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Full text of "Les contemporains; études et portraits littéraires"

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NOUVELLE   BIBLIOTHÈQUE  LITTÉRAIRE 

JULES  LEMAITRE 

DE    l'académie   française 

.0. 

LES 

CONTEMPORAINS 

ÉTUDES  ET  PORTRAITS  LITTÉRAIRES 

SIXIÈME     SÉRIE 

Louis  Veuillot  —  Lamartine 

Influence  hécente  des  littératures  du  Nord 

Figurines 

Guy  de  Maupassant 

Anatole  France 

PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE   FURNE 

BOIVIN    &    G'»,    ÉDITEURS 

3  et  5,  rue  Palatine  [VI") 
Tout  droit  de  tradaction  et  de  reproduction  réseroè. 

LES 

CONTEMPORAINS 

ÉTUDES  ET  PORTRAnS 


NOUVELLE  BIBLIOTHEQUE  LITTÉRAIRE 


JULES   LEMAITRB 

OB    l'aCADÉMIB    FRANÇAIS! 


LES 

CONTEMPORAINS 

ÉTUDES  ET  PORTRAITS  LITTÉRAIRES 


SIXIÈME  SÉRIE 


Louis  Vbuillot  —  Lamartine 

Implcbncb  récente  des  littératures  du  Nord 

Figurines 

Guy  DE  Maupassant 

Anatole  France 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  FURNE 

BOIVIN    &    G'«,    ÉDITEURS 

3  et  5,  rue  Palatine  [VIo) 


Tout  droit  de  traduction  et  de  reproduedon  réservé. 


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EN  GUISE  DE  PREFACE 


Il  y  a,  dans  une  Revue  illustre,  un  écrivain 
que  je  respecte  et  que  j'admire  infiniment. 
Depuis  quelque  temps,  il  ne  peut  plus  écrire 
une  page  sans  marquer  son  dédain  et  son  anti- 
pathie pour  ce  qu'il  appelle  la  littérature  et  la 
critique  personnelles.  (Au  fait,  est-ce  que  ce  ne 
serait  pas  de  la  «  littérature  personnelle  »,  l'ex- 
pression si  fréquente  et  si  véhémente  de  cette 
antipathie  ?)  Il  traite  avec  moquerie  les  critiques 
qui  parlent  trop  d'eux-mêmes,  et  qui  à  cause  de 
cela  ne  seront  jamais  que  de  «jeunes  critiques  ». 
Et,  par  malheur,  comme  il  est  grand  dialecticien, 
il  appuie  ce  sentiment  d'excellentes  raisons.  Et 
chaque  fois,  bien  qu'il  n'ait  peut-être  nullement 
pensé  à  moi,  je  prends  cela  pour  moi,  je  m'hu- 
milie, je  rentre  en  moi-même...  afin  d'apprendre 
à  en  sortir,  ou  à  faire  semblant. 


Ti  PRÉFACE 

(Et,  chose  admirable,  je  n'ai  jamais  tant  parlé 
demoi  que  depuis  qu'on  me  le  reproche,  juste- 
ment parce  que  je  veux  m'en  défendre.) 

Oui,  je  songe  quelquefois  à  me  corriger.  Il 
me  semble  que  cela  ne  serait  pas  très  difficile. 
Je  vous  assure  que  je  pourrais,  comme  un  autre, 
juger  par  principes  et  non  par  impressions.  On 
me  traite  d'esprit  ondoyant.  Je  serais  fixe  si  je  le 
voulais  ;  je  serais  capable  de  juger  les  œuvres, 
au  lieu  d'analyser  l'impression  que  j'en  reçois; 
je  serais  capable  d'appuyer  mes  jugements  sur 
des  principes  généraux  d'esthétique  ;  bref,  de 
faire  de  la  critique  peut-être  médiocre,  mais  qui 
serait  bien  de  la  critique... 

Seulement  alors,  je  ne  serais  plus  sincère.  Je 
dirais  des  choses  dont  je  ne  serais  pas  sûr. Au  lieu 
que  je  suis  sûr  de  mes  impressions.  Je  ne  sais, 
en  somme,  que  me  décrire  moi-môme  dans  mon 
contact  avec  les  œuvres  qui  me  sont  soumises. 
Cela  peut  se  faire  sans  indiscrétion  ni  fatuité, 
car  il  y  a  une  partie  de  notre  «  moi  »,  à  chacun 
de  nous,  qui  peut  intéresser  tout  le  monde.  Ce 
n'est  pas  de  la  critique  ?  Alors  c'est  autre  chose  : 
je  ne  tiens  pas  du  tout  au  nom  de  ce  que  je  fais. 

(4  novembre  1889.) 


PRÉFACE 


.  .  M-  Brunetière  est  incapable,  ce  semble,  de 
considérer  une  œuvre,  quelle  qu'elle  soit,  grande 
ou  petite,  sinon  dans  ses  rapports  avec  un 
groupe  d'autres  œuvres,  dont  la  relation  avec 
d'autres  groupes,  à  travers  le  temps  et  l'espace, 
lui  apparaît  immédiatement  ;  et  ainsi  de  suite. 
Toute  une  philosophie  de  l'histoire  littéraire  et, 
à  la  fois,  toute  une  esthétique  et  toute  une 
éthique  sont  visiblement  impliquées  dans  les 
moindres  de  ses  jugements.  Don  merveilleux  1 
Tandis  qu'il  lit  un  livre,  il  pense,  pourrait-on 
dire,  à  tous  les  livres  qui  ont  été  écrits  depuis 
le  commencement  du  monde.  Il  ne  touche  rien 
qu'il  ne  le  classe,  et  pour  l'éternité.  J'admire  de 
bon  cœur  la  majesté  d'une  telle  critique.  Si  tel 
de  ses  jugements  particuliers  paraît  «  étroit  », 
comme  on  dit,  ce  n'est  que  par  une  illusion  ou  un 
abus  de  mots  :  car  toute  une  conception  de  l'es- 
prit humain  et  de  la  destinée  humaine  tient  dans 
l'ampleur  sous-entendue  de  ses  considérants. 
Oui,  cela  est  beau.  Mais  en  voici  le  rachat.  Quelle 
tristesse  ce  doit  être  de  ne  plus  pouvoir  ouvrir  un 
livre  sans  se  souvenir  de  tous  les  autres  et  sans 


vm  PRÉFACE 

l'y  comparer  I  Juger  toujours,  c'est  peut-être  ne 
jamais  jouir.  Je  ne  serais  pas  étonné  que  M.  Bru- 
netière  fût  devenu  réellement  incapable  de  «  lire 
pour  son  plaisir  ».  Il  craindrait  d'être  dupe,  il 
croirait  même  commettre  un  péché.  Là  est  notre 
revanche  à  nous.  Cela  nous  est  égal  de  nous 
tromper  en  aimant  ce  qui  nous  plaît  ou  nous 
amuse, et  d'avoir  àsourire  demain  de  nos  admira- 
tions d'aujourd'hui.  Consentant  au  plaisir,  nous 
consentons  à  l'erreur.  Mais  d'abord  nos  erreurs 
sont  sans  conséquence  ;  elles  ne  sont  pas  liées 
entre  elles  ;  elles  ne  portent  que  sur  des  cas  par- 
ticuliers ;  au  lieu  que  si,  d'aventure, M. Brunetière 
se  trompait,  ce  serait  effroyable  ;  car,  outre  que 
son  erreur  aurait  été  sans  plaisir,  elle  serait  sans 
recours  ni  remède  ;  elle  serait  totale  et  irrépa- 
rable ;  ce  serait  un  écroulement  de  tout  lui- 
même.  Or,  il  ne  se  trompe  point,  sans  doute  : 
mais  enfin  qui  le  jurerait  ?  —  Et  ne  dites  pas  non 
plus  que  la  critique  personnelle,  la  critique  im- 
pressionniste, la  critique  voluptueuse,  comme 
vous  voudrez  l'appeler,  est  bien  pauvre  vraiment 
et  bien  mesquine  comparée  à  l'autre  critique,  à 
celle  qui  fait  entrer  le  ressouvenir  des  siècles 
dans  chacune  de  ses  appréciations.  Lire  un  livre 


PRÉFACE  IX 

pour  en  jouir,  ce  n'est  pas  le  lire  pour  oublier  le 
reste,  mais  c'est  laisser  ce  reste  s'évoquer  libre- 
ment en  nous, au  hasard  charmant  de  laméinoire  ; 
ce  n'est  pas  couper  une  œuvre  de  ses  rapports 
avec  le  demeurant  delà  production  humaine, mais 
c'est  accueillir  avec  bienveillance  tous  ces  rap- 
ports, n'en  point  choisir  et  presser  un  aux  dépens 
des  autres,  respecter  le  charme  propre  du  livre 
que  l'on  tient  et  lui  permettre  cTagir  en  nous... 
Et  comme,  au  bout  du  compte,  ce  qui  constitue 
ce  charme,  ce  sont  toujours  des  réminiscences  de 
choses  senties  et  que  nous  reconnaissons  ;  comme 
notre  sensibilité  est  un  grand  mystère,  que  nous 
ne  sommes  sensibles  que  parce  que  nous  sommes 
au  milieu  du  temps  et  de  l'espace,  et  que  l'ori- 
gine de  chacune  de  nos  impressions  se  perd  dans 
l'infini  des  causes  et  dans  le  plus  impénétrable 
passé,  on  peut  dire  que  l'univers  nous  est  aussi 
présent  dans  nos  naïves  lectures  qu'il  l'est  au 
critique-juge  dans  ses  défiantes  enquêtes. 

(12  septembre  189S.) 


...  Il  est,  pour  le  moins,  deux  façons  d'entendre 
la  critique  des  œuvres  littéraires. 


X  PREFACE 

Dans  le  premier  cas,  on  cherche  si  l'œuvre  esl 
conforme  aux  lois  provisoirement  «  nécessaires  » 
du  genre  auquel  elle  appartient,  ou  simplement 
aux  exigences  ou  habitudes  de  l'esprit  et  du  goût 
latins,  et,  d'autres  fois,  si  elle  est  conforme  aux 
intérêts  de  la  moralité  publique  et  de  la  conser- 
vation sociale.  Ou  bien,  quand  l'œuvre  est  d'im- 
portance et  qu'on  veut  «  élever  ses  vues  »,  on  s'ef- 
force de  la  situer  historiquement  dans  une  série 
de  productions  écrites  ;  ou  bien,  on  recherche 
quel  moment  elle  marque  dans  le  développement, 
la  dégénérescence  ou  la  transformation  d'un 
genre,  —  les  genres  littéraires  étant  considérés 
comme  un  je  ne  sais  quoi  de  vivant  et  d'orga- 
nique, qui  existerait  indépendamment  des  œuvres 
particulières  et  des  cerveaux  oi!i  elles  ont  été 
conçues...  Cette  critique-là,  qui  n'est  qu'une 
idéologie,  exclut  presque  entièrement  la  volupté 
qui  naît  du  contact  plein,  naïf,  et  comme  aban- 
donné, avec  l'œuvre  d'art.  Elle  nous  demande,  en 
outre,  de  continuels  actes  de  foi.  Et  elle  suppose, 
chez  ceux  qui  la  pratiquent,  une  grande  superbe 
intellectuelle,  une  extrême  surveillance  de  soi, 
et  comme  une  terreur  de  jouir  d'autre  chose  que 
des  démarches,  jeux  et  prouesses  dialectiques  de 


PRÉFACE  n 

son  propre  esprit.  On  m'a  rapporté  que  récrivain 
incroyablement  vivace  et  impétueux  qui  repré 
sente  chez  nous  cette  école  critique  disait  un  jour 
à  un  confrère  suspect  d'indolence,  d'ingénuité  et 
d'épicuréisme  littéraire  :  «  Vous  louez  toujours  ce 
qui  vous  plaît.  Moi,  jamais  ».  Dur  renoncement 
apparent  I...  J'ajoute  que  cette  critique  ascétique 
et  raisonneuse,  difficile  à  exercer  supérieure- 
ment, est  de  ces  emplois  qui  supportent  le  mieux 
une  médiocrité  honorable. 

L'autre  critique  consiste  à  définir  et  expliquer 
les  impressions  que  nous  recevons  des  œuvres 
d'art.  Elle  est  modeste  ;  toutefois,  ne  la  croyez 
pas  forcément  insignifiante.  Les  raisons  qu'on 
donne  d'une  impression  particulière  impliquent 
toujours  des  idées  générales.  On  ne  la  peut  mo- 
tiver sans  motiver  à  la  fois  tout  un  ordre  d'im- 
pressions analogues.  Et,  sans  doute,  le  critique 
«  impressionniste  »  semble  ne  décrire  que  sa 
propre  sensibilité,  physique,  intellectuelle  et 
morale,  dans  son  contact  avec  l'œuvre  à  définir  ; 
mais,  en  réalité,  il  se  trouve  être  l'interprète  de 
toutes  les  sensibilités  pareilles  à  la  sienne  Et 
ainsi  il  n'y  a  pas  de  «  critique  individualiste  ». 
Celle  qu'on  appelle  ainsi,  au  lieu  de  classer  les 


xu  PRÉFACE 

ouvrages,  classe  les  lecteurs  (ou  les  auditeurs). 
Mais  ne  voyez-vous  pas  que  classer  ceux-ci,  c'est, 
au  bout  du  compte,  distribuer  en  groupes  et  juger 
ceux-là,  et  qu'ainsi  la  critique  subjective  arrive 
finalement  au  même  but  que  l'objective,  par  une 
voie  plus  humble,  plus  couverte  et  peut-être 
moins  aventureuse,  puisqu'on  est  beaucoup  moins 
sûr  de  ses  jugements  que  de  ses  impressions? 

(23  janvier  1893.) 


LES  CONTEMPOBATNS 


LOUIS  VEUILLOT 


I 


J'ai  dessein  de  reprendre  et  de  poursuivre  cette 
série  des  Contemporains,  interrompue  pendant  cinq 
ou  six  ans  par  des  besognes  à  la  fois  plus  ambi- 
tieuses et,  au  fond,  plus  frivoles.  Car  c'est  sans 
doute  encore  la  forme  de  la  critique  qui,  à  propos 
des  personnes  originales  de  notre  temps  ou  des 
autres  siècles,  permet  le  mieux  d'exprimer  ce  qu'on 
croit  avoir,  touchant  les  objets  les  plus  intéres- 
sants et  même  les  plus  grands,  d'idées  générales  et 
de  sentiments  significatifs. 

Vous  me  demanderez  peut-étrepourquoi  j'ai  choisi, 
cette  fois,  Louis  Veuillot.  J'ai,  en  effet,  un  peu  peur 
que  toutes  vos  lumières  sur  lui  ne  se  bornent  à  sa- 

LnS  CONTEUPORÀIRS.    —    VI.  1 


2  LES   CONTEMPORAINS 

▼oir  qu'il  fut  un  grand  journaliste,  le  plus  violent,  le 
plus  éloquent  et  le  plus  spirituel  des  «  ultramon- 
tains  » ,  et  qu'il  a  laissé  une  page  curieuse  sur  Thérésa. 
Je  pourrais  vous  répondre  simplement  que  je  conti- 
nue à  me  laisser  apporter  mes  sujets  par  le  hasard 
de  mes  curiosités  ou  de  mes  souvenirs...  (Hélas  !  je 
sens  que  je  glisse  encore  dans  cette  «  critique  per- 
sonnelle B  qu'on  m'a  tant  reprochée  ;  mais  qu'y 
faire?)  Donc,  les  premiers  volumes  que  j'ai  reçus 
comme  a  livres  de  prix»,  c'était  Rome  et  Lorette  et  les 
Pèlerinages  de  Suisse;  et  ainsi  j'eus  de  bonne  heure  ce 
pli  de  considérer  Veuillot  comme  un  grand  homme. 
Enfant  et  adolescent,  j'ai  fréquenté  des  curés  de 
campagne  qui  ne  juraient  que  par  lui,  et  pour  qui  le 
rédacteur  en  chef  de  rC/ntwers  était  le  Judas  Mac- 
chabée de  notre  âge.  Et,  comme  ils  l'aimaient  et  l'ad- 
miraient un  peu  en  cachette  de  leur  évêque,  ce  culte 
qu'ils  me  faisaient  partager  avait  pour  moi  l'attrait 
de  quelque  chose  de  vaguement  défendu  ;  et  le  Mac- 
chabée catholique  m'apparaissail  avec  le  prestige 
d'un  héros  réfractaire,  d'un  outlaw,  suspect  aux 
puissances  établies.  Innocente  perversité  1  J'avais 
pour  Veuillot  d'autant  plus  de  considération  que  je 
savais  qu'il  était  redoutable  à  Mgr  Dupanloup,  lequel 
m'avait  «  confirmé  ».  Ces  impressions- là  ne  s'ou- 
blient point. 

Mais  au  reste  Louis  Veuillot  nous  est  tout  à 
coup  redevenu  t  actuel  ».  Naguère  deux  des  plus 
anciens  rédacteurs  de  VLnivert  se  retiraient    du 


LOUIS  VEUILLOT  3 

journal,  ne  pouvant  prendre  sur  eux  de  conformer 
désormais  leur  conduite  politique  aux  instructions  du 
pape  Léon  XIII.  Ces  instructions,  M.  Eugène  Veuil- 
lot  les  avait  pleinement  acceptées.  Je  me  demandai 
alors  :  Qu'eût  fait  Louis  Veuillot  ?Et  quelle  serait  au- 
jourd'hui son  attitude?  Et  c'est  ainsi  quejefus  amené 
à  mieux  connaître  son  œuvre,  que  je  n'avais  jusque- 
là  qu'effleurée. 

Cette  œuvre  est  considérable  :  cinquante  volumes 
presque  tous  fort  compacts,  —  sans  compter  les  ar- 
ticles non  recueillis  et  qui,  je  pense,  formeraient  une 
masse  au  moins  égale  d'imprimé.  De  tout  cela,  je 
crois  avoir  exploré  et  retenu  l'essentiel.  Ce  qui  est 
sûr,  c'est  que  j'ai  rarement  vu  plus  immense  labeur, 
ni  plus  rigoureuse  unité  d'esprit  et  de  doctrine  dans 
des  occasions  plus  variées,  ni  plus  riche  et  plus  ro- 
buste tempérament  d'écrivain.  Et  je  l'ai  aimé  davan- 
tage, à  mesure  que  j'ai  compris  quelle  rare  et  forte 
et  originale  espèce  de  chrétien  il  avait  été . 

Mais,  pour  me  retrouver  dans  cette  surabondance 
de  documents,  je  suis  bien  forcé  de  recourir  à  l'arti- 
fice des  divisions  et  d'étudier  tour  à  tour,  dans 
Louis  Veuillot,  bien  qu'en  réalité  ils  s'y  confondent 
(aussi  m'arrivera-t-il  sans  doute  de  les  mêler  un 
peu),  l'homme,  le  catholique  et  l'artiste. 


LES    CONTEMPORAINS 


n 


Il  était  du  peuple,  du  tout  petit  peuple  ;  né  à  Boy- 
nes,  dans  le  Gâtinais,  d'une  mère  bourguignonne. 
Son  père  était  ouvrier  tonnelier  et  ne  savait  pas  lire. 
Louis  Veuillot  connut,  dans  son  enfance,  la  vie 
humble,  étroite,  indigente.  Comme  beaucoup  d'arti- 
sans de  la  campagne,  ses  parents  furent  contraintt 
par  la  misère  de  venir  chercher  un  refuge  à  Paris. 
Louis  s'éleva  tout  seul.  Écolier  de  la  mutuelle,  puis 
saute-ruisseau,  sans  nulle  éducation  religieuse  (il  fit 
sa  première  communion  comme  la  font  les  gamins 
de  Paris,  et  ses  parents  étaient  de  braves  gens  qui 
n'allaient  pas  à  la  messe),  il  se  forma  principalement 
dans  1&  rue  et  dans  les  cabinets  de  lecture,  au 
hasard.  Il  fut  un  autodidacte,  comme  quelques- 
uns  des  plus  originaux  esprits  de  ce  temps.  Il  était 
sensible  et  fier,  frémissant  aux  injustices,  prêt  à  la 
révolte.  «  Dans  mon  enfance,  dit-il  (l'«  préface  des 
Libres  Pemeurt)^  quand  certain  patron  de  mon  père 
venait  lui  intimer  durement  ses  ordres,  mon  cœur 
bondissait,  j'éprouvais  un  frénétique  désir  d'écraser 
cet  insolent.  Je  me  disais  :  «  Qui  l'a  fait  maître  et  mon 
père  esclave  ?  mon  père  qui  est  bon,  brave  et  fort, 
et  qui  n'a  fait  de  tort  à  personne  ;  tandis  que  celui- 
ci  est  chétif,  méchant,  larron  et  de  mauvaises 
mœurs.   Mon  père  et  cet  homme,    c'était  tout  ce 


LOUIS  VEUILLOT  8 

que  je  voyais  de  la  société.  »  Rappelez-vous  celle 
note. 

Cependant,  le  don  d'écrire  était  dans  ce  gavroche. 
Après  la  révolution  de  1830,  n*ayant  pas  encore 
vingt  ans,  il  est  journaliste  à  Rouen,  puis,  à  Péri- 
gueux,  rédacteur  en  chef  d'un  journal  ministériel.  Il 
ydéfendait  le  gouvernement  du  «juste-milieu»  et 
y  servait  la  bourgeoisie  qu'il  haïssait  instinctive- 
ment. Mais  il  fallait  vivre.  «Sans  aucune  préparation, 
je  devins  journaliste.  Je  me  trouvai  de  la  Résistance  : 
j'aurais  été  tout  aussi  volontiers  du  Mouvement,  et 
même  plus  volontiers.  » 

C'est  lui  le  petit  journaliste  vivace,  le  gamin  hardi 
et  généreux  dont  il  nous  fait  le  portrait  dans  son  ro- 
man de  X Honnête  Femme,  k  vingt-quatre  ans,  pour 
avoir  vu  de  près  la  basse  cuisine  politique,  la  sottise 
et  la  vanité  des  gens  en  place,  l'égoïsme  et  l'hypo- 
crisie de  ceux  qui  formaient  alors  le  a  pays  légal  », 
il  commençait  à  connaître  les  hommes,  et  il  les  mé- 
prisait parfaitement.  Mais  sa  jeune  misanthropie  était 
allègre  et  goûtait  déjà  ces  joies  de  la  bataille,  dont 
jamais  il  ne  sut  se  défendre.  «  Quel  plaisir  de  dauber 
sur  ce  troupoau  de  farceurs  illustres  et  vénérés  l 
Croirait-on,  à  les  voir  couverts  de  cheveux  blancs, 
de  croix  d'honneur,  de  lunettes  d'or,  de  toges  et  d'ha- 
bits brodés,  fiers,  bien  nourris,  maîtres  de  cette  so- 
ciété qu'ils  grugent...  croirait-on  que  leurs  calculs 
sont  dérangés,  que  leur  sommeil  est  troublé  par  le 
bruit  du  fouet  dont  ils  ont  eux-mêmes  armé  un  pau- 


«  LES   CONTEMPORAINS 

vre  petit  diable  sans  nom,  sans  fortune  et  sans 
talent!...  Grosses  outres  gonflées  de  fourberie  et 
d'usure,  je  saurai  tirer  de  vous  quelque  chose  qui 
pourra  suppléer  au  remords  1  » 

Il  rougissait  d'être  un  bourgeois  payé  par  des 
bourgeois  :  il  se  souvenait  avec  amertume  de  «  cet 
infortuné  peuple  de  ses  frères  qu'il  avait*  quitté 
lâchement  i.  (Je  cite  beaucoup,  car  il  est  très  im- 
portant de  bien  connaître  le  point  d'où  Veuillot  est 
parti.  )  «  Là,  continuait-il,  j'ai  mon  père  qu'on  a  usé 
comme  une  bête  de  somme,  et  ma  mère  courbée 
sous  le  chagrin...  Le  hasarda  voulu  qu'un  rayon  de 
soleil  réchauffât  leurs  derniers  jours.  Je  pouvais 
aussi  bien  n'être  qu'un  infirme  de  plus  dans  le  grabat 
où  la  faim  nous  aurait  dévorés...  Ah  !  j'ai  fait  une 
action  honteuse  quand  j 'ai  vendu  ma  voix  aux  artisans 
des  misères  publiques,  à  ceux  qui  vivent  des  sueurs 
populaires  et  ne  se  soucient  pas  de  remédier  aux  tor- 
tures que  leur  égoïsme  enfante  et  perpétue  1  Allez 
chez  ces  manufacturiers  dont  je  suis  ici  l'organe  : 
vous  verrez  dans  leurs  ateliers  ce  qu'on  y  fait  de  la 
chair  humaine.  Si  mon  père  pouvait  comprendre  sa 
situation,  il  refuserait  le  pain  dont  je  le  nourris  ; 
mieux  vaudrait  pour  moi  n'avoir  ajouté  qu'un  cri  de 
ùaine,  un  gémissement  à  cette  plainte  éternelle  que 
n'écoutent  ni  la  terre  ni  les  cieux.  »  Et  le  petit  jour- 
naliste ajoutait  :  «  Ces  pensées  me  jettent  dans  une 
espèce  de  délire  »  .  Et  ailleurs,  pour  se  débarbouiller 
des  bourgeois,  il  se  retourne  vers  le  peuple,  que  nul 


LOUIS   VEUILLOT  T 

n'a  aimé  plus  constamment  que  lui  ;  il  croit  décou- 
vrir chez  les  paysans  «  un  fonds  d'idées  saines  et  gé- 
néreuses, le  robuste  instinctde  la  justice,  de  violentes 
antipathies  contre  les  mensonges  du  libéralisme, 
une  vague  attente  de  vengeance  humaine  ou  divine 
contre  tous  ces  petits  oppresseurs  qui  les  trompent^ 
les  tyrannisent  et  les  humilient  ».  Et  il  les  appelle 
contre  «  les  messieurs  »,  comme  autrefois  l'Église, 
«  effrayée  des  crimes  de  la  civilisation,  se  tournait 
avec  une  sorte  d'espérance  vers  les  barbares.  » 

Or,  parmi  toutes  ces  imprécations,  le  petit  jour- 
naliste n'était  pas  content  de  lui.  Il  menait  exacte- 
ment la  vie  qu'il  reprochera  plus  tard  avec  tant 
d'âpreté  à  beaucoup  d'  «  honnêtes  gens  »  de  ses  con- 
temporains. Sans  être  fort  débauché,  il  n'était  point 
chaste.  Sans  être  formellement  impie  (dès  cette 
époque  il  paraît  avoir  été  assez  retenu  dans  ses  dis- 
cours touchant  les  choses  de  la  religion),  il  était 
incroyant,  et  n'avait  pas  mis  les  pieds  dans  une 
église  depuis  sa  première  communion.  Mais  du 
moins  il  n'était  nullement  fier  de  son  état  moral,  et 
il  souffrait  de  ne  savoir  où  il  allait.  Il  était  inquiet, 
avec  d'étranges  accès  de  sensibilité.  Son  ironie  ne 
lui  était  souvent  qu'un  masque  ou  une  attitude. 
«  ...  Au  sortir  d'une  conversation  où  j'aurai,  par 
l'excès  de  mes  dédains,  étonné  des  âmes  éteintes, 
j'irai  dévorer  en  pleurant  quelque  puéril  récit 
d'amour...  Un  son  de  voix,  un  regard,  me  jettent 
dans  des  chimères  de  tendresse  et  de  mélancolie 


I  LES  CONTEMPORAINS 

d*oti  je  ne  puis  plus  sortir.  Je  ne  sais  rien  à  quoi 
ne  morde  cette  rage  d'aimer.  L'autre  jour,  en  lisant 
Plutarque,  j'étais  épris  deCléopâtre.  Jugez  paria 
du  reste.» 

Si  je  ne  me  trompe,  Veuillot  à  vingt-quatre  ans 
était,ou  peu  s'en  faut  (car  tout  recommence), dans  la 
disposition  d'àme  de  ces  jeunes  gens  d'aujourd'hui 
qui  sont  inquiets  de  Dieu  et  de  Thumanité  et  qui 
cherchent  à  la  fois  la  vérité  religieuse  et  la  solution 
des  questions  sociales,  —  à  cette  différence  près  que 
ces  jeunes  hommes  dont  je  parle  sont  beaucoup  plus 
instruits  que  ne  Tétait  alors  Veuillot,  qu'ils  connais- 
sent les  philosophes,qu'ils  sont  surveillés  et  arrêtés, 
après  tout,  par  leur  propre  esprit  critique,  et  qu'il 
est  h  craindre  que  leur  raison  trop  exercée  ne  leur 
permette  jamais  de  faire  ce  «  saut  dans  le  gouffre  » , 
qui  est  peut-être  le  saut  dans  la  lumière. 

A  ce  moment  où  le  petit  journaliste  défendait  à 
Périgueux  le  gouvernement  des  satisfaits,  tout  en 
songeant  à  part  lui  qu'il  faisait  peut-être  une  beso- 
gne honteuse, —  s'il  avait  rencontré  sur  son  chemin 
quelque  théoricien  du  socialisme,  imposant  par  sa 
foi,  ardent  de  langage,  austère  de  mœurs  et  sacer- 
dotal d'allures,  comme  il  s'en  est  trouvé,  il  n'est  pas 
déraisonnable  de  supposer  qu'il  eût  suivi  cet  apôtre 
en  lui  disant  :  t  C'est  vous  la  vérité  et  la  vie  ».  Il  y 
avait  certes,  dans  Veuillot,  de  quoi  fournir  une  car- 
rière admirable  de  révolté.  Comme  il  était  courageux 
et  batailleur,  il  n'eût  pas  manqué  une  barricade  et 


LOUIS    VEUILLOT  9 

eût  fait  de  la  prison  autant  qu'aucun  autre.  Il  eût 
composé  de  merveilleux  évangiles  de  l'avenir  tout 
bouillonnants  de  la  plus  redoutable  éloquence  et 
pénétrés  de  la  plus  tendre  poésie.  On  le  citerait 
aujourd'hui  avec  les  Leroux,  les  Proudhon,  les 
Lamennais,  et  il  serait  le  plus  grand  écrivain  de  la 
révolution  sociale. 

Ou  bien,  simplement,  les  tourments  sacrés  de  sa 
jeunesse  se  seraient  peu  à  peu  apaisés. Et  alors  il  eût 
été  un  honnête  homme  suivant  Je  monde,  un  vague 
libéral  résigné  à  un  ordre  social  où  sa  place  n'eût 
point  été  mauvaise,  li  n'eût  été,  enfin,  qu'un  littéra- 
teur de  premier  ordre.  Il  eût  pu  donner  encore  plus 
largement  carrière  à  son  esprit  d'ironie  et  de  déri- 
sion, car  il  eût  eu  moins  de  choses  à  respecter  ;  il 
eût  écrit  d'excellents  romans  satiriques  et  réalistes  ; 
il  eût,  fort  aisément,mis  Edmond  Âbout  et  quelques 
autres  dans  sa  poche  ;  il  aurait  été  académicien  ; 
il  aurait  mené  une  vie  commode  ;  il  n'aurait  eu,  en 
fait  d'ennemis,  que  sa  portion  congrue  ;  tout  le 
monde  saurait  aujourd'hui  qu'il  fut  un  des  maîtres 
de  la  langue  ;  il  commencerait  à  entrer  dans  les 
anthologies  qu'on  fait  pour  les  lycées,  et  une  rue 
de  Paris  porterait  son  nom. 

Mais  l'inquiétude  du  petit  journaliste  ne  s'apaisa 
pas,  et  il  ne  rencontra  point  l'apôtre  qui  l'eût  pu 
conquérir  à  l'armée  de  la  révolte.  Il  alla  à  Rome,  et 
il  s'y  convertit. 


iO  LES   CONTEMPORAINS 


III 


Comment  cela  se  flt-il  ? 

Dans  toute  conversion,  il  y  a  quelque  chose  qui 
nous  échappe  et  qu'il  faut  bien  appeler,  comme  le 
font  les  convertis  eux-mêmes,  «l'action  de  la  grâce». 
Tenons-nous-en  aux  causes  apparentes  et  aux 
caractères  particuliers  de  la  conversion  de  Louis 
Veuillot. 

Je  remarque  d'abord  qu'elle  sortit  d'une  angoisse 
morale  plutôt  qu'intellectuelle,  qu'elle  n'eut  rien  de 
«  métaphysique  »,  qu'elle  n'esi  nullement  de  la 
même  espèce  que  la  conversion  (à  rebours)  d'un 
Jouffroy  ou  que  la  conversion  (relative)  d'un  Pascal, 
Veuillot  n'avait  point  le  cerveau  philosophique. 
C'était  un  pur  sentimental.  Il  dit  dans  sa  correspon- 
dance :  «...  Quant  à  moi,  j'ai  le  bonheur  d'être 
complètement  inepte  en  philosophie,  et  je  ne  lis 
rien  de  tout  ce  qui  se  présente  sous  cette  forme.  » 

Cette  conversion  ne  fut  non  plus  ni  soudaine  ni 
tragique.  Veuillot  n'eut  pas,  à  proprement  parler, 
sa  a  nuit  ».  L'illumination  qu'il  eut  à  Rome  ne  fut 
que  l'achèvement  d'un  travail  secret  de  plusieurs 
années. 

Il  avait  un  grand  besoin  de  certitude.  La  profes- 
sion de  spectateur  amusé  n'était  point  son  fait. 
Il  éprouva  de  bonne  heure,  de  façon  aiguë  et  per- 


LOUIS   VEUILLOT  H 

sistante,  ce  que  nous  ne  sentons  qu'à  certaines 
minutes  et  mollement  :  le  vide  et  l'inutilité  de  la  vie 
d'un  journaliste,  ou  d'un  littérateur,  ou  d'un  bour- 
geois, qui  n'est  que  cela.  Faire  des  besognes  aux- 
quelles on  croit  à  moitié  «^U  pas  du  tout  ;  écrire  des 
livres  où  l'on  ne  met  point  son  âme,  mais  seulement 
quelques  conjectures  ou  spéculations  sur  la  vie  ; 
obtenir  par  là  de  petits  succès  ;  cueillir  en  passant 
de  petits  plaisirs  égoïstes  ;  vivre  au  jour  le  jour  ; 
compyendre  çà  et  là  quelques  petites  choses,  mais 
ignorer  en  somme  ce  que  Ton  est  venu  faire  au 
monde  ;  vivre  en  se  passant  de  la  vérité  ;  vivre 
sans  vouer  sa  vie  à  une  cause  aussi  humaine  et 
générale  que  possible  ;  c'est-à-dire  vivre  comme 
nous  vivons  presque  tous...  cela  parut  très  vite 
misérable  au  jeune  rédacteur  en  chef  du  Mémorial 
de  Périgueux.  Au  temps  même  où  il  daubait  les  bour- 
geois libres-penseurs  de  Chignac,  il  lui  arrivait  de 
faire  sur  lui-même  un  loyal  retour.  C'est  que  le  petit 
journaliste  avait  déjà  une  vie  intérieure,  a  Ah  1  s'é- 
criait-il, je  ris  des  reproches  qu'ils  peuvent  me  faire  : 
mais  j'évite  de  descendre  en  moi-même,  car  c'est  là 
que  je  suis  leur  égal,  et  peut-être  leur  inférieur.  Ils 
savent  ce  qu'ils  veulent,  et  je  ne  le  sais  pas;  et,  si 
j'ai  des  troubles  qu'ils  ne  connaissent  pas,  qui  m'as- 
sure que  je  ne  suis  pas  traître  à  mon  âme  et  à  ma 
destinée,  autant  et  plus  qu'ils  ne  le  sont  eux- 
mêmes  au  but  final  de  la  vie  ?  Mais  quel  est-il,  ce 
but  mystérieux,  invisible?  » 


«  LES   CONTEMPORAINS 

Il  se  convertit  donc,  premièrement,  en  haine  de 
cette  incertitude,  parce  que  la  spéculation  philoso- 
phique, dont  il  est  d'ailleurs  peu  capable,  ne  lui  suf- 
fit pas  ;  parce  qu'il  lui  faut  une  règle  absolue  de  ses 
actes,  et  dont  la  sanction  soit  en  dehors  de  lui: 
bref,  il  se  convertit  pour  avoir  la  paix  de  la  cons- 
cience. 

Ce  besoin  de  paix  intime  se  confondait  avec  un 
autre  :  le  besoin  d'être  meilleur,  de  mériter.  Même 
avant  d'être  chrétien,  il  se  sentait  humilié  de 
l'égoïsme,  de  l'inutilité  et  de  l'impureté  de  sa  vie. 
Mystérieux  phénomène  moral  :  il  avait  des  remords 
sans  croire  pourtant  qu'il  fît  des  choses  défendues 
ni  qu'il  transgressât  une  règle  ;  il  avait  le  sentiment 
du  péché  avant  la  connaissance  et  l'acceptation  de 
la  loi.  «  Témoignage  d'une  àme  naturellement  chré- 
tienne »,  selon  l'immortel  mot  de  Tertullien.  Même 
au  temps  de  son  «  erreur  »,  alors  qu'il  lui  arrivait  de 
s'échapper,  comme  les  autres,  en  facéties  et  impiétés 
d'estaminet,  ses  collaborateurs  l'accusaient  d'avoir, 
comme  journaliste,  «  du  penchant  pour  les  choses 
religieuses  ».  C'est  son  frère  qui  nous  ledit,  et  je 
n'ai  aucune  peine  à  le  croire.  Dès  cette  époque,  il 
remarquait  que  les  exemplaires  les  plus  complets  et 
les  plus  assurés  de  vertu,  ceux  qui  nous  inspirent 
le  plus  de  confiance ,  nous  sont  offerts  par  des 
croyants  au  surnaturel,  et  qu'il  n'y  arien  de  meil- 
leur ni  de  plus  respectable  qu'un  bon  prêtre  ou 
qu'une  religieuse  sainte.  Et  secrètement,  peut- être 


I.OUIS   VEUILLOT  13 

à  son  insu,  son  sens  pratique  en  tirait  déjà  des  con- 
séquences. 

Enfin,  la  troisième  et,  il  faut  le  dire  à  son  hon- 
neur, la  plus  déterminante  raison  de  sa  conversion, 
ce  fut  la  «  charité  du  genre  humain  »,  ce  fut 
l'amour  du  peuple,  l'amour  des  humbles,  des  souf- 
frants, des  ignorants, des  opprimés.  Les  textes  abon- 
dent et  surabondent  chez  lui,  par  où  l'on  pourrait  Itt 
démontrer.  Je  veux  du  moins  citer  une  page  capitale 
de  la  première  préface  des  Libres  Penseurs  : 

Mon  père  était  mort  à  cinquante  ans.  C'était  tm  simple  ou- 
vrier, Bans  lettres,  aana  orgueil.  Mille  infortunes  avaieut 
traversé  ses  jours  remplis  de  durs  labeurs...  Personne, 
durant  cinquante  ans,  ne  s'était  occupé  de  son  âme...  Il 
avait  toujours  eu*  des  maîtres  pour  lui  vendre  l'eau,  le  s«l  et 
l'air,  pour  lever  la  dîme  de  ses  sueurs,  pour  lui  demander  1« 
gang  de  ses  fils  ;  jamais  un  protecteur,  jamais  un  guide... 
Au  fond,  que  lui  avait  dit  la  société?...  «  Sois  soumis  ©t  Boi> 
prob«  ;  car,  si  ta  te  révoltes,  on  te  tuera  ;  si  tu  dérobes,  on 
t'emprisonnera.  Mais  si  tu  souffres,  nous  n'y  pouvons  rien  ; 
et,  si  tu  n'as  pas  de  pain,  va  à  l'hôpital  etmeurs,  cela  ne  nous 
regarde  plus.  »  Voilà  ce  que  la  lociété  lui  avait  dit,  et  pas 
autre  those...  Elle  n'a  de  pain  pour  les  pauvres  qu'au  Dépôt 
de  mendicité  ;  des  cod  solutions  et  des  respects,  elle  n'en  a 
nulle  part... 

Mon  père  avait  donc  travaillé,  il  avait  souffert,  et  il  était 
mort.  Sur  le  bord  de  sa  fosse,  je  songeai  aux  tourments  d» 
sa  vie,  je  les  évoquai,  je  les  vis  tous  ;  et  je  comptai  ausBÎ 
les  joies  qu'aurait  pu  goûter,  malgré  sa  condition  servile,  ce 
cœur  vraiment  fait  pour  Dieu.  Joies  pures,  joies  profondes  l 
Le  crime  d'une  société  que  rien  ne  peut  absoudre  l'en  avait 
privé.  Une  lueur  de  vérité  funèbre  me  fît  maudire,  bob  le 


14  LES  CONTEMPORAINS 

travail,  non  la  pauvreté,  non  la  peine,  mais  la  grande  ini- 
quité sociale,  l'impiété,  par  laquelle  est  ravie  aux  petits  de  ce 
monde  la  compensation  que  Dieu  voulut  attacher  à  l'infé- 
riorit«  de  leur  sort.  Et  je  sentis  l'anathème  éclater  dans  la 
Tétiémence  de  ma  douleur. 

Oui,  ce  fut  là  1  Je  commençais  de  connaître,  de  juger 
cette  société,  cette  civilisation,  ces  prétendus  sages.  Reniant 
Dieu,  ils  ont  renié  le  pauvre,  ils  ont  fatalement  abandonné 
son  âme.  Je  me  dis  :  —  Cet  édifice  social  est  inique, 
il  sera  détruit.  J'étais  chrétien  déjà  ;  «  je  ne  Favais  été,  dèê 
ee  jour  j'aurais  appartenu  aux  sociétés  secrètes. 

Jamais  conversion  religieuse  ne  fut,  dans  ses  mo- 
biles profonds,  plus  pitoyable  aux  hommes,  plus 
soucieuse  des  souffrants,  plus  «  populaire  ».  Long- 
temps avant  le  coup  de  la  grâce,  le  catholicisme 
commençait  d'apparaître  à  Veuillot  comme  le  grand 
et  seul  remède  aux  maux  humains  :  aux  troubles  de 
l'âme  par  la  certitude  ;  aux  souffrances  et  aux  injus- 
tices sociales,  soit  par  la  charité  chrétienne,  soit 
par  la  sanction  après  la  mort. 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  qu'il  alla  à  Rome. 
C'est  le  lieu  par  excellence  des  t  retraites  »,  celui 
où  se  nourrissent  le  mieux  les  rêves  :  rêves  d'art, 
rêves  de  volupté,  rêves  de  perfection  morale.  L'at- 
mosphère y  est  pleine  de  souvenirs  et  comme  saturée 
d'âme.  J'ai  dit  que  Veuillot  était  peut-être  par-dessus 
tout  un  homme  de  sentiment,  un  poète  :  la  Rome 
catholique  s'empara  de  lui  tout  entier,  et  avec  une 
force  inouïe.  Par  la  vertu  des  témoignages  sensibles, 
des  symboles  qui  y  sont  accumulés,  et  dont  il  subis- 


LOUIS   \EUILLOT  15 

sait  la  magie  enveloppante,  le  catholicisme  s'im- 
posa à  son  esprit  comme  la  seule  explication  per- 
manente et  complète  du  monde  et  de  la  vie  ;  il  y 
reconnut  la  vraie  panacée  de  l'universelle  misère,  le 
salut  de  l'ignorante  humanité.  L'enchantement  spiri- 
tuel de  ses  sens  acheva  la  transformation  de  son 
cœur  :  il  eut  d'ineffables  attendrissements,  il  pleura 
dans  les  églises.  Dans  nulle  conversion  il  n'y  eut 
plus  d'amour. 


IV 


La  vérité  connue  et  embrassée,  ilne  la  lâcha  plus. 
Catholique,  il  voulut  vivre  pleinement  en  catholique. 
Cela  n'alla  pas  d'abord  tout  seul.  Le  «  vieil  homme  » 
résistait.  Le  nouveau  converti  eut  quelques  mois  de 
profonde  angoisse  :  il  regrettait  ce  qu'il  voulait 
quitter.  Il  écrivait  à  son  frère  {Corresp.,  I,  p.  25  )  : 

Je  Buis  horriblement  triste,  et  du  vieux  fonds  que  tu  me 
connais,  et  de  ce  qui  s'ajoute  chaque  jour,  et  enfin  de  la 
peur  que  me  fait  éprouver  ce  continuel  accroissement,  quand 
je  riens  à  y  songer. 

U  dit  encore  ceci,  que  l'on  sent  être  très  vrai  : 

C'est  justement  depuis  ce  moment-IA  (celui  de  sa  conversion 
définitive)  que  je  souffre  le  plus.  Le  combat  a  réellement 
commencé  à  l'acte  qui  devait  le  finir  :  ce  qui  était  clair  à  mon 
esprit  devient  douteux  ;  ce  que  j'ai  abandonné  avec  le  plua 
de  facilité  me  devient  cher. 


16  LES   CONTEMPORAINS 

Et  ceci,  d'une  si  belle  et  courageuse  sincérité,  et 
qui  me  paraît  aller  loin  dans  la  connaissance  de  notre 
misérable  cœur  : 

...  Évidemment  cette  latte  doit  se  terminer  par  le  triompha 
du  bien  ;  mais  elle  est  longne  et  âouloureuse  en  raison  de 
mal  qu'on  a  commis  :  car  on  n'a  pas  fait  une  faute,  si  odieuse 
Boit-elle,  qu'on  ne  désire  la  faire  encore,  et  faire  pis.  Chaque 
vice  de  la  vie  passée  laisse  au  cœur  une  racine  immonde^ 
qu'il  faut  en  arrach-^r  avec  des  tenailles  ardentes.  Cela  sem- 
ble une  chose  épouvaatable  d'être  tenu  à  une  vie  honnête 
et  réglée  par  le  grand  devoir  divin. 

Et  cependant,  il  se  sent  une  force  qu'il  n'avait  pas 
auparavant  : 

...  Ces  actes,  ces  fautes,  ces  plaisirs,  pour  lesquels  on  avait 
du  mépris,  on  s'y  laissait  entraîner  :  maintenant  qu'ils  in»- 
pirent  un  attrait  horrible,  qu'ils  vous  donnent  une  soif  d'en- 
fer, vous  .n'y  cédez  pas.  C'est  la  récompense  :  elle  est  lente, 
elle  est  rare,  elle  etit  maudite  parfois  lorsqu'elle  vient  ;  mais 
elle  vient. 

Ce  trouble,  ces  «  tentations  hideuses  »,  je  ne  jure- 
rais pas  que  Veuillot  en  fût  jamais  complètement 
affranchi.  Jusqu'au  bout,  il  aura,  çà  et  là,  des  aveux 
sur  sa  misère  intime,  pour  lesquels  nous  l'aimerons 
peutrétre  plus  encore  que  pour  ses  généreuses  et 
éblouissantes  colères.  Cet  homme  fut  d'une  étrange 
franchise  et,  contre  Topinion  commune,  doux  et 
humble  de  cœur. 

Il  triompha  du  moins  assez  vite  de  ces  premiers 
assauts,  plus   redoutables,  qui  suivirent  immédia- 


LOUIS  \EUILLOT  il 

tement  son  retour  à  Dieu,  de  la  séduction  du  péché 
encore  tout  proche,  des  mauvais  souvenirs  encore 
tout  chauds  dans  le  sang  de  ses  veines.  Comment  7 
Comme  il  le  devait  :  par  la  prière,  la  confession,  la 
communion,  par  la  pratique  obstinée  de  ce  mysti- 
que «  abêtissez- vous  »  de  Pascal,  dont  il  a  donné 
{Mélanges,  I)  le  plus  pénétrant,  le  plus  admirable 
commentaire. 

Une  des  grandes  sottises  de  ses  ennemis  fut  assu- 
rément de  l'avoir  traité  de  tartufe.  Cela  ne  vaut  pa» 
la  peine  d'être  réfuté,  pour  peu  qu'on  ait  lu  Veuillot 
et  que  l'on  sache  lire.  Sa  conversion  eut  pour  pre- 
mier effet  de  lui  faire  payer  ses  dettes  : 

...  Sai8-tu  jusqu'où  vont  les  agréables  restes  de  mon  beau 
passé  V  Sais-tu  ce  qui  me  reste  de  tous  mes  essais  de  plaisirs, 
de  mes  rages,  de  mes  colères,  de  tant  de  pleurs  versés  et  de 
temps  perdu  ?  Je  viens  d'en  faire  le  calcul  :  5  000  francs  do 
dettes,  dont  1  000  francs  pressent  et  devraient  être  déjà 
payés.  Des  dettes  oubliées  se  sont  réveillées  au  fond  de  ma 
conscience  ;  et  ma  conversion  n'eût-elle  produit  que  cela, 
cous  devrions  tous  la  bénir.  {Lettres  à  son  frère.) 

Il  se  mit  à  être  un  très  scrupuleux  honnête 
homme.  Il  s'occupa  tendrement  de  son  frère  cadet, 
fit  des  livres  pour  constituer  à  ses  deux  sœurs  une 
petite  dot,  ne  se  maria  que  lorsqu'elles  furent  pour- 
vues. Très  aimé  et  employé  de  M.  Guizot,  secrétaire, 
en  Algérie,  du  maréchal  Bugeaud,  il  ne  tenait  qu'à 
lui   d'avoir  une  grande  situation    dans  la   presse 

LBS   CONTBtIPORikINS.    —   TI.  2 


18  LES    CONTEMPORAINS 

ministérielle.  Mais  il  était  de  ceux  qui  ne  s'arrÀtent 
pas  en  chemin,  qui  ne  font  pas  au  devoir  sa  part, 
qui  vont  jusqu'au  devoir  d'exception.  Il  repoussa  les 
avantages  offerts,  voulut  se  garder  libre,  et,  puisqu'il 
était  catholique  et  que  son  don  particulier  était 
celui  de  l'écrivain,  fonda  un  journal  catholique  : 
entreprise  hasardeuse  et  qui  eut  de  difficiles  com- 
mencements. Toujours  il  dédaigna  la  fortune.  Sa 
vie,  quand  on  Tembrasse,  est  harmonieuse  et  belle, 
toute  d'incroyable  labeur  et  de  sacrifices  allègrement 
portés,  les  uns  publics,  les  autres  secrets  et  que 
ses  lettres  révèlent  ou  laissent  deviner. 


Il  fut  un  des  grands  catholiques  de  ce  temps;  le 
plus  grand  peut-être,  si  l'on  considère  la  puissance 
et  l'ardente  et  amoureuse  combativité  de  son  talent  ; 
le  plus  original,  si  l'on  fait  attention  à  l'absolue 
purelé  de  son  catholicisme,  rare  et  neuf  par  cette 
pureté  même  et  cette  simplicité. 

Il  lui  fut  avantageux,  en  somme,  de  n'avoir  reçu, 
dans  son  enfance,  presque  aucune  éducation  reli- 
gieuse ;  d'avoir,  en  vrai  gamin  de  Paris,  fait  sa  pre- 
mière communion  sans  y  prendre  garde  et,  ensuite, 
de  n'y  avoir  plus  songé.  Les  hommes  qui  ont  eu  une 
enfance  pieuse  et  qui  se  sont  lentement  détachés  de 
la  foi  par  l'insensible  travail  de  leur  esprit  avec  qui 


LOUIS    VEUILLOT  49 

conspirent,  quelquefois,  les  exigences  de  leurs  pas- 
sions de  vingt  ans,  ceux-là  ne  se  convertissent  guère 
ou,  s'ils  se  convertissent,  ce  n'est  pas  à  ^ingt-cinq 
ans,  c'est  généralement  beaucoup  plus  tard,  et  c'est 
par  un  simple  réveil  de  sentiments  qui,  au  surplus, 
n'ont  jamais  été,  chez  eux,  tout  à  fait  spontanés, 
mais  qu'un  enseignement  exprès  avait  déposés  dans 
leurs  cœurs  d'enfants.  Leur  retour  à  la  foi  peut 
avoir  sa  douceur  et  même  son  ardeur,  mais  ce  ne 
saurait  être  le  coup  de  foudre  et  l'éblouissement  du 
chemin  de  Damas.  Veuillot,  lui,  ne  retrouve  pas  la 
vérité  :  il  la  découvre  réellement,  il  la  conquiert,  et 
cela,  par  son  propre  effort  et  en  plein  frémissement 
déjeunasse.  Il  ignorait  le  sens  de  la  vie  :  un  jour,  il 
le  connaît.  Ce  n'est  pas  un  ressouvenir,  c'est  une 
révélation .  C'est  pourquoi  sa  conversion  a  tous  les 
caractères  du  plus  fervent  enthousiasme. 

Il  est  catholique  naïvement,  —  sans  respect  hu- 
main, cela  va  sans  dire,  mais  même  sans  rien  de 
cette  retenue,  de  cette  discrétion  de  bon  ton  qu'ob- 
servent volontiers  les  croyants  «d'un  certain  monde» 
et  qui  fait  qu'on  peut  les  fréquenter  longtemps  sans 
soupçonner  qu'ils  vont  à  la  messe  et  qu'ils  commu- 
nient. Sa  foi,  pénétrant  toute  son  âme,  est  une  foi 
de  tous  les  instants,  et  il  ne  craint  pas  d'en  donner 
des  témoignages  familiers.  Jusque  dans  ses  articles, 
mais  surtout  dans  ses  lettres  et  dans  ses  romans, 
dans  ses  recueils  de  petits  contes  et  de  «  variétés  », 
il  ne  rougit  point  d'avoir  le  style  «  dévot»,  à  la  fa- 


20  LES    CONTEMPORAINS 

çon  d'un  curé  de  campagne.  Il  parle  sans  embarras 
de  ses  pratiques  religieuses,  d'une  messe  qu'il  a  en- 
tendue, d'un  chapelet  qu'il  a  récité,  d'une  commu- 
nion qu'il  a  faite.  Le  maigre  du  vendredi  joue  un 
rôle  important  dans  ses  petits  récits  d'édification. 
Sa  foi,  si  souvent  sublime  de  penser  et  de  propos, 
est,  dans  le  détail  journalier,  humble  et  populaire. 
Et  ne  croyez  pas  qu'il  outre  à  plaisir,  et  par  une 
sorte  de  défi  aux  esprits  superbes,  l'humilité  et  la 
simplicité  du  cœur  :  on  reconnaît,  lorsqu'on  l'a  pra- 
tiqué un  peu,  qu'il  est  naturellement  ainsi. 

Or  il  est  bien  évident,  d'abord,  que,  parmi  les  il- 
lustres catholiques  laïques  de  ce  siècle,  les  Monta- 
lembert,  les  Falloux,  les  Ozanam,  aucun  n'a  cet 
accent  ;  que  ce  sont  gens  bien  élevés,  dont  les  dis- 
cours pieux  sentent  leur  homme  du  monde  et  se  dis- 
tinguent toujours  de  ceux  d'un  desservant  de  village, 
d'un  sacristain  ou  d'une  Petite  Sœur.  Mais  cette  bon- 
homie dévote,  ces  façons  candides  de  frère  lai,  ce 
ton  de  piété  plébéienne,  je  ne  pense  même  pas  que 
vous  les  surpreniez  jamais  chez  les  prêtres  célèbres 
qui  furent  les  contemporains  de  Veuillot,  chez  les 
Lacordaire,  les  Ravignan,  les  Dupanloup,  ces  aristo- 
crates de  la  foi. 

Veuillot,  lui,  est  bien  peuple.  Les  catholiques  con- 
sidérables que  je  nommais  tout  à  l'heure,  clercs  ou 
laïques,  appartenaient  par  leur  naissance  à  la  no- 
blesse ou  à  la  bourgeoisie.  Certes  ils  croyaient  que  le 
catholicisme  est  le  salut  de  lasociété  humaine  et,p«tr 


LOUIS   VEUILLOT  81 

conséquent,  des  pauvres  ;  mais  ils  semblaient  préoc- 
cupés moins  directement  de  l'âme  des  pauvres  que 
de  celle  des  riches,  et  ils  gardaient  à  ceux-ci,  malgré 
leurs  vices  et  leur  indignité,  une  sympathie  et  une 
considération  involontaires.  Ils  aimaient  le  peuple  : 
mais  ils  le  connaissaient  à  peine,  ils  ne  l'avaient  pas 
vu  souffrir,  ils  n'avaient  pas  souffert  avec  lui.  Il  fut 
infiniment  profitable  à  Veuillot  d'être  né  de  petits 
artisans,  d'avoir  été  un  pauvre  petit  gosse  des  rues, 
d'avoir  vu  son  bonhomme  de  père  maltraité  par  les 
patrons,  d'avoir  assisté  et  participé  aux  durs  chô- 
mages, aux  privations,  aux  angoisses  pour  le  pain 
du  lendemain.  Il  comprit  mieux  ainsi  pourquoi  le 
peuple  est  ce  qu'il  est,  que  c'est  lui,  surtout,  qui  a 
besoin  du  Christ,  et  qu'il  est  moins  coupable  que  ses 
guides.  Même  féroce  et  impie,  le  peuple  lui  inspirera 
toujours  plus  de  pitié  que  de  colère.  Dans  ce  livre 
splendide  :  Parts  sous  les  deux  siègeSy  il  écrit,  à  pro- 
pos des  exécutions  sommaires,  contre  lesquelles  il 
proteste  (pour  d'autres  raisons  que  les  députés  de 
Paris)  :  «  ...Devant  ces  misérables,  la  société... 
subit  la  conséquence  horrible  de  rester  sans  pitié. 
Dieu,  n'étant  jamais  sans  justice,  n'est  jamais  sans 
pitié...  Parmi  les  foules  qu'il  faut  engouffrer  aux 
géhennes  sociales  ,  se  trouvent  beaucoup  de  ces 
publicains  et  de  ces  mérétrices  qui  entreront  avant 
leurs  juges  dans  le  royaume  de  Dieu.  Les  anges  que 
Dieu  commet  à  la  visite  des  fanges  humaines  ne 
l'ignorent   point.  Ils  y  ramassent  des  perles  que 


2Î  LES    CONTEMPORAINS 

peut-être  ne  contiennent  pas  en  pareil  nombre  les 
riches  demeures,  les  cours  et  les  palais...  »  Nul 
catholicisme  plus  anti-bourgeois  que  celui  de 
Veuillot. 

Point  d'ascétisme,  sinon  peut-être  dans  la  partie 
la  plus  réservée  de  sa  vie  intérieure.  Il  ne  se  fit  pas 
uniquement  catholique  pour  orner  et  sauver  son 
àme,  mais  pour  servir  le  plus  d'âmes  possible,  pro- 
pager le  bienfait  qu'il  avait  reçu,  et  leur  donner  la 
foi  qui  seule  assure  à  tous  la  vie  heureuse  ou  sup- 
portable, même  en  ce  monde-ci,  en  inspirant  la 
bonté  aux  puissants  autant  que  la  patience  aux 
déshérités. Ce  trait  est  fort  remarquable  chez  Veuillot. 
C'est  bien  en  vue  de  la  vie  éternelle,  mais  c'est 
aussi,  et  très  formellement,  pour  diminuer  les  dou- 
leurs de  la  vie  présente  (les  deux  buts  devant  d'ail- 
leurs être  atteints  par  les  mêmes  voies)  que  Veuillot 
se  soucie  de  l'humanité,  étant  lui-même  trop  vivant, 
trop  débordant  d'énergie  et  trop  épris  de  l'action 
pour  se  désintéresser,  à  la  façon  des  ascètes, de  cette 
vie  mortelle  et  transitoire.  La  cité  de  Dieu  dont  il 
rêve,  il  ne  la  rejette  pas  tout  entière  par  delà  la  mort. 
Pour  lui,  le  temps  de  l'épreuve  est  déjà  le  commen- 
cement de  la  récompense.  C'est  un  saint  très  pra- 
tique par  tempérament. 

Peu  de  métaphysique,  je  l'ai  dit.  S'il  en  avait  une, 
ce  serait  la  métaphysique  Imaginative  de  Joseph  de 
Maistre,  qu'il  connaît  bien  et  qui  est  un  de  ses  ora- 
cles. C'est  avec  le  cœur  qu'il  croit.  Il  reçoit  coraixid 


LOUIS  VEUILLOT  23 

mystère  ce  qui  est  mystère.  La  Trinité  en  est  un,  le 
péché  originel  en  est  un,  et  l'incarnation,  et  la  ré- 
demption, et  l'eucharistie,  et  la  grâce.  Cela  va  bien  : 
il  y  a  dans  ces  dogmes  quelque  chose  à  la  fois  d'in- 
concevable et  de  fort  émouvant  Mais  vous  savez  qu'en 
ce  siècle  raisonneur  il  s'est  trouvé  des  prêtres  ou  des 
philosophes  chrétiens,  ou  d'anciens  élèves  de  l'École 
polytechnique,  pour  expliquer  couramment  ce  qui 
est,  par  nature,  inexplicable.  Uy  a  un  pseudo-  ratio- 
nalisme catholique.  Que  trois  soient  un  ;  que  Dieu 
ait  été  homme  ;  que  du  pain  et  du  vin  soient  Dieu  ; 
que  Dieu  soit  juste  et  qu'il  nous  fasse  porter  la 
peine  d'une  faute  que  nous  n'avons  pas  commise  ; 
que  Dieu  soit  bon  et  que,  prévoyant  la  damnation  de 
la  majorité  des  hommes,  il  ait  créé  l'humanité  ;  que 
Dieu  soit  bon  et  que  l'enfer  soit  éternel,  etc.,  on  a 
vu  des  moines  éloquents  qui  donnaient  de  ces  choses 
des  interprétations  philosophiques  :  et  cela  est 
étrange,  car  un  mystère  que  l'on  comprendrait  ne 
serait  plus  un  mystère,  et  on  ne  rend  pas  raison  de 
ce  qui  est  au-dessus  de  la  raison.  (Tout  ce  qu'on 
pourrait  faire,  ce  serait  de  rechercher  la  formation 
historique  des  dogmes  et  quels  états  d'esprit  ont  pu 
les  engendrer  :  mais  cela  est  besogne  d'incroyants.) 
Veuillot  ne  donna  pas  dans  le  travers  de  ces  chrétiens 
qui  veulent  faire  au  surnaturel  sa  part.  Il  accepte 
tout,  il  n'en  trouve  jamais  assez.  L'Immaculée  Gon> 
ception,  et  tous  les  miracles  modernes,  et  la  Salette, 
et  Lourdes,  il  dévore  tout.  La  liberté  que  1  Eglise 


24  LES    CONTEMPORAINS 

laisse  aux  fidèles  sur  certains  points  douteux,  il  la 
refuse,  il  n'en  a  que  faire.  Il  n'a  jamais  été  trou- 
blé le  moins  du  monde  de  ce  qui  indignait  si  fort  un 
Proudhon  ou  un  Michelet  et,  par  exemple,  de  ce  que 
suppose  d'arbitraire  divin  la  théorie  de  la  grâce. 
Bon  et  tendre  comme  il  était,  il  parle  à  l'occasion  et 
sans  vergogne  de  l'enfer,  sur  qui  les  prêtres  «  éclai- 
rés »  glissent  volontiers.  îl  y  plonge  Voltaire  et  quel- 
ques autres  avec  une  sainte  allégresse.  Sa  foi  est 
intrépide,  va  jusqu'à  lui  donner  l'apparence  de  sen- 
timents qui  sont  peu  dans  son  caractère.  Il  lui  arrive 
de  renchérir  sur  le  charbonnier. 

Un  des  lieux  communs  de  notre  littérature  lyrique 
et  romanesque,  c'est  le  «  supplice  du  doute  ».  A  mon 
sens,  c'est  assez  souvent  une  plaisanterie.  Je  ne 
crois  que  difficilement  à  la  douleur  métaphysique.  Du 
moins,  j'ai  connu  des  esprits,  même  éminents,  qui 
ne  souffraient  pas  du  tout  de  ne  pas  croire,  et  à  qui 
il  ne  semblait  point  nécessaire,  pour  vivre,  de  tenir 
l'explication  du  monde.  Veuillot  est  aux  antipodes 
de  cette  famille  d'esprits.  Oui,  le  doute  pour  lui  eût 
été  bien  réellement  «  un  supplice  ».  L'intrépidité  de 
sa  foi  et  même  la  hardiesse  des  jugements  qu'elle 
lui  inspire  sur  les  affaires  de  ce  monde  recouvre  et 
suppose,  à  l'origine,  l'horreur  de  l'incertitude  et  de 
la  solitude,  l'impossibilité  de  durer  dans  la  non- 
affirmation,  l'impérieux  besoin  de  support  et  de  ma- 
gistère, en  gomme  le  frisson  de  je  ne  sais  quelle 
peur  irréductible,  la  peur  du  noir,  celle  qui  jette  les 


LOUIS  VEUILLOT  25 

mourants  aux  bras  des  prêtres.  Il  y  a  de  la  physiolo- 
gie dans  cette  peur-là  :  il  y  en  avait  dans  la  foi  de 
Yeuillot.  Il  n'aurait  rien  compris  à  ce  raisonnement 
que  j'ai  souvent  fait  en  songeant  à  la  mort  :  —  «  Oui, 
c'est  le  noir,c'est  l'inconnu. Mais  sMly  a  une  destinée 
humaine  par  delà  la  mort,  quelle  qu'elle  doive  être 
pour  moi,  je  serais  fou  de  redouter  un  sort  qui  me 
sera  forcément  commun  avec  des  milliards  d'indivi- 
dus de  mon  espèce.»  Cela  ne  l'eût  point  rassuré.  Ou 
le  dirait  hanté  de  la  crainte  de  n'être  pas  suffisam- 
ment orthodoxe.  Il  a  comme  la  rage  de  s'en  remet- 
tre du  plus  de  choses  possible  à  l'autorité  du  repré- 
sentant de  Dieu  ;  et  il  semble  qu'il  se  soit  surtout 
appliqué  à  concentrer  dans  le  pape  seul  le  privilège 
d'infaillibilité  autrefois  épars  dans  l'Église  entière, 
afin  d'être  plus  tranquille.  J'ai  entendu  des  croyants, 
qui  avaient  d'ailleurs  l'âme  très  belle,  dire  à  pro- 
pos de  certaines  difficultés  du  dogme  :  «  J'aime 
mieux  ne  pas  penser  à  ces  choses-là.  »  Tel  Veuillot. 
Quand  il  était  seul  avec  lui-même,  il  fermait  les 
yeux. 

Mais,  s'il  se  jette  dans  la  foi  par  le  même  mouve- 
ment de  recours  craintif  que  les  femmes  et  que  les 
plus  simples  de  ses  frères,  une  fois  assuré  de  ce 
refuge,  il  se  retrouve  homme  de  pensée.  Il  comprend 
profondément  le  rôle  social  de  l'Église  et  en  quoi 
ses  dogmes  correspondent  aux  besoins  les  plus  inti- 
mes et  les  plus  nobles  de  la  nature  humaine.  Sur  ce 
aui  est  l'âme  même  du  christianisme,  il  abonde 


26  LES    CONTEMPORAINS 

non  seulement  en  sentiments,  mais  en  idées.  Lisez, 
dans  le  Parfum  de  Rome^  le  chapitre  suf  les  Indul- 
gences : 

...  Par  la  création  de  l'ÉgliBe,  les  fidèles  constituent  un 
corps  immense,  prolongé  dans  le  ciel,  sur  la  terre  et  dam 
les  lieux  de  purification  que  nous  appelons  1©  purgatoire. 
Triomphante,  8ou£Erante,  militante,  l'Églibe  est  une  en  ces 
trois  états.  Jésus-Christ  en  est  la  tête.  Ainsi  se  trouve 
accomplie  l'unité  des  hommes  avec  Dieu  et  des  hommes  les 
uns  avec  les  autres...  Le  membre  humain  de  l'Église  con- 
serve son  individualité.  Portion  du  corps  mystique  de  Jésus- 
Christ,  il  a  tous  les  bénéfices  de  la  vie  d'ensemble  ;  homm», 
il  garde  la  prérogative,  mêlée  de  péril  et  de  gloire,  de  l'être 
responsable  et  libre.  Ainsi  ce  corps  de  l'Église  nons  appa- 
raît divinement  humain...  Le  dogme  des  Indulgences  n'est 
pas  l'abri  de  la  paresse  :  il  est  le  dogme  des  douces  condes- 
cendances envers  la  fragilité  humaine...  Quand  nos  mains 
sont  pures,  elles  sont  magnifiquement  transformées  ;  elles 
deviennent  le  vase  qui  peut  répandre  à  larges  ondes  l'eau  du 
rafraîchissement...  Ainsi  nous  pouvons,  par  la  prière  et 
les  bonnes  oeuvres,  descendre  dans  ce  formidable  purga- 
toire, etc. 

Mais  il  faut  lire  tout  le  morceau.  Gela  est  d'une 
théologie  grandiose,  et  si  humaine  !  Vous  y  verrez 
ce  qui  se  cache  sous  l'une  des  pratiques  les  plus  expo- 
sées aux  moqueries  des  incrédules,  sous  les  môme- 
riesdes  bonnes  femmes  dévotes  et  sous  le  com- 
merce des  scapulaires,  des  cierges  et  des  affreuses 
petites  images  de  sainteté...  «  Vous  avez  une  pointe 
de  panthéisme,  dit  le  pieux  écrivain  au  symbolique 
Coquelet.  Vos  erreurs  sont  souvent  des  vérités  que 


LOUIS  VEUILLOT  27 

VOUS  n'entendez  pas,  et  vous  vous  empoisonnez  avec 
des  sucs  divins.  »  Il  cite  alors  à  Coquelet  un  éton- 
nant passage  de  saint  Jean  Damascène,  et  il  ajoute  : 
«  Quand  vous  voudrez  du  panthéisme  que  vous 
puissiez  comprendre,  vous  savez  où  il  faut  vous 
adresser.  »  Et  je  ne  saurais  vous  dire  si  l'union  de 
Dieu  et  de  l'humanité  dans  l'Église  est  en  effet  un 
panthéisme  plus  facile  à  «  comprendre  »  que  l'autre  : 
mais  c'en  est  un  ;  et  c'est  de  ce  vin  que  les  mystiques 
ont  été  ivres.  Et,  de  même,  la  théorie  de  la  réversi- 
bilité des  mérites,  ce  n'est  autre  chose,  après  tout, 
que  du  communisme,  le  communisme  des  âmes,  et 
c'est  encore  où  Veuillot  trouve  de  quoi  contenter  ce 
sentiment  et  cet  amour  de  la  solidarité  humaine  qu'il 
avait  au  plus  haut  point.  Car  sans  doute  il  se  peut 
que  cette  théorie  des  Indulgences  heurte  la  concep- 
tion de  la  justice  qui  a  prévalu  dans  la  Révolution 
et  dans  la  philosophie  moderne,  et  que  la  mise  en 
commun  des  mérites  et  des  grâces  soit  traitée  avec 
dérision  par  ceux  mêmes  qui  appellent  la  mise  en 
commun  des  biens  matériels  :  mais  les  philosophes 
qui,  comme  Proudhon,  voient  dans  le  catholicisme 
la  religion  de  l'injustice,  ne  prennent  pas  garde  que 
l'injustice  disparaît  par  le  seul  fait  du  consente- 
ment et  du  sacrifice  volontaire  de  ceux  qui  ont  mérité 
davantage  en  faveur  de  ceux  qui  ont  moins  mérité  ; 
qu'ainsi  c'est  l'amour  et  le  renoncement  du  fidèle  qui 
crée  la  justice  de  sonDieu,etque,si  la  matière,  ici,  est 
obscure,  la  pensée  estbelle  et  toute  forméede  charité. 


28  LES   CONTEMPORAINS 

La  théorie  des  Indulgences,  mystère  qui  impli- 
que tous  les  autres  mystères  chrétiens,  serait,  — 
sans  l'éternel  enfer,  —  celle  d'une  sorte  d'universel 
socialisme  moral.  Et  c'est  ce  qui  enchante  Fàme 
grande,  affectueuse  et  «  populaire  »  de  Louis  Veuil- 
lot.  Pour  lui,  la  religion  est  bien  essentiellement, 
selon  l'étymologie,  un  lien, —  lien  des  hommes  entre 
eux,  et  des  hommes  avec  Dieu.  Souvenons-nous 
qu'il  a  été  un  des  premiers  à  dénoncer  l'individua- 
lisme : 

...  Qnand  nous  disons  qoela  France  a  besoin  de  religion, 
nous  dlBons  absolument  la  même  chose  que  ceux  qui  disent 
qu'elle  a  besoin  de  concorde,  d'union,  de  patriotisme,  de 
confiance,  de  moralité,  etc.  Il  n'est  pas  difficile  de  com- 
prendre qu'un  pays  où  règne  l'individualisme  n'est  plus  dans 
les  conditions  normales  de  la  société,  puisque  la  société  est 
l'union  des  esprits  et  des  intérêts,  et  que  l'individualisme 
est  la  division  poussée  à  l'infini. . .  Tous  pour  chacun,  chacun 
pour  tous,  voilà  la  société.  Chacun  pour  soi,  et  par  coneé- 
quent  chacun  contre  tous,  voilà  l'individualisme... 

Edmond  Schérer  et  d'autres  ont  dédaigneusement 
reproché  à  Louis  Veuillot  de  manquer  de  philo- 
sophie, de  n'être  point  un  i  penseur  ».  Il  est  vrai 
qu'il  s'était  retranché,  une  fois  pour  toutes,  les  libres 
spéculations  sur  l'origine  du  monde,  sur  le  libre 
arbitre,  sur  la  matière  et  l'esprit,  sur  la  destinée  des 
hommes  ou  même  simplement  sur  l'histoire  ;  et 
j'ai  confessé,  tout  à  Theure,  qu'il  n'avait  pas  le  cer- 
veau proprement  philosophique.   Mais  enfin,  être 


LOUIS   VEUILLOT  29 

un  penseur,  cela  sans  doute  en  vaut  la  peine  quand 
on  est  Descartes,  Kant  ou  Hegel  :  autrement,  cela 
n'est  ni  si  rare,  ni  si  éblouissant.  Quand  on  ne  peut 
pas  être  un  penseur,  il  reste  d'être  «  un  homme  ». 
Schérer  était,  si  vous  y  tenez,  plus  intelligent  que 
Veuillot  :  il  s'en  faut  que  sa  personne  intellectuelle, 
morale,  littéraire,  soit  aussi  intéressante.  Il  y  a 
quelque  chose  d'extraordinaire  chez  l'auteur  des 
Libres  Penseurs  et  de  Paris  sous  les  deux  sièges  : 
c"'est,  —  étant  donné  sa  foi  qui  le  lie  et  l'empri- 
sonne, —  la  puissance,  la  souplesse  et  quelquefois 
l'audace  avec  laquelle  il  interprète  tous  les  événe- 
ments, grands  et  petits,  selon  cette  foi.  Cet  homme, 
qui  n'est  pas  un  philosophe,  n'a  que  des  sentiments 
d'un  caractère  universel.  Au  fond  il  ne  se  soucie  que 
de  l'humanité  et  se  soucie  de  toute  l'humanité.  Il  ne 
lâche  point  la  croix;  mais,  du  pied  de  la  croix,  il  a, 
«ur  tout  ce  qui  passe ,  des  vues  d'une  ampleur 
souvent  surprenante.  Il  n'a  qu'une  idée,  —  et  dont 
il  n'est  pas  l'inventeur,  —  mais  génératrice  d'idées 
harmonieuses,  à  l'infini. 

Cela  est  peut-être  aussi  beau  et  aussi  rare  que 
d'avoir  beaucoup  d'idées  personnelles  qui  se  contra- 
rient. 

VI 

Étant  l'espèce  de  catholique  que  j'ai  dit,  le  rôle  de 
Veuillot  dans  la  société  moderne,  telle  qu'elle  est,  ne 
pouvait  être  que  ce  qu'il  a  été  :  un  rôle  de  combat. 


30  LES   CONTEMPORAINS 

On  sait  avec  quelle  vigueur,  quel  courage  et  quelle 
persévérance,  quel  emporiemeiit  et  quel  éclat  il  l'a 
soutenu.  La  belle  campagne  1  Pendant  plus  de  qua- 
rante ans,  presque  chaque  jour,  il  tient  tête  à  ses 
ennemijs,  c'est-à-dire  aux  ennemis  du  catholicisme 
et,  pareillement,  à  ceux  qui  n'étaient  pas  catho- 
liques de  la  même  façon  que  lui  ;  bref,  il  tient  tête  à 
tout  le  monde,  ou  à  peu  près,  successivement. 

Son  premier  adversaire,  c'est,  bien  entendu,  la 
classe  qui  s'est  épanouie  après  la  Révolution  et 
l'Empire,  la  bourgeoisie  rationaliste  et  libre  pen- 
seuse ;  la  bourgeoisie  riche,  égoïste,  jouisseuse , 
dure  aux  pauvres,  qui  a  flatté  le  peuple  pour  con- 
auérir  le  pouvoir,  mais  qui  n'aime  pas  le  peuple  ; 
qui  l'a  abaissé  et  dépravé  en  lui  volant  Dieu,  mais 
contre  qui  le  peuple,  inévitablement,  se  retournera 
un  jour. 

Nul  n'a  été  plus  dur  pour  l'esprit  de  la  Révolution 
que  ce  fils  de  tonnelier,  d'âme  si  évidemment  démo- 
cratique. C'est  qu'en  effet  l'idéal  de  la  Révolution 
est  la  constitution  de  la  société  en  dehors  de  la 
croyance  à  tout  surnaturel,  et  même  de  la  croyance 
en  Dieu.  Veuillot  y  découvre  et  y  déteste  l'œuvre 
finale  de  l'incrédulité  furieuse  du  xviu*  siècle,  œuvre 
de  l'orgueil  et  de  l'envie,  et  aussi  de  ce  pédantisme 
philosophique,  ignorant  des  vraies  conditions  de  la 
réalité  humaine,  que  Taine  appellera  l'esprit  clas- 
sique. Et  l'onaTétonnement  de  voir  Louis  Veuillot, 
en  plus  d'une  page,  se  rencontrer  sur  ce  point  —  et 


LOUIS    VEUILLOï  31 

sauf  la  différence  des  conclusions  —  avec  Taine  et 
avec  Renan.  De  même,  il  constate  que  la  Révolution 
a  surtout  profité  aux  riches;  il  cherche  en  vain  ce 
qu'elle  a  fait  pour  les  pauvres  :  et  l'on  a  la  surprise 
de  le  voir  se  rencontrer  là-d«ssus  avec  les  plus  déci- 
dés révolutionnaires  d'aujourd'hui. 

Toutes  les  variétés  de  l'espèce  libre  penseuse  l'exas- 
pèrent :  non  seulement  le  libre  penseur  militant, 
celui  dont  il  a  férocement  tracé  le  type  sous  le  nom 
de  Coquelet  et  qui  ressemble  déjà  très  exactement  à 
M.  Homais  bien  avant  le  roman  de  Flaubert,  mais 
encore  et  surtout  le  libre  penseur  douceâtre,  qui  a 
de  la  condescendance  pour  la  religion .  Plus  que  le 
Siècle  ou  le  Constitutionnel,  il  exècre  le  Journal  des 
Débats  et  la  Revue  des  Deux-Mondes.  J'imagine  qu'il 
se  fût  étrangement  défié  de  nos  néo-cathoMques,  de 
ces  gens  qui  font  des  gestes  pieux  et  qui,  mis  au 
pied  du  mur,  confesseraient  qu'ils  ne  croient  môme 
pas  à  la  divinité  du  Christ.  Il  vous  les  eût  mis  dans 
le  même  sac  que  le  protestantisme,  qu'il  considère 
comme  une  pure  hypocrisie,  comme  une  forme  hy- 
bride et  honteuse  du  rationalisme.  Chose  curieuse, 
c'est  aux  pasteurs  protestants  qu'il  trouve  l'air  béat 
et  cafard  de  Basile  ;  et  il  les  accable  tout  justement 
des  mêmes  railleries  que  les  libres  penseurs  vulgai- 
res ont  coutume  d'adresser  aux  «  curés  ».  —  Bref,  il 
ne  comprend  pas  ou  refuse  énergiquement  de  com- 
prendre le  sentiment  religieux  sans  la  foi,  et  sans  la 
foi  catholique.  Et  c'est  encore  une  des  marques  de 


32  LES   CONTEMPORAINS 

cette  dureté  de  logique,  qui  eût  pu  faire  tout  aussi 
bien  de  lui,  certaines  circonstances  étant  données, 
un  sectaire  du  socialisme  ou  de  l'anarchie,  et  qui,  en 
tout  cas,  ne  lui  permettait  pas  de  s'en  tenir  à  au- 
cune de  ces  opinions  qu'on  appelle  «  modérées  »  et 
qui  sont  comme  de  faux  ménages  (souvent  com- 
modes) d'idées  et  de  sentiments  contradictoires. 

Il  n'a,  comme  vous  pensez  bien,  que  mépris  pour 
le  parlementarisme,  chose  bourgeoise  en  effet,  et  il 
en  démontre  avec  une  force  extrême  la  vanité,  les 
injustices  et  la  stérilité.  Sur  la  sottise  et  le  ridicule 
des  bourgeois  «  dirigeants  »,des  censitaires,  il  éclate 
intarissablement  en  moqueries  étincelantes,  et,  sur 
leurs  vices  et  leur  malfaisance,  en  flamboyantes 
imprécations.  Sur  la  presse  impie  et  libertine,  grave 
pu  plaisante,  —  chose  bourgeoise  encore,  —  sur 
notre  littérature  romanesque,  sur  nos  arts,  sur  nos 
divertissements,  et  sur  ceux  qui  en  vivent,  il  a  tout 
dit.  Il  a  des  galeries  de  portraits  qui  sont  du  La 
Bruyère  au  vitriol.  Sauf  erreur,  les  Libres  Penseurs  et 
les  Odeurs  de  Paris  restent  nos  plus  beaux  livres  de 
satire  sociale.  Gela  est  plein  de  génie.  On  pourrait 
aisément  extraire  de  l'œuvre  de  Veuillot  plusieurs 
volumes  de  prose  insurgée,  que  ne  renieraient  point 
les  adversaires  les  plus  enragés  de  la  «  société  capi- 
taliste ».  J'en  avertis  ici  le  directeur  du  a  supplé- 
ment littéraire  »  des  Temps  nouveaux. 

Il  est  vrai  que,  de  ces  morceaux  choisis,  il  fau- 
drait souvent  retrancher  les  réflexions  préliminaires 


LOUIS   VEUILLOT  33 

OU  les  conclusions.  Veuillot  n'a  guère  moins  lutté 
contre  le   socialisme,  sous  toutes  ses  formes,  que 
contre  ce  qui  s'est  appelé  le  libéralisme   bourgeois 
et  qu'on  nomme  aujourd'hui  le  radicalisme.  Au  fond, 
c'est  à  une  conception  toute  matérialiste  de  la  so- 
ciété que  tend  la  bourgeoisie  incrédule.  Or,cette  con- 
ception est  grosse  de  conséquences.  Pour  servir  ses 
ambitions,  la  bourgeoisie  a  ôté  Dieu  du  cœur  des 
souffrants  ;  puis  elle  s'étonne  qu'un  jour  les  souf- 
frants se  révoltent  contre  elle.  Et  pourtant  les  révo- 
lutionnaires inassouvis  et  furieux  sont  bien  les  fils 
des  révolutionnaires  repus,  devenus  conservateurs 
de  leur  situation  acquise  et  défenseurs  de  l'ordre 
en  tant  qu'ils  en  bénéficient.  Le  dernier  mot  de  la 
politique  sans  Dieu,    c'est  le   déchaînement  de  la 
brute  qui  a  faim,  et  qui  veut  jouir,  et  qui  ne  sait  pas 
autre  chose.  Le  bourgeois  libre  penseur  engendre  le 
nihiliste  qui  le  mangera.  En  vain  le  bourgeois  oppo- 
sera a  les  lois  universelles  imposées  à  l'humanité... 
la  morale  que  la  nature  nous  a  mise  dans  le  cœur... 
le  bon  sens.la  nécessité  de  la  résignation  provisoire, 
la  patrie,  etc.  ».  Que  pèsent  ces  mots  pour  qui  ne 
croit  plus  qu'aux  besoins  de  son  ventre  et  aux  joies 
de  sa  haine? 

Gela  est  développé,  avec  la  plus  sombre  éloquence, 
dans  cet  admirable  dialogue  :  VEsclave  Vindex.  Et 
certes  je  ne  dis  point  que  Veuillot  soit  avec  Vindex, 
le  gueux  révolté  qui  va  jusqu'au  bout  de  sa  pensée, 
contre  Spartacus,  le  «  radical  »  bien  mis,  qui  a  du 

LS&  coNTuwronAiws.  —   vi.  jj. 


ii  LES    CONTEMPORAINS 

linge  et  garde  des  principes  :  mais  Vindex  a  vrai- 
ment, dans  ce  pamphlet,  des  airs  du  Satan  de  Mil- 
ton;  et  il  est  certain  qu'il  y  avait  en  Veuillot  un  je 
ne  sais  quoi  de  caché,  de  secret,  de  dompté  et 
d'étouffé  par  la  foi,  mais  qui,  sous  couleur  de  fiction 
littéraire,  s'épanche,  gronde  et  rugit  avec  une  sinis- 
tre allégresse  dans  les  propos  sauvages  de  l'esclave 
romain.  A  coup  sûr,  Veuillot  préfère  encore  Vindex 
à  Spartacus,  et  Barrabas  à  Barras.  «  Je  ne  me  pique 
d'aucune  vertu,  fait-il  dire  à  Vindex,  et  c'en  est  une 
au  moins  que  f  ai  de  plus  que  toi.  »  Ce  que  Veuillot  a 
fait  la,  c'est  la  psychologie  vivante  du  nihiliste.  Et 
ce  qu'il  a  exprimé,  on  ne  peut  s'empêcher  de  croire 
qu'il  le  découvrait  en  lui-même,  en  y  descendant 
jusqu'au  fond.  J'ajoute  tout  de  suite  qu'en  y  descen- 
dant plus  loin  encore  et  jusqu'au  tréfonds,  il  y  trou- 
vait la  foi  au  Christ  et  l'amour  de  la  Croix.  C'est 
égal,  j'en  reviens  à  mon  dire  :  quel  bel  insurgé  eût 
été  cet  homme,  s'il  n'eût  été  chrétien  I 


VU 


n  rélait,  et  si  parfaitement,  que  ses  adversaires 
les  plus  assidus  furent  d'autres  chrétiens,  et  qu'il 
reste  plus  illustre  peut-être  pour  avoir  lutté  contre 
le  catholicisme  libéral  que  pour  avoir  «  tombé  », 
durant  quarante  ans, la  Révolution  et  le  rationalisme. 
Car  les  querelles  de  famille  sont  les  plus  âpres,  et, 


LOUIS   VEUILLOT  35 

quand  ce  sont  des  frères  égarés  que  l'on  combat,  le 
prix  tout  particulier  qu'on  attache  à  la  victoire  ne 
permet  plus,  en  conscience, de  prendre  aucun  repos 
ni  d'observer  aucun  ménagement. 

Mais  j'ai  tort  de  railler.  Dans  cette  longue  et  dou- 
loureuse bataille,  —  plus  quam  civilia  bella,  ~  il 
me  semble  bien  que  c'est  Veuillot,  en  principe,  qui 
a  raison.  Pour  lui,  être  catholique,  c'est  l'être  à 
toutes  les  minutes  de  sa  vie  et  dans  toutes  ses 
démarches  sans  exception.  La  foi  n'est  pas  faite 
pour  nous  servir  de  règle  uniquement  dans  la  con- 
duite privée  :  nul  ordre  d'action  ne  demeure  en 
dehors  d'elle.  Comme  elle  est  à  l'homme  une  expli- 
cation totale  des  choses  et  de  lui-même,  elle  doit  le 
prendre  et  le  gouverner  tout  entier.  Certes  il  est 
permis  à  un  bon  catholique  et  il  lui  est  même  recom- 
mandé d'être,  s'il  peut,  un  bon  politique,  de  se  ser- 
vir avec  habileté  des  circonstances,  voire  de  s'y 
plier  dans  l'intérêt  de  sa  foi,  mais  à  une  condition  : 
c'est  qu'il  ne  paraisse  jamais  réduire  ou  limiter  le 
domaine  où  cette  foi  doit  s'exercer  et  qui  est,  par  dé- 
finition, universel,  ni  faire  à  ses  adversaires  l'aban- 
don de  ses  propres  principes  et  se  diriger  d'après  les 
leurs.  L'Église  étant,  aux  yeux  de  Veuillot,  la  vérité 
et,  par  suite,  l'empire  du  monde  lui  appartenant, 
l'esprit  laïque,  c'est-à  dire  l'esprit  libéral,  qui  se 
défie  d'elle  et  qui  prétend  la  cantonner  dans  le 
secret  des  temples  ou  du  foyer  domestique,  apparaît 
nécessairement  à  Veuillot  comme  l'esprit  d'erreur. 


36  LES   CONTEMPORAINS 

La  vérité  est  une,  et  c'est  pur  sophisme  de  dis- 
tinguer l'esprit  qui  convient  aux  prêtres  et  celui  qui 
convient  aux  simples  fidèles.  On  parle  des  droits  de 
l'État,  et  de  les  défendre  contre  l'Église,  comme  si 
l'Église  n'était  pas  seule  compétente  pour  définir  et 
fixer  tous  les  droits,  y  compris  ceux  de  l'État.  Un 
doctrinaire,  un  catholique  libéral,  un  gallican,  est  un 
homme  qui,  renversant  l'ordre  des  choses,  remet  à 
lÉlat  le  soin  de  définir  les  droits  de  l'Église.  Écoutez 
Veuillot  qualifier  l'attitude  du  duc  de  Broglie  en 
1840,  dans  un  des  épisodes  de  la  lutte  entre  l'Église 
et  l'Université  :  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  remarquable, 
dans  le  rapport  de  M.  de  Broglie,  que  son  dédain 
fastueux  pour  les  réclamations  de  nos  évêques. 
Malgré  l'impartialité  qu'il  étale,  le  noble  pair  n'a  pu 
prendre  sur  lui  de  déguiser  cette  passion  qu'il 
éprouve  au  même  degré  que  nos  ministres  en  exer- 
cice, cette  passion  gouvernementale  et  doctrinaire 
qui  ne  veut  pas  que  les  évêques  s'occupent  des  affai- 
res de  l'Église  et  s'en  occupent  publiquement  d'une 
autre  façon  que  le  pouvoir  ne  le  désire.  »  Et,  trente 
ans  plus  tard  (car,  là-dessus,  Veuillot  n'a  jamais 
varié)  :  «  Nous  n'ignorons  pas  que,  selon  la  doctrine 
catholique  libérale,  la  politique  est  une  chose  et  la 
religion  en  est  une  autre,  et  que  tout  homme  a  le 
droit  de  faire  ou  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  choses, 
ou  de  faire  l'une  et  l'autre  à  part,  et  même  contra- 
dictoirement,  mais  n'a  jamais  le  droit  de  les  confon- 
dre. Nous  disons,  nous,  qu'aucun  des  hommes  qui 


LOUIS    VEUILLOT  « 

croient  ainsi  n'est  du  nombre  de  ceux  qui  sauvent 
les  peuples...  » 

Je  me  figure  qu'ici  encore  son  tempérament»  peu- 
ple )r  se  retrouve.  Un  gallican,  un  doctrinaire,  un 
catholique  libéral,  c'est  d'abord,  à  ses  yeux,  un 
homme  qui  se  trompe.  Mais  c'est  aussi,  le  plus  sou- 
vent, un  bourgeois  riche  et  «  bien  pensant  »  —  ce 
qui  ne  veut  nullement  dire  un  vrai  chrétien.  — C'est 
un  avocat,  un  politique  de  métier,  un  jurisconsulte 
disputeur,  plein  d'orgueil  et  de  défiance,  peu  fra- 
ternel aux  hommes,  imprégné  du  vilain  esprit  laïque 
des  légistes  de  l'ancienne  monarchie  ;  —  ou  bien  en- 
core un  jeune  homme  élégant  et  un  peu  pédant, 
membre  de  la  conférence  Mole,  d'existence  luxueuse, 
et  pour  qui  la  foi  est  si  peu  le  tout  de  la  vie  que  ses 
mœurs  ne  sont  pas  chrétiennes,  bref,  quelque  chose 
comme  le  Henri  Mauperin  des  Concourt  ;  t-  ou 
enfin  quelque  prêtre  «  éclairé  »  et  tolérant,  trop 
soigné  dans  sa  mise,  trop  attentif  à  plaire,  qui  a 
fini  par  voir  dans  l'Église  une  branche  de  l'ad- 
ministration et  par  se  considérer  lui-même  comme 
un  fonctionnaire  en  soutane.  J'imagine  qu'invo- 
lontairement (car  les  idées,  chez  lui,  se  faisaient  con- 
crètes avec  une  singulière  rapidité),  il  se  représen- 
tait le  prêtre  «  libéral  »  sous  les  espèces  de  celui 
qu'il  apostrophe  dans  les  Libres  Penseurs,  au  cha- 
pitre des  Tartufes  :  «  Pour  Dieu  1  monsieur  l'abbé, 
ou  ne  dites  plus  la  messe  et  ne  portez  plus  ce  titre 
d'abbé,   ou  habillez- vous  en   prêtre,   et  vivez    en 


3S  LES   CONTEMPORAINS 

prêtre...  Malheur  à  vous,  race  fausse,  prêtres  mon- 
dains, non  seulement  stériles,  mais  qui,  par  votre 
seul  aspect,  frappez  souvent  de  stérilité  le  travail 
des  autres  !  Malheur  à  vous,  qui  êtes  un  argument 
dans  la  bouche  de  l'impie  !  » 

Les  différences  essentielles  d'esprit  ou  de  tempéra- 
ment par  où  se  séparent  de  nous  les  autres  hommes, 
nous  les  percevons  avec  plus  de  colère  chez  ceux 
qui  professent  extérieurement  les  mêmes  doctrines 
que  nous.  On  enrage  d'avoir  raison  contre  ceux  qui 
se  réclament  de  nos  propres  principes.  Etc'est  ainsi 
que,  dans  l'amer  chapitre  où  il  nous  raconte  les 
métamorphoses  de  Tartufe  depuis  la  fin  du  xvii»  siè- 
cle jusqu'à  nos  jours,  Veuillot  n'hésite  pas  à  faire 
finir  r  «  imposteur  »  dans  la  peau  d'un  «  catholique 
sincère, mais  indépendant  »,  c'est-à-dire  d'un  catho- 
lique libéral. 

Un  épisode  caractéristique  de  cette  lutte  fut  la 
prise  d'armes  de  Veuillot  contre  les  classiques  païens. 
Il  jugeait  qu'un  peuple  baptisé  devrait  restreindre 
leur  part  dans  l'éducation  de  ses  enfants,  et  agran- 
dir celle  des  auteurs  chrétiens.  Il  osait  croire  que  la 
pratique  de  Lucrèce,  d'Ho-race  et  d'Ovide,  de  Cicé- 
ron,  de  Sénèque  et  de  Tacite,  n'est  peut-être  pas  ce 
qu'il  y  a  de  plus  propre  à  former  des  âmes  vraiment 
chrétiennes.  Et,  en  effet,  si  je  consulte  là-dessus  ma 
propre  expérience,  je  sens  très  bien  que  ce  que  leg 
classiques  de  l'antiquité  ont  insinué  et  laissé  en 
mol,  c'est,  en  somme,  le  goût  d'une  sorte  de  uaLura- 


LOUIS  VEUILLOT  39 

lisme  voluptueux,  les  principes  d'un  épicurisme 
ou  d'un  stoïcisme  également  pleins  de  superbe,  et 
des  germes  de  vertus  peut  être,  mais  de  vertus  où 
manque  entièrement  l'humilité.  Il  est  assurément 
singulier  que,  depuis  la  Renaissance,  la  direction 
des  jeunes  esprits  ait  été  presque  exclusivement 
remise  aux  poètes  et  aux  philosophes  qui  ont  ignoré 
le  Christ.  Il  est  étrange  qu'aujourd'hui  encore,  et 
jusque  dans  les  petits  séminaires,  des  enfants  de 
quinze  ans  aient  entre  les  mains  la  septième  églo- 
gue  de  Virgile,  —  et  la  deuxième.  Les  conséquences 
de  cette  anomalie,  que  personne  n'aperçoit,  sont,  je 
crois,  incalculables.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que 
les  collèges  des  jésuites  sous  l'ancien  régime  aient 
produit  tant  de  païens  et  de  libres  penseurs,  y  com- 
pris Voltaire. 

Or  Veuillot,  dans  cette  occasion,  eut  contre  lui 
tout  le  monde,  et  notamment  la  plupart  des  prêtres. 
Tant  il  avait  raison,  et  plus  encore  qu'il  ne  croyait  l 
Tant  il  est  vrai  que  notre  société  n'est  plus  chré- 
tienne que  d'étiquette,  et  tant  l'éducation  par  les 
païens  y  pétrit  le  cerveau  même  de  ceux  qui  sont 
préposés  par  état  à  la  garde  de  la  vérité  religieuse  l 

Comment  eût-il  pu  s'entendre  avec  ces  parlemen- 
taires, ces  avocats,  ces  bourgeois,  et  ces  évéques 
demi -chrétiens  qui  craignaient,  au  fond,  de  passer 
pour  des  cléricaux  !  Un  moment,  il  se  rencontre 
avec  eux  pour  revendiquer  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment ;  mais  il  est  vite  dégoûté  par  leurs  concession» 


*0  LES    CONTEMPORAINS 

et  leurs  habiletés  de  politiques  II  demandait,  lui, 
tout  ou  rien.  Après  le  coup  d'Etat,  il  est  contre  eux, 
et  pour  l'Empire,  en  homme  aux  yeux  de  qui  l'inter- 
vention directe  de  la  Providence  dans  les  événe- 
ments de  ce  monde  est  une  réalité  vivante.  Il  est 
contre  eux  dans  la  question  deTinfaillibilitédu  pape. 
Et  là  encore  je  ne  saurais  dire  à  quel  point,  comme 
catholique,  il  me  paraît  être  dans  le  vrai.  Les  autres 
étaient  si  entêtés  du  régime  parlementaire,  qu'ils  le 
voulaient  même  dans  l'Église  ;  préoccupés  d'ailleurs 
de  «  garder  une  mesure  »,  de  demeurer  des  «  hom- 
mes d'aujourd'hui  •  jusque  dans  leur  croyance.  S'ils 
avaient  osé,  ils  eussent  confessé  que  l'infaillibilité  du 
pape  offusquait  leur  raison.  Que  l'instinct  de  Veuil- 
lot  était  plus  sûr  !  Il  sentait  que  le  dogme  de  l'infail- 
libilité aurait  pour  effet  de  grandir  la  situation 
morale  du  pontife,  de  le  mettre  décidément  au-des- 
sus des  souverains,  de  lui  rendre  quelque  chose  de 
son  rôle  d'autrefois,  de  son  rôle  d'arbitre  suprême 
entre  les  rois  et  les  peuples;  que  ce  dogme,  qui  sem- 
blait aux  «  libéraux  »  rétrograde  et  gothique,  ouvri- 
rait à  la  papauté  une  ère  de  rajeunissement  et  de 
puissance   renouvelée. 

Cela  contentait  en  même  temps,  chez  Veuillot,  ce 
besoin  de  certitude  qui  était  sa  maladie,  en  concen- 
trant dans  un  seul  homme  le  phénomène  de  la  Révéla- 
tion continue  ;  et  cela  satisfaisait  aussi  ses  instincts 
de  démocratie  spirituelle  :  il  pensait  que  rapprocher 
le  pape  de  Dieu,  c'était  le  rendre  au  peuple.  Nous 


LOUIS   VEUILLOT  41 

voyons  qu'il  ne  s'est  pas  trompé.  Sil  eiU  vécu,  les  fa- 
çons de  Léon  XIII  l'eussent  d'abord  un  peu  surpris  ; 
il  eût  regretté  Pie  IX,  si  bon,  si  généreux,et  qui  l'ai- 
mait tant.  Mais  l'Encyclique  du  nouveau  pape  sur  la 
question  ouvrière  eût  répondu  à  ses  plus  chères 
pensées.  Personne,  au  reste,  mieux  que  M.  Eugène 
Veuillot  n'avait  qualité  pour  exprimerles  sentiments 
posthumes,  si  je  puis  dire,  du  fondateur  de  l'uni- 
vers, et  l'on  sait  quelle  ^a  été,  dans  ces  derniers 
temps,  la  conduite  de  M.  Eugène  Veuillot. 

