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OEUVRES
DE
J.JACQ. ROUSSEAU,
CONFESSIONS.
TOME PREMIER,
LIVRES I, II, III, IV.
LES CONFESSIONS
DE
J. JACQ. ROUSSEAU.
Intusetincute.
TOME PREMIER.
ÉDITION STÉRÉOTYPE.
D'ÀrRÈS LE PROCÉDÉ DE FlRMOC DlDOT.
A PARIS,
DE I. IMPRIMERIE ET DE TLJL FOICDERIE STEREOTTPE*
m Piff.ee DIDOT L'AÎNÉ , etvde Firmin DIDOT,
iSi3.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lesconfession181301rous
AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITION IN-8*. t8oi.
( TARIS, DIDOT l'a.INÉ. )
Liette nouvelle édition des Confessions de Rous-
seau a été faite d'après un exemplaire in-12 de
l'édition de Poincot, collationné et revu avec uns
exactitude scrupuleuse sur le manuscrit autographe
de l'auteur, déposé aux archives du corps législatif.
Différant en une infinité d'endroits de toutes celles
qui l'ont précédée, sans en excepter même celle de
Poincot , elle est la seule qu'oui puisse regarder comme
authentique; elle doit même servir de copie pour
toutes les réimpressions que dans la suite on pourra
faire de cet ouvrage (*); car rien n'est plus authen-
tique en ce genre que le manuscrit même de l'auteur.
S'il existe de ses Confessions d'autres copies égale-
ment autographes, et qui contiennent des additions
et des retranchements qu'on ne trouve point dans le
manuscrit que nous avons strictement suivi, il faut
prouver l'authenticité de ces copies , en faisant voir
avec cette évidence qui exclut tout doute, et que le
public a le droit d'exiger, qu'elles sont écrites de la
(*) Nous avons suivi scrupuleusement pour cette réim-
pression stéréotype le texte de l'édition mentionnée dans
le présent avertissement.
LIS COKFESS. I. I
6 AVERTISSEMENT,
propre main de Rousseau ; c'est la condition san*
laquelle elles ne peuvent inspirer aucune confiance.
Dans le oa» où ces copies seroient en effet autogra-
phes, il résulteroit des diverses leçons qu'on y re-
marque dans plusieurs endroits, que Rousseau a fait
son thème de plusieurs manières , et selon l'impul-
sion des différentes passions qui l'apitoient dans les
divers moments où il écrivoit cet ouvrage.
N. B. On a marqué et distingué dans le texte par
deux crochets ainsi figurés [ ] les divers passages
qui ne se trouvent point dans le manuscrit autogra-
phe de Rousseau , déposé aux archives du corps lé-
g Matif.
LES CONFESSIONS
EXE
J. JACQ. ROUSSEAU.
PREMIERE PARTIR
LIVRE PREMIER.
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exfiril*
pie , et qui n'aura point d'imita'eur. Je veux mon-
trer à mes semblables un bomrae dans toute la vérité
de la nature ; et cet bommc . ce sera moi.
Moi seul. Je .sens mon cœur, et je connois les
hommes. Je ne suis tait comme au.nn de ceux que
j'a: vus : j'ose e:oire n' tre faitcomim aucun de ceux
qui existent. Si je ne vaux pas mieux , au moins je
suis aune. Si la nature a bien on mal tait de briser
le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on
ne peut juger qu'après m'avoir lu.
Que la trompette du jn émeut dernier sonne
quand elle vou .ra : je viendrai, ce livre t a uiaiU)
me présenter devant le souverain juge. Je dirai hau-
tement : Voi à ce que l'ai fait, ce que j'ai pensé , ce
que je Tas. J'ai dit le bien et le mal avec la rr.èrrt
8 LES CONFESSIONS,
franchise. .Te n'ai rien tù de mauvais, rien ajouté de
bon; et, s'il m'est arrivé d'employer quelque or-
nement indilférent , ce n'a jamais été <jue pour rem-
plir un vuide occasionné par mon défaut de mé-
moire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savois avoir
pu l'être, jamais ce que je savois être faux. Je me
suis montré tel que je lus; méprisable et vil quand
je l'ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l'ai
été. J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu
toi-même, Etre éternel. Rassemble autour de moi
l'innombrable foule de mes semblables: qu'ils écou-
tent mes confessions , qu'ils rougissent de mes indi-
gnités, qu'ils gémissent dénies misères: que cha-
cun d'eux découvre à son tour son cœur au pied d«
ton trône avec la même sincérité , et puis qu'un seul
te dise , s'il l'ose , Je fus meilleur que cet homme-là.
Je suis né à Genève en 1 7 1 2 d'Isaac Rousseau ci-
toyen et de Susanne Bernard citoyenne. Un bien
fort médiocre , à partager entre quinze enfants,
ayant réduit presque à rien la portion de mon père ,
il n'avoit pour subsister que son métier d'horloger ,
dans lequel il étoit, à la vérité, fort habile. Ma
mère , fil le du ministre Bernard , étoit plus riche t
elle avoit de la sagesse et de la beauté : ce n'étoitpas
sans peine que mon père l'avoit obtenue. Leurs
amours avoient commencé presque avec leur vie :
dès l'âge de huit à neuf ans ils se promenoient en-
semble tous les soirs sur la Treill; à dix ans , ils ne
pouvoient plus se quitter. La sympathie, l'accord
des âmes affermit en eux ie sentiment qu'avoit pro-
duit l'habitude. Tous deux , nés tendres et sensibles ,
n'aitendoient que le moment de trouver dans un au-
PARTIE I, LIVRE I. 9
tre la mênie disposition , ou plutôt ce moment les
attendoit eux-mêmes , et chacun d'eux jeta son cœur
dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Lé
sort, qui sembloit contrarier leur passion, ne iit
que l'animer. Le jeune amant, ne pouvant obtenir
sa maîtresse, se consumoit de douleur; elle lui con-
seilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans
fruit, et revint plus amoureux que jamais; il re-
trouva celle qu'il annoit tendre et iidele. Après
cette épreuve, il ne restoit qu'à s'aimer toute la
vie ; il* le jurèrent , et le ciel bénit leur serment.
Gabriel Bernard , frère de ma mère , devint amou-
reux d'une des sœurs de mon père ; mais elle ne
consentit à épouser le frère qu'à condition que son
frère épouseroit la sœur. L'amour arrangea tout, et
les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon
oncle étoit le mari de ma tante, et leurs enfants fu-
rent doublement mes cousins germaius. Il en naquit
un de part et d'autre au bout d'une année; ensuite
il fallut encore se séparer.
Mon oncle Bernard étoit ingénieur: il alla servir
dans i'empire et eu Hongrie sous le prince Eugène.
Il se distingua au siège et à la bataille de Belgrade.
Mon père, après la naissance de mon frère unique,
partit pour Constantinople, où il étoit appelé, et
devint borloger du serrail. Durant son absence, la
beauté de ma mère, son esprit, ses talents (1), lui
(1) Elle en avoit de trop brillants pour son état, le mi-
nistre son père, qui l'adoroit, ayant pris grand soin de
son éducation. Elle dessinoii, elle chantoit, eiles'accom-
pagnoit du tc'orbe, el!# avoit de la lecture, et faisoit des
1.
io LES CONFESSIONS,
attirèrent des hommages. M. de laCiosure, résident
de France , fut des plus empressés à lui er offrir. Il
falloit que sa passion frit vive, puisqu'au bout de
trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle.
Ma mère a voit plus que de la vertu pour s'en dé-
fendre , elle aimoit passionnément son mari ; elle le
pressa de revenir. Il quitta tout, et revint: je fus le
triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis
infirme et malade, je coûtai la vie à ma mère, et ma
naissance fut le premier de mes malheurs.
Je n'ai pas su comment mon père supporta cette
perte; mais je sais qu'il ne s'en consola jamais. Il
croyoit la revoir en moi , sans pouvoir oublier que
je la lui avois ôtée; jamais il ne m'embrassa que je
ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étrein-
tes , qu'un regret amer se mêloit à ses caresses ; elles
n'en étoient que plus tendres. Quand il me disoit:
Jean- Jacques , parlons de ta mère ; je lui disois,Hé
bien, mon père, nous allons donc pleurer; et ce
mot lui tiroit déjà des larmes. Ah! disoit-il en gé-
missant , Rends-la moi, console-moi d'elle , remplis
le vuide qu'elle a laissé dans mon ame. T'aimerois-je
vers passables. En voici qu'elle fit impromptu, se prome-
nant avec sa belle-sœur et leurs deux enfants, en l'absence
des deux maris , sur un propos que quelqu'un leur tint à
ce sujet.
Ces deux messieurs qui sont absents
Nous sont chers de bien des manières :
Ce sont nos amis, nos amants;
Ce sont nos époux et nos frei es ,
Et les pères de ces enfants.
PARTIE I, LITRE I. it
ainsi si tu n'étois que mon fils? Quarante ans après
l'avoir perdue il est mort dans les bras d'une seconde
femme , mais le nom de la première à la bouche, et
son image au fond du cœur.
Tels furent les auteurs «le mes jours. De tous les
dons que le ciel leuravoit départis, un cœur sensi-
ble est le seul qu'ils me laissèrent; mais il avoit fait
leur bonheur , et lit tous les malheurs de ma vie.
J'étois né presque mourant; on espéroit peu de
me conserver. J'apportai le germe d'une incommo-
dité que les ans ont renforcée , et qui maintenant ne
me donne quelquefois des relâches que pour me
laisser souffrir plus cruellement d'une autre façon.
Une sœur démon père, hlle aimable et sage, prit
si grand soin de moi qu'elle me sauva. Au moment
où j'écris ceci elle est encore envie, soignant à l'âge
de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu'elle,
mais usé par la boisson. Chère tante, je vous par-
donne de m'avoir fait vivre, et je m'afflige de ne
pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres
soins que vous m'avez prodigués au commence-
ment des miens. J'ai aussi ma mie Jacqueline encore
vivante , saine et robuste. Les mains qui m'ouvri=
rent les yeux à ma naissance pourront me les fermer
à ma mort.
Je sentis avant dépenser; c'est le sort commun
de l'humanité ; je l'éprouvai plus qu'un autre.
J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans ; je ne
sais comment j'appris à lire, je ne me souviens que
de mes premières lectures et de leur effet sur moi :
c'est le temps d'où je date sans interruption la con-
science de moi-même. Ma mère avoit laissé des ro-
ia LES CONFESSIONS,
mans; nous nous mîmes à les lire après souper,
mon père et moi. Il n'étoit question d'abord que de
m exercer à la lecture par des livres amusants; mais
bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour-
à-tour sans relâche, et passions les nuits à cette
occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à
la iin du volume. Quelquefois mon père, entendant
le matin les hirondelles, disoit tout honteux: Al-
lons nous coucher; je suis plus enfant que toi.
En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse
méthode, non seulement une extrême facilité à lire
et à m'entendre , mais une intelligence unique à
mon âge sur lej. passions. Je n'avois aucune idée des
choses, que tous les sentiments m'étoient déjà con-
nus. Je n'avois rien conçu, j'avois tout senti ; et les
malheurs imaginaires de mes héros m'ont tiré cent
fois plus de larmes dans mon enfance, que les miens
mêmes ne m'en ont jamais fait verser. Ces émotions,
que j'éprouvai coup sur coup , n'altéroicnt point la
raison que je n'avois pas encorg ; mais elles m'en
formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent
de la vie humaine des notions bizarres et romanes-
ques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais
bien pu me «uérir.
Les romans finirent avec l'été de 17 19. L'hiver
suivant , ce fut autre chose. La bibliothèque de ma
mère épuisée, on eut recours à la portion de celle
de son père qui nous étoit échue. Heureusement il
s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvoit guère
être autrement , cette bibliothèque ayant été formée
par un ministre, à la vérité, et savant même, car
c étoit la -mode alors, mai:, homme de coût et d'es-
PARTIE I, LIVRE I. i3
prit. L'Histoire de l'église et de l'empire par le
Sueur , le Discours de Bossuet sur l'histoire uni-
verselle, les Hommes illustres de Plutarqne, l'His-
toire de Venise par Nani , les Métamorphoses d'O-
Vide , la Bruyère, les Mondes de Fontenclle, ses
Dialogues des morts, et quelques tomes de Moliè-
re, furent transportés dans le cabinet de mon père,
et je les lui lisois tous les jours durant son travail.
J'y pris un goût rare, et peut-être unique à mon
âge. Plutarque sur-tout devint ma lecture favorite ;
le plaisir que je prenois à le relire sans cesse me
guérit un peu des romans ; et je préférai bientôt
Agésilas , Brutus, Aristide, à Orondate, Artamene
et Juba. De ces intéressantes lectures , des entretiens
qu'elles occasionnoient entre mon père et moi, se
forma cet esprit libre et républicain, ce caractère
indomtable et fier, impatient de joug et de servitu-
de, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie,
dans les situations les moins propres à lui donner
l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes,
vivant , pour ainsi dire , avec leurs grands hommes ,
né moi-même citoyen d'une république , et fils d'un
père dont l'amour de la patrie étoit la plus forte pas-
sion, je m'en enflammois à son exemple; je me
croyois Grec ou Romain ; je devenois le personnage
dont je lisois la vie: le récit des traits de constance
et d'intrépidité qui m'avoient frappé me rendoient
les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je
racontois à table l'histoire de Scévola , on fut ef-
fravé de me voir avancer et tenir la maiu sur un ré-
chaud pour représenter son action.
J'avois un frère plus âgé que moi de sept ans. Il
s4 £ES CONFESSIONS,
apprenoit la professiou de mon père. L'extrême af-
fection qu'on avoit pour moi le faisoit un peu né-
gliger ,et ce n'est pas cela que j'approuve. Son édu-
cation se sentit de cette négligence ; il prit le train
du libertinage , même avant l'âge d'être un vrai li-
bertin. On le mit chez un autre maître, d'où il fai-
soit des escapades , comme il en avoit fait de la mai-
son paternelle. Je ne le voyois presque point ; à
peine puis-je dire avoir fait connoissauce avec lui :
mais je ne laissois pas de l'aimer tendrement, et il
m'aimoit autant qu'un polisson peut aimer quelque
chose. Je me souviens qu'une fois que mon père le
chàtioit rudement et avec colère, je me jetai impé-
tueusement entre deux, l'embrassant étroitement.
Je le couvris ainsi de mon corps, recevant les coups
qui lui étoient portés ; et je m'obstinai si bien dans
cette attitude qu'il fallut que mon père lui fît grâce ,
soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit pour
ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère
tourna si mal qu'il s'enfuit et disparut tout-à-fait.
Quelque temps après on sut qu'il étoit en Alle-
magne ; il n'écrivit pas une seule fois : on n'a plus
eu de ses nouvelles depuis ce temps-là ; et voilà com-
ment je suis demeuré fils unique.
Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il
n'en fut pas ainsi de son frère; et les enfants des rois
ne sauroient être soignés avec plus de ze!e que je
le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce
qui m'environnoit , et toujours, ce qui est bien j>!us
rare, traité en enfant chéri, sans l'être en enfant
gâté. Jamais une seule fois, jusqu'à ma sortie de ia
maison paternelle , on ne m'a laissé courir dans la
PARTIE I, LITRE I. ,5
/ne avec les autres enfants; jamais on n'eut à répri-
mer en moi ni à satisfaire aucune de CCS faritasonou s
humeurs qu'on impute à la nature, et qui naissent
de la seule éducation. J'avois les défauts de mon
âge*, j'étois babillard , gourmand , quelquefois men-
teur. J'anrois volé des fruits, des bonbons, de la
niangeaille ; mais jamais je n'ai pris plaisir à faire
du mal . chi dégât , à cbarger les autres, à tourmen-
ter de pauvres animaux. Je me souviens pourtant
d'avoir une foi* pissé dans la marmite d'une de nos
voisines appelée madame Ciot, tandis qu'elle etoit
au prêche. J'avoue même que ce souvenir me fait
encore rire, parceque madame Clôt, bonne femme
au demeurant, étoit bien la vieille la plus grognon
que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridi-
que histoire de tous mes méfaits enfantins.
Comment serois-je devenu méchant, quand je
n'avois sous les yeux que des exemples de douceur ,
et autour de moi que les meilleures gens du monde ?
Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos
amis , nos voisins, tout ce qui m'enlouroit ne ni'o-
béissoitpas à la vérité, mais ru'aiinoit ; et moi je les
aimois de même. Mes volontés étoient si peu exci-
tées et si peu contrariées qu'il ne me venoit pas dans
l'esprit d'en avoir. Je puis jurer que , jusqu'à mon
asservissement sous un maître , je n'ai pas su ce que
c'étoit qu'une fantaisie. Hors le temps que je pos-
sois à lire ou écrire auprès de mon père , et celui où
ma mie me menoit promener, j'étois toujours avec
ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter,
assis ou debout à côté d'e le ; et j'étois content. Son
enjouement , sa douceur , sa figure agréable , m'ont
i6 LES CONFESSIONS.
laissé de si fortes impressions, que je vois encore
son air, son regard, son attitude; je me souviens
de ses petits propos caressants: je dirois comment
elle étoit vêtue et confiée, sans oublier les deux
crochets que ses cheveux noirs faisoient sur ses
tempes, selon la mode de ce temps-là.
Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt
la passion pour la musique , qui ne s'est bien déve-
loppée eu moi que long-temps après : elle savoit une
quantité prodigieuse d'airs et de chansons qu'elle
chantoit avec un filet de voix fort douce ; la sérénité
d'ame de cette excellente fille éloignoit d'elle et de
tout ce qui Tenvironnoit la rêverie et la tristesse*
L'attrait que son chant avoit pour moi fut tel , que
non seulement plusieurs de ses chansons me sont
toujours restées dans la mémoire, mais qu'il m'en
revient même , aujourd'hui que je l'ai perdue , qui ,
totalement oubliées depuis mou enfance , se retra-
cent , à mesure que je vieillis, avec un charme que
je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux ra-
doteur, rongé de soucis et de peines, je me sur-
prends quelquefois à pleurer comme un enfant en
marmotant ces petits airs d'une voix déjà cassée et
tremblante ? Il y en a un sur-tout qui m'est bien
revenu tout entier, quant à l'air; mais la seconde
moitié des paroles s'est constamment refusée à tous
mes efforts pour me la rappeler, quoiqu'il m'en re-
vienne confusément les rimes. Voici le commence-
ment , et ce que j'ai pu me rappeler du reste :
Tircis, ie n'ose
Ecouter ton chalumeau
Sous l'ormeau;
PARTIE I, LIVRE I. i:
Car on en cause
Déjà dans notre hameau.
. . . . un berger
. s'engager
. . . . sans danger;
Et toujours l'épine est sous la rose.
Je cherche où est le charme attendrissant que mon
«œur trouve àcetîe chanson; c'est un caprice au-
quel je ne comprends rien : mais il m'est de toute
impossibilité de la chanter jusqu'à la fin sans être
arrêté par mes larmes. J'ai cent ibis projeté d'écrire
à Paris pour faire chercher le reste des paroles , si
tant est que quelqu'un les connoisse encore, mais
je suis presque sur que le plaisir que je prends à me
rappeler cet air s'evanouiroit en partie, si j'avois la
preuve que d'autres que ma pauvre tante Suzon
l'ont chanté.
Telles furent les premières affections de mon en-
trée à la vie : ainsi commençoit à se former ou à se
montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre ,
ce caractère elléminé, mais pourtant indomtable,
qui, flottant toujours entre la foiblesse et le coura-
ge , entre la mollesse et la vertu, m'a, jusqu'au
bout, mis en contradiction avec moi-même, et a
fut que l'abstinence et la jouissance, le plaisir et la
sagesse , m'ont également échappé.
Ce train d'éducation lut interrompu par un acci-
dent dont les suites ont influé sur le reste de ma vie.
Mon père eut un démêlé avec un M. Gautier, capi-
taine en France , et apparente dans le conseil : ce Gau-
tier, homme inscient et lâche, saigna du nez, et,
LES COKFE8S. I. %
i8 LES CONFESSIONS,
pour se venger , accusa mon père d'avoir mis l'épée
à la main dans la ville. Mon père , qu'on voulut en-
voyer en prisou, s'obstinoit à vouloir que , selon la
loi, l'accusateur y entrât aussi bien que lui : n'ayant
pu l'obtenir, il aima mieux sortir de Genève et s'ex-
patrier pour le resle de sa vie. que de céder sur un
point où l'honneur et la liberté lui paroissoient
compromis.
Je restai sous la tntele de nn>n oncle Bernard,
alors employé aux fortiiic.it ions de Genève. Sa fille
aînée étoit morte, mais ii avoit un nia de même âge
que moi : nous fûmes mis ensemble à Bo.ssey en pen-
sion chez le ministre Lambeicier pour y apprendre ,
avec le latin, tout le mei-u latras dont on l'accom-
pagne sous le nom d'éducation.
Deux ans passés au village adoucirent un peu
mon âpreté romaine ,et me ramenèrent à l'étal d'en-
fant. A Genève , où l'on ne m'imposoit rien . j'aimois
l'application, la lecture; c'étoit presque mon seul
amusement: à Bossey. le travail me fit aimer les
jeux qui lui servoient de relâche. La campagne étoit
pour moi si nouvelle, que je ne pouvois me la scr
d'en jouir: je pris pour elle un goût si \ïf , qu'il n"a
jamais pu s'éteindre : le souvenir des jours heureux
que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour et ses
plaisirs dan6 tous les âges, jusqu'à celui qui m'v a
ramené. M. Lambeicier étoit un homme fort raison-
nable , qui , sans négliger notre instruction , ne nous
chargeoit point de devoirs extrêmes ; la preuve qu'il
s'y prenoit bien est que , malgré mon aversion pour
la gêne , je ne me suis jamais rappelé avec dégoût
mes heures d'étude, et que , si je n'appris pas de lui
PARTIE I, LIVRE I. 3g
beaucoup de choses, ce que j'appris je l'appris sans
peine, et n'en ai rien oublié.
La simplicité de cette vie champêtre me fît un bien
d'un prix inestimable eu ouvrant mon cœur à l'ami-
tié: jusqu'alors je n'avois connu que des sentiments
élevés, mais imaginaires. L'habitude de vivre en-
semble dans un état paisible m'unit tendrement à
mon cousin Bernard: en {«eu de temps j'eus pour
lui des sentiments plus affectueux que ceux que
j'avois eus pour mou frère , et qui ne se sont jamais
effacés. C'étoit un grand gascon fort efflanqué , fort
lluet , aussi doux desprit que foible de corps . et qui
m'abusait pas trop de la prédilection qu'on avoit
pour lui dans la maison, comme fils de mon tuteur.
Nos amusements , nos travaux, nos goûts , étoient
les mêmes: nous étions seuls ,nous étions du même
âge; chacun des deux avoit besoin d'un camarade:
nous séparer étoit, en quelque sorte, nous anéantir.
Quoique nous eussions peu d'occasions de faire
preuve de notre attachement l'un pour l'autre, il
étoit extrême; et non seulement nous ne pouvions
vivre un instant sépares , mais nous n'imaginions
pas que nous pussions jamais l'être. Tous deux d'uu
esprit facile à céder aux caresses , complaisants
quand on ne vouloit pas nous contraindre, nous
étions toujours d'accord sur tout: si , par la faveur
de ceux qui nous gouvernoient, il avoit sur moi
quelque ascendant sous leurs yeux, quand nous
étions seuls j'en avois un sur lui qui rétablissoit l'é-
quilibre. Dans nos études je lui soufflois sa leçon
quand il hésitoit : quand mon théine étoit fait . je lui
aidois à faire le sien; et dans nos amusements mon
io LES CONFESSIONS.
goût plus actif lui servoit toujours de guide. Enfin
nos deux caractères s'accordoient si bien , et l'amitié
qui nous unissoit étoit si vraie, que, dans plus de
cinq ans que nous fûmes presque inséparables, tant
à Bossey qu'à Genève, nous nous battîmes souvent,
je l'avoue, mais jamais on n'eut besoin de nous sé-
parer , jamais une de nos querelles ae dura plus
d'un quart-d'beure , et jamais une seule fois nous ne
portâmes l'un contre l'autre aucune accusation. Ces
remarques sont, si l'on veut, puériles; mais il en
résulte pourtant un exemple peut-être unique de-
puis qu'il existe des enfants.
La manière dont je vivois à Bossey me convenoit
si bien , qu'il ne lui a manqué que de durer plus
long-temps pour fixer absolument mon caractère :
les sentiments teudres, affectueux, paisibles, en
faisoient le fond. Je crois que jamais individu de
notre espèce n'eut naturellement moins de vanité
que moi : je m'élevois par élans à des mouvements
sublimes ; puis je retombois aussitôt dans ma lan-
gueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchoit étoit
le plus vifde mes désirs : j'étois doux , mon cousin
l'étoit : ceux qui nous gouvernoient l'étoient eux-
mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni té*
moin ni victime d'un sentiment violent: tout nour-
rissoit dans mon cœur les pencbants qu'il reçut de
la nature ; je ne connoissois rien d'aussi cbarmant
que de voir tout le monde content de moi et de toute
chose. Je me souviendrai toujours qu'au temple,
répondant au catéchisme, rien ne metroubloit plus,
quand il m'arrivoit d'hésiter, que de voir sur le
visage de mademoiselle Lambercier des marques
PARTIE I, LIVRE I. 21
d'inquiétude et de peine: cela seul m'affligeoit plus
que la honte de manquer en public, qui m'affectoit
pourtant extrêmement: [car, quoique peu sensible
aux louantes, je le fus toujours beaucoup à !a honte:]
et je puis dire ici que l'attente des réprimandes de
mademoiselle Lauibereier rue donnoit moins d'alar-
mes que la crainte de la chagriner.
Cependant elle ne manquoit pas, au besoin, de
sévérité , non plus que son frère : mais comme cette
sévérité , presque toujours juste, n'étoit jamais em-
portée , je m'en affligeois et ne m*eu mutinois point :
j'étois plus fâché de déplaire que d'être puni , et le
signe du mécontentement m'étoit plus cruel que la
peine afflietive. Il est embarrassant de m 'expliquer
mieux ; mais cependant il le faut. Qu'on changerait
de méthode avec la jeunesse, si l'on voyoit mieux
les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours
indistinctement , et souvent indiscrètement! La gran-
de leçon qu'on peut tirer d'un exempl e aussi commun
que funeste me fait résoudre à le donner.
Comme mademoiselle Lambercier avoit pour nous
l'affection d'une mère, elle enavoit aussi l'autorité,
et la portoit quelquefois jusqu'à nous infliger la pu-
nition des enfants quand nous l'avions méritée. As-
sez lou^-temps elle V«n tinta la menace, et cette
menace d'un châtiment tout nouveau pour moi me
sembloit très effrayante ; mais après l'exécution, je
la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne
l'avoit été : et ce qu'il y a de plus bizarre est que ce
châtiment m'affectionna davantage encore à celle qui
me l'avoit imposé. Il falloit mt-me toute la vérité de
cet;e affection et tome mu douceur naturelle pour
2.
22 LES CONFESSIONS,
ni'empêcher de chercher le retour du même traite-
ment en le méritant ; car j'avois trouvé dans la dou-
leur, dans la honte même , un mélange de sensualité
qui m'avoit laissé plus de désir que de crainte de
l'éprouver derechef par la même main. Il est vrai
que , comme il se mêloit sans doute à cela quelque
instinct précoce du sexe , le même châtiment, reçu
de son frère , ne m'eût point du tout paru plaisant.
Mais de l'humeur dont il étoit, cette substitution
n'étoit guère à craindre : et si je m'abstenois de mé-
riter la correction, c'étoit uniquement de peur de
fâcher mademoiselle Lambercier : car tel est en moi
l'empire de la bienveillance , et même de celle que
les sens ont fait naître , qu'elle leur donna toujours
la loi dans mon cœur.
Cette récidive que j'éloignois sans la craindre ar-
riva sans qu'il y eût de ma faute, c'est-à-dire de ma
volonté; et j'en profitai, je puis dire, en sûreté de
conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la der-
nière : et mademoiselle Lambercier , s'étant sans
doute apperçue à quelque signe que ce châtiment
n'alloit pas à son but, déclara qu'elle y renonçoit
et qu'il la fatiguoit trop. Nous avions jusqu'alors
couché dans sa chambre , et même en hiver quel-
quefois dans son lit. Deux jours après on nous fit
coucher dans une autre chambre , et j'eus désormais
l'honneur dont je me serois bien passé d'être traité
par elle en grand garçon.
Qui croiroit que ce châtiment d'enfant , reçu à
huit ans par les mains d'une fille de trente, a décidé
de mes goûts, de mes désirs , de mes passions, de
moi, pour le reste de ma vie, et cela précisément
PARTIE I, LIVRE I. aj
dans le sens contraire à ce qui devoit arriver natu-
rellement? En même temps qne mes sens furent al-
lumés , mes désirs prirent si bien le change , que ,
bornés à ce que j'avois éprouvé, ils ne s'avisèrent
point de chercher autre chose. Avec un sang brû-
lant de sensualité presque dès ma naissance, je me
conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les
tempéraments les plus froids et les plus tardifs se
développent. Tourmenté long-temps, sans savoir
de quoi , je dévorois d'un œil ardent les belles per-
sonnes, mon imagination me les rappeloit sans
cesse , uniquement pour les mettre en œuvre à ma
mode , et en faire autant de demoiselles Lamber-
cier.
Même après l'âge nubile, ce goût bizarre toujours
persistant , et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à
la folie , m'a conservé les mœurs honnêtes qu'il sem-
kleroit avoir dû ni'ôter. Si jamais éducation fut mo-
deste et chaste , c'est assurément celle que j'ai teçue-
Mes trois tantes n'étoient pas seulement des person-
nes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve
que depuis long-temps les femmes ne connoissent
plus. Mon père , homme de plaisir , mais galant à la
vieille mode , n'a jamais tenu près des femmes qu'il
aimoit le plus des propos dont une vierge eût pu
rougir, et jamais on n'a poussé plus loin que dans
ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux
enfants, .le ne trouvai pas moins d'attention chez
M. Lambercier sur le même article ; et une fort
bonne servante y fut mise à la porte , pour un mot
un peu gaillard qu'elle avoit prononcé devant nous.
TSou seulenicut je n'eus jusqu'à mou adolescence
:,4 LES CONFESSIONS,
aucune idée distincte de L'union des sexes ; mais ja-
mais cette idée confuse ne s'offrit à moi que sous
une imn^e odieuse et dégoûtante. J'avois pour les
filles publiques une horreur qui ne s'est jamais ef-
facée ; je ne pouvois voir un débauché sans dédain,
sans effroi même : car mon aversion pour la débau-
che alloit jusques-là, depuis qu'allant un jour au
petit Sacconex par un chemin creux je vis des deux
côtés des ca\ ités dans la terre , où l'on me dit que
ces gens-là faisoient leurs accouplements. Ce que
] a vois vu de ceux des chiennes me revenoit aussi
toujours à l'esprit en pensant aux autres , et le cœur
me sonlevoit à ce seul souvenir.
Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-
mêmes à retarder les premières explosions d'un tem-
pérament combustible, furent aidés, comme j'ai dit,
par la diversion que firent sur moi les premières
pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que
j'avois senti , malgré des effervescences de sang très
incommodes, je ne savois porter mes désirs que
vers l'espèce de volupté qui m'étoit connue, sans
jamais aller jusqu'à celle qu'on m'avoit rendue haïs-
sable, et qui tenoit de si près à l'autre, sans que
j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fan-
taisies, dans mes erotiques fureurs , [d':us les actes
extravagants auxquels elles me portaient quelque-
fois,] j'empruntois imaginairement le secours de
l'autre sexe . sans penser jamais qu'il fût propre à
nul autre usage qu'à celui que j e brùlois d'en tirer.
Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tem-
pérament t:è ;::c't-ct, très lascif, très précoce, je
PARTIE I, LIVRE I. a5
passai toutefois l'âge de puberté sans désirer, sans
connoitre d'autres plaisirs des sens que ceux dont
mademoiselle Lanibercier m'avoit très innocemment
donné l'idée; mais quand enfin le progrès des ans
m'eut fait homme , c'est encore ainsi que ce qui de-
voit me perdre me conserva. Mon ancien goût d'en-
fant, au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à
l'autre , que je ne pus jamais l'écarter des désirs al-
lumés par mes sens ; et cette folie, jointe à ma ti-
midité naturelle, m'a toujours rendu très peu entre-
prenant prés des femmes , faute d'oser tout dire ou
de pouvoir tout faire, l'espèce de jouissance dont
l'autre n'étoit pour moi que le dernier terme ne
ponvant être usurpée par celui qui la désire , ni de-
vinée par celle qui peut l'accorder. J'ai passé ma vie
à convoiter et me taire auprès des personnes que
j'aimois le plus, ^s'osant jamais déclarer mon goût,
je l'amusois du moins par des rapports qui m'en
coaservoient l'idée. Etre aux genoux d'une maitjoesse
impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à
lui demander, étoit pour moi de très douces jouis-
sances , et plus ma vive imagination m'enfla nimoit le
sang, pins j'avois l'air d'un amant transi. On con-
çoit que cette manière de faire l'amour n'amené pas
des progrès bien rapides , et n'est pas fort dangereuse
à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort
peu possédé , mais je n'ai pas laissé de jouir beau-
coup à ma manière, c'est-k-dire pai l'imagination.
Voilà comment mes sens , d'accord avec mon humeur
timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé
des sentiments purs et des mœurs honnêtes , par les
tri LES CON FESSIONS,
nièines goûts qui peut-être , avec un peu plus d'ef-
fronterie , m'auraient plongé dans les plus brutales
voluptés.
Jai fait le premier pas et le plus pénible dans le
labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. Ce
n'est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire,
c'est ce qui est ridicule et honteux. Dès-à-présent je
suis sûr de moi ; après ce que je viens d'oser dire ,
rien ne peut plus m 'arrêter. On peut juger de ce
qu'ont pu me coûter de semblables aveux , sur ce
que , dans tout le cours de ma vie , transporté quel-
quefois , près de celles que j'aimois , par les fureurs
d'une passion qui m'ôtoit la faculté de voir , d'en-
tendre, hors de sens, et saisi d'un tremblement con-
vulsif dans tout mon corps , jamais je n'ai pu pren-
dre sur moi de leur déclarer ma folie, et d'implorer
d'elles dans la plus étroite intimité la seule faveur
qui mauquoit aux autres. Cela ne m'est jamais arrivé
qu'une fois dans l'enfance avec une enfant de mon
âge; encore fut-ce elle qui le proposa.
En remontant de cette sorte aux premières traces
de mon être sensible , je trouve des éléments qui,
paroissant quelquefois incompatibles , n'ont pas
laissé de s'unir pour produire avec force un effet
uniforme et simple ; et j'en trouve d'antres qui , les
mêmes eu apparence , ont formé par le concours de
«ertaines circonstances de si différentes combinai-
sons, qu'on n'imaroneroit jamais qu'ils eussent entre
eux aucun rapport. Qui croiroit , par exemple, qu'un
des ressorts les plus vigoureux de mon ame fût trem-
j'é dans la même source d'où la luxure et la mollesse
out coulé dans mon sang? Sans auitter le sujet dont
PARTIE I, LIVRE I. 27
je viens de parler, ou eu va von- sortir ure impres-
sion bien différente.
J'étudiois un jour seul ma Leçon dans la chambre
contiguë à la < uisiuc. La servante avoit mis sécher
à la plaque les peignes de sa ip.aitres.se. Quanti elle
revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un
côté de dents étoil brisé. A qui s'en prendre de ce dé-
gât? personne autre cpie moi n'étoit entré dans la
chambre. On m'interroge; je nie d'avoir louché le
peigne. Bf. et mademoiselle Lambercier se réunis-
sent, m'exhortent « me menacent, me pressent; je
persiste avec opiniâtreté : mais la conviction étoit
trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protesta-
tions, quoique ce lut la première fois qu'on niatoit
trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au
sérieux ; elle méritoit de l'être. La méchanceté . le
mensonge, l'obstination, parurent également dignes
de puo.tion : mais pour le coup ce ne fut pas par
mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On
écrivit à mon oncle Bernard, il vint. Mon pauvre
cousin étoit chargé d'nn antre délit non moins grave:
nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle
fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le
mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes
sens dépravés, on n'auroit pu mieux s'y prendre.
Aussi me laisserent-ils en repos pour long-temps.
On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeoit. Re-
pris à plusieurs lois, et mis daus l'état le plus af-
freux, je fus inébranlable. J'aurois soui !ert la mort,
et j'y etois résolu. Il lallut que la force même cedàt
au diabolique entêtement d'un enfant : car on n'ap-
pela pas autrement ma constance. Lniiu je sortis de
28 LES CONFESSIONS.
cette cruelle épreuve en pièces ; mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette
aventure, et je n'ai pas peur d'être aujourd'hui puni
derechef pour le même fait. Hé hien! je déclare à la
face du ciel que j'en étois innocent , que je n'avois
ni cassé ni touché le peigne, que je n'avois pas ap-
proché de la plaque, et que je n'y avois pas même
songé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât
se fit ; je l'ignore , et ne puis le comprendre : ce que
je sais très certainement, c'est que j'en étois inno-
cent.
Qu'on se figure un caractère timide et docile dans
la vie ordinaire, mais ardent, fier, imlomtable clans
les passions; un enfant toujours gouverné parla
voix de la raison , toujours traité avec douceur ,
équité, complaisance; qui n'avoit pas même l'idée
de l'injustice, et qui, pour la première fois, en
éprouve une si terrible de la part précisément des
gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus. Quel ren-
versement d'idées ! quel désordre de sentiments !
quel bouleversement dans son cœur, dans sa tète,
dans tout son petit être moral! Je dis qu'on s'ima-
gine tout cela , s'il est possible; car, pour moi, je
me sens hors d'état de démêler , de suivre la moin-
dre trace de ce qui se passoit alors en moi.
Je n'avois pas encore assez de raison pour sentir
combien les apparences me condamnoient, et pour
me mettre à la place des autres. Je me tenois à la
mienne ; et tout ce que je sentois , c'étoit la rigueur
d'un châtiment effroyable pour un crime que je
n'avois pas commis. La douleur du corps, quoique
vive, m'étoit peu sensible ; je ne sentois que l'indi-
PARTIE I, LIVRE L 29
gnation,la rage , le désespoir. Mon cousin, dans un
cas à-peu-près semblable , et qu'on avoit puni d'une
faute involontaire connue d'un acte prémédité, se
mettoit en fureur à mon exemple , et se montoit ,
pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le
même lit, nous nous embrassions avec des trans-
ports convulsifs, nous étouffions; et quand nos
jeunes cœurs , un peu soulagés, pouvoient exhaler
leur colère , nous nous levions sur notre séant , et
nous nous mettions tous deux à crier cent fois de
toute notre force : Carnifex! carnifex! carnifex .'
Je Sens , en écrivant ceci , que mon pouls s'élève
encore; ces moments me seront toujours présents,
quand je vivrois cent mille ans. Ce premier senti-
ment de la violence et de l'injustice est resté si pro-
fondément gravé dans mon aine , que tontes les
idées qui s'y rapportent me rendent ma première
émotion ; et ce sentiment relatif à moi dans son ori-
gine , a pris une telle consistance en lui-même , et
s'est si bien détaché de tout intérêt personnel , que
mon cœur s'enflamme au spectacle ou au récit de
toute action injuste, quel qu'en soit l'objet, et en
quelque lieu qu'elle se commette , comme si l'effet
en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d'un
tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de
prêtre , je partirais volontiers pour aller poignarder
ces misérables ,dussé-je cent fois y périr. Je me suis
souvent mis en nage à poursuivre , à la course ou à
coups de pierre, un coq, une vache , un chien , un
animal que je voyois en tourmenter un autre unique-
ment parcequ'il se sentoit le plus fort. Ce mouve-
ment peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est;
*ss cohfess. 1. 3
3o LES CONFESSIONS,
mais le sentiment de la première injustice que j'ai
soufferte y fut trop long temps et trop fortement lié,
pour ce lavoir pas beaucoup renforcé.
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine.
Dès ce moment je cessai de jouir d'un bonheur pur,
et je sens aujourd'hui même que le souvenir des
charmes de mon enfance s'arrête là. Nous restâmes
encore à rîossey quelques mois. Nous y fûmes comme
on nous représente le premier homme encore dans le
paradis terrestre,mais ayant ce.rȎ d'en jouir. C'e toit en
apparence la mêmesituation,eteneffet une tout autre
manière d'être. L'attachement , l'intimité , le respect ,
la confiance , ne Liaient plus les élevés à leurs gui-
des: nous ne les regardions plus comme des dieux
qui lisaient dans nos cœurs ; nous étions moins hon-
teux de mal faire, et plus craintifs d'être accusés ;
nous commencions à nous cacher , à nous mutiner, à
mentir. Tons les vices de notre âge corrompoient no-
tre innoi enecet cnJ.'iidissoientnos jeux. La campagne
même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de
simplicité qui va au c:eur : elle nous sembloit déserte
et sombre; elle s'étoit comme couverte d'un voile qui
nous en cachoit les beautés. Nous cessâmes de culti-
ver nos petits jardins, nos fleurs , nos herbes. Nons
n'allions plus gratter légèrement la terre, et crier
de joie en découvrant le germe du grain que nous
avions semé. Nons nous dégoûtâmes de cette vie ; on
se dégoûta de nous : mon oncle nous retira , et u< us
nous séparâmes de M. et mademoiselle Lambercier,
rassasiés les uns des autres , et peu fâchés de n us
quitter.
Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie
PARTIE I. LIVRE I. 3i
de Bossev. sans que j< rappelé le séjour
d'une manière agréable p.tr d"efs .souvenirs un peu
liés: niais, depuis qu'ayant passé l'âge niùr je dé-
cline vers la vieillesse , je sens que ces souvenirs re-
naissent tandis que les autres s'effacent ; ils se gravent
dans ma mémoire avec des traits dont le charme et
la force augmentent de jour en jour: connue si ^
sentant déjà la vie qui s'échappe , je cherchois à la
ressaisir par ses commencements. Les moindres faits
de ce temps- là me plaisent par cela seul qu'ils sont
de ce temps là. Je me rappelle toutes les circonstances
des lieux , des personnes , des heures. Je vois la ser-
vante et le valet agissant dans la chambre, une hi-
rondelle entrant par la fenêtre , un mouche se poser
sur ma main tandis que je récitois ma leçon ; je vois
tout l'arran ;ement de la chambre où nous étions;
le cabinet de M. Lambeicier à main droite , une es-
tampe représentant tous les papes, un baromètre,
un grand calendrier , des framboisiers qui , d'un
jardin fort élevé , dans lequel la ma:sou s'enfoncoit
sur le derrière, venoient ombrager la fenêtre, et
passoient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais bien
que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout
cela; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. Qu«
n'osé-je lui raconter de même toutes les petites anec-
dotes de cet heureux âge , qui me font encore tres-
saillir d'aise quand je me les rappelle ! Cinq ou six
sur-tout... Composons. Je vous fais grâce des cinq;
mais j'en veux une, une seule, pourvu qu on me la
laisse conter le plus longuement qu'il me sera pos-
sible pour prolonger mou plaisir.
Si je ne cherchois que le vôtre, je pourrois choi-
3a LES CONFESSIONS,
sir celle du derrière de mademoiselle Lambercier,
qui , par une malheureuse culbute au bas du pré , fut
étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son
passage: mais celle du noyer de la terrasse est plus
amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je
ne fus que spectateur de la culbute; et j'avoue que
je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un ac-
cident qui , bien que comique en lui-même, m'alar-
moit pour une personne que j'aimois comme une
mère , et peut-être plus.
O vous , lecteurs curieux de la grande histoire du
noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie .
et vous abstenez de frémir si vous pouvez .'
Il y a voit, hors de la cour, une terrasse à gauche
en entrant , sur laquelle étoit un banc où l'on alloit
souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avoit
point d'ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier
y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se
fit avec solemnité. Les deux pensionnaires en furent
les parrains, et, tandis qu'on combloit le creux,
nous tenions l'arbre chacun d'une main avec des
chants de triomphe. On fit, pour l'arroser, une es-
pèce de bassin tout autour du pied. Chaque jour,
ardents spectateurs de cet arrosement, nous notas
confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très
naturelle qu'il étoit plus beau de planter un arbre
sur la terrasse qu'un drapeau sur la brèche , et nous
résolûmes de nous procurer cette gloire sans la par-
tager avec qui que ce fût.
Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un
jeune saule , et nous la plantâmes sur la terrasse , à
huit ou dix pieds de l'auguste noyer. Nous n'on-
PARTIE I, LITRE I. 33
bliàmes pas de faire aussi un creux autour de notre
arbre: la difficulté étoit d'avoir de quoi le remplir,
car l'eau venoit d'assez loin , et on ne nous laissoit
pas courir pour en aller prendre. Cependant il en
falloit absolument pour notre saule. Nous employâ-
mes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant
quelques jours, et cela nous réussit si bien que nous
le vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles
dont nous mesurions l'accroissement d'beure en
heure , persuadés , quoiqu'il ne fût pas à un pied de
terre, qu'il ne tarderoit pas à nous ombrager.
Comme notre arbre, nous occupant tout entiers,
nous rendoit incapables de toute application, de
toute étude, que nous étions comme en délire, et
que ne sachant à qui nous eu avions , on nous tenoit
de plus court qu'auparavant ; nous vîmes l'instant
fattl ou l'eau nous alloit manquer, et nous nous
désolions dans l'attente de voir notre arbre périr de
sécheresse. Enfin , la nécessité , mère de l'industrie ,
nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et
nous d'uue mort certaine : ce fut de faire par-dessous
terre une rigole qui conduisit secrètement au saule
une partie de l'eau dont ou arrosoit le noyer. Cette
entreprise, exécutée avec ardeur, ne réussit pour-
tant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente
que l'eau ne couloit point. La terre s'ébouloit et
bouchoit la rigole; l'entrée se remplissoit d'ordures ;
tout alloit de travers. Rien ne nous rebuta. Oinnia
vincit labor iinprobus. Nous creusâmes davantage et
la terre et notre bassin pour donner à l'eau son écou-
lement ; nous coupâmes des fonds de boîtes en pe-
tites planches étroites, dont les unes mises de plat
3.
34 LES CONFESSIONS.
à la file, et d'autres posées en angle des deux côtés
sur celles-là , nous firent un canal triangulaire pour
notre conduit. Nous plantâmes à l'entrée de petits
bouts de bois minces et à claires voies , qui, faisant
une espèce de grillage ou de crapaudine , retenoient
le limon et les pierres sans boucher le passage à l'eau.
Nous recouvrîmes soigneusement notre ouvrage de
terre bien foulée ; et le jour où tout fut fait nous at-
tendîmes dans des transes d'espérance et de crainte
l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente ,
cette heure vint enfin: M. Lambercier vint aussi à
son ordinaire assister à l'opération, durant laquelle
nous nous tenions tous deux derrière lui pour ca-
cher notre arbre, auquel très heureusement il tour»
noit le dos.
A peine achevoit-on de verser le premier seau
d'eau, que nous commençâmes d'en voir couler
dans notre bassin. A cet aspect la prudence nous
abandonna. Nous nous mîmes à pousser des cns de
j oie qui firent retourner M. Lambercier; et ce fut dom-
mage , car il prenoit grand plaisir à voir combien la
terre du noyer étoit bonne , et buvoit avidement son
eau. Frappé de la voir se partager entre deux bas-
sins , il s'écrie à son tour, regarde , apperçoit la frip-
ponnerie , se fait brusquement apporter une pioche ,
donne un coup , fait voler deux ou trois éclats de
nos planches ; et, criant à pleine tête, Un aqueduc J
un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups im-
pitoyables dont chacun pQrtoit au milieu de nos
cœurs. En un moment , les planches , le conduit, le
bassin , le saule , tout fut détruit, tout fut labouré,
sans qu'il y eût , durant cette expédition terrible,an-
PARTIE I, LIVRE I. ;.ï
cnn autre mot prnnomé, sinon l'exclamation qu'il
répétoit sans cesse. Un aqueduc! s'éerioit-il eu bri-
sant tout, un aqueduc! un aqueduc!
On croira que l'aventure iinit mal pour les petits
architectes : on se trompera ; tout finit là. M. Lam-
bercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous
fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus;
nous l'entendîmes même un p.-u après rire auprès de
sa sœur à gor^e déployée, car le rire de M. Lambei-
cier s'entendoit de loin; et ce qu'il y eut de plus
étonnant encore , c'est que , passé le premier saisisse-
ment, uous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés.
Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous
nous rappellions souvent la catastrophe du premier,
en répétant entre nous avec emphase, Un aqueduc!
un aqueduc! Jusques-la j'avois eu des accès d'or-
gueil par intervalles quand j étois Aristide ou Rru-
tus; ce fut ici mon premier mouvement de vanité
bien marqu e. Avoir pu coustruire un aqueduc de
nos mains, avoir mis une bouture en concurrence
avec un grand arbre me paroissoit le suprême de-
gré de la gloire. A dix ans j'en jugeois mieux que
César à trente.
L'idée de ce noyer, et la petite histoire qui s'y
rapporte, m'est si bien restée ou revenue, qu'un de
mes plus agréables projets dans mon voyage de Ge-
nève, en i ; 54 , etoit d'aller à Bossev revoir les mo-
numents des jeux de mon enfance, *t sur-tout le
cher noyer, qui devoit alors avoir déjà le tiers d'un
siècle , et ctui doit maintenant, s'il existe encore, en
avoir à-peu-prés la moitié, .le fus si continuellement
obsédé, si peu maître de moi-même , que je ne pus
36 LES CONFESSIONS,
trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'ap-
parence que cette occasion renaisse jamais pour moi.
Cependant je n'en ai pas perdu le désir avec l'espé-
rance ; et je suis presque sûr que si jamais, retour-
nant dans ces lieux ehéris , j'y retrouvois mon cher
noyer encore en être , je l'arroserois de mes pleurs.
De retour à Genève, je passai deux ou trois ans
chez mon oncle en attendant qu'on résolût ce que
l'on feroit de moi. Comme il destinoit son fils au
génie , il lui fît apprendre un peu de dessin , et lui
enseignoit les éléments d'Euclide. J'apprenois tout
cela par compagnie, et j'y pris goù*, sur-tout au
dessin. Cependant on délibéroit si l'on me feroit
horloger, procureur, ou ministre. J'aimois mieux
être ministre , car je trou-vois bien beau de prêcher :
mais le petit revenu du bien de ma mère , à partager
entre mon freze et moi , ne suffisoit pas pour pousser
mes études. Comme l'âge où j'étois ne rendoit pas ce
choix bien pressant encore . je restois en attendant
chez mon oncle, perdant à-peu-près mon temps , et
ne laissant pas de payer, comme il étoit juste, une
assez bonne pension.
Mon oncle , homme de plaisir ainsi que mon père ,
ne savoit pas comme lui se captiver par ses devoirs ,
et prenoit assez peu de soin de nous. Ma tante étoit
une dévote un peu piétiste, qui aimoit mieux chan-
ter les psaumes que veiller à notre éducation. On
nous laissoit presque une liberté entière ,dont nous
n'abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous
nous suffisions l'un à l'autre; et n'étant point tentés
île fréquenter les polissons de notre âge, nous ne
primes aucune des habitudes libertines que l'olsi*
PARTIE I, LIVRE I. 37
\eté nous pouvoit inspirer. J'ai même tort de nous
•apport! oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins ;
et ce qu'il y avoit d'heureux étoit que tous les amu-
sements dont nous nous passionnions successive-
ment nous tenoient ensemble occupés dans la mai-
son sans que nous fussions même tentés de descendre
à la rue. Nous faisions des cages, des llùles , des vo-
lants , des tambours, des maisons, des équijjlcs , des
arbalètes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux
grand-pere pour faire des montres à son imitation.
Nous avions sur-tout un goût de préférence pour
barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer,
faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un char-
latan italien appelé Gamba-corta : nous allâmes le
voir une lois, et puis nous n'y voulûmes plus aller:
mais il avoit des marionnettes, et nous nous mimes
à laite des marionnettes; ses marionnettes jouoient
des manières de comédies , et nous fîmes des comé-
dies pour les nôtres. Faute de pratique , nous con-
trefaisions du gosier la voix de polichinelle pour
jouer ces charmantes comédies, que nos pauvres
bons parents avoient la patience de voir et d'enten-
dre. -Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans
la famille un fort beau sermon de sa façon , nous
quittâmes les comédies et nous mîmes â composer
des sermons. Ces détails ne sont pas lort intéressants ,
je l'avoue ; mais ils montrent â <juel point il falloit
que notre première éducation eut été bien dirigée ,
pour que, mailles de no.'re temps et de nous dans
un âge si tendre, nous fussions si peu tentés d'en
abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des
camarades , que nous en négligions même l'occasion.
38 ï.r.S CONFESSIONS.
Quand nous allions nous promener, nous regar-
dions en passant leurs jeux sans convoitise, sans
songer même à y prendre part. L'amitié remplissoitr
si bien nos cœurs , qu'il nous suflisoit d'être ensem-
ble pour que les plus simples goûts fissent nos dé-
lices.
A force de nous voir inséparables, on y prit
garde , d'autant plus que, mon cousin Bernard étant
très grand et moi très petit , cela faisoit un couple
assez plaisamment assorti. Sa longne figure effilée ,
son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa
déinarcbe noncbalante , excitoient les enfants à se
moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna
le surnom de Barnâ bredanna ; et sitôt que nous
sortions, nous n'entendions que Barnâ bredanna
tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquil-
lement que moi. Je me fâcbai, je voulus me battre;
c'étoit ce que les petits coquins demandoient. Je
battis , je fus battu. Mon pauvre cousin me soutenoit
de son mieux; mais il étoit f*oible,d'un coup de
poing on le renversoit. Alors je devenois furieux.
