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NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
JULES LEMAITRE
DE l'académie française
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LES
CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES
SIXIÈME SÉRIE
Louis Veuillot — Lamartine
Influence hécente des littératures du Nord
Figurines
Guy de Maupassant
Anatole France
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & G'», ÉDITEURS
3 et 5, rue Palatine [VI")
Tout droit de tradaction et de reproduction réseroè.
LES
CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAnS
NOUVELLE BIBLIOTHEQUE LITTÉRAIRE
JULES LEMAITRB
OB l'aCADÉMIB FRANÇAIS!
LES
CONTEMPORAINS
ÉTUDES ET PORTRAITS LITTÉRAIRES
SIXIÈME SÉRIE
Louis Vbuillot — Lamartine
Implcbncb récente des littératures du Nord
Figurines
Guy DE Maupassant
Anatole France
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & G'«, ÉDITEURS
3 et 5, rue Palatine [VIo)
Tout droit de traduction et de reproduedon réservé.
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9C^
EN GUISE DE PREFACE
Il y a, dans une Revue illustre, un écrivain
que je respecte et que j'admire infiniment.
Depuis quelque temps, il ne peut plus écrire
une page sans marquer son dédain et son anti-
pathie pour ce qu'il appelle la littérature et la
critique personnelles. (Au fait, est-ce que ce ne
serait pas de la « littérature personnelle », l'ex-
pression si fréquente et si véhémente de cette
antipathie ?) Il traite avec moquerie les critiques
qui parlent trop d'eux-mêmes, et qui à cause de
cela ne seront jamais que de «jeunes critiques ».
Et, par malheur, comme il est grand dialecticien,
il appuie ce sentiment d'excellentes raisons. Et
chaque fois, bien qu'il n'ait peut-être nullement
pensé à moi, je prends cela pour moi, je m'hu-
milie, je rentre en moi-même... afin d'apprendre
à en sortir, ou à faire semblant.
Ti PRÉFACE
(Et, chose admirable, je n'ai jamais tant parlé
demoi que depuis qu'on me le reproche, juste-
ment parce que je veux m'en défendre.)
Oui, je songe quelquefois à me corriger. Il
me semble que cela ne serait pas très difficile.
Je vous assure que je pourrais, comme un autre,
juger par principes et non par impressions. On
me traite d'esprit ondoyant. Je serais fixe si je le
voulais ; je serais capable de juger les œuvres,
au lieu d'analyser l'impression que j'en reçois;
je serais capable d'appuyer mes jugements sur
des principes généraux d'esthétique ; bref, de
faire de la critique peut-être médiocre, mais qui
serait bien de la critique...
Seulement alors, je ne serais plus sincère. Je
dirais des choses dont je ne serais pas sûr. Au lieu
que je suis sûr de mes impressions. Je ne sais,
en somme, que me décrire moi-môme dans mon
contact avec les œuvres qui me sont soumises.
Cela peut se faire sans indiscrétion ni fatuité,
car il y a une partie de notre « moi », à chacun
de nous, qui peut intéresser tout le monde. Ce
n'est pas de la critique ? Alors c'est autre chose :
je ne tiens pas du tout au nom de ce que je fais.
(4 novembre 1889.)
PRÉFACE
. . M- Brunetière est incapable, ce semble, de
considérer une œuvre, quelle qu'elle soit, grande
ou petite, sinon dans ses rapports avec un
groupe d'autres œuvres, dont la relation avec
d'autres groupes, à travers le temps et l'espace,
lui apparaît immédiatement ; et ainsi de suite.
Toute une philosophie de l'histoire littéraire et,
à la fois, toute une esthétique et toute une
éthique sont visiblement impliquées dans les
moindres de ses jugements. Don merveilleux 1
Tandis qu'il lit un livre, il pense, pourrait-on
dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis
le commencement du monde. Il ne touche rien
qu'il ne le classe, et pour l'éternité. J'admire de
bon cœur la majesté d'une telle critique. Si tel
de ses jugements particuliers paraît « étroit »,
comme on dit, ce n'est que par une illusion ou un
abus de mots : car toute une conception de l'es-
prit humain et de la destinée humaine tient dans
l'ampleur sous-entendue de ses considérants.
Oui, cela est beau. Mais en voici le rachat. Quelle
tristesse ce doit être de ne plus pouvoir ouvrir un
livre sans se souvenir de tous les autres et sans
vm PRÉFACE
l'y comparer I Juger toujours, c'est peut-être ne
jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Bru-
netière fût devenu réellement incapable de « lire
pour son plaisir ». Il craindrait d'être dupe, il
croirait même commettre un péché. Là est notre
revanche à nous. Cela nous est égal de nous
tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous
amuse, et d'avoir àsourire demain de nos admira-
tions d'aujourd'hui. Consentant au plaisir, nous
consentons à l'erreur. Mais d'abord nos erreurs
sont sans conséquence ; elles ne sont pas liées
entre elles ; elles ne portent que sur des cas par-
ticuliers ; au lieu que si, d'aventure, M. Brunetière
se trompait, ce serait effroyable ; car, outre que
son erreur aurait été sans plaisir, elle serait sans
recours ni remède ; elle serait totale et irrépa-
rable ; ce serait un écroulement de tout lui-
même. Or, il ne se trompe point, sans doute :
mais enfin qui le jurerait ? — Et ne dites pas non
plus que la critique personnelle, la critique im-
pressionniste, la critique voluptueuse, comme
vous voudrez l'appeler, est bien pauvre vraiment
et bien mesquine comparée à l'autre critique, à
celle qui fait entrer le ressouvenir des siècles
dans chacune de ses appréciations. Lire un livre
PRÉFACE IX
pour en jouir, ce n'est pas le lire pour oublier le
reste, mais c'est laisser ce reste s'évoquer libre-
ment en nous, au hasard charmant de laméinoire ;
ce n'est pas couper une œuvre de ses rapports
avec le demeurant delà production humaine, mais
c'est accueillir avec bienveillance tous ces rap-
ports, n'en point choisir et presser un aux dépens
des autres, respecter le charme propre du livre
que l'on tient et lui permettre cTagir en nous...
Et comme, au bout du compte, ce qui constitue
ce charme, ce sont toujours des réminiscences de
choses senties et que nous reconnaissons ; comme
notre sensibilité est un grand mystère, que nous
ne sommes sensibles que parce que nous sommes
au milieu du temps et de l'espace, et que l'ori-
gine de chacune de nos impressions se perd dans
l'infini des causes et dans le plus impénétrable
passé, on peut dire que l'univers nous est aussi
présent dans nos naïves lectures qu'il l'est au
critique-juge dans ses défiantes enquêtes.
(12 septembre 189S.)
... Il est, pour le moins, deux façons d'entendre
la critique des œuvres littéraires.
X PREFACE
Dans le premier cas, on cherche si l'œuvre esl
conforme aux lois provisoirement « nécessaires »
du genre auquel elle appartient, ou simplement
aux exigences ou habitudes de l'esprit et du goût
latins, et, d'autres fois, si elle est conforme aux
intérêts de la moralité publique et de la conser-
vation sociale. Ou bien, quand l'œuvre est d'im-
portance et qu'on veut « élever ses vues », on s'ef-
force de la situer historiquement dans une série
de productions écrites ; ou bien, on recherche
quel moment elle marque dans le développement,
la dégénérescence ou la transformation d'un
genre, — les genres littéraires étant considérés
comme un je ne sais quoi de vivant et d'orga-
nique, qui existerait indépendamment des œuvres
particulières et des cerveaux oi!i elles ont été
conçues... Cette critique-là, qui n'est qu'une
idéologie, exclut presque entièrement la volupté
qui naît du contact plein, naïf, et comme aban-
donné, avec l'œuvre d'art. Elle nous demande, en
outre, de continuels actes de foi. Et elle suppose,
chez ceux qui la pratiquent, une grande superbe
intellectuelle, une extrême surveillance de soi,
et comme une terreur de jouir d'autre chose que
des démarches, jeux et prouesses dialectiques de
PRÉFACE n
son propre esprit. On m'a rapporté que récrivain
incroyablement vivace et impétueux qui repré
sente chez nous cette école critique disait un jour
à un confrère suspect d'indolence, d'ingénuité et
d'épicuréisme littéraire : « Vous louez toujours ce
qui vous plaît. Moi, jamais ». Dur renoncement
apparent I... J'ajoute que cette critique ascétique
et raisonneuse, difficile à exercer supérieure-
ment, est de ces emplois qui supportent le mieux
une médiocrité honorable.
L'autre critique consiste à définir et expliquer
les impressions que nous recevons des œuvres
d'art. Elle est modeste ; toutefois, ne la croyez
pas forcément insignifiante. Les raisons qu'on
donne d'une impression particulière impliquent
toujours des idées générales. On ne la peut mo-
tiver sans motiver à la fois tout un ordre d'im-
pressions analogues. Et, sans doute, le critique
« impressionniste » semble ne décrire que sa
propre sensibilité, physique, intellectuelle et
morale, dans son contact avec l'œuvre à définir ;
mais, en réalité, il se trouve être l'interprète de
toutes les sensibilités pareilles à la sienne Et
ainsi il n'y a pas de « critique individualiste ».
Celle qu'on appelle ainsi, au lieu de classer les
xu PRÉFACE
ouvrages, classe les lecteurs (ou les auditeurs).
Mais ne voyez-vous pas que classer ceux-ci, c'est,
au bout du compte, distribuer en groupes et juger
ceux-là, et qu'ainsi la critique subjective arrive
finalement au même but que l'objective, par une
voie plus humble, plus couverte et peut-être
moins aventureuse, puisqu'on est beaucoup moins
sûr de ses jugements que de ses impressions?
(23 janvier 1893.)
LES CONTEMPOBATNS
LOUIS VEUILLOT
I
J'ai dessein de reprendre et de poursuivre cette
série des Contemporains, interrompue pendant cinq
ou six ans par des besognes à la fois plus ambi-
tieuses et, au fond, plus frivoles. Car c'est sans
doute encore la forme de la critique qui, à propos
des personnes originales de notre temps ou des
autres siècles, permet le mieux d'exprimer ce qu'on
croit avoir, touchant les objets les plus intéres-
sants et même les plus grands, d'idées générales et
de sentiments significatifs.
Vous me demanderez peut-étrepourquoi j'ai choisi,
cette fois, Louis Veuillot. J'ai, en effet, un peu peur
que toutes vos lumières sur lui ne se bornent à sa-
LnS CONTEUPORÀIRS. — VI. 1
2 LES CONTEMPORAINS
▼oir qu'il fut un grand journaliste, le plus violent, le
plus éloquent et le plus spirituel des « ultramon-
tains » , et qu'il a laissé une page curieuse sur Thérésa.
Je pourrais vous répondre simplement que je conti-
nue à me laisser apporter mes sujets par le hasard
de mes curiosités ou de mes souvenirs... (Hélas ! je
sens que je glisse encore dans cette « critique per-
sonnelle B qu'on m'a tant reprochée ; mais qu'y
faire?) Donc, les premiers volumes que j'ai reçus
comme a livres de prix», c'était Rome et Lorette et les
Pèlerinages de Suisse; et ainsi j'eus de bonne heure ce
pli de considérer Veuillot comme un grand homme.
Enfant et adolescent, j'ai fréquenté des curés de
campagne qui ne juraient que par lui, et pour qui le
rédacteur en chef de rC/ntwers était le Judas Mac-
chabée de notre âge. Et, comme ils l'aimaient et l'ad-
miraient un peu en cachette de leur évêque, ce culte
qu'ils me faisaient partager avait pour moi l'attrait
de quelque chose de vaguement défendu ; et le Mac-
chabée catholique m'apparaissail avec le prestige
d'un héros réfractaire, d'un outlaw, suspect aux
puissances établies. Innocente perversité 1 J'avais
pour Veuillot d'autant plus de considération que je
savais qu'il était redoutable à Mgr Dupanloup, lequel
m'avait « confirmé ». Ces impressions- là ne s'ou-
blient point.
Mais au reste Louis Veuillot nous est tout à
coup redevenu t actuel ». Naguère deux des plus
anciens rédacteurs de VLnivert se retiraient du
LOUIS VEUILLOT 3
journal, ne pouvant prendre sur eux de conformer
désormais leur conduite politique aux instructions du
pape Léon XIII. Ces instructions, M. Eugène Veuil-
lot les avait pleinement acceptées. Je me demandai
alors : Qu'eût fait Louis Veuillot ?Et quelle serait au-
jourd'hui son attitude? Et c'est ainsi quejefus amené
à mieux connaître son œuvre, que je n'avais jusque-
là qu'effleurée.
Cette œuvre est considérable : cinquante volumes
presque tous fort compacts, — sans compter les ar-
ticles non recueillis et qui, je pense, formeraient une
masse au moins égale d'imprimé. De tout cela, je
crois avoir exploré et retenu l'essentiel. Ce qui est
sûr, c'est que j'ai rarement vu plus immense labeur,
ni plus rigoureuse unité d'esprit et de doctrine dans
des occasions plus variées, ni plus riche et plus ro-
buste tempérament d'écrivain. Et je l'ai aimé davan-
tage, à mesure que j'ai compris quelle rare et forte
et originale espèce de chrétien il avait été .
Mais, pour me retrouver dans cette surabondance
de documents, je suis bien forcé de recourir à l'arti-
fice des divisions et d'étudier tour à tour, dans
Louis Veuillot, bien qu'en réalité ils s'y confondent
(aussi m'arrivera-t-il sans doute de les mêler un
peu), l'homme, le catholique et l'artiste.
LES CONTEMPORAINS
n
Il était du peuple, du tout petit peuple ; né à Boy-
nes, dans le Gâtinais, d'une mère bourguignonne.
Son père était ouvrier tonnelier et ne savait pas lire.
Louis Veuillot connut, dans son enfance, la vie
humble, étroite, indigente. Comme beaucoup d'arti-
sans de la campagne, ses parents furent contraintt
par la misère de venir chercher un refuge à Paris.
Louis s'éleva tout seul. Écolier de la mutuelle, puis
saute-ruisseau, sans nulle éducation religieuse (il fit
sa première communion comme la font les gamins
de Paris, et ses parents étaient de braves gens qui
n'allaient pas à la messe), il se forma principalement
dans 1& rue et dans les cabinets de lecture, au
hasard. Il fut un autodidacte, comme quelques-
uns des plus originaux esprits de ce temps. Il était
sensible et fier, frémissant aux injustices, prêt à la
révolte. « Dans mon enfance, dit-il (l'« préface des
Libres Pemeurt)^ quand certain patron de mon père
venait lui intimer durement ses ordres, mon cœur
bondissait, j'éprouvais un frénétique désir d'écraser
cet insolent. Je me disais : « Qui l'a fait maître et mon
père esclave ? mon père qui est bon, brave et fort,
et qui n'a fait de tort à personne ; tandis que celui-
ci est chétif, méchant, larron et de mauvaises
mœurs. Mon père et cet homme, c'était tout ce
LOUIS VEUILLOT 8
que je voyais de la société. » Rappelez-vous celle
note.
Cependant, le don d'écrire était dans ce gavroche.
Après la révolution de 1830, n*ayant pas encore
vingt ans, il est journaliste à Rouen, puis, à Péri-
gueux, rédacteur en chef d'un journal ministériel. Il
ydéfendait le gouvernement du «juste-milieu» et
y servait la bourgeoisie qu'il haïssait instinctive-
ment. Mais il fallait vivre. «Sans aucune préparation,
je devins journaliste. Je me trouvai de la Résistance :
j'aurais été tout aussi volontiers du Mouvement, et
même plus volontiers. »
C'est lui le petit journaliste vivace, le gamin hardi
et généreux dont il nous fait le portrait dans son ro-
man de X Honnête Femme, k vingt-quatre ans, pour
avoir vu de près la basse cuisine politique, la sottise
et la vanité des gens en place, l'égoïsme et l'hypo-
crisie de ceux qui formaient alors le a pays légal »,
il commençait à connaître les hommes, et il les mé-
prisait parfaitement. Mais sa jeune misanthropie était
allègre et goûtait déjà ces joies de la bataille, dont
jamais il ne sut se défendre. « Quel plaisir de dauber
sur ce troupoau de farceurs illustres et vénérés l
Croirait-on, à les voir couverts de cheveux blancs,
de croix d'honneur, de lunettes d'or, de toges et d'ha-
bits brodés, fiers, bien nourris, maîtres de cette so-
ciété qu'ils grugent... croirait-on que leurs calculs
sont dérangés, que leur sommeil est troublé par le
bruit du fouet dont ils ont eux-mêmes armé un pau-
« LES CONTEMPORAINS
vre petit diable sans nom, sans fortune et sans
talent!... Grosses outres gonflées de fourberie et
d'usure, je saurai tirer de vous quelque chose qui
pourra suppléer au remords 1 »
Il rougissait d'être un bourgeois payé par des
bourgeois : il se souvenait avec amertume de « cet
infortuné peuple de ses frères qu'il avait* quitté
lâchement i. (Je cite beaucoup, car il est très im-
portant de bien connaître le point d'où Veuillot est
parti. ) « Là, continuait-il, j'ai mon père qu'on a usé
comme une bête de somme, et ma mère courbée
sous le chagrin... Le hasarda voulu qu'un rayon de
soleil réchauffât leurs derniers jours. Je pouvais
aussi bien n'être qu'un infirme de plus dans le grabat
où la faim nous aurait dévorés... Ah ! j'ai fait une
action honteuse quand j 'ai vendu ma voix aux artisans
des misères publiques, à ceux qui vivent des sueurs
populaires et ne se soucient pas de remédier aux tor-
tures que leur égoïsme enfante et perpétue 1 Allez
chez ces manufacturiers dont je suis ici l'organe :
vous verrez dans leurs ateliers ce qu'on y fait de la
chair humaine. Si mon père pouvait comprendre sa
situation, il refuserait le pain dont je le nourris ;
mieux vaudrait pour moi n'avoir ajouté qu'un cri de
ùaine, un gémissement à cette plainte éternelle que
n'écoutent ni la terre ni les cieux. » Et le petit jour-
naliste ajoutait : « Ces pensées me jettent dans une
espèce de délire » . Et ailleurs, pour se débarbouiller
des bourgeois, il se retourne vers le peuple, que nul
LOUIS VEUILLOT T
n'a aimé plus constamment que lui ; il croit décou-
vrir chez les paysans « un fonds d'idées saines et gé-
néreuses, le robuste instinctde la justice, de violentes
antipathies contre les mensonges du libéralisme,
une vague attente de vengeance humaine ou divine
contre tous ces petits oppresseurs qui les trompent^
les tyrannisent et les humilient ». Et il les appelle
contre « les messieurs », comme autrefois l'Église,
« effrayée des crimes de la civilisation, se tournait
avec une sorte d'espérance vers les barbares. »
Or, parmi toutes ces imprécations, le petit jour-
naliste n'était pas content de lui. Il menait exacte-
ment la vie qu'il reprochera plus tard avec tant
d'âpreté à beaucoup d' « honnêtes gens » de ses con-
temporains. Sans être fort débauché, il n'était point
chaste. Sans être formellement impie (dès cette
époque il paraît avoir été assez retenu dans ses dis-
cours touchant les choses de la religion), il était
incroyant, et n'avait pas mis les pieds dans une
église depuis sa première communion. Mais du
moins il n'était nullement fier de son état moral, et
il souffrait de ne savoir où il allait. Il était inquiet,
avec d'étranges accès de sensibilité. Son ironie ne
lui était souvent qu'un masque ou une attitude.
« ... Au sortir d'une conversation où j'aurai, par
l'excès de mes dédains, étonné des âmes éteintes,
j'irai dévorer en pleurant quelque puéril récit
d'amour... Un son de voix, un regard, me jettent
dans des chimères de tendresse et de mélancolie
I LES CONTEMPORAINS
d*oti je ne puis plus sortir. Je ne sais rien à quoi
ne morde cette rage d'aimer. L'autre jour, en lisant
Plutarque, j'étais épris deCléopâtre. Jugez paria
du reste.»
Si je ne me trompe, Veuillot à vingt-quatre ans
était,ou peu s'en faut (car tout recommence), dans la
disposition d'àme de ces jeunes gens d'aujourd'hui
qui sont inquiets de Dieu et de Thumanité et qui
cherchent à la fois la vérité religieuse et la solution
des questions sociales, — à cette différence près que
ces jeunes hommes dont je parle sont beaucoup plus
instruits que ne Tétait alors Veuillot, qu'ils connais-
sent les philosophes,qu'ils sont surveillés et arrêtés,
après tout, par leur propre esprit critique, et qu'il
est h craindre que leur raison trop exercée ne leur
permette jamais de faire ce « saut dans le gouffre » ,
qui est peut-être le saut dans la lumière.
A ce moment où le petit journaliste défendait à
Périgueux le gouvernement des satisfaits, tout en
songeant à part lui qu'il faisait peut-être une beso-
gne honteuse, — s'il avait rencontré sur son chemin
quelque théoricien du socialisme, imposant par sa
foi, ardent de langage, austère de mœurs et sacer-
dotal d'allures, comme il s'en est trouvé, il n'est pas
déraisonnable de supposer qu'il eût suivi cet apôtre
en lui disant : t C'est vous la vérité et la vie ». Il y
avait certes, dans Veuillot, de quoi fournir une car-
rière admirable de révolté. Comme il était courageux
et batailleur, il n'eût pas manqué une barricade et
LOUIS VEUILLOT 9
eût fait de la prison autant qu'aucun autre. Il eût
composé de merveilleux évangiles de l'avenir tout
bouillonnants de la plus redoutable éloquence et
pénétrés de la plus tendre poésie. On le citerait
aujourd'hui avec les Leroux, les Proudhon, les
Lamennais, et il serait le plus grand écrivain de la
révolution sociale.
Ou bien, simplement, les tourments sacrés de sa
jeunesse se seraient peu à peu apaisés. Et alors il eût
été un honnête homme suivant Je monde, un vague
libéral résigné à un ordre social où sa place n'eût
point été mauvaise, li n'eût été, enfin, qu'un littéra-
teur de premier ordre. Il eût pu donner encore plus
largement carrière à son esprit d'ironie et de déri-
sion, car il eût eu moins de choses à respecter ; il
eût écrit d'excellents romans satiriques et réalistes ;
il eût, fort aisément,mis Edmond Âbout et quelques
autres dans sa poche ; il aurait été académicien ;
il aurait mené une vie commode ; il n'aurait eu, en
fait d'ennemis, que sa portion congrue ; tout le
monde saurait aujourd'hui qu'il fut un des maîtres
de la langue ; il commencerait à entrer dans les
anthologies qu'on fait pour les lycées, et une rue
de Paris porterait son nom.
Mais l'inquiétude du petit journaliste ne s'apaisa
pas, et il ne rencontra point l'apôtre qui l'eût pu
conquérir à l'armée de la révolte. Il alla à Rome, et
il s'y convertit.
iO LES CONTEMPORAINS
III
Comment cela se flt-il ?
Dans toute conversion, il y a quelque chose qui
nous échappe et qu'il faut bien appeler, comme le
font les convertis eux-mêmes, «l'action de la grâce».
Tenons-nous-en aux causes apparentes et aux
caractères particuliers de la conversion de Louis
Veuillot.
Je remarque d'abord qu'elle sortit d'une angoisse
morale plutôt qu'intellectuelle, qu'elle n'eut rien de
« métaphysique », qu'elle n'esi nullement de la
même espèce que la conversion (à rebours) d'un
Jouffroy ou que la conversion (relative) d'un Pascal,
Veuillot n'avait point le cerveau philosophique.
C'était un pur sentimental. Il dit dans sa correspon-
dance : «... Quant à moi, j'ai le bonheur d'être
complètement inepte en philosophie, et je ne lis
rien de tout ce qui se présente sous cette forme. »
Cette conversion ne fut non plus ni soudaine ni
tragique. Veuillot n'eut pas, à proprement parler,
sa a nuit ». L'illumination qu'il eut à Rome ne fut
que l'achèvement d'un travail secret de plusieurs
années.
Il avait un grand besoin de certitude. La profes-
sion de spectateur amusé n'était point son fait.
Il éprouva de bonne heure, de façon aiguë et per-
LOUIS VEUILLOT H
sistante, ce que nous ne sentons qu'à certaines
minutes et mollement : le vide et l'inutilité de la vie
d'un journaliste, ou d'un littérateur, ou d'un bour-
geois, qui n'est que cela. Faire des besognes aux-
quelles on croit à moitié «^U pas du tout ; écrire des
livres où l'on ne met point son âme, mais seulement
quelques conjectures ou spéculations sur la vie ;
obtenir par là de petits succès ; cueillir en passant
de petits plaisirs égoïstes ; vivre au jour le jour ;
compyendre çà et là quelques petites choses, mais
ignorer en somme ce que Ton est venu faire au
monde ; vivre en se passant de la vérité ; vivre
sans vouer sa vie à une cause aussi humaine et
générale que possible ; c'est-à-dire vivre comme
nous vivons presque tous... cela parut très vite
misérable au jeune rédacteur en chef du Mémorial
de Périgueux. Au temps même où il daubait les bour-
geois libres-penseurs de Chignac, il lui arrivait de
faire sur lui-même un loyal retour. C'est que le petit
journaliste avait déjà une vie intérieure, a Ah 1 s'é-
criait-il, je ris des reproches qu'ils peuvent me faire :
mais j'évite de descendre en moi-même, car c'est là
que je suis leur égal, et peut-être leur inférieur. Ils
savent ce qu'ils veulent, et je ne le sais pas; et, si
j'ai des troubles qu'ils ne connaissent pas, qui m'as-
sure que je ne suis pas traître à mon âme et à ma
destinée, autant et plus qu'ils ne le sont eux-
mêmes au but final de la vie ? Mais quel est-il, ce
but mystérieux, invisible? »
« LES CONTEMPORAINS
Il se convertit donc, premièrement, en haine de
cette incertitude, parce que la spéculation philoso-
phique, dont il est d'ailleurs peu capable, ne lui suf-
fit pas ; parce qu'il lui faut une règle absolue de ses
actes, et dont la sanction soit en dehors de lui:
bref, il se convertit pour avoir la paix de la cons-
cience.
Ce besoin de paix intime se confondait avec un
autre : le besoin d'être meilleur, de mériter. Même
avant d'être chrétien, il se sentait humilié de
l'égoïsme, de l'inutilité et de l'impureté de sa vie.
Mystérieux phénomène moral : il avait des remords
sans croire pourtant qu'il fît des choses défendues
ni qu'il transgressât une règle ; il avait le sentiment
du péché avant la connaissance et l'acceptation de
la loi. « Témoignage d'une àme naturellement chré-
tienne », selon l'immortel mot de Tertullien. Même
au temps de son « erreur », alors qu'il lui arrivait de
s'échapper, comme les autres, en facéties et impiétés
d'estaminet, ses collaborateurs l'accusaient d'avoir,
comme journaliste, « du penchant pour les choses
religieuses ». C'est son frère qui nous ledit, et je
n'ai aucune peine à le croire. Dès cette époque, il
remarquait que les exemplaires les plus complets et
les plus assurés de vertu, ceux qui nous inspirent
le plus de confiance , nous sont offerts par des
croyants au surnaturel, et qu'il n'y arien de meil-
leur ni de plus respectable qu'un bon prêtre ou
qu'une religieuse sainte. Et secrètement, peut- être
I.OUIS VEUILLOT 13
à son insu, son sens pratique en tirait déjà des con-
séquences.
Enfin, la troisième et, il faut le dire à son hon-
neur, la plus déterminante raison de sa conversion,
ce fut la « charité du genre humain », ce fut
l'amour du peuple, l'amour des humbles, des souf-
frants, des ignorants, des opprimés. Les textes abon-
dent et surabondent chez lui, par où l'on pourrait Itt
démontrer. Je veux du moins citer une page capitale
de la première préface des Libres Penseurs :
Mon père était mort à cinquante ans. C'était tm simple ou-
vrier, Bans lettres, aana orgueil. Mille infortunes avaieut
traversé ses jours remplis de durs labeurs... Personne,
durant cinquante ans, ne s'était occupé de son âme... Il
avait toujours eu* des maîtres pour lui vendre l'eau, le s«l et
l'air, pour lever la dîme de ses sueurs, pour lui demander 1«
gang de ses fils ; jamais un protecteur, jamais un guide...
Au fond, que lui avait dit la société?... « Sois soumis ©t Boi>
prob« ; car, si ta te révoltes, on te tuera ; si tu dérobes, on
t'emprisonnera. Mais si tu souffres, nous n'y pouvons rien ;
et, si tu n'as pas de pain, va à l'hôpital etmeurs, cela ne nous
regarde plus. » Voilà ce que la lociété lui avait dit, et pas
autre those... Elle n'a de pain pour les pauvres qu'au Dépôt
de mendicité ; des cod solutions et des respects, elle n'en a
nulle part...
Mon père avait donc travaillé, il avait souffert, et il était
mort. Sur le bord de sa fosse, je songeai aux tourments d»
sa vie, je les évoquai, je les vis tous ; et je comptai ausBÎ
les joies qu'aurait pu goûter, malgré sa condition servile, ce
cœur vraiment fait pour Dieu. Joies pures, joies profondes l
Le crime d'une société que rien ne peut absoudre l'en avait
privé. Une lueur de vérité funèbre me fît maudire, bob le
14 LES CONTEMPORAINS
travail, non la pauvreté, non la peine, mais la grande ini-
quité sociale, l'impiété, par laquelle est ravie aux petits de ce
monde la compensation que Dieu voulut attacher à l'infé-
riorit« de leur sort. Et je sentis l'anathème éclater dans la
Tétiémence de ma douleur.
Oui, ce fut là 1 Je commençais de connaître, de juger
cette société, cette civilisation, ces prétendus sages. Reniant
Dieu, ils ont renié le pauvre, ils ont fatalement abandonné
son âme. Je me dis : — Cet édifice social est inique,
il sera détruit. J'étais chrétien déjà ; « je ne Favais été, dèê
ee jour j'aurais appartenu aux sociétés secrètes.
Jamais conversion religieuse ne fut, dans ses mo-
biles profonds, plus pitoyable aux hommes, plus
soucieuse des souffrants, plus « populaire ». Long-
temps avant le coup de la grâce, le catholicisme
commençait d'apparaître à Veuillot comme le grand
et seul remède aux maux humains : aux troubles de
l'âme par la certitude ; aux souffrances et aux injus-
tices sociales, soit par la charité chrétienne, soit
par la sanction après la mort.
Ce fut dans ces dispositions qu'il alla à Rome.
C'est le lieu par excellence des t retraites », celui
où se nourrissent le mieux les rêves : rêves d'art,
rêves de volupté, rêves de perfection morale. L'at-
mosphère y est pleine de souvenirs et comme saturée
d'âme. J'ai dit que Veuillot était peut-être par-dessus
tout un homme de sentiment, un poète : la Rome
catholique s'empara de lui tout entier, et avec une
force inouïe. Par la vertu des témoignages sensibles,
des symboles qui y sont accumulés, et dont il subis-
LOUIS \EUILLOT 15
sait la magie enveloppante, le catholicisme s'im-
posa à son esprit comme la seule explication per-
manente et complète du monde et de la vie ; il y
reconnut la vraie panacée de l'universelle misère, le
salut de l'ignorante humanité. L'enchantement spiri-
tuel de ses sens acheva la transformation de son
cœur : il eut d'ineffables attendrissements, il pleura
dans les églises. Dans nulle conversion il n'y eut
plus d'amour.
IV
La vérité connue et embrassée, ilne la lâcha plus.
Catholique, il voulut vivre pleinement en catholique.
Cela n'alla pas d'abord tout seul. Le « vieil homme »
résistait. Le nouveau converti eut quelques mois de
profonde angoisse : il regrettait ce qu'il voulait
quitter. Il écrivait à son frère {Corresp., I, p. 25 ) :
Je Buis horriblement triste, et du vieux fonds que tu me
connais, et de ce qui s'ajoute chaque jour, et enfin de la
peur que me fait éprouver ce continuel accroissement, quand
je riens à y songer.
U dit encore ceci, que l'on sent être très vrai :
C'est justement depuis ce moment-IA (celui de sa conversion
définitive) que je souffre le plus. Le combat a réellement
commencé à l'acte qui devait le finir : ce qui était clair à mon
esprit devient douteux ; ce que j'ai abandonné avec le plua
de facilité me devient cher.
16 LES CONTEMPORAINS
Et ceci, d'une si belle et courageuse sincérité, et
qui me paraît aller loin dans la connaissance de notre
misérable cœur :
... Évidemment cette latte doit se terminer par le triompha
du bien ; mais elle est longne et âouloureuse en raison de
mal qu'on a commis : car on n'a pas fait une faute, si odieuse
Boit-elle, qu'on ne désire la faire encore, et faire pis. Chaque
vice de la vie passée laisse au cœur une racine immonde^
qu'il faut en arrach-^r avec des tenailles ardentes. Cela sem-
ble une chose épouvaatable d'être tenu à une vie honnête
et réglée par le grand devoir divin.
Et cependant, il se sent une force qu'il n'avait pas
auparavant :
... Ces actes, ces fautes, ces plaisirs, pour lesquels on avait
du mépris, on s'y laissait entraîner : maintenant qu'ils in»-
pirent un attrait horrible, qu'ils vous donnent une soif d'en-
fer, vous .n'y cédez pas. C'est la récompense : elle est lente,
elle est rare, elle etit maudite parfois lorsqu'elle vient ; mais
elle vient.
Ce trouble, ces « tentations hideuses », je ne jure-
rais pas que Veuillot en fût jamais complètement
affranchi. Jusqu'au bout, il aura, çà et là, des aveux
sur sa misère intime, pour lesquels nous l'aimerons
peutrétre plus encore que pour ses généreuses et
éblouissantes colères. Cet homme fut d'une étrange
franchise et, contre Topinion commune, doux et
humble de cœur.
Il triompha du moins assez vite de ces premiers
assauts, plus redoutables, qui suivirent immédia-
LOUIS \EUILLOT il
tement son retour à Dieu, de la séduction du péché
encore tout proche, des mauvais souvenirs encore
tout chauds dans le sang de ses veines. Comment 7
Comme il le devait : par la prière, la confession, la
communion, par la pratique obstinée de ce mysti-
que « abêtissez- vous » de Pascal, dont il a donné
{Mélanges, I) le plus pénétrant, le plus admirable
commentaire.
Une des grandes sottises de ses ennemis fut assu-
rément de l'avoir traité de tartufe. Cela ne vaut pa»
la peine d'être réfuté, pour peu qu'on ait lu Veuillot
et que l'on sache lire. Sa conversion eut pour pre-
mier effet de lui faire payer ses dettes :
... Sai8-tu jusqu'où vont les agréables restes de mon beau
passé V Sais-tu ce qui me reste de tous mes essais de plaisirs,
de mes rages, de mes colères, de tant de pleurs versés et de
temps perdu ? Je viens d'en faire le calcul : 5 000 francs do
dettes, dont 1 000 francs pressent et devraient être déjà
payés. Des dettes oubliées se sont réveillées au fond de ma
conscience ; et ma conversion n'eût-elle produit que cela,
cous devrions tous la bénir. {Lettres à son frère.)
Il se mit à être un très scrupuleux honnête
homme. Il s'occupa tendrement de son frère cadet,
fit des livres pour constituer à ses deux sœurs une
petite dot, ne se maria que lorsqu'elles furent pour-
vues. Très aimé et employé de M. Guizot, secrétaire,
en Algérie, du maréchal Bugeaud, il ne tenait qu'à
lui d'avoir une grande situation dans la presse
LBS CONTBtIPORikINS. — TI. 2
18 LES CONTEMPORAINS
ministérielle. Mais il était de ceux qui ne s'arrÀtent
pas en chemin, qui ne font pas au devoir sa part,
qui vont jusqu'au devoir d'exception. Il repoussa les
avantages offerts, voulut se garder libre, et, puisqu'il
était catholique et que son don particulier était
celui de l'écrivain, fonda un journal catholique :
entreprise hasardeuse et qui eut de difficiles com-
mencements. Toujours il dédaigna la fortune. Sa
vie, quand on Tembrasse, est harmonieuse et belle,
toute d'incroyable labeur et de sacrifices allègrement
portés, les uns publics, les autres secrets et que
ses lettres révèlent ou laissent deviner.
Il fut un des grands catholiques de ce temps; le
plus grand peut-être, si l'on considère la puissance
et l'ardente et amoureuse combativité de son talent ;
le plus original, si l'on fait attention à l'absolue
purelé de son catholicisme, rare et neuf par cette
pureté même et cette simplicité.
Il lui fut avantageux, en somme, de n'avoir reçu,
dans son enfance, presque aucune éducation reli-
gieuse ; d'avoir, en vrai gamin de Paris, fait sa pre-
mière communion sans y prendre garde et, ensuite,
de n'y avoir plus songé. Les hommes qui ont eu une
enfance pieuse et qui se sont lentement détachés de
la foi par l'insensible travail de leur esprit avec qui
LOUIS VEUILLOT 49
conspirent, quelquefois, les exigences de leurs pas-
sions de vingt ans, ceux-là ne se convertissent guère
ou, s'ils se convertissent, ce n'est pas à ^ingt-cinq
ans, c'est généralement beaucoup plus tard, et c'est
par un simple réveil de sentiments qui, au surplus,
n'ont jamais été, chez eux, tout à fait spontanés,
mais qu'un enseignement exprès avait déposés dans
leurs cœurs d'enfants. Leur retour à la foi peut
avoir sa douceur et même son ardeur, mais ce ne
saurait être le coup de foudre et l'éblouissement du
chemin de Damas. Veuillot, lui, ne retrouve pas la
vérité : il la découvre réellement, il la conquiert, et
cela, par son propre effort et en plein frémissement
déjeunasse. Il ignorait le sens de la vie : un jour, il
le connaît. Ce n'est pas un ressouvenir, c'est une
révélation . C'est pourquoi sa conversion a tous les
caractères du plus fervent enthousiasme.
Il est catholique naïvement, — sans respect hu-
main, cela va sans dire, mais même sans rien de
cette retenue, de cette discrétion de bon ton qu'ob-
servent volontiers les croyants «d'un certain monde»
et qui fait qu'on peut les fréquenter longtemps sans
soupçonner qu'ils vont à la messe et qu'ils commu-
nient. Sa foi, pénétrant toute son âme, est une foi
de tous les instants, et il ne craint pas d'en donner
des témoignages familiers. Jusque dans ses articles,
mais surtout dans ses lettres et dans ses romans,
dans ses recueils de petits contes et de « variétés »,
il ne rougit point d'avoir le style « dévot», à la fa-
20 LES CONTEMPORAINS
çon d'un curé de campagne. Il parle sans embarras
de ses pratiques religieuses, d'une messe qu'il a en-
tendue, d'un chapelet qu'il a récité, d'une commu-
nion qu'il a faite. Le maigre du vendredi joue un
rôle important dans ses petits récits d'édification.
Sa foi, si souvent sublime de penser et de propos,
est, dans le détail journalier, humble et populaire.
Et ne croyez pas qu'il outre à plaisir, et par une
sorte de défi aux esprits superbes, l'humilité et la
simplicité du cœur : on reconnaît, lorsqu'on l'a pra-
tiqué un peu, qu'il est naturellement ainsi.
Or il est bien évident, d'abord, que, parmi les il-
lustres catholiques laïques de ce siècle, les Monta-
lembert, les Falloux, les Ozanam, aucun n'a cet
accent ; que ce sont gens bien élevés, dont les dis-
cours pieux sentent leur homme du monde et se dis-
tinguent toujours de ceux d'un desservant de village,
d'un sacristain ou d'une Petite Sœur. Mais cette bon-
homie dévote, ces façons candides de frère lai, ce
ton de piété plébéienne, je ne pense même pas que
vous les surpreniez jamais chez les prêtres célèbres
qui furent les contemporains de Veuillot, chez les
Lacordaire, les Ravignan, les Dupanloup, ces aristo-
crates de la foi.
Veuillot, lui, est bien peuple. Les catholiques con-
sidérables que je nommais tout à l'heure, clercs ou
laïques, appartenaient par leur naissance à la no-
blesse ou à la bourgeoisie. Certes ils croyaient que le
catholicisme est le salut de lasociété humaine et,p«tr
LOUIS VEUILLOT 81
conséquent, des pauvres ; mais ils semblaient préoc-
cupés moins directement de l'âme des pauvres que
de celle des riches, et ils gardaient à ceux-ci, malgré
leurs vices et leur indignité, une sympathie et une
considération involontaires. Ils aimaient le peuple :
mais ils le connaissaient à peine, ils ne l'avaient pas
vu souffrir, ils n'avaient pas souffert avec lui. Il fut
infiniment profitable à Veuillot d'être né de petits
artisans, d'avoir été un pauvre petit gosse des rues,
d'avoir vu son bonhomme de père maltraité par les
patrons, d'avoir assisté et participé aux durs chô-
mages, aux privations, aux angoisses pour le pain
du lendemain. Il comprit mieux ainsi pourquoi le
peuple est ce qu'il est, que c'est lui, surtout, qui a
besoin du Christ, et qu'il est moins coupable que ses
guides. Même féroce et impie, le peuple lui inspirera
toujours plus de pitié que de colère. Dans ce livre
splendide : Parts sous les deux siègeSy il écrit, à pro-
pos des exécutions sommaires, contre lesquelles il
proteste (pour d'autres raisons que les députés de
Paris) : « ...Devant ces misérables, la société...
subit la conséquence horrible de rester sans pitié.
Dieu, n'étant jamais sans justice, n'est jamais sans
pitié... Parmi les foules qu'il faut engouffrer aux
géhennes sociales , se trouvent beaucoup de ces
publicains et de ces mérétrices qui entreront avant
leurs juges dans le royaume de Dieu. Les anges que
Dieu commet à la visite des fanges humaines ne
l'ignorent point. Ils y ramassent des perles que
2Î LES CONTEMPORAINS
peut-être ne contiennent pas en pareil nombre les
riches demeures, les cours et les palais... » Nul
catholicisme plus anti-bourgeois que celui de
Veuillot.
Point d'ascétisme, sinon peut-être dans la partie
la plus réservée de sa vie intérieure. Il ne se fit pas
uniquement catholique pour orner et sauver son
àme, mais pour servir le plus d'âmes possible, pro-
pager le bienfait qu'il avait reçu, et leur donner la
foi qui seule assure à tous la vie heureuse ou sup-
portable, même en ce monde-ci, en inspirant la
bonté aux puissants autant que la patience aux
déshérités. Ce trait est fort remarquable chez Veuillot.
C'est bien en vue de la vie éternelle, mais c'est
aussi, et très formellement, pour diminuer les dou-
leurs de la vie présente (les deux buts devant d'ail-
leurs être atteints par les mêmes voies) que Veuillot
se soucie de l'humanité, étant lui-même trop vivant,
trop débordant d'énergie et trop épris de l'action
pour se désintéresser, à la façon des ascètes, de cette
vie mortelle et transitoire. La cité de Dieu dont il
rêve, il ne la rejette pas tout entière par delà la mort.
Pour lui, le temps de l'épreuve est déjà le commen-
cement de la récompense. C'est un saint très pra-
tique par tempérament.
Peu de métaphysique, je l'ai dit. S'il en avait une,
ce serait la métaphysique Imaginative de Joseph de
Maistre, qu'il connaît bien et qui est un de ses ora-
cles. C'est avec le cœur qu'il croit. Il reçoit coraixid
LOUIS VEUILLOT 23
mystère ce qui est mystère. La Trinité en est un, le
péché originel en est un, et l'incarnation, et la ré-
demption, et l'eucharistie, et la grâce. Cela va bien :
il y a dans ces dogmes quelque chose à la fois d'in-
concevable et de fort émouvant Mais vous savez qu'en
ce siècle raisonneur il s'est trouvé des prêtres ou des
philosophes chrétiens, ou d'anciens élèves de l'École
polytechnique, pour expliquer couramment ce qui
est, par nature, inexplicable. Uy a un pseudo- ratio-
nalisme catholique. Que trois soient un ; que Dieu
ait été homme ; que du pain et du vin soient Dieu ;
que Dieu soit juste et qu'il nous fasse porter la
peine d'une faute que nous n'avons pas commise ;
que Dieu soit bon et que, prévoyant la damnation de
la majorité des hommes, il ait créé l'humanité ; que
Dieu soit bon et que l'enfer soit éternel, etc., on a
vu des moines éloquents qui donnaient de ces choses
des interprétations philosophiques : et cela est
étrange, car un mystère que l'on comprendrait ne
serait plus un mystère, et on ne rend pas raison de
ce qui est au-dessus de la raison. (Tout ce qu'on
pourrait faire, ce serait de rechercher la formation
historique des dogmes et quels états d'esprit ont pu
les engendrer : mais cela est besogne d'incroyants.)
Veuillot ne donna pas dans le travers de ces chrétiens
qui veulent faire au surnaturel sa part. Il accepte
tout, il n'en trouve jamais assez. L'Immaculée Gon>
ception, et tous les miracles modernes, et la Salette,
et Lourdes, il dévore tout. La liberté que 1 Eglise
24 LES CONTEMPORAINS
laisse aux fidèles sur certains points douteux, il la
refuse, il n'en a que faire. Il n'a jamais été trou-
blé le moins du monde de ce qui indignait si fort un
Proudhon ou un Michelet et, par exemple, de ce que
suppose d'arbitraire divin la théorie de la grâce.
Bon et tendre comme il était, il parle à l'occasion et
sans vergogne de l'enfer, sur qui les prêtres « éclai-
rés » glissent volontiers. îl y plonge Voltaire et quel-
ques autres avec une sainte allégresse. Sa foi est
intrépide, va jusqu'à lui donner l'apparence de sen-
timents qui sont peu dans son caractère. Il lui arrive
de renchérir sur le charbonnier.
Un des lieux communs de notre littérature lyrique
et romanesque, c'est le « supplice du doute ». A mon
sens, c'est assez souvent une plaisanterie. Je ne
crois que difficilement à la douleur métaphysique. Du
moins, j'ai connu des esprits, même éminents, qui
ne souffraient pas du tout de ne pas croire, et à qui
il ne semblait point nécessaire, pour vivre, de tenir
l'explication du monde. Veuillot est aux antipodes
de cette famille d'esprits. Oui, le doute pour lui eût
été bien réellement « un supplice ». L'intrépidité de
sa foi et même la hardiesse des jugements qu'elle
lui inspire sur les affaires de ce monde recouvre et
suppose, à l'origine, l'horreur de l'incertitude et de
la solitude, l'impossibilité de durer dans la non-
affirmation, l'impérieux besoin de support et de ma-
gistère, en gomme le frisson de je ne sais quelle
peur irréductible, la peur du noir, celle qui jette les
LOUIS VEUILLOT 25
mourants aux bras des prêtres. Il y a de la physiolo-
gie dans cette peur-là : il y en avait dans la foi de
Yeuillot. Il n'aurait rien compris à ce raisonnement
que j'ai souvent fait en songeant à la mort : — « Oui,
c'est le noir,c'est l'inconnu. Mais sMly a une destinée
humaine par delà la mort, quelle qu'elle doive être
pour moi, je serais fou de redouter un sort qui me
sera forcément commun avec des milliards d'indivi-
dus de mon espèce.» Cela ne l'eût point rassuré. Ou
le dirait hanté de la crainte de n'être pas suffisam-
ment orthodoxe. Il a comme la rage de s'en remet-
tre du plus de choses possible à l'autorité du repré-
sentant de Dieu ; et il semble qu'il se soit surtout
appliqué à concentrer dans le pape seul le privilège
d'infaillibilité autrefois épars dans l'Église entière,
afin d'être plus tranquille. J'ai entendu des croyants,
qui avaient d'ailleurs l'âme très belle, dire à pro-
pos de certaines difficultés du dogme : « J'aime
mieux ne pas penser à ces choses-là. » Tel Veuillot.
Quand il était seul avec lui-même, il fermait les
yeux.
Mais, s'il se jette dans la foi par le même mouve-
ment de recours craintif que les femmes et que les
plus simples de ses frères, une fois assuré de ce
refuge, il se retrouve homme de pensée. Il comprend
profondément le rôle social de l'Église et en quoi
ses dogmes correspondent aux besoins les plus inti-
mes et les plus nobles de la nature humaine. Sur ce
aui est l'âme même du christianisme, il abonde
26 LES CONTEMPORAINS
non seulement en sentiments, mais en idées. Lisez,
dans le Parfum de Rome^ le chapitre suf les Indul-
gences :
... Par la création de l'ÉgliBe, les fidèles constituent un
corps immense, prolongé dans le ciel, sur la terre et dam
les lieux de purification que nous appelons 1© purgatoire.
Triomphante, 8ou£Erante, militante, l'Églibe est une en ces
trois états. Jésus-Christ en est la tête. Ainsi se trouve
accomplie l'unité des hommes avec Dieu et des hommes les
uns avec les autres... Le membre humain de l'Église con-
serve son individualité. Portion du corps mystique de Jésus-
Christ, il a tous les bénéfices de la vie d'ensemble ; homm»,
il garde la prérogative, mêlée de péril et de gloire, de l'être
responsable et libre. Ainsi ce corps de l'Église nons appa-
raît divinement humain... Le dogme des Indulgences n'est
pas l'abri de la paresse : il est le dogme des douces condes-
cendances envers la fragilité humaine... Quand nos mains
sont pures, elles sont magnifiquement transformées ; elles
deviennent le vase qui peut répandre à larges ondes l'eau du
rafraîchissement... Ainsi nous pouvons, par la prière et
les bonnes oeuvres, descendre dans ce formidable purga-
toire, etc.
Mais il faut lire tout le morceau. Gela est d'une
théologie grandiose, et si humaine ! Vous y verrez
ce qui se cache sous l'une des pratiques les plus expo-
sées aux moqueries des incrédules, sous les môme-
riesdes bonnes femmes dévotes et sous le com-
merce des scapulaires, des cierges et des affreuses
petites images de sainteté... « Vous avez une pointe
de panthéisme, dit le pieux écrivain au symbolique
Coquelet. Vos erreurs sont souvent des vérités que
LOUIS VEUILLOT 27
VOUS n'entendez pas, et vous vous empoisonnez avec
des sucs divins. » Il cite alors à Coquelet un éton-
nant passage de saint Jean Damascène, et il ajoute :
« Quand vous voudrez du panthéisme que vous
puissiez comprendre, vous savez où il faut vous
adresser. » Et je ne saurais vous dire si l'union de
Dieu et de l'humanité dans l'Église est en effet un
panthéisme plus facile à « comprendre » que l'autre :
mais c'en est un ; et c'est de ce vin que les mystiques
ont été ivres. Et, de même, la théorie de la réversi-
bilité des mérites, ce n'est autre chose, après tout,
que du communisme, le communisme des âmes, et
c'est encore où Veuillot trouve de quoi contenter ce
sentiment et cet amour de la solidarité humaine qu'il
avait au plus haut point. Car sans doute il se peut
que cette théorie des Indulgences heurte la concep-
tion de la justice qui a prévalu dans la Révolution
et dans la philosophie moderne, et que la mise en
commun des mérites et des grâces soit traitée avec
dérision par ceux mêmes qui appellent la mise en
commun des biens matériels : mais les philosophes
qui, comme Proudhon, voient dans le catholicisme
la religion de l'injustice, ne prennent pas garde que
l'injustice disparaît par le seul fait du consente-
ment et du sacrifice volontaire de ceux qui ont mérité
davantage en faveur de ceux qui ont moins mérité ;
qu'ainsi c'est l'amour et le renoncement du fidèle qui
crée la justice de sonDieu,etque,si la matière, ici, est
obscure, la pensée estbelle et toute forméede charité.
28 LES CONTEMPORAINS
La théorie des Indulgences, mystère qui impli-
que tous les autres mystères chrétiens, serait, —
sans l'éternel enfer, — celle d'une sorte d'universel
socialisme moral. Et c'est ce qui enchante Fàme
grande, affectueuse et « populaire » de Louis Veuil-
lot. Pour lui, la religion est bien essentiellement,
selon l'étymologie, un lien, — lien des hommes entre
eux, et des hommes avec Dieu. Souvenons-nous
qu'il a été un des premiers à dénoncer l'individua-
lisme :
... Qnand nous disons qoela France a besoin de religion,
nous dlBons absolument la même chose que ceux qui disent
qu'elle a besoin de concorde, d'union, de patriotisme, de
confiance, de moralité, etc. Il n'est pas difficile de com-
prendre qu'un pays où règne l'individualisme n'est plus dans
les conditions normales de la société, puisque la société est
l'union des esprits et des intérêts, et que l'individualisme
est la division poussée à l'infini. . . Tous pour chacun, chacun
pour tous, voilà la société. Chacun pour soi, et par coneé-
quent chacun contre tous, voilà l'individualisme...
Edmond Schérer et d'autres ont dédaigneusement
reproché à Louis Veuillot de manquer de philo-
sophie, de n'être point un i penseur ». Il est vrai
qu'il s'était retranché, une fois pour toutes, les libres
spéculations sur l'origine du monde, sur le libre
arbitre, sur la matière et l'esprit, sur la destinée des
hommes ou même simplement sur l'histoire ; et
j'ai confessé, tout à Theure, qu'il n'avait pas le cer-
veau proprement philosophique. Mais enfin, être
LOUIS VEUILLOT 29
un penseur, cela sans doute en vaut la peine quand
on est Descartes, Kant ou Hegel : autrement, cela
n'est ni si rare, ni si éblouissant. Quand on ne peut
pas être un penseur, il reste d'être « un homme ».
Schérer était, si vous y tenez, plus intelligent que
Veuillot : il s'en faut que sa personne intellectuelle,
morale, littéraire, soit aussi intéressante. Il y a
quelque chose d'extraordinaire chez l'auteur des
Libres Penseurs et de Paris sous les deux sièges :
c"'est, — étant donné sa foi qui le lie et l'empri-
sonne, — la puissance, la souplesse et quelquefois
l'audace avec laquelle il interprète tous les événe-
ments, grands et petits, selon cette foi. Cet homme,
qui n'est pas un philosophe, n'a que des sentiments
d'un caractère universel. Au fond il ne se soucie que
de l'humanité et se soucie de toute l'humanité. Il ne
lâche point la croix; mais, du pied de la croix, il a,
«ur tout ce qui passe , des vues d'une ampleur
souvent surprenante. Il n'a qu'une idée, — et dont
il n'est pas l'inventeur, — mais génératrice d'idées
harmonieuses, à l'infini.
Cela est peut-être aussi beau et aussi rare que
d'avoir beaucoup d'idées personnelles qui se contra-
rient.
VI
Étant l'espèce de catholique que j'ai dit, le rôle de
Veuillot dans la société moderne, telle qu'elle est, ne
pouvait être que ce qu'il a été : un rôle de combat.
30 LES CONTEMPORAINS
On sait avec quelle vigueur, quel courage et quelle
persévérance, quel emporiemeiit et quel éclat il l'a
soutenu. La belle campagne 1 Pendant plus de qua-
rante ans, presque chaque jour, il tient tête à ses
ennemijs, c'est-à-dire aux ennemis du catholicisme
et, pareillement, à ceux qui n'étaient pas catho-
liques de la même façon que lui ; bref, il tient tête à
tout le monde, ou à peu près, successivement.
Son premier adversaire, c'est, bien entendu, la
classe qui s'est épanouie après la Révolution et
l'Empire, la bourgeoisie rationaliste et libre pen-
seuse ; la bourgeoisie riche, égoïste, jouisseuse ,
dure aux pauvres, qui a flatté le peuple pour con-
auérir le pouvoir, mais qui n'aime pas le peuple ;
qui l'a abaissé et dépravé en lui volant Dieu, mais
contre qui le peuple, inévitablement, se retournera
un jour.
Nul n'a été plus dur pour l'esprit de la Révolution
que ce fils de tonnelier, d'âme si évidemment démo-
cratique. C'est qu'en effet l'idéal de la Révolution
est la constitution de la société en dehors de la
croyance à tout surnaturel, et même de la croyance
en Dieu. Veuillot y découvre et y déteste l'œuvre
finale de l'incrédulité furieuse du xviu* siècle, œuvre
de l'orgueil et de l'envie, et aussi de ce pédantisme
philosophique, ignorant des vraies conditions de la
réalité humaine, que Taine appellera l'esprit clas-
sique. Et l'onaTétonnement de voir Louis Veuillot,
en plus d'une page, se rencontrer sur ce point — et
LOUIS VEUILLOï 31
sauf la différence des conclusions — avec Taine et
avec Renan. De même, il constate que la Révolution
a surtout profité aux riches; il cherche en vain ce
qu'elle a fait pour les pauvres : et l'on a la surprise
de le voir se rencontrer là-d«ssus avec les plus déci-
dés révolutionnaires d'aujourd'hui.
Toutes les variétés de l'espèce libre penseuse l'exas-
pèrent : non seulement le libre penseur militant,
celui dont il a férocement tracé le type sous le nom
de Coquelet et qui ressemble déjà très exactement à
M. Homais bien avant le roman de Flaubert, mais
encore et surtout le libre penseur douceâtre, qui a
de la condescendance pour la religion . Plus que le
Siècle ou le Constitutionnel, il exècre le Journal des
Débats et la Revue des Deux-Mondes. J'imagine qu'il
se fût étrangement défié de nos néo-cathoMques, de
ces gens qui font des gestes pieux et qui, mis au
pied du mur, confesseraient qu'ils ne croient môme
pas à la divinité du Christ. Il vous les eût mis dans
le même sac que le protestantisme, qu'il considère
comme une pure hypocrisie, comme une forme hy-
bride et honteuse du rationalisme. Chose curieuse,
c'est aux pasteurs protestants qu'il trouve l'air béat
et cafard de Basile ; et il les accable tout justement
des mêmes railleries que les libres penseurs vulgai-
res ont coutume d'adresser aux « curés ». — Bref, il
ne comprend pas ou refuse énergiquement de com-
prendre le sentiment religieux sans la foi, et sans la
foi catholique. Et c'est encore une des marques de
32 LES CONTEMPORAINS
cette dureté de logique, qui eût pu faire tout aussi
bien de lui, certaines circonstances étant données,
un sectaire du socialisme ou de l'anarchie, et qui, en
tout cas, ne lui permettait pas de s'en tenir à au-
cune de ces opinions qu'on appelle « modérées » et
qui sont comme de faux ménages (souvent com-
modes) d'idées et de sentiments contradictoires.
Il n'a, comme vous pensez bien, que mépris pour
le parlementarisme, chose bourgeoise en effet, et il
en démontre avec une force extrême la vanité, les
injustices et la stérilité. Sur la sottise et le ridicule
des bourgeois « dirigeants »,des censitaires, il éclate
intarissablement en moqueries étincelantes, et, sur
leurs vices et leur malfaisance, en flamboyantes
imprécations. Sur la presse impie et libertine, grave
pu plaisante, — chose bourgeoise encore, — sur
notre littérature romanesque, sur nos arts, sur nos
divertissements, et sur ceux qui en vivent, il a tout
dit. Il a des galeries de portraits qui sont du La
Bruyère au vitriol. Sauf erreur, les Libres Penseurs et
les Odeurs de Paris restent nos plus beaux livres de
satire sociale. Gela est plein de génie. On pourrait
aisément extraire de l'œuvre de Veuillot plusieurs
volumes de prose insurgée, que ne renieraient point
les adversaires les plus enragés de la « société capi-
taliste ». J'en avertis ici le directeur du a supplé-
ment littéraire » des Temps nouveaux.
Il est vrai que, de ces morceaux choisis, il fau-
drait souvent retrancher les réflexions préliminaires
LOUIS VEUILLOT 33
OU les conclusions. Veuillot n'a guère moins lutté
contre le socialisme, sous toutes ses formes, que
contre ce qui s'est appelé le libéralisme bourgeois
et qu'on nomme aujourd'hui le radicalisme. Au fond,
c'est à une conception toute matérialiste de la so-
ciété que tend la bourgeoisie incrédule. Or,cette con-
ception est grosse de conséquences. Pour servir ses
ambitions, la bourgeoisie a ôté Dieu du cœur des
souffrants ; puis elle s'étonne qu'un jour les souf-
frants se révoltent contre elle. Et pourtant les révo-
lutionnaires inassouvis et furieux sont bien les fils
des révolutionnaires repus, devenus conservateurs
de leur situation acquise et défenseurs de l'ordre
en tant qu'ils en bénéficient. Le dernier mot de la
politique sans Dieu, c'est le déchaînement de la
brute qui a faim, et qui veut jouir, et qui ne sait pas
autre chose. Le bourgeois libre penseur engendre le
nihiliste qui le mangera. En vain le bourgeois oppo-
sera a les lois universelles imposées à l'humanité...
la morale que la nature nous a mise dans le cœur...
le bon sens.la nécessité de la résignation provisoire,
la patrie, etc. ». Que pèsent ces mots pour qui ne
croit plus qu'aux besoins de son ventre et aux joies
de sa haine?
Gela est développé, avec la plus sombre éloquence,
dans cet admirable dialogue : VEsclave Vindex. Et
certes je ne dis point que Veuillot soit avec Vindex,
le gueux révolté qui va jusqu'au bout de sa pensée,
contre Spartacus, le « radical » bien mis, qui a du
LS& coNTuwronAiws. — vi. jj.
ii LES CONTEMPORAINS
linge et garde des principes : mais Vindex a vrai-
ment, dans ce pamphlet, des airs du Satan de Mil-
ton; et il est certain qu'il y avait en Veuillot un je
ne sais quoi de caché, de secret, de dompté et
d'étouffé par la foi, mais qui, sous couleur de fiction
littéraire, s'épanche, gronde et rugit avec une sinis-
tre allégresse dans les propos sauvages de l'esclave
romain. A coup sûr, Veuillot préfère encore Vindex
à Spartacus, et Barrabas à Barras. « Je ne me pique
d'aucune vertu, fait-il dire à Vindex, et c'en est une
au moins que f ai de plus que toi. » Ce que Veuillot a
fait la, c'est la psychologie vivante du nihiliste. Et
ce qu'il a exprimé, on ne peut s'empêcher de croire
qu'il le découvrait en lui-même, en y descendant
jusqu'au fond. J'ajoute tout de suite qu'en y descen-
dant plus loin encore et jusqu'au tréfonds, il y trou-
vait la foi au Christ et l'amour de la Croix. C'est
égal, j'en reviens à mon dire : quel bel insurgé eût
été cet homme, s'il n'eût été chrétien I
VU
n rélait, et si parfaitement, que ses adversaires
les plus assidus furent d'autres chrétiens, et qu'il
reste plus illustre peut-être pour avoir lutté contre
le catholicisme libéral que pour avoir « tombé »,
durant quarante ans, la Révolution et le rationalisme.
Car les querelles de famille sont les plus âpres, et,
LOUIS VEUILLOT 35
quand ce sont des frères égarés que l'on combat, le
prix tout particulier qu'on attache à la victoire ne
permet plus, en conscience, de prendre aucun repos
ni d'observer aucun ménagement.
Mais j'ai tort de railler. Dans cette longue et dou-
loureuse bataille, — plus quam civilia bella, ~ il
me semble bien que c'est Veuillot, en principe, qui
a raison. Pour lui, être catholique, c'est l'être à
toutes les minutes de sa vie et dans toutes ses
démarches sans exception. La foi n'est pas faite
pour nous servir de règle uniquement dans la con-
duite privée : nul ordre d'action ne demeure en
dehors d'elle. Comme elle est à l'homme une expli-
cation totale des choses et de lui-même, elle doit le
prendre et le gouverner tout entier. Certes il est
permis à un bon catholique et il lui est même recom-
mandé d'être, s'il peut, un bon politique, de se ser-
vir avec habileté des circonstances, voire de s'y
plier dans l'intérêt de sa foi, mais à une condition :
c'est qu'il ne paraisse jamais réduire ou limiter le
domaine où cette foi doit s'exercer et qui est, par dé-
finition, universel, ni faire à ses adversaires l'aban-
don de ses propres principes et se diriger d'après les
leurs. L'Église étant, aux yeux de Veuillot, la vérité
et, par suite, l'empire du monde lui appartenant,
l'esprit laïque, c'est-à dire l'esprit libéral, qui se
défie d'elle et qui prétend la cantonner dans le
secret des temples ou du foyer domestique, apparaît
nécessairement à Veuillot comme l'esprit d'erreur.
36 LES CONTEMPORAINS
La vérité est une, et c'est pur sophisme de dis-
tinguer l'esprit qui convient aux prêtres et celui qui
convient aux simples fidèles. On parle des droits de
l'État, et de les défendre contre l'Église, comme si
l'Église n'était pas seule compétente pour définir et
fixer tous les droits, y compris ceux de l'État. Un
doctrinaire, un catholique libéral, un gallican, est un
homme qui, renversant l'ordre des choses, remet à
lÉlat le soin de définir les droits de l'Église. Écoutez
Veuillot qualifier l'attitude du duc de Broglie en
1840, dans un des épisodes de la lutte entre l'Église
et l'Université : « Il n'y a rien de plus remarquable,
dans le rapport de M. de Broglie, que son dédain
fastueux pour les réclamations de nos évêques.
Malgré l'impartialité qu'il étale, le noble pair n'a pu
prendre sur lui de déguiser cette passion qu'il
éprouve au même degré que nos ministres en exer-
cice, cette passion gouvernementale et doctrinaire
qui ne veut pas que les évêques s'occupent des affai-
res de l'Église et s'en occupent publiquement d'une
autre façon que le pouvoir ne le désire. » Et, trente
ans plus tard (car, là-dessus, Veuillot n'a jamais
varié) : « Nous n'ignorons pas que, selon la doctrine
catholique libérale, la politique est une chose et la
religion en est une autre, et que tout homme a le
droit de faire ou l'une ou l'autre de ces deux choses,
ou de faire l'une et l'autre à part, et même contra-
dictoirement, mais n'a jamais le droit de les confon-
dre. Nous disons, nous, qu'aucun des hommes qui
LOUIS VEUILLOT «
croient ainsi n'est du nombre de ceux qui sauvent
les peuples... »
Je me figure qu'ici encore son tempérament» peu-
ple )r se retrouve. Un gallican, un doctrinaire, un
catholique libéral, c'est d'abord, à ses yeux, un
homme qui se trompe. Mais c'est aussi, le plus sou-
vent, un bourgeois riche et « bien pensant » — ce
qui ne veut nullement dire un vrai chrétien. — C'est
un avocat, un politique de métier, un jurisconsulte
disputeur, plein d'orgueil et de défiance, peu fra-
ternel aux hommes, imprégné du vilain esprit laïque
des légistes de l'ancienne monarchie ; — ou bien en-
core un jeune homme élégant et un peu pédant,
membre de la conférence Mole, d'existence luxueuse,
et pour qui la foi est si peu le tout de la vie que ses
mœurs ne sont pas chrétiennes, bref, quelque chose
comme le Henri Mauperin des Concourt ; t- ou
enfin quelque prêtre « éclairé » et tolérant, trop
soigné dans sa mise, trop attentif à plaire, qui a
fini par voir dans l'Église une branche de l'ad-
ministration et par se considérer lui-même comme
un fonctionnaire en soutane. J'imagine qu'invo-
lontairement (car les idées, chez lui, se faisaient con-
crètes avec une singulière rapidité), il se représen-
tait le prêtre « libéral » sous les espèces de celui
qu'il apostrophe dans les Libres Penseurs, au cha-
pitre des Tartufes : « Pour Dieu 1 monsieur l'abbé,
ou ne dites plus la messe et ne portez plus ce titre
d'abbé, ou habillez- vous en prêtre, et vivez en
3S LES CONTEMPORAINS
prêtre... Malheur à vous, race fausse, prêtres mon-
dains, non seulement stériles, mais qui, par votre
seul aspect, frappez souvent de stérilité le travail
des autres ! Malheur à vous, qui êtes un argument
dans la bouche de l'impie ! »
Les différences essentielles d'esprit ou de tempéra-
ment par où se séparent de nous les autres hommes,
nous les percevons avec plus de colère chez ceux
qui professent extérieurement les mêmes doctrines
que nous. On enrage d'avoir raison contre ceux qui
se réclament de nos propres principes. Etc'est ainsi
que, dans l'amer chapitre où il nous raconte les
métamorphoses de Tartufe depuis la fin du xvii» siè-
cle jusqu'à nos jours, Veuillot n'hésite pas à faire
finir r « imposteur » dans la peau d'un « catholique
sincère, mais indépendant », c'est-à-dire d'un catho-
lique libéral.
Un épisode caractéristique de cette lutte fut la
prise d'armes de Veuillot contre les classiques païens.
Il jugeait qu'un peuple baptisé devrait restreindre
leur part dans l'éducation de ses enfants, et agran-
dir celle des auteurs chrétiens. Il osait croire que la
pratique de Lucrèce, d'Ho-race et d'Ovide, de Cicé-
ron, de Sénèque et de Tacite, n'est peut-être pas ce
qu'il y a de plus propre à former des âmes vraiment
chrétiennes. Et, en effet, si je consulte là-dessus ma
propre expérience, je sens très bien que ce que leg
classiques de l'antiquité ont insinué et laissé en
mol, c'est, en somme, le goût d'une sorte de uaLura-
LOUIS VEUILLOT 39
lisme voluptueux, les principes d'un épicurisme
ou d'un stoïcisme également pleins de superbe, et
des germes de vertus peut être, mais de vertus où
manque entièrement l'humilité. Il est assurément
singulier que, depuis la Renaissance, la direction
des jeunes esprits ait été presque exclusivement
remise aux poètes et aux philosophes qui ont ignoré
le Christ. Il est étrange qu'aujourd'hui encore, et
jusque dans les petits séminaires, des enfants de
quinze ans aient entre les mains la septième églo-
gue de Virgile, — et la deuxième. Les conséquences
de cette anomalie, que personne n'aperçoit, sont, je
crois, incalculables. Il n'y a pas lieu de s'étonner que
les collèges des jésuites sous l'ancien régime aient
produit tant de païens et de libres penseurs, y com-
pris Voltaire.
Or Veuillot, dans cette occasion, eut contre lui
tout le monde, et notamment la plupart des prêtres.
Tant il avait raison, et plus encore qu'il ne croyait l
Tant il est vrai que notre société n'est plus chré-
tienne que d'étiquette, et tant l'éducation par les
païens y pétrit le cerveau même de ceux qui sont
préposés par état à la garde de la vérité religieuse l
Comment eût-il pu s'entendre avec ces parlemen-
taires, ces avocats, ces bourgeois, et ces évéques
demi -chrétiens qui craignaient, au fond, de passer
pour des cléricaux ! Un moment, il se rencontre
avec eux pour revendiquer la liberté de l'enseigne-
ment ; mais il est vite dégoûté par leurs concession»
*0 LES CONTEMPORAINS
et leurs habiletés de politiques II demandait, lui,
tout ou rien. Après le coup d'Etat, il est contre eux,
et pour l'Empire, en homme aux yeux de qui l'inter-
vention directe de la Providence dans les événe-
ments de ce monde est une réalité vivante. Il est
contre eux dans la question deTinfaillibilitédu pape.
Et là encore je ne saurais dire à quel point, comme
catholique, il me paraît être dans le vrai. Les autres
étaient si entêtés du régime parlementaire, qu'ils le
voulaient même dans l'Église ; préoccupés d'ailleurs
de « garder une mesure », de demeurer des « hom-
mes d'aujourd'hui • jusque dans leur croyance. S'ils
avaient osé, ils eussent confessé que l'infaillibilité du
pape offusquait leur raison. Que l'instinct de Veuil-
lot était plus sûr ! Il sentait que le dogme de l'infail-
libilité aurait pour effet de grandir la situation
morale du pontife, de le mettre décidément au-des-
sus des souverains, de lui rendre quelque chose de
son rôle d'autrefois, de son rôle d'arbitre suprême
entre les rois et les peuples; que ce dogme, qui sem-
blait aux « libéraux » rétrograde et gothique, ouvri-
rait à la papauté une ère de rajeunissement et de
puissance renouvelée.
Cela contentait en même temps, chez Veuillot, ce
besoin de certitude qui était sa maladie, en concen-
trant dans un seul homme le phénomène de la Révéla-
tion continue ; et cela satisfaisait aussi ses instincts
de démocratie spirituelle : il pensait que rapprocher
le pape de Dieu, c'était le rendre au peuple. Nous
LOUIS VEUILLOT 41
voyons qu'il ne s'est pas trompé. Sil eiU vécu, les fa-
çons de Léon XIII l'eussent d'abord un peu surpris ;
il eût regretté Pie IX, si bon, si généreux,et qui l'ai-
mait tant. Mais l'Encyclique du nouveau pape sur la
question ouvrière eût répondu à ses plus chères
pensées. Personne, au reste, mieux que M. Eugène
Veuillot n'avait qualité pour exprimerles sentiments
posthumes, si je puis dire, du fondateur de l'uni-
vers, et l'on sait quelle ^a été, dans ces derniers
temps, la conduite de M. Eugène Veuillot.
Jamais Louis Veuillot n'a lié le sort de la vérité éter-
nelle à celui d'aucune puissance passagère. Il a pen-
ché pour la monarchie, traditionnelle ou non, dans
le temps et dans la mesure où cette forme de gouver-
nement lui a paru plus favorable aux 'intérêts de la
religion. Mais il a été contre le régime de Juillet, et
contre l'Empire, du jour où l'Empire a trahi l'Église.
