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Full text of "Les contemporains : études et portraits littéraires"

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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/lescontemporain04lema 


LES 


CONTEMPORAINS 

ÉTUDES   ET    PORTRAITS 


QUATRIEME     SERIE 


DU    MÊME    AUTEUR 


EN    VENTE 


Les  Médaillons,  poésies,  1  vol.  in-12  br.  (Lemerre)  .  .  3  » 
Petites  Orientales,  poésies,  1  vol.  in-12  br.  (Lemerre\  3  » 
La  Comédie  après  Molière  et  le  Théâtre  de   Dancouri. 

1  vol.  iii-l*2  br.  vHachetto  et  C'«j 3  50 

Les   Contemporains  :  Eludes  et  portraits  Liltérairea. 
Six  SÉRIES.    Chaque    série  forme  un  vol.  in-i8  jésns,  br.       3  50 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française 
Chaque  volume  se  vend  séparément  (Lecène,  Oudinet  C'*). 
Impressions  de  théâtre. 
Neuf  SÉRIES.  Chaque  série  forme  nn  vol.  in-18  jésus,  br.    3  50 
Chaque  volume  se  vend  séparément  (Lecène,  Oudin  et  C'«). 
Corneille  et  la  Poétique  d'Aristote. 

Une  brochure  iii-lS  Jésus  (Lecène,  Oudin  et  G'*).     .     .     1  50 
Sérénus, //(s^oire  d'un  martyr,  i  vol.  in-12  br.'Lemerre).     3  50 
Myrrha,  vierge  et  martyre,  1  vol.  in-18  jésus,  édition,  br.  (Le- 
cène, Oudin  ttC'e) 3  50 

Dix  Contes,  1  superbj  volume  grand  in-3»  jésus,  illustré  par  Luc- 
Olivier  Merson,  Georges  Claiiin,  Lucas,  Gornilh'er,  Loévy,  cou- 
verture arlistique  dessinée  par  Grasset,  édition    de  grand   luxe 

sur  vélin,  broché.  8       » 

Reliure  percaline,  plaques  péciale,  Ir.  dorées  (Lecène).  .     12     » 

Les  Rois,  roman  (Calniann  Lévj) 3  50 

Révoltée,  comédie  en  quatre  actes  (Galmann-Lévy').  .  3  u 
LedéputéLeveau,comédieenquatreacteSvCalniann-Lévy)  2  » 
Mariage  blanc,  drame  en  trois  actes  (Calmann-Lévy).  2  » 
Flipotp,  comédie  en  trois  actes  (Calmann-Lévy).  ...  2  » 
LesRois,  drame  en  cinq  actes  (Calmann-Lévy).  ...  2  » 
L'Age  difiiclle,  comédie  en  trois  actes  (Calmann-Lévy).  2  » 
Le  Pardon,  comédie  en  trois  actes  (Calmann-Lévy).     .     .     2       » 


NOUVELLE  ]!I1!LI0TIIEQUE  LITTERAIRE 

JULES    LEMAITRE 

DE   L' ACADÉMIE   FRANÇAISE 


T.ES 


CONTEMPORAINS 

ÉTUDES  ET  PORTRAITS  LITTÉRAIRES 

QUATRIÈME     SÉRIE 


Stendhal  —  Baudelaire  —  Mérlmée 

ÎARBEY  d'Aurevilly  —  Paul  Verlaine  —  \'icior  Hugo 

Lamartine  —  George  Sand  —  Taine  et  Napoléon 

Sullv-Prudhomme  —  Alphonse  Daudet 

Renan  —  Zola  —  Paul  Bdurget  —  Jean  Lahor 

Grosclavi^. 


TREI^ifEME      EDITION 

PA^I^IS 

SOCIÉTÉ   FRANÇAISE   D'IMPRIMERIE    ET   DE   LIBRAIRIE 

(ancienne   LIBRAIRIÎy  LECÈXE,    OODIN  HT  C'*) 
13,   RLB   I.'B  'c/.LNV,    15 

1897 

Tout  droit  de  traduction  et  de  reproduction  réservé. 


LES  CONTEMPORAINS 


STENDHAL 


SON    JOURNAL,    1801-18U, 
publié  par  MM.  Casimir  Steyienbki   et   François   de  NiON. 


L'excuse  de  Stendhal,  c'est  que,  bien  réellement, 
il  n'écrivait  son  journal  que  pour  lui  et  non  point, 
comme  ont  fait  tant  d'autres,  avec  une  arrière-pen- 
sée de  publication.  Et  si,  quelque  bonne  volonté 
qu'on  apporte  à  cette  lecture,  les  trois  quarts  de  ces 
notes  sont  décidément  dénuées  d'intérêt,  il  ne  faut 
pas  oublier  qu'il  n'était  qu'un  enfant  quand  il  com- 
mença à  les  écrire. 

L'excuse  des  éditeurs,  c'est  que  (pour  parler 
comme  M.  Ferdinand  Brunetière)  toute  cette  «  litté- 
rature personnelle  »,  journaux,  mémoires,  souvenirs, 
impressions,  est  fort  en  faveur  aujourd'hui.  C'est, 

LES   COMEMP.   IV.  1 


2  LES     CONTEMPORAINS. 

d'ailleurs,  que  Stendhal  n'est  pas  seulement  un  des 
écrivains  les  plus  originaux  de  ce  sii-cle,  mais  qu'un 
cerlain  nombre  de  lettrés,  sincèrement  ou  par  imi- 
tation, les  uns  pour  paraître  subtils  et  les  autres 
parce  qu'ils  le  sont  en  effet,  considèrent  Beyie  comme 
un  maître  unique,  comme  le  psychologue  par  excel- 
lence, ,et  lui  rendent  un  cuUe  où  il  y  a  du  mystère 
et  un  orgueil  d'initiation.  C'est  qu'enfin  de  ces  480 
pages,  souvent  insignifiantes  et  souvent  ennuyeuses, 
on  en  pourrait  extraire  une  centaine  qui  sont  déj;\ 
d'un  rare  observateur,  ou  qui  nous  fournissent  de 
précieuses  lumières  sur  la  formation  du  caractère  et 
du  talent  de  Stendhal.  J'en  sais  d'autant  plus  de 
gré  à  MM.  Stryienski  et  de  Nion,  (jue  je  n'ai  jamais 
parfaitement  compris,  je  l'avoue,  cet  homme  sin- 
gulier, et  que  j'ai  beaucoup  de  peine,  je  ne  dis  pas 
à  l'admirer,  mais  à  me  le  définir  à  moi-même  d'une 
façon  un  peu  satisfaisante.  11  m'a  toujours  paru  qu'il 
y  avait  en  lui  «  du  je  ne  sais  quoi  »,  comme  dit  Retz 
de  La  Rochefoucauld. 

Ce  «  je  ne  sais  quoi  »,  c'est  peut-être  ce  que  j'y 
sens  de  trop  éloigné  de  mes  goûts,  de  mon  idéal  de 
vie,  des  vertus  que  je  préfère  et  que  je  souhaiterais 
le  plus  être  capable  de  pratiquer,  —  ou  tout  simple- 
ment, si  vous  voulez  ,  de  mon  tempérament.  Se 
regarder  vivre  est  bon  ;  mais  ,  après  qu'on  s'est 
regardé,  fixer  sur  le  papier  ce  qu'on  a  vu,  s'expli- 
quer, se  commenter  (à  moins  d'y  mettre  l'adorable 
bonne  grâce  et  le  détachement  de  Montaigne)  ;  se 


STENDHAL.  3 

mirer  longuement  chaque  soir,  commencer  ce  tra- 
vail à  dix-huit  ans  et  le  continuer  toute  sa  vie... 
cela  suppose  une  manie  de  constatation,  si  je  puis 
dire,  un  manque  de  paresse,  d'abandon  et  d'insou- 
ciance, un  goût  de  la  vie,  une  énergie  de  volonté  et 
d'orgueil,  qui  me  dépassent  infiniment. 

Car,  —  et  c'est  la  première  clarté  que  ces  pages 
nous  donnent  sur  leur  auteur,  —  le  journal  de 
Stendhal  n'est  pas  un  épanchement  involontaire  et 
nonchalant  ;  c'est  un  travail  utile.  C'est  pour  lui  un 
moyen  de  se  modifier,  de  se  façonner  peu  à  peu  en 
vue  d'un  but  déterminé.  Chaque  jour,  il  note  ce 
qu'il  a  fait  dans  telle  circonstance  et  ce  qu'il  aurait 
dû  faire  ou  éviter,  étant  donné  les  desseins  qu'il 
poursuit  et  que  nous  verrons  tout  à  l'heure.  Pour  lui, 
s'analyser,  c'est  agir. 

Stendhal  appartient,  en  effet,  à  une  génération 
robuste,  violente,  brutale,  nullement  rêveuse,  nulle- 
ment pessimiste.  Lui-même  est  un  mâle,  un  sanguin, 
un  homme  d'action,  iî  est,  par  son  libre  choix,  lieu- 
tenant de  dragons  à  dix-huit  ans  ;  il  est  commissaire 
des  guerres  en  Allemagne  et  en  Autriche  ;  il  fait,  sur 
sa  demande,  la  campagne  de  Russie.  C'est  un  soldat, 
un  administrateur  et  un  diplomate,  et  qui  a  le  goût 
de  ces  diverses  fonctions.  Si,  à  certains  moments,  il 
est  triste  et  découragé  jusqu'à  songer  au  suicide  (du 
moins  il  le  dit),  c'est  par  accident  et  pour  des  motifs 
précis  :  un  manque  d'argent,  un  espoir  déçu  ;  mais 
ce  n'est  point  par  l'effet  d'une  mélancolie  générale, 


i  LES  CONTEMPORAINS. 

d'une  lassitude  de  lymphatique  ou  d'une  imagination 
de  névropathe.  Il  n'a  rien  d'un  René.  A  plus  forte 
raison  n'a-t-il  rien  d'un  jeune  épuisé  d'aujourd'hui. 
Si  vous  voulez  comprendre  quel  abîme  il  peut  y  avoir 
à  la  fois  entre  deux  générations  et  entre  deux  âmes, 
lisez  le  journal  de  Stendhal,  celte  confession  d'un 
jeune  homme  du  premier  Empire  ;  puis  lisez,  par 
exemple,  Sous  l'œil  des  barbares,  ce  journal  d'un 
jeune  homme  de  la  troisième  république,  et  com- 
parez ces  deux  jeunesses.  Vous  sentirez  clairement 
ce  que  je  ne  puis  qu'indiquer. 

Stendhal  est  absolument  antichrétien.  Il  est  venu 
à  une  époque  où  il  était  possible  d'êlreainsi.  Cela  est 
plus  malaisé  à  présent.  Ses  maîtres  de  philosophie 
sont  Hûbbcs,  Helvélius  et  Destutt  de  Tracy.  Il  est 
libre  de  toute  croyance  et  même  de  tout  préjugé, 
quel  qu'il  soit.  Il  l'est  naturellement,  et  à  un  degré 
qui  nous  étonne  et  nous  scandalise,  pauvres  ingénus 
que  nous  sommes.  Nous  en  conclurions  volontiers 
qu'il  y  avait  en  lui  une  étrange  dureté  foncière.  C'est 
que,  nous  avons  beau  faire  effort  pour  nous  affran- 
chir, il  est  des  cas  où,  en  vertu  de  notre  éducation, 
nous  fixons  malgré  nous  des  limites  à  la  liberté 
d'esprit,  et  nous  sommes  tout  prêts  à  la  nommer 
autrement  quand  elle  insulte  à  certains  sentiments 
que  nous  jugeons  sacrés  et  hors  de  discussion.  Cette 
dureté  se  trahit  assez  souvent  chez  Beyle.  J'en 
trouve  dans  le  journal  un  très  remarquable  exemple. 
Beyle  est  malade  à   Paris,  et  son  père,  qui  habite 


STENDHAL.  5 

Grenoble,  vient  de  lui  refuser  une  avance  sur  sa 
pension. 

«  Je  viens  de  réfléchir  deux  heures  à  la  conduile 
de  mon  père  à  mon  égard,  étant  tristement  miné 
par  un  fort  accès  de  la  fièvre  lente  que  j'ai  depuis 
plus  de  sept  mois. 

«  ...  Qu'on  calcule  Tinfluence  d'une  fièvre  lente  de 
huit  mois,  alimentée  par  toutes  les  misères  possibles, 
sur  un  tempérament  déjà  attaqué  d'obstruction  et 
de  faiblesse  dans  le  bas-ventre,  et  qu'on  vienne  me 
dire  que  mon  père  n'abrège  pas  ma  vie  I 

«  ...  Il  ne  daigne  pas  répondre  depuis  plus  de 
trois  mois  à  des  lettres  où,  lui  peignant  ma  misère, 
je  lui  demande  une  légère  avance,  poitr  me  vêtir, sur 
une  pension  de  trois  mille  francs,  réduite  par  lui  à 
deux  mille  quatre  cents  francs,  avance  dont  il  peut 
se  rembourser  par  ses  mains,  aux  mois  de  printemps 
que  je  passerai  à  Grenoble. 

«...  D'abord  tout  cela,  et  vingt  pages  de  détails 
tous  horriblement  aggravants  ;  mon  père  est  un 
vilain  scélérate,  mon  égard,  n'ayant  ni  vertu,  ni  pitié. 
Senza  virtà  ne  carità,  comme  dit  Garolino  dans  le 
Matrimonio  segreto. 

«  Si  quelqu'un  s'étonne  de  ce  fragment,  il  n'a  qu'à 
me  le  dire,  et,  partant  de  la  définition  de  la  vertu, 
qu'il  me  donnera,  je  lui  prouverai  par  écrit,  aussi 
clairement  que  l'on  prouve  que  toutes  nos  idées  arri- 
vent par  nos  sens,  c'est-à-dire  aussi  évidemment 
qu'une  vérité  morale  puisse  être   prouvée,  que  mon 


G  LES    CONTEMPORAINS, 

père  à  mon  égard  a  eu  la  conduite  d'un  malhonnête 
homme  et  d'un  exécrable  père,  en  un  mot  d'un 
vilain  scélérat.  » 

Ce  défi  est  assez  bizarre.  Voici  qui  l'est  plus  en- 
core : 

a  Je  finis  cet  écrit. . .  en  réitérant  l'offre  de  prou- 
ver quantum  dixi,  par  écrit,  devant  un  jury  composé 
des  six  plus  grands  hommes  existants.  Si  Franklin 
existait,  je  le  nommerais.  Je  désigne  pour  mes  truis, 
Georges  Gros,  Tracy  et  Chateaubriand,  pour  appré- 
cier le  malheur  moral  dans  l'âme  d'un  popte. 

a  Si,  après  cela,  vous  m'accusez  d'être  fils  déna- 
ture, vous  ne  raisonnez  pas,  votre  opinion  n'est  qu'un 
vain  bruit  et  périra  avec  vous,  i 

Et  il  y  revient  encore  avec  un  acharnement  ma- 
ladif : 

a  Ou  vous  niez  la  vertu,  ou  mon  père  a  été  un 
vilain  scélérat  à  mon  égard  ;  quelque  faiblesse  que 
j'aie  encore  pour  cet  homme,  voilà  la  vérité,  et  je 
suis  prêt  à  vous  le  prouver  par  écrit  à  la  première 
réquisition,  d 

Or,  il  paraît  bien  que  ce  père  était  un  homme 
assez  rude  et  désagréable;  mais,  si  vous  songez  que 
ce  tyran,  n'ayant  lui-même  que  dix  mille  francs  de 
rente,  faisait  à  son  fils,  alors  âgé  de  vingt-deux  ans. 
une  pension  de  deux  mille  quatre  cents  francs  qui  en 
vaudraient  plus  de  cinq  mille  aujourd'hui;  que  Sten- 
dhal avait,  en  outre,  une  rente  de  mille  francs  qui 
lui  venait  de  sa  mère  et  que,  si  l'argent  lui  avail 


STENDHAL.  7 

manqué  pour  se  Soigner,  c'est  qu'il  en  de'pensait 
beaucoup  pour  ses  habits  et  pour  le  théâtre,  vous 
verrez  peut-être  autre  chose  que  de  Tindépendance 
d'esprit  dans  cette  furieuse  impiété  filiale.  Et  ce  n'est 
point  là,  comme  vous  le  pourriez  croire,  un  simple 
accès  de  fièvre  :  car,  d'abord,  il  appelle  couramment 
son  père  dans  le  reste  du  journal  :  a  mon  bâtard  de 
père  »;  puis,  relisant  vingt  ans  après  la  page  que 
j'ai  citée,  il  ajoute  en  marge  : 

€  Ne  rougis-tu  point,  au  fond  du  cœur,  en  lisant 
ceci  en  1833  ?  Aurais-tu  besoin  que  j'écrivisse  la 
démonstration  tout  au  long  ? 

a  Rentre  dans  toi-même. 

et  Arrêté.  » 

Et  voici  ce  qu'il  avait  écrit  déjà,  en  1832,  à  propos 
de  la  mort  de  son  père,  dans  un  de  ces  articles 
nécrologiques  qu'il  se  plaisait  à  composer  sur  lui- 
même  : 

«  Pendant  le  premier  mois  qui  suivit  cette  nou- 
velle, je  n'y  pensai  pas  trois  fois.  Cinq  ou  six  ans 
plus  tard,  j'ai  cherché  en  vain  à  m'en  affliger.  Le 
lecteur  me  trouvera  mauvais  fils,  il  aura  raison.  » 

En  supposant  même  que  tous  les  griefs  de  Sten- 
dhal aient  été  fondés,  on  se  dit  qu'il  y  a  des  senti- 
ments qu'on  peut  sans  doute  éprouver  malgré  soi, 
mais  qu'il  est  odieux  de  s'y  complaire,  de  les  déve- 
lopper par  écrit,  parce  qu'ils  ofi'ensent,  tout  au 
moins,  des  conventions  trop  anciennes,  trop  néces- 
saires à  la  vie  des  sociétés,   et  vénérables  par  là 


8  LES    CONTEMPORAINS. 

même.  Toute  âme  un  peu  délicate,  ou,  si  vous  vou- 
lez, un  peu  craintive,  modeste  et  religieuse,  pen- 
sera ainsi.  Maintenant,  si  vous  cherchez,  sur  ce 
point  particulier,  un  cas  analogue  à  celui  de  Sten- 
dhal, vous  serez  tout  surpris  de  rencontrer  Mirabeau 
et  Jules  Vallès...  Et,  en  dépit  de  son  sang  froid  et  de 
sa  sécheresse  d'écrivain,  vous  n'hésiterez  plus  à 
classer  parmi  les  «  violents  »  cet  abstracteur  de 
quintessences. 

Tout  cela  n'empêche  point  Stendhal  de  se  croire 
exlraordinairement  sensible,  a  Si  je  vis,  ma  conduite 
démontrera  qu'il  n'y  a  pas  eu  d'homme  aussi  acces- 
sible à.  la  pitié  que  moi...  La  moindre  chose  m'é- 
meut, me  fait  venir  les  larmes  aux  yeux...  b  Ces 
déclarations  reviennent  à  chaque  instant.  Il  y  a  là 
évidemment  un  reste  de  sensiblerie  à  la  façon  du 
dix-huitième  siècle.  Cela  veut  dire  aussi  qu'il  res- 
sent vivement  le  plaisir  et  la  peine,  qu'il  est  de  tem- 
pérament voluptueux.  Et  d'autres  fois,  enfin,  c'est 
simplement  sensibilité  d'artiste.  Il  faut  commencer 
par  sentir  les  choses  profondément  —  et  brièvement, 
—  pour  être  capable  de  les  rendre  ensuite  dans  leur 
vérité. 

il  a  un  immense  orgueil,  et  toutes  les  formes  de 
l'orgueil,  les  plus  petites  comme  les  plus  grandes  : 
l'orgueil  de  César  et  celui  de  Brummel.  Il  constate 
çà  et  là  qu'il  était  bien  habillé  (et  il  décrit  son  cos- 
tume), qu'il  a  été  beau,  brillant,  spirituel,  profond; 
qu'il  est  original  et   qu'il  a  du  génie.  Je  cite  tout  à 


STENDHAL.  9 

fait  au  hasard.  Il  relit  un  de  ses  cahiers,  il  en  est 
content  et  il  ajoute  :  «  Il  y  a  quelquefois  des  moments 
de  profondeur  dans  la  peinture  de  mon  caractère.  » 
Il  vient  de  prendre  une  leçon  de  déclamation  :  «  J'ai 
joué  la  scène  du  métromane  avec  un  grand  nerf,  une 
verve  et  une  beauté  d'organe  charmantes.  J'avais 
une  tenue  superbe  de  fierté  et  d'enthousiasme.  »  Et 
plus  loin  :  «  La  charmante  grâce  de  ma  déclama- 
tion a  interdit  Louason.  »  Ou  bien  :  «  La  réflexion 
profonde  (à  la  Molière)  que  je  fais  dans  ce  moment, 
etc..  »  Ou  encore  :  *  Je  commence  à  aborder  dans 
le  monde  le  magasin  de  mes  idées  de  poète  sur 
l'homme.  Gela  donne  à  ma  conversation  une  phy- 
sionomie inimitable,  »  etc.,  etc..  Cela  est  continuel. 
Penser  ainsi  de  soi,  passe  encore  :  nous  sommes  de 
si  plaisants  animaux!  Mais  l'écrire!  fût-ce  pour  son 
bonnet  de  nuit  !  Je  n'en  reviens  pas! 

Cet  orgueil  s'accompagnait,  comme  il  arrive  sou- 
vent, d'une  extrême  timidité,  qui  n'en  était  que  la 
conséquence,  —  timidité  qu'exaspéraient  encore  sa 
sensibilité  d'arliste  et  sa  sagacité  d'observateur. 
Orgueilleux,  il  craignait  d'autant  plus  d'être  ridi- 
cule; sensible,  il  souffrait  d'autant  plus  de  cette 
crainte;  clairvoyant,  il  rencontrait  partout  des  occa- 
sions d'en  souflrir,  ou  même  les  faisait  naître.  Tout 
ce  mécanisme  est  fort  connu,  et  je  vous  fais  là  de  la 
psychologie  élémentaire. 

J'ai  dit  qu'il  était  bien  de  son  temps.  A  l'origine 
du  moins,  sa  qualité  mailresse  me  parait  avoir  été 

1* 


10  LES   CONTEMPORAINS, 

une  indomptable  énergie.  Il  croit  à  la  toute-puis- 
sance de  la  volonté.  Nous  le  voyons  imposer  à  la 
sienne  deux  tâches  principales. 

Premièrement,  il  veut  se  faire  aimer  d'une  petite 
comédienne,  Mélanie  Guilbert,  qu'il  appelle  plus  sou- 
vent Louason.  Le  travail  de  roué  naïf  auquel  il  se 
livre,  et  qu'il  nous  raconte  jour  par  jour,  est  im- 
payable. Il  est  seulement  fâcheux  que  la  relation  en 
dure  trop  longtemps,  et  qu'il  se  répète  beaucoup.  Il 
se  demande  sans  cesse  :  «  Ai-je  été  habile  aujour- 
d'hui ''  Non;  j'ai  fait  telle  et  telle  faute.  Il  faudra  que 
demain  je  dise  ceci,  je  fasse  cela.  »  Comme  il  n'a 
que  vingt  ans,  il  a  encore  des  ingénuités.  De  temps 
en  temps,  il  se  pose  cette  question  :  «  Mélanie  ne 
serait-elle  qu'une  coquine  ?»  Un  vieux  monsieur  la 
traite  tout  à  fait  familièrement  et  vient  passer  chez 
elle  deux  ou  trois  heures  par  jour.  Beyle  écrit  :  «  Ce 
vieux  monsieur  serait-il  son  entreleneur  ?  »  Et  un 
peu  après  :  a  Non,  je  m'étais  trompé  :  il  vient  seule- 
ment lui  faire  répéter  ses  rôles.  »  Une  phrase  qui 
revient  toutes  les  dix  pages,  c'est  celle-ci  :  «  A  tel 
moment,  si  j'avais  osé,  je  l'aurais  eue.  »  Cela 
devient  très  comique  à  la  longue.  Finalement,  il 
fait  à  Louason  sa  cour  pendant  plus  d'un  an  sans 
arriver  à  rien.  C'est  timidité;  c'est  aussi  manque 
d'argent  (l'argent  donnant  en  ces  affaires  une  grande 
assurance);  c'est  surtout  qu'il  s'applique  trop,  com- 
bine trop,  se  regarde  trop  faire.  El,  —  chose  admi- 
rable, —  ce  qu'il  n'a  pu   conquérir  par  toute  une 


STENDHAL.  11 

année  de  soins  assidus  et  savants,  —  trop  savants, 
—  il  l'obtient  trois  ans  après,  à  l'improviste,  quand 
il  n'y  songe  presque  plus.  Et,  tandis  qu'il  consacre 
deux  cents  pages  au  récit  détaillé  de  ses  manœuvres 
et  de  ses  stratégies  inutiles,  il  enregistre  négligem- 
ment, en  une  ligne,  une  conquête  qu'il  n'atleudait 
plus  :  «  Dix  heures  sonnent.  J'ai  passé  la  nuit  hier 
avec  Mélanie.  »  (J'adoucis  l'expression.)  Dons  Juans, 
instruisez-vous! 

En  somme,  c'est  l'histoire  d'un  premier  échec, 
puisque,  s'il  arrive  à  son  but,  c'est  après  y  avoir 
renoncé  et  par  d'autres  moyens  que  ceux  sur  lesquels 
il  comptait. 

Secondement  (je  ne  suis  point  ici  l'ordre  des  dates), 
Beyle  s'est  juré  à  lui-même  d'être  un  grand  poète,  et 
un  grand  poète  comique.  Cela  nous  surprend  un  peu, 
car,  si  Stendhal  fut  un  inventeur,  il  n'était  nullement 
poète  au  sens  ordinaire  et  naturel  du  mot,  et  il 
n'avait  à  aucun  degré  le  génie  comique.  Mais,  encore 
une  lois,  il  n'était  pas  éloigné  de  croire  que  l'on  fait 
toujours  ce  que  l'on  veut  avec  énergie.  Il  procède 
en  poésie,  comme  il  a  fait  en  amour,  avec  suite  et 
méthode,  tout  un  luxe  de  réflexions,  de  préparations 
et  de  préméditations.  Savourez,  je  vous  prie,  la  belle 
candeur  de  ces  confidences  (Beyle  avait  alors  vingt 
ans  )  :  «  Quel  est  mon  but  ?  d'acquérir  la  réputation 
du  plus  grand  poète  français,  non  point  parintrigue, 
comme  Voltaire,  mais  en  la  méritant  véritablement  ; 
pour  cela,  savoir  le  grec,  l'italien,  l'anglais.  Ne  point 


IS  LES    CONTEMPORAINS, 

se  former  le  goût  sur  l'exemple  de  mes  devanciers, 
mais  à  coups  d'analyse,  en  recherchant  comment 
la  poésie  plaît  aux  hommes  et  comment  elle  peut 
parvenir  à  leur  plaire  autant  que  possible.  »  Et  alors 
il  s'impose  d'énormes  lectures.  Il  lit  même  des  dic- 
tionnaires de  rimes  et  de  synonymes,  et  entreprend 
de  se  faire  «  un  dictionnaire  de  style  poétique  (!)  où 
il  mettra  toutes  les  locutions  de  Rabelais,  Amyot, 
Montaigne  ,  Malherbe  ,  Marot  ,  Corneille  ,  La  Fon- 
taine, etc.  » 

Quelques-unes  de  ses  opinions  littéraires  sont  inté- 
ressantes et  déjà  révélatrices  soit  de  son  caractère, 
Boit  de  son  talent  futur.  Sans  doute  il  est  de  son 
temps  ;  il  admire  encore  Grébillon  ;  il  déclare,  après 
une  représentation  de  la  Suiîe  du  Misanthrope,  que 
«  d'Eglantine  est  le  plus  grand  génie  qu'ait  produit 
le  dix-huitième  siècle  en  littérature  ». —  Je  com- 
prends d'ailleurs  que  ce  jeune  homme  de  tant  d'or- 
gueil et  d'énergie  place  très  haut  Corneille  et  même 
Alfierirje  conçois  moins  que  celui  qui  doit  écrire 
le  livre  de  V Amour  fasse  si  peu  de  cas  du  théâtre  de 
Racine.  Mais  il  adore  La  Fontaine,  Pascal,  et,  sans 
réserve  et  par-dessus  tout,  Shakespeare  (ce  qui  était 
alors  un  sentiment  original).  Il  a  le  goût  et  l'amour 
de  la  naïveté  et  de  la  vérité.  Il  fait  d'excellentes 
remarques  sur  notre  tragédie  classique  :  «  C'est  une 
fausse  délicatesse  qui  empêche  les  personnages 
d'entrer  dans  les  détails,  ce  qui  fait  que  nous  ne 
sommes  jamais  saisis  de   terreur,    comme  dans  les 


STENDHAL.  13 

pièces  de  Shakespeare.  Ils  n'osent  pas  nommer  leur 
chambre,  ils  ne  parlent  pas  assez  de  ce  qui  les  en- 
toure. »  — crDucis  semble  avoir  oublié  qu'il  n'est  point 
de  sensibilité  sans  détails.  Cet  oubli  est  un  des  défauts 
capitaux  du  théâtre  français.  »  Je  n'ai  pas  le  loisir  de 
développer  ici  mon  impression  ;  mais  on  sent  que, 
plus  tard,  le  romantisme,  qu'il  défendra,  ne  sera 
pas  tout  à  fait  la  même  chose  pour  lui  que  pour  les 
romantiques,  qu'il  ne  mettra  pas  les  mêmes  idéessous 
les  mémesmots,  que  cette  révolution  littéraire  ne  sera 
à  ses  yeux  qu'un  développement  naturel  du  génie 
national  dans  le  sens  de  la  vraie  simplicité  et  de  la 
franchise  d'observation... 

L'histoire  de  cette  seconde  entreprise  de  Beyle  est 
donc  l'histoire,  d'un  second  échec.  Je  me  hâte  de 
dire  qu'il  n'a  pas  échoué  sur  tous  les  points.  Il  a 
voulu  être  un  homme  du  monde,  un  homme  à  bon- 
nes fortunes,  un  «  homme  fort  o,  comme  disait  Bal- 
zac ;  il  s'y  est  fort  appliqué  (vous  le  verrez  en  par- 
courant ses  notes),  et  il  l'a  été  dans  une  très  hono- 
rable mesure.  Et,  enfin,  il  a  été  un  très  subtil 
psychologue  et  un  romancier  à  peu  prés  unique  dans 
son  espèce.  Mais  avec  tout  cela  on  peut  dire  qu'il 
n'a  point  fait  ce  qu'il  a  voulu  le  plus  énergiquement; 
et  il  me  semble  que  son  journal  nous  dit  pourquoi. 

Il  voulait  le  plaisir  sous  toutes  ses  formes,  mais 
particulièrement  l'action  grandiose,  la  domination 
sur  les  femmes  et  sur  les  hommes.  Son  idéal  était 
celui  de  Fépicurien,  non  de  celui  que   célèbrent  les 


14  LES   CONTEMPORAINS. 

chansons  du  Caveau,  mais  de  l'épicurien  héroïque 
de  l'anliquilé  ou  de  la  Renaissance,  pour  qui  l'ac- 
tion même  et  la  t  vertu  »  virile  étaient  le  meilleur 
des  plaisirs.  Il  dit,  en  regrettant  de  n'avoir  pas  eu 
de  maîtresse  à  dix-huit  ans  :  a.  Elle  eût  trouvé  en 
moi  une  âme  romaine  pour  les  choses  étrangères  à 
l'amour.  »  Or,  il  passe  toute  sa  vie  dans  d'assez 
médiocres  emplois.  Il  écrit  ses  deux  romans  à  cin- 
quante ans  passés,  et  meurt  consul  à  Civita-Vecchia, 
sans  avoir  connu  la  gloire  qu'il  avait  tant  désirée. 
Il  a  donc  pu  croire,  en  mourant,  qu'il  n'avait  pas 
rempli  sa  destinée. 

Voici,  je  crois,  tout  le  mystère.  Il  avait  reçu  de  la 
nature,  avec  une  volonté  très  forte,  un  don  merveil- 
leux d'observation,  et,  comme  on  dit  aujourd'hui, 
de  dédoublement.  Il  crut  que,  en  mettant  celte  faculté 
d'analyse  au  service  de  sa  volonté,  il  augmenterait  la 
puissance  de  celle-ci.  Mais  c'est  le  contraire  qui  est 
arrivé.  En  s'observant  toujours  pour  mieux  agir,  il 
n'agissait  plus  que  faiblement.  Il  faut  être  très  igno- 
rant de  soi  pour  être  vraiment  fort,  et  il  faut  aussi  sa- 
voir s'arrêter  dans  la  connaissance  ou,  du  moins,  dans 
l'étude  des  autres.  Bonaparte  avait  sur  les  hommes 
des  notions  nettes,  mais  sommaires.  Beyle  nous  dit 
lui-même  :  »  Je  m'arrêtais  trop  à  jouir  de  ce  que  je 
sentais...  Je  connais  si  fort  le  jeu  des  passions... 
que  je  ne  suis  jamais  sûr  de  rien,  à  force  de  voir  tous 
les  possibles  ».  Ce  que  nous  raconte  le  journal,  c'est 
peut-être   l'aventure    d'un    grand  homme   d'action 


I 


STENDHAL.  iS 

paralysé  peu  à  peu  par  un  incomparable  analyste, — 
lequel  a  gardé  d'ailleurs,  dans  ses  œuvres  écrites, 
le  goût  le  plus  décidé  pour  l'énergie  humaine. 

A  aller  au  fond  des  choses,  Fabrice  del  Dongo 
représente  assez  exactement  ce  que  Stendhal  aurait 
souhaité  d'être,  et  Julien  Sorel  (dans  la  première 
partie  du  Rouge  et  du  Noir)  ce  qu"'il  a  été.  C'est  l'im- 
pression que  m'a  laissée  ce  journal —  dont  je  n'ai 
pu  vous  donner,  par  ces  quelques  lignes,  qu'une 
idée  fort  imparfaite. 


BAUDELAIRE 


Œuvres  posthumes  ei  Correspondances  inédites,  précédées  d'une 
étude  biographique,  par  Eugène  Crépbt. 


Le  jeune  marquis  Wolfgang  de  Cadolles,  fils  d'é- 
migré', s'enrôle  dans  l'armée  de  l'empereur  par  be- 
soin d'action,  patriotisme,  amour  de  la  gloire.  Il  se 
distingue  à  Wagram  ;  l'empereur  le  décore  de  sa 
main,  et  dès  lors  le  marquis  appartient  corps  et  âme 
à  Napoléon.  Il  devient  rapidement  colonel.  Après 
l'abdication  de  l'empereur,  Wolfgang  retrouve  son 
père  rapatrié,  et  une  belle  royaliste  qu'il  aime  depuis 
son  adolescence.  M™'  de  Timey.  Il  est  près  de  faire 
sa  soumission  aux  Bourbons,  quand  l'empereur  re- 
vient de  rile  d'Elbe.  Comme  Ney,  comme  Labé- 
doyère,  "Wolfgang  se  rallie  irrésistiblement  à  son  an- 
cien maître.  11  se  cache  après  Waterloo  ;  il  écrit  à 
M™«  de  Timey  :  a  Venez  et  fuyons  ensemble.  »  Elle 
hésite  et  répond  :  «  Non.  »  Seconde  lettre  de  Wolf- 
gang :  0  Puisque  vous  ne  voulez  pas  fuir  avec  moi, 
vous  ne  m'aimez  plus,  et  je  me  constitue  prison- 


18  LES    CONTEMPORAINS, 

nier.  »  Et,  quoique  le  roi  lui  ait  accordé  spontané- 
ment sa  grâce,  il  se  tue  dans  sa  prison. 

Voilà  un  canevas  de  drame.  Il  n'est  pas  prodi- 
gieusement original.  Il  pourrait  être  de  n'importe 
qui.  Or,  il  est  de  l'auteur  de  Une  Martyre,  des  Lita- 
nies de  Satan  et  de  Delphine  et  H ippolyte.  C'est  M.  Cré- 
pet  qui  nous  en  donne  le  scénario  assez  développé 
dans  le  volume  qu'il  vient  de  publier  :  Œuvres  pos- 
thumes et  Correspondances  inédites  de  Charles  Baude- 
laire. 

Il  faut  être  juste.  Deux  scènes,  dans  ce  scénario, 
portent  la  marque  du  poète  des  Fleurs  du  mal. 

Au  premier  acte,  nous  avons  vu  arriver  chez  le 
comte  de  Cadolles  un  soldat  français,  le  trompette 
Triton,  blessé,  sanglant,  déguenillé.  Triton,  guéri, 
devient  chef  des  piqueurs  du  comte,  et  Wolfgang 
passe  sa  vie  à  la  chasse  avec  Triton,  a  Ce  trom- 
pette, à  son  insu,  corrompt,  sc'dait  le  marquis.  Il  lui 
explique,  dans  son  langage  de  trompette,  dans  un 
style  violent,  pittoresque,  grossier,  naïf,  ce  que 
c'est  qu'un  combat,  une  charge  de  cavalerie  ;  ce  que 
c'est  que  la  gloire,  les  amitiés  de  régiment,  etc.  De- 
puis longtemps,  bien  longtemps,  Triton  n'a  plus  do 
famille  ;  il  n'est  pas  rentré  au  village  depuis  les 
grandes  guerres  de  la  république  ;  il  ne  sait  pas  ce 
qu'est  devenue  sa  m^re.  Le  régiment  du  1"  houzards 
est  devenu  sa  famille.  —  Une  nuit,  Wolfgang  dit  au 
trompette  de  seller  les  deux  meilleurs  chevaux.  Et, 
en  route,  il  lui  dit:  —  Devine  où  nous  allons.    Nous 


BAUDELAIRE.  19 

allons  rejoindre  la  grande  armée.  Je  ne  veux  pas 
qu'on  se  balte  sans  moi.  » 

Cela,  c'est  d'assez  bonne  et  plausible  psychologie. 

Au  quatrième  acte,  «  M™«  de  Timey  raconte  son 
histoire  à  Wolfgang.  Le  comte  de  Timey,  qui  était 
un  homme  très  intelligent  et  très  corrompu,  a  été 
Tamant  de  sa  mère,  femme  d'un  autre  émigré  fran- 
çais, M"^  d'Evré.  Avant  de  mourir,  après  sa  confes- 
sion, M.  le  comte  de  Timey  a  voulu  épouser  M"«  d'E- 
vré,  qui  était  peut-être,  et  probablement  même,  sa 
fille.  Le  moribond  a  employé  sa  nuit  de  noces  à 
enseigner  à  sa  femme  sa  corruption  morale  et  sa 
corruption  politique.  Il  lui  a  dit  finalement  :  Ma  chère 
fille,  je  laisse  dans  votre  âme  virginale  V expérience  (Tun 
vieux  roué.  Et  puis,  il  est  mort.  Ainsi,  elle  s'est 
trouvée  subitement  riche,  veuve  quoique  vierge,  et 
pleine  d'expérience  quoique  innocente.  » 

Gela,  c'est  du  bizarre,  du  surprenant,  du  diaboli- 
que, du  satanique,  et  Baudelaire  a  dû  être  particu- 
lièrement satisfait  de  cette  invention. 

Mais,  au  reste,  je  ne  vous  ai  parlé  de  ce  plan  de 
drame  que  pour  avoir  le  droit  de  vous  parler,  à  cette 
place  (1),  de  Baudelaire  lui-même.  J^ai  passé,  en  par- 
courant ses  Œuvres  posthumes,  par  trois  impres- 
sions. J'ai  senti  l'impuissance  et  la  stérilité  de  cet 
homme,  et  il  m^a  presque  irrité  par  ses  prétentions. 
Puis  j'ai  senti  sa  misère,  sa  souffrance  intime,    et  je 

(1)  Feuilleton  dramatique  des  Débats. 


20  LES    CONTEMPORAINS, 

l'ai  plaint  ;  j'ai  reconnu  en  lui  des  vertus  d'honnête 
homme  ;  j'ai  cru  à  sa  sincérité  d'artiste,  dont  je  dou- 
tais d'abord.  —  Enfin,  ayant  relu  les  Fleurs  du  mal, 
j'y  ai  pris  plus  de  plaisir  que  je  n'en  attendais,  et  j'ai 
été  contraint  de  reconnaître,  quoi  qu'en  aient  dit 
d'habiles  gens,  la  réelle,  l'irréductible  originalité  de 
cet  esprit  si  incomplet 

J'ouvre  les  deux  petits  recueils  de  «  Pensées  »  de 
Baudelaire,  Fusées  et  Mon  cœur  mis  à  nu.  Il  n'y  a  pas 
à  dire,  cela  est  terriblement  pauvre,  avec  de  grands 
airs.  C'est  la  recherche  la  plus  puérile  des  opinions 
singulières.  Et  cela  aboutit  à  des  paradoxes  aussi 
faciles  qu'effroyables.  Il  y  en  a  qui  reposent  tout  en- 
tiers sur  un  mot  détourné  de  son  sens.  Exemple  : 
a  L'amour,  c^est  le  goût  de  la  prostitution.  Il  n'est 
même  pas  de  plaisir  noble  qui  ne  puisse  être  ramené 
à  la  prostitution.  Qu'est-ce  que  l'art  ?  Prostitu- 
tion... L'être  le  plus  prostitue',  c'est  l'être  par  excel- 
lence, Dieu.  »  Ou  bien  :  «  L'amour  peut  dériver  d'un 
sentiment  généreux.  Le  goût  de  la  prostitution  ; 
mais  il  est  bientôt  corrompu  par  le  goût  de  la  pro- 
priété... »  Si  vous  croyez  que  cela  veut  dire  quelque 
chose  I 

Ou  bien  :  «  De  la  féminéité  de  l'Eglise,  comme  rai- 
son de  son  omni-puissance.  »  Ou  bien  :  «  Analyse  des 
contre- religions  ;  exemple  :  la  prostitution  sacrée. 
Qu'est-ce  que  la  prostitution  sacrée?  Excitation 
nerveuse.  —  Mysticité  du  paganisme.  Le  mysticisme, 
trait  d'union  entre  le  paganisme  et  le  christianisme. 


BAUDELAIRE.  21 

Le  paganisme  et  le  christianisme  se  prouvent  réci- 
proquement. »  Le  pire,  c'est  que  je  sens  ce  malheu- 
reux parfaitement  incapable  de  développer  ces  notes 
sib3'llines.  Les  »  pensées  »  de  Baudelaire  ne  sont, 
le  plus  souvent,  qu'une  espèce  de  balbutiement  pré- 
tentieux et  pénible.  Une  fois,  il  déclare  superbe- 
ment :  «  J'ai  trouvé  la  définition  du  beau,  de  mon 
beau  à  moi.  »  El  il  écrit  deux  pages  pour  nous  dire 
qu'il  ne  conçoit  pas  la  beauté  sans  mystère  ni  tris- 
tesse ;  mais  il  ne  l'explique  pas,  il  ne  saurait.  On  n'i- 
magine pas  une  tête  moins  philosophique. 

Je  ne  parle  pas  de  ces  maximes  d'une  perversité 
si  aisée  qu'il  semble  qu'on  en  fabriquerait  comme 
cela  à  la  douzaine  :  «  Moi,  je  dis  :  la  volupté  unique 
et  suprême  de  l'amour  gît  dans  la  certitude  de  faire 
le  mal.  Et  l'homme  et  la  femme  savent,  de  naissance, 
que  dans  le  mal  se  trouve  toute  volupté.  »  —  «  Je 
comprends  qu'on  déserte  une  cause  pour  savoir  ce 
qu'on  éprouvera  à  en  servir  une  autre.  »  —  «  Etre 
un  homme  utile  m'a  toujours  paru  quelque  chose 
de  bien  hideux  »,  etc. . .  Et  son  catholicisme  !  et  son 
dandysme  !  et  son  mépris  de  la  femme  !  et  son  culte 
de  l'artificiel!  Que  tout  cela  nous  paraît  aujourd'hui 
indigent  et  banal  !  «  La  femme  est  le  contraire  du 
dandy.  Donc,  elle  doit  faire  horreur...  La  femme  est 
naturelle^  c'est-à-dire  abominable.  —  J'ai  toujours 
été  étonné  qu'on  laissât  les  femmes  entrer  dans  les 
églises.  Quelles  conversations  peuvent-elles  avoir 
avec  Dieu  ?  La  jeune  fille,  ce  qu'elle  est  en  réalité. 


22  LES    CONTEMPORAINS. 

Une  petite  sotte  et  une  petite  salope  ;  la  plus  grande 
imbécillité  unie  à  la  plus  grande  dépravation.  —  Le 
commerce  est,  par  son  essence,  satanique...  Le  com- 
merce est  nafur^/,  donc  il  est  iH/"fl??îe  »,  etc..  Tout 
est  de  cette  force.  Ces  plats  paradoxes  me  feraient 
presque  aimer  le  plat  bon  sens  de  «  ce  coquin  de 
Franklin  ». 

Pourtant  une  chose  me  touche  :  c'est  de  voir 
combien  a  peiné  ce  malheureux  pour  produire  ces 
extravagances.  Il  y  a  en  lui  une  détresse,  une  an- 
goisse, un  sentiment  atroce  de  sa  stérilité.  Son  édi- 
teur nous  dit  très  sérieusement  :  *  Nous  ne  possé- 
dons qu'une  vingtaine  de  feuilles  volantes  qui  se 
rattachent  aux  conceptions  des  romans  et  des  nou- 
velles que  Baudelaire  porta  vingt  ans  dans  sa  tête  sans 
en  confier  rien  au  papier.  »  Les  chef-d'œuvre  qu'on 
prémédite  vingt  ans  sans  en  écrire  une  ligne...  je 
connais  cela.  Hélas!  l'œuvre  posthume  deBaudelaire 
se  réduit  presque  à  des  titres  de  nouvelles  et  de 
romans,  tels  que  :  Le  Marquis  invisible,  la  Maîtresse 
de  l'idiotj  la  Négresse  aux  yeux  bleus,  la  Maîtresse 
vierge,  les  Monstres,  V Autel  de  la  volonté,  le  Portrait 
fatal...  Evidemment  ces  titres  lui  semblaient  très  sin- 
guliers et  très  beaux.  Mais  était-ce  pour  lui-même 
quelque  chose  de  plus  que  des  titres?  Sans  cesse, 
dans  sa  correspondance,  il  confesse  sa  paresse,  il 
jure  de  travailler,  et  i7  ne  peut  pas. 

Ce  qui  me  touche  encore,  c'est  son    dégoût   des 
hommes  et  des  choses,  de  «  ce  qui  est  ».  Ce  dégoût. 


DAUDELAir.E.  23 

bien  qu'il  l'exprime  le  plus  souvent  avec  une  insup- 
portable afTectation,  je  le  crois,  je  le  sens  sincère. 
C'est  vraiment  une  âme  ne'e  malheureuse,  tour- 
mentée de  désirs  toujours  indéterminés,  toujours 
inassouvis,  toujours  douloureux.  Cet  homme,  si  peu 
simple  —  en  apparence,  —  si  obscur  dans  ses  idées, 
si  préoccupé  d'étonner  et  de  mystifier  les  autres, 
m'eût  immensément  déplu,  j'imagine,  à  une  pre- 
mif're  rencontre.  Mais  j'aurais  bientôt  découvert  que 
le  plus  mystifié  et  le  plus  étonné  de  tous,  c'était 
encore  lui.  Sa  personne  m'aurait  sûrement  inté- 
ressé, et  probablement  séduit  à  la  longue.  Ce  qu'on 
ne  peut  certes  lui  refuser,  c'estd'avoir  été  un  Inquiet. 
Il  a  eu,  au  plus  haut  point,  ce  qui  a  manqué  à  de 
plus  grands  que  lui  :  le  sentiment,  le  souci  et  souvent 
la  terreur  du  Mystère  pui  nous  entoure... 

Chose  inattendue  :  vers  la  fin  de  sa  vie,  de  sa  pau- 
vre vie  si  sombre  où  la  débauche  morneetappliquée, 
puis  l'opium,  le  haschich,  et,  enfin,  l'alcool,  avaient 
fait  tant  de  ravages,  son  catholicisme  si  peu  chré- 
tien, son  catholicisme  impie  et  sensuel,  celui  des 
Fleurs  du  mal,  semble  s'épurer  et  s'attendrir,  et  lui 
descendre,  — ou  lui  remonter,  —  dans  le  cœur.  Il  a 
honte  rie  lui;  il  a  des  idées  de  conversion,  de  perfec- 
tionnement moral.  Il  écrit  :  t  A  Honfleur  1  le  plus  tôt 
possible,  avant  de  tomber  plus  bas...  Que  de  pressen- 
timents et  de  signes  envoyés  déjà  par  Dieu,  qu'il  est 
grandement  temps  d'agir  I...  »  Et  ses  notes  intimes 
se  terminent  par  cette  page,  où  il  y  a,  si  vous  le 


24  LES    CONTEMPfMiAINS. 

voulez,  encon;  un  peu  d'artifice  et  de  «  pose  »  eu 
face  de  soi-même,  mais  où  j'ai  tout  aussi  bien  le 
droit  de  trouver  (  qui  sait  ?  )  de  la  simplicité,  de  la 
piété,  de  l'humilité  : 

c  Je  me  jure  à  moi-même  de  prendre  désormais 
les  règles  suivantes  pour  règles  éternelles  de  ma  vie  : 

«  Faire  tous  les  matins  ma  prière  à  Dieu,  réservoir 
de  toute  force  et  de  toute  justice,  à  mon  père,  à  Ma- 
riette et  à  Po'é,  comme  intercesseurs  :  les  prier  de 
me  communiquer  la  force  nécessaire  pour  accomplir 
tous  mes  devoirs,  et  d^octroyer  à  ma  mère  une  rie 
assez  longue  pour  jouir  de  ma  transformation  ;  tra- 
vailler toute  la  journée,  ou  du  moins  fanf  que  mes 
forces  me  le  permettront  ;  me  fier  à  Dieu,  c'est-à-dire  à 
la  justice  même,  pour  la  réussite  de  mes  projets  ; 
faire,  tous  les  soirs,  une  nouvelle  prière,  pour 
demandera  Dieu  la  vie  et  la  force  pour  ma  mère  et 
pour  moi  ;  faire,  de  tout  ce  que  je  gagnerai,  quatre 
parts:  une  pour  la  vie  courante,  une  pour  mes  créan- 
ciers,unepourmes  amis, et  une  pour  mamère;  obéir 
aux  principes  de  la  plus  stricte  sobriété,  dont  le 
premier  estla  suppression  de  tous  les  excitants,  quels 
qu'ils  soient.  » 

Plusje  me  rapproche  de  l'homme,  etplusje  reviens 
de  mes  préventions  contre  l'artiste.  Dans  toute  sa 
correspondance  avec  son  éditeur  et  ami  Poulet- 
Malassis,  il  montre  delà  délicatesse,  delà  fierté,  de  la 
franchise,  de  la  fidélité  enamitié.  Ses  lettres  à  Sainte- 
Beuve  lui  font  tout  à   fait    honneur.   Sainte-Beuve 


BAUDELAIRE.  20 

témoigna  toujours  beaucoup  d'afTection  à  Baude- 
laire, soit  qu'il  eût  en  effet  du  goût  pour  sa  personne, 
soit  qu'il  le  senti ttrès  malheureux.  En  tous  cas, 
l'auteur  de  Volupté,  qui  n'était  pas  précisément  un 
naïf,  n'a  pas  douté  un  instant  de  la  sincérité  du 
poète  des  Fleurs  du  mal.  Baudelaire  s'épanche  avec 
Sainte-Beuve  plus  librement  qu'avec  tout  autre  ;  il 
est  simple,  affectueux,  confiant.  Sainte-Beuve  avait 
coutume  de  l'appeler  .-  «  Mon  cher  enfant  »  ;  et  Bau- 
delaire (  qui  blanchit  de  bonne  heure  )  lui  répond  de 
Bruxelles  (mars  1865)  :  «  Quand  vous  m'appelez  : 
Mon  cher  enfant,  vous  m'attendrissez  et  vous  me 
faites  rire  en  même  temps.  Malgré  mes  grands  che- 
veux blancs  qui  me  donnent  l'air  d'un  académicien 
(à  l'étranger),  j'ai  grand  besoin  de  quelqu'un  qui 
m'aime  assez  pour  m'appeler  son  enfant...  »  Il  lui 
demande,  un  jour,  un  article  sur/^5  Histoires  extraor- 
dinaires de  Poë;  Sainte-Beuve  promet  Tarticle,  ne 
l'écrit  point,  et  Baudelaire  ne  lui  en  veut  pas. 

L'affection  de  Baudelaire  pour  le  grand  critique 
datait  de  loin  ;  les  Poésies  de  Joseph  Delorme  étaient 
déjà,  au  collège,  un  de  ses  livres  de  prédilection  ;  et 
à  vingt  ans,  il  envoyait  des  vers  (dont  quelques  uns 
assez  beaux)  à  son  poète  favori...  Et,  en  effet,  les 
poésies  de  Sainte-Beuve, —  si  curieuses,  mais  qui  ne 
sont  aujourd'hui  connues  et  aimées  que  d'un  petit 
nombre  de  lettrés,  —  ressemblent  déjà  par  endroits, 
sinon  à  des  «  fleurs  du  mal  »,  du  moins  à  des  fleurs 
assez  malades. 

LES  CONTKUP.  IV.  4** 


26  LCS    CONTEMPORAINS. 

M.  Crépet  a  bien  raison  de  dire  dans  sa  Prcfare  : 
«  J'ai  la  convicti(jn  que  ces  documents  ne  ppuvent 
que  servir  la  mémoire  de  Baudelaire,  en  la  déga- 
geant, sous  certains  aspects,  des  ombres  qui  la 
couvraient.  »  On  constatera,  en  feuilletant  levidnme, 
que  Baudelaire  fut  un  bon  fils.  J'entends  par  là 
que  jamais  il  ne  contrista  sa  mère  autrement  que  par 
ses  vices,  dont  je  ne  sais  à  quel  point  il  faut  le  ren- 
dre responsable,  et  qu'il  fut  constamment,  avec  elle, 
affectueux,  attentif  et  tendre.  On  verra  aussi  que  ce 
grand  débauché  garda  pendant  vingt  ans  une  mu- 
lâtresse, Jeanne  Duval,  qui  le  trompa  de  toutes  les 
façons  ;  que,  lorsqu'elle  fut,  jeune  encore,  frapp'^e 
de  paralysie,  il  la  fit  entrer  à  ses  fraisa  Thospice 
Dubois  ;  que,  lorsqu'elle  en  voulut  sortir  avant  sa 
guérison,  il  revint  habiter  avec  elle,  et  qu'il  ne  cessa 
de  lui  venir  en  aide,  même  après  qu'il  eut  fixé  ?a 
résidence  en  Belgique,  malgré  l'extrême  gêne  à  la- 
quelle il  était  lui-même  réduit. 

Celte  Jeanne  Duval,  c'est  la  maîtresse  noire,  le 
«  vase  de  tristesse  »,  la  t  grande  taciturne  »,  la 
«  sorcière  »,  la  «  nymphe  ténébreuse  et  chaude  »  des 
Fleurs  du  mal.  Or,  il  paraît  bien  qu'elle  n'avait,  à  part 
sa  race,  rien  de  remarquable.  Voici  son  signalemeni: 
«  Pas  très  noire,  pas  très  belle,  cheveux  noirs  peu 
crépus,  poitrine  assez  plate,  de  taille  assez  grande, 
marchant  mal  ».  Une  réflexion  ne  vous  vient-elle 
pas  ?  Toutes  les  femmes  que  les  poèfes  ont  aimées  et 
dont  ils  ont  chanté  l'incomparable  beauté,  depuis  la 


BAUDELAIRE.  21 

maitressed'Anacréon  jusqu'à  celle  de  Baudelaire,  en 
pas-ant  par  Dé]ie,  Cynlhie,  Béatrix,  Laure,  Gassan- 
dre,  Elvire...  —  si  nous  les  avions  sous  les  yeux,  telles 
qu'elles  ont  été,  qui  sait  ?  elles  ressembleraient  peut- 
être  à  une  bande  de  trotlins,  de  bonnes  et  de  figuran- 
tes, et  nous  npus  dirions  :  — «  N'était-ce  que  cela?  » 
0  bienfaisante  poésie,  fille  de  rélernelle  illusion  \y- 

Enfin,  il  est  certain  que  Baudelaire  n'a  pas  été 
gâté  par  la  vie.  Il  avait  sept  ans  quand  sa  mère  se 
remaria  au  colonel  Aupick.  A  vingt  ans,  pour  quel- 
que désordre  qu'on  ignore,  il  est  embarqué  par  son 
beau-père  pour  Calcutta.  A  son  retour,  il  entre  en 
possession  de  son  patrimoine,  soixante-dix  mille 
francs.  En  deux  ans,  il  en  dépense  la  moitié  ;  on  lui 
donne  un  conseil  judiciaire.  Il  se  refus©  obstinément 
à  faire  autre  chose  que  de  la  littérature.  Il  vit  donc, 
pendant  vingt  ans,  de  la  rente  des  trente-cinq  mille 
francs  qui  lui  restaient,  et  du  produit  de  sa  plume 
(produit  fort  mince).  Or,  il  ne  fait  pas,  pendant  ces 
vingt  ans,  plus  de  dix  mille  francs  de  dettes  nou- 
velles. Vous  jugez  que,  dans  ces  conditions,  il  n'a 
pas  dû  se  livrer  souvent  à  des  orgies  néroniennes  ! 
Il  s'est  débattu  jusqu'àla  fin  dans  les  plus  cruels  em- 
barras d'argent.  Sur  ce  point,  sa  correspondance  fait 
mal  à  lire...  Joignez  à  cela  samaladie  nerveuse,  dont 
il  put  bien  hâter  les  progrés  par  des  excès  de  toute 
sorte,  mais  qui  était  d'ailleurs  héréditaire.  «  Mes 
ancêtres,  écrit-il,  idiots  ou  maniaques,  dans  des 
.ipparlements  solennels,   tous  victimes  de  terribles 


28  LES    CONTEMPORAINS, 

passions.  »...  Ah  !  le  pauvre  dandy  ,  le  pauvre 
mystificateur,  le  pauvre  buveur  d'opium,  le  pauvre 
diable  de  poète  a  diabolique  »  !  Comme  il  faut  le 
plaindre  1 

Eh  bien  !  non,  car,  tout  compte  fait,  il  a  trouvé  et 
laissé  après  lui  quelque  chose.  Son  influence,  après 
sa  mort,  a  été  très  grande  sur  beaucoup  déjeunes 
gens.et  même  sur  des  poètes  d'un  âge  mûr.  Le  bau- 
delairisme  n'est  peut-être  pas  une  fantaisie  ne'gli- 
geable  dans  l'histoire  delà  littérature.  Il  n'est  pas  tout 
entier,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  dans  l'application  de 
deux  ou  trois  procédés  d'une  certaine  rhétorique. 
Quand  j'ai  lu  pour  la  première  fois  les  Fleurs  du  mal, 
je  n'étais  déjà  plus  un  adolescent,  et  cependant  j'en 
ai  senti  très  vivement  le  charme  particulier.  Je  les 
ai  relues,  et  je  voudrais  vous  dire  l'espèce  de  plaisir 
qu'elles  m'ont  fait  et  ce  que  j'ai  cru  y  voir.  Mais  le 
baudelairisme  est  difficile  à  définir.  Je  ne  puis  qu'in- 
diquer très  sommairement  ce  qu'il  est,  ou  ce  qu'il  a 
l'air  d'être. 

C'est  une  des  formes  extrêmes,  la  moins  sponta- 
née et  la  plus  maladive,  de  la  sensibilité  poétique. 
C'est  tout  un  ensemble  d'artifices  ,  de  contradic- 
tions volontaires.  Essayons  d'en  noter  quelques- 
unes. 

Ony  trouve  mêlés  le  réalisme  et  l'idéalisme.  C'est 
la  description  outrée  et  complaisante  des  plus  déso- 
lants détails  de  la  réalité  physique,  et  c'est,  dans  le 
môme  moment,  la  traduction  épurée  des  idées  et  des 


BAUDELAIRE.  29 

croyances  qui  dépassent  le  plus  l'impression  immé- 
diate que  font  sur  nous  les  corps.  —  C'est  l'union 
de  la  sensualité  la  plus  profonde  et  de  l'ascétisme 
chrétien.  «  Dégoût  de  la  vie,  extase  de  la  vie  o ,  écrit 
quelque  part  Baudelaire.  On  rafïïne  sur  les  sensa- 
tions ;  on  en  crée  presque  de  nouvelles  par  l'atten- 
tion et  parla  volonté  ;  on  saisit  des  rapports  subtils 
entre  celles  de  la  vue,  celles  de  l'ouïe,  celles  de  l'o- 
dorat (ces  dernières  surtout  ont  été  recherchées  de 
Baudelaire)  ;on  se  délecte  du  monde  matériel,  et,  en 
même  temps,  on  le  juge  vain,  —  ou  abominable.  — 
C'est  encore,  en  amour,  l'alliance  du  mépris  et 
de  l'adoration  de  la  femme,  et  aussi  de  la  volupté 
charnelle  et  du  mysticisme.  On  considère  la  femme 
comme  une  esclave,  comme  une  bête,  ou  comme  une 
simple  pile  électrique,  et  cependant  on  lui  adresse 
les  mêmes  hommages,  les  mêmes  prières  qu'à  la 
Vierge  immaculée.  Ou  bien,  on  la  regarde  comme  le 
piège  universel,  comme  l'instrument  de  toute  chute. 
et  on  l'adore  à  cause  de  sa  funeste  puissance.  Et  ce 
n'est  pas  tout  :  dans  l'instant  où  l'on  prétend  exprimer 
la  passion  la  plus  ardente,  on  s'applique  à  chercher 
la  forme  la  plus  précieuse,  la  plus  imprévue,  la  plus 
contournée,  c'est-à-dire  celle  qui  implique  le  plus 
de  sang  froid  et  l'absence  même  de  la  passion.  —  Ou 
bien  pour  innover  encore  dans  l'ordre  des  senti- 
ments, on  se  pénètre  de  l'idée  du  surnaturel,  parce 
que  celte  idée  agrandit  les  impressions,  en  prolonge 
en  nous  le  retentissement;  on  pressent  le  mystère 


30  LES    CONTEMPORAINS, 

derrière  toute  chose;  on  croit  ou  l'on  feint  de  croire  au 
diable;  on  l'envisage  tour  à  tour  ou  à  la  fois  comme 
le  père  du  Mal  ou  comme  le  grand  Vaincu  et  la 
grande  Victime  ;  et  l'on  se  réjouit  d'exprimer  son 
impitHé  dans  le  langage  des  pieux  et  des  croyants. 
On  maudit  le  «  Progrès  »  ;  on  déleste  la  civilisation 
industrielle  de  ce  siècle,  comme  hostile  au  mystère; 
on  la  juge  écœurante  de  rationalisme,  et,  en  même 
temps,  on  jouit  du  pittoresque  spécial  que  cette  civi- 
lisation a  mis  dans  la  vie  humaine  et  des  ressources 
qu'elle  apporte  à  l'art  de  développer  la  sensibi- 
lité... 

Lebaudelairisme  serait  donc,  en  résumé,  le  su- 
prême effort  de  l'épicuréisme  intellectuel  et  sentimen- 
tal. Il  dédaigne  les  sentiments  que  suggère  la  simple 
nature.  Caries  plus  délicieux,  ce  sont  les  plus  inven- 
tés, les  plus  savamment  ourdis.  Le  fin  du  fin,  ce  sera 
la  combinaison  de  la  sensualité  païenne  et  de  la 
mysticité  catholique,  s'aiguisant  l'une  par  l'autre,  — 
ou  de  la  révolte  de  l'esprit  et  des  émotions  de  la 
piété.  Comme  rien  n'égale  en  intensité  et  en  profon- 
deur les  sentiments  religieux  (à  cause  de  ce  qu'ils 
peuvent  contenir  de  terreur  et  d'amour),  on  les 
reprend,  on  les  ravive  en  soi,  —  et  cela,  en  pleine 
recherche  des  sensations  les  plus  directement  con- 
damnées par  les  croyances  d'où  dérivent  ces  senti- 
ments. On  arrive  ainsi  à  quelque  chose  de  merveil- 
leusement artificiel...  Oui,  je  crois  que  c'est  bien  là 
l'effort  essentiel    du   baudelairisme  :  unir   toujours 


BAUDELAIRE.  31 

deux  ordres  de  sentiments  contraires  et,  au  premier 
abord,  incompatibles,  et,  au  fond,  deux  conceptions 
divergentes  du  monde  et  de  la  vie,  la  chrétienne  et 
l'autre,  ou,  si  vous  voulez,  le  passé  et  le  présent. 
C'est  le  chef-d'œuvre  de  la  Volonté  (je  mets,  comme 
Baudelaire,  une  majuscule),  le  dernier  mot  de  l'in- 
vention en  fait  de  sentiments,  le  plus  grand  plaisir 
d'orgueil  spirituel...  Et  l'on  comprend  qu'en  ce 
temps  d'industrie,  de  science  positive  et  de  démocra- 
tie, le  baudelairisme  ait  dû  naître,  chez  certaines 
âmes,  du  regret  du  passé  et  de  l'exaspération  ner- 
veuse, fréquente  chez  les  vieilles  races... 

Maintenant  il  va  sans  dire  que  le  baudelaii'isme 
est  antérieur  à  Baudelaire.  Mais  les  Fleurs  du  mal  en 
offrent  l'expression  la  plus  voulue,  la  plus  ramassée 
et,  somme  toute,  là  plus  remarquable  jusqu'à  pré- 
sent. Sans  doute,  le  souffle  y  est  court  et  haletant  ; 
les  obscurités  et  les  impropriétés  d'expression  n'y 
sont  pas  rares,  —  ni  même  les  banalités.  Avec  cela, 
une  douzaine  au  moins  de  ces  poèmes  sont  fort  beaux . 
Et  vous  trouverez  dans  tout  le  livre  de  ces  vers  qui 
appartiennent  en  propre  à  Baudelaire,  des.  vers 
qu'on  n'avait  pas  faits  avant  lai,  vers  singuliers, 
«  troublants  »  ,  charmants  ,  mystérieux,  doulou- 
reux... 

Ce  qui  a  fait  tort  à  Baudelaire,  ce  sont  ses  imita- 
teurs, dont  la  plupart  sont  intolérables.  Il  leur  doit 
de  paraître  aujourd'hui  faux  et  suranné  à  beaucoup 
d'honnêtes  gens.  Mais  lui-même  avait  écrit:  «  Créer 


32  LES    CONTEMPORAINS. 

un  poncif,  c'est  le  génie.  Je  dois   cre'er  un  poncif,  t 
Il  y  a  parfaitement  réussi. 

Le  baudelairisme  est  bon  à  son  heure,  pour  nous 
consoler  de  Voltaire,  de  Béranger,  de  M.  Thiers,  et 
des  esprits  qui  leur  ressemblent.  Et  réciproquement. 


PROSPER    MÉRIMÉE(') 


Les  Nouvelles  de  Prosper  Mérimée  sont  toujours 
bonnes  à  lire,  puisqu'elles  sont  parfaites,  mais,  à 
vingt  ans,  elles  paraissent  un  peu  sèches.  C'est 
plus  tard  qu'on  en  goûte  entièrement  la  saveur 
amère,  fine  et  profonde  :  car  elles  expriment,  je 
crois,  l'état  le  plus  distingué  où  se  puisse  reposer 
soit  notre  esprit,  soit  notre  conscience. 

On  se  lasse  de  bien  des  choses  en  littérature. 
On  est  frappé  et  dégoûté  un  jour  de  la  part  énorme 
de  supertlu  que  contiennent  même  beaucoup  de 
belles  œuvres.  Oui,  la  peinture  des  mouvements 
de  l'âme  et  des  a  passions  de  l'amour  »  est  intéres- 
sante ;  mais  c'est  bien  long,  George  Sand.  Oui,  les 
divers  types  de  l'animal  humain  vivant  en  société. 


(1)  Préface  d'une  édition  de  JVouvelîei  choisies  de  Mérimée, 
chez  Jouauat. 


34  LES   CONTEMPORAINS. 

et  ses  rapports  cachés  ou  visibles  avec  le  milieu  où 
il  se  développe,  sont  curieux  à  étudier  ;  mais  c'est 
bien  long,  Balzac.  Oui,  «  le  monde  physique  existe,  » 
et  il  y  a  des  arrangements  de  mois  qui  peuvent 
ressusciter  dans  notre  imagination  les  objets  absents; 
mais  c'est  bien  long,  Gautier.  Oui,  nous  sommes 
enveloppés  de  mystère,  et  souvent  notre  raison 
côtoie  la  folie  ;  maisc'est  bien  long,  Edgar  Poê.  Oui, 
l'humanité  dans  son  fond  est  abominable  et  féroce, 
et  la  nature  n'a  jamais  connu  la  justice  ;  mais  c'est 
bien  long,  Zola,  —  et  c'est  bien  gros.  —  Des  artistes 
abondants  nous  décrivent  le  monde  ou  les  hommes 
avec  un  luxe  de  détails  dont  nous  n'avons  que  faire  : 
car,  nous  aussi,  nous  savons  regarder.  Ils  nous  éta- 
lent leurs  sentiments  avec  une  insistance  et  une  in- 
discrétion qui  nous  rebutent  :  car,  nous  aussi,  nous 
savons  sentir.  Il  nous  suffisait  d'être  avertis,  et 
a  tout  ça,  c'est  de  la  littérature.  » 

Or,  lisez  les  courts  récils  de  Mérimée.  Mécanisme 
des  passions,  brutalité  des  instincts,  caraclères 
d'hommes,  paysages,  tristesse  des  choses,  effroi  de 
l'inexpliqué,  jeux  de  l'amour  et  de  la  mort,  tout 
cela  s'y  trouve  noté  brièvement  et  infailliblement, 
dans  un  style  dont  la  simplicité  et  la  sobriété  sont 
égales  à  celles  de  Voltaire,  avec  quelque  chose  de 
plus  serré,  de  plus  prémédité,  de  plus  aigu.  Le 
choix  des  détails  significatifs,  le  naturel  et  la  pro- 
priété de  l'expression  y  sont  admirables.  Cela  ne 
parait  pas  «  écrit  »,  et  cela  est  sans  délaut.    C'esi 


il 


PROSPER    MÉRIMÉE.  33 

net,  direct,  un  peu  hautain.  A  une  époque  où  le 
génie  français  s'épanchait  avec  une  magnifique 
intempérance,  au  temps  de  la  poésie  romantique, 
au  temps  des  romans  débordés,  Mérimée,  comme 
Stendhal  (mais  avec  plus  de  souci  de  l'art),  restait 
sobre  et  mesuré,  gardait  tout  le  meilleur  de  la  forme 
classique,  —  en  y  enfermant  tout  le  plus  neuf  de 
l'âme  et  de  la  philosophie  de  notre  siècle.  C'est 
pourquoi  son  œuvre  demeure.  On  dirait  que  sa 
sécheresse  la  conserve.  «  La  mort  n'y  mord.  »  Et, 
quand  nous  relisons  ces  ouvrages  d'une  si  harmo- 
nieuse pureté,  nous  sommes  étonnés  de  tout  ce 
qu'ils  contiennent  sans  en  avoir  l'air  ;  nous  sommes 
ravis  de  cette  exacte  et  précise  traduction  des 
choses,  où  rien  d'essentiel  n'a  été  omis,  où  n'a  été 
admis  rien  de  superflu;  nous  en  développons  la 
richesse  secrète  ;  nous  nous  apercevons  que  dans 
ces  nouvelles,  dont  quelques-unes  ont  été  composées 
voilà  cinquante  ou  soixante  ans,  se  trouvent  déjà 
tous  les  sentiments,  toutes  les  façons  de  voir  et  de 
concevoir  le  monde  qui  ont  paru  depuis  et  qui 
paraissent  encore  le  plus  originales.  Réalisme,  na- 
turalisme, exotisme,  pessimisme,  toutes  les  écri- 
tures de  Mérimée  en  sont  profondément  imprégnées. 
Mais  ces  sentiments  divers  sont  tous  comprimés  et 
domines  chez  lui  par  un  autre  sentiment,  plus  gé- 
néral, ou  mieux  par  une  manière  d'être  qui,  jointe 
à  la  qualité  particulière  de  son  style,  achève  de 
donner  sa  marque  à  ce  rare  écrivain  :  car  elle  nous 


36  LES    CONTEMPORAINS. 

révèle,  après  la  distinction  incomparable  derarlistc, 
la  suprême  distinction  de  l'homme. 

Celte  exquise  attitude  de  l'esprit,  il  faut  voir 
comment  elle  naît  et  de  quoi  elle  est  faite.  Elle 
suppose  beaucoup  de  science  et  de  désenchante- 
ment, —  et  beaucoup  de  pudeur  et  d'orgueil. 

Au  fond  de  ces  contes  si  alertes,  si  rapides,  d'un 
ton  si  détaché,  où  jamais  l'auteur  n'exprime  direc- 
tement son  opinion  sur  les  hommes  ni  sur  les 
choses,  qu'y  a-t-il?  La  philosophie  la  plus  affranchie 
d'illusions,  la  plus  libre  et  la  plus  acre  sagesse. 

C'est  d'abord  la  vue  la  plus  nette  de  ce  qu'il  y  a 
de  relatif  dans  la  morale,  et  des  différences  fon- 
cières que  les  tempéraments,  les  siècles  et  les  pays 
mettent  entre  les  hommes. 

Mateo  abat  son  fils  d'un  coup  de  fusil  pour  avoir 
livré  son  hôte.  Jadis,  une  balle  l'a  débarrassé  d'un 
rival  d'amour.  Pour  Mateo  la  trahison  est  un  crime; 
le  meurtre,  non.  {Mateo  Falcone.)  — Don  Juan  de 
Marana  a  été  pieux,  puis  sa  vie  n'est  que  meurtres 
et  débauches.  Un  jour,  une  vision  l'épouvante  et 
le  convertit,  et  sa  vie  n'est  que  pénitence  furieuse. 
Mais  on  a  l'impression  que,  dans  ces  deux  états  si 
différents,  la  valeur  morale  de  don  Juan  reste 
pareille  :  c'est  la  même  créature  humaine,  ici  dé- 
bridée, là  terrorisée.  {Les  Ames  du  Purgatoire.) 

Par  conséquent,  le  déterminisme  le  plus  radical. 
—  Il  est  évident  que,  lorsque  l'adjudant  met  sa 
montre  sous  le   nez  de  Fortunato,  l'enfant  ne  peut 


PROSPER    MÉRIMËE.  37 

pas  résister  à  la  tentation.  {Mateo  Falcone.)  —  Le 
lieutenant  Roger  est  loyal,  généreux,  brave  jusqu'à 
la  folie.  Et  un  jour  il  triche  au  jeu,  non  par  déses- 
poir, non  pour  sauver  sa  maîtresse  de  la  misère, 
mais  pour  voler,  t  Quand  j'ai  triché  ce  Hollandais, 
je  ne  pensais  qu'à  gagner  vingt-cinq  napoléons,  voilà 
tout.  Je  ne  pensais  pas  à  Gabrielle,  et  voilà  pourquoi 
je  me  méprise.  »  {La  Partie  de  Trictrac.) 

Puis,  c'est  la  conception  la  plus  tragique  et  la 
plus  sombre  de  l'amour,  passion  fatale,  inexplicable 
et  cruelle.  L'amour  est  Tennemi-né  de  la  raison,  le 
recruteur  de  la  folie  et  de  la  mort.  —  Auguste  Saint- 
Clair  a  l'intelligence  la  plus  lucide  et  lapins  froide. 
Pour  rien,  pour  un  bibelot  d'étagère,  il  devient 
jaloux  du  passé  de  sa  maîtresse,  cherche  un  duel 
absurde  et  y  est  tué.  {Le  Vase  étrusque.)  —  Dona 
Teresa  aime  don  Juan,  qui  a  tué  son  père,  continue 
de  l'aimer  au  cloître,  le  revoit,  consent  à  Tenlèr 
vement  et  meurt  de  ne  pas  être  enlevée,  comme  elle 
serait  morte  de  l'avoir  été.  {Les  Ames  du  Purgatoire.) 
—  Une  statue  antique  de  Vénus  va,  la  nuit,  étouffer 
dans  ses  bras  d'airain  un  beau  garçon  qui,  par  jeu, 
lui  a  passé  au  doigt  son  anneau  de  fiançailles.  {La 
Vénus  d' nie.)  Ce  n'est  qu'un  conte  merveilleusement 
arrangé  pour  nous  remplir  d'inquiétude  et  d'effroi* 
mais  cette  Venus  turbulenta,  cette  Vénus  méchante 
qui  étouffe  ceux  qu'elle  aime,  c'est  aussi,  pour  Mé-r 
rimée,  le  symbole  véridique  de  l'amour  tel  qu'il  le 
conçoit  d'ordinaire. 

LES   CONTESIP.   [V.  2 


33  LES    CONTEMPORAINS. 

Le  capitaine  Ledoux  est  «  un  bon  marin  »,  qui, 
blessé  à  Trafalgar,  a  été  congédié  *  avec  d'exellents 
certificats.  »  Il  s'est  fait  négrier.  Un  jour  il  emporte, 
outre  sa  marchandise  noire,  Tamango  le  marchand, 
qui  a  eu  l'imprudence  de  venir  réclamer  à  bord  sa 
femme  Ayché.  Révolte  des  noirs  soulevés  par  Ta- 
mango, et  massacre  de  tout  l'équipage.  Après  quoi 
les  bons  nègres,  qui  ne  savent  pas  conduire  le 
vaisseau,  s'entre-mangent,  et  les  derniers  meurent 
de  faim.  (Tamango.)  II  est  impossible  ni  d'enlasser 
plus  d'horreurs,  ni  de  les  raconter  avec  plus  de  froi- 
deur et  de  précision  que  ne  l'a  fait  Mérimée  dans 
cette  étonnante  histoire  de  bestialité,  de  tortures 
et  de  sang.  Et,  si  je  ne  devais  m'en  tenir  aux  récits 
rassemblés  dans  ce  volume,  combien  d'autres  où  il 
paraît  se  complaire  dans  la  peinture  ou  plutôt  dans 
la  notation  tranquille  de  la  stupidité,  de  la  férocité 
et  de  la  misère  humaines  !  Il  y  a  plus  de  «  pessi- 
misme »  (puisque  le  mot  est  encore  à  la  mode)  dans 
telle  nouvelle  de  Mérimée  que  dans  tous  les  Rourjon- 
Alacquart. 

Mais  ce  sentiment,  il  ne  l'étalejamais,  parce  que 
c'est  trop  facile,  et  à  la  portée  même  des  sots.  Il  ne 
s'attendrit  ni  ne  s'indigne.  Contrela  vision  du  monde 
mauvais  il  a  1  ironie,  et  c'est  assez.  Ircnie  presijue 
inexprimée,  mais  continue,  et  condensée  comme  un 
élixir.  Celle  de  Tamango  est  plus  acre  et  plus  recuite 
que  celle  même  des  plus  noirs  chapitres  de  Cnndile. 
Je  n'y  sais  de  comparable  que  l'ironie    de  Gulliver. 


PROSPER   MÉRIMÉE.  39 

»...  Il  faut  avoir  de  rhumanilé,  et  laisser  à  un  nf^gre 
au  moins  cinq  pieds  en  longueur  et  deux  en  largeur 
pour  s'ébattre,  pendant  une  traversée  de  si.x  se- 
maines et  plus,  car  enfin,  disait  Ledoux  à  son  ar- 
mateur pour  justifier  cette  mesure  libérale,  les 
nègres,  après  tout,  sont  des  hommes  comme  les 
blancs.  »  —  «■  Cependant  le  pauvre  Tamango  perdait 
tout  son  sang.  Le  charitable  interprète  qui  la  veille 
avait  sauvé  la  vie  à  six  esclaves...  lui  adressa  quel- 
ques paroles  de  consolation.  Ce  qu'il  put  lui  dire,  je 
l'ignore.  »  —  «...  Parmi  les  révoltés,  les  uns  pleu- 
raient ;  d'autres,  levantles  mains  au  ciel,  invoquaient 
leurs  fétiches  et  ceux  des  blancs.  »  Voilà  le  ton. 

Donc  la  destinée  n'est  ni  juste  ni  douce;  le  monde 
n'est  point  bon,  et  il  est  incompréhensible.  Mais 
allons-nous  geindre?  ou  bien  allons-nous  déclamer? 
Point;  nous  ne  donnerons  pas  cette  satisfaction  à 
l'obscure  puissance  qui  a  fait  tout  cela.  Vigny  écri- 
vait dans  le  Mont  des  Oliviers  :  «  Si  le  ciel  est  muet, 
aveugle  et  sourd  au  cri  des  créatures... 


Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence, 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  éternel  de  la  Divinité. 


C'est  aussi  l'attitude  de  Mérimée.  Maissonsilence, 
à  lui,  est  toul  plein  de  raillerie.  C'est  un  de  ses 
plaisirs  de  se  moquer  de  la  vanité  de  toutes  choses, 
et  de  ceux  qui  ne  savent  pas  que  tout  est  vanité,  — 


40  LES    CONTEMPORAINS, 

mais  de  s'en  moquer  sans  qu'ils  s'en  doutent,  et 
sans  descendre  à  la  satire  ni  à  labouffonnerie,  les- 
quelles sont  indignes  du  sage  par  trop  de  passion 
ou  d'expansion.  Tout  ce  qu'il  se  permet,  c'est  de 
mystifier  les  autres,  discrètement.  Elre  seul  à  savoir 
que  l'on  raille,  c'est  le  dernier  raffinement  de  la 
raillerie.  Mystifications,  le  Théâtre  de  Clara  Gazul, 
la  Guzla,  la  Vénus  d'Ille,  Lokis,  etc. 

Autre  plaisir.  Mérimée  aime  à  voir  se  développer 
librement,  bonne  ou  mauvaise,  la  bête  humaine  ; 
et  quand  elle  est  belle,  il  n'est  pas  éloigné  de  lui 
croire  tout  permis.  Il  goûte  par-dessus  tout  les  épo- 
ques et  les  pays  de  vie  ardente,  de  passions  fortes  et 
intacles:le  xvi*  siècle,  la  Corse  des  maquis,  l'Espagne 
picaresque.  —  Et  ce  sceptique  a  écrit  le  plus  beau 
récit  de  bataille  qui  soit  :  L'enlèvement  de  la  redoute. 

Il  put  y  avoir,  dans  la  sérénité  de  ce  pessimisme 
et  dans  la  pudeur  avec  laquelle  il  se  dissimule,  quel- 
que affectation  ;  qui  le  nie  ?  Cette  attitude  n'en  a  que 
plus  de  prix.  Elle  est  l'effort  d'une  volonté  très  hau- 
taine et  d'un  très  délicat  orgueil.  Observer  (comme 
fit  Mérimée)  les  règles  de  la  plus  élégante  honnê- 
teté, et  cela  sans  croire  à  rien  d'absolu  en  morale, 
c'est  une  manière  de  protestation  contre  la  réalité 
injuste  ;  et  c'est  une  protestation  contre  la  réalité 
douloureuse  que  de  ne  pas  daigner  se  plaindre 
devant  les  autres.  Mérimée  s'est  montré,  vis-à-vis 
de  l'univers  et  de  la  cause  première,  quelle  qu'elle 
soit,  poli,   retenu  et  dédaigneux,  comme  il  était 


PROSPER    MÉRHIÉE.  41 

avec  les  hommes  dans  un  salon.  Sa  philosophie 
toute  négative  s'est  tournée  en  dandysme  moral. 
C'est  peut-être  là  sa  plus  essentielle  originalité. 

