ANATOLE FRANCE
di l'académie FRANÇAISE
LES CONTES
DE
JACQUES T01RXEBR0CHE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3. RUE AUBER, 3
192 1
Prix : 6 fr. y 5 c.
LES CONTES
DE
JACQUES TOURNEBROCHE
CALMANN-LÊVY, ÉDITEURS
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-lS.
balthasar l vol.
CRAINQUEBILLE, PUTOIS, RIOUET 1 —
LE CRIME DE SYLVESTRE RONNAJID (Ouvrage
couronné par V Académie française) 1 —
LES DÉSIRS DE JEAN SEi'.VIEN 1 —
LES DIEUX ONTSOIF 1 —
l'étui de nacre i —
LE GÉNIE LATIN 1 —
HISTOIRE COMIQUE 1 —
ÙLE DES PINGOUINS .".... I —
LE JARDIN D'ÉPI CU RE 1 —
JOCASTE ET LE CHAT M.UGHE 1 —
LE LIVRE DE MON AMI I —
LE LYS ROUGE i —
LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNAH» . . . . 1 —
PAGES CHOISIES » 1 —
LE PETIT PIERRE I —
PIERRE NOZI ÈRE 1 —
LE PUITS DE SAINTE-CLAIRE 1 —
LA RÉVOLTE DES ANCES 1 —
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQC'E. ... 1 —
LES SEPT FEMMES DE LA BARBE-BLEUE I —
SUR LA PIERRE BLANCHE 1 —
THAÏS 1 —
LA VIE LITTÉRAIRE 1 —
HISTOIRE CONT EM P 0 R A 1 X E
I. — l'orme du MAIL 1 vol.
II. — LE MANNEQUIN D'OSIER 1 —
III. — l'anneau d'améthyste 1 —
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Edfjar Chahine) 1 —
LES CONTES DE JACQUES T O U RN EB ROC II E (lllllS-
trations en couleurs de Léon l.ebcf/ue) i —
116-21. - Couloiumicrs. Iœp. Paul BROD.VUD. —7-21.
ANATOLE FRANCE
Dl L'ACADÉMIE FRANÇAIS!
LES CONTES
DE
JACQUES TOURNEBROCHE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE A CEE F, 3
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CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER DU JAPON
BT
DEUX CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
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poar tous les pays.
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SEP 10 19H->
1005835
LES CONTES
DE
JACQUES TOURNEBROCHE
LE GAB D'OLIVIER
L'empereur Charlemagne et ses douze pairs,
ayant pris le bourdon à Saint-Denis, firent un
pèlerinage à Jérusalem. Ils se prosternèrent
devant le tombeau de Notre-Seigneur et s'as-
sirent devant les treize chaires de la grande
salle où Jésus-Christ et les apôtres s'étaient
réunis afin de célébrer le saint sacrifice de la
messe. Puis ils se rendirent à Constantinople,
•désireux de voir le roi Hugon, qui était
renommé pour sa magnificence.
Le roi les reçut dans son palais, où, sous
une coupole d'or, des oisoaux de rubis, d'un
artifice merveilleux, chantaient dans des buis-
sons d'émeraudes.
4 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Il fît asseoir l'empereur de France et les
douze comtes autour de sa table chargée de
cerfs, de sangliers, de grues, d'oies sauvages
et de paons roulés dans le poivre. Et il offrit à
ses hôtes, dans des cornes de bœuf, les vins
de Grèce et d'Asie. Charlemagne et ses compa-
gnons burent tous ces vins en l'honneur du
roi et de sa fille Hélène. Après le souper,
Hugon les mena dans la chambre qui leur
était destinée. Cette chambre était ronde; une
colonne, qui s'élevait au milieu, en soute-
nait la voûte. On ne pouvait rien voir de
plus beau. Contre les murs, couverts d'or et
de pourpre, douze lits étaient rangés; et un
treizième se dressait proche la colonne, plus
grand que les autres. Charlemagne s'y coucha
et les comtes s'étendirent alentour. Le vin
qu'ils avaient bu leur chauffait le sang et faisait
fumer leur cerveau. Ne pouvant goûter le
sommeil, ils se mirent à gaber, selon la cou-
tume des chevaliers de France, et ils firent à
l'envi des gageures où se montrait leur grand
cœur. L'Empereur fit le premier gab. Il dit :
— Qu'on m'amène à cheval et tout armé 1&
LE GAB D OLIVIER 5
meilleur chevalier du roi Hugon. Je lèverai
mon épée et l'abattrai sur lui d'une telle force
qu'elle fendra heaume, haubert, selle et che-
val, et que la lame s'ira enfoncer d'un pied
sous terre.
Guillaume d'Orange parla après l'Empereur
et fit le deuxième gab.
— Je prendrai, dit-il, une boule de fer que
soixante hommes ont peine à porter et je la
lancerai si rudement contre le mur du palais
qu'elle en abattra soixante toises.
Oger de Danemark parla ensuite.
— Vous voyez cette fière colonne qui sou-
tient la voûte. Demain, je l'arracherai et la
briserai comme un fétu de paille.
Après quoi Renaud de Montauban s'écria :
— Pardieu! comte Oger, tandis que tu ren-
rerseras la colonne, je prendrai la coupole sur
mes épaules et la porterai jusqu'au rivage de
la mer.
C'est Gérard de Roussillcn qui fit le cin-
quième gab.
Il se vanta de déraciner seul, en une heure,
tous les arbres du jardin royal.
6 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Aïmer prit la parole après Gérard.
— J'ai, dit-il, un chapeau merveilleux, fait de
la peau d'un veau marin et qui rend invisible.
Je le mettrai sur ma tête, et demain, quand le
roi Hugon sera à son dîner, je mangerai son
poisson, je boirai son vin, je lui pincerai le
nez, je lui donnerai des soufflets, et ne sachant
à qui s'en prendre, il fera mettre en prison et
fouetter tous ses serviteurs, et nous rirons.
— Moi, fit à son tour Huon de Bordeaux, je
suis assez agile pour m'approcher du roi et lui
couper la barbe et les sourcils sans qu'il s'en
aperçoive. C'est un spectacle que je vous don-
nerai dès demain. Et je n'aurai pas besoin d'un
chapeau de veau marin.
Doolin de Mayence fit aussi son gab. Il pro-
mit de dévorer en une heure toutes les figues,
toutes les oranges, tous les citrons des vergers
du roi.
Puis, le duc Naisme parla de la sorte :
— Par ma foi, j'irai dans la salle du festinr
je prendrai hanaps et coupes d'or, et les lan-
cerai si haut qu'ils ne retomberont plus que
dans la lune.