Ce qu'il a combattu et haï dans la République, ce
ne fut jamais la République, mais l'impiété, et, quand
il appelait de ses vœux Henri de Bourbon, il n'exi-
geait point pour ce prince le titre de roi. Toutes ses
variations apparentes s'expliquent par l'immutabi-
lité même de sa pensée. Sur Montalembert, Falloux,
Lacordaire, Dupanloup, — et sur l'empereur Napo-
léon m, — et sur beaucoup d'autres, vous le trou-
verez, tour à tour, débordant de sympathie et
d'amertume. Ce n'était pas Veuillot, c'étaient eux
qui avaient changé, ou c'étaient les circonstances
qui lui montraient ces hommes sous de nouveaux
42 LES CONTEMPORAINS
aspects. C'est donc être fort superficiel que de Tac-
cuser de versatilité, comme on a fait. Sa vie me sem-
ble, au contraire, admirable et presque surnaturelle
d'unité.
VIII
Une autre accusation qu'on ne lui a pas ménagée,
c'est d'avoir été un polémiste non seulement violent,
mais brutal, mais grossier, mais outrageant, mais
cynique. Cette accusation retarde. Elle ferait sourire
si Ton comparait la polémique de Veuillot à celle
qui s'étale aujourd'hui dans nos gazettes. Violent,
certes, ill'était; grossier et injurieux, je n'y consens
pas. Il connut l'ivresse de la bataille, et cette espèce
d'exaltation que donne l'impopularité aux âmes bien
trempées : mais il n'a jamais combattu dans les
hommes que les idées dont ils étaient les représen-
tants, et ilne les a entrepris que sur ce qu'ils avaient
livré eux-mêmes de leurs pensées et de leurs per-
sonnes. lia fait, de quelques-uns, de terribles sil-
houettes « publiques » : jamais il ne les a offensés
dans leur vie privée. Tout ce qu'on peut lui repro-
cher, c'est d'avoir été trop porté à taxer de mauvaise
foi ceux qu'il croyait dans l'erreur : mais il est clair
qu'en cela il était lui-même de bonne foi. Que s'il a
pu lui échapper çà et là quelque allusion désobli-
geante et gamine aux imperfections plastiques de
LOUIS VEUILLOT 43
ses adversaires et à la forma de leur nez, ce sont là,
avouons-le, de minces peccadilles, et Dieu sait si Ton
se privait de lui rappeler, à. lui, qu'il n'était pas joli,
joli, et que la petite vérole lui avait quelque peu gâté
le visage. Avant de reprocher à Veuillot la violence
de sa polémique, il faudrait voir comment il a été
traité lui-même pendant quarante ans. Et vous
ne me ferez pas croire que c'est toujours lui qui a
commencé.
Oui, ce fut un railleur et un peintre redoutable.
Mais d'abord, beaucoup de ses portraits (Greluche,
Ravet, Tourtoirac, Barbouillon, Galvaudin, Pécora,
le Narquois, le Respectueux, etc., etc.) sont ano-
nymes, s'élèvent à la généralité de types. Dans
les autres cas, lorsqu'il empoigne et se met à
déshabiller, à tenailler, à désarticuler, à déman-
tibuler un homme^ que ce soit Thiers, Girardin,
Havet, Jourdan, Eugène Sue, Hugo et les fils
Hugo, Lamartine même, ou telle vieille barbe de
48, ou tel sinistre pantin du 4 septembre, ou le
vieux Pyat, ou Edmond About (ah I les belles exé-
cutions I et comme on est souvent avec lui ! et
comme souvent il fouaille juste 1), jamais, je le
répète, il ne se sert contre ses victimes d'autre
chose que leurs paroles et leurs actes publics,
d'autre chose que ce qui le blesse et l'outrage,
lui, dans sa foi. Ses haines les plus féroces ne
sont que l'envers de l'amour, et ses colères sont
celles de la charité. A le bien prendre, il n'a point
44 LES CONTEMPORAINS
de haines personnelles, et ce n'est pas uniquement
parce qu'il le dit que je le crois.
... Quant aux haines personnelles, je les ignore. Nnl
homme n'avancera dans la vie sans connaître qu'il doit être
indulgent envers les autres hommes... Combien plus aisément
s'apaisent les griefs particuliers ! J'étais d'ailleurs peu fait
pour les ressentir, et trente années de polémique ont anéanti
en moi cette faculté dont la nature ne m'avait que médiocre-
ment pourvu. L'idée que je me fais de la haine est celle
d'une étrange bassesse par laquelle le haineux s'asservit stu«
pidement au haï. Toute espèce de haine me semble totale-
ment ridicule, sauf une qui est totalement abominable : la
haine du bien.
Il a sur lui-même d'émouvants retours. Quand il
parle de son œuvre, il a la modestie la plus char-
mante, une modestie qui n'est plus guère de ce
temps-ci, où la vanité littéraire a perdu toute pu-
deur ; et quand il parle de sa personne, il a l'humi-
lité la plus vraie. J'en pourrais ici multiplier les
témoignages. En voici un que je prends véritable-
ment au hasard :
... Non, je n'adresse point h Dieu... les coupables actions
de grâces du pharisien. Je ne me crois pas meilleur que
cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l'or et la
volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme ; ils me
pressent, ils me tourmentent. Lorsque, paisible, je regarde
avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la fange,
sur l'appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied
glisse, d'humiliants désirs se soulèvent et me rappellent la
boue dont je suis fait. Plusieurs, m'écoutant parler, disent :
LOUIS VEUILLOT 43
« Oelui-ci gagnera le ciel... » Et moi, je voudrais monter sur
une tour, et crier d'une telle voix que tous les chrétiens qui
sont dans le monde puissent l'entendre : « Oh ! mes frère8,me8
frères, priez pour moi, je vais périr ! » Mais, si mon âme est
faible, elle a du moins embrassé une loi forte ; si elle penche
à de vils désirs, elle aime pourtant une loi sainte et pure ; si
je me rends coupable dans mon cœur, du moins je ne veux
point devenir la pierre où trébuche le pied de l'innocent. J©
ne suis point la voix qui gâte le peuple; je condamne
mes fautes et je ne cherche pas, en les justifiant par d'a-
bominables théories, à faire des complices et des victi-
mes...
Continuellement, chez lui, sous l'auteur on re-
trouve Thomme, et cela est un charme.
Une autre séduction, pour nous, de son œuvre de
polémiste, c'est que, catholicisme rais à part, il
montre souvent un esprit plus libre, plus « avancé»,
et — faisons-nous ce compliment — plus rapproché
du nôtre que ses adversaires habituels, les routiniers
du parlementarisme et de l'impiété bourgeoise.
Tandis qu'il s'attache à la vérité éternelle, maintes
fois il rencontre la vérité de demain, la vérité géné-
reuse et hardie. Héraut d'une minorité vaincue
d avance, honnie, enserrée d'hostilités croissantes,
son rôle fut constamment un rôle de protestation, et
son attitude générale est, comme nous avons vu,
celle de la révolte. Or, cela ne nous déplaît point. Ce
catholique a passé sa vie à combattre quantité de
dftspotismes et d'hjpocrisies, et nul na plus fré-
quemment ni plus fortement parlé au nom de la
*6 LES CONTEMPORAIiNS
liberté que ce « jésuite », ce • sacristain », ce suppôt
de la tyrannie de l'Église. Il a arraché beaucoup de
masques, que sans doute on a remis depuis, mais
qui ne tiennent plus aussi bien. Il lui a été excellent
d'être un vaincu et, dans quelques circonstances, un
persécuté : cela lui a donné beaucoup d'idées, et de
fort belles. Nombre de ses invectives sont reprises
aujourd'hui par des hommes très éloignés de lui par
leur foi. Contre le régime de centralisation à outrance
ifesu de la Révolution et de l'Empire, contre l'es-
prit jacobin, la tyrannie de l'État, la bureaucratie,
les chinoiseries administratives, et contre ce qu'il y
a, dans l'individualisme moderne, de funeste à la
démocratie même, il abonde en magnanimes fureurs
et en sarcasmes clairvoyants. On pourrait presque
dire qu'il a répandu dans ses articles et ses pam-
phlets ce que Taine devait ordonner en un corps de
théorie dans les derniers volumes de ses Origines de
la France contemporaine.
Et Taine eût approuvé, dans son ensemble, le
« projet de constitution » que Venillot écrivit un
jour pendant le siège de Paris. A mon avis, Veuillot
s'y révèle grand libéral (au sens vrai de ce malheu-
reux mot), bon philosophe, bon psychologue. Il
considère la France comme un organisme vivant et
qui a un passé. Sa « solution > est exactement le
contraire de la solution jacobine et napoléonienne.
Tout ce projet est à lire et à méditer. En voici quel-
ques paragraphes :
LOUIS VEUILLOT 47
L« Bégent convoquera une assemblée nationale coDBti-
tuante, élue par le suffrage universel. .
Les bases morales de la constitution seront la religion,
la famille, la propriété, la liberté.
Les bases politiques seront le suffrage universel, l'hérédité
de la fonction suprême, la division du territoire en grandes
agglomérations territoriales correspondant aux anciennes
provinces.
Chaque province on État s'administrera librement par
ses élus, depuis la commune jusqu'à la subdivision départe-
mentale et jusqu'à la division provinciale o« État.
La province aura sa magistrature, son budget, sa milice,
son université ou ses universités. Elle ne subira de contrôle
que celui de l'assemblée générale, et sur les seuls points qui
intéresseraient l'unité nationale...
On est électeur à vingt-cinq ans, éligible à trente. Pour
être électeur et éligible, il faut être chef de famille. Le
célibataire doit payer un cens, à moins d'exemption prévue
par la loi.
Le citoyen jouit de la liberté de tester.
Liberté d'association religieuse et civile...
Les corporations ouvrières existent de droit ; elles choi-
sissent leurs officiers, font leurs règlements et exercent
leur police intérieure.
La commune et la corporation sont nécessairement proprié-
taires, et la loi les oblige d'avoir, partie en fonds immobi-
iiers, partie en rentes, au moins de quoi suffire à an établisse-
ment hospitalier, selon leur importance, etc.
Il est très beau, ce projet. Je ne pense pas qu'au-
cune constitution puisse être plus respectueuse de la
dignité humaine, ni à la fois plus favorable au déve-
loppement de l'initiative individuelle et de la « vie
en commun >, ni mieux faite pour préparer la
U LES COiNTEMPORAINS
solution pacifique et graduelle de la « question
sociale ». Oui, je suis persuadé que ce serait le
salut... Seulement nous y tournons le dos. Un trop
grand nombre d'entre nous ont le virus j,acobin dans
les moelles. Et il n'est pas bien sûr que Dieu ait fait
a les nations guérissables ».
Ètes-vous curieux de connaître l'article de cette
constitution qui concerne l'Église catholique? Veuil-
lot lui accorde « toutes les latitudes du droit com-
mun », le droit de posséder, d'acquérir, d'hériter;
l'usage de son droit particulier, de ses tribunaux inté-
rieurs, la liberté de la charité, la liberté d'enseigne-
ment à tous les degrés ; le droit de fonder des uni-
versités canoniques, une au moins par province II
admet, il désire la séparation de l'Église et de l'État.
« Les propriétés de l'Église sont soumises aux charges
communes, et elle devra, dans un temps et moyen-
nant les dispositions transitoires nécessaires, subve-
nir aux dépenses du culte. »
En somme, il réclame pour l'Église « toute la
liberté ». Pensait-il que l'Église est aujourd'hui encore
une si grande puissance morale que lui assurer toute
la liberté c'est presque lui assurer la domination ?
Peut-être ; et c'est pour cela précisément qu'il n'a
jamais souhaité, même en rêve, ni gouvernement
théocratique, ni religion d'État (il esl très net sur ce
point), rien ne devant être plus fort que l'Église libre
«OMS la loi commune. Toutefois, certains articles de
eon projet impliquent que i'Élata le devoir de recon-
LOUIS VEUILLOT 4»
Daitre, sinon la vérité de la doctrine catholique, du
moins le caractère vénérable et bienfaisant de cette
doctrine et de lui assurer le respect public. Mais
songez que ce traitement spécial, — au cas où il vous
plairait d'y voir une atteinte indirecte à la liberté de
conscience, — c'est dans un projet tout idéal que
Veuillot le sollicite. Ne nous hâtons donc point de
crier à la tyrannie cléricale.
Oh ! je connais bien le fond de sa pensée, et je sais
que, dans son Icarie, le citoyen serait moins « libre »
que l'Église ; je veux dire qu'il n'aurait la pleine
liberté ni de V « immoralité » ni de 1' « impiété «
publique. Je n'ignore pas que, si Louis Veuillot eût
vécu quelques années de plus, certaines pages qu'il
m'est arrivé d'écrire eussent pu, encore qu'assez
innocentes,exci ter son indignation. Il m'eût maltrait'%
comme tant d'autres, moi qui l'aime tant (et je sens
que je ne lui en aurais pas voulu). Les lois de sa
république ne nous permettraient pas d'écrire tout
ce que nous voulons et nous retrancheraient, par
conséquent, un de nos plus chers plaisirs. Et cepen-
dant, quand j'y réfléchis, je soupçonne que ce n'est
pas peut-être ce qu'il y a de meilleur en moi qui
serait gêné par ces prohibitions. Et puis, par un sen-
timent que je conçois mal, j'ai toujours été tenté
d'accorder sur moi, à ceux dont la foi est absolue,
des droits que je ne me reconnais pas sur eux. A con-
dition, bienentendu, qu'ils melaissent penser et par-
ier à ma guise daus mon privé. Heureusement, d'ail»
LBB CONTLAlitxiMAINS. — VI. 4
50 LES CONTEMPORAINS
leurs, les personnes de foi absolue n'ont pas toutes
la même. Grâce à cela, nous sommes, nous, tran-
quilles. Pour le surplus, je m'accommoderais assez
de la république de Veuillot.
Sa Constitution est humaine. Si elle peut gêner
sur quelques points les riches et les lettrés, elle
multiplie les supports, matériels et moraux, autour
des humbles. Que dis-je? j'eusse accepté sa Con-
stitution entière, pourvu qu'il fût chargé lui-même
d'en appliquer, en ce qui me concerne, les règles
restrictives. Veuillot était bon, Sainte-Beuve lui rend
cette justice. Veuillot a parlé du peuple, en maints
endroits, avec la plus profonde tendresse, et de la
dignité des pauvres avec la grâce de saint François
d'Assise. Tout l'essentiel des écrits évangéliques de
MM. de Vogaé et Paul Desjardins sur le summum
bonum qui est le renoncement, vous le découvrirez en
feuilletant les Libres Penseurs, Çà et là et le Parfum de
Rome. Il avait l'âme grande. Il faut lire, dans Çà et là
(II, 217-267), le chapitre Delà noblesse Ses idées sur
ce qui fait la vraie « noblesse n de la vie sont d'une
ravissante pureté et d'une fierté tout héroïque. Il a
l'âme ardemment française. Les pages que lui ins-
pira la guerre de Crimée sont de la plus haute et de la
plus chaude éloquence. C'est peut-être le seul mo-
ment de sa vie politique où il ait eu la joie de ne
point se sentir isolé et suspect et de pouvoir com-
munier avec toute la France. Il a la haine atavique et
Instinctive, mais aussi raisonnée et chrétienne, de
LOUIS VEUILLOT 51
l'Angleterre et de l'esprit anglais. Car son patrio-
tisme et sa foi ne font qu'un, et souvent sa foi a fait
son patriotisme singulièrement clairvoyant: contre la
Prusse, contre l'Italie. Enfin, ce fut un idéaliste
exquis. Nul n'a mieux compris ni exprimé que c'est
par l'âme que nous sommes grands et que « c'est de
la que nous nous relevons». (Pascal.) Nul n'a embelli
de plus de dignité intime les soumissions volontai-
res aux indispensables hiérarchies extérieures qu'il
croyait établies ou consenties par Dieu pour le bien
du monde. Sans illusion ni sur les représentants ni
Fur le fondement humain de l'aristocratie, aussi
impiloyableaux « mauvais nobles » qu'aux « mauvais
prêtres », c'est lui qui, à propos d'un domaine dépecé
par un gentilhomme de boulevard et de cabinets de
nuit, écrit ces lignes, où se révèle délicieusement la
qualité de son âme :
Jo ne peux prendre mon parti de ces décadences de la
noblesse. C'était une institution ai belle, le pauvre petit peu-
ple en avait si grand besoin ! Il me semble que ce grand sei-
gneur qui a vendu à la bande noire sa terre, son château,
«es papiers de famille, m'a trahi personnellement.
Je sens en moi une singulière pente, singulière du moins
en ce temps. J'ai l'esprit de roture comme je voudrais que
les gentilshommes eussent l'esprit de noblesse. Si je pouvais
rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m'en
BMttrais pas. Je voudrais travailler pour mon compte à réta-
blir la roture.
En vérité, j'ai joué un rôle de dupe, si je n'y regarde
qu'avec l'œil de la raison humaine. J'ai défendu le capital
52 LES CONTEMPORAINS
sans avoir ea jamais ud sou d'économies, la propriété sans
poeséder un pouce de terrain, l'aristocratie, et j'ai à peine
pu rencontrer deux aristocrates ; la royauté, dans an siècle
qui n'a pas vu et ne verra pas un roi. J'ai défendu tout cela
par amuur du peuple et de la liberté, et je suis en possession
d'\ine réputation d'ennemi du peuple et de la liberté, qui rue
fera c lanterner > à la première bonne occasion. Cependant
ma pensée est droite et logique : mais j'ai trop cru au devoir,
et j'en ai trop parlé.
C'est la seule chose qai me console, quand je considère,
hélas ! tout ce que je n'ai pas fait.
J'ai quelque idée que, si Veuillot vivait encore, il
préférerait le moment où nous sommes, malgré ses
misères inouïes, à l'époque de la monarchie de Juil-
let ou aux dix dernières années du second Empire.
11 verrait avec espoir la fin prochaine de ce qu'il a le
plus haï, la fin du parlementarisme bourgeois et du
catholicisme libéral, et de malentendus et de men-
songes également compromettants pour la liberté et
pour la religion. Plus menaçante,la situation actuelle
lui paraîtrait plus nette. Il serait content, comme
Ajax, de combattre dans plus de lumière, fût-ce dans
une lumière d'orage. Il penserait que le rationalisme
révolutionnaire, élanl plus près de porter ses der-
niers fruits, est plus près de se juger lui même par
là, et que de sa tragique banqueroute peut sortir
cotre salut.
Certaines inquiétudes morales de ce temps lui
sembleraient d'un heureux augure : il les jugerait
semées dans les e&piits par une suprême « préve-
LOUIS VEUILLOT II
nance » de la bonté divine. Il prendrait enfin son
parti, sans trop le dire, — comme fait le Souverain
Pontife tout le premier, — de la destruction du
pouvoir temporel, qu'il sentirait voulue de Dieu. Il
comprendrait que cette destruction et Taffaiblis-
sement de ees liens avec le gouvernement politique
des peuples est moins pour l'Église une perte qu'un
allégement; que le catholicisme reprend ainsi son
vrai caractère , et que l'annonce de l'éternelle
« bonne nouvelle » en peut devenir plus libre et plus
efficace. Il n'aurait pas de peine à conformer son
apostolat à ce nouvel état de choses ; et, en s'in-
quiétant avec ijne charité grandissante de l'âme des
petits et des ignorants,il n'aurait pas h changer son
attitude...
Voilà bien des raisons pour l'aimer. Mais, si vous
lisez sa Correspondance, vous ne vous en défendrez,
plus du tout. Vos préjugés contre l'homme, si vous
en avez, tomberont. Cette correspondance me parait
être, avec celle de Voltaire, — pour des raisons com-
bien différentes! — la plus extraordinaire qu'ait
laissée un homme de lettres (1). Là, vous le con-
naîtrez tel qu'il est, et tout entier. Vous serez étonné
de la prodigieuse activité de ce cerveau et de la par-
faite bonté de cette âme. Vous y goûterez autre chose
qu'un plaisir d'amusement, car l'homme, le chrétien
(1) Il n'en a para encore que npt Tolumea, m-S» il est Trai,
et chacun de 500 ou 600 pages.
54 LES CONTEMPORAINS
et le publiciste ne se séparent guère chez Louis
Veuillot, et des idées d'importance et toute sa vie
publique s'entrelacent, dans ces causeries, aux
détails de ménage et de pot-au-feu. Mais surtout les
« lettres à sa sœur » vous seront un délice. (Je vou-
drais mettre aussi à part les lettres k Olga de Ségur,
plus tard comtesse du Pitray.) Vous y aimerez tout :
le naturel, la simplicité des mœurs, la bonhomie,
l'esprit, le comique, — ce comique invincible qui
secouait sur sa base mon bon maître Sarcey, un jour
que j'étais chez lui et- qu'il lisait le morceau sur les
douches ascendantes, à moins que ce ne fût la con-
versation avec le dentiste ; — et les portraits et les
paysages en trois coups de plume, et mille traits
spontanés d'un pittoresque intense ; et toutes les
vertus que trahissent ces libres expansions, la
fierté, le désintéressement, l'indépendance, l'éloi-
gnement du monde, la douceur patriarcale envers
les serviteurs, et la charité, et les larges aumônes,
et la libéralité («.. . N'oublie jamais qu'un chrétien
doit être humble, mais magnifique. » A son FrèrCy
I, page 284) ; et la grâce partout répandue, et, —
comme il ne visite guère en voyage que des chré-
tiens comme lui et des gens d'église ou de couvent,
— un sentiment difficile à comprendre pour les
profanes, le sentiment d'une sorte de franc-maçon-
nerie spirituelle, d'une sécurité sereine et très douce
dans la communauté des croyances. Vous estimerez
la beauté simple de &a vie domestique, la profon-
LOUIS VEUILLOT 5S
deur de ses afTections familiales, et son immense
laoeur, et son courage allègre à le porter. Vous
penserez que celui-là fut un vaillant et un tendre.
Et vous connaîtrez quelle forte vie intérieure eut
ce grand homme d'action ; vous verrez comment il
porta la douleur (il perdit en quelques années sa
femme et trois filles, et une des deux autres se fil
religieuse), et vous jugerez comme moi que les
lettres qu'il écrit sur ses filles mortes et à sa fille
cloîtrée sont de purs diamants de spiritualité, attei-
gnent au sublime du sentiment religieux et sont
assurément parmi les plus incontestables chefs-
d'œuvre de la prose chrétienne, — et de la
prose sans épithète. J'ose dire qu'aux heures dou-
loureuses il y eut, chez Louis Veuillot, de la
■ sainteté •
IX
11 y eut aussi de V « humanité », et largement.
Prenez à la fois le mot dans le meilleur sens, et dans
l'autre. Il faut pourtant bien que je finisse par
avouer, — au moins une fois, — que, dans réchauf-
fement de la lutte, Veuillot eut des violences, des
injustices, et des erreurs à demi volontaires sur la
qualité morale des personnes contre qui il com-
battait. Plus d'unefoisil m'adésolé par la façon dont
il traite des gens pour qui j'ai de l'indulgence, de la
i
S6 LES CONTEMPORAINS
sympathie, ou même du respect. — Mais il eut en
même temps des « faiblesses > charmantes. Une de
celles dont je suis le plus touché, c'est son amour
pour la littérature. Il écrit un jour à sa sœur : « Tout
pour Pierre (le pape), rien pour Pétronille (la litté-
rature). Seigneur I vous savez «i j*ai aimé cette
femme-là. »
Oh! oui, il l'a aimée, — avec crainte, avec remords;
car il savait bien qu'aux yeux d'un chrétien elle ne
doit être qu'un instrument : mais, tremblant tou-
jours de l'aimer pour elle-même, il l'adorait avec
d'autant plus de passion. Il lui arrivait à chaque ins-
tant d'être séduit comme artiste p^r ce qu'il était
tenu de réprouver comme chrétien ; et de là de réelles
angoisses.
Son goût, lorsqu'il reste spontané, est à la fois
très large et très pur. Il a eu cette chance que,
n'ayant point fait d'études régulières, il a pu abor-
der les classiques d'une àme libre et neuve et, par
suite, les sentir du premier coup. Et, comme un
grand nombre d'entre eux sont plus ou moins pénétrés
d'esprit chrétien, il ne fut pas trop gêné ensuite
par ses croyances dans les jugements qu'il porte sur
eux. Le chapitre de critique, ensemble chrétienne
et impressionniste, qui termine Çà et /d,est excellent
et original. Veuillot nous y fait l'histoire de ses
lectures. On y voit en plein ses préférences instinc-
tives. Il aime Corneille, et surtout le Cid, Racine, et
surtout Phèdre. Plus tard, les tragédies de Racine Je
LOUIS VEUILLOT 87
faisaient pleurer, ce dont je lui sais particulièrement
gré, et il écrivit, dans les Odeurs de Paris, des pages
singulièrement pénétrantes sur Britannicus. Dans
Saint-Simon, l'écrivain lui plaît, mais l'homme lui
est odieux. «... Certes ses Mémoires sont un beau
pays, et plantureux à merveille : mais il y a des fon-
drières et des bétes venimeuses, et je n'aime pas à
me promener en compagnie de ce duc enragé... Tout
le jour coui-bé comme le plus souple courtisan, il
éponge les souillures et les scandales ; il se sature
et, le soir, il dégorge en flots de lave... Il se cache,
il fabrique ses prétendues histoires en secret comme
on fabrique delà fausse monnaie... On ne connaît
aucun autre exemple d'une telle force ni d'une telle
lâcheté... » Lisez tout le morceau, qui est superbe,
et où se révèle une fois de plus une àme vraiment
noble et bonne (j'y reviens toujours). — Il adore
Sévigné et lui passe tout. Chose remarquable,il aime
peu Molière et son naturalisme ; il le voit déjà comme
le verra M. Brunetière. Il n'aime pas La Rochefoucauld
(« c'est un précieux peu aimable et peu sincère »),
ni Montaigne. Il aurait plutôt un faible secret pour
Rabelais. Il témoigne plus derespectque d'affection
à Pascal, dont la foi est trop inquiète pour lui. Mais
Gil Blas est « le premier livre qui le dégoûta de la
littérature du xviii* siècle ». L'écrivain qu'il aima le
plus quand il commença à savoir lire , ce fut La
Bruyère, et son style en demeura pour toujours im-
prégné. Devenu chrétien, il fut plein de Bossuet.
«8 LES CONTEMPORAINS
Vous entrevoyez ses naturelles origines littéraires.
Veuillot est un classique, d' « écriture » à la fois
traditionnelle et audacieuse.
Du xviii* siècle, il exècre, et comme chrétien et,
par suite, comme littérateur, à peu près tout, —
sauf les romans de M"»' Riccoboni. Tout ce qu'il peut
accorder à Voltaire, c'est que o sa prose est jolie ».
Sur Chateaubriand : « Il a tenu et mérité une
grande place, mais ce n'est pas mon homme. Ce
n'est ni le chrétien, ni le gentilhomme, ni l'écrivain
tels que je les aime ; c'est presque l'homme de lettres
tel que je le hais », etc.
Sur les écrivains du xixs siècle, il est partagé
presque douloureusement. U n'en est presque pas
un sur qui son jugement ne soit double, selon les
ouvrages, et aussi selon qu'il les juge davantage
avec sa conscience ou avec son goût. Je n'apporterai
en exemple que ce qu'il dit de Sand et de Hugo. —
Il a, sur la philosophie de George Sand, sur ses
femmes émancipées et sur sescatins penseuses, des
railleries impayables et impitoyables :
... Il paraît à la comtesse, dès le secoDd entretieD, que
cette infinie vague, dont le lentiment la tourmente, prend
des épaules et qu'elle sait k quoi s'en tenir... Guillaume est
taillé en valet de ferme ; et, je le jure, la comteiibe Isidors
l'estimerait mince penseur s'il était fluet.
Mais, là même, il a des indulgences :
... C'est toujours Georg* ; et, l'histoire commencée, je
LOt)IS VEUILLOT i$
Buis allé jaaqu'au bout. Daniel (Stem) ne me mènerait pas û
loin.
Et, après ayoir conté l'histoire delà courtisane
Afra, qui devint chrétienne et fut martyre :
Mets de côté ta pas«ion, tes ayatèmes et tes livres, ê George.
J'en appelle à e«tte meilleure part de toi-même, qui t'élèv»
quelquefois au-dessus de tant de misères, j'en appelle à ton
génie, qui t'a permis souvent de voir, de sentir et d'admirer
ce qui est grand, et beau, et par. Que dis-tu de cette cour-
tisane ? Ne trouvea-tu p€w, comme moi, qu'elle vaut bien ton
Isidora, et que la foi chrétienne s'entend à relever les âmM
encore mieux qu'Helvétiua et Rousseau ?
Et ailleurs, et à diverses reprises, il déclare car-
rément : « M°* Sand est un grand écrivain. »
De même, personne n'a sans doute, à l'occasion,
déchiqueté Victor Hugo avec plus de férocité. Mais,
à considérer l'ensemble de ses appréciations, il lui
rend justice. N'est-ce pas Veuillot qui à dit que la
Chanson des Rues et des Bois est « le plus bel animal
de la langue française »? Il a parlé dignement, et
des Contemplations^ et de la première partie des
Misérables. Et un jour, en 1870, s'étant remis à
feuilleter l'œuvre de l'énorme poète, il écrit magni-
fiquement :
M. Hugo a été € l'homme moderne » plus qu'aucun autre
coutemporain. Entre ceux qui n'ont qu'un cerveau et ceux
qui n'ont que des sens... il est l'homme vrai... On ne trouve
point cela chez Lamartine, qui eat un orgue ; ni chez
Musset, qui est as oiseau... M. Hugo est plein de fea, de
M LES CONTEMPORAINS
sang et de larmes. Il ee sent vivre ot il se sent monrir... Il
prend l'énigme an sérieux ; il va au sphinx, il l'interrogs
parmi les débris de ceux qui furent dévorés. Il a été vainoQ...
Quiconque voudra l'étudier le plaindra. Il est plus vaincu
que d'autres parce qu'il pouvait mieux vaincre. Les ossements
qu'il a laissés sont d'un géant.
Et vous compremirez mieux la magnanimité de
ce jugement, si vous vous souvenez du vers abomi-
nable où Victor Hugo avait insulté Louis Veuillot
dans sa mère.
Vers la fin du joli chapitre de critique de Çà et /à,
Veuillot, après quelques jugements sévères sur la
littérature de ce temps, rentre en soi :
Je ne crains pas que l'on m'ahonte en m'opposant à moi-
mAme le peu que je vaux. Je connais ma faiblesse. Si je
n'aimais la vérité, je me condamnerais an silence ; mais la
vérité a encore sa force dans les pins humbles voix, et elle
commande la hardiesse aux plus humbles esprits. Sa lumière
me remplit d'une aversion sans borne pour les chefs-d'œuvre
d'un art où je ne suis qu'un pauvre vieil écolier, lorsque
ces chefs-d'œuvre n'ont pas la marque du vrai...
Cette aversion avait ses défaillances. Veuillot céda
souvent à la tentation de pardonner beaucoup au
talent. Il aima Musset, il ne détesta point Gautier ; il
adora Sainte-Beuve, sans le dire tout à fait. Et que
d'autres on sent qu'il n'osepas aimer I Je crois bien
qu'il ne fut sans entrailles, même littéraires, que
contre Renan. Et je songe: « Quel pauvre être de
volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois, —
et peut-être également, — Renan et Veuillot ! »
LOUIS VEUILLOT 61
X
Telle fut, chez le bon soldat de Pierre, la secrète
morsure de passion pour « Pétronille » qu'il glissa au
plaisir et qu'il trouva le temps d'être lui-même, on le
sait, poète et romancier.
Ses vers (les Satires et les Couleuvres) sont intéres-
sants, souvent très beaux. Mais, quand ils le sont,
c'est généralement à la façon de très belle prose.
C'était le caprice d'un esprit curieusement « tradi-
tionnaliste » que de ressusciter ainsi la vieille satire
en vers, après que le lyrisme romantique avait ruiné
les M petits genres » et que le journalisme les avait
rendus inutiles. Veuillot procède des versificateurs
du xvii* et du xyiip siècle, avec, seulement, une rime
plus nourrie, un vocabulaire plus riche, un peu plus
d'images et, comme il était naturel, l'accent d'au-
jourd'hui. Toutefois vous trouverez, du moins dans
la première partie des iSafires, un rien de pédantisme
classique^ trop de métaphores héritées des satires lit-
téraires de Boileau, trop de « sifflets » et le pli trop
fréquent de renvoyer les mauvais auteurs sur les
quais ou chez l'épicier. En revanche, — et cela sur-
tout dans les Couleuvres et dans les poésies du pre-
mier volume de Çà et là, — de beaux coups d'aile,
un peu brefs ; quelques sonnets merveilleux de relief
et d'énergie incisive ; une abondance de vers-pro-
62 LES CONTEMPORAINS
verbes, ou de o vers'dorés » . Que dites- vous de ceux-
ci {A un jeune homme) :
PrcDdB gardQ, en les aimant, d'aimer l'amonr des hommes :
Combats «n pardonnant, mais toutefois combats.
En somme, exception faite pour trois ou quatre
pièces {la Pâle jeune Veuve... ^ J'ai passé quarante
ans.. . , le Cyprès, et l'admirable Fpitaphe), c'est plu-
tôt dans sa prose queVeuillot est proprement poète,
souvent grand poète. Il est remarquable qu'une de
ses meilleures pages en vers soit celle où il définit
la prose, page succulente et que Sainte-Beuve pri-
sait si haut :
0 prose t mâle ontil et bons aux fortes mains I...
Ajoutez queVeuillot ne s'en faisait pas accroire. Il
parle de sa manie rimante avec un mélange de mo-
destie à demi sincère et d'inquiétude tout à fait plai-
sante et • gentille » .
Romancier, il était fort empêché et se chargeait
lui-même de prohibitions et de chaînes. D'abord, il
n'avait aucune illusion sur l'amour. « Tout ce que
j'ai pu observer de cette fameuse passion de l'amour,
tant célébrée, me persuade que sa forme la plus fré-
quente et la plus saisissable est la jalousie... L'amour
est, au fond, un très vif sentiment d'adoration pour
soi-même... »I1 croyait d'autre part que, si on lisait
moins de romans, il y aurait, heureusement, moins
d'amoureux. Mais au reste il savait le pouvoir conta-
LOUIS VEUILLOT 65
gieux de presque toutes les peintures des passions
humaines. Ainsi, il se retranchait volontairement la
plus grande part de la matière ordinaire des romans
et des drames. Il se condamnait au roman chrétien,
au roman d'édification.
Il est très vrai qu'un roman d'édification peut
être sincère, émouvant, vivant. Seulement, le public
ne le croit pas; beaucoup de chrétiens même s'en
défient par avance. Une des nombreuses étrangetés
de ce temps, c'est que le catholicisme soit à peu
près absent de la littérature d'un peuple dont la
très grande majorité professe encore, s'il la pra-
tique peu, la religion catholique. Mais le plus éton-
nant, c'est que ce fut ainsi dès le xvir siècle, dès
le xvi«, et même avant.
Si, pour les neuf dixièmes des « fidèles », la foi
n'était chose d'habitude et de convenance, sans
nulle action sur la vie morale, il devrait pourtant
leur sembler naturel que, dans une histoire de pas-
sion combattue, la prière, le chapelet, la messe,
la confession même tinssent une place notable. Car,
pourquoi, je vous prie, la lutte serait-elle moins
intéressante et moins tragique entre le scrupule reli-
gieux et la passion qu'entre la passion et, par
exemple, les affections de famille ou le sentiment
philosophique du devoir ? Ne peut-il tenir autant
d'émotion, de trouble, de douleur, de faiblesse
et d'eflort, et de « drame » enfin, dans l'examen
de conscience d'un catholique tenté que dans la
«4 LES CONTEMPORAINS
monologue d'Auguste ou dans celui d'Hermione ?
Veuillot le pensait, et il osa en courir l'aventure.
U Honnête femme parait un roman excessivement
bizarre, tout simplement parce que c'est un roman
catholique. Ce n'est autre chose que l'histoire d'un
Joseph dévot et d'une dame Putiphar circonspecte,
dans une petite ville de province. Joseph est tou-
jours ridicule, quoi qu'il fasse : jugez quand il se
confesse ! Or, Valère se confesse afin de trouver,
dans l'absolution, la force de résister aux entreprises
d'une femme mariée. Le sacrement de pénitence est
le ressort principal de l'action ; le drame tourne
sur ce mot : Absolvo te m nomine Patris. Cela se
peut-il souffrir ? Sainte-Beuve lui-même ne se tient
pas de traiter Valère de dadais... Et cependant, —
si je ne m'abuse, — il y a peut-être, aujourd'hui
encore, des âmes qui croient à la révélation, au
péché, à la grâce et h tout ce qui s'ensuit, et qui
luttent, avec larmes et déchirement, contre elles-
mêmes, et qui cherchent le secours où Dieu leur a
dit qu'elles le trouveraient. Leur trouble, et leur
angoisse, et leur courage, et leur espoir et, si vous
voulez, leur illusion sont ils donc en dehors de l'hu-
manité? Et, parce que vous n'avez pas leur foi, vous
sont elles plus incompréhensibles et plus étran-
gères que les âmes de l'antiquité orientale ou hellé-
nique ?
Il parait que oui ; et je vous abandonne donc ce
eacriàtain de Valère, qui, chaste comme l'Hippolyte
LOUIS VEUILLOT 65
d'Euripide, est évidemment plus grotesque, étant
catholique romain. Mais, si cette figure vous offense,
d'autres ont de quoi vous retenir. Lucile est un type
très vrai, et très finement étudié, de reine de petite
ville et de coquette hypocrite et prudente. Je l'ap-
pellerais M«* Tartuffe si elle n'était d'esprii laïque.
Dans la scène de la clairière, quand elle se déchaîne
et laisse éclater, sincère enfin et secouant sa fausse
vertu, ce qu'il y a dans son cœur bourgeois de
désir brutal, d'égoïsme et de « concupiscence »
toute crue (car c'est là, pour Veuillot, le résidu de
l'amour proprement passionnel »), je vous assure
que c'est très beau. Il est clair ici que Lucile souffre,
et l'auteur, malgré tout, a pitié d'elle. Veuillot a
refait, et très bien, la scène de Didon et d'Ênée, ■-'
avant la grotte et avec une autre Rome à l'horizoD.
N'importe, il y a dans cet entretien une flamme
sombre et des motus deordinati, et plus sans doute
que l'écrivain ne l'a voulu. Nous avons beau faire :
nous ne détestons pas assez Lucile. Lui non plus
peut-être. Il est rentré un instant, bon gré mai gré,
dans le roman profane. C'est que la Réalité est une
grande païenne...
Un autre endroit a de la grandeur : c'est lorsque
le curé de Marsailles, ayant absous Valère, s'age-
nouille à son tour, se confesse à son pénitent, le
remercie de l'avertissement courageux qu'il a reçu
de lui sur ses prudences de prétre-fonctionnaire...
Mais vous trouverez que ce sublim-e-là sent trop la
LES COKTËMPOHAINS. — Tl. q
es LES CONTEMPORAINS
calotte, et vous préférerez sans doute cedouxenlre-
metteur d'abbé Constantin. Je ne vous signalerai
donc plus que les vifs croquis des notables de Chi-
gnac, tracés, je l'avoue, du temps de Paul de Kock,
mais vingt ans avant Madame Bovary. Et enfin, il y
a Veuillot lui-même, « le petit journaliste », que je
vous ai présenté au commencement de cette étud«,
Veuillot s'exprime modestement sur VBonnête
Femme :
Œuvre d'un jenne homme, d'un converti... ce livre appar-
tient pleinement à la claise des fruits verts. Il est gauche,
prêcheur, rigoriste, involontairement entaché d'imitation...
Oui ; et, avec cela, qu'il est curieux 1
- Mais le chef-d'œuvre, la merveille des merveilles,
ce sont les quarante premières pages de Çà et là. C'est
l'histoire tout unie d'un mariage chrétien. Idylle
franchement pieuse, effrontément édifiante, et ex-
quise cependant. Un jeune homme est présenté par
un bon prêtre chez de bonnes gens qui ont une fille
èi marier. Elle est bonne, timide, pudique; il est bon,
sérieux, un peu inquiet. Il hésite, fait sa demande,
est agréé. Rien d'extraordinaire, sinon la rencontre
de la sévérité du fond et de la grâce infinie de la
forme. 11 s'en dégage une conception très belle, —
puisque c'est la conception chrétienne, — de l'amour
et du mariage, et cette idée que l'amour n'est pas
du tout la passion, et cette autre idée que le mariage
ne dilTère pas essentiellement d'une « prise d'habit > à
LOUIS VEUILLOT 87
deux.et que c'estpar là qu'ilestgrand et qu'il est doux.
Vous serez surpris de certaines réflexions des deux
fiancés : « Je vais donc me marier, se dit Marianne.
Voilà mon sort fixé, je ne serai pas religieuse. Que
la volonté de Dieu soit faite ! >> Selon Silvestre, « le
renoncement au monde ne devait guère, en quelque
façon, être moinsabsolu pour l'épouse chrétienne que
pour la religieuse. » D'autres remarques vont loin :
.^ On eût étonné Marianne en lui disant que l'instinct qui
souffrait en elle n'était autre que la fierté. Elle ne ee trouvait
pas entièrement libre en cette rencontre. Mais rien ne l'avait
amenée à réfléchir ,ur les préjudices que l'organisation
présente de la société apporte aux privilèges de l'âme, et par
un autre instinct plus parfait dans son cœur et plus connu,
elle se soumit humblement à ce quelle regardait comme la
condition nécessaire de la femme, qui lui ôte )e droit de
choisir et ne lui laisse que tout juste celui de refuser.
Cette histoire est, quant au fond, précisément le
contraire des romans de la bonne Sand. Et cela
reste suave, d'une onction mêlée de beaucoup d'es-
prit qui ne se cherche pas, d'observation exacte
même de pittoresque. Nulle trace de fadeur dans àes
fiançailles si austères et si blanches.
C'est que Louis Veuillot est poète éminemment
Une bonne moitié du Parfum et de Çà et là en témoi-
gne. Lisez, dans Çà et là, les chapitre^? intitulés
Dans la montagne, la Plage, et la Campa gne Ja^Iusi^
que et la Mer. Il était très sensible à la musique
très amoureux de Mozart et de Beethowen. Sa penia
6S LES CONTEMPORAINS
était au rêve mélancolique et tendre. Rêve toujours
surveillé par sa conscience de chrétien ; car c'est
dangereux, la nature et la musique, et la mélancolie,
et même la tendresse. Mais souvent on devine que
ses luttes et ses haines lui pesaient et que, sans
cette surveillance virile qu'il exerçait sur son âme,
il eût aisément glissé à la contemplation chantante,
comme un simple poète lyrique, ou à l'indulgence
universelle et inactive, et à la douceur des larmes
oisives, de celles dont on jouit comme d'une volupté
et qui ne purifient point. La poésie n'estpas toujours
absente de son œuvre même de polémiste. Du moins
on la sent, par endroits, toute proche, et je pense
que Veuillot est le seul de nos grands journalistes de
qui cela se puisse dire.
On sait et on convient qu'il fut un remarquable
écrivain : est-on persuadé qu'il est de tout premier
rang, et par l'importance des idées qu'il a traduites,
et par la perfection de la forme ? Ce n'est point sans
doute un méconnu ; mais il n'est pas connu tout
entier. Dans ce dur nH)nde, on gagne, du moins un
temps, à être du côté des plus forts ; et Veuillot,
catholique, fut de l'autre.
Entre les écrivains qui comptent, Veuillot me
paraît celui qui est le mieux dans la tradition de la
langue, tout en restant un des plus libres, des plus
personnels. Il n'apprit le latin qu'à vingt-cinq anjs,
mais il était nourri delà moelle de, nos classiques.
11 est soucieux de pureté et même de purisme, jus«
LOUIS VEUILLOT 69
qu'à faire volontiers la leçon aux autres là-dessus, —
mais d'un purisme large et dont les informations
remontent au moins jusqu'au xvi» siècle. Il est aussi
préoccupé, et presque à l'excès, de l'harmonie du
style, très rigoureux sur ce point, sévère aux caco-
phonies (cf. Odeurs de Paris, page 213). Sa prose
est impeccablement musicale ; et, quand il sortait
de la polémique et écrivait pour son plaisir, il aimait
à cadencer sa pensée en des sortes de strophes
attentivement rythmées ((^"d et là, deuxième volume ;
le Parfum de Rome). Au reste, une souplesse
incroyable, une extrême diversité de ton et d'ac-
cent, — depuis la manière concise, à petites phrases
courtes et savoureuses, et depuis la façon liée, ser-
rée, pressante du style démonstratif, jusqu'au style
largement périodique de l'éloquence épandue, et
jusqu'à la grâce inventée et non analysable de l'ex-
pression proprement poétique...
Bref, il me semble avoir toute la gamm«, et la
grâce et la force ensemble, et toujours, toujours le
mouvement, et toujours aussi la belle transparence,
la clarté lumineuse et sereine. Je note seulement,
dans la prose de ses dernières années, quelque abus
de l'antithèse et des facettes, du parallélisme verbal
et même des allitérations, et aussi un peu de trépi-
dation et de halètement, un je ne sais quoi par où il
rejoint Michelet... Somme toute, je n'hésite pas un
moment à le compter dans la demi-douzaine des très
grands prosateurs de ce siècla.
M LES CONTEMPORAINS
XI
Et il en est le grand catholique ; pour un peu je
dirais le seul. Il a dégagé le catholicisme de tout ce
qui n'est pas lui, s'étant gardé soit de le compro-
mettre avec la Révolution, soit de prétendre le rame-
ner, comme d'autres « épureurs » de religion, au
christianisme des premiers temps. Veuillot l'a
pris tel qu'il est, avec sa hiérarchie, avec ses doc-
trines autoritaires en politique, même avec les us
et traditions qui, pour les inattentifs et les
superficiels, paraissent s'éloigner de l'esprit de
rÊvangile. Il l'a pris, dis-je, tel que son développe-
ment historique l'a fait, parce que ce développement
est divin.
Lacordaire, Montalembert, Falloux, Dupanloup
sont, auprès de Veuillot, des catholiques à ten-
dances hérésiarques. Ceux-là ont des faiblesses pour
l'œuvre de la Révolution : ils se figurent que l'éga-
lité civile, la liberté politique, le régime parlemen-
taire, le suffrage universel sont, peu s'en faut,
choses évangéliques. Veuillot, non : il ne pense point
que ces institutions soient nécessaires aux âmes ni
excitatrices de la bonté humaine, ni qu'elles soient
même d'un secours sérieux pouri'amélioration maté-
rielle du sort des pauvres. Il est persuadé et a cons-
tamment tâché d'établir que la Révolution est essen-
LOUIS VEUILLOT 7i
tielîement rationaliste, c'est-à-dire impie, au sur-
plus purem^ut bourgeoise ; qu'elle n'a profité qu'aux
classes moyennes : curée pour celles-ci, mystifi-
cation pour le peuple ; et qu'elle a rendu la vie
plus lourde aux petits en leur enlevant ce qui
était l'allégement et faisait la dignité de leur
condition. La Révolution est, pour Veuillot, li.
dernière des hérésies. Et c'est ainsi que, comme
je l'ai déjà remarqué, Veuillot, du moins par
ses négations, est moins loin du socialisme, si éner-
giquement qu'il l'ait combattu, que du libéralisme
bourgeois.
Bref, il croit que la philosophie ne peut rien pour
le bonheur, même terrestre, des hommes (car le
matérialisme les dispense de se contraindre, et le
spiritualisme ne peut que le leur conseiller, sans
leur en apporter les moyens). Reste donc l'Église.
Seule elle peut « sauver » le monde, même selon la
chair : car seule elle a qualité pour enseigner à la
fois au peuple la résignation, et le sacrifice à ceux
qui sont au-dessus du peuple.
Veuillot est un grand rêveur. Misanthrope à
l'égard du présent, il est d'un optimisme fou dans le
passé et dans l'avenir.
Le passé, il le transfigure ; il voit le moyen âge
et l'ancien régime comme il lui plaît de les voir. Il
ne doute point que le moyen âge n'ait connu la fra-
ternité divine dans l'inégalité apparente des condi-
tions et n'ait presque réalisé l'unité morale néces-
72 LES CONTEMPORAINS
saire au bonheui' universel. Lui si doux, il absout
dans les âges écoulés la répression de l'hérésie, sur-
tout parce que l'hérésie lui parait attentatoire à
cette indispensable unité. Il oublie ou méconnaît
les brutalités, les cruautés, les vices, l'affreuse
misère ; il oublie que les hommes, même alors, ne
furent que des hommes.
Et c'est du même regard visionnaire qu'il consi-
dère l'avenir. Évidemment, si tous les pauvres et si
tous les riches étaient de vrais chrétiens, la question
sociale serait résolue du coup, et toutes les autres
pareillement. Il n'y faudrait que deux petites condi-
tioua : il faudrait que tous les hommes, dans l'uni-
vers entier, eussent la foi ; et il faudrait que la foi
communiquât forcément aux croyants la vertu et la
bonté.
Ce poète est donc plein d'illusions, et, parfois,
d'illusions « à rebours ». S'il doit à l'intransigeance
même de sa foi des vues profondes sur l'histoire
contemporaine et des clairvoyances terribles sur les
personnes, il lui arrive aussi de se tromper fâcheu-
sement sur elles, de nous surfaire leur perversité, et
de perdre, pour ainsi parler, la notion du vrai
humain. Il a eu, souvent, de la peine à compren-
dre que l'on pût ne pas croire au surnaturel, et
à son surnaturel à lui, sans être un démon d'or-
gueil ou d'impureté. S'il avait vécu assez long-
temps pour qu'un peu de ma prose parvint jus-
qu'à lui, j'aurais voulu, après quelque article où il
LOUIS VEUILLOT T3
m'aurait traité de simple Galuchat, le prendre à
part et lui dire :
— Non, je vous jure, ce ne sont point « mes pas-
sions » qui m'ont ravi la foi : je ne leur obéis pas
toujours ; et, en tout cas, le prêtre m'absoudrait si
j'avais la volonté de mieux vivre. Et ce n'est pas non
plus la « superbe de l'esprit ». Sincèrement, je ne
me sentirais pas diminué si je croyais ce que Pascal,
Racine et Bossuet ont cru. Je suis humble, ou j'y
tâche. L'humilité est un sentiment très philosophi-
que : c'est l'acceptation de notre être comme il
est, c'est-à-dire nécessairement inférieur et incom-
plet. Je ne suis pas un « libre penseur », car c'est une
grande sottise de s'imaginer que Ton peut penser
librement. Et notez bien que vous, je vous com-
prends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et
j'aime les saints, les prêtres, les religieuses — non
par une affectation de « largeur d'esprit » ou par une
espèce de niaise et suffisante coquetterie morale.
J'aime réellement presque tout ce que vous défen-
dez , et je le défendrais moi-môme à l'occasion,
Mais enfin, si je ne puis aller au delà de ce senti-
ment?
Vous me direz : « Cherchez la vérité ; instruisez-
vous. » Hélas 1 tous vos arguments, je les connais ;
pendant les six années de catéchisme de persévé-
rance qui ont suivi ma première communion, j'ai
entendu réfuter toutes les hérésies, sans compter
les schismes. Vous reprendrez : » Alors le mal est
74 LES CONTEMPORAINS
dans votre cœur et dans votre volonté. » Mais,
voyons, est-ce que, sérieusement, vous me regarder
comme un méchant ? Comprenez donc un peu ! La
« grâce », je le vois bien, vous a fait une seconde
nature, mais est-ce que vous ne l'oublies pas quel-
quefois ? Est-ce qu'il n'y a pas eu des moments où,
loin de la lutte, aux champ« ou sur la grève, ou bercé
par la musique, il vous semblait étrange que vous
fussiez Louis Veuillot, rédacteur en chef de l'uni-
vers, voué, dans un coin de la planète, à la tâche
d'anathématiser des hommes comme vous à cause
de certaines affirmations, inconcevables et incontrô-
lables, sur le monde et la cause première ; des
moments où vous ne vous voyiez plus vous-même
que de loin, où il vous paraissait à la fois incompré-
hensible et doux de vivre ? Et est-ce qu'il n'y a pas
eu d'autres moments encore, des moments d'an-
goisse mortelle et d'universel dégoût, où vous
admettiez presque que l'on pût totalement déses-
pérer et où vous n'étiez retenu dans votre foi que
par une habitude d'âme?
Dans ces heures-là, heures d'humaine détente ou
d'humaine détresse, est-ce que, ayant à me juger,
vous m'eussiez envoyé, vous, au feu éternel? Consi-
dérez que je suis justement dansl'état où fut, assez
longtemps encore après votre conversion, votre
frère Eugène que vous aimiez tant, et qui, je suis
tenté de le croire, se convertit, rf'aôorrf, un peu pour
vous faire plaisir et pour que vous le laissiez traa-
LOUIS VEUILLOT 75
quille. Considérez aussi qu'un dixième ou un ving-
tième seulement des habitants de notre petit astre
sont guidés (et, parmi eux, combien y réfléchi^ssent?)
par le symbole de Nicée el les définitions du concile
de Trente et que, depuis trois siècles, ce nombre va
décroissant. Considérez enfin que, selon votre ortho-
doxie même (est-ce que je me trompe?), Dieu a
créé la plupart des hommes, non sans doute
pour qu'ils fussent damnés, c'est-à-dire éternelle-
ment méchants et malheureux, mais sachant qu'ils
le seraient. C'est là une idée si épouvantable...
que, justement à cause de cela, on finit par se
tranquilliser.
Mais, par cela même qu'il y aura toujours, et
forcément, des hommes comme moi — et de bien
pires — et en très grande quantité, — vous ferez
sagement de renoncer, pour aujourd'hui, à la partie
terrestre de votre rêve. C'est ce que vous faites
d'ailleurs assez volontiers: maintes fois, à la façon
des anarchistes, quoique dans une autre pensée,
vous prédisez, vous appelez de vos vœux le « cham-
bardement général »... Le plus probable cependant,
c'est que la condition humaine s'améliorera peu à
peu par la bonté, mais par la bonté simplement
humaine, et aussi par cette notion lentement répan-
due, que rintérêt de chacun se confond ou tend à se
confondre avec l'intérêt de tous, et que l'égoïsme est
une duperie. Et le monde ira comme il pourra. Est-
ce qu'on ne voit pas que les sociétés même de bri-
n LES CONTEMPORAINS
gands arrivent à s'organiser, à assurer à tous leurs
membres une vie supportable ? Nous avons des siè-
cles devant nous. L'humanité pourra s'accorder
dans la résignation mêiae à l'ignorance métaphy-
sique, et dans le sentiment que votre solution, à
vous, est impossible. Seulement, nous profiterons
de vos indications : nous serons moins dupes de la
« Déclaratioji des droits de l'homme » ; nous con-
cevrons mieux que c'est sur les cœurs qu'il faut agir
et que l'apparente justice géométrique des lois n'est
rien si le désir de la justice et si la charité ne sont
point en nous.
Les hommes ont horriblement souflert et ont été
horriblement méchants, quoi que vous disiez, même
dans le temps où votre chimère d'une foi unique
était le plus près d'être une réalité. Alors? Pourquoi
n'essayerions-nous pas d'autre chose ? Vous seul êtes
logique, c'est entendu : mais, par exemple, pourquoi
avez-vous raillé si durement ces chrétiens qui, tout
en partageant l'essentiel de vos croyances, en ont
accommodé une partie à l'œuvre parement humaine,
toujours défaiteet toujours recommençante, de con-
struction sociak qui se poursuivait autour d'eux ?
On dirait que vous ne voulez nous laisser le choix
qu'entre le catholicisme universel (vous savez bien
que ces deux mots ne forment pas, hélas I un pléo
Dasme) — et l'anarchie, le t il n'y a rien ». N'est-ce
pas un peu imprudent?
liius aussi que cela est rare et fier! Et que vous
LOUIS VEUILLOT Tï
eûtes raison de vous entêter dans un rêve qui vous
a rendu, vous, si noble, si bon et si grand ! Je relis
les vers que vous écrivîtes, un jour, pour votre
tombe :
Placez à mon côté ma plume :
Sur mon front le Christ, mon orgueil i
Sous mes pieds mettez ce volume ;
Et clouez en paix le oercueil.
Après la dernière prière,
Sur ma fosse plantez la croix ;
Et, si l'on me donne une pierre.
Gravez dessus : J'ai cru, je vois.
Dites entre vous : c II sommeille ^
Son dur labeur est ackevé p ;
Ou plutôt dites : « Il s'éveillo ;
Il voit ce qu'il a tant rêvé. *
Ceux qui font de viles morsures
A mon nom sont-ila attachés ?
Laissez-les faire ; cci Messures
Peut-être couvrent mes péchés.
Je fus pécheur, et -sur ma route,
Hélae ! j'ai chancelé souvent ;
Mais, grâce à Dieu, vainqueur du donte,.
Je suis mort ferme et pénitent.
J'espère en JéRue. Snr la terre
Je n'ai pas rougi de sa lui ;
■''' LES CONTEMPORAINS
Au dernier jour, devant son Père,
Il ne rougira pas de moi.
Laissez-nous embaumer votre mémoire, respe«
tïîeosement, dans cette sublime épitaphe.
LAMARTINE <*>
I
M. Emile Deschanel vieat de publier sur Lamar-
tine deux volumes qui sont, j'imagine, le résumé
de son cours du Collège de France. Ces deux volumes
sont d'un vif agrément et, par endroits, d'une chaleur
de cœur communicative. La partie qui concerne
le rôle et l'évolution politiques du poète me paraît
neuve, ou tout comme. — M. Félix Reyssié, avo-
cat k Mâcon, nous a décrit, avec une pieuse
exactitude, la maison et le pays natal de son
illustre compatriote, et son heureuse diligence a
su rassembler, sur l'enfance et la jeunesse de l'au-
teur des Méditations^ des documents d'une réelle
saveur. — Le noble poète Charles de Pomairols,
étudiant l'intelligence et l'art de Lamartine, a dé-
fini avec la plus aifectueuse pénétration cette âme un
peu cousine de la sienne. — Enfin, M. Anatole
France, qui assurément n'ignore pas que les lé-
gendes ont leur prix, mais qui, comme M. l'abbé
(1) Lamartine, deux volumes, par M. Emile Deschanel ;
Etude sur Lamartine, par Charles de Pamairols ; La jeunest»
ae Lamartine, par M, Félix Reysîié
•0 LES CONTEMPORAINS
Jérôme Goignard, ne s'en fait jamais accroire et
n'aime que les illusions qu'il lui plaît de se donner,
nous a conté l'histoire de la véritable Elvire, la-
quelle fut une petite femme obligeante et bonne,
exaltée en amitié, un peu bavarde dans ses lettres,
un peu quémandeuse et tracassière, d'ailleurs d'une
santé déplorable et qui devait mal s'accom-
moder des promenades nocturnes sur Feau ou
des courses dans k:> bois de Cbaville au mois
de mars...
Il y a des gens à qui les découvertes de cette es-
pèce paraissent très inutiles ou un peu affligeantes.
Pourquoi? M. Deschanel rappelle un passage de
Sainte-Beuve: « Lamartine est, de tous les poètes
célèbres, celui qui se prête le moins à une biogra-
phie exacte, à une chronologie minuUeuse, aux
petits faits et aux anecdotes choisies... SI est permis,
en parlant d'un tel homme, de s'attacher à l'esprit
du temps plutôt qu'aux détails vulgaires, qui,
chez d'autres, pourraient être caractéristiques... »
De ce sentiment de Sainte-Beuve, M. de Vogiié nous
donne, avec sa magnificence habituelle, la raison
philosophique : « En quoi votre décomposition par
l'analyse est-elle plus légitime que la création syn-
thétique de la foule? Dans une de ses poésies écrites
loin de Milly, Lamartine avait parlé par erreur d'un
lierre qui tapissait le mur de la maison ; il n'en exis-
tait point : par une inspiration délicate, sa mère
planta le lierre absent et fit du mensonge une
LAMARTINE 61
▼érité, La foule, aidée par le temps, agit comme
celte mère : elle achève l'œuvre du poêle, elle fait
des vérités de ses erreurs. Son opération est nor-
male, conforme au travail de la Nature, qui retouche
constamment ses œuvres, pour dégager les grandes
lignes, pour les débarrasser du caduc et de l'acces-
soire. Ce qui crée de la vie est supérieur à ce qui en
détruit. » — a Nous n'ôterons pas le lierre », dif
gentiment M. Deschanel.
Mais il revendique ensuite le droit, sinon de
l'ôter, au moins de l'écarter. Et. ce effet, tout le long
de son étude, il l'écarté respectueuseraent, et il a
bien raison.
Il a pu m'arriver à moi-même de répéter après
d'autres, croyant exprimer une opinion distinguée :
« La légende est plus vraie que l'histoire. » J'ai pei.!»*
maintenant que ce ne soient là des mots. Nous de-
vons certes tenir compte de la légende, puisque la
légende c'est l'idée que le plus grand nombre des
hommes se sont faite ou ont fini par se faire d'un
personnage historique. Il est à croire que ce person-
nage avait du moins en lui de quoi suggérer cette
idée : et ainsi la légende exprime presque tou-
jours avec force les traits caractéristiques de
l'homme qu'elle magnifie. Par suite, elle peut être
d'un grand secours pour retrouver et reconstituer
ce qui fut le « vrai ». Mais prétendre qu'elle est elle-
même le vrai « supérieur », — comme s'il y avait
plusieurs vérités, — ne pensez-vous pas que c'est
LES CONTEMPORAINS. — VI. Jj
82 LES CONTEMPORAINS
pure phraséologie ? Il suffit peut-être de dire que
la légende, étant de l'histoire simplifiée 'et achevée
par le rêve, est généralement plus belle que This-
loire, et que par là elle mérite notre respect. Vous
ajouterez, si vous voulez, qu'elle peut être bienfai-
sante, propagatrice de générosité, de foi, de vertu,
et qu'à ce titre également nous la devons révérer...
Et encore, il y a légende et légende. Il en est de
plates et totalement insignifiantes ; il en est de
funestes. Et il y en a plusieurs, et contradictoires,
sur les mêmes hommes et les mêmes événements.
« Ce qui crée de la vie (c'est-à-dire la légende) est
supérieur, dites-vous, à ce qui en détruit (c'est-à-
dire à la critique). » Soit, n'ayons nul souci de la
vérité, qui pourtant, même humble et fragmentaire,
même inquiétante et triste , me semblait désirable
et vénérable, uniquement parce qu'elle est la vé-
rité. Mais, enfin, toute légende ne « crée » pas
« de la vie », et, d'autre part, toute critique n'en
« détruit» pas. Alors?... Je comprends de moins
en moins.
Pour en revenir à Lamartine, je crois bien que,
quelques lézardes qu'on m'eût montrées sous a le
lierre », et quelques faiblesses que la critique m'eût
révélées en lui sous le déguisement delà légende,
j'en eusse pris mon parti, puisque je l'aime. Que dis-
je 1 il y aurait eu, dans mon amour, de la pitié, du
pardon, du chagrin, un retour chrétien sur moi-
même : et ainsi, cette fois encore, la eritique, loin
LAMARTINE 83
de « détruire » de la vie, en eût « créé », puisqu'elle
eût provoqué en moi des mouvements profitables,
en somme, à ma vie morale. Mais il se trouve que
la critique, appliquée à la personne de Lamartine,
ne compromet que fort peu sa légende, ou môme
(on pourrait aller jusque-là) la modifie et la précise
à son avantage.
Au surplus, qu'est-ce que la s légende » de Lamar-
tine? Celle, apparemment,qu'il a arrangée lui-même
dans ses Confidences et ses Commentaires et que la foule
a acceptée. L'image résumée qui s'en dégage, —
quoique d'ailleurs plus d'un endroit des Confidences
y contredise un peu, — c'est quelque chose d'as-
sez ressemblant à la vignette de certaines éditions
^nQiQunQ» Abs Méditations poétiques . un long poète
sur un promontoire, les cheveux dans le vent, une
harpe à son côté... Ce Lamartine de la légende,
couvé sous les douze aiies croisées de sa sainte mère
et de ses cinq anges de sœurs, dolent, pieux, fémi-
nin, la harpe de David appuyée contre sa longue
redingote , nous offense presque par je ne sais
quoi de trop suave, de trop angélisé, de fadement
théâtral. Si on voulait le mal prendre, ce serait tout
justement le « grand dadais » qui déplaisait si fort
à Chateaubriand.
Les recherches de MM. Deschanel et Reyssié lui
prêtent un tout autre relief; et,par conséquent, c'est
ici l'histoire ou la critique qui t crée de la vie », et
c'est la légende qui « en détruit ».
84 LES CONTEMPORAINS
11
lA JEUNESSE DE LAMARTINE.
Le futur chantre des Harmonies était un rustique,
un vrai petit Bourguignon. M. Emile Deschanel nous
dit, dans une page colorée : « Il ne faut pas du tout,
comme on l'a fait, se figurer un enfant blond et
mou, fait de roses et de miel. Il est dru, et même
assez rude, résistant, ayant du silex dans sa com-
plexion, comme le terroir de ses vignes ; prompt à
s'exalter et prompt à s'abattre, d'un ressort puis-
sant, d'une trempe d'acier, avec des alternances de
tristesse, encore impétueux dans ses crises de pleurs
et de sanglots enfantins; difficile à manier et à con-
duire ; riche de sève comme les ceps du Maçonnais :
il en est un lui-même ; c'est là qu'il a pris terre et
ciel : tout son être physique et moral est né de ce
R'illy, y a jeté des racines profondes, y a poussé en
pleine terre de craie et en plein air, y a puisé tous
les arômes et tous les sucs de son génie poétique et
oratoire. Milly ne fait qu'un avec Lamartine. »
Et M. Félix Reyssié, opposant au portrait roman-
tique « vague, impalpable », que le Lamartine des
Confidences nous trace du Lamartine enfant, cer-
tain dessin au crayon qui nous le représente au natu-
rel, à l'âge de huit ans : « C'est un bon gros garçon
Joufflu, lair étonné, la bouche boe, le uea eu taà-,
LAMARTINE $5
cheveux en broussailles, l'air éveillé pourtant; en
somme, un beau gars de Milly qui a bien employé
son temps et se porte à merveille. » — Et, à ce
propos, je vous recommande la description que
M. Reyssié nous fait de Milly, de Saint-Point et
des environs , bref, de la nature au milieu de
laquelle grandit Lamartine : paysage de Sicile ou de
Grèce pendant l'été, de Norvège ou d'Ecosse à partir
de l'arrière-automne ; paysage aéré et découvert,
à grandes lignes, avec beaucoup de ciel ; dont les
images emplirent pour jamais les yeux du jeune
rêveur et qui, — avec certains sites d'Italie, — for-
ment le « décor », toujours largement baigné d'air
et découpé en vastes plans, des Harmonies et des
Méditations. Ces pages de M. Félix Reyssié, c'est de
la géographie vivifiée par l'amour.
L'enfance, l'adolescence et la jeunesse de Lamar-
tine, — jusqu'à vingt-huit ou trente ans, — furent
celles d'un hobereau assez pauvre, très vivace ,
même un peu rude, qui eut beaucoup de temps pour
s'ennuyer et rêver et qui se forma à peu près tout
seul. Enfant, il courait la montagne avec les petits
paysans, une miche de pain et un fromage de chèvre
dans sa poche. — La première éducation qu'il reçut
de sa mère ne paraît pas avoir été tout à fait celte
éducation molle, tendre, fondante, les yeux dans les
yeux ou la tête dans les plis de la jupe maternelle,
dont il parle dans les Confidences. Voici, selon le
Manuscrit de ma mère, l'emploi de la journée : « La
88 LES CONTEMPORAINS
messe tous les jours à sept heures; lecture de la
Bible; leçon de grammaire ; lecture de l'histoire de
France ou de l'histoire ancienne ; le soir, après
dîner, quelques vers des fables de La Fontaine ;
puis la prière en commun accompagnée d'une petite
méditation improvisée à haute voix. » — A dix ans,
on le met dans une petite pension, à Lyon. Il s'y
ennuie et, la seconde année, il s'en échappe. On le
met alors au collège de Belley, chez les Pères de la
Foi. Il s'y trouve bien et y fait de passables études,
purement littéraires, et à l'ancienne mode.
Après le collège, il revient vivre à Milly, lisant
au hasard, se promenant, chassant, rêvant. Dans les
intervalles du rêve, « il remplit de ses escapades
amoureuses, nous dit M. Deschanel, les pentes du
Vergisson et du Solutré. Qu'on y applaudisse ou
qu'on le regrette, il était, comme le roi Henri, un vert
galant. Le peu qui restait des belles de ce temps-là
dans les vallées du Maçonnais en savaient bien que
dire, naguère encore. » Il passe ses hivers à Màcon
ou à Lyon, sous prétexte d'y faire sou droit, et y
mène, autant qu'il peut, joyeuse vie. Il apprend le
violoncelle et la flûte; il apprend l'anglais et l'italien.
Pour se distraire, il envoie des vers à l'Académie de
Besançon, à l'Athénée de Niort, à. l'Athénée d'Avi-
gnon, aux Jeux floraux deToulouse, — et ne remporte
aucun prix. Puis, il se fait recevoir membre de
l'Académie de Saône-et-Loire (je vous rappelle que
ces choses se passent longtemps avant les chemins
LAMARTINE 87
de fer et quand les provinces avaient, plus qu'au-
jourd'hui, leur vie propre). Il compose, pour sa
réceplioQ, un discours sur l'Etude des littératures
étrangères , qui témoigne tout au moins d'une
«isscz grande ouverture et liberté d'esprit.
Il va en Italie, loge, à Naples chez un de ses
parents, directeur d'une manufacture de tabacs, et
y connaît la petite plieuse de cigarettes dont il fera
Graziella. Parties carrées sur le lac de Baïa avec
l'ami Virieu, — Lamartine ayant sa Prociditane et
Virieu sa Sorrentine. Puis Alphonse revient à Milly,
faute d'argent. Il s'ennuie, a des humeurs noires.
Il va à Paris, s'amuse, joue, fait des dettes que sa
mère a bien de la peine à payer. Nouveau retour
à Milly, et, derechef, il rêve, s'ennuie, rime par-ci
par-là,jette sur le papier ce qui lui vient, tourmenté
de désirs vagues, d'une ambition indéfinie ; souvent
malade du foie.
L'invasion, les Cent jours, Waterloo le secouent.
Avant et après les Cent jours, il est dans les gardes
du corps. — Puis c'est, au lac du Bourget, sa ren-
contre avec M"» Charles, celle qui sera Elvire et qui
restera, en somme, son plus grand amour. Il est
obligé de passer une année loin d'elle, toujours
faute d'argent ; puis elle meurt ; puis il est lui-même
très malade. Tout cela approfondit sa sensibilité ; ii
en résulte qu'il écrit, pour la première fois, des vers
originaux, des vers « lamartiniens «>. Vers la même
époque, il est très répandu à Paris, dans le monde
88 LES CONTEMPORAINS
aristocratique ; des femmes s'intéressent à lui ; des
copies de ses vers circulent ; on commence à s'aper-
cevoir qu'il est quelqu'un. Et les premières Médi-
tations paraissent en mars 1820, sans nom d'auteur :
une mince plaquette contenant seulement vingt-
quatre pièces.
Voilà, en abrégé, la Tie extérieure de Lamartine
jusqu'à trente ans. Etait-il donc si inutile de la con-
naître ? Vie de campagnard et de solitaire, mais
non pas d'Eliacin, car ses solitudes sont coupées,
tous les hivers, de « bordées » provinciales de fiis
de famille. Pas une influence, pas une direction :
c'est un sauvageon qui pousse à sa fantaisie. Seule-
ment, une correspondance assez copieuse avec deux
ou trois amis intimes, très abandonnée, très naïve,
où il apparaît surtout qu'il a un fond d'âme très
noble, qu'il souffre de ne rien faire, de n'être rien
«à son âge », et qu'il est toujours en gésine de
quelque chose, sans savoir au juste de quoi. J'es-
time qu'il faut bénir cette oisiveté rêvasseuse et ce
malaise qui le conduisirent jusqu'à la trentaine. Je
suis charmé qu'il n'ait pas été précoce. Jugez ce
qu'il put accumuler en lui d'impressions, de senti-
ments et d'idées. Il est excellent d'avoir vécu, ou
même, simplement, de s'être laissé vivre, avant
d'écrire. C'est sans doute parce qu'il ne produisit
rien jusqu'à trente ans que Lamartine put improvi-
ser avec magnificence jusqu'à quatre-vingts. Mus-
set, qui écrivit d'admirables vers à dix-huit ans,
LAMARTINE 89
était vidé à quarante. Hugo, qui, à quinze ans, fai-
sait des vers comme un homme , attendit vingt ans
pour être pleinement lui-même, pour nous donner,
avec les Contemplations^ son vrai chef-d'œuvre lyri-
que. Nous voyons que, presque toujours, les écri-
vains qui ont débuté sur le tard, La Fontaine, Mo-
lière, Rousseau, Gustave Flaubert, Montaigne et
Rabelais si vous voulez, nous ont donné, du pre-
mier coup, les livres les plus rares, les plus pleins,
les plus savoureux. Ce pauvre Maupassant avait
canoté, chassé, et regardé tranquillement autour de
lui jusqu'à la trentaine, avant de débuter par la
merveille que l'on sait. — Ce qui gonfle de sève ces
exubérantes Harmonies, ce paradisiaque Jocelyn et
cette inégale, monstrueuse et splendide Chute d'un
ange^ ce sont peut-être les douze ans d'oisiveté in-
quiète où il se chercha lui-même et où se forma en lui
comme un vaste et secret réservoir de poésie inex-
primée. Il n'avaitplus désormais qu'à laisser couler...