A-t-il  beaucoup  souITort  pour  en  arriver  là  ?  Il 
nous  dit,  se  peignant  sous  le  nom  de  Saint-Clair: 
«  11  était  né  avec  un  cœur  tendre  et  aimant  ;  mais,  à 
un  âge  où  l'on  prend  trop  facilement  des  impres- 
sions qui  durent  toute  la  vie,  sa  sensibilité  trop 
expansive  lui  avait  attiré  les  railleries  de  ses  cama- 
rades. 11  était  fier,  ambitieux  ;  il  tenait  à  l'opinion 
comme  y  tiennent  les  enfants.  Dès  lors  il  se  fit  une 
étude  de  cacher  tous  les  dehors  de  ce  qu'il  regar- 
dait comme  une  faiblesse  déshonorante.  Il  atteignit 
son  but,  mais  sa  victoire  lui  coûta  cher.  Il  put  celer 
aux  autres  les  émotions  de  son  âme  trop  tendre; 
mais,  les  renfermant  en  lui-même,  il  se  les  rendit  ^ 
cent  fois  plus  cruelles.  Dans  le  monde,  il  obtint  la 
triste  réputation  d'insensible  et  d'insouciant  ;  et 
dans  la  solitude,  son  imagination  inquiète  lui  créait 
des  tourments  d'autant  plus  affreux  qu'il  n'aurait 
voulu  en  confier  le  secret  à  personne.  » 

Le  croirons-nous  ?Si  nous  le  croyons,  l'œuvre  de 
Mérimée  n'en  sera  pas  moins  distinguée  pour  les 
raisons  que  j'ai  dites,  et  l'homme  en  sera  plus  ai- 
mable. Croyons-le  donc» 


BAUBEY  D'AUREVILLY 


Vous  vous  rappelez  les  propos  mélancoliques  de 

Fantasio  sur  un  monsieur  qui  passe  :  « Je  suis 

sûr  que  cet  homme-là  a  dans  la  tête  un  millier 
d'idées  qui  me  sont  absolument  étrangères  ;  son 
essence  lui  est  particulière.  Hélas  1  tout  ce  que  les 
hommes  se  disent  entre  eux  se  ressemble  :  les  idées 
qu'ils  échangent  sont  presque  toujours  les  mêmes 
dans  toutes  leurs  conversations;  mais  dans  l'inté- 
rieur de  toutes  ces  machines  isolées  quels  replis, 
quels  compartiments  secrets  1  C'est  tout  un  monde 
que  chacun  porte  en  lui,  un  monde  ignoré  qui  nait 
et  qui  meurt  en  silence.  Quelles  solitudes  que  ces 
corps  humains  I  » 

Nous  avons  tous  éprouvé  cela.  L'humanité  est 
comme  une  mêlée  de  masques.  Pourtant  —  et  vous 
en  avez  fait  sûrement  l'expérience,  —  parmi  ces 
enveloppes  mortelles,  il  y  en  a  chez  qui  nous  sentons 
ou  croyons  senlir  une  âme,  une  personne  —  peut- 


44  LES    CONTEMPORAINS. 

être  parce  que  cette  âme  a  quelque  ressemblance 
intime  avec  la  nôtre.  Mais,  par  contre,  ne  vous  est-il 
pas  arrivé,  en  présence  de  tel  homme  obscur  ou  célè- 
bre, de  sentir  que  vous  êtes  bien  réellement  devant 
un  masque  impénétrable  dont  l'intérieur  ne  vous 
sera  jamais  révélé?  J'ai  eu  souvent  cette  impression 
gênante.  Il  y  a  des  hommes  que  j'ai  rencontrés  et  à 
qui  j'ai  parlé  vingt  fois,  et  qui.  J'en  suis  certain,  me 
resteront  toujours  incompréhensibles.  Il  me  semble 
qu'ils  n'ont  pas  de  centre,  pas  de  «  moi  »,  qu'ils  ne 
sont  qu'un  t  lieu  »  où  se  succèdent  des  phénomènes 
physiologiques  et  intellectuels.  Je  perçois  chez  eux 
des  séries  de  pensées,  d^attitudes,  de  gestes  ;  mais, 
quand  ils  me  parlent,  ce  n'est  point  une  personne  qui 
me  répond,  c'est  quelque  merveilleux  automate.  Je 
pourrai  les  admirer  ;  ils  me  communiqueront  peut- 
être  ou  me  suggéreront  des  idées,  des  sentiments 
que  je  n'aurais  pas  eus  sans  eux;  mais  j'ai,  du  pre- 
mier coup,  la  certitude  que  je  ne  les  aimerai  jamais, 
que  je  n'aurai  jamais  avec  eux  aucune  intimité, 
aucun  abandon,  et  qu'ils  seront  éternellement  pour 
moi  des  étrangers. 

Ce  que  je  dis  là  de  certains  hommes,  je  le  dis 
aussi  de  certains  écrivains. 

M.  Barbey  d'Aurevilly  m'étonne...  Kl  puis...  il 
m'étonne  encore.  On  me  cite  de  lui  des  mots  d'un 
esprit  surprenant,  d'un  tour  héroïque,  qui  joignent 
l'éclat  de  l'image  à  l'imprévu  de  l'idée.  On  me  dit 
qu'il  parle  toujours  comme  cela,  et  qu'il  traverse  la 


DAR  DEY   D'AUREVILLY.  <.j 

vie  dans  des  habits  spéciaux,  redressé,  embaumé, 
pétrifié  dans  une  attitude  d'éternelle  chevalerie,  de 
dandysme  ininterrompu  et  d'obstinée  jeunesse.  C'est 
un  maître  écrivain,  éloquent,  abondant,  magnifique, 
précieux,  à  panaches,  à  fusées,  extraordinairement 
dénué  de  simplicité...  Avec  cela,  il  m'est  plus  étran- 
ger qu'Homère  ou  Valmiki.  Il  m'inspire  l'admiration 
la  plus  respectueuse,  mais  la  plus  embarrassée,  la 
plus  effarée,  la  plus  stupéfaite. 

Ce  n'est  pas  ma  faute.  Ces  grands  airs,  ces  gestes 
immenses,  ces  prédilections  farouches,  cette  super- 
stitieuse vision  de  l'aristocratie,  cette  peur  et  cet 
amour  du  diable,  ce  catholicisme  qui  ne  recouvre 
aucune  vertu  chrélienne,  cette  impertinence  travail- 
lée, ces  colères,  ces  indignations,  cet  orgueil,  cette 
faron  emphatique  et  terrible  de  prendre  les  choses..., 
j'ai  une  peine  infinie  à  y  entrer.  Ce  qui  rend  l'âme 
de  M.  d'Aurevilly  peu  accessible  à  ma  bonhomie, 
ce  n'est  pas  qu'il  soit  aristocrate  dans  un  siècle 
bourgeois,  absolutiste  dans  un  temps  de  démocratie, 
et  catholique  dans  un  temps  de  science  athée  (je 
vois  très  bien  comment  on  peut  être  tout  cela)  ;  mais 
c'est  plutôt  la  manière  dont  il  l'est.  Je  n'ignore  pas 
qu'en  réalité  les  âmes  n'appartiennent  point  toutes 
au  temps  qui  les  a  fait  naître,  qu'il  y  a  parmi  nous 
des  hommes  du  moyen  âge,  de  la  Renaissance  et,  si 
vous  voulez,  du  xx°  siècle.  Je  consens  donc  et  même 
je  suis  charmé  que  M.  d'Aurevilly  soit  à  la  fois  un 
croisé,  un  mousquetaire,  un  roué  et  un  chouan.  Mais 


^6  LES      COMEMPORAInS. 

il  Test  avec  une  si  hyperbolique  furie,  une  satisfac- 
tion si  proclamée  de  n'être  pas  comme  nous,  un 
étalage  si  bruyant,  une  mise  en  scène  si  exaspérée, 
qu'une  défiance  m'envahit,  que  l'intérêt  tendre  que 
je  tenais  tout  prêt  pour  ce  revenant  des  siècles 
passés  hésite,  se  trouble,  tourne  en  étonnement,  et 
que  je  ne  crois  plus  avoir  devant  moi  qu'un  acteur 
fastueux,  ivre  de  son  rôle  et  dupe  de  son  masque.  Il 
est  vrai  que  le  labeur,  l'excès  même  et,  finalement, 
la  sincérité  de  cette  parade  a  sa  beauté.  Si  ce  n'est 
donc  avec  une  sympathie  spontanée  et  tranquille, 
ce  sera  du  moins  avec  grande  curiosité  et  révérence 
que  je  passerai  en  revue  les  divers  artifices  et  men- 
songes de  M.  d'Aurevilly —  qui,  au  surplus,  ne  sont 
peut-être  pas  des  artifices,  mais  de  bizarres  et  gran- 
dioses illusions.  Auquel  cas  (cela  va  sans  dire)  j'ad- 
mets aisément  que  ce  ne  soient  illusions  qu'à  mes 
yeux. 

La  grande  illusion  et  la  plus  divertissante  de 
M.  d'Aurevilly,  c'est  assurément  son  catholicisme. 
Je  pense  qu'il  a  la  foi.  Du  moins,  il  professe  haute- 
ment tous  les  dogmes  et,  par  surcroît,  s'émerveille 
volontiers,  sans  que  cela  en  vaille  toujours  la  peine, 
des  a  vues  profondes  de  l'Église  » .  Il  écrira,  par 
exemple  :  •  Dans  l'incertitude  oîi  l'on  était  sur  le 
genre  de  mort  de  Jeanne,  la  charité  du  bon  curé 
Caillemer  n'eut  point  à  s'affliger  d'avoir  à  appliquer 
cette  sévère  et  profonde  loi  canonique  qui  refuse  la 
sépulture  à  toute  personne  morte  d'un  suicide  et  sans 


LAIICEY    D'AUREVILLY.  47 

repentance.  »  Il  considère  comme  «  abjecte  et  per- 
verse »  toute  autre  doctrine  que  la  doctrine  catho- 
lique. Enfin  il  a  la  prétention  d'être  chaste;  il  raye 
courageusement  d'un  de  ses  romans  un  «  détail 
libertin  de  trois  lignes  »,  s'imaginant  sans  doute 
qu'il  n'y  en  a  point  d'autres  dans  toute  son  œuvre. 

Yoilà  qui  est  bien.  Mais,  j'ai  beau  faire,  rien  ne 
me  semble  moins  chrétien  que  le  catholicisme  de 
M.  d'Aurevilly.  Il  ressemble  à  un  plumet  de  mous- 
quetaire. Je  vois  que  M.  d'Aurevilly  porte  son  Dieu 
à  son  chapeau.  Dans  son  cœur?  je  ne  sais.  L'impres- 
sion qui  se  dégage  de  ses  livres  est  plus  forte  que 
toutes  les  professions  de  foi  de  l'écrivain.  «  L'homme, 
lisons-nous  dans  Vlmitation,  s'élève  au-dessus  de  la 
terre  sur  deux  ailes  :  la  simplicité  et  la  pureté.  »  Ces 
deux  ailes  manquent  étrangement  à  l'auteur  d'Une 
vieille  maîtresse.  Son  œuvre  entière  respire  les  sen- 
timents les  plus  opposés  à  ceux  que  doit  avoir  un 
enfant  de  Dieu  :  elle  implique  le  culte  et  la  supersti- 
tion de  toutes  les  vanités  mondaines,  l'orgueil,  et  la 
délectation  dans  Torgueil,  la  complaisance  la  plus 
décidée  et  même  l'admiration  la  plus  éperdue  pour 
les  forts  et  les  superbes,  fussent-ils  ennemis  de  Dieu. 
Les  damnés  exercent  sur  M.  d'Aurevilly  une  irrésis- 
tible séduction.  Il  leur  prête  toujours  des  facultés 
mirifiques.  Il  n'admet  pas  qu'un  damné  puisse  être 
un  pied-plat  ou  un  pauvre  diable.  L'abbé  Sombreval, 
le  prêtre  athée  et  marié,  qui  feint  de  se  convertir 
pour  que  sa  fille  ne  meure  pas  ;  rorgueilleux,  farou- 


48  LES    CONTEMPORAINS. 

che  et  impassible  abbé  de  la  Croix-Jugan,  effroyable 
sous  les  cicatrices  de  son  suicide  manqué;  le  cheva- 
lier de  Mesnilgrand,  le  truculent  et  flamboyant 
athée...,  il  les  voit  immenses,  il  les  aime,  il  bouil- 
lonne d'admiration  autour  d'eux.  Presque  tous  les 
héros  des  romans  écrits  par  ce  chrétien  sont  des 
athées,  et  qui  ont  du  génie  —  et  de  grands  cœurs. 
Il  les  considère  avec  un  efl'roi  plein  de  tendresses 
secrètes.  Il  est  délicieusement  fasciné  par  le  diable. 

Mais,  si  peut-être  un  peu  de  tremblement  se  mêle 
à  son  ingénue  et  violente  sympathie  pour  les  dam- 
nés, c'est  avec  pleine  sécurité  et  c'est  d'un  amour 
sans  mélange  qu'il  aime,  qu'il  glorifie  les  grands 
mondains,  les  illustres  dandys,  les  viveurs  profonds, 
les  insondables  dons  Juans  :  Ryno  de  Marigny,  le 
baron  de  Brassard,  Ilavila  de  Ra viles,  et  combien 
d'autres  I  II  a  un  idéal  de  vie  où  s'amalgament 
Benvenuto  Cellini,  le  duc  de  Richelieu  et  Georges 
Brummel.  Savez-vous  qn  idéal  plus  antichrétien? 

Et  est-ce  sa  critique,  croyez-vous,  qui  Lii  vaudra 
le  paradis?  Je  comprends  et  il  me  pla*^;  que  la  cri- 
tique d'un  écrivain  catholique  soit  intolérante  à 
l'endroit  des  ennemis  de  la  foi.  Mais  la  critique  de 
M.  d'Aurevilly  est  d'une  incroyable  férocité.  Elle  sue 
le  plus  implacable  orgueil.  Quelques  classiques, 
quelques  écrivains  ecclésiastiques,  Balzac  et  Félicien 
Mallefille,  c'est  à  peu  près  tout  ce  qu'elle  épargne. 
M.  d'Aurevilly  regarde  Lacordaire  comme  un  prêtre 
insuffisant  et  douteux,  et  peu  s'en  faut  qu  il  ne  taxe 


BARBEY    D'AUREVILLY.  43 

d'immoralité  la  Vie  de  sainte  Marie-Madeleine.  Sa 
critique  est  aussi  étroite  pour  le  moins  et  aussi 
impitoyable  que  celle  de  Louis  Veuillot.  Mais  Veuillot 
était,  je  crois,  «  humble  de  cœur  »  malgré  tout,  et 
il  y  avait  chez  lui  des  coins  de  tendresse.  Le  catho- 
licisme de  M.  d'Aurevilly  ne  contient  pas  une  par- 
celle de  charité  —  ni  peut-être  de  justice.  La  religion 
ne  lui  est  point  une  règle  de  vie,  mais  un  costume 
historique  et  un  habit  de  théâtre  où  il  se  drape  en 
Spaccamonte. 

Et  cela  même,  je  l'avoue,  est  fort  intéressant. 

S'il  n'est  guère  catholique,  il  n'est  pas  «  diabo- 
11  lue  »  non  plus,  quoi  qu'on  en  ait  dit  et  bien  qu'il 
le  croie  peut-être.  On  a  fort  exagéré  la  corruption 
de  M.  d'Aurevilly. 

On  parle  beaucoup,  depuis  quelques  années,  de 
«  catholicisme  sadique  »  et  de  «  péché  de  malice.  » 
Il  faut  voir  ce  que  c^est  Au  fond,  c'est  quelque 
chose  d'assez  simple.  C'est  un  sentiment  qui  tient 
tout  entier  dans  le  mot  de  cette  Napolitaine  qui 
disait  que  son  sorbet  était  bon,  mais  qu'elle  l'aurait 
trouvé  meilleur  s'il  avait  été  un  péché.  Il  consiste, 
à  l'origine,  à  faire  le  mal,  non  pour  les  sensations 
agréables  qu'on  en  retire,  mais  parce  qu'il  est  le 
mal,  à  faire  ce  que  défend  Dieu  uniquement  parce 
que  Dieu  le  défend.  Sous  cette  forme  primitive  il 
est  vieux  comme  le  monde  ;  c"est  le  crime  de  Satan: 
Non  serviam.  Il  suppose  nécessairement  la  foi. 

Mais  notre  siècle  a  inventé  une  forme  nouvelle  du 


50  LES    CONTEMPOnAINS. 

péché  de  malice,  quelque  chose  de  bâtard  et  de 
contradictoire  :  le  péché  de  malice  sans  la  foi,  le 
plaisir  de  la  révolte  par  ressouvenir  et  par  imagi- 
nation. On  ne  croit  plus,  et  pourtant  certains  actes 
mauvais  semblent  plus  savoureux  parce  qu'ils  vont 
contre  ce  qu'on  a  cru.  Par  exemple,  le  ressouvenir 
des  obligations  de  la  pudeur  chrétienne,  encore 
qu'on  ne  se  croie  plus  tenu  par  elles,  nous  rend 
plus  exquis  les  manquements  à  cette  pudeur.  Nous 
concevons  plus  vivement,  en  effet,  nous  nous  repré- 
sentons dans  un  plus  grand  détail  et  nous  per- 
pétrons avec  plus  d'application  l'acte  qui  passe  pour 
péché  que  celui  qui  est  moralement  indifférent. 
L'idée  de  la  loi  violée  (même  quand  nous  n'y  croyons 
plus)  nous  fait  plus  attentifs  aux  sensations  dont  la 
recherche  constitue  la  violation  de  cette  loi,  et  par 
conséquent  les  avive,  les  aCQne  et  les  prolonge.  C'est 
pourquoi,  depuis  Baudelaire,  beaucoup  de  poètes  et 
de  romanciers  se  sont  plu  à  mêler  les  choses  de  la 
religion  à  celles  de  la  débauche  et  à  donner  à  celle- 
ci  une  teinte  de  mysticisme.  Il  est  vrai  que  ce  mysti- 
cisme simulé  peut  quelquefois  redevenir  sincère  ;  car 
la  conscience  dei'incurable inassouvissement  dudésir 
et  de  sa  fatalité,  le  détraquement  nerveux  qui  suit  les 
expériences  trop  nombreuses  et  qui  dispose  aux  som- 
bres rêveries,  tout  cela  peut  faire  naître  chez  le  débau- 
ché l'idée  d'une  puissance  mystérieuse  à  laquelle  il 
serait  en  prràe.  Dans  l'antique  Orient,  les  cultes  mys- 
tiques ont  été  les  cultes  impurs.  Celte  alliance  de  la 


BARBEY    D'AUREVILLY  51 

songerie  religieuse  et  de  l'enragement  charnel,  des 
jeunes  gens  l'ont  appelée  «  satanique  ».  Comme  il 
leur  plaira!  Ce  satanisme  est,  en  somme,  un  diver- 
tissement assez  misérable,  et  il  ne  prête  qu'à  un 
nombre  d'effets  littéraires  extrêmement  restreint 

Eh  bien,  il  faut  le  dire  à  l'honneur  de  M.  d'Aure- 
villy, s'il  y  a  chez  lui  du  satanisme,  ce  n'est  point 
celui-là.  Son  satanisme  consiste  simplement  à  voir 
partout  le  diable  —  et,  d'abord,  à  nous  raconter, 
avec  complaisance  et  en  s'excitant  sur  ce  qu'ils  ont 
d'extraordinaire,  des  actes  d'impiété  ou  des  cas  sur- 
prenants de  perversion  morale. 

M"®  Alberte,  qui  sort  du  couvent,  met,  pendant 
le  dîner,  son  pied  sur  celui  de  l'oflicier  qui  est  en 
pension  chez  ses  parents,  de  bons  bourgeois  de 
petite  ville.  Un  mois  après,  sans  avoir  rien  dit,  elle 
entre  une  nuit  dans  la  chambre  de  l'ofTicier  et  se 
livre,  toujours  sans  dire  un  moi  {le  Rideau  cramoisi). 
—  Le  comte  Serlon  de  Savigny  empoisonne  sa 
femme,  de  complicité  avec  sa  maîtresse  Hauteclaire, 
fille  d'un  prévôt,  avec  laquelle  il  fait  des  armes 
toutes  les  nuits.  Puis  il  épouse  Hauteclaire,  et  tous 
deux  sont  et  restent  parfaitement  heureux  [le  Bon- 
heur dans  le  crime).  —  La  comtesse  de  Stasseville, 
froide,  spirituelle  et  mystérieuse,  a  pour  amant, 
sans  que  personne  s'en  doute,  un  gentleman  très 
fort  au  whist,  Mermor  de  Kérocl.  Elle  empoisonne 
sa  fille  par  jalousie.  Elle  a  la  manie  de  mâchonner 
continuellement  des  tiges  de  résédas,  et,  après  sa 


52  LES    CONTEMPORAINS, 

mort,  on  trouve  dans  son  salon,  au  fond  d'une 
caisse  de  résédas,  le  squelette  d'un  enfant  {le  Dessous 
des  cartes  d^une  partie  de  whist).  —  Pendant  la  Ter- 
reur, l'abbé  Reniant,  prêtre  défroqué,  jette  aux 
cochons  des  hosties  consacrées:  ces  hosties  avaient 
été  confiées  par  des  prêtres  à  une  pauvre  sainte 
fille  quiles  portait  «  entre  ses  tétons.  »  —  Le  major 
Ydow,  quand  il  découvre  que  sa  femme  Pudica 
n'était  qu'une  courtisane,  brise  l'urne  de  cristal  où 
il  gardait  le  cœur  de  l'enfant  mort  qu'il  avait  cru 
son  fils,  et  lui  jette  à  la  tête  ce  cœur  qu'elle  lui 
renvoie  comme  une  balle,  t  C'est  la  premi-^re  fois 
certainement  que  si  hideuse  chose  se  soit  vue!  un 
père  et  une  mère  se  souffletant  tour  à  tour  le  visage 
avec  le  cœur  mort  de  leur  enfant!»  {A  un  di.-ier 
d^athécs.)  —  Le  duc  de  Sierra-Leone,  ayant  soup- 
çonné don  Esteban  d'être  l'amant  de  la  duchesse, 
le  fait  étrangler  par  ses  nègres,  puis  lui  arrache  le 
cœur  et  le  donne  à  manger  à  ses  chiens.  La  du- 
chessse,  qui  est  innocente,  se  fait  fille  publique  pour 
se  venger.  «  Je  veux  mourir,  dit-elle  à  l'un  de  ses 
clients  d'une  nuit,  où  meurent  les  filles  comms 
moi...  Avec  ma  vie  ignominieuse  de  tous  les  soirs, 
il  arrivera  bien  qu'un  jour  la  putréfaction  de  la 
débauche  saisira  et  rongera  enfin  la  prostituée  et 
qu'elle  ira  tomber  par  morceaux  et  s'éteindre  dans 
quelque  honteux  hôpital.  Oh  I  alors  ma  vie  sera 
payée,  ajouta-t-elle  avec  l'enthousiasme  de  la  plus 
affreuse   espérance  ;  alors  il  sera  temps  que  lo  duc 


BARBEY    D'AUREVILLY.  53 

de  Sierra-Leone  apprenne  comment  sa  femme,  la 
duchesse  de  Sierra-Leone,  aura  vécu  et  comment 
elle  meurt  »  {la  Vengeance  d'une  femme).  Et  c'est 
ainsi  que  M.  d'Aurevilly  nous  terrorise.  Mais  ce  sa- 
tanisme est  un  peu  celui  d'un  Croque-mitaine. 

Ou  bien  encore  M.  d'Aurevilly  nous  montre,  dans 
des  faits  inexplicables,  l'action  directe  du  diable. 
Jeanne  le  Hardouey  voit  un  jour  à  Téglise  l'abbé 
de  la  Croix-Jugan.  La  face  mutilée  du  prêtre  est 
horrible.  Mais  Jeanne  est  prise  pour  lui  d'un 
effroyable  amour  ;  et,  comme  elle  ne  peut  ni  domp- 
ter sa  passion  ni  l'assouvir,  elle  se  jette  dans  une 
mare.  Un  berger,  qui  la  haïssait,  le  lui  avait  prédit. 
Peut-être  lui  a-t-il  jeté  un  sort?...  (L'Ensorcelée.) 
La  vieille  Malgaigne,  qui  a  eu  jadis  des  rapports 
avec  le  diablej  prédit  à  l'abbé  Sombreval  quUl  finira 
dans  l'étang  de  Quesnay...  Et,  en  effet,  le  prêtre 
athée,  après  avoir  déterré  sa  fille  dont  il  a  causé 
involontairement  la  mort,  se  précipite  dans  l'étang 
avec  le  cadavre...  (le  Prêtre  marié).  —  Ryno  de 
Marigny  épouse  par  amour  l'idéale  et  liliale  Her- 
mengarde  de  Polastron,  avec  le  consentement  de  sa 
vieille  maîtresse,  l'Espagnole  Vellini.  «  Va  I  lui 
dit  la  Vellini  :  tu  me  reviendras  !  »  Et  il  lui  revient, 
tout  en  continuant  d'aimer  Hermengarde.  C'est  que 
Ryno  et  la  Vellini  ont  bu  du  sang  l'un  de  l'autre  ; 
rien  à  faire  contre  cela:  c'est  un  a  sort  »,  une  «  pos- 
session »  [Une  vieille  maîtresse).  Presque  tous  les 
héros  de  M.  d'Aurevilly  suntdes  «  ensorcelés  ». 


54  LES    CONTEMPORAINS. 

Celte  croyance,  si  triomphalement  affichée,  à 
Taclion  du  diahie  et  à  son  ingérence  dans  les 
affaires  humaines,  peut  paraître  piquante,  surtout 
quand  on  se  rappelle  le  caractère  si  peu  chréiien  du 
catholicisme  de  M.  d'Aurevilly.  Mais  tout  cela  est, 
au  fond,  assez  innocent.  Il  me  semble  même  que 
celui  qui,  croyant  au  diable,  l'aimerait  par  enfan- 
tillage et  romantique  bravade,  ne  serait  pas,  après 
tout,  un  être  si  diabolique  ;  car  il  resterait  un 
croyant,  il  aurait  de  l'univers  une  conception  très 
ferme  et  très  décidée:  il  ne  serait  qu'un  manichéen 
qui  s^amuse  à  faire  un  mauvais  choix.  Le  vrai  sata- 
nisme, c'est  la  négation  de  Satan  aussi  bien  que  de 
Dieu,  c'est  le  doute,  l'ironie,  l'impossibilité  de  s'ar- 
rêter à  une  conception  du  monde,  la  persuasion 
intime  et  tranquille  que  le  monde  n'a  point  de  sens, 
est  foncièrement  inutile  et  inintelligible...  De  ce 
salanisme-Ià,  il  y  en  a  plus  dans  telle  page  de  Sainte- 
Beuve,  de  Mérimée  ou  de  M.  Renan,  que  dans  ces 
ingénues  Diaboliques. 

Le  plus  fâcheux,  c'est  que  le  surnaturel  des  his- 
toires de  M.  d'/Vurevilly  est  la  suppression  (*e  toute 
psychologie.  Le  farouche  écrivain  développe,  ex- 
prime violemment,  abmdamment — et  longuement 
—  les  actes  et  les  sentiments  de  ses  personnages:  il 
ne  les  explique  'idimoixs,  et  ne  saurait  en  effet  les  ex- 
pliquer sans  éliminer  le  diable  —  auquel  il  tient 
plus  qu^à  tout.  Or  il  semble  bien  que  M.  d'Aurevilly 
prenne  pour  profondeur  celle  absence  d'explication. 


DARDEY    D'AUREVILLY.  55 

Et  ce  sera  là,   si  vous  le   voulez  bien,  sa  troisième 
illusion. 

El  voici  la  quatrième.  Elle  consiste  dans  une  foi 
absolue,  imperturbable,  à  la  suprématie  physique 
et  intellectuelle,  à  l'esprit,  à  la  beauté,  à  rélég:ance, 
au  «  je  ne  sais  quoi  »  des  hommes  et  des  femmes 
du  faubourg  Saint-Germain.  Le  faubourg!  M.  d'Au- 
revilly y  croit  encore  plus  que  Balzac  !  Toutes  ses 
grandes  dames  et  tous  ses  gentilshommes  sont, 
sans  exception,  des  créatures  quasi  surhumaines. 
Il  écrit  couramment  (et  je  ne  sais  si  vous  sentez 
comme  moi  ce  qu'il  y  a  d'impayable  dans  l'intona- 
tion à  la  fois  hautaine  et  familière  et,  pour  ainsi 
dire,  dans  le  «  geste  »  de  ces  phrases)  :  «  Spirituelles, 
nobles,  du  ton  le  plus  faubourg  Saint-Germain,  mais 
ce  soir-là  hardies  comme  des  pages  de  la  maison 
du  roi,  quand  il  y  avait  une  maison  du  roi  et  des 
pages,  elles  furent  d'un  étincellement  d'esprit,  d'un 
mouvement,  d'une  verve  et  d'un  brio  incompa- 
rables. »  —  a  II  fallait  qu'il  fût  trouvé  de  très  bonne 
compagnie  pour  ne  pas  être  souvent  trouvé  de  la 
mauvaise.  Mais,  quand  on  en  est  réellement,  vous 
savez  bien  qu'on  se  passe  tout,  au  faubourg  Saint- 
Germain  !»  —  «  Elle  était  jeune,  riche,  d'un  nom 
superbe,  belle,  spirituelle,  d'une  large  intelligence 
d'artiste,  et  naturelle  avec  cela,  comme  on  l'est  dans 
votre  monde,  quand  on   l'est  !  ..  » 

Mais   cette   illusirm  se    rattache  à  une  autre  plus 
générale  et  qui  a  été  celle  de  tous  les  romantiques. 


56  LES    CO.NTE.MPOIIAINS. 

M.  d'Aurevilly  croit  qu'il  n'y  a  d'intéressant  que 
l'extraordinaire.  Ce  n'est  chez  lui  que  Laras  im- 
menses, dons  Juans  prodigieux,  Rolands  surnaturels, 
femmes  fatales,  Messalines  démesurées,  ou  saintes 
de  vitrail  plus  saintes  que  les  anges.  Le  gonflement 
est  universel.  Il  y  a  dans  l'Ensorcelée  une  pauvresse, 
ancienne  fille  de  joie,  Glolilde  Mauduit:  elle  devient 
sibylline,  monumentale  de  mystère,  de  dignité  et 
d'orgueil.  M.  d'Aurevilly  a,  comme  Balzac,  des 
extases  et  des  émerveillements  bruyants  devant  ses 
personnages.  Et  c'est,  dans  les  détails  comme  dans 
les  conceptions  d'ensemble,  un  romantisme  effréné 
et  puéril.  «...  Je  me  suis  piqué  la  veine  où  tu  as 
bu,  écrit  Vellini  à  Ryno,  et  je  trace  ces  mots  à 
peine  lisibles  avec  Vépingle  de  mes  cheveux  sur  celle 
feuille  arrachée  d'un  vieux  missel..  »  Et  dire  que 
c'est  tout  le  temps  comme  celai  Comprenez-vous 
qu'au  moment  même  où  je  cherche  à  mettre  mes 
impressions  en  ordre,  il  m'en  reste  encore  quelque 
ahurissement? 

La  dernière  illusion  (est-ce  la  dernière  ?)  de  M.  d'Au- 
revilly consiste  à  croire  que  le  dandysme  est  quelque 
chose  de  considérable  et  qui  fait  honneur  à  l'esprit 
humain.  lia  toujours  été  très  préoccupé  du  dan- 
dysme et  a  consacré  un  volume  à  Georges  Brummtl. 
Voici,  je  pense,  les  raisons  de   ce   goût  singulier. 

L'œuvre  que  se  propose  le  dandysme  est  très 
paradoxale  et  très  difficile.  Généralement  on  ne 
domine  les  hommes  que  par  la  puissance  matérielle, 


BARBEY    D'AUREVILLY,  51 

par  le  génie  des  arts  ou  des  sciences,  quelquefois 
par  Tascendant  de  la  vertu.  Les  agréments  exté- 
rieurs, l'élégance  des  habits,  la  politesse  des  ma- 
nières, tout  cela  passe,  non  seulement  aux  yeux 
des  sages,  mais  même  aux  yeux  des  gens  du  monde 
quand  il  s'avisent  d'être  sérieux,  pour  dés  avantages 
très  inférieurs  à  l'esprit,  aux  talents  et  à  la  valeur 
morale. 

Or  le  dandy  entreprend  de  modifier  du  tout  au  tout 
cette  opinion  si  profondément  enfoncée  chez  les 
hommes  par  une  philosophie  traditionnelle  et  banale 
et  de  bouleverser  la  hiérarchie  des  mérites.  Délibéré- 
ment, il  fait  son  tout  de  ces  avantages  prétendus  fu- 
tiles. C'est  aux  choses  qui  ont  le  moins  d'importance 
qu'il  se  pique  d'en  attacher  le  plus.  Et  cette  vue  volon- 
tairement absurde  du  monde,  il  arrive  à  l'imposer 
au\  autres.  Il  réussit  à  faire  croire  à  la  partie  oisive 
et  riclie  de  la  société  que  d'innover  en  fait  d'usages 
mondains,  de  conventions  élégantes,  d'habits,  de 
manières  et  d'amusements,  c'est  aussi  rare,  aussi 
méritoire,  aussi  digne  de  considération  que  d'inventer 
et  de  créer  en  politique,  en  art,  en  littérature.  Il 
spirilualise  la  mode.  D'un  ensemble  de  pratiques 
insignifiantes  et  inutiles  il  fait  un  art  qui  porte  sa 
marque  personnelle,  qui  plaît  et  qui  séduit  à  la  façon 
d'un  ouvrage  de  l'esprit.  Il  communique  à  de  menus 
signes  de  costume,  de  tenue  et  de  langage,  un  sens 
et  une  puissance  qu'ils  n'ont  point  naturellement. 
QreU  il  fait   croire  à  ce  qui  n'existe  pas.   Ht   règne 


j;3  LES    COMEMPOr.AlNS. 

parles  airs  »,  comme  d'autres  par  les  talents,  par 
la  force,  par  la  richesse.  Il  se  fait,  avec  rien,  une 
supériorité  mystérieuse  que  nul  ne  saurait  définir, 
mais  dont  les  effets  sont  aussi  réels  et  aussi  grands 
que  ceux  des  supériorités  classées  et  reconnues  par 
les  hommes.  Le  dandy  est  un  révolutionnaire  et  un 
illusionniste. 

Mais  il  y  a  plus  :  celte  royauté  des  manières,  qu'il 
élève  à  la  hauteur  des  autres  royautés  humaines,  il 
l'enlève  aux  femmes,  qui  seules  semblaient  faites  pour 
l'exercer.  C'est  à  la  façon  et  un  peu  par  les  moyens 
des  femmes  qu'il  domine.  Et  cette  usurpation  de 
fonctions,  il  la  fait  accepter  par  les  femmes  elles- 
mêmes  et,  ce  qui  est  encore  plus  surprenant,  par  les 
hommes.  Le  dandy  a  quelque  chose  d'antinaturel, 
d'androgyne,  par  où  il  peut  séduire  infiniment. 

Au  reste,  le  dandy  est  très  réellement  un  artiste  à 
sa  manière.  C'est  toute  sa  vie  qui  est  son  œuvre 
d'art  à  lui.  11  plaît  et  règne  par  les  apparences  qu'il 
donne  à  sa  personne  physique,  comme  l'écrivain 
par  ses  livres.  Et  il  plaît  tout  seul,  sans  le  secours 
d'autrui.  Ce  n'est  pas,  comme  le  comédien,  la  pensée 
d'un  autre  qu'il  interprète  avec  sa  personne  et  son 
corps.  Aussi  le  vrai  dandy  me  parait-il  venir,  dans 
l'échelle  des  mérites,  aj-dessus  du  grand  comédien. 

Enfin,  la  fonction  du  dandy  estéminemment  philo- 
sophique. Comme  il  fait  quelque  chose  avec  le  n.ant, 
comme  ses  inventions  consistent  en  des  riens  parfai- 
tement superflus  et  qui  ne  valent  que  par  Topinion 


BARBEY    D'AUREVILLY-  59 

qu'il  en  a  su  donner,  il  nous  apprend  que  les  choses 
n'ont  de  prix  que  celui  que  nous  leur  attachons,  et 
que  tt  ride'alisme  est  le  vrai  ».  Et  comme,  ayant  pris 
la  mieux  reconnue  des  vanités,  il  a  su  l'égaler  aux 
occupations  qui  passent  pour  les  plus  nobles,  il  nous 
fait  aussi  entendre  par  là  que  tout  est  vain. 

Seulement,  pour  que  le  dandy  soit  tout  ce  que  j'ai 
dit,  une  condition  est  nécessaire  :  il  ne  faut  pas  qu'il 
soit  dupe  de  lui-même.  Il  faut  qu'il  ait  conscience  de 
la  profonde  ironie  et  du  paradoxe  effrayant  de  son 
œuvre.   M.  d'Aurevilly  en  a-t-il  conscience? 

C'est  la  question  que  je  me  pose  sans  cesse  en  par- 
lant de  lui.  Et  de  là  mon  embarras.  Est-il  dupe  des 
sentiments  extraordinaires  qu'il  affiche,  de  son  dan- 
dysme, de  son  catholicisme,  de  son  satanisme  un 
peu  enfantin,  de  ses  préjugés  sur  l'aristocratie?  Qui 
distinguera  son  masque  de  son  visage  ?  Je  crois  que 
ce  qu'il  y  a  de  sincère  en  lui,  c'est  le  goût  de  la 
grandeur,  de  la  force,  de  Théroïsme,  et  la  joie  de  se 
sentir  «  différent  »  de  ses  contemporains.  Il  a  certes 
l'imagination  puissante  et  paThis  épique  {le  Chevalier 
Destouches).  Mais  l'outrance  énorme  et  continue  de 
son  expression  donne  à  tous  seslivresunairlhéâtral, 
une  apparence  d'artifice.  Il  a  beau  avoir  de  terribles 
trompettes  dans  la  voix  et  faire  des  gestes  tout  à  fait 
sublimes,  je  suis  effrayé  de  voira  combien  peu  se 
réduit  le  noyau  substantiel  de  ces  œuvres  redon- 
dantes. Parmi  des  affirmations  d'idéalisme  et  de  foi 
catholique  ou  aristocratique  développées  avec  furie, 


60  LES    CONTEMPORAINS. 

je  vois  s'agiter  des  figures  étranges  et  plus 
qu'humaines  ;  mais  je  vous  jure  que  je  ne  les  sens  pas 
vivre.  Je  trouve  des  passions  singulières  et  d'une 
énergie  féroce  ;  mais  de  tous  ces  drames  vous 
n'extrairez  pas,  j'en  ai  peur,  une  goutte  de  vraie  pitié 
ni  de  simple  tendresse.  Toute  cette  œuvre  où  s'épand 
une  imagination  si  riche,  où  roule  une  si  vertigineuse 
rhétorique,  je  me  dis  que,  si  elle  est  retentissante, 
c'est  peut-être  à  la  façon  d'une  armure  vide,  et  que 
si  elle  est  empanachée,  c'est  peut-être  comme  un 
catafalque  qui  recouvre  le  néant.  Cet  écrivain 
catapultueux  n'est-il  donc  que  le  dernier  et  le  plus 
forcené  des  romantiques?  Qu'y  a-t-il  au  juste  dans 
son  fait?  Histrionisme  magnanime  ou  snobisme 
majestueux?  J'hésite  et  je  m'étonne...  Et,  tandis  que 
je  demeure  stupide,  je  me  rappelle  cette  réplique  de 
Mesnilgrand  dans  le  Dîner  d'athées  : 

a  Mon  cher,  les  hommes...  comme  moi  n'ont  été  faits  de 
toute  éternité  que  pour  étonner  les  hommes  ..comme  toil  » 

Je  me  le  tiens  pour  dit,  et  je  tâche  de  transformer 
mon  étonnement  en  admiration.  Après  tout,  l'ou- 
trance et  l'artifice  portés  à  ce  point  deviennent  des 
choses  rares  et  qu'il  faut  ne  considérer  qu'avec 
respect.  Mettons,  pour  sortir  de  peine,  que  le  chef- 
d'œuvre  de  M.  d'Aurevilly,  c"'est  M.  d'Aurevilly  lui- 
même.  Quelle  que  soit  dans  son  personnage  la  part 
de  la  nature  et  de  la  volonté,  la  constance,  la  sûreté, 


BARBEY    DAUREVILLY.  61 

la  maîtrise  infaillible  avec  lesquelles  il  a  soutenu  ce 
rôle  ne  sont  pas  d'un  médiocre  génie.  S'est-il  contenté 
d'achever,  de  pousser  à  leur  maximum  d'expression 
les  traits  naturels  de  sa  personne  physique  et  morale  ? 
Ou  bien  est-ce  un  masque  qu'il  s'est  composé  de 
toutes  pièces  et  qu'il  s'est  appliqué  ?  On  ne  sait;  et 
sans  doute  lui-même  ne  saurait  plus  le  dire.  Si  c'est 
un  masque,  quel  prodige  de  l'art  !  Ah  I  comme  il 
tient!  et  depuis  combien  d'années!  secrètement 
réparé  peut-être,  mais  toujours  intact  auxyeux,  sans 
un  trou,  sans  une  fêlure.  Soyez  tranquille,  la  mort 
le  prendra  debout,  niant  le  temps,  la  tète  haute, 
superbe  et  redressé,  et  s'épandant  en  propos  fas- 
tueux. Quelle  force  d'âme,  quand  on  y  songe,  dans 
cet  acharnement  à  garder  jusqu'au  bout,  en  présence 
des  autres  hommes,  l'apparence  et  la  forme  exté- 
rieure du  personnage  spécial  qu'on  a  rêvé  d'être  et 
qu'on  a  été  !  C'est  de  l'héroisme  tout  simplement,  et 
je  vous  prie  de  donner  au  mot  tout  son  sens.  Et  si 
c'est  de  l'héroïsme  inutile  et  incompris,  c'est  d'autant 
plus  beau. 


LES    CONTCMP.   IV.  2** 


M.  PAUL  YERLAIxNE  ^') 


LES  POETES   «  SYMBOLISTES  »  (i  «  DECADENTS  » 


I. 


Peut-être,  au  risque  de  paraître  ingénu,  A-'ais-je 
vous  parler  des  poètes  symbolistes  et  décadents. 
Pourquoi  ?  D'abord  par  un  scrupule  de  conscience. 
Qui  sait  s'ils  sont,  autant  qu'ils  en  ont  l'air,  en 
dehors  de  la  littérature,  et  si  j'ai  le  droit  de  les  igno- 
rer ?  —  Puis  par  un  scrupule  d'amour-pnjpre.  Je 
veux  faire  comme  Paul  Bourget,  qui  se  croirait  perdu 
d'honneur  si  une  seule  manifestation  d'art  lui  était 
restée  incomprise.  —  Enfin,  par  un  scrupule  de  cu- 
riosité. Il  se  peut  que  ces  poètes  soient  intéressants 
à  étudier  et  à  définir,  et  que  leur  personne  ou  leur 
œuvre  me   communique    quelque   impression    non 

(Ij  Poème*  satiirnims  ;  la  Bonne  chanxon  ;  Fnlrs  galantes  ; 
Jadis  et  na^vère  ;  lUnnancei  sans  paroles  (chez  Léon  Vanier) 
Sagesse  (chez   Victor  Palmé). 


61  LES    CONTEMPORAINS, 

encore  éprouvée.  Mais,  comme  j'ai  au  fond  l'e.=prit 
timide,  j'ai  besoin,  avant  de  tenter  l'aventure,  de 
m'entourer  de  quelques  précautions.  Je  m'abrite 
derrière  deux  hypothèses,  invérifiables  l'une  et 
l'autre,  et  que  je  n'ai  qu'à  donner  comme  telles 
pour  n'être  point  accusé  soit  de  témérité,  soit  do 
snobisme. 

Premièrement,  je  suppose  que  les  poètes  dits 
décadents  ne  sont  point  de  simples  mystificateurs.  A 
dire  vrai,  je  suis  tenté  de  les  croire  à  peu  près  sin- 
cères —  non  point  parce  qu'ils  sont  terriblement 
sérieux,  solennels  et  pontifiants,  mais  parce  que 
voilà  déjà  longtemps  que  cela  dure,  sans  un  oubli, 
sans  une  défaillance.  Il  ne  leur  est  jamais  échappé 
un  sourire.  Une  mystification  si  soutenue,  qui  récla- 
merait un  tel  eCfort,  et  un  effort  si  disproportionné 
avec  le  plaisir  ou  le  profit  qu'on  en  retire,  serait,  il 
me  semble,  au-dessus  des  forces  humaines.  Puis  j'ai 
coudoyé  quelques-uns  de  ces  initiés,  et  j'ai  eu,  sur 
d'autres,  des  renseignements  que  j'ai  lieu  de  croire 
exacts.  Il  m'a  paru  que  la  plupart  étaient  de  bons 
jeunes  gens,  d'autant  de  candeur  que  de  prétention, 
assez  ignorants,  et  qui  n'avaient  point  assez  d'esprit 
pour  machiner  la  farce  énorme  dont  on  les  accuse 
et  pour  écrire  par  jeu  la  prose  et  les  vers  qu'ils 
écrivent.  Enfin,  leur  ignorance  même  et  la  date  de 
leur  venue  au  monde  (qui  fait  d'eux  des  esprits  très 
jeunes  lâchés  dans  une  littérature  très  vieille,  des 
sortes  de  barbares  sensuels  et  précieux),  leur  vie  de 


PAUL    VERLAINE.  C3 

noctambules,  Tabus  des  veilles  et  des  boissons  exci- 
tantes, leur  de'sir  d'être  singuliers,  la  mystérieuse 
névrose  (soit  qu'ils  l'aient,  qu'ils  croient  l'avoir  ou 
qu'ils  se  la  donnent),  il  me  semble  que  tout  cela 
suffirait  presque  à  expliquer  leur  cas  et  qu'il  n'est 
point  nécessaire  de  suspecter  leur  bonne  foi. 

Secondement,  je  suppose  que  le  «  sj'-mbolisme  »  ou 
le  «  décadisme  »  n'est  pas  un  accident  totalement 
négligeable  dans  l'histoire  de  la  littérature.  Mais 
j'ai  sur  ce  point  des  doutes  plus  sérieux  que  sur  le 
premier.  Certes  on  avait  déjà  vu  des  maladies  litté- 
raires :  le  «  précieux  »  sous  diverses  formes  (à  la 
Renaissance,  dans  la  première  moitié  du  xvii«  siècle, 
au  commencement  du  xviii'),  puis  les  «  excès  »  du 
romantisme,  de  la  poésie  parnassienne  et  du  natu- 
ralisme. Mais  il  y  avait  encore  beaucoup  de  santé 
dans  ces  maladies  ;  même  la  littéralure  en  était  par- 
fois sortie  renouvelée.  Et  surtout  la  langue  avait 
toujours  été  respectée  dans  ces  tentatives.  Les 
«  précieux  »  et  les  «  grotesques  »  du  temps  de 
Louis  XIII,  les  romantiques  et  les  parnassiens 
avaient  continué  de  donner  aux  mots  leur  sens 
consacré,  et  se  laissaient  aisément  comprendre.  Il 
y  a  plus  :  les  jeux  d'un  Voiture  ou  ceux  d'un  Cyrano 
de  Bergerac  exigeaient,  pour  être  agréables,  une 
grande  précision  et  une  grande  propriété  dans  les 
termes.  C'est  la  première  fois,  je  pense,  que  des 
écrivains  semblent  ignorer  le  sens  traditionnel  des 
mots  et,  dans  leurs  combinaisons,  le  génie  même  de 


C6  LES    CONTEMPORAINS. 

la  langue  française  et  composent  des  grimoires  par- 
faitement inintelligibles,  je  ne  dis  pas  à  la  foule, 
mais  aux  lettrés  les  plus  perspicaces.  Or  je  pourrais 
sans  doute  accorder  quelque  attention  à  ces  logo- 
griphes,  croire  qu'ils  méritent  d'être  déchiffrés,  et 
qu'ils  impliquent,  chez  leurs  auteurs,  un  état  d'es- 
prit intéressant,  s'il  m'était  seulement  prouvé  que 
ces  jeunes  gens  sont  capables  d'écrire  proprement 
une  page  dans  la  langue  de  tout  le  monde  ;  mais 
c'est  cequ'ilsn'ontjamaisfait.  Cependant,  puisqu'une 
curiosité  puérile  m'entraîne  à  les  étudier,  je  suis 
bien  obligé  de  présumer  qu'ils  en  valent  la  peine, 
et  je  maintiens  ma  seconde  hypothèse. 


n 


...  Eh  bien,  non  !  je  ne  parlerai  pas  d'eux,  parco 
que  je  n'y  comprends  rien  et  que  cela  m'ennuie.  Ce 
s'est  pas  ma  faute.  Simple  Tourangeau,  fils  d'une 
race  sensée,  modérée  et  railleuse,  avec  le  pli  de 
vingt  années  d'habitudes  classiques  et  un  incurable 
besoin  de  clarté  dans  le  discours,  je  suis  trop  mal 
préparé  pour  entendre  leur  évangile.  J'ai  lu  leurs 
vers,  et  je  n'y  ai  même  pas  vu  ce  que  voyait  le  din- 
don de  la  fable  enfantine,  lequel,  s'il  ne  distinguait 
pas  très  bien,  voyait  du  moins  quelque  chose.  Je 
n'ai  pu  prendre  mon  parti  de  ces  séries  de  vocables 
qui,  étant  enchaînés   selon  les  lois   d'une   syntaxe, 


PAUL  verlai:;e.  6T 

sem  jlent  avoir  un  sens,  et  qui  n'en  ont  point,  et 
qui  vous  retiennent  malicieusement  l'esprit  tendu 
dans  le  vide,  comme  un  rébus  fallacieux  ou  comme 
une  charade  dont  le  mot  n'existerait  pas... 

Enta  dentelle  où  n'est  notoire 
Mon  doux  évanouissement, 
Tai'ions  pour  l'âtre  sans  histoira 
Tel  vœu  de  lèvres  résumant. 

Toute  ombre  hors  d'un  territoire 

Se  teinte  itérativeraent 

A  la  lueur  exhalatoire 

Des  pétales  de  remuement... 

J'ai  pris  ces  vers  absolument  au  hasard  dans  Tun 
des  petits  recueils  symbolistes,  et  j'ai  eu  la  naïveté 
de  chercher,  un  quart  d'heure  durant,  ce  qu'ils  pou- 
vaient bien  vouloir  dire.  J'aurais  mieux  fait  de  passer 
ce  temps  à  regarder  les  signes  gravés  sur  l'obélisque 
de  Louqsor  ;  car  du  moins  l'obélisque  est  proche  d'un 
fort  beau  jardin,  et  il  est  rose,  d'un  rose  adorable, 
au  soleil  couchant...  Si  les  vers  que  j'ai  cités  n'ont 
pas  plus  de  sens  que  le  bruit  du  vent  dans  les  feuilles 
ou  de  l'eau  sur  le  sable,  fort  bien.  Mais  alors  j'aime 
mieux  écouter  l'onde  ou  le  vent. 

L'un  d'eux,  pourtant,  nous  a  exposé  ce  qu'ils  pré- 
tendaient faire  dans  une  brochure  modestement 
intitulée  Traité  du  verbe,  avec  Avant- dire  de  Sté- 
phane Mallarmé.  On  y  voit  qu'ils  ont  inventé  (paraît- 
il)  deux  choses  :  le  symbole  et  l'instrumentation 
poétique. 


68  LES    CONTEMPORAKNS. 

L'auteur  du  Traité  du  verbe  nous  explùiue  ce  que 
c'est  que  le  symbole  : 

«  Agitons  que  pour  le  repos  vespéral  de  l'amante  le  poète 
voudrait  le  site  digue  qui  exhalât  vaporeusemcnt  le  mot 
aimer. 

<L  Or,  en  quête  sous  les  ramures,  il  s'est  lassé,  et  la  nuit 
est  venue  sur  la  vanité  de  son  espoir  présomptueux  :  parmi 
l'air  le  plus  pur  de  désastre,  en  le  plus  plaisant  lieu  une 
voix  disparate,  un  pin  sévèrement  noir  ou  quelque  rouvre 
de  trop  d'ans  s'opposait  à  l'intégral  salut  d'amour,  et  la 
velléité  dès  lors  inerte  demeurait  muette,  eana  même  la 
conscience  mélancolique  de  son  mutisme. 

«  Voudras-tu,  poète,  te  résigner  ? 

0  Non,  et  les  lieux  inutiles  reverront  sa  visite  :  les  pierres 
nuées  qui  lui  plurent,  il  les  ordonnera  négligemment  en  un 
parterre  de  mousse  dont  il  garde  le  puéril  souvenir  :  par 
son  unique  vouloir  esseulées,  hors  de  mille  s'étrangeront  là 
quelques  ramures  vertes  virginalement  sur  de  droits  rêves, 
et  perplexes  quand  sous  elles  il  laissera  qui  prévalaient 
d'oiseaux  tels  rameaux  morts  gésir,  et  devinée  mieux  quo 
vue  aux  dentelles  des  verdures  amèuera  large  et  molle  une 
rivière  où  des  lis  gigantesques  :  un  torse  nu  de  vierge  en 
l'eau  s'ornera  d'une  toison  mêlée  à  l'heure  d'un  soleil  sai- 
gnant son  or  mourant. 

«  Alors  pourra  venir  celle-là  :  et  l'amante  au  seuil  très 
noblement  g'alanguira,  comprenant,  sa  rougeur  d'ange 
exquisement  éparse  parmi  le  doux  soir,  ITTymen  immortel 
mêlé  d'oubli  et  d'appréhension  qui  de  son  murmuro  visible 
emplira  le  site  créé.  » 

Gela  veut  dire,  sauf  erreur  : 

—  Supposons  que  le  poêle  veuille,  pour  que 
l'amante  y  dorme  le  soir,  un  paysage  digne  d'elle  et 
qui  fasse  rêver  d'amour.  Ce  paysage  idéal,  il  le  de- 
mandera vainement  à  la  nature  :  toujours  quelque 


1 


PAUL    VERLAINE  60 

détail  disparate  y  rompra  l'harmonie  rêvée.  Alors  il 
fera  son  choix  dans  les  matériaux  que  lui  offre  le 
monde  réel.  Il  disposera  à  son  gré  les  pierres  nuan-^ 
cées  ;  il  arrangera  les  ramures  droites  sur  les  troncs 
élancés  ou  pliants  et  chargés  d'oiseaux;  il  si^mera 
le  gazon  de  branches  mortes  et  laissera  entrevoir, 
parmi  la  feuillée,  une  large  rivière,  avec  de  grands 
lis  et  un  torse  de  vierge,  etc. 
Et  plus  loin  : 

«  L'heure  n'est  étrange,  désormais,  de  res<;errer  d'un 
Qœud  solide  les  preuves  sans  ire  émises,  violettes  faveurs 
de  mon  songe,  » 

Cela  veut  dire  :  «  Résumons-nous.  » 

a  L'idée,  qui  seule  importe,  en  la  vie  est  épr\rse. 

c  Aux  ordinaires  et  mille  visions  (pour  elles-mêmes  à 
négliger)  où  l'Immortelle  se  dissémine,  le  logique  et  médi- 
tant poète  les  lignes  saintes  ravisse,  desquelles  il  composera 
la  vision  seule  digne  :1e  réel  et  suggestif  symbole  d'où,  pal- 
pitante pour  le  rêve,  en  son  intégrité  nue  se  lèvera  l'Idée 
première  et  dernière  ou  vérité.  y> 

Gela  signifie,  je  crois,  en  langage  humain,  que  cer- 
taines formes,  certains  aspects  du  monde  physique 
font  naître  en  nous  certains  sentiments,  et  que,  réci- 
proquement, ces  sentiments  évoquent  ces  visions  et 
peuvent  s'exprimer  par  elles.  Cela  signifie  aussi,  par 
suite,  que  le  poète  ne  copie  pas  exactement  la  réalité, 
mais  ne  lui  emprunte  que  ce  qui  correspond,  en  elle, 


10  LES    CONTEMPORAINS. 

à  l'impression  qu'il  veut  traduire...  Mais  est-ce  qu'il 
ne  vous  semble  pas  que  nous  nous  doutions  un  peu 
de  ces  choses  ? 

L'invention  des  symbolistes  consiste  peut-être  à  ne 
pas  dire  quels  sentiments,  quelles  pensées  ou  quels 
états  d'esprit  ils  expriment  par  des  images.  Mais  cela 
même  n'est  pas  neuf.  Un  symbole  est,  en  somme,  une 
comparaison  prolongée  dont  on  ne  nous  donne  que 
le  second  terme,  un  système  de  métaphores  suivies. 
Bref,  le  symbole,  c'est  la  vieille  «  allégorie  »  de  nos 
pères.  Horreur  1  la  pièce  de  Mf"'  Deshoulières  : 
«  Dans  ces  prés  fleuris...  »  est  un  symbole!  Et  c'est 
un  symbole  que  le  Vase  brisé,  si  vous  rayez  les  deux 
dernières  strophes. 

Seulement,  prenez  garde  :  si  vous  les  rayez,  celles 
qui  resterontseront toujours  charmantes  ;  mais  vous 
verrez  qu'ellesn'exprimeront plus  rien  de  bien  précis, 
qu'elles  ne  vous  suggéreront  plus  que  l'idée  vague 
d'une  brisure,  d'une  blessure  secrète.  Les  symboles 
précis  et  clairs  par  eux-mêmes  sont  assez  peu  nom- 
breux. II  est  très  vrai  que  la  plus  belle  poésie  est 
faite  d'images,  mais  d'images  expliquées.  Si  vous 
jtez  l'explication,  vous  ne  pourrez  plus  exprimer  que 
des  idées  ou  des  sentiments  très  généraux  et  très 
simples  :  naissance  ou  déclin  d'amour,  joie,  mé- 
lancolie, abandon,  désespoir...  Et  ainsi  (c'est  où  je 
voulais  en  venir)  le  symbolisme  devient  extrêmement 
commode  pour  les  poêles  qui  n'ont  pas  beaucoup 
d'idées. 


PAUL    VERLAINE.  71 

Et  voici  la  seconde  découverte  des  symbolistes 
hagards. 

On  s(»u[)C(tnnait,  depuis  Homère,  qu''il  y  a  des  rap- 
ports, des  correspondances,  des  affinités  entre  cer- 
tains sons,  certaines  formes,  certaines  couleurs  et 
certains  états  d'âme.  Par  exemple,  on  sentait  que 
les  a  multipliés  étaient  pour  quelque  chose  dans 
l'impression  de  fraîcheur  et  de  paix  que  donne  ce 
vers  de  Virgile  : 

Pascitur  in  silvanagna  formosa  jiivenca. 

On  sentait  que  la  douceur  des  u  et  la  tristesse  des 
(f  prolongés  par  des  muettes  contribuaient  au  charme 
de  ces  vers  de  Racine  : 

Ariane,  ma  sœur,  de  quelle  amour  blessée 
Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée  l 

On  n'ignorait  pas  que  les  sons  peuvent  être  écla- 
tants ou  effacés  comme  les  couleurs,  tristes  ou  joyeux 
comme  les  sentiments.  Mais  on  pensait  que  ces  res- 
semblances et  ces  rapports  sont  un  peu  fuyants, 
n'ont  rien  de  constant  ni  de  rigoureux,  et  qu'ils 
nous  sont  pour  le  moins  indiqués  par  le  sens  des 
mots  qui  composent  la  phrase  musicale.  Si  lest»  et 
les  é  du  distique  de  Racine  nous  semblent  corres- 
pondre à  des  sons  de  flûte  ou  à  des  teintes  de  cré- 
puscule, c'est  bien  un  peu  parce  que  ce  distique 
exprime  en  effet  une  idée  des  plus  mélancoliques. 


72  LES    CONTEMPORAINS. 

Mais  si  Ton  vous  demandait  à  quels  inslrumentsde 
musique,  à  quelles  couleurs,  à  quels  sentiment  cor- 
respondent exactement  les  voyelles  et  les  diphton- 
gues et  leurs  combinaisons  avec  les  consonnes, 
vous  seriez,  j'imagine,  fort  empêché.  Et  si  l'on  vous 
disait  que  ce  misérable  Arthur  Rimbaud  a  cru,  par 
la  plus  lourde  des  erreurs,  que  la  voyelle  u  était 
verte,  vous  n'auriez  peut-être  pas  le  courage  de 
vous  indigner  ;  car  il  vous  paraît  également  pos- 
sible qu'elle  soit  verte,  bleue,  blanche,  violette  et 
même  couleur  de  hanneton,  de  cuisse  de  nymphe 
émue,  ou  de  fraise  écrasée. 

OrécoutezbienI  A  est  noir,  e  blanc,  i  bleu,  o  rouge, 
u  jaune. 

El  Je  noir,  c'est  l'orgue  ;  le  blanc,  la  harpe  ;  le 
bleu,  le  violon  ;  le  rouge,  la  trompette  ;  le  jaune,  la 
Qûte. 

Et  l'orgue  exprime  la  monotonie,  le  doute  et  la 
simplesse  (sic)  ;  la  harpe,  la  sérénité  ;  le  violon,  la 
passion  et  la  prière  ;  la  trompette,  la  gloire  et  l'ova- 
tion ;  la  flûte,  l'ingénuité  et  le  sourire. 

Et  vous  pourrez  voir  dans  le  Traité  du  verbe,  déter- 
minées avec  la  même  précision  et  pour  Téternité, 
les  nuances  de  son,  de  timbre,  de  couleur  et  de  sen- 
timent qui  résultent  des  diverses  combinaisons  des 
voyelles  entre  elles  ou  avec  les  consonnes. 

Faisons  un  acte  de  foi. 

Le  bon  Sully-Prudhomme  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  le  faire.   Il   disait   humblement  à  un  jeune 


PAUL    VERLAINE.  13 

«instrumentiste  »  qui  était  venu  lui  rendre  visite  : 

—  Pardonnez-moi.  J'essaye  de  comprendre  ce  que 
vous  voulez  faire.  Vous  ne  considérez,  n'est-ce  pas, 
que  la  valeur  musicale  des  mots,  sans  tenir  compte 
de  leur  sens? 

Le  bon  jeune  homme  répondit  : 

—  Nous  entenons  compte  dans  une  certaine  mesure. 

—  Mais  alors,  dit  Sully,  prenez  garde  :  vous  allez 
être  obscurs. 

Dans  quelle  mesure  les  jeunes  symbolards  tiennent 
encore  compte  du  sens  des  mots,  c'est  ce  qu'il  est 
difficile  de  démêler.  Mais  cette  mesure  est  petite  ;  et, 
pour  moi,  je  ne  distingue  pas  bien  les  endroits  où 
ils  sont  obscurs  de  ceux  où  ils  ne  sont  qu'inintel- 
ligibles. 

Pourtant,  dans  toute  erreur  il  y  a,  comme  dit 
Shakespeare,  une  âme  de  vérité.  Si  ces  jeunes  gens 
voulaient  être  raisonnables,  s'ils  ne  gâtaient  point 
par  de  damnables  exagérations  l'évangile  qu'ils 
nous  apportent,  on  s'apercevrait  qu'ils  ont  fait  deux 
belles  découvertes  et  bien  inattendues  (car  il  n'y  a 
guère  plus  de  six  mille  ans  qu'on  les  connaissait). 

Ils  ont  découvert  la  métaphore  et  l'harmonie  imi- 
tative  (1)  ! 


(1)  Je  sais  que,  parmi  les  poètes  connus  sous  le  nom  de 
décadents,  il  y  en  a  qui  se  laissent  lire  et  qui  ont  du  talent. 
Mais  ceux-là  ne  sont,  en  somme,  que  des  disciples  plus  ou 
moins  habiles  de  Baudelaire,  et  j'ai  pensé  qu'il  n'était  point 
utile  de  parler  d'eux. 

LES   CONTEMP,    IV.  " 


U  LES    CU.NTEMI'ORaLNS. 


III 


Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  eût  plus  rien  à  découvrir  en 
poésie? 

Je  ne  dis  pas  cela.  II  y  avait  quelque  chose  peut- 
être.  Quoi?  je  ne  sais.  Quelque  chose  de  moins  pré- 
cis, de  moins  raisonnable,  de  moins  clair,  de  plus 
chantant,  de  plus  rapproché  de  la  musique  que  la 
poésie  romantique  et  parnassienne.  Notre  poésie  a 
toujours  trop  ressemblé  à  de  la  belle  prose.  Ceux 
mêmes  qui  y  ont  mis  le  moins  de  raison  en  ont 
encore  trop  mis.  Imaginez  quelque  chose  d'aussi 
spontané,  d'aussi  gracieusement  incohérent,  d'aussi 
peu  oratoire  et  discursif  que  certaines  rondes  enfan- 
tines et  certaines  chansons  populaires,  des  séries 
d'impressions  notées  comme  en  rêve.  Mais  supposez 
en  même  temps  que  ces  impressions  soient  très 
fines,  très  délicates  et  très  poignantes,  qu'elles 
soient  celles  d'un  poète  un  peu  malade,  qui  a  beau- 
coup exercé  ses  sens  et  qui  vit  à  l'ordinaire  dans  un 
état  d'excitation  nerveuse.  Bref,  une  poésie  sans 
pensée,  à  la  fois  primitive  et  subtile,  qui  n'exprime 
point  des  suites  d'idées  liées  entre  elles  (comme  fait 
la  poésie  classique),  ni  le  monde  physique  dans  la 
rigueur  de  ses  contours  (comme  fait  la  pdésie  parnas- 
sienne), mais  des  états  d  esprit  où  nous  ne  nous 
distinguons  pas  bien  des  choses,  où  les  sensations 


II 


.      PAUL    VERLAINE.  "îô 

sont  si  étroitement  unies  aux  sentiments,  où  ceux-ci 
naissent  si  rapidement  et  si  naturellement  de  celles- 
là  qu'il  nous  suffît  de  noter  nos  sensatinns  au  hasard 
et  comme  elles  se  présentent  pour  exprimer  par  là 
même  les  émotions  qu'elles  éveillent  successivement 
dans  notre  âme... 

Comprenez- vous  ?...  Moi  non  plus.  Il  faut  être  ivre 
pour  comprendre.  Si  vous  Têtes  jamais,  vous  remar- 
querez ceci.  Le  monde  sensible  (toute  la  rue  si  vous 
êtes  à  Paris,   le  ciel  et  les  arbres  si  vous  êtes  à  la 
campagne)  vous  entre,  si  je  puis  dire,  dans  les  yeux. 
Le  monde  sensible  cesse  de  vous  être  extérieur.  Vous 
perdez  subitement  le  pouvoir  de  1'  «  objectiver  »,  de 
le  tenir  en  dehors  de  vous.  Vous  éprouvez  réellement 
qu'un  paysage  n'est,  comme  on  l'a  dit,  qu'un  état  de 
conscience.  Dès  lors  il  vous  semble  que  vous  n'avez 
qu'à   dire  vos   perceptions  pour   traduire  du  même 
coup  vos  sentiments,  que  vous  n'avez  plus  besoin  de 
préciser  le  rapport  entre  la  cause  et  l'efTel,  entre  le 
signe  et  la  chose  signifiée,  puisque  les  deux  se  con- 
fondent pour   vous...    Encore   une  fois,  comprenez- 
vous  ?   Moi  je  comprends  de  moins  en  moins;  je  ne 
sais  plus,  j'en  arrive  au  balbutiement.  Je   conçois 
seulement  que  la  poésie  que  j'essaye  de  définir  serait 
celle  d'un   solitaire,  d'un  névropathe  et  pres(]ue  d'un 
fou,  qui   serait  néanmoins  un  grand  poète.  Et  cette 
poésie   se  jouerait  sur  les  confins  de  la  raison  et  de 
la  démence. 

Quant  à  l'homme  de  cette  poésie,  je  veux  que  ce 


le  LES    CONTEMPORAINS. 

soit  un  être  exceptionnel  et  bizarre.  Je  veux  qu'il 
soit,  moralement  et  socialement,  à  part  des  autres 
hommes.  Je  me  le  figure  presque  illettré.  Peut-être 
a-t-îi  fait  de  vagues  humanités;  mais  il  ne  s'en  est 
pas  souvenu.  Il  connaît  peu  les  Grecs,  les  Latins  et 
les  classiques  français  :  il  ne  se  rattache  pas  à  une 
tradilion.il  ignore  souvent  le  sens  étymologique  de? 
mots  et  les  significations  précises  qu'ils  ont  eues 
dans  le  cours  des  âges;  les  mots  sont  donc  pour  lui 
des  signes  plus  souples,  plus  malléables  qu'ils  ne 
nous  paraissent,  à  nous.  Il  a  une  tête  étrange,  le 
profil  de  Socrate,  un  front  démesuré,  un  crâne  bos- 
sue comme  un  bassin  de  cuivre  mince.  Il  n'est  point 
civilisé  ;  il  ignore  les  codes  et  la  morale  reçue.  On  a 
vu  dans  le  cénacle  parnassien  salace  de  faune  cornu, 
fils  intact  de  la  nature  mystérieuse.  11  s'enivrait, 
avec  les  autres,  de  la  musique  des  mots,  mais  de  leur 
musique  seulement  ;  et  il  est  resté  un  étranger 
parmi  ces  Latins  sensés  et  lucides... 

Un  jour,  il  disparaît.  Qu'est-il  devenu?  Je  vais 
jusqu'au  bout  de  ma  fantaisie.  Je  veux  qu'il  ait  été 
publiquement  rejeté  hors  de  la  société  régulière.  Je 
veux  le  voir  derrière  les  barreaux  d'une  geôle,  comme 
François  Villon,  non  pour  s'être  fait,  par  amour  de 
la  libre  vie,  complice  des  voleurs  et  des  malandrins, 
mais  plutôt  pour  une  erreur  de  sensibilité,  pour  avoir 
.mal  gouverné  son  corps  et,  si  vous  voulez,  pour 
avoir  vengé,  d'un  coup  de  couteau  involontaire  et 
donné  comme  en  songe,  un  amour  réprouvé  par  les 


PAUL    VERLAINE.  77 

lois  etcoututnes  de  l'Occident  moderne.  Mais,  sociale- 
ment avili,  il  reste  candide.  Il  se  repent  avec  simpli- 
cité, comme  il  a  pèche'  —  et  d'un  repentir  catholique, 
fait  de  terreur  et  de  tendresse,  sans  raisonnement, 
sans  orgueil  de  pensée  :  il  demeure,  dans  sa  conver- 
sion comme  dans  sa  faute,  un  être  purement  sensitit... 
Puis  une  femme,  peut-être,  a  eu  pitié  de  lui,  et  il 
s'est  laissé  conduire  comme  un  petit  enfant.  Il  re- 
parait, mais  continue  de  vivre  à  l'écart.  Nul  ne  Ta 
jamais  vu  ni  sur  le  boulevard,  ni  au  théâtre,  ni  dans 
un  salon.  Il  est  quelque  part,  à  un  bout  de  Paris, 
dansl'arrière-boutique  d'un  marchand  de  vin,  où  il 
boit  du  vin  bleu.  Il  est  aussi  loin  de  nous  que  s'il 
n'était  qu'un  satyre  innocent  dans  les  grands  bois. 
Quand  il  est  malade  ou  à  bout  de  ressources,  quelque 
médecin,  qu'il  a  connu  interne  autrefois,  le  fait 
entrer  à  l'hôpital  ;  il  s'y  attarde,  il  y  écrit  des  vers; 
des  chansons  bizarres  et  tristes  bruissent  pour  lui 
dans  les  plis  des  froids  rideaux  de  calicot  blanc.  Il 
n'est  point  déclassé  :  il  n'est  pas  classé  du  tout.  Son 
cas  est  rare  et  singulier.  Il  trouve  moyen  de  vivre 
dans  une  société  civilisée  comme  il  vivrait  en  pleine 
nature.  Les  hommes  ne  sont  point  pour  lui  des  indi- 
vidus avec  qui  il  entretient  des  relations  de  devoir  et 
d'intérêt,  mais  des  formes  qui  se  meuvent  et  (jui 
passent.  Il  est  le  rêveur.  Il  a  gardé  une  âme  aussi 
neuve  que  celle  d'Adam  ouvrant  lesyeux  à  la  lumif'^re. 
La  réalité  a  toujours  pour  lui  le  découf-uet  l'inexpli- 
qué dun  songe... 


7S  LES  CONTEMPORAINS. 

lia  bien  pu  subir  un  instant  l'influence  de  quelques 
poètes  contemporains  ;  mais  ils  n'ont  servi  qu'à 
éveiller  en  lui  et  à  lui  révéler  l'extrême  et  doulou- 
reuse sensibilité,  qui  est  son  tout.  Au  fond,  il  est 
sans  maître.  La  langue,  il  la  pétrit  à  sa  guise,  non 
point, comme  les  grands  écrivains,  parce  qu'il  la  sait, 
mais,  comme  les  enfants,  parce  qu'il  l'ignore.  Il  donne 
ingénument  aux  mots  des  sens  inexacts.  El  ainsi  il 
passe  auprès  de  quelques  jeunes  hommes  pour  un 
abstracteur  de  quintessence,  pour  l'artiste  le  plus 
délicat  et  le  plus  savant  d'une  fin  de  liltéralure. 
Mais  il  ne  passe  pour  tel  que  parce  qu'il  est  un  bar- 
flare,  un  sauvage,  an  enfant...  Seulement  cet  enfant 
aune  musique  dans  l'âme,  et,  à  certains  jours,  il 
entend  des  voix  que  nulavantlui  n'avait  entendues... 


lY 


Les  traits  que  je  viens  de  rassembler  par  caprice 
et  pour  mon  plaisir,  je  ne  prétends  pas  du  tout  qu'ils 
s'appliquent  à  la  personne  de  M.  Paul  Verlaine.  Mais 
pourtant  il  me  semble  que  l'espèce  de  poésie  vai;ue, 
très  naïve  et  très  cherchée,  que  je  m'efforçais  de 
déHnir  tout  à  l'heure,  cM  un  peu  celle  de  Fauteur  des 
Poèmes  stiturniens  et  de  Sagesse  dans  ses  meilleures 
pages.  La  poésie  de  M  Verlaine  représente  pour  moi 
le  dernier  degré  soit  d'inconscience,  soit  de  raffine 
ment,  que    mon   esprit   infirme  puisse  admettre.  Au 


PAUL    VERLAINE  70 

delà,  tout  m'échappe:  c'est  le  bégayement  de  la 
folie  ;  c'estla  nuit  noire  ;  c'est,  comme  dit  Baudelaire, 
le  vent  de  rimbécillité  qili  passe  sur  nos  fronts. 
Parfois  ce  vent  souffle  et  parfois  cette  nuit  s'e'panche 
à  travers  l'œuvre  de  M.  Verlaine  ;  mais  d'assez 
grandes  parties  restent  compréhensibles:  et,  puis- 
que les  ahuris  du  symbolisme  le  considèrent  comme 
un  maître  et  un  initiateur,  peut-être  qu'en  écoutant 
celles  de  ses  chansons  qui  offrent  encore  un  sens  à 
l'esprit,  nous  aurons  quelque  soupçon  de  ce  que 
prétendent  faire  ces  adolescents  ténébreux  et   doux. 

Dans  leur  ensemble,  les  Poèmes  saturniens  (comme 
beaucoup  d'autres  recueils  de  vers  de  la  même  épo- 
que) sont  tout  simplement  le  premier  volume  d'un 
poète  qui  a  fréquenté  chez  Leconte  de  Lisle  et  qui  a 
lu  Baudelaire.  Mais  ce  livre  offre  déjà  certains  carac- 
tères originaux. 

On  dirait  d'abord  que  ce  poète  est,  peu  s'en  faut, 
un  ignorant.  —  Vous  me  répondrez  que  vous  en 
connaissez  d'autres,  et  que  cela  ne  suffit  pas  pour 
être  original.  —  Mais  je  suppose  ce  point  admis  que, 
malgré  tout  et  en  dépit  de  ce  qui  lui  manque, 
M.  Verlaine  est  un  vrai  poète.  Disons  donc  que  ce 
poète  est  souvent  peu  attentif  au  sens  et  à  la  valeur 
des  signes  écrits  qu'il  emploie,  et  que,  d'autres  fois, 
il  se  laisse  prendre  aux  grands  mots  ou  à  ceux  qui 
lui  paraissent  distingués. 

J'ouvre  le  livre  à  la  première  page.  Dans  les  vingt 
vers  qui  servent  de  préface,  je  lis  que  les  hommes 


80  LES    CONTEMPORAINS. 

nés  sous  le  signe  de  Saturne  doivent  être  malheu- 
reux, 

Leur  plan  de  vie  étant  dessiné  ligne  à  ligne 
Par  la  logique  d'une  influence  maligne. 

Que  veut  dire  ici  le  mot  logique,  je  vous  prie  ?  Je 
vois  au  même  endroit  que  le  sang  de  ces  homries 

Roule 
En  grésillant  leur  triste  idéal  qui  s'écroule. 

Voilà  des  métaphores  qui  ne  se  suivent  guère.  Je 
tourne  la  page.  J'y  lis  que,  dans  l'Inde  antique, 

Une  coimexité  grandiosement  aime 

Liait  le  Kçhatrya  serein  au  chanteur  calme. 

Je  continue  à  feuilleter.  Je  trouve  des  «  grils  sculp- 
tés qn  alternent  des  couronnes  «  et  «  des  éclairs  dis- 
tancés avec  art  »,  et  de  très  nombreux  vers  comme 
celui-ci,  qui  unit  d'une  façon  si  choquante  une  ex- 
pression scientifique  et  des  mots  de  poète  : 

L'atmosphère  ambiante  a  des  baisers  de  sœur. 

Ces  bigarrures  fàchouses,  ces  dissonances  baro- 
ques, vous  les  rencontrez  à  chaque  instant  chez 
M.  Verlaire.  et  plus  nombreuses  d'un  volume  à 
l'autre.  Chose  inattendue,  ce  poète,  que  sesdi.sciples 
regardent  comme  un  artiste  si  consommé,  écrit  par 


PAUL    VERLAINE.  8\ 

moments  (osons  dire  notre  pensée)  comme  un  élève 
des  écoles  professionnelles,  un  officier  de  santé  ou 
un  pharmacien  de  deuxième  classe  qui  aurait  des 
heures  de  lyrisme.  Il  y  a  une  énorme  lacune  dans 
son  éducation  littéraire.  La  mienne,  il  est  vrai,  me 
rend  peut-être  plus  sensible  que  de  raison  à  ces 
insuffisances  et  à  ces  ridicules. 

C'est  amusant,  après  cela,  de  le  voir  faire  l'artiste 
impeccable,  le  sculpteur  de  strophes,  le  monsieur 
qui  se  méfie  de  l'inspiration,  —  et  écrire  avec  béa- 
titude : 

A  nous  qui  ciselons  les  mots  comme  des  coupes 

Et  qui  faisons  des  vers  émus  très  froidement... 

Ce  qu'il  nous  faut,  à  nous,  c'est,  aux  lueurs  des  lampes, 

La  science  conquise  et  le  sommeil  dompté. 

Mais  cet  écrivain  si  malhabile  a  pourtant  déjà,  je 
ne  sais  comment,  des  vers  d'une  douceur  pénétrante, 
d'une  langueur  qui  n'est  qu'à  lui  et  qui  vient  peut- 
être  de  ces  trois  choses  réunies  :  charme  des  sons, 
clarté  du  sentiment  et  demi-obcurité  des  mots.  Par 
exemple,  il  nons  dit  qu'il  rêve  d'une  femme  inconnue.; 
qui  l'aime,  qui  le  comprend,  qui  pleure  avec  lui; 
et  il  ajoute  : 

Son  nom?  Je  me  souviens  qu'il  est  doux  et  sonore 
Comme  ceux  des  aimés  que  la  vie  exila. 

Son  regard  est  pareil  aux  regards  des  statues. 

Et  pour  sa  voix  lointaine,  et  calme,  et  grave,  elle  a 

L'inflexion  des  voix  chères  qui  se  sont  tues. 


82  LES    CONTEMPOr.Al.NS. 

N'y  regardez  pas  de  trop  prés.  «  Les  aimes  que  la 
vie  exila  »,  cela  veul-il  dire  «  ceux  pour  qui  la  vie 
fut  un  exil  »,  ou  «  ceux  qui  ont  été  exilés  de  la  vie, 
ceux  qui  sont  morts  »?  —  «  L'inflexion  des  voix 
chères  qui  se  sont  tues»,  qu'est-ce  que  cela?  Est-ce 
l'inflexion  qu'avaient  ces  voix?  ou  l'inflexion  qu'elles 
ont  maintenant  quoiqu'elles  se  taisent,  celle  qu'elles 
ont  dans  le  souvenir?  — En  tous  cas,  ce  que  ces 
vers  équivoques  nous  communiquent  clairement, 
c'est  l'impression  de  quelque  chose  de  lointain,  de 
disparu,  et  que  nous  pouvons  seulement  rêver.  Et 
l'on  m'a  dit  que  ces  vers  étaient  délicieux,  et  je  l'ai 
cru. 

Delà  douceur  !  de  la  douceur!  de  la  douceur! 

—  Qu'est  cela  ?  direz-vous.  Une  phrase  de  vaude- 
ville, sans  doute?  Cela  rappelle  le  «  bénin,  bénin  », 
de  M.  Fleurant.  —  Point.  C'est  un  vers  plein  d'ingé- 
nuité par  où  commence  un  sonnet  très  tendre.  Et  ce 
sonnet  est  joli,  et  j'en  aime  les  deux  tercets  : 

Mais  dans  ton  cher  cœur  d'or,  me  dis-tu,  mon  enfant, 
La  fauve  passion  va  sonnant  l'oliphant. 
Laisse-ia  trompetter  à  son  aise,  la  gueuse  ! 

Mets  ton  front  sur  mon  front  et  ta  main  dans  ma  main. 
Et  fais-moi  des  serments   que  tu  rompras  demain; 
Etpleurons  jusqu'au  jour,  ô  petite  fougueuse. 

J'aime  aussi  la  Chanson  d'automne,  quoique  cor- 


PAUL    VERLAINE.  S3 

tains  mots  [blême  et  suffocant)  ne  soient  peut-être 
pas  d'une  entière  propriété  et  s'accordent  mal  avec 
la  -t  langueur»  exprimée  tout  de  suite  avant  ; 


Les  sanglots  longg 
Des  violons 

De  l'automne 
Blessent  mon  cœur 
D'une  langueur 

Monotone. 

Tout  suffocant 
Et  blême,  quaivî 

Sonne  l'heure. 
Je  me  souviens 
Des  jours  anciens, 

Et  je  pleure. 

Et  je  m'en    vais 
Au  vent  mauvais 

Qui  m'emporte 
De  çà,  de  là. 
Pareil  à  la 

Feuille  morte. 


(Mais,  j'y  pense,  la  douceur  tri?te  de  l'automne 
comparée  aux  longs  sanglots  des  violons,  c'est  bien 
une  de  ces  assimilations  que  l'auteur  du  Traité  du 
verbe  croit  avoir  inventées.  Or,  me  reportant  à  ce 
mystérieux  traité,  j'y  vois  que  les  sons  o  et  on  cor- 
respondent aux  a  cuivres  glorieux  t,  et  non  pas  aux 
violons  ;  que  ceux-ci  sont  représentés  par  les  voyelles 
e,  é,  è,   et  parles  consonnes  s  et  z,  et  qu'ils  tradui- 


84  LES    CONTEMPORAINS. 

sent  non   pas  la    tristesse,    mais  la  passion   et    la 

prière...  A  qui  donc  entendre  ?) 


Nous  n'avons  encore  vu,  dans  M.  Verlaine,  qu'un 
poète  élégiaque  inégal  et  court,  d'un  charme  très 
particulier  çà  et  là.  Mais  déjà  dans  les  Poèmes  satur- 
niens se  rencontrent  des  poésies  d'une  bizarrerie 
malaisée  à  définir,  qui  sont  d'un  poète  un  peu  fou 
DU  qui  peut-être  sont  d'un  poète  mal  réveillé,  le  cer- 
veau troublé  par  la  fumée  des  rêves  ou  par  celle 
des  boissons,  en  sorte  que  les  objets  extérieurs  ne 
lui  arrivent  qu'à  travers  un  voile  et  que  les  mois 
ne  lui  viennent  qu'à  travers  des  paresses  de  mé- 
moire. 