LE GAB D'OLIVIER 7
Bernard de Brabant éleva alors sa grande
voix :
— Je ferai mieux, dit-il. Ecoutez-moi, mes
pairs. Vous savez que le fleuve qui coule à
Constantinople y est large, car il approche de
son embouchure après avoir traversé l'Egypte,
Babylone et le paradis terrestre. Or, je le
détournerai de son lit et le ferai couler sur la
grande place.
Gérard de Viane dit :
— Qu'on mette en ligne douze chevaliers.
Et je les fais tomber ensemble sur le nez,
seulement par le vent de mon épée.
C'est le comte Roland qui lit le douzième
gab, en la manière que voici :
— Je prendrai mon cor, je sortirai de la
ville et je soufflerai d'une telle haleine que
toutes les portes de la cité en perdront leurs
gonds.
Olivier seul n'avait encore rien dit. Il était
jeune et courtois. Et l'Empereur l'aimait ten-
drement.
— Mon fils, lui dit-il, ne voulez-vous point
gaber aussi?
$ LES CONTES DE JACÇUES TOURNEBROCHE
— Volontiers, sire, répondit Olivier. Con-
naissez-vous Hercules de Grèce?
— On m'en a fait quelques discours, dit
Gharlemagne. C'était une idole des mécréants,
à la manière du faux dieu Mahom.
— Non point, sire, dit Olivier. Hercules de
Grèce fut chevalier chez les païens et roi de
quelque royaume. Il était homme bon et bien
formé de tous ses membres. S'étant rendu à
la cour d'un empereur qui avait cinquante
filles pucelles, il les épousa toutes la même
nuit, si bien que le lendemain matin elles se
trouvèrent toutes femmes bien satisfaites et
instruites. Car il n'avait fait injure à aucune.
Or, s'il vous plaît, sire, je ferai mon gab à
l'exemple d'Hercules de Grèce.
— Gardez-vous-en, mon fils Olivier, s'écria
l'Empereur. Ce serait péché. Je pensais bien
que ce roi Hercules était un Sarrasin.
— Sire, reprit Olivier, sachez que je compte
faire dans le même temps, avec une seule
pucelle, ce que Hercules de Grèce fit avec
cinquante. Et cette pucelle sera princesse
Hélène, fille du roi Hugon.
LE GÀE D'OLIVIER 9
— A la bonne heure! dit Charlemagne. ce
sera agir honnêtement et de façon chrétienne.
Mais vous avez eu tort, mon fils, de mettre le.
cinquante pucelles du roi Hercules dans votre
affaire, où, quand le diable y serait, je n'en
vois qu'une.
— Sire, répondit doucement Olivier, il n'y
en a qu'une à la vérité. Mais elle recevra de
moi telle satisfaction que, si je nombre les
témoignages de mon amour, on verra le lende-
main matin cinquante croix au mur. C'est là
mon gab.
Le comte Olivier parlait encore quand la
colonne qui soutenait la voûte s'entr'ouvrit.
Cette colonne était creuse et disposée de telle
sorte qu'un homme pût s'y cacher à l'aise pour
tout voir et tout entendre. C'est c« que ne
savaient point Charlemagne et les douze
comtes. Aussi furent-ils bien surpris d'en voir
sortir le roi de Constantinople. Il était pâle de
colère, ses yeux étincelaient.
Il dit d'une voix terrible :
— C'est donc ainsi que vous reconnaissez
l'hospitalité que je vous donne, hôtes discour-
l.
40 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
tois. Voilà une heure que vous m'offensez par
vos vanteries insolentes. Or, sachez-le, sire et
chevaliers, si demain vous n'accomplissez tous
vos gabs, je vous ferai couper la tête.
Ayant parlé de la sorte, il rentra dans la
colonne, dont l'ouverture se referma exacte-
ment sur lui. Les douze pairs restèrent quelque
temps étonnés et muets. L'empereur Charle-
magne rompit le premier le silence.
— Mes compagnons, dit-il, il est vrai que
nous avons largement gabé. Et peut-être
avons-nous dit des choses qu'il aurait mieux
valu taire. Nous avons bu trop de vin, et
avons manqué de sagesse. La plus grande
faute en est à moi qui suis votre empereur et
qui vous ai donné le mauvais exemple. J'avi-
serai demain avec vous aux moyens de nous
tirer de ce pas dangereux ; en attendant il nous
convient de dormir. Je vous souhaite une
bonne nuit. Dieu nous garde!
Un moment après, l'Empereur et les douze
pairs ronflaient sous leurs couvertures de soie
et d'or.
Ils se réveillèrent au matin, l'esprit encore
LE GAB D'OLIVIER li
tout brouillé et croyant avoir fait un rêve.
Mais bientôt des soldats les vinrent prendre
pour les conduire au palais afin d'y accomplir
leurs gabs devant le roi de Constantinople.
— Allons, dit l'Empereur, allons! et prions
Dieu et sa sainte mère. Avec l'aide de Notre-
Dame , nous accomplirons facilement nos
gabs.
Il marcha le premier avec une majesté sur-
humaine. Parvenus au palais du roi, Charle-
magne, Naisme, Aimer, Huon, Doolin, Guil-
laume, Ogier, Bernard, Renaud, les deux
Gérard et Roland s'étant mis à genoux, firent,
les mains jointes, cette prière à la Sainte
Vierge :
« Madame, qui êtes au Paradis, regardez-
nous en cette extrémité; pour l'amour du
royaume des Lis, qui est tout vôtre, protégez
l'Empereur de France et ses douze pairs et
donnez-leur la force d'accomplir tous leurs
gabs. »
Puis ils se relevèrent réconfortés, tous bril-
lants de courasre et d'audace; car ils savaient
que Notre-Dame exaucerait leur prière.
12 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Le roi Hugon, assis sur un trône d'or, leur
dit :
— L'heure est venue d'accomplir vos gabs.
Et si vous y manquez, je vous ferai couper la
tête. Rendez-vous donc, tout de suite, accom-
pagnés de mes soldats, chacun à l'endroit
convenable pour faire ces belles choses dont
vous vous êtes insolemment vantés.
Sur cet ordre, ils se dispersèrent, suivis par
de petites troupes d'hommes armés. Les uns
allèrent dans la salle où ils avaient passé la
nuit, les autres dans les jardins et les vergers.
Bernard de Brabant s'en fut vers le fleuve,
Roland gagna les remparts, et tous ils mar-
chaient hardiment. Seuls Olivier et Charle-
magne restèrent dans le palais, attendant,
celui-ci le chevalier qu'il avait juré de pour-
fendre, l'autre la pucelle qu'il devait épouser.
Au bout de très peu de temps une rumeur
terrible comme celle qui annoncera aux
hommes la fin du monde gronda jusque dans
la salle du palais, fit trembler les oiseaux de
rubis sur leurs grappes d'émeraude et secoua
le roi Hugon dans son trône d'or. C'était un
LE GAB D'OLIVIER 13
bruit de murailles écroulées et de flots mugis-
sants, que dominait le son déchirant d'un cor.