Jamais  Louis  Veuillot  n'a  lié  le  sort  de  la  vérité  éter- 
nelle à  celui  d'aucune  puissance  passagère.  Il  a  pen- 
ché pour  la  monarchie,  traditionnelle  ou  non,  dans 
le  temps  et  dans  la  mesure  où  cette  forme  de  gouver- 
nement lui  a  paru  plus  favorable  aux 'intérêts  de  la 
religion.  Mais  il  a  été  contre  le  régime  de  Juillet,  et 
contre  l'Empire,  du  jour  où  l'Empire  a  trahi  l'Église. 
Ce  qu'il  a  combattu  et  haï  dans  la  République,  ce 
ne  fut  jamais  la  République, mais  l'impiété,  et,  quand 
il  appelait  de  ses  vœux  Henri  de  Bourbon,  il  n'exi- 
geait point  pour  ce  prince  le  titre  de  roi.  Toutes  ses 
variations  apparentes  s'expliquent  par  l'immutabi- 
lité même  de  sa  pensée.  Sur  Montalembert,  Falloux, 
Lacordaire,  Dupanloup,  —  et  sur  l'empereur  Napo- 
léon m,  —  et  sur  beaucoup  d'autres,  vous  le  trou- 
verez, tour  à  tour,  débordant  de  sympathie  et 
d'amertume.  Ce  n'était  pas  Veuillot,  c'étaient  eux 
qui  avaient  changé,  ou  c'étaient  les  circonstances 
qui  lui  montraient  ces  hommes  sous  de  nouveaux 


42  LES    CONTEMPORAINS 

aspects.  C'est  donc  être  fort  superficiel  que  de  Tac- 
cuser  de  versatilité,  comme  on  a  fait.  Sa  vie  me  sem- 
ble, au  contraire,  admirable  et  presque  surnaturelle 
d'unité. 


VIII 


Une  autre  accusation  qu'on  ne  lui  a  pas  ménagée, 
c'est  d'avoir  été  un  polémiste  non  seulement  violent, 
mais  brutal,  mais  grossier,  mais  outrageant,  mais 
cynique.  Cette  accusation  retarde.  Elle  ferait  sourire 
si  Ton  comparait  la  polémique  de  Veuillot  à  celle 
qui  s'étale  aujourd'hui  dans  nos  gazettes.  Violent, 
certes,  ill'était;  grossier  et  injurieux,  je  n'y  consens 
pas.  Il  connut  l'ivresse  de  la  bataille,  et  cette  espèce 
d'exaltation  que  donne  l'impopularité  aux  âmes  bien 
trempées  :  mais  il  n'a  jamais  combattu  dans  les 
hommes  que  les  idées  dont  ils  étaient  les  représen- 
tants, et  ilne  les  a  entrepris  que  sur  ce  qu'ils  avaient 
livré  eux-mêmes  de  leurs  pensées  et  de  leurs  per- 
sonnes. lia  fait,  de  quelques-uns,  de  terribles  sil- 
houettes «  publiques  »  :  jamais  il  ne  les  a  offensés 
dans  leur  vie  privée.  Tout  ce  qu'on  peut  lui  repro- 
cher, c'est  d'avoir  été  trop  porté  à  taxer  de  mauvaise 
foi  ceux  qu'il  croyait  dans  l'erreur  :  mais  il  est  clair 
qu'en  cela  il  était  lui-même  de  bonne  foi.  Que  s'il  a 
pu  lui  échapper  çà  et  là  quelque  allusion  désobli- 
geante et  gamine  aux  imperfections  plastiques  de 


LOUIS   VEUILLOT  43 

ses  adversaires  et  à  la  forma  de  leur  nez,  ce  sont  là, 
avouons-le,  de  minces  peccadilles,  et  Dieu  sait  si  Ton 
se  privait  de  lui  rappeler,  à.  lui, qu'il  n'était  pas  joli, 
joli, et  que  la  petite  vérole  lui  avait  quelque  peu  gâté 
le  visage.  Avant  de  reprocher  à  Veuillot  la  violence 
de  sa  polémique,  il  faudrait  voir  comment  il  a  été 
traité  lui-même  pendant  quarante  ans.  Et  vous 
ne  me  ferez  pas  croire  que  c'est  toujours  lui  qui  a 
commencé. 

Oui,  ce  fut  un  railleur  et  un  peintre  redoutable. 
Mais  d'abord,  beaucoup  de  ses  portraits  (Greluche, 
Ravet,  Tourtoirac,  Barbouillon,  Galvaudin,  Pécora, 
le  Narquois,  le  Respectueux,  etc.,  etc.)  sont  ano- 
nymes, s'élèvent  à  la  généralité  de  types.  Dans 
les  autres  cas,  lorsqu'il  empoigne  et  se  met  à 
déshabiller,  à  tenailler,  à  désarticuler,  à  déman- 
tibuler un  homme^  que  ce  soit  Thiers,  Girardin, 
Havet,  Jourdan,  Eugène  Sue,  Hugo  et  les  fils 
Hugo,  Lamartine  même,  ou  telle  vieille  barbe  de 
48,  ou  tel  sinistre  pantin  du  4  septembre,  ou  le 
vieux  Pyat,  ou  Edmond  About  (ah  I  les  belles  exé- 
cutions I  et  comme  on  est  souvent  avec  lui  !  et 
comme  souvent  il  fouaille  juste  1),  jamais,  je  le 
répète,  il  ne  se  sert  contre  ses  victimes  d'autre 
chose  que  leurs  paroles  et  leurs  actes  publics, 
d'autre  chose  que  ce  qui  le  blesse  et  l'outrage, 
lui,  dans  sa  foi.  Ses  haines  les  plus  féroces  ne 
sont  que  l'envers  de  l'amour,  et  ses  colères  sont 
celles  de  la  charité.  A  le  bien  prendre,  il  n'a  point 


44  LES   CONTEMPORAINS 

de  haines  personnelles,  et  ce  n'est  pas  uniquement 
parce  qu'il  le  dit  que  je  le  crois. 

...  Quant  aux  haines  personnelles,  je  les  ignore.  Nnl 
homme  n'avancera  dans  la  vie  sans  connaître  qu'il  doit  être 
indulgent  envers  les  autres  hommes...  Combien  plus  aisément 
s'apaisent  les  griefs  particuliers  !  J'étais  d'ailleurs  peu  fait 
pour  les  ressentir,  et  trente  années  de  polémique  ont  anéanti 
en  moi  cette  faculté  dont  la  nature  ne  m'avait  que  médiocre- 
ment pourvu.  L'idée  que  je  me  fais  de  la  haine  est  celle 
d'une  étrange  bassesse  par  laquelle  le  haineux  s'asservit  stu« 
pidement  au  haï.  Toute  espèce  de  haine  me  semble  totale- 
ment ridicule,  sauf  une  qui  est  totalement  abominable  :  la 
haine  du  bien. 

Il  a  sur  lui-même  d'émouvants  retours.  Quand  il 
parle  de  son  œuvre,  il  a  la  modestie  la  plus  char- 
mante, une  modestie  qui  n'est  plus  guère  de  ce 
temps-ci,  où  la  vanité  littéraire  a  perdu  toute  pu- 
deur ;  et  quand  il  parle  de  sa  personne,  il  a  l'humi- 
lité la  plus  vraie.  J'en  pourrais  ici  multiplier  les 
témoignages.  En  voici  un  que  je  prends  véritable- 
ment au  hasard  : 

...  Non,  je  n'adresse  point  h  Dieu...  les  coupables  actions 
de  grâces  du  pharisien.  Je  ne  me  crois  pas  meilleur  que 
cette  foule  qui  rampe  autour  de  moi,  cherchant  l'or  et  la 
volupté.  Les  mêmes  instincts  sont  dans  mon  âme  ;  ils  me 
pressent,  ils  me  tourmentent.  Lorsque,  paisible,  je  regarde 
avec  pitié  le  triste  troupeau  qui  se  rue,  à  travers  la  fange, 
sur  l'appât  des  convoitises  humaines,  tout  à  coup  mon  pied 
glisse,  d'humiliants  désirs  se  soulèvent  et  me  rappellent  la 
boue  dont  je  suis  fait.  Plusieurs,  m'écoutant  parler,  disent  : 


LOUIS   VEUILLOT  43 

«  Oelui-ci  gagnera  le  ciel...  »  Et  moi,  je  voudrais  monter  sur 
une  tour,  et  crier  d'une  telle  voix  que  tous  les  chrétiens  qui 
sont  dans  le  monde  puissent  l'entendre  :  «  Oh  !  mes  frère8,me8 
frères,  priez  pour  moi,  je  vais  périr  !  »  Mais,  si  mon  âme  est 
faible,  elle  a  du  moins  embrassé  une  loi  forte  ;  si  elle  penche 
à  de  vils  désirs,  elle  aime  pourtant  une  loi  sainte  et  pure  ;  si 
je  me  rends  coupable  dans  mon  cœur,  du  moins  je  ne  veux 
point  devenir  la  pierre  où  trébuche  le  pied  de  l'innocent.  J© 
ne  suis  point  la  voix  qui  gâte  le  peuple;  je  condamne 
mes  fautes  et  je  ne  cherche  pas,  en  les  justifiant  par  d'a- 
bominables  théories,   à  faire    des   complices   et  des  victi- 


mes... 


Continuellement,  chez  lui,  sous  l'auteur  on  re- 
trouve Thomme,  et  cela  est  un  charme. 

Une  autre  séduction,  pour  nous,  de  son  œuvre  de 
polémiste,  c'est  que,  catholicisme  rais  à  part,  il 
montre  souvent  un  esprit  plus  libre,  plus  «  avancé», 
et  —  faisons-nous  ce  compliment  —  plus  rapproché 
du  nôtre  que  ses  adversaires  habituels,  les  routiniers 
du  parlementarisme  et  de  l'impiété  bourgeoise. 
Tandis  qu'il  s'attache  à  la  vérité  éternelle,  maintes 
fois  il  rencontre  la  vérité  de  demain,  la  vérité  géné- 
reuse et  hardie.  Héraut  d'une  minorité  vaincue 
d  avance,  honnie,  enserrée  d'hostilités  croissantes, 
son  rôle  fut  constamment  un  rôle  de  protestation,  et 
son  attitude  générale  est,  comme  nous  avons  vu, 
celle  de  la  révolte.  Or,  cela  ne  nous  déplaît  point.  Ce 
catholique  a  passé  sa  vie  à  combattre  quantité  de 
dftspotismes  et  d'hjpocrisies,  et  nul  na  plus  fré- 
quemment ni  plus  fortement  parlé  au  nom  de  la 


*6  LES   CONTEMPORAIiNS 

liberté  que  ce  «  jésuite  »,  ce  •  sacristain  »,  ce  suppôt 
de  la  tyrannie  de  l'Église.  Il  a  arraché  beaucoup  de 
masques,  que  sans  doute  on  a  remis  depuis,  mais 
qui  ne  tiennent  plus  aussi  bien.  Il  lui  a  été  excellent 
d'être  un  vaincu  et,  dans  quelques  circonstances,  un 
persécuté  :  cela  lui  a  donné  beaucoup  d'idées,  et  de 
fort  belles.  Nombre  de  ses  invectives  sont  reprises 
aujourd'hui  par  des  hommes  très  éloignés  de  lui  par 
leur  foi.  Contre  le  régime  de  centralisation  à  outrance 
ifesu  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  contre  l'es- 
prit jacobin,  la  tyrannie  de  l'État,  la  bureaucratie, 
les  chinoiseries  administratives,  et  contre  ce  qu'il  y 
a,  dans  l'individualisme  moderne,  de  funeste  à  la 
démocratie  même,  il  abonde  en  magnanimes  fureurs 
et  en  sarcasmes  clairvoyants.  On  pourrait  presque 
dire  qu'il  a  répandu  dans  ses  articles  et  ses  pam- 
phlets ce  que  Taine  devait  ordonner  en  un  corps  de 
théorie  dans  les  derniers  volumes  de  ses  Origines  de 
la  France  contemporaine. 

Et  Taine  eût  approuvé,  dans  son  ensemble,  le 
«  projet  de  constitution  »  que  Venillot  écrivit  un 
jour  pendant  le  siège  de  Paris.  A  mon  avis,  Veuillot 
s'y  révèle  grand  libéral  (au  sens  vrai  de  ce  malheu- 
reux mot),  bon  philosophe,  bon  psychologue.  Il 
considère  la  France  comme  un  organisme  vivant  et 
qui  a  un  passé.  Sa  «  solution  >  est  exactement  le 
contraire  de  la  solution  jacobine  et  napoléonienne. 
Tout  ce  projet  est  à  lire  et  à  méditer.  En  voici  quel- 
ques paragraphes  : 


LOUIS   VEUILLOT  47 

L«  Bégent  convoquera  une  assemblée  nationale  coDBti- 
tuante,  élue  par  le  suffrage  universel.  . 

Les  bases  morales  de  la  constitution  seront  la  religion, 
la  famille,  la  propriété,  la  liberté. 

Les  bases  politiques  seront  le  suffrage  universel,  l'hérédité 
de  la  fonction  suprême,  la  division  du  territoire  en  grandes 
agglomérations  territoriales  correspondant  aux  anciennes 
provinces. 

Chaque  province  on  État  s'administrera  librement  par 
ses  élus,  depuis  la  commune  jusqu'à  la  subdivision  départe- 
mentale et  jusqu'à  la  division  provinciale  o«  État. 

La  province  aura  sa  magistrature,  son  budget,  sa  milice, 
son  université  ou  ses  universités.  Elle  ne  subira  de  contrôle 
que  celui  de  l'assemblée  générale,  et  sur  les  seuls  points  qui 
intéresseraient  l'unité  nationale... 

On  est  électeur  à  vingt-cinq  ans,  éligible  à  trente.  Pour 
être  électeur  et  éligible,  il  faut  être  chef  de  famille.  Le 
célibataire  doit  payer  un  cens,  à  moins  d'exemption  prévue 
par  la  loi. 

Le  citoyen  jouit  de  la  liberté  de  tester. 

Liberté  d'association  religieuse  et  civile... 

Les  corporations  ouvrières  existent  de  droit  ;  elles  choi- 
sissent leurs  officiers,  font  leurs  règlements  et  exercent 
leur  police  intérieure. 

La  commune  et  la  corporation  sont  nécessairement  proprié- 
taires, et  la  loi  les  oblige  d'avoir,  partie  en  fonds  immobi- 
iiers,  partie  en  rentes,  au  moins  de  quoi  suffire  à  an  établisse- 
ment hospitalier,  selon  leur  importance,  etc. 

Il  est  très  beau,  ce  projet.  Je  ne  pense  pas  qu'au- 
cune constitution  puisse  être  plus  respectueuse  de  la 
dignité  humaine,  ni  à  la  fois  plus  favorable  au  déve- 
loppement de  l'initiative  individuelle  et  de  la  «  vie 
en  commun   >,  ni    mieux  faite  pour  préparer   la 


U  LES    COiNTEMPORAINS 

solution  pacifique  et  graduelle  de  la  «  question 
sociale  ».  Oui,  je  suis  persuadé  que  ce  serait  le 
salut...  Seulement  nous  y  tournons  le  dos.  Un  trop 
grand  nombre  d'entre  nous  ont  le  virus  j,acobin  dans 
les  moelles.  Et  il  n'est  pas  bien  sûr  que  Dieu  ait  fait 
a  les  nations  guérissables  ». 

Ètes-vous  curieux  de  connaître  l'article  de  cette 
constitution  qui  concerne  l'Église  catholique?  Veuil- 
lot  lui  accorde  «  toutes  les  latitudes  du  droit  com- 
mun »,  le  droit  de  posséder,  d'acquérir,  d'hériter; 
l'usage  de  son  droit  particulier,  de  ses  tribunaux  inté- 
rieurs, la  liberté  de  la  charité,  la  liberté  d'enseigne- 
ment à  tous  les  degrés  ;  le  droit  de  fonder  des  uni- 
versités canoniques,  une  au  moins  par  province  II 
admet,  il  désire  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État. 
«  Les  propriétés  de  l'Église  sont  soumises  aux  charges 
communes,  et  elle  devra,  dans  un  temps  et  moyen- 
nant les  dispositions  transitoires  nécessaires,  subve- 
nir aux  dépenses  du  culte.  » 

En  somme,  il  réclame  pour  l'Église  «  toute  la 
liberté  ».  Pensait-il  que  l'Église  est  aujourd'hui  encore 
une  si  grande  puissance  morale  que  lui  assurer  toute 
la  liberté  c'est  presque  lui  assurer  la  domination  ? 
Peut-être  ;  et  c'est  pour  cela  précisément  qu'il  n'a 
jamais  souhaité,  même  en  rêve,  ni  gouvernement 
théocratique,  ni  religion  d'État  (il  esl  très  net  sur  ce 
point),  rien  ne  devant  être  plus  fort  que  l'Église  libre 
«OMS  la  loi  commune.  Toutefois,  certains  articles  de 
eon  projet  impliquent  que  i'Élata  le  devoir  de  recon- 


LOUIS  VEUILLOT  4» 

Daitre,  sinon  la  vérité  de  la  doctrine  catholique,  du 
moins  le  caractère  vénérable  et  bienfaisant  de  cette 
doctrine  et  de  lui  assurer  le  respect  public.  Mais 
songez  que  ce  traitement  spécial,  —  au  cas  où  il  vous 
plairait  d'y  voir  une  atteinte  indirecte  à  la  liberté  de 
conscience,  —  c'est  dans  un  projet  tout  idéal  que 
Veuillot  le  sollicite.  Ne  nous  hâtons  donc  point  de 
crier  à  la  tyrannie  cléricale. 

Oh  !  je  connais  bien  le  fond  de  sa  pensée,  et  je  sais 
que,  dans  son  Icarie,  le  citoyen  serait  moins  «  libre  » 
que  l'Église  ;  je  veux  dire  qu'il  n'aurait  la  pleine 
liberté  ni  de  V  «  immoralité  »  ni  de  1'  «  impiété  « 
publique.  Je  n'ignore  pas  que,  si  Louis  Veuillot  eût 
vécu  quelques  années  de  plus,  certaines  pages  qu'il 
m'est  arrivé  d'écrire  eussent  pu,  encore  qu'assez 
innocentes,exci  ter  son  indignation.  Il  m'eût  maltrait'% 
comme  tant  d'autres,  moi  qui  l'aime  tant  (et  je  sens 
que  je  ne  lui  en  aurais  pas  voulu).  Les  lois  de  sa 
république  ne  nous  permettraient  pas  d'écrire  tout 
ce  que  nous  voulons  et  nous  retrancheraient,  par 
conséquent,  un  de  nos  plus  chers  plaisirs.  Et  cepen- 
dant, quand  j'y  réfléchis,  je  soupçonne  que  ce  n'est 
pas  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  moi  qui 
serait  gêné  par  ces  prohibitions.  Et  puis,  par  un  sen- 
timent que  je  conçois  mal,  j'ai  toujours  été  tenté 
d'accorder  sur  moi,  à  ceux  dont  la  foi  est  absolue, 
des  droits  que  je  ne  me  reconnais  pas  sur  eux.  A  con- 
dition, bienentendu,  qu'ils  melaissent  penser  et  par- 
ier à  ma  guise  daus  mon  privé.  Heureusement,  d'ail» 

LBB   CONTLAlitxiMAINS.    —    VI.  4 


50  LES    CONTEMPORAINS 

leurs,  les  personnes  de  foi  absolue  n'ont  pas  toutes 
la  même.  Grâce  à  cela,  nous  sommes,  nous,  tran- 
quilles. Pour  le  surplus,  je  m'accommoderais  assez 
de  la  république  de  Veuillot. 

Sa  Constitution  est  humaine.  Si  elle  peut  gêner 
sur  quelques  points  les  riches  et  les  lettrés,  elle 
multiplie  les  supports,  matériels  et  moraux,  autour 
des  humbles.  Que  dis-je?  j'eusse  accepté  sa  Con- 
stitution entière,  pourvu  qu'il  fût  chargé  lui-même 
d'en  appliquer,  en  ce  qui  me  concerne,  les  règles 
restrictives.  Veuillot  était  bon,  Sainte-Beuve  lui  rend 
cette  justice.  Veuillot  a  parlé  du  peuple,  en  maints 
endroits,  avec  la  plus  profonde  tendresse,  et  de  la 
dignité  des  pauvres  avec  la  grâce  de  saint  François 
d'Assise.  Tout  l'essentiel  des  écrits  évangéliques  de 
MM.  de  Vogaé  et  Paul  Desjardins  sur  le  summum 
bonum  qui  est  le  renoncement,  vous  le  découvrirez  en 
feuilletant  les  Libres  Penseurs,  Çà  et  là  et  le  Parfum  de 
Rome.  Il  avait  l'âme  grande.  Il  faut  lire,  dans  Çà  et  là 
(II,  217-267),  le  chapitre  Delà  noblesse  Ses  idées  sur 
ce  qui  fait  la  vraie  «  noblesse  n  de  la  vie  sont  d'une 
ravissante  pureté  et  d'une  fierté  tout  héroïque.  Il  a 
l'âme  ardemment  française.  Les  pages  que  lui  ins- 
pira la  guerre  de  Crimée  sont  de  la  plus  haute  et  de  la 
plus  chaude  éloquence.  C'est  peut-être  le  seul  mo- 
ment de  sa  vie  politique  où  il  ait  eu  la  joie  de  ne 
point  se  sentir  isolé  et  suspect  et  de  pouvoir  com- 
munier avec  toute  la  France.  Il  a  la  haine  atavique  et 
Instinctive,  mais  aussi  raisonnée  et  chrétienne,  de 


LOUIS   VEUILLOT  51 

l'Angleterre  et  de  l'esprit  anglais.  Car  son  patrio- 
tisme et  sa  foi  ne  font  qu'un,  et  souvent  sa  foi  a  fait 
son  patriotisme  singulièrement  clairvoyant:  contre  la 
Prusse,  contre  l'Italie.  Enfin,  ce  fut  un  idéaliste 
exquis.  Nul  n'a  mieux  compris  ni  exprimé  que  c'est 
par  l'âme  que  nous  sommes  grands  et  que  «  c'est  de 
la  que  nous  nous  relevons».  (Pascal.)  Nul  n'a  embelli 
de  plus  de  dignité  intime  les  soumissions  volontai- 
res aux  indispensables  hiérarchies  extérieures  qu'il 
croyait  établies  ou  consenties  par  Dieu  pour  le  bien 
du  monde. Sans  illusion  ni  sur  les  représentants  ni 
Fur  le  fondement  humain  de  l'aristocratie,  aussi 
impiloyableaux  «  mauvais  nobles  »  qu'aux  «  mauvais 
prêtres  »,  c'est  lui  qui,  à  propos  d'un  domaine  dépecé 
par  un  gentilhomme  de  boulevard  et  de  cabinets  de 
nuit,  écrit  ces  lignes,  où  se  révèle  délicieusement  la 
qualité  de  son  âme  : 

Jo  ne  peux  prendre  mon  parti  de  ces  décadences  de  la 
noblesse.  C'était  une  institution  ai  belle,  le  pauvre  petit  peu- 
ple en  avait  si  grand  besoin  !  Il  me  semble  que  ce  grand  sei- 
gneur qui  a  vendu  à  la  bande  noire  sa  terre,  son  château, 
«es  papiers  de  famille,  m'a  trahi  personnellement. 

Je  sens  en  moi  une  singulière  pente,  singulière  du  moins 
en  ce  temps.  J'ai  l'esprit  de  roture  comme  je  voudrais  que 
les  gentilshommes  eussent  l'esprit  de  noblesse.  Si  je  pouvais 
rétablir  la  noblesse,  je  le  ferais  tout  de  suite  et  je  ne  m'en 
BMttrais  pas.  Je  voudrais  travailler  pour  mon  compte  à  réta- 
blir la  roture. 

En  vérité,  j'ai  joué  un  rôle  de  dupe,  si  je  n'y  regarde 
qu'avec  l'œil   de  la  raison  humaine.  J'ai  défendu  le  capital 


52  LES   CONTEMPORAINS 

sans  avoir  ea  jamais  ud  sou  d'économies,  la  propriété  sans 
poeséder  un  pouce  de  terrain,  l'aristocratie,  et  j'ai  à  peine 
pu  rencontrer  deux  aristocrates  ;  la  royauté,  dans  an  siècle 
qui  n'a  pas  vu  et  ne  verra  pas  un  roi.  J'ai  défendu  tout  cela 
par  amuur  du  peuple  et  de  la  liberté,  et  je  suis  en  possession 
d'\ine  réputation  d'ennemi  du  peuple  et  de  la  liberté,  qui  rue 
fera  c  lanterner  >  à  la  première  bonne  occasion.  Cependant 
ma  pensée  est  droite  et  logique  :  mais  j'ai  trop  cru  au  devoir, 
et  j'en  ai  trop  parlé. 

C'est  la  seule  chose  qai  me  console,  quand  je  considère, 
hélas  !  tout  ce  que  je  n'ai  pas  fait. 

J'ai  quelque  idée  que,  si  Veuillot  vivait  encore,  il 
préférerait  le  moment  où  nous  sommes,  malgré  ses 
misères  inouïes,  à  l'époque  de  la  monarchie  de  Juil- 
let ou  aux  dix  dernières  années  du  second  Empire. 
11  verrait  avec  espoir  la  fin  prochaine  de  ce  qu'il  a  le 
plus  haï,  la  fin  du  parlementarisme  bourgeois  et  du 
catholicisme  libéral,  et  de  malentendus  et  de  men- 
songes également  compromettants  pour  la  liberté  et 
pour  la  religion.  Plus  menaçante,la  situation  actuelle 
lui  paraîtrait  plus  nette.  Il  serait  content,  comme 
Ajax,  de  combattre  dans  plus  de  lumière,  fût-ce  dans 
une  lumière  d'orage.  Il  penserait  que  le  rationalisme 
révolutionnaire,  élanl  plus  près  de  porter  ses  der- 
niers fruits,  est  plus  près  de  se  juger  lui  même  par 
là,  et  que  de  sa  tragique  banqueroute  peut  sortir 
cotre  salut. 

Certaines  inquiétudes  morales  de  ce  temps  lui 
sembleraient  d'un  heureux  augure  :  il  les  jugerait 
semées  dans  les  e&piits  par  une  suprême  «   préve- 


LOUIS   VEUILLOT  II 

nance  »  de  la  bonté  divine.  Il  prendrait  enfin  son 
parti,  sans  trop  le  dire,  —  comme  fait  le  Souverain 
Pontife  tout  le  premier,  —  de  la  destruction  du 
pouvoir  temporel,  qu'il  sentirait  voulue  de  Dieu.  Il 
comprendrait  que  cette  destruction  et  Taffaiblis- 
sement  de  ees  liens  avec  le  gouvernement  politique 
des  peuples  est  moins  pour  l'Église  une  perte  qu'un 
allégement;  que  le  catholicisme  reprend  ainsi  son 
vrai  caractère  ,  et  que  l'annonce  de  l'éternelle 
«  bonne  nouvelle  »  en  peut  devenir  plus  libre  et  plus 
efficace.  Il  n'aurait  pas  de  peine  à  conformer  son 
apostolat  à  ce  nouvel  état  de  choses  ;  et,  en  s'in- 
quiétant  avec  ijne  charité  grandissante  de  l'âme  des 
petits  et  des  ignorants,il  n'aurait  pas  h  changer  son 
attitude... 

Voilà  bien  des  raisons  pour  l'aimer.  Mais,  si  vous 
lisez  sa  Correspondance,  vous  ne  vous  en  défendrez, 
plus  du  tout.  Vos  préjugés  contre  l'homme,  si  vous 
en  avez,  tomberont.  Cette  correspondance  me  parait 
être,  avec  celle  de  Voltaire,  —  pour  des  raisons  com- 
bien différentes!  —  la  plus  extraordinaire  qu'ait 
laissée  un  homme  de  lettres  (1).  Là,  vous  le  con- 
naîtrez tel  qu'il  est,  et  tout  entier.  Vous  serez  étonné 
de  la  prodigieuse  activité  de  ce  cerveau  et  de  la  par- 
faite bonté  de  cette  âme.  Vous  y  goûterez  autre  chose 
qu'un  plaisir  d'amusement,  car  l'homme,  le  chrétien 


(1)  Il  n'en  a  para  encore  que  npt  Tolumea,  m-S»  il  est  Trai, 
et  chacun  de  500  ou  600  pages. 


54  LES   CONTEMPORAINS 

et  le  publiciste  ne  se  séparent  guère  chez  Louis 
Veuillot,  et  des  idées  d'importance  et  toute  sa  vie 
publique  s'entrelacent,  dans  ces  causeries,  aux 
détails  de  ménage  et  de  pot-au-feu.  Mais  surtout  les 
«  lettres  à  sa  sœur  »  vous  seront  un  délice.  (Je  vou- 
drais mettre  aussi  à  part  les  lettres  k  Olga  de  Ségur, 
plus  tard  comtesse  du  Pitray.)  Vous  y  aimerez  tout  : 
le  naturel,  la  simplicité  des  mœurs,  la  bonhomie, 
l'esprit,  le  comique,  —  ce  comique  invincible  qui 
secouait  sur  sa  base  mon  bon  maître  Sarcey,  un  jour 
que  j'étais  chez  lui  et- qu'il  lisait  le  morceau  sur  les 
douches  ascendantes,  à  moins  que  ce  ne  fût  la  con- 
versation avec  le  dentiste  ;  —  et  les  portraits  et  les 
paysages  en  trois  coups  de  plume,  et  mille  traits 
spontanés  d'un  pittoresque  intense  ;  et  toutes  les 
vertus  que  trahissent  ces  libres  expansions,  la 
fierté,  le  désintéressement,  l'indépendance,  l'éloi- 
gnement  du  monde,  la  douceur  patriarcale  envers 
les  serviteurs,  et  la  charité,  et  les  larges  aumônes, 
et  la  libéralité  («.. .  N'oublie  jamais  qu'un  chrétien 
doit  être  humble,  mais  magnifique.  »  A  son  FrèrCy 
I,  page  284)  ;  et  la  grâce  partout  répandue,  et,  — 
comme  il  ne  visite  guère  en  voyage  que  des  chré- 
tiens comme  lui  et  des  gens  d'église  ou  de  couvent, 
—  un  sentiment  difficile  à  comprendre  pour  les 
profanes,  le  sentiment  d'une  sorte  de  franc-maçon- 
nerie spirituelle,  d'une  sécurité  sereine  et  très  douce 
dans  la  communauté  des  croyances.  Vous  estimerez 
la  beauté  simple  de  &a  vie  domestique,  la  profon- 


LOUIS    VEUILLOT  5S 

deur  de  ses  afTections  familiales,  et  son  immense 
laoeur,  et  son  courage  allègre  à  le  porter.  Vous 
penserez  que  celui-là  fut  un  vaillant  et  un  tendre. 
Et  vous  connaîtrez  quelle  forte  vie  intérieure  eut 
ce  grand  homme  d'action  ;  vous  verrez  comment  il 
porta  la  douleur  (il  perdit  en  quelques  années  sa 
femme  et  trois  filles,  et  une  des  deux  autres  se  fil 
religieuse),  et  vous  jugerez  comme  moi  que  les 
lettres  qu'il  écrit  sur  ses  filles  mortes  et  à  sa  fille 
cloîtrée  sont  de  purs  diamants  de  spiritualité,  attei- 
gnent au  sublime  du  sentiment  religieux  et  sont 
assurément  parmi  les  plus  incontestables  chefs- 
d'œuvre  de  la  prose  chrétienne,  —  et  de  la 
prose  sans  épithète.  J'ose  dire  qu'aux  heures  dou- 
loureuses il  y  eut,  chez  Louis  Veuillot,  de  la 
■  sainteté  • 


IX 


11  y  eut  aussi  de  V  «  humanité  »,  et  largement. 
Prenez  à  la  fois  le  mot  dans  le  meilleur  sens,  et  dans 
l'autre.  Il  faut  pourtant  bien  que  je  finisse  par 
avouer,  —  au  moins  une  fois,  —  que,  dans  réchauf- 
fement de  la  lutte,  Veuillot  eut  des  violences,  des 
injustices,  et  des  erreurs  à  demi  volontaires  sur  la 
qualité  morale  des  personnes  contre  qui  il  com- 
battait. Plus  d'unefoisil  m'adésolé  par  la  façon  dont 
il  traite  des  gens  pour  qui  j'ai  de  l'indulgence,  de  la 

i 


S6  LES   CONTEMPORAINS 

sympathie,  ou  même  du  respect.  —  Mais  il  eut  en 
même  temps  des  «  faiblesses  >  charmantes.  Une  de 
celles  dont  je  suis  le  plus  touché,  c'est  son  amour 
pour  la  littérature.  Il  écrit  un  jour  à  sa  sœur  :  «  Tout 
pour  Pierre  (le  pape),  rien  pour  Pétronille  (la  litté- 
rature). Seigneur  I  vous  savez  «i  j*ai  aimé  cette 
femme-là.  » 

Oh!  oui,  il  l'a  aimée, —  avec  crainte,  avec  remords; 
car  il  savait  bien  qu'aux  yeux  d'un  chrétien  elle  ne 
doit  être  qu'un  instrument  :  mais,  tremblant  tou- 
jours de  l'aimer  pour  elle-même,  il  l'adorait  avec 
d'autant  plus  de  passion.  Il  lui  arrivait  à  chaque  ins- 
tant d'être  séduit  comme  artiste  p^r  ce  qu'il  était 
tenu  de  réprouver  comme  chrétien  ;  et  de  là  de  réelles 
angoisses. 

Son  goût,  lorsqu'il  reste  spontané,  est  à  la  fois 
très  large  et  très  pur.  Il  a  eu  cette  chance  que, 
n'ayant  point  fait  d'études  régulières,  il  a  pu  abor- 
der les  classiques  d'une  àme  libre  et  neuve  et,  par 
suite,  les  sentir  du  premier  coup.  Et,  comme  un 
grand  nombre  d'entre  eux  sont  plus  ou  moins  pénétrés 
d'esprit  chrétien,  il  ne  fut  pas  trop  gêné  ensuite 
par  ses  croyances  dans  les  jugements  qu'il  porte  sur 
eux.  Le  chapitre  de  critique,  ensemble  chrétienne 
et  impressionniste,  qui  termine  Çà  et  /d,est  excellent 
et  original.  Veuillot  nous  y  fait  l'histoire  de  ses 
lectures.  On  y  voit  en  plein  ses  préférences  instinc- 
tives. Il  aime  Corneille,  et  surtout  le  Cid,  Racine,  et 
surtout  Phèdre.  Plus  tard,  les  tragédies  de  Racine  Je 


LOUIS   VEUILLOT  87 

faisaient  pleurer,  ce  dont  je  lui  sais  particulièrement 
gré,  et  il  écrivit,  dans  les  Odeurs  de  Paris,  des  pages 
singulièrement  pénétrantes  sur  Britannicus.  Dans 
Saint-Simon,  l'écrivain  lui  plaît,  mais  l'homme  lui 
est  odieux.  «...  Certes  ses  Mémoires  sont  un  beau 
pays,  et  plantureux  à  merveille  :  mais  il  y  a  des  fon- 
drières et  des  bétes  venimeuses,  et  je  n'aime  pas  à 
me  promener  en  compagnie  de  ce  duc  enragé...  Tout 
le  jour  coui-bé  comme  le  plus  souple  courtisan,  il 
éponge  les  souillures  et  les  scandales  ;  il  se  sature 
et,  le  soir,  il  dégorge  en  flots  de  lave...  Il  se  cache, 
il  fabrique  ses  prétendues  histoires  en  secret  comme 
on  fabrique  delà  fausse  monnaie...  On  ne  connaît 
aucun  autre  exemple  d'une  telle  force  ni  d'une  telle 
lâcheté...  »  Lisez  tout  le  morceau,  qui  est  superbe, 
et  où  se  révèle  une  fois  de  plus  une  àme  vraiment 
noble  et  bonne  (j'y  reviens  toujours).  —  Il  adore 
Sévigné  et  lui  passe  tout.  Chose  remarquable,il  aime 
peu  Molière  et  son  naturalisme  ;  il  le  voit  déjà  comme 
le  verra  M.  Brunetière.  Il  n'aime  pas  La  Rochefoucauld 
(«  c'est  un  précieux  peu  aimable  et  peu  sincère  »), 
ni  Montaigne.  Il  aurait  plutôt  un  faible  secret  pour 
Rabelais.  Il  témoigne  plus  derespectque  d'affection 
à  Pascal,  dont  la  foi  est  trop  inquiète  pour  lui.  Mais 
Gil  Blas  est  «  le  premier  livre  qui  le  dégoûta  de  la 
littérature  du  xviii*  siècle  ».  L'écrivain  qu'il  aima  le 
plus  quand  il  commença  à  savoir  lire ,  ce  fut  La 
Bruyère,  et  son  style  en  demeura  pour  toujours  im- 
prégné. Devenu  chrétien,  il  fut  plein  de  Bossuet. 


«8  LES   CONTEMPORAINS 

Vous  entrevoyez  ses  naturelles  origines  littéraires. 
Veuillot  est  un  classique,  d'  «  écriture  »  à  la  fois 
traditionnelle  et  audacieuse. 

Du  xviii*  siècle,  il  exècre,  et  comme  chrétien  et, 
par  suite,  comme  littérateur,  à  peu  près  tout,  — 
sauf  les  romans  de  M"»'  Riccoboni.  Tout  ce  qu'il  peut 
accorder  à  Voltaire,  c'est  que  o  sa  prose  est  jolie  ». 

Sur  Chateaubriand  :  «  Il  a  tenu  et  mérité  une 
grande  place,  mais  ce  n'est  pas  mon  homme.  Ce 
n'est  ni  le  chrétien,  ni  le  gentilhomme,  ni  l'écrivain 
tels  que  je  les  aime  ;  c'est  presque  l'homme  de  lettres 
tel  que  je  le  hais  »,  etc. 

Sur  les  écrivains  du  xixs  siècle,  il  est  partagé 
presque  douloureusement.  U  n'en  est  presque  pas 
un  sur  qui  son  jugement  ne  soit  double,  selon  les 
ouvrages,  et  aussi  selon  qu'il  les  juge  davantage 
avec  sa  conscience  ou  avec  son  goût.  Je  n'apporterai 
en  exemple  que  ce  qu'il  dit  de  Sand  et  de  Hugo.  — 
Il  a,  sur  la  philosophie  de  George  Sand,  sur  ses 
femmes  émancipées  et  sur  sescatins  penseuses,  des 
railleries  impayables  et  impitoyables  : 

...  Il  paraît  à  la  comtesse,  dès  le  secoDd  entretieD,  que 
cette  infinie  vague,  dont  le  lentiment  la  tourmente,  prend 
des  épaules  et  qu'elle  sait  k  quoi  s'en  tenir...  Guillaume  est 
taillé  en  valet  de  ferme  ;  et,  je  le  jure,  la  comteiibe  Isidors 
l'estimerait  mince  penseur  s'il  était  fluet. 

Mais,  là  même,  il  a  des  indulgences  : 

...  C'est  toujours  Georg*  ;  et,  l'histoire  commencée,   je 


LOt)IS  VEUILLOT  i$ 

Buis  allé  jaaqu'au  bout.  Daniel  (Stem)  ne  me  mènerait  pas  û 
loin. 

Et,  après  ayoir  conté  l'histoire  delà  courtisane 
Afra,  qui  devint  chrétienne  et  fut  martyre  : 

Mets  de  côté  ta  pas«ion,  tes  ayatèmes  et  tes  livres,  ê  George. 
J'en  appelle  à  e«tte  meilleure  part  de  toi-même,  qui  t'élèv» 
quelquefois  au-dessus  de  tant  de  misères,  j'en  appelle  à  ton 
génie,  qui  t'a  permis  souvent  de  voir,  de  sentir  et  d'admirer 
ce  qui  est  grand,  et  beau,  et  par.  Que  dis-tu  de  cette  cour- 
tisane ?  Ne  trouvea-tu  p€w,  comme  moi,  qu'elle  vaut  bien  ton 
Isidora,  et  que  la  foi  chrétienne  s'entend  à  relever  les  âmM 
encore  mieux  qu'Helvétiua  et  Rousseau  ? 

Et  ailleurs,  et  à  diverses  reprises,  il  déclare  car- 
rément :  «  M°*  Sand  est  un  grand  écrivain.  » 

De  même,  personne  n'a  sans  doute,  à  l'occasion, 
déchiqueté  Victor  Hugo  avec  plus  de  férocité.  Mais, 
à  considérer  l'ensemble  de  ses  appréciations,  il  lui 
rend  justice.  N'est-ce  pas  Veuillot  qui  à  dit  que  la 
Chanson  des  Rues  et  des  Bois  est  «  le  plus  bel  animal 
de  la  langue  française  »?  Il  a  parlé  dignement,  et 
des  Contemplations^  et  de  la  première  partie  des 
Misérables.  Et  un  jour,  en  1870,  s'étant  remis  à 
feuilleter  l'œuvre  de  l'énorme  poète,  il  écrit  magni- 
fiquement : 

M.  Hugo  a  été  €  l'homme  moderne  »  plus  qu'aucun  autre 
coutemporain.  Entre  ceux  qui  n'ont  qu'un  cerveau  et  ceux 
qui  n'ont  que  des  sens...  il  est  l'homme  vrai...  On  ne  trouve 
point  cela  chez  Lamartine,  qui  eat  un  orgue  ;  ni  chez 
Musset,  qui  est  as  oiseau...  M.  Hugo   est  plein  de  fea,  de 


M  LES  CONTEMPORAINS 

sang  et  de  larmes.  Il  ee  sent  vivre  ot  il  se  sent  monrir...  Il 
prend  l'énigme  an  sérieux  ;  il  va  au  sphinx,  il  l'interrogs 
parmi  les  débris  de  ceux  qui  furent  dévorés.  Il  a  été  vainoQ... 
Quiconque  voudra  l'étudier  le  plaindra.  Il  est  plus  vaincu 
que  d'autres  parce  qu'il  pouvait  mieux  vaincre.  Les  ossements 
qu'il  a  laissés  sont  d'un  géant. 

Et  vous  compremirez  mieux  la  magnanimité  de 
ce  jugement,  si  vous  vous  souvenez  du  vers  abomi- 
nable où  Victor  Hugo  avait  insulté  Louis  Veuillot 
dans  sa  mère. 

Vers  la  fin  du  joli  chapitre  de  critique  de  Çà  et  /à, 
Veuillot,  après  quelques  jugements  sévères  sur  la 
littérature  de  ce  temps,  rentre  en  soi  : 

Je  ne  crains  pas  que  l'on  m'ahonte  en  m'opposant  à  moi- 
mAme  le  peu  que  je  vaux.  Je  connais  ma  faiblesse.  Si  je 
n'aimais  la  vérité,  je  me  condamnerais  an  silence  ;  mais  la 
vérité  a  encore  sa  force  dans  les  pins  humbles  voix,  et  elle 
commande  la  hardiesse  aux  plus  humbles  esprits.  Sa  lumière 
me  remplit  d'une  aversion  sans  borne  pour  les  chefs-d'œuvre 
d'un  art  où  je  ne  suis  qu'un  pauvre  vieil  écolier,  lorsque 
ces  chefs-d'œuvre  n'ont  pas  la  marque  du  vrai... 

Cette  aversion  avait  ses  défaillances.  Veuillot  céda 
souvent  à  la  tentation  de  pardonner  beaucoup  au 
talent.  Il  aima  Musset,  il  ne  détesta  point  Gautier  ;  il 
adora  Sainte-Beuve,  sans  le  dire  tout  à  fait.  Et  que 
d'autres  on  sent  qu'il  n'osepas  aimer  I  Je  crois  bien 
qu'il  ne  fut  sans  entrailles,  même  littéraires,  que 
contre  Renan.  Et  je  songe:  «  Quel  pauvre  être  de 
volupté  suis-je  donc,  moi,  pour  aimer  à  la  fois,  — 
et  peut-être  également,  —  Renan  et  Veuillot  !  » 


LOUIS    VEUILLOT  61 


X 


Telle  fut,  chez  le  bon  soldat  de  Pierre,  la  secrète 
morsure  de  passion  pour  «  Pétronille  »  qu'il  glissa  au 
plaisir  et  qu'il  trouva  le  temps  d'être  lui-même,  on  le 
sait,  poète  et  romancier. 

Ses  vers  (les  Satires  et  les  Couleuvres)  sont  intéres- 
sants, souvent  très  beaux.  Mais,  quand  ils  le  sont, 
c'est  généralement  à  la  façon  de  très  belle  prose. 
C'était  le  caprice  d'un  esprit  curieusement  «  tradi- 
tionnaliste  »  que  de  ressusciter  ainsi  la  vieille  satire 
en  vers,  après  que  le  lyrisme  romantique  avait  ruiné 
les  M  petits  genres  »  et  que  le  journalisme  les  avait 
rendus  inutiles.  Veuillot  procède  des  versificateurs 
du  xvii*  et  du  xyiip  siècle,  avec,  seulement,  une  rime 
plus  nourrie,  un  vocabulaire  plus  riche,  un  peu  plus 
d'images  et,  comme  il  était  naturel,  l'accent  d'au- 
jourd'hui. Toutefois  vous  trouverez,  du  moins  dans 
la  première  partie  des  iSafires,  un  rien  de  pédantisme 
classique^  trop  de  métaphores  héritées  des  satires  lit- 
téraires de  Boileau,  trop  de  «  sifflets  »  et  le  pli  trop 
fréquent  de  renvoyer  les  mauvais  auteurs  sur  les 
quais  ou  chez  l'épicier.  En  revanche,  —  et  cela  sur- 
tout dans  les  Couleuvres  et  dans  les  poésies  du  pre- 
mier volume  de  Çà  et  là,  —  de  beaux  coups  d'aile, 
un  peu  brefs  ;  quelques  sonnets  merveilleux  de  relief 
et  d'énergie  incisive  ;  une  abondance  de  vers-pro- 


62  LES  CONTEMPORAINS 

verbes,  ou  de  o  vers'dorés  » .  Que  dites- vous  de  ceux- 
ci  {A  un  jeune  homme)  : 

PrcDdB  gardQ,  en  les  aimant,  d'aimer  l'amonr  des  hommes  : 
Combats  «n  pardonnant,  mais  toutefois  combats. 

En  somme,  exception  faite  pour  trois  ou  quatre 
pièces  {la  Pâle  jeune  Veuve... ^  J'ai  passé  quarante 
ans.. . ,  le  Cyprès,  et  l'admirable  Fpitaphe),  c'est  plu- 
tôt dans  sa  prose  queVeuillot  est  proprement  poète, 
souvent  grand  poète.  Il  est  remarquable  qu'une  de 
ses  meilleures  pages  en  vers  soit  celle  où  il  définit 
la  prose,  page  succulente  et  que  Sainte-Beuve  pri- 
sait si  haut  : 

0  prose  t  mâle  ontil  et  bons  aux  fortes  mains  I... 

Ajoutez  queVeuillot  ne  s'en  faisait  pas  accroire.  Il 
parle  de  sa  manie  rimante  avec  un  mélange  de  mo- 
destie à  demi  sincère  et  d'inquiétude  tout  à  fait  plai- 
sante et  •  gentille  » . 

Romancier,  il  était  fort  empêché  et  se  chargeait 
lui-même  de  prohibitions  et  de  chaînes.  D'abord,  il 
n'avait  aucune  illusion  sur  l'amour.  «  Tout  ce  que 
j'ai  pu  observer  de  cette  fameuse  passion  de  l'amour, 
tant  célébrée,  me  persuade  que  sa  forme  la  plus  fré- 
quente et  la  plus  saisissable  est  la  jalousie...  L'amour 
est,  au  fond,  un  très  vif  sentiment  d'adoration  pour 
soi-même...  »I1  croyait  d'autre  part  que,  si  on  lisait 
moins  de  romans,  il  y  aurait,  heureusement,  moins 
d'amoureux.  Mais  au  reste  il  savait  le  pouvoir  conta- 


LOUIS   VEUILLOT  65 

gieux  de  presque  toutes  les  peintures  des  passions 
humaines.  Ainsi,  il  se  retranchait  volontairement  la 
plus  grande  part  de  la  matière  ordinaire  des  romans 
et  des  drames.  Il  se  condamnait  au  roman  chrétien, 
au  roman  d'édification. 

Il  est  très  vrai  qu'un  roman  d'édification  peut 
être  sincère,  émouvant,  vivant.  Seulement,  le  public 
ne  le  croit  pas;  beaucoup  de  chrétiens  même  s'en 
défient  par  avance.  Une  des  nombreuses  étrangetés 
de  ce  temps,  c'est  que  le  catholicisme  soit  à  peu 
près  absent  de  la  littérature  d'un  peuple  dont  la 
très  grande  majorité  professe  encore,  s'il  la  pra- 
tique peu,  la  religion  catholique.  Mais  le  plus  éton- 
nant, c'est  que  ce  fut  ainsi  dès  le  xvir  siècle,  dès 
le  xvi«,  et  même  avant. 

Si,  pour  les  neuf  dixièmes  des  «  fidèles  »,  la  foi 
n'était  chose  d'habitude  et  de  convenance,  sans 
nulle  action  sur  la  vie  morale,  il  devrait  pourtant 
leur  sembler  naturel  que,  dans  une  histoire  de  pas- 
sion combattue,  la  prière,  le  chapelet,  la  messe, 
la  confession  même  tinssent  une  place  notable.  Car, 
pourquoi,  je  vous  prie,  la  lutte  serait-elle  moins 
intéressante  et  moins  tragique  entre  le  scrupule  reli- 
gieux et  la  passion  qu'entre  la  passion  et,  par 
exemple,  les  affections  de  famille  ou  le  sentiment 
philosophique  du  devoir  ?  Ne  peut-il  tenir  autant 
d'émotion,  de  trouble,  de  douleur,  de  faiblesse 
et  d'eflort,  et  de  «  drame  »  enfin,  dans  l'examen 
de  conscience  d'un  catholique  tenté  que  dans  la 


«4  LES  CONTEMPORAINS 

monologue  d'Auguste  ou  dans  celui  d'Hermione  ? 

Veuillot  le  pensait,  et  il  osa  en  courir  l'aventure. 
U Honnête  femme  parait  un  roman  excessivement 
bizarre,  tout  simplement  parce  que  c'est  un  roman 
catholique.  Ce  n'est  autre  chose  que  l'histoire  d'un 
Joseph  dévot  et  d'une  dame  Putiphar  circonspecte, 
dans  une  petite  ville  de  province.  Joseph  est  tou- 
jours ridicule,  quoi  qu'il  fasse  :  jugez  quand  il  se 
confesse  !  Or,  Valère  se  confesse  afin  de  trouver, 
dans  l'absolution,  la  force  de  résister  aux  entreprises 
d'une  femme  mariée.  Le  sacrement  de  pénitence  est 
le  ressort  principal  de  l'action  ;  le  drame  tourne 
sur  ce  mot  :  Absolvo  te  m  nomine  Patris.  Cela  se 
peut-il  souffrir  ?  Sainte-Beuve  lui-même  ne  se  tient 
pas  de  traiter  Valère  de  dadais...  Et  cependant,  — 
si  je  ne  m'abuse,  —  il  y  a  peut-être,  aujourd'hui 
encore,  des  âmes  qui  croient  à  la  révélation,  au 
péché,  à  la  grâce  et  h  tout  ce  qui  s'ensuit,  et  qui 
luttent,  avec  larmes  et  déchirement,  contre  elles- 
mêmes,  et  qui  cherchent  le  secours  où  Dieu  leur  a 
dit  qu'elles  le  trouveraient.  Leur  trouble,  et  leur 
angoisse,  et  leur  courage,  et  leur  espoir  et,  si  vous 
voulez,  leur  illusion  sont  ils  donc  en  dehors  de  l'hu- 
manité? Et,  parce  que  vous  n'avez  pas  leur  foi,  vous 
sont  elles  plus  incompréhensibles  et  plus  étran- 
gères que  les  âmes  de  l'antiquité  orientale  ou  hellé- 
nique ? 

Il  parait  que  oui  ;  et  je  vous  abandonne  donc  ce 
eacriàtain  de  Valère,  qui,  chaste  comme  l'Hippolyte 


LOUIS    VEUILLOT  65 

d'Euripide,  est  évidemment  plus  grotesque,  étant 
catholique  romain.  Mais,  si  cette  figure  vous  offense, 
d'autres  ont  de  quoi  vous  retenir.  Lucile  est  un  type 
très  vrai,  et  très  finement  étudié,  de  reine  de  petite 
ville  et  de  coquette  hypocrite  et  prudente.  Je  l'ap- 
pellerais M«*  Tartuffe  si  elle  n'était  d'esprii  laïque. 
Dans  la  scène  de  la  clairière,  quand  elle  se  déchaîne 
et  laisse  éclater,  sincère  enfin  et  secouant  sa  fausse 
vertu,  ce  qu'il  y  a   dans  son  cœur  bourgeois  de 
désir  brutal,   d'égoïsme   et  de   «  concupiscence   » 
toute  crue  (car  c'est  là,  pour  Veuillot,  le  résidu  de 
l'amour  proprement  passionnel  »),  je  vous  assure 
que  c'est  très  beau.  Il  est  clair  ici  que  Lucile  souffre, 
et  l'auteur,  malgré  tout,  a  pitié  d'elle.  Veuillot  a 
refait,  et  très  bien,  la  scène  de  Didon  et  d'Ênée,  ■-' 
avant  la  grotte  et  avec  une  autre  Rome  à  l'horizoD. 
N'importe,  il  y  a  dans  cet  entretien   une  flamme 
sombre  et  des  motus  deordinati,  et  plus  sans  doute 
que  l'écrivain  ne  l'a  voulu.  Nous  avons  beau  faire  : 
nous  ne  détestons  pas  assez  Lucile.  Lui  non  plus 
peut-être.  Il  est  rentré  un  instant,  bon  gré  mai  gré, 
dans  le  roman  profane.  C'est  que  la  Réalité  est  une 
grande  païenne... 

Un  autre  endroit  a  de  la  grandeur  :  c'est  lorsque 
le  curé  de  Marsailles,  ayant  absous  Valère,  s'age- 
nouille à  son  tour,  se  confesse  à  son  pénitent,  le 
remercie  de  l'avertissement  courageux  qu'il  a  reçu 
de  lui  sur  ses  prudences  de  prétre-fonctionnaire... 
Mais  vous  trouverez  que  ce  sublim-e-là  sent  trop  la 

LES   COKTËMPOHAINS.   —  Tl.  q 


es  LES    CONTEMPORAINS 

calotte,  et  vous  préférerez  sans  doute  cedouxenlre- 
metteur  d'abbé  Constantin.  Je  ne  vous  signalerai 
donc  plus  que  les  vifs  croquis  des  notables  de  Chi- 
gnac,  tracés,  je  l'avoue,  du  temps  de  Paul  de  Kock, 
mais  vingt  ans  avant  Madame  Bovary.  Et  enfin,  il  y 
a  Veuillot  lui-même,  «  le  petit  journaliste  »,  que  je 
vous  ai  présenté  au  commencement  de  cette  étud«, 
Veuillot  s'exprime  modestement  sur  VBonnête 
Femme  : 

Œuvre  d'un  jenne  homme,  d'un  converti...  ce  livre  appar- 
tient pleinement  à  la  claise  des  fruits  verts.  Il  est  gauche, 
prêcheur,  rigoriste,  involontairement  entaché  d'imitation... 

Oui  ;  et,  avec  cela,  qu'il  est  curieux  1 
-  Mais  le  chef-d'œuvre,  la  merveille  des  merveilles, 
ce  sont  les  quarante  premières  pages  de  Çà  et  là.  C'est 
l'histoire  tout  unie  d'un  mariage  chrétien.  Idylle 
franchement  pieuse,  effrontément  édifiante,  et  ex- 
quise cependant.  Un  jeune  homme  est  présenté  par 
un  bon  prêtre  chez  de  bonnes  gens  qui  ont  une  fille 
èi  marier.  Elle  est  bonne,  timide,  pudique;  il  est  bon, 
sérieux,  un  peu  inquiet.  Il  hésite,  fait  sa  demande, 
est  agréé.  Rien  d'extraordinaire,  sinon  la  rencontre 
de  la  sévérité  du  fond  et  de  la  grâce  infinie  de  la 
forme.  11  s'en  dégage  une  conception  très  belle,  — 
puisque  c'est  la  conception  chrétienne,  —  de  l'amour 
et  du  mariage,  et  cette  idée  que  l'amour  n'est  pas 
du  tout  la  passion,  et  cette  autre  idée  que  le  mariage 
ne  dilTère  pas  essentiellement  d'une  «  prise  d'habit  >  à 


LOUIS    VEUILLOT  87 

deux.et  que  c'estpar  là  qu'ilestgrand  et  qu'il  est  doux. 
Vous  serez  surpris  de  certaines  réflexions  des  deux 
fiancés  :  «  Je  vais  donc  me  marier,  se  dit  Marianne. 
Voilà  mon  sort  fixé,  je  ne  serai  pas  religieuse.  Que 
la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  >>  Selon  Silvestre,  «  le 
renoncement  au  monde  ne  devait  guère,  en  quelque 
façon,  être  moinsabsolu  pour  l'épouse  chrétienne  que 
pour  la  religieuse.  »  D'autres  remarques  vont  loin  : 

.^  On  eût  étonné  Marianne  en  lui  disant  que  l'instinct  qui 
souffrait  en  elle  n'était  autre  que  la  fierté.  Elle  ne  ee  trouvait 
pas  entièrement  libre  en  cette  rencontre.  Mais  rien  ne  l'avait 
amenée  à  réfléchir  ,ur  les  préjudices  que  l'organisation 
présente  de  la  société  apporte  aux  privilèges  de  l'âme,  et  par 
un  autre  instinct  plus  parfait  dans  son  cœur  et  plus  connu, 
elle  se  soumit  humblement  à  ce  quelle  regardait  comme  la 
condition  nécessaire  de  la  femme,  qui  lui  ôte  )e  droit  de 
choisir  et  ne  lui  laisse  que  tout  juste  celui  de  refuser. 

Cette  histoire  est,  quant  au  fond,  précisément  le 
contraire  des  romans  de  la  bonne  Sand.  Et  cela 
reste  suave,  d'une  onction  mêlée  de  beaucoup  d'es- 
prit qui  ne  se  cherche  pas,  d'observation  exacte 
même  de  pittoresque.  Nulle  trace  de  fadeur  dans  àes 
fiançailles  si  austères  et  si  blanches. 

C'est  que  Louis  Veuillot  est  poète  éminemment 
Une  bonne  moitié  du  Parfum  et  de  Çà  et  là  en  témoi- 
gne.  Lisez,  dans  Çà  et  là,  les  chapitre^?  intitulés 
Dans  la  montagne,  la  Plage,  et  la  Campa  gne  Ja^Iusi^ 
que  et  la  Mer.  Il  était  très  sensible  à  la  musique 
très  amoureux  de  Mozart  et  de  Beethowen.  Sa  penia 


6S  LES   CONTEMPORAINS 

était  au  rêve  mélancolique  et  tendre.  Rêve  toujours 
surveillé  par  sa  conscience  de  chrétien  ;  car  c'est 
dangereux,  la  nature  et  la  musique,  et  la  mélancolie, 
et  même  la  tendresse.  Mais  souvent  on  devine  que 
ses  luttes  et  ses  haines  lui  pesaient  et  que,  sans 
cette  surveillance  virile  qu'il  exerçait  sur  son  âme, 
il  eût  aisément  glissé  à  la  contemplation  chantante, 
comme  un  simple  poète  lyrique,  ou  à  l'indulgence 
universelle  et  inactive,  et  à  la  douceur  des  larmes 
oisives,  de  celles  dont  on  jouit  comme  d'une  volupté 
et  qui  ne  purifient  point.  La  poésie  n'estpas  toujours 
absente  de  son  œuvre  même  de  polémiste.  Du  moins 
on  la  sent,  par  endroits,  toute  proche,  et  je  pense 
que  Veuillot  est  le  seul  de  nos  grands  journalistes  de 
qui  cela  se  puisse  dire. 

On  sait  et  on  convient  qu'il  fut  un  remarquable 
écrivain  :  est-on  persuadé  qu'il  est  de  tout  premier 
rang,  et  par  l'importance  des  idées  qu'il  a  traduites, 
et  par  la  perfection  de  la  forme  ?  Ce  n'est  point  sans 
doute  un  méconnu  ;  mais  il  n'est  pas  connu  tout 
entier.  Dans  ce  dur  nH)nde,  on  gagne,  du  moins  un 
temps,  à  être  du  côté  des  plus  forts  ;  et  Veuillot, 
catholique,  fut  de  l'autre. 

Entre  les  écrivains  qui  comptent,  Veuillot  me 
paraît  celui  qui  est  le  mieux  dans  la  tradition  de  la 
langue,  tout  en  restant  un  des  plus  libres,  des  plus 
personnels.  Il  n'apprit  le  latin  qu'à  vingt-cinq anjs, 
mais  il  était  nourri  delà  moelle  de, nos  classiques. 
11  est  soucieux  de  pureté  et  même  de  purisme,  jus« 


LOUIS   VEUILLOT  69 

qu'à  faire  volontiers  la  leçon  aux  autres  là-dessus, — 
mais  d'un  purisme  large  et  dont  les  informations 
remontent  au  moins  jusqu'au  xvi»  siècle.  Il  est  aussi 
préoccupé,  et  presque  à  l'excès,  de  l'harmonie  du 
style,  très  rigoureux  sur  ce  point,  sévère  aux  caco- 
phonies (cf.  Odeurs  de  Paris,  page  213).  Sa  prose 
est  impeccablement  musicale  ;  et,  quand  il  sortait 
de  la  polémique  et  écrivait  pour  son  plaisir,  il  aimait 
à  cadencer  sa  pensée  en  des  sortes  de  strophes 
attentivement  rythmées  ((^"d  et  là,  deuxième  volume  ; 
le  Parfum  de  Rome).  Au  reste,  une  souplesse 
incroyable,  une  extrême  diversité  de  ton  et  d'ac- 
cent, —  depuis  la  manière  concise,  à  petites  phrases 
courtes  et  savoureuses,  et  depuis  la  façon  liée,  ser- 
rée, pressante  du  style  démonstratif,  jusqu'au  style 
largement  périodique  de  l'éloquence  épandue,  et 
jusqu'à  la  grâce  inventée  et  non  analysable  de  l'ex- 
pression proprement  poétique... 

Bref,  il  me  semble  avoir  toute  la  gamm«,  et  la 
grâce  et  la  force  ensemble,  et  toujours,  toujours  le 
mouvement,  et  toujours  aussi  la  belle  transparence, 
la  clarté  lumineuse  et  sereine.  Je  note  seulement, 
dans  la  prose  de  ses  dernières  années,  quelque  abus 
de  l'antithèse  et  des  facettes,  du  parallélisme  verbal 
et  même  des  allitérations,  et  aussi  un  peu  de  trépi- 
dation et  de  halètement,  un  je  ne  sais  quoi  par  où  il 
rejoint  Michelet...  Somme  toute,  je  n'hésite  pas  un 
moment  à  le  compter  dans  la  demi-douzaine  des  très 
grands  prosateurs  de  ce  siècla. 


M  LES   CONTEMPORAINS 


XI 


Et  il  en  est  le  grand  catholique  ;  pour  un  peu  je 
dirais  le  seul.  Il  a  dégagé  le  catholicisme  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  lui,  s'étant  gardé  soit  de  le  compro- 
mettre avec  la  Révolution,  soit  de  prétendre  le  rame- 
ner, comme  d'autres  «  épureurs  »  de  religion,  au 
christianisme  des  premiers  temps.  Veuillot  l'a 
pris  tel  qu'il  est,  avec  sa  hiérarchie,  avec  ses  doc- 
trines autoritaires  en  politique,  même  avec  les  us 
et  traditions  qui,  pour  les  inattentifs  et  les 
superficiels,  paraissent  s'éloigner  de  l'esprit  de 
rÊvangile.  Il  l'a  pris,  dis-je,  tel  que  son  développe- 
ment historique  l'a  fait,  parce  que  ce  développement 
est  divin. 

Lacordaire,  Montalembert,  Falloux,  Dupanloup 
sont,  auprès  de  Veuillot,  des  catholiques  à  ten- 
dances hérésiarques.  Ceux-là  ont  des  faiblesses  pour 
l'œuvre  de  la  Révolution  :  ils  se  figurent  que  l'éga- 
lité civile,  la  liberté  politique,  le  régime  parlemen- 
taire, le  suffrage  universel  sont,  peu  s'en  faut, 
choses  évangéliques.  Veuillot,  non  :  il  ne  pense  point 
que  ces  institutions  soient  nécessaires  aux  âmes  ni 
excitatrices  de  la  bonté  humaine,  ni  qu'elles  soient 
même  d'un  secours  sérieux  pouri'amélioration  maté- 
rielle du  sort  des  pauvres.  Il  est  persuadé  et  a  cons- 
tamment tâché  d'établir  que  la  Révolution  est  essen- 


LOUIS   VEUILLOT  7i 

tielîement  rationaliste,  c'est-à-dire  impie,  au  sur- 
plus purem^ut  bourgeoise  ;  qu'elle  n'a  profité  qu'aux 
classes  moyennes  :  curée  pour  celles-ci,  mystifi- 
cation pour  le  peuple  ;  et  qu'elle  a  rendu  la  vie 
plus  lourde  aux  petits  en  leur  enlevant  ce  qui 
était  l'allégement  et  faisait  la  dignité  de  leur 
condition.  La  Révolution  est,  pour  Veuillot,  li. 
dernière  des  hérésies.  Et  c'est  ainsi  que,  comme 
je  l'ai  déjà  remarqué,  Veuillot,  du  moins  par 
ses  négations,  est  moins  loin  du  socialisme,  si  éner- 
giquement  qu'il  l'ait  combattu,  que  du  libéralisme 
bourgeois. 

Bref,  il  croit  que  la  philosophie  ne  peut  rien  pour 
le  bonheur,  même  terrestre,  des  hommes  (car  le 
matérialisme  les  dispense  de  se  contraindre,  et  le 
spiritualisme  ne  peut  que  le  leur  conseiller,  sans 
leur  en  apporter  les  moyens).  Reste  donc  l'Église. 
Seule  elle  peut  «  sauver  »  le  monde,  même  selon  la 
chair  :  car  seule  elle  a  qualité  pour  enseigner  à  la 
fois  au  peuple  la  résignation,  et  le  sacrifice  à  ceux 
qui  sont  au-dessus  du  peuple. 

Veuillot  est  un  grand  rêveur.  Misanthrope  à 
l'égard  du  présent,  il  est  d'un  optimisme  fou  dans  le 
passé  et  dans  l'avenir. 

Le  passé,  il  le  transfigure  ;  il  voit  le  moyen  âge 
et  l'ancien  régime  comme  il  lui  plaît  de  les  voir.  Il 
ne  doute  point  que  le  moyen  âge  n'ait  connu  la  fra- 
ternité divine  dans  l'inégalité  apparente  des  condi- 
tions et  n'ait  presque  réalisé  l'unité  morale  néces- 


72  LES   CONTEMPORAINS 

saire  au  bonheui'  universel.  Lui  si  doux,  il  absout 
dans  les  âges  écoulés  la  répression  de  l'hérésie,  sur- 
tout parce  que  l'hérésie  lui  parait  attentatoire  à 
cette  indispensable  unité.  Il  oublie  ou  méconnaît 
les  brutalités,  les  cruautés,  les  vices,  l'affreuse 
misère  ;  il  oublie  que  les  hommes,  même  alors,  ne 
furent  que  des  hommes. 

Et  c'est  du  même  regard  visionnaire  qu'il  consi- 
dère l'avenir.  Évidemment,  si  tous  les  pauvres  et  si 
tous  les  riches  étaient  de  vrais  chrétiens,  la  question 
sociale  serait  résolue  du  coup,  et  toutes  les  autres 
pareillement.  Il  n'y  faudrait  que  deux  petites  condi- 
tioua  :  il  faudrait  que  tous  les  hommes,  dans  l'uni- 
vers entier,  eussent  la  foi  ;  et  il  faudrait  que  la  foi 
communiquât  forcément  aux  croyants  la  vertu  et  la 
bonté. 

Ce  poète  est  donc  plein  d'illusions,  et,  parfois, 
d'illusions  «  à  rebours  ».  S'il  doit  à  l'intransigeance 
même  de  sa  foi  des  vues  profondes  sur  l'histoire 
contemporaine  et  des  clairvoyances  terribles  sur  les 
personnes,  il  lui  arrive  aussi  de  se  tromper  fâcheu- 
sement sur  elles,  de  nous  surfaire  leur  perversité,  et 
de  perdre,  pour  ainsi  parler,  la  notion  du  vrai 
humain.  Il  a  eu,  souvent,  de  la  peine  à  compren- 
dre que  l'on  pût  ne  pas  croire  au  surnaturel,  et 
à  son  surnaturel  à  lui,  sans  être  un  démon  d'or- 
gueil ou  d'impureté.  S'il  avait  vécu  assez  long- 
temps pour  qu'un  peu  de  ma  prose  parvint  jus- 
qu'à lui,  j'aurais  voulu,  après  quelque  article  où  il 


LOUIS    VEUILLOT  T3 

m'aurait  traité  de  simple  Galuchat,  le  prendre  à 
part  et  lui  dire  : 

—  Non,  je  vous  jure,  ce  ne  sont  point  «  mes  pas- 
sions »  qui  m'ont  ravi  la  foi  :  je  ne  leur  obéis  pas 
toujours  ;  et,  en  tout  cas,  le  prêtre  m'absoudrait  si 
j'avais  la  volonté  de  mieux  vivre.  Et  ce  n'est  pas  non 
plus  la  «  superbe  de  l'esprit  ».  Sincèrement,  je  ne 
me  sentirais  pas  diminué  si  je  croyais  ce  que  Pascal, 
Racine  et  Bossuet  ont  cru.  Je  suis  humble,  ou  j'y 
tâche.  L'humilité  est  un  sentiment  très  philosophi- 
que :  c'est  l'acceptation  de  notre  être  comme  il 
est,  c'est-à-dire  nécessairement  inférieur  et  incom- 
plet. Je  ne  suis  pas  un  «  libre  penseur  »,  car  c'est  une 
grande  sottise  de  s'imaginer  que  Ton  peut  penser 
librement.  Et  notez  bien  que  vous,  je  vous  com- 
prends, je  vous  aime,  je  vous  pardonne  tout.  Et 
j'aime  les  saints,  les  prêtres,  les  religieuses  —  non 
par  une  affectation  de  «  largeur  d'esprit  »  ou  par  une 
espèce  de  niaise  et  suffisante  coquetterie  morale. 
J'aime  réellement  presque  tout  ce  que  vous  défen- 
dez ,  et  je  le  défendrais  moi-môme  à  l'occasion, 
Mais  enfin,  si  je  ne  puis  aller  au  delà  de  ce  senti- 
ment? 

Vous  me  direz  :  «  Cherchez  la  vérité  ;  instruisez- 
vous.  »  Hélas  1  tous  vos  arguments,  je  les  connais  ; 
pendant  les  six  années  de  catéchisme  de  persévé- 
rance qui  ont  suivi  ma  première  communion,  j'ai 
entendu  réfuter  toutes  les  hérésies,  sans  compter 
les  schismes.  Vous  reprendrez  :  »  Alors  le  mal  est 


74  LES    CONTEMPORAINS 

dans  votre  cœur  et  dans  votre  volonté.  »  Mais, 
voyons,  est-ce  que,  sérieusement,  vous  me  regarder 
comme  un  méchant  ?  Comprenez  donc  un  peu  !  La 
«  grâce  »,  je  le  vois  bien,  vous  a  fait  une  seconde 
nature,  mais  est-ce  que  vous  ne  l'oublies  pas  quel- 
quefois ?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  eu  des  moments  où, 
loin  de  la  lutte,  aux  champ«  ou  sur  la  grève,  ou  bercé 
par  la  musique,  il  vous  semblait  étrange  que  vous 
fussiez  Louis  Veuillot,  rédacteur  en  chef  de  l'uni- 
vers, voué,  dans  un  coin  de  la  planète,  à  la  tâche 
d'anathématiser  des  hommes  comme  vous  à  cause 
de  certaines  affirmations,  inconcevables  et  incontrô- 
lables, sur  le  monde  et  la  cause  première  ;  des 
moments  où  vous  ne  vous  voyiez  plus  vous-même 
que  de  loin,  où  il  vous  paraissait  à  la  fois  incompré- 
hensible et  doux  de  vivre  ?  Et  est-ce  qu'il  n'y  a  pas 
eu  d'autres  moments  encore,  des  moments  d'an- 
goisse mortelle  et  d'universel  dégoût,  où  vous 
admettiez  presque  que  l'on  pût  totalement  déses- 
pérer et  où  vous  n'étiez  retenu  dans  votre  foi  que 
par  une  habitude  d'âme? 

Dans  ces  heures-là,  heures  d'humaine  détente  ou 
d'humaine  détresse,  est-ce  que,  ayant  à  me  juger, 
vous  m'eussiez  envoyé,  vous,  au  feu  éternel?  Consi- 
dérez que  je  suis  justement  dansl'état  où  fut,  assez 
longtemps  encore  après  votre  conversion,  votre 
frère  Eugène  que  vous  aimiez  tant,  et  qui,  je  suis 
tenté  de  le  croire,  se  convertit,  rf'aôorrf,  un  peu  pour 
vous  faire  plaisir  et  pour  que  vous  le  laissiez  traa- 


LOUIS    VEUILLOT  75 

quille.  Considérez  aussi  qu'un  dixième  ou  un  ving- 
tième seulement  des  habitants  de  notre  petit  astre 
sont  guidés  (et,  parmi  eux,  combien  y  réfléchi^ssent?) 
par  le  symbole  de  Nicée  el  les  définitions  du  concile 
de  Trente  et  que,  depuis  trois  siècles,  ce  nombre  va 
décroissant.  Considérez  enfin  que,  selon  votre  ortho- 
doxie même  (est-ce  que  je  me  trompe?),  Dieu  a 
créé  la  plupart  des  hommes,  non  sans  doute 
pour  qu'ils  fussent  damnés,  c'est-à-dire  éternelle- 
ment méchants  et  malheureux,  mais  sachant  qu'ils 
le  seraient.  C'est  là  une  idée  si  épouvantable... 
que,  justement  à  cause  de  cela,  on  finit  par  se 
tranquilliser. 

Mais,  par  cela  même  qu'il  y  aura  toujours,  et 
forcément,  des  hommes  comme  moi  —  et  de  bien 
pires  —  et  en  très  grande  quantité,  —  vous  ferez 
sagement  de  renoncer,  pour  aujourd'hui,  à  la  partie 
terrestre  de  votre  rêve.  C'est  ce  que  vous  faites 
d'ailleurs  assez  volontiers:  maintes  fois,  à  la  façon 
des  anarchistes,  quoique  dans  une  autre  pensée, 
vous  prédisez,  vous  appelez  de  vos  vœux  le  «  cham- 
bardement général  »...  Le  plus  probable  cependant, 
c'est  que  la  condition  humaine  s'améliorera  peu  à 
peu  par  la  bonté,  mais  par  la  bonté  simplement 
humaine,  et  aussi  par  cette  notion  lentement  répan- 
due, que  rintérêt  de  chacun  se  confond  ou  tend  à  se 
confondre  avec  l'intérêt  de  tous,  et  que  l'égoïsme  est 
une  duperie.  Et  le  monde  ira  comme  il  pourra.  Est- 
ce  qu'on  ne  voit  pas  que  les  sociétés  même  de  bri- 


n  LES    CONTEMPORAINS 

gands  arrivent  à  s'organiser,  à  assurer  à  tous  leurs 
membres  une  vie  supportable  ?  Nous  avons  des  siè- 
cles devant  nous.  L'humanité  pourra  s'accorder 
dans  la  résignation  mêiae  à  l'ignorance  métaphy- 
sique, et  dans  le  sentiment  que  votre  solution,  à 
vous,  est  impossible.  Seulement,  nous  profiterons 
de  vos  indications  :  nous  serons  moins  dupes  de  la 
«  Déclaratioji  des  droits  de  l'homme  »  ;  nous  con- 
cevrons mieux  que  c'est  sur  les  cœurs  qu'il  faut  agir 
et  que  l'apparente  justice  géométrique  des  lois  n'est 
rien  si  le  désir  de  la  justice  et  si  la  charité  ne  sont 
point  en  nous. 

Les  hommes  ont  horriblement  souflert  et  ont  été 
horriblement  méchants,  quoi  que  vous  disiez,  même 
dans  le  temps  où  votre  chimère  d'une  foi  unique 
était  le  plus  près  d'être  une  réalité.  Alors?  Pourquoi 
n'essayerions-nous  pas  d'autre  chose  ?  Vous  seul  êtes 
logique,  c'est  entendu  :  mais,  par  exemple,  pourquoi 
avez-vous  raillé  si  durement  ces  chrétiens  qui,  tout 
en  partageant  l'essentiel  de  vos  croyances,  en  ont 
accommodé  une  partie  à  l'œuvre  parement  humaine, 
toujours  défaiteet  toujours  recommençante,  de  con- 
struction sociak  qui  se  poursuivait  autour  d'eux  ? 
On  dirait  que  vous  ne  voulez  nous  laisser  le  choix 
qu'entre  le  catholicisme  universel  (vous  savez  bien 
que  ces  deux  mots  ne  forment  pas,  hélas  I  un  pléo 
Dasme)  —  et  l'anarchie,  le  t  il  n'y  a  rien  ».  N'est-ce 
pas  un  peu  imprudent? 

liius  aussi  que  cela  est  rare  et  fier!  Et  que  vous 


LOUIS    VEUILLOT  Tï 

eûtes  raison  de  vous  entêter  dans  un  rêve  qui  vous 
a  rendu,  vous,  si  noble,  si  bon  et  si  grand  !  Je  relis 
les  vers  que  vous  écrivîtes,  un  jour,  pour  votre 
tombe  : 

Placez  à  mon  côté  ma  plume  : 
Sur  mon  front  le  Christ,  mon  orgueil  i 
Sous  mes  pieds  mettez  ce  volume  ; 
Et  clouez  en  paix  le  oercueil. 

Après  la  dernière  prière, 
Sur  ma  fosse  plantez  la  croix  ; 
Et,  si  l'on  me  donne  une  pierre. 
Gravez  dessus  :  J'ai  cru,  je  vois. 

Dites  entre  vous  :  c  II  sommeille  ^ 
Son  dur  labeur  est  ackevé  p  ; 
Ou  plutôt  dites  :  «  Il  s'éveillo  ; 
Il  voit  ce  qu'il  a  tant  rêvé.  * 


Ceux  qui  font  de  viles  morsures 
A  mon  nom  sont-ila  attachés  ? 
Laissez-les  faire  ;  cci  Messures 
Peut-être  couvrent  mes  péchés. 


Je  fus  pécheur,  et -sur  ma  route, 
Hélae  !  j'ai  chancelé  souvent  ; 
Mais,  grâce  à  Dieu,  vainqueur  du  donte,. 
Je  suis  mort  ferme  et  pénitent. 

J'espère  en  JéRue.  Snr  la  terre 
Je  n'ai  pas  rougi  de  sa  lui  ; 


■'''  LES    CONTEMPORAINS 

Au  dernier  jour,  devant  son  Père, 
Il  ne  rougira  pas  de  moi. 

Laissez-nous  embaumer  votre  mémoire,  respe« 
tïîeosement,  dans  cette  sublime  épitaphe. 


LAMARTINE  <*> 


I 

M.  Emile  Deschanel  vieat  de  publier  sur  Lamar- 
tine deux  volumes  qui  sont,  j'imagine,  le  résumé 
de  son  cours  du  Collège  de  France.  Ces  deux  volumes 
sont  d'un  vif  agrément  et,  par  endroits, d'une  chaleur 
de  cœur  communicative.  La  partie  qui  concerne 
le  rôle  et  l'évolution  politiques  du  poète  me  paraît 
neuve,  ou  tout  comme.  —  M.  Félix  Reyssié,  avo- 
cat k  Mâcon,  nous  a  décrit,  avec  une  pieuse 
exactitude,  la  maison  et  le  pays  natal  de  son 
illustre  compatriote,  et  son  heureuse  diligence  a 
su  rassembler,  sur  l'enfance  et  la  jeunesse  de  l'au- 
teur des  Méditations^  des  documents  d'une  réelle 
saveur.  —  Le  noble  poète  Charles  de  Pomairols, 
étudiant  l'intelligence  et  l'art  de  Lamartine,  a  dé- 
fini avec  la  plus  aifectueuse  pénétration  cette  âme  un 
peu  cousine  de  la  sienne.  —  Enfin,  M.  Anatole 
France,  qui  assurément  n'ignore  pas  que  les  lé- 
gendes ont  leur  prix,  mais  qui,  comme  M.  l'abbé 

(1)  Lamartine,  deux  volumes,  par  M.  Emile  Deschanel  ; 
Etude  sur  Lamartine,  par  Charles  de  Pamairols  ;  La  jeunest» 
ae  Lamartine,  par  M,  Félix  Reysîié 


•0  LES  CONTEMPORAINS 

Jérôme  Goignard,  ne  s'en  fait  jamais  accroire  et 
n'aime  que  les  illusions  qu'il  lui  plaît  de  se  donner, 
nous  a  conté  l'histoire  de  la  véritable  Elvire,  la- 
quelle fut  une  petite  femme  obligeante  et  bonne, 
exaltée  en  amitié,  un  peu  bavarde  dans  ses  lettres, 
un  peu  quémandeuse  et  tracassière,  d'ailleurs  d'une 
santé  déplorable  et  qui  devait  mal  s'accom- 
moder des  promenades  nocturnes  sur  Feau  ou 
des  courses  dans  k:>  bois  de  Cbaville  au  mois 
de  mars... 

Il  y  a  des  gens  à  qui  les  découvertes  de  cette  es- 
pèce paraissent  très  inutiles  ou  un  peu  affligeantes. 
Pourquoi?  M.  Deschanel  rappelle  un  passage  de 
Sainte-Beuve:  «  Lamartine  est,  de  tous  les  poètes 
célèbres,  celui  qui  se  prête  le  moins  à  une  biogra- 
phie exacte,  à  une  chronologie  minuUeuse,  aux 
petits  faits  et  aux  anecdotes  choisies...  SI  est  permis, 
en  parlant  d'un  tel  homme,  de  s'attacher  à  l'esprit 
du  temps  plutôt  qu'aux  détails  vulgaires,  qui, 
chez  d'autres,  pourraient  être  caractéristiques...  » 
De  ce  sentiment  de  Sainte-Beuve,  M.  de  Vogiié  nous 
donne,  avec  sa  magnificence  habituelle,  la  raison 
philosophique  :  «  En  quoi  votre  décomposition  par 
l'analyse  est-elle  plus  légitime  que  la  création  syn- 
thétique de  la  foule?  Dans  une  de  ses  poésies  écrites 
loin  de  Milly,  Lamartine  avait  parlé  par  erreur  d'un 
lierre  qui  tapissait  le  mur  de  la  maison  ;  il  n'en  exis- 
tait point  :  par  une  inspiration  délicate,  sa  mère 
planta    le   lierre  absent  et  fit  du   mensonge  une 


LAMARTINE  61 

▼érité,  La  foule,  aidée  par  le  temps,  agit  comme 
celte  mère  :  elle  achève  l'œuvre  du  poêle,  elle  fait 
des  vérités  de  ses  erreurs.  Son  opération  est  nor- 
male, conforme  au  travail  de  la  Nature,  qui  retouche 
constamment  ses  œuvres,  pour  dégager  les  grandes 
lignes,  pour  les  débarrasser  du  caduc  et  de  l'acces- 
soire. Ce  qui  crée  de  la  vie  est  supérieur  à  ce  qui  en 
détruit.  »  —  a  Nous  n'ôterons  pas  le  lierre  »,  dif 
gentiment  M.  Deschanel. 

Mais  il  revendique  ensuite  le  droit,  sinon  de 
l'ôter,  au  moins  de  l'écarter.  Et.  ce  effet,  tout  le  long 
de  son  étude,  il  l'écarté  respectueuseraent,  et  il  a 
bien  raison. 

Il  a  pu  m'arriver  à  moi-même  de  répéter  après 
d'autres,  croyant  exprimer  une  opinion  distinguée  : 
«  La  légende  est  plus  vraie  que  l'histoire.  »  J'ai  pei.!»* 
maintenant  que  ce  ne  soient  là  des  mots.  Nous  de- 
vons certes  tenir  compte  de  la  légende,  puisque  la 
légende  c'est  l'idée  que  le  plus  grand  nombre  des 
hommes  se  sont  faite  ou  ont  fini  par  se  faire  d'un 
personnage  historique.  Il  est  à  croire  que  ce  person- 
nage avait  du  moins  en  lui  de  quoi  suggérer  cette 
idée  :  et  ainsi  la  légende  exprime  presque  tou- 
jours avec  force  les  traits  caractéristiques  de 
l'homme  qu'elle  magnifie.  Par  suite,  elle  peut  être 
d'un  grand  secours  pour  retrouver  et  reconstituer 
ce  qui  fut  le  «  vrai  ».  Mais  prétendre  qu'elle  est  elle- 
même  le  vrai  «  supérieur  »,  —  comme  s'il  y  avait 
plusieurs  vérités,  —  ne  pensez-vous  pas  que  c'est 

LES    CONTEMPORAINS.    —    VI.  Jj 


82  LES    CONTEMPORAINS 

pure  phraséologie  ?  Il  suffit  peut-être  de  dire  que 
la  légende,  étant  de  l'histoire  simplifiée  'et  achevée 
par  le  rêve,  est  généralement  plus  belle  que  This- 
loire,  et  que  par  là  elle  mérite  notre  respect.  Vous 
ajouterez,  si  vous  voulez,  qu'elle  peut  être  bienfai- 
sante, propagatrice  de  générosité,  de  foi,  de  vertu, 
et  qu'à  ce  titre  également  nous  la  devons  révérer... 
Et  encore,  il  y  a  légende  et  légende.  Il  en  est  de 
plates  et  totalement  insignifiantes  ;  il  en  est  de 
funestes.  Et  il  y  en  a  plusieurs,  et  contradictoires, 
sur  les  mêmes  hommes  et  les  mêmes  événements. 
«  Ce  qui  crée  de  la  vie  (c'est-à-dire  la  légende)  est 
supérieur,  dites-vous,  à  ce  qui  en  détruit  (c'est-à- 
dire  à  la  critique).  »  Soit,  n'ayons  nul  souci  de  la 
vérité,  qui  pourtant,  même  humble  et  fragmentaire, 
même  inquiétante  et  triste  ,  me  semblait  désirable 
et  vénérable,  uniquement  parce  qu'elle  est  la  vé- 
rité. Mais,  enfin,  toute  légende  ne  «  crée  »  pas 
«  de  la  vie  »,  et,  d'autre  part,  toute  critique  n'en 
«  détruit»  pas.  Alors?...  Je  comprends  de  moins 
en   moins. 

Pour  en  revenir  à  Lamartine,  je  crois  bien  que, 
quelques  lézardes  qu'on  m'eût  montrées  sous  a  le 
lierre  »,  et  quelques  faiblesses  que  la  critique  m'eût 
révélées  en  lui  sous  le  déguisement  delà  légende, 
j'en  eusse  pris  mon  parti,  puisque  je  l'aime.  Que  dis- 
je  1  il  y  aurait  eu,  dans  mon  amour,  de  la  pitié,  du 
pardon,  du  chagrin,  un  retour  chrétien  sur  moi- 
même  :  et  ainsi,  cette  fois  encore,  la  eritique,  loin 


LAMARTINE  83 

de  «  détruire  »  de  la  vie,  en  eût  «  créé  »,  puisqu'elle 
eût  provoqué  en  moi  des  mouvements  profitables, 
en  somme,  à  ma  vie  morale.  Mais  il  se  trouve  que 
la  critique,  appliquée  à  la  personne  de  Lamartine, 
ne  compromet  que  fort  peu  sa  légende,  ou  môme 
(on  pourrait  aller  jusque-là)  la  modifie  et  la  précise 
à  son  avantage. 

Au  surplus,  qu'est-ce  que  la  s  légende  »  de  Lamar- 
tine? Celle,  apparemment,qu'il  a  arrangée  lui-même 
dans  ses  Confidences  et  ses  Commentaires  et  que  la  foule 
a  acceptée.  L'image  résumée   qui  s'en  dégage,  — 
quoique  d'ailleurs  plus  d'un  endroit  des  Confidences 
y  contredise  un  peu,  —  c'est  quelque  chose  d'as- 
sez ressemblant  à  la  vignette  de  certaines  éditions 
^nQiQunQ»  Abs  Méditations  poétiques  .  un  long  poète 
sur  un  promontoire,  les  cheveux  dans  le  vent,  une 
harpe  à  son  côté...  Ce  Lamartine  de  la  légende, 
couvé  sous  les  douze  aiies  croisées  de  sa  sainte  mère 
et  de  ses  cinq  anges  de  sœurs,  dolent,  pieux,  fémi- 
nin, la  harpe  de  David  appuyée  contre  sa  longue 
redingote  ,  nous  offense  presque  par  je  ne  sais 
quoi  de  trop  suave,  de  trop  angélisé,   de  fadement 
théâtral.  Si  on  voulait  le  mal  prendre,  ce  serait  tout 
justement  le  «  grand  dadais  »  qui  déplaisait  si  fort 
à  Chateaubriand. 

Les  recherches  de  MM.  Deschanel  et  Reyssié  lui 
prêtent  un  tout  autre  relief;  et,par  conséquent,  c'est 
ici  l'histoire  ou  la  critique  qui  t  crée  de  la  vie  »,  et 
c'est  la  légende  qui  «  en  détruit  ». 


84  LES    CONTEMPORAINS 

11 

lA  JEUNESSE  DE   LAMARTINE. 

Le  futur  chantre  des  Harmonies  était  un  rustique, 
un  vrai  petit  Bourguignon.  M.  Emile  Deschanel  nous 
dit,  dans  une  page  colorée  :  «  Il  ne  faut  pas  du  tout, 
comme  on  l'a  fait,  se  figurer  un  enfant  blond  et 
mou,  fait  de  roses  et  de  miel.  Il  est  dru,  et  même 
assez  rude,  résistant,  ayant  du  silex  dans  sa  com- 
plexion,  comme  le  terroir  de  ses  vignes  ;  prompt  à 
s'exalter  et  prompt  à  s'abattre,  d'un  ressort  puis- 
sant, d'une  trempe  d'acier,  avec  des  alternances  de 
tristesse,  encore  impétueux  dans  ses  crises  de  pleurs 
et  de  sanglots  enfantins;  difficile  à  manier  et  à  con- 
duire ;  riche  de  sève  comme  les  ceps  du  Maçonnais  : 
il  en  est  un  lui-même  ;  c'est  là  qu'il  a  pris  terre  et 
ciel  :  tout  son  être  physique  et  moral  est  né  de  ce 
R'illy,  y  a  jeté  des  racines  profondes,  y  a  poussé  en 
pleine  terre  de  craie  et  en  plein  air,  y  a  puisé  tous 
les  arômes  et  tous  les  sucs  de  son  génie  poétique  et 
oratoire.  Milly  ne  fait  qu'un  avec  Lamartine.  » 

Et  M.  Félix  Reyssié,  opposant  au  portrait  roman- 
tique «  vague,  impalpable  »,  que  le  Lamartine  des 
Confidences  nous  trace  du  Lamartine  enfant,  cer- 
tain dessin  au  crayon  qui  nous  le  représente  au  natu- 
rel, à  l'âge  de  huit  ans  :  «  C'est  un  bon  gros  garçon 
Joufflu,  lair  étonné,  la  bouche  boe,  le  uea  eu  taà-, 


LAMARTINE  $5 

cheveux  en  broussailles,  l'air  éveillé  pourtant;  en 
somme,  un  beau  gars  de  Milly  qui  a  bien  employé 
son  temps  et  se  porte  à  merveille.  »  —  Et,  à  ce 
propos,  je  vous  recommande  la  description  que 
M.  Reyssié  nous  fait  de  Milly,  de  Saint-Point  et 
des  environs ,  bref,  de  la  nature  au  milieu  de 
laquelle  grandit  Lamartine  :  paysage  de  Sicile  ou  de 
Grèce  pendant  l'été,  de  Norvège  ou  d'Ecosse  à  partir 
de  l'arrière-automne  ;  paysage  aéré  et  découvert, 
à  grandes  lignes,  avec  beaucoup  de  ciel  ;  dont  les 
images  emplirent  pour  jamais  les  yeux  du  jeune 
rêveur  et  qui,  —  avec  certains  sites  d'Italie,  —  for- 
ment le  «  décor  »,  toujours  largement  baigné  d'air 
et  découpé  en  vastes  plans,  des  Harmonies  et  des 
Méditations.  Ces  pages  de  M.  Félix  Reyssié,  c'est  de 
la  géographie  vivifiée  par  l'amour. 

L'enfance,  l'adolescence  et  la  jeunesse  de  Lamar- 
tine, —  jusqu'à  vingt-huit  ou  trente  ans,  —  furent 
celles  d'un  hobereau  assez  pauvre,  très  vivace , 
même  un  peu  rude,  qui  eut  beaucoup  de  temps  pour 
s'ennuyer  et  rêver  et  qui  se  forma  à  peu  près  tout 
seul.  Enfant,  il  courait  la  montagne  avec  les  petits 
paysans,  une  miche  de  pain  et  un  fromage  de  chèvre 
dans  sa  poche.  —  La  première  éducation  qu'il  reçut 
de  sa  mère  ne  paraît  pas  avoir  été  tout  à  fait  celte 
éducation  molle,  tendre,  fondante,  les  yeux  dans  les 
yeux  ou  la  tête  dans  les  plis  de  la  jupe  maternelle, 
dont  il  parle  dans  les  Confidences.  Voici,  selon  le 
Manuscrit  de  ma  mère, l'emploi  de  la  journée  :  «  La 


88  LES    CONTEMPORAINS 

messe  tous  les  jours  à  sept  heures;  lecture  de  la 
Bible;  leçon  de  grammaire  ;  lecture  de  l'histoire  de 
France  ou  de  l'histoire  ancienne  ;  le  soir,  après 
dîner,  quelques  vers  des  fables  de  La  Fontaine  ; 
puis  la  prière  en  commun  accompagnée  d'une  petite 
méditation  improvisée  à  haute  voix.  »  —  A  dix  ans, 
on  le  met  dans  une  petite  pension,  à  Lyon.  Il  s'y 
ennuie  et,  la  seconde  année,  il  s'en  échappe.  On  le 
met  alors  au  collège  de  Belley,  chez  les  Pères  de  la 
Foi.  Il  s'y  trouve  bien  et  y  fait  de  passables  études, 
purement  littéraires,  et  à  l'ancienne  mode. 

Après  le  collège,  il  revient  vivre  à  Milly,  lisant 
au  hasard,  se  promenant,  chassant,  rêvant.  Dans  les 
intervalles  du  rêve,  «  il  remplit  de  ses  escapades 
amoureuses,  nous  dit  M.  Deschanel,  les  pentes  du 
Vergisson  et  du  Solutré.  Qu'on  y  applaudisse  ou 
qu'on  le  regrette,  il  était,  comme  le  roi  Henri,  un  vert 
galant.  Le  peu  qui  restait  des  belles  de  ce  temps-là 
dans  les  vallées  du  Maçonnais  en  savaient  bien  que 
dire,  naguère  encore.  »  Il  passe  ses  hivers  à  Màcon 
ou  à  Lyon,  sous  prétexte  d'y  faire  sou  droit,  et  y 
mène,  autant  qu'il  peut,  joyeuse  vie.  Il  apprend  le 
violoncelle  et  la  flûte;  il  apprend  l'anglais  et  l'italien. 
Pour  se  distraire,  il  envoie  des  vers  à  l'Académie  de 
Besançon,  à  l'Athénée  de  Niort,  à.  l'Athénée  d'Avi- 
gnon, aux  Jeux  floraux  deToulouse,  —  et  ne  remporte 
aucun  prix.  Puis,  il  se  fait  recevoir  membre  de 
l'Académie  de  Saône-et-Loire  (je  vous  rappelle  que 
ces  choses  se  passent  longtemps  avant  les  chemins 


LAMARTINE  87 

de  fer  et  quand  les  provinces  avaient,  plus  qu'au- 
jourd'hui, leur  vie  propre).  Il  compose,  pour  sa 
réceplioQ,  un  discours  sur  l'Etude  des  littératures 
étrangères  ,  qui  témoigne  tout  au  moins  d'une 
«isscz  grande  ouverture  et  liberté  d'esprit. 

Il  va  en  Italie,  loge,  à  Naples  chez  un  de  ses 
parents,  directeur  d'une  manufacture  de  tabacs,  et 
y  connaît  la  petite  plieuse  de  cigarettes  dont  il  fera 
Graziella.  Parties  carrées  sur  le  lac  de  Baïa  avec 
l'ami  Virieu,  —  Lamartine  ayant  sa  Prociditane  et 
Virieu  sa  Sorrentine.  Puis  Alphonse  revient  à  Milly, 
faute  d'argent.  Il  s'ennuie,  a  des  humeurs  noires. 
Il  va  à  Paris,  s'amuse,  joue,  fait  des  dettes  que  sa 
mère  a  bien  de  la  peine  à  payer.  Nouveau  retour 
à  Milly,  et,  derechef,  il  rêve,  s'ennuie,  rime  par-ci 
par-là,jette  sur  le  papier  ce  qui  lui  vient,  tourmenté 
de  désirs  vagues,  d'une  ambition  indéfinie  ;  souvent 
malade  du  foie. 

L'invasion,  les  Cent  jours,  Waterloo  le  secouent. 
Avant  et  après  les  Cent  jours,  il  est  dans  les  gardes 
du  corps.  —  Puis  c'est,  au  lac  du  Bourget,  sa  ren- 
contre avec  M"»  Charles,  celle  qui  sera  Elvire  et  qui 
restera,  en  somme,  son  plus  grand  amour.  Il  est 
obligé  de  passer  une  année  loin  d'elle,  toujours 
faute  d'argent  ;  puis  elle  meurt  ;  puis  il  est  lui-même 
très  malade.  Tout  cela  approfondit  sa  sensibilité  ;  ii 
en  résulte  qu'il  écrit,  pour  la  première  fois,  des  vers 
originaux,  des  vers  «  lamartiniens  «>.  Vers  la  même 
époque,  il  est  très  répandu  à  Paris,  dans  le  monde 


88  LES   CONTEMPORAINS 

aristocratique  ;  des  femmes  s'intéressent  à  lui  ;  des 
copies  de  ses  vers  circulent  ;  on  commence  à  s'aper- 
cevoir qu'il  est  quelqu'un.  Et  les  premières  Médi- 
tations paraissent  en  mars  1820,  sans  nom  d'auteur  : 
une  mince  plaquette  contenant  seulement  vingt- 
quatre  pièces. 