J'ai dit que le jeune gentilhomme campagnard
dépeint par MM. Reyssié et Deschanel n'avait rien
de TEliacin que plusieurs s'étaient figuré. Il n'était
pas fort tendre ; il bousculait parfois ses petites
sœurs. Toutefois, d'avoir été élevé par une très
pieuse et très douce femme et au milieu de cette « ni-
chée de colombes » (comme Royer-Collard appelle les
sœurs de Lamartine), on pense bien qu'il lui en resta
quelque chose. Heureusement. Il en garda une grâce,
mais superposée, si l'on peut dire, à une très vigou-
90 LES CONTEMPORAINS
reuse virilité. Tels ces héros de légende qui ont des
airs de vierges, avec des musculatures de giieniers ;
tels ces archanges qui ressemblent à la fois à des
jeunes filles et à des hercules ; tel le beau « chevalier
au cygne », ou tel le petit Aymerillot, qui avait de&
yeux de pervenche et qui, on ne sait comment,
« prit la ville, i De cette douceur de caresses qui
enveloppa son enfance et où, plus tard, le grand
diable venait sans doute s'abriter et se réchauffer
sans déplaisir après chaque escapade ; de cette
« nourriture » féminine , — pour parler comme
autrefois, — Lamartine garda aussi le culte religieux
de la femme, l'amour de la pureté, une répugnance
àTironie et une incapacité de la comprendre chez
les autres, une invincible chasteté de plume, une
incroyable inhabileté à peindre le vice et le mal,
inhabileté qui éclatera presque plaisamment dans
la Chute d'un ange...
MM. Deschanel et Reyssié nous apprennent en-
core, — ou nous rappellent,— que Lamartine eutau
plus haut point ce qu'on a oommé avec indulgence
le «don de l'inexactitude », spécialement quand il
parle de lui-même. (Beaucoup d'autres, si je ne
-m'abuse, et notamment Chateaubriand et Victor
IJugo, eurent le même don.) Continuellement La-
martine se trompe sur son âge. Une fois, il se rajeu-
nit de trois ans, parce qu'il lui semble beau d'avoir
été allaité par sa mère dans les prisons de la Ter»
reur 11 a l'habitude d'antidater ses pièces pour nous
LAMARTINE 91
faire croire qu'il a eu du génie de très bonne heure. Il
raconte à tout bout de champ que tel de ses chefs-
d'œuvre a été griffonné par lui , au crayon, en
marge d'un Pétrarque, ou bien oublié dans un volume
de Dante, et qu'heureusement un de ses amis s'en
est aperçu et le lui a rapporté. Bref, il altère très
souvent la vérité pour se faîire valoir. II peend des
poses. Et, certes, j'aimerais mieux qai'il eût le res-
pect de l'humble vérité ; mais je lui vois bien des
excuses. D'abord ses inexactitudes sont innocentes
et sans malice. Puis, beaucoup sont inconscientes:
la preuve, c'est qu'il voulut publier ce Manuscrit de
sa mère, où il devait pourtant savoir que ses pro-
pres Confidences étaient à chaque instant démenties
ou redressées. Ces Confidences , d'ailleurs, il nous
laisse assez entendre qu'elles sont un peu « roman-
cées », qu'il s'y montre tel qu'il a été à peu près et
tel qu'il aimerait avoir été tout à fait . Au surplus,
quand on rêve un grand rôle public et bienfaisant,
n'est-il pas permis de se présenter soi-même aux
autres hommes de façon à agir le plus possible sur
leur imagination? Que dis-je! n'est-ce pas là une
sorte de devoir ?
Et enfin « la vérité matérielle a très peu de prix
pour l'Oriental ; il voit tout à travers ses idées »
(Renan). Or, Lamartine est Oriental, comme la
plupart des grands chefs de peuples. Car les Lamar-
tine ont, de père en fils, « la taille haute et mince,
l'œil noir, le nez aquilin, le cou-de-pied très élevé
n LES CONTEMPORAINS
sur la plante cambrée... » La tradition les fait sor-
tir « d'un grand village du Maçonnais, colonie exclu-
sivement arabe jusqu'à nos jours ». (Ce village se
trouve dans le département de l'Ain et s'appelle
Izernore.)Et, en 1572, on voitfigurer un «Allamar-
tine » dans les Mémoires de Condé. Dans « Allamar-
tine », il y a « Allah » , c'est clair comme le jour. Donc
Lamartine est Sarrazin d'origine. Parfaitement l
Il faut relire la préface des Méditations qu'il écri-
vit en 4849. Si loin de sa jeunesse, il la revoyait à
son gré et ordonnait magnifiquement ses souvenirs.
Cela commence ainsi : « L'homme se plaît à remon-
ter à sa source ; le fleuve n'y remonte pas. C'est que
l'homme est une intelligence et que le fleuve est un
élément.Le passé, le présent, l'avenir, ne sont qu'un
pour Dieu. L'homme est Dieu par la pensée... » Et
cela continue. Ah 1 on n'était pas simple, il y a cin-
quante ans.
Lamartine nous dit son enfance et sa jeunesse. Il
nous explique un de ses premiers jeux, que ses
petites sœurs et lui appelaient la « musique des
anges ». Ce jeu consistait k plier une baguette
d'osier en demi-cercle, à en rapprocher les extrémi-
tés et à les lier par une corde, à nouer ensuite des
cheveux d'inégale longueur aux deux côtés de Tare
(sapristi I ça ne devait pas être facile 1) et à exposer
cette petite harpe au vent. Il paraît qu'il en sortait
des sons délicieux. Généralement, le jeune Alphonse
employait à cet usage les cheveux de ses sœurs. Un
LAMARTINE
jour, il eut l'idée d'y employer les cheveux d'une
grand'tante, — des cheveux « blanchis dans les ca-
chots de la Terreur » , s'il vous plaît ! Et la musique
des cheveux blancs fut, parait-il, plus belle encore
que celle des cheveux blonds. « ... Depuis ce jour,
nous importunions souvent notre tante pour qu'elle
laissât dépouiller par nos mains son beau front... »
Et il ajoute que la destinée idéale pour un poète,
ce serait de faire, dans sa jeunesse, des vers qui
rendraient le même son que les cheveux de sa
sœur et, dans ses dernières années, des vers qui
chanteraient comme les cheveux de sa tante...
Ah 1 qu'il est biend'Izernore !
En attendant qu'il retrouve un jour, par une ins-
piration divine, la musique aérienne des cheveux
blonds (et ce seront les Méditations poétiques), il rêve,
il lit les poètes, particulièrement le Tasse et surtout
Ossian, qu'il considère comme un grand poète (il
semble avoir voulu ignorer toute sa vie l'artifice de
Macpherson). Puis, au sortir du collège, il se met à
écrire : « J*ébauchai plusieurs poèmes épiques et
j'écrivis en entier cinq ou six tragédies. . .J'écrivis
aussi un ou deux volumes d'élégies amoureuses, sur
le mode de Tibulle, du chevalier de Berlin et de
Parny. o Deux pages plus loin, il nous dit : « Je
passai huit ans sans écrire un vers. » Or, comme il
nous dit d'autre part, dans le discours ùks destinées
de la poésie, qu'il jeta au feu « des volumes de
vers écrits dans les deux ou trois années qui précé-
M LES CONTEMPORAINS
dèrent la publication des Méditations » (soit de
1818 à 1820), il s'ensuit que les ébauches de poèmes
épiques, la demi-douzaine de tragédies et les deux
volumes d'élégies amoureuses ont dû nécessai-
rement être écrits par lui de 1808 à 1810.
Il n'y a pas un mot de vrai dans cette chronologie.
Il suffît, pour s'en persuader, de consulter la pro-
pre correspondance de Lamartine, comme ont fait
MM. Deschanel etReyssié; mais notre fastueux Sar-
rasin voulait reculer le plus possible dans le passé
l'époque où il n'était pas encore original, et nous
communiquer en même temps cette impression que
les Méditations s'élevèrent tout à coup comme un
chant céleste, absolument spontané, involontaire,
inattendu, et sans lien apparent, même dans le déve-
loppement intellectuel de l'auteur, avec aucune
autre poésie, quelle qu'elle fût.
La vérité, c'est qu'il rima beaucoup et presque
sans interruption, etcommeonr/maitde son temps,
jusqu'au jour où il écrivit les Méditations, et que la
moitié même des Méditations ressemble encore à ce
qu'on rimait autour de lui, La vérité, c'est qu'il a
appris le métier, comme les camarades (de quoi
nous devons lui faire notre compliment), et qu'il a
fait beaucoup plus d'études et d'exercices prépara-
toires que le rossignol des nuits d'été. La vérité,
enfin, vous la trouverez dans ces excellentes obser-
vations de M. Emile Deschanel : «... Il Unira mal-
heureusement par se faire improvisateur dans In
LAMARTINE 35
seconde moitié de sa vie d'écrivain ; mais son talent
n'a pas été du tout improvisé. Cet art suprême devenu
invisible s'est cherché fort longtemps. Nous allons
l'observer se formant peu à peu pendant une dizaine
d'années, de la dix-huitième environ à la vingt-hui-
tème, avant d'éclore. C'est au prix de ce long travail
obscur que le poète deviendra enfin maître de sa
forme, au point qu'elle ne lui demandera plus aucun
effort... »
Tandis que d'un léger coton
Mon visage frais se colore...
Ces vers de Lamartine sont de 1808.
Cependant le char roule,
Il nous entraîne, et nous suivons la fouia
Vers ces jardins par Le Nôtre plantés,
D'un peuple oisif chaque soir fréquentés
Do dieu d'amour ces jardins sont le temple, etc..
Il s'agit du jardin des Tuileries. Ces vers sont
de 1813. Lamartine imite Gresset, Pezay, Dorât,
Berlin, Parny. Il retarde notoirement sur Fontanes
et Chênedollé. Entre 1812 et 1818, il écrit (ou ébau-
.che) six tragédies : Saûl.Médée, Zoraïde, Brunehaut^
Mérovée, César ou la Veille de Pharsale. Il imite Vol-
taire et Alfîeri ; il retarde sur Népomucène Lemer-
cier. Puis il Oijatreprend un Clovis, épopée chrétienne
en vingt chants. Il imite, de loin. Chateaubriand. Il
imite aussi Chapelain et Desmarets de Saint-Sorlin.
36 LES CONTEMPORAINS
Mais, à partir de 1816, il s'est mis à écrire, un peu
au hasard, des « élégies » qu'il qualifie lui-même
de « bagatelles », de juoemZta /wrfi&ria. La plupart
devaient être médiocres : mais les Méditations
étaieiU au moins en germe dans quelques-unes.
« Il a travaillé dix ans le métier, conclut M. Descha-
nel ; mais le souffle intérieur le pousse : ces petites
feuilles volantes, crayonnées en marchant dans le
sentier pierreux qui monte de Milly au sommet du
Craz, '— péchés de jeunesse, à ce qu'il croit, — lui
donnent l'absolution de Saûl et de Clovis, et l'en-
voient tout droit à un ciel nouveau, qu'il rencontre,
comme Christophe Colomb l'Amérique, sans s'en
douter. »
Revenons à la légende. — Lamartine chante. Le
monde tressaille à cet hymne d'un poète inconnu et,
soudain, tous les cœurs sont à lui. (Voir la Préface
et les Destinées de la poésie.)
Dans la réalité, le succès des Méditations fut très
habilement préparé, et de très loin. Depuis plusieurs
années, Lamartine était fort répandu dans les salons
aristocratiques. Des dames s'intéressaient très vive-
ment à lui. Il dit quelque part : « La bonté de M"» de
Sainte-Aulaire m'illustrait d'espérance». Un moment;
il eut l'idée de publier son volume par souscriptions :
il était sûr de cinq cents souscripteurs, tous du
« monde ». Aujourd'hui encore, « le monde », — ou
ce qui en reste, — peut beaucoup pour le succès
d'ua écrivain : jugez de ce qu'il pouvait ù cette épo-
LAMARTINE f7
que. Cette haute société royaliste, — et spiritualiste
depuis la Révolution, ~ avait son grand écrivain,
Chateaubriand, et son philosophe, Bonald. Elle
éprouvait le besoin d'avoir son poète. Seul, un poète
mauquait à ce beau mouvement de renaissance reli-
gieuse. De toute force, il fallait qu'il vînt. On sentit
que cet élu était Lamartine... Les Méditations furent
donc admirablement « lancées ». Il se trouvait par
bonheur que ce beau jeune homme avait en effet du
génie, qu'il en avait même autant qu'on en puisse
avoir. Je crois que « ça se serait su » tôt ou tard. Mais,
sans la complicité du très brillant « faubourg »
d'alors, Lamartine eût fort bien pu attendre la gloire
encore quelques années.
Ainsi se réduit, dans la destiné-) de Lamartine,
la part du « surnaturel ». Ne vous en plaignez
pas : car, même ramenée au « naturel », il y reste
encore assez de mystérieux. — Je viens de relire
des vers de Chênedollé et de Fontanes, très purs,
très harmonieux, très beaux enfin, je vous le jure, et
que j'aimerais à vous citer. Il s'en faut parfois de
très peu, de l'épaisseur d'un cheveu , — d'un
cheveu blond des petites sœurs, — que ce ne
soient déjà les Méditations. Mais ce ne les sont pa&c.
Pourquoi?
LBS CONTEMPORAINS. — TI.
n LES CONTEMPORAIN
III
LES MÉDITATIONS.
... J'ai un remords. J'ai eu l'air d'excuser Lamar-
tine des inexactitudes de sa mémoire. J'ai paru croire
qu'elles étaient du moins à demi volontaires, et
qu'elles s'absolvaient uniquement par l'innocence
du sentiment qui les avait dictées. Après y avoir
réfléchi, il me semble que peut-être Lamartine n'a
même pas besoin de cette excuse, non plus que
Rousseau dans ses Confessions ou Chateaubriand
dans ses Mémoires d'outre-tombe. Tous ces souvenirs
ont été rédigés de longues années après les événe-
ments. Or la mémoire, même la plus sûre et la plus
tenace, est toujours fuyante par quelque endroit,
et en même temps invinciblement créatrice. Je sens
que je serais fort empêché, à l'heure qu'il est, de
raconter avec fidélité les choses de mon enfance et
de ma jeunesse et les faits même où j'ai été le
plus directement et le plus douloureusement inté-
ressé. Sur les dates et les détails matériels, je sens
bien que je broncherais à chaque instant ; et quant
aux sentiments éprouvés jadis, ils ne me revien-
draient qu'effacés ou voilés par la distance, ou au
contraire profondément modifiés et façonnés par
les efforts même que j'ai pu faire, dans l'intervalle,
pour les saisir et les fixer, et par le plaisir ou la
LAMARTINE &i»
tristesse que m'ont apportés ces évocations. Tantôt,
on se souvient avec complaisance, et Ton substitue,
à ce qu'on a senti ou pensé, ce qu'on aimerait avoir
pensé ou senti ; on se voit invinciblement en plus
beau : et c'est le cas ordinaire. Tantôt,par une affec-
tation de sincérité, où il y a de la bravade, et qui est
donc encore une forme de l'orgueil, on se prête des
postures et des pensées plus humiliantes et plus
désobligeantes encore que celles qu'on eut en réa-
lité : et c'est souvent le cas de .Tean-Jacques Rous-
seau.
Bref, tout acte de la mémoire altère son objet. En
dehors des dates et de certaines apparences exté-
rieures, nulle certitude sur le passé Personne n'est
seulement capable d'écrire avec vérité sa propre
histoire. Il arrive même que, de très bonne foi, nous
donnions successivement, du même événement de
notre vie, des versions différentes. Irons-nous, après
cela, chicaner Lamartine sur la chronologie de ses
œuvres ou sur celle de ses sentiments ? La plupart
de ses erreurs consistent, en somme, à antidater les
manifestations particulièrement honorables de son
génie et de son âme, à se voir déjà semblable, dans
le passé, à ce qu'il est dans le présent. Il nous raconte
ce qu'il a cru vrai au moment où il le racontait ;
mais pouvait-il nous raconter autre chose ?
J'ai oublié de vous parler du mariage de Lamar-
tine. Les circonstances de ce mariage lui font grand
honneur, encore que notre légèreté y puisse trouver
iné LES CONTEMPORAINS
matière à raillerie et qu'on ait dit qu'il «était marié
«par pénitence » (on l'a bien dit de Racine !). Ce
fût le mariage d'un idéaliste et d'un chrétien ;
mariage non de passion, mais de haute raison, de
tendresse et d'estime. On sent, je ne saurais trop
dire à quoi, que Julie eût-elle été libre, il n'eût pas
épousé Julie. La chanter, à la bonne heure. 1!
épousa, après d'assez longues fiançailles cachées,
une Anglaise du même âge que lui, pas très jolie, —
mais avec de beaux yeux pourtant, de beaux che-
veux et une belle taille, et qui, enfin, l'adorait. Tous
deux se conduisirent avec générosité; car Maria-
Anna Birsch, qui était protestante, abjura en secret
pour pouvoir être à son grand homme ; et lui, c'est
après la publication des Méditations et quand déjà
la gloire lui était venue, soudaine et enivrante, qu'il
épousa cette fille médiocrement belle et médiocre-
ment riche. Je veux vous mettre sous les yeux, —
et si vous la connaissez déjà, vous en serez quitte
pour la relire, — une curieuse lettre de Lamartine
à son ami Aymon deVirieu, où il apparaît, — et
bien d'autres endroits de sa correspondance nous le
confirment, — que ce poète, d'un lyrisme si épandu,
n'en eut pas moins une très forte vie intérieure et
que son christianisme somptueux ne s'exhalait pas
tout en paroles.
« Je te dirai le fin mot, à toi seul : c'est par reli-
gion que je veux absolument me marier... Il faut
tafin ordonner sévèrement son inutile existence,
LAMARTINE 101
selon les lois établies, divines ou humaines ; et,
d'après ma doctrine, les humaines sont divines. Le
temps s'écoule, les années se chassent, la vie s'ea
va: profitons de ce qui en reste ; donnons-nous un
but fixe pour l'emploi de cette seconde moitié, et
que ce but soit le plus élevé possible, c est-à-dire le
désir de nous rendre agréables à Dieu, hors duquel
rien n'est rien. Pour cela, enchâssons-nous dans
Tordre établi avant nous tout autour de nous ;
appuyons-nous sur les sentiers qu'ont suivis nos
pères ; et, s'ils ne nous suffisent pas totalement,
implorons de Dieu lui-même la force et la nourriture
qui nous conviennent spécialement ; faisons-lui ^
pour l'amour de lui, le sacrifice de quelques répu-
gnances de l'esprit, pour qu'il nous fasse trouver la
paix de l'âme et la vérité intérieure, qu'il nous don-
nera à la juste dose que nous pouvons supporter
ici-bas... »
Peu de temps après son mariage, il écrivait :
« J'aime décidément ma femme, à force de l'estimer
et de l'admirer. Je suis content, absolument con-
tent d'elle, de toutes ses qualités, même de son
physique. Je remercie Dieu. » N'est-ce pas char-
mant, cette absence de romanesque chez l'auteur de
Raphaël? — Maria-Anna Birsch paraît avoir été une
créature excellente. Ce fut elle qui voulut que sa
fille portât le nom de l'idéale amoureuse du Lac. Le
père trouva cela tout naturel : « Julia, ce fut le
uom qu'un souvenir d'amour donna â notre fille. »
102 LES CONTEMPORAINS
Maria-Anna fut bonne au poète, fidèle h toutes ses
fortunes, plus tendrement fidèle encore à sa chute, à
ses revers et à sa pauvreté qu'à sa gloire...
Mais il faut bien que j'arrive enfin aux poésies de
LamarLiûe. J'ai retardé autant que j'ai pu — et vous
vous en êtes aperçus sans doute — ce moment fatal.
Et me voilà bien embarrassé. L'instant est venu de
réfléchir, et de faire efifort. De ce que j'aime infini-
ment Lamartine, j'avais conclu qu'il me serait facile
et agréable de parler de ses vers. Mais je suis comme
ces amoureux qui, pour être trop pleins de leur
objet, ne peuvent plus du tout exprimer leur amour.
Et comment, d'ailleurs, aurais-je la prétention
d'ajouter quoi que ce soit aux analyses et défini-
tions que MM. Emile Faguet, Ferdinand Brunetière,
Charles de Pomairols, Emile Deschanel et Paul Bour-
get ont essayées de la poésie lamarlinienne? Et
qu'ont-ils ajouté eux-mêmes d'essentiel à ce juge-
ment synthétique de Sainte-Beuve, qui dit tout :
« Lamartine, en peignant la nature à grands traits et
par masses, en s'attachant aux vastes bruits, aux
grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant
au milieu de celte scène indéfinie et sous ces hori-
zons immenses tout ce qu'il y a de plus vrai, de plus
tendre et de plus religieux dans la mélancolie hu-
maine, a obtenu du premier coup des eflets d'une
simplicité sublime et a fait une fois pour toutes ce
qui n'était qu'une fois possible. »
J'ai dit qu'en feuilletant Fontanes et Chônedollé,
LAMARTINE 103
on rencontrait des vers si harmonieux et si purs
qu'il était assez difficile de dire en quoi ils diffé-
raient des vers de Lamartine. Et pourtant ils en
diffèrent. Je relis le Vallon et je sens bien tout à
coup que les vers y abondent qui n'avaient pas encore
été faits :
La fraîcheur de lenr lit, l'ombre qui les couronne,
M'enchaînent tout le jour sar le bord des ruieseaus ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie I
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur plein d'espoir,
S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville.
Et respire un moment l'air embaumé du soir.
• •* ••••»
L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.
Et cette merveilleuse strophe où se trouve for-
mulé si exactement (car Lamartine est précis quand
il veut), et formulé pour toujours, le « sentiment de
la nature », tel qu'il s'épanchera sans fin dans la
poésie de notre siècle :
Mais la nature est là, qui fin rite et qui t'aime ;
Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours.
Quand tout change pour toi, la nature est la mêm8|
Et le même soleil se lève sur tes joun.
104 LES CONTEMPORAINS
Certes, ChênedoUé, ce timide et cet incomplet,
d'ailleurs si intéressant^ et Fontanes lui-môme, ce
beau fonctionnaire, avaient eu, en réaction contre
l'âge précédent, leurs minutes d'inquiétude reli-
gieuse, et aussi leurs attendrissements sous la lune
ou devant le soleil couchant; une grâce assouplissait
çà et là leurs rers habiles et prudents; et tous deux
avaient ce mérite d'être des façons de poètes raci-
niens. Mais, ici, il y a la source et le flot, l'harmonie
large et continue , une spontanéité , une facilité
divine, et une beauté simple d'images, — ce « sen-
tier des tombeaux », ce « voyageur assis aux portes
de la ville », — images grandes, non détaillées, non
situe* s dans le temps, et qui font songer aux fres-
ques d'un Puvis de Chavannes. Et nous verrons ce
qui s'y joint plus tard, quelle hardiesse et quelle
franchise imperturbable d'expression, quelle énergie
sereine et non tendue, et souvent, si l'on peut dire,
quel mauvais goût splendide — et toujours aisé :
car, en dépit des lambeaux de phraséologie classique
qu'il laisse parfois négligemment flotter sur les
nappes étalées de son verbe, Lamartine est, à coup
sûr, le plus libre, le plus aventureux, le moins sco-
laire et le moins académique des grands écrivains...
Ou'apporlait-il donc ? Ou qu'avait-il retrouvé ?
Trois choses, dont les deux premières au moins
paraissent aujourd'hui surannées, faute peut-être
d'être comprises : l'amour platonique, un spiritua-
lisme ardent, et l'amour religieux de la nature
LAMARTINE 105
!• Vamour platonique. — Le fAcheux esprit gau-
lois s'ea est beaucoup égayé. La théorie de Platon
sur l'amour n'a pourtant rien de ridicule, il s'en
fa«t. En somme, elle repose sur l'expérience. Mon-
taigne a beau dire, en parlant de La Boétie : « Je
l'aimais parce que c'était lui ». Celte délicieuse tau-
tologie « explique » pourquoi l'on aime, mais non
pas pourquoi l'on s'est mis à aimer. On commence
d'aimer une personne parce qu'on croit voir en elle
une conformité à. un certain idéal que Ton portait
en soi, et qui déjà la dépasse. Le débauché lui-
même, qu'aime-t-il, au bout du compte, sinon une
« idée » de plaisir dont il cherche la réalisation ?
L'amour de don Juan, c'est donc encore l'amour
platonique. Nous aimons toujours, pour ainsi dire,
par delà, ceux et celles que nous aimons ; et la
preuve, c'est que nous ne les aimons jamais tels
qu'ils sont, ni tels qu'ils apparaissent aux autres
hommes, mais tels qu'il nous plait de nous les
représenter. Il y a longtemps, un de mes amis déli-
nissait l'amour platonique, au moins par un de ses
effets, dans ces vers grêles et secs, pas du toutlamar-
tiniens, mais qui disent ce qu ils veulent dire :
Je ne sais pas (car tout le jour
Bes yeux clairs me hantent sans trêve)
Si c'est elle ou si c'est mou rêve
Que j'aime d'uo si grand amour.
Parfois, ma tendresse blessée
Saigne et s'effraye oiiscurément
lOe I.ES CONTEMPORAINS
D'nn mot, d'un geste qui dément
Son image en mou cœur tracée.
Et je Bcus chanceler ma foi :
Le tissu magique se brise
Du voilo qui l'idéalise
Et que j'ai mis entre elle et moL
Mais voilà que la chère belle
Me sourit : mes doutes s'en vont ;
Mon amour renaît plus profond.
Car an peu de remords s'y mêle.
Est-elle ce que je la fais ?...
0 cœur ennemi de toi-même,
Puisses-tu ne trouver jamais,
Pauvre cœur, le mot du problème t
Bref, l'amour platonique, c'est l'amour humain,
c'est l'amour sans épilhète, mais considéré dans son
mouvement naturel d'ascension, — mouvement si
justement observé, après et d'après Platon, par le
saint auteur de V/mitation de Jésus-Christ : « L'amour
tend toujours en haut... Il n'y a rien au ciel et sur la
terre de plus doux que l'amour, rien de plus fort, de
plus élevé... parce que V amour est né de Dieu, et
qu'il ne peut trouver de repos qu^en Dieu, en s' élevant
au-dessus de toutes les choses créées . » (Imit., Liv.III,
chap. v.) Y a-t-il donc là de quoi tant « se gondo-
ler »?
2° Le spiritualisme. — Comme l'amour platonique,
le spiritualisme est un peu tombé dans le décri. Le
positivisme, l'évolutionnisme, — ou même le pessi-
LAMARTINE 107
misme et le n^o-kantisme, qui sont pourtant encore
du spiritualisme, et en plein, — ont bien meilleur
air, semblent impliquer plus de liberté et d'étendue
d'esprit. C'est qu'on songe toujours au spiritualisme
officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et
des Manuels de philosophie. Mais Lamartine n'a rien
de commun , ou pas grand'chose, avec Adolphe
Garnier ou Damiron. Pensez que, avant de devenir
la philosophie du baccalauréat, le spiritualisme fut
la philosophie du Pkédon et du Banquet et celle du
Songe de Scipion. Pris en lui-même, le spiritualisme
est la plus généreuse explication de l'univers, ceile
qui contient le plus d'amour, celle qui donne au
monde le plus beau sens...
3* Le sentiment de la nature. — Cela encore ne
nous est plus du tout nouveau. Ce ne l'était même
pas en 1820, et je ne vous dirai donc point que c'est
Lamartine qui l'a inventé. Il est vrai que ce n'est
pas non plus Chateaubriand, que ce n'est pas non
plus Bernardin de Saint-Pierre, que ce n'est pas non
plus Jean-Jacques Rousseau, que ce n'est pas non
plus Fénelon, que ce n'est pas non plus La Fontaine,
que ce n'est pas non plus Ronsard. Bref, ce n'est
personne. Mais, tout de même, on peut assurer que
ce sentiment délicieux , un peu languissant et
endormi auparavant, ou qui ne s'était guère exprimé
que sous des formes indirectes et imitées des
anciens, s'est décidément réveillé et développé chez
nous vàrs le dernier tiers du dix-huitième siècle, et
IM LES CONTEMPORAINS
qu'alors seulement nous avons appris à bien voir
l'univers physique et à connaître entièrement com-
bien la terre est belle, douce, mystérieuse et divine.
Cet amour de la nature, nous le respirons à présent
dès l'enfance, dans les premiers vers que nous épe-
!oQB ; il fait désormais partie des sentiments essen-
tiels et constitutifs de l'homme moderne ; et je suis
tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont
rendus si différents des hommes d'autrefois, il faut
tenir grand compte de celle-là.
Non, sans doute, Lamartine n'est pas le premier
en date de nos grands « peintres de la nature » .
Mais il est resté, je crois, le plus aisé et le plus
large, le plus naïvement ému, le plus spontané. Je
trouve souvent, je l'avoue, plus de précision et de
force que de grâce dans les descriptions de Rous-
seau, qui d'ailleurs eut à créer, en partie, le voca-
bulaire du genre et comme son outillage verbal. Il
y a, parfois, bien de la sensiblerie et de l'enfantil-
lage chez Bernardin. Les merveilleux paysages de
Chateaubriand sentent volontiers le décor, l'arran-
gement théâtral. Cei grands artistes font « poser »
la nature devant eux ; Lamartine, non. Il ne s'en
sépare point : il s'y baigne. C'est que, plus long-
temps et plus assidûment que les autres, il a vécu
près de la terre d'une vie intimement et profonde*
ment agreste.
Je sala né parmi les pasteurs.
luy
LAMARTINE
Saules oor.femporains, courbez vos longs feuillages
Sur le frère que vous pleures-
Je vous prie de relire, dans la Préface des Médita-
tions écrite en i849, le récit d'une de ses excursions
d'enfant, avec son père, à travers la montagne, et
la visite au vieux gentilhomna* qui vivait dans une
si jolie maisonnette de curé et qui copiait ses vers
sur de si beaux cahiers, — et de savourer la couleur
et l'accent du morceau. Lamartine mourut vigne-
ron, grand vigneron, hanté par des rêves de ven-
danges démesurées. — Au lieu qu'il faut presque
aller jusqu'aux Feuilles d'Automne pour trouver,
chez Victor Hugo, une vue directe de la nature, la
terre, les eaux et les feuillages murmurent, chan-
tent, fleurissent, ondoient et surabondent à toutes
les pages de l'œuvre poétique de Lamartine, depuis
les Méditations jusqu'à Tévangélique Histoire d^une
servante, en passant par Jocelyn et la Chute d'un
ange. Les autres. Chateaubriand, Hugo, Michelet,
peuvent être de grands amoureux des spectacles de
la terre : Lamartine, lui, est réellement un « rus-
tique », — comme George Sand.
Voulez-vous savoir où, dans quelles circons-
tances, — et daus quelle posture, — il traça, sans
le savoir, le premier crayon de ce qui devait être
le Lac ? C'était en 1844 ; il était garde du corps
du roi Louis XVIII, et fut envoyé en garnison à
Beauvais. Aux heures de loisir, il s'en allait errer
IftO LES CONTEMPORAINS
autour de la ville en faisant des vers. « Hier, écrit-
il à son ami Virieu, je découvris, assez loin de la
ville, un petit sentier ombragé par deux buissons
bien parfumés . Il me conduisit au milieu des vignes,
qui sont parsemées de cerisiers. Je me couchai
sous leur ombre fraîche et épaisse ; j'ôtai mon épée
et mes bottes : l'une me servit de pupitre et l'autre
d'oreiller. Je sentais dans mes cheveux un vent
doux et frais. Je n'entendais rien que les bruits qui
me plaisent, quelques sons mourants de la cloche
des vêpres, le sourd bourdonnement des insectes
pendant la chaleur et les rappeaux (rappels) d'une
caille cachée dans un blé voisin. »
C'est là, c'est dans cette attitude que le jeune
cavalier griffonna la première esquisse de l'immor-
telle élégie. Le Lac ébauché sous un cerisier, dans
une Tigne, sur une botte de gendarme... Que la
réalité a parfois d'imprévu et de bonhomie 1
Ainsi, conception « platonique » de l'amour, spi-
ritualisme ardent, amour de la nature, voilà ce que
Lamartine semblait rapporter aux hommes, ce dont
il faisait de suaves mélanges, et ce qu'on eût dit qu'il
inventait à force de fervente candeur. Les beaux
rêves et les doux sentiments ! encore qu'ils aient été
si souvent déshonorés, soit par une simulation inté-
ressée, soit par une forme banale de Jeux floraux, et
que trop de jeunes filles ou de vieux messieurs se
soient figuré que, pour écrire des vers lamartiniens
il suffisait d'avoir une belle àme. — Tout ce que
LAMARTINE IH
l'âme humaine a conçu de plus pur à travers les
âges, la fleur de spiritualité des plus nobles races et
des plus beaux siècles, le monothéisme dramatique,
passionné — et majestueux — de la poésie juive ;
le rêve que faisait Platon d'un monde harmonieux
par l'Idée, où les divers ordres de réalités sont assi-
milables à des ombres et à des reflets gradués de la
pensée divine et, parallèlement, le rêve de l'ascen-
sion naturelle de l'âme par l'amour ; le mysticisme
amoureux de Dante et de Pétrarque ; la grâce fluide
et épurée, la piété soupirante et le semi-molinisme
si tendre de Fénelon, et sa sensualité d'ange ; les
cantiques de Jean Racine, d'un si grand charme de
virginité, avec ce lyrisme d'on ne sait quels célestes
« catéchismes de persévérance » ; même l'onction
lentement murmurante de V Imitation de Jésus-Christ^
et même, d'autre part, ce que l'élégante poésie
erotique du siècle dernier avait, çà et là, de plus
léger, de plus fuyant et de moins charnel, tout cela,
en vérité, se retrouve, se confond, s'achève et s'épa-
nouit dans la poésie lumineuse et ailée d'Alphonse
de Lamartine. Il ne serait peut-être pas absurde de
dire que notre littérature classique, qui, sauf une
petite part du dix-septième siècle et une part nota-
ble du dix-huitième, avait été chrétienne,eut en lui,
sur le tard, son poète lyrique. Lamartine complète
et ferme une ère, - ce qui ne l'empêche point, nous
le verrons, d'en ouvrir une autre.
Je n'entrerai pas dans le détail des Méditations,
lis LES CONTEMPORAINS
Je sens que je glisserais tout de suite aux notules
admiratives, aux exclamations dont les professeurs
d'autrefois garnissaient le bas des pages de leurs
éditions d'écrivains classiques. Mais je sais particu-
lièrement gré à M. Emile Deschanel d'avoir daigné
revenir, en deux ou trois chapitres, à quelques-uns
des meilleurs usages de Fancienne critique scolaire
Aujourd'hui, en efiFet, la critique est, le plus sou-
vent, une muse un peu dédaigneuse, uniquement
préoccupée d'idées générales, qui considère les
livres de très haut et qui n'en retient que ce qui
peut servir d'argument à telle théorie esthétique
ou s'adapter à telle interprétation évolutionniste
d'une période littéraire . Cette critique-là est du plus
sérieux et du plus profond intérêt ; mais elle n'im
plique nullement et l'on pourrait presque dire
qu'elle exclut la lecture lente, paresseuse et volup-
tueuse, la lecture qui savoure, qui se récrie et
qui annote, la lecture à la façon des bons huma-
nistes du temps passé.
M. Deschanel ne craint point de donner dans ces
doctes baguenauderies, — ob ! discrètement, — et
de faire, çà et là, le professeur. Il ne rougit point
d'analyser certaines pièces, de les apprécier en
elles-mêmes, d'y rechercher les « imitations » volon-
taires et involontaires, de les classer enfin par ordre
de mérite. Et pourquoi en aurait-il honte ? Avant
d'assigner aux œuvres leur place dans l'histoire du
développement des idées ou des formes littéraires,
LAMARTINE 113
H n'est peut-être pas superflu de s'assurer que
ces œuvres « existent », d'en expliquer et d'en
démontrer, s'il se peut, l'excellence ; et ainsi le bon
professeur de rhétorique prépare modestement les
voies au critique transcendant. Aujourd'hui que
Lamartine et Hugo entrent dans les programmes du
baccalauréat et de la licence, il faut bien commencer
à faire pour eux ce qu'on fait depuis deux cents ans
pour Corneille, Racine et Molière. Au surplus, le
commentaire des textes, même un peu ingénument
admiratif ou un peu minutieusement grammatical,
n'est point un exercice sans agrément. J'aime ces
petites besognes, à la fois nobles par leur objet et
commodes à l'esprit par le peu d'effort qu'elles
exigent. M. Deschanela donc bien fait de s'y livrer
par divertissement. Je l'en remercie. C'est très bon,
à un certain âge, de se croire redescendu, — ou
remonté, •— en rhétorique. Cette bonne vieille cri-
tique à la façon de La Harpe et, ma foi, aussi de
Voltaire, où cette chose un peu surannée et ancien
régime, « le goût, » a le principal rôle, Sainte-Beuve
lui-même n'a point dédaigné de s'y amuser deux ou
trois fois et, si je ne me trompe, jusque dans les
Nouveaux Lundis... Comme La Harpe, comme l'abbé
Batteux ou comme M. de Féletz, M. Deschanel s'at-
tarde à de bons petits « rapprochements ». Le vers
de Lamartine :
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé,
cas CONTEMPORAINS. — VI, g
m LES CONTEMPORAINS
lui rappelle incoDlinent celui de Racine :
Dans l'Orient désert qnel devint mon ennui !
Il ne peut rencontrer la strophe du Lac :
Assez de malheureux ioi-bas youb implorent, etc. .
sans éprouver le besoin de nous réciter, tout de
suite après, la strophe de La Jeune Captive :
O mort, ta peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l'efEroi,
Le pâle désespoir dévore, etc.
Il nous non*e. î>. un endroit, qup Lamartine, pour
échapper à la mélancolie, s'était mis au travail ma-
nuel, au métier de menuisier et de tourneur : tout
aussitôt, ce mot de « tourneur » lui rappelle le vers
d'Horace : ifi'i wa/e /omaf os, etc. Une strophe du
Chant d'amour sur les mouvements harmonieux
d'une jeune femme entraîne la citation d'un distique
de Tibulle. Ces deux vers de la Réponse à Némésis
J'ai gardé ses beaux pied» des atteintes trop rudes
Dont la terre eût blessé leur tendre nudité,
amènent, au bas de la page, ce vers des Bucoliques
Ah l cave ne teneras glaeiea sfcet a^pera plantas ;
et ainsi de suite.
Ces rapprochements n^ servent à rien ; et de tous
LAMARTINE H5
les vers cités par M. Deschanel à propos de ceux de
Lamartine, il n'en est peut-être pas un seul auquel
Lamartine ait songé ; mais, comme dit l'autre, « ça
fait toujours plaisir ». Je me souviens d'une anec-
dote que contait Ernest Bersot. Il avait passé tout
un après-midi à causer littérature avec Saint-Marc-
Girardin et Nisard ; et l'on avait fait des citations,
et chacun y était allé de son latin et même de son
grec : « C'est égal, dit Saint-Marc-Girardin en pre-
nant congé de ses compagnons, nous sommes là
trois pédants qui nous sommes joliment amusés I r>
Donc, encore une fois, M. Deschanel a parfaitement
raison de se souvenir qu il fut professeur de rhéto-
rique. Je lui ferai néanmoins quelques légers repro-
ches. Il distingue très justement,dans les Méditations,
trois groupes de pièces ; les pièces entièrement
neuves, telles que l'Isolement, le Lac, le Vallon, le
Soir, l'Automne; les odes à l'ancienne mode, telles
que l'Enthousiasme et le Génie; et enfin les « mor-
ceaux en vers alexandrins sur des sujets philosophi-
ques » , tels que V Homme, la Prière et V Immortalité.
Oserai-je dire qu'il me paraît un peu sévère pour les
deux derniers groupes? Même dans les Odes je trouve,
outre cette fluidité de diction qui est propre à La-
martine, une largeur de mouvement et comme une
ampleur de geste qui ne se rencontraient guère
dans J.-B. Rousseau et Pompignan. Et quant
aux pièces philosophiques, il n'y a pas à dire, c'est
tout autre chose que les « discours » de Voltaire,
lie LES CONTEMPORAINS
Et je ne parle plus seulement des vers, aussi magni-
fiquement épandus chez l'amant d'Elvire qu'ils sont
d'ordinaire courts et grêles chez l'ami de M"" du
Chàtelet : je parle du sentiment. Le déisme de Voltaire
ne contient pas une parcelle d'amour de Dieu : Lamar-
tine en déborde. Il est (Racine mis à part) le premier
et est resté, je crois. le seul de nos grands poètes qui
ait profondément ressenti et exprimé cet amour-là.
Toute son œuvre, du commencement à la fin, en est
pénétrée. Il est essentiellement pieux. M. Charles de
Pomairols dit fort bien : « Lamartine nous semble
le déiste le plus ému qui fut jamais, le seul peut-
être chez qui la raison ait pu alimenter une ado-
ration aussi fervente. Preuve manifeste de sa
profonde sensibilité ! On se dit avec étonnement
qu'elle devait être bien puissante, pour se main-
tenir si religieuse dans une philosophie d'ordinaire
si dépouillée. »
C'est, — avec l'abondante splendeur de Tima-
gination, — cette ardeur du sentiment religieux qui
sauve de la sécheresse et de la banalité les discours
déistes de Lamartine, et qui les em'pêche d'être des
dissertations. Et, de même, au Carpe diem des
Horace et des Parny, ajoutez le sentiment religieux ;
et, si vous avez du génie, vous écrirei le Lac. Non
que le nom de Dieu soil ici prononcé ; mais, par le
seul mouvement ascensionnel de l'amour et du désir,
par l'évocation, dès le début, de la a nuit éternelle »
et de r « océan des âges », par la soif d'«^tendre son
LAMARTINE ilT
être, de !e « relier » à l'univers {relligio) et de
rattacher réphémère à Téternel, la traditionnelle
élégie épicurienne se trouve agrandie jusqu'aux
étoiles...
M. Emile Deschanel parle dignement du Crucifix^
de Bonaparte, du Poète mourant : mais pourquoi ne
nomme-t-il même pas la pièce qui ouvre les Nou-
velles Méditations et qui est intitulée le Passé ? C'est
une de celles que je relis le plus volontiers. Je ne
dis point que ce soit une des plus surprenantes
que Lamartine aie écrites. Mais c'est, je crois, une
des plus parfaitement caractéristiques du lyrisme
de ses deux premiers recueils. Cela est délicieuse-
ment chantant et ailé. Rappelez-vous ces « départs »
de phrases musicales :
ArrêtoQ9-nous sur la celliua...
Puis :
BepaBsons no» jours, li tn ['o8es.M
\
Puis :
Hélas I partout où tu repasses,
O'eBt le deuil, le vide ou la mort...
Et enfin :
Levons les yeux vers la ooUias
&ù lait l'étoile da matin.^
<18 LES CONTEMPORAINS
lime semble que ces strophes s'élancent ou plu-
tôt se détachent comme d'un coup d'aile blanche,
presque silencieux. Celles de Victor Hugo t'arrachent
d'un effort puissant, et l'aile qui les soulève est
musclée, on le dirait, comme une aile d'aigle. Mais
les vers de Lamartine glissent sans secousse dans
un air léger.
La courbe et la molle cadence du vol, l'essor elle
mouvement en haut, voilà, bien décidément, l'un
des signes les plus constants de cette poésie. La
convenance est donc entière entre la forme et le
fond. Cette belle philosophie platonicienne qui fait
de l'univers un système de symboles ascendants,
Lamartine l'exprime par des mots et des images
qui toujours, toujours montent. M. Charles de
Pomairols a étudié avec une rare et amoureuse
pénétration la « spiritualité » du style de Lamartine.
On ne dira pas mieux sur ce sujet, et je ne saurais
donc mieux faire que de vous citer quelques-unes
des observations de l'inquiet et souffrant poète des
Jtéves et Pensées sur l'heureux et glorieux poète des
Harmonies.
« Souvent traditionnelles, générales comme il con-
vient à un esprit philosophique, effacées quelquefois
par l'usage, peu nourries, toujours délicates, les
comparaisons interviennent dans son style poétique
non pas comme d'insistantes et servîtes copies de la
réalité, mais comme les allusions légères d'un e&prit
qui piune sur la nature. »
LAMARTINE il»
y. dePomairols observe aussi que, dans l'im-
mense champ des images, « Lamartine choisit spon-
tanément
Tout ce qui monte au jour, ou vole, ou flotte, ou plane,
parce que, occupé avant tout de l'âme, il se plaît
a retrouver au dehors les attributs de légèreté ,
de souplesse, de transparence de l'élément spi-
rituel, » Et encore : « C'est l'élément liquide qui
fournit à Lamartine le plus grand nombre de ses
images... Tous les phénomènes qu'offre la fluidité,
aisance, transparence, reflets du ciel, murmures
harmonieux, défaut de saveur peut-être, manque de
limites et de formes arrêtées, tous ces caractères da
la fluidité se confondent avec les attributs de l'ima-
gination lamartiniennb. » Et voici, entre beaucoup
d'autres, un exemple bien joliment choisi et com-
menté, à l'appui de ces remarques : « Il est des êtres,
semble-t-il, pour qui l'idée de pesanteur n'est pas
à craindre, comme la jeune fille. Voyez pourtant
comme Lamartine l'ahège encore par l'image :
Son paa insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre ofi le jour est bercé.
« Comme il s'élève en deux vers sur Téchelle
diaphane: un pas, un flot, le jour !» « Le but secret
et le résultat de toutes ces images, c'est l'ailègemeut
de la sensation. »
lao LES CONTEMPORAINS
Avec tout cela, les réflexions de M. de Pomairols,
si justes dans leur généralité, nous donnent peut-
être l'idée d'une poésie par trop immatérielle,
inconsistante jusqu'à l'évanouissement. Ces remar-
ques, qui lui ont été surtout inspirées par les Har-
monies y ont besoin, je crois, d'être complétées.
D'autre part, M. Emile Desehanel met, assez nette-
ment, les Harmonies au-dessous des Méditations.
Je voudrais vous dire pourquoi je ne puis être de
cet avis.
IV
LES HARMONIES.
Les Harmonies de Lamartine me paraissent être,
avec les Contemplations de Victor HugO; le plus ma-
gnifique débordement de poésie lyrique qui soit dans
notre langue. Si difiFérents de forme et d'inspiration,
les deux recueils ont pourtant quelque rapport par
leur objet. C'est, ici et là, la plus haute et la plus large
poésie qui soit ; ce sont deux âmes de poètes en
plein contact avec l'immense nature et l'humanité.
Mais, de ces deux imaginations souveraines, l'une
nous ravit par ta spontanéité et sa grandeur,
l'autre nous étonne par son énormité et sa violence.
L'une nous enchante d' « harmonies », l'autre
nous éblouit d'antithèses. Lamartine disait que
« les ombres n'ajoutent rien à la lumière ». Lu-
mière et ombre, c'est toute l'esthétique de Hugo.
LAMARTINE 121
Ici, triomphe la sereine liberté d'une écriture qui
semble improvisée ; là, le plus prodigieux effort
d'expression plastique qui fut jamais. Les Har-
monies semblent presque toutes conçues dans quel-
que paysage élyséen, au bord d'une mer méridionale,
et les Contemplations, dans quelque forêt sinistre ou
devant un océan livide d'éclairs. Et c'est comme si
l'œil de Lamartine ne voyait les objets qu'à travers
un voile diaphane qui en émousse et en agrandit les
contours, et comme si, au contraire, leurs saillies
subitement démesurées heurtaient l'œil visionnaire
de Victor Hugo. Et la philosophie des Contemplations
est donc le manichéisme, c'est-à-dire le monde ra-
mené, — provisoirement, — à une antithèse ; et la
philosophie des Harmonies, c'est le platonisme, ou le
monde ramené dès maintenant à l'unité par l'amour ;
et ainsi se répondent les Novissima Verba et Ce que
dit la bouche d'ombre.
Je voudrais étudier les Harmonies avec un peu de
méthode. La vieille distinction, artificielle, mais com-
mode, de la forme et du fond m'y servira. Et si je
commence par la forme, c'est que j'éprouve le besoin
de m'inscrira tout de suite en faux contre un juge-
ment de M. Deschanel.
tt . . . Jamais, dit-il , la virtuosité ne fit éclater plus de
maestria et de verve ; mais les brillantes variations
des Harmonies religieuses ressemblent plus souvent
à celles d'un improvisateur italien qu'aux chants
célestes d'un Palestrina. Je me figure le diplomate
122 LES CONTEMPORAINS
poète, à Florence, dans ce milieu cosmopolite, passant
ses soirées à la Pergola « entre des abbés et des filles » ,
comme Hercule entre la Vertu et la Volupté ; le len-
demain, improvisant ses vers dans les jardins de
Boboli ou aux Cascine, l'oreille encore pleine des
fioritures du ténor ou de la a prima donna » : quelque
chose de leur manière rossinienne s'y glissa malgré
lui, à son insu. Ou sait à quel point Rossiui eât païen
tout pur, jusque dans ses Messes et dans ses Stabat.
Pour un Italien, l'opéra et la messe ne diffèrent pas
sensiblement. Gimarosa, comme Rossini, charmait
Lamartine dans sa jeunesse. Il le chantait à pleine
poitrine. Génies mélodiques, analogues au sien par
la veine heureuse et la grâce. Non moins grande,
jUmagine, devait être sou affinité avec Bellini qui,
lui aussi, était un féministe, et en mourut jeune,
comme Mozart... »
Oui, cela est spirituel ; mais cela est à mille lieues
de ce que je sens, à raille lieues de Timpressiou
que je viens de recevoir, une fois de plus, de la
lecture totale des Harmonies. Il m'est impossible
de souffrir que, discrciemeni et sans y toucher,
on rapproche ainsi Lamartine d'un improvisateur
napolitain, d'un a ténor », d'une « prima donna x et
de ces « féministes » qui, d'avoir été féministes,
moururent jeunes. En tous cas, Lamartine n'est pas
de ceux qui en meurent, puisqu'il mourut, lui, à près
de quatre-vingts ans. Je ne puis non plus com-
prendre qu'on voie eu lui un « païen » & la façon
LAMARTINE 123
de Rossini. Puis ces mots de « maestria *. et de
« verve », appliqués à Lamartine, me font peine :
ils me semblent le rapetisser étrangement. Et,
pour tout dire, je suis bien fâché qu'un livre qui
renferme ces chefs-d'œuvre : Bénédiction de Dieu
dans la solitude, Pensée des morts, VOccident, V Infini
dans les deux, le Chêne, l'Humanité, la Vie cachée^
Eternité de la nature et brièveté de l'homme, Milly^
le Cri de l'âme. Hymne au Christ, la Retraite^
Hymne de la mort, Souvenir à la princesse d'Orange^
le Premier Regret, NovissimaVerbaei Les Révolutions^
paraisse susciter finalement dans l'esprit de M.Des-
chanel l'image d'un abbé Liszt « pour qui Jéhovah
n'est qu'un thème sur lequel il brode des fugues ».
Il est vrai que M. Deschanel ajoute : « Par
moments ». Oh ! que cette restriction était néces-
saire ! La vérité, c'est que, de même que Hugo
remplit parfois les intervalles de son inspiration par
des exercices de sa forte rhétorique plastique, il
peut arriver aussi que Lamartine s'abandonne à son
innocente riiétorique musicale. On trouverait, dans les
Harmonies, jusqu'à trois ou quatre « cavatines » un
peu faciles. Je peux vous dire où : c'est dans l'Hymne
de la nuit, dans C Hymne du matin et dans Encore un
hyrime. Nulle part ailleurs, je vous assure. Le reste
du temps, la surabondance de la forme n'est visi-
blement que l'effet du trop-plein de l'inspiration.
Et en tout cas, dans les rares passages qui ont sug-
géré à M. Deschanel de si damnables observations,
iU LES CONTEMPORAINS
il serait beaucoup plus juste d'accuser Lamartine de
Donchalacce que de « virtuosité. »
Pour moi, je l'avoue, j'aime ces nonchalances,
péle-méle avec le reste. Oui, Lamartine est le seul
de nos poètes qui ait presque constamment impro-
visé, dans le sens presque rigoureux du mot. Quand
il nous conte qu'il écrivit en un jour les six cents
vers de Novissima Verba, je crois qu'il se vante à
peine. Vous savez le jugement de Musset sur Joce-
lyn (dans la première version de II ne faut jurer de
rien) : « Il y a du génie, du talent et de la facilité ».
Cette gentille épigramme se peut tourner en suprême
louange. Cela veut dire que Lamartine réalise le
mieux l'idée que les anciens hommes se faisaient du
poète {enthéiosy kouphon ti kai ptéréon, etc...).
Lui-même a déclaré avec insistance qu'il n'a jamais
fait de vers que pour soulager son cœur, et que faire
des vers n'est pas un métier. Et je sais bien tout
€6 qu'on peut dire là contre ; mettons que le cas de
Lamartine est et restera probablement unique dans
la poésie moderne. Toujours est-il que, Lamartine
ayant euparbonheur « du génie », sa « facilité » est
un charme à quoi rien ne ressemble. Non, rien
peut-être n'égale l'ivresse sereine de cet essor sans
heurt et sans arrêt, comme en plein éther. On
glisse d'un mouvement que sa continuité même
accroît ; on n'a pas, comme chez Victor Hugo, des
soubresauts sur de certaines saillies et arêtes de
l'expression, ot l'on ne se cogne pas aux numéros
LAMARTINE 125
qui divisent l'ode en compartiments. L'admirable
période de Hugo, beawcoup plus savante, beaucoup
mieux faite, exactement « carrée », pour parler
comme les Traités de rhétorique, et où les incidentes
et les subordonnées sont toujours comprises entre
le verbe et le complément direct de la proposition
principale (en sorte que la chute en est toujours
nette, précise et pleine), ressemble vraiment à
quelque bâtisse solide et régulière, palais, forteresse
ou prison. La période lamartinienne, plus vaste
encore ou, pour mieux dire, plus allongée, presque
sans coupes ni enjambements, par conséquent uni-
forme dans son cours, — avec an profusion de
participes présents, et ses si et ses quand éternel-
lement reproduits, — et qui, se terminant presque
toujours sur une énumération , ne s'arrête que
lorsque l'imagination du poète a épuisé les objets
énumérables, est une vague immense, aux plis symé-
triques et souples, qui monte, se gonfle et expire,
« où le ciel est bercé », et qui nous berce.
Voilà bien des métaphores, d'ailleurs faciles et
que je n'ai pas inventées. En voici une autre. Dans
ce large flot traînent , assez souvent , de vieilles
algues. J'entends par là certaines queues d'expres-
sions un peu connues, certains lambeaux de la
phraséologie d'avant les romantiques, phraséologie
qu'ils ont , d'ailleurs , simplement remplacée par
une autre. Oui, il y a, chez Lamartine , quelque
chose d'assez auaiogue à ces vers « faits d'avance »
12« LES CONTEMPORAINS
qui reviennent de temps en temps chez Homère
ou chez les poètes des Chansons de gestes , chez
ceux qui se servaient peu de la plume et de
l'encrier, ou qui même ne s'en servaient pas du
tout, et pour cause. Mais tout cela, fuyantes traces
de rhétoriques périméees, incorrections naïves,
témérités de syntaxe, est emporté d'un si vaste
mouvement que, dans les endroits (rares en somme)
où l'expression défaille, on se contente de la beauté
toujours intacte du rythme, et qu'on ne veut voir,
dans ces généreuses négligences, qu'un témoignage
candide de la glorieuse spootanéité de cette poésie,
tantôt fleuve et tantôt torrent. Torrent ? non, mais
souffle du ciel, zéphyre aux grandes ondes aérien-
nes j'entends le fort Zéphyre des poètes anciens,
chargé de germes et d'odeurs et qui, partout où il
passe, promène de beaux frissons où se joue la
lumière...
Car, tandis qu'on accorde à Lamartine Tabondance
et la grâce, on semble lui refuser la force et le
pittoresque, ou plutôt on ne songe plus à se deman-
der s'il les a. 11 les a pourtant, et au plus haut
degré.
M. Charles de Pomairols dit très bien : « Cette force,
presque tous les hymnes des Harmonies en sont la
manifestation. Et d'où viendrait cette abondance
inépuisable qu'on ne peut s'empêcher de remarquer
dans le nombre de ses ouvrages, dans l'étendue de
ses périodes, dans ses strophes immenses, dans se3
LAMARTINE 127
rimes multipliées, d'où viendrait une si remarquable
richesse, si elle n'était pas un épanchement de la
foice ?... Au surplus, on peut, dans l'œuvre de
Lamartine, dégager et mettre en lumière des pas-
sages, des confidences, qui sont la révélation
expresse de cette qualité de force insuffisamment
reconnue, etc.. ^>
11 est cependant une preuve que M. de Pomairols
oublie. Lamartine est le seul des grands poètes de
ce siècle qui ait pu oser le vers libre dans la poésie
lyrique (je néglige k dessein quelques pièces des
Odes et Ballades). Cela est un grand signe pour lui.
La strophe à forme fixe est la plus commode des
gênes. On sait que rien n'est plus facile à faire qu'un
sonnet passable. C'est un grand avantage pour le
poète que le rythme de ses vers lui soit imposé
d'avance : il n'a qu'à le remplir pour donner l'illu-
sion du mouvement, et quelquefois de Tinspiration.
Mais, dans le vers libre, l« mouvement est imprimé
et le rythme est créé par l'inspiration même, et la
défaillance de celle-ci est tout aussitôt trahie par
le fléchissement de celui-là Pousser sans faiblesse,
comme Lamartine le fait souvent, des pages
entières et des masses énormes de vers libres,
aller ainsi droit devant soi, au hasard, et trouver
son rythme à mesure, cela suppose une puissance
inouïe de sensations et de sentiments, un invo-
lontaire et invincible débordement de l'âme, bref,
cet état extraordinaire que notre poète exprime.
128 LES CONTEMPORAINS
précisément en vers libres, dans une de ses
Harmonies :
Mou âme a l'oeil de l'aigle, et mes fortes pensées,
Au but de leurs désirs volant comme des traita,
Chaque fois que mon sein ruspire, plus pressées
Que les colombes des forêts,
Montent, montent toujours, par d'autres remplacées,
Et ne redescendent jamais.
Et de quelle « force », en effet, pleine, soutenue,
infatigable, prodigieuse, sont soulevés et lancés des
poèmes tels que l'ode Contre la peine de mort, VEter-
nité de la nature^ la Marseillaise de la paix, le Toast
du banquet celtique ; les Laboureurs dans Jocelyn,
le Chœur des Cèdres dans la Chute d'un ange, et la
Vigne et la Maison !
El noter que Lamartine n'a pas seulemenl la force
expansive, mais aussi, quand il veut, la force de
concentration. Ce flot épandu se ramasse, au besoin,
dans un jet rapide et net. Le poète des mélancolies
et des langueurs a, dès qu'il lui plaît, des vers
« forts », des sentences robustes et concises, à la
façon de Corneille ; et c'est alors comme une pluie
retentissante de médailles d'airain... Voyez, par
exemple, dans les Premières Méditations, une pièce
que le poète y ajouta en 1842 : Ressouvenir du lac
Léman. Il répond à son ami Huher Saladin qui
LAMARTINE 129
s'était plaint, un jour, que la Suisse lui fût une
trop petite patrie :
Adore ton pays et ne l'arpente pas.
Ami, IHeu n'a pas fait les peuples an compaa :
L'âme est toat ; quel que soit l'immense flot qu'il roule
Un grand peuple sans Âme est une vaste foule.
Sparte vit trois cents ans d'un seul jour d'héroïsme.
Un pays ? C'est un homme, une gloire, un combat,
Zurich ou Marathon, Salamine on Morat.
La grandeur de la terre est d'être ainsi ohérie :
Le Scythe a des déserts, le Grec une patrie.
Et plus loin :
La conquête brutale est l'erreur de la gloire.
Tu l'as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
De triomphe en triomphe un ingrat conquérant
A rétréci le sol qui l'avait fait si grand.
Voilà comme cette longue main féminine et lan-
guissante sait frapper les vers. Et cela continue. Le
poète allègue les gloires de la Suisse, et Tàme de
Rousseau, que cette nature a nourrie et formée. Ik
ajoute que le souvenir de ses premières félicités sui-
vit Jean-Jacques dans l'ombre des villes :
Sei pxtds rampants gardaient Vodeur des herbes hautei ;
Son premier ciel brillait jusqu'au fond de ses fautes...
|ES CONTEMPORAINS. — VI. 9
130 LES CONTEMPORAINS
Vers splendides , qui me sont un achemine-
ment à vous parler du « pittoresque » de Lamar-
tine.
Lamartine voit la nature comme le grand peintre
Puvis de Ghavannes (j'ai déjà lait ce rapprochement,
qui me parait inévitable). Il la domine et la simplifie,
de manière à produire, àTordinaire, une impression
de grandeur, de sérénité et d'allégement spirituel.
Les Harmonies sont, pour la plupart, des paysages
qui prient. Les formes y sont ordonnées par groupes,
sous le ciel libre, comme pour un chœur, pour un
hymne en commun. Donc, pas de « coins » ni de
menues curiosités descriptives. Mais Lamartine n'en
est pas moins un rustique ; il a vu, il a touché les
choses de la campagne. Il peint par très larges tou-
ches, mais avec une réelle connaissance de son objet,
et souvent avec une familiarité, une naïveté du plus
grand air. Et de là, très souvent, des traits d'un pitto-
resque aisé et délicieux, très ingénu, très franc, sou-
vent très hardi sans y tâcher.
Ces traits abondent dans la pièce des Méditation»
dont je vous parlais tout à Theure :
De grands golfes d'azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d'an bord à l'autre, aveo les blonds troupeaux,
Le$ foins fcMclUa d hier qui trempent dans les eatta.
Plus loin, les noirs sapins, mousses des précipioeuy
JEt lit grande pris tachés d'éclatantes géniëses...
LAMARTINE ISl
Mais, pour nous en tenir aux Harmonies^ quelle
moisson l'on y ferait d'images neuves et vraies '
Cueillons à l'aventure :
L'ombre des monts lointains se déroule et reoule
Comme un vêtement replié.
Ou bien, en parlant des nuages, « lambeaux de
nuit... déchirés par l'aile de l'aurore » :
Ils pendent en désordre avix tentes du soleil.
Et, toujours feuilletant :
Le jour plein et léger tombe, et voilà le soir :
Sur le tronc d'un vieux orme au seuil on vient s'asseoir ;
On voit passer des chars d'herbe verte et traînante.
Un beau soir qui s'endort dans son lit de nuages.
« ••
Un matin qui s'éveille étincelant de joie...
Sur une plage :
Et d'un sable brillant une frange plus vivs
Y serpente partout entre Tonde et la rive
Pour amollir le lit des eaux.
Sur les heures :
Les antres s'éloignent et glitrsatnt
Comme des pieds sur les gazon»..*
132 LES CONTEMPORAINS
Impressions matinales :
Les brises du matia se posent pour dormir...
La mer roule à ees bords la ûuit ducs chaque ride..
Impressions de midi :
... A l'heure où les rayons sur les pentes s'étendent
Comme unfilei trempé ruisselant sur les prés...
Quand les tièdes réseaux des heures de midi,
En TOUS enveloppant comme un manteau de soie, etc.
Impression nocturne ;
Les étoiles, ces fleurs que minuit fait éclore,
Naissaient bous notre doigt dans les jardina des deux...
Mettez ici quelques centaines d'efc...
Si j'entends bien (mais qui en est sûr ?) les jeunes
poètes d'aujourd'hui, surtout ceux qu'on appelle les
« symbolistes », il me semble que Lamartine doit
leur plaire infiniment, et qu'il a souvent fait par
instinct ce qu'ils veulent faire avec préméditation.
Ils se plaignent, si je ne me trompe, que, cher la
plupart de nos poètes et môme chez quelques-uns
des plus grands, la poésie ressemble plus à un beau
discours qu'à un chant ; ils se plaignent qu'elle soit
plus éloquente que suggestive, qu'elle ait des reliefs
trop nets et des contours trop arrêtés, et qu'enfin
LAMARTINE 133
nos vers français aient un peu trop constamment le
genre de beauté des vers latins, de ces vers trop
sonores, au rythme trop marqué et trop énergique
et qu'un Virgile seul a pu amollir quelquefois, rythme
qui commande presque la précision dans les mots
et dans les images et qui exclut la demi-teinte, la
pénombre et l'ondoiement.
Or, il est certain que Victor Hugo, par exemple, —
comme Lucain, comme Juvénal, comme Claudien, en-
core qu'avecbeaucoup plus de génie, — fatigueassez
souvent et accable l'esprit par un éclat trop dur, par
des saillies trop vigoureusement éclairées, par trop de
perfection dans l'agencement du style, trop de jus-
tesse dans les jointures des phrases, trop d'exactitude
dans les comparaisons, trop d'ordre et de symétrie
dans la compositiondes morceaux, trop de t beautés ■»
d'un caractère un peu étroitement « littéraire » et
prévu par les Traités de rhétorique ; et qu'enfin, il
y a trop de Boileau dans Victor Hugo, même dans le
prodigieux versificateur des Contemplations et de la
Légende des siècles. Lamartine est certes beaucoup
moins savant, beaucoup moins précis, moins fécond
en images achevées et sensiblement inférieur par l'in-
vention verbale : et pourtant, avec leurs rimes non
cherchées, la monotonie de leurs coupes, la fluidité,
l'allongement indéfini de leurs périodes, leurs négli-
gences et leurs à peu près d'expression, en dépit
même des restes de phraséologie surannée qu'ils
charrient çà et là dans leurs plis, les vers de Laniar-
i34 LES CONTEMPORAINS
Une me semblent plus souvent approcher de ce qui
serait « la poésie pure».
Comment cela ? — L'essence de la poésie, — ce
en dehors de quoi elle ne se distingue plus de la
prose que par certaines cadences de mots, — c'est
peut-être le sentiment continu de correspondances
secrètes, soit entre les objets de nos divers sens,
formes, couleurs, sons et parfums, soit entre les
phénomènes de l'univers physique et ceux du monde
moral, ou encore entre les aspects de la nature et
les fonctions de l'humanité. Or, ces correspondances,
il me paraît bien que Victor Hugo en perçoit sans
doute de plus imprévues, et qu'il les exprime plus
complètement ; mais je crois que Lamartine en sug-
gère nn plus grand nombre, et avec moins d'eflFort. Et
comme il se contente de les indiquer, le signe, chez
lui, ne se détache pas tout à fait de la chose signifiée,
mais il en est tout imprégné encore ; ce sont, grâce
à je ne sais quelle délicieuse indécision de termes,
des passages aisés de l'idée à l'image et, presque
dans le même moment, des retours de l'image à
l'idée : en sorte que (presque toujours ) cette poé-
sie exprime simultanément l'âme et les choses, et
est donc la plus large, la plus compréhensive et, au
fond, la plus riche qu'on puisse concevoir.
J'ai peur que tout ceci ne vous paraisse pas très
clair. Il faudrait trouver quelque exemple, qui valût
pour des milliers de cas. — Je vous rappelle d'abord
que, dans la « comparaison», le poète exprime les
LAMARTINE 135
deux objets que son imagination rapproche ; que la
« métaphore » est une comparaison dont le second
terme est seul exprimé ; que V « allégorie » n'est
qu'une métaphore prolongée et que le « symbole »
n'est peut-être qu'une allégorie plus libre et plus
flottante. Ceci posé, je crois que la meilleure méta-
phore, et la plus vivante, est celle où l'objet sous-en •
tendureste leplusprésent,le mieux mêlé à l'image par
laquelle on l'évoque en nous,. — à condition que cette
image n'en soit point elle-même effacée ou affaiblie.
C'est cet effacement que l'on peut constater dans
la bonne vieille allégorie ou « métaphore prolongée »
de M'ne Deshoulières {Dans ces prés fleuris, etc.). C'est
ingénieux, mais cela ne contient pas une parcelle de
poésie. Pourquoi? C'est que pas un instant nous ne
voyons un troupeau, des prés, un berger, mais bien
les filles de cette dame, et ie roi à qui elle les recom-
mande. Le terme inexprimé de la comparaison a
mangé l'autre. Par contre, il arrive fort souvent,
chez Victor Hugo, que l'image ait un tel relief, une
telle précision, et qu'elle vive si bien par elle-même
et comme détachée de ce qu'elle exprime, que nous
ne voyons plus qu'elle (de quoi, d'ailleurs, nous ne
nous plaignons pas trop), et que nous avons besoin
de quelque effort pour en ressaisir la signification.
Mais, comme j'ai dit, les images de Lamartine res-
tent d'ordinaire inachevées et transparentes ; elles
fondent et se dissolvent à mesure qu'elles surgis-
sent : et de là leur charme singulier.
id« LES CONTEMPORAINS
L'exemple caractéristique qu'il me fallait, le voici.
C'est dans une pièce adressée à M™« Victor Hugo
« en souvenir de ses noces » {Recueillement» poéti'
quei).
La natnre eerTait cette amonreoB© agape ;
Tout était miel et lait, fleurs, feuillagea et fruits.
Et Vanneau nuptial s'échangeait sur la nappe,
Premier chaînon doré de la chaîné des nuits.
Ceci, je m'en aperçois maintenant, est une « com-
paraison » proprement dite, plutôt qu'une « méta-
phore », mais peu importe pour ma démonstration.
Remarquez-vous comme les deux termes de la com-
paraison sont intimement liés ; comme ils se pénè-
trent l'un l'autre ; comme le premier demeure pré-
sent dans le second ; comme le mot « nuits » vient
rappeler, dans le dernier vers, le mot « nuptial » du
vers précédent ; comme cette expression adorable
et un peu fuyante et vague : « chaîne des nuits »,
corrige ce qu'il y aurait de trop précis et de puéril
dans la vision d'une chaîne formée d'anneaux de
mariage, et sauve ainsi le poète de tout gongorisme ;
comme l'idée de la ressemblance matérielle de l'an-
neau d'une chaîne avec une bague est seulement
suggérée et s'évanouit aussitôt ; comme on passe mol-
lement de l'image de la bague à l'image de la chaîne
et de celle-ci à l'idée de la < succession» indéfinie
des nuits amoureuses, et comme tout cela est fondu,
ûuide, indéterminé dans les mots, et quelle gr&ce
LAMARTINE 131
et quelle suavité dans l'impression totale. Et ne
serait-ce pas un peu cela que cherchent aujour-
d'hui les plus inquiets de nos jeunes poètes ?
Un des procédés qui contribuent le plus à donner
à la poésie de Lamartine cet on ne sait quoi de
fluide, d'aérien, d'angélisé, c'est ce que nous appel-
lerons, si vous le voulez bien, la comparaison ascen-
dante. Je crois, sans en être absolument sûr, que
Victor Hugo a plutôt l'habitude de comparer les
choses de l'âme et de l'esprit à celles de la matière .
Au contraire, Lamartine ; tous les objets qu'il tou-
che de son verbe, c'est pour les élever en dignité.
Il tire la vie de l'élément vers la vie de la plante et
de l'animal, l'animal et la plante vers l'homme,
l'homme vers Dieu. Il pousse tout l'univers visible
sur l'échelle de Jacob. Les exemples, ici, foisonnent
à chaque page. Je vous en donnerai quelques-uns,
beaucoup moins pour votre instruction que pour
mon délassement :
Pourquoi relevez-vons, 6 fleurs, vos pleins calices,
Commfi un front incliné que relève famour f
0 Dieu, vois sur les mers l Le regard de l'aurore
Enfle le sein dormant de l'Océan sonore
Qui, comme un cœur de joie ou d'amour oppressé^
Presse le mouvement de son flot cadencé
Et dans ses lames garde encore
Le sombre azur du ciel que la nuit a laissé.
198 LES CONTEMPORAINS
K une source :
Mais tu n'es pas lasse d'éclore ;
Semblable à ces cœur» généreux
Quif méconnus, s'ouvrent encore
Pour te répandre aux malheureux^
Sur la « fleur des eaux » :
Elle est pâle comme unejoue
Dont T amour a bu les couleurs.,.
Les cygnes noirs nagent en troupe
Pour voir de près fleurir ses yeux.,.
Ou bien :
Endormons-nous dans nos prières
Comme le jour s'endort dans les parfume du soir.
(Ceci est, je crois bien,une comparaison « descen-
dante », mais si peu 1)
Le Mont-Blanc cache à Tombre de ses vastes flancs
une vallée et un doux lac, où il se mire. Tel l'homiae
de génie ; il est isolé et battu de la tempête :
Mais souvent, caché dans la nue,
Il enferme dans ses déserts,
Comme une vallée inconnue,
Un cœur qui lui vaut runiveri.
Ce sommet où la foudre gronde,
Où le jour se couche si tard,
Ne veut resplendir sur le monde
Que pour briller dans on regard...
LAMARTINE 139
Lisez toute cette petite pièce : le Mont-Blanc. Vous
verrez que, d'un bout à l'autre, l'idée et l'image s'y
entrelacent mollement, mais inextricablement.
Nous sommes bien loin des vieilles pratiques tra-
ditionnelles :
1" Telle qu'une bergère au plus beau jour de fête...
2<* Telle, aimable en son air, mais humble dans son style...