Cependant des messagers accourus de tous les
coins de 3a ville se prosternaient en tremblant
aux pieds du roi, apportant d'étranges nou-
velles.
— Sire, disait l'un, soixante toises des rem-
parts sont tombées d'un coup.
— Sire, disait l'autre, la colonne qui soute-
nait votre salle voûtée est rompue et l'on a vu
la coupole marcher comme une tortue vers la
mer.
— Sire, disait un troisième, le fleuve, avec
ses navires et ses poissons, traverse les rues et
vient battre les murs de votre palais.
Le roi Hugon, pâle d'épouvante, murmura :
— Par ma foi, ces gens sont des enchanteurs.
— Eh bien, sire, lui dit Charlemagne, en
souriant, le chevalier que j'attends tarde à venir.
Hugon le manda. Il vint. C'était un chevalier
d'une haute taille et bien armé. Le bon Empe-
reur le coupa en deux, comme il l'avait dit.
Et tandis que ces choses s'accomplissaient,
Olivier songeait :
44 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
« L'intervention de la très sainte Vierge est
visible en ces merveilles; et je me réjouis des
signes manifestes qu'elle donne de son amour
pour le royaume de France. L'Empereur et ses
compagnons n'ont pas imploré en vain Notre-
Dame, mère de Dieu. Hélas! je payerai pour
tous les autres et j'aurai la tête coupée. Car je
ne puis demander à la Vierge Marie qu'elle
m'aide à accomplir mon gab. Ce gab est d'une
telle nature qu'il serait indiscret d'y vouloir
entremettre Celle qui est le lis de pureté, la
Tour d'Ivoire, la Porte close et le Verger
ceint de haies. Et, faute d'un secours céleste,
je crains bien de n'en pas faire autant que
j'ai dit. »
Ainsi songeait Olivier quand le roi Hugon
l'interpella brusquement :
— A vous, comte, d'accomplir votre pro-
messe.
— Sire, répondit Olivier, j'attends avec
grande impatience la princesse votre fille. Car
il faut bien que vous me fassiez la précieuse
grâce de me la donner.
— Cela est juste, dit le roi Hugon. Je vais
LE GAB D'OLIVIER 15
donc vous l'envoyer avec un chapelain pour
célébrer le mariage.
A l'église, pendant la cérémonie, Olivier
songeait :
« Cette pucelle est gracieuse et belle à
souhait, et j'ai trop de désir de l'embrasser
pour regretter d'avoir fait ce gab. »
Le soir, après souper, la princesse Hélène
et le comte Olivier furent conduits par douze
dames et douze chevaliers dans une chambre
où ils furent laissés seuls.
Ils y passèrent la nuit, et le lendemain des
gardes les amenèrent tous deux devant le roi
Hugon. Il était sur son trône, entouré de ses
chevaliers. Près de lui se tenaient Charlemagne
et les pairs.
— Eh bien, comte Olivier, demanda le roi,
le gab est-il tenu?
Olivier gardait le silence, et déjà le roi
Hugon se réjouissait de faire trancher la tête
de son gendre. Car de tous les gabs c'est celui
d'Olivier qui l'avait le plus fâché.
— Répondez, s'écria-t-il. Osez-vous dire que
le gah est tenu?
i6 LES CONTES DE JACQDES TOURNEBROCHE
Alors la princesse Hélène, rougissant et sou-
riant, dit, les yeux baissés, d'une voix faible
mais distincte :
— Oui.
Charlemagne et les pairs furent bien contents
d'entendre la princesse dire ce mot.
— Allons, dit Hugon. Ces Français ont Dieu
et le diable pour eux. Il était dit que je ne
couperais la tête à aucun de ces chevaliers...
Approchez, mon gendre.
Et il tendit la main à Olivier, qui la baisa.
L'empereur Charlemagne embrassa la prin-
cesse et lui dit :
— Hélène, je vous tiens pour ma fille et
ma bru. Vous nous accompagnerez en France,
et vous vivrez à notre cour.
Puis, comme il avait les lèvres sur les joues
de la princesse, il lui dit à l'oreille :
— Vous avez parlé comme il fallait, en
femme de cœur. Mais confiez-moi cela en grand
secret : Avez-vous dit la vérité?
Elle répondit :
— Sire, Olivier est vaillant homme et cour-
tois. Il m'a distrait, par tant de gentillesses et
LE GAB D'OLIVIER 17
de mignardises, que je n'ai point songé à
compter. Il n'y a pas songé davantage. Je
devais donc le tenir pour quitte.
Le roi Hugon fit de grandes réjouissances
pour les noces de sa fille. Puis Charlemagne
et ses douze pairs retournèrent en France,
emmenant la princesse Hélène.
LE MIRACLE DE LA PIE
Le Carême de l'année 1429 offrait une mer-
veille du calendrier, une conjonction admirable,
non seulement pour le commun des fidèles,
mais aussi pour les clercs, instruits dans
l'arithmétique. Car l'astronomie, mère du
calendrier, était alors chrétienne. En 1429, le
Vendredi-Saint tombait le jour de la fête de
l'Annonciation, en sorte qu'une même journée
ramenait la commémoration des deux mystères
qui avaient commencé et terminé le rachat
des hommes et superposait merveilleusement
Jésus conçu dans le sein de la Vierge à Jésus
20 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCBE
mourant sur la croix. Ce vendredi dans lequel
ie mystère joyeux s'ajustait avec exactitude au
mystère douloureux, était nommé le Grand Ven-
dredi et célébré par des fêtes solennelles sur le
Mont Anis, dans l'église de l'Annonciation.
Les papes avaient depuis longtemps attaché les
indulgences plénières d'un grand jubilé au
sanctuaire ancien, et le défunt évêque du Puy,
Elie de Lestrange, avait obtenu du pape Martin
le rétablissement de ce pardon. C'était une de
ces faveurs que les papes accordaient toujours
quand elles étaient demandées convenablement.