Voilà,  en  abrégé,  la  Tie  extérieure  de  Lamartine 
jusqu'à  trente  ans.  Etait-il  donc  si  inutile  de  la  con- 
naître ?  Vie  de  campagnard  et  de  solitaire,  mais 
non  pas  d'Eliacin,  car  ses  solitudes  sont  coupées, 
tous  les  hivers,  de  «  bordées  »  provinciales  de  fiis 
de  famille.  Pas  une  influence,  pas  une  direction  : 
c'est  un  sauvageon  qui  pousse  à  sa  fantaisie.  Seule- 
ment, une  correspondance  assez  copieuse  avec  deux 
ou  trois  amis  intimes,  très  abandonnée,  très  naïve, 
où  il  apparaît  surtout  qu'il  a  un  fond  d'âme  très 
noble,  qu'il  souffre  de  ne  rien  faire,  de  n'être  rien 
«à  son  âge  »,  et  qu'il  est  toujours  en  gésine  de 
quelque  chose,  sans  savoir  au  juste  de  quoi.  J'es- 
time qu'il  faut  bénir  cette  oisiveté  rêvasseuse  et  ce 
malaise  qui  le  conduisirent  jusqu'à  la  trentaine.  Je 
suis  charmé  qu'il  n'ait  pas  été  précoce.  Jugez  ce 
qu'il  put  accumuler  en  lui  d'impressions,  de  senti- 
ments et  d'idées.  Il  est  excellent  d'avoir  vécu,  ou 
même,  simplement,  de  s'être  laissé  vivre,  avant 
d'écrire.  C'est  sans  doute  parce  qu'il  ne  produisit 
rien  jusqu'à  trente  ans  que  Lamartine  put  improvi- 
ser avec  magnificence  jusqu'à  quatre-vingts.  Mus- 
set, qui    écrivit  d'admirables  vers  à  dix-huit  ans, 


LAMARTINE  89 

était  vidé  à  quarante.  Hugo,  qui,  à  quinze  ans,  fai- 
sait des  vers  comme  un  homme ,  attendit  vingt  ans 
pour  être  pleinement  lui-même,  pour  nous  donner, 
avec  les  Contemplations^  son  vrai  chef-d'œuvre  lyri- 
que. Nous  voyons  que,  presque  toujours,  les  écri- 
vains qui  ont  débuté  sur  le  tard,  La  Fontaine,  Mo- 
lière, Rousseau,  Gustave  Flaubert,  Montaigne  et 
Rabelais  si  vous  voulez,  nous  ont  donné,  du  pre- 
mier coup,  les  livres  les  plus  rares,  les  plus  pleins, 
les  plus  savoureux.  Ce  pauvre  Maupassant  avait 
canoté,  chassé,  et  regardé  tranquillement  autour  de 
lui  jusqu'à  la  trentaine,  avant  de  débuter  par  la 
merveille  que  l'on  sait.  —  Ce  qui  gonfle  de  sève  ces 
exubérantes  Harmonies,  ce  paradisiaque  Jocelyn  et 
cette  inégale,  monstrueuse  et  splendide  Chute  d'un 
ange^  ce  sont  peut-être  les  douze  ans  d'oisiveté  in- 
quiète où  il  se  chercha  lui-même  et  où  se  forma  en  lui 
comme  un  vaste  et  secret  réservoir  de  poésie  inex- 
primée. Il  n'avaitplus désormais  qu'à  laisser  couler... 
J'ai  dit  que  le  jeune  gentilhomme  campagnard 
dépeint  par  MM.  Reyssié  et  Deschanel  n'avait  rien 
de  TEliacin  que  plusieurs  s'étaient  figuré.  Il  n'était 
pas  fort  tendre  ;  il  bousculait  parfois  ses  petites 
sœurs.  Toutefois,  d'avoir  été  élevé  par  une  très 
pieuse  et  très  douce  femme  et  au  milieu  de  cette  «  ni- 
chée de  colombes  »  (comme  Royer-Collard  appelle  les 
sœurs  de  Lamartine),  on  pense  bien  qu'il  lui  en  resta 
quelque  chose.  Heureusement.  Il  en  garda  une  grâce, 
mais  superposée,  si  l'on  peut  dire,  à  une  très  vigou- 


90  LES    CONTEMPORAINS 

reuse  virilité.  Tels  ces  héros  de  légende  qui  ont  des 
airs  de  vierges,  avec  des  musculatures  de  giieniers  ; 
tels  ces  archanges  qui  ressemblent  à  la  fois  à  des 
jeunes  filles  et  à  des  hercules  ;  tel  le  beau  «  chevalier 
au  cygne  »,  ou  tel  le  petit  Aymerillot,  qui  avait  de& 
yeux  de  pervenche  et  qui,  on  ne  sait  comment, 
«  prit  la  ville,  i  De  cette  douceur  de  caresses  qui 
enveloppa  son  enfance  et  où,  plus  tard,  le  grand 
diable  venait  sans  doute  s'abriter  et  se  réchauffer 
sans  déplaisir  après  chaque  escapade  ;  de  cette 
«  nourriture  »  féminine  ,  —  pour  parler  comme 
autrefois,  —  Lamartine  garda  aussi  le  culte  religieux 
de  la  femme,  l'amour  de  la  pureté,  une  répugnance 
àTironie  et  une  incapacité  de  la  comprendre  chez 
les  autres,  une  invincible  chasteté  de  plume,  une 
incroyable  inhabileté  à  peindre  le  vice  et  le  mal, 
inhabileté  qui  éclatera  presque  plaisamment  dans 
la  Chute  d'un  ange... 

MM.  Deschanel  et  Reyssié  nous  apprennent  en- 
core, —  ou  nous  rappellent,—  que  Lamartine  eutau 
plus  haut  point  ce  qu'on  a  oommé  avec  indulgence 
le  «don  de  l'inexactitude  »,  spécialement  quand  il 
parle  de  lui-même.  (Beaucoup  d'autres,  si  je  ne 
-m'abuse,  et  notamment  Chateaubriand  et  Victor 
IJugo,  eurent  le  même  don.)  Continuellement  La- 
martine se  trompe  sur  son  âge.  Une  fois,  il  se  rajeu- 
nit de  trois  ans,  parce  qu'il  lui  semble  beau  d'avoir 
été  allaité  par  sa  mère  dans  les  prisons  de  la  Ter» 
reur  11  a  l'habitude  d'antidater  ses  pièces  pour  nous 


LAMARTINE  91 

faire  croire  qu'il  a  eu  du  génie  de  très  bonne  heure. Il 
raconte  à  tout  bout  de  champ  que  tel  de  ses  chefs- 
d'œuvre  a  été  griffonné  par  lui  ,  au  crayon,  en 
marge  d'un  Pétrarque,  ou  bien  oublié  dans  un  volume 
de  Dante,  et  qu'heureusement  un  de  ses  amis  s'en 
est  aperçu  et  le  lui  a  rapporté.  Bref,  il  altère  très 
souvent  la  vérité  pour  se  faîire  valoir.  II  peend  des 
poses.  Et,  certes,  j'aimerais  mieux  qai'il  eût  le  res- 
pect de  l'humble  vérité  ;  mais  je  lui  vois  bien  des 
excuses.  D'abord  ses  inexactitudes  sont  innocentes 
et  sans  malice.  Puis,  beaucoup  sont  inconscientes: 
la  preuve,  c'est  qu'il  voulut  publier  ce  Manuscrit  de 
sa  mère,  où  il  devait  pourtant  savoir  que  ses  pro- 
pres Confidences  étaient  à  chaque  instant  démenties 
ou  redressées.  Ces  Confidences ,  d'ailleurs,  il  nous 
laisse  assez  entendre  qu'elles  sont  un  peu  «  roman- 
cées »,  qu'il  s'y  montre  tel  qu'il  a  été  à  peu  près  et 
tel  qu'il  aimerait  avoir  été  tout  à  fait .  Au  surplus, 
quand  on  rêve  un  grand  rôle  public  et  bienfaisant, 
n'est-il  pas  permis  de  se  présenter  soi-même  aux 
autres  hommes  de  façon  à  agir  le  plus  possible  sur 
leur  imagination?  Que  dis-je!  n'est-ce  pas  là  une 
sorte  de  devoir  ? 

Et  enfin  «  la  vérité  matérielle  a  très  peu  de  prix 
pour  l'Oriental  ;  il  voit  tout  à  travers  ses  idées  » 
(Renan).  Or,  Lamartine  est  Oriental,  comme  la 
plupart  des  grands  chefs  de  peuples.  Car  les  Lamar- 
tine ont,  de  père  en  fils,  «  la  taille  haute  et  mince, 
l'œil  noir,  le  nez  aquilin,   le  cou-de-pied  très  élevé 


n  LES   CONTEMPORAINS 

sur  la  plante  cambrée...  »  La  tradition  les  fait  sor- 
tir «  d'un  grand  village  du  Maçonnais,  colonie  exclu- 
sivement arabe  jusqu'à  nos  jours  ».  (Ce  village  se 
trouve  dans  le  département  de  l'Ain  et  s'appelle 
Izernore.)Et,  en  1572,  on  voitfigurer  un  «Allamar- 
tine  »  dans  les  Mémoires  de  Condé.  Dans  «  Allamar- 
tine  »,  il  y  a  «  Allah  » ,  c'est  clair  comme  le  jour.  Donc 
Lamartine  est  Sarrazin  d'origine.  Parfaitement  l 

Il  faut  relire  la  préface  des  Méditations  qu'il  écri- 
vit en  4849.  Si  loin  de  sa  jeunesse,  il  la  revoyait  à 
son  gré  et  ordonnait  magnifiquement  ses  souvenirs. 
Cela  commence  ainsi  :  «  L'homme  se  plaît  à  remon- 
ter à  sa  source  ;  le  fleuve  n'y  remonte  pas.  C'est  que 
l'homme  est  une  intelligence  et  que  le  fleuve  est  un 
élément.Le  passé,  le  présent,  l'avenir,  ne  sont  qu'un 
pour  Dieu.  L'homme  est  Dieu  par  la  pensée...  »  Et 
cela  continue.  Ah  1  on  n'était  pas  simple,  il  y  a  cin- 
quante ans. 

Lamartine  nous  dit  son  enfance  et  sa  jeunesse.  Il 
nous  explique  un  de  ses  premiers  jeux,  que  ses 
petites  sœurs  et  lui  appelaient  la  «  musique  des 
anges  ».  Ce  jeu  consistait  k  plier  une  baguette 
d'osier  en  demi-cercle,  à  en  rapprocher  les  extrémi- 
tés et  à  les  lier  par  une  corde,  à  nouer  ensuite  des 
cheveux  d'inégale  longueur  aux  deux  côtés  de  Tare 
(sapristi  I  ça  ne  devait  pas  être  facile  1)  et  à  exposer 
cette  petite  harpe  au  vent.  Il  paraît  qu'il  en  sortait 
des  sons  délicieux.  Généralement,  le  jeune  Alphonse 
employait  à  cet  usage  les  cheveux  de  ses  sœurs.  Un 


LAMARTINE 


jour,  il  eut  l'idée  d'y  employer  les  cheveux  d'une 
grand'tante,  —  des  cheveux  «  blanchis  dans  les  ca- 
chots de  la  Terreur  » ,  s'il  vous  plaît  !  Et  la  musique 
des  cheveux  blancs  fut,  parait-il,  plus  belle  encore 
que  celle  des  cheveux  blonds.  «  ...  Depuis  ce  jour, 
nous  importunions  souvent  notre  tante  pour  qu'elle 
laissât  dépouiller  par  nos  mains  son  beau  front...  » 
Et  il  ajoute  que  la  destinée  idéale  pour  un  poète, 
ce  serait  de  faire,  dans  sa  jeunesse,  des  vers  qui 
rendraient  le  même  son  que  les  cheveux  de  sa 
sœur  et,  dans  ses  dernières  années,  des  vers  qui 
chanteraient  comme  les  cheveux  de  sa  tante... 
Ah  1  qu'il  est  biend'Izernore  ! 

En  attendant  qu'il  retrouve  un  jour,  par  une  ins- 
piration divine,  la  musique  aérienne  des  cheveux 
blonds  (et  ce  seront  les  Méditations  poétiques), il  rêve, 
il  lit  les  poètes,  particulièrement  le  Tasse  et  surtout 
Ossian,  qu'il  considère  comme  un  grand  poète  (il 
semble  avoir  voulu  ignorer  toute  sa  vie  l'artifice  de 
Macpherson).  Puis,  au  sortir  du  collège,  il  se  met  à 
écrire  :  «  J*ébauchai  plusieurs  poèmes  épiques  et 
j'écrivis  en  entier  cinq  ou  six  tragédies.  .  .J'écrivis 
aussi  un  ou  deux  volumes  d'élégies  amoureuses,  sur 
le  mode  de  Tibulle,  du  chevalier  de  Berlin  et  de 
Parny.  o  Deux  pages  plus  loin,  il  nous  dit  :  «  Je 
passai  huit  ans  sans  écrire  un  vers.  »  Or,  comme  il 
nous  dit  d'autre  part,  dans  le  discours  ùks  destinées 
de  la  poésie,  qu'il  jeta  au  feu  «  des  volumes  de 
vers  écrits  dans  les  deux  ou  trois  années  qui  précé- 


M  LES   CONTEMPORAINS 

dèrent  la  publication  des  Méditations  »  (soit  de 
1818  à  1820),  il  s'ensuit  que  les  ébauches  de  poèmes 
épiques,  la  demi-douzaine  de  tragédies  et  les  deux 
volumes  d'élégies  amoureuses  ont  dû  nécessai- 
rement être  écrits  par  lui  de  1808  à  1810. 

Il  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans  cette  chronologie. 
Il  suffît,  pour  s'en  persuader,  de  consulter  la  pro- 
pre correspondance  de  Lamartine,  comme  ont  fait 
MM.  Deschanel  etReyssié;  mais  notre  fastueux  Sar- 
rasin voulait  reculer  le  plus  possible  dans  le  passé 
l'époque  où  il  n'était  pas  encore  original,  et  nous 
communiquer  en  même  temps  cette  impression  que 
les  Méditations  s'élevèrent  tout  à  coup  comme  un 
chant  céleste,  absolument  spontané,  involontaire, 
inattendu,  et  sans  lien  apparent,  même  dans  le  déve- 
loppement intellectuel  de  l'auteur,  avec  aucune 
autre  poésie,  quelle  qu'elle  fût. 

La  vérité,  c'est  qu'il  rima  beaucoup  et  presque 
sans  interruption,  etcommeonr/maitde  son  temps, 
jusqu'au  jour  où  il  écrivit  les  Méditations,  et  que  la 
moitié  même  des  Méditations  ressemble  encore  à  ce 
qu'on  rimait  autour  de  lui,  La  vérité,  c'est  qu'il  a 
appris  le  métier,  comme  les  camarades  (de  quoi 
nous  devons  lui  faire  notre  compliment),  et  qu'il  a 
fait  beaucoup  plus  d'études  et  d'exercices  prépara- 
toires que  le  rossignol  des  nuits  d'été.  La  vérité, 
enfin,  vous  la  trouverez  dans  ces  excellentes  obser- 
vations de  M.  Emile  Deschanel  :  «...  Il  Unira  mal- 
heureusement par  se  faire  improvisateur  dans  In 


LAMARTINE  35 

seconde  moitié  de  sa  vie  d'écrivain  ;  mais  son  talent 
n'a  pas  été  du  tout  improvisé.  Cet  art  suprême  devenu 
invisible  s'est  cherché  fort  longtemps.  Nous  allons 
l'observer  se  formant  peu  à  peu  pendant  une  dizaine 
d'années,  de  la  dix-huitième  environ  à  la  vingt-hui- 
tème,  avant  d'éclore.  C'est  au  prix  de  ce  long  travail 
obscur  que  le  poète  deviendra  enfin  maître  de  sa 
forme,  au  point  qu'elle  ne  lui  demandera  plus  aucun 
effort...  » 

Tandis  que  d'un  léger  coton 
Mon  visage  frais  se  colore... 

Ces  vers  de  Lamartine  sont  de  1808. 

Cependant  le  char  roule, 

Il  nous  entraîne,  et  nous  suivons  la  fouia 

Vers  ces  jardins  par  Le  Nôtre  plantés, 

D'un  peuple  oisif  chaque  soir  fréquentés 

Do  dieu  d'amour  ces  jardins  sont  le  temple,  etc.. 

Il  s'agit  du  jardin  des  Tuileries.  Ces  vers  sont 
de  1813.  Lamartine  imite  Gresset,  Pezay,  Dorât, 
Berlin,  Parny.  Il  retarde  notoirement  sur  Fontanes 
et  Chênedollé.  Entre  1812  et  1818,  il  écrit  (ou  ébau- 
.che)  six  tragédies  :  Saûl.Médée,  Zoraïde,  Brunehaut^ 
Mérovée,  César  ou  la  Veille  de  Pharsale.  Il  imite  Vol- 
taire et  Alfîeri  ;  il  retarde  sur  Népomucène  Lemer- 
cier.  Puis  il  Oijatreprend  un  Clovis,  épopée  chrétienne 
en  vingt  chants.  Il  imite,  de  loin.  Chateaubriand.  Il 
imite  aussi  Chapelain  et  Desmarets  de  Saint-Sorlin. 


36  LES   CONTEMPORAINS 

Mais,  à  partir  de  1816,  il  s'est  mis  à  écrire,  un  peu 
au  hasard,  des  «  élégies  »  qu'il  qualifie  lui-même 
de  «  bagatelles  »,  de  juoemZta /wrfi&ria.  La  plupart 
devaient  être  médiocres  :  mais  les  Méditations 
étaieiU  au  moins  en  germe  dans  quelques-unes. 
«  Il  a  travaillé  dix  ans  le  métier,  conclut  M.  Descha- 
nel  ;  mais  le  souffle  intérieur  le  pousse  :  ces  petites 
feuilles  volantes,  crayonnées  en  marchant  dans  le 
sentier  pierreux  qui  monte  de  Milly  au  sommet  du 
Craz,  '—  péchés  de  jeunesse,  à  ce  qu'il  croit,  —  lui 
donnent  l'absolution  de  Saûl  et  de  Clovis,  et  l'en- 
voient tout  droit  à  un  ciel  nouveau,  qu'il  rencontre, 
comme  Christophe  Colomb  l'Amérique,  sans  s'en 
douter.  » 

Revenons  à  la  légende.  —  Lamartine  chante.  Le 
monde  tressaille  à  cet  hymne  d'un  poète  inconnu  et, 
soudain,  tous  les  cœurs  sont  à  lui.  (Voir  la  Préface 
et  les  Destinées  de  la  poésie.) 

Dans  la  réalité,  le  succès  des  Méditations  fut  très 
habilement  préparé,  et  de  très  loin.  Depuis  plusieurs 
années,  Lamartine  était  fort  répandu  dans  les  salons 
aristocratiques.  Des  dames  s'intéressaient  très  vive- 
ment à  lui.  Il  dit  quelque  part  :  «  La  bonté  de  M"»  de 
Sainte-Aulaire  m'illustrait  d'espérance». Un  moment; 
il  eut  l'idée  de  publier  son  volume  par  souscriptions  : 
il  était  sûr  de  cinq  cents  souscripteurs,  tous  du 
«  monde  ».  Aujourd'hui  encore,  «  le  monde  »,  —  ou 
ce  qui  en  reste,  —  peut  beaucoup  pour  le  succès 
d'ua  écrivain  :  jugez  de  ce  qu'il  pouvait  ù  cette  épo- 


LAMARTINE  f7 

que.  Cette  haute  société  royaliste,  —  et  spiritualiste 
depuis  la  Révolution,  ~  avait  son  grand  écrivain, 
Chateaubriand,  et  son  philosophe,  Bonald.  Elle 
éprouvait  le  besoin  d'avoir  son  poète.  Seul,  un  poète 
mauquait  à  ce  beau  mouvement  de  renaissance  reli- 
gieuse. De  toute  force,  il  fallait  qu'il  vînt.  On  sentit 
que  cet  élu  était  Lamartine...  Les  Méditations  furent 
donc  admirablement  «  lancées  ».  Il  se  trouvait  par 
bonheur  que  ce  beau  jeune  homme  avait  en  effet  du 
génie,  qu'il  en  avait  même  autant  qu'on  en  puisse 
avoir.  Je  crois  que  «  ça  se  serait  su  »  tôt  ou  tard.  Mais, 
sans  la  complicité  du  très  brillant  «  faubourg  » 
d'alors,  Lamartine  eût  fort  bien  pu  attendre  la  gloire 
encore  quelques  années. 

Ainsi  se  réduit,  dans  la  destiné-)  de  Lamartine, 
la  part  du  «  surnaturel  ».  Ne  vous  en  plaignez 
pas  :  car,  même  ramenée  au  «  naturel  »,  il  y  reste 
encore  assez  de  mystérieux.  —  Je  viens  de  relire 
des  vers  de  Chênedollé  et  de  Fontanes,  très  purs, 
très  harmonieux,  très  beaux  enfin,  je  vous  le  jure,  et 
que  j'aimerais  à  vous  citer.  Il  s'en  faut  parfois  de 
très  peu,  de  l'épaisseur  d'un  cheveu ,  —  d'un 
cheveu  blond  des  petites  sœurs,  —  que  ce  ne 
soient  déjà  les  Méditations.  Mais  ce  ne  les  sont  pa&c. 
Pourquoi? 


LBS   CONTEMPORAINS.    —   TI. 


n  LES   CONTEMPORAIN 

III 

LES    MÉDITATIONS. 

...  J'ai  un  remords.  J'ai  eu  l'air  d'excuser  Lamar- 
tine des  inexactitudes  de  sa  mémoire.  J'ai  paru  croire 
qu'elles  étaient  du  moins  à  demi  volontaires,  et 
qu'elles  s'absolvaient  uniquement  par  l'innocence 
du  sentiment  qui  les  avait  dictées.  Après  y  avoir 
réfléchi,  il  me  semble  que  peut-être  Lamartine  n'a 
même  pas  besoin  de  cette  excuse,  non  plus  que 
Rousseau  dans  ses  Confessions  ou  Chateaubriand 
dans  ses  Mémoires  d'outre-tombe.  Tous  ces  souvenirs 
ont  été  rédigés  de  longues  années  après  les  événe- 
ments. Or  la  mémoire,  même  la  plus  sûre  et  la  plus 
tenace,  est  toujours  fuyante  par  quelque  endroit, 
et  en  même  temps  invinciblement  créatrice.  Je  sens 
que  je  serais  fort  empêché,  à  l'heure  qu'il  est,  de 
raconter  avec  fidélité  les  choses  de  mon  enfance  et 
de  ma  jeunesse  et  les  faits  même  où  j'ai  été  le 
plus  directement  et  le  plus  douloureusement  inté- 
ressé. Sur  les  dates  et  les  détails  matériels,  je  sens 
bien  que  je  broncherais  à  chaque  instant  ;  et  quant 
aux  sentiments  éprouvés  jadis,  ils  ne  me  revien- 
draient qu'effacés  ou  voilés  par  la  distance,  ou  au 
contraire  profondément  modifiés  et  façonnés  par 
les  efforts  même  que  j'ai  pu  faire,  dans  l'intervalle, 
pour  les  saisir  et  les  fixer,  et  par  le  plaisir  ou  la 


LAMARTINE  &i» 

tristesse  que  m'ont  apportés  ces  évocations.  Tantôt, 
on  se  souvient  avec  complaisance,  et  Ton  substitue, 
à  ce  qu'on  a  senti  ou  pensé,  ce  qu'on  aimerait  avoir 
pensé  ou  senti  ;  on  se  voit  invinciblement  en  plus 
beau  :  et  c'est  le  cas  ordinaire.  Tantôt,par  une  affec- 
tation de  sincérité,  où  il  y  a  de  la  bravade,  et  qui  est 
donc  encore  une  forme  de  l'orgueil,  on  se  prête  des 
postures  et  des  pensées  plus  humiliantes  et  plus 
désobligeantes  encore  que  celles  qu'on  eut  en  réa- 
lité :  et  c'est  souvent  le  cas  de  .Tean-Jacques  Rous- 
seau. 

Bref,  tout  acte  de  la  mémoire  altère  son  objet.  En 
dehors  des  dates  et  de  certaines  apparences  exté- 
rieures, nulle  certitude  sur  le  passé  Personne  n'est 
seulement  capable  d'écrire  avec  vérité  sa  propre 
histoire.  Il  arrive  même  que,  de  très  bonne  foi,  nous 
donnions  successivement,  du  même  événement  de 
notre  vie,  des  versions  différentes.  Irons-nous,  après 
cela,  chicaner  Lamartine  sur  la  chronologie  de  ses 
œuvres  ou  sur  celle  de  ses  sentiments  ?  La  plupart 
de  ses  erreurs  consistent,  en  somme,  à  antidater  les 
manifestations  particulièrement  honorables  de  son 
génie  et  de  son  âme,  à  se  voir  déjà  semblable,  dans 
le  passé,  à  ce  qu'il  est  dans  le  présent.  Il  nous  raconte 
ce  qu'il  a  cru  vrai  au  moment  où  il  le  racontait  ; 
mais  pouvait-il  nous  raconter  autre  chose  ? 

J'ai  oublié  de  vous  parler  du  mariage  de  Lamar- 
tine. Les  circonstances  de  ce  mariage  lui  font  grand 
honneur,  encore  que  notre  légèreté  y  puisse  trouver 


iné  LES   CONTEMPORAINS 

matière  à  raillerie  et  qu'on  ait  dit  qu'il  «était  marié 
«par  pénitence  »  (on  l'a  bien  dit  de  Racine  !).  Ce 
fût  le  mariage  d'un  idéaliste  et  d'un  chrétien  ; 
mariage  non  de  passion,  mais  de  haute  raison,  de 
tendresse  et  d'estime.  On  sent,  je  ne  saurais  trop 
dire  à  quoi,  que  Julie  eût-elle  été  libre,  il  n'eût  pas 
épousé  Julie.  La  chanter,  à  la  bonne  heure.  1! 
épousa,  après  d'assez  longues  fiançailles  cachées, 
une  Anglaise  du  même  âge  que  lui,  pas  très  jolie,  — 
mais  avec  de  beaux  yeux  pourtant,  de  beaux  che- 
veux et  une  belle  taille,  et  qui,  enfin,  l'adorait.  Tous 
deux  se  conduisirent  avec  générosité;  car  Maria- 
Anna  Birsch,  qui  était  protestante,  abjura  en  secret 
pour  pouvoir  être  à  son  grand  homme  ;  et  lui,  c'est 
après  la  publication  des  Méditations  et  quand  déjà 
la  gloire  lui  était  venue,  soudaine  et  enivrante,  qu'il 
épousa  cette  fille  médiocrement  belle  et  médiocre- 
ment riche.  Je  veux  vous  mettre  sous  les  yeux,  — 
et  si  vous  la  connaissez  déjà,  vous  en  serez  quitte 
pour  la  relire,  —  une  curieuse  lettre  de  Lamartine 
à  son  ami  Aymon  deVirieu,  où  il  apparaît, —  et 
bien  d'autres  endroits  de  sa  correspondance  nous  le 
confirment,  —  que  ce  poète,  d'un  lyrisme  si  épandu, 
n'en  eut  pas  moins  une  très  forte  vie  intérieure  et 
que  son  christianisme  somptueux  ne  s'exhalait  pas 
tout  en  paroles. 

«  Je  te  dirai  le  fin  mot,  à  toi  seul  :  c'est  par  reli- 
gion que  je  veux  absolument  me  marier...  Il  faut 
tafin  ordonner  sévèrement  son  inutile  existence, 


LAMARTINE  101 

selon  les  lois  établies,  divines  ou  humaines  ;  et, 
d'après  ma  doctrine,  les  humaines  sont  divines.  Le 
temps  s'écoule,  les  années  se  chassent,  la  vie  s'ea 
va:  profitons  de  ce  qui  en  reste  ;  donnons-nous  un 
but  fixe  pour  l'emploi  de  cette  seconde  moitié,  et 
que  ce  but  soit  le  plus  élevé  possible,  c  est-à-dire  le 
désir  de  nous  rendre  agréables  à  Dieu,  hors  duquel 
rien  n'est  rien.  Pour  cela,  enchâssons-nous  dans 
Tordre  établi  avant  nous  tout  autour  de  nous  ; 
appuyons-nous  sur  les  sentiers  qu'ont  suivis  nos 
pères  ;  et,  s'ils  ne  nous  suffisent  pas  totalement, 
implorons  de  Dieu  lui-même  la  force  et  la  nourriture 
qui  nous  conviennent  spécialement  ;  faisons-lui  ^ 
pour  l'amour  de  lui,  le  sacrifice  de  quelques  répu- 
gnances de  l'esprit,  pour  qu'il  nous  fasse  trouver  la 
paix  de  l'âme  et  la  vérité  intérieure,  qu'il  nous  don- 
nera à  la  juste  dose  que  nous  pouvons  supporter 
ici-bas...  » 

Peu  de  temps  après  son  mariage,  il  écrivait  : 
«  J'aime  décidément  ma  femme,  à  force  de  l'estimer 
et  de  l'admirer.  Je  suis  content,  absolument  con- 
tent d'elle,  de  toutes  ses  qualités,  même  de  son 
physique.  Je  remercie  Dieu.  »  N'est-ce  pas  char- 
mant, cette  absence  de  romanesque  chez  l'auteur  de 
Raphaël?  —  Maria-Anna  Birsch  paraît  avoir  été  une 
créature  excellente.  Ce  fut  elle  qui  voulut  que  sa 
fille  portât  le  nom  de  l'idéale  amoureuse  du  Lac.  Le 
père  trouva  cela  tout  naturel  :  «  Julia,  ce  fut  le 
uom  qu'un  souvenir  d'amour  donna  â  notre  fille.  » 


102  LES    CONTEMPORAINS 

Maria-Anna  fut  bonne  au  poète,  fidèle  h  toutes  ses 
fortunes,  plus  tendrement  fidèle  encore  à  sa  chute,  à 
ses  revers  et  à  sa  pauvreté  qu'à  sa  gloire... 

Mais  il  faut  bien  que  j'arrive  enfin  aux  poésies  de 
LamarLiûe.  J'ai  retardé  autant  que  j'ai  pu —  et  vous 
vous  en  êtes  aperçus  sans  doute  —  ce  moment  fatal. 
Et  me  voilà  bien  embarrassé.  L'instant  est  venu  de 
réfléchir,  et  de  faire  efifort.  De  ce  que  j'aime  infini- 
ment Lamartine,  j'avais  conclu  qu'il  me  serait  facile 
et  agréable  de  parler  de  ses  vers.  Mais  je  suis  comme 
ces  amoureux  qui,  pour  être  trop  pleins  de  leur 
objet,  ne  peuvent  plus  du  tout  exprimer  leur  amour. 
Et  comment,  d'ailleurs,  aurais-je  la  prétention 
d'ajouter  quoi  que  ce  soit  aux  analyses  et  défini- 
tions que  MM.  Emile  Faguet,  Ferdinand  Brunetière, 
Charles  de  Pomairols,  Emile  Deschanel  et  Paul  Bour- 
get  ont  essayées  de  la  poésie  lamarlinienne?  Et 
qu'ont-ils  ajouté  eux-mêmes  d'essentiel  à  ce  juge- 
ment synthétique  de  Sainte-Beuve,  qui  dit  tout  : 
«  Lamartine,  en  peignant  la  nature  à  grands  traits  et 
par  masses,  en  s'attachant  aux  vastes  bruits,  aux 
grandes  herbes,  aux  larges  feuillages,  et  en  jetant 
au  milieu  de  celte  scène  indéfinie  et  sous  ces  hori- 
zons immenses  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  de  plus 
tendre  et  de  plus  religieux  dans  la  mélancolie  hu- 
maine, a  obtenu  du  premier  coup  des  eflets  d'une 
simplicité  sublime  et  a  fait  une  fois  pour  toutes  ce 
qui  n'était  qu'une  fois  possible.  » 

J'ai  dit  qu'en  feuilletant  Fontanes  et  Chônedollé, 


LAMARTINE  103 

on  rencontrait  des  vers  si  harmonieux  et  si  purs 
qu'il  était  assez  difficile  de  dire  en  quoi  ils  diffé- 
raient des  vers  de  Lamartine.  Et  pourtant  ils  en 
diffèrent.  Je  relis  le  Vallon  et  je  sens  bien  tout  à 
coup  que  les  vers  y  abondent  qui  n'avaient  pas  encore 
été  faits  : 

La  fraîcheur  de  lenr  lit,  l'ombre  qui  les  couronne, 
M'enchaînent  tout  le  jour  sar  le  bord  des  ruieseaus  ; 
Comme  un  enfant  bercé  par  un  chant  monotone, 
Mon  âme  s'assoupit  au  murmure  des   eaux. 

Beaux  lieux,  soyez  pour  moi  ces  bords  où  l'on  oublie  I 

Repose-toi,  mon  âme,  en  ce  dernier  asile, 
Ainsi  qu'un  voyageur  qui,  le  cœur  plein  d'espoir, 
S'assied,  avant  d'entrer,  aux  portes  de  la  ville. 
Et  respire  un  moment  l'air  embaumé  du  soir. 

•     •* ••••» 

L'amitié  te  trahit,  la  pitié  t'abandonne, 

Et,  seule,  tu  descends  le  sentier  des  tombeaux. 

Et  cette  merveilleuse  strophe  où  se  trouve  for- 
mulé si  exactement  (car  Lamartine  est  précis  quand 
il  veut),  et  formulé  pour  toujours,  le  «  sentiment  de 
la  nature  »,  tel  qu'il  s'épanchera  sans  fin  dans  la 
poésie  de  notre  siècle  : 

Mais  la  nature  est  là,  qui  fin  rite  et  qui  t'aime  ; 
Plonge-toi  dans  son  sein  qu'elle  t'ouvre  toujours. 
Quand  tout  change  pour  toi,  la  nature   est  la  mêm8| 
Et  le  même  soleil  se  lève  sur  tes  joun. 


104  LES  CONTEMPORAINS 

Certes,  ChênedoUé,  ce  timide  et  cet  incomplet, 
d'ailleurs  si  intéressant^  et  Fontanes  lui-môme,  ce 
beau  fonctionnaire,  avaient  eu,  en  réaction  contre 
l'âge  précédent,  leurs  minutes  d'inquiétude  reli- 
gieuse, et  aussi  leurs  attendrissements  sous  la  lune 
ou  devant  le  soleil  couchant;  une  grâce  assouplissait 
çà  et  là  leurs  rers  habiles  et  prudents;  et  tous  deux 
avaient  ce  mérite  d'être  des  façons  de  poètes  raci- 
niens.  Mais,  ici,  il  y  a  la  source  et  le  flot,  l'harmonie 
large  et  continue ,  une  spontanéité ,  une  facilité 
divine,  et  une  beauté  simple  d'images,  —  ce  «  sen- 
tier des  tombeaux  »,  ce  «  voyageur  assis  aux  portes 
de  la  ville  »,  —  images  grandes,  non  détaillées,  non 
situe*  s  dans  le  temps,  et  qui  font  songer  aux  fres- 
ques d'un  Puvis  de  Chavannes.  Et  nous  verrons  ce 
qui  s'y  joint  plus  tard,  quelle  hardiesse  et  quelle 
franchise  imperturbable  d'expression,  quelle  énergie 
sereine  et  non  tendue,  et  souvent,  si  l'on  peut  dire, 
quel  mauvais  goût  splendide  —  et  toujours  aisé  : 
car,  en  dépit  des  lambeaux  de  phraséologie  classique 
qu'il  laisse  parfois  négligemment  flotter  sur  les 
nappes  étalées  de  son  verbe,  Lamartine  est,  à  coup 
sûr,  le  plus  libre,  le  plus  aventureux,  le  moins  sco- 
laire et  le  moins  académique  des  grands  écrivains... 

Ou'apporlait-il  donc  ?  Ou  qu'avait-il  retrouvé  ? 
Trois  choses,  dont  les  deux  premières  au  moins 
paraissent  aujourd'hui  surannées,  faute  peut-être 
d'être  comprises  :  l'amour  platonique,  un  spiritua- 
lisme ardent,   et  l'amour  religieux  de  la  nature 


LAMARTINE  105 

!•  Vamour  platonique.  —  Le  fAcheux  esprit  gau- 
lois s'ea  est  beaucoup  égayé.  La  théorie  de  Platon 
sur  l'amour  n'a  pourtant  rien  de  ridicule,  il  s'en 
fa«t.  En  somme,  elle  repose  sur  l'expérience.  Mon- 
taigne a  beau  dire,  en  parlant  de  La  Boétie  :  «  Je 
l'aimais  parce  que  c'était  lui  ».  Celte  délicieuse  tau- 
tologie «  explique  »  pourquoi  l'on  aime,  mais  non 
pas  pourquoi  l'on  s'est  mis  à  aimer.  On  commence 
d'aimer  une  personne  parce  qu'on  croit  voir  en  elle 
une  conformité  à.  un  certain  idéal  que  Ton  portait 
en  soi,  et  qui  déjà  la  dépasse.  Le  débauché  lui- 
même,  qu'aime-t-il,  au  bout  du  compte,  sinon  une 
«  idée  »  de  plaisir  dont  il  cherche  la  réalisation  ? 
L'amour  de  don  Juan,  c'est  donc  encore  l'amour 
platonique.  Nous  aimons  toujours,  pour  ainsi  dire, 
par  delà,  ceux  et  celles  que  nous  aimons  ;  et  la 
preuve,  c'est  que  nous  ne  les  aimons  jamais  tels 
qu'ils  sont,  ni  tels  qu'ils  apparaissent  aux  autres 
hommes,  mais  tels  qu'il  nous  plait  de  nous  les 
représenter.  Il  y  a  longtemps,  un  de  mes  amis  déli- 
nissait  l'amour  platonique,  au  moins  par  un  de  ses 
effets,  dans  ces  vers  grêles  et  secs,  pas  du  toutlamar- 
tiniens,  mais  qui  disent  ce  qu  ils  veulent  dire  : 

Je  ne  sais  pas  (car  tout  le  jour 
Bes  yeux  clairs  me  hantent  sans  trêve) 
Si  c'est  elle  ou  si  c'est  mou  rêve 
Que  j'aime  d'uo  si  grand  amour. 

Parfois,  ma  tendresse  blessée 
Saigne  et  s'effraye  oiiscurément 


lOe  I.ES   CONTEMPORAINS 

D'nn  mot,  d'un  geste  qui  dément 
Son  image  en  mou  cœur  tracée. 

Et  je  Bcus  chanceler  ma  foi  : 
Le  tissu  magique  se  brise 
Du  voilo  qui  l'idéalise 
Et  que  j'ai  mis  entre  elle  et  moL 

Mais  voilà  que  la  chère  belle 
Me  sourit  :  mes  doutes  s'en  vont  ; 
Mon  amour  renaît  plus  profond. 
Car  an  peu  de  remords  s'y  mêle. 

Est-elle  ce  que  je  la  fais  ?... 
0  cœur  ennemi  de  toi-même, 
Puisses-tu  ne  trouver  jamais, 
Pauvre  cœur,  le  mot  du  problème  t 

Bref,  l'amour  platonique,  c'est  l'amour  humain, 
c'est  l'amour  sans  épilhète,  mais  considéré  dans  son 
mouvement  naturel  d'ascension,  —  mouvement  si 
justement  observé,  après  et  d'après  Platon,  par  le 
saint  auteur  de  V/mitation  de  Jésus-Christ  :  «  L'amour 
tend  toujours  en  haut...  Il  n'y  a  rien  au  ciel  et  sur  la 
terre  de  plus  doux  que  l'amour,  rien  de  plus  fort,  de 
plus  élevé...  parce  que  V amour  est  né  de  Dieu,  et 
qu'il  ne  peut  trouver  de  repos  qu^en  Dieu,  en  s' élevant 
au-dessus  de  toutes  les  choses  créées .  »  (Imit.,  Liv.III, 
chap.  v.)  Y  a-t-il  donc  là  de  quoi  tant  «  se  gondo- 
ler »? 

2°  Le  spiritualisme.  —  Comme  l'amour  platonique, 
le  spiritualisme  est  un  peu  tombé  dans  le  décri.  Le 
positivisme,  l'évolutionnisme,  —  ou  même  le  pessi- 


LAMARTINE  107 

misme  et  le  n^o-kantisme,  qui  sont  pourtant  encore 
du  spiritualisme,  et  en  plein,  —  ont  bien  meilleur 
air,  semblent  impliquer  plus  de  liberté  et  d'étendue 
d'esprit.  C'est  qu'on  songe  toujours  au  spiritualisme 
officiel,  insincère,  figé,  mort,  de  Victor  Cousin  et 
des  Manuels  de  philosophie.  Mais  Lamartine  n'a  rien 
de  commun ,  ou  pas  grand'chose,  avec  Adolphe 
Garnier  ou  Damiron.  Pensez  que,  avant  de  devenir 
la  philosophie  du  baccalauréat,  le  spiritualisme  fut 
la  philosophie  du  Pkédon  et  du  Banquet  et  celle  du 
Songe  de  Scipion.  Pris  en  lui-même,  le  spiritualisme 
est  la  plus  généreuse  explication  de  l'univers,  ceile 
qui  contient  le  plus  d'amour,  celle  qui  donne  au 
monde  le  plus  beau  sens... 

3*  Le  sentiment  de  la  nature.  —  Cela  encore  ne 
nous  est  plus  du  tout  nouveau.  Ce  ne  l'était  même 
pas  en  1820,  et  je  ne  vous  dirai  donc  point  que  c'est 
Lamartine  qui  l'a  inventé.  Il  est  vrai  que  ce  n'est 
pas  non  plus  Chateaubriand,  que  ce  n'est  pas  non 
plus  Bernardin  de  Saint-Pierre,  que  ce  n'est  pas  non 
plus  Jean-Jacques  Rousseau,  que  ce  n'est  pas  non 
plus  Fénelon,  que  ce  n'est  pas  non  plus  La  Fontaine, 
que  ce  n'est  pas  non  plus  Ronsard.  Bref,  ce  n'est 
personne.  Mais,  tout  de  même,  on  peut  assurer  que 
ce  sentiment  délicieux  ,  un  peu  languissant  et 
endormi  auparavant,  ou  qui  ne  s'était  guère  exprimé 
que  sous  des  formes  indirectes  et  imitées  des 
anciens,  s'est  décidément  réveillé  et  développé  chez 
nous  vàrs  le  dernier  tiers  du  dix-huitième  siècle,  et 


IM  LES   CONTEMPORAINS 

qu'alors  seulement  nous  avons  appris  à  bien  voir 
l'univers  physique  et  à  connaître  entièrement  com- 
bien la  terre  est  belle,  douce,  mystérieuse  et  divine. 
Cet  amour  de  la  nature,  nous  le  respirons  à  présent 
dès  l'enfance,  dans  les  premiers  vers  que  nous  épe- 
!oQB  ;  il  fait  désormais  partie  des  sentiments  essen- 
tiels et  constitutifs  de  l'homme  moderne  ;  et  je  suis 
tenté  de  croire  que,  parmi  les  causes  qui  nous  ont 
rendus  si  différents  des  hommes  d'autrefois,  il  faut 
tenir  grand  compte  de  celle-là. 

Non,  sans  doute,  Lamartine  n'est  pas  le  premier 
en  date  de  nos  grands  «  peintres  de  la  nature  » . 
Mais  il  est  resté,  je  crois,  le  plus  aisé  et  le  plus 
large,  le  plus  naïvement  ému,  le  plus  spontané.  Je 
trouve  souvent,  je  l'avoue,  plus  de  précision  et  de 
force  que  de  grâce  dans  les  descriptions  de  Rous- 
seau, qui  d'ailleurs  eut  à  créer,  en  partie,  le  voca- 
bulaire du  genre  et  comme  son  outillage  verbal.  Il 
y  a,  parfois,  bien  de  la  sensiblerie  et  de  l'enfantil- 
lage chez  Bernardin.  Les  merveilleux  paysages  de 
Chateaubriand  sentent  volontiers  le  décor,  l'arran- 
gement théâtral.  Cei  grands  artistes  font  «  poser  » 
la  nature  devant  eux  ;  Lamartine,  non.  Il  ne  s'en 
sépare  point  :  il  s'y  baigne.  C'est  que,  plus  long- 
temps et  plus  assidûment  que  les  autres,  il  a  vécu 
près  de  la  terre  d'une  vie  intimement  et  profonde* 
ment  agreste. 

Je  sala  né  parmi  les  pasteurs. 


luy 


LAMARTINE 

Saules  oor.femporains,  courbez  vos  longs  feuillages 
Sur  le  frère  que  vous  pleures- 

Je  vous  prie  de  relire,  dans  la  Préface  des  Médita- 
tions écrite  en  i849,  le  récit  d'une  de  ses  excursions 
d'enfant,  avec  son  père,  à  travers  la  montagne,  et 
la  visite  au  vieux  gentilhomna*  qui  vivait  dans  une 
si  jolie  maisonnette  de  curé  et  qui  copiait  ses  vers 
sur  de  si  beaux  cahiers,  —  et  de  savourer  la  couleur 
et  l'accent  du  morceau.  Lamartine  mourut  vigne- 
ron, grand  vigneron,  hanté  par  des  rêves  de  ven- 
danges démesurées.  —  Au  lieu  qu'il  faut  presque 
aller  jusqu'aux  Feuilles  d'Automne  pour  trouver, 
chez  Victor  Hugo,  une  vue  directe  de  la  nature,  la 
terre,  les  eaux  et  les  feuillages  murmurent,  chan- 
tent, fleurissent,  ondoient  et  surabondent  à  toutes 
les  pages  de  l'œuvre  poétique  de  Lamartine,  depuis 
les  Méditations  jusqu'à  Tévangélique  Histoire  d^une 
servante,  en  passant  par  Jocelyn  et  la  Chute  d'un 
ange.  Les  autres.  Chateaubriand,  Hugo,  Michelet, 
peuvent  être  de  grands  amoureux  des  spectacles  de 
la  terre  :  Lamartine,  lui,  est  réellement  un  «  rus- 
tique »,  —  comme  George  Sand. 

Voulez-vous  savoir  où,  dans  quelles  circons- 
tances, —  et  daus  quelle  posture,  —  il  traça,  sans 
le  savoir,  le  premier  crayon  de  ce  qui  devait  être 
le  Lac  ?  C'était  en  1844  ;  il  était  garde  du  corps 
du  roi  Louis  XVIII,  et  fut  envoyé  en  garnison  à 
Beauvais.  Aux  heures  de  loisir,  il  s'en  allait  errer 


IftO  LES    CONTEMPORAINS 

autour  de  la  ville  en  faisant  des  vers.  «  Hier,  écrit- 
il  à  son  ami  Virieu,  je  découvris,  assez  loin  de  la 
ville,  un  petit  sentier  ombragé  par  deux  buissons 
bien  parfumés .  Il  me  conduisit  au  milieu  des  vignes, 
qui  sont  parsemées  de  cerisiers.  Je  me  couchai 
sous  leur  ombre  fraîche  et  épaisse  ;  j'ôtai  mon  épée 
et  mes  bottes  :  l'une  me  servit  de  pupitre  et  l'autre 
d'oreiller.  Je  sentais  dans  mes  cheveux  un  vent 
doux  et  frais.  Je  n'entendais  rien  que  les  bruits  qui 
me  plaisent,  quelques  sons  mourants  de  la  cloche 
des  vêpres,  le  sourd  bourdonnement  des  insectes 
pendant  la  chaleur  et  les  rappeaux  (rappels)  d'une 
caille  cachée  dans  un  blé  voisin.  » 

C'est  là,  c'est  dans  cette  attitude  que  le  jeune 
cavalier  griffonna  la  première  esquisse  de  l'immor- 
telle élégie.  Le  Lac  ébauché  sous  un  cerisier,  dans 
une  Tigne,  sur  une  botte  de  gendarme...  Que  la 
réalité  a  parfois  d'imprévu  et  de  bonhomie  1 

Ainsi,  conception  «  platonique  »  de  l'amour,  spi- 
ritualisme ardent,  amour  de  la  nature,  voilà  ce  que 
Lamartine  semblait  rapporter  aux  hommes,  ce  dont 
il  faisait  de  suaves  mélanges, et  ce  qu'on  eût  dit  qu'il 
inventait  à  force  de  fervente  candeur.  Les  beaux 
rêves  et  les  doux  sentiments  !  encore  qu'ils  aient  été 
si  souvent  déshonorés,  soit  par  une  simulation  inté- 
ressée, soit  par  une  forme  banale  de  Jeux  floraux,  et 
que  trop  de  jeunes  filles  ou  de  vieux  messieurs  se 
soient  figuré  que,  pour  écrire  des  vers  lamartiniens 
il  suffisait  d'avoir  une  belle  àme.  —  Tout  ce  que 


LAMARTINE  IH 

l'âme  humaine  a  conçu  de  plus  pur  à  travers  les 
âges,  la  fleur  de  spiritualité  des  plus  nobles  races  et 
des  plus  beaux  siècles,  le  monothéisme  dramatique, 
passionné  —  et  majestueux  —  de  la  poésie  juive  ; 
le  rêve  que  faisait  Platon  d'un  monde  harmonieux 
par  l'Idée,  où  les  divers  ordres  de  réalités  sont  assi- 
milables à  des  ombres  et  à  des  reflets  gradués  de  la 
pensée  divine  et,  parallèlement,  le  rêve  de  l'ascen- 
sion naturelle  de  l'âme  par  l'amour  ;  le  mysticisme 
amoureux  de  Dante  et  de  Pétrarque  ;  la  grâce  fluide 
et  épurée,  la  piété  soupirante  et  le  semi-molinisme 
si  tendre  de  Fénelon,  et  sa  sensualité  d'ange  ;  les 
cantiques  de  Jean  Racine,  d'un  si  grand  charme  de 
virginité,  avec  ce  lyrisme  d'on  ne  sait  quels  célestes 
«  catéchismes  de  persévérance  »  ;  même  l'onction 
lentement  murmurante  de  V Imitation  de  Jésus-Christ^ 
et  même,  d'autre  part,  ce  que  l'élégante  poésie 
erotique  du  siècle  dernier  avait,  çà  et  là,  de  plus 
léger,  de  plus  fuyant  et  de  moins  charnel,  tout  cela, 
en  vérité,  se  retrouve,  se  confond,  s'achève  et  s'épa- 
nouit dans  la  poésie  lumineuse  et  ailée  d'Alphonse 
de  Lamartine.  Il  ne  serait  peut-être  pas  absurde  de 
dire  que  notre  littérature  classique,  qui,  sauf  une 
petite  part  du  dix-septième  siècle  et  une  part  nota- 
ble du  dix-huitième,  avait  été  chrétienne,eut  en  lui, 
sur  le  tard,  son  poète  lyrique.  Lamartine  complète 
et  ferme  une  ère,  -  ce  qui  ne  l'empêche  point,  nous 
le  verrons,  d'en  ouvrir  une  autre. 
Je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  des  Méditations, 


lis  LES   CONTEMPORAINS 

Je  sens  que  je  glisserais  tout  de  suite  aux  notules 
admiratives,  aux  exclamations  dont  les  professeurs 
d'autrefois  garnissaient  le  bas  des  pages  de  leurs 
éditions  d'écrivains  classiques.  Mais  je  sais  particu- 
lièrement gré  à  M.  Emile  Deschanel  d'avoir  daigné 
revenir,  en  deux  ou  trois  chapitres,  à  quelques-uns 
des  meilleurs  usages  de  Fancienne  critique  scolaire 
Aujourd'hui,  en  efiFet,  la  critique  est,  le  plus  sou- 
vent, une  muse  un  peu  dédaigneuse,  uniquement 
préoccupée  d'idées  générales,  qui  considère  les 
livres  de  très  haut  et  qui  n'en  retient  que  ce  qui 
peut  servir  d'argument  à  telle  théorie  esthétique 
ou  s'adapter  à  telle  interprétation  évolutionniste 
d'une  période  littéraire .  Cette  critique-là  est  du  plus 
sérieux  et  du  plus  profond  intérêt  ;  mais  elle  n'im 
plique  nullement  et  l'on  pourrait  presque  dire 
qu'elle  exclut  la  lecture  lente,  paresseuse  et  volup- 
tueuse, la  lecture  qui  savoure,  qui  se  récrie  et 
qui  annote,  la  lecture  à  la  façon  des  bons  huma- 
nistes du  temps  passé. 

M.  Deschanel  ne  craint  point  de  donner  dans  ces 
doctes  baguenauderies,  —  ob  !  discrètement,  —  et 
de  faire,  çà  et  là,  le  professeur.  Il  ne  rougit  point 
d'analyser  certaines  pièces,  de  les  apprécier  en 
elles-mêmes,  d'y  rechercher  les  «  imitations  »  volon- 
taires et  involontaires,  de  les  classer  enfin  par  ordre 
de  mérite.  Et  pourquoi  en  aurait-il  honte  ?  Avant 
d'assigner  aux  œuvres  leur  place  dans  l'histoire  du 
développement  des  idées  ou  des  formes  littéraires, 


LAMARTINE  113 

H  n'est  peut-être  pas  superflu  de  s'assurer  que 
ces  œuvres  «  existent  »,  d'en  expliquer  et  d'en 
démontrer,  s'il  se  peut,  l'excellence  ;  et  ainsi  le  bon 
professeur  de  rhétorique  prépare  modestement  les 
voies  au  critique  transcendant.  Aujourd'hui  que 
Lamartine  et  Hugo  entrent  dans  les  programmes  du 
baccalauréat  et  de  la  licence,  il  faut  bien  commencer 
à  faire  pour  eux  ce  qu'on  fait  depuis  deux  cents  ans 
pour  Corneille,  Racine  et  Molière.  Au  surplus,  le 
commentaire  des  textes,  même  un  peu  ingénument 
admiratif  ou  un  peu  minutieusement  grammatical, 
n'est  point  un  exercice  sans  agrément.  J'aime  ces 
petites  besognes,  à  la  fois  nobles  par  leur  objet  et 
commodes  à  l'esprit  par  le  peu  d'effort  qu'elles 
exigent.  M.  Deschanela  donc  bien  fait  de  s'y  livrer 
par  divertissement.  Je  l'en  remercie.  C'est  très  bon, 
à  un  certain  âge,  de  se  croire  redescendu,  —  ou 
remonté,  •—  en  rhétorique.  Cette  bonne  vieille  cri- 
tique à  la  façon  de  La  Harpe  et,  ma  foi,  aussi  de 
Voltaire,  où  cette  chose  un  peu  surannée  et  ancien 
régime,  «  le  goût,  »  a  le  principal  rôle,  Sainte-Beuve 
lui-même  n'a  point  dédaigné  de  s'y  amuser  deux  ou 
trois  fois  et,  si  je  ne  me  trompe,  jusque  dans  les 
Nouveaux  Lundis...  Comme  La  Harpe,  comme  l'abbé 
Batteux  ou  comme  M.  de  Féletz,  M.  Deschanel  s'at- 
tarde à  de  bons  petits  «  rapprochements  ».  Le  vers 
de  Lamartine  : 

Un  seul  être  vous  manque,  et  tout  est  dépeuplé, 

cas    CONTEMPORAINS.    —    VI,  g 


m  LES  CONTEMPORAINS 

lui  rappelle  incoDlinent  celui  de  Racine  : 
Dans  l'Orient  désert  qnel  devint  mon  ennui  ! 

Il  ne  peut  rencontrer  la  strophe  du  Lac  : 

Assez  de  malheureux  ioi-bas  youb  implorent,  etc. . 

sans  éprouver  le  besoin  de  nous  réciter,  tout  de 
suite  après,  la  strophe  de  La  Jeune  Captive  : 

O  mort,  ta  peux  attendre  ;  éloigne,  éloigne-toi  ; 
Va  consoler  les  cœurs  que  la  honte,  l'efEroi, 
Le  pâle  désespoir  dévore, etc. 

Il  nous  non*e.  î>.  un  endroit,  qup  Lamartine,  pour 
échapper  à  la  mélancolie,  s'était  mis  au  travail  ma- 
nuel, au  métier  de  menuisier  et  de  tourneur  :  tout 
aussitôt,  ce  mot  de  «  tourneur  »  lui  rappelle  le  vers 
d'Horace  :  ifi'i  wa/e /omaf os,  etc.  Une  strophe  du 
Chant  d'amour  sur  les  mouvements  harmonieux 
d'une  jeune  femme  entraîne  la  citation  d'un  distique 
de  Tibulle.  Ces  deux  vers  de  la  Réponse  à  Némésis 

J'ai  gardé  ses  beaux  pied»  des  atteintes  trop  rudes 
Dont  la  terre  eût  blessé  leur  tendre  nudité, 

amènent,  au  bas  de  la  page,  ce  vers  des  Bucoliques 
Ah  l  cave  ne  teneras  glaeiea  sfcet  a^pera plantas  ; 

et  ainsi  de  suite. 
Ces  rapprochements  n^  servent  à  rien  ;  et  de  tous 


LAMARTINE  H5 

les  vers  cités  par  M.  Deschanel  à  propos  de  ceux  de 
Lamartine,  il  n'en  est  peut-être  pas  un  seul  auquel 
Lamartine  ait  songé  ;  mais,  comme  dit  l'autre,  «  ça 
fait  toujours  plaisir  ».  Je  me  souviens  d'une  anec- 
dote que  contait  Ernest  Bersot.  Il  avait  passé  tout 
un  après-midi  à  causer  littérature  avec  Saint-Marc- 
Girardin  et  Nisard  ;  et  l'on  avait  fait  des  citations, 
et  chacun  y  était  allé  de  son  latin  et  même  de  son 
grec  :  «  C'est  égal,  dit  Saint-Marc-Girardin  en  pre- 
nant congé  de  ses  compagnons,   nous  sommes  là 
trois  pédants  qui  nous  sommes  joliment  amusés  I  r> 
Donc,  encore  une  fois,  M. Deschanel  a  parfaitement 
raison  de  se  souvenir  qu  il  fut  professeur  de  rhéto- 
rique. Je  lui  ferai  néanmoins  quelques  légers  repro- 
ches. Il  distingue  très  justement,dans  les  Méditations, 
trois    groupes   de  pièces  ;   les  pièces   entièrement 
neuves,  telles  que   l'Isolement,  le  Lac,  le  Vallon,  le 
Soir,  l'Automne;  les  odes  à  l'ancienne  mode,  telles 
que  l'Enthousiasme  et  le  Génie;  et  enfin  les  «  mor- 
ceaux en  vers  alexandrins  sur  des  sujets  philosophi- 
ques » ,  tels  que  V Homme,  la  Prière  et  V Immortalité. 
Oserai-je  dire  qu'il  me  paraît  un  peu  sévère  pour  les 
deux  derniers  groupes?  Même  dans  les  Odes  je  trouve, 
outre  cette  fluidité  de  diction  qui  est  propre  à  La- 
martine, une  largeur  de  mouvement  et  comme  une 
ampleur  de  geste   qui  ne  se  rencontraient  guère 
dans    J.-B.     Rousseau  et    Pompignan.    Et    quant 
aux  pièces  philosophiques,  il  n'y  a  pas  à  dire,  c'est 
tout  autre  chose  que  les  «  discours  »  de  Voltaire, 


lie  LES   CONTEMPORAINS 

Et  je  ne  parle  plus  seulement  des  vers,  aussi  magni- 
fiquement épandus  chez  l'amant  d'Elvire  qu'ils  sont 
d'ordinaire  courts  et  grêles  chez  l'ami  de  M""  du 
Chàtelet  :  je  parle  du  sentiment.  Le  déisme  de  Voltaire 
ne  contient  pas  une  parcelle  d'amour  de  Dieu  :  Lamar- 
tine  en  déborde.  Il  est  (Racine  mis  à  part)  le  premier 
et  est  resté,  je  crois. le  seul  de  nos  grands  poètes  qui 
ait  profondément  ressenti  et  exprimé  cet  amour-là. 
Toute  son  œuvre,  du  commencement  à  la  fin,  en  est 
pénétrée.  Il  est  essentiellement  pieux.  M.  Charles  de 
Pomairols  dit  fort  bien  :  «  Lamartine  nous  semble 
le  déiste  le  plus  ému  qui  fut  jamais,  le  seul  peut- 
être  chez  qui  la  raison  ait  pu  alimenter  une  ado- 
ration aussi  fervente.  Preuve  manifeste  de  sa 
profonde  sensibilité  !  On  se  dit  avec  étonnement 
qu'elle  devait  être  bien  puissante,  pour  se  main- 
tenir si  religieuse  dans  une  philosophie  d'ordinaire 
si  dépouillée.  » 

C'est,  —  avec  l'abondante  splendeur  de  Tima- 
gination,  —  cette  ardeur  du  sentiment  religieux  qui 
sauve  de  la  sécheresse  et  de  la  banalité  les  discours 
déistes  de  Lamartine,  et  qui  les  em'pêche  d'être  des 
dissertations.  Et,  de  même,  au  Carpe  diem  des 
Horace  et  des  Parny,  ajoutez  le  sentiment  religieux  ; 
et,  si  vous  avez  du  génie,  vous  écrirei  le  Lac.  Non 
que  le  nom  de  Dieu  soil  ici  prononcé  ;  mais,  par  le 
seul  mouvement  ascensionnel  de  l'amour  et  du  désir, 
par  l'évocation,  dès  le  début,  de  la  a  nuit  éternelle  » 
et  de  r  «  océan  des  âges  »,  par  la  soif  d'«^tendre  son 


LAMARTINE  ilT 

être,  de  !e  «  relier  »  à  l'univers  {relligio)  et  de 
rattacher  réphémère  à  Téternel,  la  traditionnelle 
élégie  épicurienne  se  trouve  agrandie  jusqu'aux 
étoiles... 

M.  Emile  Deschanel  parle  dignement  du  Crucifix^ 
de  Bonaparte,  du  Poète  mourant  :  mais  pourquoi  ne 
nomme-t-il  même  pas  la  pièce  qui  ouvre  les  Nou- 
velles Méditations  et  qui  est  intitulée  le  Passé  ?  C'est 
une  de  celles  que  je  relis  le  plus  volontiers.  Je  ne 
dis  point  que  ce  soit  une  des  plus  surprenantes 
que  Lamartine  aie  écrites.  Mais  c'est,  je  crois,  une 
des  plus  parfaitement  caractéristiques  du  lyrisme 
de  ses  deux  premiers  recueils.  Cela  est  délicieuse- 
ment chantant  et  ailé.  Rappelez-vous  ces  «  départs  » 
de  phrases  musicales  : 

ArrêtoQ9-nous  sur  la  celliua... 

Puis  : 

BepaBsons  no»  jours,  li  tn  ['o8es.M 

\ 
Puis  : 

Hélas  I  partout  où  tu  repasses, 
O'eBt  le  deuil,  le  vide  ou  la  mort... 

Et  enfin  : 

Levons  les  yeux  vers  la  ooUias 
&ù  lait  l'étoile  da  matin.^ 


<18  LES    CONTEMPORAINS 

lime  semble  que  ces  strophes  s'élancent  ou  plu- 
tôt se  détachent  comme  d'un  coup  d'aile  blanche, 
presque  silencieux.  Celles  de  Victor  Hugo  t'arrachent 
d'un  effort  puissant,  et  l'aile  qui  les  soulève  est 
musclée,  on  le  dirait,  comme  une  aile  d'aigle.  Mais 
les  vers  de  Lamartine  glissent  sans  secousse  dans 
un  air  léger. 

La  courbe  et  la  molle  cadence  du  vol,  l'essor  elle 
mouvement  en  haut,  voilà,  bien  décidément,  l'un 
des  signes  les  plus  constants  de  cette  poésie.  La 
convenance  est  donc  entière  entre  la  forme  et  le 
fond.  Cette  belle  philosophie  platonicienne  qui  fait 
de  l'univers  un  système  de  symboles  ascendants, 
Lamartine  l'exprime  par  des  mots  et  des  images 
qui  toujours,  toujours  montent.  M.  Charles  de 
Pomairols  a  étudié  avec  une  rare  et  amoureuse 
pénétration  la  «  spiritualité  »  du  style  de  Lamartine. 
On  ne  dira  pas  mieux  sur  ce  sujet,  et  je  ne  saurais 
donc  mieux  faire  que  de  vous  citer  quelques-unes 
des  observations  de  l'inquiet  et  souffrant  poète  des 
Jtéves  et  Pensées  sur  l'heureux  et  glorieux  poète  des 
Harmonies. 

«  Souvent  traditionnelles, générales  comme  il  con- 
vient à  un  esprit  philosophique,  effacées  quelquefois 
par  l'usage,  peu  nourries,  toujours  délicates,  les 
comparaisons  interviennent  dans  son  style  poétique 
non  pas  comme  d'insistantes  et  servîtes  copies  de  la 
réalité,  mais  comme  les  allusions  légères  d'un  e&prit 
qui  piune  sur  la  nature.  » 


LAMARTINE  il» 

y.  dePomairols  observe  aussi  que,  dans  l'im- 
mense champ  des  images,  «  Lamartine  choisit  spon- 
tanément 

Tout  ce  qui  monte  au  jour,  ou  vole,  ou  flotte,  ou  plane, 

parce  que,  occupé  avant  tout  de  l'âme,  il  se  plaît 
a  retrouver  au  dehors  les  attributs  de  légèreté , 
de  souplesse,  de  transparence  de  l'élément  spi- 
rituel, »  Et  encore  :  «  C'est  l'élément  liquide  qui 
fournit  à  Lamartine  le  plus  grand  nombre  de  ses 
images...  Tous  les  phénomènes  qu'offre  la  fluidité, 
aisance,  transparence,  reflets  du  ciel,  murmures 
harmonieux,  défaut  de  saveur  peut-être,  manque  de 
limites  et  de  formes  arrêtées,  tous  ces  caractères  da 
la  fluidité  se  confondent  avec  les  attributs  de  l'ima- 
gination lamartiniennb.  »  Et  voici,  entre  beaucoup 
d'autres,  un  exemple  bien  joliment  choisi  et  com- 
menté, à  l'appui  de  ces  remarques  :  «  Il  est  des  êtres, 
semble-t-il,  pour  qui  l'idée  de  pesanteur  n'est  pas 
à  craindre,  comme  la  jeune  fille.  Voyez  pourtant 
comme  Lamartine  l'ahège  encore  par  l'image  : 

Son  paa  insouciant,  indécis,  balancé, 

Flottait  comme  un  flot  libre  ofi  le  jour  est  bercé. 

«  Comme  il  s'élève  en  deux  vers  sur  Téchelle 
diaphane:  un  pas,  un  flot,  le  jour  !»  «  Le  but  secret 
et  le  résultat  de  toutes  ces  images,  c'est  l'ailègemeut 
de  la  sensation.  » 


lao  LES    CONTEMPORAINS 

Avec  tout  cela,  les  réflexions  de  M.  de  Pomairols, 
si  justes  dans  leur  généralité,  nous  donnent  peut- 
être  l'idée  d'une  poésie  par  trop  immatérielle, 
inconsistante  jusqu'à  l'évanouissement.  Ces  remar- 
ques, qui  lui  ont  été  surtout  inspirées  par  les  Har- 
monies y  ont  besoin,  je  crois,  d'être  complétées. 
D'autre  part,  M.  Emile  Desehanel  met,  assez  nette- 
ment, les  Harmonies  au-dessous  des  Méditations. 
Je  voudrais  vous  dire  pourquoi  je  ne  puis  être  de 
cet  avis. 

IV 

LES    HARMONIES. 

Les  Harmonies  de  Lamartine  me  paraissent  être, 
avec  les  Contemplations  de  Victor  HugO;  le  plus  ma- 
gnifique débordement  de  poésie  lyrique  qui  soit  dans 
notre  langue.  Si  difiFérents  de  forme  et  d'inspiration, 
les  deux  recueils  ont  pourtant  quelque  rapport  par 
leur  objet.  C'est,  ici  et  là,  la  plus  haute  et  la  plus  large 
poésie  qui  soit  ;  ce  sont  deux  âmes  de  poètes  en 
plein  contact  avec  l'immense  nature  et  l'humanité. 
Mais,  de  ces  deux  imaginations  souveraines,  l'une 
nous  ravit  par  ta  spontanéité  et  sa  grandeur, 
l'autre  nous  étonne  par  son  énormité  et  sa  violence. 
L'une  nous  enchante  d'  «  harmonies  »,  l'autre 
nous  éblouit  d'antithèses.  Lamartine  disait  que 
«  les  ombres  n'ajoutent  rien  à  la  lumière  ».  Lu- 
mière et  ombre,  c'est  toute   l'esthétique  de  Hugo. 


LAMARTINE  121 

Ici,  triomphe  la  sereine  liberté  d'une  écriture  qui 
semble  improvisée  ;  là,  le  plus  prodigieux  effort 
d'expression  plastique  qui  fut  jamais.  Les  Har- 
monies semblent  presque  toutes  conçues  dans  quel- 
que paysage  élyséen,  au  bord  d'une  mer  méridionale, 
et  les  Contemplations,  dans  quelque  forêt  sinistre  ou 
devant  un  océan  livide  d'éclairs.  Et  c'est  comme  si 
l'œil  de  Lamartine  ne  voyait  les  objets  qu'à  travers 
un  voile  diaphane  qui  en  émousse  et  en  agrandit  les 
contours,  et  comme  si,  au  contraire,  leurs  saillies 
subitement  démesurées  heurtaient  l'œil  visionnaire 
de  Victor  Hugo.  Et  la  philosophie  des  Contemplations 
est  donc  le  manichéisme,  c'est-à-dire  le  monde  ra- 
mené, —  provisoirement,  —  à  une  antithèse  ;  et  la 
philosophie  des  Harmonies,  c'est  le  platonisme,  ou  le 
monde  ramené  dès  maintenant  à  l'unité  par  l'amour  ; 
et  ainsi  se  répondent  les  Novissima  Verba  et  Ce  que 
dit  la  bouche  d'ombre. 

Je  voudrais  étudier  les  Harmonies  avec  un  peu  de 
méthode.  La  vieille  distinction,  artificielle,  mais  com- 
mode, de  la  forme  et  du  fond  m'y  servira.  Et  si  je 
commence  par  la  forme,  c'est  que  j'éprouve  le  besoin 
de  m'inscrira  tout  de  suite  en  faux  contre  un  juge- 
ment de  M.  Deschanel. 

tt . . .  Jamais,  dit-il ,  la  virtuosité  ne  fit  éclater  plus  de 
maestria  et  de  verve  ;  mais  les  brillantes  variations 
des  Harmonies  religieuses  ressemblent  plus  souvent 
à  celles  d'un  improvisateur  italien  qu'aux  chants 
célestes  d'un  Palestrina.  Je  me  figure  le  diplomate 


122  LES   CONTEMPORAINS 

poète,  à  Florence,  dans  ce  milieu  cosmopolite,  passant 
ses  soirées  à  la  Pergola  «  entre  des  abbés  et  des  filles  » , 
comme  Hercule  entre  la  Vertu  et  la  Volupté  ;  le  len- 
demain, improvisant  ses  vers  dans  les  jardins  de 
Boboli  ou  aux  Cascine,  l'oreille  encore  pleine  des 
fioritures  du  ténor  ou  de  la  a  prima  donna  »  :  quelque 
chose  de  leur  manière  rossinienne  s'y  glissa  malgré 
lui,  à  son  insu.  Ou  sait  à  quel  point  Rossiui  eât  païen 
tout  pur,  jusque  dans  ses  Messes  et  dans  ses  Stabat. 
Pour  un  Italien,  l'opéra  et  la  messe  ne  diffèrent  pas 
sensiblement.  Gimarosa,  comme  Rossini,  charmait 
Lamartine  dans  sa  jeunesse.  Il  le  chantait  à  pleine 
poitrine.  Génies  mélodiques,  analogues  au  sien  par 
la  veine  heureuse  et  la  grâce.  Non  moins  grande, 
jUmagine,  devait  être  sou  affinité  avec  Bellini  qui, 
lui  aussi,  était  un  féministe,  et  en  mourut  jeune, 
comme  Mozart...  » 

Oui,  cela  est  spirituel  ;  mais  cela  est  à  mille  lieues 
de  ce  que  je  sens,  à  raille  lieues  de  Timpressiou 
que  je  viens  de  recevoir,  une  fois  de  plus,  de  la 
lecture  totale  des  Harmonies.  Il  m'est  impossible 
de  souffrir  que,  discrciemeni  et  sans  y  toucher, 
on  rapproche  ainsi  Lamartine  d'un  improvisateur 
napolitain,  d'un  a  ténor  »,  d'une  «  prima  donna  x  et 
de  ces  «  féministes  »  qui,  d'avoir  été  féministes, 
moururent  jeunes.  En  tous  cas,  Lamartine  n'est  pas 
de  ceux  qui  en  meurent,  puisqu'il  mourut,  lui,  à  près 
de  quatre-vingts  ans.  Je  ne  puis  non  plus  com- 
prendre qu'on  voie  eu  lui  un  «  païen  »  &  la  façon 


LAMARTINE  123 

de  Rossini.  Puis  ces  mots  de  «  maestria  *.  et  de 
«  verve  »,  appliqués  à  Lamartine,  me  font  peine  : 
ils  me  semblent  le  rapetisser  étrangement.  Et, 
pour  tout  dire,  je  suis  bien  fâché  qu'un  livre  qui 
renferme  ces  chefs-d'œuvre  :  Bénédiction  de  Dieu 
dans  la  solitude,  Pensée  des  morts,  VOccident,  V Infini 
dans  les  deux,  le  Chêne,  l'Humanité,  la  Vie  cachée^ 
Eternité  de  la  nature  et  brièveté  de  l'homme,  Milly^ 
le  Cri  de  l'âme.  Hymne  au  Christ,  la  Retraite^ 
Hymne  de  la  mort,  Souvenir  à  la  princesse  d'Orange^ 
le  Premier  Regret,  NovissimaVerbaei  Les  Révolutions^ 
paraisse  susciter  finalement  dans  l'esprit  de  M.Des- 
chanel  l'image  d'un  abbé  Liszt  «  pour  qui  Jéhovah 
n'est  qu'un  thème  sur  lequel  il  brode  des  fugues  ». 
Il  est  vrai  que  M.  Deschanel  ajoute  :  «  Par 
moments  ».  Oh  !  que  cette  restriction  était  néces- 
saire !  La  vérité,  c'est  que,  de  même  que  Hugo 
remplit  parfois  les  intervalles  de  son  inspiration  par 
des  exercices  de  sa  forte  rhétorique  plastique,  il 
peut  arriver  aussi  que  Lamartine  s'abandonne  à  son 
innocente  riiétorique  musicale.  On  trouverait, dans  les 
Harmonies,  jusqu'à  trois  ou  quatre  «  cavatines  »  un 
peu  faciles.  Je  peux  vous  dire  où  :  c'est  dans  l'Hymne 
de  la  nuit,  dans  C Hymne  du  matin  et  dans  Encore  un 
hyrime.  Nulle  part  ailleurs,  je  vous  assure.  Le  reste 
du  temps,  la  surabondance  de  la  forme  n'est  visi- 
blement que  l'effet  du  trop-plein  de  l'inspiration. 
Et  en  tout  cas,  dans  les  rares  passages  qui  ont  sug- 
géré à  M.  Deschanel  de  si  damnables  observations, 


iU  LES  CONTEMPORAINS 

il  serait  beaucoup  plus  juste  d'accuser  Lamartine  de 
Donchalacce  que  de  «  virtuosité.  » 

Pour  moi,  je  l'avoue,  j'aime  ces  nonchalances, 
péle-méle  avec  le  reste.  Oui,  Lamartine  est  le  seul 
de  nos  poètes  qui  ait  presque  constamment  impro- 
visé, dans  le  sens  presque  rigoureux  du  mot.  Quand 
il  nous  conte  qu'il  écrivit  en  un  jour  les  six  cents 
vers  de  Novissima  Verba,  je  crois  qu'il  se  vante  à 
peine.  Vous  savez  le  jugement  de  Musset  sur  Joce- 
lyn  (dans  la  première  version  de  II  ne  faut  jurer  de 
rien)  :  «  Il  y  a  du  génie,  du  talent  et  de  la  facilité  ». 
Cette  gentille  épigramme  se  peut  tourner  en  suprême 
louange.  Cela  veut  dire  que  Lamartine  réalise  le 
mieux  l'idée  que  les  anciens  hommes  se  faisaient  du 
poète  {enthéiosy  kouphon  ti  kai  ptéréon,  etc...). 
Lui-même  a  déclaré  avec  insistance  qu'il  n'a  jamais 
fait  de  vers  que  pour  soulager  son  cœur,  et  que  faire 
des  vers  n'est  pas  un  métier.  Et  je  sais  bien  tout 
€6  qu'on  peut  dire  là  contre  ;  mettons  que  le  cas  de 
Lamartine  est  et  restera  probablement  unique  dans 
la  poésie  moderne.  Toujours  est-il  que,  Lamartine 
ayant  euparbonheur  «  du  génie  »,  sa  «  facilité  »  est 
un  charme  à  quoi  rien  ne  ressemble.  Non,  rien 
peut-être  n'égale  l'ivresse  sereine  de  cet  essor  sans 
heurt  et  sans  arrêt,  comme  en  plein  éther.  On 
glisse  d'un  mouvement  que  sa  continuité  même 
accroît  ;  on  n'a  pas,  comme  chez  Victor  Hugo,  des 
soubresauts  sur  de  certaines  saillies  et  arêtes  de 
l'expression,  ot  l'on  ne  se  cogne  pas  aux  numéros 


LAMARTINE  125 

qui  divisent  l'ode  en  compartiments.  L'admirable 
période  de  Hugo,  beawcoup  plus  savante,  beaucoup 
mieux  faite,  exactement  «  carrée  »,  pour  parler 
comme  les  Traités  de  rhétorique,  et  où  les  incidentes 
et  les  subordonnées  sont  toujours  comprises  entre 
le  verbe  et  le  complément  direct  de  la  proposition 
principale  (en  sorte  que  la  chute  en  est  toujours 
nette,  précise  et  pleine),  ressemble  vraiment  à 
quelque  bâtisse  solide  et  régulière,  palais,  forteresse 
ou  prison.  La  période  lamartinienne,  plus  vaste 
encore  ou,  pour  mieux  dire,  plus  allongée,  presque 
sans  coupes  ni  enjambements,  par  conséquent  uni- 
forme dans  son  cours,  —  avec  an  profusion  de 
participes  présents,  et  ses  si  et  ses  quand  éternel- 
lement reproduits,  —  et  qui,  se  terminant  presque 
toujours  sur  une  énumération  ,  ne  s'arrête  que 
lorsque  l'imagination  du  poète  a  épuisé  les  objets 
énumérables,  est  une  vague  immense,  aux  plis  symé- 
triques et  souples,  qui  monte,  se  gonfle  et  expire, 
«  où  le  ciel  est  bercé  »,  et  qui  nous  berce. 

Voilà  bien  des  métaphores,  d'ailleurs  faciles  et 
que  je  n'ai  pas  inventées.  En  voici  une  autre.  Dans 
ce  large  flot  traînent ,  assez  souvent ,  de  vieilles 
algues.  J'entends  par  là  certaines  queues  d'expres- 
sions un  peu  connues,  certains  lambeaux  de  la 
phraséologie  d'avant  les  romantiques,  phraséologie 
qu'ils  ont ,  d'ailleurs ,  simplement  remplacée  par 
une  autre.  Oui,  il  y  a,  chez  Lamartine ,  quelque 
chose  d'assez  auaiogue  à  ces  vers  «  faits  d'avance  » 


12«  LES   CONTEMPORAINS 

qui  reviennent  de  temps  en  temps  chez  Homère 
ou  chez  les  poètes  des  Chansons  de  gestes  ,  chez 
ceux  qui  se  servaient  peu  de  la  plume  et  de 
l'encrier,  ou  qui  même  ne  s'en  servaient  pas  du 
tout,  et  pour  cause.  Mais  tout  cela,  fuyantes  traces 
de  rhétoriques  périméees,  incorrections  naïves, 
témérités  de  syntaxe,  est  emporté  d'un  si  vaste 
mouvement  que,  dans  les  endroits  (rares  en  somme) 
où  l'expression  défaille,  on  se  contente  de  la  beauté 
toujours  intacte  du  rythme,  et  qu'on  ne  veut  voir, 
dans  ces  généreuses  négligences,  qu'un  témoignage 
candide  de  la  glorieuse  spootanéité  de  cette  poésie, 
tantôt  fleuve  et  tantôt  torrent.  Torrent  ?  non,  mais 
souffle  du  ciel,  zéphyre  aux  grandes  ondes  aérien- 
nes j'entends  le  fort  Zéphyre  des  poètes  anciens, 
chargé  de  germes  et  d'odeurs  et  qui,  partout  où  il 
passe,  promène  de  beaux  frissons  où  se  joue  la 
lumière... 

Car,  tandis  qu'on  accorde  à  Lamartine  Tabondance 
et  la  grâce,  on  semble  lui  refuser  la  force  et  le 
pittoresque,  ou  plutôt  on  ne  songe  plus  à  se  deman- 
der s'il  les  a.  11  les  a  pourtant,  et  au  plus  haut 
degré. 

M.  Charles  de  Pomairols  dit  très  bien  :  «  Cette  force, 
presque  tous  les  hymnes  des  Harmonies  en  sont  la 
manifestation.  Et  d'où  viendrait  cette  abondance 
inépuisable  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer 
dans  le  nombre  de  ses  ouvrages,  dans  l'étendue  de 
ses  périodes,  dans  ses  strophes  immenses,  dans  se3 


LAMARTINE  127 

rimes  multipliées,  d'où  viendrait  une  si  remarquable 
richesse,  si  elle  n'était  pas  un  épanchement  de  la 
foice  ?...  Au  surplus,  on  peut,  dans  l'œuvre  de 
Lamartine,  dégager  et  mettre  en  lumière  des  pas- 
sages, des  confidences,  qui  sont  la  révélation 
expresse  de  cette  qualité  de  force  insuffisamment 
reconnue,  etc..  ^> 

11  est  cependant  une  preuve  que  M.  de  Pomairols 
oublie.  Lamartine  est  le  seul  des  grands  poètes  de 
ce  siècle  qui  ait  pu  oser  le  vers  libre  dans  la  poésie 
lyrique  (je  néglige  k  dessein  quelques  pièces  des 
Odes  et  Ballades).  Cela  est  un  grand  signe  pour  lui. 
La  strophe  à  forme  fixe  est  la  plus  commode  des 
gênes.  On  sait  que  rien  n'est  plus  facile  à  faire  qu'un 
sonnet  passable.  C'est  un  grand  avantage  pour  le 
poète  que  le  rythme  de  ses  vers  lui  soit  imposé 
d'avance  :  il  n'a  qu'à  le  remplir  pour  donner  l'illu- 
sion du  mouvement,  et  quelquefois  de  Tinspiration. 
Mais,  dans  le  vers  libre,  l«  mouvement  est  imprimé 
et  le  rythme  est  créé  par  l'inspiration  même,  et  la 
défaillance  de  celle-ci  est  tout  aussitôt  trahie  par 
le  fléchissement  de  celui-là  Pousser  sans  faiblesse, 
comme  Lamartine  le  fait  souvent,  des  pages 
entières  et  des  masses  énormes  de  vers  libres, 
aller  ainsi  droit  devant  soi,  au  hasard,  et  trouver 
son  rythme  à  mesure,  cela  suppose  une  puissance 
inouïe  de  sensations  et  de  sentiments,  un  invo- 
lontaire et  invincible  débordement  de  l'âme,  bref, 
cet    état  extraordinaire  que  notre  poète  exprime. 


128  LES    CONTEMPORAINS 

précisément    en     vers    libres,    dans    une    de    ses 
Harmonies  : 

Mou  âme  a  l'oeil  de  l'aigle,  et  mes  fortes  pensées, 
Au  but  de  leurs  désirs  volant  comme  des  traita, 
Chaque  fois  que  mon  sein  ruspire,  plus  pressées 

Que  les  colombes  des  forêts, 
Montent,  montent  toujours,  par  d'autres  remplacées, 

Et  ne  redescendent  jamais. 


Et  de  quelle  «  force  »,  en  effet,  pleine,  soutenue, 
infatigable,  prodigieuse,  sont  soulevés  et  lancés  des 
poèmes  tels  que  l'ode  Contre  la  peine  de  mort,  VEter- 
nité  de  la  nature^  la  Marseillaise  de  la  paix,  le  Toast 
du  banquet  celtique  ;  les  Laboureurs  dans  Jocelyn, 
le  Chœur  des  Cèdres  dans  la  Chute  d'un  ange,  et  la 
Vigne  et  la  Maison  ! 

El  noter  que  Lamartine  n'a  pas  seulemenl  la  force 
expansive,  mais  aussi,  quand  il  veut,  la  force  de 
concentration.  Ce  flot  épandu  se  ramasse,  au  besoin, 
dans  un  jet  rapide  et  net.  Le  poète  des  mélancolies 
et  des  langueurs  a,  dès  qu'il  lui  plaît,  des  vers 
«  forts  »,  des  sentences  robustes  et  concises,  à  la 
façon  de  Corneille  ;  et  c'est  alors  comme  une  pluie 
retentissante  de  médailles  d'airain...  Voyez,  par 
exemple,  dans  les  Premières  Méditations,  une  pièce 
que  le  poète  y  ajouta  en  1842  :  Ressouvenir  du  lac 
Léman.    Il  répond   à  son  ami  Huher  Saladin  qui 


LAMARTINE  129 

s'était  plaint,   un  jour,  que  la  Suisse  lui  fût  une 
trop  petite  patrie  : 

Adore  ton  pays  et  ne  l'arpente  pas. 

Ami,  IHeu  n'a  pas  fait  les  peuples  an  compaa  : 

L'âme  est  toat  ;  quel  que  soit  l'immense  flot  qu'il  roule 

Un  grand  peuple  sans  Âme  est  une  vaste  foule. 

Sparte  vit  trois  cents  ans  d'un  seul  jour  d'héroïsme. 
Un  pays  ?  C'est  un  homme,  une  gloire,  un  combat, 
Zurich  ou  Marathon,  Salamine  on  Morat. 
La  grandeur  de  la  terre  est  d'être  ainsi  ohérie  : 
Le  Scythe  a  des  déserts,  le  Grec  une  patrie. 

Et  plus  loin  : 

La  conquête  brutale  est  l'erreur  de  la  gloire. 
Tu  l'as  vu,  nos  exploits  font  pleurer  notre  histoire. 
De  triomphe  en  triomphe  un  ingrat  conquérant 
A  rétréci  le  sol  qui  l'avait  fait  si  grand. 

Voilà  comme  cette  longue  main  féminine  et  lan- 
guissante sait  frapper  les  vers.  Et  cela  continue.  Le 
poète  allègue  les  gloires  de  la  Suisse,  et  Tàme  de 
Rousseau,  que  cette  nature  a  nourrie  et  formée.  Ik 
ajoute  que  le  souvenir  de  ses  premières  félicités  sui- 
vit Jean-Jacques  dans  l'ombre  des  villes  : 

Sei  pxtds  rampants  gardaient  Vodeur  des  herbes  hautei  ; 
Son  premier  ciel  brillait  jusqu'au  fond  de  ses  fautes... 

|ES    CONTEMPORAINS.    —    VI.  9 


130  LES    CONTEMPORAINS 

Vers  splendides  ,  qui  me  sont  un  achemine- 
ment à  vous  parler  du  «  pittoresque  »  de  Lamar- 
tine. 

Lamartine  voit  la  nature  comme  le  grand  peintre 
Puvis  de  Ghavannes  (j'ai  déjà  lait  ce  rapprochement, 
qui  me  parait  inévitable).  Il  la  domine  et  la  simplifie, 
de  manière  à  produire,  àTordinaire,  une  impression 
de  grandeur,  de  sérénité  et  d'allégement  spirituel. 
Les  Harmonies  sont,  pour  la  plupart,  des  paysages 
qui  prient.  Les  formes  y  sont  ordonnées  par  groupes, 
sous  le  ciel  libre,  comme  pour  un  chœur,  pour  un 
hymne  en  commun.  Donc,  pas  de  «  coins  »  ni  de 
menues  curiosités  descriptives.  Mais  Lamartine  n'en 
est  pas  moins  un  rustique  ;  il  a  vu,  il  a  touché  les 
choses  de  la  campagne.  Il  peint  par  très  larges  tou- 
ches, mais  avec  une  réelle  connaissance  de  son  objet, 
et  souvent  avec  une  familiarité,  une  naïveté  du  plus 
grand  air.  Et  de  là,  très  souvent,  des  traits  d'un  pitto- 
resque aisé  et  délicieux,  très  ingénu,  très  franc,  sou- 
vent très  hardi  sans  y  tâcher. 

Ces  traits  abondent  dans  la  pièce  des  Méditation» 
dont  je  vous  parlais  tout  à  Theure  : 

De  grands  golfes  d'azur,  où  de  rêveuses  voiles, 
Répercutant  le  jour  sur  leurs  ailes  de  toiles, 
Passent  d'an  bord  à  l'autre,  aveo  les  blonds  troupeaux, 
Le$  foins  fcMclUa  d hier  qui  trempent  dans  les  eatta. 

Plus  loin,  les  noirs  sapins,  mousses  des  précipioeuy 
JEt  lit  grande  pris  tachés  d'éclatantes  géniëses... 


LAMARTINE  ISl 

Mais,  pour  nous  en  tenir  aux  Harmonies^  quelle 
moisson  l'on  y  ferait  d'images  neuves  et  vraies  ' 
Cueillons  à  l'aventure  : 

L'ombre  des  monts  lointains  se  déroule  et  reoule 
Comme  un  vêtement  replié. 

Ou  bien,  en  parlant  des  nuages,  «  lambeaux  de 
nuit...  déchirés  par  l'aile  de  l'aurore  »  : 

Ils  pendent  en  désordre  avix  tentes  du  soleil. 

Et,  toujours  feuilletant  : 

Le  jour  plein  et  léger  tombe,  et  voilà  le  soir  : 

Sur  le  tronc  d'un  vieux  orme  au  seuil  on  vient  s'asseoir  ; 

On  voit  passer  des  chars  d'herbe  verte  et  traînante. 

Un  beau  soir  qui  s'endort  dans  son  lit  de  nuages. 

« •• 

Un  matin  qui  s'éveille  étincelant  de  joie... 

Sur  une  plage  : 

Et  d'un  sable  brillant  une  frange  plus  vivs 
Y  serpente  partout  entre  Tonde  et  la  rive 
Pour  amollir  le  lit  des  eaux. 

Sur  les  heures  : 

Les  antres  s'éloignent  et  glitrsatnt 
Comme  des  pieds  sur  les  gazon»..* 


132  LES   CONTEMPORAINS 

Impressions  matinales  : 

Les  brises  du  matia  se  posent  pour  dormir... 

La  mer  roule  à  ees  bords  la  ûuit  ducs  chaque  ride.. 

Impressions  de  midi  : 

...  A  l'heure  où  les  rayons  sur  les  pentes  s'étendent 
Comme  unfilei  trempé  ruisselant  sur  les  prés... 

Quand  les  tièdes  réseaux  des  heures  de  midi, 

En  TOUS  enveloppant  comme  un  manteau  de  soie,  etc. 

Impression  nocturne  ; 

Les  étoiles,  ces  fleurs  que  minuit  fait  éclore, 
Naissaient  bous  notre  doigt  dans  les  jardina  des  deux... 

Mettez  ici  quelques  centaines  d'efc... 

Si  j'entends  bien  (mais  qui  en  est  sûr  ?)  les  jeunes 
poètes  d'aujourd'hui,  surtout  ceux  qu'on  appelle  les 
«  symbolistes  »,  il  me  semble  que  Lamartine  doit 
leur  plaire  infiniment,  et  qu'il  a  souvent  fait  par 
instinct  ce  qu'ils   veulent  faire  avec  préméditation. 

Ils  se  plaignent,  si  je  ne  me  trompe,  que,  cher  la 
plupart  de  nos  poètes  et  môme  chez  quelques-uns 
des  plus  grands,  la  poésie  ressemble  plus  à  un  beau 
discours  qu'à  un  chant  ;  ils  se  plaignent  qu'elle  soit 
plus  éloquente  que  suggestive,  qu'elle  ait  des  reliefs 
trop  nets  et  des  contours  trop  arrêtés,   et  qu'enfin 


LAMARTINE  133 

nos  vers  français  aient  un  peu  trop  constamment  le 
genre  de  beauté  des  vers  latins,  de  ces  vers  trop 
sonores,  au  rythme  trop  marqué  et  trop  énergique 
et  qu'un  Virgile  seul  a  pu  amollir  quelquefois,  rythme 
qui  commande  presque  la  précision  dans  les  mots 
et  dans  les  images  et  qui  exclut  la  demi-teinte,  la 
pénombre  et  l'ondoiement. 

Or,  il  est  certain  que  Victor  Hugo,  par  exemple, — 
comme  Lucain,  comme  Juvénal,  comme  Claudien,  en- 
core qu'avecbeaucoup  plus  de  génie,  —  fatigueassez 
souvent  et  accable  l'esprit  par  un  éclat  trop  dur,  par 
des  saillies  trop  vigoureusement  éclairées,  par  trop  de 
perfection  dans  l'agencement  du  style,  trop  de  jus- 
tesse dans  les  jointures  des  phrases,  trop  d'exactitude 
dans  les  comparaisons,  trop  d'ordre  et  de  symétrie 
dans  la  compositiondes  morceaux,  trop  de  t  beautés  ■» 
d'un  caractère  un  peu  étroitement  «  littéraire  »  et 
prévu  par  les  Traités  de  rhétorique  ;  et  qu'enfin,  il 
y  a  trop  de  Boileau  dans  Victor  Hugo,  même  dans  le 
prodigieux  versificateur  des  Contemplations  et  de  la 
Légende  des  siècles.  Lamartine  est  certes  beaucoup 
moins  savant,  beaucoup  moins  précis,  moins  fécond 
en  images  achevées  et  sensiblement  inférieur  par  l'in- 
vention verbale  :  et  pourtant,  avec  leurs  rimes  non 
cherchées,  la  monotonie  de  leurs  coupes,  la  fluidité, 
l'allongement  indéfini  de  leurs  périodes,  leurs  négli- 
gences et  leurs  à  peu  près  d'expression,  en  dépit 
même  des  restes  de  phraséologie  surannée  qu'ils 
charrient  çà  et  là  dans  leurs  plis,  les  vers  de  Laniar- 


i34  LES  CONTEMPORAINS 

Une  me  semblent  plus  souvent  approcher  de  ce  qui 
serait  «  la  poésie  pure». 

Comment  cela  ?  —  L'essence  de  la  poésie,  —  ce 
en  dehors  de  quoi  elle  ne  se  distingue  plus  de  la 
prose  que  par  certaines  cadences  de  mots,  —  c'est 
peut-être  le  sentiment  continu  de  correspondances 
secrètes,  soit  entre  les  objets  de  nos  divers  sens, 
formes,  couleurs,  sons  et  parfums,  soit  entre  les 
phénomènes  de  l'univers  physique  et  ceux  du  monde 
moral,  ou  encore  entre  les  aspects  de  la  nature  et 
les  fonctions  de  l'humanité.  Or,  ces  correspondances, 
il  me  paraît  bien  que  Victor  Hugo  en  perçoit  sans 
doute  de  plus  imprévues,  et  qu'il  les  exprime  plus 
complètement  ;  mais  je  crois  que  Lamartine  en  sug- 
gère nn  plus  grand  nombre,  et  avec  moins  d'eflFort. Et 
comme  il  se  contente  de  les  indiquer,  le  signe,  chez 
lui,  ne  se  détache  pas  tout  à  fait  de  la  chose  signifiée, 
mais  il  en  est  tout  imprégné  encore  ;  ce  sont,  grâce 
à  je  ne  sais  quelle  délicieuse  indécision  de  termes, 
des  passages  aisés  de  l'idée  à  l'image  et,  presque 
dans  le  même  moment,  des  retours  de  l'image  à 
l'idée  :  en  sorte  que  (presque  toujours  )  cette  poé- 
sie exprime  simultanément  l'âme  et  les  choses,  et 
est  donc  la  plus  large,  la  plus  compréhensive  et,  au 
fond,  la  plus  riche  qu'on  puisse  concevoir. 

J'ai  peur  que  tout  ceci  ne  vous  paraisse  pas  très 
clair.  Il  faudrait  trouver  quelque  exemple,  qui  valût 
pour  des  milliers  de  cas.  —  Je  vous  rappelle  d'abord 
que,  dans  la  «  comparaison»,  le  poète  exprime  les 


LAMARTINE  135 

deux  objets  que  son  imagination  rapproche  ;  que  la 
«  métaphore  »  est  une  comparaison  dont  le  second 
terme  est  seul  exprimé  ;  que  V  «  allégorie  »  n'est 
qu'une  métaphore  prolongée  et  que  le  «  symbole  » 
n'est  peut-être  qu'une  allégorie  plus  libre  et  plus 
flottante.  Ceci  posé,  je  crois  que  la  meilleure  méta- 
phore, et  la  plus  vivante,  est  celle  où  l'objet  sous-en  • 
tendureste  leplusprésent,le  mieux  mêlé  à  l'image  par 
laquelle  on  l'évoque  en  nous,. —  à  condition  que  cette 
image  n'en  soit  point  elle-même  effacée  ou  affaiblie. 
C'est  cet  effacement  que  l'on  peut  constater  dans 
la  bonne  vieille  allégorie  ou  «  métaphore  prolongée  » 
de  M'ne  Deshoulières  {Dans  ces  prés  fleuris,  etc.).  C'est 
ingénieux,  mais  cela  ne  contient  pas  une  parcelle  de 
poésie.  Pourquoi?  C'est  que  pas  un  instant  nous  ne 
voyons  un  troupeau,  des  prés,  un  berger,  mais  bien 
les  filles  de  cette  dame,  et  ie  roi  à  qui  elle  les  recom- 
mande. Le  terme  inexprimé  de  la  comparaison  a 
mangé  l'autre.  Par  contre,  il  arrive  fort  souvent, 
chez  Victor  Hugo,  que  l'image  ait  un  tel  relief,  une 
telle  précision,  et  qu'elle  vive  si  bien  par  elle-même 
et  comme  détachée  de  ce  qu'elle  exprime,  que  nous 
ne  voyons  plus  qu'elle  (de  quoi,  d'ailleurs,  nous  ne 
nous  plaignons  pas  trop),  et  que  nous  avons  besoin 
de  quelque  effort  pour  en  ressaisir  la  signification. 
Mais,  comme  j'ai  dit,  les  images  de  Lamartine  res- 
tent d'ordinaire  inachevées  et  transparentes  ;  elles 
fondent  et  se  dissolvent  à  mesure  qu'elles  surgis- 
sent :  et  de  là  leur  charme  singulier. 


id«  LES   CONTEMPORAINS 

L'exemple  caractéristique  qu'il  me  fallait,  le  voici. 
C'est  dans  une  pièce  adressée  à  M™«  Victor  Hugo 
«  en  souvenir  de  ses  noces  »  {Recueillement»  poéti' 
quei). 

La  natnre  eerTait  cette  amonreoB©  agape  ; 
Tout  était  miel  et  lait,  fleurs,  feuillagea  et  fruits. 
Et  Vanneau  nuptial  s'échangeait  sur  la  nappe, 
Premier  chaînon  doré  de  la  chaîné  des  nuits. 

Ceci,  je  m'en  aperçois  maintenant,  est  une  «  com- 
paraison »  proprement  dite,  plutôt  qu'une  «  méta- 
phore »,  mais  peu  importe  pour  ma  démonstration. 
Remarquez-vous  comme  les  deux  termes  de  la  com- 
paraison sont  intimement  liés  ;  comme  ils  se  pénè- 
trent l'un  l'autre  ;  comme  le  premier  demeure  pré- 
sent dans  le  second  ;  comme  le  mot  «  nuits  »  vient 
rappeler,  dans  le  dernier  vers,  le  mot  «  nuptial  »  du 
vers  précédent  ;  comme  cette  expression  adorable 
et  un  peu  fuyante  et  vague  :  «  chaîne  des  nuits  », 
corrige  ce  qu'il  y  aurait  de  trop  précis  et  de  puéril 
dans  la  vision  d'une  chaîne  formée  d'anneaux  de 
mariage,  et  sauve  ainsi  le  poète  de  tout  gongorisme  ; 
comme  l'idée  de  la  ressemblance  matérielle  de  l'an- 
neau d'une  chaîne  avec  une  bague  est  seulement 
suggérée  et  s'évanouit  aussitôt  ;  comme  on  passe  mol- 
lement de  l'image  de  la  bague  à  l'image  de  la  chaîne 
et  de  celle-ci  à  l'idée  de  la  <  succession»  indéfinie 
des  nuits  amoureuses,  et  comme  tout  cela  est  fondu, 
ûuide,  indéterminé  dans  les   mots,  et  quelle  gr&ce 


LAMARTINE  131 

et  quelle  suavité  dans  l'impression  totale.  Et  ne 
serait-ce  pas  un  peu  cela  que  cherchent  aujour- 
d'hui les  plus  inquiets  de  nos  jeunes  poètes  ? 

Un  des  procédés  qui  contribuent  le  plus  à  donner 
à  la  poésie  de  Lamartine  cet  on  ne  sait  quoi  de 
fluide,  d'aérien,  d'angélisé,  c'est  ce  que  nous  appel- 
lerons, si  vous  le  voulez  bien,  la  comparaison  ascen- 
dante. Je  crois,  sans  en  être  absolument  sûr,  que 
Victor  Hugo  a  plutôt  l'habitude  de  comparer  les 
choses  de  l'âme  et  de  l'esprit  à  celles  de  la  matière . 
Au  contraire,  Lamartine  ;  tous  les  objets  qu'il  tou- 
che de  son  verbe,  c'est  pour  les  élever  en  dignité. 
Il  tire  la  vie  de  l'élément  vers  la  vie  de  la  plante  et 
de  l'animal,  l'animal  et  la  plante  vers  l'homme, 
l'homme  vers  Dieu.  Il  pousse  tout  l'univers  visible 
sur  l'échelle  de  Jacob.  Les  exemples,  ici,  foisonnent 
à  chaque  page.  Je  vous  en  donnerai  quelques-uns, 
beaucoup  moins  pour  votre  instruction  que  pour 
mon  délassement  : 


Pourquoi  relevez-vons,  6  fleurs,  vos  pleins  calices, 
Commfi  un  front  incliné  que  relève  famour  f 

0  Dieu,  vois  sur  les  mers  l  Le  regard  de  l'aurore 
Enfle  le  sein  dormant  de  l'Océan  sonore 
Qui,  comme  un  cœur  de  joie  ou  d'amour  oppressé^ 
Presse  le  mouvement  de  son  flot  cadencé 

Et  dans  ses  lames  garde  encore 
Le  sombre  azur  du  ciel  que  la  nuit  a  laissé. 


198  LES  CONTEMPORAINS 

K  une  source  : 

Mais  tu  n'es  pas  lasse  d'éclore  ; 
Semblable  à  ces  cœur»  généreux 
Quif  méconnus,  s'ouvrent  encore 
Pour  te  répandre  aux  malheureux^ 

Sur  la  «  fleur  des  eaux  »  : 

Elle  est  pâle  comme  unejoue 
Dont  T amour  a  bu  les  couleurs.,. 

Les  cygnes  noirs  nagent  en  troupe 
Pour  voir  de  près  fleurir  ses  yeux.,. 

Ou  bien  : 

Endormons-nous  dans  nos  prières 
Comme  le  jour  s'endort  dans  les  parfume  du  soir. 

