps  ! 

La  première  fut  celle  de  M.  de  Luxembourg,  qui,  après  avoir 
été  tourmenté  longtemps  par  les  médecins,  fut  enfin  leur  victime, 
traité  de  la  goutte,  qu'ils  ne  voulurent  point  reconnaître,  comme 
d'un  mal  qu'ils  pouvaient  guérir. 


i88  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Si  l'on  doit  s'en  rapporter  là-dessus  à  la  relation  que  m'en 
écrivit  La  Roche,  l'homme  de  confiance  de  madame  la  maréchale, 
c'est  bien  par  cet  exemple,  aussi  cruel  que  mémorable,  qu'il  faut 
déplorer  les  misères  de  la  grandeur. 

La  perte  de  ce  bon  seigneur  me  fut  d'autant  plus  sensible,  que 
c'était  le  seul  ami  vrai  que  j'eusse  en  France;  et  la  douceur  de  son 
caractère  était  telle,  qu'elle  m'avait  fait  oublier  tout  à  fait  son 
rang,  pour  m'attacher  à  lui  comme  à  mon  égal.  Nos  liaisons  ne 
cessèrent  point  par  ma  retraite,  et  il  continua  de  m'écrire  comme 
auparavant.  Je  crus  pourtant  remarquer  que  l'absence  ou  mon 
malheur  avait  attiédi  son  affection.  Il  est  bien  difficile  qu'un 
courtisan  garde  le  même  attachement  pour  quelqu'un  qu'il  sait 
être  dans  la  disgrâce  des  puissances.  J'ai  jugé  d'ailleurs  que  le 
grand  ascendant  qu'avait  sur  lui  madame  de  Luxembourg  ne 
m'avait  pas  été  favorable,  et  qu'elle  avait  profité  de  mon  éloigne- 
ment  pour  me  nuire  dans  son  esprit.  Pour  elle,  malgré  quelques 
démonstrations  affectées  et  toujours  plus  rares,  elle  cacha  moins 
de  jour  en  jour  son  changement  à  mon  égard.  Elle  m'écrivit 
quatre  ou  cinq  fois  en  Suisse,  de  temps  à  autre,  après  quoi  elle 
ne  m'écrivit  plus  du  tout;  et  il  fallait  toute  la  prévention,  toute  la 
confiance,  tout  l'aveuglement  où  j'étais  encore,  pour  ne  pas  voir 
en  elle  plus  que  du  refroidissement  envers  moi. 

Le  libraire  Guy,  associé  de  Duchesne,  qui  depuis  moi  fré- 
quentait beaucoup  l'hôtel  de  Luxembourg,  m'écrivit  que  j'étais 
sur  le  testament  de  M.  le  maréchal.  Il  n'y  avait  rien  là  que  de 
très  naturel  et  de  très  croyable;  ainsi  je  n'en  doutai  pas.  Cela 
me  fit  délibérer  en  moi-même  comment  je  me  comporterais  sur  le 
legs.  Tout  bien  pesé,  je  résolus  de  l'accepter,  quel  qu'il  pût  être, 
et  de  rendre  cet  honneur  à  un  honnête  homme  qui,  dans  un  rang 
où  l'amitié  ne  pénètre  guère,  en  avait  eu  une  véritable  pour  moi. 
J'ai  été  dispensé  de  ce  devoir,  n'ayant  plus  entendu  parler  de  ce 
legs  vrai  ou  faux;  et  en  vérité  j'aurais  été  peiné  de  blesser  une 
des  grandes  maximes  de  ma  morale,  en  profitant  de  quelque  chose 
à  la  mort  de  quelqu'un  qui  m'avait  été  cher.  Durant  la  dernière 
maladie  de  notre  ami  Mussard,  Lenieps  me  proposa  de  profiter  de 
la    sensibilité    qu'il    marquait    à   nos    soins,    pour   lui    insinuer 


LIVRE  DOUZIÈME  189 

quelques  dispositions  en  notre  faveur.  «  Ah  !  cher  Lenieps,  lui 
dis-je,  ne  souillons  pas  par  des  idées  d'intérêt  les  tristes  mais 
sacrés  devoirs  que  nous  rendons  à  notre  ami  mourant.  J'espère 
n'être  jamais  dans  le  testament  de  personne,  et  jamais  du  moins 
dans  celui  d'aucun  de  mes  amis.  »  Ce  fut  à  peu  près  dans  ce 
même  temps-ci  que  milord  maréchal  me  parla  du  sien,  de  ce  qu'il 
avait  dessein  d'y  faire  pour  moi,  et  que  je  lui  fis  la  réponse  dont 
j'ai  parlé  dans  ma  première  Partie. 

Ma  seconde  perte,  plus  sensible  encore  et  bien  plus  irréparable, 
fut  celle  de  la  meilleure  des  femmes  et  des  mères,  qui,  déjà  char- 
gée d'ans  et  surchargée  d'infirmités  et  de  misères,  quitta  cette 
vallée  de  larmes  pour  passer  dans  le  séjour  des  bons,  où  l'aimable 
souvenir  du  bien  que  l'on  a  fait  ici-bas  en  fait  l'éternelle  récom- 
pense. Allez,  âme  douce  et  bienfaisante,  auprès  des  Fénelon, 
des  Bernex,  des  Catinat,  et  de  ceux  qui,  dans  un  état  plus 
humble,  ont  ouvert,  comme  eux,  leurs  cœurs  à  la  charité  véri- 
table; allez  goûter  le  fruit  de  la  vôtre,  et  préparer  à  votre  élève  la 
place  qu'il  espère  un  jour  occuper  près  de  vous!  Heureuse,  dans 
vos  infortunes,  que  le  ciel  en  les  terminant  vous  ait  épargné  le 
cruel  spectacle  des  siennes  !  Craignant  de  contrister  son  cœur 
par  le  récit  de  mes  premiers  désastres,  je  ne  lui  avais  point  écrit 
depuis  mon  arrivée  en  Suisse  ;  mais  j'écrivis  à  M.  de  Conzié  pour 
m'informer  d'elle,  et  ce  fut  lui  qui  m'apprit  qu'elle  avait  cessé  de 
soulager  ceux  qui  souffraient,  et  de  souffrir  elle-même.  Bientôt  je 
cesserai  de  souffrir  aussi;  mais  si  je  croyais  ne  pas  la  revoir  dans 
l'autre  vie,  ma  faible  imagination  se  refuserait  à  l'idée  du  bonheur 
parfait  que  je  m'y  promets. 

Ma  troisième  perte  et  la  dernière,  car  depuis  lors  il  ne  m'est 
plus  resté  d'amis  à  perdre,  fut  celle  de  milord  maréchal.  Il  ne 
mourut  pas;  mais,  las  de  servir  des  ingrats,  il  quitta  Neuchâtel, 
et  depuis  lors  je  ne  l'ai  pas  revu.  Il  vit,  et  me  survivra,  je  l'es- 
père: il  vit,  et,  grâce  à  lui,  tous  mes  attachements  ne  sont  pas 
rompus  sur  la  terre  :  il  y  reste  encore  un  homme  digne  de  mon 
amitié;  car  son  vrai  prix  est  encore  plus  dans  celle  qu'on  sent 
que  dans  celle  qu'on  inspire:  mais  j'ai  perdu  les  douceurs  que  la 
sienne  me  prodiguait,  et  je  ne  peux  plus  le  mettre  qu'au  rang  de 


190  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

ceux  que  j'aime  encore,  mais  avec  qui  je  n'ai  plus  de  liaison.  Il 
allait  en  Angleterre  recevoir  sa  grâce  du  roi,  et  racheter  ses  biens 
jadis  confisqués.  Nous  ne  nous  séparâmes  point  sans  des  projets 
de  réunion,  qui  paraissaient  presque  aussi  doux  pour  lui  que 
pour  moi.  Il  voulait  se  fixer  à  son  château  de  Keith-Hall,  près 
d'Aberdeen,  et  je  devais  m'y  rendre  auprès  de  lui;  mais  ce  projet 
me  flattait  trop  pour  que  j'en  pusse  espérer  le  succès.  Il  ne  resta 
point  en  Ecosse.  Les  tendres  sollicitations  du  roi  de  Prusse  le 
rappelèrent  à  Berlin,  et  l'on  verra  bientôt  comment  je  fus  empêché 
de  l'y  aller  joindre. 

Avant  son  départ,  prévoyant  l'orage  que  l'on  commençait  à  sus- 
citer contre  moi,  il  m'envoya  de  son  propre  mouvement  des 
lettres  de  naturalité  qui  semblaient  être  une  précaution  très  sûre 
pour  qu'on  ne  pût  pas  me  chasser  du  pays.  La  communauté  de 
Couvet  dans  le  Val-de-Travers  imita  l'exemple  du  gouverneur,  et 
me  donna  des  lettres  de  communier  gratuites,  comme  les  premières. 
Ainsi,  devenu  de  tout  point  citoyen  du  pays,  j'étais  à  l'abri  de 
toute  expulsion  légale,  même  de  la  part  du  prince  :  mais  ce  n'a 
jamais  été  par  des  voies  légitimes  qu'on  a  pu  persécuter  celui  de 
tous  les  hommes  qui  a  toujours  le  plus  respecté  les  lois. 

Je  ne  crois  pas  devoir  compter  au  nombre  des  pertes  que  je  fis 
en  ce  même  temps  celle  de  l'abbé  de  Mably.  Ayant  demeuré  chez 
son  frère,  j'avais  eu  quelques  liaisons  avec  lui,  mais  jamais  bien 
intimes;  et  j'ai  quelque  lieu  de  croire  que  ses  sentiments  à  mon 
égard  avaient  changé  de  nature  depuis  que  j'avais  acquis  plus  de 
célébrité  que  lui.  Mais  ce  fut  à  la  publication  des  Lettres  de  la 
montagne  que  j'eus  le  premier  signe  de  sa  mauvaise  volonté  pour 
moi.  On  fit  courir  dans  Genève  une  lettre  à  madame  Saladin,  qui 
lui  était  attribuée,  et  dans  laquelle  il  parlait  de  cet  ouvrage  comme 
des  clameurs  séditieuses  d'un  démagogue  effréné.  L'estime  que 
j'avais  pour  l'abbé  de  Mably  et  le  cas  que  je  faisais  de  ses 
lumières  ne  me  permirent  pas  un  instant  de  croire  que  cette 
extravagante  lettre  fût  de  lui.  Je  pris  là-dessus  le  parti  que  m'ins- 
pira la  franchise.  Je  lui  envoyai  une  copie  de  la  lettre,  en  l'avertis- 
sant qu'on  la  lui  attribuait.  Il  ne  me  fit  aucune  réponse.  Ce 
silence  m'étonna;  mais  qu'on  juge  de  ma  surprise  quand  madame 


LIVRE  DOUZIÈME  191 

de  Chenonceaux  me  manda  que  la  lettre  était  réellement  de 
l'abbé,  et  que  la  mienne  l'avait  fort  embarrassé  !  Car  enfin,  quand 
il  aurait  eu  raison,  comment  pouvait-il  excuser  une  démarche 
éclatante  et  publique,  faite  de  gaieté  de  cœur,  sans  obligation, 
sans  nécessité,  à  l'unique  fin  d'accabler  au  plus  fort  de  ses 
malheurs  un  homme  auquel  il  avait  toujours  marqué  de  la  bien- 
veillance, et  qui  n'avait  jamais  démérité  de  lui  !  Quelque  temps 
après  parurent  les  Dialogues  de  Phocion,  où  je  ne  vis  qu'une  compi- 
lation de  mes  écrits,  faite  sans  retenue  et  sans  honte.  Je  sentis,  à 
la  lecture  de  ce  livre,  que  l'auteur  avait  pris  son  parti  à  mon 
égard,  et  que  je  n'aurais  point  désormais  de  pire  ennemi.  Je  crois 
qu'il  ne  m'a  pardonné  ni  le  Contrat  social,  trop  au-dessus  de  ses 
forces,  ni  la  Paix  perpétuelle,  et  qu'il  n'avait  paru  désirer  que  je 
fisse  un  extrait  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  qu'en  supposant  que  je 
ne  m'en  tirerais  pas  si  bien. 

Plus  j'avance  dans  mes  récits,  moins  j'y  puis  mettre  d'ordre  et 
de  suite.  L'agitation  du  reste  de  ma  vie  n'a  pas  laissé  aux  événe- 
ments le  temps  de  s'arranger  dans  ma  tête.  Ils  ont  été  trop  nom- 
breux, trop  mêlés,  trop  désagréables,  pour  pouvoir  être  narrés 
sans  confusion.  La  seule  impression  forte  qu'ils  m'ont  laissée  est 
celle  de  l'horrible  mystère  qui  couvre  leur  cause,  et  de  l'état 
déplorable  où  ils  m'ont  réduit.  Mon  récit  ne  peut  plus  marcher 
qu'à  l'aventure,  et  selon  que  les  idées  me  reviendront  dans  l'esprit. 
Je  me  rappelle  que,  dans  le  temps  dont  je  parle,  tout  occupé  de 
mes  Confessions,  j'en  parlais  très  imprudemment  à  tout  le  monde, 
n'imaginant  pas  même  que  personne  eût  intérêt,  ni  volonté,  ni 
pouvoir,  de  mettre  obstacle  à  cette  entreprise;  et  quand  je 
l'aurais  cru,  je  n'en  aurais  guère  été  plus  discret,  par  l'impossi- 
bilité totale  où  je  suis  par  mon  naturel  de  tenir  caché  rien  de  ce 
que  je  sens  et  de  ce  que  je  pense.  Cette  entreprise  connue  fut, 
autant  que  j'en  puis  juger,  la  véritable  cause  de  l'orage  qu'on 
excita  pour  m'expulser  de  la  Suisse,  et  me  livrer  entre  des  mains 
qui  m'empêchassent  de  l'exécuter. 

J'en  avais  une  autre  qui  n'était  guère  vue  de  meilleur  œil  par 
ceux  qui  craignaient  la  première:  c'était  celle  d'une  édition  géné- 
rale de  mes  écrits.  Cette  édition   me  paraissait  nécessaire  pour 


192  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

constater  ceux  des  livres  portant  mon  nom  qui  étaient  véritable- 
ment de  moi,  et  mettre  le  public  en  état  de  les  distinguer  de  ces 
écrits  pseudonymes  que  mes  ennemis  me  prêtaient  pour  me 
discréditer  et  m'avilir.  Outre  cela,  cette  édition  était  un  moyen 
simple  et  honnête  de  m'assurer  du  pain  :  et  c'était  le  seul,  puisque, 
ayant  renoncé  à  faire  des  livres,  mes  Mémoires  ne  pouvant 
paraître  de  mon  vivant,  ne  gagnant  pas  un  sou  d'aucune  autre 
manière,  et  dépensant  toujours,  je  voyais  la  fin  de  mes  ressources 
dans  celle  du  produit  de  mes  derniers  écrits.  Cette  raison  m'avait 
pressé  de  donner  mon  Dictionnaire  de  musique,  encore  informe.  Il 
m'avait  valu  cent  louis  comptants  et  cent  écus  de  rente  viagère; 
mais  encore  devait-on  voir  bientôt  la  fin  de  cent  louis,  quand  on 
en  dépensait  annuellement  plus  de  soixante;  et  cent  écus  de 
rente  étaient  comme  rien  pour  un  homme  sur  qui  les  quidams 
et  les  gueux  venaient  incessamment  fondre  comme  des  étour- 
neaux. 

Il  se  présenta  une  compagnie  de  négociants  de  Neuchâtel  pour 
l'entreprise  de  mon  édition  générale,  et  un  imprimeur  ou  libraire 
de  Lyon,  appelé  Reguillat,  vint  je  ne  sais  comment  se  fourrer 
parmi  eux  pour  la  diriger.  L'accord  se  fit  sur  un  pied  raisonnable 
et  suffisant  pour  bien  remplir  mon  objet.  J'avais,  tant  en  ouvrages 
imprimés  qu'en  pièces  encore  manuscrites,  de  quoi  fournir  six 
volumes  in-quarto;  je  m'engageai  de  plus  à  veiller  sur  l'édition  : 
au  moyen  de  quoi  ils  devaient  me  faire  une  pension  viagère  de 
seize  cents  livres  de  France,  et  un  présent  de  mille  écus  une  fois 
payés. 

