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Full text of "Les confessions de J. Jacq. Rousseau. Édition stéréotype, d'après le procédé"

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OEUVRES 

DE 


J.JACQ.  ROUSSEAU, 


CONFESSIONS. 

TOME    PREMIER, 
LIVRES  I,  II,  III,  IV. 


LES  CONFESSIONS 

DE 

J.  JACQ.  ROUSSEAU. 

Intusetincute. 

TOME    PREMIER. 


ÉDITION  STÉRÉOTYPE. 

D'ÀrRÈS  LE  PROCÉDÉ  DE  FlRMOC  DlDOT. 


A  PARIS, 


DE  I.  IMPRIMERIE  ET  DE  TLJL  FOICDERIE  STEREOTTPE* 

m  Piff.ee  DIDOT  L'AÎNÉ  ,  etvde  Firmin  DIDOT, 
iSi3. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesconfession181301rous 


AVERTISSEMENT 

DE    L'ÉDITION    IN-8*.    t8oi. 

(  TARIS,   DIDOT  l'a.INÉ.  ) 

Liette  nouvelle  édition  des  Confessions  de  Rous- 
seau a  été  faite  d'après  un  exemplaire  in-12  de 
l'édition  de  Poincot,  collationné  et  revu  avec  uns 
exactitude  scrupuleuse  sur  le  manuscrit  autographe 
de  l'auteur,  déposé  aux  archives  du  corps  législatif. 
Différant  en  une  infinité  d'endroits  de  toutes  celles 
qui  l'ont  précédée, sans  en  excepter  même  celle  de 
Poincot ,  elle  est  la  seule  qu'oui  puisse  regarder  comme 
authentique;  elle  doit  même  servir  de  copie  pour 
toutes  les  réimpressions  que  dans  la  suite  on  pourra 
faire  de  cet  ouvrage  (*);  car  rien  n'est  plus  authen- 
tique en  ce  genre  que  le  manuscrit  même  de  l'auteur. 
S'il  existe  de  ses  Confessions  d'autres  copies  égale- 
ment autographes,  et  qui  contiennent  des  additions 
et  des  retranchements  qu'on  ne  trouve  point  dans  le 
manuscrit  que  nous  avons  strictement  suivi,  il  faut 
prouver  l'authenticité  de  ces  copies  ,  en  faisant  voir 
avec  cette  évidence  qui  exclut  tout  doute,  et  que  le 
public  a  le  droit  d'exiger,  qu'elles  sont  écrites  de  la 

(*)  Nous  avons  suivi  scrupuleusement  pour  cette  réim- 
pression stéréotype  le  texte  de  l'édition  mentionnée  dans 
le  présent  avertissement. 

LIS    COKFESS.     I.  I 


6  AVERTISSEMENT, 

propre  main  de  Rousseau  ;  c'est  la  condition  san* 
laquelle  elles  ne  peuvent  inspirer  aucune  confiance. 
Dans  le  oa»  où  ces  copies  seroient  en  effet  autogra- 
phes, il  résulteroit  des  diverses  leçons  qu'on  y  re- 
marque dans  plusieurs  endroits,  que  Rousseau  a  fait 
son  thème  de  plusieurs  manières  ,  et  selon  l'impul- 
sion des  différentes  passions  qui  l'apitoient  dans  les 
divers  moments  où  il  écrivoit  cet  ouvrage. 

N.  B.  On  a  marqué  et  distingué  dans  le  texte  par 
deux  crochets  ainsi  figurés  [  ]  les  divers  passages 
qui  ne  se  trouvent  point  dans  le  manuscrit  autogra- 
phe de  Rousseau  ,  déposé  aux  archives  du  corps  lé- 
g  Matif. 


LES  CONFESSIONS 

EXE 

J.  JACQ.  ROUSSEAU. 


PREMIERE  PARTIR 


LIVRE  PREMIER. 


Je  forme  une  entreprise  qui  n'eut  jamais  d'exfiril* 
pie  ,  et  qui  n'aura  point  d'imita'eur.  Je  veux  mon- 
trer à  mes  semblables  un  bomrae  dans  toute  la  vérité 
de  la  nature  ;  et  cet  bommc  .  ce  sera  moi. 

Moi  seul.  Je  .sens  mon  cœur,  et  je  connois  les 
hommes.  Je  ne  suis  tait  comme  au.nn  de  ceux  que 
j'a:  vus  :  j'ose  e:oire  n'  tre  faitcomim  aucun  de  ceux 
qui  existent.  Si  je  ne  vaux  pas  mieux  ,  au  moins  je 
suis  aune.  Si  la  nature  a  bien  on  mal  tait  de  briser 
le  moule  dans  lequel  elle  m'a  jeté,  c'est  ce  dont  on 
ne  peut  juger  qu'après  m'avoir  lu. 

Que  la  trompette  du  jn  émeut  dernier  sonne 
quand  elle  vou  .ra  :  je  viendrai,  ce  livre  t  a  uiaiU) 
me  présenter  devant  le  souverain  juge.  Je  dirai  hau- 
tement :  Voi  à  ce  que  l'ai  fait,  ce  que  j'ai  pensé ,  ce 
que  je  Tas.  J'ai  dit  le  bien  et  le  mal  avec  la  rr.èrrt 


8  LES    CONFESSIONS, 

franchise.  .Te n'ai  rien  tù  de  mauvais,  rien  ajouté  de 
bon;  et,  s'il  m'est  arrivé  d'employer  quelque  or- 
nement indilférent ,  ce  n'a  jamais  été  <jue  pour  rem- 
plir un  vuide  occasionné  par  mon  défaut  de  mé- 
moire ;  j'ai  pu  supposer  vrai  ce  que  je  savois  avoir 
pu  l'être,  jamais  ce  que  je  savois  être  faux.  Je  me 
suis  montré  tel  que  je  lus;  méprisable  et  vil  quand 
je  l'ai  été  ;  bon,  généreux,  sublime,  quand  je  l'ai 
été.  J'ai  dévoilé  mon  intérieur  tel  que  tu  l'as  vu 
toi-même,  Etre  éternel.  Rassemble  autour  de  moi 
l'innombrable  foule  de  mes  semblables:  qu'ils  écou- 
tent mes  confessions  ,  qu'ils  rougissent  de  mes  indi- 
gnités, qu'ils  gémissent  dénies  misères:  que  cha- 
cun d'eux  découvre  à  son  tour  son  cœur  au  pied  d« 
ton  trône  avec  la  même  sincérité ,  et  puis  qu'un  seul 
te  dise  ,  s'il  l'ose  ,  Je  fus  meilleur  que  cet  homme-là. 
Je  suis  né  à  Genève  en  1 7 1 2  d'Isaac  Rousseau  ci- 
toyen et  de  Susanne  Bernard  citoyenne.  Un  bien 
fort  médiocre  ,  à  partager  entre  quinze  enfants, 
ayant  réduit  presque  à  rien  la  portion  de  mon  père , 
il  n'avoit  pour  subsister  que  son  métier  d'horloger  , 
dans  lequel  il  étoit,  à  la  vérité,  fort  habile.  Ma 
mère  ,  fil  le  du  ministre  Bernard  ,  étoit  plus  riche  t 
elle  avoit  de  la  sagesse  et  de  la  beauté  :  ce  n'étoitpas 
sans  peine  que  mon  père  l'avoit  obtenue.  Leurs 
amours  avoient  commencé  presque  avec  leur  vie  : 
dès  l'âge  de  huit  à  neuf  ans  ils  se  promenoient  en- 
semble tous  les  soirs  sur  la  Treill;  à  dix  ans  ,  ils  ne 
pouvoient  plus  se  quitter.  La  sympathie,  l'accord 
des  âmes  affermit  en  eux  ie  sentiment  qu'avoit  pro- 
duit l'habitude.  Tous  deux ,  nés  tendres  et  sensibles  , 
n'aitendoient  que  le  moment  de  trouver  dans  un  au- 


PARTIE   I,    LIVRE   I.  9 

tre  la  mênie  disposition ,  ou  plutôt  ce  moment  les 
attendoit  eux-mêmes  ,  et  chacun  d'eux  jeta  son  cœur 
dans  le  premier  qui  s'ouvrit  pour  le  recevoir.  Lé 
sort,  qui  sembloit  contrarier  leur  passion,  ne  iit 
que  l'animer.  Le  jeune  amant,  ne  pouvant  obtenir 
sa  maîtresse,  se  consumoit  de  douleur;  elle  lui  con- 
seilla de  voyager  pour  l'oublier.  Il  voyagea  sans 
fruit,  et  revint  plus  amoureux  que  jamais;  il  re- 
trouva celle  qu'il  annoit  tendre  et  iidele.  Après 
cette  épreuve,  il  ne  restoit  qu'à  s'aimer  toute  la 
vie  ;  il*  le  jurèrent ,  et  le  ciel  bénit  leur  serment. 

Gabriel  Bernard ,  frère  de  ma  mère ,  devint  amou- 
reux d'une  des  sœurs  de  mon  père  ;  mais  elle  ne 
consentit  à  épouser  le  frère  qu'à  condition  que  son 
frère  épouseroit  la  sœur.  L'amour  arrangea  tout,  et 
les  deux  mariages  se  firent  le  même  jour.  Ainsi  mon 
oncle  étoit  le  mari  de  ma  tante,  et  leurs  enfants  fu- 
rent doublement  mes  cousins  germaius.  Il  en  naquit 
un  de  part  et  d'autre  au  bout  d'une  année;  ensuite 
il  fallut  encore  se  séparer. 

Mon  oncle  Bernard  étoit  ingénieur:  il  alla  servir 
dans  i'empire  et  eu  Hongrie  sous  le  prince  Eugène. 
Il  se  distingua  au  siège  et  à  la  bataille  de  Belgrade. 
Mon  père,  après  la  naissance  de  mon  frère  unique, 
partit  pour  Constantinople,  où  il  étoit  appelé,  et 
devint  borloger  du  serrail.  Durant  son  absence,  la 
beauté  de  ma  mère,  son  esprit,  ses  talents  (1),  lui 

(1)  Elle  en  avoit  de  trop  brillants  pour  son  état,  le  mi- 
nistre son  père,  qui  l'adoroit,  ayant  pris  grand  soin  de 
son  éducation.  Elle  dessinoii,  elle  chantoit,  eiles'accom- 
pagnoit  du  tc'orbe,  el!#  avoit  de  la  lecture,  et  faisoit  des 

1. 


io  LES  CONFESSIONS, 

attirèrent  des  hommages.  M.  de  laCiosure,  résident 
de  France  ,  fut  des  plus  empressés  à  lui  er  offrir.  Il 
falloit  que  sa  passion  frit  vive,  puisqu'au  bout  de 
trente  ans  je  l'ai  vu  s'attendrir  en  me  parlant  d'elle. 
Ma  mère  a  voit  plus  que  de  la  vertu  pour  s'en  dé- 
fendre ,  elle  aimoit  passionnément  son  mari  ;  elle  le 
pressa  de  revenir.  Il  quitta  tout,  et  revint:  je  fus  le 
triste  fruit  de  ce  retour.  Dix  mois  après,  je  naquis 
infirme  et  malade,  je  coûtai  la  vie  à  ma  mère,  et  ma 
naissance  fut  le  premier  de  mes  malheurs. 

Je  n'ai  pas  su  comment  mon  père  supporta  cette 
perte;  mais  je  sais  qu'il  ne  s'en  consola  jamais.  Il 
croyoit  la  revoir  en  moi ,  sans  pouvoir  oublier  que 
je  la  lui  avois  ôtée;  jamais  il  ne  m'embrassa  que  je 
ne  sentisse  à  ses  soupirs,  à  ses  convulsives  étrein- 
tes ,  qu'un  regret  amer  se  mêloit  à  ses  caresses  ;  elles 
n'en  étoient  que  plus  tendres.  Quand  il  me  disoit: 
Jean- Jacques ,  parlons  de  ta  mère  ;  je  lui  disois,Hé 
bien,  mon  père,  nous  allons  donc  pleurer;  et  ce 
mot  lui  tiroit  déjà  des  larmes.  Ah!  disoit-il  en  gé- 
missant ,  Rends-la  moi,  console-moi  d'elle  ,  remplis 
le  vuide  qu'elle  a  laissé  dans  mon  ame.  T'aimerois-je 

vers  passables.  En  voici  qu'elle  fit  impromptu,  se  prome- 
nant avec  sa  belle-sœur  et  leurs  deux  enfants,  en  l'absence 
des  deux  maris ,  sur  un  propos  que  quelqu'un  leur  tint  à 
ce  sujet. 

Ces  deux  messieurs  qui  sont  absents 
Nous  sont  chers  de  bien  des  manières  : 
Ce  sont  nos  amis,  nos  amants; 
Ce  sont  nos  époux  et  nos  frei  es , 
Et  les  pères  de  ces  enfants. 


PARTIE  I,   LITRE   I.  it 

ainsi  si  tu  n'étois  que  mon  fils?  Quarante  ans  après 
l'avoir  perdue  il  est  mort  dans  les  bras  d'une  seconde 
femme  ,  mais  le  nom  de  la  première  à  la  bouche,  et 
son  image  au  fond  du  cœur. 

Tels  furent  les  auteurs  «le  mes  jours.  De  tous  les 
dons  que  le  ciel  leuravoit  départis,  un  cœur  sensi- 
ble est  le  seul  qu'ils  me  laissèrent;  mais  il  avoit  fait 
leur  bonheur  ,  et  lit  tous  les  malheurs  de  ma  vie. 

J'étois  né  presque  mourant;  on  espéroit  peu  de 
me  conserver.  J'apportai  le  germe  d'une  incommo- 
dité que  les  ans  ont  renforcée  ,  et  qui  maintenant  ne 
me  donne  quelquefois  des  relâches  que  pour  me 
laisser  souffrir  plus  cruellement  d'une  autre  façon. 
Une  sœur  démon  père,  hlle  aimable  et  sage,  prit 
si  grand  soin  de  moi  qu'elle  me  sauva.  Au  moment 
où  j'écris  ceci  elle  est  encore  envie,  soignant  à  l'âge 
de  quatre-vingts  ans,  un  mari  plus  jeune  qu'elle, 
mais  usé  par  la  boisson.  Chère  tante,  je  vous  par- 
donne de  m'avoir  fait  vivre,  et  je  m'afflige  de  ne 
pouvoir  vous  rendre  à  la  fin  de  vos  jours  les  tendres 
soins  que  vous  m'avez  prodigués  au  commence- 
ment des  miens.  J'ai  aussi  ma  mie  Jacqueline  encore 
vivante ,  saine  et  robuste.  Les  mains  qui  m'ouvri= 
rent  les  yeux  à  ma  naissance  pourront  me  les  fermer 
à  ma  mort. 

Je  sentis  avant  dépenser;  c'est  le  sort  commun 
de  l'humanité  ;  je  l'éprouvai  plus  qu'un  autre. 
J'ignore  ce  que  je  fis  jusqu'à  cinq  ou  six  ans  ;  je  ne 
sais  comment  j'appris  à  lire,  je  ne  me  souviens  que 
de  mes  premières  lectures  et  de  leur  effet  sur  moi  : 
c'est  le  temps  d'où  je  date  sans  interruption  la  con- 
science de  moi-même.  Ma  mère  avoit  laissé  des  ro- 


ia  LES  CONFESSIONS, 

mans;  nous  nous  mîmes  à  les  lire  après  souper, 
mon  père  et  moi.  Il  n'étoit  question  d'abord  que  de 
m  exercer  à  la  lecture  par  des  livres  amusants;  mais 
bientôt  l'intérêt  devint  si  vif  que  nous  lisions  tour- 
à-tour  sans  relâche,  et  passions  les  nuits  à  cette 
occupation.  Nous  ne  pouvions  jamais  quitter  qu'à 
la  iin  du  volume.  Quelquefois  mon  père, entendant 
le  matin  les  hirondelles,  disoit  tout  honteux:  Al- 
lons nous  coucher;  je  suis  plus  enfant  que  toi. 

En  peu  de  temps  j'acquis,  par  cette  dangereuse 
méthode,  non  seulement  une  extrême  facilité  à  lire 
et  à  m'entendre ,  mais  une  intelligence  unique  à 
mon  âge  sur  lej.  passions.  Je  n'avois  aucune  idée  des 
choses,  que  tous  les  sentiments  m'étoient  déjà  con- 
nus. Je  n'avois  rien  conçu,  j'avois  tout  senti  ;  et  les 
malheurs  imaginaires  de  mes  héros  m'ont  tiré  cent 
fois  plus  de  larmes  dans  mon  enfance,  que  les  miens 
mêmes  ne  m'en  ont  jamais  fait  verser.  Ces  émotions, 
que  j'éprouvai  coup  sur  coup  ,  n'altéroicnt  point  la 
raison  que  je  n'avois  pas  encorg  ;  mais  elles  m'en 
formèrent  une  d'une  autre  trempe,  et  me  donnèrent 
de  la  vie  humaine  des  notions  bizarres  et  romanes- 
ques, dont  l'expérience  et  la  réflexion  n'ont  jamais 
bien  pu  me  «uérir. 

Les  romans  finirent  avec  l'été  de  17 19.  L'hiver 
suivant ,  ce  fut  autre  chose.  La  bibliothèque  de  ma 
mère  épuisée,  on  eut  recours  à  la  portion  de  celle 
de  son  père  qui  nous  étoit  échue.  Heureusement  il 
s'y  trouva  de  bons  livres;  et  cela  ne  pouvoit  guère 
être  autrement ,  cette  bibliothèque  ayant  été  formée 
par  un  ministre,  à  la  vérité,  et  savant  même,  car 
c  étoit  la -mode  alors,  mai:,  homme  de  coût  et  d'es- 


PARTIE   I,  LIVRE  I.  i3 

prit.  L'Histoire  de  l'église  et  de  l'empire  par  le 
Sueur ,  le  Discours  de  Bossuet  sur  l'histoire  uni- 
verselle,  les  Hommes  illustres  de  Plutarqne,  l'His- 
toire de  Venise  par  Nani ,  les  Métamorphoses  d'O- 
Vide  ,  la  Bruyère,  les  Mondes  de  Fontenclle,  ses 
Dialogues  des  morts,  et  quelques  tomes  de  Moliè- 
re, furent  transportés  dans  le  cabinet  de  mon  père, 
et  je  les  lui  lisois  tous  les  jours  durant  son  travail. 
J'y  pris  un  goût  rare,  et  peut-être  unique  à  mon 
âge.  Plutarque  sur-tout  devint  ma  lecture  favorite  ; 
le  plaisir  que  je  prenois  à  le  relire  sans  cesse  me 
guérit  un  peu  des  romans  ;  et  je  préférai  bientôt 
Agésilas  ,  Brutus,  Aristide,  à  Orondate,  Artamene 
et  Juba.  De  ces  intéressantes  lectures ,  des  entretiens 
qu'elles  occasionnoient  entre  mon  père  et  moi,  se 
forma  cet  esprit  libre  et  républicain,  ce  caractère 
indomtable  et  fier,  impatient  de  joug  et  de  servitu- 
de, qui  m'a  tourmenté  tout  le  temps  de  ma  vie, 
dans  les  situations  les  moins  propres  à  lui  donner 
l'essor.  Sans  cesse  occupé  de  Rome  et  d'Athènes, 
vivant ,  pour  ainsi  dire ,  avec  leurs  grands  hommes  , 
né  moi-même  citoyen  d'une  république ,  et  fils  d'un 
père  dont  l'amour  de  la  patrie  étoit  la  plus  forte  pas- 
sion, je  m'en  enflammois  à  son  exemple;  je  me 
croyois  Grec  ou  Romain  ;  je  devenois  le  personnage 
dont  je  lisois  la  vie:  le  récit  des  traits  de  constance 
et  d'intrépidité  qui  m'avoient  frappé  me  rendoient 
les  yeux  étincelants  et  la  voix  forte.  Un  jour  que  je 
racontois  à  table  l'histoire  de  Scévola ,  on  fut  ef- 
fravé  de  me  voir  avancer  et  tenir  la  maiu  sur  un  ré- 
chaud pour  représenter  son  action. 

J'avois  un  frère  plus  âgé  que  moi  de  sept  ans.  Il 


s4  £ES  CONFESSIONS, 

apprenoit  la  professiou  de  mon  père.  L'extrême  af- 
fection qu'on  avoit  pour  moi  le  faisoit  un  peu  né- 
gliger ,et  ce  n'est  pas  cela  que  j'approuve.  Son  édu- 
cation se  sentit  de  cette  négligence  ;  il  prit  le  train 
du  libertinage  ,  même  avant  l'âge  d'être  un  vrai  li- 
bertin. On  le  mit  chez  un  autre  maître,  d'où  il  fai- 
soit des  escapades  ,  comme  il  en  avoit  fait  de  la  mai- 
son paternelle.  Je  ne  le  voyois  presque  point  ;  à 
peine  puis-je  dire  avoir  fait  connoissauce  avec  lui  : 
mais  je  ne  laissois  pas  de  l'aimer  tendrement,  et  il 
m'aimoit  autant  qu'un  polisson  peut  aimer  quelque 
chose.  Je  me  souviens  qu'une  fois  que  mon  père  le 
chàtioit  rudement  et  avec  colère,  je  me  jetai  impé- 
tueusement entre  deux,  l'embrassant  étroitement. 
Je  le  couvris  ainsi  de  mon  corps,  recevant  les  coups 
qui  lui  étoient  portés  ;  et  je  m'obstinai  si  bien  dans 
cette  attitude  qu'il  fallut  que  mon  père  lui  fît  grâce  , 
soit  désarmé  par  mes  cris  et  mes  larmes,  soit  pour 
ne  pas  me  maltraiter  plus  que  lui.  Enfin  mon  frère 
tourna  si  mal  qu'il  s'enfuit  et  disparut  tout-à-fait. 

Quelque  temps  après  on  sut  qu'il  étoit  en  Alle- 
magne ;  il  n'écrivit  pas  une  seule  fois  :  on  n'a  plus 
eu  de  ses  nouvelles  depuis  ce  temps-là  ;  et  voilà  com- 
ment je  suis  demeuré  fils  unique. 

Si  ce  pauvre  garçon  fut  élevé  négligemment,  il 
n'en  fut  pas  ainsi  de  son  frère;  et  les  enfants  des  rois 
ne  sauroient  être  soignés  avec  plus  de  ze!e  que  je 
le  fus  durant  mes  premiers  ans,  idolâtré  de  tout  ce 
qui  m'environnoit ,  et  toujours,  ce  qui  est  bien  j>!us 
rare,  traité  en  enfant  chéri,  sans  l'être  en  enfant 
gâté.  Jamais  une  seule  fois,  jusqu'à  ma  sortie  de  ia 
maison  paternelle  ,   on  ne  m'a  laissé  courir  dans  la 


PARTIE   I,    LITRE   I.  ,5 

/ne  avec  les  autres  enfants;  jamais  on  n'eut  à  répri- 
mer en  moi  ni  à  satisfaire  aucune  de  CCS  faritasonou  s 
humeurs  qu'on  impute  à  la  nature,  et  qui  naissent 
de  la  seule  éducation.  J'avois  les  défauts  de  mon 
âge*,  j'étois  babillard  ,  gourmand  ,  quelquefois  men- 
teur. J'anrois  volé  des  fruits,  des  bonbons,  de  la 
niangeaille  ;  mais  jamais  je  n'ai  pris  plaisir  à  faire 
du  mal  .  chi  dégât  ,  à  cbarger  les  autres,  à  tourmen- 
ter de  pauvres  animaux.  Je  me  souviens  pourtant 
d'avoir  une  foi*  pissé  dans  la  marmite  d'une  de  nos 
voisines  appelée  madame  Ciot,  tandis  qu'elle  etoit 
au  prêche.  J'avoue  même  que  ce  souvenir  me  fait 
encore  rire,  parceque  madame  Clôt,  bonne  femme 
au  demeurant,  étoit  bien  la  vieille  la  plus  grognon 
que  je  connus  de  ma  vie.  Voilà  la  courte  et  véridi- 
que  histoire  de  tous  mes  méfaits  enfantins. 

Comment  serois-je  devenu  méchant,  quand  je 
n'avois  sous  les  yeux  que  des  exemples  de  douceur , 
et  autour  de  moi  que  les  meilleures  gens  du  monde  ? 
Mon  père,  ma  tante,  ma  mie,  mes  parents,  nos 
amis ,  nos  voisins,  tout  ce  qui  m'enlouroit  ne  ni'o- 
béissoitpas  à  la  vérité,  mais  ru'aiinoit  ;  et  moi  je  les 
aimois  de  même.  Mes  volontés  étoient  si  peu  exci- 
tées et  si  peu  contrariées  qu'il  ne  me  venoit  pas  dans 
l'esprit  d'en  avoir.  Je  puis  jurer  que  ,  jusqu'à  mon 
asservissement  sous  un  maître ,  je  n'ai  pas  su  ce  que 
c'étoit  qu'une  fantaisie.  Hors  le  temps  que  je  pos- 
sois  à  lire  ou  écrire  auprès  de  mon  père  ,  et  celui  où 
ma  mie  me  menoit  promener,  j'étois  toujours  avec 
ma  tante,  à  la  voir  broder,  à  l'entendre  chanter, 
assis  ou  debout  à  côté  d'e  le  ;  et  j'étois  content.  Son 
enjouement ,  sa  douceur  ,  sa  figure  agréable ,  m'ont 


i6  LES  CONFESSIONS. 

laissé  de  si  fortes  impressions,  que  je  vois  encore 
son  air,  son  regard,  son  attitude;  je  me  souviens 
de  ses  petits  propos  caressants:  je  dirois  comment 
elle  étoit  vêtue  et  confiée,  sans  oublier  les  deux 
crochets  que  ses  cheveux  noirs  faisoient  sur  ses 
tempes,  selon  la  mode  de  ce  temps-là. 

Je  suis  persuadé  que  je  lui  dois  le  goût  ou  plutôt 
la  passion  pour  la  musique  ,  qui  ne  s'est  bien  déve- 
loppée eu  moi  que  long-temps  après  :  elle  savoit  une 
quantité  prodigieuse  d'airs  et  de  chansons  qu'elle 
chantoit  avec  un  filet  de  voix  fort  douce  ;  la  sérénité 
d'ame  de  cette  excellente  fille  éloignoit  d'elle  et  de 
tout  ce  qui  Tenvironnoit  la  rêverie  et  la  tristesse* 
L'attrait  que  son  chant  avoit  pour  moi  fut  tel ,  que 
non  seulement  plusieurs  de  ses  chansons  me  sont 
toujours  restées  dans  la  mémoire,  mais  qu'il  m'en 
revient  même  ,  aujourd'hui  que  je  l'ai  perdue ,  qui  , 
totalement  oubliées  depuis  mou  enfance ,  se  retra- 
cent ,  à  mesure  que  je  vieillis,  avec  un  charme  que 
je  ne  puis  exprimer.  Diroit-on  que  moi,  vieux  ra- 
doteur, rongé  de  soucis  et  de  peines,  je  me  sur- 
prends quelquefois  à  pleurer  comme  un  enfant  en 
marmotant  ces  petits  airs  d'une  voix  déjà  cassée  et 
tremblante  ?  Il  y  en  a  un  sur-tout  qui  m'est  bien 
revenu  tout  entier,  quant  à  l'air;  mais  la  seconde 
moitié  des  paroles  s'est  constamment  refusée  à  tous 
mes  efforts  pour  me  la  rappeler,  quoiqu'il  m'en  re- 
vienne confusément  les  rimes.  Voici  le  commence- 
ment ,  et  ce  que  j'ai  pu  me  rappeler  du  reste  : 

Tircis,  ie  n'ose 
Ecouter  ton  chalumeau 
Sous  l'ormeau; 


PARTIE   I,    LIVRE    I.  i: 

Car  on  en  cause 
Déjà  dans  notre  hameau. 

.     .     .     .     un  berger 
.     s'engager 
.     .     .     .     sans  danger; 
Et  toujours  l'épine  est  sous  la  rose. 

Je  cherche  où  est  le  charme  attendrissant  que  mon 
«œur  trouve  àcetîe  chanson;  c'est  un  caprice  au- 
quel je  ne  comprends  rien  :  mais  il  m'est  de  toute 
impossibilité  de  la  chanter  jusqu'à  la  fin  sans  être 
arrêté  par  mes  larmes.  J'ai  cent  ibis  projeté  d'écrire 
à  Paris  pour  faire  chercher  le  reste  des  paroles  ,  si 
tant  est  que  quelqu'un  les  connoisse  encore,  mais 
je  suis  presque  sur  que  le  plaisir  que  je  prends  à  me 
rappeler  cet  air  s'evanouiroit  en  partie,  si  j'avois  la 
preuve  que  d'autres  que  ma  pauvre  tante  Suzon 
l'ont  chanté. 

Telles  furent  les  premières  affections  de  mon  en- 
trée à  la  vie  :  ainsi  commençoit  à  se  former  ou  à  se 
montrer  en  moi  ce  cœur  à  la  fois  si  fier  et  si  tendre , 
ce  caractère  elléminé,  mais  pourtant  indomtable, 
qui,  flottant  toujours  entre  la  foiblesse  et  le  coura- 
ge ,  entre  la  mollesse  et  la  vertu,  m'a,  jusqu'au 
bout,  mis  en  contradiction  avec  moi-même,  et  a 
fut  que  l'abstinence  et  la  jouissance,  le  plaisir  et  la 
sagesse  ,  m'ont  également  échappé. 

Ce  train  d'éducation  lut  interrompu  par  un  acci- 
dent dont  les  suites  ont  influé  sur  le  reste  de  ma  vie. 
Mon  père  eut  un  démêlé  avec  un  M.  Gautier,  capi- 
taine en  France  ,  et  apparente  dans  le  conseil  :  ce  Gau- 
tier, homme  inscient  et  lâche,  saigna  du  nez,  et, 

LES    COKFE8S.     I.  % 


i8  LES  CONFESSIONS, 

pour  se  venger ,  accusa  mon  père  d'avoir  mis  l'épée 
à  la  main  dans  la  ville.  Mon  père ,  qu'on  voulut  en- 
voyer en  prisou,  s'obstinoit  à  vouloir  que  ,  selon  la 
loi,  l'accusateur  y  entrât  aussi  bien  que  lui  :  n'ayant 
pu  l'obtenir,  il  aima  mieux  sortir  de  Genève  et  s'ex- 
patrier pour  le  resle  de  sa  vie.  que  de  céder  sur  un 
point  où  l'honneur  et  la  liberté  lui  paroissoient 
compromis. 

Je  restai  sous  la  tntele  de  nn>n  oncle  Bernard, 
alors  employé  aux  fortiiic.it ions  de  Genève.  Sa  fille 
aînée  étoit  morte,  mais  ii  avoit  un  nia  de  même  âge 
que  moi  :  nous  fûmes  mis  ensemble  à  Bo.ssey  en  pen- 
sion chez  le  ministre  Lambeicier  pour  y  apprendre  , 
avec  le  latin,  tout  le  mei-u  latras  dont  on  l'accom- 
pagne sous  le  nom  d'éducation. 

Deux  ans  passés  au  village  adoucirent  un  peu 
mon  âpreté  romaine  ,et  me  ramenèrent  à  l'étal  d'en- 
fant. A  Genève ,  où  l'on  ne  m'imposoit  rien  .  j'aimois 
l'application,  la  lecture;  c'étoit  presque  mon  seul 
amusement:  à  Bossey.  le  travail  me  fit  aimer  les 
jeux  qui  lui  servoient  de  relâche.  La  campagne  étoit 
pour  moi  si  nouvelle,  que  je  ne  pouvois  me  la  scr 
d'en  jouir:  je  pris  pour  elle  un  goût  si  \ïf ,  qu'il  n"a 
jamais  pu  s'éteindre  :  le  souvenir  des  jours  heureux 
que  j'y  ai  passés  m'a  fait  regretter  son  séjour  et  ses 
plaisirs  dan6  tous  les  âges,  jusqu'à  celui  qui  m'v  a 
ramené.  M.  Lambeicier  étoit  un  homme  fort  raison- 
nable ,  qui ,  sans  négliger  notre  instruction  ,  ne  nous 
chargeoit  point  de  devoirs  extrêmes  ;  la  preuve  qu'il 
s'y  prenoit  bien  est  que ,  malgré  mon  aversion  pour 
la  gêne  ,  je  ne  me  suis  jamais  rappelé  avec  dégoût 
mes  heures  d'étude,  et  que  ,  si  je  n'appris  pas  de  lui 


PARTIE  I,   LIVRE   I.  3g 

beaucoup  de  choses,  ce  que  j'appris  je  l'appris  sans 
peine,  et  n'en  ai  rien  oublié. 

La  simplicité  de  cette  vie  champêtre  me  fît  un  bien 
d'un  prix  inestimable  eu  ouvrant  mon  cœur  à  l'ami- 
tié: jusqu'alors  je  n'avois  connu  que  des  sentiments 
élevés,  mais  imaginaires.  L'habitude  de  vivre  en- 
semble dans  un  état  paisible  m'unit  tendrement  à 
mon  cousin  Bernard:  en  {«eu  de  temps  j'eus  pour 
lui  des  sentiments  plus  affectueux  que  ceux  que 
j'avois  eus  pour  mou  frère  ,  et  qui  ne  se  sont  jamais 
effacés.  C'étoit  un  grand  gascon  fort  efflanqué ,  fort 
lluet ,  aussi  doux  desprit  que  foible  de  corps  .  et  qui 
m'abusait  pas  trop  de  la  prédilection  qu'on  avoit 
pour  lui  dans  la  maison,  comme  fils  de  mon  tuteur. 
Nos  amusements  ,  nos  travaux,  nos  goûts  ,  étoient 
les  mêmes:  nous  étions  seuls  ,nous  étions  du  même 
âge;  chacun  des  deux  avoit  besoin  d'un  camarade: 
nous  séparer  étoit,  en  quelque  sorte,  nous  anéantir. 
Quoique  nous  eussions  peu  d'occasions  de  faire 
preuve  de  notre  attachement  l'un  pour  l'autre,  il 
étoit  extrême;  et  non  seulement  nous  ne  pouvions 
vivre  un  instant  sépares ,  mais  nous  n'imaginions 
pas  que  nous  pussions  jamais  l'être.  Tous  deux  d'uu 
esprit  facile  à  céder  aux  caresses ,  complaisants 
quand  on  ne  vouloit  pas  nous  contraindre,  nous 
étions  toujours  d'accord  sur  tout:  si  ,  par  la  faveur 
de  ceux  qui  nous  gouvernoient,  il  avoit  sur  moi 
quelque  ascendant  sous  leurs  yeux,  quand  nous 
étions  seuls  j'en  avois  un  sur  lui  qui  rétablissoit  l'é- 
quilibre. Dans  nos  études  je  lui  soufflois  sa  leçon 
quand  il  hésitoit  :  quand  mon  théine  étoit  fait .  je  lui 
aidois  à  faire  le  sien;  et  dans  nos  amusements  mon 


io  LES  CONFESSIONS. 

goût  plus  actif  lui  servoit  toujours  de  guide.  Enfin 
nos  deux  caractères  s'accordoient  si  bien  ,  et  l'amitié 
qui  nous  unissoit  étoit  si  vraie,  que,  dans  plus  de 
cinq  ans  que  nous  fûmes  presque  inséparables,  tant 
à  Bossey  qu'à  Genève,  nous  nous  battîmes  souvent, 
je  l'avoue,  mais  jamais  on  n'eut  besoin  de  nous  sé- 
parer ,  jamais  une  de  nos  querelles  ae  dura  plus 
d'un  quart-d'beure  ,  et  jamais  une  seule  fois  nous  ne 
portâmes  l'un  contre  l'autre  aucune  accusation.  Ces 
remarques  sont,  si  l'on  veut,  puériles;  mais  il  en 
résulte  pourtant  un  exemple  peut-être  unique  de- 
puis qu'il  existe  des  enfants. 

La  manière  dont  je  vivois  à  Bossey  me  convenoit 
si  bien ,  qu'il  ne  lui  a  manqué  que  de  durer  plus 
long-temps  pour  fixer  absolument  mon  caractère  : 
les  sentiments  teudres,  affectueux,  paisibles,  en 
faisoient  le  fond.  Je  crois  que  jamais  individu  de 
notre  espèce  n'eut  naturellement  moins  de  vanité 
que  moi  :  je  m'élevois  par  élans  à  des  mouvements 
sublimes  ;  puis  je  retombois  aussitôt  dans  ma  lan- 
gueur. Etre  aimé  de  tout  ce  qui  m'approchoit  étoit 
le  plus  vifde  mes  désirs  :  j'étois  doux  ,  mon  cousin 
l'étoit  :  ceux  qui  nous  gouvernoient  l'étoient  eux- 
mêmes.  Pendant  deux  ans  entiers  je  ne  fus  ni  té* 
moin  ni  victime  d'un  sentiment  violent:  tout  nour- 
rissoit  dans  mon  cœur  les  pencbants  qu'il  reçut  de 
la  nature  ;  je  ne  connoissois  rien  d'aussi  cbarmant 
que  de  voir  tout  le  monde  content  de  moi  et  de  toute 
chose.  Je  me  souviendrai  toujours  qu'au  temple, 
répondant  au  catéchisme,  rien  ne  metroubloit  plus, 
quand  il  m'arrivoit  d'hésiter,  que  de  voir  sur  le 
visage  de  mademoiselle  Lambercier  des   marques 


PARTIE    I,   LIVRE   I.  21 

d'inquiétude  et  de  peine:  cela  seul  m'affligeoit  plus 
que  la  honte  de  manquer  en  public,  qui  m'affectoit 
pourtant  extrêmement:  [car,  quoique  peu  sensible 
aux  louantes,  je  le  fus  toujours  beaucoup  à  !a  honte:] 
et  je  puis  dire  ici  que  l'attente  des  réprimandes  de 
mademoiselle  Lauibereier  rue  donnoit  moins  d'alar- 
mes que  la  crainte  de  la  chagriner. 

Cependant  elle  ne  manquoit  pas,  au  besoin,  de 
sévérité  ,  non  plus  que  son  frère  :  mais  comme  cette 
sévérité  ,  presque  toujours  juste,  n'étoit  jamais  em- 
portée ,  je  m'en  affligeois  et  ne  m*eu  mutinois  point  : 
j'étois  plus  fâché  de  déplaire  que  d'être  puni ,  et  le 
signe  du  mécontentement  m'étoit  plus  cruel  que  la 
peine  afflietive.  Il  est  embarrassant  de  m 'expliquer 
mieux  ;  mais  cependant  il  le  faut.  Qu'on  changerait 
de  méthode  avec  la  jeunesse,  si  l'on  voyoit  mieux 
les  effets  éloignés  de  celle  qu'on  emploie  toujours 
indistinctement ,  et  souvent  indiscrètement!  La  gran- 
de leçon  qu'on  peut  tirer  d'un  exempl  e  aussi  commun 
que  funeste  me  fait  résoudre  à  le  donner. 

Comme  mademoiselle  Lambercier  avoit  pour  nous 
l'affection  d'une  mère,  elle  enavoit  aussi  l'autorité, 
et  la  portoit  quelquefois  jusqu'à  nous  infliger  la  pu- 
nition des  enfants  quand  nous  l'avions  méritée.  As- 
sez lou^-temps  elle  V«n  tinta  la  menace,  et  cette 
menace  d'un  châtiment  tout  nouveau  pour  moi  me 
sembloit  très  effrayante  ;  mais  après  l'exécution,  je 
la  trouvai  moins  terrible  à  l'épreuve  que  l'attente  ne 
l'avoit  été  :  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  est  que  ce 
châtiment  m'affectionna  davantage  encore  à  celle  qui 
me  l'avoit  imposé.  Il  falloit  mt-me  toute  la  vérité  de 
cet;e  affection  et  tome  mu  douceur  naturelle  pour 

2. 


22  LES  CONFESSIONS, 

ni'empêcher  de  chercher  le  retour  du  même  traite- 
ment en  le  méritant  ;  car  j'avois  trouvé  dans  la  dou- 
leur, dans  la  honte  même  ,  un  mélange  de  sensualité 
qui  m'avoit  laissé  plus  de  désir  que  de  crainte  de 
l'éprouver  derechef  par  la  même  main.  Il  est  vrai 
que ,  comme  il  se  mêloit  sans  doute  à  cela  quelque 
instinct  précoce  du  sexe  ,  le  même  châtiment,  reçu 
de  son  frère  ,  ne  m'eût  point  du  tout  paru  plaisant. 
Mais  de  l'humeur  dont  il  étoit,  cette  substitution 
n'étoit  guère  à  craindre  :  et  si  je  m'abstenois  de  mé- 
riter la  correction,  c'étoit  uniquement  de  peur  de 
fâcher  mademoiselle  Lambercier  :  car  tel  est  en  moi 
l'empire  de  la  bienveillance  ,  et  même  de  celle  que 
les  sens  ont  fait  naître  ,  qu'elle  leur  donna  toujours 
la  loi  dans  mon  cœur. 

Cette  récidive  que  j'éloignois  sans  la  craindre  ar- 
riva sans  qu'il  y  eût  de  ma  faute,  c'est-à-dire  de  ma 
volonté;  et  j'en  profitai,  je  puis  dire,  en  sûreté  de 
conscience.  Mais  cette  seconde  fois  fut  aussi  la  der- 
nière :  et  mademoiselle  Lambercier ,  s'étant  sans 
doute  apperçue  à  quelque  signe  que  ce  châtiment 
n'alloit  pas  à  son  but,  déclara  qu'elle  y  renonçoit 
et  qu'il  la  fatiguoit  trop.  Nous  avions  jusqu'alors 
couché  dans  sa  chambre  ,  et  même  en  hiver  quel- 
quefois dans  son  lit.  Deux  jours  après  on  nous  fit 
coucher  dans  une  autre  chambre  ,  et  j'eus  désormais 
l'honneur  dont  je  me  serois  bien  passé  d'être  traité 
par  elle  en  grand  garçon. 

Qui  croiroit  que  ce  châtiment  d'enfant ,  reçu  à 
huit  ans  par  les  mains  d'une  fille  de  trente,  a  décidé 
de  mes  goûts,  de  mes  désirs ,  de  mes  passions,  de 
moi,  pour  le  reste  de  ma  vie,  et  cela  précisément 


PARTIE  I,    LIVRE   I.  aj 

dans  le  sens  contraire  à  ce  qui  devoit  arriver  natu- 
rellement? En  même  temps  qne  mes  sens  furent  al- 
lumés ,  mes  désirs  prirent  si  bien  le  change ,  que , 
bornés  à  ce  que  j'avois  éprouvé,  ils  ne  s'avisèrent 
point  de  chercher  autre  chose.  Avec  un  sang  brû- 
lant de  sensualité  presque  dès  ma  naissance,  je  me 
conservai  pur  de  toute  souillure  jusqu'à  l'âge  où  les 
tempéraments  les  plus  froids  et  les  plus  tardifs  se 
développent.  Tourmenté  long-temps,  sans  savoir 
de  quoi ,  je  dévorois  d'un  œil  ardent  les  belles  per- 
sonnes,  mon  imagination  me  les  rappeloit  sans 
cesse ,  uniquement  pour  les  mettre  en  œuvre  à  ma 
mode  ,  et  en  faire  autant  de  demoiselles  Lamber- 
cier. 

Même  après  l'âge  nubile,  ce  goût  bizarre  toujours 
persistant ,  et  porté  jusqu'à  la  dépravation,  jusqu'à 
la  folie  ,  m'a  conservé  les  mœurs  honnêtes  qu'il  sem- 
kleroit  avoir  dû  ni'ôter.  Si  jamais  éducation  fut  mo- 
deste et  chaste  ,  c'est  assurément  celle  que  j'ai  teçue- 
Mes  trois  tantes  n'étoient  pas  seulement  des  person- 
nes d'une  sagesse  exemplaire,  mais  d'une  réserve 
que  depuis  long-temps  les  femmes  ne  connoissent 
plus.  Mon  père  ,  homme  de  plaisir  ,  mais  galant  à  la 
vieille  mode  ,  n'a  jamais  tenu  près  des  femmes  qu'il 
aimoit  le  plus  des  propos  dont  une  vierge  eût  pu 
rougir,  et  jamais  on  n'a  poussé  plus  loin  que  dans 
ma  famille  et  devant  moi  le  respect  qu'on  doit  aux 
enfants,  .le  ne  trouvai  pas  moins  d'attention  chez 
M.  Lambercier  sur  le  même  article  ;  et  une  fort 
bonne  servante  y  fut  mise  à  la  porte ,  pour  un  mot 
un  peu  gaillard  qu'elle  avoit  prononcé  devant  nous. 
TSou  seulenicut  je  n'eus  jusqu'à  mou  adolescence 


:,4  LES  CONFESSIONS, 

aucune  idée  distincte  de  L'union  des  sexes  ;  mais  ja- 
mais cette  idée  confuse  ne  s'offrit  à  moi  que  sous 
une  imn^e  odieuse  et  dégoûtante.  J'avois  pour  les 
filles  publiques  une  horreur  qui  ne  s'est  jamais  ef- 
facée ;  je  ne  pouvois  voir  un  débauché  sans  dédain, 
sans  effroi  même  :  car  mon  aversion  pour  la  débau- 
che alloit  jusques-là,  depuis  qu'allant  un  jour  au 
petit  Sacconex  par  un  chemin  creux  je  vis  des  deux 
côtés  des  ca\  ités  dans  la  terre  ,  où  l'on  me  dit  que 
ces  gens-là  faisoient  leurs  accouplements.  Ce  que 
]  a  vois  vu  de  ceux  des  chiennes  me  revenoit  aussi 
toujours  à  l'esprit  en  pensant  aux  autres ,  et  le  cœur 
me  sonlevoit  à  ce  seul  souvenir. 

Ces  préjugés  de  l'éducation,  propres  par  eux- 
mêmes  à  retarder  les  premières  explosions  d'un  tem- 
pérament combustible,  furent  aidés, comme  j'ai  dit, 
par  la  diversion  que  firent  sur  moi  les  premières 
pointes  de  la  sensualité.  N'imaginant  que  ce  que 
j'avois  senti ,  malgré  des  effervescences  de  sang  très 
incommodes,  je  ne  savois  porter  mes  désirs  que 
vers  l'espèce  de  volupté  qui  m'étoit  connue,  sans 
jamais  aller  jusqu'à  celle  qu'on  m'avoit  rendue  haïs- 
sable, et  qui  tenoit  de  si  près  à  l'autre,  sans  que 
j'en  eusse  le  moindre  soupçon.  Dans  mes  sottes  fan- 
taisies, dans  mes  erotiques  fureurs  ,  [d':us  les  actes 
extravagants  auxquels  elles  me  portaient  quelque- 
fois,] j'empruntois  imaginairement  le  secours  de 
l'autre  sexe  .  sans  penser  jamais  qu'il  fût  propre  à 
nul  autre  usage  qu'à  celui  que  j  e  brùlois  d'en  tirer. 

Non  seulement  donc  c'est  ainsi  qu'avec  un  tem- 
pérament t:è    ;::c't-ct,  très  lascif,  très  précoce,  je 


PARTIE  I,   LIVRE  I.  a5 

passai  toutefois  l'âge  de  puberté  sans  désirer,  sans 
connoitre  d'autres  plaisirs  des  sens  que  ceux  dont 
mademoiselle  Lanibercier  m'avoit  très  innocemment 
donné  l'idée;  mais  quand  enfin  le  progrès  des  ans 
m'eut  fait  homme  ,  c'est  encore  ainsi  que  ce  qui  de- 
voit  me  perdre  me  conserva.  Mon  ancien  goût  d'en- 
fant,  au  lieu  de  s'évanouir,  s'associa  tellement  à 
l'autre  ,  que  je  ne  pus  jamais  l'écarter  des  désirs  al- 
lumés par  mes  sens  ;  et  cette  folie,  jointe  à  ma  ti- 
midité naturelle, m'a  toujours  rendu  très  peu  entre- 
prenant prés  des  femmes  ,  faute  d'oser  tout  dire  ou 
de  pouvoir  tout  faire,  l'espèce  de  jouissance  dont 
l'autre  n'étoit  pour  moi  que  le  dernier  terme  ne 
ponvant  être  usurpée  par  celui  qui  la  désire  ,  ni  de- 
vinée par  celle  qui  peut  l'accorder.  J'ai  passé  ma  vie 
à  convoiter  et  me  taire  auprès  des  personnes  que 
j'aimois  le  plus,  ^s'osant  jamais  déclarer  mon  goût, 
je  l'amusois  du  moins  par  des  rapports  qui  m'en 
coaservoient  l'idée.  Etre  aux  genoux  d'une  maitjoesse 
impérieuse,  obéir  à  ses  ordres,  avoir  des  pardons  à 
lui  demander,  étoit  pour  moi  de  très  douces  jouis- 
sances ,  et  plus  ma  vive  imagination  m'enfla nimoit  le 
sang,  pins  j'avois  l'air  d'un  amant  transi.  On  con- 
çoit que  cette  manière  de  faire  l'amour  n'amené  pas 
des  progrès  bien  rapides  ,  et  n'est  pas  fort  dangereuse 
à  la  vertu  de  celles  qui  en  sont  l'objet.  J'ai  donc  fort 
peu  possédé  ,  mais  je  n'ai  pas  laissé  de  jouir  beau- 
coup à  ma  manière,  c'est-k-dire  pai  l'imagination. 
Voilà  comment  mes  sens ,  d'accord  avec  mon  humeur 
timide  et  mon  esprit  romanesque,  m'ont  conservé 
des  sentiments  purs  et  des  mœurs  honnêtes ,  par  les 


tri  LES  CON  FESSIONS, 

nièines  goûts  qui  peut-être  ,  avec  un  peu  plus  d'ef- 
fronterie ,  m'auraient  plongé  dans  les  plus  brutales 
voluptés. 

Jai  fait  le  premier  pas  et  le  plus  pénible  dans  le 
labyrinthe  obscur  et  fangeux  de  mes  confessions.  Ce 
n'est  pas  ce  qui  est  criminel  qui  coûte  le  plus  à  dire, 
c'est  ce  qui  est  ridicule  et  honteux.  Dès-à-présent  je 
suis  sûr  de  moi  ;  après  ce  que  je  viens  d'oser  dire  , 
rien  ne  peut  plus  m 'arrêter.  On  peut  juger  de  ce 
qu'ont  pu  me  coûter  de  semblables  aveux ,  sur  ce 
que  ,  dans  tout  le  cours  de  ma  vie  ,  transporté  quel- 
quefois ,  près  de  celles  que  j'aimois  ,  par  les  fureurs 
d'une  passion  qui  m'ôtoit  la  faculté  de  voir  ,  d'en- 
tendre, hors  de  sens,  et  saisi  d'un  tremblement  con- 
vulsif  dans  tout  mon  corps  ,  jamais  je  n'ai  pu  pren- 
dre sur  moi  de  leur  déclarer  ma  folie,  et  d'implorer 
d'elles  dans  la  plus  étroite  intimité  la  seule  faveur 
qui  mauquoit  aux  autres.  Cela  ne  m'est  jamais  arrivé 
qu'une  fois  dans  l'enfance  avec  une  enfant  de  mon 
âge;  encore  fut-ce  elle  qui  le  proposa. 

En  remontant  de  cette  sorte  aux  premières  traces 
de  mon  être  sensible  ,  je  trouve  des  éléments  qui, 
paroissant  quelquefois  incompatibles  ,  n'ont  pas 
laissé  de  s'unir  pour  produire  avec  force  un  effet 
uniforme  et  simple  ;  et  j'en  trouve  d'antres  qui ,  les 
mêmes  eu  apparence  ,  ont  formé  par  le  concours  de 
«ertaines  circonstances  de  si  différentes  combinai- 
sons, qu'on  n'imaroneroit  jamais  qu'ils  eussent  entre 
eux  aucun  rapport.  Qui  croiroit ,  par  exemple,  qu'un 
des  ressorts  les  plus  vigoureux  de  mon  ame  fût  trem- 
j'é  dans  la  même  source  d'où  la  luxure  et  la  mollesse 
out  coulé  dans  mon  sang?  Sans  auitter  le  sujet  dont 


PARTIE   I,    LIVRE  I.  27 

je  viens  de  parler,  ou  eu  va  von-  sortir  ure  impres- 
sion bien  différente. 

J'étudiois  un  jour  seul  ma  Leçon  dans  la  chambre 
contiguë  à  la  <  uisiuc.  La  servante  avoit  mis  sécher 
à  la  plaque  les  peignes  de  sa  ip.aitres.se.  Quanti  elle 
revint  les  prendre,  il  s'en  trouva  un  dont  tout  un 
côté  de  dents  étoil  brisé.  A  qui  s'en  prendre  de  ce  dé- 
gât? personne  autre  cpie  moi  n'étoit  entré  dans  la 
chambre.  On  m'interroge;  je  nie  d'avoir  louché  le 
peigne.  Bf.  et  mademoiselle  Lambercier  se  réunis- 
sent,  m'exhortent  «  me  menacent,  me  pressent;  je 
persiste  avec  opiniâtreté  :  mais  la  conviction  étoit 
trop  forte,  elle  l'emporta  sur  toutes  mes  protesta- 
tions, quoique  ce  lut  la  première  fois  qu'on  niatoit 
trouvé  tant  d'audace  à  mentir.  La  chose  fut  prise  au 
sérieux  ;  elle  méritoit  de  l'être.  La  méchanceté  .  le 
mensonge,  l'obstination,  parurent  également  dignes 
de  puo.tion  :  mais  pour  le  coup  ce  ne  fut  pas  par 
mademoiselle  Lambercier  qu'elle  me  fut  infligée.  On 
écrivit  à  mon  oncle  Bernard,  il  vint.  Mon  pauvre 
cousin  étoit  chargé  d'nn  antre  délit  non  moins  grave: 
nous  fûmes  enveloppés  dans  la  même  exécution.  Elle 
fut  terrible.  Quand,  cherchant  le  remède  dans  le 
mal  même,  on  eût  voulu  pour  jamais  amortir  mes 
sens  dépravés,  on  n'auroit  pu  mieux  s'y  prendre. 
Aussi  me  laisserent-ils  en  repos  pour  long-temps. 

On  ne  put  m'arracher  l'aveu  qu'on  exigeoit.  Re- 
pris à  plusieurs  lois,  et  mis  daus  l'état  le  plus  af- 
freux, je  fus  inébranlable.  J'aurois  soui  !ert  la  mort, 
et  j'y  etois  résolu.  Il  lallut  que  la  force  même  cedàt 
au  diabolique  entêtement  d'un  enfant  :  car  on  n'ap- 
pela pas  autrement  ma  constance.  Lniiu  je  sortis  de 


28  LES  CONFESSIONS. 

cette  cruelle  épreuve  en  pièces  ;  mais  triomphant. 

Il  y  a  maintenant  près  de  cinquante  ans  de  cette 
aventure,  et  je  n'ai  pas  peur  d'être  aujourd'hui  puni 
derechef  pour  le  même  fait.  Hé  hien!  je  déclare  à  la 
face  du  ciel  que  j'en  étois  innocent ,  que  je  n'avois 
ni  cassé  ni  touché  le  peigne,  que  je  n'avois  pas  ap- 
proché de  la  plaque,  et  que  je  n'y  avois  pas  même 
songé.  Qu'on  ne  me  demande  pas  comment  ce  dégât 
se  fit  ;  je  l'ignore  ,  et  ne  puis  le  comprendre  :  ce  que 
je  sais  très  certainement,  c'est  que  j'en  étois  inno- 
cent. 

Qu'on  se  figure  un  caractère  timide  et  docile  dans 
la  vie  ordinaire,  mais  ardent,  fier,  imlomtable  clans 
les  passions;  un  enfant  toujours  gouverné  parla 
voix  de  la  raison  ,  toujours  traité  avec  douceur , 
équité,  complaisance;  qui  n'avoit  pas  même  l'idée 
de  l'injustice,  et  qui,  pour  la  première  fois,  en 
éprouve  une  si  terrible  de  la  part  précisément  des 
gens  qu'il  chérit  et  qu'il  respecte  le  plus.  Quel  ren- 
versement d'idées  !  quel  désordre  de  sentiments  ! 
quel  bouleversement  dans  son  cœur,  dans  sa  tète, 
dans  tout  son  petit  être  moral!  Je  dis  qu'on  s'ima- 
gine tout  cela  ,  s'il  est  possible;  car,  pour  moi,  je 
me  sens  hors  d'état  de  démêler  ,  de  suivre  la  moin- 
dre trace  de  ce  qui  se  passoit  alors  en  moi. 

Je  n'avois  pas  encore  assez  de  raison  pour  sentir 
combien  les  apparences  me  condamnoient,  et  pour 
me  mettre  à  la  place  des  autres.  Je  me  tenois  à  la 
mienne  ;  et  tout  ce  que  je  sentois ,  c'étoit  la  rigueur 
d'un  châtiment  effroyable  pour  un  crime  que  je 
n'avois  pas  commis.  La  douleur  du  corps,  quoique 
vive,  m'étoit  peu  sensible  ;  je  ne  sentois  que  l'indi- 


PARTIE  I,    LIVRE  L  29 

gnation,la  rage  ,  le  désespoir.  Mon  cousin,  dans  un 
cas  à-peu-près  semblable  ,  et  qu'on  avoit  puni  d'une 
faute  involontaire  connue  d'un  acte  prémédité,  se 
mettoit  en  fureur  à  mon  exemple ,  et  se  montoit  , 
pour  ainsi  dire,  à  mon  unisson.  Tous  deux  dans  le 
même  lit,  nous  nous  embrassions  avec  des  trans- 
ports convulsifs,  nous  étouffions;  et  quand  nos 
jeunes  cœurs  ,  un  peu  soulagés,  pouvoient  exhaler 
leur  colère  ,  nous  nous  levions  sur  notre  séant ,  et 
nous  nous  mettions  tous  deux  à  crier  cent  fois  de 
toute  notre  force  :  Carnifex!  carnifex!  carnifex  .' 

Je  Sens  ,  en  écrivant  ceci ,  que  mon  pouls  s'élève 
encore;  ces  moments  me  seront  toujours  présents, 
quand  je  vivrois  cent  mille  ans.  Ce  premier  senti- 
ment de  la  violence  et  de  l'injustice  est  resté  si  pro- 
fondément gravé  dans  mon  aine ,  que  tontes  les 
idées  qui  s'y  rapportent  me  rendent  ma  première 
émotion  ;  et  ce  sentiment  relatif  à  moi  dans  son  ori- 
gine ,  a  pris  une  telle  consistance  en  lui-même ,  et 
s'est  si  bien  détaché  de  tout  intérêt  personnel ,  que 
mon  cœur  s'enflamme  au  spectacle  ou  au  récit  de 
toute  action  injuste,  quel  qu'en  soit  l'objet,  et  en 
quelque  lieu  qu'elle  se  commette ,  comme  si  l'effet 
en  retomboit  sur  moi.  Quand  je  lis  les  cruautés  d'un 
tyran  féroce,  les  subtiles  noirceurs  d'un  fourbe  de 
prêtre ,  je  partirais  volontiers  pour  aller  poignarder 
ces  misérables  ,dussé-je  cent  fois  y  périr.  Je  me  suis 
souvent  mis  en  nage  à  poursuivre  ,  à  la  course  ou  à 
coups  de  pierre,  un  coq,  une  vache  ,  un  chien  ,  un 
animal  que  je  voyois  en  tourmenter  un  autre  unique- 
ment parcequ'il  se  sentoit  le  plus  fort.  Ce  mouve- 
ment peut  m'être  naturel,  et  je  crois  qu'il  l'est; 

*ss  cohfess.   1.  3 


3o  LES  CONFESSIONS, 

mais  le  sentiment  de  la  première  injustice  que  j'ai 
soufferte  y  fut  trop  long  temps  et  trop  fortement  lié, 
pour  ce  lavoir  pas  beaucoup  renforcé. 

Là  fut  le  terme  de  la  sérénité  de  ma  vie  enfantine. 
Dès  ce  moment  je  cessai  de  jouir  d'un  bonheur  pur, 
et  je  sens  aujourd'hui  même  que  le  souvenir  des 
charmes  de  mon  enfance  s'arrête  là.  Nous  restâmes 
encore  à  rîossey  quelques  mois.  Nous  y  fûmes  comme 
on  nous  représente  le  premier  homme  encore  dans  le 
paradis  terrestre,mais  ayant  ce.rȎ  d'en  jouir.  C'e  toit  en 
apparence  la  mêmesituation,eteneffet  une  tout  autre 
manière  d'être.  L'attachement , l'intimité ,  le  respect , 
la  confiance  ,  ne  Liaient  plus  les  élevés  à  leurs  gui- 
des: nous  ne  les  regardions  plus  comme  des  dieux 
qui  lisaient  dans  nos  cœurs  ;  nous  étions  moins  hon- 
teux de  mal  faire,  et  plus  craintifs  d'être  accusés  ; 
nous  commencions  à  nous  cacher , à  nous  mutiner,  à 
mentir.  Tons  les  vices  de  notre  âge  corrompoient  no- 
tre innoi  enecet  cnJ.'iidissoientnos  jeux.  La  campagne 
même  perdit  à  nos  yeux  cet  attrait  de  douceur  et  de 
simplicité  qui  va  au  c:eur  :  elle  nous  sembloit  déserte 
et  sombre;  elle  s'étoit  comme  couverte  d'un  voile  qui 
nous  en  cachoit  les  beautés.  Nous  cessâmes  de  culti- 
ver nos  petits  jardins,  nos  fleurs  ,  nos  herbes.  Nons 
n'allions  plus  gratter  légèrement  la  terre,  et  crier 
de  joie  en  découvrant  le  germe  du  grain  que  nous 
avions  semé.  Nons  nous  dégoûtâmes  de  cette  vie  ;  on 
se  dégoûta  de  nous  :  mon  oncle  nous  retira  ,  et  u<  us 
nous  séparâmes  de  M.  et  mademoiselle  Lambercier, 
rassasiés  les  uns  des  autres ,  et  peu  fâchés  de  n  us 
quitter. 

Près  de  trente  ans  se  sont  passés  depuis  ma  sortie 


PARTIE   I.    LIVRE    I.  3i 

de  Bossev.  sans  que  j<  rappelé  le  séjour 

d'une  manière  agréable  p.tr  d"efs  .souvenirs  un  peu 
liés:  niais,  depuis  qu'ayant  passé  l'âge  niùr  je  dé- 
cline vers  la  vieillesse ,  je  sens  que  ces  souvenirs  re- 
naissent tandis  que  les  autres  s'effacent  ;  ils  se  gravent 
dans  ma  mémoire  avec  des  traits  dont  le  charme  et 
la  force  augmentent  de  jour  en  jour:  connue  si  ^ 
sentant  déjà  la  vie  qui  s'échappe ,  je  cherchois  à  la 
ressaisir  par  ses  commencements.  Les  moindres  faits 
de  ce  temps- là  me  plaisent  par  cela  seul  qu'ils  sont 
de  ce  temps  là.  Je  me  rappelle  toutes  les  circonstances 
des  lieux  ,  des  personnes  ,  des  heures.  Je  vois  la  ser- 
vante et  le  valet  agissant  dans  la  chambre,  une  hi- 
rondelle entrant  par  la  fenêtre  ,  un  mouche  se  poser 
sur  ma  main  tandis  que  je  récitois  ma  leçon  ;  je  vois 
tout  l'arran  ;ement  de  la  chambre  où  nous  étions; 
le  cabinet  de  M.  Lambeicier  à  main  droite  ,  une  es- 
tampe représentant  tous  les  papes,  un  baromètre, 
un  grand  calendrier ,  des  framboisiers  qui  ,  d'un 
jardin  fort  élevé  ,  dans  lequel  la  ma:sou  s'enfoncoit 
sur  le  derrière,  venoient  ombrager  la  fenêtre,  et 
passoient  quelquefois  jusqu'en  dedans.  Je  sais  bien 
que  le  lecteur  n'a  pas  grand  besoin  de  savoir  tout 
cela;  mais  j'ai  besoin,  moi,  de  le  lui  dire.  Qu« 
n'osé-je  lui  raconter  de  même  toutes  les  petites  anec- 
dotes de  cet  heureux  âge  ,  qui  me  font  encore  tres- 
saillir d'aise  quand  je  me  les  rappelle  !  Cinq  ou  six 
sur-tout...  Composons.  Je  vous  fais  grâce  des  cinq; 
mais  j'en  veux  une,  une  seule,  pourvu  qu  on  me  la 
laisse  conter  le  plus  longuement  qu'il  me  sera  pos- 
sible pour  prolonger  mou  plaisir. 

Si  je  ne  cherchois  que  le  vôtre,  je  pourrois  choi- 


3a  LES    CONFESSIONS, 

sir  celle  du  derrière  de  mademoiselle  Lambercier, 
qui ,  par  une  malheureuse  culbute  au  bas  du  pré  ,  fut 
étalé  tout  en  plein  devant  le  roi  de  Sardaigne  à  son 
passage:  mais  celle  du  noyer  de  la  terrasse  est  plus 
amusante  pour  moi  qui  fus  acteur,  au  lieu  que  je 
ne  fus  que  spectateur  de  la  culbute;  et  j'avoue  que 
je  ne  trouvai  pas  le  moindre  mot  pour  rire  à  un  ac- 
cident qui  ,  bien  que  comique  en  lui-même,  m'alar- 
moit  pour  une  personne  que  j'aimois  comme  une 
mère  ,  et  peut-être  plus. 

O  vous ,  lecteurs  curieux  de  la  grande  histoire  du 
noyer  de  la  terrasse,  écoutez-en  l'horrible  tragédie . 
et  vous  abstenez  de  frémir  si  vous  pouvez  .' 

Il  y  a  voit,  hors  de  la  cour,  une  terrasse  à  gauche 
en  entrant ,  sur  laquelle  étoit  un  banc  où  l'on  alloit 
souvent  s'asseoir  l'après-midi,  mais  qui  n'avoit 
point  d'ombre.  Pour  lui  en  donner,  M.  Lambercier 
y  fit  planter  un  noyer.  La  plantation  de  cet  arbre  se 
fit  avec  solemnité.  Les  deux  pensionnaires  en  furent 
les  parrains,  et,  tandis  qu'on  combloit  le  creux, 
nous  tenions  l'arbre  chacun  d'une  main  avec  des 
chants  de  triomphe.  On  fit,  pour  l'arroser,  une  es- 
pèce de  bassin  tout  autour  du  pied.  Chaque  jour, 
ardents  spectateurs  de  cet  arrosement,  nous  notas 
confirmions,  mon  cousin  et  moi,  dans  l'idée  très 
naturelle  qu'il  étoit  plus  beau  de  planter  un  arbre 
sur  la  terrasse  qu'un  drapeau  sur  la  brèche  ,  et  nous 
résolûmes  de  nous  procurer  cette  gloire  sans  la  par- 
tager avec  qui  que  ce  fût. 

Pour  cela  nous  allâmes  couper  une  bouture  d'un 
jeune  saule  ,  et  nous  la  plantâmes  sur  la  terrasse  ,  à 
huit  ou  dix  pieds  de  l'auguste  noyer.  Nous  n'on- 


PARTIE    I,    LITRE    I.  33 

bliàmes  pas  de  faire  aussi  un  creux  autour  de  notre 
arbre:  la  difficulté  étoit  d'avoir  de  quoi  le  remplir, 
car  l'eau  venoit  d'assez  loin ,  et  on  ne  nous  laissoit 
pas  courir  pour  en  aller  prendre.  Cependant  il  en 
falloit  absolument  pour  notre  saule.  Nous  employâ- 
mes toutes  sortes  de  ruses  pour  lui  en  fournir  durant 
quelques  jours,  et  cela  nous  réussit  si  bien  que  nous 
le  vîmes  bourgeonner  et  pousser  de  petites  feuilles 
dont  nous  mesurions  l'accroissement  d'beure  en 
heure  ,  persuadés  ,  quoiqu'il  ne  fût  pas  à  un  pied  de 
terre,  qu'il  ne  tarderoit  pas  à  nous  ombrager. 

Comme  notre  arbre,  nous  occupant  tout  entiers, 
nous  rendoit  incapables  de  toute  application,  de 
toute  étude,  que  nous  étions  comme  en  délire,  et 
que  ne  sachant  à  qui  nous  eu  avions ,  on  nous  tenoit 
de  plus  court  qu'auparavant  ;  nous  vîmes  l'instant 
fattl  ou  l'eau  nous  alloit  manquer,  et  nous  nous 
désolions  dans  l'attente  de  voir  notre  arbre  périr  de 
sécheresse.  Enfin ,  la  nécessité  ,  mère  de  l'industrie  , 
nous  suggéra  une  invention  pour  garantir  l'arbre  et 
nous  d'uue  mort  certaine  :  ce  fut  de  faire  par-dessous 
terre  une  rigole  qui  conduisit  secrètement  au  saule 
une  partie  de  l'eau  dont  ou  arrosoit  le  noyer.  Cette 
entreprise,  exécutée  avec  ardeur,  ne  réussit  pour- 
tant pas  d'abord.  Nous  avions  si  mal  pris  la  pente 
que  l'eau  ne  couloit  point.  La  terre  s'ébouloit  et 
bouchoit  la  rigole;  l'entrée  se  remplissoit  d'ordures  ; 
tout  alloit  de  travers.  Rien  ne  nous  rebuta.  Oinnia 
vincit  labor  iinprobus.  Nous  creusâmes  davantage  et 
la  terre  et  notre  bassin  pour  donner  à  l'eau  son  écou- 
lement ;  nous  coupâmes  des  fonds  de  boîtes  en  pe- 
tites planches  étroites,  dont  les  unes  mises  de  plat 

3. 


34  LES  CONFESSIONS. 

à  la  file,  et  d'autres  posées  en  angle  des  deux  côtés 
sur  celles-là ,  nous  firent  un  canal  triangulaire  pour 
notre  conduit.  Nous  plantâmes  à  l'entrée  de  petits 
bouts  de  bois  minces  et  à  claires  voies  ,  qui,  faisant 
une  espèce  de  grillage  ou  de  crapaudine  ,  retenoient 
le  limon  et  les  pierres  sans  boucher  le  passage  à  l'eau. 
Nous  recouvrîmes  soigneusement  notre  ouvrage  de 
terre  bien  foulée  ;  et  le  jour  où  tout  fut  fait  nous  at- 
tendîmes dans  des  transes  d'espérance  et  de  crainte 
l'heure  de  l'arrosement.  Après  des  siècles  d'attente , 
cette  heure  vint  enfin:  M.  Lambercier  vint  aussi  à 
son  ordinaire  assister  à  l'opération,  durant  laquelle 
nous  nous  tenions  tous  deux  derrière  lui  pour  ca- 
cher notre  arbre,  auquel  très  heureusement  il  tour» 
noit  le  dos. 

A  peine  achevoit-on  de  verser  le  premier  seau 
d'eau,  que  nous  commençâmes  d'en  voir  couler 
dans  notre  bassin.  A  cet  aspect  la  prudence  nous 
abandonna.  Nous  nous  mîmes  à  pousser  des  cns  de 
j  oie  qui  firent  retourner  M.  Lambercier;  et  ce  fut  dom- 
mage ,  car  il  prenoit  grand  plaisir  à  voir  combien  la 
terre  du  noyer  étoit  bonne ,  et  buvoit  avidement  son 
eau.  Frappé  de  la  voir  se  partager  entre  deux  bas- 
sins ,  il  s'écrie  à  son  tour,  regarde ,  apperçoit  la  frip- 
ponnerie  ,  se  fait  brusquement  apporter  une  pioche  , 
donne  un  coup ,  fait  voler  deux  ou  trois  éclats  de 
nos  planches  ;  et,  criant  à  pleine  tête,  Un  aqueduc  J 
un  aqueduc!  il  frappe  de  toutes  parts  des  coups  im- 
pitoyables dont  chacun  pQrtoit  au  milieu  de  nos 
cœurs.  En  un  moment ,  les  planches  ,  le  conduit,  le 
bassin  ,  le  saule  ,  tout  fut  détruit,  tout  fut  labouré, 
sans  qu'il  y  eût ,  durant  cette  expédition  terrible,an- 


PARTIE    I,   LIVRE   I.  ;.ï 

cnn  autre  mot  prnnomé,  sinon  l'exclamation  qu'il 
répétoit  sans  cesse.  Un  aqueduc!  s'éerioit-il  eu  bri- 
sant tout,  un  aqueduc!  un  aqueduc! 

On  croira  que  l'aventure  iinit  mal  pour  les  petits 
architectes  :  on  se  trompera  ;  tout  finit  là.  M.  Lam- 
bercier  ne  nous  dit  pas  un  mot  de  reproche,  ne  nous 
fit  pas  plus  mauvais  visage,  et  ne  nous  en  parla  plus; 
nous  l'entendîmes  même  un  p.-u  après  rire  auprès  de 
sa  sœur  à  gor^e  déployée,  car  le  rire  de  M.  Lambei- 
cier  s'entendoit  de  loin;  et  ce  qu'il  y  eut  de  plus 
étonnant  encore  ,  c'est  que  ,  passé  le  premier  saisisse- 
ment, uous  ne  fûmes  pas  nous-mêmes  fort  affligés. 
Nous  plantâmes  ailleurs  un  autre  arbre,  et  nous 
nous  rappellions  souvent  la  catastrophe  du  premier, 
en  répétant  entre  nous  avec  emphase,  Un  aqueduc! 
un  aqueduc!  Jusques-la  j'avois  eu  des  accès  d'or- 
gueil par  intervalles  quand  j  étois  Aristide  ou  Rru- 
tus;  ce  fut  ici  mon  premier  mouvement  de  vanité 
bien  marqu  e.  Avoir  pu  coustruire  un  aqueduc  de 
nos  mains,  avoir  mis  une  bouture  en  concurrence 
avec  un  grand  arbre  me  paroissoit  le  suprême  de- 
gré de  la  gloire.  A  dix  ans  j'en  jugeois  mieux  que 
César  à  trente. 

L'idée  de  ce  noyer,  et  la  petite  histoire  qui  s'y 
rapporte,  m'est  si  bien  restée  ou  revenue,  qu'un  de 
mes  plus  agréables  projets  dans  mon  voyage  de  Ge- 
nève, en  i  ;  54  ,  etoit  d'aller  à  Bossev  revoir  les  mo- 
numents des  jeux  de  mon  enfance,  *t  sur-tout  le 
cher  noyer,  qui  devoit  alors  avoir  déjà  le  tiers  d'un 
siècle  ,  et  ctui  doit  maintenant,  s'il  existe  encore,  en 
avoir  à-peu-prés  la  moitié,  .le  fus  si  continuellement 
obsédé,  si  peu  maître  de  moi-même  ,  que  je  ne  pus 


36  LES  CONFESSIONS, 

trouver  le  moment  de  me  satisfaire.  Il  y  a  peu  d'ap- 
parence que  cette  occasion  renaisse  jamais  pour  moi. 
Cependant  je  n'en  ai  pas  perdu  le  désir  avec  l'espé- 
rance ;  et  je  suis  presque  sûr  que  si  jamais,  retour- 
nant dans  ces  lieux  ehéris  ,  j'y  retrouvois  mon  cher 
noyer  encore  en  être  ,  je  l'arroserois  de  mes  pleurs. 

De  retour  à  Genève,  je  passai  deux  ou  trois  ans 
chez  mon  oncle  en  attendant  qu'on  résolût  ce  que 
l'on  feroit  de  moi.  Comme  il  destinoit  son  fils  au 
génie  ,  il  lui  fît  apprendre  un  peu  de  dessin  ,  et  lui 
enseignoit  les  éléments  d'Euclide.  J'apprenois  tout 
cela  par  compagnie,  et  j'y  pris  goù*,  sur-tout  au 
dessin.  Cependant  on  délibéroit  si  l'on  me  feroit 
horloger,  procureur,  ou  ministre.  J'aimois  mieux 
être  ministre ,  car  je  trou-vois  bien  beau  de  prêcher  : 
mais  le  petit  revenu  du  bien  de  ma  mère  ,  à  partager 
entre  mon  freze  et  moi ,  ne  suffisoit  pas  pour  pousser 
mes  études.  Comme  l'âge  où  j'étois  ne  rendoit  pas  ce 
choix  bien  pressant  encore  .  je  restois  en  attendant 
chez  mon  oncle,  perdant  à-peu-près  mon  temps  ,  et 
ne  laissant  pas  de  payer,  comme  il  étoit  juste,  une 
assez  bonne  pension. 

Mon  oncle ,  homme  de  plaisir  ainsi  que  mon  père  , 
ne  savoit  pas  comme  lui  se  captiver  par  ses  devoirs  , 
et  prenoit  assez  peu  de  soin  de  nous.  Ma  tante  étoit 
une  dévote  un  peu  piétiste,  qui  aimoit  mieux  chan- 
ter les  psaumes  que  veiller  à  notre  éducation.  On 
nous  laissoit  presque  une  liberté  entière  ,dont  nous 
n'abusâmes  jamais.  Toujours  inséparables,  nous 
nous  suffisions  l'un  à  l'autre;  et  n'étant  point  tentés 
île  fréquenter  les  polissons  de  notre  âge,  nous  ne 
primes  aucune  des  habitudes  libertines  que  l'olsi* 


PARTIE   I,    LIVRE   I.  37 

\eté  nous  pouvoit  inspirer.  J'ai  même  tort  de  nous 
•apport!  oisifs,  car  de  la  vie  nous  ne  le  fûmes  moins  ; 
et  ce  qu'il  y  avoit  d'heureux  étoit  que  tous  les  amu- 
sements dont  nous  nous  passionnions  successive- 
ment nous  tenoient  ensemble  occupés  dans  la  mai- 
son sans  que  nous  fussions  même  tentés  de  descendre 
à  la  rue.  Nous  faisions  des  cages,  des  llùles  ,  des  vo- 
lants ,  des  tambours,  des  maisons,  des  équijjlcs ,  des 
arbalètes.  Nous  gâtions  les  outils  de  mon  bon  vieux 
grand-pere  pour  faire  des  montres  à  son  imitation. 
Nous  avions  sur-tout  un  goût  de  préférence  pour 
barbouiller  du  papier,  dessiner,  laver,  enluminer, 
faire  un  dégât  de  couleurs.  Il  vint  à  Genève  un  char- 
latan italien  appelé  Gamba-corta  :  nous  allâmes  le 
voir  une  lois,  et  puis  nous  n'y  voulûmes  plus  aller: 
mais  il  avoit  des  marionnettes,  et  nous  nous  mimes 
à  laite  des  marionnettes;  ses  marionnettes  jouoient 
des  manières  de  comédies  ,  et  nous  fîmes  des  comé- 
dies pour  les  nôtres.  Faute  de  pratique ,  nous  con- 
trefaisions du  gosier  la  voix  de  polichinelle  pour 
jouer  ces  charmantes  comédies,  que  nos  pauvres 
bons  parents  avoient  la  patience  de  voir  et  d'enten- 
dre. -Mais  mon  oncle  Bernard  ayant  un  jour  lu  dans 
la  famille  un  fort  beau  sermon  de  sa  façon ,  nous 
quittâmes  les  comédies  et  nous  mîmes  â  composer 
des  sermons.  Ces  détails  ne  sont  pas  lort  intéressants  , 
je  l'avoue  ;  mais  ils  montrent  â  <juel  point  il  falloit 
que  notre  première  éducation  eut  été  bien  dirigée  , 
pour  que,  mailles  de  no.'re  temps  et  de  nous  dans 
un  âge  si  tendre,  nous  fussions  si  peu  tentés  d'en 
abuser.  Nous  avions  si  peu  besoin  de  nous  faire  des 
camarades ,  que  nous  en  négligions  même  l'occasion. 