(Ceci  est,  je  crois  bien,une  comparaison  «  descen- 
dante »,  mais  si  peu  1) 

Le  Mont-Blanc  cache  à  Tombre  de  ses  vastes  flancs 
une  vallée  et  un  doux  lac,  où  il  se  mire.  Tel  l'homiae 
de  génie  ;  il  est  isolé  et  battu  de  la  tempête  : 

Mais  souvent,  caché  dans  la  nue, 
Il  enferme  dans  ses  déserts, 
Comme  une  vallée  inconnue, 
Un  cœur  qui  lui  vaut  runiveri. 

Ce  sommet  où  la  foudre  gronde, 
Où  le  jour  se  couche  si  tard, 
Ne  veut  resplendir  sur  le  monde 
Que  pour  briller  dans  on  regard... 


LAMARTINE  139 

Lisez  toute  cette  petite  pièce  :  le  Mont-Blanc.  Vous 
verrez  que,  d'un  bout  à  l'autre,  l'idée  et  l'image  s'y 
entrelacent  mollement,  mais  inextricablement. 

Nous  sommes  bien  loin  des  vieilles  pratiques  tra- 
ditionnelles : 

1"  Telle  qu'une  bergère  au  plus  beau  jour  de  fête... 

2<*  Telle,  aimable  en  son  air,  mais  humble  dans  son  style... 

Les  classiques  mettent  d'un  côté  l'objet  comparé, 
de  l'autre  côté  l'objet  auquel  ils  le  comparent,  —  et 
une  cloison  entre  les  deux.  (Victor  Hugo  fait  encore 
souvent  ainsi,  et  je  ne  dis  point  que  Lamartine  ne 
le  fasse  jamais.)  Et  cela  n'est  pas,  sans  doute,  le 
contraire  de  la  poésie  ;  mais  ce  n'est  pas  non  plus 
la  poésie  même.  La  poésie  même,  c'est,  bien  décidé- 
ment, la  concomitance  du  sentiment  et  de  sa  repré- 
sentation concrète,  et  la  pénétration  de  celle-ci  par 
celui-là.  Et,  sauf  erreur,  c'est  bien  ce  qu'on  appelle 
le  symbolisme,  et  c'est  ce  que  Lamartine  offre  pres- 
que à  chaque  instant. 

Du  premier  coup,  il  avait  trouvé  cela.  Déjà,  dan» 
la  Prière  (Premières  Méditations),  les  traits  dont  se 
compose  la  description  de  la  campagne  à  l'heure  du 
couchant  évoquent  d'eux-mêmes  la  vision  d'un  tem- 
ple, et  la  nature  prie  avant  même  que  le  poète  se 
soit  mis  à  prier.  —  Dans  le  Passé  {Nouvelles  MéditO' 
tions)j  vous  vous  rappelez  le  premier  vers  : 

Arrêtons-noQB  scr  la  collindt 


140  LES  CONTEMPORAINS 

Cette  colline  est  une  vraie  colline,  d'où  le  poète 
revoit  à  ses  pieds  le  théâtre  de  sa  jeunesse  ;  mais 
c'est  en  même  temps  le  sommet  de  l'âge  mûr,  l'arête 
qui  sépare  les  deux  versants  de  la  vie,  et  cela, 
sans  que  ces  correspondances  soient  formellement 
énoncées.  —  Dans  la  Retraite  {Harmonies)^  la  péné- 
tration des  images  par  l'idée  est  plus  intime  et  plus 
profonde  encore.  Cela  vous  ennuiera-t-il  beaucoup 
que  je  vous  cite  quelques-unes  des  dernières  stro- 
phes, si  connues?  Le  poète  vient  de  nous  dire  que 
a  sa  fenêtre  est  tournée  vers  le  champ  des  tom- 
beaux » ,  où  l'herbe  couvre  le  sommeil  des  morts  ; 
que  t  plus  d'une  fleur  nuance  ce  voile  »  et  que,  là, 
tout  parle  d'espérance  et  de  réveil.  Il  continue  : 


Mon  œil, quand  il  y  tombe, 
Voit  l'amoureux  oiseau 
Voler  de  tombe  en  tombe, 
Ainsi  que  la  colombe 
Qui  porta  le  rameau. 

Ou  quelque  pauvre  veuve, 
Aux  longs  rayons  du  soir. 
Sur  une  pierre  neuve. 
Signe  de  son  épreuve, 
S'agenouiller,  s'asseoir, 

Et,  l'espoir  sur  la  bouche. 
Contempler  du  tombeau, 
Bous  les  cyprès  qu'il  touche. 
Le  soleil  qui  se  oocche 
Pour  se  lever  plus  beau. 


LAMARTINE  fil 

Paix  et  mélancolie 
Veillent  1&  près  des  morts, 
Et  l'âme  recueillie 
Des  vagaes  de  la  vie 
Croit  y  toucher  lea  bords... 

Les  choses,  ici,  sont  vraiment  translucides  et 
comme  imbibées  de  lumière.  Tous  les  traits  sont 
bien  empruntés  à  un  cimetière  de  village  :  mais  la 
transmutation  est  instantanée,  du  pigeon  qui,  de  la 
maison  voisine,  vient  picorer  sur  les  tombes  en  la 
colombe  de  l'arche  •  du  soleil  qui  s'éteint  (pour 
renaître)  derrière  les  cyprès,  au  soleil  éternel  qui  se 
lève  de  l'autre  côté  de  la  mort  ;  et  l'on  ne  sait  si 
cette  forme  sombre  agenouillée  sur  une  pierre  «  aux 
longs  rayons  du  soir  »  est  en  effet  une  veuve  qui 
prie,  ou  la  vague  statue  de  l'Ame  espérante...  Et, 
encore  une  fois,  que  cherchent  donc  les  jeunes  sym- 
bolistes, si  ce  n'est  cela? 

Lisez  enfin  VOccident  (dans  les  Harmonies).  Voilà 
la  merveille  des  merveilles,  l'exemplaire  idéal  de  la 
poésie  symbolique.  Lamartine  décrit  simplement  un 
coucher  de  soleil  : 


Et  la  mer  s'apaisait  comme  nne  ame  écornante 
Qui  s'abaisse  au  moment  où  le  foyer  pâlit... 


Et  la  moitié  du  ciel  pâlissait... 

Et  dans  mon  âme,  aussi  pâlissant  &  mesure, 


142  LES  CONTEMPORAINS 

Tous  les  bruits  d'ici-bas  tombaient  arec  le  jour. 

Et  vers  l'Occident  seul,  une  porte  éclatante 
Laissait  voir  la  lumière  à  flots  d'or  ondoyer... 

Et  alors  il  semble  que  tout  soit  attiré  vers  cette 
porte  et  aille  s'y  engouffrer  : 

Et  les  ombres,  les  vents,  et  les  flots  de  l'abîme, 
Vers  cette  arche  de  feu  tout  paraissait  courir, 
Comme  si  la  nature  et  tout  ce  qui  l'anime 
En  perdant  la  lumière  avait  craint  de  mourir  1 

Et  mon  regard  long,  triste,  errant,  involontaire, 
Lee  suivait  et  de  pleurs  sans  chagrin  s'humectait... 

Et  de  l'Image  immense,  sans  effort  et  comme  si 
tombait  seulement  un  dernier  voile  diaphane,  l'Idée 
surgit  : 

0  lumière,  oii  vas-tn  ?.....••         .    . 
Poussière,  écume,  nuit;  vous,  mes  yeux,  toi  mon  âme, 
Dites,  si  vous  savez,  où  donc  allons-nous  tous  ?... 
A  toi,  Grand  Tout,  dont  l'astre  est  la  pâle  étincelle, 
En  qui  la  nuit,  le  jour,  l'esprit  vont  aboutir  I... 

Au  reste,  les  Harmonies  tout  entières  (et  j'arrive 
ainsi  à,  l'étude  du  «  fond  »)  ne  sont  qu'un  long  et 
opulent  symbole,  puisque  nul  tableau  n'y  est  peint 
pour  lui-même  et  que  toutes  les  choses  décrites  y  sont 
représentatives  de  quelque  chose  qui  les  dépasse, soit 


LAMARTINE  J43 

de  la  grandeur  et  de  la  bonté  divines,  soit  des  senti- 
ments que  l'homme  doit  avoir  pour  Dieu. 

M.  Deschanel  écrit  :  «  Les  idées  de  Lamartine  sont 
inconsistantes;  elles  flottent  à  tous  les  vents  du 
siècle.  Il  mêle  l'Ancienne  et  la  Nouvelle  Loi.  Dieu  est 
pour  lui,  tantôt  le  Jéhovah biblique,  tantôt  le  Christ, 
tantôt  TEsprit-Saint,  avec  toutes  sortes  de  métamor- 
phoses ;  tantôt  le  Dieu  du  Vicaire  savoyard,  à  moitié 
rationaliste;  tantôt  l'Ame  delà  Nature, et  la  Nature 
elle-même,  confondues  ;  de  sorte  qu'on  l'accusa  de 
panthéisme,  non  sans  apparence.  » 

Cela  est  très  bien  dit.  Seulement,  où  M.  Deschanel 
semble  mettre  un  reproche,  je  mettrais  une  louange, 
L'éminent  professeur  dit  encore  mieux,  un  peu  plus 
loin  :  «  Les  Harmonies  parcourent  au  hasard,  si  l'on 
ose  dire,  toute  la  gamme  des  concepts  sur  l'idée  de 
Dieu.  C'est  moins  le  panthéisme  philosophique  que 
le  panthéisme  lyrique.  » 

Ici,  je  souscris  pleinement^  je  ne  repousse  que  ces 
deux  mots  :  «  au  hasard  ».  Ces  «  psaumes  modernes  w, 
comme  Lamartine  avait  voulu  les  nommer,  sont  en 
effet  un  vaste  cantique  au  Divin  perçu  et  considéré 
successivement  dans  toutes  ses  manifestations  et 
tous  ses  modes;  mais  ils  suivent,  si  je  ne  m'abuse, 
une  espèce  d'ordre  logique,  naturel,  —  et  ascendant. 

!•  C'est  d'abord  le  développement,  en  quatre  ou 
cinq  magnifiques  symphonies,  de  ce  délicieux  psaume 
énumératif  de  François  d'Assise,  où  l'àme  légère  et  si 
douce  de  ce  saint  de  plein  air  invite  toutes  les  créa- 


144  LES   CONTEMPORAINS 

tures  à  louer  Dieu,  —  avec,  peut-être,  des  réminis- 
cences de  ces  charmantes  hymnes  du  Bréviaire 
romain,  pour  Matines,  pour  Laudes,  pour  Vêpres, 
etc.,  où  le  rapport  de  chaque  prière  avec  l'heure  du 
jour  est  si  gracieusement  indiqué,  et  où  Ton  dirait 
que  pénètre  un  peu  de  la  nature,  comme  un  rayon 
de  soleil  qui  vient  tomber  sur  le  tabernacle,  ou 
comme  une  branche  de  feuillage  aperçue  par  le  vitrail 
entr'ouvert  : 

Celui  qui  sait  d'où  vient  le  Boleil  qui  se  lève 
Ouvre  ses  yeux  noyés  d'allégresse  et  d'amour. 
Il  reprend  son  fardeau  que  la  vertu  soulève, 
S'élance  et  dit  :  <  Marchons  à  la  clarté  du  jour  1  » 

(Cf.  les  Hymnes  traduites  par  Jean  Racine.  ) 
Et  c'est  encore,  si  vous  voulez,  le  bon  vieil  argu- 
ment d'école,  l'innocente  «  preuve  de  Texistence  de 
Dieu  parle  spectacle  delà  nature»,  harmonieuse- 
ment développée  déjà  par  Fénelon,  Rousseau  et 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  reprise,  renouvelée,  ren- 
due splendide  par  l'imagination  d'un  grand  poète. 
Ce  que  vaut  cette  preuve  philosophiquement,  je  n'ai 
pas  à  le  rechercher.  La  valeur,  très  variable,  en  est 
proportionnelle  à  la  puissance  d'émotion  qui  est  eu 
chacun  de  nous  et  à  notre  aptitude  à.  jouir  du  beau 
dans  l'univers  physique.  C'est  une  de  ces  preuves  de 
pur  sentiment,  qui  sont  les  plus  faibles  ou  les  plus 
fortes  selon  les  cas. 
M.  Deschanel  voit  de  1'  «  artifice  »  (I,  page  204] 


LAMARTINE  145 

dans  ces  effusions.  Moi,  pas,  c'est  tout  ce  que  j'ai  à 
dire.  A  mon  avis,  Lamartine  est  peut-être  le  seul 
poète  qu'il  ne  faille  jamais  accuser  d'artifice  ;  —  de 
nonchalance  ou  de  maladresse,  ou  de  naïveté,  oui, 
si  l'on  veut. 

2*  Beaucoup  de  ces  hymnes  sont,  sans  doute,  des 
hymnes  déistes  et,  par  conséquent,  dans  la  pensée 
du  poète,  nullement  contradictoires  au  dogme  chré- 
tien. Mais  il  arrive  ceci,  que  le  déisme  de  Lamartine 
prend  souvent,  à  son  insu,  l'accent  proprement  pan- 
théistique.  C'est  que,  en  dépit  de  son  acte  de  foi 
préalable  en  un  Dieu  personnel  et  distinct  de  la  créa- 
tion, Lamartine  a  bien,  en  présence  de  l'univers 
physique,  la  même  disposition  sentimentale  et 
éprouve  bientôt  la  même  espèce  d'ivresse  que  les 
panthéistes  décidés.  Concevoir  les  phénomènes  sensi 
blés  comme  des  signes  de  la  puissance,  de  la  gran- 
deur et  de  la  bonté  de  Dieu,  ou  croire  que  ces  phé- 
nomènes sont  des  modes  d'existence  de  la  divinité 
même,  ce  n'est  sans  doute  pas,  philosophiquement 
la  même  chose  ;  mais,  s'il  s'agit  de  glorifier  Dieu,  — 
ici  par  ce  qu'on  appelle  ses  œuvres,  là  par  ce  qu'on 
appelle  ses  manifestations  et  ses  divers  aspects,  — 
ce  seront  nécessairement  les  mêmes  développements 
ce  sera  l'énumération  des  mêmes  objets,  des  mêmes 
images  Entre  ces  deux  conceptions  métaphysiques 
pourtant  si  différentes,  il  n^y  aura  plus  guère  que 
l'épaisseur  d'une  métaphore. 

Le  déisme,  —  abstrait  et  glacé  chez  d'autres,  --» 

LBS    C0KTSMP0RA.1NS.    —   VI.  JO 


U6  LES    CONTEMPORAINS 

est,  chez  lui,  ardent,  vivant,  luxuriant.  Il  sépare 
Dieu  du  monde  dans  sa  pensée,  jamais  dans  son 
imagination,  jamais  dans  sa  prière.  Prier,  c'est 
pour  lui,  le  plus  souvent,  communier  avec  le  symbo- 
lique univers  et  jouir  avec  exaltation  de  la  beauté 
des  choses. 

J'ai  fait  une  découverte,  en  feuilletant  YHistoire 
de  la  littérature  hindoue^  du  poète  excellent  et  de 
rirréprochable  bouddhiste  Jean  Lahor.  C'est  que  la 
moitié  des  Harmonies  de  Lamartine  sont  tout  sim 
plement  des  hymnes  védiques.  Non  qu'il  ait  imité 
les  Védas;  il  est  même  fort  probable  qu'il  ne  les 
connaissait  point  au  moment  où  il  écrivait  les  Harmo- 
nies. Cet  homme  d'Orient  (vous  vous  souvenez  qu'il 
croyait  fermement  à  ses  origines  orientales)  a 
retrouvé  cela  tout  seul. 

11  serait  curieux  de  noter  la  ressemblance,  non 
seulement  de  sentiment,  mais,  çà  et  là,  d'expression 
entre  les  hymnes  de  Lamartine  el  ceux  des  anti- 
ques brahmanes.  Dansri7;/mn«  de  la  nuit  je  lis  cette 
strophe  :     . 

Ces  chnears  étincelants  que  ton  doigt  seul  conduit. 

Ces  océans  d'azur  où  Irar  foule  s'élance, 

Ces  fanaux  allumés  de  distance  en  distance, 

Cet  <istre  qui  paraît,  cet  astre  qui  s'enfuit, 

Je  les  comprenùs,  Seigneur  I  Tout  chante,  tont  m'instrait 

Qu«  rahime  est  comblé  par  ta  magni/icence... 

Ainsi,  dans  le  Rig-Véda:  «  De  sa  splendeur ^  il  rem- 


LAMARTINE  141 

plit  l'air,..  De  cette  même  clarté,  Dieu  purifiant  et 
protecteur,  tu  couvres  la  terre,  tu  inondes  le  ciel, 
l'air  immense,  faisant  les  jours  et  les  nuits,  et  con- 
templant tout  ce  qui  existe...  » 
Dans  V Hymne  du  soir  : 

n  me  semblait,  mon  Dieu,  qae  mon  âme  oppressée 
Devant  l'immensité  s'agrandissait  en  moi, 
Et  Bur  les  vents,  les  âoti  ou  les  feux  élancée, 

De  pensée  en  pensée 

Allait  se  perdre  en  toi. 

Ainsi,  dan»  la  Prière  de  Parasasa  et  de  Mukukanda  : 
«  Je  viens  à  toi...  aspirant  aune  plénitude  defélicité, 
aspirant  à  Textinctionde  moi-même,  à  mon  absorp- 
tion en  toi.  » 

Dans  le  Golfe  de  Gênes  : 

•  Mais  où  donc  est  ton  Dieu  ?»  me  demandent  les  sages. 
Mais  où  donc  est  mon  Dieu  ?  Dans  toutes  ces  images, 

Dana  ces  ondes,  dans  ces  nuages, 
Dans  ces  sons,  ces  parfums,  ces  silences  des  cieuz. 
Dans  ces  ombres  du  soir  qui  des  hauts  lieux  descendent, 
Et  dans  ces  horizons  sans  bornes,  qui  s'étendent 
Plus  haut  que  la  pensée  et  plus  loin  que  les  jeux. 

Ainsi,  dans  le  Rig-Véda:  t  0  Varuna,  le  vent,  c'est 
ton  souffle  agitant  les  airs...  En  toi  repose  Timmen- 
silé  de  la  terre  et  du  ciel.  0  Varuna,  tous  les  mondes 
sont  en  toi.  Tes  clartés  heureuses  voient  se  déve- 
lopper autour  d'elles  les  belles  formes  du  ciel  et  do 
la  terre...  » 


148  LES   CONTEMPORAINS 

Dans  Y  Infini^  dans  les  deux  : 

Cet  œil  s'abaisse  donc  sur  toute  la  nature  ; 
Il  n'a  donc  ni  mépris,  ni  faveur,  ni  mesure, 
Et,  devant  l'Infini,  pour  qui  tout  est  pareil. 
Il  est  donc  aussi  grand  d'être  homme  que  Boleil. 

Ainsi,  dans  Visa  Upanishad  :  «  Il  est  loin  et  près  de 
toutes  choses...  L'homme  qui  sait  voir  tous  les  Etres 
dans  ce  suprême  Esprit,  et  ce  suprême  Esprit  dans 
tous  les  Etres,  ne  peut  dès  lors  rien  dédaigner...  » 

Dans  Pourquoi  mon  âme  est-elle  triste  ? 

Et  qu'est-ce  que  la  vie  ?  Un  réveil  d'un  moment, 
De  naître  et  de  mourir  un  court  étonnement, 
Un  mot  qu'avec  mépris  l'Etre  éternel  prononce... 
Eclair  qui  sort  de  l'ombre  et  rentre  dans  la  nuit... 

Ainsi,  dans  le  Mahahahrota  :  «  De  même  qae  des 
millions  d'étincelles  jaillissent  d'un  feu  brûlant,  de 
môme  les  âmes  sortent  de  l'être  immuable  et  y 
retournent...  » 

Je  sais  bien  que,  tout  de  môme,  ce  n'est  pas  exac- 
tement la  même  chose  Nulle  part  (jusqu'à  présent 
du  moins)  Lamartine  n'identifie  explicitement  Dieu 
et  la  Nature.  S'il  lui  arrive  de  dire  tour  à  tour, 
comme  les  poètes  hindous  :  «  Dieu  est  dans  l'univers  » 
et  «  l'Univers  est  en  Dieu»,  il  recule  toutefois  devant 
cette  aflirmation  que  «  l'Univers  est  Dieu  »,  et  s'en 
tient  à  celle-ci,  que  l'univers  est  la  langue,  le  verbe 


LAMARTINE  149 

de  Dieu.  Mais  nous  sommes  ici,  j'en  ai  peur,  dans 
nne  région  de  rêve  où  les  mots  n'ontplus  un  sens  bien 
précis...  Dire  que  le  monde  est  la  parole  de  Dieu, 
ce  n'est  peut-être  déjà  plus  distinguer  nettement 
l'un  de  l'autre  ;  et  nous  nous  demandons,  et  Lamar- 
tine se  demande  lui-même  ce  que  peut  bien  être 
Dieu  en  dehors  de  sa  parole  qui  est  le  monde,  et  si 
Dieu  serait  encore  concevable,  cette  parole  suppri- 
mée. Le  poète  nous  dit  : 

Il  est  une  langue  inconnue 

Que  parlent  les  vents  dans  les  airs, 

etc.,  etc.  Il  énumère  ici  tous  les  phénomènes  de 
l'univers  physique,  et  conclut  :  «  —  Cette  langue 
parle  de  toi. 

De  toi,  Seigneur,  être  de  l'être, 
Vérité,  vie,  espoir,  amour  1 
De  toi  que  la  nuit  veut  connaître, 
De  toi  que  demande  le  jour, 
De  toi  que  chaque  son  murmure, 
De  toi  que  l'immense  nature 
Dévoile  et  n'a  pas  défini...  » 

Autrement  dit  :  «  Sans  la  nature  qui  est  son  verbe, 
et  qui  exprime,  semble-t-il,  une  volonté  aimante  et 
bienfaisante,  nous  ne  saurions  rien  de  Dieu.  »  Or,  de 
là  à  songer  :  t  Ce  verbe,  c'est  Dieu,  puisque,  sans  lui, 
Dieu  serait  pour  nous  comme  s'il  n'était  pas  »,  y  a- 
t-il  si  loin  ?  —  Et,  d'autre  part,  lorsque  les  poètes 


150  LES    CONTEMPORAINS 

hindous  écrivent  :  «  Ecume,  yagues,  tous  les  aspects, 
toutes  les  apparences  de  la  mer  ne  diffèrent  pas  de  la 
mer  :  nulle  différence  non  plus  entre  l'univers  et 
Brahma  »,  ou  lorsqu'ils  font  dire  k  Dieu  :  t  Je  suis 
dan$  les  eaux  la  saveur,  la  lumière  dans  la  lune  et  le 
soleil,  le  sor  dans  l'air,  la  force  masculine  dans  les 
hommes,  le  parfum  pur  dans  la  terre,  la  splendeur 
dans  le  feu,  etc.  »,  n'avouent-ils  pas  implicitement 
que  Dieu  n'est  point,  proprement,  l'eau,  la  lune,  le 
soleil,  l'air,  les  hommes,  la  terre,  le  feu,  mais  quMl 
se  manifeste  sous  ces  «  apparences  »  ;  et  que  le  feu, 
la  terre,  l'air,  le  soleil,  l'eau,  la  race  humaine  sont 
les  signes,  les  symboles,  la  parole  de  Dieu?  Ne  se 
rencontrent-ils  pas  enfin,  par  un  détour,  avec  le 
poète  des  Harmonies  ?  Ainsi  se  réconcilient,  dans  le 
vague,  les  métaphysiques. 

Que  si  les  bons  Hindous  font  parfois  un  pas  vers 
Lamartine,  plus  souvent  c'est  Lamartine  qui  fait  un 
pas  vers  eux.  A  de  certains  moments,  ébloui  par  la 
splendeur  du  monde,  il  oublie  la  distinction  pru- 
dente entre  le  signe  et  l'Etre  signifié,  et  adore  expres- 
sément, sans  doute  par  inadvertance,  la  Nature-Dieu. 
Il  s'écrie  dans  V Hymne  du  matin  : 

Montez  donc,  flottez  donc,  roulez,  rolez,  vent,  flamme 
Oiseaux,  vagues,  rayons,  rapeurs,  parfums  et  voix  1 
Terre,  exhale  ton  souffle  I  Homme,  élève  ton  âme  t 
Montes,  flottez,  roulei,  ticcompliisez  vos  lois  1 
Montes,  volez  à  Di«u  I  plas  haut,  pins  haut    encore  I.... 
Montez,  0  est  là-haut  ;  descendez,  tout  é$t  lui  I 


LAMARTINE  15i 

Ailleurs,  le  rôle  que  Lamartine  prête  à  TEsprit- 
Saint  ne  paraît  pas  extrêmement  différent  de  celui 
de  Vishnou  :  «  Gloire  à  toi,  dit  la  Prière  de  Paratasa, 
tout-puissant  Seigneur,  ô  Vishnou,  àme  de  l'uni- 
vers... »  Et  Lamartine  : 

Ta  ne  dors  pas,  souffle  de  vie. 
Puisque  l'univers  rit  toujours! 

Et  plus  loin  : 

Tu  revêts  la  forme  sanglante 

D'un  héros,  d'un  peuple,  d'un  roi... 

Et  encore  (car,  tandis  que  j'y  suis,  je  m'en  voudrais 
de  ne  point  vous  citer  cette  strophe  admirable)  : 

Il  se  fait  un  vaste  silence  : 

L'esprit  dans  ses  ombres  se  perd. 

Le  doute  étouiTe  l'espérance 

Et  croit  que  le  ciel  est  désert. 
Puis  tel  qu'un  chêne  obscur^  longtemps  avant  l'orage, 
Dont  frémit  tout  à  Mup  l'immobile  feuillage, 
Et  dont  l'oiseau  s'enfuit  sans  entendre  aucun  sou, 
Le  monde  oii  n«l  éclair  ne  t«  précède  ene^re, 
D'an  inquiet  ennui  sa  treable  et  se  dévore, 
Et,  comme  à  soa  intu,  de  l'Esprit  qu'il  igaon 
Sent  le  divin  frisson. 

Mais  ce  que  les  Harmonies  lamartiniennes  ont  en 
commun  avec  les  hymnes  du  Rig~Véda,  c'est,  plus 
encore  que  certaines  conceptions  fflétaphygiquas,  la 


16i  LES   CONTEMPORAINS 

poésie,  la  couleur,  l'abondance,  la  magnificence, 
l'accent...  Oui,  je  trouve  dans  les  Harmonies  quelque 
chose  qui  n'est  pas  chez  les  poètes  grecs,  qui  n'est 
pas  dans  Jean-Jacques,  qui  n'est  pas  dans  Chateau- 
briand, qui  n'est  pas  dans  George  Sand  ni  dans 
Victor  Hugo  :  une  sorte  d'ébriété  sacrée  au  spectacle 
et  au  contact  de  l'immense  univers.  Hugo  lui-même, 
visionnaire,  reste  beaucoup  plus  séparé  des  objets 
qu'il  décrit  et  des  visions,  le  plus  souvent  terribles, 
où  il  les  déforme.  L'âme  de  Lamartine,  autant  que 
cela  est  concevable,  se  dissout  délicieusement  dans 
les  choses.,.  Il  peut  dire  avec  vérité  : 

Mon  âme  est  an  torrent  qui  descend  des  montagnes 
Et  qui  roule  sans  fin  ses  vagues  sans  repos. 

Mon  âme  est  nn  vent  de  l'aurore 
Qui  s'élève  avec  le  matin... 

Il  est  dans  cet  état  de  ravissement  et  d'allégresse 
divine  où  nous  sommes  tous  entrés  quelquefois,  sur- 
tout parmi  des  paysages  vastes  et  découverts,  qui 
évoquaient  en  nous  l'image  de  l'immensité  et  la 
beauté  totale  et  la  figure  même  de  la  planète,  sur  la 
montagne  ou  au  bord  de  la  mer  lumineuse  ;  quand 
nous  descendions,  dans  l'air  léger,  presque  délivrés 
du  sentiment  de  la  pesanteur,  vers  les  vallées  douce- 
ment bruissantes  de  l'invisible  sonnerie  des  trou- 
peaux ;  ou  quand  nous  marchions  l'été,  dans  une 
grande  plaine,  par  un  grand  soleil,  tout  enveloppés 


LAMARTINE  153 

de  rayons  et  d'odeurs  végétales.  Dans  ces  moments- 
là,  on  est  à  ce  point  envahi  de  sensations  puissantes 
et  suaves  qu'on  serait  fort  incapable  de  faire  nette- 
ment le  départ  des  effets  et  de  la  cause  et  d'abstraire 
Dieu  de  tout  ce  «  divin  »  où  l'on  est  plongé,  etqa'on 
ne  discerne  plus  bien  si  Dieu  est  dans  la  nature,  ou 
si  la  nature  est  Dieu.  Sentir  se  confond,  alors,  avec 
adorer.  Ce  ravissement,  d'ailleurs,  nous  ne  saurions 
le  traduire  (à  supposer  que  nous  en  eussions  le 
talent)  qu'en  le  faisant  cesser  par  là  même.  Sully- 
Prud'homme  le  définit  en  analyste,  avec  un  art 
exquis  et  laborieux,  dans  la  pièce  des  Stances  et 
Poèmes  intitulée  :  Pan.  Lamartine,  lui,  l'exprime 
sans  effort,  ou  plutôt  il  le  «  chante  »,  il  l'exhale,  il 
l'épanché  en  paroles  splendides,  et  qui  semblent 
involontaires.  Et,  je  le  répète,  cela  ne  s'était  point 
vu  depuis  les  poètes  de  l'Inde  antique. 

Quelquefois  son  extase  balbutie  ;  on  dirait  que  les 
mots  vont  lui  manquer.  —  Tu  comprends,  vient-il  de 
dire  à  Dieu,  l'hymne  silencieux  des  astres  : 


Ah  I  Seigneur,  comprends-moi  de  même. 

Entends  ce  que  je  n'ai  pas  dit  l 

Le  silence  est  la  voix  suprême 

D'un  cœur  de  ta  gloire  interdit. 

Cest  toi/  (Test  moi  !  Je  suis  !  J'adore! 


Ainsi  le  brahmane  :  «  Quand  je  pense  que  cet  être 
lumineux  est  dans  mon  cœur,  les  oreilles  me  tintent, 


154  LES   CONTEMPORAINS 

mes  yeux  se  troublent,  mon  ô,me  s'égare...  Que  dois- 
je  dire?  et  que  puis-je  penser  ?  » 

Mais  bientôt  le  torrent  repart  et  les  mots  se  préci- 
pitent. Ecoutez  ce  Cri  de  Vâme  : 

Quand  le  aouftle  divin  qui  flotte  sur  le  monde 
S'arrête  snr  mon  âme  ouverte  au  moindre  vent, 
Et  la  fait  tout  à  coup  frissonner,  comme  une  ondt 
Où  le  cygne  t'ahat  dans  un  cercle  mouvant  ; 

Quand  mon  regard  se  plonge  au  rayonnant  abîme 
Où  luisent  ces  trésors  du  riche  firmament, 
Ces  perles  de  la  nuit  que  son  souffle  ranime. 
Des  sentiers  du  Seigneur  innombrable  ornement  ; 

Quand  d'un  ciel  de  printemps  l'aurore  qui  ruisselle 

Se  brise  et  rejaillit  en  gerbes  de  chaleur, 

Que  chaque  atome  d'air  roule  $on  étincelle 

Et  que  tout  aou^  mes  pas  devient  lumière  ou  fleur  } 

Quand  tout  chante  ou  gazonill*,  ou  roucoule,  ou  bonr- 

[donne . 
Que  d'immortalité  tout  semble  se  nourrir, 
Et  que  l'homme,  ébloui  de  cet  air  qui  rayonne, 
Croit  qu'un  jour  si  vivant  ne  pourra  plus  mourir  ; 

Que  je  roule  en  mon  sein  mille  pensers  sublimes, 
Et  que  mon  faible  esprit,  ne  pouvant  les  porter. 
S'arrête  en  frissonnant  sur  les  derniers  abîmes, 
Et,  faute  d'un  appui,  va  s'y  précipiter... 

Quand  je  ssns  qu'un  soupir  de  mon  âme  oppressée 
Pourratt  créer  un  monde  en  son  brûlant  essor^ 
Que  ma  vie  userait  le  temps,  que  ma  pensée, 
En  remplissant  le  ciel,  déborderait  encor  t 


LAMARTINE  153 

Jéhovah  l  Jéhovah  !  ton  nom  bcuI  me  soulage. .. 

Vous  sentez  bien  qu'il  crie  ici  :  «  Jéhovah  »  comme 
ses  lointains  ancêtres  eussent  crié  :  «  Vishnou  »,  et 
que  les  deux  cris  ont  le  même  sens.  —  Et,  par  exem- 
ple, vous  trouverez  le  même  souffle,  le  môme  mou- 
vement, les  mêmes  images,  le  même  son  et,  j'y 
reviens,  la  même  «  ivresse  »  dans  V Hymne  de  Cutsa 
(vous  savez  que  Cutsa  est  le  nom  de  l'Aurore)  et 
dans  V Hymne  du  matin  : 

0  Dieu,  vois  dans  les  airs  !.,, 
0  Dieu,  vois  sur  les  mers  !.., 
0  Dieu,  vois  sur  la  terre  I... 

J'ai  cité  tout  à  l'heure  un  peu  pêle-mêle,  pour  les 
rapprocher  des  cantiques  de  notre  poète,  des  prières 
hindoues  d'époques  et  même  d'inspirations  un  peu 
diverses.  Je  précise  maintenant  :  c'est  aux  plus 
anciennes  hymnes,  —  à  celles  où  le  panthéisme  n'est 
qu'en  germe  et  n'a  pas  encore  enfanté  le  pessimisme 
bouddhique,  —  que  ressemblent  particulièrement 
certaines  Harmonies.  Et  cette  poésie,  védique  ou 
lamartinienne,  est  sans  doute  la  plus  grande  et  la 
plus  glorieuse  que  les  hommes  aient  entendue. 

11  pense,  tt  Vuniver»  dont  ton  âme  apparaît. 

Cette  poésie-là,  c'est  bien,  en  effet,  l'apparitioB 
chantante  de  l'univers  dans  une  Àme. 


156  LES    CONTEMPORAINS 

3*  Mais  sous  le  Lamartine  hindou  que  nous  venons 
de  voir,  sous  le  brahmane  ébloui  par  les  phénomènes 
et  prêt  à  se  fondre  en  eux,  l'Occidental,  le  chrétien, 
le  Bourguignon  veille,  et  tout  à  coup  se  ressaisit 
et  oppose  son  «  moi  »  retrouvé  à  l'univers  délicieux 
et  accablant.  Cette  reprise  se  fait,  notamment,  dans 
l'ode  incomparable  :  Eternité  de  la  nature,  brièveté 
de  l'homme. 

«  L'homme  n  est  qu'un  roseau,  le  plus  faible  de  la 
nature,  mais  c'est  un  roseau  pensant.  »  (Ce  n'est  pas 
ma  faute  si  cette  phrase,  si  belle,  est  vieille  de  deux 
cent  trente  ans,  ou  à  peu  près.)  Le  cantique  de 
Lamartine  exprime,  avec  une  splendeur  devant  quoi 
tout  pâlilj  une  idée  analogue.  Analogue  seulement. 
Pascal  disait  :  «  Il  ne  faut  pas  que  l'univers  entier 
s'arme  pour  l'écraser.  Une  vapeur,  une  goutte  d'eau 
suffit  pour  le  tuer.  Mais  quand  l'univers  l'écrase- 
rait, l'homme  serait  encore  plus  noble  que  ce  qui  le 
tue,  parce  qu'il  sait  qu'il  meurt  et  l'avantage  que 
l'univers  a  sur  lui.  L'univers  n'en  sait  rien.  Toute 
notre  dignité  consiste  donc  en  la  pensée.  »  Lamar- 
tine ajoute  à  cela  quelque  chose.  Il  ne  dit  pas  seu- 
lement à  la  Nature  :  «  Toi,  tu  ne  sais  pas  ;  moi,  je 
sais.  »  Il  lui  dit  :  «  Toi,  tu  ne  connais  et  tu  n'aimes 
pas  Dieu  (sinon  dans  les  vers  des  poètes  et  par  un 
jeu  de  métaphores  dont  j'ai  moi-même  quelquefois 
abusé)  ;  moi,  je  l'aime.  »  Et,  après  avoir,  dans  des 
strophes  impétueuses,  salué  l'immensité  de  l'océan, 
de  la  terre,  des  astres  et  du  ciel  ;  après  s'être  vu 


LAMARTINE  157 

petit,  si  petit  1  dans  l'espace,  et  si  éphémère  dans  la 
temps,  perdu  dans  l'humanité  totale  comme  l'est 
une  goutte  d'eau  dans  la  mer,  et  comme  l'humanité 
l'est  elle-même  dans  l'infini  des  mondes,  le  poète,... 
Non,  j'ai  beau  faire,  je  ne  puis  me  tenir  de  copier 
encore,  —  pour  moi,  non  pour  vous,  —  la  fin  de 
cet  hymne  sublime,  un  des  chefs-d'œuvre  du 
verbe  humain  : 

...  Vous  allez  balayer  ma  cendre, 
L'homme  ou  l'insecte  en  renaîtra. 
Mon  nom  brûlant  de  se  répandre 
Dans  le  nom  commun  se  perdra. 
Il  fut  !  voilà  tout.  Bientôt  même, 
L'oubli  couvre  ce  mot  suprême, 
Un  siècle  ou  deux  l'auront  vaincu... 
Mais  vous  ne  pouvez,  ô  Nature, 
Effacer  une  créature. 
Je  meurs  î  Qu'importe  î  J'ai  vécu  t 

Dieu  m'a  vu  1  Le  regard  de  vie 
S'est  abaissé  sur  mon  néani. 
Votre  existence  rajeunie 
A  des  siècles,  j'eus  mon  instant! 
Mais  dans  la  minute  qui  passe, 
L'infini  de  temps  et  d'espace 
Dans  mon  regard  s'est  répété, 
Et  j'ai  vu  dans  ce  point  de  l'être 
La  même  image  m'apparaître 
Que  vous  dans  votre  immensité  t 

Distances  incommensurables, 
Abîmes  des  monts  et  des  cîeux^ 
Vos  mystères  iuépuisablcg 


i58  LES    CONTEMPORAINS 

Se  sont  révélés  à  meg  yeux  : 
J'ai  roulé  dans  mes  vœux  sublimos 
Plus  d«  vagues  que  tes  abîmes 
N  en  roulent,  6  mer  en  courroux  I 
Et  vous,  soleila  aux  yeux  de  flamme. 
Le  regard  brûlant  de  mon  âme 
S'est  élevé  plus  haut  que  vous  I 

De  l'Etre  universel,  unique, 

La  splendeur  dans  mon  ombre  a  lui. 

Et  j'ai  bourdonné  mon  cantique 

De  joie  et  d'amour  devant  lui  ; 

Et  sa  rayonnante  pensée 

Dans  la  mienne  s'est  retracée, 

Et  sa  parole  m'a  connu  ; 

Et  j'ai  monté  devant  sa  face, 

Et  la  Nature  m'a  dit  :  «  Passe  ; 

Ton  sort  est  sublime  :  il  t'a  vu  1  »... 

Vivez   donc  vos  jours  sans  mesure, 
Terre  et  ciel,  céleste  flambeau, 
Montagne*»,  mers  !  Et  toi.  Nature, 
Souris  longtemps  sur  mon  tombeau  ! 
EfÉacé  du  livre  de  vie, 
Que  le  Néant  même  m'oublie  I 
J'admire  et  ne  suis  point  jaloux. 
Ma  pensée  a  vécu  d'avance. 
Et  meurt  avec  une  espérance 
Plus  impérissable  que  voua  I 

Lamartine  écrit  dans  son  Commentaire  :  «  C'est  un 
chant  ou  plutôt  un  cri  de  pieux  enthousiasme 
échappé  de  mon  âme  à  Florence,  en  1828.  C'est  une 
des  poésies  de  ma  jeunesse  qui  me  rappelle  le  plus 


LAMARTINE  159 

à  moi-même  le  modèle  idéal  du  lyrisme  dont  j'aurais 
voulu  approcher.  » 

Ainsi  Tauleur  des  Harmonies  parcourt,  d'un  mou- 
Tement  naturel,  toutes  les  façons  de  concevoir  et 
d'aimer  Dieu.  J'ai  indiqué  la  façon  catholique ,  — 
d'un  catholicisme  où  le  dogme  n'est  pas  serré  de  très 
près,  mais  où  persistent  l'accent  des  hymnes  litur- 
giques, l'odeur  de  l'encens ,  le  recueillement  du 
sanctuaire,  un  charme  très  doux  d'oraison  pieuse. 
{La  Lampe  du  Temple  ou  VAme  présente  à  Dieu; 
Hymne  du  s&ir  dans  les  Temples.)  —  Puis  nous  avons 
TU  le  déisme  du  poète,  par  la  nature  des  arguments 
qui  l'appuient  et  par  l'espèce  d'ivresse  amoureuse 
dont  il  est  envahi  en  les  développant  (ces  arguments 
étant  les  spectacles  môme  de  l'univers  sensible), 
aboutir  à  une  disposition  d'àme  proprement  pan- 
théistique.  —  Enfin,  cet  enchantement  secoué,  voici 
reparaître  le  spiritualisme  ardent  et  pur  des  Médita- 
tions (le  Tombeau  d'une  mère.,  Hymne  de  la  mort\.  ' 
Dans  ce  vaste  soliloque  :  Novissima  Verba,  le  poète, 
près  de  désespérer,  se  réfugie,  parmi  la  fuite,  la 
vanité  et  le  néant  du  tout,  dans  la  seule  certitude 
de  la  conscience  morale,  et  rencontre,  pour  la  défi- 
nir, des  images  qui  semblent  d'exactes  transposi- 
tions des  formules  kantiennes  : 

Non  !  dans  ce  noir  chaos,  dans  ce  vida  sans  terme, 
Mon  âme  sent  en  elle  an  point  d'appai  plus  ferme, 
La  conscience  I  instinct  d'une  autre  vérité, 
Qui  guide  par  ia  force  et  non  par  $a  elartij, 


160  LES    CONTEMPORAINS 

Comme  on  guide  l'aveugle  en  sa  sombre  carrière 
Par  la  voix,  par  la  main,  et  non  par  la  lumière. 
Noble  instinct,  conscience,  ô  vérité  du  cœur  t 


Et  un  peu  plus  loin,  devançant,  cette  fois,  les 
meilleures  formules  de  Renan  : 

...  Et  dût  ce  noble  instinct,  sublime  duperie, 
Sacriâer  en  vain  l'existence  à  la  mort. 
J'aime  à  jouer  ainsi  mon  âme  avec  le  sort  ; 
A  dire,  en  répandant  an  seuil  d'un  autre  monde 
Mon  cœur  comme  un  parfum  et  mes  jours  comme  nne 

[onde  : 
«  Voyons  si  la  vertu  n'est  qu'une  sainte  erreur. 
L'espérance  on  dé  faux  qui  trompe  la  douleur  ; 
Et  si,  dans  cette  lutte  où  son  regard  m'anime, 
Le  Dieu  ser-ait  ingrat  quand  l'homme  est  magnanime.  » 

D'autres  pièces  traduisent  et  enseignent  la  reli- 
gion en  esprit  et  en  vérité,  ce  que  nous  avons  appelé 
le  néo-christianisme,  et  qui  est  en  effet  l'Evangile 
encore,  mais  appliqué  à  un  état  de  civilisation  fort 
différent  de  celui  où  vécurent  les  pêcheurs  et  les 
vagabonds  de  Galilée.  La  Pensée  des  morts^  d'une  si 
mélancolique  tendresse,  dit  la  perpétuité  du  lien 
entre  les  morts  et  les  vivants  et  somme  Dieu  d'être 
clément  au  nom  même  de  sa  justice  et  de  sa  gran- 
deur. L'exhortation  Aux  chrétiens  dans  les  temps 
d'épreuves,  V Hymne  à  V Esprit-Saint^  V Hymne  au 
Christ,  les  Révolutions  dégagent  le  sens  véritable  de 
l'Evangile,  s'indignent  des  emplois  où  les  politiques 


LAMARTINE  16i 

ont  abaissé  la  sainte  parole,  affirment  le  progrès 
humain  par  la  bonté  et  le  sacrifice,  et  la  croyance  à 
un  dessein  divin  dans  le  gouvernement  du  monde  et 
dans  l'économie  de  l'histoire...  Et  ces  choses  avaient 
été  dites,  je  crois  ;  et  l'on  s'est  mis,  depuis  dix  ans, 
à  en  répéter  quelques-unes,  mais  non  pas  mieux  ni 
plus  clairement,  ni  plus  magnifiquement,  parce  que 
cela  est  impossible. 

Au  surplus,  nous  retrouverons  ces  pensées,  avec 
des  développements  nouveaux  et  plus  hardis  peut- 
être,  dans  Jocelyn^  dans  la  Chute  d'un  ange  et  dans 
les  Recueillements. 


JOCELÏN. 

Je  ne  voudrais  point  trop  ressasser  des  choses  que 
vous  savez  aussi  bien  que  moi.  Ce  que  les  Harmonies 
sont  aux  Contemplations,  Ténorme  épopée  dont  la 
Chute  et  Jocelyn  forment  des  «  chants  »  détachés  le 
devait  être  à  la  Légende  des  siècles.  Et  comme  on  voit, 
dans  la  Légende,  l'humanité  s'élever  peu  à  peu  à  une 
morale  plus  pure,  ainsi  sans  doute  devait  s'épurer, 
dans  ses  vies  successives  à  travers  les  siècles,  l'âme 
déchue  dont  le  premier  nom  est  Cédar,  et  le  dernier, 
Jocelyn. Et  je  ne  m'exagère  point  l'originalité  de  ces 
conceptions.  Mais  c'est  qu'au  fond  il  n'y  a  qu'un  seiîl 
sujet  de  «  divine  comédie  ».  Le  rêve  généreux  de  la 

LBS    CON-ÏMi>ORAnW.    —    TI.  11 


«62  LES    CONTEMPORAINS 

pauvre  humanité  est  toujours  le  même  depuis  trois 
mille  ans,  et  plus  ;  et  ce  dont  il  s'agit  dans  les  vieux 
poèmes  de  l'Inde  et  dans  les  mystères  d'Eleusis, 
c'est  déjà  la  purification  et  le  progrès  par  la  douleur 
acceptée, 

Je  ne  vous  conterai  pas  la  fable  de  Jocelyn;  ie 
ne  vous  rappellerai  pas  son  charme  puissant,  ni 
la  profondeur  de  quelques-uns  de  ses  sanglots, 
ni  l'Idylle  chaste,  et  pourtant  enivrée,  des  deux 
enfants  dansTAlpe  vierge,  ni  la  sérénité  et  l'ineffable 
beauté  morale  des  derniers  tableaux.  Je  ne  retiens 
que  l'essentiel.  Jocelyn^  c'est  l'idéal  du  sacrifice 
réalisé  dans  un  homme.  Tout,  dans  l'affabulation  du 
poème,  est  subordonné  à  cette  pensée  ;  et  par  là 
8  expliquent  et  se  justifient  les  épisodes  même  qui 
ont  le  plus  heurté  les  critiques  et  que  tous,  sans 
exception,  ont  condamnés. 

Ils  ont  du  moins  fait  grâce  à  la  première  immola- 
tion de  Jocelyn.  Ils  ont  supporté  que  Jocelyn  entrât 
au  séminaire  pour  permettre  à  sa  sœur  d'épouser 
celui  qu'elle  aime.  Vocation  fausse  et  contrainte  ? 
Non  pas.  C'est  par  un  acte  de  charité  particulière 
que  Jocelyn  se  détermine  au  sacerdoce,  qui  est, 
selon  Lamartine,  le  ministère  de  la  charité  univer- 
selle. Le  prêtre  est,  à  ses  yeux,  l'homme  qui  souffre 
et  expie  pour  les  autres.  Le  besoin  d'accomplir  un 
premier  sacrifice  induit  Jocelyn  à  devenir,  profes- 
sionnellement, «  l'homme  de  sacrifice  ».  Dès  le 
moment  où  il  a  consenti  à  s'immoler  au  bonheur  de 


LAMARTINE  165 

sa  sœup,  il  commençait  déjà  à  être  prêtre  :  en  entrant 
au  séminaire,  il  n'a  fait  que  poursuivre  sa  marche. 
Tout  cela  est  parfaitement  logique  et  harmonieux. 

Mais  bientôt  voici  l'obstacle  :  une  année  passée 
dans  une  vallée  des  Alpes  avec  un  jeune  garçon  qui 
se  trouve  être  une  jeune  fille.  L'amour  d'une  per- 
sonne et,  au  bout  du  compte,  l'amour  charnel,  va 
donc  détourner  Jocelyn  de  sa  vocation  qui  est  l'a- 
mour de  tous  les  hommes  dans  l'amour  de  Dieu? 
Vous  ne  le  voudriez  pas  !  Et,  en  effet,  cet  obstacle, 
il  le  franchit.  Et  les  critiques  dont  je  parlais  sont 
désolés  qu'il  le  franchisse,  —  et  indignés  surtout 
des  raisons  occasionnelles  par  où  il  se  décide  à  le 
franchir. 

Ecoulez  ici  M.  Emile  Deschanel  :  «...  La  fonte  des 
neiges  a  rouvert  les  chemins  :  Jocelyn  est  mandé  à 
Grenoble  pour  assister  un  vieil  évêque  son  protecteur 
qui,  en  prison,  se  prépare  au  martyre.  A  la  veille 
du  grand  voyage,  il  veut  se  pourvoir  du  saint  viati- 
que, qu'un  prêtre  seul  peut  lui  offrir.  Il  faut  donc 
que  Jocelyn  devienne  prêtre.  En  vain  Jocelyn  lui 
révèle  sa  vive  amitié  pour  Laurence;  l'évêque  le 
presse  de  renoncer  à  cette  affection  terrestre  et 
d'être  tout  à  l'Eglise.  Jocelyn  cède  :  il  est  ordonné 
prêtre  par  l'évêque  dans  son  cachot,  afin  de  pouvoir 
à  son  tour  lui  donner  les  derniers  sacrements  et  une 
mort  sainte.  Adolescent,  il  s'est  immolé  à  sa  sœur  : 
il  s'immole  maintenant  à  son  vieil  évêque. 

«  Pour  lui-même,  il  en  a  le  droit,  et  on  peut  nom- 


164  L'ES    CONTEMPORAINS 

mer  cela,  si  l'on  veut,  «  la  perfection  héroïque  » 
(le  mot  est  de  M.  Emile  OUivîer)  ;  mais  Laurence, 
a-t-ii  donc  le  droit  de  la  sacrifier  aussi  ?  —  «  0 
poète  imprudent  !  s'écrie  le  pasteur  Vinet,  quel  fan- 
tôme vous  élevez  à  la  place  du  catholicisme?  Joceljn 
devient  prêtre  afin  de  pouvoir  donner  l'absolution... 
Personne  n'oserait  dire  qu'un  homme  pieux  perd 
son  litre  à  l'héritage  céleste  parce  que,  contre  sa 
volonté  et  son  vœu,  il  serait  mort  loin  des  consola- 
tions de  l'Eglise...  Le  fanatisme  est  beau  en  poésie, 
mais  le  poète  ne  doit  pas  laisser  lieu  de  penser  qu'il 
épouse  les  emportements  du  zèle  aveugle  et  amer. 
C'est,  âmes  yeux,  le  tort  de  M.  de  Lamartine  en  cet 
endroit.  » 

«  Mais  laissons  de  côté  l'argument  religieux, 
voyons  les  choses  humainement.  Si  le  sacrifice  de 
Jocelyn  en  faveur  de  sa  sœur  est  d'une  beauté  par- 
faite, le  second,  son  obéissance  aveugle  à  l'évêque. 
Bol  bien  discutable.  Qu'a  donc  fait  la  malheureuse 
Laurence  pour  être  immolée  aussi,  avec  Jocelyn  et 
par  lui  ?  C'est  à  cela  pourtant  que  tient  tout  le  poème  ; 
c'est  le  postulat  nécessaire  afin  que  Jocelyn,  devenu 
prêtre,  ne  puisse  plus  l'épouser.  Eh  bien  !  cela  n'est 
pas  pins  vraisemblable  qu'orthodoxe.  Et  ce  n'est  pas 
la  môme  sorte  d'invraiseuiblance  que  celle  du  long 
tête-à-tête  angélique  de  toute  une  année  dans  la 
so'Hude  ;  invraisemblance  résultant  de  l'idéalité 
seule  :  ici  c'est  une  accumulation  de  circonstances 
Inadmissibles,  sans  aucun  bénéfice  d'idéal.  Jocelyn 


LAMARTINE  1Ô5 

n'est-il  pas  responsable  des  conséquences  ftinestes 
àe  sa  docilité  excessive  ?...  » 

Bref,  ni  M.  Deschanel,  ni  le  pasteur  Vinet,  ni  les 
autres,  ne  peuvent  digérer  Tévêque.  Moi,  je  trouve 
que  l'évéque  a  entièrement  raison  dans  ce  qu'il 
exige  de  Jocelyn,  sinon  peut-être  dans  tous  les  argu- 
ments qu'il  emploie  pour  l'obtenir.  Les  discours  du 
saint  vieillard  sont  irréprochablement  justes,  beaux 
et  humains,  si  Ton  en  considère  l'esprit  :  on  n'en 
peut  contester,  çà  et  là,  que  la  lettre,  et  encore  !  J'ai 
peur  que  M.  Deschanel  et  même  l'austère  Vinet 
n'aient  été  dupes,  ici,  d'une  fâcheuse  et  un  peu 
banale  sensiblerie  romanesque.  Le  «  doux  »  Lamar- 
tine a  su,  lui,  énergiquement  s'en  défendre.  Et 
comme  ilabien  fait  !  Car  enfin  supposez  que  Joeelyn 
résiste  aux  objurgations  de  son  évêque  et  que , 
dans  le  temps  même  où  la  persécution  ensanglante 
l'Eglise  à  laquelle  il  avait  promis  de  se  dévouer,  ce 
séminariste  aille  retrouver  sa  bonne  amie.  Il  l'é- 
pouse ;  ils  sont  heureux.  Notre  défroqué  est  un  mari 
d'autant  plus  ardent  que  son  tempérament  a  été  plus 
longtemps  comprimé.  Ils  s'adorent.  Et  puis  T.. .  Et 
puis,  au  bout  de  quelques  années,  ils  s'aiment  plus 
paisiblement.  Ils  ont  des  enfants.  Ils  ont  de  petits 
plaisirs,  de  petits  intérêts,  de  petites  préoccupa- 
tions, —  quelquefois  de  petites  querelles  de  ménage. 
Us  ressemblent  à  tout  le  monde.  (Rien  même  ne 
nous  garantit  que  Laurence  ne  fera  pas  Jocelyn  cocu, 
mais  écartons  cette  hypothèse.)  Puis  ils  vieillissent^ 


16«  LES    CONTEMPORAINS 

établissent  leurs  enfants  ;  Jocelyna  des  rhumatismes 
et  Laurence  des  gastralgies  ;  ils  se  soignent  ;  ils 
fontdesbésigues;unjour  ils  meurent.  Ohl  mon  Dieu, 
tout  cela  est  très  bien,  et  la  plupart  des  hommes  ne 
rêvent  point  une  autre  destinée.  Mais  est-ce  cela  que 
vous  voulez,  brillant  Deschanel  et  austère  Vinet  ?  Et 
trouvez-vous  cela  très  intéressant?...  Soit.  Mais  alors 
avouez  que  votre  Jocelyn  a  eu  bien  tort  de  se  donner 
tant  de  mal  et  d'aspirer  si  haut  ;  que  ce  n'était  pas 
la  peine  de  sanctifier  son  adolescence  par  un  si  beau 
sacrifice,  puis  de  connaître  la  chasteté  paradoxale 
de  l'union  de  deux  âmes  dans  une  solitude  paradi- 
siaque, pour  aboutira  ce  petit  ménage  bourgeois  — 
(voyez-vous  les  anciennes  soutanes  du  mari  utilisées 
par  la  femme  en  jupons  de  dessous  ?)  —  et  qu'enfin 
i'histoire  ne  valait  plus  guère  la  peine  d'être  contée, 
ou  plutôt  qu'il  ne  reste  rien,  rien  du  tout,  de  ce  qui 
devait  être  le  poème  du  sacrifice  idéal. 

La  pensée  de  Lamartine  n'est  jamais  fade  ni 
basse.  Il  est  le  poète  de  l'amour,  oui,  mais  del'amour 
«  qui  tend  toujours  en  haut  »  {le  Banquet,  limita- 
tion)  ;  et  c'est  pourquoi  il  a  toujours  conçu  quelque 
chose  de  supérieur  aux  amours,  —  permises  sans 
doute,  belles  quelquefois,  mais  toujours  forcément 
égoïstes  et  médiocrement  profitables  à  la  commu- 
nauté humaine,  —  d'un  jeune  homme  et  d'une 
jeune  femme.  Il  lui  est  même  arrivé  (Grazie/Za)  de 
mettre  quelque  dureté  dans  l'aveu  de  ce  sentiment. 
Jamais  il  n'a  donné,  comme  Hugo,  Musset  ou  Sand, 


LAMARTINE  161 

dans  la  glorification  romantique  de  l'umour  fatal, 
de  l'amour-possession,  de  celui  qui  fait  tout  oublier. 
Dieu,  les  hommes,  la  patrie,  —  Jocelyn  dans  la  mon- 
tagne, c'est  Enée  à  Carthage,  à  cela  près  que  sa  tâche 
est  plus  large  encore  et  plus  sainte  que  celle  du 
chef  phrygien  ;  qu'il  s'est  d'ailleurs  moins  compro 
mis  ;  que  la  grotte  des  Aigles  est  restée  plus  inno- 
cente que  la  grotte  de  Didon,  et  qu'enfin  les  circons- 
tances feraient  sa  renonciation  plus  lâche  que  n'eût 
été  celle  du  pieux  Enée...  En  somme,  l'évéque  ne  fait 
qu'adjurer  Jocelyn  d'être  fidèle  à  lui-même,  fidèle  à 
sa  vocation  sacerdotale.  Au  surplus,  mettez-vous  à 
la  place  de  ce  vieillard  qui  va  être  guillotiné  demain, 
qui  voit  les  choses  d'ici-bas,  non  seulement  à  travers 
sa  foi,  mais  du  seuil  de  la  mort  et  de  l'éternité  et 
comme  de  la  fenêtre  d'un  autre  monde  ;  et  jugez 
quelle  misère  doit  lui  paraître  la  petite  aventure 
alpestre  du  jeune  lévite.  Ou  plutôt  écoutez-le  :  il 
parle  fort  bien,  avec  une  éloquence  âpre,  ardente, 
impérieuse,  une  éloquence  d'outre-tombe  déjà,  qui 
remet  joliment  les  choses  en  place  et  en  rétablit, 
avec  certitude,  la  vraie  perspective. 

Ainsi  dono,  mon  enfant,  roilà  ce  grand  secret 

Dont  tout  antre  qu'un  père  en  l'écoutant  rirait  ; 

Voilà  par  quel  honteux  et  ridicule  piège 

L'Esprit  trompeur  poussait  vos  pas  au  sacrilège.. , . , 

Quoi  !  ce  rêve  d'une  âme  à  s'enflammer  trop  prompte 

Pour  un  enfant  jeté  par  hasard  sous  vos  pas, 

Ce  trouble  d'un  coeur  pur  qui  ne  $e  amnait  pai,„ 


163  LES    CONTEMPORAINS 

Ces  jenx  de  deux  enfants  loin  des  yeux  de  lears  mères 
Qni  prennent  pour  amour  lenrs  naïres  chimères, 
Risible  enfantillage  et  des  aena  et  dn  coeur, 
Voilà  ce  qui  du  oiel  serait  en  vous  vainqueur  !... 
Je  ne  me  doutais  pas  que  dans  ees  jours  sinistres. 
Où  l'autel  est  lavé  du  sang  de  ses  ministres, 
Pendant  qne  des  cachots  chacun  d'eux  comme  moi 

S'élance  à  l'échafaud  pour  confesser  sa  foi 

Je  ne  me  doutais  pas  qu'un  des  soldats  du  temple. 
Du  lévite  autrefois  la  lumière  et  l'exemple, 
Au  grand  combat  de  Dieu  refusant  son  secours, 
Amollissait  son  âme  à  de  folles  amours  ; 
Au  pied  de  l'échafaud  où  périssaient  ses  frères 
Sacrifiait  au  dieu  des  femmes  étrangères, 
Pensant  eoua  quel  débris  des  temples  du  Seigneur 
Il  cacherait  sa  couche  avec  son  déshonneur  I 

Et,  quand  Jocelyn  a  sanglolé  qu'il   aime  Lau- 
rence : 

Parler  d'amour,  grand  Dieu  !  sous  ces  ombres  muettes  t 

Insensé,  regardez,  et  songez  où  vous  êtes  I 

Voj  oz,  dans  ces  cachots,  ces  membres  amaigris, 

Ces  bras  levés  au  ciel,  par  des  chaînes  meurtris, 

Cette  couche  où  l'Eglise  expire,  et  sent  en  rêve 

Le  baiser  de  l'Ëpoux  dans  le  tranchant  du  glaive, 

(Sont-ils  beaux,  ces  deux  vers  I) 

Ce  sépulcre  des  morts  par  la  vie  habité, 

Qui  ne  se  rouvre  pins  que  sur  l'éternité.. 

Et  c'est  là,  c'est  devant  ces  témoins  du  supplice, 

Devaut  ce  moribond  qui  marche  au  sacrifice, 

Que  vous  oseï  parler  de  ces  amours  mortels, 

Vou«,  dévoué  d'avance  à  nos  heureux  autels, 


LAMARTINE  i6» 

Vous,  que  leur  sacré  deuil,  le  sang  qui  les  eolors, 
Par  un  plus  fort  lien  y  consacrait  encore  ! 
Ah  !  que  cette  amertume  ajoute  à  mon  trépas  ! 
Quoi  I  wnts,  trahir  l  Mais  non ,  cela  ne  se  peut  pas  f 

Mais  ce  qui  choque  surtout  Vinet  et  M.  Deschanel, 
c'est  Targument  suprême  auquel  le  vieux  martyr  a 
recours.  «  Il  n'a,  disent-ils,  nul  besoin,  pour  mourir 
absous,  d'être  confessé  par  Jocelyn  et  de  recevoir  de 
ses  mains  la  communion,  ni,  par  conséquent,  de  con- 
traindre au  sacerdoce  le  clerc  récalcitrant.  L'espèce 
d«  violence  morale  qu'il  lui  fait  n'est  pas  seulement 
odieuse  :  elle  est  inutile,  au  jugement  môme  de 
l'orthodoxie  catholique.  » 

Ils  ont  mal  lu.  L'évéque  ne  dit  pas  à  Jocelyn  : 
«  Sauvez  mon  âme,  qui  serait  perdue  sans  vous  », 
mais  :  a  Accordez  à  mon  âme  une  dernière  conso- 
lation. »  Nous  sommes  ici  avec  des  croyants.  La 
communion  à  l'heure  de  la  mort  n'est  sans  doute 
pas,  aux  yeux  de  l'évéque,  une  condition  indispen- 
sable de  son  salut  éternel  :  mais  elle  serait  pour  lui 
une  immense  joie  ;  et,  comme  ses  membres  mutilés 
ne  lui  permettent  pas  de  se  la  procurer  tout  seul,  il 
l'implore  de  son  disciple  aimé .  Il  la  lui  demande 
ainsi  qu'une  sublime  aumône.  Et  (admirez  une  fois 
de  plus  l'harmonie  du  développement  moral  de  Joce- 
lyn), de  même  qu'il  était  entré  au  séminaire  par  un 
acte  de  charité  humaine,  c'est  par  un  acte  d'hu- 
maine charité  que  le  jeune  clerc  consent  à  recevoir 
l'onction  sacerdotale. 


no  LES    CONTEMPORAINS 

—  Mais,  direz-vous,  Tévêque  abuse  ici  de  la  ten- 
dresse de  cœur  de  Jocelyn,  et  il  y  a  vraiment  de 
l'indiscrétion  dans  le  dernier  argument  qu'il  lui 
pousse.  —  Parfaitement.  Et  après  ? 

—  Mais  ce  vieillard  est  bien  imprudent.  En  con- 
traignant Jocelyn,  il  s'expose  à  donner  à  l'Eglise  un 
prêtre  douteux,  et  qui  sera  malheureux  ou  cou- 
pable. 

—  Vous  oubliez  toujours  que  cet  évéque  et  ce 
séminariste  sont   d'autres   croyants   que  vous  ou 
moi.  L'évêque  est  convaincu  qu'il  y  a,  dans  le  sacre- 
ment de  l'ordre,  une  «  grâce  »  qui  changera  l'àme 
du  nouveau  prêtre,  qui  lui  communiquera  la  force 
de  résister  aux  tentations  et  de  tenir  ses  engage- 
ments  sacerdotaux.    Et,   même   humainement,   ce 
vieux  saint  ne  raisonne  point  si  mal.  Ce  qu'il  veut, 
c'est  mettre  entre  Laurence  et  Jocelyn  l'irréparable, 
sachant  bien,  d'ailleurs,    qu'il  y   a  des    âmes  (et 
Jocelyn  en  est  une)  qui  ne  lésinent  point  avec  le 
devoir,   qui  finissent  par   chérir  celui-là    surtout 
qu'elles  n'ont  pas  choisi   librement,   car    elles  le 
sentent  d'autant  plus  impérieux  qu'il  exige  d'elles 
un  plus  grand  sacrifice.  Il  est  sûr,  le  rude  apôtre, 
de  servir  les  desseins  de  la  Providence  en  imposant 
h  cette  âme  évidemment  élue  un  acte  de  charité  qui 
l'engagera  à  tout  jamais  dans  le  ministère  de  la 
charité  universelle.  Il  est  sûr  que  Jocelyn  se  trom- 
pait sur  lui-même  ;  d'un  geste  infaillible,  il  ramène 
ce  prédestiné  dans  le  chemin  du  renoncement,  qui 


LAMARTINE  lU 

est  son  vrai  chemin.  Il  prend  cela  sur  lui,  ou  plutôt 
il  ne  fait  que  transmettre  à  Jocelyn  Tordre  de  Dieu  ; 

Il  est  dans  notre  ne  nne  heure  de  lumière, 
Entre  ce  monde  et  l'autre  indécise  frontière... 
Je  Buis  à  cet  instant,  et  je  sens  dans  mon  cœur 
Ce  verbe  du  Très-Haut  qui  parle  sans  erreur. 
Il  me  dit  d'arracher,  d'une  main  surhumaine, 
Un  de  ses  fils  au  piège  où  le  monde  l'entraîne. 
Je  prends  sur  moi  l'arrêt  qui  de  mes  lèvres  sort. 

Et  la  suite,  qui  est  l'histoire  des  douleurs,  mais 

aussi  de  la  charité  grandissante  et,  finalement,  de 

la  sainteté  de  Jocelyn,  prouve  bien   que  le  vieil 

évêque  avait  raison  et  qu'il  fut,  dans  sa  violence 

inspirée,   bon  aiguilleur    de   cette  destinée  hési- 
tante. 

—  Mais,  direz-vous  encore,  et  Laurence?  Si  Joce- 
lyn a  le  droit  de  s'immoler  lui-même,  a-t-il  le  droit 
d'abandonner  cette  jeune  fille?  Et  n'est-ce  point 
la  faute  de  Jocelyn  si,  plus  tard,  Laurence  tourne 
mal  ?  —  Je  répondrai  sans  hésitation  :  —  Lau- 
rence n'avait  qu'à  bien  tourner.  En  tournant  mal  elle 
justifierait  presque  la  fuite  de  Jocelyn,  si  cette  fuite 
avait  encore  besoin  d'être  justifiée,  et  si  ce  n'était 
une  sullisante  excuse  à  l'abandon  d'une  jeune  fille 
(d'ailleurs  laissée  intacte)  que  le  sacrifice  total  et 
réel  d'une  vie  à  Thumanité. 

La  douleur  pouvait  être,  pour  cette  adolescente, 
un  ferment  de  vertu,  —  comme  elle  le  devient  pour 


172  LES    CONTEMPORAIN:^ 

son  chaste  amoureux.  Supprimer  le  rôle  de  l'évêque, 
ce  serait  ôter  de  l'histoire  de  Jocelyn  la  douleur  et, 
par  suite,  la  sainteté.  Encore  une  fois,  le  voudriez- 
vous  ?  Si  j'insiste,  c'est  que  l'épisode  qui  a  été  le 
plus  blâmé  par  tous  les  critiques  sans  exception  est 
justement  le  plus  indispensable  à  l'intelligence  du 
poème,  et  comme  le  nœud  de  ce  merveilleux  drame 
moral. 

Enfin,  que  Jocelyn  «  abandonne  »  son  amie, 
cela  n'est  vrai  qu'en  un  sens. Il  ne  l'abandonne  point, 
puisqu'il  l'aimera  toujours,  qu'il  fera  pénitence  pour 
elle,  qu  elle  sera  présente  à  toutes  ses  pensées  et 
h  tous  ses  actes,  que  le  sacrifice  dont  elle  a  été 
l'occasion  le  fera  capable  de  tous  les  autres  sacri- 
fices, et  que  Laurence,  après  avoir  été  la  pierre 
d'achoppement  de  sa  sainteté,  en  sera  l'intime  ai- 
guillon. Et  nous  assisterons  à  l'une  des  plus  belles 
«  ascensions  d'amour  »,  platoniciennes  et  chré- 
tiennes, à  l'une  des  plus  belles  transformations  de 
l'amour  d'une  créature  en  amour  des  hommes  et  en 
amour  de  Dieu  (les  trois  se  confondant  en  un  seul) 
que  jamais  poète  ait  conçues  et  déentes  : 

Tes  péchés  sont  les  miens,  et  je  t'en  justifie... 
Peines,  crimes,  remords  sont  communs  entre  nons  ; 
Je  les  prends  tous  sar  moipoar  les  expier  tous. 
J'ai  du  temps,  j'ai  des  pleurs  ;  et  Dieu  pour  innocence 
Va  te  compter  là-haut  ma  dure  pénitence. 

Dieu  me  sévre  à  jamais  dn  lait  de  ses  délices. 


LAMARTINE  113 

Eh  bien,  j'épuiserai  la  coupe  des  Bupplicea  ; 

Dans  les  vases  fêlés  où  l'homme  boit  ses  pleurs, 

Avec  lui  je  boirai  ses  gouttes  de  douleurs  ; 

J'élèverai  le  cri  de  toutes  ses  alarmes, 

Je  saurai  l'amertume  et  le  sel  de  ses  larmes  ; 

Comme  dans  ceux  du  Juste  immolé  sur  la  croix, 

Tous  ses  gémissements  gémiront  dans  ma  voix  ; 

Du  haut  de  ma  douleur  comme  de  son  Calvaire, 

Ouvrant  des  bras  saignants  plus  larges  à  la  terre. 

J'embrasserai  plus  loin,  de  ma  sainte  amitié. 

Mes  frères  en  exil,  en  misère,  en  pitié. 

Mon  amour  fut  ma  vie  :  en  épurant  sa  Oamme, 

O  Jésus,  prête-moi  ta  charité  pour  âme  I 

Fais  que  j'aime  le  monde  avec  le  même  amour 

Dont  j'aimai  l'ange  absent  que  j'entrevis  un  jour  ! 

Que  chaque  enfant  de  l'homme  à  mes  yeux  soit  Laurencel 

Et  enfin  : 

J'irai,  j'attacherai  mon  âme  aux  solitudes, 
J'éoorcherai  mes  pieds  dans  des  sentiers  plus  rudes. 
Bénissea-moi,  Seigneur  !  Que  mon  cœur  consumé 
Par  l'amour,  et  puni  pour  avoir  trop  aimé, 
Au  foyer  de  l'autel  s'éteigne  et  se  rallume, 
Et  d'nn  feu  plus  céleste  en  mon  sein  se  consume, 
Mai» pour  aimer  en  vous^  avec  vous  et  pour  voue, 
Tous  au  lieu  d'un  seul  être  et  cet  être  dans  totu  I 

Fécondité  merveilleuse  de  la  douleur.  Oui,  c'est 
bien  sa  blessure  qui  fait  le  cœur  de  Jocelyn  si  pro- 
fond, si  large  et  si  tendre.  Chez  les  âmes  élues, 
la  puissance  d'aimer  engendre  la  souflrance,  qui 
en  est  le  signe  et  la  mesure  ;  et  la  souffrance,  à  son 


174  LES   CONTEMPORAINS 

tour,  agrandit  et  exalte  la  puissance  d'aimer  :  de 
sorte  qu'elles  ne  se  peuvent  bientôt  emplir  et  satis- 
faire qu'en  prenant  à  leur  compte,  par  la  charité, 
toutes  les soufTrances  des  autres.. .  Dans  les  derniers 
épisodes  du  poème,  Jocelyn  nous  offre  le  spectacle 
d'une  âme  entièrement  et  uniquement  aimante,  — 
aimante  parce  qu'elle  est  douleureuse,  et  doulou- 
reuse d'être  aimante...  Et  ce  spectacle  n'a  rien 
d'abstrait,  puisque  cette  âme  se  présente  sous  les 
espèces  charmantes  d'un  prêtre  de  campagne,  caché 
dans  un  village  alpestre,  vivant  parmi  les  enfants 
et  les  paysans,  au  milieu  d'une  nature  rude  et  magni- 
fique. Cette  âme  est  située  dans  l'espace  :  elle  est 
située  aussi  dans  le  temps  et  dans  l'histoire.  Jocelyn 
fait  songerun  peu,  — seulement  un  peu^ —  à  Rous- 
seau, à  Bernardin,  à  René,  au  vicaire  de  Wakefield, 
aux  solitaires  de  George  Sand.  Ils  transparaissent 
vaguement  en  lui,  mais  de  très  loin,  et  purifiés.  Le 
curé  de  Valnège  n'a  gardé  d'eux  tous  que  ce  que 
chacun  eut  de  meilleur.  Ce  n'est  point  un  prêtre 
romantique  hanté  par  des  souvenirs  charnels.  Et 
ce  n'est  pas  non  plus  un  prêtre  philosophe.  Il 
demeure,  dans  ses  rêveries  même,  «  un  bon  curé  »  (1), 
qui  croit  aux  mystères  qu'il  célèbre  sur  son  humble 
autel,  mais  qui  paraît  hardi  çà  et  là,  parce  qu'il 
comprend  très  bien  l'Evangile  et  le  commente  avec 
candeur.  Il  atteint,  vers  la  fin,  à  la  paix,  à  la  séré 
nité  dans  la  douleur  même,  ayant  vaincu  son  mal, 

(1)  Du  raoins  dans  son  fond.  Je  connais  les  quelques  pas- 
sages qu'on  pourrait  m'opposer. 


L^'MARiTINE  175 

non  pas  en  l'oubliant,  mais  en  le  faisant  servir  à  sa 
sanctification.  Cette  histoire  d'une  âme,  le  poète  la 
résume  dans  cette  image  splendide  : 

J'ai  trouvé  quelquefois,  parmi  les  plus  beaux  arbres 
De  ces  monts  où  le  bois  est  dur  comme  les  marbres, 
De  grands  chênes  blessés,  mais  où  les  bûcherons, 
Vaincus,  avaient  laissé  leur  hache  daas  les  troics. 
Le  chêne,  dans  son  nœud  le  retenant  de  force, 
Et  recouvrant  le  fer  d'un  bourrelet  d'écorce,  * 
Grandissait,  élevant  vers  le  ciel,  dans  son  cœur. 
L'instrument  de  sa  mort,  dont  il  vivait  vainqueur. 
C'est  ainsi  que  ce  juste  élevait  dans  son  âme, 
Comme  une  hache  au  cœur,  ce  souvenir  de  femme. 

Parlerai-je  du  style  de  Jocelyn  ?  Mais  qu'aurais- 
je  à  vous  en  dire  qui  n'ait  été  dit  vingt  fois  ?  C'est 
un  extraordinaire  épanchement  de  parolesrythmées. 
toujours  ample  et  libre,  souvent  hasardeux.  Il  y  a 
des  longueurs,  des  répétitions,    des  impropriétés 
des  incorrections,   des    négligences,    des  noncha- 
lances.   Mais  pas  une   page   où  n'éclate   quelque 
merveille  d'invention  verbale.  Le  ton  va  du  réa- 
lisme  le  plus  familier  et  le  plus  franc  à  la  plus 
lyrique   sublimité.    Par    la    luxuriance    continue, 
et  la  surabondance  de  l'expression,  et  l'hyperbole* 
volontiers  presque  enfantine,  ce  style,  plus  encore 
que  celui  des /^amomes,  se  rapproche  de  l'antique 
poésie  hindoue. 

Voici,  par  exemple,  des  vers,  dont  je  n'ose  dire 
qu'ils  sont  les  plus  mauvais  du  livre,  car  je  les 
prends  au  hasard  : 


176  LES    CONTEMPORAINS 

Au-dessus  de  la  grotte  un  lierre  enraciné, 
Laissant  flotter   en  bas  ^q%  festons  et  ses  nappes, 
Etend  uomme  un  rideau  bqs  feuilles  et  ses  grapptb. 
Et,  se  tressant  en  grille  et  croisant  aea  harreauas^ 
Sur  la  fenêtre  oblongue  épaissit  ses  réseaux. 


Comptez  :  cela  fait  cinq  verbes  et  huit  substantifs, 
là  où  un  seul  substantif  et  un  seul  verbe  sufliraient  : 
mais  aussi  cela  donne  l'idée  d'un  rideau  de  lierre 
tout  à  fait  sérieux.  —  Tous  les  sentiments  simples, 
amour  du  village  et  de  la  maison,  tendresse  mater- 
nelle, piété  filiale,  amitié  pour  les  bêtes,  tristesse  du 
retour  dans  la  maison  natale  qui  a  changé  de  maî- 
tre, etc.  ;  et  les  spectacles  les  plus  généraux  de 
l'univers  physique,  printemps,  hiver,  soir,malln,lac, 
plaine,  montagne...  ;  et  les  travaux  deila  vie  pasto- 
rale et  agricole,  tout  cela  y  est  décrit  avec  une  am- 
pleur, une  naïve  opulence  d'expression,  qui  trois 
mille  an.;  après  l'Odyssée,  et  malgré  tout  ce  qu'il  a 
passé  d'eau  sous  les  ponts,  sent,  je  ne  sais  comment, 
son  poète  primitif,  et  fait  surtout  songer  (j'y  reviens) 
aux  descriptions  de  Valmiki  et  des  bons  brahma- 
nes.—  Tout  y  est  magnifié.  Quand  on  pleure  dans  Jo- 
celyn  (et  l'on  y  pleure  souvent),  c'est,  comme  dans 
les  antiques  épopées,  une  pluie,  un  torrent  de 
pleurs  : 

L'ombre  de  ses  cheveux  me  cachait  son  visage, 
lla.i»  j'entendais  tomber  des  gouttes  sur  la  page. 


LAMARTINR  ITî 


Dea  mèches  de  cheveux,  qui  ruisselaient  de  pleurs, 
Détachéa  de  sa  téte,  et  collant  sur  sa  joue... 


Que  ne  suis-je  plus  savant  I  Ce  caractère  hindou 
de  la  poésie  lamartinienne,  je  vous  le  rendrais 
clair  jusqu'à  l'évidence  par  des  rapprochements 
ingénieux.  J'en  suis  réduit  à  vous  affirmer  la  jus- 
tesse de  mon  impression  N'ayant  môme  pas  le 
Ramayana  sous  la  main,  tout  ce  que  je  puis  faire, 
c'est  de  rapprocher  pour  vous  un  trop  court  mor- 
ceau (cité  par  Jean  Lahor)  du  Mahabharata  et  une 
page  de  Jocelyn. 

Voici  le  passage  du  poème  hindou  ;  «  Dushmanta 
était  entré  dans  un  bois  ravissant,  plein  d'oiseaux 
chanteurs,  dont  les  arbres  fleuris  toujours  répan 
daient  une  fraîcheur  délicieuse,  et,  secoués  par 
le  vent,  couvrirent  le  rajah  d'une  pluie  de  fleurs. 
Sur  les  ramilles,  que  le  poids  des  fleurs  inclinait, 
bourdonnaient  les  abeilles  avides  ;  et  dans  les 
lianes  habitaient  les  Ghandarvas,  les  Apsaras  et 
des  troupes  de  singes,  ivres  de  joie.  Un  vent  frais, 
doux,  parfumé,  jouait  dans  les  branches  et  dissé- 
minait le  pollen.  Des  tigres  familiers  bondissaient 
au  milieu  des  gazelles  sur  les  bords  d'une  rivière 
sainte,  parsemée  d'îles,  séjour  des  serpents  et  des 
éléphants  enfiévrés  d'amour,  rivière  aux  eaux  lim- 
pides, toute  couverte  d'oiseaux,  et  qui  embrassait  cet 

LBI   CONTEKPOK  \IMS.    —    VI,  12 


118  LES   CONTEMPORAINS 

ermitage,  comme  la  mère  aimante  de  tous  ces  êtres 

animés.  >» 
Et  voici,  très  abrégée,  la  «  réplique  »  lamarti- 

nienne  : 

L'air  tiède  et  parfumé  d'odeurs,  d'exhalalBoos, 
Semblait  tomber,  avec  les  célestes  rayons, 
Ëncor  tout  imprégné  d'âme  et  de  sèves  neuves, 
Ciomme  l'air  virginal  qui  vint  fondre  les  fleuves 
Du  globe  enseveli  dans  son  premier  hiver, 
Quand  la  vie  et  l'amour  se  respiraient  dans  l'air. . . 

Et  les  herbes,  les  fleurs,  les  lianes  des  bois 
S'éteadaient  en  tapis,  s'arrondissaient  en  toits, 
S'entrelaçaient  aux  troncs,  se  suspendaient  aux  roches, 
Sortaient  de  terre  en  grappe,  en  dentelles,  en  cloches. 
Entravaient  nos  sentiers  par  des  réseaux  de  fleurs, 
Et  nos  yeux  éblouis  dans  des  flots  de  couleurs. 
La  sève,  débordant  d'abondance  et  de  force, 
Coulait  en  gomme  d'or  des  fentes  de  l'écoroe, 
Suspendait  aux  rameaux  des  pampres  étrangers, 
Des  filets  de  feuillage  et  dos  tissus  légers, 
Où  les  merles  siflBfturs,  les  geais,  les  tourterelles, 
En  fuyant  sous  la  feuille,  embarrassaient  leurs  ailes; 
Alors  tous  ces  réseaux,  de  leur  vol  secoués, 
Par  leurs  extrémités  d'arbre  en  arbre  noués, 
Tremblaient,  et  sur  les  pieds  du  tronc  qui  les  appuie. 
De  plumes  et  de  fleurs  répandaient  une  pluie... 

CShaque  fois  que  nos  pieds  tombaient  dans  la  verdure, 
Les  herbes  nous  montaient  j^nq^ies  à  la  ceinture, 
Des  flots  d'air  embaumé  se  répandaient  sur  nous, 
Des  nuages  ailés  partaient  de  nos  genoux. 
Insectes,  papillons,  essaima  nageants  de  mouches, 
Qui  d'un  éther  vivant  semblaient  former  les  couche*  ; 


LAMARTINE  119 

Us  montaient  en  colonne,  en  tourbillon  flottant, 
Ck)mblaient  l'air,  nous  cachaient  l'un  à  l'autre  un  instant 
Comme  dans  les  chemins  la  vague  de  poussiijre 
Se  lève  BOUS  les  pas  et  retombe  an  arrière. 
Us  roulaient,  etc.. 


De  l'auteur  du  Mahabharata  et  du  poète  bourgui- 
gnon, c'est  évidemment  ce  dernieF  qui  déborde  le 
plus  largement.  Son  printemps  est  d'une    divine 
intempérance...  Les  visions  de  Hugo  sont  certes  aussi 
abondantes,  et  son  vocabulaire  est,  en  outre,  beau- 
coup plus  riche  ;  mais  ces  visions,  Hugo  les  domine, 
il  les  fait  saillir  par  des  oppositions,  ou  il  les  aligne, 
comme  des  soldats,  en  rangs  profonds  ;  il  les  dispose, 
il  les  gouverne,  il  les  régente  ;  en  somme,  il  applique 
à  ces  masses,  si  vastes  qu'elles  soient,  le  compas 
latin  et  le  compas  même  de  Boileau.  Mais  Lamartine 
a  l'inexpérience  sublime  des  premiers  poètes  qui  se 
sont  enivrés  de  l'univers.  Des  phrases  indéfinies,  et 
dont  les  contours  flottent  et  ondulent  ;  pas  d'arêtes, 
pas  d'antithèses  ;  une  syntaxe  molle,  fluide,  à  peine 
correcte  si  l'on  y  regarde  de  près  ;  la  plus  élémen- 
taire juxtaposition  des  détails  ;  tout  au  même  plan  ; 
un  afflux  de  sensations  à  peine  ordonnées...  Lamar- 
tine, je  le  répète,  est  le  moins  classique  et  le  plus 
vraiment  primitif  de  nos  grands    poètes.  Et  tous, 
pourtant,  h.  certaines  minutes,  sefi"acent  devant  lui. 


180  LES    CONTEMPORAINS 

VI 

lA   CHUTE  d'un  ange. 

La  Chute  d'un  ange  est  la  plus  étrange  aventure 
qu'ut  pe)ète  ait  courue  chez  nous.  Car  Lamartine  s'y 
coni  lie  de  rêver  tout  haut  et  d'écrire  à  mesure, 
n'in  orte  comment.  C'est  le  plus  inégal  des  poèmes, 
lepl'is  baroque,  le  plus  fou,  le  plus  puéril,  le  plus 
ennuyeux,  le  plus  assommant,  le  plus  mal  écrit,  — 
et  le  plus  suave  et  le  plus  inspiré  et  le  plus  grand, 
selon  les  heures. 

Le  poète  a  un  double  objet  :  nous  conter  l'une 
des  incarnations  expiatoires  du  «  héros  »  de  ce  vaste 
poème  qui  devait  s'appeler  les  Visions,  —  et  nous 
décrire  une  des  périodes  de  l'histoire  de  l'humanité, 
la  période  antédiluvienne. 

Cette  première  expiation  de  Cédar  paraît  assez 
complète  :  car  il  souffre  vraiment  tout  ce  qu'il  peut 
soulîiir,  —  dans  son  corps  et  dans  son  âme, —  et 
comme  époux,  et  comme  père,  et  comme  membre 
d'uii''  société  humaine.  Mais  cette  souffrance,  d'ail- 
leurs dt-mesurée  et,  si  je  puis  dire,  gigantesque,  il 
n'en  comprend  pas  la  vertu  purificatrice,  il  ne  l'ac- 
cepté pas  ;  il  maudit  à  la  fin  la  terre  et  Dieu  même  ; 
il  se  réfugie  dans  le  suicide.  Et  c'est  pourquoi  il 
devra,  sous  une  autre  forme,  recommencer  l'épreuve. 
Le  pointe  nous  annonce  qu'il  la  recommencera  neuf 
fois,  avant  que  son  âme  devienne  l'âme  parfaite  et 
sublime  de  Jocelyn. 


LAMARTINE  181 

Quant  à  la  conception  que  le  poète  s'est  formée 
de  rhumanité  antédiluvienne,  tous  les  critiques  ont 
répété,  plus  ou  moins,  qu'elle  était  incohérente, 
antihistorique,  enfantine,  saugrenue.  Mais  j'avoue 
qu'elle  me  parait,  à  moi,  d'une  philosophie  peut-être 
profonde,  et  d'une  extrême  vraisemblance  morale. 

Lamartine  a  rapproché,  a  rendu  contemporains 
l'un  de  l'autre,  deux  états  de  société  radicalement 
différents  en  apparence  : 

D'un  côté,  des  tribus  de  pasteurs  nomades,  chez 
qui  se  dessinent  les  premiers  linéaments  de  la  civi- 
lisation. Ces  pasteurs  adorent  des  dieux  particuliers 
de  tribus,  des  fétiches.  Ils  honorent  la  famille  et  les 
ombres  des  parents  morts  ;  et  la  tribu  se  gouverne 
par  des  lois  assez  douces,  qu'appliquent  sagement 
des  Conseils  de  vieillards  :  mais  elle  est  défiante, 
terrible  contre  les  étrangers,  et  contre  ceux  de 
ses  membres  qui  ne  partagent  pas  ses  craintes 
haineuses.  Les  tribus  sont  ennemies  entre  elles, 
se  pillent,  s'enlèvent  leurs  femmes  et  leurs  enfants 
pour  les  faire  esclaves.  Nul  cœur  d'homme  n'y 
est  plus  large  que  la  tribu  elle-même.  A  peine  de 
très  vagues  germes  de  «  charité  du  genre  humain  ». 
—  Néanmoins,  les  mœurs  ont  de  la  grâce  dans  leur 
rudesse  naïve  ;  ces  pasteurs  et  ces  chasseurs  ont 
quelque  sentiment  de  la  beauté  des  choses,  s'ex- 
priment par  des  images  ingénues  et  fleuries...  En 
somme,  Lamartine  n'a  fait  que  simplifier,  ramener 
tout  près  de  ses  origines  et  comme  renfoncer  vers 


182  LES    CONTEMPORAINS 

un  passé  plus  lointain  l'état  social  dont  l'Odyssée  et 
les  Travaux  et  Us  Jours  nous  présentent  encore  les 
traits  essentiels.  Et  l'on  a  confessé  que  les  peintures 
de  Lamarline  avaient,  ici,  de  la  grandeur  et  de  la 
poésie  et  étaient,  en  outre,  suffisamment  plau- 
sibles. 

De  l'autre  côté,  —  et  dans  le  même  temps,  ne 
l'oubliez  pas,  —  une  ville  énorme,  si  prodigieuse 
par  ses  édifices  que  nous  serions  incapables,  aujour- 
d'hui," d'en  construire  une  pareille.  Une  corruption 
de  mœurs  si  abominablement  raffinée,  qu'elle  rap- 
pelle et  dépasse  de  beaucoup  tout  ce  que  noue 
Bavons  des  plaisirs  des  anciens  rois  de  Perse  et  des 
empereurs  romains  ou  byzantins.  Au  service  de  cette 
corruption,  des  arts  mécaniques  tellement  avancés 
que  cette  société  antérieure  au  déluge  connaît,  non 
seulement  l'artillerie,  mais  les  ballons  dirigeables. 
Et  le  secret  de  ces  inventions  est  aux  mains  d'une 
aristocratie  très  intelligente,  très  voluptueuse  et 
très  méchante,  dont  les  membres  sont  des  géants, 
des  titans,  et  se  disent  eux-mêmes  des  dieux,  et  qui 
gouverne  par  la  terreur,  exploite  et  opprime  affreu- 
sement tout  un  peuple  réduit  en  esclavage. 

Qu'est-ce  à  dire  ?...  Vous  vous  souvenez  du  rêve 
de  Henandans  les  Dialogues  philosophiques.  «...  Je 
fais  parfoii  un  mauvais  rêve,  c'est  qu'une  auto- 
rité pourrait  bien  un  jour  avoir  à  sa  disposition 
l'enfer,  non  un  enfer  chimérique,  de  l'existence 
duquel  on  n'a  pas  de  preuve,  mais  un  enfer  réel... 


Lamartine  tsa 

Les  tyrans  positivistes  dont  nous  parlons  se  feraient 
peu  de  scrupule  d'entretenir  dans  quelque  canton 
perdu  de  l'Asie  un  noyau  de  Bachkirs  ou  de  Kal- 
mouks,  machines  obéissantes  dégagées  des  répu- 
gnances morales  et  prêtes  à  toutes  les  férocités... 
Les  forces  de  l'humanité  seraient  ainsi  concentrées 
en  un  très  petit  nombre  de  mains  et  deviendraient 
la  propriété  d'une  Ligue  capable  de  disposer  même 
de  l'existence  de  la  planète  et  de  terroriser  par  cette 
menace  le  monde  tout  entier.  Le  jour,  en  effet,  où 
quelques  privilégiés  de  la  raison  posséderaient  le 
moyen  de  détruire  la  planète,  leur  souveraineté 
serait  créée  ;  ces  privilégiés  régneraient  par  la  ter- 
reur absolue,  puisqu'ils  auraient  en  leur  main  l'exis- 
tence de  tous;  on  peut  presque  dire  qu'ils  seraient 
dieux  et  qu'alors  l'état  théologique  rêvé  par  le  poète 
pour  l'humanité  primitive  serait  une  réalité.  Primut 
in  orbe  deos  fecit  timor.  » 

Renan,  il  est  vrai,  suppose  que  ces  tyrans  seraient 
bons.  Il  le  suppose  parce  que  cela  lui  fait  plaisir,  et 
bien  que  la  nature  même  des  moyens  de  compres- 
sion qu'il  leur  prête  et  le  fait  même  de  tourner 
la  science  en  instrument  de  domination  et  de  ter- 
reur soient  peut-être  contradictoires  à  l'idée  de 
bonté.  Mais  supposons  que,  par  un  malheur,  les 
«  tyrans  positivistes  »  de  Renan  ne  soient  pas  bons; 
et  nous  aurons  tout  justement  les  hommes-dieux 
savants  et  méchants  («  science  sans  conscience  est 
la  ruine  de  l'àme  »]  conçus  par  Lamuiliae  trente- 


184  LES    CONTEMPORAINS 

cinq  ans  avant  que  les  Dialogues  philosophiques 
ne  fussent  écrits. 

Or,  on  a  trouvé  absurde  que  ce  rêve  affreux  de 
civilisation  uniquement  industrielle  et  urbaine,  de 
panmécanisme  et  d'aristocratie  scientifique,  renvoyé 
par  Renan  à  un  très  lointain  avenir,  Lamartine  l'eût 
placé  aux  premiers  âges  de  l'humanité.  Et  je  dis, 
moi,  que  c'est  là  un  anachronisme  admirable,  tout 
plein  du  plus  beau  sens  moral,  et  plus  vrai  que  la 
réalité  même  et  que  l'histoire. 

Car,  par  ce  renversement  des  temps,  par  cette 
juxtaposition  hardie  d'une  société  ignorante  et  à 
demi  sauvage  et  d'une  société  très  civilisée  et  très 
savante,  mais  horriblement  injuste  et  impitoyable, 
J^amartine  nous  signifie  que  celle-ci  a  beau  devoir 
être  séparée,  historiquement,  de  celle-là  par  des 
siècles  et  des  siècles,  elle  en  est  moralement  toute 
proche  ;  que  ces  deux  sociétés,  l'une  très  primitive 
et  l'autre  très  «  avancée  »,  mais  l'une  et  l'autre  sans 
Dieu,  ne  sont  que  deux  formes  de  la  même  barbarie 
et  que,  des  deux,  c'est  la  seconde  qui  est  la  pire.  Il 
exprime  par  là  que  ce  qui  est  décoré  du  nom  de 
progrès  par  l'illusion  de  quelques  positivistes  et  de 
la  plupart  de  nos  politiciens,  le  progrès  des  scien- 
ces, et  particulièrement  de  la  physique,  de  la  chi- 
mie et  de  la  mécanique  appliquées  à  l'industrie, 
n'a  rien  à  voir  ni  avec  le  progrès  moral,  ni  même 
avec  le  progrès  du  bien-être  pour  le  plus  grand 
nombre, —  et  qu'il  n'est  donc  pas  le  progrès.  Remar- 


LAMARTINE  185 

quez  que  cette  vision  monstrueuse  de  la  ville  de 
Balbeck,  c'est  tout  simplement  le  tableau  grossi  de 
la  suprême  cité  industrielle;  que  les  tyrans-dieux 
y  sont  comme  des  «  patrons  »  qui  auraient  traversé 
avec  succès  la  crise  révolutionnaire  et  socialiste  et 
qui,  par  la  science,  seraient  venus  à  bout,  une  fois 
pour  toutes,  des  prolétaires.  Il  semble  bien,  en  elïet, 
que  le  dernier  mot  d'une  civilisation  purement  maté- 
rialiste, ce  soit,  logiquement,  l'oppression  scienti- 
fique des  faibles  parles  forts.  La  science  toute  seule, 
l'accroissement  du  pouvoir  sur  la  nature,  sans  un 
accroissement  équivalent  de  l'esprit  de  charité  et 
de  renoncement»  n'a  rien  qui  puisse  atténuer  chez 
les  hommes  les  instincts  égoïstes  de  l'humanité  pre- 
mière :  il  n'apporte  point  au  progrès  de  l'humanité 
un  élément  nouveau  ;  il  met  seulement,  chez  les 
mieux  doués  et  les  plus  intelligents,  au  service  de 
ces  instincts,  de  nouveaux  instruments  par  où  s'ag- 
grave encore  l'antique  et  fatale  inégalité.  Il  laisse 
l'humanité  toujours  aussi  «  animale  »,  et  non  pas 
plus  heureuse;  il  n'est,  en  réalité,  qu'un  piétine- 
ment, sinon  un  recul. 

Cela,  nous  l'entrevoyons,  et  dès  aujourd'hui. 
II  serait  tout  à  fait  impossible  de  démontrer  que  les 
applications  de  la  science  aux  commodités  delà  vie 
nous  aient  vraiment  faits  plus  heureux.  Si  les 
chemins  de  fer,  le  télégraphe  et  les  inventions  du 
même  ordre  m'étaient  retirées,  j'en  sentirais  une 
petite  privation  parce  que  je  les  ai  connues  ;  mais  si 


188  LES  CONTEMPORAINS 

je  les  avais  toujours  ignorées?...  Et  d'autre  part  il 
est  évident  que  ce  sont  les  progrès  de  l'industrie, 
parallèles  à  ceux  de  la  science,  qui  ont  créé  les 
grandes  villes  modernes,  qui  ont  compliqué  les 
«  questions  sociales  » ,  qui  en  ont  même  fait  surgir 
de  nouvelles,  et  qui  en  même  temps  empêchent  de 
les  résoudre  :  car  c'est  seulement  dans  les  médiocres 
agglomérations,  où  les  hommes  se  peuvent  tous 
approcher  et  connaître, que  la  répartition  des  biens  et 
des  maux  a  quelque  chance  de  devenir  un  peu  plus 
conforme  à  la  justice.  Mais,  au  contraire,  le  progrès 
industriel,  parla  formation  de  ces  cités  énormes  où 
l'exercice  de  la  fraternité  est  si  difficile  même  aux 
gens  de  bonne  volonté,  par  l'isolement  croissant  des 
classes,  par  la  nature  des  travaux  imposés  à  cer- 
taines catégories  d'ouvriers,  par  l'incertitude  du 
pain  quotidien,  les  hasards  du  chômage,  les  jeux  de 
la  surproduction  et  de  la  spéculation;  enfin,  en 
diminuant  chez  eux,  par  l'appàl  d'un  rêve  tout 
matériel  et  tout  grossier,  la  résignation,  mais  non 
point  la  possibilité  de  souffrir,  a  amené  et  propagé 
dans  le  monde  des  formes  de  misère  sans  doute 
inconnues  autrefois. 

C'est  Faboutissementde  tout  c>dla  qui  apparaît  dans 
l'odieuse  Balbeckde  la  Chute  d'un  ange.  Si  c'est  là  que 
l'humanité  doit  en  venir,  elle  n'aura  rien  gagné 
du  tout  à  peiner  durant  des  milliers  et  des  milliers 
d'années.  Autant  valait  pour  elle  ne  pas  se  mettre 
en  route.  Et  donc,  eu  faisant  la  suprême  barbarie 


LAMARTINE  18T 

industrielle  et  chimiste  contemporaine  delà  barbarie 
originelle,  à  laquelle  il  l'estime  même  fort  infé- 
rieure, Lamartine,  par  un  trait  de  génie,  l'a  remise 
à  sa  vraie  place. 

Le  progrès,  s'il  se  fait,  se  fera  par  l'amour,  par  la 
charité  agissante,  par  l'empire  de  l'homme  sur  soi 
plutôt  que  sur  la  nature,  par  TefTort  de  préférer  les 
autres  à  soi,  et  par  une  foi  qui  nous  rende  capables  de 
cet  efifort.  Ce  ne  sont  point  les  rois  de  Balbeck,  — 
en  dépit  de  leur  chimie  ou  de  leur  physique  plus 
perfectionnée  que  la  nôtre,  —  c'est  le  vieillard  Ado- 
naï,  et  c'est,  un  peu,  Cédar  etDaïdha  qui  portent  en 
eux  l'avenir.  Tel  est  le  sens  du  poème. 