Le  traité  était  conclu,  non  encore  signé,  quand  les  Lettres  écrites 
de  la  montagne  parurent.  La  terrible  explosion  qui  se  fit  contre  cet 
infernal  ouvrage  et  contre  son  abominable  auteur  épouvanta  la 
compagnie,  et  l'entreprise  s'évanouit.  Je  comparerais  l'effet  de  ce 
dernier  ouvrage  à  celui  de  la  Lettre  sur  la  musique  française,  si  cette 
lettre,  en  m'attirant  la  haine  et  m'exposant  au  péril,  ne  m'eût 
laissé  du  moins  la  considération  et  l'estime.  Mais  après  ce  dernier 
ouvrage,  on  parut  s'étonner  à  Genève  et  à  Versailles  qu'on  laissât 
respirer  un  monstre  tel  que  moi.  Le  petit  conseil,  excité  par  le 
résident  de  France,  et  dirigé  par  le  procureur  général,  donna  une 


LIVRE  DOUZIÈME  193 

déclaration  sur  mon  ouvrage,  par  laquelle,  avec  les  qualifications 
les  plus  atroces,  il  le  déclare  indigne  d'être  brûlé  par  le  bourreau, 
et  ajoute,  avec  une  adresse  qui  tient  du  burlesque,  qu'on  ne  peut, 
sans  se  déshonorer,  y  répondre,  ni  même  en  faire  aucune  men- 
tion. Je  voudrais  pouvoir  transcrire  ici  cette  curieuse  pièce;  mais 
malheureusement  je  ne  l'ai  pas,  et  ne  m'en  souviens  pas  d'un  seul 
mot.  Je  désire  ardemment  que  quelqu'un  de  mes  lecteurs,  animé 
du  zèle  de  la  vérité  et  de  l'équité,  veuille  relire  en  entier  les 
Lettres  écrites  de  la  montagne-,  il  sentira,  j'ose  le  dire,  la  stoïque 
modération  qui  règne  dans  cet  ouvrage,  après  les  sensibles  et 
cruels  outrages  dont  on  venait  à  l'envi  d'accabler  l'auteur.  Mais 
ne  pouvant  répondre  aux  injures  parce  qu'il  n'y  en  avait  point,  ni 
aux  raisons  parce  qu'elles  étaient  sans  réponse,  ils  prirent  le  parti 
de  paraître  trop  courroucés  pour  vouloir  répondre;  et  il  est  vrai 
que  s'ils  prenaient  les  arguments  invincibles  pour  des  injures,  ils 
devaient  se  tenir  fort  injuriés. 

Les  représentants,  loin  de  faire  aucune  plainte  sur  cette  odieuse 
déclaration,  suivirent  la  route  qu'elle  leur  traçait;  et,  au  lieu  de 
faire  trophée  des  Lettres  de  la  montagne^  qu'ils  voilèrent  pour  s'en 
faire  un  bouclier,  ils  eurent  la  lâcheté  de  ne  rendre  ni  honneur  ni 
justice  à  cet  écrit  fait  pour  leur  défense  et  à  leur  sollicitation,  ni 
le  citer,  ni  le  nommer,  quoiqu'ils  en  tirassent  tacitement  tous 
leurs  arguments,  et  que  l'exactitude  avec  laquelle  ils  ont  suivi  le 
conseil  par  lequel  finit  cet  ouvrage  ait  été  la  seule  cause  de  leur 
salut  et  de  leur  victoire.  Ils  m'avaient  imposé  ce  devoir;  je  l'avais 
rempli,  j'avais  jusqu'au  bout  servi  la  patrie  et  leur  cause.  Je  les 
priai  d'abandonner  la  mienne,  et  de  ne  songer  qu'à  eux  dans  leurs 
démêlés.  Ils  me  prirent  au  mot,  et  je  ne  me  suis  plus  mêlé  de 
leurs  affaires  que  pour  les  exhorter  sans  cesse  à  la  paix-,  ne  dou- 
tant pas  que,  s'ils  s'obstinaient,  ils  ne  fussent  écrasés  par  la 
France.  Cela  n'est  pas  arrivé;  j'en  comprends  la  raison,  mais 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  la  dire. 

L'effet  des  Lettres  de  la  montagne^  à  Neuchâtel,  fut  d'abord  très 
paisible.  J'en  envoyai  un  exemplaire  à  M.  de  Montmollin;  il  le 
reçut  bien,  et  le  lut  sans  objection.  Il  était  malade,  aussi  bien 
que  moi;  il  me  vint  voir  amicalement  quand  il  fut  rétabli,  et  ne 

III.  -  i3 


194  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

me  parla  de  rien.  Cependant  la  rumeur  commençait;  on  brûla  le 
livre  je  ne  sais  où.  De  Genève,  de  Berne,  et  de  Versailles  peut- 
être,  le  foyer  de  l'effervescence  passa  bientôt  à  Neuchâtel,  et 
surtout  au  Val-de-Travers,  où,  avant  même  que  la  classe  eût  fait 
aucun  mouvement  apparent,  on  avait  commencé  d'ameuter  le 
peuple  par  des  pratiques  souterraines.  Je  devais,  j'ose  le  dire, 
être  aimé  du  peuple  dans  ce  pays-là,  comme  je  l'ai  été  dans  tous 
ceux  où  j'ai  vécu,  versant  les  aumônes  à  pleines  mains,  ne  laissant 
sans  assistance  aucun  indigent  autour  de  moi,  ne  refusant  à  per- 
sonne aucun  service  que  je  pusse  rendre  et  qui  fût  dans  la  justice, 
me  familiarisant  trop  peut-être  avec  tout  le  monde,  et  me  dérobant 
de  tout  mon  pouvoir  à  toute  distinction  qui  pût  exciter  la  jalousie. 
Tout  cela  n'empêcha  pas  que  la  populace,  soulevée  secrètement 
je  ne  sais  par  qui,  ne  s'animât  contre  moi  par  degrés  jusqu'à  la 
fureur,  qu'elle  ne  m'insultât  publiquement  en  plein  jour,  non 
seulement  dans  la  campagne  et  dans  les  chemins,  mais  en  pleine 
rue.  Ceux  à  qui  j'avais  fait  le  plus  de  bien  étaient  les  plus  achar- 
nés; et  des  gens  même  à  qui  je  continuais  d'en  faire,  n'osant  se 
montrer,  excitaient  les  autres,  et  semblaient  vouloir  se  venger 
ainsi  de  l'humiliation  de  m'être  obligés.  Montmollin  paraissait  ne 
rien  voir,  et  ne  se  montrait  pas  encore;  mais  comme  on  appro- 
chait d'un  temps  de  communion,  il  vint  chez  moi  pour  me  con- 
seiller de  m'abstenir  de  m'y  présenter;  m'assurant  que  du  reste  il 
ne  m'en  voulait  point,  et  qu'il  me  laisserait  tranquille.  Je  trouvai 
le  compliment  bizarre;  il  me  rappelait  la  lettre  de  madame  de 
Boufflers,  et  je  ne  pouvais  concevoir  à  qui  donc  il  importait  si 
fort  que  je  communiasse  ou  non.  Comme  je  regardais  cette  con- 
descendance de  ma  part  comme  un  acte  de  lâcheté,  et  que  d'ail- 
leurs je  ne  voulais  pas  donner  au  peuple  ce  nouveau  prétexte  de 
crier  à  l'impie,  je  refusai  net  le  ministre;  et  il  s'en  retourna  mécon- 
tent, me  faisant  entendre  que  je  m'en  repentirais. 

Il  ne  pouvait  pas  m'interdire  la  communion  de  sa  seule  auto- 
rité; il  fallait  celle  du  consistoire  qui  m'avait  admis;  et  tant  que 
le  consistoire  n'avait  rien  dit,  je  pouvais  me  présenter  hardiment, 
sans  crainte  de  refus.  Montmollin  se  fit  donner  par  la  classe  la 
commission  de  me  citer  au  consistoire  pour  y  rendre  compte  de 


LIVRE  DOUZIÈME  19^ 

ma  foi,  et  de  m'excommunier  en  cas  de  refus.  Cette  excommuni- 
cation ne  pouvait  non  plus  se  faire  que  par  le  consistoire  et  à  la 
pluralité  des  voix.  Mais  les  paysans  ;qui,  sous  le  nom  d'anciens, 
composaient  cette  assemblée,  présidés,  et,  comme  on  comprend 
bien,  gouvernés  par  leur  ministre,  ne  devaient  pas  naturellement 
être  d'un  autre  avis  que  le  sien,  principalement  sur  des  matières 
théologiques,  qu'ils  entendaient  encore  moins  que  lui.  Je  fus 
donc  cité,  et  je  résolus  de  comparaître. 

Quelle  circonstance  heureuse,  et  quel  triomphe  pour  moi,  si 
j'avais   su  parler,  et  que  j'eusse  eu,  pour  ainsi  dire,  ma  plume 
dans  ma  bouche  !    Avec  quelle   supériorité,   avec  quelle  facilité 
j'aurais  terrassé  ce  pauvre  ministre  au  milieu  de  ses  six  paysans! 
L'avidité  de  dominer  ayant  fait  oublier  au  clergé  protestant  tous 
les  principes  de  la  réformation,  je  n'avais,  pour  l'y  rappeler  et  le 
réduire  au  silence,  qu'à  commenter  mes  premières  Lettres  de  la 
montagne^  sur  lesquelles  ils  avaient  la  bêtise  de  m'épiloguer.  Mon 
texte  était  tout  fait,  je  n'avais  qu'à  l'étendre,  et  mon  homme  était 
confondu.   Je   n'aurais  pas  été   assez   sot    pour   me  tenir   sur  la 
défensive;  il  m'était  aisé  de  devenir  agresseur  sans  même  qu'il 
s'en    aperçût,  ou   qu'il   pût  s'en    garantir.    Les    prestolets    de    la 
classe,   non    moins    étourdis    qu'ignorants,    m'avaient    mis    eux- 
mêmes  dans  la  position  la  plus  heureuse  que  j'aurais  pu  désirer, 
pour  les  écraser  à  plaisir.  Mais  quoi  !  il  fallait  parler,  et  parler 
sur-le-champ,  trouver  les  idées,  les  tours,  les  mots  au  moment  du 
besoin,  avoir  toujours  l'esprit  présent,  être  toujours  de  sang  froid, 
ne  jamais  me  troubler  un    moment.  Que  pouvais-je   espérer  de 
moi,  qui  sentais  si  bien  mon  inaptitude  à  m'exprimer  impromptu  ? 
J'avais  été  réduit  au  silence  le  plus  humiliant  à  Genève,  devant 
une  assemblée  tout  en  ma  faveur,  et  déjà  résolue  de  tout  approu- 
ver. Ici,  c'était  tout  le  contraire  :  j'avais  affaire   à  un  tracassier, 
qui   mettait  l'astuce  à  la  place  du  savoir,  qui  me  tendrait  cent 
pièges   avant  que  j'en    aperçusse    un,    et    tout    déterminé   à    me 
prendre  en  faute  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Plus  j'examinai  cette 
position,  plus  elle  me  parut  périlleuse;  et  sentant  l'impossibilité 
de  m'en  tirer  avec  succès,  j'imaginai  un  autre  expédient.  Je  médi- 
tai un  discours  à  prononcer  devant  le  consistoire,  pour  le  récuser 


196  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

et  me  dispenser  de  répondre.  La  chose  était  très  facile  :  j'écrivis 
ce  discours,  et  me  mis  à  l'étudier  par  cœur  avec  une  ardeur  sans 
égale.  Thérèse  se  moquait  de  moi,  en  m'entendant  marmotter  et 
répéter  incessamment  les  mêmes  phrases,  pour  tâcher  de  les 
fourrer  dans  ma  tête.  J'espérais  tenir  enfin  mon  discours;  je  savais 
que  le  châtelain,  comme  officier  du  prince,  assisterait  au  consis- 
toire; que,  malgré  les  manœuvres  et  les  bouteilles  de  Montmollin, 
la  plupart  des  anciens  étaient  bien  disposés  pour  moi  :  j'avais  en 
ma  faveur  la  raison,  la  vérité,  la  justice,  la  protection  du  roi, 
l'autorité  du  conseil  d'État,  les  vœux  de  tous  les  bons  patriotes, 
qu'intéressait  l'établissement  de  cette  inquisition  :  tout  contri- 
buait à  m'encourager. 

La  veille  du  jour  marqué,  je  savais  mon  discours  par  cœur;  je 
le  récitai  sans  faute.  Je  le  remémorai  toute  la  nuit  dans  ma  tête;  le 
matin  je  ne  le  savais  plus;  j'hésite  à  chaque  mot,  je  me  crois  déjà 
dans  l'illustre  assemblée,  je  me  trouble,  je  balbutie,  ma  tête  se 
perd;  enfin,  presque  au  moment  d'aller,  le  courage  me  manque 
totalement;  je  reste  chez  moi,  et  je  prends  le  parti  d'écrire  au 
consistoire,  en  disant  mes  raisons  à  la  hâte,  et  prétextant  mes 
incommodités,  qui  véritablement  dans  l'état  où  j'étais  alors, 
m'auraient  difficilement  laissé  soutenir  la  séance  entière. 

Le  ministre,  embarrassé  de  ma  lettre,  remit  l'affaire  à  une  autre 
séance.  Dans  l'intervalle,  il  se  donna  par  lui-même  et  par  ses 
créatures  mille  mouvements  pour  séduire  ceux  des  anciens  qui, 
suivant  les  inspirations  de  leur  conscience  plutôt  que  les  siennes, 
n'opinaient  pas  au  gré  de  la  classe  et  au  sien.  Quelque  puissants 
que  ses  arguments  tirés  de  sa  cave  dussent  être  sur  ces  sortes  de 
gens,  il  n'en  put  gagner  aucun  autre  que  les  deux  ou  trois  qui  lui 
étaient  déjà  dévoués,  et  qu'on  appelait  ses  âmes  damnées.  L'offi- 
cier du  prince  et  le  colonel  de  Pury,  qui  se  porta  dans  cette 
affaire  avec  beaucoup  de  zèle,  maintinrent  les  autres  dans  leur 
devoir;  et  quand  ce  Montmollin  voulut  procéder  à  l'excommuni- 
cation, son  consistoire,  à  la  pluralité  des  voix,  le  refusa  tout  à 
plat.  Réduit  alors  au  dernier  expédient  d'ameuter  la  populace,  il 
se  mit  avec  ses  confrères  et  d'autres  gens  à  y  travailler  ouverte- 
ment, et  avec  un  tel  succès,  que,  malgré  les  forts  et  fréquents 


3^>.  ard  ^  s  s 


Jean  Jacques  menacé 


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LIVRE  DOUZIÈME  içi^ 

rescrits  du  roi,  malgré  tous  les  ordres  du  conseil  d'État,  je  fus- 
enfin  forcé  de  quitter  le  pays,  pour  ne  pas  exposer  l'officier  du 
prince  à  s'y  faire  assassiner  lui-même  en  me  défendant. 

Je  n'ai  qu'un  souvenir  si  confus  de  toute  cette  affaire,  qu'il 
m'est  impossible  de  mettre  aucun  ordre,  aucune  liaison  dans  les 
idées  qui  m'en  reviennent,  et  que  je  ne  les  puis  rendre  qu'éparses 
et  isolées,  comme  elles  se  présentent  à  mon  esprit.  Je  me  rappelle 
qu'il  y  avait  eu  avec  la  classe  quelque  espèce  de  négociation, 
dont  Montmollin  avait  été  l'entremetteur.  Il  avait  feint  qu'on 
craignait  que  par  mes  écrits  je  ne  troublasse  le  repos  du  pays,  à 
qui  l'on  s'en  prendrait  de  ma  liberté  d'écrire.  Il  m'avait  fait 
entendre  que,  si  je  m'engageais  à  quitter  la  plume,  on  serait  cou- 
lant sur  le  passé.  J'avais  déjà  pris  cet  engagement  avec  moi-même; 
je  ne  balançai  point  à  le  prendre  avec  la  classe,  mais  condition- 
nel, et  seulement  quant  aux  matières  de  religion.  Il  trouva  le 
moyen  d'avoir  cet  écrit  à  double,  sur  quelque  changement  qu'il 
exigea.  La  condition  ayant  été  rejetée  par  la  classe,  je  redemandai 
mon  écrit  :  il  me  rendit  un  des  doubles  et  garda  l'autre,  prétextant 
qu'il  l'avait  égaré.  Après  cela,  le  peuple,  ouvertement  excité  par 
les  ministres,  se  moqua  des  rescrits  du  roi,  des  ordres  du  conseil 
d'État,  et  ne  connut  plus  de  frein.  Je  fus  prêché  en  chaire,  nommé 
l'Antéchrist,  et  poursuivi  dans  la  campagne  comme  un  loup-garou. 
Mon  habit  d'Arménien  servait  de  renseignement  à  la  populace  : 
j'en  sentais  cruellement  l'inconvénient;  mais  le  quitter  dans  ces 
circonstances  me  semblait  une  lâcheté.  Je  ne  pus  m'y  résoudre, 
et  je  me  promenais  tranquillement  dans  le  pays  avec  mon  cafetan 
et  mon  bonnet  fourré,  entouré  des  huées  de  la  canaille  et  quel- 
quefois de  ses  cailloux.  Plusieurs  fois,  en  passant  devant  des 
maisons,  j'entendais  dire  à  ceux  qui  les  habitaient  :  Apportez-moi 
mon  fusil,  que  je  lui  tire  dessus.  Je  n'en  allais  pas  plus  vite  :  ils 
n'en  étaient  que  plus  furieux,  mais  ils  s'en  tinrent  toujours  aux 
menaces,  du  moins  pour  l'article  des  armes  à  feu. 