Les classiques mettent d'un côté l'objet comparé,
de l'autre côté l'objet auquel ils le comparent, — et
une cloison entre les deux. (Victor Hugo fait encore
souvent ainsi, et je ne dis point que Lamartine ne
le fasse jamais.) Et cela n'est pas, sans doute, le
contraire de la poésie ; mais ce n'est pas non plus
la poésie même. La poésie même, c'est, bien décidé-
ment, la concomitance du sentiment et de sa repré-
sentation concrète, et la pénétration de celle-ci par
celui-là. Et, sauf erreur, c'est bien ce qu'on appelle
le symbolisme, et c'est ce que Lamartine offre pres-
que à chaque instant.
Du premier coup, il avait trouvé cela. Déjà, dan»
la Prière (Premières Méditations), les traits dont se
compose la description de la campagne à l'heure du
couchant évoquent d'eux-mêmes la vision d'un tem-
ple, et la nature prie avant même que le poète se
soit mis à prier. — Dans le Passé {Nouvelles MéditO'
tions)j vous vous rappelez le premier vers :
Arrêtons-noQB scr la collindt
140 LES CONTEMPORAINS
Cette colline est une vraie colline, d'où le poète
revoit à ses pieds le théâtre de sa jeunesse ; mais
c'est en même temps le sommet de l'âge mûr, l'arête
qui sépare les deux versants de la vie, et cela,
sans que ces correspondances soient formellement
énoncées. — Dans la Retraite {Harmonies)^ la péné-
tration des images par l'idée est plus intime et plus
profonde encore. Cela vous ennuiera-t-il beaucoup
que je vous cite quelques-unes des dernières stro-
phes, si connues? Le poète vient de nous dire que
a sa fenêtre est tournée vers le champ des tom-
beaux » , où l'herbe couvre le sommeil des morts ;
que t plus d'une fleur nuance ce voile » et que, là,
tout parle d'espérance et de réveil. Il continue :
Mon œil, quand il y tombe,
Voit l'amoureux oiseau
Voler de tombe en tombe,
Ainsi que la colombe
Qui porta le rameau.
Ou quelque pauvre veuve,
Aux longs rayons du soir.
Sur une pierre neuve.
Signe de son épreuve,
S'agenouiller, s'asseoir,
Et, l'espoir sur la bouche.
Contempler du tombeau,
Bous les cyprès qu'il touche.
Le soleil qui se oocche
Pour se lever plus beau.
LAMARTINE fil
Paix et mélancolie
Veillent 1& près des morts,
Et l'âme recueillie
Des vagaes de la vie
Croit y toucher lea bords...
Les choses, ici, sont vraiment translucides et
comme imbibées de lumière. Tous les traits sont
bien empruntés à un cimetière de village : mais la
transmutation est instantanée, du pigeon qui, de la
maison voisine, vient picorer sur les tombes en la
colombe de l'arche • du soleil qui s'éteint (pour
renaître) derrière les cyprès, au soleil éternel qui se
lève de l'autre côté de la mort ; et l'on ne sait si
cette forme sombre agenouillée sur une pierre « aux
longs rayons du soir » est en effet une veuve qui
prie, ou la vague statue de l'Ame espérante... Et,
encore une fois, que cherchent donc les jeunes sym-
bolistes, si ce n'est cela?
Lisez enfin VOccident (dans les Harmonies). Voilà
la merveille des merveilles, l'exemplaire idéal de la
poésie symbolique. Lamartine décrit simplement un
coucher de soleil :
Et la mer s'apaisait comme nne ame écornante
Qui s'abaisse au moment où le foyer pâlit...
Et la moitié du ciel pâlissait...
Et dans mon âme, aussi pâlissant & mesure,
142 LES CONTEMPORAINS
Tous les bruits d'ici-bas tombaient arec le jour.
Et vers l'Occident seul, une porte éclatante
Laissait voir la lumière à flots d'or ondoyer...
Et alors il semble que tout soit attiré vers cette
porte et aille s'y engouffrer :
Et les ombres, les vents, et les flots de l'abîme,
Vers cette arche de feu tout paraissait courir,
Comme si la nature et tout ce qui l'anime
En perdant la lumière avait craint de mourir 1
Et mon regard long, triste, errant, involontaire,
Lee suivait et de pleurs sans chagrin s'humectait...
Et de l'Image immense, sans effort et comme si
tombait seulement un dernier voile diaphane, l'Idée
surgit :
0 lumière, oii vas-tn ?.....•• . .
Poussière, écume, nuit; vous, mes yeux, toi mon âme,
Dites, si vous savez, où donc allons-nous tous ?...
A toi, Grand Tout, dont l'astre est la pâle étincelle,
En qui la nuit, le jour, l'esprit vont aboutir I...
Au reste, les Harmonies tout entières (et j'arrive
ainsi à, l'étude du « fond ») ne sont qu'un long et
opulent symbole, puisque nul tableau n'y est peint
pour lui-même et que toutes les choses décrites y sont
représentatives de quelque chose qui les dépasse, soit
LAMARTINE J43
de la grandeur et de la bonté divines, soit des senti-
ments que l'homme doit avoir pour Dieu.
M. Deschanel écrit : « Les idées de Lamartine sont
inconsistantes; elles flottent à tous les vents du
siècle. Il mêle l'Ancienne et la Nouvelle Loi. Dieu est
pour lui, tantôt le Jéhovah biblique, tantôt le Christ,
tantôt TEsprit-Saint, avec toutes sortes de métamor-
phoses ; tantôt le Dieu du Vicaire savoyard, à moitié
rationaliste; tantôt l'Ame delà Nature, et la Nature
elle-même, confondues ; de sorte qu'on l'accusa de
panthéisme, non sans apparence. »
Cela est très bien dit. Seulement, où M. Deschanel
semble mettre un reproche, je mettrais une louange,
L'éminent professeur dit encore mieux, un peu plus
loin : « Les Harmonies parcourent au hasard, si l'on
ose dire, toute la gamme des concepts sur l'idée de
Dieu. C'est moins le panthéisme philosophique que
le panthéisme lyrique. »
Ici, je souscris pleinement^ je ne repousse que ces
deux mots : « au hasard ». Ces « psaumes modernes w,
comme Lamartine avait voulu les nommer, sont en
effet un vaste cantique au Divin perçu et considéré
successivement dans toutes ses manifestations et
tous ses modes; mais ils suivent, si je ne m'abuse,
une espèce d'ordre logique, naturel, — et ascendant.
!• C'est d'abord le développement, en quatre ou
cinq magnifiques symphonies, de ce délicieux psaume
énumératif de François d'Assise, où l'àme légère et si
douce de ce saint de plein air invite toutes les créa-
144 LES CONTEMPORAINS
tures à louer Dieu, — avec, peut-être, des réminis-
cences de ces charmantes hymnes du Bréviaire
romain, pour Matines, pour Laudes, pour Vêpres,
etc., où le rapport de chaque prière avec l'heure du
jour est si gracieusement indiqué, et où Ton dirait
que pénètre un peu de la nature, comme un rayon
de soleil qui vient tomber sur le tabernacle, ou
comme une branche de feuillage aperçue par le vitrail
entr'ouvert :
Celui qui sait d'où vient le Boleil qui se lève
Ouvre ses yeux noyés d'allégresse et d'amour.
Il reprend son fardeau que la vertu soulève,
S'élance et dit : < Marchons à la clarté du jour 1 »
(Cf. les Hymnes traduites par Jean Racine. )
Et c'est encore, si vous voulez, le bon vieil argu-
ment d'école, l'innocente « preuve de Texistence de
Dieu parle spectacle delà nature», harmonieuse-
ment développée déjà par Fénelon, Rousseau et
Bernardin de Saint-Pierre, reprise, renouvelée, ren-
due splendide par l'imagination d'un grand poète.
Ce que vaut cette preuve philosophiquement, je n'ai
pas à le rechercher. La valeur, très variable, en est
proportionnelle à la puissance d'émotion qui est eu
chacun de nous et à notre aptitude à. jouir du beau
dans l'univers physique. C'est une de ces preuves de
pur sentiment, qui sont les plus faibles ou les plus
fortes selon les cas.
M. Deschanel voit de 1' « artifice » (I, page 204]
LAMARTINE 145
dans ces effusions. Moi, pas, c'est tout ce que j'ai à
dire. A mon avis, Lamartine est peut-être le seul
poète qu'il ne faille jamais accuser d'artifice ; — de
nonchalance ou de maladresse, ou de naïveté, oui,
si l'on veut.
2* Beaucoup de ces hymnes sont, sans doute, des
hymnes déistes et, par conséquent, dans la pensée
du poète, nullement contradictoires au dogme chré-
tien. Mais il arrive ceci, que le déisme de Lamartine
prend souvent, à son insu, l'accent proprement pan-
théistique. C'est que, en dépit de son acte de foi
préalable en un Dieu personnel et distinct de la créa-
tion, Lamartine a bien, en présence de l'univers
physique, la même disposition sentimentale et
éprouve bientôt la même espèce d'ivresse que les
panthéistes décidés. Concevoir les phénomènes sensi
blés comme des signes de la puissance, de la gran-
deur et de la bonté de Dieu, ou croire que ces phé-
nomènes sont des modes d'existence de la divinité
même, ce n'est sans doute pas, philosophiquement
la même chose ; mais, s'il s'agit de glorifier Dieu, —
ici par ce qu'on appelle ses œuvres, là par ce qu'on
appelle ses manifestations et ses divers aspects, —
ce seront nécessairement les mêmes développements
ce sera l'énumération des mêmes objets, des mêmes
images Entre ces deux conceptions métaphysiques
pourtant si différentes, il n^y aura plus guère que
l'épaisseur d'une métaphore.
Le déisme, — abstrait et glacé chez d'autres, --»
LBS C0KTSMP0RA.1NS. — VI. JO
U6 LES CONTEMPORAINS
est, chez lui, ardent, vivant, luxuriant. Il sépare
Dieu du monde dans sa pensée, jamais dans son
imagination, jamais dans sa prière. Prier, c'est
pour lui, le plus souvent, communier avec le symbo-
lique univers et jouir avec exaltation de la beauté
des choses.
J'ai fait une découverte, en feuilletant YHistoire
de la littérature hindoue^ du poète excellent et de
rirréprochable bouddhiste Jean Lahor. C'est que la
moitié des Harmonies de Lamartine sont tout sim
plement des hymnes védiques. Non qu'il ait imité
les Védas; il est même fort probable qu'il ne les
connaissait point au moment où il écrivait les Harmo-
nies. Cet homme d'Orient (vous vous souvenez qu'il
croyait fermement à ses origines orientales) a
retrouvé cela tout seul.
11 serait curieux de noter la ressemblance, non
seulement de sentiment, mais, çà et là, d'expression
entre les hymnes de Lamartine el ceux des anti-
ques brahmanes. Dansri7;/mn« de la nuit je lis cette
strophe : .
Ces chnears étincelants que ton doigt seul conduit.
Ces océans d'azur où Irar foule s'élance,
Ces fanaux allumés de distance en distance,
Cet <istre qui paraît, cet astre qui s'enfuit,
Je les comprenùs, Seigneur I Tout chante, tont m'instrait
Qu« rahime est comblé par ta magni/icence...
Ainsi, dans le Rig-Véda: « De sa splendeur ^ il rem-
LAMARTINE 141
plit l'air,.. De cette même clarté, Dieu purifiant et
protecteur, tu couvres la terre, tu inondes le ciel,
l'air immense, faisant les jours et les nuits, et con-
templant tout ce qui existe... »
Dans V Hymne du soir :
n me semblait, mon Dieu, qae mon âme oppressée
Devant l'immensité s'agrandissait en moi,
Et Bur les vents, les âoti ou les feux élancée,
De pensée en pensée
Allait se perdre en toi.
Ainsi, dan» la Prière de Parasasa et de Mukukanda :
« Je viens à toi... aspirant aune plénitude defélicité,
aspirant à Textinctionde moi-même, à mon absorp-
tion en toi. »
Dans le Golfe de Gênes :
• Mais où donc est ton Dieu ?» me demandent les sages.
Mais où donc est mon Dieu ? Dans toutes ces images,
Dana ces ondes, dans ces nuages,
Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieuz.
Dans ces ombres du soir qui des hauts lieux descendent,
Et dans ces horizons sans bornes, qui s'étendent
Plus haut que la pensée et plus loin que les jeux.
Ainsi, dans le Rig-Véda: t 0 Varuna, le vent, c'est
ton souffle agitant les airs... En toi repose Timmen-
silé de la terre et du ciel. 0 Varuna, tous les mondes
sont en toi. Tes clartés heureuses voient se déve-
lopper autour d'elles les belles formes du ciel et do
la terre... »
148 LES CONTEMPORAINS
Dans Y Infini^ dans les deux :
Cet œil s'abaisse donc sur toute la nature ;
Il n'a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure,
Et, devant l'Infini, pour qui tout est pareil.
Il est donc aussi grand d'être homme que Boleil.
Ainsi, dans Visa Upanishad : « Il est loin et près de
toutes choses... L'homme qui sait voir tous les Etres
dans ce suprême Esprit, et ce suprême Esprit dans
tous les Etres, ne peut dès lors rien dédaigner... »
Dans Pourquoi mon âme est-elle triste ?
Et qu'est-ce que la vie ? Un réveil d'un moment,
De naître et de mourir un court étonnement,
Un mot qu'avec mépris l'Etre éternel prononce...
Eclair qui sort de l'ombre et rentre dans la nuit...
Ainsi, dans le Mahahahrota : « De même qae des
millions d'étincelles jaillissent d'un feu brûlant, de
môme les âmes sortent de l'être immuable et y
retournent... »
Je sais bien que, tout de môme, ce n'est pas exac-
tement la même chose Nulle part (jusqu'à présent
du moins) Lamartine n'identifie explicitement Dieu
et la Nature. S'il lui arrive de dire tour à tour,
comme les poètes hindous : « Dieu est dans l'univers »
et « l'Univers est en Dieu», il recule toutefois devant
cette aflirmation que « l'Univers est Dieu », et s'en
tient à celle-ci, que l'univers est la langue, le verbe
LAMARTINE 149
de Dieu. Mais nous sommes ici, j'en ai peur, dans
nne région de rêve où les mots n'ontplus un sens bien
précis... Dire que le monde est la parole de Dieu,
ce n'est peut-être déjà plus distinguer nettement
l'un de l'autre ; et nous nous demandons, et Lamar-
tine se demande lui-même ce que peut bien être
Dieu en dehors de sa parole qui est le monde, et si
Dieu serait encore concevable, cette parole suppri-
mée. Le poète nous dit :
Il est une langue inconnue
Que parlent les vents dans les airs,
etc., etc. Il énumère ici tous les phénomènes de
l'univers physique, et conclut : « — Cette langue
parle de toi.
De toi, Seigneur, être de l'être,
Vérité, vie, espoir, amour 1
De toi que la nuit veut connaître,
De toi que demande le jour,
De toi que chaque son murmure,
De toi que l'immense nature
Dévoile et n'a pas défini... »
Autrement dit : « Sans la nature qui est son verbe,
et qui exprime, semble-t-il, une volonté aimante et
bienfaisante, nous ne saurions rien de Dieu. » Or, de
là à songer : t Ce verbe, c'est Dieu, puisque, sans lui,
Dieu serait pour nous comme s'il n'était pas », y a-
t-il si loin ? — Et, d'autre part, lorsque les poètes
150 LES CONTEMPORAINS
hindous écrivent : « Ecume, yagues, tous les aspects,
toutes les apparences de la mer ne diffèrent pas de la
mer : nulle différence non plus entre l'univers et
Brahma », ou lorsqu'ils font dire k Dieu : t Je suis
dan$ les eaux la saveur, la lumière dans la lune et le
soleil, le sor dans l'air, la force masculine dans les
hommes, le parfum pur dans la terre, la splendeur
dans le feu, etc. », n'avouent-ils pas implicitement
que Dieu n'est point, proprement, l'eau, la lune, le
soleil, l'air, les hommes, la terre, le feu, mais quMl
se manifeste sous ces « apparences » ; et que le feu,
la terre, l'air, le soleil, l'eau, la race humaine sont
les signes, les symboles, la parole de Dieu? Ne se
rencontrent-ils pas enfin, par un détour, avec le
poète des Harmonies ? Ainsi se réconcilient, dans le
vague, les métaphysiques.
Que si les bons Hindous font parfois un pas vers
Lamartine, plus souvent c'est Lamartine qui fait un
pas vers eux. A de certains moments, ébloui par la
splendeur du monde, il oublie la distinction pru-
dente entre le signe et l'Etre signifié, et adore expres-
sément, sans doute par inadvertance, la Nature-Dieu.
Il s'écrie dans V Hymne du matin :
Montez donc, flottez donc, roulez, rolez, vent, flamme
Oiseaux, vagues, rayons, rapeurs, parfums et voix 1
Terre, exhale ton souffle I Homme, élève ton âme t
Montes, flottez, roulei, ticcompliisez vos lois 1
Montes, volez à Di«u I plas haut, pins haut encore I....
Montez, 0 est là-haut ; descendez, tout é$t lui I
LAMARTINE 15i
Ailleurs, le rôle que Lamartine prête à TEsprit-
Saint ne paraît pas extrêmement différent de celui
de Vishnou : « Gloire à toi, dit la Prière de Paratasa,
tout-puissant Seigneur, ô Vishnou, àme de l'uni-
vers... » Et Lamartine :
Ta ne dors pas, souffle de vie.
Puisque l'univers rit toujours!
Et plus loin :
Tu revêts la forme sanglante
D'un héros, d'un peuple, d'un roi...
Et encore (car, tandis que j'y suis, je m'en voudrais
de ne point vous citer cette strophe admirable) :
Il se fait un vaste silence :
L'esprit dans ses ombres se perd.
Le doute étouiTe l'espérance
Et croit que le ciel est désert.
Puis tel qu'un chêne obscur^ longtemps avant l'orage,
Dont frémit tout à Mup l'immobile feuillage,
Et dont l'oiseau s'enfuit sans entendre aucun sou,
Le monde oii n«l éclair ne t« précède ene^re,
D'an inquiet ennui sa treable et se dévore,
Et, comme à soa intu, de l'Esprit qu'il igaon
Sent le divin frisson.
Mais ce que les Harmonies lamartiniennes ont en
commun avec les hymnes du Rig~Véda, c'est, plus
encore que certaines conceptions fflétaphygiquas, la
16i LES CONTEMPORAINS
poésie, la couleur, l'abondance, la magnificence,
l'accent... Oui, je trouve dans les Harmonies quelque
chose qui n'est pas chez les poètes grecs, qui n'est
pas dans Jean-Jacques, qui n'est pas dans Chateau-
briand, qui n'est pas dans George Sand ni dans
Victor Hugo : une sorte d'ébriété sacrée au spectacle
et au contact de l'immense univers. Hugo lui-même,
visionnaire, reste beaucoup plus séparé des objets
qu'il décrit et des visions, le plus souvent terribles,
où il les déforme. L'âme de Lamartine, autant que
cela est concevable, se dissout délicieusement dans
les choses.,. Il peut dire avec vérité :
Mon âme est an torrent qui descend des montagnes
Et qui roule sans fin ses vagues sans repos.
Mon âme est nn vent de l'aurore
Qui s'élève avec le matin...
Il est dans cet état de ravissement et d'allégresse
divine où nous sommes tous entrés quelquefois, sur-
tout parmi des paysages vastes et découverts, qui
évoquaient en nous l'image de l'immensité et la
beauté totale et la figure même de la planète, sur la
montagne ou au bord de la mer lumineuse ; quand
nous descendions, dans l'air léger, presque délivrés
du sentiment de la pesanteur, vers les vallées douce-
ment bruissantes de l'invisible sonnerie des trou-
peaux ; ou quand nous marchions l'été, dans une
grande plaine, par un grand soleil, tout enveloppés
LAMARTINE 153
de rayons et d'odeurs végétales. Dans ces moments-
là, on est à ce point envahi de sensations puissantes
et suaves qu'on serait fort incapable de faire nette-
ment le départ des effets et de la cause et d'abstraire
Dieu de tout ce « divin » où l'on est plongé, etqa'on
ne discerne plus bien si Dieu est dans la nature, ou
si la nature est Dieu. Sentir se confond, alors, avec
adorer. Ce ravissement, d'ailleurs, nous ne saurions
le traduire (à supposer que nous en eussions le
talent) qu'en le faisant cesser par là même. Sully-
Prud'homme le définit en analyste, avec un art
exquis et laborieux, dans la pièce des Stances et
Poèmes intitulée : Pan. Lamartine, lui, l'exprime
sans effort, ou plutôt il le « chante », il l'exhale, il
l'épanché en paroles splendides, et qui semblent
involontaires. Et, je le répète, cela ne s'était point
vu depuis les poètes de l'Inde antique.
Quelquefois son extase balbutie ; on dirait que les
mots vont lui manquer. — Tu comprends, vient-il de
dire à Dieu, l'hymne silencieux des astres :
Ah I Seigneur, comprends-moi de même.
Entends ce que je n'ai pas dit l
Le silence est la voix suprême
D'un cœur de ta gloire interdit.
Cest toi/ (Test moi ! Je suis ! J'adore!
Ainsi le brahmane : « Quand je pense que cet être
lumineux est dans mon cœur, les oreilles me tintent,
154 LES CONTEMPORAINS
mes yeux se troublent, mon ô,me s'égare... Que dois-
je dire? et que puis-je penser ? »
Mais bientôt le torrent repart et les mots se préci-
pitent. Ecoutez ce Cri de Vâme :
Quand le aouftle divin qui flotte sur le monde
S'arrête snr mon âme ouverte au moindre vent,
Et la fait tout à coup frissonner, comme une ondt
Où le cygne t'ahat dans un cercle mouvant ;
Quand mon regard se plonge au rayonnant abîme
Où luisent ces trésors du riche firmament,
Ces perles de la nuit que son souffle ranime.
Des sentiers du Seigneur innombrable ornement ;
Quand d'un ciel de printemps l'aurore qui ruisselle
Se brise et rejaillit en gerbes de chaleur,
Que chaque atome d'air roule $on étincelle
Et que tout aou^ mes pas devient lumière ou fleur }
Quand tout chante ou gazonill*, ou roucoule, ou bonr-
[donne .
Que d'immortalité tout semble se nourrir,
Et que l'homme, ébloui de cet air qui rayonne,
Croit qu'un jour si vivant ne pourra plus mourir ;
Que je roule en mon sein mille pensers sublimes,
Et que mon faible esprit, ne pouvant les porter.
S'arrête en frissonnant sur les derniers abîmes,
Et, faute d'un appui, va s'y précipiter...
Quand je ssns qu'un soupir de mon âme oppressée
Pourratt créer un monde en son brûlant essor^
Que ma vie userait le temps, que ma pensée,
En remplissant le ciel, déborderait encor t
LAMARTINE 153
Jéhovah l Jéhovah ! ton nom bcuI me soulage. ..
Vous sentez bien qu'il crie ici : « Jéhovah » comme
ses lointains ancêtres eussent crié : « Vishnou », et
que les deux cris ont le même sens. — Et, par exem-
ple, vous trouverez le même souffle, le môme mou-
vement, les mêmes images, le même son et, j'y
reviens, la même « ivresse » dans V Hymne de Cutsa
(vous savez que Cutsa est le nom de l'Aurore) et
dans V Hymne du matin :
0 Dieu, vois dans les airs !.,,
0 Dieu, vois sur les mers !..,
0 Dieu, vois sur la terre I...
J'ai cité tout à l'heure un peu pêle-mêle, pour les
rapprocher des cantiques de notre poète, des prières
hindoues d'époques et même d'inspirations un peu
diverses. Je précise maintenant : c'est aux plus
anciennes hymnes, — à celles où le panthéisme n'est
qu'en germe et n'a pas encore enfanté le pessimisme
bouddhique, — que ressemblent particulièrement
certaines Harmonies. Et cette poésie, védique ou
lamartinienne, est sans doute la plus grande et la
plus glorieuse que les hommes aient entendue.
11 pense, tt Vuniver» dont ton âme apparaît.
Cette poésie-là, c'est bien, en effet, l'apparitioB
chantante de l'univers dans une Àme.
156 LES CONTEMPORAINS
3* Mais sous le Lamartine hindou que nous venons
de voir, sous le brahmane ébloui par les phénomènes
et prêt à se fondre en eux, l'Occidental, le chrétien,
le Bourguignon veille, et tout à coup se ressaisit
et oppose son « moi » retrouvé à l'univers délicieux
et accablant. Cette reprise se fait, notamment, dans
l'ode incomparable : Eternité de la nature, brièveté
de l'homme.
« L'homme n est qu'un roseau, le plus faible de la
nature, mais c'est un roseau pensant. » (Ce n'est pas
ma faute si cette phrase, si belle, est vieille de deux
cent trente ans, ou à peu près.) Le cantique de
Lamartine exprime, avec une splendeur devant quoi
tout pâlilj une idée analogue. Analogue seulement.
Pascal disait : « Il ne faut pas que l'univers entier
s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau
suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écrase-
rait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le
tue, parce qu'il sait qu'il meurt et l'avantage que
l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien. Toute
notre dignité consiste donc en la pensée. » Lamar-
tine ajoute à cela quelque chose. Il ne dit pas seu-
lement à la Nature : « Toi, tu ne sais pas ; moi, je
sais. » Il lui dit : « Toi, tu ne connais et tu n'aimes
pas Dieu (sinon dans les vers des poètes et par un
jeu de métaphores dont j'ai moi-même quelquefois
abusé) ; moi, je l'aime. » Et, après avoir, dans des
strophes impétueuses, salué l'immensité de l'océan,
de la terre, des astres et du ciel ; après s'être vu
LAMARTINE 157
petit, si petit 1 dans l'espace, et si éphémère dans la
temps, perdu dans l'humanité totale comme l'est
une goutte d'eau dans la mer, et comme l'humanité
l'est elle-même dans l'infini des mondes, le poète,...
Non, j'ai beau faire, je ne puis me tenir de copier
encore, — pour moi, non pour vous, — la fin de
cet hymne sublime, un des chefs-d'œuvre du
verbe humain :
... Vous allez balayer ma cendre,
L'homme ou l'insecte en renaîtra.
Mon nom brûlant de se répandre
Dans le nom commun se perdra.
Il fut ! voilà tout. Bientôt même,
L'oubli couvre ce mot suprême,
Un siècle ou deux l'auront vaincu...
Mais vous ne pouvez, ô Nature,
Effacer une créature.
Je meurs î Qu'importe î J'ai vécu t
Dieu m'a vu 1 Le regard de vie
S'est abaissé sur mon néani.
Votre existence rajeunie
A des siècles, j'eus mon instant!
Mais dans la minute qui passe,
L'infini de temps et d'espace
Dans mon regard s'est répété,
Et j'ai vu dans ce point de l'être
La même image m'apparaître
Que vous dans votre immensité t
Distances incommensurables,
Abîmes des monts et des cîeux^
Vos mystères iuépuisablcg
i58 LES CONTEMPORAINS
Se sont révélés à meg yeux :
J'ai roulé dans mes vœux sublimos
Plus d« vagues que tes abîmes
N en roulent, 6 mer en courroux I
Et vous, soleila aux yeux de flamme.
Le regard brûlant de mon âme
S'est élevé plus haut que vous I
De l'Etre universel, unique,
La splendeur dans mon ombre a lui.
Et j'ai bourdonné mon cantique
De joie et d'amour devant lui ;
Et sa rayonnante pensée
Dans la mienne s'est retracée,
Et sa parole m'a connu ;
Et j'ai monté devant sa face,
Et la Nature m'a dit : « Passe ;
Ton sort est sublime : il t'a vu 1 »...
Vivez donc vos jours sans mesure,
Terre et ciel, céleste flambeau,
Montagne*», mers ! Et toi. Nature,
Souris longtemps sur mon tombeau !
EfÉacé du livre de vie,
Que le Néant même m'oublie I
J'admire et ne suis point jaloux.
Ma pensée a vécu d'avance.
Et meurt avec une espérance
Plus impérissable que voua I
Lamartine écrit dans son Commentaire : « C'est un
chant ou plutôt un cri de pieux enthousiasme
échappé de mon âme à Florence, en 1828. C'est une
des poésies de ma jeunesse qui me rappelle le plus
LAMARTINE 159
à moi-même le modèle idéal du lyrisme dont j'aurais
voulu approcher. »
Ainsi Tauleur des Harmonies parcourt, d'un mou-
Tement naturel, toutes les façons de concevoir et
d'aimer Dieu. J'ai indiqué la façon catholique , —
d'un catholicisme où le dogme n'est pas serré de très
près, mais où persistent l'accent des hymnes litur-
giques, l'odeur de l'encens , le recueillement du
sanctuaire, un charme très doux d'oraison pieuse.
{La Lampe du Temple ou VAme présente à Dieu;
Hymne du s&ir dans les Temples.) — Puis nous avons
TU le déisme du poète, par la nature des arguments
qui l'appuient et par l'espèce d'ivresse amoureuse
dont il est envahi en les développant (ces arguments
étant les spectacles môme de l'univers sensible),
aboutir à une disposition d'àme proprement pan-
théistique. — Enfin, cet enchantement secoué, voici
reparaître le spiritualisme ardent et pur des Médita-
tions (le Tombeau d'une mère., Hymne de la mort\. '
Dans ce vaste soliloque : Novissima Verba, le poète,
près de désespérer, se réfugie, parmi la fuite, la
vanité et le néant du tout, dans la seule certitude
de la conscience morale, et rencontre, pour la défi-
nir, des images qui semblent d'exactes transposi-
tions des formules kantiennes :
Non ! dans ce noir chaos, dans ce vida sans terme,
Mon âme sent en elle an point d'appai plus ferme,
La conscience I instinct d'une autre vérité,
Qui guide par ia force et non par $a elartij,
160 LES CONTEMPORAINS
Comme on guide l'aveugle en sa sombre carrière
Par la voix, par la main, et non par la lumière.
Noble instinct, conscience, ô vérité du cœur t
Et un peu plus loin, devançant, cette fois, les
meilleures formules de Renan :
... Et dût ce noble instinct, sublime duperie,
Sacriâer en vain l'existence à la mort.
J'aime à jouer ainsi mon âme avec le sort ;
A dire, en répandant an seuil d'un autre monde
Mon cœur comme un parfum et mes jours comme nne
[onde :
« Voyons si la vertu n'est qu'une sainte erreur.
L'espérance on dé faux qui trompe la douleur ;
Et si, dans cette lutte où son regard m'anime,
Le Dieu ser-ait ingrat quand l'homme est magnanime. »
D'autres pièces traduisent et enseignent la reli-
gion en esprit et en vérité, ce que nous avons appelé
le néo-christianisme, et qui est en effet l'Evangile
encore, mais appliqué à un état de civilisation fort
différent de celui où vécurent les pêcheurs et les
vagabonds de Galilée. La Pensée des morts^ d'une si
mélancolique tendresse, dit la perpétuité du lien
entre les morts et les vivants et somme Dieu d'être
clément au nom même de sa justice et de sa gran-
deur. L'exhortation Aux chrétiens dans les temps
d'épreuves, V Hymne à V Esprit-Saint^ V Hymne au
Christ, les Révolutions dégagent le sens véritable de
l'Evangile, s'indignent des emplois où les politiques
LAMARTINE 16i
ont abaissé la sainte parole, affirment le progrès
humain par la bonté et le sacrifice, et la croyance à
un dessein divin dans le gouvernement du monde et
dans l'économie de l'histoire... Et ces choses avaient
été dites, je crois ; et l'on s'est mis, depuis dix ans,
à en répéter quelques-unes, mais non pas mieux ni
plus clairement, ni plus magnifiquement, parce que
cela est impossible.
Au surplus, nous retrouverons ces pensées, avec
des développements nouveaux et plus hardis peut-
être, dans Jocelyn^ dans la Chute d'un ange et dans
les Recueillements.
JOCELÏN.
Je ne voudrais point trop ressasser des choses que
vous savez aussi bien que moi. Ce que les Harmonies
sont aux Contemplations, Ténorme épopée dont la
Chute et Jocelyn forment des « chants » détachés le
devait être à la Légende des siècles. Et comme on voit,
dans la Légende, l'humanité s'élever peu à peu à une
morale plus pure, ainsi sans doute devait s'épurer,
dans ses vies successives à travers les siècles, l'âme
déchue dont le premier nom est Cédar, et le dernier,
Jocelyn. Et je ne m'exagère point l'originalité de ces
conceptions. Mais c'est qu'au fond il n'y a qu'un seiîl
sujet de « divine comédie ». Le rêve généreux de la
LBS CON-ÏMi>ORAnW. — TI. 11
«62 LES CONTEMPORAINS
pauvre humanité est toujours le même depuis trois
mille ans, et plus ; et ce dont il s'agit dans les vieux
poèmes de l'Inde et dans les mystères d'Eleusis,
c'est déjà la purification et le progrès par la douleur
acceptée,
Je ne vous conterai pas la fable de Jocelyn; ie
ne vous rappellerai pas son charme puissant, ni
la profondeur de quelques-uns de ses sanglots,
ni l'Idylle chaste, et pourtant enivrée, des deux
enfants dansTAlpe vierge, ni la sérénité et l'ineffable
beauté morale des derniers tableaux. Je ne retiens
que l'essentiel. Jocelyn^ c'est l'idéal du sacrifice
réalisé dans un homme. Tout, dans l'affabulation du
poème, est subordonné à cette pensée ; et par là
8 expliquent et se justifient les épisodes même qui
ont le plus heurté les critiques et que tous, sans
exception, ont condamnés.
Ils ont du moins fait grâce à la première immola-
tion de Jocelyn. Ils ont supporté que Jocelyn entrât
au séminaire pour permettre à sa sœur d'épouser
celui qu'elle aime. Vocation fausse et contrainte ?
Non pas. C'est par un acte de charité particulière
que Jocelyn se détermine au sacerdoce, qui est,
selon Lamartine, le ministère de la charité univer-
selle. Le prêtre est, à ses yeux, l'homme qui souffre
et expie pour les autres. Le besoin d'accomplir un
premier sacrifice induit Jocelyn à devenir, profes-
sionnellement, « l'homme de sacrifice ». Dès le
moment où il a consenti à s'immoler au bonheur de
LAMARTINE 165
sa sœup, il commençait déjà à être prêtre : en entrant
au séminaire, il n'a fait que poursuivre sa marche.
Tout cela est parfaitement logique et harmonieux.
Mais bientôt voici l'obstacle : une année passée
dans une vallée des Alpes avec un jeune garçon qui
se trouve être une jeune fille. L'amour d'une per-
sonne et, au bout du compte, l'amour charnel, va
donc détourner Jocelyn de sa vocation qui est l'a-
mour de tous les hommes dans l'amour de Dieu?
Vous ne le voudriez pas ! Et, en effet, cet obstacle,
il le franchit. Et les critiques dont je parlais sont
désolés qu'il le franchisse, — et indignés surtout
des raisons occasionnelles par où il se décide à le
franchir.
Ecoulez ici M. Emile Deschanel : «... La fonte des
neiges a rouvert les chemins : Jocelyn est mandé à
Grenoble pour assister un vieil évêque son protecteur
qui, en prison, se prépare au martyre. A la veille
du grand voyage, il veut se pourvoir du saint viati-
que, qu'un prêtre seul peut lui offrir. Il faut donc
que Jocelyn devienne prêtre. En vain Jocelyn lui
révèle sa vive amitié pour Laurence; l'évêque le
presse de renoncer à cette affection terrestre et
d'être tout à l'Eglise. Jocelyn cède : il est ordonné
prêtre par l'évêque dans son cachot, afin de pouvoir
à son tour lui donner les derniers sacrements et une
mort sainte. Adolescent, il s'est immolé à sa sœur :
il s'immole maintenant à son vieil évêque.
« Pour lui-même, il en a le droit, et on peut nom-
164 L'ES CONTEMPORAINS
mer cela, si l'on veut, « la perfection héroïque »
(le mot est de M. Emile OUivîer) ; mais Laurence,
a-t-ii donc le droit de la sacrifier aussi ? — « 0
poète imprudent ! s'écrie le pasteur Vinet, quel fan-
tôme vous élevez à la place du catholicisme? Joceljn
devient prêtre afin de pouvoir donner l'absolution...
Personne n'oserait dire qu'un homme pieux perd
son litre à l'héritage céleste parce que, contre sa
volonté et son vœu, il serait mort loin des consola-
tions de l'Eglise... Le fanatisme est beau en poésie,
mais le poète ne doit pas laisser lieu de penser qu'il
épouse les emportements du zèle aveugle et amer.
C'est, âmes yeux, le tort de M. de Lamartine en cet
endroit. »
« Mais laissons de côté l'argument religieux,
voyons les choses humainement. Si le sacrifice de
Jocelyn en faveur de sa sœur est d'une beauté par-
faite, le second, son obéissance aveugle à l'évêque.
Bol bien discutable. Qu'a donc fait la malheureuse
Laurence pour être immolée aussi, avec Jocelyn et
par lui ? C'est à cela pourtant que tient tout le poème ;
c'est le postulat nécessaire afin que Jocelyn, devenu
prêtre, ne puisse plus l'épouser. Eh bien ! cela n'est
pas pins vraisemblable qu'orthodoxe. Et ce n'est pas
la môme sorte d'invraiseuiblance que celle du long
tête-à-tête angélique de toute une année dans la
so'Hude ; invraisemblance résultant de l'idéalité
seule : ici c'est une accumulation de circonstances
Inadmissibles, sans aucun bénéfice d'idéal. Jocelyn
LAMARTINE 1Ô5
n'est-il pas responsable des conséquences ftinestes
àe sa docilité excessive ?... »
Bref, ni M. Deschanel, ni le pasteur Vinet, ni les
autres, ne peuvent digérer Tévêque. Moi, je trouve
que l'évéque a entièrement raison dans ce qu'il
exige de Jocelyn, sinon peut-être dans tous les argu-
ments qu'il emploie pour l'obtenir. Les discours du
saint vieillard sont irréprochablement justes, beaux
et humains, si Ton en considère l'esprit : on n'en
peut contester, çà et là, que la lettre, et encore ! J'ai
peur que M. Deschanel et même l'austère Vinet
n'aient été dupes, ici, d'une fâcheuse et un peu
banale sensiblerie romanesque. Le « doux » Lamar-
tine a su, lui, énergiquement s'en défendre. Et
comme ilabien fait ! Car enfin supposez que Joeelyn
résiste aux objurgations de son évêque et que ,
dans le temps même où la persécution ensanglante
l'Eglise à laquelle il avait promis de se dévouer, ce
séminariste aille retrouver sa bonne amie. Il l'é-
pouse ; ils sont heureux. Notre défroqué est un mari
d'autant plus ardent que son tempérament a été plus
longtemps comprimé. Ils s'adorent. Et puis T.. . Et
puis, au bout de quelques années, ils s'aiment plus
paisiblement. Ils ont des enfants. Ils ont de petits
plaisirs, de petits intérêts, de petites préoccupa-
tions, — quelquefois de petites querelles de ménage.
Us ressemblent à tout le monde. (Rien même ne
nous garantit que Laurence ne fera pas Jocelyn cocu,
mais écartons cette hypothèse.) Puis ils vieillissent^
16« LES CONTEMPORAINS
établissent leurs enfants ; Jocelyna des rhumatismes
et Laurence des gastralgies ; ils se soignent ; ils
fontdesbésigues;unjour ils meurent. Ohl mon Dieu,
tout cela est très bien, et la plupart des hommes ne
rêvent point une autre destinée. Mais est-ce cela que
vous voulez, brillant Deschanel et austère Vinet ? Et
trouvez-vous cela très intéressant?... Soit. Mais alors
avouez que votre Jocelyn a eu bien tort de se donner
tant de mal et d'aspirer si haut ; que ce n'était pas
la peine de sanctifier son adolescence par un si beau
sacrifice, puis de connaître la chasteté paradoxale
de l'union de deux âmes dans une solitude paradi-
siaque, pour aboutira ce petit ménage bourgeois —
(voyez-vous les anciennes soutanes du mari utilisées
par la femme en jupons de dessous ?) — et qu'enfin
i'histoire ne valait plus guère la peine d'être contée,
ou plutôt qu'il ne reste rien, rien du tout, de ce qui
devait être le poème du sacrifice idéal.
La pensée de Lamartine n'est jamais fade ni
basse. Il est le poète de l'amour, oui, mais del'amour
« qui tend toujours en haut » {le Banquet, limita-
tion) ; et c'est pourquoi il a toujours conçu quelque
chose de supérieur aux amours, — permises sans
doute, belles quelquefois, mais toujours forcément
égoïstes et médiocrement profitables à la commu-
nauté humaine, — d'un jeune homme et d'une
jeune femme. Il lui est même arrivé (Grazie/Za) de
mettre quelque dureté dans l'aveu de ce sentiment.
Jamais il n'a donné, comme Hugo, Musset ou Sand,
LAMARTINE 161
dans la glorification romantique de l'umour fatal,
de l'amour-possession, de celui qui fait tout oublier.
Dieu, les hommes, la patrie, — Jocelyn dans la mon-
tagne, c'est Enée à Carthage, à cela près que sa tâche
est plus large encore et plus sainte que celle du
chef phrygien ; qu'il s'est d'ailleurs moins compro
mis ; que la grotte des Aigles est restée plus inno-
cente que la grotte de Didon, et qu'enfin les circons-
tances feraient sa renonciation plus lâche que n'eût
été celle du pieux Enée... En somme, l'évéque ne fait
qu'adjurer Jocelyn d'être fidèle à lui-même, fidèle à
sa vocation sacerdotale. Au surplus, mettez-vous à
la place de ce vieillard qui va être guillotiné demain,
qui voit les choses d'ici-bas, non seulement à travers
sa foi, mais du seuil de la mort et de l'éternité et
comme de la fenêtre d'un autre monde ; et jugez
quelle misère doit lui paraître la petite aventure
alpestre du jeune lévite. Ou plutôt écoutez-le : il
parle fort bien, avec une éloquence âpre, ardente,
impérieuse, une éloquence d'outre-tombe déjà, qui
remet joliment les choses en place et en rétablit,
avec certitude, la vraie perspective.
Ainsi dono, mon enfant, roilà ce grand secret
Dont tout antre qu'un père en l'écoutant rirait ;
Voilà par quel honteux et ridicule piège
L'Esprit trompeur poussait vos pas au sacrilège.. , . ,
Quoi ! ce rêve d'une âme à s'enflammer trop prompte
Pour un enfant jeté par hasard sous vos pas,
Ce trouble d'un coeur pur qui ne $e amnait pai,„
163 LES CONTEMPORAINS
Ces jenx de deux enfants loin des yeux de lears mères
Qni prennent pour amour lenrs naïres chimères,
Risible enfantillage et des aena et dn coeur,
Voilà ce qui du oiel serait en vous vainqueur !...
Je ne me doutais pas que dans ees jours sinistres.
Où l'autel est lavé du sang de ses ministres,
Pendant qne des cachots chacun d'eux comme moi
S'élance à l'échafaud pour confesser sa foi
Je ne me doutais pas qu'un des soldats du temple.
Du lévite autrefois la lumière et l'exemple,
Au grand combat de Dieu refusant son secours,
Amollissait son âme à de folles amours ;
Au pied de l'échafaud où périssaient ses frères
Sacrifiait au dieu des femmes étrangères,
Pensant eoua quel débris des temples du Seigneur
Il cacherait sa couche avec son déshonneur I
Et, quand Jocelyn a sanglolé qu'il aime Lau-
rence :
Parler d'amour, grand Dieu ! sous ces ombres muettes t
Insensé, regardez, et songez où vous êtes I
Voj oz, dans ces cachots, ces membres amaigris,
Ces bras levés au ciel, par des chaînes meurtris,
Cette couche où l'Eglise expire, et sent en rêve
Le baiser de l'Ëpoux dans le tranchant du glaive,
(Sont-ils beaux, ces deux vers I)
Ce sépulcre des morts par la vie habité,
Qui ne se rouvre pins que sur l'éternité..
Et c'est là, c'est devant ces témoins du supplice,
Devaut ce moribond qui marche au sacrifice,
Que vous oseï parler de ces amours mortels,
Vou«, dévoué d'avance à nos heureux autels,
LAMARTINE i6»
Vous, que leur sacré deuil, le sang qui les eolors,
Par un plus fort lien y consacrait encore !
Ah ! que cette amertume ajoute à mon trépas !
Quoi I wnts, trahir l Mais non , cela ne se peut pas f
Mais ce qui choque surtout Vinet et M. Deschanel,
c'est Targument suprême auquel le vieux martyr a
recours. « Il n'a, disent-ils, nul besoin, pour mourir
absous, d'être confessé par Jocelyn et de recevoir de
ses mains la communion, ni, par conséquent, de con-
traindre au sacerdoce le clerc récalcitrant. L'espèce
d« violence morale qu'il lui fait n'est pas seulement
odieuse : elle est inutile, au jugement môme de
l'orthodoxie catholique. »
Ils ont mal lu. L'évéque ne dit pas à Jocelyn :
« Sauvez mon âme, qui serait perdue sans vous »,
mais : a Accordez à mon âme une dernière conso-
lation. » Nous sommes ici avec des croyants. La
communion à l'heure de la mort n'est sans doute
pas, aux yeux de l'évéque, une condition indispen-
sable de son salut éternel : mais elle serait pour lui
une immense joie ; et, comme ses membres mutilés
ne lui permettent pas de se la procurer tout seul, il
l'implore de son disciple aimé . Il la lui demande
ainsi qu'une sublime aumône. Et (admirez une fois
de plus l'harmonie du développement moral de Joce-
lyn), de même qu'il était entré au séminaire par un
acte de charité humaine, c'est par un acte d'hu-
maine charité que le jeune clerc consent à recevoir
l'onction sacerdotale.
no LES CONTEMPORAINS
— Mais, direz-vous, Tévêque abuse ici de la ten-
dresse de cœur de Jocelyn, et il y a vraiment de
l'indiscrétion dans le dernier argument qu'il lui
pousse. — Parfaitement. Et après ?
— Mais ce vieillard est bien imprudent. En con-
traignant Jocelyn, il s'expose à donner à l'Eglise un
prêtre douteux, et qui sera malheureux ou cou-
pable.
— Vous oubliez toujours que cet évéque et ce
séminariste sont d'autres croyants que vous ou
moi. L'évêque est convaincu qu'il y a, dans le sacre-
ment de l'ordre, une « grâce » qui changera l'àme
du nouveau prêtre, qui lui communiquera la force
de résister aux tentations et de tenir ses engage-
ments sacerdotaux. Et, même humainement, ce
vieux saint ne raisonne point si mal. Ce qu'il veut,
c'est mettre entre Laurence et Jocelyn l'irréparable,
sachant bien, d'ailleurs, qu'il y a des âmes (et
Jocelyn en est une) qui ne lésinent point avec le
devoir, qui finissent par chérir celui-là surtout
qu'elles n'ont pas choisi librement, car elles le
sentent d'autant plus impérieux qu'il exige d'elles
un plus grand sacrifice. Il est sûr, le rude apôtre,
de servir les desseins de la Providence en imposant
h cette âme évidemment élue un acte de charité qui
l'engagera à tout jamais dans le ministère de la
charité universelle. Il est sûr que Jocelyn se trom-
pait sur lui-même ; d'un geste infaillible, il ramène
ce prédestiné dans le chemin du renoncement, qui
LAMARTINE lU
est son vrai chemin. Il prend cela sur lui, ou plutôt
il ne fait que transmettre à Jocelyn Tordre de Dieu ;
Il est dans notre ne nne heure de lumière,
Entre ce monde et l'autre indécise frontière...
Je Buis à cet instant, et je sens dans mon cœur
Ce verbe du Très-Haut qui parle sans erreur.
Il me dit d'arracher, d'une main surhumaine,
Un de ses fils au piège où le monde l'entraîne.
Je prends sur moi l'arrêt qui de mes lèvres sort.
Et la suite, qui est l'histoire des douleurs, mais
aussi de la charité grandissante et, finalement, de
la sainteté de Jocelyn, prouve bien que le vieil
évêque avait raison et qu'il fut, dans sa violence
inspirée, bon aiguilleur de cette destinée hési-
tante.
— Mais, direz-vous encore, et Laurence? Si Joce-
lyn a le droit de s'immoler lui-même, a-t-il le droit
d'abandonner cette jeune fille? Et n'est-ce point
la faute de Jocelyn si, plus tard, Laurence tourne
mal ? — Je répondrai sans hésitation : — Lau-
rence n'avait qu'à bien tourner. En tournant mal elle
justifierait presque la fuite de Jocelyn, si cette fuite
avait encore besoin d'être justifiée, et si ce n'était
une sullisante excuse à l'abandon d'une jeune fille
(d'ailleurs laissée intacte) que le sacrifice total et
réel d'une vie à Thumanité.
La douleur pouvait être, pour cette adolescente,
un ferment de vertu, — comme elle le devient pour
172 LES CONTEMPORAIN:^
son chaste amoureux. Supprimer le rôle de l'évêque,
ce serait ôter de l'histoire de Jocelyn la douleur et,
par suite, la sainteté. Encore une fois, le voudriez-
vous ? Si j'insiste, c'est que l'épisode qui a été le
plus blâmé par tous les critiques sans exception est
justement le plus indispensable à l'intelligence du
poème, et comme le nœud de ce merveilleux drame
moral.
Enfin, que Jocelyn « abandonne » son amie,
cela n'est vrai qu'en un sens. Il ne l'abandonne point,
puisqu'il l'aimera toujours, qu'il fera pénitence pour
elle, qu elle sera présente à toutes ses pensées et
h tous ses actes, que le sacrifice dont elle a été
l'occasion le fera capable de tous les autres sacri-
fices, et que Laurence, après avoir été la pierre
d'achoppement de sa sainteté, en sera l'intime ai-
guillon. Et nous assisterons à l'une des plus belles
« ascensions d'amour », platoniciennes et chré-
tiennes, à l'une des plus belles transformations de
l'amour d'une créature en amour des hommes et en
amour de Dieu (les trois se confondant en un seul)
que jamais poète ait conçues et déentes :
Tes péchés sont les miens, et je t'en justifie...
Peines, crimes, remords sont communs entre nons ;
Je les prends tous sar moipoar les expier tous.
J'ai du temps, j'ai des pleurs ; et Dieu pour innocence
Va te compter là-haut ma dure pénitence.
Dieu me sévre à jamais dn lait de ses délices.
LAMARTINE 113
Eh bien, j'épuiserai la coupe des Bupplicea ;
Dans les vases fêlés où l'homme boit ses pleurs,
Avec lui je boirai ses gouttes de douleurs ;
J'élèverai le cri de toutes ses alarmes,
Je saurai l'amertume et le sel de ses larmes ;
Comme dans ceux du Juste immolé sur la croix,
Tous ses gémissements gémiront dans ma voix ;
Du haut de ma douleur comme de son Calvaire,
Ouvrant des bras saignants plus larges à la terre.
J'embrasserai plus loin, de ma sainte amitié.
Mes frères en exil, en misère, en pitié.
Mon amour fut ma vie : en épurant sa Oamme,
O Jésus, prête-moi ta charité pour âme I
Fais que j'aime le monde avec le même amour
Dont j'aimai l'ange absent que j'entrevis un jour !
Que chaque enfant de l'homme à mes yeux soit Laurencel
Et enfin :
J'irai, j'attacherai mon âme aux solitudes,
J'éoorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
Bénissea-moi, Seigneur ! Que mon cœur consumé
Par l'amour, et puni pour avoir trop aimé,
Au foyer de l'autel s'éteigne et se rallume,
Et d'nn feu plus céleste en mon sein se consume,
Mai» pour aimer en vous^ avec vous et pour voue,
Tous au lieu d'un seul être et cet être dans totu I
Fécondité merveilleuse de la douleur. Oui, c'est
bien sa blessure qui fait le cœur de Jocelyn si pro-
fond, si large et si tendre. Chez les âmes élues,
la puissance d'aimer engendre la souflrance, qui
en est le signe et la mesure ; et la souffrance, à son
174 LES CONTEMPORAINS
tour, agrandit et exalte la puissance d'aimer : de
sorte qu'elles ne se peuvent bientôt emplir et satis-
faire qu'en prenant à leur compte, par la charité,
toutes les soufTrances des autres.. . Dans les derniers
épisodes du poème, Jocelyn nous offre le spectacle
d'une âme entièrement et uniquement aimante, —
aimante parce qu'elle est douleureuse, et doulou-
reuse d'être aimante... Et ce spectacle n'a rien
d'abstrait, puisque cette âme se présente sous les
espèces charmantes d'un prêtre de campagne, caché
dans un village alpestre, vivant parmi les enfants
et les paysans, au milieu d'une nature rude et magni-
fique. Cette âme est située dans l'espace : elle est
située aussi dans le temps et dans l'histoire. Jocelyn
fait songerun peu, — seulement un peu^ — à Rous-
seau, à Bernardin, à René, au vicaire de Wakefield,
aux solitaires de George Sand. Ils transparaissent
vaguement en lui, mais de très loin, et purifiés. Le
curé de Valnège n'a gardé d'eux tous que ce que
chacun eut de meilleur. Ce n'est point un prêtre
romantique hanté par des souvenirs charnels. Et
ce n'est pas non plus un prêtre philosophe. Il
demeure, dans ses rêveries même, « un bon curé » (1),
qui croit aux mystères qu'il célèbre sur son humble
autel, mais qui paraît hardi çà et là, parce qu'il
comprend très bien l'Evangile et le commente avec
candeur. Il atteint, vers la fin, à la paix, à la séré
nité dans la douleur même, ayant vaincu son mal,
(1) Du raoins dans son fond. Je connais les quelques pas-
sages qu'on pourrait m'opposer.
L^'MARiTINE 175
non pas en l'oubliant, mais en le faisant servir à sa
sanctification. Cette histoire d'une âme, le poète la
résume dans cette image splendide :
J'ai trouvé quelquefois, parmi les plus beaux arbres
De ces monts où le bois est dur comme les marbres,
De grands chênes blessés, mais où les bûcherons,
Vaincus, avaient laissé leur hache daas les troics.
Le chêne, dans son nœud le retenant de force,
Et recouvrant le fer d'un bourrelet d'écorce, *
Grandissait, élevant vers le ciel, dans son cœur.
L'instrument de sa mort, dont il vivait vainqueur.
C'est ainsi que ce juste élevait dans son âme,
Comme une hache au cœur, ce souvenir de femme.
Parlerai-je du style de Jocelyn ? Mais qu'aurais-
je à vous en dire qui n'ait été dit vingt fois ? C'est
un extraordinaire épanchement de parolesrythmées.
toujours ample et libre, souvent hasardeux. Il y a
des longueurs, des répétitions, des impropriétés
des incorrections, des négligences, des noncha-
lances. Mais pas une page où n'éclate quelque
merveille d'invention verbale. Le ton va du réa-
lisme le plus familier et le plus franc à la plus
lyrique sublimité. Par la luxuriance continue,
et la surabondance de l'expression, et l'hyperbole*
volontiers presque enfantine, ce style, plus encore
que celui des /^amomes, se rapproche de l'antique
poésie hindoue.
Voici, par exemple, des vers, dont je n'ose dire
qu'ils sont les plus mauvais du livre, car je les
prends au hasard :
176 LES CONTEMPORAINS
Au-dessus de la grotte un lierre enraciné,
Laissant flotter en bas ^q% festons et ses nappes,
Etend uomme un rideau bqs feuilles et ses grapptb.
Et, se tressant en grille et croisant aea harreauas^
Sur la fenêtre oblongue épaissit ses réseaux.
Comptez : cela fait cinq verbes et huit substantifs,
là où un seul substantif et un seul verbe sufliraient :
mais aussi cela donne l'idée d'un rideau de lierre
tout à fait sérieux. — Tous les sentiments simples,
amour du village et de la maison, tendresse mater-
nelle, piété filiale, amitié pour les bêtes, tristesse du
retour dans la maison natale qui a changé de maî-
tre, etc. ; et les spectacles les plus généraux de
l'univers physique, printemps, hiver, soir,malln,lac,
plaine, montagne... ; et les travaux deila vie pasto-
rale et agricole, tout cela y est décrit avec une am-
pleur, une naïve opulence d'expression, qui trois
mille an.; après l'Odyssée, et malgré tout ce qu'il a
passé d'eau sous les ponts, sent, je ne sais comment,
son poète primitif, et fait surtout songer (j'y reviens)
aux descriptions de Valmiki et des bons brahma-
nes.— Tout y est magnifié. Quand on pleure dans Jo-
celyn (et l'on y pleure souvent), c'est, comme dans
les antiques épopées, une pluie, un torrent de
pleurs :
L'ombre de ses cheveux me cachait son visage,
lla.i» j'entendais tomber des gouttes sur la page.
LAMARTINR ITî
Dea mèches de cheveux, qui ruisselaient de pleurs,
Détachéa de sa téte, et collant sur sa joue...
Que ne suis-je plus savant I Ce caractère hindou
de la poésie lamartinienne, je vous le rendrais
clair jusqu'à l'évidence par des rapprochements
ingénieux. J'en suis réduit à vous affirmer la jus-
tesse de mon impression N'ayant môme pas le
Ramayana sous la main, tout ce que je puis faire,
c'est de rapprocher pour vous un trop court mor-
ceau (cité par Jean Lahor) du Mahabharata et une
page de Jocelyn.
Voici le passage du poème hindou ; « Dushmanta
était entré dans un bois ravissant, plein d'oiseaux
chanteurs, dont les arbres fleuris toujours répan
daient une fraîcheur délicieuse, et, secoués par
le vent, couvrirent le rajah d'une pluie de fleurs.
Sur les ramilles, que le poids des fleurs inclinait,
bourdonnaient les abeilles avides ; et dans les
lianes habitaient les Ghandarvas, les Apsaras et
des troupes de singes, ivres de joie. Un vent frais,
doux, parfumé, jouait dans les branches et dissé-
minait le pollen. Des tigres familiers bondissaient
au milieu des gazelles sur les bords d'une rivière
sainte, parsemée d'îles, séjour des serpents et des
éléphants enfiévrés d'amour, rivière aux eaux lim-
pides, toute couverte d'oiseaux, et qui embrassait cet
LBI CONTEKPOK \IMS. — VI, 12
118 LES CONTEMPORAINS
ermitage, comme la mère aimante de tous ces êtres
animés. >»
Et voici, très abrégée, la « réplique » lamarti-
nienne :
L'air tiède et parfumé d'odeurs, d'exhalalBoos,
Semblait tomber, avec les célestes rayons,
Ëncor tout imprégné d'âme et de sèves neuves,
Ciomme l'air virginal qui vint fondre les fleuves
Du globe enseveli dans son premier hiver,
Quand la vie et l'amour se respiraient dans l'air. . .
Et les herbes, les fleurs, les lianes des bois
S'éteadaient en tapis, s'arrondissaient en toits,
S'entrelaçaient aux troncs, se suspendaient aux roches,
Sortaient de terre en grappe, en dentelles, en cloches.
Entravaient nos sentiers par des réseaux de fleurs,
Et nos yeux éblouis dans des flots de couleurs.
La sève, débordant d'abondance et de force,
Coulait en gomme d'or des fentes de l'écoroe,
Suspendait aux rameaux des pampres étrangers,
Des filets de feuillage et dos tissus légers,
Où les merles siflBfturs, les geais, les tourterelles,
En fuyant sous la feuille, embarrassaient leurs ailes;
Alors tous ces réseaux, de leur vol secoués,
Par leurs extrémités d'arbre en arbre noués,
Tremblaient, et sur les pieds du tronc qui les appuie.
De plumes et de fleurs répandaient une pluie...
CShaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure,
Les herbes nous montaient j^nq^ies à la ceinture,
Des flots d'air embaumé se répandaient sur nous,
Des nuages ailés partaient de nos genoux.
Insectes, papillons, essaima nageants de mouches,
Qui d'un éther vivant semblaient former les couche* ;
LAMARTINE 119
Us montaient en colonne, en tourbillon flottant,
Ck)mblaient l'air, nous cachaient l'un à l'autre un instant
Comme dans les chemins la vague de poussiijre
Se lève BOUS les pas et retombe an arrière.
Us roulaient, etc..
De l'auteur du Mahabharata et du poète bourgui-
gnon, c'est évidemment ce dernieF qui déborde le
plus largement. Son printemps est d'une divine
intempérance... Les visions de Hugo sont certes aussi
abondantes, et son vocabulaire est, en outre, beau-
coup plus riche ; mais ces visions, Hugo les domine,
il les fait saillir par des oppositions, ou il les aligne,
comme des soldats, en rangs profonds ; il les dispose,
il les gouverne, il les régente ; en somme, il applique
à ces masses, si vastes qu'elles soient, le compas
latin et le compas même de Boileau. Mais Lamartine
a l'inexpérience sublime des premiers poètes qui se
sont enivrés de l'univers. Des phrases indéfinies, et
dont les contours flottent et ondulent ; pas d'arêtes,
pas d'antithèses ; une syntaxe molle, fluide, à peine
correcte si l'on y regarde de près ; la plus élémen-
taire juxtaposition des détails ; tout au même plan ;
un afflux de sensations à peine ordonnées... Lamar-
tine, je le répète, est le moins classique et le plus
vraiment primitif de nos grands poètes. Et tous,
pourtant, h. certaines minutes, sefi"acent devant lui.
180 LES CONTEMPORAINS
VI
lA CHUTE d'un ange.
La Chute d'un ange est la plus étrange aventure
qu'ut pe)ète ait courue chez nous. Car Lamartine s'y
coni lie de rêver tout haut et d'écrire à mesure,
n'in orte comment. C'est le plus inégal des poèmes,
lepl'is baroque, le plus fou, le plus puéril, le plus
ennuyeux, le plus assommant, le plus mal écrit, —
et le plus suave et le plus inspiré et le plus grand,
selon les heures.
Le poète a un double objet : nous conter l'une
des incarnations expiatoires du « héros » de ce vaste
poème qui devait s'appeler les Visions, — et nous
décrire une des périodes de l'histoire de l'humanité,
la période antédiluvienne.
Cette première expiation de Cédar paraît assez
complète : car il souffre vraiment tout ce qu'il peut
soulîiir, — dans son corps et dans son âme, — et
comme époux, et comme père, et comme membre
d'uii'' société humaine. Mais cette souffrance, d'ail-
leurs dt-mesurée et, si je puis dire, gigantesque, il
n'en comprend pas la vertu purificatrice, il ne l'ac-
cepté pas ; il maudit à la fin la terre et Dieu même ;
il se réfugie dans le suicide. Et c'est pourquoi il
devra, sous une autre forme, recommencer l'épreuve.
Le pointe nous annonce qu'il la recommencera neuf
fois, avant que son âme devienne l'âme parfaite et
sublime de Jocelyn.
LAMARTINE 181
Quant à la conception que le poète s'est formée
de rhumanité antédiluvienne, tous les critiques ont
répété, plus ou moins, qu'elle était incohérente,
antihistorique, enfantine, saugrenue. Mais j'avoue
qu'elle me parait, à moi, d'une philosophie peut-être
profonde, et d'une extrême vraisemblance morale.
Lamartine a rapproché, a rendu contemporains
l'un de l'autre, deux états de société radicalement
différents en apparence :
D'un côté, des tribus de pasteurs nomades, chez
qui se dessinent les premiers linéaments de la civi-
lisation. Ces pasteurs adorent des dieux particuliers
de tribus, des fétiches. Ils honorent la famille et les
ombres des parents morts ; et la tribu se gouverne
par des lois assez douces, qu'appliquent sagement
des Conseils de vieillards : mais elle est défiante,
terrible contre les étrangers, et contre ceux de
ses membres qui ne partagent pas ses craintes
haineuses. Les tribus sont ennemies entre elles,
se pillent, s'enlèvent leurs femmes et leurs enfants
pour les faire esclaves. Nul cœur d'homme n'y
est plus large que la tribu elle-même. A peine de
très vagues germes de « charité du genre humain ».
— Néanmoins, les mœurs ont de la grâce dans leur
rudesse naïve ; ces pasteurs et ces chasseurs ont
quelque sentiment de la beauté des choses, s'ex-
priment par des images ingénues et fleuries... En
somme, Lamartine n'a fait que simplifier, ramener
tout près de ses origines et comme renfoncer vers
182 LES CONTEMPORAINS
un passé plus lointain l'état social dont l'Odyssée et
les Travaux et Us Jours nous présentent encore les
traits essentiels. Et l'on a confessé que les peintures
de Lamarline avaient, ici, de la grandeur et de la
poésie et étaient, en outre, suffisamment plau-
sibles.
De l'autre côté, — et dans le même temps, ne
l'oubliez pas, — une ville énorme, si prodigieuse
par ses édifices que nous serions incapables, aujour-
d'hui," d'en construire une pareille. Une corruption
de mœurs si abominablement raffinée, qu'elle rap-
pelle et dépasse de beaucoup tout ce que noue
Bavons des plaisirs des anciens rois de Perse et des
empereurs romains ou byzantins. Au service de cette
corruption, des arts mécaniques tellement avancés
que cette société antérieure au déluge connaît, non
seulement l'artillerie, mais les ballons dirigeables.
Et le secret de ces inventions est aux mains d'une
aristocratie très intelligente, très voluptueuse et
très méchante, dont les membres sont des géants,
des titans, et se disent eux-mêmes des dieux, et qui
gouverne par la terreur, exploite et opprime affreu-
sement tout un peuple réduit en esclavage.
Qu'est-ce à dire ?... Vous vous souvenez du rêve
de Henandans les Dialogues philosophiques. «... Je
fais parfoii un mauvais rêve, c'est qu'une auto-
rité pourrait bien un jour avoir à sa disposition
l'enfer, non un enfer chimérique, de l'existence
duquel on n'a pas de preuve, mais un enfer réel...
Lamartine tsa
Les tyrans positivistes dont nous parlons se feraient
peu de scrupule d'entretenir dans quelque canton
perdu de l'Asie un noyau de Bachkirs ou de Kal-
mouks, machines obéissantes dégagées des répu-
gnances morales et prêtes à toutes les férocités...
Les forces de l'humanité seraient ainsi concentrées
en un très petit nombre de mains et deviendraient
la propriété d'une Ligue capable de disposer même
de l'existence de la planète et de terroriser par cette
menace le monde tout entier. Le jour, en effet, où
quelques privilégiés de la raison posséderaient le
moyen de détruire la planète, leur souveraineté
serait créée ; ces privilégiés régneraient par la ter-
reur absolue, puisqu'ils auraient en leur main l'exis-
tence de tous; on peut presque dire qu'ils seraient
dieux et qu'alors l'état théologique rêvé par le poète
pour l'humanité primitive serait une réalité. Primut
in orbe deos fecit timor. »
Renan, il est vrai, suppose que ces tyrans seraient
bons. Il le suppose parce que cela lui fait plaisir, et
bien que la nature même des moyens de compres-
sion qu'il leur prête et le fait même de tourner
la science en instrument de domination et de ter-
reur soient peut-être contradictoires à l'idée de
bonté. Mais supposons que, par un malheur, les
« tyrans positivistes » de Renan ne soient pas bons;
et nous aurons tout justement les hommes-dieux
savants et méchants (« science sans conscience est
la ruine de l'àme »] conçus par Lamuiliae trente-
184 LES CONTEMPORAINS
cinq ans avant que les Dialogues philosophiques
ne fussent écrits.
Or, on a trouvé absurde que ce rêve affreux de
civilisation uniquement industrielle et urbaine, de
panmécanisme et d'aristocratie scientifique, renvoyé
par Renan à un très lointain avenir, Lamartine l'eût
placé aux premiers âges de l'humanité. Et je dis,
moi, que c'est là un anachronisme admirable, tout
plein du plus beau sens moral, et plus vrai que la
réalité même et que l'histoire.
Car, par ce renversement des temps, par cette
juxtaposition hardie d'une société ignorante et à
demi sauvage et d'une société très civilisée et très
savante, mais horriblement injuste et impitoyable,
J^amartine nous signifie que celle-ci a beau devoir
être séparée, historiquement, de celle-là par des
siècles et des siècles, elle en est moralement toute
proche ; que ces deux sociétés, l'une très primitive
et l'autre très « avancée », mais l'une et l'autre sans
Dieu, ne sont que deux formes de la même barbarie
et que, des deux, c'est la seconde qui est la pire. Il
exprime par là que ce qui est décoré du nom de
progrès par l'illusion de quelques positivistes et de
la plupart de nos politiciens, le progrès des scien-
ces, et particulièrement de la physique, de la chi-
mie et de la mécanique appliquées à l'industrie,
n'a rien à voir ni avec le progrès moral, ni même
avec le progrès du bien-être pour le plus grand
nombre, — et qu'il n'est donc pas le progrès. Remar-
LAMARTINE 185
quez que cette vision monstrueuse de la ville de
Balbeck, c'est tout simplement le tableau grossi de
la suprême cité industrielle; que les tyrans-dieux
y sont comme des « patrons » qui auraient traversé
avec succès la crise révolutionnaire et socialiste et
qui, par la science, seraient venus à bout, une fois
pour toutes, des prolétaires. Il semble bien, en elïet,
que le dernier mot d'une civilisation purement maté-
rialiste, ce soit, logiquement, l'oppression scienti-
fique des faibles parles forts. La science toute seule,
l'accroissement du pouvoir sur la nature, sans un
accroissement équivalent de l'esprit de charité et
de renoncement» n'a rien qui puisse atténuer chez
les hommes les instincts égoïstes de l'humanité pre-
mière : il n'apporte point au progrès de l'humanité
un élément nouveau ; il met seulement, chez les
mieux doués et les plus intelligents, au service de
ces instincts, de nouveaux instruments par où s'ag-
grave encore l'antique et fatale inégalité. Il laisse
l'humanité toujours aussi « animale », et non pas
plus heureuse; il n'est, en réalité, qu'un piétine-
ment, sinon un recul.
Cela, nous l'entrevoyons, et dès aujourd'hui.
II serait tout à fait impossible de démontrer que les
applications de la science aux commodités delà vie
nous aient vraiment faits plus heureux. Si les
chemins de fer, le télégraphe et les inventions du
même ordre m'étaient retirées, j'en sentirais une
petite privation parce que je les ai connues ; mais si
188 LES CONTEMPORAINS
je les avais toujours ignorées?... Et d'autre part il
est évident que ce sont les progrès de l'industrie,
parallèles à ceux de la science, qui ont créé les
grandes villes modernes, qui ont compliqué les
« questions sociales » , qui en ont même fait surgir
de nouvelles, et qui en même temps empêchent de
les résoudre : car c'est seulement dans les médiocres
agglomérations, où les hommes se peuvent tous
approcher et connaître, que la répartition des biens et
des maux a quelque chance de devenir un peu plus
conforme à la justice. Mais, au contraire, le progrès
industriel, parla formation de ces cités énormes où
l'exercice de la fraternité est si difficile même aux
gens de bonne volonté, par l'isolement croissant des
classes, par la nature des travaux imposés à cer-
taines catégories d'ouvriers, par l'incertitude du
pain quotidien, les hasards du chômage, les jeux de
la surproduction et de la spéculation; enfin, en
diminuant chez eux, par l'appàl d'un rêve tout
matériel et tout grossier, la résignation, mais non
point la possibilité de souffrir, a amené et propagé
dans le monde des formes de misère sans doute
inconnues autrefois.
C'est Faboutissementde tout c>dla qui apparaît dans
l'odieuse Balbeckde la Chute d'un ange. Si c'est là que
l'humanité doit en venir, elle n'aura rien gagné
du tout à peiner durant des milliers et des milliers
d'années. Autant valait pour elle ne pas se mettre
en route. Et donc, eu faisant la suprême barbarie
LAMARTINE 18T
industrielle et chimiste contemporaine delà barbarie
originelle, à laquelle il l'estime même fort infé-
rieure, Lamartine, par un trait de génie, l'a remise
à sa vraie place.
Le progrès, s'il se fait, se fera par l'amour, par la
charité agissante, par l'empire de l'homme sur soi
plutôt que sur la nature, par TefTort de préférer les
autres à soi, et par une foi qui nous rende capables de
cet efifort. Ce ne sont point les rois de Balbeck, —
en dépit de leur chimie ou de leur physique plus
perfectionnée que la nôtre, — c'est le vieillard Ado-
naï, et c'est, un peu, Cédar etDaïdha qui portent en
eux l'avenir. Tel est le sens du poème.
Ce que seraient les derniers hommes d'une civi-
lisation sans charité (c'est-à-dire, pour lui, d'une
civilisation sans Dieu), Lamartine l'aconçu avec une
logique audacieuse et candide. Ils ne feraient servir
toute leur science qu'à ia sensation égoïste. Or, la
sensation égoïste par excellence, c'est la luxure. Ils
seront donc infiniment luxurieux. Mais il paraît
(bien que j'aie peine, pour mon compte, à compren-
dre ces choses) qu'étant, de sa nature, inassouvis-
sable, la luxure, par la poursuite désespérée de la
sensation qui se dérobe, devient inévitablement
cruelle. Témoins lesCléopâtre, les Néron, les Mar-
guerite de Bourgogne et les de Sade. Les tyrans-
dieux seront donc des sadiques. Il faut nous les
montrer tels. Pauvre Lamartine ! Dans quelle aven-
ture s'est-il engagé là l
181 LES CONTEMPORAINS
Ohl cette fête des géants 1 Les jardins suspendus
de Sémiramis, et la Maison d'or de Néron, et les
douze palais et les baignoires de Caprée, et les
parfums, et la musique, et les vins précieux, et les
mets de LucuUus ou de Trimalcion, qu'est-ce que
cela ? Ils ont inventé de bien autres délices.