Le pardon du Grand Vendredi attira au
Puy-en-Velay une foule de pèlerins et de mar-
chands. Dès la mi-février, des gens des contrées
lointaines se mirent en route, par le froid, la
pluie et le vent. Pour la plupart, ils chemi-
naient à pied, le bourdon à la main. Autant
qu'ils le purent, ces pèlerins voyagèrent en
troupe pour n'être point trop pillés et ran-
çonnés par les routiers qui tenaient la cam-
pagne, et par les seigneurs qui prélevaient des
péages à l'entrée de leurs terres. Comme le
pays des monts était particulièrement dange-
LE MIRACLE DE LA PIE 2*
reux, ils attendirent dans les villes environ-
nantes, Clermont, Issoire, Brioude, Lyon,
Issingeaux, Alais, qu'ils se trouvassent ensemble
en grand nombre, puis ils achevèrent leur
route dans la neige. Durant la Semaine Sainte,
une multitude étrange se pressa dans les rues
montueuses du Puy : marchands forains du
Languedoc, de la Provence et de la Catalogne,
qui conduisaient leurs mules chargées de cuirs,
d'huiles, de laine, de tissus ou de vins d'Espagne
conservés dans des peaux de boucs; seigneurs
à cheval et dames en chariots, artisans et
bourgeois sur leur mulet, avec leur femme et
leur fille en croupe; puis le pauvre peuple des
pèlerins qui, boitant, clochant et clopinant, un
bâton à la main, le sac au dos, soufflait sur la
rude montée, suivi par les troupeaux de bœufs
et de moutons qu'on poussait aux boucheries.
Or, appuyé contre la muraille de l'évêché,
Florent Guillaume, long, sec et noir comme
une vigne en espalier, l'hiver, mangeait des
yeux pèlerins et bétail.
— Voilà, dit-il à Marguerite la dentellière,,
voilà de grosses têtes d'aumailles.
22 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Et Marguerite, accroupie devant ses bobines,
lui répondit :
— Voire! bien belles et bien grasses.
Ils étaient tous deux fort dénués et dépour-
vus des biens de ce monde, et, pour l'heure,
avaient grand'faira. Et l'on disait que c'était
de leur faute. C'est ce que répétait, à l'instant
même, en les montrant du doigt, Pierre Grand-
mange, le tripier, dans sa triperie. « Ce serait
péché, s'écriait-il, de faire la charité à de si
méchants garnements. » Ce tripier aurait été
très aumônier, mais il craignait de perdre son
âme en donnant à des pécheurs, et tous les
bourgeois du Puy avaient les mêmes scrupules.
Pour être véridique, nous dirons que, sans
doute, en sa claire jeunesse, maintenant
éteinte, Marguerite la dentellière n'avait pas
égalé sainte Lucie en pureté, sainte Agathe
en constance, et sainte Catherine en sagesse.
Quant à Florent Guillaume, c'avait été le meil-
leur écrivain de la ville. Longtemps il n'avait
pas eu son pareil pour écrire les heures de
Notre-Dame-du-Puy. Mais il avait trop aimé
les fêtes et les repas. Maintenant sa main était
LE MIRACLE DE LA PIE '23
moins sûre et sa vue moins nette; il ne traçait
plus sur le vélin les lettres avec assez de fer-
meté. Encore, aurait-il gagné sa vie en instrui-
sant des apprentis dans son échoppe, au chevet
de l'Annonciation, à l'image de Notre-Dame,
car il était homme de bon conseil et d'expé-
rience. Mais ayant eu le malheur d'emprunter
à maître Jacquet Coquedouille six livres dix
sous et lui ayant restitué en plusieurs termes
quatre-vingts livres deux sous, il s'était trouvé
finalement devoir encore six livres dix sous au
compte de son créancier, lequel compte fut
trouvé exact par les juges, car Jacquet Coque-
douille était bon arithméticien. C'est pourquoi
lécrivinerie de Florent Guillaume, au chevet
de l'Annonciation, fut vendue, le samedi
5 mars, jour de Saint-Théophile, au profit de
maître Jacquet Coquedouille. Depuis lors, le
pauvre écrivain n'avait plus de gite. Par le
secours de Jean Magne, le sonneur, et avec
la protection de Notre-Dame, dont il avait
écrit les heures, il nichait la nuit dans le
clocher de la cathédrale.
L'écrivain et la dentellière avaient grand'-
24 LES CONTES DE JACQUES T6URNEBR0CUE
peine à vivre. Marguerite n'y réussissait que
par hasard, car elle n'était plus belle et n'ai-
mait guère à faire de la dentelle. Ils s'aidaient
l'un l'autre. On le disait, pour les en blâmer;
on aurait eu meilleure grâce à le dire à leur
louange. Florent Guillaume était savant. Con-
naissant par le menu l'histoire de la belle
Dame Noire du Puy et l'ordre des cérémonies
du grand pardon, il avait imaginé de servir de
guide aux pèlerins, pensant qu'il s'en trouve-
rait quelqu'un assez pitoyable pour lui donner
de quoi souper en reconnaissance de ses belles
histoires. Mais les premiers auxquels il avait
offert ses services l'avaient repoussé parce que
son habit percé ne décelait ni sens ni clergie,
et il était revenu, dolent et rebuté, au mur de
l'évêché, où il y avait un peu de soleil et son
amie Marguerite.
— Ils estiment, dit-il amèrement, que je ne
suis pas assez savant pour leur nombrer les
reliques et conter les miracles de Notre-Dame.
Croient-ils donc que mon esprit s'en est allé
par les trous de mon gippon?
— Ce n'est pas l'esprit, répondit Marguerite,
LE MIRACLE DE LA PIE 25-
qui s'en va par les trous des habits, mais la
bonne et naturelle chaleur. J'ai grand froid.
Et il n'est que trop vrai qu'homme et femme,
on nous juge sur l'habit. Les galants me trou-
veraient assez belle encore si j'étais nippée
comme madame la comtesse de Clermont.
Cependant, tout le long de la rue, devant
eux, les pèlerins se poussaient âprement au
sanctuaire, où ils devaient recevoir le pardon
de leurs péchés.
— Us vont sûrement suffoquer tout à l'heure,
dit Marguerite. Il y a vingt-deux ans, au Grand
Vendredi, deux cents personnes furent mortes
étouffées sous le porche de l'Annonciation. Dieu
ait leur âme ! C'était le bon temps : j'étais jeune.
— Rien n'est plus vrai, l'année que tu dis,
deux cents pèlerins, par compression réci-
proque, trépassèrent de ce monde en l'autre.
Et le lendemain il n'y paraissait plus.
En parlant ainsi, Florent Guillaume avisa
un pèlerin fort gras qui ne s'allait point faire
absoudre avec autant d'emportement que les
autres, et qui tournait d'un air d'embarras et
de crainte ses gros yeux de droite et de gauche.
2
26 LES CONTES DE JACQUES TÛURNEBROCHE
Florent Guillaume s'approcha de lui et le salua
bien humblement.
— Messire, lui dit-il, on voit tout de suite
que vous êtes sage et plein d'usage, et que
vous n'allez pas au pardon comme un mouton à
la boucherie. Car ils y vont le museau de l'un
sous la queue de l'autre. Vous avez meilleures
façons. Accordez-moi la grâce de vous servir
de guide, et vous ne vous en repentirez point.