Durant  toute  cette  fermentation,  je  ne  laissai  pas  d'avoir  deux 
fort  grands  plaisirs  auxquels  je  fus  bien  sensible.  Le  premier  fut 
de  pouvoir  faire  un  acte  de  reconnaissance  par  le  canal  de  milord 
maréchal.  Tous  les  honnêtes  gens  de  Neuchâtel,  indignés  des 


198  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

traitements  que  j'essuyais  et  des  manœuvres  dont  j'étais  la 
victime,  avaient  les  ministres  en  exécration,  sentant  bien  qu'ils 
suivaient  des  impulsions  étrangères,  et  qu'ils  n'étaient  que  les 
satellites  d'autres  gens  qui  se  cachaient  en  les  faisant  agir,  et 
craignant  que  mon  exemple  ne  tirât  à  conséquence  pour  l'établis- 
sement d'une  véritable  inquisition.  Les  magistrats,  et  surtout 
M.  Meuron,  qui  avait  succédé  à  M.  d'Ivernois  dans  la  charge  de 
procureur  général,  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  me  défendre. 
Le  colonel  de  Pury,  quoique  simple  particulier,  en  fit  davantage 
et  réussit  mieux.  Ce  fut  lui  qui  trouva  le  moyen  de  faire  bouquer 
MontmoUin  dans  son  consistoire,  en  retenant  les  anciens  dans 
leur  devoir.  Comme  il  avait  du  crédit,  il  l'employa  tant  qu'il  put 
pour  arrêter  la  sédition;  mais  il  n'avait  que  l'autorité  des  lois,  de 
la  justice  et  de  la  raison,  à  opposer  à  celle  de  l'argent  et  du  vin. 
La  partie  n'était  pas  égale,  et  dans  ce  point  MontmoUin  triompha 
de  lui.  Cependant,  sensible  à  ses  soins  et  à  son  zèle,  j'aurais 
voulu  pouvoir  lui  rendre  bon  office  pour  bon  office,  et  pouvoir 
m'acquitter  envers  lui  de  quelque  façon.  Je  savais  qu'il  convoi- 
tait fort  une  place  de  conseiller  d'État;  mais  s'étant  mal  conduit 
au  gré  de  la  cour  dans  l'affaire  du  ministre  Petitpierre,  il  était  en 
disgrâce  auprès  du  prince  et  du  gouverneur.  Je  risquai  pourtant 
d'écrire  en  sa  faveur  à  milord  maréchal;  j'osai  même  parler  de 
l'emploi  qu'il  désirait,  et  si  heureusement,  que,  contre  l'attente 
de  tout  le  monde,  il  lui  fut  presque  aussitôt  conféré  par  le  roi. 
C'est  ainsi  que  le  sort,  qui  m'a  toujours  mis  en  même  temps  trop 
haut  et  trop  bas,  continuait  à  me  ballotter  d'une  extrémité  à 
l'autre;  et  tandis  que  la  populace  me  couvrait  de  fange,  je  faisais 
un  conseiller  d'État. 

Mon  autre  grand  plaisir  fut  une  visite  que  vint  me  faire  madame 
de  Verdelin  avec  sa  fille,  qu'elle  avait  menée  aux  bains  de  Bour- 
bonne,  d'où  elle  poussa  jusqu'à  Motiers,  et  logea  chez  moi  deux 
ou  trois  jours.  A  force  d'attention  et  de  soins,  elle  avait  enfin 
surmonté  ma  longue  répugnance;  et  mon  cœur,  vaincu  par  ses 
caresses,  lui  rendait  toute  l'amitié  qu'elle  m'avait  si  longtemps 
témoignée.  Je  fus  touché  de  ce  voyage,  surtout  dans  la  circons- 
tance où  je  me  trouvais,  et  où  j'avais  grand  besoin,  pour  soutenir 


LIVRE  DOUZIÈME  199 

mon  courage,  des  consolations  de  l'amitié.  Je  craignais  qu'elle  ne 
s'affectât  des  insultes  que  je  recevais  de  la  populace,  et  j'aurais 
voulu  lui  en  dérober  le  spectacle,  pour  ne  pas  contrister  son 
cœur;  mais  cela  ne  me  fut  pas  possible;  et  quoique  sa  présence 
contînt  un  peu  les  insolents  dans  nos  promenades,  elle  en  vit 
assez  pour  juger  de  ce  qui  se  passait  dans  les  autres  temps.  Ce 
fut  même  durant  son  séjour  chez  moi  que  je  commençai  d'être 
attaqué  dans  ma  propre  habitation.  Sa  femme  de  chambre  trouva 
ma  fenêtre  couverte,  un  matin,  des  pierres  qu'on  y  avait  jetées 
pendant  la  nuit.  Un  banc  très  massif,  qui  était  dans  la  rue  à  côté 
de  ma  porte  et  fortement  attaché,  fut  détaché,  enlevé,  et  posé 
debout  contre  la  porte,  de  sorte  que,  si  l'on  ne  s'en  fût  aperçu,  le 
premier  qui,  pour  sortir,  aurait  ouvert  la  porte  d'entrée,  devait 
naturellement  être  assommé.  Madame  de  Verdelin  n'ignorait  rien 
de  ce  qui  se  passait;  car,  outre  ce  qu'elle  voyait  elle-même,  son 
domestique,  homme  de  confiance,  était  très  répandu  dans  le 
village,  y  accostait  tout  le  monde,  et  on  le  vit  même  en  confé- 
rence avec  Montmollin.  Cependant  elle  ne  parut  faire  aucune 
attention  à  rien  de  ce  qui  m'arrivait,  ne  me  parla  ni  de  Montmol- 
lin ni  de  personne,  et  répondit  peu  de  chose  à  ce  que  je  lui  en 
dis  quelquefois.  Seulement,  paraissant  persuadée  que  le  séjour 
de  l'Angleterre  me  convenait  plus  qu'aucun  autre,  elle  me  parla 
beaucoup  de  M.  Hume,  qui  était  alors  à  Paris,  de  son  amitié 
pour  moi,  du  désir  qu'il  avait  de  m'être  utile  dans  son  pays.  Il  est 
temps  de  dire  quelque  chose  de  M.  Hume. 

Il  s'était  acquis  une  grande  réputation  en  France,  et  surtout 
parmi  les  encyclopédistes,  par  ses  traités  de  commerce  et  de  poli- 
tique, et  en  dernier  lieu  par  son  histoire  de  la  maison  Stuart,  le 
seul  de  ses  écrits  dont  j'avais  lu  quelque  chose  dans  la  traduction 
de  l'abbé  Prévost.  Faute  d'avoir  lu  ses  autres  ouvrages,  j'étais 
persuadé,  sur  ce  qu'on  m'avait  dit  de  lui,  que  M.  Hume  associait 
une  âme  très  républicaine  aux  paradoxes  anglais  en  faveur  du 
luxe.  Sur  cette  opinion,  je  regardais  toute  son  apologie  de 
Charles  I*""  comme  un  prodige  d'impartialité,  et  j'avais  une  aussi 
grande  idée  de  sa  vertu  que  de  son  génie.  Le  désir  de  connaître 
cet  homme  rare  et  d'obtenir  son  amitié  avait  beaucoup  augmenté 


200  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

les  tentations  de  passer  en  Angleterre  que  me  donnaient  les  solli- 
citations de  madame  de  Boufilers,  intime  amie  de  M.  Hume. 
Arrivé  en  Suisse,  j'y  reçus  de  lui,  par  la  voie  de  cette  dame,  une 
lettre  extrêmement  flatteuse,  dans  laquelle,  aux  plus  grandes 
louanges  sur  mon  génie,  il  joignait  la  pressante  invitation  de 
passer  en  Angleterre,  et  l'offre  de  tout  son  crédit  et  de  tous  ses 
amis  pour  m'en  rendre  le  séjour  agréable.  Je  trouvai  sur  les  lieux 
milord  maréchal,  le  compatriote  et  l'ami  de  M.  Hume,  qui  me  con- 
firma tout  le  bien  que  j'en  pensais,  et  qui  m'apprit  même  à  son 
sujet  une  anecdote  littéraire  qui  l'avait  beaucoup  frappé,  et  qui 
me  frappa  de  même.  Vallace,  qui  avait  écrit  contre  Hume  au 
sujet  de  la  population  des  anciens,  était  absent  tandis  qu'on 
imprimait  son  ouvrage.  Hume  se  chargea  de  revoir  les  épreuves 
et  de  veiller  à  l'édition.  Cette  conduite  était  dans  mon  tour 
d'esprit.  C'est  ainsi  que  j'avais  débité  des  copies,  à  six  sous  pièce, 
d'une  chanson  qu'on  avait  faite  contre  moi.  J'avais  donc  toute 
sorte  de  préjugés  en  faveur  de  Hume,  quand  madame  de  Verdelin 
vint  me  parler  vivement  de  l'amitié  qu'il  disait  avoir  pour  moi,  et 
de  son  empressement  à  me  faire  les  honneurs  de  l'Angleterre;  car 
c'est  ainsi  qu'elle  s'exprimait.  Elle  me  pressa  beaucoup  de  pro- 
fiter de  ce  zèle  et  d'écrire  à  M.  Hume.  Comme  je  n'avais  pas  natu- 
rellement de  penchant  pour  l'Angleterre,  et  que  je  ne  voulais 
prendre  ce  parti  qu'à  l'extrémité,  je  refusai  d'écrire  et  de  pro- 
mettre; mais  je  la  laissai  la  maîtresse  de  faire  tout  ce  qu'elle 
jugerait  à  propos  pour  maintenir  M.  Hume  dans  ses  bonnes  dis- 
positions. En  quittant  Motiers,  elle  me  laissa  persuadé,  par  tout 
ce  qu'elle  m'avait  dit  de  cet  homme  illustre,  qu'il  était  de  mes 
amis,  et  qu'elle  était  encore  plus  de  ses  amies. 

Après  son  départ,  MontmoUin  poussa  ses  manœuvres,  et  la 
populace  ne  connut  plus  de  frein.  Je  continuai  cependant  à  me 
promener  tranquillement  au  milieu  des  huées;  et  le  goût  de  la 
botanique,  que  j'avais  commencé  de  prendre  auprès  du  docteur 
d'Ivernois,  donnant  un  nouvel  intérêt  à  mes  promenades,  me 
faisait  parcourir  le  pays  en  herborisant,  sans  m'émouvoir  des  cla- 
meurs de  toute  cette  canaille,  dont  ce  sang-froid  ne  faisait 
qu'irriter  la  fureur.  Une  des  choses  qui  m'affectèrent  le  plus,  fut 


LIVRE  DOUZIEME  201 

de  voir  les  familles  de  mes  amis,  ou  des  gens  qui  portaient  ce 
nom,  entrer  assez  ouvertement  dans  la  ligue  de  mes  persécuteurs, 
comme  les  d'Ivernois,  sans  en  excepter  même  le  père  et  le  frère 
de  mon  Isabelle,  Boy  de  la  Tour,  parent  de  l'amie  chez  qui  j'étais 
logé,  et  madame  Girardier,  sa  belle-sœur.  Ce  Pierre  Boy  était  si 
butor,  si  bête,  et  se  comporta  si  brutalement,  que,  pour  ne  pas  me 
mettre  en  colère,  je  me  permis  de  le  plaisanter;  et  je  fis,  dans  le 
goût  du  petit  prophète,  une  petite  brochure  de  quelques  pages, 
intitulée  la  Vision  de  Pierre  de  la  montagne,  dit  le  Voyant,  dans 
laquelle  je  trouvai  le  moyen  de  tirer  assez  plaisamment  sur  des 
miracles  qui  faisaient  alors  le  grand  prétexte  de  ma  persécution. 
Du  Peyrou  fit  imprimer  à  Genève  ce  chiffon  qui  n'eut  dans  le 
pays  qu'un  succès  médiocre  ;  les  Neuchâtelois,  avec  tout  leur 
esprit,  ne  sentent  guère  le  sel  attique  ni  la  plaisanterie,  sitôt 
qu'elle  est  un  peu  fine. 

Je  mis  un  peu  plus  de  soin  à  un  autre  écrit  du  même  temps, 
dont  on  trouvera  le  manuscrit  parmi  mes  papiers,  et  dont  il  faut 
dire  ici  le  sujet. 

Dans  la  plus  grande  fureur  des  décrets  et  de  la  persécution,  les 
Genevois  s'étaient  particulièrement  signalés  en  criant  haro  de 
toute  leur  force;  et  mon  ami  Vernes,  entre  autres,  avec  une  géné- 
rosité vraiment  théologique,  choisit  précisément  ce  temps-là  pour 
publier  contre  moi  des  lettres  où  il  prétendait  prouver  que  je 
n'étais  pas  chrétien.  Ces  lettres,  écrites  avec  un  ton  de  suffisance, 
n'en  étaient  pas  meilleures,  quoiqu'on  assurât  que  le  naturaliste 
Bonnet  y  avait  mis  la  main  :  car  ledit  Bonnet,  quoique  matéria- 
liste, ne  laisse  pas  d'être  d'une  orthodoxie  très  intolérante  sitôt 
qu'il  s'agit  de  moi.  Je  ne  fus  assurément  pas  tenté  de  répondre  à 
cet  ouvrage;  mais  l'occasion  s'étant  présentée  d'en  dire  un  mot 
dans  les  Lettres  de  la  montagne,  j'y  insérai  une  petite  note  assez 
dédaigneuse  qui  mit  Vernes  en  fureur.  Il  remplit  Genève  des  cris 
de  sa  rage,  et  d'Ivernois  me  marqua  qu'il  ne  se  possédait  pas. 
Quelque  temps  après  parut  une  feuille  anonyme,  qui  semblait 
écrite,  au  lieu  d'encre,  avec  l'eau  du  Phlégéton.  On  m'accusait, 
dans  cette  lettre,  d'avoir  exposé  mes  enfants  dans  les  rues,  de 
traîner  après  moi  une  coureuse  de  corps  de  garde,  d'être  usé  de 


202  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

débauche,  pourri  de  vérole,  et  d'autres  gentillesses  semblables.  Il 
ne  me  fut  pas  difficile  de  reconnaître  mon  homme.  Ma  première 
idée,  à  la  lecture  de  ce  libelle,  fut  de  mettre  à  son  vrai  prix  tout 
ce  qu'on  appelle  renommée  et  réputation  parmi  les  hommes,  en 
voyant  traiter  de  coureur  de  bordels  un  homme  qui  n'y  fut  de  sa 
vie,  et  dont  le  plus  grand  défaut  fut  toujours  d'être  timide  et 
honteux  comme  une  vierge,  et  en  me  voyant  passer  pour  être 
pourri  de  vérole,  moi  qui  non  seulement  n'eus  de  mes  jours  la 
moindre  atteinte  d'aucun  mal  de  cette  espèce,  mais  que  des  gens 
de  l'art  ont  même  cru  conformé  de  manière  à  n'en  pouvoir  con- 
tracter. Tout  bien  pesé,  je  crus  ne  pouvoir  mieux  réfuter  ce  libelle 
qu'en  le  faisant  imprimer  dans  la  ville  où  j'avais  le  plus  vécu;  et 
je  l'envoyai  à  Duchesne  pour  le  faire  imprimer  tel  qu'il  était,  avec 
un  avertissement  où  je  nommais  M.  Vernes,  et  quelques  courtes 
notes  pour  l'éclaircissement  des  faits.  Non  content  d'avoir  fait 
imprimer  cette  feuille,  je  l'envoyai  à  plusieurs  personnes,  et  entre 
autres  à  M.  le  prince  Louis  de  Wirtemberg,  qui  m'avait  fait  des 
avances  très  honnêtes,  et  avec  lequel  j'étais  alors  en  correspon- 
dance. Ce  prince,  du  Peyrou  et  d'autres,  parurent  douter  que 
Vernes  fût  l'auteur  du  libelle,  et  me  blâmèrent  de  l'avoir  nommé 
trop  légèrement.  Sur  leurs  représentations,  le  scrupule  me  prit,  et 
j'écrivis  à  Duchesne  de  supprimer  cette  feuille.  Guy  m'écrivit 
l'avoir  supprimée;  je  ne  sais  pas  s'il  l'a  fait;  je  l'ai  trouvé  menteur 
en  tant  d'occasions,  que  celle-là  de  plus  ne  serait  pas  une  mer- 
veille; et  dès  lors  j'étais  enveloppé  de  ces  profondes  ténèbres,  à 
travers  lesquelles  il  m'est  impossible  de  pénétrer  aucune  sorte  de 
vérité. 