38  ï.r.S   CONFESSIONS. 

Quand  nous  allions  nous  promener,  nous  regar- 
dions en  passant  leurs  jeux  sans  convoitise,  sans 
songer  même  à  y  prendre  part.  L'amitié  remplissoitr 
si  bien  nos  cœurs ,  qu'il  nous  suflisoit  d'être  ensem- 
ble pour  que  les  plus  simples  goûts  fissent  nos  dé- 
lices. 

A  force  de  nous  voir  inséparables,  on  y  prit 
garde ,  d'autant  plus  que,  mon  cousin  Bernard  étant 
très  grand  et  moi  très  petit ,  cela  faisoit  un  couple 
assez  plaisamment  assorti.  Sa  longne  figure  effilée  , 
son  petit  visage  de  pomme  cuite,  son  air  mou,  sa 
déinarcbe  noncbalante ,  excitoient  les  enfants  à  se 
moquer  de  lui.  Dans  le  patois  du  pays  on  lui  donna 
le  surnom  de  Barnâ  bredanna  ;  et  sitôt  que  nous 
sortions,  nous  n'entendions  que  Barnâ  bredanna 
tout  autour  de  nous.  Il  enduroit  cela  plus  tranquil- 
lement que  moi.  Je  me  fâcbai,  je  voulus  me  battre; 
c'étoit  ce  que  les  petits  coquins  demandoient.  Je 
battis ,  je  fus  battu.  Mon  pauvre  cousin  me  soutenoit 
de  son  mieux;  mais  il  étoit  f*oible,d'un  coup  de 
poing  on  le  renversoit.  Alors  je  devenois  furieux. 
Cependant,  quoique  j'attrapasse  force  borions ,  ce 
n'étoit  pas  à  moi  qu'on  en  voaloit,  c'étoit  à  Barnâ 
bredanna  ;  mais  j'augmentai  tellement  le  mal  par  ma 
mutine  colère ,  que  nous  n'osions  plus  sortir  qu'aux 
heures  où  l'on  étoit  en  classe,  de  peur  d'être  bues  et 
suivis  par  les- écoliers. 

Me  voilà  déjà  redresseur  des  torts.  Pour  être  un 
paladin  dans  les  formes,  il  ne  me  manquoit  que 
d'avoir  une  dame;  j'en  eus  deux.  J'allois  de  temps 
en  temps  voir  mon  père  à  Nyon,  petite  ville  du  pays 
de  Yaud  où  il  s'étoit  établi.  Mon  père  étoit  fort  aimé, 


PARTIE   I,    LIVRE    I.  3o, 

et  son  fils  se  sentoit  île  cette  bienveillance.  Pendant 
le  peu  de  séjour  que  je  faisois  près  de  lui ,  c'étoit  à 
qui  me  fèteroit.  Une  madame  de  Vulson  sur- tout 
nie  faisoit  mille  caresses;  et  pour  y  mettre  le  com- 
ble ,  sa  lille  me  prit  pour  son  galant.  On  sent  ce  que 
c'est  qu'un  galant  d'onze  ans  pour  une  fiile  de  vingt- 
deux.  Mais  toutes  ces  fripponnes  sont  si  aises  de 
mettre  ainsi  de  petites  poupées  en  avant  pour  cacher 
les  grandes,  ou  pour  les  tenter  par  l'image  d'un  jeu 
qu'elles  savent  rendre  attirant!  Pour  moi,  qui  ne 
voyois  point  entre  elle  et  moi  de  disconvenance,  je 
pris  la  chose  au  sérieux:  je  me  livrai  de  tout  mon 
cœur,  ou  plutôt  de  toute  ma  tète,  car  je  n'étois 
guère  amoureux  que  par-là,  quoique  je  le  fusse  à  la 
folie  ,  et  que  mes  transports  ,  mes  agitations,  mes 
fureurs,  donnassent  des  scènes  à  pâmer  de  rire. 

Je  connois  deux  sortes  d'amours  très  distincts, 
très  réels,  et  qui  n'ont  presque  rien  de  commun, 
quoique  très  vifs  l'un  et  l'autre,  et  tous  deux  diffé- 
rents de  la  tendre  amitié.  Tout  le  cours  de  ma  vie 
s'est  partagé  entre  ces  deux  amours  de  si  diverses 
natures:  et  je  les  ai  même  éprouvés  tous  deux  à-la- 
fois;  car,  par  exemple,  au  moment  dont  je  parle, 
tandis  que  je  m'emparois  de  mademoiselle  de  "Vulson 
si  publiquement  et  si  tyranniquement  que  j  e  ne  pou- 
vois  souffrir  qu  aucun  homme  approchât  d'elle, 
j'avois  avec  une  petite  Mlle.  Goton  des  têle-à-tèie 
assez  courts  ,  mais  assez  vifs  ,  daus  lesquels  elle  dai- 
gnoit  faire  la  maîtresse  d'école,  et  c'étoit  tout; 
mais  ce  tout,  qui  en  effet  étoit  tout  pour  moi  ,  me 
paroissoit  le  bonheur  suprême,  et ,  sentant  déjà  le 
prix  du  mystère,  quoique  je  n'en  susse  user  qu'en 


40  LES   CONFESSIONS, 

enfant,  je  rendois  à  mademoiselle  de  Vulson ,  qui 
ne  s'en  doutoit  guère,  le  soin  qu'elle  prenoit  de 
m 'employer  à  cacher  d'autres  amours.  Mais,  à  mon 
grand  regret,  mon  secret  fut  découvert,  ou  moins 
bien  gardé  de  la  part  de  ma  petite  maîtresse  d'école 
que  fie  la  mienne,  car  on  ne  tarda  pas  à  nous  sépa- 
rer; et  quelque  temps  après,  de  retour  à  Genève, 
j'entendis,  en  passant  à  Coutance,  de  petites  filles 
me  crier  à  demi-voix  :  Goton  tic-tac  Rousseau. 

C'étoit  en  vérité  une  singulieie  personne  que 
cette  petite  Mlle.  Goton.  Sans  être  belle  ,  elle  avoit 
une  figure  difficile  .à  oublier,  et  que  je  me  rappelle 
encore ,  souvent  beaucoup  trop  pour  un  vieux  fou. 
Ses  yeux  sur-tout  n'étoient  pas  de  son  âge ,  ni  sa 
taille ,  ni  son  maintien.  Elle  avoit  un  petit  air  impo- 
sant et  fier ,  très  propre  à  son  rôie ,  et  qui  en  avoit 
occasionné  la  première  idée  entre  nous.  Mais  ce 
qu'elle  avoit  de  bizarre  étoit  un  mélange  d'audace  et 
de  réserve  difficile  à  concevoir.  Elle  se  permettoit 
avec  moi  les  plus  grandes  privautés  sans  jamais  m'en 
permettre  aucune  avec  elle  ;  elle  me  traitoit  exacte- 
ment en  enfant  :  ce  qui  me  fait  croire  qu'elle  avoit 
déjà  cessé  de  l'être,  ou  qu'au  contraire  elle  l'étoit 
encore  assez  elle-même  pour  ne  voir  qu'un  jeu  dans 
le  péril  auquel  elle  s'exposoit. 

.T'étois  tout  entier ,  pour  ainsi  dire  ,  à  chacune  de 
ces  deux  personnes, et  si  parfaitement, qu'avecaucune 
des  deux  il  ne  m'arrivoit  jamais  de  .songer  à  l'autre. 
Mais  du  reste  rien  de  semblable  en  ce  qu'elles  me 
fuisoient  éprouver.  J'aurois  passé  ma  vie  entière 
avec  mademoiselle  de  "Vulson  saus  songera  la  quit- 
ter; mais  ,  en  l'itbordant  ,nift  joie  étoit  tranquille  et 


PARTIE  I,  LIVRE    I.  4» 

n'alloit  pas  à  l'émotion.  Je  l'ai  m  ois  sur-tout  eu 
grande  compagnie;  les  plaisanteries,  les  agaceries, 
les  jalousies  même,  m'attachoient ,  m'intéressoient  : 
je  trioiupbois  avec  orgueil  de  ses  préférences  près 
des  grands  rivaux  qu'elle  paroissoit  maltraiter.  J'é- 
tois  tourmenté,  mais  j'aimois  ce  tourment.  Les  ap- 
plaudissements, les  encouragements,  les  ris,  m'é- 
cbauffoient,  ra'animoient.  J'avois  des  emportements, 
des  saillies;  j'étois  transporté  d'amour  dans  un  cer- 
cle. Tète-à-tête  j'aurois  été  contraint,  froid,  peut- 
être  ennuyé.  Cependant  je  m'intéressois  tendrement 
à  elle,  je  souffrois  quand  elle  étoit  malade  :  j'aurois 
donné  ma  santé  pour  rétablir  la  sienne;  et  notez  que 
je  savois  très  bien  par  expérience  ce  que  c'étoit  que 
maladie,  et  ce  que  c'étoit  que  santé.  Absent  d'elle, 
j'y  pensois,  elle  me  manquoit  :  présent,  ses  caresses 
m'étoient  douces  au  cœur,  non  aux  sens.  J'étois  im- 
punément familier  avec  elle  :  mon  imagination  ne 
me  demandoit  quece  qu'elle  m'accordoit  ;  cependant 
je  ne  pouvois  supporter  de  lui  en  voir  faire  autant  à 
d'autres.  Je  l'aimois  en  frère;  mais  j'en  étois  jaloux 
•n  amant. 

Je  l'eusse  été  de  mademoiselle  Goton  en  Turc ,  en 
rn.ri.eux,  en  tigre, si  j'avois  seulement  imaginé  qu'elle 
pût  faire  à  un  autre  le  même  traitement  qu'elle  m'ac- 
cordoit; car  cela  même  étoit  une  grâce  qu'il  falloit 
demander  à  genoux.  J'abordois  mademoiselle  de 
Vulson  avec  un  plaisir  très  vif,  mais  sans  trouble; 
au  lieu  qu'en  voyant  seulement  mademoiselle  Go- 
ton ,  je  ne  voyois  plus  rien ,  tous  mes  sens  étoient 
bouleversés.  J'étois  familier  avec  la  première  ,  sans 
avoir  de  familiarités;  au  contraire  j'étois  aussi  trem- 

u»  confus,  z.  4 


42  LES    CONFESSIONS, 

blant  qu'agité  devant  la  seconde,  même  au  fort  des 
plus  grandes  familiarités.  Je  crois  que  si  j'avois 
resté  trop  long-temps  avec  elle  je  n'aurois  pu  vivre  ; 
les  palpitations  m'auroient  étouffé.  Je  craignois 
également  de  leur  déplaire  ,  mais  j'étois  plus  com- 
plaisant pour  l'une  et  plus  obéissant  pour  l'antre. 
Pour  rien  au  monde  je  n'aurois  voulu  fâcher  ma- 
demoiselle dé  Vulson;  mais  si  mademoiselle  Gotoa 
m'eût  ordonné  de  me  jeter  dans  les  flammes,  je  crois 
qu'à  l'instant  j'aurois  obéi. 

Mes  amours  ou  plutôt  mes  rendez -vous  avec 
celle-ci  durèrent  peu,  très  heureusement  pour  elle 
et  pour  moi.  Quoique  mes  liaisons  avec  mademoi- 
selle de  Yulsonn'eussentpas  le  même  danger, elles  ne 
laissèrent  pas  d'avoir  aussi  leur  catastrophe,  après 
avoir  un  peu  plus  long-temps  duré.  Les  fins  de  tout 
cela  dévoient  toujours  avoir  l'air  un  peu  romanes- 
que et  donner  prise  aux  exclamations.  Quoique  mon 
commerce  avec  mademoiselle  de  Vulson  fût  moins 
vif,  il  étoit  plus  attachant  peut-être.  Nos  sépara» 
tions  ne  se  (assoient  jamais  sans  larmes,  et  il  est 
sin  ulier  dans  quel  vuide  accablant  je  me  sentois 
plongé  après  l'avoir  quittée.  .le  ne  pouvois  parler 
que  délie  ,  ni  penser  qu'à  elle;  mes  regrets  étoient 
vrais  ei  vifs  :  mais  je  crois  qu'au  fond  ces  héroïques 
regreîr  n'étoient  pas  tous  pour  elle,  et  que,  sans 
que  j«  m'en  appercusse,  les  amusements  dont  elle 
étoit  'c  rentre  y  avoiejlî  leur  bonne  (art.  Pour  tem- 
pérer les  douleurs  de  l'absence,  nous  nous  écrivions 
des  lettres  d'un  pathétique  à  fendre  les  rochers.  En- 
lin  j'eus  la  gloire  qu'elle  n'y  put  plus  tenir,  et  qu'elle 
vint  me  voir  à  Genève.  Pour  le  coup  ,  la  tête  acheva 


PARTIE   I,  LIVRE   I.  43 

Ue  me  tourner:  je  fus  ivre  et  fou  les  deux  jours 
qu'elle  y  resta.  Quand  elle  partit,  je  voulois  me 
jeter  à  l'eau  après  elle  ,  et  je  lis  long-temps  reientir 
l'air  de  mes  cris.  Huit  jours  après,  elle  m'en^na 
des  bonbons  et  des  gants  :  ce  qui  m'eût  paru  fort 
galant,  si  je  n'eusse  appris  en  même  temps  qu'elle 
•toit  mariée,  et  que  ce  voyage,  dont  il  lui  avoit  plu. 
de  nie  faire  honneur,  étoit  pour  aeueter  ses  habits 
de  noces.  Je  ne  décrirai  pas  ma  fureur:  elle  se  con- 
çoit. Je  jurai  dans  mon  noble  courroux  de  ne  pins 
revoir  la  perfide,  n'imaginant  pas  pour  elle  de  plus 
terrible  punition.  Elle  n'en  mourut  pas  cependant  : 
car  vingt  aus  après  ,  étant  allé  voir  mon  père,  et  me 
promenant  avec  lui  sur  le  lac,  je  demandai  qui 
étoient  des  dames  que  je  voyois  dans  un  bateau  peu 
loin  du  nôtre.  Comment!  me  dit  mon  père  en  sou- 
riant ,  le  cœur  ne  te  le  dit-il  pas  ?  Ce  sont  tes  an- 
ciennes amours  :  c'est  madame  Cristiu,  c'est  made- 
moiselle de  Yulson.  Je  tressaillis  à  ce  nom  presque 
oublié  ;  mais  je  dis  aux  bateliers  dechauger  de  route  , 
ne  jugeant  pas,  quoique  j'eusse  assez  beau  jeu  pour 
prendre  alors  ma  revanche ,  que  ce  fût  la  peine  d'être 
parjure  ,  et  de  renouveler  une  querelle  de  vingt  ans 
avec  une  lenrme  de  quarante. 

Ainsi  se  perdoit  en  niaiseries  le  plus  précieux 
temps  de  mon  enfance,  avant  qu'on  eût  décidé  de 
ma  destination.  Après  de  longues  délibérations  pour 
suivie  mes  dispositions  naturelles,  on  prit  enfin  le 
parti  pour  lequel  j'en  avois  le  moins,  et  l'on  me 
mit  chez  M.  Masseron  ,  greffier  de  la  ville,  pour 
apprendre  sous  lui,  comme disoit  M.  Bernard, l'utile 
métier  de  grapignan.  Ce  surnom  me  ricplaisdil  son- 


44  LES  CONFESSIONS, 

verainement  ;  l'espoir  de  gagner  force  écus  par  une 
voie  ignoble  flattoit  peu  mon  humeur  hautaine; 
l'occupation  me  paroissoit  ennuyeuse,  insupporta- 
ble ;  l'assiduité  ,  l'assujettissement,  achevèrent  de 
m'en  rebuter;  et  je  n'entrois  jamais  au  greffe  qu'avec 
une  secrète  horreur  qui  croissoit  de  jour  en  jour. 
M.  Masseron,  de  son  côté,  peu  content  de  moi ,  me 
traitoit  avec  mépris,  me  reprochant  sans  cesse  mon 
engourdissement ,  ma  bêtise  ,  me  répétant  tous  les 
jours  que  mon  oncle  l'avoit  assuré  que  je  savois,  que 
je  savor's,  tandis  que  dans  le  vrai  je  ne  savois  rien  ; 
qu'il  lui  avoit  promis  un  joli  garçon,  et  qu'il  ne  lui 
avoit  donné  qu'un  âne.  Enfin  je  fus  renvoyé  du  greffe 
ignominieusement  pour  mon  ineptie,  et  il  fut  pn> 
nonce  par  les  clerrs  de  M.  Masseron  que  je  n'étois 
bon  qu'à  mener  la  lime. 

Ma  vocation  ainsi  déterminée ,  je  fus  mis  en  ap- 
prenîissage ,  non  toutefois  chez  un  horloger,  mais 
chez  un  graveur.  Les  dédains  du  greffier  m'avoient 
extrêmement  humilié,  et  j'obéis  sans  murmure.  Mon 
maître  ,  appelé  M.  Ducommun ,  étoit  un  jeune  hom- 
me rustre  et  violent ,  qui  vint  à  bout  en  très  peu  de 
temps  de  ternir  tout  l'éclat  de  mou  enfance,  d'abru- 
tir mon  caractère  aimant  et  vif,  et  de  me  réduire 
par  l'esprit,  comme  je  l'étois  par  la  fortune  ,  à  mon 
véritable  état  d'apprenti.  Mon  latin,  mes  antiquités, 
mon  histoire,  tout  lut  pour  long-temps  oublié  ;  je 
ne  me  souvenois  pas  même  qu'il  y  eut  eu  des  Ro- 
mains au  monde.  Mon  père,  quand  je  l'allois  voir, 
ne  trouvoit  plus  en  moi  son  idole  :  je  n'étois  plus 
pour  les  dames  le  galant  Jean-Jacques  ;  et  je  sentois 
si  bien  moi-même  que  M.  et  mademoiselle  Lamber- 


PARTIE    I,    LIVRE    I.  45 

cier  n'auroient  plus  reconnu  eu  moi  leur  élevé,  que 
j'eus  bonté  de  me  représenter  à  eux  ,  et  ne  lésai  plus 
revus  depuis  lor-«.  Les  goûts  les  plus  vils,  la  plus 
basse  polissonnerie ,  succédèrent  à  mes  aimables 
amusements ,  sans  m'en  laisser  même  la  moindre 
idée;  Il  faut  que,  malgré  l'éducation  la  plus  hon- 
nèie,  j'eusse  un  grand  penchant  à  dégénérer;  car 
cela  se  fit  très  rapidement ,  sans  la  moindre  peine  ; 
et  jamais  César  .>i  prtcooe  ne  devint  si  promptement 

1      I        jH. 

Le  métier  ne  me  déplaisoit  pas  en  lui-même  ;  j'a- 
vois  un  goût  vit  pour  le  dessin:  le  jeu  du  buriu 
ni'amosoit  assez;  et  comme  le  taleut  du  graveur  pour 
l'horlogerie  est  très  borué .  j'avois  l'espoir  d'en  at- 
teindre la  perfection.  J'y  se roi-  parvenu  peut-être, 
si  la  brutali'é  de  mon  maître  et  la  gêue  excessive  ue 
m'avoient  nbnté  du  travail.  Je  loi  dérobois  mon 
temps,  pour  remployer  en  occupations  du  même 
genre,  mais  qui  avoient  pour  moi  l'attrait  de  la 
liberté.  Je  gravois  des  espèces  de  médailles  pour 
nous  servir,  à  mes  camarades  et  à  moi,  d'oidre  de 
euevalerie.  Mon  maître  me  surprit  à  ce  travail  de 
contrebande,  et  me  roua  de  coups,  disant  que  je 
m'exercois  à  faire  de  la  fausse  inonuoie,  parceque 
nos  médailles  avoient  les  armes  de  la  république.  Je 
puis  bien  jurer  que  je  n'a  vois  aucune  idée  de  la 
fausse  monnoie,  et  très  peu  de  la  véritable.  Je  savois 
mieux  comment  se  Jaisoient  les  as  romains  que  nos 
piei  e>  de  trois  sous. 

La  tyraunie  de  mou  maître  finit  par  me  rendre  in- 
supportable le  travail  que  j'aurois  aimé,  et  par  me 
donner  des  vices  que  "aurois  hais  ,  tels  que  le  meu- 


46  LES   CONFESSIONS. 

songe ,  la  fainéantise ,  le  vol.  Rien  ne  m'a  mieux  ap- 
pris la  différence  qn'il  y  a  de  la  dépendance  filiale  à 
l'esclavage  servile  ,  que  le  souvenir  des  changements 
que  produisit  en  moi  cette  époque.  Naturellement 
timide  et  honteux,  je  n'eus  jamais  plus  d'éloigne- 
ment  pour  aucun  défaut  que  pour  l'effronterie  ;  mais 
j'avois  joui  d'une  liberté  honnête  qui  seulement 
s'étoit  restreinte  jusques-là  par  degrés  ,  et  s'évanouit 
enfin  tont-à-fait.  J'étois  hardi  chez  mon  père  ,  lihre 
chez  M.  Lambercier,  discret  chez  mon  oncle;  je  devins 
craintif  chez  mon  maître ,  et  dès-lors  je  fus  un  enfant 
perdu.  Accoutumé  à  une  égalité  parfaite  avec  mes 
supérieurs  dans  la  manière  de  vivre ,  à  ne  pas  con- 
noitre  un  plaisir  qui  ne  fut  à  ma  portée,  à  ne  pas 
voir  un  mets  dont  je  n'eusse  ma  part,  à  n'avoir  pas 
un  désir  que  je  ne  témoignasse  ,  à  mettre  enfin  tous 
les  mouvements  de  mon  cœur  sur  mes  lèvres  ;  qu'on 
juge  de  ce  que  je  dus  devenir  dans  une  maison  où  je 
n'osois  pas  ouvrir  la  bouche;  où  il  falloit  sortir  de 
table  au  tiers  du  repas  ,  et  de  la  chambre  aussitôt 
que  ;e  n'y  avois  rien  à  faire  ;  où,  sans  cesse  enchaîné 
a  mon  travail ,  je  ne  voyois  qu'objets  de  jouissance 
pour  d'autres  et  de  privations  pour  moi  seul  ;  où 
l'image  de  la  liberté  du  maître  et  des  compagnons 
augmentoit  le  poids  de  mon  assujettissement;  où, 
dans  les  disputes  sur  ce  que  je  savois  le  mieux ,  je 
n'osois  ouvrir  la  bouche  ;  où  tout  enfin  ce  que  je 
vovois  devenoit  pour  mon  cœur  un  objet  de  con- 
voitise .  uniquement  parceque  j'étois  privé  de  tout. 
Adieu  l'aisance,  la  gaieté,  les  mots  heureux  qui  ja- 
dis souvent  dans  mes  fautes  m'avoient  fait  échapper 


PARTIE    I,    LIVRE    I.  4? 

an  châtiment.  Je  ne  puis  nie  rappeler  sans  rire  qu'un 
soir  chez  mon  père,  étant  condamné  pour  quelque 
espièglerie  à  m'aller  coucher  sans  souper,  et  passant 
par  la  cuisine  avec  mon  triste  morceau  de  pain,  je 
vis  et  flairai  le  rôti  tournant  à  la  broche.  On  étoit 
autour  du  ïeu  ;  il  fallut  en  passant  saluer  tout  le 
mou  !e.  Quand  la  ronde  fut  faite  ,  lorgnant  du  coin 
de  l'œil  ce  rôti  qui  avoit  si  bonne  mine  et  qui  sen- 
loit  si  bon,  je  ne  pus  m 'abstenir  de  lui  faire  aussi  la 
révérence,  et  de  lui  dire  d'un  ton  piteux:  Adieu, 
rôti.  Cet  .e  saii  ie  de  naïveté  parut  si  plaisante  qu'on 
me  fît  rester  à  souper.  Peut-être  eùt-elle  eu  le  même 
bonheur  chez  mon  maître  :  mais  il  est  sûr  qu'elle 
ne  ii  y  seroit  pas  venue,  ou  que  je  n'aurois  osé  m'y 
livrer. 

Voilà  comment  j'appris  à  convoiter  en  silence,  à 
me  cacher,  à  dissimuler,  à  mentir,  et  à  dérober  en- 
iiu  ;  fantaisie  qu^  jusqu'alors,  ne  m'étoit  pas  venue , 
et  dont  je  n'ai  pu  depuis  lors  bien  me  guérir.  La 
convoi  lise  et  l'impuissance  mènent  toujours  là.  Voilà 
pourquoi  tous  les  laquais  sout  frippons  ,  et  pourquoi 
tous  les  apprentis  doivent  l'être  ;  mais  dans  un  état 
égal  et  tranquille,  ou  tout  ce  qu'ils  voient  est  à  leur 
portée,  ces  derniers  perdent  en  grandissant  ce  hon- 
teux penchant.  N'ayant  pas  eu  le  même  avantage, 
je  n'en  a«  pu  tirer  ie  même  profit. 

Ce  sont  presque  toujours  de  bons  sentiments  mal 
dirigea  >,ui  font  taire  aux  enfants  le  premier  pas  vers 
le  mal.  Malgré  les  privations  et  les  tentations  conti- 
nuelles, j'avais  demeure  près  d'un  an  chez  mon  maî- 
tre sans  pouvoir  me  résoudre  à  rien  prendre,  pas 


48  LES  CONFESSIONS, 

mêrue  des  choses  à  manger:  mon  premier  vol  fut 
une  affaire  de  complaisance  ;  niais  il  ouvrit  la  porte, 
à  d'autres  ,  qui  n'avoient  pas  uue  si  louable  fin. 

Il  y  avoit  chez  mon  maître  un  compagnon  appelé 
M.  Verrat,  dont  la  maison ,  dans  le  voisinage  ,  avoit 
un  jardin  assez  éloigné  qui  produisoit  de  belles  as- 
perges :  il  prit  envie  à  M.  Terrât,  qui  n'a  voit  pas 
beaucoup  d'argent,  de  voler  à  sa  mère  des  asperges 
dans  leur  primeur ,  et  de  les  vendre  pour  faire  quel- 
ques bons  déjeunes.  Comme  il  n'étoit  pas  fort  in- 
gambe et  qu'il  ne  vouloit  pas  s'exposer  lui-même, il 
me  choisit  pour  cette  expédition.  Après  quelques 
cajoleries  préliminaires  ,  qui  me  gagnèrent  d'autant 
mieux  que  je  n'eu  voyois  pas  le  but,  il  me  la  pro- 
posa comme  une  idée  qui  lui  venoit  sur-le-cnamp. 
Je  disputai  beaucoup  ,  il  insista  :  je  n'ai  jamais  pu 
résister  aux  caresses  •.  je  me  rendis.  J'allois  tous  les 
matins  moissonner  les  plus  belles  asperges  :  je  les 
portois  au  Mo  lard .  où  quelque  bocue  femme,  qui 
voyoil  que  je  venois  de  les  voler,  me  le  disoit  pour 
les  avoir  à  meilleur  compte.  Dans  ma  frayeur  je 
prenois  ce  qu'eue  vouloit  bien  me  donner:  je  le 
portois  à  M.  Verrat.  Cela  se  ehangeoit  promptenient 
en  un  déjeuné  dont  j'étois  le  pourvoyeur,  et  qu'il 
partageoit  avec  un  autre  camar  ide;  car,  pour  moi  , 
très  content  d'en  avoir  quelque  br.be,  je  ne  tou- 
chois  pas  même  a  leur  vin. 

Ce  petit  manège  dura  plusieurs  jours  sans  qu'il 
me  vînt  même  à  l'esprit  de  voler  le  voleur,  et  de 
dîmer  sur  M.  Verrat  le  produit  de  ses  asperges  :  j'e>:é- 
cutois  ma  fripponnerie  avec  U  plus  grande  hdélité  ; 
mon  seul  motif  étoit  de  complaire  à  celui  qui  me  la 


PARTIE   I,   LIVRE   I.  49 

faisoit  faire.  Cependant  si  j'ensse  été  surpris,  que 
de  coups,  que  d'injures,  quels  traitements  cruels 
n'eussé-je  point  essuyés ,  tandis  que  le  misérable ,  en 
me  démentant ,  eût  été  cru  sur  sa  parole ,  et  moi  dou- 
blement puni  pour  avoir  osé  le  charger,  attendu 
qu'il  étoit  compagnon,  et  que  je  n'étois  qu'ap- 
prenti !  Voilà  comment  en  tout  état  le  fort  coupable 
se  sauve  aux  dépens  du  foible  innocent. 

J'appris  ainsi  qu'il  n'étoit  pas  si  terrible  de  voler 
que  je  l'avois  cru,  et  je  tirai  bientôt  si  bon  parti  de 
ma  science  ,  que  rien  de  ce  que  je  convoitois  n'étoit 
à  ma  portée  en  sûreté.  Je  n'étois  pas  absolument 
mal  nourri  chez  mon  maître ,  et  la  sobriété  ne  m'étoit 
pénible  qu'en  la  lui  voyant  si  mal  garder  :  l'usage 
de  faire  sortir  de  laide  les  jeunes  gens  quand  on  y 
sert  ce  qui  les  tente  le  plus  me  paroit  très  bien  en- 
tendu pour  les  rendre  aussi  friands  que  frippons.  Je 
devins  en  peu  de  temps  l'un  et  l'autre,  et  je  m'en 
trouvois  fort  bien  pour  l'ordinaire,  quelquefois 
fort  mal  quand  j'étois  surpris. 

Un  souvenir  qui  me  fait  frémir  encore  et  rire 
tout  à  la  fois  est  celui  d'une  ebasse  aux  pommes  qui 
me  coûta  cher.  Ces  pommes  étoient  au  fond  d'une 
dépense  qui ,  par  une  jalousie  élevée,  recevoit  du 
jour  de  la  cuisine.  Un  jour  que  j'étois  seul  dans  la 
maison,  je  montai  sur  la  mai  pour  regarder  dans  le 
jardin  des  Hespérides  ce  précieux  fruit  dont  je  ne 
pouvois  approcher.  J'allai  chercher  la  broche  pour 
voir  si  elle  y  pourroit  atteindre  ;  elle  etoit  trop  cour- 
te :  je  l'alongeai  par  une  autre  petite  broche  qui 
servoit  pour  le  menu  gibier,  camion  maître  aimoit 
la  chasse.  J  e  piquai  plusieurs  fois  sans  succès  :  enha 


5o  LES   CONFESSIONS, 

je  sentis  avec  transport  quej'amenuis  une  pomme. 
Je  tirai  très  doucement:  déjà  la  pomme  touchoit  a 
la  jalousie;  j'étois  prêt  à  lasaisir.  Qui  dira  ma  dou- 
leur? La  pomme  étoit  trop  grosse;  elle  ne  put  pas- 
ser par  le  trou.  Que  d'inventions  je  mis  en  usage 
pour  la  tirer!  Il  fallut  trouver  des  supports  pour 
tenir  la  broche  en  état ,  un  couteau  assez  long  pour 
fendre  la  pomme  ,  une  latte  pour  la  soutenir.  A 
force  d'adresse  et  de  temps  je  parvins  à  la  partager, 
espérant  tirer  ensuite  les  pièces  Lune  après  l'autre  : 
mais  à  peine  furent-elles  séparées  qu'elles  tombèrent 
toutes  deux  dans  la  dépense.  Lecteur  pitoyable, 
partagez  mon  affliction! 

Je  ne  perdis  point  courage,  mais  j'avois  perdu 
beaucoup  de  temps:  je  craignois  d'être  surpris;  je 
renvoie  au  lendemain  une  tentative  plus  heureuse  , 
et  je  me  remets  à  l'ouvrage  tout  aussi  tranquille- 
ment que  si  je  n'avois  rien  fait,  sans  songer  aux 
deux  témoins  indiscrets  qui  deposoient  contre  moi 
dans  la  dépense. 

Le  lendemain  retrouvant  l'occasion  belle  ,  je  tente 
un  nonvel  essai  :  je  monte  sur  mes  tréteaux,  j'alonge 
la  broche,  je  l'ajuste,  j'étois  prêt  à  piquer...  Mal- 
heureusement le  dragon  ne  dormoit  pas.  Tout-à- 
coup  la  porte  de  la  dépense  s'ouvre  :  mon  maître  en 
sort,  croise  les  bras  ,  me  regarde,  et  me  dit:  Cou- 
rage!... La  plume  me  tombe  des  mains. 

Bientôt,  à  force  d'essuyer  de  mauvais  traitements, 
j'y  devins  moins  sensible  :  ils  me  parurent  enfin  une 
sorte  de  compensation  du  vol,  qui  me  mettoit  en 
droit  de  le  continuer.  Au  lieu  de  tourner  les  yeux 
en  arrière  et  de  regarder  la  punition,  je  les  portois 


PARTIE   I,    LIVRE   I.  5i 

en  avant  et  je  regardois  la  vengeance:  je  juge-ûs 
que  me  battre  comme  frippon  c'était  m'autorùei  k 

l'être;  je  trouvois  que  voler  et  être  battu  alloient  en- 
semble ,  et  eonstituoieut  en  quelque  sorte  un  <  M. 
et  qu'en  remplissant  la  partie  de  cet  état  qui  dépen- 
doit  de  moi ,  je  pouvois  laisser  le  soin  de  l'autre  à 
mon  maître.  Sur  cette  idée  je  me  mis  à  voler  plus 
tranquillement  qu'auparavant:  je  me  disois:  Qu'en 
arrivera-t-il  en'in?  Je  serai  battu.  Soit:  je  suis  fait 
pour  l'être. 

J 'aime  à  manger  ,  sans  être  avide  :  je  suis  sensuel , 
et  non  pas  gourmand  ;  trop  d'autres  goûts  me  dis- 
traisent  de  celui-là.  Je  ne  me  snis  jamais  occupé  de 
ma  bouebe  que  quand  mon  cœur  étoit  oisif;  et  cela 
m'est  si  rarement  arrivé  dans  ma  vie,  qne  je  n'ai 
guère  en  le  temps  de  songer  aux  bons  morceaux. 
Voilà  pourquoi  je  ne  bornai  pas  long-temps  ma  frip- 
pounerie  au  comestible:  je  l'étendis  bieutôt  à  tout 
ce  qui  me  tentoit  ;  et  si  je  ne  devins  pas  nn  voleur 
en  forme  .  c'est  que  je  n  ai  jamais  été  beaucoup  tenté 
d'argent.  Dans  le  cabinet  commun  mon  maître  avoit 
un  autre  cabinet  à  part,  qui  fermoit  à  clef  :  je  trou- 
vai le  moyen  d'en  ouvrir  la  porte  et  de  la  refermer 
sans  qu'il  y  parût.  Là  je  mettois  à  contribution  ses 
bons  outils,  ses  meilleurs  dessins,  ses  empreintes, 
tout  ce  qui  me  faisoit  envie  ,  et  qu'il  affectoit  d'éloi- 
gner de  moi:  dans  le  fond,  ces  vols  étoient  bien 
innoceuti,  puisqu'ils  n'étoient  faits  que  [tour  être 
employés  à  son  service  ;  mais  j'étois  transporté  de 
joie  d'avoir  ces  bagatelles  en  mon  pouvoir;  je  croyois 
voler  le  talent  avec  ses  productions.  Au  reste,  il  y 
avoit  dans  des  boîtes  des  recoupes  d'or  et  d'argent, 


5*  LES   CONFESSIONS, 

de  petits  bijoux  ,  des  pièces  de  prix  ,  de  la  monnoie: 
quand  j'avois  quatre  ou  cinq  sous  dans  ma  poche , 
c'étoit  beaucoup  :  cependant ,  loin  de  toucher  à  rien 
de  tout  cela ,  je  ne  me  souviens  r>as  même  d'y  avoir 
jeté  de  ma  vie  un  regard  de  convoitise  ;  je  le  voyois 
avec  plus  d'effroi  que  de  plaisir.  Je  crois  bien  que 
cette  horreur  du  vol  de  l'argent  et  de  ce  qui  en  pro- 
duit me  venoit  en  grande  partie  de  l'éducation:  il 
se  mèloit  à  cela  des  idées  secreles  d'infamie  ,  de  pri- 
son, de  châtiment,  de  potence,  qui  m'auroient  fait 
frémir,  si  j'avois  été  tenté;  au  lieu  que  mes  tours 
ne  me  sernhloient  que  des  espiègleries,  et  n'étoieht 
pas  autre  chose  en  effet.  Tout  cela  ne  pouvoit  va- 
loir que  d'être  bien  étrillé  par  mon  maître;  et,  d'a- 
vance, je  m'airangeois  là-dessus. 

Mais ,  encore  une  fois  ,  je  ne  convoitois  pas  même 
assez  pour  avoir  à  m'abstenir  :  je  ne  sentois  rien  à 
combattre.  Une  seule  feuille  de  beau  papier  à  dessi- 
ner me  tentoit  pins  que  l'argent  pour  en  acheter 
une  rame.  Cette  bizarrerie  tient  à  une  des  singula- 
rités de  mon  caractère  :  elle  a  eu  tant  d'influence  sur 
ma  conduite,  qu'il  importe  de  l'expliquer. 

J'ai  des  passions  très  ardentes,  et,  tandis  qu'elle» 
m'agitent,  rien  n'égale  mon  impétuosité;  je  ne  con- 
nois  plus  ni  ménagement ,  ni  respect ,  ni  crainte  ,  ni 
bienséance  ;  je  suis  cynique,  effronté  ,  violent  ,  in- 
trépide ;  il  n'y  a  ni  honte  qui  m'arrête,  ni  danger 
qui  m'effraie;  hors  le  seul  objet  qui  m'occupe,  l'u- 
nivers n'est  plus  rien  pour  moi.  Mais  tout  cela  ne 
dure  qu'un  moment  ,  et  le  moment  qui  suit  me  jette 
dans  l'anéantissement.  Prenez-moi  dans  le  calme ,  je" 
suis  l'indolence  et  la  timidité  même:  tout  m'effa- 


PARTIE  I,    LIVRE    I.  53 

rouche,  toat  me  rebute,  une  mouche  en  volant  uie 
fait  peur;  un  mot  à  dire  ,  un  geste  à  faire  épouvante 
ma  paresse  ;  la  crainte  et  la  honte  me  subjuguent  à 
tel  point,  que  je  voudrois  m'éc'ipser  aux  yeux  de 
tous  les  mortels.  S'il  faut  agir,  je  ne  sais  que  faire  ; 
s'il  faut  parler,  je  ne  sais  que  dire;  si  l'on  me  re- 
garde, je  suis  décontenancé.  Quand  je  me  passion- 
ne, je  sais  trouver  quelquefois  ce  que  j'ai  à  dire; 
mais  dans  les  entretiens  ordinaires  je  ne  trouve 
rien  ,  rien  du  tout  :  ils  me  sont  insupportables  par 
cela  seul  que  je  suis  obligé  de  parler. 

Ajoutez  qu'aucun  de  mes  goûts  dominants  r.e 
consiste  en  choses  qui  s'achètent.  Il  ne  me  faut  que 
des  plaisirs  purs,  et  l'argent  les  empoisonne  tous. 
J'aime,  par  exemple,  ceux  de  la  table;  mais  ne 
pouvant  souifrir  ni  la  gène  de  la  bonne  compagnie 
ni  la  eranule  du  cabaret,  je  ne  puis  les  goûter  qu'a- 
vec un  ami  ,  car  ,  seul ,  cela  ne  m'est  pas  possible  : 
mon  imagination  s'occupe  alors  d'autre  chose,  et 
je  n'ai  pas  le  plaisir  de  manger.  Si  mon  sang  allumé 
me  demande  des  femmes .  mon  cœur  ému  me  de- 
mande encoie  plus  de  l'amour.  Des  femmes  à  prix 
d'argent  perdroient  pour  moi  tous  leurs  charmes; 
je  doute  même  s'il  seroit  en  moi  d'en  proiiter.  Il  en 
est  ainsi  de  tous  les  pl.iis.rs  à  ma  portée:  s'ils  ne 
sont  gratuits,  je  les  trouve  insipides.  J'aime  lei 
seuls  biens  qui  ne  sont  à  personne  qu'au  premier 
qui  sait  les  goûter. 

Jamais  l'aigent  ne  »e  parut  une  cho.-e  aussi  pré- 
cieuse qu'on  ia  trouve.  Bien  plus,  il  ne  m'a  même 
jamais  paru  iort  commode;  il  n'est  bou  à  rien  par 
lui-iiicm'-  ;  il  faut  le  transformer  pour  en  jouir;  il 

LES    COffFKSS.     i.  S 


64  LES   C0NFESSI0N5. 

faut  acheter,  marchander,  souvent  être  dupe,  bien 
paver ,  être  mal  servi.  Je  vondrois  une  chose  bonne 
dans  sa  qualité;  avec  mon  argent  je  Suis  sùrde  l'avoir 
mauvaise,  J'achète  cher  un  œuf  trais,  il  est  vieux  : 
un  beau  fruit,  il  est  verd;  une  fille ,  elle  est  gâtée- 
J'aime  le  bon  vin;  mais  où  en  prendre?  chez  un 
marchand  de  vin  ?  Comme  que  je  fasse  ,  il  m'empoi- 
sonnera. Veux-je  absolument  être  iien  servi?  Que 
de  soins  !  que  d'embarras!  avoir  des  amis  ,  des  cor- 
respondants, donner  des  commissions,  écrire,  al- 
ler, venir  ,  attendre  ,  et  souvent  au  bout  être  encore 
trompé  !  Que  de  peine  avec  mon  argent  !  je  la  crains 
pins  que  je  n'aime  le  bon  vin. 

Mille  fois  durant  mon  apprentissage  et  depuis  , 
je  suis  sorti  dans  le  dessein  d'acheter  quelques  frian- 
dises. J'approche  de  la  boutique  d'un  pâtissier, 
j'appercois  des  femmes  au  comptoir;  je  crois  déjà 
les  voir  rire  et  se  moquer  du  petit  gourmand.  Je 
passe  devant  une  fruitière ,  je  lorgne  du  coin  de 
l'œil  de  belles  poires,  leur  parfum  me  tente;  denx. 
ou  trois  jeunes  gens  tout  près  de  ià  me  regaideut  ; 
un  homme  qui  me  connoît  est  devant  sa  boutique  - 
je  vois  de  loin  venir  une  fille  ,  n'est-ce  point  la  ser- 
vante de  la  maison?  Ma  vue  courte  me  làii  mille  il- 
lusions. Je  prends  tous  ceux  qui  passent  pour  des 
gens  de  ma  connoissance  :  par-tout  je  suis  intimidé  , 
retenu  par  quelque  obstacle:  mon  désir  croît  avec 
ma  honte  ,  et  je  rentre  enfin  comme  un  sot ,  dévoré 
de  convoitise ,  ayant  dans  ma  poche  de  quoi  la  satis- 
faire ,  et  n'ayant  osé  rien  acheter. 

Jentrerois  dans  les  plus  insipides  détails  ,  si  je 
suivois  dans  l'emploi  de  mon  argent ,  soit  par  moi, 


PARTIE   I,    LIVRE    I.  55 

toit  par  d'autres  ,  l'embarras  ,  la  honte  ,  la  répugnan- 
ce, les  inconvénients,  les  dégoûts  de  toute  espèce  , 
que  j'ai  toujours  éprouvés.  A  mesure  qu'avançant 
dans  ma  vie  le  lecteur  prendra  connoissauce  de  mon 
humeur,  il  sentira  tout  cela  sans  que  je  m'appesan- 
tisse à  le  lui  dire. 

Gela  compris,  on  comprendra  sans  peine  une  de 
mes  prétendues  contradictions;  celle  d'allier  une 
avarice  presque  sordide  avec  le  plus  grand  mépris 
pour  L'argent.  C'est  un  meuble  pour  moi  si  peu 
commode,  que  je  ne  m'avise  pas  même  de  désirer 
celui  que  je  n'ai  pas  ,et  que  quandj'en  ai  je  le  garde 
long-temps,  si  je  puis,  sans  le  dépenser,  faute  de 
savoir  l'employer  à  ma  fantaisie  ;  mais  l'occasion 
commode  et  agréable  se  présente-t-elle  ?  j'en  profite 
si  bien  que  ma  bourse  se  vuide  avant  que  je  m'en 
sois  appercu.  Dm  reste ,  ne  cherchez  pas  en  moi  le 
tic  des  avares  ,  celui  de  dépenser  pour  l'ostenta- 
tion ;  tout  au  contraire ,  je  dépense  en  secret  et  pour 
le  plaisir  :  loin  de  me  faire  gioire  de  dépenser,  je 
m'en  cache.  Je  sens  si  bien  que  l'argent  n'est  pas  à 
mon  usage  ,  que  je  suis  presque  honteux  d'en  avoir  , 
encore  plus  de  m'en  servir.  Si  j'avois  eu  jamais  un 
revenu  fixe  et  suffisant  pour  vivre,  je  n'aurois  point 
été  tenté  d'être  avare,  j'en  suis  très  sûr  ;  je  dépen- 
serois  tout  mon  revenu  saus  chercher  à  l'augmenter: 
mais  ma  situation  précaire  me  tient  en  crainte. 
J'adore  la  liberté  :  j'abhorre  la  gène,  la  peine  ,  l'as- 
sujettissement. Tant  que  dure  l'argent  que  j'ai  dans 
ma  bourse  ,  il  assure  mou  indépendance,  il  me  dis- 
pense de  m'intri  'uer  pour  en  trouver  d'autre  ;  né- 
cessité que  j'eus  toujours  en  horreur  :  mais  de  peur 


56  LES  CONFESSIONS, 

de  le  voir  Unir ,  je  le  choie.  L'argent  qu'on  possède 
est  l'instrument  de  la  liberté  ;  celui  qu'on  pourchasse 
est  l'instrument  de  la  servitude.  Voilà  pourquoi  je 
«erre  bien  et  ne  convoite  rien. 

Mon  désintéressement  n'est  donc  que  paresse  ;  le 
plaisir  d'avoir  ne  vaut  pas  la  peine  d'acquérir;  et 
ma  dissipation  n'est  euoore  que  paresse  :  quand  l'oc- 
casion de  dépenser  agréablement  se  présente  ,  on  ne 
peut  trop  la  mettre  à  profit.  Je  suis  moins  tenté  de 
l'argent  que  des  choses  ,  parcequ'entre  l'argent  et  la 
possession  désirée  il  y  a  toujours  un  intermédiaire, 
au  lieu  qu'entre  la  chose  même  et  sa  jouissance  il 
n'y  en  a  point.  Je  vois  la  chose  ,  elle  me  tente;  si 
je  ne  vois  que  le  moyen  de  l'acquérir  ,  il  ne  me  tente 
pas.  J  'ai  donc  été  frippon,  et  quelquefois  je  le  suis 
encore  de  bagatelles  qui  me  tentent  et  que  j'aime 
mieux  prendre  que  demander.  Mais,  petit  ou  grand  , 
je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  pris  de  ma  vie  un  liard 
à  personne,  hors  une  seule  fois,  il  n'y  a  pas  quinze 
ans,  que  je  volai  sept  livres  dix  sous.  L'aventure 
vaut  la  peine  d'être  contée,  car  il  s'y  trouve  un  con- 
cours impayable  d'effronterie  et  de  bêtise  ,  que  j'au- 
rois  peine  moi-même  à  croire  s'il  regardoit  un  autre 
que  moi. 

C'étoit  à  Paris.  Je  me  promenois  avec  M.  de 
Francneil  au  Palais-Royal,  sur  les  cinq  heures.  Il 
tire  sa  montre  ,  la  regarde,  et  me  dit  :  Allons  à  l'o- 
péva.  Je  le  veux  bien.  Nous  allons.  Il  prend  deux 
billets  d  amphithéâtre  ,  m'en  donne  un,  et  passe  le 
premier  avec  l'autre  ;  je  le  suis,  il  entre.  En  entrant 
après  lui,  je  trouve  la  parle  embarrassée.  Je  regar- 
de: je  vois  tout  le  monde  debout,  je  juge  que  je 


PARTIE  I,  LIVRE  I.  57 

pourrai  bien  me  perdre  dans  cette  foule,  on  du 
moins  laisser  supposer  à  M.  de  Francueil  que  j'y 
suis  perdu.  Je  sors,  je  reprends  ma  coutre-marque  » 
puis  mon  argent,  et  je  m'en  vais  ,  sans  songer  qu'à 
peine  avois-je  atteint  la  porte  que  tout  le  monde 
étoit  assis,  et  qu'alors  M.  de  Fraucueil  voyoit  clai- 
rement que  je  n'y  étois  plus. 

Comme  jamais  rien  ne  fut  plus  éloigné  de  mon 
humeur  que  ce  trait-là  ,je  le  note  pour  montrer  qu'il 
y  a  des  moments  d'une  espèce  de  délire  ,  où  il  ne 
faut  point  juger  d'un  homme  par  son  action.  Ce 
n'étoit  pas  précisément  voler  cet  argent;  c'étoit  en 
voler  l'emploi:  moins  c'étoit  un  vol,  plus  c'étoit 
une  infamie. 

.le  ne  linirois  pas  ces  détails  si  je  voulois  suivre 
toutes  les  roules  par  lesquelles  durant  mon  appren- 
tissage je  passai  de  la  sublimité  de  l'héroïsme  à  la 
bassesse  d'un  vaurien.  Cependant  en  prenant  les  vi- 
ces de  mon  état  il  me  fut  impossible  d'en  prendre 
tout-à-fait  les  goûts.  Je  m'ennavois  des  amusements 
de  mes  camarades;  et  quand  ia  trop  grande  gène 
m'eut  aussi  rebuté  du  travail,  je  m'ennuyai  de  tout. 
Cela  me  rendit  le  goût  de  la  le<  lui e que  j'avois perdu 
depuis  long-temps.  Ces  lectures  prises  sur  mon  tra- 
vail devinrent  un  nouveau  crime  qui  m'attira  de 
nouveaux  châtiments.  Ce  goût,  irrite  par  la  con- 
trainte, devint  pas?>ion,  bientôt  fureur.  La  Tribu, 
fameuse  loueuse  de  livres,  in  en  fonrnissoit  de  toute 
espèce.  Bons  et,  mauvais  ,  tout  passoit  ;  je  ne  choi- 
jissois  point  ;  je  lisois  tout  avec  une  égale  avidité. 
Je  lisois  a  rétabli  ,  je  lisois  en  allant  faire  mes  messa- 
ges, je  lisois  à  h  garde-robe  .  et  m'y  oublioli   des 

5. 


58  les  confessions: 

heures  entières;  la  tète  me  tournoit  de  la  lecture;  je 
ne  faisois  plus  que  lire.  Mon  maître  m'épioit,  me 
surprenoit ,  me  battoit .  me  prenoit  mes  livres.  Que 
de  volumes  furent  déchirés,  brûlés  ,  jetés  par  les 
fenêtres!  Que  d'ouvrages  restèrent  dépareillés  chez 
la  Tribu!  Quand  je  n'avois  plus  de  quoi  la  payer, 
je  lui  donnois  mes  chemises ,  mes  cravates  ,  mes  har- 
des  ;  mes  trois  sous  d'étrennes  tous  les  dimanches  lui 
étoient  régulièrement  portés. 

Voilà  donc,  medira-t-on,  l'argent  devenu  néces- 
saire. Il  est  vrai  ;  mais  ce  fut  quand  la  lecture  m'eut 
ôté  toute  activité.  Livré  tout  entier  à  mon  nouveau 
goût ,  je  ne  faisois  plus  que  lire  ;  je  ne  volois  plus. 
C'est  encore  ici  une  de  mes  différences  caractéristi- 
ques. Au  fort  d*nne  certaine  habitude  d'être,  un 
rien  me  distrait,  me  change,  m'attache,  enfin  me 
passionne  ;  et  alors  tout  est  oublié  :  je  ne  songe  plus 
qu'au  nouvel  objet  qui  m'occupe.  Le  cœur  me  bat- 
toit  d'impatience  de  feuilleter  le  nouveau  livre  que 
j'avois  dans  la  poche  ;  je  le  tirois  aussitôt  que  j'étois 
seul ,  et  ne  songeois  plus  à  fouiller  le  cabinet  de  mon 
maître.  J'ai  même  peine  à  croire  que  j'eusse  volé 
quand  même  j'aurois  eu  des  passions  plus  coûteu- 
ses. Borné  au  moment  présent,  il  n'étoit  pas  dans 
mon  tour  d'esprit  de  m'arranger  ainsi  pour  l'avenir. 
La  Tribu  me  faisoit  crédit  ;  les  avances  étoientpetites, 
et  quand  j'avois  empoché  mon  livre  ,  je  ne  songeois 
plus  à  rien.  L'argent  qui  me  venoit  naturellement 
passoit  de  même  à  cette  femme  ;  et  quand  elle  deve- 
noit  pressante ,  rien  n'étoit  plutôt  sous  ma  main 
^ue  mes  propres  effets.  Voler  par  avance  étoit  trop 


PARTIE  I,   LIVRE   I.  5$ 

de  prévoyance ,  et  voler  pour  payer  n'étoit  pas  même 
nue  tentation. 

A  force  de  querelles,  de  coups  ,  de  lectures  dé- 
robées et  mal  choisies  ,  mon  humeur  devint  taci- 
turne, sauvage;  ma  tète  commencoit  à  s'altérer,  et 
je  vivois  en  vrai  loup-garou.  Cependant,  si  mon 
goût  ne  me  préserva  pas  des  livres  plats  et  fades, 
mon  bonheur  me  préserva  des  livres  obscènes  et  li- 
cencieux. Non  que  la  Tribu,  femme  à  tous  égards 
très  accommodante,  se  fit  un  scrupule  de  m'en  prê- 
ter; mais,  pour  les  faire  valoir ,  elle  me  les  nommoit 
avec  un  air  de  mystère  qui  me  forçoit  précisément 
à  les  refuser,  tant  par  dégoût  que  par  honte:  et  le 
hasard  seconda  si  bien  mon  humeur  pudique,  que 
j'avois  plus  de  trente  ans  avant  que  j'eusse  jeté  les 
yeux  sur  aucun  de  ces  dangereux  livres  qu'une  belle 
dame  de  par  le  monde  trouve  incommodes ,  en  ce 
qu'on  ne  les  peut  lire  que  d'une  main. 

En  moius  d'un  an  j'épuisai  la  mince  boutique  de 
la  Tribu,  et  alors  je  me  trouvai  dans  mes  loisirs 
cruellement  désœuvré.- Guéri  de  mes  goûts  d'eafant 
et  de  polisson  par  celui  de  la  lecture,  et  même  par 
mes  lectures,  qui,  bien  que  sans  choix  et  souvent 
mauvaises,  ramenoient  pourtant  mon  cœur  à  des 
sentiments  plus  nobles  que  ceux  que  m'avoit  donnés 
mon  état.  Dégoûté  de  tout  ce  qui  étoit  à  ma  portée, 
et  sentant  trop  loin  de  moi  tout  ce  qui  m'auroit  ten- 
té ,  je  ne  voyois  rien  de  possible  qui  pût  flatter  mon 
cœur.  Mes  sens  émus  depuis  long-temps  me  deman- 
doient  nne  jouissance  dont  je  ne  savois  pas  même 
imaginer  l'objet.  J'étois  aussi  loin  du  véritable  que 


Go  LES  CONFESSIONS. 

si  je  n'avois  point  eu  de  sexe;  et,  déjà  pubère  et 
sensible,  je  pensois  quelquefois  à  nies  folies  ,  mais 
je  ne  voyois  rien  au-delà.  Dans  cette  étiange  situa- 
tion mon  inquiète  imagination  prit  un  parti  qui  me 
sauva  de  moi-même  et  calma  ma  naissante  sensua- 
lité. Ce  fut  de  se  nourrir  des  situations  qui  m'a- 
voient  intéressé  dans  mes  lectures ,  de  les  rappeler  , 
de  les  varier ,  de  les  combiner  ,  de  me  les  approprier 
tellement  que  je  devinsse  un  des  personnages  que 
j'imaginois,  que  je  me  visse  toujours  dans  les  po- 
sitions les  plus  agréables  selon  mon  goût ,  enfin  que 
l'état  fictif  où  je  venois  à  bout  de  me  mettre  me  fît 
oublier  mon  état  réel  dont  j'étois  si  mécontent.  Cet 
amour  des  objets  imaginaires  et  cette  facilité  de 
m'en  occuper  acbeverent  de  me  dégoûter  de  tout  ce 
qui  in'entouroit ,  et  déterminèrent  ce  goût  pour  la 
solitude  qui  m'est  toujours  resté  depuis  ce  temps- 
là.  On  verra  plus  d'une  fois  dans  la  suite  les  bizarres 
effets  de  cette  disposition  si  misanthrope  et  si  som- 
bre en  apparence  ,  mais  qui  vient  en  effet  d'un  cœur 
trop  affectueux,  trop  aimant,  trop  teu  dre ,  qui, 
faute  d'en  trouver  d'existants  qui  lui  ressemblent, 
est  forcé  de  s'alimenter  de  fictions.  Il  me  suffit , 
quant  à  présent  ,  d'avoir  marqué  L'origine  et  la  pre- 
mière cause  d'un  penchant  qui  a  modiiié  toutes  mes 
passions  ,  et  qui,  les  contenant  par  elles-mêmes, 
m'a  toujours  rendu  paresseux  à  faire,  par  trop  d'ar- 
deur à  désirer. 

J'atteignis  ainsi  ma  seizième  année  ,  inquiet ,  mé- 
content de  tout  et  de  moi,  sans  goût  de  mon  état, 
sans  plaisirs  de  mon  âge  .  dévcffé  de  désire  dont  j'i- 
gnorois  l'objet ,  pleurant  sans  sujet»  de  larmes  ,  sou- 


PARTIE   I,   LIVRE   I.  6x 

piraut  sans  lavoir  de  quoi;  enfin  caressant  tendre- 
ment nit's  chimères,  faute  de  voir  autour  de  moi 
rien  «pi  les  valût.  Les  dimanches,  mes  camarades 
venoient  me  chercher  après  le  prêche  pour  aller 
ru'ébattre  avec  eux.  Je  leur  aurois  volontiers 
échappé  si  j'avois  pu;  mais  une  fois  en  train  dans 
leurs  jerix,  j'étois  plus  ardent  et  j'allois  plus  loin 
qu'un  autre;  difticile  à  ébranler  et  à  retenir.  Ce  fut 
là  de  tout  temps  ma  disposition  constante.  Dans 
nos  promenades  hors  de  la  ville,  j'allois  toujours 
en  avant  sans  songer  au  retour,  à  moins  que  d'autres 
n'y  songeassent  pour  moi.  J'y  fus  pris  deux  fois; 
les  portes  furent  fermées  avant  que  je  pusse  arriver. 
Le  lendemain  je  fus  traité  comme  on  s'imagine  ;  et 
la  seconde  fois  il  me  fut  promis  un  tel  accueil  pour 
la  troisième,  que  je  résolus  de  ne  m'y  pas  exposer. 
Cette  troisième  fois  si  redoutée  arriva  pourtant. 
Ma  vigilance  fut  mise  en  défaut  par  un  maudit  ca- 
pitaine appelé  M.  Minutoli ,  qui  fermoit  toujours 
la  porte  où  il  étoit  de  garde  une  demi-heure  asant 
les  autres.  Je  revenois  avec  deux  camarades.  A  de- 
mi-lieue de  la  ville  ,  j'entends  sonner  Ja  retraite, 
je  double  le  pas.  j'entends  battre  la  caisse,  je  cours 
à  toutes  jarubes;  j'arrive  essoufflé  ,  tout  en  nage  ;  le 
cœur  me  bat  :  ,e  vois  de  loin  les  soldats  à  leur  poste  ; 
j'accours  ,  je  crie  d'une  voix  étouffée;  il  étoit  trop 
tard.  A  vingt  pas  de  l'avancée,  je  vois  lever  le  pre- 
miei  pont:  je  frémis  en  voyant  en  l'air  ces  cornes 
terribles  .sinistre  et  fatal  augure  du  sort  inévitable 
que  ce  moment  commeneoit  pour  moi. 

Dans  le  premier  transport  de  ma  douleur  je  me 
jetai  sur  le  glacis,  et  mordis  la  terre.  Mes  camara- 


62  LES    CONFESSIONS, 

des  ,  riant  de  leur  malheur  ,  prirent  à  l'instant  leur 
parti.  Je  pris  aussi  le  mien  ,  mais  ce  fut  d'une  autre 
manière.  Sur  le  lieu  même  je  jurai  de  ne  retourner 
jamais  chez  mon  maître  ;  et  le  lendemain,  quand,  à 
l'heure  de  la  découverte,  ils  rentrèrent  en  ville  ,  je 
leur  dis  adieu  pour  jamais,  les  priant  seulement 
d'avertir  en  secret  mon  cousin  Bernard  de  la  réso- 
lution que  j'avois  prise  ,et  du  lieu  où  ilpourroit  me 
voir  encore  une  fois. 

A  mon  entrée  en  apprentissage,  étant  pins  séparé 
de  lui,  je  le  vis  moins.  Toutefois  ,  durant  quelque 
temps ,  nous  nous  rassemblions  les  dimanches  ;  mais 
insensiblement  chacun  prit  d'autres  habitudes  ,  et 
nous  nous  vimes  plus  rarement.  Je  suis  persuadé 
que  sa  mère  contribua  beaucoup  à  ce  changement.  Il 
éloit ,  lui ,  un  enfant  du  haut  ;  moi ,  chétif  apprenti , 
je  n'étois  plus  qu'un  garçon  de  S.  -  Cermis.  Il  n'y 
avoit  plus  d'égalité  malgré  la  naissance;  c'étoit  dé- 
roger que  de  me  fréquenter.  Cependant  les  liaisons 
ne  cessèrent  point  tont-à-fait  entre  nous  ;  et,  comme 
c'étoit  un  garçon  d'un  bon  naturel,  il  suivoit  quel- 
quefois son  cœur  malgré  les  leçons  de  sa  mère.  In- 
struit de  ma  résolution  ,  il  accourut ,  non  pour  m'en 
dissuader  ou  la  partager  ,  mais  pour  jeter  par  de  pe- 
tits présents  quelque  agrément  dans  ma  fuite;  car  mes 
propres  ressources  ne  pouvoient  me  mener  fort  loin. 
Il  me  donna  entre  autres  une  petite  épée  dont  j'étois 
fort  épris,  et  que  j'ai  portée  jusqu'à  Turin  ,  où  je 
me  la  passai,  comme  on  dit,  au  travers  du  corps. 
Plus  j'ai  réfléchi  depuis  à  la  manière  dont  il  se  con- 
duisit avec  moi  dans  ce  moment  critique,  plus  je 
me  suis  persuadé  qu'il  suivit  les  instructions  de  sa 


PARTIE    r,   LIVRE    I.  63 

mère  et  peut-être  de  son  père;  car  il  n'est  pas  pos- 
sible (pie  de  lui-même  il  n'eut  fait  quelque  effort 
pour  me  retenir,  ou  qu'il  u'cùt  été  tenté  de  nie 
suivre.  Mais  point  :  il  m'encouragea  dans  mon  des- 
sein plutôt  qu'il  ne  m'en  détourna;  puis  quand  il 
me  vit  bien  résolu,  il  me  quitta  sans  beaucoup  de 
larmes.  Nous  ne  nous  sommes  Jamais  écrit  ni  revus. 
C'est  dommage.  Il  etoit  d'un  caractère  essentielle- 
ment bon  ;   nous  étions  faits  pour  nous  aimer. 

Avant  de  m'abandonner  à  la  fatalité  de  nia  desti- 
née ,  qu'on  me  permette  de  tourner  un  moment  letf 
veux  sur  celle  qui  m'attendoit  naturellement,  si 
j'étois  tombé  dans  les  mains  d'un  meilleur  maître. 
Rien  n'etoit  plus  convenable  à  mon  humeur, ni  plus 
propre  à  me  rendre  heureux,  que  l'état  tranquille  et 
obscur  d'un  bon  artisan,  dans  certaine  classe  sur- 
tout, telle  qu'est  à  Genève  celle  des  graveurs.  C<?t 
état,  assez  Itératif  pour  donner  une  subsistance  ai- 
sée, et  pas  assez  pour  mener  à  la  fortune,  eiit  borné 
mon  ambition  pour  le  reste  de  mes  jours,  et,  me 
laissant  nn  loisir  honnête  pour  cultiver  des  goûts 
modérés  .il  m'eût  contenu  dans  ma  sphère  sans  m 'of- 
frir aucun  moven  d'en  sortir.  Avant  une  imagination 
assez  riche  pour  orner  de  ses  chimères  tous  les  états  , 
;is-.ez  puissante  pour  me  transporter,  pour  ainsi  dire, 
de  l'un  a  l'autie,  il  m'importait  peu  dans  lequel  je 
t'us«e  eu  e  .et.  Ii  ne  pouvoit  y  avoir  si  lo;n  du  lieu 
où  j'éto  s  au  premier  château  en  £spague.  qu'il  ne 
nie  îùt  aisé  de  in'v  établir.  De  cela  seul  il  suivoit  que 
L'état  le  pins  simple ,  celui  qui  donnoit  le  moins  de 
tracas  et  de  soins  ,  celui  qui  Laiss  >it  i 'esprit  le  plus 
libre,  étoit  celui  qui  me  convcnoit  le  mieux,  et  c'é- 


64  LES  CONFESSIONS, 

toit  précisément  le  mien.  J'aurois  passé,  dans  le 
sein  de  nia  région  ,  de  ma  patrie  ,  de  ma  famille  et 
de  mes  amis ,  une  vje  paisible  et  douce  .  telle  qu'il  la 
falloit  à  mon  caractère  ,  dans  l'uni  ormité  d'un  tra- 
vail de  mon  goût,  et  d'une  société  selon  mon  cœur. 
J'aurois  été  bon  chrétien,  bon  citoyen,  bon  père  de 
famille , bon  ami,  bon  ouvrier, bon  homme  en  toutes 
choses,  .J'aurois  aiué  mon  état,  je  l'aurois  honoré 
peut-être  ;  et.  ar ré  avoir  passé  une  vie  obscnre  et 
simole .  mais  égale  et  douce,  je  serois  mort  paisible- 
ment dans  le  sein  des  miens.  Bientôt  oublié  sans 
doute,  j'aurois  été  regretté  du  moins  aussi  long- 
temps qu'on  se  seroit  souvenu  de  moi. 

An  lieu  de  cela...  Quel  tableau  vais-je  faire?  Ah  I 
n'anticipons  point  .sur  les  misères  de  ma  vie.  je 
n'occuperai  que  trop  mes  lecteurs  de  ce  triste  sujet. 


FI»    DU    PREMIER     LIVRI 


PARTIE  I.    LIVRE   II.  64 


LIVRE   SECOND. 


An  tant  le  moment  où  l'effroi  me  suggéra  le  pro- 
jet de  fuir  m'avoit  para  triste ,  autant  celui  où  je 
l'exécutai  me  parut  charmant.  Encore  enfant,  quit- 
ter mon  pays  ,  mes  parents  ,  mes  appuis  ,  mes  res- 
sources, laisser  un  apprentissage  à  moitié  fait  sans 
savoir  mon  métier  assez  pour  en  -vivre;  me  livrer 
anx  horreurs  de  la  misère  sans  voir  aucun  moyen 
d'en  sortir;  dans  l'âge  de  la  foiblesse  et  de  l'inno- 
cence, m'exposer  à  toutes  les  tentations  du  vice  et 
du  désespoir;  chercher  au  loin  les  maux,  les  er- 
reurs ,  les  pièges  ,  l'esclavage ,  et  la  mort ,  sous  un 
joug  bien  plus  inflexible  que  celui  que  je  n'avois  pu 
souffrir;  c'étoit  là  ce  que  j'allois  faire,  c'étoit  la 
perspective  que  j'aurois  dû  envisager.  Que  celle  que 
je  me  pei^nois  étoit  différente  !  L'indépendance 
que  je  croyois  avoir  acquise  étoit  le  seul  sentiment 
qui  m'affectoit.  Libre  et  maître  de  moi-même,  je 
croyois  pouvoir  tout  faire,  atteindre  à  tout  :  je  n'a- 
vois qu'à  m'élancer  pour  m'élever  et  planer  dans  les 
airs.  J'entrois  avec  sécurité  dans  le  vaste  espace  du 
monde  :  mon  mérite  alloit  le  remplir  :  à  chaque  pas 
j'allois  trouver  des  festins,  des  trésors,  des  aven- 
tures ,  des  amis  prêts  à  me  servir,  des  maîtresses  em- 
pressées à  me  plaire  ;  en  me  montrant  j'allois  occuper 

LKS    COKFESS.    I.  6 


66  LES   CONFESSIONS, 

de  moi  l'univers;  non  pas  pourtant  l'univers  tout 
entier,  je  l'en  dispensois  en  quelque  sorte  ;  il  ne  m'en 
falloit  pas  tant,  une  société  charmante  me  suffisoit 
sans  m'embarrasser  dn  reste.  Ma  modération  m'ins- 
crivoit  dans  une  sphère  étroite  .mais  délicieusement 
choisie  ,  où  j'étois  assuré  de  régner.  Un  seul  château 
hornoit  mon  ambition.  Favori  du  seigneur  et  de  la 
dame,  amant  de  la  demoiselle  , ami  du  frère,  et  pro- 
tecteur des  voisins ,  j'étois  content ,  il  ne  m'en  falloit 
pas  davantage. 

En  attendant  ce  modeste  avenir,  j'errai  quelques 
jours  autour  de  la  ville  ,  logeant  chez  des  paysans  de 
ma  coTînoissance  ,  qui  tous  me  reçurent  avec  plus  de 
bonté  q'ie  n'auroient  fait  des  urbains.  Ils  m'accueil- 
loient .  me  logeaient,  me  nonrrissoieut  trop  bonne- 
ment pour  en  avoir  le  mérite.  Cela  ne  pouvoit  pas 
s'appeler  faire  1  aumône  ;  ils  n'y  mettoient  pas  assez 
l'air  de  la  supériorité. 

A  force  de  voyager  et  de  parcourir  le  monde  ,  j'al- 
lai jusqu'à  Confignon,  terre  de  Savoie, à  deux  lieues 
de  Genève.  Le  curé  s'appeloit  M.  de  Pontverre.  Ce 
nom,  fameux  dans  l'histoire  de  la  république ,  me 
frappa  beaucoup.  J'étois  curieux  de  voir  comment 
étoient  faits  les  descendants  de.s  gentilshommes  de  la 
Cuiller.  J'allai  voir  M,  de  Pontverre.  Il  me  reçut 
bien,  me  parla  de  l'hérésie  de  Genève  ,  de  l'autorité 
delà  mainte  mere  église,  et  me  donna  à  dîner.  Je 
trou  /ai  peu  de  choses  à  répondre  à  des  arguments 
qui  fînisseient  ainsi. et  Je  jugeai  que  des  curés  chez 
qui  l'on  dinoit  si  bien  valoient  tout  au  moins  nos 
ministres.  J'éfOis  certainement  plus  savant  que 
M.  de  Pontverre,  tout  gentilhomme  qu'il  étoit;  mais 


PARTIE    I,  LIVRE   II.  67 

j'étois  trop  bon  convive  pour  être  si  bon  théolo- 
gien ;  et  son  vin  de  Vrangy,  qui  me  parut  excellent, 
argumentoit  si  victorieusement  pour  lui,  que  j'au- 
rois  rougi  de  fermer  la  bouche  à  un  si  bon  bote.  Je 
cédois  donc  ou  du  moins  je  ne  résistois  pas  en  face. 
A  voir  les  ménagements  dont  j'usois,  on  m'auroit 
cru  faux,  on  se  lût  trompé,  je  n'étois  qu'honnête, 
cela  eat  certain.  La  flatterie  ,  ou  plutôt  la  condescen- 
dance, n'est  pas  toujours  un  vice  :  elle  est  plus  sou- 
ventune  vertu, sur-toutdans  les  jeunes  gens.  La  bonté 
avec  laquelle  un  homme  noustraite  nous  attache  à  lui  : 
ce  n'est  pas  pour  l'abuser  qu'on  hui  cède,  c'est  pour 
ne  pas  l'attrister,  pour  ne  pas  lui  rendre  le  mal  poux 
le  bien.  Quel  intérêt  avoit  M.  de  Pontverre  à  in'ac- 
cueillir,  à  me  bien  traiter,  à  vouloir  me  convaincre? 
Nul  autre  que  le  mien  propre.  Mon  jeune  cœur  se  di- 
soit  cela.  J'étois  touché  de  reconnoissance  et  de  res- 
pect pour  le  bon  prêtre.  Je  sentois  ma  supériorité  ; 
je  ne  voulois  pas  Teu  accabler  pour  prix  de  son  hos- 
pitalité. Il  n'y  avoit  point  à  cela  de  motif  hypocrite: 
je  ne  songeois  point  à  chauger  de  religion  :  et  bien 
loin  de  me  familiariser  si  vite  avec  cette  idée ,  je  ne 
l'envisageois  qu'avec  une  horreur  quidevoit  t écarter 
de  moi  pour  long-feiups  ;  je  voulois  seulement  ne 
point  kicher  ceux  qui  me  caressoient  dans  cette  vue; 
je  vonlois  cultiver  leur  bienveillance ,  et  leur  laisser 
l'espoir  du  succès  en  paroissaut  moins  armé  que  je 
ne  i'etois  en  effet.  Ma  faute  en  cela  ressembloit  à  la 
coquetterie  des  honnêtes  femmes,  qui  quelquefois 
pour  parvenir  à  leurs  fins  ,  savent,  sans  rien  per- 
mettre ni  rien  promettre,  faire  espérer  plus  qu'elles 
ne  veulent  tenir. 


68  LES   CONFESSIONS. 

La  raison ,  la  pitié ,  l'amour  de  l'ordre ,  exigeoient 
assurément  que,  loin  de  se  prêtera  ma  folie,  on 
m'éloignât  de  ma  perte  où  je  courois,  en  me  ren- 
Toyant  dans  ma  famille.  C'est  là  ce  qu'auroit  fait  ou 
tâché  de  faire  tout  homme  vraiment  vertueux.  Mais 
quoique  M.  de  Pontverre  fût  un  bon  homme,  ce 
n'étoit  assurément  pas  un  homme  vertueux.  Au  con- 
traire ,  c'étoit  un  dévot  qui  ne  connoissoit  d'autre 
vertu  que  d'adorer  les  images  et  de  dire  le  rosaire; 
une  espèce  de  missionnaire  qui  n'imaginoit  rien  de 
mieux  pour  le  bien  de  la  foi ,  que  de  faire  des  libelles 
contre  les  ministres  de  Genève.  Loin  de  penser  à  me 
renvoyer  chez  moi ,  il  profita  du  désir  que  j'avois  de 
m'en  éloigner,  pour  me  mettre  hors  d'état  d'y  re- 
tourner, quand  même  j'en  aurois  envie.  Il  y  avoit 
tout  à  parier  qu'il  m'envoyoit  périr  de  misère  ou  de- 
venir un  vaurien.  Ce  n'étoit  point  là  ce  qu'il  voyoit  : 
il  voyoit  une  ame  ôtée  à  l'hérésie  et  rendue  à  l'église. 
Honnête  homme  ou  vaurien,  qu'importoit  cela, 
pourvu  que  j'allasse  à  la  messe?  Il  ne  faut  pas  croire, 
sea.  reste ,  que  cette  façon  de  penser  soit  particulière 
aux  catholiques  ;  elle  est  celle  de  toute  religion  dog- 
matique où  l'on  fait  l'essentiel,  non  de  faire,  mais 
de  croire. 

Dieu  vous  appelle ,  me  dit  M.  de  Pontverre.  Allez 
à  Annecy  ;  vous  y  trouverez  une  bonne  dame  bien 
charitable  que  les  bienfaits  du  roi  mettent  en  état  de 
retirer  d'autres  âmes  de  l'erreur  dont  elle  est  sortie 
elle-même.  Il  s'agissoit  de  madame  de  VVarens,  nou- 
velle convertie ,  que  les  prêtres  forooient  de  parta- 
ger, avec  la  cauaiile  qui  venoit  vendre  sa  toi ,  une 
pension  de  deux  mille  francs  que  lui  donnoit  le  roi 


PARTIE    I,    LIVRE    II.  69 

de  Sardaigne.  Je  me  geatois  fort  humilie  d'avoir  be- 
soin d'une  bonne  da-me  bien  charitable.  J'aimois 
fort  qn'on  me  donnât  mon  nécessaire,  mais  non  pas 
qu'on  me  fit  la  charité ,  et  une  dévote  n'étoit  pas 
pour  moi  fort  attirante.  Toutefois  ,  pressé  par  M  ■  de 
Pontverre ,  par  la  faim  qui  me  talonnoit ,  bien  aise 
aussi  de  faire  un  voyage  et  d'avoir  un  but,  je  prends 
mou  parti ,  quoiqu'avec  peine,  et  je  pars  pour  An- 
necy. J'y  pouvois  être  aisément  en  un  jour  ;  mais  je 
ne  me  pressoi*  pas,  j'en  mis  trois.  Je  ne  voyois  pas 
un  château  à  droite  ou  à  gauche,  sans  aller  chercher 
l'aventure  que  j'étois  sûr  qui  m'y  attendoit.  Je  n'o- 
sois  entrer  dans  le  château,  ni  heurter,  car  j'étois 
fort  timide;  mais  je  chantois  sous  la  fenêtre  qui 
avoit  le  plus  d'apparence, fort  surpris,  après  ui'étre 
long-temps  époumonné ,  de  ne  voir  paroitre  ni  dame 
ni  demoiselle  qu'attirât  la  beauté  de  ma  voix,  ou  le 
sel  de  mes  chansons,  vu  que  j'en  savois  d'admira- 
bles que  mes  camarades  m'avoient  apprises  ,  et  que 
je  chantois  admirablement. 

