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University of Ottawa
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LES
CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS
QUATRIEME SERIE
DU MÊME AUTEUR
EN VENTE
Les Médaillons, poésies, 1 vol. in-12 br. (Lemerre) . . 3 »
Petites Orientales, poésies, 1 vol. in-12 br. (Lemerre\ 3 »
La Comédie après Molière et le Théâtre de Dancouri.
1 vol. iii-l*2 br. vHachetto et C'«j 3 50
Les Contemporains : Eludes et portraits Liltérairea.
Six SÉRIES. Chaque série forme un vol. in-i8 jésns, br. 3 50
Ouvrage couronné par l'Académie française
Chaque volume se vend séparément (Lecène, Oudinet C'*).
Impressions de théâtre.
Neuf SÉRIES. Chaque série forme nn vol. in-18 jésus, br. 3 50
Chaque volume se vend séparément (Lecène, Oudin et C'«).
Corneille et la Poétique d'Aristote.
Une brochure iii-lS Jésus (Lecène, Oudin et G'*). . . 1 50
Sérénus, //(s^oire d'un martyr, i vol. in-12 br.'Lemerre). 3 50
Myrrha, vierge et martyre, 1 vol. in-18 jésus, édition, br. (Le-
cène, Oudin ttC'e) 3 50
Dix Contes, 1 superbj volume grand in-3» jésus, illustré par Luc-
Olivier Merson, Georges Claiiin, Lucas, Gornilh'er, Loévy, cou-
verture arlistique dessinée par Grasset, édition de grand luxe
sur vélin, broché. 8 »
Reliure percaline, plaques péciale, Ir. dorées (Lecène). . 12 »
Les Rois, roman (Calniann Lévj) 3 50
Révoltée, comédie en quatre actes (Galmann-Lévy'). . 3 u
LedéputéLeveau,comédieenquatreacteSvCalniann-Lévy) 2 »
Mariage blanc, drame en trois actes (Calmann-Lévy). 2 »
Flipotp, comédie en trois actes (Calmann-Lévy). ... 2 »
LesRois, drame en cinq actes (Calmann-Lévy). ... 2 »
L'Age difiiclle, comédie en trois actes (Calmann-Lévy). 2 »
Le Pardon, comédie en trois actes (Calmann-Lévy). . . 2 »
NOUVELLE ]!I1!LI0TIIEQUE LITTERAIRE
JULES LEMAITRE
DE L' ACADÉMIE FRANÇAISE
T.ES
CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES
QUATRIÈME SÉRIE
Stendhal — Baudelaire — Mérlmée
ÎARBEY d'Aurevilly — Paul Verlaine — \'icior Hugo
Lamartine — George Sand — Taine et Napoléon
Sullv-Prudhomme — Alphonse Daudet
Renan — Zola — Paul Bdurget — Jean Lahor
Grosclavi^.
TREI^ifEME EDITION
PA^I^IS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
(ancienne LIBRAIRIÎy LECÈXE, OODIN HT C'*)
13, RLB I.'B 'c/.LNV, 15
1897
Tout droit de traduction et de reproduction réservé.
LES CONTEMPORAINS
STENDHAL
SON JOURNAL, 1801-18U,
publié par MM. Casimir Steyienbki et François de NiON.
L'excuse de Stendhal, c'est que, bien réellement,
il n'écrivait son journal que pour lui et non point,
comme ont fait tant d'autres, avec une arrière-pen-
sée de publication. Et si, quelque bonne volonté
qu'on apporte à cette lecture, les trois quarts de ces
notes sont décidément dénuées d'intérêt, il ne faut
pas oublier qu'il n'était qu'un enfant quand il com-
mença à les écrire.
L'excuse des éditeurs, c'est que (pour parler
comme M. Ferdinand Brunetière) toute cette « litté-
rature personnelle », journaux, mémoires, souvenirs,
impressions, est fort en faveur aujourd'hui. C'est,
LES COMEMP. IV. 1
2 LES CONTEMPORAINS.
d'ailleurs, que Stendhal n'est pas seulement un des
écrivains les plus originaux de ce sii-cle, mais qu'un
cerlain nombre de lettrés, sincèrement ou par imi-
tation, les uns pour paraître subtils et les autres
parce qu'ils le sont en effet, considèrent Beyie comme
un maître unique, comme le psychologue par excel-
lence, ,et lui rendent un cuUe où il y a du mystère
et un orgueil d'initiation. C'est qu'enfin de ces 480
pages, souvent insignifiantes et souvent ennuyeuses,
on en pourrait extraire une centaine qui sont déj;\
d'un rare observateur, ou qui nous fournissent de
précieuses lumières sur la formation du caractère et
du talent de Stendhal. J'en sais d'autant plus de
gré à MM. Stryienski et de Nion, (jue je n'ai jamais
parfaitement compris, je l'avoue, cet homme sin-
gulier, et que j'ai beaucoup de peine, je ne dis pas
à l'admirer, mais à me le définir à moi-même d'une
façon un peu satisfaisante. 11 m'a toujours paru qu'il
y avait en lui « du je ne sais quoi », comme dit Retz
de La Rochefoucauld.
Ce « je ne sais quoi », c'est peut-être ce que j'y
sens de trop éloigné de mes goûts, de mon idéal de
vie, des vertus que je préfère et que je souhaiterais
le plus être capable de pratiquer, — ou tout simple-
ment, si vous voulez , de mon tempérament. Se
regarder vivre est bon ; mais , après qu'on s'est
regardé, fixer sur le papier ce qu'on a vu, s'expli-
quer, se commenter (à moins d'y mettre l'adorable
bonne grâce et le détachement de Montaigne) ; se
STENDHAL. 3
mirer longuement chaque soir, commencer ce tra-
vail à dix-huit ans et le continuer toute sa vie...
cela suppose une manie de constatation, si je puis
dire, un manque de paresse, d'abandon et d'insou-
ciance, un goût de la vie, une énergie de volonté et
d'orgueil, qui me dépassent infiniment.
Car, — et c'est la première clarté que ces pages
nous donnent sur leur auteur, — le journal de
Stendhal n'est pas un épanchement involontaire et
nonchalant ; c'est un travail utile. C'est pour lui un
moyen de se modifier, de se façonner peu à peu en
vue d'un but déterminé. Chaque jour, il note ce
qu'il a fait dans telle circonstance et ce qu'il aurait
dû faire ou éviter, étant donné les desseins qu'il
poursuit et que nous verrons tout à l'heure. Pour lui,
s'analyser, c'est agir.
Stendhal appartient, en effet, à une génération
robuste, violente, brutale, nullement rêveuse, nulle-
ment pessimiste. Lui-même est un mâle, un sanguin,
un homme d'action, iî est, par son libre choix, lieu-
tenant de dragons à dix-huit ans ; il est commissaire
des guerres en Allemagne et en Autriche ; il fait, sur
sa demande, la campagne de Russie. C'est un soldat,
un administrateur et un diplomate, et qui a le goût
de ces diverses fonctions. Si, à certains moments, il
est triste et découragé jusqu'à songer au suicide (du
moins il le dit), c'est par accident et pour des motifs
précis : un manque d'argent, un espoir déçu ; mais
ce n'est point par l'effet d'une mélancolie générale,
i LES CONTEMPORAINS.
d'une lassitude de lymphatique ou d'une imagination
de névropathe. Il n'a rien d'un René. A plus forte
raison n'a-t-il rien d'un jeune épuisé d'aujourd'hui.
Si vous voulez comprendre quel abîme il peut y avoir
à la fois entre deux générations et entre deux âmes,
lisez le journal de Stendhal, celte confession d'un
jeune homme du premier Empire ; puis lisez, par
exemple, Sous l'œil des barbares, ce journal d'un
jeune homme de la troisième république, et com-
parez ces deux jeunesses. Vous sentirez clairement
ce que je ne puis qu'indiquer.
Stendhal est absolument antichrétien. Il est venu
à une époque où il était possible d'êlreainsi. Cela est
plus malaisé à présent. Ses maîtres de philosophie
sont Hûbbcs, Helvélius et Destutt de Tracy. Il est
libre de toute croyance et même de tout préjugé,
quel qu'il soit. Il l'est naturellement, et à un degré
qui nous étonne et nous scandalise, pauvres ingénus
que nous sommes. Nous en conclurions volontiers
qu'il y avait en lui une étrange dureté foncière. C'est
que, nous avons beau faire effort pour nous affran-
chir, il est des cas où, en vertu de notre éducation,
nous fixons malgré nous des limites à la liberté
d'esprit, et nous sommes tout prêts à la nommer
autrement quand elle insulte à certains sentiments
que nous jugeons sacrés et hors de discussion. Cette
dureté se trahit assez souvent chez Beyle. J'en
trouve dans le journal un très remarquable exemple.
Beyle est malade à Paris, et son père, qui habite
STENDHAL. 5
Grenoble, vient de lui refuser une avance sur sa
pension.
« Je viens de réfléchir deux heures à la conduile
de mon père à mon égard, étant tristement miné
par un fort accès de la fièvre lente que j'ai depuis
plus de sept mois.
« ... Qu'on calcule Tinfluence d'une fièvre lente de
huit mois, alimentée par toutes les misères possibles,
sur un tempérament déjà attaqué d'obstruction et
de faiblesse dans le bas-ventre, et qu'on vienne me
dire que mon père n'abrège pas ma vie I
« ... Il ne daigne pas répondre depuis plus de
trois mois à des lettres où, lui peignant ma misère,
je lui demande une légère avance, poitr me vêtir, sur
une pension de trois mille francs, réduite par lui à
deux mille quatre cents francs, avance dont il peut
se rembourser par ses mains, aux mois de printemps
que je passerai à Grenoble.
«... D'abord tout cela, et vingt pages de détails
tous horriblement aggravants ; mon père est un
vilain scélérate, mon égard, n'ayant ni vertu, ni pitié.
Senza virtà ne carità, comme dit Garolino dans le
Matrimonio segreto.
« Si quelqu'un s'étonne de ce fragment, il n'a qu'à
me le dire, et, partant de la définition de la vertu,
qu'il me donnera, je lui prouverai par écrit, aussi
clairement que l'on prouve que toutes nos idées arri-
vent par nos sens, c'est-à-dire aussi évidemment
qu'une vérité morale puisse être prouvée, que mon
G LES CONTEMPORAINS,
père à mon égard a eu la conduite d'un malhonnête
homme et d'un exécrable père, en un mot d'un
vilain scélérat. »
Ce défi est assez bizarre. Voici qui l'est plus en-
core :
a Je finis cet écrit. . . en réitérant l'offre de prou-
ver quantum dixi, par écrit, devant un jury composé
des six plus grands hommes existants. Si Franklin
existait, je le nommerais. Je désigne pour mes truis,
Georges Gros, Tracy et Chateaubriand, pour appré-
cier le malheur moral dans l'âme d'un popte.
a Si, après cela, vous m'accusez d'être fils déna-
ture, vous ne raisonnez pas, votre opinion n'est qu'un
vain bruit et périra avec vous, i
Et il y revient encore avec un acharnement ma-
ladif :
a Ou vous niez la vertu, ou mon père a été un
vilain scélérat à mon égard ; quelque faiblesse que
j'aie encore pour cet homme, voilà la vérité, et je
suis prêt à vous le prouver par écrit à la première
réquisition, d
Or, il paraît bien que ce père était un homme
assez rude et désagréable; mais, si vous songez que
ce tyran, n'ayant lui-même que dix mille francs de
rente, faisait à son fils, alors âgé de vingt-deux ans.
une pension de deux mille quatre cents francs qui en
vaudraient plus de cinq mille aujourd'hui; que Sten-
dhal avait, en outre, une rente de mille francs qui
lui venait de sa mère et que, si l'argent lui avail
STENDHAL. 7
manqué pour se Soigner, c'est qu'il en de'pensait
beaucoup pour ses habits et pour le théâtre, vous
verrez peut-être autre chose que de Tindépendance
d'esprit dans cette furieuse impiété filiale. Et ce n'est
point là, comme vous le pourriez croire, un simple
accès de fièvre : car, d'abord, il appelle couramment
son père dans le reste du journal : a mon bâtard de
père »; puis, relisant vingt ans après la page que
j'ai citée, il ajoute en marge :
€ Ne rougis-tu point, au fond du cœur, en lisant
ceci en 1833 ? Aurais-tu besoin que j'écrivisse la
démonstration tout au long ?
a Rentre dans toi-même.
et Arrêté. »
Et voici ce qu'il avait écrit déjà, en 1832, à propos
de la mort de son père, dans un de ces articles
nécrologiques qu'il se plaisait à composer sur lui-
même :
« Pendant le premier mois qui suivit cette nou-
velle, je n'y pensai pas trois fois. Cinq ou six ans
plus tard, j'ai cherché en vain à m'en affliger. Le
lecteur me trouvera mauvais fils, il aura raison. »
En supposant même que tous les griefs de Sten-
dhal aient été fondés, on se dit qu'il y a des senti-
ments qu'on peut sans doute éprouver malgré soi,
mais qu'il est odieux de s'y complaire, de les déve-
lopper par écrit, parce qu'ils ofi'ensent, tout au
moins, des conventions trop anciennes, trop néces-
saires à la vie des sociétés, et vénérables par là
8 LES CONTEMPORAINS.
même. Toute âme un peu délicate, ou, si vous vou-
lez, un peu craintive, modeste et religieuse, pen-
sera ainsi. Maintenant, si vous cherchez, sur ce
point particulier, un cas analogue à celui de Sten-
dhal, vous serez tout surpris de rencontrer Mirabeau
et Jules Vallès... Et, en dépit de son sang froid et de
sa sécheresse d'écrivain, vous n'hésiterez plus à
classer parmi les « violents » cet abstracteur de
quintessences.
Tout cela n'empêche point Stendhal de se croire
exlraordinairement sensible, a Si je vis, ma conduite
démontrera qu'il n'y a pas eu d'homme aussi acces-
sible à. la pitié que moi... La moindre chose m'é-
meut, me fait venir les larmes aux yeux... b Ces
déclarations reviennent à chaque instant. Il y a là
évidemment un reste de sensiblerie à la façon du
dix-huitième siècle. Cela veut dire aussi qu'il res-
sent vivement le plaisir et la peine, qu'il est de tem-
pérament voluptueux. Et d'autres fois, enfin, c'est
simplement sensibilité d'artiste. Il faut commencer
par sentir les choses profondément — et brièvement,
— pour être capable de les rendre ensuite dans leur
vérité.
il a un immense orgueil, et toutes les formes de
l'orgueil, les plus petites comme les plus grandes :
l'orgueil de César et celui de Brummel. Il constate
çà et là qu'il était bien habillé (et il décrit son cos-
tume), qu'il a été beau, brillant, spirituel, profond;
qu'il est original et qu'il a du génie. Je cite tout à
STENDHAL. 9
fait au hasard. Il relit un de ses cahiers, il en est
content et il ajoute : « Il y a quelquefois des moments
de profondeur dans la peinture de mon caractère. »
Il vient de prendre une leçon de déclamation : « J'ai
joué la scène du métromane avec un grand nerf, une
verve et une beauté d'organe charmantes. J'avais
une tenue superbe de fierté et d'enthousiasme. » Et
plus loin : « La charmante grâce de ma déclama-
tion a interdit Louason. » Ou bien : « La réflexion
profonde (à la Molière) que je fais dans ce moment,
etc.. » Ou encore : * Je commence à aborder dans
le monde le magasin de mes idées de poète sur
l'homme. Gela donne à ma conversation une phy-
sionomie inimitable, » etc., etc.. Cela est continuel.
Penser ainsi de soi, passe encore : nous sommes de
si plaisants animaux! Mais l'écrire! fût-ce pour son
bonnet de nuit ! Je n'en reviens pas!
Cet orgueil s'accompagnait, comme il arrive sou-
vent, d'une extrême timidité, qui n'en était que la
conséquence, — timidité qu'exaspéraient encore sa
sensibilité d'arliste et sa sagacité d'observateur.
Orgueilleux, il craignait d'autant plus d'être ridi-
cule; sensible, il souffrait d'autant plus de cette
crainte; clairvoyant, il rencontrait partout des occa-
sions d'en souflrir, ou même les faisait naître. Tout
ce mécanisme est fort connu, et je vous fais là de la
psychologie élémentaire.
J'ai dit qu'il était bien de son temps. A l'origine
du moins, sa qualité mailresse me parait avoir été
1*
10 LES CONTEMPORAINS,
une indomptable énergie. Il croit à la toute-puis-
sance de la volonté. Nous le voyons imposer à la
sienne deux tâches principales.
Premièrement, il veut se faire aimer d'une petite
comédienne, Mélanie Guilbert, qu'il appelle plus sou-
vent Louason. Le travail de roué naïf auquel il se
livre, et qu'il nous raconte jour par jour, est im-
payable. Il est seulement fâcheux que la relation en
dure trop longtemps, et qu'il se répète beaucoup. Il
se demande sans cesse : « Ai-je été habile aujour-
d'hui '' Non; j'ai fait telle et telle faute. Il faudra que
demain je dise ceci, je fasse cela. » Comme il n'a
que vingt ans, il a encore des ingénuités. De temps
en temps, il se pose cette question : « Mélanie ne
serait-elle qu'une coquine ?» Un vieux monsieur la
traite tout à fait familièrement et vient passer chez
elle deux ou trois heures par jour. Beyle écrit : « Ce
vieux monsieur serait-il son entreleneur ? » Et un
peu après : a Non, je m'étais trompé : il vient seule-
ment lui faire répéter ses rôles. » Une phrase qui
revient toutes les dix pages, c'est celle-ci : « A tel
moment, si j'avais osé, je l'aurais eue. » Cela
devient très comique à la longue. Finalement, il
fait à Louason sa cour pendant plus d'un an sans
arriver à rien. C'est timidité; c'est aussi manque
d'argent (l'argent donnant en ces affaires une grande
assurance); c'est surtout qu'il s'applique trop, com-
bine trop, se regarde trop faire. El, — chose admi-
rable, — ce qu'il n'a pu conquérir par toute une
STENDHAL. 11
année de soins assidus et savants, — trop savants,
— il l'obtient trois ans après, à l'improviste, quand
il n'y songe presque plus. Et, tandis qu'il consacre
deux cents pages au récit détaillé de ses manœuvres
et de ses stratégies inutiles, il enregistre négligem-
ment, en une ligne, une conquête qu'il n'atleudait
plus : « Dix heures sonnent. J'ai passé la nuit hier
avec Mélanie. » (J'adoucis l'expression.) Dons Juans,
instruisez-vous!
En somme, c'est l'histoire d'un premier échec,
puisque, s'il arrive à son but, c'est après y avoir
renoncé et par d'autres moyens que ceux sur lesquels
il comptait.
Secondement (je ne suis point ici l'ordre des dates),
Beyle s'est juré à lui-même d'être un grand poète, et
un grand poète comique. Cela nous surprend un peu,
car, si Stendhal fut un inventeur, il n'était nullement
poète au sens ordinaire et naturel du mot, et il
n'avait à aucun degré le génie comique. Mais, encore
une lois, il n'était pas éloigné de croire que l'on fait
toujours ce que l'on veut avec énergie. Il procède
en poésie, comme il a fait en amour, avec suite et
méthode, tout un luxe de réflexions, de préparations
et de préméditations. Savourez, je vous prie, la belle
candeur de ces confidences (Beyle avait alors vingt
ans ) : « Quel est mon but ? d'acquérir la réputation
du plus grand poète français, non point parintrigue,
comme Voltaire, mais en la méritant véritablement ;
pour cela, savoir le grec, l'italien, l'anglais. Ne point
IS LES CONTEMPORAINS,
se former le goût sur l'exemple de mes devanciers,
mais à coups d'analyse, en recherchant comment
la poésie plaît aux hommes et comment elle peut
parvenir à leur plaire autant que possible. » Et alors
il s'impose d'énormes lectures. Il lit même des dic-
tionnaires de rimes et de synonymes, et entreprend
de se faire « un dictionnaire de style poétique (!) où
il mettra toutes les locutions de Rabelais, Amyot,
Montaigne , Malherbe , Marot , Corneille , La Fon-
taine, etc. »
Quelques-unes de ses opinions littéraires sont inté-
ressantes et déjà révélatrices soit de son caractère,
Boit de son talent futur. Sans doute il est de son
temps ; il admire encore Grébillon ; il déclare, après
une représentation de la Suiîe du Misanthrope, que
« d'Eglantine est le plus grand génie qu'ait produit
le dix-huitième siècle en littérature ». — Je com-
prends d'ailleurs que ce jeune homme de tant d'or-
gueil et d'énergie place très haut Corneille et même
Alfierirje conçois moins que celui qui doit écrire
le livre de V Amour fasse si peu de cas du théâtre de
Racine. Mais il adore La Fontaine, Pascal, et, sans
réserve et par-dessus tout, Shakespeare (ce qui était
alors un sentiment original). Il a le goût et l'amour
de la naïveté et de la vérité. Il fait d'excellentes
remarques sur notre tragédie classique : « C'est une
fausse délicatesse qui empêche les personnages
d'entrer dans les détails, ce qui fait que nous ne
sommes jamais saisis de terreur, comme dans les
STENDHAL. 13
pièces de Shakespeare. Ils n'osent pas nommer leur
chambre, ils ne parlent pas assez de ce qui les en-
toure. » — crDucis semble avoir oublié qu'il n'est point
de sensibilité sans détails. Cet oubli est un des défauts
capitaux du théâtre français. » Je n'ai pas le loisir de
développer ici mon impression ; mais on sent que,
plus tard, le romantisme, qu'il défendra, ne sera
pas tout à fait la même chose pour lui que pour les
romantiques, qu'il ne mettra pas les mêmes idéessous
les mémesmots, que cette révolution littéraire ne sera
à ses yeux qu'un développement naturel du génie
national dans le sens de la vraie simplicité et de la
franchise d'observation...
L'histoire de cette seconde entreprise de Beyle est
donc l'histoire, d'un second échec. Je me hâte de
dire qu'il n'a pas échoué sur tous les points. Il a
voulu être un homme du monde, un homme à bon-
nes fortunes, un « homme fort o, comme disait Bal-
zac ; il s'y est fort appliqué (vous le verrez en par-
courant ses notes), et il l'a été dans une très hono-
rable mesure. Et, enfin, il a été un très subtil
psychologue et un romancier à peu prés unique dans
son espèce. Mais avec tout cela on peut dire qu'il
n'a point fait ce qu'il a voulu le plus énergiquement;
et il me semble que son journal nous dit pourquoi.
Il voulait le plaisir sous toutes ses formes, mais
particulièrement l'action grandiose, la domination
sur les femmes et sur les hommes. Son idéal était
celui de Fépicurien, non de celui que célèbrent les
14 LES CONTEMPORAINS.
chansons du Caveau, mais de l'épicurien héroïque
de l'anliquilé ou de la Renaissance, pour qui l'ac-
tion même et la t vertu » virile étaient le meilleur
des plaisirs. Il dit, en regrettant de n'avoir pas eu
de maîtresse à dix-huit ans : a. Elle eût trouvé en
moi une âme romaine pour les choses étrangères à
l'amour. » Or, il passe toute sa vie dans d'assez
médiocres emplois. Il écrit ses deux romans à cin-
quante ans passés, et meurt consul à Civita-Vecchia,
sans avoir connu la gloire qu'il avait tant désirée.
Il a donc pu croire, en mourant, qu'il n'avait pas
rempli sa destinée.
Voici, je crois, tout le mystère. Il avait reçu de la
nature, avec une volonté très forte, un don merveil-
leux d'observation, et, comme on dit aujourd'hui,
de dédoublement. Il crut que, en mettant celte faculté
d'analyse au service de sa volonté, il augmenterait la
puissance de celle-ci. Mais c'est le contraire qui est
arrivé. En s'observant toujours pour mieux agir, il
n'agissait plus que faiblement. Il faut être très igno-
rant de soi pour être vraiment fort, et il faut aussi sa-
voir s'arrêter dans la connaissance ou, du moins, dans
l'étude des autres. Bonaparte avait sur les hommes
des notions nettes, mais sommaires. Beyle nous dit
lui-même : » Je m'arrêtais trop à jouir de ce que je
sentais... Je connais si fort le jeu des passions...
que je ne suis jamais sûr de rien, à force de voir tous
les possibles ». Ce que nous raconte le journal, c'est
peut-être l'aventure d'un grand homme d'action
I
STENDHAL. iS
paralysé peu à peu par un incomparable analyste, —
lequel a gardé d'ailleurs, dans ses œuvres écrites,
le goût le plus décidé pour l'énergie humaine.
A aller au fond des choses, Fabrice del Dongo
représente assez exactement ce que Stendhal aurait
souhaité d'être, et Julien Sorel (dans la première
partie du Rouge et du Noir) ce qu"'il a été. C'est l'im-
pression que m'a laissée ce journal — dont je n'ai
pu vous donner, par ces quelques lignes, qu'une
idée fort imparfaite.
BAUDELAIRE
Œuvres posthumes ei Correspondances inédites, précédées d'une
étude biographique, par Eugène Crépbt.
Le jeune marquis Wolfgang de Cadolles, fils d'é-
migré', s'enrôle dans l'armée de l'empereur par be-
soin d'action, patriotisme, amour de la gloire. Il se
distingue à Wagram ; l'empereur le décore de sa
main, et dès lors le marquis appartient corps et âme
à Napoléon. Il devient rapidement colonel. Après
l'abdication de l'empereur, Wolfgang retrouve son
père rapatrié, et une belle royaliste qu'il aime depuis
son adolescence. M™' de Timey. Il est près de faire
sa soumission aux Bourbons, quand l'empereur re-
vient de rile d'Elbe. Comme Ney, comme Labé-
doyère, "Wolfgang se rallie irrésistiblement à son an-
cien maître. 11 se cache après Waterloo ; il écrit à
M™« de Timey : a Venez et fuyons ensemble. » Elle
hésite et répond : « Non. » Seconde lettre de Wolf-
gang : 0 Puisque vous ne voulez pas fuir avec moi,
vous ne m'aimez plus, et je me constitue prison-
18 LES CONTEMPORAINS,
nier. » Et, quoique le roi lui ait accordé spontané-
ment sa grâce, il se tue dans sa prison.
Voilà un canevas de drame. Il n'est pas prodi-
gieusement original. Il pourrait être de n'importe
qui. Or, il est de l'auteur de Une Martyre, des Lita-
nies de Satan et de Delphine et H ippolyte. C'est M. Cré-
pet qui nous en donne le scénario assez développé
dans le volume qu'il vient de publier : Œuvres pos-
thumes et Correspondances inédites de Charles Baude-
laire.
Il faut être juste. Deux scènes, dans ce scénario,
portent la marque du poète des Fleurs du mal.
Au premier acte, nous avons vu arriver chez le
comte de Cadolles un soldat français, le trompette
Triton, blessé, sanglant, déguenillé. Triton, guéri,
devient chef des piqueurs du comte, et Wolfgang
passe sa vie à la chasse avec Triton, a Ce trom-
pette, à son insu, corrompt, sc'dait le marquis. Il lui
explique, dans son langage de trompette, dans un
style violent, pittoresque, grossier, naïf, ce que
c'est qu'un combat, une charge de cavalerie ; ce que
c'est que la gloire, les amitiés de régiment, etc. De-
puis longtemps, bien longtemps, Triton n'a plus do
famille ; il n'est pas rentré au village depuis les
grandes guerres de la république ; il ne sait pas ce
qu'est devenue sa m^re. Le régiment du 1" houzards
est devenu sa famille. — Une nuit, Wolfgang dit au
trompette de seller les deux meilleurs chevaux. Et,
en route, il lui dit: — Devine où nous allons. Nous
BAUDELAIRE. 19
allons rejoindre la grande armée. Je ne veux pas
qu'on se balte sans moi. »
Cela, c'est d'assez bonne et plausible psychologie.
Au quatrième acte, « M™« de Timey raconte son
histoire à Wolfgang. Le comte de Timey, qui était
un homme très intelligent et très corrompu, a été
Tamant de sa mère, femme d'un autre émigré fran-
çais, M"^ d'Evré. Avant de mourir, après sa confes-
sion, M. le comte de Timey a voulu épouser M"« d'E-
vré, qui était peut-être, et probablement même, sa
fille. Le moribond a employé sa nuit de noces à
enseigner à sa femme sa corruption morale et sa
corruption politique. Il lui a dit finalement : Ma chère
fille, je laisse dans votre âme virginale V expérience (Tun
vieux roué. Et puis, il est mort. Ainsi, elle s'est
trouvée subitement riche, veuve quoique vierge, et
pleine d'expérience quoique innocente. »
Gela, c'est du bizarre, du surprenant, du diaboli-
que, du satanique, et Baudelaire a dû être particu-
lièrement satisfait de cette invention.
Mais, au reste, je ne vous ai parlé de ce plan de
drame que pour avoir le droit de vous parler, à cette
place (1), de Baudelaire lui-même. J^ai passé, en par-
courant ses Œuvres posthumes, par trois impres-
sions. J'ai senti l'impuissance et la stérilité de cet
homme, et il m^a presque irrité par ses prétentions.
Puis j'ai senti sa misère, sa souffrance intime, et je
(1) Feuilleton dramatique des Débats.
20 LES CONTEMPORAINS,
l'ai plaint ; j'ai reconnu en lui des vertus d'honnête
homme ; j'ai cru à sa sincérité d'artiste, dont je dou-
tais d'abord. — Enfin, ayant relu les Fleurs du mal,
j'y ai pris plus de plaisir que je n'en attendais, et j'ai
été contraint de reconnaître, quoi qu'en aient dit
d'habiles gens, la réelle, l'irréductible originalité de
cet esprit si incomplet
J'ouvre les deux petits recueils de « Pensées » de
Baudelaire, Fusées et Mon cœur mis à nu. Il n'y a pas
à dire, cela est terriblement pauvre, avec de grands
airs. C'est la recherche la plus puérile des opinions
singulières. Et cela aboutit à des paradoxes aussi
faciles qu'effroyables. Il y en a qui reposent tout en-
tiers sur un mot détourné de son sens. Exemple :
a L'amour, c^est le goût de la prostitution. Il n'est
même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené
à la prostitution. Qu'est-ce que l'art ? Prostitu-
tion... L'être le plus prostitue', c'est l'être par excel-
lence, Dieu. » Ou bien : « L'amour peut dériver d'un
sentiment généreux. Le goût de la prostitution ;
mais il est bientôt corrompu par le goût de la pro-
priété... » Si vous croyez que cela veut dire quelque
chose I
Ou bien : « De la féminéité de l'Eglise, comme rai-
son de son omni-puissance. » Ou bien : « Analyse des
contre- religions ; exemple : la prostitution sacrée.
Qu'est-ce que la prostitution sacrée? Excitation
nerveuse. — Mysticité du paganisme. Le mysticisme,
trait d'union entre le paganisme et le christianisme.
BAUDELAIRE. 21
Le paganisme et le christianisme se prouvent réci-
proquement. » Le pire, c'est que je sens ce malheu-
reux parfaitement incapable de développer ces notes
sib3'llines. Les » pensées » de Baudelaire ne sont,
le plus souvent, qu'une espèce de balbutiement pré-
tentieux et pénible. Une fois, il déclare superbe-
ment : « J'ai trouvé la définition du beau, de mon
beau à moi. » El il écrit deux pages pour nous dire
qu'il ne conçoit pas la beauté sans mystère ni tris-
tesse ; mais il ne l'explique pas, il ne saurait. On n'i-
magine pas une tête moins philosophique.
Je ne parle pas de ces maximes d'une perversité
si aisée qu'il semble qu'on en fabriquerait comme
cela à la douzaine : « Moi, je dis : la volupté unique
et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire
le mal. Et l'homme et la femme savent, de naissance,
que dans le mal se trouve toute volupté. » — « Je
comprends qu'on déserte une cause pour savoir ce
qu'on éprouvera à en servir une autre. » — « Etre
un homme utile m'a toujours paru quelque chose
de bien hideux », etc. . . Et son catholicisme ! et son
dandysme ! et son mépris de la femme ! et son culte
de l'artificiel! Que tout cela nous paraît aujourd'hui
indigent et banal ! « La femme est le contraire du
dandy. Donc, elle doit faire horreur... La femme est
naturelle^ c'est-à-dire abominable. — J'ai toujours
été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les
églises. Quelles conversations peuvent-elles avoir
avec Dieu ? La jeune fille, ce qu'elle est en réalité.
22 LES CONTEMPORAINS.
Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande
imbécillité unie à la plus grande dépravation. — Le
commerce est, par son essence, satanique... Le com-
merce est nafur^/, donc il est iH/"fl??îe », etc.. Tout
est de cette force. Ces plats paradoxes me feraient
presque aimer le plat bon sens de « ce coquin de
Franklin ».
Pourtant une chose me touche : c'est de voir
combien a peiné ce malheureux pour produire ces
extravagances. Il y a en lui une détresse, une an-
goisse, un sentiment atroce de sa stérilité. Son édi-
teur nous dit très sérieusement : * Nous ne possé-
dons qu'une vingtaine de feuilles volantes qui se
rattachent aux conceptions des romans et des nou-
velles que Baudelaire porta vingt ans dans sa tête sans
en confier rien au papier. » Les chef-d'œuvre qu'on
prémédite vingt ans sans en écrire une ligne... je
connais cela. Hélas! l'œuvre posthume deBaudelaire
se réduit presque à des titres de nouvelles et de
romans, tels que : Le Marquis invisible, la Maîtresse
de l'idiotj la Négresse aux yeux bleus, la Maîtresse
vierge, les Monstres, V Autel de la volonté, le Portrait
fatal... Evidemment ces titres lui semblaient très sin-
guliers et très beaux. Mais était-ce pour lui-même
quelque chose de plus que des titres? Sans cesse,
dans sa correspondance, il confesse sa paresse, il
jure de travailler, et i7 ne peut pas.
Ce qui me touche encore, c'est son dégoût des
hommes et des choses, de « ce qui est ». Ce dégoût.
DAUDELAir.E. 23
bien qu'il l'exprime le plus souvent avec une insup-
portable afTectation, je le crois, je le sens sincère.
C'est vraiment une âme ne'e malheureuse, tour-
mentée de désirs toujours indéterminés, toujours
inassouvis, toujours douloureux. Cet homme, si peu
simple — en apparence, — si obscur dans ses idées,
si préoccupé d'étonner et de mystifier les autres,
m'eût immensément déplu, j'imagine, à une pre-
mif're rencontre. Mais j'aurais bientôt découvert que
le plus mystifié et le plus étonné de tous, c'était
encore lui. Sa personne m'aurait sûrement inté-
ressé, et probablement séduit à la longue. Ce qu'on
ne peut certes lui refuser, c'estd'avoir été un Inquiet.
Il a eu, au plus haut point, ce qui a manqué à de
plus grands que lui : le sentiment, le souci et souvent
la terreur du Mystère pui nous entoure...
Chose inattendue : vers la fin de sa vie, de sa pau-
vre vie si sombre où la débauche morneetappliquée,
puis l'opium, le haschich, et, enfin, l'alcool, avaient
fait tant de ravages, son catholicisme si peu chré-
tien, son catholicisme impie et sensuel, celui des
Fleurs du mal, semble s'épurer et s'attendrir, et lui
descendre, — ou lui remonter, — dans le cœur. Il a
honte rie lui; il a des idées de conversion, de perfec-
tionnement moral. Il écrit : t A Honfleur 1 le plus tôt
possible, avant de tomber plus bas... Que de pressen-
timents et de signes envoyés déjà par Dieu, qu'il est
grandement temps d'agir I... » Et ses notes intimes
se terminent par cette page, où il y a, si vous le
24 LES CONTEMPfMiAINS.
voulez, encon; un peu d'artifice et de « pose » eu
face de soi-même, mais où j'ai tout aussi bien le
droit de trouver ( qui sait ? ) de la simplicité, de la
piété, de l'humilité :
c Je me jure à moi-même de prendre désormais
les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie :
« Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir
de toute force et de toute justice, à mon père, à Ma-
riette et à Po'é, comme intercesseurs : les prier de
me communiquer la force nécessaire pour accomplir
tous mes devoirs, et d^octroyer à ma mère une rie
assez longue pour jouir de ma transformation ; tra-
vailler toute la journée, ou du moins fanf que mes
forces me le permettront ; me fier à Dieu, c'est-à-dire à
la justice même, pour la réussite de mes projets ;
faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour
demandera Dieu la vie et la force pour ma mère et
pour moi ; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre
parts: une pour la vie courante, une pour mes créan-
ciers,unepourmes amis, et une pour mamère; obéir
aux principes de la plus stricte sobriété, dont le
premier estla suppression de tous les excitants, quels
qu'ils soient. »
Plusje me rapproche de l'homme, etplusje reviens
de mes préventions contre l'artiste. Dans toute sa
correspondance avec son éditeur et ami Poulet-
Malassis, il montre delà délicatesse, delà fierté, de la
franchise, de la fidélité enamitié. Ses lettres à Sainte-
Beuve lui font tout à fait honneur. Sainte-Beuve
BAUDELAIRE. 20
témoigna toujours beaucoup d'afTection à Baude-
laire, soit qu'il eût en effet du goût pour sa personne,
soit qu'il le senti ttrès malheureux. En tous cas,
l'auteur de Volupté, qui n'était pas précisément un
naïf, n'a pas douté un instant de la sincérité du
poète des Fleurs du mal. Baudelaire s'épanche avec
Sainte-Beuve plus librement qu'avec tout autre ; il
est simple, affectueux, confiant. Sainte-Beuve avait
coutume de l'appeler .- « Mon cher enfant » ; et Bau-
delaire ( qui blanchit de bonne heure ) lui répond de
Bruxelles (mars 1865) : « Quand vous m'appelez :
Mon cher enfant, vous m'attendrissez et vous me
faites rire en même temps. Malgré mes grands che-
veux blancs qui me donnent l'air d'un académicien
(à l'étranger), j'ai grand besoin de quelqu'un qui
m'aime assez pour m'appeler son enfant... » Il lui
demande, un jour, un article sur/^5 Histoires extraor-
dinaires de Poë; Sainte-Beuve promet Tarticle, ne
l'écrit point, et Baudelaire ne lui en veut pas.
L'affection de Baudelaire pour le grand critique
datait de loin ; les Poésies de Joseph Delorme étaient
déjà, au collège, un de ses livres de prédilection ; et
à vingt ans, il envoyait des vers (dont quelques uns
assez beaux) à son poète favori... Et, en effet, les
poésies de Sainte-Beuve, — si curieuses, mais qui ne
sont aujourd'hui connues et aimées que d'un petit
nombre de lettrés, — ressemblent déjà par endroits,
sinon à des « fleurs du mal », du moins à des fleurs
assez malades.
LES CONTKUP. IV. 4**
26 LCS CONTEMPORAINS.
M. Crépet a bien raison de dire dans sa Prcfare :
« J'ai la convicti(jn que ces documents ne ppuvent
que servir la mémoire de Baudelaire, en la déga-
geant, sous certains aspects, des ombres qui la
couvraient. » On constatera, en feuilletant levidnme,
que Baudelaire fut un bon fils. J'entends par là
que jamais il ne contrista sa mère autrement que par
ses vices, dont je ne sais à quel point il faut le ren-
dre responsable, et qu'il fut constamment, avec elle,
affectueux, attentif et tendre. On verra aussi que ce
grand débauché garda pendant vingt ans une mu-
lâtresse, Jeanne Duval, qui le trompa de toutes les
façons ; que, lorsqu'elle fut, jeune encore, frapp'^e
de paralysie, il la fit entrer à ses fraisa Thospice
Dubois ; que, lorsqu'elle en voulut sortir avant sa
guérison, il revint habiter avec elle, et qu'il ne cessa
de lui venir en aide, même après qu'il eut fixé ?a
résidence en Belgique, malgré l'extrême gêne à la-
quelle il était lui-même réduit.
Celte Jeanne Duval, c'est la maîtresse noire, le
« vase de tristesse », la t grande taciturne », la
« sorcière », la « nymphe ténébreuse et chaude » des
Fleurs du mal. Or, il paraît bien qu'elle n'avait, à part
sa race, rien de remarquable. Voici son signalemeni:
« Pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu
crépus, poitrine assez plate, de taille assez grande,
marchant mal ». Une réflexion ne vous vient-elle
pas ? Toutes les femmes que les poèfes ont aimées et
dont ils ont chanté l'incomparable beauté, depuis la
BAUDELAIRE. 21
maitressed'Anacréon jusqu'à celle de Baudelaire, en
pas-ant par Dé]ie, Cynlhie, Béatrix, Laure, Gassan-
dre, Elvire... — si nous les avions sous les yeux, telles
qu'elles ont été, qui sait ? elles ressembleraient peut-
être à une bande de trotlins, de bonnes et de figuran-
tes, et nous npus dirions : — « N'était-ce que cela? »
0 bienfaisante poésie, fille de rélernelle illusion \y-
Enfin, il est certain que Baudelaire n'a pas été
gâté par la vie. Il avait sept ans quand sa mère se
remaria au colonel Aupick. A vingt ans, pour quel-
que désordre qu'on ignore, il est embarqué par son
beau-père pour Calcutta. A son retour, il entre en
possession de son patrimoine, soixante-dix mille
francs. En deux ans, il en dépense la moitié ; on lui
donne un conseil judiciaire. Il se refus© obstinément
à faire autre chose que de la littérature. Il vit donc,
pendant vingt ans, de la rente des trente-cinq mille
francs qui lui restaient, et du produit de sa plume
(produit fort mince). Or, il ne fait pas, pendant ces
vingt ans, plus de dix mille francs de dettes nou-
velles. Vous jugez que, dans ces conditions, il n'a
pas dû se livrer souvent à des orgies néroniennes !
Il s'est débattu jusqu'àla fin dans les plus cruels em-
barras d'argent. Sur ce point, sa correspondance fait
mal à lire... Joignez à cela samaladie nerveuse, dont
il put bien hâter les progrés par des excès de toute
sorte, mais qui était d'ailleurs héréditaire. « Mes
ancêtres, écrit-il, idiots ou maniaques, dans des
.ipparlements solennels, tous victimes de terribles
28 LES CONTEMPORAINS,
passions. »... Ah ! le pauvre dandy , le pauvre
mystificateur, le pauvre buveur d'opium, le pauvre
diable de poète a diabolique » ! Comme il faut le
plaindre 1
Eh bien ! non, car, tout compte fait, il a trouvé et
laissé après lui quelque chose. Son influence, après
sa mort, a été très grande sur beaucoup déjeunes
gens.et même sur des poètes d'un âge mûr. Le bau-
delairisme n'est peut-être pas une fantaisie ne'gli-
geable dans l'histoire delà littérature. Il n'est pas tout
entier, quoi qu'on en ait dit, dans l'application de
deux ou trois procédés d'une certaine rhétorique.
Quand j'ai lu pour la première fois les Fleurs du mal,
je n'étais déjà plus un adolescent, et cependant j'en
ai senti très vivement le charme particulier. Je les
ai relues, et je voudrais vous dire l'espèce de plaisir
qu'elles m'ont fait et ce que j'ai cru y voir. Mais le
baudelairisme est difficile à définir. Je ne puis qu'in-
diquer très sommairement ce qu'il est, ou ce qu'il a
l'air d'être.
C'est une des formes extrêmes, la moins sponta-
née et la plus maladive, de la sensibilité poétique.
C'est tout un ensemble d'artifices , de contradic-
tions volontaires. Essayons d'en noter quelques-
unes.
Ony trouve mêlés le réalisme et l'idéalisme. C'est
la description outrée et complaisante des plus déso-
lants détails de la réalité physique, et c'est, dans le
môme moment, la traduction épurée des idées et des
BAUDELAIRE. 29
croyances qui dépassent le plus l'impression immé-
diate que font sur nous les corps. — C'est l'union
de la sensualité la plus profonde et de l'ascétisme
chrétien. « Dégoût de la vie, extase de la vie o , écrit
quelque part Baudelaire. On rafïïne sur les sensa-
tions ; on en crée presque de nouvelles par l'atten-
tion et parla volonté ; on saisit des rapports subtils
entre celles de la vue, celles de l'ouïe, celles de l'o-
dorat (ces dernières surtout ont été recherchées de
Baudelaire) ;on se délecte du monde matériel, et, en
même temps, on le juge vain, — ou abominable. —
C'est encore, en amour, l'alliance du mépris et
de l'adoration de la femme, et aussi de la volupté
charnelle et du mysticisme. On considère la femme
comme une esclave, comme une bête, ou comme une
simple pile électrique, et cependant on lui adresse
les mêmes hommages, les mêmes prières qu'à la
Vierge immaculée. Ou bien, on la regarde comme le
piège universel, comme l'instrument de toute chute.
et on l'adore à cause de sa funeste puissance. Et ce
n'est pas tout : dans l'instant où l'on prétend exprimer
la passion la plus ardente, on s'applique à chercher
la forme la plus précieuse, la plus imprévue, la plus
contournée, c'est-à-dire celle qui implique le plus
de sang froid et l'absence même de la passion. — Ou
bien pour innover encore dans l'ordre des senti-
ments, on se pénètre de l'idée du surnaturel, parce
que celte idée agrandit les impressions, en prolonge
en nous le retentissement; on pressent le mystère
30 LES CONTEMPORAINS,
derrière toute chose; on croit ou l'on feint de croire au
diable; on l'envisage tour à tour ou à la fois comme
le père du Mal ou comme le grand Vaincu et la
grande Victime ; et l'on se réjouit d'exprimer son
impitHé dans le langage des pieux et des croyants.
On maudit le « Progrès » ; on déleste la civilisation
industrielle de ce siècle, comme hostile au mystère;
on la juge écœurante de rationalisme, et, en même
temps, on jouit du pittoresque spécial que cette civi-
lisation a mis dans la vie humaine et des ressources
qu'elle apporte à l'art de développer la sensibi-
lité...
Lebaudelairisme serait donc, en résumé, le su-
prême effort de l'épicuréisme intellectuel et sentimen-
tal. Il dédaigne les sentiments que suggère la simple
nature. Caries plus délicieux, ce sont les plus inven-
tés, les plus savamment ourdis. Le fin du fin, ce sera
la combinaison de la sensualité païenne et de la
mysticité catholique, s'aiguisant l'une par l'autre, —
ou de la révolte de l'esprit et des émotions de la
piété. Comme rien n'égale en intensité et en profon-
deur les sentiments religieux (à cause de ce qu'ils
peuvent contenir de terreur et d'amour), on les
reprend, on les ravive en soi, — et cela, en pleine
recherche des sensations les plus directement con-
damnées par les croyances d'où dérivent ces senti-
ments. On arrive ainsi à quelque chose de merveil-
leusement artificiel... Oui, je crois que c'est bien là
l'effort essentiel du baudelairisme : unir toujours
BAUDELAIRE. 31
deux ordres de sentiments contraires et, au premier
abord, incompatibles, et, au fond, deux conceptions
divergentes du monde et de la vie, la chrétienne et
l'autre, ou, si vous voulez, le passé et le présent.
C'est le chef-d'œuvre de la Volonté (je mets, comme
Baudelaire, une majuscule), le dernier mot de l'in-
vention en fait de sentiments, le plus grand plaisir
d'orgueil spirituel... Et l'on comprend qu'en ce
temps d'industrie, de science positive et de démocra-
tie, le baudelairisme ait dû naître, chez certaines
âmes, du regret du passé et de l'exaspération ner-
veuse, fréquente chez les vieilles races...
Maintenant il va sans dire que le baudelaii'isme
est antérieur à Baudelaire. Mais les Fleurs du mal en
offrent l'expression la plus voulue, la plus ramassée
et, somme toute, là plus remarquable jusqu'à pré-
sent. Sans doute, le souffle y est court et haletant ;
les obscurités et les impropriétés d'expression n'y
sont pas rares, — ni même les banalités. Avec cela,
une douzaine au moins de ces poèmes sont fort beaux .
Et vous trouverez dans tout le livre de ces vers qui
appartiennent en propre à Baudelaire, des. vers
qu'on n'avait pas faits avant lai, vers singuliers,
« troublants » , charmants , mystérieux, doulou-
reux...
Ce qui a fait tort à Baudelaire, ce sont ses imita-
teurs, dont la plupart sont intolérables. Il leur doit
de paraître aujourd'hui faux et suranné à beaucoup
d'honnêtes gens. Mais lui-même avait écrit: « Créer
32 LES CONTEMPORAINS.
un poncif, c'est le génie. Je dois cre'er un poncif, t
Il y a parfaitement réussi.
Le baudelairisme est bon à son heure, pour nous
consoler de Voltaire, de Béranger, de M. Thiers, et
des esprits qui leur ressemblent. Et réciproquement.
PROSPER MÉRIMÉE(')
Les Nouvelles de Prosper Mérimée sont toujours
bonnes à lire, puisqu'elles sont parfaites, mais, à
vingt ans, elles paraissent un peu sèches. C'est
plus tard qu'on en goûte entièrement la saveur
amère, fine et profonde : car elles expriment, je
crois, l'état le plus distingué où se puisse reposer
soit notre esprit, soit notre conscience.
On se lasse de bien des choses en littérature.
On est frappé et dégoûté un jour de la part énorme
de supertlu que contiennent même beaucoup de
belles œuvres. Oui, la peinture des mouvements
de l'âme et des a passions de l'amour » est intéres-
sante ; mais c'est bien long, George Sand. Oui, les
divers types de l'animal humain vivant en société.
(1) Préface d'une édition de JVouvelîei choisies de Mérimée,
chez Jouauat.
34 LES CONTEMPORAINS.
et ses rapports cachés ou visibles avec le milieu où
il se développe, sont curieux à étudier ; mais c'est
bien long, Balzac. Oui, « le monde physique existe, »
et il y a des arrangements de mois qui peuvent
ressusciter dans notre imagination les objets absents;
mais c'est bien long, Gautier. Oui, nous sommes
enveloppés de mystère, et souvent notre raison
côtoie la folie ; maisc'est bien long, Edgar Poê. Oui,
l'humanité dans son fond est abominable et féroce,
et la nature n'a jamais connu la justice ; mais c'est
bien long, Zola, — et c'est bien gros. — Des artistes
abondants nous décrivent le monde ou les hommes
avec un luxe de détails dont nous n'avons que faire :
car, nous aussi, nous savons regarder. Ils nous éta-
lent leurs sentiments avec une insistance et une in-
discrétion qui nous rebutent : car, nous aussi, nous
savons sentir. Il nous suffisait d'être avertis, et
a tout ça, c'est de la littérature. »
Or, lisez les courts récils de Mérimée. Mécanisme
des passions, brutalité des instincts, caraclères
d'hommes, paysages, tristesse des choses, effroi de
l'inexpliqué, jeux de l'amour et de la mort, tout
cela s'y trouve noté brièvement et infailliblement,
dans un style dont la simplicité et la sobriété sont
égales à celles de Voltaire, avec quelque chose de
plus serré, de plus prémédité, de plus aigu. Le
choix des détails significatifs, le naturel et la pro-
priété de l'expression y sont admirables. Cela ne
parait pas « écrit », et cela est sans délaut. C'esi
il
PROSPER MÉRIMÉE. 33
net, direct, un peu hautain. A une époque où le
génie français s'épanchait avec une magnifique
intempérance, au temps de la poésie romantique,
au temps des romans débordés, Mérimée, comme
Stendhal (mais avec plus de souci de l'art), restait
sobre et mesuré, gardait tout le meilleur de la forme
classique, — en y enfermant tout le plus neuf de
l'âme et de la philosophie de notre siècle. C'est
pourquoi son œuvre demeure. On dirait que sa
sécheresse la conserve. « La mort n'y mord. » Et,
quand nous relisons ces ouvrages d'une si harmo-
nieuse pureté, nous sommes étonnés de tout ce
qu'ils contiennent sans en avoir l'air ; nous sommes
ravis de cette exacte et précise traduction des
choses, où rien d'essentiel n'a été omis, où n'a été
admis rien de superflu; nous en développons la
richesse secrète ; nous nous apercevons que dans
ces nouvelles, dont quelques-unes ont été composées
voilà cinquante ou soixante ans, se trouvent déjà
tous les sentiments, toutes les façons de voir et de
concevoir le monde qui ont paru depuis et qui
paraissent encore le plus originales. Réalisme, na-
turalisme, exotisme, pessimisme, toutes les écri-
tures de Mérimée en sont profondément imprégnées.
Mais ces sentiments divers sont tous comprimés et
domines chez lui par un autre sentiment, plus gé-
néral, ou mieux par une manière d'être qui, jointe
à la qualité particulière de son style, achève de
donner sa marque à ce rare écrivain : car elle nous
36 LES CONTEMPORAINS.
révèle, après la distinction incomparable derarlistc,
la suprême distinction de l'homme.
Celte exquise attitude de l'esprit, il faut voir
comment elle naît et de quoi elle est faite. Elle
suppose beaucoup de science et de désenchante-
ment, — et beaucoup de pudeur et d'orgueil.
Au fond de ces contes si alertes, si rapides, d'un
ton si détaché, où jamais l'auteur n'exprime direc-
tement son opinion sur les hommes ni sur les
choses, qu'y a-t-il? La philosophie la plus affranchie
d'illusions, la plus libre et la plus acre sagesse.
C'est d'abord la vue la plus nette de ce qu'il y a
de relatif dans la morale, et des différences fon-
cières que les tempéraments, les siècles et les pays
mettent entre les hommes.
Mateo abat son fils d'un coup de fusil pour avoir
livré son hôte. Jadis, une balle l'a débarrassé d'un
rival d'amour. Pour Mateo la trahison est un crime;
le meurtre, non. {Mateo Falcone.) — Don Juan de
Marana a été pieux, puis sa vie n'est que meurtres
et débauches. Un jour, une vision l'épouvante et
le convertit, et sa vie n'est que pénitence furieuse.
Mais on a l'impression que, dans ces deux états si
différents, la valeur morale de don Juan reste
pareille : c'est la même créature humaine, ici dé-
bridée, là terrorisée. {Les Ames du Purgatoire.)
Par conséquent, le déterminisme le plus radical.
— Il est évident que, lorsque l'adjudant met sa
montre sous le nez de Fortunato, l'enfant ne peut
PROSPER MÉRIMËE. 37
pas résister à la tentation. {Mateo Falcone.) — Le
lieutenant Roger est loyal, généreux, brave jusqu'à
la folie. Et un jour il triche au jeu, non par déses-
poir, non pour sauver sa maîtresse de la misère,
mais pour voler, t Quand j'ai triché ce Hollandais,
je ne pensais qu'à gagner vingt-cinq napoléons, voilà
tout. Je ne pensais pas à Gabrielle, et voilà pourquoi
je me méprise. » {La Partie de Trictrac.)
Puis, c'est la conception la plus tragique et la
plus sombre de l'amour, passion fatale, inexplicable
et cruelle. L'amour est Tennemi-né de la raison, le
recruteur de la folie et de la mort. — Auguste Saint-
Clair a l'intelligence la plus lucide et lapins froide.
Pour rien, pour un bibelot d'étagère, il devient
jaloux du passé de sa maîtresse, cherche un duel
absurde et y est tué. {Le Vase étrusque.) — Dona
Teresa aime don Juan, qui a tué son père, continue
de l'aimer au cloître, le revoit, consent à Tenlèr
vement et meurt de ne pas être enlevée, comme elle
serait morte de l'avoir été. {Les Ames du Purgatoire.)
— Une statue antique de Vénus va, la nuit, étouffer
dans ses bras d'airain un beau garçon qui, par jeu,
lui a passé au doigt son anneau de fiançailles. {La
Vénus d' nie.) Ce n'est qu'un conte merveilleusement
arrangé pour nous remplir d'inquiétude et d'effroi*
mais cette Venus turbulenta, cette Vénus méchante
qui étouffe ceux qu'elle aime, c'est aussi, pour Mé-r
rimée, le symbole véridique de l'amour tel qu'il le
conçoit d'ordinaire.
LES CONTESIP. [V. 2
33 LES CONTEMPORAINS.
Le capitaine Ledoux est « un bon marin », qui,
blessé à Trafalgar, a été congédié * avec d'exellents
certificats. » Il s'est fait négrier. Un jour il emporte,
outre sa marchandise noire, Tamango le marchand,
qui a eu l'imprudence de venir réclamer à bord sa
femme Ayché. Révolte des noirs soulevés par Ta-
mango, et massacre de tout l'équipage. Après quoi
les bons nègres, qui ne savent pas conduire le
vaisseau, s'entre-mangent, et les derniers meurent
de faim. (Tamango.) II est impossible ni d'enlasser
plus d'horreurs, ni de les raconter avec plus de froi-
deur et de précision que ne l'a fait Mérimée dans
cette étonnante histoire de bestialité, de tortures
et de sang. Et, si je ne devais m'en tenir aux récits
rassemblés dans ce volume, combien d'autres où il
paraît se complaire dans la peinture ou plutôt dans
la notation tranquille de la stupidité, de la férocité
et de la misère humaines ! Il y a plus de « pessi-
misme » (puisque le mot est encore à la mode) dans
telle nouvelle de Mérimée que dans tous les Rourjon-
Alacquart.
Mais ce sentiment, il ne l'étalejamais, parce que
c'est trop facile, et à la portée même des sots. Il ne
s'attendrit ni ne s'indigne. Contrela vision du monde
mauvais il a 1 ironie, et c'est assez. Ircnie presijue
inexprimée, mais continue, et condensée comme un
élixir. Celle de Tamango est plus acre et plus recuite
que celle même des plus noirs chapitres de Cnndile.
Je n'y sais de comparable que l'ironie de Gulliver.
PROSPER MÉRIMÉE. 39
»... Il faut avoir de rhumanilé, et laisser à un nf^gre
au moins cinq pieds en longueur et deux en largeur
pour s'ébattre, pendant une traversée de si.x se-
maines et plus, car enfin, disait Ledoux à son ar-
mateur pour justifier cette mesure libérale, les
nègres, après tout, sont des hommes comme les
blancs. » — «■ Cependant le pauvre Tamango perdait
tout son sang. Le charitable interprète qui la veille
avait sauvé la vie à six esclaves... lui adressa quel-
ques paroles de consolation. Ce qu'il put lui dire, je
l'ignore. » — «... Parmi les révoltés, les uns pleu-
raient ; d'autres, levantles mains au ciel, invoquaient
leurs fétiches et ceux des blancs. » Voilà le ton.
Donc la destinée n'est ni juste ni douce; le monde
n'est point bon, et il est incompréhensible. Mais
allons-nous geindre? ou bien allons-nous déclamer?
Point; nous ne donnerons pas cette satisfaction à
l'obscure puissance qui a fait tout cela. Vigny écri-
vait dans le Mont des Oliviers : « Si le ciel est muet,
aveugle et sourd au cri des créatures...
Le juste opposera le dédain à l'absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.
C'est aussi l'attitude de Mérimée. Maissonsilence,
à lui, est toul plein de raillerie. C'est un de ses
plaisirs de se moquer de la vanité de toutes choses,
et de ceux qui ne savent pas que tout est vanité, —
40 LES CONTEMPORAINS,
mais de s'en moquer sans qu'ils s'en doutent, et
sans descendre à la satire ni à labouffonnerie, les-
quelles sont indignes du sage par trop de passion
ou d'expansion. Tout ce qu'il se permet, c'est de
mystifier les autres, discrètement. Elre seul à savoir
que l'on raille, c'est le dernier raffinement de la
raillerie. Mystifications, le Théâtre de Clara Gazul,
la Guzla, la Vénus d'Ille, Lokis, etc.
Autre plaisir. Mérimée aime à voir se développer
librement, bonne ou mauvaise, la bête humaine ;
et quand elle est belle, il n'est pas éloigné de lui
croire tout permis. Il goûte par-dessus tout les épo-
ques et les pays de vie ardente, de passions fortes et
intacles:le xvi* siècle, la Corse des maquis, l'Espagne
picaresque. — Et ce sceptique a écrit le plus beau
récit de bataille qui soit : L'enlèvement de la redoute.
Il put y avoir, dans la sérénité de ce pessimisme
et dans la pudeur avec laquelle il se dissimule, quel-
que affectation ; qui le nie ? Cette attitude n'en a que
plus de prix. Elle est l'effort d'une volonté très hau-
taine et d'un très délicat orgueil. Observer (comme
fit Mérimée) les règles de la plus élégante honnê-
teté, et cela sans croire à rien d'absolu en morale,
c'est une manière de protestation contre la réalité
injuste ; et c'est une protestation contre la réalité
douloureuse que de ne pas daigner se plaindre
devant les autres. Mérimée s'est montré, vis-à-vis
de l'univers et de la cause première, quelle qu'elle
soit, poli, retenu et dédaigneux, comme il était
PROSPER MÉRHIÉE. 41
avec les hommes dans un salon. Sa philosophie
toute négative s'est tournée en dandysme moral.