M.  Vernes  supporta  cette  imputation  avec  une  modération  plus 
qu'étonnante  dans  un  homme  qui  ne  l'aurait  pas  méritée,  après  la 
fureur  qu'il  avait  montrée  auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou  trois 
lettres  très  mesurées,  dont  le  but  parut  être  de  tâcher  de  pénétrer, 
par  mes  réponses,  à  quel  point  j'étais  instruit,  et  si  j'avais  quelque 
preuve  contre  lui.  Je  lui  fis  deux  réponses  courtes,  sèches,  dures 
dans  le  sens,  mais  sans  malhonnêteté  dans  les  termes,  et  dont  il 
ne  se  fâcha  point.  A  sa  troisième  lettre,  voyant  qu'il  voulait  lier 
une  espèce  de  correspondance,  je    ne  répondis  plus  :  il   me    fit 


LIVRE  nOUZlEMK  2o3 

parler  par  d'Ivernois.  Madame  Cramer  écrivit  à  du  Peyrou  qu'elle 
était  sûre  que  le  libelle  n'était  pas  de  Vernes.  Tout  cela  n'ébranla 
point  ma  persuasion;  mais  comme  enfin  je  pouvais  me  tromper, 
et  qu'en  ce  cas  je  devais  à  Vernes  une  réparation  authentique,  je 
lui  fis  dire  par  d'Ivernois  que  je  la  lui  ferais  telle  qu'il  en  serait 
content,  s'il  pouvait  m'indiquer  le  véritable  auteur  du  libelle,  ou 
me  prouver  du  moins  qu'il  ne  l'était  pas.  Je  fis  plus  :  sentant  bien 
qu'après  tout,  s'il  n'était  pas  coupable,  je  n'avais  pas  droit  d'exiger 
qu'il  me  prouvât  rien,  je  pris  le  parti  d'écrire,  dans  un  Mémoire 
assez  ample,  les  raisons  de  ma  persuasion,  et  de  les  soumettre  au 
jugement  d'un  arbitre  que  Vernes  ne  pût  récuser.  On  ne  devi- 
nerait pas  quel  fut  cet  arbitre  que  je  choisis  :  le  conseil  de  Genève. 
Je  déclarai  à  la  fin  du  Mémoire  que  si,  après  l'avoir  examiné  et 
fait  les  perquisitions  qu'il  jugerait  nécessaires  et  qu'il  était  bien  à 
portée  de  faire  avec  succès,  le  conseil  prononçait  que  M.  Vernes 
n'était  pas  l'auteur  du  libelle,  dès  l'instant  je  cesserais  sincè- 
rement de  croire  qu'il  l'est,  je  partirais  pour  m'aller  jeter  à  ses 
pieds,  et  lui  demander  pardon  jusqu'à  ce  que  je  l'eusse  obtenu. 
J'ose  le  dire,  jamais  mon  zèle  ardent  pour  l'équité,  jamais  la  droi- 
ture, la  générosité  de  mon  âme,  jamais  ma  confiance  dans  cet 
amour  de  la  justice,  inné  dans  tous  les  cœurs,  ne  se  montrèrent 
plus  pleinement,  plus  sensiblement,  que  dans  ce  sage  et  touchant 
Mémoire,  où  je  prenais  sans  hésiter  mes  plus  implacables  ennemis 
pour  arbitres  entre  mon  calomniateur  et  moi.  Je  lus  cet  écrit  à  du 
Peyrou  :  il  fut  d'avis  de  le  supprimer,  et  je  le  supprimai.  Il  me 
conseilla  d'attendre  les  preuves  que  Vernes  promettait.  Je  les 
attendis,  et  je  les  attends  encore;  il  me  conseilla  de  me  taire  en 
attendant,  je  me  tus,  et  me  tairai  le  reste  de  ma  vie,  blâmé  d'avoir 
chargé  Vernes  d'une  imputation  grave,  fausse  et  sans  preuve, 
quoique  je  reste  intérieurement  persuadé,  convaincu,  comme  de 
ma  propre  existence,  qu'il  est  l'auteur  du  libelle.  Mon  Mémoire 
est  entre  les  mains  de  M.  du  Peyrou.  Si  jamais  il  voit  le  jour,  on 
y  trouvera  mes  raisons,  et  l'on  y  connaîtra,  je  l'espère,  l'âme  de 
Jean-Jacques,  que  mes  contemporains  ont  si  peu  voulu  connaître. 
Il  est  temps  d'en  venir  à  ma  catastrophe  de  Motiers,  et  à  mon 
départ  du  Val-de-Travers,  après  deux  ans  et  demi  de  séjour,  et 


204  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

huit  mois  d'une  constance  inébranlable  à  souffrir  les  plus  indignes 
traitements.  Il  m'est  impossible  de  me  rappeler  nettement  les 
détails  de  cette  désagréable  époque;  mais  on  les  trouvera  dans  la 
relation  qu'en  publia  du  Peyrou,  et  dont  j'aurai  à  parler  dans  la 
suite. 

Depuis  le  départ  de  madame  de  Verdelin,  la  fermentation 
devenait  plus  vive;  et  malgré  les  rescrits  réitérés  du  roi,  malgré 
les  ordres  fréquents  du  conseil  d'État,  malgré  les  soins  du  châ- 
telain et  des  magistrats  du  lieu,  le  peuple,  me  regardant  tout  de 
bon  comme  l'Antéchrist,  et  voyant  toutes  ses  clameurs  inutiles, 
parut  enfin  vouloir  en  venir  aux  voies  de  fait;  déjà  dans  les 
chemins  les  cailloux  commençaient  à  rouler  auprès  de  moi,  lancés 
cependant  encore  d'un  peu  trop  loin  pour  pouvoir  m'atteindre. 
Enfin,  la  nuit  de  la  foire  de  Motiers,  qui  est  au  commencement  de 
septembre,  je  fus  attaqué  dans  ma  demeure,  de  manière  à  mettre 
en  danger  la  vie  de  ceux  qui  l'habitaient. 

A  minuit,  j'entendis  un  grand  bruit  dans  la  galerie  qui  régnait 
sur  le  derrière  de  la  maison.  Une  grêle  de  cailloux,  lancés  contre 
la  fenêtre  et  la  porte  qui  donnait  sur  cette  galerie,  y  tombèrent 
avec  tant  de  fracas,  que  mon  chien,  qui  couchait  dans  la  galerie,  et 
qui  avait  commencé  par  aboyer,  se  tut  de  frayeur,  et  se  sauva  dans 
un  coin,  rongeant  et  grattant  les  planches  pour  tâcher  de  fuir.  Je 
me  lève  au  bruit;  j'allais  sortir  de  ma  chambre  pour  passer  dans  la  > 

cuisine,  quand  un  caillou  lancé  d'une  main  vigoureuse  traversa  la  f 

cuisine  après  en  avoir  cassé  la  fenêtre,  vint  ouvrir  la  porte  de  ma  > 

chambre  et  tomber  au  pied  de  mon  lit;  de  sorte  que,  si  je  m'étais  «' 

pressé  d'une  seconde,  j'avais  le  caillou  dans  l'estomac.  Je  jugea^  ,j 

que  le  bruit  avait  été  fait  pour  m'attirer,  et  le  caillou  lancé  pour  |' 

m'accueillir  à  ma  sortie.  Je  saute  dans  la  cuisine.  J'y  trouve  Thé-  ^; 

rèse,  qui  s'était  aussi  levée,   et  qui  toute  trem^blante  accourait  à  ' 

moi.  Nous  nous  rangeons  contre  un  mur,  hors  de  la  direction  de  , 

la  fenêtre,  pour  éviter  l'atteinte  des  pierres  et  délibérer  sur  ce  que 
nous  avions  à  faire  :  car  sortir  pour  appeler  du  secours  était  le 
moyen  de  nous  faire  assommer.  Heureusement  la  servante  d'un 
vieux  bonhomme  qui  logeait  au-dessous  de  moi  se  leva  au  bruit, 
et  courut  après  M.  lechâtelain,  dont  nous  étions  porte  à  porte.  Il 


LIVRE  DOUZIÈME  2o5 

saute  de  son  lit,  prend  sa  robe  de  chambre  à  la  hâte,  et  vient  à 
l'instant  avec  la  garde  qui,  à  cause  de  la  foire,  faisait  la  ronde 
cette  nuit-là  et  se  trouva  à  sa  portée.  Le  châtelain  vit  le  dégât 
avec  un  tel  effroi,  qu'il  en  pâlit;  et,  à  la  vue  des  cailloux  dont  la 
galerie  était  pleine,  il  s'écria:  Mon  Dieu!  c'est  une  carrière!  En 
visitant  le  bas,  on  trouva  que  la  porte  d'une  petite  cour  avait  été 
forcée,  et  qu'on  avait  tenté  de  pénétrer  dans  la  maison  par  la 
galerie.  En  recherchant  pourquoi  la  garde  n'avait  point  aperçu  ou 
empêché  le  désordre,  il  se  trouva  que  ceux  de  Motiers  s'étaient 
obstinés  à  vouloir  faire  cette  garde  hors  de  leur  rang,  quoique  ce 
fût  le  tour  d'un  autre  village.  Le  lendemain,  le  châtelain  envoya 
son  rapport  au  conseil  d'État,  qui,  deux  jours  après,  lui  envoya 
l'ordre  d'informer  sur  cette  affaire,  de  promettre  une  récompense  et 
le  secret  à  ceux  qui  dénonceraient  les  coupables,  et  de  mettre  en 
attendant,  aux  frais  du  prince,  des  gardes  à  ma  maison  et  à  celle 
du  châtelain,  qui  la  touchait.  Le  lendemain,  le  colonel  de  Pury,  le 
procureur  général  Meuron,  le  châtelain  Martinet,  le  receveur 
Guyenet,  le  trésorier  d'Ivernois  et  son  père,  en  un  mot  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  gens  distingués  dans  le  pays,  vinrent  me  voir,  et 
réunirent  leurs  sollicitations  pour  m'engager  à  céder  à  l'orage,  et 
à  sortir  au  moins  pour  un  temps  d'une  paroisse  où  je  ne  pouvais 
plus  vivre  en  sûreté  ni  avec  honneur.  Je  m'aperçus  même  que  le 
châtelain,  effrayé  des  fureurs  de  ce  peuple  forcené,  et  craignant 
qu'elles  ne  s'étendissent  jusqu'à  lui,  aurait  été  bien  aise  de  m'en 
voir  partir  au  plus  vite,  pour  n'avoir  plus  l'embarras  de  m'y  pro- 
téger, et  pouvoir  la  quitter  lui-même,  comme  il  fit  après  mon 
départ.  Je  cédai  donc,  et  même  avec  un  peu  de  peine;  car  le  spec- 
tacle de  la  haine  du  peuple  me  causait  un  déchirement  de  cœur 
que  je  ne  pouvais  plus  supporter. 

J'avais  plus  d'une  retraite  à  choisir.  Depuis  le  retour  de 
madame  de  Verdelin  à  Paris,  elle  m'avait  parlé  dans  plusieurs 
lettres  d'un  M.  Walpole  qu'elle  appelait  milord,  lequel,  pris  d'un 
grand  zèle  en  ma  faveur,  me  proposait,  dans  une  de  ses  terres,  un 
asile  dont  elle  me  faisait  les  descriptions  les  plus  agréables, 
entrant,  par  rapport  au  logement  et  à  la  subsistance,  dans  des 
détails  qui  marquaient  àquel  point  ledit  milord  Walpole  s'occupait 


2o6  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

avec  elle  de  ce  projet.  Milord  maréchal  m'avait  toujours  conseillé 
l'Angleterre  ou  l'Ecosse,  et  m'y  offrait  un  asile  aussi  dans  ses 
terres,  mais  il  m'en  offrait  un  qui  me  tentait  beaucoup  davantage 
à  Potsdam,  auprès  de  lui.  Il  venait  de  me  faire  part  d'un  propos 
que  le  roi  lui  avait  tenu  à  mon  sujet,  et  qui  était  une  espèce 
d'invitation  à  m'y  rendre;  et  madame  la  duchesse  de  Saxe-Gotha 
comptait  si  bien  sur  ce  voyage,  qu'elle  m'écrivit  pour  me  presser 
d'aller  la  voir  en  passant,  et  de  m'arrêter  quelque  temps  auprès 
d'elle  :  mais  j'avais  un  tel  attachement  pour  la  Suisse,  que  je  ne 
pouvais  me  résoudre  à  la  quitter  tant  qu'il  me  serait  possible  d'y 
vivre,  et  je  pris  ce  temps  pour  exécuter  un  projet  dont  j'étais 
occupé  depuis  quelques  mois,  et  dont  je  n'ai  pu  parler  encore, 
pour  ne  pas  couper  le  fil  de  mon  récit. 

Ce  projet  consistait  à  m'aller  établir  dans  l'île  de  Saint-Pierre, 
domaine  de  l'hôpital  de  Berne,  au  milieu  du  lac  de  Bienne.  Dans 
un  pèlerinage  pédestre  que  j'avais  fait  l'été  précédent  avec  du 
Peyrou,  nous  avions  visité  cette  île,  et  j'en  avais  été  tellement 
enchanté,  que  je  n'avais  cessé  depuis  ce  temps-là  de  songer  aux 
moyens  d'y  faire  ma  demeure.  Le  plus  grand  obstacle  était  que 
l'île  appartenait  aux  Bernois,  qui,  trois  ans  auparavant,  m'avaient 
vilainement  chassé  de  chez  eux;  et  outre  que  ma  fierté  pâtissait  à 
retourner  chez  des  gens  qui  m'avaient  si  mal  reçu,  j'avais  lieu  de 
craindre  qu'ils  ne  me  laissassent  pas  plus  en  repos  dans  cette  île 
qu'ils  n'avaient  fait  à  Yverdun.  J'avais  consulté  là-dessus  milord 
maréchal,  qui,  pensant  comme  moi  que  les  Bernois  seraient  bien 
aises  de  me  voir  relégué  dans  cette  île  et  de  m'y  tenir  en  otage, 
pour  les  écrits  que  je  pourrais  être  tenté  défaire,  avait  fait  sonder 
là-dessus  leurs  dispositions  par  un  M.  Sturler,  son  ancien  voisin 
de  Colombier.  M.  Sturler  s'adressa  à  des  chefs  de  l'État,  et,  sur 
leur  réponse,  assura  milord  maréchal  que  les  Bernois,  honteux  de 
leur  conduite  passée,  ne  demandaient  pas  mieux  que  de  me  voir 
domicilié  dans  l'île  de  Saint-Pierre,  et  de  m'y  laisser  tranquille. 
Pour  surcroît  de  précaution,  avant  de  risquer  d'y  aller  résider,  je 
fis  prendre  de  nouvelles  informations  par  le  colonel  Chaillet,  qui 
me  confirma  les  mêmes  choses  ;  et  le  receveur  de  l'île  ayant  reçu 
de  ses  maîtres  la  permission  de  m'y  loger,  je  crus  ne  rien  risquer 


LIVRE  DOUZIEME  207 

d'aller  m'établir  chez  lui,  avec  l'agrément  tacite  tant  du  souverain 
que  des  propriétaires  ;  car  je  ne  pouvais  espérer  que  MM.  de  Berne 
reconnussent  ouvertement  l'injustice  qu'ils  m'avaient  faite,  et 
péchassent  ainsi  contre  la  plus  inviolable  maxime  de  tous  les  sou- 
verains. 

L'île  de  Saint-Pierre,  appelée  à  Neuchâtel  l'île  de  la  Motte,  au 
milieu  du  lac  de  Bienne,  a  environ  une  demi-lieue  de  tour;  mais 
dans  ce  petit  espace  elle  fournit  toutes  les  principales  productions 
nécessaires  à  la  vie.  Elle  a  des  champs,  des  prés,  des  vergers,  des 
bois,  des  vignes;  et  le  tout,  à  la  faveur  d'un  terrain  varié  et  mon- 
tagneux, forme  une  distribution  d'autant  plus  agréable,  que  ses 
parties,  ne  se  découvrant  pas  toutes  ensemble,  se  font  valoir 
mutuellement,  et  font  juger  l'île  plus  grande  qu'elle  n'est  en  effet. 
Une  terrasse  fort  élevée  en  forme  la  partie  occidentale,  qui 
regarde  Gleresse  et  Bonneville.  On  a  planté  cette  terrasse  d'une 
longue  allée  qu'on  a  coupée  dans  son  milieu  par  un  grand  salon, 
où,  durant  les  vendanges,  on  se  rassemble  les  dimanches  de  tous 
les  rivages  voisins,  pour  danser  et  se  réjouir.  Il  n'y  a  dans  l'île 
qu'une  seule  maison,  mais  vaste  et  commode,  où  loge  le  receveur, 
et  située  dans  un  enfoncement  qui  la  tient  à  l'abri  des  vents. 