J'arrive  enfin;  je  vois  madame  de  Warens.  Cette 
époque  de  ma  vie  a  décidé  de  mon  caraetere;  je  ne 
puis  me  résoudre  à  la  passer  légèrement.  J'étois  au 
milieu  de  ma  seizième  année.  Sans  être  ce  qu  on 
appelle  un  beau  garçon,  j'étois  bieu  pris  dans  ma 
petite  taiiie;  j'avoio  un  joli  pied  ,  lu  jambe  fine  ,  l'air 
dégagé,  la  physionomie  auiinée,  la  bouche  mi- 
gnonne avec  de  vilaines  Ucuts ,  les  sourcils  et  los. 
che\eux  noirs  ,  les  yeux  petits  et  même  enfoncés  , 
mais  qui  lancoient  avec  force  le  feu  dont  mon  sang 
étoit  embrasé.  Malheureusement  je  ne  savois  rien 
de  toat  cela,  et  de  ma  vie  il  ne  m'est  arrivé  de  soa- 

6. 


7©  LES  CONFESSIONS 

ger  à  ma  figure,  que  lorsqu'il  n'étojt  plus  temps 
d'en  tirer  parti.  Ainsi  j'avois  avec  la  timidité  de  mon 
âge  celle  d'un  naturel  très  aimant,  toujours  troublé 
par  la  crainte  de  déplaire.  D'ailleurs ,  quoique  j 'eusse 
l'esprit  assez  orné,  n'ayant  jamais  vu  le  monde,  je 
manquois  totalement  de  manières  ;  et  mes  çonnois- 
sances,  loin  d'y  suppléer,  ne  servoient  qu'à  m'in- 
timider  davantage  ,  en  me  faisant  sentir  combien 
j'en  manquois. 

Craignant  donc  que  mon  abord  ne  prévint  pas  en 
ma  faveur ,  je  pris  autrement  mes  avantages  ,  et  je 
fis  une  belle  lettre  en  style  d'orateur ,  ou ,  cousant 
des  phrases  des  livres  avec  mes  locutions  d'apprenti , 
je  déployois  toute  mon  éloquence  pour  capter  la 
bienveillance  de  madame  de  Warens.  J'enfermai  la 
lettre  de  M.  dePontverre  dans  la  mienne,  et  je  partis 
pour  cette  terrible  audience.  Je  ne  trouvai  point 
madame  de  Warens  ;  on  me  dit  qu'elle  venoit  de 
sortir  pour  aller  à  l'église.  C'étoit  le  jour  des  Ra- 
meaux de  l'année  de  1728.  Je  cours  pour  la  suivre; 
je  la  vois,  je  l'atteins,  je  lui  parle...  Je  dois  me 
souvenir  du  lieu  :  je  l'ai  souvent  depuis  mouillé  de 
mes  larmes  et  couvert  de  mes  baisers.  Que  ne  puis-je 
entourer  d'un  balustre  d'or  cette  heureuse  place  .' 
Que  n'y  puis-je  attirer  les  hommages  de  toute  la 
terre  !  Quiconque  aime  à  honorer  les  monuments 
du  salut  des  hommes  n'en  devroit  approcher  qu'à 
genoux. 

C'étoit  un  passage  derrière  sa  maison,  entre  un 
ruisseau  à  main  droite  qui  la  séparoit  du  jardin,  et 
le  mur  de  la  cour  à  gauche,  conduisant  par  une 
fausse  pom<;*à  l'église  des  cordeliers.  Prête  à  entrer 


PARTIE   I,    LIVRE   II.  7i 

dans  cette  porte,  madame  de  VYarens  so  retourne  a 
ma  voix.  Quedevins-jeà  cette  vue!  Je  m'etois  figure 
uue  vieille  dévote  bien  rechignee;  la  bonne  daine  de 
M.  de  Pontverre  ne  pouvoit  être  au  tire  chose  à  mou 
avis.  Je  vois  un  visage  pétri  de  grâces,  de  beaux 
yeux  bleus  pleins  de  douceur,  uu  teint  éblouissant , 
le  contour  d'uue  gorge  enchanteresse.  Rieu  n'é- 
chappa au  rapide  coup-d'œil  du  jeune  prosélyte: 
car  je  devins  à  l'instant  le  sien ,  sûr  qu'une  religion 
prèchée  par  de  tels  missionnaiies  ne  pou  voit  man- 
quer de  mener  en  paradis.  Elle  prend  en  souriant  la 
lettre  que  je  lui  présente  d'une  main  tremblante, 
l'ouvre,  jette  un  coup-d'œil  sur  celle  de  M.  de  Pont- 
verre  ,  revient  à  la  mienne  qu'elle  lit  tout  entière, 
et  qu'elle  eût  relue  encore,  si  son  laquais  ne  l'eût 
avertie  qu'il  étoit  temps  d'entrer.  Eh!  mon  enfant, 
me  dit-elie  d'un  ton  qui  me  fit  tressaillir ,  vous  voilà 
courant  le  pays  bien  jeune;  c'est  dommage  ,  en  vé- 
rité. Puis,  sans  attendre  ma  réponse,  elle  ajouta: 
Allez  chez  moi  m  attendre,  dites  qu'on  vous  donne 
à  déjeuner  ;  après  la  messe  j'irai  causer  avec  vous. 

Louise  Eléonore  de  Warens  étoit  une  demoiselle 
de  la  Tour  de  Pil ,  noble  et  ancienne  famille  de  Ve- 
vai,  ville  du  pays  de  "Vaud.  Llle  avoit  épousé  fort 
jeune  M.  de  Warens  de  la  maison  de  Loys,  fils  aine 
de  M.  de  Yiliardm,  de  Lausanne.  Ce  mariage  ,  qui 
ne  produisit  point  d'en  ants,  n'ayant  pas  trop  réussi , 
madame  de  Haiens,  poussée  par  quelque  chagrin 
domestique,  prit  le  temps  que  le  roi  Victor  Amédée 
étoit  à  Lvian  ,  pour  passer  le  lac  et  venir  se  jetei 
aux  pieds  de  ce  prime  ;  abandonnant  arusi  sa  fa- 
mille et  son  pays,  par  une  étourderie  assez  semblable 


7a  LES  CONFESSIONS. 

à  la  mienne,  et  qu'elle  a  eu  tout  le  temps  de  pleurer 
aussi.  Le  roi,  qui  aimoit  à  faite  le  zélé  catholique , 
la  prit  sous  sa  protection,  lui  donna  une  pension  de 
quinze  cents  livres  de  Piémont,  ce  qui  étoit  beau- 
coup pour  un  prince  aussi  peu  prodigue;  et  voyant 
que  sur  cet  accueil  on  l'en  croyoit  amoureux  ,  il 
l'envoya  à  Annecy,  escortée  par  un  détachement  de 
ses  gardes,  où  ,  sous  la  direction  de  Michel  Gabriel 
de  Bernex,  évêque  titulaire  de  Genève,  elle  fit  ab- 
juration au  couvent  de  la  Visita!  ion. 

Il  y  avoit  six  ans  qu'elle  y  étoit  quand  j'y  vins,  et 
elle  en  avoit  alors-  vingt-huit,  étant  née  avec  le  siè- 
cle. Elle  avoit  de  ces  beautés  qui  se  conservent,  par- 
cequ'elles  sont  plus  dans  la  physionomie  que  dan* 
les  traits  :  aussi  la  sienne  étoit-elie  encore  dans  tout 
son  premier  éclat.  Elle  avoit  un  air  caressant  et 
tendre  ,  un  regard  très  doux  ,  un  sourire  angélique, 
une  bouche  à  la  mesure  de  la  mienne,  des  cheveux 
cendrés  d'une  beauté  peu  commune,  et  auxquel» 
elle  donnoit  un  tour  négligé  qui  la  rendoit  très  pi- 
quante. Elle  étoit  petite  de  staMire,  courte  même, 
et  ramassée  un  peu  dans  sa  taille,  quoique  sans  dif- 
formité ;  mais  il  étoit  impossible  de  voir  une  plus 
belle  tète,  un  plus  beau  ieiu,  de  plus  belles  mains, 
et  de  plus  beaux  bras. 

Son  éducation  avoit  été  fort  mêlée.  Elle  avoit 
ainsi  que  moi  perdu  sa  mère  des  sa  naissance;  et 
recevant  indifféremment  des  leçons  comme  elles  s'é- 
toient  présentées,  elle  avoit  appris  un  peu  de  sa 
gouvernante  .  un  peu  de  son  père,  un  peu  de  se* 
maîtres,  et  beaucoup  de  ses  amants;  sur-tout  d'an 
M.  de  Tavel ,  qui ,  ayant  du  goût  et  des  connoii- 


PARTIE  I,   LIVRE    II.  73 

sancos,  en  orna  la  persoune  qu'il  aimoit.  Mais  tant 
de  genres  différents  se  nuisirent  les  uns  aux  autres  , 
et  le  peu  d'ordre  qu'elle  y  mit  empêcha  que  ses  di- 
verses études  n'étendissent  la  justesse  naturelle  de 
son  esprit.  Ainsi,  quoiqu'elle  eût  quelques  princi- 
pes de  philosophie  et  de  physique ,  elle  ne  laissa 
pas  de  prendre  le  goût  que  son  père  avoit  pour  la 
médecine  empirique  et  pour  l'alchymie.  Elle  faisoit 
des  élixirs ,  des  teintures,  des  haumes,  des  magis- 
tères ;  elle  prétendoit  avoir  des  secrets.  Les  charla- 
tans, profitant  de  sa  foiblesse,  s'emparèrent  d'elle, 
l'obsédèrent,  la  ruinèrent,  et  consumèrent  au  mi- 
lieu des  fourneaux  et  des  drogues  son  esprit ,  ses 
talents  et  ses  charmes ,  dont  elle  eût  pu  faire  les  dé- 
lices des  meilleures  sociétés. 

Mais,  si  de  vils  frippons  abusèrent  de  son  éduca- 
tion mal  dirigée  pour  obscurcir  les  lumières  de  sa 
raison,  son  excellent  cœur  fut  à  l'épreuve  et  de- 
meura toujours  le  même.  Son  caractère  aimant  et 
doux,  sa  sensibilité  pour  les  malheureux  ,  son  iné- 
puisable bonté,  son  humeur  gaie,  ouverte  et  fran- 
che, ne  s'altérèrent  jamais;  et  même,  aux  appro- 
ches de  la  vieillesse,  dans  le  sein  de  l'indigence,  des 
maux  ,  des  calamités  diverses ,  la  sérénité  de  sa  belle 
ame  lui  conserva  jusqu'à  la  lin  de  sa  vie  toute  la 
gaieté  de  ses  plus  beaux  jours. 

Ses  erreurs  lui  vinrent  d'un  fonds  d'activité  iné- 
puisable qui  vouloit  sans  cesse  de  l'occupation.  Ce 
n'étoit  pas  des  intrigues  de  femmes  qu'il  lui  falloit  ; 
cétoit  des  entreprises  à  faire  et  à  diriger.  Elle  étoit 
née  pour  les  grandes  affaires.  A  sa  place,  madame 
de  Longueville  n'eût  été  qu'une  tracassierc;  à  la 


74  tES  CONFESSIONS, 

place  de  madame  «te  Lougneville,  elle  eût  gouverna 
l'état.  Ses  talents  ont  été  déplacés,  et  ce  qui  eût  fait 
sa  gloire  dans  une  situation  plus  élevée  a  fait  sa 
perte  dans  celle  où  elle  a  vécu.  Dans  les  choses  qui 
étoient  à  sa  portée,  elle  étendoit  toujours  son  plan 
dans  sa  tête  ,  et  voyoit  toujours  son  objet  en  grand  : 
cela  faisoit  qu'employant  des  moyens  proportionnés 
à  ses  vues  plus  qu'à  ses  forces ,  «lie  échouoit  par  la 
faute  des  autres;  et  son  projet  venant  à  manquer, 
elle  étoit  ruinée  où  d'autres  n'auroient  presque  rien 
perdu.  Ce  goût  des  affaires,  qui  lui  fit  tant  de 
maux, lui  lit  du  moins  un  grand  bien  dans  son  asile 
monastique,  en  l'empêchant  de  s'y  fixer  pour  le 
resie  de  ses  jours ,  comme  elle  en  étoit  tentée.  La  vie 
uniforme  et  simple  des  religieuses,  leur  petit  caii- 
letage  de  parloir,  tout  cela  ne  pouvoit  flatter  un 
esprit  toujours  en  mouvement,  qui,  formant  chaque 
jour  de  nouveaux  systèmes,  avoit  besoin  de  liberté 
pour  s'y  livrer.  Le  bon  évêque  de  Rernex  ,  avec 
moins  d'esprit  que  François  de  Sales,  lui  ressem- 
bloit  sur  bien  des  points  :  et  madame  de  Warens, 
qu'il  appeloit  sa  fille  ,  et  qui  ressembloit  à  madame 
de  Chantai  sur  beaucoup  d'autres  ,  eût  pu  lui  res- 
sembler encore  dans  sa  retraite,  si  son  goût  ne  l'eût 
détournée  de  l'oisiveté  d'un  couvent.  Ce  ne  fut 
point  manque  de  zèle  si  cette  aimable  femme  ne  se 
livra  pas  aux  menues  pratiques  de  dévotion  qui 
sembloient  convenir  a  une  nouvelle  convertie  vivant 
sous  la  direction  d'un  prélat.  Quel  qu'eût  été  le 
motif  de  son  changement  de  religion,  elle  fut  sin- 
cère dans  celle  qu'elle  avoit  embrassée.  Elle  a  pu  se 
repentir  d'avoir  commis  la  faute,  mais  non  pas  de- 


PARTIE   I,    LIVRE   IL  t5 

sirer  d'en  revenir.  Elle  n'est  pas  seulement  morte 
bonne  catholique,  elle  a  vécu  telle  de  bonne  foi  ;  et 
j'ose  affirmer,  moi  qui  pense  avoir  lu  dans  le  fond 
de  son  aine  ,  que  c'étoit  uniquement  par  aversion 
pour  les  simagrées  qu'elle  ne  faisoit  point  en  public 
la  dévote:  elle  avoit  une  piété  trop  solide  pour  af- 
fecter de  la  dévotion.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lien  de 
m'éîcndre  sur  ses  principes,  j'aurai  d'autres  occa- 
sions d'en  parler. 

Que  ceux  qui  nient  la  sympathie  des  âmes  expli- 
quent, s'ils  peuvent,  comment  de  la  première  en- 
trevue ,  du  premier  mot,  du  premier  regard,  ma- 
dame de  Warens  m'inspira  non  seulement  le  plus 
vif  attachement,  mais  une  confiance  parfaite,  et  qui 
ne  s'est  jamais  démentie.  Supposons  que  ce  que  j'ai 
senti  pour  elle  fût  véritablement  de  l'amour,  ce  qui 
paroîtra  tout  au  moins  douteux  à  qui  suivra  l'his- 
toire de  nos  liaisons;  comment  cette  passion  fut- 
elle  accompagnée,  dès  sa  naissance,  des  sentiments 
qu'elle  inspire  le  moins;  la  paix  du  cœur,  le  calme, 
la  sérénité,  la  sécurité,  l'assurance?  Comment  en 
approchant  pour  la  première  fois  d'une  femme  po- 
lie, aimable,  éblouissante,  d'une  dame  d'un  état 
supérieur  au  mien ,  dont  je  n'avois  jamais  abordé  la 
pareille  ;  de  celle  dont  dépendoit  mon  sort  en  quel- 
que sorte,  par  l'intérêt  plus  ou  moins  grand  qu'elle 
y  prendroit  :  comment,  dis-je,  avec  tout  cela,  me 
trouvai-je  à  l'instant  aussi  libre,  aussi  à  mon  aise 
que  si  j'eusse  été  parfaitement  sûr  de  lui  plaire? 
Comment  n'eus-je  pas  un  moment  d'embarras,  de 
timidité,  de  gène  ?  Naturellement  honteux,  décon- 
tenance ,  n'ayant  jamais  vu  le  monde,  comment  pris- 


76  LES    CONFESSIONS. 

je  avec  elle,  du  premier  jour,  du  premier  instant, 
les  manières  faciles,  le  langage  tendre,  le  ton  fami- 
lier que  j'avois  dix  ans  après  ,  lorsque  la  plus  grand* 
intimité  l'eut  rendu  naturel  ?  A-t-on  de  l'amour,  je 
ne  dis  pas  sans  désirs  ,  j'en  avois,  mais  sans  inquié- 
tude, sans  jalousie?  Ne  veut-on  pas  au  moins  ap- 
prendre de  l'objet  qu'on  aime  si  l'on  est  aimé  ?  C'est 
une  question  qu'il  ne  m'est  pas  plus  venu  dans  l'es- 
prit de  lui  faire  une  fois  en  ma  vie,  que  de  me  de- 
mander à  moi-même  si  je  l'aimois  ;  et  jamais  elle  n'a 
été  plus  curieuse  avec  moi.  Il  y  eut  certainement 
quelque  chose  de  singulier  dans  mes  sentiments 
pour  cette  charmante  femme,  et  l'on  y  trouvera 
dans  la  suite  des  bizarreries  auxquelles  on  ne  s'at- 
tend pas. 

Il  fut  question  de  ce  que  je  deviendrois ,  et ,  pour 
en  causer  plus  à  loisir,  elle  me  retint  à  dîner.  Ce  fut 
le  premier  repas  de  ma  vie  où  j'eusse  manqué  d'ap- 
pétit; et  sa  femme-de-chambre  qui  nous  servoit  dit 
aussi  que  j'étois  le  premier  voyageur  de  mon  âge  et 
de  mon  étoffe  qu'elle  en  eût  vu  manquer.  Cette  re- 
marque, qui  ne  me  nuisit  pas  dans  l'esprit  de  sa 
maîtresse  ,  tomboit  un  peu  à-plomb  sur  un  gros  ma- 
nant qui  dinoit  avec  nous,  et  qui  dévora  lui  tout 
seul  un  repas  honnête  pour  six  personnes.  Pour 
moi,  j'érois  dans  un  ravissement  qui  ne  me  permet- 
toit  pas  de  manger.  Mon  coeur  se  nourrissoit  d'un 
sentiment  tout  nouveau  dont  il  occupoit  tout  mon 
être;  il  ne  me  laissoit  des  esprits  pour  nulle  autre 
fonction. 

Madame  de  Warens  voulut  savoir  les  détails  de 
ma  petite  lùstoire  :  je  retrouvai,  pour  la  lui  conter, 


PARTIE   I,    LIVRE    II.  77 

tout  le  feu  que  m'avoit  inspiré  mademoiselle  île  \  ul- 
son ,  et  que  j'avois  perdu  chez  mou  maître.  Plus 
j'intéressois  cette  excellente  aine  en  ma  laveur,  plus 
elle  plaignoit  le  sort  auquel  j'allois  m  exposer.  Sa 
tendre  compassion  se  marijuoit  dans  son  air.  dans 
son  regard,  dans  ses  gestes.  Elle  n'osoit  mVxborter 
à  retourner  à  Genève  :  daus  sa  position  c'eût  été  un 
crime  de  lese-catholieité ,  et  elle  u'ignoroit  pas  com- 
bien elle  étoit  surveillée  et  combien  ses  discours 
étoient  pesés.  Mais  elle  me  parloit  d'un  ton  si  tou- 
chant de  l'affliction  de  mon  père,  qu'on  voyoit  bien 
qu'elle  eût  approuvé  que  j'allasse  le  consoler.  MI  le 
ne  sa  voit  pas  combien  sans  y  songer  elle  plaidoit 
contre  elle-même.  Outre  que  ma  résolution  étoit 
prise,  comme  je  crois  l'avoir  dit,  plus  je  la  trou- 
vois  éloquente,  persuasive,  plus  ses  discours  m'al- 
loient  au  cœur,  et  moins  je  pouvois  me  résoudre  à 
me  détacher  d'elle.  Je  sentois  que  retourner  à  Ge- 
nève étoit  mettre  entre  elle  et  moi  une  barrière 
presque  insurmontable,  à  moins  de  revenir  à  la 
démarche  que  j'avois  faite  ,  et  à  laquelle  mieux  va- 
loit  me  tenir  tout  d'un  coup.  Je  m'y  tins  donc.  Ma- 
dame de  Warens  voyant  ses  efforts  inutiles  ne  les 
poussa  pas  jusqu'à  se  compromettre;  mais  elle  me 
dit  avec  un  regard  de  commisération  :  Pauvre  peti  t , 
tu  dois  aller  ou  Dieu  t'appelle;  mais  quand  tu  seras 
grand  tu  te  souviendras  de  moi.  Je  crois  qu'elle  ne 
pensoit  pas  elle-même  que  cette  prédiction  s'accom- 
pliroit  si  cruellement. 

La  difficulté  restoit  tout  entière.  Comment  sub- 
sister si  jeune  hors  de  mon  pays  ?  A  peine  à  la  moi- 
tié de  mon  apprentissage,  j'étois  bien  loin  de  savoir 

Z.BS    C0KFI5S.    1,  7 


78  LES  CONFESSIONS, 

mon  métier.  Quand  je  l'aurais  su ,  je  n'en  aurois  pu 
vivre  en  Savoie,  pays  trop  pauvre  pour  avoir  «les 
arts.  Le  manant  qui  dlooil  avec  nous,  forcé  de  faire 
un  pause  pour  reposer  sa  mâchoire ,  ouvrit  un  avis 
qu'il  disoit  venir  du  ciel  ,  et  qui,  à  juger  par  les 
suites,  venait  bien  plu'.ôt  du  côté  contraire,  C'étoit 
que  j'allasse  à  Tuiin.  où.  dans  un  hospice  établi 
pour  les  catéchumènes ,  j'aurais,  dit-il,  la  vie  tem- 
porelle et  spirituelle,  jusqu'à  ce  qu'entré  dans  le 
sein  de  l'église  je  trouvasse  par  la  charité  des  bouses 
âmes  une  place  qui  me  convint.  A  l'égard  des  hais 
du  vovage, continua  mon  homme,  sa  grandeur  mon- 
seigneur l'évèque  ne  manquera  pas,  si  madame  lui 
propose  cette  sainte  œuvre ,  de  vouloir  charitable- 
ment y  pourvoir;  et  madame  la  baronne  ,  qui  est  si 
charitable,  dit-il  en  s'inclinant  sur  son  assiette, 
s'empressera  sûrement  d'y  contribuer  aussi. 

Je  trouvois  toutes  ces  charités  bien  dures  :  j 'a vois 
le  cœur  serré,  je  ne  d;sois  rien.  Madame  de  Wa- 
rens ,  sans  saisir  ce  projet  avec  autant  d'ardeur 
qu'il  etoit  of fert ,  se  contenta  de  répondre  que  cha- 
cun devoit  contribuer  au  bien  selon  son  pouvoir  ,  et 
qu'elle  en  parlerait  à  monseigneur;  niais  mon  diable 
d'homme  ,  qui  craignit  qu'elle  n  en  parlât  pas  a  son 
gré,  et  qui  avoit  son  petit  intérêt  dans  celte  affaire  . 
courut  'revenir  les  aumôniers ,  et  emboucha  si  bien 
les  Liii  prêtres,  que  quand  madame  de  Warens  , 
qui  craignoit  pour  moi  ce  voyage  ,  en  voulut  parler 
à  .  évêque  .  e  le  trouva  que  c'etoit  nue  affaire  arran- 
gée; et  il  lui  remit  à  l'instant  l'argent  destiné  pour 
mon  petit  viatique.  Elle  n'osa  insister  pour  me  faire 


P  V  P.TIE   I,    LIVRE    II.  :o 

rester;  j  approchois  d'un  âge  oâ  une  femme  du  sien 
ne  pouvoit  décemment  vouloir  retenir  uu  jeune 
homme  auprès  *ï 'elle. 

Mou  voyage  éiant  ainsi  régie'  par  eeux  qui  pre- 
noient  soin  de  moi ,  il  fallut  bien  me  soumettre;  et 
c'est  même  ce  que  je  fis  Mn<  beanconp  de  répu- 
gnance. Quoique  Tarin  fût  plus  loin- que  Genève, 
je  jugeai  qu'étant  La  capitale  elle  a  voit  avec  Annecy 
dés  relations  plus  étroites  qu'une  ville  étrangère 
d'état  et  île  religion  ;  et  puis,  partant  pour  obéir  à 
madame  de  Warens ,  je  me  regardois  comme  vivant 
toujours  son-,  sa  direction  :  c'étoil  plus  que  de  vivre 
à  son  voisinage  Enfin  l'idée  d'un  grand  voyage  flat- 
toit  ma  manie  ambulante,  qui  déjà  commencent  à  s» 
déclarer:  il  me  paroissoit  beau  de  passer  les  monts  à 
mon  «âge,  et  de  m  élever  au-dessus  de  mes  camarades 
de  tonte  la  hauteur  des  Alpes.  Voir  du  pavs  est  un 
appât  auquel  un  Genevois  ne  résiste  guère  :  je  don- 
uai  dou!'  mon  cousentement.  Mon  manant  devoit 
partir  clans  deux  jours  avec  sa  femme.  Je  leur  fus 
confié  et  recommandé:  ma  bourse  leur  fut  remise, 
renforcée  par  madame  de  Warens,  qui,  de  plus,  me 
donna  secrètement  un  petit  v.n-u'e  auquel  elle  joi- 
gnit d'amples  instructions;  't  nous  partîmes  le  mer. 
credi  .eaint. 

Le  lendemain  de  mon  dé]  art  d'Annecy,  mon  père 
y  arriva  courant  à  ma  piste  a\  eo  un  M.  Rival  mmi  ami, 
er  comme  lui.  homme  desprit,  bel-esprit 
même,  qui  I  isoit  des  vers  mieux  que  la  .Motte,  et 
parloit  presque  aussi  bien  que  lui  :  de  plus  .  parfai- 
tement honnête  homme,  mais  dont  la  littérature  dé> 


8o  LES  CONFESSIONS. 

placée  n'aboutit  qu'à  faire  uu  de  ses  fils  comédien. 

Ces  messieurs  virent  madame  de  Warens,  et  se 
contentèrent  de  pleurer  mon  sort  avec  elle,  au  lieu 
de  me  suivre  et  de  m 'atteindre,  comme  ils  l'auroient 
pu  facilement ,  étant  à  cheval  et  moi  à  pied.  La 
même  chose  étoit  arrivée  à  mon  oncle  Bernard  :  il 
étoit  venu  à  Confignon ,  et  de  là ,  sachant  que  j'étois 
à  Annecy ,  il  s'en  retourna  à  Genève.  Il  sembloit  que 
mes  proches  conspirassent  avec  mon  étoile  pour  me 
livrer  au  destin  qui  m'attendoit  :  mon  frère  s'étoit 
perdu  par  une  semblable  négligence, et  si  bien  perdu 
qu'on  n'a  jamais  su  ce  qu'il  étoit  devenu. 

Mon  père  n'étoit  pas  seulement  un  homme  d'hon- 
neur, c'étoit  un  homme  d'une  probité  sure,  et  il 
avoit  une  de  ces  âmes  fortes  qui  font  les  grandes 
vertus  :  de  plus  ,  il  étoit  bon  père,  et  sur-tout  pour 
moi  ;  il  m'aimoit  très  tendrement ,  mais  il  aimoit 
aussi  ses  plaisirs  ;  et  d'autres  goûts  avoient  un  peu 
attiédi  l'affection  paternelle  depuis  que  je  vivois 
loin  de  lui.  Il  s'étoit  remarié  à  Nyon  ;  et,  quoique 
sa  femme  ne  fût  plus  eu  âge  de  me  donner  des  frères  , 
elle  avoit  des  parents  :  cela  faisoit  une  autre  famille  , 
d'autres  objets,  un  nouveau  ménage,  qui  ne  rappe- 
loit  plus  si  souvent  mon  souvenir.  Mon  père  vieil- 
lissoit  et  n'avoit  aucun  bien  pour  soutenir  sa  vieil- 
lesse :  nous  avions ,  mon  frère  et  moi  ,  quelque  bien 
de  ma  mère,  dont  le  revenu  devoit  appartenir  à 
mon  père  durant  notre  cloignement.  Cette  idée  ne 
s'offroit  pas  à  lui  directement  et  ne  l'empêchoit  pas 
de  faire  son  devoir,  mais  elle  agissoit  sourdement 
sans  qu'il  s'en  appercùt  lui-même,  et  ralentisspit 


P  •  RTir.   T.   LIVRE   II.  81 

quelquefois  son  /«-it- ,  qu'il  t  ùi  poussé  plus  loin  sans 
Cela.  Voilà,  je  crois,  pourquoi,  venu  d'abord  ù 
Annecy  sur  nies  traces,  il  ne  iv.c  suivit  pas  jusqu'à 
Chambéry,  i  h  il  étoit  moralement  sur  de  m'attein- 
dre  ;  voilà  encore  pourquoi,  l'étant  allé  von-  sou- 
Vent  depuis  ma  fuite,  je  reçus  toujours  de  lui  des 
caresses  de  père,  mais  sans  grands  efforts  pour  me 
retenir. 

Cette  conduite  d'un  père  dont  j'ai  si  bien  connu 
la  teudresse  et  la  vertu  m'a  fait  faire  des  réflexions 
sur  moi-même  qui  n'ont  pas  peu  contribué  à  me 
maintenir  le  cœur  sain:  j'en  ai  tiré  cette  grande 
maxime  de  morale,  la  seule  peut-être  d'usage  dans 
la  pratique',  d'éviter  les  situations  qui  mettent  nos 
devoirs  en  opposition  avec  nos  intérêts,  et  qui  nous 
moutrent  notre  bien  dans  le  mal  d'autrui  ;  sur  que 
dans  de  telles  situations,  quelque  sincère  amour  de 
la  vertu  qu'on  y. porte,  on  foiblit  tôt  ou  tard  sans 
s'en  appercevoir  ;  et  l'on  devient  injuste  et  méchant 
dans  le  fait ,  sans  avoir  cessé  d'être  juste  et  bon  dans 
l'aine. 

Cette  maxime,  fortement  imprimée  an  fond  de 
mon  c«xur .  et  mise  en  pratique,  quoiqu'un  peu 
tard,  dans  toute  ma  conduite,  est  une  de  celles  qui 
m'ont  donn<  l'air  le  plus  bizarre  .'t  le  plus  fou  dans 
le  ;>ul»!ic  ,  et  sur-tout  parmi  mes  connoissances.  Ou 
m'a  imputé  de  vouloir  être  original  et  faire  autre- 
ment que  les  autres  :  en  vérité  je  ne  songeois  à  faire 
ni  comme  les  autres  ni  autrement  qu'eux;  je  desi- 
rois  sincèrement  de  faire  ce  qui  étoit  bien;  je  me 
dérobois  de  toute  ma  force  à  des  situations  qui  me 


8*  LES   CONFESSIONS. 

donnassent  un  intérêt  contraire  à  l'intérêt  d  un  autre 
homme,  et,  par  conséquent,  un  désir  secret,  quoi- 
qu'involontaire  ,  du  mal  de  cet  homme-là. 

Il  y  a  deux  ans  (i)  que  mylord  Maréchal  me  vou- 
lut mettre  dans  son  testament:  je  m'y  opposai  de 
toute  ma  force;  je  lui  marquai  que  je  ne  voudrois 
pour  rien  au  monde  me  savoir  dans  le  testament  de 
quelqu'un ,  et  beaucoup  moins  dans  le  sien.  Il  se  ren- 
dit :  maintenant  il  veut  me  faire  une  pension  viagère, 
et  je  ne  m'y  oppose  pas.  On  dira  que  je  trouve  mou 
compte  à  ce  changement  :  cela  peut  être  ;  mais,  ô  mon 
bienfaiteur  et  mou  père,  si  j'ai  le  malheur  de  vous 
survivre  je  sais  qu'en  vous  perdant  j'ai  tout  à  per- 
dre ,  et  que  je  n'ai  rien  à  gagner. 

C'est  là ,  selon  moi ,  la  bonne  philosophie ,  la 
seule  vraiment  assortie  au  cœur  humain  :  je  me  pé- 
nètre chaque  jour  davantage  de  sa  profonde  solidité , 
et  je  l'ai  retournée  de  différentes  manières  dans  tous 
mes  derniers  écrits  ;  mais  le  public  ,  qui  est  frivole  , 
ne  l'y  a  pas  su  remarquer.  Si  je  survis  assez  à  cette 
entreprise  consommée  pour  en  reprendre  une  autre, 
je  me  propose  de  donner  dans  la  suite  de  l'Emile  un 
exemple  si  charmant  et  si  frappant  de  cette  même 
maxime  ,  que  mon  lecteur  soit  forcé  d'y  faire  atten- 
tion. Mais  c'est  assez  réfléchir  pour  un  voyageur:  il 
est  temps  de  reprendre  ma  route. 

Je  la  fis  plus  agréablement  que  je  n'aurois  dû  m'y 
attendre ,  et  mon  manant  ne  fut  pas  si  bourru  qu'il 
en  avoit  l'air.  C'étoit  un  homme  entre  deux  âges, 
portaut   en  queue  ses  cheveux  noirs  grisonnants; 

(i)  Eu  1763. 


PARTIE  I,   LIVRE  II.  83 

l'air  grenadier,  la  voix  forte,  assez,  gai,  marchant 
bien,  mangeant  mieux,  et  qui  faisoit  toute  sorte  de 
métiers  faute  d'en  savoir  aucun.  Il  avoit  proposé, 
je  crois,  d'établir  à  Annecy  je  ne  sais  quelle  manu- 
facture. Madame  de  Warens  n'avoit  pas  manqué  de 
donner  dans  le  projet  ;  et  c'étoit  pour  tâcher  de  le 
faire  agréer  au  ministre  ,  qu'il  faisoit,  bien  défrayé  , 
le  voyage  de  Turin.  Notre  homme  avoit  le  talent 
d'intriguer  en  se  fourrant  toujours  avec  les  prêtres; 
et,  faisant  l'empressé  pour  les  servir,  il  avoit  pris  à 
leur  école  un  certain  jargon  dévot  dont  il  usoit  sans 
cesse,  se  piquant  d'être  un  grand  prédicateur:  il 
sa  voit  même  un  passage  latin  de  la  bible ,  et  c'étoit 
comme  s'il  en  avoit  su  mille,  parcequ'il  le  répétoit 
mille  fois  le  jour  ;  du  reste,  manquant  rarement 
d'argent  quand  il  en  savoit  dans  la  bourse  des  au- 
tres ;  plus  adroit  pourtant  que  frippon,  et  qui,  dé- 
bitant d'un  ton  de  raccoleur  ses  capucinades,  res- 
sembloit  à  l'hermite  Pierre  prêchant  la  croisade  le 
sabre  au  côté. 

Pour  madame  Sabran  son  épouse ,  c'étoit  une 
assez  bonne  femme ,  plus  tranquille  le  jour  que  la 
nuit.  Comme  je  couchois  toujours  dans  leur  cham- 
bre ,  ses  bruyantes  insomnies  m'éveilloient  souvent , 
et  m'auroient  éveillé  bien  davantage  si  j'en  avois 
compris  le  sujet  :  mais  je  ne  m'en  doutois  pas  même , 
et  j'étois  sur  ce  chapitre  d'une  bêtise  qui  a  laissé  à 
la  seule  nature  tout  le  soin  de  mon  instruction. 

Je  m'acbeminois  gaiement  avec  mon  dévot  guide 
et  sa  sémillante  compagne  :  nul  accident  ne  troubla 
mon  voyage;  j'étois  dans  la  plus  heureuse  situation 
de  corps  et  d'esprit  où  j'aie  été  de  mes  jours.  J*une  , 


64  L'ES  CONFESSIONS. 

vigoureux  ,  plein  de  santé,  de  sécurité  ,  de  confiance 
en  moi  et  aux  autres,  j'étois  dans  ce  court  mais  pré- 
cienc  moment  de  la  vie  où  sa  plénitude  expansive 
éleud,  pour  ainsi  dire,  notre  être  par  toutes  nos 
sensations,  et  embellit  à  nos  yeux  la  nature  entière 
du  charme  de  notre  existence.  Ma  douce  inquiétude 
avoir  un  objet  qui  la  rendoit  errante  et  fixoit  mon 
imagination  :  je  me  regardois  comme  l'ouvrage , 
l'élevé,  l'ami,  presque  l'amant  de  madame  de  Wa- 
rens  ;  les  choses  obligeantes  qu'elle  m'avoit  dites , 
les  petites  caresses  qu'elle  m'avoit  laites  ,  l'intérêt  si 
tendre  qu'elle  avoit  paru  prendre  à  moi  ,  ses  regards 
charmants  qui  me  sembîoient  pleins  d'amour  parce- 
' qu'ils  m'en  inspiroient;  tout  cela  nourrissoit  mes 
idées  durant  la  marche,  et  tfie  faisoit  rêver  délicieu- 
sement.  Nulle  crainte,  nul  doute  sur  mon  sort  ne 
tronbloil  ces  rêveries:  m'envoyer  à  Tarin,  c'étoit , 
sel^u  moi,  s'engager  à  m'y  faire  viT  placer 

convenablement.  Je  n'avois  plus  «le  souci  sur  moi- 
même  :  d'autres  s'éloieiit  chàrg  :s  de  ce  soin.  Ainsi 
je  ma! chois  légèrement,  ailég  .  poids  :  les  jeu- 

nes désirs. l'espoir  enchanteùi .  I  5  brillants  projets, 
remplissoienl  iuon  ame.  V.  ms  les  objets  que  je  i  oyoîs 
me  sembîoient  les  gara  ni  -  de  ma  prochaine  féli  i'.é  : 
dans  les  maisons  j'imaginois  des  festins  rustiques; 
dans  les  prés,  de  folâtres  jeux;  le  iftug  des  eaux, 
les  bains  ,  des  promenades  .  la  pêche  :  sur  les  arbres  , 
des  fruits  délicieux  ;  sous  leur  ombre  ,  de  voluptueux 
tête-à-tête;  sur  les  montagnes,  des  cuves  de  lait  et 
de  crème,  une  oisiveté  charmante,  la  paix, la  sim- 
plicité, le  plaisir  d'aller  sans  savoir  où.  Enfin  rien  ne 
frappoit  mes  yeux  sans  porter  à  mon  cœur  quelque 


PARTIE  I,   LIVRE  II.  15 

attrait  de  jouissance  :  la  grandeur,  la  variété  ,  la 
beauté  réelle  du  spectacle  rendoit  cet  attrait  digne 
de  la  raison.  La  vanité  même  y  mêloit  sa  pointe:  si 
jeune  , aller  en  Italie,  avoir  déjà  vu  tant  de  pays, 
suivre  Annibal  à  travers  le»  monts,  me  paroissoit 
une  gloire  au-dessus  de  mon  âge.  Joignez  à  tout  cela 
des  stations  fréquentes  et  bonnes,  un  grand  appétit 
et  de  quoi  le  contenter;  car.  en  vérité  ,  ce  n'étoit  pas 
la  peine  de  m'en  faire  faute,  et  sur  le  dinéde  M.  Sa- 
bran  le  mien  ne  paroissoit  pas. 

Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  eu  dans  tout  le 
cours  de  ma  vie  d'intervalle  plus  parfaitement 
exempt  de  soucis  et  de  peine,  que  celui  des  sept  ou 
huit  jours  que  nous  mimes  à  ce  voyage;  car  le  pas 
de  madame  Sabran ,  sur  lequel  il  falloit  régler  le  nô- 
tre, n'en  lit  qu'une  longue  promenade.  Ce  souvenir 
m'a  laissé  le  goût  le  plus  vif  pour  tout  ce  qui  s'y 
rapporte ,  sur-tout  pour  les  montagnes  et  les  voyages 
pédestres.  Je  n'ai  voyagé  à  pied  que  dans  mes  beaux 
jours,  et  toujours  avec  délices.  Bientôt  les  devoirs, 
les  affaires  ,  un  bagage  à  porter,  m'ont  forcé  de  faire 
le  monsieur  et  de  prendre  des  voitures  ;  les  soucis 
rongeants ,  les  embarras  ,  la  gêne,  y  sont  montés  avec 
moi;  et  dés-lors,  au  lieu  qu'auparavant  dans  mes 
voyages  je  ne  sentois  que  le  plaisir  d'aller,  je  n'ai 
plus  senti  que  le  besoin  d'arriver.  J 'ai  cherebé  long- 
temps à  Paris  deux  camarades  du  même  goût  que 
moi ,  qui  voulussent  consacrer  chacun  cinquante 
louis  de  sa  bourse  et  un  an  de  son  temps  à  faire  en- 
semble à  pied  le  tour  de  l'Italie, sans  autre  équipage 
qu'un  garçon  qui  portât  avec  nous  un  sac  de  nuit. 
Beaucoup  de  gens  se  sont  présentés, enchautés  de  ce 


SC,  LES  CONFESSIONS. 

projet  en  apparence ,  mais  au  fond  le  prenant  tous 
pour  un  pur  château  en  Espagne,  dont  on  cause  en 
conversation  sans  vouloir  l'exécuter  en  effet.  Je  me 
souviens  que  ,  parlant  avec  passion  de  ce  projet  avec 
Diderot  et  Grinim  ,  je  leur  en  donnai  eniin  la  fantai- 
sie. Je  crus  une  fois  l'affaire  faite  ;  niais  le  tout  se 
réduisit  à  vouloir  faire  un  voyage  par  écrit,  dans  le- 
quel Grimin  ne  trouvoit  rien  de  si  plaisant  que  de 
faire  faire  à  Diderot  beaucoup  d'impiétés,  et  de  me 
faire  fourrer  à  l'inquisition  à  sa  place. 

Mou  regret  d'arriver  si  vite  à  Turin  fut  tempéré 
par  le  plaisir  de  voir  une  grande  ville ,  et  par  l'espoir 
d'y  faire  bienlôt  une  ligure  digne  de  moi;  car  déjà 
les  fumées  de  l'ambition  me  montoient  à  la  tète  :  déjà 
je  me  regardois  comme  infiniment  au-dessus  de 
mon  aucien  élat  d'apprenti  ;  j'étois  bien  éloigné  de 
prévoir  que  dans  peu  je  serois  fort  au-dessous. 

Avant  que  d'aller  plus  loin,  je  dois  au  lecteur 
mon  excuse  ou  ma  justification  tant  sur  les  menus 
détails  où  je  viens  d'entrer  que  sur  ceux  où  j'entre- 
rai dans  la  suite,  et  qui  n'ont  rien  d'intéressant  à  ses 
yeux.  Dans  l'entreprise  que  j'ai  faite  de  me  montrer 
tout  entier  au  public,  il  faut  que  rien  de  moi  ne  lui 
reste  obscur  ou  cacbé  ;  il  faut  que  je  me  tienne  in- 
cessamment sous  ses  yeux,  qu'il  me  suive  dans  tous 
les  égarements  de  mon  cœur,  dans  tous  les  recoins 
de  ma  vie  ;  qu'il  ne  me  perde  pas  de  vue  un  seul  in- 
stant, de  peur  que,  trouvant  dans  mon  récit  la 
moindre  lacune,  le  moindre  vuide,  et  se  deman- 
dant, qu'a-t-il  fait  durant  ce  temps-là  ?  il  ne  m'accuse 
de  n'avoir  pas  voulu  tout  dire.  Je  donne  assez  de 


PARTIE    I,   LIVRE   II.  8 7 

prise  à  la  malignité  des  hommes  par  mes  récits,  sans 
lui  en  donner  encore  par  mon  silence. 

•  pécule  étoit  parti  ;  j'avois  jasé,et  mon 
tndiscr  ;  1  m  ne  fut  pas  pour  mes  conducteurs  à  pure 
pcric.  Madame  Sabran  trouva  le  moyen  de  in'aira- 
cher  jusqu'à  un  petit  ruban  glacé  d'argent  que  n  a- 
dame  deWarens  oravoit  donné  pour  ma  petite  épée, 
et  cpie  je  regrettai  plus  cpie  tout  le  reste  :  L'épéc 
même  eut  reste  dans  leurs  mains ,  si  je  m'étais  moins 
obstine. Ils  m'avoientfidèlenientdélïayé  dans  la  route, 
mais  ils  ne  m'avoient  rien  laissé.  J'arrive  à  Turin 
sans  habits  ,  sans  argent,  sans  linge,  et  lassant  très 
exactement  à  mon  seul  mérite  tout  l'honneur  de  la 
fortune  que  j'allois  faire. 

.)'a\o'is  des  lettres,  je  les  portai;  et  tout  de  suite 
je  fus  mené  à  l'hospice  dts  catéchumènes,  pour  v 
être  instruit  dans  la  religion  pour  laquelle  ou  me 
vendoit  ma  subsistance.  En  entrant  je  vis  une  grosse 
porte  à  barreaux  de  fer,  qui  ,  des  que  je  fus  ; 
fut  fermée  à  double  tour  sur  mes  talons.  Ce  ci  but 
me  parut  plus  imposant  qu'agréable,  et  comnencoit 
à  me  donnera  penser,  quand  on  me  lit  entrer  dans 
une  assez  grande  pièce,  .l'y  vis  pour  tout  meuble  un 
autel  de  bois  surmonté  d'un  grand  erueiiix  au  fond 
de  la  chambre,  et  autour,  quatre  ou  cinq  chaises 
aussi  de  bois  qui  paroissoient  avoir  été  cirées,  mais 
qui  .-.euleiueut  eluieul  luisantes  à  force  de  s'en  servir 
et  de  les  frotter.  Dans  cette  salle  d'assemblée  êtoient 
quatre  ou  cinq  affreux  bandits, mes  camarades  d'in- 
struction ,  et  qui  semblaient  plutôt  des  archers  du 
diable  que  des  aspirants  à  se  faire  enfauls  de  Dieu. 


88  LES  CONFESSIONS. 

Deux  de  ces  coquins  étoient  des  Esclavons  qui  se  di- 
soient  Juifs  et  Maures,  et  qui,  comme  ils  me  l'a- 
vouèrent, passoient  leur  vie  à  courir  l'Espagne  et 
l'Italie,  embrassant  le  christianisme  et  se  faisant 
baptiser  par-tout  où  le  produit  en  valoit  la  peine. 
On  ouvrit  une  autre  porte  de  fer  qui  parfageoit  en 
deux  un  grand  balcon  régnant  sur  la  cour.  Par  cette 
porte  entrèrent  nos  sœurs  les  catécbumenes  qui , 
comme  moi ,  s'alloient  régénérer,  non  par  le  bap- 
tême, mais  par  une  solennelle  abjuration.  C'étoient 
bien  les  plus  grandes  salopes  et  les  plus  vilaines 
coureuses  qui  jamais  aient  empuanti  le  bercail  du 
Seigneur.  Une  seule  me  parut  jolie  et  assez  intéres- 
sante ;  elle  étoit  à-peu-près  de  mon  âge,  peut-être 
un  an  ou  deux  de  plus.  Elle  avoit  des  yeux  frippons 
qui  rencontroient  quelquefois  les  miens.  Cela  m'ins- 
pira le  désir  de  faire  conuoissance  avec  elle  ;  mais 
pendant  près  de  deux  mois  qu'elle  demeura  encore 
dans  cette  maison  où  elle  étoit  depuis  trois,  il  me 
fut  absolument  impossible  de  l'accoster, tantelleétoit 
recommandée  à  notre  -vieille  geôlière  et  obsédée  par  le 
saint  missionnaire  qui  travailloit  à  sa  conversion 
avec  plus  de  zèle  que  de  diligence.  Il  falloit  qu'elle 
fut  extrêmement  stupide  ,  quoiqu'elle  n'en  eût  pa* 
l'air;  car  jamais  instruction  ne  fut  plus  longue.  Le 
saint  homme  ue  la  trouvoit  toujours  point  en  état 
d'abjurer;  mais  elle  s'eunuya  de  sa  clôture,  et  dit 
qu'elle  vouloit  sortir,  chrétienne  ou  non.  Il  fallut  la 
prendre  au  mot  tandis  qu'elle  conseutoit  encore  à 
l'être,  de  peur  qu'elle  ne  se  mutinât  et  qu'elle  ne 
le  voulût  plus. 

La  petite  communauté  fut  assemblée  en  l'honneur 


PARTIE   I,   LIVR  E   II.  8.) 

du  nouveau  veno.Oo  nous  lit  une  courte  exhortation, 
à  moi  pour  Di'en&ager  à  répondre  à  la  giace  que  Dieu 
nie  faisoit,  aux  autres  pour  les  inviter  à  m 'accorder 
leurs  prières  et  à  m'édifierpar  leurs  exemples.  Après 
quoi,  nos  vierges  étant  rentrées  dans  leur  clôture, 
j'eus  le  temps  de  m'etouner  à  mon  aise  de  celle  où 
je  me  trouvois. 

Le  lendemain  matin  on  nous  assembla  de  nouveau 
pour  l'instruction,  et  ce  fut  alors  que  je  commen- 
çai pour  la  première  lois  à  réfléchir  sur  le  pas  que 
j'allois  faire,  et  sur  les  démarches  qui  m'y  avoient 
entraîné. 

J'ai  dit,  je  répète,  et  je  répéterai  peut-être  encore 
nue  chose  dont  je  suis  tous  les  jours  plus  pénétré  ; 
c'est  que,  si  jamais  enfant  reçut  une  éducation  rai- 
sonnable et  saine,  c'a  été  moi.  Né  dans  une  famille 
que  ses  rno?urs  distinguoient  du  peuple,  je  n'avois 
reçu  que  des  leçons  de  sagesse  et  des  exemples  d'hon- 
neur de  tous  mes  parents.  Mon  père  ,  quoiqu'honu;;e 
déplaisir,  avoit  non  .seulement  une  probité  sûre, 
mais  beaucoup  de  religion.  Galant  homme  dans  le 
monde  et  chrétien  dans  l'intérieur,  il  m 'avoit  inspiré 
de  bonne  heure  les  sentiments  dont  il  étoit  pénétré. 
De  mes  trois  tantes  .  toutes  sages  et  vertueuses,  les 
deux  aînées  étoient  dévotes;  et  la  tr  isieme,  iille 
à-la-fojs  pleine  de  grâces  ,  d'esprit  et  de  sens  .  l'étoit 
peut-être  encore  plus  qu'elles,  quoiqu'avec  moins 
d'ostentation.  Du  sein  de  cette  estimable  famille  je 
passai  chez  Ai.  Lambercier,  qui ,  bien  qu'homme 
d'église  et  prédicateur,  étoit  croyant  en  dedans,  et 
faisoit  presque  aussi  bien  qu'il  disoit.  Sa  sœur  et 
lui  cultivèrent  par  dos  instructions  douces  et  judi- 

T.I  »    (PMT.SS.     I.  S 


9o  LES   CONFESSIONS, 

cieuses  les  principes  «le  piété  qu'ils  trouvèrent  dans 
mon  cœur.  Ces  dignes  gens  employèrent  pour  cela 
des  moyens  si  vrais  ,  si  discrets,  si  raisonnables, 
que,  loin  de  m'cnuuyer  au  sermon,  je  n'en  sortois 
jamais  sans  être  intérieurement  touché  et  sans  faire 
des  résolutions  de  bien  vivre  auxquelles  je  manquais 
rarement  en  y  pensant.  Chez  ma  tante  Bernard  ,  la 
dévotion  m'ennuyoit  davantage ,  parc,  qu'elle  en 
faisoit  un  métier.  Chez  mon  maître,  je  n'y  pensois 
plus  guère,  sans  pourtant  penser  différemment.  Je 
ne  trouvai  point  de  jeunes  gens  qui  me  pervertissent  : 
je  devins  polisson,  mais  non  libertin. 

J'avois  donc  de  la  religion  tout  ce  qu'un  enfant 
à  l'âge  où  j'étois  en  pouvoit  avoir;  j'en  a  vois  même 
davantage,  car  pourquoi  déguiser  ma  pensée?  Mon 
enfance  ne  fut  point  d'un  enfant  ;  je  sentis,  ;e  pen- 
sai toujours  en  nomme.  Ce  n'est  qu'en  grandissant 
que  je  suis  rentré  dans  la  classe  ordinaire,  en  nais- 
sant j'en  étois  sorti.  L'on  rira  de  me  voir  me  donner 
modestement  pour  un  prodige  ;  soit  :  mais  quand  on 
aura  bien  ri,  qu'on  trouve  un  enfant  qu'à  six  ans 
les  romans  intéressent  ,  attachent ,  transportent ,  au 
point  d'en  pleurer  à  chaudes  larmes  ;  alors  je  sen- 
tirai ma  vanité  ridicule,  et  je  conviendrai  que  j'ai 
tort. 

Ainsi  quand  j'ai  dit  qu'il  ne  falloit  point  parler 
aux  enfants  de  religion  si  Ton  vouloit  qu'un  jour 
ils  en  eussent  ,  et  qu'ils  etoieut  incapables  de  con- 
noitre  Dieu,  même  à  notre  manière  .  j'ai  tiré  mon 
sentiment  de  mes  observations,  n.;n  de  ma  propre 
expérience  ;  je  savois  qu'elle  ne  concluoit  rien  pour 
les  autres.  Trouvez  des  J.  J.  Rousseau  à  six  ans  et 


PARTIE   I,  LITRE    II.  Qt 

parlés-leur  de  Dieu  à  sept ,  je  vous  réponds  que  vous 
nr  courez  aucun  risque. 

On  seul,  je  crois,  qu'avoir  de  la  religion  pour  un 
enfant,  et  même  pour  tin  homme  ,  c'est  suivre  celle 
où  il  est  né.  Quelquefois  on  en  ôte,  rarement  on  v 
ajoute  ;  la  loi  dogmatique  est  un  fruit  de  L'édneation. 
Outre  ce  principe  commun  qui  m'attachoit  au  culte 
de  mes  pères,  j'avois  l'aversion  particulière  alors  à 
notre  ville  pour  Je  catholicisme, qu'on  nous  donuoit 
pour  une  affreuse  idolâtrie,  et  donl  on  nous  peigeoit 
le  clergé  sous  les  plus  noires  couleurs.  Ce  sentiment 
alloit  si  loin  chez  moi  qu'au  commencement  je  n'en- 
trevoyois  ja:uais  le  dedans  d'une  église,  je  ne  ren- 
controis  jamais  un  prêtre  en  surplis  ,  je  n'entendois 
jamais  la  clochette  d'une  procession, sans  un  frémis- 
sement de  terreur  et  d'effroi  qui  me  quitta  bientôt 
dans  les  villes  ,  mais  qui  souvent  m'a  repris  dans  les 
paroisses  de  campagne  ,  plus  semblables  à  celtes  où 
je  1  ".vois  d'abord  éprouvé.  Il  est  vrai  que  cette  im- 
pression étoit  singulièrement  contrastée  par  le  sou- 
venir des  caresses  que  les  curés  des  environs  de  Ge- 
nève font  volontiers  ans  enfants  de  la  ville.  En  même 
temps  que  la  sonnette  du  viatique  me  faisoit  peur,  la 
cloche  de  la  messe  ou  de  vêpres  me  rappeloit  un 
déjeuné. un  goûté  , du  beurre  trais,  des  fruits, du  lai- 
tage. Le  bondinédeM.dePontverre  avoit  produit  en- 
core un  grand  effet.  Ainsi  je  m'étois  aisément  étourdi 
sur  tout  cela.  N'envisageant  le  papisme  que  par  des 
liaisons  avec  les  amusements  et  la  gourmandise,  je 
m'étois  apprivoisé  sans  peine  avec  l'idée  d'y  vivre, 
mais  non  [as  avec  celle  d*y  entrer  ;  cette  idée  ne  s'e- 
toit  offerte  à  moi  qu'en  fnvant  et  dnus  un  a\cuir 


92  LES  CONFESSIONS. 

éloigné.  Dans  ce  moment  il  n'y  eut  plus  moyen  de 
prendre  le  change  :  je  vis  avec  l'horreur  la  plus  vive 
l'espèce  d'engagement  que  j'avois  pris  et  sa  suite  iné- 
vitable. Les  futurs  néophytes  que  j'avois  autour  de 
moi  n'étoient  pas  propres  à  soutenir  mon  courage 
par  leur  exemple,  et  je  ne  pus  me  dissimuler  que  la 
sainte  oeuvre  que  j'aliois  faire  n'étoit  au  fond  que 
l'action  d'un  bandit.  Tout  jeune  encore,  je  sentis 
que,  quelque  religion  qui  fût  la  bonne,  j'aliois  ven- 
dre la  mienne,  et  que,  quand  même  je  choisirois 
bien,  j'aliois  au  fond  de  mon  cœur  mentir  au  Saint- 
Esprit,  et  mériter  le  mépris  des  hommes.  Plus  j'y 
pensois  ,  plus  je  m'indignois  contre  moi-même  ;  et  je 
gémissois  du  sort  qui  m'avoit  amené  là ,  comme  si 
ce  sort  n'eût  pas  été  mon  ouvrage.  Il  y  eut  des  mo- 
ments où  ces  réflexions  devinrent  si  fortes  que  si  j'a- 
vois un  instant  trouvé  la  porte  ouverte,  je  me  serois 
certainement  évadé  ;  mais  il  ne  me  fut  pas  possible  , 
et  cette  résolution  ne  tint  uas  non  plus  bien  for- 
tement. 

Trop  de  désirs  secrets  la  combattoient  pour  ne  la 
pas  vaincre.  D'ailleurs  l'obstination  du  dessein  formé 
de  ne  pas  retourner  à  Genève  ;  la  honte  ,1a  difficulté 
même  de  repasser  les  monts;  l'embarras  de  me  voir 
loin  de  mon  pays  sans  appui  ,  sans  ressources  ,  tout 
cela  concouroit  à  me  faire  regarder  comme  un  re- 
pentir tardif  les  remords  de  ma  conscience  ;  j'affec- 
tois  de  me  reprocher  ce  que  j'avois  fait  pour  excuser 
ce  que  j'aliois  faire.  En  aggravaul  les  torts  du  passé  , 
j'en  regardois  l'avenir  comme  une  suite  nécessaire. 
Je  ne  me  disois  pas,  Rien  n'est  Fait  encore,  et  tu 
peux  être  innocent  si  tu  ver.x;  mais  je  me  disois, 


PARTIE  I,  LIVRE   II.  93 

Gémis  du  crime  dont  tu  te  s  rendu  coupable  ,  et  que 
ta  l'es  mis  dans  la  nécessité  d'achever. 

En  effet,  quelle  rare  force  d'amené  me  fal  loi  t-11  point 
à  mou  àire  pour  révoquer  tout  ce  que  jusqut-là  j'avois 
pu  promettre  ou  laisser  espérer,  pour  rompre  les 
chaînes  que  je  m'étois  données  ,  pour  déclarer  avec 
intrépidité  que  je  voulois  rester  dans  la  religion  de 
mes  pères ,  au  risque  de  tout  ce  qui  en  pouvoit  arri- 
ver !  Cette  vigueur  u'étoit  pas  de  mon  âge  ,  et  il  est 
peu  probable  qu'elle  eût  eu  un  heureux  succès.  Les 
choses  étoient  trop  avancées  pour  qu'on  voulût  en 
avoir  le  démenti;  et  plus  ma  résistance  eût  été 
grande,  plus  ,  de  manière  ou  d'autre  ,  on  se  fût  fait 
une  loi  de  la  surmonter. 

Le  sophisme  qui  me  perdit  est  celui  de  ^a  plupart 
des  hommes,  qui  se  plaignent  de  manquer  de  force 
quand  il  n'est  déjà  plus  temps  d'en  user.  La  vertu  ne 
nous  coûte  que  par  notre  faute  ;  et  si  nous  voulions 
être  toujours  sages,  rarement  aurions-nous  besoin 
d'être  vertueux.  Mais  des  penchants  faciles  à  surmon- 
ter nous  entraînent  sans  résistance  :  nous  cédons  à 
des  tentations  légères  dont  nous  méprisons  le  danger. 
Insensiblement  nous  tombons  dans  des  situations 
périlleuses  dont  nous  pouvions  aisément  nous  garan- 
tir, mais  dont  nous  ne  pouvons  oins  nous  tirer  sans 
des  efforts  héroïques  qui  nous  éliraient,  et  nous 
tombons  enfin  dans  l'abj  aie ,  en  disant  à  Dieu  :  Pour- 
quoi m'as-tu  fait  si  f'oible ?  -\Jais  malgré  nous  il  ré- 
pond a  nos  consciences  :  .le  t'ai  fait  trop  faible  pour 
sortir  du  gouffre,  pareeque  je  t'ai  fait  assez  fort  pour 
n'v  pas  tomber. 

Je  ne  pris  pas  précisément  la  résolution  de  me 

3 


()>  LES    CONFESSIONS, 

faire  catholique:  mais  voyant  le  ternie  encore  éloi- 
gné ,  je  pris  le  temps  de  m'apprivoiser  à  cette  idée  , 
et  en  attendant  je  me  figurois  quelque  événement 
imprévu  qui  me  tireroit  d'embarras.  Je  résolus  pour 
gagner  du  temps  défaire  la  plus  belle  défense  qu'il 
me  seroit  possible.  Bientôt  ma  vanité  me  dispensa 
de  songer  à  ma  résolution;  et  dès  que  je  m'apperçus 
que  j'erabarrassois  quelquefois  ceux  qui  vouloient 
m'instruire,  il  ne  m'en  fallut  pas  davantage  pour 
chercher  à  les  terrasser  tout-à-fait.  Je  mis  même  à 
cette  entreprise  un  zèle  bien  ridicule  :  car  ,  tandis 
qu'ils  travailloient  sur  moi ,  je  voulus  travailler  sur 
eux.  Je  croyois  bonnement  qu'il  nefalloitque  les 
convaincre  pour  les  engager  à  se  faire  protestants. 

Ils  ne  trouvèrent  donc  pas  en  moi  tout-à-fait  au- 
tant de  facilité  qu'ils  en  attendoient ,  ni  du  côté  des 
lumières  ni  du  côté  de  la  volonté.  Les  protestants 
sont  généralement  mieux  instruits  que  les  catholi- 
ques. Cela  doit  être  :  la  doctrine  des  uns  exige  la 
discussion  ,  celle  des  autres  la  soumission.  Le  ca- 
tholique doit  adopter  la  décision  qu'on  lui  donne, 
',  le  protestant  doit  apprendre  à  se  décider.  On  savoit 
cela  ;  mars  on  n'attendoit  ni  de  mon  état  ni  de  mon 
âge  de  grandes  difficultés  pour  des  gens  exercés. 
D'ailleurs,  je  n'avois  point  fait  encore  ma  première 
communion ,  ni  reçu  les  instructions  qui  s'y  rap- 
portent; en  le  savoit  encore  :  mais  on  ignoroit  qu'en 
revanche  j'avois  été  bien  instruit  chez  M.  Lamber- 
cier,etque  de  plus  j'avois  pardevers  moi  un  petit 
magasin  fort  Incommode  à  ces  messieurs  dans  l'his- 
toire de  l'église  et  de  l'empire  que  j'avois  apprise 
presçjce  par  cceur  chez  mon  peré,  et  depuis  presque 


PARTIE  I,   LIVRE  II.  g5 

oubliée ,  mais  qui  me  revint  à  mesure  que  la  dispute 
s'échauffait. 

Un  vieux  prêtre,  petit,  mais  assez  vénérable, 
nous  lit  eu  commun  la  première  conférence.  Cette 
conférence  étoit  pour  mes  camarades  un  catéchisme 
plutôt  qu'une  controverse,  et  il  avoit  plus  à  faire  à 
les  instruire  qu'à  résoudre  leurs  objections.  Il  n'en 
fut  pas  de  même  avec  moi.  Quand  mon  tour  vint, 
je  l'arrêtai  sur  tout, je  ne  lui  sauvai  pas  une  des  ob- 
jections que  je  pus  lui  faire.  Cela  rendit  la  confé- 
rence foi  t  longue  et  fort  ennuyeuse  ponr  les  assis- 
tants. Mon  vieux  prêtre  parloit  beaucoup  ,  s'échauf- 
foit ,  battoit  la  campagne,  et  se  tiroit  d'affaire  en 
disant  qu  il  n'entendoit  pas  bien  le  françois.  Le  len- 
demain ,  de  peur  que  mes  indiscrètes  objections  ne 
scandalisassent  mes  camarades ,  on  me  mit  à  part  dans 
une  autre  chambre  avec  un  autre  prêtre  plus  jeune, 
beau  parleur  ,  c'est-à-dire  faiseur  de  longues  phra- 
ses ,  et  content  de  lui  si  jamais  docteur  le  fut.  Je  ne 
me  laissai  pourtant  pas  trop  subjuguer  à  sa  mine  im- 
posante :  et  sentant  qu'après  tout  je  faisois ma  tâche, 
je  me  mis  à  lui  répondre  avec  assez  d'assurance  et  à 
le  bourrer  par-ci  par-là  du  mieux  que  je  pus.  Il 
croyoit  m'assommer  avec  S.  Augustin,  S.  Grégoire  , 
et  les  autres  pères,  et  il  trouvoit  avec  une  surprime 
incroyable  que  jemaniois  tous  ces  peres-là  presque 
aussi  légèrement  que  lui  :  ce  n'étoit  pas  que  je  les 
eusse  jamais  lus  ,  ni  lui  peut-être.,  mais  j'en  avois 
retenu  beaucoup  de  passages  tirés  de  mon  Le  Sueur  ; 
et  sitôt  qu'il  m'en  citoit  un,  sans  disputer  sur  sa 
citation  je  lui  riposlois  par  un  autre  du  même  père, 
et  nui  souvent  l'embarrassoit  beaucoup.  Il  l'empor- 


cj6  LES   CONFESSIONS. 

toit  pourtant  à  la  fin  par  deux  raisons.  L'une  ,  qu'il 
étoil  le  plus  fort ,  et  que ,  nie  sentant  pour  ainsi  dire 
à  sa  merci,  je  jugeois  bien,  quelque  jeune  que  je 
fusse  ,  qu'il  ne  falloit  jias  le  pousser  à  bout  ;  car  je 
vovois  assez  que  \e  vieux  petit  prêtre  n'avoit  pris 
en  amitié  ni  mon  érudition  ni  moi.  L'autre  raison 
étoit  que  le  jeune  avoit  de  l'étude  et  que  je  n'eu 
a  vois  point.  Cela  faisoit  qu'il  metîoit  dans  sa  ma- 
nière d'argumenter  une  méthode  que  je  ne  pouvois 
pas  suivre,  et  que, sitôt  qu'il  se  sentoit  pressé  d'une 
objection  imprévue,  il  la  reraettoit  au  lendemain , 
disant  que  je  sortois  du  sujet  présent.  Il  rejetoit 
même  quelquefois  toutes  mes  citations,  soutenant 
qu'elles  étoient  fausses  ;  et,  s'ofirant  à  m'aller  cher- 
cher le  livre,  me  défioit  de  les  y  trouver.  Il  seuloit 
qu'il  ne  risqnoit  pas  grand'chosc ,  et  qu'avec  toute 
mon  érudition  d'emprunt  j'étois  tiop  peu  exercé  à 
manier  les  livres  ,et  trop  peu  latiniste  pour  trouver 
un  passage  dans  un  gros  livre  ,  quand  même  je  se- 
rois  sur  qu'il  y  est.  Je  le  soupçonne  même  d'avoir 
usé  de  l'infidélité  dont  il  accusoit  les  ministres,  et 
d'avoir  fabriqué  quelquefois  des  passages  pour  se 
tirer  d'une  objection  qui  l'incoinmodoit. 

Tandis  que  duroient  ces  petites  ergoteries,  et 
que  les  jours  se  passoient  à  disputer ,  à  marmotter 
des  prières,  et  à  Jaire  le  vaurien,  il  n'arriva  une 
petite  vilaine  aventure  assez  dégoûtante,  et  qui 
faillit  même  à  tourner  fort  mal  pour  moi. 

Il  n'y  a  point  d'ame  si  vile  et  de  cœur  si  barbare 
qui  ne  soit  susceptible  de  quelque  sorte  d'attache- 
ment. L'un  de  ces  deux  bandits  qui  se  disoient  Mau- 
res méprit  en  affection.  Il  m'accostoit  volontiers  , 


PARTIE   I,   LIVRE    II.  07 

OMIsoil  avec  moi  dans  soa  baragouin  franc,  me  ren- 
doit  de  petits  services,  me  faisoit  part  quelquefois 
de  sa  portion  à  table,  et  me  donnoit  sur-tout  de  fré- 
quents baisers  avec  une  ardeur  qui  m'éloit  fort  in- 
commode. Quelque  effroi  que  j'eusse  naturelle- 
ment de  ce  visage  de  pain-d'épice  orne  d'une  longue 
balafre  ,  et  de  ce  regard  allumé  qui  sembloit  plutôt 
furieux  que  tendre  ,  j'endurois  ces  baisers  en  me  di- 
sant eu  moi-même:  Le  pauvre  bomme  a  conçu  pour 
moi  une  amitié  bien  vive,  j'aurois  tort  de  le  rebu- 
ter. Il  passoitpar  degrés  à  des  manières  plus  libres, 
et  me  tenoit  quelquefois  de  si  singuliers  propos  que 
je  eroyois  que  la  tète  lui  avoit  tourné.  Un  soir  il 
voulut  venir  coueber  avec  moi ,  je  m'y  opposai ,  di- 
sant que  mon  lit  étoit  trop  petit.  Il  me  pressa  d'aller 
dans  le  sien  :  je  ie  refusai  encore:  car  ce  misérable 
étoit  si  mal-propre  et  puoit  si  fort  le  tabac  mâché  , 
qui!   me  faisoit  mal  au  cœur. 

Le  leudemain ,  d'assez  bon  matin ,  nous  étions 
tous  deux  seuls  dans  la  salle  d'as"semblée  :  il  recom- 
mença ses  caresses,  mais  avec  des  mouvements  si 
■violents  qu'il  en  étoit  effrayant.  Eufin  il  voulut  pas- 
ser par  degrés  aux  privautés  les  plus  choquantes  , 
et  me  forcer,  en  disposant  de  ma  main,  d'en  faire 
autant.  Je  me  dégageai  impétueusement  en  poussant 
un  cri  et  faisant  un  saut  eu  arrière  ;  et ,  sans  mar- 
quer ni  indignation  ni  colère,  car  je  n'avois  pas  la 
moindre  idée  de  ce  dont  il  s'agissoit ,  j'exprimai  ma 
surprise  et  mon  dégoût  avec  tant  d'énergie,  qu'il 
me  laissa  là  :  mais  tandis  qu'il  achevoit  de  se  déme- 
ner je  vis  partir  vers  la  cheminée  et  tomber  à  terre 
je  ne  sais  quoi  de  gluant  et  de  blanchâtre  qui  me  ht 


93  LES    CONFESSIONS, 

soulever  le  cœur.  Je  m'élançai  sur  le  balcon  ,  plus 
ému,  plus  troublé,  plus  effrayé  même  que  je  ne 
l'avois  été  de  ma  vie,  et  prêt  à  me  trouver  mal. 

Je  ne  pouyois  comprendre  ce  qu'avoit  ce  malheu- 
renr  :  je  le  crus  atteint  du  haut-mal,  ou  de  quelque 
autre  frénésie  encore  plus  terrible  ;  et  véritablement 
je  ne  sacbe  rien  de  plus  bideux  à  voir  pour  quel- 
qu'un de  sang-froid  que  cet  obscène  et  sale  maiu- 
tien,  et  ce  visage  affreux  enflammé  de  la  plus  bru- 
tale concupiscence.  Je  n'ai  jamais  vu  d'autrehomme 
en  pareil  état;  mais  .  si  nous  sommes  ainsi  près  des 
femmes  ,  il  faut  qu'elles  aient  les  yeux  bien  fascinés 
pour  ne  pas  nous  prendre  eu  borreur. 

Je  n'eus  rien  de  plus  [<>e^sé  que  d'aller  conter  à 
tout  le  monde  ce  qui  venoit  de  m'arriver.  Notre 
vieille  intendante  me  dit  de  me  taire,  mais  je  vis 
que  cette  bistoire  l'avoit  fort  affectée,  et  je  l'enten- 
dois  grommeler  entre  ses  dents  Can  maie  de  t  !  brutta 
bestia  !  Comme  je  ne  comprenons  pas  pourquoi  je 
devois  me  taire  ,  j'allai  toujours  mon  train  malgré 
la  défense,  et  je  bavardai  tant ,  que  le  lendemain  un 
des  administrateurs  vint  de  bon  matin  m'adresser 
une  mercuriale  assez  vive ,  m  accusant  de  commettre 
l'honneur  d'une  maison  sainte  ,  et  de  faire  beaucoup 
de  bruit  pour  peu  de  mal. 

Il  prolongea  sa  censure  en  m'expliquant  beaucoup 
de  choses  que  j'ignorois  ,  mais  qu'il  ne  crovoit  pa.s 
m'appiendre,  persuadé  que  je  ra'étois  défendu  sa- 
chant ce  qu'on  me  AOuloit,  mais  n'y  voulant  pas 
consentir.  Il  me  dit  gravement  que  c  étoit  une  œu- 
vre défendue  comme   la  paillardise,  mais  dont  au 


PART  IF.    T,    LIVRE    II.  99 

reste  l'inti  lus  offensante  poar  la 

personne  qui  en  éto  ru'il  nyàvoit  pas 

de  quoi  s'irriter  si  fort  pour  avoir  été  trouvé  aima- 
ble.   Il  me  ilii  sans  détour  que  lui-même  dans  sa 

se  avoit  en  le  même  honneur,  et  qu'avant  été 
surpris  hors  d'état  de  faire  résistance  il  n'avoil  rien 
trouvé  i.'i  de  si  crue!.  Ii  poussa  l'impudence  jusqu'à 
s.  servir  <l**s  propres  tenues;  et ,  .«/imaginant  que  la 
cause  de  ma  résistance  «toit  la  crainte  de  la  don  h  ur 
il  m'assura  que  cette  crainte  étoit  vaine  ^  et  qu'il  ne 
failoit  pas  s'alarmer  de  rien. 

J 'comtois  cet  infâme  avec  un  étonnement  d  au- 
tant plus  grand  qu'il  ne  parloit  point  pour  lui-mê- 
me; il  sembloit  ne  m'instruirç  que  pour  mon  bien. 
Son  discours  lui  parbisspit  si  simple,  qu'il  n'avoit 
pas  même  cherché  le  secret  du  tête-à-tête,  et  nous 
avions  en  tiers  un  ecclésiastique  que  tout  cela  nWfa- 
ronchoit  pas  plus  que  lui.  Cet  air  naturel  m'en  im- 
posa tellement,  (pie  j'en  vins  à  croire  que  c'étoit 
sans  doute  un  usage  admis  dans  le  inonde  .  et  dont 
je  U'avdis  pas  eu  plutôt  occasion  dï-lre  instruit. 
Cela  lit  que  je  l'écOUtai  sans  colère  ,  mais  non  sans 
dégoût.  L'image  de  ce  qui  m'étoit  arrivé,  mais  snr- 
tout  de  ce  que  j'avais  vu  ,  restoit  si  fortement  em- 
preinte dans  ma  mémoire,  qu'eu  \  pensant  le  co  ur 
me  sonlevoit  encore.  Sans  que  j'en  susse  davantage  . 

ion  de  la  chose  s'étendit  a  l'apologiste;  et  je 
ne  pus  me  contraindre  assez  pour  qn  il  ne  vit  pas  e 
raauvaû  effet  de  ses  leçons.  lime  lança  un  regard 
peu  caressant,  et  dès-lors  il  n'épargna  rien  pour  me 
rendre  le  séjour  de  L'hospice  désagréable.  11  y  parvint 


aoo  LES  CONFESSIONS, 

si  bien,  que,  n'appercevant  pour  en  sortir  qu'une 
seule  voie ,  je  m'empressai  de  la  prendre  ,  autant  que 
ju  iques-là  je  m'étois  efforcé  de  l'éloigner. 

Cette  aventure  me  mit  pour  l'avenir  à  couvert  des 
entreprises  des  chevaliers  de  la  manchette  ;  et  ia  vue 
des  gens  qui  passoient  pour  en  être,  me  rappelant 
l'air  et  les  gestes  de  mon  effroyable  Maure,  m'a  tou- 
jours inspiré  tant  d'horreur,  que  j 'a vois  peine  à  la 
cacher.  Au  contraire,  les  femmes  gagnèrent  beau- 
coup dans  mon  esprit  à  cette  comparaison  :  il  me 
sembloit  que  je  leur  devois  en  tendresse  de  senti- 
ments ,  en  hommage  de  ma  personne  ,  la  réparation 
des  offenses  de  mon  sexe  ;  et  ia  pius  laide  guenon 
devenoit  à  mes  yeux  un  objet  adorable,  par  le  sou- 
venir de  ce  taux  Africain. 

Pour  lai  ,  je  ne  sais  ce  qu'on  put  lui  dire  :  il  ne 
me  parut  pas  qu'excepté  la  dame  Lorenza  personne 
le  vît  de  plus  mauvais  œil  qu'auparavant.  Cepen- 
dant il  ne  m'accosta  ni  ne  me  parla  plu.-.  Huit  jours 
après  il  fut  baptisé  en  grande  cérémonie  ,  et  habillé 
de  blanc  de  la  tête  aux  pieds,  pour  représenter  la 
candeur  de  son  ame  régénérée.  Le  lendemain  il  sor- 
tit de  l'hospice ,  et  je  ne  l'ai  jamais  revu. 

Mon  tour  vint  un  mois  après  ;  car  il  fallut  tout 
ce  temps-là  pour  donner  à  mes  directeurs  l'honneur 
d'une  conversion  difficile,  et  l'on  me  ht  passer  en 
revue  tous  les  dogmes  pour  triompher  de  ma  nou- 
velle docilité. 