C'est peut-être là sa plus essentielle originalité.
A-t-il beaucoup souITort pour en arriver là ? Il
nous dit, se peignant sous le nom de Saint-Clair:
« 11 était né avec un cœur tendre et aimant ; mais, à
un âge où l'on prend trop facilement des impres-
sions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop
expansive lui avait attiré les railleries de ses cama-
rades. 11 était fier, ambitieux ; il tenait à l'opinion
comme y tiennent les enfants. Dès lors il se fit une
étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regar-
dait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit
son but, mais sa victoire lui coûta cher. Il put celer
aux autres les émotions de son âme trop tendre;
mais, les renfermant en lui-même, il se les rendit ^
cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la
triste réputation d'insensible et d'insouciant ; et
dans la solitude, son imagination inquiète lui créait
des tourments d'autant plus affreux qu'il n'aurait
voulu en confier le secret à personne. »
Le croirons-nous ?Si nous le croyons, l'œuvre de
Mérimée n'en sera pas moins distinguée pour les
raisons que j'ai dites, et l'homme en sera plus ai-
mable. Croyons-le donc»
BAUBEY D'AUREVILLY
Vous vous rappelez les propos mélancoliques de
Fantasio sur un monsieur qui passe : « Je suis
sûr que cet homme-là a dans la tête un millier
d'idées qui me sont absolument étrangères ; son
essence lui est particulière. Hélas 1 tout ce que les
hommes se disent entre eux se ressemble : les idées
qu'ils échangent sont presque toujours les mêmes
dans toutes leurs conversations; mais dans l'inté-
rieur de toutes ces machines isolées quels replis,
quels compartiments secrets 1 C'est tout un monde
que chacun porte en lui, un monde ignoré qui nait
et qui meurt en silence. Quelles solitudes que ces
corps humains I »
Nous avons tous éprouvé cela. L'humanité est
comme une mêlée de masques. Pourtant — et vous
en avez fait sûrement l'expérience, — parmi ces
enveloppes mortelles, il y en a chez qui nous sentons
ou croyons senlir une âme, une personne — peut-
44 LES CONTEMPORAINS.
être parce que cette âme a quelque ressemblance
intime avec la nôtre. Mais, par contre, ne vous est-il
pas arrivé, en présence de tel homme obscur ou célè-
bre, de sentir que vous êtes bien réellement devant
un masque impénétrable dont l'intérieur ne vous
sera jamais révélé? J'ai eu souvent cette impression
gênante. Il y a des hommes que j'ai rencontrés et à
qui j'ai parlé vingt fois, et qui. J'en suis certain, me
resteront toujours incompréhensibles. Il me semble
qu'ils n'ont pas de centre, pas de « moi », qu'ils ne
sont qu'un t lieu » où se succèdent des phénomènes
physiologiques et intellectuels. Je perçois chez eux
des séries de pensées, d^attitudes, de gestes ; mais,
quand ils me parlent, ce n'est point une personne qui
me répond, c'est quelque merveilleux automate. Je
pourrai les admirer ; ils me communiqueront peut-
être ou me suggéreront des idées, des sentiments
que je n'aurais pas eus sans eux; mais j'ai, du pre-
mier coup, la certitude que je ne les aimerai jamais,
que je n'aurai jamais avec eux aucune intimité,
aucun abandon, et qu'ils seront éternellement pour
moi des étrangers.
Ce que je dis là de certains hommes, je le dis
aussi de certains écrivains.
M. Barbey d'Aurevilly m'étonne... Kl puis... il
m'étonne encore. On me cite de lui des mots d'un
esprit surprenant, d'un tour héroïque, qui joignent
l'éclat de l'image à l'imprévu de l'idée. On me dit
qu'il parle toujours comme cela, et qu'il traverse la
DAR DEY D'AUREVILLY. <.j
vie dans des habits spéciaux, redressé, embaumé,
pétrifié dans une attitude d'éternelle chevalerie, de
dandysme ininterrompu et d'obstinée jeunesse. C'est
un maître écrivain, éloquent, abondant, magnifique,
précieux, à panaches, à fusées, extraordinairement
dénué de simplicité... Avec cela, il m'est plus étran-
ger qu'Homère ou Valmiki. Il m'inspire l'admiration
la plus respectueuse, mais la plus embarrassée, la
plus effarée, la plus stupéfaite.
Ce n'est pas ma faute. Ces grands airs, ces gestes
immenses, ces prédilections farouches, cette super-
stitieuse vision de l'aristocratie, cette peur et cet
amour du diable, ce catholicisme qui ne recouvre
aucune vertu chrélienne, cette impertinence travail-
lée, ces colères, ces indignations, cet orgueil, cette
faron emphatique et terrible de prendre les choses...,
j'ai une peine infinie à y entrer. Ce qui rend l'âme
de M. d'Aurevilly peu accessible à ma bonhomie,
ce n'est pas qu'il soit aristocrate dans un siècle
bourgeois, absolutiste dans un temps de démocratie,
et catholique dans un temps de science athée (je
vois très bien comment on peut être tout cela) ; mais
c'est plutôt la manière dont il l'est. Je n'ignore pas
qu'en réalité les âmes n'appartiennent point toutes
au temps qui les a fait naître, qu'il y a parmi nous
des hommes du moyen âge, de la Renaissance et, si
vous voulez, du xx° siècle. Je consens donc et même
je suis charmé que M. d'Aurevilly soit à la fois un
croisé, un mousquetaire, un roué et un chouan. Mais
^6 LES COMEMPORAInS.
il Test avec une si hyperbolique furie, une satisfac-
tion si proclamée de n'être pas comme nous, un
étalage si bruyant, une mise en scène si exaspérée,
qu'une défiance m'envahit, que l'intérêt tendre que
je tenais tout prêt pour ce revenant des siècles
passés hésite, se trouble, tourne en étonnement, et
que je ne crois plus avoir devant moi qu'un acteur
fastueux, ivre de son rôle et dupe de son masque. Il
est vrai que le labeur, l'excès même et, finalement,
la sincérité de cette parade a sa beauté. Si ce n'est
donc avec une sympathie spontanée et tranquille,
ce sera du moins avec grande curiosité et révérence
que je passerai en revue les divers artifices et men-
songes de M. d'Aurevilly — qui, au surplus, ne sont
peut-être pas des artifices, mais de bizarres et gran-
dioses illusions. Auquel cas (cela va sans dire) j'ad-
mets aisément que ce ne soient illusions qu'à mes
yeux.
La grande illusion et la plus divertissante de
M. d'Aurevilly, c'est assurément son catholicisme.
Je pense qu'il a la foi. Du moins, il professe haute-
ment tous les dogmes et, par surcroît, s'émerveille
volontiers, sans que cela en vaille toujours la peine,
des a vues profondes de l'Église » . Il écrira, par
exemple : • Dans l'incertitude oîi l'on était sur le
genre de mort de Jeanne, la charité du bon curé
Caillemer n'eut point à s'affliger d'avoir à appliquer
cette sévère et profonde loi canonique qui refuse la
sépulture à toute personne morte d'un suicide et sans
LAIICEY D'AUREVILLY. 47
repentance. » Il considère comme « abjecte et per-
verse » toute autre doctrine que la doctrine catho-
lique. Enfin il a la prétention d'être chaste; il raye
courageusement d'un de ses romans un « détail
libertin de trois lignes », s'imaginant sans doute
qu'il n'y en a point d'autres dans toute son œuvre.
Yoilà qui est bien. Mais, j'ai beau faire, rien ne
me semble moins chrétien que le catholicisme de
M. d'Aurevilly. Il ressemble à un plumet de mous-
quetaire. Je vois que M. d'Aurevilly porte son Dieu
à son chapeau. Dans son cœur? je ne sais. L'impres-
sion qui se dégage de ses livres est plus forte que
toutes les professions de foi de l'écrivain. « L'homme,
lisons-nous dans Vlmitation, s'élève au-dessus de la
terre sur deux ailes : la simplicité et la pureté. » Ces
deux ailes manquent étrangement à l'auteur d'Une
vieille maîtresse. Son œuvre entière respire les sen-
timents les plus opposés à ceux que doit avoir un
enfant de Dieu : elle implique le culte et la supersti-
tion de toutes les vanités mondaines, l'orgueil, et la
délectation dans Torgueil, la complaisance la plus
décidée et même l'admiration la plus éperdue pour
les forts et les superbes, fussent-ils ennemis de Dieu.
Les damnés exercent sur M. d'Aurevilly une irrésis-
tible séduction. Il leur prête toujours des facultés
mirifiques. Il n'admet pas qu'un damné puisse être
un pied-plat ou un pauvre diable. L'abbé Sombreval,
le prêtre athée et marié, qui feint de se convertir
pour que sa fille ne meure pas ; rorgueilleux, farou-
48 LES CONTEMPORAINS.
che et impassible abbé de la Croix-Jugan, effroyable
sous les cicatrices de son suicide manqué; le cheva-
lier de Mesnilgrand, le truculent et flamboyant
athée..., il les voit immenses, il les aime, il bouil-
lonne d'admiration autour d'eux. Presque tous les
héros des romans écrits par ce chrétien sont des
athées, et qui ont du génie — et de grands cœurs.
Il les considère avec un efl'roi plein de tendresses
secrètes. Il est délicieusement fasciné par le diable.
Mais, si peut-être un peu de tremblement se mêle
à son ingénue et violente sympathie pour les dam-
nés, c'est avec pleine sécurité et c'est d'un amour
sans mélange qu'il aime, qu'il glorifie les grands
mondains, les illustres dandys, les viveurs profonds,
les insondables dons Juans : Ryno de Marigny, le
baron de Brassard, Ilavila de Ra viles, et combien
d'autres I II a un idéal de vie où s'amalgament
Benvenuto Cellini, le duc de Richelieu et Georges
Brummel. Savez-vous qn idéal plus antichrétien?
Et est-ce sa critique, croyez-vous, qui Lii vaudra
le paradis? Je comprends et il me pla*^; que la cri-
tique d'un écrivain catholique soit intolérante à
l'endroit des ennemis de la foi. Mais la critique de
M. d'Aurevilly est d'une incroyable férocité. Elle sue
le plus implacable orgueil. Quelques classiques,
quelques écrivains ecclésiastiques, Balzac et Félicien
Mallefille, c'est à peu près tout ce qu'elle épargne.
M. d'Aurevilly regarde Lacordaire comme un prêtre
insuffisant et douteux, et peu s'en faut qu il ne taxe
BARBEY D'AUREVILLY. 43
d'immoralité la Vie de sainte Marie-Madeleine. Sa
critique est aussi étroite pour le moins et aussi
impitoyable que celle de Louis Veuillot. Mais Veuillot
était, je crois, « humble de cœur » malgré tout, et
il y avait chez lui des coins de tendresse. Le catho-
licisme de M. d'Aurevilly ne contient pas une par-
celle de charité — ni peut-être de justice. La religion
ne lui est point une règle de vie, mais un costume
historique et un habit de théâtre où il se drape en
Spaccamonte.
Et cela même, je l'avoue, est fort intéressant.
S'il n'est guère catholique, il n'est pas « diabo-
11 lue » non plus, quoi qu'on en ait dit et bien qu'il
le croie peut-être. On a fort exagéré la corruption
de M. d'Aurevilly.
On parle beaucoup, depuis quelques années, de
« catholicisme sadique » et de « péché de malice. »
Il faut voir ce que c^est Au fond, c'est quelque
chose d'assez simple. C'est un sentiment qui tient
tout entier dans le mot de cette Napolitaine qui
disait que son sorbet était bon, mais qu'elle l'aurait
trouvé meilleur s'il avait été un péché. Il consiste,
à l'origine, à faire le mal, non pour les sensations
agréables qu'on en retire, mais parce qu'il est le
mal, à faire ce que défend Dieu uniquement parce
que Dieu le défend. Sous cette forme primitive il
est vieux comme le monde ; c"est le crime de Satan:
Non serviam. Il suppose nécessairement la foi.
Mais notre siècle a inventé une forme nouvelle du
50 LES CONTEMPOnAINS.
péché de malice, quelque chose de bâtard et de
contradictoire : le péché de malice sans la foi, le
plaisir de la révolte par ressouvenir et par imagi-
nation. On ne croit plus, et pourtant certains actes
mauvais semblent plus savoureux parce qu'ils vont
contre ce qu'on a cru. Par exemple, le ressouvenir
des obligations de la pudeur chrétienne, encore
qu'on ne se croie plus tenu par elles, nous rend
plus exquis les manquements à cette pudeur. Nous
concevons plus vivement, en effet, nous nous repré-
sentons dans un plus grand détail et nous per-
pétrons avec plus d'application l'acte qui passe pour
péché que celui qui est moralement indifférent.
L'idée de la loi violée (même quand nous n'y croyons
plus) nous fait plus attentifs aux sensations dont la
recherche constitue la violation de cette loi, et par
conséquent les avive, les aCQne et les prolonge. C'est
pourquoi, depuis Baudelaire, beaucoup de poètes et
de romanciers se sont plu à mêler les choses de la
religion à celles de la débauche et à donner à celle-
ci une teinte de mysticisme. Il est vrai que ce mysti-
cisme simulé peut quelquefois redevenir sincère ; car
la conscience dei'incurable inassouvissement dudésir
et de sa fatalité, le détraquement nerveux qui suit les
expériences trop nombreuses et qui dispose aux som-
bres rêveries, tout cela peut faire naître chez le débau-
ché l'idée d'une puissance mystérieuse à laquelle il
serait en prràe. Dans l'antique Orient, les cultes mys-
tiques ont été les cultes impurs. Celte alliance de la
BARBEY D'AUREVILLY 51
songerie religieuse et de l'enragement charnel, des
jeunes gens l'ont appelée « satanique ». Comme il
leur plaira! Ce satanisme est, en somme, un diver-
tissement assez misérable, et il ne prête qu'à un
nombre d'effets littéraires extrêmement restreint
Eh bien, il faut le dire à l'honneur de M. d'Aure-
villy, s'il y a chez lui du satanisme, ce n'est point
celui-là. Son satanisme consiste simplement à voir
partout le diable — et, d'abord, à nous raconter,
avec complaisance et en s'excitant sur ce qu'ils ont
d'extraordinaire, des actes d'impiété ou des cas sur-
prenants de perversion morale.
M"® Alberte, qui sort du couvent, met, pendant
le dîner, son pied sur celui de l'oflicier qui est en
pension chez ses parents, de bons bourgeois de
petite ville. Un mois après, sans avoir rien dit, elle
entre une nuit dans la chambre de l'ofTicier et se
livre, toujours sans dire un moi {le Rideau cramoisi).
— Le comte Serlon de Savigny empoisonne sa
femme, de complicité avec sa maîtresse Hauteclaire,
fille d'un prévôt, avec laquelle il fait des armes
toutes les nuits. Puis il épouse Hauteclaire, et tous
deux sont et restent parfaitement heureux [le Bon-
heur dans le crime). — La comtesse de Stasseville,
froide, spirituelle et mystérieuse, a pour amant,
sans que personne s'en doute, un gentleman très
fort au whist, Mermor de Kérocl. Elle empoisonne
sa fille par jalousie. Elle a la manie de mâchonner
continuellement des tiges de résédas, et, après sa
52 LES CONTEMPORAINS,
mort, on trouve dans son salon, au fond d'une
caisse de résédas, le squelette d'un enfant {le Dessous
des cartes d^une partie de whist). — Pendant la Ter-
reur, l'abbé Reniant, prêtre défroqué, jette aux
cochons des hosties consacrées: ces hosties avaient
été confiées par des prêtres à une pauvre sainte
fille quiles portait « entre ses tétons. » — Le major
Ydow, quand il découvre que sa femme Pudica
n'était qu'une courtisane, brise l'urne de cristal où
il gardait le cœur de l'enfant mort qu'il avait cru
son fils, et lui jette à la tête ce cœur qu'elle lui
renvoie comme une balle, t C'est la premi-^re fois
certainement que si hideuse chose se soit vue! un
père et une mère se souffletant tour à tour le visage
avec le cœur mort de leur enfant!» {A un di.-ier
d^athécs.) — Le duc de Sierra-Leone, ayant soup-
çonné don Esteban d'être l'amant de la duchesse,
le fait étrangler par ses nègres, puis lui arrache le
cœur et le donne à manger à ses chiens. La du-
chessse, qui est innocente, se fait fille publique pour
se venger. « Je veux mourir, dit-elle à l'un de ses
clients d'une nuit, où meurent les filles comms
moi... Avec ma vie ignominieuse de tous les soirs,
il arrivera bien qu'un jour la putréfaction de la
débauche saisira et rongera enfin la prostituée et
qu'elle ira tomber par morceaux et s'éteindre dans
quelque honteux hôpital. Oh I alors ma vie sera
payée, ajouta-t-elle avec l'enthousiasme de la plus
affreuse espérance ; alors il sera temps que lo duc
BARBEY D'AUREVILLY. 53
de Sierra-Leone apprenne comment sa femme, la
duchesse de Sierra-Leone, aura vécu et comment
elle meurt » {la Vengeance d'une femme). Et c'est
ainsi que M. d'Aurevilly nous terrorise. Mais ce sa-
tanisme est un peu celui d'un Croque-mitaine.
Ou bien encore M. d'Aurevilly nous montre, dans
des faits inexplicables, l'action directe du diable.
Jeanne le Hardouey voit un jour à Téglise l'abbé
de la Croix-Jugan. La face mutilée du prêtre est
horrible. Mais Jeanne est prise pour lui d'un
effroyable amour ; et, comme elle ne peut ni domp-
ter sa passion ni l'assouvir, elle se jette dans une
mare. Un berger, qui la haïssait, le lui avait prédit.
Peut-être lui a-t-il jeté un sort?... (L'Ensorcelée.)
La vieille Malgaigne, qui a eu jadis des rapports
avec le diablej prédit à l'abbé Sombreval quUl finira
dans l'étang de Quesnay... Et, en effet, le prêtre
athée, après avoir déterré sa fille dont il a causé
involontairement la mort, se précipite dans l'étang
avec le cadavre... (le Prêtre marié). — Ryno de
Marigny épouse par amour l'idéale et liliale Her-
mengarde de Polastron, avec le consentement de sa
vieille maîtresse, l'Espagnole Vellini. « Va I lui
dit la Vellini : tu me reviendras ! » Et il lui revient,
tout en continuant d'aimer Hermengarde. C'est que
Ryno et la Vellini ont bu du sang l'un de l'autre ;
rien à faire contre cela: c'est un a sort », une « pos-
session » [Une vieille maîtresse). Presque tous les
héros de M. d'Aurevilly suntdes « ensorcelés ».
54 LES CONTEMPORAINS.
Celte croyance, si triomphalement affichée, à
Taclion du diahie et à son ingérence dans les
affaires humaines, peut paraître piquante, surtout
quand on se rappelle le caractère si peu chréiien du
catholicisme de M. d'Aurevilly. Mais tout cela est,
au fond, assez innocent. Il me semble même que
celui qui, croyant au diable, l'aimerait par enfan-
tillage et romantique bravade, ne serait pas, après
tout, un être si diabolique ; car il resterait un
croyant, il aurait de l'univers une conception très
ferme et très décidée: il ne serait qu'un manichéen
qui s^amuse à faire un mauvais choix. Le vrai sata-
nisme, c'est la négation de Satan aussi bien que de
Dieu, c'est le doute, l'ironie, l'impossibilité de s'ar-
rêter à une conception du monde, la persuasion
intime et tranquille que le monde n'a point de sens,
est foncièrement inutile et inintelligible... De ce
salanisme-Ià, il y en a plus dans telle page de Sainte-
Beuve, de Mérimée ou de M. Renan, que dans ces
ingénues Diaboliques.
Le plus fâcheux, c'est que le surnaturel des his-
toires de M. d'/Vurevilly est la suppression (*e toute
psychologie. Le farouche écrivain développe, ex-
prime violemment, abmdamment — et longuement
— les actes et les sentiments de ses personnages: il
ne les explique 'idimoixs, et ne saurait en effet les ex-
pliquer sans éliminer le diable — auquel il tient
plus qu^à tout. Or il semble bien que M. d'Aurevilly
prenne pour profondeur celle absence d'explication.
DARDEY D'AUREVILLY. 55
Et ce sera là, si vous le voulez bien, sa troisième
illusion.
El voici la quatrième. Elle consiste dans une foi
absolue, imperturbable, à la suprématie physique
et intellectuelle, à l'esprit, à la beauté, à rélég:ance,
au « je ne sais quoi » des hommes et des femmes
du faubourg Saint-Germain. Le faubourg! M. d'Au-
revilly y croit encore plus que Balzac ! Toutes ses
grandes dames et tous ses gentilshommes sont,
sans exception, des créatures quasi surhumaines.
Il écrit couramment (et je ne sais si vous sentez
comme moi ce qu'il y a d'impayable dans l'intona-
tion à la fois hautaine et familière et, pour ainsi
dire, dans le « geste » de ces phrases) : « Spirituelles,
nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais
ce soir-là hardies comme des pages de la maison
du roi, quand il y avait une maison du roi et des
pages, elles furent d'un étincellement d'esprit, d'un
mouvement, d'une verve et d'un brio incompa-
rables. » — a II fallait qu'il fût trouvé de très bonne
compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la
mauvaise. Mais, quand on en est réellement, vous
savez bien qu'on se passe tout, au faubourg Saint-
Germain !» — « Elle était jeune, riche, d'un nom
superbe, belle, spirituelle, d'une large intelligence
d'artiste, et naturelle avec cela, comme on l'est dans
votre monde, quand on l'est ! .. »
Mais cette illusirm se rattache à une autre plus
générale et qui a été celle de tous les romantiques.
56 LES CO.NTE.MPOIIAINS.
M. d'Aurevilly croit qu'il n'y a d'intéressant que
l'extraordinaire. Ce n'est chez lui que Laras im-
menses, dons Juans prodigieux, Rolands surnaturels,
femmes fatales, Messalines démesurées, ou saintes
de vitrail plus saintes que les anges. Le gonflement
est universel. Il y a dans l'Ensorcelée une pauvresse,
ancienne fille de joie, Glolilde Mauduit: elle devient
sibylline, monumentale de mystère, de dignité et
d'orgueil. M. d'Aurevilly a, comme Balzac, des
extases et des émerveillements bruyants devant ses
personnages. Et c'est, dans les détails comme dans
les conceptions d'ensemble, un romantisme effréné
et puéril. «... Je me suis piqué la veine où tu as
bu, écrit Vellini à Ryno, et je trace ces mots à
peine lisibles avec Vépingle de mes cheveux sur celle
feuille arrachée d'un vieux missel.. » Et dire que
c'est tout le temps comme celai Comprenez-vous
qu'au moment même où je cherche à mettre mes
impressions en ordre, il m'en reste encore quelque
ahurissement?
La dernière illusion (est-ce la dernière ?) de M. d'Au-
revilly consiste à croire que le dandysme est quelque
chose de considérable et qui fait honneur à l'esprit
humain. lia toujours été très préoccupé du dan-
dysme et a consacré un volume à Georges Brummtl.
Voici, je pense, les raisons de ce goût singulier.
L'œuvre que se propose le dandysme est très
paradoxale et très difficile. Généralement on ne
domine les hommes que par la puissance matérielle,
BARBEY D'AUREVILLY, 51
par le génie des arts ou des sciences, quelquefois
par Tascendant de la vertu. Les agréments exté-
rieurs, l'élégance des habits, la politesse des ma-
nières, tout cela passe, non seulement aux yeux
des sages, mais même aux yeux des gens du monde
quand il s'avisent d'être sérieux, pour dés avantages
très inférieurs à l'esprit, aux talents et à la valeur
morale.
Or le dandy entreprend de modifier du tout au tout
cette opinion si profondément enfoncée chez les
hommes par une philosophie traditionnelle et banale
et de bouleverser la hiérarchie des mérites. Délibéré-
ment, il fait son tout de ces avantages prétendus fu-
tiles. C'est aux choses qui ont le moins d'importance
qu'il se pique d'en attacher le plus. Et cette vue volon-
tairement absurde du monde, il arrive à l'imposer
au\ autres. Il réussit à faire croire à la partie oisive
et riclie de la société que d'innover en fait d'usages
mondains, de conventions élégantes, d'habits, de
manières et d'amusements, c'est aussi rare, aussi
méritoire, aussi digne de considération que d'inventer
et de créer en politique, en art, en littérature. Il
spirilualise la mode. D'un ensemble de pratiques
insignifiantes et inutiles il fait un art qui porte sa
marque personnelle, qui plaît et qui séduit à la façon
d'un ouvrage de l'esprit. Il communique à de menus
signes de costume, de tenue et de langage, un sens
et une puissance qu'ils n'ont point naturellement.
QreU il fait croire à ce qui n'existe pas. Ht règne
j;3 LES COMEMPOr.AlNS.
parles airs », comme d'autres par les talents, par
la force, par la richesse. Il se fait, avec rien, une
supériorité mystérieuse que nul ne saurait définir,
mais dont les effets sont aussi réels et aussi grands
que ceux des supériorités classées et reconnues par
les hommes. Le dandy est un révolutionnaire et un
illusionniste.
Mais il y a plus : celte royauté des manières, qu'il
élève à la hauteur des autres royautés humaines, il
l'enlève aux femmes, qui seules semblaient faites pour
l'exercer. C'est à la façon et un peu par les moyens
des femmes qu'il domine. Et cette usurpation de
fonctions, il la fait accepter par les femmes elles-
mêmes et, ce qui est encore plus surprenant, par les
hommes. Le dandy a quelque chose d'antinaturel,
d'androgyne, par où il peut séduire infiniment.
Au reste, le dandy est très réellement un artiste à
sa manière. C'est toute sa vie qui est son œuvre
d'art à lui. 11 plaît et règne par les apparences qu'il
donne à sa personne physique, comme l'écrivain
par ses livres. Et il plaît tout seul, sans le secours
d'autrui. Ce n'est pas, comme le comédien, la pensée
d'un autre qu'il interprète avec sa personne et son
corps. Aussi le vrai dandy me parait-il venir, dans
l'échelle des mérites, aj-dessus du grand comédien.
Enfin, la fonction du dandy estéminemment philo-
sophique. Comme il fait quelque chose avec le n.ant,
comme ses inventions consistent en des riens parfai-
tement superflus et qui ne valent que par Topinion
BARBEY D'AUREVILLY- 59
qu'il en a su donner, il nous apprend que les choses
n'ont de prix que celui que nous leur attachons, et
que tt ride'alisme est le vrai ». Et comme, ayant pris
la mieux reconnue des vanités, il a su l'égaler aux
occupations qui passent pour les plus nobles, il nous
fait aussi entendre par là que tout est vain.
Seulement, pour que le dandy soit tout ce que j'ai
dit, une condition est nécessaire : il ne faut pas qu'il
soit dupe de lui-même. Il faut qu'il ait conscience de
la profonde ironie et du paradoxe effrayant de son
œuvre. M. d'Aurevilly en a-t-il conscience?
C'est la question que je me pose sans cesse en par-
lant de lui. Et de là mon embarras. Est-il dupe des
sentiments extraordinaires qu'il affiche, de son dan-
dysme, de son catholicisme, de son satanisme un
peu enfantin, de ses préjugés sur l'aristocratie? Qui
distinguera son masque de son visage ? Je crois que
ce qu'il y a de sincère en lui, c'est le goût de la
grandeur, de la force, de Théroïsme, et la joie de se
sentir « différent » de ses contemporains. Il a certes
l'imagination puissante et paThis épique {le Chevalier
Destouches). Mais l'outrance énorme et continue de
son expression donne à tous seslivresunairlhéâtral,
une apparence d'artifice. Il a beau avoir de terribles
trompettes dans la voix et faire des gestes tout à fait
sublimes, je suis effrayé de voira combien peu se
réduit le noyau substantiel de ces œuvres redon-
dantes. Parmi des affirmations d'idéalisme et de foi
catholique ou aristocratique développées avec furie,
60 LES CONTEMPORAINS.
je vois s'agiter des figures étranges et plus
qu'humaines ; mais je vous jure que je ne les sens pas
vivre. Je trouve des passions singulières et d'une
énergie féroce ; mais de tous ces drames vous
n'extrairez pas, j'en ai peur, une goutte de vraie pitié
ni de simple tendresse. Toute cette œuvre où s'épand
une imagination si riche, où roule une si vertigineuse
rhétorique, je me dis que, si elle est retentissante,
c'est peut-être à la façon d'une armure vide, et que
si elle est empanachée, c'est peut-être comme un
catafalque qui recouvre le néant. Cet écrivain
catapultueux n'est-il donc que le dernier et le plus
forcené des romantiques? Qu'y a-t-il au juste dans
son fait? Histrionisme magnanime ou snobisme
majestueux? J'hésite et je m'étonne... Et, tandis que
je demeure stupide, je me rappelle cette réplique de
Mesnilgrand dans le Dîner d'athées :
a Mon cher, les hommes... comme moi n'ont été faits de
toute éternité que pour étonner les hommes ..comme toil »
Je me le tiens pour dit, et je tâche de transformer
mon étonnement en admiration. Après tout, l'ou-
trance et l'artifice portés à ce point deviennent des
choses rares et qu'il faut ne considérer qu'avec
respect. Mettons, pour sortir de peine, que le chef-
d'œuvre de M. d'Aurevilly, c"'est M. d'Aurevilly lui-
même. Quelle que soit dans son personnage la part
de la nature et de la volonté, la constance, la sûreté,
BARBEY DAUREVILLY. 61
la maîtrise infaillible avec lesquelles il a soutenu ce
rôle ne sont pas d'un médiocre génie. S'est-il contenté
d'achever, de pousser à leur maximum d'expression
les traits naturels de sa personne physique et morale ?
Ou bien est-ce un masque qu'il s'est composé de
toutes pièces et qu'il s'est appliqué ? On ne sait; et
sans doute lui-même ne saurait plus le dire. Si c'est
un masque, quel prodige de l'art ! Ah I comme il
tient! et depuis combien d'années! secrètement
réparé peut-être, mais toujours intact auxyeux, sans
un trou, sans une fêlure. Soyez tranquille, la mort
le prendra debout, niant le temps, la tète haute,
superbe et redressé, et s'épandant en propos fas-
tueux. Quelle force d'âme, quand on y songe, dans
cet acharnement à garder jusqu'au bout, en présence
des autres hommes, l'apparence et la forme exté-
rieure du personnage spécial qu'on a rêvé d'être et
qu'on a été ! C'est de l'héroisme tout simplement, et
je vous prie de donner au mot tout son sens. Et si
c'est de l'héroïsme inutile et incompris, c'est d'autant
plus beau.
LES CONTCMP. IV. 2**
M. PAUL YERLAIxNE ^')
LES POETES « SYMBOLISTES » (i « DECADENTS »
I.
Peut-être, au risque de paraître ingénu, A-'ais-je
vous parler des poètes symbolistes et décadents.
Pourquoi ? D'abord par un scrupule de conscience.
Qui sait s'ils sont, autant qu'ils en ont l'air, en
dehors de la littérature, et si j'ai le droit de les igno-
rer ? — Puis par un scrupule d'amour-pnjpre. Je
veux faire comme Paul Bourget, qui se croirait perdu
d'honneur si une seule manifestation d'art lui était
restée incomprise. — Enfin, par un scrupule de cu-
riosité. Il se peut que ces poètes soient intéressants
à étudier et à définir, et que leur personne ou leur
œuvre me communique quelque impression non
(Ij Poème* satiirnims ; la Bonne chanxon ; Fnlrs galantes ;
Jadis et na^vère ; lUnnancei sans paroles (chez Léon Vanier)
Sagesse (chez Victor Palmé).
61 LES CONTEMPORAINS,
encore éprouvée. Mais, comme j'ai au fond l'e.=prit
timide, j'ai besoin, avant de tenter l'aventure, de
m'entourer de quelques précautions. Je m'abrite
derrière deux hypothèses, invérifiables l'une et
l'autre, et que je n'ai qu'à donner comme telles
pour n'être point accusé soit de témérité, soit do
snobisme.
Premièrement, je suppose que les poètes dits
décadents ne sont point de simples mystificateurs. A
dire vrai, je suis tenté de les croire à peu près sin-
cères — non point parce qu'ils sont terriblement
sérieux, solennels et pontifiants, mais parce que
voilà déjà longtemps que cela dure, sans un oubli,
sans une défaillance. Il ne leur est jamais échappé
un sourire. Une mystification si soutenue, qui récla-
merait un tel eCfort, et un effort si disproportionné
avec le plaisir ou le profit qu'on en retire, serait, il
me semble, au-dessus des forces humaines. Puis j'ai
coudoyé quelques-uns de ces initiés, et j'ai eu, sur
d'autres, des renseignements que j'ai lieu de croire
exacts. Il m'a paru que la plupart étaient de bons
jeunes gens, d'autant de candeur que de prétention,
assez ignorants, et qui n'avaient point assez d'esprit
pour machiner la farce énorme dont on les accuse
et pour écrire par jeu la prose et les vers qu'ils
écrivent. Enfin, leur ignorance même et la date de
leur venue au monde (qui fait d'eux des esprits très
jeunes lâchés dans une littérature très vieille, des
sortes de barbares sensuels et précieux), leur vie de
PAUL VERLAINE. C3
noctambules, Tabus des veilles et des boissons exci-
tantes, leur de'sir d'être singuliers, la mystérieuse
névrose (soit qu'ils l'aient, qu'ils croient l'avoir ou
qu'ils se la donnent), il me semble que tout cela
suffirait presque à expliquer leur cas et qu'il n'est
point nécessaire de suspecter leur bonne foi.
Secondement, je suppose que le « sj'-mbolisme » ou
le « décadisme » n'est pas un accident totalement
négligeable dans l'histoire de la littérature. Mais
j'ai sur ce point des doutes plus sérieux que sur le
premier. Certes on avait déjà vu des maladies litté-
raires : le « précieux » sous diverses formes (à la
Renaissance, dans la première moitié du xvii« siècle,
au commencement du xviii'), puis les « excès » du
romantisme, de la poésie parnassienne et du natu-
ralisme. Mais il y avait encore beaucoup de santé
dans ces maladies ; même la littéralure en était par-
fois sortie renouvelée. Et surtout la langue avait
toujours été respectée dans ces tentatives. Les
« précieux » et les « grotesques » du temps de
Louis XIII, les romantiques et les parnassiens
avaient continué de donner aux mots leur sens
consacré, et se laissaient aisément comprendre. Il
y a plus : les jeux d'un Voiture ou ceux d'un Cyrano
de Bergerac exigeaient, pour être agréables, une
grande précision et une grande propriété dans les
termes. C'est la première fois, je pense, que des
écrivains semblent ignorer le sens traditionnel des
mots et, dans leurs combinaisons, le génie même de
C6 LES CONTEMPORAINS.
la langue française et composent des grimoires par-
faitement inintelligibles, je ne dis pas à la foule,
mais aux lettrés les plus perspicaces. Or je pourrais
sans doute accorder quelque attention à ces logo-
griphes, croire qu'ils méritent d'être déchiffrés, et
qu'ils impliquent, chez leurs auteurs, un état d'es-
prit intéressant, s'il m'était seulement prouvé que
ces jeunes gens sont capables d'écrire proprement
une page dans la langue de tout le monde ; mais
c'est cequ'ilsn'ontjamaisfait. Cependant, puisqu'une
curiosité puérile m'entraîne à les étudier, je suis
bien obligé de présumer qu'ils en valent la peine,
et je maintiens ma seconde hypothèse.
n
... Eh bien, non ! je ne parlerai pas d'eux, parco
que je n'y comprends rien et que cela m'ennuie. Ce
s'est pas ma faute. Simple Tourangeau, fils d'une
race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de
vingt années d'habitudes classiques et un incurable
besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal
préparé pour entendre leur évangile. J'ai lu leurs
vers, et je n'y ai même pas vu ce que voyait le din-
don de la fable enfantine, lequel, s'il ne distinguait
pas très bien, voyait du moins quelque chose. Je
n'ai pu prendre mon parti de ces séries de vocables
qui, étant enchaînés selon les lois d'une syntaxe,
PAUL verlai:;e. 6T
sem jlent avoir un sens, et qui n'en ont point, et
qui vous retiennent malicieusement l'esprit tendu
dans le vide, comme un rébus fallacieux ou comme
une charade dont le mot n'existerait pas...
Enta dentelle où n'est notoire
Mon doux évanouissement,
Tai'ions pour l'âtre sans histoira
Tel vœu de lèvres résumant.
Toute ombre hors d'un territoire
Se teinte itérativeraent
A la lueur exhalatoire
Des pétales de remuement...
J'ai pris ces vers absolument au hasard dans Tun
des petits recueils symbolistes, et j'ai eu la naïveté
de chercher, un quart d'heure durant, ce qu'ils pou-
vaient bien vouloir dire. J'aurais mieux fait de passer
ce temps à regarder les signes gravés sur l'obélisque
de Louqsor ; car du moins l'obélisque est proche d'un
fort beau jardin, et il est rose, d'un rose adorable,
au soleil couchant... Si les vers que j'ai cités n'ont
pas plus de sens que le bruit du vent dans les feuilles
ou de l'eau sur le sable, fort bien. Mais alors j'aime
mieux écouter l'onde ou le vent.
L'un d'eux, pourtant, nous a exposé ce qu'ils pré-
tendaient faire dans une brochure modestement
intitulée Traité du verbe, avec Avant- dire de Sté-
phane Mallarmé. On y voit qu'ils ont inventé (paraît-
il) deux choses : le symbole et l'instrumentation
poétique.
68 LES CONTEMPORAKNS.
L'auteur du Traité du verbe nous explùiue ce que
c'est que le symbole :
« Agitons que pour le repos vespéral de l'amante le poète
voudrait le site digue qui exhalât vaporeusemcnt le mot
aimer.
<L Or, en quête sous les ramures, il s'est lassé, et la nuit
est venue sur la vanité de son espoir présomptueux : parmi
l'air le plus pur de désastre, en le plus plaisant lieu une
voix disparate, un pin sévèrement noir ou quelque rouvre
de trop d'ans s'opposait à l'intégral salut d'amour, et la
velléité dès lors inerte demeurait muette, eana même la
conscience mélancolique de son mutisme.
« Voudras-tu, poète, te résigner ?
0 Non, et les lieux inutiles reverront sa visite : les pierres
nuées qui lui plurent, il les ordonnera négligemment en un
parterre de mousse dont il garde le puéril souvenir : par
son unique vouloir esseulées, hors de mille s'étrangeront là
quelques ramures vertes virginalement sur de droits rêves,
et perplexes quand sous elles il laissera qui prévalaient
d'oiseaux tels rameaux morts gésir, et devinée mieux quo
vue aux dentelles des verdures amèuera large et molle une
rivière où des lis gigantesques : un torse nu de vierge en
l'eau s'ornera d'une toison mêlée à l'heure d'un soleil sai-
gnant son or mourant.
« Alors pourra venir celle-là : et l'amante au seuil très
noblement g'alanguira, comprenant, sa rougeur d'ange
exquisement éparse parmi le doux soir, ITTymen immortel
mêlé d'oubli et d'appréhension qui de son murmuro visible
emplira le site créé. »
Gela veut dire, sauf erreur :
— Supposons que le poêle veuille, pour que
l'amante y dorme le soir, un paysage digne d'elle et
qui fasse rêver d'amour. Ce paysage idéal, il le de-
mandera vainement à la nature : toujours quelque
1
PAUL VERLAINE 60
détail disparate y rompra l'harmonie rêvée. Alors il
fera son choix dans les matériaux que lui offre le
monde réel. Il disposera à son gré les pierres nuan-^
cées ; il arrangera les ramures droites sur les troncs
élancés ou pliants et chargés d'oiseaux; il si^mera
le gazon de branches mortes et laissera entrevoir,
parmi la feuillée, une large rivière, avec de grands
lis et un torse de vierge, etc.
Et plus loin :
« L'heure n'est étrange, désormais, de res<;errer d'un
Qœud solide les preuves sans ire émises, violettes faveurs
de mon songe, »
Cela veut dire : « Résumons-nous. »
a L'idée, qui seule importe, en la vie est épr\rse.
c Aux ordinaires et mille visions (pour elles-mêmes à
négliger) où l'Immortelle se dissémine, le logique et médi-
tant poète les lignes saintes ravisse, desquelles il composera
la vision seule digne :1e réel et suggestif symbole d'où, pal-
pitante pour le rêve, en son intégrité nue se lèvera l'Idée
première et dernière ou vérité. y>
Gela signifie, je crois, en langage humain, que cer-
taines formes, certains aspects du monde physique
font naître en nous certains sentiments, et que, réci-
proquement, ces sentiments évoquent ces visions et
peuvent s'exprimer par elles. Cela signifie aussi, par
suite, que le poète ne copie pas exactement la réalité,
mais ne lui emprunte que ce qui correspond, en elle,
10 LES CONTEMPORAINS.
à l'impression qu'il veut traduire... Mais est-ce qu'il
ne vous semble pas que nous nous doutions un peu
de ces choses ?
L'invention des symbolistes consiste peut-être à ne
pas dire quels sentiments, quelles pensées ou quels
états d'esprit ils expriment par des images. Mais cela
même n'est pas neuf. Un symbole est, en somme, une
comparaison prolongée dont on ne nous donne que
le second terme, un système de métaphores suivies.
Bref, le symbole, c'est la vieille « allégorie » de nos
pères. Horreur 1 la pièce de Mf"' Deshoulières :
« Dans ces prés fleuris... » est un symbole! Et c'est
un symbole que le Vase brisé, si vous rayez les deux
dernières strophes.
Seulement, prenez garde : si vous les rayez, celles
qui resterontseront toujours charmantes ; mais vous
verrez qu'ellesn'exprimeront plus rien de bien précis,
qu'elles ne vous suggéreront plus que l'idée vague
d'une brisure, d'une blessure secrète. Les symboles
précis et clairs par eux-mêmes sont assez peu nom-
breux. II est très vrai que la plus belle poésie est
faite d'images, mais d'images expliquées. Si vous
jtez l'explication, vous ne pourrez plus exprimer que
des idées ou des sentiments très généraux et très
simples : naissance ou déclin d'amour, joie, mé-
lancolie, abandon, désespoir... Et ainsi (c'est où je
voulais en venir) le symbolisme devient extrêmement
commode pour les poêles qui n'ont pas beaucoup
d'idées.
PAUL VERLAINE. 71
Et voici la seconde découverte des symbolistes
hagards.
On s(»u[)C(tnnait, depuis Homère, qu''il y a des rap-
ports, des correspondances, des affinités entre cer-
tains sons, certaines formes, certaines couleurs et
certains états d'âme. Par exemple, on sentait que
les a multipliés étaient pour quelque chose dans
l'impression de fraîcheur et de paix que donne ce
vers de Virgile :
Pascitur in silvanagna formosa jiivenca.
On sentait que la douceur des u et la tristesse des
(f prolongés par des muettes contribuaient au charme
de ces vers de Racine :
Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée l
On n'ignorait pas que les sons peuvent être écla-
tants ou effacés comme les couleurs, tristes ou joyeux
comme les sentiments. Mais on pensait que ces res-
semblances et ces rapports sont un peu fuyants,
n'ont rien de constant ni de rigoureux, et qu'ils
nous sont pour le moins indiqués par le sens des
mots qui composent la phrase musicale. Si lest» et
les é du distique de Racine nous semblent corres-
pondre à des sons de flûte ou à des teintes de cré-
puscule, c'est bien un peu parce que ce distique
exprime en effet une idée des plus mélancoliques.
72 LES CONTEMPORAINS.
Mais si Ton vous demandait à quels inslrumentsde
musique, à quelles couleurs, à quels sentiment cor-
respondent exactement les voyelles et les diphton-
gues et leurs combinaisons avec les consonnes,
vous seriez, j'imagine, fort empêché. Et si l'on vous
disait que ce misérable Arthur Rimbaud a cru, par
la plus lourde des erreurs, que la voyelle u était
verte, vous n'auriez peut-être pas le courage de
vous indigner ; car il vous paraît également pos-
sible qu'elle soit verte, bleue, blanche, violette et
même couleur de hanneton, de cuisse de nymphe
émue, ou de fraise écrasée.
OrécoutezbienI A est noir, e blanc, i bleu, o rouge,
u jaune.
El Je noir, c'est l'orgue ; le blanc, la harpe ; le
bleu, le violon ; le rouge, la trompette ; le jaune, la
Qûte.
Et l'orgue exprime la monotonie, le doute et la
simplesse (sic) ; la harpe, la sérénité ; le violon, la
passion et la prière ; la trompette, la gloire et l'ova-
tion ; la flûte, l'ingénuité et le sourire.
Et vous pourrez voir dans le Traité du verbe, déter-
minées avec la même précision et pour Téternité,
les nuances de son, de timbre, de couleur et de sen-
timent qui résultent des diverses combinaisons des
voyelles entre elles ou avec les consonnes.
Faisons un acte de foi.
Le bon Sully-Prudhomme ne demandait pas mieux
que de le faire. Il disait humblement à un jeune
PAUL VERLAINE. 13
«instrumentiste » qui était venu lui rendre visite :
— Pardonnez-moi. J'essaye de comprendre ce que
vous voulez faire. Vous ne considérez, n'est-ce pas,
que la valeur musicale des mots, sans tenir compte
de leur sens?
Le bon jeune homme répondit :
— Nous entenons compte dans une certaine mesure.
— Mais alors, dit Sully, prenez garde : vous allez
être obscurs.
Dans quelle mesure les jeunes symbolards tiennent
encore compte du sens des mots, c'est ce qu'il est
difficile de démêler. Mais cette mesure est petite ; et,
pour moi, je ne distingue pas bien les endroits où
ils sont obscurs de ceux où ils ne sont qu'inintel-
ligibles.
Pourtant, dans toute erreur il y a, comme dit
Shakespeare, une âme de vérité. Si ces jeunes gens
voulaient être raisonnables, s'ils ne gâtaient point
par de damnables exagérations l'évangile qu'ils
nous apportent, on s'apercevrait qu'ils ont fait deux
belles découvertes et bien inattendues (car il n'y a
guère plus de six mille ans qu'on les connaissait).
Ils ont découvert la métaphore et l'harmonie imi-
tative (1) !
(1) Je sais que, parmi les poètes connus sous le nom de
décadents, il y en a qui se laissent lire et qui ont du talent.
Mais ceux-là ne sont, en somme, que des disciples plus ou
moins habiles de Baudelaire, et j'ai pensé qu'il n'était point
utile de parler d'eux.
LES CONTEMP, IV. "
U LES CU.NTEMI'ORaLNS.
III
Est-ce à dire qu'il n'y eût plus rien à découvrir en
poésie?
Je ne dis pas cela. II y avait quelque chose peut-
être. Quoi? je ne sais. Quelque chose de moins pré-
cis, de moins raisonnable, de moins clair, de plus
chantant, de plus rapproché de la musique que la
poésie romantique et parnassienne. Notre poésie a
toujours trop ressemblé à de la belle prose. Ceux
mêmes qui y ont mis le moins de raison en ont
encore trop mis. Imaginez quelque chose d'aussi
spontané, d'aussi gracieusement incohérent, d'aussi
peu oratoire et discursif que certaines rondes enfan-
tines et certaines chansons populaires, des séries
d'impressions notées comme en rêve. Mais supposez
en même temps que ces impressions soient très
fines, très délicates et très poignantes, qu'elles
soient celles d'un poète un peu malade, qui a beau-
coup exercé ses sens et qui vit à l'ordinaire dans un
état d'excitation nerveuse. Bref, une poésie sans
pensée, à la fois primitive et subtile, qui n'exprime
point des suites d'idées liées entre elles (comme fait
la poésie classique), ni le monde physique dans la
rigueur de ses contours (comme fait la pdésie parnas-
sienne), mais des états d esprit où nous ne nous
distinguons pas bien des choses, où les sensations
II
. PAUL VERLAINE. "îô
sont si étroitement unies aux sentiments, où ceux-ci
naissent si rapidement et si naturellement de celles-
là qu'il nous suffît de noter nos sensatinns au hasard
et comme elles se présentent pour exprimer par là
même les émotions qu'elles éveillent successivement
dans notre âme...
Comprenez- vous ?... Moi non plus. Il faut être ivre
pour comprendre. Si vous Têtes jamais, vous remar-
querez ceci. Le monde sensible (toute la rue si vous
êtes à Paris, le ciel et les arbres si vous êtes à la
campagne) vous entre, si je puis dire, dans les yeux.
Le monde sensible cesse de vous être extérieur. Vous
perdez subitement le pouvoir de 1' « objectiver », de
le tenir en dehors de vous. Vous éprouvez réellement
qu'un paysage n'est, comme on l'a dit, qu'un état de
conscience. Dès lors il vous semble que vous n'avez
qu'à dire vos perceptions pour traduire du même
coup vos sentiments, que vous n'avez plus besoin de
préciser le rapport entre la cause et l'efTel, entre le
signe et la chose signifiée, puisque les deux se con-
fondent pour vous... Encore une fois, comprenez-
vous ? Moi je comprends de moins en moins; je ne
sais plus, j'en arrive au balbutiement. Je conçois
seulement que la poésie que j'essaye de définir serait
celle d'un solitaire, d'un névropathe et pres(]ue d'un
fou, qui serait néanmoins un grand poète. Et cette
poésie se jouerait sur les confins de la raison et de
la démence.
Quant à l'homme de cette poésie, je veux que ce
le LES CONTEMPORAINS.
soit un être exceptionnel et bizarre. Je veux qu'il
soit, moralement et socialement, à part des autres
hommes. Je me le figure presque illettré. Peut-être
a-t-îi fait de vagues humanités; mais il ne s'en est
pas souvenu. Il connaît peu les Grecs, les Latins et
les classiques français : il ne se rattache pas à une
tradilion.il ignore souvent le sens étymologique de?
mots et les significations précises qu'ils ont eues
dans le cours des âges; les mots sont donc pour lui
des signes plus souples, plus malléables qu'ils ne
nous paraissent, à nous. Il a une tête étrange, le
profil de Socrate, un front démesuré, un crâne bos-
sue comme un bassin de cuivre mince. Il n'est point
civilisé ; il ignore les codes et la morale reçue. On a
vu dans le cénacle parnassien salace de faune cornu,
fils intact de la nature mystérieuse. 11 s'enivrait,
avec les autres, de la musique des mots, mais de leur
musique seulement ; et il est resté un étranger
parmi ces Latins sensés et lucides...
Un jour, il disparaît. Qu'est-il devenu? Je vais
jusqu'au bout de ma fantaisie. Je veux qu'il ait été
publiquement rejeté hors de la société régulière. Je
veux le voir derrière les barreaux d'une geôle, comme
François Villon, non pour s'être fait, par amour de
la libre vie, complice des voleurs et des malandrins,
mais plutôt pour une erreur de sensibilité, pour avoir
.mal gouverné son corps et, si vous voulez, pour
avoir vengé, d'un coup de couteau involontaire et
donné comme en songe, un amour réprouvé par les
PAUL VERLAINE. 77
lois etcoututnes de l'Occident moderne. Mais, sociale-
ment avili, il reste candide. Il se repent avec simpli-
cité, comme il a pèche' — et d'un repentir catholique,
fait de terreur et de tendresse, sans raisonnement,
sans orgueil de pensée : il demeure, dans sa conver-
sion comme dans sa faute, un être purement sensitit...
Puis une femme, peut-être, a eu pitié de lui, et il
s'est laissé conduire comme un petit enfant. Il re-
parait, mais continue de vivre à l'écart. Nul ne Ta
jamais vu ni sur le boulevard, ni au théâtre, ni dans
un salon. Il est quelque part, à un bout de Paris,
dansl'arrière-boutique d'un marchand de vin, où il
boit du vin bleu. Il est aussi loin de nous que s'il
n'était qu'un satyre innocent dans les grands bois.
Quand il est malade ou à bout de ressources, quelque
médecin, qu'il a connu interne autrefois, le fait
entrer à l'hôpital ; il s'y attarde, il y écrit des vers;
des chansons bizarres et tristes bruissent pour lui
dans les plis des froids rideaux de calicot blanc. Il
n'est point déclassé : il n'est pas classé du tout. Son
cas est rare et singulier. Il trouve moyen de vivre
dans une société civilisée comme il vivrait en pleine
nature. Les hommes ne sont point pour lui des indi-
vidus avec qui il entretient des relations de devoir et
d'intérêt, mais des formes qui se meuvent et (jui
passent. Il est le rêveur. Il a gardé une âme aussi
neuve que celle d'Adam ouvrant lesyeux à la lumif'^re.
La réalité a toujours pour lui le découf-uet l'inexpli-
qué dun songe...
7S LES CONTEMPORAINS.
lia bien pu subir un instant l'influence de quelques
poètes contemporains ; mais ils n'ont servi qu'à
éveiller en lui et à lui révéler l'extrême et doulou-
reuse sensibilité, qui est son tout. Au fond, il est
sans maître. La langue, il la pétrit à sa guise, non
point, comme les grands écrivains, parce qu'il la sait,
mais, comme les enfants, parce qu'il l'ignore. Il donne
ingénument aux mots des sens inexacts. El ainsi il
passe auprès de quelques jeunes hommes pour un
abstracteur de quintessence, pour l'artiste le plus
délicat et le plus savant d'une fin de liltéralure.
Mais il ne passe pour tel que parce qu'il est un bar-
flare, un sauvage, an enfant... Seulement cet enfant
aune musique dans l'âme, et, à certains jours, il
entend des voix que nulavantlui n'avait entendues...
lY
Les traits que je viens de rassembler par caprice
et pour mon plaisir, je ne prétends pas du tout qu'ils
s'appliquent à la personne de M. Paul Verlaine. Mais
pourtant il me semble que l'espèce de poésie vai;ue,
très naïve et très cherchée, que je m'efforçais de
déHnir tout à l'heure, cM un peu celle de Fauteur des
Poèmes stiturniens et de Sagesse dans ses meilleures
pages. La poésie de M Verlaine représente pour moi
le dernier degré soit d'inconscience, soit de raffine
ment, que mon esprit infirme puisse admettre. Au
PAUL VERLAINE 70
delà, tout m'échappe: c'est le bégayement de la
folie ; c'estla nuit noire ; c'est, comme dit Baudelaire,
le vent de rimbécillité qili passe sur nos fronts.
Parfois ce vent souffle et parfois cette nuit s'e'panche
à travers l'œuvre de M. Verlaine ; mais d'assez
grandes parties restent compréhensibles: et, puis-
que les ahuris du symbolisme le considèrent comme
un maître et un initiateur, peut-être qu'en écoutant
celles de ses chansons qui offrent encore un sens à
l'esprit, nous aurons quelque soupçon de ce que
prétendent faire ces adolescents ténébreux et doux.
Dans leur ensemble, les Poèmes saturniens (comme
beaucoup d'autres recueils de vers de la même épo-
que) sont tout simplement le premier volume d'un
poète qui a fréquenté chez Leconte de Lisle et qui a
lu Baudelaire. Mais ce livre offre déjà certains carac-
tères originaux.
On dirait d'abord que ce poète est, peu s'en faut,
un ignorant. — Vous me répondrez que vous en
connaissez d'autres, et que cela ne suffit pas pour
être original. — Mais je suppose ce point admis que,
malgré tout et en dépit de ce qui lui manque,
M. Verlaine est un vrai poète. Disons donc que ce
poète est souvent peu attentif au sens et à la valeur
des signes écrits qu'il emploie, et que, d'autres fois,
il se laisse prendre aux grands mots ou à ceux qui
lui paraissent distingués.
J'ouvre le livre à la première page. Dans les vingt
vers qui servent de préface, je lis que les hommes
80 LES CONTEMPORAINS.
nés sous le signe de Saturne doivent être malheu-
reux,
Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne
Par la logique d'une influence maligne.
Que veut dire ici le mot logique, je vous prie ? Je
vois au même endroit que le sang de ces homries
Roule
En grésillant leur triste idéal qui s'écroule.
Voilà des métaphores qui ne se suivent guère. Je
tourne la page. J'y lis que, dans l'Inde antique,
Une coimexité grandiosement aime
Liait le Kçhatrya serein au chanteur calme.
Je continue à feuilleter. Je trouve des « grils sculp-
tés qn alternent des couronnes « et « des éclairs dis-
tancés avec art », et de très nombreux vers comme
celui-ci, qui unit d'une façon si choquante une ex-
pression scientifique et des mots de poète :
L'atmosphère ambiante a des baisers de sœur.
Ces bigarrures fàchouses, ces dissonances baro-
ques, vous les rencontrez à chaque instant chez
M. Verlaire. et plus nombreuses d'un volume à
l'autre. Chose inattendue, ce poète, que sesdi.sciples
regardent comme un artiste si consommé, écrit par
PAUL VERLAINE. 8\
moments (osons dire notre pensée) comme un élève
des écoles professionnelles, un officier de santé ou
un pharmacien de deuxième classe qui aurait des
heures de lyrisme. Il y a une énorme lacune dans
son éducation littéraire. La mienne, il est vrai, me
rend peut-être plus sensible que de raison à ces
insuffisances et à ces ridicules.
C'est amusant, après cela, de le voir faire l'artiste
impeccable, le sculpteur de strophes, le monsieur
qui se méfie de l'inspiration, — et écrire avec béa-
titude :
A nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement...
Ce qu'il nous faut, à nous, c'est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.
Mais cet écrivain si malhabile a pourtant déjà, je
ne sais comment, des vers d'une douceur pénétrante,
d'une langueur qui n'est qu'à lui et qui vient peut-
être de ces trois choses réunies : charme des sons,
clarté du sentiment et demi-obcurité des mots. Par
exemple, il nons dit qu'il rêve d'une femme inconnue.;
qui l'aime, qui le comprend, qui pleure avec lui;
et il ajoute :
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la vie exila.
Son regard est pareil aux regards des statues.
Et pour sa voix lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
82 LES CONTEMPOr.Al.NS.
N'y regardez pas de trop prés. « Les aimes que la
vie exila », cela veul-il dire « ceux pour qui la vie
fut un exil », ou « ceux qui ont été exilés de la vie,
ceux qui sont morts »? — « L'inflexion des voix
chères qui se sont tues», qu'est-ce que cela? Est-ce
l'inflexion qu'avaient ces voix? ou l'inflexion qu'elles
ont maintenant quoiqu'elles se taisent, celle qu'elles
ont dans le souvenir? — En tous cas, ce que ces
vers équivoques nous communiquent clairement,
c'est l'impression de quelque chose de lointain, de
disparu, et que nous pouvons seulement rêver. Et
l'on m'a dit que ces vers étaient délicieux, et je l'ai
cru.
Delà douceur ! de la douceur! de la douceur!
— Qu'est cela ? direz-vous. Une phrase de vaude-
ville, sans doute? Cela rappelle le « bénin, bénin »,
de M. Fleurant. — Point. C'est un vers plein d'ingé-
nuité par où commence un sonnet très tendre. Et ce
sonnet est joli, et j'en aime les deux tercets :
Mais dans ton cher cœur d'or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l'oliphant.
Laisse-ia trompetter à son aise, la gueuse !
Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main.
Et fais-moi des serments que tu rompras demain;
Etpleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse.
J'aime aussi la Chanson d'automne, quoique cor-
PAUL VERLAINE. S3
tains mots [blême et suffocant) ne soient peut-être
pas d'une entière propriété et s'accordent mal avec
la -t langueur» exprimée tout de suite avant ;
Les sanglots longg
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.
Tout suffocant
Et blême, quaivî
Sonne l'heure.
Je me souviens
Des jours anciens,
Et je pleure.
Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
De çà, de là.
Pareil à la
Feuille morte.
(Mais, j'y pense, la douceur tri?te de l'automne
comparée aux longs sanglots des violons, c'est bien
une de ces assimilations que l'auteur du Traité du
verbe croit avoir inventées. Or, me reportant à ce
mystérieux traité, j'y vois que les sons o et on cor-
respondent aux a cuivres glorieux t, et non pas aux
violons ; que ceux-ci sont représentés par les voyelles
e, é, è, et parles consonnes s et z, et qu'ils tradui-
84 LES CONTEMPORAINS.
sent non pas la tristesse, mais la passion et la
prière... A qui donc entendre ?)
Nous n'avons encore vu, dans M. Verlaine, qu'un
poète élégiaque inégal et court, d'un charme très
particulier çà et là. Mais déjà dans les Poèmes satur-
niens se rencontrent des poésies d'une bizarrerie
malaisée à définir, qui sont d'un poète un peu fou
DU qui peut-être sont d'un poète mal réveillé, le cer-
veau troublé par la fumée des rêves ou par celle
des boissons, en sorte que les objets extérieurs ne
lui arrivent qu'à travers un voile et que les mois
ne lui viennent qu'à travers des paresses de mé-
moire.