Le pèlerin, qui se trouvait être un gentil-
homme de Limoges, répondit en limousin
qu'il n'avait que faire d'un mauvais pauvre et
qu'il irait bien tout seul à l'Annonciation rece-
voir le pardon de sa coulpe. Et il se mit réso-
lument en route. Mais Florent Guillaume se
jeta à ses pieds, et s'arrachant les cheveux :
— Arrêtez! arrêtez! messire, par Dieu, par
tous les saints, n'allez pas plus avant! car vous
seriez mort, et vous n'êtes pas un homme
qu'on voit sans regret ni douleur aller à son
trépassement. Encore quelques pas sur cette
montée et vous êtes mort. Car ils s'étouffent
là-haut. Déjà bien six cents pèlerins ont rendu
l'àme. Et ce n'est qu'un petit commencement.
LE MIRACLE DE LA PIE 2T
Ne savez-vous point, messire, qu'il y a vingt-
deux ans, en l'an de grâce mil quatre cent
sept, à pareil jourt à pareille heure, sous ce
porche, neuf mille six cent trente-huit per-
sonnes, sans compter les femmes et les petits
enfants, s'entr'écrasèrent et périrent tous? Si
vous éprouviez le même sort, messire, je ne
m'en consolerais jamais. Car on vous aime dès
qu'on vous voit, et l'on ressent un subit et
violent désir de se dévouer à vous.
Le gentilhomme limousin s'était arrêté,,
surpris, et avait pâli en entendant ce discoure
et en voyant cet homme s'arracher les cheveux
à poignées. Dans son épouvante il rebroussait
chemin. Mais Florent Guillaume,, agenouillé,
le retint par un pan de sa jaquette.
— N'allez point par là! messire, n'allez
point. Vous pourriez rencontrer Jacquet Co-
quedouille et vous seriez tout soudain changé
en pierre. Mieux vaut rencontrer le Basilic
que Jacquet Coquedouille. Savez-vous ce que
vous ferez, si, prudent et sage, comme il paraît
à votre visage, vous voulez vivre longtemps
et faire votre salut? Ecoutez-moi. Je suis
28 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
bachelier. Ce jour les saintes reliques seront
promenées à travers les rues et les carrefours.
Vous éprouverez un grand soulagement à
toucher les châsses qui renferment la coupe
en cornaline dans laquelle a bu l'Enfant Jésus,
une des amphores des Noces de Cana, la nappe
de la Cène et le saint Prépuce. Si vous m'en
croyez, nous irons les attendre au chaud dans
une rôtisserie que je connais et devant laquelle
elles passeront sans faute.
Et d'une voix persuasive, sans lâcher le bout
de la jaquette, il dit en montrant la dentellière:
— Messire, vous donnerez six sous à cette
femme de bien, pour qu'elle aille acheter du
vin. Car elle connaît le bon endroit.
Le gentilhomme limousin, qui était d'un
naturel ingénu, se laissa conduire, et Florent
Guillaume soupa d'un quartier d'oie, dont il
emporta les os pour les offrir à madame Ysa-
beau, qui logeait avec lui dans la charpente du
clocher. C'était la pie de Jean Magne le sonneur.
Il la trouva, la nuit, sur la poutre où elle
avait coutume de dormir, près du trou du mur
qui lui servait de magasin, et où elle amassait
LE MIRACLE DE LA PIE 29
noix et noisettes, amandes et faines. Comme
elle s'était réveillée en l'entendant venir et
avait battu des ailes, il la salua très doucement
et lui tint ces propos gracieux :
— Pie très pie, dame recluse, agasse claus-
trale, nonne Margot, jaquette abbesse, oiselle
d'église, vêtue en Clarisse, ave!
Et lui offrant les osselets proprement enve-
loppés dans une feuille de chou :
— Madame, dit-il, je vous présente les
reliefs d'un bon repas que me fit faire un gen-
tilhomme de Limoges. Les Limousins sont
mangeurs de raves, mais j'ai instruit celui-là
à préférer aux raves limousines Foie anicienne.
Le lendemain et le reste de la semaine,
Florent Guillaume, faute d'avoir pu retrouver
son Limousin ou quelque autre bon voyageur
portant viatique, jeûna a solis ortu usque ad
occasum. Marguerite la dentellière fît pareille-
ment. C'était à propos, puisqu'on était dans la
Semaine Sainte.
II
Or, le saint jour de Pâques, maître Jacquet
Coquedouille, notable bourgeois de la ville,
regardait par le trou d'un volet, en sa maison,
passer dans la rue montueuse les pèlerins
innombrables. Ils allaient, contents d'avoir
gagné leur pardon; et leur vue accrut grande-
ment sa vénération pour la Vierge Noire. Car
il estimait qu'une dame tant visitée devait être
une puissante dame. Il était vieux et n'avait
plus d'espoir qu'en Dieu. Encore doutait-il de
son salut éternel, parce qu'il lui souvenait
d'avoir souvent dépouillé sans pitié la veuve
et l'orphelin. Il venait encore d'ôter à Florent
Guillaume son écrivinerie à l'enseigne Notre-
LE MIRACLE DE LA PIE 3f
Dame. 11 prêtait à intérêt sur bons gages. On
n'en pouvait pas induire qu'il fût usurier,
puisqu'il était chrétien et que les Juifs
seuls faisaient l'usure, les Juifs, et, si l'on
veut, les Lombards et les Cahorsins. Jacquet
Coquedouille en usait tout autrement que
les Juifs. Il ne disait pas, à ïa manière
de Jacob, d'Ephraïm et de Manassé : « Je
vous prête de l'argent. » Il disait : « Je mets
de l'argent dans votre négoce et trafic, » ce
qui était bien différent. Car l'usure et le
prêt à intérêt étaient interdits par l'Eglise;
mais le négoce était licite^ et permis. Et
pourtant, à la pensée qu'il avait réduit un
grand nombre de chrétiens à la misère et
au désespoir, Jacquet Coquedouille éprouvait
du remords, pensant à la justice divine sus-
pendue sur sa tête; et, en ce saint jour de
Pâques, il lui vint l'idée de s'assurer, pour
le Jugement dernier, la protection de Notre-
Dame. Il pensait qu'elle plaiderait pour lui,
au tribunal de son divin Fils, s'il lui donnait
des épices. Il alla donc au grand coffre où
son or était renfermé, et après s'être assuré
32 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
que sa porte était close, il ouvrit le coffre
plein d'angelots, de florins, d'esterlins, de
nobles, de couronnes d'or, de saints d'or,
d'écus au soleil et de toutes monnaies chré-
tiennes et sarrasines. Il en tira en soupi-
rant douze deniers d'or fin qu'il mit sur la
table toute couverte de balances, de limes,
de cisailles, de trébuchets et de livres de
comptes. Ayant refermé son coffre à triple
clé, il nombra les deniers, les renombra,
les regarda longuement avec amitié, et leur
adressa des paroles tant suaves , polies ,
accortes, humbles, gracieuses et courtoises,
que c'était moins langage humain que musique
céleste.