A  cinq  ou  six  cents  pas  de  l'île,  est,  du  côté  du  sud,  une  autre 
île  beaucoup  plus  petite,  inculte  et  déserte,  qui  paraît  avoir  été 
détachée  autrefois  de  la  grande  par  les  orages,  et  ne  produit  parmi 
ses  graviers  que  des  saules  et  despersicaires,  maisoù  est  cependant 
un  tertre  élevé,  bien  gazonné  et  très  agréable.  La  forme  de  ce  lac 
est  un  ovale  presque  régulier.  Ses  rives,  moins  riches  que  celles 
des  lacs  de  Genève  et  de  Neuchâtel,  ne  laissent  pas  de  former  une 
assez  belle  décoration,  surtout  dans  la  partie  occidentale,  qui  est 
très  peuplée,  et  bordée  de  vignes  au  pied  d'une  chaîne  de  mon- 
tagnes, à  peu  près  comme  à  Côte-Rôtie,  mais  qui  ne  donnent  pas 
d'aussi  bons  vins.  On  y  trouve,  en  allant  du  sud  au  nord,  le  bail- 
liage de  Saint-Jean,  Bonneville,  Bienne  et  Nidau  à  l'extrémité  du 
lac;  le  tout  entremêlé  de  villages  très  agréables. 

Tel  était  l'asile  que  je  m'étais  ménagé,  et  où  je  résolus  d'aller 
m'établir  en  quittant  le  Val-de-Travers.  Ce  choix  était  si  conforme 
à  mon  goût  pacifique,  à  mon  humeur  solitaire  et  paresseuse,  que 


2o8  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

je  le  compte  parmi  les  douces  rêveries  dont  je  me  suis  le  plus  vive- 
ment passionné.  Il  me  semblait  que  dans  cette  île  je  serais  plus 
séparé  des  hommes,  plus  à  l'abri  de  leurs  outrages,  plus  oublié 
d'eux,  plus  livré,  en  un  mot,  aux  douceurs  du  désœuvrement  et 
de  la  vie  contemplative.  J'aurais  voulu  être  tellement  confiné 
dans  cette  île,  que  je  n'eusse  plus  de  commerce  avec  les  mortels; 
et  il  est  certain  que  je  pris  toutes  les  mesures  imaginables  pour 
me  soustraire  à  la  nécessité  d'en  entretenir. 

Il  s'agissait  de  subsister;  et  tant  par  la  cherté  des  denrées 
que  par  la  difficulté  des  transports,  la  subsistance  est  chère  dans 
cette  île,  où  d'ailleurs  on  est  à  la  discrétion  du  receveur.  Cette 
difficulté  fut  levée  par  un  arrangement  que  du  Peyrou  voulut  bien 
prendre  avec  moi,  en  se  substituant  à  la  place  de  la  compagnie 
qui  avait  entrepris  et  abandonné  mon  édition  générale.  Je  lui 
remis  tous  les  matériaux  de  cette  édition.  J'en  fis  l'arrangement 
et  la  distribution.  J'y  joignis  l'engagement  de  lui  remettre  les 
mémoires  de  ma  vie,  et  je  le  fis  dépositaire  généralement  de  tous 
mes  papiers,  avec  la  condition  expresse  de  n'en  faire  usage 
qu'après  ma  mort,  ayant  à  cœur  d'achever  tranquillement  ma  car- 
rière, sans  plus  faire  souvenir  le  public  de  moi.  Au  moyen  de 
cela,  la  pension  viagère  qu'il  se  chargeait  de  me  payer  suffisait 
pour  ma  subsistance.  Milord  maréchal,  ayant  recouvré  tous  ses 
biens,  m'en  avait  offert  une  de  i  200  francs,  que  je  n'avais 
acceptée  qu'en  la  réduisant  à  la  moitié.  Il  m'en  voulut  envoyer  le 
capital,  que  je  refusai,  par  l'embarras  de  le  placer.  Il  fit  passer  ce 
capital  à  du  Peyrou,  entre  les  mains  de  qui  il  est  resté,  et  qui 
m'en  paye  la  rente  viagère  sur  le  pied  convenu  avec  le  constituant. 
Joignant  donc  mon  traité  avec  du  Peyrou,  la  pension  de  milord 
maréchal,  dont  les  deux  tiers  étaient  réversibles  à  Thérèse  après 
ma  mort,  et  la  rente  de  3oo  francs  que  j'avais  sur  Duchesne,  je 
pouvais  compter  sur  une  subsistance  honnête,  et  pour  moi,  et 
après  moi  pour  Thérèse,  à  qui  je  laissais  700  francs  de  rente,  tant 
de  la  pension  de  Rey  que  de  celle  de  milord  maréchal  :  ainsi  je 
n'avais  plus  à  craindre  que  le  pain  lui  manquât,  non  plus  qu'à 
moi.  Mais  il  était  écrit  que  l'honneur  me  forcerait  à  repousser 
toutes  les  ressources  que   la  fortune  et  mon  travail  mettraient  à 


LIVRE  DOUZIEME  209 

ma  portée,  et  que  je  mourrais  aussi  pauvre  que  j'ai  vécu.  On 
jugera  si,  à  moins  d'être  le  dernier  des  infâmes,  j'ai  pu  tenir  des 
arrangements  qu'on  a  toujours  pris  soin  de  me  rendre  ignominieux, 
en  m'ôtant  avec  soin  toute  autre  ressource,  pour  me  forcer  de 
consentir  à  mon  déshonneur.  Comment  se  seraient-ils  doutés  du 
parti  que  je  prendrais  dans  cette  alternative?  Ils  ont  toujours 
jugé  de  mon  cœur  par  les  leurs. 

En  repos  du  côté  de  la  subsistance,  j'étais  sans  souci  de  tout 
autre.  Quoique  j'abandonnasse  dans  le  monde  le  champ  libre  à 
mes  ennemis,  je  laissais  dans  le  noble  enthousiasme  qui  avait 
dicté  mes  écrits,  et  dans  la  constante  uniformité  de  mes  principes, 
un  témoignage  de  mon  âme  qui  répondait  à  celui  que  toute  ma 
conduite  rendait  de  mon  naturel.  Je  n'avais  pas  besoin  d'une 
autre  défense  contre  mes  calomniateurs.  Ils  pouvaient  peindre 
sous  mon  nom  un  autre  homme;  mais  ils  ne  pouvaient  tromper 
que  ceux  qui  voulaient  être  trompés.  Je  pouvais  leur  donner  ma 
vie  à  épiloguer  d'un  bout  à  l'autre  :  j'étais  sûr  qu'à  travers  mes 
fautes  et  mes  faiblesses,  à  travers  mon  inaptitude  à  supporter 
aucun  joug,  on  trouverait  toujours  un  homme  juste,  bon,  sans 
fiel,  sans  haine,  sans  jalousie,  prompt  à  reconnaître  ses  propres 
torts,  plus  prompt  à  oublier  ceux  d'autrui,  cherchant  toute  sa 
félicité  dans  les  passions  aimantes  et  douces,  et  portant  en  toute 
chose  la  sincérité  jusqu'à  l'imprudence,  jusqu'au  plus  incroyable 
désintéressement. 

Je  prenais  donc  en  quelque  sorte  congé  de  mon  siècle  et  de 
mes  contemporains,  et  je  faisais  mes  adieux  au  monde  en  me  con- 
finant dans  cette  île  pour  le  reste  de  mes  jours;  car  telle  était  ma 
résolution,  et  c'était  là  que  je  comptais  exécuter  enfin  le  grand 
projet  de  cette  vie  oiseuse,  auquel  j'avais  inutilement  consacré 
jusqu'alors  tout  le  peu  d'activité  que  le  ciel  m'avait  départie. 
Cette  île  allait  devenir  pour  moi  celle  de  Papimanie,  ce  bienheu- 
reux pays  où  l'on  dort  : 

On  y  fait  plas,  on  n'y  fait  nulle  chose. 

Ce  p'us  était  tout  pour  moi,  car  j'ai  toujours  peu  regretté  le 

III.  —  14 


2IO  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

sommeil;  l'oisiveté  me  suffit;  et  pourvu  que  je  ne  fasse  rien, 
j'aime  encore  mieux  rêver  éveillé  qu'en  songe.  L'âge  des  projets 
romanesques  étant  passé,  et  la  fumée  de  la  gloriole  m'ayant  plus 
étourdi  que  flatté,  il  ne  me  restait,  pour  dernière  espérance,  que 
celle  de  vivre  sans  gêne,  dans  un  loisir  éternel.  C'est  la  vie  des 
bienheureux  dans  l'autre  monde,  et  j'en  faisais  désormais  mon 
bonheur  suprême  dans  celui-ci. 

Ceux  qui  me  reprochent  tant  de  contradictions  ne  manqueront 
pas  ici  de  m'en  reprocher  encore  une.  J'ai  dit  que  l'oisiveté  des 
cercles  me  les  rendait  insupportables,  et  me  voilà  recherchant  la 
solitude  uniquement  pour  m'y  livrer  à  l'oisiveté.  C'est  pourtant 
ainsi  que  je  suis;  s'il  y  a  là  de  la  contradiction,  elle  est  du  fait  de 
la  nature  et  non  pas  du  mien  :  mais  il  y  en  a  si  peu,  que  c'est  par 
là  précisément  que  je  suis  toujours  moi.  L'oisiveté  des  cercles  est 
tuante,  parce  qu'elle  est  de  nécessité;  celle  de  la  solitude  est 
charmante,  parce  qu'elle  est  libre  et  de  volonté.  Dans  une  com- 
pagnie il  m'est  cruel  de  ne  rien  faire,  parce  que  j'y  suis  forcé.  Il 
faut  que  je  reste  là  cloué  sur  une  chaise  ou  debout,  planté  comme 
un  piquet,  sans  remuer  ni  pied  ni  patte,  n'osant  ni  courir,  ni  sauter, 
ni  chanter,  ni  crier,  ni  gesticuler  quand  j'en  ai  envie,  n'osant  pas 
même  rêver;  ayant  à  la  fois  tout  l'ennui  de  l'oisiveté  et  tout  le 
tourment  de  la  contrainte;  obligé  d'être  attentif  à  toutes  les  sot- 
tises qui  se  disent  et  à  tous  les  compliments  qui  se  font,  et  de 
fatiguer  incessamment  ma  Minerve,  pour  ne  pas  manquer  de 
placer  à  mon  tour  mon  rébus  et  mon  mensonge.  Et  vous  appelez 
cela  de  l'oisiveté  !  C'est  un  travail  de  forçat. 

L'oisiveté  que  j'aime  n'est  pas  celle  d'un  fainéant  qui  reste  là 
les  bras  croisés  dans  une  inaction  totale,  et  ne  pense  pas  plus 
qu'il  n'agit.  C'est  à  la  fois  celle  d'un  enfant  qui  est  sans  cesse  en 
mouvement  pour  ne  rien  faire,  et  celle  d'un  radoteur  qui  bat  la 
campagne,  tandis  que  ses  bras  sont  en  repos.  J'aime  à  m'occuper 
à  faire  des  riens,  à  commencer  cent  choses,  et  n'en  achever 
aucune,  à  aller  et  venir  comme  la  tête  me  chante,  à  changer  à 
chaque  instant  de  projet,  à  suivre  une  mouche  dans  toutes  ses 
allures,  à  vouloir  déraciner  un  rocher  pour  voir  ce  qui  est  dessous, 
à  entreprendre  avec  ardeur    un  travail  de  dix  ans,  et  à  l'aban- 


LIVRE  DOUZIEME  211 

donner  sans  regret  au  bout  de  dix  minutes,  à  muser  enfin  toute  la 
journée  sans  ordre  et  sans  suite,  et  à  ne  suivre  en  toute  chose  que 
le  caprice  du  moment. 

La  botanique,  telle  que  je  l'ai  toujours  considérée,  et  telle  qu'elle 
commençait  à  devenir  passion  pour  moi,  était  précisément  une 
étude  oiseuse,  propre  à  remplir  tout  le  vide  de  mes  loisirs,  sans  y 
laisser  place  au  délire  de  l'imagination,  ni  à  l'ennui  d'un  désœu- 
vrement total.  Errer  nonchalamment  dans  les  bois  et  dans  la  cam- 
pagne, prendre  machinalement  çà  et  là,  tantôt  une  fleur,  tantôt 
un  rameau,  brouter  mon  foin  presque  au  hasard,  observer  mille  et 
mille  fois  les  mêmes  choses,  et  toujours  avec  le  même  intérêt, 
parce  que  je  les  oubliais  toujours,  était  de  quoi  passer  l'éternité 
sans  pouvoir  m'ennuyer  un  moment.  Quelque  élégante,  quelque 
admirable,  quelque  diverse  que  soit  la  structure  des  végétaux, 
elle  ne  frappe  pas  assez  un  œil  ignorant  pour  l'intéresser.  Cette 
constante  analogie,  et  pourtant  cette  variété  prodigieuse  qui  règne 
dans  leur  organisation,  ne  transporte  que  ceux  qui  ont  déjà 
quelque  idée  du  système  végétal.  Les  autres  n'ont,  à  l'aspect  de 
tous  ces  trésors  de  la  nature,  qu'une  admiration  stupide  et  mono- 
tone. Ils  ne  voient  rien  en  détail,  parce  qu'ils  ne  savent  pas  même 
ce  qu'il  faut  regarder;  et  ils  ne  voient  plus  l'ensemble,  parce 
qu'ils  n'ont  aucune  idée  de  cette  chaîne  de  rapports  et  de  com- 
binaisons qui  accable  de  ses  merveilles  l'esprit  de  l'observateur. 
J'étais,  et  mon  défaut  de  mémoire  me  devait  tenir  toujours,  dans 
cet  heureux  point  d'en  savoir  assez  peu  pour  que  tout  me  fût  nou- 
veau, et  assez  pour  que  tout  me  fût  sensible.  Les  divers  sols  dans 
lesquels  l'île,  quoique  petite,  était  partagée,  m'offraient  une  suffi- 
sante variété  de  plantes  pour  l'étude  et  pour  l'amusement  de 
toute  ma  vie.  Je  n'y  voulais  pas  laisser  un  poil  d'herbe  sans 
analyse,  et  je  m'arrangeais  déjà  pour  faire,  avec  un  recueil 
immense  d'observations  curieuses,  Id^FloraPetrinsularis. 

Je  fis  venir  Thérèse  avec  mes  livres  et  mes  effets.  Nous  nous 
mîmes  en  pension  chez  le  receveur  de  l'île.  Sa  femme  avait  à 
Nidau  ses  sœurs,  qui  la  venaient  voir  tour  à  tour,  et  qui  faisaient 
à  Thérèse  une  compagnie.  Je  fis  là  l'essai  d'une  douce  vie  dans 
laquelle  j'aurais  voulu  passer  la  mienne,  et  dont  le  goût  que  j'y 


212  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

pris  ne  servit  qu'à  me  faire  mieux  sentir  l'amertume  de  celle  qui 
devait  si  promptement  y  succéder. 

J'ai  toujours  aimé  l'eau  passionnément,  et  sa  vue  me  jette  dans 
une  rêverie  délicieuse,  quoique  souvent  sans  objet  déterminé.  Je 
ne  manquais  point  à  mon  lever,  lorsqu'il  faisait  beau,  de  courir 
sur  la  terrasse  humer  l'air  salubre  et  frais  du  matin,  et  planer  des 
yeux  sur  l'horizon  de  ce  beau  lac,  dont  les  rives  et  les  montagnes 
qui  le  bordent  enchantaient  ma  vue.  Je  ne  trouve  point  de  plus 
digne  hommage  à  la  Divinité  que  cette  admiration  muette  qu'excite 
la  contemplation  de  ses  œuvres,  et  qui  ne  s'exprime  point  par  des 
actes  développés.  Je  comprends  comment  les  habitants  des  villes, 
qui  ne  voient  que  des  murs,  des  rues  et  des  crimes,  ont  peu  de 
foi;  mais  je  ne  puis  comprendre  comment  des  campagnards,  et 
surtout  des  solitaires,  peuvent  n'en  point  avoir.  Comment  leur 
âme  ne  s'élève-t-elle  pas  cent  fois  le  jour  avec  extase  à  l'auteur 
des  merveilles  qui  les  frappent?  Pour  moi,  c'est  surtout  à  mon 
lever,  affaissé  par  mes  insomnies,  qu'une  longue  habitude  me 
porte  à  ces  élévations  de  cœur  qui  n'imposent  point  la  fatigue  de 
penser.  Mais  il  faut  pour  cela  que  mes  yeux  soient  frappés  du 
ravissant  spectacle  de  la  nature.  Dans  ma  chambre,  je  prie  plus 
rarement  et  plus  sèchement  :  mais  à  l'aspect  d'un  beau  paysage,  je 
me  sens  ému  sans  pouvoir  dire  de  quoi.  J'ai  lu  qu'un  sage  évêque, 
dans  la  visite  de  son  diocèse,  trouva  une  vieille  femme  qui,  pour 
toute  prière,  ne  savait  dire  que  G!  Il  lui  dit:  Bonne  mère,  con- 
tinuez de  prier  toujours  ainsi;  votre  prière  vaut  mieux  que  les 
nôtres.  Cette  meilleure  prière  est  aussi  la  mienne. 