Ecoutez  d'abord  ceci  : 

La  lune  plaquait  ses  teintes  de  zinc 

Par  angles  obtus  ; 
Des  bouts  de  fumée  en  forme    de  cinq 
Sortaient  drus  et  noirs  des  hauts  toitî  pointus. 

Le  ciel  était  gris.  La  bise  pleurait 

Ainsi  qu'un  basson. 
Au  loin  un  matou  frileux  et  discret 
Miaulait  d'étrange  et  grêle  façon. 

Moi,  j'allais  rêvant  du  divin  Platon 

Et  de  Phidias, 
Et  de  Salamine  et  de  Marathon, 
Sous  1  œil  clignotant  des  bleus  bocs  de  g-.s. 


PAUL    VERLAINE.  85 

Et  puis  c'est  tout.  —  Qu'est-ce  que  c'est  que 
ça  ?  —  C'est  une  impression.  C'est  l'impression  d'un 
monsieur  qui  se  promène  dans  une  rue  de  Paris  la 
nuit,  et  qui  songe  à  Platon  et  à  Salamine,  et  qui 
trouve  drôle  de  songer  à  Salamine  et  à  Platon  «  sous 
l'œil  des  becs  de  gaz».  —  Pourquoi  est-ce  drôle  ?  — 
Je  ne  sais  pas.  Peut-être  parce  que  Platon  est  mort 
voilà  plus  de  deux  mille  ans  et  parce  qu'un  coin 
de  rue  parisienne  est  extrêmement  dififérent  de  l'idée 
que  nous  nous  faisons  du  Pnyx  ou  de  l'Acropole.  — 
Mais,  à  ce  compte,  tout  est  drôle. —  Parfaitement. 
Un  poète  selon  la  plus  récente  formule  est  avant 
tout  un  être  étonné.  —  Mais  ce  monsieur  qui  est  si 
fier  de  penser  à  Platon  en  flânant  sur  le  trottoir, 
l'a-t-il  lu  ?  —  A  la  vérité,  je  ne  crois  pas.  —  Mais 
le  paysage  nocturne  qu'il  nous  décrit  n'est-il  pas 
difficile  à  concevoir  ?  a  Plaquer  des  teintes  de  zinc 
par  angles  obtus  »,  cela  n'a  aucun  sens.  Voit-on  si 
nettement  la  fumée  des  toits,  la  nuit,  surtout  quand 
les  becs  de  gaz  sont  allumés  ?  Et  cette  fumée  a  t-elle 
jamais  la  forme  d'un  cinq,  surtout  quand  il  fait  du 
vent(a  La  bise  pleurait»)?  Et,  si  la  lune  éclaire, 
comment  le  ciel  peut-il  être  «  gris  »  ?  Et,  si  le  ma- 
tou qu'on  entend  est  a  discret  »,  comment  peut-il 
miauler  «  d'étrange  façon  »?  Il  y  a  dans  tout  cela 
bien  des  mots  mis  au  hasard.  — Justement.  Ils  ont 
le  sens  qu'a  voulu  le  poète,  et  ils  ne  l'ont  que  pour 
lui.  Et,  de  même,  lui  seul  sent  le  piquant  du  rap- 
prochement de  Platon  et  des  becs  de  gaz.  Mais  il  ne 


£G  LES    CONTEMPORAINS, 

l'explique  pas,  il  en  jouit  tout  seul.  La  poésie  nou- 
velle est  essentiellement  subjective.  —  Tant  mieux 
pour  elle.  Mais  cette  poe'sie  nouvelle  n'est  alors 
qu'une  sorte  d'aphasie.  —  Il  se  peut. 

Enfin,  voici  un  exemple  de  poésie  proprement 
symboliste  (je  ne  dis  pas  symbolique,  car  la  poésie 
symbolique,  on  la  connaissait  déjà,  c'était  celle  que 
l'on  comprenait)  : 

Le  souvenir  avec  le  crépuscule 
Rougeoie  et  tremble  à  l'ardent  horizon 
De  l'espérance  en  flamme  qui  recule 
Et  s'agrandit  ainsi  qu'une  cloison 
Mystérieuse,  où  mainte  floraiscn 

—  Dahlia,  lis,  tulipe  et  renoncule  — 
S'élance  autour  d'un  treillis  et  circuio 
Parmi  la  maladive  exhalaison 

De  parfums  lourds  et  chauds,  dont    le  poison 

—  Dahlia,  lis,  tulipe  et  renoncule,  — 
Noyant  mes  sens,  mon  âme  et  ma  raison, 
Mêle  dans  une  immense  pcâmoison 

Le  souvenir  avec  le    crépuscule. 

Saisissez- VOUS  ?  On  conçoit  qu'il  y  ait  un  rapport, 
une  ressemblance  entre  le  souvenir  et  le  crépuscule, 
entre lamélancolie  du  couchant,  dujour  quisemeurt, 
et  la  tristesse  qu'on  éprouve  à  se  rappeler  le  passé 
mort.  Mais  entre  le  crépuscule  et  l'espérance  ?  Com- 
ment l'esprit  du  poète  va-t-il  de  l'un  à  l'autre?  San? 
doute  le  crépuscule  peut  figurer  le  souvenir  parce 
qu'il  est  triste  comme  lui  ;  et  il  peut  (plus  difficile- 
ment) figurer  aussi   l'espcrance  parce  qu'il  est  en- 


PAUL    VERLAINE.  8" 

core  lumineux  et  qu'il  a  quelquefois  des  couleurs; 
éclatantes  et  paradisiaques  ;mais  comment  peut- il  fi- 
gurer les  deux  à  la  fois  ?  Et  «  le  souvenir  rougeoyant 
avec  le  crépuscule  à  Phorizon  de  l'espérance  », 
qu'est-ce  que  cela  signifie,  dieux  justes  ?  La  «  mala- 
dive exhalaison  de  parfums  lourds  »  (les  parfums 
du  dahlia  et  de  la  tulipe  ?),  c'est,  si  vous  voulez,  le 
souvenir  ;  mais  «  l'immense  pâmoison  7>,  ce  serait 
plutôt  l'espérance...  0  ma  tète  1... 

Jadis,  quand  on  traduisait  un  état  moral  par  une 
image  empruntée  au  monde  extérieur,  chacun  des 
traits  de  cette  image  avait  sa  signification,  et  le 
poète  aurait  pu  rendre  compte  de  tous  les  détails  de 
sa  métaphore,  de  son  allégorie,  de  son  symbole.  Mais 
ici  le  poète  exprime  par  une  seule  image  deux  senti- 
ments très  distincts  ;  puis  il  la  développe  pour  elle- 
même  ou  plutôt  la  laisse  se  développer  avec  une  sorte 
de  caprice  languissant.  En  réalité,  il  note  sans 
dessein,  sans  nul  souci  de  ce  qui  les  lie,  les  sensations 
elles  sentiments  qui  surgissent  obscurément  en  lui, 
un  soir,  en  regardant  le  ciel  rouge  encore  du  soleil 
éteint.  «...  Crépuscule;  souvenir...  Il  rougeoie  ; 
espérance...  Ilfieurit;  dahlia,  lis,  tulipe,  renoncule; 
treillis  de  serre;  parfums  chauds...  On  pâme,  on 
s'endort...;  souvenir  crépuscule...  »  Ni  le  rapport 
entre  les  images  et  les  idées,  ni  le  rapport  des  images 
entre  elles  n'est  énoncé.  Et  avec  tout  cela  (relisez,  je 
vous  prie),  c'est  extrêmement  doux  à  l'oreille.  La 
phrase,   avec  ses    reprises   de  mots,  ses  rappels  de 


88  LES    CONTEMPORAINS, 

sons,  ses  entrelacements  et  ses  ondoiements,  est 
d'une  harmonie  etd'unemollessecharmantes.  L'unité 
de  cette  petite  pièce  n'est  donc  point  dans  la  signiO- 
cation  totale  des  mots  assemblés,  mais  dans  leur 
musique  et  dans  la  mélancolie  et  la  langueur  dont 
ils  sont  tout  imprégnés.  C'est  la  poésie  du  crépuscule 
exprimée  dans  le  songe  encore,  avant  la  réflexion, 
avant  que  les  images  et  les  sentiments  que  le  cre'pus- 
cule  éveille  n'aient  été  ordonnés  et  liés  par  le  juge- 
ment. C'est  presque  de  la  poésie  avant  la  parole  : 
c'est  de  la  poésie  de  limbes,  du  rêve  écrit. 


VI 


Comme  je  cherche  dans  M.  Verlaine,,  non  ce  qu'il 
a  écrit  de  moins  imparfait,  mais  ce  qu'il  a  écrit  de 
plus  singulier,  je  ne  m'arrêterai  pas  aux  Fêtes  galantes 
ni  à  la  Donne  Chanson,  —  La  Bonne  Chanson,  ce  sont 
de  courtes  poésies  d'amour,  presque  toutes  très  tou- 
chantes de  simplicité  etde  sincérité',  avec,  quelquefois. 
des  obscurités  dont  on  ne  sait  si  ce  sont  des  raffine- 
ments de  forme  on  des  maladresses.  —  Les  Fêtes 
galantes,  ce  sont  de  petits  vers  pre'cieux  que  l'ingénu 
rimeur  croit  être  dans  le  goût  du  siècle  dernier.  Vous 
ne  sauriez  imaginer  quelle  chose bizarreel  tourmentée 
est  devenu  le  xviii'  sicle,  en  traversant  le  cerveau 
troublé  du  pauvre  poète.  Je  n'en  veux  qu'un 
exemple  ; 


_J 


PAUL    VERLAINE.  B'J 

Mystiques  barcaroles. 
Romances  sans  paroles. 
Chère,  puisque  tes  yeux 
Couleur  des  cieux.. 

Puisque  l'arôme  insigne 
De  ta  candeur  de  cygne, 
Et  puisque  la  candeur 
De  ton  odeur, 

Ah  !  puisque  tout  ton  êtn, 
Musique  qui  pénètre, 
Nimbe  d'anges  défunts, 
Tons  et  parfums, 

A  sur  d' aimes  cadences 
En  ses  correspondances 
Induit  mon  cœur  subtil  ^^?/, 
Ainsi  soit-il  ! 


Ce  petit  morceau   est  intitulé  :  A  Climène.   Il  ne 
rappelle  que  de  fort  loin  Bernis  ou  Dorât. 


"Vil 


Dix  ans  après...  Le  poète  a  péché,  il  a  été  puni,  il 
s'est  repenti.  Dans  sa  détresse,  il  s'est  tourné  vers 
Dieu.  Quel  Dieu?  Celui  de  son  enfance,  celui  de  sa 
première  communion,  tout  simplement.  Il  reparaît 
donc  avec  un  volume  de  vers,  Sagesse,  qu'il  publie 
chez  Victor  Palmé,  l'éditeur  des  prêtres.  C'est  un  des 
livres  les  plus  curieux  qui  soient,   et  c'est  peut-être 


90  LES    CONTEMPORAINS. 

le  seul  livre  de  poé.-io  catholique  (non  pas  seu- 
lement chrétienne  ou  rehyieuse)  que  je  connaisse. 

11  est  certain  qu'un  des  phénomènes  généraux  qui 
ont  marqué  ce  siècle,  c'est  la  décroissance  du  catho- 
licisme. La  littérature,  prise  dans  son  ensemble, 
n'est  même  plus  chrétienne.  Et  pourtant — avez- vous 
remarqué  ? —  les  artistes  qui  passent  pour  les  plus 
rares etles plus  originauxdecetemps,  ceux  qui  ont  été 
vénérés  et  imités  dans  les  cénacles  les  plus  étroits, 
ont  été  catholiques  ou  se  sont  donnés  pour  tels.  Rap- 
pelez-vous seulement  Baudelaire  et  M.  Barbey 
d'Aurevil]}'. 

Pourquoi  ont-ils  pris  cette  attitude  (car  on  sait 
d'ailleurs  qu'ils  n'ont  point  demandé  au  catholi- 
cisme la  règle  de  leurs  mœurs  et  qu'ils  n'en  ont 
point  observé,  sinon  par  caprice,  les  pratiques  exté- 
rieures) ?  —  J'ai  essayé  de  le  dire  au  long  et  à  plu- 
sieurs reprises  (1).  En  deux  mots,  ils  ont  sans  doute 
été  catholiques  par  l'ima-j^ination  et  par  la  sympa- 
thie, mais  surtout  pour  s'isoler  et  en  manière  de 
protestation  contre  l'esprit  du  siècle  qui  est  entraîné 
ailleurs,  —  par  dédain  orgueilleux  de  la  raison  dans 
un  temps  de  rationalisme,  — par  un  goût  de  para- 
doxe, —  par  sensualité  même,  —  enfin  par  un  arti- 
fice et  un  mensonge  oùil  y  a  quelque  chose  d'un  peu 
puéril  et  à  la  fois  très  émouvant:  ils  ont  feint  de 


(1)  Voir,  dans  ce  volume,  l'article  sur  M.  Barbey  d'xVurevillj 
et  l'article  sur  Baudelaire. 


PAUL    VEI-.LAl.M::.  91 

croire  à  la  lui  pour  goûter  mieux  le  péché  «  que  la 
loi  a  fait  »,  selon  le  mot  de  saint  Paul:  péché  de 
malice  et  péché  d'amour...  Catholiques  non  pas  pour 
rire,  mais  pour  jouir,  dilettantes  du  catholicisme, 
qui  ne  se  confessent  point  et  auxquels,  s'ils  se  con- 
fessaient, un  prêtre  un  peu  clairvoyant  et  sévère 
hésiterait  peut-être  à  donner  l'absolution. 

Mais  il  ne  la  refuserait  point  à  M.  Paul  Verlaine. 
Voilà  des  vers  vraiment  pénitents  et  dévots,  des 
prières,  des  *  actes  de  contrition  »,  des  «  actes  de 
bon  propos  »  et  des  «  actes  de  charité  ».  Le  poète 
pense  humblement  et  docilement,  ce  qui  est  le  vrai 
signe  du  bon  catholique.  Il  est  si  sincère  qu'il  raille 
les  libres  penseurs  et  les  républicains  sur  le  ton  d'un 
curé  de  village  et  conclut  son  invective  contre  la 
science  comme  ferait  un  rédacteur  de  l'Univers: 

Le  seul  savant,  c'est  encore  Moïse. 

Il  pleure  la  mort  du  prince  impérial,  parce  que  le 
prince  fut  bon  chrétien,  et  il  se  repent  de  Tavuir 
méconnu  : 

Mon  k'XQ  d'homme,  noir  d'orages  et  de  fautes, 

Abhorrait  ta  jeunesse 

Maintenant  j'aime  Dieu  dont  l'amour  et  la  foudre 

M'ont  fait  une  âme  neuve!... 

Il  adresse  son  salut  aux  Jésuites  expulses  : 


92  LES    CONTEMPORAINS. 

Proscrits  des  jours,  vainqueurs  des  temps^  non  point  adiea  ! 
Vous  êtes  l'espérance! 

Il  chante  la  sainte  Viei^e  dans  un  fort  beau  can- 
tique : 

Je  ne  veux  plus  aimer  que  ma  mtre  îlarîc, 

Car,  comme  j'étaip  faible  et  bien  méchant  encore. 
Aux  mains  lâches,  les  yeux  éblouis  des  chemias, 
Elle  baibsa  mes  yeux  et  me  joignit  les  mains 
Et  m'enseigna  les  mots  par  lesquels  on  adore... 

Et  tous  ces  bons  efforts  vers  les  croix  et  les  plaies, 
Comme  je  l'invoquais,  elle  en  ceignit  mes  reins. 

Ses  ide'es  sur  l'histoire  sont  d'une  âme  pieuse.  Il 
regrette  de  n'être  pas  né  du  temps  de  Louis  Racine 
et  de  Rollin,  quand  les  hommes  de  lettres  servaient 
la  messe  et  chantaient  aux  offices, 

Quand  Maintenon  jetait  sur  la  France  ravie 
L'ombre  douce  et  la  paix  de  ses  coiffes  de  lin. 

Puis  il  se  ravise,  et,  dans  une  belle  horreur  de 
rhérésie  : 

Non  :  il  fut  gallican,  ce  siècle,  et  jaBsénistel 
niui  préfère  i  le  moyen  âge  énorme  et  délicat;  » 


J 


PAUL    VERLAINE.  93 

il  voudrait  y  avoir  vécu,  avoir  été  un  saint,  avoir 
eu 

Haute  théologie  et  solide  n       'e. 

Bref,  la  foi  la  plus  naïve,  la  pj  imise;  nous 

sommes  à  cent  lieues  du  Christian  téraire,  de 

Ja  vague  religiosité  romantique.  M.  'erlaine  a 

avec  Dieu    des  dialogues    compar  e  le   dis 

sérieusement)  à  ceux  du  saint  auteu  nitation. 

Il  échange  avec  le  Christ  des  sonn  ^ux,  des 

sonnets  ardents  et  qui,  si  l'on  n'était  .é  çà  et  là 
par  les  maladresses  et  les  insuffîsancet  de  l'expres- 
sion, seraient  d'une  extrême  beauté.  Dieu  lui  dit: 
u  Mon  fils,  il  faut  m'aimer,  »  Et  le  poète  répond  : 
€  Moi,  vous  aimer  !  Je  tremble  et  n'ose.  Je  suis  indi- 
gne. »  Et  Dieu  reprend  :  «  Il  faut  m'aimer.  r.  Mais 
ici  je  ne  puis  me  tenir  de  citer  encore  ;  car,  à  mesure 
que  le  dialogue  se  développe,  la  forme  en  devient 
plus  irréprochable,  et  je  crois  bien  que  les  derniers 
sonnets  contiennent  quelques-uns  des  vers  les  plus 
pénétrants  et  les  plus  religieux  qu'on  ait  écrits  : 


—  Aime.  Sors  de  ta  Duit.  Aime.  C'est  ma  pensée 
De  toute  éternité,  pauvre  âme  délaissée, 

Que  tu  dusses  m'aimer,  moi  seul  qui  suis  resté. 

—  Seigneur,  j'ai  peur.  Mon  âme  en  moi  tressaille  toute. 
Je  Tois,  je  sens  qu'il  faut  vous  aimer.  Mais  comment, 
Moi,  ceci,  me  ferais-je,  ô  mon  Dieu,  votre  amant, 


9V  LES    CONTEMPORAINS. 

0  jnstire  que  la  vertu  des  bons  redoute  ? 

Tendez-moi  votre  main,  que  je  puisse  lever 
Cette  chiiir  accroupie  et  cet  esprit  malade. 

—  Certes,  si  tu  le  veux  mériter,  mon  fils,  oui, 
Et  voici    Laisse  aller  l'ignorance  indécise 
De  ton  cœur  vers  les  bras  ouverts  de  mou  Egliso 
Comme  la  guêpe  vole  au  lis  épanoui. 

Approche-toi  de  mon  oreille.  Epanches-y 
L'humiliation  d'une  brave  franchise. 
Dis-moi  tout  sans  un  mot  d'orgueil  ou  de  reprise 
Et  m'offre  le  bouquet  d'un  repentir  choisi; 

Puis  franchement  et  simplement  viens  à  ma  table, 
Et  je  t'y  bénirai  d'un  repas  délectable 
Auquel  l'ange  n'aura  lui-même  qu'assisté. 

Puis,  va  !  Garde  une  foi  modeste  en  ce  mystère 
D'amour  par  quoi  je  suis  ta  chair  et  ta  raison. .. 

Qu'il  te  soit  accordé,  dans  l'exil  de  la  terre. 
D'être  l'agneau  sans  cris  qui  donne  sa  toison , 

D'être  l'enfant  vêtu  de  lin  et  d'innocence. 
D'oublier  ton  pauvre  amour-propre  et  ton  essence. 
Enfin,  de  devenir  un  peu  semblable  à  moi.... 

Et,  pour  récompenser  ton  zèle  en  ces  devoirs 

Si  doux  qu'ils  sont  encor  d'ineffables  délices, 

Je  te  ferai  goûter  sur  terre  mes  prémices, 

La  paix  du  cœur,  l'amour  d  être  pauvre,  et  mes  soirs 

Mystiques,  quand  l'esprit  s'ouvre  aux  calmes  espoirs.. 


—  Ah  !  Seigneur,  qu'ai-je  ?  îlélas  !  me  voici    tout  en  larmes 
D'une  joie  eitraordiuaire  ;  votre  voix 


PAUL    VERLAINE.  95 

Me  fait  comme  du  bien  et  du  mal  à  la  fois  ; 

Et  le  mal  et  le  bien,  tout  a  les  mêmes  charmes... 

J'ai  l'extase  et  j'ai  la  terreur  d'être  choisi  ; 
Je  suis  indigne,  mais  je  sais  votre  clémence. 
Ah  1  queleiîort,  mais  quelle  ardeur  !  Et  me  voici 

Plein  d'une  humble  prière,  encor  qu'un  trouble  immense 
Brouille  l'espoir  que  votre  voix  me  révéla, 
Et  j'aspire  en  tremblant. 

—  Pauvre  âme,  c'est  cola  î 


Avez-vous  rencontré,  fût-ce  chez  sainte  Catherine 
de  Sienne  ou  chez  sainte  Thérèse,  plus  belle  effu- 
sion mystique  ?  Et  pensez-vous  qu'un  saint  ait  jamais 
mieux  parlé  à  Dieu  que  M.  Paul  Verlaine  ?  A  mon 
avis,  c'est  peut-être  la  première  fois  que  la  poésie 
française  a  véritablement  exprimé  Vamour  de  Dieu 

Sentiment  singulier  quand  on  y  songe,  difficile  à 
comprendre,  difficile  à  éprouver  dans  sa  plénitude. 
M.  Paul  Verlaine  s'écrie  avec  saint  Augustin:  «  Mon 
Dieu  l  vous  si  haut,  si  loin  de  moi,  comment  vous 
aimer?»  En  réalité,  ce  qu'il  traduit  ainsi,  ce  n'est 
pas  l'impossibilité  d'aimer  Dieu,  mais  celle  de  le 
concevoir  tel  qu'il  puisse  être  aimé,  ou  (ce  qui  revient 
au  même)  l'impuissance  àrimar/f/ier  dès  qu'on  essaye 
de  le  concevoir  comme  il  doit  être  :  principe  des 
choses,  éternel,  omnipotent,  infini...  Comment  donc 
faire  ?  comment  aimer  d'amour  ce  qui  n'a  pas  de 
limites  ni  de  formes  ?  L'âme  croyante  n'arrive  à  se 
satisfaire  là-dessus  que  par  une   illusion.   Elle  croit 


96  LES    CONTEMPORAINS, 

concevoir  un  Dieu  infini  en  lui  prôlantune  bonté,  une 
justice  infinies,  etc.,  et  elle  ne  s'aperçoit  point  qu'elle 
le  limite  par  là  et  que  ces  vertus  n'ont  un  sens  que 
chez  des  êtres  bornés,  en  rapport  les  uns  avec  les 
autres.  Et  pourtant  je  vous  défie  de  trouver  mieux. 
Car  pensez  :  il  faut  que  Dieu  soit  infini  pour  être 
Dieu,  et  il  faut  qu'il  soit  fini  pour  communiquer  avec 
nous.  Au  fond,  on  n'aime  Dieu  que  si  on  se  le  repré- 
sente, sans  s'en  rendre  compte,  comme  la  meilleure 
et  la  plus  belle  créature  qu'il  nous  soit  donné  de  rêver 
et  comme  une  merveilleuse  âme  humaine  qui  gou- 
vernerait le  monde. 

Mais  cette  illusion  est  un  grand  bienfait.  Car,  en 
permettant  d'aimer  Dieu  déraisonnablement ,  comme 
on  aime  les  créatures,  elle  résout  toutes  les  difficul- 
tés qui  naissent  dans  notre  esprit  du  spectacle  de 
l'univers.  Elle  répond  à  tous  les  «  pourquoi.  »  Pour- 
quoi le  monde  est-il  inintelligible  ?  Pourquoi  le  par- 
tage inégal  des  biens  et  des  maux?  Pourquoi  la  dou- 
leur? On  aurait  peine  à  pardonner  ces  choses  à  un 
Dieu  que  Ion  concevrait  rationnellement  et  que,  par 
suite,  on  n'aimerait  point  :  on  en  remercie  le  Dieu 
que  l'on  conçoit  tout  de  travers,  mais  qu'on  aime. 
Tout  ce  qu'il  fait  est  bon,  parce  que  nous  le  voulons 
ainsi.  Toute  souffrance  est  bénie,  non  comme  équi- 
table, mais  comme  venant  de  lui.  Tout  est  bien,  non 
parce  qu'il  est  juste  et  bon,  mais  parce  que  nous 
l'aimons  et  que  notre  amour  le  déclare  juste  et  bon 
quoi  qu'il  fasse.  C'est  donc  notre  amour  qui  crée  sa 


PAUL    VERLAINE.  97 

Bainteîé.  Remarquez  que  c'est  exactement  le  parti 
pris  héroïque  et  fou  des  amoureux  romanesques,  des 
chevaliers  de  la  Table  ronde  ou  des  bergers  de 
ÏAstrée,  ce  qui  les  rendait  capables  d'immoler  à  leur 
maîtresse  non  seulement  leur  intérêt,  mais  leur 
raison,  et  d'accepter  ses  plus  injustifiables  caprices 
comme  des  ordres  absolus  et  sacrés.  Tant  il  est  vrai 
qu'il  n'y  a  qu'un  amour  !  Et,  de  fait,  toutes  les  épi- 
thèles  que  Tauteur  de  Vlmitation  donne  à  l'amour 
de  Dieu  conviennent  aussi  à  l'amour  de  la  femme. 
Le  dévot  aime,  sous  le  nom  de  Dieu,  la  beauté  et  la 
bonté  des  choses  finies  d'où  il  a  tiré  son  idéal,  —  et 
le  chevalier  mystique  aimait  cet  idéal  à  travers  et  par 
delà  la  forme  finie  de  sa  maîtresse.  On  s'explique 
maintenant  que  Tamour  divin  donne  à  ceux  qui  en 
sont  pénétrés  la  force  d'accomplir  les  plus  grands 
sacrifices  apparents,  de  pratiquer  la  chasteté,  la 
pauvreté,  le  détachement  ;  car  ces  sacrifices  d'objets 
terrestres,  nous  les  faisons  à  un  idéal  qu'une  expé- 
rience terrestre  a  lentement  composé  :  c'est  donc 
encore  à  nous-mêmes  que  nous  nous  sacrifions. 

Aimer  Dieu,  c'est  aimer  l'âme  humaine  agrandie 
avec  la  joie  de  l'agrandir  toujours  et  de  mesurer 
notre  propre  valeur  à  cet  accroissement  —  et  aussi 
avec  l'angoisse  de  voir  cette  création  de  notre  pensée 
s'évanouir  dans  le  mystère  et  nous  échapper.  Nul 
sentiment  ne  doit  être  plus  fort.  Et  cela,  surtout 
dans  la  religion  catholique,  oîi  la  raison  ne  garde 
point,  comme  dans  d'autres  religions,  des  sortes  de 

LES   CONTBMP.    IV.  |«* 


9S  LES    CONTLMPOr.AINS. 

demi-droits  honteux,  maisse  soumet  toute  àl'amour. 
On  comprend  dès  lors  que,  pour  une  âme  purement 
sensitive  et  aimante  comme  celle  de  M.  Paul  Ver- 
laine, le  catholicisme  ait  été  un  jour  la  seule  reli- 
gion possible,  le  refuge  unique  après  des  misères 
et  des  aventures  où  déjà  sa  raison  avait  pris  l'habi- 
tude d'abdiquer. 
0  les  douces  choses  que  sa  piété  lui  inspire  I 

Écoutez  la  chanson  bien  douce 
Qui  ne  pleure  que  pour  vous  plairo. 
Elle  est  discrète,  elle  est  légère  : 
Un  frisson  d'eau  sur  de  la  mousse!... 

Elle  dit,  la  voix  reconnue, 
Que  la  bonté,  c'est  notre  vie. 
Que  de  la  haine  et  de  l'envie 
Rien  ne  reste,  la  mort  venue... 

Accueillez  la  voix  qui  persiste 
Dans  son  naïf  épithalame. 
Allez,  rien  n'est  meilleur  à  l'ûme 
Que  de  faire  une  âme  moins  tri&te... 

Je  ne  me  souviens  plus  que  du  mal  que  j'ai  fait.., 

Dans  tous  les  mouvements  bizarres  de  ma  vij. 
De  mes  malheurs,  selon  le  moment  et  le  li.u, 
Des  autres  et  de  moi,  de  la  route  smvie, 
Je  n'ai  rien  retenu  que  la  bonté  de  Diuu. 


Et  sur  la    femme,    auxiliatrice  de    Dica,  fur  la 
femme  qui  console,  apaise  et  purifie: 


PAUL    V  E  H  L  A  1  .N  E .  53 

Beauté  des  femmes,  leur  faiblesse,  et  ces  mains  pâles 
Qui  font  souvent  le  bien  et  peuvent  tout  le  mal.,. 
Et  toujours,  maternelle  endorraeuse  des  râles. 
Même  quand  elle  ment,  cette  voix  !... 
•     ••■••••••     ■••• 

Remords  si  chers,  peine  très  bonne, 

Rêves  bénis,  mains  consacrées, 

0  ces  mains,  ces  mains  vénérées, 

Faites  le  geste  qui  pardonne  ! 

Et  j'ai  revu  l'enfant  unique 

Et  tout  mon  sang  chrétien  chanta  la  chauFon  pure. 

J'entends  encor,  je  vois  encor  !  Loi  du  devoir 

Si  douce  !  Enfin,  je  sais  ce  qu'est  entendre  et  voir. 

J'entends,  je  vois  toujours!  Voix  des  bonnes    pensée-  1 

Innocence  !  avenir  !    Sage  et  silencieux, 

Que  je  vais  vous  aimer,  vous  un  instant  pressées, 

Belles  petites  mains  qui  fermerez  mes  yeux! 


Hélas!  toutes  ces  chansons  ne  sont  pas  claires. 
Mais  ici  il  faut  distinguer.  Il  y  a  celles  qu'on  ne 
comprend  pas  parce  qu'elles  sont  obscures,  sans 
que  le  poète  l'ait  voulu,  —  et  celles  qu'on  ne  com- 
prend pas  parce  qu'elles  sont  inintelligibles  et  qu'il 
l'a  voulu  ainsi.  Je  préfère  de  beaucoup  ces  derniè- 
res. En  voici  une  : 

L'espoir  luit,  comme  un  brin  de  paille  dans  l'étable. 
Que  crains-tu  de  la  guêpe  ivre  de  son  vol  fou? 
Vois,  le  soleil  toujours  poudroie  à  quelque  trou. 
Que  ne  t'endormais-tu,  le  coude  sur  la  table  ? 

Pauvre  âme  pâle,  au  moins  cette  eau  du  puits  glacé, 


100  LES    CONTEMPORAINS. 

BoÎ3-lâ.  Puis  dors  après.  Allons,  tu  vois,  je  rcoto, 

Et  je  dorloterai  les  rêves  de  ta  sieste, 

Et  tu  chantonneras  comme  un  enfant  bercé. 


Midi  sonne.  De  grâce,  éloignez-vous,  Madame. 
Il  dort.  C'est  étonnant  comme  les  pas  de  femme 
Résonnent  au  cerTeau  des    pauvres  malheureux. 

Midi  sonne.  J'ai  fait  arroser  dans  la  chambre. 

Va,  dors.  L'espoir  luit  comme  un  caillou  dansun  creux. 

Ah  !  quand  refleuriront  les  roses  do  septembre? 


Comprenez-vous  ?  Quelle  suite  y  a-t-il  dans  ces 
idées  ?  Quel  lien  entre  entre  ces  phrases  ?  Qui  est-ce 
qui  parle  ?  Où  cela  se  passe-t-il  ?  On  ne  sait  pas 
d'abord.  On  sent  seulement  que  cela  est  doux, 
tendre,  triste,  et  que  plusieurs  vers  sont  exquis. 
Longtemps  je  n'ai  pu  comprendre  ce  sonnet  —  et 
je  l'aimais  pourtant.  A  force  de  le  relire,  voici  ce 
que  j'ai  trouvé. 

Midi,  Tété.  Le  poète  est  entré  dans  un  cabaret,  au 
bord  de  la  grand'route  poudreuse,  avec  une  femme, 
celle  qui  l'a  accueilli  après  ses  fautes  et  ses  mal- 
heurs et  dont  il  invoque  si  souvent  les  belles  petites 
mains.  La  chaleur  est  accablante.  Le  poète  a  bu 
du  vin  bleu  ;  il  est  ivre,  il  est  morne.  Et  alors  il  en- 
tend la  voix  de  sa  compagne.  Que  dit-elle  ? 

Ce  qui  rend  le  sonnet  difficile  à  saisir,  c'est  que 
l'expression  de  sentiments  assez  clairs  en  eux- 
mêmes  y  est  coupée  de  menus  détails,  très  précis, 
mais  dont  on  ne  sait  d'où  ils  viennent  ni  à  quoi  ils 


PAUL    VERLAINE,  101 

'sont  empruntés.  Quand  on  a  trouvé  que  le  lieu 
est  un  cabaret  ,  tout  s'explique  assez  aisé- 
ment. 

Premier  quatrain.  La  voix  dit  :  «  Ne  sois  pas  si 
triste.  Espère.  L'espérance  luit  dans  le  malheur 
comme  un  brin  de  paille  dans  l'étable.  »  Pourquoi 
cette  comparaison  —  très  juste  d'ailleurs,  mais  si 
inattendue  ?  C'est  que  nous  sommes,  comme  j'ai 
dit,  dans  une  auberge  de  campagne.  Sans  doute  une 
des  portes  de  la  salle  donne  sur  l'étable  où  sont  les 
vaches  et  le  cheval,  et,  dansTobscurité,  des  pailles 
luisent  parmi  la  litière... 

Mais,  tandis  que  la  voix  parle,  le  poète,  complè- 
tement abruti,  regarde  d'un  air  effaré  une  guêpe  qui 
bourdonne  autour  de  son  verre.  «  N'aie  pas  peur, 
lui  dit  sa  compagne  :  des  guêpes,  il  yen  a  toujours 
dans  cette  saison.  On  a  beau  fermer  les  volets  :  tou- 
jours quelque  fente  laisse  passer  un  rayon  qui  les 
attire.  Tu  ferais  mieux  de  dormir...  » 

Second  quatrain.  «  Tu  ne  veux  pas  ?»  Ici  le  poète 
ouvre  et  ferme,  d'un  air  de  malaise,  sa  bouche  pâ- 
teuse. —  «  Allons,  bois  un  bon  verre  d'eau  fraîche, 
et  dors.  »  Le  reste  va  de  soi. 

Premier  tercet.  —  La  voix  s^adresse  à  la  caba- 
retière  qui  tourne  autour  de  la  table  et  fait  du  bruit. 
Elle  la  prie  de  s'éloigner.  —  La  fin  est  limpide.  Le 
sonnet  se  termine  par  un  souvenir  et  un  espoir.  «  Les 
roses  de  septembre  »  marquent  sans  doute  le  com- 
mencement du  dernier  amour  du  poète.  —   Relisez 

3*** 


102  LES    CONTEMPORAINS. 

maintenant,  et  dites  si  toute  la  pièce  n  est  pas  ado- 
rable! 


VIII 


Aimez  donc  la  raison  :  que  toujours  vos  écrits 
Empruntent  d'elle  seule  et  leur  lustre  et  leur  prix. 


Si  quelqu'un  s'est  peu  soucié  de  ce  vieux  précepte, 
c'est  M.  Paul  Verlaine.  On  pourrait  presque  dire 
qu'il  est  le  seul  poète  qui  n'ait  jamais  exprimé  que 
des  sentiments  et  des  sensations  et  qui  les  ail 
traduits  uniquement  pour  lui  ;  ce  qui  le  dispense 
d'en  montrer  le  lien,  car  lui  le  connaît.  Ce  poète  ne 
s'est  jamais  demandé  s'il  serait  compris,  et  jamais 
il  n'a  rien  voulu  prouver.  Et  c'est  pourquoi,  Sagesse 
à  part,  il  est  à  peu  près  impossible  de  résumer  ses 
recueils,  d'en  donner  la  pensée  abrégée.  On  ne  peut 
les  caractériser  que  par  l'état  d'âme  dont  ils  sont  le 
plus  souvent  la  traduction  :  demi-ivresse,  halluci- 
nation qui  déforme  les  objets  et  les  fait  ressembler  à 
un  rêve  incohérent  ;  malaise  de  l'âme  qui,  dans 
l'effroi  de  ce  mystère,  a  des  plaintes  d'enfant  ;  puis 
langueur,  douceur  mystique,  apaisement  dans  la 
conception  catholique  de  l'univers  acceptée  en 
toute  naïveté... 

Vous  trouverez  dans  Jadis  et  naguère  de  vagues 
contes  sur  le  diable.    Le   poète    appelle    cela  des 


PAUL    VERLAINE.  103 

«  choses  crépusculaires.  »  C'est  dans  Ecbatane.  Des 
Satans  sont  en  fête.  Mais  un  d'eux  est  triste  ;  il  pro- 
pose aux  autres  de  supprimer  l'enfer,  de  se  sacri- 
fiera l'amour  universel,  et  alors  les  démons  mettent 
le  feu  à  la  ville,  et  il  n'en  reste  rien  ;  mais 


On  n'avait  pas    |    agréé  le  sacrifice. 
Quelqu'un  de  fort    |   et  de  juste  assurément 
Sans  peine  avait    ]    su  démêler  la  malice 
Et  l'artifice    |    en  un  orgueil  qui  se  ment  (?). 


Une  comtesse  a  tué  son  mari,  de  complicité  avec 
son  amant.  Elle  est  en  prison,  repentie,  et  elle  tient 
la  tête  de  l'époux  dans  ses  mains.  Cette  tète  lui 
parle  :  a  J'étais  en  état  de  péché  mortel  quand  tu 
m'as  tué.  Mais  je  t'aime  toujours.  Damne-toi  pour 
que  nous  ne  soyons  plus  séparés.  »  La  comtesse 
croit  que  c'est  le  diable  qui  la  tente.  Elle  crie  : 
«  Mon  Dieu  !  mon  Dieu,  pitié  !  »  Et  elle  meurt,  et 
son  âme  monte  au  ciel.  —  Une  femme  est  amou- 
reuse d'un  homme  qui  est  le  diable.  Il  l'aruiuée  et  la 
maltraite.  Elle  l'aime  toujours.  Elle  lui  dit  :  «Je  sais 
qui  tu  es.  Je  veux  être  damnée  pour  être  toujours 
avec  loi.  »  Mais  il  la  raille  et  s'en  va.  Alors  elle  se 
lue.  Ici,  une  idée  fort  belle  : 

Elle  ne  savait  pas  que  l'enfer,  c'est  l'absence. 
Les  autres  contes  sont  à  l'avenant.  On  croit  cora- 


104  LES    CONTEMPORAINS, 

prendre;  puis  le  sens  échappe.  C'est  qu'il  n'y  a  rien 
à  comprendre — sinon  que  le  diable  est  toujours 
méchant  quoi  qu'il  fasse,  et  qu'il  ne  faut  pas  l'écou- 
ter, et  qu'il  ne  faut  pas  l'aimer,  encore  que  cela 
soit  bien  tentant... 

Si  les  récits  sont  vagues,  que  dirons-nous  des 
simples  notations  d'impressions?  Car  c'est  à  cela 
que  se  réduit  de  plus  en  plus  la  poésie  de  M.  Paul 
Verlaine.  Lisez  Kaléidoscope  : 

Dans  une  rue,  au  cœur  d'une  ville  de  rêve. 
Ce  sera  comme  quand  on  a  déjà  vécu  ; 
Un  instant  à  la  fois  très  vague  et  très  ai^u... 
0  ce  Boleil  parmi  la  brume  qui  se  lève  ! 

0  ce  cri  sur  la  mer,  cette  voix  dans  les  bois 
Ce  sera  comme  quand  on  ignore  des  causes  : 
Un  lent  réveil  après  bien  des  métempsycoses  ; 
Les  choses  seront  plus  les  mêmes  qu'autre/ois 

Dans  cette  rue,  au  cœur  de  la  ville  magique 
Où  des  orgues  moudront  des  gigues  dan^i  les  soirs. 
Où  des  cafés  auront  des  chats  sur  les  dressoirs, 
Et  que  traverseront  des  bandes  de  musique. 

Ce  sera  si  fatal  qu'en  en  croira   mourir... 

Vraiment,  ce  sont  là  des  séries  de  mots  comme  on 
en  forme  en  rêve. . .  Vous  avez  dû  remarquer  ?  Quel- 
quefois, en  dormant,  on  compose  et  l'on  récite  des 
vers  que  l'on  comprend,  et  que  l'on  trouve  admi- 
rables. Quand,  d'aventure,  on  se  les  rappelle  encore 
au  réveil,  plus  rien...,  l'idée   s'est  évanouie.   C'est 


PAUL    VERLAINE.  1C5 

que,  dans  le  sommeil,  on  attachait  à  ces  mots  des 
significations  particulières  qu'on  ne  retrouve  plus  ; 
on  les  unissait  par  des  rapports  qu'on  ne  ressaisit 
pas  davantage.  Et,  si  l'on  s'y  applique  trop  long- 
temps, on  en  peut  souffrir  jusqu'à  l'angoisse  la  plus 
douloureuse... 

Mais,  en  y  réfléchissant,  je  crois  que  si  on  relit 
Kaléidoscope,  on  verra  que  l'obscurité  est  dans  les 
choses  plus  que  dans  les  mots  ou  dans  leur  assem- 
blage. Le  poète  veut  rendre  ici  un  phénomène 
mental  très  bizarre  et  très  pénible,  celui  qui  con- 
siste à  reconnaître  ce  qu'on  n'a  jamais  vu.  Cela 
vous  est-il  arrivé  quelquefois?  On  croit  se  souvenir; 
on  veut  poursuivre  et  préciser  une  réminiscence 
très  confuse,  mais  dont  on  est  sûr  pourtant  que 
c'est  bien  une  réminiscence  ;  et  elle  fuit  et  se  dis- 
sout à  mesure,  et  cela  devient  atroce.  C'est  à  ces 
moments-là  qu'on  se  sent  devenir  fou.  Comment 
expliquer  cela  ?  Oh  !  que  nous  nous  connaissons 
mal  !  C'est  que  notre  vie  intellectuelle  est  en 
grande  partie  inconsciente.  Continuellement  les 
objets  font  sur  notre  cerveau  des  impressions  dont 
nous  ne  nous  apercevons  pas  et  qui  s'y  emmaga- 
sinent sans  que  nous  en  soyons  avertis,  A  certains 
moments,  sous  un  choc  extérieur,  ces  impres- 
sions ignorées  de  nous  se  réveillent  à  demi  :  nous 
en  prenons  subitement  conscience,  avec  plus  ou 
moins  de  netteté,  mais  toujours  sans  être  informes 
d'où  elles  nous  sont  venues,  sans  pouvoir  les  éclair- 


106  LES    CONTEMPORAINS. 

cir  ni  les  ramener  à  leur  cause.  Et  c'est  de  cette 
ignorance  et  de  cette  impuissance  que  nous  nous 
inquiétons.  Ce  demi-jour  soudainement  ouvert  sur 
tout  ce  que  nous  portons  en  nous  d'inconnu  nous 
lait  peur.  Nous  souffrons  de  sentir  que  ce  qui  se 
passe  en  nous  à  cette  heure  ne  dépend  pas  de  nous, 
et  que  nous  ne  pouvons  point,  comme  àl'ordinaire, 
nous  faire  illusion  là-dessus... 

Il  y  a  quelque  chose  de  profondément  involon- 
taire et  déraisonnable  dans  la  poésie  de  M.  Paul 
Verlaine.  Il  n'exprime  presque  jamais  des  moments 
de  conscience  pleine  ni  de  raison  entière.  C'est  à 
cause  de  cela  souvent  que  sa  chanson  n'est  claire 
(si  elle  Tesl)  que  pour  lui-même. 


IX 


De  même,  ses  rythmes,  parfois,  ne  sont  saisis- 
sables  que  pour  lui  seul.  Je  ne  parle  pas  des  rimes 
féminines  entrelacées,  des  allitérations,  des  asso- 
nances dans  l'intérieur  du  vers,  dont  nul  n'a  usé 
plus  fréquemment  ni  plus  heureusement  que  lui. 
Mais  il  emploie  volontiers  des  vers  de  neuf,  de  onze 
et  de  treize  syllabes.  Ces  vers  impairs,  formés  de 
deux  groupes  de  syllabes  qui  soutiennent  entre 
eux  des  rapports  de  nombre  nécessairement  un  peu 
compliqués  (3  et  6  ou  4  et  5  ;  4  et  7  ou  5  et  6  ;  5 
et  8),  ont  leur  cadence  propre,  qui  peut  plaire   à 


PAUL    VERLAINE.  107 

l'oreille  tout  en  l'inquiétant.  Boiteux,  ils  plaisent 
justement  parce  qu'on  les  sent  boitpux  et  parce 
qu'ils  rappellent,  en  la  rompant,  la  cadence  égale 
de  l'alexandrin.  Mais,  pour  que  ce  plaisir  dure  et 
même  pour  qu'il  soit  perceptible,  il  faut  que  ces 
vers  boitent  toujours  de  la  même  façon.  Or,  au 
moment  où  nous  allions  nous  habituer  à  un  cer- 
tain mode  de  claudication,  M.  Verlaine  en  change 
tout  à  coup,  sans  prévenir.  Et  alors  nous  n'y 
sommes  plus.  Sans  doute,  il  peut  dire:  De  même 
que  le  souvenir  de  l'alexandrin  vous  faisait  sentir 
la  cadence  rompue  de  mes  vers,  ainsi  le  sou- 
venir de  celle-ci  me  fait  sentir  la  nouvelle  ca- 
dence irrégulière  que  j'y  ai  substituée.  Soit;  —  mais 
notre  oreille  à  nous  ne  saurait  s'accommoder  si 
rapidement  à  des  rythmes  si  particuliers  et  qui 
changent  à  chaque  instant.  Ce  caprice  dans  l'irré- 
gularité même  équivaut  pour  nous  à  l'absence  de 
rythme.  Voici  des  vers  de  treize  syllabes  : 


Londres  fume  et  cri    |    e.  Oh  !  quelle  ville  de    la  Bible  I 
Le  gaz  flambe  etna    |   ge  et  les  enseignes  sont  vermeilles. 
Et   les  maisons    |    dans   leur  ratatineiuent  terrible 
Epouvan    |   tent  comme  un  sénat    |    de  petites  vieilles. 


Les  deux  premiers  vers  sont  coupés  après  la 
cinquième  syllabe,  le  vers  suivant  est  coupé  après 
la  quatrième  ;  le  dernier,  après  la  troisième  ou  la 
huitième.  —  Et  voici  des  vers  de  onze  syllabes: 


108  LES    CONTEMPORAINS. 

Dans  un  palais    |    soie  et  or,  dans  Echatane, 

De  beaux  démons    |  ,  des  satans  adoleicents, 

Au  son  d'une  musi    |    que  mahométane 

Font  liti    I    ère  aux  sept  péchés    |    de  leurs  cinq  sens. 


Les  deux  premiers  vers  semblent  coupés  après  la 
quatrième  syllabe  ;  soit.  Mais  le  suivant  est  coupé 
(fort  légèrement)  après  la  sixième,  et  l'autre  après 
la  troisième  ou  la  septième. 

D'autres  fois,  quand  M.  Verlaine  emploie  les  vers 
de  dix  syllabes,  il  les  coupe  tantôt  après  la  cin- 
quième, tantôt  après  la  quatrième  syllabe.  C'est-à- 
dire  qu'il  mêle  des  rythmes  d'un  caractère  non  seu- 
lement différent,  mais^opposé. 

Aussi  bien  pourquoi    |    me  mettrais- je  à  geindre  ?  (5,5) 
Vous  ne  m'aimez  pas    |  ,  l'affaire  est  conclue 
Et,  ne  voulant  pas    |    qu'on  ose  me  plaindre 
Je  souffrirai    |    d'une    âme  résolue  (4,  6). 

Ainsi,  dans  la  plus  grande  partie  de  l'œuvre  poé- 
tique de  M.  Verlaine,  les  rapports  de  nombre  entre 
les  hémistiches  varient  trop  souvent  pour  nos 
faibles  oreilles.  Maintenant,  si  le  poète  chante  pour 
être  entendu  de  lui  seul,  c'est  bon,  n'en  parlons 
plus.  Laissons-le  à  ses  plaisirs  solitaires  et  allons- 
nous-en 


PAUL   VERLAINE.  109 


Non,  restons  encore  un  peu;  car,  avec  tout  cela, 
M.  Paul  Verlaine  est  un  rare  poète.  Mais  il  est 
double.  D'un  côté,  il  a  l'air  très  artificiel.  Il  a  un 
«  art  poétique  »  tout  à  fait  subtil  et  mystérieux 
(qu'il  a,  je  crois,  trouvé  sur  le  tard)  : 

De  la  musique  avant  toute  chose, 
Et  pour  cela  préfère  l'impair 
Plus  vague  et  plus  soluble  dans  l'air. 
Sans  rien  en  lui  qui  pèse  et  qui  pose. 

Il  faut  aussi  que  tu  n'ailles  point 
Choisir  tes  mots  sans  quelque  méprise  ; 
Bien  de  plus  cher  que  la  chanson  grise 
Où  l'indécis  au  précis  se  joint... 

Car  nous  voulons  la  nuance  encor. 
Pas  la  couleur,  rien  que  la  nuanco. 
Oh  !  la  nuance  seule  fiance 
Le  rêve  au  rêve,  la  fiiite  au  cor... 

D'autre  part,  il  est  tout  simple  : 

Je  suis  venu,  calme  orphelin, 
Pdche  de  mes  seuls  yeux  tranquilles. 
Vers  les  hommes  des  grandes  villes  : 
Ils  ne  m'ont  pas  trouvé  malin. 

C'est   peut-être  par    cette   ingénuité  qu'il    plait 

LES  GO.NTEUP.  I^'-  4 


110  LES    CONTEMI'Or.AINS. 

tant  à  la  longue.  A  force  de  l'étudier  et  même  de 
le  condamner,  sa  douce  démence  me  gagne.  Ce 
que  je  prenais  d'abord  pour  des  raffinements  pré- 
tentieux et  obscurs,  j'en  viens  à  y  voir  (quoi  qu'il 
en  dise  lui-même)  des  hardiesses  maladroites  de 
poète  purement  spontané,  des  gaucheries  char- 
mantes. Puis  il  a  des  vers  qu'on  ne  trouve  que  chez 
lui,  et  qui  sont  des  caresses.  J'en  pourrais  citer 
beaucoup.  Et  comme  ce  poète  n'exprime  ses  idées 
et  ses  impressions  que  pour  lui,  par  un  vocabulaire 
et  une  musique  à  lui,  —  sans  doute,  quand  ces 
idées  et  ces  impressions  sont  compliquées  et  trou- 
bles pour  lui-même,  elles  nous  deviennent,  à  nous, 
incompréhensibles  ;  mais  quand,  par  bonheur,  elles 
sont  simples  et  unies,  il  nous  ravit  par  une  grâce 
naturelle  à  laquelle  nous  ne  sommes  plus  guère 
habitués,  et  la  poésie  de  ce  prétendu  «  déliques- 
cent» ressemble  alors  beaucoup  à  la  poésie  popu- 
laire: 

Il  pleure  dans  mon    cœur 
Comme  il  pleut  sur    la  ville  ; 
Quelle  est  cette  langueur 
Qui  pénètre  mon   cœur?  etc 


Ou  bien  ; 


J'ai  peur  d'un  baiser 
Comme  d'une  abeille. 
Je  bouffre  et  je  veille 
Sans  me   reposer. 
J  ai  peur  d'un  baiser. 


PAUL    VERLAl.NE.  111 

Finissons  sur  ces  riens,  qui  sont  exquis,  et 
disons  :  M.  Paul  Verlaine  a  des  sens  de  malade, 
mais  une  âme  d'enfant;  il  a  un  charme  naïf  dans 
la  langueur  maladive  ;  c'est  un  décadent  qui  est 
surtout  un  primitif. 


YIGTOR  HUGO 


TOUTE  LA  LYRE 


Ce  qu'il  dît 
Est  semblable  au  passage  orageux  d'un  quadrige. 
Un  torrent  de  parole  énorme  qu'il  dirige, 
Un  verbe  surhumain,  superbe,  engloutissant, 
S'écroule  de  sa  bouche  en  tempête,  et  descend 
Et  coule  et  se  répand  sur  la  foule  profonde.... 


Victor  Hugo  définit  ainsi  l'éloquence  de  Danton; 
mais  il  me  paraît  que  ces  images  expriment  encore 
mieux  la  poésie  de  Victor  Hugo.  C'est  elle,  le  qua- 
drige orageux,  le  torrent  de  parole  surhumaine. 
J'ai  lu  sans  interruption  Toute  la  Lyre,  et  je  ne  sais 
plus  guère  où  j'en  suis.  Je  me  sens  ivre  de  mots  et 
d'images.  Ce  torrent  m'a  noyé  dans  son  flot  qui 
roule  des  ténèbres  et  des  étoiles.  Et  maintenant, 

Comme  l'eau  qu'il  secoue  aveugle  un  chien  mouillé, 
ou,  si  vous  voulez,  pareil  au  barbet  du  vieux  conte, 


114  LES    CONTEMPORAINS, 

qui  a  secouait  des  pierreries»  ,je  me  débats  sur  la  rive, 
tout  ruisselant  et  aveuglé  de  métaphores,  le  bruit  des 
rythmes  bourdonnant  dans  mes  oreilles  comme 
celui  des  grandes  eaux;  et,  dompté  par  un  dieu,  je 
reconnais  et  j'adore  la  toute-puissance  de  son  verbe. 
Ai-je  jamais  dit  autrechose  ?  Des  gensont  voulu  me 
persuader,  Tan  dernier  (1) ,  que  je  lui  avais  manqué 
de  respect.  Pourquoi?  Pour  avoir  dit  que,  si  nul 
poêle  ne  parlait  plus  haut  à  mon  imagination,  deux 
ou  trois  autres  disaient  peut-êlre  des  choses  plus 
rares  à  ma  pensée  et  à  mon  cœur.  A  cause  de  cela, 
plusieurs  m'ont  trailé  de  pygmée,  ce  qui  est  fort 
juste,  —  mais  aussi  de  cuistre,  de  zoïle  et  même  de 
batracien,  ce  qui  est  bien  sévère.  J'avoue  que  là- 
dessus,  je  ne  les  ai  pas  crus.  J'appartiens  à  la  géné- 
ration qui  a  le  plus  aimé  Victor  Ilugo.  Je  Tai  profon- 
dément et  religieusement  admiré  dans  mon  adoles- 
cence et  ma  première  jeunesse.  Pendant  dix  ans  je 
l'ai  lu  tous  les  jours,  et  je  lui  garde  une  reconnais- 
sance infinie  des  joies  qu'il  m'a  données.  J'ajoute  que 
c'est  peut-êlre  pendant  ces  dix  années-là  que  j'ai  eu 
raison.  Mais  nos  âmes  vont  se  modifiant,  et,  par 
suite,  l'idée  que  nous  nous  formons  des  grands  écri- 
vains et  des  grands  artistes  et  l'émotion  qu'ils  nous 
donnent  ne  sont  point  les  mêmes  aux  diverses  épo- 
ques de  notre  vie  :  faut-il  rappeler  une  vérité  si  sim- 
ple ?  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire  aujourd'hui,  c'est 
dune  l'impression  que  me  laisse,  aujourd'hui  même, 

(1)  Voir  l'article  suivant. 


VICTOR    HUGO.  lis 

la  lecture  de  Toute  la  Lyre,  non  celle  que  j'ai  reçue, 
voilà  quinze  ans,  de  la  Légende  des  siècles. 

—  Encore  de  la  critique  personnelle  I  me  dit  une 
voix  que  je  respecte.  —  Ilél  vous  en  parlez  à  votre 
aise  I  Plût  au  ciel  que  j'en  puisse  faire  d'autre  ii 
sortir  de  moi! 

Laissez-moi  donc  vous  {Sarler  librement  et  res- 
pectueusement du  dernier  livre  lyrique  de  Victor 
Hugo.  Librement?  Ai-je  donc  tant  besoin  de  m^ex- 
cuser  ?  Et  l'espèce  d'éblouissement  qui  m'est  resté 
dans  les  yenx  après  cette  lecture  n'est-elle  pas  le 
meilleur  hommage,  étant  le  plus  involontaire,  que  je 
puisse  rendre  au  plus  puissant  assembleur  de  mots 
qui  ait  sans  doute  paru  depuis  que  l'univers  existe, 
depuis  qu'il  y  a  des  yeux  pour  voir  les  objets  maté- 
riels, des  intelligences  pour  concevoir  des  idées,  des 
imaginations  pour  découvrir  les  rapports  cachés 
entre  tout  ce  visible  et  tout  cet  invisible,  et  des 
signes  écrits  dontles  combinaisons  peuvent  exprimer 
ces  rapports  ? 

Aiubije  suis  tranquille,  et  c'est  en  toute  sécurité 
que  je  vous  confierai  mes  impressions  successives. 
Après  le  bienheureux  ahurissement  dont  je  vous  ai 
parlé,  je  me  recueille  et  je  cherche  à  me  reprendre. 
Qu'ai-je  donc  lu,  en  somme  ?  Que  me  reste-t-il 
dans  l'esprit,  une  fois  ces  grandes  vibrations  éteintes  ? 

Yoici.  Le  poète  nous  explique  en  cinq  ou  six  cents 
vers  que  la  Révolution  ne  pouvait  se  faire  que  par 
l'échafaud,  mais  que,  maintenant  qu'elle  est  faite, 


116  LES    CONTtMPORAi:;S. 

il  ne  faut  plus  verser  de  sanf,^  —  Il  croit  au  progrès, 
à  la  future  fraternité  des  hommes.  — Il  maudit  les 
rois  et  les  empereurs.  —  Cela  ne  i'empôche  pas  de 
dire  ensuite  à  Dieu  :  «  Seigneur,  expliquons-nous 
tous  deux  »,  et  de  lui  demander  pourquoi  «  il  laisse 
mourir  Rome  »,  c'est-à-dire  la  civilisation  latine,  et 
grandir  «  l'Amérique  sans  âme,  ouvrière  glacée  ». 

—  Il  gémit  sur  les  émeutes  de  Lyon.  —  Il  exhorte 
le  jeune  Michel  Ney  à  être  digne  du  nom  qu'il  porte. 

—  Il  flétrit  Louis  XV.  —  Il  entend,  dans  la  nuit,  les 
esprits  du  mal  encourager  les  panthères,  les  serpents, 
les  plantes  vénéneuses,  les  prêtres  et  les  rois.  — Il 
nous  ouvre  un  mausolée  royal  et  nous  montre  la 
poignée  de  cendre  qu'il  contient.  —  Il  fait  tous  ses 
compliments  à  M"'  Louise  Michel  pour  sa  conduite 
après  la  Commune... 

Puis,  viennent  des  paysages.  Ils  sont  fort  beaux. 
Cette  idée  y  revient  sans  cesse,  que  la  «  création  sait 
le  grand  secret  ».  (Elle  le  garde  joliment!)  Un 
autre  refrain,  c'est  que  la  nuit  représente  les  puis- 
sances malfaisantes,  l'ignorance,  le  mal,  le  passé, 
mais  que  l'aurore  figure  la  délivrance  des  esprits, 
l'avenir,  le  progrès... 

La  troisième  partie  se  pourrait  résumer  ainsi  ;  — 
L'enfant  est  un  mystère  rassurant.  —  La  femme  est 
une  énigme  inquiétante.  —  Soyons  bons.  —  Evitons 
même  les  petites  fautes.  —  Dieu  est  grand.  Nos 
batailles  font  à  son  oreille  le  même  bruit  qu'un  mou- 
cheron. —  La  nature  est  mystérieuse.  —  C'est  l'om- 


VICTOR    HUGO.  in 

bre  qui  a  fait  les  dieux.  —  Les  prêtres  sont  horri- 
bles. —  L'âme  est  immortelle  :  nous  retrouverons 
nos  morts.  — Le  monde  est  mauvais  :  tout  est  nuit 
et  souffrance.  Le  monde  est  bon.  Ténèbres,  je  ne 
vous  crois  pas.  Je  crois  à  vous,  ô  Dieu  !  Ombre  I 
Lumière  ! 

Il  est  beaucoup  question  de  littérature  dans  la 
quatrième  partie.  Et  voiciles  pensées  qu'on  y  trouve: 
— Les  poètes  primitifs  aimaient  la  nature,  et  elle  leur 
parlait.  —  J"ai  fait  de  la  critique  quand  j'étais  en- 
fant, mais  j'ai  reconnu  l'absurdité  de  cette  occupa- 
tion. —  La  tragédie  classique  sent  le  renfermé.  De 
l'air  !  de  l'air  1  —  Le  bon  goût  est  une  grille.  Le 
critique  est  un  eunuque,  etc.  —  Shakespeare  est 
sublime.  —  Brumoy  est  un  âne.  — Le  rire  est  une 
mitraille.  —  Laharpe,  Lebatteux,  Patouillet,  Rapin, 
Eouhours,  etc.,  sont  des  ânes  et  des  pourceaux.  — 
La  nature  fut  la  nourrice  d'Homère  et  d'Hésiode.  ~ 
Tous  les  grands  hommes  et  les  penseurs  sont  insul- 
tés, Mazzini  par  Thiers,  Washington  par  Pitt,  Juve'- 
nai  par  Nisard,  Shakespeare  par   Planche,  Homère 

par  Zoïle,  etc —  Les  poètes  sont  les  guides  du 

genre  humain.  —  Les  sommets  sont  dangereux  ;  on 
y  a  le  vertige.  —  Les  grands  hommes  sont  malheu- 
reux, parce  qu'ils  sont  les  enclumes  sur  lesquelles 
Dieu  forge  une  âme  nouvelle  à  l'humanité. 

Voilà  le  premier  volume. 

Le  second...  Me  croirez-vous  si  je  vous  dis  que 
c'est  la  même  chose,  et  que  chacune  des  a  sept  cor- 


118  LES    CONTEMPORAINS. 

des  de  la  lyre  »  rend  sensiblement  le  même  son .  — 
Gela  commence,  toutefois,  par  une  série  de  pièces 
moins  impersonnelles,  où  le  poète  nous  dit  sa  vie,  se 
raconte  plus  familièrement,  se  confie  à  ses  amis.  — 
Tu  me  dis  que  j'ai  changé,  écrit-il  à  l'un  d'eux. 
Non,  je  n'ai  pas  changé  ;  je  veux  toujours  le  peuple 
grand  et  les  hommes  libres,  et  je  rêve  un  avenir 
meilleur  pour  la  femme.  Si'ulement  je  suis  plus 
triste.  —  Lorsque  j'étais  enfant,  la  France  était 
grande. —  A  une  religieuse:  Priez!  ne  vous  gênez 
pas,  je  comprends  tout.  —  A  un  enfant:  Aime  bien 
ta  mère  et  souliens-la.  —  J'ai  beaucoup  soutTert,  j'ai 
été  proscrit  et  fugitif,  mais  j'avais  la  conscience 
tranquille.  —  «  A  deux  ennemis  amis  »  :  Réconci- 
liez-vous. Vous  êtes  trop  grands  l'un  et  l'autre  pour 
vous  haïr.  — Sur  la  mort  de  M""  de  Girardin:  Elle 
s'en  est  allée...  La  foule  ne  comprend  pas  les  gran- 
des âmes...  Je  voudrais  m'en  aller  aussi.  Je  rêve 
aux  morts;  je  les  vois.  — Je  méprise  la  haine  et  la 
calomnie.  —  Idem.  —  Je  travaille:  le  travail  est 
bon.  —  Je  suis  las  ;  mais  quelqu'un  dans  la  nuit  me 
dit  :  Ta  !  —  Je  rentrerai,  comme  Voltaire,  dans  mon 
grand  Paris. 

Puis,  ce  sont  des  pièces  d'amour.  J'en  mets  à  pari 
trois  ou  quatre,  qui  sont  exquises.  Les  autres  sont 
absolument  semblables  aux  Chansotis  des  rues  et  des 
bois. 

Puis,  une  suite  de  fantaisies.  Quelques  jeux  de 
rimes.  De  courtes  scènes  dialoguées  dont  le  fond  se 


VICTOR    HUGO.  119 

réduit  à  ceci  •  que  la  femme  est  fragile,  qu'elle  est 
contredisante,  qu'elle  est  capricieuse,  qu'elle  aime 
les  soldais,  qu'elle  aime  les  mauvais  sujets.  Enfin, 
quelques  chansons,  qui  ne  sont  pas  toutes  les  meil- 
leuies  que  Victor  Hugo  ait  écrites. 

Tout  cela  fait  sept  cordes  (à  la  vérité,  il  serait 
difficile  de  les  nommer  avec  précision  ;  il  semble 
pourtant  que  les  sept  livres  que  nous  venons  de  par- 
courir pourraient  s'intituler:  Humanité,  Nature, 
Philosophie,  Art,  Foyer,  Amour,  Fantaisie).  Mais,  le 
poète  ayant  écrit  : 

.„  Et  j'ajoute  à  ma  ïjre  une  corde  d'airain, 

il  y  a  un  huitième  livre,  tout  de  colère  et  d'indigna- 
tion, dont  voici  à  peu  près  le  canevas  :  Rois,  je  ne 
suis  qu'un  passant,  mais  je  vous  dis  que  vous  êtes 
infâmes.  —  Il  ne  fallait  point  détruire  la  Colonne 
parce  que,  ce  qu'elle  glorifiait  en  réalité,  ce  n'était 
point  le  despotisme,  mais  la  gloire  d'un  peuple  et 
la  Révolution  délivrant  l'Europe.  —  Je  flétris  pareil- 
lement ceux  qui  ont  tué  les  otages,  et  ceux  qui  ont 
massacré  les  soldats  de  la  Commune.  —  Un  tout 
petit  roi  m'a  chassé  de  Belgique  :  je  ne  daigne  pas 
m'en  apercevoir.  —  Nous  sommes  vaincus,  mais 
j'attends  la  revanche  ;  la  France  vaincra,  parce 
qu'elle  est  Lumière.  —  Après  la  libération  du  terri- 
toire :  Je  ne  me  trouve  pas  délivré  ;  je  ne  le  serai  que 
lorsque  nous  aurons  repris  Metz  et  Strasbourg.  — 


120  LLS    CONTEMPORAINS. 

Aux  historiens  :  Ne  cherchez  pas  à  expHquer  les 
traîtres  ;  on  croirait  que  vous  les  excusez.  —  Vous 
n'arrêterez  pas  la  De'mocratie  montante.  —  Toutes  les 
fois  qu'un  crime  se  préparera  contre  le  peuple,  ma 
conscience  rugira... 

En  deux  mots,  maintenant  :  a  Tout  est  obscur. 
Tout  est  clair.  La  nature  rêve  et  voit  Dieu.  Haine 
au  passé.  Les  rois  et  les  prêtres  sont  infâmes.  Le 
j)euple  est  sublime.  0  l'enfant  !  0  la  femme  !  Par- 
donnons, aimons.  Les  poètes  sont  des  mages.  Toinon, 
c'est  Callirhoé.  »  Vous  n'extrairez  rien  de  plus  de 
Toute  la  Lyre,  —  et  pas  grand'chose  de  plus  des 
(juinze  volumes  de  vers  lyriques  de  l'immense 
poète. 

—  Eh  bien  !  me  direz-vous,  ne  sont-ce  pas  là  de 
beaux  thèmes?  Y  a-t-il  plus  de  pensée,  puisqu'il 
vous  en  faut,  chez  Lamartine  ou  Musset  ?  Et  quelle 
idée  vous  failes-vous  donc  de  la  poésie  ? 

—  Oui,  je  sais  que  la  poésie  n'est  que  sentiment, 
couleur  et  musique,  et  qu'elle  n'a  presque  pas  be- 
soin de  pensée.  J'en  connais  qui  semble  faite  de  rien, 
et  qui  me  rempHt  tout  entier.  Mais  que  puis-je  contre 
une  impression  répétée  et  persistante?  Non,  le  bruit 
énorme,  les  cymbales  retentissantes  des  vers  innom- 
brables de  Victor  Hugo  ne  si mt  point  pâture  d'âme, 
—  pas  assez  pour  moi  du  moins.  Je  dirais  volontiers 
de  ses  vers  :  «  Ils  sont  trop  !  Ils  m'empêchent  de 
sentir  sa  poésie  »...  La  demi-douzaine  d'idées  et  de 
sentiments  que  j'énumérais  tout  à  l'heure,  songez 


VICTOR    HUGO,  121 

qu'il  les  a  développés  en  cinquante  ou  soixante 
mille  vers.  II  y  a  tel  de  ces  lieux  communs  qu'il  a 
repris  une  centaine  de  fois.  Cette  idée,  qu'on  aime 
partout  de  la  même  façon,  et  qu'Amaryllis  et  Margot, 
c'est  kifkif,  lui  a  inspiré  les  quatre  ou  cinq  mille 
vers  octosyllabiques  des  Chansons  des  rues  et  des  bois. 
Cette  autre  idée,  que  tout  finira  par  une  embrassade 
de  tous  les  hommes  en  Dieu,  ne  lui  a  guère  moins 
suggéré  d'alexandrins.  Il  nous  a  certainement  confié 
plusieurs  milliers  de  fuis  que  le  poète  est  un  pro- 
phète et  un  voyant.  II  n'y  a  pas  une  seule  pièce  dans 
Toute  la  Lyre,  qui  ne  rappelle  des  pages,  je  ne  dis 
pas  analogues,  mais  parfaitement  semblables,  de 
chacun  des  recueils  précédents.  Voici  un  jeu  que  je 
propose  aux  rares  honnêtes  gens  qui  ont  vraiment 
lu  les  poètes  contemporains.  Quelqu'un  nous  citerait 
au  hasard  des  vers  ou  même  des  couplets  de  Victor 
Hugo  et  nous  demanderait  d'où  ils  sont  tirés.  Nous 
devinerions  peut-être  que  ces  vers  sont  antérieurs 
ou  postérieurs  à  1840;  mais,  neuf  fois  sur  dix,  nous 
ne  saurions  à  quel  volume  les  rapporter.  Or,  si  l'on 
jouait  au  même  jeu  avec  Lamartine  et  Musset  ^que 
j'ai  beaucoup  moins  lus,  les  aimant  depuis  moins 
longtemps),  je  me  ferais  fort  de  gagner  presque  è 
tout  coup.  Ne  m'accusez  point  de  puérilité.  Ce  détour 
chinois  m'est  une  façon  de  constater  une  chose 
étrange.  Nul  n'a  fait  des  vers  plus  précis  de  contours 
que  l'auteur  de  la  Légende  et  des  Contemplations,  — 
et  nul  n'en  a  fait,  si  je  puis  dire,   de  plus  indiscer- 


122  LES    CONTEMPORAINS. 

nables,  de  plus  aisés  à  substituer  les  uns  aux  autres. 
Cela  est  à  la  fois  stupéliant  de  richesse  et  prodi- 
gieux d'indigence. 

Et  puis,  je  l'ai  tant  lu  jadis,  je  me  suis  si  bien  pé- 
nétré de  ses  habitudes  de  style,  de  ses  images  ordi- 
naires, de  son  vocabulaire,  de  son  rytlime,  de  ses 
rimes,  de  ses  manies,  que,  lisant  un  nouveau  vo- 
lume de  lui,  il  m'a  semblé  que  je  le  relisais.  Tous  ces 
vers  inconnus,  je  les  reconnaissais  à  mesure.  Pour 
un  peu,  j'aurais  cru  que,  par  un  phénomène  mys- 
térieux, c'était  moi  qui  les  faisais,  et  que  je  paro- 
diais l'auteur  de  l''Ane.  Celte  illusion  vous  paraîtra 
moins  gasconne  si  vous  songez  que  nul  poète,  en 
effet,  n'a  été  ni  plus  souvent,  ni  plus  aisément,  ni 
plus  parfaitement  parodié.  M.  Albert  Sorel  a  fait 
des  suites  de  vers  considérables  qui  pourraient,  à 
la  rigueur  ,  être  de  Victor  Hugo ,  et  où  ,  seule, 
quelque  bizarrerie  trop  forte,  ou  mieux,  quelque 
taiblesse  de  rime  et  quelque  essoufflement  laissent 
deviner  le  jeu  sacrilège.  Et,  d'autre  part,  je  me 
souviens  d'avoir  perdu  des  sommes  en  pariant,  après 
un  peu  d'hésitation,  que  des  vers  de  la  Légende, 
qu'on  m'avait  cités,  étaient  de  M.  Sorel.  (Les  voici, 
ces  vers  ;  ils  décrivent  la  salle  à  manger  d'Evirad- 
nus  : 

Cette  salle  à  manger  de  titans  est  si  hante. 
Qu'en  égarant,  de  poutre  en  poutre,  son  regard 
Aux  étages  confus  de  ce  plafond  liagard. 
On  est  presque  étonné  de  n'y  pas  voir  d'étoiles.^ 


VICTOR    HUGO.  123 

Et  cela  ne  prouve  pas  prôcisément  que  les  bons 
lettrés  qui  se  livrent  à  ces  exercices  aient  le  génie 
de  Victor  Hugo.  Il  est  même  certain  que  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  beauté  dans  leurs  parodies  (et  il 
s'en  trouve  quelquefois)  appartient  de  droit  au  grand 
poète  parodié.  Mais  cela  prouve  au  moins  qu'il  y  a 
dans  la  poésie  de  l'auteur  des  Quatre  Vents  de  Vesprit 
une  énorme  part  de  fabrication  quasi  mécanique  et 
automatique,  quelque  chose  où  ni  le  cœur,  ni  la 
pensée  ne  sont  intéressés.  Et  c'est  pourquoi  j'ai  pu 
lire,  avec  une  admiration  stupéfaite,  il  est  vrai,  et 
dans  une  sorte  d'ivresse  physii]ue,  mais  sans  une 
minute  d'émotion,  de  douceur  intérieure,  et  sans  le 
moindre  désir  de  larmes,  les  dix  mille  vers  de  Toute 
li  Lyre.  J'assistais  à  cette  poésie, si  je  puis  dire;  j'étais 
même  parfois  bousculé  par  elle;  mais  elle  n'entrait 
pas  en  moi. 

Peut-être  comprendrez-vous,  maintenant  ma  ten- 
dresse pour  Lamartine  et  Musset,  ces  médiocres 
ouvriers  qu'on  ne  parodie  point,  que  personne  n'a 
jamais  eu  l'idée  de  parodier.  Ce  n'est  pas  qu'ils  aient 
mis  dans  leurs  vers  ce  que  la  poésie  proprement 
dite  ne  comporte  point  :  l'analyse  aiguë  de  Sten- 
dhal, par  exemple,  ou  l'ironie  nuancée  de  Renan. 
Et  ce  n'est  pas  non  plus  qu'ils  aient  évité  les  redites. 
Mais,  d'abord,  je  trouve,  à  tortou  à  raison,  plus  de 
substance  dans  leur  œuvre,  plus  de  rêve  et  aussi  de 
pensée  chez  l'un  et,  à  coup  sûr,  plus  de  passion  chez 
l'autre.  Je  les  sens  absolumicnl  sincères,  et  que  leur 


124  LES    CONTEMPORAINS. 

poésie  s'écoule  d'eux  involontairement.  Et  surtout 
il  me  semble  toujours  que,  ce  qu'ils  expriment,  je 
pourrais  l'éprouver,  que  c'est  mon  âme  à  moi,  qui 
parle  dans  leurs  vers,  et  qu'elle  chante,  par  eux,  ce 
qu'elle  n'aurait  su  dire  toute  seule.  Ces  poètes,  qui 
ont  un  don  que  je  n'ai  pas,  sont  après  tout  des  gens 
comme  moi,  de  ma  socie'lé  et  de  mon  temps,  avec 
qui  il  m'eût  été  possible  de  converser... 

L'âme  de  Hugo  (et  c'est  tant  pis  pour  moi)  est  par 
trop  étrangère  à  la  mienne.  Il  y  a  dans  son  œuvre 
trop  d'altitudes,  trop  de  sentiments,  trop  de  façons 
de  voir  le  monde  et  l'histoire  que  j'ai  peine  à  com- 
[)rendre  et  qui  même  répugnent  à  mes  plus  chères 
habitudes  d'esprit.  Les  milliers  de  vers  où  il  dit  : 
«  Moi,  le  penseur  >,  où  il  se  qualifie  de  mage  effaré, 
où  il  se  compare  aux  lions  et  aux  aigles,  où  il  menace 
Tombre,  la  nuit  et  le  mystère  de  je  ne  sais  quelle 
effraction,  sont  insupportables  aux  hommes  mo- 
destes, et  à  ceux  qui  essayent  vraiment  de  penser. 
Quand  il  annonce  avec  fracas  qu'il  presse  du  genou 
la  poitrine  du  sphinx  et  qu'il  lui  a  arraché  son 
secret,  je  me  dis  :  *  Il  est  bien  heureux!  »  et  quand 
je  vois  que  ce  qu'il  a  découvert,  au  bout  du  compte, 
c'est  le  manichéisme  le  plus  naïf,  ou  l'optimisme  le 
plus  simplet,  je  me  dis  :  «  Que  d'embarras!  »  Je  sens 
là-dedans  un  air  d'insincérilé.  Un  bourgeois  d'au- 
jourd'ui  qui  vaticine  constamment  à  la  façon  d'Isaïe 
et  d'Kzéchiel,  comme  s'il  vivait  dans  le  désert, 
comme  s'il  mangeait  des  sauterelles  et  comme  s'il 


VICTOR    HUGO.  1£3 

cuvait  réellement  des  entretiens  avec  Dieu  sur  la 
montagne,  me  paraît  quelque  chose  d'aussi  sau- 
grenu et  d'aussi  faux  qu'un  bourgeois  du  dix-sep- 
tième siècle  imitant  le  délire  de  Pindare.  Cela  me 
fâche  un  peu  que,  ayant  vécu  dans  le  siècle  qui  a  le 
mieux  compris  l'histoire,  ce  poète  n'en  ait  vu  que  I,e 
décor  et  le  bric-à-brac,  et  que  les  Papes  et  les  rois 
lui  apparaissent  tous  comme  des  porcs  ou  comme 
des  tigres.  Il  a  des  enthousiasmes  et  des  mépris  qui 
m'offensent  également.  Un  homme  pour  qui  Robes- 
pierre, Saint-Just  et  même  Hébert  et  Marat  sont  des 
géants,  pour  qui  Bossuet  et  de  Maistre  sont  des  mons- 
tres odieux,  et  pour  qui  Nisard  et  Mérimée  sont  des 
imbéciles  —  ;  cet  homme-là  peut  avoir  du  génie  : 
soyez  sûrs  qu'il  n^a  que  ça.  Son  inintelligence  des 
âmes,  de  la  vie  humaine  et  de  ses  complexités  est 
incroyable.  Ses  énumérations  des  grands  hommes, 
des  mages,  des  porte-flambeaux,  sont  de  merveil- 
leux coq-à-l'âne,  des  chefs-d'œuvre  de  bouffonnerie 
inconsciente.  C'est  Homais  à  Pathmos. . .  De  vieux 
bergers  à  barbes  de  fleuves  qui  conversent  avec 
Dieu;  des  rois  qui  sont  des  brigands;  des  brigands 
qui  sont  des  héros;  des  courtisanes  qui  sont  des 
saintes;  des  prêtres  affreux  :  des  petits  enfants  qui 
savent  le  grand  secret  et  des  golons  qui  l'expliquent 
couramment  rien  qu'en  montrant  leurs  jambes;  Thu- 
manité  mise  en  antithèses,  pareille  à  un  immense 
guignol  apocalyptique  ;  l'histoire,  coupée  en  deux, 
net,  par  la  Révolution;  l'ombre   avant,   la  lumière 


126  LES    CONTEMPORAINS. 

après...  telle  est  sa  vision  des  choses.  Elle  est  d'une 
surprenante  simplicité.  Aucune  des  doctrines  qui 
ont  presque  renouvelé  cette  vision  en  nous  ne  semble 
être  arrivée  jusqu'à  lui.  Il  ne  les  a  ni  pressenties  ni 
connues.  Quand  il  rencontre  Darwin,  il  le  raille  du 
même  ton  qu'aurait  fait  Louis  Veuillot.  Il  n'est  plus 
de  ce  temps,  sans  être,  comme  Homère,  Virgile  ou 
Racine,  de  tous  les  temps.  C'est  un  vieux  sans  être 
un  ancien.  Il  est  loin  de  nous,  très  loin... 
—  Oui,  tout  cela  peut  être  vrai.  Mais 


n 


«  Mais  ça  n'est  pas  vrai,  m'écrit  un  de  mes  amis. 
Tu  as  le  droit  de  dire  de  Hugo  encore  plus  de  mal 
que  tu  n'en  as  dit,  mais  seulement  à  propos  de  ses 
œuvres.  Ce  qu'on  vient  d'éditer,  ce  sont  des  reliefs, 
des  rognures,  —  ou  des  rinçures,  si  tu  préfères  cette 
métaphore.  Les  héritiers,  — par  piété  évidemment, — 
font  flèche  de  tout  bois  et  même  de  tous  copeaux.  Ils 
publient  tous  les  brouillons,  même  ceux  du  panier.  Mon 
impression,  à  moi,  qui  ai  lu  tout  Victor  Hugo  comme 
toi,  et  assez  récemment,  c'est  que  Toute  la  Lyre  est 
une  collection  d'épreuves  ratées  ;  sauf  trois  ou  quatre 
exceptions,  guère  plus,  chaque  pièce  me  rappelle  un 
équivalent,  un  t  original  »  supérieur.  Chaque  théorie 
a  déjà  été  exprimée  avec  plus  de  puissance  et  de 
développement..    Ce  qu'on  nous  donne  aujourd'hui, 


VICTOR  HUGO.  i21 

c'est  de  la  parodie  de  Hugo,  non  par  Sorel,  mais 
par  Hugo.  C'est  comme  les  charges,  qui  sont  au 
Louvre,  du  rapin  Michel-Ange...  » 

Je  répondrai  alors  qu'il  est  singulièrement  malaisé 
de  distinguer  Hugo  parodiste  de  Hugo  sérieux,  celui 
qui  s'amuse  de  celui  qui  ne  s'amuse  pas  ;  et  que, 
souvent  quand  il  ne  s'amuse  pas,  il  nous  amuse  trop; 
et  quand  il  s'amuse,  il  ne  nous  amuse  pas  assez... 
Le  culte  de  mon  ami  pour  Hugo  le  rend  tout  à  fait 
injuste  à  l'endroit  des  honnêtes  gens  à  qui  le  grand 
poète  a  légué  sa  malle.  Toutes  ces  «  rognures  »,  ils 
ont  mission  de  les  publier.  Et,  quand  même  ils  n'y 
seraient  pas  obligés  par  la  volonté  du  défunt,  com- 
ment oseraient-ils  décider  que  ce  sont  en  effet  des 
rognures?  Hugo  ne  le  pensait  point  :  il  avait  annoncé 
lui-même,  sept  ou  huit  ans  avant  sa  mort,  la  publi- 
cation de  Toute  la  Lyre.  Et  il  me  paraît  bien,  à  moi, 
que  ce  dernier  recueil  n'est  pas  plus  un  assemblage 
d'  «  épreuves  ratées  »  que  la  seconde  Légende  des 
siècles,  le  Pape,  l'Ane,  Religions  et  Religion,  Pitié  su- 
prême, le  Théâtre  en  liberté  ou  la  Fin  de  Sataîi. 