— Oh! petits agnels, soupirait le bon
vieillard, oh! mes chers agnelets, oh! mes
beaux et précieux moutons d'or à la grande
laine.
Et prenant les pièces entre ses doigts avec
autant de respect que si c'eût été le corps de
Notre-Seigneur, il les mit dans la balance et
s'assura qu'elles pesaient le poids, ou h peu
près, bien qu'un peu rognées déjà par les
LE MIRACLE DE LA PIE 33
Lombards et les Juifs aux mains desquels elles
avaient passé.
Après quoi il leur parla plus doucement
encore que devant :
— Oh! mes gentils moutons, mes agneaux
gentils, çà! que je vous tonde! Vous n'en
éprouverez nul mal.
Et saisissant ses grands ciseaux, il rogna
de-ci de-là des pièces d'or, comme il avait cou-
tume de rogner toute pièce de monnaie avant
de s'en séparer. Et il recueillit soigneusement
les rognures dans une sébile déjà à demi
pleine de petits morceaux d'or. Il voulait bien
donner douze agnelets à la Sainte Vierge. Mais
il ne se croyait pas dispensé d'agir selon
l'usage. Cela fait, il s'en fut quérir dans l'ar-
moire aux gages une petite bourse Lieue, bro-
dée d'argent, qu'une dame loudière et meschi-
nette lui avait laissée en sa détresse. Il savait
que le bleu et le blanc sont les couleurs de
Notre-Dame.
Ce jour-là et le suivant il n'en lit pas davan-
tage. Mais dans la nuit du lundi au mardi il
eut des crampes et rêva que des diables le
34 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
tiraient par les pieds. Il tint ce songe pour un
avertissement de Dieu et de Notre-Dame, le
médita, en son logis, tout le long du jour,
puis il s'en alla vers le soir porter son offrande
à la belle Dame Noire.
III
Ce même jour, à la nuit close, Florent Guil-
laume songea tristement à regagner son gîte
aérien. Il avait jeûné tout le jour, à contre-
cœur, estimant qu'un bon chrétien ne doit pas
jeûner en la semaine glorieuse. A.vant de se
coucher dans son clocher, il alla prier dévote-
ment la belle dame du Puv. Elle se montrait
encore, au milieu de l'église, à la place où
elle s'était offerte, le Grand Vendredi, à la
vénération des fidèles. Petite et noire, cou-
ronnée de gemmes, dans un manteau resplen-
dissant d'or, de pierreries et de perles, elle
tenait sur ses genoux son Enfant qui, noir
«comme elle, passait la tète par une fente de
36 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
son manteau. C'était l'image miraculeuse que
saint Louis avait reçue en présent du Soudan
d'Egypte et portée lui-même dans l'église
d'Anis. Tous les pèlerins s'en étaient allés.
L'église était déserte et sombre. Les dernières
offrandes des fidèles s'étalaient aux pieds de la
belle Dame Noire sur une table éclairée par
des cierges. On y voyait un chef, des cœurs,
des mains, des pieds, des mamelles d'argent
une nacelle d'or, des œufs, des pains, des fro-
mages d'Aurillac, et, dans une sébile pleine
de deniers, de sous et de mailles, une petite
bourse bleue brodée d'argent. Contre cette
table, dans une vaste chaise, le prêtre, gardien
des offrandes, sommeillait.
Florent Guillaume se mit à genoux devant
la sainte image, et lit dévotement cette prière
mentale :
— Madame, s'il est vrai que le saint pro-
phète Jérémie, vous ayant vue par les yeux
de l'esprit avant votre conception, tailla de ses
mains dans le cèdre, à votre ressemblance, la
sainte image devant laquelle je suis présente-
ment agenouillé; s'il est vrai que plus tard le
LE MIRACLE DE LA PIE 37
roi Ptolémée, instruit des miracles opérés par
cette sainte image, l'enleva aux prêtres juifs,
l'emporta en Egypte et la déposa, couverte de
pierreries, dans le temple des idoles; s'il est
vrai que Nabuchodonosor, vainqueur des
Egyptiens, s'en empara à son tour et la fit
mettre dans son trésor, où les Sarrasins la
trouvèrent lorsqu'ils prirent Babylone: s'il est
vrai que le Soudan l'aimait en son cœur par-
dessus toutes choses, et l'adorait au moins une
fois le jour; s'il est vrai que ledit Soudan ne
l'aurait jamais donnée à notre saint roi Louis,
si sa femme, qui était Sarrasine, mais qui pri-
sait chevalerie et prouesse, ne l'avait décidé
à en faire présent au meilleur chevalier et
prud'homme de toute la chrétienté; enfin si,
comme je le crois fermement, cette image est
miraculeuse, madame, faites-lui faire un
miracle en faveur du pauvre clerc qui maintes
fois écrivit vos louanges sur le vélin des mis-
sels. Il a sanctifié ses mains pécheresses en
traçant d'une belle écriture, avec de grandes
lettres rouges au commencement des phrases,
des quinze joies notre Dame, en langue vulgaire
3
38 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
et en rimes, pour la consolation des affligés.
C'est œuvre pie. Regardez à cela, madame, et
ne considérez point ses péchés. Donnez-lui à
manger. Ce sera très profitable à moi, et à
vous très honorablex car le miracle ne sem-
blera pas médiocre à quiconque connaît le
monde. Vous avez reçu, ce jour, de l'or, des
œufsj des fromages et une petite bourse bleue,
brodée d'argent. Je ne vous envie, madame,
aucun des dons qui vous ont été faits. Vous
les méritez bien, et vous en méritez davantage.
Je ne vous demande même pas de me faire
rendre ce que m'a pris un voleur, nommé
Jacquet Coquedouille, qui est un des citoyens
les plus honorés de votre ville du Puy. Non,
tout ce que je vous demande est de ne pas me
laisser mourir de faim. Et si vous m'accordez
cette faveur, je composerai une ample et belle
histoire de votre sainte image ici présente.
Ainsi pria Florent Guillaume. Au souffle
léger de sa prière répondit seul le souffle pai-
sible et profond du gardien endormi. Le
pauvre écrivain se leva, traversa la nef sans
bruit, car il était devenu si léger qu'on ne
LE MIRACLE DE LA PIE 39
l'entendait plus marcher, et monta à jeun
l'escalier qui avait autant de marches qu'il y
avait de jours dans l'année.
Cependant, madame Ysabeau, ayant passé
sous la grille du cloître, entra dans son église.