Un de leurs raffinements consiste dans la substitu-
tion méthodique de la femme vivante et nue aux
décors architecturaux et même au mobilier des
appartements. Car non seulement les tyrans-dieux
ont trouvé ceci, d'enrouler en spirale autour des
colonnes, de grouper en cercle sous les chapiteaux et
de dérouler enguirlandes le long des frises d'innom-
brables corps sans voiles ; mais c'est une jonchée de
corps vivants et dévêtus qui leur sert de tapis ; ce
sont des « toisons de jeunes filles » qui leur servent
de coussins, et ce sont des corps assouplis de belles
esclaves qui leur tiennent lieu de tables, de fau-
teuils, de chaises longues, de pupitres, — et de
chancelières :
..Leurs pieds cliands reposaient entre des mains d'ivoire...
Si vous prenez la peine de feuilleter Tacite et Sué-
tone, vous verrez que c'est là un développement
de certaines idées de Néron. — Mais vous remar-
querez d'abord que les femmes-meubles des tyrans-
dieux seraient fort incommodes ; que rien ne vaut
un rocking-chatr pour être bien assis, et que la
LAMARTINE iSd
volupté n'est donc pas la même chose que le confor-
table. — Puis, ces tableaux d'orgies démesurées, ces
jonchées de nudités sur des nudités et ce qu'elles
suggèrent si Ton y arrête son esprit, toutes ces
images, qui, exprimées par un écrivain sensuel, —
fût-il médiocre, — finiraient assurément par émou-
voir vos sens, vous serez surpris que, en dépit de la
bonne volonté de Lamartine, et du pullulement et de
la minutie des détails juxtaposés (qui rappellent, ici,
Théophile de Viaud ou Saint-Amand bien plus encore
que les poètes indous), elles demeurent si froides
et vous laissent si parfaitement tranquille.
C'est sans doute que Lamartine , écrivain , est
chaste invinciblement. Les nudités abondent dans
la Chute d'un ange : mais la sévère M"* de Lamartine
avait bien tort d'en vouloir ôter, quand elle recopiait
les manuscrits de son mari . Car elles ne sont pas
plus troublantes en vérité que les descriptions de la
nature végétative , fleurs, fruits , feuillages , eaux
souples ; ou, si elles le sont à la longue, elles le sont
exactement de la même façon.
Et, par exemple, dans la « Première Vision», la
description du corps de Daïdha endormie n'a pas
moins de soixante-dix vers; chacune des parties de
ce corps, — les bras, le cou, les mains, les doigts,
les épaules, les cheveux, le sein, la hanche, le visage,
les yeux, les paupières, le nez, la bouche, etc., —
nous est dépeinte avec une minutie d'artiste primitif:
mais, de ces soixante-dix vers, le grain de poivre est
190 LES CONTEMPORAIiNS
absent, et le je ne sais quoi de brûlant, d'acre et
d'impur, qu'un Parny, — ou un Mandés, •— rencontre
sans y faire effort... Quand le poète nous dit:
Comme un pli gracieux de rose parpurine.
Une ombre dessinait l'aile de sa narine,
nous voyons ia narine moins que la rose. Quand il
nous dit :
Ses lèvres, comme un Us dont le bord du calice,
Prêt à s'épanouir, en Tolute se plisse,
8'entr'ouvraient et faisaient éclater en dedans,
Comme au aein d'un fruit vert, les blancs pépins des denta,
les dents et les lèrres nous sont moins présentes que
ce fruit éclaté et que ce lis qui s'entr'ouve; et, quand
nous lisons ces vers :
Eed membres délicits aux contours aesouplis,
Ondoyant sous la peau sans marquer aucuns plia.
Pleins, mais de cette chair frêle encor de l'enfance
Qui paï^se d'heure eu heure à son adolescence,
Ressemblaient aux tuyaux du froment ou du Hl;,
Dont la sève arrondit le contour déjà plein,
Mais où l'été féeond qui doit mûrir la gerbe
N'a pas encor durci les nœuds dores de l'herbe,
nous songeons bien un peu qu'il s'agit des bras e
des jambes d'une belle enfant ; mais nous sommes
surtout induits en une vision de blés verts et, par
LAMARTINE 191
delà, de plaines fécondes et d'ondoyantes végéta-
tions qu'enflé la poussée du Printemps divin...
Bref, chaque partie du corps de Daïdha semble
rentrer et se fondre, par l'intermédiaire des compa-
raisons trop développées, dans la nature ambiante.
Lamartine nous peint ce corps de jeune fille, comme
il peindrait le corps symbolique d'un dieu, la forme
d'Indra ou de Bouddha, représentative de l'Univers
lui même. Un peu plus, et Daïdha, toujours grandis-
sante, ou plutôt insensiblement dévorée par les
images qu'a évoquées sa beauté, dissoute d'ailleurs
dans le clair de lune qui l'enveloppe, deviendrait
Pan, se muerait au Grand-Tout, comme le Satyre de
Victor Hugo. Dans tout cela, nulle volupté précise,
rien de l'émotion spéciale que peut donner le spec-
tacle d'une nudité féminine : le poète est saisi, devant
cette chair de jeune fille, de la même ivresse vague
et sacrée qu'en présence de la mer infinie, des beaux
promontoires des forêts profondes ou des monta-
gnes qui sont l'ossature de la planète...
Mais revenons aux tyrans-dieux. Pas plus que la
chasteté de Lamartine ne sait rendre émouvante
leur luxure, sa douceur ne parvient, en nous mon-
trant leur cruauté, à nous faire frissonner d'hor-
reur.
Non qu'il n'ait très justement senti le lien mysté-
rieux et fatal qui unit la cruauté à la luxure. Tous
les érotomanes célèbres ont été, je crois, de méchants
hommes. Chez les bêtes, l'amour ressemble souvent
1S2 LES CONTEMPORAINS
aune fureur, est un bond sur une proie, s'accom-
pagne de griffes enfoncées dans la chair. Les anciens
le savaient, que l'amour n'est pas bon, et qu'il con-
tient, « virtuellement », le goût de faire souffrir. El
c'est d'après eux que l'excellent mythologue Théo-
dore de Banville, dans ses iFxii^s, ayant conté « Tédu
cation de l'Amour » dans une forêt, parmi les fauves,
termine ainsi:
Et c'est pourquoi ta fais notre dure misère,
C est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre,
Amour des tens, 6 jeune Eres, toi que le roi
Amour, le grand Titan, regarde avec effroi.
Et qui suças la haine impie et ses délices
Avec le lait cruel de tes noires nourrices.
Il est difficile d'expliquer ces choses, mais on les
conçoit pourtant. On conçoit que la recherche con-
tradictoire d'on ne sait quel infini dans la sensation
égoïste arrive à « déshumaniser » ceux qui s'y
abandonnent tout entiers. Chaque tentative que fait
l'amour des sens pour s'assouvir aboutit forcément
à une déception qui l'exaspère. La possibilité de
l'assouvissement recule à mesure que les expériences
se multiplient. Et plus leur fureur croît, et plus la
sensation s'émousse; et de là une rage par laquelle
le désir de sentir se confond enfin avec le désir de
détruire. Or, à l'homme atteint de cette démence,
lajoiedela destruction est surtout sensible par la
ËOuUicince des autres, quand cette souil'rance est
LAMARTINE 193
soQ œuvre, et quand il la leur inflige précisément en
poursuivant sa violente chimère de volupté. Joignez
que, les sensations douloureuses étant beaucoup
moins fugitives que les sensations agréables, l'homme
dont nous parlons, en faisant de la souffrance d'au-
trui le signe et la condition de son plaisir, s'assure
de celui-ci par celle-là ; et que ce plaisir emprunte
en quelque façon à cette douleur sa réalité et sa
durée. « Ils souffrent, donc je jouis. » Il y a là comme
un phénomène d'aimantation, le voisinage de la seiv>
sation atroce, dont il est certain, réveillant chez le
misérable fou le pouvoir de sentir voluptueusement.
Ou encore, puisque les minutes aiguës que poursuit
ce damné sont de celles où les nerfs vibrent comme
ians un supplice, il se substitue, par Timagination
et par une sorte de monstrueuse sympathie, à la vic-
time qu'il torture, et parvient à sentir du moins
quelque chose en se figurant que c'est lui-même qui
est supplicié... Et puis, je ne sais plus ; je suis trop
gôné par la nécessité d'oser de périphrases ; et il y
a des choses que j'entrevois et que je n'ose pas dire...
Bref, c'est cela, le « sadisme ».
... Pour nous donner quelque idée des plaisirs
cruels des tyrans-dieux, Lamartine s'est encore ins-
piré de certaines indications de Tacite et de Suétone
touchant les fantaisies de l'empereur Néron. Néron,
vous vous en souvenez, s'amusait à faire repré-
senter, a pour de bon » et sans nul artifice, les fables
les plus obscènes ou les plus sanglantes de la mytho-
ULi. COKlBMPORAiNS. — VI. 13
194 LES CONTEMPORAINS
logie. Un jour, on réalisa devant lui l'aventure dePa-
siphaé, — puis celle dlcare. (Suétone : Néron, XII.)
« Icare, à son premier essor, tomba près du lit sur
lequel e'tait assis Néron, et le couvrit de sang. »
A vrai dire, c'est une assez belle invention de souf-
frances, de souffrances brutales et extrêmes, que
la tragédie en tableaux vivants, en tableaux réels,
dont les tyrans-dieux s'offrent le régal. Ecoutez, —
et frémissez si le cœur vous en dit.
La scène est une cour de prison. Par des lucarnes
adroitement dissimulées, les géants, « de leurs lits
de roses », peuvent tout voir sans être vus. Tel,
« Néron regardait les jeux par de petites ouver-
tures. » (Suétone.)
Les personnages du drame sont un jeune homme,
Isnel, une jeune femme, Ichmé, et un enfant de six
mois, leur fils.
De l'asile où leurs jours de joie étaient cachés,
Des bourreaux, le matiu, les avaient arrachés :
Conduits séparément dans Tenceinte céleste,
Us tremblaient l'un pour l'autre : ils ignoraient le reste.
Ichmé estassise, avec son enfant, dans la cour de la
prison,qu'une haute tour domine. En levantles yeux
elle aperçoit Isnel au sommet de la tour. Joie des
deux amants. Une corde se trouve nouée aux
créneaux ; Isnel la déroule, descend auprès de son
aimée. Baisers, transports... Ichmé lui dit : « Sauve
d'abord renfant 1 » Isuel prend le nourrisson et
LAMARTINE 195
remonte par la corde. Mais tout à coup la corde,
secouée du haut de la tour par des bourreaux
embusqués, oscille épouvantablement et heurte
contre les muraillesisnel et son cher fardeau. Comme
ça, très longtemps, sous les yeux d'Ichmé.
Puis la corde redevient immobile. Et alors des
bourreaux entrent dans la cour, et, l'un après l'autre,
« souillent Ichmé de baisers odieux ». Comme ça,
très longtemps, sous les yeux d'Isnel.
Et c'est le premier tableau.
La malheureuse Ichmé s'est évanouie. Quand elle
reprend ses sens, des bruits inaccoutumés viennent,
par un soupirail, de la loge souterraine où sont les
lions. Des voix crient: a Isnel, l'enfant ou toi ! Nos
bétes ont faim. Jette-leur ton enfant, ou deviens
toi-même leur pâture. Choisis 1 » Ichmé entend le
bruit d'un corps qui tombe. Est-ce l'enfant ? Est-ce
le père ? Un faible vagissement lui fait croire que
c'est l'enfant. Bruit d'os broyés. Ichmé se tord de
désespoir et « brise ses dents » sur les barreaux de
fer. Et c'est le second acte.
Mais Isnel, — qu'en réalité on a laissé s'évader et
qui est allé déposer l'enfant dans un asile qu'il croit
sûr, — revient, par la corde à nœuds, pour sauver
la mère. Elle lui crie : « Misérable ! tu as tué notre
enfant! et tu vis ! » Elle brandit sur lui ses chaînes,
et l'assomme d'un seul coup. Puis elle s'ouvre une
reine, je ne sais trop comment.
Or, tandis qu'elle agonise, des torches illuminent
i'^i LES CONTEMPORAINS
la cour, et les bourreaux rapportent à Ichmé son
enfant vivant:
« C'était nn jea, vois-tu, jeune fille insensée î
D'immoler ton amant pourquoi t'es-tu pressée T
Du repas des lions il était innocent.
Quel lait aura tonfils ? Tiens, nourris-le de sang ! m
Les monstres à ces mots poussent un affreux rire :
D'une convulsion du cœur la mère expire,
Et les bourreaux, traînant le vivant et les morts
Vers l'antre des lions, leur jettent les trois corps.
Tel est ce mélo-mimodrame sanglant et sincère en
trois actes. Assurément un psychologue, comme
Edgard Poë, aurait pu produire des combinaisons de
souffrance morale et physique plus compliquées et
plus profondes. Même, malgré leur naïf étalage d'hor-
reur matérielle, les « situations » imaginées par
Lamartine n'égalent pas en subtile cruauté telles si-
tuations de Théodora ou de la Tosca; car M. Sardou
a été plusieurs fois, au théâtre, le roi de l'angoisse
et de la torture. En somme, Ichmé éprouve la peur
intense, mais toute simple, et venant d'un objet pré-
sent et déterminé. Puis, la douleur des êtres qu'elle
chérit ne dépend point d'elle ; et enfin elle ne con-
naît pas, comme la Tosca ou Théodora, « la terreur
du choix »... L'histoire d'Ichmô et d'Isnel, avec ses
cris et sa pluie de sang, ressemble à quelque rouge
croquemitainerie, sent presque l'enluminure popu-
laire des images de supplices.
Tout cela cependant, chair meurtrie, sang qui
LAMARTINE t97
coule, hurlements, sanglots, douleur élémentaire de
la femme devant qui sont martyrisés son époux
et son enfant, tout cela pourrait encore ébranler nos
nerfs, comme les ébranlent tels tableaux des cruels
peintres espagnols, ou les vastes, exactes et lanci-
nantes descriptions de tortures physiques où se com-
plaît Flaubert l'impassible dans Salammbô : les
quatre cents mercenaires contraints de s'entr'é-
gorger, le sacrifice à Moloch, l'armée mourant de
faim dans le défilé de la Hache, et le supplice de Ma-
thô. (Il serait facile de noter, en passant, plus d'une
ressemblance entre la civilisation de Balbeck et celle
de Garthage.) — Mais le fait est que, je ne sais com-
ment, l'aventure horrifîque d'Isnel et d'Ichmé ne
nous émeut guère ; pas plus que ne nous émeuvent
les autres atrocités qui s'étalent dans la dernière par
lie de la Chute d'un ange, et pas plus que ne par-
viennent à nous intéresser, — je veux dire à nous
paraître vivants, — Nemphed, Arasfiel, Sérandyb,
ces monstres de méchanceté que le poète innocent
peine tant à nous décrire. — Et j'avoue sans doute
que la petite pièce jouée devant les tyrans-dieux par
des tragédiens sans le savoir n'est point un pro-
verbe de paravent , et que ce mélodrame som-
maire, corsé d'une boucherie de cirque, est même
un spécimen assez plausible de ce que deviendrait
le théâtre dans une société en proie, si je puis
dire, à l'extrême civilisation industrielle et maté-
rialiste. Que dis-je 1 ces jeux d'arène, ce drame bru-
198 LES CONTEMPORAINS
tal, ces tableaux vivants et ces exhibitions toutes
crues, je crains bien que notre théâtre ne s^y ache-
mine tous les jours... Mais, je le répète, les cruautés
lamartiniennes ne nous hérissent pas plus que les
luxures lamartiniennes ne nous avaient troublés. La
Chute d'un ang'e nous offre un très singulier exemple
de l'impuissance d'un grand poète à peindre soit
la laideur morale, soit l'horreur physique, comme
si ces sujets lui avaient été interdits par Dieu, et
comme s'il avait été créé uniquement pour exprimer
ce qui est par, ce qui est beau, ce qui resplendit et
ce qui s'élève, pour dire la magnificence de la pla-
nète et traduire la prière et le rêve de l'humanité
répandue à sa surface...
Avec tout cela, ce bizarre poème est très grand.
J'aime à m'y plonger à l'aventure. Les pages les
plus mêlées et les plus bourbeuses roulent, parmi
les algues et les graviers, des perles rares. Cela
pullule de vers spontanés, tels que Lui seul en sut
écrire. J'ouvre au hasard (je vous le jure!) et je
tombe sur la traversée aérienne de Cédar et Daïdha.
Le beau voyage ! Les belles visions de nuit, d'au-
rore et de crépuscule ! La belle « carte en relief » et
lesbeaux paysages à vol d'aigle I Je cite un peu, pour
votre plaisir et pour mon repos:
III fendaient, engloutis, les ténèbrei palpables ;
L'écume des brouillards ruisuelait sur les câbles.
LAMARTINE 19»
Tantdt, sortant soudain de la mer des nuages,
Les étoiles semblaient plearer sur lears visages
Les étoiles, fuyant au-dessus de leurs têtes,
Ciouraient comme le sable au soufiSe des tempêter.
Des teintes du matin le ciel se nuançait .
Déjà, comme un lait pur qu'un vase sombre épanch»,
La nuit teignait ses b ./tàa d'une auréole blanche ;
Les étoiles mouraient là-haut, comme des yeuK
Qui se ferment, lassés de veiller dans les cieux.
Le soleil, encor loin d'effleurer notre terre,
Montait, pâle et petit, de l'abtme sans fond,
Et ses rayons lointains, que rien ne répercute,
Du jour et de la nuit amollissaient la lutte.
Cétaitla terre, avec les taches de ses fianos.
Ses veines de flots bleus, ses monts aux cheveux blanei.
Et sa mer qui, du jomr se teintant la première,
Eclatait lur sa nuit comme «n lac de lumière.
,.Le navire ailé reconnut sa route :
Et, dirigeant sa proue aux pointes du Sina
Sur la mer Asphalite en glissant s'inclina.
£1 entendit d'en haut battre contre ses rives
Les coups intermittents de ses vagues massivea.
• ••».*• ••••«. . *■•
Les cimes du Liban, qu'ils avaient à franchir,
Devant les nautonniers commençaient à blanchir.
Us entendaient grossir cet immense murmure
Qui sifflait nuit et jour parmi sa chevelure.
200 LES CONTEMPORAINS
Ils voyaient ondoyer en bas, à grandes ombres,
La bruissante mer de lenrs feuillages sombres...
Autres merveilles, et plus soutenues : la prodi-
gieuse description de la terre avant le déluge ; le
chœu? des cèdres, les mœurs des tribus nomades, le
culte des ancêtres et les discours des vivants aux
morts; les amours de Daïdha et de Cédar; leur fuite
dans la forêt vierge ; le défilé des peuples devant les
géants, fresque lamentable, fourmillante et déme-
surée, mais piquée de détails violemment réalistes ;
fresque symbolique et qui fait songer k l'éternelle et
vaine procession de l'humanité douloureuse sous les
yeux d'un Dieu méchant :
Ils passaient, ils passaient, squelettes de la faim... ;
tout le rôle de Lackmi, qui est la figure la plus
vivante du poème, sa passion humble et furieuse,
ses discours ardents, sa ruse, sa mort amoureuse; la
suprême malédiction jetée par Cédar au monde et à
Dieu ,
Et surtout, surtout, le Fragment du Livre pri-
mitif!
Je n'ai voulu vous soumettre, touchant la Chute
d'un ange^ que quelques impressions qui me fussent
à peu près personnelleB (encore m'abusé-je peut-
être). Mais si vous en désirez une critique plus com-
plète, et intelligente, et précise, et généreuse, je
vous renverrai simplement au livre de M. Charles de
LAMARTINE 201
Pomairols (pages 169-225). Car je ne saurais que
répéter soit les pénétrantes objections, soit les
pieux éloges de ce juge excellent, poète lui-même
et philosophe .
Je vous rappellerai aussi le jugement de Leconte
de Lisle, jugement très significatif et très précieux,
si vous songez à quel point la négligence de Lamar-
tine, et sa surabondance désordonnée, et la facilité de
sa mélancolie et de ses larmes devaient offenser un
artiste aussi soucieux de la perfection de la forme
et de l'objectivité de la poésie que l'auteur des
Poèmes barbares.
« M. de Lamartine, écrivait Leconte de Lisle en
1864, a fait mieux que \e^ Méditations et que Jbce/yn,
mieux que les Harmonies : il a écrit la Chute d'un
ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du petit
nombre, je le sais, La critique, d'ordinaire si élo-
gieuse, a rudement traité ce poème, et le public
lettré ne l'a point lu ou l'a condamné. La critique
et le public sont des juges mal informés. Les concep-
tions les plus hardies, les images les plus éclatantes,
les vers les plus mâles, le sentiment le plus large
de la nature extérieure, toutes les vraies richesses
intellectuelles du poète sont contenuesdans/a Chute
d'un ange. Les lacunes, les négligences de style, les
incorrections de langue y abondent,car les forces de
l'artiste ne suffisent pas toujours à sa tâche ; mais
les parties admirables qui s'y rencontrent sont de
premier ordre. »
209 LES CONTEMPORAINS
VII
LB FRAGMENT DU LIVRE PRIMITIF ET LES RECUEILLEMENTS.
Je voudrais, pour terminer, dire quelques mots
de la philosophie de Lamartine. Nous l'avons ren-
contrée, éparse, dans les Méditations^ dans les Bar-
monieSy dans Jocelyn. Mais le Livre primitif (dans
la Chute d'un ange) et certaines pièces des Recueille-
ments nous l'offrent plus ramassée, et c'est donc là
qu'il faut la considérer ; d'autant mieux que nous y
trouvons la pensée de Lamartine à quarante-huit
ans (1838), et qu'il n'y a pas apparence qu'elle ait
beaucoup varié depuis.
Il s'agit d'abord de définir Dieu. Pour la première
fois, dans le Fragment du Livre primitif, dissipant
les équivoques de ce christianisme sentimental dont
on ne savait trop s'il enveloppait ou s'il excluait le
dogme, Lamartine s'affirme nettement rationaliste et
nie la révélation :
L* seul livre divm dans lequel il écrit
Son nom toajouri croissant, homme, c'est ton esprit I
O'est ta raison, miroir de la raison soprème,
Où se peint dans la nuit quelque ombre de lui-même.
Il nous parle, t mortels, mais o'est par ce seul sens.
Toute bouche de chair altère ses accents.
L'intelligeuce en nous, hors de nous la nature,
Voilà la Toiz de Dieu ; h resté eti imposiur*.
LAMARTINE S03
Tout le morceau, qui est considérable (632 vers),
demeure fidèle à ce caractère. Le poète devait pour-
tant être tenté de faire prédire la venue du Christ,
Fils de Dieu, par le vieux sage du mont Carmel. La
prédiction eût pu être éloquente et magnifique.
Lamartine , vingt ans auparavant , ny eût sans
doute pas résisté. Ici, il s'est abstenu. Et je ne pré-
tends point sans doute que cela l'empêchera plus
tard d'être repris par le charme ouaté d'une foi
imprécise et d'adorer de nouveau dans le Christ,
aux heures d'attendrissement, une divinité méta-
phorique et mal définie. Et ce n'est pas non plus
d'avoir pensé de cette façon dans le Livre primitif
que j'ai à le louer, mais d'avoir dit, ce jour-là, le
fond de sa pensée et de n'avoir pas confondu ce
qu'il pensait avec ce qu'il pouvait se ressouvenir
d'avoir cru et aimé.
C'est donc à la raison de définir Dieu. Vous vous
doutez que cela n'est pas facile. Ni le déisme ne nous
satisfait, ni le panthéisme. Il ne reste alors qu'à
fondre ces deux conceptions opposées dans une
espèce d'idéalisme ou, un peu plus exactement, de
pansymbolisme, qui ne pourra jamais être bien clair.
Lamartine croirait volontiers à un Dieu personnel ;
et même il y croit. Mais un Dieu personnel, ce n'est,
forcément, que l'homme agrandi. Le déisme n'est que
l'expression la moins déraisonnable de l'anthropo-
morphisme. Vous savez les difficultés que présentent
et la Création, et la Providence, et l'existence d'ua
204 LES CONTEMPORAINS
Etre suprême doué de facultés et de sentiments hu-
mains dont on a seulement retiré la limite, — par une
opération bien malaisée à concevoir et que, au sur-
plus, on oublie toujours de refaire quand on songe
à lui. Ce qu'on voit invinciblement, c'est un très
bon vieillard à barbe blanche ou un tragique jeune
homme à cheveux roux. Ces images emprisonnent
la pensée spéculative qui les suggéra ; et le signe
résorbe la chose signifiée...
Le panthéisme, lui, est très beau. C'est l'expres-
sion la plus enivrante de l'anthropomorphisme, —
duquel on ne sort pas. Le déisme érigeait au-dessus
de tout une àme humaine distendue et unique ; te
panthéisme infuse l'âme humaine dans tout. En
réalité, c'est le monde mis en métaphores; une pro-
sopopée universelle. Mais Spinoza lui-même a bien
de la peine à en tirer une loi morale qui oblige.. Et
puis, au fond, on n'est pas bien sûr de comprendre.
Sully-Prudhomme confesse un « scrupule » dans un
sonnet des Epreuves. — Vous êtes ignorants comme
moi, plus encore, dit-il aux astres; la raison de vos
lois vous échappe. Tu ne sais rien non plus, rose; ai
vous, zéphyrs, fleurs ;
Et le monde invisible et celai que je vois
Ne savent rien d'un but et d'un plan que j'ignors.
L'ignorance est partout ; ai U divinité,
Ni dans l'atome obscur, ni dans l'humanité,
Ne se lève en criant : « Je suis et me révéU t »
LAMARTINE SOS
Et il conclut :
Etrange vérité, pénible à concevoir,
Gênante pour le cœur comme pour la cervelle,
Que rUnivers, le Tout, goitDieu sans le savoir t
Que faire donc ? Maintenir un Dieu personnel, afin
d'échapper à l'obscurité du panthéisme et aux diffi-
cultés qu'on trouve à fonder sur le panthéisme une
morale ; mais ne point séparer l'existence de Dieu
de celle du monde, afin d'éviter que ce Dieu ne se
rétrécisse en une personne humaine; par suite,
regarder le monde comme co-éternel à Dieu, conce-
voir la création comme continue et toujours actuelle,
car elle est pour nous la condition même de l'exis-
tence de Dieu ; considérer enfin l'univers et la vie à
tous ses degrés, depuis la vie inorganique jusqu'à la
pensée humaine, comme un système de signes de
plus en plus clairs et conscients et comme la parole
même de l'Etre divin: parole balbutiante et igno-
rante chez les créatures inférieures, mais qui, chez
l'homme, commence à savoir ce qu'elle dit... A quoi
il faut ajouter ce corollaire : — Si Dieu n'existe
qu'à la condition d'agir, de créer, en retour les choses
n'existent qu'en tant qu'elles signifient Dieu et dans
la mesure où elles le signifient ; autrement dit, elles
n'existent qu'en tant qu'elles sont pensées par
l'homme, puis qu'elles n'ont de sens que dans son
cerveau. Et c'est ainsi que, de cette sorte de fusion
du déisme et du panthéisme, résulte l'idéalisme pur.
20« LES CONTEMPORAINS
Tout cela est exprimé dans des vers moins clairs
sans doute que des \ers de Boileau, mais cependant
aussi précis qu'ils le pouvaient être, et où il faut
admirer le plus grand effort qu'ait sans doute fait la
poésie pour énoncer des conceptions métaphysiques.
(Je n'y vois à comparer que certaines pages de SuUy-
Prudhomme ;)
Dieadit à la Raison : Je suis celai qui suia ;
Par moi seul enfanté, de moi-même je vis ;
Toat nom qui m'eat donné me voile ou me profane,
Mais pour me révéler le monde est diaphane.
Celui d'où sortit tout contenait tout en soi ;
Ce monde est mon regard qui se contemple en moi.
• •• ••••..••••«*«
Les formes seulement où son dessein se joub,
Eternel mouvement de la céleste roue,
Changent incessamment selon la sainte loi :
Mais Dieu, qui produit tout, rappelle tout à soi.
C'est un aux et reflux d'ineffable puissance.
Où tout emprunte et rend l'inépuisable essence,
Où tout foyer remonte à ce foyer commun.
Où Vœuvre et Vouvrier sont deux et ne $ont qu'un.
Où la force d'en haut, vivant en toute chose,
Crée, enfante, détruit, compose et décompose ;
S'admirant 3an$ repoa dans tout ce qu'elle a fait,
Renouvelant toujours son ouvrage parfait ;
Où la vie et la mort, le temps et la matière,
Ne sont rien, en efet, que formes de l' esprit f
Où Jéhovah s'admire et se diversifie
LAMARTINE £07
Dann l'œuvre qu'il produit et qu'il s'identifie.
Trouvez Dieu : son idée est la raison de l'être;
L'œuvre de l'univers n'est que de le connaître.
*'' •••...,,
Tout exhale un soupir, tout balbutie un nom ;
Ce cri, qui dans le ciel d'astre en astre circule,
Tout l'épelle ici-bas, l'homme seul l'articule.
L'Océan a «a masse et l'astre sa splendeur ;
L'homme est l'être qui prie, et c'est là Ba grandeur.
Sur rimpossibilité de concevoir Dieu séparé du
monde, Lamartine avait d'abord écrit :
Mes ouvrages et moi, nous ne sommes pas deux ;
Comme l'ombre du corps, je me sépare d'eux ;
Mais si le corps s'en va, l'image s'évapore :
Qui pourrait séparer le rayon de l'aurore ?
Emu par les reproches des chrétiens et des purs
déistes, il voulut bien remplacer ces vers par ceux-ci :
Bien ne m'explique, et seul j'explique l'univers ;
On croit me voir dedans, on me voit au travers ;
Ce grand miroir brisé, j'éclaterais encore I
Eh ! qui peut séparer le rayon de l'aurore T
Il ne daigna pas s'apercevoir que, dans cette
seconde version, le dernier vers contredit absolu-
ment l'avant-dernier. Ou plutôt je crois qu'il s'en
aperçut, et j'en conclus, — me souvenant d'ailleurs
de certains autres vers, — que c'était la première
version qui rendait sa vraie pensée.
20g LES CONTEMPORAINS
Au surplus, un poème d'une souveraine beauté,
pittoresque, morale et lyrique, — fort inconnu, et
que personne ne cite jamais, — le Désert, que vous
trouverez à la suite des Recueillements, dans les
Epîtres et Poésies diverses, et qui, daté de 1856, est
donc la dernière grande pièce qui soit sortie de la
main de Lamartine, nous oifre un décisif com-
mentaire de cette partie du Livre primitif.
Dans le Désert, le poète fait ainsi parler Dieu :
Insectes bourdonnants, assembleurs de nuages,
Vous prendrez-vous toujours au piège des images ?
Me croyez-vous semblable aux dieux de tos tribus î
J'apparais à l'esprit, mais par mes attributs.
• «•••*•■•• • • •••••
Ne mesurez jamais votre espace et le mien .
Si je n'étais pas tout, je ne serais plus rien.
Sur quoi, pris d'un vieux scrupule chrétien, —
dans une période embrouillée, inachevée peut-être,
ôt dont il n'est presque pas possible de saisir la
construction grammaticale, — il s'efiForee de dis-
tinguer entre « le Tout » des panthéistes, « ce second
chaos... où Dieu s'évapore... où le bien n'est plus
bien, où le mal n'est plus mal », et « le Tout » or-
thodoxe, « centre-Dieu de l'âme universelle» ....
Mais enfin, il reconnaît qu'il n'y voit goutte ; et i\
s'en tire par ce que j'appellerai une loyale défaite.
Il fait dire à Dieu :
Tu creuseras en vain le ciel, la mer, la terre
Pour m'y trouver un nom ; ]e n'en ai qu'un : Mystère.
LAMARTINE 209
Et il répond ;:
Mystère, ô saint rapport du Créatenr à moi !
Plas tes gouffres sont noirs, moins ils me sont fanèbree
J'en relève mon front ébloui de ténèbres !
Et je dis : c Cest bien toi, oar je ne te vois pas I »
En d'autres termes, il renonce à comprendre ; il
se récuse, — avec un geste sublime...
Revenons au Livre primitif. Donc, l'homme est le
fils de Dieu et l'interprète de la création ; mais il y
a, dans la création, des choses qui ne sont vraiment
pas commodes à interpréter. Nous rencontrons ici le
problème de l'existence du mal :
Le sage en sa pensée a dit an joar : « Pourquoi,
« Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi ?
« Si l'homme dut tomber, qui donc prévit sa chute T
< S'il dut être vaincu, qui donc permit la lutte ?
« Est-il donc, ô douleur ! deux axes dans les oieux, r
c Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux ? »
Lamartine . répond comme il peut, ni mieux ni
plus mal que ceux qui ont répondu avant lui. Le
Seigneur, dit-il, emporta l'âme du sage
Au point de l'infini d'où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin,
Et, complétant les temps qai ne sont pas encor«.
Du désordre apparent voit l'harmonie èclore :
« Regarde I v lui dit-il.
LES CONTBUPORiUNI. — VI. 14
aïO LES CONTEMPORAINS
Et il paraît que le sage comprit iDstantanément.
Il comprit la partie parle tout :
La fin justifia la voie et le moyen ;
Ce qu'il appelait mal, fut le souverain bien ;
La matière, où la mort germe dans la BoufiErance,
Ne fut plus à ses yeux qu'une vaine apparence,
Epreuve de l'esprit, énigme de bonté,
Où la nature lutte avec la volonté
Et d'où la liberté, qui pressent le mystère,
Prend.pour monter plus haut, son point d'appui sur terre.
Et le sage comprit que ie mal n'était pas,
Et dans l'œuvre de Dion ne se voit que d'en bas.
Allons, tant mieux. Le malheur, c'est que c'est
seulement d'en bas que nous pouvons, nous, voir
l'œuvre de Dieu. Et alors nous concevons sans
doute l'utilité de certaines douleurs, et qu'elles
sont la condition de l'effort, qui est la condition du
mérite. Ainsi s'explique une partie du mal physique.
Mais, cette opération faite, il reste tout de même un
terrible déchet de douleurs inutiles, et qui n'expient
rien et qui ne peuvent être productrices d'aucune
bonté. C'est un étrange mystère que la souffrance
des petits enfants, pour ne parler qui de celle-là.
Même, les chevaux de fiacre suffiraient à ruiner les
raisonnements de l'optimisme. — Et enfin, que
dirons-nous de l'énorme portion du mal moral que
l'épreuvedumal physique nesuffitpasà transmueren
bien 7 Les méchants qui persistent, les méchants qui
doiventdemeurerimpénitents.pourquoi vivent ils?...
LAMARTINE SU
Ici encore, Lamartine répond ce qu'il peut. Per-
sonne ne demeurera éternellement méchant. L'é-
preuve n'est limitée, pour chacun de nous, ni à une
seule vie d'homme, ni à une seule planète. Le rêve
que les anciens Indous ont rêvé pour excuser Dieu,
le rêve que Platon a refait dans le Phédon d'une
série d'existences par où les âmes, plus ou moins
vite, s'épurent et remontent à Dieu, ce rêve que
Victor Hugo développera à son tour dans Ce que
dit la bouche d^ombre, Lamartine l'indique ici en
quelques vers. Il n'avait point à y insister davan-
tage, puisque ce rêve moral est le fond même et
comme la trame ininterrompue de la série d'épopées
que devaient former les VisionSy et puisque Jocelyn
n'est que la dernière incarnation de Cédar,lentement
purifié et sanctifié.
Comme les âmes individuelles, ainsi progressent,
malgré les arrêts et les retours, par une force
« mystérieuse » (il faut se résigner, en ces matières,
à abuser de cette épithète), les collectivités et l'hu-
manité elle-même. Cette force divine immanente au
monde, c'est celle qu'adoraient les stoïciens [Mens
agitât molem... Spiritus intus a/if), et c'estaussi quel-
que chose d'analogue à la force que reconnaît, par
un postulat nécessaire, la doctrine de l'évolution, à
ce je ne sais quoi qui, dans les minéraux, veut
s'agréger ou se cristalliser ; qui, dans le règne végé-
tal ou animal, veut vivre et croître, s'adapte aux
milieux pour en tirer le plus de vie possible, assou-
âil LES CONTEMPORAINS
plit et achève les types, et les traosmet perfection-
nés...
Nul poète, nul philosophe, nul historien n'a mieux
senti que Lamartine, ni plus superbement exprimé
la marche évolutive de l'histoire. Nul, non pas même
Renan, n'a mieux dit les sourds instincts dont le
travail, pareil à celui des germes, prépare les trans-
formations des peuples, ni les désirs dont les masses
humaines sont émues longtemps avant que ces désirs
ne deviennent des pensées par où la réalité sera
repétrie... Ecoutez ces strophes d'^T'fo/jie :
. n est dans la nature
Je ne eaîs quelle voix lourde, profonde, obscure
Et qui révèle à tous ce que nul n'a conçu ;
Instinct mystérieux d'une ftme collective,
Qui pressent la lumière avant que l'aube arrive,
Lit au livre infini sans que le doigt écrive,
Et prophétise à son insu.
• ••• •.....»
C'est l'éternel soupir qu'on appelle chimère,
Cett". aspiration qui prouvé une astmosphère..,
« n se trompe >, dis-tu ? Quoi donc 1 se trompe-t-«lle
L'eau qui se précipite où sa pente l'appelle ?
Se trompe-t-il le sein qui bat pour respirer.
L'air qui veut s'élever, le poids qui veut descendre,
Le feu qui veut brûler tant que tout n'est pas cendre.
Et l'esprit que Dien fit sans bornes pour comprendre
Et sans bornes pour espérer ?
Elargissez, mortels, vos âmes rétrécies I
O iiècUif vos be$oi7i$, c« sont vos propMtùs /
LAMARTINE 919
Votre cri de Dieu même est l'infaillible voix.
Quel rnooTement sans bnt agite la nature f
Le possible est on mot qui grandit à mesure.
Et le temps qui s'enfuit yers la race future
A déjà fait ce que je vois!.. .
Suit une vision des derniers âges. Ce n'est, en
somme, que la description lyrique de la société idéale
dont la formation est racontée, étape par étape, dans
les strophes des Laboureurs, et dont le code est for-
mulé dans le Livre primitif: revenons donc à ce-
lui-ci.
Déisme ou panthéisme, double projection de
l'âme humaine agrandie, planante au-dessus du
monde pour le gouverner, ou immanente au monde
même pour en développer lentement les formes, ces
deux conceptions de Dieu ne sont pas neuves ; elles
sont écloses d'elles-mêmes dans l'esprit des premiers
hommes qui ont su penser ; et les derniers venus,
même quand ils s'appelaient Descartes, Spinoza et
Kant, sont demeurés emprisonnés entre elles deux.
Tout ce qu'on a pu faire, c'a été, tantôt d'aller de
l'une à l'autre, et tantôt de les concilier en appa-
rence, grâce aux fuyantes équivoques et aux du-
peries des mots.
Déjà, il y a deux mille quatre cents ans, Euripide
faisait dire â l'un de ses personnages : a Prions Jupi-
ter, quel qu'il soit, nécessité de la nature, ou esprit des
hommes. » {Les Troyennes, vers 393.) Ces deux défi-
au LES CONTEMPORAINS
nitions de Dieu, — profondes dans leur simplicité,
cajf elles vont à l'essentiel et dissipent les prestiges
des systèmes philosophiques, — ces définitions que
le délicieux poète grec laisse tomber avec un iro-
nique détachement, Lamartine n'a fait que les em-
brasser, — tour à tour o» môme à la fois, — de toute
la force de sa pensée et de son imagination... Et que
pouvait-il davantage ?
Après le Di«u personnel, créateur et extérieur au
monde ; après le Dieu immanent, le Dieu évolution-
nisle, ressort de l'histoire et du progrès humain,
reste a Dieu sensible au cœur », Dieu postulat de la
morale, le Dieu solide et pratique. C'est ce Dieu-là
dont Lamartine suppose la loi enOn obéie par tous
les hommes dans l'idéale cité d'Utopie. Et c'est cette
loi dont il énumère les préceptes dans la dernière
partie du Livre primitif : code d'une majesté ingé-
nue, où les devoirs éternels de l'homme semblent
gravés sur des stèles immémoriales par quelque
législateur de l'âge d'or, et que M. do Pomairols
résume ainsi, fort exactement :
« Faites prier par les plus doux et par les poètes ;
ceux-ci achèveront l'image de Dieu... Tu ne man-
geras pa» de chair ; tu ne boiras ni vin, ni suc
de pavots; fuis l'ivresse. Respecte ton père... Allie-
toi à une «cule fezime et qui ne soit pas de ta famille,
afin que la tendresse humaine s'étende... Ne vous
séparez pas en tribus, en nations... Possédez, aimez
et cultivez la terre; elle est inépuisable à transformer
LAMARTINE tiS
par l'homme ses éléments en pensée... Chaque fois
qu'un homme nallra, vous lui donnerez une part de
terre ... Ne bâtissez point de villes, habitez les cam-
pagnes... N'amassez pas d'avance... Vivez en paix
avec les animaux, n'imposez point de mors à leur
bouche ; ceux qui sont cruels s'adouciront .. N'élevez
pas au-dessus de vous de juge ni de roi, ils se
feraient tyrans... N'ayez ni loi ni tribunal pour
punir. »
Oui, c'est un rêve ; mais c'est le grand rêve
humain ; je dirai presque le seul. Ce fut le rêve du
Bouddha et de Jésus Et c'est, présentement, le rêve
de Léon Tolstoï, pour ne nommer que lui. Seulement,
nous en sommes loin, très loin... Lamartine est de
ceux qui ont le plus fortement cru et le plus répété
que la civilisation industrielle est la grande erreur,
le grand péché de l'humanité. Il a la haine des villes.
Ohl dans ce Désert^ la belle ivresse de solitude, de
liberté et d'orgueil !
Dds denz séjours hamaîna, la tent« on la maison,
L'un est ud pan du ciel, l'antre un pan de prison ;
Aux pierres du foyer l'homme des murs s'enchaîne.
Il prend dans les sillons racine comme an ohêne :
L'homme dont le désert est la vaste cité
N'a d'ombre que la sienne en son immensité.
La tyrannie en rain se fatigue à l'y suivre .
Etre seol, c'est régner ; être libre, o'est vivre,
• ..«..... . . ••.•
An désert l'esprit plane indépendant du lien ;
loi l'homme est plus homme et Dien même pitM Diett*
Jl« LES CONTEMPORAINS
Au désert, l'homme soulève en marchant « les
serviles anneaux de Timitation i.
II sème, en s'échappant de cette Egypte humaine,
Avec chaque habitude un débris de sa chaîne...
La liberté d'esprit, c'est ma terre promise.
Marcher seul, afEranchit ; pen$er seul, diviniêe.
Pareillement Ibsen : « Il n'est de grand que celui
qui est seul. » Ainsi ïï semblerait que parmoments,
en haine de tout ce qui offusque dans le présent sa
vision de charité universelle, Lamartine fût près de
se réfugier dans le culte du moi (en sorte que nul
sentiment d'un caractère religieux ne lui demeurât
étrauger), — s'il n'était, avant tout, invinciblement,
celui qui aime et qui se répand. Et c'est pourquoi,
aux cris de solitaire orgueil du Désert répondent les
strophes d'Utopie, ardemment aimantes :
... Servons l'humanité, le siècle, la patrie :
Vivre en tout, c'est vivre cent fois 1
C'est vivre en Dieu, c'est vivre avec l'immense via
Qu'avec l'être et les temps sa vertu multiplie,
Rayonnement lointain de sa divinité ;
O'est tout porter en soi comme l'Ame suprême,
Qui sent dans ce qui vit et vit dans ce qu'elle aime j
Et d'un seul point du temps c'est se fondre Boi-mâmc
Dans l'aniverselle unité.
Tant qu'enfin la superbe intellectuelle du Désert
&i la charité d'Utopie se réconcilient dans cette
image :
LAMARTINR «Il
Ainsi quand le navire aux épaisses murailles,
Qui porte un peuple entier bercé dans ses entraillea.
Sillonne au point du jour l'océan sans chemin,
L'astronome chargé d'orienter la roile
Monte au sommet des mâts où palpite la toile,
Et, promenant ses yeux de la vague à l'étoile
Se dit : c Nous serons là i'^main ! »
Puis, quand il a tracé sa route sur la duna
Et de ses compagnons présagé la fortune.
Voyant dans sa pensée un rivage surgir,
Il descend sur le pont où l'équipage roule,
Met la main au cordage et lutte avec la houle.
Il faut se séparer, pour penser, de la fouh.
Et s'y confondre pour agir.
Commencez- VOUS à sentir la profondeur et l'éten-
due de cette âme ? Peut-être est-ce dans \e8 Recueil-
lements (et j'y comprends les Poésies diverses) qu'elle
apparaît le plus en plein. — J'estime, d'ailleurs, que
ce recueil n'est pas mis à son vrai rang. Je ne dis
point que les Harmonies ne forment pas un ensemble
plus lié, et plus harmonieux en eflFet. Mais rien,
dans les Harmonies même, ne dépasse le Cantique
sur la mort de la duchesse de Broglie, Utopie, la
Cloche du village, la Femme, la Marseillaise de la
paix, la Réponse à Némésis, le Désert, la Vigne et la
Maison, les vers A M. de Virieu après la mort d'un
ami commun. Dans cet assemblage de poèmes, qui
ne fut ni prémédité ni « composé », le génie du plus
spontané d«s poètes éclate plus spontanément que
jamais. Au milieu de ses travaux d'historien, des
SiiS LES CONTEMPORAINS
plus grandes affaires publiques et des soucis privés,
tout à coup, et parfois sous un choc très léger,
remontait de son cœur la source de poésie. Ce sont
éminemmeut a pièces de circonstances », comme
Goethe voulait que fussent toujours les poèmes
lyriques. Pièces d'humbles circonstances, souvent.
Il est curieux, il est touchant de voir que quelques-
uns des plus somptueux morceaux des Recueille-
ments sont adressés à des êtres excellents, j'imagine,
mais assez obscurs : M. Wap, M. Guillemardet,
M. Bouchard, ou M"® Antoinette Carré,jeune ouvrière
de Dijon... — Mais, bien que les pièces de ce volume
aient été, entre toutes, écrites sans labeur, unique-
ment pour soulager l'àme du poète, et que la dispo-
sition d'esprit propre à l'homme de lettres profes-
sionnel et la préoccupation du métier en soient plus
absentes encore que de Jocelyn ou de la CAufe,jamais,
je crois, la forme de Lamartine n'a été plus drue,
plus chaude, plus colorée, ni, — certains passages
un peu nonchalants mis à part, — plus savante que
dans les Recueillements (la rime même s'est en-
richie, et l'ancienne fluidité des images, fréquem-
ment, s'est concrétée) ; soit qu'il subit en quelque
mesure, sciemment ou non, Tinfluence de Victor
Hugo ; soit plutôt qu'il fût dans Tâge de la maturité
pleine et des sensations d'autant plus fortes qu'on
sait que la puissance de sentir décroîtra demain.—
Et d'autre part, bien que nul dessein préconçu ne
relie entre eux ces morceaux, tous ensemble s»
LAMARTINE 21»
trouvent principalement exprimer les deux senti-
ments contrastés de l'arrière-saison des grandes
âmes : la tristesse de leur vie individuelle, chaque
jour plus isolée, et, dans le même moment, leur
foi dans la Vie ; bref, l'éternelle mélancolie et l'éter-
nel espoir. Les vraies « Feuilles d'automne», ce sont
les Recueillements : le soleil de l'avenir humain
y brille, pour le poète, à travers les feuillages jaunis
de son automne, au bout des sentiers jonchés de ses
illusions et de ses deuils...
L'éternelle mélancolie et l'éternel espoir... Mais
pourquoi an critique impérieux et inventif, dialec-
ticien de la même façon que d'autres sont poètes,
et qui produit des théories comme un rosier porte
des roses, a-t-il dit, — et môme démontré, — que
la poésie romantique et la poésie personnelle, c'est
tout un ; que ce qui distingue, en gros, les roman-
tiques des parnassiens, c'est que les premiers,
monstres de vanité, se jugeaient si intéressants et
si particuliers qu'ils ne nous parlaient que d'eux-
mêmes et de leurs petites affaires, au lieu que les
seconds se sont appliqués à peindre ce qui leur était
extérieur, et qu'ainsi « l'évolution de la poésie
lyrique » en ce siècle, c'est, en somma, le passage
de la poésie subjective à la poésie objective? —
Je crois pourtant n'avoir presque jamais rencontré,
ni dans Chateaubriand, ni dans Lamartine, Hugo ou
Vigny, ni même dans Musset, rien de personnel qui
ne soit en même temps général ; et je le pourrais
220 LES CONTEMPORAINS
prouver très facilement, si c'était ici le lieu, Je vois
en eux des âmes grande» ou ardentes, mais simples.
Aucun d'eux ne me paraît, proprement, un raffiné.
Mais c'est chez Baudelaire, chez Sully-Prudhomme,
chez le Coppée des premiers recueils, même chez
Leconte de Lisle, que je trouverais le « moi » jaloux
et amoureux de ses particularités, l'attitude cherchée
et entretenue, la croyance et la complaisance de
l'artiste en la rareté de ses sentiments et de ses
souffrances ; bref, l'égotisme de la poésie et, — se
trahissant parfois, comme chez Leconte de Lisle, par
la superstition même de Tobjectivité, — la poésie
subjective. Et cela encore, si c'était le lieu, se prou-
verait avec aisance. — Pour Lamartine, en tout cas,
le reproche de subjectivisme est étrange; ou bien,
alors, je ne sais pas quel poète y échapperait. Je ne
vois rien qui soit plus vraiment de tout le monde et
à tout le monde, -— sauf le degré et sauf la forme,
— que les sentiments exprimés par Lamartine dans
tous ses livres, depuis le Lac et V Isolement, qui sont
ses premiers chefs-d'œuvre, jusqu'à la Vigne et la
Maison^ qui esta peu près son dernier Son Lac est
bien notre lac à tous, et sa Vigne et sa Maison sont
les nôtres ; et nôtres, encore plus, toutes ses prières
(les Harmonies) et nôtre, l'expiation de Jocelyn et
de Gédar. Si jamais poète fut pareil aux divins
Oiseaux d'Aristophane, qui « ne roulaient que des
pensées éternelles », c'est bien lui.
Il fut suave et puissant. Puissant surtout, peut-
LAMARTINE 221
être. Ne vous en tenez pas, sur son compte, à l'image
de doux archange plaintif qu'ont suggérée jadis
à ses contemporains certaines langueurs de ses
premières poésies. Chanter comme on respire, cela
est exquis ; mais soutenir cet exercice comme il le
fit, cela est fort. L'idée même qu'il avait de la poésie,
ou plus exactement, de la place que la production de
la poésie écrite peut tenir et doit accepter dans une
existence normale, est d'un homme qui sentait bouil-
lonner en lui toutes les énergies et qui prétendait
vivre tout entier. Je ne vois, pour ma part, nulle
affectation vaniteuse, mais l'expression d'une pensée
réfléchie et virile et le franc aveu d'une nature
robuste et superbement équilibrée, dans ce passage,
souvent raillé, de la Lettre qui sert de préface aux
Recueillements : a Quand donc l'année politique a
fini..., ma vie de poète recommence pour quelques
jours. Vous savez mieux que personne qu'elle n'a
jamais été qu'un douzième tout au plus de ma vie
réelle. Le public croit que j'ai passé trente années
de ma vie à aligner des rimes et à contempler les
étoiles; je n'y ai pas employé trente mois, et la
poésie a été pour moi ce qu'est la prière, le plus beau
et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus
court et celui qui dérobe le moins de temps au travail
du jour... Je n'ai fait des vers que comme vous
chantez en marchant, quand vous êtes seul et débor-
dant de /brce,dansles routes solitaires de vos bois ..»
Cette impression de puissance, Lamartine la don«
228 LES CONTEMPORAINS
naît à tous ceux qui l'ont approché. Dans sa vie rus-
tique, il avait l'allure et le geste d'un chef de clan,
d'un conducteur de tribu, bon et fort. Dans ses
amours, très nombreuses, il n'avait rien du tout do
languissant. Le formidable travail de sa vieillesse
n'était point d'un anémié. Les imaginations fémi-
nines s'obstinèrent assez longtemps à voir en lui
une colombe gémissante. Or, il ressemblait physi-
quement, vers la jBn, à un vieil aigle, et c'était la
véritable figure de son âme.
Il fut un des plus fiers exemplaires de notre race,
un demi-dieu. Arrivé au bout de cette longue et aven-
tureuse étude, c'est tout ce que je trouve à dire de
lui. Car, de ramasser dans une seule formule les traits
quej'ai notés chemin faisant, c'est à quoi je renonce;
soit que l'effort m'en paraisse trop grand ; soit crainte
d'altérer ces traits par l'assemblage même que j'en
essayerais ; soit peur de répéter encore des choses
déjà dites plusieurs fois. — Et, quant à le « situer »
dans notre histoire littéraire, à dire d'où il sort et
ce qui procède de lui, la difficulté que j'y pressens
m'avertit que je ferais là une besogne purement spé-
cieuse et que, si peut-être tous les grands poètes sont
« à part», Lamartine est lui-même à part d'eux tous.
Une semble point que son œuvre marque un moment
nécessaire (ou qui soit démontré tel après coup) dans
le développement de notre lyrisme. Elle n'est point
un anneau dans une chaîne. Car, si je vois bien qu'il
LAMARTINE 223
y eut d'abord en lui quelque chose de Bernardin de
Saint-Pierre et de Chateaubriand, et qu'un peu de
la Chute d'un ange a pu passer dans la Légende det
siècles et dans les Poèmes barbares, je suis plus sûr
encore que, si Lamartine procède de quelqu'un, c'est,
comme je l'ai dit à satiété, des anciens poètes hin-
dous, et qu'après Lamartine il n'y eut pas de lamar-
tiniens, sinon négligeables ou ridicules. Donc, û
domine notre histoire poétique ; il ne s'y accroche
ou ne s'y emboîte qu'imparfaitement. Il a donné
à toute la poésie lyrique de ce siècle la secousse
initiale, mais de haut. Il se rattache à une tradition
beaucoup plus lointaine que Victor Hugo. Celui-ci,
homme de lettres accompli, est comme la perfection
et l'aboutissement du génie latin. Plus que gréco-
latin , l'oriental Lamartine , nullement scribe de
cabinet, est proprement un poète arya. Sa poésie
est, pour ainsi parler, contemporaine de trente
siècles d'humanité indo-européenne ; et les solitaires
de l'antique Gange,
fieuve ivre de pavots,
Où les songes sacréa roulent avec les Dots,
l'eussent encore mieux comprise que ne firent les
salons de la Restauration. Il est, dans son fonds et
dans son tréfonds, le poète religieux ; autrement
dit le Poète, puisque la poésie, reliant le visible à
l'invisible et la fantasmagorie du monde au rêve de
224 LES CONTEMPORAINS
Dieu, est religion dans son essence. Il se connaissait
bien. « J'ai usé, dit il dans le Tailleur de Saint-Point^
mes yeux et ma langue à lire, à écrire et k parler de
Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues. »
Et c'est pourquoi, — attendu qu'en outre il fut, avec
une évidence fulgurante, un homme de génie, — je
ne dis pas qu'il soit, (car on n'est jamais sûr de ces
choses-là), mais que je le sens (à l'heure qu'il est)
le plus grand des poètes.
DE L'INFLUENCE RÉCENTE
DES LITTÉRATURES DU NORD
Encore une fois les Saxons et les Germains, et les
Gètes et les Thraces, et les peuples de la neigeuse
Thulé ont fait la conquête delà Gaule. Événement
considérable, mais non point surprenant.
Un des plus pardonnables de nos défauts, c'est,
comme on sait, une certaine coquetterie généreuse
d'hospitalité intellectuelle. Dès qu'un Français a
pu se donner une culture, non plus seulement classi-
que et nationale, mais européenne, c'est merveille
comme il se détache, du même coup, de tout chau-
vinisme littéraire. Les plus sérieux se rencontrent
ainsi, en quelque façon, avec les plus frivoles, avec
les affranchis du chauvinisme du linge ou des bottes,
avec ceux qui, suivant une expression désormais
symbolique, « se font blanchir à Londres ». Il est
clair que Renan, par exemple, qui d'ailleurs cou-
les CONTEMPORAINS, — VI. 15
22« LES CONTEMPORAINS
naissait peu la littérature française contemporain \
demeurait possédé par la science et le génie alle-
mands et mettait un Gœthe, ou même un Herder, au-
dessus de ce qu'il y a de mieux chez nous. Et Taine
estimait que nous n'avons rien de comparable, à
Shakspeare d'abord, cela va de soi, mais aussi aux
poètes et aux romanciers anglais contemporains.
Car, tandis qu'au xvi^ et au xvii" siècle^ c'était le
Midi, l'Espagne, l'Italie, c'est, depuis bientôt deux
siècles, le Nord surtout qui nous attire. Cette atti-
rance a eu, bien entendu, ses sursauts et ses répits.
Mais notre dernier accès de septentriomanie a été
particulièrement violent et prolongé. Il dure encore.
Il a commencé, je pense, voilà une douzaine
d'années, en haine des brutalités et des préten-
tions « naturalistes », parle culte, aujourd'hui peut-
être un peu oublié, de Georges Eliot. A cette épo-
que, MM. Edmond Schérer et Emile Montégut nous
démontrèrent àl'envi, dans d'éloquentes et pro
fondes études , que Georges Eliot l'emportait de
beaucoup sur tous nos conteurs réalistes. Puis, M. de
Vogtié nous révéla magnifiquement Tolstoï et Dos-
toïewski, et, devant ceux-là encore, nos pauvres
romanciers ne pesèrent pas lourd. On adora l'évan-
gile russe, et tout le monde se mit à tolstoTser.
En même temps, le Théâtre-Libre joua la Puissance
des Ténèbres, et je ne sais plus quelle troupe nous
donna V Orage d'Ostrowski. Enfin Ibsen eut son tour
d'apothéose.Toutes ses dernières pièces (depuis 1886)
LITTÉRATURES DU NORD ïâT
ont été traduites. Nous avons vu, au Théâtre-Libre
les Revenants Bi îê Canard sauvage'^ an Vaudeville,
jffedda Gabier et Maison de Poupée ; au théâtre de
l'Œuvre, Rosmersholm^ l/n ennemi du peuple^ Solness
le constructeur, Brand, et le Petit Eyolf; au théâtre
des Escholiers, la Dame de la mer. Ce n'est pas tout :
le Théâtre-Libre nous a révélé Une faillite du Nor-
végien Bjœrnson, les Tisserands et l'Assomption
d'ffannele Mattem, de l'Allemand Gérard Haupt-
mann, et Mademoiselle Julie, de l'Allemand Auguste
Strindberg ; le Théâtre Idéaliste , l'Intruse , les
Aveugles, Pelléas et Mélissande, du Belge Maeterlinck;
rCEuvre , les Ames solitaires^ de Hauptmann, les
Créanciers , de Strindberg , Au-dessus des forces
humaines, de Bjœrnson. Et certainement j'en oublie.
Vous ne pouvez vous imaginer la fureur et l'into-
lérance de Tadmiration des jeunes gens et de
certaines femmes pour ces produits du Nord. Oui,
on le dirait, ces âmes polaires parlent vraiment à
Dosâmes; elles y entrent très avant, elles les re-
muent, par moments, jusqu'au tréfonds.
Et je relis avec mélancolie cette page de M, de
Vogué, dans la préface de son Roman russe :
« Il se crée de nos jours, au-dessus des préfé-
rences de coteries et de nationalité, un esprit euro-
péen, un fond de culture, un fond d'idées et d'incli-
nations communs à toutes les sociétés intelligentes;
comme l'habit partout uniforme, on retrouve cet es-
prit assez semblable et docile aux mêmes mfluences,
121 LES CONTEMPORAINS
à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin...
Cet esprit nous échappe ; la philosophie et la lit-
térature de nos rivaux font lentement sa conquête ;
nous ne le communiquons pas, nous le suivons à la
remorque; avec succès parfois, mais suivre n'est pas
guider... Les idées générales qui transforment l'Eu-
rope ne sortent plus de l'âme française. »
C'est peut-être qu'elles en sont sorties ilyaoin-
quante ans.
Il est de mon devoir de vous prévenir que, si je
vous parle de Georges Eliot et de George Sand
(comme je vous parlerai tout à l'heure de quel-
ques autres) , c'est sur des lectures forcément un
peu lointaines et sur les images simplitiées qui,
d'elles-mêmes, à la suite de ces lectures, se sont
déposées en moi. Et, si l'on peut combattre ce
que j'en vais dire, remarquez que ce sera encore
sur des souvenirs formés de la même façon et pareil-
lement distants. Car nous ne pouvons relire chaque
matin une bibliothèque. Et il va sans dire aussi que
je ne puis tenir compte des effets particuliers pro-
duits par Eliot et Sand sur des sensibilités particu-
lières. Je considérerai seulement ce qui est au fond
de ces deux romanciers, les idées maltresses, les
LITTÉRATURES DU NORD 229
sentiments dirigeants, et comme le $ubstratum de
leurs œuvres respectives.
Je pense que les romans les plus connus de Georges
Eliot, et les plus caractéristiques de sa manière ,
c'est Silas Marner, Adam Bede, le Moulin sur la
Floss, et Middlemarch.
Silas le tisserand est un pauvre homme d'intel-
ligence étroite et de cœur droit. Il appartenait à
l'une des nombreuses petites églises indépendantes
de là-bas. Accusé faussement de vol, il n'a su que
dire : a Dieu me justifiera », et il a attendu. Dieu ne
l'a pas justifié : on a cru Silas coupable et on l'a
chassé de la communauté. Alors, c'est bien simple,
il ne croit plus en ce Dieu qui l'a trahi; il ne vit plus
que pour amasser. Un jour, on lui dérobe son bas
de laine. De ce jour, Silas, insensiblement, redevient
bon ; il semble qu'en lui volant son argent on ait
délivré son âme. Un devoir inattendu, une petite
fille abandonnée qu'il recueille, achève son retour à
la vie morale. — Adam Bede, ouvrier charpentier,
aime une jeune paysanne coquette, pas méchante,
mais qui, de faiblesse en faiblesse, en vient à se
laisser séduire par un gentilhomme campagnard et,
devenufC mère, étouffe son nouveau-né. C'est donc
la vieille histoire de Gretchen. Adam pardonne à la
coupable et, déjà bon auparavant,il devient excellent
par la douleur. — De même, le Moulin sur la Floss^
c'est l'histoire de deux enfants, Tom et Maggie, l'un
d'une honnêteté un peu dure,rautre d'une sensibilité
230 LES CONTEMPORAINS
un peu désordonnée, que la ruine complète de leurs
parents surprend au moment de l'adolescence, et
que l'épreuve de la souffrance fortifie et rend meiK
leurs. — Et Middlemarch, c'est la vie, minutieu-
sement contée, — oh I combien minutieusement I —
d'une grande âme dans une condition médiocre, d'une
àme que l'on sent d'autant plus grande qu'elle n'a
pas eu tout son emploi.
Ce qui frappe dans ces romans, qui sont tous des
histoires de conscience, c'est la constante préoccu-
pation morale dont ils sont marqués à chaque page,
et c'est la sympathie cordiale et attentive de l'au-
teur pour les formes les plus modestes et les plus
ordinaires de la vie humaine.
Or, ce second caractère tout au moins, pour ne
retenir maintenant que celui-là, se retrouve évidem-
ment, et avec une plénitude qui ne laisse rien à dôsi>
rer, dans une partie considérable de l'œuvre de
George Sand.
Je dis « évidemment ». Si cela ne vous apparaît
pas, à vous, avec la même évidence, qu'y puis-jeT
Oui, j'affirme et je juge, et je prends cela sur moi,
et j'y suis bien obligé. Un jugement, c'est une impres-
sion contrôlée et éclairée, chez le même homme, par
des impressions antécédentes. Et un jugement qui
a fait autorité », c'est celui qui résume et contient
les impressions concordantes d'un certain nombre
d'individus II est bien vrai que l'impression d'un
seul peut, par la confiance que sa personne inspire
LITTÉRATURES DU NORD 231
OU l'ascendant qu'elle exerce, commander et entraî-
ner la masse des esprits qui ont avec le sien quelque
ressemblance. Mais, il n'y a pas à dire, tout com-
mence par l'impression qu'un individu reçoit d'une
oeuvre ; — et naturellement, je ne puis vous donner
ici que la mienne.
Donc je poursuis avec une tranquillité modeste.
Relisez la Mare au Diable, la Petite Fadette, François
le Champi, le Meunier d'Angihault. Il y a sans doute
autant de bonhomie robuste et charmante, autant de
goût pour la vie simple et les détails familiers, autant
de complaisance et d'art à nous faire sentir, quelle
qu'en soit l'enveloppe et la condition sociale, com-
bien c'est intéressant et digne d'attention, une âme
humaine ; il y a, je le veux bien, autant de tout
cela chez le Georges d'outre-Manche que chez le
George français ; je dis qu'il n'y en a pas plus, parce
que je crois que c'est impossible. Et ma grande rai-
son, c'est que je le crois.
Mais, comme je vous l'indiquais, Eliot, sans être
oubliée chez nous, n'est pourtant plus, depuis quel-
ques années, un de nos grands soucis. Et au sur-
plus, nous la retrouverons. Passons à Ibsen.
Dans les Revenants^ M™* Alving, dont la vie a été
jusque-là une vie de foi et d'immolation chrétienne,
bouleversée par l'atroce injustice de la destinée
d'un fils condamné à la maladie et à la folie par les
vices de son père, secoue subitement le joug de ses
anciennes croyances et, du premier coup, va si loin
232 LES CONTEMPORAINS
dans cette indépendance retrouvée que, à unmoment,
elle n'hésite pas à pousser dans les bras du malade
une servante qu'elle sait être sa sœur naturelle.
Ddins Maisonde poupée, ^orah s'aperçoit que son
mari ne la comprend pas et que, par conséquent,
leur union repose sur un mensonge. Son mari est un
honnête homme, mais d'une honnêteté littérale et
timide. Norah lui en veut de n'avoir pas pris la
responsabilité d'un faux commis par elle dans une
intention charitable, et aussi de l'avoir toujours trai-
tée comme une petite fille, comme une a poupée ». Et
c'est pourquoi elle abandonne son mari et ses enfants
pour s'en aller, toute seule, chercher la vérité, refaire
son éducation intellectuelle et morale.
Dans V Ennemi du peuple^ un médecin de petite villo
découvre que la source d'eau minérale dont l'exploi-
tation fait toute la richesse du pays est empoisonnée.
11 le dit, car c'est son devoir. Mais aussitôt les auto-
rités constituées et le peuple ameuté par elles le
traitent en ennemi public, et il succombe sous ces
pharisaïsmes et ces égoïsmes ligués ensemble.
Dans Rosmersholm, Rosmer, descendant d'une
vieille famille très fermement religieuse, a recueilli
chez lui une jeune fille libre penseuse et révolution-
naire, Rébecca, dont il subit l'influence jusqu'à
renier ses anciennes croyances et embrasser, comme
on dit, les « idées nouvelles ». La liaison, d'ailleurs
chaste, de Rosmer et de Rébecca a poussé à la folie,
puis au suicide, la douce M"* Rosmer. Et, dès lors,
LITTÉRATURES DU NORD 233
le veuf et sa jeune amie sentent entre eux ce cadavre.
Rosmer reste désemparé entre la foi qu'il n'a plus
et celle que Rébecca a voulu lui communiquer.
L'aventurière elle-même est prise de doute et de
découragement... Et, enfin, tous deux se noient au
même endroit de la rivière où leur victime a cher-
ché la mort.
Dans Hedda Gabier^ Hedda a épousé un brave
homme banal, qu'elle méprise. EUeretrouve, momen-
tanément corrigé de son ivrognerie et de sa crapule,
une espèce de bohème de génie, Eilert, qui lui a
jadis fait la cour. Elle veut le reprendre, car un de
ses rêves est de « peser sur une destinée humaine ».
Mais, auparavant, elle veut s'assurer qu'Eilert est
devenu digne d'elle. L'épreuve échoue pitoyable-
ment. Sur quoi Hedda, ne pouvant décidément sup-
porter la disproportion qu'il y a entre sa destinée et
son âme, se tue d'un coup de revolver.
Dans la Dame de la mer, Ellida, mariée au docteur
Wangel, pour qui elle a de l'amitié et de l'estime,
mais qui est de vingt-cinq ou trente ans plus âgé
qu'elle, aime un marin, un pilote, un personnage
mystérieux et vague, qui vient de temps en temps
la visiter. Elle s'en confesse à son vieux mari, loya-
lement. Wangel lui dit : < Je te rends ta liberté ;
suis l'Étranger, si tu veux. » Mais, du moment
qu'Ellida est libre, le charme est rompu. « Jamais,
dit-elle à son mari, je ne te quitterai après ce que
tu as fait. » Wangel s'étonne : « Mais cet idéal, cet
234 LES CONTEMPORAINS
inconnu qui t'attirait ? » Elle répond : « Il ne m'at-
tire ni ne m'effraye plus. J'ai eu la possibilité de le
contempler, la liberté d'y pénétrer. C'est pourquoi
j'ai pu y renoncer. »
Toutefois, dans le Canard sauvage^ Ibsen nous
montre que ce qui est bon pour l'élite ne l'est pas
pour tous. Un rêveur, un apôtre croit rendre service
à une famille qui vivait tranquillement dans un
déshonneur inconscient, en lui révélant son igno-
minie, eu essayant d'éveiller en elle la conscience
morale : et cela n'aboutit qu'aux plus tristes et aux
plus inutiles catastrophes. — Et, de même, dans
Solness le comtructeur, il nous fait voir l'orgueil
intellectuel induisant un homme de génie à man-
quer de bonté, ài faire souffrir tout autour de lui, et
le poussant finalement à une mort ridiculo et tra-
gique
Ainsi, — sauf dans deux ou trois pièces où il
semble se défier de ses rêves et les railler, — les
drames d'Ibsen sont des crises de conscience, des
histoires de révolte et d'afTi-anchissemeot, ou d'essais
d'affranchissement moral.
Ce qu'il prêche, ou ce qu'il rêve, c'est l'amour de
la vérité et la haine du mensonge. C'est quelquefois
la revanche de la conception païenne de la vie contre
la conception chrétienne, de la «joie de vivre»,
comme il l'appelle, contre la tristesse religieuve.
C'est encore et surtout ce qu'on a appelé l'indivi-
dualisme : c'est la revendication des droits de 1»
LITTÉRATURES DU NORD «5
conscience individuelle contre les lois écrites, qui ne
prévoient pas les cas particuliers, et contre les con-
ventions sociales, souvent hypocrites et qui n'atta-
chent de priîi qu'aux apparences. Et c'est aussi, en
quelques endroits, le rachat et la purification par la
souffrance. C'est, dans nos relations avec autrui, la
miséricorde indépendante, le pardon de certaines
fautes que le pharisaïsme, lui, ne pardonne pas.
C'est, dans le mariage, l'union parfaite des âmes,
union qui ne saurait reposer que sur la liberté et
l'absolue sincérité des deux époux et sur l'entière
connaissance et intelligence qu'ils ont l'un de l'autre.
C*est enfin la conformité de la vie à l'Idéal, — un
idéal qu'Ibsen ne définit guère expressément, où
Ton distingue un peu de naturalisme antique et
beaucoup d'évangile, mais d'un évangile orgueilleux
et raisonneur, des velléités de socialisme et, presque
dans le même temps, la superbe d'un dilettantisme
aristocratique et, sur le tout, une couche de pessi-
misme. Je ne puis mettre dans cette affaire plus de
précision qu'Ibsen n'en met lui-même. Mais c'est sans
doute dans un sentiment général de révolte que se
résolvent; les éléments contraires dont son « rêve »
semble formé. Bref, Ibsen est un grand rebelle, un
homme qui est mécontent du monde et inquiet avec
génie.
Or, tout ce que je viens de dire (je ne parle que
des idées, puisque c'est de ses idées plus encore
que de sa forme que l'on fait honneur à Ibsen),
236 LES CONTEMPORAINS
n'est-ce pas précisément la substance des premiers
romans de George Sand ? Et, si je la nomme de
nouveau, c'est quelle eut un merveilleux don de
réceptivité et qu'elle refléta toutes les idées et toutes
les chimères de son temps. Oui, on nous a déjà dit
que le mariage est une institution oppressive, s'il
n'est pas l'union de deux volontés libres et si la
femme n'y est pas traitée comme un être moral.
Déjà on nous a parlé des conflits de la morale
religieuse ou civile avec l'autre, la grande, celle qui
n'est pas inscrite sur des Tables ; et déjà, chez nous,
on a opposé les droits de l'individu à ceux de la
société ; et l'on a cherché le néo-christianisme, le
vrai, le seul, la religion en esprit. Nous avons en-
tendu ces choses entre 1830 et 1850, et je doute
que, même alors, elles fussent toutes parfaitement
neuves.