La  vérité,  c'est  que  c'est  toujours  la  même  chose  ; 
et  voilà  précisément  ce  que  j'ai  voulu  dire.  Les 
Chants  du  crépuscule  étaient  la  même  chose  que  les 
Voix  intérieures  qui  étaient  la  même  chose  que  les 
Feuilles  d'automne;  la  seconde  L'^gende  était  la  même 
chose  que  la  première-,  les  Quatre  vents  de  Vespril  re- 
prenaient tous  les  thèmes  des  Contemplations,  etc.  Et, 
à  mon  avis,  dans  cette  interminable  série  de  farou- 


128  LCS    CONTEMPORAINS. 

ches  redites,  la  puissance  du  verbe  reste  égale,  si 
même  elle  ne  va  croissant.  La  pièce  qui  ouvre  Toute 
la  Lyre,  et  qui  en  rappelle  quinze  ou  vingt  autres, 
est  peut-être  la  plus  magistrale  et  la  plus  complHe 
que  Hugo  ait  écrite  sur  la  Révolution.  Quelque-  uns 
des  paysages  qui  viennent  ensuite  sont  de  purs  chefs- 
d'œuvre.  Il  y  a  aussi  deux  ou  trois  poésies  d'amour 
qui  égalent  les  plus  belles  des  Contemplations.  Il 
m'est  impossible  devoir  en  quoi  V  Idylle  de  Floriane 
est  inférieure  à  n'importe  quel  morceau  des  Chaînons 
('es  rues  et  des  bois,  ni  en  quoi  la  dernière  partie,  la 
Corde  d'airain,  diffère  de  Y  Année  terrible.  Des  «  co- 
peaux »,  cela  ?  Mon  ami  est  impertinent.  Ce  sont  du 
moins,  dirait  le  poète,  les  copeaux  de  la  massue 
d'Hercule.  Non,  non,  quand  les  éditeurs  nous  an- 
noncent Toute  la  Lyre,  ne  lisez  pas  :  Tout  le  tiroir  ! 
Mon  ami  avait  raison  de  dire  que,  s'il  me  plaisait  de 
mal  parler  de  Hugo,  je  devais  prendre  son  œuvre 
entière.  Mais  c'est  bien  ce  que  j'ai  fait,  tout  en  ayant 
Tair  de  ne  viser  que  son  dernier  volume  ;  et  je  n'au- 
rais pu  faire  autrement  quand  je  l'eusse  voulu. 

—  Pourtant,  répondrez-vous,  il  faut  distinguer 
dans  l'œuvre  de  Hugo.  Elle  n'est  point  partout  si 
exactement  semblable  à  elle-même.  Il  y  a  encore 
de  braves  gens  qui  disent  :  «  Oh  !  Moïse  sur  le  Nil  ! 
Oh  !  le  Chant  de  fête  de  Néron!...  Mais,  Monsieur,  ne 
trouvez-vous  pas  qu'il  y  ait  déjà  du  mauvais  goût 
dans  les  Orientales  ?  »  Et  d'autres,  au  contraire  :  «  Il 
est  certain  qu'il  y  eut  d'abord  chez  Hugo,  de  l'Ecou- 


VICTOR    HUGO.  129 

chard-Lebrun,  du  Millevoye  et  du  Soumet.  Mais  le 
symphoniste  des  Contemplations!  mais  le  poète  épique 
delà  Légendel  '^VaLuire  jour  encore  M.  Sarcey  écrivait, 
dans  sa  causerie  d\i  Parti  National  :  «  Victor  Hugo  a 
plusieurs  manières;  il  s'est  renouvelé  lui-même 
qqalre  ou  cinq  fois.  »  Quatre  ou  cinq  fois  1  Je  vou- 
drais bien  que  M.  Sarcey  me  les  indiquât  avec  préci- 
sion. Je  crois  que,  à  bien  le  prendre,  Hugo  n'a 
jamais  eu  qu'une  manière.  La  preuve,  c'est  que  Toute 
la  Lyre  se  compose  de  pièces  écrites  par  le  poète  aux 
diverses  époques  de  sa  vie,  et  que  cependant  l'unité 
d'impression  est  parfaite,  va  presque  jusqu'à  l'en- 
nui. On  peut  sans  doute  distinguer  le  Hugo  d'avant 
les  Contemplations  et  celui  d'après,  mais  c'est  tout; 
et  si  vous  clierchez  à  saisir  ses  «  manières  »  succes- 
sives, vous  trouverez  que  ce  sont  justement  celles 
que  le  dictionnaire  Douillet  signale  chez  je  ne  sais 
quel  grand  peintre  :  a  Première  manière  :  il  se  cher- 
che ,  deuxième  manière  .  il  s'est  trouvé  ;  troisième 
manière  :  il  se  dépasse.  »  Ainsi,  la  poésie  de  Hugo 
s'enrichit  d'un  vocabulaire  de  plus  en  plus  vaste,  se 
fait  un  bestiarium  de  mots  et  d'images  toujours  plus 
fourmillant,  plus  rugissant  et  plus  fauve.  Mais  sa 
puissance  d'expression  n'offre,  d'un  volume  à 
l'autre,  que  des  différences  de  degré,  non  d'espèce. 
Cette  puissance,  le  poète  l'a  sans  doute  appliquée, 
dans  le  cours  de  sa  vie,  à  des  sujets  différents  et 
même  à  des  idées  contraires.  Mais  ces  idées  et  ces 
sujets,  il  semble   toujours  les  recevoir  du  dehors. 


130  LES    CONTEMPORAINS. 

C'est  après  les  pof'mes  de  "Vigny  et  même  après  la 
Chute  d'un  Ange  qu'il  conçoit  la  Légende  des  Siècles. 
C'est  après  Gautier  et  Banville  qu'il  se  fait,  à  l'occa- 
sion, néo-gr^c.  C'est  après  que  Michelet,  George 
Sand  et  d'autres  ont  écrit,  qu'il  lui  vient  une  si 
grande  |)itié  pour  les  misérables  et  les  opprimés,  et 
le  culte  de  la  Révolution,  et  la  haine  des  rois,  et 
l'humanilairerie  mystique,  et  la  charité  à  bras  ou- 
verts, et  quelquefois  à  bras  tendus  et  à  poings 
fermés...  Ce  serait  être  dupe  que  de  tenter  l'histoire 
des  idées  de  Victor  Hugo,  car,  comme  il  n'est  qu'un 
écho,  elles  se  succèdent  en  lui,  mais  ne  s'engendrent 
point  l'une  l'autre.  C'est  une  cloche  retentissante, 
dont  les  plus  grandes,  ou,  pour  mieux  dire,  les  plus 
grosses  idées  de  la  première  moitié  de  ce  siècle  sont 
venues  tour  à  tour  tirer  la  corde... 

Si  donc  on  veut  définir  le  génie  de  Hugo  par 
ce  qui  lui  est  essentiel,  je  crois  qu'il  convient 
d'écarter  ses  idées  et  sa  philosophie.  Car  elles  ne 
lui  appartiennent  pas  ou  ne  lui  appartiennent 
que  par  l'outrance  ,  l'énormité  ,  la  redondance 
prodigieuse  de  la  traduction  qu'il  en  a  donnée  ; 
et  il  ne  les  a  adoptées  d'ailleurs  que  parce  qu'elles 
prêtaient  à  celte  énormité  et  à  cette  outrance  d'ex- 
pression. C'est  l'ouvrier  des  mots,  l'homme  de  style, 
qui  commande  chez  lui  à  l'homme  de  pensée  et  de 
sentiment.  Analyser  et  décrire  sa  poétique  et  sa 
rhétorique,  c'est  définir  Hugo  tout  entier,  —  ou 
presque. 


VICTOR    HUGO.  131 

Et  ainsi  je  reviens  par  un  détour  à  la  phrase  que 
j'avais  eu  le  chagrin  ne  laisser  inachevée  :  «  Oui, 
tout  ce  que  j'ai  dit  est  vrai,  mais...  »  Mais,  avec  tout 
cela,  Victor  Hugo  est  unique,  il  est  dieu.  On  peut 
affîrnier,  je  crois,  que  nul  pople,  ni  dans  les  temps 
anciens,  ni  dans  les  temps  modernes,  n'a  eu  à  ce 
degré,  avec  cette  abondance,  cette  force,  cette  pré- 
cision, cet  éclat,  cette  grandeur,  l'imagination  de  la 
forme.  La  qualité  de  son  esprit  ne  m'éblouit  ni  ne 
me  charme,  hélas  !  ou  même  m'incite  à  me  réfugier 
dans  la  pensée  délicate  ou  dans  le  tendre  cœur  des 
pointes  qui  me  sont  chers  :  mais  son  verbe  m'écrase. 
(t  Une  âme  violente  et  grossière  »,  comme  Ta  ap- 
pelée Louis  Veuillot,  soit  ;  mais  une  bouche  divine... 
Et,  ici,  ce  m'est  un  grand  bonheur  que  d'autres, 
plus  habiles  que  moi,  M.  Renouvier,  M.  Ernest 
Dupuy  et  surtout  M.  Emile  Faguet,  aient  décrit  et 
loué  les  procédés  du  style  et  de  la  versification  de 
Victor  Hugo  :  ne  pouvant  faire  aussi  bien  qu'eux,  je 
vous  renvoie  avec  joie  à  leurs  études  (1).  Je  me  con- 
tenterai de  choisir  dans  Toute  la  Lyre,  pour  votre  plus 
noble  divertissement,  quelques  exemples  de  ce  don 
d'amplification  élourdissame  et  vertigineuse.  Vous 
y  verrez  qu'aucun  homme  n'a  jamais  su  développer 
une  seule  idée  par  un  si  grand  nombre  de  comparai- 


(1)  Etudes  littéraires  sur  le  xixe  siècle,  par  Emile  Fagwt, 
nn  vol.  in-18  jésus,  5"  édit.  (Lecène  et  Oudin.  éditeurs).  — 
Victor  Hugo,  l'homme  et  le  poète,  par  Ernest  Dupuy,  un  vol. 
in-18  Jésus,  2»  édit.  (Lecène  et  Oudin,  éditeurs). 


132  LES    CONTEMPORAINS. 

sons  et  de  métaphores,  ni  si  justes,  ni  si  brillantes, 
ni  si  rares,  ni,  en  général,  si  claires,  et  n'a  su  en- 
chaîner ces  images  dans  des  périodes  qui  eussent 
tant  de  mouvement,  ni  un  mouvement  si  large,  si 
emporté,  si  continu,  — ni  qui  emplissent  l'oreille  de 
rythmes  plus  sensibles,  d'une  musique  plus  drue  et 
plus  sonore.  Je  sais  bien  que  le  pauvre  Hugo  n'a  que 
cela.  Mais  ce  rien,  dans  la  mesure  où  je  l'ai  dit,  per- 
sonne ne  l'a  jamais  eu.  Ne  le  plaignons  donc  pas  trop. 
Venons  au  détail.  Il  s'agit,  à  un  endroit  du  poème 
intitulé  VEchafaud,  d'exprimer  cette  idée  (vraie  ou 
fausse,  il  n'importe  ici)  que  Marat  a  été  à  la  fois  bon 
et  mauvais,  féroce  et  bienfaisant.  Voici  le  début  : 

Entendez-vous  Marat  qui  hurle  dans  sa  cave  ? 
Sa  morsure  aux  tyrans  s'en  va  baiser  l'esclave. 

Or,  cette  idée,  Hugo  l'exprime  dans  un  couplet  de 
quarante-et  un  vers,  par  trente-cinq  images  diffé- 
rentes, toutes  belles,  toutes  souverainement  expres- 
sives. J'en  prends  une  poignée,  au  hasard  : 

.     »' Il  écrit  ; 

Le  vent  d'orage  emporte  et  sème  son  esprit, 
Une  feuille,  de  fange  et  d'amour  inondée... 

Il  dénonce,  il  délivre  ;  il  console,  il  maudit  ; 
Delà  liberté  sainte  il  est  l'âpre  bandit. 

Il  est  le  misérable;  il  est  le  formidable  ; 

Il  est  l'auguste  infâme  ;  il  est  le  nain  géant   ; 

Il  égorge,  massacre,  extermine  en  créant  ; 

Un  j)auvre  en  deuil  l'émeut,  un  roi  saignant  le  charme  ; 

Sa  fureur  aime  ;  il  verse  une  ellroyable  larme. 


VICTOR    HUGO.  133 

Et  après  tout  ceci,  qui  n'est  qu'un  jeu  d'antithèses, 
e'clale  un  vers  qui  est  enfin  autre  chose  qu'un  cli- 
quetis de  mots,  un  vers  ému  et  tragique  —  (comme 
si  le  poète,  à  force  de  remuer  les  vocables,  d'e'puiser 
toutes  les  façons  de  traduire  une  pensée,  devait 
nécessairement  trouver,  à  un  moment,  l'expression 
la  plus  forte  et  la  plus  émouvante,  et  comme  si  sa 
prodi,^;ieuse  invention  verbale  devait  fatalement  ren- 
contrer la  profondeur)  : 

Comme  il  pleure  avec  rage  au  secours  des  souCiants  ! 

Lisez  cette  page  (en  vous  souvenant  qu'il  en  a 
écrit  des  milliers  de  semblables),  vous  en  demeu- 
rei'eZjje  l'espère,  stupides  comme  moi.  Car,  sans 
doute,  si  nous  avions  senti  le  besoin  d'apprendre  au 
monde  que  Marat  fut  fait  de  charité  et  de  cruauté, 
nous  aurions  pu,  en  prenant  notre  temps,  trouver 
cinq  ou  six  images  pour  le  dire;  mais  lui  !  ses  trente- 
cinq  images  se  dressent  presque  en  même  temps  dans 
sa  pensée  :  elles  sautent  d'elles-mêmes  sur  les  mots 
qu'il  leur  faut,  sur  les  mots  dont  son  cerveau  est 
l'ample  ménagerie,  et  les  chevauchent  éperdument  ; 
et  c'est  un  flot  rapide  et  intarissable,  un  torrent  au- 
quel rien  ne  résiste... 

Et  les  trente-cinq  images  sur  Marat  ne  lui  suffisent 
pas.  Après  que  la  dernière  a  pris  sa  course,  il  lui  en 
vient  encore  une  douzaine  à  propos  des  bons  cama- 
rades de  Marat  ;  et  il  les  lâche  pour  se  soulager.  Seu- 

LE3   CO.NTEilP.   IV.  4** 


134  LES   CONTEMPORAINS, 

lement  (et  c'est  la  rançon  du  don  monstrueux  que  la 
nature  injuste  a  mis  en  lui)  il  finit  par  appeler  ses 
amis  les  montagnards: 

Tigres  compatissants!  Formidables  agneaux! 

Et  ce  qui  me  console  de  n'avoir  pu  trouver  les 
autres  images,  c'est  qu'assurément  je  n'aurais  pas 
ramassé  celle-là  !... 

Je  ne  puis  me  tenir  de  vous  apporter  encore  un 
exemple.  C'est  dans  le  «  Chœur  des  racoleurs  »  qui 
vont  embauchant  les  Cuquins  le  long  du  quai  de  la 
Ferraille  : 

Les  belles  ont  le  goût  des  héros... 

Voilà  le  thème.  Je  ne  crois  pas  me  hasarder 
beaucoup  en  disant  que  c'est  un  lieu  commun.  Et 
voici  le  développement;  il  est  proprement  fantas- 
tique: 

Les  belles  ont  le  goût  des  héros,  et  lemiiffle 

H.içrard  d'un  scélérat  superbe  sous  le  buffle 

Fait  bailler  tendrement  l'hiatus  des  fichus; 

Qnand  |)a?îse  un  tourbillon  de  drôles  moustachus 

Hurlant,  criant,  affreux,  éclatants,  orgiaques, 

Un  doux  soupir  émeut  les  seins  élégiaques. 

Quels  beaux  lioiiimesl  housard  ou   pandour,  le  sabreur 

EfïrovaMe,  traînant  après  lui  tant  d'horreur 

Qu'il   ferait  reculer  jusqu'à  la  sombre  Hécate, 

Charme  la  plus  timide  et  la  plus  délicate. 

B  pse  qui  ne  voudrait  toucher  qu'avec  son  gant 

Un  honnête  homme,  prend  la  griffe  d'un  brigand 


VICTOR  HUGO.  135 

Et  la  baise.  Telle  est  la  femme.  Elle  décerne 

Avec  emportement  son  âme  à  la  caserne  : 

Elle  2:arde  aux  bourgeois  son  petit  air  bougon. 

Toujours  la  sensitive  adora  le  dragon. 

Sur  ce,  battez,  tambours  !  Ce  qui  plaît  à  la    bouche 

De  la  blonde  aux  doux  yeux,  c'est  le  baiser  farouche  ; 

La  femme  se  fait  faire  avec  joie  un  enfant 

Par  l'homme  qui  tua,  sinistre  et  triompiiant, 

Et  c'est  la  volupté  de  toutes  ces  colombes 

D'ouTrir  leurs  lits  à  ceux  qui  font  ouvrir  les  tombes. 


Quelles  rimes!  quel  rythme!  quelle  musique!  quelle 
couleur  !  Devant  ces  effrénées  cavalcades  de  mots, 
tout  pâlit,  tout  languit  ;  les  plus  prestigieux  ouvriers 
en  style,  les  plus  illustres  que  vous  pourriez  nommer, 
s'évanouissent, — et  ils  le  savent  bien.  C'est  une 
joie  absolument  pure  que  de  lire  de  tels  vers.  Je  suis 
si  tranquille  sur  le  fond!  Le  fond.,  c'est  quelque  idée 
fausse,  incomplète,  ou  qui  même  me  répugne;  ou 
bien,  c'est  quelque  idée  toute  simple,  même  banale, 
et  que  le  poète  laisse  banale,  comme  Dieu  l'a  faite. 
Dans  les  deux  cas,  la  chose  m'est  indifférente.  Et 
alors  je  puis  savourer  uniquement,  sans  trouble  ni 
souci,  la  magnifique,  triomphante  et  précise  sura- 
bondance de  l'expression.  Je  ne  sais,  pour  moi,  rien 
de  plus  amusant  que  les  méditations  de  Hugo  sur  la 
mort.  Car,  pour  exprimer  le  néant  et  sa  tristesse,  il 
moissonne  à  brassées  les  figures  et  les  formes  de  la 
vie.  De  même,  et  ne  me  croyez  pas  pour  cela  un 
mauvais  cœur,  rien  ne  me  réjouit  comme  ses  listes 
de  tyrans  (  on  en  ferait  des  volumes),  et  comme  ses 


136  LES    CONTEMPORAINS. 

énumcrations  de  crimes,  de  meurtres  et  d'atrocités. 
C'est  d'une  prouesse  de  style  et  d'un  pittoresque  qui 
font  passer  en  moi  de  petits  frissons  de  plaisir.  Il  a 
des  pages  d'apocalypse  qui  sont  de  surprenantes 
clowneries.  Le  relief  des  détails,  la  plasticité  de 
l'expression  est  telle  que  j'ai  assez  à  faire  d'admirer 
ce  perpétuel  prodige.  Yoici  la  fin  d'une  de  ces 
joyeuses  énumérations  : 

Zeb  plante  une  forêt  de  gibets  àNicée  ; 
Christiern  fait  tous  les  jours  arroser  d'eau  glacés 
Des  captifs  enchaînés  nus  dans  les  souterrains  ; 
Galéas  Visconti,  les  bras  liés  aux  reins, 
Râle,  étreint par  les  nœuds  de  la  corde  que  S/orce 
Passe  dans  les  œillets  de  sa  veste  de  force  ; 
Cosiue,  à  l'heure  où  midi  change  en  brasier  le  ciel, 
Fait  lécher  par  un  bouc  son  père  enduit  de  miel  ; 
Solinian  met  Tauris  en  feu  pour  se  distraire  ; 
Alonze,  furieux  qu'on  allaite  son  frère, 
Coupe  le  bout  des  seins  d'LJrraque  avec  ses  dents  ; 
Vlad  regarde  mourir  ses  neveux  prétendants. 
Et  rit  de  voir  le  pal  leur  sortir  par  la  bouche  ; 
Borgia  communie  ;  Abbas,  maçon  farouche, 
Fait,  avec  de  la  brique  et  des  hommes  vivants, 
D'épouvantables  tours  qui  hurlent  dans  les  vents... 

etc..  car  ça  continue.  Hugo  est  le  monstre  de  la 
parole  écrite.  Il  résume  et  dépasse  tous  les  grands 
rhéteurs  de  culture  latine  qui  ont  excellé  dans  le 
développement  oratoire  ou  pittoresque.  Imaginez  je 
ne  sais  quel  taureau  de  Phalaris  d'où  sortirait,  am- 
plifiée, la  voix  de  Lucain,  de  Juvénal,  de  Claudien, 
—  et  aussi  de  d'Aubigné,    de  Malherbe,   même  de 


VICTOR    HUGO.  131 

Corneille,  de  tous  ceux  enfin  qui  ont  le  mieux  su  le 
verbe  classique.  Au  delà  de  sa  rhétorique,  il  n'y  a 
rien...  On  peut  dire  en  un  sens  qu'il  ferme  un  cycle. 
Il  est  très  grand.  S'il  ne  l'est  pas  par  la  pensée,  il  y 
a  cependant  en  lui  plus  de  substance  que  je  n'ai 
affecté  d'en  voir;  seulement  c'est,  si  je  puis  dire,  son 
imagination  et  sa  rhétorique  qui  lui  ont  créé  sa 
pensée. 

D'abord,  et  par  la  force  des  choses,  il  lui  est  arrivé, 
aussi  souvent  qu'aux  plus  grands  des  classiques, 
d'exprimer,  selon  la  définition  de  Nisard,  des  idées 
générales  sous  une  forme  souveraine  et  définitive 
(laquelle  d'ailleurs,  quoique  définitive,  peut  toujours 
être  renouvelée).  Je  n'ai  pas  à  feuilleter  longtemps 
Toute  la  Lyre  pour  y  rencontrer  ces  «  vers  dorés  »  : 

Sers  celui  qui  te  sert,  car  il  te  vaut  peut-être  ; 
Pense  qu'il  a  son  droit  comme  toi  ton  devoir  ; 
Ménage  les  petits,  les  faibles.  Sois  le  muître 
Que  tu  voudrais  avoir. 

Et  ceux-ci,  aux  fils  dont  les  pères  ont  été  glorieux: 

Soyez  nobles,  loyaux  et  vaillants  entre  tous  ; 
Car  vos  noms  sont  si  grands  qu'ils  ne  sont  pas  à  vous. 
Tout  passant  peut  venir  vous  en  demander  compte. 
Ils  sont  notre  trésor  dans  nos  moments  déboute. 
Dans  nos  abaissements  et  dans  nos  abandons  : 
C'est  vous  qui  les  portez,  c'est  nous  qui  les  gardons. 

Il  est  évident  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux  dans  Juvé- 

4*** 


138  LES    CONTEMPORAINS. 

nal  ni  dans  Sénèque,  ni  même  dans  Corneille,   Bos- 

suet  ou  Molière  ;  et  cela,  chez  Hugo,  est  continuel. 

Autre  chose  encore.  Il  a  été  le  roi  des  mots.  Mais 
les  mots,  après  tant  de  siècles  de  littérature,  sont 
tout  imprégnés  de  sentiments  et  de  pensée  :  ils 
devaient  donc,  par  la  vertu  de  leurs  assemblages,  le 
forcera  penseretàsentir.  A  cause  de  cela,  ce  songeur 
gi  peu  philosophe  a  quelquefois  des  vers  profonds;  et 
ce  poète,  de  beaucoup  plus  d'imagination  que  de  ten- 
dresse, a  des  vers  délicats  et  tendres.  (Il  y  en  a  dans 
Toute  la  Lyre;  voyez  Ce  que  dit  celle  gui  na  pas  parlé.) 

Puis,  comme  la  moindre  idée  lui  suggère  une 
image,  et  comme  ensuite  les  images  s'appellent  et 
s'enchaînent  en  lui  avec  une  surnaturelle  rapidité, 
le  sujet  qu'il  traite  a  beau  être  maigre  et  court  dans 
Bon  fond,  la  forme  dont  il  le  revêt  est  un  vaste  en- 
chantement. Ces  correspondances  qu'il  saisit  entre 
les  choses  nous  intéressent  par  elles-mêmes.  La 
figure  entière  du  monde  finit  par  tenir  dans  le  déve- 
loppement du  moindre  lieu  commun.  Cette  poésie, 
que  ma  pensée  et  mon  cœur  ont  parfois  trouvée  in- 
digente, finit  donc  par  apparaître,  à  qui  sait  lire, 
comme  la  plus  opulente  qui  se  puisse  rêver. 

Je  voudrais  ne  pas  trop  répéter  ce  qu'on  sait  -,  je 
ne  rappellerai  donc  pas  que  Hugo  a  peut-être  été  le 
plus  puissant  et,  à  coup  sûr,  le  plus  débordé  des 
descriptifs.  Il  voyait  les  choses  concrètes  avec  une 
intensité  extraordinare,  mais  toujours  un  peu  en 
rêve   et  jusqu'à  les  déformer...    Par  suite,  il  a  eu, 


VICTOR     HLGO.  139 

plus  que  personne,  le  don  de  l'expression  plasiique. 
Or,  Tienne  donne  du  relief  à  l'expression  comme 
les  contrastes  et  les  oppositions.  Il  a  donc  abusé  de 
l'antithèse  et  a  fini  par  ne  plus  avoir,  dans  l'ordre 
physique  et  dans  l'ordre  moral,  que  des  visions  an- 
tithétiques. Mais  justement  les  plus  originales  con- 
ceptions du  monde  se  réduisent  à  des  antithès>'s  (jne 
l'on  résout  comme  on  peut.  A  preuve,  les  systèmes 
de  Kant,  de  Hegel,  même  de  Spinoza...  L'univers 
n'est  qu'antinomies.  Et  ainsi  c'est  de  la  mala'lie  de 
l'antithèse  qu'est  venu  à  Victor  Hugo  ce  qu'il  peut 
y  avoir  de  philosophie  dans  son  œuvre  ;  et  si,  d'a- 
venture, il  mérite  çà  et  là  ce  nom  de  a  penseur  » 
auquel  son  ingénuité  tenait  tant,  c'est  à  sa  manie 
d'opposer  entre  eux  les  mots  qu'il  le  doit. 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  Hugo  ne  pouvait  être 
l'incomparable  ouvrier  de  style  qu'il  a  été,  sans  être 
par  là  même  un  fort  grand  poète.  Et  si  son  nom  est 
encore  livré  aux  vaines  disputes  des  hommes,  s'il  est 
malaisé  de  déterminer  l'étendue  et  les  limites  de  son 
génie,  c'est  peut-être  que  son  cas  ressemble  assez  à 
celui  de  Ronsard  ;  c'est  que  son  œuvre  n'est  pas 
toute  dans  ses  livres  ;  c'est  qu'il  a  eu  (non  pas  seul, 
mais  plus  qu'aucun  autre)  la  gloire  de  rajeunir  l'i- 
magination d'un  siècle  et  de  renouveler  une  langue, 
et  que,  par  conséquent,  nous  ne  pouvons  pas  savoir 
aujuste  ce  que  nous  lui  devons... 


POURQUOI  LUI?  (1) 

L'autre  jour,  la  Comédie-Française  célébrait  offi- 
ciellement —  quoique  clandestinement  (la  presse 
n'était  point  conviée)  —  l'anniversaire  de  la  nais- 
sance de  Victor  Hugo  par  une  matinée  gratuite  où 
elle  représentait  Ruy  Blas,  cette  histoire  saugrenue 
d'un  domestique  amant  d'une  reine  et  grand  homme 
d'Etat. 

(De  bonne  foi,  ce  ne  sont  pas  les  ouvriers  ni  les 
petits  bourgeois,  ce  sont  les  gens  de  maison  du  Fau- 
bourg Saint-Germain  et  du  quartier  du  parc  Monceau 
que  l'on  eût  dû  appeler  à  celte,  cérémonie.  Mais  ce 
n'est  point  de  Ruy  Blas  que  j'ai  dessein  de  vous 
parler.) 

Ainsi,  on  a  fait  pour  Victor  Hugo  ce  qu'on  ne  fait 
ni  pour  Corneille,  ni  pour  Racine,  ni  pour  MoHère. 
Ceux-là,  on  célèbre  sans  doute  leurs  anniversaires 
tant  bien  que  mal,  mais  on  ne  va  pas  pour  eux  jus- 
qu'à la  représentation  gratuite.  Déjà  Victor  Hugo 
était  le  seul  de  nos  grands  écrivains  dont  le  cercueil 
eût  été  exposé  sous  l'Arc  de   Triomphe,  le  seul   qui 

(1)  Je  rappelle  au  lecteur  que  cet  article  et  le  Buivant  sont 
des  articles  de  polémique  et  qu'ils  rendent  surtout  des  impres- 
sions d'un  jour. 


VlCTOIl    HUGO.  111 

eût  été  inhumé  au  Panthéon,  le  seul  dont  les  œuvres 
posthumes  eussent  eu  les  honneurs  d'une  récitation 
publique  à  la  Comédie-Française. 

Tout  cela  veut  dire  qu'aux  yeux  de  nos  gouver- 
nants Victor  Hugo  est  à  part  dans  notre  littérature, 
qu'il  est  le  poète  national,  le  grand,  l'unique,  enfin 
qu'  €  il  n'y  a  que  lui.  » 

Eh  bien  !  ce  n'est  pas  vrai,  il  n'y  a  pas  que  lui  1 
C'est  trop  d'injustice,  à  la  fin!  Pourquoi  ce  traite- 
ment spécial  ?  Pourquoi  cette  immortalité  hors 
classe  ?  A  qui  vont  ces  hommages  exorbitants  ?  Est- 
ce  à  l'auteur  dramatique  ?  Est-ce  à  l'écrivain  popu- 
laire ?  Est-ce  au  poète  ?  Est-ce  au  penseur  ?  Est-ce  à 
l'homme? 


Ce  ne  peut  être  à  l'auteur  dramatique,  Là-dessus, 
presque  tout  le  monde  sera  d'accord.  Si  miracu- 
leusement versifié  qu'il  soit  et  quelque  plaisir  qu'il 
nous  donne  à  la  lecture,  ce  n'est  pas  le  théâtre  de 
Victor  Hugo  qui  peut  justifier  ces  honneurs  extra- 
ordinaires. Dès  qu'on  essaye  de  les  «  réaliser  »  sur 
la  scène,  de  donner  un  corps  àces  froides  et  éclatantes 
chimères,  les  drames  de  Hugo  sonnent  si  faux  que 
c'est  une  douleur  de  les  entendre.  Ou  plutôt,  tran- 
chons le  mot,  ils  ennuient  le  public,  —  et  la  foule 
aussi  bien  que  les  lettrés.  Nous  l'avons  bien  vu  quand 
on  a  repris  le  Roi  s'amuse  et  Marion   Delorme.  Il  ne 


142  LES    CONTEMPORAINS. 

manque  qu'une  chose  à  ces  belles  machines  lyriques: 
le  frémissement  de  la  vie,  ce  qui  fait  qu'on  se  croit 
en  présence  de  créatures  de  chair  et  de  sang. 

Comme  auteur  dramaliqne,  c'est  plutôt  Musset  qui 
aurait  droit  à  des  célébrations  d'anniversaires.  Il  ne 
faut  jurer  de  rien.  On  ne  badine  pas  avec  l'amour, 
presque  tout  le  théâtre  de  Musset  nous  intéresse  et 
nous  touche  autrement  que  Marie  Tudor  ou  même 
Hernani.  11  est  facile  de  prévoir  qu'avant  la  fin  du 
siècle  les  drames  de  Victor  Hugo  ne  compteront  dans 
l'histoire  du  théâtre  qu'à  titre  de  documents. 


C'est  donc  l'écrivain  populaire  qu'on  célèbre  par 
des  rites  réservés  et  particulièrement  solennels  ?  — 
Oui,  le  peuple  a  lu  quelque  ipeu Notre-Dame  de  Paris, 
et  les  Misérables,  malgré  les  longueurs  et  le  fatras. 
Uàïsï Homme  qui  rit  on  Quatre-vingt-treize,  croyez- 
vous  qu'il  les  ait  lus  ?  Depuis  le  divorce  consommé 
au  seizième  siècle  entre  la  multitude  et  les  lettrés, 
les  grands  écrivains  n'ont  été  populaires  chez  nous 
que  rarement  et  par  accident.  Populaires,  c'est-à-dire 
réellement  connus  et  aimés  du  peuple,  Dumas  père 
et  M.  d'Ennery,  —  ou  même  M.  Richebourg  —  le 
sont  beaucoup  plus  que  Victor  Hugo.  Car  ce  qu'il  y 
a  d'éminent  chez  l'auteur  des  Contemplations,  ce  sont 
des  qualités  d'artiste,  dont  la  foule  ne  saurait  être 
juge,  et  qui  lui  échappent. 


VICTOR    IlUr.O.  143 


Mais  sans  doute  —  et  bien  que  le  peuple  ne  puisse 
le  comprendre  entièrement  —  c'est  au  poète  que 
s'adressent  ces  hommages  que  nul  autre  écrivain  n'a 
jamais  reçus.  Et,  certes,  il  n'est  point  déplus  grand 
poète  que  Victor  Hugo.  Mais  enfin  on  peut  croire 
qu'il  en  est  d'aussi  grands  ;  et  sa  suprématie  ne  s'im- 
pose point  à  tous  les  esprits  avec  la  force  irrésistible 
de  l'évidence.  C'est  affaire  de  sentiment  et  d'opinion, 
matière  au.x.  disputes  et  aux  jugements  incertains  des 
hommes. 

Ce  qu'il  a  en  propre,  c'est  une  vision  des  choses 
matérielles,  intense  jusqu'à  l'hallucination  ;  c'est,  à 
un  degré  prodigieux,  le  don  de  l'expression,  l'inven- 
tion des  images  et  des  symboles  ;  c'est  enfin  l'art 
d'assembler  les  sons,  de  conduire  les  rythmes,  de 
développer  et  d'enfler  la  période  poétique  jusqu'à 
faire  songer  aux  déploiements  harmoniques  et  pres- 
que à  l'orchestration  des  symphonies  et  des  so- 
nates. 

Mais  Musset  a  des  cris  de  passion  égaux  à  tout  — 
et  une  tendresse,  une  grâce,  un  esprit,  qui  sont  un 
perpétuel  ravissement.  Et  quant  à  Lamartine,  rien 
n'est  plus  beau  que  ses  beaux  vers,  par  la  fluidité  et 
à  la  fois  par  la  plénitude,  par  quelque  chose  d'invo- 
lontaire et  d'inspiré,  par  le  large  et  libre  essor,  par 
l'aisance  souveraine  et  toute  divine.  Ce  poète,  qui  est 


144  LES    C0:NTEMP0HAINS. 

un  médiocre  ouvrier  de  rimes,  a  des  strophes  devant 

qui  tout  pâlit,  car  c'est  la  poésie  même. 

La  vérité,  c'est  que  nous  avons  tous  admiré  éga 
lement  et  tour  à  tour  ces  trois  merveilleux  poètes, 
selon  nos  âges  et  selon  les  journées.  Pour  moi, 
chacun  d'eux  me  paraît,  au  moment  où  je  le  lis,  le 
plus  grand    des  trois. 

Et,  s'il  me  fallait  avouer,  à  mon  corps  défendant, 
que  Musset  n'a  peut-être  pas  la  puissance  des  deux 
autres,  du  moins  je  ne  pourrais  me  prononcer  entre 
ces  deux-là,  et  je  me  redirais  les  vers  du  poète 
Charles  de  Pomairols,  parlant  de  Lamartine  : 

Et  son  génie  aisé,  que  la  grâce  accompagno. 

N'a  pas  le  rude  élan  de  la  haute  monta^-ne 
Assise  pesamment  sur  ses  lourds  contreforts, 
Miracle  de  matière,  orgueilleuse  géante, 
Qui  redresse  les  flancs  de  sa  paroi  béante. 
Et  tend  au  ciel  lointain  sa  masse  avec  efforts 

Plutôt  son  oeuvre  douce  où  coulent  tant  de  larmes 
Fait  songer  à  la  mer  triste,  pleine  de  charmes, 
Dont  l'Esprit  langoureux,  fluide  et  palpitant, 
Mollement  étendu  sur  sa  couche  azurée, 
S'unit  de  toutes  parts  à  la  voûte  éthérée 
Et  berce  tout  le  ciel  sur  ses  flots  en  chantant. 


Mais  peut-être  est-ce  le  penseur  et  l'inveDlenr 
d'idées  qui,  chez  Hugo,  mérite  un  culte  de  «  latrie  o 
otficielle  ?  Ses  plus  fervents  admirateurs  n'oseraient 


VICTOR    HUGO.  145 

le  soutenir.  Il  n'est  pas  plus  philosophe  que  Mus- 
set; il  l'est  moins  que  Lamartine. 

Sa  métaphysique  est  rudimenlaire.  C'est  une 
sorte  de  maniche'isme  panthéistique  avec  la  croyance 
au  triomphe  final  du  Bien.  Entendez  Ce  que  dit  la 
bouche  d'Ombre.  «  La  première  faute  fit  le  premier 
poids  et  créa  la  matière.  La  matière,  c'est  le  châti- 
ment et  l'instrument  d'expiation.  Le  monde  visible 
n'est  qu'un  purgatoire  aux  innombrables  degrés, 
depuis  le  caillou  jusqu'à  l'homme  et  au  delà.  Le  mé- 
chant, après  sa  mort,  descend  et  devient  bête,  plante 
ou  minéral,  selon  son  crime.  Le  juste  monte,  va  on 
ne  sait  où,  dans  quelque  planète.  Mais,  sur  cette 
échelle  des  élres,  l'homme  seul  ne  se  souvient  pas 
du  passé  (pourquoi  ?).  De  là  son  ignorance.  Au  con- 
traire, les  animaux,  les  plantes  et  les  rochers  se  sou- 
viennent de  cequ'ils  ont  été  et  savent  ce  que  l'homme 
ne  sait  pas  d'où  leur  aspect  mystérieux.  Mais  les 
expiations  ne  sont  pas  éternelles.  Les  coupables  re- 
montent peu  à  peu.  A  la  fin,  tous  se  retrouveront, 
dégagés  du  poids,  dans  la  lumière,  en  Dieu.  » 

Sa  vision  de  l'histoire  est  de  même  sorte,  som- 
maire, anlicrilique,  enfantine  et  grandiose.  L'his- 
toire, c'est  la  lutte  des  mendiants  sublimes  et  des 
vieillards  décoratifs,  à  longues  barbes,  contre  les 
rois  atroces  et  les  prêtres  hideux.  La  «  légende  des 
siècles  »  devient  ainsi,  à  force  de  simplification,  une 
façon  de  Guignol  épique. 

Ces  conceptions  peuvent  être,   à  coup  sûr,   d'un 

LES  CONTEMP.    IV.  5 


146  LES    CONTEMPORAINS, 

grand  poète  :  elles  ne  sont  pas  d'un  homme  puissant 
etori^ànal  par  la  pensée.  Tous  les  progrès  de  l'in- 
telligence humaine  en  ce  siècle  se  sont  accomplis  par 
d'autres  que  lui.  Ils  sont  rares,  ceux  pour  qui  Victor 
Hugo  a  été  l'éducateur,  le  directeur  de  la  vie  intel- 
lectuelle et  morale.  L'esprit  de  ce  temps,  c'est  dans 
Stendhal,  Sainte-Beuve,  Michelet,  Taine  et  Renan 
qu'il  réside.  Nous  ne  devons  à  Victor  Hugo  aucune 
façon  nouvelle  de  penser  —  ni  de  sentir.  H  a  donné 
à  notre  imagination  d'incomparables  fêtes  ;  mais 
pour  qui  est-il  l'ami,  le  confident,  le  consolateur,  ce- 
lui qu^on  aime  avec  ce  qu'on  a  de  plus  intime  en  soi, 
celui  à  qui  on  demande  le  mot  qui  éclaire  ou  qui  pé- 
nètre ?  Pour  qui  ses  livres  sont-ils  vraiment  des 
livres  de  chevet,  —  si  ce  n'est  pour  quelques  disci- 
ples d'une  génération  antérieure  à  la  nôtre  ? 

Chose  singulière,  les  jeunes  poètes  se  détournent 
de  cet  Espagnol  retentissant,  de  cette  espèce  de  Lu- 
cain  énorme,  et  le  respectent  fort,  mais  l'aiment 
peu.  Interrogez-les  :  vous  verrez  que  ceux  qu'ils  pré- 
fèrent ,  c'est  Baudelaire  et  Leconte  de  Lisle  ,  el  que 
leur  véritable  aïeul  ce  n'est  point  Victor  Hugo,  c'est 
Alfred  de  Vigny, 


Eh  !  direz-vous,  que  font  au  public  ces  partis  pris 
de  cénacles  et  de  chapelles  ?  H  reste  à  Victor  Hugo 
d'avoir  été,  dans  ce  siècle  démocratique,  le  prophète 


VICTOR    HUGO.    •  m 

de  la  démocratie,  l'avocat  des  humbles  et  des  souf- 
frants, l'apôtre  de  la  fraternité.  —  Mais  ici  même,  il 
est  évident  qu'il  n'est  pas  le  seul,  et  il  est  con- 
testable qu'il  soit  le  plus  grand.  L'avouerai-je  ?  Je 
trouve  un  sentiment  de  pitié  et  d'amour  autrement 
sincère  et  profond  dans  les  livres  de  Michelet,  et  une 
bonté  autrement  large  et  sereine  dans  les  candides 
romans  socialistes  de  la  bonne  George  Sand.  Et, 
pour  ne  parler  que  des  poètes,  quel  plus  grand  cœur 
que  Lamartine  ?  Et  qui,  mieux  que  l'auteur  de  Joce- 
îyn  et  delà.  Marseillaise  de  la  paix,  a  connu  toutes 
les  belles  illusions  de  la  foi  démocratique  et  l'ivresse 
évangélique  de  l'amour  des  hommes? 


* 
•  « 


Enfin,  la 'personne  même  de  Victor  Hugo  avait- 
elle  une  séduction,  et  sa  vie  a-t-elle  eu  une  noblesse 
et  une  grandeur  à  quoi  rien  ne  résiste  et  qui,  s'a- 
joutant  à  son  génie,  lui  assurent  sans  conteste  la 
place  la  plus  élevée  dans  l'admiration  de  ses  contem- 
porains ? 

11  fut  un  surprenant  travailleur  ;  il  eut  des  vertus 
de  citoyen  et  des  qualités  de  bourgeois.  Il  souffrit 
pour  le  droit  ;  et  si  l'exil  eut  pour  lui  des  compensa- 
tions qu'il  n'eut  pas  pour  un  grand  nombre  de  pau- 
vres diables,  il  serait  cependant  injuste  de  mécon- 
naître le  mérite  et  la  beauté  de  son  sacrifice. 

Mais,  avec  cela,   ce  que  je  sais  de  sa  personne 


143  LES    CONTEMPORAINS, 

m'attire  peu.  Il  ne  me  paraît  pas  qu'il  eût  un  très 
grand  caractère.  Il  y  a  chez  lui  des  prudences  et 
des  habiletés  qui  peuvent  être  légitimes,  mais  qui 
ne  commandent  point  l'admiration.  Enfin,  dans  les 
dernières  années  de  sa  vie,  il  poussait  l'inconscience 
du  ridicule  jusqu'à  un  excès  qui  affligeait  les  esprits 
délicats. 

Ah  !  que  j'aime  mieux  Lamartine,  si  brave,  si  fier, 
si  naturellement  héroïque,  si  désintéressé,  si  géné- 
reux, si  fastueux,  si  imprudent  !  Et  comme  la  dou- 
loureuse vieillesse  du  pauvre  grand  homme  me  de- 
vient chère  quand  je  songe  à  la  vieillesse  d'idole  em- 
baumée de  son  heureux  rival  !  —  Et  quant  à  Musset, 
je  sais  bien  tout  ce  qu'on  peut  dire  contre  lui  ;  mais 
il  a  tant  souffert!  Cette  souffrance  est  si  évidente  et 
si  vraie  !  A  ne  regarder  que  les  hommes,  l'un  me 
paraît  plus  noble  que  Hugo,  Tautre  plus  malheureux, 
—  et  tous  deux  plus  aimables. 


Ainsi  —  et  ce  point  réservé  que  nul  poète  ne  fut 
plus  grand  par  l'imagination  et  par  l'expression  — 
sous  quelque  aspect  que  nous  considérions  Victor 
Hugo,  nous  lui  voyons  des  égaux  ou  des  supérieurs. 
Comment  donc  expliquer  les  témoignages  uniques 
de  vénération  officielle  dont  il  est  l'objet  ? 

On  ne  le  peut  que  par  des  raisons  étrangères  a  la 
littérature. 


VICTOR    HUGO.  149 

Il  eut  la  chance  d'être  exilé  et  l'esprit  de  faire  ser- 
vir son  exil  à  sa  gloire.  Il  eut  la  chance  de  survivre 
à  l'Empire,  de  revenir  de  l'exil  et,  à  partir  de  ce 
moment,  d'être  l'interprète  des  sentiments  et  des  pas- 
sions du  Paris  révolutionnaire.  11  eut  aussi  la  chance 
de  vivre  longtemps.  Bref,  il  sut  grossir  sa  gloire 
de  poète  de  la  gloire  spéciale  d'un  Raspail  et  d'un 
Chevreul. 

Mais  il  est  immoral  d'honorer  les  gens  parce  qu'ils 
ont  de  la  chance  et  qu'ils  enterrent  tout  le  monde.  Il 
est  temps  de  ne  tenir  compte  à  Victor  Hugo  que  de 
ses  œuvres,  et  par  là  de  le  remettre  à  son  rang  — 
c'est-à-dire  au  premier  rang.  Rien  de  moins,  mais 
rien  de  plus. 


ET  LAMARTINE  ? 

J'ai  eu,  la  semaine  passe'e,  une  grande  surprise  : 
on  m'a  affirmé  que  j'avais  manqué  de  respect  à 
Victor  Hugo. 

Comment? 

En  déclarant  que  nul  poète  ne  lui  est  supérieur 
par  l'imagination  ni  par  l'expression.  J'ajoutais,  il 
est  vrai,  qu'il  est  peut-être  temps  de  ne  lui  tenir 
compte  que  de  son  œuvre  et  de  le  remettre  à  son 
rang,  —  qui  est  le  premier. 

Or,  il  paraît  que  ces  propos  sont  injurieux.  Je  n'en 
crois  rien.  C'est  par  piété  pour  la  poésie  que  j'ai  pu 
sembler  impie  en  parlant  d'un  grand  poète.  Je  n'ai 
pas  réclamé  contre  Victor  Hugo,  mais  pour  Lamar- 
tine et  Musset  —  et  aussi  pour  Balzac,  pour  Michelet, 
pour  George  Sand. 

Je  dois  dire  que  j'ai  été  secrètement  récompensé 
de  ma  piété  parles  remerciements  de  beaucoup  de 
bonnes  âmes.  Mais,  tandis  qu'elles  me  félicitaient  tout 
bas,  j'étais  accusé  tout  haut  d'injustice  et  d'irrévé- 
rence, et  j'ai  vu  que  plusieurs  de  mes  confrères  persis- 
taient à  revendiquer  pour  Victor  Hugo  a  l'immorta- 
lité hors  classe  »,  une  immortalité  d'un  caractère 
ofTicicl,  sanctionnée  parles  pouvoirs  publics. 


LAMARTINE.  151 


Leurs  raisons  ne  m'ont  pas  persuadé.  M.  TIenry 
de  Lapommeraye  m'accuse  d'  «  attaquer  furieuse- 
ment le  grand  poète  »,  ce  qui  n'est  pas  exact,  et  me 
démontre  que  le  théâtre  de  Victor  Hugo  vaut  mieux 
que  je  n'ai  dit,  ce  qui  n'infirme  en  rien  mes  con^» 
clusions. 

M,  Aurélien  Scholl,  après  s'être  extasié  sur  le 
Dernier  jour  d'un  condamné,  qu'il  n'a  certainement 
pas  relu  pour  la  cir'^onstance,  estime  que  Victor 
Hugo  a  droit  à  des  hommages  sp'^ciaux  pour  avoir 
écrit  les  Châtiments. 

Voilà  un  bon  sentiment,  qui  s'explique  encore  à 
l'heure  qu'il  est,  et  qui  s'expliquait  surtout  il  y  a 
trente  ans.  Mais  dans  cinquante  ans,  je  vous  prie  ? 
Les  Châtiments  paraîtront  toujours  un  fort  beau  livre, 
mais  non  plus  beau,  j'imagine,  que  les  Contempla- 
tions, les  Nuits  ouïes  Harmonies.  Et  d'ailleurs  si, 
dans  l'appréciation  des  œuvres  des  poètes,  il  fallait 
tenir  compte  de  leurs  vertus  civiques  ,  Lamar- 
tine, opposant  son  corps  à  l'émeute  triomphante  et 
la  domptant  par  sa  parole,  ferait  presque  aussi 
bonne  figure,  je  pense,  que  Victor  Hugo  au  lende- 
main du  coup  d'Etat.  ' 

M.  Francisque  Sarcey  me  dit  que,  s'il  est  permis 
d'égaler  quelques  écrivains  à  Victor  Hugo,  celui-ci 
garde  le  mérite  d'avoir  fait  une  révolution  dans  la 


152  LES    CONTEMPORAINS. 

littérature,  et  que  par  là  du  moins  il  est  absolument 
hors  pair. 

Ici  encore,  j'ai  des  doutes.  Je  ne  ferai  pas  remar- 
quer que  les  Odes  et  Ballades  et  même  les  Orientales, 
écrites  après  les  Méditations,  ont  beaucoup  plus 
vieilli,  et  qu'avant  la.  Légende  des  Siècles  nous  avions 
les  poèmes  de  Vi^^ny  et  ce  bizarre  et  çà  et  là  sublime 
poème  delà  Chute  d'un  Ange.  Je  reconnais  que  Victor 
Hugo  a  contribué  plus  que  personne  à  élargir  la 
poésie  lyrique  et  surtout  à  enrichir  la  langue  des 
vers.  Mais,  sMl  a  été  révolutionnaire  et  novateur,  il 
Ta  été  à  sa  place  et  dans  son  ordre.  Etes-vous  sûr 
qu'il  ait  beaucoup  plus  innové  dans  la  poésie  que 
Michelet  dans  l'histoire,  Sainte-Beuve  dans  la  cri- 
tique, Balzac  dans  le  roman,  Dumas  fils  au  théâtre  ? 

D'autres,  enfin,  les  plus  naïfs,  sont  persuadés  que 
Victor  Hugo  a  a  incarné  la  pensée  du  siècle  »,  et 
qu'  «  on  dira  le  siècle  de  Hugo  comme  on  dit  le 
siècle  de  Voltaire  ».  C'est  là  une  illusion  bien  surpre- 
nante. Voltaire  a  été  le  plus  infatigable  interprète 
et  quelquefois  l'inventeur  des  idées  essentielles  du 
siècle  dernier^  et  il  a  très  puissamment  agi  sur 
l'esprit  de  ses  contemporains.  Et,  malgré  cela,  ce 
n'est  que  rarement  et  pour  la  commodité  du  langage 
qu'on  dit  «  le  siècle  de  Voltaire  ».  Mais  je  vous  jure 
qu'en  1900  on  ne  dira  pas  «  le  siècle  de  Victor  Hugo  ». 
Le  poète  de  la  Légende  a  souvent  enchanté  nos  ima- 
ginations ;  il  a  peu  agi  sur  notre  pensée,  ayant  peu 
pensé  lui-même.   Les  hommes  de  ma  génération  lui 


LAMARTINE.  1^3 

doivent  peu  de  chose  ;  ceux  qui  suivront  ne  lui  de- 
vront rien.  Et  il  serait  étrange,  enfin,  qu'on  impi^sât 
à  notre  âge  le  nom  d'un  poète  qui  est  certes  de 
premier  ordre,  mais  qui  représente  si  imparfaitement 
la  tradition  du  génie  français  et  qui  semble  presque 
en  dehors. 

N'allez    pas    conclure   de   là  que  je  lui    préfère 
Béranger. 


Ce  qui  me  désole  en  tout  ceci,  c'est  que  j'ai  beau 
faire,  j'ai  l'airde  respecter  médiocrement  une  grande 
mémoire.  Et  pourtant  qu^est-ce  que  je  prétends  ?  Je 
confesse,  pour  la  vingtième  fois,  que  Victor  Hugo 
est  un  des  cinq  ou  six  grands  génies  littéraires  de  ce 
siècle.  Que  ceux  qu'il  fascine  particulièrement  le 
mettent  au-dessus  des  autres,  voilà  qui  va  bien.  Je 
fais  seulement  observer  que  cette  suprématie  n'est  ni 
démontrée  ni  démontrable,  et  je  demande  que  le 
culte  de  Victor  Hugo  reste  une  affaire  de  dévotion 
personnelle.  Rien  de  plus.  Puisque  sa  chance  l'a 
conduit  au  Panthéon  —  dans  son  hypocrite  corbil- 
lard des  pauvres  —  qu'on  l'y  laisse  !  Mais  qu'on  s'en 
tienne  là,  et  qu'on  ne  trouve  pas  mauvais  que  nous 
dressions  à  quelques  autres  d'immatériels  Panthéons 
dans  nos  cœurs. 

Au  reste,  je  le  sais,  à  peine  aurai-je  relu  le  Cheval, 
Ibo,  Booz  endormi  ou  le  Satyre  que  je  serai  tout   a- 


154  LES    CONTEMPORAINS. 

bîmé  de  contrition.  Mais,  je  lésais  aussi,  tout  mon 

repentir  s'évanouira   quand  j^aurai  relu   le  Lac,  la 

Réponse  à  Némésis,  les  Laboureurs  ou  la  Vigne  et  la 

Maison. 

Attendons.  Cette  querelle  que  j'ai  innocemment 
suscitée  n'est  qu'un  jeu  de  plume  dont  je  sens  à  pré- 
sent la  puérilité.  L'équitable  avenir  remettra  toute 
chose  à  sa  place.  Peu  à  peu,  par  la  seule  vertu  du 
temps  qui  s'écoule,  un  triage  se  fait  dans  les  œuvres  : 
les  grandes  figures  du  passé  se  groupent  et  s'or- 
donnent, chacune  à  son  plan. 


* 
•»  « 


Lamartine  a  connu  des  triomphes  égaux  pour  le 
moins  à  ceux  de  Victor  Hugo,  et  peut-être  a-t-il 
senti  autour  de  lui  un  frémissement  d'âmes  plus 
spontané,  plus  amoureux  et  plus  chaud.  Et  cepen- 
dant, combien  sommes-nous  qui  connaissions  aujour- 
d'hui et  qui  adorions  encore  le  long  poète  élyséen  à 
l'âme  harmonieuse  et  légère  ? 

Mais  soyez  tranquilles,  vous  qui  1  aimez.  Hugo  ne 
l'obstruera  pas  éternellement.  Vers  la  fin  de  ce  siè- 
cle, quand  tous  deux  appartiendront  également  au 
passé,  Lamartine  réapparaîtra  tel  qu'il  est,  très 
grand. 

Ce  que  je  vais  dire  ne  hâtera  pas  d'une  heure  sa 
revanche.  Mais  qu'importe  ?  Je  le  dis  pour  mon 
plaisir. 


LAMAR  TliNË. 


De  génie  plus  authentique  et  de  vie  plus  belle  que 
le  génie  et  la  vie  de  Lamartine,  je  n'en  trouve  point. 
Doucement  élevé,  en  pleine  campagne,  par  des 
femmes  et  par  un  prêtre  romanesque,  n'ayant  pour 
livres  que  la  Bible,  Bernardin  de  Saint-Pierre  et 
Chateaubriand,  il  s'en  va  rêver  en  Italie  et  se  met  à 
chanter.  Et  aussitôt,  les  hommes  reconnaissent  que 
cette  merveille  leur  est  née:  un  poète  vraiment  ins- 
piré, un  poète  comme  ceux  des  âges  antiques,  ce 
<  quelque  chose  de  léger,  d'ailé  et  de  divin  »  dont 
parle  Platon. 

Ce  poète,  aussi  peu  «  homme  de  lettres  »  qu'Ho- 
mère, ce  qu'il  exprimait  sans  effort,  c'était  tous  les 
beaux  sentiments  tristes  et  doux  accumulés  dans 
l'âme  humaine  depuis  trois  mille  ans  :  l'amour 
chaste  et  rêveur,  la  sympathie  pour  la  vie  univer- 
selle, un  désir  de  communion  avec  la  nature,  l'in- 
quiétude devant  son  mystère,  l'espoir  en  la  bonté  du 
Dieu  qu'elle  révèle  confusément  ;  je  ne  sais  quoi 
encore,  un  suave  mélange  de  piété  chrétienne,  de 
songe  platonicien,  de  voluptueuse  et  grave  lan- 
gueur. 

Mais  qui  dirait  cela  mieux  que  Sainte-Beuve  ?  «  En 
peignant  ainsi  la  nature  à  grands  traits  et  par  mas- 
ses, en  s'attachant  aux  vastes  bruits,  aux  grandes 
herbes,  aux  larges  feuillages,  et  en  jetant  au  milieu 


156  LES    CONTEMPORAINS, 

de  cette  scène  indéfinie  et  sous  ces  horizons  immen- 
ses tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  de  plus  lendre  et 
de  plus  religieux  dans  la  mélancolie  humaine, 
Lamartine  a  obtenu  du  premier  coup  des  effets  d'une 
simplicité  sublime,  et  a  fait,  une  fuis  pour  toutes,  ce 
qui  n'était  qu'une  seule  fois  possible.  » 

Loué  soit-il  à  jamais  !  On  se  fatiyue  des  prouesses 
de  la  versitication.  On  est  las  quelquefois  du  style 
plastique  et  de  ses  ciselures,  du  pittoresque  à  ou- 
trance, de  la  rhétorique  impressionniste  et  de  ses 
conlournements.  Et  c'est  alors  un  délice,  c'est  un 
rafraîchissement  inexprimable  que  ces  vers  jaillis 
d'une  âme  comme  d'une  source  profonde,  et  dont 
on  ne  sait  «  comment  ils  sont  faits.  » 

Sans  compter  que,  parmi  ces  vers  de  génie  —  à 
travers  les  nonchalances,  les  maladresses  et  les 
naïvetés  de  facture  qui  rappellent  les  très  anciens 
poètes,  et  parfois  aussi  à  travers  les  formules  conser- 
vées du  dix-huitième  siècle,  —  des  vers  éclatent 
et  des  strophes  (les  poètes  le  savent  bien),  d'une 
beauté  aussi  solide,  d'une  plénitude  aussi  sonore, 
d'une  couleur  aussi  éclatante  et  d'une  langue  aussi 
inventée  que  les  plus  beaux  passages  de  Victor  Hugo 
ou  de  Leconte  de  Li^le. 

Rappellerai-je  que  ce  roi  de  l'élégie  amoureuse  et 
religieuse  est  aussi  le  po-te  de  la  Marseillaise  de  la 
paix,  des  Révolutions,  des  Fragments  du  livre  avtique  ; 
que  nul  n'a  plus  aimé  les  hommes,  ni  annoncé  avec 
une  éloqneuce  plus  impétueuse  l'I^vangile  des  temps 


LAMARTINE.  Io7 

nouveaux  ;  qu'il  a  fait  Jocelyn,  cette  épopée  du  sacri- 
fice et  le  seul  grand  poème  moderne  que  nous  ayons; 
que  nul  n'a  exprimé  comme  lui  la  conception  idéa- 
liste de  l'univers  et  de  la  destinée,  et  qu'enfin  c'est 
dans  Harold,  dans  Jocelyn  et  dans  la  Chute  d'un 
Ange  que  se  trouvent  les  plus  beaux  morceaux  de 
poésie  philosophique  qui  aient  été  écrits  dans  notre 
langue  ? 


Mais  ce  grand  poète  concevait  quelque  chose  de 
plus  grand  que  d'écrire  des  vers,  et  c'est  pour  cela 
peut-être  que  les  siens  sont  beaux  d'une  beauté 
unique.  C'est  dans  sa  vie  même  qu'il  voulait  mettre 
toute  poésie  et  toute  grandeur.  Il  s'en  va,  comme  un 
roi  qui  parcourt  ses  domaines,  visiter  l'Orient  mys- 
térieux, ce  berceau  des  races.  Il  siège  «  au  plafond  » 
de  la  Chambre  des  députés,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'être  un  politique  très  clairvoyant  et  très  informé, 
en  même  temps  qu'un  merveilleux  orateur.  Il  écrit 
VHistoire  des  Girondins,  renverse  un  trône,  gouverne 
la  France  pendant  quatre  mois  —  puis  rentre  dans 
l'ombre. 

Non,  je  ne  sais  rien  de  plus  magnifique,  de  plus 
héroïque,  déplus  digne  d'être  vécu  que  ces  quatre 
mois  de  Lamartine  au  pouvoir.  Chose  invraisem- 
blable et  que  nous  ne  concevions  plus  que  dans  les 
républiques  antiques,   il  règne    réellement  par  la 


158  LES    CONTEMPORAINS, 

parole.  Le  jour  où,  acculé  contre  une  petite  porte  de 
l'Hôtel-de-Ville,  monté  sur  une  chaise  de  paille,  visé 
par  des  canons  de  fusils,  la  pointe  des  sabres  lui 
piquant  les  mains  et  le  forçant  à  relever  le  menton, 
gesticulant  d'un  bras  tandis  que  de  l'autre  il  serrait 
sur  sa  poitrine  un  homme  du  peuple,  un  loqueteux 
qui  fondait  en  larmes,  —  le  jour  où,  tenant  seul 
tête  à  la  populace  aveugle  et  irrésistible  comme  un 
élément,  il  l'arrêta  —  avec  des  mots  —  et  fît  tomber 
le  drapeau  rouge  des  mains  de  l'émeute,  —  la  fable 
d'Orphée  devint  une  réalité,  et  Lamartine  fut  aussi 
grand  qu'il  ait  jamais  été  donné  à  un  homme  de  l'être 
en  ses  jours  périssables. 

Mais,  comme  si  le  destin  avait  voulu  lui  faire 
expier  cette  heure  extraordinaire,  —  tout  de  suite 
après,  l'abandon,  l'oubli,  la  ruine  amenée  par  l'an- 
cien faste  et  par  les  charités  royales,  le  travail  forcé, 
une  vieillesse  attelée,  pour  vivre,  à  des  tâches  de 
librairie  et  finissant  par  tendre  la  main  au  peuple... 

Cette  vie  si  grande  le  parait  encore  plus,  s'étant 
achevée  dans  tant  de  douleur. 

Et,  puisqu'on  veut  que  le  rôle  politique  de  l'auteur 
des  Châtiments  entre  en  ligne  de  compte  dans  le  bilan 
de  sa  gloire,  j'espère  que  l'avenir,  s'il  compare  les 
vers  de  Hugo  et  ceux  de  Lamartine,  comparera 
aussi  leurs  vies  et  leurs  âmes. 


GEOEGE  SAND  (') 


La  Porte  Saint-Martin  va  reprendre  les  Beaux 
Messieurs  de  Bois-Doré,  cette  délicieuse  comédie  ro- 
manesque ;  et  rOdéon  promet  de  nous  rendre  bientôt 
Claudie,  ce  drame  rustique  dont  le  premier  acte,  au 
moins,  est  un  chef-d'œuvre,  une  géorgique  émou- 
vante et  grandiose.  J'en  suis  content  —  comme  je 
l'ai  été  de  surprendre,  le  mois  dernier,  un  commen- 
cement de  retour  des  esprits  et  des  cœurs  vers  La- 
martine, Car,  à  mesure  que  ce  siècle  s'achemine 
tristement  vers  sa  fin,  je  me  sens  plus  d'amour  pour 
les  génies  amples,  magnifiques  et  féconds  qui  en  ont 
illustré  les  cinquante  premières  années. 

Vous  savez  combien  les  deux  moitiés  du  dix-sep- 
tième siècle  se  ressemblent  peu,  et  comment  la  litté- 
rature, héroïque  et    romanesque  avec  d'Urfé,    Gor- 

(1)  Cet  article  est  le  développement  d'une  page  des  Contem- 
porains (m,  p.  254).  On  y  trouvera  donc  quelques  redites,  quo 
je  n'ai  pas  su  éviter. 


160  LES    CONTEMPORAINS 

neille  et  les  grandes  Précieuses,   revient,  vers  IGCO, 
à  plus  de  vérité,  avec   Racine,  Molière  et  Boileau 
Mais  ne  trouvez-vous  pas  qu'en  tenant  compte  de  la 
diffén-nce  des  temps  il  s'est  passé  dans  notre  siècle 
quelque  chose  d'assez  semblable  ? 

Apns  le  gioricux  règne  dos  écrivains  généreux 
et  croyants,  optimistes,  idéalistes,  épris  de  rêve,  il 
s'est  produit  un  mouvement  de  littérature  réaliste, 
très  brutale  et  très  morose.  La  catastrophe  de  1870 
est  encore  venue  augmenter  la  tristesse  et  l'âprelé 
des  sentiments.  Les  grandes  âmes  confiantes  et  lar- 
gement épandues  qui  avaient  abreuvé  nos  grands- 
pères  de  poésie  et  de  chimères  paraissaient  bien 
naïves  à  leurs  petits-fils  et  leur  étaient  devenues 
presque  indifférentes.  Je  me  souviens  que,  plus 
jeune,  je  me  suis  grisé  autant  que  personne  de  ce 
vin  lourd  du  naturalisme  (si  mal  nommé).  Et  il  faut 
avouer  qu'en  dépit  des  excès  et  des  malentendus,  ce 
retour  au  vrai  n'a  pas  été  infécond,  et  qu'au  surplus 
cette  réaction  était  inévitable  et  parfaitement  con- 
forme aux  lois  les  plus  assurées  de  l'histoire  litté- 
raire. 

Mais  il  semble  que  ce  mouvement  soit  déjà 
bien  près  d'être  épuisé.  On  commence  à  éprouver 
une  grande  fatigue,  soit  du  roman  documentaire, 
soit  de  l'écriture  artiste  et  névrosée.  Et  voilà  qu'on 
se  retourne  vers  les  dieux  négligés,  et  qu'ils  vont 
nous  redevenir  chers  et  bienfaisants. 

Et  pourquoi  ne  pas  se  remettre  à  aimer   George 


GEORGE    SAND.  161 

Sand?  Elleesf  peut-être,  avec  Lamartine  etMichelet, 
l'âme  qui  a  le  plus  largement  réfléchi  et  exprimé  les 
rêves,  les  pensées,  les  espérances  et  les  amours  de  la 
première  moitié  du  siècle.  La  femme,  en  elle,  fut 
originale  et  bonne  ;  et,  quant  à  son  œuvre,  une 
partie  en  sera  belle  éternellement,  et  l'autre  est 
restée  des  plus  intéressantes  pour  l'historien  des 
esprits. 


* 


Il  y  avait,  chez  George  Sand,  avec  une  imagina- 
tion ardente  et  une  grande  puissance  d'aimer,  un 
tempérament  robuste  et  sain  et  un  fonds  de  bon  sens 
qui  se  retrouvait  toujours.  Elle  eut,  à  un  degré  émi- 
nent,  toutes  les  vertus  de  l'honnête  homme.  On  dit 
aussi  qu'elle  aimait  comme  un  homme,  —  sans  plus 
de  scrupules  et  de  la  même  façon. 

N'en  croyez  rien.  Seulement,  c'était  une  généreuse 
nature,  capable  de  beaucoup  agir  et  de  beaucoup 
sentir;  son  sang  coulait  abondant  el  chaud  comme 
celui  d'une  antique  déesse,  d'une  faunesse  habitante 
des  bois  sacrés.  Elle  aimait  donc  avec  emportement. 
Mais  chaque  fois  elle  se  sentait  reprise  par  l'impé- 
rieux devoir  de  sa  vocation  littéraire  ;  et  ces  inter- 
ruptions faisaient  qu'elle  aimait  souvent  et  qu'elle 
ne  paraissait  pas  aimer  longtemps.  Elle  ne  pouvait 
ni  se  garder  de  la  passion,  ni  s'y  tenir,  sa  vraie 
pente  étant  à  la  pitié  et  à  la  tendresse  mater- 
nelle. 


162  LES      CONTEMPORAINS. 

La  liberté  de  sa  vie  n'aété,en  bien  des  cas,  qu'une 
déviation,  peut-être  excusable,  de  sa  bonté.  Elle 
n'était  amante,  comme  je  l'ai  dit  ailleurs,  que  pour 
être  mieux  amie,  et  sa  destinée  était  d'clre  l'amie 
d'un  grand  nombre. 

Rien,  dans  tout  cela,  de  la  débauche  masculine, 
qui  est  proprement  égoïste  et  qui  ne  se  soucie  point 
de  ses  associés.  Joignez  que  la  fréquence  des  aven- 
tures de  cœur  de  cette  femme  magnanime  se  pour- 
rait expliquer  aussi  par  son  romanesque,  par  le  don 
qu'elle  avait  de  voir  les  créatures  plus  belles  et  plus 
aimables  qu'elles  ne  sont.  Elle  suivait  la  n.iture, 
comme  on  disait  au  siècle  dernier,  et  sa  faculté 
d'idéalisation  lui  fournissait  des  raisons  de  la  suivre 
souvent.  Beaucoup  de  mes  chers  contemporains  font 
bien  pire,  je  vous  assure.  Leur  manie  d'analyse, 
leur  peur  d'être  dupes,  et  peut-être  un  appauvrisse- 
ment du  sang  les  ont  rendus  incapables  d'aimer  et 
réduits  à  la  recherche  maladivedessensalions  rares. 
Pas  la  moindre  trace  de  névrose  chez  George  Sand. 
Il  y  a  toujours  eu  de  la  santé  dans  ses  erreurs  senti- 
mentales. 


On  reproche  à  son  œuvre  le  romanesque;  et  le 
fait  est  qu'il  y  en  a  beaucoup,  et  5e  deux  sortes: 
celui  de  l'action  et  des  personnages,  — et  celui  des 
idées. 


GCORGE    SAND  1C3 

Le  premier  ne  me  choque  point,  ou  même  m'a- 
muse. D'abord  il  est  chez  elle  absolument  spontané  ; 
il  s'épanche  d'elle  sans  effort.  Elle  a  une  imagination 
qui,  naturellement  et  par  un  besoin  irrésistible, 
transforme  et  embellit  la  réalité  et  trouve  des  combi- 
naisons de  faits  imprévues  et  charmantes  Elle  est 
née  aède,  si  je  puis  dire,  et  faiseuse  de  contes.  Elle 
est  restée  jusqu'au  bout  la  petite  fille  qui,  dans  les 
traînes  du  Berry,  inventait  de  belles  histoires  pour 
amuser  les  petits  pâtres...  Je  suis  sûr  que  les  aven- 
tures singulières  et  mystérieuses  de  Vllomme  de 
neige,  de  Consuelo  et  de  Flamarande  me  raviraient 
encore.  Et  quelle  fantaisie  luxuriante,  quelle  vision 
aisément  poétique  des  choses,  dans  les  Beaux  Mes- 
sieurde  Bois-Doré,  \e  Château  des  Désertes  ou  Teverinot 

Quant  aux  personnages,  je  sais  bien  qu'on  ren- 
contre, dans  ses  premiers  romans,  un  peu  trop  de 
Renés  enjupons,  de  petits-fils  de  Saint-Preux,  d'ou- 
vriers poètes  et  philosophes,  de  grandes  dames 
amoureuses  de  paysans,  —  et  que  tout  ce  monde-ià 
déclame  ferme.  Mais  d'abord  ils  déclament  tous  na- 
turellement, comme  on  respire.  Puis,  à  mesure  que 
le  temps  passe,  ces  personnages  deviennent  moins 
déplaisants.  Comme  ils  ne  sont  plus  du  tout  nos  con- 
temporains, leur  fausseté  ne  nous  gène  plus  :  nous 
ne  voyons  en  eux  que  les  témoins  du  romanesque 
d'une  époque  ;  et  même  nous  finissonspar  les  aimer, 
parce  qu'ils  ont  plu  à  nos  pères. 

Pour  l'autre   romanesque,    celui  des  idées...    eh 


Ifi4  LES    CONTEMPORAINS, 

bien!  il  ne  me  choque  pas  non  plus.  Le  mysticisme 
ma^^iiitiiiue  et  vague  de  Sjiiridion  ou  de  Consnelo,  le 
socialisme  un  peu  incohérent,  mais  vraiment  évan- 
géliijue,  du  Pèche  de  Monsieur  Antoine  ou  du  MeU' 
nier  d  Angibnut,  la  fui  au  progrès,  l'humanitairerie... 
tout  cela  plaît  chez  cette  femme  excellente,  à  l'ima- 
gination arcadienne,  parce  que  chez  elle,  encore 
une  lois,  tout  vient  du  cœur  et  en  déborde  à  larges 
flots.  Son  romanesque  philosophique  et  socialiste 
est  emore,  à  le  bien  prendre,  une  des  formes  de  sa 
bonté.  Croire  à  ce  point  au  règne  futur  de  la  justice, 
c'est  être  bon  pour  l'univers,  c'est  pardonner  à  la 
réalité  d'être  présentement  fort  mêlée. 

Si  ce  romanesque  est,  pendant  quelque  temps, 
tombé  en  défaveur,  c'est  que  nous  sommes  degrands 
misérables.  Le  rêve  nous  déplaisait,  non  point  parce 
qu'il  nous  faisait  sentir  plus  durement  le  réel  ;  il 
nous  exaspérait  en  tant  que  rêve.  C'était  comme  une 
dépravation  de  nos  intelligences.  La  vue  du  monde 
mauvais,  nous  nous  y  complaisions  par  une  étrange 
maladie  d'orgueil:  nous  préférions  que  le  monde  fût 
laid,  pi)ur  paraître  forts  en  le  voyant  et  en  le  disant. 
Il  y  avait,  dans  notre  entêtement  à  considérer  et  à 
peindre  le  mal,  un  refus  du  mieux,  un  méchant  sen- 
timent qui  semblait  venir  du  aiable.  Nous  ne  vou- 
lions plus  embellir  la  vie  par  le  rêve  et  l'espoir,  tant 
nous  étions  fiers  de  la  trouver  ignoble,  et  tant  ce 
pessimisme  commode  nous  absolvait  de  tout  à  nos 
propres  yeux. 


GEORGE    SAND.  1C5 

Tournons-nous,  il  en  est  temps,  vers  ce  pays  d'uto- 
pie cher  à  George  Sand.  Elle  a  reflété  dans  ses  livres 
toutes  les  chimères  de  son  temps;  et,  comme  elle 
était  femme,  elle  a  ajouté  à  son  rêve  celui  de  tous 
les  hommes  qu'elle  a  aimés.  Cette  partie  de  son 
œuvre,  qui  semblait  caduque,  m'attire  aujourd'hui 
tout  autant  comme  le  rcbLa.  Le  monde  ne  vit  que 
par  le  rêve. 


* 


Que  reproche-t-on  encore  à  George  Sand  ?  Les 
pharisiens  ont  dit  que  ses  premiers  romans  avaient 
perdu  beaucoup  de  jeunes  femmes,  et  —  comédie 
exquise  —  les  romanciers  naturalistes  ont  parlé 
comme  les  pharisiens.  M.  Zola,  lourdement,  nous 
montre,  dans  Pot-Bouille,  une  petite  bourgeoise  qui 
tombe  pour  avoir  lu  André.  Hélas  I  celles  qui  ont  pu 
tomber  après  avoir  lu  André  ou  Indiana  étaient 
mûres  pour  la  chute  ;  et  peut-être  que,  sans  Induma, 
elles  seraient  tombées  plus  brutalement  et  plus  bas. 
Si  George  Sand  a  paru  reconnaître,  dans  ses  pre- 
miers romans,  le  droit  absolu  de  la  passion,  c'est 
uniquement  de  celle  qui  est  «  plus  forte  que  la  mort  » 
et  qui  la  fait  souhaiter  ou  mépriser.  11  se  peut  que 
ses  romans,  mal  compris,  soient  pour  quelque  chose 
dans  les  erreurs  de  M-^*  Bovary;  mais  alors  c'est 
aussi  grâce  à  eux  qu'il  lui  reste  assez  de  noblesse 
d'àme  pour  chercher  un  refuge  dans  la  mort.   Sans 


lee  LES    CONTEMPORAINS. 

eux,  Emma  n'aurait  pas  la  candeur  de  vouloir  fuir 

avec   Rodolphe,    et    elle     accepterait    l'argent    du 

notaire  Tuvache. ..  Nos  névrosées  trouveraient  un 

grand  profit  moral  dans  la  lecture  de  Jacques  et  de 

Lélia. 


Que  si  pourtant  le  romanesque  de  George  Sand 
continue  à  vous  déplaire,  vous  trouverez  dans  ses 
chefs-d'œuvre  assez  de  vérité,  et  beaucoup  plus 
qu'on  ne  l'a  dit.  Vérité  choisie,  comme  l'est  toujours 
la  vérité  exprimée  par  l'œuvre  d'art.  Seulement,  le 
choix  est  ici  en  sens  inverse  de  celui  qui  prévaut 
depuis  une  vingtaine  d'années. 

Je  ne  parle  pas  de  ses  jeunes  filles  si  charmantes  ; 
et  je  ne  rappellerai  pas  qu'elle  a  fait  les  analyses  les 
plus  fines  et  les  plus  fortes  du  caractère  des  artistes 
et  des  comédiens  {Horace,  le  Beau  Laurence,  etc.). 
Mais  il  ne  faudrait  pas  oublier  que  George  Sand  a 
inventé  le  roman  rustique.  La  première,  je  crois, 
elle  a  vraiment  compris  et  aimé  le  paysan,  celui  qui 
vit  loin  de  Paris,  dans  les  provinces  qui  ont  gardé 
l'originalité  de  leurs  mœurs,  La  première  elle  a 
senti  ce  qu'il  y  a  de  grandeur  et  de  poésie  dans  sa 
simplicité,  dans  sa  patience,  dans  sa  communion 
avecla  Terre;  elle  a  goûté  les  archaïsmes,  les  len- 
teurs, les  images  et  la  saveur  du  terroir  de  sa  languei 
colorée  ;  elle  a  été  frappée  de  la  profondeur  et  de] 


GEORGE    SAND.  iC7 

la  ténacité  tranquille  de  ses  sentiments  et  de  ses 
passions;  elle  l'a  montré  amoureux  du  sol,  âpre  au 
travail  et  au  gain,  prudent,  défiant,  mais  de  sens 
droit,  très  épris  de  justice  et  ouvert  au  mysté- 
rieux... 

Ce  que  nuus  devons  encore  à  George  Sand,  c'est 
presque  un  renouvellement  (à  force  de  sincérité)  du 
sentiment  de  la  nature.  Elle  la  connaît  mieux,  elle 
est  plus  familière  avec  elle  qu'aucun  des  paysagistes 
qui  l'ont  précédée.  Elle  vit  vraiment  de  la  vie  delà 
terre,  et  cela  sans  s'y  appliquer.  Elle  est  le  plus  na- 
turel, le  moins  laborieux,  le  moins  concerté  des  pay- 
sagistes. Au  lieu  que  les  autres,  le  plus  souvent, 
voient  la  nature  de  haut,  et  l'arrangent,  ou  lui 
prêtent  leurs  propres  sentiments,  elle  se  livre,  elle, 
aux  charmes  des  choses  et  s'en  laisse  intimement 
pénétrer.  Sans  aucun  doute,  elle  nous  a  appris  à 
l'aimer  avec  une  tendresse  plu=:  abandonnée,  la  Na- 
ture bienfaisante  et  divine  qui  apporte  à  ses  fidèles 
l'apaisement,  la  sérénité  et  la  bonté. 

La  bonté,  c'est  un  des  mots  qui  reviennent  tou- 
jours avec  elle.  Un  autre  mot,  tout  proche,  c'est  celui 
de  fécondité,  d'abondance  heureuse.  Elle  épanchait 
ses  récits,  d'un  flot  régulier,  comme  une  source  iné- 
puisable, — ^  mais  presque  sans  plan  ni  dessein,  ne 
sachant  guère  mieux  où  elle  allait  qu'une  large 
fontaine  dans  les  grands  bois.  Son  style  même, 
ample,  aisé,  frais  et  plein,  ne  se  recommande  ni  par 
une  finesse  ni  par  un  éclat  extraordinaire,  mais  par 


163  LES    CONTEMPORAINS. 

des  qualités  qui  semblent  encore   tenir  de  la  bonté 

et  lui  être  parentes... 

George  Sand  a  été  une  matrice  pour  recevoir,  un 
peu  péle-mêle,  les  plus  généreuses  idées.  Elle  a  été 
un  sein  nourricier  pour  verser  aux  hommes  la  poé- 
sie et  les  beaux  contes.  Elle  est  l'Isis  du  roman 
contemporain,  la  «  bonne  déesse  »  aux  multiples 
mamelles,  toujours  ruisselantes.  Il  fait  bon  se  rafraî- 
chir dans  ce  fleuve  de  lait. 


i 


M.  TAINE  ET  NAPOLÉON  BONAPARTK 


On  en  veut  beaucoup  à  M.  Taine  des  deux  chapi- 
tres sur  Napoléon  qu'il  vient  de  publier  dans  la 
Revue  des  Deux-Mondes.  On  a  trouvé  le  portrait  faux, 
outré  et  inopportun.  Peu  s'en  faut  qu'on  n'ait  accusé 
M.  Taine  de  manquer  de  patriotisme.  Le  Napoléon 
de  Béranger  a  gardé  plus  de  croyants  qu'e  je  ne 
l'eusse  imaginé. 

Quelles  sont  donc  les  choses  inouïes  et  scanda- 
leuses que  M.  Taine  a  osé  nous  dire  sur  Napoléon 
Bonaparte  ?  Voici  les  grandes  lignes  de  ce  portrait. 
Je  n'atténue  rien,  et  je  transcris,  autant  que  possi- 
ble, les  expressions  mêmes  du  grand  historien  phi- 
losophe. 

Démesuré  en  tout,  mais  encore  plus  étrange,  non 
seulement  Napoléon  Bonaparte  est  hors  ligne,  mais 
il  est  hors  cadre.  Par  son  tempérament,  par  ses 
instincts,  par  ses  facultés,  par  son  imagination,  par 
ses  passions,  par  sa  morale,  il  semble  fondu  dans  un 

LES    CONTEKP.    IV.  S** 


no  LES    CONTEMPORAINS. 

moule  à  part,  composé  d'un  autre  métal  que   ses 

contemporains. 

Les  idées  ambiantes  n'ont  pas  de  prise  sur  lui. 
SUl  parle  le  jargon  humanitaire  de  son  temps,  c'est 
sans  y  croire.  Il  n'est  ni  royaliste,  ni  jacobin.  Il 
descend  des  grands  Italiens,  hommes  d'action  de 
l'an  1400,  aventuriers  militaires,  usurpateurs  et  fon- 
dateurs d'Etats  viagers  ;  il  a  hérité,  par  filiation 
directe,  de  leur  sang  et  de  leur  structure  innée,  in- 
tellectuelle et  morale. 