Après  le  déjeuner,  je  me  hâtais  d'écrire  en  rechignant  quelques 
malheureuses  lettres,  aspirant  avec  ardeur  à  l'heureux  moment  de 
n'en  plus  écrire  du  tout.  Je  tracassais  quelques  instants  autour  de 
mes  livres  et  papiers,  pour  les  déballer  et  arranger,  plutôt  que 
pour  les  lire  :  et  cet  arrangement,  qui  devenait  pour  moi  l'œuvre 
de  Pénélope,  me  donnait  le  plaisir  de  muser  quelques  moments, 
après  quoi  je  m'en  ennuyais  et  le  quittais,  pour  passer  les  trois  ou 
quatre  heures  qui  me  restaient  de  la  matinée  à  l'étude  de  la  bota- 
nique, et  surtout  au  système  de  Linnaeus,  pour  lequel  je  pris  une 
passion  dont  je  n'ai  pu  bien  me  guérir,  même  après  en  avoir  senti 


LIVRE  DOUZIÈME  2i3 

le  vide.  Ce  grand  observateur  est,  à  mon  gré,  le  seul,  avec  Ludwig, 
qui  ait  vu  jusqu'ici  la  botanique  en  naturaliste  et  en  philosophe> 
mais  il  l'a  trop  étudiée  dans  des  herbiers  et  dans  des  jardins,  et 
pas  assez  dans  la  nature  elle-même.  Pour  moi,  qui  prenais  pour 
jardin  l'île  entière,  sitôt  que  j'avais  besoin  de  faire  ou  vérifier 
quelque  observation,  je  courais  dans  les  bois  ou  dans  les  prés, 
mon  livre  sous  le  bras  :  là,  je  me  couchais  par  terre  auprès  de  la 
plante  en  question,  pour  l'examiner  sur  pied  tout  à  mon  aise.  Cette 
méthode  m'a  beaucoup  servi  pour  connaître  les  végétaux  dans 
leur  état  naturel,  avant  qu'ils  aient  été  cultivés  et  dénaturés  par 
la  main  des  hommes.  On  dit  que  Fagon,  premier  médecin  de 
Louis  XIV,  qui  nommait  et  connaissait  parfaitement  toutes  les 
plantes  du  Jardin  Royal,  était  d'une  telle  ignorance  dans  la  cam- 
pagne, qu'il  n'y  connaissait  plus  rien.  Je  suis  précisément  le  con- 
traire :  je  connais  quelque  chose  à  l'ouvrage  de  la  nature,  mais 
rien  à  celui  du  jardinier. 

Pour  les  après-dînées,  je  les  livrais  totalement  à  mon  humeur 
oiseuse  et  nonchalante,  et  à  suivre  sans  règle  l'impulsion  du 
moment.  Souvent,  quand  l'air  était  calme,  j'allais  immédiatement 
en  sortant  de  table  me  jeter  seul  dans  un  petit  bateau,  que  le 
receveur  m'avait  appris  à  mener  avec  une  seule  rame;  je  m'avan- 
çais en  pleine  eau.  Le  moment  oii  je  dérivais  me  donnait  une 
joie  qui  allait  jusqu'au  tressaillement,  et  dont  il  m'est  impossible 
de  dire  ni  de  bien  comprendre  la  cause,  si  ce  n'était  peut-être 
une  félicitation  secrète  d'être  en  cet  état  hors  de  l'atteinte  des 
méchants.  J'errais  ensuite  seul  dans  ce  lac,  approchant  quelque- 
fois du  rivage,  mais  n'y  abordant  jamais.  Souvent,  laissant  aller 
mon  bateau  à  la  merci  de  l'air  et  de  l'eau,  je  me  livrais  à  des  rêve- 
ries sans  objet,  et  qui,  pour  être  stupides,  n'en  étaient  pas  moins 
douces.  Je  m'écriais  parfois  avec  attendrissement  :  O  nature  !  ô 
ma  mère!  me  voici  sous  ta  seule  garde  ;  il  n'y  a  point  ici  d'homme 
adroit  et  fourbe  qui  s'interpose  entre  toi  et  moi.  Je  m'éloignais 
ainsi  jusqu'à  demi-lieue  de  terre;  j'aurais  voulu  que  ce  lac  eût  été 
l'Océan.  Cependant,  pour  complaire  à  mon  pauvre  chien,  qui 
n'aimait  pas  autant  que  moi  de  si  longues  stations  sur  l'eau,  je 
suivais  d'ordinaire  un  but  de  promenade;  c'était  d'aller  débarquer 


214  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

à  la  petite  île,  de  m'y  promener  une  heure  ou  deux,  ou  de  m'éten- 
dre  au  sommet  du  tertre  sur  le  gazon,  pour  m'assouvir  du  plaisir 
d'admirer  ce  lac  et  ses  environs,  pour  examiner  et  disséquer  toutes 
les  herbes  qui  se  trouvaient  à  ma  portée,  et  pour  me  bâtir,  comme 
un  autre  Robinson,  une  demeure  imaginaire  dans  cette  petite  île. 
Je  m'affectionnai  fortement  à  cette  butte.  Quand  j'y  pouvais  mener 
promener  Thérèse  avec  la  receveuse  et  ses  sœurs,  comme  j'étais 
fier  d'être  leur  pilote  et  leur  guide  !  Nous  y  portâmes  en  pompe  des 
lapins  pour  la  peupler;  autre  fête  pour  Jean-Jacques.  Cette  peu- 
plade me  rendit  la  petite  île  encore  plus  intéressante.  J'y  allais 
plus  souvent  et  avec  plus  de  plaisir  depuis  ce  temps-là,  pour 
rechercher  des  traces  du  progrès  des  nouveaux  habitants. 

A  ces  amusements,  j'en  joignais  un  qui  me  rappelait  la  douce 
vie  des  Charmettes,  et  auquel  la  saison  m'invitait  particulièrement. 
C'était  un  détail  de  soins  rustiques  pour  la  récolte  des  légumes  et 
des  fruits,  et  que  nous  nous  faisions  un  plaisir,  Thérèse  et  moi, 
de  partager  avec  la  receveuse  et  sa  famille.  Je  me  souviens  qu'un 
Bernois,  nommé  Kirchberger,  m'étant  venu  voir,  me  trouva  perché 
sur  un  grand  arbre,  un  sac  attaché  autour  de  ma  ceinture,  et  déjà 
si  plein  de  pommes,  que  je  ne  pouvais  plus  me  remuer.  Je  ne  fus 
pas  fâché  de  cette  rencontre  et  de  plusieurs  autres  pareilles. 
J'espérais  que  les  Bernois,  témoins  de  l'emploi  de  mes  loisirs,  ne 
songeraient  plus  à  en  troubler  la  tranquillité,  et  me  laisseraient  en 
paix  dans  ma  solitude.  J'aurais  bien  mieux  aimé  y  être  confiné 
par  leur  volonté  que  par  la  mienne  :  j'aurais  été  plus  assuré  de 
n'y  point  voir  troubler  mon  repos. 

Voici  encore  un  de  ces  aveux  sur  lesquels  je  suis  sûr  d'avance 
de  l'incrédulité  des  lecteurs,  obstinés  à  juger  toujours  de  moi  par 
eux-mêmes,  quoiqu'ils  aient  été  forcés  de  voir  dans  tout  le  cours 
de  ma  vie  mille  affections  internes  qui  ne  ressemblaient  point 
aux  leurs.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  est  qu'en  me  refusant  tous 
les  sentiments  bons  ou  indifférents  qu'ils  n'ont  pas,  ils  sont  tou- 
jours prêts  à  m'en  prêter  de  si  mauvais,  qu'ils  ne  sauraient  même 
entrer  dans  un  cœur  d'homme  :  ils  trouvent  alors  tout  simple  de 
me  mettre  en  contradiction  avec  la  nature,  et  de  faire  de  moi  un 
monstre  tel  qu'il  n'en  peut  même  exister.  Rien  d'absurde  ne  leur 


Maurice  Leloir  inv. 


Boulard  fila. se. 


Réception  dans  l'ile  S""  Pierre 


i 


LIVRE  DOUZIÈME  2i5 

paraît  incroyable  dès  qu'il  tend  à  me  noircir:  rien  d'extraordinaire 
ne  leur  paraît  possible,  dès  qu'il  tend  à  m'honorer. 

Mais  quoi  qu'ils  en  puissent  croire  ou  dire,  je  n'en  continuerai 
pas  moins  d'exposer  fidèlement  ce  que  fut,  fit  et  pensa  J.-J.  Rous- 
seau, sans  expliquer  ni  justifier  les  singularités  de  ses  sentiments 
et  de  ses  idées,  ni  rechercher  si  d'autres  ont  pensé  comme  lui.  Je 
pris  tant  de  goût  à  l'île  de  Saint-Pierre,  et  son  séjour  me  conve- 
nait si  fort,  qu'à  force  d'inscrire  tous  mes  désirs  dans  cette  île, 
je  formai  celui  de  n'en  point  sortir.  Les  visites  que  j'avais  à  rendre 
au  voisinage,  les  courses  qu'il  me  faudrait  faire  à  Neuchâtel,  à 
Bienne,  à  Yverdun,  à  Nidau,  fatiguaient  déjà  mon  imagination. 
Un  jour  à  passer  hors  de  l'île  me  paraissait  retranché  de  mon 
bonheur;  et  sortir  de  l'enceinte  de  ce  lac  était  pour  moi  sortir  de 
mon  élément.  D'ailleurs,  l'expérience  du  passé  m'avait  rendu 
craintif.  Il  suffisait  que  quelque  bien  flattât  mon  cœur,  pour  que 
je  dusse  m'attendre  à  le  perdre  ;  et  l'ardent  désir  de  finir  mes  jours 
dans  cette  île  était  inséparable  de  la  crainte  d'être  forcé  d'en 
sortir.  J'avais  pris  l'habitude  d'aller  les  soirs  m'asseoir  sur  la 
grève,  surtout  quand  le  lac  était  agité.  Je  sentais  un  plaisir  sin- 
gulier avoir  les  flots  se  briser  à  mes  pieds.  Je  m'en  faisais  l'image 
du  tumulte  du  monde,  et  de  la  paix  de  mon  habitation;  et  je 
m'attendrissais  quelquefois  à  cette  douce  idée,  jusqu'à  sentir 
couler  des  larmes  de  mes  yeux.  Ce  repos,  dont  je  jouissais  avec 
passion,  n'était  troublé  que  par  l'inquiétude  de  le  perdre;  mais 
cette  inquiétude  allait  au  point  d'en  altérer  la  douceur.  Je  sentais 
ma  situation  si  précaire,  que  je  n'osais  y  compter.  Ah!  que  je 
changerais  volontiers,  me  disais-je,  la  liberté  de  sortir  d'ici,  dont 
je  ne  me  soucie  point,  avec  l'assurance  d'y  pouvoir  rester  toujours  ! 
Au  lieu  d'être  souffert  par  grâce,  que  n'y  suis-je  détenu  par  force  I 
Ceux  qui  ne  font  que  m'y  souffrir  peuvent  à  chaque  instant  m'en 
chasser;  et  puis-je  espérer  que  mes  persécuteurs,  m'y  voyant 
heureux,  m'y  laissent  continuer  de  l'être?  Ah!  c'est  peu  qu'on 
me  permette  d'y  vivre;  je  voudrais  qu'on  m'y  condamnât,  et  je 
voudrais  êtrecontraint  d'y  rester,  pour  ne  l'être  pas  d'en  sortir.  Je 
jetais  un  œil  d'envie  sur  l'heureux  Micheli  Ducret,  qui,  tranquille 
au  château   d'Arberg,  n'avait  eu  qu'à  vouloir  être  heureux,  pour 


2i6  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

l'être.  Enfin,  à  force  de  me  livrer  à  ces  réflexions  et  aux  pressen- 
timents inquiétants  des  nouveaux  orages  toujours  prêts  à  fondre 
sur  moi,  j'en  vins  à  désirer,  mais  avec  une  ardeur  incroyable, 
qu'au  lieu  de  tolérer  seulement  mon  habitation  dans  cette  île,  on 
me  la  donnât  pour  prison  perpétuelle;  et  je  puis  jurer  que  s'il 
n'eût  tenu  qu'à  moi  de  m'y  faire  condamner,  je  l'aurais  fait  avec 
la  plus  grande  joie,  préférant  mille  fois  la  nécessité  d'y  passer  le 
reste  de  ma  vie,  au  danger  d'en  être  expulsé. 

Cette  crainte  ne  demeura  pas  longtemps  vaine.  Au  moment  où 
je  m'y  attendais  le  moins,  je  reçus  une  lettre  de  M.  le  bailli  de 
Nidau,  dans  le  gouvernement  duquel  était  l'île  de  Saint-Pierre  : 
par  cette  lettre,  il  m'intimait,  de  la  part  de  Leurs  Excellences, 
l'ordre  de  sortir  de  l'île  et  de  leurs   États.  Je  crus  rêver  en  la 
lisant.  Rien   de   moins  naturel,  de  moins   raisonnable,  de  moins 
prévu  qu'un  pareil  ordre  :  car  j'avais  plutôt  regardé  mes  pressenti- 
ments comme  les  inquiétudes  J  d'un   homme  effarouché  par    ses 
malheurs  que  comme  une  prévoyance  qui  pût  avoir  le  moindre 
fondement.  Les  mesures    que  j'avais   prises   pour   m'assurer  de 
l'agrément  tacite  du   souverain,   la    tranquillité  avec  laquelle   on 
m'avait  laissé  faire    mon  établissement,   les  visites  de  plusieurs 
Bernois  et  du  bailli  lui-même,  qui  m'avait  comblé  d'amitiés  et  de 
prévenances,  la  rigueur  de  la  saison,  dans  laquelle  il  était  barbare 
d'expulser  un  homme  infirme,  tout  me  fit  croire  avec  beaucoup  de 
gens  qu'il  y  avait  quelque  malentendu  dans  cet  ordre,  et  que  les 
malintentionnés  avaient  pris  exprès  le  temps  des  vendanges  et  de 
l'infréquence  du  sénat  pour  me  porter  brusquement  ce  coup. 

Si  j'avais  écouté  ma  première  indignation,  je  serais  parti  sur-le- 
champ.  Mais  où  aller?  Que  devenir  à  l'entrée  de  l'hiver, sans  but, 
sans  préparatif,  sans  conducteur,  sans  voiture?  A  moins  de  lais- 
ser tout  à  l'abandon,  mes  papiers,  mes  effets,  toutes  mes  affaires, 
il  me  fallait  du  temps  pour  y  pourvoir,  et  il  n'était  pas  dit  dans 
l'ordre  si  on  m'en  laissait  ou  non.  La  continuité  des  malheurs 
commençait  d'affaisser  mon  courage.  Pour  la  première  fois  je 
sentis  ma  fierté  habituelle  fléchir  sous  le  joug  de  la  nécessité;  et, 
malgré  les  murmures  de  mon  cœur,  il  fallut  m'abaisser  à  deman- 
der un   délai.    C'était   à   M.   de  Graffenried,  qui  m'avait    envoyé 


LIVRE  DOUZIEME  217 

l'ordre,  que  je  m'adressai  pour  le  faire  interpréter.  Sa  lettre  por- 
tait une  très  vive  improbation  de  ce  même  ordre,  qu'il  ne  m'inti- 
mait qu'avec  le  plus  grand  regret;  et  les  témoignages  de  douleur 
et  d'estime  dont  elle  était  remplie  me  semblaient  autant  d'invita- 
tions bien  douces  de  lui  parler  à  cœur  ouvert;  je  le  fis.  Je  ne 
doutais  pas  même  que  ma  lettre  ne  fît  ouvrir  les  yeux  à  ces 
hommes  iniques  sur  leur  barbarie,  et  que,  si  l'on  ne  révoquait  pas 
un  ordre  si  cruel,  on  ne  m'accordât  du  moins  un  délai  raison- 
nable, et  peut-être  l'hiver  entier,  pour  me  préparer  à  la  retraite 
et  pour  en  choisir  le  lieu. 

En  attendant  la  réponse,  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma  situation, 
et  à  délibérer  sur  le  parti  que  j'avais  à  prendre.  Je  vis  tant  de  dif- 
ficultés de  toutes  parts,  le  chagrin  m'avait  si  fort  affecté,  et  ma 
santé  en  ce  moment  était  si  mauvaise,  que  je  me  laissai  tout  à  fait 
abattre,  et  que  l'effet  de  mon  découragement  fut  de  m'ôter  Je  peu 
de  ressources  qui  pouvaient  me  rester  dans  l'esprit,  pour  tirer  le 
meilleur  parti  possible  de  ma  triste  situation.  En  quelque  asile 
que  je  voulusse  me  réfugier,  il  était  clair  que  je  ne  pouvais  m'y 
soustraire  à  aucune  des  deux  manières  qu'on  avait  prises  pour 
m'expulser  :  l'une,  en  soulevant  contre  moi  la  populace  par  des 
manœuvres  souterraines;  l'autre,  en  me  chassant  à  force  ouverte, 
sans  en  dire  aucune  raison.  Je  ne  pouvais  donc  compter  sur 
aucune  retraite  assurée,  à  moins  de  l'aller  chercher  plus  loin  que 
mes  forces  et  la  saison  ne  semblaient  me  le  permettre.  Tout  cela  me 
ramenant  aux  idées  dont  je  venais  de  m'occuper,  j'osai  désirer  et 
proposer  qu'on  voulût  plutôt  disposer  de  moi  dans  une  captivité 
perpétuelle,  que  de  me  faire  errer  incessamment  sur  la  terre,  en 
m'expulsant  successivement  de  tous  les  asiles  que  j'aurais  choisis. 
Deux  jours  après  ma  première  lettre,  j'en  écrivis  une  seconde  à 
M.  de  Graffenried,  pour  le  prier  d'en  faire  la  proposition  à  Leurs 
Excellences.  La  réponse  de  Berne  à  l'une  et  à  l'autre  fut  un  ordre 
conçu  dans  les  termes  les  plus  formels  et  les  plus  durs,  de  sortir 
de  l'île  et  de  tout  le  terriroire  médiat  et  immédiat  de  la  répu- 
blique, dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures,  et  de  n'y  rentrer 
jamais,  sous  les  plus  grièves  peines. 