Ecoutez d'abord ceci :
La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus ;
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toitî pointus.
Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu'un basson.
Au loin un matou frileux et discret
Miaulait d'étrange et grêle façon.
Moi, j'allais rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous 1 œil clignotant des bleus bocs de g-.s.
PAUL VERLAINE. 85
Et puis c'est tout. — Qu'est-ce que c'est que
ça ? — C'est une impression. C'est l'impression d'un
monsieur qui se promène dans une rue de Paris la
nuit, et qui songe à Platon et à Salamine, et qui
trouve drôle de songer à Salamine et à Platon « sous
l'œil des becs de gaz». — Pourquoi est-ce drôle ? —
Je ne sais pas. Peut-être parce que Platon est mort
voilà plus de deux mille ans et parce qu'un coin
de rue parisienne est extrêmement dififérent de l'idée
que nous nous faisons du Pnyx ou de l'Acropole. —
Mais, à ce compte, tout est drôle. — Parfaitement.
Un poète selon la plus récente formule est avant
tout un être étonné. — Mais ce monsieur qui est si
fier de penser à Platon en flânant sur le trottoir,
l'a-t-il lu ? — A la vérité, je ne crois pas. — Mais
le paysage nocturne qu'il nous décrit n'est-il pas
difficile à concevoir ? a Plaquer des teintes de zinc
par angles obtus », cela n'a aucun sens. Voit-on si
nettement la fumée des toits, la nuit, surtout quand
les becs de gaz sont allumés ? Et cette fumée a t-elle
jamais la forme d'un cinq, surtout quand il fait du
vent(a La bise pleurait»)? Et, si la lune éclaire,
comment le ciel peut-il être « gris » ? Et, si le ma-
tou qu'on entend est a discret », comment peut-il
miauler « d'étrange façon »? Il y a dans tout cela
bien des mots mis au hasard. — Justement. Ils ont
le sens qu'a voulu le poète, et ils ne l'ont que pour
lui. Et, de même, lui seul sent le piquant du rap-
prochement de Platon et des becs de gaz. Mais il ne
£G LES CONTEMPORAINS,
l'explique pas, il en jouit tout seul. La poésie nou-
velle est essentiellement subjective. — Tant mieux
pour elle. Mais cette poe'sie nouvelle n'est alors
qu'une sorte d'aphasie. — Il se peut.
Enfin, voici un exemple de poésie proprement
symboliste (je ne dis pas symbolique, car la poésie
symbolique, on la connaissait déjà, c'était celle que
l'on comprenait) :
Le souvenir avec le crépuscule
Rougeoie et tremble à l'ardent horizon
De l'espérance en flamme qui recule
Et s'agrandit ainsi qu'une cloison
Mystérieuse, où mainte floraiscn
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule —
S'élance autour d'un treillis et circuio
Parmi la maladive exhalaison
De parfums lourds et chauds, dont le poison
— Dahlia, lis, tulipe et renoncule, —
Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
Mêle dans une immense pcâmoison
Le souvenir avec le crépuscule.
Saisissez- VOUS ? On conçoit qu'il y ait un rapport,
une ressemblance entre le souvenir et le crépuscule,
entre lamélancolie du couchant, dujour quisemeurt,
et la tristesse qu'on éprouve à se rappeler le passé
mort. Mais entre le crépuscule et l'espérance ? Com-
ment l'esprit du poète va-t-il de l'un à l'autre? San?
doute le crépuscule peut figurer le souvenir parce
qu'il est triste comme lui ; et il peut (plus difficile-
ment) figurer aussi l'espcrance parce qu'il est en-
PAUL VERLAINE. 8"
core lumineux et qu'il a quelquefois des couleurs;
éclatantes et paradisiaques ;mais comment peut- il fi-
gurer les deux à la fois ? Et « le souvenir rougeoyant
avec le crépuscule à Phorizon de l'espérance »,
qu'est-ce que cela signifie, dieux justes ? La « mala-
dive exhalaison de parfums lourds » (les parfums
du dahlia et de la tulipe ?), c'est, si vous voulez, le
souvenir ; mais « l'immense pâmoison 7>, ce serait
plutôt l'espérance... 0 ma tète 1...
Jadis, quand on traduisait un état moral par une
image empruntée au monde extérieur, chacun des
traits de cette image avait sa signification, et le
poète aurait pu rendre compte de tous les détails de
sa métaphore, de son allégorie, de son symbole. Mais
ici le poète exprime par une seule image deux senti-
ments très distincts ; puis il la développe pour elle-
même ou plutôt la laisse se développer avec une sorte
de caprice languissant. En réalité, il note sans
dessein, sans nul souci de ce qui les lie, les sensations
elles sentiments qui surgissent obscurément en lui,
un soir, en regardant le ciel rouge encore du soleil
éteint. «... Crépuscule; souvenir... Il rougeoie ;
espérance... Ilfieurit; dahlia, lis, tulipe, renoncule;
treillis de serre; parfums chauds... On pâme, on
s'endort...; souvenir crépuscule... » Ni le rapport
entre les images et les idées, ni le rapport des images
entre elles n'est énoncé. Et avec tout cela (relisez, je
vous prie), c'est extrêmement doux à l'oreille. La
phrase, avec ses reprises de mots, ses rappels de
88 LES CONTEMPORAINS,
sons, ses entrelacements et ses ondoiements, est
d'une harmonie etd'unemollessecharmantes. L'unité
de cette petite pièce n'est donc point dans la signiO-
cation totale des mots assemblés, mais dans leur
musique et dans la mélancolie et la langueur dont
ils sont tout imprégnés. C'est la poésie du crépuscule
exprimée dans le songe encore, avant la réflexion,
avant que les images et les sentiments que le cre'pus-
cule éveille n'aient été ordonnés et liés par le juge-
ment. C'est presque de la poésie avant la parole :
c'est de la poésie de limbes, du rêve écrit.
VI
Comme je cherche dans M. Verlaine,, non ce qu'il
a écrit de moins imparfait, mais ce qu'il a écrit de
plus singulier, je ne m'arrêterai pas aux Fêtes galantes
ni à la Donne Chanson, — La Bonne Chanson, ce sont
de courtes poésies d'amour, presque toutes très tou-
chantes de simplicité etde sincérité', avec, quelquefois.
des obscurités dont on ne sait si ce sont des raffine-
ments de forme on des maladresses. — Les Fêtes
galantes, ce sont de petits vers pre'cieux que l'ingénu
rimeur croit être dans le goût du siècle dernier. Vous
ne sauriez imaginer quelle chose bizarreel tourmentée
est devenu le xviii' sicle, en traversant le cerveau
troublé du pauvre poète. Je n'en veux qu'un
exemple ;
_J
PAUL VERLAINE. B'J
Mystiques barcaroles.
Romances sans paroles.
Chère, puisque tes yeux
Couleur des cieux..
Puisque l'arôme insigne
De ta candeur de cygne,
Et puisque la candeur
De ton odeur,
Ah ! puisque tout ton êtn,
Musique qui pénètre,
Nimbe d'anges défunts,
Tons et parfums,
A sur d' aimes cadences
En ses correspondances
Induit mon cœur subtil ^^?/,
Ainsi soit-il !
Ce petit morceau est intitulé : A Climène. Il ne
rappelle que de fort loin Bernis ou Dorât.
"Vil
Dix ans après... Le poète a péché, il a été puni, il
s'est repenti. Dans sa détresse, il s'est tourné vers
Dieu. Quel Dieu? Celui de son enfance, celui de sa
première communion, tout simplement. Il reparaît
donc avec un volume de vers, Sagesse, qu'il publie
chez Victor Palmé, l'éditeur des prêtres. C'est un des
livres les plus curieux qui soient, et c'est peut-être
90 LES CONTEMPORAINS.
le seul livre de poé.-io catholique (non pas seu-
lement chrétienne ou rehyieuse) que je connaisse.
11 est certain qu'un des phénomènes généraux qui
ont marqué ce siècle, c'est la décroissance du catho-
licisme. La littérature, prise dans son ensemble,
n'est même plus chrétienne. Et pourtant — avez- vous
remarqué ? — les artistes qui passent pour les plus
rares etles plus originauxdecetemps, ceux qui ont été
vénérés et imités dans les cénacles les plus étroits,
ont été catholiques ou se sont donnés pour tels. Rap-
pelez-vous seulement Baudelaire et M. Barbey
d'Aurevil]}'.
Pourquoi ont-ils pris cette attitude (car on sait
d'ailleurs qu'ils n'ont point demandé au catholi-
cisme la règle de leurs mœurs et qu'ils n'en ont
point observé, sinon par caprice, les pratiques exté-
rieures) ? — J'ai essayé de le dire au long et à plu-
sieurs reprises (1). En deux mots, ils ont sans doute
été catholiques par l'ima-j^ination et par la sympa-
thie, mais surtout pour s'isoler et en manière de
protestation contre l'esprit du siècle qui est entraîné
ailleurs, — par dédain orgueilleux de la raison dans
un temps de rationalisme, — par un goût de para-
doxe, — par sensualité même, — enfin par un arti-
fice et un mensonge oùil y a quelque chose d'un peu
puéril et à la fois très émouvant: ils ont feint de
(1) Voir, dans ce volume, l'article sur M. Barbey d'xVurevillj
et l'article sur Baudelaire.
PAUL VEI-.LAl.M::. 91
croire à la lui pour goûter mieux le péché « que la
loi a fait », selon le mot de saint Paul: péché de
malice et péché d'amour... Catholiques non pas pour
rire, mais pour jouir, dilettantes du catholicisme,
qui ne se confessent point et auxquels, s'ils se con-
fessaient, un prêtre un peu clairvoyant et sévère
hésiterait peut-être à donner l'absolution.
Mais il ne la refuserait point à M. Paul Verlaine.
Voilà des vers vraiment pénitents et dévots, des
prières, des * actes de contrition », des « actes de
bon propos » et des « actes de charité ». Le poète
pense humblement et docilement, ce qui est le vrai
signe du bon catholique. Il est si sincère qu'il raille
les libres penseurs et les républicains sur le ton d'un
curé de village et conclut son invective contre la
science comme ferait un rédacteur de l'Univers:
Le seul savant, c'est encore Moïse.
Il pleure la mort du prince impérial, parce que le
prince fut bon chrétien, et il se repent de Tavuir
méconnu :
Mon k'XQ d'homme, noir d'orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse
Maintenant j'aime Dieu dont l'amour et la foudre
M'ont fait une âme neuve!...
Il adresse son salut aux Jésuites expulses :
92 LES CONTEMPORAINS.
Proscrits des jours, vainqueurs des temps^ non point adiea !
Vous êtes l'espérance!
Il chante la sainte Viei^e dans un fort beau can-
tique :
Je ne veux plus aimer que ma mtre îlarîc,
Car, comme j'étaip faible et bien méchant encore.
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemias,
Elle baibsa mes yeux et me joignit les mains
Et m'enseigna les mots par lesquels on adore...
Et tous ces bons efforts vers les croix et les plaies,
Comme je l'invoquais, elle en ceignit mes reins.
Ses ide'es sur l'histoire sont d'une âme pieuse. Il
regrette de n'être pas né du temps de Louis Racine
et de Rollin, quand les hommes de lettres servaient
la messe et chantaient aux offices,
Quand Maintenon jetait sur la France ravie
L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin.
Puis il se ravise, et, dans une belle horreur de
rhérésie :
Non : il fut gallican, ce siècle, et jaBsénistel
niui préfère i le moyen âge énorme et délicat; »
J
PAUL VERLAINE. 93
il voudrait y avoir vécu, avoir été un saint, avoir
eu
Haute théologie et solide n 'e.
Bref, la foi la plus naïve, la pj imise; nous
sommes à cent lieues du Christian téraire, de
Ja vague religiosité romantique. M. 'erlaine a
avec Dieu des dialogues compar e le dis
sérieusement) à ceux du saint auteu nitation.
Il échange avec le Christ des sonn ^ux, des
sonnets ardents et qui, si l'on n'était .é çà et là
par les maladresses et les insuffîsancet de l'expres-
sion, seraient d'une extrême beauté. Dieu lui dit:
u Mon fils, il faut m'aimer, » Et le poète répond :
€ Moi, vous aimer ! Je tremble et n'ose. Je suis indi-
gne. » Et Dieu reprend : « Il faut m'aimer. r. Mais
ici je ne puis me tenir de citer encore ; car, à mesure
que le dialogue se développe, la forme en devient
plus irréprochable, et je crois bien que les derniers
sonnets contiennent quelques-uns des vers les plus
pénétrants et les plus religieux qu'on ait écrits :
— Aime. Sors de ta Duit. Aime. C'est ma pensée
De toute éternité, pauvre âme délaissée,
Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté.
— Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute.
Je Tois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment,
Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant,
9V LES CONTEMPORAINS.
0 jnstire que la vertu des bons redoute ?
Tendez-moi votre main, que je puisse lever
Cette chiiir accroupie et cet esprit malade.
— Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui,
Et voici Laisse aller l'ignorance indécise
De ton cœur vers les bras ouverts de mou Egliso
Comme la guêpe vole au lis épanoui.
Approche-toi de mon oreille. Epanches-y
L'humiliation d'une brave franchise.
Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise
Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi;
Puis franchement et simplement viens à ma table,
Et je t'y bénirai d'un repas délectable
Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté.
Puis, va ! Garde une foi modeste en ce mystère
D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison. ..
Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre.
D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison ,
D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence.
D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence.
Enfin, de devenir un peu semblable à moi....
Et, pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu'ils sont encor d'ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l'amour d être pauvre, et mes soirs
Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs..
— Ah ! Seigneur, qu'ai-je ? îlélas ! me voici tout en larmes
D'une joie eitraordiuaire ; votre voix
PAUL VERLAINE. 95
Me fait comme du bien et du mal à la fois ;
Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes...
J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi ;
Je suis indigne, mais je sais votre clémence.
Ah 1 queleiîort, mais quelle ardeur ! Et me voici
Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense
Brouille l'espoir que votre voix me révéla,
Et j'aspire en tremblant.
— Pauvre âme, c'est cola î
Avez-vous rencontré, fût-ce chez sainte Catherine
de Sienne ou chez sainte Thérèse, plus belle effu-
sion mystique ? Et pensez-vous qu'un saint ait jamais
mieux parlé à Dieu que M. Paul Verlaine ? A mon
avis, c'est peut-être la première fois que la poésie
française a véritablement exprimé Vamour de Dieu
Sentiment singulier quand on y songe, difficile à
comprendre, difficile à éprouver dans sa plénitude.
M. Paul Verlaine s'écrie avec saint Augustin: « Mon
Dieu l vous si haut, si loin de moi, comment vous
aimer?» En réalité, ce qu'il traduit ainsi, ce n'est
pas l'impossibilité d'aimer Dieu, mais celle de le
concevoir tel qu'il puisse être aimé, ou (ce qui revient
au même) l'impuissance àrimar/f/ier dès qu'on essaye
de le concevoir comme il doit être : principe des
choses, éternel, omnipotent, infini... Comment donc
faire ? comment aimer d'amour ce qui n'a pas de
limites ni de formes ? L'âme croyante n'arrive à se
satisfaire là-dessus que par une illusion. Elle croit
96 LES CONTEMPORAINS,
concevoir un Dieu infini en lui prôlantune bonté, une
justice infinies, etc., et elle ne s'aperçoit point qu'elle
le limite par là et que ces vertus n'ont un sens que
chez des êtres bornés, en rapport les uns avec les
autres. Et pourtant je vous défie de trouver mieux.
Car pensez : il faut que Dieu soit infini pour être
Dieu, et il faut qu'il soit fini pour communiquer avec
nous. Au fond, on n'aime Dieu que si on se le repré-
sente, sans s'en rendre compte, comme la meilleure
et la plus belle créature qu'il nous soit donné de rêver
et comme une merveilleuse âme humaine qui gou-
vernerait le monde.
Mais cette illusion est un grand bienfait. Car, en
permettant d'aimer Dieu déraisonnablement , comme
on aime les créatures, elle résout toutes les difficul-
tés qui naissent dans notre esprit du spectacle de
l'univers. Elle répond à tous les « pourquoi. » Pour-
quoi le monde est-il inintelligible ? Pourquoi le par-
tage inégal des biens et des maux? Pourquoi la dou-
leur? On aurait peine à pardonner ces choses à un
Dieu que Ion concevrait rationnellement et que, par
suite, on n'aimerait point : on en remercie le Dieu
que l'on conçoit tout de travers, mais qu'on aime.
Tout ce qu'il fait est bon, parce que nous le voulons
ainsi. Toute souffrance est bénie, non comme équi-
table, mais comme venant de lui. Tout est bien, non
parce qu'il est juste et bon, mais parce que nous
l'aimons et que notre amour le déclare juste et bon
quoi qu'il fasse. C'est donc notre amour qui crée sa
PAUL VERLAINE. 97
Bainteîé. Remarquez que c'est exactement le parti
pris héroïque et fou des amoureux romanesques, des
chevaliers de la Table ronde ou des bergers de
ÏAstrée, ce qui les rendait capables d'immoler à leur
maîtresse non seulement leur intérêt, mais leur
raison, et d'accepter ses plus injustifiables caprices
comme des ordres absolus et sacrés. Tant il est vrai
qu'il n'y a qu'un amour ! Et, de fait, toutes les épi-
thèles que Tauteur de Vlmitation donne à l'amour
de Dieu conviennent aussi à l'amour de la femme.
Le dévot aime, sous le nom de Dieu, la beauté et la
bonté des choses finies d'où il a tiré son idéal, — et
le chevalier mystique aimait cet idéal à travers et par
delà la forme finie de sa maîtresse. On s'explique
maintenant que Tamour divin donne à ceux qui en
sont pénétrés la force d'accomplir les plus grands
sacrifices apparents, de pratiquer la chasteté, la
pauvreté, le détachement ; car ces sacrifices d'objets
terrestres, nous les faisons à un idéal qu'une expé-
rience terrestre a lentement composé : c'est donc
encore à nous-mêmes que nous nous sacrifions.
Aimer Dieu, c'est aimer l'âme humaine agrandie
avec la joie de l'agrandir toujours et de mesurer
notre propre valeur à cet accroissement — et aussi
avec l'angoisse de voir cette création de notre pensée
s'évanouir dans le mystère et nous échapper. Nul
sentiment ne doit être plus fort. Et cela, surtout
dans la religion catholique, oîi la raison ne garde
point, comme dans d'autres religions, des sortes de
LES CONTBMP. IV. |«*
9S LES CONTLMPOr.AINS.
demi-droits honteux, maisse soumet toute àl'amour.
On comprend dès lors que, pour une âme purement
sensitive et aimante comme celle de M. Paul Ver-
laine, le catholicisme ait été un jour la seule reli-
gion possible, le refuge unique après des misères
et des aventures où déjà sa raison avait pris l'habi-
tude d'abdiquer.
0 les douces choses que sa piété lui inspire I
Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plairo.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d'eau sur de la mousse!...
Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté, c'est notre vie.
Que de la haine et de l'envie
Rien ne reste, la mort venue...
Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame.
Allez, rien n'est meilleur à l'ûme
Que de faire une âme moins tri&te...
Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait..,
Dans tous les mouvements bizarres de ma vij.
De mes malheurs, selon le moment et le li.u,
Des autres et de moi, de la route smvie,
Je n'ai rien retenu que la bonté de Diuu.
Et sur la femme, auxiliatrice de Dica, fur la
femme qui console, apaise et purifie:
PAUL V E H L A 1 .N E . 53
Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles
Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal.,.
Et toujours, maternelle endorraeuse des râles.
Même quand elle ment, cette voix !...
• ••■•••••• ■•••
Remords si chers, peine très bonne,
Rêves bénis, mains consacrées,
0 ces mains, ces mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !
Et j'ai revu l'enfant unique
Et tout mon sang chrétien chanta la chauFon pure.
J'entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce ! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir.
J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensée- 1
Innocence ! avenir ! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez mes yeux!
Hélas! toutes ces chansons ne sont pas claires.
Mais ici il faut distinguer. Il y a celles qu'on ne
comprend pas parce qu'elles sont obscures, sans
que le poète l'ait voulu, — et celles qu'on ne com-
prend pas parce qu'elles sont inintelligibles et qu'il
l'a voulu ainsi. Je préfère de beaucoup ces derniè-
res. En voici une :
L'espoir luit, comme un brin de paille dans l'étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table ?
Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
100 LES CONTEMPORAINS.
BoÎ3-lâ. Puis dors après. Allons, tu vois, je rcoto,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.
Midi sonne. De grâce, éloignez-vous, Madame.
Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerTeau des pauvres malheureux.
Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors. L'espoir luit comme un caillou dansun creux.
Ah ! quand refleuriront les roses do septembre?
Comprenez-vous ? Quelle suite y a-t-il dans ces
idées ? Quel lien entre entre ces phrases ? Qui est-ce
qui parle ? Où cela se passe-t-il ? On ne sait pas
d'abord. On sent seulement que cela est doux,
tendre, triste, et que plusieurs vers sont exquis.
Longtemps je n'ai pu comprendre ce sonnet — et
je l'aimais pourtant. A force de le relire, voici ce
que j'ai trouvé.
Midi, Tété. Le poète est entré dans un cabaret, au
bord de la grand'route poudreuse, avec une femme,
celle qui l'a accueilli après ses fautes et ses mal-
heurs et dont il invoque si souvent les belles petites
mains. La chaleur est accablante. Le poète a bu
du vin bleu ; il est ivre, il est morne. Et alors il en-
tend la voix de sa compagne. Que dit-elle ?
Ce qui rend le sonnet difficile à saisir, c'est que
l'expression de sentiments assez clairs en eux-
mêmes y est coupée de menus détails, très précis,
mais dont on ne sait d'où ils viennent ni à quoi ils
PAUL VERLAINE, 101
'sont empruntés. Quand on a trouvé que le lieu
est un cabaret , tout s'explique assez aisé-
ment.
Premier quatrain. La voix dit : « Ne sois pas si
triste. Espère. L'espérance luit dans le malheur
comme un brin de paille dans l'étable. » Pourquoi
cette comparaison — très juste d'ailleurs, mais si
inattendue ? C'est que nous sommes, comme j'ai
dit, dans une auberge de campagne. Sans doute une
des portes de la salle donne sur l'étable où sont les
vaches et le cheval, et, dansTobscurité, des pailles
luisent parmi la litière...
Mais, tandis que la voix parle, le poète, complè-
tement abruti, regarde d'un air effaré une guêpe qui
bourdonne autour de son verre. « N'aie pas peur,
lui dit sa compagne : des guêpes, il yen a toujours
dans cette saison. On a beau fermer les volets : tou-
jours quelque fente laisse passer un rayon qui les
attire. Tu ferais mieux de dormir... »
Second quatrain. « Tu ne veux pas ?» Ici le poète
ouvre et ferme, d'un air de malaise, sa bouche pâ-
teuse. — « Allons, bois un bon verre d'eau fraîche,
et dors. » Le reste va de soi.
Premier tercet. — La voix s^adresse à la caba-
retière qui tourne autour de la table et fait du bruit.
Elle la prie de s'éloigner. — La fin est limpide. Le
sonnet se termine par un souvenir et un espoir. « Les
roses de septembre » marquent sans doute le com-
mencement du dernier amour du poète. — Relisez
3***
102 LES CONTEMPORAINS.
maintenant, et dites si toute la pièce n est pas ado-
rable!
VIII
Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
Si quelqu'un s'est peu soucié de ce vieux précepte,
c'est M. Paul Verlaine. On pourrait presque dire
qu'il est le seul poète qui n'ait jamais exprimé que
des sentiments et des sensations et qui les ail
traduits uniquement pour lui ; ce qui le dispense
d'en montrer le lien, car lui le connaît. Ce poète ne
s'est jamais demandé s'il serait compris, et jamais
il n'a rien voulu prouver. Et c'est pourquoi, Sagesse
à part, il est à peu près impossible de résumer ses
recueils, d'en donner la pensée abrégée. On ne peut
les caractériser que par l'état d'âme dont ils sont le
plus souvent la traduction : demi-ivresse, halluci-
nation qui déforme les objets et les fait ressembler à
un rêve incohérent ; malaise de l'âme qui, dans
l'effroi de ce mystère, a des plaintes d'enfant ; puis
langueur, douceur mystique, apaisement dans la
conception catholique de l'univers acceptée en
toute naïveté...
Vous trouverez dans Jadis et naguère de vagues
contes sur le diable. Le poète appelle cela des
PAUL VERLAINE. 103
« choses crépusculaires. » C'est dans Ecbatane. Des
Satans sont en fête. Mais un d'eux est triste ; il pro-
pose aux autres de supprimer l'enfer, de se sacri-
fiera l'amour universel, et alors les démons mettent
le feu à la ville, et il n'en reste rien ; mais
On n'avait pas | agréé le sacrifice.
Quelqu'un de fort | et de juste assurément
Sans peine avait ] su démêler la malice
Et l'artifice | en un orgueil qui se ment (?).
Une comtesse a tué son mari, de complicité avec
son amant. Elle est en prison, repentie, et elle tient
la tête de l'époux dans ses mains. Cette tète lui
parle : a J'étais en état de péché mortel quand tu
m'as tué. Mais je t'aime toujours. Damne-toi pour
que nous ne soyons plus séparés. » La comtesse
croit que c'est le diable qui la tente. Elle crie :
« Mon Dieu ! mon Dieu, pitié ! » Et elle meurt, et
son âme monte au ciel. — Une femme est amou-
reuse d'un homme qui est le diable. Il l'aruiuée et la
maltraite. Elle l'aime toujours. Elle lui dit : «Je sais
qui tu es. Je veux être damnée pour être toujours
avec loi. » Mais il la raille et s'en va. Alors elle se
lue. Ici, une idée fort belle :
Elle ne savait pas que l'enfer, c'est l'absence.
Les autres contes sont à l'avenant. On croit cora-
104 LES CONTEMPORAINS,
prendre; puis le sens échappe. C'est qu'il n'y a rien
à comprendre — sinon que le diable est toujours
méchant quoi qu'il fasse, et qu'il ne faut pas l'écou-
ter, et qu'il ne faut pas l'aimer, encore que cela
soit bien tentant...
Si les récits sont vagues, que dirons-nous des
simples notations d'impressions? Car c'est à cela
que se réduit de plus en plus la poésie de M. Paul
Verlaine. Lisez Kaléidoscope :
Dans une rue, au cœur d'une ville de rêve.
Ce sera comme quand on a déjà vécu ;
Un instant à la fois très vague et très ai^u...
0 ce Boleil parmi la brume qui se lève !
0 ce cri sur la mer, cette voix dans les bois
Ce sera comme quand on ignore des causes :
Un lent réveil après bien des métempsycoses ;
Les choses seront plus les mêmes qu'autre/ois
Dans cette rue, au cœur de la ville magique
Où des orgues moudront des gigues dan^i les soirs.
Où des cafés auront des chats sur les dressoirs,
Et que traverseront des bandes de musique.
Ce sera si fatal qu'en en croira mourir...
Vraiment, ce sont là des séries de mots comme on
en forme en rêve. . . Vous avez dû remarquer ? Quel-
quefois, en dormant, on compose et l'on récite des
vers que l'on comprend, et que l'on trouve admi-
rables. Quand, d'aventure, on se les rappelle encore
au réveil, plus rien..., l'idée s'est évanouie. C'est
PAUL VERLAINE. 1C5
que, dans le sommeil, on attachait à ces mots des
significations particulières qu'on ne retrouve plus ;
on les unissait par des rapports qu'on ne ressaisit
pas davantage. Et, si l'on s'y applique trop long-
temps, on en peut souffrir jusqu'à l'angoisse la plus
douloureuse...
Mais, en y réfléchissant, je crois que si on relit
Kaléidoscope, on verra que l'obscurité est dans les
choses plus que dans les mots ou dans leur assem-
blage. Le poète veut rendre ici un phénomène
mental très bizarre et très pénible, celui qui con-
siste à reconnaître ce qu'on n'a jamais vu. Cela
vous est-il arrivé quelquefois? On croit se souvenir;
on veut poursuivre et préciser une réminiscence
très confuse, mais dont on est sûr pourtant que
c'est bien une réminiscence ; et elle fuit et se dis-
sout à mesure, et cela devient atroce. C'est à ces
moments-là qu'on se sent devenir fou. Comment
expliquer cela ? Oh ! que nous nous connaissons
mal ! C'est que notre vie intellectuelle est en
grande partie inconsciente. Continuellement les
objets font sur notre cerveau des impressions dont
nous ne nous apercevons pas et qui s'y emmaga-
sinent sans que nous en soyons avertis, A certains
moments, sous un choc extérieur, ces impres-
sions ignorées de nous se réveillent à demi : nous
en prenons subitement conscience, avec plus ou
moins de netteté, mais toujours sans être informes
d'où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclair-
106 LES CONTEMPORAINS.
cir ni les ramener à leur cause. Et c'est de cette
ignorance et de cette impuissance que nous nous
inquiétons. Ce demi-jour soudainement ouvert sur
tout ce que nous portons en nous d'inconnu nous
lait peur. Nous souffrons de sentir que ce qui se
passe en nous à cette heure ne dépend pas de nous,
et que nous ne pouvons point, comme àl'ordinaire,
nous faire illusion là-dessus...
Il y a quelque chose de profondément involon-
taire et déraisonnable dans la poésie de M. Paul
Verlaine. Il n'exprime presque jamais des moments
de conscience pleine ni de raison entière. C'est à
cause de cela souvent que sa chanson n'est claire
(si elle Tesl) que pour lui-même.
IX
De même, ses rythmes, parfois, ne sont saisis-
sables que pour lui seul. Je ne parle pas des rimes
féminines entrelacées, des allitérations, des asso-
nances dans l'intérieur du vers, dont nul n'a usé
plus fréquemment ni plus heureusement que lui.
Mais il emploie volontiers des vers de neuf, de onze
et de treize syllabes. Ces vers impairs, formés de
deux groupes de syllabes qui soutiennent entre
eux des rapports de nombre nécessairement un peu
compliqués (3 et 6 ou 4 et 5 ; 4 et 7 ou 5 et 6 ; 5
et 8), ont leur cadence propre, qui peut plaire à
PAUL VERLAINE. 107
l'oreille tout en l'inquiétant. Boiteux, ils plaisent
justement parce qu'on les sent boitpux et parce
qu'ils rappellent, en la rompant, la cadence égale
de l'alexandrin. Mais, pour que ce plaisir dure et
même pour qu'il soit perceptible, il faut que ces
vers boitent toujours de la même façon. Or, au
moment où nous allions nous habituer à un cer-
tain mode de claudication, M. Verlaine en change
tout à coup, sans prévenir. Et alors nous n'y
sommes plus. Sans doute, il peut dire: De même
que le souvenir de l'alexandrin vous faisait sentir
la cadence rompue de mes vers, ainsi le sou-
venir de celle-ci me fait sentir la nouvelle ca-
dence irrégulière que j'y ai substituée. Soit; — mais
notre oreille à nous ne saurait s'accommoder si
rapidement à des rythmes si particuliers et qui
changent à chaque instant. Ce caprice dans l'irré-
gularité même équivaut pour nous à l'absence de
rythme. Voici des vers de treize syllabes :
Londres fume et cri | e. Oh ! quelle ville de la Bible I
Le gaz flambe etna | ge et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons | dans leur ratatineiuent terrible
Epouvan | tent comme un sénat | de petites vieilles.
Les deux premiers vers sont coupés après la
cinquième syllabe, le vers suivant est coupé après
la quatrième ; le dernier, après la troisième ou la
huitième. — Et voici des vers de onze syllabes:
108 LES CONTEMPORAINS.
Dans un palais | soie et or, dans Echatane,
De beaux démons | , des satans adoleicents,
Au son d'une musi | que mahométane
Font liti I ère aux sept péchés | de leurs cinq sens.
Les deux premiers vers semblent coupés après la
quatrième syllabe ; soit. Mais le suivant est coupé
(fort légèrement) après la sixième, et l'autre après
la troisième ou la septième.
D'autres fois, quand M. Verlaine emploie les vers
de dix syllabes, il les coupe tantôt après la cin-
quième, tantôt après la quatrième syllabe. C'est-à-
dire qu'il mêle des rythmes d'un caractère non seu-
lement différent, mais^opposé.
Aussi bien pourquoi | me mettrais- je à geindre ? (5,5)
Vous ne m'aimez pas | , l'affaire est conclue
Et, ne voulant pas | qu'on ose me plaindre
Je souffrirai | d'une âme résolue (4, 6).
Ainsi, dans la plus grande partie de l'œuvre poé-
tique de M. Verlaine, les rapports de nombre entre
les hémistiches varient trop souvent pour nos
faibles oreilles. Maintenant, si le poète chante pour
être entendu de lui seul, c'est bon, n'en parlons
plus. Laissons-le à ses plaisirs solitaires et allons-
nous-en
PAUL VERLAINE. 109
Non, restons encore un peu; car, avec tout cela,
M. Paul Verlaine est un rare poète. Mais il est
double. D'un côté, il a l'air très artificiel. Il a un
« art poétique » tout à fait subtil et mystérieux
(qu'il a, je crois, trouvé sur le tard) :
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'impair
Plus vague et plus soluble dans l'air.
Sans rien en lui qui pèse et qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise ;
Bien de plus cher que la chanson grise
Où l'indécis au précis se joint...
Car nous voulons la nuance encor.
Pas la couleur, rien que la nuanco.
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve, la fiiite au cor...
D'autre part, il est tout simple :
Je suis venu, calme orphelin,
Pdche de mes seuls yeux tranquilles.
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m'ont pas trouvé malin.
C'est peut-être par cette ingénuité qu'il plait
LES GO.NTEUP. I^'- 4
110 LES CONTEMI'Or.AINS.
tant à la longue. A force de l'étudier et même de
le condamner, sa douce démence me gagne. Ce
que je prenais d'abord pour des raffinements pré-
tentieux et obscurs, j'en viens à y voir (quoi qu'il
en dise lui-même) des hardiesses maladroites de
poète purement spontané, des gaucheries char-
mantes. Puis il a des vers qu'on ne trouve que chez
lui, et qui sont des caresses. J'en pourrais citer
beaucoup. Et comme ce poète n'exprime ses idées
et ses impressions que pour lui, par un vocabulaire
et une musique à lui, — sans doute, quand ces
idées et ces impressions sont compliquées et trou-
bles pour lui-même, elles nous deviennent, à nous,
incompréhensibles ; mais quand, par bonheur, elles
sont simples et unies, il nous ravit par une grâce
naturelle à laquelle nous ne sommes plus guère
habitués, et la poésie de ce prétendu « déliques-
cent» ressemble alors beaucoup à la poésie popu-
laire:
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur? etc
Ou bien ;
J'ai peur d'un baiser
Comme d'une abeille.
Je bouffre et je veille
Sans me reposer.
J ai peur d'un baiser.
PAUL VERLAl.NE. 111
Finissons sur ces riens, qui sont exquis, et
disons : M. Paul Verlaine a des sens de malade,
mais une âme d'enfant; il a un charme naïf dans
la langueur maladive ; c'est un décadent qui est
surtout un primitif.
YIGTOR HUGO
TOUTE LA LYRE
Ce qu'il dît
Est semblable au passage orageux d'un quadrige.
Un torrent de parole énorme qu'il dirige,
Un verbe surhumain, superbe, engloutissant,
S'écroule de sa bouche en tempête, et descend
Et coule et se répand sur la foule profonde....
Victor Hugo définit ainsi l'éloquence de Danton;
mais il me paraît que ces images expriment encore
mieux la poésie de Victor Hugo. C'est elle, le qua-
drige orageux, le torrent de parole surhumaine.
J'ai lu sans interruption Toute la Lyre, et je ne sais
plus guère où j'en suis. Je me sens ivre de mots et
d'images. Ce torrent m'a noyé dans son flot qui
roule des ténèbres et des étoiles. Et maintenant,
Comme l'eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé,
ou, si vous voulez, pareil au barbet du vieux conte,
114 LES CONTEMPORAINS,
qui a secouait des pierreries» ,je me débats sur la rive,
tout ruisselant et aveuglé de métaphores, le bruit des
rythmes bourdonnant dans mes oreilles comme
celui des grandes eaux; et, dompté par un dieu, je
reconnais et j'adore la toute-puissance de son verbe.
Ai-je jamais dit autrechose ? Des gensont voulu me
persuader, Tan dernier (1) , que je lui avais manqué
de respect. Pourquoi? Pour avoir dit que, si nul
poêle ne parlait plus haut à mon imagination, deux
ou trois autres disaient peut-êlre des choses plus
rares à ma pensée et à mon cœur. A cause de cela,
plusieurs m'ont trailé de pygmée, ce qui est fort
juste, — mais aussi de cuistre, de zoïle et même de
batracien, ce qui est bien sévère. J'avoue que là-
dessus, je ne les ai pas crus. J'appartiens à la géné-
ration qui a le plus aimé Victor Ilugo. Je Tai profon-
dément et religieusement admiré dans mon adoles-
cence et ma première jeunesse. Pendant dix ans je
l'ai lu tous les jours, et je lui garde une reconnais-
sance infinie des joies qu'il m'a données. J'ajoute que
c'est peut-êlre pendant ces dix années-là que j'ai eu
raison. Mais nos âmes vont se modifiant, et, par
suite, l'idée que nous nous formons des grands écri-
vains et des grands artistes et l'émotion qu'ils nous
donnent ne sont point les mêmes aux diverses épo-
ques de notre vie : faut-il rappeler une vérité si sim-
ple ? Tout ce que je puis vous dire aujourd'hui, c'est
dune l'impression que me laisse, aujourd'hui même,
(1) Voir l'article suivant.
VICTOR HUGO. lis
la lecture de Toute la Lyre, non celle que j'ai reçue,
voilà quinze ans, de la Légende des siècles.
— Encore de la critique personnelle I me dit une
voix que je respecte. — Ilél vous en parlez à votre
aise I Plût au ciel que j'en puisse faire d'autre ii
sortir de moi!
Laissez-moi donc vous {Sarler librement et res-
pectueusement du dernier livre lyrique de Victor
Hugo. Librement? Ai-je donc tant besoin de m^ex-
cuser ? Et l'espèce d'éblouissement qui m'est resté
dans les yenx après cette lecture n'est-elle pas le
meilleur hommage, étant le plus involontaire, que je
puisse rendre au plus puissant assembleur de mots
qui ait sans doute paru depuis que l'univers existe,
depuis qu'il y a des yeux pour voir les objets maté-
riels, des intelligences pour concevoir des idées, des
imaginations pour découvrir les rapports cachés
entre tout ce visible et tout cet invisible, et des
signes écrits dontles combinaisons peuvent exprimer
ces rapports ?
Aiubije suis tranquille, et c'est en toute sécurité
que je vous confierai mes impressions successives.
Après le bienheureux ahurissement dont je vous ai
parlé, je me recueille et je cherche à me reprendre.
Qu'ai-je donc lu, en somme ? Que me reste-t-il
dans l'esprit, une fois ces grandes vibrations éteintes ?
Yoici. Le poète nous explique en cinq ou six cents
vers que la Révolution ne pouvait se faire que par
l'échafaud, mais que, maintenant qu'elle est faite,
116 LES CONTtMPORAi:;S.
il ne faut plus verser de sanf,^ — Il croit au progrès,
à la future fraternité des hommes. — Il maudit les
rois et les empereurs. — Cela ne i'empôche pas de
dire ensuite à Dieu : « Seigneur, expliquons-nous
tous deux », et de lui demander pourquoi « il laisse
mourir Rome », c'est-à-dire la civilisation latine, et
grandir « l'Amérique sans âme, ouvrière glacée ».
— Il gémit sur les émeutes de Lyon. — Il exhorte
le jeune Michel Ney à être digne du nom qu'il porte.
— Il flétrit Louis XV. — Il entend, dans la nuit, les
esprits du mal encourager les panthères, les serpents,
les plantes vénéneuses, les prêtres et les rois. — Il
nous ouvre un mausolée royal et nous montre la
poignée de cendre qu'il contient. — Il fait tous ses
compliments à M"' Louise Michel pour sa conduite
après la Commune...
Puis, viennent des paysages. Ils sont fort beaux.
Cette idée y revient sans cesse, que la « création sait
le grand secret ». (Elle le garde joliment!) Un
autre refrain, c'est que la nuit représente les puis-
sances malfaisantes, l'ignorance, le mal, le passé,
mais que l'aurore figure la délivrance des esprits,
l'avenir, le progrès...
La troisième partie se pourrait résumer ainsi ; —
L'enfant est un mystère rassurant. — La femme est
une énigme inquiétante. — Soyons bons. — Evitons
même les petites fautes. — Dieu est grand. Nos
batailles font à son oreille le même bruit qu'un mou-
cheron. — La nature est mystérieuse. — C'est l'om-
VICTOR HUGO. in
bre qui a fait les dieux. — Les prêtres sont horri-
bles. — L'âme est immortelle : nous retrouverons
nos morts. — Le monde est mauvais : tout est nuit
et souffrance. Le monde est bon. Ténèbres, je ne
vous crois pas. Je crois à vous, ô Dieu ! Ombre I
Lumière !
Il est beaucoup question de littérature dans la
quatrième partie. Et voiciles pensées qu'on y trouve:
— Les poètes primitifs aimaient la nature, et elle leur
parlait. — J"ai fait de la critique quand j'étais en-
fant, mais j'ai reconnu l'absurdité de cette occupa-
tion. — La tragédie classique sent le renfermé. De
l'air ! de l'air 1 — Le bon goût est une grille. Le
critique est un eunuque, etc. — Shakespeare est
sublime. — Brumoy est un âne. — Le rire est une
mitraille. — Laharpe, Lebatteux, Patouillet, Rapin,
Eouhours, etc., sont des ânes et des pourceaux. —
La nature fut la nourrice d'Homère et d'Hésiode. ~
Tous les grands hommes et les penseurs sont insul-
tés, Mazzini par Thiers, Washington par Pitt, Juve'-
nai par Nisard, Shakespeare par Planche, Homère
par Zoïle, etc — Les poètes sont les guides du
genre humain. — Les sommets sont dangereux ; on
y a le vertige. — Les grands hommes sont malheu-
reux, parce qu'ils sont les enclumes sur lesquelles
Dieu forge une âme nouvelle à l'humanité.
Voilà le premier volume.
Le second... Me croirez-vous si je vous dis que
c'est la même chose, et que chacune des a sept cor-
118 LES CONTEMPORAINS.
des de la lyre » rend sensiblement le même son . —
Gela commence, toutefois, par une série de pièces
moins impersonnelles, où le poète nous dit sa vie, se
raconte plus familièrement, se confie à ses amis. —
Tu me dis que j'ai changé, écrit-il à l'un d'eux.
Non, je n'ai pas changé ; je veux toujours le peuple
grand et les hommes libres, et je rêve un avenir
meilleur pour la femme. Si'ulement je suis plus
triste. — Lorsque j'étais enfant, la France était
grande. — A une religieuse: Priez! ne vous gênez
pas, je comprends tout. — A un enfant: Aime bien
ta mère et souliens-la. — J'ai beaucoup soutTert, j'ai
été proscrit et fugitif, mais j'avais la conscience
tranquille. — « A deux ennemis amis » : Réconci-
liez-vous. Vous êtes trop grands l'un et l'autre pour
vous haïr. — Sur la mort de M"" de Girardin: Elle
s'en est allée... La foule ne comprend pas les gran-
des âmes... Je voudrais m'en aller aussi. Je rêve
aux morts; je les vois. — Je méprise la haine et la
calomnie. — Idem. — Je travaille: le travail est
bon. — Je suis las ; mais quelqu'un dans la nuit me
dit : Ta ! — Je rentrerai, comme Voltaire, dans mon
grand Paris.
Puis, ce sont des pièces d'amour. J'en mets à pari
trois ou quatre, qui sont exquises. Les autres sont
absolument semblables aux Chansotis des rues et des
bois.
Puis, une suite de fantaisies. Quelques jeux de
rimes. De courtes scènes dialoguées dont le fond se
VICTOR HUGO. 119
réduit à ceci • que la femme est fragile, qu'elle est
contredisante, qu'elle est capricieuse, qu'elle aime
les soldais, qu'elle aime les mauvais sujets. Enfin,
quelques chansons, qui ne sont pas toutes les meil-
leuies que Victor Hugo ait écrites.
Tout cela fait sept cordes (à la vérité, il serait
difficile de les nommer avec précision ; il semble
pourtant que les sept livres que nous venons de par-
courir pourraient s'intituler: Humanité, Nature,
Philosophie, Art, Foyer, Amour, Fantaisie). Mais, le
poète ayant écrit :
.„ Et j'ajoute à ma ïjre une corde d'airain,
il y a un huitième livre, tout de colère et d'indigna-
tion, dont voici à peu près le canevas : Rois, je ne
suis qu'un passant, mais je vous dis que vous êtes
infâmes. — Il ne fallait point détruire la Colonne
parce que, ce qu'elle glorifiait en réalité, ce n'était
point le despotisme, mais la gloire d'un peuple et
la Révolution délivrant l'Europe. — Je flétris pareil-
lement ceux qui ont tué les otages, et ceux qui ont
massacré les soldats de la Commune. — Un tout
petit roi m'a chassé de Belgique : je ne daigne pas
m'en apercevoir. — Nous sommes vaincus, mais
j'attends la revanche ; la France vaincra, parce
qu'elle est Lumière. — Après la libération du terri-
toire : Je ne me trouve pas délivré ; je ne le serai que
lorsque nous aurons repris Metz et Strasbourg. —
120 LLS CONTEMPORAINS.
Aux historiens : Ne cherchez pas à expHquer les
traîtres ; on croirait que vous les excusez. — Vous
n'arrêterez pas la De'mocratie montante. — Toutes les
fois qu'un crime se préparera contre le peuple, ma
conscience rugira...
En deux mots, maintenant : a Tout est obscur.
Tout est clair. La nature rêve et voit Dieu. Haine
au passé. Les rois et les prêtres sont infâmes. Le
j)euple est sublime. 0 l'enfant ! 0 la femme ! Par-
donnons, aimons. Les poètes sont des mages. Toinon,
c'est Callirhoé. » Vous n'extrairez rien de plus de
Toute la Lyre, — et pas grand'chose de plus des
(juinze volumes de vers lyriques de l'immense
poète.
— Eh bien ! me direz-vous, ne sont-ce pas là de
beaux thèmes? Y a-t-il plus de pensée, puisqu'il
vous en faut, chez Lamartine ou Musset ? Et quelle
idée vous failes-vous donc de la poésie ?
— Oui, je sais que la poésie n'est que sentiment,
couleur et musique, et qu'elle n'a presque pas be-
soin de pensée. J'en connais qui semble faite de rien,
et qui me rempHt tout entier. Mais que puis-je contre
une impression répétée et persistante? Non, le bruit
énorme, les cymbales retentissantes des vers innom-
brables de Victor Hugo ne si mt point pâture d'âme,
— pas assez pour moi du moins. Je dirais volontiers
de ses vers : « Ils sont trop ! Ils m'empêchent de
sentir sa poésie »... La demi-douzaine d'idées et de
sentiments que j'énumérais tout à l'heure, songez
VICTOR HUGO, 121
qu'il les a développés en cinquante ou soixante
mille vers. II y a tel de ces lieux communs qu'il a
repris une centaine de fois. Cette idée, qu'on aime
partout de la même façon, et qu'Amaryllis et Margot,
c'est kifkif, lui a inspiré les quatre ou cinq mille
vers octosyllabiques des Chansons des rues et des bois.
Cette autre idée, que tout finira par une embrassade
de tous les hommes en Dieu, ne lui a guère moins
suggéré d'alexandrins. Il nous a certainement confié
plusieurs milliers de fuis que le poète est un pro-
phète et un voyant. II n'y a pas une seule pièce dans
Toute la Lyre, qui ne rappelle des pages, je ne dis
pas analogues, mais parfaitement semblables, de
chacun des recueils précédents. Voici un jeu que je
propose aux rares honnêtes gens qui ont vraiment
lu les poètes contemporains. Quelqu'un nous citerait
au hasard des vers ou même des couplets de Victor
Hugo et nous demanderait d'où ils sont tirés. Nous
devinerions peut-être que ces vers sont antérieurs
ou postérieurs à 1840; mais, neuf fois sur dix, nous
ne saurions à quel volume les rapporter. Or, si l'on
jouait au même jeu avec Lamartine et Musset ^que
j'ai beaucoup moins lus, les aimant depuis moins
longtemps), je me ferais fort de gagner presque è
tout coup. Ne m'accusez point de puérilité. Ce détour
chinois m'est une façon de constater une chose
étrange. Nul n'a fait des vers plus précis de contours
que l'auteur de la Légende et des Contemplations, —
et nul n'en a fait, si je puis dire, de plus indiscer-
122 LES CONTEMPORAINS.
nables, de plus aisés à substituer les uns aux autres.
Cela est à la fois stupéliant de richesse et prodi-
gieux d'indigence.
Et puis, je l'ai tant lu jadis, je me suis si bien pé-
nétré de ses habitudes de style, de ses images ordi-
naires, de son vocabulaire, de son rytlime, de ses
rimes, de ses manies, que, lisant un nouveau vo-
lume de lui, il m'a semblé que je le relisais. Tous ces
vers inconnus, je les reconnaissais à mesure. Pour
un peu, j'aurais cru que, par un phénomène mys-
térieux, c'était moi qui les faisais, et que je paro-
diais l'auteur de l''Ane. Celte illusion vous paraîtra
moins gasconne si vous songez que nul poète, en
effet, n'a été ni plus souvent, ni plus aisément, ni
plus parfaitement parodié. M. Albert Sorel a fait
des suites de vers considérables qui pourraient, à
la rigueur , être de Victor Hugo , et où , seule,
quelque bizarrerie trop forte, ou mieux, quelque
taiblesse de rime et quelque essoufflement laissent
deviner le jeu sacrilège. Et, d'autre part, je me
souviens d'avoir perdu des sommes en pariant, après
un peu d'hésitation, que des vers de la Légende,
qu'on m'avait cités, étaient de M. Sorel. (Les voici,
ces vers ; ils décrivent la salle à manger d'Evirad-
nus :
Cette salle à manger de titans est si hante.
Qu'en égarant, de poutre en poutre, son regard
Aux étages confus de ce plafond liagard.
On est presque étonné de n'y pas voir d'étoiles.^
VICTOR HUGO. 123
Et cela ne prouve pas prôcisément que les bons
lettrés qui se livrent à ces exercices aient le génie
de Victor Hugo. Il est même certain que ce qu'il
peut y avoir de beauté dans leurs parodies (et il
s'en trouve quelquefois) appartient de droit au grand
poète parodié. Mais cela prouve au moins qu'il y a
dans la poésie de l'auteur des Quatre Vents de Vesprit
une énorme part de fabrication quasi mécanique et
automatique, quelque chose où ni le cœur, ni la
pensée ne sont intéressés. Et c'est pourquoi j'ai pu
lire, avec une admiration stupéfaite, il est vrai, et
dans une sorte d'ivresse physii]ue, mais sans une
minute d'émotion, de douceur intérieure, et sans le
moindre désir de larmes, les dix mille vers de Toute
li Lyre. J'assistais à cette poésie, si je puis dire; j'étais
même parfois bousculé par elle; mais elle n'entrait
pas en moi.
Peut-être comprendrez-vous, maintenant ma ten-
dresse pour Lamartine et Musset, ces médiocres
ouvriers qu'on ne parodie point, que personne n'a
jamais eu l'idée de parodier. Ce n'est pas qu'ils aient
mis dans leurs vers ce que la poésie proprement
dite ne comporte point : l'analyse aiguë de Sten-
dhal, par exemple, ou l'ironie nuancée de Renan.
Et ce n'est pas non plus qu'ils aient évité les redites.
Mais, d'abord, je trouve, à tortou à raison, plus de
substance dans leur œuvre, plus de rêve et aussi de
pensée chez l'un et, à coup sûr, plus de passion chez
l'autre. Je les sens absolumicnl sincères, et que leur
124 LES CONTEMPORAINS.
poésie s'écoule d'eux involontairement. Et surtout
il me semble toujours que, ce qu'ils expriment, je
pourrais l'éprouver, que c'est mon âme à moi, qui
parle dans leurs vers, et qu'elle chante, par eux, ce
qu'elle n'aurait su dire toute seule. Ces poètes, qui
ont un don que je n'ai pas, sont après tout des gens
comme moi, de ma socie'lé et de mon temps, avec
qui il m'eût été possible de converser...
L'âme de Hugo (et c'est tant pis pour moi) est par
trop étrangère à la mienne. Il y a dans son œuvre
trop d'altitudes, trop de sentiments, trop de façons
de voir le monde et l'histoire que j'ai peine à com-
[)rendre et qui même répugnent à mes plus chères
habitudes d'esprit. Les milliers de vers où il dit :
« Moi, le penseur >, où il se qualifie de mage effaré,
où il se compare aux lions et aux aigles, où il menace
Tombre, la nuit et le mystère de je ne sais quelle
effraction, sont insupportables aux hommes mo-
destes, et à ceux qui essayent vraiment de penser.
Quand il annonce avec fracas qu'il presse du genou
la poitrine du sphinx et qu'il lui a arraché son
secret, je me dis : * Il est bien heureux! » et quand
je vois que ce qu'il a découvert, au bout du compte,
c'est le manichéisme le plus naïf, ou l'optimisme le
plus simplet, je me dis : « Que d'embarras! » Je sens
là-dedans un air d'insincérilé. Un bourgeois d'au-
jourd'ui qui vaticine constamment à la façon d'Isaïe
et d'Kzéchiel, comme s'il vivait dans le désert,
comme s'il mangeait des sauterelles et comme s'il
VICTOR HUGO. 1£3
cuvait réellement des entretiens avec Dieu sur la
montagne, me paraît quelque chose d'aussi sau-
grenu et d'aussi faux qu'un bourgeois du dix-sep-
tième siècle imitant le délire de Pindare. Cela me
fâche un peu que, ayant vécu dans le siècle qui a le
mieux compris l'histoire, ce poète n'en ait vu que I,e
décor et le bric-à-brac, et que les Papes et les rois
lui apparaissent tous comme des porcs ou comme
des tigres. Il a des enthousiasmes et des mépris qui
m'offensent également. Un homme pour qui Robes-
pierre, Saint-Just et même Hébert et Marat sont des
géants, pour qui Bossuet et de Maistre sont des mons-
tres odieux, et pour qui Nisard et Mérimée sont des
imbéciles — ; cet homme-là peut avoir du génie :
soyez sûrs qu'il n^a que ça. Son inintelligence des
âmes, de la vie humaine et de ses complexités est
incroyable. Ses énumérations des grands hommes,
des mages, des porte-flambeaux, sont de merveil-
leux coq-à-l'âne, des chefs-d'œuvre de bouffonnerie
inconsciente. C'est Homais à Pathmos. . . De vieux
bergers à barbes de fleuves qui conversent avec
Dieu; des rois qui sont des brigands; des brigands
qui sont des héros; des courtisanes qui sont des
saintes; des prêtres affreux : des petits enfants qui
savent le grand secret et des golons qui l'expliquent
couramment rien qu'en montrant leurs jambes; Thu-
manité mise en antithèses, pareille à un immense
guignol apocalyptique ; l'histoire, coupée en deux,
net, par la Révolution; l'ombre avant, la lumière
126 LES CONTEMPORAINS.
après... telle est sa vision des choses. Elle est d'une
surprenante simplicité. Aucune des doctrines qui
ont presque renouvelé cette vision en nous ne semble
être arrivée jusqu'à lui. Il ne les a ni pressenties ni
connues. Quand il rencontre Darwin, il le raille du
même ton qu'aurait fait Louis Veuillot. Il n'est plus
de ce temps, sans être, comme Homère, Virgile ou
Racine, de tous les temps. C'est un vieux sans être
un ancien. Il est loin de nous, très loin...
— Oui, tout cela peut être vrai. Mais
n
« Mais ça n'est pas vrai, m'écrit un de mes amis.
Tu as le droit de dire de Hugo encore plus de mal
que tu n'en as dit, mais seulement à propos de ses
œuvres. Ce qu'on vient d'éditer, ce sont des reliefs,
des rognures, — ou des rinçures, si tu préfères cette
métaphore. Les héritiers, — par piété évidemment, —
font flèche de tout bois et même de tous copeaux. Ils
publient tous les brouillons, même ceux du panier. Mon
impression, à moi, qui ai lu tout Victor Hugo comme
toi, et assez récemment, c'est que Toute la Lyre est
une collection d'épreuves ratées ; sauf trois ou quatre
exceptions, guère plus, chaque pièce me rappelle un
équivalent, un t original » supérieur. Chaque théorie
a déjà été exprimée avec plus de puissance et de
développement.. Ce qu'on nous donne aujourd'hui,
VICTOR HUGO. i21
c'est de la parodie de Hugo, non par Sorel, mais
par Hugo. C'est comme les charges, qui sont au
Louvre, du rapin Michel-Ange... »
Je répondrai alors qu'il est singulièrement malaisé
de distinguer Hugo parodiste de Hugo sérieux, celui
qui s'amuse de celui qui ne s'amuse pas ; et que,
souvent quand il ne s'amuse pas, il nous amuse trop;
et quand il s'amuse, il ne nous amuse pas assez...
Le culte de mon ami pour Hugo le rend tout à fait
injuste à l'endroit des honnêtes gens à qui le grand
poète a légué sa malle. Toutes ces « rognures », ils
ont mission de les publier. Et, quand même ils n'y
seraient pas obligés par la volonté du défunt, com-
ment oseraient-ils décider que ce sont en effet des
rognures? Hugo ne le pensait point : il avait annoncé
lui-même, sept ou huit ans avant sa mort, la publi-
cation de Toute la Lyre. Et il me paraît bien, à moi,
que ce dernier recueil n'est pas plus un assemblage
d' « épreuves ratées » que la seconde Légende des
siècles, le Pape, l'Ane, Religions et Religion, Pitié su-
prême, le Théâtre en liberté ou la Fin de Sataîi.
La vérité, c'est que c'est toujours la même chose ;
et voilà précisément ce que j'ai voulu dire. Les
Chants du crépuscule étaient la même chose que les
Voix intérieures qui étaient la même chose que les
Feuilles d'automne; la seconde L'^gende était la même
chose que la première-, les Quatre vents de Vespril re-
prenaient tous les thèmes des Contemplations, etc. Et,
à mon avis, dans cette interminable série de farou-
128 LCS CONTEMPORAINS.
ches redites, la puissance du verbe reste égale, si
même elle ne va croissant. La pièce qui ouvre Toute
la Lyre, et qui en rappelle quinze ou vingt autres,
est peut-être la plus magistrale et la plus complHe
que Hugo ait écrite sur la Révolution. Quelque- uns
des paysages qui viennent ensuite sont de purs chefs-
d'œuvre. Il y a aussi deux ou trois poésies d'amour
qui égalent les plus belles des Contemplations. Il
m'est impossible devoir en quoi V Idylle de Floriane
est inférieure à n'importe quel morceau des Chaînons
('es rues et des bois, ni en quoi la dernière partie, la
Corde d'airain, diffère de Y Année terrible. Des « co-
peaux », cela ? Mon ami est impertinent. Ce sont du
moins, dirait le poète, les copeaux de la massue
d'Hercule. Non, non, quand les éditeurs nous an-
noncent Toute la Lyre, ne lisez pas : Tout le tiroir !
Mon ami avait raison de dire que, s'il me plaisait de
mal parler de Hugo, je devais prendre son œuvre
entière. Mais c'est bien ce que j'ai fait, tout en ayant
Tair de ne viser que son dernier volume ; et je n'au-
rais pu faire autrement quand je l'eusse voulu.
— Pourtant, répondrez-vous, il faut distinguer
dans l'œuvre de Hugo. Elle n'est point partout si
exactement semblable à elle-même. Il y a encore
de braves gens qui disent : « Oh ! Moïse sur le Nil !