Il  a  d'abord,  comme  eux,  un  esprit  vierge  et  puis- 
sant, qui  n'est  point,  comme  le  nôtre,  déjeté  tout 
d'un  côté  par  la  spécialité  obligatoire,  ni  encroûté 
par  les  idées  toutes  faites  et  par  la  routine.  C'est  un 
esprit  qui  fonctionne  tout  entier  et  qui  jamais  ne 
fonctionne  à  vide.  Les  faits  seuls  l'intéressent.  Il  a 
en  aversion  les  fantômes  sans  substance  de  la  poli- 
tique abstraite.  Toutes  les  idées  qu'il  a  de  l'huma- 
nité ont  eu  pour  source  des  observations  qu'il  a 
faites  lui-même.  Joignez  q'ie  sa  puissance  de  travail, 
d'attention  et  de  mémoire  est  prodigieuse.  Il  a  trois 
atlas  principaux  en  lui,  à  demeure,  chacun  d'eux 
<:omposé  «  d'une  vingtaine  de  gros  livrets  »  distincts 
et  perpétuellement  tenus  à  jour:  un  atlas  militaire, 
recueil  énorme  de  cartes  topographiques  aussi  minu- 
tieuses que  celles  d'un  état-major;  un  allas  civil, 
qui  comprend  tout  le  détail  de  toutes  les  administra- 
tions et  les  innombrables  articles  de  la  recette  et  de 
la  dépense  ordinaire  et  extraordinaire;  enfin,  un 


TAINE    ET    BONAPARTE.  17» 

gigantesque  dictionnaire  biographique  et  moral,  où 
chaque  individu  notable,  chaque  groupe  local,  cha- 
que classe  professionnelle  ou  sociale,  et  même  cha- 
que peuple  a  sa  fiche.  A  ces  facultés  si  grandes, 
ajoutez-en  une  autre,  la  plus  forte  de  toutes:  l'ima- 
gination constructive.  On  connaît  ses  rêves  de  con- 
quête orientale,  de  domination  universelle  et  d'orga- 
nisation du  monde  selon  sa  volonté.  Il  crée  dans 
l'idéal  et  l'impossible.  C'est  un  frère  posthume  de 
Dante  et  de  Michel-Ange.  Il  est  leur  pareil  et  leur 
égal  ;  il  est  un  des  trois  esprits  souverains  de  la 
Renaissance  italienne.  Seulement,  les  deux  premiers 
opéraient  sur  le  papier  ou  le  marbre;  c'est  sur 
rhomme  vivant,  sur  la  chair  sensible  et  souffrante 
que  celui-ci  a  travaillé. 

Comme  par  Tesprit,  il  ressemble  par  le  caractère 
à  ses  grands  ancêtres  italiens.  11  a  des  émotions  plus 
vives  et  plus  profondes,  des  désirs  plus  véhéments 
et  plus  effrénés,  des  volontés  plus  impétueuses  et 
plus  tenaces  que  les  nôtres. 

La  force,  qui  chez  lui  coordonne,  dirige  et  maî- 
trise des  passions  si  vives,  c'est  un  instinct  d'une 
profondeur  et  d'une  âpreté  extraordinaires,  l'ins- 
tinct de  se  faire  centre  et  de  rapporter  tout  à  soi,  un 
égoïsme  prodigieusement  actif  et  envahissant,  déve- 
loppé par  les  leçons  que  lui  donnent  la  vie  sociale  en 
Corse,  puis  l'anarchie  française  pendant  la  Révolu- 
tion. Son  ambition  est  sans  limite  et,  par  suite,  son 
despotisme  est  sans  détente  :  «  Je  suis  à  part  de  tout 


172  LES    CONTEMPORAINS, 

le  monde,  je  n'accepte  les  condilions  de  personne  », 
ni  les  obligations  d'aucune  espèce.  Il  ne  fait  rien  pour 
un  intérêt  national,  supérieur  au  sien.  Général, 
consul,  empereur,  il  reste  offtcier  de  fortune  et  ne 
songe  qu'à  son  avancement.  Par  une  lacune  énorme 
d'éducation,  de  conscience  et  de  cœur,  au  lieu  de 
subordonner  sa  personne  à  l'Elat,  il  subordonne 
l'Etat  à  sa  personne.  Il  sacrifie  l'avenir  au  présent, 
et  c'est  pourquoi  son  œuvre  ne  peut  être  durable. 
Entre  180i  et  1815  il  a  fait  tuer  environ  quatre  mil- 
lions d'hommes.  Pourquoi?  Pour  nous  laisser  une 
France  amputée  des  quinze  départements  acquis 
par  la  République.., 

Ce  résumé,  je  le  sais,  est  fort  décharné.  Chaque 
proposition  dans  M.  Taine  s'appuie  sur  des  faits 
significatifs  et  rigoureusement  ordonnés.  Les  propo- 
sitions s'enchaînent  et,  au-dessous  d'elles,  les  séries 
de  faits  se  commandent.  Cela  ressemble  aux  assises 
successives  d'un  vaste  monument.  M.  Taine  construit 
un  portrait  moral  comme  on  construirait  une  pyra- 
mide d'Egypte.  Ce  que  sa  bâtisse  a  de  grandiose  a 
dû  disparaître  dans  le  plan  très  sommaire  que  j'en 
ai  donné.  Mais,  enfin,  ce  plan  est  fidèle  ;  et  qu'y 
voyons-nous  ?  La  première  partie  nous  montre  que 
Napoléon  fut  un  homme  d'un  surprenant  génie  ;  et 
la  seconde,  que  ce  génie  fut  égoïste,  et,  au  bout  du 
compte,  malfaisant.  Nul  ne  l'a  peut-être  établi  avec 
plus  03  force  et  de  méthode  que  M.  Taine  ;  mais  bien 
d'autres  l'ont  dit  avant  lui,  et,  pour  ma  part,  je  l'ai 


TAINE    ET    BONAPARTE.  113 

toujouiS  cru.  D'où  vient  donc  ce  soulèvement  contre 
le  nouvel  historien  de  Napoléon  Bonaparte  ? 

Ces  protestations  si  vives  partent  d\m  sentiment 
qui  paraît  excellent  quoiqu'il  ne  le  soit  pas,  et  que 
j'examinerai  tout  à  Theure,  —  pour  le  repousser. 

Mais  on  ne  fait  pas  seulement  à  M.  Taine  des  ob- 
jections sentimentales.  On  lui  reproche  de  manquer 
de  critique,  de  s'appuyer  sur  des  documents  arbitrai- 
rement choisis  et  sans  valeur  sérieuse,  «  Il  nous 
cite  toujours,  dit-on,  les  Mémoires  de  Bourrienne, 
qui  sont  sont  en  grande  partie  apocryphes,  et  ceux 
de  M™"  de  Rémusat,  qui  sont  d'une  ennemie,  d'une 
femme  qui  avait  contre  l'empereur  des  griefs  per- 
sonnels, —  et  des  griefs  féminins.  Quelle  base  fragile 
et  menteuse  pour  y  édifier  l'histoire  !  » 

Eh  bien  I  non,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  cela.  M.  Taine 
(et  nous  pouvons  nous  en  rapporter  là-dessus  à  sa 
conscience  d'historien,  qui  est  difTicile  et  exigeante) 
a  évidemment  lu  tout  ce  que  les  contemporains  ont 
écrit  sur  son  héros.  Lui-même  nous  avertit  que  sa 
principale  source  est  la  Correspondance  de  Napoléon 
en  trente-deux  volumes.  S'il  cite  volontiers  Bour- 
rienne et  M"""  de  Rémusat,  c'est  sans  doute  que  leur 
témoignage  concorde  avec  l'idée  qu'il  se  fait  de 
l'empereur.  Mais  cette  idée,  il  ne  se  l'est  pas  formée 
sur  la  seule  foi  de  ces  deux  témoins  ;  elle  est  Je  ré- 
sultat d'une  vaste  enquête  préalable,  qu'il  n'avait 
pas  à  nous  étaler.  Quand  il  nous  rapporte  un  mot 
de  M""^  de  Rémusat  (  et  il  en  rapporte  aussi  de   Miot, 


174  LES    CONTEMPOr.AlNS. 

de  Talleyrand,  de  Rœderer,  de  Lafayelte,  etc.),  ce 
mot  n'est  point  pour  lui  la  preuve  unique,  mais  sim- 
plement une  confirmation  de  ce  qu'il  croit  et  sent 
être  la  vérité. 

Puis,  le  témoignage  de  M™'  de  Rémusat  n'est 
peut-être  pas  aussi  suspect,  aussi  partial,  aussi  ca- 
lomnieux qu'on  le  prétend.  L'empereur,  dit-on,  lui 
avait  fait  une  injure  que  les  femmes  ne  pardonnent 
point.  L'auteur  des  Mémoires  est  une  femme  dédai- 
gnée et  qui  se  venge.  De  plus,  nous  n'avons  de  ces 
Mémoires  qu'une  seconde  rédaction,  et  qui  date  de 
1817,  d'une  époque  où  il  était  utile  de  penser  et  de 
dire  du  mal  du  demi-dieu  déchu.  —  Mais,  d'abord, 
il  n'est  nullement  prouvé  que  M™'  de  Rémusat  eût 
contre  l'empereur  le  genre  de  griefs  qu'on  a  dit  :  ce 
n'est  qu'une  supposition  de  notre  malignité.  Et 
quand  même  ici  cette  malignité  aurait  raison,  s'en- 
suit-il nécessairement  que  les  Mémoires  de  cette 
aimable  femme  soient  une  œuvre  de  rancune  lon- 
guement recuite?  Je  n'ai  pas  du  tout  cette  impres- 
sion. 

On  reconnaît,  à  un  accent  qui  ne  trompe  pas, 
qu'elle  a  commencé  par  admirer  sincèrement  l'em- 
pereur et  qu'elle  ne  s'est  détachée  de  lui  que  lente- 
ment et  malgré  elle,  à  mesure  que  se  découvrait  la 
vraie  nature  de  ce  terrible  homme.  Qu'il  Tait  un 
jour  blessée  dans  son  amour-propre  de  femme,  c'est 
ce  que  nous  ne  saurons  jamais  ;  mais,  dans  tous  les 
cas,  cette   blessure  dut  être   assez  vite    cicatrisée  : 


TAINE    ET    BONAPARTE.  175 

M™'  de  Rémusat  n'était  certes  pas  assez  naïve  pour 
penser  qu'elle  retiendrait  longtemps  un  homme 
comme  lui  ;  et,  d'un  autre  côté,  nous  savons  par 
elle  que  Napoléon  la  traita  toujours  avec  des  égards 
et  une  estime  particulière.  Enfin,  qu'on  ne  dise  point 
que,  écrivant  ses  Mémoires  sous  la  Restauration,  elle 
devait  être  plus  dure  pour  celui  qui  avait  été  son 
maître.  Il  me  semble  qu'à  ce  moment-là  les  anciens 
serviteurs  de  Napoléon  devaient  plutôt,  devant  le 
mystère  tragique  de  cette  destinée,  être  pris  d'une 
immense  compassion  et  comme  pénétrés  d'une  hor- 
reur sacrée  où  s'évanouissaient  les  rancunes  person- 
nelles. Pour  moi,  je  ne  sens  point  chez  M™^  de  Ré- 
musat l'âme  étroite  et  mesquine  qu'on  lui  prête  ;  je 
suis  fort  tenté  de  croire  à  la  parfaite  liberté  de  son 
jugement  comme  à  la  sincérité  de  son  récit  ;  et  je 
ne  pense  point  faire  preuve,  en  cela,  de  tant  de 
naïveté. 

Pour  en  revenir  à  M.  Taine,  l'ensemble  des  textes 
et  documents  de  toute  espèce  ne  s'oppose  pointa  ce 
que  l'on  conçoive  Napoléon  précisément  comme  il 
l'a  fait.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'ils  permet- 
tent aussi  de  le  concevoir  un  peu  autrement.  Ainsi, 
sans  nier  l'exactitude  générale  de  la  colossale  image 
construite  par  M.  Taine,  j'y  voudrais  çà  et  là  quelques 
atténuations.  Je  crains,  en  y  réfléchissant,  qu'il 
ne  place  son  héros  d'abord  un  peu  trop  au-dessus, 
puis  un  peu  trop  au-dessous  —  ou  en  dehors  — 
de  l'humanité. 


176  LES     CONTEMPORAINS. 

Son  Napoléon  est  comme  une  statue  de  bronze 
jaillie  d'une  matrice  inconnue,  un  bloc  impénétrable, 
inaltérable,  tel  au  rommencement  qu'il  sera  à  la  fin, 
et  à  qui  le  temps  ni  les  événements  ne  pourront  faire 
aucune  retouche  Nulle  différence  entre  le  lieutenant 
d'artillerie  et  l'empereur.  C'est  un  géant  immobile. 
J'imagine  pourtant  qu'il  dut  subir,  dans  une  certaine 
mesure,  les  influences  extérieures  et  les  idées  am- 
biantes ;  qu'il  dut  se  développer,  se  modifier  et,  qui 
sait?  traverser  peut-être  des  crises  morales.  Il 
semble  bien  que  le  meurtre  du  duc  d'Enghien,  par 
(•xemple,  marque  pour  lui  une  de  ces  crises,  et  qu'il 
n'ait  pas  été  tout  à  fait  le  même  avant  et  après  cet 
ail  entât.  M.  Taine,  qui  le  voit  immuable,  le  voit 
aussi  presque  surnaturel.  Il  lui  prête  des  facultés  qui 
dépassent  par  trop  la  mesure  humaine.  Croyez-vous 
que  les  «  trois  atlas  »  que  Napoléon  portait  dans  sa 
tête  fussent  vraiment  complets?  Moi  pas;  j'y  soup- 
çonne des  lacunes.  Seulement  Napoléon  faisait  croire 
qu'ils  étaient  complets 

En  second  lieu.  M.  Taine  fait  son  héros  un  peu 
trop  inhumain,  ne  lui  laisse  pas  un  seul  bon  senti- 
ment. Mais  il  me  paraît  presque  impossible  qu  un 
homme  placé  au-dessus  des  autres  hommes ,  un 
conducteur  de  peuples,  n'ait  jamais  de  vues  supé- 
rieures à  son  intérêt  personnel ,  du  moins  dans 
les  choses  où  cet  intérêt  se  confond  avec  l'intérêt 
général.  Or,  il  se  trouve  que,  jusqu'en  1809,  ce  qui 
est  utile  à  l'empereur  est  utile  à  la  France.  Il  a  donc 


TAINE    ET    BONAPARTE,  11"! 

pu  avoir  cette  illusion  que  son  œuvre  était  bonne  à 
d'autres  qu'à  lui  et,  par  suite,  lui  survivrait.  Son 
orgueil  même  y  trouvait  son  compte.  La  gloire  la 
plus  haute,  c'est  de  fonder  ce  qui  dure  ;  et  ce  qui 
n'est  fait  que  pour  un  seul  ne  dure  pas.  Napoléon 
n'a  pas  pu  l'oublier  toujours.  Le  genre  d'égoïsme 
que  M.  Taine  lui  attribue  finirait  par  être  inconceva- 
ble. Par  la  force  des  choses,  ayant  besoin,  pour  être 
grand,  de  Fassentiment  des  hommes,  même  dans  l'a- 
venir, il  lui  était  presque  interdit  d'être  égoïste  de 
la  façon  dont  peut  l'être  un  marchand  ou  un  voleur. 
Au  reste,  dans  la  sphère  où  il  se  mouvait,  l'orgueil 
se  teint  forcément  de  mysticisme.  Quand  on  n'a  au- 
cun front  terrestre  au-dessus  de  soi,  on  y  sent  l'in- 
connu. Se  croire  pétri  d'un  autre  limon  que  le  com- 
mun des  hommes,  c'était  pour  Napoléon  une 
manière  d'être  religieux;  car  dès  lors  il  se  sentait 
«  élu  ».  Il  lui  paraissait  donc  légitime  de  tout  rap- 
porter à  lui.  Tandis  qu'il  essayait  de  réaliser  son 
rêve  gigantesque  de  domination  universelle,  appa- 
remment il  songeait  au  passé  et  à  l'avenir,  il  se 
comparait,  il  se  «  situait  »  dans  l'histoire,  il  se  con- 
sidérait comme  l'un  des  grands  ouvriers  du  drame 
humain,  et  sa  destinée  était  pour  lui-même  un  mys- 
tère dont   il  frissonnait... 

Rien  d'humain  ne  battait  sous  son  épaisso  armure. 

Cela  n'est  vrai  que  d'une  vérité  simplifiée  et  lyrique. 


1-8  LES    CONTEMPORAINS. 

Napoléon  à  Sainle-Hélène  parlait  de  «  ce  pays  qu'il 
avait  tant  aimé  •>.  Pourquoi  ne  pas  le  croire  un  peu  ? 
m'aimait,  dit  M.  Taine,  comme  le  cavalier  aime  sa 
monture.  Mais  cet  amour  du  cavalier  pour  son  che- 
val peut  être  profond.  L'empereur  aimait  dans  la 
France  sa  propre  gloire,  dont  elle  était  l'indispen- 
sable instrument.  Quand  il  passait  sur  le  front  de  sa 
grande  armée,  et  qu'il  songeait  que  ces  milliers 
d'hommes  étaient  prêts  à  mourir  pour  son  rêve, 
savons-nous  ce  qui  remuait  en  lui  ?  Tout  n'était  pas 
jeu  dans  la  cordiaUté  brusque  avec  laquelle  il  traitait 
ses  vétérans.  On  aime  toujours  ceux  pour  qui  on  est 
un  dieu.  La  conception  de  M.  Taine  suppose  chez 
Napoléon  une  possibilité  de  se  passer  de  sympathie, 
à  laquelle  j'ai  peine  à  croire.  Il  le  parque  dans  un 
tel  isolement  moral  que  l'air  y  doit  être  irrespirable 
pour  une  poitrine  humaine.  Lui  seul  d^un  côté,  —  et 
l'univers  de  l'autre  '.  Une  telle  situation  serait  ef- 
froyable. Je  doute  qu'un  homme  né  de  la  femme  la 
puisse  soutenir.  Je  suis  sûr  que  l'égoïsme  de  Napo- 
léon avait  des  défaillances.  Néron  môme  a  eu  des 
amis. 

Puis,  malgré  tout,  l'empereur  était  un  peu  de  son 
temps.  Il  aimait  la  tragédie.  En  littérature,  il  avait 
le  goût,  si  j^ose  dire,  un  peu  «  pom.pier  ».  —  Il  n'était 
pas  proprement  cruel;  j'entends  qu'il  n'a  fait  tuer 
presque  personne  en  dehors  des  champs  de  bataille. 
Il  a  certainement  aimé  Joséphine.  Il  s'est  bien  con- 
duit avec  Marie-Louise,  peut-être  parce  qu'elle  était 


TAINE    ET    BONAPARTE.  179 

«  née  ».  M.  Taine  nous  dit  qu'en  certaines  circons- 
tances, par  exemple  à  la  mort  de  quelque  vieux 
compagnon  d'armes,  il  avait  des  accès  de  sensibilité 
et  de  douleur,  —  suivis  de  rapides  oublis.  Qu'est-ce 
à  dire,  sinon  qu'il  était  quelquefois  comme  nf)us 
sommes  presque  tous  ?  Bref,  c'était  un  être  humain 
à  peu  près  normal,  —  sauf  par  les  points  et  dans  les 
moments  où  il  était  anormal  et  surhumain. 

Et  c'est  ainsi  que,  par  un  détour,  je  donne  raison 
à  M.  Taine.  Il  n'avait  à  tenir  compte  que  de  ces  mo- 
ments-là.Il  est  probable  que  Napoléon  ne  donnait  pas 
tous  les  jours  un  coup  de  pied  dans  le  ventre  à  Vol- 
ney.  Il  y  a  apparence  qu'il  n'était  pas,  à  tous  les 
mstants  de  sa  vie,  et  dans  les  proportions  énormes 
qu'on  a  vues,  l'effrayant  condottiere  échappé  de 
l'Italie  du  quinzième  siècle.  Mais  il  l'était  au  fond. 
Or,  c'est  ce  fond  intime  et  permanent  que  M.  Taine  a 
voulu  dégager.  M.  Taine  peint  les  hommes  en  phi- 
losophe plus  qu'en  historien  ou  en  romancier.  11  ne 
fait  pas  évoluer  son  modèle  dans  l'espace  et  dans  le 
temps,  et  il  ne  tient  pas  compte  de  ce  qu'il  peut 
avoir  de  commun  avec  les  autres  hommes.  Il  le  dé- 
compose ;  il  saisit  et  définit  ses  facultés  maî- 
tresses, et  élimine  le  reste.  Et  assurément,  ces  fa- 
cultés n'agissent  pas,  dans  la  réalité,  d'une  façon 
continue  :  mais  elles  sont  pourtant  le  véritable  et  su- 
prême ressort  d'une  âme.  Les  analyses  de  M.  Taine 
seraient  donc  justes,  si  elles  restaient  inanimées. 

Le  malheur,  c'est  que  ce  philosophe  a  l'fmagination 


^S«  LES     CONTEMPORAINS, 

d'un  poète  ;  c'est  qu'il  a,  à  un  degré  surprenant, 
le  don  delà  vie,  et  alurs  voici  ce  qui  se  passe.  Ces 
ressorts  généraux  d'un  caractère  et  d'un  esprit, 
api'ès  les  avoir  atteints  et  définis,  il  les  rapproche, 
il  les  anime,  il  les  met  en  branle.  Nous  voyons  les 
«  facultés  maîtresses  »  agir  à  la  manière  de  roues 
reliées  par  des  courroiesou  mues  par  des  engrenages. 
Les  âmes  qu'il  a  décomposées  et  réduites  à  leurs 
éléments  essentiels  prennent  des  airs  de  machines  à 
vapeur,  deléviathans  de  métal  d'une  force  effroyable 
et  aveugle.  Ils  vivent,  mais  d'une  vie  qui  ne  paraît 
plus  humaine.  C'est  donc  la  méthode  et  le  style  de 
M.  Taine  qui  funtparaître  son  Napoléon  mimstrueux, 
—  monstrueux  comme  son  Milton  ou  son  Shakspeare, 
monstrueux  comme  ses  jacobins.  Au  fond,  il  n'est 
point  si  faux. 

—  «  Mais  ce  monstre,  dit-on,  a  fasciné  sa  géné- 
ration. Il  a  été  le  grand  amour  de  millions  et  de  mil- 
lions d'hommes.  Il  suffisait  de  l'approcher  pour  subir 
l'ascendant  de  sa  volonté  et  pour  lui  appartenir. 
Pendant  la  retraite  de  Russie,  quand  les  soldats 
gisaient  dans  la  neige,  à  demi-morts,  si  quelqu'un 
disait  :  «  Voilà  l'ennemi  !  »  personne  ne  bougeait  ; 
mais  si  l'on  criait  :  «  Yoilà  l'empereur  I  »  tous  se 
levaient  comme  un  seul  homme.  C'estce  queM.  Taine 
n'explique  point.  Ce  qui  manque  dans  son  étude, 
c'est  la  silhouette  du  «  petit  caporal  ».  Oui,  c'est 
vrai,  M.  Taine  a  oublié  le  Napoléon  de  la  légende. 
Sans  doute,  il  a  répondu  sur  ce  point  en  faisant  le 


TAINE    ET    BONAPARTE.  ISJ 

compte  des  conscrits  réfractaires.  Mais  cette  réponse 
ne  vaut  que  pour  les  dernières  années.  Jusqu'à 
Moscou,  le  peuple  aimait  Napoléon.  Et  surtout  il  l'a 
adoré  depuis  sa  mort.  Le  peuple  est  grand  admira- 
teur de  la  force  et  de  la  grandeur  matérielle. 

On  reprend  :  «  Le  peuple  a  raison.  Napoléon  nous 
a  donné  la  gloire.  Ce  n'est  certes  pas  le  moment  d'en 
faire  bon  marché.  Yous  dites  que  les  millions  d'hom- 
mes qu'il  a  fait  tuer  n'ont  servi  de  rien,  puisqu'il  a 
laissé  la  France  plus  petite  qu'il  ne  l'avait  prise?  Plus 
petite  !  Ne  le  croyez  pas.  Il  1  a  laissée  plus  grande  du 
souvenir  de  cent  victoires.  Il  a  fait  la  guerre  pendant 
vingt  ans  :  cela  veut  dire  que,  pendant  vingt 
années,  il  a  tenu  haut  l'âme  de  ce  peuple,  en  exaltant 
chez  lui  le  courage,  la  fierté,  l'esprit  de  sacrifice. 
Ah  1  vienne  un  monstre  comme  celui-là,  qui  nous 
secoue  enfin  et  qui  nous  venge  !  » 

Ces  considérations  n'ont  point  ému  M.  Taine. 
Pourquoi?  Parce  que  ce  philosophe  positiviste  est 
un  homme  très  moral.  La  gloire  militaire  ne  l'éblouit 
pas  :  car,  partout  ailleurs  que  dans  la  guerre  défen- 
sive, elle  n'est  que  la  gloire  d'opprimer  et  de  dé- 
pouiller les  autres,  et  ce  qu'elle  satisfait  chez  le 
vainqueur,  ce  sont  les  instincts  les  plus  cupides  et 
le  plus  brutal  orgueil.  Cette  gloire,  c'est  la  pire  de 
ces  a  grandeurs  de  chair  »  dont  Pascal  parle  avec 
mépris.  Venir  se  vanter  aujourd'hui  des  conquêtes 
du  premier  empire,  c'est  justifier  la  conquête  alle- 
mande. Iloche  ou  Marceau,  voilà  ce  qu'il  nous  fau- 
tes CONTEMP, IV.  6 


182  LES    CONTEMPORAINE. 

drait.  Mais  un  Napoléon  Bonaparte,  le  ciel  nous  en 

préserve  ! 

Et  puis,  M.  Taine  est  tendre.  Ne  vous  récriez  pas. 
Les  quatre  millions  d'hommes  tués,  et  la  somme  de 
douleurs  humaines  que  cela  suppose,  le  découragent 
d'admirer  le  grand  empereur.  Ce  qui  arrive  ici  est 
assez  singulier.  Ce  sont  les  spiritualistes,  les  idéa- 
listes, les  gens  bien  pensants  et  les  plus  belles  âmes 
du  monde  qui  nous  disent  :  —  Napoléon  fut  un 
monstre?  Qu'importe,  puisqu'il  a  fait  la  France  glo- 
rieuse !  (entendez  :  puisque  nous  lui  devons  de  pou- 
voir dire  aux  Allemands  :  v  Vous  avez  été  atroces, 
mais  nous  l'avons  été  encore  plus  il  y  a  quatre-vingts 
ans,  et  cela  nous  console  »).  —  Et  c'est  M.  Taine, 
le  philosophe  t  matérialiste  »,  celui  qui  a  écrit  que 
le  vice  et  la  vertu  étaient  des  produits  comme  le  sucre 
et  le  vitriol,  c'est  lui  qui  réprouve,  de  quelque  éclat 
qu'elles  soient  revêtues,  l'injustice  et  la  violence! 
C'est  lui,  l'homme  qui  considère  l'histoire  comme  un 
développement  nécessaire  de  faits  inévitables  et  qui 
a  toujours  goûté  en  artiste  les  manifestations  de  la 
force,  —  c'est  lui  qui  aujourd'hui  se  fond  en  pitié! 
Nul  n'a  peint  de  couleurs  plus  brillantes  le  déroule- 
ment immoral  de  l'histoire,  —  et  voilà  qu'il  souffre, 
comme  une  femme  compatissante  et  naïve,  de  cette 
immoralité  1  Ce  contraste  d'une  philosophie  très 
cruelle  et  d'un  cœur  très  humain  me  paraît  char- 
mant. Déjà  le  sang  versé  par  la  Révolution  l'avait 
empli  d'horreur,  jusqu'à  troubler,  peu  s'en  faut,  sa 


TAINli    ET    BONAPARTE.  183 

clairvoyance.  Certes,  je  ne  lui  reproche  point  cette 
faiblesse,  et  je  la  proclame  bienheureuse.  Car  «je 
hais,  comme  dit  Montaigne,  cruellement  la  cruauté  », 
et  j'aimerais  mieux,  je  vous  le  jure,  être  privé  des 
«  bienfaits  de  la  Révolution  »  et  vivre  dans  la  plus 
fâcheuse  inégalité  civile,  —  et  qu'on  n'eût  pas  coupé 
latête  de  Marie-Antoinette  et  celle  d'André  Chénier. 


M.  TAINE  ET  LE  PRINCE  NAPOLÉOiN 


Vous  vous  rappelez  que,  il  y  a  quelques  mois, 
M.  Taine  publiait  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes 
deux  chapitres  sur  l'empereur  Napoléon.  Je  les  ai 
re'sumés,  j'en  ai  dit  mon  impression,  et  quelles  atté- 
nuations et  quels  compléments  j'aurais  voulus  à  ce 
portrait  grandiose,  à  la  fois  abstrait  et  vivant.  Au 
reste,  je  m'attachais  moins  à  discuter  la  vérité  de 
l'inhumaine  et  surhumaine  figure  tracée  par  Fhisto- 
rien  qu'à  démêler  comment  et  pourquoi  il  l'avait  vue 
ainsi.  C'est  à  ces  deux  chapitres  que  répond  aujour- 
d'hui le  prince  Napoléon.  Peut-être  eût-il  mieux  fait 
d'attendre  l'apparition  du  volume,  où  sans  doute  le 
jugement  porté  sur  l'homme  s'expliquera  mieux  par 
le  jugement  porté  sur  l'œuvre  ;  mais  nous  concevons 
la  généreuse  impatience  du  neveu  de  l'empereur. 
Le  livre  du  prince  Napoléon  est  éloquent  et  vio- 
lent. Mais  au  fond  et  malgré  les  inexactitudes  et  les 


186  LES    CONTEMPORAINS. 

partis  pris  relevés  chez  M.  Taine,  cette  re'plique  pas- 
sionnée n'infirme  point,  à  mon  avis,  ses  conclusions 
dans  ce  qu'elles  ont  d'essentiel.  Cela  prouve  seule- 
ment qu  il  y  a  deux  façons  de  se  représenter  la  per- 
sonne et  l'œuvre  de  Napoléon.  El  il  y  en  a  une  troi- 
sième, mitigée  et  tempérée  :  celle  de  M.  Thiers.  Et 
il  y  en  a  une  quatrième,  celle  des  grognards  (s'il  en 
reste)  qui  ne  connaissent  que  a  le  petit  caporal  >. 
Et  il  y  en  a  encore  d'autres.  Il  y  a  même  celle  du 
vieux  Dupin,  ce  Chevreul  des  vaudevillistes,  à  qui 
l'on  demandait  s'il  avait  vu  l'empereur  :  «  Oui,  ré- 
pondit-il, je  l'ai  vu.  C'était  un  gros,  l'air  commun,  t 
liien  de  plus.  —  Et  toutes  ces  façons  sont  bonnes,  et 
celle  du  prince  est  particulièrement  intéressante, 
parce  qu'il  est  ce  que  nous  savons,  et  parce  qu'il 
écrit  d'une  bonne  plume,  vigoureuse  et  rapide,  — 
un  peu  celle  de  l'oncle.  Seulement,  si  vous  voulez 
ma  pensée,  la  façon  de  M.  Taine  garde  tout  de  même 
son  prix. 

J'admets  un  moment  qu'il  soit  difficile  d'être  plus 
injuste  pour  l'empereur  que  ne  l'a  été  M.  Taine.  Mais, 
à  coup  sûr,  il  est  impossible  d'être  plus  injuste  pour 
M.  Taine  que  ne  l'est  le  prince  Napoléon, 

II  lui  reproche  sa  a  mauvaise  foi  »  et  sa  «  perO- 
die  ».  Il  l'appelle  déboulonneur  académique  et  l'as- 
simile aux  communards.  «  ...  Sa  tentative  part 
du  même  esprit  ;  elle  est  inspirée  des  mêmes 
haines  ;  elle  relève  du  même  mépris.  ■» 

Cette  manière  de  traiter  l'auteur  de   l Intelligence 


TALNE    ET    LE    PRINCE    NAPOLÉON.  131 

n'est  pas  très  philosophique.  M.  Taine  a  dû  être  aussi 
étonné  de  s'entendre  accuser  de  perfidie  et  de  mau- 
vaise foi  que  M.  Renan  de  voir  taxer    d'immoraUté 
les   fantaisies    de  la  Fontaine  de  Jouvence    ou   de 
lAbbesse  de  Jouarre.  Je  ne  comprends  pas  du  tout  le 
calcul  prêté  ici  à  M.  Taine.  Quel  intérêt   pouvait-il 
avoir  à  écrire  contre  sa  pensée  ?   Je  ne  parle  pas  de 
son  caractère,  qui  est  connu;  mais  ses  œuvres  répon- 
dent pour  lui.  S'il  a  jamais   été  de   mauvaise  foi,  il 
n'est  pas  commode  de  dire  à  quel  moment  ;   car,  s'il 
l'était  en  faisant  le  procès  de  l'ancien  régime,  il  ne 
Tétait  donc  pas  en  faisant  le  procès  de  la  Révolution, 
—  et  inversement.  Cet  homme  a  trouvé   le  moyen 
de  déplaire  successivement  à  tous  les  partis  politi- 
ques :  c'est  dire  qu'il  vit  fort  au-dessus  des  partis  et 
de  tout  intérêt  qui  n'est  pas  celui  de  la  science.  La 
continuité,  l'universalité  de  son  pessimisme  et  de  sa 
misanthropie   garantit    sa   sincérité.  Je  cherche  en 
vain  à  quelle  rancune  il  a  pu  obéir,  à  qui  il  a  voulu 
plaire  en   faisant   son   portrait  de  Napoléon.    Il  est 
étrange  devenir  nous  parler  ici  de  «  mauvaise  foi  ». 
Et,  quant  au    mépris   dont  on  l'assure,  M.   Taine  a 
certes  le  droit  de  n'y  pas  prendre  garde. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  étudiant  Napoléon,  il  l'a 
vu  fort  noir,  parce  qu'il  voit  tout  ainsi.  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  que,  s'étant  fait,  après  enquête,  une  cer- 
taine idée  de  Napoléon,  il  a  paru  ne  tenir  compte  que 
des  textes  qui  la  confirmaient.  Mais  cette  idée,  on  ne 
peut  pas  dire  que  ces  textes  seuls  la  lui  aient  suggé- 


188  LES    CONTEMPORAINS. 

rée;  peut-être  même  l'avait-il  avant  de  les  connaître. 
Ce  qui  est  vrai  encore,  c'est  qu'il  lui  fst  arrivé  de 
tirer  à  lui  les  documents,  de  les  présenter  de  la  façon 
la  plus  favorable  à  sa  thèse.  Il  ne  faut  donc  point 
l'accuser  d'être  de  mauvaise  foi,  c'est-à-dire  d'al- 
térer sciemment  la  vérité  dans  un  intérêt  personnel, 
—  mais  d'user  parfois  d'un  peu  d'artifice  dans  la 
démonstration  de  ce  qu'il  croit  être  la  vérité.  Cela 
est  bien  différent;  et  le  parti  pris  n'est  point  néces- 
sairement mensonge.  Osons  le  dire,  ces  inexacti- 
tudes, ces  habiletés  d'interprétation  à  demi  volon- 
taires, vous  les  trouverez  chez  tout  historien  digne 
de  ce  nom,  qu'il  soit  artiste,  philosophe  ou  politique, 
L'érudit  seul  peut  s'en  passer  (encore  ne  s'en  passe- 
t-il  pas  toujours).  Mais  elles  deviennent  inévitables 
dès  que  l'historien  essaie  d'interpréter  l'histoire  et 
de  la  «  construire  »,  dans  quelque  esprit  que  ce 
soit.  Si  jamais  le  prince  Napoléon  écrit  l'histoire  de 
son  oncle,  nous  le  défions  de  ne  pas  choisir  les  textes 
et  les  arranger  à  peu  près  dans  la  même  proportion 
que  M.  Taine.  Et  ce  jour-là  nous  nous  garderons  de 
suspecter  sa  bonne  foi,  même  si  nous  remarquons 
qu'en  pareille  matière  la  sincérité  du  neveu  de  l'em- 
pereur doit  être  exposée  à  plus  de  tentations  que 
celle  du  philosophe  sans  aïeux. 

Le  prince  Napoléon  est  encore  injuste  d'une  autre 
manière.  Il  ne  me  parait  pas  très  bien  comprendre 
ni  définir  l'esprit  de  M .  Taine.  11  pouvait  être  plus 
clairvoyant,    même   dans   la  malveillance.  11  écrit  : 


TAINE    ET    LE    PRINCE    NAPOLÉON.  189 

tt  M.  Taine  est  un  entomologiste;  la  nature  l'avait 
créé  pour  classer  et  décrire  des  collections  épin- 
glées.  Son  goût  pour  ce  genre  d'étude  l'obsède  ;  pour 
lui,  la  Révolution  française  n'est  que  la  a  métamor- 
phose d'un  insecte  » .  Il  voit  toute  chose  avec  un 
œil  de  myope,  il  travaille  à  la  loupe,  et  son  regard 
se  voile  ou  se  trouble  dès  que  l'objet  examiné  atteint 
quelques  proportions.  Alors  il  redouble  ses  investi- 
gations; il  cherche  un  endroit  où  puisse  s'appliquer 
son  microscope;  il  trouve  une  explication  qui  ra- 
baisse, à  la  portée  de  sa  vue,  la  grandeur  dont  l'as- 
pect l'avait  d'abord  offusqué,  etc.  n 

Rien  de  plus  faux,  à  mon  sens,  que  ce  jugement. 
Le  prince  Napoléon  est  évidemment  dupe  des  ap- 
parences. II  est  même  dupe  des  mots.  De  ce  que 
M.  Taine  compare  la  Révolution  à  une  métamor- 
phose dHnsecte,  il  conclut  que  M.  Taine  n'est  en  effet 
qu'un  entomologiste,  un  myope,  uniquement  attentif 
aux  petites  choses,  comme  si,  au  contraire,  cette 
comparaison  n'impliquait  pas  une  vue  très  générale 
sur  l'histoire  de  la  Révolution.  Des  petits  faits  en- 
tassés par  M.  Taine  dans  presque  tous  ses  ouvrages, 
le  prince  ne  voit  que  le  nombre,  il  ne  voit  pas  la 
puissance  avec  laquelle  ils  sont  enchaînés  et  classés, 
—  et  qu'ils  ne  sont  là  que  pour  préparer  et  appuyer 
les  généralisations  les  plus  hardies.  C'est  une  fan- 
taisie étrange  que  de  traiter  d'entomologiste  l'homme 
qui  a  écrit  l'introduction  de  V Histoire  de  la  littérature 
anglaise,  les  chapitres  sur  Mil  ton  et  sur  Shaiiespeare, 

fi* 


190  LES    CONTEMPORAINS, 

les  dernit^res  pages  de  Vlnlelligence  ou  le  parallèle 
de  l'homme  antique  et  de  l'homme  moderne  dans  le* 
troisième  volume  (je  crois)  des  Origines  de  la  France 
contemporaine.  Je  ne  pensais  pas  qu'il  pût  échapper 
à  personne  que  M.  Taine  est  un  des  esprits  les  plus 
invinciblement  généralisateurs  qui  se  soient  vus.  Je 
ne  pensais  pas  non  plus  qu'on  pût  nier  les  qualités 
de  composition  de  M.  Taine.  Sa  composition  n'est 
que  trop  serrée;  les  parties  de  chacun  de  ses  ou- 
vrages ne  sont  que  trop  étroitement  liées  et  subor- 
données les  unes  aux  autres;  on  y  voudrait  un  peu 
plus  de  jeu  et  un  peu  plus  d'air.  Or,  apprenez  que 
«  ses  articles  ne  sont  qu'une  mosaïque;  on  n'y  sent 
aucune  unité  de  travail.  »  Le  prince  est  dupe,  cette 
fois,  d'une  apparence  typographique,  de  la  multipli- 
cité des  guillemets. 

J'ai  peur  aussi  que  le  prince  ne  s'entende  pas  tou- 
jours très  bien  dans  ces  pages  dont  on  a  fait  grand 
bruit  et  que  des  badauds  nous  donnent  déjà  comme 
un  morceau  de  style.  Il  prête  à  M.  Taine  des  défauts 
contradictoires;  il  lui  reconnaît  ce  qu'il  lui  a  dénié; 
il  reproche  à  cet  épingleur  d'insectes  son  «  idéo- 
logie j)  et  sa  a  folie  métaphysique  ».  Il  écrit  :  «  Quand 
on  borne  son  talent  à  une  accumulation  de  petits 
faits,  on  devrait  être  au  moins  réservé  dans  ses  con- 
clusions et  sobre  dans  ses  théories.  »  C'est  dire,  dans 
la  même  phrase,  que  M.  Taine  «  borne  »  son  talent 
à  culte  accumulation,  et  qu'il  ne  l'y  borne  pas.  Et 
encore  :  «  Il  démontrera  que  la  morale  de  la  Réforme 


TAINE    ET    LE    PRINCE    NAPOLÉON.  191 

trouve  son  origine  dans  l'usage  de  la  bière;  et,  devant 
un  tableau,  ayant  à  juger  la  chevelure  d'une  femme, 
il  essayera  de  compter  les  cheveux.  »  La  phrase  est 
amusante;  mais,  en  admettant  que  cette  plaisanterie 
des  cheveux  comptés  puisse  s'appliquer  à  M.  Taine 
critique  d'art,  les  deux  parties  de  la  phrase,  qui  ont 
l'air  d'exprimer  deux  critiques  analogues,  se  contre- 
disent en  réalité  :  car,  si  le  dénombrement  des  che- 
veux d'un  portrait  indique  bien  un  esprit  myope  et 
borné,  tout  au  contraire  l'explication  d'un  phéno- 
mène moral  et  religieux  par  une  habitude  d'ali- 
mentation serait  plutôt  d'un  esprit  philosophique  et 
discursif  à  l'excès,  capable  d'embrasser  de  vastes 
ensembles  de  faits  et  de  les  ramener  les  uns  dans 
les  autres.  —  Enfin,  le  prince  ne  peut  contenir  son 
indignation  contre  cet  <  analyste  perpétuel  »  qui 
a  prend  plaisir  à  déchiqueter  sa  victime  jusqu'aux 
dernières  fibres,  sans  un  cri  de  l'âme,  sans  une  aspi- 
ration vers  Vidéal  »  .  Je  n'entends  pas  clairement  ce 
que  cela  signifie.  Et  je  ne  trouve  pas  que  ce  soit 
juger  M.  Taine  avec  beaucoup  de  finesse  que  de  le 
traiter  de  •  matériaUste  »,  comme  pourrait  faire  un 
curé  de  village.  Gela  aurait  bien  fait  rire  Sainte- 
Beuve. 

Après  avoir  ainsi  arrangé  M.  Taine,  le  prince 
Napoléon  examine  les  témoignages  sur  lesquels  il 
s'est  appuyé,  en  nie  la  valeur,  juge  les  témoins  et  les 
exécute.  Metternich  est  le  constant  ennemi  de  la 
Révolution,  dont  l'empereur   est  pour  lui  le  repré- 


192  LES    CONTEMI>Or,AINS. 

sentant.  Bourrienne  est  un  coquin  qui  se  venge  d'a- 
voir été  pris  la  main  dans  le  sac.  L'abbé  de  Pradt 
est  un  espion,  Miot  de  Mélilo  un  plat  fonctionnaire. 
M««  de  liémusat  est  une  coquette  dépitée  et  une 
femme  de  chambre  mauvaise  langue.  Tous  ces 
témoins  avaient  des  raisons  pour  ne  pas  dire  la 
vérité.  Le  prince  en  conclut  qu'ils  ne  l'ont  jamais 
dite.  C'est  peut-être  excessif. 

J'abandonne  les  autres;  mais  je  ne  puis  m'em- 
pécher  de  réclamer  un  peu  pour  cette  charmante 
M"*  de  Rémusat.  Vraiment  on  lui  prête  une  âme 
trop  basse,  des  rancunes  trop  viles,  trop  féroces  et 
trop  longues.  Je  veux  bien  (quoique,  après  tout,  cela 
ne  soit  nullement  prouvé)  qu'elle  ait  été  déçue  soit 
dans  son  amour,  soit  dans  son  ambition  ou  sa  vanité; 
je  veux  qu'elle  en  ait  gardé  du  dépit,  et  qu'elle  ait  vu 
Napoléun  d'un  tout  autre  œil  qu'auparavant.  S'en- 
suit-il qu'elle  l'ait  calomnié?  Qui  dira  si  c'est  avant 
ou  après  sa  mésaventure  qu'elle  a  le  mieux  connu 
l'empereur  ?  Je  suis  tenté  de  croire  que  c'est  après. 
On  peut  parfaitement  soutenir  que  l'amour  et  l'in- 
térêt aveuglent  plus  que  la  rancune.  Je  crois  d'ail- 
leurs sentir,  dans  ses  Mémoires,  que  c'est  à  regret 
qu'elle  s'est  détachée  de  son  héros,  qu'elle  n'a  dé- 
couvert que  peu  à  peu  son  vrai  caractère,  et  que 
cette  découverte  lui  a  été  une  douleur,  non  un  plaisir 
méchant.  C'était  une  femme  fort  intelligente,  — 
\iabile,  et  même  adroite;  —  ce  n'était  pas  un  petit 
esprit,  ni  un  cœur  bas.  Je  crois,  pour  ma  part,  à  la 


TAINE    ET    LE    PRINCE    NAPOLÉON.  103 

bonne  foi  d'une  femme  qui  ne  craint  pas  de  nous 
faire  cet  aveu  :  «  Je  finis  par  souffrir  de  mes  espé- 
rances trompées,  de  mes  affections  déçues,  des 
erreurs  de  quelques-uns  de  mes  calculs.  »  Celle  con- 
fession ne  me  semble  pas  d'une  âme  vulgaire,  et 
j'en  tire  des  conclusions  absolument  opposées  à 
celles  du  prince  Napoléon.  — Mais,  dira-t-on,  si  elle 
avait  sur  l'empereur  l'opinion  qu'elle  nous  a  livrée, 
elle  n'avait  qu'à  s'en  aller,  et  même  elle  le  devait. 
A-t-on  le  droit  déjuger  ainsi  ceux  que  l'on  sert,  ou, 
les  jugeant  ainsi,  de  continuer  à  les  servir,  c'est-à- 
dire  à  vivre  d'eux  ?  —  Je  ne  sais  ;  les  choses,  dans  la 
réalité,  ne  se  présentent  point  aussi  simplement. 
D'abord,  M™'  de  Rémusat  a  mis  plus  d'un  jour  à  con- 
naître l'empereur;  puis,  elle  pouvait  croire  qu'elle 
ne  manquait  point  à  son  devoir,  du  moment  qu'elle 
ne  divulguait  pas  ses  sentiments  secrets;  puis  son  ser- 
vice à  la  cour  pouvait  lui  paraître  un  service  public 
autant  que  privé,  et  qui  la  liait  au  chef  de  FElat 
plus  qu'à  la  personne  même  de  Napoléon;  enfin... 
je  n'ai  point  dit  que  M™'  de  Rémusat  fût  une  héroïne. 
Le  prince  Napoléon  se  divertit  à  la  mettre  en  con- 
tradiction avec  elle-même  en  citant,  pour  la  même 
époque,  des  passages  de  ses  Mémoires  et  des  pas- 
sages de  ses  Lettres.  Ici  l'empereur  est  malmené,  là 
glorifié.  Sur  quoi,  le  prince  triomphe.  C'est  évidem- 
ment dans  les  Lettres,  dit-il,  qu'il  faut  chercher  la 
vérité  :  «  Si  les  Mémoires,  refaits  en  1818  dans  les 
circonstances  que  j'ai  indiquées,  doivent  être  juste- 


194  LES    COiNTEMPORAINS. 

ment  suspects,  les  lettres  de  M"'  de  Réitiusat  à  son 
mari,  au  contraire,  lettres  écrites  au  jour  le  jour 
sous  l'Empire  et  récemment  publiées,  sont  une  source 
précieuse  pour  l'histoire.  C'est  une  correspondance 
tout  intime,  qui  n  était  pas  destinée  à  la  publication. 
On  n'y  trouve  que  des  impressions  vives,  spontanées 
et  sincères.  » 

«  Sincères  ?»  On  a  déjà  répondu  :  —  Et  le  cabinet 
noir  ?  —  «  Vives  et  spontanées  ?  0  Jugez  plutôt. 
Voici  une  lettre  citée  par  le  prince  :  «  Quel  empire, 
mon  ami,  que  cette  étendue  de  pays  jusqu'à  Anvers! 
Quel  homme  que  celui  qui  peut  le  contenir  d'une 
seule  main  I  combien  l'histoire  nous  en  offre  peu  de 
modèles  I...  Tandis  qu'en  marchant  il  crée  pour 
ainsi  dire  de  nouveaux  peuples,  on  doit  être  bien 
frappé  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre  de  l'état 
remarquable  de  la  France.  Cette  marine  formée  en 
deux  ans,  etc....;  ce  calme  dans  toutes  les  parties  de 
l'empire,  etc....,  enûn  l'administration,  etc....  ;  voilà 
bien  de  quoi  causer  la  surprise  et  l'admiration, 
etc....  »  Est-ce  que  cela  n'est  pas  glacial  ?  Est-ce 
qu'une  femme  écrit  comme  cela  quand  elle  croit 
n'être  lue  que  de  son  mari  ? 

Mais  j'admets  qu'elle  soit  sincère  dans  ses  lettres. 
C'est  possible  :  après  tout,  elle  avait  aimé  l'homme  et 
pouvait  s'en  ressouvenir  quelquefois;  et,  d'autre 
part,  elle  ne  pouvait  pas  ne  pas  admirer  l'empereur. 
Mais  pourquoi  ne  serait-elle  pas  également  sincère 
dans  ses  Mémoires  ?  Je  crois,  d'une  façon  générale, 


TAINE  ET  LE  PRINCE   NAPOLÉON,  193 

à  sa  sincérité  dans  les  deux  cas.  Où  a-t-elle  dit  la 
vérité?  C'est  une  autre  question  et  dont  chacun 
décide,  le  prince  aussi  bien  que  M.  Taine,  par  des 
impressions  prises  ailleurs. 

En  somme,  le  prince  Napoléon  a  démontré  que 
les  témoignages  dont  se  serf  M.  Taine  étaient  sus- 
pects, parce  qu'ils  émanaient  des  ennemis  de  Tem- 
pereur.  Mais  on  démontrerait  avec  la  même  facilité 
que  les  témoignages  de  ses  amis  ne  sont  pas  moins 
suspects,  pour  d'autres  raisons.  Alors?... 

Le  parti  pris  du  prince  est  pour  le  moins  aussi 
inperturbable  et  aussi  artificieux  que  celui  de  l'aca- 
démicien. Seulement,  il  ne  paraît  pas  s'en  douter. 
Je  voudrais  pouvoir  dire  qu'il  a  d'étonnantes  can- 
deurs. 

M.  Taine  ayant  rappelé  en  note  qu'on  accusait 
Napoléon  a  d'avoir  séduit  ses  sœurs  l'une  après 
l'autre»  :  «  Ici,  dit  leprince,  je  n'éprouve  pour  l'écri- 
vain qui  reproduit  de  telles  infamies  qu'un  sentiment 
de  commisération.  »  C'est  bientôt  dit.  J'ignore  tout 
à  fait  si  l'empereur  a  eu  la  fantaisie  un  peu  vive 
qu'on  lui  prête,  et  cela  m'est  égal  ;  mais  je  crois 
qu'il  était  fort  capable  de  l'avoir.  Pourquoi  ?  Parce 
que,  dans  la  situation  unique  qu'il  occupait  sur 
la  planète,  et  que  ses  origines  rendaient  plus 
extraordinaire,  la  mesure  du  bien  et  du  mal  ne 
devait  pas  lui  sembler  la  même  pour  lui  que 
pour  les  autres  hommes.  Et  cela,  par  la  force  des 
choses. 


19G  LES    CONTEMPORAINS. 

Ailleurs,  M.  Taine  se  plaignant  qu'on  n'ait  pas 
donné  toute  la  correspondance  de  Napoléon  I",  le 
prince  répond  :  €  En  principe,  j'établis  qu'héritiers 
de  Napoléon,  nous  devions  nous  inspirer  de  ses  dé- 
sirs avant  tout,  et  le  faire  paraître  devant  la  pr)sté 
Tité  comme  il  aurait  voulu  s^y  montrer  lui-même,  t 
C'est  pourquoi  l'on  a  exclu  de  la  Correspondance 
t  les  lettres  ayant  un  caractère  purement  privé  », 
Mais  c'est  justement  de  cela  que  M.  Taine  se  plaint. 
Mérimée,  nous  raconte  le  prince,  s'en  plaignait  aussi. 
Il  est  vrai  que  Mérimée  était  «  un  sceptique  et  un 
cynique  ». 

Dans  les  dernières  pages  de  son  livre,  le  prince 
excuse  le  meurtre  du  duc  d'Enghien  par  la  raison 
d'Elat  ,  justifie  la  guerre  d'Espagne,  aflîrme  q-ie 
l'empereur  n'a  été  que  le  propagateur  désintéressé 
des  idées  de  la  Révolution,  qu'il  n'a  jamais  été  am- 
bitieux ni  égoïste,  et  insinue  que  ce  qu'il  avait  peut- 
être  de  plus  remarquable,  c'était  la  bonté  de  son 
cœur. 

Vraiment,  c'est  là  de  l'histoire  écrite  pour  les 
images  d'Epinal.  Et  le  prince,  à  force  de  défendre 
son  oncle,  le  diminue.  A  le  faire  si  raisonnable,  il 
risque  de  lui  enlever  cette  merveilleuse  puissance 
d'imagination  qui  l'égale,  dans  son  ordre,  aux  plus 
grands  artistes,  à  Dante  et  à  Michel-Ange.  Napoléon 
est  beaucoup  plus  grand  dans  le  livre  de  son  «  dé- 
tracteur »  que  dans  celui  de  son  apologiste.  Et, 
malgré  tout,  en  dépit  de  la  fragilité  de  quelques-uns 


TAINE    ET    LE    PRINCE    NAPOLÉON.  197 

des  témoignages  invoqués  par  M.  Taine,  les  traits 
principaux  de  la  figure  qu'il  a  tracée  demeurent.  On 
sent  que  la  constitution  de  l'âme  de  Napoléon  devait 
être,  au  fond,  telle  qu'il  nous  la  montre.  D'abord, 
tout  le  premier  chapitre  est  irréprochable  ;  on  y 
voit,  méthodiquement  décomposé,  le  génie  d'un 
grand  homme  de  guerre  et  d'un  grand  conducteur 
de  peuples.  Qu'est-ce  que  le  prince  nous  dit  donc, 
que  M.  Taine  «  arrive  à  cet  extraordinaire  para- 
doxe d'écrire,  sur  Napoléon,  de  longues  pages,  sans 
qu'il  soit  fait  même  une  allusion  à  son  génie  mili- 
taire? »  Eh  bien  1  et  la  page  sur  «  les  trois  atlas  •  ? 
M.  Taine  n'avait  pas,  je  pense,  à  raconter  ici  les 
campagnes  de  l'empereur.  Dans  le  second  chapitre, 
c'est  l'être  moral  qui  est  décomposé  et  décrit.  La 
description  est  effrayante  et  sombre.  Mais,  prenez 
garde,  elle  ne  s'apphquerait  pas  mal  à  Frédéric  II 
ou  à  Catherine  de  Russie.  C'est,  au  fond,  la  psycho- 
logie plausible  de  tous  les  individus  qui  ont  exercé 
matériellement  une  très  puissante  action  sur  les 
affaires  humaines... 

L'espace  me  manque  pour  conclure.  J'aurais 
voulu  dire  que,  au  bout  du  compte,  j'aime  le  mons- 
tre conçu  par  M.  Taine,  non  point  avec  mon  cœur, 
mais  avec  mon  imagination  ;  que  d'ailleurs,  après 
l'homme,  l'œuvre  resterait  à  juger,  et  qu'il  faut  donc 
attendre;  que,  si  les  deux  chapitres  de  M.  Taine  me 
ravissent,  le  volume  du  prince  Napoléon  ne  me 
déplaît  point  ;  que  celui-ci  juge  en   «   homme  d'ac- 


198  LES    CONTEMPORAINS. 

tion  »  et  celui-là  en  «   philosophe  »  (je  n'ai  pas  le 
loisir  d'extraire  la  substance  de  ces  deux  mots),  et        | 
qu'il  faut  des  uns  et  des  autres  pour  la  variété  du 
monde. 


SULLY-PRUDHOMME 


il  LE    BONHEUR  » 

Le  dernier  poème  de  M.  Sully-Prudhomme  est 
austère  et  beau,  d'une  beauté  toute  spirituelle,  et 
qui  se  sent  mieux  à  la  réflexion.  Il  fait  rêver,  et 
surtout  il  fait  penser.  Bien  que  l'action  se  passe  dans 
des  régions  ultra-terrestres,  c'est  bien  un  drame  de 
la  terre  ;  et,  quoiqu'il  ait  pour  titre  :  le  Bonheur, 
c'est  un  drame  d'une  mélancolie  profonde.  Son  prin- 
cipal intérêt  vient  même  de  celte  contradiction  et  de 
ce  qu'on  y  sent  d'inévitable  et  de  fatal.  Instruisez- 
vous,  mortels,  et  bornez  vos  vœux, 

Vous  ne  pouvez  sortir  ni  de  vous-même  ni  de  la  pla- 
nète qui  vous  sert  d'habitacle  et  que  vous  reflétez. 
Vous  ne  pouvez  imaginer  d'autres  conditions  de  vie 
que  celles  qui  vous  ont  été  faites  ici-bas  par  une  puis- 
sance inconnue.  Ce  que  vous  appelez  idéal  n'est 
qu'un  nouvel  arrangement,  fragile  et  incertain,  des 
éléments  de  la  réalité.   Quand  vous  croyez  rêver  le 


200  LES    CONTEMPORAINS. 

bonheur,  vous  ne  rêvez  tout  au  plus  que  la  suppres- 
sion de  la  souffrance;  encore  vous  ne  la  rêvez  pas 
longtemps  :  bientôt  votre  songe  vous  paraît  insi- 
gnifiant et  vain,  et  vous  vous  hâtez  de  rappeler  la 
douleur,  d'où  naît  l'effort  et  le  mérite,  et  par  qui 
seul  se  meut,  —  vers  quel  but?  nous  ne  savons,  — 
rincompréhensible  univers.  Ce  monde  vous  parait 
mauvais  ;  et  cependant  vous  ne  sauriez  l'imaginer 
autre  qu'il  n'est,  à  moins  de  l'arrêter  dans  sa  marche 
et  de  lui  retirer  tous  ses  ferments  de  vie  et  de  pro- 
grès. La  terre  vous  tient,  vous  enserre,  vous  empri- 
sonne, vous  défie  d'inventer  d'autres  images  de 
béatitude  que  celles  mêmes  qu'elle  a  pu  vous  offrir 
aux  heures  clémentes  de  vos  journées.  Tandis  que 
votre  désir  bat  de  l'aile  contre  la  cloison  de  la 
réalité,  il  ne  s'aperçoit  point  que  ce  qu'il  place 
par  delà  cette  cloison,  c'est  encore  et  toujours  ce 
qui  est  en  deçà.  Vous  pouvez  concevoir  (peut-êtrej 
la  justice  parfaite,  non  la  parfaite  félicité.  Résignez- 
vous. 

Ce  poème  du  bonheur,  c'est  donc,  en  somme,  le 
poème  des  efforts  impuissants  que  fait  l'esprit  pour 
se  le  représenter  et  pour  le  définir.  Et  l'effet  est  d'au- 
tant plus  saisissant  que  le  poète  ,  sans  doute,  ne 
l'avait  ni  cherché  ni  prévu.  M.  Sully-Prudhomme 
suppose  que  Faustus,  après  sa  mort,  se  réveille 
dans  une  autre  planète,  qu'il  y  retrouve  Stella,  la 
femme  qu'il  aimait,  et  que  tous  deux  jouissent  d'un 
bonheur  qui  va  s'achevant  et  s'accomplissant  par  la 


SULLY-I'RUDHOMME.  201 

science  et  par  le  sacrifice.  Ce  bonheur,  il  s'efTorce 
de  nous  en  décrire  les  phases  diverses.  Mais  il  se 
donne  tant  de  peine  (et  pourquoi  ?  pour  nous  pré- 
senter en  fin  de  compte,  sous  le  nom  de  bonheur 
idéal,  les  joies  mêlées,  les  joies  terrestres  que  nous 
connaissions  déjà);  il  se  torture  si  fort  l'entendement 
pour  aboutir  à  ce  chélif  résultat,  que^  vraiment,  le 
drame  est  beaucoup  mt)ins  dans  l'âme  de  Faustus  et 
de  Stella,  les  pauvres  bienheureux,  que  dans  celle 
du  poète  tristement  acharné  à  la  construction  de  ce 
pâle  Eden  et  de  ce  douteux  Paradis. 

Rien  n'est  plus  touchant,  par  son  insuffisance  et 
sa  stérilité  même,  que  ce  rêve  laborieux  du  bon- 
heur. Faustus  et  Stella  habitent  un  séjour  délicieux. 
Voyons  comment  le  poète  se  le  figure  : 

Elle  lui  prend  la  main.  Ils  s'enfoncent  dans  l'onabre 
D'une  antique  forêt  aux  colonnes  sans  nombre, 
Dont  les  fûts  couronnés  de  feuillages  épais 
Eu  portent  noblement  l'ioipénétrable  dais,  etc. 

Et  plus  loin  : 

En  cirque  devant  eux  s'érève  une  colline 

Qui  jnsques  à  leurs  pieds  languissamment  décline  ; 

Une  tiore  inconnue  y  forme  des  berceaux 

Et  des  lits  ombragés  de  verdoyants  arceaux... 

Ainsi,  il  y  a  des  forêts  dans  ce  merveilleux  séjour, 
et  il  y  a  des  collines.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  ce 
paradis    ressemble    parfaitement    à  la  terre  ?    Le 


202  LES    CONTEMPORAINS, 

poète  y  place  une  «  flore  inconnue  ».  Inconnue  ? 
Cela  signifie  proprement  qu'il  nous  est  fort  diffîcile 
d'en  imaginer  une  plus  belle  que  la  flore  terrestre. 
—  Faustus  et  sa  compagne  connaissent  d'abord  les 
jouissances  du  goût  et  de  redorât.  Ils  respirent  des 
fleurs,  boivent  de  l'eau  et  mangent  des  fruits.  Mais 
quels  Iruits  !  et  quelle  eau  !  et  quelles  fleurs  !  — 
Laissez-moi  donc  tranquille  !  Quand  le  poète  nous  a 
dit  que  cette  eau  est  suave  et  fortifiante,  que  tel  par- 
fum est  discret  comme  la  pudeur,  ou  léger  comme 
l'espoir,  ou  chaud  comme  un  baiser,  et  que  les 
«  arbres  somptueux  j)  portent  des  «  fruits  nouveaux», 
il  est  au  bout  de  ses  imaginations  ;  et  nous  sentons 
bien  que  ce  ne  sont  là  que  des  mots,  et  que,  moins 
timoré  ou  plus  franc,  il  eût  simplement  transporté 
dans  son  Paradis  les  coulis  du  café  Anglais  et  les 
meilleurs  produits  de  la  parfumerie  moderne,  ou 
qu'il  se  fût  contenté  de  mettre  en  vers  cet  admirable 
conte  de  l'Ile  des  plaisirs,  où  le  candide  Fénelon 
exhorte  les  enfants  à  la  sobriété  en  les  faisant  baver 
de  gourmandise. 

Faustus  et  Stella  savourent  ensuite  la  forme  et  les 
couleurs...  et  c'est  encore  la  même  chose.  Car,  que 
pouvons-nous  rêver  de  supérieur  à  la  beauté  de 
l'homme  et  de  la  femme,  à  celle  de  la  nature  ou  à 
l'éclat  du  soleil?  Et  si  parfois  nous  avons  conçu 
quelque  chose  de  plus  beau  ou  de  plus  harmonieux 
que  la  réalité,  n'avions-nous  point  l'art  pour  fixer 
notre  rêve  ?  Stella  nous  dit  que,  dans  celte  bienheu- 


SULLY-PRUDHOMME.  203 

reuse  planète,  les  grands  artistes  contemplent  enfin 
leur  idéal  vivant  : 

Ils  possèdent  lenr  songe  incarné  sans  effort: 
C'est  aux  bras  d'Athéné  que  Phidias  s'endort  ; 
Souriante,  Aphrodite  enlace  Praxitèle  ; 
Michel-Ange  ose  enfin  du  songe  qui  la  tord 
Réveiller  sa  Nuit  triste  et  sinistrement  belle. 

Ici  le  grand  Apelle,  heureux  dès  avant  nous, 
De  sa  vision  même  est  devenu  l'époux  ; 
L'Aube  est  d'Angelicola  sœur  chaste  et  divino  ; 
Raphaël  est  baitsé  par  la  Grâce  à  genoux, 
Léonard  la  contemple  et,  pensif,  la  devine  ; 

Le  Corrège  ici  nage  en  un  matin  nacré, 
Rubens  en  un  midi  qui  flamboie  à  son  gré  ; 
Ravi,  le  Titien  parle  au  soleil  qui  sombre 
Dans  un  lit  somptueux  d'or  brûlant  et  pourpré 
Que  Rembrandt  ébloui  voit  lutter  avec  l'ombro  ; 

Le  Poussin  et  Ruysdaël  se  repaissent  les  yeux 
De  nobles  frondaisons,  de  ciels  délicieux, 
De  cascades  d'eau  vive  aux  diamants  pareilles  ; 
Et  tous  goûtent  le  Beau,  seulement  soucieux, 
Le  possédant  fixé,  d'en  sentir  les  merveilles. 

Certes,  ce  sont  là  des  vers  d'une  qualité  tout  à 
fait  rare.  Mais  il  reste  ceci  que  le  poète,  cherchant 
la  manifestation  suprême  de  la  beauté  plastique, 
n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  le  musée  du  Louvre 
ou  les  Offices  de  Florence,  De  même,  pour  nous 
donner  l'idée  des  délices  parfaites  que  Faustus  et 
Stella  goûtent  par  les  oreilles,  le  poète  fait  chanter 
le  rossignol  dans  le  crépuscule,  nous  décrit  les  sen- 


204  LES    CONTEMPORAINS. 

salions  et  les  sentiments  qu'éveille  en  lui  la  musique 
de  Beethoven  oude  Schumann,  et  se  contente  d'ajou- 
ter que  Stella  chante  mieux  que  le  rossignol,  et  que 
la  musique  du  paradis  est  encore  plus  belle  que  celle 
des  concerts  Lamoureux.  Même  on  peut  trouver 
qu'il  abuse  quelque  peu  (mais  c'est  ici  franchise  et 
non  rhétorique)  de  l'exclamation,  de  l'interrogation 
et  de  la  prétérition  : 

Elle  chante.  0  merveille  !  ô  fête  !  Hélas  !  quels  mots 
Seront  jamais  d'un  chant  les  fidèles  échos? 
Quels  vers  diront  du  sien  l'indicible  harmonie  ? 


Car  dans  l'air  d'ici-basque  seul  nous  connaissons, 

Jamais  pareils  transports  n'émurent  pareils  sons. 

Ah  !  ton  art  est  cruel,  misérablo  poète  ! 

Nul  objet  n'a  vraiment  la  forme  qu'il  lui  prête  ; 

Ta  muse  s'évertue  en  vain  à  les  saisir. 

Lee  mots  n'existent  pas  que  poursuit  ton  désir. 

Vous  le  voyez.  Habemus  confitentem.  Il  renonce  ù. 
décrire  une  autre  musique  que  celle  delà  terre  :  n'est- 
ce  point  parce  qu'il  ne  saurait,  en  effet,  en  concevoir 
une  autre  ? 

De  même,  enfin,  c'est  bien  l'amour  terrestre  que 
connaissent  ses  deux  bienheureux.  Il  nous  affirme 
que  leur  amour  est  plus  épuré.  N'en  croyez  rien. 
C'est  bien  le  même,  puisqu'il  n'y  en  a  pas  deux.  Tout 
ce  qu'il  trouve  à  dire,  c'est  que,  leur  âme  étant 
«  vêtue  d'une  chair  élhérée  »,  l'amour  de  Faustus  et 
de  Stella  est  affranchi  de  la  pudeur.  Mais  cela  même 
est  une  imagination  terrestre  :  l'amour   de  Daphnis 


SULLY-PRUDHOMME.  205 

et  de  Chloé,  celui  dWdam  et  d'Eve  avant  la  pomme, 
sont  aussi  «  affranchis  de  la  pudeur  »  (pour  d'autres 
raisons,  il  est  vrai).  L'amour  de  Faustus  et  de  Stella, 
c'est  bien  encore,  au  fond,  l'amour  des  pastorales 
et  des  idylles.  Et  le  dernier  vers  de  Stella  semble 
presque  traduit  de  l'Oaristijs  : 

Je  m'abandonne  eatière,  épouse,  à  mon  épous. 

Et  icij'ai  envie  de  chercher  querelle  à  M.  SuUy- 
Prudhomme.  Lui,  si  pur,  si  délicat,  si  tendre!  la 
matérialité  de  son  rêve  me  déconcerte  et  me  scan- 
dalise. Ne  trouvez-vous  pas  que  son  paradis  res- 
semble  fort,  jusqu'à  présent,  au  paradis  de  Maho- 
met? La  seule  différence,  c'est  que  Faustus  reste 
monogame.  Mais,  enfin,  Faustus  et  Stella  boivent  et 
mangent,  respirent  des  parfums,  regardent  de  beaux 
spectacles,  entendent  de  bonne  musique,  dorment 
ensemble  dans  les  fleurs,  et  puis  c'est  tout. 
—  Trouvez  mieux  1  me  dira-t-on.  —  Eh  bien  !  oui, 
on  pouvait  peut-être  mieux  trouver.  Il  ne  m'eût  pas 
déplu,  d'abord,  que  le  poète  éliminât  de  son  paradis 
l'amour  charnel,  parce  que  c'est  un  bien  trop  dou- 
teux, trop  rapide,  mêlé  de  trop  de  maux,  précédé  de 
trop  de  trouble,  suivi  de  trop  de  dégoût..  J'osepres- 
quedire  que  M.  Sully-Prudhomme  n'a  pas  su  trans- 
porter dans  son  Eden  les  meilleurs  et  les  plus  doux 
des  sentiments  humains  II  y  a,  même  ici-bas,  des 
bonheurs  qui  me  semblent   préférables   à   celui    de 

LES   CO.NTEMP,  IV.  6** 


206  LES    C0^'TL:MP0RAI^•3. 

Faustus  et  de  sa  maîtresse.  Il  y  a,  par  exemple,  le 
désir  et  la  tendresse  avant  la  possession,  ce  que 
M.  Sulîy-Prudhomme  lui-même  appelle  ailleurs  t  le 
meilleur  moment  des  amours  ».  11  y  a  la  paternité, 
c'est-à-dire  la  douceur  du  plus  innocent  des  égoïs- 
mes  dans  le  plus  complet  des  désintéressements.  Il  y 
a  aussi  de  suaves  commerces  de  cœur  et  d'esprit 
entre  l'homme  et  la  femme  ;  l'amitié  amoureuse, 
qui  est  plus  que  l'amour,  car  elleen  atoutle  charme, 
et  elle  n'en  a  point  les  malaises,  les  grossièretés  ni 
les  violences  :  l'ami  jouit  paisiblement  de  la  grâce 
féminine  de  son  amie,  il  jouit  de  sa  voix  et  de  ses 
yeux,  et  il  retrouve  encore,  dans  sa  sensibilité  plus 
frémissante,  dans  la  façon  dont  elle,  accueille,  em- 
brasse et  transforme  les  idées  qu'il  lui  confie,  dans 
sa  déraison  charmante  et  passionnée,  dans  le  don 
qu'elle  possède  de  bercer  avec  des  mots,  d'apaiser 
et  de  consoler,  la  marque  et  l'attrait  mystérieux  de 
son  sexe.  Et  il  y  a  aussi  les  songes,  les  illusions,  les 
superstitions,  les  manies  mêmes,  d'où  viennent  aux 
hommes  leurs  moins  contestables  plaisirs. 

Rien  de  tout  cela  dans  le  paradis  de  Sully-Pru- 
dhomme.  Et  ce  n'est  point  un  reproche,  car  il  ne 
pouvait  l'y  mettre.  Le  bonheur  de  Faustus  et  de  Stella 
impliquait,  par  définition  ,  la  connaissance  de  la 
vérité  et  excluait  l'erreur,  si  chère  aux  bommes 
pourtant,  et  si  bienfaisante  quelquefois.  Etquant  aux 
autres  joies  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  songez 
que  ce  sont  presque  toutes  des  joies  spéciales,  des 


SULLY-PKUDHOMME.  207 

aubaines  individuelles,  et  que  l'infortuné  poète  s'était 
imposé  le  devoir  de  décrire  le  bonheur  en  général. 
Faustus  et  Stella  sont  des  êtres  abstraits^  qui  repré- 
sentent tous  les  hommes  et  qui  ne  sauraient  éprou- 
ver des  jouissances  particulières.  Dès  lors,  le  poète 
ne  pouvait  faire  que  ce  quUl  a  fait  ;  il  n'avait 
d'autre  ressource  que  de  nous  peindre  les 
plaisirs  des  sens,  et,  parmi  ces  plaisirs,  ceux  qui 
sont  le  plus  universellement  connus  et  recherchés. 
Mais,  justement,  nul  poète  peut-être  n'était  plus 
impropre  à  cette  tâche  que  l'auteur  des  Epreuves  et 
delà  Justice.  Il  àvai'd  contre  lui  la  tournure  philo- 
sophique de  son  esprit  et  l'austérité  naturelle  de  sa 
pensée. 

Et  ainsi  vous  voyez  le  résultat.  Il  fallait  tout  au 
moins,  pour  nous  donner  vraiment  Pimpression  du 
bonheur,  réunir  comme  en  un  faisceau  tous  les 
plaisirs  des  sens  :  M.  Sully-Prudhomme,trop  fidèle  à 
ses  habitudes  d'analyse,  procède  méthodiquement, 
divise  ce  qu'il  faudrait  ramasser,  étudie  successi- 
vement les  sensations  du  goût,  del'odorat,  de  la  vue, 
de  l'ouïe  et  du  toucher.  —  Puis,  cette  description  du 
bonheur  de  tous  les  sens  à  la  fois,  il  fallait  qu'elle 
fût  ardente,  caressante,  enveloppante,  voluptueuse; 
qu'il  y  eût  de  la  flamme,  et  aussi  de  la  langueur,  de 
la  mollesse  et  quelquefois  de  l'indéterminé  dans 
les  mots,  —  Or,  M.  Sully-Prudhomme  est  le  moins 
sensuel  et  le  plus  précis  des  poètes  :  il  pense  et  dé- 
finit au  lieu  de  sentir  et  de  chanter.  Tandis  que  dans 


203  LES    CONTEMI>OnAi:,-S. 

ses  vers  serrés,  tout  craquants  d'idées,  il  décompose 
Je  bonheur  de  Faustus  et  de  Stella,  nous  nous  disons 
que  Faustus  et  Stella  doivents'ennuyerroyalement... 
Voulez-vous  un  exemple  ?  C'est  au  moment  où  les 
deux  bienheureux  vont  s'enlacer  : 

L'âme,  vêtue  ici  d'une  chair  éthérée, 
Sœur  des  lèvres,  s'y  pose,  en  fiaix  désaltérée, 
Et  goûte  une  caresse  où,  né  sans  déshonneur, 
Le  plaisir  s'attendrit  pour  se  fondre  en   bonheur. 

Ces  vers  sont  nobles  et  beaux  ;  ils  sont  remar- 
quables de  netteté,  de  justesse  et  de  concision.  Mais 
ils  ne  parlent  qu'à  l'esprit  ;  ils  ne  t  chatouillent  ■ 
pas,  pour  parler  comme  Boileau.  Ce  vaste  poème  sur 
le  bonheur  est  sans  volupté  et  sans  joie.  Il  y  a  plus 
de  bonheur  senti  dans  tel  hémistiche  de  Ronsard  ou 
de  Chénier,  dans  telle  page  de  Manon  Lescaut  ou  de 
Paul  et  Virginie  ou  même  de  quelque  roman  inconnu 
et  sans  art,  que  dans  ces  cinq  mille  vers  d'un  très 
grand  poète. 

Mais  cela  même  devient,  par  un  détour,  extraor- 
dinairement  intéressant.  J'aime  cet  effort  désespéré 
d'un  poète  triste  et  lucide  pour  exprimer  l'ivresse 
et  la  juie.  Le  poème  du  bonheur  devient  le  poème 
du  désir  impuissant  et  de  la  mélancolie  incurable. 
En  somme,  nous  n'y  perdons  pas. 

J'ai  dit  que,  danslape^nsée  de  M.  Sully-Prudhomme, 
la  science  faisait  partie  du  bonheur  idéal.  Faus- 
tus, après  le  parfait  contentement  de  ses  sens,   a 


SULLY-PRUDIIOMME.  209 

la  joie  plus  haute  de  connaître  la  vérité.  Quelle 
vérité  ?  —  C'est,  hélas  !  la  même  histoire  que  dans  la 
première  partie  du  poème.  Faustus  jouissait  comme 
nous  jouissons  :  il  sait  ici  ce  que  nous  savons,  et 
le  poète  ne  pouvait,  en  e(Tet,  que  lui  prêter  une 
science  humaine.  Il  sait  ce  qu'ont  pensé  et  décou- 
vert les  philosophes  anciens  et  modernes,  d'Empé- 
docle  àSchopenhauer,  etd'Euclideà  Claude  Bernard. 
C'est  beaucoup,  et  c'est  peu.  Pascal,  qu'il  retrouve 
dans  son  froid  paradis,  a  beau  lui  dire  :  «Ne  cherche 
pas  davantage  ;  Phomme,  dans  cette  vie  nouvelle, 
connaît  tout,  hormis  la  cause  première  : 

La  cin«e  où  la  nature  entière  est  contenue 
Outrepasse  la  sphère  où  l'homme  est   circonscrit. 
Elle  est  l'inabordable  et  dernière  inconnue 
Du  problème  imposé  par  le  monde  à  l'esprit.  » 

Il  est  bon,  là,  Pascal!  Mais  c'est  justement  cette 
«  dernière  inconnue  »  que  nous  voudrions  saisir.  Je 
dirais  presque  :  —  Qu'importe  que  nous  connais- 
sions plus  ou  moins  complèîement  la  série  des  causes 
secondes,  si  la  cause  première  doit  nous  échapper  à 
jamais  ?  M.  SuUy-Prudhomme  accorde  la  science 
parfaite  à  Faustus,  et,  dans  le  même  temps,  il  lui 
interdit  (forcément)  la  seule  notion  qui  constituerait 
la  science  parfaite. 

A  part  cette  inconséquence,  —  d'ailleurs  inévitable 
Comme  toutes  les  autres,  —  les  trois  grands  mor- 
ceaux sur  la  Philosophie  antiqtte,    sur    la  Philosophie 


210  LES    CONTEMPOilAl.NS. 

moderne  et  sur  les  Sciences,  sont  de  pures  merveilles. 
Les  divers  systèmes  philosophiqueset  les  principales 
découvertes  de  la  science  y  sont  formulés  avec  un 
éclat  et  une  précision  où  nous  goûtons  à  la  fois  la 
force  de  la  pensée  et  une  extrême  adresse  à  vaincre 
d'incroyables  diiTicultés.  Cela  tient  du  tour  de  force? 
Soit.  Ce  n'est  que  de  la  poésie  mnémotechnique? 
Mais  cette  poésie-là  a  de  nobles  origines.  Hésiode  et 
Théognis  l'ont  pratiquée  ;  et  Ton  demeure  stupéfait 
de  tout  ce  qu'elle  contient  et  résume  ici.  Au  reste, 
elle  n'exclut  pas  le  mouvement  ni  la  vie.  L'histoire 
de  la  philosophie  antique  est  menée  comme  un 
drame  ;  et  quelle  plusjuste  et  plus  expressive  image 
que  celle-ci  (après  la  chanson  des  Epicuriens)  : 

...Soudain,  quand  la  joj'euse  et  misérable  troupe 
Ne  86  soutenait  plus  pour  se  passer  la  coupe, 
Une  perle  y  tomba,  plus  rouge  que  le  vin... 
Ils  levèrent  les  yeux  :  cette  sanglante  larme 
D'un  tianc  ouvert  coulait,  et,  par  un  tendre  charme. 
Allait  rouvrir  le  cœur  au  sentiment  divin. 

Et  je  ne  sais  rien  de  plus  beau,  de  plus  riche  de 
sens  et  de  poébie,  de  plus  saisissant  par  la  grandeur 
et  l'importance  de  l'idée  exprimée,  et  en  même 
temps  par  la  simplicité  superbe  et  la  rapidité  précise 
et  ardente  de  l'expression,  que  ces  trente  vers  où 
nous  est  rendue  présente,  comme  dans  un  large 
éclair,  la  suprême  découverte  de  la  science  et  la  con- 
ceptiun  la  plus  récente  de  l'unité  du  monde  physique. 


SULLY-PRUDHOMME.  211 

Combien  sur  le  vrai  fond  des  choses 
La  forme  apparente  nous  ment  ! 
Le  jeu  changeant  des  mêmes  causes 
Emeut  les  sens  différemment  ; 
Le  pinceau  des  lis  et  des  roses 
N'est  formé  que  de  mouvement  ; 
Un  frisson  venu  de  l'abîme. 
Ardent  et  splendide  à  la  fois, 
Avant  d'y  retourner  anime 
Les  blés,  le  sang,  les  fleurs,  les  bois. 
Ce  vibrant  messager  solaire 
Dans  les  forêts  couve,  s'endort 
Et  se  réveille  après  leur  mort 
Dans  leur  dépouille  séculaire, 
Noir  témoin  des  printemps  défunts. 
Qui  nous  réchauffe,  nous  éclaire 
Et  nous  rend  l'âme  des  parfums  ! 
Dans  l'aile  du  zéphirqui  joue, 
Dans  l'armature  du  granit, 
Roi  des  atomes,  il  les  noue, 
Les  dénoue  et  les  réunit. 
La  terre  mêle  à  son  écorco 
Ce  Protée  en  le  transformant 
Tour  à  tour,  de  chaleur  en  force, 
En  lumière,  en  foudre,  en  aimant. 

Soleil  !  gloire  à  toi,  le  vrai  père. 
Source  de  joie  et  de  beauté, 
D'énergie  et  de  nouveauté. 
Par  qui  tout  s'engendre  et  prospère  î 


Peut-être  ai-je  trop  querellé  Faustiis  sur  son  pré- 
tendu bonheur.  Mais  voici  qu'il  me  donne  lui-même 
raison.  Tandis  qu'il  menait,  sur  les  gazons  de  sa 
plant'^te  paradisiaque,  son  e'iernelle  et  pâle  idylle,  la 
plainte  de  la  Terre  montait  dans  les  espaces,  frôlant 


212  LES    CONTEMPORAINS, 

les  astres,  et  cherchant  partout  la  justice.  Et  vrai- 
ment, cette  plainte,  revenant  à  intervalles  réguliers, 
nous  avait  semblé  plus  belle  que  les  froides  effu- 
sions des  deux  bienheureux.  Un  jour,  Faustus 
entend  cette  voix  des  hommes  et  la  reconnaît.  Et 
tout  de  suite,  sa  félicité  lui  pèse,  parce  qu'il  ne  l'a 
pas  assez  méritée.  Une  chose  lui  manque  :  la  joie, 
la  fierté  de  l'effort  et  du  sacrifice  accompli. 

Car  l'homme  ne  jouit  longtemps  et  sans  remords 
Qne  des  biens  chèrement  payés  par  ses  efforts... 
Il  n'est  vraiment  heureux  qu'autant  qu'il  se  sent  digno. 

Or,  à  partir  du  moment  où  Faustus  redevient  un 
homme  et  recommence  à  souffrir,  je  n'ai  plus  qu'à 
admirer.  Les  magnifiques  lamentations  de  la  race 
humaine,  l'éveil  de  la  mémoire  et  de  la  pitié  de 
Faustus  au  bruit  de  cette  plainte  qui  passe,  la  scène 
où,  assis  près  de  Stella,  il  cherche  au  firmament  son 
ancienne  patrie,  la  terre  ; 

(Je  me  rappelle  cet  enfer... 

Et  cependant  je  l'aime  encore 
Pour  ses  fragiles  fleurs  dont  l'éclat  m'était  cher, 
Pour  tes  sœurs  dont  le  front  en  passant  le  décore.) 

les  dialogues  où  il  exprime  à  Stella  les  inquiétudes  de 
sa  conscience  et  son  dessein  de  redescendre  sur  la 
terre  pour  faire  profiter  les  pauvres  hommes  de  ce 
qu'il  a  appris  dans  un  monde  meilleur,  et  même,  s'il 
le  faut,  pour  souffrir  encore  avec  eux-.,  ily  a  dans 


SULLY-PRUDUOMME.  213 

tout  cela  une  e'motion,  une  beauté  du  sentiment 
moral,  et  comme  un  sublime  tendre  où  M.  Sully- 
Prudhomme  avait  à  peine  encore  atteint  dans  ses 
meilleures  pages  d'autrefois... 