Ce  que  seraient  les  derniers  hommes  d'une  civi- 
lisation sans  charité  (c'est-à-dire,  pour  lui,  d'une 
civilisation  sans  Dieu),  Lamartine  l'aconçu  avec  une 
logique  audacieuse  et  candide.  Ils  ne  feraient  servir 
toute  leur  science  qu'à  ia  sensation  égoïste.  Or,  la 
sensation  égoïste  par  excellence,  c'est  la  luxure.  Ils 
seront  donc  infiniment  luxurieux.  Mais  il  paraît 
(bien  que  j'aie  peine,  pour  mon  compte,  à  compren- 
dre ces  choses)  qu'étant,  de  sa  nature,  inassouvis- 
sable,  la  luxure,  par  la  poursuite  désespérée  de  la 
sensation  qui  se  dérobe,  devient  inévitablement 
cruelle.  Témoins  lesCléopâtre,  les  Néron,  les  Mar- 
guerite de  Bourgogne  et  les  de  Sade.  Les  tyrans- 
dieux  seront  donc  des  sadiques.  Il  faut  nous  les 
montrer  tels.  Pauvre  Lamartine  !  Dans  quelle  aven- 
ture s'est-il  engagé  là  l 


181  LES  CONTEMPORAINS 

Ohl  cette  fête  des  géants  1  Les  jardins  suspendus 
de  Sémiramis,  et  la  Maison  d'or  de  Néron,  et  les 
douze  palais  et  les  baignoires  de  Caprée,  et  les 
parfums,  et  la  musique,  et  les  vins  précieux,  et  les 
mets  de  LucuUus  ou  de  Trimalcion,  qu'est-ce  que 
cela  ?  Ils  ont  inventé  de  bien  autres  délices. 

Un  de  leurs  raffinements  consiste  dans  la  substitu- 
tion méthodique  de  la  femme  vivante  et  nue  aux 
décors  architecturaux  et  même  au  mobilier  des 
appartements.  Car  non  seulement  les  tyrans-dieux 
ont  trouvé  ceci,  d'enrouler  en  spirale  autour  des 
colonnes,  de  grouper  en  cercle  sous  les  chapiteaux  et 
de  dérouler  enguirlandes  le  long  des  frises  d'innom- 
brables corps  sans  voiles  ;  mais  c'est  une  jonchée  de 
corps  vivants  et  dévêtus  qui  leur  sert  de  tapis  ;  ce 
sont  des  «  toisons  de  jeunes  filles  »  qui  leur  servent 
de  coussins,  et  ce  sont  des  corps  assouplis  de  belles 
esclaves  qui  leur  tiennent  lieu  de  tables,  de  fau- 
teuils, de  chaises  longues,  de  pupitres,  —  et  de 
chancelières  : 

..Leurs  pieds  cliands  reposaient  entre  des  mains  d'ivoire... 

Si  vous  prenez  la  peine  de  feuilleter  Tacite  et  Sué- 
tone, vous  verrez  que  c'est  là  un  développement 
de  certaines  idées  de  Néron.  —  Mais  vous  remar- 
querez d'abord  que  les  femmes-meubles  des  tyrans- 
dieux  seraient  fort  incommodes  ;  que  rien  ne  vaut 
un   rocking-chatr  pour  être    bien   assis,  et  que   la 


LAMARTINE  iSd 

volupté  n'est  donc  pas  la  même  chose  que  le  confor- 
table. —  Puis,  ces  tableaux  d'orgies  démesurées,  ces 
jonchées  de  nudités  sur  des  nudités  et  ce  qu'elles 
suggèrent  si  Ton  y  arrête  son  esprit,  toutes  ces 
images,  qui,  exprimées  par  un  écrivain  sensuel,  — 
fût-il  médiocre,  —  finiraient  assurément  par  émou- 
voir vos  sens,  vous  serez  surpris  que,  en  dépit  de  la 
bonne  volonté  de  Lamartine,  et  du  pullulement  et  de 
la  minutie  des  détails  juxtaposés  (qui  rappellent,  ici, 
Théophile  de  Viaud  ou  Saint-Amand  bien  plus  encore 
que  les  poètes  indous),  elles  demeurent  si  froides 
et  vous  laissent  si  parfaitement  tranquille. 

C'est  sans  doute  que  Lamartine  ,  écrivain  ,  est 
chaste  invinciblement.  Les  nudités  abondent  dans 
la  Chute  d'un  ange  :  mais  la  sévère  M"*  de  Lamartine 
avait  bien  tort  d'en  vouloir  ôter,  quand  elle  recopiait 
les  manuscrits  de  son  mari .  Car  elles  ne  sont  pas 
plus  troublantes  en  vérité  que  les  descriptions  de  la 
nature  végétative  ,  fleurs,  fruits ,  feuillages ,  eaux 
souples  ;  ou,  si  elles  le  sont  à  la  longue,  elles  le  sont 
exactement  de  la  même  façon. 

Et,  par  exemple,  dans  la  «  Première  Vision»,  la 
description  du  corps  de  Daïdha  endormie  n'a  pas 
moins  de  soixante-dix  vers;  chacune  des  parties  de 
ce  corps,  —  les  bras,  le  cou,  les  mains,  les  doigts, 
les  épaules,  les  cheveux,  le  sein,  la  hanche,  le  visage, 
les  yeux,  les  paupières,  le  nez,  la  bouche,  etc.,  — 
nous  est  dépeinte  avec  une  minutie  d'artiste  primitif: 
mais,  de  ces  soixante-dix  vers,  le  grain  de  poivre  est 


190  LES   CONTEMPORAIiNS 

absent,  et  le  je  ne  sais  quoi  de  brûlant,  d'acre  et 
d'impur,  qu'un  Parny,  —  ou  un  Mandés,  •—  rencontre 
sans  y  faire  effort...  Quand  le  poète  nous  dit: 

Comme  un  pli  gracieux  de  rose  parpurine. 
Une  ombre  dessinait  l'aile  de  sa  narine, 

nous  voyons  ia  narine  moins  que  la  rose.  Quand  il 
nous  dit  : 

Ses  lèvres,  comme  un  Us  dont  le  bord  du  calice, 
Prêt  à  s'épanouir,  en  Tolute  se  plisse, 
8'entr'ouvraient  et  faisaient  éclater  en  dedans, 
Comme  au  aein  d'un  fruit  vert,  les  blancs  pépins  des  denta, 

les  dents  et  les  lèrres  nous  sont  moins  présentes  que 
ce  fruit  éclaté  et  que  ce  lis  qui  s'entr'ouve;  et,  quand 
nous  lisons  ces  vers  : 

Eed  membres  délicits  aux  contours  aesouplis, 
Ondoyant  sous  la  peau  sans  marquer  aucuns  plia. 
Pleins,  mais  de  cette  chair  frêle  encor  de  l'enfance 
Qui  paï^se  d'heure  eu  heure  à  son  adolescence, 
Ressemblaient  aux  tuyaux  du  froment  ou  du  Hl;, 
Dont  la  sève  arrondit  le  contour  déjà  plein, 
Mais  où  l'été  féeond  qui  doit  mûrir  la  gerbe 
N'a  pas  encor  durci  les  nœuds  dores  de  l'herbe, 

nous  songeons  bien  un  peu  qu'il  s'agit  des  bras  e 
des  jambes  d'une  belle  enfant  ;  mais  nous  sommes 
surtout  induits  en  une  vision  de  blés  verts  et,  par 


LAMARTINE  191 

delà,  de  plaines  fécondes  et  d'ondoyantes  végéta- 
tions qu'enflé  la  poussée  du  Printemps  divin... 

Bref,  chaque  partie  du  corps  de  Daïdha  semble 
rentrer  et  se  fondre,  par  l'intermédiaire  des  compa- 
raisons trop  développées,  dans  la  nature  ambiante. 
Lamartine  nous  peint  ce  corps  de  jeune  fille,  comme 
il  peindrait  le  corps  symbolique  d'un  dieu,  la  forme 
d'Indra  ou  de  Bouddha,  représentative  de  l'Univers 
lui  même.  Un  peu  plus,  et  Daïdha,  toujours  grandis- 
sante, ou  plutôt  insensiblement  dévorée  par  les 
images  qu'a  évoquées  sa  beauté,  dissoute  d'ailleurs 
dans  le  clair  de  lune  qui  l'enveloppe,  deviendrait 
Pan,  se  muerait  au  Grand-Tout,  comme  le  Satyre  de 
Victor  Hugo.  Dans  tout  cela,  nulle  volupté  précise, 
rien  de  l'émotion  spéciale  que  peut  donner  le  spec- 
tacle d'une  nudité  féminine  :  le  poète  est  saisi,  devant 
cette  chair  de  jeune  fille,  de  la  même  ivresse  vague 
et  sacrée  qu'en  présence  de  la  mer  infinie,  des  beaux 
promontoires  des  forêts  profondes  ou  des  monta- 
gnes qui  sont  l'ossature  de  la  planète... 

Mais  revenons  aux  tyrans-dieux.  Pas  plus  que  la 
chasteté  de  Lamartine  ne  sait  rendre  émouvante 
leur  luxure,  sa  douceur  ne  parvient,  en  nous  mon- 
trant leur  cruauté,  à  nous  faire  frissonner  d'hor- 
reur. 

Non  qu'il  n'ait  très  justement  senti  le  lien  mysté- 
rieux et  fatal  qui  unit  la  cruauté  à  la  luxure.  Tous 
les  érotomanes  célèbres  ont  été,  je  crois,  de  méchants 
hommes.  Chez  les  bêtes,  l'amour  ressemble  souvent 


1S2  LES    CONTEMPORAINS 

aune  fureur,  est  un  bond  sur  une  proie,  s'accom- 
pagne de  griffes  enfoncées  dans  la  chair.  Les  anciens 
le  savaient,  que  l'amour  n'est  pas  bon,  et  qu'il  con- 
tient, «  virtuellement  »,  le  goût  de  faire  souffrir.  El 
c'est  d'après  eux  que  l'excellent  mythologue  Théo- 
dore de  Banville,  dans  ses  iFxii^s,  ayant  conté  «  Tédu 
cation  de  l'Amour  »  dans  une  forêt,  parmi  les  fauves, 
termine  ainsi: 

Et  c'est  pourquoi  ta  fais  notre  dure  misère, 
C  est  pourquoi  tu  meurtris  nos  âmes  dans  ta  serre, 
Amour  des  tens,  6  jeune  Eres,  toi  que  le  roi 
Amour,  le  grand  Titan,  regarde  avec  effroi. 
Et  qui  suças  la  haine  impie  et  ses  délices 
Avec  le  lait  cruel  de  tes  noires  nourrices. 

Il  est  difficile  d'expliquer  ces  choses,  mais  on  les 
conçoit  pourtant.  On  conçoit  que  la  recherche  con- 
tradictoire d'on  ne  sait  quel  infini  dans  la  sensation 
égoïste  arrive  à  «  déshumaniser  »  ceux  qui  s'y 
abandonnent  tout  entiers.  Chaque  tentative  que  fait 
l'amour  des  sens  pour  s'assouvir  aboutit  forcément 
à  une  déception  qui  l'exaspère.  La  possibilité  de 
l'assouvissement  recule  à  mesure  que  les  expériences 
se  multiplient.  Et  plus  leur  fureur  croît,  et  plus  la 
sensation  s'émousse;  et  de  là  une  rage  par  laquelle 
le  désir  de  sentir  se  confond  enfin  avec  le  désir  de 
détruire.  Or,  à  l'homme  atteint  de  cette  démence, 
lajoiedela  destruction  est  surtout  sensible  par  la 
ËOuUicince  des  autres,  quand  cette  souil'rance  est 


LAMARTINE  193 

soQ  œuvre,  et  quand  il  la  leur  inflige  précisément  en 
poursuivant  sa  violente  chimère  de  volupté.  Joignez 
que,  les  sensations  douloureuses  étant  beaucoup 
moins  fugitives  que  les  sensations  agréables,  l'homme 
dont  nous  parlons,  en  faisant  de  la  souffrance  d'au- 
trui  le  signe  et  la  condition  de  son  plaisir,  s'assure 
de  celui-ci  par  celle-là  ;  et  que  ce  plaisir  emprunte 
en  quelque  façon  à  cette  douleur  sa  réalité  et  sa 
durée.  «  Ils  souffrent,  donc  je  jouis.  »  Il  y  a  là  comme 
un  phénomène  d'aimantation,  le  voisinage  de  la  seiv> 
sation  atroce,  dont  il  est  certain,  réveillant  chez  le 
misérable  fou  le  pouvoir  de  sentir  voluptueusement. 
Ou  encore,  puisque  les  minutes  aiguës  que  poursuit 
ce  damné  sont  de  celles  où  les  nerfs  vibrent  comme 
ians  un  supplice,  il  se  substitue,  par  Timagination 
et  par  une  sorte  de  monstrueuse  sympathie,  à  la  vic- 
time qu'il  torture,  et  parvient  à  sentir  du  moins 
quelque  chose  en  se  figurant  que  c'est  lui-même  qui 
est  supplicié...  Et  puis,  je  ne  sais  plus  ;  je  suis  trop 
gôné  par  la  nécessité  d'oser  de  périphrases  ;  et  il  y 
a  des  choses  que  j'entrevois  et  que  je  n'ose  pas  dire... 
Bref,  c'est  cela,  le  «  sadisme  ». 

...  Pour  nous  donner  quelque  idée  des  plaisirs 
cruels  des  tyrans-dieux,  Lamartine  s'est  encore  ins- 
piré de  certaines  indications  de  Tacite  et  de  Suétone 
touchant  les  fantaisies  de  l'empereur  Néron.  Néron, 
vous  vous  en  souvenez,  s'amusait  à  faire  repré- 
senter, a  pour  de  bon  »  et  sans  nul  artifice,  les  fables 
les  plus  obscènes  ou  les  plus  sanglantes  de  la  mytho- 

ULi.    COKlBMPORAiNS.    —    VI.  13 


194  LES    CONTEMPORAINS 

logie.  Un  jour,  on  réalisa  devant  lui  l'aventure  dePa- 
siphaé,  —  puis  celle  dlcare.  (Suétone  :  Néron,  XII.) 
«  Icare,  à  son  premier  essor,  tomba  près  du  lit  sur 
lequel  e'tait  assis  Néron,  et  le  couvrit  de  sang.  » 

A  vrai  dire,  c'est  une  assez  belle  invention  de  souf- 
frances, de  souffrances  brutales  et  extrêmes,  que 
la  tragédie  en  tableaux  vivants,  en  tableaux  réels, 
dont  les  tyrans-dieux  s'offrent  le  régal.  Ecoutez,  — 
et  frémissez  si  le  cœur  vous  en  dit. 

La  scène  est  une  cour  de  prison.  Par  des  lucarnes 
adroitement  dissimulées,  les  géants,  «  de  leurs  lits 
de  roses  »,  peuvent  tout  voir  sans  être  vus.  Tel, 
«  Néron  regardait  les  jeux  par  de  petites  ouver- 
tures. »  (Suétone.) 

Les  personnages  du  drame  sont  un  jeune  homme, 
Isnel,  une  jeune  femme,  Ichmé,  et  un  enfant  de  six 
mois,  leur  fils. 

De  l'asile  où  leurs  jours  de  joie  étaient  cachés, 

Des  bourreaux,  le  matiu,  les  avaient  arrachés  : 

Conduits  séparément  dans  Tenceinte  céleste, 

Us  tremblaient  l'un  pour  l'autre  :  ils  ignoraient  le  reste. 

Ichmé  estassise,  avec  son  enfant,  dans  la  cour  de  la 
prison,qu'une  haute  tour  domine.  En  levantles  yeux 
elle  aperçoit  Isnel  au  sommet  de  la  tour.  Joie  des 
deux  amants.  Une  corde  se  trouve  nouée  aux 
créneaux  ;  Isnel  la  déroule,  descend  auprès  de  son 
aimée.  Baisers,  transports...  Ichmé  lui  dit  :  «  Sauve 
d'abord  renfant  1  »  Isuel  prend  le  nourrisson   et 


LAMARTINE  195 

remonte  par  la  corde.  Mais  tout  à  coup  la  corde, 
secouée  du  haut  de  la  tour  par  des  bourreaux 
embusqués,  oscille  épouvantablement  et  heurte 
contre  les  muraillesisnel  et  son  cher  fardeau.  Comme 
ça,  très  longtemps,  sous  les  yeux  d'Ichmé. 

Puis  la  corde  redevient  immobile.  Et  alors  des 
bourreaux  entrent  dans  la  cour,  et,  l'un  après  l'autre, 
«  souillent  Ichmé  de  baisers  odieux  ».  Comme  ça, 
très  longtemps,  sous  les  yeux  d'Isnel. 

Et  c'est  le  premier  tableau. 

La  malheureuse  Ichmé  s'est  évanouie.  Quand  elle 
reprend  ses  sens,  des  bruits  inaccoutumés  viennent, 
par  un  soupirail,  de  la  loge  souterraine  où  sont  les 
lions.  Des  voix  crient:  a  Isnel,  l'enfant  ou  toi  !  Nos 
bétes  ont  faim.  Jette-leur  ton  enfant,  ou  deviens 
toi-même  leur  pâture.  Choisis  1  »  Ichmé  entend  le 
bruit  d'un  corps  qui  tombe.  Est-ce  l'enfant  ?  Est-ce 
le  père  ?  Un  faible  vagissement  lui  fait  croire  que 
c'est  l'enfant.  Bruit  d'os  broyés.  Ichmé  se  tord  de 
désespoir  et  «  brise  ses  dents  »  sur  les  barreaux  de 
fer.  Et  c'est  le  second  acte. 

Mais  Isnel,  —  qu'en  réalité  on  a  laissé  s'évader  et 
qui  est  allé  déposer  l'enfant  dans  un  asile  qu'il  croit 
sûr,  —  revient,  par  la  corde  à  nœuds,  pour  sauver 
la  mère.  Elle  lui  crie  :  «  Misérable  !  tu  as  tué  notre 
enfant!  et  tu  vis  !  »  Elle  brandit  sur  lui  ses  chaînes, 
et  l'assomme  d'un  seul  coup.  Puis  elle  s'ouvre  une 
reine,  je  ne  sais  trop  comment. 

Or,  tandis  qu'elle  agonise,  des  torches  illuminent 


i'^i  LES   CONTEMPORAINS 

la  cour,  et  les  bourreaux  rapportent  à  Ichmé  son 
enfant  vivant: 

«  C'était  nn  jea,  vois-tu,  jeune  fille  insensée  î 

D'immoler  ton  amant  pourquoi  t'es-tu  pressée  T 

Du  repas  des  lions  il  était  innocent. 

Quel  lait  aura  tonfils  ?  Tiens,  nourris-le  de  sang  !  m 

Les  monstres  à  ces  mots  poussent  un  affreux  rire  : 

D'une  convulsion  du  cœur  la  mère  expire, 

Et  les  bourreaux,  traînant  le  vivant  et  les  morts 

Vers  l'antre  des  lions,  leur  jettent  les  trois  corps. 

Tel  est  ce  mélo-mimodrame  sanglant  et  sincère  en 
trois  actes.  Assurément  un  psychologue,  comme 
Edgard  Poë,  aurait  pu  produire  des  combinaisons  de 
souffrance  morale  et  physique  plus  compliquées  et 
plus  profondes.  Même,  malgré  leur  naïf  étalage  d'hor- 
reur matérielle,  les  «  situations  »  imaginées  par 
Lamartine  n'égalent  pas  en  subtile  cruauté  telles  si- 
tuations de  Théodora  ou  de  la  Tosca;  car  M.  Sardou 
a  été  plusieurs  fois,  au  théâtre,  le  roi  de  l'angoisse 
et  de  la  torture.  En  somme,  Ichmé  éprouve  la  peur 
intense,  mais  toute  simple,  et  venant  d'un  objet  pré- 
sent et  déterminé.  Puis,  la  douleur  des  êtres  qu'elle 
chérit  ne  dépend  point  d'elle  ;  et  enfin  elle  ne  con- 
naît pas,  comme  la  Tosca  ou  Théodora,  «  la  terreur 
du  choix  »...  L'histoire  d'Ichmô  et  d'Isnel,  avec  ses 
cris  et  sa  pluie  de  sang,  ressemble  à  quelque  rouge 
croquemitainerie,  sent  presque  l'enluminure  popu- 
laire des  images  de  supplices. 

Tout   cela  cependant,  chair  meurtrie,  sang  qui 


LAMARTINE  t97 

coule,  hurlements,  sanglots,  douleur  élémentaire  de 
la  femme  devant  qui  sont  martyrisés  son  époux 
et  son  enfant,  tout  cela  pourrait  encore  ébranler  nos 
nerfs,  comme  les  ébranlent  tels  tableaux  des  cruels 
peintres  espagnols,  ou  les  vastes,  exactes  et  lanci- 
nantes descriptions  de  tortures  physiques  où  se  com- 
plaît Flaubert  l'impassible  dans  Salammbô  :  les 
quatre  cents  mercenaires  contraints  de  s'entr'é- 
gorger,  le  sacrifice  à  Moloch,  l'armée  mourant  de 
faim  dans  le  défilé  de  la  Hache,  et  le  supplice  de  Ma- 
thô.  (Il  serait  facile  de  noter,  en  passant,  plus  d'une 
ressemblance  entre  la  civilisation  de  Balbeck  et  celle 
de  Garthage.)  —  Mais  le  fait  est  que,  je  ne  sais  com- 
ment, l'aventure  horrifîque  d'Isnel  et  d'Ichmé  ne 
nous  émeut  guère  ;  pas  plus  que  ne  nous  émeuvent 
les  autres  atrocités  qui  s'étalent  dans  la  dernière  par 
lie  de  la  Chute  d'un  ange,  et  pas  plus  que  ne  par- 
viennent à  nous  intéresser,  —  je  veux  dire  à  nous 
paraître  vivants,  —  Nemphed,  Arasfiel,  Sérandyb, 
ces  monstres  de  méchanceté  que  le  poète  innocent 
peine  tant  à  nous  décrire.  —  Et  j'avoue  sans  doute 
que  la  petite  pièce  jouée  devant  les  tyrans-dieux  par 
des  tragédiens  sans  le  savoir  n'est  point  un  pro- 
verbe de  paravent ,  et  que  ce  mélodrame  som- 
maire, corsé  d'une  boucherie  de  cirque,  est  même 
un  spécimen  assez  plausible  de  ce  que  deviendrait 
le  théâtre  dans  une  société  en  proie,  si  je  puis 
dire,  à  l'extrême  civilisation  industrielle  et  maté- 
rialiste. Que  dis-je  1  ces  jeux  d'arène,  ce  drame  bru- 


198  LES   CONTEMPORAINS 

tal,  ces  tableaux  vivants  et  ces  exhibitions  toutes 
crues,  je  crains  bien  que  notre  théâtre  ne  s^y  ache- 
mine tous  les  jours...  Mais,  je  le  répète,  les  cruautés 
lamartiniennes  ne  nous  hérissent  pas  plus  que  les 
luxures  lamartiniennes  ne  nous  avaient  troublés.  La 
Chute  d'un  ang'e  nous  offre  un  très  singulier  exemple 
de  l'impuissance  d'un  grand  poète  à  peindre  soit 
la  laideur  morale,  soit  l'horreur  physique,  comme 
si  ces  sujets  lui  avaient  été  interdits  par  Dieu,  et 
comme  s'il  avait  été  créé  uniquement  pour  exprimer 
ce  qui  est  par,  ce  qui  est  beau,  ce  qui  resplendit  et 
ce  qui  s'élève,  pour  dire  la  magnificence  de  la  pla- 
nète  et  traduire  la  prière  et  le  rêve  de  l'humanité 
répandue  à  sa  surface... 

Avec  tout  cela,  ce  bizarre  poème  est  très  grand. 
J'aime  à  m'y  plonger  à  l'aventure.  Les  pages  les 
plus  mêlées  et  les  plus  bourbeuses  roulent,  parmi 
les  algues  et  les  graviers,  des  perles  rares.  Cela 
pullule  de  vers  spontanés,  tels  que  Lui  seul  en  sut 
écrire.  J'ouvre  au  hasard  (je  vous  le  jure!)  et  je 
tombe  sur  la  traversée  aérienne  de  Cédar  et  Daïdha. 
Le  beau  voyage  !  Les  belles  visions  de  nuit,  d'au- 
rore et  de  crépuscule  !  La  belle  «  carte  en  relief  »  et 
lesbeaux  paysages  à  vol  d'aigle  I  Je  cite  un  peu,  pour 
votre  plaisir  et  pour  mon  repos: 


III  fendaient,  engloutis,  les  ténèbrei  palpables  ; 
L'écume  des  brouillards  ruisuelait  sur  les  câbles. 


LAMARTINE  19» 

Tantdt,  sortant  soudain  de  la  mer  des  nuages, 
Les  étoiles  semblaient  plearer  sur  lears  visages 

Les  étoiles,  fuyant  au-dessus  de  leurs  têtes, 
Ciouraient  comme  le  sable  au  soufiSe  des  tempêter. 

Des  teintes  du  matin  le  ciel  se  nuançait . 
Déjà,  comme  un  lait  pur  qu'un  vase  sombre  épanch», 
La  nuit  teignait  ses  b  ./tàa  d'une  auréole  blanche  ; 
Les  étoiles  mouraient  là-haut,  comme  des  yeuK 
Qui  se  ferment,  lassés  de  veiller  dans  les  cieux. 
Le  soleil,  encor  loin  d'effleurer  notre  terre, 

Montait,  pâle  et  petit,  de  l'abtme  sans  fond, 
Et  ses  rayons  lointains,  que  rien  ne  répercute, 
Du  jour  et  de  la  nuit  amollissaient  la  lutte. 

Cétaitla  terre,  avec  les  taches  de  ses  fianos. 
Ses  veines  de  flots  bleus,  ses  monts  aux  cheveux  blanei. 
Et  sa  mer  qui,  du  jomr  se  teintant  la  première, 
Eclatait  lur  sa  nuit  comme  «n  lac  de  lumière. 


,.Le  navire  ailé  reconnut  sa  route  : 

Et,  dirigeant  sa  proue  aux  pointes  du  Sina 
Sur  la  mer  Asphalite  en  glissant  s'inclina. 
£1  entendit  d'en  haut  battre  contre  ses  rives 
Les  coups  intermittents  de  ses  vagues  massivea. 
•    ••».*•     ••••«.     .     *■• 
Les  cimes  du  Liban,  qu'ils  avaient  à  franchir, 
Devant  les  nautonniers  commençaient  à  blanchir. 
Us  entendaient  grossir  cet  immense  murmure 
Qui  sifflait  nuit  et  jour  parmi  sa  chevelure. 


200  LES    CONTEMPORAINS 

Ils  voyaient  ondoyer  en  bas,  à  grandes  ombres, 
La  bruissante  mer  de  lenrs  feuillages  sombres... 

Autres  merveilles,  et  plus  soutenues  :  la  prodi- 
gieuse description  de  la  terre  avant  le  déluge  ;  le 
chœu?  des  cèdres,  les  mœurs  des  tribus  nomades,  le 
culte  des  ancêtres  et  les  discours  des  vivants  aux 
morts;  les  amours  de  Daïdha  et  de  Cédar;  leur  fuite 
dans  la  forêt  vierge  ;  le  défilé  des  peuples  devant  les 
géants,  fresque  lamentable,  fourmillante  et  déme- 
surée, mais  piquée  de  détails  violemment  réalistes  ; 
fresque  symbolique  et  qui  fait  songer  k  l'éternelle  et 
vaine  procession  de  l'humanité  douloureuse  sous  les 
yeux  d'un  Dieu  méchant  : 

Ils  passaient,  ils  passaient,  squelettes  de  la  faim...  ; 

tout  le  rôle  de  Lackmi,  qui  est  la  figure  la  plus 
vivante  du  poème,  sa  passion  humble  et  furieuse, 
ses  discours  ardents,  sa  ruse,  sa  mort  amoureuse;  la 
suprême  malédiction  jetée  par  Cédar  au  monde  et  à 
Dieu  , 

Et  surtout,  surtout,  le  Fragment  du  Livre  pri- 
mitif! 

Je  n'ai  voulu  vous  soumettre,  touchant  la  Chute 
d'un  ange^  que  quelques  impressions  qui  me  fussent 
à  peu  près  personnelleB  (encore  m'abusé-je  peut- 
être).  Mais  si  vous  en  désirez  une  critique  plus  com- 
plète, et  intelligente,  et  précise,  et  généreuse,  je 
vous  renverrai  simplement  au  livre  de  M.  Charles  de 


LAMARTINE  201 

Pomairols  (pages  169-225).  Car  je  ne  saurais  que 
répéter  soit  les  pénétrantes  objections,  soit  les 
pieux  éloges  de  ce  juge  excellent,  poète  lui-même 
et  philosophe . 

Je  vous  rappellerai  aussi  le  jugement  de  Leconte 
de  Lisle,  jugement  très  significatif  et  très  précieux, 
si  vous  songez  à  quel  point  la  négligence  de  Lamar- 
tine, et  sa  surabondance  désordonnée,  et  la  facilité  de 
sa  mélancolie  et  de  ses  larmes  devaient  offenser  un 
artiste  aussi  soucieux  de  la  perfection  de  la  forme 
et  de  l'objectivité  de  la  poésie  que  l'auteur  des 
Poèmes  barbares. 

«  M.  de  Lamartine,  écrivait  Leconte  de  Lisle  en 
1864,  a  fait  mieux  que  \e^  Méditations  et  que  Jbce/yn, 
mieux  que  les  Harmonies  :  il  a  écrit  la  Chute  d'un 
ange.  Mon  sentiment  à  ce  sujet  est  celui  du  petit 
nombre,  je  le  sais,  La  critique,  d'ordinaire  si  élo- 
gieuse,  a  rudement  traité  ce  poème,  et  le  public 
lettré  ne  l'a  point  lu  ou  l'a  condamné.  La  critique 
et  le  public  sont  des  juges  mal  informés.  Les  concep- 
tions les  plus  hardies,  les  images  les  plus  éclatantes, 
les  vers  les  plus  mâles,  le  sentiment  le  plus  large 
de  la  nature  extérieure,  toutes  les  vraies  richesses 
intellectuelles  du  poète  sont  contenuesdans/a  Chute 
d'un  ange.  Les  lacunes,  les  négligences  de  style,  les 
incorrections  de  langue  y  abondent,car  les  forces  de 
l'artiste  ne  suffisent  pas  toujours  à  sa  tâche  ;  mais 
les  parties  admirables  qui  s'y  rencontrent  sont  de 
premier  ordre.  » 


209  LES   CONTEMPORAINS 


VII 


LB  FRAGMENT  DU  LIVRE  PRIMITIF  ET  LES  RECUEILLEMENTS. 

Je  voudrais,  pour  terminer,  dire  quelques  mots 
de  la  philosophie  de  Lamartine.  Nous  l'avons  ren- 
contrée, éparse,  dans  les  Méditations^  dans  les  Bar- 
monieSy  dans  Jocelyn.  Mais  le  Livre  primitif  (dans 
la  Chute  d'un  ange)  et  certaines  pièces  des  Recueille- 
ments nous  l'offrent  plus  ramassée,  et  c'est  donc  là 
qu'il  faut  la  considérer  ;  d'autant  mieux  que  nous  y 
trouvons  la  pensée  de  Lamartine  à  quarante-huit 
ans  (1838),  et  qu'il  n'y  a  pas  apparence  qu'elle  ait 
beaucoup  varié  depuis. 

Il  s'agit  d'abord  de  définir  Dieu.  Pour  la  première 
fois,  dans  le  Fragment  du  Livre  primitif,  dissipant 
les  équivoques  de  ce  christianisme  sentimental  dont 
on  ne  savait  trop  s'il  enveloppait  ou  s'il  excluait  le 
dogme,  Lamartine  s'affirme  nettement  rationaliste  et 
nie  la  révélation  : 

L*  seul  livre  divm  dans  lequel  il  écrit 

Son  nom  toajouri  croissant,  homme,  c'est  ton  esprit  I 

O'est  ta  raison,  miroir  de  la  raison  soprème, 

Où  se  peint  dans  la  nuit  quelque  ombre  de  lui-même. 

Il  nous  parle,  t  mortels,  mais  o'est  par  ce  seul  sens. 

Toute  bouche  de  chair  altère  ses  accents. 

L'intelligeuce  en  nous,  hors  de  nous  la  nature, 

Voilà  la  Toiz  de  Dieu  ;  h  resté  eti  imposiur*. 


LAMARTINE  S03 

Tout  le  morceau,  qui  est  considérable  (632  vers), 
demeure  fidèle  à  ce  caractère.  Le  poète  devait  pour- 
tant être  tenté  de  faire  prédire  la  venue  du  Christ, 
Fils  de  Dieu,  par  le  vieux  sage  du  mont  Carmel.  La 
prédiction  eût  pu  être  éloquente  et  magnifique. 
Lamartine ,  vingt  ans  auparavant ,  ny  eût  sans 
doute  pas  résisté.  Ici,  il  s'est  abstenu.  Et  je  ne  pré- 
tends point  sans  doute  que  cela  l'empêchera  plus 
tard  d'être  repris  par  le  charme  ouaté  d'une  foi 
imprécise  et  d'adorer  de  nouveau  dans  le  Christ, 
aux  heures  d'attendrissement,  une  divinité  méta- 
phorique et  mal  définie.  Et  ce  n'est  pas  non  plus 
d'avoir  pensé  de  cette  façon  dans  le  Livre  primitif 
que  j'ai  à  le  louer,  mais  d'avoir  dit,  ce  jour-là,  le 
fond  de  sa  pensée  et  de  n'avoir  pas  confondu  ce 
qu'il  pensait  avec  ce  qu'il  pouvait  se  ressouvenir 
d'avoir  cru  et  aimé. 

C'est  donc  à  la  raison  de  définir  Dieu.  Vous  vous 
doutez  que  cela  n'est  pas  facile.  Ni  le  déisme  ne  nous 
satisfait,  ni  le  panthéisme.  Il  ne  reste  alors  qu'à 
fondre  ces  deux  conceptions  opposées  dans  une 
espèce  d'idéalisme  ou,  un  peu  plus  exactement,  de 
pansymbolisme,  qui  ne  pourra  jamais  être  bien  clair. 
Lamartine  croirait  volontiers  à  un  Dieu  personnel  ; 
et  même  il  y  croit.  Mais  un  Dieu  personnel,  ce  n'est, 
forcément,  que  l'homme  agrandi.  Le  déisme  n'est  que 
l'expression  la  moins  déraisonnable  de  l'anthropo- 
morphisme. Vous  savez  les  difficultés  que  présentent 
et  la  Création,  et  la  Providence,  et  l'existence  d'ua 


204  LES   CONTEMPORAINS 

Etre  suprême  doué  de  facultés  et  de  sentiments  hu- 
mains dont  on  a  seulement  retiré  la  limite,  —  par  une 
opération  bien  malaisée  à  concevoir  et  que,  au  sur- 
plus, on  oublie  toujours  de  refaire  quand  on  songe 
à  lui.  Ce  qu'on  voit  invinciblement,  c'est  un  très 
bon  vieillard  à  barbe  blanche  ou  un  tragique  jeune 
homme  à  cheveux  roux.  Ces  images  emprisonnent 
la  pensée  spéculative  qui  les  suggéra  ;  et  le  signe 
résorbe  la  chose  signifiée... 

Le  panthéisme,  lui,  est  très  beau.  C'est  l'expres- 
sion la  plus  enivrante  de  l'anthropomorphisme,  — 
duquel  on  ne  sort  pas.  Le  déisme  érigeait  au-dessus 
de  tout  une  àme  humaine  distendue  et  unique  ;  te 
panthéisme  infuse  l'âme  humaine  dans  tout.  En 
réalité,  c'est  le  monde  mis  en  métaphores;  une  pro- 
sopopée  universelle.  Mais  Spinoza  lui-même  a  bien 
de  la  peine  à  en  tirer  une  loi  morale  qui  oblige..  Et 
puis,  au  fond,  on  n'est  pas  bien  sûr  de  comprendre. 
Sully-Prudhomme  confesse  un  «  scrupule  »  dans  un 
sonnet  des  Epreuves.  —  Vous  êtes  ignorants  comme 
moi,  plus  encore,  dit-il  aux  astres;  la  raison  de  vos 
lois  vous  échappe.  Tu  ne  sais  rien  non  plus,  rose;  ai 
vous,  zéphyrs,  fleurs  ; 

Et  le  monde  invisible  et  celai  que  je  vois 

Ne  savent  rien  d'un  but  et  d'un  plan  que  j'ignors. 

L'ignorance  est  partout  ;  ai  U  divinité, 
Ni  dans  l'atome  obscur,  ni  dans  l'humanité, 
Ne  se  lève  en  criant  :  «  Je  suis  et  me  révéU  t  » 


LAMARTINE  SOS 

Et  il  conclut  : 

Etrange  vérité,  pénible  à  concevoir, 

Gênante  pour  le  cœur  comme  pour  la  cervelle, 

Que  rUnivers,  le  Tout,  goitDieu  sans  le  savoir  t 

Que  faire  donc  ?  Maintenir  un  Dieu  personnel,  afin 
d'échapper  à  l'obscurité  du  panthéisme  et  aux  diffi- 
cultés qu'on  trouve  à  fonder  sur  le  panthéisme  une 
morale  ;  mais  ne  point  séparer  l'existence  de  Dieu 
de  celle  du  monde,  afin  d'éviter  que  ce  Dieu  ne  se 
rétrécisse  en  une  personne  humaine;  par  suite, 
regarder  le  monde  comme  co-éternel  à  Dieu,  conce- 
voir la  création  comme  continue  et  toujours  actuelle, 
car  elle  est  pour  nous  la  condition  même  de  l'exis- 
tence de  Dieu  ;  considérer  enfin  l'univers  et  la  vie  à 
tous  ses  degrés,  depuis  la  vie  inorganique  jusqu'à  la 
pensée  humaine,  comme  un  système  de  signes  de 
plus  en  plus  clairs  et  conscients  et  comme  la  parole 
même  de  l'Etre  divin:  parole  balbutiante  et  igno- 
rante chez  les  créatures  inférieures,  mais  qui,  chez 
l'homme,  commence  à  savoir  ce  qu'elle  dit...  A  quoi 
il  faut  ajouter  ce  corollaire  :  —  Si  Dieu  n'existe 
qu'à  la  condition  d'agir,  de  créer,  en  retour  les  choses 
n'existent  qu'en  tant  qu'elles  signifient  Dieu  et  dans 
la  mesure  où  elles  le  signifient  ;  autrement  dit,  elles 
n'existent  qu'en  tant  qu'elles  sont  pensées  par 
l'homme,  puis  qu'elles  n'ont  de  sens  que  dans  son 
cerveau.  Et  c'est  ainsi  que,  de  cette  sorte  de  fusion 
du  déisme  et  du  panthéisme,  résulte  l'idéalisme  pur. 


20«  LES   CONTEMPORAINS 

Tout  cela  est  exprimé  dans  des  vers  moins  clairs 
sans  doute  que  des  \ers  de  Boileau,  mais  cependant 
aussi  précis  qu'ils  le  pouvaient  être,  et  où  il  faut 
admirer  le  plus  grand  effort  qu'ait  sans  doute  fait  la 
poésie  pour  énoncer  des  conceptions  métaphysiques. 
(Je  n'y  vois  à  comparer  que  certaines  pages  de  SuUy- 
Prudhomme  ;) 

Dieadit  à  la  Raison  :  Je  suis  celai  qui  suia  ; 
Par  moi  seul  enfanté,  de  moi-même  je  vis  ; 
Toat  nom  qui  m'eat  donné  me  voile  ou  me  profane, 
Mais  pour  me  révéler  le  monde  est  diaphane. 

Celui  d'où  sortit  tout  contenait  tout  en  soi  ; 

Ce  monde  est  mon  regard  qui  se  contemple  en  moi. 

•     ••  ••••..••••«*« 

Les  formes  seulement  où  son  dessein  se  joub, 
Eternel  mouvement  de  la  céleste  roue, 
Changent  incessamment  selon  la  sainte  loi  : 
Mais  Dieu,  qui  produit  tout,  rappelle  tout  à  soi. 
C'est  un  aux  et  reflux  d'ineffable  puissance. 
Où  tout  emprunte  et  rend  l'inépuisable  essence, 
Où  tout  foyer  remonte  à  ce  foyer  commun. 
Où  Vœuvre  et  Vouvrier  sont  deux  et  ne  $ont  qu'un. 
Où  la  force  d'en  haut,  vivant  en  toute  chose, 
Crée,  enfante,  détruit,  compose  et  décompose  ; 
S'admirant  3an$  repoa  dans  tout  ce  qu'elle  a  fait, 
Renouvelant  toujours  son  ouvrage  parfait  ; 

Où  la  vie  et  la  mort,  le  temps  et  la  matière, 
Ne  sont  rien,  en  efet,  que  formes  de  l' esprit f 


Où  Jéhovah  s'admire  et  se  diversifie 


LAMARTINE  £07 

Dann  l'œuvre  qu'il  produit  et  qu'il  s'identifie. 

Trouvez  Dieu  :  son  idée  est  la  raison  de  l'être; 
L'œuvre  de  l'univers  n'est  que  de  le  connaître. 

*'' •••...,, 

Tout  exhale  un  soupir,  tout  balbutie  un  nom  ; 
Ce  cri,  qui  dans  le  ciel  d'astre  en  astre  circule, 
Tout  l'épelle  ici-bas,  l'homme  seul  l'articule. 
L'Océan  a  «a  masse  et  l'astre  sa  splendeur  ; 
L'homme  est  l'être  qui  prie,  et  c'est  là  Ba  grandeur. 

Sur  rimpossibilité  de  concevoir  Dieu  séparé  du 
monde,  Lamartine  avait  d'abord  écrit  : 

Mes  ouvrages  et  moi,  nous  ne  sommes  pas  deux  ; 
Comme  l'ombre  du  corps,  je  me  sépare  d'eux  ; 
Mais  si  le  corps  s'en  va,  l'image  s'évapore  : 
Qui  pourrait  séparer  le  rayon  de  l'aurore  ? 

Emu  par  les  reproches  des  chrétiens  et  des  purs 
déistes,  il  voulut  bien  remplacer  ces  vers  par  ceux-ci  : 

Bien  ne  m'explique,  et  seul  j'explique  l'univers  ; 
On  croit  me  voir  dedans,  on  me  voit  au  travers  ; 
Ce  grand  miroir  brisé,  j'éclaterais  encore  I 
Eh  !  qui  peut  séparer  le  rayon  de  l'aurore  T 

Il  ne  daigna  pas  s'apercevoir  que,  dans  cette 
seconde  version,  le  dernier  vers  contredit  absolu- 
ment l'avant-dernier.  Ou  plutôt  je  crois  qu'il  s'en 
aperçut,  et  j'en  conclus,  —  me  souvenant  d'ailleurs 
de  certains  autres  vers,  —  que  c'était  la  première 
version  qui  rendait  sa  vraie  pensée. 


20g  LES    CONTEMPORAINS 

Au  surplus,  un  poème  d'une  souveraine  beauté, 
pittoresque,  morale  et  lyrique,  —  fort  inconnu,  et 
que  personne  ne  cite  jamais,  —  le  Désert,  que  vous 
trouverez  à  la  suite  des  Recueillements,  dans  les 
Epîtres  et  Poésies  diverses,  et  qui,  daté  de  1856,  est 
donc  la  dernière  grande  pièce  qui  soit  sortie  de  la 
main  de  Lamartine,  nous  oifre  un  décisif  com- 
mentaire de  cette  partie  du  Livre  primitif. 

Dans  le  Désert,  le  poète  fait  ainsi  parler  Dieu  : 

Insectes  bourdonnants,  assembleurs  de  nuages, 
Vous  prendrez-vous  toujours  au  piège  des  images  ? 
Me  croyez-vous  semblable  aux  dieux  de  tos  tribus  î 
J'apparais  à  l'esprit,  mais  par  mes  attributs. 
•     «•••*•■••     •     •     ••••• 

Ne  mesurez  jamais  votre  espace  et  le  mien . 
Si  je  n'étais  pas  tout,  je  ne  serais  plus  rien. 

Sur  quoi,  pris  d'un  vieux  scrupule  chrétien,  — 
dans  une  période  embrouillée,  inachevée  peut-être, 
ôt  dont  il  n'est  presque  pas  possible  de  saisir  la 
construction  grammaticale,  —  il  s'efiForee  de  dis- 
tinguer entre  «  le  Tout  »  des  panthéistes,  «  ce  second 
chaos...  où  Dieu  s'évapore...  où  le  bien  n'est  plus 
bien,  où  le  mal  n'est  plus  mal  »,  et  «  le  Tout  »  or- 
thodoxe, «  centre-Dieu  de  l'âme  universelle»  .... 
Mais  enfin,  il  reconnaît  qu'il  n'y  voit  goutte  ;  et  i\ 
s'en  tire  par  ce  que  j'appellerai  une  loyale  défaite. 
Il  fait  dire  à  Dieu  : 

Tu  creuseras  en  vain  le  ciel,  la  mer,  la  terre 

Pour  m'y  trouver  un  nom  ;  ]e  n'en  ai  qu'un  :  Mystère. 


LAMARTINE  209 

Et  il  répond  ;: 

Mystère,  ô  saint  rapport  du  Créatenr  à  moi  ! 

Plas  tes  gouffres  sont  noirs,  moins  ils  me  sont  fanèbree 

J'en  relève  mon  front  ébloui  de  ténèbres  ! 

Et  je  dis  :  c  Cest  bien  toi,  oar  je  ne  te  vois  pas  I  » 

En  d'autres  termes,  il  renonce  à  comprendre  ;  il 
se  récuse, —  avec  un  geste  sublime... 

Revenons  au  Livre  primitif.  Donc,  l'homme  est  le 
fils  de  Dieu  et  l'interprète  de  la  création  ;  mais  il  y 
a,  dans  la  création,  des  choses  qui  ne  sont  vraiment 
pas  commodes  à  interpréter.  Nous  rencontrons  ici  le 
problème  de  l'existence  du  mal  : 

Le  sage  en  sa  pensée  a  dit  an  joar  :  «  Pourquoi, 

«  Si  je  suis  fils  de  Dieu,  le  mal  est-il  en  moi  ? 

«  Si  l'homme  dut  tomber,  qui  donc  prévit  sa   chute  T 

<  S'il  dut  être  vaincu,  qui  donc  permit  la  lutte  ? 

«  Est-il  donc,  ô  douleur  !  deux  axes  dans  les  oieux,    r 

c  Deux  âmes  dans  mon  sein,  dans  Jéhovah  deux  dieux  ?  » 

Lamartine .  répond  comme  il  peut,  ni  mieux  ni 
plus  mal  que  ceux  qui  ont  répondu  avant  lui.  Le 
Seigneur,  dit-il,  emporta  l'âme  du  sage 

Au  point  de  l'infini  d'où  le  regard  divin 
Voit  les  commencements,  les  milieux  et  la  fin, 
Et,  complétant  les  temps  qai  ne  sont  pas  encor«. 
Du  désordre  apparent  voit  l'harmonie  èclore  : 
«  Regarde  I  v  lui  dit-il. 

LES    CONTBUPORiUNI.    —  VI.  14 


aïO  LES  CONTEMPORAINS 

Et  il  paraît  que  le  sage  comprit  iDstantanément. 
Il  comprit  la  partie  parle  tout  : 

La  fin  justifia  la  voie  et  le  moyen  ; 

Ce  qu'il  appelait  mal,  fut  le  souverain  bien  ; 

La  matière,  où  la  mort  germe  dans  la  BoufiErance, 

Ne  fut  plus  à  ses  yeux  qu'une  vaine  apparence, 

Epreuve  de  l'esprit,  énigme  de  bonté, 

Où  la  nature  lutte  avec  la  volonté 

Et  d'où  la  liberté,  qui  pressent  le  mystère, 

Prend.pour  monter  plus  haut,  son  point  d'appui  sur  terre. 

Et  le  sage  comprit  que  ie  mal  n'était  pas, 

Et  dans  l'œuvre  de  Dion  ne  se  voit  que  d'en  bas. 

Allons,  tant  mieux.  Le  malheur,  c'est  que  c'est 
seulement  d'en  bas  que  nous  pouvons,  nous,  voir 
l'œuvre  de  Dieu.  Et  alors  nous  concevons  sans 
doute  l'utilité  de  certaines  douleurs,  et  qu'elles 
sont  la  condition  de  l'effort,  qui  est  la  condition  du 
mérite.  Ainsi  s'explique  une  partie  du  mal  physique. 
Mais,  cette  opération  faite,  il  reste  tout  de  même  un 
terrible  déchet  de  douleurs  inutiles,  et  qui  n'expient 
rien  et  qui  ne  peuvent  être  productrices  d'aucune 
bonté.  C'est  un  étrange  mystère  que  la  souffrance 
des  petits  enfants,  pour  ne  parler  qui  de  celle-là. 
Même,  les  chevaux  de  fiacre  suffiraient  à  ruiner  les 
raisonnements  de  l'optimisme.  —  Et  enfin,  que 
dirons-nous  de  l'énorme  portion  du  mal  moral  que 
l'épreuvedumal physique  nesuffitpasà  transmueren 
bien  7  Les  méchants  qui  persistent,  les  méchants  qui 
doiventdemeurerimpénitents.pourquoi vivent  ils?... 


LAMARTINE  SU 

Ici  encore,  Lamartine  répond  ce  qu'il  peut.  Per- 
sonne ne  demeurera  éternellement  méchant.  L'é- 
preuve n'est  limitée,  pour  chacun  de  nous,  ni  à  une 
seule  vie  d'homme,  ni  à  une  seule  planète.  Le  rêve 
que  les  anciens  Indous  ont  rêvé  pour  excuser  Dieu, 
le  rêve  que  Platon  a  refait  dans  le  Phédon  d'une 
série  d'existences  par  où  les  âmes,  plus  ou  moins 
vite,  s'épurent  et  remontent  à  Dieu,  ce  rêve  que 
Victor  Hugo  développera  à  son  tour  dans  Ce  que 
dit  la  bouche  d^ombre,  Lamartine  l'indique  ici  en 
quelques  vers.  Il  n'avait  point  à  y  insister  davan- 
tage, puisque  ce  rêve  moral  est  le  fond  même  et 
comme  la  trame  ininterrompue  de  la  série  d'épopées 
que  devaient  former  les  VisionSy  et  puisque  Jocelyn 
n'est  que  la  dernière  incarnation  de  Cédar,lentement 
purifié  et  sanctifié. 

Comme  les  âmes  individuelles,  ainsi  progressent, 
malgré  les  arrêts  et  les  retours,  par  une  force 
«  mystérieuse  »  (il  faut  se  résigner,  en  ces  matières, 
à  abuser  de  cette  épithète),  les  collectivités  et  l'hu- 
manité elle-même.  Cette  force  divine  immanente  au 
monde,  c'est  celle  qu'adoraient  les  stoïciens  [Mens 
agitât  molem...  Spiritus  intus  a/if), et  c'estaussi  quel- 
que chose  d'analogue  à  la  force  que  reconnaît,  par 
un  postulat  nécessaire,  la  doctrine  de  l'évolution,  à 
ce  je  ne  sais  quoi  qui,  dans  les  minéraux,  veut 
s'agréger  ou  se  cristalliser  ;  qui,  dans  le  règne  végé- 
tal ou  animal,  veut  vivre  et  croître,  s'adapte  aux 
milieux  pour  en  tirer  le  plus  de  vie  possible,  assou- 


âil  LES  CONTEMPORAINS 

plit  et  achève  les  types,  et  les  traosmet  perfection- 
nés... 

Nul  poète,  nul  philosophe,  nul  historien  n'a  mieux 
senti  que  Lamartine,  ni  plus  superbement  exprimé 
la  marche  évolutive  de  l'histoire.  Nul,  non  pas  même 
Renan,  n'a  mieux  dit  les  sourds  instincts  dont  le 
travail,  pareil  à  celui  des  germes,  prépare  les  trans- 
formations des  peuples,  ni  les  désirs  dont  les  masses 
humaines  sont  émues  longtemps  avant  que  ces  désirs 
ne  deviennent  des  pensées  par  où  la  réalité  sera 
repétrie...  Ecoutez  ces  strophes  d'^T'fo/jie  : 

. n  est  dans  la  nature 

Je  ne  eaîs  quelle  voix  lourde,  profonde,  obscure 
Et  qui  révèle  à  tous  ce  que  nul  n'a  conçu  ; 
Instinct  mystérieux   d'une  ftme  collective, 
Qui  pressent  la  lumière  avant  que  l'aube  arrive, 
Lit  au  livre  infini  sans  que  le  doigt  écrive, 
Et  prophétise  à  son  insu. 

•    ••• •.....» 

C'est  l'éternel  soupir  qu'on  appelle  chimère, 
Cett".  aspiration  qui  prouvé   une  astmosphère.., 

«  n  se  trompe  >,  dis-tu  ?  Quoi  donc  1  se  trompe-t-«lle 
L'eau  qui  se  précipite  où  sa  pente  l'appelle  ? 
Se  trompe-t-il  le  sein  qui  bat  pour  respirer. 
L'air  qui  veut  s'élever,  le  poids  qui  veut  descendre, 
Le  feu  qui  veut  brûler  tant  que  tout  n'est  pas  cendre. 
Et  l'esprit  que  Dien  fit  sans   bornes  pour  comprendre 
Et  sans  bornes  pour  espérer  ? 

Elargissez,  mortels,  vos  âmes  rétrécies  I 
O  iiècUif  vos  be$oi7i$,  c«  sont  vos  propMtùs  / 


LAMARTINE  919 

Votre  cri  de  Dieu  même  est  l'infaillible  voix. 
Quel  rnooTement  sans  bnt  agite  la  nature  f 
Le  possible  est  on  mot  qui  grandit  à  mesure. 
Et  le  temps  qui  s'enfuit  yers  la  race  future 
A  déjà  fait  ce  que  je  vois!.. . 

Suit  une  vision  des  derniers  âges.  Ce  n'est,  en 
somme,  que  la  description  lyrique  de  la  société  idéale 
dont  la  formation  est  racontée,  étape  par  étape,  dans 
les  strophes  des  Laboureurs,  et  dont  le  code  est  for- 
mulé dans  le  Livre  primitif:  revenons  donc  à  ce- 
lui-ci. 

Déisme  ou  panthéisme,  double  projection  de 
l'âme  humaine  agrandie,  planante  au-dessus  du 
monde  pour  le  gouverner,  ou  immanente  au  monde 
même  pour  en  développer  lentement  les  formes,  ces 
deux  conceptions  de  Dieu  ne  sont  pas  neuves  ;  elles 
sont  écloses  d'elles-mêmes  dans  l'esprit  des  premiers 
hommes  qui  ont  su  penser  ;  et  les  derniers  venus, 
même  quand  ils  s'appelaient  Descartes,  Spinoza  et 
Kant,  sont  demeurés  emprisonnés  entre  elles  deux. 
Tout  ce  qu'on  a  pu  faire,  c'a  été,  tantôt  d'aller  de 
l'une  à  l'autre,  et  tantôt  de  les  concilier  en  appa- 
rence, grâce  aux  fuyantes  équivoques  et  aux  du- 
peries des  mots. 

Déjà,  il  y  a  deux  mille  quatre  cents  ans,  Euripide 
faisait  dire  â  l'un  de  ses  personnages  :  a  Prions  Jupi- 
ter, quel  qu'il  soit,  nécessité  de  la  nature,  ou  esprit  des 
hommes.  »  {Les  Troyennes,  vers  393.)  Ces  deux  défi- 


au  LES    CONTEMPORAINS 

nitions  de  Dieu,  —  profondes  dans  leur  simplicité, 
cajf  elles  vont  à  l'essentiel  et  dissipent  les  prestiges 
des  systèmes  philosophiques,  —  ces  définitions  que 
le  délicieux  poète  grec  laisse  tomber  avec  un  iro- 
nique détachement,  Lamartine  n'a  fait  que  les  em- 
brasser, —  tour  à  tour  o»  môme  à  la  fois,  —  de  toute 
la  force  de  sa  pensée  et  de  son  imagination...  Et  que 
pouvait-il  davantage  ? 

Après  le  Di«u  personnel,  créateur  et  extérieur  au 
monde  ;  après  le  Dieu  immanent,  le  Dieu  évolution- 
nisle,  ressort  de  l'histoire  et  du  progrès  humain, 
reste  a  Dieu  sensible  au  cœur  »,  Dieu  postulat  de  la 
morale,  le  Dieu  solide  et  pratique.  C'est  ce  Dieu-là 
dont  Lamartine  suppose  la  loi  enOn  obéie  par  tous 
les  hommes  dans  l'idéale  cité  d'Utopie.  Et  c'est  cette 
loi  dont  il  énumère  les  préceptes  dans  la  dernière 
partie  du  Livre  primitif  :  code  d'une  majesté  ingé- 
nue, où  les  devoirs  éternels  de  l'homme  semblent 
gravés  sur  des  stèles  immémoriales  par  quelque 
législateur  de  l'âge  d'or,  et  que  M.  do  Pomairols 
résume  ainsi,  fort  exactement  : 

«  Faites  prier  par  les  plus  doux  et  par  les  poètes  ; 
ceux-ci  achèveront  l'image  de  Dieu...  Tu  ne  man- 
geras pa»  de  chair  ;  tu  ne  boiras  ni  vin,  ni  suc 
de  pavots;  fuis  l'ivresse.  Respecte  ton  père...  Allie- 
toi  à  une  «cule  fezime  et  qui  ne  soit  pas  de  ta  famille, 
afin  que  la  tendresse  humaine  s'étende...  Ne  vous 
séparez  pas  en  tribus,  en  nations...  Possédez,  aimez 
et  cultivez  la  terre;  elle  est  inépuisable  à  transformer 


LAMARTINE  tiS 

par  l'homme  ses  éléments  en  pensée...  Chaque  fois 
qu'un  homme  nallra,  vous  lui  donnerez  une  part  de 
terre  ...  Ne  bâtissez  point  de  villes,  habitez  les  cam- 
pagnes... N'amassez  pas  d'avance...  Vivez  en  paix 
avec  les  animaux,  n'imposez  point  de  mors  à  leur 
bouche  ;  ceux  qui  sont  cruels  s'adouciront  ..  N'élevez 
pas  au-dessus  de  vous  de  juge  ni  de  roi,  ils  se 
feraient  tyrans...  N'ayez  ni  loi  ni  tribunal  pour 
punir.  » 

Oui,  c'est  un  rêve  ;  mais  c'est  le  grand  rêve 
humain  ;  je  dirai  presque  le  seul.  Ce  fut  le  rêve  du 
Bouddha  et  de  Jésus  Et  c'est,  présentement,  le  rêve 
de  Léon  Tolstoï,  pour  ne  nommer  que  lui.  Seulement, 
nous  en  sommes  loin,  très  loin...  Lamartine  est  de 
ceux  qui  ont  le  plus  fortement  cru  et  le  plus  répété 
que  la  civilisation  industrielle  est  la  grande  erreur, 
le  grand  péché  de  l'humanité.  Il  a  la  haine  des  villes. 
Ohl  dans  ce  Désert^  la  belle  ivresse  de  solitude,  de 
liberté  et  d'orgueil  ! 

Dds  denz  séjours  hamaîna,  la  tent«  on  la  maison, 
L'un  est  ud  pan  du  ciel,  l'antre  un  pan  de  prison  ; 
Aux  pierres  du  foyer  l'homme  des  murs  s'enchaîne. 
Il  prend  dans  les  sillons  racine  comme  an  ohêne  : 
L'homme  dont  le  désert  est  la  vaste  cité 
N'a  d'ombre  que  la  sienne  en  son  immensité. 
La  tyrannie  en  rain  se  fatigue  à  l'y  suivre . 
Etre  seol,  c'est  régner  ;  être  libre,  o'est  vivre, 
•     ..«.....     .     .     ••.• 

An  désert  l'esprit  plane  indépendant  du  lien  ; 

loi  l'homme  est  plus  homme  et  Dien  même  pitM  Diett* 


Jl«  LES   CONTEMPORAINS 

Au  désert,  l'homme  soulève  en  marchant  «  les 
serviles  anneaux  de  Timitation  i. 

II  sème,  en  s'échappant  de  cette  Egypte  humaine, 
Avec  chaque  habitude  un  débris  de  sa  chaîne... 

La  liberté  d'esprit,  c'est  ma  terre  promise. 
Marcher  seul,  afEranchit  ;  pen$er  seul,  diviniêe. 

Pareillement  Ibsen  :  «  Il  n'est  de  grand  que  celui 
qui  est  seul.  »  Ainsi  ïï  semblerait  que  parmoments, 
en  haine  de  tout  ce  qui  offusque  dans  le  présent  sa 
vision  de  charité  universelle,  Lamartine  fût  près  de 
se  réfugier  dans  le  culte  du  moi  (en  sorte  que  nul 
sentiment  d'un  caractère  religieux  ne  lui  demeurât 
étrauger),  —  s'il  n'était,  avant  tout,  invinciblement, 
celui  qui  aime  et  qui  se  répand.  Et  c'est  pourquoi, 
aux  cris  de  solitaire  orgueil  du  Désert  répondent  les 
strophes  d'Utopie,  ardemment  aimantes  : 

...  Servons  l'humanité,  le  siècle,  la  patrie  : 
Vivre  en  tout,  c'est  vivre  cent  fois  1 

C'est  vivre  en  Dieu,  c'est  vivre  avec  l'immense  via 
Qu'avec  l'être  et  les  temps  sa  vertu  multiplie, 
Rayonnement  lointain  de  sa  divinité  ; 
O'est  tout  porter  en  soi  comme  l'Ame  suprême, 
Qui  sent  dans  ce  qui  vit  et  vit  dans   ce  qu'elle  aime  j 
Et  d'un  seul  point  du  temps  c'est  se  fondre  Boi-mâmc 
Dans  l'aniverselle  unité. 

Tant  qu'enfin  la  superbe  intellectuelle  du  Désert 
&i  la  charité  d'Utopie  se  réconcilient  dans  cette 
image  : 


LAMARTINR  «Il 

Ainsi  quand  le  navire  aux  épaisses  murailles, 
Qui  porte  un  peuple  entier  bercé  dans  ses  entraillea. 
Sillonne  au  point  du  jour  l'océan  sans  chemin, 
L'astronome  chargé  d'orienter  la  roile 
Monte  au  sommet  des  mâts  où  palpite  la  toile, 
Et,  promenant  ses  yeux  de  la  vague  à  l'étoile 
Se  dit  :  c  Nous  serons  là  i'^main  !  » 

Puis,  quand  il  a  tracé  sa  route  sur  la  duna 
Et  de  ses  compagnons  présagé  la  fortune. 
Voyant  dans  sa  pensée  un  rivage  surgir, 
Il  descend  sur  le  pont  où  l'équipage  roule, 
Met  la  main  au  cordage  et  lutte  avec  la  houle. 
Il  faut  se  séparer,  pour  penser,  de  la  fouh. 
Et  s'y  confondre  pour  agir. 

Commencez- VOUS  à  sentir  la  profondeur  et  l'éten- 
due de  cette  âme  ?  Peut-être  est-ce  dans  \e8  Recueil- 
lements (et  j'y  comprends  les  Poésies  diverses)  qu'elle 
apparaît  le  plus  en  plein.  —  J'estime,  d'ailleurs,  que 
ce  recueil  n'est  pas  mis  à  son  vrai  rang.  Je  ne  dis 
point  que  les  Harmonies  ne  forment  pas  un  ensemble 
plus  lié,  et  plus  harmonieux  en  eflFet.  Mais  rien, 
dans  les  Harmonies  même,  ne  dépasse  le  Cantique 
sur  la  mort  de  la  duchesse  de  Broglie,  Utopie,  la 
Cloche  du  village,  la  Femme,  la  Marseillaise  de  la 
paix,  la  Réponse  à  Némésis,  le  Désert,  la  Vigne  et  la 
Maison,  les  vers  A  M.  de  Virieu  après  la  mort  d'un 
ami  commun.  Dans  cet  assemblage  de  poèmes,  qui 
ne  fut  ni  prémédité  ni  «  composé  »,  le  génie  du  plus 
spontané  d«s  poètes  éclate  plus  spontanément  que 
jamais.  Au  milieu  de  ses  travaux  d'historien,  des 


SiiS  LES   CONTEMPORAINS 

plus  grandes  affaires  publiques  et  des  soucis  privés, 
tout  à  coup,  et  parfois  sous  un  choc  très  léger, 
remontait  de  son  cœur  la  source  de  poésie.  Ce  sont 
éminemmeut  a  pièces  de  circonstances  »,  comme 
Goethe  voulait  que  fussent  toujours  les  poèmes 
lyriques.  Pièces  d'humbles  circonstances,  souvent. 
Il  est  curieux,  il  est  touchant  de  voir  que  quelques- 
uns  des  plus  somptueux  morceaux  des  Recueille- 
ments sont  adressés  à  des  êtres  excellents,  j'imagine, 
mais  assez  obscurs  :  M.  Wap,  M.  Guillemardet, 
M.  Bouchard, ou  M"®  Antoinette  Carré,jeune ouvrière 
de  Dijon...  —  Mais,  bien  que  les  pièces  de  ce  volume 
aient  été,  entre  toutes,  écrites  sans  labeur,  unique- 
ment pour  soulager  l'àme  du  poète,  et  que  la  dispo- 
sition d'esprit  propre  à  l'homme  de  lettres  profes- 
sionnel et  la  préoccupation  du  métier  en  soient  plus 
absentes  encore  que  de  Jocelyn  ou  de  la  CAufe,jamais, 
je  crois,  la  forme  de  Lamartine  n'a  été  plus  drue, 
plus  chaude,  plus  colorée,  ni,  —  certains  passages 
un  peu  nonchalants  mis  à  part,  —  plus  savante  que 
dans  les  Recueillements  (la  rime  même  s'est  en- 
richie, et  l'ancienne  fluidité  des  images,  fréquem- 
ment, s'est  concrétée)  ;  soit  qu'il  subit  en  quelque 
mesure,  sciemment  ou  non,  Tinfluence  de  Victor 
Hugo  ;  soit  plutôt  qu'il  fût  dans  Tâge  de  la  maturité 
pleine  et  des  sensations  d'autant  plus  fortes  qu'on 
sait  que  la  puissance  de  sentir  décroîtra  demain.— 
Et  d'autre  part,  bien  que  nul  dessein  préconçu  ne 
relie  entre  eux   ces  morceaux,   tous  ensemble  s» 


LAMARTINE  21» 

trouvent  principalement  exprimer  les  deux  senti- 
ments contrastés  de  l'arrière-saison  des  grandes 
âmes  :  la  tristesse  de  leur  vie  individuelle,  chaque 
jour  plus  isolée,  et,  dans  le  même  moment,  leur 
foi  dans  la  Vie  ;  bref,  l'éternelle  mélancolie  et  l'éter- 
nel espoir.  Les  vraies  «  Feuilles  d'automne»,  ce  sont 
les  Recueillements  :  le  soleil  de  l'avenir  humain 
y  brille,  pour  le  poète,  à  travers  les  feuillages  jaunis 
de  son  automne,  au  bout  des  sentiers  jonchés  de  ses 
illusions  et  de  ses  deuils... 

L'éternelle  mélancolie  et  l'éternel  espoir...  Mais 
pourquoi  an  critique  impérieux  et  inventif,  dialec- 
ticien de  la  même  façon  que  d'autres  sont  poètes, 
et  qui  produit  des  théories  comme  un  rosier  porte 
des  roses,  a-t-il  dit,  —  et  môme  démontré,  —  que 
la  poésie  romantique  et  la  poésie  personnelle,  c'est 
tout  un  ;  que  ce  qui  distingue,  en  gros,  les  roman- 
tiques des  parnassiens,  c'est  que  les  premiers, 
monstres  de  vanité,  se  jugeaient  si  intéressants  et 
si  particuliers  qu'ils  ne  nous  parlaient  que  d'eux- 
mêmes  et  de  leurs  petites  affaires,  au  lieu  que  les 
seconds  se  sont  appliqués  à  peindre  ce  qui  leur  était 
extérieur,  et  qu'ainsi  «  l'évolution  de  la  poésie 
lyrique  »  en  ce  siècle,  c'est,  en  somma,  le  passage 
de  la  poésie  subjective  à  la  poésie  objective?  — 
Je  crois  pourtant  n'avoir  presque  jamais  rencontré, 
ni  dans  Chateaubriand,  ni  dans  Lamartine,  Hugo  ou 
Vigny,  ni  même  dans  Musset,  rien  de  personnel  qui 
ne  soit  en  même  temps  général  ;  et  je  le  pourrais 


220  LES    CONTEMPORAINS 

prouver  très  facilement,  si  c'était  ici  le  lieu,  Je  vois 
en  eux  des  âmes  grande»  ou  ardentes,  mais  simples. 
Aucun  d'eux  ne  me  paraît,  proprement,  un  raffiné. 
Mais  c'est  chez  Baudelaire,  chez  Sully-Prudhomme, 
chez  le  Coppée  des  premiers  recueils,  même  chez 
Leconte  de  Lisle,  que  je  trouverais  le  «  moi  »  jaloux 
et  amoureux  de  ses  particularités,  l'attitude  cherchée 
et  entretenue,  la  croyance  et  la  complaisance  de 
l'artiste  en  la  rareté  de  ses  sentiments  et  de  ses 
souffrances  ;  bref,  l'égotisme  de  la  poésie  et,  —  se 
trahissant  parfois,  comme  chez  Leconte  de  Lisle,  par 
la  superstition  même  de  Tobjectivité,  —  la  poésie 
subjective.  Et  cela  encore,  si  c'était  le  lieu,  se  prou- 
verait avec  aisance.  —  Pour  Lamartine,  en  tout  cas, 
le  reproche  de  subjectivisme  est  étrange;  ou  bien, 
alors,  je  ne  sais  pas  quel  poète  y  échapperait.  Je  ne 
vois  rien  qui  soit  plus  vraiment  de  tout  le  monde  et 
à  tout  le  monde,  -—  sauf  le  degré  et  sauf  la  forme, 
—  que  les  sentiments  exprimés  par  Lamartine  dans 
tous  ses  livres,  depuis  le  Lac  et  V Isolement,  qui  sont 
ses  premiers  chefs-d'œuvre,  jusqu'à  la  Vigne  et  la 
Maison^  qui  esta  peu  près  son  dernier  Son  Lac  est 
bien  notre  lac  à  tous,  et  sa  Vigne  et  sa  Maison  sont 
les  nôtres  ;  et  nôtres,  encore  plus,  toutes  ses  prières 
(les  Harmonies)  et  nôtre,  l'expiation  de  Jocelyn  et 
de  Gédar.  Si  jamais  poète  fut  pareil  aux  divins 
Oiseaux  d'Aristophane,  qui  «  ne  roulaient  que  des 
pensées  éternelles  »,  c'est  bien  lui. 
Il  fut  suave  et  puissant.  Puissant  surtout,  peut- 


LAMARTINE  221 

être.  Ne  vous  en  tenez  pas,  sur  son  compte,  à  l'image 
de  doux  archange  plaintif  qu'ont  suggérée  jadis 
à  ses  contemporains  certaines  langueurs  de  ses 
premières  poésies.  Chanter  comme  on  respire,  cela 
est  exquis  ;  mais  soutenir  cet  exercice  comme  il  le 
fit,  cela  est  fort.  L'idée  même  qu'il  avait  de  la  poésie, 
ou  plus  exactement,  de  la  place  que  la  production  de 
la  poésie  écrite  peut  tenir  et  doit  accepter  dans  une 
existence  normale, est  d'un  homme  qui  sentait  bouil- 
lonner en  lui  toutes  les  énergies  et  qui  prétendait 
vivre  tout  entier.  Je  ne  vois,  pour  ma  part,  nulle 
affectation  vaniteuse,  mais  l'expression  d'une  pensée 
réfléchie  et  virile  et  le  franc  aveu  d'une  nature 
robuste  et  superbement  équilibrée,  dans  ce  passage, 
souvent  raillé,  de  la  Lettre  qui  sert  de  préface  aux 
Recueillements  :  a  Quand  donc  l'année  politique  a 
fini...,  ma  vie  de  poète  recommence  pour  quelques 
jours.  Vous  savez  mieux  que  personne  qu'elle  n'a 
jamais  été  qu'un  douzième  tout  au  plus  de  ma  vie 
réelle.  Le  public  croit  que  j'ai  passé  trente  années 
de  ma  vie  à  aligner  des  rimes  et  à  contempler  les 
étoiles;  je  n'y  ai  pas  employé  trente  mois,  et  la 
poésie  a  été  pour  moi  ce  qu'est  la  prière,  le  plus  beau 
et  le  plus  intense  des  actes  de  la  pensée,  mais  le  plus 
court  et  celui  qui  dérobe  le  moins  de  temps  au  travail 
du  jour...  Je  n'ai  fait  des  vers  que  comme  vous 
chantez  en  marchant,  quand  vous  êtes  seul  et  débor- 
dant  de  /brce,dansles  routes  solitaires  de  vos  bois  ..» 
Cette  impression  de  puissance,  Lamartine  la  don« 


228  LES   CONTEMPORAINS 

naît  à  tous  ceux  qui  l'ont  approché.  Dans  sa  vie  rus- 
tique, il  avait  l'allure  et  le  geste  d'un  chef  de  clan, 
d'un  conducteur  de  tribu,  bon  et  fort.  Dans  ses 
amours,  très  nombreuses,  il  n'avait  rien  du  tout  do 
languissant.  Le  formidable  travail  de  sa  vieillesse 
n'était  point  d'un  anémié.  Les  imaginations  fémi- 
nines s'obstinèrent  assez  longtemps  à  voir  en  lui 
une  colombe  gémissante.  Or,  il  ressemblait  physi- 
quement, vers  la  jBn,  à  un  vieil  aigle,  et  c'était  la 
véritable  figure  de  son  âme. 

Il  fut  un  des  plus  fiers  exemplaires  de  notre  race, 
un  demi-dieu.  Arrivé  au  bout  de  cette  longue  et  aven- 
tureuse étude,  c'est  tout  ce  que  je  trouve  à  dire  de 
lui.  Car,  de  ramasser  dans  une  seule  formule  les  traits 
quej'ai  notés  chemin  faisant,  c'est  à  quoi  je  renonce; 
soit  que  l'effort  m'en  paraisse  trop  grand  ;  soit  crainte 
d'altérer  ces  traits  par  l'assemblage  même  que  j'en 
essayerais  ;  soit  peur  de  répéter  encore  des  choses 
déjà  dites  plusieurs  fois.  —  Et,  quant  à  le  «  situer  » 
dans  notre  histoire  littéraire,  à  dire  d'où  il  sort  et 
ce  qui  procède  de  lui,  la  difficulté  que  j'y  pressens 
m'avertit  que  je  ferais  là  une  besogne  purement  spé- 
cieuse et  que,  si  peut-être  tous  les  grands  poètes  sont 
«  à  part»,  Lamartine  est  lui-même  à  part  d'eux  tous. 
Une  semble  point  que  son  œuvre  marque  un  moment 
nécessaire  (ou  qui  soit  démontré  tel  après  coup)  dans 
le  développement  de  notre  lyrisme.  Elle  n'est  point 
un  anneau  dans  une  chaîne.  Car,  si  je  vois  bien  qu'il 


LAMARTINE  223 

y  eut  d'abord  en  lui  quelque  chose  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre  et  de  Chateaubriand,  et  qu'un  peu  de 
la  Chute  d'un  ange  a  pu  passer  dans  la  Légende  det 
siècles  et  dans  les  Poèmes  barbares,  je  suis  plus  sûr 
encore  que,  si  Lamartine  procède  de  quelqu'un,  c'est, 
comme  je  l'ai  dit  à  satiété,  des  anciens  poètes  hin- 
dous, et  qu'après  Lamartine  il  n'y  eut  pas  de  lamar- 
tiniens,  sinon  négligeables  ou  ridicules.  Donc,  û 
domine  notre  histoire  poétique  ;  il  ne  s'y  accroche 
ou  ne  s'y  emboîte  qu'imparfaitement.  Il  a  donné 
à  toute  la  poésie  lyrique  de  ce  siècle  la  secousse 
initiale,  mais  de  haut.  Il  se  rattache  à  une  tradition 
beaucoup  plus  lointaine  que  Victor  Hugo.  Celui-ci, 
homme  de  lettres  accompli,  est  comme  la  perfection 
et  l'aboutissement  du  génie  latin.  Plus  que  gréco- 
latin  ,  l'oriental  Lamartine ,  nullement  scribe  de 
cabinet,  est  proprement  un  poète  arya.  Sa  poésie 
est,  pour  ainsi  parler,  contemporaine  de  trente 
siècles  d'humanité  indo-européenne  ;  et  les  solitaires 
de  l'antique  Gange, 

fieuve  ivre  de  pavots, 
Où  les  songes  sacréa  roulent  avec  les  Dots, 

l'eussent  encore  mieux  comprise  que  ne  firent  les 
salons  de  la  Restauration.  Il  est,  dans  son  fonds  et 
dans  son  tréfonds,  le  poète  religieux  ;  autrement 
dit  le  Poète,  puisque  la  poésie,  reliant  le  visible  à 
l'invisible  et  la  fantasmagorie  du  monde  au  rêve  de 


224  LES  CONTEMPORAINS 

Dieu,  est  religion  dans  son  essence.  Il  se  connaissait 
bien.  «  J'ai  usé,  dit  il  dans  le  Tailleur  de  Saint-Point^ 
mes  yeux  et  ma  langue  à  lire,  à  écrire  et  k  parler  de 
Dieu  dans  toutes  les  fois  et  dans  toutes  les  langues.  » 
Et  c'est  pourquoi,  —  attendu  qu'en  outre  il  fut,  avec 
une  évidence  fulgurante,  un  homme  de  génie,  — je 
ne  dis  pas  qu'il  soit,  (car  on  n'est  jamais  sûr  de  ces 
choses-là),  mais  que  je  le  sens  (à  l'heure  qu'il  est) 
le  plus  grand  des  poètes. 


DE  L'INFLUENCE  RÉCENTE 

DES  LITTÉRATURES  DU  NORD 


Encore  une  fois  les  Saxons  et  les  Germains,  et  les 
Gètes  et  les  Thraces,  et  les  peuples  de  la  neigeuse 
Thulé  ont  fait  la  conquête  delà  Gaule.  Événement 
considérable,  mais  non  point  surprenant. 

Un  des  plus  pardonnables  de  nos  défauts,  c'est, 
comme  on  sait,  une  certaine  coquetterie  généreuse 
d'hospitalité  intellectuelle.  Dès  qu'un  Français  a 
pu  se  donner  une  culture,  non  plus  seulement  classi- 
que et  nationale,  mais  européenne,  c'est  merveille 
comme  il  se  détache,  du  même  coup,  de  tout  chau- 
vinisme littéraire.  Les  plus  sérieux  se  rencontrent 
ainsi,  en  quelque  façon,  avec  les  plus  frivoles,  avec 
les  affranchis  du  chauvinisme  du  linge  ou  des  bottes, 
avec  ceux  qui,  suivant  une  expression  désormais 
symbolique,  «  se  font  blanchir  à  Londres  ».  Il  est 
clair  que  Renan,  par  exemple,  qui  d'ailleurs  cou- 
les CONTEMPORAINS,  —  VI.  15 


22«  LES    CONTEMPORAINS 

naissait  peu  la  littérature  française  contemporain  \ 
demeurait  possédé  par  la  science  et  le  génie  alle- 
mands et  mettait  un  Gœthe,  ou  même  un  Herder,  au- 
dessus  de  ce  qu'il  y  a  de  mieux  chez  nous.  Et  Taine 
estimait  que  nous  n'avons  rien  de  comparable,  à 
Shakspeare  d'abord,  cela  va  de  soi,  mais  aussi  aux 
poètes  et  aux  romanciers  anglais  contemporains. 

Car,  tandis  qu'au  xvi^  et  au  xvii"  siècle^  c'était  le 
Midi,  l'Espagne,  l'Italie,  c'est,  depuis  bientôt  deux 
siècles,  le  Nord  surtout  qui  nous  attire.  Cette  atti- 
rance a  eu,  bien  entendu,  ses  sursauts  et  ses  répits. 
Mais  notre  dernier  accès  de  septentriomanie  a  été 
particulièrement  violent  et  prolongé.  Il  dure  encore. 

Il  a  commencé,  je  pense,  voilà  une  douzaine 
d'années,  en  haine  des  brutalités  et  des  préten- 
tions «  naturalistes  »,  parle  culte,  aujourd'hui  peut- 
être  un  peu  oublié,  de  Georges  Eliot.  A  cette  épo- 
que, MM.  Edmond  Schérer  et  Emile  Montégut  nous 
démontrèrent  àl'envi,  dans  d'éloquentes  et  pro 
fondes  études ,  que  Georges  Eliot  l'emportait  de 
beaucoup  sur  tous  nos  conteurs  réalistes.  Puis,  M.  de 
Vogtié  nous  révéla  magnifiquement  Tolstoï  et  Dos- 
toïewski,  et,  devant  ceux-là  encore,  nos  pauvres 
romanciers  ne  pesèrent  pas  lourd.  On  adora  l'évan- 
gile russe,  et  tout  le  monde  se  mit  à  tolstoTser. 
En  même  temps,  le  Théâtre-Libre  joua  la  Puissance 
des  Ténèbres,  et  je  ne  sais  plus  quelle  troupe  nous 
donna  V Orage  d'Ostrowski.  Enfin  Ibsen  eut  son  tour 
d'apothéose.Toutes  ses  dernières  pièces  (depuis  1886) 


LITTÉRATURES  DU  NORD  ïâT 

ont  été  traduites.  Nous  avons  vu,  au  Théâtre-Libre 
les  Revenants  Bi  îê  Canard  sauvage'^  an  Vaudeville, 
jffedda  Gabier  et  Maison  de  Poupée  ;  au  théâtre  de 
l'Œuvre,  Rosmersholm^  l/n  ennemi  du  peuple^  Solness 
le  constructeur,  Brand,  et  le  Petit  Eyolf;  au  théâtre 
des  Escholiers,  la  Dame  de  la  mer.  Ce  n'est  pas  tout  : 
le  Théâtre-Libre  nous  a  révélé  Une  faillite  du  Nor- 
végien Bjœrnson,  les  Tisserands  et  l'Assomption 
d'ffannele  Mattem,  de  l'Allemand  Gérard  Haupt- 
mann,  et  Mademoiselle  Julie,  de  l'Allemand  Auguste 
Strindberg  ;  le  Théâtre  Idéaliste  ,  l'Intruse  ,  les 
Aveugles,  Pelléas  et  Mélissande,  du  Belge  Maeterlinck; 
rCEuvre ,  les  Ames  solitaires^  de  Hauptmann,  les 
Créanciers ,  de  Strindberg ,  Au-dessus  des  forces 
humaines,  de  Bjœrnson.  Et  certainement  j'en  oublie. 
Vous  ne  pouvez  vous  imaginer  la  fureur  et  l'into- 
lérance de  Tadmiration  des  jeunes  gens  et  de 
certaines  femmes  pour  ces  produits  du  Nord.  Oui, 
on  le  dirait,  ces  âmes  polaires  parlent  vraiment  à 
Dosâmes;  elles  y  entrent  très  avant,  elles  les  re- 
muent, par  moments,  jusqu'au  tréfonds. 

Et  je  relis  avec  mélancolie  cette  page  de  M,  de 
Vogué,  dans  la  préface  de  son  Roman  russe  : 

«  Il  se  crée  de  nos  jours,  au-dessus  des  préfé- 
rences de  coteries  et  de  nationalité,  un  esprit  euro- 
péen, un  fond  de  culture,  un  fond  d'idées  et  d'incli- 
nations communs  à  toutes  les  sociétés  intelligentes; 
comme  l'habit  partout  uniforme,  on  retrouve  cet  es- 
prit assez  semblable  et  docile  aux  mêmes  mfluences, 


121  LES  CONTEMPORAINS 

à  Londres,  à  Pétersbourg,  à  Rome  ou  à  Berlin... 
Cet  esprit  nous  échappe  ;  la  philosophie  et  la  lit- 
térature de  nos  rivaux  font  lentement  sa  conquête  ; 
nous  ne  le  communiquons  pas,  nous  le  suivons  à  la 
remorque;  avec  succès  parfois,  mais  suivre  n'est  pas 
guider...  Les  idées  générales  qui  transforment  l'Eu- 
rope ne  sortent  plus  de  l'âme  française.  » 

C'est  peut-être  qu'elles  en  sont  sorties  ilyaoin- 
quante  ans. 


Il  est  de  mon  devoir  de  vous  prévenir  que,  si  je 
vous  parle  de  Georges  Eliot  et  de  George  Sand 
(comme  je  vous  parlerai  tout  à  l'heure  de  quel- 
ques autres) ,  c'est  sur  des  lectures  forcément  un 
peu  lointaines  et  sur  les  images  simplitiées  qui, 
d'elles-mêmes,  à  la  suite  de  ces  lectures,  se  sont 
déposées  en  moi.  Et,  si  l'on  peut  combattre  ce 
que  j'en  vais  dire,  remarquez  que  ce  sera  encore 
sur  des  souvenirs  formés  de  la  même  façon  et  pareil- 
lement distants.  Car  nous  ne  pouvons  relire  chaque 
matin  une  bibliothèque.  Et  il  va  sans  dire  aussi  que 
je  ne  puis  tenir  compte  des  effets  particuliers  pro- 
duits par  Eliot  et  Sand  sur  des  sensibilités  particu- 
lières. Je  considérerai  seulement  ce  qui  est  au  fond 
de  ces  deux  romanciers,  les  idées  maltresses,  les 


LITTÉRATURES  DU  NORD  229 

sentiments  dirigeants,  et  comme  le  $ubstratum  de 
leurs  œuvres  respectives. 

Je  pense  que  les  romans  les  plus  connus  de  Georges 
Eliot,  et  les  plus  caractéristiques  de  sa  manière , 
c'est  Silas  Marner,  Adam  Bede,  le  Moulin  sur  la 
Floss,  et  Middlemarch. 

Silas  le  tisserand  est  un  pauvre  homme  d'intel- 
ligence étroite  et  de  cœur  droit.  Il  appartenait  à 
l'une  des  nombreuses  petites  églises  indépendantes 
de  là-bas.  Accusé  faussement  de  vol,  il  n'a  su  que 
dire  :  a  Dieu  me  justifiera  »,  et  il  a  attendu.  Dieu  ne 
l'a  pas  justifié  :  on  a  cru  Silas  coupable  et  on  l'a 
chassé  de  la  communauté.  Alors,  c'est  bien  simple, 
il  ne  croit  plus  en  ce  Dieu  qui  l'a  trahi;  il  ne  vit  plus 
que  pour  amasser.  Un  jour,  on  lui  dérobe  son  bas 
de  laine.  De  ce  jour,  Silas,  insensiblement,  redevient 
bon  ;  il  semble  qu'en  lui  volant  son  argent  on  ait 
délivré  son  âme.  Un  devoir  inattendu,  une  petite 
fille  abandonnée  qu'il  recueille,  achève  son  retour  à 
la  vie  morale.  —  Adam  Bede,  ouvrier  charpentier, 
aime  une  jeune  paysanne  coquette,  pas  méchante, 
mais  qui,  de  faiblesse  en  faiblesse,  en  vient  à  se 
laisser  séduire  par  un  gentilhomme  campagnard  et, 
devenufC  mère,  étouffe  son  nouveau-né.  C'est  donc 
la  vieille  histoire  de  Gretchen.  Adam  pardonne  à  la 
coupable  et,  déjà  bon  auparavant,il  devient  excellent 
par  la  douleur.  —  De  même,  le  Moulin  sur  la  Floss^ 
c'est  l'histoire  de  deux  enfants,  Tom  et  Maggie,  l'un 
d'une  honnêteté  un  peu  dure,rautre  d'une  sensibilité 


230  LES   CONTEMPORAINS 

un  peu  désordonnée,  que  la  ruine  complète  de  leurs 
parents  surprend  au  moment  de  l'adolescence,  et 
que  l'épreuve  de  la  souffrance  fortifie  et  rend  meiK 
leurs.  —  Et  Middlemarch,  c'est  la  vie,  minutieu- 
sement contée,  —  oh  I  combien  minutieusement  I  — 
d'une  grande  âme  dans  une  condition  médiocre,  d'une 
àme  que  l'on  sent  d'autant  plus  grande  qu'elle  n'a 
pas  eu  tout  son  emploi. 

Ce  qui  frappe  dans  ces  romans,  qui  sont  tous  des 
histoires  de  conscience,  c'est  la  constante  préoccu- 
pation morale  dont  ils  sont  marqués  à  chaque  page, 
et  c'est  la  sympathie  cordiale  et  attentive  de  l'au- 
teur pour  les  formes  les  plus  modestes  et  les  plus 
ordinaires  de  la  vie  humaine. 

Or,  ce  second  caractère  tout  au  moins,  pour  ne 
retenir  maintenant  que  celui-là,  se  retrouve  évidem- 
ment, et  avec  une  plénitude  qui  ne  laisse  rien  à  dôsi> 
rer,  dans  une  partie  considérable  de  l'œuvre  de 
George  Sand. 

Je  dis  «  évidemment  ».  Si  cela  ne  vous  apparaît 
pas,  à  vous,  avec  la  même  évidence,  qu'y  puis-jeT 
Oui,  j'affirme  et  je  juge,  et  je  prends  cela  sur  moi, 
et  j'y  suis  bien  obligé.  Un  jugement,  c'est  une  impres- 
sion contrôlée  et  éclairée,  chez  le  même  homme,  par 
des  impressions  antécédentes.  Et  un  jugement  qui 
a  fait  autorité  »,  c'est  celui  qui  résume  et  contient 
les  impressions  concordantes  d'un  certain  nombre 
d'individus  II  est  bien  vrai  que  l'impression  d'un 
seul  peut,  par  la  confiance  que  sa  personne  inspire 


LITTÉRATURES  DU  NORD  231 

OU  l'ascendant  qu'elle  exerce,  commander  et  entraî- 
ner la  masse  des  esprits  qui  ont  avec  le  sien  quelque 
ressemblance.  Mais,  il  n'y  a  pas  à  dire,  tout  com- 
mence par  l'impression  qu'un  individu  reçoit  d'une 
oeuvre  ;  —  et  naturellement,  je  ne  puis  vous  donner 
ici  que  la  mienne. 

Donc  je  poursuis  avec  une  tranquillité  modeste. 
Relisez  la  Mare  au  Diable,  la  Petite  Fadette,  François 
le  Champi,  le  Meunier  d'Angihault.  Il  y  a  sans  doute 
autant  de  bonhomie  robuste  et  charmante,  autant  de 
goût  pour  la  vie  simple  et  les  détails  familiers,  autant 
de  complaisance  et  d'art  à  nous  faire  sentir,  quelle 
qu'en  soit  l'enveloppe  et  la  condition  sociale,  com- 
bien c'est  intéressant  et  digne  d'attention,  une  âme 
humaine  ;  il  y  a,  je  le  veux  bien,  autant  de  tout 
cela  chez  le  Georges  d'outre-Manche  que  chez  le 
George  français  ;  je  dis  qu'il  n'y  en  a  pas  plus,  parce 
que  je  crois  que  c'est  impossible.  Et  ma  grande  rai- 
son, c'est  que  je  le  crois. 

Mais,  comme  je  vous  l'indiquais,  Eliot,  sans  être 
oubliée  chez  nous,  n'est  pourtant  plus,  depuis  quel- 
ques années,  un  de  nos  grands  soucis.  Et  au  sur- 
plus, nous  la  retrouverons.  Passons  à  Ibsen. 

Dans  les  Revenants^  M™*  Alving,  dont  la  vie  a  été 
jusque-là  une  vie  de  foi  et  d'immolation  chrétienne, 
bouleversée  par  l'atroce  injustice  de  la  destinée 
d'un  fils  condamné  à  la  maladie  et  à  la  folie  par  les 
vices  de  son  père,  secoue  subitement  le  joug  de  ses 
anciennes  croyances  et,  du  premier  coup,  va  si  loin 


232  LES  CONTEMPORAINS 

dans  cette  indépendance  retrouvée  que,  à  unmoment, 
elle  n'hésite  pas  à  pousser  dans  les  bras  du  malade 
une  servante  qu'elle  sait  être  sa  sœur  naturelle. 

Ddins  Maisonde  poupée,  ^orah  s'aperçoit  que  son 
mari  ne  la  comprend  pas  et  que,  par  conséquent, 
leur  union  repose  sur  un  mensonge.  Son  mari  est  un 
honnête  homme,  mais  d'une  honnêteté  littérale  et 
timide.  Norah  lui  en  veut  de  n'avoir  pas  pris  la 
responsabilité  d'un  faux  commis  par  elle  dans  une 
intention  charitable,  et  aussi  de  l'avoir  toujours  trai- 
tée comme  une  petite  fille,  comme  une  a  poupée  ».  Et 
c'est  pourquoi  elle  abandonne  son  mari  et  ses  enfants 
pour  s'en  aller,  toute  seule,  chercher  la  vérité,  refaire 
son  éducation  intellectuelle  et  morale. 

Dans  V Ennemi  du  peuple^  un  médecin  de  petite  villo 
découvre  que  la  source  d'eau  minérale  dont  l'exploi- 
tation fait  toute  la  richesse  du  pays  est  empoisonnée. 
11  le  dit,  car  c'est  son  devoir.  Mais  aussitôt  les  auto- 
rités constituées  et  le  peuple  ameuté  par  elles  le 
traitent  en  ennemi  public,  et  il  succombe  sous  ces 
pharisaïsmes  et  ces  égoïsmes  ligués  ensemble. 

Dans  Rosmersholm,  Rosmer,  descendant  d'une 
vieille  famille  très  fermement  religieuse,  a  recueilli 
chez  lui  une  jeune  fille  libre  penseuse  et  révolution- 
naire, Rébecca,  dont  il  subit  l'influence  jusqu'à 
renier  ses  anciennes  croyances  et  embrasser,  comme 
on  dit,  les  «  idées  nouvelles  ».  La  liaison,  d'ailleurs 
chaste,  de  Rosmer  et  de  Rébecca  a  poussé  à  la  folie, 
puis  au  suicide,  la  douce  M"*  Rosmer.  Et,  dès  lors, 


LITTÉRATURES  DU  NORD  233 

le  veuf  et  sa  jeune  amie  sentent  entre  eux  ce  cadavre. 
Rosmer  reste  désemparé  entre  la  foi  qu'il  n'a  plus 
et  celle  que  Rébecca  a  voulu  lui  communiquer. 
L'aventurière  elle-même  est  prise  de  doute  et  de 
découragement...  Et,  enfin,  tous  deux  se  noient  au 
même  endroit  de  la  rivière  où  leur  victime  a  cher- 
ché la  mort. 

Dans  Hedda  Gabier^  Hedda  a  épousé  un  brave 
homme  banal,  qu'elle  méprise.  EUeretrouve,  momen- 
tanément corrigé  de  son  ivrognerie  et  de  sa  crapule, 
une  espèce  de  bohème  de  génie,  Eilert,  qui  lui  a 
jadis  fait  la  cour.  Elle  veut  le  reprendre,  car  un  de 
ses  rêves  est  de  «  peser  sur  une  destinée  humaine  ». 
Mais,  auparavant,  elle  veut  s'assurer  qu'Eilert  est 
devenu  digne  d'elle.  L'épreuve  échoue  pitoyable- 
ment. Sur  quoi  Hedda,  ne  pouvant  décidément  sup- 
porter la  disproportion  qu'il  y  a  entre  sa  destinée  et 
son  âme,  se  tue  d'un  coup  de  revolver. 

Dans  la  Dame  de  la  mer,  Ellida,  mariée  au  docteur 
Wangel,  pour  qui  elle  a  de  l'amitié  et  de  l'estime, 
mais  qui  est  de  vingt-cinq  ou  trente  ans  plus  âgé 
qu'elle,  aime  un  marin,  un  pilote,  un  personnage 
mystérieux  et  vague,  qui  vient  de  temps  en  temps 
la  visiter.  Elle  s'en  confesse  à  son  vieux  mari,  loya- 
lement. Wangel  lui  dit  :  <  Je  te  rends  ta  liberté  ; 
suis  l'Étranger,  si  tu  veux.  »  Mais,  du  moment 
qu'Ellida  est  libre,  le  charme  est  rompu.  «  Jamais, 
dit-elle  à  son  mari,  je  ne  te  quitterai  après  ce  que 
tu  as  fait.  »  Wangel  s'étonne  :  «  Mais  cet  idéal,  cet 


234  LES    CONTEMPORAINS 

inconnu  qui  t'attirait  ?  »  Elle  répond  :  «  Il  ne  m'at- 
tire ni  ne  m'effraye  plus.  J'ai  eu  la  possibilité  de  le 
contempler,  la  liberté  d'y  pénétrer.  C'est  pourquoi 
j'ai  pu  y  renoncer.  » 

Toutefois,  dans  le  Canard  sauvage^  Ibsen  nous 
montre  que  ce  qui  est  bon  pour  l'élite  ne  l'est  pas 
pour  tous.  Un  rêveur,  un  apôtre  croit  rendre  service 
à  une  famille  qui  vivait  tranquillement  dans  un 
déshonneur  inconscient,  en  lui  révélant  son  igno- 
minie, eu  essayant  d'éveiller  en  elle  la  conscience 
morale  :  et  cela  n'aboutit  qu'aux  plus  tristes  et  aux 
plus  inutiles  catastrophes.  —  Et,  de  même,  dans 
Solness  le  comtructeur,  il  nous  fait  voir  l'orgueil 
intellectuel  induisant  un  homme  de  génie  à  man- 
quer de  bonté,  ài  faire  souffrir  tout  autour  de  lui,  et 
le  poussant  finalement  à  une  mort  ridiculo  et  tra- 
gique 

Ainsi,  —  sauf  dans  deux  ou  trois  pièces  où  il 
semble  se  défier  de  ses  rêves  et  les  railler,  —  les 
drames  d'Ibsen  sont  des  crises  de  conscience,  des 
histoires  de  révolte  et  d'afTi-anchissemeot,  ou  d'essais 
d'affranchissement  moral. 

Ce  qu'il  prêche,  ou  ce  qu'il  rêve,  c'est  l'amour  de 
la  vérité  et  la  haine  du  mensonge.  C'est  quelquefois 
la  revanche  de  la  conception  païenne  de  la  vie  contre 
la  conception  chrétienne,  de  la  «joie  de  vivre», 
comme  il  l'appelle,  contre  la  tristesse  religieuve. 
C'est  encore  et  surtout  ce  qu'on  a  appelé  l'indivi- 
dualisme :  c'est  la  revendication  des  droits  de  1» 


LITTÉRATURES  DU  NORD  «5 

conscience  individuelle  contre  les  lois  écrites,  qui  ne 
prévoient  pas  les  cas  particuliers,  et  contre  les  con- 
ventions sociales,  souvent  hypocrites  et  qui  n'atta- 
chent de  priîi  qu'aux  apparences.  Et  c'est  aussi,  en 
quelques  endroits,  le  rachat  et  la  purification  par  la 
souffrance.  C'est,  dans  nos  relations  avec  autrui,  la 
miséricorde  indépendante,  le  pardon  de  certaines 
fautes  que  le  pharisaïsme,  lui,  ne  pardonne  pas. 
C'est,  dans  le  mariage,  l'union  parfaite  des  âmes, 
union  qui  ne  saurait  reposer  que  sur  la  liberté  et 
l'absolue  sincérité  des  deux  époux  et  sur  l'entière 
connaissance  et  intelligence  qu'ils  ont  l'un  de  l'autre. 
C*est  enfin  la  conformité  de  la  vie  à  l'Idéal,  — un 
idéal  qu'Ibsen  ne  définit  guère  expressément,  où 
Ton  distingue  un  peu  de  naturalisme  antique  et 
beaucoup  d'évangile,  mais  d'un  évangile  orgueilleux 
et  raisonneur,  des  velléités  de  socialisme  et,  presque 
dans  le  même  temps,  la  superbe  d'un  dilettantisme 
aristocratique  et,  sur  le  tout,  une  couche  de  pessi- 
misme. Je  ne  puis  mettre  dans  cette  affaire  plus  de 
précision  qu'Ibsen  n'en  met  lui-même.  Mais  c'est  sans 
doute  dans  un  sentiment  général  de  révolte  que  se 
résolvent;  les  éléments  contraires  dont  son  «  rêve  » 
semble  formé.  Bref,  Ibsen  est  un  grand  rebelle,  un 
homme  qui  est  mécontent  du  monde  et  inquiet  avec 
génie. 

Or,  tout  ce  que  je  viens  de  dire  (je  ne  parle  que 
des  idées,  puisque  c'est  de  ses  idées  plus  encore 
que  de  sa  forme  que  l'on  fait  honneur  à  Ibsen), 


236  LES   CONTEMPORAINS 

n'est-ce  pas  précisément  la  substance  des  premiers 
romans  de  George  Sand  ?  Et,  si  je  la  nomme  de 
nouveau,  c'est  quelle  eut  un  merveilleux  don  de 
réceptivité  et  qu'elle  refléta  toutes  les  idées  et  toutes 
les  chimères  de  son  temps.  Oui,  on  nous  a  déjà  dit 
que  le  mariage  est  une  institution  oppressive,  s'il 
n'est  pas  l'union  de  deux  volontés  libres  et  si  la 
femme  n'y  est  pas  traitée  comme  un  être  moral. 
Déjà  on  nous  a  parlé  des  conflits  de  la  morale 
religieuse  ou  civile  avec  l'autre,  la  grande,  celle  qui 
n'est  pas  inscrite  sur  des  Tables  ;  et  déjà,  chez  nous, 
on  a  opposé  les  droits  de  l'individu  à  ceux  de  la 
société  ;  et  l'on  a  cherché  le  néo-christianisme,  le 
vrai,  le  seul,  la  religion  en  esprit.  Nous  avons  en- 
tendu ces  choses  entre  1830  et  1850,  et  je  doute 
que,  même  alors,  elles  fussent  toutes  parfaitement 
neuves. 