Oh ! le Chant de fête de Néron!... Mais, Monsieur, ne
trouvez-vous pas qu'il y ait déjà du mauvais goût
dans les Orientales ? » Et d'autres, au contraire : « Il
est certain qu'il y eut d'abord chez Hugo, de l'Ecou-
VICTOR HUGO. 129
chard-Lebrun, du Millevoye et du Soumet. Mais le
symphoniste des Contemplations! mais le poète épique
delà Légendel '^VaLuire jour encore M. Sarcey écrivait,
dans sa causerie d\i Parti National : « Victor Hugo a
plusieurs manières; il s'est renouvelé lui-même
qqalre ou cinq fois. » Quatre ou cinq fois 1 Je vou-
drais bien que M. Sarcey me les indiquât avec préci-
sion. Je crois que, à bien le prendre, Hugo n'a
jamais eu qu'une manière. La preuve, c'est que Toute
la Lyre se compose de pièces écrites par le poète aux
diverses époques de sa vie, et que cependant l'unité
d'impression est parfaite, va presque jusqu'à l'en-
nui. On peut sans doute distinguer le Hugo d'avant
les Contemplations et celui d'après, mais c'est tout;
et si vous clierchez à saisir ses « manières » succes-
sives, vous trouverez que ce sont justement celles
que le dictionnaire Douillet signale chez je ne sais
quel grand peintre : a Première manière : il se cher-
che , deuxième manière . il s'est trouvé ; troisième
manière : il se dépasse. » Ainsi, la poésie de Hugo
s'enrichit d'un vocabulaire de plus en plus vaste, se
fait un bestiarium de mots et d'images toujours plus
fourmillant, plus rugissant et plus fauve. Mais sa
puissance d'expression n'offre, d'un volume à
l'autre, que des différences de degré, non d'espèce.
Cette puissance, le poète l'a sans doute appliquée,
dans le cours de sa vie, à des sujets différents et
même à des idées contraires. Mais ces idées et ces
sujets, il semble toujours les recevoir du dehors.
130 LES CONTEMPORAINS.
C'est après les pof'mes de "Vigny et même après la
Chute d'un Ange qu'il conçoit la Légende des Siècles.
C'est après Gautier et Banville qu'il se fait, à l'occa-
sion, néo-gr^c. C'est après que Michelet, George
Sand et d'autres ont écrit, qu'il lui vient une si
grande |)itié pour les misérables et les opprimés, et
le culte de la Révolution, et la haine des rois, et
l'humanilairerie mystique, et la charité à bras ou-
verts, et quelquefois à bras tendus et à poings
fermés... Ce serait être dupe que de tenter l'histoire
des idées de Victor Hugo, car, comme il n'est qu'un
écho, elles se succèdent en lui, mais ne s'engendrent
point l'une l'autre. C'est une cloche retentissante,
dont les plus grandes, ou, pour mieux dire, les plus
grosses idées de la première moitié de ce siècle sont
venues tour à tour tirer la corde...
Si donc on veut définir le génie de Hugo par
ce qui lui est essentiel, je crois qu'il convient
d'écarter ses idées et sa philosophie. Car elles ne
lui appartiennent pas ou ne lui appartiennent
que par l'outrance , l'énormité , la redondance
prodigieuse de la traduction qu'il en a donnée ;
et il ne les a adoptées d'ailleurs que parce qu'elles
prêtaient à celte énormité et à cette outrance d'ex-
pression. C'est l'ouvrier des mots, l'homme de style,
qui commande chez lui à l'homme de pensée et de
sentiment. Analyser et décrire sa poétique et sa
rhétorique, c'est définir Hugo tout entier, — ou
presque.
VICTOR HUGO. 131
Et ainsi je reviens par un détour à la phrase que
j'avais eu le chagrin ne laisser inachevée : « Oui,
tout ce que j'ai dit est vrai, mais... » Mais, avec tout
cela, Victor Hugo est unique, il est dieu. On peut
affîrnier, je crois, que nul pople, ni dans les temps
anciens, ni dans les temps modernes, n'a eu à ce
degré, avec cette abondance, cette force, cette pré-
cision, cet éclat, cette grandeur, l'imagination de la
forme. La qualité de son esprit ne m'éblouit ni ne
me charme, hélas ! ou même m'incite à me réfugier
dans la pensée délicate ou dans le tendre cœur des
pointes qui me sont chers : mais son verbe m'écrase.
(t Une âme violente et grossière », comme Ta ap-
pelée Louis Veuillot, soit ; mais une bouche divine...
Et, ici, ce m'est un grand bonheur que d'autres,
plus habiles que moi, M. Renouvier, M. Ernest
Dupuy et surtout M. Emile Faguet, aient décrit et
loué les procédés du style et de la versification de
Victor Hugo : ne pouvant faire aussi bien qu'eux, je
vous renvoie avec joie à leurs études (1). Je me con-
tenterai de choisir dans Toute la Lyre, pour votre plus
noble divertissement, quelques exemples de ce don
d'amplification élourdissame et vertigineuse. Vous
y verrez qu'aucun homme n'a jamais su développer
une seule idée par un si grand nombre de comparai-
(1) Etudes littéraires sur le xixe siècle, par Emile Fagwt,
nn vol. in-18 jésus, 5" édit. (Lecène et Oudin. éditeurs). —
Victor Hugo, l'homme et le poète, par Ernest Dupuy, un vol.
in-18 Jésus, 2» édit. (Lecène et Oudin, éditeurs).
132 LES CONTEMPORAINS.
sons et de métaphores, ni si justes, ni si brillantes,
ni si rares, ni, en général, si claires, et n'a su en-
chaîner ces images dans des périodes qui eussent
tant de mouvement, ni un mouvement si large, si
emporté, si continu, — ni qui emplissent l'oreille de
rythmes plus sensibles, d'une musique plus drue et
plus sonore. Je sais bien que le pauvre Hugo n'a que
cela. Mais ce rien, dans la mesure où je l'ai dit, per-
sonne ne l'a jamais eu. Ne le plaignons donc pas trop.
Venons au détail. Il s'agit, à un endroit du poème
intitulé VEchafaud, d'exprimer cette idée (vraie ou
fausse, il n'importe ici) que Marat a été à la fois bon
et mauvais, féroce et bienfaisant. Voici le début :
Entendez-vous Marat qui hurle dans sa cave ?
Sa morsure aux tyrans s'en va baiser l'esclave.
Or, cette idée, Hugo l'exprime dans un couplet de
quarante-et un vers, par trente-cinq images diffé-
rentes, toutes belles, toutes souverainement expres-
sives. J'en prends une poignée, au hasard :
. »' Il écrit ;
Le vent d'orage emporte et sème son esprit,
Une feuille, de fange et d'amour inondée...
Il dénonce, il délivre ; il console, il maudit ;
Delà liberté sainte il est l'âpre bandit.
Il est le misérable; il est le formidable ;
Il est l'auguste infâme ; il est le nain géant ;
Il égorge, massacre, extermine en créant ;
Un j)auvre en deuil l'émeut, un roi saignant le charme ;
Sa fureur aime ; il verse une ellroyable larme.
VICTOR HUGO. 133
Et après tout ceci, qui n'est qu'un jeu d'antithèses,
e'clale un vers qui est enfin autre chose qu'un cli-
quetis de mots, un vers ému et tragique — (comme
si le poète, à force de remuer les vocables, d'e'puiser
toutes les façons de traduire une pensée, devait
nécessairement trouver, à un moment, l'expression
la plus forte et la plus émouvante, et comme si sa
prodi,^;ieuse invention verbale devait fatalement ren-
contrer la profondeur) :
Comme il pleure avec rage au secours des souCiants !
Lisez cette page (en vous souvenant qu'il en a
écrit des milliers de semblables), vous en demeu-
rei'eZjje l'espère, stupides comme moi. Car, sans
doute, si nous avions senti le besoin d'apprendre au
monde que Marat fut fait de charité et de cruauté,
nous aurions pu, en prenant notre temps, trouver
cinq ou six images pour le dire; mais lui ! ses trente-
cinq images se dressent presque en même temps dans
sa pensée : elles sautent d'elles-mêmes sur les mots
qu'il leur faut, sur les mots dont son cerveau est
l'ample ménagerie, et les chevauchent éperdument ;
et c'est un flot rapide et intarissable, un torrent au-
quel rien ne résiste...
Et les trente-cinq images sur Marat ne lui suffisent
pas. Après que la dernière a pris sa course, il lui en
vient encore une douzaine à propos des bons cama-
rades de Marat ; et il les lâche pour se soulager. Seu-
LE3 CO.NTEilP. IV. 4**
134 LES CONTEMPORAINS,
lement (et c'est la rançon du don monstrueux que la
nature injuste a mis en lui) il finit par appeler ses
amis les montagnards:
Tigres compatissants! Formidables agneaux!
Et ce qui me console de n'avoir pu trouver les
autres images, c'est qu'assurément je n'aurais pas
ramassé celle-là !...
Je ne puis me tenir de vous apporter encore un
exemple. C'est dans le « Chœur des racoleurs » qui
vont embauchant les Cuquins le long du quai de la
Ferraille :
Les belles ont le goût des héros...
Voilà le thème. Je ne crois pas me hasarder
beaucoup en disant que c'est un lieu commun. Et
voici le développement; il est proprement fantas-
tique:
Les belles ont le goût des héros, et lemiiffle
H.içrard d'un scélérat superbe sous le buffle
Fait bailler tendrement l'hiatus des fichus;
Qnand |)a?îse un tourbillon de drôles moustachus
Hurlant, criant, affreux, éclatants, orgiaques,
Un doux soupir émeut les seins élégiaques.
Quels beaux lioiiimesl housard ou pandour, le sabreur
EfïrovaMe, traînant après lui tant d'horreur
Qu'il ferait reculer jusqu'à la sombre Hécate,
Charme la plus timide et la plus délicate.
B pse qui ne voudrait toucher qu'avec son gant
Un honnête homme, prend la griffe d'un brigand
VICTOR HUGO. 135
Et la baise. Telle est la femme. Elle décerne
Avec emportement son âme à la caserne :
Elle 2:arde aux bourgeois son petit air bougon.
Toujours la sensitive adora le dragon.
Sur ce, battez, tambours ! Ce qui plaît à la bouche
De la blonde aux doux yeux, c'est le baiser farouche ;
La femme se fait faire avec joie un enfant
Par l'homme qui tua, sinistre et triompiiant,
Et c'est la volupté de toutes ces colombes
D'ouTrir leurs lits à ceux qui font ouvrir les tombes.
Quelles rimes! quel rythme! quelle musique! quelle
couleur ! Devant ces effrénées cavalcades de mots,
tout pâlit, tout languit ; les plus prestigieux ouvriers
en style, les plus illustres que vous pourriez nommer,
s'évanouissent, — et ils le savent bien. C'est une
joie absolument pure que de lire de tels vers. Je suis
si tranquille sur le fond! Le fond., c'est quelque idée
fausse, incomplète, ou qui même me répugne; ou
bien, c'est quelque idée toute simple, même banale,
et que le poète laisse banale, comme Dieu l'a faite.
Dans les deux cas, la chose m'est indifférente. Et
alors je puis savourer uniquement, sans trouble ni
souci, la magnifique, triomphante et précise sura-
bondance de l'expression. Je ne sais, pour moi, rien
de plus amusant que les méditations de Hugo sur la
mort. Car, pour exprimer le néant et sa tristesse, il
moissonne à brassées les figures et les formes de la
vie. De même, et ne me croyez pas pour cela un
mauvais cœur, rien ne me réjouit comme ses listes
de tyrans ( on en ferait des volumes), et comme ses
136 LES CONTEMPORAINS.
énumcrations de crimes, de meurtres et d'atrocités.
C'est d'une prouesse de style et d'un pittoresque qui
font passer en moi de petits frissons de plaisir. Il a
des pages d'apocalypse qui sont de surprenantes
clowneries. Le relief des détails, la plasticité de
l'expression est telle que j'ai assez à faire d'admirer
ce perpétuel prodige. Yoici la fin d'une de ces
joyeuses énumérations :
Zeb plante une forêt de gibets àNicée ;
Christiern fait tous les jours arroser d'eau glacés
Des captifs enchaînés nus dans les souterrains ;
Galéas Visconti, les bras liés aux reins,
Râle, étreint par les nœuds de la corde que S/orce
Passe dans les œillets de sa veste de force ;
Cosiue, à l'heure où midi change en brasier le ciel,
Fait lécher par un bouc son père enduit de miel ;
Solinian met Tauris en feu pour se distraire ;
Alonze, furieux qu'on allaite son frère,
Coupe le bout des seins d'LJrraque avec ses dents ;
Vlad regarde mourir ses neveux prétendants.
Et rit de voir le pal leur sortir par la bouche ;
Borgia communie ; Abbas, maçon farouche,
Fait, avec de la brique et des hommes vivants,
D'épouvantables tours qui hurlent dans les vents...
etc.. car ça continue. Hugo est le monstre de la
parole écrite. Il résume et dépasse tous les grands
rhéteurs de culture latine qui ont excellé dans le
développement oratoire ou pittoresque. Imaginez je
ne sais quel taureau de Phalaris d'où sortirait, am-
plifiée, la voix de Lucain, de Juvénal, de Claudien,
— et aussi de d'Aubigné, de Malherbe, même de
VICTOR HUGO. 131
Corneille, de tous ceux enfin qui ont le mieux su le
verbe classique. Au delà de sa rhétorique, il n'y a
rien... On peut dire en un sens qu'il ferme un cycle.
Il est très grand. S'il ne l'est pas par la pensée, il y
a cependant en lui plus de substance que je n'ai
affecté d'en voir; seulement c'est, si je puis dire, son
imagination et sa rhétorique qui lui ont créé sa
pensée.
D'abord, et par la force des choses, il lui est arrivé,
aussi souvent qu'aux plus grands des classiques,
d'exprimer, selon la définition de Nisard, des idées
générales sous une forme souveraine et définitive
(laquelle d'ailleurs, quoique définitive, peut toujours
être renouvelée). Je n'ai pas à feuilleter longtemps
Toute la Lyre pour y rencontrer ces « vers dorés » :
Sers celui qui te sert, car il te vaut peut-être ;
Pense qu'il a son droit comme toi ton devoir ;
Ménage les petits, les faibles. Sois le muître
Que tu voudrais avoir.
Et ceux-ci, aux fils dont les pères ont été glorieux:
Soyez nobles, loyaux et vaillants entre tous ;
Car vos noms sont si grands qu'ils ne sont pas à vous.
Tout passant peut venir vous en demander compte.
Ils sont notre trésor dans nos moments déboute.
Dans nos abaissements et dans nos abandons :
C'est vous qui les portez, c'est nous qui les gardons.
Il est évident qu'il n'y a rien de mieux dans Juvé-
4***
138 LES CONTEMPORAINS.
nal ni dans Sénèque, ni même dans Corneille, Bos-
suet ou Molière ; et cela, chez Hugo, est continuel.
Autre chose encore. Il a été le roi des mots. Mais
les mots, après tant de siècles de littérature, sont
tout imprégnés de sentiments et de pensée : ils
devaient donc, par la vertu de leurs assemblages, le
forcera penseretàsentir. A cause de cela, ce songeur
gi peu philosophe a quelquefois des vers profonds; et
ce poète, de beaucoup plus d'imagination que de ten-
dresse, a des vers délicats et tendres. (Il y en a dans
Toute la Lyre; voyez Ce que dit celle gui na pas parlé.)
Puis, comme la moindre idée lui suggère une
image, et comme ensuite les images s'appellent et
s'enchaînent en lui avec une surnaturelle rapidité,
le sujet qu'il traite a beau être maigre et court dans
Bon fond, la forme dont il le revêt est un vaste en-
chantement. Ces correspondances qu'il saisit entre
les choses nous intéressent par elles-mêmes. La
figure entière du monde finit par tenir dans le déve-
loppement du moindre lieu commun. Cette poésie,
que ma pensée et mon cœur ont parfois trouvée in-
digente, finit donc par apparaître, à qui sait lire,
comme la plus opulente qui se puisse rêver.
Je voudrais ne pas trop répéter ce qu'on sait -, je
ne rappellerai donc pas que Hugo a peut-être été le
plus puissant et, à coup sûr, le plus débordé des
descriptifs. Il voyait les choses concrètes avec une
intensité extraordinare, mais toujours un peu en
rêve et jusqu'à les déformer... Par suite, il a eu,
VICTOR HLGO. 139
plus que personne, le don de l'expression plasiique.
Or, Tienne donne du relief à l'expression comme
les contrastes et les oppositions. Il a donc abusé de
l'antithèse et a fini par ne plus avoir, dans l'ordre
physique et dans l'ordre moral, que des visions an-
tithétiques. Mais justement les plus originales con-
ceptions du monde se réduisent à des antithès>'s (jne
l'on résout comme on peut. A preuve, les systèmes
de Kant, de Hegel, même de Spinoza... L'univers
n'est qu'antinomies. Et ainsi c'est de la mala'lie de
l'antithèse qu'est venu à Victor Hugo ce qu'il peut
y avoir de philosophie dans son œuvre ; et si, d'a-
venture, il mérite çà et là ce nom de a penseur »
auquel son ingénuité tenait tant, c'est à sa manie
d'opposer entre eux les mots qu'il le doit.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que Hugo ne pouvait être
l'incomparable ouvrier de style qu'il a été, sans être
par là même un fort grand poète. Et si son nom est
encore livré aux vaines disputes des hommes, s'il est
malaisé de déterminer l'étendue et les limites de son
génie, c'est peut-être que son cas ressemble assez à
celui de Ronsard ; c'est que son œuvre n'est pas
toute dans ses livres ; c'est qu'il a eu (non pas seul,
mais plus qu'aucun autre) la gloire de rajeunir l'i-
magination d'un siècle et de renouveler une langue,
et que, par conséquent, nous ne pouvons pas savoir
aujuste ce que nous lui devons...
POURQUOI LUI? (1)
L'autre jour, la Comédie-Française célébrait offi-
ciellement — quoique clandestinement (la presse
n'était point conviée) — l'anniversaire de la nais-
sance de Victor Hugo par une matinée gratuite où
elle représentait Ruy Blas, cette histoire saugrenue
d'un domestique amant d'une reine et grand homme
d'Etat.
(De bonne foi, ce ne sont pas les ouvriers ni les
petits bourgeois, ce sont les gens de maison du Fau-
bourg Saint-Germain et du quartier du parc Monceau
que l'on eût dû appeler à celte, cérémonie. Mais ce
n'est point de Ruy Blas que j'ai dessein de vous
parler.)
Ainsi, on a fait pour Victor Hugo ce qu'on ne fait
ni pour Corneille, ni pour Racine, ni pour MoHère.
Ceux-là, on célèbre sans doute leurs anniversaires
tant bien que mal, mais on ne va pas pour eux jus-
qu'à la représentation gratuite. Déjà Victor Hugo
était le seul de nos grands écrivains dont le cercueil
eût été exposé sous l'Arc de Triomphe, le seul qui
(1) Je rappelle au lecteur que cet article et le Buivant sont
des articles de polémique et qu'ils rendent surtout des impres-
sions d'un jour.
VlCTOIl HUGO. 111
eût été inhumé au Panthéon, le seul dont les œuvres
posthumes eussent eu les honneurs d'une récitation
publique à la Comédie-Française.
Tout cela veut dire qu'aux yeux de nos gouver-
nants Victor Hugo est à part dans notre littérature,
qu'il est le poète national, le grand, l'unique, enfin
qu' € il n'y a que lui. »
Eh bien ! ce n'est pas vrai, il n'y a pas que lui 1
C'est trop d'injustice, à la fin! Pourquoi ce traite-
ment spécial ? Pourquoi cette immortalité hors
classe ? A qui vont ces hommages exorbitants ? Est-
ce à l'auteur dramatique ? Est-ce à l'écrivain popu-
laire ? Est-ce au poète ? Est-ce au penseur ? Est-ce à
l'homme?
Ce ne peut être à l'auteur dramatique, Là-dessus,
presque tout le monde sera d'accord. Si miracu-
leusement versifié qu'il soit et quelque plaisir qu'il
nous donne à la lecture, ce n'est pas le théâtre de
Victor Hugo qui peut justifier ces honneurs extra-
ordinaires. Dès qu'on essaye de les « réaliser » sur
la scène, de donner un corps àces froides et éclatantes
chimères, les drames de Hugo sonnent si faux que
c'est une douleur de les entendre. Ou plutôt, tran-
chons le mot, ils ennuient le public, — et la foule
aussi bien que les lettrés. Nous l'avons bien vu quand
on a repris le Roi s'amuse et Marion Delorme. Il ne
142 LES CONTEMPORAINS.
manque qu'une chose à ces belles machines lyriques:
le frémissement de la vie, ce qui fait qu'on se croit
en présence de créatures de chair et de sang.
Comme auteur dramaliqne, c'est plutôt Musset qui
aurait droit à des célébrations d'anniversaires. Il ne
faut jurer de rien. On ne badine pas avec l'amour,
presque tout le théâtre de Musset nous intéresse et
nous touche autrement que Marie Tudor ou même
Hernani. 11 est facile de prévoir qu'avant la fin du
siècle les drames de Victor Hugo ne compteront dans
l'histoire du théâtre qu'à titre de documents.
C'est donc l'écrivain populaire qu'on célèbre par
des rites réservés et particulièrement solennels ? —
Oui, le peuple a lu quelque ipeu Notre-Dame de Paris,
et les Misérables, malgré les longueurs et le fatras.
Uàïsï Homme qui rit on Quatre-vingt-treize, croyez-
vous qu'il les ait lus ? Depuis le divorce consommé
au seizième siècle entre la multitude et les lettrés,
les grands écrivains n'ont été populaires chez nous
que rarement et par accident. Populaires, c'est-à-dire
réellement connus et aimés du peuple, Dumas père
et M. d'Ennery, — ou même M. Richebourg — le
sont beaucoup plus que Victor Hugo. Car ce qu'il y
a d'éminent chez l'auteur des Contemplations, ce sont
des qualités d'artiste, dont la foule ne saurait être
juge, et qui lui échappent.
VICTOR IlUr.O. 143
Mais sans doute — et bien que le peuple ne puisse
le comprendre entièrement — c'est au poète que
s'adressent ces hommages que nul autre écrivain n'a
jamais reçus. Et, certes, il n'est point déplus grand
poète que Victor Hugo. Mais enfin on peut croire
qu'il en est d'aussi grands ; et sa suprématie ne s'im-
pose point à tous les esprits avec la force irrésistible
de l'évidence. C'est affaire de sentiment et d'opinion,
matière au.x. disputes et aux jugements incertains des
hommes.
Ce qu'il a en propre, c'est une vision des choses
matérielles, intense jusqu'à l'hallucination ; c'est, à
un degré prodigieux, le don de l'expression, l'inven-
tion des images et des symboles ; c'est enfin l'art
d'assembler les sons, de conduire les rythmes, de
développer et d'enfler la période poétique jusqu'à
faire songer aux déploiements harmoniques et pres-
que à l'orchestration des symphonies et des so-
nates.
Mais Musset a des cris de passion égaux à tout —
et une tendresse, une grâce, un esprit, qui sont un
perpétuel ravissement. Et quant à Lamartine, rien
n'est plus beau que ses beaux vers, par la fluidité et
à la fois par la plénitude, par quelque chose d'invo-
lontaire et d'inspiré, par le large et libre essor, par
l'aisance souveraine et toute divine. Ce poète, qui est
144 LES C0:NTEMP0HAINS.
un médiocre ouvrier de rimes, a des strophes devant
qui tout pâlit, car c'est la poésie même.
La vérité, c'est que nous avons tous admiré éga
lement et tour à tour ces trois merveilleux poètes,
selon nos âges et selon les journées. Pour moi,
chacun d'eux me paraît, au moment où je le lis, le
plus grand des trois.
Et, s'il me fallait avouer, à mon corps défendant,
que Musset n'a peut-être pas la puissance des deux
autres, du moins je ne pourrais me prononcer entre
ces deux-là, et je me redirais les vers du poète
Charles de Pomairols, parlant de Lamartine :
Et son génie aisé, que la grâce accompagno.
N'a pas le rude élan de la haute monta^-ne
Assise pesamment sur ses lourds contreforts,
Miracle de matière, orgueilleuse géante,
Qui redresse les flancs de sa paroi béante.
Et tend au ciel lointain sa masse avec efforts
Plutôt son oeuvre douce où coulent tant de larmes
Fait songer à la mer triste, pleine de charmes,
Dont l'Esprit langoureux, fluide et palpitant,
Mollement étendu sur sa couche azurée,
S'unit de toutes parts à la voûte éthérée
Et berce tout le ciel sur ses flots en chantant.
Mais peut-être est-ce le penseur et l'inveDlenr
d'idées qui, chez Hugo, mérite un culte de « latrie o
otficielle ? Ses plus fervents admirateurs n'oseraient
VICTOR HUGO. 145
le soutenir. Il n'est pas plus philosophe que Mus-
set; il l'est moins que Lamartine.
Sa métaphysique est rudimenlaire. C'est une
sorte de maniche'isme panthéistique avec la croyance
au triomphe final du Bien. Entendez Ce que dit la
bouche d'Ombre. « La première faute fit le premier
poids et créa la matière. La matière, c'est le châti-
ment et l'instrument d'expiation. Le monde visible
n'est qu'un purgatoire aux innombrables degrés,
depuis le caillou jusqu'à l'homme et au delà. Le mé-
chant, après sa mort, descend et devient bête, plante
ou minéral, selon son crime. Le juste monte, va on
ne sait où, dans quelque planète. Mais, sur cette
échelle des élres, l'homme seul ne se souvient pas
du passé (pourquoi ?). De là son ignorance. Au con-
traire, les animaux, les plantes et les rochers se sou-
viennent de cequ'ils ont été et savent ce que l'homme
ne sait pas d'où leur aspect mystérieux. Mais les
expiations ne sont pas éternelles. Les coupables re-
montent peu à peu. A la fin, tous se retrouveront,
dégagés du poids, dans la lumière, en Dieu. »
Sa vision de l'histoire est de même sorte, som-
maire, anlicrilique, enfantine et grandiose. L'his-
toire, c'est la lutte des mendiants sublimes et des
vieillards décoratifs, à longues barbes, contre les
rois atroces et les prêtres hideux. La « légende des
siècles » devient ainsi, à force de simplification, une
façon de Guignol épique.
Ces conceptions peuvent être, à coup sûr, d'un
LES CONTEMP. IV. 5
146 LES CONTEMPORAINS,
grand poète : elles ne sont pas d'un homme puissant
etori^ànal par la pensée. Tous les progrès de l'in-
telligence humaine en ce siècle se sont accomplis par
d'autres que lui. Ils sont rares, ceux pour qui Victor
Hugo a été l'éducateur, le directeur de la vie intel-
lectuelle et morale. L'esprit de ce temps, c'est dans
Stendhal, Sainte-Beuve, Michelet, Taine et Renan
qu'il réside. Nous ne devons à Victor Hugo aucune
façon nouvelle de penser — ni de sentir. H a donné
à notre imagination d'incomparables fêtes ; mais
pour qui est-il l'ami, le confident, le consolateur, ce-
lui qu^on aime avec ce qu'on a de plus intime en soi,
celui à qui on demande le mot qui éclaire ou qui pé-
nètre ? Pour qui ses livres sont-ils vraiment des
livres de chevet, — si ce n'est pour quelques disci-
ples d'une génération antérieure à la nôtre ?
Chose singulière, les jeunes poètes se détournent
de cet Espagnol retentissant, de cette espèce de Lu-
cain énorme, et le respectent fort, mais l'aiment
peu. Interrogez-les : vous verrez que ceux qu'ils pré-
fèrent , c'est Baudelaire et Leconte de Lisle , el que
leur véritable aïeul ce n'est point Victor Hugo, c'est
Alfred de Vigny,
Eh ! direz-vous, que font au public ces partis pris
de cénacles et de chapelles ? H reste à Victor Hugo
d'avoir été, dans ce siècle démocratique, le prophète
VICTOR HUGO. • m
de la démocratie, l'avocat des humbles et des souf-
frants, l'apôtre de la fraternité. — Mais ici même, il
est évident qu'il n'est pas le seul, et il est con-
testable qu'il soit le plus grand. L'avouerai-je ? Je
trouve un sentiment de pitié et d'amour autrement
sincère et profond dans les livres de Michelet, et une
bonté autrement large et sereine dans les candides
romans socialistes de la bonne George Sand. Et,
pour ne parler que des poètes, quel plus grand cœur
que Lamartine ? Et qui, mieux que l'auteur de Joce-
îyn et delà. Marseillaise de la paix, a connu toutes
les belles illusions de la foi démocratique et l'ivresse
évangélique de l'amour des hommes?
*
• «
Enfin, la 'personne même de Victor Hugo avait-
elle une séduction, et sa vie a-t-elle eu une noblesse
et une grandeur à quoi rien ne résiste et qui, s'a-
joutant à son génie, lui assurent sans conteste la
place la plus élevée dans l'admiration de ses contem-
porains ?
11 fut un surprenant travailleur ; il eut des vertus
de citoyen et des qualités de bourgeois. Il souffrit
pour le droit ; et si l'exil eut pour lui des compensa-
tions qu'il n'eut pas pour un grand nombre de pau-
vres diables, il serait cependant injuste de mécon-
naître le mérite et la beauté de son sacrifice.
Mais, avec cela, ce que je sais de sa personne
143 LES CONTEMPORAINS,
m'attire peu. Il ne me paraît pas qu'il eût un très
grand caractère. Il y a chez lui des prudences et
des habiletés qui peuvent être légitimes, mais qui
ne commandent point l'admiration. Enfin, dans les
dernières années de sa vie, il poussait l'inconscience
du ridicule jusqu'à un excès qui affligeait les esprits
délicats.
Ah ! que j'aime mieux Lamartine, si brave, si fier,
si naturellement héroïque, si désintéressé, si géné-
reux, si fastueux, si imprudent ! Et comme la dou-
loureuse vieillesse du pauvre grand homme me de-
vient chère quand je songe à la vieillesse d'idole em-
baumée de son heureux rival ! — Et quant à Musset,
je sais bien tout ce qu'on peut dire contre lui ; mais
il a tant souffert! Cette souffrance est si évidente et
si vraie ! A ne regarder que les hommes, l'un me
paraît plus noble que Hugo, Tautre plus malheureux,
— et tous deux plus aimables.
Ainsi — et ce point réservé que nul poète ne fut
plus grand par l'imagination et par l'expression —
sous quelque aspect que nous considérions Victor
Hugo, nous lui voyons des égaux ou des supérieurs.
Comment donc expliquer les témoignages uniques
de vénération officielle dont il est l'objet ?
On ne le peut que par des raisons étrangères a la
littérature.
VICTOR HUGO. 149
Il eut la chance d'être exilé et l'esprit de faire ser-
vir son exil à sa gloire. Il eut la chance de survivre
à l'Empire, de revenir de l'exil et, à partir de ce
moment, d'être l'interprète des sentiments et des pas-
sions du Paris révolutionnaire. 11 eut aussi la chance
de vivre longtemps. Bref, il sut grossir sa gloire
de poète de la gloire spéciale d'un Raspail et d'un
Chevreul.
Mais il est immoral d'honorer les gens parce qu'ils
ont de la chance et qu'ils enterrent tout le monde. Il
est temps de ne tenir compte à Victor Hugo que de
ses œuvres, et par là de le remettre à son rang —
c'est-à-dire au premier rang. Rien de moins, mais
rien de plus.
ET LAMARTINE ?
J'ai eu, la semaine passe'e, une grande surprise :
on m'a affirmé que j'avais manqué de respect à
Victor Hugo.
Comment?
En déclarant que nul poète ne lui est supérieur
par l'imagination ni par l'expression. J'ajoutais, il
est vrai, qu'il est peut-être temps de ne lui tenir
compte que de son œuvre et de le remettre à son
rang, — qui est le premier.
Or, il paraît que ces propos sont injurieux. Je n'en
crois rien. C'est par piété pour la poésie que j'ai pu
sembler impie en parlant d'un grand poète. Je n'ai
pas réclamé contre Victor Hugo, mais pour Lamar-
tine et Musset — et aussi pour Balzac, pour Michelet,
pour George Sand.
Je dois dire que j'ai été secrètement récompensé
de ma piété parles remerciements de beaucoup de
bonnes âmes. Mais, tandis qu'elles me félicitaient tout
bas, j'étais accusé tout haut d'injustice et d'irrévé-
rence, et j'ai vu que plusieurs de mes confrères persis-
taient à revendiquer pour Victor Hugo a l'immorta-
lité hors classe », une immortalité d'un caractère
ofTicicl, sanctionnée parles pouvoirs publics.
LAMARTINE. 151
Leurs raisons ne m'ont pas persuadé. M. TIenry
de Lapommeraye m'accuse d' « attaquer furieuse-
ment le grand poète », ce qui n'est pas exact, et me
démontre que le théâtre de Victor Hugo vaut mieux
que je n'ai dit, ce qui n'infirme en rien mes con^»
clusions.
M, Aurélien Scholl, après s'être extasié sur le
Dernier jour d'un condamné, qu'il n'a certainement
pas relu pour la cir'^onstance, estime que Victor
Hugo a droit à des hommages sp'^ciaux pour avoir
écrit les Châtiments.
Voilà un bon sentiment, qui s'explique encore à
l'heure qu'il est, et qui s'expliquait surtout il y a
trente ans. Mais dans cinquante ans, je vous prie ?
Les Châtiments paraîtront toujours un fort beau livre,
mais non plus beau, j'imagine, que les Contempla-
tions, les Nuits ouïes Harmonies. Et d'ailleurs si,
dans l'appréciation des œuvres des poètes, il fallait
tenir compte de leurs vertus civiques , Lamar-
tine, opposant son corps à l'émeute triomphante et
la domptant par sa parole, ferait presque aussi
bonne figure, je pense, que Victor Hugo au lende-
main du coup d'Etat. '
M. Francisque Sarcey me dit que, s'il est permis
d'égaler quelques écrivains à Victor Hugo, celui-ci
garde le mérite d'avoir fait une révolution dans la
152 LES CONTEMPORAINS.
littérature, et que par là du moins il est absolument
hors pair.
Ici encore, j'ai des doutes. Je ne ferai pas remar-
quer que les Odes et Ballades et même les Orientales,
écrites après les Méditations, ont beaucoup plus
vieilli, et qu'avant la. Légende des Siècles nous avions
les poèmes de Vi^^ny et ce bizarre et çà et là sublime
poème delà Chute d'un Ange. Je reconnais que Victor
Hugo a contribué plus que personne à élargir la
poésie lyrique et surtout à enrichir la langue des
vers. Mais, sMl a été révolutionnaire et novateur, il
Ta été à sa place et dans son ordre. Etes-vous sûr
qu'il ait beaucoup plus innové dans la poésie que
Michelet dans l'histoire, Sainte-Beuve dans la cri-
tique, Balzac dans le roman, Dumas fils au théâtre ?
D'autres, enfin, les plus naïfs, sont persuadés que
Victor Hugo a a incarné la pensée du siècle », et
qu' « on dira le siècle de Hugo comme on dit le
siècle de Voltaire ». C'est là une illusion bien surpre-
nante. Voltaire a été le plus infatigable interprète
et quelquefois l'inventeur des idées essentielles du
siècle dernier^ et il a très puissamment agi sur
l'esprit de ses contemporains. Et, malgré cela, ce
n'est que rarement et pour la commodité du langage
qu'on dit « le siècle de Voltaire ». Mais je vous jure
qu'en 1900 on ne dira pas « le siècle de Victor Hugo ».
Le poète de la Légende a souvent enchanté nos ima-
ginations ; il a peu agi sur notre pensée, ayant peu
pensé lui-même. Les hommes de ma génération lui
LAMARTINE. 1^3
doivent peu de chose ; ceux qui suivront ne lui de-
vront rien. Et il serait étrange, enfin, qu'on impi^sât
à notre âge le nom d'un poète qui est certes de
premier ordre, mais qui représente si imparfaitement
la tradition du génie français et qui semble presque
en dehors.
N'allez pas conclure de là que je lui préfère
Béranger.
Ce qui me désole en tout ceci, c'est que j'ai beau
faire, j'ai l'airde respecter médiocrement une grande
mémoire. Et pourtant qu^est-ce que je prétends ? Je
confesse, pour la vingtième fois, que Victor Hugo
est un des cinq ou six grands génies littéraires de ce
siècle. Que ceux qu'il fascine particulièrement le
mettent au-dessus des autres, voilà qui va bien. Je
fais seulement observer que cette suprématie n'est ni
démontrée ni démontrable, et je demande que le
culte de Victor Hugo reste une affaire de dévotion
personnelle. Rien de plus. Puisque sa chance l'a
conduit au Panthéon — dans son hypocrite corbil-
lard des pauvres — qu'on l'y laisse ! Mais qu'on s'en
tienne là, et qu'on ne trouve pas mauvais que nous
dressions à quelques autres d'immatériels Panthéons
dans nos cœurs.
Au reste, je le sais, à peine aurai-je relu le Cheval,
Ibo, Booz endormi ou le Satyre que je serai tout a-
154 LES CONTEMPORAINS.
bîmé de contrition. Mais, je lésais aussi, tout mon
repentir s'évanouira quand j^aurai relu le Lac, la
Réponse à Némésis, les Laboureurs ou la Vigne et la
Maison.
Attendons. Cette querelle que j'ai innocemment
suscitée n'est qu'un jeu de plume dont je sens à pré-
sent la puérilité. L'équitable avenir remettra toute
chose à sa place. Peu à peu, par la seule vertu du
temps qui s'écoule, un triage se fait dans les œuvres :
les grandes figures du passé se groupent et s'or-
donnent, chacune à son plan.
*
•» «
Lamartine a connu des triomphes égaux pour le
moins à ceux de Victor Hugo, et peut-être a-t-il
senti autour de lui un frémissement d'âmes plus
spontané, plus amoureux et plus chaud. Et cepen-
dant, combien sommes-nous qui connaissions aujour-
d'hui et qui adorions encore le long poète élyséen à
l'âme harmonieuse et légère ?
Mais soyez tranquilles, vous qui 1 aimez. Hugo ne
l'obstruera pas éternellement. Vers la fin de ce siè-
cle, quand tous deux appartiendront également au
passé, Lamartine réapparaîtra tel qu'il est, très
grand.
Ce que je vais dire ne hâtera pas d'une heure sa
revanche. Mais qu'importe ? Je le dis pour mon
plaisir.
LAMAR TliNË.
De génie plus authentique et de vie plus belle que
le génie et la vie de Lamartine, je n'en trouve point.
Doucement élevé, en pleine campagne, par des
femmes et par un prêtre romanesque, n'ayant pour
livres que la Bible, Bernardin de Saint-Pierre et
Chateaubriand, il s'en va rêver en Italie et se met à
chanter. Et aussitôt, les hommes reconnaissent que
cette merveille leur est née: un poète vraiment ins-
piré, un poète comme ceux des âges antiques, ce
< quelque chose de léger, d'ailé et de divin » dont
parle Platon.
Ce poète, aussi peu « homme de lettres » qu'Ho-
mère, ce qu'il exprimait sans effort, c'était tous les
beaux sentiments tristes et doux accumulés dans
l'âme humaine depuis trois mille ans : l'amour
chaste et rêveur, la sympathie pour la vie univer-
selle, un désir de communion avec la nature, l'in-
quiétude devant son mystère, l'espoir en la bonté du
Dieu qu'elle révèle confusément ; je ne sais quoi
encore, un suave mélange de piété chrétienne, de
songe platonicien, de voluptueuse et grave lan-
gueur.
Mais qui dirait cela mieux que Sainte-Beuve ? « En
peignant ainsi la nature à grands traits et par mas-
ses, en s'attachant aux vastes bruits, aux grandes
herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu
156 LES CONTEMPORAINS,
de cette scène indéfinie et sous ces horizons immen-
ses tout ce qu'il y a de plus vrai, de plus lendre et
de plus religieux dans la mélancolie humaine,
Lamartine a obtenu du premier coup des effets d'une
simplicité sublime, et a fait, une fuis pour toutes, ce
qui n'était qu'une seule fois possible. »
Loué soit-il à jamais ! On se fatiyue des prouesses
de la versitication. On est las quelquefois du style
plastique et de ses ciselures, du pittoresque à ou-
trance, de la rhétorique impressionniste et de ses
conlournements. Et c'est alors un délice, c'est un
rafraîchissement inexprimable que ces vers jaillis
d'une âme comme d'une source profonde, et dont
on ne sait « comment ils sont faits. »
Sans compter que, parmi ces vers de génie — à
travers les nonchalances, les maladresses et les
naïvetés de facture qui rappellent les très anciens
poètes, et parfois aussi à travers les formules conser-
vées du dix-huitième siècle, — des vers éclatent
et des strophes (les poètes le savent bien), d'une
beauté aussi solide, d'une plénitude aussi sonore,
d'une couleur aussi éclatante et d'une langue aussi
inventée que les plus beaux passages de Victor Hugo
ou de Leconte de Li^le.
Rappellerai-je que ce roi de l'élégie amoureuse et
religieuse est aussi le po-te de la Marseillaise de la
paix, des Révolutions, des Fragments du livre avtique ;
que nul n'a plus aimé les hommes, ni annoncé avec
une éloqneuce plus impétueuse l'I^vangile des temps
LAMARTINE. Io7
nouveaux ; qu'il a fait Jocelyn, cette épopée du sacri-
fice et le seul grand poème moderne que nous ayons;
que nul n'a exprimé comme lui la conception idéa-
liste de l'univers et de la destinée, et qu'enfin c'est
dans Harold, dans Jocelyn et dans la Chute d'un
Ange que se trouvent les plus beaux morceaux de
poésie philosophique qui aient été écrits dans notre
langue ?
Mais ce grand poète concevait quelque chose de
plus grand que d'écrire des vers, et c'est pour cela
peut-être que les siens sont beaux d'une beauté
unique. C'est dans sa vie même qu'il voulait mettre
toute poésie et toute grandeur. Il s'en va, comme un
roi qui parcourt ses domaines, visiter l'Orient mys-
térieux, ce berceau des races. Il siège « au plafond »
de la Chambre des députés, ce qui ne l'empêche pas
d'être un politique très clairvoyant et très informé,
en même temps qu'un merveilleux orateur. Il écrit
VHistoire des Girondins, renverse un trône, gouverne
la France pendant quatre mois — puis rentre dans
l'ombre.
Non, je ne sais rien de plus magnifique, de plus
héroïque, déplus digne d'être vécu que ces quatre
mois de Lamartine au pouvoir. Chose invraisem-
blable et que nous ne concevions plus que dans les
républiques antiques, il règne réellement par la
158 LES CONTEMPORAINS,
parole. Le jour où, acculé contre une petite porte de
l'Hôtel-de-Ville, monté sur une chaise de paille, visé
par des canons de fusils, la pointe des sabres lui
piquant les mains et le forçant à relever le menton,
gesticulant d'un bras tandis que de l'autre il serrait
sur sa poitrine un homme du peuple, un loqueteux
qui fondait en larmes, — le jour où, tenant seul
tête à la populace aveugle et irrésistible comme un
élément, il l'arrêta — avec des mots — et fît tomber
le drapeau rouge des mains de l'émeute, — la fable
d'Orphée devint une réalité, et Lamartine fut aussi
grand qu'il ait jamais été donné à un homme de l'être
en ses jours périssables.
Mais, comme si le destin avait voulu lui faire
expier cette heure extraordinaire, — tout de suite
après, l'abandon, l'oubli, la ruine amenée par l'an-
cien faste et par les charités royales, le travail forcé,
une vieillesse attelée, pour vivre, à des tâches de
librairie et finissant par tendre la main au peuple...
Cette vie si grande le parait encore plus, s'étant
achevée dans tant de douleur.
Et, puisqu'on veut que le rôle politique de l'auteur
des Châtiments entre en ligne de compte dans le bilan
de sa gloire, j'espère que l'avenir, s'il compare les
vers de Hugo et ceux de Lamartine, comparera
aussi leurs vies et leurs âmes.
GEOEGE SAND (')
La Porte Saint-Martin va reprendre les Beaux
Messieurs de Bois-Doré, cette délicieuse comédie ro-
manesque ; et rOdéon promet de nous rendre bientôt
Claudie, ce drame rustique dont le premier acte, au
moins, est un chef-d'œuvre, une géorgique émou-
vante et grandiose. J'en suis content — comme je
l'ai été de surprendre, le mois dernier, un commen-
cement de retour des esprits et des cœurs vers La-
martine, Car, à mesure que ce siècle s'achemine
tristement vers sa fin, je me sens plus d'amour pour
les génies amples, magnifiques et féconds qui en ont
illustré les cinquante premières années.
Vous savez combien les deux moitiés du dix-sep-
tième siècle se ressemblent peu, et comment la litté-
rature, héroïque et romanesque avec d'Urfé, Gor-
(1) Cet article est le développement d'une page des Contem-
porains (m, p. 254). On y trouvera donc quelques redites, quo
je n'ai pas su éviter.
160 LES CONTEMPORAINS
neille et les grandes Précieuses, revient, vers IGCO,
à plus de vérité, avec Racine, Molière et Boileau
Mais ne trouvez-vous pas qu'en tenant compte de la
diffén-nce des temps il s'est passé dans notre siècle
quelque chose d'assez semblable ?
Apns le gioricux règne dos écrivains généreux
et croyants, optimistes, idéalistes, épris de rêve, il
s'est produit un mouvement de littérature réaliste,
très brutale et très morose. La catastrophe de 1870
est encore venue augmenter la tristesse et l'âprelé
des sentiments. Les grandes âmes confiantes et lar-
gement épandues qui avaient abreuvé nos grands-
pères de poésie et de chimères paraissaient bien
naïves à leurs petits-fils et leur étaient devenues
presque indifférentes. Je me souviens que, plus
jeune, je me suis grisé autant que personne de ce
vin lourd du naturalisme (si mal nommé). Et il faut
avouer qu'en dépit des excès et des malentendus, ce
retour au vrai n'a pas été infécond, et qu'au surplus
cette réaction était inévitable et parfaitement con-
forme aux lois les plus assurées de l'histoire litté-
raire.
Mais il semble que ce mouvement soit déjà
bien près d'être épuisé. On commence à éprouver
une grande fatigue, soit du roman documentaire,
soit de l'écriture artiste et névrosée. Et voilà qu'on
se retourne vers les dieux négligés, et qu'ils vont
nous redevenir chers et bienfaisants.
Et pourquoi ne pas se remettre à aimer George
GEORGE SAND. 161
Sand? Elleesf peut-être, avec Lamartine etMichelet,
l'âme qui a le plus largement réfléchi et exprimé les
rêves, les pensées, les espérances et les amours de la
première moitié du siècle. La femme, en elle, fut
originale et bonne ; et, quant à son œuvre, une
partie en sera belle éternellement, et l'autre est
restée des plus intéressantes pour l'historien des
esprits.
*
Il y avait, chez George Sand, avec une imagina-
tion ardente et une grande puissance d'aimer, un
tempérament robuste et sain et un fonds de bon sens
qui se retrouvait toujours. Elle eut, à un degré émi-
nent, toutes les vertus de l'honnête homme. On dit
aussi qu'elle aimait comme un homme, — sans plus
de scrupules et de la même façon.
N'en croyez rien. Seulement, c'était une généreuse
nature, capable de beaucoup agir et de beaucoup
sentir; son sang coulait abondant el chaud comme
celui d'une antique déesse, d'une faunesse habitante
des bois sacrés. Elle aimait donc avec emportement.
Mais chaque fois elle se sentait reprise par l'impé-
rieux devoir de sa vocation littéraire ; et ces inter-
ruptions faisaient qu'elle aimait souvent et qu'elle
ne paraissait pas aimer longtemps. Elle ne pouvait
ni se garder de la passion, ni s'y tenir, sa vraie
pente étant à la pitié et à la tendresse mater-
nelle.
162 LES CONTEMPORAINS.
La liberté de sa vie n'aété,en bien des cas, qu'une
déviation, peut-être excusable, de sa bonté. Elle
n'était amante, comme je l'ai dit ailleurs, que pour
être mieux amie, et sa destinée était d'clre l'amie
d'un grand nombre.
Rien, dans tout cela, de la débauche masculine,
qui est proprement égoïste et qui ne se soucie point
de ses associés. Joignez que la fréquence des aven-
tures de cœur de cette femme magnanime se pour-
rait expliquer aussi par son romanesque, par le don
qu'elle avait de voir les créatures plus belles et plus
aimables qu'elles ne sont. Elle suivait la n.iture,
comme on disait au siècle dernier, et sa faculté
d'idéalisation lui fournissait des raisons de la suivre
souvent. Beaucoup de mes chers contemporains font
bien pire, je vous assure. Leur manie d'analyse,
leur peur d'être dupes, et peut-être un appauvrisse-
ment du sang les ont rendus incapables d'aimer et
réduits à la recherche maladivedessensalions rares.
Pas la moindre trace de névrose chez George Sand.
Il y a toujours eu de la santé dans ses erreurs senti-
mentales.
On reproche à son œuvre le romanesque; et le
fait est qu'il y en a beaucoup, et 5e deux sortes:
celui de l'action et des personnages, — et celui des
idées.
GCORGE SAND 1C3
Le premier ne me choque point, ou même m'a-
muse. D'abord il est chez elle absolument spontané ;
il s'épanche d'elle sans effort. Elle a une imagination
qui, naturellement et par un besoin irrésistible,
transforme et embellit la réalité et trouve des combi-
naisons de faits imprévues et charmantes Elle est
née aède, si je puis dire, et faiseuse de contes. Elle
est restée jusqu'au bout la petite fille qui, dans les
traînes du Berry, inventait de belles histoires pour
amuser les petits pâtres... Je suis sûr que les aven-
tures singulières et mystérieuses de Vllomme de
neige, de Consuelo et de Flamarande me raviraient
encore. Et quelle fantaisie luxuriante, quelle vision
aisément poétique des choses, dans les Beaux Mes-
sieurde Bois-Doré, \e Château des Désertes ou Teverinot
Quant aux personnages, je sais bien qu'on ren-
contre, dans ses premiers romans, un peu trop de
Renés enjupons, de petits-fils de Saint-Preux, d'ou-
vriers poètes et philosophes, de grandes dames
amoureuses de paysans, — et que tout ce monde-ià
déclame ferme. Mais d'abord ils déclament tous na-
turellement, comme on respire. Puis, à mesure que
le temps passe, ces personnages deviennent moins
déplaisants. Comme ils ne sont plus du tout nos con-
temporains, leur fausseté ne nous gène plus : nous
ne voyons en eux que les témoins du romanesque
d'une époque ; et même nous finissonspar les aimer,
parce qu'ils ont plu à nos pères.
Pour l'autre romanesque, celui des idées... eh
Ifi4 LES CONTEMPORAINS,
bien! il ne me choque pas non plus. Le mysticisme
ma^^iiitiiiue et vague de Sjiiridion ou de Consnelo, le
socialisme un peu incohérent, mais vraiment évan-
géliijue, du Pèche de Monsieur Antoine ou du MeU'
nier d Angibnut, la fui au progrès, l'humanitairerie...
tout cela plaît chez cette femme excellente, à l'ima-
gination arcadienne, parce que chez elle, encore
une lois, tout vient du cœur et en déborde à larges
flots. Son romanesque philosophique et socialiste
est emore, à le bien prendre, une des formes de sa
bonté. Croire à ce point au règne futur de la justice,
c'est être bon pour l'univers, c'est pardonner à la
réalité d'être présentement fort mêlée.
Si ce romanesque est, pendant quelque temps,
tombé en défaveur, c'est que nous sommes degrands
misérables. Le rêve nous déplaisait, non point parce
qu'il nous faisait sentir plus durement le réel ; il
nous exaspérait en tant que rêve. C'était comme une
dépravation de nos intelligences. La vue du monde
mauvais, nous nous y complaisions par une étrange
maladie d'orgueil: nous préférions que le monde fût
laid, pi)ur paraître forts en le voyant et en le disant.
Il y avait, dans notre entêtement à considérer et à
peindre le mal, un refus du mieux, un méchant sen-
timent qui semblait venir du aiable. Nous ne vou-
lions plus embellir la vie par le rêve et l'espoir, tant
nous étions fiers de la trouver ignoble, et tant ce
pessimisme commode nous absolvait de tout à nos
propres yeux.
GEORGE SAND. 1C5
Tournons-nous, il en est temps, vers ce pays d'uto-
pie cher à George Sand. Elle a reflété dans ses livres
toutes les chimères de son temps; et, comme elle
était femme, elle a ajouté à son rêve celui de tous
les hommes qu'elle a aimés. Cette partie de son
œuvre, qui semblait caduque, m'attire aujourd'hui
tout autant comme le rcbLa. Le monde ne vit que
par le rêve.
*
Que reproche-t-on encore à George Sand ? Les
pharisiens ont dit que ses premiers romans avaient
perdu beaucoup de jeunes femmes, et — comédie
exquise — les romanciers naturalistes ont parlé
comme les pharisiens. M. Zola, lourdement, nous
montre, dans Pot-Bouille, une petite bourgeoise qui
tombe pour avoir lu André. Hélas I celles qui ont pu
tomber après avoir lu André ou Indiana étaient
mûres pour la chute ; et peut-être que, sans Induma,
elles seraient tombées plus brutalement et plus bas.
Si George Sand a paru reconnaître, dans ses pre-
miers romans, le droit absolu de la passion, c'est
uniquement de celle qui est « plus forte que la mort »
et qui la fait souhaiter ou mépriser. 11 se peut que
ses romans, mal compris, soient pour quelque chose
dans les erreurs de M-^* Bovary; mais alors c'est
aussi grâce à eux qu'il lui reste assez de noblesse
d'àme pour chercher un refuge dans la mort. Sans
lee LES CONTEMPORAINS.
eux, Emma n'aurait pas la candeur de vouloir fuir
avec Rodolphe, et elle accepterait l'argent du
notaire Tuvache. .. Nos névrosées trouveraient un
grand profit moral dans la lecture de Jacques et de
Lélia.
Que si pourtant le romanesque de George Sand
continue à vous déplaire, vous trouverez dans ses
chefs-d'œuvre assez de vérité, et beaucoup plus
qu'on ne l'a dit. Vérité choisie, comme l'est toujours
la vérité exprimée par l'œuvre d'art. Seulement, le
choix est ici en sens inverse de celui qui prévaut
depuis une vingtaine d'années.
Je ne parle pas de ses jeunes filles si charmantes ;
et je ne rappellerai pas qu'elle a fait les analyses les
plus fines et les plus fortes du caractère des artistes
et des comédiens {Horace, le Beau Laurence, etc.).
Mais il ne faudrait pas oublier que George Sand a
inventé le roman rustique. La première, je crois,
elle a vraiment compris et aimé le paysan, celui qui
vit loin de Paris, dans les provinces qui ont gardé
l'originalité de leurs mœurs, La première elle a
senti ce qu'il y a de grandeur et de poésie dans sa
simplicité, dans sa patience, dans sa communion
avecla Terre; elle a goûté les archaïsmes, les len-
teurs, les images et la saveur du terroir de sa languei
colorée ; elle a été frappée de la profondeur et de]
GEORGE SAND. iC7
la ténacité tranquille de ses sentiments et de ses
passions; elle l'a montré amoureux du sol, âpre au
travail et au gain, prudent, défiant, mais de sens
droit, très épris de justice et ouvert au mysté-
rieux...
Ce que nuus devons encore à George Sand, c'est
presque un renouvellement (à force de sincérité) du
sentiment de la nature. Elle la connaît mieux, elle
est plus familière avec elle qu'aucun des paysagistes
qui l'ont précédée. Elle vit vraiment de la vie delà
terre, et cela sans s'y appliquer. Elle est le plus na-
turel, le moins laborieux, le moins concerté des pay-
sagistes. Au lieu que les autres, le plus souvent,
voient la nature de haut, et l'arrangent, ou lui
prêtent leurs propres sentiments, elle se livre, elle,
aux charmes des choses et s'en laisse intimement
pénétrer. Sans aucun doute, elle nous a appris à
l'aimer avec une tendresse plu=: abandonnée, la Na-
ture bienfaisante et divine qui apporte à ses fidèles
l'apaisement, la sérénité et la bonté.
La bonté, c'est un des mots qui reviennent tou-
jours avec elle. Un autre mot, tout proche, c'est celui
de fécondité, d'abondance heureuse. Elle épanchait
ses récits, d'un flot régulier, comme une source iné-
puisable, — ^ mais presque sans plan ni dessein, ne
sachant guère mieux où elle allait qu'une large
fontaine dans les grands bois. Son style même,
ample, aisé, frais et plein, ne se recommande ni par
une finesse ni par un éclat extraordinaire, mais par
163 LES CONTEMPORAINS.
des qualités qui semblent encore tenir de la bonté
et lui être parentes...
George Sand a été une matrice pour recevoir, un
peu péle-mêle, les plus généreuses idées. Elle a été
un sein nourricier pour verser aux hommes la poé-
sie et les beaux contes. Elle est l'Isis du roman
contemporain, la « bonne déesse » aux multiples
mamelles, toujours ruisselantes. Il fait bon se rafraî-
chir dans ce fleuve de lait.
i
M. TAINE ET NAPOLÉON BONAPARTK
On en veut beaucoup à M. Taine des deux chapi-
tres sur Napoléon qu'il vient de publier dans la
Revue des Deux-Mondes. On a trouvé le portrait faux,
outré et inopportun. Peu s'en faut qu'on n'ait accusé
M. Taine de manquer de patriotisme. Le Napoléon
de Béranger a gardé plus de croyants qu'e je ne
l'eusse imaginé.
Quelles sont donc les choses inouïes et scanda-
leuses que M. Taine a osé nous dire sur Napoléon
Bonaparte ? Voici les grandes lignes de ce portrait.
Je n'atténue rien, et je transcris, autant que possi-
ble, les expressions mêmes du grand historien phi-
losophe.
Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non
seulement Napoléon Bonaparte est hors ligne, mais
il est hors cadre. Par son tempérament, par ses
instincts, par ses facultés, par son imagination, par
ses passions, par sa morale, il semble fondu dans un
LES CONTEKP. IV. S**
no LES CONTEMPORAINS.
moule à part, composé d'un autre métal que ses
contemporains.
Les idées ambiantes n'ont pas de prise sur lui.
SUl parle le jargon humanitaire de son temps, c'est
sans y croire. Il n'est ni royaliste, ni jacobin. Il
descend des grands Italiens, hommes d'action de
l'an 1400, aventuriers militaires, usurpateurs et fon-
dateurs d'Etats viagers ; il a hérité, par filiation
directe, de leur sang et de leur structure innée, in-
tellectuelle et morale.
Il a d'abord, comme eux, un esprit vierge et puis-
sant, qui n'est point, comme le nôtre, déjeté tout
d'un côté par la spécialité obligatoire, ni encroûté
par les idées toutes faites et par la routine. C'est un
esprit qui fonctionne tout entier et qui jamais ne
fonctionne à vide. Les faits seuls l'intéressent. Il a
en aversion les fantômes sans substance de la poli-
tique abstraite. Toutes les idées qu'il a de l'huma-
nité ont eu pour source des observations qu'il a
faites lui-même. Joignez q'ie sa puissance de travail,
d'attention et de mémoire est prodigieuse. Il a trois
atlas principaux en lui, à demeure, chacun d'eux
<:omposé « d'une vingtaine de gros livrets » distincts
et perpétuellement tenus à jour: un atlas militaire,
recueil énorme de cartes topographiques aussi minu-
tieuses que celles d'un état-major; un allas civil,
qui comprend tout le détail de toutes les administra-
tions et les innombrables articles de la recette et de
la dépense ordinaire et extraordinaire; enfin, un
TAINE ET BONAPARTE. 17»
gigantesque dictionnaire biographique et moral, où
chaque individu notable, chaque groupe local, cha-
que classe professionnelle ou sociale, et même cha-
que peuple a sa fiche. A ces facultés si grandes,
ajoutez-en une autre, la plus forte de toutes: l'ima-
gination constructive. On connaît ses rêves de con-
quête orientale, de domination universelle et d'orga-
nisation du monde selon sa volonté. Il crée dans
l'idéal et l'impossible. C'est un frère posthume de
Dante et de Michel-Ange. Il est leur pareil et leur
égal ; il est un des trois esprits souverains de la
Renaissance italienne. Seulement, les deux premiers
opéraient sur le papier ou le marbre; c'est sur
rhomme vivant, sur la chair sensible et souffrante
que celui-ci a travaillé.
Comme par Tesprit, il ressemble par le caractère
à ses grands ancêtres italiens. 11 a des émotions plus
vives et plus profondes, des désirs plus véhéments
et plus effrénés, des volontés plus impétueuses et
plus tenaces que les nôtres.
La force, qui chez lui coordonne, dirige et maî-
trise des passions si vives, c'est un instinct d'une
profondeur et d'une âpreté extraordinaires, l'ins-
tinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, un
égoïsme prodigieusement actif et envahissant, déve-
loppé par les leçons que lui donnent la vie sociale en
Corse, puis l'anarchie française pendant la Révolu-
tion. Son ambition est sans limite et, par suite, son
despotisme est sans détente : « Je suis à part de tout
172 LES CONTEMPORAINS,
le monde, je n'accepte les condilions de personne »,
ni les obligations d'aucune espèce. Il ne fait rien pour
un intérêt national, supérieur au sien. Général,
consul, empereur, il reste offtcier de fortune et ne
songe qu'à son avancement. Par une lacune énorme
d'éducation, de conscience et de cœur, au lieu de
subordonner sa personne à l'Elat, il subordonne
l'Etat à sa personne. Il sacrifie l'avenir au présent,
et c'est pourquoi son œuvre ne peut être durable.