Donc  la  Mort  ramène  sur  la  terre  Faustus  et  Stella. 
Trop  tard.  La  planète  humaine  voyage  depuis  si 
longtemps  que  l'humanité  a  disparu  du  globe  ter- 
restre :  des  strophes  colorées  (d'une  imagination 
nette,  mais  peut-être  un  peu  courte)  nous  le  mon- 
trent entièrement  reconquis  par  les  plantes  et  par 
les  animaux.  Faustus  et  Stella  délibèrent  s'ils  doi- 
vent le  repeupler  :  ils  communiqueraient  leur  om- 
niscience  à  une  humanité  neuve  et  plus  heureuse. 
«  Non,  dit  la  Mort  :  l'humanité  défunte  refuserait 
de  revivre  une  vie  exempte  des  tourments  qui  ont 
fait  sa  grandeur.  »  Et  sur  son  aile,  à  travers  les 
constellations,  elle  remporte  les  deux  amants,  par- 
faitement heureux  désormais,  puisque,  s'ils  n'ont  pu 
accomplir  le  sacrifice,  ils  l'ont  du  moins  tenté. 

La  conclusion  est  bien  celle  que  j'indiquais  au 
commencement.  Faustus  lui-même  juge  le  bonheur 
dont  il  jouissait  avant  son  sacrifice  moins  désirable 
que  l'antique  destinée  humaine...  C'était  déjà  la 
conclusion  des  Destins.  Le  monde,  qui  est  mauvais, 
est  bon  néanmoins,  puisqu'il  ne  peut  être  conçu 
meilleur  sans  déchéance.  Ce  poème  du  Bonheur,  qui 
se  déroule  dans  les  astres,  nous  enseigne  que  le 
bonheur  est  sur  la  terre.  (Et  pourtant  !)...  C'est  donc 
un  avortcmcnt  en  cinq   mille  vers  du  rêve  d'une 


214  LES    CONTEMPORAiriS. 

félicité  supra-terrestre  et,  si  vous  voulez,  une  gran- 
diose, involontaire  et  douloureuse  tautologie...  Que 
serait  donc  un  poème  qui  aurait  pour  titre  :  le  Mal- 
heur ?  Le  même  apparemment,  sauf  le  ton.  Cela  est 
très  instructif. 

Je  n'ai  prétendu  donner,  sur  l'œuvre  nouvelle  de 
M.  Sully-Prudhomme,  qu'une  première  impression. 
Le  Bonheur  est  (avec  la  Justice)  un  des  plus  vastes 
efforts  de  création  poétique  qu'on  ait  vus  chez  nous 
depuis  les  grands  poèmes  de  Lamartine  et  de  Hugo. 
Ces  livres-là  se  relisent  ;  et  l'impression  qu'on  en  a 
eue  d'abord  peut  se  corriger,  se  compléter  et  s'é- 
claircir.  Je  n'ai  donc  pas  tout  dit,  ni  même  peut- 
être  ce  qu'il  y  avait  de  plus  important  à  dire. 

* 

P.-S.  J'ai  commis,  en  vous  rendant  compte  dn 
poème  de  M.  Sully-Prudhomme,  quelques  erreurs 
dont  je  liens  à  m'excuser.  J'ai  remarqué  que  la  béati- 
tude de  Faustus  et  de  Stella  était  purement  humaine, 
et  j'ai  triomphé  là-dessus.  Mais  le  poète  nous  avertit 
lui-même  que  ses  héros  conservent  inté-^ralement, 
dans  leur  premier  paradis,  leur  qualité  d'hommes. 
Ainsi,  page  H3  : 

Mais,  homme,  ne  craiùs-tu  d'essayer  l'impossible  ? 

Et  page  146  : 

Je  suis  homme!...  Tu  sais  comment  me  fut  rendu 
Ce  repos  que  j'avais,  en  t'oubliant,  perdu. 


SULLY-PRUDUOMME.  215 

C'est  précisément  parce  qu'ils  demeurent  hommes 
que  le  poète  leur  donne  un  premier  paradis  qui  n'est 
qu'une  terre  sans  intempéries.  Il  ne  pouvait  en 
imaginer  un  autre  et  n'en  avait  nulle  envie.  Si  leur 
voluptueuse  oisiveté  finit  par  les  lasser,  c'est  préci- 
sément encore  parce  qu'ils  sont  hommes,  et  qu'à  ce 
litre  Faustus  se  sent  tourmenté  par  la  curiosité. 
Pascal  n'entend  pas  satisfaire  en  eux  cette  curiosité 
tout  entière  ;  il  leur  explique  pourquoi  ils  ne  peu- 
vent savoir.  Bref,  M.  Sully-Prudhomme  n'a  nulle- 
ment voulu  dénaturer  et  diviniser  ses  héros  dans 
cette  première  étape  d'outre-tombe.  C'est  seulement 
après  l'achèvement  de  leur  destinée  humaine  par 
le  sacrifice  qui  leur  prouve  leur  valeur  morale, 
qu'ils  dépouillent  leur  matérialité  pour  entrerdans  le 
dernier  paradis,  dont  le  poète  se  résigne  à  ne  se  faire 
qu'une  très  vague  idée... 

—  Mais  alors,  pourquoi  l'aventure  de  Faustus  et 
de  Stella  ne  se  passe-t-elle  pas  tout  simplement  sur 
la  terre? 

Enfin,  voyez  vous-même  dans  quelle  mesure  ces 
rectifications  et  ces  explications  doivent  modifier 
l'impression  que  m'avait  laissée  le  poème.  Si  elles  ne 
peuvent  en  au;,'menter  beaucoup  la  beauté  poétique 
et  plastique,  elles  lui  restituent  du  moins  toute  sa 
beauté  logique  et  de  construction,  si  je  puis  dire. 


ALPHONSE    DAUDET 


L'IMMORTEL 
{Premier  article). 


16  juillet  18S8. 

Je  tiens  à  dire,  avant  tout,  que  M.  Alplionse  Dau- 
det n'a  rien  fait  de  plus  brillant,  de  plus  crépitant  ni 
de  plus  amusant  ;  rien  où  l'observation  des  choses 
extérieures  soit  plus  aiguë  ni  l'expression  plus  cons. 
tamment  inventée  ;  rien  où  il  ait  mieux  réussi  à 
mettre  sa  vision,  ses  nerfs,  son  inquiétude,  son  iro- 
nie... Un  livre  comme  celui-là,  c'est  de  la  sensibi- 
lité accumulée  et  condensée,  une  bouteille  de  Leyde 
Ultéraire.  Le  plaisir  qu'il  vous  fait  est  presque  trop 
vif  ;  il  s'y  mêle  un  peu  du  malaise  qu'on  éprouve  les 
jours  d'orage  ;  on  dirait,  en  feuilletant  cette  prose 
de  névropathe,  qu'il  vous  part  des  étincelles  sous 
les  doigts. 

LES    CONTKMP.     IV  ï 


218  LES    CONTEMPORAINS. 

Ceci  dit,  et  pour  avoir  le  droit  d'admirer  tranquiî- 
lement  tout  à  l'heure,  je  commencerai  par  un  paquet 
d'objections.  Toutefois,  il  y  en  a  une  que  tout  le 
inonde  a  faite  et  que  je  ne  formule  à  mon  tour  que 
pour  l'écarter  aussitôt. 

Ulmmortel  est  un  roman  de  mœurs  parisiennes  et 
en  môme  temps  une  très  violente  satire  de  l'Acadé- 
mie. C'est  là-dessus  qu'on  a  réclamé.  On  a  dit,  ou  à 
peu  près  : 

—  Voilà  qui  est,  en  vérité,  bien  outré  et  bien  peu 
philosophique  ;  et  l'Académie  inspire  à  M.  Alphonse 
Daudet  des  moqueries,  des  colères  et  des  indigna- 
tions singulièrement  disproportionnées.  Il  y  a, parmi 
les  académiciens,  des  médiocres  qui  arrivent  par  le 
respect  et  parce  qu'ils  ne  portent  ombrage  à  per- 
sonne ?  Il  y  en  a  qui  arrivent  par  l'intrigue,  la  flat- 
terie, ou  des  influences  de  salons  et  des  manèges 
féminins  ?  Mais  quoi  !  Gela  se  voi-t  partout,  même,  ii 
paraît,  dans  la  politique.  — Il  y  en  a  qui  gardent  le 
goût  des  femmes,  voire  des  petites  femmes,  jusque 
dans  un  âge  avancé  ?  C'est  que  les  académiciens 
sont  des  hommes. —  Il  y  en  a  qui  sont  laids?  C'est 
que  la  nature  capricieuse  n'a  pas  donné  à  tout  le 
monde  de  noirs  cheveux  bouclés,  un  nez  d'une  fine 
courbure,  de  longs  yeux,  une  tête  charmante  et 
toujours  jeune  de  roi  sarrasin.  —  Il  y  en  a  qui  sont 
infirmes  et  cacochymes  ?  C'est  que  TAcadémie  ne 
garantit  point  contre  les  inconvénients  de  la  vieil- 
lesse... Et  encore  ils  sont  bien   trente  sur   quarante 


ALPHONSE  DA  UDET.  219 

qui  sont  à  peu  près  valides,  et  viny;t  qui  ont  un  phy- 
sique présentable,  et  trois  ou  quatre  qui  ont  de 
beaux  profils  romains.  —  Il  estabsurdeet  scandaleux 
qu'une  compagnie  proprement  litte'raire  et  qui,  par 
de'fînition,  doit  compter  «  dans  son  sein  »  les  meil- 
leurs écrivains  du  temps,  soit  à  ce  point  encombrée 
de  médiocrités,  et  il  y  a  pas  mal  de  ces  bonshommes 
à  qui  on  aurait  envie  de  fourrer  dans  les  narines  les 
branches  de  persil  qu'ils  portent  sur  leur  collet  ? 
Mais  non  :  il  y  en  a  une  bonne  moitié  qui  sont  incon- 
testablement des  esprits  ou  des  talents  supérieurs 
(ce  qui  est  une  jolie  proportion  I),  et  les  autres  sont 
tout  au  moins  de  bons  lettrés  et,  je  suppose,  d'hon- 
nêtes gens.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  «  l'Académie  est 
un  salon  »,  parce  que  je  crois  que  ce  mot  est  une 
bêtise,  et  parce  qu'il  ne  nous  importe  nullement  que 
trente-neuf  messieurs  très  bien  élevés  se  rassemblent 
de  temps  en  temps  pour  causer  avec  politesse  au 
bout  du  pont  des  Arts.  Mais  je  pense,  avec  Anatole 
France,  qu'il  est  excellent  que  l'Académie  ne  soit 
pas  infaillible  ou  même  soit  parfois  injuste  dans  ses 
choix.  Car,  si  les  membres  de  cette  vénérable  com- 
pagnie étaient  nécessairement  les  quarante  plus 
grands  esprits  de  France,  ce  serait  trop  triste  pour 
les  autres  :  ils  seraient  jugés  par  là  même  ;  tandis 
que,  l'Académie  se  recrutant  parfois  d'une  façon 
bizarre,  on  est  tout  de  même  content  d'en  être,  et 
on  n'est  point  humilié  de  n'en  être  pas.  —  L'Acadé- 
mie est,  pour  ceux  qai  y  entrent,  l'éteignoir    du  ta- 


220  LES    CONTEMPORAINS. 

lent,  la  fin  des  belles  et  généreuses  audaces  ?  Si  cela 
est  vrai  (et  ce  ne  l'est  pas  toujours),  c'est  peut-être 
que  ceux  qui  se  laissent  éteindre  par  elle  ne  flam- 
baient plus  guère  ;  et  on  ne  saura  jamais  si  c'est  elle 
({ui  leur  a  coupé  leurs  élans  ou  si  c'est  eux  qui  uni 
cessé  d'en  avoir.  —  L'institution  est  ridicule  et 
surannée  ?  Ses  rites  et  ses  costumes  sont  grotes- 
ques ?  L'habit  vert  est  le  plus  vain  des  hochets  ?  Eh  1 
laissez-nous  celui-là  !  Il  est  tout  au  moins  inofTen- 
sif,  quoi  que  vous  disiez  ;  et  nous  vivons  de  vanités. 
Faites-nous  grâce,  homme  au  cœur  fort  1 

Ainsi  les  esprits,  même  les  plus  modérés,  refusent 
d'entrer  dans  les  sentiments  de  M.  Alphonse  Daudet. 
Et  même  il  se  passe  ici  quelque  chose  de  curieux  et 
de  touchant.  On  n'est  pas  fâché  contre  M.  Daudet, 
non  ;  mais  on  est  affligé,  et  très  sincèrement,  de  ses 
irrévérences  et  de  son  injuslice.  La  superstition  de 
l'Académie  est  si  forte  dans  ce  pays  que  beaucoup 
sont  incapables  de  comprendre  qu'un  homme  qui 
pourrait  en  être  ne  le  veuille  point.  Et  alors  ils  le 
plaignent  d'être  si  aveugle  et  de  repousser  un  si 
grand  bien.  Ils  en  ont  la  larme  à  l'œil.  Et  ils  ne 
croient  pas  à  sa  sincérité  :  «  Oui,  ce  sont  de  ces 
choses  G^'on  dit...  Mais  vous  y  viendrez...  On  finit 
loujours'par  y  venir.  » 

Mais  enfin,  si  pourtant  M.  Alphonse  Daudet  dé- 
teste l'Académie  ?. ..  Je  m'explique.  Il  reconnaîtrait 
lui-même,  si  on  le  pressait  un  peu,  que  les  académi- 
ciens ne  sont  pas  tous  des  imbéciles,   des  intrigants, 


ALPHONSE    DAUDET.  221 

ni  des  invalides.  Il  est,  d'ailleurs,  personnellement 
ami  de  plusieurs  d'entre  eux.  Qu'est-ce  que  cela 
prouve  ?  Tout  artiste  ne  retient  de  la  re'alité  que  ce 
qui  est  conforme  à  son  dessein  ;  et,  en  outre,  toute 
satire  est  forcément  injuste.  Mais  ici  l'injustice  parait 
si  grande  qu'elle  vient  peut-être  d'un  sentiment  plus 
profond  et  plus  réfléchi  qu'on  ne  croit .  Et  si  c'est  à 
l'institution  même  que  M.  Daudet  en  veut  ?  Pensez- 
vousqueles  raisons  manquent  pour  cela?  Elles  ne 
manquent  jamais  pour  rien,  les  raisons.  Tâchons 
de  pénétrer  celles  de  l'auteur  de  Saplio. 

On  conçoit  à  la  rigueur  qu'à  une  époque  où  tout 
était  chose  d'Etat,  où  s'achevait  l'unité  delà  France, 
où  toute  son  histoire  aboutissait  enfin  à  la  monar- 
chie absolue,  où  partout,  dans  les  m.œurs,  dans  les 
manières,  dans  la  religion,  dans  les  lettres,  triom- 
phait le  même  esprit  de  discipline  et  d'autorité,  un 
cardinal  ait  eu  l'idée  de  préposer  une  compagnie  de 
lettrés  à  la  fixation  et  à  la  conservation  de  la  langue. 
Mais  aujourd'hui?  dans  une  société  si  différente  de 
l'ancienne  et  quand  la  notion  même  de  l'Etat  se  trouve 
quasi  renversée  ?  Quelle  cuistrerie  insupportable  de 
vouloir  que  l'art  et  la  littérature  continuent  à  relever 
d'une  sorte  de  tribunal  revêtu  d'un  caractère  olTiciel  ! 
et  quel  enfantillage  que  ces  distributions  de  prix,  ce 
prolongement  du  collège  qui  assimile  pour  toute  la 
vie  les  littérateurs  à  des  écoliers  I  Et  ne  dites  pas  : 
«  C'est  tout  ce  qui  nous  reste  de  l'ancienne  France  ; 
gardons  une  institution  si  vénérable  par  son  anli- 


222  LES   CONTEMPORAINS, 

quité.  Il  faut  que  vous  soyez,  Monsieur,  tout  à  fait 
dénué  du  sens  de  l'histoire,  c'est-à-dire  de  la  faculté 
de  trouver  bon  ce  qui  est  vieux,  pour  insulter  TAca- 
démie  !»  Eh  !  la  royauté  aussi,  et  les  parlements,  et 
les  corporations,  et  la  noblesse  étaient  vénérables 
par  leur  grand  âge  !  Ne  dites  pas  non  plus  :  «  L'Aca- 
démie maintient  le  goût.  »  Quel  goût  ?  Le  sien  ap- 
paremment. Mais  peut-elle  en  avoir  un,  alors  que 
ses  membres  en  ont  nécessairement  plusieurs  ?  Et  de 
quel  droit,  à  quel  titre  définirait-elle  <j  le  goût  »  ?  Je 
crois  volontiers  à  la  compétence  de  tel  ou  tel  acadé- 
micien :  je  ne  puis  croire  à  celle  de  l'Académie.  Au 
reste,  je  crois  surtout  à  la  mienne  ;  et,  comme  je  sens 
qu'elle  ne  vaut  que  pour  moi,  je  tire  de  là  des  con- 
séquences. Ne  dites  pas  davantage  que  l'Académie 
conserve  uire'^tradition  de  décence  et  de  politesse. 
Nous  savons  fort  bien  ôtrejdécé'nts'êt  polis  sans  elle, 
quand  on  ne  nous  met  pas  en  colère.  Enfin,  je  vois 
que  quatre  ou  cinq  des  plusgçands  génies  littéraire» 
de  ce  siècle,  san^.compt'ef  une  douzaine  de  talents 
supérieurs,  ont  été  repoussés  ou  oubliés  par  l'Acadé- 
mie. Quoi  qu'on  dise,  cela  est  grave  et  cela  mêla 
gâte.  Et  j'avais  tort  dé  prétendre  tout  à  l'heure 
qu'elle  ne  peut  avoir  un  goût  collectif  et  qui  soit  le 
goût  académ^ue.  Seulement,  ce  goût  ne  saurait  être 
qu'yytï^.goûtmoyen,  entendez  un  jgoût  'médiocre.  Et  ce 
goût  moyen,  ce  goût  bourgeois  et  lâche,  qui  n'est 
peut-être  pas  celui  de  tous  les  académiciens,  mais  qui 
est  celui  de  l'Académie,  s'impose  plus  ou  moins  à 


ALPHONSE  DAUDET.  223 

qui  veut  lui  plaire,  et  peut  faire  par  là  beaucoup  de 
mal...  S'ils  avaient  été  préoccupés  de  la  coupole,  ni 
M. M.  !\!eilhac  et  Halévy  n'auraient  fait  la  Grande 
Duchesse,  ni  M.  Zola  n'aurait  fait  l'Assommoir,  ni 
M.  Daudet  n'aurait  fait  l'Immortel... 

II  est  certain  qu'avec  tout  cela,  on  l'aime,  cette 
risible  Académie,  et  que  les  plus  fiers  et  les  plus 
révoltés  finissent  souvent  par  lui  faire  amende  hono- 
rable. Pourquoi  ?  Oh  !  tout  simplement  parce  qu'elle 
assure  ceux  qu'elle  choisit  de  leur  propre  mérite, 
qu'elle  le  garantit  solennellement,  que  parfois  même 
elle  l'apprend  au  public  qui  l'ignorait  ;  parce  qu'elle 
donne  de  la  considération,  de  l'importance,  des  ga- 
lons, un  chapeau,  une  épée.  Mais,  au  fond,  cela  ne 
fait  guère  honneur  à  l'humanité  ;  cela  montre  com- 
bien nous  sommes  faibles  et  vaniteux.  Que  dis-je  ? 
L'Académie  est  une  institution  radicalement  immo- 
rale, puisqu'elle  n'ajoute  rien  au  vrai  mérite  et 
qu'elle  en  donne  les  apparences  à  l'intrigue  ou  à  l.i 
médiocrité.  Peuple  !  elle  te  trompe,  car  sa  fonction 
affirme  une  compétence  qu'elle  ne  peut  avoir...  (Je 
songe  seulement  que  la  compétence  du  gouverne- 
ment est  encore  plus  contestable  sur  la  même  ma- 
tière... et,  comme  on  m'affirme  que  M.  Alphonse 
Daudet  est  officier  de  la  Légion-d'Honneur,  pour  ses 
livres/]e  médite  douloureusement  sur  les  inconsé- 
quences des  âmes  les  mieux  trempées.) 

Tout  ce  que  j'ai  voulu  dire  au  bout  du  compte, 
c'est  qu'il  y  a  quelque  chose  d'aussi  outré,  pour  le 


224  LES    CONTEMPORAINS, 

moins,  dans  les  reproches  amers  ou  tendres  adressés 
par  nombre  de  bonnes  gens  à  M.  Alphonse  Daudet 
que  dans  les  colères  de  celui-ci  contre  l'institution 
des  Quarante.  Je  me  hâte  d'ajouter  que  j'ai  la  modes- 
tie de  ne  point  partager  les  sentiments  de  M.  Daudet. 
Car,  pour  les  partager,  il  serait  bon  d'être  aussi  fort, 
aussi  austère  et  aussi  évidemment  désintéressé  que 
lui.  (C'est  ce  qu'ont  oublié  quelques  chroniqueurs 
farouches,  de  ceux  qui  vont  criant  :  «  Ne  coupez  pas 
les  ailes  au  génie  »,  comme  s'ils  étaient  personnelle- 
ment menacés.)  Mais  je  reconnais  à  M.  Daudet  (et 
c'est  singulier  d'avoir  à  dire  une  chose  si  simple)  le 
droit  d'éprouver  ces  sentiments  ;  je  le  lui  reconnais 
avec  entrain,  et  je  suis  enchanté  qu'il  les  ait  éprou- 
vés, puisqu'il  en  a  fait  ce  livre,  et  qu'il  a  su  répondre 
pi  crânement,  à  travers  deux  siècles  et  demi,  aux  Sen- 
timents de  r Académie  sur  le  Cid  pa.r  les  Sentiments  de 
Tartarin  sur  l'Académie. 

Tartarin,  c'est  ici  Védrine,  le  bon,  le  fier,  le  génial 
Védrine.  Et  c'est  maintenant  que  commencent  mes 
objections,  à  moi.  Védrine  ne  me  plaît  pas  énormé- 
ment. C'est  lui  qui  éreinte  tout  le  temps  l'Académie 
et  qui  lire  la  morale  de  l'histoire.  J'aimerais  que  l'é- 
reintement  se  fît  uniquement  par  le  récit  et  les  ta- 
bleaux, et  que  la  morale  s'en  dégageât  d'elle-même. 
Le  livre  y  gagnerait,  à  mon  sens  ;  et  les  malvt^illanls 
auraient  moins  beau  jeu  à  l'accuser  de  puérilité  et 
d'injustice.  Déjà  M.  Emile  Zola,  dans  l'Œuvre,  nous  jj 
avait  montré  un  romancier  qui  était,  à  n'en  pas  dou-   '' 


_J 


ALPHONSE   DAUDET,  223 

ter,  M.  Zola  en  personne  ;  et  ce  romancier  était  fort, 
était  généreux,  était  magnanime  ;  une  manière  de 
bon  Dieu  !  De  même  le  sculpteur  Yédrine.  Il  a  tout: 
du  génie,  des  vertus,  une  femme  qui  l'adore,  des 
enfants  d'une  beauté  merveilleuse.  Il  n'aime  pas  l'ar- 
gent. Il  transperce  les  hommes  de  son  regard,  il 
sonde  les  reins  et  les  cœurs.  Il  morigène,  il  fustige, 
il  stigmatise.  Quelquefois  aussi,  il  bénit.  Du  bateau 
où  il  croque  des  paysages,  pendant  que  ses  beaux 
enfants  «  pétris  d'amour  et  de  lumif?re  »  s'ébaltent 
sur  la  rive,  il  tend  ses  mains  de  christ  aux  jeunes 
générations...  Avec  tout  cela,  je  crois  bien  qu'il  lui 
arrive  de  dire  des  sottises,  —  des  sottises  de  rapin 
échauffé,  d'artiste  à  grande  barbe  et  à  grands  gestes. 
Le  malheureux  a  conservé  celte  illusion,  que  c'est  la 
faute  de  l'Université  s'il  n'y  a  pas  plus  d'esprits  ori- 
ginaux en  France,  et  qu'un  professeur  de  rhétorique 
est  un  homme  qui  s'est  donné  pour  lâche  d'étouffer 
le  génie  chez  les  pauvres  potaches  confiés  à  ses  soi  as. 
Ecoutez-le  parler  du  père  Astier-Réhu  :  a  Ah  !  le  sali- 
gaud,  nous  a-t-il  assez  raclés,  épluchés,  sarclés... 
Il  y  en  avait  qui  résistaient  au  fer  et  à  la  bêche, 
mais  le  vieux  s'acharnait  des  outils  et  des  ongles, 
arrivait  à  nous  faire  tous  propres  et  plats  comme  un 
banc  d'école.  Aussi  regarde-les,  ceux  qui  ont  passé 
par  ses  mains,  à  part  quelques  révoltés  comme  Uers- 
cher  qui,  dans  sa  haine  du  convenu,  tombe  à  l'ex- 
cessif et  à  rignoble,  comme  moi  qui  dois  à  cette 
vieille  béte  mon  goût  du  contourné,    de  l'exaspéré, 


226  LES    CONTEMPORAINS. 

ma  sculpture  en  sacs  de  noix,  comme  ils  disent... 
tous  les  autres, abrutis,  rasés,  vidés...  »  Bien  candide, 
ce  bon  Védrine...  J'ai  eu  l'honneur  d'être  profes- 
seur de  rhétorique,  ce  qui  est  un  métier  fort  amu- 
sant ;  et  je  jure  devant  Dieu  que  je  n'ai  jamais  étouffé 
le  génie  et  que  je  n'ai  jamais  vu  personne  TétoufTer 
autour  de  moi... 

Tous  les  autres  personnages  sont,  à  des  degrés 
divers,  vivants  et  vrais  ;  mais  quelques-uns  avec  un 
peu  dMnattendu  et  comme  des  trous,  des  solutions  de 
continuité  dans  leur  psychologie, 

Voici  l'historien  Astier-Réhu.  Oh  I  nous  savons 
tout  de  suite  que  c'est  un  imbécile,  et  «  quel  pauvre 
cerveau  de  paysan  laborieux,  quelle  étroilesse  d'in- 
telUgence  cachent  la  solennité  de  ce  lauréat  acadé- 
mique fabricant  d'in-octavos,  sa  parole  à  son  d'ophi- 
cléide  faite  pour  les  hauteurs  de  la  chaire  »,  Mais 
M.  Alphonse  Daudet  Je  hait  d'une  haine  si  féroce, 
qu'il  oublie  de  nous  dire  que  cet  imbécile  est  un  fort 
honnête  homme,  et  que  je  le  prenais,  moi,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  sinon  pour  un  vieux  gredin, 
du  moins  pour  un  fort  plat  personnage.  Or,  dans 
toute  la  seconde  partie  du  roman,  il  fait  un  tas  de 
choses  fort  au-dessus  de  la  probité  moyenne,  et  qui 
semblent  même  partir  d'une  àme  vraiment  haute. 
Et  certes  on  peut  être  à  la  fois  une  vieille  béte  et  un 
très  honnête  homme  ;  mais,  je  ne  sais  comment  cela 
se  fait,  je  n'étais  point  préparé  du  tout  aux  belles 
actions  d'Astier-Réhu.  Quand  j'ai  vu  tout  à  coup  cet 


ALPHONSE     DAUDET.  227 

Auvergnat  éclater  d'indignation  parce  que  son  fils 
doit  épouser  une  femme  qui  a  vingt  ans  de  plus  que 
lui  et  qui  a  eu  un  amant,  mais  qui  est  duchesse,  très 
belle,  influente  et  prodigieusement  riche,  ma  sur- 
prise n'a  pas  été  mince.  Je  l'aurais  cru  moins  insen- 
sible, je  ne  dis  pas  à  l'argent,  mais  aux  titres,  aux 
marques  extérieures  de  la  puissance  :  je  m'étais 
trompé.  C'est  sans  doute  ma  faute  ;  et  lorsque,  en- 
suite, je  l'ai  vu  si  digne  dans  l'affaire  des  faux  auto- 
graphes, si  décidé  à  braver  le  ridicule,  à  sacrifier  sa 
réputation  et  toute  sa  vie  à  la  justice  et  à  la  vérité, 
je  n'ai  plus  eu  d'étonnement.  Mais  il  m'en  est  revenu 
un  peu,  je  l'avoue,  à  le  voir  se  jeter  à  la  Seine  du 
haut  du  pont  des  Arts...  Oui,  je  sais,  le  retour  chez 
lui,  les  propos  atroces  de  sa  femme  ont  achevé  de  le 
désespérer  et  de  l'affoler...  Mais  il  m'avait  si  bien 
paru  jusque-là  qu'Astier-Réhu  n'était  point  de  ceux 
qui  se  suicident!  Car  enfin,  quoiqu'il  lui  soit  arrivé, 
il  reste  académicien,  secrétaire  perpétuel,  logé  à 
l'Institut  ;  et  les  choses  s'oublient,  et  dans  huit  jours 
on  ne  songera  plus  à  son  affaire,  ou  même  sa  loyauté 
et  son  courage  lui  auront  ramené  des  défenseurs... 
Vous  me  direz  que,  au  moment  de  son  suicide,  il  est 
revenu  de  tout,  même  des  vanités  académiques. .. 
Mais  justement  il  m'avait  donné  l'idée  d'un  homme 
absolument  incapable  de  revenir  jamais  de  certaines 
vanités.  Bref,  j'ai  des  doutes. 

Peut-être  en  aurais-je  moins,  si  M.  Daudet  avait 
moins  accablé   de  ses  mépris,  au   oommencement, 


223  LES    CONTEMPORAINS, 

cet  excellent  cuistre,  et  s'il  l'avait  considéré  avec 
moins  d'antipathie  et  plus  de  sérénité.  Moi,  les 
Astier-Réhu  ne  me  sont  point  si  odieux.  Il  peut  y 
avoir  de  la  bonhomie  et  il  y  a  toujours  de  la  candeur 
dans  leur  pédanlisme  et  dans  leur  élroitesse  d'es- 
prit... Enfin,  n'en  parlons  plus. 

De  même,  quand  la  sèche  et  sifflante  M"'  Astier 
l'attend  à  la  fm  pour  lui  jeter  sa  haine  à  la  figure  cl 
pour  lui  apprendre  que,  s'il  est  arrivé  à  l'Académie, 
c'est  qu'elle  s'en  est  mêlée  (...  Et  elle  précisait  les 
détails  de  son  élection,  lui  rappelait  son  fameux  mot 
sur  les  voilettes  de  M™»  Astier,  qui  sentaient  le  tabac, 
malgré  qu'il  ne  fumât  jamais...  «  un  mot,  mon  cher, 
qui  vous  a  rendu  plus  célèbre  que  tous  vos  livres  »), 
je  cherche  quel  intérêt  peut  avoir  une  personne  si 
fine  à  désespérer  et  à  chasser  d'auprès  d'elle  un 
mari  qui  ne  serait  rien  sans  elle,  il  est  vrai,  mais  sans 
qui  elle  serait  moins  encore.  Et,  si  vous  répondez 
que  la  colère  l'emporte,  je  m'étonne  donc  qu'elle  se 
possède  si  bien  dans  tout  le  reste  du  livre.  Ou  bien 
alors,  je  demande  comment  il  se  fait  que  celte 
femme  si  avisée  et  qui  a  tant  de  pouvoir  sur  son  mari 
ne  l'ait  pas  empêché,  à  tout  prix  et  par  tous  les 
moyens,  d'intenter  le  risible  procès  où  doit  sombrer 
une  considération  dont  elle  a  sa  part.  Là  encore  j'ai 
des  doutes. 

Etj'enaide  plus  sérieux  encore  sur  la  vraisem- 
blance de  l'aventure  d'.Vslier-Rchu  et  d'Albin  Page. 
M.  Alphonse  Daudet  m'alléguera  celle  d'Dmile  Chas- 


ALPHONSE    DAUDET.  229 

les  et  de  Vrain-Lucas.  Mais  le  maniaque  Emile 
Chasles  était  un  mathématicien  qu'aucune  étude 
antérieure  n'avait  pu  prémunir  contre  les  mystifica- 
tions dont  il  fut  victime.  Le  cas  d'Astier-Réliu  n'est 
point  le  même.  Astier-Réhu  a  été  professeur  d'iiis- 
toire  ;  il  est,  je  suppose,  agrégé  d'histoire  et  docteur 
es  lettres  pour  une  thèse  historique.  Cela  veut  dire 
qu'il  sait  son  métier.  Quoiqu'il  ne  soit  qu'un  imbé- 
cile, il  connaît  certainement  les  méthodes  de  véri- 
fication des  manuscrits  ;  il  n'est  point  nécessaire 
d'être  un  aigle  pour  les  savoir  et  les  appliquer... 
L'Académie  peut  bien  faire  encadrer  l'autographe  de 
Rotrou,  parce  qu'elle  n'y  regarde  pas  de  très  près, 
parce  qu'elle  est  un  corps  et  que  les  corps  sont  tou- 
jours bêtes.  Mais  Astier-Réhu,  si  simple  qu'il  soit, 
ne  peut  être  à  ce  point  la  dupe  de  Fage.  D'ailleurs, 
il  a  publié  des  livres  d'histoire  qui  ont  été  lus,  jugés, 
épluchés  par  les  rédacteurs  de  la  Revue  historique, 
de  la  Revue  critique  et  du  Journal  des  savants,  et  ni 
M.  Gabriel  Monod,  ni  M.  Fustel  de  Coulanges,  ni 
M.  Paul  Meyer,  ni  M.  Ernest  Lavisse,  ni  M.  Sorel,  ni 
M.  Guiraud  ne  se  seraient  laissés  prendre  aux  piè- 
ces fabriquées  par  l'astucieux  bossu.  L'aventure 
d' Astier-Réhu  me  paraît  tout  bonnement  impossible. 
M.  Daudet,  parti  d  un  fait  vrai,  l'a  rendu  totalement 
invraisemblable  et  faux  parce  qu'il  en  a  changé 
toutes  les  conditions.  Il  est  fâcheux  que  le  principal 
épisode  de  son  roman  repose  sur  celle  impossibilité 
radicale. 


[Deuxième  article.) 

£0  août  18S3, 

J'ai  attendu,  pour  vous  reparler  de  l'Immortel, 
qu'on  en  parlât  un  peu  moins  et  que  l'on  pût  enfin 
s'apercevoir  qu'il  y  a  peut-être  dans  le  dernier  ro- 
man de  M.  Alphonse  Daudet  autre  chose  qu'une  satire 
de  l'Académie. 

Le  spectacle  a  été  des  plus  divertissants  pendant 
un  mois.  On  a  pu  voir,  au  tapage  qui  s'est  produit,  à 
quel  point  nous  avons  la  superstition  académique 
dans  les  moelles.  Cela  est  consolant.  Il  y  a  donc 
encore  du  respect  en  France,  et  quelque  attache  au 
passé,  à  la  tradition.  Il  me  paraît  même  que  les 
colères  soulevées  par  l'Immortel  ont  été  aussi  dispro- 
portionnées que  les  sentiments  de  M.  Alphonse  Daudet 
sur  l'Académie. 

Ou  plutôt,  non;  ces  colères  étaient  justifiées.  Car, 
enfin,  on  avait  bien  vu  des  hommes  de  lettres  cons- 
puer l'Académie  dans  leur  jeunesse,  quand  elle  ne 
songeait  pas  à  eux,  et  y  entrer  dans  leur  âge  mûr; 
mais  on  n'avait  jamais  vu,  que  je  sache,  un  écrivain, 
n'ayant  qu'un  signe  à  faire  pour  y  entrer,  déclarer 
publiquement  qu'il  ne  voulait  pas  en  être,  et,  i'Aca- 


iLPHONSE    DAUDET.  231 

demie  lui  ayant  pardonné,  renouveler  cette  imper- 
tinente déclaration.  On  a  beau  dire,  cela  est  unique. 
Je  ne  sais  pas  si  c'est  détachement  chrétien,  ou 
comble  d'orgueil,  ou  esprit  de  contradiction,  ou 
crainte  de  déplaire  à  des  amis  envers  qui  l'on  se 
croit  engagé.  Je  ne  prétends  même  pas  que  tant  de 
protestations  soient  d'un  goût  très  distingué.  J'irai 
même  plus  loin  :  je  crois  qu'un  i»a'ivre  diable  mé- 
diocre et  correct,  ou  génial  et  malchanceux,  mais 
académisable  à  la  rigueur,  aurait,  en  dépit  des  appa- 
rences, plus  de  mérite  que  M.  Alphonse  Daudet  à 
conspuer  l'Académie  ;  car  elle  pourrait  lui  apporter 
quelque  chose  à  lui,  et,  la  repoussant,  il  repousserait 
de  réels  avantages.  Mais  M.  Alphonse  Daudet,  re- 
nonçant au  fauteuil  qu'on  lui  tenait  tout  prêt,  ne 
renonce  à  rien,  puisqu'il  a  déjà  tout,  •  la  gloire  et  la 
fortune  »,  comme  dans  la  chanson.  Il  lui  est  trop 
commode  de  mépriser  ce  que  tous  les  autres  dési- 
rent. Ce  qu'il  en  fait,  c'est  pour  nous  ennuyer.  C'est 
malice  pure,  plaisir  d'insulter  au  plus  innocent  de 
nos  préjugés  et  à  la  plus  durable  de  nos  institutions 
nationales.  Cela  est  mal  ;  cela  n'est  point  chari- 
table. 

Mais,  je  le  répète,  c'est  unique  :  à  tel  point  que 
beaucoup  refusent  obstinément  de  croire  à  la  sincérité 
de  M.  Daudet,  ou  prétendent  qu'il  a  des  regrets,  tout 
au  fond.  Moi,  la  nouveauté  de  cette  conduite  m'inté- 
resserait plutôt,  et  me  rangerait  du  parti  de  l'impie. 
Mais  voilà!  je  crains  qu'il  ne  soit  trop  profondément 


232  LES    CONTEMPORAINS, 

satisfait  de  sa  manifestation  et  de  tout  ce  qui  s'en  est 
suivi.  «  Eh  bien,  c'est  une  assez  bonne  pierre  dans 
la  mare  aux  grenouilles  !  Ils  en  crient  encore  au  bout 
d'un  mois  »,  a-t-il  dit  à  l'un  de  ses  compatriotes.  Je 
songe  là-dessus  :  a  Croit-il  donc  avoir  fait  quelque 
chose  de  si  héroïque,  de  si  terrible  et  de  si  original  ?  » 
Et  alors  je  ne  suis  pas  fâché  du  bon  tour  que  lui 
joue  ce  gros  malin  de  M.  Zola  en  rendant  hommage  à 
la  tradition,  juste  au  moment  où  ce  méchant  tsigane 
la  piétine. 

—  Tsigane,  lui?  cet  homme  dont  le  premier  roman 
a  été  précisément  couronné  par  l'Académie,  cet  écri- 
vain de  vie  si  bourgeoise  et  qui  est  notoirement  un 
si  bon  père  de  famille?—  Tsigane,  oui.  D'abr.rd, 
parce  qu'il  le  dit.  Ensuite,  parce  que  je  le  crois.  Tsi- 
gane à  Nîmes,  à  Lyon  ;  tsigane  à  Paris,  dans  sa 
prime  jeunesse. 

Ainsi  tout  s'arrange,  dès  qu'on  reconnaît  au  Ro- 
manichel qui  vit  toujours  secrètement  dans  la  peau 
de  l'ancien  Petit  Chose  le  droit  d'être  un  Roma- 
nichel. Ce  qui  m'embarrassait  dans  cette  affaire, 
c'est  que,  sans  rien  perdre  d'ailleurs  de  son  grand 
talent,  M.  Alphonse  Daudet  avait  été  amené  à  nous 
révéler, dans  Vhnmortel,  des  sentiments, ou  plutôt  une 
disposition  d'esprit,  une  philosophie  générale,  dont 
je  me  sens,  pour  ma  part,  fort  éloigne.  —  Oui,  ce 
qu'il  y  a  au  fond,  dans  ce  roman  anti-académique, 
c'est,  comme  l'a  fait  remarquer  M.  Ferdinand  Brune- 
tière,    le   mépris,   la  haine  et  peut-être   l'ininlelli- 


ALPHONSE    DAUDET.  233 

gence  du  passé  et  des  traditions  qui  en  maintiennent 
le  respect. 

M.  Alphonse  Daudet  juge  la  besogne  d'un  Astier- 
Ptéhu  inutile  et  grotesque,  et  il  considère  Astier-Réhu 
comme  un  odieux  imbécile.  Or,  il  est  certain  que, 
si  un  type  analogue  à  cet  académicien  avait  été 
conçu  par  Dickens  ou  Georges  EUiot,  ils  en  auraient 
fait  un  délicieux  bonhomme,  et  beaucoup  plus  tou- 
chant que  ridicule.  Moi-même,  je  ne  comprends  rien 
du  tout  au  mépris  enragé  de  M.  Daudet  pour  ce  digne 
et  honnête  professeur  et  pour  tous  ses  pareils. 
Comment  un  romancier  peut-il  rétrécir  à  ce  point  sa 
sympathie  et  ses  facultés  cnmpréhensives?,..  L'au- 
teur de  Vlmmortel  est  bien  le  même  homme  que  j'ai 
entendu  traiter  Racine  de  haut  en  bas,  parce  que 
Racine  exprime  rarement  des  choses  concrètes,  et 
ijui  disait  n'avoir  retenu,  de  tout  Tacite,  qu'une 
[hrase  pittoresque  sur  les  funérailles  de  Britannicus. 
Une  telle  disposition  d'esprit  est  évidemment  pour 
déplaire  à  ceux  qui  goûtent  et  essayent  de  compren- 
dre les  formes  de  la  vie  «t  de  l'art  dans  le  passé, 
qui  y  séjournent  volontiers,  qui  y  trouvent  autant 
d'intérêt  qu'au  spectacle  de  la  vie  contemporaine, 
qui  voient  dans  TAcadémie  soit  une  institution  véné- 
rable et  salutaire,  soit  même  une  absurdité  char- 
mante, —  et  qui  ne  sont  pas  pour  cela  des  cuistres 
ni  des  snobs,  qui  ont  même  quelque  chance  d'avoir 
une  sagesse  plus  détachée  et  plus  libérale  que  cet 
éternellement  jeune  Petit  Chose. 


234  LES    CONTEMPORAINS. 

M.  Alphonse  Daudet  est  un  artiste  hypnotisé  par 
le  présent.  Les  impressions  qu'il  reçoit  des  ohjets 
sont  si  vives  qu'il  n'existe  pour  ainsi  dire  pas  en 
dehors  d'elles.  Il  a,  de  plus,  reçu  le  don  de  les  tra- 
duire dans  une  langue  si  fébrilement  expressive,  que 
tout  lui  paraît  languir  à  côté  de  ce  mode  de  traduc- 
tion. Etant  doué  de  façon  si  particulière,  il  est  néces- 
sairement étroit  et  intransigeant  (quoiqu'il  lui  soit 
arrivé,  je  le  sais,  de  faire  effort  pour  élargir  ses 
sympathies).  Il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  y  a  autant  de 
pédants  impressionnistes  et  modernistes  que  de 
pédants  académiques,  et  que  les  premiers  ne  sont 
pas  toujours  les  moins  bornés  ni  les  moins  déplai- 
sants...  Qu'est-ce  que  cela  fait  si,  grâce  à  sa  myopie, 
qui  n'est  qu'une  vision  intense  des  choses  rappro- 
chées, il  nous  fait,  du  monde  où  nous  vivons,  des 
peintures,  éparses  sans  doute  et  fragmentaires, 
mais  dont  le  relief  et  la  couleur  vibrante  n'ont 
jamais,  je  crois,  été  égalées?  Gardons  notre  sagesse 
et  laissons-lui  la  sienne.  Il  vaut  mieux  qu'il  soit 
comme  il  est;  car,  s'il  pensait  comme  nous,  il  ne 
serait,  tout  au  plus,  qu'un  stérile  dilettante,  et  cela 
nous  est  tout  à  fait  égal  qu'il  méprise  les  bons  et 
utiles  Astiers-Réhus,  et  qu'il  n'aime  pas  la  tragédie, 
puisqu'il  écrit  le  Nabab  et  Sapho. 

C'est  un  écrivain  infiniment  curieux.  Intense, 
outrée,  intermittente  et  comme  émieltée,  telle  est 
d'ordinaire  sa  traduction  de  la  vie.  Ce  qu'il  rend 
toujours,  et  qu'il  communique,   c'est  l'impression 


ALPHONSE    DAUDET.  23b 

directe,  immédiate,  des  choses.  Il  est,  je  crois, 
l'écrivain  le  plus  sincèrement  «  réaliste  »  qui  ait  été. 
Le  réaliste,  c'est  lui,  et  non  M.  Zola,  je  Tai  répété 
maintes  fois.  Sa  façon  même  de  composer,  l'absence 
de  liaison  continue  dans  le  développement  de  ses 
personnages,  en  est  une  preuve.  Et,  par  contre,  c'est 
parce  que  M.  Zola  observe  sommairement,  parce 
qu'il  construit  ses  romans  à  priori  et  subordonne  à 
ses  conceptions  les  rares  remarques  qu'il  a  pu  faire 
sur  le  vif,  c'est  pour  cela  que  ses  récits  ont  une  si 
forte  unité,  sont  d'une  si  large  coulée,  —  et  rappel- 
lent les  belles  œuvres  classiques  en  dépit  des  ordures 
qu'il  y  entasse.  Mais  les  livres  de  M.  Daudet,  con- 
struits uniquement  sur  des  impressions  notées,  par- 
ticipent du  décousu  de  ces  impressions,  en  même 
temps  qu'ils  en  conservent  l'incomparable  viva- 
cité. 

Chacun  de  ses  personnages  ne  nous  est  présenté 
que  dans  les  instants  où  il  agit  ;  et  il  n'est  pas  un  de 
ses  sentiments  qui  ne  soit  accompagné  d'un  geste, 
d'un  air  de  visage,  commenté  par  une  attitude,  une 
silhouette.  C'est  à  cause  de  cela  qu'ils  nous  entrent 
si  avant  dans  l'imagination  et  qu'ils  nous  restent 
dans  la  mémoire.  Entre  ces  apparitions,  rien.  C'est 
à  nous  de  faire  ou  de  supposer  les  liaisons  néces- 
saires. Jamais  de  ces  analyses  de  sentiments  faites 
par  l'auteur  ex  professo,  et  qu'on  retrouve  même 
chez  Flaubert  et  les  Concourt;  jamais  de  «  morceau 
psychologique  ».   Ces    personnages  ne   vivent   que 


236  LES    CONTEMPORAINS. 

dans  les  minutes  où  nous  les  voyons.  Mais  alors 
comme  ils  vivent!  Cela  n'a  qu'un  inconvénient: 
nous  avons  parfois  quelque  peine  à  accorder  parfai- 
tement entre  elles  ces  apparitions  trop  espacées.  Je 
croyais,  l'autre  jour,  voir  des  trous  dans  le  dévelop- 
pement du  caractère  d'Aslier-Réhu  et  de  M™*  Âstier. 
Je  n'avais  pas  fini  et  j'oubliais  la  duchesse.  Vous 
vous  rappelez  comment  ce  jeune  «  slrugleforlifeur  » 
de  Paul  Astier  se  fait  épouser  par  cette  Corse  altif^re 
et  passionnée.  Aux  chapitres  XII  et  XIII,  elle  est 
encore  très  belle,  et  l'on  nous  apprend  que  ses  bras 
et  sa  gorge  se  tiennent  fort  bien.  Elle  est,  du  reste, 
éperdument  amoureuse.  Et  maintenant  tournez  quel- 
ques feuillets,  et  voyez  au  dernier  chapitre  le  récit 
du  mariage  : 

«  Et  Védrine  disait  son  saisissement  en  voyant 
paraître,  dans  cette  salle  de  mairie,  la  duchesse 
Padovani ,  pâle  comme  une  morte,  navrée ,  dés- 
enchantée, sous  une  toison  de  cheveux  gris,  ses 
pauvres  beaux  cheveux  qu'elle  ne  prenait  plus  la 
peine  de  teindre.  A  côté  d'elle,  Paul  Astier,  Monsieur 
le  comte,  souriant  et  froid,  toujours  joli...  On  se 
regarde,  personne  ne  trouve  un  mot,  excepté  l'em- 
ployé, qui,  après  avoir  dévisagé  les  deux  vieilles 
dames,  éprouve  le  besoin  de  dire  en  sMnclinant,  la 
mine  gracieuse  : 

—  Nous  n'attendons  plus  que  la  mariée... 

—  Elle  est  là,  la  mariée,  répond  la  duchesse 
s'avancant  la  tète  haute. 


ALPHONSE    DAUDET.  237 

a  ...  Puis  la  sorlie,  de  froids  saluts  écliangés 
entre  les  arcades  du  peiit  cluître,  et  le  soupir  sou- 
lagé de  la  duchesse,  son  :  «  C'est  fini,  mon  Dieu!  » 
avec  rintonation  désespérée  de  la  femme  qui  a  me- 
suré le  gouffre  et  s'y  jette  les  yeux  ouverts,  pour 
tenir  un  engagement  d'honneur,  » 

Comprenez- vous?  Si  la  ri">re  duchesse  n'aime  plus 
son  architecte,  pourquoi  Tépouse-t-elle  ?  Parce 
qu'elle  l'a  promis?  Albms  donc  !  Ou  bien  si,  tout  en 
le  jugeant,  elle  l'aime  encore,  il  est  bien  singulier 
qu'elle  ait  perdu  subitement  tout  souci  de  lui  plaire... 
Je  ne  dis  point  que  tout  cela  soit  inexplicable;  je 
voudrais  que  tout  cela  me  fût  expliqué.  Que  s'est-il 
donc  passé  enfin,  soit  entre  les  deux  amants,  soit 
dans  l'âme  de  Mari*  Anto,  depuis  le  moment  où  nous 
l'avons  vu  sauter  à  cheval  pour  rattraper  son  joli 
jeune  homme  à  la  station?... 

Celte  horreur  de  tout  développement  suivi,  de 
tout  éclaircissement  qui  nest  pas  en  action,  est  si 
forte  chez  M.  Alphonse  Daudet  que,  lorsqu'il  est 
obligé  de  nous  donner,  pour  établir  son  «  milieu  », 
certaines  explications  un  peu  longues,  il  n'hésite 
pas  à  employer  l'arlilice  d'une  correspondance  ou 
d'un  journal.  C'est  ainsi  (ju'il  imagine,  dan?  le  Nabab, 
les  mémoires  de  Passajon,  et,  dans  Vlmmortel,  les 
lettres  du  candidat  Freydet  à  sa  sœur.  Cet  artifice 
détonne  étrangement  dans  des  livres  où  le  souci  de 
la  vérité  est,  partout  ailleurs,  si  évident.  Car  il  se 
trouve  que  Fraydet   et  même  Passajon  ont  l'œil  et 


238  LES    CONTEMPORAINS, 

le  style  de  M.  Daudet,  ce  qui  nous  déconcerte  un  peu. 
Mais  tout  lui  paraît  préférable  à  l'exposition  liée, 
unie,  discursive.  (Croyez-vous  cependant  que  nous 
ne  nous  intéresserions  pas  davantage  au  candidat 
Freydet,  si  l'éducation,  la  jeunesse,  le  passé  de  ce 
hobereau  homme  de  lettres  nous  étaient  racontés 
tout  tranquillement,  tout  bellement,  à  la  papa?) 

Mêmes  intermittences  dans  la  marche  de  l'action 
que  dans  la  vie  des  personnages.  Ici^  trois  actions 
qui  s'entrecoupent  :  l'histoire  des  grandeurs  et  de  la 
chute  d'Astier-Réhu  ;  l'histoire  de  la  candidature 
académique  d'Abel  de  Freydet  et  des  progrès  de  la 
maladie  verte  chez  ce  brave  garçon  ;  Thist^ire  des 
manœuvres  de  Paul  Astier  h  la  poursuite  d'un  grand 
mariage.  Et,  sans  doute,  on  voit  aisément  le  lien 
des  deux  premières,  puisqu'elles  se  rapportent 
toutes  deux  à  l'Académie.  Il  n'est  pas  non  plus  diffi- 
cile de  reconnaître  que  l'histoire  du  fils  se  rattache 
à  celle  du  père  par  un  effet  de  contraste.  Même  il  y 
a,  dans  les  rencontres  de  ce  père  et  de  ce  fils,  qui 
n'ont  pas  une  idée  en  commun,  un  dramatique  froid 
navrant  qui  serre  le  cœur  (et  qui  serait  peut-être 
doublé  si  l'auteur  semblait  moins  persuadé  qu'Astier- 
Réhu  n'est  qu'une  horrible  vieille  bête)...  Mais  enfin 
cette  unité  secrète,  intérieure  du  livre,  M.  Alphonse 
Daudet  s'est  si  peu  donné  la  peine  de  nous  la  ren- 
dre sensible,  que  nous  pourrions  presque  affecter  de 
ne  pas  l'apercevoir.  J'ai  hâte  de  dire  que  cette  façon 
décomposer  ne  me  choque  point.  Elle  se  rapproche 


ALPHONSE    DAUDET.  239 

de  la  réalité  des  choses,  où  nulle  action  ne  se  pour- 
suit isolément,  où  toutes  s'enchevêtrent.  Je  n'ai 
voulu  que  constater  ce  retour  de  M.  Alphonse  Daudet 
aux  procédés  de  Nabab,  après  l'effort  de  VEvangéliste 
et  de  Saplio  vers  la  classique  unité  d'action. 

Troisièmement  :  même  absence  de  liaison  appa- 
rente dans  le  style  que  dans  les  caractères  et  dans 
la  composition  du  livre.  Pas  une  phrase  pleine, 
ronde,  de  tour  oratoire  ou  didactique.  C'est  une 
dislocation  ou,  pour  mieux  dire,  un  émiettement,  un 
poudroiement.  Jamais  on  n'a  fait  un  si  prodigieux 
usage  de  toutes  les  «  figures  de  grammaire  »  abré- 
vialives,  de  l'anacoluthe,  de  l'ellipse  et  de  ce  qu'on 
appellerait,  s'il  s'agissait  de  latin,  l'ablatif  absolu. 
Des  notations  brèves,  rapides,  saccadées,  toc-toc, 
comme  autant  de  secousses  électriques.  Pas  un 
poncif  ;  une  aitention  scrupuleuse,  maladive,  à 
traduire  la  sensation  immédiate  des  objets  par  le 
moins  de  mots  possibles  et  par  les  mots  ou  les  con- 
cours de  mots  les  plus  expressifs.  C'est  une  conti- 
nuelle invention  de  style,  si  audacieuse,  si  frémis- 
sante et  si  sûre  que,  les  meilleures  pages  de  Concourt 
mises  à  part,  on  n'en  a  peut-être  pas  vu  de  pareilles 
depuis  Suint-Simon.  Astier-Réhu  oserait  dire  que 
c'est  une  perpétuelle  hypotypose. 

J'ouvre  au  hasard  (et  je  vous  assure  que  ce  n'est 
point  ici  une  formule)  : 

«  Pour  midi,  la  messe  noire  {essayez  de  dire  la 
chose  en  moins  de  mots;  et  encore  il  y  a  une  image  I) 


240  LES    CONTEMPORAINS. 

et,  bien  avant  l'heure,  un  monde  énorme  affluait 
autour  de  Saint-Germain-des-Prés,  la  circulation 
interdite  {ablatif  absolu),  les  seules  voitures  d'invite's 
ayant  droit  d'arriver  sur  la  place  agrandie  {c'est  une 
sensation  que  vous  avez  certainement  éprouvée  :  une 
place  vide,  mais  entourée  d'une  foule,  paraît  beaucoup 
plus  grande;  la  sensation  est  ici  notée  pur  un  seul  motj, 
bordée  d'un  sévère  cordon  de  sergents  de  ville  espacés 
en  tirailleurs  {cela  encore  fait  image).  »  Ne  raillez 
point  mes  commentaires;  ne  dites  pas  que  chacune 
de  ces  -i  visions  »  est  assez  commune  et  que  vous  en 
auriez  été  capable.  C'est  possible.  Mais  songez  qu'en 
voilà  trois  ou  quatre  dans  la  première  phrase  venue. 
C'est  leur  fourmillement  qui  est  extraordinaire  dans 
celte  prose.  J'ouvre  encore  et  je  lis: 

«  ...Et  penchés,  soufflant  très  fort,  académiciens 
et  diplomates,  la  nuque  avancée,  leurs  cordons,  leurs 
grands-croix  ballant  comme  des  sonnailles,  montrent 
des  rictus  de  plaisir  qui  ouvrent  jusqu'au  fond  des 
lèvres  humides,  des  bouches  démeublées  laissant  en- 
tendre de  petits  rires  semblables  à  des  hennissements. 
Même  le  prince  d'Athis  humanise  la  courbe  mépri- 
sante de  son  profil  devant  ce  miracle  de  jeunesse  et 
de  grâce  dansante  qui, rfw  bout  de  ses  pointes,  décroche 
tous  ces  masques  mondains  ;  et  le  Turc  Alourad  Bey, 
qui  n'a  pas  dit  un  mot  de  la  soirée,  affalé  sur  un 
fauteuil,  maintenant  gesticule  au  premier  rang, 
gonfle  ses  narines,  désorbite  ses  yeux,  pousse  les  cris 
gutturaux  d'un  obscène  et  démesuré  Caragouss.  Dans 


ALPIIO?;  SE    DAUDET.  241 

ce  frenetisme  de  vivats,  de  bravos,  la  fillelle  volte, 
bondit,  dissimule  si  harmonieusement  le  travail  mus- 
culaire de  tout  son  corps  que  sa  danse  paraîtrait 
facile,  la  distraction  d'une  libellule,  sans  les  quelques 
pointes  de  sueur  sur  la  chair  gracile  et  pleine  du  décol- 
îetage  et  le  sourire  en  coin  des  lèvres,  aiguisé,  volon- 
taire, presque  méchant,  où  se  trahit  l'effort,  la  fatigue 
du  ravissant  petit  animal.  » 

Je  vous  prie  de  méditer  sur  cette  page.  Je  ne  veux 
plus  citer,  car  où  m^arrêterais-je  ?  Je  vous  engage 
seulement  à  relire  le  dîner  chez  la  duchesse  Pado- 
vani,  l'enterrement  de  Loisillon,  le  duel  de  Paul 
Astier,  etc..  Il  y  a  là-dedans, avec  un  peu  d'outrance 
tartarinesque,  une  concision  puissante,  une  ironie  à 
la  fi)is  très  violente  et  très  fine  ;  et  surtout,  jamais 
on  n'a  mieux  su  nous  enfoncer  les  choses  dans  les 
yeux,  rien  qu'avec  des  mots.  Et  notez  que  TefTort 
s'arrête  toujours  au  point  extrême  par  delà  lequel 
il  s'en  irait  tomber  dans  le  précieux  ou  dans  le  cha- 
rabia impressionniste.  Dans  ses  plus  grandes  au- 
daces, M,  Daudet  garde  un  instinct  de  la  tradition 
latine,  un  respect  spontané  du  génie  de  la  langue. 

(Je  ne  puis  m'empècher,  à  ce  propos,  de  vous  dire 
combien  la  Vie  parisienne  m'a  affligé  dernièrement 
.  par  son  commentaire  grammatical  de  ^Immortel, 
jugeant  cette  prose  d'après  la  syntaxe  du  dix-hui- 
tième siècle  elles  principes  de  l'abbé  le  Batteux... 
Savez-vous  les  phrases  que  la  Vie  parisienne  aurait 
dû  relever?  Il  y  en  a  deux,  sans  plus;  mais  elles 

LES    CONTEUP.     IV.  7*< 


242  LES    CONTEMPORAINS. 

sont  atroces.  Voici  la  première  :  «  En  cette  parfaite 
association,  sans  joie.,  une  seule  note  humaine  et 
naturelle^  l'enfant  ;  et  cette  note  troubla  fharmonie.  » 
Et  voici  l'autre  :  a  ...L'évolution  toute  naturelle  de  la 
douleur  débordante  à  ce  complet  apaisement  s'ac- 
centuait ici  de  Vappareil  du  veuvage  inconsolable, 
etc., .). 

Donc,  pour  tout  le  reste,  je  ne  veux  plus  qu'aimer 
et  admirer.  Et  voilà  que  je  ne  tiens  plus  du  tout  à 
mes  critiques  On  a  dit  que  les  personnages  de  V Im- 
mortel n'étaient  que  des  pantins  fort  expressifs, 
qu'ils  n'avaient  pas  de  «  dessous  ».  Ces  dessous  ne 
sont  pas  exprimés,  c'est  vrai,  mais  la  pantomime  de 
ces  véridiques  et  vivantes  marionnettes  est  si  juste 
que  chacun  de  leurs  gestes  ou  de  leurs  airs  de  tète 
nous  révèle  leur  âme  et  tout  leur  passé;  et  je  ne 
croirai  jamais  qu'un  romancier  qui,  rien  qu'en  no- 
tant des  mouvements  extérieurs  et  de  brefs  discours, 
a  pu  suggérer  à  M.  Brunetière  Pidée  d'un  si  beau 
roman  [Revue  des  Deux-Mondes  du  l"  août),  soit  un 
psychologue  si  insuffisant.  Complétons  ce  qu'il  nous 
donne,  sans  en  être  autrement  fiers  ;  car  ce  qu'il 
nous  donne,  c'est  ce  que  nous  n'aurions  pas  trouvé. 
Au  contraire,  ce  qui  manque  à  son  roman,  je  serais 
presque  capable  de  l'y  mettre,  et  le  père  .\stier-Réhu 
lui-même  saurait  nous  le  dire  etnousle  développer... 
Le  seul  don  de  l'expression  pittoresque,  à  up  pareil 
degré',  me  fait  passer  aisément  sur  une  psychologie 
peut-être  sommaire   et  sur   un  certain   manque    de 


ALPHONSE    DAUDET.  243 

renanisme...  Et  puis,  je  ne  sais  plus.  Après  huit 
jours  de  soleil,  voilà  le  froid  revenu,  un  froid  dur, 
brutal,  noir.  Nos  raisins  ne  mûriront  pas.  Je  n'ai 
rencontré  ce  matin,  dans  la  campagne,  que  des  fi- 
gures tristes.  Brr...  je  vais  me  chauffer  à  la  cuisine, 
—  aujourd'hui,  17  août. 


i 


ERNEST  RENAN 


LE   «  PRÊTRE   DE   NÉMI  »    (i). 

Lo  grand  magicien  nous  préparait  une  dernière 
.';;irprise  :  il  vient  d'écrire  une  œuvre  de  foi.  Telle  a 
été  mon  impression  dès  l'abord,  et  elle  m'est  demeu- 
rée, bien  que  le  livre  ait  produit  sur  d'autres  une  im- 
pression toute  contraire.  C'est  peut-être  qu'il  y  a 
plusieurs  façons  de  lire  et  d'entendre  M.  Renan,  et 
que,  cette  fois,  j'ai  choisi  la  bonne.  Le  Prêtre  de  Némi, 
contre  toute  attente,  m'a  édifié. 

Sans  doule  vous  y  reconnaîtrez  quelques-unes  des 
idées  que  M.  Renan  a  exprimées  déjà  (dans  les  Dia- 
logues philosoiihiques,  dans  Caliban,  dans  la  Fontaine 
de  Jouvence,  dans  les  Souvenirs,  dans  l'article  sur 
Amiel);  vous  y  retrouverez  son  dilettantisme,  son 
attitude  en  face  du   mon; le,  son  âme  hautaine  et 

(1)  Cf.  Les  Contemporains,  l,  et  Impressions  de  tluâtre,  i. 


246  LES    CONTEMPORAINS. 

tendre,  caressante  et  ironique,  attirante  et  fuyante. 
Et  pourtant  ce  n'est  plus  la  même  chose.  L'œuvre 
est  d'une  beauté  ujoins  perverse  (je  parle  ici  comme 
un  cœur  simple).  La  préoccupation  de  la  femme  y 
est  moins  aiguë  :  ce  n'est  plus  une  hantise.  Vous  y 
chercherez  en  vain  les  anciennes  fantaisies  de  néga- 
tion voluptueuse,  la  philosophie  du  suicide  délicieux 
de  Prospero.  Puis  le  doute,  s'il  n'est  pas  précisément 
absent  du  livre,  y  est  plus  austère  et  plus  triste.  Il 
semble  enfin  que,  des  opinions  confrontées  dans  le 
drame,  une  affirmation  se  dégage,  plus  nette  qu'on 
ne  l'attendait  de  M.  Renan,  et  qu'après  nous  avoir  si 
longtemps  troublés  autant  qu'il  nous  charmait,  il  se 
repose  aujourd'hui  dans  l'espèce  de  certitude  dont  il 
est  capable  et  dans  une  sérénité  moins  inquiétante 
pour  nous. 

Voilà  du  moins  ce  que  j'avais  cru  voir;  mais  je 
n'en  étais  pas  absolument  sur.  La  préface,  que  j'ai 
lue,  ensuite,  m'a  prouvé  que  j'avais  bien  vu.  «  J'ai 
voulu  dans  cet  ouvrage,  dit  M.  Renan,  développer 
une  pensée  analogue  à  celle  du  messianisme  hébreu, 
c'est-à-dire  la  foi  au  triomphe  définitif  du  progrès 
religieux  et  moral,  nonobstant  les  victoires  répétées 
de  la  sottise  et  du  mal.  »  Voyons  donc  sous  quel 
aspect  se  présente  l'acte  de  foi  de  M.  Renan 


ERNEST   RENAN  241 


I 


Qu'il  a  bien  fait  de  ressusciter  cette  vieille  forme  du 
conte,  du  dialogue,  du  drame  philosophique,  si  fort 
en  honneur  au  siècle  dernier,  et  comme  cette  forme 
convient  à  son  esprit!  Nulle  ne  se  prête  mieux  à 
l'expression  complète  et  nuancée  de  nos  idées  sur 
la  vie,  sur  le  monde  et  l'histoire.  Elle  fait  vivre  les 
abstractions  en  les  traduisant  par  une  fable  qui  est 
de  l'observation  généralise'e  ou,  si  on  veut,  de  la 
réalité  réduite  à  l'essentiel.  Elle  permet  de  présenter 
une  idée  sous  toutes  ses  faces,  de  la  dépasser  et  de 
revenir  en  deçà,  de  la  corriger  à  mesure  qu'on  la 
développe.  Elle  permet  de  s'abandonner  librement  à 
sa  fantaisie,  d'être  artiste  et  poète  en  même  temps 
que  philosophe.  Comme  la  fable  choisie  n'est  point 
la  représentation  d'une  réalité  rigoureusement  li- 
mitée dans  le  temps  et  dans  l'espace,  on  y  peut 
mettre  tout  ce  que  le  souvenir  et  l'imagination  sug- 
gèrent de  pittoresque  et  d'intéressant.  Il  n'est  point 
de  forme  littéraire  par  où  nous  puissions  exprimer 
avec  autant  de  finesse  et  de  grâce  ce  que  nous  avons 
d'important  à  dire.  Je  me  figure  que  le  conte  ou  le 
drame  philosophique  serait  le  genre  le  plus  usité 
dans  cette  cité  idéale  des  esprits  que  M.  Renan  a 
quelquefois  rêvée.  Car  les  vers  sont  une  musique  un 
peu  vaine  et  qui  combine  les  sons  selon  des  lois  trop 


248  LES    CONTEMPORAINS. 

inflexibles;  le  théâtre  impose  des  conventions  trop 
étroites,  nécessaires  et  pourtant  frivoles;  le  roman 
traite  de  cas  trop  particuliers,  enregistre  trop  de 
détails  éphémères  et  négligeables,  et  où  ne  sau- 
raient s'attacher  que  des  intelligences  enfantines. 
Au  contraire,  le  conte  ou  le  drame  philosophique  est 
le  plus  libre  des  genres,  et  ne  vaut,  d'autre  part, 
qu'à  la  condition  de  ne  rien  exprimer  d'insignifiant. 
C'est  pour  cela  que  M.  Renan  l'a  adopté.  L^ Histoire 
des  origines  du  christianisme  elle-même  tient  beau- 
coup du  conte  philosophique. 

Revenons  au  Prêtre  de  Némi.  C'est  un  étrange 
composé.  Nous  sommes  à  Albe-la-Longue,  pn'-s  du 
lac  Né/ni,  sept  cents  ans  avantl'ère  chrétienne.  Surla 
terrasse  du  rempart,  d'oiî  Ton  découvre  à  l'horizon 
les  murs  de  Rome  naissante,  nous  rencontrons  nos 
contemporains,  des  députés  de  l'extrême  droite,  des 
«  centre  gauche  )),des  opportunistes  et  des  anarchis- 
tes. Il  est  vrai  qu'il  faut  les  supposer  habillés  comme 
les  personnages  de  Masaccio  au  Carminé  de  Florence, 
et  que  la  sibylle  Carmenta  porte  la  robe  des  Vertus 
de  François  d'Assise  dans  le  tableau  de  Sano  di 
Pietro.  Mais  cela  n'empêche  point  le  grand  prêtre 
Antistius  de  parler  et  de  penser,  vingt-cinq  sièclps  à 
l'avance,  comme  M.  Ernest  Renan,  tout  en  tradui- 
sant au  passage  un  vers  d'Eschyle  et  un  vers  de 
Lucrèce  Et  l'histoire  se  termme  par  un  verset  de 
Jérémié  Tout  cela  fait  un  mélange  de  haute  saveur. 
On  voltige  sur  les  âges;  c'est  charmant.  Ce  drame 


ERNEST    RENAN.  249 

contient,  du  reste,  une  douce  satire  politique,  la 
peinture  d'un  peuple  décadent  vaincu  par  un  peuple 
jeune,  des  paysages,  une  idylle,  des  prières  et  des 
effusions  mystiques,  une  philosophie  de  l'histoire, 
une  concrptiiindu  monde.  Ce  drame  contient  même 
un  drame,  qu'il  faut  raconter  brièvement. 


II 


Une  tradition  veut  que  le  grand  prêtre  de  Némi 
n'arrive  au  sacerdoce  que  par  le  meurtre  de  son  pré- 
décesseur. Antistius  a  rompu  cette  tradition  en  se 
faisant  nommer  par  le  suffrage  populaire.  C'est  un 
homme  de  progrès,  un  rêveur.  Il  veut  épurer  le 
culte,  abolir  les  sacrifices  humains  ;  et,  quoique  Albe- 
la-Longue  ait  été  vaincue  par  Rome,  il  n'a  point  de 
haine  contre  les  vainqueurs;  il  est  plus  Latin  qu'Al- 
bin, il  prévoit  la  future  grandeur  de  Rome  et  son 
rôle  bienfaisant.  Mais  ce  novateur  mécontente  tout 
le  monde.  Les  citoyens  «  modérés  et  sensés  »  lui 
reprochent  de  hâter  la  décadence  d'une  société  qui 
se  décomposera  si  elle  ne  garde  ses  vieilles  institu- 
tions. Les  hommes  du  peuple  le  haïssent  parce  qu'ils 
tiennent  à  leurs  superstitions  et  «  parce  qu'il  n'a 
pas  l'air  d'un  prêtre  ».  Métius,  qui  représente  l'aris- 
tocratie, tout  en  reconnaissant  l'intelh'gence  et  la 
vertu  d'Antistius,  le  blâme    par  esprit   de   conserva- 


250  LES  CONTEMPORAI.NS. 

tion  et  par  patriotisme,  un  noble  e'iant  intércss(^ 
plus  qu'un  autre  au  maintien  des  coutumes  et  au 
salut  de  la  cité.  Liberalis,  un  peu  naïf,  admire  le 
grand  prêtre,  msis  conserve  des  craintes.  Gethegus, 
chef  des  de'magogues,  le  hait  par  bassesse  de  nature 
et  a  parce  qu'un  prêtre  est  un  aristocrate  comme  un 
autre  »  et  que  «  la  morale,  le  bien,  la  vertu  sont  en- 
core des  restes  de  prêtrise  ».  Le  plat  Tertius  lui- 
même,  a  organe  d'un  bon  sens  superficiel  »,  est  irrité 
«  parce  qu'il  ne  déteste  rien  tant  quePimaginalion  ». 
«  Je  vous  le  dis,  conclut  Vollinius,  une  cité  est  per- 
due quand  elle  s'occupe  d'autre  chose  que  de  la 
question  patriotique.  Questions  sociales,  religieuses, 
sont  autant  de  saignées  faites  à  la  force  vive  de  la 
patrie.  —  Titius  :  Oui,  on  meurt  par  le  fait  de  trop 
vivre,  comme  par  le  fait  de  ne  pas  vivre  assez.  — 
Voltinius:  Albe,  je  crois,  mourra  par  le  gâchis. — 
Tilius  :  On  va  bien  loin  avec  cette  maladie.  » 

Nous  sommes  maintenant  dansle  vestibule  du  tem- 
ple de  Diane.  Antistius  distribue  aux  pauvres  la 
viande  des  victimes,  ce  qui  fait  gronder  les  employés 
du  temple.  Les  Herniques  amènent  cinq  esclaves 
pour  être  sacrifiés  à  la  déesse  :  Antistius  délivre  les 
prisonniers  ;  mais  ses  sacristains  les  immolent  à  son 
insu.  Une  mère  dont  l'enfant  est  malade  lui  offre  de 
l'argent  :  «  Garde  tes  offrandes...  Oses- tu  croire  que 
!a  divinité  dérange  l'ordre  de  la  nature  pour  des 
cadeaux  comme  ceux  que  tu  peux  lui  faire  ?  —  Quoi  ! 
dit  la  mère,  tu  ne  veux  pas  sauver  mon  fils  ?  Mé- 


ERNEST    RENAN.  251 

chant  homme  !  »  Deux  amoureux  viennent  offrir 
deux  colombes  :  Antistius  délivre  les  colombes  et 
bénit  les  amoureux.  Arrive  une  députation  des  ^Equi- 
coles  :  il  s'agit  de  donner  une  nouvelle  constitution  à 
leur  cité.  «  Toutes  les  victimes  nécessaires  pour 
obtenir  l'assistance  des  dieux,  nous  les  fournirons. 
—  Consultez  l'esprit  des  pères,  répond  Antistius  ; 
pratiquez  la  justice  et  respectez  les  droits  des  hom- 
mes. —  Hé!  répliquent  les  iEquicoles,  s'il  ne  s'agit 
que  de  raison,  nous  avons  aussi  des  sages  parmi 
nous...  Voilà  la  première  fois  que  nous  voyons  un 
prêtre  ne  pas  pousser  aux  sacrifices.  »  Antistius,  resté 
seul,  se  désespère,  et  voilà  que  Carmenta,  sa  sibylle, 
sa  fille  spirituelle,  vient  à  lui,  découragée.  Elle  vou- 
drait bien  être  épouse  et  mère,  t  On  ne  délie  per- 
sonne du  devoir,  répond  le  prêtre.  —  Au  moins,  dit 
la  jeune  fille,  aimez-moi  un  peu.  La  femme  ne  fera 
jamais  le  bien  que  par  l'amour  d^un  homme.  —  Sœur 
dans  le  devoir  et  le  martyre,  je  t'aime  »,  dit  Antis- 
tius en  la  baisant  tristement  au  front. 

Cependant  tout  le  monde  veut  la  guerre  contre 
Rome,  même  les  démagogues,  parce  qu'ils  espèrent 
qu'une  révolution  en  sortira  ;  même  les  libéraux, 
parce  que  t  leur  retraite,  disent-ils,  serait  le  triom- 
phe de  l'absurde  ».  Antistius  se  prête  mollement  aux 
cérémonies  qui  doivent  accompagner  la  déclaration 
de  guerre.  Le  mécontentement  grandit  ;  un  scélérat, 
Casca,  égorge  le  grand  prêtre  et  lui  succède,  réta- 
blissant ainsi    l'anlique   tradition.    Mais  Carmenta, 


252  LES    CONTEMPOUAINS. 

surgissant,  frappe  Casca  d'un  coup  de  poignard  au 
cœur.  Puis  elle  prophétise  vaguement  et  magnifique- 
ment la  religion  future  et  le  triompfie  du  juste  et  du 
vrai...  A  ce  moment  on  apprend  que  Romulus  a  lue 
son  frère.  «  Mauvaise  nouvelle!  La  ville  est  fondée. 
La  fondation  de  toute  ville  doit  être  consommée  par 
un  fratricide  ;  au  fond  de  toutes  les  substructions 
Bolides,  il  y  a  le  sang  de  deux  frères.  »  Et  à  la  même 
heure  un  prophète  d'Israël,  captif,  qui  a  tout  vu  de 
Dabylone,  prononce  ces  paroles  : 

Ainsi  les  nations  s'exténuent  pour  le  vide  ; 
Et  les  peuple3  se  fatiguent  au  profit  du  fen 


m 


Il  est  difficile,  direz-vous,  d'imaginer  un  drame 
plus  décourageant  et  plus  sombre,  et  voilà  qui  ne 
ressemble  guère  à  une  œuvre  de  croyant.  —  Oui, 
si  l'on  s'en  tient  aux  faits.  Mais  il  y  a  le  rôle  d'An- 
tistius  ;  et,  justement,  si  les  faits  n'étaient  pas  ironi- 
ques, déconcertants,  cruels,  ce  rôle  ne  pourrait  être 
ce  qu'il  est:  un  long  acte  de  foi.  Antistius  finit  par 
reconnaître  qu'avec  ses  bonnes  intentions  il  a  fait 
plus  de  mal  que  de  bien,  et  qu'il  t  a  porté  préjudice 
à  la  patrie,  laquelle  repose  en  définitive  sur  des  pré- 
jugés généralement  admis.  >  Mais,  si  la  réalité  ne 
démentait  pas  son  rêve,  il  ne  croirait  pas,   il  serait 


£RNEST    RENAN.  253 

gûr,  et  la  certitude  abolirait  la  beauté  et  la  grandeur 
de  son  effort.  On  oublie  toujours  que,  dans  l'ordre 
moral,  nous  ne  pouvons  avoir  de  certitude  propre- 
ment dite,  mais  seulement  lede'sir  ou  plutôt  le  besoin 
que  ce  que  nous  jugeons  le  meilleur  existe,  —  besoin 
dont  l'intensité  se  traduit  en  affirmation.  On  peut 
dire  qu'en  ce  sens  M.  Renan  a  toujours  eu  la  foi  ; 
mais  cela  n'a  jamais  été  si  évident  que  dans  le  rôle 
du  prêtre  de  Némi. 

Il  est  clair,  en  effet,  qu'Antistius,  c'est  M.  Renan 
lui-même,  ou  du  moins  qu'il  est  le  porte-voix  des 
sentiments  dont  M.  Renan  est  le  plus  pénétré.  L'ac- 
cent du  rôle  suffirait  à  nous  en  convaincre  ;  mais 
nous  avons  le  témoignage  de  M.  Renan  lui-même  : 

«  ...  Laissez  ce  doux  rêveur  finir  tristement,  demander 
pardon  à  Dieu  et  aux  hommes  de  ce  qu'il  a  fait  de  bien.  Un 
jour,  à  un  point  donné  du  temps  et  de  l'espace,  ce  qu'il  a 
voulu  se  réalisera.  A  travers  toutes  les  déconvenues,  le  pau- 
vre Liberalis  s'obstinera  également  dans  sa  simplicité.  Mé- 
tius,  i' aristocrate  méchant  et  habile,  qui  se  moque  de  l'huma- 
nité, sera  confondu.   G aneo  sera  pardonné  avant  lui...  » 

Ainsi  M.  Renan  répudie  nettement  les  opinions  de 
Métius  ;  et  même  on  peut  trouver  —  chose  absolu- 
ment inattendue  —  qu'il  est  un  peu  dur  pour  ce 
sceptique  élégant.  C'est  en  cela  surtout  que  consiste, 
à  mon  avis,  ie  progrès  décisif  de  M.  Renan  dans  la 
foi.  Car  jusqu'à  présent  les  personnages  où  Ton  était 
autorisé  à  croire  qu'il  s'était  incarné  étaient  toujours 
un  composé   d'Anlislius   et   de  Métius.  Toutes    les 

LES    CONTEUP,     IV.  8 


234  LES    CONTEMPORAINS, 

ironies  inquiétantes  de  ce  dernier,  vous  les  retrou- 
verez éparses  dans  les  discours  de  Théophraste,  de 
Théoctiste  et  de  Prospero.  M.  Renan  s'est  enfin  puri- 
fié de  Métius,  ou,  si  vous  préférez,  il  ne  lui  donne 
plus,  dans  les  dialogues  qu'ont  entre  eux  les  lobes 
de  son  cerveau,  qu'un  rôle  d'avertisseur.  Comparez 
un  peu  les  dénouements  de  la  Fontaine  de  Jouvence 
et  du  Prêtre  de  ISémi.  Tandis  que  Prospero  s'éteint 
voluptueusement  entre  les  bras  des  sœurs  Célestine 
et  Euphrasie,  les  nonnes  douces  et  jolies  élevées 
pour  la  distraction  des  cardinaux,  Antistius  meurt 
pour  ses  chimères  d'une  mort  sanglante.  Le  vieux 
magicien  s'est  sanctifié  :  il  a  chassé  le  démon  mo- 
queur qui  était  en  lui. 

Or,  si  Antistius  est  bien  réellement  l'interprète  des 
pensées  les  plus  chères  à  M.  Renan,  on  peut  constater 
que  M.  Renan  croit  encore  à  bien  des  choses.  Car 
Antistius  croit  en  Dieu,  ou  plutôt,  comme  il  est  im- 
possible que  la  conception  d'un  Dieu  personnel  ne 
tourne  pas  h  l'anthropomorphisme,  il  croit  au  divin. 
«  Les  dieux  sont  une  injure  à  Dieu  ;  Dieu  sera,  à  son 
tour,  une  injure  au  divin.  »  Il  croit  à  la  raison,  à  un 
ordre  éternel.  Il  croit  au  progrès,  au  futur  avènement 
de  la  religion  pure.  <  Toujours  plus  hauti  toujours 
plus  haut  I  Coupe  sacrée  de  Némi,  tu  auras  éternel- 
lement des  adorateurs.  Mais  maintenant  on  te 
souille  par  le  sang;  un  jour,  Fhomme  ne  mêlera  à 
tes  flots  sombres  que  ses  larmes.  Les  larmes,  voilà 
le  sacrifice  éternel,  la  libation  sainte,  l'eau  du  cœur. 