Ce  moment  fut  affreux.  Je  me  suis  trouvé  depuis  dans  de  pires 


2i8  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

angoisses,  jamais  dans  un  plus  grand  embarras.  Mais  ce  qui 
m'affligea  le  plus  fut  d'être  forcé  de  renoncer  au  projet  qui 
m'avait  fait  désirer  de  passer  l'hiver  dans  l'île.  Il  est  temps  de 
rapporter  l'anecdote  fatale  qui  a  mis  le  comble  à  mes  désastres, 
et  qui  a  entraîné  dans  ma  ruine  un  peuple  infortuné,  dont  les 
naissantes  vertus  promettaient  déjà  d'égaler  un  jour  celles  de 
Sparte  et  de  Rome.  J'avais  parlé  des  Corses,  dans  le  Contrat  social, 
comme  d'un  peuple  neuf,  le  seul  de  l'Europe  qui  ne  fût  pas  usé 
pour  la  législation;  et  j'avais  marqué  la  grande  espérance  qu'on 
devait  avoir  d'un  tel  peuple,  s'il  avait  le  bonheur  de  trouver  un 
sage  instituteur.  Mon  ouvrage  fut  lu  par  quelques  Corses,  qui 
furent  sensibles  à  la  manière  honorable  dont  je  parlais  d'eux;  et 
le  cas  où  ils  se  trouvaient  de  travailler  à  l'établissement  de  leur 
république  fit  penser  à  leurs  chefs  de  me  demander  mes  idées  sur 
cet  important  ouvrage.  Un  M.  Buttafuoco,  d'une  des  premières 
familles  du  pays,  et  capitaine  en  France  dans  Royal-Italien, 
m'écrivit  à  ce  sujet,  et  me  fournit  plusieurs  pièces  que  je  lui  avais 
demandées  pour  me  mettre  au  fait  de  l'histoire  de  la  nation  et  de 
l'état  du  pays.  M.  Paoli  m'écrivit  aussi  plusieurs  fois;  et  quoique 
je  sentisse  une  pareille  entreprise  au-dessus  de  mes  forces,  je 
crus  ne  pouvoir  les  refuser  pour  concourir  à  une  si  grande  et 
belle  œuvre,  lorsque  j'aurais  pris  toutes  les  instructions  dont 
j'avais  besoin  pour  cela.  Ce  fut  dans  ce  sens  que  je  répondis  à 
l'un  et  à  l'autre,  et  cette  correspondance  continua  jusqu'à  mon 
départ. 

Précisément  dans  le  même  temps,  j'appris  que  la  France  en- 
voyait des  troupes  en  Corse,  et  qu'elle  avait  fait  un  traité  avec 
les  Génois.  Ce  traité,  cet  envoi  de  troupes  m'inquiétèrent;  et, 
sans  m'imaginer  encore  avoir  aucun  rapport  à  tout  cela,  je  jugeais 
impossible  et  ridicule  de  travailler  à  un  ouvrage  qui  demande  un 
aussi  profond  repos  que  l'institution  d'un  peuple,  au  moment  où  il 
allait  peut-être  être  subjugué.  Je  ne  cachai  pas  mes  inquiétudes  à 
M.  Buttafuoco,  qui  me  rassura  par  la  certitude  que,  s'il  y  avait 
dans  ce  traité  des  choses  contraires  à  la  liberté  de  sa  nation,  un 
aussi  bon  citoyen  que  lui  ne  resterait  pas,  comme  il  le  faisait,  au 
service    de  France.    En   effet,    son    zèle    pour   la  législation    des 


LIVRE  DOUZIÈME  219 

Corses,  et  ses  étroites  liaisons  avec  M.  Paoli,  ne  pouvaient  me 
laisser  aucun  soupçon  sur  son  compte  ;  et  quand  j'appris  qu'il 
faisait  de  fréquents  voyages  à  Versailles  et  à  Fontainebleau,  et 
qu'il  avait  des  relations  avec  M.  de  Choiseul,  je  n'en  conclus 
autre  chose,  sinon  qu'il  avait  sur  les  véritables  intentions  de  la 
cour  de  France  des  sûretés  qu'il  me  laissait  entendre,  mais  sur 
lesquelles  il  ne  voulait  pas  s'expliquer  ouvertement  par  lettres. 

Tout  cela  me  rassurait  en  partie.  Cependant,  ne  comprenant 
rien  à  cet  envoi  de  troupes  françaises,  ne  pouvant  raisonnable- 
ment penser  qu'elles  fussent  là  pour  protéger  la  liberté  des 
Corses,  qu'ils  étaient  très  en  état  de  défendre  seuls  contre  les 
Génois,  je  ne  pouvais  me  tranquilliser  parfaitement,  ni  me  mêler 
tout  de  bon  de  la  législation  proposée,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  des 
preuves  solides  que  tout  cela  n'était  pas  un  jeu  pour  me  persifler. 
J'aurais  extrêmement  désiré  une  entrevue  avec  M.  Buttafuoco: 
c'était  le  vrai  moyen  d'en  tirer  les  éclaircissements  dont  j'avais 
besoin.  Il  me  la  fit  espérer,  et  je  l'attendais  avec  la  plus  grande 
impatience.  Pour  lui,  je  ne  sais  s'il  en  avait  véritablement  le 
projet;  mais  quand  il  l'aurait  eu,  mes  désastres  m'auraient  empêché 
d'en  profiter. 

Plus  je  méditais  sur  l'entreprise  proposée,  plus  j'avançais  dans 
l'examen  des  pièces  que  j'avais  entre  les  mains,  et  plus  je  sentais 
la  nécessité  d'étudier  de  près,  et  le  peuple  à  instituer,  et  le  sol 
qu'il  habitait,  et  tous  les  rapports  par  lesquels  il  lui  fallait  appro- 
prier cette  institution.  Je  comprenais  chaque  jour  davantage  qu'il 
m'était  impossible  d'acquérir  de  loin  toutes  les  lumières  néces- 
saires pour  me  guider.  Je  l'écrivis  à  Buttafuoco:  il  le  sentit  lui- 
même;  et  si  je  ne  formai  pas  précisément  la  résolution  de  passer 
en  Corse,  je  m'occupai  beaucoup  des  moyens  de  faire  ce  voyage. 
J'en  parlai  à  M.  Dastier,  qui,  ayant  autrefois  servi  dans  cette  île 
sous  M.  de  Maillebois,  devait  la  connaître.  Il  n'épargna  rien 
pour  me  détourner  de  ce  dessein;  et  j'avoue  que  la  peinture 
affreuse  qu'il  me  fit  des  Corses  et  de  leur  pays  refroidit  beaucoup 
le  désir  que  j'avais  d'aller  vivre  au  milieu  d'eux. 

Mais  quand  les  persécutions  de  Motiers  me  firent  songer  à 
quitter  la  Suisse,  ce  désir  se  ranima  par  l'espoir  de  trouver  enfin 


220  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

chez  ces  insulaires  ce  repos  qu'on  ne  voulait  me  laisser  nulle  part- 
Une  chose  seulement  m'effarouchait  sur  ce  voyage  :  c'était  l'inap- 
titude et  l'aversion  que  j'eus  toujours  pour  la  vie  active  à  laquelle 
j'allais  être  condamné.  Fait  pour  méditer  à  loisir  dans  la  solitude, 
je  ne  l'étais  point  pour  parler,  agir,  traiter  d'affaires  parmi  les 
hommes.  La  nature,  qui  m'avait  donné  le  premier  talent,  m'avait 
refusé  l'autre.  Cependant  je  sentais  que,  sans  prendre  part  direc- 
tement aux  affaires  publiques,  je  serais  nécessité,  sitôt  que  je 
serais  en  Corse,  de  me  livrer  à  l'empressement  du  peuple,  et  de 
conférer  très  souvent  avec  les  chefs.  L'objet  même  de  mon  voyage 
exigeait  qu'au  lieu  de  chercher  la  retraite,  je  cherchasse,  au  sein 
de  la  nation,  les  lumières  dont  j'avais  besoin.  Il  était  clair  que  je 
ne  pourrais  plus  disposer  de  moi-même;  qu'entraîné  malgré  moi 
dans  un  tourbillon  pour  lequel  je  n'étais  point  né,  j'y  mènerais  une 
vie  toute  contraire  à  mon  goût,  et  ne  m'y  montrerais  qu'à  mon 
désavantage.  Je  prévoyais  que,  soutenant  mal  par  ma  présence 
l'opinion  de  capacité  qu'avaient  pu  leur  donner  mes  livres,  je  me 
décréditerais  chez  les  Corses,  et  perdrais,  autant  à  leur  préjudice 
qu'au  mien,  la  confiance  qu'ils  m'avaient  donnée,  et  sans  laquelle 
je  ne  pouvais  faire  avec  succès  l'œuvre  qu'ils  attendaient  de  moi. 
J'étais  sûr  qu'en  sortant  ainsi  de  ma  sphère,  je  leur  deviendrais 
inutile  et  me  rendrais  malheureux. 

Tourmenté,  battu  d'orages  de  toute  espèce,  fatigué  de  voyages 
et  de  persécutions  depuis  plusieurs  années,  je  sentais  vivement  le 
besoin  du  repos,  dont  mes  barbares  ennemis  se  faisaient  un  jeu 
de  me  priver;  je  soupirais  plus  que  jamais  après  cette  aimable 
oisiveté,  après  cette  douce  quiétude  d'esprit  et  de  corps  que  j'avais 
tant  convoitée,  et  à  laquelle,  revenu  des  chimères  de  l'amour  et 
de  l'amitié,  mon  cœur  bornait  sa  félicité  suprême.  Je  n'envisageais 
qu'avec  effroi  les  travaux  que  j'allais  entreprendre,  la  vie  tumul- 
tueuse à  laquelle  j'allais  me  livrer;  et  si  la  grandeur,  la  beauté, 
l'utilité  de  l'objet  animaient  mon  courage,  l'impossibilité  de  payer 
de  ma  personne  avec  succès  me  l'ôtait  absolument.  Vingt  ans  de 
méditation  profonde,  à  part  moi,  m'auraient  moins  coûté  que  six 
mois  d'une  vie  active,  au  milieu  des  hommes  et  des  affaires,  et 
certain  d'y  mal  réussir. 


LIVRE  DOUZIEME  221 

Je  m'avisai  d'un  expédient  qui  me  parut  propre  atout  concilier. 
Poursuivi  dans  tous  mes  refuges  par  les  menées  souterraines  de 
mes  secrets  persécuteurs,  et  ne  voyant  plus  que  la  Corse  oij  je 
pusse  espérer  pour  mes  vieux  jours  le  repos  qu'ils  ne  voulaient  me 
laisser  nulle  part,  je  résolus  de  m'y  rendre,  avec  les  directions  de 
Buttafuoco,  aussitôt  que  j'en  aurais  la  possibilité;  mais,  pour  y 
vivre  tranquille,  de  renoncer,  du  moins  en  apparence,  au  travail 
de  la  législation,  et  de  me  borner,  pour  payer  en  quelque  sorte  à 
mes  hôtes  leur  hospitalité,  à  écrire  sur  les  lieux  leur  histoire,  sauf 
à  prendre  sans  bruit  les  instructions  nécessaires  pour  leur  devenir 
plus  utile,  si  je  voyais  jour  à  y  réussir.  En  commençant  ainsi  par 
ne  m'engager  à  rien,  j'espérais  être  en  état  de  méditer  en  secret  et 
plus  àmon  aise  un  plan  qui  pûtleur  convenir, et  cela  sans  renoncer 
beaucoup  à  ma  chère  solitude,  ni  me  soumettre  à  un  genre  de  vie 
qui  m'était  insupportable,  et  dont  je  n'avais  pas  le  talent. 

Mais  ce  voyage,  dans  ma  situation,  n'était  pas  une  chose  aisée 
à  exécuter.  A  la  manière  dont  M.  Dastier  m'avait  parlé  de  la  Corse, 
je  n'y  devais  trouver,  des  plus  simples  commodités  de  la  vie,  que 
celles  que  j'y  porterais  :  linge,  habits,  vaisselle,  batterie  de  cuisine, 
papiers,  livres,  il  fallait  tout  porter  avec  soi.  Pour  m'y  transporter 
avec  ma  gouvernante,  il  fallait  franchir  les  Alpes,  et  dans  un  trajet 
de  deux  cents  lieues  traîner  à  ma  suite  tout  un  bagage;  il  fallait 
passer  à  travers  les  États  de  plusieurs  souverains;  et,  sur  le  ton 
donné  par  toute  l'Europe,  je  devais  naturellement  m'attendre, 
après  mes  malheurs,  à  trouver  partout  des  obstacles,  et  à  voir 
chacun  se  faire  un  honneur  de  m'accabler  de  quelque  nouvelle 
disgrâce,  et  violer  avec  moi  tous  les  droits  des  gens  et  de  l'huma- 
nité. Les  frais  immenses,  les  fatigues,  les  risques  d'un  pareil 
voyage,  m'obligeaient  d'en  prévoir  d'avance  et  d'en  bien  peser 
toutes  les  difficultés.  L'idée  de  me  trouver  enfin  seul,  sans  res- 
source à  mon  âge,  et  loin  de  toutes  mes  connaissances,  à  la  merci 
de  ce  peuple  barbare  et  féroce,  tel  que  me  le  peignait  M.  Dastier, 
était  bien  propre  à  me  faire  rêver  sur  une  pareille  résolution  avant 
de  l'exécuter.  Je  désirais  passionnément  l'entrevue  que  Buttafuoco 
m'avait  fait  espérer,  et  j'en  attendais  l'effet  pour  prendre  tout  à  fait 
mon  parti. 


222  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

Tandis  que  je  balançais  ainsi,  vinrent  les  persécutions  de 
Motiers,  qui  me  forcèrent  à  la  retraite.  Je  n'étais  pas  prêt  pour  un 
long  voyage,  et  surtout  pour  celui  de  Corse.  J'attendais  des  nou- 
velles de  Buttafuoco;  je  me  réfugiai  dans  l'île  de  Saint-Pierre,  d'où 
je  fus  chassé  à  l'entrée  de  l'hiver,  comme  j'ai  dit  ci-devant.  Les 
Alpes  couvertes  de  neige  rendaient  alors  pour  moi  cette  émigration 
impraticable,  surtout  avec  la  précipitation  qu'on  me  prescrivait.  Il 
est  vrai  que  l'extravagance  d'un  pareil  ordre  le  rendait  impossible 
à  exécuter:  car  du  milieu  de  cette  solitude  enfermée  au  milieu  des 
eaux,  n'ayant  que  vingt-quatre  heures  depuis  l'intimation  de 
l'ordre  pour  me  préparer  au  départ,  pour  trouver  bateaux  et  voi- 
tures pour  sortir  de  l'île  et  de  tout  le  territoire;  quand  j'aurais  eu 
des  ailes,  j'aurais  eu  peine  à  pouvoir  obéir.  Je  l'écrivis  à  M.  le 
bailli  de  Nidau  en  répondant  à  sa  lettre,  et  je  m'empressai  de 
sortir  de  ce  pays  d'iniquité.  Voilà  comment  il  fallut  renoncer  à 
mon  projet  chéri,  et  comment,  n'ayant  pu  dans  mon  découragement 
obtenir  qu'on  disposât  de  moi,  je  me  déterminai,  sur  l'invitation 
de  milord  maréchal,  au  voyage  de  Berlin,  laissant  Thérèse  hiverner 
à  l'île  de  Saint-Pierre  avec  mes  effets  et  mes  livres,  et  déposant 
mes  papiers  dans  les  mains  de  du  Peyrou.  Je  fis  une  telle  diligence, 
que  dès  le  lendemain  matin  je  partis  de  l'île,  et  me  rendis  à  Bienne 
encore  avant  midi.  Peu  s'en  fallut  que  je  n'y  terminasse  mon 
voyage  par  un  incident  dont  le  récit  ne  doit  pas  être  omis. 