Cependant, quoique j'attrapasse force borions , ce
n'étoit pas à moi qu'on en voaloit, c'étoit à Barnâ
bredanna ; mais j'augmentai tellement le mal par ma
mutine colère , que nous n'osions plus sortir qu'aux
heures où l'on étoit en classe, de peur d'être bues et
suivis par les- écoliers.
Me voilà déjà redresseur des torts. Pour être un
paladin dans les formes, il ne me manquoit que
d'avoir une dame; j'en eus deux. J'allois de temps
en temps voir mon père à Nyon, petite ville du pays
de Yaud où il s'étoit établi. Mon père étoit fort aimé,
PARTIE I, LIVRE I. 3o,
et son fils se sentoit île cette bienveillance. Pendant
le peu de séjour que je faisois près de lui , c'étoit à
qui me fèteroit. Une madame de Vulson sur- tout
nie faisoit mille caresses; et pour y mettre le com-
ble , sa lille me prit pour son galant. On sent ce que
c'est qu'un galant d'onze ans pour une fiile de vingt-
deux. Mais toutes ces fripponnes sont si aises de
mettre ainsi de petites poupées en avant pour cacher
les grandes, ou pour les tenter par l'image d'un jeu
qu'elles savent rendre attirant! Pour moi, qui ne
voyois point entre elle et moi de disconvenance, je
pris la chose au sérieux: je me livrai de tout mon
cœur, ou plutôt de toute ma tète, car je n'étois
guère amoureux que par-là, quoique je le fusse à la
folie , et que mes transports , mes agitations, mes
fureurs, donnassent des scènes à pâmer de rire.
Je connois deux sortes d'amours très distincts,
très réels, et qui n'ont presque rien de commun,
quoique très vifs l'un et l'autre, et tous deux diffé-
rents de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie
s'est partagé entre ces deux amours de si diverses
natures: et je les ai même éprouvés tous deux à-la-
fois; car, par exemple, au moment dont je parle,
tandis que je m'emparois de mademoiselle de "Vulson
si publiquement et si tyranniquement que j e ne pou-
vois souffrir qu aucun homme approchât d'elle,
j'avois avec une petite Mlle. Goton des têle-à-tèie
assez courts , mais assez vifs , daus lesquels elle dai-
gnoit faire la maîtresse d'école, et c'étoit tout;
mais ce tout, qui en effet étoit tout pour moi , me
paroissoit le bonheur suprême, et , sentant déjà le
prix du mystère, quoique je n'en susse user qu'en
40 LES CONFESSIONS,
enfant, je rendois à mademoiselle de Vulson , qui
ne s'en doutoit guère, le soin qu'elle prenoit de
m 'employer à cacher d'autres amours. Mais, à mon
grand regret, mon secret fut découvert, ou moins
bien gardé de la part de ma petite maîtresse d'école
que fie la mienne, car on ne tarda pas à nous sépa-
rer; et quelque temps après, de retour à Genève,
j'entendis, en passant à Coutance, de petites filles
me crier à demi-voix : Goton tic-tac Rousseau.
C'étoit en vérité une singulieie personne que
cette petite Mlle. Goton. Sans être belle , elle avoit
une figure difficile .à oublier, et que je me rappelle
encore , souvent beaucoup trop pour un vieux fou.
Ses yeux sur-tout n'étoient pas de son âge , ni sa
taille , ni son maintien. Elle avoit un petit air impo-
sant et fier , très propre à son rôie , et qui en avoit
occasionné la première idée entre nous. Mais ce
qu'elle avoit de bizarre étoit un mélange d'audace et
de réserve difficile à concevoir. Elle se permettoit
avec moi les plus grandes privautés sans jamais m'en
permettre aucune avec elle ; elle me traitoit exacte-
ment en enfant : ce qui me fait croire qu'elle avoit
déjà cessé de l'être, ou qu'au contraire elle l'étoit
encore assez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans
le péril auquel elle s'exposoit.
.T'étois tout entier , pour ainsi dire , à chacune de
ces deux personnes, et si parfaitement, qu'avecaucune
des deux il ne m'arrivoit jamais de .songer à l'autre.
Mais du reste rien de semblable en ce qu'elles me
fuisoient éprouver. J'aurois passé ma vie entière
avec mademoiselle de "Vulson saus songera la quit-
ter; mais , en l'itbordant ,nift joie étoit tranquille et
PARTIE I, LIVRE I. 4»
n'alloit pas à l'émotion. Je l'ai m ois sur-tout eu
grande compagnie; les plaisanteries, les agaceries,
les jalousies même, m'attachoient , m'intéressoient :
je trioiupbois avec orgueil de ses préférences près
des grands rivaux qu'elle paroissoit maltraiter. J'é-
tois tourmenté, mais j'aimois ce tourment. Les ap-
plaudissements, les encouragements, les ris, m'é-
cbauffoient, ra'animoient. J'avois des emportements,
des saillies; j'étois transporté d'amour dans un cer-
cle. Tète-à-tête j'aurois été contraint, froid, peut-
être ennuyé. Cependant je m'intéressois tendrement
à elle, je souffrois quand elle étoit malade : j'aurois
donné ma santé pour rétablir la sienne; et notez que
je savois très bien par expérience ce que c'étoit que
maladie, et ce que c'étoit que santé. Absent d'elle,
j'y pensois, elle me manquoit : présent, ses caresses
m'étoient douces au cœur, non aux sens. J'étois im-
punément familier avec elle : mon imagination ne
me demandoit quece qu'elle m'accordoit ; cependant
je ne pouvois supporter de lui en voir faire autant à
d'autres. Je l'aimois en frère; mais j'en étois jaloux
•n amant.
Je l'eusse été de mademoiselle Goton en Turc , en
rn.ri.eux, en tigre, si j'avois seulement imaginé qu'elle
pût faire à un autre le même traitement qu'elle m'ac-
cordoit; car cela même étoit une grâce qu'il falloit
demander à genoux. J'abordois mademoiselle de
Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble;
au lieu qu'en voyant seulement mademoiselle Go-
ton , je ne voyois plus rien , tous mes sens étoient
bouleversés. J'étois familier avec la première , sans
avoir de familiarités; au contraire j'étois aussi trem-
u» confus, z. 4
42 LES CONFESSIONS,
blant qu'agité devant la seconde, même au fort des
plus grandes familiarités. Je crois que si j'avois
resté trop long-temps avec elle je n'aurois pu vivre ;
les palpitations m'auroient étouffé. Je craignois
également de leur déplaire , mais j'étois plus com-
plaisant pour l'une et plus obéissant pour l'antre.
Pour rien au monde je n'aurois voulu fâcher ma-
demoiselle dé Vulson; mais si mademoiselle Gotoa
m'eût ordonné de me jeter dans les flammes, je crois
qu'à l'instant j'aurois obéi.
Mes amours ou plutôt mes rendez -vous avec
celle-ci durèrent peu, très heureusement pour elle
et pour moi. Quoique mes liaisons avec mademoi-
selle de Yulsonn'eussentpas le même danger, elles ne
laissèrent pas d'avoir aussi leur catastrophe, après
avoir un peu plus long-temps duré. Les fins de tout
cela dévoient toujours avoir l'air un peu romanes-
que et donner prise aux exclamations. Quoique mon
commerce avec mademoiselle de Vulson fût moins
vif, il étoit plus attachant peut-être. Nos sépara»
tions ne se (assoient jamais sans larmes, et il est
sin ulier dans quel vuide accablant je me sentois
plongé après l'avoir quittée. .le ne pouvois parler
que délie , ni penser qu'à elle; mes regrets étoient
vrais ei vifs : mais je crois qu'au fond ces héroïques
regreîr n'étoient pas tous pour elle, et que, sans
que j« m'en appercusse, les amusements dont elle
étoit 'c rentre y avoiejlî leur bonne (art. Pour tem-
pérer les douleurs de l'absence, nous nous écrivions
des lettres d'un pathétique à fendre les rochers. En-
lin j'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir, et qu'elle
vint me voir à Genève. Pour le coup , la tête acheva
PARTIE I, LIVRE I. 43
Ue me tourner: je fus ivre et fou les deux jours
qu'elle y resta. Quand elle partit, je voulois me
jeter à l'eau après elle , et je lis long-temps reientir
l'air de mes cris. Huit jours après, elle m'en^na
des bonbons et des gants : ce qui m'eût paru fort
galant, si je n'eusse appris en même temps qu'elle
•toit mariée, et que ce voyage, dont il lui avoit plu.
de nie faire honneur, étoit pour aeueter ses habits
de noces. Je ne décrirai pas ma fureur: elle se con-
çoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne pins
revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus
terrible punition. Elle n'en mourut pas cependant :
car vingt aus après , étant allé voir mon père, et me
promenant avec lui sur le lac, je demandai qui
étoient des dames que je voyois dans un bateau peu
loin du nôtre. Comment! me dit mon père en sou-
riant , le cœur ne te le dit-il pas ? Ce sont tes an-
ciennes amours : c'est madame Cristiu, c'est made-
moiselle de Yulson. Je tressaillis à ce nom presque
oublié ; mais je dis aux bateliers dechauger de route ,
ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour
prendre alors ma revanche , que ce fût la peine d'être
parjure , et de renouveler une querelle de vingt ans
avec une lenrme de quarante.
Ainsi se perdoit en niaiseries le plus précieux
temps de mon enfance, avant qu'on eût décidé de
ma destination. Après de longues délibérations pour
suivie mes dispositions naturelles, on prit enfin le
parti pour lequel j'en avois le moins, et l'on me
mit chez M. Masseron , greffier de la ville, pour
apprendre sous lui, comme disoit M. Bernard, l'utile
métier de grapignan. Ce surnom me ricplaisdil son-
44 LES CONFESSIONS,
verainement ; l'espoir de gagner force écus par une
voie ignoble flattoit peu mon humeur hautaine;
l'occupation me paroissoit ennuyeuse, insupporta-
ble ; l'assiduité , l'assujettissement, achevèrent de
m'en rebuter; et je n'entrois jamais au greffe qu'avec
une secrète horreur qui croissoit de jour en jour.
M. Masseron, de son côté, peu content de moi , me
traitoit avec mépris, me reprochant sans cesse mon
engourdissement , ma bêtise , me répétant tous les
jours que mon oncle l'avoit assuré que je savois, que
je savor's, tandis que dans le vrai je ne savois rien ;
qu'il lui avoit promis un joli garçon, et qu'il ne lui
avoit donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe
ignominieusement pour mon ineptie, et il fut pn>
nonce par les clerrs de M. Masseron que je n'étois
bon qu'à mener la lime.
Ma vocation ainsi déterminée , je fus mis en ap-
prenîissage , non toutefois chez un horloger, mais
chez un graveur. Les dédains du greffier m'avoient
extrêmement humilié, et j'obéis sans murmure. Mon
maître , appelé M. Ducommun , étoit un jeune hom-
me rustre et violent , qui vint à bout en très peu de
temps de ternir tout l'éclat de mou enfance, d'abru-
tir mon caractère aimant et vif, et de me réduire
par l'esprit, comme je l'étois par la fortune , à mon
véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités,
mon histoire, tout lut pour long-temps oublié ; je
ne me souvenois pas même qu'il y eut eu des Ro-
mains au monde. Mon père, quand je l'allois voir,
ne trouvoit plus en moi son idole : je n'étois plus
pour les dames le galant Jean-Jacques ; et je sentois
si bien moi-même que M. et mademoiselle Lamber-
PARTIE I, LIVRE I. 45
cier n'auroient plus reconnu eu moi leur élevé, que
j'eus bonté de me représenter à eux , et ne lésai plus
revus depuis lor-«. Les goûts les plus vils, la plus
basse polissonnerie , succédèrent à mes aimables
amusements , sans m'en laisser même la moindre
idée; Il faut que, malgré l'éducation la plus hon-
nèie, j'eusse un grand penchant à dégénérer; car
cela se fit très rapidement , sans la moindre peine ;
et jamais César .>i prtcooe ne devint si promptement
1 I jH.
Le métier ne me déplaisoit pas en lui-même ; j'a-
vois un goût vit pour le dessin: le jeu du buriu
ni'amosoit assez; et comme le taleut du graveur pour
l'horlogerie est très borué . j'avois l'espoir d'en at-
teindre la perfection. J'y se roi- parvenu peut-être,
si la brutali'é de mon maître et la gêue excessive ue
m'avoient nbnté du travail. Je loi dérobois mon
temps, pour remployer en occupations du même
genre, mais qui avoient pour moi l'attrait de la
liberté. Je gravois des espèces de médailles pour
nous servir, à mes camarades et à moi, d'oidre de
euevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de
contrebande, et me roua de coups, disant que je
m'exercois à faire de la fausse inonuoie, parceque
nos médailles avoient les armes de la république. Je
puis bien jurer que je n'a vois aucune idée de la
fausse monnoie, et très peu de la véritable. Je savois
mieux comment se Jaisoient les as romains que nos
piei e> de trois sous.
La tyraunie de mou maître finit par me rendre in-
supportable le travail que j'aurois aimé, et par me
donner des vices que "aurois hais , tels que le meu-
46 LES CONFESSIONS.
songe , la fainéantise , le vol. Rien ne m'a mieux ap-
pris la différence qn'il y a de la dépendance filiale à
l'esclavage servile , que le souvenir des changements
que produisit en moi cette époque. Naturellement
timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloigne-
ment pour aucun défaut que pour l'effronterie ; mais
j'avois joui d'une liberté honnête qui seulement
s'étoit restreinte jusques-là par degrés , et s'évanouit
enfin tont-à-fait. J'étois hardi chez mon père , lihre
chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins
craintif chez mon maître , et dès-lors je fus un enfant
perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes
supérieurs dans la manière de vivre , à ne pas con-
noitre un plaisir qui ne fut à ma portée, à ne pas
voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas
un désir que je ne témoignasse , à mettre enfin tous
les mouvements de mon cœur sur mes lèvres ; qu'on
juge de ce que je dus devenir dans une maison où je
n'osois pas ouvrir la bouche; où il falloit sortir de
table au tiers du repas , et de la chambre aussitôt
que ;e n'y avois rien à faire ; où, sans cesse enchaîné
a mon travail , je ne voyois qu'objets de jouissance
pour d'autres et de privations pour moi seul ; où
l'image de la liberté du maître et des compagnons
augmentoit le poids de mon assujettissement; où,
dans les disputes sur ce que je savois le mieux , je
n'osois ouvrir la bouche ; où tout enfin ce que je
vovois devenoit pour mon cœur un objet de con-
voitise . uniquement parceque j'étois privé de tout.
Adieu l'aisance, la gaieté, les mots heureux qui ja-
dis souvent dans mes fautes m'avoient fait échapper
PARTIE I, LIVRE I. 4?
an châtiment. Je ne puis nie rappeler sans rire qu'un
soir chez mon père, étant condamné pour quelque
espièglerie à m'aller coucher sans souper, et passant
par la cuisine avec mon triste morceau de pain, je
vis et flairai le rôti tournant à la broche. On étoit
autour du ïeu ; il fallut en passant saluer tout le
mou !e. Quand la ronde fut faite , lorgnant du coin
de l'œil ce rôti qui avoit si bonne mine et qui sen-
loit si bon, je ne pus m 'abstenir de lui faire aussi la
révérence, et de lui dire d'un ton piteux: Adieu,
rôti. Cet .e saii ie de naïveté parut si plaisante qu'on
me fît rester à souper. Peut-être eùt-elle eu le même
bonheur chez mon maître : mais il est sûr qu'elle
ne ii y seroit pas venue, ou que je n'aurois osé m'y
livrer.
Voilà comment j'appris à convoiter en silence, à
me cacher, à dissimuler, à mentir, et à dérober en-
iiu ; fantaisie qu^ jusqu'alors, ne m'étoit pas venue ,
et dont je n'ai pu depuis lors bien me guérir. La
convoi lise et l'impuissance mènent toujours là. Voilà
pourquoi tous les laquais sout frippons , et pourquoi
tous les apprentis doivent l'être ; mais dans un état
égal et tranquille, ou tout ce qu'ils voient est à leur
portée, ces derniers perdent en grandissant ce hon-
teux penchant. N'ayant pas eu le même avantage,
je n'en a« pu tirer ie même profit.
Ce sont presque toujours de bons sentiments mal
dirigea >,ui font taire aux enfants le premier pas vers
le mal. Malgré les privations et les tentations conti-
nuelles, j'avais demeure près d'un an chez mon maî-
tre sans pouvoir me résoudre à rien prendre, pas
48 LES CONFESSIONS,
mêrue des choses à manger: mon premier vol fut
une affaire de complaisance ; niais il ouvrit la porte,
à d'autres , qui n'avoient pas uue si louable fin.
Il y avoit chez mon maître un compagnon appelé
M. Verrat, dont la maison , dans le voisinage , avoit
un jardin assez éloigné qui produisoit de belles as-
perges : il prit envie à M. Terrât, qui n'a voit pas
beaucoup d'argent, de voler à sa mère des asperges
dans leur primeur , et de les vendre pour faire quel-
ques bons déjeunes. Comme il n'étoit pas fort in-
gambe et qu'il ne vouloit pas s'exposer lui-même, il
me choisit pour cette expédition. Après quelques
cajoleries préliminaires , qui me gagnèrent d'autant
mieux que je n'eu voyois pas le but, il me la pro-
posa comme une idée qui lui venoit sur-le-cnamp.
Je disputai beaucoup , il insista : je n'ai jamais pu
résister aux caresses •. je me rendis. J'allois tous les
matins moissonner les plus belles asperges : je les
portois au Mo lard . où quelque bocue femme, qui
voyoil que je venois de les voler, me le disoit pour
les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je
prenois ce qu'eue vouloit bien me donner: je le
portois à M. Verrat. Cela se ehangeoit promptenient
en un déjeuné dont j'étois le pourvoyeur, et qu'il
partageoit avec un autre camar ide; car, pour moi ,
très content d'en avoir quelque br.be, je ne tou-
chois pas même a leur vin.
Ce petit manège dura plusieurs jours sans qu'il
me vînt même à l'esprit de voler le voleur, et de
dîmer sur M. Verrat le produit de ses asperges : j'e>:é-
cutois ma fripponnerie avec U plus grande hdélité ;
mon seul motif étoit de complaire à celui qui me la
PARTIE I, LIVRE I. 49
faisoit faire. Cependant si j'ensse été surpris, que
de coups, que d'injures, quels traitements cruels
n'eussé-je point essuyés , tandis que le misérable , en
me démentant , eût été cru sur sa parole , et moi dou-
blement puni pour avoir osé le charger, attendu
qu'il étoit compagnon, et que je n'étois qu'ap-
prenti ! Voilà comment en tout état le fort coupable
se sauve aux dépens du foible innocent.
J'appris ainsi qu'il n'étoit pas si terrible de voler
que je l'avois cru, et je tirai bientôt si bon parti de
ma science , que rien de ce que je convoitois n'étoit
à ma portée en sûreté. Je n'étois pas absolument
mal nourri chez mon maître , et la sobriété ne m'étoit
pénible qu'en la lui voyant si mal garder : l'usage
de faire sortir de laide les jeunes gens quand on y
sert ce qui les tente le plus me paroit très bien en-
tendu pour les rendre aussi friands que frippons. Je
devins en peu de temps l'un et l'autre, et je m'en
trouvois fort bien pour l'ordinaire, quelquefois
fort mal quand j'étois surpris.
Un souvenir qui me fait frémir encore et rire
tout à la fois est celui d'une ebasse aux pommes qui
me coûta cher. Ces pommes étoient au fond d'une
dépense qui , par une jalousie élevée, recevoit du
jour de la cuisine. Un jour que j'étois seul dans la
maison, je montai sur la mai pour regarder dans le
jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne
pouvois approcher. J'allai chercher la broche pour
voir si elle y pourroit atteindre ; elle etoit trop cour-
te : je l'alongeai par une autre petite broche qui
servoit pour le menu gibier, camion maître aimoit
la chasse. J e piquai plusieurs fois sans succès : enha
5o LES CONFESSIONS,
je sentis avec transport quej'amenuis une pomme.
Je tirai très doucement: déjà la pomme touchoit a
la jalousie; j'étois prêt à lasaisir. Qui dira ma dou-
leur? La pomme étoit trop grosse; elle ne put pas-
ser par le trou. Que d'inventions je mis en usage
pour la tirer! Il fallut trouver des supports pour
tenir la broche en état , un couteau assez long pour
fendre la pomme , une latte pour la soutenir. A
force d'adresse et de temps je parvins à la partager,
espérant tirer ensuite les pièces Lune après l'autre :
mais à peine furent-elles séparées qu'elles tombèrent
toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable,
partagez mon affliction!
Je ne perdis point courage, mais j'avois perdu
beaucoup de temps: je craignois d'être surpris; je
renvoie au lendemain une tentative plus heureuse ,
et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquille-
ment que si je n'avois rien fait, sans songer aux
deux témoins indiscrets qui deposoient contre moi
dans la dépense.
Le lendemain retrouvant l'occasion belle , je tente
un nonvel essai : je monte sur mes tréteaux, j'alonge
la broche, je l'ajuste, j'étois prêt à piquer... Mal-
heureusement le dragon ne dormoit pas. Tout-à-
coup la porte de la dépense s'ouvre : mon maître en
sort, croise les bras , me regarde, et me dit: Cou-
rage!... La plume me tombe des mains.
Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements,
j'y devins moins sensible : ils me parurent enfin une
sorte de compensation du vol, qui me mettoit en
droit de le continuer. Au lieu de tourner les yeux
en arrière et de regarder la punition, je les portois
PARTIE I, LIVRE I. 5i
en avant et je regardois la vengeance: je juge-ûs
que me battre comme frippon c'était m'autorùei k
l'être; je trouvois que voler et être battu alloient en-
semble , et eonstituoieut en quelque sorte un < M.
et qu'en remplissant la partie de cet état qui dépen-
doit de moi , je pouvois laisser le soin de l'autre à
mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus
tranquillement qu'auparavant: je me disois: Qu'en
arrivera-t-il en'in? Je serai battu. Soit: je suis fait
pour l'être.
J 'aime à manger , sans être avide : je suis sensuel ,
et non pas gourmand ; trop d'autres goûts me dis-
traisent de celui-là. Je ne me snis jamais occupé de
ma bouebe que quand mon cœur étoit oisif; et cela
m'est si rarement arrivé dans ma vie, qne je n'ai
guère en le temps de songer aux bons morceaux.
Voilà pourquoi je ne bornai pas long-temps ma frip-
pounerie au comestible: je l'étendis bieutôt à tout
ce qui me tentoit ; et si je ne devins pas nn voleur
en forme . c'est que je n ai jamais été beaucoup tenté
d'argent. Dans le cabinet commun mon maître avoit
un autre cabinet à part, qui fermoit à clef : je trou-
vai le moyen d'en ouvrir la porte et de la refermer
sans qu'il y parût. Là je mettois à contribution ses
bons outils, ses meilleurs dessins, ses empreintes,
tout ce qui me faisoit envie , et qu'il affectoit d'éloi-
gner de moi: dans le fond, ces vols étoient bien
innoceuti, puisqu'ils n'étoient faits que [tour être
employés à son service ; mais j'étois transporté de
joie d'avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyois
voler le talent avec ses productions. Au reste, il y
avoit dans des boîtes des recoupes d'or et d'argent,
5* LES CONFESSIONS,
de petits bijoux , des pièces de prix , de la monnoie:
quand j'avois quatre ou cinq sous dans ma poche ,
c'étoit beaucoup : cependant , loin de toucher à rien
de tout cela , je ne me souviens r>as même d'y avoir
jeté de ma vie un regard de convoitise ; je le voyois
avec plus d'effroi que de plaisir. Je crois bien que
cette horreur du vol de l'argent et de ce qui en pro-
duit me venoit en grande partie de l'éducation: il
se mèloit à cela des idées secreles d'infamie , de pri-
son, de châtiment, de potence, qui m'auroient fait
frémir, si j'avois été tenté; au lieu que mes tours
ne me sernhloient que des espiègleries, et n'étoieht
pas autre chose en effet. Tout cela ne pouvoit va-
loir que d'être bien étrillé par mon maître; et, d'a-
vance, je m'airangeois là-dessus.
Mais , encore une fois , je ne convoitois pas même
assez pour avoir à m'abstenir : je ne sentois rien à
combattre. Une seule feuille de beau papier à dessi-
ner me tentoit pins que l'argent pour en acheter
une rame. Cette bizarrerie tient à une des singula-
rités de mon caractère : elle a eu tant d'influence sur
ma conduite, qu'il importe de l'expliquer.
J'ai des passions très ardentes, et, tandis qu'elle»
m'agitent, rien n'égale mon impétuosité; je ne con-
nois plus ni ménagement , ni respect , ni crainte , ni
bienséance ; je suis cynique, effronté , violent , in-
trépide ; il n'y a ni honte qui m'arrête, ni danger
qui m'effraie; hors le seul objet qui m'occupe, l'u-
nivers n'est plus rien pour moi. Mais tout cela ne
dure qu'un moment , et le moment qui suit me jette
dans l'anéantissement. Prenez-moi dans le calme , je"
suis l'indolence et la timidité même: tout m'effa-
PARTIE I, LIVRE I. 53
rouche, toat me rebute, une mouche en volant uie
fait peur; un mot à dire , un geste à faire épouvante
ma paresse ; la crainte et la honte me subjuguent à
tel point, que je voudrois m'éc'ipser aux yeux de
tous les mortels. S'il faut agir, je ne sais que faire ;
s'il faut parler, je ne sais que dire; si l'on me re-
garde, je suis décontenancé. Quand je me passion-
ne, je sais trouver quelquefois ce que j'ai à dire;
mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve
rien , rien du tout : ils me sont insupportables par
cela seul que je suis obligé de parler.
Ajoutez qu'aucun de mes goûts dominants r.e
consiste en choses qui s'achètent. Il ne me faut que
des plaisirs purs, et l'argent les empoisonne tous.
J'aime, par exemple, ceux de la table; mais ne
pouvant souifrir ni la gène de la bonne compagnie
ni la eranule du cabaret, je ne puis les goûter qu'a-
vec un ami , car , seul , cela ne m'est pas possible :
mon imagination s'occupe alors d'autre chose, et
je n'ai pas le plaisir de manger. Si mon sang allumé
me demande des femmes . mon cœur ému me de-
mande encoie plus de l'amour. Des femmes à prix
d'argent perdroient pour moi tous leurs charmes;
je doute même s'il seroit en moi d'en proiiter. Il en
est ainsi de tous les pl.iis.rs à ma portée: s'ils ne
sont gratuits, je les trouve insipides. J'aime lei
seuls biens qui ne sont à personne qu'au premier
qui sait les goûter.
Jamais l'aigent ne »e parut une cho.-e aussi pré-
cieuse qu'on ia trouve. Bien plus, il ne m'a même
jamais paru iort commode; il n'est bou à rien par
lui-iiicm'- ; il faut le transformer pour en jouir; il
LES COffFKSS. i. S
64 LES C0NFESSI0N5.
faut acheter, marchander, souvent être dupe, bien
paver , être mal servi. Je vondrois une chose bonne
dans sa qualité; avec mon argent je Suis sùrde l'avoir
mauvaise, J'achète cher un œuf trais, il est vieux :
un beau fruit, il est verd; une fille , elle est gâtée-
J'aime le bon vin; mais où en prendre? chez un
marchand de vin ? Comme que je fasse , il m'empoi-
sonnera. Veux-je absolument être iien servi? Que
de soins ! que d'embarras! avoir des amis , des cor-
respondants, donner des commissions, écrire, al-
ler, venir , attendre , et souvent au bout être encore
trompé ! Que de peine avec mon argent ! je la crains
pins que je n'aime le bon vin.
Mille fois durant mon apprentissage et depuis ,
je suis sorti dans le dessein d'acheter quelques frian-
dises. J'approche de la boutique d'un pâtissier,
j'appercois des femmes au comptoir; je crois déjà
les voir rire et se moquer du petit gourmand. Je
passe devant une fruitière , je lorgne du coin de
l'œil de belles poires, leur parfum me tente; denx.
ou trois jeunes gens tout près de ià me regaideut ;
un homme qui me connoît est devant sa boutique -
je vois de loin venir une fille , n'est-ce point la ser-
vante de la maison? Ma vue courte me làii mille il-
lusions. Je prends tous ceux qui passent pour des
gens de ma connoissance : par-tout je suis intimidé ,
retenu par quelque obstacle: mon désir croît avec
ma honte , et je rentre enfin comme un sot , dévoré
de convoitise , ayant dans ma poche de quoi la satis-
faire , et n'ayant osé rien acheter.
Jentrerois dans les plus insipides détails , si je
suivois dans l'emploi de mon argent , soit par moi,
PARTIE I, LIVRE I. 55
toit par d'autres , l'embarras , la honte , la répugnan-
ce, les inconvénients, les dégoûts de toute espèce ,
que j'ai toujours éprouvés. A mesure qu'avançant
dans ma vie le lecteur prendra connoissauce de mon
humeur, il sentira tout cela sans que je m'appesan-
tisse à le lui dire.
Gela compris, on comprendra sans peine une de
mes prétendues contradictions; celle d'allier une
avarice presque sordide avec le plus grand mépris
pour L'argent. C'est un meuble pour moi si peu
commode, que je ne m'avise pas même de désirer
celui que je n'ai pas ,et que quandj'en ai je le garde
long-temps, si je puis, sans le dépenser, faute de
savoir l'employer à ma fantaisie ; mais l'occasion
commode et agréable se présente-t-elle ? j'en profite
si bien que ma bourse se vuide avant que je m'en
sois appercu. Dm reste , ne cherchez pas en moi le
tic des avares , celui de dépenser pour l'ostenta-
tion ; tout au contraire , je dépense en secret et pour
le plaisir : loin de me faire gioire de dépenser, je
m'en cache. Je sens si bien que l'argent n'est pas à
mon usage , que je suis presque honteux d'en avoir ,
encore plus de m'en servir. Si j'avois eu jamais un
revenu fixe et suffisant pour vivre, je n'aurois point
été tenté d'être avare, j'en suis très sûr ; je dépen-
serois tout mon revenu saus chercher à l'augmenter:
mais ma situation précaire me tient en crainte.
J'adore la liberté : j'abhorre la gène, la peine , l'as-
sujettissement. Tant que dure l'argent que j'ai dans
ma bourse , il assure mou indépendance, il me dis-
pense de m'intri 'uer pour en trouver d'autre ; né-
cessité que j'eus toujours en horreur : mais de peur
56 LES CONFESSIONS,
de le voir Unir , je le choie. L'argent qu'on possède
est l'instrument de la liberté ; celui qu'on pourchasse
est l'instrument de la servitude. Voilà pourquoi je
«erre bien et ne convoite rien.
Mon désintéressement n'est donc que paresse ; le
plaisir d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir; et
ma dissipation n'est euoore que paresse : quand l'oc-
casion de dépenser agréablement se présente , on ne
peut trop la mettre à profit. Je suis moins tenté de
l'argent que des choses , parcequ'entre l'argent et la
possession désirée il y a toujours un intermédiaire,
au lieu qu'entre la chose même et sa jouissance il
n'y en a point. Je vois la chose , elle me tente; si
je ne vois que le moyen de l'acquérir , il ne me tente
pas. J 'ai donc été frippon, et quelquefois je le suis
encore de bagatelles qui me tentent et que j'aime
mieux prendre que demander. Mais, petit ou grand ,
je ne me souviens pas d'avoir pris de ma vie un liard
à personne, hors une seule fois, il n'y a pas quinze
ans, que je volai sept livres dix sous. L'aventure
vaut la peine d'être contée, car il s'y trouve un con-
cours impayable d'effronterie et de bêtise , que j'au-
rois peine moi-même à croire s'il regardoit un autre
que moi.
C'étoit à Paris. Je me promenois avec M. de
Francneil au Palais-Royal, sur les cinq heures. Il
tire sa montre , la regarde, et me dit : Allons à l'o-
péva. Je le veux bien. Nous allons. Il prend deux
billets d amphithéâtre , m'en donne un, et passe le
premier avec l'autre ; je le suis, il entre. En entrant
après lui, je trouve la parle embarrassée. Je regar-
de: je vois tout le monde debout, je juge que je
PARTIE I, LIVRE I. 57
pourrai bien me perdre dans cette foule, on du
moins laisser supposer à M. de Francueil que j'y
suis perdu. Je sors, je reprends ma coutre-marque »
puis mon argent, et je m'en vais , sans songer qu'à
peine avois-je atteint la porte que tout le monde
étoit assis, et qu'alors M. de Fraucueil voyoit clai-
rement que je n'y étois plus.
Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon
humeur que ce trait-là ,je le note pour montrer qu'il
y a des moments d'une espèce de délire , où il ne
faut point juger d'un homme par son action. Ce
n'étoit pas précisément voler cet argent; c'étoit en
voler l'emploi: moins c'étoit un vol, plus c'étoit
une infamie.
.le ne linirois pas ces détails si je voulois suivre
toutes les roules par lesquelles durant mon appren-
tissage je passai de la sublimité de l'héroïsme à la
bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vi-
ces de mon état il me fut impossible d'en prendre
tout-à-fait les goûts. Je m'ennavois des amusements
de mes camarades; et quand ia trop grande gène
m'eut aussi rebuté du travail, je m'ennuyai de tout.
Cela me rendit le goût de la le< lui e que j'avois perdu
depuis long-temps. Ces lectures prises sur mon tra-
vail devinrent un nouveau crime qui m'attira de
nouveaux châtiments. Ce goût, irrite par la con-
trainte, devint pas?>ion, bientôt fureur. La Tribu,
fameuse loueuse de livres, in en fonrnissoit de toute
espèce. Bons et, mauvais , tout passoit ; je ne choi-
jissois point ; je lisois tout avec une égale avidité.
Je lisois a rétabli , je lisois en allant faire mes messa-
ges, je lisois à h garde-robe . et m'y oublioli des
5.
58 les confessions:
heures entières; la tète me tournoit de la lecture; je
ne faisois plus que lire. Mon maître m'épioit, me
surprenoit , me battoit . me prenoit mes livres. Que
de volumes furent déchirés, brûlés , jetés par les
fenêtres! Que d'ouvrages restèrent dépareillés chez
la Tribu! Quand je n'avois plus de quoi la payer,
je lui donnois mes chemises , mes cravates , mes har-
des ; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui
étoient régulièrement portés.
Voilà donc, medira-t-on, l'argent devenu néces-
saire. Il est vrai ; mais ce fut quand la lecture m'eut
ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau
goût , je ne faisois plus que lire ; je ne volois plus.
C'est encore ici une de mes différences caractéristi-
ques. Au fort d*nne certaine habitude d'être, un
rien me distrait, me change, m'attache, enfin me
passionne ; et alors tout est oublié : je ne songe plus
qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le cœur me bat-
toit d'impatience de feuilleter le nouveau livre que
j'avois dans la poche ; je le tirois aussitôt que j'étois
seul , et ne songeois plus à fouiller le cabinet de mon
maître. J'ai même peine à croire que j'eusse volé
quand même j'aurois eu des passions plus coûteu-
ses. Borné au moment présent, il n'étoit pas dans
mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir.
La Tribu me faisoit crédit ; les avances étoientpetites,
et quand j'avois empoché mon livre , je ne songeois
plus à rien. L'argent qui me venoit naturellement
passoit de même à cette femme ; et quand elle deve-
noit pressante , rien n'étoit plutôt sous ma main
^ue mes propres effets. Voler par avance étoit trop
PARTIE I, LIVRE I. 5$
de prévoyance , et voler pour payer n'étoit pas même
nue tentation.
A force de querelles, de coups , de lectures dé-
robées et mal choisies , mon humeur devint taci-
turne, sauvage; ma tète commencoit à s'altérer, et
je vivois en vrai loup-garou. Cependant, si mon
goût ne me préserva pas des livres plats et fades,
mon bonheur me préserva des livres obscènes et li-
cencieux. Non que la Tribu, femme à tous égards
très accommodante, se fit un scrupule de m'en prê-
ter; mais, pour les faire valoir , elle me les nommoit
avec un air de mystère qui me forçoit précisément
à les refuser, tant par dégoût que par honte: et le
hasard seconda si bien mon humeur pudique, que
j'avois plus de trente ans avant que j'eusse jeté les
yeux sur aucun de ces dangereux livres qu'une belle
dame de par le monde trouve incommodes , en ce
qu'on ne les peut lire que d'une main.
En moius d'un an j'épuisai la mince boutique de
la Tribu, et alors je me trouvai dans mes loisirs
cruellement désœuvré.- Guéri de mes goûts d'eafant
et de polisson par celui de la lecture, et même par
mes lectures, qui, bien que sans choix et souvent
mauvaises, ramenoient pourtant mon cœur à des
sentiments plus nobles que ceux que m'avoit donnés
mon état. Dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée,
et sentant trop loin de moi tout ce qui m'auroit ten-
té , je ne voyois rien de possible qui pût flatter mon
cœur. Mes sens émus depuis long-temps me deman-
doient nne jouissance dont je ne savois pas même
imaginer l'objet. J'étois aussi loin du véritable que
Go LES CONFESSIONS.
si je n'avois point eu de sexe; et, déjà pubère et
sensible, je pensois quelquefois à nies folies , mais
je ne voyois rien au-delà. Dans cette étiange situa-
tion mon inquiète imagination prit un parti qui me
sauva de moi-même et calma ma naissante sensua-
lité. Ce fut de se nourrir des situations qui m'a-
voient intéressé dans mes lectures , de les rappeler ,
de les varier , de les combiner , de me les approprier
tellement que je devinsse un des personnages que
j'imaginois, que je me visse toujours dans les po-
sitions les plus agréables selon mon goût , enfin que
l'état fictif où je venois à bout de me mettre me fît
oublier mon état réel dont j'étois si mécontent. Cet
amour des objets imaginaires et cette facilité de
m'en occuper acbeverent de me dégoûter de tout ce
qui in'entouroit , et déterminèrent ce goût pour la
solitude qui m'est toujours resté depuis ce temps-
là. On verra plus d'une fois dans la suite les bizarres
effets de cette disposition si misanthrope et si som-
bre en apparence , mais qui vient en effet d'un cœur
trop affectueux, trop aimant, trop teu dre , qui,
faute d'en trouver d'existants qui lui ressemblent,
est forcé de s'alimenter de fictions. Il me suffit ,
quant à présent , d'avoir marqué L'origine et la pre-
mière cause d'un penchant qui a modiiié toutes mes
passions , et qui, les contenant par elles-mêmes,
m'a toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ar-
deur à désirer.
J'atteignis ainsi ma seizième année , inquiet , mé-
content de tout et de moi, sans goût de mon état,
sans plaisirs de mon âge . dévcffé de désire dont j'i-
gnorois l'objet , pleurant sans sujet» de larmes , sou-
PARTIE I, LIVRE I. 6x
piraut sans lavoir de quoi; enfin caressant tendre-
ment nit's chimères, faute de voir autour de moi
rien «pi les valût. Les dimanches, mes camarades
venoient me chercher après le prêche pour aller
ru'ébattre avec eux. Je leur aurois volontiers
échappé si j'avois pu; mais une fois en train dans
leurs jerix, j'étois plus ardent et j'allois plus loin
qu'un autre; difticile à ébranler et à retenir. Ce fut
là de tout temps ma disposition constante. Dans
nos promenades hors de la ville, j'allois toujours
en avant sans songer au retour, à moins que d'autres
n'y songeassent pour moi. J'y fus pris deux fois;
les portes furent fermées avant que je pusse arriver.
Le lendemain je fus traité comme on s'imagine ; et
la seconde fois il me fut promis un tel accueil pour
la troisième, que je résolus de ne m'y pas exposer.
Cette troisième fois si redoutée arriva pourtant.
Ma vigilance fut mise en défaut par un maudit ca-
pitaine appelé M. Minutoli , qui fermoit toujours
la porte où il étoit de garde une demi-heure asant
les autres. Je revenois avec deux camarades. A de-
mi-lieue de la ville , j'entends sonner Ja retraite,
je double le pas. j'entends battre la caisse, je cours
à toutes jarubes; j'arrive essoufflé , tout en nage ; le
cœur me bat : ,e vois de loin les soldats à leur poste ;
j'accours , je crie d'une voix étouffée; il étoit trop
tard. A vingt pas de l'avancée, je vois lever le pre-
miei pont: je frémis en voyant en l'air ces cornes
terribles .sinistre et fatal augure du sort inévitable
que ce moment commeneoit pour moi.
Dans le premier transport de ma douleur je me
jetai sur le glacis, et mordis la terre. Mes camara-
62 LES CONFESSIONS,
des , riant de leur malheur , prirent à l'instant leur
parti. Je pris aussi le mien , mais ce fut d'une autre
manière. Sur le lieu même je jurai de ne retourner
jamais chez mon maître ; et le lendemain, quand, à
l'heure de la découverte, ils rentrèrent en ville , je
leur dis adieu pour jamais, les priant seulement
d'avertir en secret mon cousin Bernard de la réso-
lution que j'avois prise ,et du lieu où ilpourroit me
voir encore une fois.
A mon entrée en apprentissage, étant pins séparé
de lui, je le vis moins. Toutefois , durant quelque
temps , nous nous rassemblions les dimanches ; mais
insensiblement chacun prit d'autres habitudes , et
nous nous vimes plus rarement. Je suis persuadé
que sa mère contribua beaucoup à ce changement. Il
éloit , lui , un enfant du haut ; moi , chétif apprenti ,
je n'étois plus qu'un garçon de S. - Cermis. Il n'y
avoit plus d'égalité malgré la naissance; c'étoit dé-
roger que de me fréquenter. Cependant les liaisons
ne cessèrent point tont-à-fait entre nous ; et, comme
c'étoit un garçon d'un bon naturel, il suivoit quel-
quefois son cœur malgré les leçons de sa mère. In-
struit de ma résolution , il accourut , non pour m'en
dissuader ou la partager , mais pour jeter par de pe-
tits présents quelque agrément dans ma fuite; car mes
propres ressources ne pouvoient me mener fort loin.
Il me donna entre autres une petite épée dont j'étois
fort épris, et que j'ai portée jusqu'à Turin , où je
me la passai, comme on dit, au travers du corps.
Plus j'ai réfléchi depuis à la manière dont il se con-
duisit avec moi dans ce moment critique, plus je
me suis persuadé qu'il suivit les instructions de sa
PARTIE r, LIVRE I. 63
mère et peut-être de son père; car il n'est pas pos-
sible (pie de lui-même il n'eut fait quelque effort
pour me retenir, ou qu'il u'cùt été tenté de nie
suivre. Mais point : il m'encouragea dans mon des-
sein plutôt qu'il ne m'en détourna; puis quand il
me vit bien résolu, il me quitta sans beaucoup de
larmes. Nous ne nous sommes Jamais écrit ni revus.
C'est dommage. Il etoit d'un caractère essentielle-
ment bon ; nous étions faits pour nous aimer.
Avant de m'abandonner à la fatalité de nia desti-
née , qu'on me permette de tourner un moment letf
veux sur celle qui m'attendoit naturellement, si
j'étois tombé dans les mains d'un meilleur maître.
Rien n'etoit plus convenable à mon humeur, ni plus
propre à me rendre heureux, que l'état tranquille et
obscur d'un bon artisan, dans certaine classe sur-
tout, telle qu'est à Genève celle des graveurs. C<?t
état, assez Itératif pour donner une subsistance ai-
sée, et pas assez pour mener à la fortune, eiit borné
mon ambition pour le reste de mes jours, et, me
laissant nn loisir honnête pour cultiver des goûts
modérés .il m'eût contenu dans ma sphère sans m 'of-
frir aucun moven d'en sortir. Avant une imagination
assez riche pour orner de ses chimères tous les états ,
;is-.ez puissante pour me transporter, pour ainsi dire,
de l'un a l'autie, il m'importait peu dans lequel je
t'us«e eu e .et. Ii ne pouvoit y avoir si lo;n du lieu
où j'éto s au premier château en £spague. qu'il ne
nie îùt aisé de in'v établir. De cela seul il suivoit que
L'état le pins simple , celui qui donnoit le moins de
tracas et de soins , celui qui Laiss >it i 'esprit le plus
libre, étoit celui qui me convcnoit le mieux, et c'é-
64 LES CONFESSIONS,
toit précisément le mien. J'aurois passé, dans le
sein de nia région , de ma patrie , de ma famille et
de mes amis , une vje paisible et douce . telle qu'il la
falloit à mon caractère , dans l'uni ormité d'un tra-
vail de mon goût, et d'une société selon mon cœur.
J'aurois été bon chrétien, bon citoyen, bon père de
famille , bon ami, bon ouvrier, bon homme en toutes
choses, .J'aurois aiué mon état, je l'aurois honoré
peut-être ; et. ar ré avoir passé une vie obscnre et
simole . mais égale et douce, je serois mort paisible-
ment dans le sein des miens. Bientôt oublié sans
doute, j'aurois été regretté du moins aussi long-
temps qu'on se seroit souvenu de moi.
An lieu de cela... Quel tableau vais-je faire? Ah I
n'anticipons point .sur les misères de ma vie. je
n'occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.
FI» DU PREMIER LIVRI
PARTIE I. LIVRE II. 64
LIVRE SECOND.
An tant le moment où l'effroi me suggéra le pro-
jet de fuir m'avoit para triste , autant celui où je
l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quit-
ter mon pays , mes parents , mes appuis , mes res-
sources, laisser un apprentissage à moitié fait sans
savoir mon métier assez pour en -vivre; me livrer
anx horreurs de la misère sans voir aucun moyen
d'en sortir; dans l'âge de la foiblesse et de l'inno-
cence, m'exposer à toutes les tentations du vice et
du désespoir; chercher au loin les maux, les er-
reurs , les pièges , l'esclavage , et la mort , sous un
joug bien plus inflexible que celui que je n'avois pu
souffrir; c'étoit là ce que j'allois faire, c'étoit la
perspective que j'aurois dû envisager. Que celle que
je me pei^nois étoit différente ! L'indépendance
que je croyois avoir acquise étoit le seul sentiment
qui m'affectoit. Libre et maître de moi-même, je
croyois pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n'a-
vois qu'à m'élancer pour m'élever et planer dans les
airs. J'entrois avec sécurité dans le vaste espace du
monde : mon mérite alloit le remplir : à chaque pas
j'allois trouver des festins, des trésors, des aven-
tures , des amis prêts à me servir, des maîtresses em-
pressées à me plaire ; en me montrant j'allois occuper
LKS COKFESS. I. 6
66 LES CONFESSIONS,
de moi l'univers; non pas pourtant l'univers tout
entier, je l'en dispensois en quelque sorte ; il ne m'en
falloit pas tant, une société charmante me suffisoit
sans m'embarrasser dn reste. Ma modération m'ins-
crivoit dans une sphère étroite .mais délicieusement
choisie , où j'étois assuré de régner. Un seul château
hornoit mon ambition. Favori du seigneur et de la
dame, amant de la demoiselle , ami du frère, et pro-
tecteur des voisins , j'étois content , il ne m'en falloit
pas davantage.
En attendant ce modeste avenir, j'errai quelques
jours autour de la ville , logeant chez des paysans de
ma coTînoissance , qui tous me reçurent avec plus de
bonté q'ie n'auroient fait des urbains. Ils m'accueil-
loient . me logeaient, me nonrrissoieut trop bonne-
ment pour en avoir le mérite. Cela ne pouvoit pas
s'appeler faire 1 aumône ; ils n'y mettoient pas assez
l'air de la supériorité.
A force de voyager et de parcourir le monde , j'al-
lai jusqu'à Confignon, terre de Savoie, à deux lieues
de Genève. Le curé s'appeloit M. de Pontverre. Ce
nom, fameux dans l'histoire de la république , me
frappa beaucoup. J'étois curieux de voir comment
étoient faits les descendants de.s gentilshommes de la
Cuiller. J'allai voir M, de Pontverre. Il me reçut
bien, me parla de l'hérésie de Genève , de l'autorité
delà mainte mere église, et me donna à dîner. Je
trou /ai peu de choses à répondre à des arguments
qui fînisseient ainsi. et Je jugeai que des curés chez
qui l'on dinoit si bien valoient tout au moins nos
ministres. J'éfOis certainement plus savant que
M. de Pontverre, tout gentilhomme qu'il étoit; mais
PARTIE I, LIVRE II. 67
j'étois trop bon convive pour être si bon théolo-
gien ; et son vin de Vrangy, qui me parut excellent,
argumentoit si victorieusement pour lui, que j'au-
rois rougi de fermer la bouche à un si bon bote. Je
cédois donc ou du moins je ne résistois pas en face.
A voir les ménagements dont j'usois, on m'auroit
cru faux, on se lût trompé, je n'étois qu'honnête,
cela eat certain. La flatterie , ou plutôt la condescen-
dance, n'est pas toujours un vice : elle est plus sou-
ventune vertu, sur-toutdans les jeunes gens. La bonté
avec laquelle un homme noustraite nous attache à lui :
ce n'est pas pour l'abuser qu'on hui cède, c'est pour
ne pas l'attrister, pour ne pas lui rendre le mal poux
le bien. Quel intérêt avoit M. de Pontverre à in'ac-
cueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre?
Nul autre que le mien propre. Mon jeune cœur se di-
soit cela. J'étois touché de reconnoissance et de res-
pect pour le bon prêtre. Je sentois ma supériorité ;
je ne voulois pas Teu accabler pour prix de son hos-
pitalité. Il n'y avoit point à cela de motif hypocrite:
je ne songeois point à chauger de religion : et bien
loin de me familiariser si vite avec cette idée , je ne
l'envisageois qu'avec une horreur quidevoit t écarter
de moi pour long-feiups ; je voulois seulement ne
point kicher ceux qui me caressoient dans cette vue;
je vonlois cultiver leur bienveillance , et leur laisser
l'espoir du succès en paroissaut moins armé que je
ne i'etois en effet. Ma faute en cela ressembloit à la
coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois
pour parvenir à leurs fins , savent, sans rien per-
mettre ni rien promettre, faire espérer plus qu'elles
ne veulent tenir.
68 LES CONFESSIONS.
La raison , la pitié , l'amour de l'ordre , exigeoient
assurément que, loin de se prêtera ma folie, on
m'éloignât de ma perte où je courois, en me ren-
Toyant dans ma famille. C'est là ce qu'auroit fait ou
tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais
quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce
n'étoit assurément pas un homme vertueux. Au con-
traire , c'étoit un dévot qui ne connoissoit d'autre
vertu que d'adorer les images et de dire le rosaire;
une espèce de missionnaire qui n'imaginoit rien de
mieux pour le bien de la foi , que de faire des libelles
contre les ministres de Genève. Loin de penser à me
renvoyer chez moi , il profita du désir que j'avois de
m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y re-
tourner, quand même j'en aurois envie. Il y avoit
tout à parier qu'il m'envoyoit périr de misère ou de-
venir un vaurien. Ce n'étoit point là ce qu'il voyoit :
il voyoit une ame ôtée à l'hérésie et rendue à l'église.
Honnête homme ou vaurien, qu'importoit cela,
pourvu que j'allasse à la messe? Il ne faut pas croire,
sea. reste , que cette façon de penser soit particulière
aux catholiques ; elle est celle de toute religion dog-
matique où l'on fait l'essentiel, non de faire, mais
de croire.
Dieu vous appelle , me dit M. de Pontverre. Allez
à Annecy ; vous y trouverez une bonne dame bien
charitable que les bienfaits du roi mettent en état de
retirer d'autres âmes de l'erreur dont elle est sortie
elle-même. Il s'agissoit de madame de VVarens, nou-
velle convertie , que les prêtres forooient de parta-
ger, avec la cauaiile qui venoit vendre sa toi , une
pension de deux mille francs que lui donnoit le roi
PARTIE I, LIVRE II. 69
de Sardaigne. Je me geatois fort humilie d'avoir be-
soin d'une bonne da-me bien charitable. J'aimois
fort qn'on me donnât mon nécessaire, mais non pas
qu'on me fit la charité , et une dévote n'étoit pas
pour moi fort attirante. Toutefois , pressé par M ■ de
Pontverre , par la faim qui me talonnoit , bien aise
aussi de faire un voyage et d'avoir un but, je prends
mou parti , quoiqu'avec peine, et je pars pour An-
necy. J'y pouvois être aisément en un jour ; mais je
ne me pressoi* pas, j'en mis trois. Je ne voyois pas
un château à droite ou à gauche, sans aller chercher
l'aventure que j'étois sûr qui m'y attendoit. Je n'o-
sois entrer dans le château, ni heurter, car j'étois
fort timide; mais je chantois sous la fenêtre qui
avoit le plus d'apparence, fort surpris, après ui'étre
long-temps époumonné , de ne voir paroitre ni dame
ni demoiselle qu'attirât la beauté de ma voix, ou le
sel de mes chansons, vu que j'en savois d'admira-
bles que mes camarades m'avoient apprises , et que
je chantois admirablement.
J'arrive enfin; je vois madame de Warens. Cette
époque de ma vie a décidé de mon caraetere; je ne
puis me résoudre à la passer légèrement. J'étois au
milieu de ma seizième année. Sans être ce qu on
appelle un beau garçon, j'étois bieu pris dans ma
petite taiiie; j'avoio un joli pied , lu jambe fine , l'air
dégagé, la physionomie auiinée, la bouche mi-
gnonne avec de vilaines Ucuts , les sourcils et los.
che\eux noirs , les yeux petits et même enfoncés ,
mais qui lancoient avec force le feu dont mon sang
étoit embrasé. Malheureusement je ne savois rien
de toat cela, et de ma vie il ne m'est arrivé de soa-
6.
7© LES CONFESSIONS
ger à ma figure, que lorsqu'il n'étojt plus temps
d'en tirer parti. Ainsi j'avois avec la timidité de mon
âge celle d'un naturel très aimant, toujours troublé
par la crainte de déplaire. D'ailleurs , quoique j 'eusse
l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le monde, je
manquois totalement de manières ; et mes çonnois-
sances, loin d'y suppléer, ne servoient qu'à m'in-
timider davantage , en me faisant sentir combien
j'en manquois.