Enfin,  suffisamment  instruit  et  suffisamment  dis- 
posé au  gré  de  mes  maîtres,  je  fus  mené  procession- 
nel] ement  à  l'église  métropolitaine  de  S. -Jean  pour 
y  faire  une  abjuration    solennelle,  et  recevoir  les 


PARTIE   I,   LIVRE   II.  foi 

accessoires  du  baptême  ,  quoiqu'on  ne  me  rebaptisât 
pas  réellement  :  ni.ii->  comme  ee  son!  a-pen-pres  les 
mômes  cérémonies  ,  cela  sert  à  persuader  an  peuple 
qne  les  protestants  ne  sonl  pa..  chrétiens.  J'étois  re» 
vêtu  d'une  certaine  robe  crise  avec  des  brand  >bourgS 
blancs,  et  destinée  j>> air  ces  sm  les  d'occasions. 
Deux  hommes  portoient  devant  et  derrière  moi  des 
bassins  de  enivre  sur  lesquels  ils  rrappoient  avec 
une  clef,  et  où  chacun  mettoît  son  amnône  an  pré 
de  sa  dévotion  ou  de  l'intérêt  qu'il  prenoit  au  nou- 
veau converti.  Enfin  rien  du  faste  catholique  ne 
fut  omis  pour  rendre  la  cérémonie  plus  édifiante 
pour  le  public,  et  plus  humiliante  pour  moi.  Il  n'y 
eut  que  l'habit  blanc  qui  m'eut  été  fort  utile  ,  et 
qu'on  ne  me  donna  pas  comme  au  ^laure  ,  attendu 
que  je  n'avois  pas  l'honneur  d'être  Juif. 

Ce  ne  fut  pas  tout.  Il  fallut  ensuite  aller  à  l'in- 
quisition recevoir  l'absolution  du  crime  d'hérésie, 
et  rentrer  dans  le  sein  de  l'église  avec  la  même  cé- 
rémonie à  laquelle  Henri  IV  fut  soumis  par  son  am- 
bassadeur. L'air  et  les  manières  du  très  révérend 
père  inquisiteur  n'étoient  pas  propres  a  dissiper  la 
terreur  secrète  qui  m'avoit  saisi  eu  entrant  dans 
cette  maison.  Après  plusieurs  questions  sur  ma  foi , 
sur  mon  état,  sur  ma  famille,  il  me  demanda  brus- 
quement si  ma  mère  étoit  damnée.  L'effroi  me  fit 
reprimer  le  premier  mouvement  de  mou  indigna- 
tion; je  me  contentai  de  répondre  que  je  vouiois 
espérer  qu'elle  ne  l'étoit  pas  ,  et  que  Dieu  avoit  pu 
l'éclairer  à  sa  dernière  heure.  Le  moine  se  tut,  mais 
il  lit  une  grimace  qui  ne  me  parut  point  du  tout  un 
signe  d'approbation. 

LKS    COKFESS.     I.  9 


xos  LES    CONFESSIONS. 

Tout  cela  fait,  an  moment  où  je  pensois  être  en- 
fin placé  selon  mes  espérances  ,  on  me  mit  à  la  porte 
avec  un  peu  plus  de  vingt  francs  en  petite  monnoie 
qu'avoit  produit  ma  quête.  On  me  recommanda  de 
vivre  en  bon  chrétien,  d  être  fidèle  à  la  grâce;  on 
me  souhaita  bonne  fortune  ,  ou  ferma  sur  moi  Ja 
porte,  et  tout  disparut. 

Ainsi  s'éclipsèrent  en  un  instant  toutes  mes  gran- 
des espérances,  et  il  ne  me  resta  de  la  démarche  in- 
téressée que  je  venois  de  faire  que  le  souvenir  d'a- 
voir été  a,postat  et  dupe  tout  à  la  fois.  Il  est  aisé  de 
juger  quelle  brusque  révolution  dut  se  faire  dans 
mes  idées,  lorsque  de  mes  brillants  projets  de  for- 
tune je  me  vis  tomber  dans  la  plus  complète  misère  , 
et  qu'après  avoir  délibéré  le  matin  sur  le  choix  du 
nalais  que  j'babiterois,  je  me  vis  le  soir  réduit  à 
coucher  dans  la  rue.  On  croira  que  je  commençai 
par  me  livrer  à  un  désespoir  d'autant  plus  cruel , 
que  le  regret  de  mes  fautes  devoil  s'irriter  en  me 
reprochant  que  tout  mon  malheur  étoit  mon  ouvra- 
ge. Rien  de  tout  cela.  Je  venois  pour  la  première 
fois  de  ma  vie  d'être  enfermé  pendant  plus  de  deux 
mois.  Le  premier  sentiment  que  je  goûtai  fut  celui 
de  la  liberté  que  j'avois  recouvrée.  Après  un  long 
esclavage,  redevenu  maître  de  moi-même  et  de  mes 
actions,  je  me  voyois  au  milieu  d'une  grande  ville 
abondante  en  ressources,  pleine  eh:  gens  Je  condi- 
tion ,  dont  mes  talents  et  mon  mérite  ue  pouvoient 
maaquer  de  me  faire  accueillir  sitôt  que  j'en  serois 
cnjnu.  J'avois  ,  de  plus,  tout  le  temps  d'attendre, 
et  vingt  francs  que  j'avois  dans  ma  poche  me  sem- 
bloient   un   trésor  qui  ne  pouvoit   s'épuiser.    J'en 


PARTIE  I,   LIVRE  II.  io3 

pouvois  disposer  "i  mon  gré  ,  sans  rendre  compte  à 
personne.  CTëtoi»  la  première  fois  que  je  m'étois  vu 
si  riche.  Loin  de  me  livrer  au  découragement  et  aux 
larmes ,  je  ne  fis  que  changer  d'espérances  ;  et 
l'amour-propre  n'y  perdit  rien.  Jamais  je  ne  me  sen- 
tis tant  de  confiance  et  de  sécurité:  je  croyois  déjà 
ma  fortune  faite,  et  je  trouvob  beau  de  n'en  avoir 
l'obligation  qu'à  moi  seul. 

La  première  chose  que  je  fis  fut  de  satisfaire  ma 
curiosité  en  parcourant  toute  la  ville ,  quand  ce 
n'eut  été  que  pour  faire  un  acte  de  ma  liberté.  J'allai 
voir  monter  la  yarde;  les  instruments  militaires  me 
plaisoient  beaucoup.  Je  suivis  des  processions;  j 'ai- 
mois  le  faux  bourdon  des  prêtres.  J'allai  voir  le 
palais  du  roi:  j'en  approchois  avec  crainte;  mais 
voyant  d'autres  gens  entrer,  je  fs  comme  eux,  on 
me  laissa  faire.  Peut-être  dus-je  cette  grâce  au  petit 
paquet  que  j'avois  sous  le  bras.  Quoi  qu'il  en  soit, 
je  conçus  une  grande  opinion  de  moi-même  en  me 
trouvant  dans  ce  palais  :  déjà  je  m'en  regardois  pres- 
que comme  nn  habitant.  Enfin,  à  force  d'aller  et 
venir,  je  me  lassai:  j'avois  faim,  il  faisoit  chaud; 
j'entrai  chez  une  marchande  de  laitage;  on  me  donna 
de  la  giuncà,  du  lait  caillé;  et  avec  deux  grisses  de 
cet  excellent  pain  de  Piémont  que  j'aime  plus  qu'au- 
cun autre ,  je  lis  pour  mes  cinq  ou  six  sous  un  des 
bons  diners  que  j'aie  faits  de  mes  jours. 

Il  fallut  chercher  un  gite.  Comme  je  savois  déjà 
assez  de  piémontois  pour  me  faire  entendre,  il  ne 
me  fut  pas  difficile  à  trouver,  et  j'eus  la  prudence 
de  Je  choisir  plus  selon  ma  bourse  que  selon  mon 
goût.  On  m'indiqua  dans  la  rue  du  Pô  la  femme  d'un 


104  LES   CONFESSIONS. 

soldat,  qui  retirait  à  un  sou  par  nuit  des  domesti- 
ques hors  de  service.  Je  trouvai  chez  elle  un  grabat 
vuide,  et  je  m'y  établis.  Elle  étoit  jeune  et  nouvel- 
lement mariée  ,  quoiqu'elle  eût  déjà  cinq  ou  six 
enfants.  Nous  couchâmes  tous  dans  la  même  cham- 
bre, la  mère, les  enfants,  les  hôtes  :  et  cela  dura  de 
cette  façon  tant  que  je  restai  chez  elle.  Au  demeu- 
rant,  c'étoit  une  bonne  femme,  jurant  comme  un 
charretier,  toujours  débraillée  et  décoëffée  ,  mais 
douce  de  cœur,  officieuse,  qui  me  prit  en  amitié  , 
et  qui  même  me  fut  utile. 

Je  passai  plusieurs  jours  à  me  livrer  uniquement 
au  plaisir  de  l'indépendance  et  de  la  curiosité.  J'ai- 
lois  errant  dedans  et  dehors  la  ville  ,  furetant ,  visi- 
tant, tout  ce  qui  me  paroissoit  curieux  et  nouveau;  et 
tout  l'étoit  pour  un  jeune  homme  sortant  de  sa  ni- 
che, qui  n'avoit  jamais  vu  de  capitale.  J'étois  sur- 
tout fort  exact  à  faire  ma  cour,  et  j'assistois  régu- 
lièrement tons  les  matins  à  la  messe  du  roi.  Je 
trouvois  beau  de  me  voir  dans  la  même  chapelle 
avec  ce  prince  et  sa  suite  ;  mais  ma  passion  pour  la 
musique,  qui  comniencoit  à  se  déclarer,  avoit  plus 
de  part  à  mon  assiduité  que  la  pompe  de  la  cour, 
qui ,  bientôt  vue  et  toujours  la  même ,  ne  frappe 
pas  long-temps.  Le  roi  de  Sardaigne  avoit  alors  la 
meilleure  symphonie  de  l'Europe.  Somis ,  Desjar- 
dins,  les  Bezuzzi,  y  brilloient  alternativement.  Il 
n'en  falloit  pas  tant  pour  attirer  un  jeune  homme 
que  le  son  du  moindre  instrument,  pourvu  qu'il 
fût  juste,  trausportoit  d'aise.  Du  reste  ,  je  n'avois 
pour  la  magnificence  qui  frappoit  iues  yeux  qu'une 
admiration  stupide  et  sans  convoitise.  La  seule  chose 


PARTIE   I,    LIVRE   II.  xo5 

qui  m'intéressait  dans  tout  l'éclat  de  la  cour  étoit  de 
■voir  s'il  n'y  anroit  point  là  quelque  jeune  princesse 
qui  méritât  mon  hommage,  et  a\ec  laquelle  je  pusse 
faire  un  roman. 

Je  faillis  en  commencer  un  dans  un  état  moins 
brillant,  mais  où,  si  je  l'eusse  mis  à  lin  ,  j'aurois 
trouvé  des  plaisirs  mille  fois  plus  délicieux. 

Quoique  je  -vécusse  avec  beaucoup  d'économie , 
ma  bourse  insensiblement  s'épuisoit.  Cette  écono- 
mie au  reste  étoit  moins  l'effet  de  la  prudence  que 
d'une  simplicité  de  goût  que  même  aujourd'hui 
l'usage  des  grandes  tables  n'a  point  altérée.  Je  ne 
couno:ssois  pas  et  je  ne  connois  pas  encore  de  meil- 
leure chère  que  celle  d'un  repas  rustique.  Avec  du 
laitage ,  des  œufs ,  des  herbes,  du  fromage,  du  pain 
bis  et  du  vin  passable,  on  est  toujours  sûr  de  me 
bien  régaler  ;  mon  bon  appétit  fera  le  reste  quand 
un  maitre-d'hôtel  et  des  laquais  autour  de  moi  ne  me 
rassasieront  pas  de  leur  importun  aspect.  Je  faisois 
alors  de  beaucoup  meilleurs  repas  avec  six  ou  sept 
sous  de  dépense  que  je  ne  les  ai  faits  depuis  à  six  on 
sept  francs.  J'étois  donc  sobre,  faute  d'être  tenté  de 
ne  pas  l'être:  encore  ai-je  tort  d'appeler  cela  so- 
briété; car  j'y  mettois  toute  la  sensualité  possible. 
Mes  poires  ,  ma  giuncà  ,  mou  fromage,  mes  grisses, 
et  quelques  verres  d'un  gros  vin  de  Montferrat  à 
couper  par  tranches,  me  reudoient  le  plus  heureux 
des  gourmands;  mais  encore  avec  tout  cela  pouvoit- 
on  voir  la  tin  de  vingt  livres.  C'étoit  ce  que  j'apper- 
cevois  plus  sensiblement  de  jour  en  jour,  et,  maigre 
l'étourderie  de  mon  âge,  mou  inquiétude  sur  l'ave- 
nir alla  bientôt  jusqu'à  l'effroi.  De  tous  mes  chà- 

9- 


io6  LES   CONFESSIONS. 

teaux  en  Espagne ,  il  ne  me  resta  que  celui  de  cher- 
cher une  occupation  qui  me  fit  vivre  :  encore  n'é- 
toit-il  pas  facile  à  réaliser.  Je  songeai  à  mon  ancien 
métier  ;  mais  je  ne  le  savois  pas  assez  pour  aller  tra- 
vailler chez  un  maître,  et  les  maîtres  mêmes  n'abon- 
doient  pas  à  Turin.  Je  pris  donc,  en  attendant  mieux , 
le  parti  d'aller  m'offrir  de  boutique  en  boutique, 
pour  graver  un  chiffre  ou  des  armes  sur  de  la  vais- 
selle, espérant  tenter  les  gens  par  le  bon  marché  en 
me  mettant  à  leur  discrétion.  Cet  expédient  ne  fut 
pas  fort  heureux.  Je  fus  presque  par-tout  éconduit; 
et  ce  que  je  trouvois  à  faire  étoit  si  peu  de  chose, 
qu'à  peine  y  gagpai-je  quelques  repas.  Un  jour  ce- 
pendant, passant  d'assez  bon  matin  dans  la  Contra 
nova,  je  vis  à  travers  les  vitres  d'un  comptoir  une 
jeune  marchande  de  si  bonne  grâce  et  d'un  air  si 
attirant,  que,  malgré  ma  timidité  près  des  dames, 
je  n'hésitai  pas  d'entrer  et  de  lui  offrir  mon  petit 
talent.  Elle  ue  me  rebuta  point,  me  fit  asseoir,  con- 
ter ma  petite  histoire,  me  plaignit,  me  dit  d'avoir 
bon  courage  ,  et  que  les  bons  chrétiens  ne  m'aban- 
douueroient  pas  :  puis,  taudis  qu'elle  envoyoit  cher- 
cher chez  un  orfèvre  du  voisinage  les  outils  dont 
j'avois  dit  avoir  besoin,  elle  monta  dans  sa  cuisine  et 
m'apporta  elle-même  à  déjeuner.  Ce  début  me  sembla 
de  bon  augure;  la  suite  ne  le  démentit  pas.  Elle  me 
parut  contente  de  mon  petit  travail,  encore  plus  de 
mon  petit  babil  quand  je  me  fus  un  peu  rassuré  :  car 
elle  étoit  brillante  et  parée  ;  et ,  malgré  son  air  gra- 
cieux, cet  éclat  m'en  avoit  imposé.  Mais  son  accueil 
p'.eiu  de  bonté,  son  ton  compatissant^,  ses  manières 
douces  et  caressantes,  me  mirent  bientôt  à  mon  aise. 


PARTTE   I,    LIVRE   II.  107 

Je  vis  que  je  réussissois ,  et  cela  me  lii  réussir  da- 
vantage. Mais  quoiqu'Italieuue  el  trop  jolie  pour 
n'être  j>as  un  peu  coquette,  elle  «'toit  pourtant  ai  mo- 
deste  et  moi  si  timide,  qu'il  étoit  difficile  que  cela 
vint  sitôtàbien.  On  ne  nous  laissa  pasle  temps  d'ache- 
ver l'aventure.  Je  ne  m'en  rappelle  qu'avec  plus  de 
charmes  les  courts  moments  que  j'ai  passes  auprès 
d'elle  ;*et  je  puis  dire  y  avoir  goûté  dans  leurs  pré- 
mices les  plus  doux  ainsi  que  les  plus  purs  plaisirs 
de  l'amour. 

Cétoit  une  brune  extrêmement  piquante,  mais 
dont  le  bon  naturel ,  peint  sur  sou  joli  visage,  ren- 
doit  la  vivacité  touchante.  Elle  s'appeloit  madame 
Basile.  Son  mari,  plus  âgé  qu'elle  et  passablement 
jaloux,  la  laissoit  durant  ses  voyages  sous  la  garde 
d'un  commis  trop  maussade  pour  être  séduisant,  et 
qui  ne  laissoit  pas  d'avoir  pour  son  compte  des  pré- 
tentions qu'il  ne  montroit  guère  que  par  sa  mau- 
vaise humeur.  Il  en  prit  beaucoup  contre  moi,  quoi- 
que j'aimasse  à  l'entendre  jouer  de  la  ilùte,  dont  il 
jouoit  assez  bien.  Ce  nouvel  Egisthe  grognoit  tou- 
jours quand  il  me  voyoit  entrer  chez  sa  dame  :  il  me 
traitoit  avec  un  dédain  qu'elle  lui  rendoit  bien.  Il 
seiubloit  même  qu'elle  se  plût,  pour  le  tourmenter, 
à  me  caresser  en  sa  présence  ;  et  cette  sorte  de  ven- 
geance,  quoique  fort  de  mon  goût,  Teùt  été  bien 
plus  dans  le  tête-à-tête  ;  mais  elle  ne  la  poussoit  pas 
jusques-là,  ou  du  moins  ce  n'étoit  pas  de  la  même 
manière.  Soit  qu'elle  me  trouvât  trop  jeune,  soit 
qu'elle  ne  sut  joint  laire  les  avances  ,  soit  qu'elle 
voulût  sérieusement  être  sage ,  elle  avoit  alors  une 
sorte  de  réserve  qui  n'éloit  pas  repoussante,  mais  qui 


io8  LES  CONFESSIONS. 

m'intimidoit  sans  que  je  susse  pourquoi.  Quoique  je 
ne  me  sentisse  pas  pour  elle  ce  respect  aussi  vrai  que 
tendre  que  j'avois  pour  madame  de  Warens,  je  me 
sentois  plus  de  crainte  et  bien  moins  de  familiarité. 
J'étois  embarrassé,  tremblant,  je  n'osois  la  regar- 
der, je  n'osois  respirer  auprès  d'elle;  cependant  je 
«raignois  plus  que  la  mort  de  m'en  éloigner.  Je  dé- 
Torois  d'un  œil  avide  tout  ce  que  je  pouvois  regarder 
sans  être  apperçu ,  les  fleurs  de  sa  robe,  le  bout  de 
son  joli  pied,  l'intervalle  d'un  bras  ferme  et  blanc 
qui  paroissoit  entre  son  gant  et  sa  manchette ,  et 
celui  qui  se  faisoit  quelquefois  entre  son  tour  de 
gorge  et  son  mouchoir.  Chaque  objet  ajoutoit  à  l'im- 
pression des  autres.  A  force  de  regarder  ce  que  je 
pouvois  voir  et  même  au-delà,  mes  yeux  se  trou- 
bloient,  ma  poitrine  s'oppressoit ,  ma  respiration 
d'instant  en  instant  plus  embarrassée  me  donnoit 
beaucoup  de  peine  à  gouverner  ;  et  tout  ce  que  je 
pouvois  faire  étoit  de  liler  sans  bruit  des  soupirs  fort 
incommodes  dans  le  silence  où  nous  étions  assez 
souvent.  Heureusemeut  madame  Basile,  occupée  à 
son  ouvrage  ,  ne  s'en  appercevoit  pas  ,  à  ce  qu'il  me 
sembloit.  Cependant  je  voyois  quelquefois  par  une 
sorte  de  sympathie  son  fichu  se  renfler  assez  fré- 
quemment. Ce  dangereux  spectacle  achevoit  de  me 
perdre  ;  et  quand  j'étois  prêt  à  céder  à  mon  trans- 
port, elle  in'adressoit  quelques  mots  d'un  ton  tran- 
quille qui  me  faisoient  rentrer  en  moi-même  à 
l'instant. 

Je  la  vis  plusieurs  fois  seule  de  cette  manière , 
sans  que  jamais  un  geste,  un  mot,  un  regard  même 
trop  expressif,  marquât  entre  nons  la  moindre  in- 


PARTIE    I,   LIVRE   II.  109 

telligence.  Cet  état,  très  tourmentant  pour  moi, 
faisoit  cependant  mes  délices;  et  à  peine  dans  la  sim- 
plicité de  mon  cœur  pouvois-je  imaginer  pourquoi 
j'étoia  si  tourmenté.  Il  paroissoit  que  ces  petits  tète- 
à-tète  ne  lui  déplaisoient  pas  non  plus;  du  moins 
elle  en  reudoit  les  occasions  assez  fréquentes:  soin 
bien  gratuit  assurément  de  sa  part  ponr  l'usage 
qu'elle  en  faisoit  et  qu'elle  m'en  laissent  faire. 

Un  jour  qu'ennuyée  des  sots  colloques  du  commis 
elle  avoit  monté  dans  sa  chambre  ,  je  me  hâtai,  dans 
1  arrière-boutique  où  jétois  ,  d'achever  ma  petite 
tâche  ,  et  je  la  suivis.  Sa  chambre  étoit  entr'ouverte  ; 
j'v  entrai  sans  être  apperou.  Elle  brodoit  près  d'une 
fenêtre, a^ant  en  lace  le  côté  de  la  chambre  opposé  à  la 
porte.  Elle  ne  pouvoit  ni  me  voir  entrer,  ni  m'en- 
tendre,  à  cause  du  bruit  que  des  chariots  faisoient 
dans  la  rue.  Elle  se  mettoit  toujours  bien  :  ce  jour-là 
sa  parure  approchoit  de  la  coquetterie.  Son  attitude 
étoit  gracieuse  ;  sa  tète  un  peu  baissée  laissoit  voir 
la  blancheur  de  son  cou  ;  ses  cheveux  relevés  avec 
élégance  étoient  ornes  de  fleurs.  Il  régnoit  dans  toute 
sa  ligure  un  charme  que  j'eus  le  temps  de  sentir,  et 
qui  me  mit  hors  de  moi.  Je  me  jetai  à  genoux  à  l'en- 
trée de  la  chambre  en  tendant  les  bras  vers  elle  d'un 
mouvement  passionné,  bien  sur  qu'elle  ne  pouvoit 
m'eutendre,  et  ne  pensant  pas  qu'elle  pût  me  voir; 
mais  il  y  avoit  à  la  cheminée  une  glace  qui  me  trahit. 
Je  ne  sais  quel  effet  ce  trausport  lit  sur  elle  :  elle  ne 
me  regarda  point ,  ne  me  parla  point  ;  mais  tournant 
à  demi  la  tète  ,  d'un  simple  signe  de  doigt .  eile  me 
montra  la  natte  à  ses  pieds.  Tressaillir,  pousser  an 
cri ,  m'elancer  à  la  place  qu'elle  in'a\  oit  marquée ,  ne 


no  LES  CONFESSIONS, 

fut  pour  moi  qu'une  même  chose  ;  niais  ce  qu'on 
aura  peine  à  croire  est  que  dans  cet  état  je  n'osai 
rien  entreprendre  au-delà ,  ni  dire  un  seul  mot ,  ni 
lever  les  yeux  sur  elle ,  ni  la  toucher  même  dans  une 
attitude  aussi  contrainte,  pour  m'appuyer  un  in- 
stant sur  ses  genoux.  J'étois  muet,  immobile,  mais 
non  pas  tranquille  assurément  :  tout  marqnoit  en 
moi  l'agitation,  la  joie,  la  reconnoissance  ,  les  ar- 
dents désirs  ,  incertains  dans  leur  objet ,  et  contenus 
par  la  frayeur  de  déplaire ,  sur  laquelle  mon  jeune 
cœur  ne  pouvoit  se  rassurer. 

Elle  ne  paroissoit  ni  plu»  tranquille  ni  moins  ti- 
mide que  moi.  Troublée  de  nie  voir  là,  interdite  de 
m'y  avoir  attiré ,  et  commençant  à  sentir  toute  la 
conséquence  d'un  signe  parti  sans  doute  avant  la  ré- 
flexion, elle  ne  m'accueilloit  ni  ne  me  repoussoit  ; 
elle  n'otoit  pas  les  yeux  de  dessus  son  ouvrage  ;  elle 
tâchoit  de  faire  comme  si  elle  ne  m'eût  pas  vu  à  ses 
pieds;  mais  toute  ma  bêtise  ne  m'empêchoit  pas  de 
juger  qu'elle  partageoit  mon  embarras,  peut-être  mes 
désirs  ,  et  qu'elle  étoit  retenue  par  une  honte  sem- 
blable à  la  mienne  ,  sans  que  cela  me  donnât  la  force 
de  la  surmonter.  Cinq  ou  six  ans  qu'elle  avoit  de 
plus  que  moi  dévoient,  selon  moi,  mettre  de  son 
coté  toute  la  hardiesse;  et  je  me  disois  que,  puis- 
qu'elle ne  faitoit  rien  pour  exciter  la  mienne  ,  elle 
pe  vouloit  pas  que  j'en  eusse.  Même  encore  aujour- 
d'hui je  trouve  que  je  pensois  juste  ,  et  sûrement  elle 
avoit  trop  d:esprit  pour  ne  pas  voir  qu'un  novice  tel 
que  moi  avoit  besoin,  non  seulement  d'être  encou- 
ragé, mais  d'être  instruit. 

Je  ne  tais  comment  eût  fini  cette  scène  vive  et 


PARTIE   I,   LIVRE  II.  in 

muette  ,  ni  combien  de  temps  j'aurois  demeuré  im- 
mobile dans  cet  état  ridicule  et  délicieux,  si  nous 
n'eussions  été  interrompus.  Au  plus  fort  de  mes  agi- 
tations, j'entendis  ouvrir  la  porte  de  la  cuisine  qui 
touchoit  la  chambre  où  nous  étions  ;  et  madame  Ba- 
sile alarmée  me  dit  virement  de  la  voix  et  du  peste: 
Levez- vous,  voici  Rosina.  En  mo  levant  en  hâte,  je 
saisis  une  main  qu'elle  me  tendoit.  et  j'y  appliquai 
deux  baisers  brûlants  ,  au  second  desquels  je  senti* 
cette  charmante  main  se  presser  un  peu  contre  mes 
lèvres.  De  mes  jours  je  n'eus  un  si  doux  moment  : 
niais  l'occasion  que  j'avois  perdue  ne  revint  plus  ,  et 
nos  jeunes  amours  en  restèrent  là. 

C'est  peut-être  pour  cela  qne  l'image  de  celte  ai- 
mable femme  est  restée  au  fond  de  mon  cœur  en 
traits  si  ebarmants.  Elle  s'y  est  même  embellie  à  me- 
sure que  j'ai  mieux  connu  le  monde  et  les  femmes. 
Pour  peu  qu'elle  eût  eu  d'expérience,  elle  s'y  fût 
prise  autrement  pour  animer  un  petit  garçon  :  mais 
si  son  cœur  étoit  foible  .  il  étoit  honnête  ;  eile  cédoit 
involontairement  au  penchant  qui  l'entraîuoit  ;  c'e- 
toit,  selon  toute  apparence  ,  sa  première  infidélité, 
et  j'aurois  peut-être  eu  plus  à  faire  encore  à  vaincre 
sa  honte  que  la  mienne.  Sans  en  être  venu  là,  j'ai 
goûté  près  d'elle  des  délices  inexprimables.  Rien 
de  tout  ce  que  m'a  fait  sentir  la  possession  des  fem- 
mes ne  vaut  les  deux  minutes  que  j'ai  jiassées  à  ses 
pieds  saus  même  oser  toucher  à  sa  *\jbe.  INon ,  il  n'y  a 
point  de  jouissances  pareil  1rs  à  celles  que  peut  don- 
ner une  honnête  femme  qu'on  aime  :  tout  est  faveur 
auprès  d'elle.  In  petit  signe  du  doigt .  une  main  lé- 
gèrement pressée  contre  ma  bouche,  sont  les  seules 


lia  LES  CONFESSIONS. 

faveurs  que  je  reçus  jamais  de  madame  Basile  ;  et  le 
souvenir  de  ces  faveurs  si  légères  me  transporte  en- 
core en  y  pensant. 

Les  deux,  jours  suivants  j'eus  beau  guetter  un 
nouveau  tète-à-tète;  il  me  fut  impossible  d'en  trou- 
ver le  moment,  et  je  n'apperçus  de  sa  part  aucun 
soin  pour  le  ménager;  elle  eut  même  le  maintien  , 
non  plus  froid,  mais  plus  retenu  qu'à  l'ordinaire, 
et  je  crois  qu'elle  évitoit  mes  regards  de  peur  de  ne 
pouvoir  assez  gouverner  les  siens.  Son  maudit  com- 
mis fut  plus  désolant  que  jamais.  Il  devint  même 
railleur,  goguenard  ;  il  me  dit  que  je  ferois  mon  che- 
min près  des  dames.  Je  tremblois  d'avoir  commis 
quelque  indiscrétion,  et,  me  regardant  déjà  comme 
d'intelligence  avec  elle,  je  voulus  couvrir  du  mys- 
tère un  goût  qui  jusqu'alors  n'en  avoit  pas  grand 
besoin.  Cela  me  rendit  plus  circonspect  à  saisir  les 
occasions  de  le  satisfaire,  et,  à  force  de  les  vouloir 
sûres,  je  n'en  trouvai  plus  du  tout. 

Voici  encore  une  autre  folie  romanesque  dont  ja- 
mais je  n'ai  pu  me  guérir,  et  qui,  jointe  à  ma  timi- 
dité naturelle,  a  beaucoup  démenti  les  prédictions 
du  commis*  J'aimois  trop  sincèrement,  trop  parfai- 
tement, j'ose  le  dire,  pour  pouvoir  aisément  être 
heureux.  Jamais  passions  ne  furent  en  même  temps 
plus  vives  et  plus  pures  que  les  miennes,  jamais 
amour  ne  fut  ;>lus  vrai,  plus  tendre,  plus  désinté- 
ressé. J 'aarôis  mule  lois  sacrifié  mon  bonheur  à  celui 
de  la  personne  que  j'aimois;  sa  réputation  ra'étoit 
plus  chère  que  ma  vie  ;  et  jamais ,  pour  les  plaisirs 
de  la  jouissance,  je  n'aurois voulu  compromettre  un 
moment  son  repos.  Cela  m'a  fait  apporter  tant  de 


PARTIE   I,    LIVRE   II.  ni 

«oins,  tant  de  secret,  tant  de  précaution  dans  mes 
entreprises,  que  jamais  aucune  n'a  pu  réussir.  Mon 
peu  de  succès  près  des  femmes  est  toujours  venu  de 
les  trop  aimer. 

Pour  revenir  au  Auteur  Egisthe ,  ce  qu'il  y  a  voit  en 
lui  déplus  singulier  étoit  qu'eu  devenant  plus  insup- 
portable, le  traître  sembloit  devenir  pins  complai- 
sant. Dès  le  premier  jour  que  sa  dame  m'avoit  pris  en 
affection  ,  elle  avoit  songé  à  me  rendre  utile  dans  le 
magasin.  Je  savois  passablement  l'arithmétique  ;  elle 
lui  avoit  proposé  de  m'apprendre  à  tenir  le»  livres  : 
mais  mon  bourru  reçut  très  mal  la  proposition  ,  crai- 
gnant peut-être  d'être  supplanté.  Ainsi  tout  mon  tra- 
vail, après  mon  burin,  étoit  de  transcrire  quelques 
comptes  et  mémoires  ,  de  mettre  au  net  quelques  livres 
et  de  traduire  quelques  lettres  de  commerce  d'italien 
en  françois.  Tout  d'un  coup  mon  homme  s'avisa  de 
revenir  à  la  proposition  faite  et  rejetée,  et  dit  qu'il 
m'apprendroit  les  comptes  à  parties  doubles,  et  qu'il 
vouloit  me  mettre  en  état  d'offrir  mes  services  à 
M.  Basile ,  quand  il  seioit  de  retour.  Il  y  avoit  dans 
son  ton,  dans  son  air,  je  ne  sais  quoi  de  faux,  de 
malin  ,  d'ironique ,  qui  ne  me  donnoit  pas  de  la  cen- 
tiance.  Madame  Basile,  sans  attendre  ma  réponse, 
lui  dit  sèchement  que  je  lui  étois  obligé  de  ses  offres  , 
qu'elle  espéroit  que  la  fortune  favoriseroit  enfin  mon 
mérite, et  que  ce  seroit  grand  dommage  qu'avec  taut 
d'esprit  je  ne  fusse  qu'un  commis. 

Elle  m'avoit  dit  plusieurs  lois  qu'elle  vouloit  me 
faire  faire  une  connoissance  qui  pourroit  m'ètre  uti  'e. 
Elle  pensoit  assez  sagement  pour  sentir  qu'il  eloit 
temps  de  me  détacher  d'elle.  ^Nos  muettes  déciaia- 

L£S    COKF£*6.     I  .  10 


n4  LES    CONFESSIONS. 

tions  s'étoient  faites  le  jeudi.  Le  dimanche  elle  donna 
un  dîner  où  je  me  trouvai  ,  et  où  se  trouva  aussi  un 
jacobin  de  bonne  mine  auquel  elle  me  présenta.  Le 
moine  me  traita  très  affectueusement ,  me  félicita  sur 
ma  conversion  ,  et  me  dit  plusieurs  choses  sur  mon 
histoire  qui  m'apprirent  qu'elle  la  lui  avoit  contée  : 
puis  me  donnant  deux  petits  coups  d'un  revers  de 
main  sur  la  joue,  il  me  dit  d'être  sage,  d'avoir  bon 
courage  ,  et  de  l'aller  voir,  que  nous  causerions  plus 
à  loisir  ensemble.  Je  jugeai  par  les  égards  que  tout 
le  monde  avoit  pour  lui  que  c'étoit  un  homme  de 
considération,  et  par  le  ton  paternel  qu'il  prenoit 
avec  madame  Basile  qu'il  étoit  son  confesseur.  Je 
me  rappelle  bien  aussi  que  sa  décente  familiarité 
étoit  mêlée  de  marques  d'estime  et  même  de  respect 
pour  sa  pénitente,  qui  me  firent  alors  moins  d'im- 
pression qu'elles  ne  m'en  font  aujourd'hui.  Si  j'avois 
eu  plus  d'intelligence,  combien  j'eusse  été  touché 
d'avoir  pu  rendre  sensible  une  jeune  femme  respec- 
tée par  son  confesseur. 

La  table  ne  se  trouva  pas  assez  grande  pour  le  nom- 
bre que  nous  étions:  il  en  fallut  une  petite,  où  j'eus 
l'agréable  vis-à-vis  de  monsieur  le  commis.  Je  n'y 
perdis  rien  du  côté  des  attentions  et  de  la  bonne 
ehere  ;  il  y  eut  bien  des  assiettes  envoyées  à  la  petite 
table,  dont  l'intention  n'étoit  sûrement  pas  pour 
lui.  Tout  alloit  très  bien  jusques-là  ;  les  femmes 
étoient  fort  gaies,  les  hommes  fort  galants;  madame 
Basile  faisoit  ses  honneurs  avec  une  grâce  charmante. 
Au  milieu  du  dîner  l'on  entend  arrêter  une  chaise  à 
la  porte  ,  quelqu'un  monte  ;  c'est  M.  Basile.  Je  le  vois, 
«otmne  s'il  entroit  actuellement,  en  habit  d'écar- 


PARTIL    I,    LIVRE   I  I.  n5 

late  a  boutons  d'or;  couleur  que  j'ai  prise  en  aver- 
sion depuis  ee  jour-là.  M.  Basile  étoit  un  grand  et 
bel  boiume  ,  qui  se  présentoit  très  bien.  Il  eutre  avec 
fracas,  et  de  l'air  de  quelqu'un  qui  surprend  son 
monde  ,  qnoîqu'il  n'y  eût  là  que  de  KS  amis.  Sa 
femme  lui  saute  au  cou  ,  lui  prend  I  es  mains  ,  lui  fait 
mille  caresses  qu'il  reçoit  sans  les  lui  rendre.  Il  salue 
la  compagnie,  on  lui  donne  un  couvert ,  il  mange. 
A  peine  avoit-ou  commencé  de  parler  de  son  voyage  , 
que, jetant  les  veux  sur  la  petite  table, il  demande 
d'uu  ton  sévère  ce  que  c'est^qnece  petit  garçon  qu'il 
appercoit  là.  Madame  Iïasile  le  lui  dit  tout  naïve- 
ment. Il  demande  si  je  loge  daus  la  maison.  On  lui 
dit  que  non.  Pourquoi  non?  reprend-il  grossière- 
ment :  puisqu'il  s'y  tient  le  jour,  il  peut  bien  y  rester 
la  nuit.  Le  moine  prit  la  parole,  et,  après  un  éloge 
grave  et  vrai  de  madame  Basile,  il  lit  le  mien  en  peu 
de  mots , ajoutant  que,  loin  de  blâmer  la  pieuse  cba- 
11  lé  de  sa  femme,  il-  devoit  s'empresser  d'y  prendre 
part .  puisque  rien  n'y  passoit  les  bornes  de  la  dis- 
crétion. Le  mari  répliqua  d'uu  ton  d'bumeur  dont 
il  cacboit  la  moitié  ,  contenu  par  la  présence  du 
moine,  mais  qui  suffit  pour  me  faire  sentir  qu'il 
a  voit  des  instructions  sur  mon  compte,  et  que  le 
commis  m'avoit  servi  de  sa  façon. 

A  peine  étoit-onbors  de  table,  que  celui-ci,  dé- 
pècbé  par  son  bourgeois ,  vint  en  tr ioniphe  me  signi- 
fier de  sa  part  de  sortir  à  l'instant  de  cbez  lui  et  de 
u'y  remettre  les  pieds  de  ma  vie.  Il  assaisonna  sa  com- 
mission de  tout  ce  qui  pouvoit  la  rendre  insultante 
et  cruelle.  Je  partis  sans  rien  dire,  mais  le  cœur  na- 
*réj  moins  de  quitter  cette  aimable  femme,  que  de 


jiô  LES   CONFESSIONS, 

la  laisser  en  proie  à  la  brutalité  de  son  mari.  Il 
avoit  raison  sans  doute  de  ne  vouloir  pas  qu'elle  fût 
infidèle;  mais ,  quoique  sage  et  bien  née,  elle  étoit 
Italienne,  c'est-à-dire  sensible  et  vindicative  :  et  il 
avoit  tort,  ce  me  semble,  de  prendre  avec  elle  les 
moyens  les  plus  propres  à  s'attirer  le  malheur  qu'il 
craignoit. 

Tel  fut  le  succès  de  ma  première  aventure.  Je  vou- 
lus essayer  de  repasser  deux  ou  trois  fois  dans  la  rue, 
pour  revoir  au  moins  celle  que  mon  cœur  regrettoit 
sans  cesse:  mais  au  lieu  d'elle  je  ne  vis  que  son  mari 
et  le  vigilant  commis ,  qui ,  m 'ayant  apperçu  ,me  fit 
avec  l'aune  de  la  boutique  un  geste  plus  expressif 
qu'attirant.  Me  vovant  si  bien  guetté  ,  je  perdis  cou- 
rage et  n'y  passai  plus.  Je  voulus  aller  voir  au  moins 
le  patron  qu'elle  m'avoit  ménagé.  Malheureusement 
je  ne  savois  pas  son  nom.  Je  rodai  plusieurs  fois 
inutilcnient  autonr  du  couvent  pour  tâcher  de  le  ren- 
contrer. Enfin  d'autres  événements  m'ôterent  les 
charmants  souvenirs  de  madame  Basile;  et  dans  peu 
je  l'oubliai  si  bien, qu'aussi  simple  et  aussi  novice 
qu'auparavant ,  je  ne  restai  pas  même  affriandé  de 
jolies  féru  mes. 

Cependant  ses  libéralités  avoieut  un  peu  remont» 
mon  petit  équipage,  très  modestement  toutefois,  et 
avec  la  précaution  d'une  femme  prudente  qui  regar- 
dqit  plus  à  la  propreté  qu'à  la  parure,  et  qui  vouloit 
m'empêcher  de  souffrir,  et  non  pas  me  faire  briller. 
Mon  habit,  que  j'a  vois  apporté  de  Genève  ,  étoit  bon 
et  portable  encore  ;  elle  y  ajouta  un  chapeau  et  quel- 
que linge.  Je  n'avois  point  de  manchettes;  elle  ne 
«roui  ut  point  m'en  donner,  quoique  j'en  eusse  bonne 


PARTIE    I  ,    LIVRE    T  T.  xi 7 

envie.  Elle  se  contenta  de  rue  nietlre  eu  état  de  nie 
tenir  propre  ,  et  c'est  un  soin  qu'il  ne  fallut  pas  nie 
recommander  tant  que  je  parus  devant  elle. 

Peu  de  jours  après  nia  catastrophe,  mon  hôtesse, 
qui,  comme  j'ai  dit,  in'avoit  pris  en  amitié,  me  dit 
qu'elle  m'avoit  peut-être  trouvé  une  place  , et  qu'une 
dame  de  condition  vouloit  me  voir.  A  ce  mot, je  me 
crus  tout  de  bon  dans  les  hautes  a veutures  ,  car  j'en 
revenois  toujours  là.  Celle-ci  ne  se  trouva  pas  aussi 
brillante  que  je  me  l'étois  figurée.  Je  fus  chez  cette 
dame  avec  la  domestique  qui  lui  avoir  parlé  de  moi. 
Elle  m'interrogea,  m'examina  ;  je  ne  lui  déplus  pas; 
et  tout  de  suite  j'entrai  à  son  service,  non  pas  tout- 
à- fait  en  qualité  de  favori ,  maisen  qualité  de  laquais. 
Je  fus  vêtu  de  la  couleur  de  ses  gens  :  la  seule  distinc- 
tion fiit  qu'ils  portoient  l'aiguillette , et  qu'on  ne  me 
la  donna  pas.  Comme  il  n'y  a  voit  point  de  galons  à 
sa  Livrée,  cela  faisoit  presque  un  habit  bourgeois. 
Voilà  le  terme  inattendu  auquel  aboutireut  enfin 
toutes  mes  grandes  espérances. 

Madame  la  comtesse  de  Yercellis,  chez  qui  j'en- 
trai ,étoit  veuve  et  sans  enfants.  Son  mari  étoit  Pié- 
montois;  pour  elle,  je  l'ai  toujours  crue  Savoyarde, 
ne  pouvant  imaginer  qu'une  Piémontoise  parlât  si 
bien  françois,et  eût  un  accent  si  pur.  Elle  étoit  entre 
deux  âges, d'une  ligure  fort  noble,  d'un  esprit  orné, 
aimant  la  littérature  françoise,  et  s'y  connoissant, 
Elle  éerivoit  beaucoup,  et  toujours  en  francois.  Ses 
lettres  avoient  le  tour  et  presque  la  grâce  de  celle* 
de  madame  de  Sévigné;  on  auroit  pu  s'y  tromper  à 
quelques  unes.  Mon  principal  emploi,  et  qui  ne  me 
déplaisoit  pas  ,  étoit  de  les  écrire  sons  sa  dicté©,  ua 

10. 


nS  LES    CONFESSIONS. 

cancer  au  seiu,qni  la  faisait  beaucoup  sotiffrir,  n* 

lui  permettant  plus  d'écrire  elle-même. 

Madame  de  "Vercellis  avoit  non  seulement  beau- 
coup d'esprit ,  mais  une  ame  élevée  et  forte.  J 'ai  suivi 
sa  dernière  maladie,  je  l'ai  vue  souffrir  et  mourir 
«ans  jamais  marquer  un  instant  de  foiblesse,  sans 
faire  le  moindre  effort  pour  se  contraindre ,  sans  sor- 
tir de  son  rôle  de  femme,  et  sans  se  douter  qu'il  y 
eût  à  cela  de  la  philosophie, mot  qui  n'étoit  pas  en- 
core à  la  mode  ,  et  qu'elle  ne  connoissoit  même  pas 
dans  le  sens  qu'il  porte  aujourd'hui.  Cette  force  de 
caractère  alloit  quelquefois  jusqu'à  la  sécheresse. 
Elle  m'a  toujours  paru  aussi  peu  sensible  pour  au- 
trui que  pour  elle-même;  et  quand  elle  faisoit  du 
bien  aux  malheureux,  c'étoit  pour  faire  ce  qui  étoit 
bien  en  soi,  plutôt  que  par  une  véritable  commisé- 
ration. J'ai  un  peu  éprouvé  de  cette  insensibilité 
pendant  les  trois  mois  que  j'ai  passés  auprès  d'elle. 
Il  étoit  naturel  qu'elle  prît  en  affection  un  jeune 
homme  de  quelque  espérance  qu'elle  avoit  incessam- 
ment sous  les  yeux,  et  qu'elle  songeât,  se  sentant 
mourir,  qu'après  elle  il  auroit  besoin  de  secours  et 
d'appui  :  cependant ,  soit  qu'elle  ne  méjugeât  pas 
digne  d'une  attention  particulière ,  soit  que  les  gens 
qui  l'obsédoient  ne  lui  aient  permis  de  songer  qu'à 
eux, elle  ne  lit  rien  pour  moi. 

Je  me  rappelle  pourtant  fort  bien  qu'elle  avoit 
marqué  quelque  curiosité  de  me  connoître.  Elle  m'in- 
terrogeoit  quelquefois  ;  elle  étoit  bien  aise  que  je  lui 
montrasse  les  lettres  que  j'écrivois  à  madame  de  Wa- 
rens ,  que  je  lui  rendisse  compte  de  mes  sentiments. 


PARTIE    I,    LIVRE    II.  no. 

Mais  elle  ne  s'y  prenoit  assurément  pas  bien  pour 
les  connoitre  en  ne  me  montrant  jamais  les  siens. 
Mon  cœur  aimoit  à  s'épancher  pourvu  qu'il  sentît 
que  c'étoit  daus  un  autre.  Des  interrogations  sèches 
et  froides,  sans  aucun  signe  d'approbation  ni  de 
blâme  sur  mes  réponses,  ne  me  donnoient  aucune 
conliauce.  Quand  rien  ne  m'apprenoit  si  mon  babil 
plaisoit  ou  déplaisoit ,  j'étois  toujours  en  crainte,  et 
je  cherchois  moins  à  montrer  ce  que  je  pensois  qu'à 
ne  rien  dire  qui  put  me  nuire.  J'ai  remarqué  ,  de- 
puis ,  que  cette  manière  secbe  d'interroger  les  gens 
pour  les  connoître  est  un  tic  assez  commun  chez  les 
femmes  qui  se  piquent  d'esprit.  Elles  s'imaginent 
qu'en  ne  laissant  point  paroitre  leur  sentiment  elles 
parviendront  à  mieux  pénétrer  le  vôtre  ;  mais  elles 
ue  voient  pas  qu'elles  ôtent  par-là  le  courage  de  le 
montrer.  Un  homme  qu'on  interroge  commence  par 
cela  seul  à  se  mettre. en  garde,  et  s'il  croit  que,  sans 
prendre  à  lui  un  véritable  intérêt ,  on  ne  veut  que  le 
faire  jaser,  il  ment,  ou  se  tait,  ou  redouble  d'atten- 
tion sur  lui-même ,  et  aime  encore  mieux  passer  pour 
un  sot  que  d'être  dupe  de  votre  curiosité.  Enfin  c'est 
toujours  nn  mauvais  moyen  de  lire  dans  le  cœur  des 
autres  que  d'aflécter  de  cacher  le  sien. 

Madame  de  Vercellis  ne  m'a  jamais  dit  un  mot 
qui  sentit  l'affection  ,  la  pitié,  la  bienveillance. 
Elle  m'interrogeoit  froidement  ;  je  répondois  avec 
réserve.  Mes  réponses  étoient  si  timides  qu'elle  dut 
les  trouver  basses  et  s'en  ennuya.  Sur  la  lin  elle  ne 
me  questionnoit  plus,  ne  me  parloit  plus  que  pour 
&on  service  :  elle  me  jugea  moins  sur  ce  que  j'étois 


i2o  LES    CONFESSIONS. 

que  sur  ce  qu'elle  m'avoit fait;  et,  à  force  de  ne  voir 
en  moi  qu'un  laquais ,  elle  m'empêcha  de  lui  paroître 
autre  chose. 

Je  crois  que  j'éprouvai  dès-lors  ce  jeu  malin  des 
intérêts  cachés  qui  m'a  traversé  toute  ma  vie ,  et  qui 
m'a  donné  une  aversion  bien  naturelle  pour  l'ordre 
apparent  qui  les  produit.  Madame  de  Vercellis , 
n'ayant  point  d'enfants,  avoit  pour  héritier  son  ne- 
veu le  comte  de  la  Roque  qui  lui  faisoit  assidûment 
sa  cour.  Outre  cela  ,  ses  principaux  domestiques ,  qui 
la  vovoient  tirer  à  sa  fin  ,  ne  s'oublioient  pas  ;  et  il  y 
avoit  tant  d'empressés  autour  d'elle,  qu'il  étoit  dif- 
ficile qu'elle  eût  du  temps  pour  penser  à  moi.  A  la 
tète  de  sa  maison  étoit  un  nommé  M.  Lorenzi  , 
homme  adroit,  dont  la  femme  encore  plus  adroite 
s'étoit  tellement  insinuée  dans  les  bonnes  grâces  de 
sa  maîtresse ,  qu'elle  étoit  plutôt  chez  elle  sur  le  pied 
d'une  amie  que  d'une  femme  à  ses  gages.  Elle  lui 
avoit  donné  pour  femme  de  chambre  une  nièce  à 
elle ,  appelée  mademoiselle  Pontal ,  fine  mouche  ,  qui 
se  donuoit  des  airs  de  demoiselle  suivante  ,  et  aidoit 
sa  tante  à  obséder  si  bien  leur  maîtresse  ,  qu'elle  ne 
vovoit  que  par  leurs  yeux  et  n'a^issoit  que  par  leurs 
mains.  Je  n'eus  pas  le  bonheur  d'agréer  à  ces  trois 
personnes  :  je  leur  obéissois  ,  mais  je  ue  les  servois 
pas  :  je  n'imagiuois  pas  qu'outre  le  service  de  notre 
commune  maîtresse  ,  je  dusse  être  encore  le  valet  de 
ses  vaîeis.  J'élois  d'ailleurs  une  espèce  de  personnage 
inquiétant  pour  eux.  Ils  voyoieut  bien  que  je  n'é- 
tois  pas  à  ma  place  ;  ils  craignoient  que  madame  ne  le 
vit  aussi,  et  que  ce  qu'elle  feroit  pour  m'y  mettre 
ne  diminuât  leurs  portions;  car  ces  sortes  de  gens, 


PARTIE    I,    LIVRE    II.  lai 

trop  avides  pour  être  justes ,  regardent  tous  les  legs 
qui  sont  pour  d'autres  comme  pris  sur  leur  propre 
bien.  Us  se  réunirent  donc  pour  m 'écarter  de  ses 
veux.  Elle  aimoit  à  écrire  des  lettres;  c'étoit  un 
amusement  pour  elle  dans  son  état  :  ils  l'en  dégoû- 
tèrent et  l'en  firent  déionrner  par  le  médecin  ,  en  la 
persuadant  que  cela  la  fatiguoit.  Sous  prétexte  que 
je  n'entendois  pas  le  service  ,  on  eruployoit  au  lien 
de  moi  deux  gros  manants  de  porteurs  de  chaise  au- 
tour d'elle  :  enfin  l'on  fît  si  bien  que,  quand  elle  fit 
son  testament ,  il  y  avoit  huit  jours  que  je  n'étois  en- 
tré dans  sa  chambre.  Il  est  vrai  qu'après  cela  j'y  en- 
trai comme  auparavant,  et  j'y  fus  même  plus  assidu 
que  personne:  car  les  douleurs  de  cette  pauvrt 
femme  me  déchiroient  ;  la  constance  avec  laquelle 
elle  les  souffroitme  la  rendoit  extrêmement  respec- 
table et  chère;  et  j'ai  bien  versé  dans  sa  chambre  des 
larmes  sincères,  sans  qu'elle  ni  personne  s'en  ap- 
percût. 

Nous  la  perdîmes  enfin.  Je  la  vis  expirer.  Sa  vie 
avoit  été  celle  d'une  femme  d'esprit  et  de  sens  ;  sa 
mort  fut  celle  d'un  sage.  Je  puis  dire  qu'elle  me  ren- 
dit la  religion  catholique  aimable  par  la  sérénité 
d'ame  avec  laquelle  elle  en  remplit  les  devoirs,  sans 
négligence  et  sans  affectation.  Elle  étoit  naturelle- 
ment sérieuse.  Sur  la  fin  de  sa  maladie  elle  prit  une 
sorte  de  gaieté  trop  égale  pour  être  jouée,  et  qui 
n'étoit  qu'un  contre-poids  donné  par  la  raison  con- 
tre la  tristesse  de  son  état.  Elle  ne  garda  le  lit  que 
les  deux  derniers  jours,  et  ne  cessa  de  s'entretenir 
paisiblement  avec  tout  le  monde.  Enfin ,  ne  parlant 
plus,  et  déjà  dans  les  transports  de  l'agonie,  elle  fît 


i22  LES    CONFESSIONS. 

un  gros  pet  :  Bon  ,  dit-elle  en  se  retournant ,  femme 
qui  pete  n'est  pas  morte.  Ce  furent  les  derniers  mots 
qu'elle  prononça. 

Elle  avoit  légué  un  an  de  leurs  gages  à  ses  bas  do- 
mestiques; mais,  n'étant  point  couché  sur  l'état  de 
sa  maison,  je  n'eus  rien.  Cependant  le  comte  de  la 
Roque  me  fit  donner  trente  livres  et  me  laissa  l'ha- 
bit neuf  que  j'avois  sur  le  corps,  et  que  M.  Lo- 
renzi  vouloit  m'ôter.  Il  promit  même  de  chercher  à 
me  placer,  et  me  dit  de  l'aller  voir.  J'y  fus  deux  ou 
trois  fois ,  sans  pouvoir  lui  parler.  J'étois  facile  à 
rebuter.  Je  n'y  retournai  plus.  On  verra  bientôt  que 
j'eus  toit. 

Que  n'ai-je  acheA'é  tout  ce  que  j'avois  à  dire  de 
mon  séjour  chez  madame  de  Vercellis!  Mais,  bien 
que  mon  apparente  situation  demeurât  la  même .  je 
ne  sortis  pas  de  sa  maison  comme  j'y  étois  entré.  J'en 
emportai  les  longs  souvenirs  du  crime  et  l'insuppor- 
table poids  des  remords  dont  au  bout  de  quarante 
ans  ma  conscience  est  encore  chargée,  et  dont  l'amet 
sentiment,  loin  de  s'affoiblir,  s'irrite  à  mesure  que 
je  vieillis.  Qui  croiroit  que  la  faute  d'un  enfant  put 
avoir  des  suites  aussi  cruelles  ?  C'est  de  ces  suites 
plus  que  probables  que  mon  cœur  ne  peut  se  con-, 
soler.  J'ai  peut-être  fait  périr  dans  l'opprobre  et 
dans  la  misère  une  fille  aimable,  honnête,  esti- 
mable, et  qui  sûrement  valoit  beaucoup  mieux  que 
moi. 

Il  est  bien  difficile  que  la  dissolution  d'un  ménage 
n'entraîne  un  peu  de  confusion  dans  la  maison,  et 
qu'il  ne  s'égare  bien  des  choses.  Cependant ,  telle 
étoit  la  fidélité  des  domestiques ,  et  la  vigilance  de 


PARTIE    I,    LIVRE    II.  i2j 

M.  et  madame  Lorenzi ,  que  rien  ne  se  trouva  de 
manque  sur  l'inventaire.  La  seule  mademoiselle  Pon- 
tal  perdit  un  petit  ruban  couleur  de  rose  et  argent 
déjà  vieux.  Beaucoup  d'autres  meilleures  choses 
étoient  à  ma  portée;  ce  ruban  seul  me  tenta,  je  le 
volai;  et  comme  je  ne  le  cachois  guère,  on  me  le 
trouva  bientôt.  On  voulut  savoir  où  je  l'a  vois  pris  ; 
je  me  trouble,  je  balbutie,  et  enfin  je  dis  en  rou- 
gissant que  c'est  Marion  qui  me  l'a  donné.  Marion 
étoit  une  jeune  Mauriennoise, dont  madame  de  Ver- 
cellis  avoit  fait  sa  cuisinière ,  quand,  cessant  de 
donner  à  manger,  elle  avoit  renvoyé  la  sienne  ,  ayant 
plus  besoin  de  bons  bouillons  que  de  ragoûts  fins. 
Non  seulement  Marion  étoit  jolie,  mais  elle  avoit 
une  fraîcheur  de  coloris  qu'on  ne  trouve  que  dans 
les  montagnes  ,  et  sur-tout  un  air  de  modestie  et  de 
douceur  qui  faisoit  qu'on  ne  pouvoit  la  voir  sans 
l'aimer  :  d'ailleurs  bonue  fille  ,  sage  ,  et  d'une  fidé- 
lité à  toute  épreuve.  C'est  ce  qui  surprit  quand  je 
la  nommai.  L'on  n'avoit  guère  moins  de  confiance 
en  moi  qu'en  elle,  et  l'on  jugea  qu'il  importoit  de 
vérifier  lequel  étoit  le  frippon  des  deux.  On  la  lit 
venir;  l'assemblée  étoit  nombreuse;  le  comte  de  la 
Roque  y  étoit.  Elle  arrive ,  on  lui  montre  le  ruban. 
Je  la  charge  effrontément;  elle  reste  interdite,  se 
tait,  me  jette  un  regard  qui  aurait  désarmé  les  dé- 
mons ,  et  auquel  mon  barbare  cœur  résiste.  Elle  nie 
enfin  avec  assurance,  mais  sans  emportement,  m'a- 
postrophe ,  m'exhorte  à  rentrer  en  moi-même  ,  à  ne 
pas  déshonorer  une  fille  innocente  qui  ne  m'a  jamais 
fait  de  mal  ;  et  moi,  avec  une  impudence  infernale, 
je  confirme  ma  déclaration,  et  lui  soutiens  en  face 


1*4  LES    CONFESSIONS, 

qu'elle  m'a  donné  le  ruban.  La  pauvre  fille  se  mit  à 
pleurer,  et  ne  nie  dit  que  ces  mots  :  Ah!  Rousseau, 
je  vous  croyois  un  bon  caractère  :  vous  me  rendez 
bien  malheureuse  ,  mais  je  ne  voudrois  pas  être  à 
votre  place.  Voilà  tout.  Elle  continua  de  se  défendre 
avec  autant  de  simplicité  que  de  fermeté ,  mais  sans 
se  permettre  jamais  contre  moi  la  moindre  invective. 
Cette  modération,  comparée  à  mon  ton  décidé,  lui 
fit  tort  :  il  ne  sembloit  pas  naturel  de  supposer  d'un 
côté  une  audace  aussi  diabolique,  et  de  l'autre  une 
aussi  angélique  doiiceur.  On  ne  parut  pas  se  décider 
absolument,  mais  les  préjugés  étoient  pour  moi. 
Dans  le  tracas  où  l'on  étoit  on  ne  se  donna  pas  le 
temps  d'approfondir  la  chose,  et  le  comte  de  la 
E.oque,  en  nous  renvoyant  tous  deux,  se  contenta 
de  dire  que  la  conscience  du  coupable  vengeroit  assez 
l'innocent.  Sa  prédiction  n'a  pas  été  vaine;  elle  ne 
cesse  pas  un  seul  jour  de  s'accomplir. 

J 'ignore  ce  que  devint  cette  victime  de  ma  calom- 
nie ,  mais  il  n'y  a  pas  d'apparence  quelle  ail  après 
cela  trouvé  facilement  à  se  bien  placer.  Elle  empor- 
tait une  imputation  cruelle  à  son  honneur  de  toutes 
manières.  Le  vol  n'étoit  qu'une  bagatelle,  mais 
enfin  c'étoit  un  vol,  et,  qui  pis  est,  employé  à  sé- 
duire un  jeune  garçon  ;  enfin  le  mensonge  et  l'obsti- 
nation ne  laissoient  rien  à  espérer  de  celle  en  qui  tant 
de  vices  étoient  réunis.  Je  ne  regarde  pas  même  la 
misère  et  l'abandon  comme  le  plus  grand  danger  an- 
quel  je  l'aie  exposée.  Qui  sait,  à  son  âge,  où  le  dé- 
couragement de  l'innocence  avilie  a  pu  la  porter  ? 
Eh!  si  le  remords  d'avoir  pu  la  rendre  malheureuse 


PARTIE    I,    LIVRE    II.  i25 

est  insupportable,  qu'on  juge  de  celui  d'avoir  pu  la 
rendre  pire  que  moi. 

Ce  souvenir  cruel  me  trouble  quelquefois  et  me 
bouleverse  au  point  de  voir  dans  mes  insomnie» 
cette  pauvre  fille  venir  me  reprocher  mon  crime, 
comme  s'il  n'étoit  commis  que  d'hier.  Tant  que  j'ai 
vécu  tranquille,  il  m'a  moins  tourmenté;  mais  an 
milieu  d'une  vie  orageuse  il  m'ôte  la  plus  doue* 
consolation  des  innocents  persécutés;  il  me  fait  bien 
«enïir  ce  que  je  crois  avoir  dit  dans  quelque  ouvrage, 
que  le  remords  s'endort  durant  un  destin  prospère 
et  s'aigrit  dans  l'adversité.  Cependant  je  n'ai  jamais 
pu  prendre  sur  moi  de  décharger  mon  cœur  de  cet 
aveu  dans  le  sein  d'un  ami.  La  plus  étroite  intimité 
ne  me  l'a  jamais  fait  faire  à  personne,  pas  même  à 
madame  de  Warens.  Tout  ce  que  j'ai  pu  faire  a  été 
d'avouer  que  j'avois  à  me  reprocher  une  action 
atroce,  mais  je  n'ai  jamais  dit  en  quoi  elle  consistoit. 
Ce  poids  est  donc  resté  jusqu'à  ce  jour  sans  allége- 
ment sur  ma  conscience,  et  je  puis  dire  que  le  désir 
de  m'en  délivrer  en  quelque  sorte  a  beaucoup  con- 
tribué à  la  résolution  que  j'ai  prise  d'écrire  niea 
confessions. 

J'ai  procédé  rondement  dans  celle  que  je  viens  de 
faire,  et  l'on  ne  trouvera  sûrement  pas  que  j'aie  ici 
pallié  la  noirceur  de  mon  forfait.  Mais  je  ne  rempli- 
rois  pas  non  plus  ma  tàcbe  ,  si  jen'exposois  en  même 
temps  mes  dispositions  intérieures,  et  que  je  crai- 
gnisse de  m'excuser  en  ce  qui  est  conforme  à  la  vé- 
rité. Jamais  la  méchanceté  ne  fut  plus  loin  de  moi 
que  dans  ce  cruel  moment  ;  et  quand  je  chargeai  cette 

US    COHFESS.    I.  IX 


iiù  LES    C  O  IN  l  E  S  S I O  2J  S. 

malheureuse  fille,  il  est  bizarre,  mais  il  est  vrai, 
que  mon  amitié  pour  elle  en  fut  la  cause.  Elle  étoit 
présente  à  nia  pensée  ;  je  m'excusai  sur  le  premier 
objet  qui  s'offrit.  Je  l'accusai  d'avoir  fait  ce  que  je 
voulois  faire  ,  et  de  m'avoir  donné  le  ruban  ,  parce- 
que  mon  intention  étoit  de  le  lui  donner.  Quand  je 
la  vis  paroitre,  mon  cœur  fut  déchiré  ;  mais  la  pré- 
sence de  tant  de  monde  fut  plus  forte  que  mon  re- 
pentir. Je  craignois  peu  la  punition  ,  je  ne  craignois 
que  la  honte  ;  mais  je  la  craignois  plus  que  la  mort, 
plus  que  le  crime ,  plus  que  tout  au  monde.  J'aurois 
voulu  m' enfoncer,  m'étouffer  dans  le  centre  de  la 
terre:  l'invincible  honte  l'emporta  sur  tout,  la 
honte  seule  fît  mon  impudence  ;  et  plus  je  devenois 
criminel ,  plus  la  honte  d'en  convenir  me  rendoit  in- 
trépide. Je  ne  voyois  que  l'horreur  d'être  reconnu  , 
déclaré  publiquement ,  moi  présent ,  voleur,  men- 
teur, calomniateur.  Un  trouble  universel  m'ôtoit 
tout  autre  sentiment.  Si  l'on  m'eût  laissé  revenir  à 
moi-même,  j'aurois  infailliblement  tout  déclaré.  Si 
M.  de  la  Roque  m'eût  pris  à  part,  qu'il  m'eût  dit , 
Ne  perdez  pas  cette  pauvre  fille,  si  vous  êtes  coupa- 
ble avouez-le-moi  ;  je  me  serois  jeté  à  ses  pieds  dans 
l'instant ,  j 'en  suis  parfaitement  su  r.  Biais  on  ne  fit  que 
m'intimider  quand  il  falloit  me  donner  du  courage. 
L'âge  est  encore  une  attention  qu'il  est  juste  de  faire  : 
à  peine  étois-je  sorti  de  l'enfance,  ou  plutôt  j'y  étois 
encore.  Dans  la  jeunesse  ,  les  véritables  noirceurs  sont 
plus  criminelles  encore  que  dr.ns  l'âge  mûr  ;  mais  ce 
qui  n'est  que  foibiesse  Test  beaucoup  moins,  et  ma 
faute  au  fond  n'étoit  guère  autre  chose.  Aussi  son 
«ouvenir  m'afflige-t-il  moins  à  cause  du  mal  en  lui- 


TARTIE    I,    LIVRE    II.  127 

même  ,  qu'à  cau.se  de  celai  qu'il  a  du  causer.  Il  m'a 
même  fait  M  bien  de  me  garantir  pour  le  reste  de  ma 
vie  de  tout  acte  tendant  au  crime,  par  l'irapressiou 
terrible  qui  m'est  restée  du  seul  que  j'aie  jamais 
commis  ;  et  je  crois  sentir  que  mon  aversion  pour  le 
mensonge  me  vient  en  grande  partie  du  regret  d'en 
avoir  pu  faire  un  aussi  noir.  Si  c'est  un  crime  qui 
puisse  être  expié,  comme  j'ose  le  croire,  il  doit 
l'être  par  faut  de  malheurs  dont  la  lin  de  ma  vie  est 
accablée,  par  quarante  ans  de  droiture  et  d'honneur 
dans  les  occasions  difficiles  ;  et  la  pauvre  Marion 
trouve  taut  de  vengeurs  en  ce  inonde,  que  ,  quelque 
grande  qu'ait  été  mou  offeuse  envers  elle,  je  crains 
peu  d'en  emporter  la  coulpe  avec  moi.  "Voilà  ce  que 
j'avois  à  dire  snr  cet  article:  qu'il  me  soit  permis  de 
n'en  reparler  jamais. 


FIN    DU    SECOND    LIVRE. 


ia8  LES    CONFESSIONS. 


LIVRE   TROISIEME. 


Oorti  de  chez  madame  de  Vercellis  à-peu-près 
comme  j'y  étois  entré,  je  retournai  chez  mon  an- 
cienne hôtesse,  et  j'y  restai  cinq  ou  six  semaines  , 
durant  lesquelles  la  santé,  la  jeunesse ,  et  l'oisiveté 
me  rendirent  souvent  mon  tempérament  importun. 
J'étois  inquiet,  distrait,  rêveur  ;  je  pleurois  ,je  sou- 
pirois,  je  desirois  un  bonheur  dont  je  n'avois  pas 
l'idée  ,  et  dont  je  sentois  pourtant  la  privation.  Cet 
état  ne  peut  se  décrire,  et  peu  d'hommes  même  le 
peuvent  imaginer,  parceque  la  plupart  ont  prévenu 
cette  plénitude  de  vie,  à-la-fois  tourmentante  et  dé- 
licieuse ,  qui,  dans  l'ivresse  du  désir,  donne  un 
avant-goùt  de  la  jouissance.  Mon  sang  allumé  rem- 
plissoit  incessamment  mon  cerveau  de  filles  et  de 
femmes  ;  mais  n'en  sentant  pas  le  véritable  usage  , 
je  les  occupois  bizarrement  à  mes  fantaisies  sans  en 
savoir  rien  faire  de  plus  ,  et  ces  idées  tenoient  me* 
sens  dans  une  activité  très  incommode  dont  par  bon- 
heur elles  ne  ui'apprenoient  point  à  me  délivrer. 
J'aurois  donné  ma  vie  pour  retrouver  un  quart- 
d'heure  une  demoiselle  Goton.  Mais  ce  n'étoit  plus 
le  temps  où  les  jeux  de  l'enfance  alloient  là  comme 
d'eux-mêmes.  La  honte  ,  compagne  de  la  conscience 
du  mal    étoit  venue  avec  les  années  :  elle  avoit  accru 


l'ARTIE    I,    LIVRE  III.  iag 

ma  timidité  naturelle  au  point  de  la  rendre  invin- 
cible ;  et  jamais,  ni  dans  ce  temps  la  ni  depuis,  je 
n'ai  pu  parvenir  à  faire  une  proposition  lascive  ,  que 
cellj;  à  qui  je  la  faisois  ne  m'y  ait  en  quelque  sorte 
contraint  par  ses  avances,  quoique  sachant  qu'elle 
n'étoit  pas  scrupuleuse,  et  presque  assuré  d'être 
pris  au  mot. 

Mon  agitation  crut  au  point  que, ne  pouvant  con- 
»enter  mes  désirs,  je  les  attisois  par  les  plus  extra- 
vagantes manœuvres.  J'alloi*  chercher  des  allées 
sombres,  des  réduits  cachés,  où  je  pusse  m'exposeï 
tic  loin  aux  personnes  du  sexe  dans  l'état  où  j'aurois 
voulu  être  auprès  d'elles.  Ce  qu'elles  voyoient  n'é- 
toit pas  l'objet  obscène,  je  n'y  songeois  même  pas  ; 
c'étoit  l'objet  ridicule.  Le  sot  plaisir  que  j'avois  de 
l'étaler  à  leurs  yeux  ne  peut  se  décrire.  Il  n'y  avoit 
de  là  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  sentir  le  traitement 
desipé,  et  je  ne  doute  pas  que  quelque  résolue  ne 
m'en  eût  en  passant  donné  l'amusement  si  j'eusse  eu 
l'audace  d'attendre.  Cette  folie  eut  une  catastrophe 
à-peu-près  aussi  comique  ,  mais  moins  plaisante 
pour  moi. 

Un  jour  j'allai  m'établir  au  fond  d'une  cour  dans 
laquelle  étoit  un  puits  où  les  lîlles  de  la  maison  ve- 
noient  souvent  chercher  de  l'eau.  Dans  ce  fond  il  y 
avoit  une  petite  descente  qui  menoit  a  des  caves  par 
plusieurs  communications.  Je  sondai  dans  lobscu- 
rité  ces  allées  souterraines,  et ,  les  trouvant  longue  > 
et  obseures  ,  je  jugeai  qu'elles  ne  liuissoient  point , 
et  que  .  si  j  étois  vu  et  surpris  ,  j'y  trouverois  un  ie- 
fnge  assuré.  Dans  cette  confiance  ,  j 'offrois  aux  fillea 
qui  veuoient  an  puits  un  spectacle  plus  risible  que 

i  i. 


i3o  LES    CONFESSIONS, 

séducteur.  Les  plus  sages  feignirent  de  ne  rien  voir  ; 
d'autres  se  mirent  à  rire;  d'autres  se  crurent  insul- 
tées et  firent  du  bruit.  Je  me  sauvai  dans  ma  retraite  : 
j'y  fus  suivi.  J'entendis  une  voix,  d'homme  sur  la- 
quelle je  n'avois  pas  compté,  et  qui  m'alarma.  Je 
m'enfonçai  dans  les  souterrains  au  risque  de  m'y 
perdre:  le  bruit,  les  voix,  la  voix  d'homme,  me 
suivoient  toujours.  J'avois  compté  sur  l'obscurité  , 
je  vis  de  la  lumière.  Je  frémis  ,  je  m'enfonçai  davan- 
tage. Un  mur  m'arrêta  ,  et ,  ne  pouvant  aller  plus 
loin,  il  fallut  attendre  là  ma  destinée.  En  un  moment 
je  fus  atteint  et  saisi  par  un  grand  homme  portant 
une  grande  moustache  ,  un  grand  chapeau  ,  un  grand 
sabre  ,  escorté  de  quatre  ou  cinq  vieilles  femmes  ar- 
mées chacune  d'un  manche  à  balai ,  parmi  lesquelles 
j'apperçus  la  petite  coquine  qui  m 'a  voit  décelé  ,  et 
qui  vouloit  sans  doute  me  voir  au  visage. 

L'homme  au  sabre ,  en  me  prenant  par  le  nras ,  me 
demanda  rudement  ce  que  je  faisois  là.  On  conçoit 
que  ma  réponse  n'étoit  pas  prête.  Je  me  remis  cepen- 
dant; et,  m'évertuant  dans  ce  moment  critique  ,  j« 
tirai  de  ma  tête  un  expédient  romanesque  qui  me 
réussit.  Je  lui  dis  d'un  ton  suppliant  d'avoir  pitié 
de  mon  âge  et  de  mon  état,  que  j'étois  un  jeune 
étranger  de  grande  naissance  dont  le  cerveau  s'étoit 
dérangé  ;  que  je  m'étois  échappé  de  la  maison  pater- 
nelle pareequ'on  vouloit  m'enfermer;  que  j'étois 
perdu  s'il  me  faisoit  connoilre  ;  mais  que  s'il  vouloit 
bien  me  laisser  aller,  je  pourrois  peut-être  un  jour 
reconnoître  cette  grâce.  Contre  toute  attente ,  mon 
discours  et  mon  air  firent  effet  :  l'homme  terrible  en 
fut  touché;  et,  après  une  réprimande  assez  courte, 


PARTIE    I,    LIVRE   III.  iii 

il  me  laissa  doucement  aller  sans  me  questionner 
davantage.  A  l'air  dont  la  jeune  et  les  vieilles  me 
virent  partir,  je  jugeai  que  l'homme  que  j'a vois  tant 
craint  m'étoit  fort  utile,  et  qu'avec  elles  seules  je 
n'en  aurois  pas  été  quitte  à  si  bou  marché,  .le  les 
entendis  murmurer  je  ne  sais  quoi  dont  je  ne  me 
souciois  guère  ;  car ,  pourvu  que  le  sabre  et  l'homme 
ne  s'en  mêlassent  pas,  j'éteis  bien  sûr,  leste  et  vigou- 
reux comme  j  etois,  de  me  délivrer  de  leurs  tricots 
et  d'elles. 

Qaelques  jours  après  ,  passant  dans  une  rue  avec 
un  jeune  abbé  mon  voisin,  j'allai  donner  du  nez 
contre  l'homme  au  sabre.  Il  me  reconnut,  et,  me 
contrefaisant  d'un  ton  railleur,  «  Je  suis  prince,  me 
■  dit-il,  je  suis  prince,  et  moi  je  suis  un  coion:  mais 
<  que  son  altesse  n'y  revienne  pas.  »  Il  n'ajouta  rien 
ce  plus  ,  et  je  m'esquivai  en  baissant  la  tête  et  le  re- 
merciant dans  mon  cœur  de  sa  discrétion.  J'ai  jugé 
que  ces  maudites  vieilles  lui  avoient  fait  honte  de 
sa  crédulité.  Quoi  qu'il  en  soit,  tout  Piémontois 
qu'il  étoit ,  c'étoit  un  bon  homme,  et  jamais  je  ne 
pense  à  lui  sans  un  mouvement  de  reconnoissance  : 
car  l'histoire  étoit  si  plaisante,  que,  pour  le  seul 
dfj-ir  de  faire  rire,  tout  autre  à  sa  place  m'eût  dés- 
houoré.  Cette  aventure,  sans  avoir  les  suites  que 
j'en  pouvois  craindre,  ne  laissa  pas  de  me  rendre 
sage  pour  long-temps. 