ERNEST    RENAN.  255 

Joie  infinie  I  Oh  !  qu'il  est  doux  de  pleurer  I  »  Même 
après  que  l'étroitesse  d'esprit  et  la  grossièreté  de  ses 
compatriotes  Font  dépouillé  de  ses  illusions,  il  croit 
encore  :  a  Ne  serait-il  pas  mieux  de  les  laisser  sui- 
vre leur  sort  et  de  les  abandonner  aux  erreurs  qu'ils 
aiment  ?  Mais  non.  Il  y  a  la  raison,  et  la  raison 
n'existe  pas  sans  les  hommes.  L'ami  de  la  raison  doit 
aimer  l'humanité,  puisque  la  raisonne  se  réalise  que 
par  l'humanité...  0  univers,  ô  raison  des  choses,  je 
sais  qu'en  cherchant  le  bien  et  le  vrai  je  travaille 
pour  toi.  »  Il  croit  à  l'obligation  de  se  sacrifier  pour 
les  fins  de  l'univers,  telles  qu'il  nous  a  été  donné  de 
les  concevoir.  Et  voici  l'un  de  ses  derniers  cris: 
a  Impossible  de  sortir  de  ce  triple  postulat  de  la  vie 
morale  :  Dieu,  justice,  immortalité  !  La  vertu  n'a  pas 
besoin  de  la  justice  des  hommes;  mais  elle  ne  peut 
se  passer  d'un  témoin  céleste  qui  lui  dise  :  Courage  ! 
courage  !  Mort  queje  vois  venir,  que  j'appelle  et  que 
j'embrasse,  je  voudrais  au  moins  que  tu  fusses  utile 
à  quelqu'un,  à  quelque  chose,  fut-ce  à  la  distance  des 
confins  de  l'infini...  »  Il  est  vrai  que  lorsqu'il  a  vu, 
par  le  cynique  dialogue  de  Ganeo  et  de  Sacrificulus, 
ce  que  deviennent  ses  doctrines  en  passant  dans  des 
âmes  basses  qui  n'en  comprennent  que  les  négations, 
il  recule  épouvanté  et  renie  son  œuvre  involontaire. 
Mais  il  y  a  encore  dans  son  cri  de  désespoir  un  acte 
de  foi  :  «  Oui,  une  vérité  n'est  bonne  que  pour  celui 
qui  Ta  trouvée.  Ce  qui  est  nourriture  pour  l'un  est 
poison  pour  l'autre.  0  lumière,   qui  m'as  induit  à 


f;6  LES    CONTEMPORAINS, 

t'aimer,  sois  maudite  !  Tu  m'as  trahi.  Je  voulais  amé- 
liorer l'homme  ;  je  l'ai  perverti.  Joie  de  vivre,  prin- 
cipe de  noblesse  et  d'amour,  tu  deviens  pour  ces 
misérables  un  principe  de  bassesse.  Mon  expiation 
sera  qu'ils  me  tuent.  Ah  !  vous  dites  qu'on  ne  meurt 
que  pour  des  chimères.  On  verra...  » 

Je  demande  s'il  est  possible,  en  dehors  des  reli- 
gions positives,  d'avoir  une  foi  plus  complète  et  plus 
précise.  Je  serais  curieux  de  connaître  le  credo  de 
plusieurs  de  ceux  qui  qualifient  M.  Renan  de  scepti- 
que. Espérer  que  le  juste  et  le  bien  seront  un  jour 
réalisés  quelque  part  et,  en  attendant,  y  conformer 
notre  \ie,  que  pouvons-nous  de  plus?  Quand  le 
train  des  choses  humaines,  aie  considérer  en  philo- 
sophes, devrait  nous  faire  conclure  au  nihilisme 
absolu,  n'est-ce  rien  de  proclamer  quand  même 
qu'une  œuvre  mystérieuse  et  bonne  s'accomplit  dans 
l'univers  ?  Ce  sont  justement  ceux  qui  ne  conforment 
leur  conduite  qu'à  leur  intérêt  propre  et  tout  au  plus 
à  l'intérêt  de  la  petite  collection  d'hommes  d^nt  ils 
font  partie,  ce  sont  eux,  —  les  Métius  et  les  LiberaUs 
d'aujourd'hui,  —  qui  sont  des  hommes  de  peu  de  loi. 
Et,  tandis  qu'ils  reprochent  à  M.  Renan  son  scepticisme 
dissolvant,  c'est  en  réalité  le  manque  de  foi  qui  les 
pousse  si  résolument  à  1  action. 


EUNEST   REiNA:I.  237 


IV 


Maintenant  il  est  certain  que  la  foi  de  M.  Renan  a 
sa  couleur  et  son  accent,  et  qu'elle  n'est  pas  précise'- 
ment  celle  du  charbonnier.  Et  notez  qu'il  y  a  des 
charbonniers  même  en  philosophie. 

Faisons  d'abord'une  remarque.  On  s'est  habitué  à 
ne  donner  presque  le  nom  de  foi  qu'aux  croyances 
imposées  par  les  religions.  Et,  en  effet,  cette  foi  est  la 
plus  fixe  et  la  plus  solide,  étant  délimitée  par  des 
dogmes  ;  et  elle  prend,  ou  peut  s'en  faut,  chez  les 
fidèles,  tous  les  caractères  de  la  certitude,  étant  en- 
foncée dans  leur  cœurpar  l'éducation  et  y  étant  main- 
tenue par  la  terreur.  A  côté  de  celle-là  la  foi  volon- 
taire et  acquise,  mouvement  du  cœur  qui  désire  que 
ce  que  la  raison  conçoit  comme  le  bien  soit  aussi  le 
vrai,  n'a  plus  l'air  d'être  la  foi.  Et  pourtant  les  deux 
sentiments  sont  au  fond  identiques.  La  prière  d'An- 
tistius  n'est  pas  moins  un  acte  de  foi  que  la  démarche 
des  iEquicoles  venant  consulter  l'oracle.  Seulement, 
à  mesure  que  croissent  nos  lumières,  la  foi,  tout  en 
s'épurant,  participe  moins  de  la  certitude,  et  n'est 
plus  que  ce  qu'elle  peut  être  :  une  aspiration  pas- 
sionnée. 

C'est  bien  le  cas  pour  M.  Renan.  Mais  d'autres 
causes  encore  ont  contribué  à  obscurcir  sa  foi  aux 
yeux  des  gens  superficiels. 


228  LES    CONTEMPORAINS. 

Il  n'est  pas  d'écrivain  qui  ait  paru  plus  ondoyant  et 
plus  insaisissable,  à  qui  l'on  ait  prêté  plus  de  dessous 
et  de  tréfonds,  de  plus  inextricables  ironies  et  des 
fantaisies  plus  diaboliques.  J'ai  donné  moi-même 
dans  ce  travers  de  croire  que  M.  Renan  manquait 
tout  à  fait  de  naïveté.  J'en  fais  bien  mon  mea  culpa. 
Je  crois  à  présent  que  le  meilleur  moyen  de  com- 
prendre M.  Renan,  c'est  de  lire  d'une  âme  confiante 
ce  qu'il  écrit  et  de  n'y  point  chercher  plus  de  malice 
qu'il  n'en  a  mis.  Si  M.  Renan  nous  semble  si  com- 
pliqué, c'est  que,  les  éléments  dont  se  compose  son 
génie  total  étant  nombreux,  divers  et  quelquefois 
contradictoires,  il  les  laisse  transparaître  dans  son 
œuvre  avec  une  parfaite  sincérité.  En  d'autres  termes, 
s'il  paraît  si  peu  candide,  c'est  à  force  de  candeur. 

Ainsi  s'explique  tout  ce  qui,  dans  ses  livres,  nous 
étonne  et  nous  met  en  défiance,  même  en  nous  sédui- 
sant. —  Après  avoir  affirmé  quelque  grande  vérité 
morale,  insinue-t-il  que  le  contraire  serait  possible, 
que  cette  affirmalion  n'est  en  somme  qu'une  espé- 
rance ?  C'est  qu'il  a  cru,  autrefois,  d'une  foi  entière 
et  absolue  à  des  dogmes  dont  il  s'est  détaché  depuis, 
et  que  cette  aventure  l'a  rendu  prudent.  —  Au 
milieu  d'une  effusion  mystique  et  lyrique,  s'arrête- 
t-il  tout  à  coup  pour  nous  jeter  quelque  impitoyable 
réflexion  sur  le  train  brutal  et  fatal  des  choses  hu- 
maines ?  C'est  qu'il  les  connaît  pour  les  avoir  étu- 
diées dans  le  passé  et  dans  le  présent  et  que,  s'il  est 
poète,  il  est  historien.  —  Ou  bien  parmi  de   magnifi- 


ERiNEST    RENAN.  2j9 

ques  paroles  sur  la  vertu,  il  nous  avertit  subitomont 
qu'elle  n'est  que   duperie,  et  cela  nous  scandalise  ; 
mais  ce  n'est  pourtant  qu'une  façon    de  dire  que  la 
vertu  est  à  elle-même  sa  très  réelle  récompense.  S'il 
ne  le  dit  pas,  c'est  scrupule  de  Breton  héroïque,  à 
qui  nul  sacrifice  ne  paraît  assez  entier,  ou,  si  vous 
voulez,  illusion  d'une  conscience  infiniment  délicate 
qui  veut  nous  surfaire  la  vertu.  —  S'il  garde  parfois 
dans  l'expression  des  sentiments  les  plus  éloignés  du 
christianisme,  l'onction  chrétienne  et  le  ton  du  mys- 
ticisme  chrétien,    nous   croyons  ces   combinaisons 
préméditées  et  nous  y  goûtons  comme  le  ragoût  d'un 
très  élégant  sacrilège.  Point:  c'est  l'ancien  clerc  de 
Saint-Sulpice  qui  a  conservé  l'imagination  catholi- 
que. —  S'il  témoigne  de  son  respect  et  de  sa  sym- 
pathie  pour  les  choses  religieuses,   pour  les  men- 
songes sacrés  qui  aident  les  hommes  à  vivre,   qui 
leur  présentent  un  idéal  accommodé  à  la  faiblesse  de 
leur  esprit,  nous  y  voulons  voir  une  raillerie  secrète. 
Mais  c'est  nous  qui  manquons  de  respect  :  pourquoi 
le  sien  ne  serait-il  pas  sincère  ?  —  Si  telle    pensée 
nous  scandalise,  prenons  garde  :  c'est  que  nous  ne 
lisons  pas  bien.  C'est  que,   voulant   exprimer  quel- 
que opinion  singulière  dont  il  n'est  pas    lui-même 
bien  sûr,  il  a  cherché  exprès,  pour  la  traduire,   une 
forme  hardie  et  inattendue  dont  Texcr^s  nous   fasse 
sourire  et  nous  avertisse.  Ne  nous  a-t-il  pas  prévenu 
qu'il  écrivait  souvent  cum  grnno  salis?  Ce  grain  de 
sel,  il  est  toujours  facile  de  voir  où  il  l'a  mis.  —  Si 


260  LES    CONTEMPORAINS. 

la  femme  le  préoccupe,  s'il  parle  d'elle  avec  un  mé- 
lange de  dédain  et  d'adoration  qui  n'est  qu'à  lui,  ces 
deux  sentimentss'expliquent  par  son  passé  ecclésias- 
tique et  par  la  longue  austérité  de  sa  jeunesse  : 
voudriez-vous  qu'il  abordât  la  femme  avec  la  belle 
tranquillité  de  M.  Armand  Silvestre  ?  —  S'il  rêve, 
c'est  le  Breton  qui  rêve  en  lui  ;  s'il  raille,  c'est  le 
Gascon  qui  prend  la  parole  ;  s'il  prie,  c'est  l'ancien 
lévite  ;  s'il  se  défie,  c'est  l'historien.  On  ne  peut  vrai- 
ment pas  attendre  des  livres  simples  d'un  poète  qui 
est  un  savant,  d'un  Breton  qui  est  un  Gascon,  d'un 
philosophe  quia  été  séminariste.  S'il  est  divers  jus- 
qu'à la  contradiction,  c'est  qu'il  a  l'esprit  merveilleu- 
sement riche.  Remarquez  ce  qu'a  de  singulier  et 
d'unique  le  cas  de  cet  hébraïsant,  de  cet  érudit,  de  ce 
philologue  qui  se  trouve  être  un  des  plus  grands 
poètes  qu'on  ait  vus,  et  jugez  de  tout  ce  qu'il  faut 
pour  remplir,  comme  dit  Pascal,  l'entre-deux. 

Il  est  candide  puisque,  étant  compliqué,  il  s'est 
toujours  montré  tel  qu'il  était.  Il  est  candide,  et  je 
n'en  veux,  pour  dernière  preuve,  que  la  simplicité 
avec  laquelle,  dans  sa  préface,  il  se  compare  tour  à 
tour  à  Platon,  à  Shakespeare  et  à  Edgar  Poë.  Mais  — 
et  je  retourne  ici  ma  proposition,  — s'il  est  candide, 
il  reste  complexe,  et  j'avoue  que  cette  complexité  ne 
permet  pas  de  voir  toujours  très  clairement  l'homme 
de  foi  que  j'ai  découvert  dans  le  Prêtre  de  Némi^  et 
qui  s'y  trouve. 


ERNEST    RENAN.  2?! 


Au  si'cle  rlernier,  le  Prêtre  de  Xcmi  eût  été,  avec 
toutes  les  différences  que  vous  devinez  sans  peine,  un 
conte  philosophique  de  vingt  pages  intitulé  :  Antis- 
tins,  ou  Toute  vérité  n'est  pas  bonne  à  dire.  Relisez 
quelques  contes  de  Voltaire  ou  de  Diderot  ;  puis  reli- 
sez Caliban,  la  Fontaine  de  Jouvence  et  le  Prêtre  de 
Nénii  :  vous  pourrez  mesurer  de  combien  de  notions 
et  de  sentiments  s'est  enrichie,  en  cent  ans,  l'àme 
humaine  ;  et  vous  déborderez  de  reconnaissance  et 
d'amour  pour  le  plus  suggestif  et  le  plus  ensorcelaiil 
de  nos  grands  écrivains. 


M.  EMILE  ZOLA 


c   L'ŒUVRE   D 

J'ai  essayé  de  définir  (1)  il  y  a  un  an,  Timpres- 
sion  que  faisaient  sur  moi,  pris  dans  leur  ensemble, 
les  romans  de  M.  Emile  Zola.  Or,  bien  que  nous 
soyons,  nous  et  le  monde,  dans  un  flux  perpétuel, 
et  qu'il  y  ait  d'ailleurs  quelque  plaisir  à  changer 
(d'abord  on  jouit  ainsi  des  choses  en  un  plus  grand 
nombre  de  façons,  et  puis  cette  faculté  de  recevoir 
du  même  objet  des  impressions  diverses  peut  aussi 
bien  passer  pour  souplesse  que  pour  légèreté  d'es- 
prit), toutefois,  et  je  le  dis  à  ma  honte,  je  n'ai  pas 
assez  changé  dans  cet  Cr^pace  d'une  année  pour  avoir 
rien  d'essentiel  à  ajouter  à  ce  que  j'ai  dit  déjà.  Mais 
du  moins  le  nouveau  livre  du  poète  des  Rougon-Mac- 
quart  m'a  donné  la  joie  d'assister  au  développement 
prévu  de  ce  génie  robuste  et  triste,  de  retrouver  sa 

(1)  Cf.  Let  Contemporains,  I. 


264  LES    CONTFMPORAINS. 

vision  particulière,  ses  habitudes  d'esprit  et  de 
plume,  ses  manies  et  ses  procédés,  d'autant  plus 
faciles  à  saisir  cette  fois  que  le  sujet  où  ils  s'appli- 
quent appelait  peut-être  une  autre  manière  et  se 
présentait  plutôt  comme  un  sujet  d'étude  psycholo- 
gique (je  risque  le  mot,  quoiqu'il  soit  de  ceux  que 
M.  Zola  ne  peut  entendre  sans  colère). 

Et  le  livre  présente  encore  un  autre  intérêt,  et  des 
plus  rares.  M.  Zola  s'y  est  peint  en  personne.  A  côté 
de  Claude  Lanlier,  l'artiste  impuissant  tué  par  son 
œuvre,  il  nous  montre  Sandoz,  l'artiste  triomphant 
qui  vit  d'elle  parce  qu'il  a  su  la  faire  vivre.  Le  ver- 
tueux romancier  naturaliste  qu'on  entrevoj'ail  dans 
Pot-Bouille,  le  monsieur  du  second,  le  seul  locataii'e 
propre  de  la  maison  de  la  rue  Ghoiseul,  traverse 
l'Œuvre  à  la  façon  d'un  bon  Dieu,  faisant  le  bien  et 
prononçant  des  discours.  Nous  savons  donc  sous 
quels  traits  M.  Zola  se  voit  comme  homme  et,  ce 
qui  nous  touche  davantage,  comme  romancier;  nous 
savons  ce  qu'il  est  ou  ce  qu'il  croit  être.  L'auteur 
lui-même,  dans  ce  précieux  roman,  nous  enseigne 
comment  il  conçoit  le  roman  ;  et  nous  avons  à  la 
fois  sous  les  yeux  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  a  voulu 
faire. 


I 


Voici    le  plus  complet  des  discours    où  Sandoz 
expose  ses  théories  : 


EMILE    ZOLA.  2:5 

<r  Heia  ?  étudier  l'hotiTiie  tel  qu'il  est,  non  plus  leur 
pantin  métaphysique,  mais  l'iiorarae  physiologique,  déter- 
miné parle  milieu,  agissant  sous  le  jeu  de  tous  ses  organes... 
N'est-ce  pas  une  farce  que  cette  étude  continue  et  exclusive 
de  la  fonction  du  cerveau,  sous  prétexte  que  le  cerveau  est 
l'organe  noble  ?...  La  pensée,  la  pensée,  eh!  tonnerre  de 
Dieu  !  la  pensée  est  le  produit  du  corps  entier.  Faites  donc 
penser  un  cerveau  tout  seul,  voyez  donc  ce  que  devient  la 
noblesse  du  cerveau  quand  le  ventre  est  malade!...  Non! 
c'est  imbécile  ;  la  philosophie  n'y  est  plus,  la  science  n'y  est 
plus  ;  nous  sommes  des  positivistes,  des  évolutionnistes,  et 
nous  garderions  le  mannequin  littéraire  des  temps  classiques, 
et  nous  continuerions  à  dévider  les  cheveux  emmêlés,  de  la 
raison  pure!  Qui  dit  psychologue  dit  traître  à  la  vérité. 
D'ailleurs,  plmiologie,  psychologie,  cela  ne  signifie  rien  : 
l'une  a  pénétré  l'autre,  toutes  deux  ne  sont  qu'une  aujour- 
d'hui, le  mécanisme  de  l'homme  aboutissant  à  la  somme 
totale  de  ses  fonctions...  Ah!  la  formule  est  là;  notre  révo- 
lution moderne  n'a  pas  d'autre  base;  c'est  la  mort  fatale  de 
l'antique  société,  c'est  la  naissance  d'une  société  nouvelle, 
et  c'est  nécessairement  la  pou^-sée  d'un  nouvel  art,  dans  ce 
nouveau  terrain...  Oui,  on  verra  la  littérature  qui  va  germer 
pour  le  prochain  siècle  de  science  et  de  démocratie  1  » 

Si  VOUS  voulez  mon  sincùre  avis,  je  trouve  que 
ces  propos  sentent  à  plein  la  secte  et  l'école.  Il  y  a 
du  pédanlisme  dans  ce  débraillé,  et  de  la  naïveté 
dans  ces  affirmations  méprisantes  et  superbes.  Il  est 
difficile  de  rien  imaginer  de  plus  intolérant,  de  plus 
vague  et  de  plus  faux.  Le  bon  Sandoz  se  grise  de 
grands  mots  {positivistes,  évolutionnistes),  comme  un 
illettré  dans  une  réunion  publique.  Saisissez-vous 
clairement  la  relation  entre  l'avènement  de  la  dé- 
mocratie et  celui  du  naturalisme,  qui  est  une  litté- 
rature d'aristocrates  et  de  mandarins  ?  —  «  Qui  dil 


266  LES    CONTEMPORAINS, 

psychologue  dit  traître  à  la  vérité  »,  voilà  une  opi- 
nion d^une  singulière  candeur.  Il  suffît  de  dire  que 
la  psychologie  n'est  pas  toute  la  vérité.  Mais  la  phy- 
siologie seule  l'est  encore  moins.  Il  est  tout  à  fait 
puéril  de  diviser  les  romanciers  en  psychologues, 
tous  idiots  ou  charlatans,  et  en  ph3'siologisles,  seuls 
peintres  du  vrai.  Au  fond,  il  y  a  de  bons  et  de  mau- 
vais romanciers;  et,  parmi  les  bons,  il  y  en  a  qui 
expriment  surtout  le  monde  extérieur  et  les  sensa. 
lions,  et  d'autres  qui  analysent  de  préférence  les 
sentiments  et  les  pensées;  et  ceux-ci  ne  sortent  pas 
plus  de  la  réalité  que  ceux-là.  Me  pardonnera-t-on 
de  répéter  des  choses  aussi  banales  ?  Mais  c'est  que, 
pour  ce  brave  Sandoz,  la  psychologie  est  je  ne  sais 
quoi  d'absurde,  de  suranné,  de  ridicule,  de  gothi- 
que, de  tout  à  fait  en  dehors  du  monde  réel.  Or  la 
psychologie  est  tout  uniment,  pour  les  philosophes, 
1  élude  expérimentale  des  facultés  de  Tesprit,  et, 
pour  le  romancier,  la  description  des  sentiments  que 
doit  é[)rouver  une  créature  humaine,  étant  donnés 
son  caractère,  son  tempérament  s'il  y  a  lieu,  et  une 
situation  particulière.  Est-ce  donc  quelque  chose  de 
si  chinois  et  de  si  scolastique  ?I1  y  a,  pour  le  moins, 
autant  de  psychologie  que  de  physiologie  dans 
Balzac;  il  y  en  a  plus  dans  Stendhal  :  et  je  ne  pense 
pas  pourtant  que  ni  l'un  ni  l'autre  se  soient  amusés 
à  a  dévider  les  cheveux  emmêlés  de  la  raison  pure  ». 
Aix  fait,  qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  Adolphe  est 
aussi  vrai  que  GerminaU  et  même  Indiana  que  Nana. 


EMILE    ZOLA.  2CT 

Ce  ne  sont  pas  les  mêmes  personnages  ni  le  même 
point  de  vue,  voilà  tout.  Il  est  trèsjuste  de  dire  que 
«  physiologie,   psychologie,   cela  ne  signifie  rien  », 
qu'on   ne   saurait  les   séparer  absolument,    et  que 
celle-ci  est  le  prolongement  de  celle-là  (le  caractère 
dépendant  du  tempérament  et  quelquefois  du  milieu, 
et  tout  sentiment  ayant  son  point  de  départ  dans  une 
sensation).  Seulement  il  y  a  des  êtres  primitifs  chez 
qui  ce  prolongement  n'est  presque  rien,  et  d'autres 
plus  raffinés  chez  qui  ce  prolongement  est  presque 
toute  la  vie.  Dans  ce  dernier  cas,  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi il  serait  interdit  de  sous-entendre  une   partie 
des  origines  physiologiques  de  Tétat  d'âme  et  d'es- 
prit qu'on  veut  analyser,  et  de  faire  de  cette  analyse 
son  objet  principal.  M.   Paul  Bourget,  en  écrivant 
Un  crime  d'amour,  est  resté  en  pleine  réalité.  Et  on 
est  tenté  parfois  de  trouver  cette  étude  du  réel  invi- 
sible  aussi    attachante  que  celle   du   visible  réel. 
Sandoz  rapetisse  étrangement  le  domaine  de  l'art, 
et,  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  cet  enragé  croit 
l'agrandir!  Ah!  que  le  monde  est  donc  plus  vaste, 
plus  profond,  plus  varié  et  plus  amusant  qu'il  ne  le 
voit!    Et  que  les  états  de  certaines  âmes  sont  plus 
intéressants  en  eux-mêmes  que  les  événements  exté- 
rieurs qui  les   «  conditionnent  »  I  J'ai  peur  que   le 
bon  Sandoz  n'ait  jamais  vu  que  la  surface  grossière 
de  la  vie  et  son  écorce.  Je  suis  charmé  que  le  natura- 
lisme soit  venu  :  il  a  fait  une  besogne  utile  et  peut- 
être  nécessaire;  mais  quelle  horreur  et  quel  ennui, 


2C3  LES    CONTEMPORAINS. 

Dieu  juste  I  s'il  n'y  avait  plus  au  monde  que  des 
romanciers  naturalistes!  Déjà  même  le  naturalisme 
paraît  «  dater  »,  est  presque  aussi  vieux  que  le 
romantisme  :  tout  va  si  vite  aujourd'hui!  Et  parmi 
les  naturalistes  il  n'y  a  guère  que  M.  Zola  qui  m'at- 
tire encore;  mais  ce  qui  est  vivant  en  lui,  ce  n'est 
pas  son  naturalisme,  c'est  lui-même. 


II 


Ce  que  je  vois  de  plus  clair  dans  la  déclaratirn  de 
principes  un  peu  irouble  de  Zola-Sandoz,  c'est  qu'il 
aspire  à  mettre  dans  ses  romans  plus  de  vérité  qu'on 
n'avait  fait  avant  lui.  Or,  à  chaque  livre  nouveau  du 
puissant  romancier,  je  doute  davantage  qu'il  y  ait 
réussi.  N'est-ce  pas  M.  Zula  lui-même  qui,  bien  ins- 
piré ce  jour-là,  a  dit  que  l'art  était  c  la  réalité  vue  à 
travers  un  tempérament  »  ?  Eh  bien,  son  œuvre  est 
assurément  de  celles  où  la  réahté  se  trouve  le  plus 
profondément  transformée  par  le  tempérament  de 
l'artiste.  Son  observation  est  souvent  vision;  son  réa- 
lisme, poésie  sensuelle  et  sombre.  Notez  que  ce  sont 
là  des  constatations  et  non  point  des  reproches.  Si 
M.  Zola  ne  fait  pas  toujours  ce  qu'il  croit  faire,  je 
m'en  réjouis,  car  ce  qu'il  fait  est  magnifique  et 
surprenant.  Voyez  comment,  dans  son  dernier 
roman,  un  drame  tout  moral  et  tout  intime  se  tourne 


EMILE    ZOLA.  2C3 

peu  à  peu    en  un  puème  symbolique,  grandiose    et 
tout  matériel. 

L'histoire,  la  voici  en  deux  mots.  Le  peintre 
Claude  Lantier,  ge'nie  novateur  et  incomplet,  ren- 
contre sur  son  chemin  une  fille  charmante,  Chris- 
tine, qui  l'adore  et  lui  est  passionnément  dévouée.  Il 
l'aime  un  temps,  puis  est  repris  par  la  peinture,  se 
détache  de  sa  compagne,  la  fait  horriblement  souf- 
frir sans  le  savoir,  et,  après  des  années  d'efforts 
douloureux  et  d'essais  avortés,  convaincu  enfin  et 
désespéré  de  son  impuissance,  se  pend  devant  son 
grand  tableau  inachevé.  —  Le  milieu  où  se  déroule 
le  drame,  c'est  le  monde  des  artistes  (peintres,  sculp- 
teurs, hommes  de  lettres).  —  L'époque,  c'est  la  lin 
du  second  empire. 

La  date  même  de  l'action  nous  fait  déjà  soup- 
çonner que  les  théories  de  Sandoz  ne  seront  pas 
aussi  rigoureusement  appliquées  ici  que  se  l'imagine 
M.  Zola.  C'est  bien  loin,  le  second  empire.  Et 
M.  Zola  s'est  enlevé  le  droit  d'en  sortir.  Il  n'y  a  pas 
d'exemple  qu'un  écrivain  se  soit  chargé  de  plus  de 
chaînes  et  enfermé  dans  une  prison  plus  étroite  que 
ce  superbe  romancier.  Balzac,  du  moins,  ne  s'est 
jamais  interdit  les  sujets  immédiatement  contempo- 
rains et  n'a  découvert  qu'après  coup  et  sur  le  tard 
le  plan  de  la  Comédie  humaine.  Mais  M.  Zola  est  captif 
d'une  doctrine,  captif  d'une  époque,  captif  d'une 
famille,  captif  d'un  plan.  Il  semble  que  la  meilleure 
condition  pour  écrire  des  romans  vrais,   ce  soit  de 


270  LES    CONTEMPORaIXS. 

vivre   en   pleine   réalité  actuelle  et  de   laisser  les 
sujets  vous  venir  d'eux-mêmes  :  M.  Zola  vit  dopuis 
des  années  loin  de  Paris,  en  ermite,  dans  une  soli- 
tude farouche.  II  ne  voit  plus  rien,  n'entend  plus 
rien.    Le   monde  a   changé   en  seize   ans  :   lui  ne 
bouge;  il  ne  lève  plus  de  dessus  son  papier  à  copie 
sa  face   congestionnée.  Il  ne    songe  même  plus   à 
regarder  par-dessus  la  haie  que  font  autour  de  lui 
les  Piougon-Macquart.  II  a  sa  tâche,  qu'il  accomplira. 
Il  faut  qu'il  mène  jusqu'au  bout  «  l'histoire  naturelle 
et  sociale  d'une  famille  sous   le  second  empire  ».  Il 
faut  qu'il  épuise  toutes  les  classes,  toutes  les  condi- 
tions, toutes  les  professions.   Après  les  artistes,  il 
«  fera  »  les  pay-ans;  après  les  paysans,  les  soldats, 
et  ainsi  de  suite.  Pour  documents  il  n'a  (car  il  s'agit 
toujours,  ne  Poubliez  pas,  du  second  empire)  que  les 
souvenirs  et  les  impressions  de   sa  jeunesse,   des 
impressions,  nécessairement  incomplètes  et  effacées 
ou  déformées  par  le  temps.  Et  ce  reclus,  cet  homme 
de  cabinet  qui  sUmpose  des  «  matières  »  à  mettre  en 
romans,  c'est  lui  qui  vient  nous  parler  d'observation 
directe,  scientifique,  de  vérité  intégrale,  implacable, 
et  autres  rengaines!  Je  sais  bien  que,  grâce  à  Dieu, 
sa  puissante  imagination  vivifie  ses  vieilles  notes  et 
ses  souvenirs  défraîchis  et  qu'il  invente  terriblement! 
Alors,  qu'il  avoue  donc  enfin  que  ses  romans,  s'ils 
Bont  aussi  «  vrais  »   que   tant  d'autres,  ne  le  sont 
guère   plus,  et  que  le  naturalisme  est   une  bonne 
plaisanterie;  car  ou  il  n'est  rien,  ou  il  est  à  peu  près 


EMILE    ZOLA.  271 

aussi  vieux  que  le  inonde.  Mais  M.  Zola  ne  l'avouera 
jamais;  il  mourra  sans  Tavouer. 

Pour  en  revenir  à   l'OEuvre,   si  les  artistes  qu'on 
nous  y  montre  ont  peut-être  les  allures  et  le  langage 
de  ceux  du  second  empire,  ils  ressemblent  assez  peu 
à  ceux  d'aujourd'hui.  Ce  sont  des  animaux  disparus, 
des  types  reconstitués.  Ils  sont, dans  leur  genre,  aussi 
éloignés  de  nous  que  les  artistes  chevelus  et  roman- 
tiques de  1830.  Ils  ont  tous  l'air  de  fous.  Ils  ont  des 
gestes  et  des   attitudes  de  maçons  et  de  terrassiers 
allumés.  Ils  ne  peuvent  dire  une  phrase  sans  y  mettre 
un  «  nom  de  D...   ».  Ils  vocifèrent,  ils   c  gueulent  » 
tout  le  temps.   Ils  ont  une    fausse   simplicité,   une 
fausse  grossièreté,  un  faux  débraillé,    une  outrance 
béte,  qui  nous  sont   aujourd'hui  insupportables.  Ils 
parlent  peinture  ou  littérature  avec  les  mêmes  cris, 
les  mêmes  tapes  sur  l'épaule,  les  mêmes  yeux  hors 
de  la  tête,  et  presque  le  même  style  que  les  ouvriers 
zingueurs  discutant  de  leur  métier  dans  la   noce  à 
Coupeau,  ou  qu'un  garçon  de  l'abattoir   expliquant 
les  finesses  de   son  art  devant  le  comptoir  d'un  mar- 
chand de  vin.  «  ...Bongrand  l'arrêtait  par  un  bouton 
de  son  paletot  en  lui  répétant  que  cette  sacrée  pein- 
ture était  un  métier  du  tonnerre  de  Dieu.  »  —  «  Ça 
y  est,  mon  vieux,   crève-les  tous!...  Mais  tu  vaste 
faire  assommer.  »  —  «  Nom  de  Dieu..,  !  si  je  ne 
fiche  pas  un  chef-d'œuvre  avec  toi,  il  faut  que  je  sois 
un  cochon.  »  —  «  Tiens  !   le    père  Ingres,  tu  sais  s'il 
n)e  tourne  sur  le  cœur,  celui-là,   avec   sa  peinture 


i72  LES    CONTEMPORAINS. 

glaireuse  ?  Eh  bien,  c'est  tout  de  même  un  sacré  bon- 
homme, et  je  le  trouve  très  crâne,  et  je  lui  tire  mon 
chapeau,  car  il  se  fichait  de  tout,  il  avait  un  dessin 
du  tonnerre  de  Dieu,  qu'il  a  fait  avaler  de  force  aux 
idiots  qui  croient  aujourd'hui  le  comprendre.  Après 
ça,  entends-tu  ?  ils  ne  sont  que  deux,  Delacroix  et 
Courbet,  Le  reste,  c'est  de  la  fripouille.  »  Je  ramasse 
ces  perles  sans  les  choisir.  Le  ton  de  la  conversation 
est,  dans  l'Œuvre,  sensiblement  le  même  que  dans 
l'Assommoir.  Et  tous  ces  sauvages  qui  parlent  de  con- 
quérir, d'avaler  Paris  ont,  avec  leurs  façons  de  rou- 
liers,  des  trésors  inouïs  de  candeur.  D'où  sortent- 
ils  ?0ù  M.  Zola  les  a-t-il  rencontrés  ?  Je  le  préviens 
que  ce  n'est  plus  cela  du  tout,  les  peintres  d'à  pré- 
sent. Son  roman  est  d'un  homme  qui  n'a  pas  mis  les 
pieds  dans  un  atelier  depuis  quinze  an?.  C'était  ainsi 
autrefois?  A  la  bonne  heure.  M.  Zola  ressuscite  les 
hommes  des  anciens  temps.  Il  fait  presque  des 
«  romans  historiques  »  —  tout  comme  Walter  Scott, 
ô  honte  ! 

Ainsi  l'observation  directe  et  récente  des  milieux 
fait  évidemment  défaut  dans  l'OEuvre.  Vous  pensez 
bien  que  vous  n'y  trouverez  pas  davantage  l'observa- 
tion des  mouvements  de  l'âme,  l'odieuse  psjxhologie. 
Pourtant  la  souffrance  d'un  artiste  inégal  à  son  rêve, 
la  souffrance  d'une  femme  intelligente  et  tendre  qui 
sent  que  son  compagnon  lui  devient  étranger,  qup 
quelque  chose  le  lui  prend,  ce  divorce  lent  de  deux 
•  *res  qui  s'aimaient  et  qui  n'ont  rien,  du  reste,   à  se 


EMILE    ZOLA.  273 

reprocher  l'un  à  l'autre...,  ce  sont  là  des  douleurs 
d'une  espèce  rare  et  délicate,  des  nuances  de  senti- 
ments dont  la  notation  eût  été  des  plus  intéressantes. 
Songez  un  peu  à  ce  que  fût  devenu  un  sujet  pareil 
entre  les  mains  de  M.  PaulBourget,  et  vous  verrez 
ce  que  je  veux  dire.  Tout  au  moins  l'auteur  eût-il  pu 
marquer  avec  plus  de  finesse  les  progrès  du  détache- 
ment de  Claude  et  du  martyre  de  Christine.  Cette 
lutte  de  l'artiste  et  de  la  femme,  Edmond  et  Jules  de 
Concourt  nous  l'ont  racontée,  avec  un  dénouement 
inverse  :  chez  eux,  c'est  la  femme  qui  tue  son  compa- 
gnon ;  mais  voyez,  dans  Majietle  et  dans  Charles  De- 
mailly,  combien  les  étapes  sont  nombreuses  et  com- 
ment est  graduée  l'histoire  du  supplice  de  Charles  et 
de  l'abrutissement  de  Coriolis.  Rien  de  tel  dans 
l'Œuvre.  Claude  aime  Christine, .  puis  est  ressaisi 
tout  entier  par  son  art  :  c'est  aussi  simple  que  cela. 
Trois  ou  quatre  signes  sensibles  de  ce  détachement  : 
le  jour  de  leur  mariAge(il  y  a  des  années  qu'ils  sont 
ensemble),  il  ne  songe  pas  à  la  traiter  en  mariée  ;  il  se 
laisse  entraîner  chez  Irma  Bécot;  il  fait  poser  Chris- 
tine pour  son  grand  tableau  et  oublie  de  l'embrasser 
après  la  pose.  Voilà  toutes  les  étapes.  Le  drame  est 
aussi  simple  que  s'il  se  passait  dans  un  ménage  d'ou- 
vriers et  si  la  cause  du  mal  était  le  jeu  ou  la  boisson. 
Christine  et  Claude  sont  bien  des  «  bonshommes 
physiologiques  »  et  ne  sont  que  cela.  Ici  encore  je 
n'ose  pas  dire  que  c'est  dommage ,  et  je  ne  fais  que 
constater. 


274  LES    CONTEMPORAINS. 

Car  voici  éclater  le  génie  particulier  de  M,  Emile 
Zola,  le  don  de  la  vision  concrète  et  démesurée,  le 
don  de  l'outrance  expressive  et  TabominaLle  tris- 
tesse en  face  des  choses.  Tout  se  matérialise  et  s'exa- 
gère. Claude  Lantier  n'est  pas  seulement  un  artiste 
incomplet  :  c'est  un  malade,  et  qui  a  tout  l'air  d  un 
imbécile.  Son  impuissance  est  surtout  physique.  <■  Il 
s'énervait,  ne  voyait  plus,  n'exécutait  plus,  en  arri- 
vait à  une  véritable  paralysie  de  la  volonté.  Étaient- 
ce  donc  ses  yeux,  étaient-ce  ses  mains  qui  cessaient 
de  lui  appartenir,  dans  le  progrès  des  lésions  an- 
ciennes qui  l'avait  inquiété  déjà?»  Au  reste,  presque 
tous  les  artistes  et  les  littérateurs  ont,  dans  ce  livre, 
des  attitudes  tordues  ou  écrasées  d'athlètes,  de  ca- 
riatides, de  damnés  de  Michel-Ange.  L'effort  de  la 
production  devient  une  espèce  de  lutte  à  main  plate, 
le  combat  de  Jacob  avec  l'Ange  dans  une  foire  de 
banlieue.  C'est  un  a  caleçon  »  que  lldéal  propose  à 
ces  hercules  et  qu'ils  ramassent  en  faisant  des  effets 
de  muscles.  —  Claude  Lantier  n'est  pas  seulement 
un  artiste  contesté  et  poursuivi  par  la  malchance  : 
c'est  un  martyr.  Manet,  Monet  et  Pissarro  sont  des 
heureux  et  des  vainqueurs  à  côté  de  lui.  Il  n'a  pas 
même  un  jour  de  consolation,  d'espoir,  de  demi- 
réussite.  M.  Zola  l'écrase  sous  une  impuissance 
absolue  et  sous  un  malheur  absolu.  —  Et  Claude 
Lantier  n'est  pas  seulement  un  artiste  amoureux  de 
son  art  :  c'est  un  possédé  de  la  peinture,  un  fou,  un 
démoniaque  en  qui  la  passion  unique  a  étouffé  tout 


EMILE    ZOLA.  215 

Bentiment  humain.  Il  torture  sa  femme.  Ce  peintre 
qui,  le  pinceau  à  la  main,  est  hanté  de  Timage  de  la 
chair,  renonce  à  celle  de  Christine,  ce  qui  est  assez 
peu  croyable.  Il  est  mauvais  mari.  Il  est  mauvais 
père.  Il  a  des  brutalite's  atroces.  «  Ah  !  ma  chère, 
dit-il  à  Christine,  tu  n'es  plus  comme  là-bas,  quai 
de  Bourbon.  Ah  !  mais,  plus  du  toutl...  C'est  drôle, 
tu  as  eu  la  poitrine  mûre  de  bonne  heure...  Non, 
décidément,  je  ne  puis  rien  faire  avec  ça...  Ah!  vois- 
tu,  quand  on  veut  poser,  il  ne  faut  pas  avoir  d'en- 
fants. »  —  Son  enfant  mort,  il  n'a  rien  de  plus  pressé 
que  de  faire  le  portrait  du  pauvre  petit  hydrocé- 
phale, ce  qui  est  bien,  et  de  le  présenter  au  Salon, 
ce  qui  est  mieux.  Claude  Lantier  est  à  ce  point  le 
Raté,  l'Impuissant,  le  Possédé,  le  Pas-de-Chance, 
qu'il  en  devient  monstrueux  et  que  nous  sommes  en- 
chantés de  voir  se  pendre  enfin  cet  Arpin-Prométhée 
de  la  peinture  impressionniste.  —  De  même,  pour 
que  Christine  soit  bien  complètement  la  victime  de 
cette  victime,  pour  qu'elle  ne  puisse  avoir  aucun 
refuge  dans  sa  souffrance,  elle  sera  mauvaise  mère, 
elle  ne  sera  qu'amante,  et  sa  douleur  essentielle 
sera  d'être  frustrée  des  embrassements  de  Claude. 
Voyez-vous  maintenant  pourquoi  M.  Zola  a  fait  de 
son  héros  un  peintre?  C'est  sans  doute  que  la  pein- 
ture l'a  toujoursintéressé  et  que  les  théories,  les  vues, 
les  pressentiments  des  peintres  du  «  plein  air  » 
valaient  la  peine  d'être  exprimés  dans  un  roman. 
Mais  c'est  surtout  que  le  métier  de  son  héros  per- 


276  LES    CONTEMPOr.AINS. 

mettait  à  M.  Zola  de  rendre  sensible  aux  yeux  le 
drame  qu'il  voulait  conter.  La  cause  du  commun  sup- 
plice de  Claude  et  de  Christine  pouvait  ainsi  revêtir 
une  forme  concrète.  La  cruelle  maîtresse  du  mari  et 
l'ennemie  mortelle  de  l'épouse,  c'est  une  femme,  c'est 
cette  femme  nue  que  Claude  s'(jbstine  à  dresser  au 
milieu  de  sa  toile,  en  plein  paysage  parisien.  Double 
duel  à  mort  entre  le  peintre  et  cette  image  qui 
résiste,  qui  ne  veut  pas  se  laisser  peindre  comme  il  la 
voit,  et  qui  pourtant  l'atlire  elle  relient  invincible- 
ment, et,  d'autre  part,  entre  cette  femme  peinte  et 
la  femme  de  chair.  Cesl  vraiment  une  trag*^die  à 
trois  personnages,  celui  qui  s'étale  sur  la  toile  vi- 
vant d'une  vie  aussi  réelle  que  les  deux  autres.  A  un 
moment,  Claude  enfonce  un  couteau  dans  la  gorge  de 
rimage  peinte,  comme  on  ferait  à  une  femme  mé- 
chante. C'est  avec  sa  seule  nudité  que  Christine  lutte 
contre  l'ennemie  nue.  Elle  combat  cette  femelle  en 
femelle.  Vous  vous  rappelez  la  dernière  scl'ne  de  ce 
drame  charnel.  Claude,  cette  nuit-là,  a  passé  une 
heure  à  regarder  Teau  du  haut  du  pont  des  Saints- 
Pères  ;  il  est  enfin  rentré  ;  mais,  à  peine  couché,  il 
s'est  échappé  du  lit,  Christine  le  trouve  dans  l'ate- 
lier, au  haut  de  son  échelle,  une  bougie  au  poing, 
s'acharnant  comme  un  aliéné  sur  son  grand  tableau. 
Ef,  sous  sa  main  fiévreuse,  le  ventre  de  la  femme 
devient  un  astre,  éclatant  de  jaune  et  de  rouge  purs, 
splendide  et  hors  de  la  vie...  Elle  semble  faite  de 
métaux,   de  gemmes  et  de  marbres...   comme  l'idole 


EMILE    ZOLA.  21" 

d'une  religion  inconnue,  t  Oh  !  viens  !  viens  !  »  dit 
Christine.  Et  lui  :  «  Non,  je  veux  peindre,  j'appar- 
tiens à  l'art,  au  dieu  farouche  :  qu'il  fasse  de  moi  ce 
qu'il  voudra  l  —  Mais  je  suis  vivante,  moi  I  et  elles 
sont  mortes,  les  femmes  que  tu  aimes.  »  Et  Christine 
s'enlace  à  lui,  s'écrase  contre  lui,  l'emporte  comme 
une  proie...  Elle  le  force  à  blasphémer.  «  Dis  que  la 
peinture  est  imbécile.  —  La  peinture  est  imbécile.  » 
Mais  bientôt,  quand  Christine  est  endormie,  une  voix 
appelle  Claude.  C'est  elle,  la  femme  mystérieuse  et 
terrible,  la  sirène  au  ventre  de  joyaux.  Elle  l'appelle 
trois  fois  :  c  Oui,  oui,  j'y  vais.  »  Et  Christine,  à 
raube,le  trouve  pendu  dev'ant  l'idole,  devant  l'en- 
nemie, comme  un  amant  désespéré  qui  s'est  tué  aux 
pieds  de  sa  maitresse. 

Les  dernières  pages  sont  lugubres  :  l'enterrement 
de  Claude,  un  jour  de  pluie,  dans  le  misérable  cime- 
tière neuf,  pelé,  lépreux,  avec  des  terrains  vagues  et, 
au-dessus,  la  ligne  du  chemin  de  fer.  Tandis  qu'on 
enterre  Claude,  on  brûle,  dans  un  coin,  un  tas  de 
vieilles  bières  pourries.  Et  la  lamentation  de  Sandoz 
s'élève  ;  car  l'artiste  triomphant  est  aussi  triste  que 
l'artiste  vaincu  ;  il  doute  de  son  œuvre,  il  doute  de 
tout  ,  et  le  livre  fmit  par  un  chant  de  désespoir. 
Ce  roman  de  l'arliste  est  aussi  funèbre  que  le 
roman  de  la  courtisane,  de  l'ouvrier  ou  du  mineur. 

C'est  donc  toujours  la  même  chose,  et  je  ne  m'en 
plains  pas.  Vous  trouverez  là  des  figures  de  second 
plan  pétries  d'un  pouce  puissant  :  Chêne,  Mahoudeau, 
IV.  8** 


278  LES    CONTEMPORAhNS. 

Jory,  Don^raml.  Vous  trouverez  les  deux  person- 
nages qui  sont  dans  presque  tous  les  romans  de 
M.  Zola:  une  cre'ature  en  qui  éclate  et  s^épaoouit  la 
bestialité  humaine,  une  «  mouquelte  o  :  Matliilde, 
l'herboriste  ;  et  une  créature  qui  représente  la 
souflVance  imméritée  :  le  petit  Jacques.  Vous  trouve- 
rez même  des  pages  apaisées  et  presque  gracieuses  : 
Christine  recueillie,  par  une  nuit  d'orage,  dans  l'ate- 
lier de  Claude,  ou  l'idylle  parisienne  et  bourgeoise  de 
ménage  de  Sandoz.  Vous  trouverez  aussi  deux  ou 
trois  scènes  qui  ne  sont  peut-être  que  mélancoliques  : 
celle  où  Dubuche,  l'homme  qui  a  fait  un  rirhe  ma- 
riage, passe  sa  journée,  dans  le  morne  château  dû  il 
€st  méprisé  des  valets,  à  envelopper  de  couvertures 
et  à  suspendre  à  un  petit  trapT'ze  ses  deux  petits 
enfants  rachitiques,  et  le  diner  où  le  brave  Sandoz  a 
le  sentiment  amer  de  la  dispersion  et  de  la  mort  des 
amitiés  de  jeunesse... 

Mais  plutôt  vous  trouverez,  presque  à  chaque  page, 
une  tristesse  affreuse,  une  violence  de  vision  hyper- 
bolique qui  accable  et  fait  mal.  Nul  n'a  jamais  vu  plus 
tragiquement  tout  l'extérieur  du  drame  humain.  Il 
y  a  du  Michel-Ange  dans  M.  Zola.  Ses  figures  funt 
penser  à  la  fresque  du  Jugement  dernier.  J'attends 
avec  impatience  son  prochain  cauchemar.  S'il  ne 
sort  de  Médan,  il  finira  par  des  livres  d'un  natu- 
ralisme apocalyptique,  qui  pourront,  d'ailleurs,  être 
fort  beaux. 


LE   RÊVE. 


Ce  que  je  vais  vous  raconter  est  tiré  des  Rougon- 
Mocquavt,  histoire  naturelle  et  sociale  d'une  famille 
sous  le  second  empire. 

«  Il  y  avait  une  fois  une  petite  fille  qui  était  très 
belle  et  très  bonne  et  qui  à  cause  de  cela  s'appelait 
Angélique. 

a  Angélique  n'avait  pas  de  parents.  Une  nuit  qu'il 
tombait  de  la  neige,  elle  avait  été  recueillie  par  un 
monsieur  et  une  dame  qui  s'appelaient  Hubert  et 
Hubertine. 

«  Hubert  et  Hubertine  étaient  chasubliers,  c'est-à- 
dire  qu'ils  faisaient  des  chasubles  pour  les  messieurs 
prêtres,  et  aussi  des  chapes^  des  étoles  et  des  ban- 
nières. 

a  Hubert  et  Hubertine  n'avaient  pas  d'enfants,  et 
ils  ne  pouvaient  pas  s'en  consoler,  et  c'est  pour  cela 
qu'ils  avaient  adopté  la  petite  Angélique. 

G  Hubert  et  Hubertine  habitaient  une  maison  très 
vieille,  tout  contre  la  cathédrale. 

t  Angélique  voyait  donc  la  cathédrale  de  sa  fenê- 
tre, et  cela  l'amusait  beaucoup.  Et  elle  aimait  surtout 
un  vitrail  qui  représentait  saint  Georges. 


2S0  LES    CONTEMPORAINS. 

a  II  y  avait  aussi  près  de  la  maison  un  grand 
champ,  qui  s'appelait  le  Clos  Marie,  traversé  par  une 
petite  rivière,  qui  s'appelait  laChevroUe. 

a  Et  Angélique  aimait  beaucoup  à  se  promener  au 
bord  de  la  Chevrotte. 

«  Ange'lique  lisait  souvent  la  Vie  des  saints,  et 
les  miracles  la  ravissaient,  mais  ne  l'étonnaient 
point. 

«  Elle  était  persuadée  qu'elle  épouserait  un  jour  un 
prince. 

a  Un  jour,  en  faisantsécherdu  linge  au  bord  de  la 
Chevrotte,  elle  rencontra  un  peintre-verrier  qui  était 
beau,  beau,  beau. 

«  Elle  comprit  qu'il  l'aimait,  et  elle  se  mil  à 
l'aimer,  car  il  ressemblait  au  saint  Georges  du  vi- 
trail. 

a  Or,  ça  n'était  pas  un  peintre-verrier,  mais  le 
fils  de  monseigneur  l'évêque. 

a  Parce  que  monseigneur,  avant  d'être  évêqne, 
avait  été  marié  et  avait  eu  un   fils. 

€  Or,  ce  beau  jeune  homme  s'appelait  Félicien  XIV, 

et  il  était  prince,  et  il  était  riche,  riche,  riche.  Il 
avait  peut-être  bien  cinquante  millions. 

a  Et,  comme  .\ngélique  l'aimait,  elle  trouvait  tout 
naturel  de  l'épouser,  quoiqu'elle  ne  fût  qu'une  pelite 
fille  très  pauvre  et  sans  parents. 

»  Et  Félicien  aussi  aurait  bien  voulu  être  le  mari 
d'Angélique  ;  mais  monseigneur  l'évêque  lui  dit  qu'il 
ne  le  lui  permettrait  jamais. 


EMILE    ZOLA.  2S1 

«  Un  jour  Angélique  alla  à  la  cathédrale,  et  elle 
se  cacha  dans  un  petit  coin  pour  attendre  monsei- 
gneur, et  quand  elle  le  vit,  elle  se  jeta  à  ses  pieds 
et  pleura  beaucoup,  et  elle  le  supplia  de  permettre 
ce  mariage. 

«  Mais  monseigneur,  qui  était  très  sévère  et  qui 
avait  un  grand  nez,  répondit  :  «  Jamais  !  » 

0  Et  Angélique  fut  très  malheureuse. 

«  Alors  Hubert  etHubertine  lui  dirent  que  Félicien 
ne  l'aimait  plus,  et  qu'il  allait  épouser  une  belle 
demoiselle  des  environs. 

a  Et  ils  dirent  à  Félicien  qu'Angélique  l'avait 
oublié,  et  ils  le  prièrent  de  ne  plus  venir  la  voir. 

«  Et  Angélique  fut  malade,  très  malade. 

«  Si  malade  qu'on  crut  qu'elle  allait  mourir,  et 
que  monseigneur  eut  pitié  d'elle  et  vint  lui-même  lui 
donner  rextrême-onction. 

«  Et  monseigneur  promit  que,  si  elle  guérissait,  il 
lui  donnerait  son  fils. 

«t  Angélique  guérit,  et  elle  épousa  le  prince  Féli- 
cien XI V^. 

«  Mais  le  jour  même  de  ses  noces,  comme  elle 
sortait  de  la  messe,  elle  mourut,  sans  s'en  apercevoir, 
en  embrassant  son  mari,  » 

Ceci  est  un  conte  bleu,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
bleu.  Et  certes  M.  Zola,  ayant  conté  tant  de  contes 
noirs,  avait  bien  le  droit  d'écrire  un  conte  bleu. 
Seulement  il  fallait  l'écrire  comme  un  conte   bleu, 

Oserai-je  dire   que  ce   n'est    pas  précisément  ce 


282  LES    CONTEMPORAINS, 

qu'a  faitM.  Emile  Zola  ?  Au  reste,  le  pouvait-il  faire' 
El  méritait-il  de  le  pouvoir  ?  Eût-il  été'  d'un  bon 
exemple  que  Dieu  permît  à  l'auteur  de  Pot-Douille  et 
de  Nana  de  raconter  innocemment  une  histoire  inno- 
cente ?  Des  journaux  avaient  pris  soin  de  nous  aver- 
tir que  cette  fois  M.  Zola  serait  chaste.  Mais  ne  l'est 
pas  qui  veut.  Lisez  le  Rêve,  et  vous  verrez  que  ce 
conte  ingénu  sue  l'impureté  (parfaitement!)  et  que 
celte  histoire  irréelle  est  écrite  dans  le  même  style 
opaque  et  puissamment  matériel  et  avec  les  mêmes 
procédés  de  composition  et  de  développement  que  la 
Terre  ou  V Assommoh\  L'effet  est  ahurissant. 

D'abord,  par  un  scrupule  admirable,  l'auteur  a 
tenu  à  bien  marquer  que  ce  conte  bleu  est  un  épi- 
sode do  l'histoire  des  Rougon-Macquart.  Il  s'est  cru 
obligé  de  rattacher  sa  petite  vierge  à  cette  horrible 
famille  par  quelque  lien  de  parenté.  Or,  devinez,  je 
vous  prie,  quelle  mère  il  est  allé  lui  choisir?  L'im- 
monde Sidonie  de  la  Curée^  l'entremetteuse  du  ma- 
riage de  Renée  et  d'Aristide  Saccard.  Le  doux. 
Hubert  va  à  Paris,  à  la  recherche  des  parents  d'An- 
gélique. Il  découvre  Sidonie  dans  un  petit  entresol 
du  faubourg  Poissonnii?re,  «  où,  sous  prétexte  de 
vendre  des  dentelles,  elle  vendait  de  tout  ».  Il  entre- 
voit «  une  femme  maigre,  blafarde,  sans  âge  et 'sans 
sexe,  vêtue  d'une  robe  noire  élimée,  tachée  de  toutes 
Sortes  de  trafics  louches  ».  Je  sais  que  ce  n'est  rien, 
que  cela  ne  tient  que  trois  pages,  et  qu'on  peut  les 
retrancher  du  livre  sans  qu'il  y  paraisse  ;  mais,  enfin, 


EMILE    ZOLA.  233 

évoquer  cette  Macette  dans  un  conte  bleu  et  qu'on 
déclare  avoir  voulu  faire  tout  bleu,  n'est-ce  pas  une 
singulière  aberration  d'esprit  ?  Ou,  si  c'est  que 
M.  Zola  ne  veut  pas  avoir  dressé  pour  rien  l'arbre  gé- 
néalogique de  ses  Rougon-Macquart,  n'est-ce  pas  un 
enfantillage  un  peu  saugrenu  ? 

Par  suite,  ce  conte  bleu  est,  au  fond,  une  histoire 
physiologique  1  L'auteur  ne  veut  pas  nous  laisser 
oublier  que,  si  Angélique  est  sage,  c'est  parce  qu'elle 
brode  des  chasubles  et  qu'elle  vit  à  l'ombre 
d'une  vieille  cathédrale,  mais  que,  dans  d'autres 
conditions,  elle  eût  pu  aussi  bien  être  Nana.  C'est 
dans  le  cloaque  Rougon  que  ce  lis  plongeses  racines 
et  le  mysticisme  d'Angélique  n'est  qu'une  forme  acci- 
dentelle delà  névrose  Macquart.  Il  était  sans  doute 
très  important  de  nous  le  rappeler!...  Par  les  nuits 
chaudes,  Angéhque,  ne  sachant  ce  qu'elle  a,  saute 
pieds  nus  sur  le  carreau  de  sa  chambre.  Ce  qui  la  tour- 
mente, ce  sont  «  les  désirs  insconcients...  (page  93), 
la  fièvre  anxieuse  de  sa  puberté  ».  Elle  «  devine  Féli- 
cien ignorant  de  tout,  comme  elle,  avec  la  passion 
gourmande  de  mordre  à  la  viei>.  Elle  «  ôte  ses  bas,  de- 
vant Félicien,  dune  main  vive  »  (page  124).  Et  elle 
s'enfuit,  t  danssapeurde  l'amant.  »  (Partout  ailleurs 
M.  Zola  eût  dit  :  «  la  peur  du  mâle  »  ;  c'est  tout  ce  qu'il 
y  a  de  changé  ici.)  Et  encore  (page  1G4)  :  «  Elle  se 
donnait,  dans  un  don  de  toute  sa  personne.  («  Se 
donner  dans  un  don  »,  goûtez-vous  beaucoup  ce 
pléonasme  ?j  C'était  une   flamme  héréditaire  rallu- 


2S4  LES    CONTEMPORAINS. 

mée  en  elle.  Ses  mains  tâtonnantes  étreignaient  lo 
vide,  sa  tête  trop  lourde  pliait  sur  sa  nuque  déli- 
cate. S'il  avait  tendu  les  bras,  elle  y  serait  tombée, 
ignorant  tout,  cédant  à  la  poussée  de  ses  veines, 
n'ayant  que  le  besoin  de  se  fondre  en  lui  ».  Ou  bien 
(243)  :  «  Un  flot  de  sang  montait,  l'étourdissait...  ello 
se  retrouvait  avec  son  orgueil  et  sa  passion,  toute  à 
l'inconnu  violent  de  son  origines.  Ou  bien  (page 
261)  :  «  Elle  triomphait,  dans  une  flambée  de  tous  les 
feux  héréditaires  que  l'on  croyait  morts.  »  Eh  oui,  c'est 
un  ange,  mais  unange  de  beaucoup  de  tempérament  ! 
Quel  drôle  de  conte  bleu  ! 

Ce  n'est  pas  tout.  Hubert  et  Hubertine,  vous  vous 
le  rappelez,  se  lamentent  de  n'avoir  pas  d'enfant,  et, 
toutes  les  vingt  ou  trente  pages,  l'auteur  nous  fait  en- 
tendre délicatement  que  ça  n'est  vraiment  pas  leur 
faute...  «  C'était  le  mois  où  ils  avaient  perdu  leur 
enfant;  et  chaque  année,  à  cette  date,  ramenait 
chez  eux  les  mêmes  désirs...  lui  tremblant  à  ses 
pieds...  elle  se  donnant  toute...  Et  ce  redoublement 
d'amour  sortait  du  silence  de  leur  chambre,  se  dé- 
gageait de  leur  personne  b  (page  143).  Ou  bien 
(page  167)  :  «  Et  Hubertine  était  très  belle  encore, 
vêtue  d'un  simple  peignoir,  avec  ses  cheveux  noués  à 
la  hâte  ;  et  elle  semblait  très  lasse,  heureuse  et  déses- 
pérée...» Etrange  idée  d'avoir  entr'ouvert  cette  alcôve 
de  quadragénaires  au  fond  de  cette  idylle  enfantine  1 

Et,  pendant  ce  temps-là,  monseigneur  l'évéque  de 
Beaumont,  qui  a  quelque    soi.xante  ans,    tourmenté 


E:.IILE    ZOLA.  2So 

dans  sa  chair  par  le  souvenir  de  la  femme  qu'il  a 
adore'e,  passe  les  nuits  à  se  tordre  sur  son  prie-Dieu 
avec  a  un  ràle  affreux...  dont  la  violence,  étouffée 
par  les  tentures,  effraye  l'évèché  ».  Et,  quand  Angé- 
lique se  jette  à  genoux  devant  lui,  il  est  très  frappé  de 
la  grâce  de  sa  nuque,  et  de  son  odeur.  «...  Ah  !  celte 
odeur  de  jeunesse  qui  s'exhalait  de  sa  nuque  ployée 
devantlui!  Là,  il  retrouvait  les  petits  cheveux  blonds 
si  follement  baisés  autrefois.  Celle  dont  le  souvenir 
le  torturait  après  vingt  ans  de  pénitence  avait  cette 
jeunesse  odorante...  (page  227).  »  Et  plus  loin  (page 
278)  :  a  Sans  qu'il  se  l'avouât,  elle  l'avaittouché  dans 
la  cathédrale,  la  petite  brodeuse...  avec  sa  nuque 
fraîche,  sentant  bon  la  jeunesse  »...  Ah  !  ce  n'est  pas 
pour  rien  que  cet  évêque  a  un  grand  nez,  — pieu- 
sement menlionné  chaque  fois  que  raristocratique 
prélat  apparaît  dans  cette  histoire. 

Vous  ne  vous  méprenez  point  sur  ma  pensée, 
n'est-ce  pas  ?  Tous  les  passages  que  j'ai  cités  sont 
fort  convenables,  et  il  faut  reconnaître  que  M.  Zola 
s'est  appliqué  à  écrire  chastement.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  malgré  ses  efforts,  la  préoccupation 
de  la  chair  est  peut-être,  à  qui  sait  lire,  aussi  sensi- 
ble dans  le  Rêre  que  dans  ses  autres  romans.  La  caque 
sent  toujours  le  hareng.  A  moins  que  ce  ne  soit  moi 
qui,  hanté  parle  souvenir  de  celte  immense  priapée 
des  Rou^jon-Macquart ,  respire,  dans  le  Rêve,  des  par- 
fums qui  n'y  sont  pas...  Mais  ils  y  sont,  j'en  ai  peur. 
Sentez  vous-même. 


286  LES  CONTEMPORAINS. 

Ce  conte  bleu  physiologi(iue  est  par  surcroît  un 
conte  bleu  naturaliste.il  fallait  des  «  documents  i,il 
y  en  a,  —  par  grands  tas.  Outre  un  sommaire  pres- 
que complet  de  la  Légende  dorée,  que  M.  Zola  a  lue 
tout  exprès,  il  a  versé,  pêle-mêle,  tout  au  travers  du 
récit  des  irréelles  amours  de  Félicien  etd'Angélique, 
un  Manuel  du  chasublier.  Il  y  a  des  énumérations 
d'outils  qui  témoignent  à  la  fois  d'une  érudition  et 
d'un  scrupule  (pages  54  et  55)  I...  Et  que  dites-vous 
de  ce  petit  morceau  :  «  Hubert  avait  posé  les  deux 
ensubles  sur  la  chanlalte  et  sur  le  tréteau,  bien  en 
face,  de  façon  à  placer  de  droit  fil  la  soie  cramoisie 
delà  chape,  qu'Hubertine  venait  de  coudre  auxcou- 
tisses.  Et  il  introduisait  les  lattes  dans  les  mortaises 
des  ensubles,  etc.,  etc.  »  Mais  il  y  a  peut-être  mieux 
encore.  Lorsque  Hubert  veut  adopter  Angélique  qui 
est  une  enfant  trouvée,  il  va  consulter  le  juge  de 
paix.  «  M.  Grandsire  lui  suggéra  l'expédient  de  la 
tutelle  officieuse  :  tout  individu,  âgé  de  plus  de  cin- 
quante ans,  peut  s'attacher  un  mineur  de  moins  de 
quinze  ans,  etc..  Il  fut  convenu  qu'ils  conféreraient 
ensuite  l'adoption  à  leur  pupille  par  voie  testamen- 
taire, etc..  M.  Grandsire  se  mit  en  rapport  avec  le 
directeur  de  l'assistance  publique,  etc..  il  y  eut 
enquête,  etc..  »  Dans  un  conte  bleu  !  Dans  une  his- 
toire à  peu  près  aussi  réelle  que  celle  de  Peau-d'Ane 
ou  de  Cendrillon!  N'est-ce  pas  à  hurler? 

Enfin  ce  conte,  qui,  tout  en  étant  bleu,  reste  phy- 
siologique et  documentaire,  est  aussi   romantique  et 


] 


EMILE    ZOLA.  287 

épique.  Il  est  romantique  par  le  style,  par  l'enflure 
générale.  Joignez  ceci  qu'Angélique  vit  de  la  vie  de 
l'antique  cathédrale,  un  peu  comme  Quasimodo  dans 
Notre-Dame  de  Paris.  Celle  pénétration  de  l'âme  de 
la  jeune  lille  par  la  paix,  la  beauté,  la  majesté  de  ces 
vieilles  pierres  qui  bornent  son  horizon  est  d'ailleurs 
fort  bien  exprimée.  Il  y  a,  là-dessus,  toute  une  série 
de  «  morceaux  »  d'une  poésie  ou,  mieux,  d'une  rhé- 
torique aboniiante  et  robuste.  Et  le  récit  est  épique, 
si  l'on  peut  dire  (comme  tout  ce  qui  sort  de  la  plume 
de  M.  Zola)  par  la  lenteur  puissante,  par  l'énormité 
et  la  simplicité  de  la  plupart  des  personnages,  — 
enfin  par  le  retour  régulier  de  sortes  de  refrains,  de 
leit  motiv  :  descriptions  de  la  cathédrale  et  du  Clos- 
Marie  à  toutes  les  heures  du  jour  et  dans  les  prin- 
cipales circonstances  de  la  vie  d'Angélique  ;  énumé- 
rations  des  vierges  du  portail  de  Sainte-Agnès,  et  dis- 
cours qu'elles  tiennent  à  la  jeune  fille,  selon  les  cas  ; 
énumérations  des  ancêtres  de  Félicien  de  Hautecœur 
et  de  ses  aïeules,  les  mortes  heureuses  ;  énumérations 
d'outils  de  chasublier  ;  douleur  secrète  d'Hubert  et 
d'ilubertine  ;  longueur  du  cou  d'Angélique  ;  nez  de 
monseigneur,  etc. 

A  signaler  l'emploi  de  plus  en  plus  fréquent  des 
deux  adverbes  justement  et  même  commençant  les 
phrases,  et  l'abus  de  certaines  constructions  que  je 
définirais  si  cela  en  valait  la  peine.  Une  expression 
nouvelle  qui  revient  une  centaine  de  fois  :  à  son  rn- 
tour,  pour  autour  d'elle  ou  de  lui.  Je  m'explique  mal 


2S3  LES    CONTEMPOHAÎNS. 

la  tendresse  de  M.  Zula  pour  cet  inutile  provincia- 
lisme. 

Vous  pensez  bien  que  je  ne  reproche  point  à 
M.  Zola  ses  procédés  de  composition  et  d'écriture.  Ce 
sont  les  mêmes  qui  contribuent  à  la  beauté  de  ses 
meilleurs  ouvrages.  Mais  d'abord  ils  s'étalent  davan- 
tage d'nnroman  à  l'autre  ;  et,  plus  visibles,  deviennent 
plus  fatigants.  Et  surtout  ils  convenaient  aussi  mal 
que  possible  à  un  sujet  comme  celui  du  Rêve.  Toute 
la  grâce  de  la  naïve  historiette  disparait.  On  n'a  ja- 
mais va  fantaisie  massive  à  ce  point.  C'est  un  conte 
Meu  bâti  en  gros  moellons.  Il  est  vrai  qu'il  redevient 
intéressant  par  l'énormilé  de  cette  disconvenance  du 
lond  et  de  la  forme.  Sans  cela,  il  serait  mortelle- 
ment ennuyeu.'c. 

La  conclusion,  c'est  que  j'aime  mieux  tout,  même 
!a  Terre.  Au  moins  la  Terre,  c'était  franc  et  c'était 
harmonieux...  Il  faut  que  M.  Zola  en  prenne  son 
parti  :  il  ne  peut  pas  être  à  la  fois  Zola  et  autre 
chose  que  Zola...  Il  lui  restera  toujours  d'avoir  écrit 
IdiConquéte  de  P!assans,V  Assommoir  elGerminal,d'a.\oir 
puissamment  exprimé  les  instincts,  les  misères,  les 
ordures  et  la  vie  extérieure  de  la  basse  humanité. 
Qu'il  nous  abandonne  les  petits  contes,  les  dou.x.  en- 
fantillages, les  ps^ites  bergi^res,  les  petites  saintes, 
les  princes  charmants,  les  jolis  riens  du  rôve...  Qu'il 
n'y  touche  pas  avec  ses  gros  doigts.  Une  petite  fille 
de  dix  ans  eût  beaucoup  mieux  raconté  que  lui  (qui  a 
pourtant  du  génie)  l'histoire  d'Angélique.    Nous  ex- 


EMILE    ZOLA.  239 

cluons  M.  Zola  du  Clos-Marie  —  et  du  mois  de  Marie. 
Ce  monsieur  qui  a  écrit  de  si  vilaines  choses,  ma 
chère  !  fait  peur  aux  vierges  innocentes  du  portail 
de  Sainte-Agnès...  Qu'il  laisse  les  vierges  tranquil- 
les !  Nous  le  renvoyonsaux  Trouilles,  dans  l'inte'rêt  de 
son  talent  et  peut-être,  je  suis  affreusement  sincère, 
pour  notre  plaisir 


LRV    CONTEMP.     IV. 


PAUL  BOURGET 


ETUDES     ET     PORTRAITS. 

M.  Paul  Bourget  vient  de  publier  deux  volumes 
d'Etudes  et  portraits,  avec  ces  sous-titres  :  Portraits 
d  écrivains,  Notes  d'esthétique,  Etudes  anglaises,  Fan- 
taisies. 

Sur  Bourget  critique,  ii  me  laudrait  un  trop  grand 
effort  pour  ajouter  quelque  chose  à  ce  que  j'ai  dit  ici 
même.  (1)  Mais  j'ai  relu  avec  un  plaisir  profond  les 
notes  sur  l'île  de  Wight,  sur  l'Irlande  et  l'Ecosse,  sur 
les  lacs  anglais,  sur  Oxford  et  sur  Londres.  C'est  à 
la  fois  substantiel  et  charmant  ;  M.  Paul  Bourget  fait 
comprendre  et  il  fait  sentir.  Il  a  l'esprit  d'un  philo- 
sophe et  d'un  rêveur.  Tout  de'tail  extérieur  lui  est  un 
signe  d'une  kyrielle  de  choses  cache'es.  Il  va  aux 
idées  générales  avec  aisance  et  allégresse,  ainsi  que 
la  chèvre  au  cytise.  Mais   comme,  dans   ce  mouve- 

[\)  Cf.  Lei  Contemporains.  III. 


292  LES    CONTEMPORAINS, 

ment  d'habitude  qui  le  fait  remonter  continuelle- 
ment d'un  groupe  de  faits  à  un  autre  groupe,  il 
arrive  en  un  rien  de  temps  au  lin  fond  des  choses  et 
à  des  questions  comme  celle-ci:  t  L'universexiste-t-il 
en  dehors  de  nous?  »  ou  bien  :  a  Pourquoi  cet  uni- 
vers et  non  pas  un  autre  ?  »,  il  s'ensuit  que  sa  phi- 
losophie aboutit  volontiers  au  songe.  Cela  est  peut- 
être  inévitable.  Quand  on  a  bien  raisonné  sur  les 
accidents,  qu'on  a  essayé  de  les  rattacher  à  leurs 
causes  et  de  parcourir  toute  la  série  des  phéno- 
mènes en  les  faisant  rentrer  les  uns  dans  les  autres, 
il  se  trouve  qu'il  y  a  enore  plus  de  mystère  et  d'in- 
connu dans  la  conception  générale  à  laquelle  on 
arrive  que  dans  l'humble  sensation  de  laquelle  on 
était  parti;  et  ainsi  la  rêverie  est  à  la  fm  de  la  con- 
templation de  ce  monde,  comme  elle  était  au  com- 
mencement. Et  c'est  pourquoi  les  philosophes  sont 
si  souvent  les  vrais  poètes. 

Résumer  les  impressions  de  M.  Paul  Bourget,  ce 
serait  trop  long.  Les  vérifier,  cela  m'est  tout  à  fait 
impossible.  Je  ne  sais  pas  l'anglais,  et  je  ne  suis 
jamais  allé  en  Angleterre.  Je  n'ai  que  des  impres- 
sions sur  des  impressions.  Je  les  dirai  néanmoins, 
lime  semble  que  je  puis  ici  parler  de  moi-même 
sans  manquer  à  la  modestie,  puisque  mon  cas  est 
évidemment  celui  du  plus  grand  nombre  de  mes 
chers  concitoyens. 

Mais  au  fait,  d'ignorer  complètement  la  langue  de 
Shakespeare  et  de  n'avoir  jamais  passé  le  détroit, 


PAUL    BOURGET.  293 

est-ce  bien  une  raison  pour  ne  point  connaître  l'An- 
gleterre? J'ai  lu  —  dans  des  traductions —  un  peu 
de  leur  littérature  de  tous  les  temps,  de  Chaucer  à 
George  EUiot.  J'ai  connu  quelques  Anglais  ;  j'en  ai 
vu  en  voyage,  où  ils  se  conduisent  en  a  hommes 
libres  »  qui  usent  de  tous  leurs  droits  et  où  leurs 
façons  manquent  un  peu  de  grâce  et  de  moelleux. 
J'ai  lu  les  Notes  sur  l'Angleterre  de  M.  Taine,  les  livres 
de  M.  Philippe  Daryl,  enfin  les  Etudes  anglaises  de 
M.  Paul  Bourget.  Je  sais  donc  quelles  images  de 
l'Angleterre  se  sont  imprimées  dans  des  intelligences 
plus  puissantes  que  la  mienne,  mais,  après  tout,  de 
même  race  et  de  même  culture.  Que  m'apprendrait 
de  plus,  je  vous  prie,  un  voyage  ou  même  un  séjour 
à  Londres  ou  au  bord  des  lacs  d'Ecosse  I  Ce  qui 
pourrait  m'arriver  de  mieux,  ce  serait  justement  de 
voir  ce  pays  comme  M.  Daryl,  M.  Bourget  et  M.  Taine. 
Je  n'ai  donc  nul  besoin  d'y  aller.  Croyez  que  je  vous 
parle  très  sérieusement. 

La  voici  en  quelques  lignes,  mon  Angleterre. 

Axiome  essentiel,  tout  gonflé  d'innombrables  con- 
séquences :  —  Tout  ce  qui  se  fait  en  Angleterre  est, 
d'une  façon  générale,  exactement  le  contraire  de  ce 
qui  se  fait  en  France.  Notez  que  cela  creuse  un  plus 
vaste  abîme  entre  les  Anglais  et  nous  qu'entre  nous 
et,  par  exemple,  la  Chine;  car  la  Cliine,  c'est  seule- 
ment autre  chose. 

Principaux  signes  caractéristiques:  race  sanguine, 
rosbif,  gin,  thé,  orgueil  insulaire,  sport,  canotage, 


294  LES    CONTEMPORAINS. 

lawn-tennis,  la  plus  puissante  aristocrntie  du  monde, 
keepseakes,  home,  parlementarisme,  loyalisme,  poli- 
tique féroce,  respect  du  passé,  esthf'tes,  sentiment 
religieux,  bible,  armée  du  salut,  dimanche  anglais, 
hypocrisie  anglaise,  etc.  ; 

Pays  des  antithèses.  Antithèses  étranges  et  pro- 
fondes, plus  profondes  qu'ailleurs,  ou  plus  sensibles, 
ou  plus  souvent  rencontrées  : 

Entre  le  soleil  et  la  plaie  ou  le  brouillard,  entre 
les  paysages  de  gares,  de  docks,  d'usines  et  de  mines 
et  les  paysages  de  bois,  de  lacs  et  de  pâturages  ; 

Entre  le  passé  et  le  présent,  qui  partout  se  côtoient, 
dans  les  institutions,  dans  les  mœurs,  dans  les  édi- 
fices ; 

Entre  la  richesse  formidable  et  l'épouvantable 
misère; 

Entre  le  sentiment  inné  du  respect  et  l'attachement 
inné  à  la  liberté  individuelle  ; 

Entre  la  beauté  des  jeunes  filles  et  la  laideur  des 
vieilles  femmes  ; 

Entre  l'austérité  puritaine  et  la  brutalité  des  tem- 
péraments; 

Entre  le  don  du  rêve  et  le  sens  pratique,  l'âpreté 
au  travail  et  au  gain  ; 

Entre  les  masques  et  les  visages,  etc. 

Pays  des  bars,  des  cars,  des  outsiders-coachs  et  dee 
bow -Windows.  (Rien  comme  chez  nous,  vous  dis-je  !) 
Pays  où  la  rencontre  d'une  jeune  fille  des  rues  fait 
déborder  du  cœur  corrompu  d'un  Parisien  des  effusions 


PAUL    BOUnCET.  295 

comme  celle-ci  :  «  Où  vas-tu,  girl  Anglaise  de  dix- 
sept  ans?..  De  passants  en  passants  tu  erres,  quasi 
candide,  point  effrontée,  point  brutale,  et  à  celui 
qui  te  renvoie  moins  durement  que  les  autres,  tu 
demandes  de  quoi  boire  une  goutte  d'eau-de-vie  ;  et 
tout  à  l'heure,  je  pourrai  te  voir  debout  auprès  du 
comptoir  d'un  bar,  au  milieu  d'autres  filles,  jeunes 
et  douces  comme  toi,  parmi  des  hommes  en  haillons, 
et  ton  visage  d'ange  exprimera  un  plaisir  naïf  tandis 
que  tu  videras  un  large  verre  de  brandy.  Puis,  tu 
reprendras  ta  marche  sur  le  trottoir  de  plus  en  plus 
vide.  Où  t'en  vas-tu,  petite  giti  ?  )> 

Vous  voyez  bien  que  je  connais  l'âme  de  l'Angle- 
terre !  Et  quant  à  ses  paysages,  après  avoir  lu  les 
descriptions  de  M.  Paul  Bourget,  je  les  connais  aussi. 
Je  les  vois  très  nettement.  Et  je  les  vois  plus  beaux 
qu'ils  ne  sont,  —  si  beaux  que  je  ne  les  visitera 
jamais:  j'aurais  trop  peur  d'un  mécompte. 

II  y  a  un  passage  du  saint  auteur  de  Vlmitation 
que  je  cite  souvent,  parce  qu'il  me  console  de  mon 
ignorance  de  sédentaire,  parce  qu'il  m'empôche 
d'être  dévoré  de  la  plus  noire  envie  quand  je  pense 
à  ceux  qui  ont  le  courage  de  voyager  et  de  changer 
d'horizon,  comme  l'auteur  de  Cruelle  Eiiignie.  Car  il 
est  inouï,  ce  Bourget.  Jamais  à  Paris!  Tout  le  temps 
à  Oxford  ou  à  Florence,  quand  il  n'est  pas  à  Grenade 
ou  à  Sélinonle  !  Il  est  le  psychologue  errant.  Le 
vrai  Touranien,  c'est  lui,  et  non  pas  Jean  Richepin. 

Voici  donc  ce  passage  deï Imitation.   Il  est  dans 


296  LES    CONTEMPORAINS, 

cet  admirable  chapitre  XX  du  livre  I",  qui  contient 
toute  sagesse  :  a  Que  pouvez-vous  voir  ailleurs  que 
vous  ne  voyiez  où  vous  êtes  ?  Voilà  le  ciel,  la  terre, 
les  éléments.  Or  c'est  d'eux  que  tout  est  fait.  Où  que 
vous  alliez,  que  verrez-vous  qui  soit  stable  sous  le 
soleil  ?  Vous  croyez  peut-être  vous  rassasier  ;  mais 
vous  n'y  parviendrez  jamais.  Quand  vous  verriez 
toutes  choses  à  la  fois,  que  serait-ce  qu'une  vision 
vaine  ?  » 

Quel  baume  etquel  calmant  que  ces  saintes  paroles! 
Comme  elles  font  sentir  l'inutilité  des  chemins  de  fer 
et  des  steamers  1  II  ne  m'est  arrivé  qu'une  fois 
de  me  déplacer  notablement  pour  aller  voir  un  pay- 
sage original  :  celui  de  Boghari  en  Algérie,  si  vous 
voulez  le  savoir.  J'en  avais  lu  la  description  dans 
Eugène  Fromentin.  J'ai  voulu  vérifier.  Douze  heures 
de  diligence  en  partant  de  Blidah  I  Je  sais  bien  qu'on 
voit  quelquefois  des  singes  en  traversant  le  défilé 
de  la  Chiffa  ;  mais  l'auteur  de  l'Imitation  me  ferait 
remarquer  qu'ils  sont  parfaitement  semblables  à  ceux 
du  Jardin  des  Plantes.  On  arrive  à  la  nuit.  On  cou- 
che dans  une  auberge  fort  incommode,  au  pied  de  lîi 
colline  fauve  et  nue,  aux  luisants  de  faïence,  où  se 
tasse  la  petite  ville  arabe.  J'éprouvai  si  douloureu- 
sement cette  nuit-là  l'angoisse  absurde,  mystérieuse, 
d'être  si  loin  de  «  chez  moi  »,  sous  un  ciel  qui  ne  me 
connaissait  pas,  parmi  des  gens  qui  ne  parlaient  pas 
ma  langue  et  quin'araient  pas  le  cerveau  fait  comme 
le  mien,  que  je  sortis  par  la  fenêtre  pour  attendre  la 


PAUL    BOLTxGET.      '  207 

diligence  qui  repartait  à  trois  heures  du  matin.  Je 
n'avais  rien  vu  du  tout,  et  j'éprouvais  un  désir  fou 
de  m'en  aller.  Mais  la  diligence  n'était  pas  encore 
là...  Je  sentais  autour  de  moi  la  solitude  démesurée. 
J'entendais  dans  le  lontain  des  aboiements  épouvan- 
tables, et  je  vis  dévaler  du  haut  de  la  colline  fauve,  à 
grandes  enjambées,  des  formes  blanches...  J'eus 
peur,  pourquoi  ne  le  dirais-je  pas  ?  et  je  rentrai  par 
la  fenêtre.  Le  lendemain  et  le  surlendemain,  je  vis 
Boghari,  les  Ouled-Naïls,  Bougzoul,  le  désert  ;  je  fis 
un  très  mauvais  déjeuner  sous  la  tente,  chez  le  caïd 
des  Ouled-Anteurs,  je  crois,  près  d'une  colline  cou- 
leur de  cuir  fraîchement  tanné,  tachée  de  lentisques, 
et  où  il  y  avait  des  aigles.  Puis,  comme  c'était  un  peu 
trop,  pour  mon  coup  d'essai,  de  huit  heures  de 
cheval,  je  restai  en  arrière,je  m'égarai  complètement 
dans  une  vilaine  et  interminable  forêt  de  chênes- 
liège,  et  c'est  par  miracle  que  je  pus  rejoindre  mes 
compagnons.  Je  me  souviens  d'un  carrefour  où 
j'hésitai  longtemps.  J'étais  persuadé  que  je  prenais 
le  mauvais  chemin.  Je  le  suivis  tout  de  même,  con- 
vaincu que,  si  je  prenais  l'autre,  ce  serait  celui-là  le 
mauvais.  Et  le  mauvais  chemin,  c'était  toute  la  nuit 
passée  dehors.  Notez  qu'il  pleuvait  à  torrents  dans 
ce  pays  où  il  ne  pleut  jamais...  Eh  bien  !  je  me  suis, 
sans  doute,  figuré  depuis  que  j'avais  fait  le  plus 
adorable  voyage,  et  je  le  raconte  quelquefois  en 
coupant  mon  récit  décris  d'admiration  ou  de  plaisir  : 
mais,  quand  je  rentre  en  moi-même  et  que  je  tâche 

9» 


298  LES    CONTEMPORAINS, 

d'être  sincère,  je  sens  très  bien  que,  ce  coin  du  Sahara, 
c'est  à  travers  le  livre  de  Fromentin  que  je  le  revois, 
non  à  travers  mes  propres  souvenirs  ;  je  sens  que  ce 
voyage  n'a  ne»  OjOMf^  à  la  vision  que  j'apporiais  avec 
moi,  et  que  mes  yeux  ont,  sans  le  savoir,  conforme 
la  réalité  à  cette  vision. 