Craignant donc que mon abord ne prévint pas en
ma faveur , je pris autrement mes avantages , et je
fis une belle lettre en style d'orateur , ou , cousant
des phrases des livres avec mes locutions d'apprenti ,
je déployois toute mon éloquence pour capter la
bienveillance de madame de Warens. J'enfermai la
lettre de M. dePontverre dans la mienne, et je partis
pour cette terrible audience. Je ne trouvai point
madame de Warens ; on me dit qu'elle venoit de
sortir pour aller à l'église. C'étoit le jour des Ra-
meaux de l'année de 1728. Je cours pour la suivre;
je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je dois me
souvenir du lieu : je l'ai souvent depuis mouillé de
mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je
entourer d'un balustre d'or cette heureuse place .'
Que n'y puis-je attirer les hommages de toute la
terre ! Quiconque aime à honorer les monuments
du salut des hommes n'en devroit approcher qu'à
genoux.
C'étoit un passage derrière sa maison, entre un
ruisseau à main droite qui la séparoit du jardin, et
le mur de la cour à gauche, conduisant par une
fausse pom<;*à l'église des cordeliers. Prête à entrer
PARTIE I, LIVRE II. 7i
dans cette porte, madame de VYarens so retourne a
ma voix. Quedevins-jeà cette vue! Je m'etois figure
uue vieille dévote bien rechignee; la bonne daine de
M. de Pontverre ne pouvoit être au tire chose à mou
avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux
yeux bleus pleins de douceur, uu teint éblouissant ,
le contour d'uue gorge enchanteresse. Rieu n'é-
chappa au rapide coup-d'œil du jeune prosélyte:
car je devins à l'instant le sien , sûr qu'une religion
prèchée par de tels missionnaiies ne pou voit man-
quer de mener en paradis. Elle prend en souriant la
lettre que je lui présente d'une main tremblante,
l'ouvre, jette un coup-d'œil sur celle de M. de Pont-
verre , revient à la mienne qu'elle lit tout entière,
et qu'elle eût relue encore, si son laquais ne l'eût
avertie qu'il étoit temps d'entrer. Eh! mon enfant,
me dit-elie d'un ton qui me fit tressaillir , vous voilà
courant le pays bien jeune; c'est dommage , en vé-
rité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta:
Allez chez moi m attendre, dites qu'on vous donne
à déjeuner ; après la messe j'irai causer avec vous.
Louise Eléonore de Warens étoit une demoiselle
de la Tour de Pil , noble et ancienne famille de Ve-
vai, ville du pays de "Vaud. Llle avoit épousé fort
jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aine
de M. de Yiliardm, de Lausanne. Ce mariage , qui
ne produisit point d'en ants, n'ayant pas trop réussi ,
madame de Haiens, poussée par quelque chagrin
domestique, prit le temps que le roi Victor Amédée
étoit à Lvian , pour passer le lac et venir se jetei
aux pieds de ce prime ; abandonnant arusi sa fa-
mille et son pays, par une étourderie assez semblable
7a LES CONFESSIONS.
à la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer
aussi. Le roi, qui aimoit à faite le zélé catholique ,
la prit sous sa protection, lui donna une pension de
quinze cents livres de Piémont, ce qui étoit beau-
coup pour un prince aussi peu prodigue; et voyant
que sur cet accueil on l'en croyoit amoureux , il
l'envoya à Annecy, escortée par un détachement de
ses gardes, où , sous la direction de Michel Gabriel
de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit ab-
juration au couvent de la Visita! ion.
Il y avoit six ans qu'elle y étoit quand j'y vins, et
elle en avoit alors- vingt-huit, étant née avec le siè-
cle. Elle avoit de ces beautés qui se conservent, par-
cequ'elles sont plus dans la physionomie que dan*
les traits : aussi la sienne étoit-elie encore dans tout
son premier éclat. Elle avoit un air caressant et
tendre , un regard très doux , un sourire angélique,
une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux
cendrés d'une beauté peu commune, et auxquel»
elle donnoit un tour négligé qui la rendoit très pi-
quante. Elle étoit petite de staMire, courte même,
et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans dif-
formité ; mais il étoit impossible de voir une plus
belle tète, un plus beau ieiu, de plus belles mains,
et de plus beaux bras.
Son éducation avoit été fort mêlée. Elle avoit
ainsi que moi perdu sa mère des sa naissance; et
recevant indifféremment des leçons comme elles s'é-
toient présentées, elle avoit appris un peu de sa
gouvernante . un peu de son père, un peu de se*
maîtres, et beaucoup de ses amants; sur-tout d'an
M. de Tavel , qui , ayant du goût et des connoii-
PARTIE I, LIVRE II. 73
sancos, en orna la persoune qu'il aimoit. Mais tant
de genres différents se nuisirent les uns aux autres ,
et le peu d'ordre qu'elle y mit empêcha que ses di-
verses études n'étendissent la justesse naturelle de
son esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques princi-
pes de philosophie et de physique , elle ne laissa
pas de prendre le goût que son père avoit pour la
médecine empirique et pour l'alchymie. Elle faisoit
des élixirs , des teintures, des haumes, des magis-
tères ; elle prétendoit avoir des secrets. Les charla-
tans, profitant de sa foiblesse, s'emparèrent d'elle,
l'obsédèrent, la ruinèrent, et consumèrent au mi-
lieu des fourneaux et des drogues son esprit , ses
talents et ses charmes , dont elle eût pu faire les dé-
lices des meilleures sociétés.
Mais, si de vils frippons abusèrent de son éduca-
tion mal dirigée pour obscurcir les lumières de sa
raison, son excellent cœur fut à l'épreuve et de-
meura toujours le même. Son caractère aimant et
doux, sa sensibilité pour les malheureux , son iné-
puisable bonté, son humeur gaie, ouverte et fran-
che, ne s'altérèrent jamais; et même, aux appro-
ches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des
maux , des calamités diverses , la sérénité de sa belle
ame lui conserva jusqu'à la lin de sa vie toute la
gaieté de ses plus beaux jours.
Ses erreurs lui vinrent d'un fonds d'activité iné-
puisable qui vouloit sans cesse de l'occupation. Ce
n'étoit pas des intrigues de femmes qu'il lui falloit ;
cétoit des entreprises à faire et à diriger. Elle étoit
née pour les grandes affaires. A sa place, madame
de Longueville n'eût été qu'une tracassierc; à la
74 tES CONFESSIONS,
place de madame «te Lougneville, elle eût gouverna
l'état. Ses talents ont été déplacés, et ce qui eût fait
sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa
perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui
étoient à sa portée, elle étendoit toujours son plan
dans sa tête , et voyoit toujours son objet en grand :
cela faisoit qu'employant des moyens proportionnés
à ses vues plus qu'à ses forces , «lie échouoit par la
faute des autres; et son projet venant à manquer,
elle étoit ruinée où d'autres n'auroient presque rien
perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de
maux, lui lit du moins un grand bien dans son asile
monastique, en l'empêchant de s'y fixer pour le
resie de ses jours , comme elle en étoit tentée. La vie
uniforme et simple des religieuses, leur petit caii-
letage de parloir, tout cela ne pouvoit flatter un
esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque
jour de nouveaux systèmes, avoit besoin de liberté
pour s'y livrer. Le bon évêque de Rernex , avec
moins d'esprit que François de Sales, lui ressem-
bloit sur bien des points : et madame de Warens,
qu'il appeloit sa fille , et qui ressembloit à madame
de Chantai sur beaucoup d'autres , eût pu lui res-
sembler encore dans sa retraite, si son goût ne l'eût
détournée de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne fut
point manque de zèle si cette aimable femme ne se
livra pas aux menues pratiques de dévotion qui
sembloient convenir a une nouvelle convertie vivant
sous la direction d'un prélat. Quel qu'eût été le
motif de son changement de religion, elle fut sin-
cère dans celle qu'elle avoit embrassée. Elle a pu se
repentir d'avoir commis la faute, mais non pas de-
PARTIE I, LIVRE IL t5
sirer d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte
bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi ; et
j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond
de son aine , que c'étoit uniquement par aversion
pour les simagrées qu'elle ne faisoit point en public
la dévote: elle avoit une piété trop solide pour af-
fecter de la dévotion. Mais ce n'est pas ici le lien de
m'éîcndre sur ses principes, j'aurai d'autres occa-
sions d'en parler.
Que ceux qui nient la sympathie des âmes expli-
quent, s'ils peuvent, comment de la première en-
trevue , du premier mot, du premier regard, ma-
dame de Warens m'inspira non seulement le plus
vif attachement, mais une confiance parfaite, et qui
ne s'est jamais démentie. Supposons que ce que j'ai
senti pour elle fût véritablement de l'amour, ce qui
paroîtra tout au moins douteux à qui suivra l'his-
toire de nos liaisons; comment cette passion fut-
elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments
qu'elle inspire le moins; la paix du cœur, le calme,
la sérénité, la sécurité, l'assurance? Comment en
approchant pour la première fois d'une femme po-
lie, aimable, éblouissante, d'une dame d'un état
supérieur au mien , dont je n'avois jamais abordé la
pareille ; de celle dont dépendoit mon sort en quel-
que sorte, par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle
y prendroit : comment, dis-je, avec tout cela, me
trouvai-je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise
que si j'eusse été parfaitement sûr de lui plaire?
Comment n'eus-je pas un moment d'embarras, de
timidité, de gène ? Naturellement honteux, décon-
tenance , n'ayant jamais vu le monde, comment pris-
76 LES CONFESSIONS.
je avec elle, du premier jour, du premier instant,
les manières faciles, le langage tendre, le ton fami-
lier que j'avois dix ans après , lorsque la plus grand*
intimité l'eut rendu naturel ? A-t-on de l'amour, je
ne dis pas sans désirs , j'en avois, mais sans inquié-
tude, sans jalousie? Ne veut-on pas au moins ap-
prendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé ? C'est
une question qu'il ne m'est pas plus venu dans l'es-
prit de lui faire une fois en ma vie, que de me de-
mander à moi-même si je l'aimois ; et jamais elle n'a
été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement
quelque chose de singulier dans mes sentiments
pour cette charmante femme, et l'on y trouvera
dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s'at-
tend pas.
Il fut question de ce que je deviendrois , et , pour
en causer plus à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut
le premier repas de ma vie où j'eusse manqué d'ap-
pétit; et sa femme-de-chambre qui nous servoit dit
aussi que j'étois le premier voyageur de mon âge et
de mon étoffe qu'elle en eût vu manquer. Cette re-
marque, qui ne me nuisit pas dans l'esprit de sa
maîtresse , tomboit un peu à-plomb sur un gros ma-
nant qui dinoit avec nous, et qui dévora lui tout
seul un repas honnête pour six personnes. Pour
moi, j'érois dans un ravissement qui ne me permet-
toit pas de manger. Mon coeur se nourrissoit d'un
sentiment tout nouveau dont il occupoit tout mon
être; il ne me laissoit des esprits pour nulle autre
fonction.
Madame de Warens voulut savoir les détails de
ma petite lùstoire : je retrouvai, pour la lui conter,
PARTIE I, LIVRE II. 77
tout le feu que m'avoit inspiré mademoiselle île \ ul-
son , et que j'avois perdu chez mou maître. Plus
j'intéressois cette excellente aine en ma laveur, plus
elle plaignoit le sort auquel j'allois m exposer. Sa
tendre compassion se marijuoit dans son air. dans
son regard, dans ses gestes. Elle n'osoit mVxborter
à retourner à Genève : daus sa position c'eût été un
crime de lese-catholieité , et elle u'ignoroit pas com-
bien elle étoit surveillée et combien ses discours
étoient pesés. Mais elle me parloit d'un ton si tou-
chant de l'affliction de mon père, qu'on voyoit bien
qu'elle eût approuvé que j'allasse le consoler. MI le
ne sa voit pas combien sans y songer elle plaidoit
contre elle-même. Outre que ma résolution étoit
prise, comme je crois l'avoir dit, plus je la trou-
vois éloquente, persuasive, plus ses discours m'al-
loient au cœur, et moins je pouvois me résoudre à
me détacher d'elle. Je sentois que retourner à Ge-
nève étoit mettre entre elle et moi une barrière
presque insurmontable, à moins de revenir à la
démarche que j'avois faite , et à laquelle mieux va-
loit me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Ma-
dame de Warens voyant ses efforts inutiles ne les
poussa pas jusqu'à se compromettre; mais elle me
dit avec un regard de commisération : Pauvre peti t ,
tu dois aller ou Dieu t'appelle; mais quand tu seras
grand tu te souviendras de moi. Je crois qu'elle ne
pensoit pas elle-même que cette prédiction s'accom-
pliroit si cruellement.
La difficulté restoit tout entière. Comment sub-
sister si jeune hors de mon pays ? A peine à la moi-
tié de mon apprentissage, j'étois bien loin de savoir
Z.BS C0KFI5S. 1, 7
78 LES CONFESSIONS,
mon métier. Quand je l'aurais su , je n'en aurois pu
vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir «les
arts. Le manant qui dlooil avec nous, forcé de faire
un pause pour reposer sa mâchoire , ouvrit un avis
qu'il disoit venir du ciel , et qui, à juger par les
suites, venait bien plu'.ôt du côté contraire, C'étoit
que j'allasse à Tuiin. où. dans un hospice établi
pour les catéchumènes , j'aurais, dit-il, la vie tem-
porelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le
sein de l'église je trouvasse par la charité des bouses
âmes une place qui me convint. A l'égard des hais
du vovage, continua mon homme, sa grandeur mon-
seigneur l'évèque ne manquera pas, si madame lui
propose cette sainte œuvre , de vouloir charitable-
ment y pourvoir; et madame la baronne , qui est si
charitable, dit-il en s'inclinant sur son assiette,
s'empressera sûrement d'y contribuer aussi.
Je trouvois toutes ces charités bien dures : j 'a vois
le cœur serré, je ne d;sois rien. Madame de Wa-
rens , sans saisir ce projet avec autant d'ardeur
qu'il etoit of fert , se contenta de répondre que cha-
cun devoit contribuer au bien selon son pouvoir , et
qu'elle en parlerait à monseigneur; niais mon diable
d'homme , qui craignit qu'elle n en parlât pas a son
gré, et qui avoit son petit intérêt dans celte affaire .
courut 'revenir les aumôniers , et emboucha si bien
les Liii prêtres, que quand madame de Warens ,
qui craignoit pour moi ce voyage , en voulut parler
à . évêque . e le trouva que c'etoit nue affaire arran-
gée; et il lui remit à l'instant l'argent destiné pour
mon petit viatique. Elle n'osa insister pour me faire
P V P.TIE I, LIVRE II. :o
rester; j approchois d'un âge oâ une femme du sien
ne pouvoit décemment vouloir retenir uu jeune
homme auprès *ï 'elle.
Mou voyage éiant ainsi régie' par eeux qui pre-
noient soin de moi , il fallut bien me soumettre; et
c'est même ce que je fis Mn< beanconp de répu-
gnance. Quoique Tarin fût plus loin- que Genève,
je jugeai qu'étant La capitale elle a voit avec Annecy
dés relations plus étroites qu'une ville étrangère
d'état et île religion ; et puis, partant pour obéir à
madame de Warens , je me regardois comme vivant
toujours son-, sa direction : c'étoil plus que de vivre
à son voisinage Enfin l'idée d'un grand voyage flat-
toit ma manie ambulante, qui déjà commencent à s»
déclarer: il me paroissoit beau de passer les monts à
mon «âge, et de m élever au-dessus de mes camarades
de tonte la hauteur des Alpes. Voir du pavs est un
appât auquel un Genevois ne résiste guère : je don-
uai dou!' mon cousentement. Mon manant devoit
partir clans deux jours avec sa femme. Je leur fus
confié et recommandé: ma bourse leur fut remise,
renforcée par madame de Warens, qui, de plus, me
donna secrètement un petit v.n-u'e auquel elle joi-
gnit d'amples instructions; 't nous partîmes le mer.
credi .eaint.
Le lendemain de mon dé] art d'Annecy, mon père
y arriva courant à ma piste a\ eo un M. Rival mmi ami,
er comme lui. homme desprit, bel-esprit
même, qui I isoit des vers mieux que la .Motte, et
parloit presque aussi bien que lui : de plus . parfai-
tement honnête homme, mais dont la littérature dé>
8o LES CONFESSIONS.
placée n'aboutit qu'à faire uu de ses fils comédien.
Ces messieurs virent madame de Warens, et se
contentèrent de pleurer mon sort avec elle, au lieu
de me suivre et de m 'atteindre, comme ils l'auroient
pu facilement , étant à cheval et moi à pied. La
même chose étoit arrivée à mon oncle Bernard : il
étoit venu à Confignon , et de là , sachant que j'étois
à Annecy , il s'en retourna à Genève. Il sembloit que
mes proches conspirassent avec mon étoile pour me
livrer au destin qui m'attendoit : mon frère s'étoit
perdu par une semblable négligence, et si bien perdu
qu'on n'a jamais su ce qu'il étoit devenu.
Mon père n'étoit pas seulement un homme d'hon-
neur, c'étoit un homme d'une probité sure, et il
avoit une de ces âmes fortes qui font les grandes
vertus : de plus , il étoit bon père, et sur-tout pour
moi ; il m'aimoit très tendrement , mais il aimoit
aussi ses plaisirs ; et d'autres goûts avoient un peu
attiédi l'affection paternelle depuis que je vivois
loin de lui. Il s'étoit remarié à Nyon ; et, quoique
sa femme ne fût plus eu âge de me donner des frères ,
elle avoit des parents : cela faisoit une autre famille ,
d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappe-
loit plus si souvent mon souvenir. Mon père vieil-
lissoit et n'avoit aucun bien pour soutenir sa vieil-
lesse : nous avions , mon frère et moi , quelque bien
de ma mère, dont le revenu devoit appartenir à
mon père durant notre cloignement. Cette idée ne
s'offroit pas à lui directement et ne l'empêchoit pas
de faire son devoir, mais elle agissoit sourdement
sans qu'il s'en appercùt lui-même, et ralentisspit
P • RTir. T. LIVRE II. 81
quelquefois son /«-it- , qu'il t ùi poussé plus loin sans
Cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d'abord ù
Annecy sur nies traces, il ne iv.c suivit pas jusqu'à
Chambéry, i h il étoit moralement sur de m'attein-
dre ; voilà encore pourquoi, l'étant allé von- sou-
Vent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des
caresses de père, mais sans grands efforts pour me
retenir.
Cette conduite d'un père dont j'ai si bien connu
la teudresse et la vertu m'a fait faire des réflexions
sur moi-même qui n'ont pas peu contribué à me
maintenir le cœur sain: j'en ai tiré cette grande
maxime de morale, la seule peut-être d'usage dans
la pratique', d'éviter les situations qui mettent nos
devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous
moutrent notre bien dans le mal d'autrui ; sur que
dans de telles situations, quelque sincère amour de
la vertu qu'on y. porte, on foiblit tôt ou tard sans
s'en appercevoir ; et l'on devient injuste et méchant
dans le fait , sans avoir cessé d'être juste et bon dans
l'aine.
Cette maxime, fortement imprimée an fond de
mon c«xur . et mise en pratique, quoiqu'un peu
tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui
m'ont donn< l'air le plus bizarre .'t le plus fou dans
le ;>ul»!ic , et sur-tout parmi mes connoissances. Ou
m'a imputé de vouloir être original et faire autre-
ment que les autres : en vérité je ne songeois à faire
ni comme les autres ni autrement qu'eux; je desi-
rois sincèrement de faire ce qui étoit bien; je me
dérobois de toute ma force à des situations qui me
8* LES CONFESSIONS.
donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d un autre
homme, et, par conséquent, un désir secret, quoi-
qu'involontaire , du mal de cet homme-là.
Il y a deux ans (i) que mylord Maréchal me vou-
lut mettre dans son testament: je m'y opposai de
toute ma force; je lui marquai que je ne voudrois
pour rien au monde me savoir dans le testament de
quelqu'un , et beaucoup moins dans le sien. Il se ren-
dit : maintenant il veut me faire une pension viagère,
et je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mou
compte à ce changement : cela peut être ; mais, ô mon
bienfaiteur et mou père, si j'ai le malheur de vous
survivre je sais qu'en vous perdant j'ai tout à per-
dre , et que je n'ai rien à gagner.
C'est là , selon moi , la bonne philosophie , la
seule vraiment assortie au cœur humain : je me pé-
nètre chaque jour davantage de sa profonde solidité ,
et je l'ai retournée de différentes manières dans tous
mes derniers écrits ; mais le public , qui est frivole ,
ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette
entreprise consommée pour en reprendre une autre,
je me propose de donner dans la suite de l'Emile un
exemple si charmant et si frappant de cette même
maxime , que mon lecteur soit forcé d'y faire atten-
tion. Mais c'est assez réfléchir pour un voyageur: il
est temps de reprendre ma route.
Je la fis plus agréablement que je n'aurois dû m'y
attendre , et mon manant ne fut pas si bourru qu'il
en avoit l'air. C'étoit un homme entre deux âges,
portaut en queue ses cheveux noirs grisonnants;
(i) Eu 1763.
PARTIE I, LIVRE II. 83
l'air grenadier, la voix forte, assez, gai, marchant
bien, mangeant mieux, et qui faisoit toute sorte de
métiers faute d'en savoir aucun. Il avoit proposé,
je crois, d'établir à Annecy je ne sais quelle manu-
facture. Madame de Warens n'avoit pas manqué de
donner dans le projet ; et c'étoit pour tâcher de le
faire agréer au ministre , qu'il faisoit, bien défrayé ,
le voyage de Turin. Notre homme avoit le talent
d'intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres;
et, faisant l'empressé pour les servir, il avoit pris à
leur école un certain jargon dévot dont il usoit sans
cesse, se piquant d'être un grand prédicateur: il
sa voit même un passage latin de la bible , et c'étoit
comme s'il en avoit su mille, parcequ'il le répétoit
mille fois le jour ; du reste, manquant rarement
d'argent quand il en savoit dans la bourse des au-
tres ; plus adroit pourtant que frippon, et qui, dé-
bitant d'un ton de raccoleur ses capucinades, res-
sembloit à l'hermite Pierre prêchant la croisade le
sabre au côté.
Pour madame Sabran son épouse , c'étoit une
assez bonne femme , plus tranquille le jour que la
nuit. Comme je couchois toujours dans leur cham-
bre , ses bruyantes insomnies m'éveilloient souvent ,
et m'auroient éveillé bien davantage si j'en avois
compris le sujet : mais je ne m'en doutois pas même ,
et j'étois sur ce chapitre d'une bêtise qui a laissé à
la seule nature tout le soin de mon instruction.
Je m'acbeminois gaiement avec mon dévot guide
et sa sémillante compagne : nul accident ne troubla
mon voyage; j'étois dans la plus heureuse situation
de corps et d'esprit où j'aie été de mes jours. J*une ,
64 L'ES CONFESSIONS.
vigoureux , plein de santé, de sécurité , de confiance
en moi et aux autres, j'étois dans ce court mais pré-
cienc moment de la vie où sa plénitude expansive
éleud, pour ainsi dire, notre être par toutes nos
sensations, et embellit à nos yeux la nature entière
du charme de notre existence. Ma douce inquiétude
avoir un objet qui la rendoit errante et fixoit mon
imagination : je me regardois comme l'ouvrage ,
l'élevé, l'ami, presque l'amant de madame de Wa-
rens ; les choses obligeantes qu'elle m'avoit dites ,
les petites caresses qu'elle m'avoit laites , l'intérêt si
tendre qu'elle avoit paru prendre à moi , ses regards
charmants qui me sembîoient pleins d'amour parce-
' qu'ils m'en inspiroient; tout cela nourrissoit mes
idées durant la marche, et tfie faisoit rêver délicieu-
sement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne
tronbloil ces rêveries: m'envoyer à Tarin, c'étoit ,
sel^u moi, s'engager à m'y faire viT placer
convenablement. Je n'avois plus «le souci sur moi-
même : d'autres s'éloieiit chàrg :s de ce soin. Ainsi
je ma! chois légèrement, ailég . poids : les jeu-
nes désirs. l'espoir enchanteùi . I 5 brillants projets,
remplissoienl iuon ame. V. ms les objets que je i oyoîs
me sembîoient les gara ni - de ma prochaine féli i'.é :
dans les maisons j'imaginois des festins rustiques;
dans les prés, de folâtres jeux; le iftug des eaux,
les bains , des promenades . la pêche : sur les arbres ,
des fruits délicieux ; sous leur ombre , de voluptueux
tête-à-tête; sur les montagnes, des cuves de lait et
de crème, une oisiveté charmante, la paix, la sim-
plicité, le plaisir d'aller sans savoir où. Enfin rien ne
frappoit mes yeux sans porter à mon cœur quelque
PARTIE I, LIVRE II. 15
attrait de jouissance : la grandeur, la variété , la
beauté réelle du spectacle rendoit cet attrait digne
de la raison. La vanité même y mêloit sa pointe: si
jeune , aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays,
suivre Annibal à travers le» monts, me paroissoit
une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela
des stations fréquentes et bonnes, un grand appétit
et de quoi le contenter; car. en vérité , ce n'étoit pas
la peine de m'en faire faute, et sur le dinéde M. Sa-
bran le mien ne paroissoit pas.
Je ne me souviens pas d'avoir eu dans tout le
cours de ma vie d'intervalle plus parfaitement
exempt de soucis et de peine, que celui des sept ou
huit jours que nous mimes à ce voyage; car le pas
de madame Sabran , sur lequel il falloit régler le nô-
tre, n'en lit qu'une longue promenade. Ce souvenir
m'a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s'y
rapporte , sur-tout pour les montagnes et les voyages
pédestres. Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux
jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs,
les affaires , un bagage à porter, m'ont forcé de faire
le monsieur et de prendre des voitures ; les soucis
rongeants , les embarras , la gêne, y sont montés avec
moi; et dés-lors, au lieu qu'auparavant dans mes
voyages je ne sentois que le plaisir d'aller, je n'ai
plus senti que le besoin d'arriver. J 'ai cherebé long-
temps à Paris deux camarades du même goût que
moi , qui voulussent consacrer chacun cinquante
louis de sa bourse et un an de son temps à faire en-
semble à pied le tour de l'Italie, sans autre équipage
qu'un garçon qui portât avec nous un sac de nuit.
Beaucoup de gens se sont présentés, enchautés de ce
SC, LES CONFESSIONS.
projet en apparence , mais au fond le prenant tous
pour un pur château en Espagne, dont on cause en
conversation sans vouloir l'exécuter en effet. Je me
souviens que , parlant avec passion de ce projet avec
Diderot et Grinim , je leur en donnai eniin la fantai-
sie. Je crus une fois l'affaire faite ; niais le tout se
réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans le-
quel Grimin ne trouvoit rien de si plaisant que de
faire faire à Diderot beaucoup d'impiétés, et de me
faire fourrer à l'inquisition à sa place.
Mou regret d'arriver si vite à Turin fut tempéré
par le plaisir de voir une grande ville , et par l'espoir
d'y faire bienlôt une ligure digne de moi; car déjà
les fumées de l'ambition me montoient à la tète : déjà
je me regardois comme infiniment au-dessus de
mon aucien élat d'apprenti ; j'étois bien éloigné de
prévoir que dans peu je serois fort au-dessous.
Avant que d'aller plus loin, je dois au lecteur
mon excuse ou ma justification tant sur les menus
détails où je viens d'entrer que sur ceux où j'entre-
rai dans la suite, et qui n'ont rien d'intéressant à ses
yeux. Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer
tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui
reste obscur ou cacbé ; il faut que je me tienne in-
cessamment sous ses yeux, qu'il me suive dans tous
les égarements de mon cœur, dans tous les recoins
de ma vie ; qu'il ne me perde pas de vue un seul in-
stant, de peur que, trouvant dans mon récit la
moindre lacune, le moindre vuide, et se deman-
dant, qu'a-t-il fait durant ce temps-là ? il ne m'accuse
de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de
PARTIE I, LIVRE II. 8 7
prise à la malignité des hommes par mes récits, sans
lui en donner encore par mon silence.
• pécule étoit parti ; j'avois jasé,et mon
tndiscr ; 1 m ne fut pas pour mes conducteurs à pure
pcric. Madame Sabran trouva le moyen de in'aira-
cher jusqu'à un petit ruban glacé d'argent que n a-
dame deWarens oravoit donné pour ma petite épée,
et cpie je regrettai plus cpie tout le reste : L'épéc
même eut reste dans leurs mains , si je m'étais moins
obstine. Ils m'avoientfidèlenientdélïayé dans la route,
mais ils ne m'avoient rien laissé. J'arrive à Turin
sans habits , sans argent, sans linge, et lassant très
exactement à mon seul mérite tout l'honneur de la
fortune que j'allois faire.
.)'a\o'is des lettres, je les portai; et tout de suite
je fus mené à l'hospice dts catéchumènes, pour v
être instruit dans la religion pour laquelle ou me
vendoit ma subsistance. En entrant je vis une grosse
porte à barreaux de fer, qui , des que je fus ;
fut fermée à double tour sur mes talons. Ce ci but
me parut plus imposant qu'agréable, et comnencoit
à me donnera penser, quand on me lit entrer dans
une assez grande pièce, .l'y vis pour tout meuble un
autel de bois surmonté d'un grand erueiiix au fond
de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises
aussi de bois qui paroissoient avoir été cirées, mais
qui .-.euleiueut eluieul luisantes à force de s'en servir
et de les frotter. Dans cette salle d'assemblée êtoient
quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'in-
struction , et qui semblaient plutôt des archers du
diable que des aspirants à se faire enfauls de Dieu.
88 LES CONFESSIONS.
Deux de ces coquins étoient des Esclavons qui se di-
soient Juifs et Maures, et qui, comme ils me l'a-
vouèrent, passoient leur vie à courir l'Espagne et
l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant
baptiser par-tout où le produit en valoit la peine.
On ouvrit une autre porte de fer qui parfageoit en
deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette
porte entrèrent nos sœurs les catécbumenes qui ,
comme moi , s'alloient régénérer, non par le bap-
tême, mais par une solennelle abjuration. C'étoient
bien les plus grandes salopes et les plus vilaines
coureuses qui jamais aient empuanti le bercail du
Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intéres-
sante ; elle étoit à-peu-près de mon âge, peut-être
un an ou deux de plus. Elle avoit des yeux frippons
qui rencontroient quelquefois les miens. Cela m'ins-
pira le désir de faire conuoissance avec elle ; mais
pendant près de deux mois qu'elle demeura encore
dans cette maison où elle étoit depuis trois, il me
fut absolument impossible de l'accoster, tantelleétoit
recommandée à notre -vieille geôlière et obsédée par le
saint missionnaire qui travailloit à sa conversion
avec plus de zèle que de diligence. Il falloit qu'elle
fut extrêmement stupide , quoiqu'elle n'en eût pa*
l'air; car jamais instruction ne fut plus longue. Le
saint homme ue la trouvoit toujours point en état
d'abjurer; mais elle s'eunuya de sa clôture, et dit
qu'elle vouloit sortir, chrétienne ou non. Il fallut la
prendre au mot tandis qu'elle conseutoit encore à
l'être, de peur qu'elle ne se mutinât et qu'elle ne
le voulût plus.
La petite communauté fut assemblée en l'honneur
PARTIE I, LIVR E II. 8.)
du nouveau veno.Oo nous lit une courte exhortation,
à moi pour Di'en&ager à répondre à la giace que Dieu
nie faisoit, aux autres pour les inviter à m 'accorder
leurs prières et à m'édifierpar leurs exemples. Après
quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clôture,
j'eus le temps de m'etouner à mon aise de celle où
je me trouvois.
Le lendemain matin on nous assembla de nouveau
pour l'instruction, et ce fut alors que je commen-
çai pour la première lois à réfléchir sur le pas que
j'allois faire, et sur les démarches qui m'y avoient
entraîné.
J'ai dit, je répète, et je répéterai peut-être encore
nue chose dont je suis tous les jours plus pénétré ;
c'est que, si jamais enfant reçut une éducation rai-
sonnable et saine, c'a été moi. Né dans une famille
que ses rno?urs distinguoient du peuple, je n'avois
reçu que des leçons de sagesse et des exemples d'hon-
neur de tous mes parents. Mon père , quoiqu'honu;;e
déplaisir, avoit non .seulement une probité sûre,
mais beaucoup de religion. Galant homme dans le
monde et chrétien dans l'intérieur, il m 'avoit inspiré
de bonne heure les sentiments dont il étoit pénétré.
De mes trois tantes . toutes sages et vertueuses, les
deux aînées étoient dévotes; et la tr isieme, iille
à-la-fojs pleine de grâces , d'esprit et de sens . l'étoit
peut-être encore plus qu'elles, quoiqu'avec moins
d'ostentation. Du sein de cette estimable famille je
passai chez Ai. Lambercier, qui , bien qu'homme
d'église et prédicateur, étoit croyant en dedans, et
faisoit presque aussi bien qu'il disoit. Sa sœur et
lui cultivèrent par dos instructions douces et judi-
T.I » (PMT.SS. I. S
9o LES CONFESSIONS,
cieuses les principes «le piété qu'ils trouvèrent dans
mon cœur. Ces dignes gens employèrent pour cela
des moyens si vrais , si discrets, si raisonnables,
que, loin de m'cnuuyer au sermon, je n'en sortois
jamais sans être intérieurement touché et sans faire
des résolutions de bien vivre auxquelles je manquais
rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard , la
dévotion m'ennuyoit davantage , parc, qu'elle en
faisoit un métier. Chez mon maître, je n'y pensois
plus guère, sans pourtant penser différemment. Je
ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent :
je devins polisson, mais non libertin.
J'avois donc de la religion tout ce qu'un enfant
à l'âge où j'étois en pouvoit avoir; j'en a vois même
davantage, car pourquoi déguiser ma pensée? Mon
enfance ne fut point d'un enfant ; je sentis, ;e pen-
sai toujours en nomme. Ce n'est qu'en grandissant
que je suis rentré dans la classe ordinaire, en nais-
sant j'en étois sorti. L'on rira de me voir me donner
modestement pour un prodige ; soit : mais quand on
aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'à six ans
les romans intéressent , attachent , transportent , au
point d'en pleurer à chaudes larmes ; alors je sen-
tirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j'ai
tort.
Ainsi quand j'ai dit qu'il ne falloit point parler
aux enfants de religion si Ton vouloit qu'un jour
ils en eussent , et qu'ils etoieut incapables de con-
noitre Dieu, même à notre manière . j'ai tiré mon
sentiment de mes observations, n.;n de ma propre
expérience ; je savois qu'elle ne concluoit rien pour
les autres. Trouvez des J. J. Rousseau à six ans et
PARTIE I, LITRE II. Qt
parlés-leur de Dieu à sept , je vous réponds que vous
nr courez aucun risque.
On seul, je crois, qu'avoir de la religion pour un
enfant, et même pour tin homme , c'est suivre celle
où il est né. Quelquefois on en ôte, rarement on v
ajoute ; la loi dogmatique est un fruit de L'édneation.
Outre ce principe commun qui m'attachoit au culte
de mes pères, j'avois l'aversion particulière alors à
notre ville pour Je catholicisme, qu'on nous donuoit
pour une affreuse idolâtrie, et donl on nous peigeoit
le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment
alloit si loin chez moi qu'au commencement je n'en-
trevoyois ja:uais le dedans d'une église, je ne ren-
controis jamais un prêtre en surplis , je n'entendois
jamais la clochette d'une procession, sans un frémis-
sement de terreur et d'effroi qui me quitta bientôt
dans les villes , mais qui souvent m'a repris dans les
paroisses de campagne , plus semblables à celtes où
je 1 ".vois d'abord éprouvé. Il est vrai que cette im-
pression étoit singulièrement contrastée par le sou-
venir des caresses que les curés des environs de Ge-
nève font volontiers ans enfants de la ville. En même
temps que la sonnette du viatique me faisoit peur, la
cloche de la messe ou de vêpres me rappeloit un
déjeuné. un goûté , du beurre trais, des fruits, du lai-
tage. Le bondinédeM.dePontverre avoit produit en-
core un grand effet. Ainsi je m'étois aisément étourdi
sur tout cela. N'envisageant le papisme que par des
liaisons avec les amusements et la gourmandise, je
m'étois apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre,
mais non [as avec celle d*y entrer ; cette idée ne s'e-
toit offerte à moi qu'en fnvant et dnus un a\cuir
92 LES CONFESSIONS.
éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de
prendre le change : je vis avec l'horreur la plus vive
l'espèce d'engagement que j'avois pris et sa suite iné-
vitable. Les futurs néophytes que j'avois autour de
moi n'étoient pas propres à soutenir mon courage
par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la
sainte oeuvre que j'aliois faire n'étoit au fond que
l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis
que, quelque religion qui fût la bonne, j'aliois ven-
dre la mienne, et que, quand même je choisirois
bien, j'aliois au fond de mon cœur mentir au Saint-
Esprit, et mériter le mépris des hommes. Plus j'y
pensois , plus je m'indignois contre moi-même ; et je
gémissois du sort qui m'avoit amené là , comme si
ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des mo-
ments où ces réflexions devinrent si fortes que si j'a-
vois un instant trouvé la porte ouverte, je me serois
certainement évadé ; mais il ne me fut pas possible ,
et cette résolution ne tint uas non plus bien for-
tement.
Trop de désirs secrets la combattoient pour ne la
pas vaincre. D'ailleurs l'obstination du dessein formé
de ne pas retourner à Genève ; la honte ,1a difficulté
même de repasser les monts; l'embarras de me voir
loin de mon pays sans appui , sans ressources , tout
cela concouroit à me faire regarder comme un re-
pentir tardif les remords de ma conscience ; j'affec-
tois de me reprocher ce que j'avois fait pour excuser
ce que j'aliois faire. En aggravaul les torts du passé ,
j'en regardois l'avenir comme une suite nécessaire.
Je ne me disois pas, Rien n'est Fait encore, et tu
peux être innocent si tu ver.x; mais je me disois,
PARTIE I, LIVRE II. 93
Gémis du crime dont tu te s rendu coupable , et que
ta l'es mis dans la nécessité d'achever.
En effet, quelle rare force d'amené me fal loi t-11 point
à mou àire pour révoquer tout ce que jusqut-là j'avois
pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les
chaînes que je m'étois données , pour déclarer avec
intrépidité que je voulois rester dans la religion de
mes pères , au risque de tout ce qui en pouvoit arri-
ver ! Cette vigueur u'étoit pas de mon âge , et il est
peu probable qu'elle eût eu un heureux succès. Les
choses étoient trop avancées pour qu'on voulût en
avoir le démenti; et plus ma résistance eût été
grande, plus , de manière ou d'autre , on se fût fait
une loi de la surmonter.
Le sophisme qui me perdit est celui de ^a plupart
des hommes, qui se plaignent de manquer de force
quand il n'est déjà plus temps d'en user. La vertu ne
nous coûte que par notre faute ; et si nous voulions
être toujours sages, rarement aurions-nous besoin
d'être vertueux. Mais des penchants faciles à surmon-
ter nous entraînent sans résistance : nous cédons à
des tentations légères dont nous méprisons le danger.
Insensiblement nous tombons dans des situations
périlleuses dont nous pouvions aisément nous garan-
tir, mais dont nous ne pouvons oins nous tirer sans
des efforts héroïques qui nous éliraient, et nous
tombons enfin dans l'abj aie , en disant à Dieu : Pour-
quoi m'as-tu fait si f'oible ? -\Jais malgré nous il ré-
pond a nos consciences : .le t'ai fait trop faible pour
sortir du gouffre, pareeque je t'ai fait assez fort pour
n'v pas tomber.
Je ne pris pas précisément la résolution de me
3
()> LES CONFESSIONS,
faire catholique: mais voyant le ternie encore éloi-
gné , je pris le temps de m'apprivoiser à cette idée ,
et en attendant je me figurois quelque événement
imprévu qui me tireroit d'embarras. Je résolus pour
gagner du temps défaire la plus belle défense qu'il
me seroit possible. Bientôt ma vanité me dispensa
de songer à ma résolution; et dès que je m'apperçus
que j'erabarrassois quelquefois ceux qui vouloient
m'instruire, il ne m'en fallut pas davantage pour
chercher à les terrasser tout-à-fait. Je mis même à
cette entreprise un zèle bien ridicule : car , tandis
qu'ils travailloient sur moi , je voulus travailler sur
eux. Je croyois bonnement qu'il nefalloitque les
convaincre pour les engager à se faire protestants.
Ils ne trouvèrent donc pas en moi tout-à-fait au-
tant de facilité qu'ils en attendoient , ni du côté des
lumières ni du côté de la volonté. Les protestants
sont généralement mieux instruits que les catholi-
ques. Cela doit être : la doctrine des uns exige la
discussion , celle des autres la soumission. Le ca-
tholique doit adopter la décision qu'on lui donne,
', le protestant doit apprendre à se décider. On savoit
cela ; mars on n'attendoit ni de mon état ni de mon
âge de grandes difficultés pour des gens exercés.
D'ailleurs, je n'avois point fait encore ma première
communion , ni reçu les instructions qui s'y rap-
portent; en le savoit encore : mais on ignoroit qu'en
revanche j'avois été bien instruit chez M. Lamber-
cier,etque de plus j'avois pardevers moi un petit
magasin fort Incommode à ces messieurs dans l'his-
toire de l'église et de l'empire que j'avois apprise
presçjce par cceur chez mon peré, et depuis presque
PARTIE I, LIVRE II. g5
oubliée , mais qui me revint à mesure que la dispute
s'échauffait.
Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable,
nous lit eu commun la première conférence. Cette
conférence étoit pour mes camarades un catéchisme
plutôt qu'une controverse, et il avoit plus à faire à
les instruire qu'à résoudre leurs objections. Il n'en
fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint,
je l'arrêtai sur tout, je ne lui sauvai pas une des ob-
jections que je pus lui faire. Cela rendit la confé-
rence foi t longue et fort ennuyeuse ponr les assis-
tants. Mon vieux prêtre parloit beaucoup , s'échauf-
foit , battoit la campagne, et se tiroit d'affaire en
disant qu il n'entendoit pas bien le françois. Le len-
demain , de peur que mes indiscrètes objections ne
scandalisassent mes camarades , on me mit à part dans
une autre chambre avec un autre prêtre plus jeune,
beau parleur , c'est-à-dire faiseur de longues phra-
ses , et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne
me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine im-
posante : et sentant qu'après tout je faisois ma tâche,
je me mis à lui répondre avec assez d'assurance et à
le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il
croyoit m'assommer avec S. Augustin, S. Grégoire ,
et les autres pères, et il trouvoit avec une surprime
incroyable que jemaniois tous ces peres-là presque
aussi légèrement que lui : ce n'étoit pas que je les
eusse jamais lus , ni lui peut-être., mais j'en avois
retenu beaucoup de passages tirés de mon Le Sueur ;
et sitôt qu'il m'en citoit un, sans disputer sur sa
citation je lui riposlois par un autre du même père,
et nui souvent l'embarrassoit beaucoup. Il l'empor-
cj6 LES CONFESSIONS.
toit pourtant à la fin par deux raisons. L'une , qu'il
étoil le plus fort , et que , nie sentant pour ainsi dire
à sa merci, je jugeois bien, quelque jeune que je
fusse , qu'il ne falloit jias le pousser à bout ; car je
vovois assez que \e vieux petit prêtre n'avoit pris
en amitié ni mon érudition ni moi. L'autre raison
étoit que le jeune avoit de l'étude et que je n'eu
a vois point. Cela faisoit qu'il metîoit dans sa ma-
nière d'argumenter une méthode que je ne pouvois
pas suivre, et que, sitôt qu'il se sentoit pressé d'une
objection imprévue, il la reraettoit au lendemain ,
disant que je sortois du sujet présent. Il rejetoit
même quelquefois toutes mes citations, soutenant
qu'elles étoient fausses ; et, s'ofirant à m'aller cher-
cher le livre, me défioit de les y trouver. Il seuloit
qu'il ne risqnoit pas grand'chosc , et qu'avec toute
mon érudition d'emprunt j'étois tiop peu exercé à
manier les livres ,et trop peu latiniste pour trouver
un passage dans un gros livre , quand même je se-
rois sur qu'il y est. Je le soupçonne même d'avoir
usé de l'infidélité dont il accusoit les ministres, et
d'avoir fabriqué quelquefois des passages pour se
tirer d'une objection qui l'incoinmodoit.
Tandis que duroient ces petites ergoteries, et
que les jours se passoient à disputer , à marmotter
des prières, et à Jaire le vaurien, il n'arriva une
petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui
faillit même à tourner fort mal pour moi.
Il n'y a point d'ame si vile et de cœur si barbare
qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attache-
ment. L'un de ces deux bandits qui se disoient Mau-
res méprit en affection. Il m'accostoit volontiers ,
PARTIE I, LIVRE II. 07
OMIsoil avec moi dans soa baragouin franc, me ren-
doit de petits services, me faisoit part quelquefois
de sa portion à table, et me donnoit sur-tout de fré-
quents baisers avec une ardeur qui m'éloit fort in-
commode. Quelque effroi que j'eusse naturelle-
ment de ce visage de pain-d'épice orne d'une longue
balafre , et de ce regard allumé qui sembloit plutôt
furieux que tendre , j'endurois ces baisers en me di-
sant eu moi-même: Le pauvre bomme a conçu pour
moi une amitié bien vive, j'aurois tort de le rebu-
ter. Il passoitpar degrés à des manières plus libres,
et me tenoit quelquefois de si singuliers propos que
je eroyois que la tète lui avoit tourné. Un soir il
voulut venir coueber avec moi , je m'y opposai , di-
sant que mon lit étoit trop petit. Il me pressa d'aller
dans le sien : je ie refusai encore: car ce misérable
étoit si mal-propre et puoit si fort le tabac mâché ,
qui! me faisoit mal au cœur.
Le leudemain , d'assez bon matin , nous étions
tous deux seuls dans la salle d'as"semblée : il recom-
mença ses caresses, mais avec des mouvements si
■violents qu'il en étoit effrayant. Eufin il voulut pas-
ser par degrés aux privautés les plus choquantes ,
et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire
autant. Je me dégageai impétueusement en poussant
un cri et faisant un saut eu arrière ; et , sans mar-
quer ni indignation ni colère, car je n'avois pas la
moindre idée de ce dont il s'agissoit , j'exprimai ma
surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il
me laissa là : mais tandis qu'il achevoit de se déme-
ner je vis partir vers la cheminée et tomber à terre
je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me ht
93 LES CONFESSIONS,
soulever le cœur. Je m'élançai sur le balcon , plus
ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne
l'avois été de ma vie, et prêt à me trouver mal.
Je ne pouyois comprendre ce qu'avoit ce malheu-
renr : je le crus atteint du haut-mal, ou de quelque
autre frénésie encore plus terrible ; et véritablement
je ne sacbe rien de plus bideux à voir pour quel-
qu'un de sang-froid que cet obscène et sale maiu-
tien, et ce visage affreux enflammé de la plus bru-
tale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autrehomme
en pareil état; mais . si nous sommes ainsi près des
femmes , il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés
pour ne pas nous prendre eu borreur.
Je n'eus rien de plus [<>e^sé que d'aller conter à
tout le monde ce qui venoit de m'arriver. Notre
vieille intendante me dit de me taire, mais je vis
que cette bistoire l'avoit fort affectée, et je l'enten-
dois grommeler entre ses dents Can maie de t ! brutta
bestia ! Comme je ne comprenons pas pourquoi je
devois me taire , j'allai toujours mon train malgré
la défense, et je bavardai tant , que le lendemain un
des administrateurs vint de bon matin m'adresser
une mercuriale assez vive , m accusant de commettre
l'honneur d'une maison sainte , et de faire beaucoup
de bruit pour peu de mal.
Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup
de choses que j'ignorois , mais qu'il ne crovoit pa.s
m'appiendre, persuadé que je ra'étois défendu sa-
chant ce qu'on me AOuloit, mais n'y voulant pas
consentir. Il me dit gravement que c étoit une œu-
vre défendue comme la paillardise, mais dont au
PART IF. T, LIVRE II. 99
reste l'inti lus offensante poar la
personne qui en éto ru'il nyàvoit pas
de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aima-
ble. Il me ilii sans détour que lui-même dans sa
se avoit en le même honneur, et qu'avant été
surpris hors d'état de faire résistance il n'avoil rien
trouvé i.'i de si crue!. Ii poussa l'impudence jusqu'à
s. servir <l**s propres tenues; et , .«/imaginant que la
cause de ma résistance «toit la crainte de la don h ur
il m'assura que cette crainte étoit vaine ^ et qu'il ne
failoit pas s'alarmer de rien.
J 'comtois cet infâme avec un étonnement d au-
tant plus grand qu'il ne parloit point pour lui-mê-
me; il sembloit ne m'instruirç que pour mon bien.
Son discours lui parbisspit si simple, qu'il n'avoit
pas même cherché le secret du tête-à-tête, et nous
avions en tiers un ecclésiastique que tout cela nWfa-
ronchoit pas plus que lui. Cet air naturel m'en im-
posa tellement, (pie j'en vins à croire que c'étoit
sans doute un usage admis dans le inonde . et dont
je U'avdis pas eu plutôt occasion dï-lre instruit.
Cela lit que je l'écOUtai sans colère , mais non sans
dégoût. L'image de ce qui m'étoit arrivé, mais snr-
tout de ce que j'avais vu , restoit si fortement em-
preinte dans ma mémoire, qu'eu \ pensant le co ur
me sonlevoit encore. Sans que j'en susse davantage .
ion de la chose s'étendit a l'apologiste; et je
ne pus me contraindre assez pour qn il ne vit pas e
raauvaû effet de ses leçons. lime lança un regard
peu caressant, et dès-lors il n'épargna rien pour me
rendre le séjour de L'hospice désagréable. 11 y parvint
aoo LES CONFESSIONS,
si bien, que, n'appercevant pour en sortir qu'une
seule voie , je m'empressai de la prendre , autant que
ju iques-là je m'étois efforcé de l'éloigner.
Cette aventure me mit pour l'avenir à couvert des
entreprises des chevaliers de la manchette ; et ia vue
des gens qui passoient pour en être, me rappelant
l'air et les gestes de mon effroyable Maure, m'a tou-
jours inspiré tant d'horreur, que j 'a vois peine à la
cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beau-
coup dans mon esprit à cette comparaison : il me
sembloit que je leur devois en tendresse de senti-
ments , en hommage de ma personne , la réparation
des offenses de mon sexe ; et ia pius laide guenon
devenoit à mes yeux un objet adorable, par le sou-
venir de ce taux Africain.
Pour lai , je ne sais ce qu'on put lui dire : il ne
me parut pas qu'excepté la dame Lorenza personne
le vît de plus mauvais œil qu'auparavant. Cepen-
dant il ne m'accosta ni ne me parla plu.-. Huit jours
après il fut baptisé en grande cérémonie , et habillé
de blanc de la tête aux pieds, pour représenter la
candeur de son ame régénérée. Le lendemain il sor-
tit de l'hospice , et je ne l'ai jamais revu.
Mon tour vint un mois après ; car il fallut tout
ce temps-là pour donner à mes directeurs l'honneur
d'une conversion difficile, et l'on me ht passer en
revue tous les dogmes pour triompher de ma nou-
velle docilité.
Enfin, suffisamment instruit et suffisamment dis-
posé au gré de mes maîtres, je fus mené procession-
nel] ement à l'église métropolitaine de S. -Jean pour
y faire une abjuration solennelle, et recevoir les
PARTIE I, LIVRE II. foi
accessoires du baptême , quoiqu'on ne me rebaptisât
pas réellement : ni.ii-> comme ee son! a-pen-pres les
mômes cérémonies , cela sert à persuader an peuple
qne les protestants ne sonl pa.. chrétiens. J'étois re»
vêtu d'une certaine robe crise avec des brand >bourgS
blancs, et destinée j>> air ces sm les d'occasions.
Deux hommes portoient devant et derrière moi des
bassins de enivre sur lesquels ils rrappoient avec
une clef, et où chacun mettoît son amnône an pré
de sa dévotion ou de l'intérêt qu'il prenoit au nou-
veau converti. Enfin rien du faste catholique ne
fut omis pour rendre la cérémonie plus édifiante
pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n'y
eut que l'habit blanc qui m'eut été fort utile , et
qu'on ne me donna pas comme au ^laure , attendu
que je n'avois pas l'honneur d'être Juif.
Ce ne fut pas tout. Il fallut ensuite aller à l'in-
quisition recevoir l'absolution du crime d'hérésie,
et rentrer dans le sein de l'église avec la même cé-
rémonie à laquelle Henri IV fut soumis par son am-
bassadeur. L'air et les manières du très révérend
père inquisiteur n'étoient pas propres a dissiper la
terreur secrète qui m'avoit saisi eu entrant dans
cette maison. Après plusieurs questions sur ma foi ,
sur mon état, sur ma famille, il me demanda brus-
quement si ma mère étoit damnée. L'effroi me fit
reprimer le premier mouvement de mou indigna-
tion; je me contentai de répondre que je vouiois
espérer qu'elle ne l'étoit pas , et que Dieu avoit pu
l'éclairer à sa dernière heure. Le moine se tut, mais
il lit une grimace qui ne me parut point du tout un
signe d'approbation.
LKS COKFESS. I. 9
xos LES CONFESSIONS.
Tout cela fait, an moment où je pensois être en-
fin placé selon mes espérances , on me mit à la porte
avec un peu plus de vingt francs en petite monnoie
qu'avoit produit ma quête. On me recommanda de
vivre en bon chrétien, d être fidèle à la grâce; on
me souhaita bonne fortune , ou ferma sur moi Ja
porte, et tout disparut.