Je n'ai pas relu, je l'avoue, les quatre-vingts
volumes de George Sand ; mais je sais ce qu'ils ren-
ferment et j'en ai été longtemps imprégné. Je ne
choisis pas; j'ouvre son premier roman, et je lis
(page 152) : « Indiana opposait aux mtéréts de la
civilisation érigés en principes les idées droites et
les lois simples du bon sens et de l'humanité ; ses
objections avaient un caractère de franchise sau-
vage qui embarrassait quelquefois Raymon et qui
le charmait toujours par sou originalité enfan-
tine... » Et sur Ralph : « Il avait une croyance,
une seule, qui était plus forte que les mille
LITTERATURES DU NORD 237
croyances de Raymon. Ce n'était ni l'Église, ni la
monarchie, ni la société, ni la réputation, ni les
lois qui lui dictaient son sacrifice et son courage,
c'était sa conscience. Dans l'isolement , il avait
appris à se connaître lui-même, il s'était fait un ami
de son propre cœur. »
Indiana, c'est déjà Norah. Elle s'enfuit de chez le
colonel Delmare dans le même sentiment que Norah
de chez Helmer. Ce que Norah va chercher, Indiana
le rencontre; Indiana, épousant Ralph en présence
de la nature et de Dieu, c'est Norah, après sa fuite,
trouvant l'époux de son âme, le choisissant dans sa
liberté. — Et Lélia, c'est déjà Hedda Gabier. Elle a
un orgueil au moins égal, et le même sentiment
pléthorique, si je puis dire, des droits de l'individu.
Elle traite Stenio comme Hedda traite Eilert Lov-
borg. Ce significatif roman est plein des plus déli-
rants cris d'orgueil intellectuel et moral qu'on ait
jamais poussés. — Et la Dame de la mer^ c'est
Jacques, sauf le dénouement. Comme Jacques, Wan-
gel donne à sa femme la permission de suivre un
autre homme. L'une en profite, et l'autre non,
voilà toute la différence. — Ibsénienne, Marcelle
qui, dans le Meunier d'Angibault, renonce à tout,
se fait sa religion, épouse un ouvrier après une
année d'épreuve. Ibsénien, Trenmor dans Lélia,
C'est au bagne, où il était pour un crime de passion,
que, forcément «eul avec lui-même, il a connu la
vérité. « Le secret de la destinée humaine, sans cet
238 LES CONTEMPORAINS
enfer, je ne l'aurais jamais goûté... Cette suraboa-
dance d'énergie, qui s'allait cramponnant aux dan-
gers et aux fatigues vulgaires de la vie sociale,
s'assouvit enfin quand elle fut aux prises avec les
angoisses de la vie expiatoire... »
Et enfin, la nouvelle religion, le christianisme
naturel, celui qu'Ibsen prophétise sans l'expliquer
clairement nulle part, ce qu'il appelle le « troisième
état humain », qui sera fondé c sur la connaissance
et sur la croix» (le second étant fondé seulement sur
la croix et le premier seulement sur la connaissance),
ai-je besoin de vous avertir que vous en rencon-
trerez du moins, dans George Sand et ses contem-
porains, de vastes et vagues esquisses ? « Trenmor
croit àl'avènement d'une religion nouvelle, sortant
des ruines de celle-ci, conservant ce qu'elle a fait
d'immortel... Il croit que cette religion investira
tous ses membres de l'autorité pontificale, c'est-à-
dire du droit d'examen et de prédication... » Etc.,
etc. Et, la dessus, lisez Spiridion, si vous en avez le
courage.
Que si Henri Ibsen n'était déjà pas tout entier,
quant aux idées, dans George Sand, c'est donc dans
le théâtre de Dumas fils, — antérieur, ne l'oubliez
pas, à celui de l'écrivain norvégien, — que nous
achèverions de le retrouver.
La protestation du droit individuel contrôla loi,
et de la morale du cœur contre la morale du code
ou des convenances mondaines, mais c'est l'âme
LITTÉRATURES DU NORD 239
môme delà plupart desdrames de M. Dumas ! Seule-
ment, tandis que les révoltés d'Ibsen se soulèvent
contre laloietla société en général, les insurrections
de M. Dumas visent presque toujours un article déter-
miné du code civil ou des préjugés sociaux. Et je ne
vois pas que cette précision soit nécessairement une
infériorité.
La Dame aux camélias nous montre l'amour libre
s'absolvant à force de sincérité, de profondeur et de
souffrance. — Le Fils naturel^ V Affaire Clemenceau
protestent contre la situation faite par le code aux
enfants naturels. — Les Idées de Madame Aubray et
Denise^ ces deux pièces d'esprit vraiment évangé-
lique, nous veulent persuader que, dans de cer-
taines conditions, un honnête homme peut et doit,
en dépit de prétendues convenances, épouser une
fille séduite, et séduite par un autre que lui. — Dans
la Femme de Claude, un homme, après avoir prié
Dieu, se met avec sérénité au-dessus des codes
humains, et substitue son tonnerre à celui de Dieu
même, dansla lutte engagée par la conscience contre
les deux grandes puissances mauvaises qui perdent
le monde moderne : la luxure et l'argent, ou, plus
expressément, la spéculation financière. —VAmi
des femmes, la Princesse Georges, l'Etrangère, Fran-
cillon reposent sur la même conception du mariage
que la Dame de la mer ou Maison de poupée. — Et si
vous voulez des orgueilleuses, des insurgées démo-
niaques, M"" de Terremonde, et mistress Clarkson,
240 LES CONTEMPORAINS
et Césariae ne le cèdent point, ce me semble,
à Hedda Gabier. — Bref, le théâtre de Dumas,
comme celui d'Ibsen , est plein de consciences
ou qui cherchent une règle, ou qui, ayant trouvé la
règle intérieure, l'opposent à la règle écrite, ou enfin
qui secouent toutes les règles, écrites ou non.
Que dis-je I Les traits même purement septen-
trionaux ne sont pas absents des drames de notre
compatriote. Vous vous rappelez, car les gens fri-
voles s'en sont assez moqués, que, dans Denise et
ailleurs, M. Dumas exige que l'homme arrive au
mariage aussi intact qu'il souhaite ordinairement
sa fiancée. Et cette égalité des sexes au regard de
ce devoir spécial est justement le sujet d'une des
comédies de Bjœrnson : le Gant. Seulemeat, chez
l'écrivain polaire, c'est une jeune fille qui soutient
publiquement cette thèse, devant sa famille, devant
des hommes. Et tout de même c'est bizarre, et l'on
peut estimer que l'âme de cette courageuse vierge
manque un peu de duvet...
Venons aux romanciers russes, â Dostoïewski, à
Tolstoï. M. de Vogtté nous dit que deux traits les
distinguent de nos réalistes à nous :
1* « L'âme flottante des Russes dérive à travers
toutes les philosophies et toutes les erreurs ; elle
fait une station dans le nihilisme et le pessimisme :
un lecteur superficiel pourrait parfois confondre Tol-
stoï et Flaubert. Mais ce nihilisme n'est jamais
accepté sans révolte ; cette âme n'est jamais impé-
LITTÉRATURES DU NORD 141
aitente ; on l'entend gémir et chercher : elle se
reprend finalement et se sauve par la charité ; cha-
rité piusou moins active chez Tourguenief et Tolstoï,
affinée chez Dostoïewsky jusqu'à devenir une pas-
sion douloureuse. »
2« « Avec la sympathie, le trait distinctif de ces
réalistes est l'intelligence des dessous, de l'entour
de la vie. Ils serrent l'étude du réel de plus près
qu'on ne Ta jamais fait ; ils y paraissent confinés;
et néanmoins ils méditent sur l'invisible ; par delà
les choses connues qu'ils décrivent exactement, ils
accordent une secrète attention aux choses incon-
nues qu'ils soupçonnent. Leurs personnages sont
inquiets du mystère universel, et, si fort engagés
qu'on les croie dans le drame du moment, ils prêtent
une oreille au murmure des idées abstraites : elles
peuplent l'atmosphère profonde où respirent les créa-
tures de Tourguenief, de Tolstoï, de Dostoïewsky. »
Voyons d'abord la pitié, la bonté russes. Deux épi-
sodes, très connus, souvent cités, nous en four-
nissent, je crois, les deux expressions culminantes
C'est, dans Crime et Châtiment^ la rencontre de
Sonia, la fille publique, et de Raskolnikof, l'assassin.
Sonia fait son métier pour nourrir ses parents. Elle
porte son ignominie et comme une croix et comme
un saint-sacrement, car cette ignominie même est
son mystérieux rachat. Raskolnikof est le seul homme
qui ne l'ait pas traitée avec mépris : elle le voit tor-
turé par un secret ; elle essaie de le lui arracher...
LES CONTEMPORAINS. — TI, 16
242 LES CONTEMPORAINS
L'aveu s'échappe : la pauvre fille, un moment
atterrée, se remet vite ; elle sait le remède : a II faut
soufiFrir, souffrir ensemble... prier, expier... Allons
au bagne 1 » Et, un peu après, Raskolnikof lombe
aux pieds de Sonia et lui dit : « Ce n'est pas devant
toi que je m'incline : je me prosterne devant toute
la souffrance de l'humanité . »
L'autre épisode souverainement caractéristique,
c'est, dans la Guerre et la Paix, la rencontre de
Pierre Bézouchof et du paysan Platon Karatief, tous
deux prisonniers des Français, a Bézouchof, dit M. de
Vogaé, est un raffmé, Karatief une âme obscure, à
peine pensante. Cet homme endure tous les maux
avec l'humble résignation de la bête de somme ; il
regarde le comte Pierre avecun bon sourire innocent;
il lui adresse des paroles naïves, des proverbes
populaires au sens vague, empreintsde résignation,
de fraternité, de fatalisme surtout. Un soir qu'il ne
peut plus avancer, les serre-file le fusillent sous un
pin, dans la neige, et l'homme reçoit la mort avec
indifférence, comme un chien malade ; disons le
mot, commeune brute. De cette rencontre date une
révolution morale dans l'âme de Pierre Bézouchof :
le noble, le civilisé, le savant, se met à l'école de
cette créature primitive ; il a trouvé enfin son idéal
de vie, son explication rationnelle du monde dans
ce simple d'esprit. Il garde le souvenir et le nom de
Karatief comme un talisman ; depuis lors il lui suffit
de penser à l'humble moujick pour se sentir apaisé,
LITTÉRATURES DU NORD 243
heureux, disposé à tout comprendre et à tout aimer
dans la création. L'évolution intellectuelle de notre
philosophe est achevée ; il est parvenu à l'avatar
suprême, l'indififérence mystique. »
Rien ne m'étonne plus que l'étonnement de ceux
qui ont cru découvrir, dans ces pages, la charité, la
pitié, le respect de la bonté et de la beauté morales
offusquées par d'humbles et sordides apparences.
Ai-je besoin de faire remarquer que Victor Hugo
et les romantique* n'avaient point attendu Dos-
toïewsky ni Tolstoï pour nous montrer des prostituées
qui sont des saintes, ou des mendiants et des misé-
rables qui possèdent le secret de la sagesse et de la
charité parfaite ? Tout le caractère de Sonia con-
siste dans une antithèse romantique. A vrai dire, il
est extraordinairement difficile de concevoir sa
sainteté si l'on se représente avec quelque précision
le métier qu'elle fait. Il faut d'abord admettre que,
dans le cours de ses immolations quotidiennes,
Sonia n'éprouve jamais le plus petit plaisir. Car, si
la victime s'amuse, nous nous méfions. Son infamie
cesse tout à fait d'être sublime si elle cesse un ins-
tant d'être douloureuse. Il y a plus : le haut senti-
ment religieux dont elle paraît animée rend à peu
près incompréhensible le genre de sacrifice auquel
elle a consenti. Étant donné sa foi en Dieu et
l'idée qu'elle se fait de cette vie transitoire, elle ne
devait, elle ne pouvait que se laisser mourir avec
ses parents. Au moins la Fantine des Misérables
244 LES CONTEMPORAINS
n'est qu'une pauvre bonne catin qui n'a jamais ré-
fléchi ni sur Dieu ni sur le mystère de la rédemption
par la souffrance. Le personnage de Sonia ne serait-
il qu« la fantaisie d'une imagination déclamatoire ?
Et quant k Platon Karatief, si son grand mérite est
d'être bon et résigné tout en restant très simple
d'esprit, nous avons oncore mieux que ce moujick,
puisque nous avons l'âne du Crapaud de la Légende
des siècles :
Bonté de l'idiot t Diamaat du charboQ t
S'il est vrai que la littérature septentrionale de ces
derniers temps reproduise à la fois l'idéalisme sen-
timental et inquiet de nos romantiques et le réa-
lisme minutieux et impassible, d'intention ou d'ap-
parence, qui date de l'année 1855, tout ce qu'on
peut dire, c'est donc que ces écrivains du Nord nous
offrent intimementmêléce qui fut, chez nous, succes-
sif et séparé (ou à peu près) et qu'ainsi ils abordent la
peinture des hommes et des choses avec une âme
et un esprit entiers, non mutilés, non resserrés
dans un point de vue ou restreints à une attitude.
Mais, au surplus, est-il certain que nos réalistes
et nos naturalistes manquent de sympathie autant
qu'on l'a prétendu ? qu'ils se tiennent si orgueil-
leusement au-dessus de ce qu'ils racontent ou
décrivent ? qu ils le dédaignent et le jugent tou-
jours ridicule ou vil ? En quoi l'objectivité des
peintures, & laquelle ils tendent loyalement et non
LITTÉRATURES DU NORD 246
sans effort, implique-t-elle l'insensibilité, le dédain
ou l'ironie du peintre ?
Je laisse M. Zola, et son furieux et brutal pessi-
misme, si éloigné de l'indififérence ; et la petite Lalie
de VAssommoiry l'enfant-martyre , plus souffrante,
et aussi douce, et aussi illettrée que Platon Kara-
tief ; moins religieuse, je le sais ; mais pourquoi
serait-elle en cela moins émouvante ou moins
'sublime, si sa bonté n'en est que plus surprenante
encore et plus mystérieuse? Je laisse M. Alphonse
Daudet, si pénétré de tendresse. Je laisse les mala-
difs Goncourt, chez qui la sensation littéraire
semble déjà, elle-même, une souffrance, et qui,
ne fussent-ils pas torturés comme hommes, le
seraient déjà comme artistes ; je n'alléguerai pas
le caWaire de leur Germinie, à la fois héroïque et
infâme, qui, parmi les hontes et la folie de son
corps, garde un si grand cœur et, dans ses « té-
nèbres », pour parler comme Tolstoï, la pure
flamme d'un absolu dévouement. El je ne rap-
pellerai pas que cette formule : « la religion de
la souffrance humaine », est probablement de leur
invention.
Mais je prends celui de nos romanciers qui a la
réputation la mieux établie d'impassibilité et de
dédain : Gustave Flaubert. J'ai toujours admiré
qu'on refusât à Flaubert le donde sympathie, parce
qu'il n'exprime point effrontément la sienne, et qu'on
fit de ce don une des caractéristiques, par exemple.
246 LES CONTEMPORAINS
de l'Anglaise Georges Eliot. Jamais la haute équité
de Flaubert ne se fût permis les lourdes railleries
dont Eliot accable, avec une insupportable abon-
dance, les petites gens du Moulin sur la Floss. Et les
humbles qu'elle aime, je sens trop qu'elle « condes-
cend » à les aimer ; qu'elle est à leur égard dans la
disposition d'âme artificiellement chrétienne d'une
protestante philosophe et éclairée, en visite chez des
inférieurs. Au moins, chez Flaubert, il n'y a pas
trace de cette affreuse condescendance.
Qu'il méprise les petits bourgeois d'Yonville, cela
est possible, mais cela ne ressort pas nécessairement
de ses peintures, et nous n'en avons jamais le témoi-
gnage direct. Il n'a point de bienveillance philan-
thropique et confessionnelle, mais n'a point de haiue
non plus pour sa bande d'imbéciles. Après l'avoir
lu, on a l'impression qu'on dînerait volontiers, à quel-
que grasse table normande, avec le père Rouault,
Charles Bovary, la mère Lefrançois, l'abbé Bourni-
sien, qui ferait au dessert des calembours opaques,
même avec le pharmacien Homais. Plus sûrement
que chez Eliot (car ici nul étalage de cordialité ne me
met en défiance), je devine chez Flaubert une espèce
d'affection spéculative pour ces êtres qui repré-
sentent tout le monde, qui sont à peine responsables,
qui, avec beaucoup d' égoïsme, ont quelque bonté,
qui travaillent et qui peinent comme nous...
Les soixante dernières pages de Madame Bovary
s^ui si étrangement douloureuses que j'ose à peina
LITTÉRATURES DD NORD 2il
les relire. Est-ce que vous ne sentez pas que Flau-
bert aime la pauvre Emma ? Vicieuse et sotte, mais
si naïve au fond, et si malheureuse 1 Oh I les retours
dans la diligence i Oh ! la chanson grivoise de l'aveu-
gle qui couvre les prières des morts I Qui donc a
dit que ce livre était sans entrailles ? Lisez la lettre
du père Rouault. Lisez la peinture de la vieille
domestique récompensée au Comice agricole. Page
si belle ; vision si profonde de misère et de bonté,
si révélatrice du lien qui unit la bonté et la souf-
france, et encore de cette vérité troublante et contra-
dictoire, que la société est fondée sur l'injustice et
que l'injustice est la condition de la vertu qui per-
met au monde de durer, — que M. Brunetière, au
temps où il goûtait peu Flaubert, n'a pu se tenir de
citer comme un chef-d'œuvre cette page extraordi-
naire. L'àme de Flaubert n'est-elle point, à l'égard
de la bouvière Elisabeth Leroux, sensiblement dans
la même position morale que l'âme de Tolstoï vis-à-
vis du moujick Platon Karatief ? Non, non, l'ironie,
ou la crainte pudique des émotions dont on s'honore
trop facilement,n'excluent point la compassion. Une
immense compassion, celle qui vient de la science
de la vie, se dégage silencieusement Hu roman de
Flaubert , et la résignation au monde comme il
est. Charles Bovary, après la mort d'Emma et ses
tristes découvertes, dit exactement ce que dirait à
sa place le moujick de Tolstoï : « C'est la faute de la
fatalité. » Le moujick mêlerait peut-être à celaridéd
248 LES CONTEMPORAINS
et le nom de Dieu. Mais nous reviendrons là-des-
sus.
Est-ce que vous ne comprenez pas que Flaubert
aime la servante Félicité d' Un cœur simple ? Est-ce
que vous ne comprenez pas qu'il aime l'admirable
Dussardier de VÉducation sentimentale, et était-il
nécessaire qu'il vous en informât ? Si « l'indifférence
mystique « où l'on nous dit que Bézouchof etTolsloï
lui-même (pour un temps) finissent par se réfugier,
présuppose la douleur et la compassion, l'ataraxie
philogophique où aspire Flaubert les implique tout
justement au même titre. Quoi de plus triste dans
leur sérénité que les maximes d'un Marc-Aurèle
alïiimant sa soumission aux lois inéluctables de la
nature? Ahl la grande pitié qu'il peut y avoir, par
tout ce qu'il sous-entend, dans le renoncement à
l'expression des pitiés particulières !
Quant à l'autre caractère distinctif des romans
russes : « l'intelligence des dessous, de l'entour de
la vie... l'inquiétude du mystère universel », pensez-
vous que cela suffise davantage h les différencier
des nôtres ?
« Les dessous de la vie », qu'est-ce que cela ?
S'agit-il des puissances obscures et fatales de la chair
et du sang, instincts, complexion physiologique, hé-
rédité, qui nous gouvernent à notre insu? Mais cela,
c'est presque la moitié de Balzac, et c'est presque le
tout de M. Emile Zola. — Et « Tentour de la vie » î
S'agit-il de l'influence des milieux? Qui l'a mieux con-
LITTÉRATURES DU NORD 243
nue et exprimée que l'auteur de la Comédie humaine
ou que l'auteur de Madame Bovary et de l'Éduca-
tion sentimentale? Ici encore relisez Madame Bovary :
vous verrei que tous les actes, toutes les démarches,
toutes les rêveries môme d'Emma sont expliqués,
d'abord par sa nature, puis par quelque excitation
du dehors, une rencontre, un objet qu'elle voit, un
mot qu'elle entend. Souvent, le dernier petit poids
qui emporte la balance n'a l'air de rien : ce rien est
tout, venant après le reste...
Ou bien, quand on accorde à ces étrangers le
privilège de savoir rendre seuls « l'entour de la
vie », veut-on dire que, tandis que le romancier
français c choisit, sépare un personnage, un fait,
du chaos des êtres et des choses, afin d'étudier iso-
lément l'objet de son choix, le Russe, dominé par le
sentiment de la dépendance universelle, ne se décide
pas k trancher les mille liens qui rattachent un
homme, une action, une pensée, au train total du
monde, et n'oublie jamais que tout est conditionné
partout? » Oui, je connais et j'admire la richesse
surabondante, et presque égale à celle de la vie
même, de cet embroussaillé roman : la Guerre et la
Paix, Mais n'avons-nous donc point chez nous de ces
romans conformes à la complexité des choses, où
rentre-croisement des faits moraux ou matériels
correspond à celui de la réalité et qui contiennent
en quelque façon toute la vie ? Ce sera, si vous y
faites attention, les Misérables y et ce sera, peut-être
250 LES CONTEMPORAINS
plus encore , VEducation sentimentale. Je le dis
après réflexion et avec sécurité .
Ni les personnages distincts et fortement caracté-
risés n'y sont moins nombreux ou d'âmes et de con-
ditions moins variées que dans la Guerre et la Paix,
ni leur grouillement moins animé ; ni les incidents,
tour à tour rares et communs, n'y sont moins divers
et moins épars. Frédéric et Deslauriers ne sont pas
des individus moins largement représentatifs que
Volkonsky et Bézouchof, et ils ne sont pas moins
complètement « au milieu des choses ». Et c'est
bien, Ici et là, un moment historique qui nous est
peint dans sa totalité : ici, la société russe durant
les grandes guerres napoléoniennes, de 1805 à 1815 ;
là, la société française de 1845 à 1851. Et je doute
même que, en dépit de leur grandeur extérieure, les
événements publics, — mêlés aux comédies et aux
drames privés, — que nous raconte Tolstoï, dépas-
sent en intérêt et en importance ceux dont Flaubert
nous offre le vaste et minutieux tableau. Car, non
seulement l'Éducation sentimentale est l'histoire de
deux jeunes gens, très particuliers comme individus
et très généraux comme types, puisqu'ils représen-
tent, Tun, le jeune homme romantique, et l'autre, le
jeune homme positiviste, et cela juste à l'heure où
la période du positivisme va succéder chez nous à
celle du romantisme ; et non seulement cette his-
toire se combine avec une étude des idées et des
mœurs dans les dernières années du règne de
LITTÉRATURES DU NORD 251
Louis-Philippe : l'Education sentimentale est quel-
que chose de plus : l'histoire pittoresque et mo-
rale, sociale et politique, de la Révolution de 1848;
elle nous dit, et avec profondeur, les barricades et
les clubs, la rue et les salons, et elle nous montre
cette chose extraordinaire : la confrontation elTa-
rée des bourgeois avec la Révolution, cette Révolu-
tion que leurs pères ont faite soixante ans aupara-
vant, mais qu'ils croient terminée, puisqu'elle les a
enrichis, qu'ils s'indignent de voir recommencer ou
plutôt qu'ils ne reconnaissent plus quand c'est eux
à leur tour qu'elle menace, et qu'ils renient alors avec
épouvante et colère. Voilà peut-être une aventure
aussi considérable que lacampagnede Russie. Mais,
au surplus, je n'ai voulu que vous suggérer cette
idée, que la Gueri'e et la Paix et P Education sentimen-
tale étaient, au fond, deux œuvres de même espèce
et de composition analogue.
Et, enfin, qu'est-ce que cette « inquiétude du
mystère universel », dont on veut faire exclusive-
ment honneur aux romanciers slaves î Ce « mys-
tère », ce n'est sans doute, ce ne peut être que
celui de notre destinée, de notre àme, de Dieu, de
l'origine et du but de l'univers. Mais qui ne sait
que presque tous nos écrivains, de 1825 à 1850,
ont fait spécialement profession d'en être inquiets ?
De cette inquiétude, Hugo est plein, il en déborde.
(Et si j'allègue tour à tour nos romantiques et nos
réalistes , c'est que leur influence se fait sentir
353 LES CONTEMPORAINS
concurremment, — si toutefois c'est elle, — chez
les derniers écriTains septentrionaux.)
Dira«t-on qu'il s'agit moins d'une inquiétude phi-
losophique que du sentiment de l'inconnu formida-
ble qui nous entoure, sentiment qui peut être lui-
même provoqué par une sensation accidentelle ?...
Oui, j'entends bien, il y a des moments où ce seul
fait, que l'on est au monde, et que le monde existe,
apparaît comme tout à fait incompréhensible, nous
emplit d'une indicible stupeur. Mais, d'abord, cet
étonnement de vivre, cette sorte d' « horreur sa-
crée » ne comporte, par sa nature même, qu'une
expression assez courte, ou qui ne s'allonge qu'en
se répétant. Et, d'autre part, nous avions assuré-
ment éprouvé cet obscur frisson avant d'avoir ouvert
un livre russe ou norvégien, « Le silence éternel de
ces espaces infinis m'efifraie », est une phrase qui
ne date pas d'hier. — Un des passages de Tolstoï
où l'inquiétude du mystère est le mieux traduite,
c'est apparemment quand le prince André Vol-
konsky, blessé k Austerlitz, est étendu sur le champ
de bataille et regarde le ciel, « ce ciel lointain, élevé,
éternel ». 11 songe : « Si je pouvais dire maintenant:
— Seigneur, ayex pitié de moi 1 Mais à qui le dirais-
je 7 Ou une force indéfinie, inaccessible, k qui je ne
puis m'adresser, que je ne puis même exprimer par
des mots, le grand tout ou le grand rien, — ou bien
Dieu qui est cousu là, dans cette amulette que
m'a donnée Marie ?. . . Rien, il n'y a rien de certain.
LITTÉRATURES DU NORD 163
excepté le néant de tout ce que je conçow et la ma-
jesté de quelque chose d'auguste que je ne conçois
pas... » Oui, cela est beau, mais d'une beauté qui
nous était déjà, si je ne m'abuse, on ne peut plus
connue et familière.
« L'inquiétude du mystère », mais elle est jusque
dansla petite âme sensuelle et triste d'Emma Bovary,
a L'inquiétude du mystère », elle est dans l'âme
simple et lourde de Charles Bovary quand il dit :
(i C'est la faute de la fatalité ». — Et, si ce n'est
l'inquiétude du mystère, c'est donc la résignation
à ne pas le comprendre, — en somme, un sentiment
consécutif à cette inquiétude, et non moins humain,
et non moins navrant, — qui pénètre la dernière
conversation, à petites phrases brèves et mornes,
de Frédéric et de Deslauriers, quand ils se rappellent
leur vie, et comment ils l'ont manquée, et que cela
leur est presque indifférent parce qu'ils la mesu-
rent, sans le dire, à quelque chose qu'ils ne sauraient
nommer ; et quand, s'étant remémoré une anecdote
honteuse et naïve de leur enfance, ils disent tran-
quillement et désespérément : « C'est peut-être ce
que nous avons eu de meilleur » ; de meilleur,
puisqu'ils n'ont eu que le rêve, et que ce rêve était
le premier. Souvenir si mélancolique, qu'il cesse
d'être impur ; jugement si gros, dans sa bassesse
voulue, déconsidérants inexprimés, qu'on n'en sent
plus le cynisme , mais seulement l'affreuse tris-
tesse...
âB4 LES CONTEMPORAINS
L'inquiétude du mystère, enfin, cela paraît im-
mense, et cela est peu de chose, ou plutôt cela est
toujours la même chose. Elle se dégage, — soit
directement, soit sous la forme du nihilisme, où si
facilement elle se résout, — de toute œuvre qui nous
présente, de la réalité, une image un peu poussée et
qui ne s'en tient point aux superficies. L'inquiétude
du mystère, il n'est pas un écrivain digne de ce nom
qui ne Tait connue. Que dis-je? Croyez-vous que les
imbéciles même l'ignorent ? Bouvard et Pécuchet, ces
deux bonshommes que Flaubert chérissait quoique
ridicules, et dont il a prétendu faire des sortes de
don Quichottes de la demi-science, mais ils ne font
que ça, être inquiets du mystère universel 1
II
Si donc tout ce que nous admirons chez les récents
écrivains du Nord était déjà chez nous, comment se
fait-il que, retrouvé chez eux, cela ait paru, à beau-
coup d'entre nous, si original et si nouveau? Est-ce
parce que ces écriv*ins sont de plus grands artistes
que les nôtres? Est .-j parce que leur forme estsupé-
rieure à celle de nos poùtes et de nos romanciers ?
J'estime que la question est insoluble. Celui-là seul
pourrait décerner le prix de la forme, qui possé-
derait toutes les langues de l'Europe aussi à fon J
que nous possédons la nôtre, c'est- à-dire de manière
LITTÉRATURES DU NORD Î55
à percevoir, dans ses moindres nuances, ce qui con-
stitue le « style » de chaque écrivain. Cela, je pense,
n'arrive guère. Je vois que les plus savants hommes,
les plus accomplis polyglottes étrangers, ne parvien-
nent jamais à sentir comme nous la phrase d'un Flau-
bert ou d'un Renan. Cette incapacité apparaît lors-
qu'ils s'avisent de classer nos écrivains : ils mettent
ensemble les grands et les médiocres. De même le
style des écrivains étrangers doit toujours nous
échapper en grande partie, Je suis tenté de croire
qu'on peut savoir très bien plusieurs langues, mais
qu'on n'en sait profondément qu'une. L'espèce de
volupté que nous cause la forme chez nos grands
artistes, il est certain que ni Eliot, ni Tolstoï, ni
Ibsen, ne nous la procureront jamais.
Je sais bien que nous les avons lus surtout dans
des traductions. Mais alors on me dira que leur
supériorité n'en est donc que plus grande , si elle
a pu éclater à certains yeux, même sans le secours
du style. A quoi il est aisé de répondre que ce que
ces auteurs perdent d'un côté à être traduits, ils le
regagnent d'un autre, et avec usure. J'ai tâché
d'expliquer cela la première fois que j'ai abordé le
théâtre d'Ibsen.
Parfois, disais-je, chez les écrivains de mon pays,
même chez les meilleurs, — et surtout chez les
romantiques, — je discerne et je sens quelque
phraséologie, une rhétorique inventée ou apprise,
des artifices systématiques de langage ; et il arrivo
£!)6 LES CONTEMPORAINS
que cela me fatigue un peu. Or il doit y avoir, à
coup sûr, quelque chose de semblable chez les
étrangers. Mais précisément cela n'est pas trauspo-
sable dans une autre langue, cela ne nous est pas
révélé par la traduction. Ou plutôt, leur rhétorique
à eux, s'ils en ont une, a chance de nous paraître
savoureuse. Là où ils sont peut-être médiocres ou
mauvais, ils ne me semblent que bizarres, et c'est
peut-être à ces endroits-là que je me crois le plus
tenu de les goûter, pour ne pas avoir l'air d' un
homme totalement dépourvu du sens de l'exotisme.
Et enfin, s'ils m'ennuient, je puis croire que c'est
ma faute.
D'autre pari, quand ils sont excellents et quand
ils m'émeuvent,ils m'émeuvent vraiment tout entier,
car alors je suis bien sûr que c'est uniquement par
la force de leur pensée, la justesse de leurs peintures
et la sincérité de leur émotion qu'ils agissent sur
moi. Il est évid«nt que, dans ces moments-là, le
fond chez eux ne se distingue plus de la forme : je
sens, même dans la traduction, que tous les mots
sont nécessaires, qu'on ne pouvait en employer
d'autres. Et, de rencontrer chez eux des choses qui
sont belles exactement de la même manière que les
belles choses de chez nous, j'éprouve un plaisir que
double la surprise et qu'attendrit la reconnais-
sance.
Et ainsi, soit dans les instants où leur rhétorique
et leur banalité possible m'échappent, soit dans
LITTÉRATURES DU NORD 257
ceux OÙ ils se passent de toute rhétorique, j'ai cons-
tamment l'impression de quelque chose de franc, de
naïf, d'honnête, de spontané, d'intéressant même
dans les gaucheries, les lenteurs ou les obscurités.
Sous cette forme neutre, cette espèce de cote mal
taillée qu'est une traduction, sous ces mots français
recouvrant un génie qui ne Test pas, de vieilles
vérités ou des observations connues me font l'effet
de nouveautés singulières . J'y veux trouver et j'y
trouve une saveur, une couleur, un parfum. . .
Et cela, certes, je ne l'invente pas toujours. Ce
qui nous platt, au bout du compte, dans les œuvres
septentrionales, c'est Vaccent, l'accent nouveau, par-
ticulier, dMdées, de sentiments, d'imaginations qui
ne nous étaient point inconnus.
La Norvège a des hivers interminables, presque
sans jours, coupés par des étés éclatants et violents,
presque sans nuits. Condition merveilleuse, soit pour
mener lentement et patiemment ses visions inté-
rieures, soit pour sentir avec emportement. Londres,
près de qui Paris n'est qu'une jolie petite ville, est la
capitale de la volonté et de l'effort ; et je crois aussi
que c'est une excellente atmosphère pour la réflexion
qu'un brouillard anglais. Je n'ai point vu la steppe z
pour l'imaginer, je multiplie l'étendue et la mélan-
colie des bruyères, des étangs et des bois de Solo-
gne, l'hiver. Puis il y a le passé russe, le passé
anglais, le passé norvégien, les traditions, les mœurs
publiques et privées, la religion, et la marque de
LKS CONTIUPORAIMS. — TI. 17
238 LES CONTEMPORAINS
tout cela imprimée aux cerveaux norvégiens, anglais
et russes. Bref, les écrivains du Nord, et c'est là leur
charme, nous renvoient, si vous voulez, la substance
de notre propre littérature d'il y a quarante ou cin-
quante ans, modifiée, renouvelée, enrichie de son
passage dans des esprits notablement différents du
nôtre. En repensant nos pensées, ils nous les décou-
vrent.
Ils ont, semble-t-il, moins d'art que nous, une
moindre science de la composition. Des œuvres
comme Middlemarch sont décourageantes par leur
prolixité. Il faut huit jours, à ne faire que cela, pour
lire la Guerre et la Paix. De telles dimensions ont,
en soi, quelque chose d'anti-artistique. Il est à peu
près impossible d'embrasser de pareils ensembles, de
tenir à la fois présentes à sa mémoire toutes les par-
ties qui devraient conspirer la beauté de l'œuvre et,
par conséquent, de connaître au juste et d'apprécier
cette beauté. Les détails superflus et vraiment insi-
gnifiants pullulent. Je ne suis d'ailleurs nullement
persuadé que ces écrivains aient plus d'émotion que
les nôtres; et ils n'ont assurément pas plus d'idées
générales. Mais ils ont, plus que nous, le goût et
l'habitude de la vie intérieure, et ils sont, plus que
nous, religieux.
Plus patients, — non point peut-être plus péné-
trants, mais d'une plus grande endurance, si je puis
dire, dans la méditation ou l'observation, — plus
capables de se passer eux-mêmes de divertissement,
LITTÉRATURES DU NORD 289
ils s'adressent à des lecteurs qui ont moins besoin
que nous d'être amusés. Les longues et grises con-
versations d'Ibsen, ses infatigables accumulations
de détails familiers, d^abord nous accablent, mais
peu à peu nous enveloppent. Cela finit par former,
autour de chacun de ses drames, une atmosphère
qui lui est propre, etdontTalr de vérité des person-
nages est augmenté. Nous les voyons vivre d'une vie
lente et profonde. Ils sont très sérieux. Ils ofirent
cette particularité, que les incidents de leur vie les
remuent jusqu'au fond de l'âme et nous révèlent ce
fond ; que leurs drames de foyer se tournent tous
en drames de conscience, où toute leur vie spiri-
tuelle est intéressée. Là, une femme qui s'aperçoit
que son mari ne la comprend pas ou que son fils est
atteint d'une maladie incurable se demande instan-
tanément si Martin Luther n'a pas été trop timide,
si c'est le paganisme ouïe christianisme qui a raison,
et si toutes nos lois ne reposent pas sur l'hypocrisie
et le mensonge. Peut-être l'auteur oublie-t-il trop
que ces questions, passionnantes quand on les voit
débattre par un grand philosophe ou par un grand
poète, ne peuvent recevoir, d'une petite bourgeoise
ou d'un honnête clergyman qu'une solution médio-
cre ; et peut-être nous surfait-il l'inquiétude méta-
physique de l'humanité moyenne et son aptitude à
philosopher. Toutefois, comme c'est, en réalité, sa
propre pensée qu'il nous traduit, on y peut prendre
un vif intérêt.
260 LES CONTEMPORAINS
Une des idées qui dominent les romans de Georges
Eliot, c'est ridée de la responsabilité, entendue
avec la plus pénétrante rigueur ; l'idée qu'il n'y a
pas d'action indifférente ou inoffensive, pas une qui
n'ait des suites et des retentissements à l'infini» soit
en dehors de nous, soit en nous, et qu'ainsi l'on est
toujours plus respons6J)le, ou responsable de plus
de choses, qu'on ne croit. La conséquence, c'est une
surveillance morale de tous les instants exercée par
les personnages sur eux-mômes, ou par l'auteur sur
ses personnages. La plupart ont la notion du péché,
une vie intérieure au moins aussi développée que
leur vie de relations sociales. Ils font de fréquents
examens de conscience ; ils se repentent , ils
deviennent meilleurs. Il est clair que tout cela est
plus rare dans nos romans, sans doute parce que
c'est plus rare aussi dans nos mœurs. J'ai remarqué
que les héros de George Saod ne se repentent
presque jamais. Si Mauprat progesse dans le bien,
c'est en vertu de son amour pour Edmée, non par la
recherche de ses péchés. D'autres accueillent la
leçon des événements, s'améliorent par l'expérience.
Les personnages supérieurs, chez Sand et Hugo,
songent plus au bonheur de l'humanité qu'à leur
propre perfectionnement moral. Ce sont gens pres-
sés, qui commencent par la fin, j'y consens. Leur
évangile est toujours un peu l'évangile de la Révo-
lution.
Les ft humbles » et les a misérables » sympathiques
LITTÉRATURES DU NORD Î61
des romans septentrionaux gardent tous des restes
au moins et des habitudes de foi confessionnelle,
et l'on sent que l'auteur leur sait gré d'être, au fond,
< bien pensants ». Les misérables et les humbles d€
nos romans sont généralement moins religieux ; ils
n'ont souvent, comme l'héroïque Dussardier, d'autre
religion que le culte ingénument philosophique de
la justice absolue. Je me refuse d'ailleurs à admettre
qu'ils soient nécessairement, par là, moins émou-
vants ou d'une moins riche substance humaine.
Enfin, il y a, dans les romans de Tolstoï, les com-
mencements et les approches d'une sorte de mysti-
cisme dont ses derniers ouvrages nous ont montré
l'achèvement, dont nous n'avons peut-être pas chez
nous l'équivalent exact, et qu'on pourrait appeler
le nihilisme évaagélique. Définition contradictoire
d'un état d'esprit formé, en effet, de contradictions.
Déjà, dans ses romans, je ne sais par quel paradoxe,
tandis que sa vision des choses impliquait le plus
radical pessimisme (et d'autres fois un fatalisme
asiatique), ses appréciations des actes impliquaient
la foi chrétienne. Nous connaissons maintenant
l'aboutissement de sapensée.Le retour à l'ignorance,
à la simplicité d'esprit et à la vie agricole ; pas de
lois, pas de juges, pas d'armée, la non-résistance
aux méchants devant procurer, parait-il, la dispa-
rition des méchants ; en somme, le renoncement
entier, voilà sa morale. Mais à cette morale quel
appui ? Rien ; nul dogme, pas même celui d'une vie
262 LES CONTEMPORAINS
et d'une sanction d'outre-tombe. Bref, la morale
évangélique poussée h ses plus extrêmes consé-
quences, et en même temps vidée de la métaphysique
qu'elle suppose. Le devoir d'être bon jusqu'à l'im-
molation de soi ; mais aucun support de ce devoir,
sinon que nous mourrons tous (vérité qui prêterait
tout aussi bien à une conclusion égoïste et épicu-
rienne) et qu'il est naturel que nous soyons tous
pénétrés de pitié et de bonté les uns pour les autres,
étant tous guettés par l'immense et éternelle nuit.
Ce sont «es ténèbres de la mort et de l'inconnu qui
servent de toile de fond, dans ses romans, aux
drames fourmillants de la vie, et qui se giissentdans
les interstices de ces tableaux mêmes. Et c'est tout
ce mystère, effrayant d'abord, puis rafraîchissant,
conseiller de renoncement, de vertu, de bonté, —
pourquoi ? parce que Tolstoï Ta voulu ainsi, — qui
sans doute ne fut jamais, à ce point, présent à nos
œuvres occidentales.
J'ajoute encore que le réalisme de ces étrangers
est plus chaste que ne fut le nôtre. L'œuvre de chair
tient assez peu de place dans leurs œuvres, et certes
je les en loue. J'observe toutefois que, si la réalité
est peut-être moins impudique qu'elle n'apparaît
dans quelques-uns de nos romans réalistes, elle l'est
certainement beaucoup plus que les romans anglais
ou russes ne nous le feraient croire. Nous sommes
plus véridiques à cet égard. Si c'est là, une supério-
rité, je l'ignore ; mais notre réalisme, plus sensuel.
LITTÉRATURES DU NORD 263
est au8si plus réellement désenchanté. Ces écri-
vains du Nord ne reculent point sans doute devant
la peinture des souffrances, des cruautés, des mi-
sères humbles et abominables de la vie humaine,
mais, on ne peut le nier, ils en atténuent, ils en
esquivent certaines vilenies. Ils ne disent jamais
tout. Vous ne trouYerez jamais chez eux l'équivalent
de telle page, je ne dis pas de M. Zola, mais de
Flaubert ou de Maupassant. Ils peuvent bien nous
montrer le monde infiniment triste et pitoyable :
ils hésitent à le montrer simplement dégoûtant,
ce qu'il est pourtant aussi, ne le pensez-vous pas?
Leur pessimisme n'est jamais aussi radical qu'ils
le prétendent.
Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable
s'expliquent encore par l'esprit religieux dont il» res-
tent quand même imprégnés. Et ainsi nous aboutis-
sons à ce truisme que les différences des littératures
se rattachent aux différences profondes des peuples.
Les livres d'Eliot et d'Ibsen demeurent, en dépit
de l'émancipation intellectuelle de ces écrivains, des
livres protestants. Car, sortir par le libre examen,
comme Ibsen et Eliot, d'une religion dont le libre
examen est lui-même le fondement, ce n'est point
proprement en sortir, c'est plutôt en développer et
&n épurer la doctrine. On ne secoue réellement que
ce qui est réellement un joug ; on ne s'insurge à
fond que contre une religion qui interdit toute
liberté d'esprit. Les autres, ou y peut demeurer ea
284 LES CONTEMPORAINS
les élargissant. C'est seulement où sont les défenses
radicales que les scissions peuvent être absolues.
Mais la très libre Eliot et le révolté Ibsen n'ont point
cessé d'être des « réformés » : Eliot, parla continuité
de son prêche et par les textes bibliques dont elle
a gardé l'habitude d'appuyer ses pensées person-
nelles; Ibsen, dont le théâtre abonde en pasteurs,
par on ne sait quel accent et quel son de voix. Car,
justement, ce qu'il y a de liberté dans le protestan-
tisme empêche, non les affranchissements intellec-
tuels, mais, si je peux dire, les affranchissements de
langage et de tenue. Chez les peuples protestants,
où le fidèle ne relève que de sa conscience et n'admet
pas d'intermédiaire entre lui et Dieu, les habitudes
universelles de discussion et de méditation qui
suivent de là font que le sentiment et le souci reli-
gieux sont mêlés à toute la littérature,même profane,
et que les écrivains incroyants conservent du moins
l'allure et le ton des croyants. Chez bous, au con-
traire, catholiques émancipés, — ou catholiques
pratiquants, mais que la confession sacramentelle
décharge en partie du soin d'administrer leur propre
conscience, — il y a une littérature religieuse, ou
plutôt ecclésiastique, que nous ne connaissons guère,
et ane littérature toute profane et laïque, chacune
faisant son jeu à part. Certaines vues sur l'arrière-
fond des âmes, certains morceaux de casuistique
morale, certaines effusions du sentiment religieux,
(même abstraction faite de toute église confession-
LITTÉRATURES DU NORD 265
nelle), qui nous émerveillent chez Ëiiol o« chez
Ibsen, c'est dans Bossuet, c'est dans les écrits de
tel prêtre et de tel moine que nous ignorons, c*est
chez Lacordaire et Veuillot môme, que nous en trou-
verions des exemples analogues ; et c'est où nous
ne nous avisons guère d'aller les chercher. Nos deux
littératures ne se mêlent point, et la laïque y perd
un peu. Elle y perd parfois, peut-être, quelque pro-
fondeur morale.
Mais déjà, voyez-vous, cette infériorité est en bon
train d'être réparée. Car, depuis dix ans, tandis que
M. Gerbart Hauptmann paraissait s'inspirer de
M. Emile Zola,etM. Auguste Strindberg de M. Alexan-
dre Dumas fils, et que Nietzsche reproduisait les
rêveries maladives des Dialogues philosophiques de
Renan; d'un autre côté,M.Paul Bourget nous affran-
chissait du naturalisme, et la plus large sympathie
et la préoccupation morale ou religieuse rentraient
dans notre littérature. Tout le sérieux, toute la sub-
stance morale de Georges Eliot semblent avoir passé
dans les profondes études de M. Bourget, dont les
derniers romans sont, en maint endroit, des récits
piétistes. Maupassant lui-môme s'attendrissait visi-
blement et devenait plus « grave >, quand la mort
vint le prendre. Et la môme gravité, et la pitié des
romanciers russes, et le don qu ils ont de nous faire
sentir, autour des médiocres drames humains, les
ténèbres et l'inconnu, tout cela donne un très grand
prix aux livres singulièrement sincères de M. Paul
266 LES CONTEMPORAINS
Margueritte. Quant à l'idée de la mort, je ne pense
pas que jamais écrivain en ait été plus intimement
pénétré que Pierre Loti. Et si ce n'est point.comme
chez Tolstoï, pour notre conversion ou notre édjfica-
tion, c'est que la vanité des choses peutprêter à des
conclusions extrêmement différentes, ou même se
passer de conclusion.
En somme, on voit dans quelle mesure ces étran-
gers nous ont rendu service. Nous avons accueilli
leur idéalisme par dégoût ou lassitude du natura-
lisme ; et il est vrai qu'ils nous ont induits à mettre
plus d'exactitude et de sincérité dans l'expression
d'idées et de sentiments qui nous furent jadis fami-
liers, à préciser notre romantisme en même temps
que notre réalisme s'attendrissait. Mais, si nous avons
embrassé, une fois de plus, avec cette facilité et cette
ardeur les exemples étrangers, cela n'est-il point
un signe que c'est nous, en réalité, qui avons, sinon
les mœurs, du moins l'âme cosmopolite ? L'Anglais
parcourt le monde et reste partout Anglais. Nous
ne quittons pas le coin de notre feu, mais, de ce
coin, nous nous plions sans peine à toutes les
façons de sentir des diverses races, et des plus loin-
taines.
Oui, ce sont nos écrivains que j'appelle les vrais
cosmopolites. Ils le sont : car une littérature cosmo-
polite, c'est-à-dire européenne, doit être, par défini-
tion, commune et intelligible à tous les peuples
d'Europe^ et bile ne peut devenir telle que par
LITTÉRATURES DU NORD 267
l'ordre, la proportion et la clarté, qui passent juste-
ment, depuis des siècles, pour être nos qualités
nationales. Ils le sont encore par cette large sympa-
thie humaine que nous croyons aujourd'hui décou-
vrir chez les étrangers et qui, pourtant, a toujours
été une de nos marques les plus éminente». Nous
aimons aimer ; nous sommes peut-être le seul peuple
qui soit porté à préférer les autres à soi. Mais cet
enthousiasme môme, avec lequel nous avons chéri
et célébré l'humanité miséricordieuse du roman
russe et du drame norvégien^ ne montre-t-il pas que
nous la portions en nous et que nous l'avons seule-
ment reconnue ?
Toutefois, en la reconnaissant, il faudra songer à
la refaire et à la garder nôtre. On peut craindre que
la caractéristique de nos esprits ne finisse par s'atté-
nuer; qu'à force d'être européen, notre génie ne
devienne enfin moins français. Faut-il voir là une
conséquence indirecte des nouveaux programmes
de l'enseignement secondaire , de l'afiFaiblissement
des études classiques ? Les jeunes gens sont moins
sensibles à la belle forme latine, moins choqués de
l'absence de cette forme chez les étrangers. Cela me
déplaît : car préférer décidément et systématique-
ment les œuvres étrangères, ce serait les préférer à
cause de ce qu'il y a en elles ou d'inassimilable à
notre propre génie, ou de vague, d'indéfini, d'in-
forme et, au bout du compte, d'inférieur à ce génie
même. Et alors, quelle humilité ! ou quelle duperie l
268 LES CONTEMPORAINS
Que si nous les aimons précisément parce qu'elles
sont très imparfaites, et parce qu'elles nous permet-
tent de rôver autour d'elles et de créer ou d'ache-
ver nous-mêmes leur beauté à travers les traductions,
sachons du moins que c'est à cause de cela que nous
les aimons, et non pour une supériorité qu'elles
n'eurent jamais...
Je crois bien que je donne depuis quelques minutes
dans le chauvinisme littéraire. Disons plus équita-
blement : — Ces échanges et ces reprises d'idées
entre les peuples, on les a vus de tout temps, et
encore plus depuis que la rapidité des relations com-
merciales a entraîné celle des relations intellec-
tuelles. Tantôt, nous avons emprunté aux autres
peuples, et nous avons imprimé à ce que nous tenions
d'eux un caractère européen : tels les emprunts de
Corneille ou de Lesage aux Espagnols. Tantôt, et
plus souvent, comme nous sommes curieux et bons,
nous leur avons repris, sans le savoir, ce que nous
sur avions nous-mêmes prêté. Ainsi au xvni* siècle
nous avons découvert les romans de Richardson, qui
avait imité Marivaux. Ainsi nous avons retrouvé chez
Lessing ce qui était dans Diderot, et chez Gœthe
beaucoup de ce qui était dans Jean-Jacques ; et nous
avons cru devoir aux Allemands et aux Anglais le
romantisme que nous avions déjk inventé. Car, n'est-
ce pas? le romantisme, ce n'est pas seulement le
décor moyen-àgeux ni, au théâtre, la suppression
des trois unités ou le mélange du tragique et du
LITTERATURES DU NORD 269
comique : c'est le sentiment de la nature, c'est la
reconnaissance des droitsde la passion, c'est l'esprit
de révolte, c'est l'exaltation de l'individu: toutes
choses dont les germes, et plus que les germes,
étaient dans la Nouvelle Hélo'ise^ dans les Confessions
et dans les Lettres de la Montagne.. . Dans cette cir-
culation des idées, on sait de moins en moins à qui
elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa
forme, et chacune de ces formes semble successi-
vement la plus originale et la meilleure.
Ce n'est donc qu'un moment que je note et, qui
sait? combien fugitif I Cette inquiète septentriomauie,
que durera-t-elle? Ne commence-t-elle point à lan-
guir déjà? Et au surplus, pour en revenir au règle-
ment présent de cette espèce de compte de a doit et
avoir» ouvert entre les races, ne resterait-il pas à
chercher si le piétisme d'Eliot, l'idéalisme contra-
dictoire et révolté d'Ibsen, le fatalisme mystique de
Tolstoï sont nécessairement quelque chose de supé-
rieur soit il rhumaaitarisme, soit au réalisme fran-
çais ? Qui affirmerait que notre ardeur de foi scien-
tifique et de charité révolutionnaire, médiocrement
intérieure et plutôt tournée aux réformes sociales,
ne compense pas, même aux yeux de Dieu, l'apti-
tude plus grande des peuples du Nord à la médi-
tation et au perfectionnement intérieur ? Qui jurerait
enfin que, largement et humainement entendue, la
philosophie positiviste, pour l'appeler par son nom,
et, si vous voulez, la philosophie de Taine, celle qui
270 LES CONTEMPORAINS
passe pour responsable des brutalités et des séche-
resses de la littérature naturaliste, ne correspond
pas à un moment plus avancé du développement
humain que la religiosité protestante et septentrio-
nale ? Des livres comme ceux de M. J.-H. Rosny,
pour ne citer que ceux-là, ne présagent-ils point la
conciliation de deux esprits qui, chez nous, furent
trop souvent séparés ? et n'y reconnaissonft>nou8
pas à la fois Tenthousiasme de la science et l'enthou-
siasme de la beauté morale et, déjà, comment ces
deux religions se tiennent et s'engendrent? Qui vivra
verra. En attendant, dépêchez-vous d'aimer ces écri-
vains des neiges et du brouillard; aimez-les pendant
qu'on les aime, et qu'où y croit, et qu'ils peuvent
encore agir sur vous, — comme il faut se servir des
remèdes à la mode pendant qu'ils guérissent. Car il
se pourrait qu'une réaction du génie latin fût proche.
FIGURINES
VIRGILE
C'est assurément, parmi les grands poètes, un de
ceux qui ont eu le plus de chance.
Il y a de lui trois paroles fameuses, d'un très beau
sens, et qui, continuellement eftées, entretiennent
sa mémoire dans un éternel renouveau.
D'abord le vers sibyllin :
Magnus ab integro seclorum na$citur ordo.
« Une ère nouvelle commence. » (Généralement
on ne manque pas d'estropier le texte et l'on dit:
€ Novus rerum nascitur ordo.) Virgile ayant, par
hasard, écrit ce vers et les suivants vers le temps d i
la naissance du Christ, le moyen âge le déclara
chrétien, prophète et magicien. Des moines lettrés
prièrent pour son âme. Dante le choisit pour guide
dans l'autre monde, et jusqu'au seuil du paradis. Et
Victor Hugo écrivit :
Dans Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange,
Le vers porte à &a cime une lueur étraoge^
LES CONTBUPORAIMS. — TI. 18
rr* LES CONTEMPORAINS
C'est que, rêvant déjà ce qu'à présent on sait,
n chantait presque à l'henre où Jésus vagissait. ..
Dieu voulait qu'avant tout, rayon du Fils de rhomme,
L'aube de Bethléem blanchît le front de Borne.
C'est ensuite IMnévitable : Sunt lacrymse remm.
Depuis les romantiques, on traduit bravement :
« Les choses eiles-mémes ont des larmes. »0u bien,
en style dts Hugo : « Les larmes des choses^ cela
existe. » Et l'on rapproche cet hémistiche du vers
de Lamartine :
Objets inanimés, ave2S-voas donc une âme ?...
et Ton affirme, avec une apparence de raison, que
toute la poésie du dix-neuvième siècle est eu germe
dans ces trois mots du pieux Enée.
Enfin, Virgile a dit: « On se lasse de tout, excepté
de comprendre». Parole admirable, digne de Sainte-
Beuve ou de Renan, et qui semble la propre devise
du diiettantisme, ou même de la philosophie. Virgile
n'ignorait d'ailleurs aucune des grandes théories de
son temps, qui «ont encore sensiblement celles du
nôtre. Le vieil Anchise parle en bon panthéiste au
sixième livre de VEnéide^ et Silène, dans la sixième
églogue, parait pcnétré de la doctrine de l'évo-
lution.
Ainsi, le christianisme, et toute la poésie, et tonte
la sagesse, tiennent dans quelques mots virgiliens,
comme un champ de roses dans un tlacon, le bruit
FIGURINES 115
de Tocéan dans un coquillage, ou le ciel dans une
goutte d'eau.
Or, le niagnus seclorum nasciiur ordo n'est qu'un
des traits gentiment hyperboliques d'une pièce de
circonstance, d'un « compliment » de bienrenue aa
Qouyeau-né d'un riche protecteur, Asinius Pollio.
Les « larmes des choses », faut-il le rappeler ? sont
un contresens radical. Lorsque Enée, voyant à Car-
thage, dans le temple de Junon, des peintures qui
représentent le siège de Troie, fait cette remarque :
Sunt lacrymas rerum...^ cela signifie simplement,
comme vous savez : « Notre triste renommée est
donc parvenue jusqu'en ce pays ! IVos malheurs y
obtiennent des larmes, et Tony plaint la destinée hu-
maine. B Et, enfin, le mot profond: « On se lasse de
tout, sauf de comprendre o, n'est pointdans l'œuvre
même de Virgile, mais lui est seulement attribué par
le commentateur Servius.
D'où il suit que la part la plus vivante de sa gloire
est fondée sur un faux-sens, sur un contresens et sur
une tradition incertaine.
Je me hâte d'ajouter que Virgile mérite cette
étrange fortune, et que jamais erreur ne fut plus
intelligente que celle dont bénéficie un tel poète.
Car toute son œuvre donne, au plus haut point, l'idée
d'un grand esprit et, à la fois, d'une Àme mélanco-
lique et tendre.
Des images gracieuses, fortes ou tragiques, so
lèvent de ses poèmes et restent dans nos mémoii'es
278 LES CONTEMPORAINS
longtemps après que nous ne le lisons plus. C'est,
dans les Églogues, le doux exilé Mélibée et, quoi que
l'en aie dit, le radieux berceau de l'enfant rédemp-
ieur, et la terre agitée d'une divine espérance. C'est,
dans les Géorgiques.Vhymerx de Jupiter et de Cybèle,
l'ivressesacrée du printemps, la fraternité des plan tes,
des animaux et des hommes, la sérénité et la bien-
faisance de la vie rustique, — et le désespoir de
l'Orphée symbolique, de l'éternel Orphée pleurant
l'éternelle Euridyce. C'est, dans V Enéide, l'amour
de la Tyrienne Didon, la plus ardente et la plus tor-
turée des femmes de trente ans ; la rouge lueur de
son bûcher sur la mer, et la fuite muette de son
fantôme dans les pâles myrtes élyséens. C'est l'An-
dromaque d'Hector agenouillée sur une tombe vide,
gardant un amour unique et la fidélité du cœur
dans l'involontaire infidélité d'un corps d'esclave;
l'amoureuse amitié de Nisus et d'Euryale; Pallas, ou
la grâce de la jeunesse fauchée ; la blonde amazone
Camille, la jeune aïeule des « travestis » héroïques,
deClorindeàJeanne d'Arc. ..Elc'est, partout, l'ombre
de la grande Louve, la majesté du peuple romain,
régulateur et pacificateur du monde, le sentiment de
sa mission, de sa « vocation » terrestre , crue et
révérée comme un dogme religieux : Excudent alii...
Tout cela ramassé, condensé en expressions choi-
sies, d'une brièveté profondément significative, et
qui se prolongent et qui retentissent dans le cœur
et dans l'imagination. Nul n'a écrit des vers plus
FIGURINES 217
chargés d'âme. Et il est vrai que tout cela ne
forme que quelques centaines de vers.
Le reste... Oh ! le reste est le comble de l'art, et
même de l'artifice. Rien de moins spontané. Virgile
est le premier des poètes de cabinet. Il détourne
et combine Homère, Hésiode, les tragiques grecs,
Apollonius, Théocrite et Lucrèce dans ce qu'on
appelait autrefois d'industrieux larcins. H fut un
poète officiel, un poète lauréat, un Tennyson.
L'Enéide est un miracle d'ingéniosité, un extraor-
dinaire tour de force. C'est un poème national, fait
avec foi, mais sur commande. Le programme était
dur. Il fallait insérer dans le récit épique Rome
entière, l'histoire de Rome depuis les originesjusqu'à
la bataille d'Actium, la légende des vieilles races qui
avaient peuplé d'abord le sol italien, une sorte de
livre d'or de la noblesse, qui se disait sortie des
compagnons d'Enée ; toute la religion romaine, les
dieux indigènes, les dieux helléniques latinisés, les
vieilles divinités locales, les mœurs et usages publics
et privés du peuple romain, etc. Virgile y a réussi.
V Enéide est un chef-d'œuvre de mosaïque, exécuté
par le plus patient des poètes alexandrins.
Virgile mit trente ans à composer les douze mille
vers qu'il nous a laissés. Dans les parties de son
œuvre qu'on lit le moins, sa poésie est merveilleuse-
ment pittoresque et plastique. Celle de M. Leconle
de Lisle et de M. de Heredia y ressemble beaucoup.
Ce qui est tendre paiatt plus tendre, ce qui est
S78 LES CONTEMPORAINS
émouvant plus émouvant, ce qui est humain plus
humain, ce qui est simple plus simple, dans une
poésie à ce point doete et composite. Quelquefois,
dans les contes, les larmes se changent en pierres
précieuses. Nous sommes plus touchés quand, parmi
ces dures et précises pierreries virgiliennes, un
joyau bouge, tremble, vit, est une larme, et nous
fait ressouvenir que ce poète officiel, ce poète-lauréat
et ce roi des parnassiens mérita par sa douceur
d'être appelé c la jeune fille. »
UAUTEUR DE L* « IMITATION i>
Il est èi la mode. Le citer est élégant. Est-ce que
réellement nous l'aimons ? Et pourquoi l'aimons-
nous ? Son idéal, qui se compose de chasteté, de
pauvreté et d'obéissance, est-il donc le nôtre ? Entre
cet ascète du quatorzième siècle et nous, qu'y a-
t-il de commun ?... Cherchons.
Il nous plaît d'abord par l'image parfaite qu'il
nous suggère, à nous les agités, d'une vie recluse et
silencieuse, de la vie dont nous rêvons quelquefois,
d'une pure et blanche retraite au milieu de Tenfer
terrestre, plus douce à concevoir en plein siècle des
Jacqueries et de la guerre de Cent ans.
Puis cela nous amuse de découvrir çà et là,, dans
son livre anonyme, un peu de sa vie et de sa per-
sonne. Même je préfère no le connaître que par son
livre. Il était d'un temps où les hommes d'Eglise
faisaient brûler les hérétiques et les sorciers pour
la gloire de Dieu : j'aurais peur d'apprendre sur
son compte des choses qui me chagrineraient.
Il ne faisait pas partie d'un ordre rigoureasement
880 LES CONTEMPORAINS
cloîtré. « C'est une chose louable pour un religieux,
dit-il, de sortir rarement. » Donc il pouvait sortir.
« N'ayez de familiarité avec aucune femme, mais
recommandez à Dieu, en général, toutes les femmes
de vertu. » Donc il connaissait des femmes. Il ne
fut point abbé ni prieur, il ne remplit point de
grande charge ecclésiastique. « Mon fils, lui dit
Jésus-Christ, ne vous affligez point si vous voyez
qu'on honore et qu'on élève les autres, pendant
qu'on vous méprise et qu'on vous abaisse... On
confiera aux autres différents emplois et l'on ne vous
jugera capable de rien. La nature s'en attristera
quelquefois, et ce sera beaucoup si vous le supportez
ens.lence. a
11 avait fait de la métaphysique, et il en était re-
venu : « Qu'avons-nous à faire de ces disputes de
l'école sur le genre et l'espèce ?» Il était versé dans
les lettres profanes, et de cela il n'est jamais revenu
tout à fait. Je veux croire qu'il priait pour l'âme de
Virgile. Lui, le saint, il cite Sénèque le philosophe ;
il cite Ovide, lui, le mortifié. Il est vrai qu'il ne les
nomme pas, par une pieuse pudeur.
Quoi qu'il fasse, il reste épris de la beauté, même
humaine. Il écrit très bien, avec élégance, souvent
avec plus d'élégance qu'il ne faut, c'est-à-dire avec
récherche. Puisse Dieu lui avoir fait grâce, mais il
a beaucoup plus de rhétorique que le Christ sur la
montagne. Il aime l'antithèse, le parallélisme dans
les constructions , Tassonanoe , l'allitération. Sa
FIGURINES XM
prose, toute pleine de symétries, est rythmée pres-
que toujours, souvent rimée: Amor modumssepe nes-
cit, sed super omnem modum fervescit... Amorvigilat,
et dormiem non dormitat. Fatigatus non lastatur^ara-
tatus noncoarctatur, têtritut non eonturbatur...
Il était sensible aux beaux paysages, curieux des
formes charmantes ou magnifiques de la terre, et il
se le reprochait : a Que pouvez-vous voir ailleurs
que vous ne voyiez où vous êtes ? Vous avez devant
vos yeux le ciel, la terre et tous les éléments. Tou-
tes les choses du monde n'en sont-elles pas compo-
sées ?... » C'est sans doute par un coucher de soleil
Tété, à l'heure où, pour parler comme Hugo,
Une immense bonté tombe du tirmament
que, pris d'attendrissement, il écrivait : « Il n'y apoint
de créature, si petite et si vile qu'elle soit, qui ne
représente la bonté de Dieu. » Et peut-être, rassuré
par cette pensée, il se permettait pour une fois d'ad-
mirer sans scrupule cette nature intempérante, im-
moriifîée, païenne, qui n'est pas cloîtrée, qui n'est
pas chaste, qui aime la vie, et qui ne prie pas, sinon
dans les vers des poètes.
Il nous plaît aussi par le contraste que fait sa pro-
fonde douceur avec l'austérité impitoyable de sa
doctrine, et par le biais dont il accommode à un
idéal inhumain son àme très humaine. Ce moine
lointain, dont la parole est dure et la voix tendre,
18Î LES CONTEMPORAINS
fait songer à ces maigres figures des vitraux gothi-
ques, dont les lignes sont sèches et la couleur suave,
et qui baignent leurs contours rigides dans une
belle lumière mystérieuse.
Sa doctrine, c'est le renoncement complet à tout
sentiment naturel, même à ceux qui passent pour
nobles et généreux, aux aftections terrestres, à la
science, aux ambitions intellectuelles, bref, à tout
ce qui ne sert pas au « salut ». Il a, et en quantité,
des maximes horribles, par exemple : t Ne désirez
pas faire l'occupation du cœur d'un autre et voni-
même ne vousoccupez pas de l'amour que vous avez
pour lui. » Rien de plus âpre que ses conseils de
détachement, mais rien de plus amoureux que les
entretiens avec Jésus.
Or celui qui aime ainsi Dieu aime les hommes.
Qu'importe que cet amour ne s'arrête pas à nous,
et que ce soit de Dieu qu'il redescende ensuite sur
nous? Platon avait déjà dit,comme l'auteur de l'/mi-
tation, ou k peu près, que « l'amour tend toujours
en haut, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il
ne peut trouver de repos qu'en Dieu ». Relisez dans
le Banquet l'histoire de cette perpétuelle et néces-
saire ascension de l'amour, qui toujours dépasse les
êtres finis pour monter plus haut, soit à un Dieu
personnel, soit à ce qu'on a appelé, faute d'autres
mots, la «catégorie de l'Idéal ». Nous aimons tou-
jours, en quelque sorte, au delà de ceux que nous
aimons. Il avait bien un cœur d homme, un doux
FIGURINES 283
et tendre cœur, ce moine qui écrivait : « C'est faire
beaucoup que d'aimer beaucoup. C'est faire beau-
coup que de bien faire ce qu'on fait. C'est bien faire
ce qu'on fait quand on songe plus à procurer le bien
commun qu'à satisfaire sa volonté. Chacun a ses
défauts et sa charge, personne ne se suffit à soi>
même et n'est assez sage pour soi ; mais il nous
faut supporter les uns les autres, nous consoler,
nous aider et nous avertir mutuellement. »
Et puis il y a, malgré tout, même dans les maxi-
mes extrêmes du détachement ascétique, un point
par où elles restent humaines. Parmi les choses
qu'elles réprouvent, il en est quelques-unes dont
nous aimons qu'on se détache et dont il nous plaît
de paraître détaché». L'ascétisme, en même temps
qu'il heurte plusieurs de nos sentiments naturels,
flatte nos instincts de justice et nos révoltes contre
le monde tel qu'il est. L'ascète est moins mal venu
à mettre sous ses pieds nos affections et nos plai-
sirs, quand nous le voyons traiter de la même ma-
nière les causes de nos souffrances. Nous avons
un faible pour les saints plébéiens qui maltraitent les
riches, les puissants, les heureux de la terre. Et les
saints eux-mêmes ne sont pas fâchés sans doute de
pouvoir mépriser en sûreté de conscience, par une
pensée religieuse, ce que lo vulgaire déteste par un
mouvement naturel. Ici, du moins, la nature et la
grâce sont d'accord.
Il est sûr enfin que> si ce détachement nous arra^
184 LES COiNTEMPORAI.NS
che à nos plaisirs, il nous affranchit de nos servi-
tudes. Il satisfait en nous ce désir do liberté, d'indé-
pendance à l'égard des choses, de suprématie sur
ce qui est soumis aux lois du hasard et de la force
brutale. L'ascète tressaille de joie de ne plus se sen-
tir lié aux choses, aux hommes, aux événements, de
ne rien voir que d'en haut ; et le fond humain revit
dans cet orgueil épuré. « Celui qui ne désire point
de plaire aux hommes et qui ne craint point de leur
déplaire jouira d'une grande paix. Quoi de plus
libre que celui qui ne désire rien sur la terre ? »
Je me demandais ce quïl y a de commun entre
ce saint et nous. Il y a ses négations, il y a sa mélan-
colie. Le pessimisme est la moitié de la sainteté :
c'est, dans Vlmitation^ cette moitié-là qui nous rend
indulgents à l'autre. Nous y cherchons les moyens,
non de nous sanctifier, mais de nous pacifier ; non
un cordial, mais un calmant, un népenthès ; non la
rose rouge de l'amour divin, mais la fleur pâle du
lotus, qui est la fleur d'oubli. J'ai toujours eu envie
de mettre pour épigraphe symbolique à ce petit livre
la phrase de Quincey : « 0 juste, subtil et puissant
opium, lu possèdes les clefs du paradis ». Nous pre-
nons pour point d'arrivée ce qui est pour le pieux
solitaire le point de départ. Nous apprenons de lui,
aujourd'hui encore, non pas à vivre en Dieu, mais
à vivre en nous, et de façon à ne point souffrir des
hommes.
RACINE
Nous sommes en train de l'aimer beaucoup. Sa
vie est vraiment « humaine », toute pleine de belles
larmes, et de faiblesse, et d'héroïsme. Elle ressemble
en quelque façon, — si vous écartez la diversité des
apparences , — à la vie de la sainte courtisane
Thaïs , qui eut une enfance pieuse , qui ensuite
s'abandonna au désordre, mais en gardant le souci
de la beauté et de la bonté, et qui enfin se reposa
des autres amours dans le seul amour qui ne trompe
pas, — puisque, s'il trompe, nous n'en saurons
jamais rien.
C'est cette figure d'une femme d'amour devenue
sainte que je placerais sur le tombeau de Racine,
dans le cimetière idéal des grands poètes. Elle serait
chaste et drapée à petits plis. Et, sur la pierre funè-
bre, je graverais en beaux caractères le mot de M°* de
Sévigné : « Il aime Dieu comme il aimait ses mat-
tresses » ; le mot de M"' de Maintenon : « Racine,
qui veut pleurer, viendra à la profession de sœur
Lalie », elle mot de Racine lui-même, recueilli par
286 LES CONTEMPORAINS
La Fontaine dans les Amours de Psyché : « Eh bien !
nous pleurerons. Yoilà un grand mal pour nous ! >
Son enfance est d^un Ëliacin élevé dans Tombre
du sanctuaire par de saints hommes très graves et
très naïfs. Il était « le petit Racine de M. Antoine
Lemaître ». Pieux comme un ange, romanesque
déjà, jusqu'à apprendre par coeur Théagène et Cha-
rielée, très sensible à la beauté de la terre et du ciel :
1m sept Odes sur Port-Royal sont des paysages d'une
forme puérile, mais d'une émotion vraie. Il continua,
au témoignage de La Fontaine, « d'aimer extrême-
ment les jardins, les fleurs, les ombrages », et c'est
lui qui retient ses amis pour assister aux féeries du
soleil couchant.
Son adolescence est gentille, badine, un peu fron-
deuse, — inquiète de l'amour. Chez son oncle le
chanoine, à Uzès, dans ce Midi encore espagnol, il
fait cette remarque : « Vous savez qu'en ce pays-ci
on ne voit guère d'amour médiocre ; toutes les
passions y sont démesurées. > Peut-être se souvien-
dra-t-il de ces Hermione et de ces Roxane à foulard
rouge.
Entre vingt-cinq et trente-sept ans, il mord tant
qu'il peut aux fruits de la vie : vaniteux, irritable,
ingrat même, sensuel, tout proche de la débauche
(vous vous rappelez ces soupers dont parle M™* de
Sévigné : < ce sont des diableries »)... et tout cela
ensemble ne veut pas dire méchant. C'est durant
cette période qu'il écrit ses tragédies, si douces et
FIGURINE» 2S7
si violentes, et qu'il crée ses délicienses femmes
damnées.
Toutefois, on a contesté que ce poète de Tamour
tragique ait entièrement éprouvé pour son compte
ce qu'il décrivait si bien. On a dit qu'il eut pour la
du Parc, puis pour la très galante Champmeslé, flan-
quée du plus complaisant des maris, un amour en
apparence assez tolérant. Mais, outre que nous igno-
rons ce qu'il put souffrir, il est trop clair que les
âmes les plus délicatement impressionnables et ten-
dres, les plus « amoureuses d'aimer », sont celles
qui répugnent le plus à ce qu'il y a de nécessaire
dureté, de brutalité — et de haine — dans l'araour-
maladie. Et l'on sait enfin que, chez l'artiste, la pas-
sion s'amortit toujours un peu par la conscience
qu'il en prend, et parce que ses propressentiments
lui deviennent « matière d'art ». Si Racine avait
aimé comme l'Oreste d'Andromaque, jamais il n'au-
rait sa peindre l'amour.