Mon  séjour  chez  madame  de  Vercellis  m'avoit 
procuré  quelques  connoissances  que  j'entretenois , 
dans  l'espoir  qu'elles  pourroient  m'être  utiles.  J'ai- 
lois  voir  quelquefois  entre  nutres  un  abbé  savoyard 
appelé  QA.  Gaime,  précepteur  des  enfants  du  «omte 


i3j  ils  confessions. 

de  Mellarede.  Il  étoit  jeune  encore,  et  peu  répandu, 
mais  pleia  de  bon  sens  ,  de  probité,  de  lumières  ,  et 
l'un  des  plus  honnêtes  hommes  que  j'aie  connus.  Il 
ne  me  fut  d'aucune  ressource  pour  l'objet  qui  m'at- 
tiroit  chez  lui;  il  n'avoit  pas  assez  de  crédit  pour 
me  placer  :  mais  je  trouvai  près  de  lui  des  avantages 
plus  précieux  qui  m'ont  profité  toute  ma  vie  ;  les 
leçons  de  la  saine  morale  et  les  maximes  de  la  droite 
raison.  Dans  l'ordre  successif  de  mes  goûts  et  de  mes 
idées  ,  j 'a vois  toujours  été  trop  haut  ou  trop  bas  : 
Achille  ou  Thersite  ,  tantôt  héros  et  tantôt  vaurien. 
M.  Gaime  prit  le  soin  de  me  mettre  à  ma  place,  et  de 
me  montrer  à  moi-même  sans  m'épargner  ni  me  dé- 
courager. Il  me  parla  très  honorablement  de  mon 
mérite  et  de  mes  talents;  mais  il  ajouta  qu'il  en 
voyoit  naître  les  obstacles  qui  m'empêcheroient  d'en 
tirer  parti  ;  de  sorte  qu'ils  dévoient,  selon  lui,  bien 
moins  me  servir  de  degré  pour  monter  à  la  fortune 
que  de  ressources  pour  m'en  passer.  Il  me  fit  un 
tableau  vrai  de  la  vie  humaine ,  dont  je  n'avois  que 
de  fausses  idées  ;  il  me  montra  comment ,  dans  un 
destin  contraire,  l'homme  sage  pent  toujours  tendre 
au  bonheur  et  courir  au  plus  près  du  veut  pour  y 
parvenir,  comment  il  n'y  a  point  de  vrai  bonheur 
sans  sagesse,  et  comment  la  sagesse  est  de  tous  les 
états.  Il  amortit  beaucoup  mou  admiration  pour  la 
grandeur,  en  me  prouvant  que  ceux  qui  dominoient 
l*s  autres  n'étoient  ni  plus  sages  ni  plus  heureux 
qu'eux.  Il  me  dit  une  chose  qui  m'est  souvent  reve- 
nue à  la  mémoire  ;  c'est  que  si  chaque  homme  pou- 
voit  lire  dans  les  cœurs  de  tous  les  autres,  il  y  auroit 
plus  de  gens  qui  voudroient  descendre  que  de  ceux 


PARTIE    I,    LIVRE   III.  i33 

qui  voudroieut  monter.  Cette  réflexion,  dont  la  ve- 
nté frappe,  el  qui  n'a  rien  d'outré,  m'a  été  d'un 
grand  usage  dans  le  cours  de  ma  vie  pour  me  faire 
tenir  .i  ne  place  paisiblement.  Il  me  donna  les  pre- 
mières vraies  idées  de  l'honnête  ,  que  mon  génie  am- 
poulé n'avoit  saisi  que  dans  ses  excès.  Il  me  lit  sentir 
que  l'enthousiasme  des  vertus  sublimes  étoit  peu 
d'usage  dans  la  société  ,  qu'en  s'élancant  trop  haut 
on  étoit  sujet  aux  chutes,  que  la  continuité  des  pe- 
tits devoirs  toujours  bien  remplis  ne  demandoit  pas 
moins  de  force  que  les  actions  héroïques,  qu'on  en 
droit  meilleur  parti  pour  l'honneur  et  pour  le  bon- 
heur, et  qu'il  valoit  infiniment  mieux  avoir  tou- 
ioiirs  l'estime  des  hommes  que  quelquefois  leur  ad- 
miration. 

Pour  établir  les  devoirs  de  l'homme,  il  falloit 
bien  remontera  leurs  principes.  D'ailleors le  pas  que 
je  venois  de  faire,  et  dont  mon  état  présent  étoit  la 
suite  ,  nous  conduisoit  à  parler  de  religion.  L'on 
conçoit  déjà  que  l'honnête  M.  Gaiine  est,  en  grande 
partie  ,  l'original  du  vicaire  savoyard.  Seulement  la 
prudence  l'obligeant  à  parler  avec  plus  de  réserve ,  il 
s  expliqua  moins  ouveitement  sur  certains  points; 
mais  au  reste  ses  maximes,  ses  sentiments. ses  avis,  fu- 
rent les  mêmes;  et  jusqu'au  conseil  de  retourner  dans 
ma  patrie,  tout  fut  comme  je  l'ai  rendu  depuis  au 
public.  Ainsi,  sans  m'étendre  sur  des  entretiens  dont 
chacun  peut  voir  la  substauce,  je  dirai  que  ses  le- 
çons, sages,  mais  d'abord  sans  effet,  fureut  dans 
mon  cœur  un  germe  de  vertu  et  de  religion  qui  ne 
s'y  étouffa  jamais  ,  et  qui  n'attendoit  pour  fructifier 
que  les  soins  d'une  main  plus  chérie. 


i34  LES    CONFESSIONS. 

Quoiqu'alors  ma  conversion  fût  peu  solide,  je 
ne  laissois  pas  d'être  ému.  Loin  de  m'ennuyer  de 
ses  entretiens,  j'y  pris  goût  à  cause  de  leur  clarté, 
de  leur  simplicité  ,  et  sur-tout  d'un  certain  intérêt 
de  cœur  dont  je  sentois  qu'ils  étoient  pleins.  J'ai 
lame  aimante,  et  je  me  suis  toujours  attaché  aux 
gens  moins  à  proportion  du  bien  qu'ils  m'ont  fait 
que  de  celui  qu'ils  m'ont  voulu,  et  c'est  sur  quoi 
mon  tact  ne  me  trompe  guère.  Aussi  je  m'affection- 
nois  véritablement  à  M.  Gaime,  j'étois  pour  ainsi 
dire  son  second  disciple  ,  et  cela  me  lit  pour  le  mo- 
ment même  l'inestimable  bien  de  me  détourner  de 
la  pente  au  vice,  où  m'entrainoit  mon  oisiveté. 

Un  jour  que  je  ne  pensois  a  rien  moins.,  on  vint 
me  chercher  de  la  part  du  comte  de  la  Roque.  A 
force  d'y  aller  et  de  ne  pouvoir  lui  parler ,  je  m'étois 
ennuyé,  je  n'y  ail  ois  plus:  je  crus  qu'il  m'avoit 
oublié ,  ou  qu'il  lui  étoit  resté  de  mauvaises  im- 
pressions de  moi.  Je  me  trompois.  Il  avoit  été  té- 
moin plusieurs  fois  du  plaisir  avec  lequel  je  rem- 
plissois  mon  devoir  auprès  de  sa  tante;  il  le  lui 
avoit  même  dit ,  et  il  m'en  reparla  quand  moi-même 
je  n'y  songeois  plus.  Il  me  reçut  bien  ,  me  dit  que, 
sans  ra'amuser  de  promesses  vagues,  il  avoit  cher- 
ché à  me  placer,  qu'il  avoit  réussi  ;  qu'il  me  mettoit 
en  chemin  de  devenir  quelque  chose,  que  c'étoit  à 
moi  de  faire  le  reste;  que  la  maison  où  il  me  faisoit 
entrer  étoit  puissante  et  considérée  ;  que  je  n'avois 
pas  besoin  d'autres  protecteurs  pour  m'avancer  ;  et 
que ,  quoique  traité  d'abord  en  simple  domestique  , 
comme  je  venois  de  l'être ,  je  pouvois  être  assuré 
que  si,  par  mes  sentiments  et  par  ma  conduite,  on 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i35 

me  jngeoit  au-dessiks  de  cet  état,  on  étoit  dispose  à 
ne  m'y  pas  laisser.  La  lin  de  ce  discours  démentit 
cruellement  les  brillantes  espérances  que  le  com- 
mencement m'avoit  données.  Quoi!  toujours  la- 
quais! me  dis-je  en  moi-même  avec  un  dépit  amer 
qne  la  confiance  effaça  bientôt.  .Te  me  sentois  trop 
peu  fait  pour  cette  place  nour  craindre  qu'on  m'y 
laissât. 

Il  me  mena  chez  le  comte  de  Gouvon,  premier 
écuyer  de  la  reine,  et  chef  de  l'illustre  maison  de 
Solar.  L'air  de  dignité  de  ce  respectable  vieillard 
me  rendit  plus  touchante  l'affabilité  de  son  accueil. 
Il  m'interrogea  avec  intérêt,  et  je  lui  répondis  avec 
sincérité.  Il  dit  au  comte  de  la  Roque  que  j'avois 
une  physionomie  agréable  et  qui  promettoit  de  l'es- 
prit; qu'il  lui  paroissoit  qu'en  effet  je  n'en  man- 
quois  pas ,  mais  que  ce  n'étoit  pas  là  tout ,  et  qu'il 
falloit  v  oir  le  reste.  Puis  se  tournant  vers  moi ,  Mon 
enfant,  me  dit-il, presque  en  toutes  choses  les  com- 
mencen  îents  sont  rudes  ;  les  vôtres  ne  le  seront  pour- 
tant pas  beaucoup.  Soyez  sage  et  cherchez  à  plaire 
ici  à  to  ut  le  monde  ;  voilà  quant  à  présent  votre  uni- 
que emploi.  Du  reste,  ayez  bon  courage;  on  veut 
prendr  e  soin  de  vous.  Tout  de  suite  il  passa  chez 
la  marquise  de  Bteil  sa  belle-fille ,  et  me  présenta  à 
elle,  puis  à  l'abbé  de  Gouvon  sou  fils.  Ce  début  IM 
parut  de  bon  augure.  J'en  savois  assez  déjà  pour 
juger  q  u'on  ne  fait  pas  tant  de  façon  à  la  réception 
d'un  l;i  juais.  En  effet  on  ne  me  traita  pas  comme 
tel.  .l 'e  us  la  table  de  l'office  ;  on  oe  me  donna  point 
d'habit  de  livrée;  et  le  comte  de  Favria  .  jeune 
étourdf  ,  m'avant  voulu  faire  monter  derrière  son 


i36  LES    CONFESSIONS, 

carrosse,  son  grand-pere  défendit  que  je  montasse 
derrière  aucun  carrosse  et  que  je  suivisse  personne 
hors  de  l'hôtel.  Cependant  ie  servois  à  table,  et  je 
faisois  à-peu-près  au  dedans  le  service  d'un  laquais  ; 
mais  je  le  faisois  en  quelque  façon  librement ,  sans 
être  attaché  nommémei  [personne.  Hors  quelques 
lettres  qu'on  me  âictoit,  et  des  images  que  le  comte 
de  Favria  me  faisoit  découper,  j'étois  presque  Je 
maître  de  tout  mon  temps  dans  la  journée.  Cette 
épreuve,  dont  je  ne  m'appercevois  pas  ,  étoit  assu- 
rément très  dangereuse  ;  elle  n'étoit  pas  même  fort 
humaine,  car  celte  grande  oisiveté  pouvait  me  faire 
contracter  des  vices  que  je  n'aurois  pas  eus  sans 
cela. 

Mais  c'est  ce  qui,  très  heureusement T  n'arriva 
point.  Les  leçons  de  M.  Gaime  avoient  fait  impres- 
sion sur  mon  cœur,  et  j'y  pris  tant  de  goût  que  je 
Hi'échappois  quelquefois  pour  aller  les  entendre  en- 
core. Je  crois  que  ceux  qui  me  voyoient  sortir  ainsi 
furtivement  ne  devinoient  guère  où  j'allois.  Il  ne 
se  peut  rien  de  plus  sensé  que  les  avis  qu'il  me 
donna  sur  ma  conduite.  Mes  commencements  furent 
admirables;  j'étois  d'une  assiduité  ,  d'un  zèle  ,  d'une 
attention  qui  cbarmoient  tout  le  monde-  L'abbé 
Gaime  m'avertit  sagement  de  modérer  cette  première 
ferveur,  de  peur  qu'elle  ne  vint  à  se  relîeher  et 
qu'on  n'y  prit  garde.  «  Votre  début,  me  dit-il,  est 
«  la  règle  de  ce  qu'on  exigera  de  vous:  tâchez  de 
«  vous  ménager  de  quoi  faire  plus  dans  la  suite  ,  mais 
n  gardez-vous  de  jamais  faire  moins.  » 

Comme  on  ne  mavoit  guère  examiné  sur  mes  pe- 
tits talents  «  et  qu'on  ne  me  supposoit  que  ceux  que 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i3; 

m'avoit  donnes  la  nature,  il  ne  p.iroissoit  pas  ,  mal- 
gré ce  que  le  comte  de  Gouvon  m'avoit  pu  dire, 
qu'on  songeât  à  tirer  parti  de  moi  :  des  affaires  vin- 
rent à  la  traverse,  et  je  fus  à-peu-près  oublié.  Le 
marquis  de  Breil ,  fils  du  comte  de  Gouvon  ,  éloit 
alors  ambassadeur  à  Vienne  :  il  survint  des  mouve- 
ments à  la  cour  qui  se  firent  sentir  dans  la  famille, 
et  l'on  y  fut  quelques  semaines  dans  une  agitation 
qui  ne  laissoit  guère  le  temps  de  penser  à  moi.  Ce- 
pendant jusques-là  je  métois  peu  relâché.  Une 
chose  me  fit  du  bien  et  du  mal,  en  m'éloignant  d« 
toute  dissipation  extérieure,  mais  en  me  rendaut  uu 
peu  plus  distrait  sur  mes  devoirs. 

Mademoiselle  de  Breil  étoit  une  jeune  personnt 
à-peu-près  de  mon  âge,  bien  faite,  assez  belle  ,  très, 
blanche ,  avec  des  cheveux  très  noirs,  et,  quoique 
brune  ,  portant  sur  son  visage  cet  air  de  douceur  de» 
blondes  auquel  mon  cœur  n'a  jamais  résisté:  l'ha- 
bit de  cour  ,  si  favorable  aux  jeunes  personnes ,  mar- 
quoit  sa  jolie  taille  ,  dégageoit  sa  poitrine  et  ses  épau- 
les ,  et  rendoit  son  teint  encore  plus  éblouissant  par 
le  deuil  qu'on  poitoit  alors.  On.  dira  que  ce  n'est 
pas  à  un  domestique  de  s'appercevoir  de  ces  choses- 
là.  J'avois  tort  sans  doute;  mais  je  m'en  apperce- 
fois  toutefois  .et  même  jen'étoispasle  seul.  Le  mai 
tre-d'hotel  et  les  valets-de-chanibre  en  parloient 
quelquefois  à  table  avec  une  grossièreté  qui  me  fai- 
soit  cruellement  souffrir.  La  tète  ne  me  tournoit 
pourtant  pas  au  point  d'en  être  amoureux  tout  de 
bon  :  je  ne  m'oubliois  point  ;  je  me  tenois  à  ma  pla- 
ce ,  et  mes  désirs  même  ne  s'émancipoient  pas.  J'ai, 
mois  à  voir  mademoiselle  de  Breil ,  à  lui  entendre 

LES    COHF£SS.     J.  12 


i38  LES    CONFESSIONS, 

dire  quelques  mots  qui  marquoient  de  l'esprit .  du 
sens  ,  de  l'honnêteté  :  mon  ambition  ,  bornée  au  plai- 
sir de  la  servir  ,  n'alloit  point  au-delà  de  mes  droits. 
A  table  j'étois  attentif  à  chercher  l'occasion  de  les 
faire  valoir.  Si  son  laquais  quittoit  un  moment  sa 
chaise  ,  à  l'instant  on  m'y  voyoit  établi  :  hors  de  là 
je  me  tenois  vis-à-vis  d'elle  ;  je  cherchois  dans  ses 
yeux  ce  qu'elle  alloit  demander;  j'épiois  le  moment 
de  changer  son  assietle.  Que  n'aurois-je  point  fait 
pour  qu'elle  daignât  m'ordonner  quelque  chose  , 
me  regarder,  me  dire  un  seul  mol!  Mais  point: 
j'avois  la  mortification  d'èlre  nul  pour  elle;  elle  ne 
s'appercevoit  pas  même  que  j'étois  là.  Cependant 
ion  frère,  qui  m'adressoit  quelquefois  la  parole  à 
table,  m'ayant  dit  je  ne  sais  quoi  de  peu  obligeant, 
je  lui  fis  une  réponse  si  fine  et  si  bien  tournée  qu'elle 
y  fit  attention  et  jeta  les  yeux  sur  moi.  Ce coup- 
d'ceil ,  qui  fut  court,  ne  laissa  pas  de  me  transpor 
ter  ;  le  lendemain  l'occasion  se  présenta  d'en  obtenir 
un  second  ,  et  j'en  profitai.  On  donnoit  ce  jour-là 
un  grand  diner  ,  où  ,  pour  la  première  l'ois  .  je  vis 
avec  beaucoup  d'étonuement  le  maître-d'hôtel  '■'ei  \  ji 
l'épée  au  côté  et  le  chapeau  sur  la  tète  :  par  hasard 
pn  vint  à  parler  de  la  devise  de  la  maison  de  So/ar , 
qui  éjoit  sur  la  tapisserie  avec  les  armoiries,  Tel 
fiert }  qui  ne  tue  pas.  Comme  les  Piémontois  ne 
sont  pas  ,  pour  l'ordinaire ,  consommés  dans  la  lan- 
gue frtinçoise,  quelqu'un  trouva  dans  cette  devise 
une  faute  d'orthographe ,  et  dit  qu'au  mol  Jiert  A  ne 
falloit  point  de  t. 

Le  vieux  comte  de  Gouvon  alloit  répondre  -.mais 
ayant  jeté  les  yeux  sur  moi,  il  vit  que  je  souriois 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  iîy 

sans  oser  rien  dire;  il  m'ordonna  de  parler.  Alors 
je  dis  qne  je  ne  croyois  pas  que  le  t  fut  de  trop  ;  que 
fiert  étoit  un  vieux,  mot  françois  qui  ne  venoit  pas 
du  nom  férus  ,  fier ,  menaçant ,  mais  du  retbe/eril , 
il  frappe ,  il  blesse  ;  qu'ainsi  la  devise  ne  me  parois, 
soit  pas  dire  ,  tel  menace  ,  mais  tel  frappe  ,  qui  ne 
tue  pas. 

Tout  le  monde  me  regnrdoit  et  se  regardent  sans 
rien  dire  :  on  ne  vit  de  la  vie  un  pareil  étonneinent. 
Mais  ce  qui  me  flatta  davantage  fut  de  voir  claire- 
ment snr  le  visage  de  mademoiselle  de  Breil  un  air 
de  satisfaction:  cette  personne  si  dédaigneuse  daigna 
me  jeter  nn  second  regard  qui  valoit  tout  au  moins 
le  premier;  puis  tournant  les  yeux  vers  son  grand, 
papa,  elle  sembloit  attendre  avec  une  sorte  d'impa- 
tience la  louange  qu'il  me  devoit ,  et  qu'il  me  donna 
en  effet  si  pleine  et  entière  et  d'nn  air  si  content .  que 
toute  la  table  s'empressa  de  faire  chorus.  Ce  mo- 
meut  fut  court ,  mais  délicieux  à  tous  égards  :  ce  fut 
un  de  ces  moments  trop  raies  qui  replacent  les  cho- 
ses  dans  leur  ordre  uatnrel  et  vengent  le  mérite  avili 
des  outrages  de  la  fortune.  Quelques  minutes  aprèt, 
mademoiselle  de  Breil .  levant  derechef  les  yeux  sur 
moi.,  me  pria  d'un  ton  de  voix  aussi  timide  qu  affa- 
ble de  lui  donner  à  boire.  On  juge  que  je  ne  la  ils 
pas  attendre*,  mais  en  approchant  je  fus  saisi  d'un 
tel  tremblement,  qu'ayant  trop  rempli  le  verre  je 
répandis  une  partie  de  l'eau  sur  l'assiette,  et  même 
sur  elle.  Son  fiere  me  demanda  étourdiment  pour- 
quoi je  tremblois  si  fort:  cette  questionne  servit 
pas  à  me  rassurer,  et  mademoiselle  de  Breil  rougit 
jusqu'au  blanc  des  yeux. 


i4o  LES    CONFESSIONS. 

Ici  finit  le  roman,  où  l'on  remarquera,  comme 
avec  madame  Basile  et  dans  toute  la  suite  de  ma  vie  , 
que  je  ne  suis  pas  heureux  dans  la  conclusion  de 
mes  amours.  Je  m'affectionnai  inutilement  à  l'an- 
tichambre de  madame  deBreil;  je  n'obtins  plus  une 
seule  marque  d'attention  de  la  part  de  sa  fille  :  elle 
sortoit  et  rentroit  sans  me  regarder  ,  et  moi  j'osois 
à  peine  jeter  les  yeux  sur  elle.  J'étois  même  si  bête 
et  si  mal-adroit,  qu'un  jour  qu'elle  avoit  en  pas- 
sant laissé  tomber  son  gant,  au  lieu  de  m 'élancer  sur 
ce  gant  que  j'aui-ois  voulu  couvrir  de  baisers ,  je 
n'osai  sortir  de  ma  place  ,  et  je  laissai  ramasser  le 
gant  par  un  gros  butor  de  valet  que  j'aurois  volon- 
tiers écrasé.  Pour  achever  de  m'intimider,  je  m'ap- 
perçus  que  je  n'avois  pas  le  bonheur  d'agréer  à 
madame  de  Brcil  :  non  seulement  elle  ne  m'ordon- 
noit  rien,  mais  elle  n'acceptoit  jamais  mon  service  ; 
et  deux  l'ois,  passant  avec  sa  fille  et  me  trouvant 
dans  son  antichambre ,  elle  me  demanda  d'un  ton 
fort  sec  si  je  n'avois  rien  àfai:e.  Il  fallut  renoncer 
à  cette  chère  antichambre.  J'en  eus  d'abord  du  re- 
gret ;  mais  les  distractions  vinrent  à  la  traverse ,  et 
bientôt  je  n'y  pensai  plus. 

J'eus  de  quoi  me  consoler  du  dédain  de  madame 
de  Breil  par  les  bontés  de  sou  bean-pere,  qui  s'ap- 
perçut  enlin  que  j'étois  là  :  le  soir  du  dîné  dont  j'ai 
parlé,  il  eut  avec  moi  un  entretien  d'une  demi- 
heure,  dont  il  parut  content  et  dont  je  fus  en- 
chanté. Ce  bon  vieillard,  quoiqu'hômme  d'esprit, 
en  avoit  moins  que  madame  de  Vercellis,  mais  il 
avoit  plus  d'entrailles,  et  je  réussis  mieux  auprès 
de  lui.  Il  me  dit  de  m'attacher  à  l'abbé  de  Gonvon 


PART  IF    I,    LlVKi;    III.  141 

son  lils ,  qui  m'avoit  pris  en  affcctiou  ;  qne  cette 
affection  ,  si  j'eu  proiitois,  pouvoit  m'ètre  utile  ,  et 
uie  faire  acquérir  ce  qui  me  nianquoit  pour  les  vues 
qu'on  avoit  sur  moi.  Dès  le  lendemain  matin  je 
volai  chez  M.  l'abbé.  Il  ne  me  reçut  point  en  domes- 
tique :  il  me  lit  asseoir  au  coin  de  son  feu  ,  et ,  ni'in- 
terrogeaut  avec  la  plus  grande  douceur,  il  vit  bien- 
tôt que  mon  éducation,  commencée  sur  tant  do 
choses,  n'étoit  achevée  sur  aucune.  Trouvant  sur- 
tout que  j'avois  peu  de  latin,  il  entreprit  de  m'en 
enseigner  davantage:  nous  conviumes  que  je  me 
rendrois  chez  lui  tous  les  matins,  et  je  commençai 
dès  le  lendemain.  Ainsi  ,  par  une  de  ces  bizarreries 
qu'on  trouvera  souvent  daus  le  cours  de  ma  vie  ,  en 
même  temps  au-dessus  et  au-dessous  de  mon  état , 
j'etois  disciple  et  valet  daus  la  même  maison;  et 
j'avois  dans  ma  servitude  un  précepteur  d'une  nais- 
sance à  ne  l'être  que  des  enfants  des  rois. 

M.  l'abbé  de  Gouvon  étoit  un  cadet  destiné  par 
sa  famille  à  l'épiscopat ,  et  dont,  par  cette  raison, 
l'on  avoit  poussé  les  études  plus  qu'il  n'est  or- 
dinaire aux  enfants  de  qualité  :  ou  l'avoit  envoyé  à 
l'université  de  Sienne  ,  où  il  avoit  resté  plusieurs 
années,  et  dont  il  avoit  rapporte  une  assez  forte 
dote  de  cruscantisrue  pour  être  à-peu-près  à  Turin 
ce  qu'étoit  jadis  à  Paris  l'abbé  de  Dangeau.  Le  dégoût 
de  la  théologie  l'avoit  jeté  dans  les  belles-lettres  ;  ce 
qui  est  très  ordinaire  en  Italie  à  ornx  qui  courent  la 
earriere  de  la  prélature  :  il  avoit  bien  lu  les  poètes  ; 
il  faisoit  passablement  di  s  vers  latins  et  italiens.  En 
un  mot  >ii  avoit  Le  goùl  qu'il  fallait  pour  former  le 
■lien  ,  et  mettre  quelque  choix  dans  le  fatras  don? 

I*. 


14a  LES    CONFESSIONS. 

je  ra'étois  farci  la  îète.  Mais,  soit  que  mon  babil  lui 
eût  fait  illusion  sur  mou  savoir,  soit  qu'il  ne  put 
supporter  l'ennui  du  latin  élémeutaire,  il  me  mit 
d'abord  beaucoup  trop  haut;  et  à  peine  m'eut-il  fait 
traduire  quelques  fables  de  Phèdre,  qu'il  me  jeta 
dans  Virgile,  où  je  n'entendois  presque  rien.  J'étois 
destiné, comme  on  verra  dans  la  suite, à  rapprendre 
souvent  le  latin  ,  et  à  ne  le  savoir  jamais.  Cependant 
je  travaillois  avec  assez  de  zèle,  et  M.  l'abbé  me  pro- 
dignoit  ses  soins  avec  une  bonté  dont  le  souvenir 
m'attendrit  encore:  je  passois  avec  lui  une  bonne 
partie  de  la  matinée,  tant  pour  mon  instruction  que 
pour  son  service  ;  non  pour  celui  de  sa  personne  , 
car  il  ne  souffrit  jamais  que  je  lui  en  rendisse  aucun  , 
mais  pour  écrire  sous  sa  dictée  et  pour  copier.  Ma 
fonction  de  secrétaire  me  fut  plus  utile  que  celle, 
d'écolier  :  non  seulement  j'appris  ainsi  l'italien  dans 
sa  pureté,  mais  je  pris  dn  goût  pour  la  littérature 
et  quelque  discernement  des  bons  livres,  qui  ne 
s'acquéroit  pas  chez  la  Tribu,  et  qui  me  servit  beau- 
coup dans  la  suite  quand  je  me  mis  à  travailler  seul. 
Ce  temps  fut  celui  de  ma  vie  où,  sans  projets  ro- 
manesques ,  je  pouvois  le  plus  raisonnablement  me 
livrer  à  l'espoir  de  parvenir.  M.  l'abbé  ,  très  content 
de  moi ,  le  disoit  à  tout  le  monde;  et  son  père  m'a- 
voit  pris  dans  une  al/ection'si  singulière,  que  le 
comte  de  Favria  m'apprit  qu'il  avoit  parlé  de  moi 
au  roi.  Madame  de  Breil  elle-même  avoit  quitté  pour 
moi  son  air  méprisant.  En/in  je  devins  une  espèce 
de  favori  dans  la  maison, /à  la  grande  jalousie  des 
autres  domestiques ,  qui ,  nie  voyant  honora  des  in- 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  14S 

structions  du  iils  de  leur  maître,  .«tutoient  bien  que 
ce  n'étoit  pas  pour  rester  longtemps  leur  égal. 

Autant  que  j'ai  pu  juger  des  vuvs  qu'on  avoit  sur 
moi  par  quelques  mots  lâchés  à  la  volée,  et  aux- 
quels je  n'ai  réfléchi  qu'après-coup, il  m'a  paru  que 
la  maison  de  Solar,  voulant  courir  la  carrière  des 
ambassades,  et  peut-être  s'ouvrir  de  loin  celle  du 
ministère  ,  nuroit  été  bien  aise  de  se  former  d'avance 
an  snjel  qui  eût  du  mérite  et  des  talents,  et  qui, 
dépendant  uniquement  d'elle,  eut  pu  dans  la  suite 
obtenir  sa  coniiance  et  la  servir  utilement.  Ce  projet 
du  comte  de  Gouvon  étoit  noble,  judicieux,  ma- 
gnanime, et  vraiment  digne  d'un  grand  seigneur 
bienfaisant  et  prévoyant;  mais  outre  que  je  n'en 
voyois  pas  alors  toute  l'étendue,  il  étoit  trop  sensé 
pour  ma  tète  ,  et  demandoit  un  trop  long  assujettis- 
sement. Ma  folle  ambition  ne  cherchoit  la  fortune 
qu'à  travers  les  aventures;  et  ne  voyant  point  de 
femme  à  tout  cela  ,  je  trouvois  cette  manière  de  par- 
venir lente,  pénible  et  triste;  tandis  que  j*aurois  dû 
la  trouver  d'autant  plus  honorable  et  sûre,  que  les 
femmes  ne  s'en  mèloient  pas.  l'espèce  de  méiife 
qu'elles  protègent  ne  valant  assurément  pas  celui 
qu  on  me  supposoit. 

Tout  alloit  à  merveille.  J'avois  obtenu,  presque 
arraché  l'estime  de  tout  le  monde.  Les  épreuves 
étoieut  hnies,  et  l'on  me  regardoit  généralement 
comme  un  jeune  homme  de  la  plus  grande  espé- 
rance, qui  n'etoit  pas  à  sa  place  ,  et  qu'on  .s'atten- 
diit  d'y  voir  arriver.  Mais  ma  place  n'etoit  pas  celle 
qui  m'étoit  assignée  par  les  hommes  ,  et  j'y  devois 


14;  LES    CONFESSIONS, 

parvenir  par  des  chemins  bien  différents.  Je  touche 
à  un  de  ces  traits  caractéristiques  qui  me  sont  pro- 
pres, et  qu'il  suffit  de  présenter  au  lecteur,  sans  y 
ajouter  de  réflexion. 

Quoiqu'il  y  eût  à  Turin  beaucoup  de  nouveaux 
convertis  de  mon  espèce,  je  ne  les  aimois  pas,  et 
n'en  a  vois  jamais  voulu  voir  aucun.  Mais  j'avois  vu 
quelques  Genevois  qui  ne  l'étoient  pas;  entre  autres 
un  M.  Mussard  ,  surnommé  tord-gueule ,  peintre  en 
miniature,  et  un  peu  mon  parent.  Ce  Mussard  dé- 
terra ma  demeure  chez  le  comte  de  Gouvon  ,  et  vint 
m'y  voir  avec  un  autre  Genevois  appelé  Bâcle,  dout 
j'avois  été  camarade  durant  mon  apprentissage.  Ce 
Bâcle  étoit  un  garçon  très  amusant,  très  gai  ,  plein 
de  saillies  bouffonnes  que  sonâgerendoit  agréables. 
Me  voilà  tout  d'un  coup  engoué  de  M.  Bâcle,  mais 
engoué  au  point  de  ne  pouvoir  le  quitter.  Il  alloit 
partir  bientôt  pour  s'en  retourner  à  Genève.  Quelle 
perte  j'allois  faire!  J'en  sentis  bien  toute  la  gran- 
deur. Pour  mettre  du  moins  à  profit  le  temps  qui 
nf étoit  laissé,  je  ne  le  quittois  plus,  ou  plutôt  il 
ne  me  quittoit  pas  lui-même  :  car  la  tête  ne  me 
tourna  pas  d'abord  au  point  d'aller  hors  de  l'hôtel 
passer  la  journée  avec  lui  sans  congé;  mais  bientôt, 
voyant  qu'il  m'obsédoit  entièrement,  on  lui  défendit 
la  porte;  et  je  m'échauffai  si  bien,  qu'oubliant  tout 
hors  mon  ami  Bâcle  ,  je  n'allois  ni  chez  M.  l'abbé  ni 
chez  M.  le  comte,  et  l'on  ne  me  voyoit  plus  dans  la 
maison.  On  me  lit  des  réprimandes  que  je  n'écou'ai 
pas  ;  on  me  menaça  de  me  congédier.  Cette  menace 
fut  ma  perte  ;  elle  me  fit  entrevoir  qu'il  étoit  possi- 
ble que  Bâcle  ne  s'en  allât  pas  seul.  Dès-l<3rs  je  ne 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  H* 

ris  plus  d'autre  plaisir,  d'autre  sort,  d'autre  bon- 
heur, que  celui  de  faire  un  pareil  voyage  ;  et  je  ne 
VOYOU  à  cela  que  l'ineffable  félicite  du  voyage  .  au 
bout  duquel,  pour  surcroît,  j'entrevovois  madame 
de  Warens,  mais  dans  un  éloignement  immense; 
car  pour  retournera  Genève,  c'est  à  quoi  je  ne 
pensai  jamais.  Les  monts,  les  prés,  les  bois,  les 
ruisseaux,  les  villages,  se  succédoient  sans  fin  et 
sans  cesse  avec  de  nouveaux  charmes  ;  ce  bienheu- 
reux trajet  sembloit  devoir  absorber  ma  vie  entière. 
Je  me  rappe'.ois  avec  délices  combien  ce  même 
voyage  m'avoit  paru  charmant  en  venant.  Que  de- 
voit-ce  être  lorsqu'à  tout  l'attrait  de  l'indépendance 
se  joindroit  celui  de  faire  route  avec  un  camarade  de 
mon  âge,  de  mon  goût  et  de  bonne  humeur,  san6 
gène  ,  sans  devoir,  sans  contrainte,  sans  obligation 
d'aller  ou  rester  que  comme  il  nous  plairoit  ?  Il  fai- 
loit  être  fou  pour  sacrifier  une  pareille  fortune  à  des 
projets  d'ambition  d'une  exécution  lente,  pénible, 
incertaine,  et  qui,  les  supposant  réalisés  un  jour, 
ne  valoient  pas  dans  tout  leur  éclat  un  quart-d'heure 
de  vrai  plaisir  et  de  liberté  dans  la  jeunesse. 

Plein  de  cette  sage  fantaisie,  je  me  conduisis  si 
bien  que  je  vins  à  bout  de  me  faire  chasser,  et  en 
vérité  ce  ne  fut  pas  sans  peine.  Un  soir,  comme  je 
rentrois  ,  le  maitre-d'hôtel  me  signifia  mon  congé 
de  la  part  d«  M.  le  comte.  C'étoit  précisément  ce  que 
je  demandois  ;  car  sentant  malgré  moi  l'extravagance 
de  ma  conduite,  j'y  ajoutois  pour  m'exeuser  l'in- 
justice et  l'ingratitude,  croyant  mettre  ainsi  les  gens 
dans  leur  tort,  et  me  justifier  de  la  sorte  à  moi-même 
■un  parti  pris  par  nécessité.  On  me  dit  de  la  part  du 


146  LES    CONFESSIONS. 

comte  de  Favria  d'aller  lui  parler  le  lendemain  ma- 
tin avant  mon  départ  i  et  comme  on  voyoit  que  la 
te  te  m'ayant  tourné  j'étois  capable  de  n'en  rien  faire , 
le  maitre-d'hôtel  remit  après  cette  visite  à  me  don- 
ner quelque  argent  qu'on  m'avoit  destiné  ,  et  qu'as- 
surément j'avois  fort  mal  gagné;  car,  ne  voulant 
pas  me  laisser  dans  l'état  de  valet,  on  ne  m'avoit  pa» 
fixé  de  gages. 

Le  comte  de  Favria,  tout  jeune  et  tout  étourdi 
qu'il  étoit ,  me  tint  en  cette  occasion  les  discours  les 
plus  sensés,  et  j'oserois  presque  dire  les  plus  ten- 
dres, tant  il  m'exposa  d'une  manière  flatteuse  et 
touchante  les  soins  de  son  oncle  et  les  intentions  de 
son  grand-pere.  Enfin,  après  m'a  voir  mis  vivement 
devant  les  yeux  tout  ce  que  je  sacriiiois  pour  courir 
à  ma  perte,  il  m'offrit  de  faire  ma  paix,  exigeant 
pour  toute  condition  que  je  ne  visse  plus  ce  petit 
malheureux  qui  m'avoit  séduit. 

Il  étoit  si  clair  qu'il  ne  disoit  pas  tout  cela  de  lui- 
même,  que  malgré  mon  stupide  aveuglement  je  sen- 
tis toute  la  bonté  de  mon  vieux  maître,  et  j'en  fus 
touché  :  mais  ce.  cher  voyage  étoit  trop  empreint 
dans  mon  imagination  pour  que  rien  put  en  balancer 
le  charme.  J'étois  tout-à-fait  hors  de  sens,  je  me 
raffermis,  je  m'endurcis,  je  fis  le  fier  ;et  je  répondis 
arrogamment  que ,  puisqu'on  m'avoit  donné  mon 
congé ,  je  l'avois  pris ,  qu'il  n'etoit  plus  temps  de  s'en 
dédire ,  et  que  ,  quoi  qu'il  pût  m'arriver  en  ma  vie, 
j 'étois  bien  résolu  de  ne  jamais  me  faire  chasser  deux 
fois  d'une  maison.  Alors  ce  jeune  homme,  justement 
irrité  ,  me  donna  les  noms  que  je  méritois  ,  me  mit 
hors  de  sa  chambre  par  les  épaules  ,  et  me  ferma  la 


PARTIE  I,   LIVRE  III.  147 

porte  aux  talons.  Moi,  je  sortis  triomphant,  comme 
si  je  venois  d'emporter  la  plus  grande  victoire;  et, 
de  peur  d'avoir  un  second  combat  à  soutenir,  j'eus 
l'indignité  de  partir  sans  aller  remercier  M.  l'abbé 
de  ses  bontés. 

Pour  concevoir  jusqu'où  mon  délire  alloit  dans 
ce  momr-n» .  il  faudroit  connoitre  à  quel  point  mon 
cœur  est  sujet  à  s'échauffer  sur  les  moindres  choses, 
et  avec  quelle  force  il  se  plonge  dans  l'imagination 
rie  l'objet  qui  l'attire,  quelque  vain  que  soit  quel- 
quefois cet  objet.  Les  plans  les  plus  bizarres,  les 
plus  enfantins ,  les  plus  fous ,  viennent  caresser  mon 
idée  favorite  et  me  montrer  de  la  vraisemblance  à 
m'y  livrer.  Croiroit-on  qu'à  près  de  dix-neuf  ans  on 
puisse  fonder  sur  une  fiole  vuide  la  subsistance  du 
reste  de  ses  jours?  Or  écoutez. 

L'abbé  de  Gouvon  m'avoit  fait  présent  il  y  avoit 
quelques  semaines  d'une  petite  fontaine  de  héron 
fort  jolie,  et  dont  j'étois  transporté.  A  force  de  faire 
jouer  cette  fontaine  et  de  parler  de  notre  voyage, 
nous  pensâmes,  le  sage  Bâcle  et  moi,  que  l'une 
pourroit  bien  servir  à  l'autre  et  le  prolonger.  Qu'v 
avoit-il  d'aussi  curieux  dans  le  monde  qu'une  fon- 
taine de  héron?  Ce  principe  fut  le  fondement  sur 
lequel  nous  bâtîmes  l'édifice  de  notre  fortune.  Nous 
devions  dans  chaque  village  rassembler  les  paysans 
autour  de  notre  fontaine ,  et  là  les  repas  et  la  bonne 
chère  dévoient  nous  tomber  avec  d'autant  plus  d'a- 
bondance que  nous  étions  persuadés  l'un  et  l'autre 
que  les  vivres  ne  coûtent  rien  à  ceux  qui  les  re- 
cueillent, et  que  quand  ils  n'en  gorgent  pas  les  pas- 
sants, e'est  pure  mauvaise  volonté.  Nous  n'imagi- 


i4»  LES    CONFESSIONS. 

nions  par-tout  que  festins  et  noces  ,  comptant  que  , 
sans  rien  débourser  que  le  vent  de  nos  poumons  et 
.l'eau  de  notre  fontaine,  elle  pouvoit  nous  défrayer 
en  Piémont,  en  Savoie,  en  France,  et  par  tout  le 
inonde.  Nous  faisions  des  projets  de  voyage  qui  ne 
fvnissoient  point,  et  nous  dirigions  d'abord  notre 
course  au  nord  ,  plutôt  pour  le  plaisir  de  repasser  les 
AJpes  ,  que  par  la  nécessité  supposée  de  nous  arrê- 
ter enfin  quelque  part. 

Tel  fut  le  plan  sur  lequel  je  me  mis  en  campagne  , 
abiindonnant  sans  regret  mon  protecteur,  mon  pré- 
cepteur, mes  études,  mes  espérances,  et  l'atfeute 
d'une  fortune  presque  assurée,  pour  commencer, 
attiré  par  une  chimère,  la  vie  d'un  vrai  vagabond. 
Adieu  la  capitale,  adieu  la  cour,  l'ambition, la  va- 
nité ,  l'amour,  les  belles ,  et  toutes  les  grandes  aven- 
tures dont  l'espoir  m'avoit  amené  l'année  précé- 
dente. Je  pars  avec  ma  fontaine  et  mon  ami  Bâcle  , 
la  bourse  légèrement  garnie,  mais  le  cœur  saturé  de 
joie  ,  et  ne  songeant  qu'à  jouir  de  cette  ambulante 
félicité  à  laquelle  j'avois  tout-à-conp  borné  mes  bril- 
lants projets. 

Je  fis  cet  extravagant  voyage  presque  aussi  agréa> 
blement  que  je  m'y  étois attendu,  mais  non  pas  tout, 
à-fait  de  la  même  manière;  car,  bien  que  notre  fon- 
taine amusât  quelques  moments  dans  les  cabarets  les 
hôtesses  et  leurs  servantes  ,  il  n'en  falloit  pas  moins 
payer  en  sortant.  Mais  cela  ne  nous  troubloit  guère, 
et  nous  ne  songions  à  tirer  parti  tout  de  bon  de  cette 
ressource  que  quand  l'argent  viendroit  à  nous  man- 
quer. Un  accident  nous  en  évita  la  peine  :  la  fontain» 
se  cassa  près  de  Bramant  ;  et  il  en  étoit  temps  ,  car 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  149 

nous  sentions,  sans  oser  nous  le  dire  ,  qu'elle  com- 
mençait à  nous  ennu\ei.  Ce  mallicnr  nous  rendit 
plus  gais  qu'auparavant ,  et  nous  rimes  beaucoup  de 
notre  étourdi  1  io  d'avoir  oublié  que  nos  habits  et  nos 
souliers  s 'useraient,  ou  d'avoir  cru  les  renouveler 
avec  le  jeu  de  notre  fontaine.  Nous  continmunes 
notre  voyage  aussi  alègrcment  que  nous  l'avions 
commencé,  mais  filant  un  peu  plus  droit  vers  le 
tenue,  où  notre  bourse  tarissante  nous  faisoit  une 
nécessité  d'arriver. 

A  Chambéry  je  devins  pensif,  non  sur  la  sottise 
que  je  venois  de  faire,  jamais  homme  ne  prit  sitôt 
ni  si  bien  son  parti  sur  le  passé,  mais  sur  l'accueil 
qui  m'attendoit  chez  madame  de  Warens;  car  j'envi- 
•  sageois  exactement  sa  maison  comme  ma  maison 
paternelle.  Je  lui  avois  écrit  mon  entrée  chez  le 
comte  de  Gouvon  ;  elle  savoit  sur  quel  pied  j'y  étois, 
et  en  m'en  félicitant  elle  m'avoit  donné  des  leçons 
très  sages  sur  la  manière  dont  je  devois  correspon- 
dre aux  bontés  qu'on  avoit  pour  moi.  Elle  regardoit 
ma  fortune  comme  assurée,  si  je  ne  la  détruisois 
pas  par  ma  faute.  Qu'alloit-elle  dire  en  me  voyant 
arriver?  Il  ne  me  vint  pas  même  à  l'esprit  qu'elle 
put  me  fermer  sa  porte  :  mais  je  craignois  le  chagrin 
que  j'allois  lui  donner;  je  craignois  ses  reproches, 
pins  durs  pour  moi  que  la  misère.  Je  résolus  de  tont 
endurer  en  silence  ,  et  de  tout  faire  pour  l'appaiser. 
Je  ne  voyois  plus  dans  l'univers  qu'elle  seule  :  vivre 
dans  sa  disgrâce  étoit  une  chose  qui  ne  se  pouvoit 
pas. 

Ce  qui  m'inquiétoit  le  plus  étoit  mon  compagnon 
de  voyage  ,  dont  je  ne  voulois  pas  lui  donner  le  snr- 

X.ES    CONFESS.    I.  l3 


tSa  LES    CONFESSIONS, 

croit ,  et  dont  je  craiguois  de  ne  pouvoir  <ne  débar- 
rasser aisément,  .le  préparai  cette  séparation  en  vi- 
vant assez  froidement  avec  lai  la  dem  cre  journée. 
Le  drôle  nie  comprit  $  il  étoit  plus  fou  rjne  sot.  Je 
crus  qu'il  sTatfecteroit  de  mon  inconstance  ;  j'eus 
tort  :  mon  ami  lîàcle  ne  s'affectoit  de  rien.  A  peine  . 
en  entrant  à  Aunccy,  avions-nons  mis  le  pied  dans 
la  vilie  ,  qu'il  me  dit  ,Te  voilà  chez  toi,  m'embrassa, 
me  dit  adieu  ,  lit  une  pirouette,  et  disparut.  Je  n'ai 
jamais  plus  entendu  parler  de  lui.  Notre  conuois- 
sance  et  notre  amitié  durèrent,  en  tout,  environ  six 
semaines  ,  mais  les  suites  eu  dureront  autant  que 
moi. 

Que  le  cœur  me  battit  en  approchant  de  la  maison 
de  madame  de  Warens  !  m«  s  jambes  trembîoient  .sons 
moi  ;  mes  yeux  se  couvroient  d'un  voile,  je  ne  vôyôis 
rien,  je  n'entendois  rien,  je  n'aurois  reconnu  per- 
sonne; je  fus  contraint  de  m  "arrêter  plusieurs  foi% 
pour  respirer  et  reprendre  mes  sens.  Liloit-c?  la  crain- 
te de  ne  pas  obtenir  les  secours  dont  j 'a  vois  besoin 
qui  me  troubloit  à  ce  point?  A  l'âge  où  j'étois,  la 
peur  de  mourir  de  faim  donne-t-eile  de  pareilles 
alarmes  ?  Non  ,  non,  je  le  dis  avec  autant  de  vérité 
que  de  fierté  ,  jamais  ,  en  aucun  temps  de  ma  vie  ,  il 
n'appartint  à  l'intérêt  ni  à  l'indigence  de  m'épanouîr 
ou  de  me  serrer  le  cœur.  Dans  le  cours  d'une  vie 
inégale  ,  et  mémorable  par  ses  vicissitudes  ,  souvent 
sans  asyle  et  sans  pain,  j'ai  toujours  vu  du  même 
œil  l'opulence  et  la  rcisere.  Au  besoin  f'aurois  pu 
mendier  ou  voler  comme  un  autre,  mais  non  pas  me 
troubler  pour  en  être  réduit  là.  Peu  d'hommes  ont 
autant  gémi  que  moi  ;  p«u  ont  autant  versé  de  pleurs 


VA  UTIE    I,    LIVRE    III.  i5i 

dans  leur  vie  :  mais  jamais  la  pauvreté  ni  la  crainte 
d'y  î'.mher  ne  m'ont  fait  pousser  un  soupir  ni  ré- 
panure une  larme.  Mon  arae,  à  l'épreuve  de  la  for- 
tune, n'a  connu  de  vrais  biens  ni  de  vrais  maux,  que 
ceux  qui  ue  dépendent  pas  d'elle;  et  c'est  quand  rien 
ne  m'a  manqué  pour  le  nécessaire  que  je  me  suis 
senti  le  plu*  malheureux  des  mortels. 

A  neine  parns-je  aux  yeux  de  madame  de  Warens 
que  sou  air  me  1  assura  :  je  tressaillis  au  premier  son 
de  sa  voix.  Je  me  précipite  à  ses  pieds  ,  et ,  dans  les 
transports  de  la  plus  vive  joie,  je  colle  ma  bouche 
sur  sa  main.  Pour  elle,  j'ignore  si  elle  avoit  su  de 
mes  nouvelles,  mais  je  vis  peu  de  surprise  sur  son 
visage  ,  et  je  n'y  vis  aucun  chagrin.  Pauvre  petit , 
me  dit-elle  d'un  ton  caressant,  te  revoilà  donc!  Je 
savois  bien  qne  tu  étois  trop  jeune  pour  ce  voyage. 
Je  suis  bien  aise  au  mo.ns  qu'il  n'ait  pas  aussi  mal 
tourné  que  je  Pavois  craint.  Ensuite  elle  me  fît  con- 
ter mon  histoire  ,  qui  ne  fut  pas  longue,  et  que  je 
lui  lis  très  fidèlement,  en  supprimant  cependant 
quel ques  articles,  mais  au  reste  sans  m'éparguer  ni 
n» 'excuser. 

Il  fut  question  de  mon  gîte.  Elle  consulta  sa  fem- 
me-de-chambre.  Je  n'osois  respirer  durant  cette  dé- 
libération; mais  quand  j'entendis  que  je  coueberois 
dans  la  maison  ,  j'eus  peine  à  me  contenir  ,  et  je  vis 
porter  mon  petit  paquet  dans  la  chambre  qui  m'e- 
t.ut  destinée.  à-peu.près  comme  Saint-Preux  vit  re- 
nier sa  chaise  cher,  madame  de  Wohnar.  .l'eus  pour 
surcroît  le  plaisir  d'apprendre  que  cette  faveur  ne 
seroit  point  passagère;  et,  dans  un  moment  où  l'on 
me  oroyoil   attentif  à   tout   autre  chose ,  j'entendis 


i52  LES    CONFESSIONS, 

qu'elle  disoit  :  «  On  dira  ce  qu'on  voudra;  mais, 
«  puisque  la  Providence  me  le  renvoie,  je  suis  déter- 
«  mince  à  ne  pas  l'abandonner.  » 

Me  voilà  donc  enfin  établi  cbez  elle.  Cet  établis- 
sement ne  fut  pourtant  pas  encore  celui  dont  je  date 
les  jours  beureux  de  ma  vie ,  mais  servit  à  le  pré- 
parer. Quoique  cette  sensibilité  de  cœnr  qui  nous 
fait  jouir  de  nous  soit  l'ouvrage  de  la  nature  et  peut- 
être  un  produit  de  l'orgauisation ,  elle  a  besoin  de 
situations  qui  la  développent.  Sans  ces  causes  occa- 
sionnelles, un  bomme  né  très  sensible  ne  sentiroit 
rien,  et  mourroit  sans  avoir  connu  son  être.  Tel 
j'avois  été  jusqu'alors,  et  tel  j'aurois  toujours  été 
peut-être  si  je  n'avois  jamais  connu  madame  de  Wa- 
rens,  Ou  si  même,  l'ayant  connue,  je  n'avois  pas 
vécu  assez  long-temps  auprès  d'elle  pour  contracter 
la  douce  habitude  des  sentiments  affectueux  qu'elle 
m'inspira.  J'oserai  le  dire  :  qui  ne  sent  que  l'amour 
ne  sent  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  dans  la  vie.  Je 
connois  un  autre  sentiment ,  moins  impétueux  peut 
être  ,  mais  plus  délicieux  mille  fois,  qui  quelque- 
fois est  joint  à  l'amour  ,  et  qui  souvent  en  est  sé- 
paré. Ce  sentiment  n'est  pas  non  plus  l'amitié  seule  : 
il  est  plus  voluptueux  ,  plus  tendre  ;  je  n'imagine 
pas  qu'il  puisse  agir  pour  quelqu'un  du  même  sexe, 
du  moins  je  fus  ami  si  jamais  bomme  le  fut,  et  je 
ne  l'éprouvai  jamais  près  d'aucun  de  mes  amis.  Ceci 
n'est  pas  clair,  mais  il  le  deviendra  dans  la  suite  : 
les  sentiments  ne  se  décrivent  bien  que  par  leurs 
effets. 

Elle  babitoi  t  une  vieille  maison ,  mais  assez  grande 
pour  avoir  une  belle  pièce  de  réserve,  dont  elle  fit 


PARTIE    I,    LIVRE    HT.  i53 

va  cbarulne  Je  parade,  et  qui  fut  celle  où  l'on  me 
logya.  Cette  chambre  étoit  sur  le  passage  dont  j'ai 
parle,  où  se  lit  notre  première  eutrevue;  et  au-delà 
du  ruisseau  et  des  jardins  on  découvroit  la  cam- 
pagne. Cet  as|)cct  u  Y-toit  pas  pour  le  jeuue  habitant 
une  chose  indifférente.  C'étoit ,  depuis  Bossey,la 
première  fois  que  j'avois  du  verd  devant  mes  fenê- 
tres. Toujours  masqué  par  des  murs,  je  n'avois  eu 
sou*  les  yeux  que  des  toits  ou  le  gris  des  rues.  Com- 
bien cette  nouveauté  me  fut  sensible  et  douce!  elle 
augmenta  beaucoup  mes  dispositions  à  l'attendrisse- 
ment. Je  faisois  de  ce  charmant  paysage  encore  un 
des  bienfaits  de  ma  chère  patrone  :  il  me  sembloit 
qu'elle  l'avoit  mis  là  tout  exprès  pour  moi;  je  m'y 
placois  paisiblement  auprès  d'elle;  je  la  voyois  par- 
tout entre  les.  fleurs  et  la  verdure:  ses  charmes  et 
tftiix  du  printemps  se  confondoient  âmes  yeux.  Mon 
.cœui  ,  jusqu'alors  comprimé  ,  se  trouvoit  plus  au 
large  daus  cet  espace,  et  mes  soupirs  s'exhaloient 
plus  librement  parmi  ces  vergers. 

Du  ne  trouvoit  pas  chez  madame  de  Warens  la 
magnificence  que  j'avois  vue  à  Turin,  mais  on  y 
trouvait  la  propieté,  la  décence  ,  et  une  abondance 
patriarchale  avec  laquelle  le  faste  ne  s'allie  jamais. 
L'Ile  avoit  pen  de  vaisselle  d'argent ,  point  de  porce- 
laine ,  point  de  gibier  dans  sa  cuisine,  ni  daus  sa 
cave  de  vins  étrangers  ;  nais  l'une  et  l'autre  étoient 
bien  garnies  au  service  de  tout  le  monde; 
des  ta.-ses  de  faïence  elle  donnoit  d'excellent  café. 
Quiconque  la  venoit  voir  étoit  invité  à  dîner  avec 
file  ou  c'>ev.  elle;  el  jameis  ouvrier,  messager  ou 
passait?  ne  sorîoit  sans  manger  on  boire ,  seion  i  an- 


ï54  LES    CONFESSIONS. 

cien  usage  helvétique.  Son  domestique  étoit  com- 
posé d'une  fenime-de-chambre  fribourgeoise  assez 
jolie  appelée  Merceret ,  d'un  valet  de  son  pays  ap- 
pelé Claude  Aoiet ,  dont  il  sera  question  dans  la  sui- 
te ,  d'une  cuisinière  ,  et  de  deux  porteurs  de  louage 
quand  elle  alloit  en  visite  ,  ce  qu'elle  faisoit  rare- 
ment. Voilà  bien  des  choses  pour  deux  mille  livres 
de  rente  ;  cependant  son  petit  revenu  bien  ménagé 
eut  pu  suffire  à  tout  cela,  dans  un  pays  où  la  terre 
est  très  bonne  et  l'argent  très  rare.  Malheureuse- 
ment l'économie  ne  fut  jamais  sa  vertu  favorite  ;  elle 
s'endettoit,  elle  payoit;  l'argent  faisoit  la  navette, 
et  tout  alloit. 

La  manière  dont  son  ménage  étoit  monté  étoit 
précisément  celle  que  j'aurois  choisie;  on  peut 
croire  que  j'en  profitois  avec  plaisir.  Ce  qui  m'en 
plaisoit  moins  étoit  qu'il  falloit  rester  très  long- 
temps à  table.  Elle  supportoit  avec  peine  !a  première 
odeur  du  potage  et  des  mets  ;  cette  odeur  la  faisoit 
presque  tomber  en  défaillance,  et  ce  dégoût  duroit 
long-temps;  elle  se  remettoit  peu-à-peu,  causoit  , 
et  ne  mangeoit  point.  Ce  n'étoit  qu'au  bout  d'une 
demi-heure  qu'elle  essayoit  le  premier  morceau. 
J'aurois  dîné  trois  fois  dans  cet  intervalle  :  mon  re- 
pas étoit  fait  long  -  temps  avant  qu'elle  eut  com- 
mencé le  sien.  Je  recommençois  de  compagnie  ;  ainsi 
je  mangeois  pour  deux,  et  ne  m'en  trouvois  pas  plus 
mal.  Enfin  je  me  livrois  d'autant  plus  au  doux  sen- 
timent du  bien-être  que  j'éprouvois  auprès  d'elle, 
que  ce  bien-être  dont  je  jouissois  n'étoit  mêlé  d'au- 
cune inquiétude  sur  les  moyens  de  le  soutenir.  N'é- 
tant point  encore  dans  l'étroite  confidence  de  ses 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i55 

affaires,  je  les  supposois  en  état  d'aller  toujours 
sur  le  même  pied.  J'ai  retrouvé  Lesméines  agrémenta 

dans  sa  maison  par  la  suite;  mais,  plus  instruit  de 
sa  situation  réelle,  et  voyant  qu'ils  anticipaient  sur 
ses  rentes,  je  ne  les  ai  plus  goûtés  si  tranquillement. 
La  prévoyance  a  toujours  gâté  chez  moi  la  jouis- 
sance. J'ai  vu  l'avenir  à  pure  perte,  je  n'ai  jamais 
pu  l'éviter. 

Dès  le  premier  jour,  la  plus  douce  familiarité 
s'établit  entre  nous  au  même  degré  où  elle  a  con- 
tinué tout  le  reste  de  sa  vie.  Petit  fut  mon  n  ni  , 
Maman  fut  le  sien  :  et  toujours  nous  demeurâmes 
Petit  et  Maman  ,  même  quand  le  nombre  des  années 
en  eut  presque  effacé  la  différence  entre  nous.  Je 
trouve  que  ces  deux  noms  rendent  à  merveille  l'idée 
de  notre  ton,  la  simplicité  de  nos  manières,  et  sur- 
tout la  relation  de  nos  cœurs.  Elle  fut  pour  moi  la 
plus  tendre  des  mères,  qui  jamais  ne  chercha  son 
plaisir  mais  toujours  mon  bien  ;  et  si  les  sens  en- 
trèrent dans  mon  attachement  pour  elle ,  ce  n'étoit 
pas  pour  en  changer  la  nature,  mais  pour  le  rendre 
seulement  plus  exquis;  pour  m'enivrer  du  charme 
d'avoir  une  maman  jeune  et  jolie  qu'il  m'étoit  déli- 
cieux de  caresser;  je  dis  caresser  au  pied  de  la  let- 
tre ,  car  jamais  elle  n'imagina  de  mïpargner  les 
baisers  ni  les  plus  tendres  caresses  maternelles,  et 
jamais  il  n'eutra  dans  mon  cœur  d'en  abuser.  On 
dira  que  nous  avons  pourtant  eu  à  la  fin  des  relations 
d'une  antre  espèce:  j'en  conviens;  mais  il  faut  at- 
tendre ,  je  ne  puis  tout  dire  à  la  fois. 

Le  coup-d'œil  de  notre  première  entrevue  fut  le 
seul  moment  vraiment  pa-sionné  qu'elle  m'ail  jamais 


i5G  LES    CONFESSIONS. 

fait  sentir  ;  encore  ce  moment  iut-il  l'ou  vxage  de  la 
surprise.  Mes  regards  indiscrets  n'alloient  jamais 
furetant  sous  son  mouchoir,  quoiqu'un  embonpoint 
ma!  caché  dans  cette  place  eût  bien  pu  les  y  attirer. 
Jç  n'avois  ni  transports  ni  désirs  auprès  d'elle  ;  j'é- 
to:s  dans  un  calme  ravissant,  jouissant  sans  savoir 
de  quoi.  J'aurois  ainsi  passé  ma  vie  et  i'étcrniie 
même  sans  m'ennuyer  un  instant.  Elle  est  la  seule 
personne  avec  qui  je  n'ai  jamais  senti  cette  séche- 
resse de  conversation  qui  me  fait  un  supplice  du 
devoir  delà  soutenir. Nos  tète-à-tête  étoient  moins  de* 
entretiens  qu'un  babil  intarissable  qui  pour  iinir 
avoit  besoin  d'être  interrompu.  Loin  de  me  faire 
une  loi  de  parler  ,  il  falloit  plutôt  m'en  faire  une  de 
me  taire.  A  force  de  méditer  ses  projets  elle  tomboit 
souvent  dans  la  rêverie,  lié  bien.'  je  la  laissois  rê- 
ver; je  me  taisois,  je  la  contemplois ,  et  j'étois  le 
plus  heureux  des  hommes.  J'avois  encore  un  tic 
fort  singulier.  Sans  prétendre  aux  faveurs  du  tête- 
à-tête  ,  je  le  recherchois  sans  cesse  ,  et  j'en  jouissois 
avec  une  passion  qui  dégénérait  en  fureur  quand 
des  importuns  venoientle  troubler.  Sitôt  que  quel- 
qu'un arrivoit,  homme  ou  femme,  il  n'importoit 
pas,  je  sortois  en  murmurant,  ne  pouvant  souffrir 
de  rester  en  tiers  auprès  d'elle.  J'allois  compter  les 
minutes  dans  son  antichambre ,  maudissant  ces 
éternels  visiteurs,  et  ne  pouvant  concevoir  ce  qu'ils 
avoient  tant  à  dire,  pareeque  j'avois  à  dire  encore 
plus. 

Je  ne  sentois  toute  la  force  de  mon  attachement 
pour  elle  que  quand  je  ne  la  voyou  pas.  Quand  je 
la  voyois.  je  n'étois  que  coûtent  :  mois  mou  inquio 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i5? 

tude  f n  son  absence  allait  an  point  d'être  doulou- 
reuse. Le  besoin  de  vivre  avec  elle  me  donnoit  des 
élans  d'attendrissement  qui  souvent  alloient  jus- 
qu'aux larmes,  .le  me  souviendrai  toujours  qu'un 
jour  de  grande  Fête,  tandis  qu'elle  étoità  vêpres, 
j'allai  lue  promener  hors  de  la  ville  ,  le  cœur  plein 
de  son  image,  et  du  désir  ardent  dépasser  mes  jours 
auprès  d'elle.  Pavois  assez  de  sens  pour  voir  que, 
quanta  présent,  cela  n'étoit  pas  possible,  et  qu'un 
bonheur  que  je  goùtois  si  bien  seroit  court.  Cela 
donnoit  à  ma  rêverie  une  tristesse  qui  n'avoit  pour- 
tant rieu  de  sombre  et  qu'un  espoir  flatteur  tempé- 
roit.  Le  son  des  cloches  qui  m'a  toujours  singuliè- 
rement affecté,  léchant  des  oiseaux,  la  beauté  du 
jour,  la  douceur  du  paysage  ,  les  maisons  éparses  et 
champêtres  dans  lesquelles  je  placois  en  idée  notre 
commune  demeure  ,  tout  cela  me  frappoit  tellement 
d'une  impression  vive,  tendre,  triste  et  touchante, 
que  je  me  vis  comme  en  extase  transporté  dans  cet 
heureux  temps  et  dans  cet  heureux  séjour  où  mon 
cœur,  possédant  toute  la  félicité  qui  pouvoit  lui 
plaire,  la  goùtoit  dans  des  ravissements  inexprima- 
bles ,  sans  songer  même  à  la  volupté  des  sens.  Je 
ne  me  souviens  pas  de  m'être  élancé  jamais  dans 
l'avenir  avec  plus  de  force  et  d'illusion  que  je  fis 
alors;  et ,  ce  qui  m'a  frappé  le  plus  dans  le  souvenir 
de  cette  rêverie  quand  elle  s'est  réalisée,  c'est  d'avoir 
retrouvé  des  objets  tels  exactement  que  je  les  avois 
imaginés.  Si  jamais  rêve  d'un  homme  éveillé  eut 
l'air  d'une  vision  prophétique  ,  ce  fut  assurément 
celui-là.  Je  n'ai  été  déçu  que  dans  sa  durée  imagi- 
naire; car  les  jours  et  les  ans  et  la  vie  entière  s'y 


iJS  LES    CONFESSIONS, 

passaient  dans  uuc  inaltérable  tranquillité  ,  au  lieu 
qu'eu  effet  tout  cela  n'a  duré  qu'un  moment.  Héla»  ! 
mou  plus  constant  bonheur  fut  en  songe;  son  ac- 
complissement lut  presque  à  l'instant  suivi  du  ré- 
veil. 

Je  ne  linirois  pas  si  j'entrois  dans  le  détail  de  tou- 
tes les  folies  que  le  souvenir  de  cette  chère  maman 
me  f ai  soit  faire,  quand  je  n'étois  plus  sous  ses  jettxt 
Cotuyien  de  fois  j'ai  hai.'.é  mon  lit  en  songeant 
qu  elle  y  avoit  couché,  me 3  rideaur, ,  tous  les  meu- 
bles de  ma  chambre,  en  songeant  qu'ils  étoient  à 
elle,  que  sa  belle  main  les  avoit  touchés,  le  plan- 
cher même  sur  lequel  je  me  prosternois  en  songeant 
qu'elle  y  avoit  marché!  Quelquefois  même  en  sa  pré- 
sence i  l  m'échappoit  des  extravagances  que  le  plus 
violent  amour  seul  sembloit  pouvoir  inspirer.  Un 
jour  à  table  ,  au  moment  qu'elle  avoit  mis  un  mor- 
ceau dans  sa  bouche ,  je  m'écrie  que  j'y  vois  un  che- 
veu ;  elle  rejette  le  morceau  sur  son  assiette ,  je 
m'en  saisis  avidement  et  l'avale.  En  un  mot,  de  moi 
à  l'amant  le  plus  passionné  il  n'y  avoit  qu'une  dif- 
férence unique,  mais  essentielle,  et  qui  rend  mon 
état  presque  inconcevable  à  la  raison. 

J'étois  revenu  d'Italie,  non  tout-à-fait  comme  j'y 
étois  allé  ,  mais  comme  peut-être  jamais  à  mon  âge 
on  n'en  est  revenu.  J'en  avois  rapporté  non  ma  vir- 
ginité mais  mon  pucelage.  J 'avois  senti  le  progrès 
des  ans  ;  mon  tempérament  inquiet  s'étoit  enfin  dé- 
claré, et  sa  première  éruption,  très  involontaire, 
m 'avoit  donné  sur  ma  santé  des  alarmes  qui  peignent 
mieux  que  toute  autre  chose  l'innocence  dans  la- 
quelle j'avois  vécu  jusqu'alors.  Bientôt  rassuré  j'ap- 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i  >g 

j. ris  ce  dangereux  supplément  qui  trompe  ta  nature 

et  sauve  au\  jeunes  gens  de  mon  hnmeàr  betiQCOOp 
île  désordres  inx  dépens  de  leur  santé, de  leur  vi- 
gueur, er  quelquefois  <ie  leur  vie.  Ce  vice,  que  !a 
bonté  el  la  timidité  trouvent  si  commode,  ;i  die  plus 
un  grand  attrait  [tour  les  imaginations  vives,  c'est 
de  disposer  pour  ainsi  dire  à  leur  gré  de  tout  le  sexe, 
et  de  faire  servir  à  leurs  plaisirs  la  beaule  qui  les 
fente  sans  avoir  besoin  d'obtenir  son  aveu.  Séduit 
par  ce  funeste  avantage,  je  travaillois  à  détruire  la 
bonne  constitution  qu'avoit  rétablie  en  moi  la  na- 
ture ,  et  à  qui  j'avois  donné  le  temps  de  se  bien  for- 
mer. Qu'on  ajoute  à  cette  disposition  le  local  de  ma 
situation  présente:  logé  cbez  une  jolie  femme,  ca- 
ressant son  imape  au  fond  de  mon  cœur,  la  voyant 
sans  cesse  dans  la  journée,  le  soir  entouré  d'objets 
qui  me  la  rappellent,  couché  dans  un  lit  où  je  sais 
qu'elle  a  couché.  Que  de  stimulants  !  tel  lecteur  qui 
se  les  représente  me  voit  déjà  à  demi  mort.  Tont  au 
contraire,  ce  qui  dévoit  me  perdre  fut  précisément 
ce  qui  me  sauva  ,  du  moins  pour  un  temps.  Enivré 
du  charme  de  vivre  auprès  d'elle,  et  du  désir  ardent 
d'v  passer  mes  jours  .  absente  ou  présente  je  vovois 
toujours  en  elle  une  tendre  mère,  une  sœur  chérie  , 
nne  délicieuse  amie,  et  rien  de  plus.  Je  la  toyois 
toujours  ainsi,  toujours  la  même,  et  ne  vovojs  ja- 
mais qu'elle.  Son  image,  toujours  présente  à  mou 
cœur,  n'y  laissoit  place  à  nulle  autre  ;  elle  étoit  pour 
moi  la  seule  femme  qui  fût  au  monde;  et  l'extrême 
douceur  des  sentiments  qu'elle  m'inspiroit ,  ne  lais- 
sant pas  à  mes  sens  le  temps  de  s'éveiller  pour  d'au- 
tres ,  me  garantissoit  et  d'elle  et  de  tout  sou  sexe. 


160  LES    CONFESSIONS. 

Eu  un  mot ,  j'étois  sage  parceque  je  l'airaois.  Sur  ces 
effet.-)  que  je  rends  mal,  dise  qui  pourra  de  quelle 
espèce  étoit  mon  attachement  pour  elle.  Pour  moi, 
tout  ce  que  j'en  puis  dire  est  que  s'il  paraît  déjà 
fort  extraordinaire,  dans  la  suite  il  le  paroitra  beau- 
coup plus. 

Je  passais  mon  temps  le  plus  agréablement  du 
monde ,  occupé  des  choses  qui  me  plaisoient  le  m  oins. 
C'étoient  des  projets  à  rédiger,  des  mémoires  à  met- 
tre au  net,  des  recettes  à  transcrire;  c'étoient  des 
herbes  à  trier,  des  drogues  à  piler,  des  alambics  à 
gouverner.  Tout  à  travers  tout  cela  venoient  des 
foules  de  passants,  de  mendiants,  de  visites  de  toute 
espèce.  Il  falloit  entretenir  tout  à  la  fois  un  soldat , 
un  apothicaire  ,  un  chanoine,  une  belle  dame,  un 
frère  lai.  Je  pestois  ,  je  grommelois,  je  jurois,  je 
donnois  au  diable  toute  cette  maudite  cohue.  Pour 
elle .  qui  prenoit  tout  en  gaieté  ,  mes  fureurs  la  fai- 
soient  rire  aux  larmes ,  et  ce  qui  la  faisoit  rire  en- 
core plus  étoit  de  me  voir  d'autant  plus  iurieux  que 
je  ne  pouvois  moi-même  m'empêcher  de  rire.  Ces 
petits  intervalles  où  j'avois  le  plaisir  de  grogner 
étoient  charmants  ;  et  s'il  survenoit  un  nouvel  im- 
portun durant  la  querelle  ,  elle  en  savoit  encore 
tirer  parti  pour  l'amusement  en  prolongeant  mali- 
cieusement la  visite,  et  me  jetant  des  coups-d'œil 
pour  iesquels  je  l'aurois  volontiers  battue.  Elle 
avoit  peine  à  s'empêcher  d'éclater  en  me  voyant, 
contraint  et  retenu  par  la  bienséance ,  lui  faire  des 
yeux  de  possédé,  tandis  qu'au  fond  de  mon  cœur 
et  même  en  dépit  de  moi  je  trouvois  tout  cela  très 
comique. 


iiK    I,    LIVRE    III.  iCi 

Tout  cela ,  sans  me  plaire  en  soi ,  m'amu  ^  .it  pour- 
tant,  parcequ'il  faisoit  partie  d'une  manière  d'être 
qui  m'étoit  charmante.  Rica  de  ce  qui  se  faisoit  au- 
tour de  moi.  iit.ii  de  !out  ce  qu'on  me  faisoit  faire 
n'étoit  selon  mon  goût,  mais  tout  étoit  selon  mon 
cœur.  Je  crois  que  je  serois  parvenu  à  aimer  la  mé- 
decine, si  mon  déjoùt  pour  elle  n'eût  fourni  des 
scènes  folâtres  qui  nous  égayoient  sans  cesse,  ces! 
peut-être  la  première  fois  que  cet  art  a  produit  un 
pareil  effet.  Jeprétendoisconnoitre  à  l'odeur  un  livie 
de  médecine,  et  ce  qu'il  y  a  déplaisant  est  que  je 
m  v  trompoia  rarement.  Elle  me  faisoit  goûter  àts 
plus  détestables  drogues.  J'avois  beau  fuir  ou  vou- 
loir me  défendre  ;  malgré  ma  résistance  et  mes  horri- 
bles grmaces,  malgré  moi  et  mes  dents ,  quand  je 
yoyois  ces  jolis  doigts  barbouille;  s'approcher  de  ma 
bouche,  il  lalloit  linir  par  l'ouvrir  et  sucer.  Quand 
tout  son  petit  ménage  eioit  rassemblé,  dans  la  même 
chambre  .à  nous  entendre  courir  et  crier  au  milieu 
des  éclats  de  rire,  on  eût  cru  qu'on  y  jouoit  quelque 
farce,  et  non  pas  qu'on  y  faisoit  de  l'opiat  ou  de 
l'éli.vir. 

Mon  temps  ne  se  passoit  pourtant  pas  tout  entier 
à  c<-N  polissonneries  J'avois  trouvé  quelques  livres 
dati»  I  ■  hau  bre  que  j'occupois  ;  P  ufendorff ,  le  Spec- 
Tateu? .  .a  tlenriade.  Quoique  je  n'eusse  plus  mon 
arn  Le  açeur  de  lecture,  par  désœuvrement  je 

lisois  Uu  eu  de  tout  cela.  Le  Spectateur  sur-tout  me 
plut  beaucoup  et  me  ht  du  bien.  M.  1  abbé  de  Gou- 
von  m'avoit  appris  à  lire  moins  avidement  et  avec 
plus  de  re  i  xion  ,  la  lecture  me  profitoit  mieux.  Je 
m'accoutumois  a  réfléchir  sur  l'éiocation,  sur  hs 
les  cokfess.    i.  14 


i6î  LES    CONFESSIONS. 

constructions  élégantes  ;  je  m'exercois  à  discerner 
le  fraucois  pur  de  mes  idiomes  provinciaux.  Par 
exemple,  je  fus  corrigé  d'une  faute  d'orthographe 
rjne  |e  faisois  avec  tous  nos  Genevois  par  ces  deux 
Tt-rs  de  la  Henri ade  : 

S  . if  qu'un  ancien  respect  pour  le  sang  de  leurs  maîtres 
Parlât  encor  pour  lui  dans  le  cœur  de  ces  traîtres. 

Ce  mol  parlât ,  qui  me  frappa  ,  m'apprit  qu'il  falloit 
un  t  à  la  troisième  personne  du  subjonctif;  au  lieu 
qu'auparavant  je  l'écrivois  et  prononcois  paria, 
comme  le  présent  parfait  de  l'indicatif. 

Quelquefois  je  causois  avec  maman  de  mes  lectu- 
res ;  quelquefois  je  lisois  auprès  d'elle;  j'y  prenois 
grand  plaisir  ;  je  m'exercois  à  bien  lire,  et  cela  me 
fut  utile  aussi.  J'ai  dit  qu'elle  avoit  l'esprit  orué.  Il 
étoit  alors  dans  toute  sa  fleur.  Plusieurs  gens  de 
lettres  s'étoient  empressés  à  lui  plaire,  et  lui  avaient 
appris  à  juger  des  ouvrages  d'esprit.  Elle  avoit.  si  je 
puis  parler  ainsi ,  le  goût  un  peu  protestant  :  elle  ne 
parloit  que  de  Bayle  ,  et  faisoit  grand  cas  de  S.-Evre- 
mond,  qui  depuis  long-temps  étoit  mort  en  France. 
Mais  cela  n'empêchoit  pas  qu'elle  ne  connut  la 
bonne  littérature  et  qu'elle  n'en  parlât  fort  !>;en.  Elle 
avoit  été  élevée  dans  des  sociétés  choisies  ;  et  venue 
en  Savoie  encore  jeune ,  elle  avoit  perdu  dans  le  com- 
merce charmant  de  la  noblesse  du  pays  ce  ton  ma- 
niéré du  pays  de  Vaud,  où  les  femmes  prennent  le 
bel  esprit  pour  l'esprit  du  monde  ,  et  ne  savent  par- 
ler que  par  épigrammes. 

Quoiqu'elle  n'eût  vu  la  cour  qu'en  passant ,  elle 
y  evoit  jeté  un  coup-d'ceil  rapide  qui  lui  a*  oit  suffi 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i63 

p.vir  la  conuoitre.  Elle  s'y  conserva  toujours  des 
:i!;re  de  secrètes  jalousies ,  malgré  les 
rautuiures  qu'exeitoient  sa  conduite  et  ses  dettes, 
e;le  n'a  jamais  perdu  sa  pension.  Elle  avoit  l'expé- 
l'ii'iia1  du  monde,  et  l'esprit  de  léllexiou  qui  fait 
tirer  parti  de  cette  expérience.  C'étoit  le  suj et  favori 
I conversations,  et  c'étoit  précisément,  vu  mes 
idées  chimériques, la  sorte  d'instruction  dont  j'aAms 
le  plus  grand  besoin.  Nous  lisions  ensemble  la 
Bruyère;  il  lui  plaisoit  plus  que  la  Rochefoucauld, 
livre  triste  et  désolant ,  principalement  dans  la  jeu- 
nesse, où  l'on  n'aime  pas  à  voir  l'homme  comme  il 
RSfc.  Quand  elle  ruoralisoit,  elle  se  perdoit  quelque- 
fois nu  peu  dans  les  espaces;  mais  en  lui  baisant  de 
temps  en  temps  la  bouche  ou  les  mains,  je  prenois 
patience,  et  ses  longueurs  ne  ni'ennuyoient  pas. 