Sitôt  que  le  bruit  s'était  répandu  que  j'avais  ordre  de  quitter 
mon  asile,  j'eus  une  affluence  de  visites  du  voisinage,  et  surtout 
de  Bernois  qui  venaient  avec  la  plus  détestable  fausseté  me  fla- 
gorner, m'adoucir,  et  me  protester  qu'on  avait  pris  le  moment  des 
vacances  et  de  l'infréquence  du  sénat  pour  minuter  et  m'intimer 
cet  ordre,  contre  lequel,  disaient-ils,  tout  le  Deux-Cents  était 
indigné.  Parmi  ce  tas  de  consolateurs,  il  en  vint  quelques-uns  de 
la  ville  de  Bienne,  petit  État  libre,  enclavé  dans  celui  de  Berne, 
et  entre  autres  un  jeune  homme,  appelé  Wildremet,  dont  la  famille 
tenait  le  premier  rang  et  avait  le  principal  crédit  dans  cette  petite 
ville.  Wildremet  me  conjura  vivement,  au  nom  de  ses  concitoyens, 
de  choisir  ma  retraite  au  milieu  d'eux,  m'assurant  qu'ils  désiraient 
avec  empressement  de  m'y  recevoir;  qu'ils  se  feraient  une  gloire 


LIVRE  DOUZIEME  223 

et  un  devoir  de  m'y  faire  oublier  les  persécutions  que  j'avais 
souffertes;  que  je  n'avais  à  craindre  chez  eux  aucune  influence 
des  Bernois;  que  Bienne  était  une  ville  libre,  qui  ne  recevait  des 
lois  de  personne,  et  que  tous  les  citoyens  étaient  unanimement 
déterminés  à  n'écouter  aucune  sollicitation  qui  me  fût  contraire. 

Wildremet,  voyant  qu'il  ne  m'ébranlait  pas,  se  fit  appuyer  de 
plusieurs  autres  personnes,  tant  de  Bienne  et  des  environs  que  de 
Berne  même,  et  entre  autres  du  même  Kirchberger  dont  j'ai  parlé, 
qui  m'avait  recherché  depuis  ma  retraite  en  Suisse,  et  que  ses 
talents  et  ses  principes  me  rendaient  intéressant.  Mais  des  solli- 
citations moins  prévues  et  plus  pondérantes  furent  celles  de 
M.  Barthès,  secrétaire  d'ambassade  de  France,  qui  vint  me  voir 
avec  Wildremet,  m'exhorta  fort  de  me  rendre  à  son  invitation,  et 
m'étonna  par  l'intérêt  vif  et  tendre  qu'il  paraissait  prendre  à  moi. 
Je  ne  connaissais  point  du  tout  M.  Barthès;  cependant  je  le  voyais 
mettre  à  ses  discours  la  chaleur,  le  zèle  de  l'amitié,  et  je  voyais 
qu'il  lui  tenait  véritablement  au  cœur  de  me  persuader  de  m'établir 
à  Bienne.  Il  me  fit  l'éloge  le  plus  pompeux  de  cette  ville  et  de  ses 
habitants,  avec  lesquels  il  se  montrait  si  intimement  lié,  qu'il  les 
appela  plusieurs  fois  devant  moi  ses  patrons  et  ses  pères. 

Cette  démarche  de  Barthès  me  dérouta  dans  toutes  mes  conjec- 
tures. J'avais  toujours  soupçonné  M.  de  Choiseul  d'être  l'auteur 
caché  de  toutes  les  persécutions  que  j'éprouvais  en  Suisse.  La 
conduite  du  résident  de  France  à  Genève,  celle  de  l'ambassadeur 
à  Soleure,  ne  confirmaient  que  trop  ces  soupçons;  je  voyais  la 
France  influer  en  secret  sur  tout  ce  qui  m'arrivait  à  Berne,  à 
Genève,  à  Neuchâtel,  et  je  ne  croyais  avoir  en  France  aucun 
ennemi  puissant  que  le  seul  duc  de  Choiseul.  Que  pouvais-je  donc 
penser  de  la  visite  de  Barthès,  et  du  tendre  intérêt  qu'il  paraissait 
prendre  à  mon  sort?  Mes  malheurs  n'avaient  pas  encore  détruit 
cette  confiance  naturelle  à  mon  cœur,  et  l'expérience  ne  m'avait 
pas  encore  appris  à  voir  partout  des  embûches  sous  les  caresses. 
Je  cherchais  avec  surprise  la  raison  de  cette  bienveillance  de 
Barthès  :  je  n'étais  pas  assez  sot  pour  croire  qu'il  fît  cette  démarche 
de  son  chef,  j'y  voyais  une  publicité,  et  même  une  affectation  qui 
marquait  une   intention    cachée,    et  j'étais  bien   éloigné  d'avoir 


224  CONFESSIONS  DE  J.-J.  ROUSSEAU 

jamais  trouvé  dans  tous  ces  petits  agents  subalternes  cette  intré- 
pidité généreuse  qui,  dans  un  poste  semblable,  avait  souvent  fait 
bouillonner  mon  cœur. 

J'avais  autrefois  un  peu  connu  le  chevalier  de  Beauteville  chez 
M.  de  Luxembourg;  il  m'avait  témoigné  quelque  bienveillance  : 
depuis  son  ambassade,  il  m'avait  encore  donné  quelques  signes  de 
souvenir,  et  m'avait  même  fait  inviter  à  l'aller  voir  à  Soleure,  invi- 
tation dont,  sans  m'y  rendre,  j'avais  été  touché,  n'ayant  pas 
accoutumé  d'être  traité  si  honnêtement  par  les  gens  en  place.  Je  '/■ 

présumai  donc  que  M.  de  Beauteville,  forcé  de  suivre  ses  instruc-  U 

tions  en  ce  qui  regardait  les  affaires  de  Genève,  me  plaignant 
cependant  dans  mes  malheurs,  m'avait  ménagé,  par  des  soins  par- 
ticuliers, cet  asile  de  Bienne,  pour  y  pouvoir  vivre  tranquille  sous 
ses  auspices.  Je  fus  sensible  à  cette  attention,  mais  sans  en  vouloir 
profiter;  et,  déterminé  tout  à  fait  au  voyage  de  Berlin,  j'aspirais 
avec  ardeur  au  moment  de  rejoindre  milord  maréchal,  persuadé 
que  ce  n'était  plus  qu'auprès  de  lui  que  je  trouverais  un  vrai  repos 
et  un  bonheur  durable. 

A  mon  départ  de  l'île,  Kirchberger  m'accompagna  jusqu'à 
Bienne.  J'y  trouvai  Wildremet  et  quelques  autres  Biennois  qui 
m'attendaient  à  la  descente  du  bateau.  Nous  dînâmes  tous 
ensemble  à  l'auberge;  et  en  y  arrivant,  mon  premier  soin  fut  de 
faire  chercher  une  chaise,  voulant  partir  dès  le  lendemain  matin. 
Pendant  le  dîner,  ces  messieurs  reprirent  leurs  instances  pour  me 
retenir  parmi  eux,  et  cela  avec  tant  de  chaleur  et  des  protestations 
si  touchantes,  que,  malgré  toutes  mes  résolutions,  mon  cœur,  qui 
n'a  jamais  su  résister  aux  caresses,  se  laissa  émouvoir  aux  leurs. 
Sitôt  qu'ils  me  virent  ébranlé,  ils  redoublèrent  si  bien  leurs  efforts, 
qu'enfin  je  me  laissai  vaincre,  et  consentis  de  rester  à  Bienne,  au 
moins  jusqu'au  printemps  prochain. 

Aussitôt  Wildremet  se  pressa  de  me  pourvoir  d'un  logement,  et 
me  vanta  comme  une  trouvaille  une  vilaine  petite  chambre  sur  un 
derrière,  au  troisième  étage,  donnant  sur  une  cour,  où  j'avais  pour 
régal  l'étalage  des  peaux  puantes  d'un  chamoiseur.  Mon  hôte  était 
un  petit  homme  de  basse  mine  etpassablementfripon,que  j'appris 
le  lendemain   être  débauché,  joueur,  et  en  fort  mauvais  prédi- 


LIVRE  DOUZIEME  22:) 

cament  dans  le  quartier;  il  n'avait  ni  femme,  ni  enfants,  ni 
domestiques;  et,  tristement  reclus  dans  ma  chambre  solitaire, 
j'étais,  dans  le  plus  riant  pays  du  monde,  logé  de  manière  à  périr 
de  mélancolie  en  peu  de  jours.  Ce  qui  m'affecta  le  plus,  malgré 
tout  ce  qu'on  m'avait  dit  de  l'empressement  des  habitants  à  me 
recevoir,  fut  de  n'apercevoir,  en  passant  dans  les  rues,  rien 
d'honnête  envers  moi  dans  leurs  manières,  ni  d'obligeant  dans 
leurs  regards.  J'étais  pourtant  tout  déterminé  à  rester  là,  quand 
j'appris,  vis  et  sentis,  même  dès  le  jour  suivant,  qu'il  y  avait  dans 
la  ville  une  fermentation  terrible  à  mon  égard.  Plusieurs  empressés 
vinrent  obligeamment  m'avertir qu'on  devait  dès  le  lendemain  me 
signifier,  le  plus  durement  qu'on  pourrait,  un  ordre  de  sortir  sur- 
le-champ  de  l'État,  c'est-à-dire  de  la  ville.  Je  n'avais  personne  à 
qui  meconfier;  tous  ceux  qui  m'avaient  retenu  s'étaient  éparpillés. 
Wildremet  avait  disparu,  je  n'entendis  plus  parler  de  Barthès,  et 
il  ne  parut  pas  que  sa  recommandation  m'eût  mis  en  grande  faveur 
auprès  des  patrons  et  des  pères  qu'il  s'était  donnés  devant  moi.  Un 
M.  de  Vau-Travers,  Bernois, qui  avait  une  jolie  maison  proche  la 
ville,  m'y  offrit  cependant  un  asile,  espérant,  me  dit-il,  que  j'y 
pourrais  éviter  d'être  lapidé.  L'avantage  ne  me  parut  pas  assez 
flatteur  pour  me  tenter  de  prolonger  mon  séjour  chez  ce  peuple 
hospitalier. 

Cependant,  ayant  perdu  trois  jours  à  ce  retard,  j'avais  déjà  passé 
de  beaucoup  les  vingt-quatre  heures  que  les  Bernois  m'avaient 
données  pour  sortir  de  tous  leurs  États,  et  je  ne  laissais  pas, 
connaissant  leur  dureté,  d'être  en  quelque  peine  sur  la  manière 
dont  ils  me  les  laisseraient  traverser,  quand  M.  le  bailli  de  Nidau 
vint  tout  à  propos  me  tirer  d'embarras.  Comme  il  avait  hautement 
improuvé  le  violent  procédé  de  Leurs  Excellences,  il  crut,  dans  sa 
générosité,  me  devoir  un  témoignage  public  qu'il  n'y  prenait  aucune 
part,  et  ne  craignit  pas  de  sortir  de  son  bailliage  pour  venir  me 
faire  une  visite  à  Bienne.  Il  vint  la  veille  de  mon  départ,  et,  loin 
de  venir  incognito,  il  affecta  même  du  cérémonial,  vint  in  -fiocchi 
dans  son  carrosse  avec  son  secrétaire,  et  m'apporta  un  passe-port 
en  son  nom  pour  traverser  l'État  de  Berne  à  mon  aise,  et  sans 
crainte  d'être  inquiété.  La  visite  me  toucha  plus  que  le  passe-port. 

IIL  -  i5 


226  CONFESSIONS  DE  J-J.  ROUSSEAU 

Je  n'y  aurais  guère  été  moins  sensible  quand  elle  aurait  eu  pour 
objet  un  autre  que  moi.  Je  ne  connais  rien  de  si  puissant  sur  mon 
cœur  qu'un  acte  de  courage  fait  à  propos,  en  faveur  du  faible  injus- 
tement opprimé. 

Enfin,  après  m'être  avec  peine  procuré  une  chaise,  je  partis  le 
lendemain  matin  de  cette  terre  homicide,  avant  l'arrivée  de  la 
députation  dont  on  devait  m'honorer,  avant  même  d'avoir  pu 
revoir  Thérèse,  à  qui  j'avais  marqué  de  me  venir  joindre  quand 
j'avais  cru  m'arrêter  à  Bienne,  et  que  j'eus  à  peine  le  temps  de 
contremander  par  un  mot  de  lettre,  en  lui  marquant  mon  nouveau 
désastre;  on  verra  dans  ma  troisième  partie,  si  jamais  j'ai  la  force 
de  l'écrire,  comment,  croyant  partir  pour  Berlin,  je  partis  en  effet 
pour  l'Angleterre,  et  comment  les  deux  dames  qui  voulaient  dis- 
poser de  moi,  après  m'avoir,  à  force  d'intrigues,  chassé  de  la 
Suisse,  où  je  n'étais  pas  assez  en  leur  pouvoir,  parvinrent  enfin  à 
me  livrer  à  leur  ami.  * 

J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture  que  je  fis  de  cet  écrit  à  mon- 
sieur et  madame  la  comtesse  d'Egmont,  à  M.  le  prince  Pignatelli, 
à  madame  la  marquise  de  Mesmes,  et  à  M.  le  marquis  de  Juigné. 

J'ai  dit  la  vérité  :  si  quelqu'un  sait  des  choses  contraires  à  ce 
que  je  viens  d'exposer,  fussent-elles  mille  fois  prouvées,  il  sait  des 
mensonges  et  des  impostures;  et  s'il  refuse  de  les  approfondir  et 
de  les  éclaircir  avec  moi  tandis  que  je  suis  en  vie,  il  n'aime  ni  la 
justice  ni  la  vérité.  Pour  moi,  je  le  déclare  hautement  et  sans 
crainte  :  quiconque,  même  sans  avoir  lu  mes  écrits,  examinera  par 
ses  propres  yeux  mon  naturel,  mon  caractère,  mes  mœurs,  mes 
penchants,  mes  plaisirs,  mes  habitudes,  et  pourra  me  croire  un 
malhonnête  homme,  est  lui-même  un  homme  à  étouffer. 

J'achevai  ainsi  ma  lecture,  et  tout  le  monde  se  tut.  Madame  d'Eg- 
mont fut  la  seule  qui  me  parut  émue  :  elle  tressaillit  visiblement, 
mais  elle  se  remit  bien  vite  et  garda  le  silence,  ainsi  que  toute  la 
compagnie.  Tel  fut  le  fruit  que  je  tirai  de  cette  lecture  et  de  ma 
déclaration. 


FIN 


Univeri]^ 
B'BLIOTHECA 


TABLE   DES    EAUX^FORTES 

DU    TOME    TROISIÈME 


LIVRE    NEUVIÈME  {suite).    —  Gravure    de   Teyssonnières. 

F'ages. 

Hors  texte  .    Tête-à-tête  au  clair  de  lune 6 

—  Grimm  et  Rousseau  chez  Madame  d'Epinay  .  28 

—  Jean-Jacques  quitte  TErmitage 5o 

LIVRE  DIXIÈME.  —  Gravure  de  Milius. 

Cartouche.  .     Rousseau  et  Thérèse  au  château  de  Montmo- 
rency. 

En-tête  ...     Le  portrait  de  Rousseau,  par  Latour 53 

Hors  texte  .     Visite  au  donjon  de  Moni-Louis 84 

—  Rousseau  lit  la  Julie  à  la  Maréchale 88 

—  Jean-Jacques    embrassant    Mademoiselle    de 

Boufflers 100 

—  Partie  d'échecs  avec  le  Prince  de  Conti.  .  .  .  108 

LIVRE  ONZIÈME.  —  Gravure   de  L.  Ruet. 

Cartouche.  .     Madame  de  Talmont  lisant  la  Julie. 
En-tête  .  .  .     Les  adieux  de  Rousseau  à  Madame  de  Luxem- 
bourg    III 

Hors  texte  .     Le  portrait  de  la  Maréchale 118 

—  Rousseau  est  averti  du  danger  qui  le  menace.  i32 

—  Séparation  de  Rousseau  et  de  Thérèse  ....  i3o 

—  Adieux  de  Rousseau  au  Maréchal i32 

LIVRE  DOUZIÈME.  —  Gravure  de  A.  Boulard. 

Cartouche.  .     Salamaleki. 

En-tête  .  .  .     Rousseau  porte  des  lapins  dans  l'île iSy 

Hors  texte  .     Rousseau  chez  Milord  Maréchal 164 

—  Occupations  de  Rousseau  à  Motiers 170 

—  Jean-Jacques  menacé  dans  ses  promenades  .  196 

—  Réception  d'un  visiteur  à  l'île  Saint- Pierre.  .  214 


Il 


■ 


Imprimerie    de   J.   Dumoulin,    à   Paris. 
Gravure  imprimée  par  la   Néogravurk. 


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642 


Lo  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


a  3  900 3     002  5  5968  9b 


CE    PQ      2036 
•A2T3    1922    V003 
COÛ       ROUSSEAU,    JE 
ACCi<^    1217905 


LES    CONFESSI 


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