Ainsi s'éclipsèrent en un instant toutes mes gran-
des espérances, et il ne me resta de la démarche in-
téressée que je venois de faire que le souvenir d'a-
voir été a,postat et dupe tout à la fois. Il est aisé de
juger quelle brusque révolution dut se faire dans
mes idées, lorsque de mes brillants projets de for-
tune je me vis tomber dans la plus complète misère ,
et qu'après avoir délibéré le matin sur le choix du
nalais que j'babiterois, je me vis le soir réduit à
coucher dans la rue. On croira que je commençai
par me livrer à un désespoir d'autant plus cruel ,
que le regret de mes fautes devoil s'irriter en me
reprochant que tout mon malheur étoit mon ouvra-
ge. Rien de tout cela. Je venois pour la première
fois de ma vie d'être enfermé pendant plus de deux
mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui
de la liberté que j'avois recouvrée. Après un long
esclavage, redevenu maître de moi-même et de mes
actions, je me voyois au milieu d'une grande ville
abondante en ressources, pleine eh: gens Je condi-
tion , dont mes talents et mon mérite ue pouvoient
maaquer de me faire accueillir sitôt que j'en serois
cnjnu. J'avois , de plus, tout le temps d'attendre,
et vingt francs que j'avois dans ma poche me sem-
bloient un trésor qui ne pouvoit s'épuiser. J'en
PARTIE I, LIVRE II. io3
pouvois disposer "i mon gré , sans rendre compte à
personne. CTëtoi» la première fois que je m'étois vu
si riche. Loin de me livrer au découragement et aux
larmes , je ne fis que changer d'espérances ; et
l'amour-propre n'y perdit rien. Jamais je ne me sen-
tis tant de confiance et de sécurité: je croyois déjà
ma fortune faite, et je trouvob beau de n'en avoir
l'obligation qu'à moi seul.
La première chose que je fis fut de satisfaire ma
curiosité en parcourant toute la ville , quand ce
n'eut été que pour faire un acte de ma liberté. J'allai
voir monter la yarde; les instruments militaires me
plaisoient beaucoup. Je suivis des processions; j 'ai-
mois le faux bourdon des prêtres. J'allai voir le
palais du roi: j'en approchois avec crainte; mais
voyant d'autres gens entrer, je fs comme eux, on
me laissa faire. Peut-être dus-je cette grâce au petit
paquet que j'avois sous le bras. Quoi qu'il en soit,
je conçus une grande opinion de moi-même en me
trouvant dans ce palais : déjà je m'en regardois pres-
que comme nn habitant. Enfin, à force d'aller et
venir, je me lassai: j'avois faim, il faisoit chaud;
j'entrai chez une marchande de laitage; on me donna
de la giuncà, du lait caillé; et avec deux grisses de
cet excellent pain de Piémont que j'aime plus qu'au-
cun autre , je lis pour mes cinq ou six sous un des
bons diners que j'aie faits de mes jours.
Il fallut chercher un gite. Comme je savois déjà
assez de piémontois pour me faire entendre, il ne
me fut pas difficile à trouver, et j'eus la prudence
de Je choisir plus selon ma bourse que selon mon
goût. On m'indiqua dans la rue du Pô la femme d'un
104 LES CONFESSIONS.
soldat, qui retirait à un sou par nuit des domesti-
ques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat
vuide, et je m'y établis. Elle étoit jeune et nouvel-
lement mariée , quoiqu'elle eût déjà cinq ou six
enfants. Nous couchâmes tous dans la même cham-
bre, la mère, les enfants, les hôtes : et cela dura de
cette façon tant que je restai chez elle. Au demeu-
rant, c'étoit une bonne femme, jurant comme un
charretier, toujours débraillée et décoëffée , mais
douce de cœur, officieuse, qui me prit en amitié ,
et qui même me fut utile.
Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement
au plaisir de l'indépendance et de la curiosité. J'ai-
lois errant dedans et dehors la ville , furetant , visi-
tant, tout ce qui me paroissoit curieux et nouveau; et
tout l'étoit pour un jeune homme sortant de sa ni-
che, qui n'avoit jamais vu de capitale. J'étois sur-
tout fort exact à faire ma cour, et j'assistois régu-
lièrement tons les matins à la messe du roi. Je
trouvois beau de me voir dans la même chapelle
avec ce prince et sa suite ; mais ma passion pour la
musique, qui comniencoit à se déclarer, avoit plus
de part à mon assiduité que la pompe de la cour,
qui , bientôt vue et toujours la même , ne frappe
pas long-temps. Le roi de Sardaigne avoit alors la
meilleure symphonie de l'Europe. Somis , Desjar-
dins, les Bezuzzi, y brilloient alternativement. Il
n'en falloit pas tant pour attirer un jeune homme
que le son du moindre instrument, pourvu qu'il
fût juste, trausportoit d'aise. Du reste , je n'avois
pour la magnificence qui frappoit iues yeux qu'une
admiration stupide et sans convoitise. La seule chose
PARTIE I, LIVRE II. xo5
qui m'intéressait dans tout l'éclat de la cour étoit de
■voir s'il n'y anroit point là quelque jeune princesse
qui méritât mon hommage, et a\ec laquelle je pusse
faire un roman.
Je faillis en commencer un dans un état moins
brillant, mais où, si je l'eusse mis à lin , j'aurois
trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux.
Quoique je -vécusse avec beaucoup d'économie ,
ma bourse insensiblement s'épuisoit. Cette écono-
mie au reste étoit moins l'effet de la prudence que
d'une simplicité de goût que même aujourd'hui
l'usage des grandes tables n'a point altérée. Je ne
couno:ssois pas et je ne connois pas encore de meil-
leure chère que celle d'un repas rustique. Avec du
laitage , des œufs , des herbes, du fromage, du pain
bis et du vin passable, on est toujours sûr de me
bien régaler ; mon bon appétit fera le reste quand
un maitre-d'hôtel et des laquais autour de moi ne me
rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisois
alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept
sous de dépense que je ne les ai faits depuis à six on
sept francs. J'étois donc sobre, faute d'être tenté de
ne pas l'être: encore ai-je tort d'appeler cela so-
briété; car j'y mettois toute la sensualité possible.
Mes poires , ma giuncà , mou fromage, mes grisses,
et quelques verres d'un gros vin de Montferrat à
couper par tranches, me reudoient le plus heureux
des gourmands; mais encore avec tout cela pouvoit-
on voir la tin de vingt livres. C'étoit ce que j'apper-
cevois plus sensiblement de jour en jour, et, maigre
l'étourderie de mon âge, mou inquiétude sur l'ave-
nir alla bientôt jusqu'à l'effroi. De tous mes chà-
9-
io6 LES CONFESSIONS.
teaux en Espagne , il ne me resta que celui de cher-
cher une occupation qui me fit vivre : encore n'é-
toit-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien
métier ; mais je ne le savois pas assez pour aller tra-
vailler chez un maître, et les maîtres mêmes n'abon-
doient pas à Turin. Je pris donc, en attendant mieux ,
le parti d'aller m'offrir de boutique en boutique,
pour graver un chiffre ou des armes sur de la vais-
selle, espérant tenter les gens par le bon marché en
me mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut
pas fort heureux. Je fus presque par-tout éconduit;
et ce que je trouvois à faire étoit si peu de chose,
qu'à peine y gagpai-je quelques repas. Un jour ce-
pendant, passant d'assez bon matin dans la Contra
nova, je vis à travers les vitres d'un comptoir une
jeune marchande de si bonne grâce et d'un air si
attirant, que, malgré ma timidité près des dames,
je n'hésitai pas d'entrer et de lui offrir mon petit
talent. Elle ue me rebuta point, me fit asseoir, con-
ter ma petite histoire, me plaignit, me dit d'avoir
bon courage , et que les bons chrétiens ne m'aban-
douueroient pas : puis, taudis qu'elle envoyoit cher-
cher chez un orfèvre du voisinage les outils dont
j'avois dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine et
m'apporta elle-même à déjeuner. Ce début me sembla
de bon augure; la suite ne le démentit pas. Elle me
parut contente de mon petit travail, encore plus de
mon petit babil quand je me fus un peu rassuré : car
elle étoit brillante et parée ; et , malgré son air gra-
cieux, cet éclat m'en avoit imposé. Mais son accueil
p'.eiu de bonté, son ton compatissant^, ses manières
douces et caressantes, me mirent bientôt à mon aise.
PARTTE I, LIVRE II. 107
Je vis que je réussissois , et cela me lii réussir da-
vantage. Mais quoiqu'Italieuue el trop jolie pour
n'être j>as un peu coquette, elle «'toit pourtant ai mo-
deste et moi si timide, qu'il étoit difficile que cela
vint sitôtàbien. On ne nous laissa pasle temps d'ache-
ver l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec plus de
charmes les courts moments que j'ai passes auprès
d'elle ;*et je puis dire y avoir goûté dans leurs pré-
mices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs
de l'amour.
Cétoit une brune extrêmement piquante, mais
dont le bon naturel , peint sur sou joli visage, ren-
doit la vivacité touchante. Elle s'appeloit madame
Basile. Son mari, plus âgé qu'elle et passablement
jaloux, la laissoit durant ses voyages sous la garde
d'un commis trop maussade pour être séduisant, et
qui ne laissoit pas d'avoir pour son compte des pré-
tentions qu'il ne montroit guère que par sa mau-
vaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoi-
que j'aimasse à l'entendre jouer de la ilùte, dont il
jouoit assez bien. Ce nouvel Egisthe grognoit tou-
jours quand il me voyoit entrer chez sa dame : il me
traitoit avec un dédain qu'elle lui rendoit bien. Il
seiubloit même qu'elle se plût, pour le tourmenter,
à me caresser en sa présence ; et cette sorte de ven-
geance, quoique fort de mon goût, Teùt été bien
plus dans le tête-à-tête ; mais elle ne la poussoit pas
jusques-là, ou du moins ce n'étoit pas de la même
manière. Soit qu'elle me trouvât trop jeune, soit
qu'elle ne sut joint laire les avances , soit qu'elle
voulût sérieusement être sage , elle avoit alors une
sorte de réserve qui n'éloit pas repoussante, mais qui
io8 LES CONFESSIONS.
m'intimidoit sans que je susse pourquoi. Quoique je
ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que
tendre que j'avois pour madame de Warens, je me
sentois plus de crainte et bien moins de familiarité.
J'étois embarrassé, tremblant, je n'osois la regar-
der, je n'osois respirer auprès d'elle; cependant je
«raignois plus que la mort de m'en éloigner. Je dé-
Torois d'un œil avide tout ce que je pouvois regarder
sans être apperçu , les fleurs de sa robe, le bout de
son joli pied, l'intervalle d'un bras ferme et blanc
qui paroissoit entre son gant et sa manchette , et
celui qui se faisoit quelquefois entre son tour de
gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutoit à l'im-
pression des autres. A force de regarder ce que je
pouvois voir et même au-delà, mes yeux se trou-
bloient, ma poitrine s'oppressoit , ma respiration
d'instant en instant plus embarrassée me donnoit
beaucoup de peine à gouverner ; et tout ce que je
pouvois faire étoit de liler sans bruit des soupirs fort
incommodes dans le silence où nous étions assez
souvent. Heureusemeut madame Basile, occupée à
son ouvrage , ne s'en appercevoit pas , à ce qu'il me
sembloit. Cependant je voyois quelquefois par une
sorte de sympathie son fichu se renfler assez fré-
quemment. Ce dangereux spectacle achevoit de me
perdre ; et quand j'étois prêt à céder à mon trans-
port, elle in'adressoit quelques mots d'un ton tran-
quille qui me faisoient rentrer en moi-même à
l'instant.
Je la vis plusieurs fois seule de cette manière ,
sans que jamais un geste, un mot, un regard même
trop expressif, marquât entre nons la moindre in-
PARTIE I, LIVRE II. 109
telligence. Cet état, très tourmentant pour moi,
faisoit cependant mes délices; et à peine dans la sim-
plicité de mon cœur pouvois-je imaginer pourquoi
j'étoia si tourmenté. Il paroissoit que ces petits tète-
à-tète ne lui déplaisoient pas non plus; du moins
elle en reudoit les occasions assez fréquentes: soin
bien gratuit assurément de sa part ponr l'usage
qu'elle en faisoit et qu'elle m'en laissent faire.
Un jour qu'ennuyée des sots colloques du commis
elle avoit monté dans sa chambre , je me hâtai, dans
1 arrière-boutique où jétois , d'achever ma petite
tâche , et je la suivis. Sa chambre étoit entr'ouverte ;
j'v entrai sans être apperou. Elle brodoit près d'une
fenêtre, a^ant en lace le côté de la chambre opposé à la
porte. Elle ne pouvoit ni me voir entrer, ni m'en-
tendre, à cause du bruit que des chariots faisoient
dans la rue. Elle se mettoit toujours bien : ce jour-là
sa parure approchoit de la coquetterie. Son attitude
étoit gracieuse ; sa tète un peu baissée laissoit voir
la blancheur de son cou ; ses cheveux relevés avec
élégance étoient ornes de fleurs. Il régnoit dans toute
sa ligure un charme que j'eus le temps de sentir, et
qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l'en-
trée de la chambre en tendant les bras vers elle d'un
mouvement passionné, bien sur qu'elle ne pouvoit
m'eutendre, et ne pensant pas qu'elle pût me voir;
mais il y avoit à la cheminée une glace qui me trahit.
Je ne sais quel effet ce trausport lit sur elle : elle ne
me regarda point , ne me parla point ; mais tournant
à demi la tète , d'un simple signe de doigt . eile me
montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser an
cri , m'elancer à la place qu'elle in'a\ oit marquée , ne
no LES CONFESSIONS,
fut pour moi qu'une même chose ; niais ce qu'on
aura peine à croire est que dans cet état je n'osai
rien entreprendre au-delà , ni dire un seul mot , ni
lever les yeux sur elle , ni la toucher même dans une
attitude aussi contrainte, pour m'appuyer un in-
stant sur ses genoux. J'étois muet, immobile, mais
non pas tranquille assurément : tout marqnoit en
moi l'agitation, la joie, la reconnoissance , les ar-
dents désirs , incertains dans leur objet , et contenus
par la frayeur de déplaire , sur laquelle mon jeune
cœur ne pouvoit se rassurer.
Elle ne paroissoit ni plu» tranquille ni moins ti-
mide que moi. Troublée de nie voir là, interdite de
m'y avoir attiré , et commençant à sentir toute la
conséquence d'un signe parti sans doute avant la ré-
flexion, elle ne m'accueilloit ni ne me repoussoit ;
elle n'otoit pas les yeux de dessus son ouvrage ; elle
tâchoit de faire comme si elle ne m'eût pas vu à ses
pieds; mais toute ma bêtise ne m'empêchoit pas de
juger qu'elle partageoit mon embarras, peut-être mes
désirs , et qu'elle étoit retenue par une honte sem-
blable à la mienne , sans que cela me donnât la force
de la surmonter. Cinq ou six ans qu'elle avoit de
plus que moi dévoient, selon moi, mettre de son
coté toute la hardiesse; et je me disois que, puis-
qu'elle ne faitoit rien pour exciter la mienne , elle
pe vouloit pas que j'en eusse. Même encore aujour-
d'hui je trouve que je pensois juste , et sûrement elle
avoit trop d:esprit pour ne pas voir qu'un novice tel
que moi avoit besoin, non seulement d'être encou-
ragé, mais d'être instruit.
Je ne tais comment eût fini cette scène vive et
PARTIE I, LIVRE II. in
muette , ni combien de temps j'aurois demeuré im-
mobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous
n'eussions été interrompus. Au plus fort de mes agi-
tations, j'entendis ouvrir la porte de la cuisine qui
touchoit la chambre où nous étions ; et madame Ba-
sile alarmée me dit virement de la voix et du peste:
Levez- vous, voici Rosina. En mo levant en hâte, je
saisis une main qu'elle me tendoit. et j'y appliquai
deux baisers brûlants , au second desquels je senti*
cette charmante main se presser un peu contre mes
lèvres. De mes jours je n'eus un si doux moment :
niais l'occasion que j'avois perdue ne revint plus , et
nos jeunes amours en restèrent là.
C'est peut-être pour cela qne l'image de celte ai-
mable femme est restée au fond de mon cœur en
traits si ebarmants. Elle s'y est même embellie à me-
sure que j'ai mieux connu le monde et les femmes.
Pour peu qu'elle eût eu d'expérience, elle s'y fût
prise autrement pour animer un petit garçon : mais
si son cœur étoit foible . il étoit honnête ; eile cédoit
involontairement au penchant qui l'entraîuoit ; c'e-
toit, selon toute apparence , sa première infidélité,
et j'aurois peut-être eu plus à faire encore à vaincre
sa honte que la mienne. Sans en être venu là, j'ai
goûté près d'elle des délices inexprimables. Rien
de tout ce que m'a fait sentir la possession des fem-
mes ne vaut les deux minutes que j'ai jiassées à ses
pieds saus même oser toucher à sa *\jbe. INon , il n'y a
point de jouissances pareil 1rs à celles que peut don-
ner une honnête femme qu'on aime : tout est faveur
auprès d'elle. In petit signe du doigt . une main lé-
gèrement pressée contre ma bouche, sont les seules
lia LES CONFESSIONS.
faveurs que je reçus jamais de madame Basile ; et le
souvenir de ces faveurs si légères me transporte en-
core en y pensant.
Les deux, jours suivants j'eus beau guetter un
nouveau tète-à-tète; il me fut impossible d'en trou-
ver le moment, et je n'apperçus de sa part aucun
soin pour le ménager; elle eut même le maintien ,
non plus froid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire,
et je crois qu'elle évitoit mes regards de peur de ne
pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit com-
mis fut plus désolant que jamais. Il devint même
railleur, goguenard ; il me dit que je ferois mon che-
min près des dames. Je tremblois d'avoir commis
quelque indiscrétion, et, me regardant déjà comme
d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du mys-
tère un goût qui jusqu'alors n'en avoit pas grand
besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les
occasions de le satisfaire, et, à force de les vouloir
sûres, je n'en trouvai plus du tout.
Voici encore une autre folie romanesque dont ja-
mais je n'ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timi-
dité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions
du commis* J'aimois trop sincèrement, trop parfai-
tement, j'ose le dire, pour pouvoir aisément être
heureux. Jamais passions ne furent en même temps
plus vives et plus pures que les miennes, jamais
amour ne fut ;>lus vrai, plus tendre, plus désinté-
ressé. J 'aarôis mule lois sacrifié mon bonheur à celui
de la personne que j'aimois; sa réputation ra'étoit
plus chère que ma vie ; et jamais , pour les plaisirs
de la jouissance, je n'aurois voulu compromettre un
moment son repos. Cela m'a fait apporter tant de
PARTIE I, LIVRE II. ni
«oins, tant de secret, tant de précaution dans mes
entreprises, que jamais aucune n'a pu réussir. Mon
peu de succès près des femmes est toujours venu de
les trop aimer.
Pour revenir au Auteur Egisthe , ce qu'il y a voit en
lui déplus singulier étoit qu'eu devenant plus insup-
portable, le traître sembloit devenir pins complai-
sant. Dès le premier jour que sa dame m'avoit pris en
affection , elle avoit songé à me rendre utile dans le
magasin. Je savois passablement l'arithmétique ; elle
lui avoit proposé de m'apprendre à tenir le» livres :
mais mon bourru reçut très mal la proposition , crai-
gnant peut-être d'être supplanté. Ainsi tout mon tra-
vail, après mon burin, étoit de transcrire quelques
comptes et mémoires , de mettre au net quelques livres
et de traduire quelques lettres de commerce d'italien
en françois. Tout d'un coup mon homme s'avisa de
revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu'il
m'apprendroit les comptes à parties doubles, et qu'il
vouloit me mettre en état d'offrir mes services à
M. Basile , quand il seioit de retour. Il y avoit dans
son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de
malin , d'ironique , qui ne me donnoit pas de la cen-
tiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse,
lui dit sèchement que je lui étois obligé de ses offres ,
qu'elle espéroit que la fortune favoriseroit enfin mon
mérite, et que ce seroit grand dommage qu'avec taut
d'esprit je ne fusse qu'un commis.
Elle m'avoit dit plusieurs lois qu'elle vouloit me
faire faire une connoissance qui pourroit m'ètre uti 'e.
Elle pensoit assez sagement pour sentir qu'il eloit
temps de me détacher d'elle. ^Nos muettes déciaia-
L£S COKF£*6. I . 10
n4 LES CONFESSIONS.
tions s'étoient faites le jeudi. Le dimanche elle donna
un dîner où je me trouvai , et où se trouva aussi un
jacobin de bonne mine auquel elle me présenta. Le
moine me traita très affectueusement , me félicita sur
ma conversion , et me dit plusieurs choses sur mon
histoire qui m'apprirent qu'elle la lui avoit contée :
puis me donnant deux petits coups d'un revers de
main sur la joue, il me dit d'être sage, d'avoir bon
courage , et de l'aller voir, que nous causerions plus
à loisir ensemble. Je jugeai par les égards que tout
le monde avoit pour lui que c'étoit un homme de
considération, et par le ton paternel qu'il prenoit
avec madame Basile qu'il étoit son confesseur. Je
me rappelle bien aussi que sa décente familiarité
étoit mêlée de marques d'estime et même de respect
pour sa pénitente, qui me firent alors moins d'im-
pression qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Si j'avois
eu plus d'intelligence, combien j'eusse été touché
d'avoir pu rendre sensible une jeune femme respec-
tée par son confesseur.
La table ne se trouva pas assez grande pour le nom-
bre que nous étions: il en fallut une petite, où j'eus
l'agréable vis-à-vis de monsieur le commis. Je n'y
perdis rien du côté des attentions et de la bonne
ehere ; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite
table, dont l'intention n'étoit sûrement pas pour
lui. Tout alloit très bien jusques-là ; les femmes
étoient fort gaies, les hommes fort galants; madame
Basile faisoit ses honneurs avec une grâce charmante.
Au milieu du dîner l'on entend arrêter une chaise à
la porte , quelqu'un monte ; c'est M. Basile. Je le vois,
«otmne s'il entroit actuellement, en habit d'écar-
PARTIL I, LIVRE I I. n5
late a boutons d'or; couleur que j'ai prise en aver-
sion depuis ee jour-là. M. Basile étoit un grand et
bel boiume , qui se présentoit très bien. Il eutre avec
fracas, et de l'air de quelqu'un qui surprend son
monde , qnoîqu'il n'y eût là que de KS amis. Sa
femme lui saute au cou , lui prend I es mains , lui fait
mille caresses qu'il reçoit sans les lui rendre. Il salue
la compagnie, on lui donne un couvert , il mange.
A peine avoit-ou commencé de parler de son voyage ,
que, jetant les veux sur la petite table, il demande
d'uu ton sévère ce que c'est^qnece petit garçon qu'il
appercoit là. Madame Iïasile le lui dit tout naïve-
ment. Il demande si je loge daus la maison. On lui
dit que non. Pourquoi non? reprend-il grossière-
ment : puisqu'il s'y tient le jour, il peut bien y rester
la nuit. Le moine prit la parole, et, après un éloge
grave et vrai de madame Basile, il lit le mien en peu
de mots , ajoutant que, loin de blâmer la pieuse cba-
11 lé de sa femme, il- devoit s'empresser d'y prendre
part . puisque rien n'y passoit les bornes de la dis-
crétion. Le mari répliqua d'uu ton d'bumeur dont
il cacboit la moitié , contenu par la présence du
moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu'il
a voit des instructions sur mon compte, et que le
commis m'avoit servi de sa façon.
A peine étoit-onbors de table, que celui-ci, dé-
pècbé par son bourgeois , vint en tr ioniphe me signi-
fier de sa part de sortir à l'instant de cbez lui et de
u'y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa com-
mission de tout ce qui pouvoit la rendre insultante
et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur na-
*réj moins de quitter cette aimable femme, que de
jiô LES CONFESSIONS,
la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il
avoit raison sans doute de ne vouloir pas qu'elle fût
infidèle; mais , quoique sage et bien née, elle étoit
Italienne, c'est-à-dire sensible et vindicative : et il
avoit tort, ce me semble, de prendre avec elle les
moyens les plus propres à s'attirer le malheur qu'il
craignoit.
Tel fut le succès de ma première aventure. Je vou-
lus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue,
pour revoir au moins celle que mon cœur regrettoit
sans cesse: mais au lieu d'elle je ne vis que son mari
et le vigilant commis , qui , m 'ayant apperçu ,me fit
avec l'aune de la boutique un geste plus expressif
qu'attirant. Me vovant si bien guetté , je perdis cou-
rage et n'y passai plus. Je voulus aller voir au moins
le patron qu'elle m'avoit ménagé. Malheureusement
je ne savois pas son nom. Je rodai plusieurs fois
inutilcnient autonr du couvent pour tâcher de le ren-
contrer. Enfin d'autres événements m'ôterent les
charmants souvenirs de madame Basile; et dans peu
je l'oubliai si bien, qu'aussi simple et aussi novice
qu'auparavant , je ne restai pas même affriandé de
jolies féru mes.
Cependant ses libéralités avoieut un peu remont»
mon petit équipage, très modestement toutefois, et
avec la précaution d'une femme prudente qui regar-
dqit plus à la propreté qu'à la parure, et qui vouloit
m'empêcher de souffrir, et non pas me faire briller.
Mon habit, que j'a vois apporté de Genève , étoit bon
et portable encore ; elle y ajouta un chapeau et quel-
que linge. Je n'avois point de manchettes; elle ne
«roui ut point m'en donner, quoique j'en eusse bonne
PARTIE I , LIVRE T T. xi 7
envie. Elle se contenta de rue nietlre eu état de nie
tenir propre , et c'est un soin qu'il ne fallut pas nie
recommander tant que je parus devant elle.
Peu de jours après nia catastrophe, mon hôtesse,
qui, comme j'ai dit, in'avoit pris en amitié, me dit
qu'elle m'avoit peut-être trouvé une place , et qu'une
dame de condition vouloit me voir. A ce mot, je me
crus tout de bon dans les hautes a veutures , car j'en
revenois toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi
brillante que je me l'étois figurée. Je fus chez cette
dame avec la domestique qui lui avoir parlé de moi.
Elle m'interrogea, m'examina ; je ne lui déplus pas;
et tout de suite j'entrai à son service, non pas tout-
à- fait en qualité de favori , maisen qualité de laquais.
Je fus vêtu de la couleur de ses gens : la seule distinc-
tion fiit qu'ils portoient l'aiguillette , et qu'on ne me
la donna pas. Comme il n'y a voit point de galons à
sa Livrée, cela faisoit presque un habit bourgeois.
Voilà le terme inattendu auquel aboutireut enfin
toutes mes grandes espérances.
Madame la comtesse de Yercellis, chez qui j'en-
trai ,étoit veuve et sans enfants. Son mari étoit Pié-
montois; pour elle, je l'ai toujours crue Savoyarde,
ne pouvant imaginer qu'une Piémontoise parlât si
bien françois,et eût un accent si pur. Elle étoit entre
deux âges, d'une ligure fort noble, d'un esprit orné,
aimant la littérature françoise, et s'y connoissant,
Elle éerivoit beaucoup, et toujours en francois. Ses
lettres avoient le tour et presque la grâce de celle*
de madame de Sévigné; on auroit pu s'y tromper à
quelques unes. Mon principal emploi, et qui ne me
déplaisoit pas , étoit de les écrire sons sa dicté©, ua
10.
nS LES CONFESSIONS.
cancer au seiu,qni la faisait beaucoup sotiffrir, n*
lui permettant plus d'écrire elle-même.
Madame de "Vercellis avoit non seulement beau-
coup d'esprit , mais une ame élevée et forte. J 'ai suivi
sa dernière maladie, je l'ai vue souffrir et mourir
«ans jamais marquer un instant de foiblesse, sans
faire le moindre effort pour se contraindre , sans sor-
tir de son rôle de femme, et sans se douter qu'il y
eût à cela de la philosophie, mot qui n'étoit pas en-
core à la mode , et qu'elle ne connoissoit même pas
dans le sens qu'il porte aujourd'hui. Cette force de
caractère alloit quelquefois jusqu'à la sécheresse.
Elle m'a toujours paru aussi peu sensible pour au-
trui que pour elle-même; et quand elle faisoit du
bien aux malheureux, c'étoit pour faire ce qui étoit
bien en soi, plutôt que par une véritable commisé-
ration. J'ai un peu éprouvé de cette insensibilité
pendant les trois mois que j'ai passés auprès d'elle.
Il étoit naturel qu'elle prît en affection un jeune
homme de quelque espérance qu'elle avoit incessam-
ment sous les yeux, et qu'elle songeât, se sentant
mourir, qu'après elle il auroit besoin de secours et
d'appui : cependant , soit qu'elle ne méjugeât pas
digne d'une attention particulière , soit que les gens
qui l'obsédoient ne lui aient permis de songer qu'à
eux, elle ne lit rien pour moi.
Je me rappelle pourtant fort bien qu'elle avoit
marqué quelque curiosité de me connoître. Elle m'in-
terrogeoit quelquefois ; elle étoit bien aise que je lui
montrasse les lettres que j'écrivois à madame de Wa-
rens , que je lui rendisse compte de mes sentiments.
PARTIE I, LIVRE II. no.
Mais elle ne s'y prenoit assurément pas bien pour
les connoitre en ne me montrant jamais les siens.
Mon cœur aimoit à s'épancher pourvu qu'il sentît
que c'étoit daus un autre. Des interrogations sèches
et froides, sans aucun signe d'approbation ni de
blâme sur mes réponses, ne me donnoient aucune
conliauce. Quand rien ne m'apprenoit si mon babil
plaisoit ou déplaisoit , j'étois toujours en crainte, et
je cherchois moins à montrer ce que je pensois qu'à
ne rien dire qui put me nuire. J'ai remarqué , de-
puis , que cette manière secbe d'interroger les gens
pour les connoître est un tic assez commun chez les
femmes qui se piquent d'esprit. Elles s'imaginent
qu'en ne laissant point paroitre leur sentiment elles
parviendront à mieux pénétrer le vôtre ; mais elles
ue voient pas qu'elles ôtent par-là le courage de le
montrer. Un homme qu'on interroge commence par
cela seul à se mettre. en garde, et s'il croit que, sans
prendre à lui un véritable intérêt , on ne veut que le
faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d'atten-
tion sur lui-même , et aime encore mieux passer pour
un sot que d'être dupe de votre curiosité. Enfin c'est
toujours nn mauvais moyen de lire dans le cœur des
autres que d'aflécter de cacher le sien.
Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot
qui sentit l'affection , la pitié, la bienveillance.
Elle m'interrogeoit froidement ; je répondois avec
réserve. Mes réponses étoient si timides qu'elle dut
les trouver basses et s'en ennuya. Sur la lin elle ne
me questionnoit plus, ne me parloit plus que pour
&on service : elle me jugea moins sur ce que j'étois
i2o LES CONFESSIONS.
que sur ce qu'elle m'avoit fait; et, à force de ne voir
en moi qu'un laquais , elle m'empêcha de lui paroître
autre chose.
Je crois que j'éprouvai dès-lors ce jeu malin des
intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie , et qui
m'a donné une aversion bien naturelle pour l'ordre
apparent qui les produit. Madame de Vercellis ,
n'ayant point d'enfants, avoit pour héritier son ne-
veu le comte de la Roque qui lui faisoit assidûment
sa cour. Outre cela , ses principaux domestiques , qui
la vovoient tirer à sa fin , ne s'oublioient pas ; et il y
avoit tant d'empressés autour d'elle, qu'il étoit dif-
ficile qu'elle eût du temps pour penser à moi. A la
tète de sa maison étoit un nommé M. Lorenzi ,
homme adroit, dont la femme encore plus adroite
s'étoit tellement insinuée dans les bonnes grâces de
sa maîtresse , qu'elle étoit plutôt chez elle sur le pied
d'une amie que d'une femme à ses gages. Elle lui
avoit donné pour femme de chambre une nièce à
elle , appelée mademoiselle Pontal , fine mouche , qui
se donuoit des airs de demoiselle suivante , et aidoit
sa tante à obséder si bien leur maîtresse , qu'elle ne
vovoit que par leurs yeux et n'a^issoit que par leurs
mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois
personnes : je leur obéissois , mais je ue les servois
pas : je n'imagiuois pas qu'outre le service de notre
commune maîtresse , je dusse être encore le valet de
ses vaîeis. J'élois d'ailleurs une espèce de personnage
inquiétant pour eux. Ils voyoieut bien que je n'é-
tois pas à ma place ; ils craignoient que madame ne le
vit aussi, et que ce qu'elle feroit pour m'y mettre
ne diminuât leurs portions; car ces sortes de gens,
PARTIE I, LIVRE II. lai
trop avides pour être justes , regardent tous les legs
qui sont pour d'autres comme pris sur leur propre
bien. Us se réunirent donc pour m 'écarter de ses
veux. Elle aimoit à écrire des lettres; c'étoit un
amusement pour elle dans son état : ils l'en dégoû-
tèrent et l'en firent déionrner par le médecin , en la
persuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que
je n'entendois pas le service , on eruployoit au lien
de moi deux gros manants de porteurs de chaise au-
tour d'elle : enfin l'on fît si bien que, quand elle fit
son testament , il y avoit huit jours que je n'étois en-
tré dans sa chambre. Il est vrai qu'après cela j'y en-
trai comme auparavant, et j'y fus même plus assidu
que personne: car les douleurs de cette pauvrt
femme me déchiroient ; la constance avec laquelle
elle les souffroitme la rendoit extrêmement respec-
table et chère; et j'ai bien versé dans sa chambre des
larmes sincères, sans qu'elle ni personne s'en ap-
percût.
Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie
avoit été celle d'une femme d'esprit et de sens ; sa
mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me ren-
dit la religion catholique aimable par la sérénité
d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans
négligence et sans affectation. Elle étoit naturelle-
ment sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une
sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui
n'étoit qu'un contre-poids donné par la raison con-
tre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que
les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir
paisiblement avec tout le monde. Enfin , ne parlant
plus, et déjà dans les transports de l'agonie, elle fît
i22 LES CONFESSIONS.
un gros pet : Bon , dit-elle en se retournant , femme
qui pete n'est pas morte. Ce furent les derniers mots
qu'elle prononça.
Elle avoit légué un an de leurs gages à ses bas do-
mestiques; mais, n'étant point couché sur l'état de
sa maison, je n'eus rien. Cependant le comte de la
Roque me fit donner trente livres et me laissa l'ha-
bit neuf que j'avois sur le corps, et que M. Lo-
renzi vouloit m'ôter. Il promit même de chercher à
me placer, et me dit de l'aller voir. J'y fus deux ou
trois fois , sans pouvoir lui parler. J'étois facile à
rebuter. Je n'y retournai plus. On verra bientôt que
j'eus toit.
Que n'ai-je acheA'é tout ce que j'avois à dire de
mon séjour chez madame de Vercellis! Mais, bien
que mon apparente situation demeurât la même . je
ne sortis pas de sa maison comme j'y étois entré. J'en
emportai les longs souvenirs du crime et l'insuppor-
table poids des remords dont au bout de quarante
ans ma conscience est encore chargée, et dont l'amet
sentiment, loin de s'affoiblir, s'irrite à mesure que
je vieillis. Qui croiroit que la faute d'un enfant put
avoir des suites aussi cruelles ? C'est de ces suites
plus que probables que mon cœur ne peut se con-,
soler. J'ai peut-être fait périr dans l'opprobre et
dans la misère une fille aimable, honnête, esti-
mable, et qui sûrement valoit beaucoup mieux que
moi.
Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage
n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et
qu'il ne s'égare bien des choses. Cependant , telle
étoit la fidélité des domestiques , et la vigilance de
PARTIE I, LIVRE II. i2j
M. et madame Lorenzi , que rien ne se trouva de
manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pon-
tal perdit un petit ruban couleur de rose et argent
déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses
étoient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le
volai; et comme je ne le cachois guère, on me le
trouva bientôt. On voulut savoir où je l'a vois pris ;
je me trouble, je balbutie, et enfin je dis en rou-
gissant que c'est Marion qui me l'a donné. Marion
étoit une jeune Mauriennoise, dont madame de Ver-
cellis avoit fait sa cuisinière , quand, cessant de
donner à manger, elle avoit renvoyé la sienne , ayant
plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins.
Non seulement Marion étoit jolie, mais elle avoit
une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans
les montagnes , et sur-tout un air de modestie et de
douceur qui faisoit qu'on ne pouvoit la voir sans
l'aimer : d'ailleurs bonue fille , sage , et d'une fidé-
lité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je
la nommai. L'on n'avoit guère moins de confiance
en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importoit de
vérifier lequel étoit le frippon des deux. On la lit
venir; l'assemblée étoit nombreuse; le comte de la
Roque y étoit. Elle arrive , on lui montre le ruban.
Je la charge effrontément; elle reste interdite, se
tait, me jette un regard qui aurait désarmé les dé-
mons , et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie
enfin avec assurance, mais sans emportement, m'a-
postrophe , m'exhorte à rentrer en moi-même , à ne
pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais
fait de mal ; et moi, avec une impudence infernale,
je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face
1*4 LES CONFESSIONS,
qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à
pleurer, et ne nie dit que ces mots : Ah! Rousseau,
je vous croyois un bon caractère : vous me rendez
bien malheureuse , mais je ne voudrois pas être à
votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre
avec autant de simplicité que de fermeté , mais sans
se permettre jamais contre moi la moindre invective.
Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui
fit tort : il ne sembloit pas naturel de supposer d'un
côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une
aussi angélique doiiceur. On ne parut pas se décider
absolument, mais les préjugés étoient pour moi.
Dans le tracas où l'on étoit on ne se donna pas le
temps d'approfondir la chose, et le comte de la
E.oque, en nous renvoyant tous deux, se contenta
de dire que la conscience du coupable vengeroit assez
l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne
cesse pas un seul jour de s'accomplir.
J 'ignore ce que devint cette victime de ma calom-
nie , mais il n'y a pas d'apparence quelle ail après
cela trouvé facilement à se bien placer. Elle empor-
tait une imputation cruelle à son honneur de toutes
manières. Le vol n'étoit qu'une bagatelle, mais
enfin c'étoit un vol, et, qui pis est, employé à sé-
duire un jeune garçon ; enfin le mensonge et l'obsti-
nation ne laissoient rien à espérer de celle en qui tant
de vices étoient réunis. Je ne regarde pas même la
misère et l'abandon comme le plus grand danger an-
quel je l'aie exposée. Qui sait, à son âge, où le dé-
couragement de l'innocence avilie a pu la porter ?
Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse
PARTIE I, LIVRE II. i25
est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la
rendre pire que moi.
Ce souvenir cruel me trouble quelquefois et me
bouleverse au point de voir dans mes insomnie»
cette pauvre fille venir me reprocher mon crime,
comme s'il n'étoit commis que d'hier. Tant que j'ai
vécu tranquille, il m'a moins tourmenté; mais an
milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus doue*
consolation des innocents persécutés; il me fait bien
«enïir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage,
que le remords s'endort durant un destin prospère
et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais
pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet
aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité
ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à
madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été
d'avouer que j'avois à me reprocher une action
atroce, mais je n'ai jamais dit en quoi elle consistoit.
Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allége-
ment sur ma conscience, et je puis dire que le désir
de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup con-
tribué à la résolution que j'ai prise d'écrire niea
confessions.
J'ai procédé rondement dans celle que je viens de
faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici
pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne rempli-
rois pas non plus ma tàcbe , si jen'exposois en même
temps mes dispositions intérieures, et que je crai-
gnisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vé-
rité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi
que dans ce cruel moment ; et quand je chargeai cette
US COHFESS. I. IX
iiù LES C O IN l E S S I O 2J S.
malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai,
que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle étoit
présente à nia pensée ; je m'excusai sur le premier
objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je
voulois faire , et de m'avoir donné le ruban , parce-
que mon intention étoit de le lui donner. Quand je
la vis paroitre, mon cœur fut déchiré ; mais la pré-
sence de tant de monde fut plus forte que mon re-
pentir. Je craignois peu la punition , je ne craignois
que la honte ; mais je la craignois plus que la mort,
plus que le crime , plus que tout au monde. J'aurois
voulu m' enfoncer, m'étouffer dans le centre de la
terre: l'invincible honte l'emporta sur tout, la
honte seule fît mon impudence ; et plus je devenois
criminel , plus la honte d'en convenir me rendoit in-
trépide. Je ne voyois que l'horreur d'être reconnu ,
déclaré publiquement , moi présent , voleur, men-
teur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtoit
tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à
moi-même, j'aurois infailliblement tout déclaré. Si
M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit ,
Ne perdez pas cette pauvre fille, si vous êtes coupa-
ble avouez-le-moi ; je me serois jeté à ses pieds dans
l'instant , j 'en suis parfaitement su r. Biais on ne fit que
m'intimider quand il falloit me donner du courage.
L'âge est encore une attention qu'il est juste de faire :
à peine étois-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étois
encore. Dans la jeunesse , les véritables noirceurs sont
plus criminelles encore que dr.ns l'âge mûr ; mais ce
qui n'est que foibiesse Test beaucoup moins, et ma
faute au fond n'étoit guère autre chose. Aussi son
«ouvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui-
TARTIE I, LIVRE II. 127
même , qu'à cau.se de celai qu'il a du causer. Il m'a
même fait M bien de me garantir pour le reste de ma
vie de tout acte tendant au crime, par l'irapressiou
terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais
commis ; et je crois sentir que mon aversion pour le
mensonge me vient en grande partie du regret d'en
avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui
puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit
l'être par faut de malheurs dont la lin de ma vie est
accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur
dans les occasions difficiles ; et la pauvre Marion
trouve taut de vengeurs en ce inonde, que , quelque
grande qu'ait été mou offeuse envers elle, je crains
peu d'en emporter la coulpe avec moi. "Voilà ce que
j'avois à dire snr cet article: qu'il me soit permis de
n'en reparler jamais.
FIN DU SECOND LIVRE.
ia8 LES CONFESSIONS.
LIVRE TROISIEME.
Oorti de chez madame de Vercellis à-peu-près
comme j'y étois entré, je retournai chez mon an-
cienne hôtesse, et j'y restai cinq ou six semaines ,
durant lesquelles la santé, la jeunesse , et l'oisiveté
me rendirent souvent mon tempérament importun.
J'étois inquiet, distrait, rêveur ; je pleurois ,je sou-
pirois, je desirois un bonheur dont je n'avois pas
l'idée , et dont je sentois pourtant la privation. Cet
état ne peut se décrire, et peu d'hommes même le
peuvent imaginer, parceque la plupart ont prévenu
cette plénitude de vie, à-la-fois tourmentante et dé-
licieuse , qui, dans l'ivresse du désir, donne un
avant-goùt de la jouissance. Mon sang allumé rem-
plissoit incessamment mon cerveau de filles et de
femmes ; mais n'en sentant pas le véritable usage ,
je les occupois bizarrement à mes fantaisies sans en
savoir rien faire de plus , et ces idées tenoient me*
sens dans une activité très incommode dont par bon-
heur elles ne ui'apprenoient point à me délivrer.
J'aurois donné ma vie pour retrouver un quart-
d'heure une demoiselle Goton. Mais ce n'étoit plus
le temps où les jeux de l'enfance alloient là comme
d'eux-mêmes. La honte , compagne de la conscience
du mal étoit venue avec les années : elle avoit accru
l'ARTIE I, LIVRE III. iag
ma timidité naturelle au point de la rendre invin-
cible ; et jamais, ni dans ce temps la ni depuis, je
n'ai pu parvenir à faire une proposition lascive , que
cellj; à qui je la faisois ne m'y ait en quelque sorte
contraint par ses avances, quoique sachant qu'elle
n'étoit pas scrupuleuse, et presque assuré d'être
pris au mot.
Mon agitation crut au point que, ne pouvant con-
»enter mes désirs, je les attisois par les plus extra-
vagantes manœuvres. J'alloi* chercher des allées
sombres, des réduits cachés, où je pusse m'exposeï
tic loin aux personnes du sexe dans l'état où j'aurois
voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyoient n'é-
toit pas l'objet obscène, je n'y songeois même pas ;
c'étoit l'objet ridicule. Le sot plaisir que j'avois de
l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n'y avoit
de là plus qu'un pas à faire pour sentir le traitement
desipé, et je ne doute pas que quelque résolue ne
m'en eût en passant donné l'amusement si j'eusse eu
l'audace d'attendre. Cette folie eut une catastrophe
à-peu-près aussi comique , mais moins plaisante
pour moi.
Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans
laquelle étoit un puits où les lîlles de la maison ve-
noient souvent chercher de l'eau. Dans ce fond il y
avoit une petite descente qui menoit a des caves par
plusieurs communications. Je sondai dans lobscu-
rité ces allées souterraines, et , les trouvant longue >
et obseures , je jugeai qu'elles ne liuissoient point ,
et que . si j étois vu et surpris , j'y trouverois un ie-
fnge assuré. Dans cette confiance , j 'offrois aux fillea
qui veuoient an puits un spectacle plus risible que
i i.
i3o LES CONFESSIONS,
séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir ;
d'autres se mirent à rire; d'autres se crurent insul-
tées et firent du bruit. Je me sauvai dans ma retraite :
j'y fus suivi. J'entendis une voix, d'homme sur la-
quelle je n'avois pas compté, et qui m'alarma. Je
m'enfonçai dans les souterrains au risque de m'y
perdre: le bruit, les voix, la voix d'homme, me
suivoient toujours. J'avois compté sur l'obscurité ,
je vis de la lumière. Je frémis , je m'enfonçai davan-
tage. Un mur m'arrêta , et , ne pouvant aller plus
loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment
je fus atteint et saisi par un grand homme portant
une grande moustache , un grand chapeau , un grand
sabre , escorté de quatre ou cinq vieilles femmes ar-
mées chacune d'un manche à balai , parmi lesquelles
j'apperçus la petite coquine qui m 'a voit décelé , et
qui vouloit sans doute me voir au visage.
L'homme au sabre , en me prenant par le nras , me
demanda rudement ce que je faisois là. On conçoit
que ma réponse n'étoit pas prête. Je me remis cepen-
dant; et, m'évertuant dans ce moment critique , j«
tirai de ma tête un expédient romanesque qui me
réussit. Je lui dis d'un ton suppliant d'avoir pitié
de mon âge et de mon état, que j'étois un jeune
étranger de grande naissance dont le cerveau s'étoit
dérangé ; que je m'étois échappé de la maison pater-
nelle pareequ'on vouloit m'enfermer; que j'étois
perdu s'il me faisoit connoilre ; mais que s'il vouloit
bien me laisser aller, je pourrois peut-être un jour
reconnoître cette grâce. Contre toute attente , mon
discours et mon air firent effet : l'homme terrible en
fut touché; et, après une réprimande assez courte,
PARTIE I, LIVRE III. iii
il me laissa doucement aller sans me questionner
davantage. A l'air dont la jeune et les vieilles me
virent partir, je jugeai que l'homme que j'a vois tant
craint m'étoit fort utile, et qu'avec elles seules je
n'en aurois pas été quitte à si bou marché, .le les
entendis murmurer je ne sais quoi dont je ne me
souciois guère ; car , pourvu que le sabre et l'homme
ne s'en mêlassent pas, j'éteis bien sûr, leste et vigou-
reux comme j etois, de me délivrer de leurs tricots
et d'elles.
Qaelques jours après , passant dans une rue avec
un jeune abbé mon voisin, j'allai donner du nez
contre l'homme au sabre. Il me reconnut, et, me
contrefaisant d'un ton railleur, « Je suis prince, me
■ dit-il, je suis prince, et moi je suis un coion: mais
< que son altesse n'y revienne pas. » Il n'ajouta rien
ce plus , et je m'esquivai en baissant la tête et le re-
merciant dans mon cœur de sa discrétion. J'ai jugé
que ces maudites vieilles lui avoient fait honte de
sa crédulité. Quoi qu'il en soit, tout Piémontois
qu'il étoit , c'étoit un bon homme, et jamais je ne
pense à lui sans un mouvement de reconnoissance :
car l'histoire étoit si plaisante, que, pour le seul
dfj-ir de faire rire, tout autre à sa place m'eût dés-
houoré. Cette aventure, sans avoir les suites que
j'en pouvois craindre, ne laissa pas de me rendre
sage pour long-temps.
Mon séjour chez madame de Vercellis m'avoit
procuré quelques connoissances que j'entretenois ,
dans l'espoir qu'elles pourroient m'être utiles. J'ai-
lois voir quelquefois entre nutres un abbé savoyard
appelé QA. Gaime, précepteur des enfants du «omte
i3j ils confessions.
de Mellarede. Il étoit jeune encore, et peu répandu,
mais pleia de bon sens , de probité, de lumières , et
l'un des plus honnêtes hommes que j'aie connus. Il
ne me fut d'aucune ressource pour l'objet qui m'at-
tiroit chez lui; il n'avoit pas assez de crédit pour
me placer : mais je trouvai près de lui des avantages
plus précieux qui m'ont profité toute ma vie ; les
leçons de la saine morale et les maximes de la droite
raison. Dans l'ordre successif de mes goûts et de mes
idées , j 'a vois toujours été trop haut ou trop bas :
Achille ou Thersite , tantôt héros et tantôt vaurien.
M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de
me montrer à moi-même sans m'épargner ni me dé-
courager. Il me parla très honorablement de mon
mérite et de mes talents; mais il ajouta qu'il en
voyoit naître les obstacles qui m'empêcheroient d'en
tirer parti ; de sorte qu'ils dévoient, selon lui, bien
moins me servir de degré pour monter à la fortune
que de ressources pour m'en passer. Il me fit un
tableau vrai de la vie humaine , dont je n'avois que
de fausses idées ; il me montra comment , dans un
destin contraire, l'homme sage pent toujours tendre
au bonheur et courir au plus près du veut pour y
parvenir, comment il n'y a point de vrai bonheur
sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les
états. Il amortit beaucoup mou admiration pour la
grandeur, en me prouvant que ceux qui dominoient
l*s autres n'étoient ni plus sages ni plus heureux
qu'eux. Il me dit une chose qui m'est souvent reve-
nue à la mémoire ; c'est que si chaque homme pou-
voit lire dans les cœurs de tous les autres, il y auroit
plus de gens qui voudroient descendre que de ceux
PARTIE I, LIVRE III. i33
qui voudroieut monter. Cette réflexion, dont la ve-
nté frappe, el qui n'a rien d'outré, m'a été d'un
grand usage dans le cours de ma vie pour me faire
tenir .i ne place paisiblement. Il me donna les pre-
mières vraies idées de l'honnête , que mon génie am-
poulé n'avoit saisi que dans ses excès. Il me lit sentir
que l'enthousiasme des vertus sublimes étoit peu
d'usage dans la société , qu'en s'élancant trop haut
on étoit sujet aux chutes, que la continuité des pe-
tits devoirs toujours bien remplis ne demandoit pas
moins de force que les actions héroïques, qu'on en
droit meilleur parti pour l'honneur et pour le bon-
heur, et qu'il valoit infiniment mieux avoir tou-
ioiirs l'estime des hommes que quelquefois leur ad-
miration.
Pour établir les devoirs de l'homme, il falloit
bien remontera leurs principes. D'ailleors le pas que
je venois de faire, et dont mon état présent étoit la
suite , nous conduisoit à parler de religion. L'on
conçoit déjà que l'honnête M. Gaiine est, en grande
partie , l'original du vicaire savoyard. Seulement la
prudence l'obligeant à parler avec plus de réserve , il
s expliqua moins ouveitement sur certains points;
mais au reste ses maximes, ses sentiments. ses avis, fu-
rent les mêmes; et jusqu'au conseil de retourner dans
ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au
public. Ainsi, sans m'étendre sur des entretiens dont
chacun peut voir la substauce, je dirai que ses le-
çons, sages, mais d'abord sans effet, fureut dans
mon cœur un germe de vertu et de religion qui ne
s'y étouffa jamais , et qui n'attendoit pour fructifier
que les soins d'une main plus chérie.
i34 LES CONFESSIONS.
Quoiqu'alors ma conversion fût peu solide, je
ne laissois pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de
ses entretiens, j'y pris goût à cause de leur clarté,
de leur simplicité , et sur-tout d'un certain intérêt
de cœur dont je sentois qu'ils étoient pleins. J'ai
lame aimante, et je me suis toujours attaché aux
gens moins à proportion du bien qu'ils m'ont fait
que de celui qu'ils m'ont voulu, et c'est sur quoi
mon tact ne me trompe guère. Aussi je m'affection-
nois véritablement à M. Gaime, j'étois pour ainsi
dire son second disciple , et cela me lit pour le mo-
ment même l'inestimable bien de me détourner de
la pente au vice, où m'entrainoit mon oisiveté.
Un jour que je ne pensois a rien moins., on vint
me chercher de la part du comte de la Roque. A
force d'y aller et de ne pouvoir lui parler , je m'étois
ennuyé, je n'y ail ois plus: je crus qu'il m'avoit
oublié , ou qu'il lui étoit resté de mauvaises im-
pressions de moi. Je me trompois. Il avoit été té-
moin plusieurs fois du plaisir avec lequel je rem-
plissois mon devoir auprès de sa tante; il le lui
avoit même dit , et il m'en reparla quand moi-même
je n'y songeois plus. Il me reçut bien , me dit que,
sans ra'amuser de promesses vagues, il avoit cher-
ché à me placer, qu'il avoit réussi ; qu'il me mettoit
en chemin de devenir quelque chose, que c'étoit à
moi de faire le reste; que la maison où il me faisoit
entrer étoit puissante et considérée ; que je n'avois
pas besoin d'autres protecteurs pour m'avancer ; et
que , quoique traité d'abord en simple domestique ,
comme je venois de l'être , je pouvois être assuré
que si, par mes sentiments et par ma conduite, on
PARTIE I, LIVRE III. i35
me jngeoit au-dessiks de cet état, on étoit dispose à
ne m'y pas laisser. La lin de ce discours démentit
cruellement les brillantes espérances que le com-
mencement m'avoit données. Quoi! toujours la-
quais! me dis-je en moi-même avec un dépit amer
qne la confiance effaça bientôt. .Te me sentois trop
peu fait pour cette place nour craindre qu'on m'y
laissât.