Cette  vie  étoit  trop  douce  pour  pouvoir  durer.  Je 
le  sentois  ,  et  l'inquiétude  de  la  voir  finir  étoit  la 
seule  chose  qui  en  troubknt  la  jouissance.  Tout  en 
folâirmt,  maman  m'étudioit,  m'observoit,  m'inter- 
i.  >_;coit,et  bàtissoit  pour  ma  fortune  force  projets 
dont  je  me  serois  bien  passé.  Heureusement  ce  n'étoit 
pas  If  tout  de  connoitre  mes  penchants,  mes  goûts , 
mes  petits  talents  ;  il  falloit  trouver  ou  faire  naître 
les  occasions  d'en  tirer  parti  .  et  tout  cela  n'etoit  pas 
L'affaire  d'un  jour.  Les  préjugés  mêmes  qu'avoit  con- 
çus la  pauvre  femme  en  faveur  de  mon  mérite  recu- 
loient  les  moments  de  le  mettre  en  œuvre  ,  en  la  ren- 
dant plus  difiicile  sur  le  choix  des  moyens.  EiWin 
tout  alh.it  an  pré  de  mes  désirs,  jjrace  à  ia  bonne 
opinion  qu'elle  avoit  de  moi;  mais  il  en  fallut  ra- 
battre, et  dès-iors  ,  adieu  la  tranquillité.   Un  de  ses 


if>4  LES    CONFESSIONS, 

parents,  appelé  M.  d'Aubonne,  la  vint  voir.  C'étoit 
un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  intrigant ,  génie  à 
projets  comme  elle  ,  mais  qui  ne  s'y  ruinoit  pas;  une 
espèce  d'aventurier.  Il  venoit  de  proposer  au  eardi- 
n  tî  de  l'ieury  un  plan  de  loterie  très  composée,  qui 
n'avoit  pas  été  goûté.  Il  alloit  le  proposer  à  la  cour 
d;- Turin,  où  il  fut  adopté  et  mis  en  exécution.  II 
s  '.irrita  quelque  temps  à  Annecy,  et  y  devint  amou- 
rcux  de  madame  l'intendante,  qui  étoit  une  per- 
soune  fort  aimable ,  fort  de  mon  goût ,  et  la  seule  que 
je  visse  avec  plaisir  chez  maman.  M.  d'Aubonne  me 
vit,  sa  parente  lui  paria  de  moi;  il  se  chargea  de 
m'examiner,  de  voir  à  qnoi  j'étois  propre,  et,  s'il 
me  trouvoit  de  l'étoffe,  de  chercher  à  me  placer. 

Madame  de  Warens  m'envoya  chez  lui  deux  ou 
trois  matins  de  suite,  sous  prétexte  de  quelque  com- 
mission ,  et  sans  me  prévenir  de  rien.  Il  s'y  prit  très 
bien  pour  me  faire  jaser,  se  familiarisa  avec  moi  , me 
mit  à  mon  aise  autant  qu'il  étoit  possible,  me  parla 
de  niaiseries  et  de  toutes  sortes  de  sujets;  le  tout 
sans  paroître  m 'observer,  sans  la  moindre  affectation, 
et  comme  si ,  se  plaisant  avec  moi,  il  eût  voulu  con- 
verser sans  gêne.  J'étois  enchanté  de  lui.  Le  résultat 
de  ses  observations  fut  que,  malgré  ce  que  promet- 
loient  mon  extérieur  et  ma  physionomie  animée, 
j'étois  ,  sinon  tout-à-fait  inepte ,  au  moins  un  garçon 
de  peu  d'esprit,  sans  idées,  presque  sans  acquis, très 
borné  , en  un  mot,  à  tous  égards;  et  que  l'honneur 
de  devenir  quelque  jour  curé  de  village  étoit  la  plus 
haute  fortune  à  laquelle  je  pusse  aspirer.  Tel  fut  le 
compte  qu'il  rendit  de  moi  à  madame  de  Warens. 
Ce  /ut  la  seconde  ou  troisième  fois  rjne  je  fus  ainsi 


PARTIE    i,    LIVRE    III.  i65 

ju^é;  ce  ne  fut  pas  la  dernière,  et  L'arrêt  de  M.  Mas- 
mm  <  i  a  souvent  été  confirmé. 

La  cause  Je  ces  jugements  tient  trop  à  mon  ca- 
ractère pour  n'avoir  pas  ici  besoin  d'explication  : 
car,  eu  conscience,  on  doit  sentir  que  je  ne  puis 
sincèrement  y  souscrire ,  et  qu'avec  toute  l'impar- 
tialité possible,  quoi  qu'aient  pu  dire  MM.  Masse- 
ron ,  d'Auboune,  et  beaucoup  d'autres,  je  ne  le» 
saurois  preudre  au  mot. 

Deux  cboses  presque  inalliables  s'unissent  en  moi 
sans  que  j 'en  puisse  concevoir  la  manière  :  un  tem- 
pérament très  aident,  des  passions  vives,  impétueu- 
ses ,  et  des  idées  lentes  a  uaitre.  embarrassées,  et 
qui  ne  se  présentent  jamais  qu'après  coup.  On  diroit 
jue  mon  cœur  et  ma  tète  n'appartiennent  pas  au 
même  individu.  Le  sentiment ,  plus  prompt  que 
l'éclair,  vient  remplir  mon  ame;  mais  au  lieu  de 
m 'éclairer  il  me  brûle,  il  m'eblouit.  Je  sens  tout  et 
je  ne  vois  rien.  Je  suis  emporté,  mais  stupide;  il 
ùut  que  je  sois  Je  sang-froid  pour  penser.  Ce  qu'il 
y  a  d'étonnant  est  que  j'ai  cependant  le  tact  assez 
suc,  de  la  pénétration,  de  la  finesse  même,  pourvu 
qu'on  m'attende  :  je  fais  d'excellents  inpromptu  à  loi- 
sir; mais  sur  le  temps  je  n'ai  jamais  rien  fait  ni  dit 
qui  vaille.  Je  ferois  une  fort  jolie  conversation  par  la 
poste,  comme  on  dit  que  les  Epagnols  jouent  aux 
échecs.  Quand  je  lus  le  trait  aun  duc  de  Savoie  qui 
se  :etourua  ,  fabant  route,  pour  cilev.  A  voire  gorge , 
marchand  de  Paris,  je  dis  ,  Ile  voilà. 

Cette  lenteur  de  penser  jouUe  à  rette  vivacité  de 
sentir,  je  ne  i  ci  pa  .  eulement  dans  la  conversation  . 
je  l'ai  même  se-il  et  qoaod  je  travaille,    lies  i&es 


166  LES    CONFESSIONS, 

s'arrangent  dans  ma  tète  avec  la  plus  incroyable 
Wifliculté.  Elles  y  circulent  sourdement;  elies  y  fer- 
mentent jusqu'à  mYmouvoir,  m'échauffe*,  me  don- 
ner des  palpitations;  et  au  milieu  de  toute  cette 
«•motion  je  ne  vois  rien  nettement;  je  ne  saurois 
écrire  un  seul  mot ,  il  faut  que  j'attende.  Insensible- 
ment ce  grand  mouvement  s'appaise,  ce  chaos  se 
débrouille  ;  chaque  chose  vient  se  mettre  à  sa  place, 
mais  lentement  et  après  une  longue  et  confuse  agita- 
tion. Vavez-vous  point  vu  quelquefois  l'opéra  en 
Italie  ?  Dans  les  changements  de  scène  il  règne  sur 
ces  grands  théâtres  un  désordre  désagréable  et  qui 
dure  assez  long-temps  :  toutes  les  décorations  sont 
eatre-mêiées  ;  on  voit  de  toutes  parts  un  tiraillement 
qui  fait  peine  ;  on  croit  que  tout  va  renverser.  Ce- 
pendant peu-à-peu  tout  s'arrange  ,  rien  ne  manque, 
et  l'on  est  tout  surpris  de  voir  succéder  à  ce  long 
tumulte  un  spectacle  ravissant.  Cette  manoeuvre  est 
à -peu-près  celle  qui  se  fait  dans  mon  cerveau  quand 
je  veux  écrire.  Si  j'avois  su  premièrement  attendre, 
«t  puis  rendre  dans  leur  beauté  les  choses  qui  s'y 
sont  ainsi  peintes,  peu  d'auteurs  m'auroient  sur- 
passé. 

De  là  vient  l'extrême  difficulté  que  je  trouve  à 
écrire.  Mes  manuscrits  raturés,  barbouillés,  mêlés, 
indéchiffrables,  attestent  la  peine  qu'ils  m'ont  coû- 
tée. Il  n'y  en  a  pas  un  qu'il  ne  m'ait  fallu  transcrire 
quatre  ou  cinq  fois  avant  de  le  donner  à  la  presse. 
Je  n'ai  jamais  rien  pu  faire  la  plume  à  la  main  vis-à- 
vis  dune  table  et  de  mon  papier  :  c'est  à  la  prome- 
nade, au  milieu  des  rochers  et  des  bois ,  c'est  la  nuit 
dans  mon  lit  et  durant  mes  insomnies,  que  j'écris 


TARTIE    I,    LIVRE    III.  1G7 

dans  mon  cerveau  ,  l'on  peut  juger  avec  quelle  len- 
teur, sur-tout  pour  un  homme  absolument  dépourvu 
de  toute  mémoire  verbale ,  et  qui  de  la  vie  n'a  pu 
retenir  six  vers  par  cœur.  Uya  telle  de  mes  périodes 
que  j'ai  tournée  et  retournée  cinq  ou  six  nuits  dans 
ma  tète  avant  qu'elle  fût  en  état  d'être  mise  sur  le 
papier.  De  là  vient  encore  que  je  réussis  mieux  aux 
ouvrages  qui  demandent  du  travail,  qu'à  ceux  qui 
veulent  être  faits  avec  une  certaine  légèreté  ,  comme 
les  lettres;  genre  dont  je  n'ai  jamais  pu  prendre  le 
ton ,  et  dont  l'occupation  me  met  au  supplice.  Je 
n'écris  point  de  lettres  sur  les  moindres  sujets  qui 
ne  me  coûtent  des  heures  de  fatigue  ;  ou  si  je  veux 
écrire  de  suite  ce  qui  me  vient ,  je  ne  sais  ni  com- 
mencer ni  Unir  ;  ma  lettre  est  un  long  et  confus  ver- 
biage ;  à  peine  m'entend-on  quand  on  la  lit. 

Non  seulement  les  idées  me  coûtent  à  rendre,  elles 
me  coûtent  même  à  recevoir.  J 'ai  étudié  les  hommes , 
et  je  me  crois  assez  bon  observateur  :  cependant  je 
ne  sais  rien  voir  de  ce  que  je  vois;  je  ne  vois  bien 
que  ce  que  je  me  rappelle ,  et  je  n'ai  de  l'esprit  que 
dans  mes  souvenirs.  De  tout  ce  qu'on  dit ,  de  tout 
ce  qu'on  fait,  de  tout  ce  qui  se  passe  en  ma  pré- 
sence, je  ne  sens  rien,  je  ne  pénètre  rien  :  le  si  «ne 
extérieur  est  tout  ce  qui  me  frappe,  Bi»ia  eusnite 
tout  cela  me  revient:  je  me  rappelle  le  lien,  le 
temps,  le  ton,  le  regard  ,  le  geste,  la  ciivoi'stanee ; 
rien  ne  m'échappe:  alors,  sur  ce  qu'on  a  fait  on  dit, 
je  trouve  ce  qu'on  a  pensé ,  et  il  est  rare  que  je  me 
trompe. 

Si  peu  maître  de  mon  esprit,  s^ul  avec  moi- 
même,  qu'on  juge  de  ce  que  je  doia  être  dans  la 


tf»!*  LKS    CONFESSIONS. 

cun  versât  ion,  où,  pour  parler  à  propos,  il  faut 
penser  à  la  fois  et  sui-ie-ehamp  à  mille  choses.  La 
seule  idée  de  tant  de  convenances,  dont  je  suis  sûr 
d'oublier  au  moins  quelqu'une,  suffit  pour  in 'inti- 
mider, .le  ne  comprends  pas  même  comment  on  ose 
parler  dans  un  cercle;  car  à  chaque  mot  il  faudroit 
passer  eu  revue  tous  les  gens  qui  sont  là ,  il  faudroit 
counoitre  tous  leurs  caractères,  savoir  toutes  leurs 
histoires,  pour  être  sûr  de  ne  rien  dire  qui  puisse 
offenser  quelqu'un.  Là-dessus  ceux  qui  vivent  dans 
le  monde  ont  un  grand  avantage  :  sachant  mieux  ce 
qu'il  faut  taire,  ils  sont  plus  sûrs  de  ce  qu'ils  di- 
sent :  encore  leur  échappe-t-il  souvent  des  balour- 
dises. Qu'on  juge  de  celui  qui  tombe  là  des  nues  :  il 
lui  est  presque  impossible  de  parler  une  minute  im- 
puuénient.  Dans  le  tète-à-tête  il  y  a  un  autre  incon- 
vénient que  je  trouve  pire;  la  nécessité  de  parler 
toujours.  Quand  on  vous  parle,  il  faut  répondre; 
et ,  si  l'on  nedit  mot,  il  faut  relever  la  conversation. 
Cette  insupportable  contrainte  m'eût  seule  dégoûté 
de  la  société.  Je  ne  trouve  point  de  gêne  plus  terri- 
ble que  l'obligation  de  parler  sur-le-champ  et  tou- 
jours. Je  ne  sais  si  ceci  tient  à  ma  mortelle  aversion 
pour  tout  assujettissement  ;  mais  c'est  assez  qu'il 
faille  absolument  que  je  parle,  pour  que  je  dise  une 
sottise  infailliblement. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  fatal  est  qu'au  lieu  de  savoir 
me  taire  quand  je  n'ai  rien  à  dire,  c'est  alors  que, 
pour  payer  plutôt  ma  dette,  j'ai  la  fureur  de  vouloir 
parler.  Je  me  hâte  de  balbutier  prornptement  qtiel- 
ques  paroles  sans  idées,  *rop  lu-mour  rtt'ond  elles 


PARTIE    i;    LIVRE    III.  160, 

ne  si    ni!. .-ut  rien  du  tout.  En  voulant   vaincre  ou 
oacher  rn  m  ineptie,  je  manque  rarement  de  la  mon- 
trer. Entre  mille  exemples  que  j'en  pourrois  citer, 
j'en  preuds  un  qui  n'est  pas  de  ma  jeunesse,  mais 
d'un  temps  où.  avant  vécu  plusieurs  aimées  dans  le 
monde  .  j'en  aurais  pri»  l'aisance  et  le  ton  si  la  chose 
eût  été  passible.  .T'etois  un  soir  entre  deux  grandes 
dames  et  un  homme  qu'on  peut  nommer;  c'étoit 
M.  le  duc  de  Gontaut.  Il  n'y  avoit  personne  antre 
dans  la  chambre  ,  et  je  m'efforcois  de  fournir  quel- 
ques mots.  Dieu  sait  quels!  à  une  conversation  en- 
tre quatre  personnes  dont  trois  n'avoient  assurément 
pas  besoin  de  mon  supplément.  La  maitresse  de  Ja 
maison  se  fît  apporter  un  opiat  dont  elle  prenoit 
tons  les  jours  deux  fois  pour  son  estomac.  L'autre 
dame,  lui   voyant  faire  la  grimace,  dit  en  riant: 
Est-ce  de  l'opiat  de  -M.  Ironehin?  .Je  ne  crois  pas, 
répondit   sur  le   m;me  ton  la   première.    Je   cro:s 
qu'elle  ne  vaut  guère  mieux,  ajouta  galamment  le 
soi  ri  trie!  Rousseau.  Tout  le  monde  resta  interdit  ;  il 
n  »  (-happa  ni  le  moindre  mot  ni  le  moindre  sourire, 
et  l'instant  d'après  la  conversation  prit  un  autre 
tour.   Vis-à-vis  d'une  autre   la    balourdise  eut   j  u 
n'être  que  plaisante,  mais  adressée  à  une  femme 
trop   aimable  pour  n'avoir  pas  un  peu  fait   parler 
d'elle  .  et  qu'assurément  je  n'avois  pas  desseir    d  of- 
fenser ,  elle  étoil  terr  ble  :  et  ;  e  croi<  que  .es  deux  té- 
moins ,  homme  et  femme  .  eurent  bien  de  la  peine  à 
s'empêcher  d'éclater.  Voilà  de  ces  traits  d'-espril  qni 
m'échappent  pour  vouloir  parier  sans  tr-iav. 
à  dire.  J'ouldierai  difficilement  celui  là  ;  car,  outre 


:;*.  LES    CONFESSIONS, 

qu'ii  est  par  loi-même  très  mémorable  ,  j'ai  dans  la 
fête  qu'il  a  eu  des  suites  qui  ne  me  le  rappellent  qne 
Itrop  souvent. 

.le  crois  que  voilà  de  quoi  faire  assez  comprendre 
k., alitent ,  n'étant  pas  un  sot,  j'ai  néanmoins  sou- 
vent passé  pour  l'être,  même  chez  des  gens  eu  état 
de  bien  juger:  d'autant  plus  malheureux  que  ma 
physionomie  et  m*\i:.  yeux  promettent  davantage  ,  et 
que  cette  attente  frustrée  rend  plias  choquante  aux 
autres  112a  stupidité.  Ce  détail  qu  une  occasion  par- 
ticulière a  faitnuitte  n'est  pas  inutile  à  ce  qui  doit 
suivre.  Il  contient  la  clef  de  bien  des  choses  extra- 
ordinaires qu'on  m'a  vu  faire,  et  qu'on  attribue  à 
nne  humeur  sauvage  que  je  n'ai  point,  .l'aimerois  la 
société  comme  un  autre  ,  si  j  e  n'étois  sur  de  m'y  mon- 
trer non  seulement  à  mon  désavantage ,  mais  tout  au- 
tre que  je  ne  suis.  Le  parti  que  j'ai  pris  d'écrire  et  de 
me  cacher  est  précisément  celui  qui  me  convenoit. 
Moi  présent ,  on  n'auroit  jamais  su  ce  que  je  valois, 
on  ne  l'auroit  pas  soupçonné  même  ;  et  c'est  ce  qui 
est  arrivé  à  madame  Dupin ,  quoique  femme  d'es- 
prit ,  et  quoique  j'aie  vécu  dans  sa  maison  plusieurs 
années.  Elle  me  l'a  dit  bien  des  fois  elle-même  de- 
puis ce  temps-là.  Au  reste  tout  ceci  souffre  de  cer- 
taines exceptions,  et  j'y  reviendrai  dans  la  suite. 

La  mesure  de  mes  talents  ainsi  fixée,  l'état  qui 
lue  eonvenoit  ainsi  désigné ,  il  ne  fut  plus  question  , 
pour  la  seconde  fois,  que  de  remplir  ma  vocatiou. 
La  difficulté  fut  que  je  n'avois  pas  fait  mes  études  rt 
<.ue  je  ne  savois  pas  même  assez  de  latin  pour  être 
prêtre.  Madame  de  Warens  imagina  de  me  faire  in- 
\*rniie  au  séminaire  pendan!  quelque  le;:ips.  Elle 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  ,-r 

en  parla  au  anpér.eui  :  c'<  loif  un  Itzltriste  ;i  •  pelé. 
M.  Gros,  bon  petit  homme. t  moitié  borgne,  mai- 
gre, grison,  le  plus  spirituel  et  le  notas  pédant  la- 
zariste que  j'aie  connu;  ce  qui  n'est  pis  beàhcoiip 
dire  ,  à  la  vérité. 

Il  venoit  quelquefois  chez  maman,  qui  l'accueil- 
loit,  le  ewessoit,  l'agacoit  même,  et  se  faisoit  quel- 
quefois lacer  par  lui  :  emploi  dont  il  se  ehargeoit 
assez  volontiers.  Tandis  qu'il  e!<»lt  en  fonction  ,  elle 
couroit  par  la  chambre  de  côté  et  d'j'itie,  fa;^ant  tan. 
tôt  ceci,  tantôt  cela.  Tiré  par  le  lacet  .  M.  le  supé- 
rieur suivoit  eu  grondant,  et  disant  à  fout  moment  : 
Mais,  madame  ,  tenez-vous  donc.  Cela  faisoit  un  su- 
jet assez  pittoresque. 

M.  Gros  se  prêta  de  bon  cum::  m  projet  de  ma- 
man. Il  se  contenta  d'une  peusiou  rïès  modique  et 
*e  chargea  de  l'instruction.  Il  ne  fut  plus  questiou 
que  du  consentement  de  l'evêque,  qui  non  seule- 
ment l'accorda,  mais  qu;  voulut  pa\er  la  pension. 
Il  permit  aussi  que  je  restasse  en  hahit  Inique,  jus- 
qu'à ce  qu'on  put  juger  par  un  essai  du  succès  qu'on 
devoit  espérer. 

Quel  changement!  il  fallut  m'y  soumettre,  .l 'aï  lai 
au  séminaire  comme  j'anrois  été  au  snpplice.  la 
triste  maison  qu'nn  séminaire,  snr-tout  pour  qui 
sirt  de  celle  d'une  aimable  femme!  J'y  portai  un 
livre  oie  j  avois  prié  maman  de  me  prêter,  et  qui 
me  fut  d'une  grande  ressource.  On  ne  devinera  pas 
qaelïe  sorte  de  livre  e'étoit  :  un  livre  de  musique. 
Pttmi  les  talents  qu'elle  avoit  cultivés,  la  musique 
n  avoit  pas  été  oubliée.  Elle  avoit  de  la  voix  ,  chan- 
îoit  passablement,  et  jouoit  un  peu  du  clavecin. 


i72  LES    CONFESSIONS 

Elle  avoit  eu  la  complaisance  de  me  donnée  quel- 
ques leçons  de  chaut;  et  il  fallut  commencer  de 
loin,  car  à  >/eine  savois-je  la  musiqtn-  de  nu-  psau- 
mes. Huit  ou  dix  lecous  de  femme  ,  et  Ibrt  intei rom- 
pues ,  loin  ie  me  mettre  en  état  de  soliier,  ne  m'ap- 
prirent pas  le  quart  des  signes  de  la  musique.  Ce- 
pendant j'avois  une  tellfe  passion  pour  cet  asti,  que 
j-  voulus  essayer  de  m'exercer  seul.  Le  livre  nue 
j'emportai  n'étoit  pas  même  des  plus  Seules;  c\- 
toient  les  cantates  de  Cierambault.  Oa  concevra 
Q1ic2ie  fut  mon  application  et  mon  étatisation  , 
quand  je  dirai  que,  sans  connoitie  ni  transposition 
ni  quantité  ,  je  parvins  à  déchiffrer  et  enanrer  sans 
faute  le  premier  récitatif  et  ie  premier  air  (ie  la  c;n- 
tate  cTAlphée  et  Aréthuse  ;  et  il  est  vrai  ;ue  cer  .-ir 
est  scandé  si  juste,  qu'il  ne  faut  que  réciter  les  vers 
avec  leur  mesure  pour  y  mettre  celle  de  i  a.r. 

Il  y  avoit  au  séminaire  un  maudit  lazariste  qui 
m'entreprit  et  qui  me  lit  pr-ndre  eu  horreur  le  latin 
qn'il  vouloit  m'ensei  >ner.  Il  avoit  des  cheveux 
plats  ,  gras  et  noirs,  un  visage  de  oain-d'épice  .  une 
Voix  de  bulfle,  un  re  ard  de  chat-huant  .  des  crins 
de  sanglier  an  iieu  de  barbe;  son  sourire  étoit  sar- 
donique  :  ses  membres  jouoient  comme  1rs  poulies 
d'un  mannequin.  J'ai  oublié  sou  odieux  nom  :  mais 
sa  ligure  effrayante  et  doucereuse  m'est  bien  restée, 
et  je  ne  puis  me  la  rappeler  sans  frémi r>  Ja  crois  ie 
rencontrer  encore  dans  les  coriidor--.,  avalant  srra- 
cieusement  son  crasseux  bonnet  quarré  pou?  n-e  foire 
signe  d'entrer  dans  sa  ebambre,  plus  aj$rea«e  pour 
moi  qu'un  cachot.  Qu'on  juge  du  coun.isîe  a  uu 
pareil  maître  pour  le  disciple  d'uu  abhé  de  cour. 


PARTIE    I,    LIVRE    III  j73 

Si  j'étois  resté  deux  mois  à  la  merci  de  ce  mons- 
tre, je  suis  persuadé  que  ma  tète  n'\  auroit  pas  ré- 
sisté. Mais  le  bon  M.  Gros,  qui  g'apperctU  que  j'étois 
teste,  que  je  ne  mangeoia  pas,  que  je  maigrissois , 
devina  le  sujet  de  mon  chagrin  ;  cela  n'étoit  pas  d:.*- 
ficile.  Il  ni'ôta  des  griffes  de  ma  hète,et  par  un  autre 
contraste  encore  plus  marqué  me  remit  au  plus  doux 
des  hommes.  C'étoit  un  jeune  abbé  faussi»nerau , 
appelé  M.  Gâtier,  qui  faisoit  son  séminaire,  et  qui, 
par  complaisance  pour  lYI.Gro*!,  et,  je  crois,  yzv 
humanité,  vouloit  bien  prendre  sur  ses  élue»-,  le 
temps  qu'il  donnoit  à  diriger  les  miennes,  .le  rf'ai 
jamais  vu  de  physionomie  plus  touchante  que  celle 
de  M.  Gàtier.  Il  étoit  blond,  et  sa  baibe  tiroit  sur  le 
roux;  il  avoit  le  maintien  ordinaire  aux  gens  de  sa 
province,  qui,  sous  une  figure  épaisse,  cachent 
tous  beaucoup  d'esprit  :  mais  ce  qui  se  marqnoit 
yraiment  en  lui  étoit  une  ame  sensible,  affectueuse, 
aimante.  Il  y  avoit  dans  ses  grands  yeux  bleus  un 
mélange  de  douceur,  de  tendresse  et  de  tr i  stesse ,  qui 
faisoit  qu'on  ne  pouvoit  le  voir  sans  s'intéresser  à 
lni.  Aux  regards ,  au  ton  de  ce  pauvre  jeune  homme 
on  eût  dit  qu'il  prévoyoit  sa  destinée, et  qu'il  se  sen- 
toit  né  pour  être  malheureux. 

Son  caractère  ne  démentoit  point  sa  physiono- 
mie :  plein  de  patience  et  de  complaisance  .  il  sem- 
bloit  plutôt  étudier  avec  moi  qwe  m'inslruire.  Il 
n'en  falloit  pas  tant  pour  me  le  fane  aimer:  son 
prédécesseur  avoit  rendu  cela  très  facile.  Cependant 
malgré  tout  le  temps  qu'il  me  donnoit,  malgré  toute 
la  bonne  volonté  que  nous  y  mettions  l'un  et  l'autre . 
«t  quoiqu'il  s'y  prît  très  bien ,  j'avançai  peu  en  tra- 

LES    CO>F£S*.    i.  ià 


i74  LES    CONFESSIONS, 

vaillant  beaucoup.  Il  est  singulier  qu'ave  c  assez  de 
conception  je  n'ai  jamais  pu  rien  apprendre  avec 
des  maîtres,  excepté  mou  père  et  Ai.  Lambereier  :  le 
peu  que  je  sais  de  plus,  je  l'ai  appris  seul ,  comice 
on  verra  ci-après.  Jdon  esprit ,  impatient  de  toute  es- 
pèce de  joug, ne  peut  s'asservira  la  loi  du  moment:  la 
crainte  même  de  ne  pas  apprendre  m'empêche  d'être 
attentif.  De  peur  d'impatienter  celui  qui  me  parie  , 
je  feins  d'entendre  :  il  va  en  avant,  et  je  n'entends 
rien.  Mon  esprit  veut  marcher  à  son  heure  ;  il  ne 
peut  se  soumettre  à  celle  d  autrui. 

Le  temps  des  ordinations  étant  venu,  M.  Gâtier 
s'en  retourna  diacre  dans  sa  province  s  il  emporta 
mes  regrets  ,  mon  attachement,  ma  -reconnoi ssauLe; 
je  lis  pour  lui  des  vœux  qui  n'ont  pas  été  plus  exau- 
cés que  ceux  que  j'ai  faits  pour  moi-même.  Quel- 
ques années  après  j'appris  qu'étanf  vicaire  dans  une 
paroisse  il  avoit  fait  un  enfant  à  une  laie ,  la  seule 
dont  avec  un  cœur  très  tendre  il  eut  été  jamais 
amoureux.  Ce  fut  un  scaudale  efiroyable  dans  un 
diocèse  administré  très  sévèrement  :  les  prêtres,  en 
bonne  règle  ,  ne  doivent  faire  des  enfants  qu'à  des 
fe  urnes  mariées.  .Four  avoir  manqué  à  cette  loi  de 
convenance  il  fut  mis  en  prison,  diffamé,  ci.assé. 
Je  ne  sais  s'il  aura  pu  dans  la  suite  rétablir  ses  affai- 
res ;  mais  le  sentiment  de  son  infortune  ,  profondé- 
ment gravé  dans  mon  cœur,  me  revint  quand  j'écri- 
vis l'Emile  ;  et  réunissant  M.  G.uier  avec  M.  Gaime. 
je  fis  de  ces  deux  dignes  prêtres  l'original  du  Yicaiie 
savoyard.  Je  me  flatte  que  l'imitaiion  n'a  pas  dés- 
honoré ses  modèles. 

Pendant  que  j'etois  au  séminaire,  M.  d'Auhoace 


PARTIE    T,    LIVRE    III.  17S 

fut  obligé  île  quitter  Annecy.  M.  l'intendant  s'avisa 
de  trouvée  Mi.iip.ns  (ju  il  lit  l'aïuoni-  à  sa  femme: 
rVtoi'  iiire  comme  le  chien  du  jardinier:  car,  quoi- 
que nia'ianie  Corvezi  fur  aimable  ,  il  vivoit  for!  mal 
avec  elle.  Des  goùtfc  ulîramontains  la  lui  rend»»  ent 
inutile,  et  il  li  traitoit  si  brutalement  qu'il  fut 
question  de  séparation.  M.  Corvezi  cîoit  nn  vilain 
homme ,  noir  comme  une  taupe,  frippOB  comme 
une  chouette,  et  qui,  à  force  de  vexations,  iinit 
par  se  faire  chasser  lui-même.  On  dit  que  les  Pro- 
vençaux se  vengent  de  leurs  ennemis  par  des  chan- 
sons :  d'Aubonne  se  vengea  du  sien  par  une  comé- 
die: il  envoya  cette  pièce  à  madame  de  Warens,  qui 
me  la  fit  vo.r.  Llle  me  plut,  et  me  fit  naître  la  fan- 
taisie d'en  faire  une  pour  essayer  si  j'étois  en  effet 
aussi  bête  que  l'auteur  l'a  voit  prononce:  mais  ce 
ne  fut  qu'à  Chambéry  que  f'exéentai  ce  projet  en 
écrivant  Vyfmant  de  lui-même.  Ainsi  quand  j'aj  dit 
dans  la  préiace  de  celte  pièce  (pie  je  l'ai  écrite  à 
dix-huit  ans  ,  j'ai  menti  de  quelques  années. 

C'est  à-peu-près  à  ce  terni  s-ci  que  se  rapporte  un 
événement  peu  important  en  lui-niènirf,  mais  qui  a 
eu  pour  moi  des  suites  ,  et  qui  a  fait  du  bruit  dans 
le  monde  quand  je  l'avais  oublié.  Toutes  les  vemai- 
nes  j'avois  une  fois  la  permission  de  soi  tu  :  te  n  ai 
pas  i  L-oiu  dédire  quel  usage  j'en  fa.  sois.  Lu  diman- 
che que  j'etois  chez  maman,  le  feu  prit  à  un  bâtiment 
des  cordelitrs  attenant  g  ia  maison  qu'elle  a  l 
ce  bâtiment ,  où  etoit  leur  four,  étoit  pie.n  jusqu'au 
comble  de  fascines  s. .  ,  j.  l 'mit  fut  embrasé  en  1res 
peu  de  temps.  La  maison  etoit  en  grand  péri]  «•■  eoû- 
verte  par  les  flammes  que  le  vent  v  portoit  :  on  se 


f76  LES    CpNFESSIONS. 

mit  en  devoir  de  déménager  en  hâte  et  de  porter  le* 
meubles  dans  le  jardin,  qui  étoit  vis-à-vis  mes  an- 
ciennes fenêtres,  au-delà  du  ruisseau  dout  j'ai  parlé. 
J'étois  si  troublé  que  je  jetois  indifféremment  par 
la  fenêtre  tout  ce  qui  me  tombent  sous  la  main ,  jus- 
qu'à un  gros  mortier  de  pierre  qu  'en  tout  autre  temps 
j'aurois  eu  peine  à  soulever  :  j'étois  prêt  à  y  jeter  de 
même  une  grande  glace  ,  si  l'on  ne  m'eut  retenu.  Le 
bon  évêque  .  qui  étoit  venu  voir  maman  ce  jour-là  , 
ne  resta  pas  non  plus  oisif  :  il  l'emmena  dans  le  jar- 
din ,  où  il  se  mit  en  prières  avec  elle  et  tous  ceux 
qui  étoient  là  ,  en  sorte  qu'arrivant  quelque  temps 
après  je  vis  tout  le  monde  à  genoux,  et  m'y  mis 
comme  les  autres.  Durant  la  prière  du  saint  homme 
le  vent  changea  ,  mais  si  brusquement  et  si  à  propos , 
que  les  flammes  qui  couvroient  la  maison  et  en- 
troient déjà  par  les  lenêtres  furent  portées  de  l'autre 
côté,  et  la  maison  n'eut  aucun  mal.  Deux  ou  trois 
ans  après  ,  M.  de  Bernex  étant  mort,  les  antonins, 
ses  anciens  confrères  .  commencèrent  à  recueillir  les 
pièces  qui  pouvoient  servir  à  sa  béatification  :  à  la 
prière  du  P.  Roudet ,  je  joignis  à  ces  pièces  une  at- 
testation du  fait  que  je  viens  de  rapporter,  en  quoi 
je  lis  bieu  ;  mais  en  quoi  je  fis  mal,  ce  fut  de  don- 
ner ce  lait  pour  un  miracle.  J'avois  vu  l'évêque  en 
prière  ,  et ,  durant  sa  prière ,  j'avois  vu  le  vent  chan- 
ger ,  et  même  très  à  propos  ;  voilà  ce  que  je  pouvois 
dire  et  certifier  :  mais  qu'une  de  ces  deux,  ehoses  fût 
la  cause  de  l'autre,  voilà  ce  que  je  ne  devois  pas  at- 
tester, pareeque  je  ne  pouvois  le  savoir.  Cependant, 
autant  que  je  puis  me  rappeler  mes  idées  , alors  sin- 
cèrement catholique,  j'étois  de  bonne  foi;  l'amour 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  x77 

du  iiiorvriiieii.v  si  naturel  au  cccur  humain,  m.i  vé- 
nération pour  ce  vertueux  prélat,  l'orgueil  secret 
d'avoir  peut-rire  contribué  moi-même  au  miracle, 
aidèrent  à  me  séduire  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  sut  est  que 
si  ce  miracle  eût  éié  1  oc'  des  ;  lus  ajrden  es  prières, 
j 'au  roi  s  l>:eu  pu  m'eu  attribuer  ma  part. 

Plus  de  trente  au  après,  lorsque  j'eus  publié.  les 
Lettres  de  la  montagne ,  M.  Ivréron  déterra  ce  certifi- 
cat, je  ne  sais  comment,  et  eh  lit  usage  dans  .ses 
feuilles.  11  faut  avouer  que  la  rencontre  étoil  lieu- 
Ku >(•  ,  et  l'à-propos  me  parut  à  moi-même  très  piai- 
sant. 

.!  -tois  destiné  à  être  le  rebut  de  tous  le-. 
Quoique  M.  Gàtier  eût  rendu  de  mes  progrès  Je 
compte  le  inoius  défavorable  qu'il  lai  lût  possibje, 
on  voyoit  qu'ils  u'etoieut  pas  proportionnes  à  mon 
travail,  et  cela  n'éloit  pas  encourageant  pour  me 
faire  pousser  mes  éludes  :  aussi  i  eveque  et  le  supé- 
rieur se  rebuterent-ils  ,  et  l'on  me  îvudil  à  madame 
de  \\aieus  comme  uu  sujet  qui  n'était  pas  même 
bon  pour  être  prêtre;  au  reste  assez  bon  garçon, 
disoit-on,  et  point  vicieux  ;  ce  qui  fit  que  ,  malgré 
i.nit  de  préjuges  rebutants  sur  mon  compte,  elle  ne 
m  abandonna  pas. 

I.    rapportai  chez  elle  en  triomphe  son  livre  de 

[ue  dont  j'avois  tiré  si  bon  parti:  mon  air 

d'Alphce  et  Arétuuse  éloit ,  à-peu-pres,  tout  ce  que 

appris  au  séminaire.  Mon  goût  marqué  pour 

cet  art  lui  lit  naitre  la  pensée  de  me  faire  musicien. 

:on  étoit  commode  :  on  faisoit  chez  elle,  au 

moins  une  fois  la  semaine,  de  la  musique;  et  le 

initie  de  musique  de  la  cathédrale,  qui  dirigeoit  ce 


»7*  I-ES    CONFESSIONS. 

petit  concert,  venoit  la  voir  très  souvent.  C'étoit  un 
Parisien  nommé  aussi  M.  le  Maître,  bon  composi- 
teur, fort  vif,  fort  gai,  jeune  encore,  assez  bien 
fait,  peu  d'esprit,  mais  au  demeurant  très  bon 
homme.  Maman  me  lit  faire  sa  connoissanoe  :  je  m'at- 
tachais à  lui,jenelui  déplaisois  pas.  On  parla  de  pen- 
sion :  l'on  en  convint.  Bref,  j'entrai  chez  lui,  et  j'y 
passai  l'hiver  d'autant  plus  agréablement  que  ,  la 
maîtrise  n'étant  qu'à  vingt  pas  de  la  maison  de  ma- 
dame de  Waiens,  nous  étions  cbez  elle  en  un  mo- 
ment ,  et  nous  y  soupions  très  souvent  ensemble. 

On  jugera  bien  que  la  vie  delà  maîtrise,  toujours 
chantante  et  gaie  avec  les  musiciens  et  les  enfants 
de  chœur,  me  plaisoit  plus  que  celle  du  séminaire 
avec  les  pères  de  Saint-Lazare.  Cependant  cette  vie  , 
pour  être  plus  libre  ,  n'en  étoit  pas  moins  égale  et 
réglée:  j'étois  fait  pour  aimer  l'indépendance  et 
pour  n'en  abuser  jamais.  Durant  six  mois  entiers  je 
ne  sortis  pas  une  seule  fois  que  pour  aller  chez  ma- 
man ou  à  l'église ,  et  je  n'en  fus  pas  même  tenté.  Cet 
intervalle  est  nn  de  ceux  où  j'ai  vécu  dans  le  pins 
grand  calme ,  et  que  je  me  suis  rappelés  avec  le  plus 
de  plaisir  :  dans  les  situations  diverses  où  je  me  suis 
trouvé ,  quelques  uns  ont  été  marqués  par  un  tel 
sentiment  de  bien-être,  qu'en  les  remémorant  j'en 
suis  affecté  comme  si  j'y  étois  encore;  non  seule- 
ment je  me  rappelle  les  temps  ,  les  lieux  ,  les  per- 
sonnes ,  mais  tous  les  objets  environnants  ,  la  tem- 
pérature de  l'air  ,  son  odeur  ,  sa  couleur,  une  cer- 
taine impression  locale  qui  ne  s'est  fait  sentir  que 
là,  et  dont  le  souvenir  vii  m'y  transporte  de  nou- 
veau. Par  exemple  ,  tout  ce  qu'on  répétoit  à  la  mai- 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i:9 

tri>e,  tout  ce  qu'on  chant  oit  Ml  v\::t  «.i -,  loal  ce 
qu'on  y  faisoit,  le  bel  et  noble  habit  dea  chanoine*  , 
les  chasubles  des  prêtres,  les  mitres  îles  chantres, 
la  ligure  des  musiciens  ,  un  vieux  charpentier  boi- 
teux qui  jouoit  de  la  contre-basse,  un  petit  abbé 
blondin  qui  jouoit  du  violon,  le  lambeau  de  sou- 
tane qu'après  avoir  posé  son  épée  le  Maître  endos- 
soit  par-dessus  son  habit  laïque,  et  le  beau  surplis 
lia  dont  il  en  couvroit  les  loques  pour  aller  an 
chutai  ;  l'orgueil  avec  lequel  j'allois,  tenant  ma  pe- 
tite flûte  à  bec ,  m'établir  dans  l'orchestre  à  la  tri- 
bune pour  un  petit  bout  de  récit  que  M.  le  Maître 
■voit  fait  exprès  pour  moi;  le  bon  diuer  qui  nous 
atteudoit  ensuite,  le  bon  appétit  qu'on  y  portoit  : 
ce  concours  d'objets ,  vivement  retracé,  ma  cent 
fois  charmé  dans  ma  mémoire  autant  et  plus  que 
«'ans  la  réalité.  J'ai  gardé  toujours  une  affection 
tendre  pour  un  certaiu  air  du  Conditor  aime  *jde* 
rum,  qui  marche  par  ïambes,  parcequ'un  dimanche 
de  i'Avent  j'entendis  de  mon  lit  chanter  cet  hymne 
avant  le  jour  sur  le  perron  de  la  cathédrale,  selon 
un  rite  de  cette  église-là.  Mademoiselle  Merceret , 
femme-de-chambre  de  maman  ,  savoit  un  peu  de 
musique  ;  je  n'oublierai  jamais  un  petit  motet,  Af- 
ferte  ,  que  M.  le  Maître  me  fit  chanter  avec  elle  ,  et 
qne  sa  maîtresse  écoutoit  avec  tant  de  plaisir.  En- 
fin tout,  jusqu'à  la  bonne  servante  Perrine  qui  étoit 
si  bonne  fille  et  que  les  enfants  de  chœur  faisoient 
tant  endèver  ;  tout,  dans  les  souvenirs  de  ces  temps 
de  bonheur  et  d'innocence  ,  revient  souvent  me  ra- 
vir et  m'altrister. 

Je  vivois  à  Annecy  depuis  un  au  sans  !e  moindra 


i8o  LES    CONFESSIONS, 

reproche  ;  tout  le  monde  étoit  content  de  moi.  De- 
puis mon  départ  de  Turin  je  n'avois  point  fait  de 
sottise  :  et  je  n'en  fis  point  tant  que  je  fus  sous  les 
yeux  de  maman.  Elle  me  conduisoit,  et  me  condui- 
soit  toujours  bien  :  mon  attachement  pour  elle 
étoit  devenu  ma  seule  passion  ;  et  ce  qui  prouve 
que  ce  n'étoit  pas  une  passion  folie,  c'est  que  mon 
cœur  formoit  ma  raison.  Il  est  vrai  qu'un  seul  senti- 
ment .  absorbant  pour  ainsi  dire  toutes  mes  facultés , 
me  mettoit  hors  d'état  de  rien  apprendre,  pas  même 
la  musique,  bien  que  j'y  fisse  tous  mes  efforts. 
Mais  il  n'y  avoit  point  de  ma  faute  :  la  bonne  vo- 
lonté y  étoit  tout  entière;  l'assiduité  y  étoit.  J'étois 
distrait  ,  rêveur  ,  je  soupirois  :  qu'y  pouvois  je 
faire?  Il  ne  manquoit  à  mes  progrè-s  rien  qui  dé- 
pendit de  moi;  mais  pour  que  je  fisse  de  nouvelles 
folies ,  il  ne  falloit  qu'un  sujet  qui  vint  me  le?  in- 
spirer. Ce  sujet  se  présenta  ;  le  basard  arrangea  les 
choses,  et,  comme  on  verra  dans  la  suite  ,  ma  mau- 
vaise tète  en  tira  parti. 

Un  soir  du  m<;is  de  lévrier  qu'il  faisoitbien  froid 
comme  nous  étions  tous  autour  du  ieu  ,  nous  enten- 
dîmes frapper  à  la  porte  de  la  rue.  Perrine  prend  sa 
lanterne,  descend,  ouvre:  un  jeune  homme  entre  , 
monte  avec  elle,  se  présente  d'un  air  aisé  .  et  fait  à 
M.  le  Maître  un  compliment  court  et  b:en  tourné, 
se  donnant  pour  un  musicien  françois  que  le  mau- 
vais état  de  ses  Nuances  forçoit  de  vicarier  pour  pas- 
ser son  chemin.  A  ce  mot  de  musicien  lraneOiS,le 
cœur  tressaillit  au  bon  le  Maître;  il  aimoit  passion- 
nément son  pays  et  son  art.  Il  accueillit  le  jeune 
passager  ,  lui  offrit  le  g:te  dont  il  paroissoit  axtoir 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  iSi 

graud  besoin,  et  qu'il  accepta  sans  beaucoup  de  fa- 
çon. Je  l'examinai  tandis  qu'il  se  chaulloit  et  qu'il 
jasoit  en  attemlaut  le  souper.  Il  étoit  court  uY  s t .1  - 
ture  ,  large  de  quairure  ;  il  avoit  je  ne  sais  quoi  de 
contrefait  daus  sa  taille,  sans  aucune  difformité  par- 
ticulière :  c'etoit ,  pour  aiusi  dire  ,  un  bossu  à  cj.au- 
les  plates,  niais  je  crois  qu'il  boitoit  un  peu.  Il 
avoit  uu  babit  noir  plutôt  usé  que  vieux,  et  qui 
toinboit  par  pièces,  une  chemise  très  iine  et  tics 
sale,  de  belles  manchettes  d'eflilé  ,  des  guêtres  dans 
chacune  desquelles  il  auroit  misses  deux  jambes, 
et,  pour  se  garantir  de  la  neige,  un  petit  chapeau 
à  poiter  sous  le  bras.  Dans  ce  comique  équipage  il 
y  avoit  pourtant  quelque  chose  de  noble  que  son 
îuaiutieu  ne  démentoit  pas;  sa  physionomie  avoit  de 
la  linesse  et  de  l'agrément  :  il  parloit  facilement  et 
bien  ,  mais  très  peu  modestement  ;  tout  marquoit  en 
lui  un  jeune  débauché  qui  avoit  eu  de  l'éducation  . 
et  qui  u'alloit  pas  gueusant  comme  un  gueux ,  mais 
comme  un  fou.  11  nous  dit  qu'il  s'appeioit  Venture 
de  Villeneuve;  qu'il  venoit  de  Paris  ;  qu'il  s'étoit 
égaie  dans  sa  route;  et,  oubliant  un  peu  son  rôle  de 
musicien,  il  ajouta  qu'il  alloit  à  Grenoble  voir  un 
parent  qu'il  avoit  daus  le  parlement. 

Pendant  le  souper  on  parla  d<-  musique,  et  il  eu 
parla  bien.  Il  couuoissoit  tous  lça  grands  virtuoses, 
tous  les  ouvrages  célèbres,  tous  les  acteurs  .  toutes 
le*  actrices  ,  toutes  les  jolies  femmes ,  tous  les  grands 
*eit;ueuis.  Sur  tout  ce  qu'on  disoit  il  paroissoit  au 
tait:  mais  à  peine  un  sujet  étoit-il  entamé  qu'il 
brouilloit  l'entietien  par  quelque  polissonnerie  qui 
faisoit  rire  et  oublier  ce  qu'on  avoit  dit.  C'étoit  un 


!8a  LES    CONFESSIONS. 

samedi  :  il  y  avoit  le  Lendemain  musique  à  la  cathé- 
drale. M.  le  Maître  lui  propose  d'y  chanter;  Très 
volontiers:  lui  demande  quelle  est  sa  partie  ;  La 
haute-contre  :  et  il  parle  d'autre  chose.  Avant  d'aller 
à  l'église  ,  on  lui  offrit  sa  partie  à  prévoir;  il  n'v 
jeta  pas  les  yeux.  Cette  gasconnade  surprit  le  Maî- 
tre :  Vous  verrez,  me  dit-il  à  l'oreille  ,  qu'il  ne  sait 
pas  une  note  de  musique.  J'en  ai  grand'peur,  loi 
répondis-je.  Je  les  suivis  très  inquiet.  Quand  on 
commença,  le  cœur  me  battit  d'une  terrible  force: 
car  je  m'intéressois  beaucoup  à  lui. 

J'eus  bientôt  de  quoi  rae  rassurer.  Il  chanta  ses 
deux  récits  avec  toute  la  justesse  et  tout  le  goût 
imaginables ,  et,  qui  plus  esf%  avec  une  très  jolie 
voix.  Je  n'ai  guère  eu  de  plus  agréable  surprise. 
Après  la  messe,  il  reçut '-des  compliments  à  perle  de 
vue  des  chanoines  et  des -musiciens,  auxquels  il  ré- 
pondoit  en  polissonnant .  mais  toujours  avec  beau- 
coup de  grâce.  M.  le  Maître  l'embrassa  de  bon  cœur; 
j'en  lis  autant:  il  vit  que  j'étois  bien  aise,  et  cela 
parut  lui  faire  plaisir. 

On  conviendra  ,  je  m'assure,  qu'après  m'ètre  en- 
goué de  M.  Bacie,qui,  tout  compté,  n'étoit  qu'un 
manant .  je  pouvois  m  engouer  de  M.  Tenture,  qui 
avoit  de  l'éducation ,  de  l'esprit,  des  talents,  de 
l'usage  du  monde,  et  qui  pouvoit  passer  pour  un 
aimable  débauché.  C'est  aussi  ce  qui  in'arriva ,  et  ce 
qui  seroit  arrivé,  je  pense,  à  tout  autie  jeune 
homme  à  ma  place,  d'autant  plus  facilement  encore 
qu'il  auroit  eu  un  meilleur  tact  pour  sentir  le  mé- 
rite, et  un  meilleur  goût  pour  s'y  attacher  :  car 
Veniure   eu  avoit,   sans  contredit;  et  il  en  avoit 


PARTIE    I,    LIVRE    II  I.  i83 

sur-tout  un  bien  rare  à  son  âge,  celui  de  n'être 
point  pressé  de  montrer  .sou  acquits  11  est  \  rai  qu'il 
M  \amoit  de  beaucoup  de  choses  qu'il  ne  SftVOlt 
p:>inl  :  mais  pour  celles  qu'il  savoit ,  et  qui  etoient  en 
rend  nombre  ,  il  n'en  disoil  riou  ;  il  attendoit 
1  occasion  de  les  montrer.  Il  s'en  prévaloit  alors 
sans  empressement,  et  cela  faisoit  le  plus  ^r.md 
effet.  Comme  il  s'arrêtent  après  ehaqae  chose,  sans 
parler  du  reste,  on  ue  savoit  plus  quand  il  auroit 
tout  montré.  Badin,  folâtre,  inépuisable,  séduisant 
dans  La  conversation,  souriant  toujours  et  ne  riant 
jamais,  il  disoit  du  ton  le  plus  élégant  les  choses 
les  plus  grossières,  et  les  faisoit  passer.  Les  femmes 
même  les  plus  modestes  s'etonnoient  de  ce  qu'elle* 
enduroient  de  lui.  biles  avoient  beau  sentir  qu'il 
falloitse  lâcher,  elles  n'en  avoient  pas  la  forée.  Il  ne 
lui  failoit  que  des  filles  perdues,  et  je  ne  crois  pas 
qu'il  fût  fait  pour  avoir  des  bonnes  fortunes  :  mais 
ilétoit  lait  poui  mettre  un  agrément  infini  dans  le 
commerce  des  gens  qui  en  avoient.  Il  était  dH 
qu'avec  tant  de  talents  agieables,  dans  un  pav>  ou 
l'on  s'y  connoit  et  où  on  les  aime,  il  restât  borné 
loug-temps  à  la  sphère  des  musiciens. 

Mon  goût  pour  11.  Veuture,  plus  raisonnable 
dans  sa  cause  ,  lut  aussi  moin>  extravagant  dans  se* 
eilets  ,  quoique  plus  vif  et  plus  duraide  que  celui 
quej'avois  pris  pour  AI.  Bâcle.  J'aimoisà  le  voir, 
à  l'entendre  :  tout  ce  qu'il  faisoit  me  paroissoit  ci. ar- 
mant ;  tout.ee  qu'il  disoil  me  semldoit  de>  ora-  les  : 
mais  monenc  ouemeut  n'alloit  point  jusqu'à  ne  pou- 
voir me  séparer  de  Loi.  J'avois  à  mon  voisinage  un 
bon  préservatif  contre  cet  excès.   D'aiilears,  trou- 


184  LES    CONFESSIONS, 

vant  ses  maximes  très  bonnes  pour  lui,  je  sentois 
qu'elles  n'étoient  pas  à  mou  usage  ;  il  me  falioit 
une  autre  sorte  de  voluplé  dont  il  u'avoit  pas  l'idée, 
et  dont  je  n'osois  même  lui  parler  ,  bien  sur  qu'il  se 
seroit  moqué,  de  moi.  Cependant  j'aurois  voulu  al- 
lier cet  attachement  avec  celui  qui  me  dominoit. 
l'eu  j.arlois  à  maman  avec  transport  ;  le  Maître  Ifcri 
en  parloit  avec  éloges.  Elle  consentit  qu'on  le  lni 
amenât:  mais  cetle  entrevue  ne  réussit  point  du 
tout.  Il  la  trouva  précieuse:  elle  le  trouva  libertin  ; 
et ,  s'aîarmant  pour  moi  d'une  aussi  mauvaise  con- 
noissauce  ,  non  seulement  elle  me  défendit  de  le  lui 
ramener,  mais  elle  me  peignit  si  fortement  les  dan- 
gers que  je  courois  avec  ce  jeune  homme,  que  je 
devins  un  peu  plus  circonspect  à  m'y  livrer:  et, 
très  heureusement  pour  mes  mœurs  et  pour  ma  tété 
nous  fûmes  bientôt  séparés. 

Le  Maître  avoit  les  goûts  de  son  art  :  il  aimoit  le 
via.  A  table  cependant  il  étoit  sobre;  mais  en  tra- 
vaillant dans  son  cabinet  il  falioit  qu'il  but.  Sa  ser- 
vante le  savoit  si  bien,  que,  sitôt  qu'il  préparoit 
son  papier  pour  composer  et  qu'il  prenoit  son  vio- 
loncelle, son  pot  et  son  verre  arrivoient  l'instant 
d'après,  et  le  pot  se  renouveloit  de  temps  à  autre. 
Sans  jamais  être  ivre  il  étoit  presque  toujours  pris 
de  vin  :  et  en  vérité  c'étoit  dommage ,  car  c'étoit  un 
garçon  essentiellement  bon,  et  si  gai,  que  maman 
ne  l'appeloit  que  petit -chat.  Malheureusement  il 
aimoit  son  talent .  travailloit  beaucoup  et  buvoit  de 
même.  Cela  prit  sur  sa  santé  et  enfin  sur  son  hu- 
meur ;  il  étoit  quelquefois  ombrageux  et  facile  à  of- 
fenser. Incapable  de  groesièretc  ,  incapable  de  man- 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  i^j 

qui  i  à  qui  que  ce  fût,  il  n'a  jamais  dit  une  mau- 
vaise parole  .  îuèiue  à  un  île  ses  mlants  de  choeur  : 
mais  il  ue  (allait  pas  non  plus  lui  mauquer,  et  cela 
étoil  juste.  Le  mal  étoit  qu'ayant  peu  d'esprit  il  ne 
disceruoit  pas  les  tons  et  les  caractères ,  et  preuoit 
souveut  la  mouche  sur  rien. 

L'ancien  chapitre  de  Genève  où  jadis  tant  de 
princes  et  d'évèques  se  faisoient  un  lionueur  d'en- 
trer .  a  perdu  dans  son  exil  son  ancienne  splendeur  , 
mais  il  a  conservé  sa  fierté.  Pour  pouvoir  y  être  ad- 
mis il  faut  toujours  être  gentilhomme  ou  docteur 
de  Sorl»onne  ;  et,  s'il  est  un  orgueil  pardonnable 
après  celui  qui  se  tire  du  mérite  personnel,  c'est  ce- 
lui qui  se  tire  de  la  naissance.  D'ailleurs  tous  les 
prêtres  qui  tiennent  des  laïcs  à  leurs  gages  les  trai- 
tent d'ordinaire  avec  assez  de  hauteur.  C'est  ainsi 
que  les  chanoines  traitoitnt  souvent  le  pauvre 
le  Maître.  Le  chantre  sur- tout,  appelé  M.  l'ahbé 
de  Vidoune,  qui  du  reste  étoit  un  très  galant  hom- 
me, mais  trop  plein  de  sa  noblesse,  n'avoit  pas  tou- 
jours pour  lui  les  égards  que  méritoient  ses  talents, 
et  l'autre  n'enduroit  pas  volontiers  ses  dédains. 
Cette  année  ils  eurent  durant  la  semaine  sainte  ,  un 
démêlé  plus  vif  qu'à  l'ordinaire  dans  un  diner  de 
règle  que  levèque  donnbit  aux  chanoines,  et  où 
le  Maitre  étoit  toujours  invité.  Le  chantre  lui  lit 
quelque  passe-dtoit,  et  lui  dit  quelque  parole  dure 
que  celui-ci  ue  put  digérer.  Il  prit  aur-le-cliaiup  la 
résolution  de  s'enfuir  la  nuit  stii\ante;  et  rien  ne  put 
l'eu  taire  démordre ,  quoique  madame  de  Wai  ens  .  à 
qui  il  alla  faire  ses  adieux  ,  fit  tous  ses  efforts  pour 
l'appaiser.  Il  ne  put  renoncer  au  plaisir  de  se  ven- 
le*  cohfess.    i .  16 


186  LES    CONFESSIONS, 

ger  deses  tyrans  en  les  laissant  dans  l'embarras  aux 
fêtes  de  Pâques ,  temjis  où  l'on  avoil  le  plus  grand 
besoin  de  lui  :  mais  ce  qui  l'emban assoit  lui-mê- 
me étoit  sa  musique  qu'il  vouloit  emporter,  ce  qui 
n'éloit  pas  facile.  Elle  formoit  une  caisse  assez  grosse 
et  fort  lourde ,  qui  ne  s'emportoit  pas  sous  le  bras. 

Maman  fit  ce  que  j'aurois  fait,  et  que  je  ferois  en- 
core à  sa  place.  Après  bien  des  efforts  inutiles  pour 
le  retenir,  le  voyant  résolu  de  partir  comme  que  ce 
fut,  elle  prit  le  parti  de  l'aider  en  tout  ce  qui  dé- 
pendoit  d'elle.  J'ose  dire  qu'elle  le  devoir.  Le  Maî- 
tre s'étoit  consacré ,  pour  ainsi  dire ,  à  son  service. 
Soit  en  ce  qui  tenoit  à  son  art ,  soit  en  ce  qui  tenoit 
à  ses  soins,  il  étoit  entièrement  à  ses  ordres,  et  le 
cœur  avec  lequel  il  les  suivoit  donnoit  à  sa  complai- 
sance un  nouveau  prix.  Elle  ne  faisoit  donc  que 
rendre  à  un  ami,  dans  une  occasion  essentielle  ,  ce 
qu'il  faisoit  pour  elle  en  détail  depuis  trois  ou  qua- 
tre ans  ;  mais  elle  avoit  une  ame  qui  ,  pour  remplir 
de  pareils  devoirs,  n'avoit  pas  besoin  de  songer  que 
c'en  étoient  pour  elle.  Elle  me  fit  venir,  m'ordonna 
de  suivre  M,  le  Maître  au  moins  jusqu'à  Lyon,  et 
de  m'attacher  à  lui  aussi  long-temps  qu'il  auroit 
besoin  de  moi.  Elle  m'a  depuis  avoué  que  le  désir 
de  m'éloigner  de  Tenture  étoit  entré  pour  beaucoup 
dans  cet  arrangement.  Elle  consulta  Claude  Anet , 
son  lidele  domestique,  pour  le  transport  de  la  caisse. 
Il  fut  d'a\is  qu'au  iieu  de  prendre  à  Annecy  une 
bète  de  somme,  qui  nous  feroit  infaill.bleinent  dé- 
couvrir, il  falloit,  quand  il  seroit  nuit,  porter  ïa 
caisse  à  bras  jusqu'à  nue  certaine  distance,  et  louer 
ensuite  un  âne  dans  un  village  pour  la  transporter 


PARTIE   I,    LIVRE    III.  i87 

jusqu'à  Seyssel ,  où  ,  étant  .sur  terre  de  France ,  noua 
n'aurions  plu*  rien  à  risquer.  Cet  avis  fut  suivi  : 
nous  partîmes  le  soir  à  sept  heures  ;  et  maman  ,  sous 
prétexte  de  payer  ma  dépense,  grossit  la  bourse  du 
pauvre  petit-chat  d'un  surcroît  qui  ne  lui  fat  pas 
inutile.  Claude  Anet,  le  jardinier  et  moi  ,  portâmes 
la  caisse  comme  nous  pûmes  jusqu'au  premier  vil- 
lage ,  où  un  âne  nous  relaya  ;  et  la  même  nuit  nous 
nous  rendîmes  a  Seyssel. 

Je  crois  avoir  déjà  remarqué  qu'il  y  a  des  temps 
où  je  suis  si  peu  semblable  à  moi-même  ,  qu'on  me 
prendroit  pour  un  autre  homme  de  caractère  tout 
opposé.  On  en*a  voir  un  exemple.  M.  Revdelet , 
curé  de  Seyssel  r  étoit  cbanoiue  de  Saint-Pierre  ,  par 
conséquent  de  la  connoissance  de  KL  le  Maître  ,  et 
l'un  des  hommes  dont  il  devoit  le  plus  se  cacher. 
Mon  avis  fut  au  contraire  d'aller  nous  présenter  à 
lui,  et  lui  demander  gite  sous  quelque  prétexte, 
comme  si  nous  étions  là  du  consentement  du  cha- 
pitre. Le  Maître  goûta  cette  idée  ,  qui  rendoit  sa 
vengeance  moqueuse  et  plaisaute.  Nous  allâmes  donc 
effrontément  chez  M.  Revdelet ,  qui  nous  reçut  très 
bien.  Le  Maître  lui  dit  qu'il  alloit  à  Bellay,  à  la 
prière  de  l'évêque ,  diriger  sa  musique  aux  fêtes  de 
Pâques  ;  et  moi,  à  la  faveur  de  ce  mensonge,  j'en 
enlilai  cent  autres  si  naturels  que  M.  Reydelet  .  me 
trouvant  joli  garçon,  me  prit  en  amitié  et  me  fit 
mille  caresses.  Nous  fûmes  bien  régalés,  bien  cou- 
chés ;  M.  Reydelet  ne  savoit  quelle  chère  nous  faire 
et  nous  nous  séparâmes  les  meilleurs  amis  du  monde  , 
avec  promesse  de  rester  plus  long-temps  au  retour. 
A  peine  pûmes-nous  attendre  que  nous  fussionsseuls 


iSS  LES    CONFESSIONS, 

pour  commencer  nos  éclats  de  rire ,  et  j'avoue  qu'ils 
me  reprennent  encore  en  y  pensant,  car  on  ne  sau- 
roit  imaginer  une  espièglerie  mieux  soutenue  ni 
plus  heureuse.  Eile  nous  eût  égayés  durant  toute  la 
route  ,  si  M.  le  Maître ,  qui  ne  cessoit  de  boire  et  de 
battre  la  campagne,  n'eût  été  attaqué  deux  ou  trois 
fois  d'une  atteinte  à  laquelle  il  devenoit  très  sujet, 
et  qui  ressembloit  fort  à  l'épilepsie.  Cela  me  jeta 
dans  des  embarras  qui  m'effrayèrent ,  et  dont  je 
pensai  bientôt  à  me  tirer  comme  je  pourrois. 

Nous  allâmes  à  Bellay  passer  les  fêtes  de  Pâques, 
comme  nous  l'avions  dit  à  M.  Reydelet;  et  ,  quoique 
nous  n'y  fussions  point  a'tendus  ,  nous  fûmes  reçus 
du  maître  de  musique  et  accueillis  de  tout  le  monde 
avec  grand  plaisir.  M.  le  Maître  avoit  de  la  considé- 
ration dans  son  art,  et  la  méritoit.  Le  maître  de 
musique  de  Bellay  se  lit  honneur  de  ses  meilleurs 
ouvrages,  et  tâcha  d'obtenir  l'approbation  d'un  si 
bon  juge;  car  outre  que  le  Maître  étoit  connois- 
seur,  il  étoit  équitable,  point  jaloux,  et  point  fla- 
gorneur. Il  étoit  si  supérieur  à  tous  ces  maîtres  de 
musique  de  province,  et  ils  le  sentoient  si  bien  eux- 
mêmes  ,  qu'ils  le  regardoient  moins  comme  leur 
confrère  que  comme  leur  chef. 

Après  avoir  passé  très  agréablement  quatre  ou 
cinq  jours  à  Bellay,  nous  en  repartîmes  et  conti- 
nuâmes notre  route,  sans  autre  accident  que  ceux 
dont  je  viens  de  parler.  Arrivés  à  Lyon,  nous  fûmes 
loger  à  Notre-Dame  de  Pitié,  et,  en  attendant  la 
caisse,  qu'à  la  faveur  d'un  autre  mensonge  nous 
avions  embarquée  sur  le  Rhône  par  les  soins  de  notre 
bon  patron  M.  Reydelet ,  le  Maître  alla  voir  ses  con- 


PARTIE    I,    LITRE    in.  rtg 

uA^sance»,  entre  autres  le  P.  Caton  ,cordelier,  dont 
il  sera  parlé  dans  la  suite,  et  l'abbe  Dortan,  comte 
de  Lyon.  L'un  et  l'autre  le  recurent  bien  ;  mais  ils 
le  trahirent  :  sou  bonheur  s'étoit  épuisé  cheï  M.  Rey- 
delet. 

Deux  jours  après  notre  arrivée  à  Lyon,  comme 
nous  passions  dans  une  petite  rue  non  loin  de  notre 
auberge, le  Maître  fut  surpris  d'une  de  ses  atteintes, 
et  celle-là  fut  si  violente  que  j'en  fus  saisi  d'effroi. 
Je  fis  des  cris  ,  appelai  du  secours ,  nommai  son  au- 
berge, et  suppliai  qu'on  l'y  fit  porter;  puis,  tandis 
qu'on  s'assembloit  et  s'empressoit  autour  d'un  homme 
tombé  sans  sentiment  et  écuninntan  milieu  de  la  rue, 
il  fut  délaissé  du  seul  :imi  sur  lequel  il  eût  du  comp- 
ter. Je  pris  l'instant  où  personne  ne  songeoit  à  moi  , 
je  tournai  le  coin  de  la  rue,  et  je  disparus.  Grâces  an 
ciel  j'ai  fini  ce  troisième  aveu  pénible  ;  s'il  m'en  res- 
toit  beaucoup  de  pareils  à  faire,  j'abandonnerois  le 
travail  que  j'ai  commencé. 

De  tout  ce  que  j'ai  dit  jusqu'à  présent,  il  en  est 
rasté  quelques  traces  dans  Les  lieux  où  j'ai  vécu; 
mais  ce  que  j'ai  à  dire  dans  le  livre  suivant  est  pres- 
que entièrement  ignoré.  Ce  sont  les  plus  grandes 
extravagances  de  ma  vie  ,  et  il  est  heureux  qu'elles 
n'aient  pas  pins  mal  fini.  Mais  ma  tête ,  montée  an 
ton  d'un  instrument  étranger,  étoit  hors  de  som 
diapason;  elle  y  revint  d'elle-même  ,  et  alors  je  cessai 
mes  folies  ,  ou  du  moins  j'en  lis  de  plus  accordantes 
à  mon  naturel.  Cette  époque  de  ma  jeunesse  est  celle 
dont  j'ai  l'idée  la  plus  confuse.  Rien  presque  ne  s'y 
est  passé  d'assez  intéressait  à  mou  cœur  pour  m'en 
rappeler  vivement  le  souvenir  ;  et  il  est  difficile  que  , 

16. 


igo  LES    CONFESSIONS, 

dans  tant  d'allées  et  venues  ,  dans  tant  de  déplace- 
ments successifs,  je  ne  fasse  pas  quelques  transpo- 
sitions de  temps  ou  de  lieu.  J'écris  absolument  de 
mémoire,  sans  monuments,  sans  matériaux  qui 
puissent  me  la  rappeler.  Il  y  a  des  événements  de  ma 
vie  qui  me  sont  aussi  présents  que  s'ils  venoient 
d'arriver,  mais  il  y  a  des  lacunes  et  des  vuides  que 
je  ne  peux  remplir  qu'à  l'aide  de  récits  aussi  confus 
que  le  souvenir  qui  m'en  est  resté.  J'ai  donc  pu  faire 
des  erreurs  quelquefois  ,  et  j'en  pourrai  faire  encore 
sur  des  bagatelles,  jusqu'au  temps  où  j'ai  de  moi 
des  renseignements  plus  sûrs  ;  mais  ,  en  ce  qui  im- 
porte vraiment  au  sujet,  je  suis  assuré  d'être  exact 
et  fidèle,  comme  je  tacherai  toujours  de  l'être  en 
tout.  Voilà  sur  quoi  l'on  peut  compter. 

Sitôt  que  j'eus  quitté  M.  le  Maitre ,  ma  résolution 
fut  prise  ,  et  je  repartis  pour  Annecy.  La  cause  et  le 
mystère  de  notre  départ  m'avoient  donné  un  grand 
intérêt  pour  la  sûreté  de  notre  retraite  ;  et  cet  inté- 
rêt, m'occupant  tout  entier,  avoit  fait  diversion 
durant  quelques  jours  à  celui  qui  me  rappeloit  en 
arrière  :  mais  dès  que  la  sécurité  me  laissa  plus  tran- 
quille ,  le  sentiment  dominant  reprit  sa  place.  Rien 
ne  me  flattoit ,  rien  ne  me  tentoit  ;  je  n'ivois  de  désir 
pour  rien  que  pour  retourner  auprès  de  maman.  La 
tendresse  et  la  vérité  de  mon  attachement  pour  elle 
avoit  déraciné  de  mon  cœur  tous  les  projets  imagi- 
naires ,  toutes  les  folies  de  l'ambition.  Je  ne  voyais 
plus  d'autre  bonheur  que  celui  de  vivre  a  après  d'elle, 
et  je  ne  faisois  pas  un  pas  sans  sentir  que  ;e  ra'cloi- 
gnois  de  ce  bonheur.  J'y  revins  donc  aussitôt  que 
cela  me  fut  possible.  Mon  retour  fut  si  prompt  et 


PARTIE    I,    LIVRE    III.  191 

mon  esprit  si  distrait ,  que  ,  quoique  je  me  rappelle 
a\ee  tant  de  plaisir  tous  nies  autres  voyages  ,  je  n'ai 
pas  le  moindre  souvenir  de  eelui-la.  Je  ne  m'en 
rappelle  rien  du  tout,  sinon  mon  départ  de  Lyon  et 
mon  arrivée  à  Annecy.  Qu'on  juge  sur-tout  si  cette 
dernière  époque  a  dû  sortir  de  ma  mémoire  :  en 
arrivant  je  ne  trouvai  plus  madame  de  Warens;  elle 
étoit  partie  pour  Paris. 

Je  n'ai  jamais  bien  su  le  secret  de  ce  voyage.  Elle 
me  l'auroit  dit,  j'en  suis  très  sûr,  si  je  l'en  avoir 
pressée;  mais  jamais  homme  ne  fut  inoins  curieux 
que  moi  des  secrets  de  ses  amis.  Mon  cœur  unique- 
ment occupé  du  préseut  et  de  l'avenir  en  re:nplit 
toute  sa  capacité ,  tout  son  espace ,  et  ,  hors  mes 
plaisirs  passés  ,  qui  font  désormais  mes  uniques 
jouissances,  il  n'y  reste  pas  un  coin  vnide  pour  ce 
qui  11  est  plus,  loutce  que  j'ai  cru  entrevoir  dans 
le  peu  qu'elle  m'en  a  dit  est  que ,  dans  la  révolution 
cau.sée  a  Turin  par  l'abdication  du  roi  de  Sardaigne  , 
elle  craignit  d'être  oubliée,  et  voulut ,  à  la  faveur 
des  intrigues  de  M.  d'Aubonne  ,  chercher  le  même 
avantage  à  la  cour  de  France,  où  elle  m'a  souvent 
dit  qu'elle  l'eût  préféré  ,  parceque  la  multitude  des 
grandes  affaires  lait  qu'on  n'y  est  pas  si  désagréable- 
ment surveillé.  Si  cela  est ,  il  est  bien  étonnant  qu'à 
son  retour  on  ne  lui  ait  pas  fait  plus  mauvais  visage , 
et  qu'elle  ait  toujours  joui  de  sa  pension  sans  aucune 
interruption.  Bien  des  gens  ont  cru  qu'elle  avoit  été 
chargée  de  quelque  commission  secrète,  soit  de  la 
part  de  l'évêque ,  qui  avoit  alors  des  affaires  à  la 
cour  de  France,  où  il  fut  lui-même  obligé  d'aller, 
soit  de  la  part  de  quelqu'un  plus  puissant  encore 


j§2  LES   CONFESSIONS. 

qui  sut  lui  ménager  un  heureux  retour.  Ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  si  cela  est ,  est  que  l'ambassadrice  n'étoit  pas 
mal  choisie ,  et  que ,  jeune  et  belle  encore ,  elle  avoit 
tous  les  talents  nécessaires  pour  se  bien  tirer  d'une 
négociation. 


FUS    DW    TROISIEME    LITRE. 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  i93 


IV»V*«%»»\1 


LIVRE    QUATRIEME. 


J  arrive,  et  je  ne  la  trouve  pins.  Qu'on  juge  de  ma 
surprise  et  de  ma  douleur.  C'est  alors  que  le  regret 
d'avoir  lâchement  abandonné  M.  le  Maître  com- 
mença de  se  faire  sentir.  Il  fut  plus  vif  encore  quand 
j'appris  le  malheur  qui  lui  étoit  arrivé.  Sa  caisse  de 
musique  .  qui  contenoit  toute  sa  fortune  ,  cette  pré- 
cieuse caisse  sauvée  avec  tant  de  fatigues,  avoit  été 
sa. sic  à  Lyon  par  les  soins  du  comte  Dortan  ,  à  qui 
le  chapitre  avoit  fait  écrire  pour  le  prévenir  de  cet 
enlèvement  furtif.  Le  Maître  avoit  en  vain  réclamé 
son  bien,  son  gagne-pain,  le  travail  de  toute  sa  vie. 
La  propriété  de  cette  caisse  étoit  au  moins  sujette  à 
litige;  il  n'y  en  eut  point.  L'affaire  fut  décidée  à 
l'instant  même  par  la  loi  du  plus  fort,  et  le  pauvre 
le  Maître  perdit  ainsi  le  fruit  de  ses  talents,  l'ou- 
vrage de  sa  jeunesse ,  et  la  ressource  de  ses  vieux 
jours. 

Il  ne  manqua  rien  au  coup  que  je  reçus  ,  pour  le 
rendre  accablant.  Mais  j'ctois  dan*  un  âge  où  les 
grands  chagrins  ont  peu  de  prise,  et  je  me  forgeai 
bientôt  des  consolations.  Je  comptois  avoir  dans  peu 
des  nouvelles  de  madame  de  Warens  .  quoique  je  ne 
susse  pas  son  adresse,  et  qu'elle  ignorât  ciue  j'étois 
de  retour  ;  et  quant  à  ma  désertion ,  tout  bien  compté, 


ï<j4  LES    CONFESSIONS, 

je  ne  la  trouvois  pas  si  coupable.  J'avois  été  utile  à 
M.  le  Maître  dans  sa  retraite  ;  c'étoit  le  seul  service 
qui  dépendît  de  moi.  Si  j'avois  resté  avec  lui  en 
France  ,  je  ne  l'aurois  pas  guéri  de  son  mal,  je  n'au- 
rois  pas  sauvé  sa  caisse ,  je  n'aurois  fait  que  doubler 
sa  dépense,  sans  lui  pouvoir  être  bon  à  rien.  Voilà 
comment  alors  je  voyois  la  chose  ;  je  la  vois  autre- 
ment aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  quand  une  vilaine 
action  vient  d'être  faite  qu'elle  npus  tourmente  ;  c'est 
quand  long-temps  après  on  se  la  rappelle  ;  car  le  sou- 
venir ne  s'en  éteint  point. 

Le  seul  parti  que  j'avois  à  prendre  pour  avoir  des 
nouvelles  de  maman  étoitd'en  attendre  :  car  ou  l'aller 
chercher  à  Paris?  et  avec  quoi  faire  le  voyage?  Il  n'y 
aYoil  point  de  lieu  plus  sûr  qu'Annecy  pour  savoir 
tôt  ou  tard  où  elle  étoit.  J'y  restai  donc.  Mais  je  me 
conduisis  assez  mal.  Je  n'allai  point  voir  l'évêque  , 
qui  m'avoit  protégé  ,  et  qui  me  pouvoit  protéger  en- 
core. Je  n'a  vois  plus  ma  patrone  auprès  de  }ui ,  et  je 
craignois  les  réprimandes  sur  notre  évasion.  J'allai 
encore  moins  au  séminaire  :  M.  Gros  n*y  étoit  plus. 
Je  ne  vis  personne  de  ma  connoissance  :  j'aurois 
pourtant  bien  voulu  aller  voir  madame  l'intendante , 
mais  je  n'osai  jamais.  Je  fis  plus  mal  que  tout  cela. 
Je  retrouvai  M.  Venture ,  auquel ,  malgré  mon  en- 
thousiasme, je  n'avois  pas  même  pensé  depuis  mon 
départ.  Je  le  retrouvai  brillant  et  fêté  dans  tout  An- 
necy ;  les  dames  se  l'arrachoient.  Ce  succès  acheva  de 
me  tourner  la  tête.  Je  ne  vis  plus  rien  que  M.  Ven- 
ture ,  et  il  me  fît  presque  oublier  madame  de  Warens. 
Ponr  profiter  de  ses  leçons  plus  à  mon  aise,  je  lui 
proposai  de  partager  avec  moi  son  gîte  ;  il  y  consen- 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  i05 

lit.  Il  étoit  loge  chez  un  cordonnier,  plaisant  et  bouf- 
fon personnage,  qui,  dans  son  patois,  n'appeloit 
pas  sa  femme  autrement  que  saiopicne ,  nom  qu'elle 
wéritoit  assez.  Il  avoit  avec  elle  des  prises  que  Ven- 
ture  avoit  soin  de  faire  durer  en  paraissant  vouloir 
faire  le  contraire.  Il  leur  disoit,  d'un  ton  froid  ,  et 
dans  son  accent  provençal,  des  mots  qui  fai.soient  le 
plus  grand  effet  ;  c'étoieut  des  scènes  à  pâmer  de 
rire.  Les  matinées  se  passoient  ainsi  sans  qu'on  y 
songeât.  A  deux  ou  trois  heures  nous  mandions  un 
morcean.  Venture  s'en  alloit  dans  ses  sociétés  ,  où 
il  soupoit  ;  et  moi  j'allois  me  promener  seul ,  médi- 
tant sur  son  grand  mérite,  et  maudissant  ma  maus- 
sade étoile  qui  ne  m'appeloit  point  à  cette  heumi.se 
vie.  Eh  !  que  je  m'y  connoissois  mal  !  La  mieuneeût 
été  cent  fois  plus  charmante  si  j'avois  été  moins  bète, 
et  si  j'en  avois  su  mieux  jouir: 

Madame  de  Warens  n'a  voit  emmené  qu'Anet  avec 
elle;  elle  avoit  laissé  Merceret  sa  feuime-de-cbambre, 
dont  j'ai  parle.  Je  la  trouvai  occupant  encore  l'ap- 
partement de  sa  maîtresse.  Mademoiselle  Merceret 
étoit  un  peu  plus  âgée  que  moi ,  non  pas  j  olie  ,  mais 
assez  agréable,  une  bonne  Fribourgeoise  sans  ma- 
lice, et  à  qui  je  n'ai  connu  d'autre  défaut  que  d'être 
quelquefois  un  peu  mutine  avec  sa  maîtresse.  Je  l'ai- 
lois  voir  assez  souvent  ;  c'étoit  une  ancienne  con- 
noissance  ,  et  sa  vue  m'en  rappeloit  une  plus  chère 
qui  me  la  faisoit  aimer.  Elle  avoit  plusieurs  amies  , 
entre  autres  une  mademoiselle  Giraud ,  Genevoise, 
qui  ,  pour  mes  péchés,  s'avisa  de  prendre  du  goût 
pour  moi.  Elle  pressoit  toujours  Merceret  de  m'a- 
uaener  chez  elle;  je  m'y  laissois  mener,  parcequa 


196  LES    CONFESSIONS. 

j'aimois  assez  Merceret,  et  qu'il  y  avoit  là  d'autres 
jeunes  personnes  que  je  voyois  volontiers.  Pour 
mademoiselle  Giraud ,  qui  me  faisoit  toutes  sortes 
d'agaceries,  on  ne  peut  rien  ajouter  à  l'aversion  que 
j'avois  pour  elle.  Quand  elle  approchoit  de  mon 
visage  son  museau  sec  et  noir  barbouillé  de  tabac 
d'Espagne,  j'avois  peine  à  in 'abstenir  d'y  cracher. 
Mais  je  prenois  patience  ;  à  cela  près,  je  me  plaisois 
fort  au  milieu  de  toutes  ces  filles  ;  et ,  soit  pour  faire 
leur  cour  à  mademoiselle  Giraud  ,  soit  pour  moi- 
même ,  toutes  me  fêtoient  à  l'envi.  Je  ne  voyois  à 
tout  cela  que  de  l'amitié.  J'ai  jugé  depuis  qu'il  n'eût 
tenu  qu'à  moi  d'y  voir  davantage  :  mais  je  ne  m'en 
avisois  pas ,  je  n'y  pensois  pas. 