Entre 180i et 1815 il a fait tuer environ quatre mil-
lions d'hommes. Pourquoi? Pour nous laisser une
France amputée des quinze départements acquis
par la République..,
Ce résumé, je le sais, est fort décharné. Chaque
proposition dans M. Taine s'appuie sur des faits
significatifs et rigoureusement ordonnés. Les propo-
sitions s'enchaînent et, au-dessous d'elles, les séries
de faits se commandent. Cela ressemble aux assises
successives d'un vaste monument. M. Taine construit
un portrait moral comme on construirait une pyra-
mide d'Egypte. Ce que sa bâtisse a de grandiose a
dû disparaître dans le plan très sommaire que j'en
ai donné. Mais, enfin, ce plan est fidèle ; et qu'y
voyons-nous ? La première partie nous montre que
Napoléon fut un homme d'un surprenant génie ; et
la seconde, que ce génie fut égoïste, et, au bout du
compte, malfaisant. Nul ne l'a peut-être établi avec
plus 03 force et de méthode que M. Taine ; mais bien
d'autres l'ont dit avant lui, et, pour ma part, je l'ai
TAINE ET BONAPARTE. 113
toujouiS cru. D'où vient donc ce soulèvement contre
le nouvel historien de Napoléon Bonaparte ?
Ces protestations si vives partent d\m sentiment
qui paraît excellent quoiqu'il ne le soit pas, et que
j'examinerai tout à Theure, — pour le repousser.
Mais on ne fait pas seulement à M. Taine des ob-
jections sentimentales. On lui reproche de manquer
de critique, de s'appuyer sur des documents arbitrai-
rement choisis et sans valeur sérieuse, « Il nous
cite toujours, dit-on, les Mémoires de Bourrienne,
qui sont sont en grande partie apocryphes, et ceux
de M™" de Rémusat, qui sont d'une ennemie, d'une
femme qui avait contre l'empereur des griefs per-
sonnels, — et des griefs féminins. Quelle base fragile
et menteuse pour y édifier l'histoire ! »
Eh bien I non, ce n'est pas tout à fait cela. M. Taine
(et nous pouvons nous en rapporter là-dessus à sa
conscience d'historien, qui est difTicile et exigeante)
a évidemment lu tout ce que les contemporains ont
écrit sur son héros. Lui-même nous avertit que sa
principale source est la Correspondance de Napoléon
en trente-deux volumes. S'il cite volontiers Bour-
rienne et M""" de Rémusat, c'est sans doute que leur
témoignage concorde avec l'idée qu'il se fait de
l'empereur. Mais cette idée, il ne se l'est pas formée
sur la seule foi de ces deux témoins ; elle est Je ré-
sultat d'une vaste enquête préalable, qu'il n'avait
pas à nous étaler. Quand il nous rapporte un mot
de M""^ de Rémusat ( et il en rapporte aussi de Miot,
174 LES CONTEMPOr.AlNS.
de Talleyrand, de Rœderer, de Lafayelte, etc.), ce
mot n'est point pour lui la preuve unique, mais sim-
plement une confirmation de ce qu'il croit et sent
être la vérité.
Puis, le témoignage de M™' de Rémusat n'est
peut-être pas aussi suspect, aussi partial, aussi ca-
lomnieux qu'on le prétend. L'empereur, dit-on, lui
avait fait une injure que les femmes ne pardonnent
point. L'auteur des Mémoires est une femme dédai-
gnée et qui se venge. De plus, nous n'avons de ces
Mémoires qu'une seconde rédaction, et qui date de
1817, d'une époque où il était utile de penser et de
dire du mal du demi-dieu déchu. — Mais, d'abord,
il n'est nullement prouvé que M™' de Rémusat eût
contre l'empereur le genre de griefs qu'on a dit : ce
n'est qu'une supposition de notre malignité. Et
quand même ici cette malignité aurait raison, s'en-
suit-il nécessairement que les Mémoires de cette
aimable femme soient une œuvre de rancune lon-
guement recuite? Je n'ai pas du tout cette impres-
sion.
On reconnaît, à un accent qui ne trompe pas,
qu'elle a commencé par admirer sincèrement l'em-
pereur et qu'elle ne s'est détachée de lui que lente-
ment et malgré elle, à mesure que se découvrait la
vraie nature de ce terrible homme. Qu'il Tait un
jour blessée dans son amour-propre de femme, c'est
ce que nous ne saurons jamais ; mais, dans tous les
cas, cette blessure dut être assez vite cicatrisée :
TAINE ET BONAPARTE. 175
M™' de Rémusat n'était certes pas assez naïve pour
penser qu'elle retiendrait longtemps un homme
comme lui ; et, d'un autre côté, nous savons par
elle que Napoléon la traita toujours avec des égards
et une estime particulière. Enfin, qu'on ne dise point
que, écrivant ses Mémoires sous la Restauration, elle
devait être plus dure pour celui qui avait été son
maître. Il me semble qu'à ce moment-là les anciens
serviteurs de Napoléon devaient plutôt, devant le
mystère tragique de cette destinée, être pris d'une
immense compassion et comme pénétrés d'une hor-
reur sacrée où s'évanouissaient les rancunes person-
nelles. Pour moi, je ne sens point chez M™^ de Ré-
musat l'âme étroite et mesquine qu'on lui prête ; je
suis fort tenté de croire à la parfaite liberté de son
jugement comme à la sincérité de son récit ; et je
ne pense point faire preuve, en cela, de tant de
naïveté.
Pour en revenir à M. Taine, l'ensemble des textes
et documents de toute espèce ne s'oppose pointa ce
que l'on conçoive Napoléon précisément comme il
l'a fait. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils permet-
tent aussi de le concevoir un peu autrement. Ainsi,
sans nier l'exactitude générale de la colossale image
construite par M. Taine, j'y voudrais çà et là quelques
atténuations. Je crains, en y réfléchissant, qu'il
ne place son héros d'abord un peu trop au-dessus,
puis un peu trop au-dessous — ou en dehors —
de l'humanité.
176 LES CONTEMPORAINS.
Son Napoléon est comme une statue de bronze
jaillie d'une matrice inconnue, un bloc impénétrable,
inaltérable, tel au rommencement qu'il sera à la fin,
et à qui le temps ni les événements ne pourront faire
aucune retouche Nulle différence entre le lieutenant
d'artillerie et l'empereur. C'est un géant immobile.
J'imagine pourtant qu'il dut subir, dans une certaine
mesure, les influences extérieures et les idées am-
biantes ; qu'il dut se développer, se modifier et, qui
sait? traverser peut-être des crises morales. Il
semble bien que le meurtre du duc d'Enghien, par
(•xemple, marque pour lui une de ces crises, et qu'il
n'ait pas été tout à fait le même avant et après cet
ail entât. M. Taine, qui le voit immuable, le voit
aussi presque surnaturel. Il lui prête des facultés qui
dépassent par trop la mesure humaine. Croyez-vous
que les « trois atlas » que Napoléon portait dans sa
tête fussent vraiment complets? Moi pas; j'y soup-
çonne des lacunes. Seulement Napoléon faisait croire
qu'ils étaient complets
En second lieu. M. Taine fait son héros un peu
trop inhumain, ne lui laisse pas un seul bon senti-
ment. Mais il me paraît presque impossible qu un
homme placé au-dessus des autres hommes , un
conducteur de peuples, n'ait jamais de vues supé-
rieures à son intérêt personnel , du moins dans
les choses où cet intérêt se confond avec l'intérêt
général. Or, il se trouve que, jusqu'en 1809, ce qui
est utile à l'empereur est utile à la France. Il a donc
TAINE ET BONAPARTE, 11"!
pu avoir cette illusion que son œuvre était bonne à
d'autres qu'à lui et, par suite, lui survivrait. Son
orgueil même y trouvait son compte. La gloire la
plus haute, c'est de fonder ce qui dure ; et ce qui
n'est fait que pour un seul ne dure pas. Napoléon
n'a pas pu l'oublier toujours. Le genre d'égoïsme
que M. Taine lui attribue finirait par être inconceva-
ble. Par la force des choses, ayant besoin, pour être
grand, de Fassentiment des hommes, même dans l'a-
venir, il lui était presque interdit d'être égoïste de
la façon dont peut l'être un marchand ou un voleur.
Au reste, dans la sphère où il se mouvait, l'orgueil
se teint forcément de mysticisme. Quand on n'a au-
cun front terrestre au-dessus de soi, on y sent l'in-
connu. Se croire pétri d'un autre limon que le com-
mun des hommes, c'était pour Napoléon une
manière d'être religieux; car dès lors il se sentait
« élu ». Il lui paraissait donc légitime de tout rap-
porter à lui. Tandis qu'il essayait de réaliser son
rêve gigantesque de domination universelle, appa-
remment il songeait au passé et à l'avenir, il se
comparait, il se « situait » dans l'histoire, il se con-
sidérait comme l'un des grands ouvriers du drame
humain, et sa destinée était pour lui-même un mys-
tère dont il frissonnait...
Rien d'humain ne battait sous son épaisso armure.
Cela n'est vrai que d'une vérité simplifiée et lyrique.
1-8 LES CONTEMPORAINS.
Napoléon à Sainle-Hélène parlait de « ce pays qu'il
avait tant aimé •>. Pourquoi ne pas le croire un peu ?
m'aimait, dit M. Taine, comme le cavalier aime sa
monture. Mais cet amour du cavalier pour son che-
val peut être profond. L'empereur aimait dans la
France sa propre gloire, dont elle était l'indispen-
sable instrument. Quand il passait sur le front de sa
grande armée, et qu'il songeait que ces milliers
d'hommes étaient prêts à mourir pour son rêve,
savons-nous ce qui remuait en lui ? Tout n'était pas
jeu dans la cordiaUté brusque avec laquelle il traitait
ses vétérans. On aime toujours ceux pour qui on est
un dieu. La conception de M. Taine suppose chez
Napoléon une possibilité de se passer de sympathie,
à laquelle j'ai peine à croire. Il le parque dans un
tel isolement moral que l'air y doit être irrespirable
pour une poitrine humaine. Lui seul d^un côté, — et
l'univers de l'autre '. Une telle situation serait ef-
froyable. Je doute qu'un homme né de la femme la
puisse soutenir. Je suis sûr que l'égoïsme de Napo-
léon avait des défaillances. Néron môme a eu des
amis.
Puis, malgré tout, l'empereur était un peu de son
temps. Il aimait la tragédie. En littérature, il avait
le goût, si j^ose dire, un peu « pom.pier ». — Il n'était
pas proprement cruel; j'entends qu'il n'a fait tuer
presque personne en dehors des champs de bataille.
Il a certainement aimé Joséphine. Il s'est bien con-
duit avec Marie-Louise, peut-être parce qu'elle était
TAINE ET BONAPARTE. 179
« née ». M. Taine nous dit qu'en certaines circons-
tances, par exemple à la mort de quelque vieux
compagnon d'armes, il avait des accès de sensibilité
et de douleur, — suivis de rapides oublis. Qu'est-ce
à dire, sinon qu'il était quelquefois comme nf)us
sommes presque tous ? Bref, c'était un être humain
à peu près normal, — sauf par les points et dans les
moments où il était anormal et surhumain.
Et c'est ainsi que, par un détour, je donne raison
à M. Taine. Il n'avait à tenir compte que de ces mo-
ments-là.Il est probable que Napoléon ne donnait pas
tous les jours un coup de pied dans le ventre à Vol-
ney. Il y a apparence qu'il n'était pas, à tous les
mstants de sa vie, et dans les proportions énormes
qu'on a vues, l'effrayant condottiere échappé de
l'Italie du quinzième siècle. Mais il l'était au fond.
Or, c'est ce fond intime et permanent que M. Taine a
voulu dégager. M. Taine peint les hommes en phi-
losophe plus qu'en historien ou en romancier. 11 ne
fait pas évoluer son modèle dans l'espace et dans le
temps, et il ne tient pas compte de ce qu'il peut
avoir de commun avec les autres hommes. Il le dé-
compose ; il saisit et définit ses facultés maî-
tresses, et élimine le reste. Et assurément, ces fa-
cultés n'agissent pas, dans la réalité, d'une façon
continue : mais elles sont pourtant le véritable et su-
prême ressort d'une âme. Les analyses de M. Taine
seraient donc justes, si elles restaient inanimées.
Le malheur, c'est que ce philosophe a l'fmagination
^S« LES CONTEMPORAINS,
d'un poète ; c'est qu'il a, à un degré surprenant,
le don delà vie, et alurs voici ce qui se passe. Ces
ressorts généraux d'un caractère et d'un esprit,
api'ès les avoir atteints et définis, il les rapproche,
il les anime, il les met en branle. Nous voyons les
« facultés maîtresses » agir à la manière de roues
reliées par des courroiesou mues par des engrenages.
Les âmes qu'il a décomposées et réduites à leurs
éléments essentiels prennent des airs de machines à
vapeur, deléviathans de métal d'une force effroyable
et aveugle. Ils vivent, mais d'une vie qui ne paraît
plus humaine. C'est donc la méthode et le style de
M. Taine qui funtparaître son Napoléon mimstrueux,
— monstrueux comme son Milton ou son Shakspeare,
monstrueux comme ses jacobins. Au fond, il n'est
point si faux.
— « Mais ce monstre, dit-on, a fasciné sa géné-
ration. Il a été le grand amour de millions et de mil-
lions d'hommes. Il suffisait de l'approcher pour subir
l'ascendant de sa volonté et pour lui appartenir.
Pendant la retraite de Russie, quand les soldats
gisaient dans la neige, à demi-morts, si quelqu'un
disait : « Voilà l'ennemi ! » personne ne bougeait ;
mais si l'on criait : « Yoilà l'empereur I » tous se
levaient comme un seul homme. C'estce queM. Taine
n'explique point. Ce qui manque dans son étude,
c'est la silhouette du « petit caporal ». Oui, c'est
vrai, M. Taine a oublié le Napoléon de la légende.
Sans doute, il a répondu sur ce point en faisant le
TAINE ET BONAPARTE. ISJ
compte des conscrits réfractaires. Mais cette réponse
ne vaut que pour les dernières années. Jusqu'à
Moscou, le peuple aimait Napoléon. Et surtout il l'a
adoré depuis sa mort. Le peuple est grand admira-
teur de la force et de la grandeur matérielle.
On reprend : « Le peuple a raison. Napoléon nous
a donné la gloire. Ce n'est certes pas le moment d'en
faire bon marché. Yous dites que les millions d'hom-
mes qu'il a fait tuer n'ont servi de rien, puisqu'il a
laissé la France plus petite qu'il ne l'avait prise? Plus
petite ! Ne le croyez pas. Il 1 a laissée plus grande du
souvenir de cent victoires. Il a fait la guerre pendant
vingt ans : cela veut dire que, pendant vingt
années, il a tenu haut l'âme de ce peuple, en exaltant
chez lui le courage, la fierté, l'esprit de sacrifice.
Ah 1 vienne un monstre comme celui-là, qui nous
secoue enfin et qui nous venge ! »
Ces considérations n'ont point ému M. Taine.
Pourquoi? Parce que ce philosophe positiviste est
un homme très moral. La gloire militaire ne l'éblouit
pas : car, partout ailleurs que dans la guerre défen-
sive, elle n'est que la gloire d'opprimer et de dé-
pouiller les autres, et ce qu'elle satisfait chez le
vainqueur, ce sont les instincts les plus cupides et
le plus brutal orgueil. Cette gloire, c'est la pire de
ces a grandeurs de chair » dont Pascal parle avec
mépris. Venir se vanter aujourd'hui des conquêtes
du premier empire, c'est justifier la conquête alle-
mande. Iloche ou Marceau, voilà ce qu'il nous fau-
tes CONTEMP, IV. 6
182 LES CONTEMPORAINE.
drait. Mais un Napoléon Bonaparte, le ciel nous en
préserve !
Et puis, M. Taine est tendre. Ne vous récriez pas.
Les quatre millions d'hommes tués, et la somme de
douleurs humaines que cela suppose, le découragent
d'admirer le grand empereur. Ce qui arrive ici est
assez singulier. Ce sont les spiritualistes, les idéa-
listes, les gens bien pensants et les plus belles âmes
du monde qui nous disent : — Napoléon fut un
monstre? Qu'importe, puisqu'il a fait la France glo-
rieuse ! (entendez : puisque nous lui devons de pou-
voir dire aux Allemands : v Vous avez été atroces,
mais nous l'avons été encore plus il y a quatre-vingts
ans, et cela nous console »). — Et c'est M. Taine,
le philosophe t matérialiste », celui qui a écrit que
le vice et la vertu étaient des produits comme le sucre
et le vitriol, c'est lui qui réprouve, de quelque éclat
qu'elles soient revêtues, l'injustice et la violence!
C'est lui, l'homme qui considère l'histoire comme un
développement nécessaire de faits inévitables et qui
a toujours goûté en artiste les manifestations de la
force, — c'est lui qui aujourd'hui se fond en pitié!
Nul n'a peint de couleurs plus brillantes le déroule-
ment immoral de l'histoire, — et voilà qu'il souffre,
comme une femme compatissante et naïve, de cette
immoralité 1 Ce contraste d'une philosophie très
cruelle et d'un cœur très humain me paraît char-
mant. Déjà le sang versé par la Révolution l'avait
empli d'horreur, jusqu'à troubler, peu s'en faut, sa
TAINli ET BONAPARTE. 183
clairvoyance. Certes, je ne lui reproche point cette
faiblesse, et je la proclame bienheureuse. Car «je
hais, comme dit Montaigne, cruellement la cruauté »,
et j'aimerais mieux, je vous le jure, être privé des
« bienfaits de la Révolution » et vivre dans la plus
fâcheuse inégalité civile, — et qu'on n'eût pas coupé
latête de Marie-Antoinette et celle d'André Chénier.
M. TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉOiN
Vous vous rappelez que, il y a quelques mois,
M. Taine publiait dans la Revue des Deux-Mondes
deux chapitres sur l'empereur Napoléon. Je les ai
re'sumés, j'en ai dit mon impression, et quelles atté-
nuations et quels compléments j'aurais voulus à ce
portrait grandiose, à la fois abstrait et vivant. Au
reste, je m'attachais moins à discuter la vérité de
l'inhumaine et surhumaine figure tracée par Fhisto-
rien qu'à démêler comment et pourquoi il l'avait vue
ainsi. C'est à ces deux chapitres que répond aujour-
d'hui le prince Napoléon. Peut-être eût-il mieux fait
d'attendre l'apparition du volume, où sans doute le
jugement porté sur l'homme s'expliquera mieux par
le jugement porté sur l'œuvre ; mais nous concevons
la généreuse impatience du neveu de l'empereur.
Le livre du prince Napoléon est éloquent et vio-
lent. Mais au fond et malgré les inexactitudes et les
186 LES CONTEMPORAINS.
partis pris relevés chez M. Taine, cette re'plique pas-
sionnée n'infirme point, à mon avis, ses conclusions
dans ce qu'elles ont d'essentiel. Cela prouve seule-
ment qu il y a deux façons de se représenter la per-
sonne et l'œuvre de Napoléon. El il y en a une troi-
sième, mitigée et tempérée : celle de M. Thiers. Et
il y en a une quatrième, celle des grognards (s'il en
reste) qui ne connaissent que a le petit caporal >.
Et il y en a encore d'autres. Il y a même celle du
vieux Dupin, ce Chevreul des vaudevillistes, à qui
l'on demandait s'il avait vu l'empereur : « Oui, ré-
pondit-il, je l'ai vu. C'était un gros, l'air commun, t
liien de plus. — Et toutes ces façons sont bonnes, et
celle du prince est particulièrement intéressante,
parce qu'il est ce que nous savons, et parce qu'il
écrit d'une bonne plume, vigoureuse et rapide, —
un peu celle de l'oncle. Seulement, si vous voulez
ma pensée, la façon de M. Taine garde tout de même
son prix.
J'admets un moment qu'il soit difficile d'être plus
injuste pour l'empereur que ne l'a été M. Taine. Mais,
à coup sûr, il est impossible d'être plus injuste pour
M. Taine que ne l'est le prince Napoléon,
II lui reproche sa a mauvaise foi » et sa « perO-
die ». Il l'appelle déboulonneur académique et l'as-
simile aux communards. « ... Sa tentative part
du même esprit ; elle est inspirée des mêmes
haines ; elle relève du même mépris. ■»
Cette manière de traiter l'auteur de l Intelligence
TALNE ET LE PRINCE NAPOLÉON. 131
n'est pas très philosophique. M. Taine a dû être aussi
étonné de s'entendre accuser de perfidie et de mau-
vaise foi que M. Renan de voir taxer d'immoraUté
les fantaisies de la Fontaine de Jouvence ou de
lAbbesse de Jouarre. Je ne comprends pas du tout le
calcul prêté ici à M. Taine. Quel intérêt pouvait-il
avoir à écrire contre sa pensée ? Je ne parle pas de
son caractère, qui est connu; mais ses œuvres répon-
dent pour lui. S'il a jamais été de mauvaise foi, il
n'est pas commode de dire à quel moment ; car, s'il
l'était en faisant le procès de l'ancien régime, il ne
Tétait donc pas en faisant le procès de la Révolution,
— et inversement. Cet homme a trouvé le moyen
de déplaire successivement à tous les partis politi-
ques : c'est dire qu'il vit fort au-dessus des partis et
de tout intérêt qui n'est pas celui de la science. La
continuité, l'universalité de son pessimisme et de sa
misanthropie garantit sa sincérité. Je cherche en
vain à quelle rancune il a pu obéir, à qui il a voulu
plaire en faisant son portrait de Napoléon. Il est
étrange devenir nous parler ici de « mauvaise foi ».
Et, quant au mépris dont on l'assure, M. Taine a
certes le droit de n'y pas prendre garde.
Ce qui est vrai, c'est que, étudiant Napoléon, il l'a
vu fort noir, parce qu'il voit tout ainsi. Ce qui est
vrai, c'est que, s'étant fait, après enquête, une cer-
taine idée de Napoléon, il a paru ne tenir compte que
des textes qui la confirmaient. Mais cette idée, on ne
peut pas dire que ces textes seuls la lui aient suggé-
188 LES CONTEMPORAINS.
rée; peut-être même l'avait-il avant de les connaître.
Ce qui est vrai encore, c'est qu'il lui fst arrivé de
tirer à lui les documents, de les présenter de la façon
la plus favorable à sa thèse. Il ne faut donc point
l'accuser d'être de mauvaise foi, c'est-à-dire d'al-
térer sciemment la vérité dans un intérêt personnel,
— mais d'user parfois d'un peu d'artifice dans la
démonstration de ce qu'il croit être la vérité. Cela
est bien différent; et le parti pris n'est point néces-
sairement mensonge. Osons le dire, ces inexacti-
tudes, ces habiletés d'interprétation à demi volon-
taires, vous les trouverez chez tout historien digne
de ce nom, qu'il soit artiste, philosophe ou politique,
L'érudit seul peut s'en passer (encore ne s'en passe-
t-il pas toujours). Mais elles deviennent inévitables
dès que l'historien essaie d'interpréter l'histoire et
de la « construire », dans quelque esprit que ce
soit. Si jamais le prince Napoléon écrit l'histoire de
son oncle, nous le défions de ne pas choisir les textes
et les arranger à peu près dans la même proportion
que M. Taine. Et ce jour-là nous nous garderons de
suspecter sa bonne foi, même si nous remarquons
qu'en pareille matière la sincérité du neveu de l'em-
pereur doit être exposée à plus de tentations que
celle du philosophe sans aïeux.
Le prince Napoléon est encore injuste d'une autre
manière. Il ne me parait pas très bien comprendre
ni définir l'esprit de M . Taine. 11 pouvait être plus
clairvoyant, même dans la malveillance. 11 écrit :
TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉON. 189
tt M. Taine est un entomologiste; la nature l'avait
créé pour classer et décrire des collections épin-
glées. Son goût pour ce genre d'étude l'obsède ; pour
lui, la Révolution française n'est que la a métamor-
phose d'un insecte » . Il voit toute chose avec un
œil de myope, il travaille à la loupe, et son regard
se voile ou se trouble dès que l'objet examiné atteint
quelques proportions. Alors il redouble ses investi-
gations; il cherche un endroit où puisse s'appliquer
son microscope; il trouve une explication qui ra-
baisse, à la portée de sa vue, la grandeur dont l'as-
pect l'avait d'abord offusqué, etc. n
Rien de plus faux, à mon sens, que ce jugement.
Le prince Napoléon est évidemment dupe des ap-
parences. II est même dupe des mots. De ce que
M. Taine compare la Révolution à une métamor-
phose dHnsecte, il conclut que M. Taine n'est en effet
qu'un entomologiste, un myope, uniquement attentif
aux petites choses, comme si, au contraire, cette
comparaison n'impliquait pas une vue très générale
sur l'histoire de la Révolution. Des petits faits en-
tassés par M. Taine dans presque tous ses ouvrages,
le prince ne voit que le nombre, il ne voit pas la
puissance avec laquelle ils sont enchaînés et classés,
— et qu'ils ne sont là que pour préparer et appuyer
les généralisations les plus hardies. C'est une fan-
taisie étrange que de traiter d'entomologiste l'homme
qui a écrit l'introduction de V Histoire de la littérature
anglaise, les chapitres sur Mil ton et sur Shaiiespeare,
fi*
190 LES CONTEMPORAINS,
les dernit^res pages de Vlnlelligence ou le parallèle
de l'homme antique et de l'homme moderne dans le*
troisième volume (je crois) des Origines de la France
contemporaine. Je ne pensais pas qu'il pût échapper
à personne que M. Taine est un des esprits les plus
invinciblement généralisateurs qui se soient vus. Je
ne pensais pas non plus qu'on pût nier les qualités
de composition de M. Taine. Sa composition n'est
que trop serrée; les parties de chacun de ses ou-
vrages ne sont que trop étroitement liées et subor-
données les unes aux autres; on y voudrait un peu
plus de jeu et un peu plus d'air. Or, apprenez que
« ses articles ne sont qu'une mosaïque; on n'y sent
aucune unité de travail. » Le prince est dupe, cette
fois, d'une apparence typographique, de la multipli-
cité des guillemets.
J'ai peur aussi que le prince ne s'entende pas tou-
jours très bien dans ces pages dont on a fait grand
bruit et que des badauds nous donnent déjà comme
un morceau de style. Il prête à M. Taine des défauts
contradictoires; il lui reconnaît ce qu'il lui a dénié;
il reproche à cet épingleur d'insectes son « idéo-
logie j) et sa a folie métaphysique ». Il écrit : « Quand
on borne son talent à une accumulation de petits
faits, on devrait être au moins réservé dans ses con-
clusions et sobre dans ses théories. » C'est dire, dans
la même phrase, que M. Taine « borne » son talent
à culte accumulation, et qu'il ne l'y borne pas. Et
encore : « Il démontrera que la morale de la Réforme
TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉON. 191
trouve son origine dans l'usage de la bière; et, devant
un tableau, ayant à juger la chevelure d'une femme,
il essayera de compter les cheveux. » La phrase est
amusante; mais, en admettant que cette plaisanterie
des cheveux comptés puisse s'appliquer à M. Taine
critique d'art, les deux parties de la phrase, qui ont
l'air d'exprimer deux critiques analogues, se contre-
disent en réalité : car, si le dénombrement des che-
veux d'un portrait indique bien un esprit myope et
borné, tout au contraire l'explication d'un phéno-
mène moral et religieux par une habitude d'ali-
mentation serait plutôt d'un esprit philosophique et
discursif à l'excès, capable d'embrasser de vastes
ensembles de faits et de les ramener les uns dans
les autres. — Enfin, le prince ne peut contenir son
indignation contre cet < analyste perpétuel » qui
a prend plaisir à déchiqueter sa victime jusqu'aux
dernières fibres, sans un cri de l'âme, sans une aspi-
ration vers Vidéal » . Je n'entends pas clairement ce
que cela signifie. Et je ne trouve pas que ce soit
juger M. Taine avec beaucoup de finesse que de le
traiter de • matériaUste », comme pourrait faire un
curé de village. Gela aurait bien fait rire Sainte-
Beuve.
Après avoir ainsi arrangé M. Taine, le prince
Napoléon examine les témoignages sur lesquels il
s'est appuyé, en nie la valeur, juge les témoins et les
exécute. Metternich est le constant ennemi de la
Révolution, dont l'empereur est pour lui le repré-
192 LES CONTEMI>Or,AINS.
sentant. Bourrienne est un coquin qui se venge d'a-
voir été pris la main dans le sac. L'abbé de Pradt
est un espion, Miot de Mélilo un plat fonctionnaire.
M«« de liémusat est une coquette dépitée et une
femme de chambre mauvaise langue. Tous ces
témoins avaient des raisons pour ne pas dire la
vérité. Le prince en conclut qu'ils ne l'ont jamais
dite. C'est peut-être excessif.
J'abandonne les autres; mais je ne puis m'em-
pécher de réclamer un peu pour cette charmante
M"* de Rémusat. Vraiment on lui prête une âme
trop basse, des rancunes trop viles, trop féroces et
trop longues. Je veux bien (quoique, après tout, cela
ne soit nullement prouvé) qu'elle ait été déçue soit
dans son amour, soit dans son ambition ou sa vanité;
je veux qu'elle en ait gardé du dépit, et qu'elle ait vu
Napoléun d'un tout autre œil qu'auparavant. S'en-
suit-il qu'elle l'ait calomnié? Qui dira si c'est avant
ou après sa mésaventure qu'elle a le mieux connu
l'empereur ? Je suis tenté de croire que c'est après.
On peut parfaitement soutenir que l'amour et l'in-
térêt aveuglent plus que la rancune. Je crois d'ail-
leurs sentir, dans ses Mémoires, que c'est à regret
qu'elle s'est détachée de son héros, qu'elle n'a dé-
couvert que peu à peu son vrai caractère, et que
cette découverte lui a été une douleur, non un plaisir
méchant. C'était une femme fort intelligente, —
\iabile, et même adroite; — ce n'était pas un petit
esprit, ni un cœur bas. Je crois, pour ma part, à la
TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉON. 103
bonne foi d'une femme qui ne craint pas de nous
faire cet aveu : « Je finis par souffrir de mes espé-
rances trompées, de mes affections déçues, des
erreurs de quelques-uns de mes calculs. » Celle con-
fession ne me semble pas d'une âme vulgaire, et
j'en tire des conclusions absolument opposées à
celles du prince Napoléon. — Mais, dira-t-on, si elle
avait sur l'empereur l'opinion qu'elle nous a livrée,
elle n'avait qu'à s'en aller, et même elle le devait.
A-t-on le droit déjuger ainsi ceux que l'on sert, ou,
les jugeant ainsi, de continuer à les servir, c'est-à-
dire à vivre d'eux ? — Je ne sais ; les choses, dans la
réalité, ne se présentent point aussi simplement.
D'abord, M™' de Rémusat a mis plus d'un jour à con-
naître l'empereur; puis, elle pouvait croire qu'elle
ne manquait point à son devoir, du moment qu'elle
ne divulguait pas ses sentiments secrets; puis son ser-
vice à la cour pouvait lui paraître un service public
autant que privé, et qui la liait au chef de FElat
plus qu'à la personne même de Napoléon; enfin...
je n'ai point dit que M™' de Rémusat fût une héroïne.
Le prince Napoléon se divertit à la mettre en con-
tradiction avec elle-même en citant, pour la même
époque, des passages de ses Mémoires et des pas-
sages de ses Lettres. Ici l'empereur est malmené, là
glorifié. Sur quoi, le prince triomphe. C'est évidem-
ment dans les Lettres, dit-il, qu'il faut chercher la
vérité : « Si les Mémoires, refaits en 1818 dans les
circonstances que j'ai indiquées, doivent être juste-
194 LES COiNTEMPORAINS.
ment suspects, les lettres de M"' de Réitiusat à son
mari, au contraire, lettres écrites au jour le jour
sous l'Empire et récemment publiées, sont une source
précieuse pour l'histoire. C'est une correspondance
tout intime, qui n était pas destinée à la publication.
On n'y trouve que des impressions vives, spontanées
et sincères. »
« Sincères ?» On a déjà répondu : — Et le cabinet
noir ? — « Vives et spontanées ? 0 Jugez plutôt.
Voici une lettre citée par le prince : « Quel empire,
mon ami, que cette étendue de pays jusqu'à Anvers!
Quel homme que celui qui peut le contenir d'une
seule main I combien l'histoire nous en offre peu de
modèles I... Tandis qu'en marchant il crée pour
ainsi dire de nouveaux peuples, on doit être bien
frappé d'un bout de l'Europe à l'autre de l'état
remarquable de la France. Cette marine formée en
deux ans, etc....; ce calme dans toutes les parties de
l'empire, etc...., enûn l'administration, etc.... ; voilà
bien de quoi causer la surprise et l'admiration,
etc.... » Est-ce que cela n'est pas glacial ? Est-ce
qu'une femme écrit comme cela quand elle croit
n'être lue que de son mari ?
Mais j'admets qu'elle soit sincère dans ses lettres.
C'est possible : après tout, elle avait aimé l'homme et
pouvait s'en ressouvenir quelquefois; et, d'autre
part, elle ne pouvait pas ne pas admirer l'empereur.
Mais pourquoi ne serait-elle pas également sincère
dans ses Mémoires ? Je crois, d'une façon générale,
TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉON, 193
à sa sincérité dans les deux cas. Où a-t-elle dit la
vérité? C'est une autre question et dont chacun
décide, le prince aussi bien que M. Taine, par des
impressions prises ailleurs.
En somme, le prince Napoléon a démontré que
les témoignages dont se serf M. Taine étaient sus-
pects, parce qu'ils émanaient des ennemis de Tem-
pereur. Mais on démontrerait avec la même facilité
que les témoignages de ses amis ne sont pas moins
suspects, pour d'autres raisons. Alors?...
Le parti pris du prince est pour le moins aussi
inperturbable et aussi artificieux que celui de l'aca-
démicien. Seulement, il ne paraît pas s'en douter.
Je voudrais pouvoir dire qu'il a d'étonnantes can-
deurs.
M. Taine ayant rappelé en note qu'on accusait
Napoléon a d'avoir séduit ses sœurs l'une après
l'autre» : « Ici, dit leprince, je n'éprouve pour l'écri-
vain qui reproduit de telles infamies qu'un sentiment
de commisération. » C'est bientôt dit. J'ignore tout
à fait si l'empereur a eu la fantaisie un peu vive
qu'on lui prête, et cela m'est égal ; mais je crois
qu'il était fort capable de l'avoir. Pourquoi ? Parce
que, dans la situation unique qu'il occupait sur
la planète, et que ses origines rendaient plus
extraordinaire, la mesure du bien et du mal ne
devait pas lui sembler la même pour lui que
pour les autres hommes. Et cela, par la force des
choses.
19G LES CONTEMPORAINS.
Ailleurs, M. Taine se plaignant qu'on n'ait pas
donné toute la correspondance de Napoléon I", le
prince répond : € En principe, j'établis qu'héritiers
de Napoléon, nous devions nous inspirer de ses dé-
sirs avant tout, et le faire paraître devant la pr)sté
Tité comme il aurait voulu s^y montrer lui-même, t
C'est pourquoi l'on a exclu de la Correspondance
t les lettres ayant un caractère purement privé »,
Mais c'est justement de cela que M. Taine se plaint.
Mérimée, nous raconte le prince, s'en plaignait aussi.
Il est vrai que Mérimée était « un sceptique et un
cynique ».
Dans les dernières pages de son livre, le prince
excuse le meurtre du duc d'Enghien par la raison
d'Elat , justifie la guerre d'Espagne, aflîrme q-ie
l'empereur n'a été que le propagateur désintéressé
des idées de la Révolution, qu'il n'a jamais été am-
bitieux ni égoïste, et insinue que ce qu'il avait peut-
être de plus remarquable, c'était la bonté de son
cœur.
Vraiment, c'est là de l'histoire écrite pour les
images d'Epinal. Et le prince, à force de défendre
son oncle, le diminue. A le faire si raisonnable, il
risque de lui enlever cette merveilleuse puissance
d'imagination qui l'égale, dans son ordre, aux plus
grands artistes, à Dante et à Michel-Ange. Napoléon
est beaucoup plus grand dans le livre de son « dé-
tracteur » que dans celui de son apologiste. Et,
malgré tout, en dépit de la fragilité de quelques-uns
TAINE ET LE PRINCE NAPOLÉON. 197
des témoignages invoqués par M. Taine, les traits
principaux de la figure qu'il a tracée demeurent. On
sent que la constitution de l'âme de Napoléon devait
être, au fond, telle qu'il nous la montre. D'abord,
tout le premier chapitre est irréprochable ; on y
voit, méthodiquement décomposé, le génie d'un
grand homme de guerre et d'un grand conducteur
de peuples. Qu'est-ce que le prince nous dit donc,
que M. Taine « arrive à cet extraordinaire para-
doxe d'écrire, sur Napoléon, de longues pages, sans
qu'il soit fait même une allusion à son génie mili-
taire? » Eh bien 1 et la page sur « les trois atlas • ?
M. Taine n'avait pas, je pense, à raconter ici les
campagnes de l'empereur. Dans le second chapitre,
c'est l'être moral qui est décomposé et décrit. La
description est effrayante et sombre. Mais, prenez
garde, elle ne s'apphquerait pas mal à Frédéric II
ou à Catherine de Russie. C'est, au fond, la psycho-
logie plausible de tous les individus qui ont exercé
matériellement une très puissante action sur les
affaires humaines...
L'espace me manque pour conclure. J'aurais
voulu dire que, au bout du compte, j'aime le mons-
tre conçu par M. Taine, non point avec mon cœur,
mais avec mon imagination ; que d'ailleurs, après
l'homme, l'œuvre resterait à juger, et qu'il faut donc
attendre; que, si les deux chapitres de M. Taine me
ravissent, le volume du prince Napoléon ne me
déplaît point ; que celui-ci juge en « homme d'ac-
198 LES CONTEMPORAINS.
tion » et celui-là en « philosophe » (je n'ai pas le
loisir d'extraire la substance de ces deux mots), et |
qu'il faut des uns et des autres pour la variété du
monde.
SULLY-PRUDHOMME
il LE BONHEUR »
Le dernier poème de M. Sully-Prudhomme est
austère et beau, d'une beauté toute spirituelle, et
qui se sent mieux à la réflexion. Il fait rêver, et
surtout il fait penser. Bien que l'action se passe dans
des régions ultra-terrestres, c'est bien un drame de
la terre ; et, quoiqu'il ait pour titre : le Bonheur,
c'est un drame d'une mélancolie profonde. Son prin-
cipal intérêt vient même de celte contradiction et de
ce qu'on y sent d'inévitable et de fatal. Instruisez-
vous, mortels, et bornez vos vœux,
Vous ne pouvez sortir ni de vous-même ni de la pla-
nète qui vous sert d'habitacle et que vous reflétez.
Vous ne pouvez imaginer d'autres conditions de vie
que celles qui vous ont été faites ici-bas par une puis-
sance inconnue. Ce que vous appelez idéal n'est
qu'un nouvel arrangement, fragile et incertain, des
éléments de la réalité. Quand vous croyez rêver le
200 LES CONTEMPORAINS.
bonheur, vous ne rêvez tout au plus que la suppres-
sion de la souffrance; encore vous ne la rêvez pas
longtemps : bientôt votre songe vous paraît insi-
gnifiant et vain, et vous vous hâtez de rappeler la
douleur, d'où naît l'effort et le mérite, et par qui
seul se meut, — vers quel but? nous ne savons, —
rincompréhensible univers. Ce monde vous parait
mauvais ; et cependant vous ne sauriez l'imaginer
autre qu'il n'est, à moins de l'arrêter dans sa marche
et de lui retirer tous ses ferments de vie et de pro-
grès. La terre vous tient, vous enserre, vous empri-
sonne, vous défie d'inventer d'autres images de
béatitude que celles mêmes qu'elle a pu vous offrir
aux heures clémentes de vos journées. Tandis que
votre désir bat de l'aile contre la cloison de la
réalité, il ne s'aperçoit point que ce qu'il place
par delà cette cloison, c'est encore et toujours ce
qui est en deçà. Vous pouvez concevoir (peut-êtrej
la justice parfaite, non la parfaite félicité. Résignez-
vous.
Ce poème du bonheur, c'est donc, en somme, le
poème des efforts impuissants que fait l'esprit pour
se le représenter et pour le définir. Et l'effet est d'au-
tant plus saisissant que le poète , sans doute, ne
l'avait ni cherché ni prévu. M. Sully-Prudhomme
suppose que Faustus, après sa mort, se réveille
dans une autre planète, qu'il y retrouve Stella, la
femme qu'il aimait, et que tous deux jouissent d'un
bonheur qui va s'achevant et s'accomplissant par la
SULLY-I'RUDHOMME. 201
science et par le sacrifice. Ce bonheur, il s'efTorce
de nous en décrire les phases diverses. Mais il se
donne tant de peine (et pourquoi ? pour nous pré-
senter en fin de compte, sous le nom de bonheur
idéal, les joies mêlées, les joies terrestres que nous
connaissions déjà); il se torture si fort l'entendement
pour aboutir à ce chélif résultat, que^ vraiment, le
drame est beaucoup mt)ins dans l'âme de Faustus et
de Stella, les pauvres bienheureux, que dans celle
du poète tristement acharné à la construction de ce
pâle Eden et de ce douteux Paradis.
Rien n'est plus touchant, par son insuffisance et
sa stérilité même, que ce rêve laborieux du bon-
heur. Faustus et Stella habitent un séjour délicieux.
Voyons comment le poète se le figure :
Elle lui prend la main. Ils s'enfoncent dans l'onabre
D'une antique forêt aux colonnes sans nombre,
Dont les fûts couronnés de feuillages épais
Eu portent noblement l'ioipénétrable dais, etc.
Et plus loin :
En cirque devant eux s'érève une colline
Qui jnsques à leurs pieds languissamment décline ;
Une tiore inconnue y forme des berceaux
Et des lits ombragés de verdoyants arceaux...
Ainsi, il y a des forêts dans ce merveilleux séjour,
et il y a des collines. Qu'est-ce à dire, sinon que ce
paradis ressemble parfaitement à la terre ? Le
202 LES CONTEMPORAINS,
poète y place une « flore inconnue ». Inconnue ?
Cela signifie proprement qu'il nous est fort diffîcile
d'en imaginer une plus belle que la flore terrestre.
— Faustus et sa compagne connaissent d'abord les
jouissances du goût et de redorât. Ils respirent des
fleurs, boivent de l'eau et mangent des fruits. Mais
quels Iruits ! et quelle eau ! et quelles fleurs ! —
Laissez-moi donc tranquille ! Quand le poète nous a
dit que cette eau est suave et fortifiante, que tel par-
fum est discret comme la pudeur, ou léger comme
l'espoir, ou chaud comme un baiser, et que les
« arbres somptueux j) portent des « fruits nouveaux»,
il est au bout de ses imaginations ; et nous sentons
bien que ce ne sont là que des mots, et que, moins
timoré ou plus franc, il eût simplement transporté
dans son Paradis les coulis du café Anglais et les
meilleurs produits de la parfumerie moderne, ou
qu'il se fût contenté de mettre en vers cet admirable
conte de l'Ile des plaisirs, où le candide Fénelon
exhorte les enfants à la sobriété en les faisant baver
de gourmandise.
Faustus et Stella savourent ensuite la forme et les
couleurs... et c'est encore la même chose. Car, que
pouvons-nous rêver de supérieur à la beauté de
l'homme et de la femme, à celle de la nature ou à
l'éclat du soleil? Et si parfois nous avons conçu
quelque chose de plus beau ou de plus harmonieux
que la réalité, n'avions-nous point l'art pour fixer
notre rêve ? Stella nous dit que, dans celte bienheu-
SULLY-PRUDHOMME. 203
reuse planète, les grands artistes contemplent enfin
leur idéal vivant :
Ils possèdent lenr songe incarné sans effort:
C'est aux bras d'Athéné que Phidias s'endort ;
Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle ;
Michel-Ange ose enfin du songe qui la tord
Réveiller sa Nuit triste et sinistrement belle.
Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous,
De sa vision même est devenu l'époux ;
L'Aube est d'Angelicola sœur chaste et divino ;
Raphaël est baitsé par la Grâce à genoux,
Léonard la contemple et, pensif, la devine ;
Le Corrège ici nage en un matin nacré,
Rubens en un midi qui flamboie à son gré ;
Ravi, le Titien parle au soleil qui sombre
Dans un lit somptueux d'or brûlant et pourpré
Que Rembrandt ébloui voit lutter avec l'ombro ;
Le Poussin et Ruysdaël se repaissent les yeux
De nobles frondaisons, de ciels délicieux,
De cascades d'eau vive aux diamants pareilles ;
Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux,
Le possédant fixé, d'en sentir les merveilles.
Certes, ce sont là des vers d'une qualité tout à
fait rare. Mais il reste ceci que le poète, cherchant
la manifestation suprême de la beauté plastique,
n'a rien trouvé de mieux que le musée du Louvre
ou les Offices de Florence, De même, pour nous
donner l'idée des délices parfaites que Faustus et
Stella goûtent par les oreilles, le poète fait chanter
le rossignol dans le crépuscule, nous décrit les sen-
204 LES CONTEMPORAINS.
salions et les sentiments qu'éveille en lui la musique
de Beethoven oude Schumann, et se contente d'ajou-
ter que Stella chante mieux que le rossignol, et que
la musique du paradis est encore plus belle que celle
des concerts Lamoureux. Même on peut trouver
qu'il abuse quelque peu (mais c'est ici franchise et
non rhétorique) de l'exclamation, de l'interrogation
et de la prétérition :
Elle chante. 0 merveille ! ô fête ! Hélas ! quels mots
Seront jamais d'un chant les fidèles échos?
Quels vers diront du sien l'indicible harmonie ?
Car dans l'air d'ici-basque seul nous connaissons,
Jamais pareils transports n'émurent pareils sons.
Ah ! ton art est cruel, misérablo poète !
Nul objet n'a vraiment la forme qu'il lui prête ;
Ta muse s'évertue en vain à les saisir.
Lee mots n'existent pas que poursuit ton désir.
Vous le voyez. Habemus confitentem. Il renonce ù.
décrire une autre musique que celle delà terre : n'est-
ce point parce qu'il ne saurait, en effet, en concevoir
une autre ?
De même, enfin, c'est bien l'amour terrestre que
connaissent ses deux bienheureux. Il nous affirme
que leur amour est plus épuré. N'en croyez rien.
C'est bien le même, puisqu'il n'y en a pas deux. Tout
ce qu'il trouve à dire, c'est que, leur âme étant
« vêtue d'une chair élhérée », l'amour de Faustus et
de Stella est affranchi de la pudeur. Mais cela même
est une imagination terrestre : l'amour de Daphnis
SULLY-PRUDHOMME. 205
et de Chloé, celui dWdam et d'Eve avant la pomme,
sont aussi « affranchis de la pudeur » (pour d'autres
raisons, il est vrai). L'amour de Faustus et de Stella,
c'est bien encore, au fond, l'amour des pastorales
et des idylles. Et le dernier vers de Stella semble
presque traduit de l'Oaristijs :
Je m'abandonne eatière, épouse, à mon épous.
Et icij'ai envie de chercher querelle à M. SuUy-
Prudhomme. Lui, si pur, si délicat, si tendre! la
matérialité de son rêve me déconcerte et me scan-
dalise. Ne trouvez-vous pas que son paradis res-
semble fort, jusqu'à présent, au paradis de Maho-
met? La seule différence, c'est que Faustus reste
monogame. Mais, enfin, Faustus et Stella boivent et
mangent, respirent des parfums, regardent de beaux
spectacles, entendent de bonne musique, dorment
ensemble dans les fleurs, et puis c'est tout.
— Trouvez mieux 1 me dira-t-on. — Eh bien ! oui,
on pouvait peut-être mieux trouver. Il ne m'eût pas
déplu, d'abord, que le poète éliminât de son paradis
l'amour charnel, parce que c'est un bien trop dou-
teux, trop rapide, mêlé de trop de maux, précédé de
trop de trouble, suivi de trop de dégoût.. J'osepres-
quedire que M. Sully-Prudhomme n'a pas su trans-
porter dans son Eden les meilleurs et les plus doux
des sentiments humains II y a, même ici-bas, des
bonheurs qui me semblent préférables à celui de
LES CO.NTEMP, IV. 6**
206 LES C0^'TL:MP0RAI^•3.
Faustus et de sa maîtresse. Il y a, par exemple, le
désir et la tendresse avant la possession, ce que
M. Sulîy-Prudhomme lui-même appelle ailleurs t le
meilleur moment des amours ». 11 y a la paternité,
c'est-à-dire la douceur du plus innocent des égoïs-
mes dans le plus complet des désintéressements. Il y
a aussi de suaves commerces de cœur et d'esprit
entre l'homme et la femme ; l'amitié amoureuse,
qui est plus que l'amour, car elleen atoutle charme,
et elle n'en a point les malaises, les grossièretés ni
les violences : l'ami jouit paisiblement de la grâce
féminine de son amie, il jouit de sa voix et de ses
yeux, et il retrouve encore, dans sa sensibilité plus
frémissante, dans la façon dont elle, accueille, em-
brasse et transforme les idées qu'il lui confie, dans
sa déraison charmante et passionnée, dans le don
qu'elle possède de bercer avec des mots, d'apaiser
et de consoler, la marque et l'attrait mystérieux de
son sexe. Et il y a aussi les songes, les illusions, les
superstitions, les manies mêmes, d'où viennent aux
hommes leurs moins contestables plaisirs.
Rien de tout cela dans le paradis de Sully-Pru-
dhomme. Et ce n'est point un reproche, car il ne
pouvait l'y mettre. Le bonheur de Faustus et de Stella
impliquait, par définition , la connaissance de la
vérité et excluait l'erreur, si chère aux bommes
pourtant, et si bienfaisante quelquefois. Etquant aux
autres joies dont je parlais tout à l'heure, songez
que ce sont presque toutes des joies spéciales, des
SULLY-PKUDHOMME. 207
aubaines individuelles, et que l'infortuné poète s'était
imposé le devoir de décrire le bonheur en général.
Faustus et Stella sont des êtres abstraits^ qui repré-
sentent tous les hommes et qui ne sauraient éprou-
ver des jouissances particulières. Dès lors, le poète
ne pouvait faire que ce quUl a fait ; il n'avait
d'autre ressource que de nous peindre les
plaisirs des sens, et, parmi ces plaisirs, ceux qui
sont le plus universellement connus et recherchés.
Mais, justement, nul poète peut-être n'était plus
impropre à cette tâche que l'auteur des Epreuves et
delà Justice. Il àvai'd contre lui la tournure philo-
sophique de son esprit et l'austérité naturelle de sa
pensée.
Et ainsi vous voyez le résultat. Il fallait tout au
moins, pour nous donner vraiment Pimpression du
bonheur, réunir comme en un faisceau tous les
plaisirs des sens : M. Sully-Prudhomme,trop fidèle à
ses habitudes d'analyse, procède méthodiquement,
divise ce qu'il faudrait ramasser, étudie successi-
vement les sensations du goût, del'odorat, de la vue,
de l'ouïe et du toucher. — Puis, cette description du
bonheur de tous les sens à la fois, il fallait qu'elle
fût ardente, caressante, enveloppante, voluptueuse;
qu'il y eût de la flamme, et aussi de la langueur, de
la mollesse et quelquefois de l'indéterminé dans
les mots, — Or, M. Sully-Prudhomme est le moins
sensuel et le plus précis des poètes : il pense et dé-
finit au lieu de sentir et de chanter. Tandis que dans
203 LES CONTEMI>OnAi:,-S.
ses vers serrés, tout craquants d'idées, il décompose
Je bonheur de Faustus et de Stella, nous nous disons
que Faustus et Stella doivents'ennuyerroyalement...
Voulez-vous un exemple ? C'est au moment où les
deux bienheureux vont s'enlacer :
L'âme, vêtue ici d'une chair éthérée,
Sœur des lèvres, s'y pose, en fiaix désaltérée,
Et goûte une caresse où, né sans déshonneur,
Le plaisir s'attendrit pour se fondre en bonheur.
Ces vers sont nobles et beaux ; ils sont remar-
quables de netteté, de justesse et de concision. Mais
ils ne parlent qu'à l'esprit ; ils ne t chatouillent ■
pas, pour parler comme Boileau. Ce vaste poème sur
le bonheur est sans volupté et sans joie. Il y a plus
de bonheur senti dans tel hémistiche de Ronsard ou
de Chénier, dans telle page de Manon Lescaut ou de
Paul et Virginie ou même de quelque roman inconnu
et sans art, que dans ces cinq mille vers d'un très
grand poète.
Mais cela même devient, par un détour, extraor-
dinairement intéressant. J'aime cet effort désespéré
d'un poète triste et lucide pour exprimer l'ivresse
et la juie. Le poème du bonheur devient le poème
du désir impuissant et de la mélancolie incurable.
En somme, nous n'y perdons pas.
J'ai dit que, danslape^nsée de M. Sully-Prudhomme,
la science faisait partie du bonheur idéal. Faus-
tus, après le parfait contentement de ses sens, a
SULLY-PRUDIIOMME. 209
la joie plus haute de connaître la vérité. Quelle
vérité ? — C'est, hélas ! la même histoire que dans la
première partie du poème. Faustus jouissait comme
nous jouissons : il sait ici ce que nous savons, et
le poète ne pouvait, en e(Tet, que lui prêter une
science humaine. Il sait ce qu'ont pensé et décou-
vert les philosophes anciens et modernes, d'Empé-
docle àSchopenhauer, etd'Euclideà Claude Bernard.
C'est beaucoup, et c'est peu. Pascal, qu'il retrouve
dans son froid paradis, a beau lui dire : «Ne cherche
pas davantage ; Phomme, dans cette vie nouvelle,
connaît tout, hormis la cause première :
La cin«e où la nature entière est contenue
Outrepasse la sphère où l'homme est circonscrit.
Elle est l'inabordable et dernière inconnue
Du problème imposé par le monde à l'esprit. »
Il est bon, là, Pascal! Mais c'est justement cette
« dernière inconnue » que nous voudrions saisir. Je
dirais presque : — Qu'importe que nous connais-
sions plus ou moins complèîement la série des causes
secondes, si la cause première doit nous échapper à
jamais ? M. SuUy-Prudhomme accorde la science
parfaite à Faustus, et, dans le même temps, il lui
interdit (forcément) la seule notion qui constituerait
la science parfaite.
A part cette inconséquence, — d'ailleurs inévitable
Comme toutes les autres, — les trois grands mor-
ceaux sur la Philosophie antiqtte, sur la Philosophie
210 LES CONTEMPOilAl.NS.
moderne et sur les Sciences, sont de pures merveilles.
Les divers systèmes philosophiqueset les principales
découvertes de la science y sont formulés avec un
éclat et une précision où nous goûtons à la fois la
force de la pensée et une extrême adresse à vaincre
d'incroyables diiTicultés. Cela tient du tour de force?
Soit. Ce n'est que de la poésie mnémotechnique?
Mais cette poésie-là a de nobles origines. Hésiode et
Théognis l'ont pratiquée ; et Ton demeure stupéfait
de tout ce qu'elle contient et résume ici. Au reste,
elle n'exclut pas le mouvement ni la vie. L'histoire
de la philosophie antique est menée comme un
drame ; et quelle plusjuste et plus expressive image
que celle-ci (après la chanson des Epicuriens) :
...Soudain, quand la joj'euse et misérable troupe
Ne 86 soutenait plus pour se passer la coupe,
Une perle y tomba, plus rouge que le vin...
Ils levèrent les yeux : cette sanglante larme
D'un tianc ouvert coulait, et, par un tendre charme.
Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.
Et je ne sais rien de plus beau, de plus riche de
sens et de poébie, de plus saisissant par la grandeur
et l'importance de l'idée exprimée, et en même
temps par la simplicité superbe et la rapidité précise
et ardente de l'expression, que ces trente vers où
nous est rendue présente, comme dans un large
éclair, la suprême découverte de la science et la con-
ceptiun la plus récente de l'unité du monde physique.
SULLY-PRUDHOMME. 211
Combien sur le vrai fond des choses
La forme apparente nous ment !
Le jeu changeant des mêmes causes
Emeut les sens différemment ;
Le pinceau des lis et des roses
N'est formé que de mouvement ;
Un frisson venu de l'abîme.
Ardent et splendide à la fois,
Avant d'y retourner anime
Les blés, le sang, les fleurs, les bois.
Ce vibrant messager solaire
Dans les forêts couve, s'endort
Et se réveille après leur mort
Dans leur dépouille séculaire,
Noir témoin des printemps défunts.
Qui nous réchauffe, nous éclaire
Et nous rend l'âme des parfums !
Dans l'aile du zéphirqui joue,
Dans l'armature du granit,
Roi des atomes, il les noue,
Les dénoue et les réunit.
La terre mêle à son écorco
Ce Protée en le transformant
Tour à tour, de chaleur en force,
En lumière, en foudre, en aimant.
Soleil ! gloire à toi, le vrai père.
Source de joie et de beauté,
D'énergie et de nouveauté.
Par qui tout s'engendre et prospère î
Peut-être ai-je trop querellé Faustiis sur son pré-
tendu bonheur. Mais voici qu'il me donne lui-même
raison. Tandis qu'il menait, sur les gazons de sa
plant'^te paradisiaque, son e'iernelle et pâle idylle, la
plainte de la Terre montait dans les espaces, frôlant
212 LES CONTEMPORAINS,
les astres, et cherchant partout la justice. Et vrai-
ment, cette plainte, revenant à intervalles réguliers,
nous avait semblé plus belle que les froides effu-
sions des deux bienheureux. Un jour, Faustus
entend cette voix des hommes et la reconnaît. Et
tout de suite, sa félicité lui pèse, parce qu'il ne l'a
pas assez méritée. Une chose lui manque : la joie,
la fierté de l'effort et du sacrifice accompli.
Car l'homme ne jouit longtemps et sans remords
Qne des biens chèrement payés par ses efforts...
Il n'est vraiment heureux qu'autant qu'il se sent digno.
Or, à partir du moment où Faustus redevient un
homme et recommence à souffrir, je n'ai plus qu'à
admirer. Les magnifiques lamentations de la race
humaine, l'éveil de la mémoire et de la pitié de
Faustus au bruit de cette plainte qui passe, la scène
où, assis près de Stella, il cherche au firmament son
ancienne patrie, la terre ;
(Je me rappelle cet enfer...
Et cependant je l'aime encore
Pour ses fragiles fleurs dont l'éclat m'était cher,
Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.)
les dialogues où il exprime à Stella les inquiétudes de
sa conscience et son dessein de redescendre sur la
terre pour faire profiter les pauvres hommes de ce
qu'il a appris dans un monde meilleur, et même, s'il
le faut, pour souffrir encore avec eux-., ily a dans
SULLY-PRUDUOMME. 213
tout cela une e'motion, une beauté du sentiment
moral, et comme un sublime tendre où M. Sully-
Prudhomme avait à peine encore atteint dans ses
meilleures pages d'autrefois...
Donc la Mort ramène sur la terre Faustus et Stella.
Trop tard. La planète humaine voyage depuis si
longtemps que l'humanité a disparu du globe ter-
restre : des strophes colorées (d'une imagination
nette, mais peut-être un peu courte) nous le mon-
trent entièrement reconquis par les plantes et par
les animaux. Faustus et Stella délibèrent s'ils doi-
vent le repeupler : ils communiqueraient leur om-
niscience à une humanité neuve et plus heureuse.
« Non, dit la Mort : l'humanité défunte refuserait
de revivre une vie exempte des tourments qui ont
fait sa grandeur. » Et sur son aile, à travers les
constellations, elle remporte les deux amants, par-
faitement heureux désormais, puisque, s'ils n'ont pu
accomplir le sacrifice, ils l'ont du moins tenté.
La conclusion est bien celle que j'indiquais au
commencement. Faustus lui-même juge le bonheur
dont il jouissait avant son sacrifice moins désirable
que l'antique destinée humaine... C'était déjà la
conclusion des Destins. Le monde, qui est mauvais,
est bon néanmoins, puisqu'il ne peut être conçu
meilleur sans déchéance. Ce poème du Bonheur, qui
se déroule dans les astres, nous enseigne que le
bonheur est sur la terre. (Et pourtant !)... C'est donc
un avortcmcnt en cinq mille vers du rêve d'une
214 LES CONTEMPORAiriS.
félicité supra-terrestre et, si vous voulez, une gran-
diose, involontaire et douloureuse tautologie... Que
serait donc un poème qui aurait pour titre : le Mal-
heur ? Le même apparemment, sauf le ton. Cela est
très instructif.