Il me mena chez le comte de Gouvon, premier
écuyer de la reine, et chef de l'illustre maison de
Solar. L'air de dignité de ce respectable vieillard
me rendit plus touchante l'affabilité de son accueil.
Il m'interrogea avec intérêt, et je lui répondis avec
sincérité. Il dit au comte de la Roque que j'avois
une physionomie agréable et qui promettoit de l'es-
prit; qu'il lui paroissoit qu'en effet je n'en man-
quois pas , mais que ce n'étoit pas là tout , et qu'il
falloit v oir le reste. Puis se tournant vers moi , Mon
enfant, me dit-il, presque en toutes choses les com-
mencen îents sont rudes ; les vôtres ne le seront pour-
tant pas beaucoup. Soyez sage et cherchez à plaire
ici à to ut le monde ; voilà quant à présent votre uni-
que emploi. Du reste, ayez bon courage; on veut
prendr e soin de vous. Tout de suite il passa chez
la marquise de Bteil sa belle-fille , et me présenta à
elle, puis à l'abbé de Gouvon sou fils. Ce début IM
parut de bon augure. J'en savois assez déjà pour
juger q u'on ne fait pas tant de façon à la réception
d'un l;i juais. En effet on ne me traita pas comme
tel. .l 'e us la table de l'office ; on oe me donna point
d'habit de livrée; et le comte de Favria . jeune
étourdf , m'avant voulu faire monter derrière son
i36 LES CONFESSIONS,
carrosse, son grand-pere défendit que je montasse
derrière aucun carrosse et que je suivisse personne
hors de l'hôtel. Cependant ie servois à table, et je
faisois à-peu-près au dedans le service d'un laquais ;
mais je le faisois en quelque façon librement , sans
être attaché nommémei [personne. Hors quelques
lettres qu'on me âictoit, et des images que le comte
de Favria me faisoit découper, j'étois presque Je
maître de tout mon temps dans la journée. Cette
épreuve, dont je ne m'appercevois pas , étoit assu-
rément très dangereuse ; elle n'étoit pas même fort
humaine, car celte grande oisiveté pouvait me faire
contracter des vices que je n'aurois pas eus sans
cela.
Mais c'est ce qui, très heureusement T n'arriva
point. Les leçons de M. Gaime avoient fait impres-
sion sur mon cœur, et j'y pris tant de goût que je
Hi'échappois quelquefois pour aller les entendre en-
core. Je crois que ceux qui me voyoient sortir ainsi
furtivement ne devinoient guère où j'allois. Il ne
se peut rien de plus sensé que les avis qu'il me
donna sur ma conduite. Mes commencements furent
admirables; j'étois d'une assiduité , d'un zèle , d'une
attention qui cbarmoient tout le monde- L'abbé
Gaime m'avertit sagement de modérer cette première
ferveur, de peur qu'elle ne vint à se relîeher et
qu'on n'y prit garde. « Votre début, me dit-il, est
« la règle de ce qu'on exigera de vous: tâchez de
« vous ménager de quoi faire plus dans la suite , mais
n gardez-vous de jamais faire moins. »
Comme on ne mavoit guère examiné sur mes pe-
tits talents « et qu'on ne me supposoit que ceux que
PARTIE I, LIVRE III. i3;
m'avoit donnes la nature, il ne p.iroissoit pas , mal-
gré ce que le comte de Gouvon m'avoit pu dire,
qu'on songeât à tirer parti de moi : des affaires vin-
rent à la traverse, et je fus à-peu-près oublié. Le
marquis de Breil , fils du comte de Gouvon , éloit
alors ambassadeur à Vienne : il survint des mouve-
ments à la cour qui se firent sentir dans la famille,
et l'on y fut quelques semaines dans une agitation
qui ne laissoit guère le temps de penser à moi. Ce-
pendant jusques-là je métois peu relâché. Une
chose me fit du bien et du mal, en m'éloignant d«
toute dissipation extérieure, mais en me rendaut uu
peu plus distrait sur mes devoirs.
Mademoiselle de Breil étoit une jeune personnt
à-peu-près de mon âge, bien faite, assez belle , très,
blanche , avec des cheveux très noirs, et, quoique
brune , portant sur son visage cet air de douceur de»
blondes auquel mon cœur n'a jamais résisté: l'ha-
bit de cour , si favorable aux jeunes personnes , mar-
quoit sa jolie taille , dégageoit sa poitrine et ses épau-
les , et rendoit son teint encore plus éblouissant par
le deuil qu'on poitoit alors. On. dira que ce n'est
pas à un domestique de s'appercevoir de ces choses-
là. J'avois tort sans doute; mais je m'en apperce-
fois toutefois .et même jen'étoispasle seul. Le mai
tre-d'hotel et les valets-de-chanibre en parloient
quelquefois à table avec une grossièreté qui me fai-
soit cruellement souffrir. La tète ne me tournoit
pourtant pas au point d'en être amoureux tout de
bon : je ne m'oubliois point ; je me tenois à ma pla-
ce , et mes désirs même ne s'émancipoient pas. J'ai,
mois à voir mademoiselle de Breil , à lui entendre
LES COHF£SS. J. 12
i38 LES CONFESSIONS,
dire quelques mots qui marquoient de l'esprit . du
sens , de l'honnêteté : mon ambition , bornée au plai-
sir de la servir , n'alloit point au-delà de mes droits.
A table j'étois attentif à chercher l'occasion de les
faire valoir. Si son laquais quittoit un moment sa
chaise , à l'instant on m'y voyoit établi : hors de là
je me tenois vis-à-vis d'elle ; je cherchois dans ses
yeux ce qu'elle alloit demander; j'épiois le moment
de changer son assietle. Que n'aurois-je point fait
pour qu'elle daignât m'ordonner quelque chose ,
me regarder, me dire un seul mol! Mais point:
j'avois la mortification d'èlre nul pour elle; elle ne
s'appercevoit pas même que j'étois là. Cependant
ion frère, qui m'adressoit quelquefois la parole à
table, m'ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant,
je lui fis une réponse si fine et si bien tournée qu'elle
y fit attention et jeta les yeux sur moi. Ce coup-
d'ceil , qui fut court, ne laissa pas de me transpor
ter ; le lendemain l'occasion se présenta d'en obtenir
un second , et j'en profitai. On donnoit ce jour-là
un grand diner , où , pour la première l'ois . je vis
avec beaucoup d'étonuement le maître-d'hôtel '■'ei \ ji
l'épée au côté et le chapeau sur la tète : par hasard
pn vint à parler de la devise de la maison de So/ar ,
qui éjoit sur la tapisserie avec les armoiries, Tel
fiert } qui ne tue pas. Comme les Piémontois ne
sont pas , pour l'ordinaire , consommés dans la lan-
gue frtinçoise, quelqu'un trouva dans cette devise
une faute d'orthographe , et dit qu'au mol Jiert A ne
falloit point de t.
Le vieux comte de Gouvon alloit répondre -.mais
ayant jeté les yeux sur moi, il vit que je souriois
PARTIE I, LIVRE III. iîy
sans oser rien dire; il m'ordonna de parler. Alors
je dis qne je ne croyois pas que le t fut de trop ; que
fiert étoit un vieux, mot françois qui ne venoit pas
du nom férus , fier , menaçant , mais du retbe/eril ,
il frappe , il blesse ; qu'ainsi la devise ne me parois,
soit pas dire , tel menace , mais tel frappe , qui ne
tue pas.
Tout le monde me regnrdoit et se regardent sans
rien dire : on ne vit de la vie un pareil étonneinent.
Mais ce qui me flatta davantage fut de voir claire-
ment snr le visage de mademoiselle de Breil un air
de satisfaction: cette personne si dédaigneuse daigna
me jeter nn second regard qui valoit tout au moins
le premier; puis tournant les yeux vers son grand,
papa, elle sembloit attendre avec une sorte d'impa-
tience la louange qu'il me devoit , et qu'il me donna
en effet si pleine et entière et d'nn air si content . que
toute la table s'empressa de faire chorus. Ce mo-
meut fut court , mais délicieux à tous égards : ce fut
un de ces moments trop raies qui replacent les cho-
ses dans leur ordre uatnrel et vengent le mérite avili
des outrages de la fortune. Quelques minutes aprèt,
mademoiselle de Breil . levant derechef les yeux sur
moi., me pria d'un ton de voix aussi timide qu affa-
ble de lui donner à boire. On juge que je ne la ils
pas attendre*, mais en approchant je fus saisi d'un
tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre je
répandis une partie de l'eau sur l'assiette, et même
sur elle. Son fiere me demanda étourdiment pour-
quoi je tremblois si fort: cette questionne servit
pas à me rassurer, et mademoiselle de Breil rougit
jusqu'au blanc des yeux.
i4o LES CONFESSIONS.
Ici finit le roman, où l'on remarquera, comme
avec madame Basile et dans toute la suite de ma vie ,
que je ne suis pas heureux dans la conclusion de
mes amours. Je m'affectionnai inutilement à l'an-
tichambre de madame deBreil; je n'obtins plus une
seule marque d'attention de la part de sa fille : elle
sortoit et rentroit sans me regarder , et moi j'osois
à peine jeter les yeux sur elle. J'étois même si bête
et si mal-adroit, qu'un jour qu'elle avoit en pas-
sant laissé tomber son gant, au lieu de m 'élancer sur
ce gant que j'aui-ois voulu couvrir de baisers , je
n'osai sortir de ma place , et je laissai ramasser le
gant par un gros butor de valet que j'aurois volon-
tiers écrasé. Pour achever de m'intimider, je m'ap-
perçus que je n'avois pas le bonheur d'agréer à
madame de Brcil : non seulement elle ne m'ordon-
noit rien, mais elle n'acceptoit jamais mon service ;
et deux l'ois, passant avec sa fille et me trouvant
dans son antichambre , elle me demanda d'un ton
fort sec si je n'avois rien àfai:e. Il fallut renoncer
à cette chère antichambre. J'en eus d'abord du re-
gret ; mais les distractions vinrent à la traverse , et
bientôt je n'y pensai plus.
J'eus de quoi me consoler du dédain de madame
de Breil par les bontés de sou bean-pere, qui s'ap-
perçut enlin que j'étois là : le soir du dîné dont j'ai
parlé, il eut avec moi un entretien d'une demi-
heure, dont il parut content et dont je fus en-
chanté. Ce bon vieillard, quoiqu'hômme d'esprit,
en avoit moins que madame de Vercellis, mais il
avoit plus d'entrailles, et je réussis mieux auprès
de lui. Il me dit de m'attacher à l'abbé de Gonvon
PART IF I, LlVKi; III. 141
son lils , qui m'avoit pris en affcctiou ; qne cette
affection , si j'eu proiitois, pouvoit m'ètre utile , et
uie faire acquérir ce qui me nianquoit pour les vues
qu'on avoit sur moi. Dès le lendemain matin je
volai chez M. l'abbé. Il ne me reçut point en domes-
tique : il me lit asseoir au coin de son feu , et , ni'in-
terrogeaut avec la plus grande douceur, il vit bien-
tôt que mon éducation, commencée sur tant do
choses, n'étoit achevée sur aucune. Trouvant sur-
tout que j'avois peu de latin, il entreprit de m'en
enseigner davantage: nous conviumes que je me
rendrois chez lui tous les matins, et je commençai
dès le lendemain. Ainsi , par une de ces bizarreries
qu'on trouvera souvent daus le cours de ma vie , en
même temps au-dessus et au-dessous de mon état ,
j'etois disciple et valet daus la même maison; et
j'avois dans ma servitude un précepteur d'une nais-
sance à ne l'être que des enfants des rois.
M. l'abbé de Gouvon étoit un cadet destiné par
sa famille à l'épiscopat , et dont, par cette raison,
l'on avoit poussé les études plus qu'il n'est or-
dinaire aux enfants de qualité : ou l'avoit envoyé à
l'université de Sienne , où il avoit resté plusieurs
années, et dont il avoit rapporte une assez forte
dote de cruscantisrue pour être à-peu-près à Turin
ce qu'étoit jadis à Paris l'abbé de Dangeau. Le dégoût
de la théologie l'avoit jeté dans les belles-lettres ; ce
qui est très ordinaire en Italie à ornx qui courent la
earriere de la prélature : il avoit bien lu les poètes ;
il faisoit passablement di s vers latins et italiens. En
un mot >ii avoit Le goùl qu'il fallait pour former le
■lien , et mettre quelque choix dans le fatras don?
I*.
14a LES CONFESSIONS.
je ra'étois farci la îète. Mais, soit que mon babil lui
eût fait illusion sur mou savoir, soit qu'il ne put
supporter l'ennui du latin élémeutaire, il me mit
d'abord beaucoup trop haut; et à peine m'eut-il fait
traduire quelques fables de Phèdre, qu'il me jeta
dans Virgile, où je n'entendois presque rien. J'étois
destiné, comme on verra dans la suite, à rapprendre
souvent le latin , et à ne le savoir jamais. Cependant
je travaillois avec assez de zèle, et M. l'abbé me pro-
dignoit ses soins avec une bonté dont le souvenir
m'attendrit encore: je passois avec lui une bonne
partie de la matinée, tant pour mon instruction que
pour son service ; non pour celui de sa personne ,
car il ne souffrit jamais que je lui en rendisse aucun ,
mais pour écrire sous sa dictée et pour copier. Ma
fonction de secrétaire me fut plus utile que celle,
d'écolier : non seulement j'appris ainsi l'italien dans
sa pureté, mais je pris dn goût pour la littérature
et quelque discernement des bons livres, qui ne
s'acquéroit pas chez la Tribu, et qui me servit beau-
coup dans la suite quand je me mis à travailler seul.
Ce temps fut celui de ma vie où, sans projets ro-
manesques , je pouvois le plus raisonnablement me
livrer à l'espoir de parvenir. M. l'abbé , très content
de moi , le disoit à tout le monde; et son père m'a-
voit pris dans une al/ection'si singulière, que le
comte de Favria m'apprit qu'il avoit parlé de moi
au roi. Madame de Breil elle-même avoit quitté pour
moi son air méprisant. En/in je devins une espèce
de favori dans la maison, /à la grande jalousie des
autres domestiques , qui , nie voyant honora des in-
PARTIE I, LIVRE III. 14S
structions du iils de leur maître, .«tutoient bien que
ce n'étoit pas pour rester longtemps leur égal.
Autant que j'ai pu juger des vuvs qu'on avoit sur
moi par quelques mots lâchés à la volée, et aux-
quels je n'ai réfléchi qu'après-coup, il m'a paru que
la maison de Solar, voulant courir la carrière des
ambassades, et peut-être s'ouvrir de loin celle du
ministère , nuroit été bien aise de se former d'avance
an snjel qui eût du mérite et des talents, et qui,
dépendant uniquement d'elle, eut pu dans la suite
obtenir sa coniiance et la servir utilement. Ce projet
du comte de Gouvon étoit noble, judicieux, ma-
gnanime, et vraiment digne d'un grand seigneur
bienfaisant et prévoyant; mais outre que je n'en
voyois pas alors toute l'étendue, il étoit trop sensé
pour ma tète , et demandoit un trop long assujettis-
sement. Ma folle ambition ne cherchoit la fortune
qu'à travers les aventures; et ne voyant point de
femme à tout cela , je trouvois cette manière de par-
venir lente, pénible et triste; tandis que j*aurois dû
la trouver d'autant plus honorable et sûre, que les
femmes ne s'en mèloient pas. l'espèce de méiife
qu'elles protègent ne valant assurément pas celui
qu on me supposoit.
Tout alloit à merveille. J'avois obtenu, presque
arraché l'estime de tout le monde. Les épreuves
étoieut hnies, et l'on me regardoit généralement
comme un jeune homme de la plus grande espé-
rance, qui n'etoit pas à sa place , et qu'on .s'atten-
diit d'y voir arriver. Mais ma place n'etoit pas celle
qui m'étoit assignée par les hommes , et j'y devois
14; LES CONFESSIONS,
parvenir par des chemins bien différents. Je touche
à un de ces traits caractéristiques qui me sont pro-
pres, et qu'il suffit de présenter au lecteur, sans y
ajouter de réflexion.
Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux
convertis de mon espèce, je ne les aimois pas, et
n'en a vois jamais voulu voir aucun. Mais j'avois vu
quelques Genevois qui ne l'étoient pas; entre autres
un M. Mussard , surnommé tord-gueule , peintre en
miniature, et un peu mon parent. Ce Mussard dé-
terra ma demeure chez le comte de Gouvon , et vint
m'y voir avec un autre Genevois appelé Bâcle, dout
j'avois été camarade durant mon apprentissage. Ce
Bâcle étoit un garçon très amusant, très gai , plein
de saillies bouffonnes que sonâgerendoit agréables.
Me voilà tout d'un coup engoué de M. Bâcle, mais
engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il alloit
partir bientôt pour s'en retourner à Genève. Quelle
perte j'allois faire! J'en sentis bien toute la gran-
deur. Pour mettre du moins à profit le temps qui
nf étoit laissé, je ne le quittois plus, ou plutôt il
ne me quittoit pas lui-même : car la tête ne me
tourna pas d'abord au point d'aller hors de l'hôtel
passer la journée avec lui sans congé; mais bientôt,
voyant qu'il m'obsédoit entièrement, on lui défendit
la porte; et je m'échauffai si bien, qu'oubliant tout
hors mon ami Bâcle , je n'allois ni chez M. l'abbé ni
chez M. le comte, et l'on ne me voyoit plus dans la
maison. On me lit des réprimandes que je n'écou'ai
pas ; on me menaça de me congédier. Cette menace
fut ma perte ; elle me fit entrevoir qu'il étoit possi-
ble que Bâcle ne s'en allât pas seul. Dès-l<3rs je ne
PARTIE I, LIVRE III. H*
ris plus d'autre plaisir, d'autre sort, d'autre bon-
heur, que celui de faire un pareil voyage ; et je ne
VOYOU à cela que l'ineffable félicite du voyage . au
bout duquel, pour surcroît, j'entrevovois madame
de Warens, mais dans un éloignement immense;
car pour retournera Genève, c'est à quoi je ne
pensai jamais. Les monts, les prés, les bois, les
ruisseaux, les villages, se succédoient sans fin et
sans cesse avec de nouveaux charmes ; ce bienheu-
reux trajet sembloit devoir absorber ma vie entière.
Je me rappe'.ois avec délices combien ce même
voyage m'avoit paru charmant en venant. Que de-
voit-ce être lorsqu'à tout l'attrait de l'indépendance
se joindroit celui de faire route avec un camarade de
mon âge, de mon goût et de bonne humeur, san6
gène , sans devoir, sans contrainte, sans obligation
d'aller ou rester que comme il nous plairoit ? Il fai-
loit être fou pour sacrifier une pareille fortune à des
projets d'ambition d'une exécution lente, pénible,
incertaine, et qui, les supposant réalisés un jour,
ne valoient pas dans tout leur éclat un quart-d'heure
de vrai plaisir et de liberté dans la jeunesse.
Plein de cette sage fantaisie, je me conduisis si
bien que je vins à bout de me faire chasser, et en
vérité ce ne fut pas sans peine. Un soir, comme je
rentrois , le maitre-d'hôtel me signifia mon congé
de la part d« M. le comte. C'étoit précisément ce que
je demandois ; car sentant malgré moi l'extravagance
de ma conduite, j'y ajoutois pour m'exeuser l'in-
justice et l'ingratitude, croyant mettre ainsi les gens
dans leur tort, et me justifier de la sorte à moi-même
■un parti pris par nécessité. On me dit de la part du
146 LES CONFESSIONS.
comte de Favria d'aller lui parler le lendemain ma-
tin avant mon départ i et comme on voyoit que la
te te m'ayant tourné j'étois capable de n'en rien faire ,
le maitre-d'hôtel remit après cette visite à me don-
ner quelque argent qu'on m'avoit destiné , et qu'as-
surément j'avois fort mal gagné; car, ne voulant
pas me laisser dans l'état de valet, on ne m'avoit pa»
fixé de gages.
Le comte de Favria, tout jeune et tout étourdi
qu'il étoit , me tint en cette occasion les discours les
plus sensés, et j'oserois presque dire les plus ten-
dres, tant il m'exposa d'une manière flatteuse et
touchante les soins de son oncle et les intentions de
son grand-pere. Enfin, après m'a voir mis vivement
devant les yeux tout ce que je sacriiiois pour courir
à ma perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant
pour toute condition que je ne visse plus ce petit
malheureux qui m'avoit séduit.
Il étoit si clair qu'il ne disoit pas tout cela de lui-
même, que malgré mon stupide aveuglement je sen-
tis toute la bonté de mon vieux maître, et j'en fus
touché : mais ce. cher voyage étoit trop empreint
dans mon imagination pour que rien put en balancer
le charme. J'étois tout-à-fait hors de sens, je me
raffermis, je m'endurcis, je fis le fier ;et je répondis
arrogamment que , puisqu'on m'avoit donné mon
congé , je l'avois pris , qu'il n'etoit plus temps de s'en
dédire , et que , quoi qu'il pût m'arriver en ma vie,
j 'étois bien résolu de ne jamais me faire chasser deux
fois d'une maison. Alors ce jeune homme, justement
irrité , me donna les noms que je méritois , me mit
hors de sa chambre par les épaules , et me ferma la
PARTIE I, LIVRE III. 147
porte aux talons. Moi, je sortis triomphant, comme
si je venois d'emporter la plus grande victoire; et,
de peur d'avoir un second combat à soutenir, j'eus
l'indignité de partir sans aller remercier M. l'abbé
de ses bontés.
Pour concevoir jusqu'où mon délire alloit dans
ce momr-n» . il faudroit connoitre à quel point mon
cœur est sujet à s'échauffer sur les moindres choses,
et avec quelle force il se plonge dans l'imagination
rie l'objet qui l'attire, quelque vain que soit quel-
quefois cet objet. Les plans les plus bizarres, les
plus enfantins , les plus fous , viennent caresser mon
idée favorite et me montrer de la vraisemblance à
m'y livrer. Croiroit-on qu'à près de dix-neuf ans on
puisse fonder sur une fiole vuide la subsistance du
reste de ses jours? Or écoutez.
L'abbé de Gouvon m'avoit fait présent il y avoit
quelques semaines d'une petite fontaine de héron
fort jolie, et dont j'étois transporté. A force de faire
jouer cette fontaine et de parler de notre voyage,
nous pensâmes, le sage Bâcle et moi, que l'une
pourroit bien servir à l'autre et le prolonger. Qu'v
avoit-il d'aussi curieux dans le monde qu'une fon-
taine de héron? Ce principe fut le fondement sur
lequel nous bâtîmes l'édifice de notre fortune. Nous
devions dans chaque village rassembler les paysans
autour de notre fontaine , et là les repas et la bonne
chère dévoient nous tomber avec d'autant plus d'a-
bondance que nous étions persuadés l'un et l'autre
que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les re-
cueillent, et que quand ils n'en gorgent pas les pas-
sants, e'est pure mauvaise volonté. Nous n'imagi-
i4» LES CONFESSIONS.
nions par-tout que festins et noces , comptant que ,
sans rien débourser que le vent de nos poumons et
.l'eau de notre fontaine, elle pouvoit nous défrayer
en Piémont, en Savoie, en France, et par tout le
inonde. Nous faisions des projets de voyage qui ne
fvnissoient point, et nous dirigions d'abord notre
course au nord , plutôt pour le plaisir de repasser les
AJpes , que par la nécessité supposée de nous arrê-
ter enfin quelque part.
Tel fut le plan sur lequel je me mis en campagne ,
abiindonnant sans regret mon protecteur, mon pré-
cepteur, mes études, mes espérances, et l'atfeute
d'une fortune presque assurée, pour commencer,
attiré par une chimère, la vie d'un vrai vagabond.
Adieu la capitale, adieu la cour, l'ambition, la va-
nité , l'amour, les belles , et toutes les grandes aven-
tures dont l'espoir m'avoit amené l'année précé-
dente. Je pars avec ma fontaine et mon ami Bâcle ,
la bourse légèrement garnie, mais le cœur saturé de
joie , et ne songeant qu'à jouir de cette ambulante
félicité à laquelle j'avois tout-à-conp borné mes bril-
lants projets.
Je fis cet extravagant voyage presque aussi agréa>
blement que je m'y étois attendu, mais non pas tout,
à-fait de la même manière; car, bien que notre fon-
taine amusât quelques moments dans les cabarets les
hôtesses et leurs servantes , il n'en falloit pas moins
payer en sortant. Mais cela ne nous troubloit guère,
et nous ne songions à tirer parti tout de bon de cette
ressource que quand l'argent viendroit à nous man-
quer. Un accident nous en évita la peine : la fontain»
se cassa près de Bramant ; et il en étoit temps , car
PARTIE I, LIVRE III. 149
nous sentions, sans oser nous le dire , qu'elle com-
mençait à nous ennu\ei. Ce mallicnr nous rendit
plus gais qu'auparavant , et nous rimes beaucoup de
notre étourdi 1 io d'avoir oublié que nos habits et nos
souliers s 'useraient, ou d'avoir cru les renouveler
avec le jeu de notre fontaine. Nous continmunes
notre voyage aussi alègrcment que nous l'avions
commencé, mais filant un peu plus droit vers le
tenue, où notre bourse tarissante nous faisoit une
nécessité d'arriver.
A Chambéry je devins pensif, non sur la sottise
que je venois de faire, jamais homme ne prit sitôt
ni si bien son parti sur le passé, mais sur l'accueil
qui m'attendoit chez madame de Warens; car j'envi-
• sageois exactement sa maison comme ma maison
paternelle. Je lui avois écrit mon entrée chez le
comte de Gouvon ; elle savoit sur quel pied j'y étois,
et en m'en félicitant elle m'avoit donné des leçons
très sages sur la manière dont je devois correspon-
dre aux bontés qu'on avoit pour moi. Elle regardoit
ma fortune comme assurée, si je ne la détruisois
pas par ma faute. Qu'alloit-elle dire en me voyant
arriver? Il ne me vint pas même à l'esprit qu'elle
put me fermer sa porte : mais je craignois le chagrin
que j'allois lui donner; je craignois ses reproches,
pins durs pour moi que la misère. Je résolus de tont
endurer en silence , et de tout faire pour l'appaiser.
Je ne voyois plus dans l'univers qu'elle seule : vivre
dans sa disgrâce étoit une chose qui ne se pouvoit
pas.
Ce qui m'inquiétoit le plus étoit mon compagnon
de voyage , dont je ne voulois pas lui donner le snr-
X.ES CONFESS. I. l3
tSa LES CONFESSIONS,
croit , et dont je craiguois de ne pouvoir <ne débar-
rasser aisément, .le préparai cette séparation en vi-
vant assez froidement avec lai la dem cre journée.
Le drôle nie comprit $ il étoit plus fou rjne sot. Je
crus qu'il sTatfecteroit de mon inconstance ; j'eus
tort : mon ami lîàcle ne s'affectoit de rien. A peine .
en entrant à Aunccy, avions-nons mis le pied dans
la vilie , qu'il me dit ,Te voilà chez toi, m'embrassa,
me dit adieu , lit une pirouette, et disparut. Je n'ai
jamais plus entendu parler de lui. Notre conuois-
sance et notre amitié durèrent, en tout, environ six
semaines , mais les suites eu dureront autant que
moi.
Que le cœur me battit en approchant de la maison
de madame de Warens ! m« s jambes trembîoient .sons
moi ; mes yeux se couvroient d'un voile, je ne vôyôis
rien, je n'entendois rien, je n'aurois reconnu per-
sonne; je fus contraint de m "arrêter plusieurs foi%
pour respirer et reprendre mes sens. Liloit-c? la crain-
te de ne pas obtenir les secours dont j 'a vois besoin
qui me troubloit à ce point? A l'âge où j'étois, la
peur de mourir de faim donne-t-eile de pareilles
alarmes ? Non , non, je le dis avec autant de vérité
que de fierté , jamais , en aucun temps de ma vie , il
n'appartint à l'intérêt ni à l'indigence de m'épanouîr
ou de me serrer le cœur. Dans le cours d'une vie
inégale , et mémorable par ses vicissitudes , souvent
sans asyle et sans pain, j'ai toujours vu du même
œil l'opulence et la rcisere. Au besoin f'aurois pu
mendier ou voler comme un autre, mais non pas me
troubler pour en être réduit là. Peu d'hommes ont
autant gémi que moi ; p«u ont autant versé de pleurs
VA UTIE I, LIVRE III. i5i
dans leur vie : mais jamais la pauvreté ni la crainte
d'y î'.mher ne m'ont fait pousser un soupir ni ré-
panure une larme. Mon arae, à l'épreuve de la for-
tune, n'a connu de vrais biens ni de vrais maux, que
ceux qui ue dépendent pas d'elle; et c'est quand rien
ne m'a manqué pour le nécessaire que je me suis
senti le plu* malheureux des mortels.
A neine parns-je aux yeux de madame de Warens
que sou air me 1 assura : je tressaillis au premier son
de sa voix. Je me précipite à ses pieds , et , dans les
transports de la plus vive joie, je colle ma bouche
sur sa main. Pour elle, j'ignore si elle avoit su de
mes nouvelles, mais je vis peu de surprise sur son
visage , et je n'y vis aucun chagrin. Pauvre petit ,
me dit-elle d'un ton caressant, te revoilà donc! Je
savois bien qne tu étois trop jeune pour ce voyage.
Je suis bien aise au mo.ns qu'il n'ait pas aussi mal
tourné que je Pavois craint. Ensuite elle me fît con-
ter mon histoire , qui ne fut pas longue, et que je
lui lis très fidèlement, en supprimant cependant
quel ques articles, mais au reste sans m'éparguer ni
n» 'excuser.
Il fut question de mon gîte. Elle consulta sa fem-
me-de-chambre. Je n'osois respirer durant cette dé-
libération; mais quand j'entendis que je coueberois
dans la maison , j'eus peine à me contenir , et je vis
porter mon petit paquet dans la chambre qui m'e-
t.ut destinée. à-peu.près comme Saint-Preux vit re-
nier sa chaise cher, madame de Wohnar. .l'eus pour
surcroît le plaisir d'apprendre que cette faveur ne
seroit point passagère; et, dans un moment où l'on
me oroyoil attentif à tout autre chose , j'entendis
i52 LES CONFESSIONS,
qu'elle disoit : « On dira ce qu'on voudra; mais,
« puisque la Providence me le renvoie, je suis déter-
« mince à ne pas l'abandonner. »
Me voilà donc enfin établi cbez elle. Cet établis-
sement ne fut pourtant pas encore celui dont je date
les jours beureux de ma vie , mais servit à le pré-
parer. Quoique cette sensibilité de cœnr qui nous
fait jouir de nous soit l'ouvrage de la nature et peut-
être un produit de l'orgauisation , elle a besoin de
situations qui la développent. Sans ces causes occa-
sionnelles, un bomme né très sensible ne sentiroit
rien, et mourroit sans avoir connu son être. Tel
j'avois été jusqu'alors, et tel j'aurois toujours été
peut-être si je n'avois jamais connu madame de Wa-
rens, Ou si même, l'ayant connue, je n'avois pas
vécu assez long-temps auprès d'elle pour contracter
la douce habitude des sentiments affectueux qu'elle
m'inspira. J'oserai le dire : qui ne sent que l'amour
ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je
connois un autre sentiment , moins impétueux peut
être , mais plus délicieux mille fois, qui quelque-
fois est joint à l'amour , et qui souvent en est sé-
paré. Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule :
il est plus voluptueux , plus tendre ; je n'imagine
pas qu'il puisse agir pour quelqu'un du même sexe,
du moins je fus ami si jamais bomme le fut, et je
ne l'éprouvai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci
n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite :
les sentiments ne se décrivent bien que par leurs
effets.
Elle babitoi t une vieille maison , mais assez grande
pour avoir une belle pièce de réserve, dont elle fit
PARTIE I, LIVRE HT. i53
va cbarulne Je parade, et qui fut celle où l'on me
logya. Cette chambre étoit sur le passage dont j'ai
parle, où se lit notre première eutrevue; et au-delà
du ruisseau et des jardins on découvroit la cam-
pagne. Cet as|)cct u Y-toit pas pour le jeuue habitant
une chose indifférente. C'étoit , depuis Bossey,la
première fois que j'avois du verd devant mes fenê-
tres. Toujours masqué par des murs, je n'avois eu
sou* les yeux que des toits ou le gris des rues. Com-
bien cette nouveauté me fut sensible et douce! elle
augmenta beaucoup mes dispositions à l'attendrisse-
ment. Je faisois de ce charmant paysage encore un
des bienfaits de ma chère patrone : il me sembloit
qu'elle l'avoit mis là tout exprès pour moi; je m'y
placois paisiblement auprès d'elle; je la voyois par-
tout entre les. fleurs et la verdure: ses charmes et
tftiix du printemps se confondoient âmes yeux. Mon
.cœui , jusqu'alors comprimé , se trouvoit plus au
large daus cet espace, et mes soupirs s'exhaloient
plus librement parmi ces vergers.
Du ne trouvoit pas chez madame de Warens la
magnificence que j'avois vue à Turin, mais on y
trouvait la propieté, la décence , et une abondance
patriarchale avec laquelle le faste ne s'allie jamais.
L'Ile avoit pen de vaisselle d'argent , point de porce-
laine , point de gibier dans sa cuisine, ni daus sa
cave de vins étrangers ; nais l'une et l'autre étoient
bien garnies au service de tout le monde;
des ta.-ses de faïence elle donnoit d'excellent café.
Quiconque la venoit voir étoit invité à dîner avec
file ou c'>ev. elle; el jameis ouvrier, messager ou
passait? ne sorîoit sans manger on boire , seion i an-
ï54 LES CONFESSIONS.
cien usage helvétique. Son domestique étoit com-
posé d'une fenime-de-chambre fribourgeoise assez
jolie appelée Merceret , d'un valet de son pays ap-
pelé Claude Aoiet , dont il sera question dans la sui-
te , d'une cuisinière , et de deux porteurs de louage
quand elle alloit en visite , ce qu'elle faisoit rare-
ment. Voilà bien des choses pour deux mille livres
de rente ; cependant son petit revenu bien ménagé
eut pu suffire à tout cela, dans un pays où la terre
est très bonne et l'argent très rare. Malheureuse-
ment l'économie ne fut jamais sa vertu favorite ; elle
s'endettoit, elle payoit; l'argent faisoit la navette,
et tout alloit.
La manière dont son ménage étoit monté étoit
précisément celle que j'aurois choisie; on peut
croire que j'en profitois avec plaisir. Ce qui m'en
plaisoit moins étoit qu'il falloit rester très long-
temps à table. Elle supportoit avec peine !a première
odeur du potage et des mets ; cette odeur la faisoit
presque tomber en défaillance, et ce dégoût duroit
long-temps; elle se remettoit peu-à-peu, causoit ,
et ne mangeoit point. Ce n'étoit qu'au bout d'une
demi-heure qu'elle essayoit le premier morceau.
J'aurois dîné trois fois dans cet intervalle : mon re-
pas étoit fait long - temps avant qu'elle eut com-
mencé le sien. Je recommençois de compagnie ; ainsi
je mangeois pour deux, et ne m'en trouvois pas plus
mal. Enfin je me livrois d'autant plus au doux sen-
timent du bien-être que j'éprouvois auprès d'elle,
que ce bien-être dont je jouissois n'étoit mêlé d'au-
cune inquiétude sur les moyens de le soutenir. N'é-
tant point encore dans l'étroite confidence de ses
PARTIE I, LIVRE III. i55
affaires, je les supposois en état d'aller toujours
sur le même pied. J'ai retrouvé Lesméines agrémenta
dans sa maison par la suite; mais, plus instruit de
sa situation réelle, et voyant qu'ils anticipaient sur
ses rentes, je ne les ai plus goûtés si tranquillement.
La prévoyance a toujours gâté chez moi la jouis-
sance. J'ai vu l'avenir à pure perte, je n'ai jamais
pu l'éviter.
Dès le premier jour, la plus douce familiarité
s'établit entre nous au même degré où elle a con-
tinué tout le reste de sa vie. Petit fut mon n ni ,
Maman fut le sien : et toujours nous demeurâmes
Petit et Maman , même quand le nombre des années
en eut presque effacé la différence entre nous. Je
trouve que ces deux noms rendent à merveille l'idée
de notre ton, la simplicité de nos manières, et sur-
tout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la
plus tendre des mères, qui jamais ne chercha son
plaisir mais toujours mon bien ; et si les sens en-
trèrent dans mon attachement pour elle , ce n'étoit
pas pour en changer la nature, mais pour le rendre
seulement plus exquis; pour m'enivrer du charme
d'avoir une maman jeune et jolie qu'il m'étoit déli-
cieux de caresser; je dis caresser au pied de la let-
tre , car jamais elle n'imagina de mïpargner les
baisers ni les plus tendres caresses maternelles, et
jamais il n'eutra dans mon cœur d'en abuser. On
dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations
d'une antre espèce: j'en conviens; mais il faut at-
tendre , je ne puis tout dire à la fois.
Le coup-d'œil de notre première entrevue fut le
seul moment vraiment pa-sionné qu'elle m'ail jamais
i5G LES CONFESSIONS.
fait sentir ; encore ce moment iut-il l'ou vxage de la
surprise. Mes regards indiscrets n'alloient jamais
furetant sous son mouchoir, quoiqu'un embonpoint
ma! caché dans cette place eût bien pu les y attirer.
Jç n'avois ni transports ni désirs auprès d'elle ; j'é-
to:s dans un calme ravissant, jouissant sans savoir
de quoi. J'aurois ainsi passé ma vie et i'étcrniie
même sans m'ennuyer un instant. Elle est la seule
personne avec qui je n'ai jamais senti cette séche-
resse de conversation qui me fait un supplice du
devoir delà soutenir. Nos tète-à-tête étoient moins de*
entretiens qu'un babil intarissable qui pour iinir
avoit besoin d'être interrompu. Loin de me faire
une loi de parler , il falloit plutôt m'en faire une de
me taire. A force de méditer ses projets elle tomboit
souvent dans la rêverie, lié bien.' je la laissois rê-
ver; je me taisois, je la contemplois , et j'étois le
plus heureux des hommes. J'avois encore un tic
fort singulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-
à-tête , je le recherchois sans cesse , et j'en jouissois
avec une passion qui dégénérait en fureur quand
des importuns venoientle troubler. Sitôt que quel-
qu'un arrivoit, homme ou femme, il n'importoit
pas, je sortois en murmurant, ne pouvant souffrir
de rester en tiers auprès d'elle. J'allois compter les
minutes dans son antichambre , maudissant ces
éternels visiteurs, et ne pouvant concevoir ce qu'ils
avoient tant à dire, pareeque j'avois à dire encore
plus.
Je ne sentois toute la force de mon attachement
pour elle que quand je ne la voyou pas. Quand je
la voyois. je n'étois que coûtent : mois mou inquio
PARTIE I, LIVRE III. i5?
tude f n son absence allait an point d'être doulou-
reuse. Le besoin de vivre avec elle me donnoit des
élans d'attendrissement qui souvent alloient jus-
qu'aux larmes, .le me souviendrai toujours qu'un
jour de grande Fête, tandis qu'elle étoità vêpres,
j'allai lue promener hors de la ville , le cœur plein
de son image, et du désir ardent dépasser mes jours
auprès d'elle. Pavois assez de sens pour voir que,
quanta présent, cela n'étoit pas possible, et qu'un
bonheur que je goùtois si bien seroit court. Cela
donnoit à ma rêverie une tristesse qui n'avoit pour-
tant rieu de sombre et qu'un espoir flatteur tempé-
roit. Le son des cloches qui m'a toujours singuliè-
rement affecté, léchant des oiseaux, la beauté du
jour, la douceur du paysage , les maisons éparses et
champêtres dans lesquelles je placois en idée notre
commune demeure , tout cela me frappoit tellement
d'une impression vive, tendre, triste et touchante,
que je me vis comme en extase transporté dans cet
heureux temps et dans cet heureux séjour où mon
cœur, possédant toute la félicité qui pouvoit lui
plaire, la goùtoit dans des ravissements inexprima-
bles , sans songer même à la volupté des sens. Je
ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans
l'avenir avec plus de force et d'illusion que je fis
alors; et , ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir
de cette rêverie quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir
retrouvé des objets tels exactement que je les avois
imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut
l'air d'une vision prophétique , ce fut assurément
celui-là. Je n'ai été déçu que dans sa durée imagi-
naire; car les jours et les ans et la vie entière s'y
iJS LES CONFESSIONS,
passaient dans uuc inaltérable tranquillité , au lieu
qu'eu effet tout cela n'a duré qu'un moment. Héla» !
mou plus constant bonheur fut en songe; son ac-
complissement lut presque à l'instant suivi du ré-
veil.
Je ne linirois pas si j'entrois dans le détail de tou-
tes les folies que le souvenir de cette chère maman
me f ai soit faire, quand je n'étois plus sous ses jettxt
Cotuyien de fois j'ai hai.'.é mon lit en songeant
qu elle y avoit couché, me 3 rideaur, , tous les meu-
bles de ma chambre, en songeant qu'ils étoient à
elle, que sa belle main les avoit touchés, le plan-
cher même sur lequel je me prosternois en songeant
qu'elle y avoit marché! Quelquefois même en sa pré-
sence i l m'échappoit des extravagances que le plus
violent amour seul sembloit pouvoir inspirer. Un
jour à table , au moment qu'elle avoit mis un mor-
ceau dans sa bouche , je m'écrie que j'y vois un che-
veu ; elle rejette le morceau sur son assiette , je
m'en saisis avidement et l'avale. En un mot, de moi
à l'amant le plus passionné il n'y avoit qu'une dif-
férence unique, mais essentielle, et qui rend mon
état presque inconcevable à la raison.
J'étois revenu d'Italie, non tout-à-fait comme j'y
étois allé , mais comme peut-être jamais à mon âge
on n'en est revenu. J'en avois rapporté non ma vir-
ginité mais mon pucelage. J 'avois senti le progrès
des ans ; mon tempérament inquiet s'étoit enfin dé-
claré, et sa première éruption, très involontaire,
m 'avoit donné sur ma santé des alarmes qui peignent
mieux que toute autre chose l'innocence dans la-
quelle j'avois vécu jusqu'alors. Bientôt rassuré j'ap-
PARTIE I, LIVRE III. i >g
j. ris ce dangereux supplément qui trompe ta nature
et sauve au\ jeunes gens de mon hnmeàr betiQCOOp
île désordres inx dépens de leur santé, de leur vi-
gueur, er quelquefois <ie leur vie. Ce vice, que !a
bonté el la timidité trouvent si commode, ;i die plus
un grand attrait [tour les imaginations vives, c'est
de disposer pour ainsi dire à leur gré de tout le sexe,
et de faire servir à leurs plaisirs la beaule qui les
fente sans avoir besoin d'obtenir son aveu. Séduit
par ce funeste avantage, je travaillois à détruire la
bonne constitution qu'avoit rétablie en moi la na-
ture , et à qui j'avois donné le temps de se bien for-
mer. Qu'on ajoute à cette disposition le local de ma
situation présente: logé cbez une jolie femme, ca-
ressant son imape au fond de mon cœur, la voyant
sans cesse dans la journée, le soir entouré d'objets
qui me la rappellent, couché dans un lit où je sais
qu'elle a couché. Que de stimulants ! tel lecteur qui
se les représente me voit déjà à demi mort. Tont au
contraire, ce qui dévoit me perdre fut précisément
ce qui me sauva , du moins pour un temps. Enivré
du charme de vivre auprès d'elle, et du désir ardent
d'v passer mes jours . absente ou présente je vovois
toujours en elle une tendre mère, une sœur chérie ,
nne délicieuse amie, et rien de plus. Je la toyois
toujours ainsi, toujours la même, et ne vovojs ja-
mais qu'elle. Son image, toujours présente à mou
cœur, n'y laissoit place à nulle autre ; elle étoit pour
moi la seule femme qui fût au monde; et l'extrême
douceur des sentiments qu'elle m'inspiroit , ne lais-
sant pas à mes sens le temps de s'éveiller pour d'au-
tres , me garantissoit et d'elle et de tout sou sexe.
160 LES CONFESSIONS.
Eu un mot , j'étois sage parceque je l'airaois. Sur ces
effet.-) que je rends mal, dise qui pourra de quelle
espèce étoit mon attachement pour elle. Pour moi,
tout ce que j'en puis dire est que s'il paraît déjà
fort extraordinaire, dans la suite il le paroitra beau-
coup plus.
Je passais mon temps le plus agréablement du
monde , occupé des choses qui me plaisoient le m oins.
C'étoient des projets à rédiger, des mémoires à met-
tre au net, des recettes à transcrire; c'étoient des
herbes à trier, des drogues à piler, des alambics à
gouverner. Tout à travers tout cela venoient des
foules de passants, de mendiants, de visites de toute
espèce. Il falloit entretenir tout à la fois un soldat ,
un apothicaire , un chanoine, une belle dame, un
frère lai. Je pestois , je grommelois, je jurois, je
donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour
elle . qui prenoit tout en gaieté , mes fureurs la fai-
soient rire aux larmes , et ce qui la faisoit rire en-
core plus étoit de me voir d'autant plus iurieux que
je ne pouvois moi-même m'empêcher de rire. Ces
petits intervalles où j'avois le plaisir de grogner
étoient charmants ; et s'il survenoit un nouvel im-
portun durant la querelle , elle en savoit encore
tirer parti pour l'amusement en prolongeant mali-
cieusement la visite, et me jetant des coups-d'œil
pour iesquels je l'aurois volontiers battue. Elle
avoit peine à s'empêcher d'éclater en me voyant,
contraint et retenu par la bienséance , lui faire des
yeux de possédé, tandis qu'au fond de mon cœur
et même en dépit de moi je trouvois tout cela très
comique.
iiK I, LIVRE III. iCi
Tout cela , sans me plaire en soi , m'amu ^ .it pour-
tant, parcequ'il faisoit partie d'une manière d'être
qui m'étoit charmante. Rica de ce qui se faisoit au-
tour de moi. iit.ii de !out ce qu'on me faisoit faire
n'étoit selon mon goût, mais tout étoit selon mon
cœur. Je crois que je serois parvenu à aimer la mé-
decine, si mon déjoùt pour elle n'eût fourni des
scènes folâtres qui nous égayoient sans cesse, ces!
peut-être la première fois que cet art a produit un
pareil effet. Jeprétendoisconnoitre à l'odeur un livie
de médecine, et ce qu'il y a déplaisant est que je
m v trompoia rarement. Elle me faisoit goûter àts
plus détestables drogues. J'avois beau fuir ou vou-
loir me défendre ; malgré ma résistance et mes horri-
bles grmaces, malgré moi et mes dents , quand je
yoyois ces jolis doigts barbouille; s'approcher de ma
bouche, il lalloit linir par l'ouvrir et sucer. Quand
tout son petit ménage eioit rassemblé, dans la même
chambre .à nous entendre courir et crier au milieu
des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouoit quelque
farce, et non pas qu'on y faisoit de l'opiat ou de
l'éli.vir.
Mon temps ne se passoit pourtant pas tout entier
à c<-N polissonneries J'avois trouvé quelques livres
dati» I ■ hau bre que j'occupois ; P ufendorff , le Spec-
Tateu? . .a tlenriade. Quoique je n'eusse plus mon
arn Le açeur de lecture, par désœuvrement je
lisois Uu eu de tout cela. Le Spectateur sur-tout me
plut beaucoup et me ht du bien. M. 1 abbé de Gou-
von m'avoit appris à lire moins avidement et avec
plus de re i xion , la lecture me profitoit mieux. Je
m'accoutumois a réfléchir sur l'éiocation, sur hs
les cokfess. i. 14
i6î LES CONFESSIONS.
constructions élégantes ; je m'exercois à discerner
le fraucois pur de mes idiomes provinciaux. Par
exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe
rjne |e faisois avec tous nos Genevois par ces deux
Tt-rs de la Henri ade :
S . if qu'un ancien respect pour le sang de leurs maîtres
Parlât encor pour lui dans le cœur de ces traîtres.
Ce mol parlât , qui me frappa , m'apprit qu'il falloit
un t à la troisième personne du subjonctif; au lieu
qu'auparavant je l'écrivois et prononcois paria,
comme le présent parfait de l'indicatif.
Quelquefois je causois avec maman de mes lectu-
res ; quelquefois je lisois auprès d'elle; j'y prenois
grand plaisir ; je m'exercois à bien lire, et cela me
fut utile aussi. J'ai dit qu'elle avoit l'esprit orué. Il
étoit alors dans toute sa fleur. Plusieurs gens de
lettres s'étoient empressés à lui plaire, et lui avaient
appris à juger des ouvrages d'esprit. Elle avoit. si je
puis parler ainsi , le goût un peu protestant : elle ne
parloit que de Bayle , et faisoit grand cas de S.-Evre-
mond, qui depuis long-temps étoit mort en France.
Mais cela n'empêchoit pas qu'elle ne connut la
bonne littérature et qu'elle n'en parlât fort !>;en. Elle
avoit été élevée dans des sociétés choisies ; et venue
en Savoie encore jeune , elle avoit perdu dans le com-
merce charmant de la noblesse du pays ce ton ma-
niéré du pays de Vaud, où les femmes prennent le
bel esprit pour l'esprit du monde , et ne savent par-
ler que par épigrammes.
Quoiqu'elle n'eût vu la cour qu'en passant , elle
y evoit jeté un coup-d'ceil rapide qui lui a* oit suffi
PARTIE I, LIVRE III. i63
p.vir la conuoitre. Elle s'y conserva toujours des
:i!;re de secrètes jalousies , malgré les
rautuiures qu'exeitoient sa conduite et ses dettes,
e;le n'a jamais perdu sa pension. Elle avoit l'expé-
l'ii'iia1 du monde, et l'esprit de léllexiou qui fait
tirer parti de cette expérience. C'étoit le suj et favori
I conversations, et c'étoit précisément, vu mes
idées chimériques, la sorte d'instruction dont j'aAms
le plus grand besoin. Nous lisions ensemble la
Bruyère; il lui plaisoit plus que la Rochefoucauld,
livre triste et désolant , principalement dans la jeu-
nesse, où l'on n'aime pas à voir l'homme comme il
RSfc. Quand elle ruoralisoit, elle se perdoit quelque-
fois nu peu dans les espaces; mais en lui baisant de
temps en temps la bouche ou les mains, je prenois
patience, et ses longueurs ne ni'ennuyoient pas.
Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je
le sentois , et l'inquiétude de la voir finir étoit la
seule chose qui en troubknt la jouissance. Tout en
folâirmt, maman m'étudioit, m'observoit, m'inter-
i. >_;coit,et bàtissoit pour ma fortune force projets
dont je me serois bien passé. Heureusement ce n'étoit
pas If tout de connoitre mes penchants, mes goûts ,
mes petits talents ; il falloit trouver ou faire naître
les occasions d'en tirer parti . et tout cela n'etoit pas
L'affaire d'un jour. Les préjugés mêmes qu'avoit con-
çus la pauvre femme en faveur de mon mérite recu-
loient les moments de le mettre en œuvre , en la ren-
dant plus difiicile sur le choix des moyens. EiWin
tout alh.it an pré de mes désirs, jjrace à ia bonne
opinion qu'elle avoit de moi; mais il en fallut ra-
battre, et dès-iors , adieu la tranquillité. Un de ses
if>4 LES CONFESSIONS,
parents, appelé M. d'Aubonne, la vint voir. C'étoit
un homme de beaucoup d'esprit, intrigant , génie à
projets comme elle , mais qui ne s'y ruinoit pas; une
espèce d'aventurier. Il venoit de proposer au eardi-
n tî de l'ieury un plan de loterie très composée, qui
n'avoit pas été goûté. Il alloit le proposer à la cour
d;- Turin, où il fut adopté et mis en exécution. II
s '.irrita quelque temps à Annecy, et y devint amou-
rcux de madame l'intendante, qui étoit une per-
soune fort aimable , fort de mon goût , et la seule que
je visse avec plaisir chez maman. M. d'Aubonne me
vit, sa parente lui paria de moi; il se chargea de
m'examiner, de voir à qnoi j'étois propre, et, s'il
me trouvoit de l'étoffe, de chercher à me placer.
Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou
trois matins de suite, sous prétexte de quelque com-
mission , et sans me prévenir de rien. Il s'y prit très
bien pour me faire jaser, se familiarisa avec moi , me
mit à mon aise autant qu'il étoit possible, me parla
de niaiseries et de toutes sortes de sujets; le tout
sans paroître m 'observer, sans la moindre affectation,
et comme si , se plaisant avec moi, il eût voulu con-
verser sans gêne. J'étois enchanté de lui. Le résultat
de ses observations fut que, malgré ce que promet-
loient mon extérieur et ma physionomie animée,
j'étois , sinon tout-à-fait inepte , au moins un garçon
de peu d'esprit, sans idées, presque sans acquis, très
borné , en un mot, à tous égards; et que l'honneur
de devenir quelque jour curé de village étoit la plus
haute fortune à laquelle je pusse aspirer. Tel fut le
compte qu'il rendit de moi à madame de Warens.
Ce /ut la seconde ou troisième fois rjne je fus ainsi
PARTIE i, LIVRE III. i65
ju^é; ce ne fut pas la dernière, et L'arrêt de M. Mas-
mm < i a souvent été confirmé.
La cause Je ces jugements tient trop à mon ca-
ractère pour n'avoir pas ici besoin d'explication :
car, eu conscience, on doit sentir que je ne puis
sincèrement y souscrire , et qu'avec toute l'impar-
tialité possible, quoi qu'aient pu dire MM. Masse-
ron , d'Auboune, et beaucoup d'autres, je ne le»
saurois preudre au mot.