D'ailleurs ,  des  couturières ,  des  filles-de-chambre  , 
de  petites  marchandes,  ne  me  tentoient  guère  :  ii  me 
falloit  des  demoiselles.  Chacun  a  sa  fantaisie  ;  c'a 
toujours  été  la  mienne.  Ce  n'est  pourtant  i,as  du  tout 
la  vanité ,  c'est  Ja  volupté  qui  m'attire  ;  c'est  un  teint 
mieux  conservé,  de  plus  belles  mains  ,  une  parure 
plus  gracieuse,  un  air  de  délicatesse  et  de  propreté 
sur  toute  la  personne  ,  plus  de  goût  dans  ia  manière 
de  se  mettre  et  de  s'exprimer,  une  robe  plus  hne  et 
mieux  faite,  une  chaussure  plus  mignonne,  des  ru- 
bans ,  de  Ja  dentelle,  des  cheveux  mieux  ajustés.  Je 
préférerois  toujours  la  moins  jolie  ayant  plus  de 
tout  cela.  Je  trouve  moi-:)ième  cette  pféféneaoe  très 
ridicule  .mais  mon  cœur  ia  uonne  maigre  moi. 

He  bien  !  cet  avantage  se  présentait  encore,  et  il 
ne  tint  encore  qu'à  moi  d'en  proiiter.  Que  j'aime  à 
tomber  de  temps  en  temps  sur  les  moments  agréables 
de  ma  jeunesse  !  Ils  ctoient  si  doux  î  ils  ont  été  si 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  197 

courts,  si  rares,  et  je  les  ai  goûtés  à  si  bon  marché  ! 
Ah  !  leur  seul  souvenir  rend  encore  à  mon  cœur  une 
volupté  pure  dont  j'ai  besoin  pour  ranimer  mon 
courage ,  et  soutenir  les  ennuis  du  reste  de  mes  vieux 
jours. 

L'aurore  un  matin  me  parut  si  belle,  que,  tn'éta  .t 
habillé  précipitamment  .  je  me  hâtai  de  gagner  la 
campagne  pour  voir  lever  le  soleil.  Je  goûtai  ce  plai- 
sir dans  tout  son  charme;  c'étoit  la  semaiue  api  es  la 
Saint-Jean.  La  terre,  dans  sa  plus  grande  parure  , 
étoit  couverte  d'herbe  et  de  fleurs  ;  les  rossiguols  , 
presque  à  la  f:n  de  leur  ramage,  sembloient  se  plaire 
à  le  renforcer  :  tous  les  oiseaux,  faisant  en  concert 
leurs  adieux  au  printemps ,  chantoient  la  naissance 
d'un  beau  jour  d'été  ,  d'un  de  ces  beaux  jours  qu'on 
ne  voit  plus  à  mon  âge  ,  et  qu'on  n'a  jamais  vus  dans 
le  triste  sol  où  j'habite  aujourd'hui  (1). 

Je  m'étois  insensiblement  éloigué  de  la  ville  ,  la 
chaleur  augmentoit ,  et  je  me  promenois  sous  des 
omLragesdans  un  vallon  le  lougd'un  ruisseau.  J'en- 
tends derrière  moi  des  pas  de  chevaux  et  des  voix 
de  filles  qui  sembloient  embarrassées,  mais  qui  n'en 
rioient  pas  de  moins  bon  cœur.  Je  me  retourne.  On 
m'appelle  par  mon  nom  ;  j'approche  :  je  trouve  deux 
jeunes  personnes  de  ma  connoissance,  mademoiselle 
de  Graffenried  et  mademoiselle  Galley,  qui  n'étant 
pas  d'excellente,  cavalières  ,  ne  sa  voient  comment 
forcer  leurs  chevaux  à  passer  le  ruisseau.  Mademoi- 
selle de  Graffenried  etoit  une  jeune  Bernoise  fort 
aimable  «  qui  ,  par  quelque  folie  de  son  âge  ,  ayant 

[t]  A  \\  ootton ,  en  Staffordshire. 

les  cj.vtesj.    1  .  17 


lyS  LES    CONFESSIONS, 

été  jetée  hors  de  son  pays ,  avoit  imité  madame  do 
Warens,  chez  qui  je  l'avois  vue  quelquefois  ;  mais 
n'ayant  pas  eu  une  pension  comme  elle ,  elle  avoit 
été  trop  heureuse  de  s'attacher  à  mademoiselle  Gal- 
iey,  qui ,  l'ayant  prise  en  amitié  ,  avoit  engagé  sa 
mère  à  la  lui  donner  pour  compagne  jusqu'à  ce 
qu'on  la  put  placer  de  quelque  façon.  Mademoiselle 
Galley,  d'un  an  plus  jeune  qu'elle ,  étoit  encore  plus 
jolie;  elle  avoit  je  ne  sais  quoi  de  plus  délicat,  de 
plus  fin  ;  elle  étoit  en  même  temps  très  mignonne  et 
très  formée  ,  ce  qui  est  pour  une  fille  le  plus  beau 
moment.  Toutes  deux  s'aimoient  tendrement  ,et  leur 
bon  caractère  à  l'une  et  à  l'autre  ne  pouvoit  qu'en- 
tretenir long-temps  cette  union  ,  si  quelque  amant 
ne  venoit  la  déranger.  Elles  me  dirent  qu'elles  al- 
loient  à  Toune ,  vieux  château  appartenant  à  madame 
Galley  ;  elles  implorèrent  mon  secours  pour  faire 
passer  leurs  chevaux,  n'en  pouvant  venir  à  bout 
elles  seules.  Je  voulus  fouetter  les  chevaux  ;  mais 
elles  craignoient  pour  moi  les  ruades  ,  et  pour  elles 
les  haut-le-corps.  J'eus  recours  à  un  autre  expédient  : 
je  pris  par  la  bride  lecheval  de  mademoiselle  Galley, 
puis,  le  tirant  après  moi,  je  traversai  le  ruisseau 
ayant  de  l'eau  jusqu'à  mi-jambes,  et  l'autre  cheval 
suivit  sans  difficulté.  Cela  fait,  je  voulus  saluer  ces 
demoiselles,  et  m'en  aller  comme  un  benêt  :  elles  se 
dirent  quelques  mots  tout  bas  ;  et  mademoiselle  de 
Graffenried  s'adressant  à  moi  :  Non  pas  ,  non  pas  , 
me  dit-elle  ,  on  ne  nous  échappe  pas  comme  cela. 
Vous  vous  êtes  mouillé  pour  notre  service,  et  nous 
devons  en  conscience  avoir  soin  de  vous  sécher  :  il 
faut,  s'il  vous  plaît,  venir  avec  nous  ;  nous  vous 


PARTIE    ï,    LIVRE    IV.  199 

arrêtons  prisonnier.  Le  cœur  me  battoit,  je  regardois 
mademoiselle  Galley.  Oui  ,  oui  ,  ajouta-t-elle  en 
riant  de  ma  mine  effarée,  prisonnier  de  guerre; 
montez  en  croupe  derrière  elle,  nous  voulons  rendre 
compte  de  tous.  Mais,  mademoiselle,  je  n'ai  pas 
l'honneur  d'être  connu  de  madame  votre  mère  ;  que 
dira-t-elle  en  me  voyant  arriver  ?  Sa  mère ,  reprit 
mademoiselle  de  Grafîenried,  n'est  pas  à  Toune  ; 
nous  revenons  ce  soir,  et  vous  reviendrez  avec  nous. 

L'effet  de  l'électricité  n'est  pas  plus  prompt  que 
celui  que  ces  mots  firent  sur  moù  En  m'élançant  sur 
le  cheval  de  mademoiselle  de  Grafîenried  ,  e  treru- 
blois  de  joie;  et  quand  il  fallut  l'embrasser  pour  me 
tenir,  le  cœur  me  battoit  si  fort  qu'elle  s'en  apper- 
cut  :  elle  me  dit  que  le  sien  lui  battoit  aussi  par  la 
frayeur  de  tomber.  C'étoit  presque,  dans  ma  posture, 
une  invitation  de  vérifier  la  chose;  je  n'osai  jamais, 
et ,  durant  tout  le  trajet ,  mes  deux  bras  lui  servirent 
de  ceintnre,  très  serrée  à  la  vérité,  mais  sans  se  dé- 
placer un  moment.  Telle  femme  qui  lira  ceci  me 
souffletteroit  volontiers,  et  n'auroit  pas  tort. 

La  gaieté  du  voyage  et  le  babil  de  ces  filles  aigui- 
sèrent tellement  le  mien,  que  jusqu'au  soir,  et  tant 
que  nons  fûmes  ensemble  ,  nous  ne  déparlâmes  pas 
un  moment.  Elles  m'avoient  mis  si  bien  à  mon  aise, 
que  ma  langue  parloit  autant  que  mes  yeux  ,  quoi- 
qu'elle ne  dit  pas  les  mêmes  choses.  Quelques  in- 
stants seulement  ,  quand  je  me  trouvois  tète  à  tête 
avec  l'une  ou  avec  l'autre ,  l'entretien  s'embarrassoit 
un  peu  ;  mais  l'absente  revenoit  bien  vite ,  et  ne  nous 
laissoit  pas  le  temps  d'éclaireir  cet  embarras. 

Arrivés  à  Toune  ,  et  moi  bien  séché  ,  non*  déjeû- 


ooû  LES    CONFESSIONS. 

naines.  Ensuite  il  fallut  procéder  à  l'importante  af- 
faire de  préparer  le  dîné.  Les  deux  demoiselles,  tout 
eu  cuisinant,  baisoient  de  temps  en  temps  les  en- 
fants de  la  graugere  ,  et  le  pauvre  marmiton  mangeoit 
son  pain,  sans  mot  dire  ,  à  la  lumée  du  rôti.  On 
avoit  envoyé  des  provisions  de  la  ville,  et  il  y  avoit 
de  quoi  faire  un  très  bon  dîné. sur-tout  en  friandises  ; 
unis  malheureusement  on  avoit  oublié  du  vin.  Cet 
oubli  n'étoit  pas  étonnant  pour  des  filles  qui  n'en 
bu  voient  guère  ;  mais  j'en  fus  fâché  ,  car  j'avois  un 
peu  compté  sur  ce  secours  pour  m'enhardir.  Elles  en 
fuient  fâchées  aussi  ,  par  la  même  raison  peut-être  ; 
mais  je  n'en  crois  rien.  Leur  gaieté  vive  et  charmante 
étoit  l'innocence  même;  et  d'ailleurs  qu'eussent-elles 
fait  de  moi  entre  elles  deux?  Elles  envoyèrent  cher- 
cher du  vin  par-tout  aux  environs;  on  n'en  trouva 
point  ,  tant  les  paysans  de  ce  canton  sont  sobres  et 
pauvres!  Comme  elles  m'en  marquoient  leur  chagrin, 
j  e  leur  dis  de  n'en  pas  être  si  fort  en  peine,  et  qu'elles 
n'avoient  pas  besoin  de  vin  pour  m'enivrer.  Ce  fut  la 
seule  galanterie  que  j'osai  leur  dire  de  la  journée  ; 
mais  je  crois  que  les  fripponnes  voyoient  de  reste 
que  cette  galanterie  étoit  une  vérité. 

Nous  dînâmes  dans  la  cuisine  de  la  grangere,  les 
deux  amies  assises  sur  des  bancs  aux  deux  côtés  de 
la  longue  table ,  et  leur  hôte  entre  elles  deux  sur  une 
esrabelle  à  trois  pieds.  Quel  diné  !  quel  souvenir 
plein  de  charmes!  Comment,  pouvant  à  si  peu  de 
frais  goûter  des  plaisirs  si  purs  et  si  vrais,  vouloir 
en  rechercher  d'autres  ?  Jamais  soupe  des  petites- 
maisons  de  Paris  n'approcha  de  ce  repas ,  je  ne  dis 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  *oi 

pas  seulement  pour  la  gaieté,  pour  la  douce  joie, 
mais  je  dis  pour  la  sensualité. 

Après  le  dîner  nous  fîmes  une  économie;  an  lien 
de  prendre  le  café  qui  nous  restoit  du  déjeuner, 
nons  le  gardâmes  pour  le  goûter  avec  de  la  crème  et 
des  gâteaux  qu'elles  avoient  apportés  ;  et  pour  te- 
nir notre  appétit  en  haleine,  nons  allâmes  dans  le 
verger  achever  notre  dessert  avec  des  cerises.  Je 
montai  sur  l'arhre  et  je  leur  en  jetois  des  bouquets 
dont  elles  me  rendoient  les  noyaux  à  travers  les 
branches.  Une  fois  mademoiselle  Galley ,  avançant 
son  tablier  et  reculant  la  tète,  se  présentoit  si  bien  , 
et  je  visai  si  juste,  que  je  lui  lis  tomber  un  bouquet 
dans  le  sein  ;  et  de  rire.  Je  me  disois  en  moi-même  : 
Que  mes  lèvres  ne  sont-elles  des  cerises  !  comine  je 
les  leur  jetterois  ainsi  de  bon  cœur  ! 

La  journée  se  passa  de  cette  sorte  à  folâtrer  avec 
h  plus  grande  liberté ,  et  toujours  avec  la  plus  grande 
décence.  Pas  un  seul  mot  équivoque  ,  pas  une  senle 
plaisanterie  hasardée;  et  cette  décence,  nous  ne 
nous  l'imposions  point  du  tout ,  elle  venoit  toute 
seule;  nous  prenions  le  ton  que  nous  donnoient 
nos  coeurs.  Enfin  ma  modestie ,  d'autres  diront  ma 
sottise,  fut  telle,  que  la  plus  grande  privauté  qui 
m'échappa  fut  de  baiser  une  seule  fois  la  main  de 
mademoiselle  Galley.  Il  est  vrai  que  la  circonstance 
ajoutoit  aru  prix  de  cette  légère  faveur.  Nous  étions 
seuls,  je  respirois  avec  embarras, elle  avoit  les  yeux 
Baissés  :  ma  bouche,  au  lieu  de  trouver  des  paroles, 
s'avisa  de  se  coller  sur  sa  main,  qu'elle  retira  dou- 
cement après  qu'elle  fut  baisée,  en  me   regardant 


aoa  LES    CONFESSIONS, 

d'un  air  qui  n'étoit  point  irrité.  Je  ne  sais  ce  que 
j'aurois  pu  lui  dire  :  son  amie  entra,  et  me  parut 
laide  en  ce  moment. 

Enfin  elles  se  souvinrent  qu'il  ne  falloit  pas  atten- 
dre la  nuit  pour  rentrer  en  ville.  Il  ne  nous  restoit 
nue  le  temps  qu'il  falloit  pour  arriver  de  jour,  et 
nous  nous  hâtâmes  de  partir,  en  nous  distribuant 
comme  nous  étions  venus.  Si  j'avois  osé  j'aurois 
transposé  cet  ordre,  carie  regard  de  mademoiselle 
Galley  m'avoit  vivement  émule  cœur:  mais  je  n'osai 
rien  dire,  et  ce  n'étoit  pas  à  elle  de  Je  proposer. 
En  marchant  nous  disions  que  la  journée  avoit  tort 
de  finir;  mais  ,  loin  de  nous  plaindre  qu'elle  eût  été 
courte ,  nous  trouvâmes  que  nous  avions  eu  le  se- 
cret de  la  faire  longue  par  tous  les  amusements  dont 
nous  avions  su  la  remplir. 

Je  les  quittai  à-peu-près  au  même  endroit  où  elles 
m'avoienl  pris.  Avec  quel  regret  nous  nous  séparâ- 
mes !  Avec  quel  plaisir  nous  projetâmes  de  nous  re- 
voir! Douze  heures  passées  ensemble  nous  valoient 
des  siècles  de  familiarité.  Le  doux  souvenir  de  cette 
journée  ne  coùtoit  rien  à  ces  aimables  filles  ;  la  ten- 
dre union  qui  régnoit  entre  nous  trois  valoit  des 
plaisirs  plus  vifs,  et  n'eût  pu  subsister  avec  eux: 
nous  nous  aimions  sans  mystère  et  sans  honte,  et 
nous  voulions  nous  aimer  toujours  ainsi.  L'inno- 
ceuce  des  mœurs  a  sa  volupté  qui  vaut  bien  l'autre  , 
parcequ'elle  n'a  point  d'intervalle  et  qu'elle  agit 
continuellement.  Pour  moi,  je  sais  que  la  mémoire 
d'un  si  beau  jour  me  charme  plus  ,  me  touche  plus  , 
me  revient  plus  au  cœur,  que  celle  d'aucuns  plai- 
sirs que  j'aie  goûtés  en  ma  vie.  Je  nesavoispas  trop 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  ao3 

bien  co  que  |t*  voulois  à  ces  deux  charmantes  per- 
sonnes,  mais  elles  în'intéressoient  beaucoup  toutes 
deux.  Je  ne  dis  pas  que,  si  j'eusse  été  le  maître  de 
mes  arrangements  ,  mon  cœnr  se  seroit  partagé  ,  j'y 
sentais  un  peu  de  préférence.  J'aurois  fait  mon  bon- 
heur d'avoir  pour  maîtresse  mademoiselle  de  Graf- 
fénried  ;  mais,  à  choix,  je  crois  que  je  l'aurois 
mieux  aimée  pour  confidente.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  me  sembloit  en  les  quittant  que  je  ne  pourrois 
plus  vivre  sans  l'une  et  sans  l'autre.  Qui  m'eût  dit 
que  je  ne  les  reverrois  de  ma  vie,  et  que  là  finiroient 
nos  éphémères  amours  ! 

Ceux  qui  liront  ceci  ne  manqueront  pas  de  rire 
de  mes  aventures  galantes ,  en  remarquant  qu'après 
beaucoup  de  préliminaires  ,  les  plus  avancées  finis- 
sent par  baiser  la  main.  O  mes  lecteurs!  ne  vous  y 
trompez  pas:  j'ai  peut-être  eu  plus  de  plaisir  dans 
mes  amours  en  unissant  par  cette  main  baisée  ,  que 
vons  n'en  aurez  jamais  dans  les  vôtres  en  commen- 
çant tout  au  moins  par-la. 

Venture ,  qui  s'étoit  conché  fort  tard  la  veille , 
rentra  pen  de  temps  après  moi.  Pour  cette  fois  je 
ne  le  vis  pas  avec  le  même  plaisir  qu'à  l'ordinaire, 
et  je  me  gardai  de  lui  dire  comment  j'avois  passé 
ma  journée.  Ces  demoiselles  m'avoient  parlé  de  lui 
avec  peu  d'estime  ,  et  m'avoieut  paru  mécontentes 
de  me  savoir  en  si  mauvaises  mains.  Cela  !ui  fit  tort 
dans  mon  esprit  :  d'ailleurs  tout  ce  qui  me  distravoit 
d'elles  ne  pouvoit  que  m'ètre  désagréable.  Cepen- 
dant il  me  rappela  bientôt  à  lui  et  à  moi  en  me  par- 
lant de  ma  situation:  elle  étoit  trop  critique  pour 
pouvoir  durer.   Quoique  je  dépensasse  très  peu  de 


ao4  LES    CONFESSIONS. 

chose,  mon  petit  pécule  achevoit  de  s'épuiser  :  j'é- 
tois  sans  ressource:  point  de  nouvelles  de  maman; 
je  ne  savois  que  devenir,  et  je  seotois  un  cruel  ser- 
rement de  cœur  de  voir  l'ami  de  mademoiselle  Gal- 
ley  réduit  à  l'aumône. 

Tenture  me  dit  qu'il  avoit  parlé  de  moi  à  M.  I« 
juge-mage ,  qu'il  vouloit  m'y  mener  diner  le  lende- 
main :  que  c'étoit  un  homme  en  état  de  me  rendre 
service  par  ses  amis  ;  d'ailleurs  une  bonne  connois- 
sance  à  faire ,  un  homme  d'esprit  et  de  lettres  ,  d'un 
commerce  fort  agréable  ,  qui  avoit  des  talents  et  qui 
les  aimoit  :  puis  mêlant ,  à  son  ordinaire  ,  aux  cho- 
ses sérieuses  la  plus  mince  frivolité  ,  il  me  lit  voir 
un  joli  couplet  venu  de  Paris,  sur  un  air  d'un  opéra 
de  Mouret  qu'on  jouoit  alors.  Ce  couplet  avoit  plu 
si  fort  à  M.  Simon  (c'étoit  le  nom  du  juge-mage), 
qu'il  vouloit  en  faire  un  autre  en  réponse  sur  le  mê- 
me air  :  il  avoit  dit  à  Venture  d'en  faire  aussi  un; 
et  la  folie  prit  à  celui-ci  de  m'en  faire  faire  un  troi- 
sième ,  afin,  disoit-il ,  qu'on  vît  le  lendemain  les 
couplets  arriver  comme  les  brancards  du  Roman 
comique. 

La  nuit,  ne  pouvant  dormir,  je  fis  comme  je  pus 
mon  couplet  :  pour  les  premiers  vers  que  j'eusse 
faits  ils  étoient  passables,  meilleurs  peut-être,  ou 
du  moins  faits  avec  plus  de  goût  qu'ils  n'auroient 
élé  la  veille  ,  le  sujet  roulant  sut  uue  situation  fort 
tendre  à  laquelle  mon  cœur  étoit  déjà  tout  disposé. 
Je  montrai  le  matin  mon  couplet  à  Venture,  qui, 
le  trouvant  joli ,  le  mit  dans  sa  poche  sans  me  dire 
s'il  avoit  fait  le  sien.  Nous  allâmes  dîner  chez  M. 
Simon,  qui   nous  reçut   bien.    La   conversation  fut 


PARTIE    I,    LIVRE    IY.  ao5 

agréable  ;  elle  ne  pouvoit  manquer  de  l'être  entre 
deux  hommes  d'esprit,  à  qui  la  lecture  avoit  pro- 
fité. Pour  moi,  je  faisois  mon  rôle  :  j'écoutois  et  je 
me  taisois.  Ils  ne  parlèrent  de  couplets  ni  l'un  ni 
l'autre:  je  n'en  parlai  point  non  plus:  et  jamais, 
que  je  sache  ,  il  n'a  été  question  du  mien. 

_M.  Simon  parut  content  de  mon  maintien:  c'est 
à-peu-près  tout  ce  qu'il  vit  de  moi  dans  cette  en- 
trevue. Il  m 'avoit  déjà  vu  plusieurs  fois  chez  ma- 
dame de  Warens,  sans  faire  une  grande  attention  à 
moi  :  ainsi  c'est  de  ce  diuer  que  je  puis  dater  sa 
connoissance ,  qui  ne  me  servit  de  rien  pour  l'ob- 
jet qui  me  l'avoit  fait  faire,  mais  dont  je  tirai  dans 
la  suite  d'autres  avantages  qui  me  font  rappeler  sa 
mémoire  avec  plaisir. 

J'anrois  tort  de  ne  pas  parler  de  sa  figure,  que, 
sur  sa  qualité  de  magistrat ,  et  sur  le  bel  esprit  dont 
il  se  piquoit,  on  n'imagineroit  pas  si  je  n'en  disois 
Tien.  M.  le  juge-mage  Simon  n'avoit  assurément 
pas  trois  pieds  de  haut.  Ses  jambes  droites  ,  et  mê- 
me assez  longues  ,  l'auroient  agrandi  si  elles  eussent 
été  verticales  ;  mais  eiies  posoient  de  biais  comme 
celles  d'un  compas  très  ouvert.  Son  corps  étoit  non 
seulement  court,  mais  mince,  et  en  tout  sens  d'une 
petitesse  incroyable.  Il  devoitparoitreune  sauterelle 
quand  il  etoit  nud.  Sa  tète  ,  de  grandeur  naturelle 
avec  un  visage  bien  formé  ,  l'air  noble  .  d'assez  beaux 
yeux  ,  sembloit  une  tète  postiche  qu'on  auroit  plan- 
tée sur  un  moignon.  Il  eût  pu  s'exempter  de  faire 
de  la  dépense  en  parure;  car  sa  grand*  perrnqûc 
seule  l'habilloit  jai  -ln'.x  -ment  de  pied  en  cap. 

Il  avoit  deux  voix  toutes  différentej  qui  t'entre- 


ao6  LES    CONFESSIONS. 

rnèioieut  sans  cesse  dajas  sa  conversation  avec  un 
contraste  d'abord  très  plaisant,  mais  bientôt  très 
désagréable.  L'une  étoit  grave  et  sonore;  c'étoit,  si 
j'ose  ainsi  parler,  la  voix  de  sa  tête:  l'autre  claire, 
aiguë  et  perçante ,  étoit  la  voix  de  son  corps. 
Quand  il  s'écoutoit  beaucoup,  qu'il  parloit  très 
posément,  qu'il  ménagent  son  haleine,  il  pouvoit 
parler  toujours  de  sa  grosse  voix;  mais  pour  peu 
qu'il  s'animât  et  qu'un  accent  plus  vif  vint  se  pré- 
senter ,  cet  accent  devenoit  comme  le  sifflement 
dune  clef,  et  il  avoit  toute  la  peine  du  monde  à 
reprendre  sa  basse. 

Avec  la  figure  que  je  viens  de  peindre  ,  et  qui  n'est 
point  chargée,  M.  Simon  étoit  galant,  grand  con- 
teur de  fleurettes  ,  et  poussoit  jusqu'à  la  coquetterie 
le  soin  de  son  ajustement.  Comme  il  cherchoit  k 
prendre  ses  avantages  ,  il  donnoit  volontiers  ses  au- 
diences du  matin  dans  son  lit  ;  car  quand  on  voyoit 
sur  l'oreiller  une  belle  tète,  personne  n'alloit  s'ima- 
giner que  c'étoit  là  tout.  Cela  donnoit  lieu  quel- 
quefois à  des  scènes  dont  je  suis  sûr  que  tout  Annecy 
se  souvient  encore. 

Un  matin  qu'il  attendoit  dans  ce  lit ,  ou  plutôt 
sur  ce  lit ,  les  plaideurs ,  en  belle  coëffe  de  nuit  bien 
iine  et  bien  blanche  ,  ornée,  de  deux  grosses  bouffet- 
tes  de  ruban  couleur  de  rose  ,  un  paysan  arrive»; 
heurte  à  la  porte.  La  servante  étoit  sortie.  M.  le 
juge-mage  ,  entendaut  redoubler,  crie,  Entrez  ;  et 
cela,  comme  dit  un  peu  trop  fort , partit  de  sa  voix 
aiguë.  L'bomme  entre,  il  cherche  d'où  vient  cette 
voix  de  femme  ;  et  voyant  dans  ce  lit  une  cornette  . 
une  fonîange,  il  vent  ressortir  en  faisant  à  madame 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  ao7 

de  grandes  excuses.  31.  Simon  se  fâche  et  n'en  crie 
que  pins  clair.  Le  paysan  ,  confirmé  dans  son  idée  , 
et  se  croyant  insulté,  lui  chante  pouilles,  lui  dit 
qu'apparemment  elle  n'est  qu'une  coureuse,  et  qae 
M.  le  juge-mage  ne  donne  guère  bon  exemple  cher 
lui.  Le  juge-mage  furieux,  et  n'ayant  pour  toute 
arme  que  sou  pot-de-chambre,  alloit  le  jeter  à  la 
tète  de  ce  pauvre  homme  ,  quand  sa  gouvernante 
arriva. 

Ce  petit  nain ,  si  disgracié  dans  son  corps  par  la 
nature  ,  en  avoit  été  dédommagé  du  côté  de  l'esprit  : 
il  l'avoit  naturellement  agréable,  et  il  avoit  pris 
soin  de  l'orner.  Quoicpn'il  fût  ,  à  ce  qu'on  disoit , 
assez  bon  jurisconsulte,  il  n'aimoit  pas  son  métier. 
Il  s'etoit  jeté  dans  la  belle  littérature,  et  il  y  avoit 
réussi.  Il  en  avoit  pris  sur-tout  eettebrillaute  super- 
ilcie ,  cette  fleur  qui  jette  de  l'agrément  dans  le 
commerce  ,  uième  avec  les  femmes.  Il  savoit  par 
cœur  tous  les  petits  traits  des  ana  et  autres  sembla- 
bles :  il  avoit  l';trt  de  les  faire  valoir,  en  contant 
avec  intérêt  ,  avec  mvstere,  et  comme  une  anecdote 
récente  ,  ce  qui  s  Y-toit  passé  il  y  avoit  .soixante  ans. 
Il  savoit  la  musique,  et  chantoit  agréablement  de 
9a  voix  d'homme  :  enim  il  avoit  beaucoup  de  jolis 
talents  pour  un  magistrat.  A  force  de  cajoler  le» 
dames  d'Annecy  ,  il  s'ciuit  mis  à  la  mode  parmi 
elles;  elles  l'avuitnt  à  icur  suite  comme  un  petit 
sapajou.  Il  prétention  mi'iiie  à  des  bonnes  fortunes  . 
et  cela  les  amusoit  beaucoup.  Une  madame  d'Epa  = 
gny  disoit  que ,  pour  lui ,  la  dernière  faveur  étoit  do 
baiser  une  femme  au  genou. 

Comme  il  oonnoissoit  les  bons  liviea  et  qu'il  en 


ao8  LES    CONFESSIONS, 

parloit  volontiers  ,  sa  conversation  étoit  non  seule- 
ment amusante  mais  instructive.  Dans  la  suite  , 
lorsque  j'eus  pris  du  goût  pour  l'étude,  je  cultivai 
sa  connoissance  et  je  m'en  trouvai  bien.  J'allois 
quelquefois  le  voir  de  Cbambéry  où  j'étois  alors.  Il 
louoit,  animoit  mon  émulation  ,  et  me  donuoit  pour 
mes  lectures  de  bons  avis  dont  j'ai  souvent  fait  mon 
prolit.  Malheureusement  dans  ce  corps  si  fluet  lo- 
geoit  une  ame  très  sensible.  Quelques  années  après , 
il  eut  je  ne  sais  quelle  mauvaise  affaire  qui  le  cha- 
grina, et  il  en  mourut.  Ce  fut  dommage  ;  c'étoit  as- 
surément un  bon  petit  homme ,  dont  on  commen- 
çoit  par  rire  et  qu'on  finissoit  par  aimer.  Quoique 
sa  vie  ait  été  peu  liée  à  la  mienne  ,  comme  j'ai  reçu 
de  lui  des  leçons  utiles  ,  j'ai  cru  pouvoir  lui  consa- 
crer un  petit  souvenir. 

Sitôt  que  je  fus  libre,  je  courus  dans  la  rue  de 
mademoiselle  Galley  ,  me  flattant  de  voir  entrer  ou 
sortir  quelqu'un ,  ou  du  moins  ouvrir  quelque  fe- 
nêtre. Rien  ;pas  un  chat  ne  parut,  et,  tout  le  temps 
que  je  fus  là  la  maison  demeura  aussi  close  que  si 
elle  n'eût  point  été  habitée.  La  rue  étoit  petite  et 
déserte ,  un  homme  s'  y  remarquoit  :  de  temps  en 
temps  quelqu'un  passoit ,  enlroit  ou  sortoit  au  voi- 
sinage. J'étois  fort  embarrassé  de  ma  ligure  ;  il  me 
sembloit  qu'on  devinoit  pourquoi  j'étois  là  ,  et  cette 
idée  me  mettoit  au  supplice:  car  j'ai  toujours  pré- 
féré à  mes  plaisirs  l'honneur  et  le  repos  de  celles  qui 
m'étoient  chères. 

Enlin  ,  las  de  faire  l'amant  espagnol ,  et  n'ayant 
point  de  guitare  ,  je  pris  le  parti  d'aller  écrire  à  ma. 
demoiselle  de  Graffenried.  J'auroib  préféré  d'écrire 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  209 

A  son  aniie,  mais  je  n'osois  ,  et  il  convenoit  de  com- 
mencer par  celle  à  qui  je  de  vois  Ja  connoissance  de 
l'autre  et  avec  qui  j'étois  plus  familier.  Ma  lettre 
finie,  j'allai  la  porter  chez  mademoiselle  Giraud, 
comme  j'en  étois  convenu  avec  ces  demoiselles  en 
nons  séparant.  Ce  furent  elles  qui  me  donnèrent  cet 
expédient.  Mademoiselle  Giraud  étoit  contre-pogi- 
tiere  ,  et ,  travaillant  quelquefois  chez  madame  Gal- 
ley  ,  elle  avoit  l'entrée  de  sa  maison.  La  mes-agere 
ne  me  parut  pourtant  pas  trop  bieu  choi:.ie  ;  niais 
j 'a  vois  peur,  si  je  faisois  des  difficultés  sur  celle-là. 
qu'où  ne  m'en  proposât  point  d'autre.  De  plus,  je 
n'osai  dire  qu'elle  vouloit  travailler  pour  son  com- 
pte. Je  me  sentois  humilié  qu'elle  osât  se  croire 
pour  moi  du  même  sexe  que  ces  demoiselles.  Enfin 
j'aimois  mieux  cet  entrepôt-là  que  point ,  et  je  m'y 
tins  à  tout  risque. 

Au  premier  mot  la  Giraud  me  devina  :  cela  n'étoit 
pas  difficile.  Quand  une  lettre  à  porter  à  de  jeunes 
filles  n'eût  pas  parlé  d'elle-même,  mon  air  sot  et 
embarrassé  m'auroit  seul  décelé.  On  peut  croire  que 
cette  commission  ne  lui  donna  pas  grand  plaisir  à 
faire  :  elle  s'en  chargea  toutefois ,  et  l'exécuta  fidèle- 
ment. Le  lendemain  matin  je  courus  chez  elle,  et  j'y 
trouvai  ma  réponse.  Comme  je  me  pressai  de  sortir 
pour  l'aller  lire  et  baisera  mon  aise!  Cela  n'a  pas 
besoin  d'être  dit  ;  mais  ce  qui  en  a  besoin  davantage 
c'est  le  parti  que  prit  mademoiselle  Giraud,  et  où 
j'ai  trouvé  plus  de  délicatesse  et  de  modération  que 
je  n'en  aurois  attendu  d'elle.  Ayant  assez  de  boa 
sens  pour  voir  qu'avec  ses  trente-sept  ans  ,  ses  yeux 
de  lièvre ,  son  nez  barbouillé ,  sa  voix  aigre  et  sa 

S*S    COIfFESS.    1.  18 


aie  LES    CONFESSIONS, 

peau  noire,  elle  n'avoit  pas  beau  jeu  coutre  deux 
jeunes  personnes  pleines  de  grâce  et  dans  tout  l'éclat 
de  la  béante,  elle  ne  voulut  ni  les  trahir  ni  les  ser- 
vir, et  aima  mieux  me  perdre  que  de  me  ménager 
pour  elies. 

Il  y  avoit  déjà  quelque  temps  que  la  Merceret, 
n'ayant  aucune  nouvelie  de  sa  maîtresse,  songeoit  à 
s'en  retourner  à  Fribourg  ;  elle  l'y  détermina  tout- 
à-fait.  Elle  lit  plus  ;  elle  lui  lit  entendre  qu'il  seroit 
bien  que  quelqu'un  la  conduisît  chez  son  père  ,  et 
me  proposa.  La  petite  Merceret ,  à  qui  je  ne  déplai- 
sois  pas  non  plus,  trouva  cette  idée  fort  bonne  à 
exécuter.  Elles  m'en  parlèrent  dès  le  même  jour 
comme  d'une  affaire  arrangée  ;  et  ,  comme  je  ne. 
trouvois  rien  qui  me  déplût  dans  cette  manière  de 
disposer  de  moi,  j'y  consentis  ,  regardant  ce  voyage 
comme  une  affaire  de  huit  jours  tout  au  plus.  La 
Giraud,  qui  nepensoit  pas  de  même,  arrangea  tout. 
Il  fallut  bien  avouer  l'état  de  mes  finances.  On  y 
pourvut  :  la  Merceret  se  chargea  de  me  défrayer;  et, 
pour  regagner  d'un  côté  ce  qu'elle  dépensoit  de  l'au- 
tre, à  ma  prière  on  décida  qu'elle  enverroit  devant 
son  petit  bagage ,  et  que  nous  irions  à  pied  à  petites 
journées.  Ainsi  fut  fait. 

Je  suis  fâché  de  faire  tant  de  filles  amoureuses  de 
moi  :  mais  , comme  il  n'y  a  pas  de  quoi  être  bien  vain 
du  parti  que  j'ai  tiré  de  toutes  ces  amours-là ,  je  crois 
pouvoir  dire  la  vérité  sans  scrupule.  La  Merceret , 
plus  jeune  et  moins  déniaisée  que  la  Giraud,  ne  m'a 
jamais  fait  des  agaceries  aussi  vives  ;  mais  elle;  imi- 
toit  mes  tons  ,  mes  accents ,  redisoit  mes  mots ,  avoit 
pour  moi  les  attentions  que  j'aurois  dû  avoir  pour 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  211 

elle;  et  preuoit  toujours  grand  soin,  comme  elle 
étoit  fort  peureuse  ,  que  nous  couchassions  dans  la 
même  chambre  :  identité  qui  se  borne  rarement  là 
dans  un  voyage  entre  un  garçon  de  vingt  ans  et  une 
fille  de  vingt-cinq. 

Ki  le  s'y  borna  pourtant  cette  fois.  Ma  simplicité 
fut  telle,  que,  quoique  la  Merceret  ne  fût  pas  des- 
agréable, il  ne  me  vint  pas  même  à  l'esprit  durant 
tout  le  voyage,  je  ne  dis  pas  la  moindre  tentation 
galante,  mais  même  la  moindre  idée  qui  s'y  rappor- 
ta f  ;  et,  quand  cette  idée  me  seroit  venue,  j'étois 
trop  sot  pour  en  savoir  profiter.  Je  n'imaginois  pas 
comment  une  fille  et  un  garçon  parveuoient  à  cou- 
cher ensemble  ;  je  croyois  qu'il  falloit  des  siècles 
pour  préparer  ce  terrible  arrangement.  Si  la  pauvre 
Merceret  en  me  défrayant  comptoit  sur  quelque  équi- 
valent ,  elle  en  lut  la  dupe;  et  nous  arrivâmes  à  Fri- 
bourg  exactement  comme  nous  étions  partis  d'An- 
necy. 

En  passant  à  Genève ,  je  n'allai  voir  personne  ; 
mais  je  fus  prêt  à  me  trouver  mal  sur  les  ponts.  Ja- 
mais je  n'ai  vu  les  murs  de  cette  heureuse  ville  ,  ja- 
mais je  n'y  suis  entré  ,  sans  sentir  une  certaine  dé- 
faillance de  cœur  qui  veuoit  d'un  excès  d'attendris- 
sement, lin  même  temps  que  la  noble  image  de  la 
lù»e!  *e  m'élevoit  l'ame, celles  de  l'égalité,  de  l'union, 
de  la  douceur  des  moeurs,  me  touchoient  jusqu'aux 
larmes  ,  et  m'inspiroient  nu  vif  regret  d'avoir  perdu 
tous  ces  biens.  Daus  quelle  erreur  j'étois  !  mais 
qu'elle  étoit  naturelle  !  Je  croyois  voir  tout  cela  dans 
ma  patrie  ,  pareeque  je  le  portois  dans  mon  cœur. 

Il  falloit  passer  à  Nyon.  Passer  sans  voir  mon  bon 


9i2  LES    CONFESSIONS, 

père  !  Si  j'avois  eu  ce  conrage ,  j'en  serois  mort  de 
regret.  Je  laissai  la  Merceret  à  l'auberge ,  et  je  l'allai 
voir  à  tout  risque.  Eh  !  que  j'avois  tort  de  le  crain- 
dre  !  Son  ame  à  mon  abord  s'ouvrit  aux  sentiments 
paternels  dont  elle  étoit  pleine.  Que  de  pleurs  nous 
versâmes  en  nous  embrassant  î  II  crut  d'abord  que 
je  revenois  à  lui.  Je  lui  fis  mon  histoire  ,  et  lui  dis 
ma  résolution  ;  il  la  combattit  foiblement  ;  il  me  fit 
voir  les  dangers  auxquels  je  m'exposois  ,  me  dit  que 
les  pins  courtes  folies  étoient  les  meilleures.  Du 
reste,  il  n'eut  pas  même  la  tentation  de  me  retenir 
de  force,  et  en  cela  je  trouve  qu'il  eut  raison  :  mais 
il  est  certain  qu'il  ne  fit  pas  pour  me  ramener  tout  ce 
qu'il  auroitpu  faire,  soit  qu'après  le  pas  que  j'avois 
fait  il  jugeât  lui-même  que  je  n'en  devois  pas  revenir, 
soit  qu'il  fût  embarrassé  peut-être  à  trouver  ce  qu'à 
mon  âge  il  ponrroit  faire  de  moi.  J'ai  su  depuis  qu'il 
eut  de  ma  compagne  de  voyage  une  opiuion  bien 
injuste  et  bien  fausse,  mais  du  reste  assez  naturelle. 
Ma  belle-mere ,  bonne  femme ,  un  peu  mielleuse,  fit 
semblant  de  vouloir  me  retenir  à  souper.  Je  ne  restai 
point  ;  mais  je  leur  dis  que  je  comptois  m'arrêter 
avec  eux  plus  long -temps  au  retour,  et  je  leur  laissai 
tn  dépôt  mon  petit  paquet  que  j'avois  fait  venir  par 
le  bateau  ,  et  dont  j'étois  embarrassé.  Le  lendemain 
je  partis  de  bon  matin,  bien  content  d'avoir  vu  mon 
père  et  d'avoir  osé  faire  mon  devoir. 

Nous  arrivâmes  heureusement  à  Fribourg.  Sur  la 
fin  du  voyage ,  les  empressements  de  mademoiselle 
Merceret  diminuèrent  un  peu.  Après  not\e  arrivée , 
elle  ne  me  marqua  plus  que  de  la  froideur;  et  son 
père,  qui  ne  nageoitpas  dans  l'opulence,  ne  me  fit 


I ■  \  |  L  I  B    I  .    LIVRE    IV.  si3 

m  [ilaa  nu  bien  grand  accueil.  J'allai  loger  au 
t.  Ir  les  lus  voir  le  lendemain;  ils  m'oflrirent 
..  (I.iki  .  ;e  l acceptai.  Nous  uous  séparâmes  sans 
pleurs  ;  je  retournai  le  soir  à  ma  gargote,  et  je  re- 
parti-, le  surlendemain  de  mon  arrivée,  sans  trop 
savoir,  où  j'avois  dessein  d'aller. 

Voilà  encore  une  circonstance  de  ma  vie  où  la 
Providence  m'offroit  précisément  ce  qu'il  me  falloit 
pour  couler  des  jours  heureux.  La  Mereeretétoit  une 
très  bonne  lille,  point  brillante,  point  belle,  mai» 
point  laide  non  plus  ;  peu  vive  ,  fort  raisonnable  , 
à  quelques  petites  humeurs  pies  ,  qui  se  passoient  à 
pleurer  .  et  qui  n'avoient  jamais  de  suite  orageuse. 
Jille  avoit  un  vrai  goût  pour  moi;  j'anrois  pu  l'é- 
pouser sans  peine  ,  et  suivre  le  métier  de  son  père. 
"\oii  goût  pour  la  musique  me  i'auroit  fait  aimer.  Je 
me  serois  établi  à  Fribonrg,  petite  ville  peu  jolie, 
mais  peuplée  de  très  bonnes  gens.  J'aurois  perdu 
*aus  doute  de  grands  plaisirs  ;  mais  j'aurois  vécu  en 
paix  jusqu'à  ma  dernière  heure,  et  je  dois  savoir 
mieux  que  personne  qu'il  n'y  avoit  pas  à  balancer 
sur  ce  marché. 

.  Je  revins  ,  non  pas  à  Nyon  ,  mais  à  Lausanne  :  je 
voulois  me  rassasier  de  la  vue  de  ce  beau  lac,  qu'on 
voit  là  dans  sa  plus  grande  étendue.  La  plupart  de 
mes  secrets  motifs  déterminants  n'ont  pas  été  plus 
solides  :  des  vues  éloignées  ont  rarement  assez  de 
force  pour  me  faire  agir;  l'incertitude  de  l'avenir 
nia  toujours  fait  regarder  les  projets  de  longue  exé- 
cution comme  des  leurres  de  dupe.  Je  mejivre  à 
l'espoir  comme  un  autre,  pourvu  qu'il  ne  me  coûte 
ïien  à  nonnir  :  mais  s'il  faut  prendre  long-temps  de 


aU  LES    CONFESSIONS, 

la  peine,  je  n'en  suis  plus.  Le  moindre  petit  plaisir 
qui  s'offre  à  ma  portée  me  tente  plus  que  les  joies 
du  paradis.  J'excepte  pourtant  le  plaisir  que  la  peine 
doit  suivre  :  celui-là  ne  me  tente  pas,  parceque  je 
n'aime  que  des  jouissances  pures,  et  que  jamais  on 
n'en  a  de  telles  quand  on  sait  qu'on  s'apprête  nu 
repentir. 

J'avois  grand  besoin  d'arriver  où  que  ce  fût ,  et 
le  plus  proche  étoit  le  mieux;  car,  m'étant  égaré 
dans  ma  route,  je  me  trouvai  le  soir  à  Moudon ,  où 
je  dépensai  le  peu  qui  me  restoit,  hors  dix  creutzer 
qui  partirent  le  lendemain  à  la  dinée  ;  et  arrivé  le 
soir  à  un  petit  village  auprès  de  Lausanne ,  j'y  entrai 
dans  un  cabaret  sans  un  sou  pour  payer  ma  couchée , 
et  sans  savoir  que  devenir.  J'avois  grand'faim  :  je  fis 
bonne  contenance,et  je  demandai  à  souper  comme  si 
j 'eusse  eu  de  quoi  bieo  payer.  J'allai  me  coucher  sans 
songer  à  rien  :  je  dormis  tranquillement  ;  et  après 
avoir  déjeuné  le  matin  et  compté  avec  l'hôte  ,  je 
voulus,  pour  sept  batz  à  quoi  montoit  ma  dépense  , 
lui  laisser  ma  veste  en  gage.  Ge  brave  homme  la  re- 
fusa :  il  me  dit  que  .  grâces  an  ciel ,  il  n'a  voit  jamais 
dépouillé  personne ,  et  qu'il  ne  vouloit  pas  commen- 
cer pour  sept  batz;  que  je  gardasse  ma  veste, et  que 
je  le  paierois  quand  je  pourrais.  Je  fus  touché  de  sa 
bonté  ,  mais  moins  que  je  ne  devois  l'être  et  que  je 
ne  l'ai  été  depuis  en  y  repensant.  Je  ne  tardai  guère 
à  lui  renvoyer  son  argent  par  un  homme  sûr  :  mais 
quinze  ans  après  repassant  par  Lausanne  à  mon  re- 
tour d'Italie ,  j 'eus  un  vrai  regret  d'avoir  oublié  l 'en- 
seigne du  cabaret  et  le  nom  de  l'hôte.  Je  l'anrois  été 
voir  :  je  me  seroii  fait  v.a  vrai  plaisir  de  lui  rappeler 


PARTIE    I,    LIVRE    I  Y.  ai5 

M  bonne  oeuvre,  et  de  lui  prouver  qu'elle  n'avoit 
pas  été  mal  placée.  Des  services  plus  importants 
sans  doute,  mais  rendus  avec  plus  d'ostentation, 
ne  m'ont  pas  paru  si  dignes  de  reconnoissance  que 
l'humanité  simple  et  sans  éclat  de  cet  honnête 
homme. 

En  approchant  de  Lausanne  je  revois  à  la  détresse 
où  je  me  trouvois,  aux  moyens  de  m'en  tirer  sans 
aller  montrer  ma  misère  à  ma  belle-mere  ,  et  je  me 
comparois  dans  ce  pèlerinage  pédestre  à  mon  ami 
Tenture  arrivant  à  Annecy  :  je  m'échauffai  si  bien 
de  cette  idée,  que  ,  sans  songer  que  je  n'avois  ni  sa 
gentillesse  ni  ses  talents,  je  me  mis  en  tète  de  faire 
à  Lausanne  le  petit  Venture,  d'enseigner  la  musique 
comme  si  je  l'avois  sue,  et  de  me  dire  de  Paris  ,  où 
je  n'avois  jamais  été.  Lu  conséquence  de  ce  beau 
projet ,  comme  il  n'y  avoit  point  là  de  maîtrise  où 
je  pusse  vicarier  ,  et  que  d'ailleurs  je  n'avois  garde 
de  m'aller  fourrer  parmi  les  gens  de  l'ait,  je  com- 
mençai par  m'informer  d'une  petite  auberge  où  l'on 
pût  être  assez  bien  et  à  bon  marché.  On  m'enseigna 
un  nommé  Perrotet ,  qui  tenoit  des  peusionnaires. 
Ce  Perrotet  se  trouva  être  le  meilleur  homme  du 
monde  ,  et  me  reçut  fort  bien  :  je  lui  contai  mes  pe- 
tits mensonges  comme  je  les  avois  arraugés.  Il  u,e 
promit  de  parier  de  moi ,  et  de  tâcher  de  me  procurer 
des  écoliers  :  il  ajouta  qu'il  ne  me  demanderont  de 
l'argent  que  quand  j'en  aurois  gagné.  Sa  pension 
étoit  de  cinq  écus  blancs  ;  ce  qui  éto.t  peu  pour  la 
chose  ,  mais  beaucoup  pour  moi.  Il  me  conseilla  de 
ne  me  mettre  d'abord  qu'à  la  demi-pension  ,  qui 
ronsistoit  pour  le  dîner  en  une  bonne  soupe  et  rien 


1*6  LES    CONFESSIONS, 

de  plus,  mais  bien  à  souper  le  soir.  J'y  consentis. 
Ce  pauvre  Peirotet  me  fit  toutes  ces  avances  du 
meilleur  cœur  du  monde,  et  n'épar-noit  rien  pour 
m'être  utile. 

Pourquoi  faut-il  qu'ayant  trouvé  tant  de  bonnes 
gens  dans  ma  jeunesse,  j'en  trouve  si  peu  dans  un 
âge  avancé  ?  Leur  race  est-elle  épuisée  ?  Non  ;  mais 
l'ordre  de  gens  où  j'ai  besoin  de  les  chercher  aujour- 
d'hui n'est  plus  le  même  où  je  les  trouvois  alors  : 
parmi  le  peuple,  où  les  grandes  passions  ne  parlent 
que  par  intervalles,  les  sentiments  de  la  nature  se 
font  plus  souvent  entendre  ;  dans  les  états  plus  éle- 
vés, ils  sont  étouffes  absolument,  et, sous  le  masque 
du  sentiment,  il  n'y  a  jamais  que  l'intérêt  ou  la 
vanité  qui  parle. 

J'écrivis  de  Lausanne  à  mon  père,  qui  m'envoya 
mon  paquet,  et  me  inarqua  d'excebentes  choses  dont 
j'aurois  dû  mieux  profiter.  J'ai  déjà  noté  des  mo- 
ments de  délire  inconcevables  où  je  n'étois  plus  moi- 
même  :  en  voici  encore  un  des  plus  marqués.  Pour 
comprendre  à  quel  point  la  tête  me  tournoit  alors ,  à 
quel  point  je  m'étois  pour  ainsi  dire  venturisé,ij  ne 
faut  que  voir  combien  tout  à-la-fois  j'accumulai 
d'extravagances.  Me  voilà  maître  à  chanter  sans  sa- 
Toir  déchiffrer  un  air;  car  quand  les  six  mois  que 
j'avois  passés  avec  le  Maître  m'auroient  proiité,  ja- 
mais ils  n'auroient  pu  sufiire  :  mais  outre  cela  j'ap- 
prenois  d'un  maître ,  c'en  étoit  a^sez  pour  apprendre 
mal.  Parisien  de  Genève  et  catholique  en  pays  pro- 
testant, je  crus  devoir  changer  mon  nom  ainsi  que 
ma  religion  et  ma  patrie.  Je  m'approchois  toujours 
de  mon  grand  modèle  autant  qu'il  m'étoit  possible  : 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  ai7 

il  s'étoit  appelé  Venture  de  Villeneuve;  moi,  je  lis 
l'anagramme*  du  nom  de  Rousseau  dans  celui  de  Vaus- 
sore,t\  je  m'appelai  Vaussore  de  Villeneuve.  Venture 
savoit  la  composition,  quoiqu'il  n'en  eût  rien  dit  ; 
moi,  sans  la  savoir,  je  m'en  vantai  à  tout  le  inonde, 
et,  sans  ponvoir  noter  le  moindre  vamleville  .  je 
me  donnai  pour  compositeur.  Ce  n'est  pas  tout  : 
ayant  été  présenté  à  M.  de  Treytorens ,  proiesseur  en 
droit ,  qui  aimoit  la  musique  et  faisoit  des  concerts 
ehezlui,  je  voulus  lui  donner  un  échantillon  de 
mon  talent  ,et  je  me  mis  à  composer  une  pièce  pour 
son  concert  aussi  effrontément  que  si  j'avois  su  com- 
ment m'y  prendre.  J'eus  la  constance  de  travailler 
pendant  quinze  jours  à  ce  bel  ouvrage,  de  le  mettre 
au  net ,  d'en  tirer  les  parties  et  de  les  distribuer  avec 
autant  d'assurance  que  si  c'eût  été  un  chef-d'œuvre 
d'harmonie.  Enfin  .  ce  qu'on  aura  peine  à  croire  .  et 
qui  est  très  vrai,  pour  couronner  dignement  cette 
sublime  production  ,  je  mis  à  la  fin  un  joli  menuet 
qui  couroit  les  rues  et  que  tout  le  monde  se  rappelle 
peut-être  encore ,  sur  ces  paroles  jadis  pi  connues  : 

Quel  caprice  ! 
Quelle  injustice! 
Quo»  !  ta  Clarice 
Trahiroit  tes  l'eux  !  etc. 

Ventnre  m'avoit  appris  cet  air  avec  la  basse  sur 
d'autres  paroles  infâmes ,  à  l'aide  desquelles  je  l'avois 
retenu  :  je  mis  donc  a  La  lin  de  ma  composition  ce 
menuet  el  sa  )>asse  en  supprimant  les  paroles ,  et  je 
le  donnai  pour  être  de  moi ,  tout  aussi  résolument 
qne  si  j'avois  parlé  à  des  habitants  de  la  luue. 


2i8  LES    CONFESSIONS. 

Ou  s'assemble  poup  exécuter  ma  pièce  :  j'explique 
à  chacun  le  genre  du  mouvement,  le  goût  de  l'exé- 
cution, les  renvois  des  parties  :  j'étois  fort  affairé. 
On  s'accorde  pendant  cinq  ou  six  minutes,  qui  furent 
pour  moi  cinq  ou  six  siècles.  Enfin  tout  étant  prêt, 
je  frappe  avec  un  beau  rouleau  de  papier  sur  mon 
pupitre  magistral  les  deux  ou  trois  coups  du  prenez- 
garde  a  vous.  On  fait  silence:  je  me  mets  gravement 
à  battre  la  mesure;  on  commence....  Non ,  depuis 
qu'il  existe  des  opéra  français,  de  la  vie  on  n'ouït 
un  pareil  charivari  :  quoi  qu'on  eût  pu  penser  de 
mon  prétendu   talent,  l'effet  fut  pire  que  tout  ce 
qu'on  sembloit en  attendre; les  musiciens  étouffoient 
de  rire  ;  les  auditeurs  ouvroient  de  grands  yeux  et 
auroient  bien  voulu  fermer  les  oreilles  ,  mais  il  n'y 
avoit  pas  moyen.  Mes  bourreaux  de  symphonistes  , 
qui  vouloient  s'égayer,  racioient  à  percer  le  tympan 
d'un  quinze-vingt.  J'eus  la  constance  d'aller  toujours 
mou  train,  suant,  il  est  vrai,  à  grosses  gouttes,  mais 
î-etenu  par  la  honte ,  n'osant  m'enfuir  et  tout  planter 
là.  Pour  ma  consolation,  j'entendois  les  assistants  se 
dire  à  leur  oreille  ou  plutôt  à  la  mienne  ;  l'un  ^H  n'y 
arien  là  de  supportable;  un  autre,  Quelle  musique 
enragée.'  un  autre,  Quel  diable  de  sabat!  Pauvre 
Jean-Jacques,  dans  ce  cruel  moment  tu  n'espérois 
guère  qu'un  jour,  devant  le  roi  de  France  et  toute 
j>a  cour,  tes  sons  exci le: oient  des  murmures  de  sur- 
prise et  d'applaudissement,  et  que  dans  toutes  les 
loges ,  autour  de  toi ,  Les  plus  aimables  femmes  se  di- 
roient  entre  elles  à  demi-voix  :  Quels  sons  charmants/ 
que /te  musique  enchanteresse!  Tous  ces  chants  là  vont 
an  cœur. 


PARUE    I,    LIVRE    IV.  219 

Mais  ce  qui  mit  tout  le  nionde  de  bonne  humeur 
fut  le  menuet  :  à  peine  en  eut-on  joué  quelques  mesu- 
res, que  j'entendis  partir  de  toutes  parts  les  éclats  de 
rire. Chacun  mefélicitoil  sur  mon  joli  goût  de  chaut  : 
ou  m'assurait  (pue  ce  uieuuet  feroit  parler  de  moi  ,  et 
que  je  méritois  d'être  chaulé  par-tout.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  dépeindre  mon  angoisse,  ni  d'avouer  que 
je  la  méritois  bien. 

Le  lendemain  l'un  de  mes  symphonistes,  appelé 
Lutold,  vint  me  voir,  et  fut  assez  bon  homme  pour 
ne  pas  me  féliciter  sur  mon  succès.  Le  profond  sen- 
timent de  ma  sottise,  la  honte,  le  regret ,  le  déses- 
poir de  l'état  où  j'étois  réduit ,  l'impossibilité  de  te- 
nir mon  cœur  fermé  dans  les  grandes  peines .  me 
i'rent  ouvrir  à  lui;  je  lâchai  la  bonde  à  mes  larmes; 
et,  au  lieu  de  mécontenter  de  lui  avouer  mon  igno- 
rance ,  je  lui  dis  tout,  en  lui  demandant  le  secret, 
qu'il  me  promit .  et  qu'il  me  tint  comme  on  peut  le 
croire.  Dès  le  lendemain  tout  Lausanne  sut  qui  j'é- 
tois ;  et ,  ce  qui  est  remarquable,  personne  ne  m'en 
lit  semblant,  pas  même  le  bon  Perrotet ,  qui  pour 
tout  cela  ne  se  rebuta  pas  de  me  loger  et  de  me 
nourrir. 

Je  vivois,  mais  bien  tristement.  Les  suites  d'un 
pareil  début  ne  luent  pas  pour  moi  de  Lausanne  un 
séjour  fort  agréable.  Les  écoliers  ne  se  presentoient 
pas  en  foule  ;  pas  nn  qui  fût  de  La  vi.le  ,  et  pas  une 
seule  écoliere.  .l'eus  en  tout  deux  ou  trois  gros 
Teutches.  aus>i  stupides  que  j'étois  ignorant,  qui 
ni'ennuyoient  à  mourir,  et  qui  dans  mes  mains  ne 
devinrent  pas  de  grands  croque-notes.  Je  fus  appelé 
daui  une  seule  maison  ,  où  un  petit  serpent  de  iille 


82o  LES   CONFESSIONS. 

se  donna  le  plaisir  de  me  montrer  beaucoup  de  mu- 
sique dont  je  ne  pus  pas  lire  une  note  ,  et  qu'elle  eut 
la  malice  de  chanter  ensuite  devant  M.  le  maître 
pour  lui  montrer  comment  cela  s'exécutoit.  J'étois 
si  peu  en  état  de  lire  un  air  de  première  vue  ,  que, 
dans  le  brillant  concert  dont  j 'ai  parlé ,  i  I  ne  me  fut  pas 
possible  de  suivre  un  moment  l'exécution  pour  sa- 
voir si  l'on  jouoit  bien  ce  que  j 'a  vois  sous  les  yeux, 
et  que  j 'a  vois  composé  moi-même. 

Au  milieu  de  tant  d'humiliations,  j'avois  de* 
consolations  très  douces  dans  les  nouvelles  que  je 
recevois  de  temps  en  temps  des  deux  charmantes 
amies.  J'ai  toujours  trouvé  dans  le  sexe  une  grande 
vertu  consolatrice ,  et  rien  n'adoucit  plus  mes  peines 
dans  mes  disgrâces  que  de  sentir  qn'une  personne 
aimable  y  prend  intérêt.  Cette  correspondance  cessa 
pourtant  bientôt  après,  et  ne  fut  jamais  renouée  ; 
mais  ce  fut  ma  faute.  En  changeant  de  lieu  je  négli- 
geai de  leur  donner  mon  adresse;  et,  forcé  parla 
nécessité  de  songer  continuellement  à  moi-même  ,  je 
les  oubliai  bientôt  entièrement. 

Il  y  a  long-temps  que  je  n'ai  parlé  de  ma  pauvre 
maman  ;  mais  si  l'on  croit  que  je  l'oubliois  aussi  , 
l'on  se  trompe  fort.  Je  ne  cessois  de  penser  à  eile  et 
de  désirer  de  la  retrouver,  non  seulement  pour  le 
besoin  de  ma  subsistance,  mais  beaucoup  plus  pour 
le  besoin  de  mon  cœur.  Mon  attachement  peur  elle, 
quel  que  vif ,  quelque  tendre  qu'il  fût,  ne  rn'empê- 
choit  pas  d'en  aimer  d'antres  ;  mais  ce  n'étoit  pas 
de  la  même  façon.  Toutes  dévoient  également  ma 
tendresse  à  leurs  charmes;  mais  elle  tenoit  unique- 
ment à  ceux  des  antres  et  ne  leur  eût  pas  survécu, 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  221 

au  lieu  que  maman  pouvoit  devenir  vieille  et  laide 
sans  que  je  l'aimasse  moins  tendrement,  Mon  oesui 

avoit  pleinement  transmis  à  sa  personne  L'ttoramàf  t 
qu'il  lit  d'abord  à  sa  beauté  ;  et  quelque  changement 
qu'elle  éprouvât ,  pourvu  que  ce  fut  toujours  elle  , 
mes  sentiments  ne  pouvoient  changer.  Je  sais  bim 
que  je  lui  devois  de  la  reconnoissance  ;  mais  en  -vé- 
rité je  n'y  sougeois  pas.  Quoi  qu'elle  eût  fait  ou 
n'eut  pas  fait  pour  moi ,  c'eût  été  toujours  la  même 
chose.  Je  ne  l'aimois  ni  par  devoir,  ni  par  intérêt ,  ni 
par conveuance;  je  l'aimois  parceque  j'étois  né  pour . 
l'aimer.  Quand  je  devenois  amoureux  de  quelque 
autre,  cela  faisoit  distraction,  je  l'avoue  ,  et  je  pen- 
sois  moins  souvent  à  elle  ;  mais  j'y  pensois  avec  le 
même  plaisir,  et  jamais,  amoureux  ou  non,  je  ne  me 
suis  occupé  d'elle  sans  sentir  qu'il  ne  pouvoit  y  avoir 
pour  moi  de  vrai  bonbeur  dans  la  vie  tant  que  j'en 
serois  sépare. 

N'ayant  point  de  ses  nouvelles  depuis  si  long- 
temps, je  ne  crus  jamais  l'avoir  tout-à-f'ait  perdue  , 
ni  qu'elle  eût  pu  m'oublier.  Je  me  di*ois  :  Elle  saura 
tôt  ou  tard  que  je  suis  errant,  et  me  donneia  quel- 
que signe  de  vie;  je  la  rttrauverai,  j'en  suis  certain. 
En  attendant, c'étoit  une  douceur  pour  moi  d'habiter 
-.on  pays,  de  passer  dans  les  rues  où  elle  avoit  passé  , 
devant  les  maisons  où  elle  avoit  demeuré  ,  et  le  tout 
par  conjecture  ;  car  une  de  mes  ineptes  bizarreries 
étoit  de  n'oser  m'informer  d'elle  ,  ni  prononcer  scu 
nom  sans  la  plus  absolue  nécessité.  Il  me  sembloit 
qu'en  la  nommant  je  disois  tout  ce  qu'elle  m'inspi- 
roit ,  que  ma  bouche  réveloit  le  secret  de  mon  cœur, 
que  je  la  compromettois  en  quelque  sorte.  Je  crois 

LtS  conft.ss.    l,  19 


222  LES    CONFESSIONS, 

même  qu'il  se  mêloit  à  cela  quelque  frayeur  qu'on 
ne  me  dit  du  mai  d'elle.  On  avoit  parlé  beaucoup  de 
sa  démarche,  et  un  peu  de  sa  conduite.  De  peur 
ou'ou  n'en  dil  pas  ce  que  j'en  voulois  entendre,  j 'ai- 
mois  mieux  qu'on  n'en  parlât  point  du  tout. 

Lomme  mes  écoliers  ne  m'occupoient  pas  beau- 
coup ,  et  que  sa  ville  natale  n'étoit  qu'à  quatre  lieues 
de  celle  où  jétois ,  j'y  fis  une  promenade  de  deux  ou 
trois  jours  ,  durant  lesquels  la  plus  douce  émotion 
ne  me  quitta  point.  L'aspect  du  lac  de  Genève  et  de 
ses  admirables  côtes  eut  toujours  à  mes  yeux  un  at- 
trait particulier  que  je  ne  saurois  expliquer,  et  qui 
ne  tient  pas  seulement  à  la  beauté  du  spectacle ,  mais 
à  je  ne  sais  quoi  de  plus  intéressant  qui  m'affecte  et 
m'attendrit.  Toutes  les  fois  que  j'approche  c!u  pays 
de  Vaud,  j'éprouve  une  impression  composte  du 
souvenir  de  madame  de  Warens  qui  y  est  née,  de 
mon  père  qui  y  vivoit,  de  mademoiselle  de  Vulson 
qui  y  eut  les  prémices  de  mon  cœur,  de  plusieurs 
vova^es  do  plaisir  que  j'y  lis  dans  mon  enfance  ,  et , 
ce  me  semble  ,  de  quelque  autre  cause  encore  plus 
secrète  et  plus  forte  que  tout  cela.  Quand  l'ardent 
désir  de  cette  vie  heureuse  et  douce  qui  me  fuit ,  et 
pour  laquelle  j'étois  né,  vient  enflammer  mon  ima- 
gination, c'est  toujours  au  pays  de  \aud  ,  près  du 
lac  .  dans  des  campagnes  charmantes,  qu'elle  se  fixe. 
Il  me  faut  absolument  un  verger  au  bord  de  ce  lac  , 
et  non  pas  d'un  autre  ;  il  me  faut  un  ami  sur,  une 
femme  aimable-,  une  vacbe  et  un  petit  bateau.  Je  ne 
jouirai  jamais  d'un  bynheur  par/ait  sur  la  terre  que 
quand  j'aurai  toul  cela.  Je  ris  de  la  simplicité  avec 
laquelle  je  suis  ailé  plusieurs  fois  dans  ce  pays-là 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  2-> 3 

uniquement  pour  y  chercher  ce  bouheur  imaginait*. 

J'étois  toujours  surpris  d'y  trouver  les  habitants  , 
snr-tout  les  femmes  ,  d'ua  tout  autre  caractère  que 
celui  que  j'y  cherchois.  Le  pays  et  le  peuple  dont 
il  est  couvert  ne  m'ont  jamais  paru  faits  l'un  pour 
l'autre. 

Dans  ce  voyage  de  Vévai,  je  me  livrois,  en  sui- 
vant ce  beau  rivage,  à  la  plus  douce  mélancolie. 
Mon  ci'nr  s'élancoit  avec  ardeur  à  mille  félicités  in- 
nocentes ;  je  m'attendrissois  ,  je  soupirois  et  pleurois 
comme  un  enfant.  Combien  de  fois,m'arrètant  pour 
pleurera  mon  aise,  assis  sur  une  grosse  pierre,  je 
me  suis  amusé  à  voir  tomber  mes  larmes  dans  l'eau  ! 

J'a'lai  à  Vévai  loger  à  la  Clef:  et  pendant  deux 
jours  que  j'y  r:\st;ii  sans  voir  personne,  je  pris  pour 
cette  ville  un  amour  qui  m'a  suivi  dans  tous  mes 
voyages,  et  qui  m'y  a  l'ait  établir  enlin  les  héros  de 
mon  roman.  Je  dirois  volontiers  aux  cens  qui  ont 
du  goût  et  qui  sont  sensibles  :  Allez  a  Vévai ,  visite/ 
le  pays,  examinez  les  sites,  promenez-vous  sur  le 
lac,  et  dites  si  la  nature  n'a  pas  fait  ce  beau  pars 
pour  une  Julie,  pour  une  Claire  et  pour  un  Saint- 
Preux  ;  mais  ne  les  y  cherchez  pas.  Je  reviens  à  mon 
histoire. 

Comme  j'étois  catholique,  et  que  je  nie  donnois 
our  tel ,  je  suivois  sans  mystère  et  sans  scrupule  le 
culte  que  j'avois  embrassé.  Les  dimanches,  quand  il 
faisoit  beau,  j'allois  à  la  messe  à  Assens ,  à  nrux 
lieues  de  Lausanne.  Je  faisois  ordinairement  cette 
course  avec  d'autres  catholiques,  sur-tout  avec  un 
brodeur  parisien  dont  j'ai  oublié  le  nom.  Ce  n'etoit 
pas  un  Parisien  comme  moi ,  c'étoit  un  vrai  Parisien 


1*4  LES    CONFESSIONS. 

de  Paris,  un  archiparisien  du  bon  Dieu ,  bon  homme 
connue  un  Champenois.  Il  aimoit  si  fort  son  pays 
qu'il  ne  voulut  jamais  douter  que  j'en  fusse,  pour 
ne  pas  perdre  une  occasion  d'en  parler.  M.  de  Crou- 
zaz  ,  lieutenaut-baillival,  avoit  un  jardinier  de  Paris 
aussi ,  mais  moins  complaisant,  et  qui  trouvoit  la 
gloire  de  son  pays  compromise  à  ce  qu'on  osât  se 
donner  pour  en  être  lorsqu'on  n'avoit  pas  cet  hon- 
neur. Il  me  qoestionnoit  de  l'air  d'un  homme  sûr  de 
me  prendre  en  faute,  et  puis  sourioit  malignement. 
Il  me  demanda  une  fois  ce  qu'il  y  avoit  de  remar- 
quable au  Marché -Neuf.  Je  battis  la  campagne  . 
comme  on  peut  croire.  Après  avoir  passé  vingt  ans 
à  Paris,  je  dois  à  présent  connoitre  cette  ville  :  ce- 
pendant .  si  l'on  me  faisoit  aujourd'hui  pareille  ques- 
tion ,  j e  ne  serois  pas  moins  embarrassé  d'y  répondre, 
et  de  cet  embarras  on  pourroit  aussi  bien  conclure 
que  je  n'ai  jamais  été  à  Paris.  Tant,  lors  même  qu'on 
rencontre  la  vérité,  l'on  est  sujet  à  se  fonder  sur  des 
principes  trompeurs  ! 

Je  ne  saurois  dire  exactement  combien  de  temps 
je  demeurai  à  Lausanne  :  je  n'apportai  pas  de  cette 
I  ville  des  souvenirs  bien  rappelants  ;  je  sais  seule- 
ment que  ,  n'y  trouvant  pas  à  vivre  ,  j'allai  de  là  à 
Neufchàtel  ,  et  que  j'y  passai  l'hiver.  Je   réussis 
■  mieux  dans  cette  dernière  ville;  j'y  eus  des  éco- 
lieres,  et  j'y  gagnai  de  quoi  m'acquitter  avec  mon 
.  bonamiPerrotet.qui  m'avoit  fidèlement  envoyé  mon 
petit  bagage,  quoique  je  lui  redusse  assez  d'argent. 

J'apprenois  insensiblement  la  musique  en  l'en- 
seignant. Ma  vie  étoit  assez  douce  :  un  homme  rai- 
sonnable eût  pu  s'en  contenter;  mais  mon  cœur  in- 


PARTIE    I,    LI\RE    IV.  aa.5 

qniet  me  deinaudoit  autre  chose.  Les  dimanches  et 
les  jours  ou  j'étois  libre,  j'allois  courir  les  campa- 
gnes et  les  bois  des  environs,  toujours  errant,  rê- 
vant, soupirant;  et  quand  une  fois  j'étois  sorti  de  la 
ville,  ,e  n'y  reutrois  plus  que  le  soir.  Un  jour, étant 
à  Boudry,  j'entrai  pour  dîner  dans  un  cabaret  ;  j'y 
vis  un  homme  à  grande  barbe,  avec  uu  habit  violet 
à  la  grecque,  uu  bonnet  fourre  ,  l'équipage  et  l'air 
assez  noble,  et  qui  souveut  avoit  peine  à  se  faire  en- 
teadre,  ne  parlant  qu'un  jargon  presque  indéchif- 
frable, plus  ressemblant  à  l'italien  qu'à  nulle  autie 
langue.  J'cntendois  presque  tout  ce  qu'il  disoit ,  et 
j'étois  le  seul.  L'hôte  et  les  gens  du  pays  ne  l'enteu- 
doient  que  par  signes.  Je  lui  dis  quelques  mots  eu 
italien  qu'il  entendit  parfaitement  bien.  Il  se  leva  et 
vint  m'embrasser  avec  t:  ansport.  La  liaison  fut  bien- 
tôt faite  ,  et  dès  ce  moment  je  lui  servis  de  truche- 
ment. Sou  dîné  étoit  bon,  le  mien  étoit  moins  que 
médiocre;  il  m'invita  de  prendre  ma  part  du  sien  , 
je  lis  peu  de  façons.  En  buvaut  et  baragouinant  nous 
achevâmes  de  nous  familiariser  ;  et  dès  la  fin  du  repas 
nous  devînmes  inséparables.  Il  me  conta  qu'il  étoit 
prélat  grec,  et  archimandrite  de  Jérusalem  ;  qu'il 
étoit  chargé  de  faire  une  quête  en  Europe  pour  îe 
rétablissement  du  saint  sépulcre.  Il  me  montra  de 
belles  patentes  de  la  czarine  et  de  l'empereur  :  il  en 
avoit  de  beaucoup  d'autres  souverains.  11  étoit  assez 
content  de  ce  qu'il  avoit  amassé  jusqu'alors  ;  mais  il 
avoit  eu  des  peines  incroyables  en  Allemagne  ,  n'en- 
tendant pas  un  mot  d'allemand,  de  latin,  ni  de  fran- 
cois,  et  réduit  à  son  grec,  au  turc,  et  à  la  langue 
franque  ,  pour  toute  ressource  ;  ce  qui  ne  lui  en  pro- 


220  LES    CONFESSIONS, 

curoit  pas  beaucoup  dans  le  pays  ou  il  s'étoit  en- 
fourné. H  me  proposa  de  l'accompagner  pour  lui  ser- 
vir d'interprète  et  de  secrétaire.  Malgré  mon  petit 
habit  violet  nouvellement  acheté,  et  qui  ne  cadroit 
pas  mal  avec  mon  nouveau  poste  ,  j'avois  l'air  si  peu 
étoffé  qu'il  ne  me  crut  pas  difficile  à  gagner,  et  il  ne 
se  trompa  point.  Notre  accord  fut  bientôt  fait;  je  ne 
deniandois  rien,  et  il  promettait  beaucoup.  Sans 
caution  ,  sans  sûreté,  sans  eonnoissance ,  je  me  livre 
à  sa  conduite  ;  et  dès  le  lendemain  me  voilà  parti 
pour  Jérusalem. 