Je  n'ai  pas  relu,  je  l'avoue,  les  quatre-vingts 
volumes  de  George  Sand  ;  mais  je  sais  ce  qu'ils  ren- 
ferment et  j'en  ai  été  longtemps  imprégné.  Je  ne 
choisis  pas;  j'ouvre  son  premier  roman,  et  je  lis 
(page  152)  :  «  Indiana  opposait  aux  mtéréts  de  la 
civilisation  érigés  en  principes  les  idées  droites  et 
les  lois  simples  du  bon  sens  et  de  l'humanité  ;  ses 
objections  avaient  un  caractère  de  franchise  sau- 
vage qui  embarrassait  quelquefois  Raymon  et  qui 
le  charmait  toujours  par  sou  originalité  enfan- 
tine... »  Et  sur  Ralph  :  «  Il  avait  une  croyance, 
une    seule,    qui  était  plus    forte   que    les    mille 


LITTERATURES  DU  NORD  237 

croyances  de  Raymon.  Ce  n'était  ni  l'Église,  ni  la 
monarchie,  ni  la  société,  ni  la  réputation,  ni  les 
lois  qui  lui  dictaient  son  sacrifice  et  son  courage, 
c'était  sa  conscience.  Dans  l'isolement ,  il  avait 
appris  à  se  connaître  lui-même,  il  s'était  fait  un  ami 
de  son  propre  cœur.  » 

Indiana,  c'est  déjà  Norah.  Elle  s'enfuit  de  chez  le 
colonel  Delmare  dans  le  même  sentiment  que  Norah 
de  chez  Helmer.  Ce  que  Norah  va  chercher,  Indiana 
le  rencontre;  Indiana,  épousant  Ralph  en  présence 
de  la  nature  et  de  Dieu,  c'est  Norah,  après  sa  fuite, 
trouvant  l'époux  de  son  âme,  le  choisissant  dans  sa 
liberté.  — Et  Lélia,  c'est  déjà  Hedda  Gabier.  Elle  a 
un  orgueil  au  moins  égal,  et  le  même  sentiment 
pléthorique,  si  je  puis  dire,  des  droits  de  l'individu. 
Elle  traite  Stenio  comme  Hedda  traite  Eilert  Lov- 
borg.  Ce  significatif  roman  est  plein  des  plus  déli- 
rants cris  d'orgueil  intellectuel  et  moral  qu'on  ait 
jamais  poussés.  —  Et  la  Dame  de  la  mer^  c'est 
Jacques,  sauf  le  dénouement.  Comme  Jacques,  Wan- 
gel  donne  à  sa  femme  la  permission  de  suivre  un 
autre  homme.  L'une  en  profite,  et  l'autre  non, 
voilà  toute  la  différence.  —  Ibsénienne,  Marcelle 
qui,  dans  le  Meunier  d'Angibault,  renonce  à  tout, 
se  fait  sa  religion,  épouse  un  ouvrier  après  une 
année  d'épreuve.  Ibsénien,  Trenmor  dans  Lélia, 
C'est  au  bagne,  où  il  était  pour  un  crime  de  passion, 
que,  forcément  «eul  avec  lui-même,  il  a  connu  la 
vérité.  «  Le  secret  de  la  destinée  humaine,  sans  cet 


238  LES  CONTEMPORAINS 

enfer,  je  ne  l'aurais  jamais  goûté...  Cette  suraboa- 
dance  d'énergie,  qui  s'allait  cramponnant  aux  dan- 
gers et  aux  fatigues  vulgaires  de  la  vie  sociale, 
s'assouvit  enfin  quand  elle  fut  aux  prises  avec  les 
angoisses  de  la  vie  expiatoire...  » 

Et  enfin,  la  nouvelle  religion,  le  christianisme 
naturel,  celui  qu'Ibsen  prophétise  sans  l'expliquer 
clairement  nulle  part,  ce  qu'il  appelle  le  «  troisième 
état  humain  »,  qui  sera  fondé  c  sur  la  connaissance 
et  sur  la  croix»  (le  second  étant  fondé  seulement  sur 
la  croix  et  le  premier  seulement  sur  la  connaissance), 
ai-je  besoin  de  vous  avertir  que  vous  en  rencon- 
trerez du  moins,  dans  George  Sand  et  ses  contem- 
porains, de  vastes  et  vagues  esquisses  ?  «  Trenmor 
croit  àl'avènement  d'une  religion  nouvelle,  sortant 
des  ruines  de  celle-ci,  conservant  ce  qu'elle  a  fait 
d'immortel...  Il  croit  que  cette  religion  investira 
tous  ses  membres  de  l'autorité  pontificale,  c'est-à- 
dire  du  droit  d'examen  et  de  prédication...  »  Etc., 
etc.  Et,  la  dessus,  lisez  Spiridion,  si  vous  en  avez  le 
courage. 

Que  si  Henri  Ibsen  n'était  déjà  pas  tout  entier, 
quant  aux  idées,  dans  George  Sand,  c'est  donc  dans 
le  théâtre  de  Dumas  fils,  —  antérieur,  ne  l'oubliez 
pas,  à  celui  de  l'écrivain  norvégien,  —  que  nous 
achèverions  de  le  retrouver. 

La  protestation  du  droit  individuel  contrôla  loi, 
et  de  la  morale  du  cœur  contre  la  morale  du  code 
ou  des  convenances   mondaines,  mais  c'est  l'âme 


LITTÉRATURES  DU  NORD  239 

môme  delà  plupart  desdrames  de  M.  Dumas  !  Seule- 
ment, tandis  que  les  révoltés  d'Ibsen  se  soulèvent 
contre  laloietla  société  en  général,  les  insurrections 
de  M.  Dumas  visent  presque  toujours  un  article  déter- 
miné du  code  civil  ou  des  préjugés  sociaux.  Et  je  ne 
vois  pas  que  cette  précision  soit  nécessairement  une 
infériorité. 

La  Dame  aux  camélias  nous  montre  l'amour  libre 
s'absolvant  à  force  de  sincérité,  de  profondeur  et  de 
souffrance.  —  Le  Fils  naturel^  V Affaire  Clemenceau 
protestent  contre  la  situation  faite  par  le  code  aux 
enfants  naturels.  — Les  Idées  de  Madame  Aubray  et 
Denise^  ces  deux  pièces  d'esprit  vraiment  évangé- 
lique,  nous  veulent  persuader  que,  dans  de  cer- 
taines conditions,  un  honnête  homme  peut  et  doit, 
en  dépit  de  prétendues  convenances,  épouser  une 
fille  séduite,  et  séduite  par  un  autre  que  lui.  —  Dans 
la  Femme  de  Claude,  un  homme,  après  avoir  prié 
Dieu,   se  met  avec  sérénité  au-dessus  des  codes 
humains,  et  substitue  son  tonnerre  à  celui  de  Dieu 
même,  dansla  lutte  engagée  par  la  conscience  contre 
les  deux  grandes  puissances  mauvaises  qui  perdent 
le  monde  moderne  :  la  luxure  et  l'argent,  ou,  plus 
expressément,  la  spéculation  financière.  —VAmi 
des  femmes,  la  Princesse  Georges,  l'Etrangère,  Fran- 
cillon  reposent  sur  la  même  conception  du  mariage 
que  la  Dame  de  la  mer  ou  Maison  de  poupée.  —  Et  si 
vous  voulez  des  orgueilleuses,  des  insurgées  démo- 
niaques, M""  de  Terremonde,  et  mistress  Clarkson, 


240  LES   CONTEMPORAINS 

et  Césariae  ne  le  cèdent  point,  ce  me  semble, 
à  Hedda  Gabier.  —  Bref,  le  théâtre  de  Dumas, 
comme  celui  d'Ibsen  ,  est  plein  de  consciences 
ou  qui  cherchent  une  règle,  ou  qui,  ayant  trouvé  la 
règle  intérieure,  l'opposent  à  la  règle  écrite,  ou  enfin 
qui  secouent  toutes  les  règles,  écrites  ou  non. 

Que  dis-je  I  Les  traits  même  purement  septen- 
trionaux ne  sont  pas  absents  des  drames  de  notre 
compatriote.  Vous  vous  rappelez,  car  les  gens  fri- 
voles s'en  sont  assez  moqués,  que,  dans  Denise  et 
ailleurs,  M.  Dumas  exige  que  l'homme  arrive  au 
mariage  aussi  intact  qu'il  souhaite  ordinairement 
sa  fiancée.  Et  cette  égalité  des  sexes  au  regard  de 
ce  devoir  spécial  est  justement  le  sujet  d'une  des 
comédies  de  Bjœrnson  :  le  Gant.  Seulemeat,  chez 
l'écrivain  polaire,  c'est  une  jeune  fille  qui  soutient 
publiquement  cette  thèse,  devant  sa  famille,  devant 
des  hommes.  Et  tout  de  même  c'est  bizarre,  et  l'on 
peut  estimer  que  l'âme  de  cette  courageuse  vierge 
manque  un  peu  de  duvet... 

Venons  aux  romanciers  russes,  â  Dostoïewski,  à 
Tolstoï.  M.  de  Vogtté  nous  dit  que  deux  traits  les 
distinguent  de  nos  réalistes  à  nous  : 

1*  «  L'âme  flottante  des  Russes  dérive  à  travers 
toutes  les  philosophies  et  toutes  les  erreurs  ;  elle 
fait  une  station  dans  le  nihilisme  et  le  pessimisme  : 
un  lecteur  superficiel  pourrait  parfois  confondre  Tol- 
stoï et  Flaubert.  Mais  ce  nihilisme  n'est  jamais 
accepté  sans  révolte  ;  cette  âme  n'est  jamais  impé- 


LITTÉRATURES  DU  NORD  141 

aitente  ;  on  l'entend  gémir  et  chercher  :  elle  se 
reprend  finalement  et  se  sauve  par  la  charité  ;  cha- 
rité piusou  moins  active  chez  Tourguenief  et  Tolstoï, 
affinée  chez  Dostoïewsky  jusqu'à  devenir  une  pas- 
sion douloureuse.  » 

2«  «  Avec  la  sympathie,  le  trait  distinctif  de  ces 
réalistes  est  l'intelligence  des  dessous,  de  l'entour 
de  la  vie.  Ils  serrent  l'étude  du  réel  de  plus  près 
qu'on  ne  Ta  jamais  fait  ;  ils  y  paraissent  confinés; 
et  néanmoins  ils  méditent  sur  l'invisible  ;  par  delà 
les  choses  connues  qu'ils  décrivent  exactement,  ils 
accordent  une  secrète  attention  aux  choses  incon- 
nues qu'ils  soupçonnent.  Leurs  personnages  sont 
inquiets  du  mystère  universel,  et,  si  fort  engagés 
qu'on  les  croie  dans  le  drame  du  moment,  ils  prêtent 
une  oreille  au  murmure  des  idées  abstraites  :  elles 
peuplent  l'atmosphère  profonde  où  respirent  les  créa- 
tures de  Tourguenief,  de  Tolstoï,  de  Dostoïewsky.  » 

Voyons  d'abord  la  pitié,  la  bonté  russes.  Deux  épi- 
sodes, très  connus,  souvent  cités,  nous  en  four- 
nissent, je  crois,  les  deux  expressions  culminantes 

C'est,  dans  Crime  et  Châtiment^  la  rencontre  de 
Sonia,  la  fille  publique,  et  de  Raskolnikof,  l'assassin. 
Sonia  fait  son  métier  pour  nourrir  ses  parents.  Elle 
porte  son  ignominie  et  comme  une  croix  et  comme 
un  saint-sacrement,  car  cette  ignominie  même  est 
son  mystérieux  rachat.  Raskolnikof  est  le  seul  homme 
qui  ne  l'ait  pas  traitée  avec  mépris  :  elle  le  voit  tor- 
turé par  un  secret  ;  elle  essaie  de  le  lui  arracher... 

LES   CONTEMPORAINS.    —   TI,  16 


242  LES  CONTEMPORAINS 

L'aveu  s'échappe  :  la  pauvre  fille,  un  moment 
atterrée,  se  remet  vite  ;  elle  sait  le  remède  :  a  II  faut 
soufiFrir,  souffrir  ensemble...  prier,  expier...  Allons 
au  bagne  1  »  Et,  un  peu  après,  Raskolnikof  lombe 
aux  pieds  de  Sonia  et  lui  dit  :  «  Ce  n'est  pas  devant 
toi  que  je  m'incline  :  je  me  prosterne  devant  toute 
la  souffrance  de  l'humanité .  » 

L'autre  épisode  souverainement  caractéristique, 
c'est,  dans  la  Guerre  et  la  Paix,  la  rencontre  de 
Pierre  Bézouchof  et  du  paysan  Platon  Karatief,  tous 
deux  prisonniers  des  Français,  a  Bézouchof, dit  M.  de 
Vogaé,  est  un  raffmé,  Karatief  une  âme  obscure,  à 
peine  pensante.  Cet  homme  endure  tous  les  maux 
avec  l'humble  résignation  de  la  bête  de  somme  ;  il 
regarde  le  comte  Pierre  avecun  bon  sourire  innocent; 
il  lui  adresse  des  paroles  naïves,  des  proverbes 
populaires  au  sens  vague,  empreintsde  résignation, 
de  fraternité,  de  fatalisme  surtout.  Un  soir  qu'il  ne 
peut  plus  avancer,  les  serre-file  le  fusillent  sous  un 
pin,  dans  la  neige,  et  l'homme  reçoit  la  mort  avec 
indifférence,  comme  un  chien  malade  ;  disons  le 
mot,  commeune  brute.  De  cette  rencontre  date  une 
révolution  morale  dans  l'âme  de  Pierre  Bézouchof  : 
le  noble,  le  civilisé,  le  savant,  se  met  à  l'école  de 
cette  créature  primitive  ;  il  a  trouvé  enfin  son  idéal 
de  vie,  son  explication  rationnelle  du  monde  dans 
ce  simple  d'esprit.  Il  garde  le  souvenir  et  le  nom  de 
Karatief  comme  un  talisman  ;  depuis  lors  il  lui  suffit 
de  penser  à  l'humble  moujick  pour  se  sentir  apaisé, 


LITTÉRATURES    DU  NORD  243 

heureux,  disposé  à  tout  comprendre  et  à  tout  aimer 
dans  la  création.  L'évolution  intellectuelle  de  notre 
philosophe  est  achevée  ;  il  est  parvenu  à  l'avatar 
suprême,  l'indififérence  mystique.  » 

Rien  ne  m'étonne  plus  que  l'étonnement  de  ceux 
qui  ont  cru  découvrir,  dans  ces  pages,  la  charité,  la 
pitié,  le  respect  de  la  bonté  et  de  la  beauté  morales 
offusquées  par  d'humbles  et  sordides  apparences. 
Ai-je  besoin  de  faire  remarquer  que  Victor  Hugo 
et  les  romantique*  n'avaient  point  attendu  Dos- 
toïewsky  ni  Tolstoï  pour  nous  montrer  des  prostituées 
qui  sont  des  saintes,  ou  des  mendiants  et  des  misé- 
rables qui  possèdent  le  secret  de  la  sagesse  et  de  la 
charité  parfaite  ?  Tout  le  caractère  de  Sonia  con- 
siste dans  une  antithèse  romantique.  A  vrai  dire,  il 
est  extraordinairement  difficile  de  concevoir  sa 
sainteté  si  l'on  se  représente  avec  quelque  précision 
le  métier  qu'elle  fait.  Il  faut  d'abord  admettre  que, 
dans  le  cours  de  ses  immolations  quotidiennes, 
Sonia  n'éprouve  jamais  le  plus  petit  plaisir.  Car,  si 
la  victime  s'amuse,  nous  nous  méfions.  Son  infamie 
cesse  tout  à  fait  d'être  sublime  si  elle  cesse  un  ins- 
tant d'être  douloureuse.  Il  y  a  plus  :  le  haut  senti- 
ment religieux  dont  elle  paraît  animée  rend  à  peu 
près  incompréhensible  le  genre  de  sacrifice  auquel 
elle  a  consenti.  Étant  donné  sa  foi  en  Dieu  et 
l'idée  qu'elle  se  fait  de  cette  vie  transitoire,  elle  ne 
devait,  elle  ne  pouvait  que  se  laisser  mourir  avec 
ses  parents.    Au  moins  la  Fantine  des  Misérables 


244  LES   CONTEMPORAINS 

n'est  qu'une  pauvre  bonne  catin  qui  n'a  jamais  ré- 
fléchi ni  sur  Dieu  ni  sur  le  mystère  de  la  rédemption 
par  la  souffrance.  Le  personnage  de  Sonia  ne  serait- 
il  qu«  la  fantaisie  d'une  imagination  déclamatoire  ? 
Et  quant  k  Platon  Karatief,  si  son  grand  mérite  est 
d'être  bon  et  résigné  tout  en  restant  très  simple 
d'esprit,  nous  avons  oncore  mieux  que  ce  moujick, 
puisque  nous  avons  l'âne  du  Crapaud  de  la  Légende 
des  siècles  : 

Bonté  de  l'idiot  t  Diamaat  du  charboQ  t 

S'il  est  vrai  que  la  littérature  septentrionale  de  ces 
derniers  temps  reproduise  à  la  fois  l'idéalisme  sen- 
timental et  inquiet  de  nos  romantiques  et  le  réa- 
lisme minutieux  et  impassible,  d'intention  ou  d'ap- 
parence, qui  date  de  l'année  1855,  tout  ce  qu'on 
peut  dire,  c'est  donc  que  ces  écrivains  du  Nord  nous 
offrent  intimementmêléce  qui  fut,  chez  nous,  succes- 
sif et  séparé  (ou  à  peu  près)  et  qu'ainsi  ils  abordent  la 
peinture  des  hommes  et  des  choses  avec  une  âme 
et  un  esprit  entiers,  non  mutilés,  non  resserrés 
dans  un  point  de  vue  ou  restreints  à  une  attitude. 
Mais,  au  surplus,  est-il  certain  que  nos  réalistes 
et  nos  naturalistes  manquent  de  sympathie  autant 
qu'on  l'a  prétendu  ?  qu'ils  se  tiennent  si  orgueil- 
leusement au-dessus  de  ce  qu'ils  racontent  ou 
décrivent  ?  qu  ils  le  dédaignent  et  le  jugent  tou- 
jours ridicule  ou  vil  ?  En  quoi  l'objectivité  des 
peintures,  &  laquelle  ils  tendent  loyalement  et  non 


LITTÉRATURES  DU  NORD  246 

sans  effort,  implique-t-elle  l'insensibilité,  le  dédain 
ou  l'ironie  du  peintre  ? 

Je  laisse  M.  Zola,  et  son  furieux  et  brutal  pessi- 
misme, si  éloigné  de  l'indififérence  ;  et  la  petite  Lalie 
de  VAssommoiry  l'enfant-martyre ,  plus  souffrante, 
et  aussi  douce,  et  aussi  illettrée  que  Platon  Kara- 
tief  ;  moins  religieuse,  je  le  sais  ;  mais  pourquoi 
serait-elle  en  cela  moins  émouvante  ou  moins 
'sublime,  si  sa  bonté  n'en  est  que  plus  surprenante 
encore  et  plus  mystérieuse?  Je  laisse  M.  Alphonse 
Daudet,  si  pénétré  de  tendresse.  Je  laisse  les  mala- 
difs Goncourt,  chez  qui  la  sensation  littéraire 
semble  déjà,  elle-même,  une  souffrance,  et  qui, 
ne  fussent-ils  pas  torturés  comme  hommes,  le 
seraient  déjà  comme  artistes  ;  je  n'alléguerai  pas 
le  caWaire  de  leur  Germinie,  à  la  fois  héroïque  et 
infâme,  qui,  parmi  les  hontes  et  la  folie  de  son 
corps,  garde  un  si  grand  cœur  et,  dans  ses  «  té- 
nèbres »,  pour  parler  comme  Tolstoï,  la  pure 
flamme  d'un  absolu  dévouement.  El  je  ne  rap- 
pellerai pas  que  cette  formule  :  «  la  religion  de 
la  souffrance  humaine  »,  est  probablement  de  leur 
invention. 

Mais  je  prends  celui  de  nos  romanciers  qui  a  la 
réputation  la  mieux  établie  d'impassibilité  et  de 
dédain  :  Gustave  Flaubert.  J'ai  toujours  admiré 
qu'on  refusât  à  Flaubert  le  donde  sympathie,  parce 
qu'il  n'exprime  point  effrontément  la  sienne,  et  qu'on 
fit  de  ce  don  une  des  caractéristiques,  par  exemple. 


246  LES    CONTEMPORAINS 

de  l'Anglaise  Georges  Eliot.  Jamais  la  haute  équité 
de  Flaubert  ne  se  fût  permis  les  lourdes  railleries 
dont  Eliot  accable,  avec  une  insupportable  abon- 
dance, les  petites  gens  du  Moulin  sur  la  Floss.  Et  les 
humbles  qu'elle  aime,  je  sens  trop  qu'elle  «  condes- 
cend »  à  les  aimer  ;  qu'elle  est  à  leur  égard  dans  la 
disposition  d'âme  artificiellement  chrétienne  d'une 
protestante  philosophe  et  éclairée,  en  visite  chez  des 
inférieurs.  Au  moins,  chez  Flaubert,  il  n'y  a  pas 
trace  de   cette  affreuse  condescendance. 

Qu'il  méprise  les  petits  bourgeois  d'Yonville,  cela 
est  possible,  mais  cela  ne  ressort  pas  nécessairement 
de  ses  peintures,  et  nous  n'en  avons  jamais  le  témoi- 
gnage direct.  Il  n'a  point  de  bienveillance  philan- 
thropique et  confessionnelle,  mais  n'a  point  de  haiue 
non  plus  pour  sa  bande  d'imbéciles.  Après  l'avoir 
lu,  on  a  l'impression  qu'on  dînerait  volontiers,  à  quel- 
que grasse  table  normande,  avec  le  père  Rouault, 
Charles  Bovary,  la  mère  Lefrançois,  l'abbé  Bourni- 
sien,  qui  ferait  au  dessert  des  calembours  opaques, 
même  avec  le  pharmacien  Homais.  Plus  sûrement 
que  chez  Eliot  (car  ici  nul  étalage  de  cordialité  ne  me 
met  en  défiance),  je  devine  chez  Flaubert  une  espèce 
d'affection  spéculative  pour  ces  êtres  qui  repré- 
sentent tout  le  monde,  qui  sont  à  peine  responsables, 
qui,  avec  beaucoup  d' égoïsme,  ont  quelque  bonté, 
qui  travaillent  et  qui  peinent  comme  nous... 

Les  soixante  dernières  pages  de  Madame  Bovary 
s^ui  si  étrangement  douloureuses  que  j'ose  à  peina 


LITTÉRATURES  DD  NORD  2il 

les  relire.  Est-ce  que  vous  ne  sentez  pas  que  Flau- 
bert aime  la  pauvre  Emma  ?  Vicieuse  et  sotte,  mais 
si  naïve  au  fond,  et  si  malheureuse  1  Oh  I  les  retours 
dans  la  diligence  i  Oh  !  la  chanson  grivoise  de  l'aveu- 
gle qui  couvre  les  prières  des  morts  I  Qui  donc  a 
dit  que  ce  livre  était  sans  entrailles  ?  Lisez  la  lettre 
du  père  Rouault.  Lisez  la  peinture  de  la  vieille 
domestique  récompensée  au  Comice  agricole.  Page 
si  belle  ;  vision  si  profonde  de  misère  et  de  bonté, 
si  révélatrice  du  lien  qui  unit  la  bonté  et  la  souf- 
france, et  encore  de  cette  vérité  troublante  et  contra- 
dictoire, que  la  société  est  fondée  sur  l'injustice  et 
que  l'injustice  est  la  condition  de  la  vertu  qui  per- 
met au  monde  de  durer,  —  que  M.  Brunetière,  au 
temps  où  il  goûtait  peu  Flaubert,  n'a  pu  se  tenir  de 
citer  comme  un  chef-d'œuvre  cette  page  extraordi- 
naire. L'àme  de  Flaubert  n'est-elle  point,  à  l'égard 
de  la  bouvière  Elisabeth  Leroux,  sensiblement  dans 
la  même  position  morale  que  l'âme  de  Tolstoï  vis-à- 
vis  du  moujick  Platon  Karatief  ?  Non,  non,  l'ironie, 
ou  la  crainte  pudique  des  émotions  dont  on  s'honore 
trop  facilement,n'excluent  point  la  compassion.  Une 
immense  compassion,  celle  qui  vient  de  la  science 
de  la  vie,  se  dégage  silencieusement  Hu  roman  de 
Flaubert ,  et  la  résignation  au  monde  comme  il 
est.  Charles  Bovary,  après  la  mort  d'Emma  et  ses 
tristes  découvertes,  dit  exactement  ce  que  dirait  à 
sa  place  le  moujick  de  Tolstoï  :  «  C'est  la  faute  de  la 
fatalité.  »  Le  moujick  mêlerait  peut-être  à  celaridéd 


248  LES   CONTEMPORAINS 

et  le  nom  de  Dieu.  Mais  nous  reviendrons  là-des- 
sus. 

Est-ce  que  vous  ne  comprenez  pas  que  Flaubert 
aime  la  servante  Félicité  d' Un  cœur  simple  ?  Est-ce 
que  vous  ne  comprenez  pas  qu'il  aime  l'admirable 
Dussardier  de  VÉducation  sentimentale,  et  était-il 
nécessaire  qu'il  vous  en  informât  ?  Si  «  l'indifférence 
mystique  «  où  l'on  nous  dit  que  Bézouchof  etTolsloï 
lui-même  (pour  un  temps)  finissent  par  se  réfugier, 
présuppose  la  douleur  et  la  compassion,  l'ataraxie 
philogophique  où  aspire  Flaubert  les  implique  tout 
justement  au  même  titre.  Quoi  de  plus  triste  dans 
leur  sérénité  que  les  maximes  d'un  Marc-Aurèle 
alïiimant  sa  soumission  aux  lois  inéluctables  de  la 
nature?  Ahl  la  grande  pitié  qu'il  peut  y  avoir,  par 
tout  ce  qu'il  sous-entend,  dans  le  renoncement  à 
l'expression  des  pitiés  particulières  ! 

Quant  à  l'autre  caractère  distinctif  des  romans 
russes  :  «  l'intelligence  des  dessous,  de  l'entour  de 
la  vie...  l'inquiétude  du  mystère  universel  »,  pensez- 
vous  que  cela  suffise  davantage  h  les  différencier 
des  nôtres  ? 

«  Les  dessous  de  la  vie  »,  qu'est-ce  que  cela  ? 
S'agit-il  des  puissances  obscures  et  fatales  de  la  chair 
et  du  sang,  instincts,  complexion  physiologique,  hé- 
rédité, qui  nous  gouvernent  à  notre  insu?  Mais  cela, 
c'est  presque  la  moitié  de  Balzac,  et  c'est  presque  le 
tout  de  M.  Emile  Zola. —  Et  «  Tentour  de  la  vie  »  î 
S'agit-il  de  l'influence  des  milieux?  Qui  l'a  mieux  con- 


LITTÉRATURES  DU  NORD  243 

nue  et  exprimée  que  l'auteur  de  la  Comédie  humaine 
ou  que  l'auteur  de  Madame  Bovary  et  de  l'Éduca- 
tion sentimentale?  Ici  encore  relisez  Madame  Bovary  : 
vous  verrei  que  tous  les  actes,  toutes  les  démarches, 
toutes  les  rêveries  môme  d'Emma  sont  expliqués, 
d'abord  par  sa  nature,  puis  par  quelque  excitation 
du  dehors,  une  rencontre,  un  objet  qu'elle  voit,  un 
mot  qu'elle  entend.  Souvent,  le  dernier  petit  poids 
qui  emporte  la  balance  n'a  l'air  de  rien  :  ce  rien  est 
tout,  venant  après  le  reste... 

Ou  bien,  quand  on  accorde  à  ces  étrangers  le 
privilège  de  savoir  rendre  seuls  «  l'entour  de  la 
vie  »,  veut-on  dire  que,  tandis  que  le  romancier 
français  c  choisit,  sépare  un  personnage,  un  fait, 
du  chaos  des  êtres  et  des  choses,  afin  d'étudier  iso- 
lément l'objet  de  son  choix,  le  Russe,  dominé  par  le 
sentiment  de  la  dépendance  universelle,  ne  se  décide 
pas  k  trancher  les  mille  liens  qui  rattachent  un 
homme,  une  action,  une  pensée,  au  train  total  du 
monde,  et  n'oublie  jamais  que  tout  est  conditionné 
partout?  »  Oui,  je  connais  et  j'admire  la  richesse 
surabondante,  et  presque  égale  à  celle  de  la  vie 
même,  de  cet  embroussaillé  roman  :  la  Guerre  et  la 
Paix,  Mais  n'avons-nous  donc  point  chez  nous  de  ces 
romans  conformes  à  la  complexité  des  choses,  où 
rentre-croisement  des  faits  moraux  ou  matériels 
correspond  à  celui  de  la  réalité  et  qui  contiennent 
en  quelque  façon  toute  la  vie  ?  Ce  sera,  si  vous  y 
faites  attention,  les  Misérables  y  et  ce  sera,  peut-être 


250  LES  CONTEMPORAINS 

plus  encore ,   VEducation  sentimentale.  Je  le    dis 
après  réflexion  et  avec  sécurité . 

Ni  les  personnages  distincts  et  fortement  caracté- 
risés n'y  sont  moins  nombreux  ou  d'âmes  et  de  con- 
ditions moins  variées  que  dans  la  Guerre  et  la  Paix, 
ni  leur  grouillement  moins  animé  ;  ni  les  incidents, 
tour  à  tour  rares  et  communs,  n'y  sont  moins  divers 
et  moins  épars.  Frédéric  et  Deslauriers  ne  sont  pas 
des  individus  moins  largement  représentatifs  que 
Volkonsky  et  Bézouchof,  et  ils  ne  sont  pas  moins 
complètement  «  au  milieu  des  choses  ».  Et  c'est 
bien,  Ici  et  là,  un  moment  historique  qui  nous  est 
peint  dans  sa  totalité  :  ici,  la  société  russe  durant 
les  grandes  guerres  napoléoniennes,  de  1805  à  1815  ; 
là,  la  société  française  de  1845  à  1851.  Et  je  doute 
même  que,  en  dépit  de  leur  grandeur  extérieure,  les 
événements  publics,  —  mêlés  aux  comédies  et  aux 
drames  privés,  —  que  nous  raconte  Tolstoï,  dépas- 
sent en  intérêt  et  en  importance  ceux  dont  Flaubert 
nous  offre  le  vaste  et  minutieux  tableau.  Car,  non 
seulement  l'Éducation  sentimentale  est  l'histoire  de 
deux  jeunes  gens,  très  particuliers  comme  individus 
et  très  généraux  comme  types,  puisqu'ils  représen- 
tent, Tun,  le  jeune  homme  romantique,  et  l'autre,  le 
jeune  homme  positiviste,  et  cela  juste  à  l'heure  où 
la  période  du  positivisme  va  succéder  chez  nous  à 
celle  du  romantisme  ;  et  non  seulement  cette  his- 
toire se  combine  avec  une  étude  des  idées  et  des 
mœurs  dans    les    dernières  années  du  règne    de 


LITTÉRATURES  DU  NORD  251 

Louis-Philippe  :  l'Education  sentimentale  est  quel- 
que chose  de  plus  :  l'histoire  pittoresque  et  mo- 
rale, sociale  et  politique,  de  la  Révolution  de  1848; 
elle  nous  dit,  et  avec  profondeur,  les  barricades  et 
les  clubs,  la  rue  et  les  salons,  et  elle  nous  montre 
cette  chose  extraordinaire  :  la  confrontation  elTa- 
rée  des  bourgeois  avec  la  Révolution,  cette  Révolu- 
tion que  leurs  pères  ont  faite  soixante  ans  aupara- 
vant, mais  qu'ils  croient  terminée,  puisqu'elle  les  a 
enrichis,  qu'ils  s'indignent  de  voir  recommencer  ou 
plutôt  qu'ils  ne  reconnaissent  plus  quand  c'est  eux 
à  leur  tour  qu'elle  menace,  et  qu'ils  renient  alors  avec 
épouvante  et  colère.  Voilà  peut-être  une  aventure 
aussi  considérable  que  lacampagnede  Russie.  Mais, 
au  surplus,  je  n'ai  voulu  que  vous  suggérer  cette 
idée,  que  la  Gueri'e  et  la  Paix  et  P Education  sentimen- 
tale étaient,  au  fond,  deux  œuvres  de  même  espèce 
et  de  composition  analogue. 

Et,  enfin,  qu'est-ce  que  cette  «  inquiétude  du 
mystère  universel  »,  dont  on  veut  faire  exclusive- 
ment honneur  aux  romanciers  slaves  î  Ce  «  mys- 
tère »,  ce  n'est  sans  doute,  ce  ne  peut  être  que 
celui  de  notre  destinée,  de  notre  àme,  de  Dieu,  de 
l'origine  et  du  but  de  l'univers.  Mais  qui  ne  sait 
que  presque  tous  nos  écrivains,  de  1825  à  1850, 
ont  fait  spécialement  profession  d'en  être  inquiets  ? 
De  cette  inquiétude,  Hugo  est  plein,  il  en  déborde. 
(Et  si  j'allègue  tour  à  tour  nos  romantiques  et  nos 
réalistes  ,  c'est  que  leur  influence  se   fait  sentir 


353  LES   CONTEMPORAINS 

concurremment,  —  si  toutefois  c'est  elle,  —  chez 
les  derniers  écriTains  septentrionaux.) 

Dira«t-on  qu'il  s'agit  moins  d'une  inquiétude  phi- 
losophique que  du  sentiment  de  l'inconnu  formida- 
ble qui  nous  entoure,  sentiment  qui  peut  être  lui- 
même  provoqué  par  une  sensation  accidentelle  ?... 
Oui,  j'entends  bien,  il  y  a  des  moments  où  ce  seul 
fait,  que  l'on  est  au  monde,  et  que  le  monde  existe, 
apparaît  comme  tout  à  fait  incompréhensible,  nous 
emplit  d'une  indicible  stupeur.  Mais,  d'abord,  cet 
étonnement  de  vivre,  cette  sorte  d'  «  horreur  sa- 
crée »  ne  comporte,  par  sa  nature  même,  qu'une 
expression  assez  courte,  ou  qui  ne  s'allonge  qu'en 
se  répétant.  Et,  d'autre  part,  nous  avions  assuré- 
ment éprouvé  cet  obscur  frisson  avant  d'avoir  ouvert 
un  livre  russe  ou  norvégien,  «  Le  silence  éternel  de 
ces  espaces  infinis  m'efifraie  »,  est  une  phrase  qui 
ne  date  pas  d'hier.  —  Un  des  passages  de  Tolstoï 
où  l'inquiétude  du  mystère  est  le  mieux  traduite, 
c'est  apparemment  quand  le  prince  André  Vol- 
konsky,  blessé  k  Austerlitz,  est  étendu  sur  le  champ 
de  bataille  et  regarde  le  ciel,  «  ce  ciel  lointain,  élevé, 
éternel  ».  11  songe  :  «  Si  je  pouvais  dire  maintenant: 
—  Seigneur,  ayex  pitié  de  moi  1  Mais  à  qui  le  dirais- 
je  7  Ou  une  force  indéfinie,  inaccessible,  k  qui  je  ne 
puis  m'adresser,  que  je  ne  puis  même  exprimer  par 
des  mots,  le  grand  tout  ou  le  grand  rien,  —  ou  bien 
Dieu  qui  est  cousu  là,  dans  cette  amulette  que 
m'a  donnée  Marie  ?. . .  Rien,  il  n'y  a  rien  de  certain. 


LITTÉRATURES  DU   NORD  163 

excepté  le  néant  de  tout  ce  que  je  conçow  et  la  ma- 
jesté de  quelque  chose  d'auguste  que  je  ne  conçois 
pas...  »  Oui,  cela  est  beau,  mais  d'une  beauté  qui 
nous  était  déjà,  si  je  ne  m'abuse,  on  ne  peut  plus 
connue  et  familière. 

«  L'inquiétude  du  mystère  »,  mais  elle  est  jusque 
dansla  petite  âme  sensuelle  et  triste  d'Emma  Bovary, 
a  L'inquiétude  du  mystère  »,  elle  est  dans  l'âme 
simple  et  lourde  de  Charles  Bovary  quand  il  dit  : 
(i  C'est  la  faute  de  la  fatalité  ».  —  Et,  si  ce  n'est 
l'inquiétude  du  mystère,  c'est  donc  la  résignation 
à  ne  pas  le  comprendre,  —  en  somme,  un  sentiment 
consécutif  à  cette  inquiétude,  et  non  moins  humain, 
et  non  moins  navrant,  —  qui  pénètre  la  dernière 
conversation,  à  petites  phrases  brèves  et  mornes, 
de  Frédéric  et  de  Deslauriers, quand  ils  se  rappellent 
leur  vie,  et  comment  ils  l'ont  manquée,  et  que  cela 
leur  est  presque  indifférent  parce  qu'ils  la  mesu- 
rent, sans  le  dire,  à  quelque  chose  qu'ils  ne  sauraient 
nommer  ;  et  quand,  s'étant  remémoré  une  anecdote 
honteuse  et  naïve  de  leur  enfance,  ils  disent  tran- 
quillement et  désespérément  :  «  C'est  peut-être  ce 
que  nous  avons  eu  de  meilleur  »  ;  de  meilleur, 
puisqu'ils  n'ont  eu  que  le  rêve,  et  que  ce  rêve  était 
le  premier.  Souvenir  si  mélancolique,  qu'il  cesse 
d'être  impur  ;  jugement  si  gros,  dans  sa  bassesse 
voulue,  déconsidérants  inexprimés,  qu'on  n'en  sent 
plus  le  cynisme  ,  mais  seulement  l'affreuse  tris- 
tesse... 


âB4  LES   CONTEMPORAINS 

L'inquiétude  du  mystère,  enfin,  cela  paraît  im- 
mense, et  cela  est  peu  de  chose,  ou  plutôt  cela  est 
toujours  la  même  chose.  Elle  se  dégage,  —  soit 
directement,  soit  sous  la  forme  du  nihilisme,  où  si 
facilement  elle  se  résout,  —  de  toute  œuvre  qui  nous 
présente,  de  la  réalité,  une  image  un  peu  poussée  et 
qui  ne  s'en  tient  point  aux  superficies.  L'inquiétude 
du  mystère,  il  n'est  pas  un  écrivain  digne  de  ce  nom 
qui  ne  Tait  connue.  Que  dis-je?  Croyez-vous  que  les 
imbéciles  même  l'ignorent  ?  Bouvard  et  Pécuchet,  ces 
deux  bonshommes  que  Flaubert  chérissait  quoique 
ridicules,  et  dont  il  a  prétendu  faire  des  sortes  de 
don  Quichottes  de  la  demi-science,  mais  ils  ne  font 
que  ça,  être  inquiets  du  mystère  universel  1 


II 


Si  donc  tout  ce  que  nous  admirons  chez  les  récents 
écrivains  du  Nord  était  déjà  chez  nous,  comment  se 
fait-il  que,  retrouvé  chez  eux,  cela  ait  paru,  à  beau- 
coup d'entre  nous,  si  original  et  si  nouveau?  Est-ce 
parce  que  ces  écriv*ins  sont  de  plus  grands  artistes 
que  les  nôtres?  Est  .-j  parce  que  leur  forme  estsupé- 
rieure  à  celle  de  nos  poùtes  et  de  nos  romanciers  ? 

J'estime  que  la  question  est  insoluble.  Celui-là  seul 
pourrait  décerner  le  prix  de  la  forme,  qui  possé- 
derait toutes  les  langues  de  l'Europe  aussi  à  fon  J 
que  nous  possédons  la  nôtre,  c'est- à-dire  de  manière 


LITTÉRATURES  DU  NORD  Î55 

à  percevoir,  dans  ses  moindres  nuances,  ce  qui  con- 
stitue le  «  style  »  de  chaque  écrivain.  Cela,  je  pense, 
n'arrive  guère.  Je  vois  que  les  plus  savants  hommes, 
les  plus  accomplis  polyglottes  étrangers,  ne  parvien- 
nent jamais  à  sentir  comme  nous  la  phrase  d'un  Flau- 
bert ou  d'un  Renan.  Cette  incapacité  apparaît  lors- 
qu'ils s'avisent  de  classer  nos  écrivains  :  ils  mettent 
ensemble  les  grands  et  les  médiocres.  De  même  le 
style  des  écrivains  étrangers  doit  toujours  nous 
échapper  en  grande  partie,  Je  suis  tenté  de  croire 
qu'on  peut  savoir  très  bien  plusieurs  langues,  mais 
qu'on  n'en  sait  profondément  qu'une.  L'espèce  de 
volupté  que  nous  cause  la  forme  chez  nos  grands 
artistes,  il  est  certain  que  ni  Eliot,  ni  Tolstoï,  ni 
Ibsen,  ne  nous  la  procureront  jamais. 

Je  sais  bien  que  nous  les  avons  lus  surtout  dans 
des  traductions.  Mais  alors  on  me  dira  que  leur 
supériorité  n'en  est  donc  que  plus  grande ,  si  elle 
a  pu  éclater  à  certains  yeux,  même  sans  le  secours 
du  style.  A  quoi  il  est  aisé  de  répondre  que  ce  que 
ces  auteurs  perdent  d'un  côté  à  être  traduits,  ils  le 
regagnent  d'un  autre,  et  avec  usure.  J'ai  tâché 
d'expliquer  cela  la  première  fois  que  j'ai  abordé  le 
théâtre  d'Ibsen. 

Parfois,  disais-je,  chez  les  écrivains  de  mon  pays, 
même  chez  les  meilleurs,  —  et  surtout  chez  les 
romantiques,  —  je  discerne  et  je  sens  quelque 
phraséologie,  une  rhétorique  inventée  ou  apprise, 
des  artifices  systématiques  de  langage  ;  et  il  arrivo 


£!)6  LES    CONTEMPORAINS 

que  cela  me  fatigue  un  peu.  Or  il  doit  y  avoir,  à 
coup  sûr,  quelque  chose  de  semblable  chez  les 
étrangers.  Mais  précisément  cela  n'est  pas  trauspo- 
sable  dans  une  autre  langue,  cela  ne  nous  est  pas 
révélé  par  la  traduction.  Ou  plutôt,  leur  rhétorique 
à  eux,  s'ils  en  ont  une,  a  chance  de  nous  paraître 
savoureuse.  Là  où  ils  sont  peut-être  médiocres  ou 
mauvais,  ils  ne  me  semblent  que  bizarres,  et  c'est 
peut-être  à  ces  endroits-là  que  je  me  crois  le  plus 
tenu  de  les  goûter,  pour  ne  pas  avoir  l'air  d' un 
homme  totalement  dépourvu  du  sens  de  l'exotisme. 
Et  enfin,  s'ils  m'ennuient,  je  puis  croire  que  c'est 
ma  faute. 

D'autre  pari,  quand  ils  sont  excellents  et  quand 
ils  m'émeuvent,ils  m'émeuvent  vraiment  tout  entier, 
car  alors  je  suis  bien  sûr  que  c'est  uniquement  par 
la  force  de  leur  pensée,  la  justesse  de  leurs  peintures 
et  la  sincérité  de  leur  émotion  qu'ils  agissent  sur 
moi.  Il  est  évid«nt  que,  dans  ces  moments-là,  le 
fond  chez  eux  ne  se  distingue  plus  de  la  forme  :  je 
sens,  même  dans  la  traduction,  que  tous  les  mots 
sont  nécessaires,  qu'on  ne  pouvait  en  employer 
d'autres.  Et,  de  rencontrer  chez  eux  des  choses  qui 
sont  belles  exactement  de  la  même  manière  que  les 
belles  choses  de  chez  nous,  j'éprouve  un  plaisir  que 
double  la  surprise  et  qu'attendrit  la  reconnais- 
sance. 

Et  ainsi,  soit  dans  les  instants  où  leur  rhétorique 
et  leur  banalité  possible  m'échappent,   soit  dans 


LITTÉRATURES  DU  NORD  257 

ceux  OÙ  ils  se  passent  de  toute  rhétorique,  j'ai  cons- 
tamment l'impression  de  quelque  chose  de  franc,  de 
naïf,  d'honnête,  de  spontané,  d'intéressant  même 
dans  les  gaucheries,  les  lenteurs  ou  les  obscurités. 
Sous  cette  forme  neutre,  cette  espèce  de  cote  mal 
taillée  qu'est  une  traduction,  sous  ces  mots  français 
recouvrant  un  génie  qui  ne  Test  pas,  de  vieilles 
vérités  ou  des  observations  connues  me  font  l'effet 
de  nouveautés  singulières .  J'y  veux  trouver  et  j'y 
trouve  une  saveur,  une  couleur,  un  parfum. . . 

Et  cela,  certes,  je  ne  l'invente  pas  toujours.  Ce 
qui  nous  platt,  au  bout  du  compte,  dans  les  œuvres 
septentrionales,  c'est  Vaccent,  l'accent  nouveau,  par- 
ticulier, dMdées,  de  sentiments,  d'imaginations  qui 
ne  nous  étaient  point  inconnus. 

La  Norvège  a  des  hivers  interminables,  presque 
sans  jours,  coupés  par  des  étés  éclatants  et  violents, 
presque  sans  nuits.  Condition  merveilleuse,  soit  pour 
mener  lentement  et  patiemment  ses  visions  inté- 
rieures, soit  pour  sentir  avec  emportement.  Londres, 
près  de  qui  Paris  n'est  qu'une  jolie  petite  ville,  est  la 
capitale  de  la  volonté  et  de  l'effort  ;  et  je  crois  aussi 
que  c'est  une  excellente  atmosphère  pour  la  réflexion 
qu'un  brouillard  anglais.  Je  n'ai  point  vu  la  steppe  z 
pour  l'imaginer,  je  multiplie  l'étendue  et  la  mélan- 
colie des  bruyères,  des  étangs  et  des  bois  de  Solo- 
gne, l'hiver.  Puis  il  y  a  le  passé  russe,  le  passé 
anglais,  le  passé  norvégien,  les  traditions,  les  mœurs 
publiques  et  privées,  la  religion,  et  la  marque  de 

LKS   CONTIUPORAIMS.    —  TI.  17 


238  LES    CONTEMPORAINS 

tout  cela  imprimée  aux  cerveaux  norvégiens,  anglais 
et  russes.  Bref,  les  écrivains  du  Nord,  et  c'est  là  leur 
charme,  nous  renvoient,  si  vous  voulez,  la  substance 
de  notre  propre  littérature  d'il  y  a  quarante  ou  cin- 
quante ans,  modifiée,  renouvelée,  enrichie  de  son 
passage  dans  des  esprits  notablement  différents  du 
nôtre.  En  repensant  nos  pensées,  ils  nous  les  décou- 
vrent. 

Ils  ont,  semble-t-il,  moins  d'art  que  nous,  une 
moindre  science  de  la  composition.  Des  œuvres 
comme  Middlemarch  sont  décourageantes  par  leur 
prolixité.  Il  faut  huit  jours,  à  ne  faire  que  cela,  pour 
lire  la  Guerre  et  la  Paix.  De  telles  dimensions  ont, 
en  soi,  quelque  chose  d'anti-artistique.  Il  est  à  peu 
près  impossible  d'embrasser  de  pareils  ensembles,  de 
tenir  à  la  fois  présentes  à  sa  mémoire  toutes  les  par- 
ties qui  devraient  conspirer  la  beauté  de  l'œuvre  et, 
par  conséquent,  de  connaître  au  juste  et  d'apprécier 
cette  beauté.  Les  détails  superflus  et  vraiment  insi- 
gnifiants pullulent.  Je  ne  suis  d'ailleurs  nullement 
persuadé  que  ces  écrivains  aient  plus  d'émotion  que 
les  nôtres;  et  ils  n'ont  assurément  pas  plus  d'idées 
générales.  Mais  ils  ont,  plus  que  nous,  le  goût  et 
l'habitude  de  la  vie  intérieure,  et  ils  sont,  plus  que 
nous,  religieux. 

Plus  patients,  —  non  point  peut-être  plus  péné- 
trants, mais  d'une  plus  grande  endurance,  si  je  puis 
dire,  dans  la  méditation  ou  l'observation,  —  plus 
capables  de  se  passer  eux-mêmes  de  divertissement, 


LITTÉRATURES  DU   NORD  289 

ils  s'adressent  à  des  lecteurs  qui  ont  moins  besoin 
que  nous  d'être  amusés.  Les  longues  et  grises  con- 
versations d'Ibsen,  ses  infatigables  accumulations 
de  détails  familiers,  d^abord  nous  accablent,  mais 
peu  à  peu  nous  enveloppent.  Cela  finit  par  former, 
autour  de  chacun  de  ses  drames,  une  atmosphère 
qui  lui  est  propre,  etdontTalr  de  vérité  des  person- 
nages est  augmenté.  Nous  les  voyons  vivre  d'une  vie 
lente  et  profonde.  Ils  sont  très  sérieux.  Ils  ofirent 
cette  particularité,  que  les  incidents  de  leur  vie  les 
remuent  jusqu'au  fond  de  l'âme  et  nous  révèlent  ce 
fond  ;  que  leurs  drames  de  foyer  se  tournent  tous 
en  drames  de  conscience,  où  toute  leur  vie  spiri- 
tuelle est  intéressée.  Là,  une  femme  qui  s'aperçoit 
que  son  mari  ne  la  comprend  pas  ou  que  son  fils  est 
atteint  d'une  maladie  incurable  se  demande  instan- 
tanément si  Martin  Luther  n'a  pas  été  trop  timide, 
si  c'est  le  paganisme  ouïe  christianisme  qui  a  raison, 
et  si  toutes  nos  lois  ne  reposent  pas  sur  l'hypocrisie 
et  le  mensonge.  Peut-être  l'auteur  oublie-t-il  trop 
que  ces  questions,  passionnantes  quand  on  les  voit 
débattre  par  un  grand  philosophe  ou  par  un  grand 
poète,  ne  peuvent  recevoir,  d'une  petite  bourgeoise 
ou  d'un  honnête  clergyman  qu'une  solution  médio- 
cre ;  et  peut-être  nous  surfait-il  l'inquiétude  méta- 
physique de  l'humanité  moyenne  et  son  aptitude  à 
philosopher.  Toutefois,  comme  c'est,  en  réalité,  sa 
propre  pensée  qu'il  nous  traduit,  on  y  peut  prendre 
un  vif  intérêt. 


260  LES   CONTEMPORAINS 

Une  des  idées  qui  dominent  les  romans  de  Georges 
Eliot,  c'est  ridée  de  la  responsabilité,  entendue 
avec  la  plus  pénétrante  rigueur  ;  l'idée  qu'il  n'y  a 
pas  d'action  indifférente  ou  inoffensive,  pas  une  qui 
n'ait  des  suites  et  des  retentissements  à  l'infini»  soit 
en  dehors  de  nous,  soit  en  nous,  et  qu'ainsi  l'on  est 
toujours  plus  respons6J)le,  ou  responsable  de  plus 
de  choses,  qu'on  ne  croit.  La  conséquence,  c'est  une 
surveillance  morale  de  tous  les  instants  exercée  par 
les  personnages  sur  eux-mômes,  ou  par  l'auteur  sur 
ses  personnages.  La  plupart  ont  la  notion  du  péché, 
une  vie  intérieure  au  moins  aussi  développée  que 
leur  vie  de  relations  sociales.  Ils  font  de  fréquents 
examens  de  conscience  ;  ils  se  repentent ,  ils 
deviennent  meilleurs.  Il  est  clair  que  tout  cela  est 
plus  rare  dans  nos  romans,  sans  doute  parce  que 
c'est  plus  rare  aussi  dans  nos  mœurs.  J'ai  remarqué 
que  les  héros  de  George  Saod  ne  se  repentent 
presque  jamais.  Si  Mauprat  progesse  dans  le  bien, 
c'est  en  vertu  de  son  amour  pour  Edmée,  non  par  la 
recherche  de  ses  péchés.  D'autres  accueillent  la 
leçon  des  événements,  s'améliorent  par  l'expérience. 
Les  personnages  supérieurs,  chez  Sand  et  Hugo, 
songent  plus  au  bonheur  de  l'humanité  qu'à  leur 
propre  perfectionnement  moral.  Ce  sont  gens  pres- 
sés, qui  commencent  par  la  fin,  j'y  consens.  Leur 
évangile  est  toujours  un  peu  l'évangile  de  la  Révo- 
lution. 

Les  ft  humbles  »  et  les  a  misérables  »  sympathiques 


LITTÉRATURES  DU  NORD  Î61 

des  romans  septentrionaux  gardent  tous  des  restes 
au  moins  et  des  habitudes  de  foi  confessionnelle, 
et  l'on  sent  que  l'auteur  leur  sait  gré  d'être,  au  fond, 
<  bien  pensants  ».  Les  misérables  et  les  humbles  d€ 
nos  romans  sont  généralement  moins  religieux  ;  ils 
n'ont  souvent,  comme  l'héroïque  Dussardier,  d'autre 
religion  que  le  culte  ingénument  philosophique  de 
la  justice  absolue.  Je  me  refuse  d'ailleurs  à  admettre 
qu'ils  soient  nécessairement,  par  là,  moins  émou- 
vants ou  d'une  moins  riche  substance  humaine. 

Enfin,  il  y  a,  dans  les  romans  de  Tolstoï,  les  com- 
mencements et  les  approches  d'une  sorte  de  mysti- 
cisme  dont  ses  derniers  ouvrages  nous  ont  montré 
l'achèvement,  dont  nous  n'avons  peut-être  pas  chez 
nous  l'équivalent  exact,  et  qu'on  pourrait  appeler 
le  nihilisme  évaagélique.  Définition  contradictoire 
d'un  état  d'esprit  formé,  en  effet,  de  contradictions. 
Déjà,  dans  ses  romans,  je  ne  sais  par  quel  paradoxe, 
tandis  que  sa  vision  des  choses  impliquait  le  plus 
radical  pessimisme  (et  d'autres  fois  un  fatalisme 
asiatique),  ses  appréciations  des  actes  impliquaient 
la  foi  chrétienne.  Nous  connaissons  maintenant 
l'aboutissement  de  sapensée.Le  retour  à  l'ignorance, 
à  la  simplicité  d'esprit  et  à  la  vie  agricole  ;  pas  de 
lois,  pas  de  juges,  pas  d'armée,  la  non-résistance 
aux  méchants  devant  procurer,  parait-il,  la  dispa- 
rition des  méchants  ;  en  somme,  le  renoncement 
entier,  voilà  sa  morale.  Mais  à  cette  morale  quel 
appui  ?  Rien  ;  nul  dogme,  pas  même  celui  d'une  vie 


262  LES    CONTEMPORAINS 

et  d'une  sanction  d'outre-tombe.  Bref,  la  morale 
évangélique  poussée  h  ses  plus  extrêmes  consé- 
quences, et  en  même  temps  vidée  de  la  métaphysique 
qu'elle  suppose.  Le  devoir  d'être  bon  jusqu'à  l'im- 
molation de  soi  ;  mais  aucun  support  de  ce  devoir, 
sinon  que  nous  mourrons  tous  (vérité  qui  prêterait 
tout  aussi  bien  à  une  conclusion  égoïste  et  épicu- 
rienne) et  qu'il  est  naturel  que  nous  soyons  tous 
pénétrés  de  pitié  et  de  bonté  les  uns  pour  les  autres, 
étant  tous  guettés  par  l'immense  et  éternelle  nuit. 
Ce  sont  «es  ténèbres  de  la  mort  et  de  l'inconnu  qui 
servent  de  toile  de  fond,  dans  ses  romans,  aux 
drames  fourmillants  de  la  vie,  et  qui  se  giissentdans 
les  interstices  de  ces  tableaux  mêmes.  Et  c'est  tout 
ce  mystère,  effrayant  d'abord,  puis  rafraîchissant, 
conseiller  de  renoncement,  de  vertu,  de  bonté,  — 
pourquoi  ?  parce  que  Tolstoï  Ta  voulu  ainsi,  —  qui 
sans  doute  ne  fut  jamais,  à  ce  point,  présent  à  nos 
œuvres  occidentales. 

J'ajoute  encore  que  le  réalisme  de  ces  étrangers 
est  plus  chaste  que  ne  fut  le  nôtre.  L'œuvre  de  chair 
tient  assez  peu  de  place  dans  leurs  œuvres,  et  certes 
je  les  en  loue.  J'observe  toutefois  que,  si  la  réalité 
est  peut-être  moins  impudique  qu'elle  n'apparaît 
dans  quelques-uns  de  nos  romans  réalistes,  elle  l'est 
certainement  beaucoup  plus  que  les  romans  anglais 
ou  russes  ne  nous  le  feraient  croire.  Nous  sommes 
plus  véridiques  à  cet  égard.  Si  c'est  là,  une  supério- 
rité, je  l'ignore  ;  mais  notre  réalisme,  plus  sensuel. 


LITTÉRATURES  DU  NORD  263 

est  au8si  plus  réellement  désenchanté.  Ces  écri- 
vains du  Nord  ne  reculent  point  sans  doute  devant 
la  peinture  des  souffrances,  des  cruautés,  des  mi- 
sères humbles  et  abominables  de  la  vie  humaine, 
mais,  on  ne  peut  le  nier,  ils  en  atténuent,  ils  en 
esquivent  certaines  vilenies.  Ils  ne  disent  jamais 
tout.  Vous  ne  trouYerez  jamais  chez  eux  l'équivalent 
de  telle  page,  je  ne  dis  pas  de  M.  Zola,  mais  de 
Flaubert  ou  de  Maupassant.  Ils  peuvent  bien  nous 
montrer  le  monde  infiniment  triste  et  pitoyable  : 
ils  hésitent  à  le  montrer  simplement  dégoûtant, 
ce  qu'il  est  pourtant  aussi,  ne  le  pensez-vous  pas? 
Leur  pessimisme  n'est  jamais  aussi  radical  qu'ils 
le  prétendent. 

Cette  pudeur,  cette  retenue,  ce  scrupule  incurable 
s'expliquent  encore  par  l'esprit  religieux  dont  il»  res- 
tent quand  même  imprégnés.  Et  ainsi  nous  aboutis- 
sons à  ce  truisme  que  les  différences  des  littératures 
se  rattachent  aux  différences  profondes  des  peuples. 

Les  livres  d'Eliot  et  d'Ibsen  demeurent,  en  dépit 
de  l'émancipation  intellectuelle  de  ces  écrivains,  des 
livres  protestants.  Car,  sortir  par  le  libre  examen, 
comme  Ibsen  et  Eliot,  d'une  religion  dont  le  libre 
examen  est  lui-même  le  fondement,  ce  n'est  point 
proprement  en  sortir,  c'est  plutôt  en  développer  et 
&n  épurer  la  doctrine.  On  ne  secoue  réellement  que 
ce  qui  est  réellement  un  joug  ;  on  ne  s'insurge  à 
fond  que  contre  une  religion  qui  interdit  toute 
liberté  d'esprit.  Les  autres,  ou  y  peut  demeurer  ea 


284  LES  CONTEMPORAINS 

les  élargissant.  C'est  seulement  où  sont  les  défenses 
radicales  que  les  scissions  peuvent  être  absolues. 
Mais  la  très  libre  Eliot  et  le  révolté  Ibsen  n'ont  point 
cessé  d'être  des  «  réformés  »  :  Eliot,  parla  continuité 
de  son  prêche  et  par  les  textes  bibliques  dont  elle 
a  gardé  l'habitude  d'appuyer  ses  pensées  person- 
nelles; Ibsen,  dont  le  théâtre  abonde  en  pasteurs, 
par  on  ne  sait  quel  accent  et  quel  son  de  voix.  Car, 
justement,  ce  qu'il  y  a  de  liberté  dans  le  protestan- 
tisme empêche,  non  les  affranchissements  intellec- 
tuels, mais,  si  je  peux  dire,  les  affranchissements  de 
langage  et  de  tenue.  Chez  les  peuples  protestants, 
où  le  fidèle  ne  relève  que  de  sa  conscience  et  n'admet 
pas  d'intermédiaire  entre  lui  et  Dieu,  les  habitudes 
universelles  de  discussion  et  de  méditation  qui 
suivent  de  là  font  que  le  sentiment  et  le  souci  reli- 
gieux sont  mêlés  à  toute  la  littérature,même  profane, 
et  que  les  écrivains  incroyants  conservent  du  moins 
l'allure  et  le  ton  des  croyants.  Chez  bous,  au  con- 
traire, catholiques  émancipés,  —  ou  catholiques 
pratiquants,  mais  que  la  confession  sacramentelle 
décharge  en  partie  du  soin  d'administrer  leur  propre 
conscience,  —  il  y  a  une  littérature  religieuse,  ou 
plutôt  ecclésiastique,  que  nous  ne  connaissons  guère, 
et  ane  littérature  toute  profane  et  laïque,  chacune 
faisant  son  jeu  à  part.  Certaines  vues  sur  l'arrière- 
fond  des  âmes,  certains  morceaux  de  casuistique 
morale,  certaines  effusions  du  sentiment  religieux, 
(même  abstraction  faite  de  toute  église  confession- 


LITTÉRATURES  DU    NORD  265 

nelle),  qui  nous  émerveillent  chez  Ëiiol  o«  chez 
Ibsen,  c'est  dans  Bossuet,  c'est  dans  les  écrits  de 
tel  prêtre  et  de  tel  moine  que  nous  ignorons,  c*est 
chez  Lacordaire  et  Veuillot  môme,  que  nous  en  trou- 
verions des  exemples  analogues  ;  et  c'est  où  nous 
ne  nous  avisons  guère  d'aller  les  chercher.  Nos  deux 
littératures  ne  se  mêlent  point,  et  la  laïque  y  perd 
un  peu.  Elle  y  perd  parfois,  peut-être,  quelque  pro- 
fondeur morale. 

Mais  déjà,  voyez-vous,  cette  infériorité  est  en  bon 
train  d'être  réparée.  Car,  depuis  dix  ans,  tandis  que 
M.  Gerbart  Hauptmann  paraissait  s'inspirer  de 
M. Emile  Zola,etM.  Auguste  Strindberg  de  M.  Alexan- 
dre Dumas  fils,  et  que  Nietzsche  reproduisait  les 
rêveries  maladives  des  Dialogues  philosophiques  de 
Renan;  d'un  autre  côté,M.Paul  Bourget  nous  affran- 
chissait du  naturalisme,  et  la  plus  large  sympathie 
et  la  préoccupation  morale  ou  religieuse  rentraient 
dans  notre  littérature.  Tout  le  sérieux,  toute  la  sub- 
stance morale  de  Georges  Eliot  semblent  avoir  passé 
dans  les  profondes  études  de  M.  Bourget,  dont  les 
derniers  romans  sont,  en  maint  endroit,  des  récits 
piétistes.  Maupassant  lui-môme  s'attendrissait  visi- 
blement et  devenait  plus  «  grave  >,  quand  la  mort 
vint  le  prendre.  Et  la  môme  gravité,  et  la  pitié  des 
romanciers  russes,  et  le  don  qu  ils  ont  de  nous  faire 
sentir,  autour  des  médiocres  drames  humains,  les 
ténèbres  et  l'inconnu,  tout  cela  donne  un  très  grand 
prix  aux  livres  singulièrement  sincères  de  M.  Paul 


266  LES  CONTEMPORAINS 

Margueritte.  Quant  à  l'idée  de  la  mort,  je  ne  pense 
pas  que  jamais  écrivain  en  ait  été  plus  intimement 
pénétré  que  Pierre  Loti.  Et  si  ce  n'est  point.comme 
chez  Tolstoï,  pour  notre  conversion  ou  notre  édjfica- 
tion,  c'est  que  la  vanité  des  choses  peutprêter  à  des 
conclusions  extrêmement  différentes,  ou  même  se 
passer  de  conclusion. 

En  somme,  on  voit  dans  quelle  mesure  ces  étran- 
gers nous  ont  rendu  service.  Nous  avons  accueilli 
leur  idéalisme  par  dégoût  ou  lassitude  du  natura- 
lisme ;  et  il  est  vrai  qu'ils  nous  ont  induits  à  mettre 
plus  d'exactitude  et  de  sincérité  dans  l'expression 
d'idées  et  de  sentiments  qui  nous  furent  jadis  fami- 
liers, à  préciser  notre  romantisme  en  même  temps 
que  notre  réalisme  s'attendrissait.  Mais,  si  nous  avons 
embrassé,  une  fois  de  plus,  avec  cette  facilité  et  cette 
ardeur  les  exemples  étrangers,  cela  n'est-il  point 
un  signe  que  c'est  nous,  en  réalité,  qui  avons,  sinon 
les  mœurs,  du  moins  l'âme  cosmopolite  ?  L'Anglais 
parcourt  le  monde  et  reste  partout  Anglais.  Nous 
ne  quittons  pas  le  coin  de  notre  feu,  mais,  de  ce 
coin,  nous  nous  plions  sans  peine  à  toutes  les 
façons  de  sentir  des  diverses  races,  et  des  plus  loin- 
taines. 

Oui,  ce  sont  nos  écrivains  que  j'appelle  les  vrais 
cosmopolites.  Ils  le  sont  :  car  une  littérature  cosmo- 
polite, c'est-à-dire  européenne,  doit  être,  par  défini- 
tion, commune  et  intelligible  à  tous  les  peuples 
d'Europe^  et  bile  ne  peut  devenir  telle  que  par 


LITTÉRATURES   DU  NORD  267 

l'ordre,  la  proportion  et  la  clarté,  qui  passent  juste- 
ment, depuis  des  siècles,  pour  être  nos  qualités 
nationales.  Ils  le  sont  encore  par  cette  large  sympa- 
thie humaine  que  nous  croyons  aujourd'hui  décou- 
vrir chez  les  étrangers  et  qui,  pourtant,  a  toujours 
été  une  de  nos  marques  les  plus  éminente».  Nous 
aimons  aimer  ;  nous  sommes  peut-être  le  seul  peuple 
qui  soit  porté  à  préférer  les  autres  à  soi.  Mais  cet 
enthousiasme  môme,  avec  lequel  nous  avons  chéri 
et  célébré  l'humanité  miséricordieuse  du  roman 
russe  et  du  drame  norvégien^  ne  montre-t-il  pas  que 
nous  la  portions  en  nous  et  que  nous  l'avons  seule- 
ment reconnue  ? 

Toutefois,  en  la  reconnaissant,  il  faudra  songer  à 
la  refaire  et  à  la  garder  nôtre.  On  peut  craindre  que 
la  caractéristique  de  nos  esprits  ne  finisse  par  s'atté- 
nuer; qu'à  force  d'être  européen,  notre  génie  ne 
devienne  enfin  moins  français.  Faut-il  voir  là  une 
conséquence  indirecte  des  nouveaux  programmes 
de  l'enseignement  secondaire  ,  de  l'afiFaiblissement 
des  études  classiques  ?  Les  jeunes  gens  sont  moins 
sensibles  à  la  belle  forme  latine,  moins  choqués  de 
l'absence  de  cette  forme  chez  les  étrangers.  Cela  me 
déplaît  :  car  préférer  décidément  et  systématique- 
ment les  œuvres  étrangères,  ce  serait  les  préférer  à 
cause  de  ce  qu'il  y  a  en  elles  ou  d'inassimilable  à 
notre  propre  génie,  ou  de  vague,  d'indéfini,  d'in- 
forme et,  au  bout  du  compte,  d'inférieur  à  ce  génie 
même.  Et  alors,  quelle  humilité  !  ou  quelle  duperie  l 


268  LES    CONTEMPORAINS 

Que  si  nous  les  aimons  précisément  parce  qu'elles 
sont  très  imparfaites,  et  parce  qu'elles  nous  permet- 
tent de  rôver  autour  d'elles  et  de  créer  ou  d'ache- 
ver nous-mêmes  leur  beauté  à  travers  les  traductions, 
sachons  du  moins  que  c'est  à  cause  de  cela  que  nous 
les  aimons,  et  non  pour  une  supériorité  qu'elles 
n'eurent  jamais... 

Je  crois  bien  que  je  donne  depuis  quelques  minutes 
dans  le  chauvinisme  littéraire.  Disons  plus  équita- 
blement  :  —  Ces  échanges  et  ces  reprises  d'idées 
entre  les  peuples,  on  les  a  vus  de  tout  temps,  et 
encore  plus  depuis  que  la  rapidité  des  relations  com- 
merciales a  entraîné  celle  des  relations  intellec- 
tuelles. Tantôt,  nous  avons  emprunté  aux  autres 
peuples,  et  nous  avons  imprimé  à  ce  que  nous  tenions 
d'eux  un  caractère  européen  :  tels  les  emprunts  de 
Corneille  ou  de  Lesage  aux  Espagnols.  Tantôt,  et 
plus  souvent,  comme  nous  sommes  curieux  et  bons, 
nous  leur  avons  repris,  sans  le  savoir,  ce  que  nous 
sur  avions  nous-mêmes  prêté.  Ainsi  au  xvni*  siècle 
nous  avons  découvert  les  romans  de  Richardson,  qui 
avait  imité  Marivaux.  Ainsi  nous  avons  retrouvé  chez 
Lessing  ce  qui  était  dans  Diderot,  et  chez  Gœthe 
beaucoup  de  ce  qui  était  dans  Jean-Jacques  ;  et  nous 
avons  cru  devoir  aux  Allemands  et  aux  Anglais  le 
romantisme  que  nous  avions  déjk  inventé.  Car,  n'est- 
ce  pas?  le  romantisme,  ce  n'est  pas  seulement  le 
décor  moyen-àgeux  ni,  au  théâtre,  la  suppression 
des  trois  unités  ou  le  mélange  du  tragique  et  du 


LITTERATURES  DU  NORD  269 

comique  :  c'est  le  sentiment  de  la  nature,  c'est  la 
reconnaissance  des  droitsde  la  passion,  c'est  l'esprit 
de  révolte,  c'est  l'exaltation  de  l'individu:  toutes 
choses  dont  les  germes,  et  plus  que  les  germes, 
étaient  dans  la  Nouvelle  Hélo'ise^  dans  les  Confessions 
et  dans  les  Lettres  de  la  Montagne.. .  Dans  cette  cir- 
culation des  idées,  on  sait  de  moins  en  moins  à  qui 
elles  appartiennent.  Chaque  peuple  leur  impose  sa 
forme,  et  chacune  de  ces  formes  semble  successi- 
vement la  plus  originale  et  la  meilleure. 

Ce  n'est  donc  qu'un  moment  que  je  note  et,  qui 
sait?  combien  fugitif  I  Cette  inquiète  septentriomauie, 
que  durera-t-elle?  Ne  commence-t-elle  point  à  lan- 
guir déjà?  Et  au  surplus,  pour  en  revenir  au  règle- 
ment présent  de  cette  espèce  de  compte  de  a  doit  et 
avoir»  ouvert  entre  les  races,  ne  resterait-il  pas  à 
chercher  si  le  piétisme  d'Eliot,  l'idéalisme  contra- 
dictoire et  révolté  d'Ibsen,  le  fatalisme  mystique  de 
Tolstoï  sont  nécessairement  quelque  chose  de  supé- 
rieur soit  il  rhumaaitarisme,  soit  au  réalisme  fran- 
çais ?  Qui  affirmerait  que  notre  ardeur  de  foi  scien- 
tifique et  de  charité  révolutionnaire,  médiocrement 
intérieure  et  plutôt  tournée  aux  réformes  sociales, 
ne  compense  pas,  même  aux  yeux  de  Dieu,  l'apti- 
tude plus  grande  des  peuples  du  Nord  à  la  médi- 
tation et  au  perfectionnement  intérieur  ?  Qui  jurerait 
enfin  que,  largement  et  humainement  entendue,  la 
philosophie  positiviste,  pour  l'appeler  par  son  nom, 
et,  si  vous  voulez,  la  philosophie  de  Taine,  celle  qui 


270  LES   CONTEMPORAINS 

passe  pour  responsable  des  brutalités  et  des  séche- 
resses de  la  littérature  naturaliste,  ne  correspond 
pas  à  un  moment  plus  avancé  du  développement 
humain  que  la  religiosité  protestante  et  septentrio- 
nale ?  Des  livres  comme  ceux  de  M.  J.-H.  Rosny, 
pour  ne  citer  que  ceux-là,  ne  présagent-ils  point  la 
conciliation  de  deux  esprits  qui,  chez  nous,  furent 
trop  souvent  séparés  ?  et  n'y  reconnaissonft>nou8 
pas  à  la  fois  Tenthousiasme  de  la  science  et  l'enthou- 
siasme de  la  beauté  morale  et,  déjà,  comment  ces 
deux  religions  se  tiennent  et  s'engendrent?  Qui  vivra 
verra.  En  attendant,  dépêchez-vous  d'aimer  ces  écri- 
vains des  neiges  et  du  brouillard;  aimez-les  pendant 
qu'on  les  aime,  et  qu'où  y  croit,  et  qu'ils  peuvent 
encore  agir  sur  vous,  —  comme  il  faut  se  servir  des 
remèdes  à  la  mode  pendant  qu'ils  guérissent.  Car  il 
se  pourrait  qu'une  réaction  du  génie  latin  fût  proche. 


FIGURINES 


VIRGILE 


C'est  assurément,  parmi  les  grands  poètes,  un  de 
ceux  qui  ont  eu  le  plus  de  chance. 

Il  y  a  de  lui  trois  paroles  fameuses,  d'un  très  beau 
sens,  et  qui,  continuellement  eftées,  entretiennent 
sa  mémoire  dans  un  éternel  renouveau. 

D'abord  le  vers  sibyllin  : 

Magnus  ab  integro  seclorum  na$citur  ordo. 

«  Une  ère  nouvelle  commence.  »  (Généralement 
on  ne  manque  pas  d'estropier  le  texte  et  l'on  dit: 
€  Novus  rerum  nascitur  ordo.)  Virgile  ayant,  par 
hasard,  écrit  ce  vers  et  les  suivants  vers  le  temps  d  i 
la  naissance  du  Christ,  le  moyen  âge  le  déclara 
chrétien,  prophète  et  magicien.  Des  moines  lettrés 
prièrent  pour  son  âme.  Dante  le  choisit  pour  guide 
dans  l'autre  monde,  et  jusqu'au  seuil  du  paradis.  Et 
Victor  Hugo  écrivit  : 

Dans  Virgile  parfois,  dieu  tout  près  d'être  un  ange, 
Le  vers  porte  à  &a  cime  une  lueur  étraoge^ 

LES   CONTBUPORAIMS.    —   TI.  18 


rr*  LES   CONTEMPORAINS 

C'est  que,  rêvant  déjà  ce  qu'à  présent  on  sait, 
n  chantait  presque  à  l'henre  où  Jésus  vagissait. .. 
Dieu  voulait  qu'avant  tout,  rayon  du  Fils  de  rhomme, 
L'aube  de  Bethléem  blanchît  le  front  de  Borne. 

C'est  ensuite  IMnévitable  :  Sunt  lacrymse  remm. 
Depuis  les  romantiques,  on  traduit  bravement  : 
«  Les  choses  eiles-mémes  ont  des  larmes.  »0u  bien, 
en  style  dts  Hugo  :  «  Les  larmes  des  choses^  cela 
existe.  »  Et  l'on  rapproche  cet  hémistiche  du  vers 
de  Lamartine  : 

Objets  inanimés,  ave2S-voas  donc  une  âme  ?... 

et  Ton  affirme,  avec  une  apparence  de  raison,  que 
toute  la  poésie  du  dix-neuvième  siècle  est  eu  germe 
dans  ces  trois  mots  du  pieux  Enée. 

Enfin,  Virgile  a  dit:  «  On  se  lasse  de  tout,  excepté 
de  comprendre».  Parole  admirable,  digne  de  Sainte- 
Beuve  ou  de  Renan,  et  qui  semble  la  propre  devise 
du  diiettantisme,  ou  même  de  la  philosophie.  Virgile 
n'ignorait  d'ailleurs  aucune  des  grandes  théories  de 
son  temps,  qui  «ont  encore  sensiblement  celles  du 
nôtre.  Le  vieil  Anchise  parle  en  bon  panthéiste  au 
sixième  livre  de  VEnéide^  et  Silène,  dans  la  sixième 
églogue,  parait  pcnétré  de  la  doctrine  de  l'évo- 
lution. 

Ainsi,  le  christianisme,  et  toute  la  poésie,  et  tonte 
la  sagesse,  tiennent  dans  quelques  mots  virgiliens, 
comme  un  champ  de  roses  dans  un  tlacon,  le  bruit 


FIGURINES  115 

de  Tocéan  dans  un  coquillage,  ou  le  ciel  dans  une 
goutte  d'eau. 

Or,  le  niagnus  seclorum  nasciiur  ordo  n'est  qu'un 
des  traits  gentiment  hyperboliques  d'une  pièce  de 
circonstance,  d'un  «  compliment  »  de  bienrenue  aa 
Qouyeau-né  d'un  riche  protecteur,  Asinius  Pollio. 
Les  «  larmes  des  choses  »,  faut-il  le  rappeler  ?  sont 
un  contresens  radical.  Lorsque  Enée,  voyant  à  Car- 
thage,  dans  le  temple  de  Junon,  des  peintures  qui 
représentent  le  siège  de  Troie,  fait  cette  remarque  : 
Sunt  lacrymas  rerum...^  cela  signifie  simplement, 
comme  vous  savez  :  «  Notre  triste  renommée  est 
donc  parvenue  jusqu'en  ce  pays  !  IVos  malheurs  y 
obtiennent  des  larmes,  et  Tony  plaint  la  destinée  hu- 
maine. B  Et,  enfin,  le  mot  profond:  «  On  se  lasse  de 
tout,  sauf  de  comprendre  o,  n'est  pointdans  l'œuvre 
même  de  Virgile,  mais  lui  est  seulement  attribué  par 
le  commentateur  Servius. 

D'où  il  suit  que  la  part  la  plus  vivante  de  sa  gloire 
est  fondée  sur  un  faux-sens,  sur  un  contresens  et  sur 
une  tradition  incertaine. 

Je  me  hâte  d'ajouter  que  Virgile  mérite  cette 
étrange  fortune,  et  que  jamais  erreur  ne  fut  plus 
intelligente  que  celle  dont  bénéficie  un  tel  poète. 
Car  toute  son  œuvre  donne,  au  plus  haut  point,  l'idée 
d'un  grand  esprit  et,  à  la  fois,  d'une  Àme  mélanco- 
lique et  tendre. 

Des  images  gracieuses,  fortes  ou  tragiques,  so 
lèvent  de  ses  poèmes  et  restent  dans  nos  mémoii'es 


278  LES    CONTEMPORAINS 

longtemps  après  que  nous  ne  le  lisons  plus.  C'est, 
dans  les  Églogues,  le  doux  exilé  Mélibée  et,  quoi  que 
l'en  aie  dit,  le  radieux  berceau  de  l'enfant  rédemp- 
ieur,  et  la  terre  agitée  d'une  divine  espérance.  C'est, 
dans  les  Géorgiques.Vhymerx  de  Jupiter  et  de  Cybèle, 
l'ivressesacrée  du  printemps, la  fraternité  des  plan  tes, 
des  animaux  et  des  hommes,  la  sérénité  et  la  bien- 
faisance de  la  vie  rustique,  —  et  le  désespoir  de 
l'Orphée  symbolique,  de  l'éternel  Orphée  pleurant 
l'éternelle  Euridyce.  C'est,  dans  V Enéide,  l'amour 
de  la  Tyrienne  Didon,  la  plus  ardente  et  la  plus  tor- 
turée des  femmes  de  trente  ans  ;  la  rouge  lueur  de 
son  bûcher  sur  la  mer,  et  la  fuite  muette  de  son 
fantôme  dans  les  pâles  myrtes  élyséens.  C'est  l'An- 
dromaque  d'Hector  agenouillée  sur  une  tombe  vide, 
gardant  un  amour  unique  et  la  fidélité  du  cœur 
dans  l'involontaire  infidélité  d'un  corps  d'esclave; 
l'amoureuse  amitié  de  Nisus  et  d'Euryale;  Pallas,  ou 
la  grâce  de  la  jeunesse  fauchée  ;  la  blonde  amazone 
Camille,  la  jeune  aïeule  des  «  travestis  »  héroïques, 
deClorindeàJeanne  d'Arc. ..Elc'est,  partout,  l'ombre 
de  la  grande  Louve,  la  majesté  du  peuple  romain, 
régulateur  et  pacificateur  du  monde,  le  sentiment  de 
sa  mission,  de  sa  «  vocation  »  terrestre  ,  crue  et 
révérée  comme  un  dogme  religieux  :  Excudent  alii... 
Tout  cela  ramassé,  condensé  en  expressions  choi- 
sies, d'une  brièveté  profondément  significative,  et 
qui  se  prolongent  et  qui  retentissent  dans  le  cœur 
et  dans  l'imagination.  Nul  n'a  écrit  des  vers  plus 


FIGURINES  217 

chargés  d'âme.  Et  il  est  vrai  que  tout  cela  ne 
forme  que  quelques  centaines  de  vers. 

Le  reste...  Oh  !  le  reste  est  le  comble  de  l'art,  et 
même  de  l'artifice.  Rien  de  moins  spontané.  Virgile 
est  le  premier  des  poètes  de  cabinet.  Il  détourne 
et  combine  Homère,  Hésiode,  les  tragiques  grecs, 
Apollonius,  Théocrite  et  Lucrèce  dans  ce  qu'on 
appelait  autrefois  d'industrieux  larcins.  H  fut  un 
poète  officiel,  un  poète  lauréat,  un  Tennyson. 

L'Enéide  est  un  miracle  d'ingéniosité,  un  extraor- 
dinaire tour  de  force.  C'est  un  poème  national,  fait 
avec  foi,  mais  sur  commande.  Le  programme  était 
dur.  Il  fallait  insérer  dans  le  récit  épique  Rome 
entière,  l'histoire  de  Rome  depuis  les  originesjusqu'à 
la  bataille  d'Actium,  la  légende  des  vieilles  races  qui 
avaient  peuplé  d'abord  le  sol  italien,  une  sorte  de 
livre  d'or  de  la  noblesse,  qui  se  disait  sortie  des 
compagnons  d'Enée  ;  toute  la  religion  romaine,  les 
dieux  indigènes,  les  dieux  helléniques  latinisés,  les 
vieilles  divinités  locales,  les  mœurs  et  usages  publics 
et  privés  du  peuple  romain,  etc.  Virgile  y  a  réussi. 
V Enéide  est  un  chef-d'œuvre  de  mosaïque,  exécuté 
par  le  plus  patient  des  poètes  alexandrins. 

Virgile  mit  trente  ans  à  composer  les  douze  mille 
vers  qu'il  nous  a  laissés.  Dans  les  parties  de  son 
œuvre  qu'on  lit  le  moins,  sa  poésie  est  merveilleuse- 
ment pittoresque  et  plastique.  Celle  de  M.  Leconle 
de  Lisle  et  de  M.  de  Heredia  y  ressemble  beaucoup. 

Ce  qui  est  tendre  paiatt  plus  tendre,  ce  qui  est 


S78  LES   CONTEMPORAINS 

émouvant  plus  émouvant,  ce  qui  est  humain  plus 
humain,  ce  qui  est  simple  plus  simple,  dans  une 
poésie  à  ce  point  doete  et  composite.  Quelquefois, 
dans  les  contes,  les  larmes  se  changent  en  pierres 
précieuses.  Nous  sommes  plus  touchés  quand,  parmi 
ces  dures  et  précises  pierreries  virgiliennes,  un 
joyau  bouge,  tremble,  vit,  est  une  larme,  et  nous 
fait  ressouvenir  que  ce  poète  officiel,  ce  poète-lauréat 
et  ce  roi  des  parnassiens  mérita  par  sa  douceur 
d'être  appelé  c  la  jeune  fille.  » 


UAUTEUR  DE  L*  «  IMITATION  i> 


Il  est  èi  la  mode.  Le  citer  est  élégant.  Est-ce  que 
réellement  nous  l'aimons  ?  Et  pourquoi  l'aimons- 
nous  ?  Son  idéal,  qui  se  compose  de  chasteté,  de 
pauvreté  et  d'obéissance,  est-il  donc  le  nôtre  ?  Entre 
cet  ascète  du  quatorzième  siècle  et  nous,  qu'y  a- 
t-il  de  commun  ?...  Cherchons. 

Il  nous  plaît  d'abord  par  l'image  parfaite  qu'il 
nous  suggère,  à  nous  les  agités,  d'une  vie  recluse  et 
silencieuse,  de  la  vie  dont  nous  rêvons  quelquefois, 
d'une  pure  et  blanche  retraite  au  milieu  de  Tenfer 
terrestre,  plus  douce  à  concevoir  en  plein  siècle  des 
Jacqueries  et  de  la  guerre  de  Cent  ans. 

Puis  cela  nous  amuse  de  découvrir  çà  et  là,,  dans 
son  livre  anonyme,  un  peu  de  sa  vie  et  de  sa  per- 
sonne. Même  je  préfère  no  le  connaître  que  par  son 
livre.  Il  était  d'un  temps  où  les  hommes  d'Eglise 
faisaient  brûler  les  hérétiques  et  les  sorciers  pour 
la  gloire  de  Dieu  :  j'aurais  peur  d'apprendre  sur 
son  compte  des  choses  qui  me  chagrineraient. 

Il  ne  faisait  pas  partie  d'un  ordre  rigoureasement 


880  LES   CONTEMPORAINS 

cloîtré.  «  C'est  une  chose  louable  pour  un  religieux, 
dit-il,  de  sortir  rarement.  »  Donc  il  pouvait  sortir. 
«  N'ayez  de  familiarité  avec  aucune  femme,  mais 
recommandez  à  Dieu,  en  général,  toutes  les  femmes 
de  vertu.  »  Donc  il  connaissait  des  femmes.  Il  ne 
fut  point  abbé  ni  prieur,  il  ne  remplit  point  de 
grande  charge  ecclésiastique.  «  Mon  fils,  lui  dit 
Jésus-Christ,  ne  vous  affligez  point  si  vous  voyez 
qu'on  honore  et  qu'on  élève  les  autres,  pendant 
qu'on  vous  méprise  et  qu'on  vous  abaisse...  On 
confiera  aux  autres  différents  emplois  et  l'on  ne  vous 
jugera  capable  de  rien.  La  nature  s'en  attristera 
quelquefois,  et  ce  sera  beaucoup  si  vous  le  supportez 
ens.lence.  a 

11  avait  fait  de  la  métaphysique,  et  il  en  était  re- 
venu :  «  Qu'avons-nous  à  faire  de  ces  disputes  de 
l'école  sur  le  genre  et  l'espèce  ?»  Il  était  versé  dans 
les  lettres  profanes,  et  de  cela  il  n'est  jamais  revenu 
tout  à  fait.  Je  veux  croire  qu'il  priait  pour  l'âme  de 
Virgile.  Lui,  le  saint,  il  cite  Sénèque  le  philosophe  ; 
il  cite  Ovide,  lui,  le  mortifié.  Il  est  vrai  qu'il  ne  les 
nomme  pas,  par  une  pieuse  pudeur. 

Quoi  qu'il  fasse,  il  reste  épris  de  la  beauté,  même 
humaine.  Il  écrit  très  bien,  avec  élégance,  souvent 
avec  plus  d'élégance  qu'il  ne  faut,  c'est-à-dire  avec 
récherche.  Puisse  Dieu  lui  avoir  fait  grâce,  mais  il 
a  beaucoup  plus  de  rhétorique  que  le  Christ  sur  la 
montagne.  Il  aime  l'antithèse,  le  parallélisme  dans 
les    constructions ,    Tassonanoe ,   l'allitération.   Sa 


FIGURINES  XM 

prose,  toute  pleine  de  symétries,  est  rythmée  pres- 
que toujours,  souvent  rimée:  Amor  modumssepe  nes- 
cit,  sed  super  omnem  modum  fervescit...  Amorvigilat, 
et  dormiem  non  dormitat.  Fatigatus  non  lastatur^ara- 
tatus  noncoarctatur,  têtritut  non  eonturbatur... 

Il  était  sensible  aux  beaux  paysages,  curieux  des 
formes  charmantes  ou  magnifiques  de  la  terre,  et  il 
se  le  reprochait  :  a  Que  pouvez-vous  voir  ailleurs 
que  vous  ne  voyiez  où  vous  êtes  ?  Vous  avez  devant 
vos  yeux  le  ciel,  la  terre  et  tous  les  éléments.  Tou- 
tes les  choses  du  monde  n'en  sont-elles  pas  compo- 
sées ?...  »  C'est  sans  doute  par  un  coucher  de  soleil 
Tété,  à  l'heure  où,  pour  parler  comme  Hugo, 

Une  immense  bonté  tombe  du  tirmament 

que,  pris  d'attendrissement,  il  écrivait  :  «  Il  n'y  apoint 
de  créature,  si  petite  et  si  vile  qu'elle  soit,  qui  ne 
représente  la  bonté  de  Dieu.  »  Et  peut-être,  rassuré 
par  cette  pensée,  il  se  permettait  pour  une  fois  d'ad- 
mirer sans  scrupule  cette  nature  intempérante,  im- 
moriifîée,  païenne,  qui  n'est  pas  cloîtrée,  qui  n'est 
pas  chaste,  qui  aime  la  vie,  et  qui  ne  prie  pas,  sinon 
dans  les  vers  des  poètes. 

Il  nous  plaît  aussi  par  le  contraste  que  fait  sa  pro- 
fonde douceur  avec  l'austérité  impitoyable  de  sa 
doctrine,  et  par  le  biais  dont  il  accommode  à  un 
idéal  inhumain  son  àme  très  humaine.  Ce  moine 
lointain,  dont  la  parole  est  dure  et  la  voix  tendre, 


18Î  LES    CONTEMPORAINS 

fait  songer  à  ces  maigres  figures  des  vitraux  gothi- 
ques, dont  les  lignes  sont  sèches  et  la  couleur  suave, 
et  qui  baignent  leurs  contours  rigides  dans  une 
belle  lumière  mystérieuse. 

Sa  doctrine,  c'est  le  renoncement  complet  à  tout 
sentiment  naturel,  même  à  ceux  qui  passent  pour 
nobles  et  généreux,  aux  aftections  terrestres,  à  la 
science,  aux  ambitions  intellectuelles,  bref,  à  tout 
ce  qui  ne  sert  pas  au  «  salut  ».  Il  a,  et  en  quantité, 
des  maximes  horribles,  par  exemple  :  t  Ne  désirez 
pas  faire  l'occupation  du  cœur  d'un  autre  et  voni- 
même  ne  vousoccupez  pas  de  l'amour  que  vous  avez 
pour  lui.  »  Rien  de  plus  âpre  que  ses  conseils  de 
détachement,  mais  rien  de  plus  amoureux  que  les 
entretiens  avec  Jésus. 

Or  celui  qui  aime  ainsi  Dieu  aime  les  hommes. 
Qu'importe  que  cet  amour  ne  s'arrête  pas  à  nous, 
et  que  ce  soit  de  Dieu  qu'il  redescende  ensuite  sur 
nous?  Platon  avait  déjà  dit,comme  l'auteur  de  l'/mi- 
tation,  ou  k  peu  près,  que  «  l'amour  tend  toujours 
en  haut,  parce  que  l'amour  est  né  de  Dieu  et  qu'il 
ne  peut  trouver  de  repos  qu'en  Dieu  ».  Relisez  dans 
le  Banquet  l'histoire  de  cette  perpétuelle  et  néces- 
saire ascension  de  l'amour,  qui  toujours  dépasse  les 
êtres  finis  pour  monter  plus  haut,  soit  à  un  Dieu 
personnel,  soit  à  ce  qu'on  a  appelé,  faute  d'autres 
mots,  la  «catégorie  de  l'Idéal  ».  Nous  aimons  tou- 
jours, en  quelque  sorte,  au  delà  de  ceux  que  nous 
aimons.  Il  avait  bien  un  cœur  d  homme,  un  doux 


FIGURINES  283 

et  tendre  cœur,  ce  moine  qui  écrivait  :  «  C'est  faire 
beaucoup  que  d'aimer  beaucoup.  C'est  faire  beau- 
coup que  de  bien  faire  ce  qu'on  fait.  C'est  bien  faire 
ce  qu'on  fait  quand  on  songe  plus  à  procurer  le  bien 
commun  qu'à  satisfaire  sa  volonté.  Chacun  a  ses 
défauts  et  sa  charge,  personne  ne  se  suffit  à  soi> 
même  et  n'est  assez  sage  pour  soi  ;  mais  il  nous 
faut  supporter  les  uns  les  autres,  nous  consoler, 
nous  aider  et  nous  avertir  mutuellement.  » 

Et  puis  il  y  a,  malgré  tout,  même  dans  les  maxi- 
mes extrêmes  du  détachement  ascétique,  un  point 
par  où  elles  restent  humaines.  Parmi  les  choses 
qu'elles  réprouvent,  il  en  est  quelques-unes  dont 
nous  aimons  qu'on  se  détache  et  dont  il  nous  plaît 
de  paraître  détaché».  L'ascétisme,  en  même  temps 
qu'il  heurte  plusieurs  de  nos  sentiments  naturels, 
flatte  nos  instincts  de  justice  et  nos  révoltes  contre 
le  monde  tel  qu'il  est.  L'ascète  est  moins  mal  venu 
à  mettre  sous  ses  pieds  nos  affections  et  nos  plai- 
sirs, quand  nous  le  voyons  traiter  de  la  même  ma- 
nière les  causes  de  nos  souffrances.  Nous  avons 
un  faible  pour  les  saints  plébéiens  qui  maltraitent  les 
riches,  les  puissants,  les  heureux  de  la  terre.  Et  les 
saints  eux-mêmes  ne  sont  pas  fâchés  sans  doute  de 
pouvoir  mépriser  en  sûreté  de  conscience,  par  une 
pensée  religieuse,  ce  que  lo  vulgaire  déteste  par  un 
mouvement  naturel.  Ici,  du  moins,  la  nature  et  la 
grâce  sont  d'accord. 

Il  est  sûr  enfin  que>  si  ce  détachement  nous  arra^ 


184  LES    COiNTEMPORAI.NS 

che  à  nos  plaisirs,  il  nous  affranchit  de  nos  servi- 
tudes. Il  satisfait  en  nous  ce  désir  do  liberté,  d'indé- 
pendance à  l'égard  des  choses,  de  suprématie  sur 
ce  qui  est  soumis  aux  lois  du  hasard  et  de  la  force 
brutale.  L'ascète  tressaille  de  joie  de  ne  plus  se  sen- 
tir lié  aux  choses,  aux  hommes,  aux  événements,  de 
ne  rien  voir  que  d'en  haut  ;  et  le  fond  humain  revit 
dans  cet  orgueil  épuré.  «  Celui  qui  ne  désire  point 
de  plaire  aux  hommes  et  qui  ne  craint  point  de  leur 
déplaire  jouira  d'une  grande  paix.  Quoi  de  plus 
libre  que  celui  qui  ne  désire  rien  sur  la  terre  ?  » 
Je  me  demandais  ce  quïl  y  a  de  commun  entre 
ce  saint  et  nous.  Il  y  a  ses  négations, il  y  a  sa  mélan- 
colie. Le  pessimisme  est  la  moitié  de  la  sainteté  : 
c'est,  dans  Vlmitation^  cette  moitié-là  qui  nous  rend 
indulgents  à  l'autre.  Nous  y  cherchons  les  moyens, 
non  de  nous  sanctifier,  mais  de  nous  pacifier  ;  non 
un  cordial,  mais  un  calmant,  un  népenthès  ;  non  la 
rose  rouge  de  l'amour  divin,  mais  la  fleur  pâle  du 
lotus,  qui  est  la  fleur  d'oubli.  J'ai  toujours  eu  envie 
de  mettre  pour  épigraphe  symbolique  à  ce  petit  livre 
la  phrase  de  Quincey  :  «  0  juste,  subtil  et  puissant 
opium,  lu  possèdes  les  clefs  du  paradis  ».  Nous  pre- 
nons pour  point  d'arrivée  ce  qui  est  pour  le  pieux 
solitaire  le  point  de  départ.  Nous  apprenons  de  lui, 
aujourd'hui  encore,  non  pas  à  vivre  en  Dieu,  mais 
à  vivre  en  nous,  et  de  façon  à  ne  point  souffrir  des 
hommes. 


RACINE 


Nous  sommes  en  train  de  l'aimer  beaucoup.  Sa 
vie  est  vraiment  «  humaine  »,  toute  pleine  de  belles 
larmes,  et  de  faiblesse,  et  d'héroïsme.  Elle  ressemble 
en  quelque  façon,  —  si  vous  écartez  la  diversité  des 
apparences  ,  —  à  la  vie  de  la  sainte  courtisane 
Thaïs ,  qui  eut  une  enfance  pieuse ,  qui  ensuite 
s'abandonna  au  désordre,  mais  en  gardant  le  souci 
de  la  beauté  et  de  la  bonté,  et  qui  enfin  se  reposa 
des  autres  amours  dans  le  seul  amour  qui  ne  trompe 
pas,  —  puisque,  s'il  trompe,  nous  n'en  saurons 
jamais  rien. 

C'est  cette  figure  d'une  femme  d'amour  devenue 
sainte  que  je  placerais  sur  le  tombeau  de  Racine, 
dans  le  cimetière  idéal  des  grands  poètes.  Elle  serait 
chaste  et  drapée  à  petits  plis.  Et,  sur  la  pierre  funè- 
bre, je  graverais  en  beaux  caractères  le  mot  de  M°*  de 
Sévigné  :  «  Il  aime  Dieu  comme  il  aimait  ses  mat- 
tresses  »  ;  le  mot  de  M"'  de  Maintenon  :  «  Racine, 
qui  veut  pleurer,  viendra  à  la  profession  de  sœur 
Lalie  »,  elle  mot  de  Racine  lui-même,  recueilli  par 


286  LES   CONTEMPORAINS 

La  Fontaine  dans  les  Amours  de  Psyché  :  «  Eh  bien  ! 
nous  pleurerons.  Yoilà  un  grand  mal  pour  nous  !  > 

Son  enfance  est  d^un  Ëliacin  élevé  dans  Tombre 
du  sanctuaire  par  de  saints  hommes  très  graves  et 
très  naïfs.  Il  était  «  le  petit  Racine  de  M.  Antoine 
Lemaître  ».  Pieux  comme  un  ange,  romanesque 
déjà,  jusqu'à  apprendre  par  coeur  Théagène  et  Cha- 
rielée,  très  sensible  à  la  beauté  de  la  terre  et  du  ciel  : 
1m  sept  Odes  sur  Port-Royal  sont  des  paysages  d'une 
forme  puérile,  mais  d'une  émotion  vraie.  Il  continua, 
au  témoignage  de  La  Fontaine,  «  d'aimer  extrême- 
ment les  jardins,  les  fleurs,  les  ombrages  »,  et  c'est 
lui  qui  retient  ses  amis  pour  assister  aux  féeries  du 
soleil  couchant. 

Son  adolescence  est  gentille,  badine,  un  peu  fron- 
deuse, —  inquiète  de  l'amour.  Chez  son  oncle  le 
chanoine,  à  Uzès,  dans  ce  Midi  encore  espagnol,  il 
fait  cette  remarque  :  «  Vous  savez  qu'en  ce  pays-ci 
on  ne  voit  guère  d'amour  médiocre  ;  toutes  les 
passions  y  sont  démesurées.  >  Peut-être  se  souvien- 
dra-t-il  de  ces  Hermione  et  de  ces  Roxane  à  foulard 
rouge. 

Entre  vingt-cinq  et  trente-sept  ans,  il  mord  tant 
qu'il  peut  aux  fruits  de  la  vie  :  vaniteux,  irritable, 
ingrat  même,  sensuel,  tout  proche  de  la  débauche 
(vous  vous  rappelez  ces  soupers  dont  parle  M™*  de 
Sévigné  :  <  ce  sont  des  diableries  »)...  et  tout  cela 
ensemble  ne  veut  pas  dire  méchant.  C'est  durant 
cette  période  qu'il  écrit  ses  tragédies,  si  douces  et 


FIGURINE»  2S7 

si  violentes,  et  qu'il  crée  ses  délicienses  femmes 
damnées. 