Deux cboses presque inalliables s'unissent en moi
sans que j 'en puisse concevoir la manière : un tem-
pérament très aident, des passions vives, impétueu-
ses , et des idées lentes a uaitre. embarrassées, et
qui ne se présentent jamais qu'après coup. On diroit
jue mon cœur et ma tète n'appartiennent pas au
même individu. Le sentiment , plus prompt que
l'éclair, vient remplir mon ame; mais au lieu de
m 'éclairer il me brûle, il m'eblouit. Je sens tout et
je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il
ùut que je sois Je sang-froid pour penser. Ce qu'il
y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez
suc, de la pénétration, de la finesse même, pourvu
qu'on m'attende : je fais d'excellents inpromptu à loi-
sir; mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit
qui vaille. Je ferois une fort jolie conversation par la
poste, comme on dit que les Epagnols jouent aux
échecs. Quand je lus le trait aun duc de Savoie qui
se :etourua , fabant route, pour cilev. A voire gorge ,
marchand de Paris, je dis , Ile voilà.
Cette lenteur de penser jouUe à rette vivacité de
sentir, je ne i ci pa . eulement dans la conversation .
je l'ai même se-il et qoaod je travaille, lies i&es
166 LES CONFESSIONS,
s'arrangent dans ma tète avec la plus incroyable
Wifliculté. Elles y circulent sourdement; elies y fer-
mentent jusqu'à mYmouvoir, m'échauffe*, me don-
ner des palpitations; et au milieu de toute cette
«•motion je ne vois rien nettement; je ne saurois
écrire un seul mot , il faut que j'attende. Insensible-
ment ce grand mouvement s'appaise, ce chaos se
débrouille ; chaque chose vient se mettre à sa place,
mais lentement et après une longue et confuse agita-
tion. Vavez-vous point vu quelquefois l'opéra en
Italie ? Dans les changements de scène il règne sur
ces grands théâtres un désordre désagréable et qui
dure assez long-temps : toutes les décorations sont
eatre-mêiées ; on voit de toutes parts un tiraillement
qui fait peine ; on croit que tout va renverser. Ce-
pendant peu-à-peu tout s'arrange , rien ne manque,
et l'on est tout surpris de voir succéder à ce long
tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est
à -peu-près celle qui se fait dans mon cerveau quand
je veux écrire. Si j'avois su premièrement attendre,
«t puis rendre dans leur beauté les choses qui s'y
sont ainsi peintes, peu d'auteurs m'auroient sur-
passé.
De là vient l'extrême difficulté que je trouve à
écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés,
indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coû-
tée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire
quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse.
Je n'ai jamais rien pu faire la plume à la main vis-à-
vis dune table et de mon papier : c'est à la prome-
nade, au milieu des rochers et des bois , c'est la nuit
dans mon lit et durant mes insomnies, que j'écris
TARTIE I, LIVRE III. 1G7
dans mon cerveau , l'on peut juger avec quelle len-
teur, sur-tout pour un homme absolument dépourvu
de toute mémoire verbale , et qui de la vie n'a pu
retenir six vers par cœur. Uya telle de mes périodes
que j'ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans
ma tète avant qu'elle fût en état d'être mise sur le
papier. De là vient encore que je réussis mieux aux
ouvrages qui demandent du travail, qu'à ceux qui
veulent être faits avec une certaine légèreté , comme
les lettres; genre dont je n'ai jamais pu prendre le
ton , et dont l'occupation me met au supplice. Je
n'écris point de lettres sur les moindres sujets qui
ne me coûtent des heures de fatigue ; ou si je veux
écrire de suite ce qui me vient , je ne sais ni com-
mencer ni Unir ; ma lettre est un long et confus ver-
biage ; à peine m'entend-on quand on la lit.
Non seulement les idées me coûtent à rendre, elles
me coûtent même à recevoir. J 'ai étudié les hommes ,
et je me crois assez bon observateur : cependant je
ne sais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien
que ce que je me rappelle , et je n'ai de l'esprit que
dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit , de tout
ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma pré-
sence, je ne sens rien, je ne pénètre rien : le si «ne
extérieur est tout ce qui me frappe, Bi»ia eusnite
tout cela me revient: je me rappelle le lien, le
temps, le ton, le regard , le geste, la ciivoi'stanee ;
rien ne m'échappe: alors, sur ce qu'on a fait on dit,
je trouve ce qu'on a pensé , et il est rare que je me
trompe.
Si peu maître de mon esprit, s^ul avec moi-
même, qu'on juge de ce que je doia être dans la
tf»!* LKS CONFESSIONS.
cun versât ion, où, pour parler à propos, il faut
penser à la fois et sui-ie-ehamp à mille choses. La
seule idée de tant de convenances, dont je suis sûr
d'oublier au moins quelqu'une, suffit pour in 'inti-
mider, .le ne comprends pas même comment on ose
parler dans un cercle; car à chaque mot il faudroit
passer eu revue tous les gens qui sont là , il faudroit
counoitre tous leurs caractères, savoir toutes leurs
histoires, pour être sûr de ne rien dire qui puisse
offenser quelqu'un. Là-dessus ceux qui vivent dans
le monde ont un grand avantage : sachant mieux ce
qu'il faut taire, ils sont plus sûrs de ce qu'ils di-
sent : encore leur échappe-t-il souvent des balour-
dises. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues : il
lui est presque impossible de parler une minute im-
puuénient. Dans le tète-à-tête il y a un autre incon-
vénient que je trouve pire; la nécessité de parler
toujours. Quand on vous parle, il faut répondre;
et , si l'on nedit mot, il faut relever la conversation.
Cette insupportable contrainte m'eût seule dégoûté
de la société. Je ne trouve point de gêne plus terri-
ble que l'obligation de parler sur-le-champ et tou-
jours. Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion
pour tout assujettissement ; mais c'est assez qu'il
faille absolument que je parle, pour que je dise une
sottise infailliblement.
Ce qu'il y a de plus fatal est qu'au lieu de savoir
me taire quand je n'ai rien à dire, c'est alors que,
pour payer plutôt ma dette, j'ai la fureur de vouloir
parler. Je me hâte de balbutier prornptement qtiel-
ques paroles sans idées, *rop lu-mour rtt'ond elles
PARTIE i; LIVRE III. 160,
ne si ni!. .-ut rien du tout. En voulant vaincre ou
oacher rn m ineptie, je manque rarement de la mon-
trer. Entre mille exemples que j'en pourrois citer,
j'en preuds un qui n'est pas de ma jeunesse, mais
d'un temps où. avant vécu plusieurs aimées dans le
monde . j'en aurais pri» l'aisance et le ton si la chose
eût été passible. .T'etois un soir entre deux grandes
dames et un homme qu'on peut nommer; c'étoit
M. le duc de Gontaut. Il n'y avoit personne antre
dans la chambre , et je m'efforcois de fournir quel-
ques mots. Dieu sait quels! à une conversation en-
tre quatre personnes dont trois n'avoient assurément
pas besoin de mon supplément. La maitresse de Ja
maison se fît apporter un opiat dont elle prenoit
tons les jours deux fois pour son estomac. L'autre
dame, lui voyant faire la grimace, dit en riant:
Est-ce de l'opiat de -M. Ironehin? .Je ne crois pas,
répondit sur le m;me ton la première. Je cro:s
qu'elle ne vaut guère mieux, ajouta galamment le
soi ri trie! Rousseau. Tout le monde resta interdit ; il
n » (-happa ni le moindre mot ni le moindre sourire,
et l'instant d'après la conversation prit un autre
tour. Vis-à-vis d'une autre la balourdise eut j u
n'être que plaisante, mais adressée à une femme
trop aimable pour n'avoir pas un peu fait parler
d'elle . et qu'assurément je n'avois pas desseir d of-
fenser , elle étoil terr ble : et ; e croi< que .es deux té-
moins , homme et femme . eurent bien de la peine à
s'empêcher d'éclater. Voilà de ces traits d'-espril qni
m'échappent pour vouloir parier sans tr-iav.
à dire. J'ouldierai difficilement celui là ; car, outre
:;*. LES CONFESSIONS,
qu'ii est par loi-même très mémorable , j'ai dans la
fête qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent qne
Itrop souvent.
.le crois que voilà de quoi faire assez comprendre
k., alitent , n'étant pas un sot, j'ai néanmoins sou-
vent passé pour l'être, même chez des gens eu état
de bien juger: d'autant plus malheureux que ma
physionomie et m*\i:. yeux promettent davantage , et
que cette attente frustrée rend plias choquante aux
autres 112a stupidité. Ce détail qu une occasion par-
ticulière a faitnuitte n'est pas inutile à ce qui doit
suivre. Il contient la clef de bien des choses extra-
ordinaires qu'on m'a vu faire, et qu'on attribue à
nne humeur sauvage que je n'ai point, .l'aimerois la
société comme un autre , si j e n'étois sur de m'y mon-
trer non seulement à mon désavantage , mais tout au-
tre que je ne suis. Le parti que j'ai pris d'écrire et de
me cacher est précisément celui qui me convenoit.
Moi présent , on n'auroit jamais su ce que je valois,
on ne l'auroit pas soupçonné même ; et c'est ce qui
est arrivé à madame Dupin , quoique femme d'es-
prit , et quoique j'aie vécu dans sa maison plusieurs
années. Elle me l'a dit bien des fois elle-même de-
puis ce temps-là. Au reste tout ceci souffre de cer-
taines exceptions, et j'y reviendrai dans la suite.
La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui
lue eonvenoit ainsi désigné , il ne fut plus question ,
pour la seconde fois, que de remplir ma vocatiou.
La difficulté fut que je n'avois pas fait mes études rt
<.ue je ne savois pas même assez de latin pour être
prêtre. Madame de Warens imagina de me faire in-
\*rniie au séminaire pendan! quelque le;:ips. Elle
PARTIE I, LIVRE III. ,-r
en parla au anpér.eui : c'< loif un Itzltriste ;i • pelé.
M. Gros, bon petit homme. t moitié borgne, mai-
gre, grison, le plus spirituel et le notas pédant la-
zariste que j'aie connu; ce qui n'est pis beàhcoiip
dire , à la vérité.
Il venoit quelquefois chez maman, qui l'accueil-
loit, le ewessoit, l'agacoit même, et se faisoit quel-
quefois lacer par lui : emploi dont il se ehargeoit
assez volontiers. Tandis qu'il e!<»lt en fonction , elle
couroit par la chambre de côté et d'j'itie, fa;^ant tan.
tôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet . M. le supé-
rieur suivoit eu grondant, et disant à fout moment :
Mais, madame , tenez-vous donc. Cela faisoit un su-
jet assez pittoresque.
M. Gros se prêta de bon cum:: m projet de ma-
man. Il se contenta d'une peusiou rïès modique et
*e chargea de l'instruction. Il ne fut plus questiou
que du consentement de l'evêque, qui non seule-
ment l'accorda, mais qu; voulut pa\er la pension.
Il permit aussi que je restasse en hahit Inique, jus-
qu'à ce qu'on put juger par un essai du succès qu'on
devoit espérer.
Quel changement! il fallut m'y soumettre, .l 'aï lai
au séminaire comme j'anrois été au snpplice. la
triste maison qu'nn séminaire, snr-tout pour qui
sirt de celle d'une aimable femme! J'y portai un
livre oie j avois prié maman de me prêter, et qui
me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas
qaelïe sorte de livre e'étoit : un livre de musique.
Pttmi les talents qu'elle avoit cultivés, la musique
n avoit pas été oubliée. Elle avoit de la voix , chan-
îoit passablement, et jouoit un peu du clavecin.
i72 LES CONFESSIONS
Elle avoit eu la complaisance de me donnée quel-
ques leçons de chaut; et il fallut commencer de
loin, car à >/eine savois-je la musiqtn- de nu- psau-
mes. Huit ou dix lecous de femme , et Ibrt intei rom-
pues , loin ie me mettre en état de soliier, ne m'ap-
prirent pas le quart des signes de la musique. Ce-
pendant j'avois une tellfe passion pour cet asti, que
j- voulus essayer de m'exercer seul. Le livre nue
j'emportai n'étoit pas même des plus Seules; c\-
toient les cantates de Cierambault. Oa concevra
Q1ic2ie fut mon application et mon étatisation ,
quand je dirai que, sans connoitie ni transposition
ni quantité , je parvins à déchiffrer et enanrer sans
faute le premier récitatif et ie premier air (ie la c;n-
tate cTAlphée et Aréthuse ; et il est vrai ;ue cer .-ir
est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les vers
avec leur mesure pour y mettre celle de i a.r.
Il y avoit au séminaire un maudit lazariste qui
m'entreprit et qui me lit pr-ndre eu horreur le latin
qn'il vouloit m'ensei >ner. Il avoit des cheveux
plats , gras et noirs, un visage de oain-d'épice . une
Voix de bulfle, un re ard de chat-huant . des crins
de sanglier an iieu de barbe; son sourire étoit sar-
donique : ses membres jouoient comme 1rs poulies
d'un mannequin. J'ai oublié sou odieux nom : mais
sa ligure effrayante et doucereuse m'est bien restée,
et je ne puis me la rappeler sans frémi r> Ja crois ie
rencontrer encore dans les coriidor--., avalant srra-
cieusement son crasseux bonnet quarré pou? n-e foire
signe d'entrer dans sa ebambre, plus aj$rea«e pour
moi qu'un cachot. Qu'on juge du coun.isîe a uu
pareil maître pour le disciple d'uu abhé de cour.
PARTIE I, LIVRE III j73
Si j'étois resté deux mois à la merci de ce mons-
tre, je suis persuadé que ma tète n'\ auroit pas ré-
sisté. Mais le bon M. Gros, qui g'apperctU que j'étois
teste, que je ne mangeoia pas, que je maigrissois ,
devina le sujet de mon chagrin ; cela n'étoit pas d:.*-
ficile. Il ni'ôta des griffes de ma hète,et par un autre
contraste encore plus marqué me remit au plus doux
des hommes. C'étoit un jeune abbé faussi»nerau ,
appelé M. Gâtier, qui faisoit son séminaire, et qui,
par complaisance pour lYI.Gro*!, et, je crois, yzv
humanité, vouloit bien prendre sur ses élue»-, le
temps qu'il donnoit à diriger les miennes, .le rf'ai
jamais vu de physionomie plus touchante que celle
de M. Gàtier. Il étoit blond, et sa baibe tiroit sur le
roux; il avoit le maintien ordinaire aux gens de sa
province, qui, sous une figure épaisse, cachent
tous beaucoup d'esprit : mais ce qui se marqnoit
yraiment en lui étoit une ame sensible, affectueuse,
aimante. Il y avoit dans ses grands yeux bleus un
mélange de douceur, de tendresse et de tr i stesse , qui
faisoit qu'on ne pouvoit le voir sans s'intéresser à
lni. Aux regards , au ton de ce pauvre jeune homme
on eût dit qu'il prévoyoit sa destinée, et qu'il se sen-
toit né pour être malheureux.
Son caractère ne démentoit point sa physiono-
mie : plein de patience et de complaisance . il sem-
bloit plutôt étudier avec moi qwe m'inslruire. Il
n'en falloit pas tant pour me le fane aimer: son
prédécesseur avoit rendu cela très facile. Cependant
malgré tout le temps qu'il me donnoit, malgré toute
la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre .
«t quoiqu'il s'y prît très bien , j'avançai peu en tra-
LES CO>F£S*. i. ià
i74 LES CONFESSIONS,
vaillant beaucoup. Il est singulier qu'ave c assez de
conception je n'ai jamais pu rien apprendre avec
des maîtres, excepté mou père et Ai. Lambereier : le
peu que je sais de plus, je l'ai appris seul , comice
on verra ci-après. Jdon esprit , impatient de toute es-
pèce de joug, ne peut s'asservira la loi du moment: la
crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être
attentif. De peur d'impatienter celui qui me parie ,
je feins d'entendre : il va en avant, et je n'entends
rien. Mon esprit veut marcher à son heure ; il ne
peut se soumettre à celle d autrui.
Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier
s'en retourna diacre dans sa province s il emporta
mes regrets , mon attachement, ma -reconnoi ssauLe;
je lis pour lui des vœux qui n'ont pas été plus exau-
cés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quel-
ques années après j'appris qu'étanf vicaire dans une
paroisse il avoit fait un enfant à une laie , la seule
dont avec un cœur très tendre il eut été jamais
amoureux. Ce fut un scaudale efiroyable dans un
diocèse administré très sévèrement : les prêtres, en
bonne règle , ne doivent faire des enfants qu'à des
fe urnes mariées. .Four avoir manqué à cette loi de
convenance il fut mis en prison, diffamé, ci.assé.
Je ne sais s'il aura pu dans la suite rétablir ses affai-
res ; mais le sentiment de son infortune , profondé-
ment gravé dans mon cœur, me revint quand j'écri-
vis l'Emile ; et réunissant M. G.uier avec M. Gaime.
je fis de ces deux dignes prêtres l'original du Yicaiie
savoyard. Je me flatte que l'imitaiion n'a pas dés-
honoré ses modèles.
Pendant que j'etois au séminaire, M. d'Auhoace
PARTIE T, LIVRE III. 17S
fut obligé île quitter Annecy. M. l'intendant s'avisa
de trouvée Mi.iip.ns (ju il lit l'aïuoni- à sa femme:
rVtoi' iiire comme le chien du jardinier: car, quoi-
que nia'ianie Corvezi fur aimable , il vivoit for! mal
avec elle. Des goùtfc ulîramontains la lui rend»» ent
inutile, et il li traitoit si brutalement qu'il fut
question de séparation. M. Corvezi cîoit nn vilain
homme , noir comme une taupe, frippOB comme
une chouette, et qui, à force de vexations, iinit
par se faire chasser lui-même. On dit que les Pro-
vençaux se vengent de leurs ennemis par des chan-
sons : d'Aubonne se vengea du sien par une comé-
die: il envoya cette pièce à madame de Warens, qui
me la fit vo.r. Llle me plut, et me fit naître la fan-
taisie d'en faire une pour essayer si j'étois en effet
aussi bête que l'auteur l'a voit prononce: mais ce
ne fut qu'à Chambéry que f'exéentai ce projet en
écrivant Vyfmant de lui-même. Ainsi quand j'aj dit
dans la préiace de celte pièce (pie je l'ai écrite à
dix-huit ans , j'ai menti de quelques années.
C'est à-peu-près à ce terni s-ci que se rapporte un
événement peu important en lui-niènirf, mais qui a
eu pour moi des suites , et qui a fait du bruit dans
le monde quand je l'avais oublié. Toutes les vemai-
nes j'avois une fois la permission de soi tu : te n ai
pas i L-oiu dédire quel usage j'en fa. sois. Lu diman-
che que j'etois chez maman, le feu prit à un bâtiment
des cordelitrs attenant g ia maison qu'elle a l
ce bâtiment , où etoit leur four, étoit pie.n jusqu'au
comble de fascines s. . , j. l 'mit fut embrasé en 1res
peu de temps. La maison etoit en grand péri] «•■ eoû-
verte par les flammes que le vent v portoit : on se
f76 LES CpNFESSIONS.
mit en devoir de déménager en hâte et de porter le*
meubles dans le jardin, qui étoit vis-à-vis mes an-
ciennes fenêtres, au-delà du ruisseau dout j'ai parlé.
J'étois si troublé que je jetois indifféremment par
la fenêtre tout ce qui me tombent sous la main , jus-
qu'à un gros mortier de pierre qu 'en tout autre temps
j'aurois eu peine à soulever : j'étois prêt à y jeter de
même une grande glace , si l'on ne m'eut retenu. Le
bon évêque . qui étoit venu voir maman ce jour-là ,
ne resta pas non plus oisif : il l'emmena dans le jar-
din , où il se mit en prières avec elle et tous ceux
qui étoient là , en sorte qu'arrivant quelque temps
après je vis tout le monde à genoux, et m'y mis
comme les autres. Durant la prière du saint homme
le vent changea , mais si brusquement et si à propos ,
que les flammes qui couvroient la maison et en-
troient déjà par les lenêtres furent portées de l'autre
côté, et la maison n'eut aucun mal. Deux ou trois
ans après , M. de Bernex étant mort, les antonins,
ses anciens confrères . commencèrent à recueillir les
pièces qui pouvoient servir à sa béatification : à la
prière du P. Roudet , je joignis à ces pièces une at-
testation du fait que je viens de rapporter, en quoi
je lis bieu ; mais en quoi je fis mal, ce fut de don-
ner ce lait pour un miracle. J'avois vu l'évêque en
prière , et , durant sa prière , j'avois vu le vent chan-
ger , et même très à propos ; voilà ce que je pouvois
dire et certifier : mais qu'une de ces deux, ehoses fût
la cause de l'autre, voilà ce que je ne devois pas at-
tester, pareeque je ne pouvois le savoir. Cependant,
autant que je puis me rappeler mes idées , alors sin-
cèrement catholique, j'étois de bonne foi; l'amour
PARTIE I, LIVRE III. x77
du iiiorvriiieii.v si naturel au cccur humain, m.i vé-
nération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret
d'avoir peut-rire contribué moi-même au miracle,
aidèrent à me séduire ; et ce qu'il y a de sut est que
si ce miracle eût éié 1 oc' des ; lus ajrden es prières,
j 'au roi s l>:eu pu m'eu attribuer ma part.
Plus de trente au après, lorsque j'eus publié. les
Lettres de la montagne , M. Ivréron déterra ce certifi-
cat, je ne sais comment, et eh lit usage dans .ses
feuilles. 11 faut avouer que la rencontre étoil lieu-
Ku >(• , et l'à-propos me parut à moi-même très piai-
sant.
.! -tois destiné à être le rebut de tous le-.
Quoique M. Gàtier eût rendu de mes progrès Je
compte le inoius défavorable qu'il lai lût possibje,
on voyoit qu'ils u'etoieut pas proportionnes à mon
travail, et cela n'éloit pas encourageant pour me
faire pousser mes éludes : aussi i eveque et le supé-
rieur se rebuterent-ils , et l'on me îvudil à madame
de \\aieus comme uu sujet qui n'était pas même
bon pour être prêtre; au reste assez bon garçon,
disoit-on, et point vicieux ; ce qui fit que , malgré
i.nit de préjuges rebutants sur mon compte, elle ne
m abandonna pas.
I. rapportai chez elle en triomphe son livre de
[ue dont j'avois tiré si bon parti: mon air
d'Alphce et Arétuuse éloit , à-peu-pres, tout ce que
appris au séminaire. Mon goût marqué pour
cet art lui lit naitre la pensée de me faire musicien.
:on étoit commode : on faisoit chez elle, au
moins une fois la semaine, de la musique; et le
initie de musique de la cathédrale, qui dirigeoit ce
»7* I-ES CONFESSIONS.
petit concert, venoit la voir très souvent. C'étoit un
Parisien nommé aussi M. le Maître, bon composi-
teur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien
fait, peu d'esprit, mais au demeurant très bon
homme. Maman me lit faire sa connoissanoe : je m'at-
tachais à lui,jenelui déplaisois pas. On parla de pen-
sion : l'on en convint. Bref, j'entrai chez lui, et j'y
passai l'hiver d'autant plus agréablement que , la
maîtrise n'étant qu'à vingt pas de la maison de ma-
dame de Waiens, nous étions cbez elle en un mo-
ment , et nous y soupions très souvent ensemble.
On jugera bien que la vie delà maîtrise, toujours
chantante et gaie avec les musiciens et les enfants
de chœur, me plaisoit plus que celle du séminaire
avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie ,
pour être plus libre , n'en étoit pas moins égale et
réglée: j'étois fait pour aimer l'indépendance et
pour n'en abuser jamais. Durant six mois entiers je
ne sortis pas une seule fois que pour aller chez ma-
man ou à l'église , et je n'en fus pas même tenté. Cet
intervalle est nn de ceux où j'ai vécu dans le pins
grand calme , et que je me suis rappelés avec le plus
de plaisir : dans les situations diverses où je me suis
trouvé , quelques uns ont été marqués par un tel
sentiment de bien-être, qu'en les remémorant j'en
suis affecté comme si j'y étois encore; non seule-
ment je me rappelle les temps , les lieux , les per-
sonnes , mais tous les objets environnants , la tem-
pérature de l'air , son odeur , sa couleur, une cer-
taine impression locale qui ne s'est fait sentir que
là, et dont le souvenir vii m'y transporte de nou-
veau. Par exemple , tout ce qu'on répétoit à la mai-
PARTIE I, LIVRE III. i:9
tri>e, tout ce qu'on chant oit Ml v\::t «.i -, loal ce
qu'on y faisoit, le bel et noble habit dea chanoine* ,
les chasubles des prêtres, les mitres îles chantres,
la ligure des musiciens , un vieux charpentier boi-
teux qui jouoit de la contre-basse, un petit abbé
blondin qui jouoit du violon, le lambeau de sou-
tane qu'après avoir posé son épée le Maître endos-
soit par-dessus son habit laïque, et le beau surplis
lia dont il en couvroit les loques pour aller an
chutai ; l'orgueil avec lequel j'allois, tenant ma pe-
tite flûte à bec , m'établir dans l'orchestre à la tri-
bune pour un petit bout de récit que M. le Maître
■voit fait exprès pour moi; le bon diuer qui nous
atteudoit ensuite, le bon appétit qu'on y portoit :
ce concours d'objets , vivement retracé, ma cent
fois charmé dans ma mémoire autant et plus que
«'ans la réalité. J'ai gardé toujours une affection
tendre pour un certaiu air du Conditor aime *jde*
rum, qui marche par ïambes, parcequ'un dimanche
de i'Avent j'entendis de mon lit chanter cet hymne
avant le jour sur le perron de la cathédrale, selon
un rite de cette église-là. Mademoiselle Merceret ,
femme-de-chambre de maman , savoit un peu de
musique ; je n'oublierai jamais un petit motet, Af-
ferte , que M. le Maître me fit chanter avec elle , et
qne sa maîtresse écoutoit avec tant de plaisir. En-
fin tout, jusqu'à la bonne servante Perrine qui étoit
si bonne fille et que les enfants de chœur faisoient
tant endèver ; tout, dans les souvenirs de ces temps
de bonheur et d'innocence , revient souvent me ra-
vir et m'altrister.
Je vivois à Annecy depuis un au sans !e moindra
i8o LES CONFESSIONS,
reproche ; tout le monde étoit content de moi. De-
puis mon départ de Turin je n'avois point fait de
sottise : et je n'en fis point tant que je fus sous les
yeux de maman. Elle me conduisoit, et me condui-
soit toujours bien : mon attachement pour elle
étoit devenu ma seule passion ; et ce qui prouve
que ce n'étoit pas une passion folie, c'est que mon
cœur formoit ma raison. Il est vrai qu'un seul senti-
ment . absorbant pour ainsi dire toutes mes facultés ,
me mettoit hors d'état de rien apprendre, pas même
la musique, bien que j'y fisse tous mes efforts.
Mais il n'y avoit point de ma faute : la bonne vo-
lonté y étoit tout entière; l'assiduité y étoit. J'étois
distrait , rêveur , je soupirois : qu'y pouvois je
faire? Il ne manquoit à mes progrè-s rien qui dé-
pendit de moi; mais pour que je fisse de nouvelles
folies , il ne falloit qu'un sujet qui vint me le? in-
spirer. Ce sujet se présenta ; le basard arrangea les
choses, et, comme on verra dans la suite , ma mau-
vaise tète en tira parti.
Un soir du m<;is de lévrier qu'il faisoitbien froid
comme nous étions tous autour du ieu , nous enten-
dîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa
lanterne, descend, ouvre: un jeune homme entre ,
monte avec elle, se présente d'un air aisé . et fait à
M. le Maître un compliment court et b:en tourné,
se donnant pour un musicien françois que le mau-
vais état de ses Nuances forçoit de vicarier pour pas-
ser son chemin. A ce mot de musicien lraneOiS,le
cœur tressaillit au bon le Maître; il aimoit passion-
nément son pays et son art. Il accueillit le jeune
passager , lui offrit le g:te dont il paroissoit axtoir
PARTIE I, LIVRE III. iSi
graud besoin, et qu'il accepta sans beaucoup de fa-
çon. Je l'examinai tandis qu'il se chaulloit et qu'il
jasoit en attemlaut le souper. Il étoit court uY s t .1 -
ture , large de quairure ; il avoit je ne sais quoi de
contrefait daus sa taille, sans aucune difformité par-
ticulière : c'etoit , pour aiusi dire , un bossu à cj.au-
les plates, niais je crois qu'il boitoit un peu. Il
avoit uu babit noir plutôt usé que vieux, et qui
toinboit par pièces, une chemise très iine et tics
sale, de belles manchettes d'eflilé , des guêtres dans
chacune desquelles il auroit misses deux jambes,
et, pour se garantir de la neige, un petit chapeau
à poiter sous le bras. Dans ce comique équipage il
y avoit pourtant quelque chose de noble que son
îuaiutieu ne démentoit pas; sa physionomie avoit de
la linesse et de l'agrément : il parloit facilement et
bien , mais très peu modestement ; tout marquoit en
lui un jeune débauché qui avoit eu de l'éducation .
et qui u'alloit pas gueusant comme un gueux , mais
comme un fou. 11 nous dit qu'il s'appeioit Venture
de Villeneuve; qu'il venoit de Paris ; qu'il s'étoit
égaie dans sa route; et, oubliant un peu son rôle de
musicien, il ajouta qu'il alloit à Grenoble voir un
parent qu'il avoit daus le parlement.
Pendant le souper on parla d<- musique, et il eu
parla bien. Il couuoissoit tous lça grands virtuoses,
tous les ouvrages célèbres, tous les acteurs . toutes
le* actrices , toutes les jolies femmes , tous les grands
*eit;ueuis. Sur tout ce qu'on disoit il paroissoit au
tait: mais à peine un sujet étoit-il entamé qu'il
brouilloit l'entietien par quelque polissonnerie qui
faisoit rire et oublier ce qu'on avoit dit. C'étoit un
!8a LES CONFESSIONS.
samedi : il y avoit le Lendemain musique à la cathé-
drale. M. le Maître lui propose d'y chanter; Très
volontiers: lui demande quelle est sa partie ; La
haute-contre : et il parle d'autre chose. Avant d'aller
à l'église , on lui offrit sa partie à prévoir; il n'v
jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit le Maî-
tre : Vous verrez, me dit-il à l'oreille , qu'il ne sait
pas une note de musique. J'en ai grand'peur, loi
répondis-je. Je les suivis très inquiet. Quand on
commença, le cœur me battit d'une terrible force:
car je m'intéressois beaucoup à lui.
J'eus bientôt de quoi rae rassurer. Il chanta ses
deux récits avec toute la justesse et tout le goût
imaginables , et, qui plus esf% avec une très jolie
voix. Je n'ai guère eu de plus agréable surprise.
Après la messe, il reçut '-des compliments à perle de
vue des chanoines et des -musiciens, auxquels il ré-
pondoit en polissonnant . mais toujours avec beau-
coup de grâce. M. le Maître l'embrassa de bon cœur;
j'en lis autant: il vit que j'étois bien aise, et cela
parut lui faire plaisir.
On conviendra , je m'assure, qu'après m'ètre en-
goué de M. Bacie,qui, tout compté, n'étoit qu'un
manant . je pouvois m engouer de M. Tenture, qui
avoit de l'éducation , de l'esprit, des talents, de
l'usage du monde, et qui pouvoit passer pour un
aimable débauché. C'est aussi ce qui in'arriva , et ce
qui seroit arrivé, je pense, à tout autie jeune
homme à ma place, d'autant plus facilement encore
qu'il auroit eu un meilleur tact pour sentir le mé-
rite, et un meilleur goût pour s'y attacher : car
Veniure eu avoit, sans contredit; et il en avoit
PARTIE I, LIVRE II I. i83
sur-tout un bien rare à son âge, celui de n'être
point pressé de montrer .sou acquits 11 est \ rai qu'il
M \amoit de beaucoup de choses qu'il ne SftVOlt
p:>inl : mais pour celles qu'il savoit , et qui etoient en
rend nombre , il n'en disoil riou ; il attendoit
1 occasion de les montrer. Il s'en prévaloit alors
sans empressement, et cela faisoit le plus ^r.md
effet. Comme il s'arrêtent après ehaqae chose, sans
parler du reste, on ue savoit plus quand il auroit
tout montré. Badin, folâtre, inépuisable, séduisant
dans La conversation, souriant toujours et ne riant
jamais, il disoit du ton le plus élégant les choses
les plus grossières, et les faisoit passer. Les femmes
même les plus modestes s'etonnoient de ce qu'elle*
enduroient de lui. biles avoient beau sentir qu'il
falloitse lâcher, elles n'en avoient pas la forée. Il ne
lui failoit que des filles perdues, et je ne crois pas
qu'il fût fait pour avoir des bonnes fortunes : mais
ilétoit lait poui mettre un agrément infini dans le
commerce des gens qui en avoient. Il était dH
qu'avec tant de talents agieables, dans un pav> ou
l'on s'y connoit et où on les aime, il restât borné
loug-temps à la sphère des musiciens.
Mon goût pour 11. Veuture, plus raisonnable
dans sa cause , lut aussi moin> extravagant dans se*
eilets , quoique plus vif et plus duraide que celui
quej'avois pris pour AI. Bâcle. J'aimoisà le voir,
à l'entendre : tout ce qu'il faisoit me paroissoit ci. ar-
mant ; tout.ee qu'il disoil me semldoit de> ora- les :
mais monenc ouemeut n'alloit point jusqu'à ne pou-
voir me séparer de Loi. J'avois à mon voisinage un
bon préservatif contre cet excès. D'aiilears, trou-
184 LES CONFESSIONS,
vant ses maximes très bonnes pour lui, je sentois
qu'elles n'étoient pas à mou usage ; il me falioit
une autre sorte de voluplé dont il u'avoit pas l'idée,
et dont je n'osois même lui parler , bien sur qu'il se
seroit moqué, de moi. Cependant j'aurois voulu al-
lier cet attachement avec celui qui me dominoit.
l'eu j.arlois à maman avec transport ; le Maître Ifcri
en parloit avec éloges. Elle consentit qu'on le lni
amenât: mais cetle entrevue ne réussit point du
tout. Il la trouva précieuse: elle le trouva libertin ;
et , s'aîarmant pour moi d'une aussi mauvaise con-
noissauce , non seulement elle me défendit de le lui
ramener, mais elle me peignit si fortement les dan-
gers que je courois avec ce jeune homme, que je
devins un peu plus circonspect à m'y livrer: et,
très heureusement pour mes mœurs et pour ma tété
nous fûmes bientôt séparés.
Le Maître avoit les goûts de son art : il aimoit le
via. A table cependant il étoit sobre; mais en tra-
vaillant dans son cabinet il falioit qu'il but. Sa ser-
vante le savoit si bien, que, sitôt qu'il préparoit
son papier pour composer et qu'il prenoit son vio-
loncelle, son pot et son verre arrivoient l'instant
d'après, et le pot se renouveloit de temps à autre.
Sans jamais être ivre il étoit presque toujours pris
de vin : et en vérité c'étoit dommage , car c'étoit un
garçon essentiellement bon, et si gai, que maman
ne l'appeloit que petit -chat. Malheureusement il
aimoit son talent . travailloit beaucoup et buvoit de
même. Cela prit sur sa santé et enfin sur son hu-
meur ; il étoit quelquefois ombrageux et facile à of-
fenser. Incapable de groesièretc , incapable de man-
PARTIE I, LIVRE III. i^j
qui i à qui que ce fût, il n'a jamais dit une mau-
vaise parole . îuèiue à un île ses mlants de choeur :
mais il ue (allait pas non plus lui mauquer, et cela
étoil juste. Le mal étoit qu'ayant peu d'esprit il ne
disceruoit pas les tons et les caractères , et preuoit
souveut la mouche sur rien.
L'ancien chapitre de Genève où jadis tant de
princes et d'évèques se faisoient un lionueur d'en-
trer . a perdu dans son exil son ancienne splendeur ,
mais il a conservé sa fierté. Pour pouvoir y être ad-
mis il faut toujours être gentilhomme ou docteur
de Sorl»onne ; et, s'il est un orgueil pardonnable
après celui qui se tire du mérite personnel, c'est ce-
lui qui se tire de la naissance. D'ailleurs tous les
prêtres qui tiennent des laïcs à leurs gages les trai-
tent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi
que les chanoines traitoitnt souvent le pauvre
le Maître. Le chantre sur- tout, appelé M. l'ahbé
de Vidoune, qui du reste étoit un très galant hom-
me, mais trop plein de sa noblesse, n'avoit pas tou-
jours pour lui les égards que méritoient ses talents,
et l'autre n'enduroit pas volontiers ses dédains.
Cette année ils eurent durant la semaine sainte , un
démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans un diner de
règle que levèque donnbit aux chanoines, et où
le Maitre étoit toujours invité. Le chantre lui lit
quelque passe-dtoit, et lui dit quelque parole dure
que celui-ci ue put digérer. Il prit aur-le-cliaiup la
résolution de s'enfuir la nuit stii\ante; et rien ne put
l'eu taire démordre , quoique madame de Wai ens . à
qui il alla faire ses adieux , fit tous ses efforts pour
l'appaiser. Il ne put renoncer au plaisir de se ven-
le* cohfess. i . 16
186 LES CONFESSIONS,
ger deses tyrans en les laissant dans l'embarras aux
fêtes de Pâques , temjis où l'on avoil le plus grand
besoin de lui : mais ce qui l'emban assoit lui-mê-
me étoit sa musique qu'il vouloit emporter, ce qui
n'éloit pas facile. Elle formoit une caisse assez grosse
et fort lourde , qui ne s'emportoit pas sous le bras.
Maman fit ce que j'aurois fait, et que je ferois en-
core à sa place. Après bien des efforts inutiles pour
le retenir, le voyant résolu de partir comme que ce
fut, elle prit le parti de l'aider en tout ce qui dé-
pendoit d'elle. J'ose dire qu'elle le devoir. Le Maî-
tre s'étoit consacré , pour ainsi dire , à son service.
Soit en ce qui tenoit à son art , soit en ce qui tenoit
à ses soins, il étoit entièrement à ses ordres, et le
cœur avec lequel il les suivoit donnoit à sa complai-
sance un nouveau prix. Elle ne faisoit donc que
rendre à un ami, dans une occasion essentielle , ce
qu'il faisoit pour elle en détail depuis trois ou qua-
tre ans ; mais elle avoit une ame qui , pour remplir
de pareils devoirs, n'avoit pas besoin de songer que
c'en étoient pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna
de suivre M, le Maître au moins jusqu'à Lyon, et
de m'attacher à lui aussi long-temps qu'il auroit
besoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le désir
de m'éloigner de Tenture étoit entré pour beaucoup
dans cet arrangement. Elle consulta Claude Anet ,
son lidele domestique, pour le transport de la caisse.
Il fut d'a\is qu'au iieu de prendre à Annecy une
bète de somme, qui nous feroit infaill.bleinent dé-
couvrir, il falloit, quand il seroit nuit, porter ïa
caisse à bras jusqu'à nue certaine distance, et louer
ensuite un âne dans un village pour la transporter
PARTIE I, LIVRE III. i87
jusqu'à Seyssel , où , étant .sur terre de France , noua
n'aurions plu* rien à risquer. Cet avis fut suivi :
nous partîmes le soir à sept heures ; et maman , sous
prétexte de payer ma dépense, grossit la bourse du
pauvre petit-chat d'un surcroît qui ne lui fat pas
inutile. Claude Anet, le jardinier et moi , portâmes
la caisse comme nous pûmes jusqu'au premier vil-
lage , où un âne nous relaya ; et la même nuit nous
nous rendîmes a Seyssel.
Je crois avoir déjà remarqué qu'il y a des temps
où je suis si peu semblable à moi-même , qu'on me
prendroit pour un autre homme de caractère tout
opposé. On en*a voir un exemple. M. Revdelet ,
curé de Seyssel r étoit cbanoiue de Saint-Pierre , par
conséquent de la connoissance de KL le Maître , et
l'un des hommes dont il devoit le plus se cacher.
Mon avis fut au contraire d'aller nous présenter à
lui, et lui demander gite sous quelque prétexte,
comme si nous étions là du consentement du cha-
pitre. Le Maître goûta cette idée , qui rendoit sa
vengeance moqueuse et plaisaute. Nous allâmes donc
effrontément chez M. Revdelet , qui nous reçut très
bien. Le Maître lui dit qu'il alloit à Bellay, à la
prière de l'évêque , diriger sa musique aux fêtes de
Pâques ; et moi, à la faveur de ce mensonge, j'en
enlilai cent autres si naturels que M. Reydelet . me
trouvant joli garçon, me prit en amitié et me fit
mille caresses. Nous fûmes bien régalés, bien cou-
chés ; M. Reydelet ne savoit quelle chère nous faire
et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde ,
avec promesse de rester plus long-temps au retour.
A peine pûmes-nous attendre que nous fussionsseuls
iSS LES CONFESSIONS,
pour commencer nos éclats de rire , et j'avoue qu'ils
me reprennent encore en y pensant, car on ne sau-
roit imaginer une espièglerie mieux soutenue ni
plus heureuse. Eile nous eût égayés durant toute la
route , si M. le Maître , qui ne cessoit de boire et de
battre la campagne, n'eût été attaqué deux ou trois
fois d'une atteinte à laquelle il devenoit très sujet,
et qui ressembloit fort à l'épilepsie. Cela me jeta
dans des embarras qui m'effrayèrent , et dont je
pensai bientôt à me tirer comme je pourrois.
Nous allâmes à Bellay passer les fêtes de Pâques,
comme nous l'avions dit à M. Reydelet; et , quoique
nous n'y fussions point a'tendus , nous fûmes reçus
du maître de musique et accueillis de tout le monde
avec grand plaisir. M. le Maître avoit de la considé-
ration dans son art, et la méritoit. Le maître de
musique de Bellay se lit honneur de ses meilleurs
ouvrages, et tâcha d'obtenir l'approbation d'un si
bon juge; car outre que le Maître étoit connois-
seur, il étoit équitable, point jaloux, et point fla-
gorneur. Il étoit si supérieur à tous ces maîtres de
musique de province, et ils le sentoient si bien eux-
mêmes , qu'ils le regardoient moins comme leur
confrère que comme leur chef.
Après avoir passé très agréablement quatre ou
cinq jours à Bellay, nous en repartîmes et conti-
nuâmes notre route, sans autre accident que ceux
dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes
loger à Notre-Dame de Pitié, et, en attendant la
caisse, qu'à la faveur d'un autre mensonge nous
avions embarquée sur le Rhône par les soins de notre
bon patron M. Reydelet , le Maître alla voir ses con-
PARTIE I, LITRE in. rtg
uA^sance», entre autres le P. Caton ,cordelier, dont
il sera parlé dans la suite, et l'abbe Dortan, comte
de Lyon. L'un et l'autre le recurent bien ; mais ils
le trahirent : sou bonheur s'étoit épuisé cheï M. Rey-
delet.
Deux jours après notre arrivée à Lyon, comme
nous passions dans une petite rue non loin de notre
auberge, le Maître fut surpris d'une de ses atteintes,
et celle-là fut si violente que j'en fus saisi d'effroi.
Je fis des cris , appelai du secours , nommai son au-
berge, et suppliai qu'on l'y fit porter; puis, tandis
qu'on s'assembloit et s'empressoit autour d'un homme
tombé sans sentiment et écuninntan milieu de la rue,
il fut délaissé du seul :imi sur lequel il eût du comp-
ter. Je pris l'instant où personne ne songeoit à moi ,
je tournai le coin de la rue, et je disparus. Grâces an
ciel j'ai fini ce troisième aveu pénible ; s'il m'en res-
toit beaucoup de pareils à faire, j'abandonnerois le
travail que j'ai commencé.
De tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, il en est
rasté quelques traces dans Les lieux où j'ai vécu;
mais ce que j'ai à dire dans le livre suivant est pres-
que entièrement ignoré. Ce sont les plus grandes
extravagances de ma vie , et il est heureux qu'elles
n'aient pas pins mal fini. Mais ma tête , montée an
ton d'un instrument étranger, étoit hors de som
diapason; elle y revint d'elle-même , et alors je cessai
mes folies , ou du moins j'en lis de plus accordantes
à mon naturel. Cette époque de ma jeunesse est celle
dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque ne s'y
est passé d'assez intéressait à mou cœur pour m'en
rappeler vivement le souvenir ; et il est difficile que ,
16.
igo LES CONFESSIONS,
dans tant d'allées et venues , dans tant de déplace-
ments successifs, je ne fasse pas quelques transpo-
sitions de temps ou de lieu. J'écris absolument de
mémoire, sans monuments, sans matériaux qui
puissent me la rappeler. Il y a des événements de ma
vie qui me sont aussi présents que s'ils venoient
d'arriver, mais il y a des lacunes et des vuides que
je ne peux remplir qu'à l'aide de récits aussi confus
que le souvenir qui m'en est resté. J'ai donc pu faire
des erreurs quelquefois , et j'en pourrai faire encore
sur des bagatelles, jusqu'au temps où j'ai de moi
des renseignements plus sûrs ; mais , en ce qui im-
porte vraiment au sujet, je suis assuré d'être exact
et fidèle, comme je tacherai toujours de l'être en
tout. Voilà sur quoi l'on peut compter.
Sitôt que j'eus quitté M. le Maitre , ma résolution
fut prise , et je repartis pour Annecy. La cause et le
mystère de notre départ m'avoient donné un grand
intérêt pour la sûreté de notre retraite ; et cet inté-
rêt, m'occupant tout entier, avoit fait diversion
durant quelques jours à celui qui me rappeloit en
arrière : mais dès que la sécurité me laissa plus tran-
quille , le sentiment dominant reprit sa place. Rien
ne me flattoit , rien ne me tentoit ; je n'ivois de désir
pour rien que pour retourner auprès de maman. La
tendresse et la vérité de mon attachement pour elle
avoit déraciné de mon cœur tous les projets imagi-
naires , toutes les folies de l'ambition. Je ne voyais
plus d'autre bonheur que celui de vivre a après d'elle,
et je ne faisois pas un pas sans sentir que ;e ra'cloi-
gnois de ce bonheur. J'y revins donc aussitôt que
cela me fut possible. Mon retour fut si prompt et
PARTIE I, LIVRE III. 191
mon esprit si distrait , que , quoique je me rappelle
a\ee tant de plaisir tous nies autres voyages , je n'ai
pas le moindre souvenir de eelui-la. Je ne m'en
rappelle rien du tout, sinon mon départ de Lyon et
mon arrivée à Annecy. Qu'on juge sur-tout si cette
dernière époque a dû sortir de ma mémoire : en
arrivant je ne trouvai plus madame de Warens; elle
étoit partie pour Paris.
Je n'ai jamais bien su le secret de ce voyage. Elle
me l'auroit dit, j'en suis très sûr, si je l'en avoir
pressée; mais jamais homme ne fut inoins curieux
que moi des secrets de ses amis. Mon cœur unique-
ment occupé du préseut et de l'avenir en re:nplit
toute sa capacité , tout son espace , et , hors mes
plaisirs passés , qui font désormais mes uniques
jouissances, il n'y reste pas un coin vnide pour ce
qui 11 est plus, loutce que j'ai cru entrevoir dans
le peu qu'elle m'en a dit est que , dans la révolution
cau.sée a Turin par l'abdication du roi de Sardaigne ,
elle craignit d'être oubliée, et voulut , à la faveur
des intrigues de M. d'Aubonne , chercher le même
avantage à la cour de France, où elle m'a souvent
dit qu'elle l'eût préféré , parceque la multitude des
grandes affaires lait qu'on n'y est pas si désagréable-
ment surveillé. Si cela est , il est bien étonnant qu'à
son retour on ne lui ait pas fait plus mauvais visage ,
et qu'elle ait toujours joui de sa pension sans aucune
interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avoit été
chargée de quelque commission secrète, soit de la
part de l'évêque , qui avoit alors des affaires à la
cour de France, où il fut lui-même obligé d'aller,
soit de la part de quelqu'un plus puissant encore
j§2 LES CONFESSIONS.
qui sut lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a
de sûr, si cela est , est que l'ambassadrice n'étoit pas
mal choisie , et que , jeune et belle encore , elle avoit
tous les talents nécessaires pour se bien tirer d'une
négociation.
FUS DW TROISIEME LITRE.
PARTIE I, LIVRE IV. i93
IV»V*«%»»\1
LIVRE QUATRIEME.
J arrive, et je ne la trouve pins. Qu'on juge de ma
surprise et de ma douleur. C'est alors que le regret
d'avoir lâchement abandonné M. le Maître com-
mença de se faire sentir. Il fut plus vif encore quand
j'appris le malheur qui lui étoit arrivé. Sa caisse de
musique . qui contenoit toute sa fortune , cette pré-
cieuse caisse sauvée avec tant de fatigues, avoit été
sa. sic à Lyon par les soins du comte Dortan , à qui
le chapitre avoit fait écrire pour le prévenir de cet
enlèvement furtif. Le Maître avoit en vain réclamé
son bien, son gagne-pain, le travail de toute sa vie.
La propriété de cette caisse étoit au moins sujette à
litige; il n'y en eut point. L'affaire fut décidée à
l'instant même par la loi du plus fort, et le pauvre
le Maître perdit ainsi le fruit de ses talents, l'ou-
vrage de sa jeunesse , et la ressource de ses vieux
jours.
Il ne manqua rien au coup que je reçus , pour le
rendre accablant. Mais j'ctois dan* un âge où les
grands chagrins ont peu de prise, et je me forgeai
bientôt des consolations. Je comptois avoir dans peu
des nouvelles de madame de Warens . quoique je ne
susse pas son adresse, et qu'elle ignorât ciue j'étois
de retour ; et quant à ma désertion , tout bien compté,
ï<j4 LES CONFESSIONS,
je ne la trouvois pas si coupable. J'avois été utile à
M. le Maître dans sa retraite ; c'étoit le seul service
qui dépendît de moi. Si j'avois resté avec lui en
France , je ne l'aurois pas guéri de son mal, je n'au-
rois pas sauvé sa caisse , je n'aurois fait que doubler
sa dépense, sans lui pouvoir être bon à rien. Voilà
comment alors je voyois la chose ; je la vois autre-
ment aujourd'hui. Ce n'est pas quand une vilaine
action vient d'être faite qu'elle npus tourmente ; c'est
quand long-temps après on se la rappelle ; car le sou-
venir ne s'en éteint point.
Le seul parti que j'avois à prendre pour avoir des
nouvelles de maman étoitd'en attendre : car ou l'aller
chercher à Paris? et avec quoi faire le voyage? Il n'y
aYoil point de lieu plus sûr qu'Annecy pour savoir
tôt ou tard où elle étoit. J'y restai donc. Mais je me
conduisis assez mal. Je n'allai point voir l'évêque ,
qui m'avoit protégé , et qui me pouvoit protéger en-
core. Je n'a vois plus ma patrone auprès de }ui , et je
craignois les réprimandes sur notre évasion. J'allai
encore moins au séminaire : M. Gros n*y étoit plus.
Je ne vis personne de ma connoissance : j'aurois
pourtant bien voulu aller voir madame l'intendante ,
mais je n'osai jamais. Je fis plus mal que tout cela.
Je retrouvai M. Venture , auquel , malgré mon en-
thousiasme, je n'avois pas même pensé depuis mon
départ. Je le retrouvai brillant et fêté dans tout An-
necy ; les dames se l'arrachoient. Ce succès acheva de
me tourner la tête. Je ne vis plus rien que M. Ven-
ture , et il me fît presque oublier madame de Warens.
Ponr profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui
proposai de partager avec moi son gîte ; il y consen-
PARTIE I, LIVRE IV. i05
lit. Il étoit loge chez un cordonnier, plaisant et bouf-
fon personnage, qui, dans son patois, n'appeloit
pas sa femme autrement que saiopicne , nom qu'elle
wéritoit assez. Il avoit avec elle des prises que Ven-
ture avoit soin de faire durer en paraissant vouloir
faire le contraire. Il leur disoit, d'un ton froid , et
dans son accent provençal, des mots qui fai.soient le
plus grand effet ; c'étoieut des scènes à pâmer de
rire. Les matinées se passoient ainsi sans qu'on y
songeât. A deux ou trois heures nous mandions un
morcean. Venture s'en alloit dans ses sociétés , où
il soupoit ; et moi j'allois me promener seul , médi-
tant sur son grand mérite, et maudissant ma maus-
sade étoile qui ne m'appeloit point à cette heumi.se
vie. Eh ! que je m'y connoissois mal ! La mieuneeût
été cent fois plus charmante si j'avois été moins bète,
et si j'en avois su mieux jouir:
Madame de Warens n'a voit emmené qu'Anet avec
elle; elle avoit laissé Merceret sa feuime-de-cbambre,
dont j'ai parle. Je la trouvai occupant encore l'ap-
partement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret
étoit un peu plus âgée que moi , non pas j olie , mais
assez agréable, une bonne Fribourgeoise sans ma-
lice, et à qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être
quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l'ai-
lois voir assez souvent ; c'étoit une ancienne con-
noissance , et sa vue m'en rappeloit une plus chère
qui me la faisoit aimer. Elle avoit plusieurs amies ,
entre autres une mademoiselle Giraud , Genevoise,
qui , pour mes péchés, s'avisa de prendre du goût
pour moi. Elle pressoit toujours Merceret de m'a-
uaener chez elle; je m'y laissois mener, parcequa
196 LES CONFESSIONS.
j'aimois assez Merceret, et qu'il y avoit là d'autres
jeunes personnes que je voyois volontiers. Pour
mademoiselle Giraud , qui me faisoit toutes sortes
d'agaceries, on ne peut rien ajouter à l'aversion que
j'avois pour elle. Quand elle approchoit de mon
visage son museau sec et noir barbouillé de tabac
d'Espagne, j'avois peine à in 'abstenir d'y cracher.