Or, tandis qu'il offrait aux hommes assemblés des
spectacles d'une volupté noble, mais pénétrante,
toutes les religieuses et les saintes femmes de sa
famille (il y en avait beaucoup), et le grand Arnauld,
et le bon M . Nicole, et le bon M . Hamon priaient
pour Tenfant égaré . Et c'est pourquoi Racine s'aper-
çoit un jour que Phèdre était trop charmante ; et il
accomplit le sacrifice le plus extraordinaire qu'ait
enregistré l'histoire de la littérature : il tue en lui
l'homme de lettres, à trente-huit ans.
2Si LES CONTEMPORAINS
Ce qui me touche, c'est que la consommation de
ce sacrifice inouï laissa en lui des faiblesses. Il ne
▼eut plus travailler pour le monde : mais un jour il
commence, avec Boileau, l'opéra de Pkaéton pour
M"« de Montespan. Je crois qu'il lui fut très agréa-
ble d'écrire Esther et A thalie^ parce qu'il les écri-
vait pour des jeunes filles. Une fois, aux répétitions
d' Esther, on le surprend tamponnant avec son mou-
choir les yeux d'une de ses innocentes et jolies
interprètes, que ses critiques avaient fait pleurer.
Mais, peu à peu, il s'épure. Ses lettres à son ami
Boileau, à son fils Jean-Baptiste, d'une simplicité si
vraie , respirent la plus rare beauté morale ; et
quelle tendresse on devine sous cette forme prudente
et contenue, imposée par la « politesse o du temps
et par la pudeur chrétienne 1 A la fin d'une lettre à
Boileau, il fait cet aveu : « Plus je vois décroître le
nombre de mes amis, plus je deviens sensible au
peu qui m'en reste. Et il me semble, à vous parler
franchement, qu'il ne me reste presque plus que
vous. Adieu. Je crains de m' attendrir follement en
m'arrêlant trop sur cette réflexion. »
Ses ennemis l'accusaient d'être trop bon courtisan.
Et pourtant il restait publiquement Tami des jansé-
nistes persécutés. De bonne heure il s'abstint, par
scrupule religieux, lorsqu'il était à la cour, d'aller à
l'Opéra et à la Comédie... Seulement, voilà I il avait
l'imprudence d'aimer le roi.
Les méchants ont raconté qu'il mourut d'avoir
FIGURINES 189
déplu à Louis XIV. S'il en mourut, il eut tort ; mais
il ne craignit pas en effet de déplaire. On est d'ac-
cord aujourd'hui pour croire au récit de son fils
Louis, à ce Mémoire sur la misère du peuple, confié
par Racine à M""* de Maintenon. Au fait, on le voit,
dans toute sa correspondance des vingt dernières
années, très libéral et aumônier, d'ailleurs fort sim-
ple de mœurs. Les paysans de Port-Royal s'adres*
saient à lui pour leurs affaires. Il était grand ami de
Vauban. Quand il écrivait ce vers :
Entre le pauvre et voati vous prendrez Diea pour juge,
il en concevait tout le sens.
Il fut un père de famille adorable. Il éleva toute
une nichée de colombes : Marie, Nanette, Babet,
Fanchon, Madelon. Marie, novice aux Carmélites k
seize ans, rentra à la maison, finit par se marier :
àme ardente et tourmentée, tantôt à Dieu, tantôt au
monde. Nanette fut Ursuline; Babet aussi, après
la mort de son père : Fanchon et Madeion moururent
filles, assez jeunes encore et tout embaumées de
piété et de bonnes œuvres... Racine sanglotait à La
véture de ses deux afnées, quoiqu'il sût bien que,
par les leçons dont il les avait nourries, il était san«
le vouloir le vrai prêtre de ce sacrifice...
Ainsi, Tauteur de Bajazet et de Phèdre, le plus
savant peintre des plus démentes amours terrestres,
— continuant toujours d'aimer, mais d'autre façon,
LES CONTBltPOe,A(NS. — TI. 19
19e LE8 CONTEMPORAINS
— - paya sa dette à Dieu eu lui donnant quatre vierges,
et, faible et grand jusqu'au bout, mourut peut-être
d'un chagrin de courtisan, mais d'un chagrin qu'il
s'attira pour avoir eu trop indiscrètement pitié des
pauvres. Vie exquise que celle où l'amour, et tous
les amours, s'achèvent en charité.
Il faut revenir à ce verset de VJmitation de Jésus-
Christ, qui semble traduit de Platon : e L'amour
aspire à s'élever... Rien n'est plus doux ni plus fort
que l'amour... Il n'est rien de meilleur au ciel et sur
la terre, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il ne
peut se reposer qu'en Dieu, au-dessus de toutes les
créatures. » Et c'est là toute l'histoire de l'âme,
longtemps inquiète, lentement pacifiée, de Jean Ra-
cine.
MADAME DE SÉVIGNÉ
M"* de Sévigné est la patronne charmante des
chroniqueurs de journaux.
Cela pourrait se prouver sans trop solliciter les
faits. Du jour où elle commença à écrire, elle sut
qu'on se montrait ses lettres, qu'on les copiait. qu'on
les collectionnait; bref, qu'elle avait un public.
Public composé, non point de cent mille lecteurs
quotidiens, mais de cinquante ou de cent personnes
riches, nobles, distinguées, cultivées, oisives.
Qu'importe? Plus ou moins sciemment, elle écrivit
pour ce public de choix : d où, peu à peu, un rien de
marque pirofessionnelle. Elle devenait une 9 épis-
iolière », c'est-à-dire une chroniqueuse. Elle faisait
la chronique de la cour, la chronique de la ville,
la chronique de la littérature et du théâtre, la chro-
nique de la province, la chronique de la campagne,
la chronique des villes d'eaux, la chronique de la
guerre, la chronique des crimes célèbres, la chro-
nique de la mode, la chronique familière et de con-
292 LES CONTEMPORAINS
fidences personnelles — toutes les chroniques qu'on
fait encore. On citait la Lettre du cheval, la Lettre de
la prairie^ la Lettre de la mort de Turenne, la Lettre
de la mort de Vatel...El l'on se demandait : « Avez-
vous lu la dernière lettre de M™* de Se vigne? comme
sous Pempire : « Avez-vous lu la dernière chronique
de Villemot, de Scholl ou de Rochefort ? »
Elle était « naturelle », c'est entendu. Autrement
dit, elle avait naturellement le style échauffé, frin-
gant, excessif, de trop de mouvement, de trop de
gestes, de trop de bruit, par lequel se définit juste-
ment « le brillant chroniqueur ».
Je vous confesserai que, souvent, cet entrain m'as-
sourdit et me bouscule ; j'ai envie de demander
grâce. Mais on ne saurait nier qu'elle eut l'imagi-
nation puissante et drôle. Et puis, celle-là savait sa
langue.
Pour le fond, elle avait un bon cœur, du bon sens
et un esprit, je ne dirai pas moyen, mais en exacte
harmonie avec son milieu et sans presque rien qui
le dépassât. Je la crois moins intelligente que l'équi-
voque Maintenon et que la fine et ironique La Fayette.
Elle élève sa fille déplorablement , la dresse à
s'adorer elle-même, la nourrit des plus sottes idées
de grandeur.
Son jugement n'est jamais indépendant ni inven-
tif. Il va sans dire qu'elle glorifie la révocation de
l'édit de Nantes. Elle n'a , sur les « penderies »
de Bretagne, qu'un mot de pitié rapide et quelques
FIGURINES 293
réflexions prudentes. C'est bien d'avoir été fidèle à
Fouquet ; mais pas un moment cette chrétienne ne
paraît se figurer dans sa réalité le cas moral de eet
homme de finances. Elle suit en tout les goûts et les
opinions des gens de son monde, ou de sa coterie,
ou de son âge. Gomme eux, elle en reste à La Calpre-
nède ; elle est pour Corneille contre Racine. Elle ne
voit rien au-dessus de Nicole. Elle va <i en Bourda-
loue » parce qu'elle le goûte, mais aussi parce qu'on
y va. Elle ne juge jamais le roi, même un peu, etc.
Mais elle exprime des idées et des sentiments
communs avec une vivacité et une fougue tout à
fait surprenantes. On pressent une énergie de tempé-
rament qui n'a pu se dépenser ailleurs. Et c'est par
laque la vie de M">« de Sévigné est curieuse, —plus
peut-être que ses écritures.
Cette blonde réjouie, expansive, drue, d'un sang
passionné (vous vous rappelez la sombre ardeur de
son aïeule Chantai, enjambant le corps d'un fils
pour entrer au cloître), cette femme trop bien por-
tante, veuve à vingt-six ans et qui demeura évidem-
ment honnête, eut pour exutoires ses lettres — et
M"* de Grignan.
Deux particularités firent que son amour maternel
devint vraiment l'occupation de toute sa vie : elle
n'était pas aimée de sa fille, — ^^ et elle ne la voyait
presque jamais. Et ainsi, d'une part, la peur de lui
déplaire et la nécessité continuelle de la conquérir
tenaient son amour en haleine ; et, d'autre part, les
2^4 LES CONTEMPORAINS
deux cents lieues qui la séparaient de cette sèche
personne lui permettaient de rembellir plus aisé-
ment, d'adorer l'image qu'elle s'en formait et de ne
pas se brouiller aveic le modèle. Il est d'ailleurs cer-
tain que r u idée fixe », l'obsédante représentation
de l'objet idolâtré exerce plus pleinement les puis-
sances de l'âme que ne ferait sa présence réelle.
M""' de Sévigné avait fort bien laissé Marguerite
au couvent jusqu'à dix-huit ans, et l'on sait que,
lorsque la mère et la fille se rencontraient, elles ne
pouvaient s'entendre. Ce n'est point que la furieuse
tendresse de M"' de Sévigné ne fût profondément
sincère : mais il lui fallait, pour se déployer à Taise,
la mélancolie que laisse Téloignement et l'illusioa
qu'il entretient. Elle pratiquait alors l'amour mater-
nel comme un « sport > quasi tragique, où elle
s'employait et se tendait toute.
Il y a, dans les pages brûlantes où elle traduit ce
culte de dulie, de la gageure et de l'autosuggestion.
M"" de Sévigné a passé sa vie à adorer une Ombre
— comme sa grand'môre sainte Chantai. Et cela la
détourna de mal faire.
C'est par là surtout qu'elle fut intéressante ; et
c'est par là seulement que souffrit cette créature jo-
viale. Ses plaintes sont discrètes, mais d'autant plus
significatives. « Ce n'est pas une chose aisée à soute-
nir, écrivait-elle un jour à M"' de Grignan, que la
pensée de n'être pas aimée de vous : croyez-m'en. »
£t, taudis qu'elle se consumait pour cette pédante
FIGURINES t»S
impitoyable qui De l'aimait pas, elle ne s'apercevait
point que son fils Charles, dont elle ne se souciait
guère, Taimait, lui, de tout son cœur, et que c'était
un garçon tout simplement délicieux.
Voilà, selon moi, l'originale aventure de M°* de
Sévigné. Pour le reste, il n'y a qu'un point par
où elle dépasse un peu Valignemeni intellectuel et sen'
timental des gens de son temps. Je veux parler de
son goût pour la campagne, autre fruit de ses soli-
tudes forcées de veuve. Autant que La Fontaine,
elle aime la nature et sait en jouir ; mieux que lui
peut-être, et par de plus neufs assemblages de mots
(« la feuille qui chante »), elle en rend l'impres-
sion directe, celle qui suit immédiatement la sen-
sation elle-même. Aïeule des chroniqueurs, elle est
quelque chose aussi aux écrivains impressionnistes.
Et je vous prie, en finissant, d'être persuadés
que j'ai la plus vive affection pour cette grosse
mère-la-joie, — qui fut à certaines minutes, j«
le crois, une mère de douleur.
LA BRUYÈRE
Nous avons, entre plusi'îurs autres, une très sé-
rieuse raison de l'aimer. Plus purement qu'aucun de
ses contemporains, il est 3 homme de lettres ». Il est,
dans sa vie, dans son caractère et dans son esprit,
un des types les plus nobles — et les plus précoces
— de cette espèce si étrangement mêlée,
Sa personne est d'autant plus attachante qu'on
n'a sur elle qu'un petit nombre de renseignements,
d'ailleurs contradictoires (Boileau , Saint-Simon ,
l'abbé d'Olivet), et qu'on la devine plus qu'on ne la
connaît, aux hardiesses de toute sorte dont son livre
abonde : hardiesses atténuées par des restrictions
et de certains tours énigmatiques, soit nécessité,
soit appréhension secrète des conséquences extrêmes
de sa pensée. On ne saurait dire précisément jus-
qu'où allait sa liberté de jugement, mais on sent
qu'elle était grande.
Ce fut un sage mécontent, clairvoyant et enclin
k la révotte. Les malveillants diraient : un vieux
FIGURINES 291
garçon mécontent des femmes et un littérateur mé-
content de la société.
Il fait constamment l'effet d'un réfractaire qui se
retient, qui en pense plus qu'il n'en dit. (« Un
homme né chrétien et Français se trouve contraint
dans la satire ; les grands sujets lui sont défen-
dus... ») Il semble d'ailleurs avoir aménagé sa vie
et composé son attitude pour pouvoir penser, à
part soi, le plus librement possible. Il demeure céli-
bataire avec préméditation, pour circuler plus aisé-
ment, pour éviter d'être classé, d'être parqué dans
son rang. Précepteur du petit-fils du grand Condé,
hôte d'une famille de fauves, il y échappe aux fami-
liarités humiliantes et meurtrières (vous savez la fia
de Santeuil) à force de réserve et de respect exact et
froid. (Voir les dix-sept lettres à Condé.)
Pourquoi resta-t-il là ? C'est que c'était un poste
d'observation admirable. Mais on ne saurait douter
qu'il n'ait cruellement souffert de sa situation subal-
terne et des prudences qu'elle lui imposait. Ce fut là
une de ses plaies vives.
Il a la haine des grands, qu'il connaissait trop,
et, déjà, l'amour du peuple. Nul n'a été plus impla-
cable ni contre la noblesse, ni contre la finance.
Vingt passages de son livre ont l'accent le plus
radicalement révolutionnaire. La colère bouillonne
sous son ironie âpre et méthodique à la façon de
Swift. Relisez les pages sur les deux extrémités du
vieil ordre social, le peuple et la cour (« L'on parle
298 LES CONTEMPORAINS
d'une région... » etc., et « L'on voit certains ani-
maux farouches... » etc.), et sur la guerre (« Petits
hommes, hauts de six pieds... » etc.). Le plus noir
pessimisme est répandu dans le chapitre de Y Homme.
Personne, enfîn , n'a mieux vu la vanité du décor
politique, social et religieux de son temps, et n'a
entendu plus de craquements dans le vieil édifice.
Trois grands faits dominent dans ses pointures
éparses : l'avènement de l'argent, le déclin moral de
la noblesse, le discrédit jeté sur le clergé et sur
l'Eglise par la « fausse dévotion». Les Caractères
annoncent les Lettres persanes^ qui annoncent tout.
Chrétien, certes La Bruyère l'était, quoique le
chapitre postiche des Esprits-Forts ait bien l'air
d'une précaution pour faire passer le reste. Car, s'il
y avait des choses qu'on était tenu de taire, il y en
avait d'autres qu'on était tenu de dire. Notez pour-
tant que le spiritualisme de ce chapitre a un carac-
tère tout laïque et sent — déjà, — la philosophie
universitaire selon Cousin et Jouffroy.
Une autre plaie de La Bruyère , une seconde
source d'amertume, ce fut l'humilité de la condition
des écrivains qui n'étaient qu'écrivains. Comme il a
senti toute leur dignité, il a conçu tout leur devoir.
Il a, je crois, prévu l'homme de lettres du siècle
suivant, ouvrier des idées généreuses, homme vrai-
ment public. Il a eu d'avance l'esprit si sociable et
si humain, à travers toutes leurs faiblesses, des
philosophes du dix-huitième siècle. r« Venez dans
FIGURINES 299
la solitude de mon cabinet... » etc.) J'ajoute qu'il est
à la fois bien plus honnête homme que la plupart
des Encyclopédistes et, permettez-moi le mot,
moins « gobeur » .
Par le style aussi, La Bruyère nous est tout
proche. Le nom de « styliste » semble inventé pour
lui tout exprès. Il a des détours et des recherches
qui sont un délice ; il a le trait et il a la couleur. Il
est de ceux t pour qui le monde matériel existe »,
selon la formule de Gautier. Plusieurs de ses
tableaux et de ses portraits sont d'un réalisme très
franc dans sa sobriété. La Bruyère mort, il se passera
plus de cent ans avant que son pittoresque se
retrouve.
Que ne rencontre-t-on pas dans son livre ? L'his-
toire d'Emire, au chapitre des Femmes^ est un roman
en cent lignes, ce qui est sans doute la vraie mesure
du roman psychologique ; ca: il y a des longueurs
dans les quatre-vingts pages de la Princesse de Clèves
(je ne compte pas les épisodes), et des redites dans
les soixante pages d'Adolphe.
La Bruyère est tout plein de germes. Sa philoso-
phie, — sentiment profond de la suprématie de l'es-
prit, amertume tempérée par le plaisir de voir clair
et d'être supérieur à ce qui nous oflense, — est une
sorte de néo-stoïcisme, qui peut servir encore. Il a
fait sur les femmes les remarques les plus auda-
cieuses (que ne puis-je citer!; et a dit sur l'amour
les choses les plus pénétrantes. (« L'on veut faire
800 LES CONTEMPOHAÎNS
tout le bonheur ou, si cela ne se peut ainsi, tout le
malheur de ce qu'on aime. ») et les plus délicates
(« Etre avec les gens qu'on aime, cela suffît ; rêver,
parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à
des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux,
tout est égal. ») — Il a senti et aimé la nature infini-
ment plus qu'il n'était ordinaire en son temps. Dans
le chapitre de la Ville, il plaint les citadins qui
« ignorent la nature, ses commencements, ses pro-
grès, ses dons et ses largesses... Il n'y a si vil prati-
cien qui, au fond de son étude sombre et enfumée...
ne se préfère au laboureur qui jouit du ciel ... » Tout
ce que développeront un jour Rousseau, Bernar-
din, Chateaubriand et Sand n'est-il pas enclos dans
ces deux brèves et charmantes pensées : « Il y a des
lieux qu'on admire; il y en a d'autres qui touchent et
où l'on aimerait à vivre. — Il me semble que Von
dépend des lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion,
le goût et les sentiments. »
L'auteur des Caractères était essentiellement de
ces esprits ouverts, « vacants » et inquiets, révoltés
contre le présent, ce qui donne une bonne posture
dans l'avenir ; de ces âmes qui sentent beaucoup et
pressentent plus encore, par un désir de rester en
communion avec les hommes qui viendront, et par
une sympathie anticipée pour les formes futures de
ta pensée et de la vie humaine.
Je le tiens pour l'homme le plus « intelligent »
du dix-septième siècle. Il est de tous les écri-
FIGURINES 3^1
vains de ce temps-là , — sans peut-être en excepter
Molière ni Saint-Evremond, — celui qui, revenant
au monde, aurait le moins d'étonnements.
JOUBERT
Sainte-Beuve, et quelques autres à la suite, l'avaient
découvert il y a une treutaine d'années. Puis on Ta
oublié. Mais le moment est peut-être venu de le
« sortir » de nouveau. Car savez-vous ce qu'est
Joubert ? Un symboliste accompli — et innocent.
D'ailleurs, un » vieil original », plein de tics déli-
cafts et de manies angéliques, — qui dut peut-être
h son mauvais estomac d'être un idéaliste irrépro-
chable et inventif, un dilettante du bleu. Il connut
d'Alembert, Diderot, les encyclopédistes, et les trouva
d'une vulgarité choquante. Pendant la Révolution,
il se tapit à Villeneuve-sur- Yonne , petite ville de
Bourgogne, tapie elle-même dans un gai paysage,
peuplée de bonnes gens d'humeur douce, et qui,
comme la plupart des petites villes et des villages
de France, traversa la crise révolutionnaire sans s'en
apercevoir. Mais le bruit et le spectacle, quoique
lointains, de la Terreur, achevèrent de détacher
Joubert de ce brutal monde des corps.
FIGURINES 303
Il se maria sur le tard, et son mariage aussi fut
d'un idéaliste. Il épousa, par admiration, une vieille
fille très pieuse, très malheureuse, très dévouée,
consommée en mérites. Imaginez, — et ce sera très
juste en dépit de la chronologie, — • qu'il épousa
l'Âme d'Eugénie de Guérin.
Joubert fut grand frôleur d'âmes féminines. Il lia,
avec M""" de Beaumont, de Guitaut, de Lévis, de
Duras, de Vinlimille, de ces commerces tendres et
purs, plus caressants que Tamitié, plus calmes que
l'amour. Il fut le Doudan alangui de deux ou trois
petits salons aristocratiques qui se formèrent à
Paris au commencement de l'Empire et où régnèrent,
avec l'ancienne politesse, la religiosité la plus élé-
gante. On y aimait, avec mille grâces, Dieu et
Chateaubriand.
Souvent malade, Joubert aimait presque à l'être :
il sentait que la maladie lui faisait l'âme plus sub-
tile. Il avait des raffinements à la des Ësseintes (8up<
posez un des Ësseintes sans perversité). Il déchirait,
dans les livres du dix-huitième siècle, les pages
qui l'offensaient et n'en gardait que les pages inno-
centes dans leurs reliures à peu près vidées. Il
« adorait » les parfums, les fruits et les fleurs. Il
avait des façons â lui de voir et de recommander la
religion catholique : << Les cérémonies du catholi«
cisme, écrit-il, plient à la politesse. »
Il ne tenait pas énormément à la vérité : il y pré-
férait la beauté ; ou plutôt il les confondait avec une
304 LES CONTEMPORAINS
astuce séraphique. Ne croyez-vous pas que Renan
eût contresigné cette pensée : « Tâchez de raisonner
largement. Il n'est pas nécessaire que la vérité se
trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu'elle
soit dans la pensée et dans la phrase. Il est bon, en
effet, qu'un raisonnement ait de la grâce : or, la
grâce est incompatible avec une trop rigide pré-
cision. » Et cette autre : » L^histoire a besoin de loin-
tain, comme la perspective. Les faits et les événe-
ments trop attestés ont, en quelque sorte, cessé
d'être malléables. »
Il est plus platonicien que Platon. L'univers lui
est, très exactement, un système de symboles, où il
s'applique à saisir les correspondances du réel avec
l'idéal, le reflet de Dieu sur les choses. Où manque
ce reflet, il ferme les yeux. Il ne permet à la matière
d'exister ^ju'en tant qu'elle traduit quelque chose de
spirituel. En elle-même, elle le dégoûte. Aussi la
réduit-il tant qu'il peut. Il ne lui reconnaît que
l'épaisseur tout au plus d'une pelure d'oignon ; il fait
du monde une prodigieuse baudruche. Cela, à la
lettre : « Pour créer le monde, un grain de matière
a sufTi... Cette masse qui nous efl"raye n'est rien
qu'un grain que l'Eternel a créé et mis en œuvre.
Par sa ductilité, par les creux qu'il enferme et l'art
de l'ouvrier, il offre, dans les décorations qui en
sont sorties, une sorte d'immensité... En retirant son
Boufile à lui, le Créateur pourrait en désenfler le
volume et le détruire aisément... »
FIGURINES 305
Comme sa métaphysique, sa critique littéraire
n'est que métaphores, comparaisons, allégories. Il
dit de Voltaire: u Voltaire a, comme le singe, les
mouvements charmants et les traits hideux. » Il dit
de Platon : « Platon se perd dans le vide, mais on
voit le jeu de ses ailes, on en entend le bruit. «Il
nous apprend que « Xénophon écrit avec une plume
de cygne, Platon avec une plume d'oi et Thucidyde
avec un stylet d'airain ». On est tenté de continuer :
« Corneille écrit avec une plume d'aigle, Racine
avec une plume de tourterelle (vous savez que la
tourterelle est violente), Chateaubriand avec une
plume de paon, Joubert lui-même avec une plume
d'ange. »
En politique, il est pour le régime où il entre le
plus d'artifice. Ce qui lui déplaît dans la démo-
cratie, c'est que, la force et le pouvoir s'y trouvant
dans les mêmes mains, c'est-à-dire dans celles da
plus grand nombre, « il n'y a point d'art, point
d'équilibre et de beauté politique. » Il veut que la
puissance soit séparée de la force matérielle, du
nombre, et les tienne en échec. C'est dans cette
fiction qu'il voit la beauté : « De la fiction, il en faut
partout. La politique elle-même est une sorte de
poésie. »
Sa psychologie aussi est toute en images. Il remar-
que que l'homme n habite que sa tête et son cœur ;
que la langue est une corde et la parole une flèche ;
que l'âme est une vapeur allumée dont le corps est le
LES CONTRlfPORAINS. — Vl. 20
306 LES CONTBMPORAINS
falot ; que certaines Âmes n'ont pas d'ai7e«, ni même
de piedi pour la consistance, m de mams pour les
œuvres; que l'esprit est Vmtmoiphère de Tàme,
qu'il est un /ieu, dont la pensée est la flamme; que
l'imagination est VœU de l'&me. Plus loin, je voisque
l'esprit, qui tout à l'heure était une atmosphère et
une flamme, est un champs puis un métai ; qu'il peut
être creux et sonore, ou bien que sa solidité peut
être plane, si bien que la pensée y produit l'effet
à! MU coup de marteau; puis, qu'il ressemble à un
miroir concave, om convexe', qu'il y fait /rotrf, qu'il
y fait chaud ; que la pudeur est un r^«eat(, un velours,
un cocon, etc., etc.
Sentez-vous la revanche de la nature ? Voilà, pour
un contempteur de la matière, une imagination bien
matérielle. Tous ces renchéris n'en font jamais
d'autre.
Avec cela, Joubert est très « particulier ». Ses
subtilités quintessenciées, son épicuréisme virginal
et ce que j'appelle son « angélisme » peuvent nous
communiquer encore, çà et là, d'assez doux petits
frissons d'àme. Par mille affectations mystérieuses,
par son mauvais goût travaillé et délicieux, il reste
proche de nous. Ce sensitif pudique est un des plus
distingués parmi ces artistes joliment maniaques qui
«ont comme en marge des littératures...
Je dois seulement confesser que Joubert exprime
ou indique toujours les deux termes de ses compa-
raisons : c'est, entre autres choses, ce qui le <^'
FIGURINES 301
lingue, par exemple, de M. Stéphane Mallarmé. Cela
n'empêche point la parenté. J'ai voulu signaler à nos
poètes symbolistes un aïeul inattendu, mais authen-
tique.
HIPPOLYTE TAINE
Il est très grand. C'est peut-être le cerveau de ce
giècle qui a emmagasiné le plus de faits et qui les a
ordonnés avec le plus de rigueur. Chacune de ses
« histoires », chacune de ses « descriptions » — des-
cription d'un homme, d'une littérature, d'un art,
d'une société, d'une époque, a'un pays — ressem-
blent à des constructions massives et serrées. Sous
les propositions qui s'enchatnent, les séries de faits
se commandent, — telles les assises successives d'un
monument. Taine est un prodigieux bâtisseur de
pyramides.
Nul n'a plus durement appliqué, ni à des objets
plus divers, des théories plus étroitement déter-
ministes. Mais, l'expérience du plus savant homme
étant toujours fort restreinte, toute explication d'un
ensemble un peu considérable de phénomènes, même
suggérée par l'expérience, devient forcément créa-
tion. L'esprit, au début, s'accommode aux parcelles
de réalité qu'il a pu saisir ; mais, dès qu'il s'agit
FIGURINES 309
d'une réalité plus étendue, et de toute la réalité,
c'est elle que nous accommodons à noire esprit;
c^est notre esprit qui complète les faits, et qui les
pétrit, et qui suppose entre eux des relations afin de
justifier des lois. Toute philosophie est poésie.
Et c'est pourquoi nul n'a fait, plus souvent que
Taine, autre chose que ce qu'il croyait faire ; nul n'a
plus senti et imaginé, alors qu'il croyait uniquement
percevoir, observer et classer.
La théorie qui est censée former le support de
VHistoire de la littérature anglaise ne rend bien
compte que des individus médiocres ; elle n'éclaircit
par conséquent que ce qui nous intéresse le moins.
Elle n'explique guère les grands écrivains. Tandis
que Taine se travaille à voir en eux les produits du
moment, du milieu et de la rac9, il nous les moa-
tre surtout comme des producteurs d'une certaine
espèce de beauté où nous ne saurons jamais au juste
ce qui revient à la race, au milieu et au moment.
L'Histoire de la littérature anglaise est un livre splen-
dide ; mais le meilleur en subsisterait, la théorie
6tée ou réduite à d'assez modestes truismes.
Pareillement , « la faculté maltresse » explique
tout dans l'œuvre d'un artiste, excepté la beauté.
La « faculté maîtresse » peut, en effet, se rencontrer
aussi bien chez un galfàtre que chez un homme de
génie.
En histoire aussi, Taine est souvent dupe. Sa con-
ception déterministe donne inévitablement des résul-
310 LES CONTEMPORAINS
tats moroses, quels que soient le pays ou le temps
qu'il étudie. Car il remonte toujours, par l'analyse,
à des causes qui se confondent avec l'instinct animal.
Et c'est ainsi qu'il a vu l'ancien régime et la Révo-
lution également tristes et haïssables. Décomposés
de la môme façon, le moyen âge et l'antiquité lui
eussent non moins sôrement paru hideux. La
beauté même du siècle de Périclès, si Taine avait
pu dépouiller les archives athéniennes, n'eût pas
résisté à cette opération. Toute la destinée de l'hu-
manité se résume pour lui dans le sombre tableau
que trace Thomas Graindorge pour l'instruction de
son neveu. (Les petits lapins, les gros éléphants...
vous vous rappelez?^
Il déforme les faits par cela seul qu'il les coor-
donne sans les connaître tous. Il est très peu évolu-
tionniste, puisque sa mécanique prétend exclure le
mystère et qu'il y a du mystère dans 1' « évolution ».
Il oublie le flottant, le vague, l'imprécision, la fuite et
la transformation des choses. Il immobilise le réel
pour l'observer : donccequ'il observe n'est déjà plus
le réel. Assurément, les institutions jacobines et
napoléoniennes sont artificielles et oppressives ;
mais, en quatre-vingt-dix ans, n'ont-elles pu modi-
fier le peuple qu'elles enserrent dans leurs cadres
et lui faire une autre nature? Saurions-nous revenir
au régime de la décentralisation et des petites asso-
ciations libres ?
Peut-être y a-t-il un rapport secret entre les con-
FIGURINES 3H
trariétés de l'œuvre de Taine et les contrastes qu'on
devine dans son caractère et dans son esprit.
Ce logicien est un poète. Cet abstracteur a le
style le plus concret qu'on puisse voir . Aucun écri-
vain ne s'est plus continûment exprimé par des
métaphores, ni plus colorées, ni développées avec
plus de minutie, ni plus exactes dans le dernier
détail. Gela va communément jusqu'au symbole et à
la parabole. Et ainsi l'on craint que, la justesse sur-
prenante des images emportant pour lui la vérité du
fond, ce positiviste si défiant ne se soit laissé quel-
quefois tromper parles mots.
Cet homme d'imagination violente et charnelle
(vous vous rappelez ses études sur la Renaissance et
sur la peinture flamande) a eu la vie d'un ascète et
d'un bénédictin. Ce grand apôtre de Tobservation
directe a vécu très retiré, a peu communiqué, je
crois, avec les hommes d'une autre classe que la
sienne ; et ce grand amasseur de faits les a surtout
cherchés dans les livres.
Ce déterministe , qui regarde l'histoire comme
un développement de faits inéluctables et qui a sou-
vent goûté en artiste les manifestations de la force,
s'est troublé, s'est fondu en compassion, dès qu'il a
vu le sang et la souffrance d'un peu près. Il eût été
indulgent à Sylla et à César : Robespierre et Napo-
léon l'ont trouvé inexorable.
Cet ennemi de l'esprit classique a, dans son besoin
d'unité, soumis le réel aux simplifications et aux
312 LES CONTEMPORAINS
généralisations les plus impérieuses. — Sa philoso-
phie se retrouve, dramatisée, dans le roman natura-
liste ; et l'on sait que le roman naturaliste lui fai-
sait horreur.
Pour avoir trop vu dans l'histoire la bestialité hu-
maine, il avait fini par avoir peur des hommes. Dans
ses dernières années, sa sympathie étaii évidente
pour des doctrines dont la sienne était la négation
radicale, et pour les vertus mêmes que sa philoso-
phie était le plus propre à décourager.
Cet homme d'une si intransigeante audace de pen-
sée était devenu énergiquement « conservateur ».
(Le fut-il pour les mêmes affreuses raisons que
HoLijes?On ne sait.) Et non seulement il refusa des
obsèques civiles qui, seules, eussent été sincères,
mais il ne se laissa point enterrer simplement selon
le rite de sa religion natale, ce qui n'aurait eu, dans
l'espèce, qu'une très faible signification : il demanda
— ou accepta — des funérailles protestantes. Je
n'ai jamais senti plus grande mélancolie intel-
lectuelle qu'à cette mensongère cérémonie.
Mais cela n'a point aboli son œuvre écrite. Hippo-
lyte Taine fut un de nos maîtres. La période posi-
tiviste de notre littérature, — celle qui commença
vers 1855 et que nous voyons s'achever, — garde
très profondément son empreinte.
On ne découvre des vérités neuves que par de
grands partis pris qui entraînent tout autant d'er-
reurs. Qu'importe ? Les vérités restent. Taine est
FIGURINES 31S
l'écrivain qui nous a fait le plus forUment sentir et
comprendre l'animal et la machine qu'est toujours
rhomme. Seulement, c'est là une vérité que nous
avons assez vue, et des vérités un peu diSérentes
sont en train de nous attirer davantage . Et, donc,
il adviendra de Taine comme d'autres grands inven-
teurs ou rajeunisseurs d'idées : on l'abandonnera
pendant trente ans, — pour lui revenir.
FERDINAND BRUNETIERE
Je le tiens pour un des plus particuliers et des
plus originaux des hommes d'à présent. Et nul peut-
être ne diffère plus profondément de l'image que le
public s'est formée de lui.
Professeur fieffé, doctrinaire intransigeant, conti-
Duateur vigoureux du grêle Nisard, défenseur delà
tradition et de toutes les traditions, etparconséquent
leur prisonnier: tel il apparaît aux inattentifs. Parce
qu'il a gardé, avec une coquetterie hautaine la syn-
taxe du dix-septième siècle, on le croit contempo-
rain de Bossuet par les idées.
En réalité, Tesprit le plus libre, de l'indépendance
la plus fière et la plus ombrageuse. Sa vie, d'abord,
le prouverait, toute solitaire et, jusqu'à ces dernières
années, toute en dehors des « cadres » officiels. C'est
sans autre diplôme que celui de bachelier qu'il est
parvenu aux premiers emplois de renseignement
universitaire. En littérature, il n'a touché aux opi-
nions traditionnelles que pour les redresser rudement.
FIGURINES 315
souvent pour en prendre le contre-pied. L'ensemble
de son œuvre ne serait pas mal intitulé : « Suite de
paradoxes sur la littérature française. »
Ce prétendu t immuable » s'est d'ailleurs beau-
coup modifié en vingt ans. Ou, si vous préférez, je
crois le comprendre mieux que je ne faisais jadis.
Ce critique est surtout un historien et un dia*
lecticien.
Il a, au plus haut point, le sentiment de Thistoire.
Pour lui, juger un livre, ce n'est nullement analyser
l'impression plus ou moins voluptueuse qu'il en a
reçue ; mais c'est, essentiellement, le « situer » dans
une série. On connaît son mot : < Je ne loue jamais
ce qui m'amuse ». Son objet est de fixer la valeur des
œuvres par rapport, non à lui-même, mais à toute
la littérature. Dans le moindre de ses jugements il
tient compte d'une chose considérable en effet : le
jugement exprimé ou supposé des morts, qui sont
plus nombreux que les vivants.
Non, certes, pour s'y conformer aveuglément. Cet
historien est artiste en dialectique. Même, il s'y
complaît, et c'est la seule espèce de volupté à laquelle
il soit publiquement accessible. Entre les ouvrages
écrits, envisagés comme des faits dont il faut cher-
cher la loi de succession, la grande joie de M. Brune-
tière est d'établir des « liaisons » inaperçues et sur-
prenantes.
Sa logique est toujours Imaginative. Comme Taine
lathéorie du milieu, du moment et de la faculté
316 LES CONTEMPORAINS
maîtresse, M. Brunetière a trouvé la théorie de r«é
volutiondes genres ». Son sens historique devait l'y
amener : car le darwinisme, c'est — provisoirement
— le vrai nom de l'histoire, c'est l'histoire même.
Il a étudié les « genres littéraires » un peu de la
même façon que Taine étudiait les écrivains. Et il
lui est arrivé, comme à Taine, d'être dupe des
métaphores. Les genres littéraires sont devenus,
dans son système, un je ne sais quoi d'organique,
qui vivrait indépendamment des œuvres particulières
et des cerveaux où elles ont été conçues ; abstrac-
tions végétatives, qui ont des troncs et qui poussent
des branches ; entités réalisées à la manière scola;:-
tique. Les «genres » seuls existent; les œuvres, très
pau; la personne des écrivains, moins encore.
Ainsi M. Brunetière a pu, l'an dernier, à propos
de l'évolution de la poésie lyrique, parler de Musset
sans presque mentionner ses comédies, où est pour-
tant tout Musset. C'est que, Tannée précédente, il
avait parlé, ô, propos de l'évolution du genre drama-
tique, de ces mêmes comédies, qui pourtant sont ^
peine du théâtre. Musset lui-même s'évanouit: sou
nom ne désigne plus que le passage accidentel, à
travers un cerveau, de deux « genres littéraires » à
une certaine minute du développement de ces deux
plantes...
La logique de M. Brunetière est ardemment com-
bative. Il parle toujours contre quelqu'un. Il a la
démonstration menaçante. Au moment où il nous
FIGURINES an
écrase, il nous avertit qu'il nous ménage. « Et, si je
le voulais à ce propos, j'ajouterais, etc.. » Derrière
ses béliers, il a toujours des catapultes en réserve.
Il donne l'impression d'une vitalité intellectuelle
et physique extraordinaire, presque maladive (avez-
vous assisté à ses cours ?) et, en y regardant de plus
près, d'une immense tristesse. Nulle grâce ; jamais
de sourire ni d'abandon ; point d'esprit, sinon k
coups de massue. Mais cela ne serait rien. Lui-même
a confessé à maintes reprises un pessimisme si radi-
cal et si Acre qu'on sent bien que son amour de l'ac-
tion et son grand courage le défendent seuls du
nihilisme pur. Il est sans doute l'homme qui, moitié
par respect de ce qu'ont fait et pensé les pauvres
hommes disparus, moitié par un souci d'utilité publi-
que, a déployé le plus de vigueur pour défendre
des principes et des institutions auxquels il ne
croyait pas.
De tout cela, mélancolie foncière, pessimisme
absolu, travail effréné, activité fébrile qui semble
avoir peur du repos et vouloir tromper la vie, refus
de sourire, retranchement ascétique de tout épicu-
réisme intellectuel, je conclus naturellement à une
excessive sensibilité, et d'autant plus violente qu'elle
est publiquement plus comprimée, — à une extrême
capacité de désir et de souffrance... Et cela est très
singulier, à cause de la forme qui n'est pas précisé-
ment, ici, celle d'ui^ Musset ou d'un Byron.
... On a dû voir parfois, dans quelque couvent du
318 LES CONTEMPORAINS
haut moyen âge, un moine théologien ardent aux
disputes, orthodoxe avec des témérités de dialec^
tique à faire trembler, austère, secret, ne livrant
jamais rien de son cœnr ni de ses sensations, dur en
apparence et étranger èitout plaisir... Un matin, ses
frères le trouvaient pendu dans sa cellule, sous son
grand crucifix. Que f'était-il passé ? Drame de déses-
poir métaphysique ? Drame d'ennui mortel ? Ou quoi
d€ plus insoupçonné encore ?
Ma plaisanterie n'efit pas gaie, et elle est d'un
romantisme fâcheux. Mais M. Brunetière me fait
songer, malgré moi, à un théologien damné.
FRANÇOIS COPPÉE
On voit bien tout de suite qu'il y a, dans la littéra-
ture française, des écrivains du Nord et des écrivains
du Midi, des Provençaux, des Gascons, des Auver-
gnats, des Belges, des Hellènes et des coloniaux.
Mais y a-t-il des Parisiens ? On peut se le demander.
Car, d'abord, Paris, c'est trente-six mille choses à
la fois ; et puis on sait que la plupart de ceux qui
passent pour représenter l'esprit de Paris sont venus
des plus lointaines provinces... Et pourtant, oui, il
y a des Parisiens, puisqu'il y a Béranger et puisqu'il
y a M. François Coppée.
Plusieurs voient surtout, en M. Coppée, un prati-
cien en vers et en prose, d'une habileté extraor-
dinaire. Et je fais cette première remarque que l'au-
teur de la Grève des forgerons est adroit, en effet,
comme un ouvrier de Paris. Mais il est encore bien
autre chose. On pourrait dire que la netteté, le poli,
l'aisance imperturbable et le« fini » classique de son
820 LES CONTEMPORAINS
œuvre, qui font que tout le monde peut s'y plaire,
n'en laissent sentir toute l'onginalité qu'aux lec-
teurs très attentifs.
Si Ton y veut prendre garde, on saisit chez lui
d'intéressants contrastes. H a commencé par être
un parnassien pur, un artiste voluptueux et fier,
uniquement dévot aux mystères de la forme. Il a
écrit le Lys et l'Enfant des armures et ciselé d'irré-
prochables petites « légendes des siècles». En même
temps il montrait, dans ses délicieuses Intimités,
une sensualité fine et languissante, maladive un peu.
11 pouvait mal tourner. Il pouvait tomber de la
poésie parnassienne dans l'héliogabalisme, et de
Théliogabalisme dans le symbolisme, le mysticisme
et la kabbale. Les jeunes gens qui le considèrent
aujourd'hui comme un funeste bourgeois ne réfl^
chissent pas que Coppée, il y a vingt-cinq ou trente
ans, parut un Jeune poète très a avancé ».
Or, tout de suite après /« Reliquaire et les Intimités,
M. François Coppée, chose asseï inattendue, écrivait
les Humbles. En vers modestes et familiers, dont
toute l'élégance consistait dans leur souple exacti-
tude, dont le prosaïsme n'était sauvé que par la grâce
du rythme, en vers nus, tout nus, il façonnait de
petits poèmes gris, tout gris, où s'exprimait, sans
fausse honte, une sensibilité et parfois presque une
sentimentalité de peuple. Ces ingénieuses composi-
tions eurent très vite le suprême honneur de la
parodie. Je ne rappellerai que le petit homard des
FIGURINES m
BatîgnoUes, dont une bonne fille garde les pattes
pour sa mère .
On put croire d'abord que le jeune poète parnas-
sien n'avait vu dans ces récits qu'un exercice amu-
sant et difficile de versification , quelque chose
comme le plaisir d'écrire en français des vers latins
(si j'ose cette catachrèse) sur des sujets réfractaires
k la poésie. Mais M. Coppée a recommencé si souvent ;
il y est revenu avec une si évidente complaisance
qu'il faut bien qu'il y ait mis son cœur et qu'il ait
trouvé, dans ces peintures en vers de la vie,
des mœurs , des souffrances et des mérites des
« humbles », — et non point des« humbles » pitto-
resques : bergers, pécheurs, vagabonds, gueux de
Richepin, mais des <« humbles » incolores : épiciers,
employé.s, vieilles filles, — une autre douceur, plus
intime, plus humaine, que celle d'accomplir des
séries de tours de force. — En somme, Coppée,
dans ses Humble», a. presque créé un genre; il a
presque réalisé un rêve de Sainte-Beuve.
Toutefois il se pourrait qu'en dépit du rêve de
Sainte-Beuve ce genre restât un peu hybride et
douteux. C'est dans ses récils en prose non rimée
que je goûte avec le plus de sécurité la sensibilité
vive et franche de M. François Coppée. On a dit (et
ce n'est d'ailleurs qu'à moitié vrai ) que le réalisme
de la plupart de nos romanciers était dur, hautain,
méprisant ; que rien n'égalait le soin avec lequel ils
peignent les existences humbles ou médiocres, sinon
LKS CONTEMPORAINS. — Vt. 21
S22 LES CONTEMPORAINS
leur dédain pour celte humilité, et qu'enfîa ils
D^aimaient pas les petites gens. M. Coppée les aime.
Nul, si ce n'est peut-être M. Theuriet, n'a exprimé
avec une sympathie aussi vraie la vie des pauvres
foyers, des foyers de tout petits bourgeois, leurs
habitudes, leurs soucis , leurs plaisirs, leurs ambi-
tions ; nul ne nous a mieux fait sentir, sous la mes-
quinerie des détails matériels, qui devient touchante,
l'immortelle poésie du cœur. Je dirais que, par là,
)e réalisme de M. Coppée ressemble à celui des
romanciers anglais ou russes, si j'avais besoin, pour
goûter nos écrivains A nous, de constater qu'ils res-
semblent aux étrangers
D'aotre part, l'auteur des Humbles et des Contes
rapides est, comme on sait, un compagnon de pro-
pos libres et qui, comme plusieurs d'entre nous,
manque un peu d'innocence. Il a l'esprit, et il a la
« blague » . L'àme d'un titi supérieur sonne dans
son rire, dont il est impossible de ne pas aimer le joli
timbre légèrement nasillard.
Or, ce railleur est tellement ingénu qu'il est un
des trois ou quatre de nos contemporains qui ont
fait des tragédies, — oui, des tragédies en cinq actes
où tout est pris grandement au sérieux, où se dérou-
lent des événements imposants, où des person-
nages royaux se débattent dans des situations dou-
oureuses et terribles, où s'entre-choquent les pas-
sions les plus violentes et où s'énoncent en alexan-
drins les sentiments les plus nobles et les plus hauts
FIGURINES 323
dont rhumianité soit capable. Faire des tragédies I
songez à ce que cette entreprise suppose aujour-
d'hui de courage, de persévérance, de gravité et
de foi.
Rassemblons ces traits. Un parnassien qui est un
sentimental et un railleur qui fait des tragédies :
un raffiné qui a Tâme populaire et un ironique qui
a Tàme enthousiaste... Ne vous le disais-je pas que
M. François Goppée, lui du moins, est bien de Paris?
11 est même le seul de nos poètes qui soit de Paris k
ce point.
Car on trouve dans ses pages, épuré et revêtu de
beauté par son clair génie, ce qu'il y a de meilleur et
de plus généreux dans les sentiments du gavroche,
de la grisette, du garde national, du chauvin et
aussi de l'ouvrier révolutionnaire, du médaillé de
Sainte-Hélène et pareillement du barricadier. Ses
causeries du Journal nous le montrent baguenau-
dant à travers sa bonne ville, se mêlant volontiers
au populaire, attendri et frondeur, excusant les
misérables, sévère aux bourgeois et aux politiciens,
paternel aux jeunes gens, évangélique jusqu'à la
plus noble imprudence, et conciliant cet évangélisme
avec le culte du grand Empereur, qui n'est, chez lui,
que le culte de l'effort et de la volonté héroïque ;
saluant un vague bon Dieu, célébrant le printemps
et sa mie, se racontant lui-même avec une bonhomio
charmante; d'ailleurs artiste toujours soigneux ,
mais, autant qu'artiste, brave homme. Ainsi, depuis
324 LES CONTEMPORAIN»
quelques années surtout, nous avons vu Coppée deve-
nir insensiblement le Béranger de la troisième Répu-
blique.
Il a fait une chose très singulière et très auda-
cieuse dans sa simplicité. Il a fait entrer Lisette à
i Académie. Académicien, confrère d'un évoque, de
plusieurs ducs et de divers professeurs et mora-
listes» il n'a pas été hypocrite ; il n*a pas craint de
chanter l'idylle faubourienne de sa quarante-cin-
quième année. Et cette franchise lui a réussi. Sa
dernière Elvire, fleur pâlotte et douce, nimbée, à
travers les losanges d'une maigre tonnelle, par les
derniers rayons du soleil couchant sur la Marne, n'a
point paru sans poésie. Et même peu de livres de
vers respirent autant de sincère tendresse et de
mélancolie pénétrante que cette si jolie Arrière'
Saison.,,
EUGÈNE MELCHIOR DE VOGÎÎÉ
Une de ses caractéristiques, c'est d'être un auteur
à « considérations », (1) de ne pouroir écrire trois
lignes sans « s'élever » à des idées générales.
Ces idées ne sont jamais insignifiantes. Cosmopo-
lite par la culture, avec de belles parties d'es-
prit philosophique, M. de VogUé, ayant beaucoup
vu, peut beaucoup comparer et , par suite, beaucoup
abstraire .
Ces idées sont, presque toujours, majestueuse-
ment tristes. Depuis dix ans, M. de Yogûé nous parie,
presque sans interruption, du malaise de nos âmes.
Il a repris, avec quelques variantes, la chanson de
1830. Je crois que ce malaise, il l'éprouve pour son
compte. Intelligence haute et mélancolique, — mé-
lancolique d'être haute, et haute pour les mêmes rai-
sons qui la font mélancolique, — il ne parait pas
d'aplomb dans sa vie. Il a un peu l'air d'un exilé, «t
cela de diverses façons.
(1) Noê plus grands prosatoort «ont dee auteurs à eonsi-
dérationa. Fant-il ajouter que tout ceci est écrit, comme
disait Renan, cum grano sali* ? Du moiiM j'y ai tâcbé.
:$M LES CONTEMPORAINS
Sous l'ancien régime, même sous la Restauration,
sa carrière eût été toute tracée. Il eût été dans les
grandes charges de l'armée, du gouvernement ou
de la diplomatie. Sa rêverie se fût dissipée en
action. Gentilhomme éclairé, à tendances libérales,
il eût écrit, dans ses vieux jours, des Mémoirei où
l'on remarquerait delà finesse et de l'élévation. Son
existence aurait été, en dépit de quelques agitations
de surface, harmonieuse et paisible. Mais aujour-
d'hui la vie est plus difficile aux descendants de
l'ancienne aristocratie, quand ils ne sont pas très
riches et quand ils ne se résignent ni à l'oisiveté ni
à la nullité. Ils ne trouvent plus leur place faite. Ils
ont plus de peine à se faire nommer députés qu'un
cabtretierou un coiffeur... Et amsi, M. de Vogué
s(»mble d'abord exilé dans son temps.
Mais voici qui lui est plus particulier . Ce temps,
il l'a aimé. Il en a connu 1 &me soufiTrante ; et ,
comme il prend tout très au sérieux, il est un des
premiers qui se soient employés à la guérir. Pour
cela, il a découvert l'Evangile. Il Ta découvert dans
le roman russe, vous n'avez pas oublié avec quel
succès. Il a jugé que Balzac, Sand et Flaubert ensem-
ble étaient bien peu de chose auprès de Léon Tols-
toï ou de uostûïewsky... C'est presque toujours à
des étrangers qu'il a demandé son aliment spiri-
tuel. Et ainsi, tout en l'aimant, il a semblé exilé
dans son pays.
D'autre part, il a l'esprit inquiet, généreux et
FIGURINES Wî
hardi. II n'a peur ni des faits ni des idées. Il accepte
la démocratie . Il a de très larges vues d'historien et
de bdles pénétrations. lia, dans ces derniers temps
beaucoup encouragé le pape. Mais, comme il est aca-
démicien, qu'il mène forcément une vie plutôt arti-
ficielle et mondaine, la vie que son nom et sa con-
dition lui imposent, et qu'il est, quoi qu'il fasse,
sinon d'une coterie, au moins d'une société, avec
qui sa pensée intime n'a presque rien de commun,
il semble , en quelque manière , exilé dans son
monde.
Je l'ai prié, un jour, bien indiscrètement, de for-
muler son credo. Lorsqu'il s'écriait : « Croyons I »
sans nous dire h quoi, je l'ai comparé k ces ténors
qui chantent : « Marchons ! » sans bouger de place.
C'était pure taquinerie. Le devoir de pitié, de cha-
rité, d'aide mutuelle et de renoncement peut être
promulgué en dehors de tout dogme confessionnel
ou philosophique C'est le cas de dire, comme ce
personnage de Molière : « J'y crois pour ce que j'y
crois. » Néanmoins, si j'ose le dire, la conception
du devoir, chez M. de Vogiié, ne me paraît que pro-
visoirement coupée du dogme catholique. Il sait
très bien lui-même qu'il mourra confessé .. Et ainsi,
en attendant, il gemble exilé de sa religion et exilé
dans sa morale.
Enfin il se préoccupe extrêmement des humbles
et des petits : il se penche sur le peuple. Sévère
pour l'individualisme, désireux de sentir ave<: 1^
32S LES CONTEMPORAINS
masses, il épie le réveil, la transformation morale
qui se prépare peut-être dans leurs ténèbres. Il est
merTeilleusement évangélique d'intention. — Et
cependant pas de style moins évangélique et moins
« populaire » que le sien. Sa forme a quelque chose
de fastueux et d'orgueilleux ; elle manque de sim-
plicité et de bonhomie à un degré invraisemblable.
M. de Vogtté est de ceux qui ont le mieux gardé, surr
un fond rajeuni, le geste de la prose du temps de
Louis-Philippe. Il abonde en métaphores savantes.
Il a des paraboles , mais de mandarin. Evidem-
ment, il n'y aura jamais de communication entre la
foule et lui. Aucun ignorant ne le comprendrait.
Lui même s'en rend parfaitement compte. Il s'en
est remis un jour, du salut de l'humanité, à quel-
que capucin qui tout à coup surgira... Bref, il
est comme exilé dans son grand style.
C'est du sentiment de tous ces exils qu'est faite sa
tristesse. Il a au front le pli soucieux de Vauvenar-
gues et de Vigny, auxquels il fait songer; et c'est le
Chateaubriand de la troisième République.
PAUL HERVIEU
CTesl le peintre le plus véridique des mœurs de
ce petit inonde qu'oa appelle « le monde ».
Paul Bourget nous décrit des mondains et des mon-
daines d'exceptionnelle qualité morale. Lavedan et
Oyp, Tun avec son imagination pittoresque, Tautre
avec sa gaminerie si drue, nous déroulent surtout
l'extérieur du guignol mondain, peignent en super-
ficie des âmes futiles en effet et superficielles.
Plus analyste que dialoguiste ou aquarelliste,
M. Paul Henrieu a vu ce que recouvrent, après tout,
ces surfaces. Il a vraiment fait la « physiologie » des
mondains, pour employer une expression qui fut à
la mode il y a cinquante ans. Il nous a montré,
comme elle est dans son fond , l'existence mons-
trueuse des hommes et des femmes du monde
qui ne sont que cela, des riches qui ne vivent que
pour paraître, pour observer des rites de vanité qu'ils
ne comprennent même pas — et pour jouir. Il bous
a fait concevoir de secrètes analogies entre cette
330 LES CONTEMPORAINS
Tie-là et celle que mènent, èi l'autre bout de la
société, les « joyeux » et les « joyeuses » des boule-
vards extérieurs, qui sont des oisifs, eux aussi, mais
moins polis, et pressés de nécessités qui ne leur
permettent pas d'être inoflFensifs.
Flirt exprime avec une tranquillité terrible l'im-
mensité de ta niaiserie et du néant des mondains.
C'est, parmi des élégances et des plaisirs stupéfiants
à force d'être conventionnels, l'histoire d'un adul-
tère « décent », accablant de nigauderie, d'insin-
cérité, de banalité, de nullité. La sensation du
vide intellectuel va jusqu'au vertige.
Mais, le « monde » étant, au fond, un libre harem
épars, dissimulé, inavoué (songez, par exemple, à la
nécessaire signification du décolletage des femmes),
ie vernis de la vie dite élégante doit forcément recou
vrir de sourdes brutalités. M. Paul Hervieu nous les
révèle dans Peints par eux-mêmes, ce quasi cbef-
d'œuvre. Il ne s'agit pas seulement ici, comme dans
les romans d'Octave Feuillet, dépassions tragiques
de violents drames raciniens, « distingués » quand
même, mais de sensualité toute crue, de vices,
de vilenies déshonorantes, de crimes, de & faits-
iivers » de forte saveur. Escroquerie, avortement,
chantage, suicide avant les gendarmes, amours
effrénées, de même essence que celles qui finissent,
dans les bouges ou sur les « fortifs » , par un coup de
surin : c'est de quoi se compose l'aventure du bril-
lant Le Hinglé et de l'exquise M"* de Trémeur. Cer-
FIGURINES 331
tains mondains redeviennent ainsi des primitifs, et
même des primates. Mais la surface reste souriante
et concertée, et la bonne douairière de Pontàrmé
n'a rien tu ni rien compris.
M. Paul Hervieu s'est préparé de loin, de très loin,
à l'œuvre par laquelle, surtout, il vaut.
Il a commencé par aimer le type le plus contraire à
celui de Thomme du monde : le type du réfractaire,
de l'homme qui vit volontairement en dehors des
conventions [Diogène le chien). Puis il a compris
et aimé les humbles héroïques {^Alpe homicide) et
hanlé la montagne et la vierge nature avant les
salons.
De là,, chez M. Hervieu, l'absence complète de
snobisme, la redoutable clarté du regard, la justesse
de la perspective. Perrichon a raison : « Que
l'homme, môme du monde, est petit, vu de la mer
de Glace I »
Puis, il a écrit des histoires de fous dont on peut se
demander si ce sont des fous {VInconnu, les Vetfx
verts et les Yeux bleus), et étudié certains mystères
soit de l'imagination, soit de la chair et du système
nerveux {V Exorcisée).
De là sa compétence et son acuité dans la des-
cription d'un monde dont la grande occupation est
rameur et en qui l'excitation artificielle et continue
des sens aboutit volontiers aux énigmatiques né-
vroses.
Ainsi l'alpinisme d'une part, la charcotisme de
333 LES CONTEMPORAINS.
l'autre — sans compter certains exercices d'observa-
tion minutieuse et ironique {Deux Plaisanteries) —
ont contribué h faire de M. Panl HerTieu le peintre
le plus pénétrant peut-être, — et le moins suspect
d'illusion ou de complaisance — • des infortunés
mondains (1).
Assurément je voudrais qu'il écrivît une langue
moins difficile et d'une syntaxe plus sûre. Il le pour-
rait sans rien perdre de sa froide et coupante subti-
lité. Mais tel qu'il est, et mutatis mutandis (relisez, je
vous prie, les lettres du prince de Caréan), je ne suis
pas éloigné de considérer dès maintenant Paul Her-
vieu comme notre Laclos.
(1) Encore plus vrai depuis V Armature.
MARCEL PRÉVOST
Il B^est pas de plus habile jeune 6eriTain que
M. Marcel Prévost. Je n'en vois point qui ait plus
adroitement administré de plus heureux dons natu-
rels. Avec le talent il a, au plus haut point, le savoir-
faire.
La malignité publique est telle qu'on voudra peut-
être voir, dans cette constatation, une manière de
mauvais compliment. Pourquoi ? Ce dont vous faites
un mérite à un trafiquant ou à un homme politique,
pourquoi votre pudeur s'en offenserait-elle quand
vous le rencontrez chez un artiste ? Un romancier
est-il obligé d'être gauche dans sa conduite ? c Vous
n'en parlez que par envie. »
Admirons, dès ses débuts, la précision de coup
d'œil et la sûreté de calcul de ce polytechnicien. Il
fut des premiers, voilà huit ou dix ans, à discerner
que le naturalisme touchait à son déclin, et il eut
l'idée de s'en ouvrir à M. Dumas. Alors que ni
Octave Feuillet ni M . Victor Cherbuliez n'avaient
S34 LES CONTEMPORAINS
cessé d'écrire, il proclama qu'il était argent d'in-
Teuter le « roman romanesque ». Et il Tinventa.
« Cette chaise était libre, dit-il, je m'en suis emparé.»
Et M. Dumas, bonhomme, répondit: « Asseyez-vous
donc. »
Et M. Prévost se mit à cuisiner des romans, —
romanesques si Ton veut (je ne pense pas que lui-
môme tienne beaucoup h cette étiquette), — disons
simplement des romans d'amour, où je vois bien
qu'il y a moins de gros mots que dans les livres de
M. Zola, mais où je doute parfois qu'il y ait plus de
chasteté.
Toujours adroit et lucide, M. Marcel Prévost tira
un excellent parti des enseignements qu'il avait
reçus chez les Pères de la rue des Postes, de sa con-
naissance sérieuse de la morale chrétienne, — con-
naissance qui n'abonde pas chez nos écrivains, —
et, spécialement, de l'exacte notion qu'il avait du
« péché ».
Son premier roman, le Scorpion^ est remarquable
par de très justes descriptions de la vie d'un grand
collège ecclésiastique et des formes particulières que
peut prendre l'incontinence chez un jeune clerc. —
Dans Mademoiselle Jaufre, qui est peut-être son
meilleur ouvrage, il développe une sorte de corol-
laire du mot de saint Paul sur la « loi > qui « fait le
péché », et, nous contant l'histoire d'une fille élevée
selon la nature par un père à théories, il montre
comment, à celte âme primitive, c'est le péché qui
FIGURINES 335
révèle la loi. — L'inspiration de la Confession d'un
amant est plus chrétienne encore, et il s'y ajoute
le tolstoïsme filtré de MM. de VogUé et Desjardins. Le
héros du livre, ayant mâché la cendre amère que la
faute laisse après soi, n'a plus de repos qu'il n'ait
trouvé une grande cause humaine et chrétienne à
qui dévouer son corps et son â,me, et se précipite
de Tamour dans la charité...
On sait que jamais tant de soutanes n^ont traversé
lei romans, ou même les comédies, que depuis une
dizaine d'années, soit réveil d'un vague et équivoque
mysticisme, soit recherche de ce que peuvent mêler
de piment aux choses de l'amour les choses de la
religion. Mais les soutanes de M. Prévost sont vraies.
Les amours de la femme de quarante ans, dans V Au-
tomne (Tune femme, s'encadrent entre deux confes-
sions, deux entretiens de la pécheresse avec son
directeur, où le ton est singulièrement juste, la
casuistique pénétrante, l'orthodoxie irréprochable.
M. Marcel Prévost doit cela à sa pieuse éducation .
J'en reconnais aussi des traces dans sa complaisance
et sa compétence à. peindre les doux adolescents»
timides, tendres, faibles et scrupuleux, de rôle passif,
plus jeunes que la femme aimée, et beaucoup plus
séduits que séducteurs... Il a donné des frères char-
mants au délicieux Hubert Liauran de M. PaulBour-
get.
Il semblait que, par la Confession d'un amant,
M. Marcel Prévost se fût lui-même condamné à une
3â6 LES CONTEMPORAIN»
certaine sévérité d'imagination et de style. Or, U
s'en faut d'extrêmement peu qu'il n'y ait du liber-
tinage dans ses Lettres de femmes et dans ses études
sur Y Adultère. A mesure que M. Bourget tournait au
piétisme, devenait un romancier purement anglo-
saxon, M. Prévost glissait à une spécialité dange-
reuse, qui exige, pour ne paraître pas un peu ridi-
cule, beaucoup d'aplomb à la fois et de tact chez
celui qui la détient et la professe : la spécialité
d'écrivain € féministe », de docteur es sciences de
l'amour, consulté par les perruches troublées.
Mais, là est le piquant, l'immoralité courageuse
des peintures commente et« illustre », chez M. Marcel
Prévost, une doctrine très sûre, presque austère. Par
exemple, il n'hésite point à noter et à condamner,
non sans la décrire, Timpudicité de la plupart des
jeunes mariées. Il conseille toujours, finalement,
la vertu stricte. C'est un rigoriste qui, ferme sur ses
conclusions, ne craint pas d'insister sur les choses
contre lesquelles il conclura. Avec sa finesse expé-
rimentée, sa hardiesse enveloppée de la grâce d'un
style souple, clair, abondant, un peu flou, sa sen-
sualité et son orthodoxie qui se donnent du prix et
du ragoût Tune à l'autre, il n'est pas loin de réaliser
un type rare : celui de l'erotique chrétien (1),
(1) Encore plut vrai dtpuiaUi Demi'Vi0rg(9»
LE CHAT-NOIR
Cet ingénieux animal n'est pas mort; mais on peut
dire, sans l'offenser, qu'il est sorti de sa « période
héroïque ». On a publié dernièremeni un volume
de ses Gaités. Le moment semble doue venu de dire
ce qu'il a été et ce qu'il a fait.
Vous connaissez le petit théâtre de la rue Victor-
Masse. Au-dessus de la lucarne aux ombres chinoises
estpeint un chat noir, à la queue en tringle, aux con-
tours simplifiés, un chat de blason ou de vitrail, qui
pose une patte dédaigneuse sur une oie effarée. Ce
chat représente l'Art, et cette oie la Bourgeoisie.
Mais, contrairement aux traditions, cette aie et ce
chat ont eu ensemble les meilleurs rapports. L'oie,
reçue chet le chat — non gratuitement— s'est crue
en pays de bohème ; et c'est, en somme, le chat qui
a galamment « exploité » l'oie, tout en l'amusant, et
même en lui ouvrant l'intelligence.
Le Chat-Noir a joué son rôle dans la littérature
d'hier. Il a vulgarisé, mis à la portée de l'oie une
LU CONTKltPOatlNS. — TI. 22
338 LES CONTEMPORAINS
partie du travail secret qui s'accomplissait dans les
demi-ténèbres des Revues jeunes.
Il a été des premiers à discréditer le naturalisme
morose, en le poussant à la charge. Il a, je ne dis
point inventé (car nous avions eu Richepin et, avant
Richepin, Alfred Delvau), mais rajeuni et propagé le
naturalisme macabre et farce par les chansons de
Jules Jouy et d'Aristide Bruant. Il a révélé aux gens
riches et aux belles madames la « poésie » des escarpes
et de leurs compagnes, les boulevards extérieurs,
les « fortifs » et Saint-Lazare, et ce que c'est que
« pan te », que « marmite », que « surin », que
< daron, daronne et petit-salé... »
Et, en môme temps, le Chat-Noir contribuait au
« réveil de l'idéalisme ». Il était mystique, avec le
génial paysagiste et découpeur d'ombres Henri
Rivière. L'orbe lumineux de son guignol fut un œil-
de-bœuf ouvert sur l'invisible. Mais, au surplus, le
conciliant félin nous a appris que le mysticisme se
pouvait allier, très naturellement, à la plus vive
gaillardise et à la sensualité laplus grecque. N'est-ce
pas, Maurice Donnay ?
Au fond, le digne Chat resta gaulois et classique.
Il eut du bon sens. Quand il choisit Francisque
Sarcey pour son oncle, ce ne fut point ironie pure.
Quelques-uns des Schaunards de cette bohème tem-
pérée furent ornés des palmes académiques. Le Chat
eut l'honneur d'être loué un jour sous la coupole de
l'Institut U tenait à l'opinion du Temps et du /our-
FIGURINES M9
nal des Débats. Son idéalisme n'a jamaie « coupé »
ni dans la « Rosef Croix >, ni dans la poésie symbo-
liste. Il a raillé celle-ei, — oh i les étonnants vers
amorphes de Franck Nohain ! — comme il avait
décrié d'abord le naturalisme de Médan.
Puis, le Chat-Noir a été patriote, et chauTin, et
grognard. Comme la Yogue des « gigolettes », et
comme la piété vague et veule qui nous émeut sur
les Madeleines et sur les Izéyls, la napoléonite qui
nous travaille est un peu venue de lui. Vous vous
rappelez V Epopée, de Caran d'Ache. Le Chat, sur
quelques menus points, fut un précurseur.
Il a, avec ce même Caran d'Ache, avec Willette et
Steinlen, rajeuni la « caricature » (j'emploie ce mot
devenu impropre, faute d'un meilleur). Et il a
restauré, en lui donnant une forme neuve, la « vieille
gaieté française ».
Car il eut pour nourrisson le bienfaisant Alphonse
Allais. (Je veux nommer aussi, tout au moins, Geor-
ges Auriol, ne pouvant les nommer tous.) Allais
vaudrait, à lui seul, une étude. Allais a certainement
enrichi l'art du coq-à-l'âne et de l'absurdité métho-
dique. Toujours le burlesque a suivi les évolutions
de la littérature dite sérieuse. De même que la fan-
taisie de Cyrano de Bergerac répercute tout le pédan-
tisme fleuri du temps de Louis XIII, de même qu'un
grand nombre des facéties de Ouvert et de Labiche
supposent le romantisme : ainsi les écritures bizar-
res d'Alphonse Allais, par leurs tics, clichés et allu-
346 LES CONTEMPORAINS
sioDS, par le tour indéfinissable de leur rhétorique
et de leur « maboulisme », impliquent toute Tanar-
chie littéraire de ces quinze dernières années...
(Laissez-moi ouvrir ici une parenthèse. Quelques
types curieux florirent dans cet illustre cabaret. Tel,
le pianiste Albert Tinchant. Il n'était pas sobre, mais
il était doux ; il faisait de petits vers tendres et lan-
goureux, pas très bons. Pendant cinq ou six ans, il
vécut sans jamais avoir un sou dans sa poche, très
heureux. Son incuriosité fut telle, ou sa pauvreté,
qu'il ne trouva pas le moment — ou le moyen —
d'aller, en 1889, voir l'Exposition. Le trait me semble
rare. Tinchant mourut à l'hôpital. Il avait été autre-
fois, en rhétorique, un de mes meilleurs élèves.
Jamais il ne me demanda rien, qu'une mention dans
ma chronique dramatique. Celui-là était un bohème-
né, un bohème authentique. Je suis bien fâché qu'il
n'ait pas eu de génie.)
Vous avez vu tout ce que nous devons au Chat-Noir.
Ce chat éclectique, qui sut réconcilier la bourgeoisie
et la bohème, forcer les gens du monde à payer, très
cher, tant de bocks, et tantôt les attendrir sur des
histoires pieuses, tantôt les scandaliser avec modé-
ration et leur donner l'illusion qu'ils s'encanaillaient ;
co chat qui sut faire vivre ensemble le Caveau et la
Légende dorée, ce chat socialiste et napoléonien,
mystique et grivois, macabre et enclin à la romance,
fat un chat « très parisien » et presque national.
Il exprima à sa façon l'aimable désordre de nos
FIGURINES sa
esprits. Il nous donna des soirées vraiment drôles.
Nous prions les futurs historiens de la littérature
de ne point refuser un salut amical à cet ingénieux
descendant du Chat-Botté. Comme son aïeul, il connut
plus d'un tour et valut à son maitre un beau château.
LE GÉNÉRAL DE GALLIFFET
C'est un beau soldat. Voici les principaux motifs
de r « image d'Ëpinal » qu'on lui pourrait consa-
crer :
A dix-sept ans, engagé Yolontaire, il a son premier
duel avec un prévôt d'armes, et le tue. — Sous- lieute-
nant, il parie de sauter à cheval dans la Saône du
haut d'un pont, et gagne le pari. — En Crimée, il
traverse les lignes russes pour rejoindre une dame
qui l'attend de l'autre côté. — Au Mexique, une gre-
nade lui ouvre le ventre . Il survit on ne sait com-
ment, avec lin ventre d'argent, dit la légende. —
A Sedan, il conduit une des charges héroïques. — Il
entre dans Paris avec l'armée de Versailles. (On s'est
avisé qu'il avait manqué, dans cette affaire, de
modération et de nuances. Cela est possible. Il est
certain qu'il y eut, parmi les fusillés, des innocents
et des inconscients ; il est certain aussi que le triage
en était alors difficile. Puis, je vous prie de relire les
articles parus dans les journaux au moment des
FIGURINES S43
Incendies de la Commune. Enfin, je ne toub donne
pas cet homme pour une àme hésitante et douce ;
et, au surplus, ce serait Toffenser que de trop plai-
der pour lui les circonstances atténuantes.) — Quel-
ques années après, il démolit une statue de la Répu-
blique. — Un peu plus tard, ayant réfléchi, il met
•a main dans celle de Gambetta.
Maigre, élégant, les pommettes saillantes, les
yeux clairs et froids, un peu du nez de Condé, la
▼oix forte et comme bourdonnante, toute sa per-
sonne exprime une farouche énergie. On sent qu'il
dut être un extraordinaire entraîneur d'hommes.
Très dur pour lui-même, strict avec les officiers, il
était bon pour les soldats, d'une bonté protégeante
d'aristocrate. Vous trouverez sa chromolithogra-
phie dans quantité de bureaux de tabac de village ;
et là, les receveurs buralistes, vieux médaillés, vous
diront ce qu'il fut, ce qu'il obtenait de ses hommes,
vivant près d'eux, couchant avec eux sur la paille,
refusant le lit des bourgeois.
Né pour la guerre, — et pour la guerre d'autre-
fois, celle qui était vraiment une profession et ob
la bravoure individuelle avait souvent le premier
rôle, — il eut une joie frénétique de vivre, com-
mune chez ceux dont le métier est de donner la
mort et de la mépriser. Ici, l'image d'Epinal dérou-
lerait la légende de sa vie civile : les Tuileries,
ïompiègne, duels, enlèvements, folies... Et une der-
nière vignette nous montrerait, k soixantaine
3i4 LES CONTEMPORAINS
Tenue, le général rêvant. Rêvant à quoi? On ne sait,
mais peut-être l'entrevoît-on.