Depuis,  je  ne  voyage  plus.  J'enviais  autrefois 
Pierre  Loti,  qui  mt)urra  comme  moi,  mais  qui  aura, 
durant  sa  vie,  habité  toute  une  planète,  tandis  que  je 
n'aurai  été  l'habitant  que  d'une  ville,  ou  tout  au 
plus  d'une  province.  Je  suis  revenu  de  ce  sentiment 
déraisonnable.  Qu'importe  que  je  n'aie  point  par- 
couru toute  la  planète  Terre,  puisqu'on  tout  cas,  je 
n'en  puis  sortir,  ni  parcourir  toutes  les  planètes  et 
les  étoiles  ?...  Il  y  a  quelque  part  un  grand  verger  qui 
descend  vers  un  ruisseau  bordé  de  saules  et  de 
peupliers.  C'est,  pour  moi,  le  plus  beau  paysage  du 
monde,  car  je  l'aime  et  il  me  connaît.  Gela  me  suiïit. 
A  quoi  bon  aller  chercher,  bien  loin,  d'autres  pay- 
sages, puisque  ces  paysages,  même  imaginés  d'après 
les  livres,  c'est-à-dire  plus  beaux  qu'ils  ne  sont,  me 
font  moins  de  plaisir  que  celui-là  ? 

Je  confesse  qu'au  fond,  ce  que  j'oppose  là  aux 
belles  curiosités  sentimentales  et  intellectuelles  de 
M.  Paul  Bourget,  ce  n'est  qu'un  instinct,  un  instinct 
très  humble  et  très  a  peuple  ».  Mais  c'est  dans  ces 
instincts-là  que  gisent  les  grandes  énergies  humai- 
nes. S'il  faut  tout  dire,  cet  attachement  étroit  el 
aveugle  à  la  terre  natale,  cette  incuriosité  de  paysan, 


PAUL    BOUnOKT.  299 

me  font  considérer  avec  un  peu  a'étonnement 
l'extraordinaire  prédilection  de  M.  PaulBourgel  pour 
les  Anglais.  Décidément,  il  les  aime  trop.  Oh  !  je 
m'explique  très  bien  cette  tendresse.  M.  Paul  Bourget 
est  pris  à  la  fois  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  en  lui 
—  et,  si  j'ose  dire,  d'un  peu  frivole.  Il  les  aime 
comme  le  peuple  le  plus  sérieux  d'allures,  le  plus 
pre'occupé  de  morale,  —  et  aussi  couime  celui  quia 
le  plus  complètement  réalisé  son  rêve  de  la  vie 
élégante  et  riche.  Mais,  j'ai  beau  faire,  quand  j'y 
réfléchis,  trop  de  choses  me  déplaisent  chez  eux.  Je 
vois  que  c'est  le  peuple  le  plus  rapace  et  le  plus 
égoïste  du  monde  ;  celui  où  le  partage  des  biens  est 
le  plus  effroyablement  inégal,  et  dont  Fétat  social  est 
le  plus  éloigné  de  l'esprit  de  l'Évangile,  de  cet  Évan- 
gile qu'il  professe  si  haut  ;  celui  chez  qui  l'abîme  est 
le  plus  profond  entre  la  foi  et  les  actes  ;  le  peuple 
protestant  par  excellence,  c'est-à-dire  le  plus  entêté 
de  ce  mensonge  de  metlrede  la  raisondansleschoses 
qui  n'en  comportent  pas...  Nous  sommes,  certes, 
un  peuple  bien  malade  ;  mais,  tout  compte  fait, 
nous  avons  infiniment  moinsd'hypocrisie  dans  notre 
catholicisme  ou  dans  notre  incroyance,  dans  nos 
mœurs,  dans  nos  institutions,  même  dans  notre  cabo- 
tinage ou  dans  nos  folies  révolutionnaires.  Surtout 
nous  n'avons  pas  cette  dureté  et  cet  affreux  orgueil. 
Le  Français  qui  met  le  pied  dans  Londres  sent  peser 
sur  lui  le  mépris  de  tout  ce  peuple.  Ce  mépris,  tous 
leurs  journaux  le  suent.     Comment  donc  aimer  qui 


300  LES    CONTEMPORAINS. 

nous  traite  ainsi  ?  Tant  d'estime  et  d'admiration  en 
échange  de  tant  de  dédain,  c'est  vraiment  trop  d'hu- 
milité ou  trop  de  détachement.  Ce  n'est  pas  le 
moment,  quand  presque  tous  les  peuples  se  res- 
serrent sur  eux-mêmes  et  nous  observent  d'un  œil 
haineux,  ce  n'est  pas  le  moment  de  nous  piquer  de 
leur  rendre  justice,  ni  de  nous  épancher  sur  eux  en 
considérations  sympathiques.  Je  ne  suis  cosmopolite 
ni  par  ma  vie  ni  par  mon  esprit  ou  mon  cœur.  Pour- 
quoi le  serais-je  ?  Pour  la  vanité  de  comprendre  le 
plus  de  choses  possible?  Passons-nous  de  celte 
vanité-là.  Soyons  inintelligents,  et  n'aimons  que  qui 
ne  nous  hait  point,  du  moins  pour  un  temps.  Nous 
aimerons  tous  les  peuples  dans  un  monde  meilleur. 


JEAN  LAHOR  (HENrj  GAZALIS) 


Le  bouddhisme  est  la  plus  vieille  des  philosophies 

—  et  la  plus  nouvelle.  La  conception  du  monde  et 
de  la  vie  que  se  sont  formée,  il  y  a  trois  ou  quatre 
mille  ans,  les  solitaires  des  bords  du  Gange,  voilà 
que  beaucoup  d^entre  nous  y  sont  revenus  et  qu'elle 
convient  parfaitement  à  l'état  de  nos  âmes.  Car, 
voyez-vous,  c'est  encore  ce  que  l'humanité  a  trouvé 
de  mieux.  Rien  n'en  est  démontrable,  mais  chacune 
de  nos  dispositions  d'esprit  y  trouve  son  compte. 
Cette  idée  que  nous  sommes  des  parcelles  de  Dieu, 

—  qui  est  le  monde,  —  et  qui  n  est  qu'un  rêve,  — 
on  en  tire  tout  ce  qu'on  veut.  Elle  produit  et  justifie 
à  lafois  l'inertie  voluptueuse,  la  chariié,  le  détache- 
ment, —  même  l'héroïsme  par  la  conscience  de  notre 
solidarité  profonde  avec  l'univers,  et  par  la  soumis- 
sion volontaire  aux  fins  du  Dieu  insaisissable  et 
immense  dont  nous  sommes  la  pensée.  Tout  cela,  je 
ne  sais  comment. 


302  LES    CONTEMI'OKAINS. 

D'autres  poètes  contemporains  ont  été  bouddhis- 
tesàleurs  heures,  notamment  M.  Leconte  de  Lisle, 
L'originalité  de  Jean  Lahor,  c'est  qu'il  est  boud- 
dhiste avec  une  sincérité  évidente,  aussi  naturel- 
lement qu'il  respire.  Outre  les  beautés  de  forme  et 
de  détail,  son  livre  (1)  a  donc  une  beauté  d'ensemble, 
qui  provient  de  la  continuité  d'une  même  inspira- 
tion. C'est  un  livre  harmonieux,  d'une  irréprochable 
unité.  On  y  voit  clairement  de  quelles  façons  la 
philosophie  du  divin  Çakia-Mouni  peut  modifier  et 
enrichir  les  divers  sentiments  d'un  homme  de  nos 
jours  :  sentiment  de  la  nature,  amour  de  la  femme, 
sentiment  moral. 

Si  l'imagination  poétique  consiste  essentiellement 
à  découvrir  et  à  exprimer  les  rapports  et  les  cor- 
respondances secrètes  entre  les  choses,  on  peut  dire 
que  le  panthéisme  est  la  poésie  même,  puisqu'il 
établit  l'universelle  parenté  des  êtres.  Et  ainsi, 
toutes  les  impressions  particulières  que  nous 
donnent  les  objets  du  monde  physique,  il  les  ap- 
profondit et  les  agrandit  aussitôt  par  l'idée  toujours 
présente  que  tout  s'enchaîne  et  se  tient  dans  le 
rêve  ininterrompu  de  Maïa...  Les  frontières  de- 
viennent indistinctes  entre  les  différentes  formes 
de  la  vie  —  vie  végétale,  animale  et  humaine.  Les 
fleurs  sont  des  femmes,  puisque  femmes  et  fleurs 
sont    l'épanouissement  inégalement  complet,  à  la 

(IJ  L'Illusion,  par  Jean  Lahor.  —  Lemcrrc 


JEAN    LAUOR.  303 

surface  du  monde,  de  la  même  âme  divine.  Chaque 
image  qui  nous  arrive  en  éveille  d'autres,  indéfi- 
niment, suscite  même  la  vision  confuse  de  l'Être 
total.  La  poésie  panthéistique  met,  si  je  puis  dire, 
dans  chacune  de  nos  sensations,  le  ressouvenir  de 
l'univers... 

Des   exemples  ?  Je  vous  en  donnerais  volontiers. 
Mais  quel  ennui  de  choisir  ! 

Les  soirs  d'été.  les  fleurs  ont  des  langueurs  de  femmes, 

Les  fleurs  semblent  trembler  d'amour,  comme  des  âmes; 

Palpitantes  aussi  d'extase  et  de  désir, 

Les  fleurs  ont  des  regards  qui  nous  font  souvenir 

De  grands  yeux  féminins  attendris  par  les  larmes. 

Et  les  beaux  yeux  des  fleurs  ont  d'aussi  tendres  charmes. 

Les  fleurs  rêvent,  les  fleurs  frissonnent  sous  la  nuit  ; 

Et,  blanches,  comme  un  sein  adorable  qui  luit 

Dans  la  sombre  splendeur  d'une  robe  entr'ouverte. 

Les  roses,  du  milieu  de  l'obscurité  verte, 

Tandis  qu'un  rossignol  par  la  lune  exalté 

Pour  elles  chante  et  meurt  sous  cette  nuit  d'été, 

Les  roses  au  corps  pâle,  en  écartant  leurs  voiles, 

Folles,  semblent  s'oiïrir  aux  baisers  des  étoiles. 

Voilà  des  vers  sur  les  fleurs.   En  voici  sur  les 
mondes.  C'est  Brahmaqui  parle  : 


Le  soleil  est  ma  chair,  le  soleil  est  mon  cœur. 

Le  cœur  du  ciel,  mon  cœur  saignant  qui  vous  fait  vivre. 

Je  suis  le  dieu  sans  nom  aux  visages  divers, 

Mon  âme  illimitée  est  le  palais  des  êtres  ; 

Je  suis  le  grand  aïeul  qui  n'a  pas  eu  d'ancêtres. 


30*  LES  CONTEMPORAINS. 

Dans  mon  rêve  éternel  flottent  sans  fin  les  cieux  ; 
Je  vois  naître  en  mon  sein  et  mourir  tous  les  dieux. 
C'est  mon  sang  qui  coula  dans  la  première  aurore... 

De  même,  l'idée  de  l'univers  sera  toujours  pré- 
sente au  poète  bouddhiste  quand  il  lui  arrivera  d'ai- 
mer une  femme.  Il  aimera  magnifiquement  :  car  la 
nature  entière  lui  fournira  des  images  pour  expri- 
mer son  amour.  Il  aimera  avec  sensualité  et  lan- 
gueur :  car  il  ne  voudra  goûter  l'amour  qu'aux  lieux 
et  aux  heures  qui  le  conseillent  et  l'insinuent,  dans 
les  parfums,  dans  les  musiques,  dans  la  douceur  et 
la  mélancolie  des  soirs  tièdes.  Il  aimera  avec  ten- 
dresse et  reconnaissance  :  car  il  n'ignore  point  que 
c'est  la  rencontre  d'une  femme  qui  a  embelli  pour 
lui  le  rêve  des  choses.  Il  aimera  avec  résignation 
car  il  sait  bien  que  ce  n'est  en  effet  qu'un  rêve,  et 
qui  passera.  Il  sait  aussi  que  l'amour  est  inséparable 
de  la  mort,  parce  que  la  mort  est  inséparable  de 
la  vie... 

Et  maintenant  lisez  les  Chants  de  l'Amour  et  ds  la 
Mort  : 


Je  voudrais  te  parer  de  fleurs  rares,  de  fleurs 
Souffrantes,  qui  mourraient  pâles  sur  ton  corps  pâle. 


Tu  fermes  les  yeux,  en  penchant 
.    Ta  tête  sur  mon  sein  qui  tremble 
Oh  !  les  doux  abîmes  du  chant 
Où  nos  deux  cœurs  roulent  ensemble  I 

..••     ...• 

Notre  rêve  avait  fait  la  beauté  de  ces  choses... 


JEAN    LAHOR.  305 

Tout  ce  qui  ce  soir-là  nous  fit  ivres  et  fous 
Etait  créé  par  nous  et  n'existait  qu'en  nous... 
•     •■  .......••••• 

Enlacée  au  corps  d'une  femn^e, 

Comme  l'amant  de  Rimini, 

Tournoie  un  instant,  ô  mon  âme. 

Dans  le  tourbillon  infini  ! 

Le  bouddhisme,  enfin,  est  le  meilleur  baume  à 
la  pensée  souffrante...  Quel  bonheur,  quand  on  y 
songe,  que  tout  ne  soit  que  rêve  et  vanité  !  Si  tout 
n'était  pas  vanité,  c'est  alors  que  nous  serions  vrai- 
ment à  plaindre.  Ne  pas  être  beau,  ne  pas  avoir  de 
génie,  ne  pas  être  tout-puissant,  ne  pas  être  dieu... 
rien  ne  serait  plus  triste  que  celte  mesquine  et  misé- 
rable condition  si  elle  devait  durer  toujours  !  Il  n'y 
a  que  le  Tout  qui  soit  parfait  et  qui  n'ait  rien  au- 
dessus  de  lui  :  il  n'y  a  donc  que  le  Tout  qui  puisse 
avoir  plaisir  à  être  éternel.  Mais  nous,  les  accidents, 
.  félicitons-nous  d'être  éphémères  et,  par  suite,  de  ne 
pas  être  bien  sérieusement  réels.  Ah  !  le  sentiment 
delà  vanité  de  toutes  choses,  quel  opium  pour  lor- 
gueil,  l'ambition,  l'amour,  la  jalousie,  pour  toutes 
les  vipères  qui  grouillent  dans  notre  cœur  quand 
nous  n'y  prenons  pas  garde  !  Quelle  joie  de  passer 
et  de  n'être  rien,  puisque  les  autres  êtres  ne  sont 
rien  et  passent  !...  Oh  !  comme  cela  fait  accepter  la 
vie,  ce  court  voyage  à  travers  les  apparences  !  et 
comme  cela  fait  accepter  la  mort  ! 

Plonge  sans  peur  dans  le  gouffre  béant, 

Ainsi  que  l'épervier  plongeant  dans  la  tempête  : 


306  LES    CONTEMPORAINS. 

Car  tout  ce  rêve  une  heure  a  passé  dans  ta  tête  ; 
Tu  fus  la  goutte  d'eau  qui  reflète  les  cieux, 
Et  l'univers  entier  est  entré  dans  tes  yeux  : 
Et  bénis  donc  Allah,  qui  t'a  pendant  cette  heure 
Laissé  comme  un  oiseau  traverser  sa  demeure. 


Et  encore  : 

Père,  engloutig-moi  donc,  Pois  donc  bien  nnon  tombeau  ; 
Et,  si  je  participe  à  ta  vie  éternelle, 
Que  ce  soit  sans  penser,  tel  que  la  goutte  d'eau 
Que  la  mer  porte  et  berce  inconsciente  en  elle. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  car  les  idées  générales 
ont  ceci  de  précieux,  d'enfanter  les  sentiments  les 
plus  contradictoires.  Le  bouddhisme,  qui  nous 
incline  au  plus  suave  nihilisme,  mène  aussi  au  stoï- 
cisme moral.  C'est  qu'il  se  rencontre  avec  le  darwi- 
nisme dans  ce  principe  commun  que  la  force,  quelle 
qu  elle  soit,  par  où  l'univers  se  développe,  lui  est 
intérieure  et  immanente.  L'homme  d'aujourd'hui 
est  le  produit  suprême  de  ce  développement  ;  or, 
€omme  l'explique  Sully-Prudhomme  dans  son  poème 
de  la  Justice,  ce  long  elTort  d'où  nous  sommes  sortis 
constitue  notre  dignité.  La  conserver  et  l'accroître 
et  affirmer  que  nous  le  devons  —  l'affirmer  par  un 
acte  de  foi  (car  vous  vous  rappelez  que  tout  est  vain), 
c'est  là  proprement  la  vertu...  Ici  il  faudrait  tout 
citer.  Lisez  l'admirable  poème  intitulé  Réminiscence: 

Certains  soirs,  en  errant  dans  les  forêts  natales, 
Je  ressens  dans  ma  chair  les  frissons  d'autrefois. 


JEAN    LAIIOR.  307 

Quand,  la  nuit  grandissant  les  formes  végétales, 
Sauvage,  halluciné,  je  rampais  soub  les  bois. 
•     ••••••••••••••• 

Quand  mon  esprit  aspire  à  la  pleine  lumière, 
Je  sens  tout  un  passé  qui  le  tient  enchaîné  ; 
Je  sens  rouler  en  moi  l'obscurité  première  : 
La  terre  était  si  sombre,  aux  temps  où  je  suis  ncl 

Et  je  voudrais   pourtant  t'affranchir,  ô  mon   âme, 
Des  liens  d'un  passé  qui  ne  veut  pas  mourir... 

Mais  c'est  en  vain  ;  toujours  en  moi  vivra  ce  monde 
De  rêves,  de    pensers,  de  souvenirs  confus, 
Me  rappelant  ainsi  ma  naissance  profonde, 
Et  l'ombre  d'où  je  sors,  et  le  peu  que  je  fus. 


Et  ce  cri  vers  Dieu  : 

Tout  affamé  d'amour,   de  justice  et  de  bien, 

Je  m'étunne  parfois  qu'un  idéal  se  lève 

Plus  grand  dans  ma  pensée  et  plus  pur  que  le  tîcnl 

—  Oli  !  pourquoi  m'as-tu  fait  le  juge  de  ton  rêve  ? 

Et  cette  exhortation  à  l'homme: 

Que  les  pouvoirs  obscurs  d'un  monde  élémentaira 
Connaissent  grâce  à  toi  le  rythme  harmonieux  ; 
Et  si,  tous  les  dieux  morts,  tu  restes  solitaire. 
Garde  au  moins  les  vertus  que  tu  prêtas  aux  dieux  ! 

Et  toute  la  dernière  pièce,  Vers  dorés  : 


Sois  pur,  le  reste  est  vain,  et  la  beauté  suprême. 
Tu  le  sais  maintenant,  n'est  pas  celle  des  corps  : 


305  LES    CONTEMPORAINS. 

La  statue  idéale,  elle  dort  en  toi-même  ; 
L'œuvre  d'art  la   plus  haute  est  la  vertu  desforta. 

De  ton  âme  l'ennui  mortel  faisait  sa  proie. 
Etant  le  châtiment  de  l'incessant  désir; 
Du  fier  renoncement  de  ton  âme  à  la  joie 
Goûte  la  joie  austère  et  le  sombre  plaisir... 


Je  n'ai  voulu  que  dégager,  tant  bien  que  mal,  le 
fond  et  la  substance  même  des  vers  de  M.  Jean 
Lahor.  Ce  fond  est  d'une  qualité  rare.  VUlusion  est 
un  fort  beau  livre,  plein  de  tristesse  et  de  sérénité. 
Il  charme,  il  apaise,  il  fortifie.  Après  l'avoir  relu,  je 
le  mets  décidément  à  l'un  des  meilleurs  endroits  do 
ma  bibliothèque,  non  loin  de  l'Imitation^  des  Penséea 
de  Marc-Aurèle,  de  la  Vie  intérieure  et  des  Épreuves 
de  SuUy-Prudhomme,  —  dans  le  coin  des  sages  et 
des  consolateurs 


GROSGLAUDE 


Les  Gaietés  de  Vannée  de  M  Grosclaude  (1)  ne  sont, 
sans  doute,  que  des  bouffonneries  improvisées  sur 
les  événements,  grands  ou  petits,  de  la  politique, 
du  théâtre,  de  la  littérature  et  de  la  rue.  Mais  ces 
bouffonneries  me  paraissent  d'une  si  excellente 
qualité  et  d'une  invention  si  spéciale,  que  je  ne  croi- 
rais pas  avoir  entièrement  perduma  peine  si  je  par- 
venais à  les  définir  et  à  les  caractériser  avec  quel- 
que précision. 

Première  impression  :  elles  portent,  je  ne  sais 
comment,  mais  pleinement  et  avec  évidence,  la 
marque  d'aujourd'hui.  C'est  bien  la  forme  suprême 
et  savante  de  ce  qu'on  a  appelé  la  t  blague  ».  Cela 
est  bien  à  nous  ;  nous  avons  du  moins  trouvé  cela, 
si  nous  n'avons  pas  trouvé  autre  chose,  et  cela  seul 
nous  permettrait  de  dire  que  le  progrès  n'est  pas  un 

(l)  Les  Gaietés  de   l'année,  par  Grosclaude,  3»  année, —  Li- 
brairie moderne. 


810  LES    CONTEMPORAINS, 

vain  mot.  Car  voyez,  goûtez,  comparez  :  les  anciens 
hommes  a'ont  riea  eu  qai  ressemblât  à  l'esprit  des 
Gaietés  de  l'année.  Ils  ont  eu  leur  comique  (qui  nous 
échappe  la  plupart  du  temps)  :  ils  n'ont  pas  eu  la 
«  blague  ».  Il  peut  m'arriver,  en  lisant  les  vers  ou  la 
prose  d'un  Grec  oud'un  Latin,  d'être  ému  d'autant 
de  tendresse  ou  d'admiration  que  lorsque  je  lis  mes 
plus  aimés  contemporains  ;  mais  jamais,  au  grand 
jamais,  d'éclaterde  rire.  MM.  Henri  Rochefort,  Emile 
Bergerat,  Alphonse  Allais,  Etienne  Grosclaude  n'ont 
point  d'analogues  dans  l'antiquité,  et  j'ose  dire 
qu'ils  n'ont,  dans  les  temps  modernes,  que  de  va- 
gues précurseurs  :  Swift,  si  vous  voulez,  et  un  peu 
Rabelais  pour  lironie  méthodique  du  fond  ;  Cyrano 
et  les  grotesques  du  xvir  siècle  pour  le  comique  du 
vocabulaire...  Encore  est-ce  une  concession  que  je 
vous  fais. 

Et  maintenant,  abordons  ces  Gaietés  avec  tout  le 
sérieux  qui  convient. 

La  bouffonnerie  d'Etienne  Grosclaude,  telle  que 
cet  esprit  éminent  Pentend  et  la  pratique,  est,  d'a- 
bord, d'une  irrévérence  universelle.  Elle  implique 
une  philosophie  simple  et  grande,  qui  est  le  nihi- 
lisme absolu. 

Elle  ne  respecte  ni  la  vertu,  ni  la  douleur,  ni  l'a- 
mour, ni  la  mort.  Elle  badine  volontiers  sur  les  as- 
sassinats, se  joue  autour  de  la  guillotine  ;  et  les 
plus  effroyables  manifestations  du  mal  physique, 
les  pires  cruautés  de  la  nature  mauvaise,  incendies, 


GROSCLAUDE.  311 

inondations,  tremblements  de  terre,  catastrophes 
de  toute  espèce,  lai  sont  maLière  à  calembours  et 
à  coq-à-l'âne.  M.  Grosclaude,  par  exemple,  écrira 
avec  sérénité  : 

«  Deux  de  nos  assassins  les  plus  en  évidence,  MM.  Rossel 
et  Demangeot,  viennent  de  nous  donner  une  de  ces  décep- 
tions que  le  public  parisien  ne  pardonne  pas  volontiers. . . 
Une  intervention  gouvernementale  de  la  dernière  heure 
a  provoqué  l'ajourneraent  illimité  de  leur  exécution,  qui 
n'était  pas  moins  impatiemment  attendue  que  celle  de 
Lohengrin.  La  justice  des  hommes  se  promettait  par  avance 
une  de  ces  satisfactions  d'amour-propre  qu'au  dire  des 
comptes  rendus  elle  éprouve  chaque  fois  qu'il  lui  est  donné 
de  présider  à  une  cérémonie  de  cet  ordre,  et  le  tout-Paris 
des  dernières,  friand  de  tout  bruit  de  coulisse,  —  et  notam- 
ment de  celui  que  fait  le  sinistre  couperet  en  glissant  dans 
sa  rainure,  —  retenait  déjà  ses  places,  etc.  » 

Ne  croyez  pas,  je  vous  en  supplie,  que  ces  lignes^ 
soient  l'indice  d'un  mauvais  cœur.  Elles  ne  sont 
que  la  mise  en  œuvre  momentanée,  l'application  à 
un  cas  particulier,  de  cette  idée  qui  revient  sou- 
vent chez  M.  Renan  et  d'autres  sages,  que  «  le 
monde  n'est  peut-être  pas  quelque  chose  de  bien 
sérieux  »,  C'est  comme  une  convention  allégeante 
et  salutaire  que  l'écrivain  no  us  demande  d'admettre 
un  instant.  «  Il  n'y  a  rien...  absolument  rien...  La 
douleur  même  est  un  pur  néant  quand  elle  est 
passée...  L'univers  n'existe  que  pour  nous  permet- 
tre de  le  railler  par  des  assemblages  singuliers  de 
mots  et  d  images...  »  Voilà  ce  que  nous   admettons 


312  LES    CONTEMPORAINS, 

implicitement  lorsque  nous  lisons  une  page  de 
Grosclaude;  et  delà  cette  impression  de  déliement, 
de  détachement  heureux,  que  nous  font  souvent 
éprouver  ses  facéties  les  plus  macabres.  Le  rire  dont 
elles  nous  secouent  intérieurement  est  le  rire 
bouddhiste,  lequel  précède  immédiatement,  dans 
l'ordre  des  affranchissements  successifs  de  nos  pau- 
vres âmes,  la  paix  du  Nirvana... 

Le  second  et  le  troisième  caractère  de  cette  gaîté, 
c'est  l'outrance  et  la  méthode,  portées  toutes  deux 
aussi  loin  que  possible,  et  se  soutenant  et  se  forti- 
fiant Tune  l'autre.  M.  Grosclaude  possède,  je  crois, 
au  même  degré  que  M.  Rochefort,  le  don  de  déduire 
les  conséquences  les  plus  imprévues  d'un  fait,  et, 
sije  puis  dire,  de  créer  dans  l'absurde.  Mais  peut- 
être  apporte-t-il  à  ce  genre  de  déductionune  logique 
plus  roide,  plus  imperturbable,  qui  sent  mieux  son 
mathématicien,  et  un  délire  plus  direct  et  plus  gla- 
cial... Il  est  difficile  de  citer,  car  ces  folies  n'ont 
toute  leur  action  sur  le  cerveau  que  si  on  leur  laisse 
tout  leur  développement.  Mais  si  vous  voulez  un 
exemple,  voyez  ce  que  le  zèle  de  la  commission  d'in- 
cendie, après  la  catastrophe  de  l'Opéra-Comique,  a 
inspiré  à  M.  Grosclaude.  Il  suppose  qu'un  arrêté 
préfectoral  vient  de  fermer  les  bains  Deligny,  «  at- 
tendu que  ledit  établissement  de  bains  est  entière- 
ment construit  en  bois,  ce  qui  l'expose  d'une  façon 
particulièrement  grave  aux  dangers  du  feu...». 
Puis  il  énumère  les  conditions  auxquelles  sera  sou- 


GROSCLAUDE.  313 

mise  la  réouverture  de  l'établissement...  Rien  n'est 
oublié  ;  r  est  d'une  prévoyance  d'aliéné  qui  aurait 
beaucoup  d'imagination  et  qui  aurait  subi  une  forte 
discipline  scientifique. 

D'autres  fois...  oh!  c'est  très  simple,  c'est  un  jeu 
de  mots,  un  coq-à-l'âne,  auxquels  il  applique  ce 
système  de  développement.  Ou  bien  il  prend  une 
métaphore  au  pied  de  la  lettre  :  et  alors,  avec  une 
patience  et  une  subtilité  de  sauvage  ou  de  polytech- 
nicien, il  en  fait  sortir  tout  le  contenu,  il  la  dévide 
comme  un  cocon,  et  ce  sont  des  trouvailles  dune 
drôlerie  presque  inquiétante...  Soit  cette  figure  de 
rhétorique  :  «  la  maladie  des  billets  de  banque  ».  Il 
part  là-dessus  avec  une  gravité  de  membre  de  l'A- 
cadémie de  médecine  écrivant  un  rapport  :  «  Une 
curieuse  épidémie  sévit  depuis  quelque  temps  sur 
les  billets  de  cinq  cents  francs  ;  ils  ne  meurent  pas 
tous,  mais  tous  sont  frappés  d'un  vague  discrédit. 
—  Le  symptôme  pathognomonique  de  la  maladie  est 
un  épaississement  accentué  des  tissus,  avec  compli- 
cation de  troubles  dans  le  filigrane,  etc..  »  Ou 
encore  :  «  On  vient  de  découvrir  l'antisarcine  ; 
comme  son  nom  l'indique,  ce  médicament  est  des- 
tiné à  combattre  les  effets  du  Francisque  Sarcey  qui 
sévit  avec  une  si  cruelle  intensité  sur  la  bourgeoisie 
moyenne.  »  Et  alors  il  fait  l'historique  de  la  décou- 
verte ;  il  raconte  que  les  éludes  sur  le  virus  sarcéyen 
ont  démontré  l'existence  d'un  microbe  spécial  qui  a 
reçu   le  nom  de  Bacillus  scenafairius  (bacille   de  la 

LES   COMEMP.    IV.  t** 


314  LES    CONTEMPORAINS, 

scène  à  faire)  ;  que  les  premiers  microbes  ont  été  re- 
cueillis dans  la  bave  d'un  abonné  du  Temps,  un 
malheureux  qui  «  jetait  du  Scribe  par  les  narines  et 
délirait  sur  des  airs  du  Caveau...  et  que  son  teint 
blafard  (et  Fulgence)  désignait  clairement  comme 
un  homme  épris  des  choses  du  théâtre  »;  que  ces  ba- 
cilles ont  été  recueillis,  cultivés  dans  les  a  bouillons  » 
du  Temps  ei  de  la  France,  etc.. 

Ce  qui  double  encore  l'effet  de  ces  méthodiques 
extravagances,  c'est  le  style,  qui  est  d'un  sérieux, 
d'une  tenue  et  d'une  impersonnalité  effrayantes. 
C'est  un  ineffable  mélange  de  la  langue  delà  poli- 
tique et  de  celle  du  journalisme,  de  l'administra- 
tion et  de  la  science, dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  so- 
lennellement inepte.  M.  Grosclaude  exécute  depuis 
des  années  ce  tour  de  force,  de  ne  pas  écrire  une 
ligne  qui  ne  soit  un  cliché  ou  un  poncif.  Je  sais  bien 
que  d'autres  le  font  sans  le  vouloir  ;  mais  lui  le  veut, 
et  il  n'a  pas  une  défaillance.  Ouvrons  au  hasard  : 

«  Encore  un  grand  nom  compromis  dans  l'affaire  des  dé- 
corations: il  s  agit  du  Panthéon,  à  l'égard  duquel  le  Temps 
publie  de  graves  révélations  sous  ce  titre  à  scandale  :  «  la 
décoration  du  Panthéon  ».  Il  semblait  pourtant  que  cette 
haute  personnalité  fût  à  l'abri  des  soupçons,  etc..  3> 

Et  plus  loin,  après  avoir  rapporté  un  propos  de 
M.  Meissonnicr  : 

<L  II  faudrait  n'avoir  aucune  expérience  de  ce  qui  se  lit 
entre  les  ligues  d'un  journal  pour  ne   pas  comprendre    que 


i 


GROSCLAUDE.  315 

ces  réticences  cachent  quelque  horrible  mystère.  Aj'ons  le 
courage  de  l'imprimer  :  si,  malgré  des  interventions  si  puis- 
sautes,  le  Panthéon  n'est  pas  encore  décoré,  c'est  vraisem- 
blablement qu'il  a  dans  son  passé  quelque  ténébreuse  his- 
toire qui  lui  interdit  l'accès  de  toute  distinction  honori- 
fique... Quel  est  donc  ce  cadavre  ?  On  va  jusqu'à  prétendre 
qu'on  en  trouverait  plusieurs  dans  le  fond  de  sa  crypte...  » 


Est-ce  assez  soutenu  ?  Je  me  demande  en  frémis- 
sant quel  peut  bien  être  l'état  d'esprit  d'un  homme 
qui  se  livre  tous  les  jours  de  sa  vie  à  de  pareils  exer- 
cices. Serait-il  capable,  à  l'heure  qu'il  est,  d'écrire 
autrement  qu'en  clichés?Dans  quelle  langue  rédige- 
t-il  sa  correspondance  familière  ?  Figurez-vous 
un  homme  dont  toutes  les  pensées,  même  les  plus 
intimes  et  les  plus  personnelles,  revêtiraient  d'elles- 
mêmes  les  formes  consacrées  d'une  élégance  imbé- 
cile; qui  aurait  volontairement  créé  et  développé  en 
lui  cette  infirmité  et  qui  serait  décidé  à  mourir  sans 
avoir  une  fois,  une  seule  fois,  exprimé  directement 
sa  pensée...  0  prodige  d'ironie  1... 

C'est  pourquoi  Grosclaude  me  fascine.  Ces  inven- 
tions de  fou  dialecticien  parlant  constamment  la 
langue  d'un  président  des  quatre  classes  de  l'Ins- 
titut un  jour  de  gala,  cela  me  fait  la  même  espèce 
de  plaisir  que  les  cabrioles  d'un  clown  à  fcvoris  et 
en  habit  noir,  mais  un  plaisir  dix  fois  plus  intense, 
d'autant  que  les  choses  de  l'esprit  sont  au-dessus 
de  celles  de  la  matière.  C'est  un  des  plus  beaux 
exemples  d'acrobatie  intellectuelle  que  je  connaisse, 


315  LES    C0NTEMP0RA1>'S. 

un  des  plus  suivis,  des  mieux  exempts  de  lassitude 
ou  de  distraction.  Ce  sont,  non  pas  des  envolées 
dans  l'absurde,  mais  comme  des  percées  régulières, 
qu'on  dirait  faites  avec  des  machines  d'ingénieur  et 
des  instruments  de  précision. 

J'ajoute  qu'il  y  a  un  mystère  dans  tout  cela.  Les 
raisons  que  j'aiessayé  de  démêler  n'expliquent  pas. 
en  somme,  la  joie  bizarre  que  me  donne  l'énorme 
et  placide  déraison  de  ces  facéties  ;  et  peut-être 
aurez-vous  beaucoup  de  peine  à  comprendre  mon  ad- 
miration etàmelapardonner.etysoupçonnerez-vous 
quelque  gageure...  Mais  non,  il  n'y  en  a  point...  Je 
relis  Vinterview  que  Grosclaude  est  allé  prendre  à  la 
plus  ancienne  locomotive  de  France,  à  l'occasion  du 
cinquantenaire  des  chemins  de  fer,  et  je  n'y  résiste 
pas  plus  qu'à  la  première  lecture.  La  perception 
rapide  des  rapports  démesurément  inattendus  que 
l'auteur  établit  soudainement  entre  les  choses,  tout 
en  alignant  des  phrases  idiotes  de  reporter,  me 
frappe  d'un  heurt  qui  me  désagrège  l'esprit  comme 
le  choc  électrique  désagrège  les  corps.  Pourquoi  ? 
Là  est  l'énigme.  Peut-être  éprouvé-je  un  plaisir 
malsain  à  me  sentir  violemment  introduit  dans  une 
conception  du  monde  analogue  à  celles  que  doivent 
édifier  les  cerveaux  des  fous,  en  restant  à  peu  près 
sûrdeme  ressaisir.  Il  y  a  peut-être  du  vertige  et  quel- 
que chose  de  l'attrait  d'un  crime  à  simuler  ainsi, 
dans  sa  propre  intelligence,  les  ofTots  d'un  tremble- 
ment de  terre...  Enfin,  que  vous   dirai-je  ?  Ce  n'est 


GROSCLAUDE.  311 

point  ma  fautes!  des  phrases  comme    celles-ci  me 
délectent  profondément  : 

«  Ce  n'est  pas  sans  une  respectueuse  émotion  que  nous 
avons  été  admis  en  présence  de  ce  vieux  lutteur. . .  La  glo- 
rieuse locomotive  habite  un  modeste  appartement  de  garçon, 
au  cinquième  sur  la  cour...  Nous  sommes  immédiatement 
introduits  dans  le  cabinet  de  toilette  de  la  respectable 
machine  à  vapeur,  qui  est  en  train  de  se  passer  un  bâton  de 
cosmétique  sur  le  tuyau,  innocente  coquetterie  de  vieil- 
lard. » 

La  conversation  s'engage.  Elle  est  d'une  suprême 
vraisemblance.  C'est  une  interview  qui  ressemble  à 
toutes  les  interview  de  «  vieux  lutteurs  »  ou  de«  som- 
mités scientifiques  »,  et  bientôt  l'on  ne  sait  plus  au 
juste  s'il  s'agit  d'une  vieille  locomotive  ou  de  Tho- 
norable  M.  Chevreul.  Le  reporter  lai  demande  son 
âge  et  fait  cette  réflexion  aimable  que  a  les  loco- 
motives n'ont  jamais  que  l'âgequ'elles  paraissent  »  ; 
il  l'interroge  sur  son  hygiène  :  a  Yous  transpirez, 
sans  doute  ?...  Portez-vous  de  la  flanelle  ?»  Et 
enfin  : 

«  —  Il  va  sans  dire  qu'à  l'instar  de  M.  Chevreul  et  de 
tous  nos  grands  macrobites  vous  usez  du  café  au  lait  ? 

«  —  Ni  café,  ni  rien  d'analogue  ;  je  m'abstiens  rigou- 
reusement de  thé,  de  liqueurs  fortes,  d'asperges  et  de 
femmes. 

«  —  Cependant  vous  fumez  ? 

«  —  C'est  ma  seule  faiblesse. 

«  —  La  seule  ?  bien  vrai  ?...  Voyons,  tout  à  fait  entre 
nous,  vous  n'avez  jamais  eu  de  ces  aimables  écarts  qui  em- 

9*** 


313  LES    CONTEMPORAINS. 

bellissent  l'existence  d'une  locomotive  à  Vîxge  des  pas- 
sions ? 

0  —  Jamais,  monsieur,  vous  me  croirez  si  voua  vou- 
lez!... Mon  Dieu,  j'ai  eu  comme  les  autres  mes  heures  do 
poésie... 

«  —  Vos   vapeurs  I  » 

Et  cela  continue...  Est-ce  moi   qui  suis  fou?Jo 
trouve  dans  ces  facéties  conduites  avec  tant  desang- 
froid  une   véritable  puissance  d'invention  charen- 
tonnesque.  Vous  m'excuserez   donc  de  m'y  arrêter 
si  longtemps.  Car  rien  n'est  indigne  d'intérêt  dans 
la  littérature,  rien,  si  ce  n'est  le  médiocre.   N'avez- 
vous  pas  été  frappés,   dans    les   trop  nombreuses 
citations  que  j'ai  faites,  de  la  merveilleuse  justesse 
des  jeux  de  mots  dont  elles  sont  semées  et,  si  je  puis 
dire,  de  leur  caractère  de  nécessité  ?  N'a-t-on  point 
cette  impression  que  l'auteur  ne  pouvait  pas  ne  pas 
les  faire,  et  que  cependant  nous  ne  les  aurions  point 
trouvés  ?  Ce  signe  est  un  de  ceux  auxquels  on  recon- 
naît les  belles  œuvres.  Vous  voyez  bien  que  l'art  de 
Grosclaude  est  du  grand  art  !  Ne  jurerait-on  point 
qu'une  Providence  a  voulu  que  Fulgence  etWaflard 
collaborassent  à  un  grand  nombre  de   vaudevilles, 
tout  exprès  pour  qu'un  lecteur  malade  de  Fra.ncis- 
que  Sarcey  pût  être  qualifié   de  «   blafard   (et   Ful- 
gence) »  ?  que  le  tabac  fût  inventé  pour  qu'un  repor- 
ter demandât   à  une  vieille   locomotive  :   f    Vous 
fumez  ?»  —  et  que  le  mépris  s'exprimât  par  le  mo- 
nosyllabe «  zut  !   »  pour  que   Grosclaude  inventât 


GROSCLAUDE.  319 

une  faute  d^orthographe,  les  «  connaissances  zu- 
tiles  »,  qui  raille  à  la  fois  les  dernières  réformes  de 
l'enseignement  et  la  prononciation  du  Conser- 
vatoire?... N'y  a-t-il  pas  là  comme  des  harmonies 
préétablies  ?  et  certains  calembours  excellents 
n'auraient-ils  point  été  prévus  par  le  Démiurge  de 
toute  éternité  V  «  0  profondeurs!  »  comme  disait 
Victor  Hugo. 

Est-ildéfendu  d'imaginerqu'une  Puissance  incon- 
nue, ayant  d'abord  permis  aux  hommes  d'établir 
entre  les  choses  et  les  mots  des  rapports  constants, 
universels  et  publics,  a  voulu  enfouir  en  même 
temps  dans  les  ténèbres  des  idiomes  humains  cer- 
tains rapports  secrets,  absurdes  et  réjouissants 
des  mots  avec  les  objets  ou  des  vocables  entre  eux, 
et  en  a  réservé  la  découverte  à  quelques  privilégiés 
du  rire  et  de  la  fantaisie?  Grosclaude  est  assurément 
un  de  ces  hommes.  A  première  vue,  il  y  a  du  hasard 
dans  ses  inventions.  A  force  de  secouer  les  mots 
comme  des  noix  dans  un  sac,  on  amène  entre  eux 
d'étranges  rencontres,  des  façons  nouvelles  et  baro- 
ques de  s'accrocher.  Mais,  soyez-en  sûrs,  ces  ren- 
contres, d'où  jaillit  parfois  une  pensée  originale, 
ne  sont  aperçues  que  de  ceux  qui  savent  les  voir  ;  et, 
s'ils  parviennent  à  en  dégager  de  l'esprit  ou  même 
un  peu  de  philosophie,  c'est  que  cette  philosophie 
et  cet  esprit,  ils  les  apportaient  avec  eux.  Il  y  a  coq- 
à-l'âne  et  coq-à-l'âne.  L'Évangile  même  contient  un 
calembour  sublime.    Un  jour,  M.  Grosclaude,  rien 


320  LES    CONTEMPORAINS, 

qu'en  écrivant  le  contraire  de  ce  que  nous  eussions 
écrit,  vous  et  moi,  a  fait  une  merveilleuse  trouvaille. 
II  raconte  la  fête  des  Rois  chez  M.  Grévy,  et  nous 
montre  M.  de  Freycinet  s'apprêtant  à  découper  le 
gùleau  :  «  M.  de  Freycinet,  dit-il,  avec  cette  gravité 
qu'il  apporte  même  aux  choses  sérieuses...  »  Cette 
simple  phrase,  remarquez-le,  est  un  puits  de  profon- 
deur, puisqu'on  y  suppose  couramment  admise  une 
pensée  qui  passe  elle-même  pour  surprenante  et 
profonde,  à  savoir  que  c'est  aux  choses  futiles  que 
nous  apportons  le  plus  de  gravité...  N'ai-je  pas 
'  raison  de  conclure  que  le  délire  de  Grosclaude  est 
le  délire  d'un  sage  ? 


PRONOSTICS 

POUB  l'année  1887. 


On  ne  m'y  reprendra  plus,  à  dresser  des  inven- 
taires de  fin  d'année.  Pour  deux  ou  trois  mots  de 
remerciements,  j'ai  reçu  vingt  lettres  de  récla- 
mations. Il  paraît  que  j'ai  commis  d'énormes  oublis, 
et  que  l'année  littéraire  a  été  bien  meilleure  et 
plus  fertile  en  œuvres  originales  que  je  n'avais 
cru.  Je  me  réjouis  de  m'étre  trompé  si  fort.  Mon  ex- 
cuse est  dans  masmcénié.  Je  n'avais  fait  d'ailleurs, 
je  l'avoue,  aucune  recherche  bibliographique.  J'ai 
laissé  remonter  d'eux-mêmes  dans  ma  mémoire  les 
livres  dont  j'avais  reçu  une  impression  un  peu  forte, 
et  je  les  ai  notés  à  mesure  :  voilà  tout.  Mais  j'ai  eu 
grand  soin  de  ne  donner  pour  infaillibles  ni  mes 
souvenirs  ni  mes  jugements. 

Comme  je  n'a[)porte  aujourd'hui  que  des  prévi- 
sions, j'y  pourrais  mettre  plus  d'assurance.  Je 
voudrais,  en  ellet,  après  avoir  dit  ce  que  nous  a 


322  LES    CONTEMPORAINS, 

donné  la  littérature  pendant  la  dernière  année, 
chercher  ce  qu'elle  nous  donnera  dans  le  cours  de 
rariiiée  qui  commence.  Or  celle  entreprise  est  in- 
finiment moins  (laii.i^ereuse.  Car,  si  je  me  trompe, 
on  ne  le  saura  que  dans  douze  mois,  et  personne  ne 
se  souviendra  alors  de  ce  que  j'aurai  prédit  Je  puis 
donc  annoncer  les  livres  qui  se  feront,  avec  la 
même  sécurité  que  Mathieu  Laensberg  le  temps 
qu'il  fera.  Néanmoins,  par  un  excès  de  timidité  et 
de  scrupule,  je  n'ai  pomt  voulu  prédire  l'avenir 
moi-même,  quoique  rien  ne  soit  plus  aisé,  et  j'ai 
interrogé  une  somnambule  extralucide,  comme 
elles  le  sont  toutes,  dont  je  ne  fais  que  résumer  ici 
les  réponses. 


Les  littérateurs  feront  de  plus  en  plus  en  1SS7 
ce  qu  ils  faisaient  en  1886. 

M.  Emile  Zola  publiera  un  roman  de  sept  cents 
pages  intitulé  la  Tei're.  Il  y  aura  dans  ce  roman, 
comme  dans  les  autres,  une  Bête,  qui  sera  la  terre  ; 
et,  sur  cette  bête,  vivront  des  bêtes,  qui  seront  les 
paysans.  11  y  aura  un  paysage  d'hiver,  un  paysage 
de  printemps,  un  paysage  d'été  et  un  paysage  d'au- 
tomne, chacun  de  vingt  à  trente  pages.  Tous  les 
travaux  des  champs  y  seront  décrits,  et  le  Manuel 
du  parfait  laboureur  y  passera  tout  entier. 

La  seule  passion  campagnarde  étant,  comme  on 


PRONOSTICS.  323 

sait,  l'amour  de  la  terre,  vous  prévoyez  le  sujet.  Ce 
sera  l'histoire  d'un  vieux  paysan  qui  fera  le  partage 
de  ses  biens  à  ses  enfants;  ceux-ci,  trouvant  qu'il 
dure  trop,  le  pousseront  dans  le  feu  à  la  dernière 
page.  Je  pense  qu'il  y  aura  aussi  une  fîlle-mère  qui 
jettera  son  petit  dans  la  mare.  Et  je  suis  à  peu  près 
sûr  qu'il  y  aura  une  idiote,  ou  un  idiot,  peut-être 
deux,  ou  trois.  Et  tous  ces  sauvages  seront  gran- 
dioses. Et  le  livre  sera  épique  et  pessimiste.  H  faut 
qu'il  le  soit,  M.  Zola  n'en  peut  mais.  Et  le  roman 
commencera  ainsi  : 


«  Le  soleil  toinbait  d'aplomb  sur  les  labours...  L'odeur 
a  forte  de  la  terre  fraîchement  écorchée  se  mêlait  aux  exlja- 
a  laisons  des  corps  en  sueur...  La  grande  fille,  chatouillée 
«  par  la  bonne  chaleur,  riait  vaguement,  s'attardait,  ses 
0  seins  crevant  son  corsage...  —  N...  de  D...I  fit  l'homme  ; 
a  arriveras-tu,  a...  pe?  » 


L'optimisme  de  M.  Renan  ira  croissant.  Ce  sage 
publiera  uu  nouveau  drame  philosophique  intitulé 
le  Dernier  Pape.  Cela  se  passera  au  vingtième  siècle. 
Le  pape  Pie  XI  annoncera  par  une  suprême  ency- 
clique (Gaudeamu^,  fratres)  à  ce  qui  restera  du 
monde  chrétien  quUi  remet  ses  pouvoirs  aux  mains 
de  l'Académie  des  sciences  de  Berlin.  Il  croira  le 
temps  venu  de  la  solution  oligarchique  du  problème 
de  l'univers. 

A  ce  moment,  l'élite  des   êtres  intelligents,  mat- 


324  LES    CONTEMPORAINS. 

tresse  des  plus  importants  secrets  de  la  réalité 
commencera  de  gouverner  le  monde  par  les  puis- 
sants moyens  d'action  dont  elle  disposera,  et  d'y 
faire  régner,  par  la  terreur,  le  plus  de  raison  et  de 
bonheur  possible.  Cette  élite  n'aura  pas  de  femmes; 
la  femme  restera  la  récompense  des  humbles,  pour 
qu'ils  aient  un  motif  de  vivre...  Mais  ce  délicieux 
rêve  oligarchique  réalisé,  les  sages  ne  pourront 
bientôt  plus  supporter  leur  propre  sagesse,  leur 
propre  toute-puissance,  ni  leur   solitude. 

Le  désir  de  la  femme  les  mordra  au  cœur  ;  et  la 
femme,  introduite  dans  la  place,  les  trahira,  livrera 
au  peuple  les  secrets  des  savants  et  les  machines 
par  lesquelles  ils  terrorisaient  la  multitude.  Ou  bien 
ces  machines  rateront  entre  les  mams  de  leurs  in- 
venteurs. Et  ce  sera  un  beau  gâchis,  et  tout  sera  à 
recommencer.  Et  vite  il  faudraune religion  nouvelle. 
Ou  bien  l'ancien  Pape  reprendra  la  tiare  et  déclarera 
apocryphe  l'encyclique  Gaudeamus,  fratres.  —  Et 
M.  Renan  se  consolera  :  car  «  la  raison  a  le  temps 
pour  elle,  voilà  sa  force.  Elle  traversera  des  suc- 
cessions de  pourriture  et  de  renaissance.  Les  essais 
sont  incalculables...  » 

Et  le  commencement  du  drame  sera: 
«  Le  pnpe  dans  son  laboratoire,  au  Vatican.  Les 
«  fourneaux,  les  alambics  et  les  cornues  cachent  près- 
«  que  entièrement  les  fresques  peintes  par  Raphaël.  Il 
«  rére  et  murmure  à  mi-voix:  Dieu  n'était  pas  ;  il 
«  est  tout  près  d'être. . .  Mais,   qui  sait  si  la  vérité 


PRONOSTICS.  325 

«  n'est   pas     triste   ?...     Vive  rfilernel  !...    L'idéal 
X  existe...  Heureux  les  simples  !...   » 

Ce  drame  sera  expressément  écrit  pour  la  Comé- 
die-Française, et  le  rôle  du  Pape  sera  joué  par 
M.  Coquelin  aîné. 

Le  roman  de  M.  Paul  Bourget  s'appellera  Pèche 
d'Islande.  Pourquoi?  On  ne  sait  pas.  Robert  d'An- 
celys,  flétri  par  les  turpitudes  de  la  vie  de  collège, 
puis  régénéré  par  un  crime  d'amour  ,  n'aura  plus 
pour  principe  d'action  que  la  religion  de  la  souf- 
france humaine.  Et  alors  il  se  donnera  pour  mis- 
sion d'avoir  pitié  des  femmes  blessées,  et  surtout 
d'être  le  dernier  amant  de  celles  qui  approchent  de 
l'âge  où  l'on  n'en  a  plus.  Il  étendra  sa  miséricorde 
sur  trois  femmes  à  la  fois.  L'une  demeurera  rue  de 
Varennes,  l'autre  au  Parc  Monceau,  la  troisième 
aux  Champs-Elysées  ;  et  toutes  trois  ressembleront 
à  des  portraits  de  Potlicelli  ou  de  Léonard  de  Vinci. 
Et  Hubert  les  consolera  doucement  —  oh  !  si  dou- 
cement !  —  mais  elles  voudront  être  aimées,  non 
consolées  ;  et  puis  elles  ne  comprendront  pas  qu'il 
en  console  trois  en  même  temps.  Mais  lui  ne  com- 
prendra point  qu'elles  n'aient  pas  compris,  et  ce  sera 
très  subtil,  et  tous  les  quatre  s'écrieront  :  c  Oh  !  la 
cruelle  énigme  !  •  Et  il  y  aura  un  grand  appareil 
d'analyse  psychologique,  et  comme  une  trousse  de 
chirurgien  étalée  ;  et,  dans  les  appartements  et  dans 
les  écuries,  un  grand  confort  anglais. 

LKS   CONTEMP.     IV.  iO 


326  LES    CONTEMPORAINS. 

Et  voici  les  premières  lignes  : 

«  Tous  les  observateurs  ont  remarqué  ce  qu'il  y  a  de  trou- 

«  blant,   d'alliciant  et  de  profondément  nostalgique  dans  le 

■■  regard  des  femmes  qui  offrent  cette  particularité  d'avoir 

>■  des  yeux  bleus  avec  des  cheveux  bruns,  —  surtout  quand 

"  ces    femmes  appartiennent  à   une  race    douloureusement 

«  affinée  par  des  siècles  de  vie  élégante  et  artificielle.  C'est 

0  un  de  ces    regards,  imprégnés  d'exquise  m^lfaisance,  que 

c.  voilaient,  à  cette  heure  crépusculaire  qui  suit  le  five  o'clock 

-  lea,  les  longs  cils,  —  ah  !  si  longs  !  —  de  la  comtesse  Alice 

.  Je  Courtisols  qui,  blottie  sur  un  pouf,  à  l'abri  d'un  para- 

o  vent  anglais,  etc..  » 

M.  Pierre  Loti  non?,  (\onnQVd,Kouroukakalé.  Ce  sera 
le  nom  dune  jeune  Lapone  amoureuse  d'un  officier 
de  marine.  On  verra  dans  ce  livre  des  fiords,  des 
bancs  de  glace,  des  baleines,  des  morses,  des  rennes, 
des  martres  zibelines  et  des  aurores  boréales.  Au 
bout  de  six  mois,  l'officier  de  marine  s'en  ira,  et 
Kouroukakalé  mourra  de  désespoir. 

Quelques  phrases  au  hasard  : 

«  Un  ciel  gris-perle  avec  des  matités  de  cendre  çà  et  là 
«  et  des  irisations  de  nacre  vers  le  bas...  Kotre  phoque  fami- 
«  lier  allongeait  sa  tête  de  jeune  chien  entre  les  seins  poin- 
«  tus  et  couleur  de  safran  de  ma  petite  amie,  et  parfois 
a  léchait  doucement  ses  cheveux  brillants  d'huile.  Et  je  me 
0  rappelais  une  petite  danseuse  que  j'avais  vue  l'autre  année 
a  à  Yokohama.  Et  je  songeais  que  la  petite  danseuse  mour- 
«  rait,  et  que  Kouroukakalé  mourrait  aussi,  et  que  je  mourrais 
a  pareillement...  » 


Quant  au  prochain  récit  de  M.  Georges  Ohnet,  il 


li 


PKO.NOSTICS.  327 

n'est  pas  dificile  de  le  prévoir.  On  saii  que  l'aulcur 
des  Batailles  de  la  vie  écrit  alternativement  un 
roman  de  passion  et  un  roman  d'  «  études  sociales  ». 
Les  Dîmes  de  Croix-Mort  appartenant  au  premier 
genre,  il  est  évident  que  le  roman  de  cette  année 
réconciliera  de  nouveau  la  bourgeoisie  et  la  noblesse. 
Mais,  attendu  que,  dans  la  Grande  Marîiière,  c'est  une 
patricienne  qui  épouse  un  ingénieur,  ce  sera  cette 
fois  un  patricien  qui  épousera  la  fille  d'un  vétéri- 
naire. Le  livre  aura  quatre  cents  éditions.  Et  je  me 
dirai  une  fois  de  plus  :  «  Oui,  c'est  bien.  J  accepte 
tout,  mon  Dieu  !  Il  faut  de  ces  livres-là,  il  en  faut. 
Liais  pourquoi  est-ce  lui  le  triomphateur  unique  ? 
Pourquoi  pas  l'un  des  quarante  autres  romanciers 
qui  font  la  même  chose  et  qui  la  font  aussi  bien, 
quelquefois  mieux  ?  Mystère  !  » 

Et  ce  roman  s'appellera  Guy  de  Valcreux,  et  je  vais 
vous  en  confier  les  premières  lignes  : 


«  Parune  belle rn.itînce  de  printemps  le  digne  !.I.  Lo rond, 
a  vétérinaire  de  la  petite  vi!le  d'Arcis-sur-Marne,  suivait  la 
i  route  poudreuse  qui  conduit  au  chef-lieu  du  département, 
«  bercé  dans  son  antique  cabriolet,  au  trot  paisible  de  sa 
■  vieille  jument  Cocote.  Tout  à  coup,  à  l'un  des  tournants 
fl  du  chemin,  une  amazone  à  la  taille  souple,  à  la  lèvro 
(I  dédaigneuse,  aux  extrémités  aristocratiques,  etc..  » 


Et  M.  Alphonse  Daudet  ?  ai-je  demandé  à  la  som- 
nambule. —  Oh  !  celui-là  se  recueille  si  longtemps 
entre  deux  livres  qu'il  nous  jouera  peut-être  le  mau- 


328  LCS    CONTEMPOr.AINS. 

vais  tour  de  changer  dans  l'intervalle.  On  sait  bien 
qu'il  y  aura  dans  son  prochain  roman  un  mélange 
astucieux  d'observation  aiguë  (l'observation  aiguë, 
vous  savez  ?  c'est  «  sa  profession  t.)  et  de  larmes 
faciles,  à  la  Tartarin.  Mais  nos  prévisions  ne  sau- 
raient aller  au  delà... 

Et  M.  Guy  de  Jlaupassant?  —  Lisez  les  premiers 
feuilletons  de  Mont-Oriol.  Cela  commence  avec  la 
largeur  d'un  roman  de  Zola,  Puis  vient  un  adultère 
honnête,  comme  en  réclament  les  femmes  ver- 
tueuses. C'est  une  trahison.  Si  les  écrivains  se  met- 
tent comme  cela  à  changer  leur  manière,  il  n'y  a 
plus  de  sécurité  pour  le  lecteur 

Et  le  théâtre?  —  On  nous  annonce  Franchie, 
l'œuvre  d'un  jeune,  si  jeune  qu'on  ne  peut  guère 
deviner  ce  qu'il  nous  réserve,  celui-là.  Puis, 
M.  Henri  Meilhac  écrira  un  acte,  un  seul,  mais  où 
il  y  aura  trois  pièces.  Et  les  trois  pièces  seront 
excellentes,  et  l'acte  sera  manqué.  A  moins  que 
M.  Ludovic  Halévy...  Mais  cet  académicien  sera 
absorbé  par  un  nouveau  Grand  Mariage.  Celte  fois, 
la  jeune  fille  aura  six  millions  do  dot,  et  elle  épou- 
sera un  archiduc,  et  son  frère  ne  sera  plus  un  lieu- 
tenant d'artillerie,  mais  un  lieutenant  de  chas- 
seurs. 

Et  l'histoire? —   M.  Taine    nous  donnera  enfin 


PnONOSTICS.  329 

son  volume  sur  l'Empire.  Il  sera  sombre.  L'ancien 
régime  lui  avait  paru  lamentable  ;  la  Révolution  lui 
a  semblé  absurde  et  hideuse  ;  l'Empire,  qui  a  con- 
sacré les  pires  conquêtes  de  la  Révolution,  le  dé- 
goûtera plus  encore.  Il  verra  dans  Napoléon  un 
sous-officier  cabot  ,  le  Bel-Ami  de  la  Victoire.  Il 
sera  de  plus  en  plus  épouvanté  de  la  sottise  et  de 
la  férocité  de  l'animal  humain.  Et  l'impression  du 
volume  pourra  bien  être  retardée  parce  qu'il  y  aura 
tant  de  citations,  à  chaque  pa^^e,  à  chaque  ligne, 
que  l'imprimeur,  à  court,  sera  obligé  de  faire  fondre 
plusieurs  milliers  de  guillemets. 

Et  la  poésie  ?  —  On  attend  de  M.  Sully-Prud- 
homme  un  poème  intitulé  :  Le  Bonheur.  Il  fera 
celui  des  professeurs  de  mathématiques  ,  car  les 
trois  premiers  livres  de  la  géométrie  de  Legendre 
s'y  trouveront  mis  en  sonnets.  M.  François  Coppée 
nous  donnera  quelques  poèmes  populaires  et  fa- 
miliers. Le  plus  remarqué  sera  lo  Crémière: 

C'était  une  humble  femme,  une  simple  crémière 
De  Montmartre.  Elle  était  vaillante.  La  première 
Du  quartier,  quand  pointait  l'aube  aux  cieux  violets. 
De  sa  pauvre  boutique  elle  ôtait  les  volets... 

0  vieille  sibylle,  dis-je  à  la  dame  extra-lucide, 
vos  malices  sont  grosses.  C'est  comme  si  vous  me 
disiez  que  les  pommiers  continueront  de  donner 
des  pommes  ,  et  les  rosiers  des  roses,  et  que 
M.   Dupuis  et  M^e  Judic  continueront  de  jouer  les 


330  LES    CONTEMPORAINS. 

Judics  et  les  Dupuis.  Mais  vous  ne  m'avez  point  dit 
si  quelque  jeune  homme  apportera  dans  le  roman 
ou  au  théâtre  une  «  formule  nouvelle  »,  pour  par- 
ler la  belle  langue  d'aujourd'hui,  ni  s'il  sortira 
quelque  chose  d'intelligible  du  travail  ténébreux 
des  bons  poètes  symbolistes.... 

—  Puis    j'ajoutai  timidement  :   Et  la  critique  ? 
car   il  ne  faut   rien  oublier. 

—  Ce  n'est  pas  de  la  littérature. 

—  Qui  vous  l'a  dit  ? 
—  Un  romancier. 


CONTES    DE    NOËL 


Le  Figaro  a  demandé  des  contes  de  Noël  à  nos  roman- 
ciers les  plus  goûtés.  Ces  contes  paraîtront  dans  le  numéro 
du  25  décembre.  Mais  j'ai  pu,  en  semant  l'or  avec  unu 
intelligente  prodigalité,  m'en  procurer  copie.  Voici,  pour 
les  gens  pressés,  le  canevas  de  quelques-uns  de  ces  petite 
récita. 


M.     PAUL    BOURGET. 

LES   LARMES   DE   COLETTE. 

M.  Paul  Bourget  commence  par  des  considérationj 
générales  sur  la  supériorité  du  peuple  anglais. 

3...  Tous  ceux  qui  ont  vécu  à  Londres  ont  pu 
constater  cette  supériorité.  Elle  éclate  notamment 
dans  le  caractère  que  prend,  chez  ce  peuple  sérieux, 
la  célébration  des  fêtes  dont  l'anniversaire  de  la 
nativité  de  Jésus  est  l'occasion.  Et  d'abord  ils  ap- 
pellent Christmas  ce  que  nous  appelons  Noël.  Ce  dé- 
tail, insignifiant  au   premier  abord,  devient   émi- 


332  LES    CONTEMPORAINS, 

nemment  significatif  quand  on  l'examine  de  près  et 
qu'on  applique  à  cet  examen  les  procédés  les  plus 
récents  de  l'analyse  psychologique.  » 

L'auteur  arrive  alors  à  son  sujet.  Claude  Larcher 
est  allé  prendre  Colette  à  sa  sortie  de  la  Comédie- 
Française.  Ils  doivent  souper  en  téte-à-tête  dans  un 
cabaret  du  boulevard,  puis  rentrer  tous  deux  chez 
Colette.  Mais  tout  à  coup  la  comédienne  a  ce  ca- 
price, d'aller  entendre  la  messe  de  minuit  à  la  Ma- 
deleine. 

Description  de  la  cérémonie.  Considérations  sur 
ce  fait,  que  «  l'élément  mondain  en  est  complète- 
ment absent  ». 

Colette  est  bien  jolie  dans  ses  fourrures,  sous  sa 
petite  toque  de  loutre,  à  demi  agenouillée  sur  un 
prie-Dieu.  Au  commencement,  elle  garde  son  sourire 
énigmatique,  son  sourire  à  la  Botticelli.  Mais,  peu  à 
peu,  l'expression  de  son  visage  devient  sérieuse,  et 
Claude  voit  deux  larmes  rouler  lentement  dans  sa 
voilette. 

Il  se  demande  en  trois  pages  ce  que  signifient 
ces  larmes.  Larmes  de  comédienne,  sans  doute; 
larmes  de  névrosée  sensuelle  ,  superficiellement 
émue  par  ce  quMl  y  a  de  théâtral  dans  cette  fête  noc- 
turne et  dans  cette  antithèse  d'un  Dieu  naissant  sur 
la  paille  d'une  étable...  Claude  se  méfie. 

Mais  les  pleurs  de  Colette  redoublent.  Qui  sait, 
après  tout ,  ce  que  peut  sentir,  devant  ce  mystère 
de  l'amour  divin^  celle  qui  a  tant  tl  si  cruellement 


CONTES    DE    NOËL  333 

joué  avec  Tamour  ?. ..  Qui  sait  si  elle  ne  se  souvient 
pas  de  son  enfance,  de  sa  première  communion  ? 
Les  filles  les  plus  souillées  ont  de  ces  minutes  sin- 
gulières... 

A  ce  moment,  Colette  se  retourne  vers  Claude  et 
lui  murmure  impérieusement  à  l'oreille  : 

—  Agenouillez-vous  et  priez,  je  le  veux. 
Claude  obéit  sans  savoir  pourquoi. 

Us  sortent  de  l'église.  La  comédienne,  les  yeux 
encore  rouges,  dit  à  Claude  : 

—  Ne  vous  moquez  pas  de  moi,  mon  ami.  Je  no 
sais  ce  que  j  ai  ;  mais  vraiment  je  n'ai  guère  le  cœur 
à  souper  maintenant.  Ne  m'y  contraignez  pas,  je 
vous  en  supplie...  Oh  1  je  me  connais,  et  je  ne  dis 
point  que  celte  étrange  et  douce  tristesse —  ah  !  si 
douce  !  —  survivra  à  cette  nuit.  Mais  j'éprouve  un 
grandbesoin  d'être  seule...  Accordez-moi  cette  grâce, 
vous  que  j'ai  tant  fait  souffrir.  C'est  pour  cela  que  je 
vous  la  demande  :  car,  si  vous  saviez  ce  qui  se  passe  en 
moijvous  vous  enréjouiriez  peut-être...  A  demain  !... 

Claude  se  méfie  bien  encore  un  peu,  étant  psycho- 
logue de  son  état  ;  mais  il  continue  à  se  demander: 
V.  Qui  sait?  »  Bref,  il  met  Colette  dans  un  fiacre  et 
rentre  chez  lui,  rêveur. 

Le  lendemain  il  apprend  qu'elle  a  soupe  avec  le 
petit  René  Yincy  àla  Maison-Dorée,  et  qu'elle  l'ara- 
mené  chez  elle. 

Sur  quoi  il  écrit  un  nouveau  chapitre,  extrême- 
ment féroce,  de  sa  Physiologie  de  V amour  mcderne. 

10* 


3:4  LES    CONTEMPORAINS. 


M.  PIERRE  LOTI. 

NOËL   A   YOKOOAMV. 

C'est  pendant  la  nuit  du  54  au  25  décembre  i8S7. 
Loti,  son  frère  Yves  et  M"«  Chrysanthème  sont  assis 
sur  des  nattes,  dans  une  maison  de  papier. 

Ils  rêvent. 

Loti  pense  à  ses  anciennes  nuits  de  Noël. 

Telle  anne'e,  il  était,  cette  nuit-là,  avec  la  tahï- 
tienne  Rarahu  ;  telle  autre,  avec  Fatou-Gaye,  1 1 
petite  négresse  ;  et,  en  remontant  toujours,  avec  !  i 
Smyrniofe  Aziyadé,  avec  la  Chinoise  Litaï-pa,  avec 
la  Lapone  Kouroukakalé,  avec  la  Montmartroise 
Nana,  et  avec  beaucoup  d'autres  encore... 

Evocation  de  petits  paysages  nocturnes ,  très 
intenses  et  congruents  à  chacune  de  ces  ligures 
féminines. 

Il  songe  que  plusieurs  sont  mortes,  et  qu'il  mourra, 
et  que  nous  mourrons  tous. 

Yves  pense  à  sa  Bretagne. 

M™*  Chrysanthème  ne  pense  à  rien. 

Loti  dit  à  Yves  : 

—  Tu  es  triste  ? 

Yves  en  convient. 

Et  alors  ,  pour  consoler  son  frère  Yves,  Loti  l'en- 


CO?s'TES    DE    NOËL.  335 

ferme  avec  M^e  Chrysanthème  et  va  se  promener 
tout  seul  au  bord  de  la  mer. 


M.  GUY  DE   MAUPASSANT. 

LE   BOUDIN. 

D'abord,  le  préambule  ordinaire  : 

«...  Mon  ami  secoua  dans  le  foyer  les  cendres  de 
sa  pipe,  et  tout  à  coup  : 

—  Veux-tu  que  je  te  raconte  mon  premier  réveil- 
Ion  à  Paris? 

«  J'avais  dix-neuf  ans  ;  j'étais  étudiant  en  droit, 
pas  riche  »,  etc.. 

Donc  il  entre,  la  nuit  de  Noël,  au  bal  Bullier.  Des- 
cription brève  de  ce  lieu  de  plaisir  :  le  jardin  éclairé 
par  des  verres  de  couleur,  les  bosquets,  qu'on  dirait 
en  zinc  découpé,  la  cascade  et  la  grotte  en  carton 
sous  laquelle  on  passe... 

•  Il  remarque,  parmi  les  promeneuses,  une  fille  d'al- 
lure effarouchée,  l'air  minable,  vétued'une  méchante 
robe  et  coiffée  d'un  énorme  chapeau,  très  voyant, 
qui  fait  que  les  hommes  se  retournent  sur  son  pas- 
sage avec  des  rires  et  des  plaisanteries. 

a  ...  Sous  ce  chapeau,  des  joues  rondes,  fraîches 
et  trop  rouges,  avec  des  taches  de  son  sur  le  nez. 
Mais  les  yeux,  d'un  bleu  pâle,  étaient  très  doux, 
d'une  douceur  innocente  de  ruminant      la  bouche 


336  LES    CONTEMPORAINS, 

était  saine,  et  Ton  devinait,  sous  la  robe  mal  taillée, 
un  corps  robuste  de  belle  campagnarde...  Elle  sen- 
tait encore  le  village,  et  avait  dû  débarquer  tout 
récemment  sur  le  trottoir.  » 

Il  l'aborde,  lui  offre  un  bock.  Mais  elle  laisse  son 
verre  à  moitié  plein  et  finit  par  lui  avouer  qu'elle 
n'aime  pas  la  bière.  Il  lui  propose  de  souper  dans 
une  brasserie  du  quartier  ;  elle  accepte  docilement, 
l'appelle  t  Monsieur  »  et  ne  le  tutoie  pas. 

Mais,  en  chemin,  voyant  son  compagnon  très 
poli  et  le  sentant  presque  aussi  timide  qu'elle,  elle 
s'enhardit,  lui  explique  qu'elle  est  de  la  campagne, 
des  environs  de  la  Ferté-sous-Jouarre  ;  que  ses 
parents,  de  petits  cultivateurs,  la  croient  en  service 
à  Paris  ;  et  que,  ayant  tué  leur  porc  à  l'occasion  do 
la  Noël,  ils  lui  ont  envoyé  tout  un  panier  de  provi- 
sions «  pour  faire  une  politesse  à  ses  bourgeois  ». 

—  Je  n'ai  pas  encore  pu  y  goûter,  continue-t-elle. 
Mangerça  toute  seule...  ça  durerait  trop  longtemps... 
Et  puis  ça  me  ferait  trop  gros  cœur...  Alors,  Mon- 
sieur, si  ça  ne  vous  gênait  pas...  au  lieu  d'aller  à  la 
brasserie,  nous  rentrerions  chez  moi  tout  de  suite... 
je  ferais  cuire  le  boudin  et  les  crépinettes...  Caserait 
gentil  et  ça  me  ferait  tant  de  plaisir  1 

Il  lui  demande  : 

—  As-tu  de  la  moutarde  ? 

—  Tiens,  dit-elle,  c'est  drûlc,  je  n'y  avais  pas 
pensé. 

11  entre  chez  un  épicier,  achète  un  pot  de  mou- 


CONTES    DE    NOËL.  337 

tarde,  plus  une  bouteille  de  Champagne  à  trois 
francs.  Il  monte,  derrière  la  fille,  au  cinquième  d'un 
petit  hôtel  garni  de  la  rue  Cujas,  étroit  comme  un 
phare. 

Description  brève  de  la  chambre.  Il  y  a,  sur  la 
commode,  des  photographies  de  paysans  endiman- 
chés. 

—  C'est  mes  parents,  dit-elle. 

Elle  fricote  le  boudin  et  la  saucisse  dans  un  petit 
poêlon  sur  une  lampe  à  essence...  Puis  ils  se  met- 
tent à  table...  Elle  lui  raconte  son  histoire  (que  vous 
devinez)  ;  elle  s'attendrit  en  la  racontant  ;  et  ses  lar- 
mes tombent  sur  le  boudin... 


M.  FERDINAND  FABRE. 

MÉNIQUETTE  PIGASSOU. 

L'auteur  nous  confie  que,  dans  son  enfance,  il 
aimait  déjà  toutes  les  femmes,  comme  il  a  continué 
de  faire  au  grand  séminaire  de  Montpellier. 

Donc,  le  jeune  Ferdinand  a  treize  ans  ;  il  apprend 
le  latin  chez  son  oncle  l'abbé  Fulcran,  curé  de 
Lignières-sur-Graveson  ;  celle  qu'il  aime,  c'est 
M"*  Méniquette,  une  jolie  personne  de  vingt  ans, 
mi-paysanne  et  mi-bourgeoise,  fille  de  M.  Pigassou, 
maire  de  Lignières. 
11  voit  souvent  Méniquette.    Elle  vient  tous  les 


338  LES    CONTEMPORAINS. 

samedis,  et  aussi  la  veille  des  fêtes,  parer  l'autel 
mettre  en  ordre  les  vêtements  sacerdotaux.  Une  fois, 
M.  l'abbé  Fulcran  a  trouvé  son  neveu  en  train  de 
baiser  ces  saints  ornements,  auxquels  les  mains  de 
Méniquette  venaient  de  toucher  ;  et  le  digne  prêtre, 
peu   clairvoyant,  a  loué  Ferdinand  de  sa  piété. 

M.  l'abbé  Fulcran  a  pour  Méniquette  la  plus  haute 
estime  : 

—  M"'  Pigassou  est  une  âme  d'élite,  répète-t-il  à 
tout  propos. 

—  M.  l'abbé  Fulcran  et  son  neveu  sont  invités  à 
faire  le  réveillon  chez  M.  Pigassou  ;  Ferdinand  ne 
se  tient  pas  de  joie.  De  plus,  il  doit  chanter  un  solo  à 
la  messe  de  minuit  ;  et  Méniquette  sera  là  ! 

Description  de  la  messe  de  minuit  à  Lignières-sur- 
Graveson.  Enumération  des  principaux  assistants, 
avec  leurs  prénoms  et  profession.  Les  femmes,  enca- 
puchonnées de  noir,  ont  apporté  leurs  lanternes. 
EiTets  de  lumirre  et  d'ombre. 

Le  jeune  Ferdinand,  étranglé  d'émotion,  rate  son 
solo.  Il  fait  un  couac...  et  voit  rire  Méniquette,  qui 
est  assise  sur  le  premier  banc,  «  du  côté  de  la  sainte 
Vierge  ». 

Son  désespoir  est  tel,  qu'il  se  sauve  dans  la  sacris- 
tie ;  là,  il  dépouille  son  rochet  et  sa  soutanelle 
d'enfant  de  chœur  ;  il  ouvre  la  porte  qui  donne  sur 
le  cimetière,  escalade  le  mur,  ss  jette  au  hasard  à 
travers  champs. 

Il  songe  en  pleurant  : 


CONTES    DE     iNO  EL.  339 

—  Elle  ne  m'aime  pas  ! 

Et  il  sent  si  vivement  la  misire  et  la  vanité  de  ce 
monde  qu'il  s'écrie  au  milieu  de  ses  larmes  : 

—  Puisque  c'est  comme  ça,  je  me  ferai  trappiste  ! 
....  Après  la  messe,    M.  l'abbé  Fulcran  est  rentré 

au  presbytère  :  «  Où  donc  est  Ferdinand  ?»  Il  pense 
que  l'enfant ]'a devancé  chez  M.  Pigassou.  Mais  non: 
personne  ne  l'a  vu. 

On  se  met  à  sa  recherche,  et  Méniquette  finit  par 
le  découvrir,  blotti  sous  la  remise,  derrière  une 
charrette,  sanglotant  et  grelottant. 

Elle  Tattire  par  sa  blouse,  l'interroge,  l'apaise, 
l'embrasse  sur  les  deux  joues. 

...  M.  l'abbé  Fulcran,  toujours  aussi  clairvoyant, 
morigène  son  neveu    en  ces  termes  : 

—  Vous  avez  obéi,  mon  enfant,  à  un  sentiment 
peu  digne  d'un  chrétien.  Si  votre  voix,  novice  encore 
et  mal  affermie,  trompa  votre  pieuse  ardeur,  il  fal- 
lait accepter  cette  mésaventure  comme  une  épreuve 
envoyée  par  la  divine  Providence,  et  n'en  pas  con- 
cevoir un  dépit  où  je  crains  qu'il  n'y  ait,  hélas  1 
beaucoup  d'orgueilet  de  vaine  gloire.  Vous  réciterez 
Q,vaini  de  xons  endormir  un  acte  d'IiumilUé,  pour  que 
Dieu  vous  pardonne. 

Ce  co(iuin  de  Ferdinand  récitera  tout  ce  qu'on 
voudra.  Il  e^t  assis  auprès  de  Méniquette,  qui  lui 
Eert  un  gros  morceau  de  saucisse.  11  est  heu- 
reux... 


3iO  LES    CONTEMPORAINS. 


M.   EMILE  ZOLA. 

UNE     FARCE     DE     BUTEAU. 

Lise  étant  morte  des  suites  d'un  coup  de  pied 
qu'il  lui  a  donné  en  plein  ventre  dans  un  moment 
de  vivacité,  Buteau  a  épousé  en  secondes  noces  la 
Guezitte,  une  veuve  qui  possède  les  meilleures  terres 
de  Rognes.  La  Guezitte  a  un  enfant  de  son  premier 
mariage,  Athénaïs,  une  petite  fille  de  huit  ans,  que 
Buteau,  naturellement,  déteste  et  martyrise. 

On  doit  faire  le  réveillon  chez  les  Buteau.  Ils 

ont  invité  M.  et  M™*  Charles,  les  Delhomme,  Jésus- 
Christ  et  la  Trouille  (car  la  mort  du  père  Fouan  a 
réconcilié  toute  la  famille).  En  attendant,  les  fem- 
mes sont  à  l'église,  et  les  hommes  au  cabaret,  où 
Jésus-Christ  explique  aux  camarades  que  c'est  son 
jour  de  naissance  et  se  livre  là-dessus  à  des  plaisan- 
teries de  pochard  que  vous  me  dispenserez  de  vous 
1  apporter. 

Buteau,  bon  garçon,  est  resté  chez  lui  pouraider 
sa  femme.  Il  a,  d'une  taloche,  renvoyé  dans  sa  sou- 
pente la  petite  Âlhénaïs  qui  parlait  d'aller  à  la 
messe  de  minuit. 

Préparatifs  du  réveillon.  Longue  description 
coupée   de    fragments   de    dialogue     extrêmement 


CONTES    DE   NOËL.  341 

familiers.  Joie  de  Buteau  à  la  pensée  qu'on  va  a  s'en 
fourrer  jusque  là  ». 

...  On  s'aperçoit  qu'il  n'y  a  plus  d'eau-de-vie. 
Buteau  envoie  la  Guezitte  en  chercher  un  litre  chez 

Macqueron.  Comme  il  fait  un  temps  «  à  ne  pas  f 

un  curé  dehors  »,  Buteau  préfère  garder  la  maison  : 
«  T'inquiète  pas  !  je  mettrai  la  table  pendant  ce 
temps-là.  »  Et  il  entre  dans  la  chambre,  où  est 
l'armoire  au  linge.. 

«  Il  aperçut,  sous  la  cheminée,  une  paire  de 

petits  sabots,  les  sabots  d'Alhénaïs,  que  l'enfant 
avait  déposés  là,  en  cachette,  confiante  dans  la  visite 
du  petit  Jésus. 

«  —  N...  de  D...  !  gueula  Buteau  ;  je  t'en  vas  f... 
moi,  des  étrennes,  enfant  de  g. ..  ! 

a  Mais  tout  à  coup  il  se  calma.  Même  une  gaieté 
passa  dans  ses  petits  yeux  jaunes,  comme  s'il  rigo- 
lait intérieurement  à  la  pensée  d'en  faire  une  bien 
bonne. 

t  11  serra  les  lèvres,  comme  quelqu'un  qui  fait  un 
effort  et  qui  s'éprouve,  défit  ses  bretelles  et...  • 

Non,  décidément,  je  ne  puis  vous  dire  ce  que 
déposa  Buteau  dans  les  petits  sabots  d'Athénaïs. 


342  LES    CONTEMPORAINS. 


M.  CATULLE  MENEES. 


LC   NOËL   DE  JO. 


Jo  et  Lo 

■ La  main  de  Lo 

une  tiédeur  de  mancljon. 

.     .     .     .     le  Jésus  de  cire 

pétales  de  rose 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 

Stendhal  — Son  journal   (lSOl-1814) 1 

Baudelaiee.    —  Œuvres  yosthnmes   et  corretpondance 

inédiles 17 

Prospeb  Mkrimék 33 

Babbey  d'Aueevilly 43 

Paul  Verlaine  et  les  poètes  symbolistes  et  déca- 
dents   63 

ViCTOB   Hugo  :  Toute  la    iTjre H3 

—               Pourquoi  lui  1 1-10 

Lamaetine P 150 

Oeobge  Sand 159 

ÎI.Taine  et  Napoléon  Bonapaete 169 

M.  Taxne  et  LE  PRINCE  Napoléon 185 

Sully-Peudhomme.  —  a  Le  Bonheur  î 199 

Alphonse  Daudet.  —  a  L'Immortel  » 217 

Ernest  Renan. —  (£  Ze  Preire  de  iV'fc'wi  » 245 

Emile  Zola.  —  «  L'Œuvre  j 263 

—                  «  Le  Rive  » 279 

Paul  Bourget.  —  Etudes  elporlraits 291 

Jean  Lahor 301 

Geosclaude 309 

Peonostics  poue  l'année   1CS7 321 

Contes  de  Noël 331 


roiTIEBS.  —  TyPOQBAPHIB  OUDIN  ET  C'^. 


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ECHEANCE 


DATE  DUE 


REFERENCE 


LAURENTIAN  UNIVERSITY  OF  SUDBURY 
université'  LAURENTIENNE  de  SUDBURY 


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