Les pèlerins l'en avaient chassée. Car elle
aimait la paix et la solitude. Elle avança pru-
dente, posant lentement un pied devant l'autre,
s'arrêta, allongea le cou, donnant de droite et
gauche un regard méfiant, puis, sautant avec
grâce et secouant la queue, elle s'approcha de
la Dame Noire, demeura quelques instants
immobile, observant le gardien endormi,
perçant de l'œil et de l'ouïe les ombres et le
silence, puis, d'un grand effort de ses ailes,
sauta sur la table des offrandes.
IV
Florent Guillaume s'était gîté dans le clo-
cher pour la nuit. Il y avait froid. Le vent y
entrait par les abat-sons et y faisait un chant
de flûtes et d'orgues à réjouir les chats et les
hiboux.
Ce n'était pas la seule incommodité de ce
logis. Depuis le tremblement de terre de 1427
qui avait ébranlé toute l'église, la flèche tom-
bait pierre par pierre et menaçait de s'écrouler
tout entière dans une tempête. Notre-Dame
avait permis ce dommage à cause des péchés
du peuple. Cependant Florent Guillaume s'en-
dormit. Et c'est signe qu'il avait le cœur pur.
Des songes qu'il fit, le souvenir est perdu,
LE MIRACLE DE LA PIE 4i
sinon qu'il lui sembla, dans son sommeil,
qu'une dame parfaitement belle le baisait sur
la bouche. Mais quand ses lèvres voulurent
correspondre à ce baiser, il avala deux ou trois
cloportes qui, cheminant sur son visage,
avaient causé l'illusion de ses esprits assoupis.
Il s'en éveilla, entendit un bruit d'ailes sur sa
tête et crut que c'était un diable, comme il
était naturel de le croire, puisque les diables
viennent en troupes innombrables tourmenter
les hommes, spécialement la nuit. Mais la
lune, en ce moment, ayant déchiré les nuages,
il reconnut madame Ysabeau et vit qu'elle
poussait du bec, dans la fente du mur qui lui
servait de magasin, une bourse bleue, brodée
d'argent. Il la laissa faire, et quand elle eut
quitté sa cachette, il grimpa sur une poutre,
prit la bourse, l'ouvrit, et s'aperçut qu'elle
contenait douze moutons d'or, qu'il mit dans
sa ceinture, en rendant grâce à la belle Dame
Noire du Puy, car il était clerc et versé dans
les Ecritures, et il avait présent à l'esprit qui
le Seigneur fit nourrir par un corbeau son
prophète Elle, d'où il inférait que la Sainte
•42 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Mère de Dieu avait envoyé par une pie douze
deniers à son écrivain, Florent Guillaume.
Le lendemain Florent et Marguerite la den-
tellière, mangèrent une écuelle de tripes, dont
ils avaient grande envie depuis plusieurs
années.
Ainsi finit le miracle de la Pie. Puisse celui
qui l'a conté vivre, conformément à ses désirs,
en bonne et douce paix, et tous biens advenir
à ceux qui le liront.
FRÈRE JOCONDE
Les Parisiens n'aimaient pas les Anglais et
ils les enduraient à grandpeine. Quand, après
les funérailles du feu roi Charles VI, le duc
de Bedford fit porter devant lui l'épée du roi
de France, le peuple murmura. Mais il faut
souffrir ce qu'on ne peut empêcher. D'ailleurs,
si Ion n'était pas Anglais dans la grande ville,
on y était volontiers Bourguignon. Quoi de
plus naturel à des bourgeois, et particulière-
ment à des changeuBS et à des marchands,
que d'admirer le duc Philippe, prince de bonne
mine et le plus riche seigneur de la chrétienté.
Pour ce qui était du petit roi de Bourges, de
triste figure et pauvre, véhémentement soup-
44 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
çonné de félonie à Montereau, il* n'avait rien
pour plaire. On le méprisait, et ses partisans
inspiraient l'épouvante et l'horreur. Depuis,
dix ans, ils faisaient des courses autour de la
ville, rançonnant et pillant. Sans doute les
Anglais et les Bourguignons n'en usaient pas
différemment ; lorsque, au mois d'août 1423^
le duc Philippe était venu à Paris, ses hommes
d'armes avaient tout ravagé aux alentours; et
c'étaient des amis et des alliés. Mais ils ne firent
que passer ; les Armagnacs au contraire battaient
sans cesse les campagnes. Ils volaient tout ce
qu'ils trouvaient, incendiaient les granges et
les églises, tuaient femmes et enfants, forçaient
pucelles et religieuses, pendaient les hommes
par les pouces. En 1420, ils se jetèrent comme
diables déchaînés sur le village de Champigny
et brûlèrent à la fois avoine, blé, brebis,
vaches, bœufs, enfants et femmes. Us agirent
de même et pis encore à Croissy. Un très
grand clerc de l'université disait d'eux qu'ik
faisaient tout le mal qu'on peut faire ou penser
et que par eux plus de chrétiens avaient été
martyrisés que par Maximien et Dioclétien.
FRÈRE J OC ON DE 45
A la nouvelle que ces damnés Armagnacs
entraient à Compiègne et gagnaient les chà-
tellenies d'alentour, les habitants de Paris
eurent grand'peur. Ils croyaient que les gens
du Dauphin avaient juré, s'ils entraient à
Paris, de tuer tout ce qu'ils y trouveraient.
On disait publiquement que messire Charles
de Valois avait abandonné à ses gens la ville
et ses habitants, grands et petits, de tous états,
hommes et femmes, et qu'il se promettait de
faire passer la charrue sur l'emplacement de
la cité. Les habitants,, pour la plupart, le
croyaient. Aussi mirent-ils la croix de Saint-
André sur leurs habits, comme signe qu'ils
étaient du parti des Bourguignons. Leur haine
et leurs craintes redoublèrent quand ils appri-
rent que le frère Richard et la Pucelle Jeanne
conduisaient l'armée de Charles de Valois. Ils
ne connaissaient Jeanne que sur le bruit des
victoires qu'elle avait remportées, disait-on, à
Orléans. Mais ils pensaient qu'elle avait vaincu
les Anglais avec l'aide du diable, par des
charmes et des enchantements. Les maîtres de
l'université disaient : « Une créature en forme
3.
46 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
de femme est avec les Armagnacs. Ce que
c'est, Dieu le sait! » Quant au frère Richard,
ils le connaissaient bien, car il était venu à
Paris et naguère ils avaient entendu pieusement
ses sermons. Il avait obtenu d'eux qu'ils
renonçassent aux jeux de hasard, pour lesquels
ils oubliaient le boire, le manger et le service
divin. Maintenant, à la nouvelle que le frère
Richard chevauchait avec les Armagnacs et
leur gagnait, par sa langue bien pendue, de
bonnes villes comme Troyes, en Champagne,
ils appelaient sur lui la malédiction de Dieu
et de ses saints. Ils arrachaient de leur cha-
peau les médailles de plomb, au saint nom de
Jésus, que le bon frère leur avait données et,
en haine de lui, ils reprenaient les dés, les
boules, les dames et tous les jeux auxquels ils
avaient renoncé sur ses exhortations.