Je n'ai prétendu donner, sur l'œuvre nouvelle de
M. Sully-Prudhomme, qu'une première impression.
Le Bonheur est (avec la Justice) un des plus vastes
efforts de création poétique qu'on ait vus chez nous
depuis les grands poèmes de Lamartine et de Hugo.
Ces livres-là se relisent ; et l'impression qu'on en a
eue d'abord peut se corriger, se compléter et s'é-
claircir. Je n'ai donc pas tout dit, ni même peut-
être ce qu'il y avait de plus important à dire.
*
P.-S. J'ai commis, en vous rendant compte dn
poème de M. Sully-Prudhomme, quelques erreurs
dont je liens à m'excuser. J'ai remarqué que la béati-
tude de Faustus et de Stella était purement humaine,
et j'ai triomphé là-dessus. Mais le poète nous avertit
lui-même que ses héros conservent inté-^ralement,
dans leur premier paradis, leur qualité d'hommes.
Ainsi, page H3 :
Mais, homme, ne craiùs-tu d'essayer l'impossible ?
Et page 146 :
Je suis homme!... Tu sais comment me fut rendu
Ce repos que j'avais, en t'oubliant, perdu.
SULLY-PRUDUOMME. 215
C'est précisément parce qu'ils demeurent hommes
que le poète leur donne un premier paradis qui n'est
qu'une terre sans intempéries. Il ne pouvait en
imaginer un autre et n'en avait nulle envie. Si leur
voluptueuse oisiveté finit par les lasser, c'est préci-
sément encore parce qu'ils sont hommes, et qu'à ce
litre Faustus se sent tourmenté par la curiosité.
Pascal n'entend pas satisfaire en eux cette curiosité
tout entière ; il leur explique pourquoi ils ne peu-
vent savoir. Bref, M. Sully-Prudhomme n'a nulle-
ment voulu dénaturer et diviniser ses héros dans
cette première étape d'outre-tombe. C'est seulement
après l'achèvement de leur destinée humaine par
le sacrifice qui leur prouve leur valeur morale,
qu'ils dépouillent leur matérialité pour entrerdans le
dernier paradis, dont le poète se résigne à ne se faire
qu'une très vague idée...
— Mais alors, pourquoi l'aventure de Faustus et
de Stella ne se passe-t-elle pas tout simplement sur
la terre?
Enfin, voyez vous-même dans quelle mesure ces
rectifications et ces explications doivent modifier
l'impression que m'avait laissée le poème. Si elles ne
peuvent en au;,'menter beaucoup la beauté poétique
et plastique, elles lui restituent du moins toute sa
beauté logique et de construction, si je puis dire.
ALPHONSE DAUDET
L'IMMORTEL
{Premier article).
16 juillet 18S8.
Je tiens à dire, avant tout, que M. Alplionse Dau-
det n'a rien fait de plus brillant, de plus crépitant ni
de plus amusant ; rien où l'observation des choses
extérieures soit plus aiguë ni l'expression plus cons.
tamment inventée ; rien où il ait mieux réussi à
mettre sa vision, ses nerfs, son inquiétude, son iro-
nie... Un livre comme celui-là, c'est de la sensibi-
lité accumulée et condensée, une bouteille de Leyde
Ultéraire. Le plaisir qu'il vous fait est presque trop
vif ; il s'y mêle un peu du malaise qu'on éprouve les
jours d'orage ; on dirait, en feuilletant cette prose
de névropathe, qu'il vous part des étincelles sous
les doigts.
LES CONTKMP. IV ï
218 LES CONTEMPORAINS.
Ceci dit, et pour avoir le droit d'admirer tranquiî-
lement tout à l'heure, je commencerai par un paquet
d'objections. Toutefois, il y en a une que tout le
inonde a faite et que je ne formule à mon tour que
pour l'écarter aussitôt.
Ulmmortel est un roman de mœurs parisiennes et
en môme temps une très violente satire de l'Acadé-
mie. C'est là-dessus qu'on a réclamé. On a dit, ou à
peu près :
— Voilà qui est, en vérité, bien outré et bien peu
philosophique ; et l'Académie inspire à M. Alphonse
Daudet des moqueries, des colères et des indigna-
tions singulièrement disproportionnées. Il y a, parmi
les académiciens, des médiocres qui arrivent par le
respect et parce qu'ils ne portent ombrage à per-
sonne ? Il y en a qui arrivent par l'intrigue, la flat-
terie, ou des influences de salons et des manèges
féminins ? Mais quoi ! Gela se voi-t partout, même, ii
paraît, dans la politique. — Il y en a qui gardent le
goût des femmes, voire des petites femmes, jusque
dans un âge avancé ? C'est que les académiciens
sont des hommes. — Il y en a qui sont laids? C'est
que la nature capricieuse n'a pas donné à tout le
monde de noirs cheveux bouclés, un nez d'une fine
courbure, de longs yeux, une tête charmante et
toujours jeune de roi sarrasin. — Il y en a qui sont
infirmes et cacochymes ? C'est que TAcadémie ne
garantit point contre les inconvénients de la vieil-
lesse... Et encore ils sont bien trente sur quarante
ALPHONSE DA UDET. 219
qui sont à peu près valides, et viny;t qui ont un phy-
sique présentable, et trois ou quatre qui ont de
beaux profils romains. — Il estabsurdeet scandaleux
qu'une compagnie proprement litte'raire et qui, par
de'fînition, doit compter « dans son sein » les meil-
leurs écrivains du temps, soit à ce point encombrée
de médiocrités, et il y a pas mal de ces bonshommes
à qui on aurait envie de fourrer dans les narines les
branches de persil qu'ils portent sur leur collet ?
Mais non : il y en a une bonne moitié qui sont incon-
testablement des esprits ou des talents supérieurs
(ce qui est une jolie proportion I), et les autres sont
tout au moins de bons lettrés et, je suppose, d'hon-
nêtes gens. Je ne vous dirai pas que « l'Académie est
un salon », parce que je crois que ce mot est une
bêtise, et parce qu'il ne nous importe nullement que
trente-neuf messieurs très bien élevés se rassemblent
de temps en temps pour causer avec politesse au
bout du pont des Arts. Mais je pense, avec Anatole
France, qu'il est excellent que l'Académie ne soit
pas infaillible ou même soit parfois injuste dans ses
choix. Car, si les membres de cette vénérable com-
pagnie étaient nécessairement les quarante plus
grands esprits de France, ce serait trop triste pour
les autres : ils seraient jugés par là même ; tandis
que, l'Académie se recrutant parfois d'une façon
bizarre, on est tout de même content d'en être, et
on n'est point humilié de n'en être pas. — L'Acadé-
mie est, pour ceux qai y entrent, l'éteignoir du ta-
220 LES CONTEMPORAINS.
lent, la fin des belles et généreuses audaces ? Si cela
est vrai (et ce ne l'est pas toujours), c'est peut-être
que ceux qui se laissent éteindre par elle ne flam-
baient plus guère ; et on ne saura jamais si c'est elle
({ui leur a coupé leurs élans ou si c'est eux qui uni
cessé d'en avoir. — L'institution est ridicule et
surannée ? Ses rites et ses costumes sont grotes-
ques ? L'habit vert est le plus vain des hochets ? Eh 1
laissez-nous celui-là ! Il est tout au moins inofTen-
sif, quoi que vous disiez ; et nous vivons de vanités.
Faites-nous grâce, homme au cœur fort 1
Ainsi les esprits, même les plus modérés, refusent
d'entrer dans les sentiments de M. Alphonse Daudet.
Et même il se passe ici quelque chose de curieux et
de touchant. On n'est pas fâché contre M. Daudet,
non ; mais on est affligé, et très sincèrement, de ses
irrévérences et de son injuslice. La superstition de
l'Académie est si forte dans ce pays que beaucoup
sont incapables de comprendre qu'un homme qui
pourrait en être ne le veuille point. Et alors ils le
plaignent d'être si aveugle et de repousser un si
grand bien. Ils en ont la larme à l'œil. Et ils ne
croient pas à sa sincérité : « Oui, ce sont de ces
choses G^'on dit... Mais vous y viendrez... On finit
loujours'par y venir. »
Mais enfin, si pourtant M. Alphonse Daudet dé-
teste l'Académie ?. .. Je m'explique. Il reconnaîtrait
lui-même, si on le pressait un peu, que les académi-
ciens ne sont pas tous des imbéciles, des intrigants,
ALPHONSE DAUDET. 221
ni des invalides. Il est, d'ailleurs, personnellement
ami de plusieurs d'entre eux. Qu'est-ce que cela
prouve ? Tout artiste ne retient de la re'alité que ce
qui est conforme à son dessein ; et, en outre, toute
satire est forcément injuste. Mais ici l'injustice parait
si grande qu'elle vient peut-être d'un sentiment plus
profond et plus réfléchi qu'on ne croit . Et si c'est à
l'institution même que M. Daudet en veut ? Pensez-
vousqueles raisons manquent pour cela? Elles ne
manquent jamais pour rien, les raisons. Tâchons
de pénétrer celles de l'auteur de Saplio.
On conçoit à la rigueur qu'à une époque où tout
était chose d'Etat, où s'achevait l'unité delà France,
où toute son histoire aboutissait enfin à la monar-
chie absolue, où partout, dans les m.œurs, dans les
manières, dans la religion, dans les lettres, triom-
phait le même esprit de discipline et d'autorité, un
cardinal ait eu l'idée de préposer une compagnie de
lettrés à la fixation et à la conservation de la langue.
Mais aujourd'hui? dans une société si différente de
l'ancienne et quand la notion même de l'Etat se trouve
quasi renversée ? Quelle cuistrerie insupportable de
vouloir que l'art et la littérature continuent à relever
d'une sorte de tribunal revêtu d'un caractère olTiciel !
et quel enfantillage que ces distributions de prix, ce
prolongement du collège qui assimile pour toute la
vie les littérateurs à des écoliers I Et ne dites pas :
« C'est tout ce qui nous reste de l'ancienne France ;
gardons une institution si vénérable par son anli-
222 LES CONTEMPORAINS,
quité. Il faut que vous soyez, Monsieur, tout à fait
dénué du sens de l'histoire, c'est-à-dire de la faculté
de trouver bon ce qui est vieux, pour insulter TAca-
démie !» Eh ! la royauté aussi, et les parlements, et
les corporations, et la noblesse étaient vénérables
par leur grand âge ! Ne dites pas non plus : « L'Aca-
démie maintient le goût. » Quel goût ? Le sien ap-
paremment. Mais peut-elle en avoir un, alors que
ses membres en ont nécessairement plusieurs ? Et de
quel droit, à quel titre définirait-elle <j le goût » ? Je
crois volontiers à la compétence de tel ou tel acadé-
micien : je ne puis croire à celle de l'Académie. Au
reste, je crois surtout à la mienne ; et, comme je sens
qu'elle ne vaut que pour moi, je tire de là des con-
séquences. Ne dites pas davantage que l'Académie
conserve uire'^tradition de décence et de politesse.
Nous savons fort bien ôtrejdécé'nts'êt polis sans elle,
quand on ne nous met pas en colère. Enfin, je vois
que quatre ou cinq des plusgçands génies littéraire»
de ce siècle, san^.compt'ef une douzaine de talents
supérieurs, ont été repoussés ou oubliés par l'Acadé-
mie. Quoi qu'on dise, cela est grave et cela mêla
gâte. Et j'avais tort dé prétendre tout à l'heure
qu'elle ne peut avoir un goût collectif et qui soit le
goût académ^ue. Seulement, ce goût ne saurait être
qu'yytï^.goûtmoyen, entendez un jgoût 'médiocre. Et ce
goût moyen, ce goût bourgeois et lâche, qui n'est
peut-être pas celui de tous les académiciens, mais qui
est celui de l'Académie, s'impose plus ou moins à
ALPHONSE DAUDET. 223
qui veut lui plaire, et peut faire par là beaucoup de
mal... S'ils avaient été préoccupés de la coupole, ni
M. M. !\!eilhac et Halévy n'auraient fait la Grande
Duchesse, ni M. Zola n'aurait fait l'Assommoir, ni
M. Daudet n'aurait fait l'Immortel...
II est certain qu'avec tout cela, on l'aime, cette
risible Académie, et que les plus fiers et les plus
révoltés finissent souvent par lui faire amende hono-
rable. Pourquoi ? Oh ! tout simplement parce qu'elle
assure ceux qu'elle choisit de leur propre mérite,
qu'elle le garantit solennellement, que parfois même
elle l'apprend au public qui l'ignorait ; parce qu'elle
donne de la considération, de l'importance, des ga-
lons, un chapeau, une épée. Mais, au fond, cela ne
fait guère honneur à l'humanité ; cela montre com-
bien nous sommes faibles et vaniteux. Que dis-je ?
L'Académie est une institution radicalement immo-
rale, puisqu'elle n'ajoute rien au vrai mérite et
qu'elle en donne les apparences à l'intrigue ou à l.i
médiocrité. Peuple ! elle te trompe, car sa fonction
affirme une compétence qu'elle ne peut avoir... (Je
songe seulement que la compétence du gouverne-
ment est encore plus contestable sur la même ma-
tière... et, comme on m'affirme que M. Alphonse
Daudet est officier de la Légion-d'Honneur, pour ses
livres/]e médite douloureusement sur les inconsé-
quences des âmes les mieux trempées.)
Tout ce que j'ai voulu dire au bout du compte,
c'est qu'il y a quelque chose d'aussi outré, pour le
224 LES CONTEMPORAINS,
moins, dans les reproches amers ou tendres adressés
par nombre de bonnes gens à M. Alphonse Daudet
que dans les colères de celui-ci contre l'institution
des Quarante. Je me hâte d'ajouter que j'ai la modes-
tie de ne point partager les sentiments de M. Daudet.
Car, pour les partager, il serait bon d'être aussi fort,
aussi austère et aussi évidemment désintéressé que
lui. (C'est ce qu'ont oublié quelques chroniqueurs
farouches, de ceux qui vont criant : « Ne coupez pas
les ailes au génie », comme s'ils étaient personnelle-
ment menacés.) Mais je reconnais à M. Daudet (et
c'est singulier d'avoir à dire une chose si simple) le
droit d'éprouver ces sentiments ; je le lui reconnais
avec entrain, et je suis enchanté qu'il les ait éprou-
vés, puisqu'il en a fait ce livre, et qu'il a su répondre
pi crânement, à travers deux siècles et demi, aux Sen-
timents de r Académie sur le Cid pa.r les Sentiments de
Tartarin sur l'Académie.
Tartarin, c'est ici Védrine, le bon, le fier, le génial
Védrine. Et c'est maintenant que commencent mes
objections, à moi. Védrine ne me plaît pas énormé-
ment. C'est lui qui éreinte tout le temps l'Académie
et qui lire la morale de l'histoire. J'aimerais que l'é-
reintement se fît uniquement par le récit et les ta-
bleaux, et que la morale s'en dégageât d'elle-même.
Le livre y gagnerait, à mon sens ; et les malvt^illanls
auraient moins beau jeu à l'accuser de puérilité et
d'injustice. Déjà M. Emile Zola, dans l'Œuvre, nous jj
avait montré un romancier qui était, à n'en pas dou- ''
_J
ALPHONSE DAUDET, 223
ter, M. Zola en personne ; et ce romancier était fort,
était généreux, était magnanime ; une manière de
bon Dieu ! De même le sculpteur Yédrine. Il a tout:
du génie, des vertus, une femme qui l'adore, des
enfants d'une beauté merveilleuse. Il n'aime pas l'ar-
gent. Il transperce les hommes de son regard, il
sonde les reins et les cœurs. Il morigène, il fustige,
il stigmatise. Quelquefois aussi, il bénit. Du bateau
où il croque des paysages, pendant que ses beaux
enfants « pétris d'amour et de lumif?re » s'ébaltent
sur la rive, il tend ses mains de christ aux jeunes
générations... Avec tout cela, je crois bien qu'il lui
arrive de dire des sottises, — des sottises de rapin
échauffé, d'artiste à grande barbe et à grands gestes.
Le malheureux a conservé celte illusion, que c'est la
faute de l'Université s'il n'y a pas plus d'esprits ori-
ginaux en France, et qu'un professeur de rhétorique
est un homme qui s'est donné pour lâche d'étouffer
le génie chez les pauvres potaches confiés à ses soi as.
Ecoutez-le parler du père Astier-Réhu : a Ah ! le sali-
gaud, nous a-t-il assez raclés, épluchés, sarclés...
Il y en avait qui résistaient au fer et à la bêche,
mais le vieux s'acharnait des outils et des ongles,
arrivait à nous faire tous propres et plats comme un
banc d'école. Aussi regarde-les, ceux qui ont passé
par ses mains, à part quelques révoltés comme Uers-
cher qui, dans sa haine du convenu, tombe à l'ex-
cessif et à rignoble, comme moi qui dois à cette
vieille béte mon goût du contourné, de l'exaspéré,
226 LES CONTEMPORAINS.
ma sculpture en sacs de noix, comme ils disent...
tous les autres, abrutis, rasés, vidés... » Bien candide,
ce bon Védrine... J'ai eu l'honneur d'être profes-
seur de rhétorique, ce qui est un métier fort amu-
sant ; et je jure devant Dieu que je n'ai jamais étouffé
le génie et que je n'ai jamais vu personne TétoufTer
autour de moi...
Tous les autres personnages sont, à des degrés
divers, vivants et vrais ; mais quelques-uns avec un
peu dMnattendu et comme des trous, des solutions de
continuité dans leur psychologie,
Voici l'historien Astier-Réhu. Oh I nous savons
tout de suite que c'est un imbécile, et « quel pauvre
cerveau de paysan laborieux, quelle étroilesse d'in-
telUgence cachent la solennité de ce lauréat acadé-
mique fabricant d'in-octavos, sa parole à son d'ophi-
cléide faite pour les hauteurs de la chaire », Mais
M. Alphonse Daudet Je hait d'une haine si féroce,
qu'il oublie de nous dire que cet imbécile est un fort
honnête homme, et que je le prenais, moi, de la
meilleure foi du monde, sinon pour un vieux gredin,
du moins pour un fort plat personnage. Or, dans
toute la seconde partie du roman, il fait un tas de
choses fort au-dessus de la probité moyenne, et qui
semblent même partir d'une àme vraiment haute.
Et certes on peut être à la fois une vieille béte et un
très honnête homme ; mais, je ne sais comment cela
se fait, je n'étais point préparé du tout aux belles
actions d'Astier-Réhu. Quand j'ai vu tout à coup cet
ALPHONSE DAUDET. 227
Auvergnat éclater d'indignation parce que son fils
doit épouser une femme qui a vingt ans de plus que
lui et qui a eu un amant, mais qui est duchesse, très
belle, influente et prodigieusement riche, ma sur-
prise n'a pas été mince. Je l'aurais cru moins insen-
sible, je ne dis pas à l'argent, mais aux titres, aux
marques extérieures de la puissance : je m'étais
trompé. C'est sans doute ma faute ; et lorsque, en-
suite, je l'ai vu si digne dans l'affaire des faux auto-
graphes, si décidé à braver le ridicule, à sacrifier sa
réputation et toute sa vie à la justice et à la vérité,
je n'ai plus eu d'étonnement. Mais il m'en est revenu
un peu, je l'avoue, à le voir se jeter à la Seine du
haut du pont des Arts... Oui, je sais, le retour chez
lui, les propos atroces de sa femme ont achevé de le
désespérer et de l'affoler... Mais il m'avait si bien
paru jusque-là qu'Astier-Réhu n'était point de ceux
qui se suicident! Car enfin, quoiqu'il lui soit arrivé,
il reste académicien, secrétaire perpétuel, logé à
l'Institut ; et les choses s'oublient, et dans huit jours
on ne songera plus à son affaire, ou même sa loyauté
et son courage lui auront ramené des défenseurs...
Vous me direz que, au moment de son suicide, il est
revenu de tout, même des vanités académiques. ..
Mais justement il m'avait donné l'idée d'un homme
absolument incapable de revenir jamais de certaines
vanités. Bref, j'ai des doutes.
Peut-être en aurais-je moins, si M. Daudet avait
moins accablé de ses mépris, au oommencement,
223 LES CONTEMPORAINS,
cet excellent cuistre, et s'il l'avait considéré avec
moins d'antipathie et plus de sérénité. Moi, les
Astier-Réhu ne me sont point si odieux. Il peut y
avoir de la bonhomie et il y a toujours de la candeur
dans leur pédanlisme et dans leur élroitesse d'es-
prit... Enfin, n'en parlons plus.
De même, quand la sèche et sifflante M"' Astier
l'attend à la fm pour lui jeter sa haine à la figure cl
pour lui apprendre que, s'il est arrivé à l'Académie,
c'est qu'elle s'en est mêlée (... Et elle précisait les
détails de son élection, lui rappelait son fameux mot
sur les voilettes de M™» Astier, qui sentaient le tabac,
malgré qu'il ne fumât jamais... « un mot, mon cher,
qui vous a rendu plus célèbre que tous vos livres »),
je cherche quel intérêt peut avoir une personne si
fine à désespérer et à chasser d'auprès d'elle un
mari qui ne serait rien sans elle, il est vrai, mais sans
qui elle serait moins encore. Et, si vous répondez
que la colère l'emporte, je m'étonne donc qu'elle se
possède si bien dans tout le reste du livre. Ou bien
alors, je demande comment il se fait que celte
femme si avisée et qui a tant de pouvoir sur son mari
ne l'ait pas empêché, à tout prix et par tous les
moyens, d'intenter le risible procès où doit sombrer
une considération dont elle a sa part. Là encore j'ai
des doutes.
Etj'enaide plus sérieux encore sur la vraisem-
blance de l'aventure d'.Vslier-Rchu et d'Albin Page.
M. Alphonse Daudet m'alléguera celle d'Dmile Chas-
ALPHONSE DAUDET. 229
les et de Vrain-Lucas. Mais le maniaque Emile
Chasles était un mathématicien qu'aucune étude
antérieure n'avait pu prémunir contre les mystifica-
tions dont il fut victime. Le cas d'Astier-Réliu n'est
point le même. Astier-Réhu a été professeur d'iiis-
toire ; il est, je suppose, agrégé d'histoire et docteur
es lettres pour une thèse historique. Cela veut dire
qu'il sait son métier. Quoiqu'il ne soit qu'un imbé-
cile, il connaît certainement les méthodes de véri-
fication des manuscrits ; il n'est point nécessaire
d'être un aigle pour les savoir et les appliquer...
L'Académie peut bien faire encadrer l'autographe de
Rotrou, parce qu'elle n'y regarde pas de très près,
parce qu'elle est un corps et que les corps sont tou-
jours bêtes. Mais Astier-Réhu, si simple qu'il soit,
ne peut être à ce point la dupe de Fage. D'ailleurs,
il a publié des livres d'histoire qui ont été lus, jugés,
épluchés par les rédacteurs de la Revue historique,
de la Revue critique et du Journal des savants, et ni
M. Gabriel Monod, ni M. Fustel de Coulanges, ni
M. Paul Meyer, ni M. Ernest Lavisse, ni M. Sorel, ni
M. Guiraud ne se seraient laissés prendre aux piè-
ces fabriquées par l'astucieux bossu. L'aventure
d' Astier-Réhu me paraît tout bonnement impossible.
M. Daudet, parti d un fait vrai, l'a rendu totalement
invraisemblable et faux parce qu'il en a changé
toutes les conditions. Il est fâcheux que le principal
épisode de son roman repose sur celle impossibilité
radicale.
[Deuxième article.)
£0 août 18S3,
J'ai attendu, pour vous reparler de l'Immortel,
qu'on en parlât un peu moins et que l'on pût enfin
s'apercevoir qu'il y a peut-être dans le dernier ro-
man de M. Alphonse Daudet autre chose qu'une satire
de l'Académie.
Le spectacle a été des plus divertissants pendant
un mois. On a pu voir, au tapage qui s'est produit, à
quel point nous avons la superstition académique
dans les moelles. Cela est consolant. Il y a donc
encore du respect en France, et quelque attache au
passé, à la tradition. Il me paraît même que les
colères soulevées par l'Immortel ont été aussi dispro-
portionnées que les sentiments de M. Alphonse Daudet
sur l'Académie.
Ou plutôt, non; ces colères étaient justifiées. Car,
enfin, on avait bien vu des hommes de lettres cons-
puer l'Académie dans leur jeunesse, quand elle ne
songeait pas à eux, et y entrer dans leur âge mûr;
mais on n'avait jamais vu, que je sache, un écrivain,
n'ayant qu'un signe à faire pour y entrer, déclarer
publiquement qu'il ne voulait pas en être, et, i'Aca-
iLPHONSE DAUDET. 231
demie lui ayant pardonné, renouveler cette imper-
tinente déclaration. On a beau dire, cela est unique.
Je ne sais pas si c'est détachement chrétien, ou
comble d'orgueil, ou esprit de contradiction, ou
crainte de déplaire à des amis envers qui l'on se
croit engagé. Je ne prétends même pas que tant de
protestations soient d'un goût très distingué. J'irai
même plus loin : je crois qu'un i»a'ivre diable mé-
diocre et correct, ou génial et malchanceux, mais
académisable à la rigueur, aurait, en dépit des appa-
rences, plus de mérite que M. Alphonse Daudet à
conspuer l'Académie ; car elle pourrait lui apporter
quelque chose à lui, et, la repoussant, il repousserait
de réels avantages. Mais M. Alphonse Daudet, re-
nonçant au fauteuil qu'on lui tenait tout prêt, ne
renonce à rien, puisqu'il a déjà tout, • la gloire et la
fortune », comme dans la chanson. Il lui est trop
commode de mépriser ce que tous les autres dési-
rent. Ce qu'il en fait, c'est pour nous ennuyer. C'est
malice pure, plaisir d'insulter au plus innocent de
nos préjugés et à la plus durable de nos institutions
nationales. Cela est mal ; cela n'est point chari-
table.
Mais, je le répète, c'est unique : à tel point que
beaucoup refusent obstinément de croire à la sincérité
de M. Daudet, ou prétendent qu'il a des regrets, tout
au fond. Moi, la nouveauté de cette conduite m'inté-
resserait plutôt, et me rangerait du parti de l'impie.
Mais voilà! je crains qu'il ne soit trop profondément
232 LES CONTEMPORAINS,
satisfait de sa manifestation et de tout ce qui s'en est
suivi. « Eh bien, c'est une assez bonne pierre dans
la mare aux grenouilles ! Ils en crient encore au bout
d'un mois », a-t-il dit à l'un de ses compatriotes. Je
songe là-dessus : a Croit-il donc avoir fait quelque
chose de si héroïque, de si terrible et de si original ? »
Et alors je ne suis pas fâché du bon tour que lui
joue ce gros malin de M. Zola en rendant hommage à
la tradition, juste au moment où ce méchant tsigane
la piétine.
— Tsigane, lui? cet homme dont le premier roman
a été précisément couronné par l'Académie, cet écri-
vain de vie si bourgeoise et qui est notoirement un
si bon père de famille?— Tsigane, oui. D'abr.rd,
parce qu'il le dit. Ensuite, parce que je le crois. Tsi-
gane à Nîmes, à Lyon ; tsigane à Paris, dans sa
prime jeunesse.
Ainsi tout s'arrange, dès qu'on reconnaît au Ro-
manichel qui vit toujours secrètement dans la peau
de l'ancien Petit Chose le droit d'être un Roma-
nichel. Ce qui m'embarrassait dans cette affaire,
c'est que, sans rien perdre d'ailleurs de son grand
talent, M. Alphonse Daudet avait été amené à nous
révéler, dans Vhnmortel, des sentiments, ou plutôt une
disposition d'esprit, une philosophie générale, dont
je me sens, pour ma part, fort éloigne. — Oui, ce
qu'il y a au fond, dans ce roman anti-académique,
c'est, comme l'a fait remarquer M. Ferdinand Brune-
tière, le mépris, la haine et peut-être l'ininlelli-
ALPHONSE DAUDET. 233
gence du passé et des traditions qui en maintiennent
le respect.
M. Alphonse Daudet juge la besogne d'un Astier-
Ptéhu inutile et grotesque, et il considère Astier-Réhu
comme un odieux imbécile. Or, il est certain que,
si un type analogue à cet académicien avait été
conçu par Dickens ou Georges EUiot, ils en auraient
fait un délicieux bonhomme, et beaucoup plus tou-
chant que ridicule. Moi-même, je ne comprends rien
du tout au mépris enragé de M. Daudet pour ce digne
et honnête professeur et pour tous ses pareils.
Comment un romancier peut-il rétrécir à ce point sa
sympathie et ses facultés cnmpréhensives?,.. L'au-
teur de Vlmmortel est bien le même homme que j'ai
entendu traiter Racine de haut en bas, parce que
Racine exprime rarement des choses concrètes, et
ijui disait n'avoir retenu, de tout Tacite, qu'une
[hrase pittoresque sur les funérailles de Britannicus.
Une telle disposition d'esprit est évidemment pour
déplaire à ceux qui goûtent et essayent de compren-
dre les formes de la vie «t de l'art dans le passé,
qui y séjournent volontiers, qui y trouvent autant
d'intérêt qu'au spectacle de la vie contemporaine,
qui voient dans TAcadémie soit une institution véné-
rable et salutaire, soit même une absurdité char-
mante, — et qui ne sont pas pour cela des cuistres
ni des snobs, qui ont même quelque chance d'avoir
une sagesse plus détachée et plus libérale que cet
éternellement jeune Petit Chose.
234 LES CONTEMPORAINS.
M. Alphonse Daudet est un artiste hypnotisé par
le présent. Les impressions qu'il reçoit des ohjets
sont si vives qu'il n'existe pour ainsi dire pas en
dehors d'elles. Il a, de plus, reçu le don de les tra-
duire dans une langue si fébrilement expressive, que
tout lui paraît languir à côté de ce mode de traduc-
tion. Etant doué de façon si particulière, il est néces-
sairement étroit et intransigeant (quoiqu'il lui soit
arrivé, je le sais, de faire effort pour élargir ses
sympathies). Il ne s'aperçoit pas qu'il y a autant de
pédants impressionnistes et modernistes que de
pédants académiques, et que les premiers ne sont
pas toujours les moins bornés ni les moins déplai-
sants... Qu'est-ce que cela fait si, grâce à sa myopie,
qui n'est qu'une vision intense des choses rappro-
chées, il nous fait, du monde où nous vivons, des
peintures, éparses sans doute et fragmentaires,
mais dont le relief et la couleur vibrante n'ont
jamais, je crois, été égalées? Gardons notre sagesse
et laissons-lui la sienne. Il vaut mieux qu'il soit
comme il est; car, s'il pensait comme nous, il ne
serait, tout au plus, qu'un stérile dilettante, et cela
nous est tout à fait égal qu'il méprise les bons et
utiles Astiers-Réhus, et qu'il n'aime pas la tragédie,
puisqu'il écrit le Nabab et Sapho.
C'est un écrivain infiniment curieux. Intense,
outrée, intermittente et comme émieltée, telle est
d'ordinaire sa traduction de la vie. Ce qu'il rend
toujours, et qu'il communique, c'est l'impression
ALPHONSE DAUDET. 23b
directe, immédiate, des choses. Il est, je crois,
l'écrivain le plus sincèrement « réaliste » qui ait été.
Le réaliste, c'est lui, et non M. Zola, je Tai répété
maintes fois. Sa façon même de composer, l'absence
de liaison continue dans le développement de ses
personnages, en est une preuve. Et, par contre, c'est
parce que M. Zola observe sommairement, parce
qu'il construit ses romans à priori et subordonne à
ses conceptions les rares remarques qu'il a pu faire
sur le vif, c'est pour cela que ses récits ont une si
forte unité, sont d'une si large coulée, — et rappel-
lent les belles œuvres classiques en dépit des ordures
qu'il y entasse. Mais les livres de M. Daudet, con-
struits uniquement sur des impressions notées, par-
ticipent du décousu de ces impressions, en même
temps qu'ils en conservent l'incomparable viva-
cité.
Chacun de ses personnages ne nous est présenté
que dans les instants où il agit ; et il n'est pas un de
ses sentiments qui ne soit accompagné d'un geste,
d'un air de visage, commenté par une attitude, une
silhouette. C'est à cause de cela qu'ils nous entrent
si avant dans l'imagination et qu'ils nous restent
dans la mémoire. Entre ces apparitions, rien. C'est
à nous de faire ou de supposer les liaisons néces-
saires. Jamais de ces analyses de sentiments faites
par l'auteur ex professo, et qu'on retrouve même
chez Flaubert et les Concourt; jamais de « morceau
psychologique ». Ces personnages ne vivent que
236 LES CONTEMPORAINS.
dans les minutes où nous les voyons. Mais alors
comme ils vivent! Cela n'a qu'un inconvénient:
nous avons parfois quelque peine à accorder parfai-
tement entre elles ces apparitions trop espacées. Je
croyais, l'autre jour, voir des trous dans le dévelop-
pement du caractère d'Aslier-Réhu et de M™* Âstier.
Je n'avais pas fini et j'oubliais la duchesse. Vous
vous rappelez comment ce jeune « slrugleforlifeur »
de Paul Astier se fait épouser par cette Corse altif^re
et passionnée. Aux chapitres XII et XIII, elle est
encore très belle, et l'on nous apprend que ses bras
et sa gorge se tiennent fort bien. Elle est, du reste,
éperdument amoureuse. Et maintenant tournez quel-
ques feuillets, et voyez au dernier chapitre le récit
du mariage :
« Et Védrine disait son saisissement en voyant
paraître, dans cette salle de mairie, la duchesse
Padovani , pâle comme une morte, navrée , dés-
enchantée, sous une toison de cheveux gris, ses
pauvres beaux cheveux qu'elle ne prenait plus la
peine de teindre. A côté d'elle, Paul Astier, Monsieur
le comte, souriant et froid, toujours joli... On se
regarde, personne ne trouve un mot, excepté l'em-
ployé, qui, après avoir dévisagé les deux vieilles
dames, éprouve le besoin de dire en sMnclinant, la
mine gracieuse :
— Nous n'attendons plus que la mariée...
— Elle est là, la mariée, répond la duchesse
s'avancant la tète haute.
ALPHONSE DAUDET. 237
a ... Puis la sorlie, de froids saluts écliangés
entre les arcades du peiit cluître, et le soupir sou-
lagé de la duchesse, son : « C'est fini, mon Dieu! »
avec rintonation désespérée de la femme qui a me-
suré le gouffre et s'y jette les yeux ouverts, pour
tenir un engagement d'honneur, »
Comprenez- vous? Si la ri">re duchesse n'aime plus
son architecte, pourquoi Tépouse-t-elle ? Parce
qu'elle l'a promis? Albms donc ! Ou bien si, tout en
le jugeant, elle l'aime encore, il est bien singulier
qu'elle ait perdu subitement tout souci de lui plaire...
Je ne dis point que tout cela soit inexplicable; je
voudrais que tout cela me fût expliqué. Que s'est-il
donc passé enfin, soit entre les deux amants, soit
dans l'âme de Mari* Anto, depuis le moment où nous
l'avons vu sauter à cheval pour rattraper son joli
jeune homme à la station?...
Celte horreur de tout développement suivi, de
tout éclaircissement qui nest pas en action, est si
forte chez M. Alphonse Daudet que, lorsqu'il est
obligé de nous donner, pour établir son « milieu »,
certaines explications un peu longues, il n'hésite
pas à employer l'arlilice d'une correspondance ou
d'un journal. C'est ainsi (ju'il imagine, dan? le Nabab,
les mémoires de Passajon, et, dans Vlmmortel, les
lettres du candidat Freydet à sa sœur. Cet artifice
détonne étrangement dans des livres où le souci de
la vérité est, partout ailleurs, si évident. Car il se
trouve que Fraydet et même Passajon ont l'œil et
238 LES CONTEMPORAINS,
le style de M. Daudet, ce qui nous déconcerte un peu.
Mais tout lui paraît préférable à l'exposition liée,
unie, discursive. (Croyez-vous cependant que nous
ne nous intéresserions pas davantage au candidat
Freydet, si l'éducation, la jeunesse, le passé de ce
hobereau homme de lettres nous étaient racontés
tout tranquillement, tout bellement, à la papa?)
Mêmes intermittences dans la marche de l'action
que dans la vie des personnages. Ici^ trois actions
qui s'entrecoupent : l'histoire des grandeurs et de la
chute d'Astier-Réhu ; l'histoire de la candidature
académique d'Abel de Freydet et des progrès de la
maladie verte chez ce brave garçon ; Thist^ire des
manœuvres de Paul Astier h la poursuite d'un grand
mariage. Et, sans doute, on voit aisément le lien
des deux premières, puisqu'elles se rapportent
toutes deux à l'Académie. Il n'est pas non plus diffi-
cile de reconnaître que l'histoire du fils se rattache
à celle du père par un effet de contraste. Même il y
a, dans les rencontres de ce père et de ce fils, qui
n'ont pas une idée en commun, un dramatique froid
navrant qui serre le cœur (et qui serait peut-être
doublé si l'auteur semblait moins persuadé qu'Astier-
Réhu n'est qu'une horrible vieille bête)... Mais enfin
cette unité secrète, intérieure du livre, M. Alphonse
Daudet s'est si peu donné la peine de nous la ren-
dre sensible, que nous pourrions presque affecter de
ne pas l'apercevoir. J'ai hâte de dire que cette façon
décomposer ne me choque point. Elle se rapproche
ALPHONSE DAUDET. 239
de la réalité des choses, où nulle action ne se pour-
suit isolément, où toutes s'enchevêtrent. Je n'ai
voulu que constater ce retour de M. Alphonse Daudet
aux procédés de Nabab, après l'effort de VEvangéliste
et de Saplio vers la classique unité d'action.
Troisièmement : même absence de liaison appa-
rente dans le style que dans les caractères et dans
la composition du livre. Pas une phrase pleine,
ronde, de tour oratoire ou didactique. C'est une
dislocation ou, pour mieux dire, un émiettement, un
poudroiement. Jamais on n'a fait un si prodigieux
usage de toutes les « figures de grammaire » abré-
vialives, de l'anacoluthe, de l'ellipse et de ce qu'on
appellerait, s'il s'agissait de latin, l'ablatif absolu.
Des notations brèves, rapides, saccadées, toc-toc,
comme autant de secousses électriques. Pas un
poncif ; une aitention scrupuleuse, maladive, à
traduire la sensation immédiate des objets par le
moins de mots possibles et par les mots ou les con-
cours de mots les plus expressifs. C'est une conti-
nuelle invention de style, si audacieuse, si frémis-
sante et si sûre que, les meilleures pages de Concourt
mises à part, on n'en a peut-être pas vu de pareilles
depuis Suint-Simon. Astier-Réhu oserait dire que
c'est une perpétuelle hypotypose.
J'ouvre au hasard (et je vous assure que ce n'est
point ici une formule) :
« Pour midi, la messe noire {essayez de dire la
chose en moins de mots; et encore il y a une image I)
240 LES CONTEMPORAINS.
et, bien avant l'heure, un monde énorme affluait
autour de Saint-Germain-des-Prés, la circulation
interdite {ablatif absolu), les seules voitures d'invite's
ayant droit d'arriver sur la place agrandie {c'est une
sensation que vous avez certainement éprouvée : une
place vide, mais entourée d'une foule, paraît beaucoup
plus grande; la sensation est ici notée pur un seul motj,
bordée d'un sévère cordon de sergents de ville espacés
en tirailleurs {cela encore fait image). » Ne raillez
point mes commentaires; ne dites pas que chacune
de ces -i visions » est assez commune et que vous en
auriez été capable. C'est possible. Mais songez qu'en
voilà trois ou quatre dans la première phrase venue.
C'est leur fourmillement qui est extraordinaire dans
celte prose. J'ouvre encore et je lis:
« ...Et penchés, soufflant très fort, académiciens
et diplomates, la nuque avancée, leurs cordons, leurs
grands-croix ballant comme des sonnailles, montrent
des rictus de plaisir qui ouvrent jusqu'au fond des
lèvres humides, des bouches démeublées laissant en-
tendre de petits rires semblables à des hennissements.
Même le prince d'Athis humanise la courbe mépri-
sante de son profil devant ce miracle de jeunesse et
de grâce dansante qui, rfw bout de ses pointes, décroche
tous ces masques mondains ; et le Turc Alourad Bey,
qui n'a pas dit un mot de la soirée, affalé sur un
fauteuil, maintenant gesticule au premier rang,
gonfle ses narines, désorbite ses yeux, pousse les cris
gutturaux d'un obscène et démesuré Caragouss. Dans
ALPIIO?; SE DAUDET. 241
ce frenetisme de vivats, de bravos, la fillelle volte,
bondit, dissimule si harmonieusement le travail mus-
culaire de tout son corps que sa danse paraîtrait
facile, la distraction d'une libellule, sans les quelques
pointes de sueur sur la chair gracile et pleine du décol-
îetage et le sourire en coin des lèvres, aiguisé, volon-
taire, presque méchant, où se trahit l'effort, la fatigue
du ravissant petit animal. »
Je vous prie de méditer sur cette page. Je ne veux
plus citer, car où m^arrêterais-je ? Je vous engage
seulement à relire le dîner chez la duchesse Pado-
vani, l'enterrement de Loisillon, le duel de Paul
Astier, etc.. Il y a là-dedans, avec un peu d'outrance
tartarinesque, une concision puissante, une ironie à
la fi)is très violente et très fine ; et surtout, jamais
on n'a mieux su nous enfoncer les choses dans les
yeux, rien qu'avec des mots. Et notez que TefTort
s'arrête toujours au point extrême par delà lequel
il s'en irait tomber dans le précieux ou dans le cha-
rabia impressionniste. Dans ses plus grandes au-
daces, M, Daudet garde un instinct de la tradition
latine, un respect spontané du génie de la langue.
(Je ne puis m'empècher, à ce propos, de vous dire
combien la Vie parisienne m'a affligé dernièrement
. par son commentaire grammatical de ^Immortel,
jugeant cette prose d'après la syntaxe du dix-hui-
tième siècle elles principes de l'abbé le Batteux...
Savez-vous les phrases que la Vie parisienne aurait
dû relever? Il y en a deux, sans plus; mais elles
LES CONTEUP. IV. 7*<
242 LES CONTEMPORAINS.
sont atroces. Voici la première : « En cette parfaite
association, sans joie., une seule note humaine et
naturelle^ l'enfant ; et cette note troubla fharmonie. »
Et voici l'autre : a ...L'évolution toute naturelle de la
douleur débordante à ce complet apaisement s'ac-
centuait ici de Vappareil du veuvage inconsolable,
etc., .).
Donc, pour tout le reste, je ne veux plus qu'aimer
et admirer. Et voilà que je ne tiens plus du tout à
mes critiques On a dit que les personnages de V Im-
mortel n'étaient que des pantins fort expressifs,
qu'ils n'avaient pas de « dessous ». Ces dessous ne
sont pas exprimés, c'est vrai, mais la pantomime de
ces véridiques et vivantes marionnettes est si juste
que chacun de leurs gestes ou de leurs airs de tète
nous révèle leur âme et tout leur passé; et je ne
croirai jamais qu'un romancier qui, rien qu'en no-
tant des mouvements extérieurs et de brefs discours,
a pu suggérer à M. Brunetière Pidée d'un si beau
roman [Revue des Deux-Mondes du l" août), soit un
psychologue si insuffisant. Complétons ce qu'il nous
donne, sans en être autrement fiers ; car ce qu'il
nous donne, c'est ce que nous n'aurions pas trouvé.
Au contraire, ce qui manque à son roman, je serais
presque capable de l'y mettre, et le père .\stier-Réhu
lui-même saurait nous le dire etnousle développer...
Le seul don de l'expression pittoresque, à up pareil
degré', me fait passer aisément sur une psychologie
peut-être sommaire et sur un certain manque de
ALPHONSE DAUDET. 243
renanisme... Et puis, je ne sais plus. Après huit
jours de soleil, voilà le froid revenu, un froid dur,
brutal, noir. Nos raisins ne mûriront pas. Je n'ai
rencontré ce matin, dans la campagne, que des fi-
gures tristes. Brr... je vais me chauffer à la cuisine,
— aujourd'hui, 17 août.
i
ERNEST RENAN
LE « PRÊTRE DE NÉMI » (i).
Lo grand magicien nous préparait une dernière
.';;irprise : il vient d'écrire une œuvre de foi. Telle a
été mon impression dès l'abord, et elle m'est demeu-
rée, bien que le livre ait produit sur d'autres une im-
pression toute contraire. C'est peut-être qu'il y a
plusieurs façons de lire et d'entendre M. Renan, et
que, cette fois, j'ai choisi la bonne. Le Prêtre de Némi,
contre toute attente, m'a édifié.
Sans doule vous y reconnaîtrez quelques-unes des
idées que M. Renan a exprimées déjà (dans les Dia-
logues philosoiihiques, dans Caliban, dans la Fontaine
de Jouvence, dans les Souvenirs, dans l'article sur
Amiel); vous y retrouverez son dilettantisme, son
attitude en face du mon; le, son âme hautaine et
(1) Cf. Les Contemporains, l, et Impressions de tluâtre, i.
246 LES CONTEMPORAINS.
tendre, caressante et ironique, attirante et fuyante.
Et pourtant ce n'est plus la même chose. L'œuvre
est d'une beauté ujoins perverse (je parle ici comme
un cœur simple). La préoccupation de la femme y
est moins aiguë : ce n'est plus une hantise. Vous y
chercherez en vain les anciennes fantaisies de néga-
tion voluptueuse, la philosophie du suicide délicieux
de Prospero. Puis le doute, s'il n'est pas précisément
absent du livre, y est plus austère et plus triste. Il
semble enfin que, des opinions confrontées dans le
drame, une affirmation se dégage, plus nette qu'on
ne l'attendait de M. Renan, et qu'après nous avoir si
longtemps troublés autant qu'il nous charmait, il se
repose aujourd'hui dans l'espèce de certitude dont il
est capable et dans une sérénité moins inquiétante
pour nous.
Voilà du moins ce que j'avais cru voir; mais je
n'en étais pas absolument sur. La préface, que j'ai
lue, ensuite, m'a prouvé que j'avais bien vu. « J'ai
voulu dans cet ouvrage, dit M. Renan, développer
une pensée analogue à celle du messianisme hébreu,
c'est-à-dire la foi au triomphe définitif du progrès
religieux et moral, nonobstant les victoires répétées
de la sottise et du mal. » Voyons donc sous quel
aspect se présente l'acte de foi de M. Renan
ERNEST RENAN 241
I
Qu'il a bien fait de ressusciter cette vieille forme du
conte, du dialogue, du drame philosophique, si fort
en honneur au siècle dernier, et comme cette forme
convient à son esprit! Nulle ne se prête mieux à
l'expression complète et nuancée de nos idées sur
la vie, sur le monde et l'histoire. Elle fait vivre les
abstractions en les traduisant par une fable qui est
de l'observation généralise'e ou, si on veut, de la
réalité réduite à l'essentiel. Elle permet de présenter
une idée sous toutes ses faces, de la dépasser et de
revenir en deçà, de la corriger à mesure qu'on la
développe. Elle permet de s'abandonner librement à
sa fantaisie, d'être artiste et poète en même temps
que philosophe. Comme la fable choisie n'est point
la représentation d'une réalité rigoureusement li-
mitée dans le temps et dans l'espace, on y peut
mettre tout ce que le souvenir et l'imagination sug-
gèrent de pittoresque et d'intéressant. Il n'est point
de forme littéraire par où nous puissions exprimer
avec autant de finesse et de grâce ce que nous avons
d'important à dire. Je me figure que le conte ou le
drame philosophique serait le genre le plus usité
dans cette cité idéale des esprits que M. Renan a
quelquefois rêvée. Car les vers sont une musique un
peu vaine et qui combine les sons selon des lois trop
248 LES CONTEMPORAINS.
inflexibles; le théâtre impose des conventions trop
étroites, nécessaires et pourtant frivoles; le roman
traite de cas trop particuliers, enregistre trop de
détails éphémères et négligeables, et où ne sau-
raient s'attacher que des intelligences enfantines.
Au contraire, le conte ou le drame philosophique est
le plus libre des genres, et ne vaut, d'autre part,
qu'à la condition de ne rien exprimer d'insignifiant.
C'est pour cela que M. Renan l'a adopté. L^ Histoire
des origines du christianisme elle-même tient beau-
coup du conte philosophique.
Revenons au Prêtre de Némi. C'est un étrange
composé. Nous sommes à Albe-la-Longue, pn'-s du
lac Né/ni, sept cents ans avantl'ère chrétienne. Surla
terrasse du rempart, d'oiî Ton découvre à l'horizon
les murs de Rome naissante, nous rencontrons nos
contemporains, des députés de l'extrême droite, des
« centre gauche )),des opportunistes et des anarchis-
tes. Il est vrai qu'il faut les supposer habillés comme
les personnages de Masaccio au Carminé de Florence,
et que la sibylle Carmenta porte la robe des Vertus
de François d'Assise dans le tableau de Sano di
Pietro. Mais cela n'empêche point le grand prêtre
Antistius de parler et de penser, vingt-cinq sièclps à
l'avance, comme M. Ernest Renan, tout en tradui-
sant au passage un vers d'Eschyle et un vers de
Lucrèce Et l'histoire se termme par un verset de
Jérémié Tout cela fait un mélange de haute saveur.
On voltige sur les âges; c'est charmant. Ce drame
ERNEST RENAN. 249
contient, du reste, une douce satire politique, la
peinture d'un peuple décadent vaincu par un peuple
jeune, des paysages, une idylle, des prières et des
effusions mystiques, une philosophie de l'histoire,
une concrptiiindu monde. Ce drame contient même
un drame, qu'il faut raconter brièvement.
II
Une tradition veut que le grand prêtre de Némi
n'arrive au sacerdoce que par le meurtre de son pré-
décesseur. Antistius a rompu cette tradition en se
faisant nommer par le suffrage populaire. C'est un
homme de progrès, un rêveur. Il veut épurer le
culte, abolir les sacrifices humains ; et, quoique Albe-
la-Longue ait été vaincue par Rome, il n'a point de
haine contre les vainqueurs; il est plus Latin qu'Al-
bin, il prévoit la future grandeur de Rome et son
rôle bienfaisant. Mais ce novateur mécontente tout
le monde. Les citoyens « modérés et sensés » lui
reprochent de hâter la décadence d'une société qui
se décomposera si elle ne garde ses vieilles institu-
tions. Les hommes du peuple le haïssent parce qu'ils
tiennent à leurs superstitions et « parce qu'il n'a
pas l'air d'un prêtre ». Métius, qui représente l'aris-
tocratie, tout en reconnaissant l'intelh'gence et la
vertu d'Antistius, le blâme par esprit de conserva-
250 LES CONTEMPORAI.NS.
tion et par patriotisme, un noble e'iant intércss(^
plus qu'un autre au maintien des coutumes et au
salut de la cité. Liberalis, un peu naïf, admire le
grand prêtre, msis conserve des craintes. Gethegus,
chef des de'magogues, le hait par bassesse de nature
et a parce qu'un prêtre est un aristocrate comme un
autre » et que « la morale, le bien, la vertu sont en-
core des restes de prêtrise ». Le plat Tertius lui-
même, a organe d'un bon sens superficiel », est irrité
« parce qu'il ne déteste rien tant quePimaginalion ».
« Je vous le dis, conclut Vollinius, une cité est per-
due quand elle s'occupe d'autre chose que de la
question patriotique. Questions sociales, religieuses,
sont autant de saignées faites à la force vive de la
patrie. — Titius : Oui, on meurt par le fait de trop
vivre, comme par le fait de ne pas vivre assez. —
Voltinius: Albe, je crois, mourra par le gâchis. —
Tilius : On va bien loin avec cette maladie. »
Nous sommes maintenant dansle vestibule du tem-
ple de Diane. Antistius distribue aux pauvres la
viande des victimes, ce qui fait gronder les employés
du temple. Les Herniques amènent cinq esclaves
pour être sacrifiés à la déesse : Antistius délivre les
prisonniers ; mais ses sacristains les immolent à son
insu. Une mère dont l'enfant est malade lui offre de
l'argent : « Garde tes offrandes... Oses- tu croire que
!a divinité dérange l'ordre de la nature pour des
cadeaux comme ceux que tu peux lui faire ? — Quoi !
dit la mère, tu ne veux pas sauver mon fils ? Mé-
ERNEST RENAN. 251
chant homme ! » Deux amoureux viennent offrir
deux colombes : Antistius délivre les colombes et
bénit les amoureux. Arrive une députation des ^Equi-
coles : il s'agit de donner une nouvelle constitution à
leur cité. « Toutes les victimes nécessaires pour
obtenir l'assistance des dieux, nous les fournirons.
— Consultez l'esprit des pères, répond Antistius ;
pratiquez la justice et respectez les droits des hom-
mes. — Hé! répliquent les iEquicoles, s'il ne s'agit
que de raison, nous avons aussi des sages parmi
nous... Voilà la première fois que nous voyons un
prêtre ne pas pousser aux sacrifices. » Antistius, resté
seul, se désespère, et voilà que Carmenta, sa sibylle,
sa fille spirituelle, vient à lui, découragée. Elle vou-
drait bien être épouse et mère, t On ne délie per-
sonne du devoir, répond le prêtre. — Au moins, dit
la jeune fille, aimez-moi un peu. La femme ne fera
jamais le bien que par l'amour d^un homme. — Sœur
dans le devoir et le martyre, je t'aime », dit Antis-
tius en la baisant tristement au front.
Cependant tout le monde veut la guerre contre
Rome, même les démagogues, parce qu'ils espèrent
qu'une révolution en sortira ; même les libéraux,
parce que t leur retraite, disent-ils, serait le triom-
phe de l'absurde ». Antistius se prête mollement aux
cérémonies qui doivent accompagner la déclaration
de guerre. Le mécontentement grandit ; un scélérat,
Casca, égorge le grand prêtre et lui succède, réta-
blissant ainsi l'anlique tradition. Mais Carmenta,
252 LES CONTEMPOUAINS.
surgissant, frappe Casca d'un coup de poignard au
cœur. Puis elle prophétise vaguement et magnifique-
ment la religion future et le triompfie du juste et du
vrai... A ce moment on apprend que Romulus a lue
son frère. « Mauvaise nouvelle! La ville est fondée.
La fondation de toute ville doit être consommée par
un fratricide ; au fond de toutes les substructions
Bolides, il y a le sang de deux frères. » Et à la même
heure un prophète d'Israël, captif, qui a tout vu de
Dabylone, prononce ces paroles :
Ainsi les nations s'exténuent pour le vide ;
Et les peuple3 se fatiguent au profit du fen
m
Il est difficile, direz-vous, d'imaginer un drame
plus décourageant et plus sombre, et voilà qui ne
ressemble guère à une œuvre de croyant. — Oui,
si l'on s'en tient aux faits. Mais il y a le rôle d'An-
tistius ; et, justement, si les faits n'étaient pas ironi-
ques, déconcertants, cruels, ce rôle ne pourrait être
ce qu'il est: un long acte de foi. Antistius finit par
reconnaître qu'avec ses bonnes intentions il a fait
plus de mal que de bien, et qu'il t a porté préjudice
à la patrie, laquelle repose en définitive sur des pré-
jugés généralement admis. > Mais, si la réalité ne
démentait pas son rêve, il ne croirait pas, il serait
£RNEST RENAN. 253
gûr, et la certitude abolirait la beauté et la grandeur
de son effort. On oublie toujours que, dans l'ordre
moral, nous ne pouvons avoir de certitude propre-
ment dite, mais seulement lede'sir ou plutôt le besoin
que ce que nous jugeons le meilleur existe, — besoin
dont l'intensité se traduit en affirmation. On peut
dire qu'en ce sens M. Renan a toujours eu la foi ;
mais cela n'a jamais été si évident que dans le rôle
du prêtre de Némi.
Il est clair, en effet, qu'Antistius, c'est M. Renan
lui-même, ou du moins qu'il est le porte-voix des
sentiments dont M. Renan est le plus pénétré. L'ac-
cent du rôle suffirait à nous en convaincre ; mais
nous avons le témoignage de M. Renan lui-même :
« ... Laissez ce doux rêveur finir tristement, demander
pardon à Dieu et aux hommes de ce qu'il a fait de bien. Un
jour, à un point donné du temps et de l'espace, ce qu'il a
voulu se réalisera. A travers toutes les déconvenues, le pau-
vre Liberalis s'obstinera également dans sa simplicité. Mé-
tius, i' aristocrate méchant et habile, qui se moque de l'huma-
nité, sera confondu. G aneo sera pardonné avant lui... »
Ainsi M. Renan répudie nettement les opinions de
Métius ; et même on peut trouver — chose absolu-
ment inattendue — qu'il est un peu dur pour ce
sceptique élégant. C'est en cela surtout que consiste,
à mon avis, ie progrès décisif de M. Renan dans la
foi. Car jusqu'à présent les personnages où Ton était
autorisé à croire qu'il s'était incarné étaient toujours
un composé d'Anlislius et de Métius. Toutes les
LES CONTEUP, IV. 8
234 LES CONTEMPORAINS,
ironies inquiétantes de ce dernier, vous les retrou-
verez éparses dans les discours de Théophraste, de
Théoctiste et de Prospero. M. Renan s'est enfin puri-
fié de Métius, ou, si vous préférez, il ne lui donne
plus, dans les dialogues qu'ont entre eux les lobes
de son cerveau, qu'un rôle d'avertisseur. Comparez
un peu les dénouements de la Fontaine de Jouvence
et du Prêtre de ISémi. Tandis que Prospero s'éteint
voluptueusement entre les bras des sœurs Célestine
et Euphrasie, les nonnes douces et jolies élevées
pour la distraction des cardinaux, Antistius meurt
pour ses chimères d'une mort sanglante. Le vieux
magicien s'est sanctifié : il a chassé le démon mo-
queur qui était en lui.
Or, si Antistius est bien réellement l'interprète des
pensées les plus chères à M. Renan, on peut constater
que M. Renan croit encore à bien des choses. Car
Antistius croit en Dieu, ou plutôt, comme il est im-
possible que la conception d'un Dieu personnel ne
tourne pas h l'anthropomorphisme, il croit au divin.
« Les dieux sont une injure à Dieu ; Dieu sera, à son
tour, une injure au divin. » Il croit à la raison, à un
ordre éternel. Il croit au progrès, au futur avènement
de la religion pure. < Toujours plus hauti toujours
plus haut I Coupe sacrée de Némi, tu auras éternel-
lement des adorateurs. Mais maintenant on te
souille par le sang; un jour, Fhomme ne mêlera à
tes flots sombres que ses larmes. Les larmes, voilà
le sacrifice éternel, la libation sainte, l'eau du cœur.
ERNEST RENAN. 255
Joie infinie I Oh ! qu'il est doux de pleurer I » Même
après que l'étroitesse d'esprit et la grossièreté de ses
compatriotes Font dépouillé de ses illusions, il croit
encore : a Ne serait-il pas mieux de les laisser sui-
vre leur sort et de les abandonner aux erreurs qu'ils
aiment ? Mais non. Il y a la raison, et la raison
n'existe pas sans les hommes. L'ami de la raison doit
aimer l'humanité, puisque la raisonne se réalise que
par l'humanité... 0 univers, ô raison des choses, je
sais qu'en cherchant le bien et le vrai je travaille
pour toi. » Il croit à l'obligation de se sacrifier pour
les fins de l'univers, telles qu'il nous a été donné de
les concevoir. Et voici l'un de ses derniers cris:
a Impossible de sortir de ce triple postulat de la vie
morale : Dieu, justice, immortalité ! La vertu n'a pas
besoin de la justice des hommes; mais elle ne peut
se passer d'un témoin céleste qui lui dise : Courage !
courage ! Mort queje vois venir, que j'appelle et que
j'embrasse, je voudrais au moins que tu fusses utile
à quelqu'un, à quelque chose, fut-ce à la distance des
confins de l'infini... » Il est vrai que lorsqu'il a vu,
par le cynique dialogue de Ganeo et de Sacrificulus,
ce que deviennent ses doctrines en passant dans des
âmes basses qui n'en comprennent que les négations,
il recule épouvanté et renie son œuvre involontaire.