Mais je prenois patience ; à cela près, je me plaisois
fort au milieu de toutes ces filles ; et , soit pour faire
leur cour à mademoiselle Giraud , soit pour moi-
même , toutes me fêtoient à l'envi. Je ne voyois à
tout cela que de l'amitié. J'ai jugé depuis qu'il n'eût
tenu qu'à moi d'y voir davantage : mais je ne m'en
avisois pas , je n'y pensois pas.
D'ailleurs , des couturières , des filles-de-chambre ,
de petites marchandes, ne me tentoient guère : ii me
falloit des demoiselles. Chacun a sa fantaisie ; c'a
toujours été la mienne. Ce n'est pourtant i,as du tout
la vanité , c'est Ja volupté qui m'attire ; c'est un teint
mieux conservé, de plus belles mains , une parure
plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté
sur toute la personne , plus de goût dans ia manière
de se mettre et de s'exprimer, une robe plus hne et
mieux faite, une chaussure plus mignonne, des ru-
bans , de Ja dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je
préférerois toujours la moins jolie ayant plus de
tout cela. Je trouve moi-:)ième cette pféféneaoe très
ridicule .mais mon cœur ia uonne maigre moi.
He bien ! cet avantage se présentait encore, et il
ne tint encore qu'à moi d'en proiiter. Que j'aime à
tomber de temps en temps sur les moments agréables
de ma jeunesse ! Ils ctoient si doux î ils ont été si
PARTIE I, LIVRE IV. 197
courts, si rares, et je les ai goûtés à si bon marché !
Ah ! leur seul souvenir rend encore à mon cœur une
volupté pure dont j'ai besoin pour ranimer mon
courage , et soutenir les ennuis du reste de mes vieux
jours.
L'aurore un matin me parut si belle, que, tn'éta .t
habillé précipitamment . je me hâtai de gagner la
campagne pour voir lever le soleil. Je goûtai ce plai-
sir dans tout son charme; c'étoit la semaiue api es la
Saint-Jean. La terre, dans sa plus grande parure ,
étoit couverte d'herbe et de fleurs ; les rossiguols ,
presque à la f:n de leur ramage, sembloient se plaire
à le renforcer : tous les oiseaux, faisant en concert
leurs adieux au printemps , chantoient la naissance
d'un beau jour d'été , d'un de ces beaux jours qu'on
ne voit plus à mon âge , et qu'on n'a jamais vus dans
le triste sol où j'habite aujourd'hui (1).
Je m'étois insensiblement éloigué de la ville , la
chaleur augmentoit , et je me promenois sous des
omLragesdans un vallon le lougd'un ruisseau. J'en-
tends derrière moi des pas de chevaux et des voix
de filles qui sembloient embarrassées, mais qui n'en
rioient pas de moins bon cœur. Je me retourne. On
m'appelle par mon nom ; j'approche : je trouve deux
jeunes personnes de ma connoissance, mademoiselle
de Graffenried et mademoiselle Galley, qui n'étant
pas d'excellente, cavalières , ne sa voient comment
forcer leurs chevaux à passer le ruisseau. Mademoi-
selle de Graffenried etoit une jeune Bernoise fort
aimable « qui , par quelque folie de son âge , ayant
[t] A \\ ootton , en Staffordshire.
les cj.vtesj. 1 . 17
lyS LES CONFESSIONS,
été jetée hors de son pays , avoit imité madame do
Warens, chez qui je l'avois vue quelquefois ; mais
n'ayant pas eu une pension comme elle , elle avoit
été trop heureuse de s'attacher à mademoiselle Gal-
iey, qui , l'ayant prise en amitié , avoit engagé sa
mère à la lui donner pour compagne jusqu'à ce
qu'on la put placer de quelque façon. Mademoiselle
Galley, d'un an plus jeune qu'elle , étoit encore plus
jolie; elle avoit je ne sais quoi de plus délicat, de
plus fin ; elle étoit en même temps très mignonne et
très formée , ce qui est pour une fille le plus beau
moment. Toutes deux s'aimoient tendrement ,et leur
bon caractère à l'une et à l'autre ne pouvoit qu'en-
tretenir long-temps cette union , si quelque amant
ne venoit la déranger. Elles me dirent qu'elles al-
loient à Toune , vieux château appartenant à madame
Galley ; elles implorèrent mon secours pour faire
passer leurs chevaux, n'en pouvant venir à bout
elles seules. Je voulus fouetter les chevaux ; mais
elles craignoient pour moi les ruades , et pour elles
les haut-le-corps. J'eus recours à un autre expédient :
je pris par la bride lecheval de mademoiselle Galley,
puis, le tirant après moi, je traversai le ruisseau
ayant de l'eau jusqu'à mi-jambes, et l'autre cheval
suivit sans difficulté. Cela fait, je voulus saluer ces
demoiselles, et m'en aller comme un benêt : elles se
dirent quelques mots tout bas ; et mademoiselle de
Graffenried s'adressant à moi : Non pas , non pas ,
me dit-elle , on ne nous échappe pas comme cela.
Vous vous êtes mouillé pour notre service, et nous
devons en conscience avoir soin de vous sécher : il
faut, s'il vous plaît, venir avec nous ; nous vous
PARTIE ï, LIVRE IV. 199
arrêtons prisonnier. Le cœur me battoit, je regardois
mademoiselle Galley. Oui , oui , ajouta-t-elle en
riant de ma mine effarée, prisonnier de guerre;
montez en croupe derrière elle, nous voulons rendre
compte de tous. Mais, mademoiselle, je n'ai pas
l'honneur d'être connu de madame votre mère ; que
dira-t-elle en me voyant arriver ? Sa mère , reprit
mademoiselle de Grafîenried, n'est pas à Toune ;
nous revenons ce soir, et vous reviendrez avec nous.
L'effet de l'électricité n'est pas plus prompt que
celui que ces mots firent sur moù En m'élançant sur
le cheval de mademoiselle de Grafîenried , e treru-
blois de joie; et quand il fallut l'embrasser pour me
tenir, le cœur me battoit si fort qu'elle s'en apper-
cut : elle me dit que le sien lui battoit aussi par la
frayeur de tomber. C'étoit presque, dans ma posture,
une invitation de vérifier la chose; je n'osai jamais,
et , durant tout le trajet , mes deux bras lui servirent
de ceintnre, très serrée à la vérité, mais sans se dé-
placer un moment. Telle femme qui lira ceci me
souffletteroit volontiers, et n'auroit pas tort.
La gaieté du voyage et le babil de ces filles aigui-
sèrent tellement le mien, que jusqu'au soir, et tant
que nons fûmes ensemble , nous ne déparlâmes pas
un moment. Elles m'avoient mis si bien à mon aise,
que ma langue parloit autant que mes yeux , quoi-
qu'elle ne dit pas les mêmes choses. Quelques in-
stants seulement , quand je me trouvois tète à tête
avec l'une ou avec l'autre , l'entretien s'embarrassoit
un peu ; mais l'absente revenoit bien vite , et ne nous
laissoit pas le temps d'éclaireir cet embarras.
Arrivés à Toune , et moi bien séché , non* déjeû-
ooû LES CONFESSIONS.
naines. Ensuite il fallut procéder à l'importante af-
faire de préparer le dîné. Les deux demoiselles, tout
eu cuisinant, baisoient de temps en temps les en-
fants de la graugere , et le pauvre marmiton mangeoit
son pain, sans mot dire , à la lumée du rôti. On
avoit envoyé des provisions de la ville, et il y avoit
de quoi faire un très bon dîné. sur-tout en friandises ;
unis malheureusement on avoit oublié du vin. Cet
oubli n'étoit pas étonnant pour des filles qui n'en
bu voient guère ; mais j'en fus fâché , car j'avois un
peu compté sur ce secours pour m'enhardir. Elles en
fuient fâchées aussi , par la même raison peut-être ;
mais je n'en crois rien. Leur gaieté vive et charmante
étoit l'innocence même; et d'ailleurs qu'eussent-elles
fait de moi entre elles deux? Elles envoyèrent cher-
cher du vin par-tout aux environs; on n'en trouva
point , tant les paysans de ce canton sont sobres et
pauvres! Comme elles m'en marquoient leur chagrin,
j e leur dis de n'en pas être si fort en peine, et qu'elles
n'avoient pas besoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la
seule galanterie que j'osai leur dire de la journée ;
mais je crois que les fripponnes voyoient de reste
que cette galanterie étoit une vérité.
Nous dînâmes dans la cuisine de la grangere, les
deux amies assises sur des bancs aux deux côtés de
la longue table , et leur hôte entre elles deux sur une
esrabelle à trois pieds. Quel diné ! quel souvenir
plein de charmes! Comment, pouvant à si peu de
frais goûter des plaisirs si purs et si vrais, vouloir
en rechercher d'autres ? Jamais soupe des petites-
maisons de Paris n'approcha de ce repas , je ne dis
PARTIE I, LIVRE IV. *oi
pas seulement pour la gaieté, pour la douce joie,
mais je dis pour la sensualité.
Après le dîner nous fîmes une économie; an lien
de prendre le café qui nous restoit du déjeuner,
nons le gardâmes pour le goûter avec de la crème et
des gâteaux qu'elles avoient apportés ; et pour te-
nir notre appétit en haleine, nons allâmes dans le
verger achever notre dessert avec des cerises. Je
montai sur l'arhre et je leur en jetois des bouquets
dont elles me rendoient les noyaux à travers les
branches. Une fois mademoiselle Galley , avançant
son tablier et reculant la tète, se présentoit si bien ,
et je visai si juste, que je lui lis tomber un bouquet
dans le sein ; et de rire. Je me disois en moi-même :
Que mes lèvres ne sont-elles des cerises ! comine je
les leur jetterois ainsi de bon cœur !
La journée se passa de cette sorte à folâtrer avec
h plus grande liberté , et toujours avec la plus grande
décence. Pas un seul mot équivoque , pas une senle
plaisanterie hasardée; et cette décence, nous ne
nous l'imposions point du tout , elle venoit toute
seule; nous prenions le ton que nous donnoient
nos coeurs. Enfin ma modestie , d'autres diront ma
sottise, fut telle, que la plus grande privauté qui
m'échappa fut de baiser une seule fois la main de
mademoiselle Galley. Il est vrai que la circonstance
ajoutoit aru prix de cette légère faveur. Nous étions
seuls, je respirois avec embarras, elle avoit les yeux
Baissés : ma bouche, au lieu de trouver des paroles,
s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira dou-
cement après qu'elle fut baisée, en me regardant
aoa LES CONFESSIONS,
d'un air qui n'étoit point irrité. Je ne sais ce que
j'aurois pu lui dire : son amie entra, et me parut
laide en ce moment.
Enfin elles se souvinrent qu'il ne falloit pas atten-
dre la nuit pour rentrer en ville. Il ne nous restoit
nue le temps qu'il falloit pour arriver de jour, et
nous nous hâtâmes de partir, en nous distribuant
comme nous étions venus. Si j'avois osé j'aurois
transposé cet ordre, carie regard de mademoiselle
Galley m'avoit vivement émule cœur: mais je n'osai
rien dire, et ce n'étoit pas à elle de Je proposer.
En marchant nous disions que la journée avoit tort
de finir; mais , loin de nous plaindre qu'elle eût été
courte , nous trouvâmes que nous avions eu le se-
cret de la faire longue par tous les amusements dont
nous avions su la remplir.
Je les quittai à-peu-près au même endroit où elles
m'avoienl pris. Avec quel regret nous nous séparâ-
mes ! Avec quel plaisir nous projetâmes de nous re-
voir! Douze heures passées ensemble nous valoient
des siècles de familiarité. Le doux souvenir de cette
journée ne coùtoit rien à ces aimables filles ; la ten-
dre union qui régnoit entre nous trois valoit des
plaisirs plus vifs, et n'eût pu subsister avec eux:
nous nous aimions sans mystère et sans honte, et
nous voulions nous aimer toujours ainsi. L'inno-
ceuce des mœurs a sa volupté qui vaut bien l'autre ,
parcequ'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit
continuellement. Pour moi, je sais que la mémoire
d'un si beau jour me charme plus , me touche plus ,
me revient plus au cœur, que celle d'aucuns plai-
sirs que j'aie goûtés en ma vie. Je nesavoispas trop
PARTIE I, LIVRE IV. ao3
bien co que |t* voulois à ces deux charmantes per-
sonnes, mais elles în'intéressoient beaucoup toutes
deux. Je ne dis pas que, si j'eusse été le maître de
mes arrangements , mon cœnr se seroit partagé , j'y
sentais un peu de préférence. J'aurois fait mon bon-
heur d'avoir pour maîtresse mademoiselle de Graf-
fénried ; mais, à choix, je crois que je l'aurois
mieux aimée pour confidente. Quoi qu'il en soit,
il me sembloit en les quittant que je ne pourrois
plus vivre sans l'une et sans l'autre. Qui m'eût dit
que je ne les reverrois de ma vie, et que là finiroient
nos éphémères amours !
Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire
de mes aventures galantes , en remarquant qu'après
beaucoup de préliminaires , les plus avancées finis-
sent par baiser la main. O mes lecteurs! ne vous y
trompez pas: j'ai peut-être eu plus de plaisir dans
mes amours en unissant par cette main baisée , que
vons n'en aurez jamais dans les vôtres en commen-
çant tout au moins par-la.
Venture , qui s'étoit conché fort tard la veille ,
rentra pen de temps après moi. Pour cette fois je
ne le vis pas avec le même plaisir qu'à l'ordinaire,
et je me gardai de lui dire comment j'avois passé
ma journée. Ces demoiselles m'avoient parlé de lui
avec peu d'estime , et m'avoieut paru mécontentes
de me savoir en si mauvaises mains. Cela !ui fit tort
dans mon esprit : d'ailleurs tout ce qui me distravoit
d'elles ne pouvoit que m'ètre désagréable. Cepen-
dant il me rappela bientôt à lui et à moi en me par-
lant de ma situation: elle étoit trop critique pour
pouvoir durer. Quoique je dépensasse très peu de
ao4 LES CONFESSIONS.
chose, mon petit pécule achevoit de s'épuiser : j'é-
tois sans ressource: point de nouvelles de maman;
je ne savois que devenir, et je seotois un cruel ser-
rement de cœur de voir l'ami de mademoiselle Gal-
ley réduit à l'aumône.
Tenture me dit qu'il avoit parlé de moi à M. I«
juge-mage , qu'il vouloit m'y mener diner le lende-
main : que c'étoit un homme en état de me rendre
service par ses amis ; d'ailleurs une bonne connois-
sance à faire , un homme d'esprit et de lettres , d'un
commerce fort agréable , qui avoit des talents et qui
les aimoit : puis mêlant , à son ordinaire , aux cho-
ses sérieuses la plus mince frivolité , il me lit voir
un joli couplet venu de Paris, sur un air d'un opéra
de Mouret qu'on jouoit alors. Ce couplet avoit plu
si fort à M. Simon (c'étoit le nom du juge-mage),
qu'il vouloit en faire un autre en réponse sur le mê-
me air : il avoit dit à Venture d'en faire aussi un;
et la folie prit à celui-ci de m'en faire faire un troi-
sième , afin, disoit-il , qu'on vît le lendemain les
couplets arriver comme les brancards du Roman
comique.
La nuit, ne pouvant dormir, je fis comme je pus
mon couplet : pour les premiers vers que j'eusse
faits ils étoient passables, meilleurs peut-être, ou
du moins faits avec plus de goût qu'ils n'auroient
élé la veille , le sujet roulant sut uue situation fort
tendre à laquelle mon cœur étoit déjà tout disposé.
Je montrai le matin mon couplet à Venture, qui,
le trouvant joli , le mit dans sa poche sans me dire
s'il avoit fait le sien. Nous allâmes dîner chez M.
Simon, qui nous reçut bien. La conversation fut
PARTIE I, LIVRE IY. ao5
agréable ; elle ne pouvoit manquer de l'être entre
deux hommes d'esprit, à qui la lecture avoit pro-
fité. Pour moi, je faisois mon rôle : j'écoutois et je
me taisois. Ils ne parlèrent de couplets ni l'un ni
l'autre: je n'en parlai point non plus: et jamais,
que je sache , il n'a été question du mien.
_M. Simon parut content de mon maintien: c'est
à-peu-près tout ce qu'il vit de moi dans cette en-
trevue. Il m 'avoit déjà vu plusieurs fois chez ma-
dame de Warens, sans faire une grande attention à
moi : ainsi c'est de ce diuer que je puis dater sa
connoissance , qui ne me servit de rien pour l'ob-
jet qui me l'avoit fait faire, mais dont je tirai dans
la suite d'autres avantages qui me font rappeler sa
mémoire avec plaisir.
J'anrois tort de ne pas parler de sa figure, que,
sur sa qualité de magistrat , et sur le bel esprit dont
il se piquoit, on n'imagineroit pas si je n'en disois
Tien. M. le juge-mage Simon n'avoit assurément
pas trois pieds de haut. Ses jambes droites , et mê-
me assez longues , l'auroient agrandi si elles eussent
été verticales ; mais eiies posoient de biais comme
celles d'un compas très ouvert. Son corps étoit non
seulement court, mais mince, et en tout sens d'une
petitesse incroyable. Il devoitparoitreune sauterelle
quand il etoit nud. Sa tète , de grandeur naturelle
avec un visage bien formé , l'air noble . d'assez beaux
yeux , sembloit une tète postiche qu'on auroit plan-
tée sur un moignon. Il eût pu s'exempter de faire
de la dépense en parure; car sa grand* perrnqûc
seule l'habilloit jai -ln'.x -ment de pied en cap.
Il avoit deux voix toutes différentej qui t'entre-
ao6 LES CONFESSIONS.
rnèioieut sans cesse dajas sa conversation avec un
contraste d'abord très plaisant, mais bientôt très
désagréable. L'une étoit grave et sonore; c'étoit, si
j'ose ainsi parler, la voix de sa tête: l'autre claire,
aiguë et perçante , étoit la voix de son corps.
Quand il s'écoutoit beaucoup, qu'il parloit très
posément, qu'il ménagent son haleine, il pouvoit
parler toujours de sa grosse voix; mais pour peu
qu'il s'animât et qu'un accent plus vif vint se pré-
senter , cet accent devenoit comme le sifflement
dune clef, et il avoit toute la peine du monde à
reprendre sa basse.
Avec la figure que je viens de peindre , et qui n'est
point chargée, M. Simon étoit galant, grand con-
teur de fleurettes , et poussoit jusqu'à la coquetterie
le soin de son ajustement. Comme il cherchoit k
prendre ses avantages , il donnoit volontiers ses au-
diences du matin dans son lit ; car quand on voyoit
sur l'oreiller une belle tète, personne n'alloit s'ima-
giner que c'étoit là tout. Cela donnoit lieu quel-
quefois à des scènes dont je suis sûr que tout Annecy
se souvient encore.
Un matin qu'il attendoit dans ce lit , ou plutôt
sur ce lit , les plaideurs , en belle coëffe de nuit bien
iine et bien blanche , ornée, de deux grosses bouffet-
tes de ruban couleur de rose , un paysan arrive»;
heurte à la porte. La servante étoit sortie. M. le
juge-mage , entendaut redoubler, crie, Entrez ; et
cela, comme dit un peu trop fort , partit de sa voix
aiguë. L'bomme entre, il cherche d'où vient cette
voix de femme ; et voyant dans ce lit une cornette .
une fonîange, il vent ressortir en faisant à madame
PARTIE I, LIVRE IV. ao7
de grandes excuses. 31. Simon se fâche et n'en crie
que pins clair. Le paysan , confirmé dans son idée ,
et se croyant insulté, lui chante pouilles, lui dit
qu'apparemment elle n'est qu'une coureuse, et qae
M. le juge-mage ne donne guère bon exemple cher
lui. Le juge-mage furieux, et n'ayant pour toute
arme que sou pot-de-chambre, alloit le jeter à la
tète de ce pauvre homme , quand sa gouvernante
arriva.
Ce petit nain , si disgracié dans son corps par la
nature , en avoit été dédommagé du côté de l'esprit :
il l'avoit naturellement agréable, et il avoit pris
soin de l'orner. Quoicpn'il fût , à ce qu'on disoit ,
assez bon jurisconsulte, il n'aimoit pas son métier.
Il s'etoit jeté dans la belle littérature, et il y avoit
réussi. Il en avoit pris sur-tout eettebrillaute super-
ilcie , cette fleur qui jette de l'agrément dans le
commerce , uième avec les femmes. Il savoit par
cœur tous les petits traits des ana et autres sembla-
bles : il avoit l';trt de les faire valoir, en contant
avec intérêt , avec mvstere, et comme une anecdote
récente , ce qui s Y-toit passé il y avoit .soixante ans.
Il savoit la musique, et chantoit agréablement de
9a voix d'homme : enim il avoit beaucoup de jolis
talents pour un magistrat. A force de cajoler le»
dames d'Annecy , il s'ciuit mis à la mode parmi
elles; elles l'avuitnt à icur suite comme un petit
sapajou. Il prétention mi'iiie à des bonnes fortunes .
et cela les amusoit beaucoup. Une madame d'Epa =
gny disoit que , pour lui , la dernière faveur étoit do
baiser une femme au genou.
Comme il oonnoissoit les bons liviea et qu'il en
ao8 LES CONFESSIONS,
parloit volontiers , sa conversation étoit non seule-
ment amusante mais instructive. Dans la suite ,
lorsque j'eus pris du goût pour l'étude, je cultivai
sa connoissance et je m'en trouvai bien. J'allois
quelquefois le voir de Cbambéry où j'étois alors. Il
louoit, animoit mon émulation , et me donuoit pour
mes lectures de bons avis dont j'ai souvent fait mon
prolit. Malheureusement dans ce corps si fluet lo-
geoit une ame très sensible. Quelques années après ,
il eut je ne sais quelle mauvaise affaire qui le cha-
grina, et il en mourut. Ce fut dommage ; c'étoit as-
surément un bon petit homme , dont on commen-
çoit par rire et qu'on finissoit par aimer. Quoique
sa vie ait été peu liée à la mienne , comme j'ai reçu
de lui des leçons utiles , j'ai cru pouvoir lui consa-
crer un petit souvenir.
Sitôt que je fus libre, je courus dans la rue de
mademoiselle Galley , me flattant de voir entrer ou
sortir quelqu'un , ou du moins ouvrir quelque fe-
nêtre. Rien ;pas un chat ne parut, et, tout le temps
que je fus là la maison demeura aussi close que si
elle n'eût point été habitée. La rue étoit petite et
déserte , un homme s' y remarquoit : de temps en
temps quelqu'un passoit , enlroit ou sortoit au voi-
sinage. J'étois fort embarrassé de ma ligure ; il me
sembloit qu'on devinoit pourquoi j'étois là , et cette
idée me mettoit au supplice: car j'ai toujours pré-
féré à mes plaisirs l'honneur et le repos de celles qui
m'étoient chères.
Enlin , las de faire l'amant espagnol , et n'ayant
point de guitare , je pris le parti d'aller écrire à ma.
demoiselle de Graffenried. J'auroib préféré d'écrire
PARTIE I, LIVRE IV. 209
A son aniie, mais je n'osois , et il convenoit de com-
mencer par celle à qui je de vois Ja connoissance de
l'autre et avec qui j'étois plus familier. Ma lettre
finie, j'allai la porter chez mademoiselle Giraud,
comme j'en étois convenu avec ces demoiselles en
nons séparant. Ce furent elles qui me donnèrent cet
expédient. Mademoiselle Giraud étoit contre-pogi-
tiere , et , travaillant quelquefois chez madame Gal-
ley , elle avoit l'entrée de sa maison. La mes-agere
ne me parut pourtant pas trop bieu choi:.ie ; niais
j 'a vois peur, si je faisois des difficultés sur celle-là.
qu'où ne m'en proposât point d'autre. De plus, je
n'osai dire qu'elle vouloit travailler pour son com-
pte. Je me sentois humilié qu'elle osât se croire
pour moi du même sexe que ces demoiselles. Enfin
j'aimois mieux cet entrepôt-là que point , et je m'y
tins à tout risque.
Au premier mot la Giraud me devina : cela n'étoit
pas difficile. Quand une lettre à porter à de jeunes
filles n'eût pas parlé d'elle-même, mon air sot et
embarrassé m'auroit seul décelé. On peut croire que
cette commission ne lui donna pas grand plaisir à
faire : elle s'en chargea toutefois , et l'exécuta fidèle-
ment. Le lendemain matin je courus chez elle, et j'y
trouvai ma réponse. Comme je me pressai de sortir
pour l'aller lire et baisera mon aise! Cela n'a pas
besoin d'être dit ; mais ce qui en a besoin davantage
c'est le parti que prit mademoiselle Giraud, et où
j'ai trouvé plus de délicatesse et de modération que
je n'en aurois attendu d'elle. Ayant assez de boa
sens pour voir qu'avec ses trente-sept ans , ses yeux
de lièvre , son nez barbouillé , sa voix aigre et sa
S*S COIfFESS. 1. 18
aie LES CONFESSIONS,
peau noire, elle n'avoit pas beau jeu coutre deux
jeunes personnes pleines de grâce et dans tout l'éclat
de la béante, elle ne voulut ni les trahir ni les ser-
vir, et aima mieux me perdre que de me ménager
pour elies.
Il y avoit déjà quelque temps que la Merceret,
n'ayant aucune nouvelie de sa maîtresse, songeoit à
s'en retourner à Fribourg ; elle l'y détermina tout-
à-fait. Elle lit plus ; elle lui lit entendre qu'il seroit
bien que quelqu'un la conduisît chez son père , et
me proposa. La petite Merceret , à qui je ne déplai-
sois pas non plus, trouva cette idée fort bonne à
exécuter. Elles m'en parlèrent dès le même jour
comme d'une affaire arrangée ; et , comme je ne.
trouvois rien qui me déplût dans cette manière de
disposer de moi, j'y consentis , regardant ce voyage
comme une affaire de huit jours tout au plus. La
Giraud, qui nepensoit pas de même, arrangea tout.
Il fallut bien avouer l'état de mes finances. On y
pourvut : la Merceret se chargea de me défrayer; et,
pour regagner d'un côté ce qu'elle dépensoit de l'au-
tre, à ma prière on décida qu'elle enverroit devant
son petit bagage , et que nous irions à pied à petites
journées. Ainsi fut fait.
Je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de
moi : mais , comme il n'y a pas de quoi être bien vain
du parti que j'ai tiré de toutes ces amours-là , je crois
pouvoir dire la vérité sans scrupule. La Merceret ,
plus jeune et moins déniaisée que la Giraud, ne m'a
jamais fait des agaceries aussi vives ; mais elle; imi-
toit mes tons , mes accents , redisoit mes mots , avoit
pour moi les attentions que j'aurois dû avoir pour
PARTIE I, LIVRE IV. 211
elle; et preuoit toujours grand soin, comme elle
étoit fort peureuse , que nous couchassions dans la
même chambre : identité qui se borne rarement là
dans un voyage entre un garçon de vingt ans et une
fille de vingt-cinq.
Ki le s'y borna pourtant cette fois. Ma simplicité
fut telle, que, quoique la Merceret ne fût pas des-
agréable, il ne me vint pas même à l'esprit durant
tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation
galante, mais même la moindre idée qui s'y rappor-
ta f ; et, quand cette idée me seroit venue, j'étois
trop sot pour en savoir profiter. Je n'imaginois pas
comment une fille et un garçon parveuoient à cou-
cher ensemble ; je croyois qu'il falloit des siècles
pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre
Merceret en me défrayant comptoit sur quelque équi-
valent , elle en lut la dupe; et nous arrivâmes à Fri-
bourg exactement comme nous étions partis d'An-
necy.
En passant à Genève , je n'allai voir personne ;
mais je fus prêt à me trouver mal sur les ponts. Ja-
mais je n'ai vu les murs de cette heureuse ville , ja-
mais je n'y suis entré , sans sentir une certaine dé-
faillance de cœur qui veuoit d'un excès d'attendris-
sement, lin même temps que la noble image de la
lù»e! *e m'élevoit l'ame, celles de l'égalité, de l'union,
de la douceur des moeurs, me touchoient jusqu'aux
larmes , et m'inspiroient nu vif regret d'avoir perdu
tous ces biens. Daus quelle erreur j'étois ! mais
qu'elle étoit naturelle ! Je croyois voir tout cela dans
ma patrie , pareeque je le portois dans mon cœur.
Il falloit passer à Nyon. Passer sans voir mon bon
9i2 LES CONFESSIONS,
père ! Si j'avois eu ce conrage , j'en serois mort de
regret. Je laissai la Merceret à l'auberge , et je l'allai
voir à tout risque. Eh ! que j'avois tort de le crain-
dre ! Son ame à mon abord s'ouvrit aux sentiments
paternels dont elle étoit pleine. Que de pleurs nous
versâmes en nous embrassant î II crut d'abord que
je revenois à lui. Je lui fis mon histoire , et lui dis
ma résolution ; il la combattit foiblement ; il me fit
voir les dangers auxquels je m'exposois , me dit que
les pins courtes folies étoient les meilleures. Du
reste, il n'eut pas même la tentation de me retenir
de force, et en cela je trouve qu'il eut raison : mais
il est certain qu'il ne fit pas pour me ramener tout ce
qu'il auroitpu faire, soit qu'après le pas que j'avois
fait il jugeât lui-même que je n'en devois pas revenir,
soit qu'il fût embarrassé peut-être à trouver ce qu'à
mon âge il ponrroit faire de moi. J'ai su depuis qu'il
eut de ma compagne de voyage une opiuion bien
injuste et bien fausse, mais du reste assez naturelle.
Ma belle-mere , bonne femme , un peu mielleuse, fit
semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai
point ; mais je leur dis que je comptois m'arrêter
avec eux plus long -temps au retour, et je leur laissai
tn dépôt mon petit paquet que j'avois fait venir par
le bateau , et dont j'étois embarrassé. Le lendemain
je partis de bon matin, bien content d'avoir vu mon
père et d'avoir osé faire mon devoir.
Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la
fin du voyage , les empressements de mademoiselle
Merceret diminuèrent un peu. Après not\e arrivée ,
elle ne me marqua plus que de la froideur; et son
père, qui ne nageoitpas dans l'opulence, ne me fit
I ■ \ | L I B I . LIVRE IV. si3
m [ilaa nu bien grand accueil. J'allai loger au
t. Ir les lus voir le lendemain; ils m'oflrirent
.. (I.iki . ;e l acceptai. Nous uous séparâmes sans
pleurs ; je retournai le soir à ma gargote, et je re-
parti-, le surlendemain de mon arrivée, sans trop
savoir, où j'avois dessein d'aller.
Voilà encore une circonstance de ma vie où la
Providence m'offroit précisément ce qu'il me falloit
pour couler des jours heureux. La Mereeretétoit une
très bonne lille, point brillante, point belle, mai»
point laide non plus ; peu vive , fort raisonnable ,
à quelques petites humeurs pies , qui se passoient à
pleurer . et qui n'avoient jamais de suite orageuse.
Jille avoit un vrai goût pour moi; j'anrois pu l'é-
pouser sans peine , et suivre le métier de son père.
"\oii goût pour la musique me i'auroit fait aimer. Je
me serois établi à Fribonrg, petite ville peu jolie,
mais peuplée de très bonnes gens. J'aurois perdu
*aus doute de grands plaisirs ; mais j'aurois vécu en
paix jusqu'à ma dernière heure, et je dois savoir
mieux que personne qu'il n'y avoit pas à balancer
sur ce marché.
. Je revins , non pas à Nyon , mais à Lausanne : je
voulois me rassasier de la vue de ce beau lac, qu'on
voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de
mes secrets motifs déterminants n'ont pas été plus
solides : des vues éloignées ont rarement assez de
force pour me faire agir; l'incertitude de l'avenir
nia toujours fait regarder les projets de longue exé-
cution comme des leurres de dupe. Je mejivre à
l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne me coûte
ïien à nonnir : mais s'il faut prendre long-temps de
aU LES CONFESSIONS,
la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit plaisir
qui s'offre à ma portée me tente plus que les joies
du paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine
doit suivre : celui-là ne me tente pas, parceque je
n'aime que des jouissances pures, et que jamais on
n'en a de telles quand on sait qu'on s'apprête nu
repentir.
J'avois grand besoin d'arriver où que ce fût , et
le plus proche étoit le mieux; car, m'étant égaré
dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon , où
je dépensai le peu qui me restoit, hors dix creutzer
qui partirent le lendemain à la dinée ; et arrivé le
soir à un petit village auprès de Lausanne , j'y entrai
dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée ,
et sans savoir que devenir. J'avois grand'faim : je fis
bonne contenance,et je demandai à souper comme si
j 'eusse eu de quoi bieo payer. J'allai me coucher sans
songer à rien : je dormis tranquillement ; et après
avoir déjeuné le matin et compté avec l'hôte , je
voulus, pour sept batz à quoi montoit ma dépense ,
lui laisser ma veste en gage. Ge brave homme la re-
fusa : il me dit que . grâces an ciel , il n'a voit jamais
dépouillé personne , et qu'il ne vouloit pas commen-
cer pour sept batz; que je gardasse ma veste, et que
je le paierois quand je pourrais. Je fus touché de sa
bonté , mais moins que je ne devois l'être et que je
ne l'ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guère
à lui renvoyer son argent par un homme sûr : mais
quinze ans après repassant par Lausanne à mon re-
tour d'Italie , j 'eus un vrai regret d'avoir oublié l 'en-
seigne du cabaret et le nom de l'hôte. Je l'anrois été
voir : je me seroii fait v.a vrai plaisir de lui rappeler
PARTIE I, LIVRE I Y. ai5
M bonne oeuvre, et de lui prouver qu'elle n'avoit
pas été mal placée. Des services plus importants
sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation,
ne m'ont pas paru si dignes de reconnoissance que
l'humanité simple et sans éclat de cet honnête
homme.
En approchant de Lausanne je revois à la détresse
où je me trouvois, aux moyens de m'en tirer sans
aller montrer ma misère à ma belle-mere , et je me
comparois dans ce pèlerinage pédestre à mon ami
Tenture arrivant à Annecy : je m'échauffai si bien
de cette idée, que , sans songer que je n'avois ni sa
gentillesse ni ses talents, je me mis en tète de faire
à Lausanne le petit Venture, d'enseigner la musique
comme si je l'avois sue, et de me dire de Paris , où
je n'avois jamais été. Lu conséquence de ce beau
projet , comme il n'y avoit point là de maîtrise où
je pusse vicarier , et que d'ailleurs je n'avois garde
de m'aller fourrer parmi les gens de l'ait, je com-
mençai par m'informer d'une petite auberge où l'on
pût être assez bien et à bon marché. On m'enseigna
un nommé Perrotet , qui tenoit des peusionnaires.
Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du
monde , et me reçut fort bien : je lui contai mes pe-
tits mensonges comme je les avois arraugés. Il u,e
promit de parier de moi , et de tâcher de me procurer
des écoliers : il ajouta qu'il ne me demanderont de
l'argent que quand j'en aurois gagné. Sa pension
étoit de cinq écus blancs ; ce qui éto.t peu pour la
chose , mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de
ne me mettre d'abord qu'à la demi-pension , qui
ronsistoit pour le dîner en une bonne soupe et rien
1*6 LES CONFESSIONS,
de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis.
Ce pauvre Peirotet me fit toutes ces avances du
meilleur cœur du monde, et n'épar-noit rien pour
m'être utile.
Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes
gens dans ma jeunesse, j'en trouve si peu dans un
âge avancé ? Leur race est-elle épuisée ? Non ; mais
l'ordre de gens où j'ai besoin de les chercher aujour-
d'hui n'est plus le même où je les trouvois alors :
parmi le peuple, où les grandes passions ne parlent
que par intervalles, les sentiments de la nature se
font plus souvent entendre ; dans les états plus éle-
vés, ils sont étouffes absolument, et, sous le masque
du sentiment, il n'y a jamais que l'intérêt ou la
vanité qui parle.
J'écrivis de Lausanne à mon père, qui m'envoya
mon paquet, et me inarqua d'excebentes choses dont
j'aurois dû mieux profiter. J'ai déjà noté des mo-
ments de délire inconcevables où je n'étois plus moi-
même : en voici encore un des plus marqués. Pour
comprendre à quel point la tête me tournoit alors , à
quel point je m'étois pour ainsi dire venturisé,ij ne
faut que voir combien tout à-la-fois j'accumulai
d'extravagances. Me voilà maître à chanter sans sa-
Toir déchiffrer un air; car quand les six mois que
j'avois passés avec le Maître m'auroient proiité, ja-
mais ils n'auroient pu sufiire : mais outre cela j'ap-
prenois d'un maître , c'en étoit a^sez pour apprendre
mal. Parisien de Genève et catholique en pays pro-
testant, je crus devoir changer mon nom ainsi que
ma religion et ma patrie. Je m'approchois toujours
de mon grand modèle autant qu'il m'étoit possible :
PARTIE I, LIVRE IV. ai7
il s'étoit appelé Venture de Villeneuve; moi, je lis
l'anagramme* du nom de Rousseau dans celui de Vaus-
sore,t\ je m'appelai Vaussore de Villeneuve. Venture
savoit la composition, quoiqu'il n'en eût rien dit ;
moi, sans la savoir, je m'en vantai à tout le inonde,
et, sans ponvoir noter le moindre vamleville . je
me donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout :
ayant été présenté à M. de Treytorens , proiesseur en
droit , qui aimoit la musique et faisoit des concerts
ehezlui, je voulus lui donner un échantillon de
mon talent ,et je me mis à composer une pièce pour
son concert aussi effrontément que si j'avois su com-
ment m'y prendre. J'eus la constance de travailler
pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre
au net , d'en tirer les parties et de les distribuer avec
autant d'assurance que si c'eût été un chef-d'œuvre
d'harmonie. Enfin . ce qu'on aura peine à croire . et
qui est très vrai, pour couronner dignement cette
sublime production , je mis à la fin un joli menuet
qui couroit les rues et que tout le monde se rappelle
peut-être encore , sur ces paroles jadis pi connues :
Quel caprice !
Quelle injustice!
Quo» ! ta Clarice
Trahiroit tes l'eux ! etc.
Ventnre m'avoit appris cet air avec la basse sur
d'autres paroles infâmes , à l'aide desquelles je l'avois
retenu : je mis donc a La lin de ma composition ce
menuet el sa )>asse en supprimant les paroles , et je
le donnai pour être de moi , tout aussi résolument
qne si j'avois parlé à des habitants de la luue.
2i8 LES CONFESSIONS.
Ou s'assemble poup exécuter ma pièce : j'explique
à chacun le genre du mouvement, le goût de l'exé-
cution, les renvois des parties : j'étois fort affairé.
On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent
pour moi cinq ou six siècles. Enfin tout étant prêt,
je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon
pupitre magistral les deux ou trois coups du prenez-
garde a vous. On fait silence: je me mets gravement
à battre la mesure; on commence.... Non , depuis
qu'il existe des opéra français, de la vie on n'ouït
un pareil charivari : quoi qu'on eût pu penser de
mon prétendu talent, l'effet fut pire que tout ce
qu'on sembloit en attendre; les musiciens étouffoient
de rire ; les auditeurs ouvroient de grands yeux et
auroient bien voulu fermer les oreilles , mais il n'y
avoit pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes ,
qui vouloient s'égayer, racioient à percer le tympan
d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours
mou train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais
î-etenu par la honte , n'osant m'enfuir et tout planter
là. Pour ma consolation, j'entendois les assistants se
dire à leur oreille ou plutôt à la mienne ; l'un ^H n'y
arien là de supportable; un autre, Quelle musique
enragée.' un autre, Quel diable de sabat! Pauvre
Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérois
guère qu'un jour, devant le roi de France et toute
j>a cour, tes sons exci le: oient des murmures de sur-
prise et d'applaudissement, et que dans toutes les
loges , autour de toi , Les plus aimables femmes se di-
roient entre elles à demi-voix : Quels sons charmants/
que /te musique enchanteresse! Tous ces chants là vont
an cœur.
PARUE I, LIVRE IV. 219
Mais ce qui mit tout le nionde de bonne humeur
fut le menuet : à peine en eut-on joué quelques mesu-
res, que j'entendis partir de toutes parts les éclats de
rire. Chacun mefélicitoil sur mon joli goût de chaut :
ou m'assurait (pue ce uieuuet feroit parler de moi , et
que je méritois d'être chaulé par-tout. Je n'ai pas
besoin de dépeindre mon angoisse, ni d'avouer que
je la méritois bien.
Le lendemain l'un de mes symphonistes, appelé
Lutold, vint me voir, et fut assez bon homme pour
ne pas me féliciter sur mon succès. Le profond sen-
timent de ma sottise, la honte, le regret , le déses-
poir de l'état où j'étois réduit , l'impossibilité de te-
nir mon cœur fermé dans les grandes peines . me
i'rent ouvrir à lui; je lâchai la bonde à mes larmes;
et, au lieu de mécontenter de lui avouer mon igno-
rance , je lui dis tout, en lui demandant le secret,
qu'il me promit . et qu'il me tint comme on peut le
croire. Dès le lendemain tout Lausanne sut qui j'é-
tois ; et , ce qui est remarquable, personne ne m'en
lit semblant, pas même le bon Perrotet , qui pour
tout cela ne se rebuta pas de me loger et de me
nourrir.
Je vivois, mais bien tristement. Les suites d'un
pareil début ne luent pas pour moi de Lausanne un
séjour fort agréable. Les écoliers ne se presentoient
pas en foule ; pas nn qui fût de La vi.le , et pas une
seule écoliere. .l'eus en tout deux ou trois gros
Teutches. aus>i stupides que j'étois ignorant, qui
ni'ennuyoient à mourir, et qui dans mes mains ne
devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appelé
daui une seule maison , où un petit serpent de iille
82o LES CONFESSIONS.
se donna le plaisir de me montrer beaucoup de mu-
sique dont je ne pus pas lire une note , et qu'elle eut
la malice de chanter ensuite devant M. le maître
pour lui montrer comment cela s'exécutoit. J'étois
si peu en état de lire un air de première vue , que,
dans le brillant concert dont j 'ai parlé , i I ne me fut pas
possible de suivre un moment l'exécution pour sa-
voir si l'on jouoit bien ce que j 'a vois sous les yeux,
et que j 'a vois composé moi-même.
Au milieu de tant d'humiliations, j'avois de*
consolations très douces dans les nouvelles que je
recevois de temps en temps des deux charmantes
amies. J'ai toujours trouvé dans le sexe une grande
vertu consolatrice , et rien n'adoucit plus mes peines
dans mes disgrâces que de sentir qn'une personne
aimable y prend intérêt. Cette correspondance cessa
pourtant bientôt après, et ne fut jamais renouée ;
mais ce fut ma faute. En changeant de lieu je négli-
geai de leur donner mon adresse; et, forcé parla
nécessité de songer continuellement à moi-même , je
les oubliai bientôt entièrement.
Il y a long-temps que je n'ai parlé de ma pauvre
maman ; mais si l'on croit que je l'oubliois aussi ,
l'on se trompe fort. Je ne cessois de penser à eile et
de désirer de la retrouver, non seulement pour le
besoin de ma subsistance, mais beaucoup plus pour
le besoin de mon cœur. Mon attachement peur elle,
quel que vif , quelque tendre qu'il fût, ne rn'empê-
choit pas d'en aimer d'antres ; mais ce n'étoit pas
de la même façon. Toutes dévoient également ma
tendresse à leurs charmes; mais elle tenoit unique-
ment à ceux des antres et ne leur eût pas survécu,
PARTIE I, LIVRE IV. 221
au lieu que maman pouvoit devenir vieille et laide
sans que je l'aimasse moins tendrement, Mon oesui
avoit pleinement transmis à sa personne L'ttoramàf t
qu'il lit d'abord à sa beauté ; et quelque changement
qu'elle éprouvât , pourvu que ce fut toujours elle ,
mes sentiments ne pouvoient changer. Je sais bim
que je lui devois de la reconnoissance ; mais en -vé-
rité je n'y sougeois pas. Quoi qu'elle eût fait ou
n'eut pas fait pour moi , c'eût été toujours la même
chose. Je ne l'aimois ni par devoir, ni par intérêt , ni
par conveuance; je l'aimois parceque j'étois né pour .
l'aimer. Quand je devenois amoureux de quelque
autre, cela faisoit distraction, je l'avoue , et je pen-
sois moins souvent à elle ; mais j'y pensois avec le
même plaisir, et jamais, amoureux ou non, je ne me
suis occupé d'elle sans sentir qu'il ne pouvoit y avoir
pour moi de vrai bonbeur dans la vie tant que j'en
serois sépare.
N'ayant point de ses nouvelles depuis si long-
temps, je ne crus jamais l'avoir tout-à-f'ait perdue ,
ni qu'elle eût pu m'oublier. Je me di*ois : Elle saura
tôt ou tard que je suis errant, et me donneia quel-
que signe de vie; je la rttrauverai, j'en suis certain.
En attendant, c'étoit une douceur pour moi d'habiter
-.on pays, de passer dans les rues où elle avoit passé ,
devant les maisons où elle avoit demeuré , et le tout
par conjecture ; car une de mes ineptes bizarreries
étoit de n'oser m'informer d'elle , ni prononcer scu
nom sans la plus absolue nécessité. Il me sembloit
qu'en la nommant je disois tout ce qu'elle m'inspi-
roit , que ma bouche réveloit le secret de mon cœur,
que je la compromettois en quelque sorte. Je crois
LtS conft.ss. l, 19
222 LES CONFESSIONS,
même qu'il se mêloit à cela quelque frayeur qu'on
ne me dit du mai d'elle. On avoit parlé beaucoup de
sa démarche, et un peu de sa conduite. De peur
ou'ou n'en dil pas ce que j'en voulois entendre, j 'ai-
mois mieux qu'on n'en parlât point du tout.
Lomme mes écoliers ne m'occupoient pas beau-
coup , et que sa ville natale n'étoit qu'à quatre lieues
de celle où jétois , j'y fis une promenade de deux ou
trois jours , durant lesquels la plus douce émotion
ne me quitta point. L'aspect du lac de Genève et de
ses admirables côtes eut toujours à mes yeux un at-
trait particulier que je ne saurois expliquer, et qui
ne tient pas seulement à la beauté du spectacle , mais
à je ne sais quoi de plus intéressant qui m'affecte et
m'attendrit. Toutes les fois que j'approche c!u pays
de Vaud, j'éprouve une impression composte du
souvenir de madame de Warens qui y est née, de
mon père qui y vivoit, de mademoiselle de Vulson
qui y eut les prémices de mon cœur, de plusieurs
vova^es do plaisir que j'y lis dans mon enfance , et ,
ce me semble , de quelque autre cause encore plus
secrète et plus forte que tout cela. Quand l'ardent
désir de cette vie heureuse et douce qui me fuit , et
pour laquelle j'étois né, vient enflammer mon ima-
gination, c'est toujours au pays de \aud , près du
lac . dans des campagnes charmantes, qu'elle se fixe.
Il me faut absolument un verger au bord de ce lac ,
et non pas d'un autre ; il me faut un ami sur, une
femme aimable-, une vacbe et un petit bateau. Je ne
jouirai jamais d'un bynheur par/ait sur la terre que
quand j'aurai toul cela. Je ris de la simplicité avec
laquelle je suis ailé plusieurs fois dans ce pays-là
PARTIE I, LIVRE IV. 2-> 3
uniquement pour y chercher ce bouheur imaginait*.
J'étois toujours surpris d'y trouver les habitants ,
snr-tout les femmes , d'ua tout autre caractère que
celui que j'y cherchois. Le pays et le peuple dont
il est couvert ne m'ont jamais paru faits l'un pour
l'autre.
Dans ce voyage de Vévai, je me livrois, en sui-
vant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie.
Mon ci'nr s'élancoit avec ardeur à mille félicités in-
nocentes ; je m'attendrissois , je soupirois et pleurois
comme un enfant. Combien de fois,m'arrètant pour
pleurera mon aise, assis sur une grosse pierre, je
me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau !
J'a'lai à Vévai loger à la Clef: et pendant deux
jours que j'y r:\st;ii sans voir personne, je pris pour
cette ville un amour qui m'a suivi dans tous mes
voyages, et qui m'y a l'ait établir enlin les héros de
mon roman. Je dirois volontiers aux cens qui ont
du goût et qui sont sensibles : Allez a Vévai , visite/
le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le
lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pars
pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-
Preux ; mais ne les y cherchez pas. Je reviens à mon
histoire.
Comme j'étois catholique, et que je nie donnois
our tel , je suivois sans mystère et sans scrupule le
culte que j'avois embrassé. Les dimanches, quand il
faisoit beau, j'allois à la messe à Assens , à nrux
lieues de Lausanne. Je faisois ordinairement cette
course avec d'autres catholiques, sur-tout avec un
brodeur parisien dont j'ai oublié le nom. Ce n'etoit
pas un Parisien comme moi , c'étoit un vrai Parisien
1*4 LES CONFESSIONS.
de Paris, un archiparisien du bon Dieu , bon homme
connue un Champenois. Il aimoit si fort son pays
qu'il ne voulut jamais douter que j'en fusse, pour
ne pas perdre une occasion d'en parler. M. de Crou-
zaz , lieutenaut-baillival, avoit un jardinier de Paris
aussi , mais moins complaisant, et qui trouvoit la
gloire de son pays compromise à ce qu'on osât se
donner pour en être lorsqu'on n'avoit pas cet hon-
neur. Il me qoestionnoit de l'air d'un homme sûr de
me prendre en faute, et puis sourioit malignement.
Il me demanda une fois ce qu'il y avoit de remar-
quable au Marché -Neuf. Je battis la campagne .
comme on peut croire. Après avoir passé vingt ans
à Paris, je dois à présent connoitre cette ville : ce-
pendant . si l'on me faisoit aujourd'hui pareille ques-
tion , j e ne serois pas moins embarrassé d'y répondre,
et de cet embarras on pourroit aussi bien conclure
que je n'ai jamais été à Paris. Tant, lors même qu'on
rencontre la vérité, l'on est sujet à se fonder sur des
principes trompeurs !
Je ne saurois dire exactement combien de temps
je demeurai à Lausanne : je n'apportai pas de cette
I ville des souvenirs bien rappelants ; je sais seule-
ment que , n'y trouvant pas à vivre , j'allai de là à
Neufchàtel , et que j'y passai l'hiver. Je réussis
■ mieux dans cette dernière ville; j'y eus des éco-
lieres, et j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon
. bonamiPerrotet.qui m'avoit fidèlement envoyé mon
petit bagage, quoique je lui redusse assez d'argent.
J'apprenois insensiblement la musique en l'en-
seignant. Ma vie étoit assez douce : un homme rai-
sonnable eût pu s'en contenter; mais mon cœur in-
PARTIE I, LI\RE IV. aa.5
qniet me deinaudoit autre chose. Les dimanches et
les jours ou j'étois libre, j'allois courir les campa-
gnes et les bois des environs, toujours errant, rê-
vant, soupirant; et quand une fois j'étois sorti de la
ville, ,e n'y reutrois plus que le soir. Un jour, étant
à Boudry, j'entrai pour dîner dans un cabaret ; j'y
vis un homme à grande barbe, avec uu habit violet
à la grecque, uu bonnet fourre , l'équipage et l'air
assez noble, et qui souveut avoit peine à se faire en-
teadre, ne parlant qu'un jargon presque indéchif-
frable, plus ressemblant à l'italien qu'à nulle autie
langue. J'cntendois presque tout ce qu'il disoit , et
j'étois le seul. L'hôte et les gens du pays ne l'enteu-
doient que par signes. Je lui dis quelques mots eu
italien qu'il entendit parfaitement bien. Il se leva et
vint m'embrasser avec t: ansport. La liaison fut bien-
tôt faite , et dès ce moment je lui servis de truche-
ment. Sou dîné étoit bon, le mien étoit moins que
médiocre; il m'invita de prendre ma part du sien ,
je lis peu de façons. En buvaut et baragouinant nous
achevâmes de nous familiariser ; et dès la fin du repas
nous devînmes inséparables. Il me conta qu'il étoit
prélat grec, et archimandrite de Jérusalem ; qu'il
étoit chargé de faire une quête en Europe pour îe
rétablissement du saint sépulcre. Il me montra de
belles patentes de la czarine et de l'empereur : il en
avoit de beaucoup d'autres souverains. 11 étoit assez
content de ce qu'il avoit amassé jusqu'alors ; mais il
avoit eu des peines incroyables en Allemagne , n'en-
tendant pas un mot d'allemand, de latin, ni de fran-
cois, et réduit à son grec, au turc, et à la langue
franque , pour toute ressource ; ce qui ne lui en pro-
220 LES CONFESSIONS,
curoit pas beaucoup dans le pays ou il s'étoit en-
fourné. H me proposa de l'accompagner pour lui ser-
vir d'interprète et de secrétaire. Malgré mon petit
habit violet nouvellement acheté, et qui ne cadroit
pas mal avec mon nouveau poste , j'avois l'air si peu
étoffé qu'il ne me crut pas difficile à gagner, et il ne
se trompa point. Notre accord fut bientôt fait; je ne
deniandois rien, et il promettait beaucoup. Sans
caution , sans sûreté, sans eonnoissance , je me livre
à sa conduite ; et dès le lendemain me voilà parti
pour Jérusalem.
Nous commençâmes notre tournée par le canton
de Frihoârg , où il ne fit pas graud'ehose. La dignité
épiscopale ne permettoit pas de faire le mendiant,
et de quêter aux particuliers ; mais nous présentâmes
sa commission au sénat, qui lui donna une petite
somme. De là nous fûmes à Berne. Il fallut ici pins
de façon ; et l'examen de ses titres ne fat pas l'affaire
d'un jour, Nous logions au Faucon, bonne auberge
alors, où l'on trouvoit bonne compagnie. La table
étoit nombreuse et bien servie. Il y avoit long-temps
que je /aisois mauvaise chère; j'avois grand besoin
de me refaire : j'en avois l'occasion, et- j'en profitai.