Toutefois,  on  a  contesté  que  ce  poète  de  Tamour 
tragique  ait  entièrement  éprouvé  pour  son  compte 
ce  qu'il  décrivait  si  bien.  On  a  dit  qu'il  eut  pour  la 
du  Parc,  puis  pour  la  très  galante  Champmeslé,  flan- 
quée du  plus  complaisant  des  maris,  un  amour  en 
apparence  assez  tolérant.  Mais,  outre  que  nous  igno- 
rons ce  qu'il  put  souffrir,  il  est  trop  clair  que  les 
âmes  les  plus  délicatement  impressionnables  et  ten- 
dres, les  plus  «  amoureuses  d'aimer  »,  sont  celles 
qui  répugnent  le  plus  à  ce  qu'il  y  a  de  nécessaire 
dureté,  de  brutalité  —  et  de  haine  —  dans  l'araour- 
maladie.  Et  l'on  sait  enfin  que,  chez  l'artiste,  la  pas- 
sion s'amortit  toujours  un  peu  par  la  conscience 
qu'il  en  prend,  et  parce  que  ses  propressentiments 
lui  deviennent  «  matière  d'art  ».  Si  Racine  avait 
aimé  comme  l'Oreste  d'Andromaque,  jamais  il  n'au- 
rait sa  peindre  l'amour. 

Or,  tandis  qu'il  offrait  aux  hommes  assemblés  des 
spectacles  d'une  volupté  noble,  mais  pénétrante, 
toutes  les  religieuses  et  les  saintes  femmes  de  sa 
famille  (il  y  en  avait  beaucoup),  et  le  grand  Arnauld, 
et  le  bon  M .  Nicole,  et  le  bon  M .  Hamon  priaient 
pour  Tenfant  égaré .  Et  c'est  pourquoi  Racine  s'aper- 
çoit un  jour  que  Phèdre  était  trop  charmante  ;  et  il 
accomplit  le  sacrifice  le  plus  extraordinaire  qu'ait 
enregistré  l'histoire  de  la  littérature  :  il  tue  en  lui 
l'homme  de  lettres,  à  trente-huit  ans. 


2Si  LES   CONTEMPORAINS 

Ce  qui  me  touche,  c'est  que  la  consommation  de 
ce  sacrifice  inouï  laissa  en  lui  des  faiblesses.  Il  ne 
▼eut  plus  travailler  pour  le  monde  :  mais  un  jour  il 
commence,  avec  Boileau,  l'opéra  de  Pkaéton  pour 
M"«  de  Montespan.  Je  crois  qu'il  lui  fut  très  agréa- 
ble d'écrire  Esther  et  A  thalie^  parce  qu'il  les  écri- 
vait pour  des  jeunes  filles.  Une  fois,  aux  répétitions 
d' Esther,  on  le  surprend  tamponnant  avec  son  mou- 
choir les  yeux  d'une  de  ses  innocentes  et  jolies 
interprètes,  que  ses  critiques  avaient  fait  pleurer. 

Mais,  peu  à  peu,  il  s'épure.  Ses  lettres  à  son  ami 
Boileau,  à  son  fils  Jean-Baptiste,  d'une  simplicité  si 
vraie ,  respirent  la  plus  rare  beauté  morale  ;  et 
quelle  tendresse  on  devine  sous  cette  forme  prudente 
et  contenue,  imposée  par  la  «  politesse  o  du  temps 
et  par  la  pudeur  chrétienne  1  A  la  fin  d'une  lettre  à 
Boileau,  il  fait  cet  aveu  :  «  Plus  je  vois  décroître  le 
nombre  de  mes  amis,  plus  je  deviens  sensible  au 
peu  qui  m'en  reste.  Et  il  me  semble,  à  vous  parler 
franchement,  qu'il  ne  me  reste  presque  plus  que 
vous.  Adieu.  Je  crains  de  m' attendrir  follement  en 
m'arrêlant  trop  sur  cette  réflexion.  » 

Ses  ennemis  l'accusaient  d'être  trop  bon  courtisan. 
Et  pourtant  il  restait  publiquement  Tami  des  jansé- 
nistes persécutés.  De  bonne  heure  il  s'abstint,  par 
scrupule  religieux,  lorsqu'il  était  à  la  cour,  d'aller  à 
l'Opéra  et  à  la  Comédie...  Seulement,  voilà  I  il  avait 
l'imprudence  d'aimer  le  roi. 

Les  méchants  ont  raconté  qu'il  mourut  d'avoir 


FIGURINES  189 

déplu  à  Louis  XIV.  S'il  en  mourut,  il  eut  tort  ;  mais 
il  ne  craignit  pas  en  effet  de  déplaire.  On  est  d'ac- 
cord aujourd'hui  pour  croire  au  récit  de  son  fils 
Louis,  à  ce  Mémoire  sur  la  misère  du  peuple,  confié 
par  Racine  à  M""*  de  Maintenon.  Au  fait,  on  le  voit, 
dans  toute  sa  correspondance  des  vingt  dernières 
années,  très  libéral  et  aumônier,  d'ailleurs  fort  sim- 
ple de  mœurs.  Les  paysans  de  Port-Royal  s'adres* 
saient  à  lui  pour  leurs  affaires.  Il  était  grand  ami  de 
Vauban.  Quand  il  écrivait  ce  vers  : 

Entre  le  pauvre  et  voati  vous  prendrez  Diea  pour  juge, 

il  en  concevait  tout  le  sens. 

Il  fut  un  père  de  famille  adorable.  Il  éleva  toute 
une  nichée  de  colombes  :  Marie,  Nanette,  Babet, 
Fanchon,  Madelon.  Marie,  novice  aux  Carmélites  k 
seize  ans,  rentra  à  la  maison,  finit  par  se  marier  : 
àme  ardente  et  tourmentée,  tantôt  à  Dieu,  tantôt  au 
monde.  Nanette  fut  Ursuline;  Babet  aussi,  après 
la  mort  de  son  père  :  Fanchon  et  Madeion  moururent 
filles,  assez  jeunes  encore  et  tout  embaumées  de 
piété  et  de  bonnes  œuvres...  Racine  sanglotait  à  La 
véture  de  ses  deux  afnées,  quoiqu'il  sût  bien  que, 
par  les  leçons  dont  il  les  avait  nourries,  il  était  san« 
le  vouloir  le  vrai  prêtre  de  ce  sacrifice... 

Ainsi,  Tauteur  de  Bajazet  et  de  Phèdre,  le  plus 
savant  peintre  des  plus  démentes  amours  terrestres, 
—  continuant  toujours  d'aimer,  mais  d'autre  façon, 

LES    CONTBltPOe,A(NS.    —   TI.  19 


19e  LE8   CONTEMPORAINS 

— -  paya  sa  dette  à  Dieu  eu  lui  donnant  quatre  vierges, 
et,  faible  et  grand  jusqu'au  bout,  mourut  peut-être 
d'un  chagrin  de  courtisan,  mais  d'un  chagrin  qu'il 
s'attira  pour  avoir  eu  trop  indiscrètement  pitié  des 
pauvres.  Vie  exquise  que  celle  où  l'amour,  et  tous 
les  amours,  s'achèvent  en  charité. 

Il  faut  revenir  à  ce  verset  de  VJmitation  de  Jésus- 
Christ,  qui  semble  traduit  de  Platon  :  e  L'amour 
aspire  à  s'élever...  Rien  n'est  plus  doux  ni  plus  fort 
que  l'amour...  Il  n'est  rien  de  meilleur  au  ciel  et  sur 
la  terre,  parce  que  l'amour  est  né  de  Dieu  et  qu'il  ne 
peut  se  reposer  qu'en  Dieu,  au-dessus  de  toutes  les 
créatures.  »  Et  c'est  là  toute  l'histoire  de  l'âme, 
longtemps  inquiète,  lentement  pacifiée,  de  Jean  Ra- 
cine. 


MADAME  DE  SÉVIGNÉ 


M"*  de  Sévigné  est  la  patronne  charmante  des 
chroniqueurs  de  journaux. 

Cela  pourrait  se  prouver  sans  trop  solliciter  les 
faits.  Du  jour  où  elle  commença  à  écrire,  elle  sut 
qu'on  se  montrait  ses  lettres, qu'on  les  copiait. qu'on 
les  collectionnait;  bref,  qu'elle  avait  un  public. 
Public  composé,  non  point  de  cent  mille  lecteurs 
quotidiens,  mais  de  cinquante  ou  de  cent  personnes 
riches,  nobles,  distinguées,  cultivées,  oisives. 
Qu'importe?  Plus  ou  moins  sciemment,  elle  écrivit 
pour  ce  public  de  choix  :  d  où, peu  à  peu,  un  rien  de 
marque  pirofessionnelle.  Elle  devenait  une  9  épis- 
iolière  »,  c'est-à-dire  une  chroniqueuse.  Elle  faisait 
la  chronique  de  la  cour,  la  chronique  de  la  ville, 
la  chronique  de  la  littérature  et  du  théâtre,  la  chro- 
nique de  la  province,  la  chronique  de  la  campagne, 
la  chronique  des  villes  d'eaux,  la  chronique  de  la 
guerre,  la  chronique  des  crimes  célèbres,  la  chro- 
nique de  la  mode,  la  chronique  familière  et  de  con- 


292  LES   CONTEMPORAINS 

fidences  personnelles  —  toutes  les  chroniques  qu'on 
fait  encore.  On  citait  la  Lettre  du  cheval,  la  Lettre  de 
la  prairie^  la  Lettre  de  la  mort  de  Turenne,  la  Lettre 
de  la  mort  de  Vatel...El  l'on  se  demandait  :  «  Avez- 
vous  lu  la  dernière  lettre  de  M™*  de  Se  vigne?  comme 
sous  Pempire  :  «  Avez-vous  lu  la  dernière  chronique 
de  Villemot,  de  Scholl  ou  de  Rochefort  ?  » 

Elle  était  «  naturelle  »,  c'est  entendu.  Autrement 
dit,  elle  avait  naturellement  le  style  échauffé,  frin- 
gant, excessif,  de  trop  de  mouvement,  de  trop  de 
gestes,  de  trop  de  bruit,  par  lequel  se  définit  juste- 
ment «  le  brillant  chroniqueur  ». 

Je  vous  confesserai  que, souvent,  cet  entrain  m'as- 
sourdit et  me  bouscule  ;  j'ai  envie  de  demander 
grâce.  Mais  on  ne  saurait  nier  qu'elle  eut  l'imagi- 
nation puissante  et  drôle.  Et  puis,  celle-là  savait  sa 
langue. 

Pour  le  fond,  elle  avait  un  bon  cœur,  du  bon  sens 
et  un  esprit,  je  ne  dirai  pas  moyen,  mais  en  exacte 
harmonie  avec  son  milieu  et  sans  presque  rien  qui 
le  dépassât.  Je  la  crois  moins  intelligente  que  l'équi- 
voque Maintenon  et  que  la  fine  et  ironique  La  Fayette. 

Elle  élève  sa  fille  déplorablement ,  la  dresse  à 
s'adorer  elle-même,  la  nourrit  des  plus  sottes  idées 
de  grandeur. 

Son  jugement  n'est  jamais  indépendant  ni  inven- 
tif. Il  va  sans  dire  qu'elle  glorifie  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes.  Elle  n'a ,  sur  les  «  penderies  » 
de  Bretagne,  qu'un  mot  de  pitié  rapide  et  quelques 


FIGURINES  293 

réflexions  prudentes.  C'est  bien  d'avoir  été  fidèle  à 
Fouquet  ;  mais  pas  un  moment  cette  chrétienne  ne 
paraît  se  figurer  dans  sa  réalité  le  cas  moral  de  eet 
homme  de  finances.  Elle  suit  en  tout  les  goûts  et  les 
opinions  des  gens  de  son  monde,  ou  de  sa  coterie, 
ou  de  son  âge.  Gomme  eux,  elle  en  reste  à  La  Calpre- 
nède  ;  elle  est  pour  Corneille  contre  Racine.  Elle  ne 
voit  rien  au-dessus  de  Nicole.  Elle  va  <i  en  Bourda- 
loue  »  parce  qu'elle  le  goûte,  mais  aussi  parce  qu'on 
y  va.  Elle  ne  juge  jamais  le  roi,  même  un  peu,  etc. 

Mais  elle  exprime  des  idées  et  des  sentiments 
communs  avec  une  vivacité  et  une  fougue  tout  à 
fait  surprenantes.  On  pressent  une  énergie  de  tempé- 
rament qui  n'a  pu  se  dépenser  ailleurs.  Et  c'est  par 
laque  la  vie  de  M">«  de  Sévigné est  curieuse,  —plus 
peut-être  que  ses  écritures. 

Cette  blonde  réjouie,  expansive,  drue,  d'un  sang 
passionné  (vous  vous  rappelez  la  sombre  ardeur  de 
son  aïeule  Chantai,  enjambant  le  corps  d'un  fils 
pour  entrer  au  cloître),  cette  femme  trop  bien  por- 
tante, veuve  à  vingt-six  ans  et  qui  demeura  évidem- 
ment honnête,  eut  pour  exutoires  ses  lettres  —  et 
M"*  de  Grignan. 

Deux  particularités  firent  que  son  amour  maternel 
devint  vraiment  l'occupation  de  toute  sa  vie  :  elle 
n'était  pas  aimée  de  sa  fille,  — ^^  et  elle  ne  la  voyait 
presque  jamais.  Et  ainsi,  d'une  part,  la  peur  de  lui 
déplaire  et  la  nécessité  continuelle  de  la  conquérir 
tenaient  son  amour  en  haleine  ;  et,  d'autre  part,  les 


2^4  LES    CONTEMPORAINS 

deux  cents  lieues  qui  la  séparaient  de  cette  sèche 
personne  lui  permettaient  de  rembellir  plus  aisé- 
ment, d'adorer  l'image  qu'elle  s'en  formait  et  de  ne 
pas  se  brouiller  aveic  le  modèle.  Il  est  d'ailleurs  cer- 
tain que  r  u  idée  fixe  »,  l'obsédante  représentation 
de  l'objet  idolâtré  exerce  plus  pleinement  les  puis- 
sances de  l'âme  que  ne  ferait  sa  présence  réelle. 

M""'  de  Sévigné  avait  fort  bien  laissé  Marguerite 
au  couvent  jusqu'à  dix-huit  ans,  et  l'on  sait  que, 
lorsque  la  mère  et  la  fille  se  rencontraient,  elles  ne 
pouvaient  s'entendre.  Ce  n'est  point  que  la  furieuse 
tendresse  de  M"'  de  Sévigné  ne  fût  profondément 
sincère  :  mais  il  lui  fallait,  pour  se  déployer  à  Taise, 
la  mélancolie  que  laisse  Téloignement  et  l'illusioa 
qu'il  entretient.  Elle  pratiquait  alors  l'amour  mater- 
nel comme  un  «  sport  >  quasi  tragique,  où  elle 
s'employait  et  se  tendait  toute. 

Il  y  a,  dans  les  pages  brûlantes  où  elle  traduit  ce 
culte  de  dulie,  de  la  gageure  et  de  l'autosuggestion. 
M""  de  Sévigné  a  passé  sa  vie  à  adorer  une  Ombre 
—  comme  sa  grand'môre  sainte  Chantai.  Et  cela  la 
détourna  de  mal  faire. 

C'est  par  là  surtout  qu'elle  fut  intéressante  ;  et 
c'est  par  là  seulement  que  souffrit  cette  créature  jo- 
viale. Ses  plaintes  sont  discrètes,  mais  d'autant  plus 
significatives.  «  Ce  n'est  pas  une  chose  aisée  à  soute- 
nir, écrivait-elle  un  jour  à  M"'  de  Grignan,  que  la 
pensée  de  n'être  pas  aimée  de  vous  :  croyez-m'en.  » 

£t,  taudis  qu'elle  se  consumait  pour  cette  pédante 


FIGURINES  t»S 

impitoyable  qui  De  l'aimait  pas,  elle  ne  s'apercevait 
point  que  son  fils  Charles,  dont  elle  ne  se  souciait 
guère,  Taimait,  lui,  de  tout  son  cœur,  et  que  c'était 
un  garçon  tout  simplement  délicieux. 

Voilà,  selon  moi,  l'originale  aventure  de  M°*  de 
Sévigné.  Pour  le  reste,  il  n'y  a  qu'un  point  par 
où  elle  dépasse  un  peu  Valignemeni  intellectuel  et  sen' 
timental  des  gens  de  son  temps.  Je  veux  parler  de 
son  goût  pour  la  campagne,  autre  fruit  de  ses  soli- 
tudes forcées  de  veuve.  Autant  que  La  Fontaine, 
elle  aime  la  nature  et  sait  en  jouir  ;  mieux  que  lui 
peut-être,  et  par  de  plus  neufs  assemblages  de  mots 
(«  la  feuille  qui  chante  »),  elle  en  rend  l'impres- 
sion directe,  celle  qui  suit  immédiatement  la  sen- 
sation elle-même.  Aïeule  des  chroniqueurs,  elle  est 
quelque  chose  aussi  aux  écrivains  impressionnistes. 

Et  je  vous  prie,  en  finissant,  d'être  persuadés 
que  j'ai  la  plus  vive  affection  pour  cette  grosse 
mère-la-joie,  —  qui  fut  à  certaines  minutes,  j« 
le  crois,  une  mère  de  douleur. 


LA  BRUYÈRE 


Nous  avons,  entre  plusi'îurs  autres,  une  très  sé- 
rieuse raison  de  l'aimer.  Plus  purement  qu'aucun  de 
ses  contemporains,  il  est  3  homme  de  lettres  ».  Il  est, 
dans  sa  vie,  dans  son  caractère  et  dans  son  esprit, 
un  des  types  les  plus  nobles  —  et  les  plus  précoces 
—  de  cette  espèce  si  étrangement  mêlée, 

Sa  personne  est  d'autant  plus  attachante  qu'on 
n'a  sur  elle  qu'un  petit  nombre  de  renseignements, 
d'ailleurs  contradictoires  (Boileau ,  Saint-Simon  , 
l'abbé  d'Olivet),  et  qu'on  la  devine  plus  qu'on  ne  la 
connaît,  aux  hardiesses  de  toute  sorte  dont  son  livre 
abonde  :  hardiesses  atténuées  par  des  restrictions 
et  de  certains  tours  énigmatiques,  soit  nécessité, 
soit  appréhension  secrète  des  conséquences  extrêmes 
de  sa  pensée.  On  ne  saurait  dire  précisément  jus- 
qu'où allait  sa  liberté  de  jugement,  mais  on  sent 
qu'elle  était  grande. 

Ce  fut  un  sage  mécontent,  clairvoyant  et  enclin 
k  la  révotte.   Les  malveillants  diraient  :  un  vieux 


FIGURINES  291 

garçon  mécontent  des  femmes  et  un  littérateur  mé- 
content de  la  société. 

Il  fait  constamment  l'effet  d'un  réfractaire  qui  se 
retient,  qui  en  pense  plus  qu'il  n'en  dit.  («  Un 
homme  né  chrétien  et  Français  se  trouve  contraint 
dans  la  satire  ;  les  grands  sujets  lui  sont  défen- 
dus... »)  Il  semble  d'ailleurs  avoir  aménagé  sa  vie 
et  composé  son  attitude  pour  pouvoir  penser,  à 
part  soi,  le  plus  librement  possible.  Il  demeure  céli- 
bataire avec  préméditation,  pour  circuler  plus  aisé- 
ment, pour  éviter  d'être  classé,  d'être  parqué  dans 
son  rang.  Précepteur  du  petit-fils  du  grand  Condé, 
hôte  d'une  famille  de  fauves,  il  y  échappe  aux  fami- 
liarités humiliantes  et  meurtrières  (vous  savez  la  fia 
de  Santeuil)  à  force  de  réserve  et  de  respect  exact  et 
froid.  (Voir  les  dix-sept  lettres  à  Condé.) 

Pourquoi  resta-t-il  là  ?  C'est  que  c'était  un  poste 
d'observation  admirable.  Mais  on  ne  saurait  douter 
qu'il  n'ait  cruellement  souffert  de  sa  situation  subal- 
terne et  des  prudences  qu'elle  lui  imposait.  Ce  fut  là 
une  de  ses  plaies  vives. 

Il  a  la  haine  des  grands,  qu'il  connaissait  trop, 
et,  déjà,  l'amour  du  peuple.  Nul  n'a  été  plus  impla- 
cable ni  contre  la  noblesse,  ni  contre  la  finance. 
Vingt  passages  de  son  livre  ont  l'accent  le  plus 
radicalement  révolutionnaire.  La  colère  bouillonne 
sous  son  ironie  âpre  et  méthodique  à  la  façon  de 
Swift.  Relisez  les  pages  sur  les  deux  extrémités  du 
vieil  ordre  social,  le  peuple  et  la  cour  («  L'on  parle 


298  LES  CONTEMPORAINS 

d'une  région...  »  etc.,  et  «  L'on  voit  certains  ani- 
maux farouches...  »  etc.),  et  sur  la  guerre  («  Petits 
hommes,  hauts  de  six  pieds...  »  etc.).  Le  plus  noir 
pessimisme  est  répandu  dans  le  chapitre  de  Y  Homme. 
Personne,  enfîn ,  n'a  mieux  vu  la  vanité  du  décor 
politique,  social  et  religieux  de  son  temps,  et  n'a 
entendu  plus  de  craquements  dans  le  vieil  édifice. 
Trois  grands  faits  dominent  dans  ses  pointures 
éparses  :  l'avènement  de  l'argent,  le  déclin  moral  de 
la  noblesse,  le  discrédit  jeté  sur  le  clergé  et  sur 
l'Eglise  par  la  «  fausse  dévotion».  Les  Caractères 
annoncent  les  Lettres  persanes^  qui  annoncent  tout. 

Chrétien,  certes  La  Bruyère  l'était,  quoique  le 
chapitre  postiche  des  Esprits-Forts  ait  bien  l'air 
d'une  précaution  pour  faire  passer  le  reste.  Car,  s'il 
y  avait  des  choses  qu'on  était  tenu  de  taire,  il  y  en 
avait  d'autres  qu'on  était  tenu  de  dire.  Notez  pour- 
tant que  le  spiritualisme  de  ce  chapitre  a  un  carac- 
tère tout  laïque  et  sent  —  déjà,  —  la  philosophie 
universitaire  selon  Cousin  et  Jouffroy. 

Une  autre  plaie  de  La  Bruyère ,  une  seconde 
source  d'amertume,  ce  fut  l'humilité  de  la  condition 
des  écrivains  qui  n'étaient  qu'écrivains.  Comme  il  a 
senti  toute  leur  dignité,  il  a  conçu  tout  leur  devoir. 
Il  a,  je  crois,  prévu  l'homme  de  lettres  du  siècle 
suivant,  ouvrier  des  idées  généreuses,  homme  vrai- 
ment public.  Il  a  eu  d'avance  l'esprit  si  sociable  et 
si  humain,  à  travers  toutes  leurs  faiblesses,  des 
philosophes  du  dix-huitième  siècle.  r«  Venez  dans 


FIGURINES  299 

la  solitude  de  mon  cabinet...  »  etc.)  J'ajoute  qu'il  est 
à  la  fois  bien  plus  honnête  homme  que  la  plupart 
des  Encyclopédistes  et,  permettez-moi  le  mot, 
moins  «  gobeur  » . 

Par  le  style  aussi,  La  Bruyère  nous  est  tout 
proche.  Le  nom  de  «  styliste  »  semble  inventé  pour 
lui  tout  exprès.  Il  a  des  détours  et  des  recherches 
qui  sont  un  délice  ;  il  a  le  trait  et  il  a  la  couleur.  Il 
est  de  ceux  t  pour  qui  le  monde  matériel  existe  », 
selon  la  formule  de  Gautier.  Plusieurs  de  ses 
tableaux  et  de  ses  portraits  sont  d'un  réalisme  très 
franc  dans  sa  sobriété.  La  Bruyère  mort,  il  se  passera 
plus  de  cent  ans  avant  que  son  pittoresque  se 
retrouve. 

Que  ne  rencontre-t-on  pas  dans  son  livre  ?  L'his- 
toire d'Emire,  au  chapitre  des  Femmes^  est  un  roman 
en  cent  lignes,  ce  qui  est  sans  doute  la  vraie  mesure 
du  roman  psychologique  ;  ca:  il  y  a  des  longueurs 
dans  les  quatre-vingts  pages  de  la  Princesse  de  Clèves 
(je  ne  compte  pas  les  épisodes),  et  des  redites  dans 
les  soixante  pages  d'Adolphe. 

La  Bruyère  est  tout  plein  de  germes.  Sa  philoso- 
phie, —  sentiment  profond  de  la  suprématie  de  l'es- 
prit, amertume  tempérée  par  le  plaisir  de  voir  clair 
et  d'être  supérieur  à  ce  qui  nous  oflense,  —  est  une 
sorte  de  néo-stoïcisme,  qui  peut  servir  encore.  Il  a 
fait  sur  les  femmes  les  remarques  les  plus  auda- 
cieuses (que  ne  puis-je  citer!;  et  a  dit  sur  l'amour 
les  choses  les  plus  pénétrantes.  («   L'on  veut  faire 


800  LES   CONTEMPOHAÎNS 

tout  le  bonheur  ou,  si  cela  ne  se  peut  ainsi,  tout  le 
malheur  de  ce  qu'on  aime.  »)  et  les  plus  délicates 
(«  Etre  avec  les  gens  qu'on  aime,  cela  suffît  ;  rêver, 
parler,  ne  leur  parler  point,  penser  à  eux,  penser  à 
des  choses  plus  indifférentes,  mais  auprès  d'eux, 
tout  est  égal.  »)  —  Il  a  senti  et  aimé  la  nature  infini- 
ment plus  qu'il  n'était  ordinaire  en  son  temps.  Dans 
le  chapitre  de  la  Ville,  il  plaint  les  citadins  qui 
«  ignorent  la  nature,  ses  commencements,  ses  pro- 
grès, ses  dons  et  ses  largesses...  Il  n'y  a  si  vil  prati- 
cien qui,  au  fond  de  son  étude  sombre  et  enfumée... 
ne  se  préfère  au  laboureur  qui  jouit  du  ciel ...  »  Tout 
ce  que  développeront  un  jour  Rousseau,  Bernar- 
din, Chateaubriand  et  Sand  n'est-il  pas  enclos  dans 
ces  deux  brèves  et  charmantes  pensées  :  «  Il  y  a  des 
lieux  qu'on  admire;  il  y  en  a  d'autres  qui  touchent  et 
où  l'on  aimerait  à  vivre.  —  Il  me  semble  que  Von 
dépend  des  lieux  pour  l'esprit,  l'humeur,  la  passion, 
le  goût  et  les  sentiments.  » 

L'auteur  des  Caractères  était  essentiellement  de 
ces  esprits  ouverts,  «  vacants  »  et  inquiets,  révoltés 
contre  le  présent,  ce  qui  donne  une  bonne  posture 
dans  l'avenir  ;  de  ces  âmes  qui  sentent  beaucoup  et 
pressentent  plus  encore,  par  un  désir  de  rester  en 
communion  avec  les  hommes  qui  viendront,  et  par 
une  sympathie  anticipée  pour  les  formes  futures  de 
ta  pensée  et  de  la  vie  humaine. 

Je  le  tiens  pour  l'homme  le  plus  «  intelligent  » 
du  dix-septième  siècle.    Il   est  de  tous   les    écri- 


FIGURINES  3^1 

vains  de  ce  temps-là ,  —  sans  peut-être  en  excepter 
Molière  ni  Saint-Evremond,  —  celui  qui,  revenant 
au  monde,  aurait  le  moins  d'étonnements. 


JOUBERT 


Sainte-Beuve, et  quelques  autres  à  la  suite, l'avaient 
découvert  il  y  a  une  treutaine  d'années.  Puis  on  Ta 
oublié.  Mais  le  moment  est  peut-être  venu  de  le 
«  sortir  »  de  nouveau.  Car  savez-vous  ce  qu'est 
Joubert  ?  Un  symboliste  accompli  —  et  innocent. 

D'ailleurs,  un  »  vieil  original  »,  plein  de  tics  déli- 
cafts  et  de  manies  angéliques,  —  qui  dut  peut-être 
h  son  mauvais  estomac  d'être  un  idéaliste  irrépro- 
chable et  inventif,  un  dilettante  du  bleu.  Il  connut 
d'Alembert,  Diderot,  les  encyclopédistes,  et  les  trouva 
d'une  vulgarité  choquante.  Pendant  la  Révolution, 
il  se  tapit  à  Villeneuve-sur- Yonne ,  petite  ville  de 
Bourgogne,  tapie  elle-même  dans  un  gai  paysage, 
peuplée  de  bonnes  gens  d'humeur  douce,  et  qui, 
comme  la  plupart  des  petites  villes  et  des  villages 
de  France,  traversa  la  crise  révolutionnaire  sans  s'en 
apercevoir.  Mais  le  bruit  et  le  spectacle,  quoique 
lointains,  de  la  Terreur,  achevèrent  de  détacher 
Joubert  de  ce  brutal  monde  des  corps. 


FIGURINES  303 

Il  se  maria  sur  le  tard,  et  son  mariage  aussi  fut 
d'un  idéaliste.  Il  épousa,  par  admiration,  une  vieille 
fille  très  pieuse,  très  malheureuse,  très  dévouée, 
consommée  en  mérites.  Imaginez,  —  et  ce  sera  très 
juste  en  dépit  de  la  chronologie,  — •  qu'il  épousa 
l'Âme  d'Eugénie  de  Guérin. 

Joubert  fut  grand  frôleur  d'âmes  féminines.  Il  lia, 
avec  M"""  de  Beaumont,  de  Guitaut,  de  Lévis,  de 
Duras,  de  Vinlimille,  de  ces  commerces  tendres  et 
purs,  plus  caressants  que  Tamitié,  plus  calmes  que 
l'amour.  Il  fut  le  Doudan  alangui  de  deux  ou  trois 
petits  salons  aristocratiques  qui  se  formèrent  à 
Paris  au  commencement  de  l'Empire  et  où  régnèrent, 
avec  l'ancienne  politesse,  la  religiosité  la  plus  élé- 
gante. On  y  aimait,  avec  mille  grâces,  Dieu  et 
Chateaubriand. 

Souvent  malade,  Joubert  aimait  presque  à  l'être  : 
il  sentait  que  la  maladie  lui  faisait  l'âme  plus  sub- 
tile. Il  avait  des  raffinements  à  la  des  Ësseintes  (8up< 
posez  un  des  Ësseintes  sans  perversité).  Il  déchirait, 
dans  les  livres  du  dix-huitième  siècle,  les  pages 
qui  l'offensaient  et  n'en  gardait  que  les  pages  inno- 
centes  dans  leurs  reliures  à  peu  près  vidées.  Il 
«  adorait  »  les  parfums,  les  fruits  et  les  fleurs.  Il 
avait  des  façons  â  lui  de  voir  et  de  recommander  la 
religion  catholique  :  <<  Les  cérémonies  du  catholi« 
cisme,  écrit-il,  plient  à  la  politesse.  » 

Il  ne  tenait  pas  énormément  à  la  vérité  :  il  y  pré- 
férait la  beauté  ;  ou  plutôt  il  les  confondait  avec  une 


304  LES   CONTEMPORAINS 

astuce  séraphique.  Ne  croyez-vous  pas  que  Renan 
eût  contresigné  cette  pensée  :  «  Tâchez  de  raisonner 
largement.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  la  vérité  se 
trouve  exactement  dans  tous  les  mots,  pourvu  qu'elle 
soit  dans  la  pensée  et  dans  la  phrase.  Il  est  bon,  en 
effet,  qu'un  raisonnement  ait  de  la  grâce  :  or,  la 
grâce  est  incompatible  avec  une  trop  rigide  pré- 
cision. »  Et  cette  autre  :  »  L^histoire  a  besoin  de  loin- 
tain, comme  la  perspective.  Les  faits  et  les  événe- 
ments trop  attestés  ont,  en  quelque  sorte,  cessé 
d'être  malléables.  » 

Il  est  plus  platonicien  que  Platon.  L'univers  lui 
est,  très  exactement,  un  système  de  symboles,  où  il 
s'applique  à  saisir  les  correspondances  du  réel  avec 
l'idéal,  le  reflet  de  Dieu  sur  les  choses.  Où  manque 
ce  reflet,  il  ferme  les  yeux.  Il  ne  permet  à  la  matière 
d'exister  ^ju'en  tant  qu'elle  traduit  quelque  chose  de 
spirituel.  En  elle-même,  elle  le  dégoûte.  Aussi  la 
réduit-il  tant  qu'il  peut.  Il  ne  lui  reconnaît  que 
l'épaisseur  tout  au  plus  d'une  pelure  d'oignon  ;  il  fait 
du  monde  une  prodigieuse  baudruche.  Cela,  à  la 
lettre  :  «  Pour  créer  le  monde,  un  grain  de  matière 
a  sufTi...  Cette  masse  qui  nous  efl"raye  n'est  rien 
qu'un  grain  que  l'Eternel  a  créé  et  mis  en  œuvre. 
Par  sa  ductilité,  par  les  creux  qu'il  enferme  et  l'art 
de  l'ouvrier,  il  offre,  dans  les  décorations  qui  en 
sont  sorties,  une  sorte  d'immensité...  En  retirant  son 
Boufile  à  lui,  le  Créateur  pourrait  en  désenfler  le 
volume  et  le  détruire  aisément...  » 


FIGURINES  305 

Comme  sa  métaphysique,  sa  critique  littéraire 
n'est  que  métaphores,  comparaisons,  allégories.  Il 
dit  de  Voltaire:  u  Voltaire  a,  comme  le  singe,  les 
mouvements  charmants  et  les  traits  hideux.  »  Il  dit 
de  Platon  :  «  Platon  se  perd  dans  le  vide,  mais  on 
voit  le  jeu  de  ses  ailes,  on  en  entend  le  bruit.  «Il 
nous  apprend  que  «  Xénophon  écrit  avec  une  plume 
de  cygne,  Platon  avec  une  plume  d'oi  et  Thucidyde 
avec  un  stylet  d'airain  ».  On  est  tenté  de  continuer  : 
«  Corneille  écrit  avec  une  plume  d'aigle,  Racine 
avec  une  plume  de  tourterelle  (vous  savez  que  la 
tourterelle  est  violente),  Chateaubriand  avec  une 
plume  de  paon,  Joubert  lui-même  avec  une  plume 
d'ange.  » 

En  politique,  il  est  pour  le  régime  où  il  entre  le 
plus  d'artifice.  Ce  qui  lui  déplaît  dans  la  démo- 
cratie, c'est  que,  la  force  et  le  pouvoir  s'y  trouvant 
dans  les  mêmes  mains,  c'est-à-dire  dans  celles  da 
plus  grand  nombre,  «  il  n'y  a  point  d'art,  point 
d'équilibre  et  de  beauté  politique.  »  Il  veut  que  la 
puissance  soit  séparée  de  la  force  matérielle,  du 
nombre,  et  les  tienne  en  échec.  C'est  dans  cette 
fiction  qu'il  voit  la  beauté  :  «  De  la  fiction,  il  en  faut 
partout.  La  politique  elle-même  est  une  sorte  de 
poésie.  » 

Sa  psychologie  aussi  est  toute  en  images.  Il  remar- 
que que  l'homme  n  habite  que  sa  tête  et  son  cœur  ; 
que  la  langue  est  une  corde  et  la  parole  une  flèche  ; 
que  l'âme  est  une  vapeur  allumée  dont  le  corps  est  le 

LES    CONTRlfPORAINS.    —   Vl.  20 


306  LES  CONTBMPORAINS 

falot  ;  que  certaines  Âmes  n'ont  pas  d'ai7e«,  ni  même 
de  piedi  pour  la  consistance,  m  de  mams  pour  les 
œuvres;  que  l'esprit  est  Vmtmoiphère  de  Tàme, 
qu'il  est  un  /ieu,  dont  la  pensée  est  la  flamme;  que 
l'imagination  est  VœU  de  l'&me.  Plus  loin,  je  voisque 
l'esprit,  qui  tout  à  l'heure  était  une  atmosphère  et 
une  flamme,  est  un  champs  puis  un  métai  ;  qu'il  peut 
être  creux  et  sonore,  ou  bien  que  sa  solidité  peut 
être  plane,  si  bien  que  la  pensée  y  produit  l'effet 
à! MU  coup  de  marteau;  puis,  qu'il  ressemble  à  un 
miroir  concave,  om  convexe',  qu'il  y  fait /rotrf,  qu'il 
y  fait  chaud  ;  que  la  pudeur  est  un  r^«eat(,  un  velours, 
un  cocon,  etc.,  etc. 

Sentez-vous  la  revanche  de  la  nature  ?  Voilà,  pour 
un  contempteur  de  la  matière,  une  imagination  bien 
matérielle.  Tous  ces  renchéris  n'en  font  jamais 
d'autre. 

Avec  cela,  Joubert  est  très  «  particulier  ».  Ses 
subtilités  quintessenciées,  son  épicuréisme  virginal 
et  ce  que  j'appelle  son  «  angélisme  »  peuvent  nous 
communiquer  encore,  çà  et  là,  d'assez  doux  petits 
frissons  d'àme.  Par  mille  affectations  mystérieuses, 
par  son  mauvais  goût  travaillé  et  délicieux,  il  reste 
proche  de  nous.  Ce  sensitif  pudique  est  un  des  plus 
distingués  parmi  ces  artistes  joliment  maniaques  qui 
«ont  comme  en  marge  des  littératures... 

Je  dois  seulement  confesser  que  Joubert  exprime 
ou  indique  toujours  les  deux  termes  de  ses  compa- 
raisons :  c'est,  entre  autres  choses,  ce  qui  le  <^' 


FIGURINES  301 

lingue,  par  exemple,  de  M.  Stéphane  Mallarmé.  Cela 
n'empêche  point  la  parenté.  J'ai  voulu  signaler  à  nos 
poètes  symbolistes  un  aïeul  inattendu,  mais  authen- 
tique. 


HIPPOLYTE  TAINE 


Il  est  très  grand.  C'est  peut-être  le  cerveau  de  ce 
giècle  qui  a  emmagasiné  le  plus  de  faits  et  qui  les  a 
ordonnés  avec  le  plus  de  rigueur.  Chacune  de  ses 
«  histoires  »,  chacune  de  ses  «  descriptions  »  —  des- 
cription d'un  homme,  d'une  littérature,  d'un  art, 
d'une  société,  d'une  époque,  a'un  pays  —  ressem- 
blent à  des  constructions  massives  et  serrées.  Sous 
les  propositions  qui  s'enchatnent,  les  séries  de  faits 
se  commandent,  —  telles  les  assises  successives  d'un 
monument.  Taine  est  un  prodigieux  bâtisseur  de 
pyramides. 

Nul  n'a  plus  durement  appliqué,  ni  à  des  objets 
plus  divers,  des  théories  plus  étroitement  déter- 
ministes. Mais,  l'expérience  du  plus  savant  homme 
étant  toujours  fort  restreinte,  toute  explication  d'un 
ensemble  un  peu  considérable  de  phénomènes,  même 
suggérée  par  l'expérience,  devient  forcément  créa- 
tion. L'esprit,  au  début,  s'accommode  aux  parcelles 
de  réalité  qu'il  a  pu  saisir  ;  mais,  dès  qu'il  s'agit 


FIGURINES  309 

d'une  réalité  plus  étendue,  et  de  toute  la  réalité, 
c'est  elle  que  nous  accommodons  à  noire  esprit; 
c^est  notre  esprit  qui  complète  les  faits,  et  qui  les 
pétrit,  et  qui  suppose  entre  eux  des  relations  afin  de 
justifier  des  lois.  Toute  philosophie  est  poésie. 

Et  c'est  pourquoi  nul  n'a  fait,  plus  souvent  que 
Taine,  autre  chose  que  ce  qu'il  croyait  faire  ;  nul  n'a 
plus  senti  et  imaginé,  alors  qu'il  croyait  uniquement 
percevoir,  observer  et  classer. 

La  théorie  qui  est  censée  former  le  support  de 
VHistoire  de  la  littérature  anglaise  ne  rend  bien 
compte  que  des  individus  médiocres  ;  elle  n'éclaircit 
par  conséquent  que  ce  qui  nous  intéresse  le  moins. 
Elle  n'explique  guère  les  grands  écrivains.  Tandis 
que  Taine  se  travaille  à  voir  en  eux  les  produits  du 
moment,  du  milieu  et  de  la  rac9,  il  nous  les  moa- 
tre  surtout  comme  des  producteurs  d'une  certaine 
espèce  de  beauté  où  nous  ne  saurons  jamais  au  juste 
ce  qui  revient  à  la  race,  au  milieu  et  au  moment. 
L'Histoire  de  la  littérature  anglaise  est  un  livre  splen- 
dide  ;  mais  le  meilleur  en  subsisterait,  la  théorie 
6tée  ou  réduite  à  d'assez  modestes  truismes. 

Pareillement ,  «  la  faculté  maltresse  »  explique 
tout  dans  l'œuvre  d'un  artiste,  excepté  la  beauté. 
La  «  faculté  maîtresse  »  peut,  en  effet,  se  rencontrer 
aussi  bien  chez  un  galfàtre  que  chez  un  homme  de 
génie. 

En  histoire  aussi,  Taine  est  souvent  dupe.  Sa  con- 
ception déterministe  donne  inévitablement  des  résul- 


310  LES   CONTEMPORAINS 

tats  moroses,  quels  que  soient  le  pays  ou  le  temps 
qu'il  étudie.  Car  il  remonte  toujours,  par  l'analyse, 
à  des  causes  qui  se  confondent  avec  l'instinct  animal. 
Et  c'est  ainsi  qu'il  a  vu  l'ancien  régime  et  la  Révo- 
lution également  tristes  et  haïssables.  Décomposés 
de  la  môme  façon,  le  moyen  âge  et  l'antiquité  lui 
eussent  non  moins  sôrement  paru  hideux.  La 
beauté  même  du  siècle  de  Périclès,  si  Taine  avait 
pu  dépouiller  les  archives  athéniennes,  n'eût  pas 
résisté  à  cette  opération.  Toute  la  destinée  de  l'hu- 
manité se  résume  pour  lui  dans  le  sombre  tableau 
que  trace  Thomas  Graindorge  pour  l'instruction  de 
son  neveu.  (Les  petits  lapins,  les  gros  éléphants... 
vous  vous  rappelez?^ 

Il  déforme  les  faits  par  cela  seul  qu'il  les  coor- 
donne sans  les  connaître  tous.  Il  est  très  peu  évolu- 
tionniste,  puisque  sa  mécanique  prétend  exclure  le 
mystère  et  qu'il  y  a  du  mystère  dans  1'  «  évolution  ». 
Il  oublie  le  flottant,  le  vague,  l'imprécision,  la  fuite  et 
la  transformation  des  choses.  Il  immobilise  le  réel 
pour  l'observer  :  donccequ'il  observe  n'est  déjà  plus 
le  réel.  Assurément,  les  institutions  jacobines  et 
napoléoniennes  sont  artificielles  et  oppressives  ; 
mais,  en  quatre-vingt-dix  ans,  n'ont-elles  pu  modi- 
fier le  peuple  qu'elles  enserrent  dans  leurs  cadres 
et  lui  faire  une  autre  nature?  Saurions-nous  revenir 
au  régime  de  la  décentralisation  et  des  petites  asso- 
ciations libres  ? 

Peut-être  y  a-t-il  un  rapport  secret  entre  les  con- 


FIGURINES  3H 

trariétés  de  l'œuvre  de  Taine  et  les  contrastes  qu'on 
devine  dans  son  caractère  et  dans  son  esprit. 

Ce  logicien  est  un  poète.  Cet  abstracteur  a  le 
style  le  plus  concret  qu'on  puisse  voir .  Aucun  écri- 
vain ne  s'est  plus  continûment  exprimé  par  des 
métaphores,  ni  plus  colorées,  ni  développées  avec 
plus  de  minutie,  ni  plus  exactes  dans  le  dernier 
détail.  Gela  va  communément  jusqu'au  symbole  et  à 
la  parabole.  Et  ainsi  l'on  craint  que,  la  justesse  sur- 
prenante des  images  emportant  pour  lui  la  vérité  du 
fond,  ce  positiviste  si  défiant  ne  se  soit  laissé  quel- 
quefois tromper  parles  mots. 

Cet  homme  d'imagination  violente  et  charnelle 
(vous  vous  rappelez  ses  études  sur  la  Renaissance  et 
sur  la  peinture  flamande)  a  eu  la  vie  d'un  ascète  et 
d'un  bénédictin.  Ce  grand  apôtre  de  Tobservation 
directe  a  vécu  très  retiré,  a  peu  communiqué,  je 
crois,  avec  les  hommes  d'une  autre  classe  que  la 
sienne  ;  et  ce  grand  amasseur  de  faits  les  a  surtout 
cherchés  dans  les  livres. 

Ce  déterministe ,  qui  regarde  l'histoire  comme 
un  développement  de  faits  inéluctables  et  qui  a  sou- 
vent goûté  en  artiste  les  manifestations  de  la  force, 
s'est  troublé,  s'est  fondu  en  compassion,  dès  qu'il  a 
vu  le  sang  et  la  souffrance  d'un  peu  près.  Il  eût  été 
indulgent  à  Sylla  et  à  César  :  Robespierre  et  Napo- 
léon l'ont  trouvé  inexorable. 

Cet  ennemi  de  l'esprit  classique  a,  dans  son  besoin 
d'unité,  soumis  le  réel  aux  simplifications  et  aux 


312  LES    CONTEMPORAINS 

généralisations  les  plus  impérieuses.  —  Sa  philoso- 
phie se  retrouve,  dramatisée,  dans  le  roman  natura- 
liste ;  et  l'on  sait  que  le  roman  naturaliste  lui  fai- 
sait horreur. 

Pour  avoir  trop  vu  dans  l'histoire  la  bestialité  hu- 
maine, il  avait  fini  par  avoir  peur  des  hommes.  Dans 
ses  dernières  années,  sa  sympathie  étaii  évidente 
pour  des  doctrines  dont  la  sienne  était  la  négation 
radicale,  et  pour  les  vertus  mêmes  que  sa  philoso- 
phie était  le  plus  propre  à  décourager. 

Cet  homme  d'une  si  intransigeante  audace  de  pen- 
sée était  devenu  énergiquement  «  conservateur  ». 
(Le  fut-il  pour  les  mêmes  affreuses  raisons  que 
HoLijes?On  ne  sait.)  Et  non  seulement  il  refusa  des 
obsèques  civiles  qui,  seules,  eussent  été  sincères, 
mais  il  ne  se  laissa  point  enterrer  simplement  selon 
le  rite  de  sa  religion  natale,  ce  qui  n'aurait  eu,  dans 
l'espèce,  qu'une  très  faible  signification  :  il  demanda 
—  ou  accepta  —  des  funérailles  protestantes.  Je 
n'ai  jamais  senti  plus  grande  mélancolie  intel- 
lectuelle qu'à  cette  mensongère  cérémonie. 

Mais  cela  n'a  point  aboli  son  œuvre  écrite.  Hippo- 
lyte  Taine  fut  un  de  nos  maîtres.  La  période  posi- 
tiviste de  notre  littérature,  —  celle  qui  commença 
vers  1855  et  que  nous  voyons  s'achever,  —  garde 
très  profondément  son  empreinte. 

On  ne  découvre  des  vérités  neuves  que  par  de 
grands  partis  pris  qui  entraînent  tout  autant  d'er- 
reurs. Qu'importe  ?  Les  vérités  restent.  Taine  est 


FIGURINES  31S 

l'écrivain  qui  nous  a  fait  le  plus  forUment  sentir  et 
comprendre  l'animal  et  la  machine  qu'est  toujours 
rhomme.  Seulement,  c'est  là  une  vérité  que  nous 
avons  assez  vue,  et  des  vérités  un  peu  diSérentes 
sont  en  train  de  nous  attirer  davantage .  Et,  donc, 
il  adviendra  de  Taine  comme  d'autres  grands  inven- 
teurs ou  rajeunisseurs  d'idées  :  on  l'abandonnera 
pendant  trente  ans,  —  pour  lui  revenir. 


FERDINAND  BRUNETIERE 


Je  le  tiens  pour  un  des  plus  particuliers  et  des 
plus  originaux  des  hommes  d'à  présent.  Et  nul  peut- 
être  ne  diffère  plus  profondément  de  l'image  que  le 
public  s'est  formée  de  lui. 

Professeur  fieffé,  doctrinaire  intransigeant,  conti- 
Duateur  vigoureux  du  grêle  Nisard,  défenseur  delà 
tradition  et  de  toutes  les  traditions,  etparconséquent 
leur  prisonnier:  tel  il  apparaît  aux  inattentifs.  Parce 
qu'il  a  gardé,  avec  une  coquetterie  hautaine  la  syn- 
taxe du  dix-septième  siècle,  on  le  croit  contempo- 
rain de  Bossuet  par  les  idées. 

En  réalité,  Tesprit  le  plus  libre,  de  l'indépendance 
la  plus  fière  et  la  plus  ombrageuse.  Sa  vie,  d'abord, 
le  prouverait,  toute  solitaire  et,  jusqu'à  ces  dernières 
années,  toute  en  dehors  des  «  cadres  »  officiels.  C'est 
sans  autre  diplôme  que  celui  de  bachelier  qu'il  est 
parvenu  aux  premiers  emplois  de  renseignement 
universitaire.  En  littérature,  il  n'a  touché  aux  opi- 
nions traditionnelles  que  pour  les  redresser  rudement. 


FIGURINES  315 

souvent  pour  en  prendre  le  contre-pied.  L'ensemble 
de  son  œuvre  ne  serait  pas  mal  intitulé  :  «  Suite  de 
paradoxes  sur  la  littérature  française.  » 

Ce  prétendu  t  immuable  »  s'est  d'ailleurs  beau- 
coup modifié  en  vingt  ans.  Ou,  si  vous  préférez,  je 
crois  le  comprendre  mieux  que  je  ne  faisais  jadis. 

Ce  critique  est  surtout  un  historien  et  un  dia* 
lecticien. 

Il  a,  au  plus  haut  point,  le  sentiment  de  Thistoire. 
Pour  lui,  juger  un  livre,  ce  n'est  nullement  analyser 
l'impression  plus  ou  moins  voluptueuse  qu'il  en  a 
reçue  ;  mais  c'est,  essentiellement,  le  «  situer  »  dans 
une  série.  On  connaît  son  mot  :  <  Je  ne  loue  jamais 
ce  qui  m'amuse  ».  Son  objet  est  de  fixer  la  valeur  des 
œuvres  par  rapport,  non  à  lui-même,  mais  à  toute 
la  littérature.  Dans  le  moindre  de  ses  jugements  il 
tient  compte  d'une  chose  considérable  en  effet  :  le 
jugement  exprimé  ou  supposé  des  morts,  qui  sont 
plus  nombreux  que  les  vivants. 

Non,  certes,  pour  s'y  conformer  aveuglément.  Cet 
historien  est  artiste  en  dialectique.  Même,  il  s'y 
complaît,  et  c'est  la  seule  espèce  de  volupté  à  laquelle 
il  soit  publiquement  accessible.  Entre  les  ouvrages 
écrits,  envisagés  comme  des  faits  dont  il  faut  cher- 
cher la  loi  de  succession,  la  grande  joie  de  M.  Brune- 
tière  est  d'établir  des  «  liaisons  »  inaperçues  et  sur- 
prenantes. 

Sa  logique  est  toujours  Imaginative.  Comme  Taine 
lathéorie  du   milieu,  du  moment  et  de  la  faculté 


316  LES   CONTEMPORAINS 

maîtresse,  M.  Brunetière  a  trouvé  la  théorie  de  r«é 
volutiondes  genres  ».  Son  sens  historique  devait  l'y 
amener  :  car  le  darwinisme,  c'est  —  provisoirement 
—  le  vrai  nom  de  l'histoire,  c'est  l'histoire  même. 

Il  a  étudié  les  «  genres  littéraires  »  un  peu  de  la 
même  façon  que  Taine  étudiait  les  écrivains.  Et  il 
lui  est  arrivé,  comme  à  Taine,  d'être  dupe  des 
métaphores.  Les  genres  littéraires  sont  devenus, 
dans  son  système,  un  je  ne  sais  quoi  d'organique, 
qui  vivrait  indépendamment  des  œuvres  particulières 
et  des  cerveaux  où  elles  ont  été  conçues  ;  abstrac- 
tions végétatives,  qui  ont  des  troncs  et  qui  poussent 
des  branches  ;  entités  réalisées  à  la  manière  scola;:- 
tique.  Les  «genres  »  seuls  existent;  les  œuvres,  très 
pau;  la  personne  des  écrivains,  moins  encore. 

Ainsi  M.  Brunetière  a  pu,  l'an  dernier,  à  propos 
de  l'évolution  de  la  poésie  lyrique,  parler  de  Musset 
sans  presque  mentionner  ses  comédies,  où  est  pour- 
tant tout  Musset.  C'est  que,  Tannée  précédente,  il 
avait  parlé,  ô,  propos  de  l'évolution  du  genre  drama- 
tique, de  ces  mêmes  comédies,  qui  pourtant  sont  ^ 
peine  du  théâtre.  Musset  lui-même  s'évanouit:  sou 
nom  ne  désigne  plus  que  le  passage  accidentel,  à 
travers  un  cerveau,  de  deux  «  genres  littéraires  »  à 
une  certaine  minute  du  développement  de  ces  deux 
plantes... 

La  logique  de  M.  Brunetière  est  ardemment  com- 
bative. Il  parle  toujours  contre  quelqu'un.  Il  a  la 
démonstration  menaçante.  Au  moment  où  il  nous 


FIGURINES  an 

écrase,  il  nous  avertit  qu'il  nous  ménage.  «  Et,  si  je 
le  voulais  à  ce  propos,  j'ajouterais,  etc..  »  Derrière 
ses  béliers,  il  a  toujours  des  catapultes  en  réserve. 

Il  donne  l'impression  d'une  vitalité  intellectuelle 
et  physique  extraordinaire,  presque  maladive  (avez- 
vous  assisté  à  ses  cours  ?)  et,  en  y  regardant  de  plus 
près,  d'une  immense  tristesse.  Nulle  grâce  ;  jamais 
de  sourire  ni  d'abandon  ;  point  d'esprit,  sinon  k 
coups  de  massue.  Mais  cela  ne  serait  rien.  Lui-même 
a  confessé  à  maintes  reprises  un  pessimisme  si  radi- 
cal et  si  Acre  qu'on  sent  bien  que  son  amour  de  l'ac- 
tion et  son  grand  courage  le  défendent  seuls  du 
nihilisme  pur.  Il  est  sans  doute  l'homme  qui,  moitié 
par  respect  de  ce  qu'ont  fait  et  pensé  les  pauvres 
hommes  disparus,  moitié  par  un  souci  d'utilité  publi- 
que, a  déployé  le  plus  de  vigueur  pour  défendre 
des  principes  et  des  institutions  auxquels  il  ne 
croyait  pas. 

De  tout  cela,  mélancolie  foncière,  pessimisme 
absolu,  travail  effréné,  activité  fébrile  qui  semble 
avoir  peur  du  repos  et  vouloir  tromper  la  vie,  refus 
de  sourire,  retranchement  ascétique  de  tout  épicu- 
réisme  intellectuel,  je  conclus  naturellement  à  une 
excessive  sensibilité,  et  d'autant  plus  violente  qu'elle 
est  publiquement  plus  comprimée,  —  à  une  extrême 
capacité  de  désir  et  de  souffrance...  Et  cela  est  très 
singulier,  à  cause  de  la  forme  qui  n'est  pas  précisé- 
ment, ici,  celle  d'ui^  Musset  ou  d'un  Byron. 

...  On  a  dû  voir  parfois,  dans  quelque  couvent  du 


318  LES   CONTEMPORAINS 

haut  moyen  âge,  un  moine  théologien  ardent  aux 
disputes,  orthodoxe  avec  des  témérités  de  dialec^ 
tique  à  faire  trembler,  austère,  secret,  ne  livrant 
jamais  rien  de  son  cœnr  ni  de  ses  sensations,  dur  en 
apparence  et  étranger  èitout  plaisir...  Un  matin,  ses 
frères  le  trouvaient  pendu  dans  sa  cellule,  sous  son 
grand  crucifix.  Que  f'était-il  passé  ?  Drame  de  déses- 
poir métaphysique  ?  Drame  d'ennui  mortel  ?  Ou  quoi 
d€  plus  insoupçonné  encore  ? 

Ma  plaisanterie  n'efit  pas  gaie,  et  elle  est  d'un 
romantisme  fâcheux.  Mais  M.  Brunetière  me  fait 
songer,  malgré  moi,  à  un  théologien  damné. 


FRANÇOIS  COPPÉE 


On  voit  bien  tout  de  suite  qu'il  y  a,  dans  la  littéra- 
ture française,  des  écrivains  du  Nord  et  des  écrivains 
du  Midi,  des  Provençaux,  des  Gascons,  des  Auver- 
gnats, des  Belges,  des  Hellènes  et  des  coloniaux. 
Mais  y  a-t-il  des  Parisiens  ?  On  peut  se  le  demander. 
Car,  d'abord,  Paris,  c'est  trente-six  mille  choses  à 
la  fois  ;  et  puis  on  sait  que  la  plupart  de  ceux  qui 
passent  pour  représenter  l'esprit  de  Paris  sont  venus 
des  plus  lointaines  provinces...  Et  pourtant,  oui,  il 
y  a  des  Parisiens,  puisqu'il  y  a  Béranger  et  puisqu'il 
y  a  M.  François  Coppée. 

Plusieurs  voient  surtout,  en  M.  Coppée,  un  prati- 
cien en  vers  et  en  prose,  d'une  habileté  extraor- 
dinaire. Et  je  fais  cette  première  remarque  que  l'au- 
teur de  la  Grève  des  forgerons  est  adroit,  en  effet, 
comme  un  ouvrier  de  Paris.  Mais  il  est  encore  bien 
autre  chose.  On  pourrait  dire  que  la  netteté,  le  poli, 
l'aisance  imperturbable  et  le«  fini  »  classique  de  son 


820  LES    CONTEMPORAINS 

œuvre,  qui  font  que  tout  le  monde  peut  s'y  plaire, 
n'en  laissent  sentir  toute  l'onginalité  qu'aux  lec- 
teurs très  attentifs. 

Si  Ton  y  veut  prendre  garde,  on  saisit  chez  lui 
d'intéressants  contrastes.  H  a  commencé  par  être 
un  parnassien  pur,  un  artiste  voluptueux  et  fier, 
uniquement  dévot  aux  mystères  de  la  forme.  Il  a 
écrit  le  Lys  et  l'Enfant  des  armures  et  ciselé  d'irré- 
prochables petites  «  légendes  des  siècles».  En  même 
temps  il  montrait,  dans  ses  délicieuses  Intimités, 
une  sensualité  fine  et  languissante,  maladive  un  peu. 
11  pouvait  mal  tourner.  Il  pouvait  tomber  de  la 
poésie  parnassienne  dans  l'héliogabalisme,  et  de 
Théliogabalisme  dans  le  symbolisme,  le  mysticisme 
et  la  kabbale.  Les  jeunes  gens  qui  le  considèrent 
aujourd'hui  comme  un  funeste  bourgeois  ne  réfl^ 
chissent  pas  que  Coppée,  il  y  a  vingt-cinq  ou  trente 
ans,  parut  un  Jeune  poète  très  a  avancé  ». 

Or,  tout  de  suite  après /«  Reliquaire  et  les  Intimités, 
M.  François  Coppée,  chose  asseï  inattendue,  écrivait 
les  Humbles.  En  vers  modestes  et  familiers,  dont 
toute  l'élégance  consistait  dans  leur  souple  exacti- 
tude, dont  le  prosaïsme  n'était  sauvé  que  par  la  grâce 
du  rythme,  en  vers  nus,  tout  nus,  il  façonnait  de 
petits  poèmes  gris,  tout  gris,  où  s'exprimait,  sans 
fausse  honte,  une  sensibilité  et  parfois  presque  une 
sentimentalité  de  peuple.  Ces  ingénieuses  composi- 
tions eurent  très  vite  le  suprême  honneur  de  la 
parodie.  Je  ne  rappellerai  que  le  petit  homard  des 


FIGURINES  m 

BatîgnoUes,  dont  une  bonne  fille  garde  les  pattes 
pour  sa  mère . 

On  put  croire  d'abord  que  le  jeune  poète  parnas- 
sien n'avait  vu  dans  ces  récits  qu'un  exercice  amu- 
sant et  difficile  de  versification ,  quelque  chose 
comme  le  plaisir  d'écrire  en  français  des  vers  latins 
(si  j'ose  cette  catachrèse)  sur  des  sujets  réfractaires 
k  la  poésie.  Mais  M.  Coppée a  recommencé  si  souvent  ; 
il  y  est  revenu  avec  une  si  évidente  complaisance 
qu'il  faut  bien  qu'il  y  ait  mis  son  cœur  et  qu'il  ait 
trouvé,  dans  ces  peintures  en  vers  de  la  vie, 
des  mœurs ,  des  souffrances  et  des  mérites  des 
«  humbles  »,  —  et  non  point  des«  humbles  »  pitto- 
resques :  bergers,  pécheurs,  vagabonds,  gueux  de 
Richepin,  mais  des  <«  humbles  »  incolores  :  épiciers, 
employé.s,  vieilles  filles,  —  une  autre  douceur,  plus 
intime,  plus  humaine,  que  celle  d'accomplir  des 
séries  de  tours  de  force.  —  En  somme,  Coppée, 
dans  ses  Humble»,  a.  presque  créé  un  genre;  il  a 
presque  réalisé  un  rêve  de  Sainte-Beuve. 

Toutefois  il  se  pourrait  qu'en  dépit  du  rêve  de 
Sainte-Beuve  ce  genre  restât  un  peu  hybride  et 
douteux.  C'est  dans  ses  récils  en  prose  non  rimée 
que  je  goûte  avec  le  plus  de  sécurité  la  sensibilité 
vive  et  franche  de  M.  François  Coppée.  On  a  dit  (et 
ce  n'est  d'ailleurs  qu'à  moitié  vrai  )  que  le  réalisme 
de  la  plupart  de  nos  romanciers  était  dur,  hautain, 
méprisant  ;  que  rien  n'égalait  le  soin  avec  lequel  ils 
peignent  les  existences  humbles  ou  médiocres,  sinon 

LKS   CONTEMPORAINS.    —   Vt.  21 


S22  LES  CONTEMPORAINS 

leur  dédain  pour  celte  humilité,  et  qu'enfîa  ils 
D^aimaient  pas  les  petites  gens.  M.  Coppée  les  aime. 
Nul,  si  ce  n'est  peut-être  M.  Theuriet,  n'a  exprimé 
avec  une  sympathie  aussi  vraie  la  vie  des  pauvres 
foyers,  des  foyers  de  tout  petits  bourgeois,  leurs 
habitudes,  leurs  soucis ,  leurs  plaisirs,  leurs  ambi- 
tions ;  nul  ne  nous  a  mieux  fait  sentir,  sous  la  mes- 
quinerie des  détails  matériels,  qui  devient  touchante, 
l'immortelle  poésie  du  cœur.  Je  dirais  que,  par  là, 
)e  réalisme  de  M.  Coppée  ressemble  à  celui  des 
romanciers  anglais  ou  russes,  si  j'avais  besoin,  pour 
goûter  nos  écrivains  A  nous,  de  constater  qu'ils  res- 
semblent aux  étrangers 

D'aotre  part,  l'auteur  des  Humbles  et  des  Contes 
rapides  est,  comme  on  sait,  un  compagnon  de  pro- 
pos libres  et  qui,  comme  plusieurs  d'entre  nous, 
manque  un  peu  d'innocence.  Il  a  l'esprit,  et  il  a  la 
«  blague  » .  L'àme  d'un  titi  supérieur  sonne  dans 
son  rire,  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  aimer  le  joli 
timbre  légèrement  nasillard. 

Or,  ce  railleur  est  tellement  ingénu  qu'il  est  un 
des  trois  ou  quatre  de  nos  contemporains  qui  ont 
fait  des  tragédies,  —  oui,  des  tragédies  en  cinq  actes 
où  tout  est  pris  grandement  au  sérieux,  où  se  dérou- 
lent des  événements  imposants,  où  des  person- 
nages royaux  se  débattent  dans  des  situations  dou- 
oureuses  et  terribles,  où  s'entre-choquent  les  pas- 
sions les  plus  violentes  et  où  s'énoncent  en  alexan- 
drins les  sentiments  les  plus  nobles  et  les  plus  hauts 


FIGURINES  323 

dont  rhumianité  soit  capable.  Faire  des  tragédies  I 
songez  à  ce  que  cette  entreprise  suppose  aujour- 
d'hui de  courage,  de  persévérance,  de  gravité  et 
de  foi. 

Rassemblons  ces  traits.  Un  parnassien  qui  est  un 
sentimental  et  un  railleur  qui  fait  des  tragédies  : 
un  raffiné  qui  a  Tâme  populaire  et  un  ironique  qui 
a  Tàme enthousiaste...  Ne  vous  le  disais-je  pas  que 
M.  François  Goppée,  lui  du  moins,  est  bien  de  Paris? 
11  est  même  le  seul  de  nos  poètes  qui  soit  de  Paris  k 
ce  point. 

Car  on  trouve  dans  ses  pages,  épuré  et  revêtu  de 
beauté  par  son  clair  génie,  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  et 
de  plus  généreux  dans  les  sentiments  du  gavroche, 
de  la  grisette,  du  garde  national,  du  chauvin  et 
aussi  de  l'ouvrier  révolutionnaire,  du  médaillé  de 
Sainte-Hélène  et  pareillement  du  barricadier.  Ses 
causeries  du  Journal  nous  le  montrent  baguenau- 
dant à  travers  sa  bonne  ville,  se  mêlant  volontiers 
au  populaire,  attendri  et  frondeur,  excusant  les 
misérables,  sévère  aux  bourgeois  et  aux  politiciens, 
paternel  aux  jeunes  gens,  évangélique  jusqu'à  la 
plus  noble  imprudence,  et  conciliant  cet  évangélisme 
avec  le  culte  du  grand  Empereur,  qui  n'est,  chez  lui, 
que  le  culte  de  l'effort  et  de  la  volonté  héroïque  ; 
saluant  un  vague  bon  Dieu,  célébrant  le  printemps 
et  sa  mie,  se  racontant  lui-même  avec  une  bonhomio 
charmante;  d'ailleurs  artiste  toujours  soigneux  , 
mais,  autant  qu'artiste,  brave  homme.  Ainsi,  depuis 


324  LES   CONTEMPORAIN» 

quelques  années  surtout,  nous  avons  vu  Coppée  deve- 
nir insensiblement  le  Béranger  de  la  troisième  Répu- 
blique. 

Il  a  fait  une  chose  très  singulière  et  très  auda- 
cieuse dans  sa  simplicité.  Il  a  fait  entrer  Lisette  à 
i  Académie.  Académicien,  confrère  d'un  évoque,  de 
plusieurs  ducs  et  de  divers  professeurs  et  mora- 
listes» il  n'a  pas  été  hypocrite  ;  il  n*a  pas  craint  de 
chanter  l'idylle  faubourienne  de  sa  quarante-cin- 
quième année.  Et  cette  franchise  lui  a  réussi.  Sa 
dernière  Elvire,  fleur  pâlotte  et  douce,  nimbée,  à 
travers  les  losanges  d'une  maigre  tonnelle,  par  les 
derniers  rayons  du  soleil  couchant  sur  la  Marne,  n'a 
point  paru  sans  poésie.  Et  même  peu  de  livres  de 
vers  respirent  autant  de  sincère  tendresse  et  de 
mélancolie  pénétrante  que  cette  si  jolie  Arrière' 
Saison.,, 


EUGÈNE  MELCHIOR  DE  VOGÎÎÉ 


Une  de  ses  caractéristiques,  c'est  d'être  un  auteur 
à  «  considérations  »,  (1)  de  ne  pouroir  écrire  trois 
lignes  sans  «  s'élever  »  à  des  idées  générales. 

Ces  idées  ne  sont  jamais  insignifiantes.  Cosmopo- 
lite par  la  culture,  avec  de  belles  parties  d'es- 
prit philosophique,  M.  de  VogUé,  ayant  beaucoup 
vu,  peut  beaucoup  comparer  et ,  par  suite,  beaucoup 
abstraire . 

Ces  idées  sont,  presque  toujours,  majestueuse- 
ment tristes.  Depuis  dix  ans,  M.  de  Yogûé  nous  parie, 
presque  sans  interruption,  du  malaise  de  nos  âmes. 
Il  a  repris,  avec  quelques  variantes,  la  chanson  de 
1830.  Je  crois  que  ce  malaise,  il  l'éprouve  pour  son 
compte.  Intelligence  haute  et  mélancolique,  —  mé- 
lancolique d'être  haute,  et  haute  pour  les  mêmes  rai- 
sons qui  la  font  mélancolique,  —  il  ne  parait  pas 
d'aplomb  dans  sa  vie.  Il  a  un  peu  l'air  d'un  exilé,  «t 
cela  de  diverses  façons. 

(1)  Noê  plus  grands  prosatoort  «ont  dee  auteurs  à  eonsi- 
dérationa.  Fant-il  ajouter  que  tout  ceci  est  écrit,  comme 
disait  Renan,  cum  grano  sali*  ?  Du  moiiM  j'y  ai  tâcbé. 


:$M  LES    CONTEMPORAINS 

Sous  l'ancien  régime,  même  sous  la  Restauration, 
sa  carrière  eût  été  toute  tracée.  Il  eût  été  dans  les 
grandes  charges  de  l'armée,  du  gouvernement  ou 
de  la  diplomatie.  Sa  rêverie  se  fût  dissipée  en 
action.  Gentilhomme  éclairé,  à  tendances  libérales, 
il  eût  écrit,  dans  ses  vieux  jours,  des  Mémoirei  où 
l'on  remarquerait  delà  finesse  et  de  l'élévation.  Son 
existence  aurait  été,  en  dépit  de  quelques  agitations 
de  surface,  harmonieuse  et  paisible.  Mais  aujour- 
d'hui la  vie  est  plus  difficile  aux  descendants  de 
l'ancienne  aristocratie,  quand  ils  ne  sont  pas  très 
riches  et  quand  ils  ne  se  résignent  ni  à  l'oisiveté  ni 
à  la  nullité.  Ils  ne  trouvent  plus  leur  place  faite.  Ils 
ont  plus  de  peine  à  se  faire  nommer  députés  qu'un 
cabtretierou  un  coiffeur...  Et  amsi,  M.  de  Vogué 
s(»mble  d'abord  exilé  dans  son  temps. 

Mais  voici  qui  lui  est  plus  particulier .  Ce  temps, 
il  l'a  aimé.  Il  en  a  connu  1  &me  soufiTrante  ;  et  , 
comme  il  prend  tout  très  au  sérieux,  il  est  un  des 
premiers  qui  se  soient  employés  à  la  guérir.  Pour 
cela,  il  a  découvert  l'Evangile.  Il  Ta  découvert  dans 
le  roman  russe,  vous  n'avez  pas  oublié  avec  quel 
succès.  Il  a  jugé  que  Balzac,  Sand  et  Flaubert  ensem- 
ble étaient  bien  peu  de  chose  auprès  de  Léon  Tols- 
toï ou  de  uostûïewsky...  C'est  presque  toujours  à 
des  étrangers  qu'il  a  demandé  son  aliment  spiri- 
tuel. Et  ainsi,  tout  en  l'aimant,  il  a  semblé  exilé 
dans  son  pays. 

D'autre  part,  il  a   l'esprit  inquiet,  généreux   et 


FIGURINES  Wî 

hardi.  II  n'a  peur  ni  des  faits  ni  des  idées.  Il  accepte 
la  démocratie .  Il  a  de  très  larges  vues  d'historien  et 
de  bdles  pénétrations.  lia,  dans  ces  derniers  temps 
beaucoup  encouragé  le  pape.  Mais,  comme  il  est  aca- 
démicien, qu'il  mène  forcément  une  vie  plutôt  arti- 
ficielle et  mondaine,  la  vie  que  son  nom  et  sa  con- 
dition lui  imposent,  et  qu'il  est,  quoi  qu'il  fasse, 
sinon  d'une  coterie,  au  moins  d'une  société,  avec 
qui  sa  pensée  intime  n'a  presque  rien  de  commun, 
il  semble ,  en  quelque  manière ,  exilé  dans  son 
monde. 

Je  l'ai  prié,  un  jour,  bien  indiscrètement,  de  for- 
muler son  credo.  Lorsqu'il  s'écriait  :  «  Croyons  I  » 
sans  nous  dire  h  quoi,  je  l'ai  comparé  k  ces  ténors 
qui  chantent  :  «  Marchons  !  »  sans  bouger  de  place. 
C'était  pure  taquinerie.  Le  devoir  de  pitié,  de  cha- 
rité, d'aide  mutuelle  et  de  renoncement  peut  être 
promulgué  en  dehors  de  tout  dogme  confessionnel 
ou  philosophique  C'est  le  cas  de  dire,  comme  ce 
personnage  de  Molière  :  «  J'y  crois  pour  ce  que  j'y 
crois.  »  Néanmoins,  si  j'ose  le  dire,  la  conception 
du  devoir,  chez  M.  de  Vogiié,  ne  me  paraît  que  pro- 
visoirement coupée  du  dogme  catholique.  Il  sait 
très  bien  lui-même  qu'il  mourra  confessé  ..  Et  ainsi, 
en  attendant,  il  gemble  exilé  de  sa  religion  et  exilé 
dans  sa  morale. 

Enfin  il  se  préoccupe  extrêmement  des  humbles 
et  des  petits  :  il  se  penche  sur  le  peuple.  Sévère 
pour  l'individualisme,   désireux  de  sentir  ave<:  1^ 


32S  LES    CONTEMPORAINS 

masses,  il  épie  le  réveil,  la  transformation  morale 
qui  se  prépare  peut-être  dans  leurs  ténèbres.  Il  est 
merTeilleusement  évangélique  d'intention.  —  Et 
cependant  pas  de  style  moins  évangélique  et  moins 
«  populaire  »  que  le  sien.  Sa  forme  a  quelque  chose 
de  fastueux  et  d'orgueilleux  ;  elle  manque  de  sim- 
plicité et  de  bonhomie  à  un  degré  invraisemblable. 
M.  de  Vogtté  est  de  ceux  qui  ont  le  mieux  gardé,  surr 
un  fond  rajeuni,  le  geste  de  la  prose  du  temps  de 
Louis-Philippe.  Il  abonde  en  métaphores  savantes. 
Il  a  des  paraboles ,  mais  de  mandarin.  Evidem- 
ment, il  n'y  aura  jamais  de  communication  entre  la 
foule  et  lui.  Aucun  ignorant  ne  le  comprendrait. 
Lui  même  s'en  rend  parfaitement  compte.  Il  s'en 
est  remis  un  jour,  du  salut  de  l'humanité,  à  quel- 
que capucin  qui  tout  à  coup  surgira...  Bref,  il 
est  comme  exilé  dans  son  grand   style. 

C'est  du  sentiment  de  tous  ces  exils  qu'est  faite  sa 
tristesse.  Il  a  au  front  le  pli  soucieux  de  Vauvenar- 
gues  et  de  Vigny,  auxquels  il  fait  songer;  et  c'est  le 
Chateaubriand  de  la  troisième  République. 


PAUL  HERVIEU 


CTesl  le  peintre  le  plus  véridique  des  mœurs  de 
ce  petit  inonde  qu'oa  appelle  «  le  monde  ». 

Paul  Bourget  nous  décrit  des  mondains  et  des  mon- 
daines d'exceptionnelle  qualité  morale.  Lavedan  et 
Oyp,  Tun  avec  son  imagination  pittoresque,  Tautre 
avec  sa  gaminerie  si  drue,  nous  déroulent  surtout 
l'extérieur  du  guignol  mondain,  peignent  en  super- 
ficie des  âmes  futiles  en  effet  et  superficielles. 

Plus  analyste  que  dialoguiste  ou  aquarelliste, 
M.  Paul  Henrieu  a  vu  ce  que  recouvrent,  après  tout, 
ces  surfaces.  Il  a  vraiment  fait  la  «  physiologie  »  des 
mondains,  pour  employer  une  expression  qui  fut  à 
la  mode  il  y  a  cinquante  ans.  Il  nous  a  montré, 
comme  elle  est  dans  son  fond ,  l'existence  mons- 
trueuse des  hommes  et  des  femmes  du  monde 
qui  ne  sont  que  cela,  des  riches  qui  ne  vivent  que 
pour  paraître,  pour  observer  des  rites  de  vanité  qu'ils 
ne  comprennent  même  pas  —  et  pour  jouir.  Il  bous 
a  fait  concevoir  de   secrètes  analogies  entre  cette 


330  LES  CONTEMPORAINS 

Tie-là  et  celle  que  mènent,  èi  l'autre  bout  de  la 
société,  les  «  joyeux  »  et  les  «  joyeuses  »  des  boule- 
vards extérieurs,  qui  sont  des  oisifs,  eux  aussi,  mais 
moins  polis,  et  pressés  de  nécessités  qui  ne  leur 
permettent  pas  d'être  inoflFensifs. 

Flirt  exprime  avec  une  tranquillité  terrible  l'im- 
mensité de  ta  niaiserie  et  du  néant  des  mondains. 
C'est, parmi  des  élégances  et  des  plaisirs  stupéfiants 
à  force  d'être  conventionnels,  l'histoire  d'un  adul- 
tère «  décent  »,  accablant  de  nigauderie,  d'insin- 
cérité,  de  banalité,  de  nullité.  La  sensation  du 
vide  intellectuel  va  jusqu'au  vertige. 

Mais,  le  «  monde  »  étant,  au  fond,  un  libre  harem 
épars,  dissimulé,  inavoué  (songez,  par  exemple,  à  la 
nécessaire  signification  du  décolletage  des  femmes), 
ie  vernis  de  la  vie  dite  élégante  doit  forcément  recou 
vrir  de  sourdes  brutalités.  M.  Paul  Hervieu  nous  les 
révèle  dans  Peints  par  eux-mêmes,  ce  quasi  cbef- 
d'œuvre.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  ici,  comme  dans 
les  romans  d'Octave  Feuillet,  dépassions  tragiques 
de  violents  drames  raciniens,  «  distingués  »  quand 
même,  mais  de  sensualité  toute  crue,  de  vices, 
de  vilenies  déshonorantes,  de  crimes,  de  &  faits- 
iivers  »  de  forte  saveur.  Escroquerie,  avortement, 
chantage,  suicide  avant  les  gendarmes,  amours 
effrénées,  de  même  essence  que  celles  qui  finissent, 
dans  les  bouges  ou  sur  les  «  fortifs  » ,  par  un  coup  de 
surin  :  c'est  de  quoi  se  compose  l'aventure  du  bril- 
lant Le  Hinglé  et  de  l'exquise  M"*  de  Trémeur.  Cer- 


FIGURINES  331 

tains  mondains  redeviennent  ainsi  des  primitifs,  et 
même  des  primates.  Mais  la  surface  reste  souriante 
et  concertée,  et  la  bonne  douairière  de  Pontàrmé 
n'a  rien  tu  ni  rien  compris. 

M.  Paul  Hervieu  s'est  préparé  de  loin,  de  très  loin, 
à  l'œuvre  par  laquelle,  surtout,  il  vaut. 

Il  a  commencé  par  aimer  le  type  le  plus  contraire  à 
celui  de  Thomme  du  monde  :  le  type  du  réfractaire, 
de  l'homme  qui  vit  volontairement  en  dehors  des 
conventions  [Diogène  le  chien).  Puis  il  a  compris 
et  aimé  les  humbles  héroïques  {^Alpe  homicide)  et 
hanlé  la  montagne  et  la  vierge  nature  avant  les 
salons. 

De  là,,  chez  M.  Hervieu,  l'absence  complète  de 
snobisme,  la  redoutable  clarté  du  regard,  la  justesse 
de  la  perspective.  Perrichon  a  raison  :  «  Que 
l'homme,  môme  du  monde,  est  petit,  vu  de  la  mer 
de  Glace  I  » 

Puis,  il  a  écrit  des  histoires  de  fous  dont  on  peut  se 
demander  si  ce  sont  des  fous  {VInconnu,  les  Vetfx 
verts  et  les  Yeux  bleus),  et  étudié  certains  mystères 
soit  de  l'imagination,  soit  de  la  chair  et  du  système 
nerveux  {V Exorcisée). 

De  là  sa  compétence  et  son  acuité  dans  la  des- 
cription d'un  monde  dont  la  grande  occupation  est 
rameur  et  en  qui  l'excitation  artificielle  et  continue 
des  sens  aboutit  volontiers  aux  énigmatiques  né- 
vroses. 

Ainsi  l'alpinisme  d'une  part,  la  charcotisme  de 


333  LES     CONTEMPORAINS. 

l'autre  —  sans  compter  certains  exercices  d'observa- 
tion minutieuse  et  ironique  {Deux  Plaisanteries)  — 
ont  contribué  h  faire  de  M.  Panl  HerTieu  le  peintre 
le  plus  pénétrant  peut-être,  —  et  le  moins  suspect 
d'illusion  ou  de  complaisance  — •  des  infortunés 
mondains  (1). 

Assurément  je  voudrais  qu'il  écrivît  une  langue 
moins  difficile  et  d'une  syntaxe  plus  sûre.  Il  le  pour- 
rait sans  rien  perdre  de  sa  froide  et  coupante  subti- 
lité. Mais  tel  qu'il  est,  et  mutatis  mutandis  (relisez,  je 
vous  prie,  les  lettres  du  prince  de  Caréan),  je  ne  suis 
pas  éloigné  de  considérer  dès  maintenant  Paul  Her- 
vieu  comme  notre  Laclos. 


(1)  Encore  plus  vrai  depuis  V Armature. 


MARCEL  PRÉVOST 


Il  B^est  pas  de  plus  habile  jeune  6eriTain  que 
M.  Marcel  Prévost.  Je  n'en  vois  point  qui  ait  plus 
adroitement  administré  de  plus  heureux  dons  natu- 
rels. Avec  le  talent  il  a,  au  plus  haut  point,  le  savoir- 
faire. 

La  malignité  publique  est  telle  qu'on  voudra  peut- 
être  voir,  dans  cette  constatation,  une  manière  de 
mauvais  compliment.  Pourquoi  ?  Ce  dont  vous  faites 
un  mérite  à  un  trafiquant  ou  à  un  homme  politique, 
pourquoi  votre  pudeur  s'en  offenserait-elle  quand 
vous  le  rencontrez  chez  un  artiste  ?  Un  romancier 
est-il  obligé  d'être  gauche  dans  sa  conduite  ?  c  Vous 
n'en  parlez  que  par  envie.  » 

Admirons,  dès  ses  débuts,  la  précision  de  coup 
d'œil  et  la  sûreté  de  calcul  de  ce  polytechnicien.  Il 
fut  des  premiers,  voilà  huit  ou  dix  ans,  à  discerner 
que  le  naturalisme  touchait  à  son  déclin,  et  il  eut 
l'idée  de  s'en  ouvrir  à  M.  Dumas.  Alors  que  ni 
Octave  Feuillet  ni  M .  Victor  Cherbuliez  n'avaient 


S34  LES    CONTEMPORAINS 

cessé  d'écrire,  il  proclama  qu'il  était  argent  d'in- 
Teuter  le  «  roman  romanesque  ».  Et  il  Tinventa. 
«  Cette  chaise  était  libre,  dit-il,  je  m'en  suis  emparé.» 
Et  M.  Dumas,  bonhomme,  répondit:  «  Asseyez-vous 
donc.  » 

Et  M.  Prévost  se  mit  à  cuisiner  des  romans,  — 
romanesques  si  Ton  veut  (je  ne  pense  pas  que  lui- 
môme  tienne  beaucoup  h  cette  étiquette),  —  disons 
simplement  des  romans  d'amour,  où  je  vois  bien 
qu'il  y  a  moins  de  gros  mots  que  dans  les  livres  de 
M.  Zola,  mais  où  je  doute  parfois  qu'il  y  ait  plus  de 
chasteté. 

Toujours  adroit  et  lucide,  M.  Marcel  Prévost  tira 
un  excellent  parti  des  enseignements  qu'il  avait 
reçus  chez  les  Pères  de  la  rue  des  Postes,  de  sa  con- 
naissance sérieuse  de  la  morale  chrétienne,  —  con- 
naissance qui  n'abonde  pas  chez  nos  écrivains,  — 
et,  spécialement,  de  l'exacte  notion  qu'il  avait  du 
«  péché  ». 

Son  premier  roman,  le  Scorpion^  est  remarquable 
par  de  très  justes  descriptions  de  la  vie  d'un  grand 
collège  ecclésiastique  et  des  formes  particulières  que 
peut  prendre  l'incontinence  chez  un  jeune  clerc.  — 
Dans  Mademoiselle  Jaufre,  qui  est  peut-être  son 
meilleur  ouvrage,  il  développe  une  sorte  de  corol- 
laire du  mot  de  saint  Paul  sur  la  «  loi  >  qui  «  fait  le 
péché  »,  et,  nous  contant  l'histoire  d'une  fille  élevée 
selon  la  nature  par  un  père  à  théories,  il  montre 
comment,  à  celte  âme  primitive,  c'est  le  péché  qui 


FIGURINES  335 

révèle  la  loi.  —  L'inspiration  de  la  Confession  d'un 
amant  est  plus  chrétienne  encore,  et  il  s'y  ajoute 
le  tolstoïsme  filtré  de  MM.  de  VogUé  et  Desjardins.  Le 
héros  du  livre,  ayant  mâché  la  cendre  amère  que  la 
faute  laisse  après  soi,  n'a  plus  de  repos  qu'il  n'ait 
trouvé  une  grande  cause  humaine  et  chrétienne  à 
qui  dévouer  son  corps  et  son  â,me,  et  se  précipite 
de  Tamour  dans  la  charité... 

On  sait  que  jamais  tant  de  soutanes  n^ont  traversé 
lei  romans,  ou  même  les  comédies,  que  depuis  une 
dizaine  d'années,  soit  réveil  d'un  vague  et  équivoque 
mysticisme,  soit  recherche  de  ce  que  peuvent  mêler 
de  piment  aux  choses  de  l'amour  les  choses  de  la 
religion.  Mais  les  soutanes  de  M.  Prévost  sont  vraies. 
Les  amours  de  la  femme  de  quarante  ans,  dans  V Au- 
tomne (Tune  femme,  s'encadrent  entre  deux  confes- 
sions, deux  entretiens  de  la  pécheresse  avec  son 
directeur,  où  le  ton  est  singulièrement  juste,  la 
casuistique  pénétrante,  l'orthodoxie  irréprochable. 
M.  Marcel  Prévost  doit  cela  à  sa  pieuse  éducation . 
J'en  reconnais  aussi  des  traces  dans  sa  complaisance 
et  sa  compétence  à.  peindre  les  doux  adolescents» 
timides,  tendres,  faibles  et  scrupuleux,  de  rôle  passif, 
plus  jeunes  que  la  femme  aimée,  et  beaucoup  plus 
séduits  que  séducteurs...  Il  a  donné  des  frères  char- 
mants au  délicieux  Hubert Liauran  de  M.  PaulBour- 
get. 

Il  semblait  que,  par  la  Confession  d'un  amant, 
M.  Marcel  Prévost  se  fût  lui-même  condamné  à  une 


3â6  LES   CONTEMPORAIN» 

certaine  sévérité  d'imagination  et  de  style.  Or,  U 
s'en  faut  d'extrêmement  peu  qu'il  n'y  ait  du  liber- 
tinage dans  ses  Lettres  de  femmes  et  dans  ses  études 
sur  Y  Adultère.  A  mesure  que  M.  Bourget  tournait  au 
piétisme,  devenait  un  romancier  purement  anglo- 
saxon,  M.  Prévost  glissait  à  une  spécialité  dange- 
reuse, qui  exige,  pour  ne  paraître  pas  un  peu  ridi- 
cule, beaucoup  d'aplomb  à  la  fois  et  de  tact  chez 
celui  qui  la  détient  et  la  professe  :  la  spécialité 
d'écrivain  €  féministe  »,  de  docteur  es  sciences  de 
l'amour,  consulté  par  les  perruches  troublées. 

Mais,  là  est  le  piquant,  l'immoralité  courageuse 
des  peintures  commente  et«  illustre  »,  chez  M.  Marcel 
Prévost,  une  doctrine  très  sûre,  presque  austère.  Par 
exemple,  il  n'hésite  point  à  noter  et  à  condamner, 
non  sans  la  décrire,  Timpudicité  de  la  plupart  des 
jeunes  mariées.  Il  conseille  toujours,  finalement, 
la  vertu  stricte.  C'est  un  rigoriste  qui,  ferme  sur  ses 
conclusions,  ne  craint  pas  d'insister  sur  les  choses 
contre  lesquelles  il  conclura.  Avec  sa  finesse  expé- 
rimentée, sa  hardiesse  enveloppée  de  la  grâce  d'un 
style  souple,  clair,  abondant,  un  peu  flou,  sa  sen- 
sualité et  son  orthodoxie  qui  se  donnent  du  prix  et 
du  ragoût  Tune  à  l'autre,  il  n'est  pas  loin  de  réaliser 
un  type  rare  :  celui  de  l'erotique  chrétien  (1), 

(1)  Encore  plut  vrai  dtpuiaUi  Demi'Vi0rg(9» 


LE  CHAT-NOIR 


Cet  ingénieux  animal  n'est  pas  mort;  mais  on  peut 
dire,  sans  l'offenser,  qu'il  est  sorti  de  sa  «  période 
héroïque  ».  On  a  publié  dernièremeni  un  volume 
de  ses  Gaités.  Le  moment  semble  doue  venu  de  dire 
ce  qu'il  a  été  et  ce  qu'il  a  fait. 

Vous  connaissez  le  petit  théâtre  de  la  rue  Victor- 
Masse.  Au-dessus  de  la  lucarne  aux  ombres  chinoises 
estpeint  un  chat  noir,  à  la  queue  en  tringle,  aux  con- 
tours simplifiés,  un  chat  de  blason  ou  de  vitrail,  qui 
pose  une  patte  dédaigneuse  sur  une  oie  effarée.  Ce 
chat  représente  l'Art,  et  cette  oie  la  Bourgeoisie. 

Mais,  contrairement  aux  traditions,  cette  aie  et  ce 
chat  ont  eu  ensemble  les  meilleurs  rapports.  L'oie, 
reçue  chet  le  chat  —  non  gratuitement—  s'est  crue 
en  pays  de  bohème  ;  et  c'est,  en  somme,  le  chat  qui 
a  galamment  «  exploité  »  l'oie,  tout  en  l'amusant,  et 
même  en  lui  ouvrant  l'intelligence. 

Le  Chat-Noir  a  joué  son  rôle  dans  la  littérature 
d'hier.  Il  a  vulgarisé,  mis  à  la  portée  de  l'oie  une 

LU  CONTKltPOatlNS.    —    TI.  22 


338  LES   CONTEMPORAINS 

partie  du  travail  secret  qui  s'accomplissait  dans  les 
demi-ténèbres  des  Revues  jeunes. 

Il  a  été  des  premiers  à  discréditer  le  naturalisme 
morose,  en  le  poussant  à  la  charge.  Il  a,  je  ne  dis 
point  inventé  (car  nous  avions  eu  Richepin  et,  avant 
Richepin,  Alfred  Delvau),  mais  rajeuni  et  propagé  le 
naturalisme  macabre  et  farce  par  les  chansons  de 
Jules  Jouy  et  d'Aristide  Bruant.  Il  a  révélé  aux  gens 
riches  et  aux  belles  madames  la  «  poésie  »  des  escarpes 
et  de  leurs  compagnes,  les  boulevards  extérieurs, 
les  «  fortifs  »  et  Saint-Lazare,  et  ce  que  c'est  que 
«  pan  te  »,  que  «  marmite  »,  que  «  surin  »,  que 
<  daron,  daronne  et  petit-salé...  » 

Et,  en  môme  temps,  le  Chat-Noir  contribuait  au 
«  réveil  de  l'idéalisme  ».  Il  était  mystique,  avec  le 
génial  paysagiste  et  découpeur  d'ombres  Henri 
Rivière.  L'orbe  lumineux  de  son  guignol  fut  un  œil- 
de-bœuf  ouvert  sur  l'invisible.  Mais,  au  surplus,  le 
conciliant  félin  nous  a  appris  que  le  mysticisme  se 
pouvait  allier,  très  naturellement,  à  la  plus  vive 
gaillardise  et  à  la  sensualité  laplus  grecque.  N'est-ce 
pas,  Maurice  Donnay  ? 

Au  fond,  le  digne  Chat  resta  gaulois  et  classique. 
Il  eut  du  bon  sens.  Quand  il  choisit  Francisque 
Sarcey  pour  son  oncle,  ce  ne  fut  point  ironie  pure. 
Quelques-uns  des  Schaunards  de  cette  bohème  tem- 
pérée furent  ornés  des  palmes  académiques.  Le  Chat 
eut  l'honneur  d'être  loué  un  jour  sous  la  coupole  de 
l'Institut  U  tenait  à  l'opinion  du  Temps  et  du  /our- 


FIGURINES  M9 

nal  des  Débats.  Son  idéalisme  n'a  jamaie  «  coupé  » 
ni  dans  la  «  Rosef  Croix  >,  ni  dans  la  poésie  symbo- 
liste. Il  a  raillé  celle-ei,  —  oh  i  les  étonnants  vers 
amorphes  de  Franck  Nohain  !  —  comme  il  avait 
décrié  d'abord  le  naturalisme  de  Médan. 

Puis,  le  Chat-Noir  a  été  patriote,  et  chauTin,  et 
grognard.  Comme  la  Yogue  des  «  gigolettes  »,  et 
comme  la  piété  vague  et  veule  qui  nous  émeut  sur 
les  Madeleines  et  sur  les  Izéyls,  la  napoléonite  qui 
nous  travaille  est  un  peu  venue  de  lui.  Vous  vous 
rappelez  V Epopée,  de  Caran  d'Ache.  Le  Chat,  sur 
quelques  menus  points,  fut  un  précurseur. 

Il  a,  avec  ce  même  Caran  d'Ache,  avec  Willette  et 
Steinlen,  rajeuni  la  «  caricature  »  (j'emploie  ce  mot 
devenu  impropre,  faute  d'un  meilleur).  Et  il  a 
restauré,  en  lui  donnant  une  forme  neuve,  la  «  vieille 
gaieté  française  ». 

Car  il  eut  pour  nourrisson  le  bienfaisant  Alphonse 
Allais.  (Je  veux  nommer  aussi,  tout  au  moins,  Geor- 
ges Auriol,  ne  pouvant  les  nommer  tous.)  Allais 
vaudrait,  à  lui  seul,  une  étude.  Allais  a  certainement 
enrichi  l'art  du  coq-à-l'âne  et  de  l'absurdité  métho- 
dique. Toujours  le  burlesque  a  suivi  les  évolutions 
de  la  littérature  dite  sérieuse.  De  même  que  la  fan- 
taisie de  Cyrano  de  Bergerac  répercute  tout  le  pédan- 
tisme  fleuri  du  temps  de  Louis  XIII,  de  même  qu'un 
grand  nombre  des  facéties  de  Ouvert  et  de  Labiche 
supposent  le  romantisme  :  ainsi  les  écritures  bizar- 
res d'Alphonse  Allais,  par  leurs  tics,  clichés  et  allu- 


346  LES    CONTEMPORAINS 

sioDS,  par  le  tour  indéfinissable  de  leur  rhétorique 
et  de  leur  «  maboulisme  »,  impliquent  toute  Tanar- 
chie  littéraire  de  ces  quinze  dernières  années... 

(Laissez-moi  ouvrir  ici  une  parenthèse.  Quelques 
types  curieux  florirent  dans  cet  illustre  cabaret.  Tel, 
le  pianiste  Albert  Tinchant.  Il  n'était  pas  sobre,  mais 
il  était  doux  ;  il  faisait  de  petits  vers  tendres  et  lan- 
goureux, pas  très  bons.  Pendant  cinq  ou  six  ans,  il 
vécut  sans  jamais  avoir  un  sou  dans  sa  poche,  très 
heureux.  Son  incuriosité  fut  telle,  ou  sa  pauvreté, 
qu'il  ne  trouva  pas  le  moment  —  ou  le  moyen  — 
d'aller,  en  1889,  voir  l'Exposition.  Le  trait  me  semble 
rare.  Tinchant  mourut  à  l'hôpital.  Il  avait  été  autre- 
fois, en  rhétorique,  un  de  mes  meilleurs  élèves. 
Jamais  il  ne  me  demanda  rien,  qu'une  mention  dans 
ma  chronique  dramatique.  Celui-là  était  un  bohème- 
né,  un  bohème  authentique.  Je  suis  bien  fâché  qu'il 
n'ait  pas  eu  de  génie.) 

Vous  avez  vu  tout  ce  que  nous  devons  au  Chat-Noir. 
Ce  chat  éclectique,  qui  sut  réconcilier  la  bourgeoisie 
et  la  bohème,  forcer  les  gens  du  monde  à  payer,  très 
cher,  tant  de  bocks,  et  tantôt  les  attendrir  sur  des 
histoires  pieuses,  tantôt  les  scandaliser  avec  modé- 
ration et  leur  donner  l'illusion  qu'ils  s'encanaillaient  ; 
co  chat  qui  sut  faire  vivre  ensemble  le  Caveau  et  la 
Légende  dorée,  ce  chat  socialiste  et  napoléonien, 
mystique  et  grivois,  macabre  et  enclin  à  la  romance, 
fat  un  chat  «  très  parisien  »  et  presque  national. 
Il  exprima  à  sa  façon  l'aimable   désordre   de  nos 


FIGURINES  sa 

esprits.  Il  nous  donna  des  soirées  vraiment  drôles. 
Nous  prions  les  futurs  historiens  de  la  littérature 
de  ne  point  refuser  un  salut  amical  à  cet  ingénieux 
descendant  du  Chat-Botté.  Comme  son  aïeul,  il  connut 
plus  d'un  tour  et  valut  à  son  maitre  un  beau  château. 


LE  GÉNÉRAL  DE  GALLIFFET 


C'est  un  beau  soldat.  Voici  les  principaux  motifs 
de  r  «  image  d'Ëpinal  »  qu'on  lui  pourrait  consa- 
crer : 

A  dix-sept  ans,  engagé  Yolontaire,  il  a  son  premier 
duel  avec  un  prévôt  d'armes,  et  le  tue.  —  Sous- lieute- 
nant, il  parie  de  sauter  à  cheval  dans  la  Saône  du 
haut  d'un  pont,  et  gagne  le  pari.  —  En  Crimée,  il 
traverse  les  lignes  russes  pour  rejoindre  une  dame 
qui  l'attend  de  l'autre  côté.  —  Au  Mexique,  une  gre- 
nade lui  ouvre  le  ventre .  Il  survit  on  ne  sait  com- 
ment, avec  lin  ventre  d'argent,  dit  la  légende.  — 
A  Sedan,  il  conduit  une  des  charges  héroïques.  —  Il 
entre  dans  Paris  avec  l'armée  de  Versailles.  (On  s'est 
avisé  qu'il  avait  manqué,  dans  cette  affaire,  de 
modération  et  de  nuances.  Cela  est  possible.  Il  est 
certain  qu'il  y  eut,  parmi  les  fusillés,  des  innocents 
et  des  inconscients  ;  il  est  certain  aussi  que  le  triage 
en  était  alors  difficile.  Puis,  je  vous  prie  de  relire  les 
articles  parus  dans  les  journaux  au  moment  des 


FIGURINES  S43 

Incendies  de  la  Commune.  Enfin,  je  ne  toub  donne 
pas  cet  homme  pour  une  àme  hésitante  et  douce  ; 
et,  au  surplus,  ce  serait  Toffenser  que  de  trop  plai- 
der pour  lui  les  circonstances  atténuantes.)  —  Quel- 
ques années  après,  il  démolit  une  statue  de  la  Répu- 
blique. —  Un  peu  plus  tard,  ayant  réfléchi,  il  met 
•a  main  dans  celle  de  Gambetta. 

Maigre,  élégant,  les  pommettes  saillantes,  les 
yeux  clairs  et  froids,  un  peu  du  nez  de  Condé,  la 
▼oix  forte  et  comme  bourdonnante,  toute  sa  per- 
sonne exprime  une  farouche  énergie.  On  sent  qu'il 
dut  être  un  extraordinaire  entraîneur  d'hommes. 
Très  dur  pour  lui-même,  strict  avec  les  officiers,  il 
était  bon  pour  les  soldats,  d'une  bonté  protégeante 
d'aristocrate.  Vous  trouverez  sa  chromolithogra- 
phie dans  quantité  de  bureaux  de  tabac  de  village  ; 
et  là,  les  receveurs  buralistes,  vieux  médaillés,  vous 
diront  ce  qu'il  fut,  ce  qu'il  obtenait  de  ses  hommes, 
vivant  près  d'eux,  couchant  avec  eux  sur  la  paille, 
refusant  le  lit  des  bourgeois. 