Mais il y a encore dans son cri de désespoir un acte
de foi : « Oui, une vérité n'est bonne que pour celui
qui Ta trouvée. Ce qui est nourriture pour l'un est
poison pour l'autre. 0 lumière, qui m'as induit à
f;6 LES CONTEMPORAINS,
t'aimer, sois maudite ! Tu m'as trahi. Je voulais amé-
liorer l'homme ; je l'ai perverti. Joie de vivre, prin-
cipe de noblesse et d'amour, tu deviens pour ces
misérables un principe de bassesse. Mon expiation
sera qu'ils me tuent. Ah ! vous dites qu'on ne meurt
que pour des chimères. On verra... »
Je demande s'il est possible, en dehors des reli-
gions positives, d'avoir une foi plus complète et plus
précise. Je serais curieux de connaître le credo de
plusieurs de ceux qui qualifient M. Renan de scepti-
que. Espérer que le juste et le bien seront un jour
réalisés quelque part et, en attendant, y conformer
notre \ie, que pouvons-nous de plus? Quand le
train des choses humaines, aie considérer en philo-
sophes, devrait nous faire conclure au nihilisme
absolu, n'est-ce rien de proclamer quand même
qu'une œuvre mystérieuse et bonne s'accomplit dans
l'univers ? Ce sont justement ceux qui ne conforment
leur conduite qu'à leur intérêt propre et tout au plus
à l'intérêt de la petite collection d'hommes d^nt ils
font partie, ce sont eux, — les Métius et les LiberaUs
d'aujourd'hui, — qui sont des hommes de peu de loi.
Et, tandis qu'ils reprochent à M. Renan son scepticisme
dissolvant, c'est en réalité le manque de foi qui les
pousse si résolument à 1 action.
EUNEST REiNA:I. 237
IV
Maintenant il est certain que la foi de M. Renan a
sa couleur et son accent, et qu'elle n'est pas précise'-
ment celle du charbonnier. Et notez qu'il y a des
charbonniers même en philosophie.
Faisons d'abord'une remarque. On s'est habitué à
ne donner presque le nom de foi qu'aux croyances
imposées par les religions. Et, en effet, cette foi est la
plus fixe et la plus solide, étant délimitée par des
dogmes ; et elle prend, ou peut s'en faut, chez les
fidèles, tous les caractères de la certitude, étant en-
foncée dans leur cœurpar l'éducation et y étant main-
tenue par la terreur. A côté de celle-là la foi volon-
taire et acquise, mouvement du cœur qui désire que
ce que la raison conçoit comme le bien soit aussi le
vrai, n'a plus l'air d'être la foi. Et pourtant les deux
sentiments sont au fond identiques. La prière d'An-
tistius n'est pas moins un acte de foi que la démarche
des iEquicoles venant consulter l'oracle. Seulement,
à mesure que croissent nos lumières, la foi, tout en
s'épurant, participe moins de la certitude, et n'est
plus que ce qu'elle peut être : une aspiration pas-
sionnée.
C'est bien le cas pour M. Renan. Mais d'autres
causes encore ont contribué à obscurcir sa foi aux
yeux des gens superficiels.
228 LES CONTEMPORAINS.
Il n'est pas d'écrivain qui ait paru plus ondoyant et
plus insaisissable, à qui l'on ait prêté plus de dessous
et de tréfonds, de plus inextricables ironies et des
fantaisies plus diaboliques. J'ai donné moi-même
dans ce travers de croire que M. Renan manquait
tout à fait de naïveté. J'en fais bien mon mea culpa.
Je crois à présent que le meilleur moyen de com-
prendre M. Renan, c'est de lire d'une âme confiante
ce qu'il écrit et de n'y point chercher plus de malice
qu'il n'en a mis. Si M. Renan nous semble si com-
pliqué, c'est que, les éléments dont se compose son
génie total étant nombreux, divers et quelquefois
contradictoires, il les laisse transparaître dans son
œuvre avec une parfaite sincérité. En d'autres termes,
s'il paraît si peu candide, c'est à force de candeur.
Ainsi s'explique tout ce qui, dans ses livres, nous
étonne et nous met en défiance, même en nous sédui-
sant. — Après avoir affirmé quelque grande vérité
morale, insinue-t-il que le contraire serait possible,
que cette affirmalion n'est en somme qu'une espé-
rance ? C'est qu'il a cru, autrefois, d'une foi entière
et absolue à des dogmes dont il s'est détaché depuis,
et que cette aventure l'a rendu prudent. — Au
milieu d'une effusion mystique et lyrique, s'arrête-
t-il tout à coup pour nous jeter quelque impitoyable
réflexion sur le train brutal et fatal des choses hu-
maines ? C'est qu'il les connaît pour les avoir étu-
diées dans le passé et dans le présent et que, s'il est
poète, il est historien. — Ou bien parmi de magnifi-
ERiNEST RENAN. 2j9
ques paroles sur la vertu, il nous avertit subitomont
qu'elle n'est que duperie, et cela nous scandalise ;
mais ce n'est pourtant qu'une façon de dire que la
vertu est à elle-même sa très réelle récompense. S'il
ne le dit pas, c'est scrupule de Breton héroïque, à
qui nul sacrifice ne paraît assez entier, ou, si vous
voulez, illusion d'une conscience infiniment délicate
qui veut nous surfaire la vertu. — S'il garde parfois
dans l'expression des sentiments les plus éloignés du
christianisme, l'onction chrétienne et le ton du mys-
ticisme chrétien, nous croyons ces combinaisons
préméditées et nous y goûtons comme le ragoût d'un
très élégant sacrilège. Point: c'est l'ancien clerc de
Saint-Sulpice qui a conservé l'imagination catholi-
que. — S'il témoigne de son respect et de sa sym-
pathie pour les choses religieuses, pour les men-
songes sacrés qui aident les hommes à vivre, qui
leur présentent un idéal accommodé à la faiblesse de
leur esprit, nous y voulons voir une raillerie secrète.
Mais c'est nous qui manquons de respect : pourquoi
le sien ne serait-il pas sincère ? — Si telle pensée
nous scandalise, prenons garde : c'est que nous ne
lisons pas bien. C'est que, voulant exprimer quel-
que opinion singulière dont il n'est pas lui-même
bien sûr, il a cherché exprès, pour la traduire, une
forme hardie et inattendue dont Texcr^s nous fasse
sourire et nous avertisse. Ne nous a-t-il pas prévenu
qu'il écrivait souvent cum grnno salis? Ce grain de
sel, il est toujours facile de voir où il l'a mis. — Si
260 LES CONTEMPORAINS.
la femme le préoccupe, s'il parle d'elle avec un mé-
lange de dédain et d'adoration qui n'est qu'à lui, ces
deux sentimentss'expliquent par son passé ecclésias-
tique et par la longue austérité de sa jeunesse :
voudriez-vous qu'il abordât la femme avec la belle
tranquillité de M. Armand Silvestre ? — S'il rêve,
c'est le Breton qui rêve en lui ; s'il raille, c'est le
Gascon qui prend la parole ; s'il prie, c'est l'ancien
lévite ; s'il se défie, c'est l'historien. On ne peut vrai-
ment pas attendre des livres simples d'un poète qui
est un savant, d'un Breton qui est un Gascon, d'un
philosophe quia été séminariste. S'il est divers jus-
qu'à la contradiction, c'est qu'il a l'esprit merveilleu-
sement riche. Remarquez ce qu'a de singulier et
d'unique le cas de cet hébraïsant, de cet érudit, de ce
philologue qui se trouve être un des plus grands
poètes qu'on ait vus, et jugez de tout ce qu'il faut
pour remplir, comme dit Pascal, l'entre-deux.
Il est candide puisque, étant compliqué, il s'est
toujours montré tel qu'il était. Il est candide, et je
n'en veux, pour dernière preuve, que la simplicité
avec laquelle, dans sa préface, il se compare tour à
tour à Platon, à Shakespeare et à Edgar Poë. Mais —
et je retourne ici ma proposition, — s'il est candide,
il reste complexe, et j'avoue que cette complexité ne
permet pas de voir toujours très clairement l'homme
de foi que j'ai découvert dans le Prêtre de Némi^ et
qui s'y trouve.
ERNEST RENAN. 2?!
Au si'cle rlernier, le Prêtre de Xcmi eût été, avec
toutes les différences que vous devinez sans peine, un
conte philosophique de vingt pages intitulé : Antis-
tins, ou Toute vérité n'est pas bonne à dire. Relisez
quelques contes de Voltaire ou de Diderot ; puis reli-
sez Caliban, la Fontaine de Jouvence et le Prêtre de
Nénii : vous pourrez mesurer de combien de notions
et de sentiments s'est enrichie, en cent ans, l'àme
humaine ; et vous déborderez de reconnaissance et
d'amour pour le plus suggestif et le plus ensorcelaiil
de nos grands écrivains.
M. EMILE ZOLA
c L'ŒUVRE D
J'ai essayé de définir (1) il y a un an, Timpres-
sion que faisaient sur moi, pris dans leur ensemble,
les romans de M. Emile Zola. Or, bien que nous
soyons, nous et le monde, dans un flux perpétuel,
et qu'il y ait d'ailleurs quelque plaisir à changer
(d'abord on jouit ainsi des choses en un plus grand
nombre de façons, et puis cette faculté de recevoir
du même objet des impressions diverses peut aussi
bien passer pour souplesse que pour légèreté d'es-
prit), toutefois, et je le dis à ma honte, je n'ai pas
assez changé dans cet Cr^pace d'une année pour avoir
rien d'essentiel à ajouter à ce que j'ai dit déjà. Mais
du moins le nouveau livre du poète des Rougon-Mac-
quart m'a donné la joie d'assister au développement
prévu de ce génie robuste et triste, de retrouver sa
(1) Cf. Let Contemporains, I.
264 LES CONTFMPORAINS.
vision particulière, ses habitudes d'esprit et de
plume, ses manies et ses procédés, d'autant plus
faciles à saisir cette fois que le sujet où ils s'appli-
quent appelait peut-être une autre manière et se
présentait plutôt comme un sujet d'étude psycholo-
gique (je risque le mot, quoiqu'il soit de ceux que
M. Zola ne peut entendre sans colère).
Et le livre présente encore un autre intérêt, et des
plus rares. M. Zola s'y est peint en personne. A côté
de Claude Lanlier, l'artiste impuissant tué par son
œuvre, il nous montre Sandoz, l'artiste triomphant
qui vit d'elle parce qu'il a su la faire vivre. Le ver-
tueux romancier naturaliste qu'on entrevoj'ail dans
Pot-Bouille, le monsieur du second, le seul locataii'e
propre de la maison de la rue Ghoiseul, traverse
l'Œuvre à la façon d'un bon Dieu, faisant le bien et
prononçant des discours. Nous savons donc sous
quels traits M. Zola se voit comme homme et, ce
qui nous touche davantage, comme romancier; nous
savons ce qu'il est ou ce qu'il croit être. L'auteur
lui-même, dans ce précieux roman, nous enseigne
comment il conçoit le roman ; et nous avons à la
fois sous les yeux ce qu'il a fait et ce qu'il a voulu
faire.
I
Voici le plus complet des discours où Sandoz
expose ses théories :
EMILE ZOLA. 2:5
<r Heia ? étudier l'hotiTiie tel qu'il est, non plus leur
pantin métaphysique, mais l'iiorarae physiologique, déter-
miné parle milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes...
N'est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive
de la fonction du cerveau, sous prétexte que le cerveau est
l'organe noble ?... La pensée, la pensée, eh! tonnerre de
Dieu ! la pensée est le produit du corps entier. Faites donc
penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la
noblesse du cerveau quand le ventre est malade!... Non!
c'est imbécile ; la philosophie n'y est plus, la science n'y est
plus ; nous sommes des positivistes, des évolutionnistes, et
nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques,
et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés, de la
raison pure! Qui dit psychologue dit traître à la vérité.
D'ailleurs, plmiologie, psychologie, cela ne signifie rien :
l'une a pénétré l'autre, toutes deux ne sont qu'une aujour-
d'hui, le mécanisme de l'homme aboutissant à la somme
totale de ses fonctions... Ah! la formule est là; notre révo-
lution moderne n'a pas d'autre base; c'est la mort fatale de
l'antique société, c'est la naissance d'une société nouvelle,
et c'est nécessairement la pou^-sée d'un nouvel art, dans ce
nouveau terrain... Oui, on verra la littérature qui va germer
pour le prochain siècle de science et de démocratie 1 »
Si VOUS voulez mon sincùre avis, je trouve que
ces propos sentent à plein la secte et l'école. Il y a
du pédanlisme dans ce débraillé, et de la naïveté
dans ces affirmations méprisantes et superbes. Il est
difficile de rien imaginer de plus intolérant, de plus
vague et de plus faux. Le bon Sandoz se grise de
grands mots {positivistes, évolutionnistes), comme un
illettré dans une réunion publique. Saisissez-vous
clairement la relation entre l'avènement de la dé-
mocratie et celui du naturalisme, qui est une litté-
rature d'aristocrates et de mandarins ? — « Qui dil
266 LES CONTEMPORAINS,
psychologue dit traître à la vérité », voilà une opi-
nion d^une singulière candeur. Il suffît de dire que
la psychologie n'est pas toute la vérité. Mais la phy-
siologie seule l'est encore moins. Il est tout à fait
puéril de diviser les romanciers en psychologues,
tous idiots ou charlatans, et en ph3'siologisles, seuls
peintres du vrai. Au fond, il y a de bons et de mau-
vais romanciers; et, parmi les bons, il y en a qui
expriment surtout le monde extérieur et les sensa.
lions, et d'autres qui analysent de préférence les
sentiments et les pensées; et ceux-ci ne sortent pas
plus de la réalité que ceux-là. Me pardonnera-t-on
de répéter des choses aussi banales ? Mais c'est que,
pour ce brave Sandoz, la psychologie est je ne sais
quoi d'absurde, de suranné, de ridicule, de gothi-
que, de tout à fait en dehors du monde réel. Or la
psychologie est tout uniment, pour les philosophes,
1 élude expérimentale des facultés de Tesprit, et,
pour le romancier, la description des sentiments que
doit é[)rouver une créature humaine, étant donnés
son caractère, son tempérament s'il y a lieu, et une
situation particulière. Est-ce donc quelque chose de
si chinois et de si scolastique ?I1 y a, pour le moins,
autant de psychologie que de physiologie dans
Balzac; il y en a plus dans Stendhal : et je ne pense
pas pourtant que ni l'un ni l'autre se soient amusés
à a dévider les cheveux emmêlés de la raison pure ».
Aix fait, qu'est-ce que cela veut dire ? Adolphe est
aussi vrai que GerminaU et même Indiana que Nana.
EMILE ZOLA. 2CT
Ce ne sont pas les mêmes personnages ni le même
point de vue, voilà tout. Il est trèsjuste de dire que
« physiologie, psychologie, cela ne signifie rien »,
qu'on ne saurait les séparer absolument, et que
celle-ci est le prolongement de celle-là (le caractère
dépendant du tempérament et quelquefois du milieu,
et tout sentiment ayant son point de départ dans une
sensation). Seulement il y a des êtres primitifs chez
qui ce prolongement n'est presque rien, et d'autres
plus raffinés chez qui ce prolongement est presque
toute la vie. Dans ce dernier cas, je ne vois pas pour-
quoi il serait interdit de sous-entendre une partie
des origines physiologiques de Tétat d'âme et d'es-
prit qu'on veut analyser, et de faire de cette analyse
son objet principal. M. Paul Bourget, en écrivant
Un crime d'amour, est resté en pleine réalité. Et on
est tenté parfois de trouver cette étude du réel invi-
sible aussi attachante que celle du visible réel.
Sandoz rapetisse étrangement le domaine de l'art,
et, ce qu'il y a de curieux, c'est que cet enragé croit
l'agrandir! Ah! que le monde est donc plus vaste,
plus profond, plus varié et plus amusant qu'il ne le
voit! Et que les états de certaines âmes sont plus
intéressants en eux-mêmes que les événements exté-
rieurs qui les « conditionnent » I J'ai peur que le
bon Sandoz n'ait jamais vu que la surface grossière
de la vie et son écorce. Je suis charmé que le natura-
lisme soit venu : il a fait une besogne utile et peut-
être nécessaire; mais quelle horreur et quel ennui,
2C3 LES CONTEMPORAINS.
Dieu juste I s'il n'y avait plus au monde que des
romanciers naturalistes! Déjà même le naturalisme
paraît « dater », est presque aussi vieux que le
romantisme : tout va si vite aujourd'hui! Et parmi
les naturalistes il n'y a guère que M. Zola qui m'at-
tire encore; mais ce qui est vivant en lui, ce n'est
pas son naturalisme, c'est lui-même.
II
Ce que je vois de plus clair dans la déclaratirn de
principes un peu irouble de Zola-Sandoz, c'est qu'il
aspire à mettre dans ses romans plus de vérité qu'on
n'avait fait avant lui. Or, à chaque livre nouveau du
puissant romancier, je doute davantage qu'il y ait
réussi. N'est-ce pas M. Zula lui-même qui, bien ins-
piré ce jour-là, a dit que l'art était c la réalité vue à
travers un tempérament » ? Eh bien, son œuvre est
assurément de celles où la réahté se trouve le plus
profondément transformée par le tempérament de
l'artiste. Son observation est souvent vision; son réa-
lisme, poésie sensuelle et sombre. Notez que ce sont
là des constatations et non point des reproches. Si
M. Zola ne fait pas toujours ce qu'il croit faire, je
m'en réjouis, car ce qu'il fait est magnifique et
surprenant. Voyez comment, dans son dernier
roman, un drame tout moral et tout intime se tourne
EMILE ZOLA. 2C3
peu à peu en un puème symbolique, grandiose et
tout matériel.
L'histoire, la voici en deux mots. Le peintre
Claude Lantier, ge'nie novateur et incomplet, ren-
contre sur son chemin une fille charmante, Chris-
tine, qui l'adore et lui est passionnément dévouée. Il
l'aime un temps, puis est repris par la peinture, se
détache de sa compagne, la fait horriblement souf-
frir sans le savoir, et, après des années d'efforts
douloureux et d'essais avortés, convaincu enfin et
désespéré de son impuissance, se pend devant son
grand tableau inachevé. — Le milieu où se déroule
le drame, c'est le monde des artistes (peintres, sculp-
teurs, hommes de lettres). — L'époque, c'est la lin
du second empire.
La date même de l'action nous fait déjà soup-
çonner que les théories de Sandoz ne seront pas
aussi rigoureusement appliquées ici que se l'imagine
M. Zola. C'est bien loin, le second empire. Et
M. Zola s'est enlevé le droit d'en sortir. Il n'y a pas
d'exemple qu'un écrivain se soit chargé de plus de
chaînes et enfermé dans une prison plus étroite que
ce superbe romancier. Balzac, du moins, ne s'est
jamais interdit les sujets immédiatement contempo-
rains et n'a découvert qu'après coup et sur le tard
le plan de la Comédie humaine. Mais M. Zola est captif
d'une doctrine, captif d'une époque, captif d'une
famille, captif d'un plan. Il semble que la meilleure
condition pour écrire des romans vrais, ce soit de
270 LES CONTEMPORaIXS.
vivre en pleine réalité actuelle et de laisser les
sujets vous venir d'eux-mêmes : M. Zola vit dopuis
des années loin de Paris, en ermite, dans une soli-
tude farouche. II ne voit plus rien, n'entend plus
rien. Le monde a changé en seize ans : lui ne
bouge; il ne lève plus de dessus son papier à copie
sa face congestionnée. Il ne songe même plus à
regarder par-dessus la haie que font autour de lui
les Piougon-Macquart. II a sa tâche, qu'il accomplira.
Il faut qu'il mène jusqu'au bout « l'histoire naturelle
et sociale d'une famille sous le second empire ». Il
faut qu'il épuise toutes les classes, toutes les condi-
tions, toutes les professions. Après les artistes, il
« fera » les pay-ans; après les paysans, les soldats,
et ainsi de suite. Pour documents il n'a (car il s'agit
toujours, ne Poubliez pas, du second empire) que les
souvenirs et les impressions de sa jeunesse, des
impressions, nécessairement incomplètes et effacées
ou déformées par le temps. Et ce reclus, cet homme
de cabinet qui sUmpose des « matières » à mettre en
romans, c'est lui qui vient nous parler d'observation
directe, scientifique, de vérité intégrale, implacable,
et autres rengaines! Je sais bien que, grâce à Dieu,
sa puissante imagination vivifie ses vieilles notes et
ses souvenirs défraîchis et qu'il invente terriblement!
Alors, qu'il avoue donc enfin que ses romans, s'ils
Bont aussi « vrais » que tant d'autres, ne le sont
guère plus, et que le naturalisme est une bonne
plaisanterie; car ou il n'est rien, ou il est à peu près
EMILE ZOLA. 271
aussi vieux que le inonde. Mais M. Zola ne l'avouera
jamais; il mourra sans Tavouer.
Pour en revenir à l'OEuvre, si les artistes qu'on
nous y montre ont peut-être les allures et le langage
de ceux du second empire, ils ressemblent assez peu
à ceux d'aujourd'hui. Ce sont des animaux disparus,
des types reconstitués. Ils sont, dans leur genre, aussi
éloignés de nous que les artistes chevelus et roman-
tiques de 1830. Ils ont tous l'air de fous. Ils ont des
gestes et des attitudes de maçons et de terrassiers
allumés. Ils ne peuvent dire une phrase sans y mettre
un « nom de D... ». Ils vocifèrent, ils c gueulent »
tout le temps. Ils ont une fausse simplicité, une
fausse grossièreté, un faux débraillé, une outrance
béte, qui nous sont aujourd'hui insupportables. Ils
parlent peinture ou littérature avec les mêmes cris,
les mêmes tapes sur l'épaule, les mêmes yeux hors
de la tête, et presque le même style que les ouvriers
zingueurs discutant de leur métier dans la noce à
Coupeau, ou qu'un garçon de l'abattoir expliquant
les finesses de son art devant le comptoir d'un mar-
chand de vin. « ...Bongrand l'arrêtait par un bouton
de son paletot en lui répétant que cette sacrée pein-
ture était un métier du tonnerre de Dieu. » — « Ça
y est, mon vieux, crève-les tous!... Mais tu vaste
faire assommer. » — « Nom de Dieu.., ! si je ne
fiche pas un chef-d'œuvre avec toi, il faut que je sois
un cochon. » — « Tiens ! le père Ingres, tu sais s'il
n)e tourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture
i72 LES CONTEMPORAINS.
glaireuse ? Eh bien, c'est tout de même un sacré bon-
homme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon
chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin
du tonnerre de Dieu, qu'il a fait avaler de force aux
idiots qui croient aujourd'hui le comprendre. Après
ça, entends-tu ? ils ne sont que deux, Delacroix et
Courbet, Le reste, c'est de la fripouille. » Je ramasse
ces perles sans les choisir. Le ton de la conversation
est, dans l'Œuvre, sensiblement le même que dans
l'Assommoir. Et tous ces sauvages qui parlent de con-
quérir, d'avaler Paris ont, avec leurs façons de rou-
liers, des trésors inouïs de candeur. D'où sortent-
ils ?0ù M. Zola les a-t-il rencontrés ? Je le préviens
que ce n'est plus cela du tout, les peintres d'à pré-
sent. Son roman est d'un homme qui n'a pas mis les
pieds dans un atelier depuis quinze an?. C'était ainsi
autrefois? A la bonne heure. M. Zola ressuscite les
hommes des anciens temps. Il fait presque des
« romans historiques » — tout comme Walter Scott,
ô honte !
Ainsi l'observation directe et récente des milieux
fait évidemment défaut dans l'OEuvre. Vous pensez
bien que vous n'y trouverez pas davantage l'observa-
tion des mouvements de l'âme, l'odieuse psjxhologie.
Pourtant la souffrance d'un artiste inégal à son rêve,
la souffrance d'une femme intelligente et tendre qui
sent que son compagnon lui devient étranger, qup
quelque chose le lui prend, ce divorce lent de deux
• *res qui s'aimaient et qui n'ont rien, du reste, à se
EMILE ZOLA. 273
reprocher l'un à l'autre..., ce sont là des douleurs
d'une espèce rare et délicate, des nuances de senti-
ments dont la notation eût été des plus intéressantes.
Songez un peu à ce que fût devenu un sujet pareil
entre les mains de M. PaulBourget, et vous verrez
ce que je veux dire. Tout au moins l'auteur eût-il pu
marquer avec plus de finesse les progrès du détache-
ment de Claude et du martyre de Christine. Cette
lutte de l'artiste et de la femme, Edmond et Jules de
Concourt nous l'ont racontée, avec un dénouement
inverse : chez eux, c'est la femme qui tue son compa-
gnon ; mais voyez, dans Majietle et dans Charles De-
mailly, combien les étapes sont nombreuses et com-
ment est graduée l'histoire du supplice de Charles et
de l'abrutissement de Coriolis. Rien de tel dans
l'Œuvre. Claude aime Christine, . puis est ressaisi
tout entier par son art : c'est aussi simple que cela.
Trois ou quatre signes sensibles de ce détachement :
le jour de leur mariAge(il y a des années qu'ils sont
ensemble), il ne songe pas à la traiter en mariée ; il se
laisse entraîner chez Irma Bécot; il fait poser Chris-
tine pour son grand tableau et oublie de l'embrasser
après la pose. Voilà toutes les étapes. Le drame est
aussi simple que s'il se passait dans un ménage d'ou-
vriers et si la cause du mal était le jeu ou la boisson.
Christine et Claude sont bien des « bonshommes
physiologiques » et ne sont que cela. Ici encore je
n'ose pas dire que c'est dommage , et je ne fais que
constater.
274 LES CONTEMPORAINS.
Car voici éclater le génie particulier de M, Emile
Zola, le don de la vision concrète et démesurée, le
don de l'outrance expressive et TabominaLle tris-
tesse en face des choses. Tout se matérialise et s'exa-
gère. Claude Lantier n'est pas seulement un artiste
incomplet : c'est un malade, et qui a tout l'air d un
imbécile. Son impuissance est surtout physique. <■ Il
s'énervait, ne voyait plus, n'exécutait plus, en arri-
vait à une véritable paralysie de la volonté. Étaient-
ce donc ses yeux, étaient-ce ses mains qui cessaient
de lui appartenir, dans le progrès des lésions an-
ciennes qui l'avait inquiété déjà?» Au reste, presque
tous les artistes et les littérateurs ont, dans ce livre,
des attitudes tordues ou écrasées d'athlètes, de ca-
riatides, de damnés de Michel-Ange. L'effort de la
production devient une espèce de lutte à main plate,
le combat de Jacob avec l'Ange dans une foire de
banlieue. C'est un a caleçon » que lldéal propose à
ces hercules et qu'ils ramassent en faisant des effets
de muscles. — Claude Lantier n'est pas seulement
un artiste contesté et poursuivi par la malchance :
c'est un martyr. Manet, Monet et Pissarro sont des
heureux et des vainqueurs à côté de lui. Il n'a pas
même un jour de consolation, d'espoir, de demi-
réussite. M. Zola l'écrase sous une impuissance
absolue et sous un malheur absolu. — Et Claude
Lantier n'est pas seulement un artiste amoureux de
son art : c'est un possédé de la peinture, un fou, un
démoniaque en qui la passion unique a étouffé tout
EMILE ZOLA. 215
Bentiment humain. Il torture sa femme. Ce peintre
qui, le pinceau à la main, est hanté de Timage de la
chair, renonce à celle de Christine, ce qui est assez
peu croyable. Il est mauvais mari. Il est mauvais
père. Il a des brutalite's atroces. « Ah ! ma chère,
dit-il à Christine, tu n'es plus comme là-bas, quai
de Bourbon. Ah ! mais, plus du toutl... C'est drôle,
tu as eu la poitrine mûre de bonne heure... Non,
décidément, je ne puis rien faire avec ça... Ah! vois-
tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoir d'en-
fants. » — Son enfant mort, il n'a rien de plus pressé
que de faire le portrait du pauvre petit hydrocé-
phale, ce qui est bien, et de le présenter au Salon,
ce qui est mieux. Claude Lantier est à ce point le
Raté, l'Impuissant, le Possédé, le Pas-de-Chance,
qu'il en devient monstrueux et que nous sommes en-
chantés de voir se pendre enfin cet Arpin-Prométhée
de la peinture impressionniste. — De même, pour
que Christine soit bien complètement la victime de
cette victime, pour qu'elle ne puisse avoir aucun
refuge dans sa souffrance, elle sera mauvaise mère,
elle ne sera qu'amante, et sa douleur essentielle
sera d'être frustrée des embrassements de Claude.
Voyez-vous maintenant pourquoi M. Zola a fait de
son héros un peintre? C'est sans doute que la pein-
ture l'a toujoursintéressé et que les théories, les vues,
les pressentiments des peintres du « plein air »
valaient la peine d'être exprimés dans un roman.
Mais c'est surtout que le métier de son héros per-
276 LES CONTEMPOr.AINS.
mettait à M. Zola de rendre sensible aux yeux le
drame qu'il voulait conter. La cause du commun sup-
plice de Claude et de Christine pouvait ainsi revêtir
une forme concrète. La cruelle maîtresse du mari et
l'ennemie mortelle de l'épouse, c'est une femme, c'est
cette femme nue que Claude s'(jbstine à dresser au
milieu de sa toile, en plein paysage parisien. Double
duel à mort entre le peintre et cette image qui
résiste, qui ne veut pas se laisser peindre comme il la
voit, et qui pourtant l'atlire elle relient invincible-
ment, et, d'autre part, entre cette femme peinte et
la femme de chair. Cesl vraiment une trag*^die à
trois personnages, celui qui s'étale sur la toile vi-
vant d'une vie aussi réelle que les deux autres. A un
moment, Claude enfonce un couteau dans la gorge de
rimage peinte, comme on ferait à une femme mé-
chante. C'est avec sa seule nudité que Christine lutte
contre l'ennemie nue. Elle combat cette femelle en
femelle. Vous vous rappelez la dernière scl'ne de ce
drame charnel. Claude, cette nuit-là, a passé une
heure à regarder Teau du haut du pont des Saints-
Pères ; il est enfin rentré ; mais, à peine couché, il
s'est échappé du lit, Christine le trouve dans l'ate-
lier, au haut de son échelle, une bougie au poing,
s'acharnant comme un aliéné sur son grand tableau.
Ef, sous sa main fiévreuse, le ventre de la femme
devient un astre, éclatant de jaune et de rouge purs,
splendide et hors de la vie... Elle semble faite de
métaux, de gemmes et de marbres... comme l'idole
EMILE ZOLA. 21"
d'une religion inconnue, t Oh ! viens ! viens ! » dit
Christine. Et lui : « Non, je veux peindre, j'appar-
tiens à l'art, au dieu farouche : qu'il fasse de moi ce
qu'il voudra l — Mais je suis vivante, moi I et elles
sont mortes, les femmes que tu aimes. » Et Christine
s'enlace à lui, s'écrase contre lui, l'emporte comme
une proie... Elle le force à blasphémer. « Dis que la
peinture est imbécile. — La peinture est imbécile. »
Mais bientôt, quand Christine est endormie, une voix
appelle Claude. C'est elle, la femme mystérieuse et
terrible, la sirène au ventre de joyaux. Elle l'appelle
trois fois : c Oui, oui, j'y vais. » Et Christine, à
raube,le trouve pendu dev'ant l'idole, devant l'en-
nemie, comme un amant désespéré qui s'est tué aux
pieds de sa maitresse.
Les dernières pages sont lugubres : l'enterrement
de Claude, un jour de pluie, dans le misérable cime-
tière neuf, pelé, lépreux, avec des terrains vagues et,
au-dessus, la ligne du chemin de fer. Tandis qu'on
enterre Claude, on brûle, dans un coin, un tas de
vieilles bières pourries. Et la lamentation de Sandoz
s'élève ; car l'artiste triomphant est aussi triste que
l'artiste vaincu ; il doute de son œuvre, il doute de
tout , et le livre fmit par un chant de désespoir.
Ce roman de l'arliste est aussi funèbre que le
roman de la courtisane, de l'ouvrier ou du mineur.
C'est donc toujours la même chose, et je ne m'en
plains pas. Vous trouverez là des figures de second
plan pétries d'un pouce puissant : Chêne, Mahoudeau,
IV. 8**
278 LES CONTEMPORAhNS.
Jory, Don^raml. Vous trouverez les deux person-
nages qui sont dans presque tous les romans de
M. Zola: une cre'ature en qui éclate et s^épaoouit la
bestialité humaine, une « mouquelte o : Matliilde,
l'herboriste ; et une créature qui représente la
souflVance imméritée : le petit Jacques. Vous trouve-
rez même des pages apaisées et presque gracieuses :
Christine recueillie, par une nuit d'orage, dans l'ate-
lier de Claude, ou l'idylle parisienne et bourgeoise de
ménage de Sandoz. Vous trouverez aussi deux ou
trois scènes qui ne sont peut-être que mélancoliques :
celle où Dubuche, l'homme qui a fait un rirhe ma-
riage, passe sa journée, dans le morne château dû il
€st méprisé des valets, à envelopper de couvertures
et à suspendre à un petit trapT'ze ses deux petits
enfants rachitiques, et le diner où le brave Sandoz a
le sentiment amer de la dispersion et de la mort des
amitiés de jeunesse...
Mais plutôt vous trouverez, presque à chaque page,
une tristesse affreuse, une violence de vision hyper-
bolique qui accable et fait mal. Nul n'a jamais vu plus
tragiquement tout l'extérieur du drame humain. Il
y a du Michel-Ange dans M. Zola. Ses figures funt
penser à la fresque du Jugement dernier. J'attends
avec impatience son prochain cauchemar. S'il ne
sort de Médan, il finira par des livres d'un natu-
ralisme apocalyptique, qui pourront, d'ailleurs, être
fort beaux.
LE RÊVE.
Ce que je vais vous raconter est tiré des Rougon-
Mocquavt, histoire naturelle et sociale d'une famille
sous le second empire.
« Il y avait une fois une petite fille qui était très
belle et très bonne et qui à cause de cela s'appelait
Angélique.
a Angélique n'avait pas de parents. Une nuit qu'il
tombait de la neige, elle avait été recueillie par un
monsieur et une dame qui s'appelaient Hubert et
Hubertine.
« Hubert et Hubertine étaient chasubliers, c'est-à-
dire qu'ils faisaient des chasubles pour les messieurs
prêtres, et aussi des chapes^ des étoles et des ban-
nières.
a Hubert et Hubertine n'avaient pas d'enfants, et
ils ne pouvaient pas s'en consoler, et c'est pour cela
qu'ils avaient adopté la petite Angélique.
G Hubert et Hubertine habitaient une maison très
vieille, tout contre la cathédrale.
t Angélique voyait donc la cathédrale de sa fenê-
tre, et cela l'amusait beaucoup. Et elle aimait surtout
un vitrail qui représentait saint Georges.
2S0 LES CONTEMPORAINS.
a II y avait aussi près de la maison un grand
champ, qui s'appelait le Clos Marie, traversé par une
petite rivière, qui s'appelait laChevroUe.
a Et Angélique aimait beaucoup à se promener au
bord de la Chevrotte.
« Ange'lique lisait souvent la Vie des saints, et
les miracles la ravissaient, mais ne l'étonnaient
point.
« Elle était persuadée qu'elle épouserait un jour un
prince.
a Un jour, en faisantsécherdu linge au bord de la
Chevrotte, elle rencontra un peintre-verrier qui était
beau, beau, beau.
« Elle comprit qu'il l'aimait, et elle se mil à
l'aimer, car il ressemblait au saint Georges du vi-
trail.
a Or, ça n'était pas un peintre-verrier, mais le
fils de monseigneur l'évêque.
a Parce que monseigneur, avant d'être évêqne,
avait été marié et avait eu un fils.
€ Or, ce beau jeune homme s'appelait Félicien XIV,
et il était prince, et il était riche, riche, riche. Il
avait peut-être bien cinquante millions.
a Et, comme .\ngélique l'aimait, elle trouvait tout
naturel de l'épouser, quoiqu'elle ne fût qu'une pelite
fille très pauvre et sans parents.
» Et Félicien aussi aurait bien voulu être le mari
d'Angélique ; mais monseigneur l'évêque lui dit qu'il
ne le lui permettrait jamais.
EMILE ZOLA. 2S1
« Un jour Angélique alla à la cathédrale, et elle
se cacha dans un petit coin pour attendre monsei-
gneur, et quand elle le vit, elle se jeta à ses pieds
et pleura beaucoup, et elle le supplia de permettre
ce mariage.
« Mais monseigneur, qui était très sévère et qui
avait un grand nez, répondit : « Jamais ! »
0 Et Angélique fut très malheureuse.
« Alors Hubert etHubertine lui dirent que Félicien
ne l'aimait plus, et qu'il allait épouser une belle
demoiselle des environs.
a Et ils dirent à Félicien qu'Angélique l'avait
oublié, et ils le prièrent de ne plus venir la voir.
« Et Angélique fut malade, très malade.
« Si malade qu'on crut qu'elle allait mourir, et
que monseigneur eut pitié d'elle et vint lui-même lui
donner rextrême-onction.
« Et monseigneur promit que, si elle guérissait, il
lui donnerait son fils.
«t Angélique guérit, et elle épousa le prince Féli-
cien XI V^.
« Mais le jour même de ses noces, comme elle
sortait de la messe, elle mourut, sans s'en apercevoir,
en embrassant son mari, »
Ceci est un conte bleu, tout ce qu'il y a de plus
bleu. Et certes M. Zola, ayant conté tant de contes
noirs, avait bien le droit d'écrire un conte bleu.
Seulement il fallait l'écrire comme un conte bleu,
Oserai-je dire que ce n'est pas précisément ce
282 LES CONTEMPORAINS,
qu'a faitM. Emile Zola ? Au reste, le pouvait-il faire'
El méritait-il de le pouvoir ? Eût-il été' d'un bon
exemple que Dieu permît à l'auteur de Pot-Douille et
de Nana de raconter innocemment une histoire inno-
cente ? Des journaux avaient pris soin de nous aver-
tir que cette fois M. Zola serait chaste. Mais ne l'est
pas qui veut. Lisez le Rêve, et vous verrez que ce
conte ingénu sue l'impureté (parfaitement!) et que
celte histoire irréelle est écrite dans le même style
opaque et puissamment matériel et avec les mêmes
procédés de composition et de développement que la
Terre ou V Assommoh\ L'effet est ahurissant.
D'abord, par un scrupule admirable, l'auteur a
tenu à bien marquer que ce conte bleu est un épi-
sode do l'histoire des Rougon-Macquart. Il s'est cru
obligé de rattacher sa petite vierge à cette horrible
famille par quelque lien de parenté. Or, devinez, je
vous prie, quelle mère il est allé lui choisir? L'im-
monde Sidonie de la Curée^ l'entremetteuse du ma-
riage de Renée et d'Aristide Saccard. Le doux.
Hubert va à Paris, à la recherche des parents d'An-
gélique. Il découvre Sidonie dans un petit entresol
du faubourg Poissonnii?re, « où, sous prétexte de
vendre des dentelles, elle vendait de tout ». Il entre-
voit « une femme maigre, blafarde, sans âge et 'sans
sexe, vêtue d'une robe noire élimée, tachée de toutes
Sortes de trafics louches ». Je sais que ce n'est rien,
que cela ne tient que trois pages, et qu'on peut les
retrancher du livre sans qu'il y paraisse ; mais, enfin,
EMILE ZOLA. 233
évoquer cette Macette dans un conte bleu et qu'on
déclare avoir voulu faire tout bleu, n'est-ce pas une
singulière aberration d'esprit ? Ou, si c'est que
M. Zola ne veut pas avoir dressé pour rien l'arbre gé-
néalogique de ses Rougon-Macquart, n'est-ce pas un
enfantillage un peu saugrenu ?
Par suite, ce conte bleu est, au fond, une histoire
physiologique 1 L'auteur ne veut pas nous laisser
oublier que, si Angélique est sage, c'est parce qu'elle
brode des chasubles et qu'elle vit à l'ombre
d'une vieille cathédrale, mais que, dans d'autres
conditions, elle eût pu aussi bien être Nana. C'est
dans le cloaque Rougon que ce lis plongeses racines
et le mysticisme d'Angélique n'est qu'une forme acci-
dentelle delà névrose Macquart. Il était sans doute
très important de nous le rappeler!... Par les nuits
chaudes, Angéhque, ne sachant ce qu'elle a, saute
pieds nus sur le carreau de sa chambre. Ce qui la tour-
mente, ce sont « les désirs insconcients... (page 93),
la fièvre anxieuse de sa puberté ». Elle « devine Féli-
cien ignorant de tout, comme elle, avec la passion
gourmande de mordre à la viei>. Elle « ôte ses bas, de-
vant Félicien, dune main vive » (page 124). Et elle
s'enfuit, t danssapeurde l'amant. » (Partout ailleurs
M. Zola eût dit : « la peur du mâle » ; c'est tout ce qu'il
y a de changé ici.) Et encore (page 1G4) : « Elle se
donnait, dans un don de toute sa personne. (« Se
donner dans un don », goûtez-vous beaucoup ce
pléonasme ?j C'était une flamme héréditaire rallu-
2S4 LES CONTEMPORAINS.
mée en elle. Ses mains tâtonnantes étreignaient lo
vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuque déli-
cate. S'il avait tendu les bras, elle y serait tombée,
ignorant tout, cédant à la poussée de ses veines,
n'ayant que le besoin de se fondre en lui ». Ou bien
(243) : « Un flot de sang montait, l'étourdissait... ello
se retrouvait avec son orgueil et sa passion, toute à
l'inconnu violent de son origines. Ou bien (page
261) : « Elle triomphait, dans une flambée de tous les
feux héréditaires que l'on croyait morts. » Eh oui, c'est
un ange, mais unange de beaucoup de tempérament !
Quel drôle de conte bleu !
Ce n'est pas tout. Hubert et Hubertine, vous vous
le rappelez, se lamentent de n'avoir pas d'enfant, et,
toutes les vingt ou trente pages, l'auteur nous fait en-
tendre délicatement que ça n'est vraiment pas leur
faute... « C'était le mois où ils avaient perdu leur
enfant; et chaque année, à cette date, ramenait
chez eux les mêmes désirs... lui tremblant à ses
pieds... elle se donnant toute... Et ce redoublement
d'amour sortait du silence de leur chambre, se dé-
gageait de leur personne b (page 143). Ou bien
(page 167) : « Et Hubertine était très belle encore,
vêtue d'un simple peignoir, avec ses cheveux noués à
la hâte ; et elle semblait très lasse, heureuse et déses-
pérée...» Etrange idée d'avoir entr'ouvert cette alcôve
de quadragénaires au fond de cette idylle enfantine 1
Et, pendant ce temps-là, monseigneur l'évéque de
Beaumont, qui a quelque soi.xante ans, tourmenté
E:.IILE ZOLA. 2So
dans sa chair par le souvenir de la femme qu'il a
adore'e, passe les nuits à se tordre sur son prie-Dieu
avec a un ràle affreux... dont la violence, étouffée
par les tentures, effraye l'évèché ». Et, quand Angé-
lique se jette à genoux devant lui, il est très frappé de
la grâce de sa nuque, et de son odeur. «... Ah ! celte
odeur de jeunesse qui s'exhalait de sa nuque ployée
devantlui! Là, il retrouvait les petits cheveux blonds
si follement baisés autrefois. Celle dont le souvenir
le torturait après vingt ans de pénitence avait cette
jeunesse odorante... (page 227). » Et plus loin (page
278) : a Sans qu'il se l'avouât, elle l'avaittouché dans
la cathédrale, la petite brodeuse... avec sa nuque
fraîche, sentant bon la jeunesse »... Ah ! ce n'est pas
pour rien que cet évêque a un grand nez, — pieu-
sement menlionné chaque fois que raristocratique
prélat apparaît dans cette histoire.
Vous ne vous méprenez point sur ma pensée,
n'est-ce pas ? Tous les passages que j'ai cités sont
fort convenables, et il faut reconnaître que M. Zola
s'est appliqué à écrire chastement. Il n'en est pas
moins vrai que, malgré ses efforts, la préoccupation
de la chair est peut-être, à qui sait lire, aussi sensi-
ble dans le Rêre que dans ses autres romans. La caque
sent toujours le hareng. A moins que ce ne soit moi
qui, hanté parle souvenir de celte immense priapée
des Rou^jon-Macquart , respire, dans le Rêve, des par-
fums qui n'y sont pas... Mais ils y sont, j'en ai peur.
Sentez vous-même.
286 LES CONTEMPORAINS.
Ce conte bleu physiologi(iue est par surcroît un
conte bleu naturaliste.il fallait des « documents i,il
y en a, — par grands tas. Outre un sommaire pres-
que complet de la Légende dorée, que M. Zola a lue
tout exprès, il a versé, pêle-mêle, tout au travers du
récit des irréelles amours de Félicien etd'Angélique,
un Manuel du chasublier. Il y a des énumérations
d'outils qui témoignent à la fois d'une érudition et
d'un scrupule (pages 54 et 55) I... Et que dites-vous
de ce petit morceau : « Hubert avait posé les deux
ensubles sur la chanlalte et sur le tréteau, bien en
face, de façon à placer de droit fil la soie cramoisie
delà chape, qu'Hubertine venait de coudre auxcou-
tisses. Et il introduisait les lattes dans les mortaises
des ensubles, etc., etc. » Mais il y a peut-être mieux
encore. Lorsque Hubert veut adopter Angélique qui
est une enfant trouvée, il va consulter le juge de
paix. « M. Grandsire lui suggéra l'expédient de la
tutelle officieuse : tout individu, âgé de plus de cin-
quante ans, peut s'attacher un mineur de moins de
quinze ans, etc.. Il fut convenu qu'ils conféreraient
ensuite l'adoption à leur pupille par voie testamen-
taire, etc.. M. Grandsire se mit en rapport avec le
directeur de l'assistance publique, etc.. il y eut
enquête, etc.. » Dans un conte bleu ! Dans une his-
toire à peu près aussi réelle que celle de Peau-d'Ane
ou de Cendrillon! N'est-ce pas à hurler?
Enfin ce conte, qui, tout en étant bleu, reste phy-
siologique et documentaire, est aussi romantique et
]
EMILE ZOLA. 287
épique. Il est romantique par le style, par l'enflure
générale. Joignez ceci qu'Angélique vit de la vie de
l'antique cathédrale, un peu comme Quasimodo dans
Notre-Dame de Paris. Celle pénétration de l'âme de
la jeune lille par la paix, la beauté, la majesté de ces
vieilles pierres qui bornent son horizon est d'ailleurs
fort bien exprimée. Il y a, là-dessus, toute une série
de « morceaux » d'une poésie ou, mieux, d'une rhé-
torique aboniiante et robuste. Et le récit est épique,
si l'on peut dire (comme tout ce qui sort de la plume
de M. Zola) par la lenteur puissante, par l'énormité
et la simplicité de la plupart des personnages, —
enfin par le retour régulier de sortes de refrains, de
leit motiv : descriptions de la cathédrale et du Clos-
Marie à toutes les heures du jour et dans les prin-
cipales circonstances de la vie d'Angélique ; énumé-
rations des vierges du portail de Sainte-Agnès, et dis-
cours qu'elles tiennent à la jeune fille, selon les cas ;
énumérations des ancêtres de Félicien de Hautecœur
et de ses aïeules, les mortes heureuses ; énumérations
d'outils de chasublier ; douleur secrète d'Hubert et
d'ilubertine ; longueur du cou d'Angélique ; nez de
monseigneur, etc.
A signaler l'emploi de plus en plus fréquent des
deux adverbes justement et même commençant les
phrases, et l'abus de certaines constructions que je
définirais si cela en valait la peine. Une expression
nouvelle qui revient une centaine de fois : à son rn-
tour, pour autour d'elle ou de lui. Je m'explique mal
2S3 LES CONTEMPOHAÎNS.
la tendresse de M. Zula pour cet inutile provincia-
lisme.
Vous pensez bien que je ne reproche point à
M. Zola ses procédés de composition et d'écriture. Ce
sont les mêmes qui contribuent à la beauté de ses
meilleurs ouvrages. Mais d'abord ils s'étalent davan-
tage d'nnroman à l'autre ; et, plus visibles, deviennent
plus fatigants. Et surtout ils convenaient aussi mal
que possible à un sujet comme celui du Rêve. Toute
la grâce de la naïve historiette disparait. On n'a ja-
mais va fantaisie massive à ce point. C'est un conte
Meu bâti en gros moellons. Il est vrai qu'il redevient
intéressant par l'énormilé de cette disconvenance du
lond et de la forme. Sans cela, il serait mortelle-
ment ennuyeu.'c.
La conclusion, c'est que j'aime mieux tout, même
!a Terre. Au moins la Terre, c'était franc et c'était
harmonieux... Il faut que M. Zola en prenne son
parti : il ne peut pas être à la fois Zola et autre
chose que Zola... Il lui restera toujours d'avoir écrit
IdiConquéte de P!assans,V Assommoir elGerminal,d'a.\oir
puissamment exprimé les instincts, les misères, les
ordures et la vie extérieure de la basse humanité.
Qu'il nous abandonne les petits contes, les dou.x. en-
fantillages, les ps^ites bergi^res, les petites saintes,
les princes charmants, les jolis riens du rôve... Qu'il
n'y touche pas avec ses gros doigts. Une petite fille
de dix ans eût beaucoup mieux raconté que lui (qui a
pourtant du génie) l'histoire d'Angélique. Nous ex-
EMILE ZOLA. 239
cluons M. Zola du Clos-Marie — et du mois de Marie.
Ce monsieur qui a écrit de si vilaines choses, ma
chère ! fait peur aux vierges innocentes du portail
de Sainte-Agnès... Qu'il laisse les vierges tranquil-
les ! Nous le renvoyonsaux Trouilles, dans l'inte'rêt de
son talent et peut-être, je suis affreusement sincère,
pour notre plaisir
LRV CONTEMP. IV.
PAUL BOURGET
ETUDES ET PORTRAITS.
M. Paul Bourget vient de publier deux volumes
d'Etudes et portraits, avec ces sous-titres : Portraits
d écrivains, Notes d'esthétique, Etudes anglaises, Fan-
taisies.
Sur Bourget critique, ii me laudrait un trop grand
effort pour ajouter quelque chose à ce que j'ai dit ici
même. (1) Mais j'ai relu avec un plaisir profond les
notes sur l'île de Wight, sur l'Irlande et l'Ecosse, sur
les lacs anglais, sur Oxford et sur Londres. C'est à
la fois substantiel et charmant ; M. Paul Bourget fait
comprendre et il fait sentir. Il a l'esprit d'un philo-
sophe et d'un rêveur. Tout de'tail extérieur lui est un
signe d'une kyrielle de choses cache'es. Il va aux
idées générales avec aisance et allégresse, ainsi que
la chèvre au cytise. Mais comme, dans ce mouve-
[\) Cf. Lei Contemporains. III.
292 LES CONTEMPORAINS,
ment d'habitude qui le fait remonter continuelle-
ment d'un groupe de faits à un autre groupe, il
arrive en un rien de temps au lin fond des choses et
à des questions comme celle-ci: t L'universexiste-t-il
en dehors de nous? » ou bien : a Pourquoi cet uni-
vers et non pas un autre ? », il s'ensuit que sa phi-
losophie aboutit volontiers au songe. Cela est peut-
être inévitable. Quand on a bien raisonné sur les
accidents, qu'on a essayé de les rattacher à leurs
causes et de parcourir toute la série des phéno-
mènes en les faisant rentrer les uns dans les autres,
il se trouve qu'il y a enore plus de mystère et d'in-
connu dans la conception générale à laquelle on
arrive que dans l'humble sensation de laquelle on
était parti; et ainsi la rêverie est à la fm de la con-
templation de ce monde, comme elle était au com-
mencement. Et c'est pourquoi les philosophes sont
si souvent les vrais poètes.
Résumer les impressions de M. Paul Bourget, ce
serait trop long. Les vérifier, cela m'est tout à fait
impossible. Je ne sais pas l'anglais, et je ne suis
jamais allé en Angleterre. Je n'ai que des impres-
sions sur des impressions. Je les dirai néanmoins,
lime semble que je puis ici parler de moi-même
sans manquer à la modestie, puisque mon cas est
évidemment celui du plus grand nombre de mes
chers concitoyens.
Mais au fait, d'ignorer complètement la langue de
Shakespeare et de n'avoir jamais passé le détroit,
PAUL BOURGET. 293
est-ce bien une raison pour ne point connaître l'An-
gleterre? J'ai lu — dans des traductions — un peu
de leur littérature de tous les temps, de Chaucer à
George EUiot. J'ai connu quelques Anglais ; j'en ai
vu en voyage, où ils se conduisent en a hommes
libres » qui usent de tous leurs droits et où leurs
façons manquent un peu de grâce et de moelleux.
J'ai lu les Notes sur l'Angleterre de M. Taine, les livres
de M. Philippe Daryl, enfin les Etudes anglaises de
M. Paul Bourget. Je sais donc quelles images de
l'Angleterre se sont imprimées dans des intelligences
plus puissantes que la mienne, mais, après tout, de
même race et de même culture. Que m'apprendrait
de plus, je vous prie, un voyage ou même un séjour
à Londres ou au bord des lacs d'Ecosse I Ce qui
pourrait m'arriver de mieux, ce serait justement de
voir ce pays comme M. Daryl, M. Bourget et M. Taine.
Je n'ai donc nul besoin d'y aller. Croyez que je vous
parle très sérieusement.
La voici en quelques lignes, mon Angleterre.
Axiome essentiel, tout gonflé d'innombrables con-
séquences : — Tout ce qui se fait en Angleterre est,
d'une façon générale, exactement le contraire de ce
qui se fait en France. Notez que cela creuse un plus
vaste abîme entre les Anglais et nous qu'entre nous
et, par exemple, la Chine; car la Cliine, c'est seule-
ment autre chose.
Principaux signes caractéristiques: race sanguine,
rosbif, gin, thé, orgueil insulaire, sport, canotage,
294 LES CONTEMPORAINS.
lawn-tennis, la plus puissante aristocrntie du monde,
keepseakes, home, parlementarisme, loyalisme, poli-
tique féroce, respect du passé, esthf'tes, sentiment
religieux, bible, armée du salut, dimanche anglais,
hypocrisie anglaise, etc. ;
Pays des antithèses. Antithèses étranges et pro-
fondes, plus profondes qu'ailleurs, ou plus sensibles,
ou plus souvent rencontrées :
Entre le soleil et la plaie ou le brouillard, entre
les paysages de gares, de docks, d'usines et de mines
et les paysages de bois, de lacs et de pâturages ;
Entre le passé et le présent, qui partout se côtoient,
dans les institutions, dans les mœurs, dans les édi-
fices ;
Entre la richesse formidable et l'épouvantable
misère;
Entre le sentiment inné du respect et l'attachement
inné à la liberté individuelle ;
Entre la beauté des jeunes filles et la laideur des
vieilles femmes ;
Entre l'austérité puritaine et la brutalité des tem-
péraments;
Entre le don du rêve et le sens pratique, l'âpreté
au travail et au gain ;
Entre les masques et les visages, etc.
Pays des bars, des cars, des outsiders-coachs et dee
bow -Windows. (Rien comme chez nous, vous dis-je !)
Pays où la rencontre d'une jeune fille des rues fait
déborder du cœur corrompu d'un Parisien des effusions
PAUL BOUnCET. 295
comme celle-ci : « Où vas-tu, girl Anglaise de dix-
sept ans?.. De passants en passants tu erres, quasi
candide, point effrontée, point brutale, et à celui
qui te renvoie moins durement que les autres, tu
demandes de quoi boire une goutte d'eau-de-vie ; et
tout à l'heure, je pourrai te voir debout auprès du
comptoir d'un bar, au milieu d'autres filles, jeunes
et douces comme toi, parmi des hommes en haillons,
et ton visage d'ange exprimera un plaisir naïf tandis
que tu videras un large verre de brandy. Puis, tu
reprendras ta marche sur le trottoir de plus en plus
vide. Où t'en vas-tu, petite giti ? )>
Vous voyez bien que je connais l'âme de l'Angle-
terre ! Et quant à ses paysages, après avoir lu les
descriptions de M. Paul Bourget, je les connais aussi.
Je les vois très nettement. Et je les vois plus beaux
qu'ils ne sont, — si beaux que je ne les visitera
jamais: j'aurais trop peur d'un mécompte.
II y a un passage du saint auteur de Vlmitation
que je cite souvent, parce qu'il me console de mon
ignorance de sédentaire, parce qu'il m'empôche
d'être dévoré de la plus noire envie quand je pense
à ceux qui ont le courage de voyager et de changer
d'horizon, comme l'auteur de Cruelle Eiiignie. Car il
est inouï, ce Bourget. Jamais à Paris! Tout le temps
à Oxford ou à Florence, quand il n'est pas à Grenade
ou à Sélinonle ! Il est le psychologue errant. Le
vrai Touranien, c'est lui, et non pas Jean Richepin.
Voici donc ce passage deï Imitation. Il est dans
296 LES CONTEMPORAINS,
cet admirable chapitre XX du livre I", qui contient
toute sagesse : a Que pouvez-vous voir ailleurs que
vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre,
les éléments. Or c'est d'eux que tout est fait. Où que
vous alliez, que verrez-vous qui soit stable sous le
soleil ? Vous croyez peut-être vous rassasier ; mais
vous n'y parviendrez jamais. Quand vous verriez
toutes choses à la fois, que serait-ce qu'une vision
vaine ? »
Quel baume etquel calmant que ces saintes paroles!
Comme elles font sentir l'inutilité des chemins de fer
et des steamers 1 II ne m'est arrivé qu'une fois
de me déplacer notablement pour aller voir un pay-
sage original : celui de Boghari en Algérie, si vous
voulez le savoir. J'en avais lu la description dans
Eugène Fromentin. J'ai voulu vérifier. Douze heures
de diligence en partant de Blidah I Je sais bien qu'on
voit quelquefois des singes en traversant le défilé
de la Chiffa ; mais l'auteur de l'Imitation me ferait
remarquer qu'ils sont parfaitement semblables à ceux
du Jardin des Plantes. On arrive à la nuit. On cou-
che dans une auberge fort incommode, au pied de lîi
colline fauve et nue, aux luisants de faïence, où se
tasse la petite ville arabe. J'éprouvai si douloureu-
sement cette nuit-là l'angoisse absurde, mystérieuse,
d'être si loin de « chez moi », sous un ciel qui ne me
connaissait pas, parmi des gens qui ne parlaient pas
ma langue et quin'araient pas le cerveau fait comme
le mien, que je sortis par la fenêtre pour attendre la
PAUL BOLTxGET. ' 207
diligence qui repartait à trois heures du matin. Je
n'avais rien vu du tout, et j'éprouvais un désir fou
de m'en aller. Mais la diligence n'était pas encore
là... Je sentais autour de moi la solitude démesurée.
J'entendais dans le lontain des aboiements épouvan-
tables, et je vis dévaler du haut de la colline fauve, à
grandes enjambées, des formes blanches... J'eus
peur, pourquoi ne le dirais-je pas ? et je rentrai par
la fenêtre. Le lendemain et le surlendemain, je vis
Boghari, les Ouled-Naïls, Bougzoul, le désert ; je fis
un très mauvais déjeuner sous la tente, chez le caïd
des Ouled-Anteurs, je crois, près d'une colline cou-
leur de cuir fraîchement tanné, tachée de lentisques,
et où il y avait des aigles. Puis, comme c'était un peu
trop, pour mon coup d'essai, de huit heures de
cheval, je restai en arrière,je m'égarai complètement
dans une vilaine et interminable forêt de chênes-
liège, et c'est par miracle que je pus rejoindre mes
compagnons. Je me souviens d'un carrefour où
j'hésitai longtemps. J'étais persuadé que je prenais
le mauvais chemin. Je le suivis tout de même, con-
vaincu que, si je prenais l'autre, ce serait celui-là le
mauvais. Et le mauvais chemin, c'était toute la nuit
passée dehors. Notez qu'il pleuvait à torrents dans
ce pays où il ne pleut jamais... Eh bien ! je me suis,
sans doute, figuré depuis que j'avais fait le plus
adorable voyage, et je le raconte quelquefois en
coupant mon récit décris d'admiration ou de plaisir :
mais, quand je rentre en moi-même et que je tâche
9»
298 LES CONTEMPORAINS,
d'être sincère, je sens très bien que, ce coin du Sahara,
c'est à travers le livre de Fromentin que je le revois,
non à travers mes propres souvenirs ; je sens que ce
voyage n'a ne» OjOMf^ à la vision que j'apporiais avec
moi, et que mes yeux ont, sans le savoir, conforme
la réalité à cette vision.
Depuis, je ne voyage plus. J'enviais autrefois
Pierre Loti, qui mt)urra comme moi, mais qui aura,
durant sa vie, habité toute une planète, tandis que je
n'aurai été l'habitant que d'une ville, ou tout au
plus d'une province. Je suis revenu de ce sentiment
déraisonnable. Qu'importe que je n'aie point par-
couru toute la planète Terre, puisqu'on tout cas, je
n'en puis sortir, ni parcourir toutes les planètes et
les étoiles ?... Il y a quelque part un grand verger qui
descend vers un ruisseau bordé de saules et de
peupliers. C'est, pour moi, le plus beau paysage du
monde, car je l'aime et il me connaît. Gela me suiïit.