Monseigneur l'archimandrite étoit lui-même un
homme de bonne société, aimant assez à tenir table ,
gai, pariant bien pour ceux qui l'entendoient , ne
manquant pas de certaines connoissauces ,et plaçant
son érudition grecque avec assez d'agrément. Un
jour, cassant au dessert des noisettes, il se coupa le
doigt fort avant ; et , comme le sang sortoit avec
abondance, il montra son doigt à la compagnie, et
dit en riant : Mirate . signori ;questo è sanguepelasgc.
PARTIS 1 . M Y il F. IV. 127
A Berne mes fonctions ne lui furent pas inutiles ,
et je ne m'en tirai pas aussi mal que j'avois craint.
J'étois bien plus hardi et mieux parlant que je n'au-
it>is été pour moi-même. Les choses ne M passeient
pas aussi simplement qu'à l'ribourg. Il fallut uV
longues et fréquentes conférences avec les premiers
de l'état, et l'examen de ses pièces ne fut pas l'affaire
d'un jour. Enlin , tout étant en règle, il fut admis à
l'audience du sénat. J'entrai avec lui comme son
interprète, et l'on me dit de parler. Je ne m'atten-
dois à rien moins ; et il ne m'étoit pas venu dans
l'esprit qu'après avoir longuement conféré avec les
membres il fallût s'adresser au corps comme si rien
n'eût été dit. Qu'on juge de mon embarras. Pour un
homme aussi honteux , parler non seulement en pu-
blic, mais devant le sénat de Berne, et parler in-
promptu, sans avoir une seule minute pour me pré-
parer! Il y avoit là de quoi m'anéantir. Je ne fus pas
même intimidé. J'exposai succinctement et nette-
ment la commission de l'archimandrite. Je louai la
piété des princes qui avoient contribué à la collecte
qu'il étoit venu faire. Piquant d'émulation celle de
leurs excellences , je dis qu'il n'y avoit pas moins à
espérer de leur munificence accoutumée ; et puis ,
tâchant de prouver que cette bonne œuvre en étoit
également une pour tous les chrétiens sans distinc-
tion de secte, je finis par promettre les bénédictions
du ciel à ceux qui vondroient y prendre part. Je ne
diiai pas que mon discours fit effet ; mais il est sûr
qu'il fut goûté, et qu'au sortir de l'audience l'archi-
mandrite eut un présent fort honnête, et de plus,
sur l'esprit de son secrétaire, des compliments dont
aaS LES CONFESSIONS,
j'eus l'agréjble emploi d'être le truchement, mais
que je n'osai lui rendre à la lettre. Voilà la seule fois
de ma vie que j'aie parlé en public et devant un sou-
verain , et la seule fois aussi que j'aie parlé hardi-
ment et bien. Quelle différence dans les dispositions
du même homme! Il y a trois ans qu'étant allé voir
à Y verdun mon vieux ami M. Roguin, je reçus une
députation pour me remercier de quelques livres
que j'avois donnés à la bibliothèque de cette ville.
Les Suisses sont grands harangueurs; ces messieurs
me haranguèrent. Je me crus obligé de répondre ;
mais je m'enchevêtrai tellement dans ma réponse, et
ma tète se brouilla si bien, que je restai court et me
fis moquer de moi. Quoique timide naturellement .
j'ai été hardi quelquefois dans ma jeunesse , jamais
dans mon âge avancé. Plus j'ai vu le monde , moins
j'ai pu me faire à son ton.
Partis de Berne , nous allâmes à Soleure : car le
dessein de l'archimandrite étoitde reprendre la route
d'Allemagne , et de s'en retourner par la Hongrie ou
par la Pologne ; ce qui faisoit une route immense:
mais comme , chemin faisant , sa bourse s'eruplissoit
plus qu'elle ne se vuidoit , il craignoit peu les dé-
tours. Pour moi , qui me plaisois presque autant à
cheval qu'à pied . j'aurois ainsi voyagé de bon cœur
toute ma vie: mais il étoit écrit que je n'irois pas
si loin.
La première chose que nous fîmes arrivant à So-
leure fut d'aller saluer M. l'ambassadeur de France.
Malheureusement pour mon évèquc cet ambassadeur
étoit le marquis deBonac, qui avoit été ambassadeur
à la Porte, et qui devoit être au fait de tout ce qui
PARTIE I, LIVRE IV. 229
regarde le saint sépulcre. L'archimandrite eut une
audience d'un quart-d'heure, à laquelle je ne fus
pas admis, pareeque M. l'ambassadeur entendoit la
langue franque et parloit l'italien du moins aussi
bien que moi. A la sortie de mon Grec je voulus le
suivre; on me retint: ce fut mon tour. M'étant
donné pour Parisien, j'étois comme tel sous la ju-
risdiction de son excellence. Elle me demanda qui
j'étois , m'exhorta de lui dire la vérité; je le lui pro-
mis en lui demandant une audience particulière,
qui me fut accordée. M. l'ambassadeur m'emmena
dans son cabinet , dont il ferma sur nous la porte ;
et là, me jetant à ses pieds, je lui tins parole. Je
n'aurois pas moins dit quaud je n'aurois rien pro-
mis; car un continuel besoin d'épanchement met à
tout moment mon cœur sur mes lèvres ; et, après
m'être ouvert sans réserve au musicien Lutold , je
n'avois garde de faire le mystérieux avec le marquis
de Bonac. 11 fut si content de ma petite histoire et
de l'effusion de cœur avec laquelle il vit que je
l'avois contée . qu'il me prit par la main , entra
chez madame l'ambassadrice, et me présenta à elle
en lui faisant un abrégé de mon récit. Madame de
Bonac ni accueillit avec bonté , et dit qu'il ne falloit
pas me laisser aller avec ce moine grec. Il fut ré-
solu que je resterois à l'hôtel en attendant qu'on
vit ce qu'on pourroit faire de moi. Je voulois aller
faire mes adieux à mon pauvre archimandrite , pour
lequel j'avois conçu de rattachement: on ne mêle
permit pas. On envoya lui signilier mes arrêts , et
un quart-d'heure après je vis arriver mon petit sac.
M. de la Martiniere . secqttaire d'ambassade, fut
*ïo LES CONFESSIONS,
en quelque façon chargé de moi. En me conduisant
dans la chambre qui m'étoit destinée , il me dit :
Cette chambre a été occupée sous le comte du Luc
par un homme célèbre , du même nom que vous. Il
ne tient qu'à vous de le remplacer de toutes maniè-
res, et de faire dire un jour, Rousseau premier,
Rousseau second. Celle conformité , qu'alors je n'es-
pérois guère, eût moins flatté mes désirs , si j'avois
pu prévoir à quel prix je l'acheterois un jour.
Ce que m'avoit dit M. de la Martiniere me donna
de la curiosité. Je lus les ouvrages de l'auteur dont
j'oecupois la chambre , et , sur le compliment qu'on
m'avoit fait, croyant avoir du goût pour la poésie,
je lis pour mon coup d'essai une cantate à la louange
de madame de Bonac. Ce goût ne se soutint pas. J'ai
fait de temps en temps quelques médiocres vers ; c'est
un exercice assez bon pour se rompre aux inversions
élégantes et apprendre à mieux écrire en prose: mais
je n'ai jamais trouvé dans la poésie francoise assez
d'attrait pour m'y livrer tout-à-fait , et probablement
j'y aurois peu réussi.
M. de la Martiniere voulut voir de mon style, et
me demanda par écrit le même détail que j'avois fait
à M. l'ambassadeur. Je lui écrivis une longue let-
tre , que j 'apprends avoir été conservée par M. de
Marianne, qui étoit attaché depuis long-temps au
marquis de Bonac, et qui depuis a succédé à M. de
la ISIartiniere sous l'ambassade de M. de Courteilles.
J'ai prié M. de iSlalesherbes de tâcher de me procu-
rer une copie de cette lettre , dont il a conuoissance-
Si je l'obtiens par lui ou par d'autres , on la trouvera
dans le recueil qui doit accomuagner mes Confessions.
PARTIE I, LIVRE IV. u3i
L'expérience que je commeneois d'avoir inoiléroit
peu-a-peu mes projets romauesr|ues ; et, pai exem-
ple, non seulement je ne devins point amoureux de
madame de Kouac , niais je sentis d'abord (pie je ne
pou vois faire un graud chemin dans la maison de
son mari. M. de la Martiniere en place, et M. de
Marianne pour aiusi dire en survivance , ne me lais-
soient espérer pour toute fortune qu'un emploi de
sous-secrétaire qui ne me tentoit pas infiniment.
Cela fit que quand on me consulta sur ce que je vou-
lois faire, je marquai beaucoup d'envie d'aller à
Paris. -M. l'ambassadeur goûta cette idée, qui ten-
doità le débarrasser de moi. M. de Merveilleux , se-
crétaire interprète de l'ambassade , dit que son ami
M. Godard , colonel au service de France , cherchait
quelqu'un pour mettre auprès de son neveu qui en-
troit fort jeune au service . et pensa que je pourri is
lui convenir. Sur cette idée, assez légèrement prise,
mou départ fut résolu ; et moi . qui voyois un voya-
ge à faire et Paris au bout, j'en fus dans la joie de
mon coeur. On me donna quelques lettres, cent
francs pour mon voyage accompagnés de force bon-
nes leçons , et je partis.
Je mis à ce voyage une quinzaine de jours que je
peux compter parmi les heureux de ma vie. J'étois
jeune , je me portois bien ; j'avois assepj d'argent ,
beaucoup d'espérance ; je voyageois , je voyageois à
pied, et je vovaçeois seul. On seroit étonné de me
voir compter un pareil avantage . si déjà l'on n'avoit
dû se familiariser avec mon humeur. Mes chimères
me tenoient compagnie .et jamais mon imagination
n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'of*
a3a LES CONFESSIONS
iroit quelque place vuide dans une voiture, on que
quelqu'un m'accostoit en route, je rechignois de
voir renverser la fortune dont je bâtissois l'édifice
en marchant. Cette fois mes idées étoient martiales.
J'allois m 'attacher à au militaire, et devenir mili-
taire moi-même; car on avoit arrangé que je eom-
inencerois par être cadet. Je croyois déjà me voir
en habit d'officier avec un beau plumet blanc. Mon
cœur s'enfloit à cette noble idée. J'avois quelque
teinture de géométrie et de fortifications ; j'avois un
oncle ingénieur; j'ctois en quelque sorte enfant de
la balle. Ma vue courte offroit un peu d'obstacle ,
mais qui ne m'embarrassoit pas : et je comptois bien
à force de sang-froid et d'intrépidité suppléer à ce
défaut. J'avois lu que le maréchal Schomberg avoit
la vue courte: pourquoi le maréchal Rousseau ne
l'auroit-il pas? Je m'échauffais tellement sur ces fo-
lies que je ne voyois plus que troupes , remparts ,
gabions, batteries , et moi au milieu du feu ei de la
fumée donnant tranquillement mes ordres la lor-
gnette à la main. Cependant, quand je passois dans
des campagnes agréables , que je voyois des bocages
et des ruisseaux, ce touchant aspect me faisoit sou-
pirer de regret: je sentois au milieu de ma gloiie
que mon cœur n'étoit pas fait pour tant de fracas;
et bientôt, sans savoir comment , je me retrouvois
au milieu de mes chères bergeries, renonçant pour
jamais aux travaux de Mars.
Combien l 'aboi d de Paris démentit l'idée que j'en
avois ! La décoration extérieure que j'avois vue à
Turin , la beauté des rues, la synnnctrie et I aligne-
ment des maisons, me faisoient chercher U Paris au-
PARTIE I, LIVRE IV.
tre chose encore. Je m'étois figuré uue \ille aussi
belle que grande, de l'aspect le plus imposant . où
l'on ne voyoit que de superbes rues, det palais de
marbre et d'or. En entrant par le fauxbourg Saint*
Marceau , je ne vis que de petites rues sales et puan-
tes, de vilaines maisons noires, l'air de la mal-pro-
preté , de la pauvreté ; des mendiants, des charre-
tiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisane et de
vieux chapeaux. Tout cela me frappa d'abord à tel
point , que tout ce que j'ai vu depuis à Paris de ma-
gnificence réelle u'a pu détruire cette première im-
pression , et qu'il în'eu est resté toujours un secret
dégoût pour L'habitation de cette capitale. Je pni»
dire que tout le temps que j'y ai vécu dans la suite
ne fut employé qu'à y chercher des ressources pour
me mettre en état d'en vivreéloigué. Tel est le frnil
d'une imagination trop active qui exagère par-des-
sus l'exagération des hommes, et voit toujours plu*
que ce qu'on lui dit. On m'avoit tant vanté Pans .
que je me l'etois figuré comme l'ancienne Kabylone ,
dont je trouverois peut-être autant à rabattre, en la
voyant , du portrait que je m'en suis fait. La même ,
chose m'arriva à l'opéra, ou je me pressai d'aller'
le lendemain de mon arrivée ; la même chose m'ar-
riva dans la suite à Versailles, dans la suite encore
en voyant la mer . et la même chose m'arrivera tou-
jours en voyant des spectacles qu'on m'aura trop
annoncés: car il est impossible aux hommes et dif-
ficile à la nature elle-même de passer en richesse
mon imagination.
A la mauiere dont je fus reçu de tous ceux poui
qui j'avois des lettres , je crus ma fortune faite. Ce-
ï.es cotess. i. ao
a34 LES CONFESSIONS,
lui à qui j'étois le plus recommandé, et qui me
caressa le moins , étoit M. de Surbeck. , retiré du ser-
vice, et vivant philosophiquement à Bagneux, où
je fus le voir plusieurs fois, et où jamais il ne m'of-
frit un verre d'eau. J'eus plus d'accueil de madame
de Merveilleux , belle-sœur de l'interprète , et de
son neveu , officier aux gardes. Non seulement la
mère et le fils me recurent bien, mais ils m'offrirent
leur table , dont je profitai souvent durant mon sé-
jour à Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir
été belle; ses cheveux étoient encore d'un beau noir,
etfaisoient, à la vieille mode, le crochet sur ses
tempes. Il lui resloit ce qui ne périt point avec les
attraits , un esprit très agréable. Elle me parut goû-
ter le mien , et fit tout ce qu'elle put pour me ren-
dre service; mais personne ne la seconda, et je lus
bientôt désabusé de tout ce grand intérêt qu'on
avoit paru prendre à moi. Il faut pourtant rendre
justice aux François; ils ne s'épuisent point tant
qu'on dit en protestations, et celles qu'ils font sont
presque toujours sincères; mais ils ont ime manière
de paroitre s'intéresser à vous qui trompe plus que
des paroles. Les gros compliments des Suisses n'en
peuvent imposer qu' à des sots. Les manières des
François sont plus séduisantes en cela même qu'el-
les sont plus simples ; on croiroit qu'ils ne vous
disent pas tout ce qu'ils veillent faire, pour von?
surprendre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne
sont point faux dans leurs démonstrations; ils sont
naturellement officieux, humains, bienveillants,
et même, quoi qu'on en dise, plus vrais qu'aucune
autre nation; mais ils sont légers et volages. Ils ont
PARTIE I, LIVRE IV. 235
eu effet îe sentiment qu'ils vous montrent; mais ce
sentiment s'en va comme il est venu. Eu vous par-
lant ils sont pleins de vous : ne vous voient-ils plus
ils vous oublient. Rien n'est permanent dans leur
cœur: tout est chez eux l'oeuvre du moment.
Je fus donc beaucoup flatté et peu servi. Ce co-
lonel Oodaid , au neveu duquel on m'avoit donne,
«e trouva être un vilain vieux avare, qui, quoique
tout cousu d'or, voyaut ma dérress», me voulut
avoir pour rien. Il prétendoit que je fusse auprès de
son neveu une espèce de valet sans gages , plutôt
qu'un vrai gouverneur. Attacbe continuellement à
lui , et par -la dispensé du service, il falloit que je
vécusse de nia paie de cadet, c'est-à-dire de soldat ,
et « peine consentoit-il à me donner l'uniforme; il
auroit voulu que je me contentasse de celui du régi-
ment. Madame de Merveilleux, indignée de ses pro-
positions , me détourna elle-même de les accepter ;
son iils fut du même sentiment. On cherchoit autre
chose, et l'on ne trouvoit rien. Cependant je com-
mençois d'être pressé, et cent francs sur lesquels
j'avoisfait mon voyage ne pbuvoient me mener bien
loin. Heureusement je reçus de la part de son ex-
cellence encore une petite remise qui me fit grand
bien ; et je crois qu'il ne m'auroit pas abandonné si
j'eusse eu plus de patience; mais languir, attendre,
solliciter, sont pour moi choses impossibles. Je me
rebutai , je ne pai us plus , et tout fut lirai. Je n'avois
pas oublié ma pauvre maman. Madame de Merveil-
leux, qui savoit mon histoire, m'avoit aidé dans
cette recberebe long-temps inutilement. Enfin elle
ra'appiit que madame de Wareus étoit repartie il y
236 LES CONFESSIONS
avoit plus de deux mois, mais qu'on ne savoit si
elle éloit en Savoie ou à Turin, et que quelques
personnes la disoient retournée en Suisse. Il ne
m'en fallut pas davantage pour me déterminer à la
suivre, bien sûr qu'en quelque lieu qu'elle fût je la
trouverois plus aisément en province que je n'avois
pu faire à Paris.
Avant de partir j'exerçai mon nouveau talentpoé-
tique dans une épîlre au colonel Godard , où je le
drapai de mon mieux. Je montrai ce barbouillage
à madame de Merveilleux , qui, au lieu de me cen-
surer comme elle auisoit dû faire, rit beaucoup de
mes sarcasmes , de même que son fils , qui , je crois ,
n'aimoit pas le colonel Godard ; et il faut avouer
qu'il n'étoit pas aimable. J'étois tenté de lui en-
voyer mes vers ; ils m'y encouragèrent. J'en fis un
paquet à son adresse ; et comme il n'y avoit point
alors à Paris de petite post-e , je le mis dans ma po-
che , et le lui envoyai d'Auxerre en passant. Je ris-
quelquefois encore en songeant aux grimaces qu'il
dut faire en lisant ce panégyrique où il étoit peint
trait pour trait. Il commençoit ainsi :
Tu croyois , vieux pénard , qu'une folle manie
D'élever ton neveu m'inspireroit l'envie.
Cette petite pièce, mal faiteà la vérité, mais qui
ne manquoit pas de sel^ et qui annonçoit du talent
pour la satire , est cependant le seul écrit satirique
qui soit sorti de ma plume. J'ai le cœur trop peu
haineux pour me prévaloir d'un pareil talent; mais
je crois qu'on peut juger , par quelques écrits polé-
miques faits de temps à autre pour ma défense, que
PARTIE I, LIVB B IV. »3|
si j'avoi.s été d'humeur batailleuse, mes agresseur»
n'.iuroieut pas eu souvent les rictus de leur côte.
La chose que je regrette le plus dans les détails de
ma vie, dont j'ai perdu la mémoire, est de n'avoir
p;is fait des journaux de mes vo\ages. Jamais je n'ai
tant pensé , lant existé , tant vécu, tant été moi, si
j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul et
à pied. La marche a quelque chose qui anime et
avive mes id.es: je ne puis presque penser quand je
■t .:<• ( n place ; ji faul que mon corps soit en branla
[tour y mettre mou esprit. La vue de la campagne ,
la .succession des aspects agréables, le grand air, le
grand appétit , la bonne sauté que je gagne en mar-
chant , la liberté du cabaret , l'eloiguemeut de tout
ce qui me fait sentir ma dépendance , de tout ce qui
me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon
ame , me donne une plus grande audace de penser,
me jette en quelque sorte dans l'immensité des êtres
pour les combiner, les choisir, me les approprier
^ans gt'neet sans crainte. Je dispose en maître de la
nature entière ; mon cœur, errant d'objet en objet,
s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent , s'entoure
d'images charmantes , s'enivre de sentiments déli-
cieux. Si pour les fixer je m'amuse à les décrire en
moi-même, quelle vigueur de pinceau, quelle fraî-
cheur de coloris , quelle énergie d'expression je leur
donne ! On a , dit-on , trouve ùe tout cela dans mes
ouvrages , quoiqu'écriîs \ers le déclin de mes ans.
Oh! si l'on eût vu ceux de ma première jeunesse,
ceux que j'ai faits durant mes voyages ,ceux que j'ai
composés et que je n'ai jamais écrits.'... Pourquoi,
Huez-vous , ne les pas écrire? Pourquoi les écrire?
20.
*3S LES CONFESSIONS.
vous répondrai-je. Pourquoi m'ôter le cliarme ac-
tuel de la jouissance pour dire à d'autres que j'avois
joui? Que ni'importoient des lecteurs, un public
et toute la terre , tandis que je planois dans le ciel ?
D 'ailleurs portois-je avec moi du papier, des plu-
mes? Si j'avois pensé à tout cela , rien ne me seroit
venu. Te ne prévoyois pas que j'aurois des idées;
elles viennent quand il leur plaît , non quand il me
pîa4t. Elles ne viennent point, ou elles viennent
en foule ; elles m'accablent de leur nombre et de
inir force. Dix volumes par jour n'auroient pas
sufii. Où prendre du temps pour les écrire? En ar-
rivant je ne songeois qu'à bien dîner. En partant je
12e songeois qu'à bieu mareber. Je sentois qu'un
nouveau paradis m'attendoit à la porte, je ne son-
geois qu'à l'aller chercher.
Jamais je n'ai si bien senti tout cela que dans le
retour dont je parle. En venant à Paris, je m'étois
borné aux idées relatives à ce que j'y allois faire. Je
m'étois élancé dans la carrière où j 'allois entrer , et
je Pavois parcourue avec assez de gloire ; mais cette
carrière n'étoit pas celle où mon cœur m'appeloit,
et les êtres réels nuisoient aux êtres imaginaires. Le
colonel Godard et son neveu figuroient mal avec
un héros tel que moi. Grâces au ciel j'étois mainte-
nant délivré de tous ces obstacles : jepouvois m'en-
foncer à mon gré dans le pays des chimères , car il
ne restoit que cela devant moi. Aussi je m'y égarai
si bien que je perdis réellement plusieurs fois ma
route: et j'eusse été fort lâché d'aller plus droit;
car sentant qu'à Lyon j 'allois me retrouver snr la
terre, jaurois voulu n'y jamais arriver.
PARTIE I, LIVRE IV. »3$
Lu jour entre autres in'étant à dessein détoui i.<-
pool1 voir de près un lieu qui me parut admirable
je m'y plus si fort et j*y lis tant de tours que je nie
nerdis enfin tout-à-fait. Après plusieurs heures de
course inutile, las et mourant de soif et de faim,
feutrai chez un paysan dont la maison n'avoit pas
belle apparence, mais c'étoit la seule que je visse
aux environs. Je croyois que c'étoit comme à Ge-
nève ou en Suisse , où tous les habitants à leur aise
sont en état d'exercer l'hospitalité. Je priai celui-
ci de me donner à dîner en payant. Il m'offrit du
lait écrémé et de gros pain d'orge, en me disant que
c'étoit tout ce qu'il avoit. Je buvois ce lait avec dé-
lices et je mangeois ce pain, paille et tout; mais
cela n'etoit pas fort restaurant pour un homme
épuisé de fatigue. Ce paysan , qui m'examinoit , ju-
zca de la vérité de mon histoire par celle de mon
appétit. Tout de suite , après m'avoir dit qu'il voyoif
bien (i) que j'étois un bon jeune honnête homme
qui n'etoit pas là pour le vendre , il ouvrit une pe-
tite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint
un moment après avec un bon pain bis de pur fro-
ment, un jambon très appétissant quoiqu'entamé ,
et une bouteille de vin dont l'aspect me réjouit le
cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une
omelette assez épaisse , et je lis un diner tel qu'autre
qu'un piéton n'en connut jamais. Quand ce vint à
payer . voilà son inquiétude et ses craintes qui le
reprennent ; il ne vouloit point de mon argent, il le
(i) Apparemment je n'avois pas encore alors la phytio-
t amie qu'on m'a donnée depuis dans mes portraits.
2',o LES CONFESSIONS,
repoussoit avec un trouble extraordinaire; et ce
qu'il y avoit de plaisant éloit que je ne pouvois
imaginer de quoi il avoit peur. Enfin il prononça
en frémissant ces mots terribles de commis et de rats-
de-cave. II me fit entendre qu'il cachoit son \in à
cause des aides, qu'il cachoit son pain à cause de
la taille , et qu'il seroit un homme perdu si l'on
pouvoit se douter qu'il ne mourut pas de faim.
Tout ce qu'il me dit à ce sujet , et dont je n'avois
pas la moindre idée , me fit une impression qui ne
s'effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine
inextinguible qui se développa depuis dans mon
eu ur contre les vexations qu'éprouve le malheu-
reux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme,
quoiqu'aisé, n'osoit manger le pain qu'il avoit ga-
gné à la sueur de sou front, et ne pouvoit éviter sa
ruine qu'en montrant la même misère qui régnoit
autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné
qu'attendri, et déplorant le sort de ces belles con-
trées à qui la nature n*a prodigué ses dons que pour
en faire la proie des barbares publicains.
Voilà le seul souvenir bien distinct qui me reste
de ce qui m'est arrivé durant ce vovage. Je me rap-
pelle seulement encore qu'en approchant de Lyon je
fus tenté de prolonger ma route pour aller voir les
bords du Lignon ; car, parmi les romans que j 'a vois
lus avec mon père, l'Astrée n'avoit pas été oubliée,
et c'étoit celui qui me revenoit au cœur le plus fré-
quemment, .le demandai la route du Forez, et tout
en causant avec une hôtesse elle m'apprit que c'étoit
un bon pays de ressource pour les ouvriers , qu'il y
avoit beaucoup dt forges , et qu'on y travailloit fort
PARTIE I, LIVRE IV. 241
bien en fer. Cet éloge calma tout-à-coup ma curio-
sité romanesque, et je ne jugeai pas à propos d'aller
chercher des Diaues et des Sylvandres chez un peu-
ple de forgerons. I.a bonne femme qui ro'enooura
geoit de la sorte m'avoit sûrement pris pour un «ar-
çon serrnrier.
Je n'alloùs pas tont-à-fait à Lyon sans vue. En ar-
rivant j'allai voir aux Chasottes mademoiselle du
Chàtelet, amie de madame de Warens , et pour la-
quelle elle m'avoit donné une lettre quand je vins
avec M. le Maitre : ainsi c'étoit une connoissance
déjà faite. Mademoiselle du Chàtelet m'apprit qu'en
effet son amie avoit passé à Lyon , mais qu'elle igno-
roit si elle avoit poussé sa route jusqu'en Piémont ,
et qu'elle étoit incertaine elle-même en partant si
elle De s'arrêteroit point en Savoie ; que si je voulois
elle écriroit pour en avoir des nouvelles, et que le
meilleur parti que j'eusse à prendre étoit de les at-
tendre à Lyon. J'acceptai l'offre : niais je n'osai dire
à mademoiselle du Chàtelet que j'élois presse de la
réponse . et que ma petite bourse épuisée ne me lais-
soit pas en éiat de l'attendre long-temps. Ce qui ru*-
rotint n'était pas qu'elle m'eût mal reçu; au con-
traire , elle m'avoit fait beaucoup de caresses , et me
traitoit sur un pied d'égalité qui in'ôtoit le courage
de lni laisser voir mon état, et de descendre du rôle
de bonne compagnie à celui d'un malheureux men-
diant.
Il me semble de voir assez clairement la suite de
tout ce que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je
crois me rappeler daus le même intervalle un Mitre
voyage de Lyon ùoat je ne puis marquer la place. et
a42 LES CONFESSIONS.
où je me trouvai déjà fort à l'étroit. Une petite anee-
dote assez difficile à dire ne me permettra jamais de
l'oublier. J'étois un soir assis en Bellecour après un
très mince souper, rêvant aux moyens ne me tirer
d'affaire, quand un homme en bonnet vint s'asseoir
à côté de moi. Cet homme avoit l'air d'un de ces ou-
vriers en soie qu'on appelle à Lyon des tafïetatiers.
Il m'adresse la parole ; je lui réponds. A peine
avions-nous causé un quart-d'heure , que , toujours
avec le même sang-froid et sans changer de ton , il
me propose de nous amuser de compagnie. J'atten-
dois qu'il m'expliquât quel étoit cet amusement ;
mais , sans rien ajouter, il se mit en devoir de m'en
douner l'exemple. Nous nous touchions presque, et
la nuit u'éloit pas assez obscure pour m 'empêcher
de voir à quel exercice il se préparoit. Il n'en vou-
loit point a ma personue ; du moins rien ne m'an-
noncoit cette intention, et le lieu ne l'eût pas favo-
risée : il ne vouloit exactement , comme il me l'avoit
dit, que s'amuser et que je m'amusasse, chacun pour
son compte; et cela lui paroissoit si simple, qu'il
n'avoit pas même supposé qu'il ne me le parût pas
comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence ,
que, saus lui répondre, je me levai précipitamment
et me mis à fuira toutes jambes, croyant avoir ce
misérable à mes trousses. J'étois si troublé, qu'au
lieu de gagner mon logis par la rue St.-Dominique
je courus du côté du quai, et ne m'arrêtai qu'au-delà
du pont de bois , aussi tremblant que si je venois de
commettre un crime. J'étois sujet au même vice : ce
souvenir m'en guérit pour long-temps.
Ace voyage-ci j'eus une aventure à-peu-pres du
PARTIE I, LIVK I I Y. 2 ', i
même genre, mais qui ne mil en pins grand (longer.
Seutant mes espèces tirer à leur lin, j'en ménageott
le chétif reste. Je prenois moins souvent des repas A
mon auberge , et bientôt je n'en pris plus du tout ,
pouvant pour cinq ou six sous .. 1.» tarera* me ras-
sasier tout aussi bien que jefaisois là pour mes vin:-!,
ein |. > y mangeant plus, je ne savois comment y
aller coucher ; non que j'y dusse grand'chose , mais
j'avois honte d'orcnper une chambre sans rien faire
','a^norà mon hôtesse. La saison étoit belle. In soir
qu'il faisoit fort c'urm.l , je me déterminai à passer la
nuit dans la place : et déjà je m'élois établi sur un
banc, quand un abbé qui passoit, me voyant ainsi
couché, s'approcha et me demanda si je n'av;>is
point de gîte, .le lui avouai mon cas, et il en parut
touché. Il s'assit à côté de moi , et nous causâmes. 11
parloit agréablement : tont ce qu'il nie dit me donna
«le lui la meilleure opinion du monde. Quand il me
vit hien disposé , il me dit qu'il n'étoit pas logé fort
au large ; qu'il n'avoit qu'une seule chambre , mais
ju'assmemeut il ne me laisseroit pas coucher ainsi
dans la place ; qu'il étoit tard pour trouver un gîte ,
et qu'il m'oifroit pour cette nuit la moitié de son
lit. J'accepte l'ofire, espérant déjà me faire un ami
qui pourrait m'ètre utile. Nous allons. Il bat le fusil.
Sa chambre me parut propre d;.ns sa petitesse : il
m'en lit les honneurs fort poliment. Il tira d'un pol
de verre des cerises à l'eau-de-vie : nous en mangeâ-
mes chacun deux, et nous ramea nous coucher.
Cet homme avoit les mêmes goûts que mon Juif
de l'hospice, mais il ne les manilestoit pas si bruta-
lement. Soit que, sachant que je pouvois être enîeu-
a44 LES CONFESSIONS,
du , il craignît de me forcer à me défendre , soit qu'en
effet il fût moins confirmé dans ses projets , il n'osoit
m'en proposer ouvertement l'exécution , et cherchait
à m'émouvoir sans m'inquiéter. Plus instruit que la
première fois, je compris bientôt son dessein, et j'en
frémis. Ne sachant ni dans quelle maison ni entre
les mains de qui j'étois, je craignis en faisant du
bruit de le payer de ma vie. Te feignis d'ignorer ce
qu'il me vouloit ; mais , paroissant très importuné
de ses caresses et très décidé à n'eu pas endurer le
progrès , je fis si bien qu'il fut obligé de se conte-
nir. Alors je lui parlai avec toute la douceur et toute
la fermeté dont j'étois capable; et, sans paroître riea
soupçonner, je m'excusai de l'inquiétude que je lui
a vois montrée , sur mon ancienne aventure , que j 'af-
fectai de lui conter en termes si pleins de dégoût et
d'horreur, que je lui fis, je crois, mal au cœur à
lui-même, et qu'il renonça tout-à-fait à son sale des-
sein. Nous passâmes tranquillement le reste de la
nuit : il me dit même beaucoup de choses très bon-
nes , très sensées ; et ce n'étoit assurément pas un
homme sans mérite , quoique ce fût un grand vilain.
Le matin , M. l'abbé , qui ne vouloit pas avojr
l'air mécontent, parla de déjeuner, et pria une des
filles de son hôtesse , qui étoit jolie , d'en faire ap-
porter. Elle lui dit qu'elle n'avoit pas le temps. Il
s'adressa à sa sœur, qui ne daigna pas lui répondre.
Nous attendions toujours; point de déjeûné. Enfin
nous passâmes dans la chambre de ces demoiselles.
Elles reçurent M. l'abbé d'un air très peu caressant.
J'eus encore moins à me louer de leur accueil. L'aî-
née, en se retournant, m'appuva son talon pointu
PARTIE I, LIVRE IV. 2'tj
sur le bout du pied, où un roi fort douloureux ni -
voit forcé de couper mon soulier ; l'autic \ int ôter
brusquement de derrière moi unecbaise sur laque! e
j'étois prêt à in 'asseoir; leur mere,eu jetant dfl l'eau
par la fenêtre, m'en aspergea le visage : en quelque
place que je me misse , ou m'en faisoit ôter pour v
chercher quelque chose ; je n'avois été de ma vie à
pareille fête. Je voyois dans leurs regards insultants
et moqueurs une fureur cachée à laquelle j'avois la
stupidité de ne rien comprendre. Lbahi , stupt fiiit ,
prêt à les croire toutes possédées, je couuueneois
tout de bonà m'effrayer, quand l'abbé, qui ne faisoit
.semblant de voir ni d'entendre , jugeant bien qu'il
n'y avoit point de déjeuné à espérer, prit le parti de
sortir ; et je me hâtai de le suivre , fort coûtent d'é-
chapper à ces trois furies. Eu marchant il me pro-
posa d'aller déjeuner au café. Quoique j en^se grand'
faim, je n'acceptai point cette offre . sur laquelle il
n ins;sta pas beaucoup non plus , et uous nous sépa-
râmes au trois ou quatrième coin de rue; moi, cliai-
nié de perdre de vue tout ce qui appartcnoit à cette
maudite maison ; et lui . fort aise, à ce que je crois,
de m'en avoir assez éloigné pour qu'elle ne me fût
pas aisée à reconnoitre. Comme , a i:aris ni dans au-
cune autre ville , jamais rien ne m'est arrivé de sem-
blable à ces deux aventures, il m'en est resté une
impression peu avantageuse au peuple de Lyon , et
j'ai toujours regardé cette ville comme celle de l'Eu-
rope où re^ne la plus affreuse corruption.
Le souvenir des extrémités où j'y fus reduit ne
contribue pas non plus à m'en rappeler agréable-
ment la mémoire. Si j'avois été fait comme un autre,
trs ouameas. i. ai
2/,6 LES CONFESSIONS,
que j'eusse eu le talent d'emprunter, de m'enderter
à mon cabaret, je me serois aisément tiré d'affaire;
mais c'est à quoi mon inaptitude égaloit ma répu-
gnance ; et , pour imaginer à quel point vont l'une
et l'autre , il suffit de savoir qu'après avoir passé
presque toute ma vie dans le mal-étre , et souvent
prêt à manquer de pain , il ne m'est jamais arrivé
une seule fois de me faire demander de l'argent par
un créancier saos lui en donner à l'instant même,
ni de faire venir deux fois un ouvrier pour avoir son
argent. Je n'ai jamais su faire de dettes criardes, et
j'ai toujours mieux aimé souffrir que devoir.
C'étoit souffrir assurément que d'être réduit à
passer la nuit dans la rue , et c'est ce qui m'est arrivé
plusieurs fois à Lyon. J'aimois mieux employer
quelques sous qui me restoient à payer mon pain
que mon gîte, parcequ'après tout je risquois moins
de mourir de sommeil que de faim. Ce qu'il y a d'é-
tonnant, c'est que dans ce cruel état je n'étois ni
inquiet ni triste. Je n'avois pas le moindre souci sur
l'avenir, et j'attendois les réponses que devoit rece-
voir mademoiselle du Chàtelet, couchant à la belle
étoile ou sur un banc , aussi tranquillement que sur
un lit de roses. Je me souviens même d'avoir passé
une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin
qui côtoyoit le Rhône ou la Saône, car je ne me
rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en
terrasse bordoieut le chemin du côté opposé. Il avoit
fait très chaud ce jour-là ; la soirée étoit charmante;
la rosée humectoit l'herbe flétrie; point de vent,
une nuit tranquille ; l'air éloit frais sans être froid ;
le soleil après son coaeher avoit laissé dans le ciel
PARTIE I, LIVRE IV t'vl
dts vapeurs rouges dont la réflexion rendoit l'eau
couleur de rose ; les arbres des terrasses étoient
chargés de rossignols qui se répomloieut de l'un a
l'autre. Je me pn;menois dans une sorte d'extase ,
livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout
cela , et soupirant seulement un peu du regret d'en
jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je pro-
longeai fort avant dans la nuit ma promenade sans
m'appercevoir que j'étois las. Je m'en appercus enfin.
Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une
espèce de niche ou d'arcade enfoncée dans nu mur
de terrasse : le ciel de mon lit étoit formé par les
tètes des arbres ; un rossignol étoit précisément au-
dessus de moi ; je m'endormis k son chant ; mon
sommeil fut doux, mou réveil le fut davantage. Il
étoit grand jour; mes yeux en s'ouvrant virent le
soleil , l'eut , la verdure , un paysage admirable. Je
me levai , me secouai. Lu faim me prit ; je m'achemi-
nai gaiement vers la ville , résolu de mettre à un bon
déjeuné deux pièces de six blancs qui me festoient
encore. J'étois de si bonne humeur que j'allois chan-
tant tout le long du chemin, et je me souviens mê-
me que je cuantois une cantate de Batistiu , intitulée
les bains de Thomery, que je savois par cœur. Que
béni soit le bon Batistin et sa bonne cantate qui m'a
valu un meilleur déjeuné que celui sur lequel je
comptoi.s, et un diné bien meilleur encore, sur le-
quel je n'avois point compté du tout ! Dans mon
meilleur train d'aller et déchanter, j'entends quel-
qu'un derrière moi ; je me retourne, je vois un an-
tonin qui me suivoit, et qui paroissoit m'écouter
avec plaisir. Il m'accoste, me salue , me demande si
a4» LES CONFESSIONS.
je sais la musique. Je réponds, un peu , pour faire
entendre beaucoup. Il continue à me questionner :
je lui conte une partie de mon histoire. Il me de-
mande si je n'ai jamais copié de la musique. Son-
vent , lui dis-je : et cela étoit vrai ; ma meilleure
manière de l'apprendre étoit d'en copier. Eh bien !
me dit-il, venez, avec moi ; je pourrai vous occuper
quelques jours , durant lesquels rien ne vous man-
quera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir
de la chambre, .l 'acquiesçai très volontiers , et je le
suh-is.
Cet aotonin s'appeloit M. Rolichon ; il airnoit la
musique , il la savoit , et chantoit dans de petits
concerts qu'il faisoit avec ses amis. Il n'y avoit rien
là que d'innocent et d'honnête ; mais ce goût dégé-
néroit apparemment en fureur, dont il étoit obligé
de cacher une partie. Il me conduisit dans une petite
cbamlire que j'occupai, et où je trouvai beaucoup
de musique qu'il avoit copiée. Il m'en donna d'autre
à copier , particulièrement la cantate que j'avois
chantée, et qu'il devoit chanter lui-même dans
quelqnes jours. J'en demeurai là trois ou quatre à
copier tout le temps où je ne mangeois pas ; car de
ma vie je ne fus si affamé ni mieux nourri. Il ap-
portoit mes repas lui-même de leur cuisine ; et il
falloit qu'elle fût bonne, si leur ordinaire valoit le
mien. De mes jours je n'eus tant de plaisir à manger,
et il faut avouer aussi que ces lippées me venoient
fort à propos, car j'étois sec comme du bois. Je tra-
vaillois presque d'aussi bon cœur que je mangeois ,
et ce n'est pas peu dire. Il est vrai que je n'étois pas
aussi correct que diligent. Quelques jours après t
PARTIE I, I. IV RK I V. 149
il. Roîichon. que je rencontrai dans la rue , m'ap-
prit que nies partie* avoient iriulu la musique in-
exécutable, tant elles s'etoieot trouvées remplies
d'omissions, de duplications, de transpositions. Il
faut avouer que j'ai choisi là dans la suite le métier
du nioude auquel j'étois le moins propre. Non que
nia note ne fût belle . et que je ne copiasse fort net-
tement ; mais l'ennui d'un long travail me donne des
distractions si grandes que je passe plus de temps à
gratter qu'à noter, et que, si je n'apporte la plus
grande attention à collationner et corriger mes par-
ties, elles font toujours manquer l'exécution. Je lis
donc très mal en voulant bien faire, et pour aller
vite, j'allois tout de travers. Cela n'empêcha pas
M. Rolichon de me bien traiter jusqu'à la lin et de
me donner encore eu sortant un petit écu que je ne
méritois guère , et qui me remit tout-à-fait en pied ;
car peu de jours après je reçus des nouvelles de ma-
man qui étoit à Chambéry,et de l'argent pour l'aller
jaindre, ce que je fis avec transport. Depuis lors mes
linauces ont souvent été fort courtes , mais jamais
assez pour me réduire à jeûner. Je marque cette épo-
que avec un cœur sensible aux soins de la Provi-
dence. C'est la dernière fois de ma vie que j'ai senti
la misère et la faim.
Je restai à Lyon sept ou huit jours encore pour
attendre les commissions dont maman avoit ebargé
mademoiselle du Chàtelet, que je vis durant ce
temps-là plus assidûment qu'auparavant . ayant le
plaisir de parler avec elle de son amie , et n'étant
plus distrait par ces cruels retours sur ma situation
qui me forçoient de la cacher. Mademoiselle du
25o LES CONFESSIONS.
Chàteiet n'étoit ni jeune ni jolie , mais elle ne man-
quent pas de grâce; elle étoit liante et familière, et
son esprit donuoit du prix à cette familiarité. Elle
avoit ce ^oùt de morale observatrice qui porte à étu-
dier ics hommes; et c'est d'elle en première origine
que <:e goût m'est venu. Elle aimoit les romans de
le Sage, et particulièrement Gil-Bîas; elle m'en
parla . me le prêta; je le lus avec plaisir. Mais je
n'étois pas mûr encore pour ces sortes de lectures,
il me falloit des romans à grands sentiments. Je pas-
sois ainsi mon temps à la grille de mademoiselle du
Chàteiet avec autant de plaisir que de profit; et il
est certain que les entretiens intéressants et sensés
dune femme de mérite sont plus propres à former
un jeune homme que toute la pédantesque philoso-
phie r.es livres. Je fis connoissance aux Chasottes
avec d'autres pensionnaires, et de leurs amies, entre
autres avec une jeune personne de quatorze ans,
appelée mademoiselle Serre , à laquelle je ne fis pas
alors une grande attention , mais dont je me passion-
nai huit ou neuf ans après , et avec raison ; car c'é-
toit une charmante fille.
Occupé de l'attente de revoir bientôt ma bonne
maman , je fis un peu de trêve à mes chimères ; et le
bonheur réel qui m'attendoit me dispensa d'en cher-
cher dans mes visions. Non seulement je la retrou-
vois,mais je retrouvoisprè.s d'elle et par elle un état
agréable : car elle marquoit m 'avoir trouvé une oc-
cupation qu'elle espéroit qui me conviendroit , et
qui ne m'éloigneroit pas d'elle. Je m'épuisois en
conjectures pour deviner quelle pouvoit être cette
occupation , et il auroit fallu deviner en effet pour
PARTIE I, LIVRE IV. 201
rencontrer juste. J'avois de quoi faire commodé-
ment la route. Mademoiselle du Chàtclet vouloit
que je prisse uu cheval; je n'y pus consentir, et
j'eus raison : j'aurois perdu le plaisir du dernier
voyage pédestre que j'ai fait en ma vie; car je ne
p-ux. donner ce nom aux excursions que je faisois
.souvent à mon voisinage tandis que je demeurois à
Motiers.
C'est une chose bien singulière que mon imagi-
nation ne se monte jamais plus agréablement que
quand mon état est le moins agréable, et qu'au con-
traire elle est moins riante lorsque tout rit autour
de moi. Ma mauvaise tète ne peut s'assujettir aux
choses ; elle ne sauroit embellir, elle veut créer. Les
objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils
sont, elle ne sait parer que les objets imaginaires.
Si je veux peindre le printemps , il faut que je sois
en biver ; si je veux décrire un beau paysage , il faut
que je sois dans des murs ; et j'ai dit cent fois que ,
si j'étoiS mis à la Bastille , j'y ferois le tableau de la
liberté. Je ne vovois en partant de Lyon qu'un ave-
nir agréable; j'étois aussi content, et j'avois tout
lieu de l'être, que je l'étois peu quand je partis de
Paris. Cependant je n'eus point durant ce voyage
OM rêveries délicieuses qui m'avoient suivi dans
l'autre. J'avois le cœur serein; mais c'étoit tout. Je
me rapprocbois avec attendrissement de l'excellente
amie que j'allois revoir ; je goùtois d'avance, mais
sans ivresse, le plaisir de vivre auprès d'elle: je m'y
étois toujours attendu ; c'étoit comme s'il ne ra'e-
toit rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétois de ce
que j'allois faire comme si cela eût été fort inquié-
252 LES CONFESSIONS,
tant. Mes idées étoient paisibles et douces , non cé-
lestes et ravissantes. Tous les objets que je passois
frappoient ma vue; je donnois de l'attention aux
paysages ; je remarquois les arbres , les maisons , les ■
ruisseaux; je délibérois aux croisées des chemins ;
j 'avois peur de me perdre , et j e ne me perdois point.
En un mot, je n'étois plus dans l'empyrée , j'étois
tantôt où j'étois, tantôt où j'allois, jamais plus loin.
Je suis encore en racontant mes voyages comme
j'étois en les faisant , je ne saurois arriver. Le cœnr
me battoit de joie en approchant de ma chère ma-
man, et je n'en allois pas plus vite. J'aime à mar-
cher à mon aise , et m'arrêter quand il me plaît : la
vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route a
pied par un beau temps dans un beau pays, sans être
pressé, et avoir pour terme de ma course un objet
agréable: voilà de toutes les manières de vivre celle
qui est le plus de mon goût. Au reste on sait déjà ce
que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plai-
ne, quelque beau qu'il fut, ne parut tel à mes yeux. Il
me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois
noirs, des chemins raboteux à monter et à descendre,
des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur.
J'eus ce plaisir et je le goûtai dans tout son charme
en approchant de Chambéry. Non loin d'une mon-
tagne coupée fju'on appelle le Pas-de-lEchelle , au-
dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'en-
droit appelé Chailles, court et bouillonne dans des
gouffres affreux une petite rivière qui paroit avoir
mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé
le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs :
cela faisoit que je pouvoir contempler au fond et
PARTIE I, LIVRE IV. *53
gagner cU\s vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a
de plaisant daus mon goût pour les lieux escarpés
est qu'ils me fout tourner la tète, et j'aime beaucoup
ce tournoiement , pourvu que je sois en sûreté.
Bien appuyé sur le parapet , j'avaucois le nez , et je
restois là des heures entières entrevoyant de temps
en temps cette écume et cette eau bleue dont j'en-
tendois le mugissement à travers les cris des cor-
beaux et des eperviera qoi voloient de roche en ro-
che et de broussaille en broussaille à cent toises au-
dessous de moi. Dans les endroits où la pente étoit
assez unie , et la broussaille asaea claire pour laisser
courir des cailloux, j'en allois cbercher au loin
d'aussi gros que je les pou vois porter, je les ras-
semblois sur le parapet en pile, puis les lançant l'un
après l'autre , je me délectois à les voir rouler, bon-
dir et voler eu mille éclats avant que d'atteindre le
fond du précipice.
Plus près de Lhauibéry j'eus un spectacle sem-
blable eu sens contraire. Le cbemin passe au pied
de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La
montagne est tellement escarpée que l'eau se déta-
che net , et tombe eu arcade assez loin pour qu'on
puisse passer entre la cascade et la roche , quelque-
fois sans être mouillé. Mais si l'on rie prend bien
ses mesures , on y est aisément trompé , comme je
le fus : car , à cause de l'extrême hauteur, l'eau se
divise et tombe en poussière ; et lorsqu'on approche
un peu trop de ce nuage, sans s'ajpercevoir d'abord
qu'on se mouille, bientôt on est tout trempé.
J'arrive enfin , je la revois. Elle n'étoit pas seule.
a54 LES CONFESSIONS,
que j'entrai. Sans me parler, elle me prend par la
main , et me présente à lui avec cette grâce qui lui
ouvroit tous les coeurs. Le voilà, monsieur, ce pau-
vre jeune homme ; daignez le protéger aussi long-
temps qu'il le méritera : je ne suis plus en peine de
lui pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la pa-
role : Mon enfant , me dit-elle , vous appartenez au
roi ; remerciez M. l'intendant qui vous donne du
pain. J'ouvrois de grands yeux sans rien dire , sans
trop savoir qu'imaginer ; il s'en fallut peu que l'am-
bition naissante ne me tournât la tête , et que je ne
fisse déjà le petit intendant. Ma fortune se trouva
moins brillante que sur ce début je ne l'a vois ima-
giné ; mais quant à présent c'étoit assez pour vivre ,
et pour moi c'étoit beaucoup. Voici de quoi il s'a-
gissoit.
Le roi Victor Amédée, jugeant par le sort des
guerres précédentes et par la position de l'ancien pa-
trimoine de ses pères qu'il lui éehapperoit quelque
jour, ne cherchoit qu'à l'épuiser. Il y avoit peu
d'années qu'ayant résolu d'en mettre la noblesse à
la taille, il avoit ordonné un cadastre général de
tout le pays , afin que rendant l'imposition réelle on
pût la répartir avec plus d'équité. Ce travail com-
mencé sous le père fut achevé sons le fils. Deux ou
trois cents hommes , tant arpenteurs qu'on appeloit
géomètres , qu'écrivains qu'on appeloit secrétaires,
furent employés à cet ouvrage, et c'étoit parmi ces
derniers que maman m'avoit fait inscrire. Le poste,
.sans être fort lucratif, donnoit de quoi vivre au
large dans ce pays-là. Le mal étoit que cet emploi
a'etoit qu'à temps, mais il metteit en état de cher-
PARTIE I, LIVRE IV. i65
cher et d'attendre ; et c'éfoit par prévoyance qu'elle
tàchoit de m'obtenir de l'intendant une protection
particulière pour pouvoir passer à quelque emploi
pins solide, quand le temps de celui-là seroit fini.
J'entrai en fonction peu de jours après mon arri-
vée. Il n'y avoit à ce travail rien de difficile, et je
fus bientôt au fait. C'est ainsi qu'après quatre ou
cinq ans de courses, de folies, et de souffrances,
depuis ma sortie de Genève , je commençai pour la
première fois de gagner mon pain avec honneur.
Ces longs détails de ma première jeunesse auront
paru bien puériles , et j'en suis fàcbé : quoique né
bomme à certains égards, j'ai été long-temps enfant .
et je le suis encore à beaucoup d'autres. Je n'ai pas
promis d'offrir au lecteur un grand personnage, j ai
promis de me peindre tel que je suis ; et, pour me
connoitre dans mon Age avance , il faut m'avoir bien
connu dans ma jeunesse. Comme en général les ob-
jets font moins d'impression sur moi que leurs sou-
venirs, et que toutes mes idées sont en images, les
premiers traits qui se sont gravés dans ma tète y
sont demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans
la suite se sont plutôt combinés avec eux qu'ils ne
les ont effacés. Il y a une certaine succession d'af-
fections et d'idées qui modifient cel!es qni les sui-
vent, et qu'il faut connoitre pour en bien juger.
Je m'applique à bien développer par-tout les pre-
mières causes pour faire sentir l'enchaînement des
effets. Je voudrois pouvoir rendre mon aine trans-
parente aux yeux du lecteur : et pour cela je cherché
-i lu lui montrer sous tous les points de vue . à l'é-
par tous les jours , à faire en sorte qu'il ne
a76 LES CONFESSIONS.
s'y passe pas un mouvement qu'il n'apperçoive , afîm
qu'il puisse ju^er par lui-même du principe qui les
produit.
Si je me chargeois du résultat et que je lui
disse , tel est mon caractère , il pourroit croire , si-
non que je le trompe , au moins que je me trompe.
Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui
m'est, arrivé , tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai
pensé , tout que j'ai seuti , je ne puis l'induire en
erreur, à moins que je ne le veuille : encore même
eu le voulant n'y parviendrois-je pas aisément de
cette façon. C'est à lui d'assembler ce léments,et
de déterminer l'être qu'ils composent ..e résultat
doit être son ouvrage ; t s'il se trompe alors, toute
l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette
fin que mes récits soient H eles , il faut aussi qu'ils
soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'impor-
tance des faits : je les dois tous dire, et lui laisser
le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué
jusqu'ici de tout mon courage , et je ne me relâche-
rai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'âge
moyen sont toujours moins vifs que ceux de la pre-
mière jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci
le meilleur parti qu'il m'étoit possible: si les autres
me reviennent avec la même force , des lecteurs im-
patients s'ennuieront peut-être , mais moi je ne se-
rai pas mécontent cle mon travail. Je n'ai qu'une
chose à craindre dans cette entreprise : ce n'est pas
de trop dire, ou de dire des mensonges puais c'est
de ne pas tout dire , et de taire des vérités.
FIS DU LIVRE IV ET DU TOME I.
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Library
of the
University of Toronto
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