Né  pour  la  guerre,  —  et  pour  la  guerre  d'autre- 
fois, celle  qui  était  vraiment  une  profession  et  ob 
la  bravoure  individuelle  avait  souvent  le  premier 
rôle,  —  il  eut  une  joie  frénétique  de  vivre,  com- 
mune chez  ceux  dont  le  métier  est  de  donner  la 
mort  et  de  la  mépriser.  Ici,  l'image  d'Epinal  dérou- 
lerait la  légende  de  sa  vie  civile  :  les  Tuileries, 
ïompiègne,  duels,  enlèvements,  folies...  Et  une  der- 
nière   vignette    nous  montrerait,  k   soixantaine 


3i4  LES   CONTEMPORAINS 

Tenue,  le  général  rêvant.  Rêvant  à  quoi?  On  ne  sait, 
mais  peut-être  l'entrevoît-on. 

Il  apparaît,  par  sa  complexion,  comme  un  soldat- 
gentilhomme  de  jadis,  un  maréchal  de  camp  de 
l'ancien  régime  ou  tout  au  moins  un  général  risqve- 
tout  du  premier  empire,  égaré  dans  une  démocra- 
tie niveleuse,  empêtré  dans  des  charges  bureaucra- 
liques  autant  que  militaires,  commandant  durant 
une  paix  interminable  une  armée  de  citoyens  et 
d'électeurs  oti  le  patriotisme  abonde  plus  que  le 
l'^mpérament  et  l'esprit  proprement  guerriers.  D'où, 
chez  le  général,  un  malaise  et  une  angoisse,  le  senti- 
ment d'une  disconvonance  croissante  entre  sa  per- 
sonna  et  son  emploi,  entre  ses  facultés  et  le  milieu 
où  elles  ont  à  s'exercer,  entre  son  idéal  de  vie  et 
l'état  politique  de  la  société  où  il  est  condamné  à 
vieillir.  Imaginez  Villars,  ou  seulement  Marbot, 
revenant  parmi  nous.  Sourdement,  il  regrette  le« 
soldats  du  service  de  sept  ans,  et  le»  grognards  et 
peut-être,  par  delà,  les  partisans  et  les  mercenaires. 
II  se  sent  désorienté  et  désheuré. 

Et  rien  à  faire,  il  le  comprend.  Je  ne  pense  pas 
que  l'aventure  d'un  autre  général  l'ait  un  instant 
abusé  ou  tenté.  Mais  il  se  dit  qu'une  des  formes  les 
plus  brillantes  de  la  vie  d'autrefois,  et  celle  même 
où  tout  semblait  le  prédestiner,  est  profondément 
modifiée,  mutilée,  amoindrie.  Changées,  la  figure  et 
l'âme  des  armées  ;  changée,  la  guerre.  Et,  comme 
on  sait  qu'elle  ne  sera  plus  ce  qu'elle  a   été  tout  en 


FIGURINES  345 

ignorant  ce  qu'elle  sera,  il  est  efiFrayé  de  cet  inconnu. 
Des  armées  de  deux  millions  d'hommes,  la  mélinite 
la  poudre  sans  fumée,  les  fusils  à  tir  rasant,  et  tout 
le  reste,  cela  veut  une  tactique  nouvelle  :  que  sera- 
t-elle?  et  qui  en  détient  le  secret? 

Il  pressent  que  les  méthodes  futures  laisseront 
peu  de  place  au  déploiement  des  qualités  par  les- 
quelles surtout  il  vaut,  et  que  la  guerre  à  venir  ne 
sera  plus  *o  guerre.  Et,  par  un  mouvement  excu- 
sable, ces  méthodes  mal  déterminées  encore,  mais 
apparemment  contraditoires  à  ses  aptitudes,  cette 
guerre  trop  savante,  peu  avantageuse  aux  «  héros  », 
il  s'en  défie,  il  les  appréhende  pour  nous.  Il  se 
demande  à  quoi  aura  servi  d'emprunter  fe  l'ennemi 
son  système  de  recrutement  si  l'on  n'a  pas  su  lui 
emprunter  du  même  coup  son  àme  patiente,  endu- 
rante, disciplinée,  encline  an  respect... 

Si  l'on  s'était  trompé,  pourtant?  Qui  sait,  après 
tout,  si,  dans  cet  immense  et  sanglant  jeu  de  ma- 
thématiques, les  chefs  héroïques  prompts  à  payer 
de  leur  peau  et  les  troupiers  d'antan,  les  «  trou- 
piers finis»,  ne  pourront  pas  jouer  un  rôle  inat' 
tendu?  Mais  y  seront-ils  encore,  ces  troupiers?  Puis, 
il  songe  que,  en  tout  cas,  il  sera  trop  tard  pour  lui, 
que  la  fâcheuse  «  limite  d'âge  »  le  guette,  que  la  re- 
traite ajoutera  k  l'oisiveté  de  ses  vingt  dernières 
années  une  vieillesse  inutile  et  qu'il  n'aura  rempli 
ni  tout  'on  mérite  ni  toute  sa  destinée  naturelle. Con- 
c«»^z,  je  vous  prie,  sa  mélancolie  et  son  pessimisme. 


346  LES   CONTEMPORAINS 

Les  a-t-il  laissé  percer  devant  des  reporters  T 
Non,  puisque  le  fait  a  été  nié  publiquement  par  le 
ministre  de  la  guerre.  Mais,  quand  il  aurait  trahi, 
dans  un  moment  d'imprudente  expansion  ,  ton 
désenchantement  et  sa  défiance,  aurait-il  donc  com- 
mis une  infamie  ?  Assez  d'affirmations  optimistes 
compenseront  cette  boutade ,  la  réduiront  à  an 
avertissement  maussade,  peut-être  utile.  Et  il  est 
d'ailleurs  singulier  que  ceux  qui  ont  accablé  le 
général  persistent  à  tenir  pour  criminelle  la  phrase 
du  m£.réchal  Lebœuf  sur  les  boutons  de  guêtre. 


LES  VEUVES 


A  moins  d'être  très  bonne,  très  simple,  très  mo- 
deste, et  aussi  d'avoir  aimé  son  défunt  «  ponr  Imi- 
méme  »,  —  ne  croyez  pas  que  ce  soit  facile,  le  rôle 
de  veuve  d'un  grand  homme,  ou  d'un  homme  illus- 
tre, ou  d'un  homme  célèbre. 

On  risque  ou  de  paraître  accaparer  sa  mémoire, 
ou  d'en  sembler  trop  détachée,  d'avoir  l'air  trop 
consolé,  ou  trop  bruyamment  inconsolable  ;  de 
porter  trop  fièrement  les  reliques,  et  tantôt  de  s'en 
attribuer  les  miracles,  tantôt  de  croire  qu'elles  en 
font  toujours,  alors  qu'elles  n'en  font  plus...  A  tout 
mettre  au  mieux,  cela  nous  est  si  égal,  au  bout  d'un 
certain  temps,  que  vous  soyez  veuve  de  quelqu'un 
qui  est  dans  le  Larousse  ! 

Il  y  a  celles  qui  passent  leur  restant  de  vie,  géné- 
ralement très  long,  à  exploiter,  avec  un  soin  âpre  et 
pieux,  les  livres  de  leur  mort,  à  vider  ses  fonds  de 
tiroirs,  à  publier  ses  œuvres  posthumes,  niaiseries 
de  jeunesse,  notules,  broutilles.  Et  cela  peut  durer 


348  LES    CONTEMPORAINS 

indéfiniment,  et  ces  œuvres  posthumes,  elles  pour- 
raient les  écrire  elles-mêmes.  Elles  les  écrivent  peut- 
être.  Ces  veuves  «  continuent  le  commerce  du 
défunt  »,  selon  Tépitaphe  connue. 

Il  y  a  celles  dont  le  viril  esprit  fut  en  si  intime 
communion  avec  leur  illustre  époux  que,  de  très 
bonne  foi,  elles  considèrent  sa  gloire,  non  comme 
héritée  par  elles,  mais  comme  acquise  en  commun 
avec  lui.  Elles  détiennent,  elles  captent,  elles  défen- 
dent leur  mort.  S'il  fut  de  l'Académie,  elles  reven- 
diquent le  droit  de  lui  choisir  seules  son  successeur, 
car  son  fauteuil  leur  appartient.  Elles  ne  savent  plus 
bien  si  elles  s'enflent  de  lui  ou  s'il  fut  grand  par 
elles  ;  et,  —  la  mode  étant  que  les  femmes  d'un  cer- 
tain rang  signent  de  leur  nom  de  jeunes  filles,  —  si 
leur  mari  s'appelait  Shakspeare  et  si  elles  s'appel- 
lent Durand,  elles  font  suivre,  dans  leur  signature, 
un  «  Durand  »  énorme  d'un  «  Shakspeare  »  menu  et 
gribouillé.  Gela  s'est  vu. 

Il  y  a  celles  dont  le  mari  fut  un  homme  essentiel- 
lement élégant  et  qui  eut  de  belles  relations.  Celles- 
là  pensent  l'honorer  en  continuant  l'élégance  de  sa 
vie,  en  rendant  publique  l'élégance  de  leurs  sou- 
venirs; en  se  conformant  à  l'idéal  mondain  exprimé 
dans  «9S  livres,  en  se  donnant  l'air  —  piété  tou- 
chante —  d'être  pareilles  aux  personnages  que  sa 
futilité  affectionna.  C'est  d'une  de  cclles-là>  mêlée, 
sous  son  crêpe  de  deuil,  aux  divertissements  do 
quelque  villégiature  aristocratique,  qu'une  méchante 


FIGURINE  349 

langue  dit  un  jour  :  «  Oui,  c'est  bien  ainsi  que  ce 
pauvre  un  tel  aurait  voulu  être  pleuré.  » 

Il  y  a  celles  qui  étaient  au  moins  égales,  par  l'es- 
prit et  le  talent,  au  mari  qu'elles  pleurent,  et  qui, 
tant  qu'il  vécut,  se  sont  tues,  se  sont  cachées,  ont 
suivi  ses  succès,  du  fond  de  leur  retraite  volontaire, 
comme  des  mères  indulgentes.  Le  veuvage,  la 
médiocrité  de  situation  qui  a  suivi,  les  ont  fait  sor- 
tir, malgré  elles,  de  ce  charitable  effacement.  Elles 
se  sont  mises  à  écrire  à  leur  tour  ;  et  la  grâce  la 
plus  aisée,  l'expérience  la  plus  fine  et  la  plus  clé- 
mente, le  spiritualisme  le  plus  délicat  ornent  leurs 
récits  ;  et  c'est  en  ajoutant  au  meilleur  de  ce  qu'il 
passait  pour  représenter  qu'elles  gardent  le  nom 
dont  elles  sont  dépositaires. 

Il  y  a  celles  dont  le  défunt  n'eut  qu'une  célébrité 
viagère,  bruyante  peut-être  à  son  heure,  mais  d'or- 
dre subalterne,  et  qui  nous  étonnent  par  le  faste  de 
leur  culte  ,  car  nous  ne  savons  déjà  plus  de  quoi 
elles  se  souviennent. 

Il  y  a  celles,  6  mon  bon  maître  Renan,  qui  meu- 
rent quelques  mois  après  leur  compagnon,  tout  sim- 
plement. Et  nous  ne  pouvons  exiger,  je  l'avoue,  que 
toutes  soient  ainsi. 

Il  y  a  les  frères  veufs,  dont  le  mort  avait  du 
talent,  et  qui  en  ont  aussi  peut-être,  mais  qui,  pou- 
vant tranquillement  jouir  d'une  gloire  indivise,  ont 
voulu,  par  leurs  productions  personnelles,  nous 
mettre  à  même  de  dégager  de  l'œuvre  commune  lap- 


850  LES   CONTEMPORAINS 

port  du  défunt.  Et  il  a  quelquefois  paru  que  cela 
était  imprudent  :  mais  cela  était  assurément  géné- 
reux et  d'une  exquise  piété  détournée. 

Et  enfin,  parmi  les  veuves,  il  en  est  une  dont  la 
souffrance  ne  fut  connue  des  profanes  qu'en  tant 
qu'elle  était  liée  à  un  deuil  public  ;  dont  toute  la  con- 
duite récente  ne  fut  que  modestie,  dignité  simple  et 
discrète,  charité,  désintéressement  sans  effort,  et 
que  nous  avons  saluée  tous  avec  le  respect  le  plus 
ému  pour  le  noli  me  tangere  de  sa  profonde  et  silen- 
cieuse douleur. 

...  Et,  pour  la  plupart  des  autres,  ce  que  j'en  ai 
pu  dire  ne  se  ramène-t-ilpas  à  cette  vérité,  à  la  fois 
nécessaire,  mélancolique  et  rassurante  ,  que  les 
morts  n'arrêtent  pas  la  vie  7 


GUY  DE  MAUPASSANT 


La  mort  vient  d'affranchir  Guy  de  Maupassant.  Il 
est  étrange  de  songer  que  ce  cerveau,  en  qui  la  réa- 
lité avait  reflété  des  images  si  nettes,  qui  avait  su 
interpréter,  ramasser,  coordonner  ces  images  avec 
une  vigueur  et  dans  des  directions  si  décidées,  et 
nous  les  renvoyer,  plus  riches  de  sens,  à  l'aide  de 
signes  si  fortement  ourdis,  n'ait  plus,  à  partir  d'un 
certain  moment,  reçu  du  monde  extérieur  que  des 
impressions  confuses,  incohérentes,  éparses,  aussi 
rudimentaires  et  aussi  peu  liées  que  celles  des  ani- 
maux, et  pleines,  en  outre,  d'épouvante  et  de  dou- 
leur, à  cause  des  vagues  ressouvenirs  d'une  vie  plus 
complète;  et  que  l'auteur  de  Boule-de-Suif,  de  Pierre 
et  Jeariyde  Notre  Cœur, soit  entré,  vivant,dans  l'éter- 
nelle nuit.  Et  cela,  parce  qu'un  jour  les  microsco- 
piques cellules  dont  se  composait  la  pulpe  tassée 
sous  son  front  se  sont  mises,  on  ne  sait  pourquoi,  à 
se  désagglutîner. . . 

Et  Je  vois  à  quel  point  je  me  suis  trompé  il  y  a 


352  LES  CONTEMPORAINS 

cinq  mns,  et  j'ai  presque  un  remords.  Cétaiit  à  pro- 
pos du  volume  intitulé  :  Sur  Veau,  où  des  médi- 
tations moroses,  des  soliloques  désespérés  alter- 
naient avec  d'admirables  descriptions  de  paysages 
marins.  J'écriTit  alors,  étourdiment  : 

«  ...  Tels  sont  les  lieux  communs  développés  par 
M.  de  Maupassant.  Je  ne  vous  les  donne  pas  pour 
très  neufs,  —  ni  lui  non  plus,  je  pense...  C'est  beau- 
coup de  tristesse  et  de  férocité  à  la  fois.  Il  est  extra- 
ordinaire qu'on  ne  soit  pas  plus  gai  sur  un  yacht 
qui  porte  le  joyeux  nom  de  Bel- Ami  ;  et  M.  de  Mau- 
passant, schopenhauérisant  sur  son  bateau,  «  nous 
en  monte  un,  •  dirait  quelque  mauvais  plaisant.  J'ai 
l'esprit  si  mal  fait  que  le  pessimisme  trop  étalé 
m'offense  presque  autant  que  l'optimisme  béat.  Il 
me  semble  que,  lorsqu'on  est  en  somme  parmi  les 
privilégiés  de  ce  monde,  lorsqu'on  ne  souffre  ni 
continuellement,  ni  trop  violemment  dans  son  corps, 
et  qu'on  est  préservé  des  extrêmes  douleurs  morales 
par  la  littérature  et  l'analyse  (lesquelles,  soyez-en 
sûrs,  nous  sauvent  de  plus  de  maux  qu'elles  ne  nous 
interdisent  de  joies),  une  sorte  de  pudeur  devrait 
vous  empêcher  de  répéter  trop  longuement  des 
plaintes  déjà  développées  par  d'autres.  Un  écrivain 
célèbre  qui  souffre  de  la  grande  misère  humaine  en 
souffre  surtout  par  procuration,  songez-y.  Dès  lors, 
je  crains  un  peu  de  rhétorique.  » 

Je  vois  maintenant  qu'il  n'y  en  avait  pas.  J'aurais 
dû  reconnaître,  dans  le  cas  de  Maupassant,  autre 


GUY    DE   MAUPA6SANT  S53 

chose  qu'un  plaisir  d'orgueil  et  d'ironie  à  constater 
que  le  monde  est  inintelligible  et  mauvais  ;  autre 
chose  qu'un  plaisir  de  langueur  à  s'abandonner  aux 
mélancolies  que  versent  certains  crépuscules  ou  que 
distillent  certains  brouillards  ;  bret,  autre  chose  que 
de  la  littérature.  J'aurais  dû  m'apercevoir  que  la 
tristesse  secrète  de  notre  ami  n'avait  rien  de  con- 
certé et  n'avait  rien  de  délicieux  ;  j'aurais  dû  deviner 
chez  lui  le  rongement  d'une  idée  fixe,  le  ravage  con- 
tinu d'une  épouvante.  Pour  lui,  très  réellement,  tout 
était  vanité,  et  presque  tout  apportait  une  souffrance 
je  le  vois  bien  à  l'heure  qu'il  est.  Les  contes  où  «  il 
a  peur  »,  ■—  comme  le  Horla  et  une  demi-douzaine 
d'autres  dont  les  titres  m'échappent,  —  n'étaient 
point  des  fantaisies;  non  plus  que,  dans  Bel  Ami,  la 
description  du  détraquement  lent  d'un  cerveau  par 
l'idée  ininterrompue  de  la  mort.  Pierre,  dans  Pierre 
et  Jean  et  le  héros  de  Fort  comme  la  mort,  et  celui  da 
Notre  Cœur,  durant  ses  promenades  dans  la  forêt  de 
Fontainebleau,  nous  montrent  à  quel  point  le  travail 
d'une  idée  fixe,  altérant  sans  cesse,  pour  celui  qui 
en  est  possédé,  les  rapports  habituels  des  choses,  le 
peut  rapprocher  de   la  folie.  Je  me  rappelle  les 
longues  fuites  de  Maupassant  hors  de  la  société  des 
hommes,  ses  solitudes  de  plusieurs  mois,  en  mer  ou 
dans  les  champs,  ses  tentatives  de  retour  à  une  vie 
simplifiée,  toute  physique  et  tout  animale,    où  il 
pût  oublier  l'ennemi  sourd,  l'ennemi  patient  qu'il 
portait  en  lui  ;  puis,  quand  il  rentrait  parmi  nous, 

IBS    CONTEMPORAINS.    —   VI.  ** 


354  LES   CONTEMPORAIN 

cette  fièvre  d'amusement,  et  de  plaisanterie»,  et  de 
jeux  presque  enfantins,  qui  était  encore  comme  une 
fuite,  une  évasion  hors  de  soi...  Yains  efforts I H  sem- 
blait se  pkire,on  Ta dit,aux compagnies»  joyeuses»; 
il  aimait  la  naïveté  des  «  Boule-de-Suif  »  ou  des 
«  grosses  Rachel  »  ;  parfois,  avec  une  grande 
affectation  de  sérieux  et  une  grande  dépense  d'ac- 
tivité, et  comme  si  ees  choses  eussent  été  infi- 
niment plus  importantes  que  les  livres  qu'il  écri- 
vait  (rarement  il  consentait  à  parler  littérature), 
il  organisait  des  «  fôtes  »  compliquées,  volontiers 
un  peu  brutales  ;  mais,  sauf  les  minutes  où  il  s'ap- 
pliquait, jamais  on  ne  vit  pareille  impassibilité  en 
pleine  fête,  ni  visage  plus  absent.  Il  était  loin... 
très  loin...  A  quoi  pensait-il,  le  pauvre  garçon? 

C'est  donc  avec  le  sang  de  son  âme  qu'il  écrivait, 
lui,  ses  lamentables  variations  sur  des  lieux  com- 
muns tristes.  Au  fait,  quand  ils  sont  tristes,  les  lieux 
communs  nous  sont  toujours  neufs.  En  voici  un  : 
«  Quelle  vanité  que  la  gloire  1  »  C'est  assurément 
un  des  biens  dont  on  jouit  le  moins.  Viagère,  elle 
reste  douteuse,  puisqu'elle  n'est  vraiment  la  gloire 
que  lorsque  le  temps  l'a  consacrée;  et  d'ailleurs 
nous  voyons  que  la  «  notoriété  d  de  très  grands 
artistes  est  surpassée,  de  leur  vivant,  par  celle  de 
simples  histrions.  Posthume,  elle  ne  sera  plus  rien 
pour  ceux  qui  en  seront  favorisés.  Ce  serait  une 
étrange  folie  que  d'envier  les  hommes  illustrer  après 

*ils  sont  morts.  Que  tel  assemblage  de  drames 


GUY  DE  MAUPASSANT  355 

porte  le  nom  de  Shakspeare  et  que  tel  entassement 
de  vers  lyriques  porte  celui  de  Victor  Hugo,  qu'im- 
porte ?  Que  leurs  œuvres  restent  étiquetées,  par  le 
hasard,  de  ces  syllabes-là  plutôt  que  de  celles  qui 
forment  les  noms  de  Dupont  ou  de  Durand,  qu'est- 
ce  que  cela  peut  faire  à  ceux  qui  furent  Hugo  ou 
Shakspeare  ?  Songez  qu'Homère  n'est  peut-être  pas 
le  nom  de  l'auteur  de  V Iliade,  et  dès  lors  qu'est-ce 
que  la  gloire  du  chantre  d'Achille  ?  J'ai  l'air  de 
développer  gravement  un  truisme.  C'est  que  je  le 
trouve  consolant  pour  les  humbles.  Du  moment  que 
«  tout  est  vanité  »,  il  est  excellent  que  tout  soit 
vanité  pour  tous  les  hommes.  Ce  sont  les  exceptions 
à  cette  loi-là  qui  seraient  affreuses. 

Or,  pour  en  revenir  à  l'auteur  de  Bel  Ami,  sans 
doute  la  gloire  de  son  œuvre  sera  de  longue  durée  ; 
mais  nous  voyons  que,  pour  lui,  la  jouissance  n'en 
aura  même  pas  été  viagère.  Qu'a  été,  pendant  dix- 
huit  mois,  pour  Maupassant  dément,  la  gloire  de 
Maupassant  ? 

...Vous  vous  rappelez  l'effet  queproduisirent,  il  y 
a  dix  ans,  Boule-de-Suif,  la  Maison  Tellier,  Made- 
moiselle Fifi,  et  les  autres  petits  récits  dont  ces 
chefs-d'œuvre  étaient  accompagnés.  Cela  parut 
nouveau;  et  c'était  nouveau,  en  effet.  Mais  en 
quoi  ?  C'était,  au  fond,  excessivement  brutal  :  des 
histoires  de  filles,  de  paysans  rapaces,  de  lâches  et 
grotesques  bourgeois  ;  les  «  faits-divers  »  d'une 
humanité    élémentaire   et  toute   en  instincts.     La 


33«  LES   CONTEMPORAINS 

philosophie  qu'on  en  pouvait  dégager  à  la  ri- 
gueur était  furieusement  négative.  Et,  parmi 
son  nihilisme,  l'auteur  n'en  jouissait  pas  moins 
du  monde  physique  avec  une  intensité  extraordi- 
naire et  avec  une  franchise  d'  «avantlepéché  ».  Or, 
chose  remarquable,  ce  conteur  si  peu  «  moral  » 
désarma,  presque  tout  de  suite,  même  les  austères. 
Nous  nous  mimes  tous  à  parler  de  sa  belle  «  santé  ». 
Cette  santé  devint  sa  marque  dans  l'opinion  com- 
mune. Personne  ne  fut  plus  souvent  proclamé  «  sain  » 
que  ce  jeune  homme  qui  devait  mourir  fou.  Et, 
pareillement,  personne  ne  fut  plus  vite  déclaré  clas- 
sique que  cet  écrivain  dont  les  contes  les  plus  illus- 
tres se  passaient  dans  les  couvents  de  La  Fontaine 
rebaptisés  de  leur  vrai  nom. 

On  ne  se  trompait  point.  Maupassant  offrait  le 
singulier  phénomène  d'une  sorte  de  classique  pri- 
mitif survenu  à  une  époque  de  littérature  vieillis- 
sante, décrépite  et  tourmentée.  D'abord,  nulle  trace, 
en  lui,  d'éducation  chrétienne.  Son  grand  ami 
Flaubert  l'avait  «  déniaisé  »  de  bonne  heure.  L'esprit 
de  Maupassant  fut  donc  comme  une  table  rase  offerte 
aux  impressions  du  monde  ambiant.  Sa  philosophie 
simpliste,  —  à  laquelle  il  est  bien  possible  que  les 
raffinés  des  derniers  âges  reviennent  par  le  plus  long, 
—  était  celle  d'un  jeune  «Huron  »  de  génie.  Ce  pri- 
mitif avait  reçu  de  la  nature  le  don  de  l'expression, 
qu'il  perfectionna,  auprès  de  son  vieux  maître,  par 
une  discipline  de   dix  années.   Mais,  s  il  apprit  à 


GUY    DE  MAUPASSANT  351 

«  voir  »  et  à  rendre  ce  qu'il  voyait,  il  n'apprit  rien 
de  plus,  —  heureusement.  S'il  garda,  avec  plus  de 
largeur  et  d'aisance,  quelque  chose  de  l'ironie  de 
V Education  sentimentale,  il  fut  totalement  exempt  du 
romantisme  de  Flaubert.  Il  ignora  également  les 
c  transpositions  d'art  »  des  Goncour  >  ces  rapins 
malades,  et  la  trépidation  nerveuse  d'Alphonse 
Daudet.  A  l'une  des  époques  où  notre  littérature  fut 
le  plus  complexe  et  nous  distilla  les  boissons  les  plus 
travaillées,  le  génie  conteur  de  Maupassant  jaillit 
comme  une  source  de  belle  eau  merveilleusement 
claire .  Et,  sensuel,  il  restait  en  quelque  manière 
innocent.  Rien  de  commun  entre  cette  sensualité 
et  celle  de  M.  Emile  Zola,  si  triste,  si  troublée,  si 
morose,  qui  est  celle  d'un  moine  tenté,  qui  semble 
impliquer  le  sentiment  de  quelque  chose  de  défendu 
et  la  croyance  au  péché.  Maupassant,  lui,  n'y  croyait 
pas.  Cela  se  sentait,  et  c'est  pourquoi  les  chastes 
eux-mêmes  lui  furent  si  indulgents. 

Tel  il  fut  dans  les  commencements  de  son  œuvre. 
Il  rappelait,  — avec  un  style  plus  plastique  (car  on 
ne  naît  pas  impunément  dans  la  seconde  moitié  du 
dix-neuvième  siècle)  —  les  conteurs  d'autrefois  et, 
si  vous  voulez,  cet  imperturbable  Alain  Lesage.  Et 
Sel-Ami  semblait  une  «  remise  au  point  »,  après  un 
6iècle  et  demi,  du  Paysan  parvenu,.. 

Puis,  l'angoisse  vint...  La  volupté  finit  toujours, 
comme  on  sait,  par  être  grande  maîtresse  de  méta< 
^hy^'que.  Le  désir  est,  de  sa  nature,  inassouvis- 


358  LES   CONTEMPORAINS 

fable.  Et  c'est  pourquoi,  dans  les  derniers  livres  de 
Maupassant,  lentement,  le  surgit  amari  aliquid  fait 
son  œuvre. 

Au  reste,  le  naturalisme  a  deux  grandes  ennemies  : 
la  douleur  et  la  mort.  Et  il  ne  sert  de  rien  de  dire 
qae  ce  qui  est  doit  être,  qu'il  n'y  a  rien  à  expliquer. 
Pour  que  la  philosophie  du  Cas  de  M'^*  Luneau  ou 
même  de  Marroca  fût  le  vrai,  il  faudrait  que  la  dou- 
leur fût  absente  du  monde,  et  qu'on  pût  ne  jamais 
songer  à  la  mort.  Mais  on  souffre  ;  et,  par  la  porte 
de  la  souffrance,  entrent  la  réflexion,  la  curiosité, 
l'inquiétude  et  Tappréhension  de  Tinconnu  et,  sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  l'idéalisme,  et  le  rêve, 
et  des  besoins  d'expliquer  ce  «.jui  échappe  aux  sens... 

A  partir  d'un  certain  moment,  cela  est  visible, 
Maupassant  s'attendrit.  Son  observation  s'attriste, 

—  et  s'affine  aussi,  à  mesure  qu'elle  s'étend.  Et,  à 
mesure  que  son  cœur  s'amollit  et  que  s'y  ouvre  la 
divine  fontaine  deslarmes,  il  apprendaussilapudeur. 

D'un  livre  à  l'autre,  les  âmes  qu'il  nous  peint  se 
compliquent  et,  en  môme  temps,  s'élèvent  en  dignité. 
De  plus  en  plus  il  parait  compatir  aux  objets  de 
ses  peintures,  et  de  plus  en  plus  il  semble  se  plaire 
à  nous  décrire  des  passions  et  des  sentiments  de 
telle  espèce,  que,  de  les  comprendre  et  de  les  aimer 
comme  il  le  fait,  cela  seul  prouverait  qu'il  a  dépassé, 

—  sans  trop  savoir  d'ailleurs  où  il  va,  —  ce  natu- 
ralisme rudimentaire  par  où  il  avait  débuté  si  tran- 
quillement. Fort  comme  la  mort  dit  un  amour  o  fort 


GUY  DE   MAUPASSANT  Sô4 

comme  la  mort  »  en  effet,  et  raconte  à  la  fois  le  plui 
noble  des  drames  intérieurs  et  Timmense  tristesse 
de  Yieillir,  —  Notre  Cœur  flétrit  la  femme  qui  ne 
sait  pas  aimer  ;  et  si  l'amoureux  demande  des  con- 
solations à  l'amour  simpliste,  tel  qu'il  était  conçu 
dans  les  Sœurs  Rondoli,  il  est  clair  qu'il  n'y  trouvera 
plus  jamais  le  repos.  Bref,  c'est  l'humanité  supé- 
rieurequi  faitsa  rentrée  dans  l'œuvre  de  Maupassant; 
et  l'humanité  supérieure  est  faite,  en  somme,  de 
tout  l'idéalisme  du  passé  et  de  ses  plus  nobles  rê- 
ves; et  les  décrire  ainsi  etde  ce  ton,  ce  n'est  peut- 
être  pas  y  croire,  mais  ce  n'est  plus  les  répudier. 

Ce  n'est  pas  du  Bourget.  Maupassant,  presque 
toujours,  se  borne  à  noter  les  signes  extérieurs,  — 
actes,  gestes  ou  discours,  —  des  sentiments  de  set 
personnages,  et  use  peu  de  l'analyse  directe,  qui  a 
■es  périls,  qui  quelquefois  invente  sa  matière,  et 
l'embrouille  pour  avoir  le  mérite  et  le  plaisir  de  la 
débrouiller...  Mais  enâa  TOUS  entrevoyez  peut-être 
eembien  est  curieuse  l'évolution  d'un  écrivain  qui. 
ayant  commencé  par  la  Maison  Tetlier,  finit  par 
Notre  Cœur.  Très  sommairement,  son  histoire  est 
celle  d'un  primitif  venu  tard  et  modifié,  peu  à  peu, 
par  l'atmosphère  morale  de  son  temps,  ressaisi  par 
les  inquiétudes  spirituelles  que  nous  ont  léguées  les 
siècles  écoulas.  Et  ssms  doute  aussi  la  ,  peur  de  la 
mort,  la  peur  de  l'inconna,  la  préoccupation  atro«9 
de  la  folie  menaçante  ont  été  pour  quelque  choie 
dans  cette  transformation... 


ANATOLE  FRANCE 


LE  LYS   ROUGK 


«  ...  Eh  oui,  je  sais  parler  avec  ma  plume,  tout 
comme  un  autre.  Mais  parler,  écrire,  quelle  pitié  !... 
Qu'est-ce  qu'il  en  fait,  le  lecteur,  de  ma  page  d'écri- 
ture ?  Une  suite  de  faux-sens,  de  contre-sens  et  de 
non-sens.  Lire,  entendre,  c'est  traduire.  Il  y  a  de 
belles  traductions  peut-être.  Il  n'y  en  a  pas  de  fidè- 
les. Qu'est-ce  que  ça  me  fait  qu'ils  admirent  mes 
livres,  puisque  c'est  ce  qu'ils  ont  mis  dedans  qu'ils 
admirent  ?  Chaque  lecteur  substitue  ses  visions  aux 
nôtres...  » 

Ainsi  parle  le  littérateur  Paul  Vence,  dans  un  des 
premiers  chapitres  du  roman.  Vous  voilà  avertis:  je 
ne  vous  puis  donner  que  ma  traduction  du  Lys  rouge. 

Si,  tout  en  goûtant  la  grâce  infinie  de  cette  forme, 
presque  unique  dans  notre  littérature,  je  regarde 
ingénument  ce  qu  elle  recouvre,  j'aperçois,  au  trar 


362  LES    CONTEMPORAINS 

vers  des  guirlandes  de,  causeries  et  d^épisodes  dont 
il  est  délicieusement  fleuri,  un  drame  très  simple, 
très  violent,  surprenant  d'âpreté  et  de  cruauté 

Une  jeune  femme,  de  sens  exigeants,  avait  un 
amant  qui  la  contentait,  mais  qu'elle  avait  pris  pres- 
que au  hasard.  Un  jour  elle  rencontre  un  autre 
homme  pour  qui  elle  sent  qu'elle  est  faite  et  qui  lui 
donnera,  elle  en  est  sûre  d'avance,  des  joies  supé- 
rieures ;  bref,  «  son  homme.  »  Et  l'homme  sent  en 
lui  un  averlissement  pareil  et  un  désir  égal.  Elle  se 
donne  à  lui  ;  ils  s'aiment  avec  une  sombre  fureur.  Le 
premier  amant  vient  la  trouver  ;  il  veut  la  reprendre; 
il  veut  la  tuer;  il  la  meurtrit  de  coups  de  poing,  puia 
s'affale  en  sanglotant,  tandis  qu'elle  s'échappe  le 
sourire  aux  lèvres.  Cependant  le  second  amant  a  des 
soupçonb  :  elle  les  étouffe  sous  des  baisers  enragés. 
Mais  la  mauvaise  destinée  veut  qu'il  rencontre  un  soir 
son  prédécesseur.  Dès  lors,  hanté  d'une  image  qui  le 
torture  et  l'affole,  il  repousse  celle  qu'il  aime  (puisque 
cela  s'appelle  aimer).  En  vain,  elle  se  jette  sur  lui  et 
«  l'enveloppe  de  baisers,  de  larmes,  de  cris,  de 
morsures  »  ;'il  s'arrache  d'elle  en  disant  :  «  Je  ne  vous 
vois  plus  seule.  Je  vois  l'autre  avec  tous,  toujours.  > 
Et  elle  s'en  va,  désespérée  .. 

Il  vous  est  aisé  d'entrevoir  par  ce  résumé  fort 
incomplet,  mais  non  inexact,  que  ce  qui  meutef 
broie  ces  trois  créatures,  c'est  l'amour  sensuel,  et  ce 
n'en  est  point  un  autre.  Ce  livre  respire  la  plus  acre 
volupté.  Les  étreintes  y  sont  fréquentes  et  variées 


ANATOLE   FRANCE  862 

dans  leurs  modes,  et  l'auteur  les  décrit  avec  une 
habileté  rapide  et  qui  reste  décente,  mais  qui  n'est 
point  timide.  Ses  deux  damnés  ne  redoutent  ni  les 
garnis  modestes  qui  avoisinent  les  gares,  ni  les 
guinguettes  à  fritures,  ni  l'humidité  des  futaies.  Ce 
qui  les  tient,  c'est  bien  le  durus  amor,  celui  qui, 
comme  dit  le  poète  Lucrèce  : 

....  in  nlvis  jungebat  corpora  amantûm, 

C^est,  dis-je,  l'amour  sensuel,  car  les  autres  amours 
ne  tuent  pas.  Ni  Dante  ni  Pétrarque  ne  troublèrent 
jamais  de  leurs  violences  Béatrice  et  Laure  ;  et  Elvire 
mourut  sans  avoir  été  bousculée  par  Lamartine.  Le 
seul  amour  tragique  est  l'amour  des  sens.  C'est  celui 
de  Didon,  qui  défaillit  dans  une  grotte,  pendant  un 
orage,  et  se  poignarda  sur  son  bûcher.  C'est  celui  de 
Phèdre  qui  meurt,  d'Eriphile  qui  dénonce,  d'Her- 
mione  qui  fait  tuer,  et  de  Roxane  qui  tue.  Il  est  im- 
possible d'hésiter  sur  la  nature  de  cet  amour,  mal- 
gré la  pudicité  du  style.  Roxane  adore  Bajazet  sans 
lui  avoir  jamais  parlé  :  on  ne  saurait  donc  dire  que 
c'est  l'âme  de  ce  jeune  prince  dont  elle  est  éprise. 

Or  cet  amour-là,  étant  essentiellement  la  recher- 
che delà  sensation,  —  soit  qu'on  n'y  apporte  aucun 
choix,  soit,  au  contraire,  qu'on  la  demande  à  une 
créature  en  particulier,  et  à  celle-là  seulement,  — 
s'accommode,  dans  le  premier  cas,  avec  la  plus  com- 
plète insouciance  de  la  personne,  et,  dans  le  second 


164  LES    CONTEMPORAINS 

cas,  engendre  aisément  la  haine,  par  la  peur  d'être 
frustré.  Et  ainsi  (car  telle  est  la  duperie  des  mots)  ni 
dans  son  plus  faible  degré,  ni  dans  son  degré  le  plus 
fort,  cet  amour-là  n'implique  «  l'amour  ».  Ilestégoïste 
par  définition  ;  il  est  amour  au  même  titre  que  la 
soif  ou  la  faim. 

Le  Lys  rouge  enseigne  précisément  ce  qu'un  amour 
de  cette  sorte,  étant  inséparable  de  la  jalousie,  —  et 
d'une  jalousie  dont  l'objet  est  concret,  délimité,  visi- 
ble et  tangible,  —  contient  nécessairement  de  haine. 
C'est  ce  qu'exprime  avec  force  le  poète  Choulette, 
donnant  en  peu  de  mots  la  morale  de  cette  histoire. 
«  Les  fautes  de  l'amour  seront  pardonnées,  dit-il.  Ou 
plutôt,  on  ne  fait  rien  de  mal  quand  on  aime  seule- 
ment. Mais  l'amour  sensuel  est  fait  de  haine,  d'é- 
goïsme  et  de  colère  autant  que  d'amour.  Pour  vous 
avoir  trouvée  belle,  un  soir,  sur  ce  canapé,  j'ai  été 
assailli  d'une  nuée  de  pensées  violentes.  Je  revenais 
de  l'albergo...  J'étais  inondé  d'une  joie  céleste  que 
votre  vue  m'a  fait  perdre.  Il  faut  qu'une  vérité  pro- 
fonde soit  renfermée  dans  la  malédiction  d'Eve.  Car, 
près  de  vous,  je  suis  devenu  triste  et  mauvais.  J'avais 
sur  les  lèvres  de  douces  paroles.  Elles  mentaient.  Je 
me  sentais  au  dedans  de  moi-môme  votre  adversaire 
et  votre  ennemi,  je  vous  haïssais.  En  vous  voyant 
sourire,  j'ai  eu  envie  de  vous  tuer,  j» 

Mais  je  ne  vous  ai  point  dit  encore  quels  sont  les 
personnages  de  ce  roman.  Si  vous  ne  l'aviez  point 
lu,  si  vous  ne  le  connaissiez  que  par  le  raccourci  de 


ANATOLE   FRANCK  365 

drame  anonyme  où  je  l'ai  résumé  en  commençant, 
peut-être  hésiteriez- vous  sur  leur  condition  sociale. 
La  chose  se  pourrait  passer  aisément  entre  habitués 
des  fortifications  ou  des  boulevards  extérieurs  ;  car 
les  «  faits-divers  »  oous  avertissent  que  c'est  surtout 
dans  ce  monde-là  que  se  rencontrent  encore  les  som- 
bres amours  et  les  violences  effrénées  des  tragédies 
raciuiennes.  La  femme  pourrait  fort  bien  être  une 
fille  ;  le  premier  amant,  quelque  rôdeur  de  barrière, 
et  le  second,  quelque  garçon  boucher.  Vous  vous  éton- 
neriez que  celui-ci  ne  joue  point  du  couteau,  mais  je 
vous  prierais  de  considérer  que  l'autre  tape  sur  sa 
bonne  amie,  et  que  les  sentiments  du  trio  sont  admi- 
rables de  simplicité  et  de  brutalité  farouche.  Assu- 
rément, ce  sont  de  purs  «  instinctifs  ».  Vous  appren- 
driez sans  nulle  surprise  que  la  femme  s'appelle 
Tiline,  et  l'un  des  homme  Bibi,  et  l'autre  la  Terreur 
des  Ternes. 

Or,  elle  se  nomme  la  comtesse  Martin-Bellème  ; 
elle  est  la  fille  d'un  financier  puissant,  la  bru  d'un 
ministre  du  second  empire,  la  femme  d'un  ministre 
de  la  troisième  République.  C'est  une  femme  très 
élégante  et  très  distinguée.  Le  premier  amant  se 
nomme  Robert  Le  Ménil.  C'est  un  sportsman  accom- 
pli, et  c'est  «  l'homme  du  monde  »  en  soi.  Le  second 
amant,  Jacques  Dechartre,  est  un  sculpteur  riche  qui 
modèle,  de  loin  en  loin,  des  cires  et  des  médaillons 
d'un  goût  tourmenté  et  subtil.  Ils  sont,  tous  trois,  non 
seulement*  du  meilleur  monde  »,mais  du  plus  raffiné. 


366  LES   CONTEMPORAINS 

Nous  avons  déjà  vu  quelque  chose  d'analogue  dans 
le  roman  finement  féroce  de  M.  Paul  Hervieu  : 
Peints  par  eux-mêmes.  Les  amours  de  M"**  de  Trémeur 
et  de  Le  Hinglé,  ces  deux  parfaits  mondains,  ressem- 
blaientà  une  histoire  de  cour  d'assises  :  Tavortement, 
le  vol,  le  chantage,  le  suicide  en  formaient  la  trame. 
Les  amants  du  Lys  rouge,  n'ayant  point  d'embarras 
d'argent,  ne  paraissent  capables  que  de  a  crimes 
passionnels  ».  Mais  enfin,  vous  voyez  que  les  romans 
mondains  redeviennent  singulièrement  brutaux  , 
c'est-à-dire  véridiques.  Les  héroïnes  de  Feuillet, 
même  perverses,  gardaient  dans  leurs  erreurs  des 
façons  qui  passaient  pour  «  aristocratiques  ».  Elles 
avaient  des  suicides  élégants  :  suicide  équestre  , 
comme  celui  de  Julia  de  Trécœur,  suicide  neigeux, 
comme  celui  de  Charlotte  d'Erra.  Elles  avaient  des 
sens,  nous  n'en  saurions  douter;  plusieurs  étaient 
même  détraquées  avec  grâce  Mais  quand  elles  «  con- 
cluaient »,  nous  n'en  étions  qu'à  peine  avertis.  Ce 
par  quoi  elles  étaient,  au  fond,  des  bêtes  de  joie,  — 
et  de  tristesse,  —  nous  était  discrètement  dérobé. 
Nulle  part  vous  n'y  reconnaissiez  l'application  sin- 
cère de  ces  axiomes  inspirés  à  liourget  par  le  théâtre 
de  Dumas:  «  ...  L'amour  seul  est  demeuré  irréduc- 
tible, comme  la  mort,  aux  conventions  humaines. 
Il  est  sauvage  et  libre,  malgré  les  codes  et  les  modes. 
La  femme  qui  se  déshabille  pour  se  donner  à  un 
homme  dépouille  avec  ses  vêtements  toute  sa  personne 
sociale  ;  elle  redevient  pour  celui  qu'elle   aime  ce 


ANATOLE   FRANCE  351 

qu'il  redevient,  lui  aussi,  pour  elle  :  la  créature  natu- 
relle et  solitaire  dont  aucune  protection  ne  garantit  le 
bonheur,  dont  aucun  édit  ne  saurait  écarter  le  mal- 
heur. »  Or,  ni  M.  France,  ni  M.  Hervieu  ne  nous 
dissimulent  que  l'amour  sensuel  est,  eu  effet,  legraud 
niveleur  des  conditions,  et  que,  par  lui,  la  femme  du 
monde  ou  la  grande  dame  a,  comme  les  autres,  ses 
heures  simplement  brutales  et  peut  avoir  même  ses 
minutes  «  canailles  ».  Par-dessus  George  Sand  et 
Octave  Feuillet,  ils  renouent,  —  oh  1  très  librement 
et  en  y  ajoutant  combien  1  —  avec Taudacieux  roman 
du  dix-huitième  siècle,  celui  de  Crébillon  fils,  de 
Diderot  et  de  Laclos. 

Toutefois,  —  et  c'est  par  où  M.  Hervieu  semble  res- 
ter plus  près  de  la  vérité  commune,  —  M*'  de  Tré- 
jneur  et  Le  Hinglé  n'  étaient  point  des  êtres  excep- 
tionnellement intelligents.  Mais,  —  et  c'est  ici  que 
commence  le  paradoxe  du  Lys  rouge,  —  la  comtesse 
Martin  et  surtout  Jacques  Dechartre  nous  sont 
donnés  comme  des  êtres  de  choix,  singulièrement 
conscients,  et  d'un  esprit  tout  à  fait  supérieur. 

Thérèse  exprime  continuellement  des  pensées  déli- 
cates, ingénieuses  et  profondes,  puisque  ce  sont  les 
pensées  mêmes  de  M.  Anatole  France.  Elle  a  Tesprit 
philosophique  et  libre.  Elle  n'a  aucun  des  préjugés 
de  son  éducation  et  de  sa  caste,  se  plaît  à  errer  dausles 
ruespopulacières  et  emmène  avec  elle,  en  voyage,  un 
bohème  ivrogne  à  cache- nez  rouge.  Elle  est  fort  au- 
dossus  des  «  convenances  ».  Mais  4?eut-être  direz- 


set  LES    CONTEMPORAINS 

VOUS  que,  si  elle  est  philosophe  dans  ses  propos, 
c'est  qu'elle  reçoit  Paul  Vence  à  sa  table  et  qu'elle  a 
de  la  mémoire  ;  que  c'est  un  instinct  secret  qui  lui 
fait  trouver  plaisir  aux  rues  mal  soignées  et  forte- 
ment odorantes  où  grouille  de  l'humanité  en  tas,  et 
qu'enfin  son  absence  de  préjugés  lui  vient  de  son 
tempérament  et  de  son  hérédité,  car  elle  est  la  fille 
d'un  rapace. 

Le  cas  de  Jacques  Dechartre  est  plus  net.  Il  est 
vraiment,  lui,  un  philosophe,  un  critique,  un  obser- 
vateur et  un  descripteur  sagace  de  ses  propres 
mouvements.  Il  estcapable  d'une  conception  générale 
da  monde,  qui,  en  lui  montrant  l'insignifiance  et  la 
vanité  de  sa  pauvre  petite  aventure  personnelle, 
devrait  la  lui  rendre  inoffensive.  Et,  en  même  temps, 
il  est  si  habile  à  voir  clair  en  lui,  même  k  prévoir  ses 
sentiments,  que,  les  prévoir  ainsi,  c'est  presque  les 
préveiiir.  D'un  bout  à  l'autre  du  livre,  il  se  regarde 
aimer,  et  être  fou,  et  être  malheureux,  et  être  mé- 
chant. Il  n'a  pas  un  instant  d'illusion,  ni  sur  l'espèce 
de  son  amour,  ni  sur  ses  conséquences  probables. 
Même  la  première  «  déclaration»,  qui  est  d'ordinaire 
naïve,  confiante,  optimiste,  Dechartre  la  fait  avec 
àpreté,  en  termes  inattendus,  menaçants  pour  tous 
les  deux,  et  qui,  vers  la  fin,  semblent  commenter 
Darwin.  Il  dit  à  Thérèse  qu'il  l'aime  «  non  avec  de 
molles  et  vagues  tendresses,  mais  dans  une  ardeur 
sèche  et  cruelle  ».  Il  ajoute  :  «  Si  vous  ne  pouvez  pas 
m'aimer,  laissez-moi  partir  ;  j'irai  je  ne  sais  où,  vous 


ANATOLE   FRANOI  J69 

oublier,  vous  haïr.  Car  je  me  teng  pour  voui  un  fond 
de  haine  et  de  colère.  Oh  1  je  vous  aime  1  »  El  plus 
loin  :  «  ...  Votre  âme  n'est  pour  moi  que  Todeur  de 
votre  beauté.  J'avais  gardé  les  instincts  d'un  homme 
primitif,  vous  les  avez  réveillés  Et  je  sens  que  je 
vous  aime  avec  une  simplicité  sauvage .  »  Plus  tard» 
après  que  la  première  scène  de  jalousie  qu'il  lui  a  faite 
s'est  terminée  par  une  réconciliation  furieuse,  et 
qu'ils  se  sont  repris,  «  les  yeux  assombris,  les  lèvres 
serrées,  en  proie  à  cette  colère  sacrée  qui  fait  que  l'a- 
mour ressemble  à  la  haine  »,  cemme  elle  lui  demande 
pourquoi  il  est  triste,  il  a  ce  mot  profond,  affreux 
d'égoïsme  et  de  clairvoyance  :  «  Tu  veux  savoir?  Nete 
fâche  pas.  Je  souffre  plus  que  jamais,  parce  que  je 
sais  maintenant  ee  que  tu  donnes.  »  Et  il  lui  dit  en- 
core :  «  Thérèse,  on  n'est  jamais  bon  quand  on  aime,  » 
Et  alors,  je  me  pose  aae  question  :  —  Est-il  pos- 
sible ou  est-il  vraisemblable  qu'un  homme  qui  a 
cette  puissance  et  cette  lucidité  d'esprit  se  laisse  à 
la  fois  emporter  k  l'excès  de  démence  et  de  cruauté 
dont  ce  statuaire  méditatif  n^us  donne  le  spectacle 
détestable  (voir  surtout  le  dernier  chapitre)  ? 
Sachant  à  chaque  minute  ce  qu'il  fait,  comment 
peut-il  le  faire  ?  Ou,  si  une  force  involontaire  agit 
en  lui,  comment  la  fatalité  n'en  est-elle  pas  du 
moins  tempérée  par  cela  seul  quil  la  prévoit  î  N'y 
a-t-il  pas  une  sorte  d'incompatibilité  entre  la  vie 
intellectuelle  de  Dechartre  et  sa  vie  passionnelle  ? 
Je  ne  conçois  ni  Didon,   ni  Paolo,  ni  Hermione,  ni 

I-ES    CONTEKPORi.INI.    —    VI.  24 


310  LES   CONTEMPORAINS 

Oreste  philosophes  à  ce  degré,  ou  dilettantes  ^car 
Dechartre  est  dilettante  aussi,  sur  tout  ce  qui  n'est 
point  son  amour) .  Et  j'admets  Montaigne  ou  la 
Rochefoucauld  amoureux  ,  et  par  suite  un  peu 
bêtes  et  souffrants  et  pleurants  ,  mais  non  point 
mués  ,  —  tout  en  restant  la  Rochefoucauld  ou 
Montaigne  1  —  en  brutes  mauvaises,  torturées  et 
torturantes.  N'alléguez  point  que  les  personnages  de 
Racine,  par  exemple,  expriment  en  discours  harmo- 
nieux et  fins  des  passions  sauvages  d'êtres  primitifs. 
Ils  parlent  sans  doute  avec  élégance  :  mais,  en 
somme,  ils  ont  peu  d'idées  ;  ce  ne  sont  point  des 
critiques  ;  leur  culture  philosophique  est  médiocre, 
et  nulle  part  il  n'apparaît  qu'ils  aient  lu  Darwin, 
Stendhal,  Hartmann  et  Anatole  France...  Bref,  la 
dualité  de  Jacques  Dechartre  me  déconcerte.  Mais 
c'est  peut-être  que  je  manque  d'expérience. 

Ce  qui  me  met  en  garde,  c'est  qu'il  me  semble 
que  Thérèse  et  Jacques  vivent  moins  que  les  person- 
nages épisodiques  du  roman.  Ils  sont,  en  quelque 
manière,  moins  vivants  que  leurs  actes.  Je  ne  par- 
viens pas  à  discerner  nettement  leurs  figures.  Cela 
vient  peut-être  de  ce  que  l'auteur  parle  presque 
toujours  pour  eux.  Ecoutez  Dechartre  :  «  Une 
femme,  dit-il  à  Thérèse,  ne  peut  pas  être  jalouse  de 
la  même  manière  qu'un  homme,  ni  sentir  ce  qui  nous 
fait  le  plus  souffrir...  Pourquoi?  Parce  qu'il  n'y  a 
pas  dans  le  sang,  dans  la  chair  d'une  femme,  cette 
fureur  absurde  et  généreuse  de  possession,    cet 


ANATOLE   FRANCE  37! 

antique  instinct  dont  l'homme  s'est  fait  an  droit. 
L'homme  est  le  dieu  qui  veut  sa  créature  tout 
entière.  Depuis  des  siècles  immémoriaux  la  femme 
est  faite  au  partage.  C'est  le  passé,  l'obscur  passé 
qui  détermine  nos  passions.  Nous  étions  déjà  si 
vieux  quand  nous  sommes  nés  !  »  etc..  Ou  bien  : 
«Ah!  ce  qui  vit  n'est  que  trop  mystérieux... —  Ne 
crains  pas  de  te  donner.  Je  te  désirerai  toujours,  et 
^e  t'ignorerai  toujours.  Est-ce  qu'on  possède  jamais 
ce  qu'on  aime  ?  »,  etc.  Pensez-vous  qu'un  amant, 
même  très  lettré,  ait  jamais  parlé  ainsi  à  sa  maî- 
tresse? —  Et  Thérèse  à  Le  Ménil  :  «  Méprisez-moi,  si 
vous  voulez,  et  si  l'on  peut  mépriser  une  malheu- 
reuse créature  qui  estle  jouet  delà  vie...  Mais  gar- 
dez-moi un  peu  d'amitié  dans  votre  colère,  un  sou- 
venir aigre  et  doux,  comme  ces  temps  d'automne  où 
il  y  a  du  soleil  et  de  la  bise...  Ne  soyez  pas  dur  à 
la  visiteuse  agréable  et  frivole  qui  passa  à  travers 
votrevie...  »,  etc.  Est-ce  qu'une  femme,  même  une 
spécialiste  de  dîners  littéraires  (et  Thérèse  n'est 
point  cela),  a  jamais  rencontré  des  paroles  de  cette 
moelle  et  de  ce  ton  ?  Les  discours  de  Thérèse  et  de 
Jacques  sont  comme  transposés.  L'auteur  nous  les 
donne  tels  qu'ils  se  répercutent  dans  sa  pensée,  où 
ils  s'éclaircissent  et  s'enrichissent  à  la  fois.  Il  en 
écrit,  avec  force  et  avec  grâce,  la  traduction  philo- 
sophique. L'aventure  du  Lys  rouge  est  dramatique  à 
la  façon,  non  d'une  pièce  de  Dumas  ou  d'un  roman  de 
Maupassant,  mais  d'un  chapitre  de  Schopenhauer.. 


372  LES    CONTEMPORAINS 

Est-ce  que  je  m'en  plains  ?  Est-ce  que  je  fais  des 
objections  1  Mon  Dieu,  non  ;  le  cause. 

De  même  que  ces  mondains  ont  des  fureurs  de 
satyresse  et  de  faune  ;  de  môme  que  ce  faune  et  cette 
satyresse  ont  des  esprits  ingénieusement  et  constam- 
ment critiques,  ainsi  ces  patens  enragés  ont  des  sen- 
sibilités et  des  mélancolies  toutes  pieuses.  Leurs 
charnelles  amours  ont  pour  théâtre  la  ville  par  excel- 
lence des  quattrocentistes  et  la  bourgade  d'élection 
du  trèg  pur  saint  François.  C'est  devant  une  fresque 
de  Fra  Angelico,  oti  de  pâles  figures,  de  peu  de 
matière,  expriment  l'amour  divin,  que  Jacques  et 
Thérèse  se  donnent  leur  premier  et  brûlant  et  pesant 
baiser... 

L'image  des  choses  mortes  excite  leur  lugubre 
ardeur  de  vivre.  Ou  peut-être  imaginent-ils  une 
parenté  sacrilège  entre  les  désirs  inapaisés  des  âmes 
saiutes  d'autrefois  et  Tinassouvissement  de  leurs 
propres  corps.  îls  se  disent  que,  comme  les  compa- 
j^nons  de  François,  Ils  poursuivent  eux  aussi,  mais 
sur  terre  et  douloureusement,  un  infini  de  joie.  Ils 
s'aiment  plus  voracement  sur  la  cendre  des  morts, 
plus  harmonieusement  parmi  les  images  fanées  de 
la  beauté  parfaite,  plus  solennellement  parmi  les 
témoignages  de  Téternelle  et  divine  inquiétude  des 
cœurs.  Le  passé  et  la  religion  leur  sont  assaisonne- 
nientsde  volupté. 

Et  je  goûte,  je  l'avoue,  la  richesse  de  ces  con- 
trasles. 


4NAT0LE   FRANGE  573 

Les  personnages  secondaires  sont  peut-être,  je 
l'ai  indiqué,  plus  vivants  que  les  protagonistes.  Le 
poète  Chouletts  est  admirable.  Vaniteux,  ivrogne, 
plein  de  vices,  naïf  et  pervers,  il  estime  que  sa  vie 
de  crapule  contient  déjà,  au  fond,  les  premiers  linéa- 
ments de  la  vie  évangélique  selon  le  bon  saint  Fran- 
çois. C'est  Choulette  qui  est  chargé  d'exprimer  les 
opinions  particulièrement  subversives  de  l'auteur, 
ses  négations  et  ses  révoltes  les  plus  hardies. 

Car  M.  Anatole  France  est  maintenant  quelque 
chose  de  plus  que  le  tendre  ironiste  du  Crime  de  SU- 
vestre  Bonnard.  On  a  vu  depuis  quelques  années 
croître  magnifiquement  ce  que  des  théologiens  appel- 
leraient son  esprit  de  malice  et  son  impiété.  Nous 
sommes  un  peu  redevables  de  cette  évolution  au 
plus  impérieux  de  nos  critiques  :  c'est  M.  Brunetière 
qui,  en  morigénant  M.  France,  l'a  contraint  à  sortir, 
pour  ainsi  parler,  tout  le  dix-huitième  siècle  qu'il 
avait  dans  le  sang.  Il  est  arrivé  à  M.  France  de  dé- 
fendre presque  violemment,  contre  M.  Brunetière, 
non  l'infaillibilité  de  la  science,  mais  le  droit  illimité 
de  la  recherche  scientifique  et  de  la  libre  spéculation. 
Les  Opinions  de  Jérôme  Cogniard  sont  assurément 
le  plus  radical  bréviaire  de  scepticisme  qui  ait  paru 
depuis  Montaigne.  Une  saveur  amère  et  forte  est 
venue  s'ajouter  aux  derniers  livres  de  M.  France. 

Mais,  en  même  temps  que  son  scepticisme,  — • 
lequel,  bien  que  confinant  au  nihilisme,  n'excluait 
point  une  sensualité  délicate  et  l'art  de  jouir  de  la 


374  LES   CONTEMPORAINS 

surface  brillante  des  choses,  —  crois&aieat,  d'autre 
part,  sa  sollicitude  et  son  goût  pour  les  formes  de 
vie  et  de  sentiment  qui  dérivent  des  croyances  reli- 
gieuses. La  piété  de  son  imagination  grandissait 
dans  la  même  mesure  que  l'impiété  de  sa  pensée. 
Thaïs  est  l'histoire  d'une  sainte  ;  la  Rôtisserie  est 
l'histoire  d'un  prêtre  bohème,  de  conscience  ori- 
ginale; et  Tamour  de  Thérèse  et  de  Jacques  est 
grand  visiteur  d'églises... 

Rien  de  surprenant  dans  ces  prédilections.  Un 
bon  nihiliste  aime  naturellement  les  saints;  caria 
foi  religieuse  implique  une  part  de  révolte  contre 
la  sociéié  terrestre,  contre  ses  injustices  et  ses 
atroces  ou  ridicules  conventions,  et  elle  peut  agréer 
par  là,  aux  plus  audacieux  esprits.  D'ailleurs,  par 
l'opinion  qu'il  a  lui- même  de  ce  monde,  un  bon 
nihiliste  comprend  aisément,  —  bien  que,  pour  son 
compte,  il  s'en  abstienne,  —  que  l'homme  place  au 
delà  de  la  terre  sa  raison  de  vivre  et  son  «  idéal  ». 
Puis,  c'est  un  phénomène  connu,  que  les  esprits 
très  compliqués  adorent  souvent  les  âmes  sim- 
ples... Toutefois  ,  cette  préoccupation  impie  et 
affectueuse  de  la  vie  mystique  commence  à  deve- 
nir singulière  ,  chez  M.  France,  par  ses  insistances 
et  sa  continuité.  Car  enfin  Voltaire  et  les  encyclo- 
pédistes ne  l'ont  jamais  eue.  M.  France  goûte  plei- 
nement le  plaisir  satanique  de  comprendre,  de 
douter ,  de  nier  ;  mais  il  semble  qu'à  chaque 
instant  aussi  il  l'épuisé,  il  en  touche  le  néant...  Je 


ANATOLE   FRANCE  375 

suis  bien  curieux  de  savoir  où  cela  le  mènera... 

J'ai  nommé  Choulette.  Voici  encore  Vivian  Bell, 
SchmoU,  Lagrange,  Montessuy,  le  prince  Alber- 
tinelli.  le  comte  Martin,  Garain,  Loyer  et  la  «  bonne 
Madame  Marmet  »,  aux  yeux  fureteurs  sous  ses 
paisibles  bandeaux  blancs.  Ils  sont  pittoresques, 
quelques-uns  charmants,  tous  amusants.  Ils  vont 
uniquement  à  leur  plaisir,  et  l'auteur  les  absout 
tous  ensemble.  La  précieuse  et  grêle  et  agaçante 
gaieté  d'oiseau  de  Miss  Bell,  et  les  petites  images 
gracieuses  qui  dansotent  perpétuellement  dans  sa 
tôte  frisotée,  n'empêchent  point  cette  esthète  d'être 
«  très  habile  à  gagner  de  l'argent  »  et  d'épouser 
pour  son  torse  un  bell&tre  italien.  M.  France  les 
enveloppe  tous  de  son  indulgence  ironique.  Indul- 
gence si  souple  et  si  vaste  qu'elle  va  du  mépris  à  la 
charité,  et  qu'elle  «  remplit   l'entre-deux  ». 

Et  les  paysages,  parisiens  ou  florentins  1  Et  le 
style  I  C'est  un  composé  plus  précieux  que  le  métal 
de  Corinthe.  Il  s'y  trouve  du  Racine,  du  Voltaire, 
du  Flaubert,  du  Renan,  et  c'est  toujours  de  l'Ana- 
tole France.  Cet  homme  a  la  perfection  dans  la 
grâce  ;  il  est  l'extrême  fleur  du  génie  latin. 


LA  SOLIDARITÉ 


DISCOURS 

rRONOHCÉ  A   LA   DISTBIBDTIOM   DBS   PBIX   DU   LTOÉB 
CfiABLEMAONK,    LE  81   JUILLET   1894 

Messieurs  et  jbunes  camarades, 

Vous  venez  d'entendre  un  excellent  discours.  Il 
TOUS  reste  à  entendre  le  mien,  et  j'en  suis  bien  f&ché 
pour  vous  :  mais,  pendant  que  nous  vous  tenons 
encore,  nous  ne  voulons  vous  làcherque  dûment  cha- 
pitrés et  bien  munis  de  sagesse  pour  vos  vacances. 

Des  réflexions  si  justes  et  si  élevées  de  mon  ami 
Corréard,  je  vous  engage  particaliàrement  à  retenir 
ceci,  que  nous  ne  sommes  pas  des  isolés  dans  le 
temps  ;  que  tout  ce  que  la  vie  a  pour  nous  soit  de 
commodité,  soit  de  noblesse,  c'est  à  nos  pères,  à  nos 
aïeux,  à  nos  ancêtres  que  nous  le  devons  ;  que 
nous  devons  aux  morts  la  culture  même  d'esprit  qui 
BOUS  permet,  sur  certains  points,  de  penser  autre- 
ment qu'eux,  —  et  mieux,  je  l'espère, —  et  qu'enfin, 


378  LES    CONTEMPORAINS 

gmvantlebeau  mot  d'Auguste  Comte,  l'humanité  est 
composée  de  plus  de  morts  que  de  vivants.  C'est 
toutefois  en  m'en  tenant  aux  vivants  que  je  voudrais, 
après  votre  éminent  professeur  d'histoire,  vous  prê- 
cher le  sentiment,  l'acceptation  et,  s'il  se  pouvait, 
l'amour  de  la  solidarité  humaine. 

Croyez  bien  que  c'est  une  affaire  qui  ne  va  pas 
toute  seule...  Oui,  sans  doute,  vous  êtes  aujourd'hui 
dans  les  meilleures  conditions  pour  vous  laisser 
persuader.  Les  liens  nécessaires  ou  consentis  qui 
vous  unissent  à  vos  camarades  et  à  vos  mattres, 
vous  ne  les  connaissez  guère  que  par  leur  douceur, 
vous  ne  luttez  que  pour  des  palmes  innocentes, 
vous  n'avez  pas  à  gagner  votre  pain  les  uns  contre 
les  autres  ;  vous  avez,  tout  naturellement,  des  idées, 
des  intérêts,  des  plaisirs  communs.  Je  suis  sûr  que 
vous  êtes  contents  d'être  des  «  Charlemagne»,  que 
cela  signifie  pour  vous  quelque  chose.  Et  comme 
j'en  suis  un,  moi  aussi,  je  me  sens,  par  là,  très  agréa- 
blement relié  à  vous.  Je  retrouve  ici,  parmi  vos 
professeurs,  de  vieux  et  chers  camarades ,  et  je  de- 
vrais être  dans  leurs  rangs,  et  je  m'étonne  den'y  pas 
être.  Bref,  nous  communions  tous  aujourd'hui  dans 
une  bienveillance  mutuelle  très  sincère  et,  d'ailleurs, 
très  aisée,  et  dans  l'attachement  au  vénérable  et  glo- 
rieux lycée  qui  nous  a  formés.  Un  peu  de  musique 
aidant,  j'ose  dire  que  nous  sommes,  à  l'heure  qu'il 
est,  virtuellement  très  bons  les  uns  pour  les  autres. 

Mais  après  ?  Mais  demain? 


LA   SOLIDARITÉ  379 

Les  transformations  historiques,  dont  M.  Corréard 
vous  signalait  la  majestueuse  et  fatale  lenteur,  ont 
abouti,  chez  nous,  vous  ie  savez,  à  l'émancipation 
de  lindividu.  Un  des  résultats  de  cette  émancipation, 
c'est  que,  plus  que  nos  aïeux,  nous  sommes  obligés 
d'inventer,  si  je  puis  dire,  nos  devoirs  envers  les 
hommes. 

Or,  du  moment  que  c'est  k  nous  de  les  inventer, 
nous  sommes  tentés  de  les  restreindre,  cela  est 
triste  à  dire.  Et,  par  exemple,  il  est  bien  vrai  que 
l'égalité  des  citoyens  est  inscrite  dans  nos  lois,  qu'il 
n'y  a  plus  de  castes  et  que,  en  théorie,  tout  est 
devenu  accessible  à  tous.  Mais,  en  fait,  s'il  n^y  a 
plus  de  classes  politiques,  il  y  a  toujours  des  classes 
ou  des  compartiments  sociaux,  et  les  riches  et  les 
pauvres  sont  peut-être  plus  profondément  séparés 
aujourd'hui  par  les  mœurs  qu'ils  ne  l'étaient  autre- 
fois par  les  institutions.  Pourquoi?  C'est  sans  doute 
que  les  liens  s'offrent,  d'eux  mêmes,  plus  nombreux 
et  plus  étroits  entre  les  membres  d'une  société  for- 
tement et  minutieusement  hiérarchisée,  comme  était 
l'ancienne,  qu'entre  dix  millions  de  tètes  supposées 
égales. 

Eh  bien,  ces  liens  qui  ne  nous  sont  plus  imposés 
par  les  institutions  ou  les  traditions  ou  les  croyances, 
nous  devons  essayer  de  les  renouer  nous-mêmes. 
Ces  liens  de  jadis,  liens  d'obéissance  et  de  comman- 
dement, de  fidélité  et  de  protection,  il  faut:  les  rem- 
placer par  des  liens  de  charité . 


38»  LES    CONTEMPORAINS 

Oh!  cela  est  difficile,  je  le  répète.  Notre  égolisma 
troQve  si  bien  son  compte  dans  cette  sorte  d'émiet- 
tement  social  l  C'est  si  commode,  de  vivre  dans  sou 
eoin,  pour  soi  et,  tout  au  plus,  pour  les  siens  et 
pour  deux  ou  trois  amis,  de  se  moquer  du  reste,  de 
croire  qu'on  a  fait  tout  son  devoir  de  citoyen  quand 
on  a  payé  Timpôt,  et  tout  son  devoir  d'homme 
quand  on  a  lâché  quelques  aumônes  prudentes,  de 
pratiquer  le  dédaigneux  odi  profanum  vulgus,  d'être 
un  spectateur  détaché  de  la  comédie  ou  de  la  tragé- 
die humaine  1  Remarquez  que  cette  espèce  d'épi- 
curéisme  abstentionniste  est  également  l'idéal  du 
bourgeois  le  plus  épais  et  du  dilettante  le  plus  raf- 
finé. Je  voudrais,  puisqu'ils  se  méprisent  récipro- 
quement, leur  faire  honte  à  tous  deux  de  cette  ren- 
contre. 

C'est  là,  mes  amis,  une  basse  et  mauvaise  façon 
d«  prendre  la  vie.  Songeons  sans  cesse  que,  depuis 
que  nous  n'avons  plus  de  devoirs  de  caste  ou  de 
corporation,  notre  devoir  d'homme  s'est  accru  d'au- 
tant. Combattons  notre  pente,  qui  est  de  nous  déro- 
ber, de  nous  blottir  dans  une  paix  indifférente. 
Cherchons  les  occasions  où  beaucoup  d'hommes 
assemblés  sont  animés  à  la  fois  d'une  seule  idée, 
et  d'une  idée  salutaire  pour  tous.  Même  les  asso- 
ciations professionnelles,  les  dtners  de  Labadens 
peuvent  avoir  du  bon.  Cherchons  ce  qui  nous 
réunit,  et  cherchons  à  nous  réunir.  L'état  d'âme  que 
certains  spectacles  publics,  une  revue  militaire,  les 


LA    SOLIDARlTi  S81 

funérailles  d'un  grand  citoyen,  propagent  dans  tout« 
une  multitude,  cet  état  singulier,  meryeilleux,  où 
l'on  se  sent  épris  tous  ensemble  de  quelque  chose  de 
supérieur  à  l'intérêt  immédiat  de  chacun,  tâchons 
de  le  ressusciter  en  nous  Jusque  dans  l'humble  cours 
de  nos  occupations  journalières,  pour  les  spirituali- 
ser. 

Vous  allez  bientôt  envahir  les  professions  dites 
libérales,  et  quelques-unes  des  autres.  Dans  l'exer- 
cicedeces  professions, souvenez-vous  toujours  de  la 
communauté.  -    Médecins  ou  pharmaciens  (oh  !  de 
première  classe  ),  vous   aurez    maintes  occasions 
d'être  secourables  aux  pauvres  gens,  de  faire  payer 
pour  eux  les  riches,   de  réparer  ainsi,    dans  une 
petite  mesure,  l'inégalité  des  conditions  et  d'appli- 
quer pour   votre  compte  l'impôt  progressif  sur  le 
revenu.  —  Notaires  (car  il  y  en  a  ici    qui  seront 
notaires),  vous  pourrez  être,  un  peu  les  directeurs 
de  conscience   de  vos  clients  et  insinuer  quelque 
souci  du  juste  dans  les  contrats  dont  vous  aurez  le 
dépôt.  —  Avocats  ou  avoués,  vous  pourrez  souvent, 
par  des  interprétations  d'une  généreuse  habileté, 
substituer  les  commandements  de  l'équité  naturelle, 
ou  même  de  la  pitié,  aux  prescriptions  littérales  de 
la  loi,  qui  est  impersonnelle,  et  qui  ne  prévoit  pas 
les  exceptions.  —  Professeurs,  vous  formerez  les 
cœurs  autant  que  les  esprits;  vous...  enfin  vous 
ferez  comme  vo««  avez  vu  faire  dans  cette  maison.  — 
Artistes  ou  écrivains,  vous  vo«s  rappellerei  le  mot 


382  LES    CONTEMPORAINS 

de  La  Bruyère,  que  «  l'homme  de  lettres  est  trivial 
(  vous  savez  dans  quel  sens  il  l'entend)  comme  la 
J)orne  au  coin  des  places  »  ;  vous  ne  fermerez  pas 
sur  vous  la  porte  de  votre  «  tour  d'ivoire'»,  et  vous 
songerez  aussi  que  tout  ce  que  vous  exprimez,  soit 
par  des  moyens  plastiques,  soit  par  le  discours,  a 
son  retentissement,  bon  ou  mauvais,  chez  d'autres 
hommes  et  que  vous  en  êtes  responsables.  —  Hom- 
mes de  négoce  ou  de  finance,  vous  serez  exactement 
probes  ;  vous  ne  penserez  pas  qu'il  y  ait  deux  mora- 
les, ni  qu'il  vous  soit  permis  de  subordonner  votre 
probité  à  des  hasards,  de  jouer  avec  ce  que  vous 
n'avez  pas,  d'être  honnête  à  pile  ou  face.  —  Indus- 
triels, vous  pardonnerez  beaucoup  à  l'aveuglement, 
aux  illusions  brutales  des  souffrants  ;  vous  ne  fuirez 
pas  leur  contact,  vous  les  contraindrez  de  croire  à 
votre  bonne  volonté,  tant  vos  actes  la  feront  éclater 
à  leurs  yeux  ;  vous  vous  résignerez  à  mettre  trente 
ou  quarante  ans  à  faire  fortune  et  à  ne  pas  la 
faire  si  grosse  :  car  c'est  là  qu'il  en  faudra  venir.  — 
Hommes  politiques,  j'allais  dire  que  vous  ferez  b.  peu 
près  le  contraire  de  presque  tous  vos  prédécesseurs, 
mais  ce  serait  une  épigramme  trop  aisée.  Vous  ne 
promettrez  que  ce  que  vous  pourrez  tenir.  Vous  ne 
monnayerez  pas  votre  influence  ;  vous  ne  tirerez  pas, 
avec  âpreté,  de  votre  mandat  tous  les  profits,  petits 
ou  grands,  qu'il  comporte.  Vous  aurez  pitié,  mais 
•vous  ne  vous  ferez  pas,  de  la  pitié,  une  carrière. 
Vous  aurez  de  la  pudeur  ;  vous  vous  direz  qu  il  est 


LA   SOLIDARITÉ  383 

déloyal  d'afficher  certaines  idées  extrêmes  et  sim- 
plistes qui,  si  l'on  en  était  réellement  pénétré, 
devraient  se  traduire  par  des  sacrifices  et  des  renon- 
cements dont  on  est  évidemment  incapable.  Vous 
haïrez  l'hypocrisie.  Vous  réfléchirez  que  pousser 
les  malheureux  à  une  révolte  d'où  ne  peut  sortir 
pour  eux  qu'une  aggravation  de  souflfrance,  —  et 
cela  pour  arriver,  vous,  à  la  notoriété  ou  au  pouvoir 
et,  finalement,  pour  «  jouir  »,  —  c'est  vivre  de  leur 
substance,  c'est  s'engraisser  de  leur  misère,  sans 
rien  risquer  et  en  feignant  de  les  servir,  et  qu'ainsi 
les  exploiteurs  peuvent  se  rencontrer  ailleurs  que 
dans  les  rangs  des  capitalistes.  Pour  tout  dire,  en  un 
mot,  humanisez  vos  professions,  quelles  qu'elles 
soient.  Faites  qu'entre  vos  mains  elles  soient  toutes, 
et  véritablement,  libérales. 

C'est  votre  devoir,  et  c'est  votre  intérêt.  Vos  pro- 
fesseurs de  philosophie  vous  ont  exposé  la  théorie 
selon  laquelle  la  morale  se  confondrait  avec  l'in- 
térêt bien  entendu.  Ils  l'ont  jugée  imparfaite,  mais 
ils  ont  dû  ajouter  que  cette  morale-là  coïncide  pour- 
tant, sur  bien  des  points,  avec  la  morale  du  cœur. 
Il  est  excellent  de  croire  le  plus  possible  à  ces  coïn- 
cidences dans  l'ordre  social.  Toutes  les  époques 
sont  des  époques  de  transition,  je  le  sais;  d'autre 
part,  M.  Corréard  vous  rappelait  que  la  France  a 
connu  des  heures  plus  terribles  que  l'heure  présente. 
Mais,  tout  de  même,  jamais  moins  qu'aujourd'hui  on 
n'a  étélsûrde  demain.  Les  cadres  anciens  sont  brisés; 


38*  LES  CONTEMPORAINS 

les  vieilles  iostitutions  préservatrices  et  coercitives 
branlent  ou  sont  à  bas...  Il  apparaît  avec  une  clarté 
croissante  que  le  monde  —  et  chacun  de  nous  par 
conséquent  —  ne  sera  sauvé  que  par  la  multiplicité, 
Binon  par  l'unanimité,  des  bonnes  volontés  indivi- 
duelles. 

Voilèi,  mes  amis,  des  propos  bien  sévères.  Je  me 
hâte  d'ajouter  qu'ils  sont  à  peine  miens  et  que,  les 
ayant  tenus,  je  voudrais  bien  en  faire  tout  le  premier 
mon  profit.  Cet  aveu  leur  enlèvera  peut-être  de  leur 
solennité,  les  fera,  après  coup,  plus  modestes  et 
familiers...  Et  puis,  que  vouler-vous  ?  c'est  peut-être 
bien  fini  de  rire,  —  sauf  par  ci  par  là,  et  dans  des 
fêtes  innocentes  et  confiantes  comme  celle-ci. 


LA    TOLÉRANCE 


DISCOURS 

PnONONCé   AU   BAKQDÏT   DE   L'ASSOCIATION   ââNÉBALS 

dk8  étudiants  de  paris  le  7  juin  1894. 

Messieurs  les  étudiants  bt  chbhs  camarades, 

Je  n'attendais  pas  le  grand  honneur  qu'il  vous  a 
plu  de  me  faire.  Je  l'ai  accepté  avec  joie,  avec  recon- 
naissance et  aussi,  je  vous  assure,  avec  modestie. 
C'est  plus  intimidant  que  vous  ne  croyez  de  parler 
devant  les  étudiants.  Car  vous  avez  aujourd'hui,  en 
tant  que  groupe  dans  la  nation,  votre  existence 
propre,  et  c'est  une  des  bonnes  actions  de  la  Répu- 
blique de  vous  y  avoir  aidés.  On  s'est  avisé  que, 
tous  ensemble,  vous  représentez  quelque  chose  de 
considérable  et  de  prodigieusement  intéressant  :  la 
France  de  demain.  On  vous  honore,  on  se  préoccupe 
de  ce  que  vous  pensez.  Des  hommes  éminents  vous 
latent  le  pouls  de  temps  en  temps,  se  penchent  sur 

LBS   CONXiCMPORAlNS.    —    VX.  ''^ 


386  LES  CONTEMPORAINS 

votre  àme  pour  l'ausculter.  Et  des  journaux  don- 
neot  le  buUetio  de  Tétat  d'àme  de  la  jeunesse 
française,  comme  ils  donneraient,  sous  une  monar- 
chie, le  bulletin  de  la  santé  de  l'héritier  présomptif. 

C'est  pourquoi  je  suis  très  impressionné.  Je  me 
dis  que  les  choses  en  sont  au  point  qu'il  n'est  plus 
permis  de  prendre  la  parole  ici  sans  remuer  les 
plus  hautes  questions.  Or,  les  gens  qui  lisent  mal 
m'ont  accusé  de  ne  pas  savoir  ce  que  je  pense, 
môme  quand  il  s'agit  d'un  vaudeville.  Jugez  quand 
il  s'agit  de  problèmes  religieux,  philosophiques,  his- 
toriques, sociaux.  Et  puis  j'ai  relu  les  allocutions 
des  hommes  illustres  qui  m'ont  précédé  sur  cette 
chaise  d  honneur,  et  que  pourrais-je  bien  vous  dire 
après  eux?  Enfin,  quand  je  saurais  (et je  lésais 
peut-être)  ce  que  je  pense  sur  les  sujets  les  plus 
importants,  j'aurais  encort  la  crainte  de  ne  pas 
m'y  rencontrer  pleinement  avec  vous  tous  et,  d'a- 
venture, de  déplaire  à  une  partie  de  mes  hôtes,  ce 
qui  serait  mal. 

Mais  cette  crainte  même  va  me  servir.  Je  fais 
réflexion  qu'elle  est  vaine  ;  que  je  dois  compter 
non  seulement  sur  une  sympathie  dont  vous  m'a 
vez  donné  la  meilleure  preuve  en  m'invitantà  vous 
présider,  mais  sur  quelque  chose  de  plus  extraor- 
dinaire encore  :  sur  votre  tolérance.  Et  ainsi  je  suis 
conduit  à  vous  recommander  cette  vertu  discrète  et 
admirable. 

Célébrer  la  tolérance,  oui,  c'ekt  depuis  cent  ciu- 


LA    TOLÉRANCE  887 

quante  ans  un  lieu  commun  :  mais  soyez  persuadés 
que  ce  lieu  commun  n'est  jamais  hors  de  propos. 
La  tolérance  est  une  vertu  excessivement  difficile. 
Elle  est  plus  difficile,  pour  quelques-uns,  que  l'hé- 
roïsme. On  parle  de  la  tolérance  comme  d'un  devoir 
qui  ne  fait  plus  question  ;  elle  est  inscrite  dans  le 
catéchisme  républicain  ;  tout  le  monde  se  figure 
être  tolérant.  Personne,  ou  presque  personne  ne 
l'est,  voilà  la  vérité.  Prenez-y  garde,  notre  premier 
mouvement,  et  même  le  second,  est  de  haïr  quicon- 
que ne  pense  pas  comme  nous.  La  différence  des 
opinions  a  amené  dans  le  passé  plus  de  massacres 
et  peut  amener  encore  plus  de  troubles  et  de  mal- 
heurs que  la  contrariété  des  intérêts.  Ce  charmant 
Voltaire,  à  qui  il  faut  beaucoup  pardonner,  définis- 
sait à  merveille  et  chérissait  la  tolérance  :  mais  il 
voulait  faire  mettre  à  la  Bastille  les  gens  qui  n'é- 
taient pas  de  son  avis.  C'est  pour  des  différences 
d'opinion  bien  plus  que  pour  la  conquête  du  pou- 
voir que  les  hommes  de  la  Révolution  se  sont 
envoyés  à  l'échafaud  :  et  cependant  ils  étaient  d'ac- 
cord sur  les  choses  essentielles ,  l'amour  de  la 
patrie  et  l'amour  de  l'humanité.  Et  aujourd'hui 
même...  je  suppose  que  vous  avez  tous  assisté  à 
une  séance  de  la  Chambre?  ou ^  simplement,  que 
vous  lisez  les  journaux  ? 

Vous  lisez  sans  doute  aussi  les  jeunes  Revues. 
Pratiquons,  mes  chers  camarades,  la  tolérance  en 
littérature.  Que  ceux  qui  ont  de  vingt  à  trente  ans 


38t  LES   CONTEMPORAINS 

ne  se  hâtent  pas  trop  de  traiter  d'imbéciles  ou  de 
malfaiteurs  littéraires  ceux  qui  en  ont  quarante  ou 
un  peu  plus.  Ils  reconnaîtront  un  jour  qu'ils  exagé- 
raient. L'an  dernier,  à  cette  même  place,  M.  Emile 
Zola  s'accusait,  avec  sa  puissante  bonhomie,  d'avoir 
été  autrefois  un  «  sectaire  ».  Les  jeunes  gens 
doivent  songer  qu'ils  seront  probablement  traités 
par  leurs  cadets  comme  ils  traitent  aujourd'hui  leurs 
aînés  :  c'est  presque  une  loi,  une  condition  du  pro- 
grès, chose  oscillatoire,  que  les  générations  s'op- 
posent entre  elles  en  se  succédant. 

Mais  nous  aussi,  les  vieux,  soyons  tolérants  pour 
les  jeunes.  Reconnaissons  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
générosité  et  de  désintéressement  dans  leurs  intran- 
sigeances. Craignons  qu'une  certaine  paresse  d'es- 
prit ou  la  peur  d'être  dupes  ne  nous  rende  aveugles 
ou  étroits.  Oui,  il  est  vrai  que  les  jeunes  gens  décou- 
vrent des  choses  depuis  longtemps  découvertes;  que 
ce  qui  a  paru  le  plus  neuf  dans  l'anarchie  littéraire 
des  dix  dernières  années,  cet  idéalisme,  ce  symbo- 
lisme, ce  mysticisme,  cet  évangélisme,  et  ce  qu'on 
aime  dans  Tolstoï  et  Ibsen  et  ce  qu'on  leur  emprunte, 
tout  cela  ressemble  fort  à  ce  qu'on  a  vu  chez  nous 
il  y  a  cinquante  ou  soixante  ans  et  que,  par  consé< 
quent,  les  jeunes  sont  moins  jeunes  qu'ils  ne  disent. 
Oui,  il  est  vrai  que  tout  recommence.  Mais  il  est 
vrai  aussi  que  rien  ne  recommence  de  la  même 
façon  et  que  tout  se  renouvelle  en  recommençant. 
Confessons,  nous,  les  atnés,  que  ce  néo-romantisme 


LA    TOIËRANCE  Î89 

des  jeunes  gens  a  peut-être  bien  élargi  et  attendri 
en  nous  le  vieil  esprit  positiviste  hérité  de  la  litté- 
rature du  second  Empire  et  qui  eut,voilàt  quinze  ans, 
son  expression  suprême  dans  le  naturalisme.  Per- 
dons l'habitude  de  considérer  comme  stupide  et 
comme  ennemi  quiconque  n'entend  pas  et  ne  ressent 
pas  le  beau  tout  à  fait  comme  nous,  ce  beau  que, 
depuis  vingt-quatre  siècles,  les  philosophes  ne  sont 
pas  parvenus  à  définir  proprement.  Elargissons  nos 
fronts,  comme  Renan  voulait  élargir  celui  de  Pallas- 
Athéné,pour  qu'elle  conçût  divers  genres  de  beauté. 
Cherchons  ce  qui  nous  rassemble.  Si  nous  ne  pon- 
vons  communier  dans  les  vers  et  les  proses  des 
Revues  blanches  ou  rouges,  communions  dans  Hugo 
ou  dans  Racine,  ou  dans  Shakespeare,  ou  dans 
Homère,  ou  dans  Valmiki. 

Et,  si  Valmiki  n'est  pas  encore  un  bon  terrain  de 
conciliation,  si  nous  ne  pouvons  décidément  pas  com- 
munier dans  le  même  beau,  communions  dans  le 
même  amour  de  la  beauté,  dans  les  plaisirs  que  cet 
amour  donne  et  dans  les  vertus  qu'il  inspire. 

La  tolérance  serait  aussi  le  salut  en  politique. 
Elle  est  la  grâce  des  intelligences  vraiment  libres. 
Notez  que  souvent  —  outre  des  sentiments  très  bas 
—  il  y  a,  dans  le  fanatisme  politique ,  une  sorte 
d'archaïsme  inconscient.  Presque  toujours  l'intolé- 
rance est  un  legs  du  passé  :  elle  s'exerce  en  vertu 
d'opinions  qu'on  a  reçues  et  qu'on  oublie  de  con- 
trôler. Beaucoup  de  ces  opinions  sont  de  purs  aa^^- 


ÎM  LES   CONTEMPORAINS 

chronismes.  Le  jacobinisme  en  est  un  ;  l'anticléri- 
calisme en  est  un  autre.  Nous  continuons  à  être 
divisés  parce  que  nos  pères  le  furent  jadis  ;  et  cela, 
quand  tout  est  changé,  quand  les  causes  histori- 
ques de  ces  divisions  ont  disparu.  Et  le  triste  de 
i  affaire,  c'est  qu'on  est  beaucoup  plus  intolérant 
pour  défendre  les  opinions  que  l'on  a  héritées  ou 
que  Ton  accepte  comme  le  mot  d'ordre  d'un  parti 
que  pour  soutenir  celles  qu'on  a  essayé  de  se  faire 
tout  seul  :  car  alors  on  sait  par  expérience  ce  qui 
s'y  mêle  d'incertitude... 

Ah  1  messieurs,  je  vous  en  prie,  affranchissez-vous 
da  passé,  —  non  point  de  ce  qu'il  y  a,  dans  le  passé, 
de  beau,  de  glorieux,  de  pur  et  d'exemplaire  pour 
tous  —  mais  des  formes  surannées  qu'y  ont  prises 
les  querelles  de  nos  pères  et  de  nos  aïeux.  Vous 
êtes  pour  cela  dans  des  conditions  excellentes  :  vous 
êtes  tous  nés  sous  la  République.  La  forme  du  gou- 
vernement n'est  plus  guère  contestée  ;  un  pape 
intelligent  a  interdit  qu'elle  le  fût  des  catholiques 
eux-mêmes.  Le  temps  est  venu  oti  les  questions  po- 
litiques ne  doivent  plus  être  que  des  questions  fran- 
çaises ou  des  questions  sociales. 

Ici  encore,  attachons  nous  à  ce  qui  nous  réunit, 
songeons-y  le  plus  possible, et  tenons-nous-en  eompte 
les  uns  aux  autres.  Si  l'on  diffère  sur  les  moyens,  il 
n'est  pas  si  difficile  de  s'accorder  sur  le  but.  Je  ne 
vois  personne  qui  réclame  publiquement  l'esclavage, 
l'inquisition,  l'abrutissement  du  peuple,  ni  l'opprei- 


LA  TOLÉRANCE  391 

sioD  des  faibles  par  les  forts.  De  l'extrême  droite  à 
la  gauche  la  plus  avancée,  quel  est  l'homme  qui 
n'affirme  souhaiter  toute  la  liberté  compatible  avec 
les  conditions  d'existence  de  la  société,  et  la  dimi- 
nution de  l'injustice  et  de  la  souffrance  dans  le 
monde,  dût-il  lui  en  coûter  de  sérieux  sacrifices 
personnels  ?  L'important,  pour  arriver  à  s'entendre, 
c'est  de  penser  sincèrement  tout  cela,  de  n'être  pas 
des  hypocrites,  d'être  d'abord  de  braves  gens,  des 
hommes  de  bonne  volonté.  Ce  qui  prépare  le  mieux 
la  solution  des  questions  sociales,  c'est  en  somme, 
pour  chacun,  son  propre  perfectionnement  moral, 
c'est  l'amour  des  autres  :  et  la  tolérance  en  est 
déjà  un  joli  commencement.  Apporter  à  îa  besogne 
politique  de  la  bonté,  môme  de  la  bonhomie,  voilà  ce 
qu'il  faut.  Je  crois  savoir  que  vous  êtes  de  mou  avis 
et  que  vous  en  avez  assez  des  politiciens  de  l'ancien 
jeu,  des  Cléons  sans  bonté  et  sans  grâce,  sceptiques 
à  la  fois  et  sectaires,  car  Tuo  n'exclut  pas  toujours 
l'autre. 

Enfin,  mes  chers  camarades,  je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  prêcher  la  tolérance  religieuse,  mais  je  vous  la 
prêche  tout  de  même.  Car  enfin  nous  avons  vu  re- 
tourner contre  TEgliseune  petite  partie  du  moins  des 
procédés  dont  elle  usa  contre  ses  ennemis  au  temps 
où  elle  était  toute-puissante  ;  et  il  s'est  rencontré, 
par-ci  par-là,  des  bedeaux  et  des  capucins  de  la  libre 
pensée.  Faites  effort  pour  comprendre  et  pour  sup 
porter  que  d'autres  hommes  tiennent  de  leur  héré- 


392  LES  CONTEMPORAINS 

dite,  de  leur  tempérament,  de  leur  éducation,  ou 
de  leurs  réflexions  et  de  leur  vie  même,  une  concep- 
tion métaphysique  du  monde  différente  de  la  vôtre 
Acceptez  ce  qui  est  encore  principe  de  vertu  pour 
des  millions  de  créatures  humaines  et,  je  puis  sans 
doute  le  dire  pour  un  certain  nombre  d'entre  vous, 
acceptez  l'àme  de  vos  mères  et  de  vos  sœurs. 

Et,  pour  la  troisième  fois,  j'ajouterai  :  cherchons 
ce  qui  nous  met  d'accord.  Remarquez  que  les  posi- 
tivistes même  et  les  athées  peuvent  s'entendre 
sans  trop  de  peine,  pour  la  grande  œuvre  commune 
non  seulement  avec  les  spiritualistes,  mais  avec 
les  fidèles  les  plus  fervents  des  religions  confession- 
nelles. De  croire  que  cette  vie  n'est  qu'une  épreuve 
et  un  prélude,  ou  de  croire  qu'elle  n'aura  aucun 
prolongement  ultra-terrestre,  il  semble,  à  première 
vue,  que  deux  morales  opposées  dussent  s'ensuivre  : 
mais,  dans  la  pratique,  tout  s'arrange.  Si  le  chris- 
tianisme commande  aux  pauvres,  au  nom  de  la  vie 
future,  la  résignation,  il  ne  commande  pas  moins  en 
vue  de  cette  môme  vie  future,  aux  riches  comme  aux 
pauvres,  la  charité. Et,  pareillement,  si  la  philosophie 
'positiviste  place  sur  terre  le  paradis  (paradis  douteux 
jusqu'à  présent)  et  semble,  par  la  négation  métaphy- 
sique, laisser  libre  cours  à  tous  les  instincts,  l'obser- 
vation lui  fait  bientôt  reconnaître  que  le  bonheur  de 
tous  ne  peut  être  procuré  que  par  un  peu  du  sacrifice 
volontaire  de  chacun.  Les  croyants  disent  :  «  Il  faut 
avoir  été  bon  pour  être  heureux  dans  l'autre  monde; 


LA    TOLÉRANCE  393 

donc,  soyons  bona.  »  Et  les  incroyants  :  «  Puisque 
nous  ne  savons  rien,  puisque  nous  n'avons  rien 
à  attendre  ni  à  espérer ,  puisque  nous  n'appa- 
raissons un  instant  sur  la  surface  d'une  des  plus 
petites  planètes  du  système  solaire  que  pour  ren- 
trer aussitôt  dans  l'éterneUe  nuit,  arrangeons-nous 
pour  que  ce  passage  ne  nous  soit  pas  trop  dou- 
loureux, ou  pour  qu'il  ne  le  soit  qu'au  plus  petit 
nombre  possible  d'entre  nous.  Supportons-nous  et 
aidons-nous  mutuellement.  Soyons  bons.  »  S'ils 
n'ont  pas  tous  le  crâne,  les  braves  gens  ont  tous 
le  cœur  fait  de  même  et  arrivent,  sur  l'ossentiel, 
aux  mêmes  conclusions.  Pascal  dit  :  «  Le  cœur 
aime  l'être  universel  naturellement,  et  soi-même 
naturellement,  selon  qu'il  s'y  adonne  ;  et  il  se  durcit 
contre  l'un  ou  l'autre,  à  son  choix  »  Âdonnons-nous 
à.  a  aimer  l'être  universel  »,  et  refusons  de  nous 
«  durcir  »  contre  lui.  Cet  effort,  de  l'aveu  même 
de  Pascal,  qui  n'est  pas  suspect,  est  dans  la  nature 
et  selon  la  nature. 

Je  termine  cette  homélie.  Je  vous  supplie,  mes 
chers  camarades,  de  ne  pas  la  juger  émolliente.  La 
tolérance  que  j'ai  louée  n'est  point  l'indifférence, 
ni  le  dilettantisme  ,  ni  la  paresse.  Au  contra^ire. 
Elle  exige  un  grand  effort,  une  perpétuelle  sur- 
veillance de  soi.  Elle  s'allie  très  bien  avec  les 
convictions  fortes,  et  c'est  parce  qu'elle  en  con- 
naît le  prix  qu'elle  ne  consent  point  à  les  haïr  chez 
les  autres.  Elle  implique  le  respect   de  la  personne 


J94  LES   CONTEMPORAINS 

humaine.  La  tolérance  enfin,  c'est  bien  un  des  noms 
de  l'esprit  critique  :  mais  c'est  aussi  un  des  noms 
de  la  modestie  et  de  la  charité.  Elle  est  la  charité 
de  l'intelligence. 

Tolérez,  mes  chers  camarades,  notre  maturité  et 
ses  circonspections:  nous  tolérons,  nous  aimons 
votre  jeunesse  et  ses  ardeurs  et  ses  emportements. 
Vous  vaudrez  mieux  que  nous  ;  vous  le  devez.  Vous 
ferez  et  vous  verrez  de  belles  choses  —  que  nous  ne 
verrons  point.  C'est  avec  cette  pensée  et  cet  espoir 
(  mêlé  d'envie)  que  je  bois  afTectueusement  à  T Asso- 
ciation générale  des  Etudiants  de  Paris. 


TABLE  DES  MATIERES 


Louis  Vbuiu.ot I 

Làuartinb 79 

Sa   jeunesse ,    .  84 

Les  Méditations .    ,    ,  98 

Les  Harmonies =    ,    ,     ,    ,  120 

Jocelyn , 161 

La  Chute  d'un  ange 180 

Le  Fragment  ÙM  Livre  primitif  Gi\fis  Rectieillements  202 

Db  l'INFLDEMCB  niÎGBiaTB  DBS   UTTÉRATURES   DO   NORD,    .      .      ,  225 

FlODRINBS .  271 

Virgile 273 

L'auteur  de  Vlmitation 279 

Racine 285 

Madame  de  Sévigué 291 

La  Bruyère.  .  • 296 

Joubert 302 

Hippolyte  Taine     .....  308 

Ferdinand  Brunetière                           3i4 

François  Coppée  .     .                            319 

Melchior  de  Vogué    .     .              .,...,.  325 

Paul    Hervieu  ....              .......  329 

Marcel  Prévost.     ......,,...,  333 

Le  Chat-Noir 337 

Le  général  de   Galliffet 342 

Les  Touve» 347 


396  TABLE  DES   MATIÈRES 

GuT  DB  Maupassant.     .     .    ,    .  .351 

AitATOLB  Francs  ,.,,»..,.  361 

La  Solidarité.    .».....«.    <^    •>  377 

Li  ToLâRAHCa      ..........    :^    ....  -     îif 


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Faguel,  E.  Gebhart,  Ernest  Lavisse,  Jules  Lemaitre,  Gustave  Lanson,  etc. 

Elle  s'adresse  à  tous  ceux  qui  s'occupent  de  littérature,  de  philosophie, 
d'histoire,  par  goût  ou  par  profession. 

Elle  est  indispensable  aux  élèves  des  lycées,  collèges,  des  écoles  nor- 
males, des  écoles  primaires  supérieures  et  des  établissements  libres,  qui 
préparent  un  examen  quelconque  et  qui  peuvent  suivre  ainsi  l'ensei- 
gnement de  leurs  futurs  examinateurs. 

Elle  est  indispensable  aux  élèves  des  universités,  aux  professeurs  des 
collèges  qui,  licenciés  ou  agrégés  de  demain,  trouvent  dans  la  Revue 
les  cours  auxquels,  trop  souvent,  ils  ne  peuvent  assister. 

Elle  est  indispensable  aux  professeurs  des  lycées  de  France  qui  cher- 
chent des  documents  pour  leurs  thèses  de  doctorat,  aux  professeurs  de 
français  dans  les  collèges  ou  universités  de  l'étranger,  qui  ont  besoin  de 
se  tenir  au  courant  de  l'évolution  des  idées  et  des  méthodes  dans  le 
haut  enseignement. 

Elle  est  unique,  car  il  n'existe  pas  de  revue  en  Europe,  donnant  un 
ensemble  aussi  complet  et  aussi  varié  des  cours  et  des  leçons  faits  par 
les  maîtres  les  plus  réputés,  embrassant  une  aussi  vaste  étendue  de 
connaissances. 

Elle  est  bon  marché,  car,  en  fin  d'année,  les  1.600  pages  environ  de  la 
Revue  représentent  la  matière  de  dix  volumes  au  moins,  du  type  courant. 


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PQ 

L4.8 
t. 6 


Lemaitre,  Jules 

Les  contemporains 
t. 6 


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