A quoi bon aller chercher, bien loin, d'autres pay-
sages, puisque ces paysages, même imaginés d'après
les livres, c'est-à-dire plus beaux qu'ils ne sont, me
font moins de plaisir que celui-là ?
Je confesse qu'au fond, ce que j'oppose là aux
belles curiosités sentimentales et intellectuelles de
M. Paul Bourget, ce n'est qu'un instinct, un instinct
très humble et très a peuple ». Mais c'est dans ces
instincts-là que gisent les grandes énergies humai-
nes. S'il faut tout dire, cet attachement étroit el
aveugle à la terre natale, cette incuriosité de paysan,
PAUL BOUnOKT. 299
me font considérer avec un peu a'étonnement
l'extraordinaire prédilection de M. PaulBourgel pour
les Anglais. Décidément, il les aime trop. Oh ! je
m'explique très bien cette tendresse. M. Paul Bourget
est pris à la fois par ce qu'il y a de plus noble en lui
— et, si j'ose dire, d'un peu frivole. Il les aime
comme le peuple le plus sérieux d'allures, le plus
pre'occupé de morale, — et aussi couime celui quia
le plus complètement réalisé son rêve de la vie
élégante et riche. Mais, j'ai beau faire, quand j'y
réfléchis, trop de choses me déplaisent chez eux. Je
vois que c'est le peuple le plus rapace et le plus
égoïste du monde ; celui où le partage des biens est
le plus effroyablement inégal, et dont Fétat social est
le plus éloigné de l'esprit de l'Évangile, de cet Évan-
gile qu'il professe si haut ; celui chez qui l'abîme est
le plus profond entre la foi et les actes ; le peuple
protestant par excellence, c'est-à-dire le plus entêté
de ce mensonge de metlrede la raisondansleschoses
qui n'en comportent pas... Nous sommes, certes,
un peuple bien malade ; mais, tout compte fait,
nous avons infiniment moinsd'hypocrisie dans notre
catholicisme ou dans notre incroyance, dans nos
mœurs, dans nos institutions, même dans notre cabo-
tinage ou dans nos folies révolutionnaires. Surtout
nous n'avons pas cette dureté et cet affreux orgueil.
Le Français qui met le pied dans Londres sent peser
sur lui le mépris de tout ce peuple. Ce mépris, tous
leurs journaux le suent. Comment donc aimer qui
300 LES CONTEMPORAINS.
nous traite ainsi ? Tant d'estime et d'admiration en
échange de tant de dédain, c'est vraiment trop d'hu-
milité ou trop de détachement. Ce n'est pas le
moment, quand presque tous les peuples se res-
serrent sur eux-mêmes et nous observent d'un œil
haineux, ce n'est pas le moment de nous piquer de
leur rendre justice, ni de nous épancher sur eux en
considérations sympathiques. Je ne suis cosmopolite
ni par ma vie ni par mon esprit ou mon cœur. Pour-
quoi le serais-je ? Pour la vanité de comprendre le
plus de choses possible? Passons-nous de celte
vanité-là. Soyons inintelligents, et n'aimons que qui
ne nous hait point, du moins pour un temps. Nous
aimerons tous les peuples dans un monde meilleur.
JEAN LAHOR (HENrj GAZALIS)
Le bouddhisme est la plus vieille des philosophies
— et la plus nouvelle. La conception du monde et
de la vie que se sont formée, il y a trois ou quatre
mille ans, les solitaires des bords du Gange, voilà
que beaucoup d^entre nous y sont revenus et qu'elle
convient parfaitement à l'état de nos âmes. Car,
voyez-vous, c'est encore ce que l'humanité a trouvé
de mieux. Rien n'en est démontrable, mais chacune
de nos dispositions d'esprit y trouve son compte.
Cette idée que nous sommes des parcelles de Dieu,
— qui est le monde, — et qui n est qu'un rêve, —
on en tire tout ce qu'on veut. Elle produit et justifie
à lafois l'inertie voluptueuse, la chariié, le détache-
ment, — même l'héroïsme par la conscience de notre
solidarité profonde avec l'univers, et par la soumis-
sion volontaire aux fins du Dieu insaisissable et
immense dont nous sommes la pensée. Tout cela, je
ne sais comment.
302 LES CONTEMI'OKAINS.
D'autres poètes contemporains ont été bouddhis-
tesàleurs heures, notamment M. Leconte de Lisle,
L'originalité de Jean Lahor, c'est qu'il est boud-
dhiste avec une sincérité évidente, aussi naturel-
lement qu'il respire. Outre les beautés de forme et
de détail, son livre (1) a donc une beauté d'ensemble,
qui provient de la continuité d'une même inspira-
tion. C'est un livre harmonieux, d'une irréprochable
unité. On y voit clairement de quelles façons la
philosophie du divin Çakia-Mouni peut modifier et
enrichir les divers sentiments d'un homme de nos
jours : sentiment de la nature, amour de la femme,
sentiment moral.
Si l'imagination poétique consiste essentiellement
à découvrir et à exprimer les rapports et les cor-
respondances secrètes entre les choses, on peut dire
que le panthéisme est la poésie même, puisqu'il
établit l'universelle parenté des êtres. Et ainsi,
toutes les impressions particulières que nous
donnent les objets du monde physique, il les ap-
profondit et les agrandit aussitôt par l'idée toujours
présente que tout s'enchaîne et se tient dans le
rêve ininterrompu de Maïa... Les frontières de-
viennent indistinctes entre les différentes formes
de la vie — vie végétale, animale et humaine. Les
fleurs sont des femmes, puisque femmes et fleurs
sont l'épanouissement inégalement complet, à la
(IJ L'Illusion, par Jean Lahor. — Lemcrrc
JEAN LAUOR. 303
surface du monde, de la même âme divine. Chaque
image qui nous arrive en éveille d'autres, indéfi-
niment, suscite même la vision confuse de l'Être
total. La poésie panthéistique met, si je puis dire,
dans chacune de nos sensations, le ressouvenir de
l'univers...
Des exemples ? Je vous en donnerais volontiers.
Mais quel ennui de choisir !
Les soirs d'été. les fleurs ont des langueurs de femmes,
Les fleurs semblent trembler d'amour, comme des âmes;
Palpitantes aussi d'extase et de désir,
Les fleurs ont des regards qui nous font souvenir
De grands yeux féminins attendris par les larmes.
Et les beaux yeux des fleurs ont d'aussi tendres charmes.
Les fleurs rêvent, les fleurs frissonnent sous la nuit ;
Et, blanches, comme un sein adorable qui luit
Dans la sombre splendeur d'une robe entr'ouverte.
Les roses, du milieu de l'obscurité verte,
Tandis qu'un rossignol par la lune exalté
Pour elles chante et meurt sous cette nuit d'été,
Les roses au corps pâle, en écartant leurs voiles,
Folles, semblent s'oiïrir aux baisers des étoiles.
Voilà des vers sur les fleurs. En voici sur les
mondes. C'est Brahmaqui parle :
Le soleil est ma chair, le soleil est mon cœur.
Le cœur du ciel, mon cœur saignant qui vous fait vivre.
Je suis le dieu sans nom aux visages divers,
Mon âme illimitée est le palais des êtres ;
Je suis le grand aïeul qui n'a pas eu d'ancêtres.
30* LES CONTEMPORAINS.
Dans mon rêve éternel flottent sans fin les cieux ;
Je vois naître en mon sein et mourir tous les dieux.
C'est mon sang qui coula dans la première aurore...
De même, l'idée de l'univers sera toujours pré-
sente au poète bouddhiste quand il lui arrivera d'ai-
mer une femme. Il aimera magnifiquement : car la
nature entière lui fournira des images pour expri-
mer son amour. Il aimera avec sensualité et lan-
gueur : car il ne voudra goûter l'amour qu'aux lieux
et aux heures qui le conseillent et l'insinuent, dans
les parfums, dans les musiques, dans la douceur et
la mélancolie des soirs tièdes. Il aimera avec ten-
dresse et reconnaissance : car il n'ignore point que
c'est la rencontre d'une femme qui a embelli pour
lui le rêve des choses. Il aimera avec résignation
car il sait bien que ce n'est en effet qu'un rêve, et
qui passera. Il sait aussi que l'amour est inséparable
de la mort, parce que la mort est inséparable de
la vie...
Et maintenant lisez les Chants de l'Amour et ds la
Mort :
Je voudrais te parer de fleurs rares, de fleurs
Souffrantes, qui mourraient pâles sur ton corps pâle.
Tu fermes les yeux, en penchant
. Ta tête sur mon sein qui tremble
Oh ! les doux abîmes du chant
Où nos deux cœurs roulent ensemble I
..•• ...•
Notre rêve avait fait la beauté de ces choses...
JEAN LAHOR. 305
Tout ce qui ce soir-là nous fit ivres et fous
Etait créé par nous et n'existait qu'en nous...
• •■ .......•••••
Enlacée au corps d'une femn^e,
Comme l'amant de Rimini,
Tournoie un instant, ô mon âme.
Dans le tourbillon infini !
Le bouddhisme, enfin, est le meilleur baume à
la pensée souffrante... Quel bonheur, quand on y
songe, que tout ne soit que rêve et vanité ! Si tout
n'était pas vanité, c'est alors que nous serions vrai-
ment à plaindre. Ne pas être beau, ne pas avoir de
génie, ne pas être tout-puissant, ne pas être dieu...
rien ne serait plus triste que celte mesquine et misé-
rable condition si elle devait durer toujours ! Il n'y
a que le Tout qui soit parfait et qui n'ait rien au-
dessus de lui : il n'y a donc que le Tout qui puisse
avoir plaisir à être éternel. Mais nous, les accidents,
. félicitons-nous d'être éphémères et, par suite, de ne
pas être bien sérieusement réels. Ah ! le sentiment
delà vanité de toutes choses, quel opium pour lor-
gueil, l'ambition, l'amour, la jalousie, pour toutes
les vipères qui grouillent dans notre cœur quand
nous n'y prenons pas garde ! Quelle joie de passer
et de n'être rien, puisque les autres êtres ne sont
rien et passent !... Oh ! comme cela fait accepter la
vie, ce court voyage à travers les apparences ! et
comme cela fait accepter la mort !
Plonge sans peur dans le gouffre béant,
Ainsi que l'épervier plongeant dans la tempête :
306 LES CONTEMPORAINS.
Car tout ce rêve une heure a passé dans ta tête ;
Tu fus la goutte d'eau qui reflète les cieux,
Et l'univers entier est entré dans tes yeux :
Et bénis donc Allah, qui t'a pendant cette heure
Laissé comme un oiseau traverser sa demeure.
Et encore :
Père, engloutig-moi donc, Pois donc bien nnon tombeau ;
Et, si je participe à ta vie éternelle,
Que ce soit sans penser, tel que la goutte d'eau
Que la mer porte et berce inconsciente en elle.
Mais ce n'est pas tout : car les idées générales
ont ceci de précieux, d'enfanter les sentiments les
plus contradictoires. Le bouddhisme, qui nous
incline au plus suave nihilisme, mène aussi au stoï-
cisme moral. C'est qu'il se rencontre avec le darwi-
nisme dans ce principe commun que la force, quelle
qu elle soit, par où l'univers se développe, lui est
intérieure et immanente. L'homme d'aujourd'hui
est le produit suprême de ce développement ; or,
€omme l'explique Sully-Prudhomme dans son poème
de la Justice, ce long elTort d'où nous sommes sortis
constitue notre dignité. La conserver et l'accroître
et affirmer que nous le devons — l'affirmer par un
acte de foi (car vous vous rappelez que tout est vain),
c'est là proprement la vertu... Ici il faudrait tout
citer. Lisez l'admirable poème intitulé Réminiscence:
Certains soirs, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d'autrefois.
JEAN LAIIOR. 307
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais soub les bois.
• •••••••••••••••
Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui le tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l'obscurité première :
La terre était si sombre, aux temps où je suis ncl
Et je voudrais pourtant t'affranchir, ô mon âme,
Des liens d'un passé qui ne veut pas mourir...
Mais c'est en vain ; toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l'ombre d'où je sors, et le peu que je fus.
Et ce cri vers Dieu :
Tout affamé d'amour, de justice et de bien,
Je m'étunne parfois qu'un idéal se lève
Plus grand dans ma pensée et plus pur que le tîcnl
— Oli ! pourquoi m'as-tu fait le juge de ton rêve ?
Et cette exhortation à l'homme:
Que les pouvoirs obscurs d'un monde élémentaira
Connaissent grâce à toi le rythme harmonieux ;
Et si, tous les dieux morts, tu restes solitaire.
Garde au moins les vertus que tu prêtas aux dieux !
Et toute la dernière pièce, Vers dorés :
Sois pur, le reste est vain, et la beauté suprême.
Tu le sais maintenant, n'est pas celle des corps :
305 LES CONTEMPORAINS.
La statue idéale, elle dort en toi-même ;
L'œuvre d'art la plus haute est la vertu desforta.
De ton âme l'ennui mortel faisait sa proie.
Etant le châtiment de l'incessant désir;
Du fier renoncement de ton âme à la joie
Goûte la joie austère et le sombre plaisir...
Je n'ai voulu que dégager, tant bien que mal, le
fond et la substance même des vers de M. Jean
Lahor. Ce fond est d'une qualité rare. VUlusion est
un fort beau livre, plein de tristesse et de sérénité.
Il charme, il apaise, il fortifie. Après l'avoir relu, je
le mets décidément à l'un des meilleurs endroits do
ma bibliothèque, non loin de l'Imitation^ des Penséea
de Marc-Aurèle, de la Vie intérieure et des Épreuves
de SuUy-Prudhomme, — dans le coin des sages et
des consolateurs
GROSGLAUDE
Les Gaietés de Vannée de M Grosclaude (1) ne sont,
sans doute, que des bouffonneries improvisées sur
les événements, grands ou petits, de la politique,
du théâtre, de la littérature et de la rue. Mais ces
bouffonneries me paraissent d'une si excellente
qualité et d'une invention si spéciale, que je ne croi-
rais pas avoir entièrement perduma peine si je par-
venais à les définir et à les caractériser avec quel-
que précision.
Première impression : elles portent, je ne sais
comment, mais pleinement et avec évidence, la
marque d'aujourd'hui. C'est bien la forme suprême
et savante de ce qu'on a appelé la t blague ». Cela
est bien à nous ; nous avons du moins trouvé cela,
si nous n'avons pas trouvé autre chose, et cela seul
nous permettrait de dire que le progrès n'est pas un
(l) Les Gaietés de l'année, par Grosclaude, 3» année, — Li-
brairie moderne.
810 LES CONTEMPORAINS,
vain mot. Car voyez, goûtez, comparez : les anciens
hommes a'ont riea eu qai ressemblât à l'esprit des
Gaietés de l'année. Ils ont eu leur comique (qui nous
échappe la plupart du temps) : ils n'ont pas eu la
« blague ». Il peut m'arriver, en lisant les vers ou la
prose d'un Grec oud'un Latin, d'être ému d'autant
de tendresse ou d'admiration que lorsque je lis mes
plus aimés contemporains ; mais jamais, au grand
jamais, d'éclaterde rire. MM. Henri Rochefort, Emile
Bergerat, Alphonse Allais, Etienne Grosclaude n'ont
point d'analogues dans l'antiquité, et j'ose dire
qu'ils n'ont, dans les temps modernes, que de va-
gues précurseurs : Swift, si vous voulez, et un peu
Rabelais pour lironie méthodique du fond ; Cyrano
et les grotesques du xvir siècle pour le comique du
vocabulaire... Encore est-ce une concession que je
vous fais.
Et maintenant, abordons ces Gaietés avec tout le
sérieux qui convient.
La bouffonnerie d'Etienne Grosclaude, telle que
cet esprit éminent Pentend et la pratique, est, d'a-
bord, d'une irrévérence universelle. Elle implique
une philosophie simple et grande, qui est le nihi-
lisme absolu.
Elle ne respecte ni la vertu, ni la douleur, ni l'a-
mour, ni la mort. Elle badine volontiers sur les as-
sassinats, se joue autour de la guillotine ; et les
plus effroyables manifestations du mal physique,
les pires cruautés de la nature mauvaise, incendies,
GROSCLAUDE. 311
inondations, tremblements de terre, catastrophes
de toute espèce, lai sont maLière à calembours et
à coq-à-l'âne. M. Grosclaude, par exemple, écrira
avec sérénité :
« Deux de nos assassins les plus en évidence, MM. Rossel
et Demangeot, viennent de nous donner une de ces décep-
tions que le public parisien ne pardonne pas volontiers. . .
Une intervention gouvernementale de la dernière heure
a provoqué l'ajourneraent illimité de leur exécution, qui
n'était pas moins impatiemment attendue que celle de
Lohengrin. La justice des hommes se promettait par avance
une de ces satisfactions d'amour-propre qu'au dire des
comptes rendus elle éprouve chaque fois qu'il lui est donné
de présider à une cérémonie de cet ordre, et le tout-Paris
des dernières, friand de tout bruit de coulisse, — et notam-
ment de celui que fait le sinistre couperet en glissant dans
sa rainure, — retenait déjà ses places, etc. »
Ne croyez pas, je vous en supplie, que ces lignes^
soient l'indice d'un mauvais cœur. Elles ne sont
que la mise en œuvre momentanée, l'application à
un cas particulier, de cette idée qui revient sou-
vent chez M. Renan et d'autres sages, que « le
monde n'est peut-être pas quelque chose de bien
sérieux », C'est comme une convention allégeante
et salutaire que l'écrivain no us demande d'admettre
un instant. « Il n'y a rien... absolument rien... La
douleur même est un pur néant quand elle est
passée... L'univers n'existe que pour nous permet-
tre de le railler par des assemblages singuliers de
mots et d images... » Voilà ce que nous admettons
312 LES CONTEMPORAINS,
implicitement lorsque nous lisons une page de
Grosclaude; et delà cette impression de déliement,
de détachement heureux, que nous font souvent
éprouver ses facéties les plus macabres. Le rire dont
elles nous secouent intérieurement est le rire
bouddhiste, lequel précède immédiatement, dans
l'ordre des affranchissements successifs de nos pau-
vres âmes, la paix du Nirvana...
Le second et le troisième caractère de cette gaîté,
c'est l'outrance et la méthode, portées toutes deux
aussi loin que possible, et se soutenant et se forti-
fiant Tune l'autre. M. Grosclaude possède, je crois,
au même degré que M. Rochefort, le don de déduire
les conséquences les plus imprévues d'un fait, et,
sije puis dire, de créer dans l'absurde. Mais peut-
être apporte-t-il à ce genre de déductionune logique
plus roide, plus imperturbable, qui sent mieux son
mathématicien, et un délire plus direct et plus gla-
cial... Il est difficile de citer, car ces folies n'ont
toute leur action sur le cerveau que si on leur laisse
tout leur développement. Mais si vous voulez un
exemple, voyez ce que le zèle de la commission d'in-
cendie, après la catastrophe de l'Opéra-Comique, a
inspiré à M. Grosclaude. Il suppose qu'un arrêté
préfectoral vient de fermer les bains Deligny, « at-
tendu que ledit établissement de bains est entière-
ment construit en bois, ce qui l'expose d'une façon
particulièrement grave aux dangers du feu...».
Puis il énumère les conditions auxquelles sera sou-
GROSCLAUDE. 313
mise la réouverture de l'établissement... Rien n'est
oublié ; r est d'une prévoyance d'aliéné qui aurait
beaucoup d'imagination et qui aurait subi une forte
discipline scientifique.
D'autres fois... oh! c'est très simple, c'est un jeu
de mots, un coq-à-l'âne, auxquels il applique ce
système de développement. Ou bien il prend une
métaphore au pied de la lettre : et alors, avec une
patience et une subtilité de sauvage ou de polytech-
nicien, il en fait sortir tout le contenu, il la dévide
comme un cocon, et ce sont des trouvailles dune
drôlerie presque inquiétante... Soit cette figure de
rhétorique : « la maladie des billets de banque ». Il
part là-dessus avec une gravité de membre de l'A-
cadémie de médecine écrivant un rapport : « Une
curieuse épidémie sévit depuis quelque temps sur
les billets de cinq cents francs ; ils ne meurent pas
tous, mais tous sont frappés d'un vague discrédit.
— Le symptôme pathognomonique de la maladie est
un épaississement accentué des tissus, avec compli-
cation de troubles dans le filigrane, etc.. » Ou
encore : « On vient de découvrir l'antisarcine ;
comme son nom l'indique, ce médicament est des-
tiné à combattre les effets du Francisque Sarcey qui
sévit avec une si cruelle intensité sur la bourgeoisie
moyenne. » Et alors il fait l'historique de la décou-
verte ; il raconte que les éludes sur le virus sarcéyen
ont démontré l'existence d'un microbe spécial qui a
reçu le nom de Bacillus scenafairius (bacille de la
LES COMEMP. IV. t**
314 LES CONTEMPORAINS,
scène à faire) ; que les premiers microbes ont été re-
cueillis dans la bave d'un abonné du Temps, un
malheureux qui « jetait du Scribe par les narines et
délirait sur des airs du Caveau... et que son teint
blafard (et Fulgence) désignait clairement comme
un homme épris des choses du théâtre »; que ces ba-
cilles ont été recueillis, cultivés dans les a bouillons »
du Temps ei de la France, etc..
Ce qui double encore l'effet de ces méthodiques
extravagances, c'est le style, qui est d'un sérieux,
d'une tenue et d'une impersonnalité effrayantes.
C'est un ineffable mélange de la langue delà poli-
tique et de celle du journalisme, de l'administra-
tion et de la science, dans ce qu'elles ont de plus so-
lennellement inepte. M. Grosclaude exécute depuis
des années ce tour de force, de ne pas écrire une
ligne qui ne soit un cliché ou un poncif. Je sais bien
que d'autres le font sans le vouloir ; mais lui le veut,
et il n'a pas une défaillance. Ouvrons au hasard :
« Encore un grand nom compromis dans l'affaire des dé-
corations: il s agit du Panthéon, à l'égard duquel le Temps
publie de graves révélations sous ce titre à scandale : « la
décoration du Panthéon ». Il semblait pourtant que cette
haute personnalité fût à l'abri des soupçons, etc.. 3>
Et plus loin, après avoir rapporté un propos de
M. Meissonnicr :
<L II faudrait n'avoir aucune expérience de ce qui se lit
entre les ligues d'un journal pour ne pas comprendre que
i
GROSCLAUDE. 315
ces réticences cachent quelque horrible mystère. Aj'ons le
courage de l'imprimer : si, malgré des interventions si puis-
sautes, le Panthéon n'est pas encore décoré, c'est vraisem-
blablement qu'il a dans son passé quelque ténébreuse his-
toire qui lui interdit l'accès de toute distinction honori-
fique... Quel est donc ce cadavre ? On va jusqu'à prétendre
qu'on en trouverait plusieurs dans le fond de sa crypte... »
Est-ce assez soutenu ? Je me demande en frémis-
sant quel peut bien être l'état d'esprit d'un homme
qui se livre tous les jours de sa vie à de pareils exer-
cices. Serait-il capable, à l'heure qu'il est, d'écrire
autrement qu'en clichés?Dans quelle langue rédige-
t-il sa correspondance familière ? Figurez-vous
un homme dont toutes les pensées, même les plus
intimes et les plus personnelles, revêtiraient d'elles-
mêmes les formes consacrées d'une élégance imbé-
cile; qui aurait volontairement créé et développé en
lui cette infirmité et qui serait décidé à mourir sans
avoir une fois, une seule fois, exprimé directement
sa pensée... 0 prodige d'ironie 1...
C'est pourquoi Grosclaude me fascine. Ces inven-
tions de fou dialecticien parlant constamment la
langue d'un président des quatre classes de l'Ins-
titut un jour de gala, cela me fait la même espèce
de plaisir que les cabrioles d'un clown à fcvoris et
en habit noir, mais un plaisir dix fois plus intense,
d'autant que les choses de l'esprit sont au-dessus
de celles de la matière. C'est un des plus beaux
exemples d'acrobatie intellectuelle que je connaisse,
315 LES C0NTEMP0RA1>'S.
un des plus suivis, des mieux exempts de lassitude
ou de distraction. Ce sont, non pas des envolées
dans l'absurde, mais comme des percées régulières,
qu'on dirait faites avec des machines d'ingénieur et
des instruments de précision.
J'ajoute qu'il y a un mystère dans tout cela. Les
raisons que j'aiessayé de démêler n'expliquent pas.
en somme, la joie bizarre que me donne l'énorme
et placide déraison de ces facéties ; et peut-être
aurez-vous beaucoup de peine à comprendre mon ad-
miration etàmelapardonner.etysoupçonnerez-vous
quelque gageure... Mais non, il n'y en a point... Je
relis Vinterview que Grosclaude est allé prendre à la
plus ancienne locomotive de France, à l'occasion du
cinquantenaire des chemins de fer, et je n'y résiste
pas plus qu'à la première lecture. La perception
rapide des rapports démesurément inattendus que
l'auteur établit soudainement entre les choses, tout
en alignant des phrases idiotes de reporter, me
frappe d'un heurt qui me désagrège l'esprit comme
le choc électrique désagrège les corps. Pourquoi ?
Là est l'énigme. Peut-être éprouvé-je un plaisir
malsain à me sentir violemment introduit dans une
conception du monde analogue à celles que doivent
édifier les cerveaux des fous, en restant à peu près
sûrdeme ressaisir. Il y a peut-être du vertige et quel-
que chose de l'attrait d'un crime à simuler ainsi,
dans sa propre intelligence, les ofTots d'un tremble-
ment de terre... Enfin, que vous dirai-je ? Ce n'est
GROSCLAUDE. 311
point ma fautes! des phrases comme celles-ci me
délectent profondément :
« Ce n'est pas sans une respectueuse émotion que nous
avons été admis en présence de ce vieux lutteur. . . La glo-
rieuse locomotive habite un modeste appartement de garçon,
au cinquième sur la cour... Nous sommes immédiatement
introduits dans le cabinet de toilette de la respectable
machine à vapeur, qui est en train de se passer un bâton de
cosmétique sur le tuyau, innocente coquetterie de vieil-
lard. »
La conversation s'engage. Elle est d'une suprême
vraisemblance. C'est une interview qui ressemble à
toutes les interview de « vieux lutteurs » ou de« som-
mités scientifiques », et bientôt l'on ne sait plus au
juste s'il s'agit d'une vieille locomotive ou de Tho-
norable M. Chevreul. Le reporter lai demande son
âge et fait cette réflexion aimable que a les loco-
motives n'ont jamais que l'âgequ'elles paraissent » ;
il l'interroge sur son hygiène : a Yous transpirez,
sans doute ?... Portez-vous de la flanelle ?» Et
enfin :
« — Il va sans dire qu'à l'instar de M. Chevreul et de
tous nos grands macrobites vous usez du café au lait ?
« — Ni café, ni rien d'analogue ; je m'abstiens rigou-
reusement de thé, de liqueurs fortes, d'asperges et de
femmes.
« — Cependant vous fumez ?
« — C'est ma seule faiblesse.
« — La seule ? bien vrai ?... Voyons, tout à fait entre
nous, vous n'avez jamais eu de ces aimables écarts qui em-
9***
313 LES CONTEMPORAINS.
bellissent l'existence d'une locomotive à Vîxge des pas-
sions ?
0 — Jamais, monsieur, vous me croirez si voua vou-
lez!... Mon Dieu, j'ai eu comme les autres mes heures do
poésie...
« — Vos vapeurs I »
Et cela continue... Est-ce moi qui suis fou?Jo
trouve dans ces facéties conduites avec tant desang-
froid une véritable puissance d'invention charen-
tonnesque. Vous m'excuserez donc de m'y arrêter
si longtemps. Car rien n'est indigne d'intérêt dans
la littérature, rien, si ce n'est le médiocre. N'avez-
vous pas été frappés, dans les trop nombreuses
citations que j'ai faites, de la merveilleuse justesse
des jeux de mots dont elles sont semées et, si je puis
dire, de leur caractère de nécessité ? N'a-t-on point
cette impression que l'auteur ne pouvait pas ne pas
les faire, et que cependant nous ne les aurions point
trouvés ? Ce signe est un de ceux auxquels on recon-
naît les belles œuvres. Vous voyez bien que l'art de
Grosclaude est du grand art ! Ne jurerait-on point
qu'une Providence a voulu que Fulgence etWaflard
collaborassent à un grand nombre de vaudevilles,
tout exprès pour qu'un lecteur malade de Fra.ncis-
que Sarcey pût être qualifié de « blafard (et Ful-
gence) » ? que le tabac fût inventé pour qu'un repor-
ter demandât à une vieille locomotive : f Vous
fumez ?» — et que le mépris s'exprimât par le mo-
nosyllabe « zut ! » pour que Grosclaude inventât
GROSCLAUDE. 319
une faute d^orthographe, les « connaissances zu-
tiles », qui raille à la fois les dernières réformes de
l'enseignement et la prononciation du Conser-
vatoire?... N'y a-t-il pas là comme des harmonies
préétablies ? et certains calembours excellents
n'auraient-ils point été prévus par le Démiurge de
toute éternité V « 0 profondeurs! » comme disait
Victor Hugo.
Est-ildéfendu d'imaginerqu'une Puissance incon-
nue, ayant d'abord permis aux hommes d'établir
entre les choses et les mots des rapports constants,
universels et publics, a voulu enfouir en même
temps dans les ténèbres des idiomes humains cer-
tains rapports secrets, absurdes et réjouissants
des mots avec les objets ou des vocables entre eux,
et en a réservé la découverte à quelques privilégiés
du rire et de la fantaisie? Grosclaude est assurément
un de ces hommes. A première vue, il y a du hasard
dans ses inventions. A force de secouer les mots
comme des noix dans un sac, on amène entre eux
d'étranges rencontres, des façons nouvelles et baro-
ques de s'accrocher. Mais, soyez-en sûrs, ces ren-
contres, d'où jaillit parfois une pensée originale,
ne sont aperçues que de ceux qui savent les voir ; et,
s'ils parviennent à en dégager de l'esprit ou même
un peu de philosophie, c'est que cette philosophie
et cet esprit, ils les apportaient avec eux. Il y a coq-
à-l'âne et coq-à-l'âne. L'Évangile même contient un
calembour sublime. Un jour, M. Grosclaude, rien
320 LES CONTEMPORAINS,
qu'en écrivant le contraire de ce que nous eussions
écrit, vous et moi, a fait une merveilleuse trouvaille.
II raconte la fête des Rois chez M. Grévy, et nous
montre M. de Freycinet s'apprêtant à découper le
gùleau : « M. de Freycinet, dit-il, avec cette gravité
qu'il apporte même aux choses sérieuses... » Cette
simple phrase, remarquez-le, est un puits de profon-
deur, puisqu'on y suppose couramment admise une
pensée qui passe elle-même pour surprenante et
profonde, à savoir que c'est aux choses futiles que
nous apportons le plus de gravité... N'ai-je pas
' raison de conclure que le délire de Grosclaude est
le délire d'un sage ?
PRONOSTICS
POUB l'année 1887.
On ne m'y reprendra plus, à dresser des inven-
taires de fin d'année. Pour deux ou trois mots de
remerciements, j'ai reçu vingt lettres de récla-
mations. Il paraît que j'ai commis d'énormes oublis,
et que l'année littéraire a été bien meilleure et
plus fertile en œuvres originales que je n'avais
cru. Je me réjouis de m'étre trompé si fort. Mon ex-
cuse est dans masmcénié. Je n'avais fait d'ailleurs,
je l'avoue, aucune recherche bibliographique. J'ai
laissé remonter d'eux-mêmes dans ma mémoire les
livres dont j'avais reçu une impression un peu forte,
et je les ai notés à mesure : voilà tout. Mais j'ai eu
grand soin de ne donner pour infaillibles ni mes
souvenirs ni mes jugements.
Comme je n'a[)porte aujourd'hui que des prévi-
sions, j'y pourrais mettre plus d'assurance. Je
voudrais, en ellet, après avoir dit ce que nous a
322 LES CONTEMPORAINS,
donné la littérature pendant la dernière année,
chercher ce qu'elle nous donnera dans le cours de
rariiiée qui commence. Or celle entreprise est in-
finiment moins (laii.i^ereuse. Car, si je me trompe,
on ne le saura que dans douze mois, et personne ne
se souviendra alors de ce que j'aurai prédit Je puis
donc annoncer les livres qui se feront, avec la
même sécurité que Mathieu Laensberg le temps
qu'il fera. Néanmoins, par un excès de timidité et
de scrupule, je n'ai pomt voulu prédire l'avenir
moi-même, quoique rien ne soit plus aisé, et j'ai
interrogé une somnambule extralucide, comme
elles le sont toutes, dont je ne fais que résumer ici
les réponses.
Les littérateurs feront de plus en plus en 1SS7
ce qu ils faisaient en 1886.
M. Emile Zola publiera un roman de sept cents
pages intitulé la Tei're. Il y aura dans ce roman,
comme dans les autres, une Bête, qui sera la terre ;
et, sur cette bête, vivront des bêtes, qui seront les
paysans. 11 y aura un paysage d'hiver, un paysage
de printemps, un paysage d'été et un paysage d'au-
tomne, chacun de vingt à trente pages. Tous les
travaux des champs y seront décrits, et le Manuel
du parfait laboureur y passera tout entier.
La seule passion campagnarde étant, comme on
PRONOSTICS. 323
sait, l'amour de la terre, vous prévoyez le sujet. Ce
sera l'histoire d'un vieux paysan qui fera le partage
de ses biens à ses enfants; ceux-ci, trouvant qu'il
dure trop, le pousseront dans le feu à la dernière
page. Je pense qu'il y aura aussi une fîlle-mère qui
jettera son petit dans la mare. Et je suis à peu près
sûr qu'il y aura une idiote, ou un idiot, peut-être
deux, ou trois. Et tous ces sauvages seront gran-
dioses. Et le livre sera épique et pessimiste. H faut
qu'il le soit, M. Zola n'en peut mais. Et le roman
commencera ainsi :
« Le soleil toinbait d'aplomb sur les labours... L'odeur
a forte de la terre fraîchement écorchée se mêlait aux exlja-
a laisons des corps en sueur... La grande fille, chatouillée
« par la bonne chaleur, riait vaguement, s'attardait, ses
0 seins crevant son corsage... — N... de D...I fit l'homme ;
a arriveras-tu, a... pe? »
L'optimisme de M. Renan ira croissant. Ce sage
publiera uu nouveau drame philosophique intitulé
le Dernier Pape. Cela se passera au vingtième siècle.
Le pape Pie XI annoncera par une suprême ency-
clique (Gaudeamu^, fratres) à ce qui restera du
monde chrétien quUi remet ses pouvoirs aux mains
de l'Académie des sciences de Berlin. Il croira le
temps venu de la solution oligarchique du problème
de l'univers.
A ce moment, l'élite des êtres intelligents, mat-
324 LES CONTEMPORAINS.
tresse des plus importants secrets de la réalité
commencera de gouverner le monde par les puis-
sants moyens d'action dont elle disposera, et d'y
faire régner, par la terreur, le plus de raison et de
bonheur possible. Cette élite n'aura pas de femmes;
la femme restera la récompense des humbles, pour
qu'ils aient un motif de vivre... Mais ce délicieux
rêve oligarchique réalisé, les sages ne pourront
bientôt plus supporter leur propre sagesse, leur
propre toute-puissance, ni leur solitude.
Le désir de la femme les mordra au cœur ; et la
femme, introduite dans la place, les trahira, livrera
au peuple les secrets des savants et les machines
par lesquelles ils terrorisaient la multitude. Ou bien
ces machines rateront entre les mams de leurs in-
venteurs. Et ce sera un beau gâchis, et tout sera à
recommencer. Et vite il faudraune religion nouvelle.
Ou bien l'ancien Pape reprendra la tiare et déclarera
apocryphe l'encyclique Gaudeamus, fratres. — Et
M. Renan se consolera : car « la raison a le temps
pour elle, voilà sa force. Elle traversera des suc-
cessions de pourriture et de renaissance. Les essais
sont incalculables... »
Et le commencement du drame sera:
« Le pnpe dans son laboratoire, au Vatican. Les
« fourneaux, les alambics et les cornues cachent près-
« que entièrement les fresques peintes par Raphaël. Il
« rére et murmure à mi-voix: Dieu n'était pas ; il
« est tout près d'être. . . Mais, qui sait si la vérité
PRONOSTICS. 325
« n'est pas triste ?... Vive rfilernel !... L'idéal
X existe... Heureux les simples !... »
Ce drame sera expressément écrit pour la Comé-
die-Française, et le rôle du Pape sera joué par
M. Coquelin aîné.
Le roman de M. Paul Bourget s'appellera Pèche
d'Islande. Pourquoi? On ne sait pas. Robert d'An-
celys, flétri par les turpitudes de la vie de collège,
puis régénéré par un crime d'amour , n'aura plus
pour principe d'action que la religion de la souf-
france humaine. Et alors il se donnera pour mis-
sion d'avoir pitié des femmes blessées, et surtout
d'être le dernier amant de celles qui approchent de
l'âge où l'on n'en a plus. Il étendra sa miséricorde
sur trois femmes à la fois. L'une demeurera rue de
Varennes, l'autre au Parc Monceau, la troisième
aux Champs-Elysées ; et toutes trois ressembleront
à des portraits de Potlicelli ou de Léonard de Vinci.
Et Hubert les consolera doucement — oh ! si dou-
cement ! — mais elles voudront être aimées, non
consolées ; et puis elles ne comprendront pas qu'il
en console trois en même temps. Mais lui ne com-
prendra point qu'elles n'aient pas compris, et ce sera
très subtil, et tous les quatre s'écrieront : c Oh ! la
cruelle énigme ! • Et il y aura un grand appareil
d'analyse psychologique, et comme une trousse de
chirurgien étalée ; et, dans les appartements et dans
les écuries, un grand confort anglais.
LKS CONTEMP. IV. iO
326 LES CONTEMPORAINS.
Et voici les premières lignes :
« Tous les observateurs ont remarqué ce qu'il y a de trou-
« blant, d'alliciant et de profondément nostalgique dans le
■■ regard des femmes qui offrent cette particularité d'avoir
>■ des yeux bleus avec des cheveux bruns, — surtout quand
" ces femmes appartiennent à une race douloureusement
« affinée par des siècles de vie élégante et artificielle. C'est
0 un de ces regards, imprégnés d'exquise m^lfaisance, que
c. voilaient, à cette heure crépusculaire qui suit le five o'clock
- lea, les longs cils, — ah ! si longs ! — de la comtesse Alice
. Je Courtisols qui, blottie sur un pouf, à l'abri d'un para-
o vent anglais, etc.. »
M. Pierre Loti non?, (\onnQVd,Kouroukakalé. Ce sera
le nom dune jeune Lapone amoureuse d'un officier
de marine. On verra dans ce livre des fiords, des
bancs de glace, des baleines, des morses, des rennes,
des martres zibelines et des aurores boréales. Au
bout de six mois, l'officier de marine s'en ira, et
Kouroukakalé mourra de désespoir.
Quelques phrases au hasard :
« Un ciel gris-perle avec des matités de cendre çà et là
« et des irisations de nacre vers le bas... Kotre phoque fami-
« lier allongeait sa tête de jeune chien entre les seins poin-
« tus et couleur de safran de ma petite amie, et parfois
a léchait doucement ses cheveux brillants d'huile. Et je me
0 rappelais une petite danseuse que j'avais vue l'autre année
a à Yokohama. Et je songeais que la petite danseuse mour-
« rait, et que Kouroukakalé mourrait aussi, et que je mourrais
a pareillement... »
Quant au prochain récit de M. Georges Ohnet, il
li
PKO.NOSTICS. 327
n'est pas dificile de le prévoir. On saii que l'aulcur
des Batailles de la vie écrit alternativement un
roman de passion et un roman d' « études sociales ».
Les Dîmes de Croix-Mort appartenant au premier
genre, il est évident que le roman de cette année
réconciliera de nouveau la bourgeoisie et la noblesse.
Mais, attendu que, dans la Grande Marîiière, c'est une
patricienne qui épouse un ingénieur, ce sera cette
fois un patricien qui épousera la fille d'un vétéri-
naire. Le livre aura quatre cents éditions. Et je me
dirai une fois de plus : « Oui, c'est bien. J accepte
tout, mon Dieu ! Il faut de ces livres-là, il en faut.
Liais pourquoi est-ce lui le triomphateur unique ?
Pourquoi pas l'un des quarante autres romanciers
qui font la même chose et qui la font aussi bien,
quelquefois mieux ? Mystère ! »
Et ce roman s'appellera Guy de Valcreux, et je vais
vous en confier les premières lignes :
« Parune belle rn.itînce de printemps le digne !.I. Lo rond,
a vétérinaire de la petite vi!le d'Arcis-sur-Marne, suivait la
i route poudreuse qui conduit au chef-lieu du département,
« bercé dans son antique cabriolet, au trot paisible de sa
■ vieille jument Cocote. Tout à coup, à l'un des tournants
fl du chemin, une amazone à la taille souple, à la lèvro
(I dédaigneuse, aux extrémités aristocratiques, etc.. »
Et M. Alphonse Daudet ? ai-je demandé à la som-
nambule. — Oh ! celui-là se recueille si longtemps
entre deux livres qu'il nous jouera peut-être le mau-
328 LCS CONTEMPOr.AINS.
vais tour de changer dans l'intervalle. On sait bien
qu'il y aura dans son prochain roman un mélange
astucieux d'observation aiguë (l'observation aiguë,
vous savez ? c'est « sa profession t.) et de larmes
faciles, à la Tartarin. Mais nos prévisions ne sau-
raient aller au delà...
Et M. Guy de Jlaupassant? — Lisez les premiers
feuilletons de Mont-Oriol. Cela commence avec la
largeur d'un roman de Zola, Puis vient un adultère
honnête, comme en réclament les femmes ver-
tueuses. C'est une trahison. Si les écrivains se met-
tent comme cela à changer leur manière, il n'y a
plus de sécurité pour le lecteur
Et le théâtre? — On nous annonce Franchie,
l'œuvre d'un jeune, si jeune qu'on ne peut guère
deviner ce qu'il nous réserve, celui-là. Puis,
M. Henri Meilhac écrira un acte, un seul, mais où
il y aura trois pièces. Et les trois pièces seront
excellentes, et l'acte sera manqué. A moins que
M. Ludovic Halévy... Mais cet académicien sera
absorbé par un nouveau Grand Mariage. Celte fois,
la jeune fille aura six millions do dot, et elle épou-
sera un archiduc, et son frère ne sera plus un lieu-
tenant d'artillerie, mais un lieutenant de chas-
seurs.
Et l'histoire? — M. Taine nous donnera enfin
PnONOSTICS. 329
son volume sur l'Empire. Il sera sombre. L'ancien
régime lui avait paru lamentable ; la Révolution lui
a semblé absurde et hideuse ; l'Empire, qui a con-
sacré les pires conquêtes de la Révolution, le dé-
goûtera plus encore. Il verra dans Napoléon un
sous-officier cabot , le Bel-Ami de la Victoire. Il
sera de plus en plus épouvanté de la sottise et de
la férocité de l'animal humain. Et l'impression du
volume pourra bien être retardée parce qu'il y aura
tant de citations, à chaque pa^^e, à chaque ligne,
que l'imprimeur, à court, sera obligé de faire fondre
plusieurs milliers de guillemets.
Et la poésie ? — On attend de M. Sully-Prud-
homme un poème intitulé : Le Bonheur. Il fera
celui des professeurs de mathématiques , car les
trois premiers livres de la géométrie de Legendre
s'y trouveront mis en sonnets. M. François Coppée
nous donnera quelques poèmes populaires et fa-
miliers. Le plus remarqué sera lo Crémière:
C'était une humble femme, une simple crémière
De Montmartre. Elle était vaillante. La première
Du quartier, quand pointait l'aube aux cieux violets.
De sa pauvre boutique elle ôtait les volets...
0 vieille sibylle, dis-je à la dame extra-lucide,
vos malices sont grosses. C'est comme si vous me
disiez que les pommiers continueront de donner
des pommes , et les rosiers des roses, et que
M. Dupuis et M^e Judic continueront de jouer les
330 LES CONTEMPORAINS.
Judics et les Dupuis. Mais vous ne m'avez point dit
si quelque jeune homme apportera dans le roman
ou au théâtre une « formule nouvelle », pour par-
ler la belle langue d'aujourd'hui, ni s'il sortira
quelque chose d'intelligible du travail ténébreux
des bons poètes symbolistes....
— Puis j'ajoutai timidement : Et la critique ?
car il ne faut rien oublier.
— Ce n'est pas de la littérature.
— Qui vous l'a dit ?
— Un romancier.
CONTES DE NOËL
Le Figaro a demandé des contes de Noël à nos roman-
ciers les plus goûtés. Ces contes paraîtront dans le numéro
du 25 décembre. Mais j'ai pu, en semant l'or avec unu
intelligente prodigalité, m'en procurer copie. Voici, pour
les gens pressés, le canevas de quelques-uns de ces petite
récita.
M. PAUL BOURGET.
LES LARMES DE COLETTE.
M. Paul Bourget commence par des considérationj
générales sur la supériorité du peuple anglais.
3... Tous ceux qui ont vécu à Londres ont pu
constater cette supériorité. Elle éclate notamment
dans le caractère que prend, chez ce peuple sérieux,
la célébration des fêtes dont l'anniversaire de la
nativité de Jésus est l'occasion. Et d'abord ils ap-
pellent Christmas ce que nous appelons Noël. Ce dé-
tail, insignifiant au premier abord, devient émi-
332 LES CONTEMPORAINS,
nemment significatif quand on l'examine de près et
qu'on applique à cet examen les procédés les plus
récents de l'analyse psychologique. »
L'auteur arrive alors à son sujet. Claude Larcher
est allé prendre Colette à sa sortie de la Comédie-
Française. Ils doivent souper en téte-à-tête dans un
cabaret du boulevard, puis rentrer tous deux chez
Colette. Mais tout à coup la comédienne a ce ca-
price, d'aller entendre la messe de minuit à la Ma-
deleine.
Description de la cérémonie. Considérations sur
ce fait, que « l'élément mondain en est complète-
ment absent ».
Colette est bien jolie dans ses fourrures, sous sa
petite toque de loutre, à demi agenouillée sur un
prie-Dieu. Au commencement, elle garde son sourire
énigmatique, son sourire à la Botticelli. Mais, peu à
peu, l'expression de son visage devient sérieuse, et
Claude voit deux larmes rouler lentement dans sa
voilette.
Il se demande en trois pages ce que signifient
ces larmes. Larmes de comédienne, sans doute;
larmes de névrosée sensuelle , superficiellement
émue par ce quMl y a de théâtral dans cette fête noc-
turne et dans cette antithèse d'un Dieu naissant sur
la paille d'une étable... Claude se méfie.
Mais les pleurs de Colette redoublent. Qui sait,
après tout , ce que peut sentir, devant ce mystère
de l'amour divin^ celle qui a tant tl si cruellement
CONTES DE NOËL 333
joué avec Tamour ?. .. Qui sait si elle ne se souvient
pas de son enfance, de sa première communion ?
Les filles les plus souillées ont de ces minutes sin-
gulières...
A ce moment, Colette se retourne vers Claude et
lui murmure impérieusement à l'oreille :
— Agenouillez-vous et priez, je le veux.
Claude obéit sans savoir pourquoi.
Us sortent de l'église. La comédienne, les yeux
encore rouges, dit à Claude :
— Ne vous moquez pas de moi, mon ami. Je no
sais ce que j ai ; mais vraiment je n'ai guère le cœur
à souper maintenant. Ne m'y contraignez pas, je
vous en supplie... Oh 1 je me connais, et je ne dis
point que celte étrange et douce tristesse — ah ! si
douce ! — survivra à cette nuit. Mais j'éprouve un
grandbesoin d'être seule... Accordez-moi cette grâce,
vous que j'ai tant fait souffrir. C'est pour cela que je
vous la demande : car, si vous saviez ce qui se passe en
moijvous vous enréjouiriez peut-être... A demain !...
Claude se méfie bien encore un peu, étant psycho-
logue de son état ; mais il continue à se demander:
V. Qui sait? » Bref, il met Colette dans un fiacre et
rentre chez lui, rêveur.
Le lendemain il apprend qu'elle a soupe avec le
petit René Yincy àla Maison-Dorée, et qu'elle l'ara-
mené chez elle.
Sur quoi il écrit un nouveau chapitre, extrême-
ment féroce, de sa Physiologie de V amour mcderne.
10*
3:4 LES CONTEMPORAINS.
M. PIERRE LOTI.
NOËL A YOKOOAMV.
C'est pendant la nuit du 54 au 25 décembre i8S7.
Loti, son frère Yves et M"« Chrysanthème sont assis
sur des nattes, dans une maison de papier.
Ils rêvent.
Loti pense à ses anciennes nuits de Noël.
Telle anne'e, il était, cette nuit-là, avec la tahï-
tienne Rarahu ; telle autre, avec Fatou-Gaye, 1 1
petite négresse ; et, en remontant toujours, avec ! i
Smyrniofe Aziyadé, avec la Chinoise Litaï-pa, avec
la Lapone Kouroukakalé, avec la Montmartroise
Nana, et avec beaucoup d'autres encore...
Evocation de petits paysages nocturnes , très
intenses et congruents à chacune de ces ligures
féminines.
Il songe que plusieurs sont mortes, et qu'il mourra,
et que nous mourrons tous.
Yves pense à sa Bretagne.
M™* Chrysanthème ne pense à rien.
Loti dit à Yves :
— Tu es triste ?
Yves en convient.
Et alors , pour consoler son frère Yves, Loti l'en-
CO?s'TES DE NOËL. 335
ferme avec M^e Chrysanthème et va se promener
tout seul au bord de la mer.
M. GUY DE MAUPASSANT.
LE BOUDIN.
D'abord, le préambule ordinaire :
«... Mon ami secoua dans le foyer les cendres de
sa pipe, et tout à coup :
— Veux-tu que je te raconte mon premier réveil-
Ion à Paris?
« J'avais dix-neuf ans ; j'étais étudiant en droit,
pas riche », etc..
Donc il entre, la nuit de Noël, au bal Bullier. Des-
cription brève de ce lieu de plaisir : le jardin éclairé
par des verres de couleur, les bosquets, qu'on dirait
en zinc découpé, la cascade et la grotte en carton
sous laquelle on passe...
• Il remarque, parmi les promeneuses, une fille d'al-
lure effarouchée, l'air minable, vétued'une méchante
robe et coiffée d'un énorme chapeau, très voyant,
qui fait que les hommes se retournent sur son pas-
sage avec des rires et des plaisanteries.
a ... Sous ce chapeau, des joues rondes, fraîches
et trop rouges, avec des taches de son sur le nez.
Mais les yeux, d'un bleu pâle, étaient très doux,
d'une douceur innocente de ruminant la bouche
336 LES CONTEMPORAINS,
était saine, et Ton devinait, sous la robe mal taillée,
un corps robuste de belle campagnarde... Elle sen-
tait encore le village, et avait dû débarquer tout
récemment sur le trottoir. »
Il l'aborde, lui offre un bock. Mais elle laisse son
verre à moitié plein et finit par lui avouer qu'elle
n'aime pas la bière. Il lui propose de souper dans
une brasserie du quartier ; elle accepte docilement,
l'appelle t Monsieur » et ne le tutoie pas.
Mais, en chemin, voyant son compagnon très
poli et le sentant presque aussi timide qu'elle, elle
s'enhardit, lui explique qu'elle est de la campagne,
des environs de la Ferté-sous-Jouarre ; que ses
parents, de petits cultivateurs, la croient en service
à Paris ; et que, ayant tué leur porc à l'occasion do
la Noël, ils lui ont envoyé tout un panier de provi-
sions « pour faire une politesse à ses bourgeois ».
— Je n'ai pas encore pu y goûter, continue-t-elle.
Mangerça toute seule... ça durerait trop longtemps...
Et puis ça me ferait trop gros cœur... Alors, Mon-
sieur, si ça ne vous gênait pas... au lieu d'aller à la
brasserie, nous rentrerions chez moi tout de suite...
je ferais cuire le boudin et les crépinettes... Caserait
gentil et ça me ferait tant de plaisir 1
Il lui demande :
— As-tu de la moutarde ?
— Tiens, dit-elle, c'est drûlc, je n'y avais pas
pensé.
11 entre chez un épicier, achète un pot de mou-
CONTES DE NOËL. 337
tarde, plus une bouteille de Champagne à trois
francs. Il monte, derrière la fille, au cinquième d'un
petit hôtel garni de la rue Cujas, étroit comme un
phare.
Description brève de la chambre. Il y a, sur la
commode, des photographies de paysans endiman-
chés.
— C'est mes parents, dit-elle.
Elle fricote le boudin et la saucisse dans un petit
poêlon sur une lampe à essence... Puis ils se met-
tent à table... Elle lui raconte son histoire (que vous
devinez) ; elle s'attendrit en la racontant ; et ses lar-
mes tombent sur le boudin...
M. FERDINAND FABRE.
MÉNIQUETTE PIGASSOU.
L'auteur nous confie que, dans son enfance, il
aimait déjà toutes les femmes, comme il a continué
de faire au grand séminaire de Montpellier.
Donc, le jeune Ferdinand a treize ans ; il apprend
le latin chez son oncle l'abbé Fulcran, curé de
Lignières-sur-Graveson ; celle qu'il aime, c'est
M"* Méniquette, une jolie personne de vingt ans,
mi-paysanne et mi-bourgeoise, fille de M. Pigassou,
maire de Lignières.
11 voit souvent Méniquette. Elle vient tous les
338 LES CONTEMPORAINS.
samedis, et aussi la veille des fêtes, parer l'autel
mettre en ordre les vêtements sacerdotaux. Une fois,
M. l'abbé Fulcran a trouvé son neveu en train de
baiser ces saints ornements, auxquels les mains de
Méniquette venaient de toucher ; et le digne prêtre,
peu clairvoyant, a loué Ferdinand de sa piété.
M. l'abbé Fulcran a pour Méniquette la plus haute
estime :
— M"' Pigassou est une âme d'élite, répète-t-il à
tout propos.
— M. l'abbé Fulcran et son neveu sont invités à
faire le réveillon chez M. Pigassou ; Ferdinand ne
se tient pas de joie. De plus, il doit chanter un solo à
la messe de minuit ; et Méniquette sera là !
Description de la messe de minuit à Lignières-sur-
Graveson. Enumération des principaux assistants,
avec leurs prénoms et profession. Les femmes, enca-
puchonnées de noir, ont apporté leurs lanternes.
EiTets de lumirre et d'ombre.
Le jeune Ferdinand, étranglé d'émotion, rate son
solo. Il fait un couac... et voit rire Méniquette, qui
est assise sur le premier banc, « du côté de la sainte
Vierge ».
Son désespoir est tel, qu'il se sauve dans la sacris-
tie ; là, il dépouille son rochet et sa soutanelle
d'enfant de chœur ; il ouvre la porte qui donne sur
le cimetière, escalade le mur, ss jette au hasard à
travers champs.
Il songe en pleurant :
CONTES DE iNO EL. 339
— Elle ne m'aime pas !
Et il sent si vivement la misire et la vanité de ce
monde qu'il s'écrie au milieu de ses larmes :
— Puisque c'est comme ça, je me ferai trappiste !
.... Après la messe, M. l'abbé Fulcran est rentré
au presbytère : « Où donc est Ferdinand ?» Il pense
que l'enfant ]'a devancé chez M. Pigassou. Mais non:
personne ne l'a vu.
On se met à sa recherche, et Méniquette finit par
le découvrir, blotti sous la remise, derrière une
charrette, sanglotant et grelottant.
Elle Tattire par sa blouse, l'interroge, l'apaise,
l'embrasse sur les deux joues.
... M. l'abbé Fulcran, toujours aussi clairvoyant,
morigène son neveu en ces termes :
— Vous avez obéi, mon enfant, à un sentiment
peu digne d'un chrétien. Si votre voix, novice encore
et mal affermie, trompa votre pieuse ardeur, il fal-
lait accepter cette mésaventure comme une épreuve
envoyée par la divine Providence, et n'en pas con-
cevoir un dépit où je crains qu'il n'y ait, hélas 1
beaucoup d'orgueilet de vaine gloire. Vous réciterez
Q,vaini de xons endormir un acte d'IiumilUé, pour que
Dieu vous pardonne.
Ce co(iuin de Ferdinand récitera tout ce qu'on
voudra. Il e^t assis auprès de Méniquette, qui lui
Eert un gros morceau de saucisse. 11 est heu-
reux...
3iO LES CONTEMPORAINS.
M. EMILE ZOLA.
UNE FARCE DE BUTEAU.
Lise étant morte des suites d'un coup de pied
qu'il lui a donné en plein ventre dans un moment
de vivacité, Buteau a épousé en secondes noces la
Guezitte, une veuve qui possède les meilleures terres
de Rognes. La Guezitte a un enfant de son premier
mariage, Athénaïs, une petite fille de huit ans, que
Buteau, naturellement, déteste et martyrise.
On doit faire le réveillon chez les Buteau. Ils
ont invité M. et M™* Charles, les Delhomme, Jésus-
Christ et la Trouille (car la mort du père Fouan a
réconcilié toute la famille). En attendant, les fem-
mes sont à l'église, et les hommes au cabaret, où
Jésus-Christ explique aux camarades que c'est son
jour de naissance et se livre là-dessus à des plaisan-
teries de pochard que vous me dispenserez de vous
1 apporter.
Buteau, bon garçon, est resté chez lui pouraider
sa femme. Il a, d'une taloche, renvoyé dans sa sou-
pente la petite Âlhénaïs qui parlait d'aller à la
messe de minuit.
Préparatifs du réveillon. Longue description
coupée de fragments de dialogue extrêmement
CONTES DE NOËL. 341
familiers. Joie de Buteau à la pensée qu'on va a s'en
fourrer jusque là ».
... On s'aperçoit qu'il n'y a plus d'eau-de-vie.
Buteau envoie la Guezitte en chercher un litre chez
Macqueron. Comme il fait un temps « à ne pas f
un curé dehors », Buteau préfère garder la maison :
« T'inquiète pas ! je mettrai la table pendant ce
temps-là. » Et il entre dans la chambre, où est
l'armoire au linge..
« Il aperçut, sous la cheminée, une paire de
petits sabots, les sabots d'Alhénaïs, que l'enfant
avait déposés là, en cachette, confiante dans la visite
du petit Jésus.
« — N... de D... ! gueula Buteau ; je t'en vas f...
moi, des étrennes, enfant de g. .. !
a Mais tout à coup il se calma. Même une gaieté
passa dans ses petits yeux jaunes, comme s'il rigo-
lait intérieurement à la pensée d'en faire une bien
bonne.
t 11 serra les lèvres, comme quelqu'un qui fait un
effort et qui s'éprouve, défit ses bretelles et... •
Non, décidément, je ne puis vous dire ce que
déposa Buteau dans les petits sabots d'Athénaïs.
342 LES CONTEMPORAINS.
M. CATULLE MENEES.
LC NOËL DE JO.
Jo et Lo
■ La main de Lo
une tiédeur de mancljon.
. . . . le Jésus de cire
pétales de rose
TABLE DES MATIERES
Pages
Stendhal — Son journal (lSOl-1814) 1
Baudelaiee. — Œuvres yosthnmes et corretpondance
inédiles 17
Prospeb Mkrimék 33
Babbey d'Aueevilly 43
Paul Verlaine et les poètes symbolistes et déca-
dents 63
ViCTOB Hugo : Toute la iTjre H3
— Pourquoi lui 1 1-10
Lamaetine P 150
Oeobge Sand 159
ÎI.Taine et Napoléon Bonapaete 169
M. Taxne et LE PRINCE Napoléon 185
Sully-Peudhomme. — a Le Bonheur î 199
Alphonse Daudet. — a L'Immortel » 217
Ernest Renan. — (£ Ze Preire de iV'fc'wi » 245
Emile Zola. — « L'Œuvre j 263
— « Le Rive » 279
Paul Bourget. — Etudes elporlraits 291
Jean Lahor 301
Geosclaude 309
Peonostics poue l'année 1CS7 321
Contes de Noël 331
roiTIEBS. — TyPOQBAPHIB OUDIN ET C'^.
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ECHEANCE
DATE DUE
REFERENCE
LAURENTIAN UNIVERSITY OF SUDBURY
université' LAURENTIENNE de SUDBURY
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