Il apparaît, par sa complexion, comme un soldat-
gentilhomme de jadis, un maréchal de camp de
l'ancien régime ou tout au moins un général risqve-
tout du premier empire, égaré dans une démocra-
tie niveleuse, empêtré dans des charges bureaucra-
liques autant que militaires, commandant durant
une paix interminable une armée de citoyens et
d'électeurs oti le patriotisme abonde plus que le
l'^mpérament et l'esprit proprement guerriers. D'où,
chez le général, un malaise et une angoisse, le senti-
ment d'une disconvonance croissante entre sa per-
sonna et son emploi, entre ses facultés et le milieu
où elles ont à s'exercer, entre son idéal de vie et
l'état politique de la société où il est condamné à
vieillir. Imaginez Villars, ou seulement Marbot,
revenant parmi nous. Sourdement, il regrette le«
soldats du service de sept ans, et le» grognards et
peut-être, par delà, les partisans et les mercenaires.
II se sent désorienté et désheuré.
Et rien à faire, il le comprend. Je ne pense pas
que l'aventure d'un autre général l'ait un instant
abusé ou tenté. Mais il se dit qu'une des formes les
plus brillantes de la vie d'autrefois, et celle même
où tout semblait le prédestiner, est profondément
modifiée, mutilée, amoindrie. Changées, la figure et
l'âme des armées ; changée, la guerre. Et, comme
on sait qu'elle ne sera plus ce qu'elle a été tout en
FIGURINES 345
ignorant ce qu'elle sera, il est efiFrayé de cet inconnu.
Des armées de deux millions d'hommes, la mélinite
la poudre sans fumée, les fusils à tir rasant, et tout
le reste, cela veut une tactique nouvelle : que sera-
t-elle? et qui en détient le secret?
Il pressent que les méthodes futures laisseront
peu de place au déploiement des qualités par les-
quelles surtout il vaut, et que la guerre à venir ne
sera plus *o guerre. Et, par un mouvement excu-
sable, ces méthodes mal déterminées encore, mais
apparemment contraditoires à ses aptitudes, cette
guerre trop savante, peu avantageuse aux « héros »,
il s'en défie, il les appréhende pour nous. Il se
demande à quoi aura servi d'emprunter fe l'ennemi
son système de recrutement si l'on n'a pas su lui
emprunter du même coup son àme patiente, endu-
rante, disciplinée, encline an respect...
Si l'on s'était trompé, pourtant? Qui sait, après
tout, si, dans cet immense et sanglant jeu de ma-
thématiques, les chefs héroïques prompts à payer
de leur peau et les troupiers d'antan, les « trou-
piers finis», ne pourront pas jouer un rôle inat'
tendu? Mais y seront-ils encore, ces troupiers? Puis,
il songe que, en tout cas, il sera trop tard pour lui,
que la fâcheuse « limite d'âge » le guette, que la re-
traite ajoutera k l'oisiveté de ses vingt dernières
années une vieillesse inutile et qu'il n'aura rempli
ni tout 'on mérite ni toute sa destinée naturelle. Con-
c«»^z, je vous prie, sa mélancolie et son pessimisme.
346 LES CONTEMPORAINS
Les a-t-il laissé percer devant des reporters T
Non, puisque le fait a été nié publiquement par le
ministre de la guerre. Mais, quand il aurait trahi,
dans un moment d'imprudente expansion , ton
désenchantement et sa défiance, aurait-il donc com-
mis une infamie ? Assez d'affirmations optimistes
compenseront cette boutade , la réduiront à an
avertissement maussade, peut-être utile. Et il est
d'ailleurs singulier que ceux qui ont accablé le
général persistent à tenir pour criminelle la phrase
du m£.réchal Lebœuf sur les boutons de guêtre.
LES VEUVES
A moins d'être très bonne, très simple, très mo-
deste, et aussi d'avoir aimé son défunt « ponr Imi-
méme », — ne croyez pas que ce soit facile, le rôle
de veuve d'un grand homme, ou d'un homme illus-
tre, ou d'un homme célèbre.
On risque ou de paraître accaparer sa mémoire,
ou d'en sembler trop détachée, d'avoir l'air trop
consolé, ou trop bruyamment inconsolable ; de
porter trop fièrement les reliques, et tantôt de s'en
attribuer les miracles, tantôt de croire qu'elles en
font toujours, alors qu'elles n'en font plus... A tout
mettre au mieux, cela nous est si égal, au bout d'un
certain temps, que vous soyez veuve de quelqu'un
qui est dans le Larousse !
Il y a celles qui passent leur restant de vie, géné-
ralement très long, à exploiter, avec un soin âpre et
pieux, les livres de leur mort, à vider ses fonds de
tiroirs, à publier ses œuvres posthumes, niaiseries
de jeunesse, notules, broutilles. Et cela peut durer
348 LES CONTEMPORAINS
indéfiniment, et ces œuvres posthumes, elles pour-
raient les écrire elles-mêmes. Elles les écrivent peut-
être. Ces veuves « continuent le commerce du
défunt », selon Tépitaphe connue.
Il y a celles dont le viril esprit fut en si intime
communion avec leur illustre époux que, de très
bonne foi, elles considèrent sa gloire, non comme
héritée par elles, mais comme acquise en commun
avec lui. Elles détiennent, elles captent, elles défen-
dent leur mort. S'il fut de l'Académie, elles reven-
diquent le droit de lui choisir seules son successeur,
car son fauteuil leur appartient. Elles ne savent plus
bien si elles s'enflent de lui ou s'il fut grand par
elles ; et, — la mode étant que les femmes d'un cer-
tain rang signent de leur nom de jeunes filles, — si
leur mari s'appelait Shakspeare et si elles s'appel-
lent Durand, elles font suivre, dans leur signature,
un « Durand » énorme d'un « Shakspeare » menu et
gribouillé. Gela s'est vu.
Il y a celles dont le mari fut un homme essentiel-
lement élégant et qui eut de belles relations. Celles-
là pensent l'honorer en continuant l'élégance de sa
vie, en rendant publique l'élégance de leurs sou-
venirs; en se conformant à l'idéal mondain exprimé
dans «9S livres, en se donnant l'air — piété tou-
chante — d'être pareilles aux personnages que sa
futilité affectionna. C'est d'une de cclles-là> mêlée,
sous son crêpe de deuil, aux divertissements do
quelque villégiature aristocratique, qu'une méchante
FIGURINE 349
langue dit un jour : « Oui, c'est bien ainsi que ce
pauvre un tel aurait voulu être pleuré. »
Il y a celles qui étaient au moins égales, par l'es-
prit et le talent, au mari qu'elles pleurent, et qui,
tant qu'il vécut, se sont tues, se sont cachées, ont
suivi ses succès, du fond de leur retraite volontaire,
comme des mères indulgentes. Le veuvage, la
médiocrité de situation qui a suivi, les ont fait sor-
tir, malgré elles, de ce charitable effacement. Elles
se sont mises à écrire à leur tour ; et la grâce la
plus aisée, l'expérience la plus fine et la plus clé-
mente, le spiritualisme le plus délicat ornent leurs
récits ; et c'est en ajoutant au meilleur de ce qu'il
passait pour représenter qu'elles gardent le nom
dont elles sont dépositaires.
Il y a celles dont le défunt n'eut qu'une célébrité
viagère, bruyante peut-être à son heure, mais d'or-
dre subalterne, et qui nous étonnent par le faste de
leur culte , car nous ne savons déjà plus de quoi
elles se souviennent.
Il y a celles, 6 mon bon maître Renan, qui meu-
rent quelques mois après leur compagnon, tout sim-
plement. Et nous ne pouvons exiger, je l'avoue, que
toutes soient ainsi.
Il y a les frères veufs, dont le mort avait du
talent, et qui en ont aussi peut-être, mais qui, pou-
vant tranquillement jouir d'une gloire indivise, ont
voulu, par leurs productions personnelles, nous
mettre à même de dégager de l'œuvre commune lap-
850 LES CONTEMPORAINS
port du défunt. Et il a quelquefois paru que cela
était imprudent : mais cela était assurément géné-
reux et d'une exquise piété détournée.
Et enfin, parmi les veuves, il en est une dont la
souffrance ne fut connue des profanes qu'en tant
qu'elle était liée à un deuil public ; dont toute la con-
duite récente ne fut que modestie, dignité simple et
discrète, charité, désintéressement sans effort, et
que nous avons saluée tous avec le respect le plus
ému pour le noli me tangere de sa profonde et silen-
cieuse douleur.
... Et, pour la plupart des autres, ce que j'en ai
pu dire ne se ramène-t-ilpas à cette vérité, à la fois
nécessaire, mélancolique et rassurante , que les
morts n'arrêtent pas la vie 7
GUY DE MAUPASSANT
La mort vient d'affranchir Guy de Maupassant. Il
est étrange de songer que ce cerveau, en qui la réa-
lité avait reflété des images si nettes, qui avait su
interpréter, ramasser, coordonner ces images avec
une vigueur et dans des directions si décidées, et
nous les renvoyer, plus riches de sens, à l'aide de
signes si fortement ourdis, n'ait plus, à partir d'un
certain moment, reçu du monde extérieur que des
impressions confuses, incohérentes, éparses, aussi
rudimentaires et aussi peu liées que celles des ani-
maux, et pleines, en outre, d'épouvante et de dou-
leur, à cause des vagues ressouvenirs d'une vie plus
complète; et que l'auteur de Boule-de-Suif, de Pierre
et Jeariyde Notre Cœur, soit entré, vivant,dans l'éter-
nelle nuit. Et cela, parce qu'un jour les microsco-
piques cellules dont se composait la pulpe tassée
sous son front se sont mises, on ne sait pourquoi, à
se désagglutîner. . .
Et Je vois à quel point je me suis trompé il y a
352 LES CONTEMPORAINS
cinq mns, et j'ai presque un remords. Cétaiit à pro-
pos du volume intitulé : Sur Veau, où des médi-
tations moroses, des soliloques désespérés alter-
naient avec d'admirables descriptions de paysages
marins. J'écriTit alors, étourdiment :
« ... Tels sont les lieux communs développés par
M. de Maupassant. Je ne vous les donne pas pour
très neufs, — ni lui non plus, je pense... C'est beau-
coup de tristesse et de férocité à la fois. Il est extra-
ordinaire qu'on ne soit pas plus gai sur un yacht
qui porte le joyeux nom de Bel- Ami ; et M. de Mau-
passant, schopenhauérisant sur son bateau, « nous
en monte un, • dirait quelque mauvais plaisant. J'ai
l'esprit si mal fait que le pessimisme trop étalé
m'offense presque autant que l'optimisme béat. Il
me semble que, lorsqu'on est en somme parmi les
privilégiés de ce monde, lorsqu'on ne souffre ni
continuellement, ni trop violemment dans son corps,
et qu'on est préservé des extrêmes douleurs morales
par la littérature et l'analyse (lesquelles, soyez-en
sûrs, nous sauvent de plus de maux qu'elles ne nous
interdisent de joies), une sorte de pudeur devrait
vous empêcher de répéter trop longuement des
plaintes déjà développées par d'autres. Un écrivain
célèbre qui souffre de la grande misère humaine en
souffre surtout par procuration, songez-y. Dès lors,
je crains un peu de rhétorique. »
Je vois maintenant qu'il n'y en avait pas. J'aurais
dû reconnaître, dans le cas de Maupassant, autre
GUY DE MAUPA6SANT S53
chose qu'un plaisir d'orgueil et d'ironie à constater
que le monde est inintelligible et mauvais ; autre
chose qu'un plaisir de langueur à s'abandonner aux
mélancolies que versent certains crépuscules ou que
distillent certains brouillards ; bret, autre chose que
de la littérature. J'aurais dû m'apercevoir que la
tristesse secrète de notre ami n'avait rien de con-
certé et n'avait rien de délicieux ; j'aurais dû deviner
chez lui le rongement d'une idée fixe, le ravage con-
tinu d'une épouvante. Pour lui, très réellement, tout
était vanité, et presque tout apportait une souffrance
je le vois bien à l'heure qu'il est. Les contes où « il
a peur », ■— comme le Horla et une demi-douzaine
d'autres dont les titres m'échappent, — n'étaient
point des fantaisies; non plus que, dans Bel Ami, la
description du détraquement lent d'un cerveau par
l'idée ininterrompue de la mort. Pierre, dans Pierre
et Jean et le héros de Fort comme la mort, et celui da
Notre Cœur, durant ses promenades dans la forêt de
Fontainebleau, nous montrent à quel point le travail
d'une idée fixe, altérant sans cesse, pour celui qui
en est possédé, les rapports habituels des choses, le
peut rapprocher de la folie. Je me rappelle les
longues fuites de Maupassant hors de la société des
hommes, ses solitudes de plusieurs mois, en mer ou
dans les champs, ses tentatives de retour à une vie
simplifiée, toute physique et tout animale, où il
pût oublier l'ennemi sourd, l'ennemi patient qu'il
portait en lui ; puis, quand il rentrait parmi nous,
IBS CONTEMPORAINS. — VI. **
354 LES CONTEMPORAIN
cette fièvre d'amusement, et de plaisanterie», et de
jeux presque enfantins, qui était encore comme une
fuite, une évasion hors de soi... Yains efforts I H sem-
blait se pkire,on Ta dit,aux compagnies» joyeuses»;
il aimait la naïveté des « Boule-de-Suif » ou des
« grosses Rachel » ; parfois, avec une grande
affectation de sérieux et une grande dépense d'ac-
tivité, et comme si ees choses eussent été infi-
niment plus importantes que les livres qu'il écri-
vait (rarement il consentait à parler littérature),
il organisait des « fôtes » compliquées, volontiers
un peu brutales ; mais, sauf les minutes où il s'ap-
pliquait, jamais on ne vit pareille impassibilité en
pleine fête, ni visage plus absent. Il était loin...
très loin... A quoi pensait-il, le pauvre garçon?
C'est donc avec le sang de son âme qu'il écrivait,
lui, ses lamentables variations sur des lieux com-
muns tristes. Au fait, quand ils sont tristes, les lieux
communs nous sont toujours neufs. En voici un :
« Quelle vanité que la gloire 1 » C'est assurément
un des biens dont on jouit le moins. Viagère, elle
reste douteuse, puisqu'elle n'est vraiment la gloire
que lorsque le temps l'a consacrée; et d'ailleurs
nous voyons que la « notoriété d de très grands
artistes est surpassée, de leur vivant, par celle de
simples histrions. Posthume, elle ne sera plus rien
pour ceux qui en seront favorisés. Ce serait une
étrange folie que d'envier les hommes illustrer après
*ils sont morts. Que tel assemblage de drames
GUY DE MAUPASSANT 355
porte le nom de Shakspeare et que tel entassement
de vers lyriques porte celui de Victor Hugo, qu'im-
porte ? Que leurs œuvres restent étiquetées, par le
hasard, de ces syllabes-là plutôt que de celles qui
forment les noms de Dupont ou de Durand, qu'est-
ce que cela peut faire à ceux qui furent Hugo ou
Shakspeare ? Songez qu'Homère n'est peut-être pas
le nom de l'auteur de V Iliade, et dès lors qu'est-ce
que la gloire du chantre d'Achille ? J'ai l'air de
développer gravement un truisme. C'est que je le
trouve consolant pour les humbles. Du moment que
« tout est vanité », il est excellent que tout soit
vanité pour tous les hommes. Ce sont les exceptions
à cette loi-là qui seraient affreuses.
Or, pour en revenir à l'auteur de Bel Ami, sans
doute la gloire de son œuvre sera de longue durée ;
mais nous voyons que, pour lui, la jouissance n'en
aura même pas été viagère. Qu'a été, pendant dix-
huit mois, pour Maupassant dément, la gloire de
Maupassant ?
...Vous vous rappelez l'effet queproduisirent, il y
a dix ans, Boule-de-Suif, la Maison Tellier, Made-
moiselle Fifi, et les autres petits récits dont ces
chefs-d'œuvre étaient accompagnés. Cela parut
nouveau; et c'était nouveau, en effet. Mais en
quoi ? C'était, au fond, excessivement brutal : des
histoires de filles, de paysans rapaces, de lâches et
grotesques bourgeois ; les « faits-divers » d'une
humanité élémentaire et toute en instincts. La
33« LES CONTEMPORAINS
philosophie qu'on en pouvait dégager à la ri-
gueur était furieusement négative. Et, parmi
son nihilisme, l'auteur n'en jouissait pas moins
du monde physique avec une intensité extraordi-
naire et avec une franchise d' «avantlepéché ». Or,
chose remarquable, ce conteur si peu « moral »
désarma, presque tout de suite, même les austères.
Nous nous mimes tous à parler de sa belle « santé ».
Cette santé devint sa marque dans l'opinion com-
mune. Personne ne fut plus souvent proclamé « sain »
que ce jeune homme qui devait mourir fou. Et,
pareillement, personne ne fut plus vite déclaré clas-
sique que cet écrivain dont les contes les plus illus-
tres se passaient dans les couvents de La Fontaine
rebaptisés de leur vrai nom.
On ne se trompait point. Maupassant offrait le
singulier phénomène d'une sorte de classique pri-
mitif survenu à une époque de littérature vieillis-
sante, décrépite et tourmentée. D'abord, nulle trace,
en lui, d'éducation chrétienne. Son grand ami
Flaubert l'avait « déniaisé » de bonne heure. L'esprit
de Maupassant fut donc comme une table rase offerte
aux impressions du monde ambiant. Sa philosophie
simpliste, — à laquelle il est bien possible que les
raffinés des derniers âges reviennent par le plus long,
— était celle d'un jeune «Huron » de génie. Ce pri-
mitif avait reçu de la nature le don de l'expression,
qu'il perfectionna, auprès de son vieux maître, par
une discipline de dix années. Mais, s il apprit à
GUY DE MAUPASSANT 351
« voir » et à rendre ce qu'il voyait, il n'apprit rien
de plus, — heureusement. S'il garda, avec plus de
largeur et d'aisance, quelque chose de l'ironie de
V Education sentimentale, il fut totalement exempt du
romantisme de Flaubert. Il ignora également les
c transpositions d'art » des Goncour > ces rapins
malades, et la trépidation nerveuse d'Alphonse
Daudet. A l'une des époques où notre littérature fut
le plus complexe et nous distilla les boissons les plus
travaillées, le génie conteur de Maupassant jaillit
comme une source de belle eau merveilleusement
claire . Et, sensuel, il restait en quelque manière
innocent. Rien de commun entre cette sensualité
et celle de M. Emile Zola, si triste, si troublée, si
morose, qui est celle d'un moine tenté, qui semble
impliquer le sentiment de quelque chose de défendu
et la croyance au péché. Maupassant, lui, n'y croyait
pas. Cela se sentait, et c'est pourquoi les chastes
eux-mêmes lui furent si indulgents.
Tel il fut dans les commencements de son œuvre.
Il rappelait, — avec un style plus plastique (car on
ne naît pas impunément dans la seconde moitié du
dix-neuvième siècle) — les conteurs d'autrefois et,
si vous voulez, cet imperturbable Alain Lesage. Et
Sel-Ami semblait une « remise au point », après un
6iècle et demi, du Paysan parvenu,..
Puis, l'angoisse vint... La volupté finit toujours,
comme on sait, par être grande maîtresse de méta<
^hy^'que. Le désir est, de sa nature, inassouvis-
358 LES CONTEMPORAINS
fable. Et c'est pourquoi, dans les derniers livres de
Maupassant, lentement, le surgit amari aliquid fait
son œuvre.
Au reste, le naturalisme a deux grandes ennemies :
la douleur et la mort. Et il ne sert de rien de dire
qae ce qui est doit être, qu'il n'y a rien à expliquer.
Pour que la philosophie du Cas de M'^* Luneau ou
même de Marroca fût le vrai, il faudrait que la dou-
leur fût absente du monde, et qu'on pût ne jamais
songer à la mort. Mais on souffre ; et, par la porte
de la souffrance, entrent la réflexion, la curiosité,
l'inquiétude et Tappréhension de Tinconnu et, sous
une forme ou sous une autre, l'idéalisme, et le rêve,
et des besoins d'expliquer ce «.jui échappe aux sens...
A partir d'un certain moment, cela est visible,
Maupassant s'attendrit. Son observation s'attriste,
— et s'affine aussi, à mesure qu'elle s'étend. Et, à
mesure que son cœur s'amollit et que s'y ouvre la
divine fontaine deslarmes, il apprendaussilapudeur.
D'un livre à l'autre, les âmes qu'il nous peint se
compliquent et, en môme temps, s'élèvent en dignité.
De plus en plus il parait compatir aux objets de
ses peintures, et de plus en plus il semble se plaire
à nous décrire des passions et des sentiments de
telle espèce, que, de les comprendre et de les aimer
comme il le fait, cela seul prouverait qu'il a dépassé,
— sans trop savoir d'ailleurs où il va, — ce natu-
ralisme rudimentaire par où il avait débuté si tran-
quillement. Fort comme la mort dit un amour o fort
GUY DE MAUPASSANT Sô4
comme la mort » en effet, et raconte à la fois le plui
noble des drames intérieurs et Timmense tristesse
de Yieillir, — Notre Cœur flétrit la femme qui ne
sait pas aimer ; et si l'amoureux demande des con-
solations à l'amour simpliste, tel qu'il était conçu
dans les Sœurs Rondoli, il est clair qu'il n'y trouvera
plus jamais le repos. Bref, c'est l'humanité supé-
rieurequi faitsa rentrée dans l'œuvre de Maupassant;
et l'humanité supérieure est faite, en somme, de
tout l'idéalisme du passé et de ses plus nobles rê-
ves; et les décrire ainsi etde ce ton, ce n'est peut-
être pas y croire, mais ce n'est plus les répudier.
Ce n'est pas du Bourget. Maupassant, presque
toujours, se borne à noter les signes extérieurs, —
actes, gestes ou discours, — des sentiments de set
personnages, et use peu de l'analyse directe, qui a
■es périls, qui quelquefois invente sa matière, et
l'embrouille pour avoir le mérite et le plaisir de la
débrouiller... Mais enâa TOUS entrevoyez peut-être
eembien est curieuse l'évolution d'un écrivain qui.
ayant commencé par la Maison Tetlier, finit par
Notre Cœur. Très sommairement, son histoire est
celle d'un primitif venu tard et modifié, peu à peu,
par l'atmosphère morale de son temps, ressaisi par
les inquiétudes spirituelles que nous ont léguées les
siècles écoulas. Et ssms doute aussi la , peur de la
mort, la peur de l'inconna, la préoccupation atro«9
de la folie menaçante ont été pour quelque choie
dans cette transformation...
ANATOLE FRANCE
LE LYS ROUGK
« ... Eh oui, je sais parler avec ma plume, tout
comme un autre. Mais parler, écrire, quelle pitié !...
Qu'est-ce qu'il en fait, le lecteur, de ma page d'écri-
ture ? Une suite de faux-sens, de contre-sens et de
non-sens. Lire, entendre, c'est traduire. Il y a de
belles traductions peut-être. Il n'y en a pas de fidè-
les. Qu'est-ce que ça me fait qu'ils admirent mes
livres, puisque c'est ce qu'ils ont mis dedans qu'ils
admirent ? Chaque lecteur substitue ses visions aux
nôtres... »
Ainsi parle le littérateur Paul Vence, dans un des
premiers chapitres du roman. Vous voilà avertis: je
ne vous puis donner que ma traduction du Lys rouge.
Si, tout en goûtant la grâce infinie de cette forme,
presque unique dans notre littérature, je regarde
ingénument ce qu elle recouvre, j'aperçois, au trar
362 LES CONTEMPORAINS
vers des guirlandes de, causeries et d^épisodes dont
il est délicieusement fleuri, un drame très simple,
très violent, surprenant d'âpreté et de cruauté
Une jeune femme, de sens exigeants, avait un
amant qui la contentait, mais qu'elle avait pris pres-
que au hasard. Un jour elle rencontre un autre
homme pour qui elle sent qu'elle est faite et qui lui
donnera, elle en est sûre d'avance, des joies supé-
rieures ; bref, « son homme. » Et l'homme sent en
lui un averlissement pareil et un désir égal. Elle se
donne à lui ; ils s'aiment avec une sombre fureur. Le
premier amant vient la trouver ; il veut la reprendre;
il veut la tuer; il la meurtrit de coups de poing, puia
s'affale en sanglotant, tandis qu'elle s'échappe le
sourire aux lèvres. Cependant le second amant a des
soupçonb : elle les étouffe sous des baisers enragés.
Mais la mauvaise destinée veut qu'il rencontre un soir
son prédécesseur. Dès lors, hanté d'une image qui le
torture et l'affole, il repousse celle qu'il aime (puisque
cela s'appelle aimer). En vain, elle se jette sur lui et
« l'enveloppe de baisers, de larmes, de cris, de
morsures » ;'il s'arrache d'elle en disant : « Je ne vous
vois plus seule. Je vois l'autre avec tous, toujours. >
Et elle s'en va, désespérée ..
Il vous est aisé d'entrevoir par ce résumé fort
incomplet, mais non inexact, que ce qui meutef
broie ces trois créatures, c'est l'amour sensuel, et ce
n'en est point un autre. Ce livre respire la plus acre
volupté. Les étreintes y sont fréquentes et variées
ANATOLE FRANCE 862
dans leurs modes, et l'auteur les décrit avec une
habileté rapide et qui reste décente, mais qui n'est
point timide. Ses deux damnés ne redoutent ni les
garnis modestes qui avoisinent les gares, ni les
guinguettes à fritures, ni l'humidité des futaies. Ce
qui les tient, c'est bien le durus amor, celui qui,
comme dit le poète Lucrèce :
.... in nlvis jungebat corpora amantûm,
C^est, dis-je, l'amour sensuel, car les autres amours
ne tuent pas. Ni Dante ni Pétrarque ne troublèrent
jamais de leurs violences Béatrice et Laure ; et Elvire
mourut sans avoir été bousculée par Lamartine. Le
seul amour tragique est l'amour des sens. C'est celui
de Didon, qui défaillit dans une grotte, pendant un
orage, et se poignarda sur son bûcher. C'est celui de
Phèdre qui meurt, d'Eriphile qui dénonce, d'Her-
mione qui fait tuer, et de Roxane qui tue. Il est im-
possible d'hésiter sur la nature de cet amour, mal-
gré la pudicité du style. Roxane adore Bajazet sans
lui avoir jamais parlé : on ne saurait donc dire que
c'est l'âme de ce jeune prince dont elle est éprise.
Or cet amour-là, étant essentiellement la recher-
che delà sensation, — soit qu'on n'y apporte aucun
choix, soit, au contraire, qu'on la demande à une
créature en particulier, et à celle-là seulement, —
s'accommode, dans le premier cas, avec la plus com-
plète insouciance de la personne, et, dans le second
164 LES CONTEMPORAINS
cas, engendre aisément la haine, par la peur d'être
frustré. Et ainsi (car telle est la duperie des mots) ni
dans son plus faible degré, ni dans son degré le plus
fort, cet amour-là n'implique « l'amour ». Ilestégoïste
par définition ; il est amour au même titre que la
soif ou la faim.
Le Lys rouge enseigne précisément ce qu'un amour
de cette sorte, étant inséparable de la jalousie, — et
d'une jalousie dont l'objet est concret, délimité, visi-
ble et tangible, — contient nécessairement de haine.
C'est ce qu'exprime avec force le poète Choulette,
donnant en peu de mots la morale de cette histoire.
« Les fautes de l'amour seront pardonnées, dit-il. Ou
plutôt, on ne fait rien de mal quand on aime seule-
ment. Mais l'amour sensuel est fait de haine, d'é-
goïsme et de colère autant que d'amour. Pour vous
avoir trouvée belle, un soir, sur ce canapé, j'ai été
assailli d'une nuée de pensées violentes. Je revenais
de l'albergo... J'étais inondé d'une joie céleste que
votre vue m'a fait perdre. Il faut qu'une vérité pro-
fonde soit renfermée dans la malédiction d'Eve. Car,
près de vous, je suis devenu triste et mauvais. J'avais
sur les lèvres de douces paroles. Elles mentaient. Je
me sentais au dedans de moi-môme votre adversaire
et votre ennemi, je vous haïssais. En vous voyant
sourire, j'ai eu envie de vous tuer, j»
Mais je ne vous ai point dit encore quels sont les
personnages de ce roman. Si vous ne l'aviez point
lu, si vous ne le connaissiez que par le raccourci de
ANATOLE FRANCK 365
drame anonyme où je l'ai résumé en commençant,
peut-être hésiteriez- vous sur leur condition sociale.
La chose se pourrait passer aisément entre habitués
des fortifications ou des boulevards extérieurs ; car
les « faits-divers » oous avertissent que c'est surtout
dans ce monde-là que se rencontrent encore les som-
bres amours et les violences effrénées des tragédies
raciuiennes. La femme pourrait fort bien être une
fille ; le premier amant, quelque rôdeur de barrière,
et le second, quelque garçon boucher. Vous vous éton-
neriez que celui-ci ne joue point du couteau, mais je
vous prierais de considérer que l'autre tape sur sa
bonne amie, et que les sentiments du trio sont admi-
rables de simplicité et de brutalité farouche. Assu-
rément, ce sont de purs « instinctifs ». Vous appren-
driez sans nulle surprise que la femme s'appelle
Tiline, et l'un des homme Bibi, et l'autre la Terreur
des Ternes.
Or, elle se nomme la comtesse Martin-Bellème ;
elle est la fille d'un financier puissant, la bru d'un
ministre du second empire, la femme d'un ministre
de la troisième République. C'est une femme très
élégante et très distinguée. Le premier amant se
nomme Robert Le Ménil. C'est un sportsman accom-
pli, et c'est « l'homme du monde » en soi. Le second
amant, Jacques Dechartre, est un sculpteur riche qui
modèle, de loin en loin, des cires et des médaillons
d'un goût tourmenté et subtil. Ils sont, tous trois, non
seulement* du meilleur monde »,mais du plus raffiné.
366 LES CONTEMPORAINS
Nous avons déjà vu quelque chose d'analogue dans
le roman finement féroce de M. Paul Hervieu :
Peints par eux-mêmes. Les amours de M"** de Trémeur
et de Le Hinglé, ces deux parfaits mondains, ressem-
blaientà une histoire de cour d'assises : Tavortement,
le vol, le chantage, le suicide en formaient la trame.
Les amants du Lys rouge, n'ayant point d'embarras
d'argent, ne paraissent capables que de a crimes
passionnels ». Mais enfin, vous voyez que les romans
mondains redeviennent singulièrement brutaux ,
c'est-à-dire véridiques. Les héroïnes de Feuillet,
même perverses, gardaient dans leurs erreurs des
façons qui passaient pour « aristocratiques ». Elles
avaient des suicides élégants : suicide équestre ,
comme celui de Julia de Trécœur, suicide neigeux,
comme celui de Charlotte d'Erra. Elles avaient des
sens, nous n'en saurions douter; plusieurs étaient
même détraquées avec grâce Mais quand elles « con-
cluaient », nous n'en étions qu'à peine avertis. Ce
par quoi elles étaient, au fond, des bêtes de joie, —
et de tristesse, — nous était discrètement dérobé.
Nulle part vous n'y reconnaissiez l'application sin-
cère de ces axiomes inspirés à liourget par le théâtre
de Dumas: « ... L'amour seul est demeuré irréduc-
tible, comme la mort, aux conventions humaines.
Il est sauvage et libre, malgré les codes et les modes.
La femme qui se déshabille pour se donner à un
homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne
sociale ; elle redevient pour celui qu'elle aime ce
ANATOLE FRANCE 351
qu'il redevient, lui aussi, pour elle : la créature natu-
relle et solitaire dont aucune protection ne garantit le
bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le mal-
heur. » Or, ni M. France, ni M. Hervieu ne nous
dissimulent que l'amour sensuel est, eu effet, legraud
niveleur des conditions, et que, par lui, la femme du
monde ou la grande dame a, comme les autres, ses
heures simplement brutales et peut avoir même ses
minutes « canailles ». Par-dessus George Sand et
Octave Feuillet, ils renouent, — oh 1 très librement
et en y ajoutant combien 1 — avec Taudacieux roman
du dix-huitième siècle, celui de Crébillon fils, de
Diderot et de Laclos.
Toutefois, — et c'est par où M. Hervieu semble res-
ter plus près de la vérité commune, — M*' de Tré-
jneur et Le Hinglé n' étaient point des êtres excep-
tionnellement intelligents. Mais, — et c'est ici que
commence le paradoxe du Lys rouge, — la comtesse
Martin et surtout Jacques Dechartre nous sont
donnés comme des êtres de choix, singulièrement
conscients, et d'un esprit tout à fait supérieur.
Thérèse exprime continuellement des pensées déli-
cates, ingénieuses et profondes, puisque ce sont les
pensées mêmes de M. Anatole France. Elle a Tesprit
philosophique et libre. Elle n'a aucun des préjugés
de son éducation et de sa caste, se plaît à errer dausles
ruespopulacières et emmène avec elle, en voyage, un
bohème ivrogne à cache- nez rouge. Elle est fort au-
dossus des « convenances ». Mais 4?eut-être direz-
set LES CONTEMPORAINS
VOUS que, si elle est philosophe dans ses propos,
c'est qu'elle reçoit Paul Vence à sa table et qu'elle a
de la mémoire ; que c'est un instinct secret qui lui
fait trouver plaisir aux rues mal soignées et forte-
ment odorantes où grouille de l'humanité en tas, et
qu'enfin son absence de préjugés lui vient de son
tempérament et de son hérédité, car elle est la fille
d'un rapace.
Le cas de Jacques Dechartre est plus net. Il est
vraiment, lui, un philosophe, un critique, un obser-
vateur et un descripteur sagace de ses propres
mouvements. Il estcapable d'une conception générale
da monde, qui, en lui montrant l'insignifiance et la
vanité de sa pauvre petite aventure personnelle,
devrait la lui rendre inoffensive. Et, en même temps,
il est si habile à voir clair en lui, même k prévoir ses
sentiments, que, les prévoir ainsi, c'est presque les
préveiiir. D'un bout à l'autre du livre, il se regarde
aimer, et être fou, et être malheureux, et être mé-
chant. Il n'a pas un instant d'illusion, ni sur l'espèce
de son amour, ni sur ses conséquences probables.
Même la première « déclaration», qui est d'ordinaire
naïve, confiante, optimiste, Dechartre la fait avec
àpreté, en termes inattendus, menaçants pour tous
les deux, et qui, vers la fin, semblent commenter
Darwin. Il dit à Thérèse qu'il l'aime « non avec de
molles et vagues tendresses, mais dans une ardeur
sèche et cruelle ». Il ajoute : « Si vous ne pouvez pas
m'aimer, laissez-moi partir ; j'irai je ne sais où, vous
ANATOLE FRANOI J69
oublier, vous haïr. Car je me teng pour voui un fond
de haine et de colère. Oh 1 je vous aime 1 » El plus
loin : « ... Votre âme n'est pour moi que Todeur de
votre beauté. J'avais gardé les instincts d'un homme
primitif, vous les avez réveillés Et je sens que je
vous aime avec une simplicité sauvage . » Plus tard»
après que la première scène de jalousie qu'il lui a faite
s'est terminée par une réconciliation furieuse, et
qu'ils se sont repris, « les yeux assombris, les lèvres
serrées, en proie à cette colère sacrée qui fait que l'a-
mour ressemble à la haine », cemme elle lui demande
pourquoi il est triste, il a ce mot profond, affreux
d'égoïsme et de clairvoyance : « Tu veux savoir? Nete
fâche pas. Je souffre plus que jamais, parce que je
sais maintenant ee que tu donnes. » Et il lui dit en-
core : « Thérèse, on n'est jamais bon quand on aime, »
Et alors, je me pose aae question : — Est-il pos-
sible ou est-il vraisemblable qu'un homme qui a
cette puissance et cette lucidité d'esprit se laisse à
la fois emporter k l'excès de démence et de cruauté
dont ce statuaire méditatif n^us donne le spectacle
détestable (voir surtout le dernier chapitre) ?
Sachant à chaque minute ce qu'il fait, comment
peut-il le faire ? Ou, si une force involontaire agit
en lui, comment la fatalité n'en est-elle pas du
moins tempérée par cela seul quil la prévoit î N'y
a-t-il pas une sorte d'incompatibilité entre la vie
intellectuelle de Dechartre et sa vie passionnelle ?
Je ne conçois ni Didon, ni Paolo, ni Hermione, ni
I-ES CONTEKPORi.INI. — VI. 24
310 LES CONTEMPORAINS
Oreste philosophes à ce degré, ou dilettantes ^car
Dechartre est dilettante aussi, sur tout ce qui n'est
point son amour) . Et j'admets Montaigne ou la
Rochefoucauld amoureux , et par suite un peu
bêtes et souffrants et pleurants , mais non point
mués , — tout en restant la Rochefoucauld ou
Montaigne 1 — en brutes mauvaises, torturées et
torturantes. N'alléguez point que les personnages de
Racine, par exemple, expriment en discours harmo-
nieux et fins des passions sauvages d'êtres primitifs.
Ils parlent sans doute avec élégance : mais, en
somme, ils ont peu d'idées ; ce ne sont point des
critiques ; leur culture philosophique est médiocre,
et nulle part il n'apparaît qu'ils aient lu Darwin,
Stendhal, Hartmann et Anatole France... Bref, la
dualité de Jacques Dechartre me déconcerte. Mais
c'est peut-être que je manque d'expérience.
Ce qui me met en garde, c'est qu'il me semble
que Thérèse et Jacques vivent moins que les person-
nages épisodiques du roman. Ils sont, en quelque
manière, moins vivants que leurs actes. Je ne par-
viens pas à discerner nettement leurs figures. Cela
vient peut-être de ce que l'auteur parle presque
toujours pour eux. Ecoutez Dechartre : « Une
femme, dit-il à Thérèse, ne peut pas être jalouse de
la même manière qu'un homme, ni sentir ce qui nous
fait le plus souffrir... Pourquoi? Parce qu'il n'y a
pas dans le sang, dans la chair d'une femme, cette
fureur absurde et généreuse de possession, cet
ANATOLE FRANCE 37!
antique instinct dont l'homme s'est fait an droit.
L'homme est le dieu qui veut sa créature tout
entière. Depuis des siècles immémoriaux la femme
est faite au partage. C'est le passé, l'obscur passé
qui détermine nos passions. Nous étions déjà si
vieux quand nous sommes nés ! » etc.. Ou bien :
«Ah! ce qui vit n'est que trop mystérieux... — Ne
crains pas de te donner. Je te désirerai toujours, et
^e t'ignorerai toujours. Est-ce qu'on possède jamais
ce qu'on aime ? », etc. Pensez-vous qu'un amant,
même très lettré, ait jamais parlé ainsi à sa maî-
tresse? — Et Thérèse à Le Ménil : « Méprisez-moi, si
vous voulez, et si l'on peut mépriser une malheu-
reuse créature qui estle jouet delà vie... Mais gar-
dez-moi un peu d'amitié dans votre colère, un sou-
venir aigre et doux, comme ces temps d'automne où
il y a du soleil et de la bise... Ne soyez pas dur à
la visiteuse agréable et frivole qui passa à travers
votrevie... », etc. Est-ce qu'une femme, même une
spécialiste de dîners littéraires (et Thérèse n'est
point cela), a jamais rencontré des paroles de cette
moelle et de ce ton ? Les discours de Thérèse et de
Jacques sont comme transposés. L'auteur nous les
donne tels qu'ils se répercutent dans sa pensée, où
ils s'éclaircissent et s'enrichissent à la fois. Il en
écrit, avec force et avec grâce, la traduction philo-
sophique. L'aventure du Lys rouge est dramatique à
la façon, non d'une pièce de Dumas ou d'un roman de
Maupassant, mais d'un chapitre de Schopenhauer..
372 LES CONTEMPORAINS
Est-ce que je m'en plains ? Est-ce que je fais des
objections 1 Mon Dieu, non ; le cause.
De même que ces mondains ont des fureurs de
satyresse et de faune ; de môme que ce faune et cette
satyresse ont des esprits ingénieusement et constam-
ment critiques, ainsi ces patens enragés ont des sen-
sibilités et des mélancolies toutes pieuses. Leurs
charnelles amours ont pour théâtre la ville par excel-
lence des quattrocentistes et la bourgade d'élection
du trèg pur saint François. C'est devant une fresque
de Fra Angelico, oti de pâles figures, de peu de
matière, expriment l'amour divin, que Jacques et
Thérèse se donnent leur premier et brûlant et pesant
baiser...
L'image des choses mortes excite leur lugubre
ardeur de vivre. Ou peut-être imaginent-ils une
parenté sacrilège entre les désirs inapaisés des âmes
saiutes d'autrefois et Tinassouvissement de leurs
propres corps. îls se disent que, comme les compa-
j^nons de François, Ils poursuivent eux aussi, mais
sur terre et douloureusement, un infini de joie. Ils
s'aiment plus voracement sur la cendre des morts,
plus harmonieusement parmi les images fanées de
la beauté parfaite, plus solennellement parmi les
témoignages de Téternelle et divine inquiétude des
cœurs. Le passé et la religion leur sont assaisonne-
nientsde volupté.
Et je goûte, je l'avoue, la richesse de ces con-
trasles.
4NAT0LE FRANGE 573
Les personnages secondaires sont peut-être, je
l'ai indiqué, plus vivants que les protagonistes. Le
poète Chouletts est admirable. Vaniteux, ivrogne,
plein de vices, naïf et pervers, il estime que sa vie
de crapule contient déjà, au fond, les premiers linéa-
ments de la vie évangélique selon le bon saint Fran-
çois. C'est Choulette qui est chargé d'exprimer les
opinions particulièrement subversives de l'auteur,
ses négations et ses révoltes les plus hardies.
Car M. Anatole France est maintenant quelque
chose de plus que le tendre ironiste du Crime de SU-
vestre Bonnard. On a vu depuis quelques années
croître magnifiquement ce que des théologiens appel-
leraient son esprit de malice et son impiété. Nous
sommes un peu redevables de cette évolution au
plus impérieux de nos critiques : c'est M. Brunetière
qui, en morigénant M. France, l'a contraint à sortir,
pour ainsi parler, tout le dix-huitième siècle qu'il
avait dans le sang. Il est arrivé à M. France de dé-
fendre presque violemment, contre M. Brunetière,
non l'infaillibilité de la science, mais le droit illimité
de la recherche scientifique et de la libre spéculation.
Les Opinions de Jérôme Cogniard sont assurément
le plus radical bréviaire de scepticisme qui ait paru
depuis Montaigne. Une saveur amère et forte est
venue s'ajouter aux derniers livres de M. France.
Mais, en même temps que son scepticisme, — •
lequel, bien que confinant au nihilisme, n'excluait
point une sensualité délicate et l'art de jouir de la
374 LES CONTEMPORAINS
surface brillante des choses, — crois&aieat, d'autre
part, sa sollicitude et son goût pour les formes de
vie et de sentiment qui dérivent des croyances reli-
gieuses. La piété de son imagination grandissait
dans la même mesure que l'impiété de sa pensée.
Thaïs est l'histoire d'une sainte ; la Rôtisserie est
l'histoire d'un prêtre bohème, de conscience ori-
ginale; et Tamour de Thérèse et de Jacques est
grand visiteur d'églises...
Rien de surprenant dans ces prédilections. Un
bon nihiliste aime naturellement les saints; caria
foi religieuse implique une part de révolte contre
la sociéié terrestre, contre ses injustices et ses
atroces ou ridicules conventions, et elle peut agréer
par là, aux plus audacieux esprits. D'ailleurs, par
l'opinion qu'il a lui- même de ce monde, un bon
nihiliste comprend aisément, — bien que, pour son
compte, il s'en abstienne, — que l'homme place au
delà de la terre sa raison de vivre et son « idéal ».
Puis, c'est un phénomène connu, que les esprits
très compliqués adorent souvent les âmes sim-
ples... Toutefois , cette préoccupation impie et
affectueuse de la vie mystique commence à deve-
nir singulière , chez M. France, par ses insistances
et sa continuité. Car enfin Voltaire et les encyclo-
pédistes ne l'ont jamais eue. M. France goûte plei-
nement le plaisir satanique de comprendre, de
douter , de nier ; mais il semble qu'à chaque
instant aussi il l'épuisé, il en touche le néant... Je
ANATOLE FRANCE 375
suis bien curieux de savoir où cela le mènera...
J'ai nommé Choulette. Voici encore Vivian Bell,
SchmoU, Lagrange, Montessuy, le prince Alber-
tinelli. le comte Martin, Garain, Loyer et la « bonne
Madame Marmet », aux yeux fureteurs sous ses
paisibles bandeaux blancs. Ils sont pittoresques,
quelques-uns charmants, tous amusants. Ils vont
uniquement à leur plaisir, et l'auteur les absout
tous ensemble. La précieuse et grêle et agaçante
gaieté d'oiseau de Miss Bell, et les petites images
gracieuses qui dansotent perpétuellement dans sa
tôte frisotée, n'empêchent point cette esthète d'être
« très habile à gagner de l'argent » et d'épouser
pour son torse un bell&tre italien. M. France les
enveloppe tous de son indulgence ironique. Indul-
gence si souple et si vaste qu'elle va du mépris à la
charité, et qu'elle « remplit l'entre-deux ».
Et les paysages, parisiens ou florentins 1 Et le
style I C'est un composé plus précieux que le métal
de Corinthe. Il s'y trouve du Racine, du Voltaire,
du Flaubert, du Renan, et c'est toujours de l'Ana-
tole France. Cet homme a la perfection dans la
grâce ; il est l'extrême fleur du génie latin.
LA SOLIDARITÉ
DISCOURS
rRONOHCÉ A LA DISTBIBDTIOM DBS PBIX DU LTOÉB
CfiABLEMAONK, LE 81 JUILLET 1894
Messieurs et jbunes camarades,
Vous venez d'entendre un excellent discours. Il
TOUS reste à entendre le mien, et j'en suis bien f&ché
pour vous : mais, pendant que nous vous tenons
encore, nous ne voulons vous làcherque dûment cha-
pitrés et bien munis de sagesse pour vos vacances.
Des réflexions si justes et si élevées de mon ami
Corréard, je vous engage particaliàrement à retenir
ceci, que nous ne sommes pas des isolés dans le
temps ; que tout ce que la vie a pour nous soit de
commodité, soit de noblesse, c'est à nos pères, à nos
aïeux, à nos ancêtres que nous le devons ; que
nous devons aux morts la culture même d'esprit qui
BOUS permet, sur certains points, de penser autre-
ment qu'eux, — et mieux, je l'espère, — et qu'enfin,
378 LES CONTEMPORAINS
gmvantlebeau mot d'Auguste Comte, l'humanité est
composée de plus de morts que de vivants. C'est
toutefois en m'en tenant aux vivants que je voudrais,
après votre éminent professeur d'histoire, vous prê-
cher le sentiment, l'acceptation et, s'il se pouvait,
l'amour de la solidarité humaine.
Croyez bien que c'est une affaire qui ne va pas
toute seule... Oui, sans doute, vous êtes aujourd'hui
dans les meilleures conditions pour vous laisser
persuader. Les liens nécessaires ou consentis qui
vous unissent à vos camarades et à vos mattres,
vous ne les connaissez guère que par leur douceur,
vous ne luttez que pour des palmes innocentes,
vous n'avez pas à gagner votre pain les uns contre
les autres ; vous avez, tout naturellement, des idées,
des intérêts, des plaisirs communs. Je suis sûr que
vous êtes contents d'être des « Charlemagne», que
cela signifie pour vous quelque chose. Et comme
j'en suis un, moi aussi, je me sens, par là, très agréa-
blement relié à vous. Je retrouve ici, parmi vos
professeurs, de vieux et chers camarades , et je de-
vrais être dans leurs rangs, et je m'étonne den'y pas
être. Bref, nous communions tous aujourd'hui dans
une bienveillance mutuelle très sincère et, d'ailleurs,
très aisée, et dans l'attachement au vénérable et glo-
rieux lycée qui nous a formés. Un peu de musique
aidant, j'ose dire que nous sommes, à l'heure qu'il
est, virtuellement très bons les uns pour les autres.
Mais après ? Mais demain?
LA SOLIDARITÉ 379
Les transformations historiques, dont M. Corréard
vous signalait la majestueuse et fatale lenteur, ont
abouti, chez nous, vous ie savez, à l'émancipation
de lindividu. Un des résultats de cette émancipation,
c'est que, plus que nos aïeux, nous sommes obligés
d'inventer, si je puis dire, nos devoirs envers les
hommes.
Or, du moment que c'est k nous de les inventer,
nous sommes tentés de les restreindre, cela est
triste à dire. Et, par exemple, il est bien vrai que
l'égalité des citoyens est inscrite dans nos lois, qu'il
n'y a plus de castes et que, en théorie, tout est
devenu accessible à tous. Mais, en fait, s'il n^y a
plus de classes politiques, il y a toujours des classes
ou des compartiments sociaux, et les riches et les
pauvres sont peut-être plus profondément séparés
aujourd'hui par les mœurs qu'ils ne l'étaient autre-
fois par les institutions. Pourquoi? C'est sans doute
que les liens s'offrent, d'eux mêmes, plus nombreux
et plus étroits entre les membres d'une société for-
tement et minutieusement hiérarchisée, comme était
l'ancienne, qu'entre dix millions de tètes supposées
égales.
Eh bien, ces liens qui ne nous sont plus imposés
par les institutions ou les traditions ou les croyances,
nous devons essayer de les renouer nous-mêmes.
Ces liens de jadis, liens d'obéissance et de comman-
dement, de fidélité et de protection, il faut: les rem-
placer par des liens de charité .
38» LES CONTEMPORAINS
Oh! cela est difficile, je le répète. Notre égolisma
troQve si bien son compte dans cette sorte d'émiet-
tement social l C'est si commode, de vivre dans sou
eoin, pour soi et, tout au plus, pour les siens et
pour deux ou trois amis, de se moquer du reste, de
croire qu'on a fait tout son devoir de citoyen quand
on a payé Timpôt, et tout son devoir d'homme
quand on a lâché quelques aumônes prudentes, de
pratiquer le dédaigneux odi profanum vulgus, d'être
un spectateur détaché de la comédie ou de la tragé-
die humaine 1 Remarquez que cette espèce d'épi-
curéisme abstentionniste est également l'idéal du
bourgeois le plus épais et du dilettante le plus raf-
finé. Je voudrais, puisqu'ils se méprisent récipro-
quement, leur faire honte à tous deux de cette ren-
contre.
C'est là, mes amis, une basse et mauvaise façon
d« prendre la vie. Songeons sans cesse que, depuis
que nous n'avons plus de devoirs de caste ou de
corporation, notre devoir d'homme s'est accru d'au-
tant. Combattons notre pente, qui est de nous déro-
ber, de nous blottir dans une paix indifférente.
Cherchons les occasions où beaucoup d'hommes
assemblés sont animés à la fois d'une seule idée,
et d'une idée salutaire pour tous. Même les asso-
ciations professionnelles, les dtners de Labadens
peuvent avoir du bon. Cherchons ce qui nous
réunit, et cherchons à nous réunir. L'état d'âme que
certains spectacles publics, une revue militaire, les
LA SOLIDARlTi S81
funérailles d'un grand citoyen, propagent dans tout«
une multitude, cet état singulier, meryeilleux, où
l'on se sent épris tous ensemble de quelque chose de
supérieur à l'intérêt immédiat de chacun, tâchons
de le ressusciter en nous Jusque dans l'humble cours
de nos occupations journalières, pour les spirituali-
ser.
Vous allez bientôt envahir les professions dites
libérales, et quelques-unes des autres. Dans l'exer-
cicedeces professions, souvenez-vous toujours de la
communauté. - Médecins ou pharmaciens (oh ! de
première classe ), vous aurez maintes occasions
d'être secourables aux pauvres gens, de faire payer
pour eux les riches, de réparer ainsi, dans une
petite mesure, l'inégalité des conditions et d'appli-
quer pour votre compte l'impôt progressif sur le
revenu. — Notaires (car il y en a ici qui seront
notaires), vous pourrez être, un peu les directeurs
de conscience de vos clients et insinuer quelque
souci du juste dans les contrats dont vous aurez le
dépôt. — Avocats ou avoués, vous pourrez souvent,
par des interprétations d'une généreuse habileté,
substituer les commandements de l'équité naturelle,
ou même de la pitié, aux prescriptions littérales de
la loi, qui est impersonnelle, et qui ne prévoit pas
les exceptions. — Professeurs, vous formerez les
cœurs autant que les esprits; vous... enfin vous
ferez comme vo«« avez vu faire dans cette maison. —
Artistes ou écrivains, vous vo«s rappellerei le mot
382 LES CONTEMPORAINS
de La Bruyère, que « l'homme de lettres est trivial
( vous savez dans quel sens il l'entend) comme la
J)orne au coin des places » ; vous ne fermerez pas
sur vous la porte de votre « tour d'ivoire'», et vous
songerez aussi que tout ce que vous exprimez, soit
par des moyens plastiques, soit par le discours, a
son retentissement, bon ou mauvais, chez d'autres
hommes et que vous en êtes responsables. — Hom-
mes de négoce ou de finance, vous serez exactement
probes ; vous ne penserez pas qu'il y ait deux mora-
les, ni qu'il vous soit permis de subordonner votre
probité à des hasards, de jouer avec ce que vous
n'avez pas, d'être honnête à pile ou face. — Indus-
triels, vous pardonnerez beaucoup à l'aveuglement,
aux illusions brutales des souffrants ; vous ne fuirez
pas leur contact, vous les contraindrez de croire à
votre bonne volonté, tant vos actes la feront éclater
à leurs yeux ; vous vous résignerez à mettre trente
ou quarante ans à faire fortune et à ne pas la
faire si grosse : car c'est là qu'il en faudra venir. —
Hommes politiques, j'allais dire que vous ferez b. peu
près le contraire de presque tous vos prédécesseurs,
mais ce serait une épigramme trop aisée. Vous ne
promettrez que ce que vous pourrez tenir. Vous ne
monnayerez pas votre influence ; vous ne tirerez pas,
avec âpreté, de votre mandat tous les profits, petits
ou grands, qu'il comporte. Vous aurez pitié, mais
•vous ne vous ferez pas, de la pitié, une carrière.
Vous aurez de la pudeur ; vous vous direz qu il est
LA SOLIDARITÉ 383
déloyal d'afficher certaines idées extrêmes et sim-
plistes qui, si l'on en était réellement pénétré,
devraient se traduire par des sacrifices et des renon-
cements dont on est évidemment incapable. Vous
haïrez l'hypocrisie. Vous réfléchirez que pousser
les malheureux à une révolte d'où ne peut sortir
pour eux qu'une aggravation de souflfrance, — et
cela pour arriver, vous, à la notoriété ou au pouvoir
et, finalement, pour « jouir », — c'est vivre de leur
substance, c'est s'engraisser de leur misère, sans
rien risquer et en feignant de les servir, et qu'ainsi
les exploiteurs peuvent se rencontrer ailleurs que
dans les rangs des capitalistes. Pour tout dire, en un
mot, humanisez vos professions, quelles qu'elles
soient. Faites qu'entre vos mains elles soient toutes,
et véritablement, libérales.
C'est votre devoir, et c'est votre intérêt. Vos pro-
fesseurs de philosophie vous ont exposé la théorie
selon laquelle la morale se confondrait avec l'in-
térêt bien entendu. Ils l'ont jugée imparfaite, mais
ils ont dû ajouter que cette morale-là coïncide pour-
tant, sur bien des points, avec la morale du cœur.
Il est excellent de croire le plus possible à ces coïn-
cidences dans l'ordre social. Toutes les époques
sont des époques de transition, je le sais; d'autre
part, M. Corréard vous rappelait que la France a
connu des heures plus terribles que l'heure présente.
Mais, tout de même, jamais moins qu'aujourd'hui on
n'a étélsûrde demain. Les cadres anciens sont brisés;
38* LES CONTEMPORAINS
les vieilles iostitutions préservatrices et coercitives
branlent ou sont à bas... Il apparaît avec une clarté
croissante que le monde — et chacun de nous par
conséquent — ne sera sauvé que par la multiplicité,
Binon par l'unanimité, des bonnes volontés indivi-
duelles.
Voilèi, mes amis, des propos bien sévères. Je me
hâte d'ajouter qu'ils sont à peine miens et que, les
ayant tenus, je voudrais bien en faire tout le premier
mon profit. Cet aveu leur enlèvera peut-être de leur
solennité, les fera, après coup, plus modestes et
familiers... Et puis, que vouler-vous ? c'est peut-être
bien fini de rire, — sauf par ci par là, et dans des
fêtes innocentes et confiantes comme celle-ci.
LA TOLÉRANCE
DISCOURS
PnONONCé AU BAKQDÏT DE L'ASSOCIATION ââNÉBALS
dk8 étudiants de paris le 7 juin 1894.
Messieurs les étudiants bt chbhs camarades,
Je n'attendais pas le grand honneur qu'il vous a
plu de me faire. Je l'ai accepté avec joie, avec recon-
naissance et aussi, je vous assure, avec modestie.
C'est plus intimidant que vous ne croyez de parler
devant les étudiants. Car vous avez aujourd'hui, en
tant que groupe dans la nation, votre existence
propre, et c'est une des bonnes actions de la Répu-
blique de vous y avoir aidés. On s'est avisé que,
tous ensemble, vous représentez quelque chose de
considérable et de prodigieusement intéressant : la
France de demain. On vous honore, on se préoccupe
de ce que vous pensez. Des hommes éminents vous
latent le pouls de temps en temps, se penchent sur
LBS CONXiCMPORAlNS. — VX. ''^
386 LES CONTEMPORAINS
votre àme pour l'ausculter. Et des journaux don-
neot le buUetio de Tétat d'àme de la jeunesse
française, comme ils donneraient, sous une monar-
chie, le bulletin de la santé de l'héritier présomptif.
C'est pourquoi je suis très impressionné. Je me
dis que les choses en sont au point qu'il n'est plus
permis de prendre la parole ici sans remuer les
plus hautes questions. Or, les gens qui lisent mal
m'ont accusé de ne pas savoir ce que je pense,
môme quand il s'agit d'un vaudeville. Jugez quand
il s'agit de problèmes religieux, philosophiques, his-
toriques, sociaux. Et puis j'ai relu les allocutions
des hommes illustres qui m'ont précédé sur cette
chaise d honneur, et que pourrais-je bien vous dire
après eux? Enfin, quand je saurais (et je lésais
peut-être) ce que je pense sur les sujets les plus
importants, j'aurais encort la crainte de ne pas
m'y rencontrer pleinement avec vous tous et, d'a-
venture, de déplaire à une partie de mes hôtes, ce
qui serait mal.
Mais cette crainte même va me servir. Je fais
réflexion qu'elle est vaine ; que je dois compter
non seulement sur une sympathie dont vous m'a
vez donné la meilleure preuve en m'invitantà vous
présider, mais sur quelque chose de plus extraor-
dinaire encore : sur votre tolérance. Et ainsi je suis
conduit à vous recommander cette vertu discrète et
admirable.
Célébrer la tolérance, oui, c'ekt depuis cent ciu-
LA TOLÉRANCE 887
quante ans un lieu commun : mais soyez persuadés
que ce lieu commun n'est jamais hors de propos.
La tolérance est une vertu excessivement difficile.
Elle est plus difficile, pour quelques-uns, que l'hé-
roïsme. On parle de la tolérance comme d'un devoir
qui ne fait plus question ; elle est inscrite dans le
catéchisme républicain ; tout le monde se figure
être tolérant. Personne, ou presque personne ne
l'est, voilà la vérité. Prenez-y garde, notre premier
mouvement, et même le second, est de haïr quicon-
que ne pense pas comme nous. La différence des
opinions a amené dans le passé plus de massacres
et peut amener encore plus de troubles et de mal-
heurs que la contrariété des intérêts. Ce charmant
Voltaire, à qui il faut beaucoup pardonner, définis-
sait à merveille et chérissait la tolérance : mais il
voulait faire mettre à la Bastille les gens qui n'é-
taient pas de son avis. C'est pour des différences
d'opinion bien plus que pour la conquête du pou-
voir que les hommes de la Révolution se sont
envoyés à l'échafaud : et cependant ils étaient d'ac-
cord sur les choses essentielles , l'amour de la
patrie et l'amour de l'humanité. Et aujourd'hui
même... je suppose que vous avez tous assisté à
une séance de la Chambre? ou ^ simplement, que
vous lisez les journaux ?
Vous lisez sans doute aussi les jeunes Revues.
Pratiquons, mes chers camarades, la tolérance en
littérature. Que ceux qui ont de vingt à trente ans
38t LES CONTEMPORAINS
ne se hâtent pas trop de traiter d'imbéciles ou de
malfaiteurs littéraires ceux qui en ont quarante ou
un peu plus. Ils reconnaîtront un jour qu'ils exagé-
raient. L'an dernier, à cette même place, M. Emile
Zola s'accusait, avec sa puissante bonhomie, d'avoir
été autrefois un « sectaire ». Les jeunes gens
doivent songer qu'ils seront probablement traités
par leurs cadets comme ils traitent aujourd'hui leurs
aînés : c'est presque une loi, une condition du pro-
grès, chose oscillatoire, que les générations s'op-
posent entre elles en se succédant.
Mais nous aussi, les vieux, soyons tolérants pour
les jeunes. Reconnaissons ce qu'il peut y avoir de
générosité et de désintéressement dans leurs intran-
sigeances. Craignons qu'une certaine paresse d'es-
prit ou la peur d'être dupes ne nous rende aveugles
ou étroits. Oui, il est vrai que les jeunes gens décou-
vrent des choses depuis longtemps découvertes; que
ce qui a paru le plus neuf dans l'anarchie littéraire
des dix dernières années, cet idéalisme, ce symbo-
lisme, ce mysticisme, cet évangélisme, et ce qu'on
aime dans Tolstoï et Ibsen et ce qu'on leur emprunte,
tout cela ressemble fort à ce qu'on a vu chez nous
il y a cinquante ou soixante ans et que, par consé<
quent, les jeunes sont moins jeunes qu'ils ne disent.
Oui, il est vrai que tout recommence. Mais il est
vrai aussi que rien ne recommence de la même
façon et que tout se renouvelle en recommençant.
Confessons, nous, les atnés, que ce néo-romantisme
LA TOIËRANCE Î89
des jeunes gens a peut-être bien élargi et attendri
en nous le vieil esprit positiviste hérité de la litté-
rature du second Empire et qui eut,voilàt quinze ans,
son expression suprême dans le naturalisme. Per-
dons l'habitude de considérer comme stupide et
comme ennemi quiconque n'entend pas et ne ressent
pas le beau tout à fait comme nous, ce beau que,
depuis vingt-quatre siècles, les philosophes ne sont
pas parvenus à définir proprement. Elargissons nos
fronts, comme Renan voulait élargir celui de Pallas-
Athéné,pour qu'elle conçût divers genres de beauté.
Cherchons ce qui nous rassemble. Si nous ne pon-
vons communier dans les vers et les proses des
Revues blanches ou rouges, communions dans Hugo
ou dans Racine, ou dans Shakespeare, ou dans
Homère, ou dans Valmiki.
Et, si Valmiki n'est pas encore un bon terrain de
conciliation, si nous ne pouvons décidément pas com-
munier dans le même beau, communions dans le
même amour de la beauté, dans les plaisirs que cet
amour donne et dans les vertus qu'il inspire.
La tolérance serait aussi le salut en politique.
Elle est la grâce des intelligences vraiment libres.
Notez que souvent — outre des sentiments très bas
— il y a, dans le fanatisme politique , une sorte
d'archaïsme inconscient. Presque toujours l'intolé-
rance est un legs du passé : elle s'exerce en vertu
d'opinions qu'on a reçues et qu'on oublie de con-
trôler. Beaucoup de ces opinions sont de purs aa^^-
ÎM LES CONTEMPORAINS
chronismes. Le jacobinisme en est un ; l'anticléri-
calisme en est un autre. Nous continuons à être
divisés parce que nos pères le furent jadis ; et cela,
quand tout est changé, quand les causes histori-
ques de ces divisions ont disparu. Et le triste de
i affaire, c'est qu'on est beaucoup plus intolérant
pour défendre les opinions que l'on a héritées ou
que Ton accepte comme le mot d'ordre d'un parti
que pour soutenir celles qu'on a essayé de se faire
tout seul : car alors on sait par expérience ce qui
s'y mêle d'incertitude...
Ah 1 messieurs, je vous en prie, affranchissez-vous
da passé, — non point de ce qu'il y a, dans le passé,
de beau, de glorieux, de pur et d'exemplaire pour
tous — mais des formes surannées qu'y ont prises
les querelles de nos pères et de nos aïeux. Vous
êtes pour cela dans des conditions excellentes : vous
êtes tous nés sous la République. La forme du gou-
vernement n'est plus guère contestée ; un pape
intelligent a interdit qu'elle le fût des catholiques
eux-mêmes. Le temps est venu oti les questions po-
litiques ne doivent plus être que des questions fran-
çaises ou des questions sociales.
Ici encore, attachons nous à ce qui nous réunit,
songeons-y le plus possible, et tenons-nous-en eompte
les uns aux autres. Si l'on diffère sur les moyens, il
n'est pas si difficile de s'accorder sur le but. Je ne
vois personne qui réclame publiquement l'esclavage,
l'inquisition, l'abrutissement du peuple, ni l'opprei-
LA TOLÉRANCE 391
sioD des faibles par les forts. De l'extrême droite à
la gauche la plus avancée, quel est l'homme qui
n'affirme souhaiter toute la liberté compatible avec
les conditions d'existence de la société, et la dimi-
nution de l'injustice et de la souffrance dans le
monde, dût-il lui en coûter de sérieux sacrifices
personnels ? L'important, pour arriver à s'entendre,
c'est de penser sincèrement tout cela, de n'être pas
des hypocrites, d'être d'abord de braves gens, des
hommes de bonne volonté. Ce qui prépare le mieux
la solution des questions sociales, c'est en somme,
pour chacun, son propre perfectionnement moral,
c'est l'amour des autres : et la tolérance en est
déjà un joli commencement. Apporter à îa besogne
politique de la bonté, môme de la bonhomie, voilà ce
qu'il faut. Je crois savoir que vous êtes de mou avis
et que vous en avez assez des politiciens de l'ancien
jeu, des Cléons sans bonté et sans grâce, sceptiques
à la fois et sectaires, car Tuo n'exclut pas toujours
l'autre.
Enfin, mes chers camarades, je n'ai pas besoin de
vous prêcher la tolérance religieuse, mais je vous la
prêche tout de même. Car enfin nous avons vu re-
tourner contre TEgliseune petite partie du moins des
procédés dont elle usa contre ses ennemis au temps
où elle était toute-puissante ; et il s'est rencontré,
par-ci par-là, des bedeaux et des capucins de la libre
pensée. Faites effort pour comprendre et pour sup
porter que d'autres hommes tiennent de leur héré-
392 LES CONTEMPORAINS
dite, de leur tempérament, de leur éducation, ou
de leurs réflexions et de leur vie même, une concep-
tion métaphysique du monde différente de la vôtre
Acceptez ce qui est encore principe de vertu pour
des millions de créatures humaines et, je puis sans
doute le dire pour un certain nombre d'entre vous,
acceptez l'àme de vos mères et de vos sœurs.
Et, pour la troisième fois, j'ajouterai : cherchons
ce qui nous met d'accord. Remarquez que les posi-
tivistes même et les athées peuvent s'entendre
sans trop de peine, pour la grande œuvre commune
non seulement avec les spiritualistes, mais avec
les fidèles les plus fervents des religions confession-
nelles. De croire que cette vie n'est qu'une épreuve
et un prélude, ou de croire qu'elle n'aura aucun
prolongement ultra-terrestre, il semble, à première
vue, que deux morales opposées dussent s'ensuivre :
mais, dans la pratique, tout s'arrange. Si le chris-
tianisme commande aux pauvres, au nom de la vie
future, la résignation, il ne commande pas moins en
vue de cette môme vie future, aux riches comme aux
pauvres, la charité. Et, pareillement, si la philosophie
'positiviste place sur terre le paradis (paradis douteux
jusqu'à présent) et semble, par la négation métaphy-
sique, laisser libre cours à tous les instincts, l'obser-
vation lui fait bientôt reconnaître que le bonheur de
tous ne peut être procuré que par un peu du sacrifice
volontaire de chacun. Les croyants disent : « Il faut
avoir été bon pour être heureux dans l'autre monde;
LA TOLÉRANCE 393
donc, soyons bona. » Et les incroyants : « Puisque
nous ne savons rien, puisque nous n'avons rien
à attendre ni à espérer , puisque nous n'appa-
raissons un instant sur la surface d'une des plus
petites planètes du système solaire que pour ren-
trer aussitôt dans l'éterneUe nuit, arrangeons-nous
pour que ce passage ne nous soit pas trop dou-
loureux, ou pour qu'il ne le soit qu'au plus petit
nombre possible d'entre nous. Supportons-nous et
aidons-nous mutuellement. Soyons bons. » S'ils
n'ont pas tous le crâne, les braves gens ont tous
le cœur fait de même et arrivent, sur l'ossentiel,
aux mêmes conclusions. Pascal dit : « Le cœur
aime l'être universel naturellement, et soi-même
naturellement, selon qu'il s'y adonne ; et il se durcit
contre l'un ou l'autre, à son choix » Âdonnons-nous
à. a aimer l'être universel », et refusons de nous
« durcir » contre lui. Cet effort, de l'aveu même
de Pascal, qui n'est pas suspect, est dans la nature
et selon la nature.
Je termine cette homélie. Je vous supplie, mes
chers camarades, de ne pas la juger émolliente. La
tolérance que j'ai louée n'est point l'indifférence,
ni le dilettantisme , ni la paresse. Au contra^ire.
Elle exige un grand effort, une perpétuelle sur-
veillance de soi. Elle s'allie très bien avec les
convictions fortes, et c'est parce qu'elle en con-
naît le prix qu'elle ne consent point à les haïr chez
les autres. Elle implique le respect de la personne
J94 LES CONTEMPORAINS
humaine. La tolérance enfin, c'est bien un des noms
de l'esprit critique : mais c'est aussi un des noms
de la modestie et de la charité. Elle est la charité
de l'intelligence.
Tolérez, mes chers camarades, notre maturité et
ses circonspections: nous tolérons, nous aimons
votre jeunesse et ses ardeurs et ses emportements.
Vous vaudrez mieux que nous ; vous le devez. Vous
ferez et vous verrez de belles choses — que nous ne
verrons point. C'est avec cette pensée et cet espoir
( mêlé d'envie) que je bois afTectueusement à T Asso-
ciation générale des Etudiants de Paris.
TABLE DES MATIERES
Louis Vbuiu.ot I
Làuartinb 79
Sa jeunesse , . 84
Les Méditations . , , 98
Les Harmonies = , , , , 120
Jocelyn , 161
La Chute d'un ange 180
Le Fragment ÙM Livre primitif Gi\fis Rectieillements 202
Db l'INFLDEMCB niÎGBiaTB DBS UTTÉRATURES DO NORD, . . , 225
FlODRINBS . 271
Virgile 273
L'auteur de Vlmitation 279
Racine 285
Madame de Sévigué 291
La Bruyère. . • 296
Joubert 302
Hippolyte Taine ..... 308
Ferdinand Brunetière 3i4
François Coppée . . 319
Melchior de Vogué . . .,...,. 325
Paul Hervieu .... ....... 329
Marcel Prévost. ......,,..., 333
Le Chat-Noir 337
Le général de Galliffet 342
Les Touve» 347
396 TABLE DES MATIÈRES
GuT DB Maupassant. . . , . .351
AitATOLB Francs ,.,,»..,. 361
La Solidarité. .».....«. <^ •> 377
Li ToLâRAHCa .......... :^ .... - îif
Poiliors. — Société Française d'Imprimerie et de Librairie.
CHEZ LES MÊMES EDITEURS
2$^ ANNÉE
Revue des Cours
et Conférences
Directeur : F. STRO\7SKI, Professeur à la Sorbonne
Seule, elle donne les principaux cours et leçons
des Universités de Paris et de Province
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Un numéro spécimen est envoyé contre 1 fr. en timbres-poste
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importantes de MM. Gaston Boissier, E. Boutroux, F. Brunetière, A. et
M. Croisel, Gaston Deschamps, Gharles Diehl, René Doumic, Emile
Faguel, E. Gebhart, Ernest Lavisse, Jules Lemaitre, Gustave Lanson, etc.
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d'histoire, par goût ou par profession.
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males, des écoles primaires supérieures et des établissements libres, qui
préparent un examen quelconque et qui peuvent suivre ainsi l'ensei-
gnement de leurs futurs examinateurs.
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les cours auxquels, trop souvent, ils ne peuvent assister.
Elle est indispensable aux professeurs des lycées de France qui cher-
chent des documents pour leurs thèses de doctorat, aux professeurs de
français dans les collèges ou universités de l'étranger, qui ont besoin de
se tenir au courant de l'évolution des idées et des méthodes dans le
haut enseignement.
Elle est unique, car il n'existe pas de revue en Europe, donnant un
ensemble aussi complet et aussi varié des cours et des leçons faits par
les maîtres les plus réputés, embrassant une aussi vaste étendue de
connaissances.
Elle est bon marché, car, en fin d'année, les 1.600 pages environ de la
Revue représentent la matière de dix volumes au moins, du type courant.
,«ï^-*
PQ
L4.8
t. 6
Lemaitre, Jules
Les contemporains
t. 6
PLEASE DO NOT REMOVE
SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARY
X ,.