Nous  commençâmes  notre  tournée  par  le  canton 
de  Frihoârg  ,  où  il  ne  fit  pas  graud'ehose.  La  dignité 
épiscopale  ne  permettoit  pas  de  faire  le  mendiant, 
et  de  quêter  aux  particuliers  ;  mais  nous  présentâmes 
sa  commission  au  sénat,  qui  lui  donna  une  petite 
somme.  De  là  nous  fûmes  à  Berne.  Il  fallut  ici  pins 
de  façon  ;  et  l'examen  de  ses  titres  ne  fat  pas  l'affaire 
d'un  jour,  Nous  logions  au  Faucon,  bonne  auberge 
alors,  où  l'on  trouvoit  bonne  compagnie.  La  table 
étoit  nombreuse  et  bien  servie.  Il  y  avoit  long-temps 
que  je  /aisois  mauvaise  chère;  j'avois  grand  besoin 
de  me  refaire  :  j'en  avois  l'occasion,  et- j'en  profitai. 
Monseigneur  l'archimandrite  étoit  lui-même  un 
homme  de  bonne  société,  aimant  assez  à  tenir  table , 
gai,  pariant  bien  pour  ceux  qui  l'entendoient  ,  ne 
manquant  pas  de  certaines  connoissauces  ,et  plaçant 
son  érudition  grecque  avec  assez  d'agrément.  Un 
jour,  cassant  au  dessert  des  noisettes,  il  se  coupa  le 
doigt  fort  avant  ;  et ,  comme  le  sang  sortoit  avec 
abondance,  il  montra  son  doigt  à  la  compagnie,  et 
dit  en  riant  :  Mirate  .  signori ;questo  è sanguepelasgc. 


PARTIS    1  .     M  Y  il  F.    IV.  127 

A  Berne  mes  fonctions  ne  lui  furent  pas  inutiles  , 
et  je  ne  m'en  tirai  pas  aussi  mal  que  j'avois  craint. 
J'étois  bien  plus  hardi  et  mieux  parlant  que  je  n'au- 
it>is  été  pour  moi-même.  Les  choses  ne  M  passeient 
pas  aussi  simplement  qu'à  l'ribourg.  Il  fallut  uV 
longues  et  fréquentes  conférences  avec  les  premiers 
de  l'état,  et  l'examen  de  ses  pièces  ne  fut  pas  l'affaire 
d'un  jour.  Enlin  ,  tout  étant  en  règle,  il  fut  admis  à 
l'audience  du  sénat.  J'entrai  avec  lui  comme  son 
interprète,  et  l'on  me  dit  de  parler.  Je  ne  m'atten- 
dois  à  rien  moins  ;  et  il  ne  m'étoit  pas  venu  dans 
l'esprit  qu'après  avoir  longuement  conféré  avec  les 
membres  il  fallût  s'adresser  au  corps  comme  si  rien 
n'eût  été  dit.  Qu'on  juge  de  mon  embarras.  Pour  un 
homme  aussi  honteux  ,  parler  non  seulement  en  pu- 
blic, mais  devant  le  sénat  de  Berne,  et  parler  in- 
promptu,  sans  avoir  une  seule  minute  pour  me  pré- 
parer! Il  y  avoit  là  de  quoi  m'anéantir.  Je  ne  fus  pas 
même  intimidé.  J'exposai  succinctement  et  nette- 
ment la  commission  de  l'archimandrite.  Je  louai  la 
piété  des  princes  qui  avoient  contribué  à  la  collecte 
qu'il  étoit  venu  faire.  Piquant  d'émulation  celle  de 
leurs  excellences ,  je  dis  qu'il  n'y  avoit  pas  moins  à 
espérer  de  leur  munificence  accoutumée  ;  et  puis  , 
tâchant  de  prouver  que  cette  bonne  œuvre  en  étoit 
également  une  pour  tous  les  chrétiens  sans  distinc- 
tion de  secte,  je  finis  par  promettre  les  bénédictions 
du  ciel  à  ceux  qui  vondroient  y  prendre  part.  Je  ne 
diiai  pas  que  mon  discours  fit  effet  ;  mais  il  est  sûr 
qu'il  fut  goûté,  et  qu'au  sortir  de  l'audience  l'archi- 
mandrite eut  un  présent  fort  honnête,  et  de  plus, 
sur  l'esprit  de  son  secrétaire,  des  compliments  dont 


aaS  LES    CONFESSIONS, 

j'eus  l'agréjble  emploi  d'être  le  truchement,  mais 
que  je  n'osai  lui  rendre  à  la  lettre.  Voilà  la  seule  fois 
de  ma  vie  que  j'aie  parlé  en  public  et  devant  un  sou- 
verain ,  et  la  seule  fois  aussi  que  j'aie  parlé  hardi- 
ment et  bien.  Quelle  différence  dans  les  dispositions 
du  même  homme!  Il  y  a  trois  ans  qu'étant  allé  voir 
à  Y verdun  mon  vieux  ami  M.  Roguin,  je  reçus  une 
députation  pour  me  remercier  de  quelques  livres 
que  j'avois  donnés  à  la  bibliothèque  de  cette  ville. 
Les  Suisses  sont  grands  harangueurs;  ces  messieurs 
me  haranguèrent.  Je  me  crus  obligé  de  répondre  ; 
mais  je  m'enchevêtrai  tellement  dans  ma  réponse,  et 
ma  tète  se  brouilla  si  bien,  que  je  restai  court  et  me 
fis  moquer  de  moi.  Quoique  timide  naturellement . 
j'ai  été  hardi  quelquefois  dans  ma  jeunesse  ,  jamais 
dans  mon  âge  avancé.  Plus  j'ai  vu  le  monde  ,  moins 
j'ai  pu  me  faire  à  son  ton. 

Partis  de  Berne ,  nous  allâmes  à  Soleure  :  car  le 
dessein  de  l'archimandrite  étoitde  reprendre  la  route 
d'Allemagne  ,  et  de  s'en  retourner  par  la  Hongrie  ou 
par  la  Pologne  ;  ce  qui  faisoit  une  route  immense: 
mais  comme ,  chemin  faisant ,  sa  bourse  s'eruplissoit 
plus  qu'elle  ne  se  vuidoit ,  il  craignoit  peu  les  dé- 
tours. Pour  moi ,  qui  me  plaisois  presque  autant  à 
cheval  qu'à  pied  .  j'aurois  ainsi  voyagé  de  bon  cœur 
toute  ma  vie:  mais  il  étoit  écrit  que  je  n'irois  pas 
si  loin. 

La  première  chose  que  nous  fîmes  arrivant  à  So- 
leure fut  d'aller  saluer  M.  l'ambassadeur  de  France. 
Malheureusement  pour  mon  évèquc  cet  ambassadeur 
étoit  le  marquis  deBonac,  qui  avoit  été  ambassadeur 
à  la  Porte,  et  qui  devoit  être  au  fait  de  tout  ce  qui 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  229 

regarde  le  saint  sépulcre.  L'archimandrite  eut  une 
audience  d'un  quart-d'heure,  à  laquelle  je  ne  fus 
pas  admis,  pareeque  M.  l'ambassadeur  entendoit  la 
langue  franque  et  parloit  l'italien  du  moins  aussi 
bien  que  moi.  A  la  sortie  de  mon  Grec  je  voulus  le 
suivre;  on  me  retint:  ce  fut  mon  tour.  M'étant 
donné  pour  Parisien,  j'étois  comme  tel  sous  la  ju- 
risdiction  de  son  excellence.  Elle  me  demanda  qui 
j'étois  ,  m'exhorta  de  lui  dire  la  vérité;  je  le  lui  pro- 
mis en  lui  demandant  une  audience  particulière, 
qui  me  fut  accordée.  M.  l'ambassadeur  m'emmena 
dans  son  cabinet ,  dont  il  ferma  sur  nous  la  porte  ; 
et  là,  me  jetant  à  ses  pieds,  je  lui  tins  parole.  Je 
n'aurois  pas  moins  dit  quaud  je  n'aurois  rien  pro- 
mis; car  un  continuel  besoin  d'épanchement  met  à 
tout  moment  mon  cœur  sur  mes  lèvres  ;  et,  après 
m'être  ouvert  sans  réserve  au  musicien  Lutold  ,  je 
n'avois  garde  de  faire  le  mystérieux  avec  le  marquis 
de  Bonac.  11  fut  si  content  de  ma  petite  histoire  et 
de  l'effusion  de  cœur  avec  laquelle  il  vit  que  je 
l'avois  contée  .  qu'il  me  prit  par  la  main  ,  entra 
chez  madame  l'ambassadrice,  et  me  présenta  à  elle 
en  lui  faisant  un  abrégé  de  mon  récit.  Madame  de 
Bonac  ni  accueillit  avec  bonté  ,  et  dit  qu'il  ne  falloit 
pas  me  laisser  aller  avec  ce  moine  grec.  Il  fut  ré- 
solu que  je  resterois  à  l'hôtel  en  attendant  qu'on 
vit  ce  qu'on  pourroit  faire  de  moi.  Je  voulois  aller 
faire  mes  adieux  à  mon  pauvre  archimandrite  ,  pour 
lequel  j'avois  conçu  de  rattachement:  on  ne  mêle 
permit  pas.  On  envoya  lui  signilier  mes  arrêts  ,  et 
un  quart-d'heure  après  je  vis  arriver  mon  petit  sac. 
M.  de  la   Martiniere  .  secqttaire  d'ambassade,  fut 


*ïo  LES    CONFESSIONS, 

en  quelque  façon  chargé  de  moi.  En  me  conduisant 
dans  la  chambre  qui  m'étoit  destinée ,  il  me  dit  : 
Cette  chambre  a  été  occupée  sous  le  comte  du  Luc 
par  un  homme  célèbre  ,  du  même  nom  que  vous.  Il 
ne  tient  qu'à  vous  de  le  remplacer  de  toutes  maniè- 
res, et  de  faire  dire  un  jour,  Rousseau  premier, 
Rousseau  second.  Celle  conformité ,  qu'alors  je  n'es- 
pérois  guère,  eût  moins  flatté  mes  désirs  ,  si  j'avois 
pu  prévoir  à  quel  prix  je  l'acheterois  un  jour. 

Ce  que  m'avoit  dit  M.  de  la  Martiniere  me  donna 
de  la  curiosité.  Je  lus  les  ouvrages  de  l'auteur  dont 
j'oecupois  la  chambre  ,  et ,  sur  le  compliment  qu'on 
m'avoit  fait,  croyant  avoir  du  goût  pour  la  poésie, 
je  lis  pour  mon  coup  d'essai  une  cantate  à  la  louange 
de  madame  de  Bonac.  Ce  goût  ne  se  soutint  pas.  J'ai 
fait  de  temps  en  temps  quelques  médiocres  vers  ;  c'est 
un  exercice  assez  bon  pour  se  rompre  aux  inversions 
élégantes  et  apprendre  à  mieux  écrire  en  prose:  mais 
je  n'ai  jamais  trouvé  dans  la  poésie  francoise  assez 
d'attrait  pour  m'y  livrer  tout-à-fait ,  et  probablement 
j'y  aurois  peu  réussi. 

M.  de  la  Martiniere  voulut  voir  de  mon  style,  et 
me  demanda  par  écrit  le  même  détail  que  j'avois  fait 
à  M.  l'ambassadeur.  Je  lui  écrivis  une  longue  let- 
tre ,  que  j 'apprends  avoir  été  conservée  par  M.  de 
Marianne,  qui  étoit  attaché  depuis  long-temps  au 
marquis  de  Bonac,  et  qui  depuis  a  succédé  à  M.  de 
la  ISIartiniere  sous  l'ambassade  de  M.  de  Courteilles. 
J'ai  prié  M.  de  iSlalesherbes  de  tâcher  de  me  procu- 
rer une  copie  de  cette  lettre  ,  dont  il  a  conuoissance- 
Si  je  l'obtiens  par  lui  ou  par  d'autres ,  on  la  trouvera 
dans  le  recueil  qui  doit  accomuagner  mes  Confessions. 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  u3i 

L'expérience  que  je  commeneois  d'avoir  inoiléroit 
peu-a-peu  mes  projets  romauesr|ues  ;  et,  pai  exem- 
ple, non  seulement  je  ne  devins  point  amoureux  de 
madame  de  Kouac  ,  niais  je  sentis  d'abord  (pie  je  ne 
pou  vois  faire  un  graud  chemin  dans  la  maison  de 
son  mari.  M.  de  la  Martiniere  en  place,  et  M.  de 
Marianne  pour  aiusi  dire  en  survivance  ,  ne  me  lais- 
soient  espérer  pour  toute  fortune  qu'un  emploi  de 
sous-secrétaire  qui  ne  me  tentoit  pas  infiniment. 
Cela  fit  que  quand  on  me  consulta  sur  ce  que  je  vou- 
lois  faire,  je  marquai  beaucoup  d'envie  d'aller  à 
Paris.  -M.  l'ambassadeur  goûta  cette  idée,  qui  ten- 
doità  le  débarrasser  de  moi.  M.  de  Merveilleux  ,  se- 
crétaire interprète  de  l'ambassade  ,  dit  que  son  ami 
M.  Godard  ,  colonel  au  service  de  France  ,  cherchait 
quelqu'un  pour  mettre  auprès  de  son  neveu  qui  en- 
troit  fort  jeune  au  service  .  et  pensa  que  je  pourri  is 
lui  convenir.  Sur  cette  idée,  assez  légèrement  prise, 
mou  départ  fut  résolu  ;  et  moi  .  qui  voyois  un  voya- 
ge à  faire  et  Paris  au  bout,  j'en  fus  dans  la  joie  de 
mon  coeur.  On  me  donna  quelques  lettres,  cent 
francs  pour  mon  voyage  accompagnés  de  force  bon- 
nes leçons  ,  et  je  partis. 

Je  mis  à  ce  voyage  une  quinzaine  de  jours  que  je 
peux  compter  parmi  les  heureux  de  ma  vie.  J'étois 
jeune  ,  je  me  portois  bien  ;  j'avois  assepj  d'argent , 
beaucoup  d'espérance  ;  je  voyageois  ,  je  voyageois  à 
pied,  et  je  vovaçeois  seul.  On  seroit  étonné  de  me 
voir  compter  un  pareil  avantage  .  si  déjà  l'on  n'avoit 
dû  se  familiariser  avec  mon  humeur.  Mes  chimères 
me  tenoient  compagnie  .et  jamais  mon  imagination 
n'en  enfanta  de  plus  magnifiques.    Quand  on  m'of* 


a3a  LES    CONFESSIONS 

iroit  quelque  place  vuide  dans  une  voiture,  on  que 
quelqu'un  m'accostoit  en  route,  je  rechignois  de 
voir  renverser  la  fortune  dont  je  bâtissois  l'édifice 
en  marchant.  Cette  fois  mes  idées  étoient  martiales. 
J'allois  m 'attacher  à  au  militaire,  et  devenir  mili- 
taire moi-même;  car  on  avoit  arrangé  que  je  eom- 
inencerois  par  être  cadet.  Je  croyois  déjà  me  voir 
en  habit  d'officier  avec  un  beau  plumet  blanc.  Mon 
cœur  s'enfloit  à  cette  noble  idée.  J'avois  quelque 
teinture  de  géométrie  et  de  fortifications  ;  j'avois  un 
oncle  ingénieur;  j'ctois  en  quelque  sorte  enfant  de 
la  balle.  Ma  vue  courte  offroit  un  peu  d'obstacle , 
mais  qui  ne  m'embarrassoit  pas  :  et  je  comptois  bien 
à  force  de  sang-froid  et  d'intrépidité  suppléer  à  ce 
défaut.  J'avois  lu  que  le  maréchal  Schomberg  avoit 
la  vue  courte:  pourquoi  le  maréchal  Rousseau  ne 
l'auroit-il  pas?  Je  m'échauffais  tellement  sur  ces  fo- 
lies que  je  ne  voyois  plus  que  troupes ,  remparts  , 
gabions,  batteries  ,  et  moi  au  milieu  du  feu  ei  de  la 
fumée  donnant  tranquillement  mes  ordres  la  lor- 
gnette à  la  main.  Cependant,  quand  je  passois  dans 
des  campagnes  agréables  ,  que  je  voyois  des  bocages 
et  des  ruisseaux,  ce  touchant  aspect  me  faisoit  sou- 
pirer de  regret:  je  sentois  au  milieu  de  ma  gloiie 
que  mon  cœur  n'étoit  pas  fait  pour  tant  de  fracas; 
et  bientôt,  sans  savoir  comment ,  je  me  retrouvois 
au  milieu  de  mes  chères  bergeries,  renonçant  pour 
jamais  aux  travaux  de  Mars. 

Combien  l 'aboi d  de  Paris  démentit  l'idée  que  j'en 
avois  !  La  décoration  extérieure  que  j'avois  vue  à 
Turin  ,  la  beauté  des  rues,  la  synnnctrie  et  I  aligne- 
ment des  maisons,  me  faisoient  chercher  U  Paris  au- 


PARTIE  I,  LIVRE  IV. 
tre  chose  encore.  Je  m'étois  figuré  uue  \ille  aussi 
belle  que  grande,  de  l'aspect  le  plus  imposant  .  où 
l'on  ne  voyoit  que  de  superbes  rues,  det  palais  de 
marbre  et  d'or.  En  entrant  par  le  fauxbourg  Saint* 
Marceau  ,  je  ne  vis  que  de  petites  rues  sales  et  puan- 
tes, de  vilaines  maisons  noires,  l'air  de  la  mal-pro- 
preté ,  de  la  pauvreté  ;  des  mendiants,  des  charre- 
tiers, des  ravaudeuses,  des  crieuses  de  tisane  et  de 
vieux  chapeaux.  Tout  cela  me  frappa  d'abord  à  tel 
point ,  que  tout  ce  que  j'ai  vu  depuis  à  Paris  de  ma- 
gnificence réelle  u'a  pu  détruire  cette  première  im- 
pression ,  et  qu'il  în'eu  est  resté  toujours  un  secret 
dégoût  pour  L'habitation  de  cette  capitale.  Je  pni» 
dire  que  tout  le  temps  que  j'y  ai  vécu  dans  la  suite 
ne  fut  employé  qu'à  y  chercher  des  ressources  pour 
me  mettre  en  état  d'en  vivreéloigué.  Tel  est  le  frnil 
d'une  imagination  trop  active  qui  exagère  par-des- 
sus l'exagération  des  hommes,  et  voit  toujours  plu* 
que  ce  qu'on  lui  dit.  On  m'avoit  tant  vanté  Pans  . 
que  je  me  l'etois  figuré  comme  l'ancienne  Kabylone  , 
dont  je  trouverois  peut-être  autant  à  rabattre,  en  la 
voyant ,  du  portrait  que  je  m'en  suis  fait.  La  même  , 
chose  m'arriva  à  l'opéra,  ou  je  me  pressai  d'aller' 
le  lendemain  de  mon  arrivée  ;  la  même  chose  m'ar- 
riva dans  la  suite  à  Versailles,  dans  la  suite  encore 
en  voyant  la  mer  .  et  la  même  chose  m'arrivera  tou- 
jours en  voyant  des  spectacles  qu'on  m'aura  trop 
annoncés:  car  il  est  impossible  aux  hommes  et  dif- 
ficile à  la  nature  elle-même  de  passer  en  richesse 
mon  imagination. 

A  la  mauiere  dont  je  fus  reçu  de  tous  ceux  poui 
qui  j'avois  des  lettres  ,  je  crus  ma  fortune  faite.  Ce- 

ï.es  cotess.   i.  ao 


a34  LES    CONFESSIONS, 

lui  à  qui  j'étois  le  plus  recommandé,  et  qui  me 
caressa  le  moins ,  étoit  M.  de  Surbeck. ,  retiré  du  ser- 
vice, et  vivant  philosophiquement  à  Bagneux,  où 
je  fus  le  voir  plusieurs  fois,  et  où  jamais  il  ne  m'of- 
frit un  verre  d'eau.  J'eus  plus  d'accueil  de  madame 
de  Merveilleux ,  belle-sœur  de  l'interprète ,  et  de 
son  neveu ,  officier  aux  gardes.  Non  seulement  la 
mère  et  le  fils  me  recurent  bien,  mais  ils  m'offrirent 
leur  table  ,  dont  je  profitai  souvent  durant  mon  sé- 
jour à  Paris.  Madame  de  Merveilleux  me  parut  avoir 
été  belle;  ses  cheveux  étoient  encore  d'un  beau  noir, 
etfaisoient,  à  la  vieille  mode,  le  crochet  sur  ses 
tempes.  Il  lui  resloit  ce  qui  ne  périt  point  avec  les 
attraits  ,  un  esprit  très  agréable.  Elle  me  parut  goû- 
ter le  mien  ,  et  fit  tout  ce  qu'elle  put  pour  me  ren- 
dre service;  mais  personne  ne  la  seconda,  et  je  lus 
bientôt  désabusé  de  tout  ce  grand  intérêt  qu'on 
avoit  paru  prendre  à  moi.  Il  faut  pourtant  rendre 
justice  aux  François;  ils  ne  s'épuisent  point  tant 
qu'on  dit  en  protestations,  et  celles  qu'ils  font  sont 
presque  toujours  sincères;  mais  ils  ont  ime  manière 
de  paroitre  s'intéresser  à  vous  qui  trompe  plus  que 
des  paroles.  Les  gros  compliments  des  Suisses  n'en 
peuvent  imposer  qu'  à  des  sots.  Les  manières  des 
François  sont  plus  séduisantes  en  cela  même  qu'el- 
les sont  plus  simples  ;  on  croiroit  qu'ils  ne  vous 
disent  pas  tout  ce  qu'ils  veillent  faire,  pour  von? 
surprendre  plus  agréablement.  Je  dirai  plus;  ils  ne 
sont  point  faux  dans  leurs  démonstrations;  ils  sont 
naturellement  officieux,  humains,  bienveillants, 
et  même,  quoi  qu'on  en  dise,  plus  vrais  qu'aucune 
autre  nation;  mais  ils  sont  légers  et  volages.  Ils  ont 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  235 

eu  effet  îe  sentiment  qu'ils  vous  montrent;  mais  ce 
sentiment  s'en  va  comme  il  est  venu.  Eu  vous  par- 
lant ils  sont  pleins  de  vous  :  ne  vous  voient-ils  plus 
ils  vous  oublient.  Rien  n'est  permanent  dans  leur 
cœur:   tout  est  chez  eux  l'oeuvre  du  moment. 

Je  fus  donc  beaucoup  flatté  et  peu  servi.  Ce  co- 
lonel Oodaid  ,  au  neveu  duquel  on  m'avoit  donne, 
«e  trouva  être  un  vilain  vieux  avare,  qui,  quoique 
tout  cousu  d'or,  voyaut  ma  dérress»,  me  voulut 
avoir  pour  rien.  Il  prétendoit  que  je  fusse  auprès  de 
son  neveu  une  espèce  de  valet  sans  gages ,  plutôt 
qu'un  vrai  gouverneur.  Attacbe  continuellement  à 
lui  ,  et  par -la  dispensé  du  service,  il  falloit  que  je 
vécusse  de  nia  paie  de  cadet,  c'est-à-dire  de  soldat , 
et  «  peine  consentoit-il  à  me  donner  l'uniforme;  il 
auroit  voulu  que  je  me  contentasse  de  celui  du  régi- 
ment. Madame  de  Merveilleux,  indignée  de  ses  pro- 
positions ,  me  détourna  elle-même  de  les  accepter  ; 
son  iils  fut  du  même  sentiment.  On  cherchoit  autre 
chose,  et  l'on  ne  trouvoit  rien.  Cependant  je  com- 
mençois  d'être  pressé,  et  cent  francs  sur  lesquels 
j'avoisfait  mon  voyage  ne  pbuvoient  me  mener  bien 
loin.  Heureusement  je  reçus  de  la  part  de  son  ex- 
cellence encore  une  petite  remise  qui  me  fit  grand 
bien  ;  et  je  crois  qu'il  ne  m'auroit  pas  abandonné  si 
j'eusse  eu  plus  de  patience;  mais  languir,  attendre, 
solliciter,  sont  pour  moi  choses  impossibles.  Je  me 
rebutai ,  je  ne  pai  us  plus  ,  et  tout  fut  lirai.  Je  n'avois 
pas  oublié  ma  pauvre  maman.  Madame  de  Merveil- 
leux, qui  savoit  mon  histoire,  m'avoit  aidé  dans 
cette  recberebe  long-temps  inutilement.  Enfin  elle 
ra'appiit  que  madame  de  Wareus  étoit  repartie  il  y 


236  LES    CONFESSIONS 

avoit  plus  de  deux  mois,  mais  qu'on  ne  savoit  si 
elle  éloit  en  Savoie  ou  à  Turin,  et  que  quelques 
personnes  la  disoient  retournée  en  Suisse.  Il  ne 
m'en  fallut  pas  davantage  pour  me  déterminer  à  la 
suivre,  bien  sûr  qu'en  quelque  lieu  qu'elle  fût  je  la 
trouverois  plus  aisément  en  province  que  je  n'avois 
pu  faire  à  Paris. 

Avant  de  partir  j'exerçai  mon  nouveau  talentpoé- 
tique  dans  une  épîlre  au  colonel  Godard  ,  où  je  le 
drapai  de  mon  mieux.  Je  montrai  ce  barbouillage 
à  madame  de  Merveilleux  ,  qui,  au  lieu  de  me  cen- 
surer comme  elle  auisoit  dû  faire,  rit  beaucoup  de 
mes  sarcasmes ,  de  même  que  son  fils ,  qui ,  je  crois , 
n'aimoit  pas  le  colonel  Godard  ;  et  il  faut  avouer 
qu'il  n'étoit  pas  aimable.  J'étois  tenté  de  lui  en- 
voyer mes  vers  ;  ils  m'y  encouragèrent.  J'en  fis  un 
paquet  à  son  adresse  ;  et  comme  il  n'y  avoit  point 
alors  à  Paris  de  petite  post-e  ,  je  le  mis  dans  ma  po- 
che ,  et  le  lui  envoyai  d'Auxerre  en  passant.  Je  ris- 
quelquefois  encore  en  songeant  aux  grimaces  qu'il 
dut  faire  en  lisant  ce  panégyrique  où  il  étoit  peint 
trait  pour  trait.  Il  commençoit  ainsi  : 

Tu  croyois ,  vieux  pénard ,  qu'une  folle  manie 
D'élever  ton  neveu  m'inspireroit  l'envie. 

Cette  petite  pièce,  mal  faiteà  la  vérité,  mais  qui 
ne  manquoit  pas  de  sel^  et  qui  annonçoit  du  talent 
pour  la  satire  ,  est  cependant  le  seul  écrit  satirique 
qui  soit  sorti  de  ma  plume.  J'ai  le  cœur  trop  peu 
haineux  pour  me  prévaloir  d'un  pareil  talent;  mais 
je  crois  qu'on  peut  juger  ,  par  quelques  écrits  polé- 
miques faits  de  temps  à  autre  pour  ma  défense,  que 


PARTIE   I,    LIVB  B  IV.  »3| 

si  j'avoi.s  été d'humeur  batailleuse,  mes  agresseur» 
n'.iuroieut  pas  eu  souvent  les  rictus  de  leur  côte. 

La  chose  que  je  regrette  le  plus  dans  les  détails  de 
ma  vie,  dont  j'ai  perdu  la  mémoire,  est  de  n'avoir 
p;is  fait  des  journaux  de  mes  vo\ages.  Jamais  je  n'ai 
tant  pensé  ,  lant  existé  ,  tant  vécu,  tant  été  moi,  si 
j'ose  ainsi  dire,  que  dans  ceux  que  j'ai  faits  seul  et 
à  pied.  La  marche  a  quelque  chose  qui  anime  et 
avive  mes  id.es:  je  ne  puis  presque  penser  quand  je 
■t  .:<•  (  n  place  ;  ji  faul  que  mon  corps  soit  en  branla 
[tour  y  mettre  mou  esprit.  La  vue  de  la  campagne  , 
la  .succession  des  aspects  agréables,  le  grand  air,  le 
grand  appétit ,  la  bonne  sauté  que  je  gagne  en  mar- 
chant ,  la  liberté  du  cabaret ,  l'eloiguemeut  de  tout 
ce  qui  me  fait  sentir  ma  dépendance  ,  de  tout  ce  qui 
me  rappelle  à  ma  situation,  tout  cela  dégage  mon 
ame ,  me  donne  une  plus  grande  audace  de  penser, 
me  jette  en  quelque  sorte  dans  l'immensité  des  êtres 
pour  les  combiner,  les  choisir,  me  les  approprier 
^ans  gt'neet  sans  crainte.  Je  dispose  en  maître  de  la 
nature  entière  ;  mon  cœur,  errant  d'objet  en  objet, 
s'unit,  s'identifie  à  ceux  qui  le  flattent  ,  s'entoure 
d'images  charmantes ,  s'enivre  de  sentiments  déli- 
cieux. Si  pour  les  fixer  je  m'amuse  à  les  décrire  en 
moi-même,  quelle  vigueur  de  pinceau,  quelle  fraî- 
cheur de  coloris  ,  quelle  énergie  d'expression  je  leur 
donne  !  On  a  ,  dit-on  ,  trouve  ùe  tout  cela  dans  mes 
ouvrages ,  quoiqu'écriîs  \ers  le  déclin  de  mes  ans. 
Oh!  si  l'on  eût  vu  ceux  de  ma  première  jeunesse, 
ceux  que  j'ai  faits  durant  mes  voyages  ,ceux  que  j'ai 
composés  et  que  je  n'ai  jamais  écrits.'...  Pourquoi, 
Huez-vous  ,  ne  les  pas  écrire?  Pourquoi  les  écrire? 

20. 


*3S  LES    CONFESSIONS. 

vous  répondrai-je.  Pourquoi  m'ôter  le  cliarme  ac- 
tuel de  la  jouissance  pour  dire  à  d'autres  que  j'avois 
joui?  Que  ni'importoient  des  lecteurs,  un  public 
et  toute  la  terre  ,  tandis  que  je  planois  dans  le  ciel  ? 
D 'ailleurs  portois-je  avec  moi  du  papier,  des  plu- 
mes? Si  j'avois  pensé  à  tout  cela  ,  rien  ne  me  seroit 
venu.  Te  ne  prévoyois  pas  que  j'aurois  des  idées; 
elles  viennent  quand  il  leur  plaît ,  non  quand  il  me 
pîa4t.  Elles  ne  viennent  point,  ou  elles  viennent 
en  foule  ;  elles  m'accablent  de  leur  nombre  et  de 
inir  force.  Dix  volumes  par  jour  n'auroient  pas 
sufii.  Où  prendre  du  temps  pour  les  écrire?  En  ar- 
rivant je  ne  songeois  qu'à  bien  dîner.  En  partant  je 
12e  songeois  qu'à  bieu  mareber.  Je  sentois  qu'un 
nouveau  paradis  m'attendoit  à  la  porte,  je  ne  son- 
geois qu'à  l'aller  chercher. 

Jamais  je  n'ai  si  bien  senti  tout  cela  que  dans  le 
retour  dont  je  parle.  En  venant  à  Paris,  je  m'étois 
borné  aux  idées  relatives  à  ce  que  j'y  allois  faire.  Je 
m'étois  élancé  dans  la  carrière  où  j 'allois  entrer  ,  et 
je  Pavois  parcourue  avec  assez  de  gloire  ;  mais  cette 
carrière  n'étoit  pas  celle  où  mon  cœur  m'appeloit, 
et  les  êtres  réels  nuisoient  aux  êtres  imaginaires.  Le 
colonel  Godard  et  son  neveu  figuroient  mal  avec 
un  héros  tel  que  moi.  Grâces  au  ciel  j'étois  mainte- 
nant délivré  de  tous  ces  obstacles  :  jepouvois  m'en- 
foncer  à  mon  gré  dans  le  pays  des  chimères  ,  car  il 
ne  restoit  que  cela  devant  moi.  Aussi  je  m'y  égarai 
si  bien  que  je  perdis  réellement  plusieurs  fois  ma 
route:  et  j'eusse  été  fort  lâché  d'aller  plus  droit; 
car  sentant  qu'à  Lyon  j 'allois  me  retrouver  snr  la 
terre,  jaurois  voulu  n'y  jamais  arriver. 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  »3$ 

Lu  jour  entre  autres  in'étant  à  dessein  détoui  i.<- 
pool1  voir  de  près  un  lieu  qui  me  parut  admirable 
je  m'y  plus  si  fort  et  j*y  lis  tant  de  tours  que  je  nie 
nerdis  enfin  tout-à-fait.  Après  plusieurs  heures  de 
course  inutile,  las  et  mourant  de  soif  et  de  faim, 
feutrai  chez  un  paysan  dont  la  maison  n'avoit  pas 
belle  apparence,  mais  c'étoit  la  seule  que  je  visse 
aux  environs.  Je  croyois  que  c'étoit  comme  à  Ge- 
nève ou  en  Suisse  ,  où  tous  les  habitants  à  leur  aise 
sont  en  état  d'exercer  l'hospitalité.  Je  priai  celui- 
ci  de  me  donner  à  dîner  en  payant.  Il  m'offrit  du 
lait  écrémé  et  de  gros  pain  d'orge,  en  me  disant  que 
c'étoit  tout  ce  qu'il  avoit.  Je  buvois  ce  lait  avec  dé- 
lices et  je  mangeois  ce  pain,  paille  et  tout;  mais 
cela  n'etoit  pas  fort  restaurant  pour  un  homme 
épuisé  de  fatigue.  Ce  paysan ,  qui  m'examinoit ,  ju- 
zca  de  la  vérité  de  mon  histoire  par  celle  de  mon 
appétit.  Tout  de  suite  ,  après  m'avoir  dit  qu'il  voyoif 
bien  (i)  que  j'étois  un  bon  jeune  honnête  homme 
qui  n'etoit  pas  là  pour  le  vendre  ,  il  ouvrit  une  pe- 
tite trappe  à  côté  de  sa  cuisine,  descendit,  et  revint 
un  moment  après  avec  un  bon  pain  bis  de  pur  fro- 
ment, un  jambon  très  appétissant  quoiqu'entamé  , 
et  une  bouteille  de  vin  dont  l'aspect  me  réjouit  le 
cœur  plus  que  tout  le  reste.  On  joignit  à  cela  une 
omelette  assez  épaisse  ,  et  je  lis  un  diner  tel  qu'autre 
qu'un  piéton  n'en  connut  jamais.  Quand  ce  vint  à 
payer  .  voilà  son  inquiétude  et  ses  craintes  qui  le 
reprennent  ;  il  ne  vouloit  point  de  mon  argent,  il  le 

(i)  Apparemment  je  n'avois  pas  encore  alors  la  phytio- 
t  amie  qu'on  m'a  donnée  depuis  dans  mes  portraits. 


2',o  LES    CONFESSIONS, 

repoussoit  avec  un  trouble  extraordinaire;  et  ce 
qu'il  y  avoit  de  plaisant  éloit  que  je  ne  pouvois 
imaginer  de  quoi  il  avoit  peur.  Enfin  il  prononça 
en  frémissant  ces  mots  terribles  de  commis  et  de  rats- 
de-cave.  II  me  fit  entendre  qu'il  cachoit  son  \in  à 
cause  des  aides,  qu'il  cachoit  son  pain  à  cause  de 
la  taille ,  et  qu'il  seroit  un  homme  perdu  si  l'on 
pouvoit  se  douter  qu'il  ne  mourut  pas  de  faim. 
Tout  ce  qu'il  me  dit  à  ce  sujet ,  et  dont  je  n'avois 
pas  la  moindre  idée ,  me  fit  une  impression  qui  ne 
s'effacera  jamais.  Ce  fut  là  le  germe  de  cette  haine 
inextinguible  qui  se  développa  depuis  dans  mon 
eu  ur  contre  les  vexations  qu'éprouve  le  malheu- 
reux peuple  et  contre  ses  oppresseurs.  Cet  homme, 
quoiqu'aisé,  n'osoit  manger  le  pain  qu'il  avoit  ga- 
gné à  la  sueur  de  sou  front,  et  ne  pouvoit  éviter  sa 
ruine  qu'en  montrant  la  même  misère  qui  régnoit 
autour  de  lui.  Je  sortis  de  sa  maison  aussi  indigné 
qu'attendri,  et  déplorant  le  sort  de  ces  belles  con- 
trées à  qui  la  nature  n*a  prodigué  ses  dons  que  pour 
en  faire  la  proie  des  barbares  publicains. 

Voilà  le  seul  souvenir  bien  distinct  qui  me  reste 
de  ce  qui  m'est  arrivé  durant  ce  vovage.  Je  me  rap- 
pelle seulement  encore  qu'en  approchant  de  Lyon  je 
fus  tenté  de  prolonger  ma  route  pour  aller  voir  les 
bords  du  Lignon  ;  car,  parmi  les  romans  que  j 'a vois 
lus  avec  mon  père,  l'Astrée  n'avoit  pas  été  oubliée, 
et  c'étoit  celui  qui  me  revenoit  au  cœur  le  plus  fré- 
quemment, .le  demandai  la  route  du  Forez,  et  tout 
en  causant  avec  une  hôtesse  elle  m'apprit  que  c'étoit 
un  bon  pays  de  ressource  pour  les  ouvriers  ,  qu'il  y 
avoit  beaucoup  dt  forges ,  et  qu'on  y  travailloit  fort 


PARTIE    I,    LIVRE    IV.  241 

bien  en  fer.  Cet  éloge  calma  tout-à-coup  ma  curio- 
sité romanesque,  et  je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'aller 
chercher  des  Diaues  et  des  Sylvandres  chez  un  peu- 
ple de  forgerons.  I.a  bonne  femme  qui  ro'enooura 
geoit  de  la  sorte  m'avoit  sûrement  pris  pour  un  «ar- 
çon serrnrier. 

Je  n'alloùs  pas  tont-à-fait  à  Lyon  sans  vue.  En  ar- 
rivant j'allai  voir  aux  Chasottes  mademoiselle  du 
Chàtelet,  amie  de  madame  de  Warens  ,  et  pour  la- 
quelle elle  m'avoit  donné  une  lettre  quand  je  vins 
avec  M.  le  Maitre  :  ainsi  c'étoit  une  connoissance 
déjà  faite.  Mademoiselle  du  Chàtelet  m'apprit  qu'en 
effet  son  amie  avoit  passé  à  Lyon  ,  mais  qu'elle  igno- 
roit  si  elle  avoit  poussé  sa  route  jusqu'en  Piémont , 
et  qu'elle  étoit  incertaine  elle-même  en  partant  si 
elle  De  s'arrêteroit  point  en  Savoie  ;  que  si  je  voulois 
elle  écriroit  pour  en  avoir  des  nouvelles,  et  que  le 
meilleur  parti  que  j'eusse  à  prendre  étoit  de  les  at- 
tendre à  Lyon.  J'acceptai  l'offre  :  niais  je  n'osai  dire 
à  mademoiselle  du  Chàtelet  que  j'élois  presse  de  la 
réponse  .  et  que  ma  petite  bourse  épuisée  ne  me  lais- 
soit  pas  en  éiat  de  l'attendre  long-temps.  Ce  qui  ru*- 
rotint  n'était  pas  qu'elle  m'eût  mal  reçu;  au  con- 
traire ,  elle  m'avoit  fait  beaucoup  de  caresses  ,  et  me 
traitoit  sur  un  pied  d'égalité  qui  in'ôtoit  le  courage 
de  lni  laisser  voir  mon  état,  et  de  descendre  du  rôle 
de  bonne  compagnie  à  celui  d'un  malheureux  men- 
diant. 

Il  me  semble  de  voir  assez  clairement  la  suite  de 
tout  ce  que  j'ai  marqué  dans  ce  livre.  Cependant  je 
crois  me  rappeler  daus  le  même  intervalle  un  Mitre 
voyage  de  Lyon  ùoat  je  ne  puis  marquer  la  place. et 


a42  LES    CONFESSIONS. 

où  je  me  trouvai  déjà  fort  à  l'étroit.  Une  petite  anee- 
dote  assez  difficile  à  dire  ne  me  permettra  jamais  de 
l'oublier.  J'étois  un  soir  assis  en  Bellecour  après  un 
très  mince  souper,  rêvant  aux  moyens  ne  me  tirer 
d'affaire,  quand  un  homme  en  bonnet  vint  s'asseoir 
à  côté  de  moi.  Cet  homme  avoit  l'air  d'un  de  ces  ou- 
vriers en  soie  qu'on  appelle  à  Lyon  des  tafïetatiers. 
Il  m'adresse  la  parole  ;  je  lui  réponds.  A  peine 
avions-nous  causé  un  quart-d'heure  ,  que  ,  toujours 
avec  le  même  sang-froid  et  sans  changer  de  ton ,  il 
me  propose  de  nous  amuser  de  compagnie.  J'atten- 
dois  qu'il  m'expliquât  quel  étoit  cet  amusement  ; 
mais  ,  sans  rien  ajouter,  il  se  mit  en  devoir  de  m'en 
douner  l'exemple.  Nous  nous  touchions  presque,  et 
la  nuit  u'éloit  pas  assez  obscure  pour  m 'empêcher 
de  voir  à  quel  exercice  il  se  préparoit.  Il  n'en  vou- 
loit  point  a  ma  personue  ;  du  moins  rien  ne  m'an- 
noncoit  cette  intention,  et  le  lieu  ne  l'eût  pas  favo- 
risée :  il  ne  vouloit  exactement ,  comme  il  me  l'avoit 
dit,  que  s'amuser  et  que  je  m'amusasse,  chacun  pour 
son  compte;  et  cela  lui  paroissoit  si  simple,  qu'il 
n'avoit  pas  même  supposé  qu'il  ne  me  le  parût  pas 
comme  à  lui.  Je  fus  si  effrayé  de  cette  impudence  , 
que,  saus  lui  répondre,  je  me  levai  précipitamment 
et  me  mis  à  fuira  toutes  jambes,  croyant  avoir  ce 
misérable  à  mes  trousses.  J'étois  si  troublé,  qu'au 
lieu  de  gagner  mon  logis  par  la  rue  St.-Dominique 
je  courus  du  côté  du  quai,  et  ne  m'arrêtai  qu'au-delà 
du  pont  de  bois ,  aussi  tremblant  que  si  je  venois  de 
commettre  un  crime.  J'étois  sujet  au  même  vice  :  ce 
souvenir  m'en  guérit  pour  long-temps. 

Ace  voyage-ci  j'eus  une  aventure  à-peu-pres  du 


PARTIE    I,    LIVK  I    I  Y.  2 ',  i 

même  genre,  mais  qui  ne  mil  en  pins  grand  (longer. 
Seutant  mes  espèces  tirer  à  leur  lin,  j'en  ménageott 
le  chétif  reste.  Je  prenois  moins  souvent  des  repas  A 
mon  auberge  ,  et  bientôt  je  n'en  pris  plus  du  tout  , 
pouvant  pour  cinq  ou  six  sous  ..  1.»  tarera*  me  ras- 
sasier tout  aussi  bien  que  jefaisois  là  pour  mes  vin:-!, 
ein  |.  >  y  mangeant  plus,  je  ne  savois  comment  y 
aller  coucher  ;  non  que  j'y  dusse  grand'chose  ,  mais 
j'avois  honte  d'orcnper  une  chambre  sans  rien  faire 
','a^norà  mon  hôtesse.  La  saison  étoit  belle.  In  soir 
qu'il  faisoit  fort  c'urm.l ,  je  me  déterminai  à  passer  la 
nuit  dans  la  place  :  et  déjà  je  m'élois  établi  sur  un 
banc,  quand  un  abbé  qui  passoit,  me  voyant  ainsi 
couché,  s'approcha  et  me  demanda  si  je  n'av;>is 
point  de  gîte,  .le  lui  avouai  mon  cas,  et  il  en  parut 
touché.  Il  s'assit  à  côté  de  moi ,  et  nous  causâmes.  11 
parloit  agréablement  :  tont  ce  qu'il  nie  dit  me  donna 
«le  lui  la  meilleure  opinion  du  monde.  Quand  il  me 
vit  hien  disposé  ,  il  me  dit  qu'il  n'étoit  pas  logé  fort 
au  large  ;  qu'il  n'avoit  qu'une  seule  chambre ,  mais 
ju'assmemeut  il  ne  me  laisseroit  pas  coucher  ainsi 
dans  la  place  ;  qu'il  étoit  tard  pour  trouver  un  gîte  , 
et  qu'il  m'oifroit  pour  cette  nuit  la  moitié  de  son 
lit.  J'accepte  l'ofire,  espérant  déjà  me  faire  un  ami 
qui  pourrait  m'ètre  utile.  Nous  allons.  Il  bat  le  fusil. 
Sa  chambre  me  parut  propre  d;.ns  sa  petitesse  :  il 
m'en  lit  les  honneurs  fort  poliment.  Il  tira  d'un  pol 
de  verre  des  cerises  à  l'eau-de-vie  :  nous  en  mangeâ- 
mes chacun  deux,  et  nous  ramea  nous  coucher. 

Cet  homme  avoit  les  mêmes  goûts  que  mon  Juif 
de  l'hospice,  mais  il  ne  les  manilestoit  pas  si  bruta- 
lement. Soit  que, sachant  que  je  pouvois  être  enîeu- 


a44  LES    CONFESSIONS, 

du ,  il  craignît  de  me  forcer  à  me  défendre ,  soit  qu'en 
effet  il  fût  moins  confirmé  dans  ses  projets  , il  n'osoit 
m'en  proposer  ouvertement  l'exécution ,  et  cherchait 
à  m'émouvoir  sans  m'inquiéter.  Plus  instruit  que  la 
première  fois,  je  compris  bientôt  son  dessein,  et  j'en 
frémis.  Ne  sachant  ni  dans  quelle  maison  ni  entre 
les  mains  de  qui  j'étois,  je  craignis  en  faisant  du 
bruit  de  le  payer  de  ma  vie.  Te  feignis  d'ignorer  ce 
qu'il  me  vouloit  ;  mais ,  paroissant  très  importuné 
de  ses  caresses  et  très  décidé  à  n'eu  pas  endurer  le 
progrès  ,  je  fis  si  bien  qu'il  fut  obligé  de  se  conte- 
nir. Alors  je  lui  parlai  avec  toute  la  douceur  et  toute 
la  fermeté  dont  j'étois  capable;  et, sans  paroître  riea 
soupçonner,  je  m'excusai  de  l'inquiétude  que  je  lui 
a  vois  montrée  ,  sur  mon  ancienne  aventure  ,  que  j 'af- 
fectai de  lui  conter  en  termes  si  pleins  de  dégoût  et 
d'horreur,  que  je  lui  fis,  je  crois,  mal  au  cœur  à 
lui-même,  et  qu'il  renonça  tout-à-fait  à  son  sale  des- 
sein. Nous  passâmes  tranquillement  le  reste  de  la 
nuit  :  il  me  dit  même  beaucoup  de  choses  très  bon- 
nes ,  très  sensées  ;  et  ce  n'étoit  assurément  pas  un 
homme  sans  mérite ,  quoique  ce  fût  un  grand  vilain. 
Le  matin  ,  M.  l'abbé ,  qui  ne  vouloit  pas  avojr 
l'air  mécontent,  parla  de  déjeuner,  et  pria  une  des 
filles  de  son  hôtesse ,  qui  étoit  jolie  ,  d'en  faire  ap- 
porter. Elle  lui  dit  qu'elle  n'avoit  pas  le  temps.  Il 
s'adressa  à  sa  sœur,  qui  ne  daigna  pas  lui  répondre. 
Nous  attendions  toujours;  point  de  déjeûné.  Enfin 
nous  passâmes  dans  la  chambre  de  ces  demoiselles. 
Elles  reçurent  M.  l'abbé  d'un  air  très  peu  caressant. 
J'eus  encore  moins  à  me  louer  de  leur  accueil.  L'aî- 
née, en  se  retournant,  m'appuva  son  talon  pointu 


PARTIE    I,     LIVRE    IV.  2'tj 

sur  le  bout  du  pied,  où  un  roi  fort  douloureux  ni  - 
voit  forcé  de  couper  mon  soulier  ;  l'autic  \  int  ôter 
brusquement  de  derrière  moi  unecbaise  sur  laque!  e 
j'étois  prêt  à  in 'asseoir;  leur  mere,eu  jetant  dfl  l'eau 
par  la  fenêtre,  m'en  aspergea  le  visage  :  en  quelque 
place  que  je  me  misse  ,  ou  m'en  faisoit  ôter  pour  v 
chercher  quelque  chose  ;  je  n'avois  été  de  ma  vie  à 
pareille  fête.  Je  voyois  dans  leurs  regards  insultants 
et  moqueurs  une  fureur  cachée  à  laquelle  j'avois  la 
stupidité  de  ne  rien  comprendre.  Lbahi ,  stupt  fiiit  , 
prêt  à  les  croire  toutes  possédées,  je  couuueneois 
tout  de  bonà  m'effrayer,  quand  l'abbé, qui  ne  faisoit 
.semblant  de  voir  ni  d'entendre  ,  jugeant  bien  qu'il 
n'y  avoit  point  de  déjeuné  à  espérer,  prit  le  parti  de 
sortir  ;  et  je  me  hâtai  de  le  suivre  ,  fort  coûtent  d'é- 
chapper à  ces  trois  furies.  Eu  marchant  il  me  pro- 
posa d'aller  déjeuner  au  café.  Quoique  j  en^se  grand' 
faim,  je  n'acceptai  point  cette  offre  .  sur  laquelle  il 
n  ins;sta  pas  beaucoup  non  plus  ,  et  uous  nous  sépa- 
râmes au  trois  ou  quatrième  coin  de  rue;  moi,  cliai- 
nié  de  perdre  de  vue  tout  ce  qui  appartcnoit  à  cette 
maudite  maison  ;  et  lui .  fort  aise,  à  ce  que  je  crois, 
de  m'en  avoir  assez  éloigné  pour  qu'elle  ne  me  fût 
pas  aisée  à  reconnoitre.  Comme ,  a  i:aris  ni  dans  au- 
cune autre  ville  ,  jamais  rien  ne  m'est  arrivé  de  sem- 
blable à  ces  deux  aventures,  il  m'en  est  resté  une 
impression  peu  avantageuse  au  peuple  de  Lyon  ,  et 
j'ai  toujours  regardé  cette  ville  comme  celle  de  l'Eu- 
rope où  re^ne  la  plus  affreuse  corruption. 

Le  souvenir  des  extrémités  où  j'y  fus  reduit  ne 
contribue  pas  non  plus  à  m'en  rappeler  agréable- 
ment la  mémoire.  Si  j'avois  été  fait  comme  un  autre, 

trs  ouameas.  i.  ai 


2/,6  LES    CONFESSIONS, 

que  j'eusse  eu  le  talent  d'emprunter,  de  m'enderter 
à  mon  cabaret,  je  me  serois  aisément  tiré  d'affaire; 
mais  c'est  à  quoi  mon  inaptitude  égaloit  ma  répu- 
gnance ;  et ,  pour  imaginer  à  quel  point  vont  l'une 
et  l'autre ,  il  suffit  de  savoir  qu'après  avoir  passé 
presque  toute  ma  vie  dans  le  mal-étre  ,  et  souvent 
prêt  à  manquer  de  pain  ,  il  ne  m'est  jamais  arrivé 
une  seule  fois  de  me  faire  demander  de  l'argent  par 
un  créancier  saos  lui  en  donner  à  l'instant  même, 
ni  de  faire  venir  deux  fois  un  ouvrier  pour  avoir  son 
argent.  Je  n'ai  jamais  su  faire  de  dettes  criardes,  et 
j'ai  toujours  mieux  aimé  souffrir  que  devoir. 

C'étoit  souffrir  assurément  que  d'être  réduit  à 
passer  la  nuit  dans  la  rue  ,  et  c'est  ce  qui  m'est  arrivé 
plusieurs  fois  à  Lyon.  J'aimois  mieux  employer 
quelques  sous  qui  me  restoient  à  payer  mon  pain 
que  mon  gîte,  parcequ'après  tout  je  risquois  moins 
de  mourir  de  sommeil  que  de  faim.  Ce  qu'il  y  a  d'é- 
tonnant,  c'est  que  dans  ce  cruel  état  je  n'étois  ni 
inquiet  ni  triste.  Je  n'avois  pas  le  moindre  souci  sur 
l'avenir,  et  j'attendois  les  réponses  que  devoit  rece- 
voir mademoiselle  du  Chàtelet,  couchant  à  la  belle 
étoile  ou  sur  un  banc  ,  aussi  tranquillement  que  sur 
un  lit  de  roses.  Je  me  souviens  même  d'avoir  passé 
une  nuit  délicieuse  hors  de  la  ville,  dans  un  chemin 
qui  côtoyoit  le  Rhône  ou  la  Saône,  car  je  ne  me 
rappelle  pas  lequel  des  deux.  Des  jardins  élevés  en 
terrasse  bordoieut  le  chemin  du  côté  opposé.  Il  avoit 
fait  très  chaud  ce  jour-là  ;  la  soirée  étoit  charmante; 
la  rosée  humectoit  l'herbe  flétrie;  point  de  vent, 
une  nuit  tranquille  ;  l'air  éloit  frais  sans  être  froid  ; 
le  soleil  après  son  coaeher  avoit  laissé  dans  le  ciel 


PARTIE    I,    LIVRE    IV  t'vl 

dts  vapeurs  rouges  dont  la  réflexion  rendoit  l'eau 
couleur  de  rose  ;  les  arbres  des  terrasses  étoient 
chargés  de  rossignols  qui  se  répomloieut  de  l'un  a 
l'autre.  Je  me  pn;menois  dans  une  sorte  d'extase  , 
livrant  mes  sens  et  mon  cœur  à  la  jouissance  de  tout 
cela  ,  et  soupirant  seulement  un  peu  du  regret  d'en 
jouir  seul.  Absorbé  dans  ma  douce  rêverie,  je  pro- 
longeai fort  avant  dans  la  nuit  ma  promenade  sans 
m'appercevoir  que  j'étois  las.  Je  m'en  appercus  enfin. 
Je  me  couchai  voluptueusement  sur  la  tablette  d'une 
espèce  de  niche  ou  d'arcade  enfoncée  dans  nu  mur 
de  terrasse  :  le  ciel  de  mon  lit  étoit  formé  par  les 
tètes  des  arbres  ;  un  rossignol  étoit  précisément  au- 
dessus  de  moi  ;  je  m'endormis  k  son  chant  ;  mon 
sommeil  fut  doux,  mou  réveil  le  fut  davantage.  Il 
étoit  grand  jour;  mes  yeux  en  s'ouvrant  virent  le 
soleil ,  l'eut ,  la  verdure  ,  un  paysage  admirable.  Je 
me  levai ,  me  secouai.  Lu  faim  me  prit  ;  je  m'achemi- 
nai gaiement  vers  la  ville ,  résolu  de  mettre  à  un  bon 
déjeuné  deux  pièces  de  six  blancs  qui  me  festoient 
encore.  J'étois  de  si  bonne  humeur  que  j'allois  chan- 
tant tout  le  long  du  chemin,  et  je  me  souviens  mê- 
me que  je  cuantois  une  cantate  de  Batistiu  ,  intitulée 
les  bains  de  Thomery,  que  je  savois  par  cœur.  Que 
béni  soit  le  bon  Batistin  et  sa  bonne  cantate  qui  m'a 
valu  un  meilleur  déjeuné  que  celui  sur  lequel  je 
comptoi.s,  et  un  diné  bien  meilleur  encore,  sur  le- 
quel je  n'avois  point  compté  du  tout  !  Dans  mon 
meilleur  train  d'aller  et  déchanter,  j'entends  quel- 
qu'un derrière  moi  ;  je  me  retourne,  je  vois  un  an- 
tonin  qui  me  suivoit,  et  qui  paroissoit  m'écouter 
avec  plaisir.  Il  m'accoste,  me  salue ,  me  demande  si 


a4»  LES    CONFESSIONS. 

je  sais  la  musique.  Je  réponds,  un  peu ,  pour  faire 
entendre  beaucoup.  Il  continue  à  me  questionner  : 
je  lui  conte  une  partie  de  mon  histoire.  Il  me  de- 
mande si  je  n'ai  jamais  copié  de  la  musique.  Son- 
vent  ,  lui  dis-je  :  et  cela  étoit  vrai  ;  ma  meilleure 
manière  de  l'apprendre  étoit  d'en  copier.  Eh  bien  ! 
me  dit-il,  venez,  avec  moi  ;  je  pourrai  vous  occuper 
quelques  jours  ,  durant  lesquels  rien  ne  vous  man- 
quera, pourvu  que  vous  consentiez  à  ne  pas  sortir 
de  la  chambre,  .l 'acquiesçai  très  volontiers  ,  et  je  le 
suh-is. 

Cet  aotonin  s'appeloit  M.  Rolichon  ;  il  airnoit  la 
musique  ,  il  la  savoit ,  et  chantoit  dans  de  petits 
concerts  qu'il  faisoit  avec  ses  amis.  Il  n'y  avoit  rien 
là  que  d'innocent  et  d'honnête  ;  mais  ce  goût  dégé- 
néroit  apparemment  en  fureur,  dont  il  étoit  obligé 
de  cacher  une  partie.  Il  me  conduisit  dans  une  petite 
cbamlire  que  j'occupai,  et  où  je  trouvai  beaucoup 
de  musique  qu'il  avoit  copiée.  Il  m'en  donna  d'autre 
à  copier ,  particulièrement  la  cantate  que  j'avois 
chantée,  et  qu'il  devoit  chanter  lui-même  dans 
quelqnes  jours.  J'en  demeurai  là  trois  ou  quatre  à 
copier  tout  le  temps  où  je  ne  mangeois  pas  ;  car  de 
ma  vie  je  ne  fus  si  affamé  ni  mieux  nourri.  Il  ap- 
portoit  mes  repas  lui-même  de  leur  cuisine  ;  et  il 
falloit  qu'elle  fût  bonne,  si  leur  ordinaire  valoit  le 
mien.  De  mes  jours  je  n'eus  tant  de  plaisir  à  manger, 
et  il  faut  avouer  aussi  que  ces  lippées  me  venoient 
fort  à  propos,  car  j'étois  sec  comme  du  bois.  Je  tra- 
vaillois  presque  d'aussi  bon  cœur  que  je  mangeois  , 
et  ce  n'est  pas  peu  dire.  Il  est  vrai  que  je  n'étois  pas 
aussi  correct  que  diligent.  Quelques  jours  après  t 


PARTIE    I,    I.  IV  RK    I  V.  149 

il.  Roîichon.  que  je  rencontrai  dans  la  rue  ,  m'ap- 
prit que  nies  partie*  avoient  iriulu  la  musique  in- 
exécutable, tant  elles  s'etoieot  trouvées  remplies 
d'omissions,  de  duplications,  de  transpositions.  Il 
faut  avouer  que  j'ai  choisi  là  dans  la  suite  le  métier 
du  nioude  auquel  j'étois  le  moins  propre.  Non  que 
nia  note  ne  fût  belle  .  et  que  je  ne  copiasse  fort  net- 
tement ;  mais  l'ennui  d'un  long  travail  me  donne  des 
distractions  si  grandes  que  je  passe  plus  de  temps  à 
gratter  qu'à  noter,  et  que,  si  je  n'apporte  la  plus 
grande  attention  à  collationner  et  corriger  mes  par- 
ties, elles  font  toujours  manquer  l'exécution.  Je  lis 
donc  très  mal  en  voulant  bien  faire,  et  pour  aller 
vite,  j'allois  tout  de  travers.  Cela  n'empêcha  pas 
M.  Rolichon  de  me  bien  traiter  jusqu'à  la  lin  et  de 
me  donner  encore  eu  sortant  un  petit  écu  que  je  ne 
méritois  guère  ,  et  qui  me  remit  tout-à-fait  en  pied  ; 
car  peu  de  jours  après  je  reçus  des  nouvelles  de  ma- 
man qui  étoit  à  Chambéry,et  de  l'argent  pour  l'aller 
jaindre,  ce  que  je  fis  avec  transport.  Depuis  lors  mes 
linauces  ont  souvent  été  fort  courtes  ,  mais  jamais 
assez  pour  me  réduire  à  jeûner.  Je  marque  cette  épo- 
que avec  un  cœur  sensible  aux  soins  de  la  Provi- 
dence. C'est  la  dernière  fois  de  ma  vie  que  j'ai  senti 
la  misère  et  la  faim. 

Je  restai  à  Lyon  sept  ou  huit  jours  encore  pour 
attendre  les  commissions  dont  maman  avoit  ebargé 
mademoiselle  du  Chàtelet,  que  je  vis  durant  ce 
temps-là  plus  assidûment  qu'auparavant  .  ayant  le 
plaisir  de  parler  avec  elle  de  son  amie  ,  et  n'étant 
plus  distrait  par  ces  cruels  retours  sur  ma  situation 
qui  me  forçoient   de  la  cacher.  Mademoiselle  du 


25o  LES    CONFESSIONS. 

Chàteiet  n'étoit  ni  jeune  ni  jolie  ,  mais  elle  ne  man- 
quent pas  de  grâce;  elle  étoit  liante  et  familière,  et 
son  esprit  donuoit  du  prix  à  cette  familiarité.  Elle 
avoit  ce  ^oùt  de  morale  observatrice  qui  porte  à  étu- 
dier ics  hommes;  et  c'est  d'elle  en  première  origine 
que  <:e  goût  m'est  venu.  Elle  aimoit  les  romans  de 
le  Sage,  et  particulièrement  Gil-Bîas;  elle  m'en 
parla  .  me  le  prêta;  je  le  lus  avec  plaisir.  Mais  je 
n'étois  pas  mûr  encore  pour  ces  sortes  de  lectures, 
il  me  falloit  des  romans  à  grands  sentiments.  Je  pas- 
sois  ainsi  mon  temps  à  la  grille  de  mademoiselle  du 
Chàteiet  avec  autant  de  plaisir  que  de  profit;  et  il 
est  certain  que  les  entretiens  intéressants  et  sensés 
dune  femme  de  mérite  sont  plus  propres  à  former 
un  jeune  homme  que  toute  la  pédantesque  philoso- 
phie r.es  livres.  Je  fis  connoissance  aux  Chasottes 
avec  d'autres  pensionnaires,  et  de  leurs  amies,  entre 
autres  avec  une  jeune  personne  de  quatorze  ans, 
appelée  mademoiselle  Serre  ,  à  laquelle  je  ne  fis  pas 
alors  une  grande  attention  ,  mais  dont  je  me  passion- 
nai huit  ou  neuf  ans  après  ,  et  avec  raison  ;  car  c'é- 
toit  une  charmante  fille. 

Occupé  de  l'attente  de  revoir  bientôt  ma  bonne 
maman  ,  je  fis  un  peu  de  trêve  à  mes  chimères  ;  et  le 
bonheur  réel  qui  m'attendoit  me  dispensa  d'en  cher- 
cher dans  mes  visions.  Non  seulement  je  la  retrou- 
vois,mais  je  retrouvoisprè.s  d'elle  et  par  elle  un  état 
agréable  :  car  elle  marquoit  m 'avoir  trouvé  une  oc- 
cupation qu'elle  espéroit  qui  me  conviendroit ,  et 
qui  ne  m'éloigneroit  pas  d'elle.  Je  m'épuisois  en 
conjectures  pour  deviner  quelle  pouvoit  être  cette 
occupation  ,  et  il  auroit  fallu  deviner  en  effet  pour 


PARTIE    I,    LIVRE   IV.  201 

rencontrer  juste.  J'avois  de  quoi  faire  commodé- 
ment la  route.  Mademoiselle  du  Chàtclet  vouloit 
que  je  prisse  uu  cheval;  je  n'y  pus  consentir,  et 
j'eus  raison  :  j'aurois  perdu  le  plaisir  du  dernier 
voyage  pédestre  que  j'ai  fait  en  ma  vie;  car  je  ne 
p-ux.  donner  ce  nom  aux  excursions  que  je  faisois 
.souvent  à  mon  voisinage  tandis  que  je  demeurois  à 
Motiers. 

C'est  une  chose  bien  singulière  que  mon  imagi- 
nation ne  se  monte  jamais  plus  agréablement  que 
quand  mon  état  est  le  moins  agréable,  et  qu'au  con- 
traire elle  est  moins  riante  lorsque  tout  rit  autour 
de  moi.  Ma  mauvaise  tète  ne  peut  s'assujettir  aux 
choses  ;  elle  ne  sauroit  embellir,  elle  veut  créer.  Les 
objets  réels  s'y  peignent  tout  au  plus  tels  qu'ils 
sont,  elle  ne  sait  parer  que  les  objets  imaginaires. 
Si  je  veux  peindre  le  printemps  ,  il  faut  que  je  sois 
en  biver  ;  si  je  veux  décrire  un  beau  paysage  ,  il  faut 
que  je  sois  dans  des  murs  ;  et  j'ai  dit  cent  fois  que  , 
si  j'étoiS  mis  à  la  Bastille  ,  j'y  ferois  le  tableau  de  la 
liberté.  Je  ne  vovois  en  partant  de  Lyon  qu'un  ave- 
nir agréable;  j'étois  aussi  content,  et  j'avois  tout 
lieu  de  l'être,  que  je  l'étois  peu  quand  je  partis  de 
Paris.  Cependant  je  n'eus  point  durant  ce  voyage 
OM  rêveries  délicieuses  qui  m'avoient  suivi  dans 
l'autre.  J'avois  le  cœur  serein;  mais  c'étoit  tout.  Je 
me  rapprocbois  avec  attendrissement  de  l'excellente 
amie  que  j'allois  revoir  ;  je  goùtois  d'avance,  mais 
sans  ivresse,  le  plaisir  de  vivre  auprès  d'elle:  je  m'y 
étois  toujours  attendu  ;  c'étoit  comme  s'il  ne  ra'e- 
toit  rien  arrivé  de  nouveau.  Je  m'inquiétois  de  ce 
que  j'allois  faire  comme  si  cela  eût  été  fort  inquié- 


252  LES    CONFESSIONS, 

tant.  Mes  idées  étoient  paisibles  et  douces ,  non  cé- 
lestes et  ravissantes.  Tous  les  objets  que  je  passois 
frappoient  ma  vue;  je  donnois  de  l'attention  aux 
paysages  ;  je  remarquois  les  arbres ,  les  maisons  ,  les  ■ 
ruisseaux;  je  délibérois  aux  croisées  des  chemins  ; 
j 'avois  peur  de  me  perdre ,  et  j  e  ne  me  perdois  point. 
En  un  mot,  je  n'étois  plus  dans  l'empyrée ,  j'étois 
tantôt  où  j'étois,  tantôt  où j'allois,  jamais  plus  loin. 
Je  suis  encore  en  racontant  mes  voyages  comme 
j'étois  en  les  faisant ,  je  ne  saurois  arriver.  Le  cœnr 
me  battoit  de  joie  en  approchant  de  ma  chère  ma- 
man, et  je  n'en  allois  pas  plus  vite.  J'aime  à  mar- 
cher à  mon  aise  ,  et  m'arrêter  quand  il  me  plaît  :  la 
vie  ambulante  est  celle  qu'il  me  faut.  Faire  route  a 
pied  par  un  beau  temps  dans  un  beau  pays,  sans  être 
pressé,  et  avoir  pour  terme  de  ma  course  un  objet 
agréable:  voilà  de  toutes  les  manières  de  vivre  celle 
qui  est  le  plus  de  mon  goût.  Au  reste  on  sait  déjà  ce 
que  j'entends  par  un  beau  pays.  Jamais  pays  de  plai- 
ne, quelque  beau  qu'il  fut,  ne  parut  tel  à  mes  yeux.  Il 
me  faut  des  torrents, des  rochers,  des  sapins,  des  bois 
noirs,  des  chemins  raboteux  à  monter  et  à  descendre, 
des  précipices  à  mes  côtés  qui  me  fassent  bien  peur. 
J'eus  ce  plaisir  et  je  le  goûtai  dans  tout  son  charme 
en  approchant  de  Chambéry.  Non  loin  d'une  mon- 
tagne coupée  fju'on  appelle  le  Pas-de-lEchelle  ,  au- 
dessous  du  grand  chemin  taillé  dans  le  roc,  à  l'en- 
droit appelé  Chailles,  court  et  bouillonne  dans  des 
gouffres  affreux  une  petite  rivière  qui  paroit  avoir 
mis  à  les  creuser  des  milliers  de  siècles.  On  a  bordé 
le  chemin  d'un  parapet  pour  prévenir  les  malheurs  : 
cela  faisoit  que  je  pouvoir  contempler  au  fond  et 


PARTIE    I,    LIVRE   IV.  *53 

gagner  cU\s  vertiges  tout  à  mon  aise;  car  ce  qu'il  y  a 
de  plaisant  daus  mon  goût  pour  les  lieux  escarpés 
est  qu'ils  me  fout  tourner  la  tète,  et  j'aime  beaucoup 
ce  tournoiement  ,  pourvu  que  je  sois  en  sûreté. 
Bien  appuyé  sur  le  parapet ,  j'avaucois  le  nez  ,  et  je 
restois  là  des  heures  entières  entrevoyant  de  temps 
en  temps  cette  écume  et  cette  eau  bleue  dont  j'en- 
tendois  le  mugissement  à  travers  les  cris  des  cor- 
beaux et  des  eperviera  qoi  voloient  de  roche  en  ro- 
che et  de  broussaille  en  broussaille  à  cent  toises  au- 
dessous  de  moi.  Dans  les  endroits  où  la  pente  étoit 
assez  unie  ,  et  la  broussaille  asaea  claire  pour  laisser 
courir  des  cailloux,  j'en  allois  cbercher  au  loin 
d'aussi  gros  que  je  les  pou  vois  porter,  je  les  ras- 
semblois  sur  le  parapet  en  pile, puis  les  lançant  l'un 
après  l'autre  ,  je  me  délectois  à  les  voir  rouler,  bon- 
dir et  voler  eu  mille  éclats  avant  que  d'atteindre  le 
fond  du  précipice. 

Plus  près  de  Lhauibéry  j'eus  un  spectacle  sem- 
blable eu  sens  contraire.  Le  cbemin  passe  au  pied 
de  la  plus  belle  cascade  que  je  vis  de  mes  jours.  La 
montagne  est  tellement  escarpée  que  l'eau  se  déta- 
che net  ,  et  tombe  eu  arcade  assez  loin  pour  qu'on 
puisse  passer  entre  la  cascade  et  la  roche  ,  quelque- 
fois sans  être  mouillé.  Mais  si  l'on  rie  prend  bien 
ses  mesures  ,  on  y  est  aisément  trompé  ,  comme  je 
le  fus  :  car  ,  à  cause  de  l'extrême  hauteur,  l'eau  se 
divise  et  tombe  en  poussière  ;  et  lorsqu'on  approche 
un  peu  trop  de  ce  nuage,  sans  s'ajpercevoir  d'abord 
qu'on  se  mouille,  bientôt  on  est  tout  trempé. 

J'arrive  enfin  ,  je  la  revois.  Elle  n'étoit  pas  seule. 


a54  LES    CONFESSIONS, 

que  j'entrai.  Sans  me  parler,  elle  me  prend  par  la 
main  ,  et  me  présente  à  lui  avec  cette  grâce  qui  lui 
ouvroit  tous  les  coeurs.  Le  voilà,  monsieur,  ce  pau- 
vre jeune  homme  ;  daignez  le  protéger  aussi  long- 
temps qu'il  le  méritera  :  je  ne  suis  plus  en  peine  de 
lui  pour  le  reste  de  sa  vie.  Puis  m'adressant  la  pa- 
role :  Mon  enfant ,  me  dit-elle ,  vous  appartenez  au 
roi  ;  remerciez  M.  l'intendant  qui  vous  donne  du 
pain.  J'ouvrois  de  grands  yeux  sans  rien  dire  ,  sans 
trop  savoir  qu'imaginer  ;  il  s'en  fallut  peu  que  l'am- 
bition naissante  ne  me  tournât  la  tête  ,  et  que  je  ne 
fisse  déjà  le  petit  intendant.  Ma  fortune  se  trouva 
moins  brillante  que  sur  ce  début  je  ne  l'a  vois  ima- 
giné ;  mais  quant  à  présent  c'étoit  assez  pour  vivre  , 
et  pour  moi  c'étoit  beaucoup.  Voici  de  quoi  il  s'a- 
gissoit. 

Le  roi  Victor  Amédée,  jugeant  par  le  sort  des 
guerres  précédentes  et  par  la  position  de  l'ancien  pa- 
trimoine de  ses  pères  qu'il  lui  éehapperoit  quelque 
jour,  ne  cherchoit  qu'à  l'épuiser.  Il  y  avoit  peu 
d'années  qu'ayant  résolu  d'en  mettre  la  noblesse  à 
la  taille,  il  avoit  ordonné  un  cadastre  général  de 
tout  le  pays ,  afin  que  rendant  l'imposition  réelle  on 
pût  la  répartir  avec  plus  d'équité.  Ce  travail  com- 
mencé sous  le  père  fut  achevé  sons  le  fils.  Deux  ou 
trois  cents  hommes  ,  tant  arpenteurs  qu'on  appeloit 
géomètres  ,  qu'écrivains  qu'on  appeloit  secrétaires, 
furent  employés  à  cet  ouvrage,  et  c'étoit  parmi  ces 
derniers  que  maman  m'avoit  fait  inscrire.  Le  poste, 
.sans  être  fort  lucratif,  donnoit  de  quoi  vivre  au 
large  dans  ce  pays-là.  Le  mal  étoit  que  cet  emploi 
a'etoit  qu'à  temps,  mais  il  metteit  en  état  de  cher- 


PARTIE    I,    LIVRE   IV.  i65 

cher  et  d'attendre  ;  et  c'éfoit  par  prévoyance  qu'elle 
tàchoit  de  m'obtenir  de  l'intendant  une  protection 
particulière  pour  pouvoir  passer  à  quelque  emploi 
pins  solide,  quand  le  temps  de  celui-là  seroit  fini. 
J'entrai  en  fonction  peu  de  jours  après  mon  arri- 
vée. Il  n'y  avoit  à  ce  travail  rien  de  difficile,  et  je 
fus  bientôt  au  fait.  C'est  ainsi  qu'après  quatre  ou 
cinq  ans  de  courses,  de  folies,  et  de  souffrances, 
depuis  ma  sortie  de  Genève ,  je  commençai  pour  la 
première  fois  de  gagner  mon  pain  avec  honneur. 

Ces  longs  détails  de  ma  première  jeunesse  auront 
paru  bien  puériles  ,  et  j'en  suis  fàcbé  :  quoique  né 
bomme  à  certains  égards,  j'ai  été  long-temps  enfant . 
et  je  le  suis  encore  à  beaucoup  d'autres.  Je  n'ai  pas 
promis  d'offrir  au  lecteur  un  grand  personnage,  j  ai 
promis  de  me  peindre  tel  que  je  suis  ;  et,  pour  me 
connoitre  dans  mon  Age  avance  ,  il  faut  m'avoir  bien 
connu  dans  ma  jeunesse.  Comme  en  général  les  ob- 
jets font  moins  d'impression  sur  moi  que  leurs  sou- 
venirs, et  que  toutes  mes  idées  sont  en  images,  les 
premiers  traits  qui  se  sont  gravés  dans  ma  tète  y 
sont  demeurés,  et  ceux  qui  s'y  sont  empreints  dans 
la  suite  se  sont  plutôt  combinés  avec  eux  qu'ils  ne 
les  ont  effacés.  Il  y  a  une  certaine  succession  d'af- 
fections et  d'idées  qui  modifient  cel!es  qni  les  sui- 
vent, et  qu'il  faut  connoitre  pour  en  bien  juger. 
Je  m'applique  à  bien  développer  par-tout  les  pre- 
mières causes  pour  faire  sentir  l'enchaînement  des 
effets.  Je  voudrois  pouvoir  rendre  mon  aine  trans- 
parente aux  yeux  du  lecteur  :  et  pour  cela  je  cherché 
-i  lu  lui  montrer  sous  tous  les  points  de  vue  .  à  l'é- 
par  tous  les  jours  ,  à  faire  en  sorte  qu'il  ne 


a76  LES    CONFESSIONS. 

s'y  passe  pas  un  mouvement  qu'il  n'apperçoive  ,  afîm 

qu'il  puisse  ju^er  par  lui-même  du  principe  qui  les 

produit. 

Si  je  me  chargeois  du  résultat  et  que  je  lui 
disse  ,  tel  est  mon  caractère  ,  il  pourroit  croire  ,  si- 
non que  je  le  trompe  ,  au  moins  que  je  me  trompe. 
Mais  en  lui  détaillant  avec  simplicité  tout  ce  qui 
m'est,  arrivé  ,  tout  ce  que  j'ai  fait,  tout  ce  que  j'ai 
pensé  ,  tout  que  j'ai  seuti ,  je  ne  puis  l'induire  en 
erreur,  à  moins  que  je  ne  le  veuille  :  encore  même 
eu  le  voulant  n'y  parviendrois-je  pas  aisément  de 
cette  façon.  C'est  à  lui  d'assembler  ce  léments,et 
de  déterminer  l'être  qu'ils  composent  ..e  résultat 
doit  être  son  ouvrage  ;  t  s'il  se  trompe  alors,  toute 
l'erreur  sera  de  son  fait.  Or  il  ne  suffit  pas  pour  cette 
fin  que  mes  récits  soient  H  eles  ,  il  faut  aussi  qu'ils 
soient  exacts.  Ce  n'est  pas  à  moi  de  juger  de  l'impor- 
tance des  faits  :  je  les  dois  tous  dire,  et  lui  laisser 
le  soin  de  choisir.  C'est  à  quoi  je  me  suis  appliqué 
jusqu'ici  de  tout  mon  courage  ,  et  je  ne  me  relâche- 
rai pas  dans  la  suite.  Mais  les  souvenirs  de  l'âge 
moyen  sont  toujours  moins  vifs  que  ceux  de  la  pre- 
mière jeunesse.  J'ai  commencé  par  tirer  de  ceux-ci 
le  meilleur  parti  qu'il  m'étoit  possible:  si  les  autres 
me  reviennent  avec  la  même  force  ,  des  lecteurs  im- 
patients s'ennuieront  peut-être  ,  mais  moi  je  ne  se- 
rai pas  mécontent  cle  mon  travail.  Je  n'ai  qu'une 
chose  à  craindre  dans  cette  entreprise  :  ce  n'est  pas 
de  trop  dire, ou  de  dire  des  mensonges  puais  c'est 
de  ne  pas  tout  dire ,  et  de  taire  des  vérités. 

FIS    DU    LIVRE    IV    ET    DU    TOME    I. 


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of  the 

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