La ville était forte, car, au temps où le roi
Jean était prisonnier des Anglais, les habitants
de Paris, voyant les ennemis au cœur du
royaume, avaient craint que leur ville ne fût
assiégée et s'étaient hâtés de la mettre en état
de défense. Ils l'avaient entourée de fossés et
FRÈRE JOCONDE 47
de contre-fossés. Les fossés, sur la rive gauche,
avaient été cre-usés au pied des murs de
l'ancienne enceinte. Sur la rive droite, les fau-
bourgs, très gros et bien bâtis, touchaient
presque la cité. Les fossés qu'on creusa en
renfermèrent une partie, et le dauphin Charles,
fils du roi Jean, fit ensuite construire une
muraille le long de ces fossés. Cependant on
n'était pas sans inquiétudes, puisque le cha-
pitre de la cathédrale pourvut à mettre les
reliques et le trésor à l'abri des ennemis.
Or, le dimanche 21 août, un cordelier,
nommé frère Joconde, vint dans la ville. Il
avait fait le pèlerinage de Jérusalem et l'on
disait qu'il avait eu, comme frère Vincent
Ferrier et comme frère Bernardin de Sienne,
d'abondantes révélations sur la fin prochaine
du monde. 11 annonça qu'il ferait un premier
sermon aux Parisiens le mardi suivant, jour
de Saint-Barthélémy, dans le cloître des Inno-
cents. La veille de ce jour, plus de six mille
personnes passèrent la nuit dans le cloître.
Au pied de l'estrade où il devait parler, les
femmes se tenaient assises sur leurs talons.
48 LES CONTES DE JACQUES TODRNEBROCHE
Parmi elles se trouvait Guillaumette Dyonis,
qui était aveugle de naissance.
Elle était fille d'un artisan, tué par les
Armagnacs dans les bois de Boulogne-la-
Grande. Sa mère avait été enlevée par un
homme d'armes bourguignon, et l'on ne savait
ce qu'elle était devenue. Guillaumette était
en âge de quinze à seize ans. Elle vivait aux
Innocents de la laine qu'elle filait. On n'aurait
pas pu trouver dans la ville meilleure fileuse
qu'elle. Elle allait et venait par la cité sans le
secours de personne et connaissait toutes
choses aussi bien que ceux qui voient. Comme
elle menait une bonne et sainte vie et qu'elle
jeûnait fréquemment, elle était favorisée de
i visions. Elle avait eu notamment des révéla-
tions de l'apôtre saint Jean sur les troubles du
royaume de France. Tandis qu'elle récitait ses
heures au pied de l'estrade, sous la grande
danse macabre, une femme nommée Simone
la Bardine, qui était assise à terre près d'elle,
lui demanda si le bon père n'allait pas bientôt
venir.
Guillaumette Dyonis ne voyait point la robe,
FRÈRE JOCONDE 49
verte à queue ni le hennin cornu de Simone
la Bardine; toutefois, elle s'aperçut que cette
femme ne menait pas une vie honnête. Elle
éprouvait une aversion naturelle pour les
femmes amoureuses et pour celles que les
gens d'armes nommaient leurs « amiètes » ou
leurs mies, mais elle connaissait par révélation
qu'il faut avoir grande pitié d'elles et les
traiter miséricordieusement. C'est pourquoi
elle répondit avec douceur à Simone le. Bar-
dine :
— Le bon père viendra bientôt, s'il plaît à
Dieu. Et nous n'aurons pas à regretter de
l'avoir attendu, car il est savant en oraisons
et ses sermons tournent le peuple à la dévotion
plus encore que ceux de frère Richard, qui
parla ce printemps en ce cloître-ci. Il en sait
plus qu'homme du monde sur les temps qui
viendront et apporteront d'étranges merveilles.
Je crois que nous tirerons grand bien de sa
parole.
— Dieu le veuille, soupira Simone la Bar-
dine. Mais n'êtes-vous pas bien fâchée d'être
aveugle?
50 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
— Non. J'attends de voir Dieu.
Simone la Bardine se fit de sa huque un
coussin et dit :
— Tout n'est qu'heur et malheur. J'habite
au bout de la rue Saint- An toi ne. C'est le plus
bel endroit de la ville, et le plus joyeux; car
les meilleures hôtelleries sont sur la place
Baudet et aux environs. Avant les guerres, on
y trouvait pain chaud et harengs frais et vin
d'Auxerre à plein tonneau. Avec les Anglais,
la famine est entrée dans la ville. II n'y a plus
ni pain dans la huche ni fagots dans la che-
minée. Tour à tour les Armagnacs et les Bour-
guignons ont bu tout le vin, et il ne reste au
cellier qu'une mauvaise piquette de pommes
et de prunelles. Les chevaliers armés pour les
tournois, les pèlerins couverts de coquilles, le
bourdon à la main, les marchands, avec leurs
mules et leurs coffres pleins de couteaux ou
de petits livres d'Eglise, ne viennent plus
chercher un gke et faire de bons repas dans la
rue Saint- Antoine. Mais les loups sortent des
bois et dans les faubourgs, le soir, dévorent
les petits enfants.
FRÈRE JOCONDE 51
— Mettez votre confiance en Dieu, lui
répondit Guillaumette Dyonis.
— « Amen! » reprit Simone la Bardine.
Mais je ne vous ai pas conté le pis. Le jeudi
d'avant la Saint-Jean, à trois heures après
minuit, deux Anglais vinrent heurter à ma
porte. Ne sachant s'ils ne venaient pas me
dérober, ou briser par divertissement mes
coffres et mes huches, ou' faire quelque autre
méchanceté, je leur criai de ma fenêtre de
passer leur chemin, que je ne les connaissais
point et que je ne leur ouvrirais point. Alors
ils frappèrent plus fort, disant qu'ils allaient
défoncer la porte et me venir couper le nez et
les oreilles. Pour faire cesser leur vacarme, je
leur versai une potée d'eau sur la tète; le pot
m'échappa des mains et se brisa sur la nuque
de l'un d'eux si malheureusement que l'homme
en fut assommé. Son compagnon appela les
sergents. Je fus conduite au Chàtelet et mise
dans une prison très dure, d'où je ne sortis
qu'en payant une grosse somme d'argent. Je
trouvai ma maison pillée de la cave au grenier.
Depuis lors, mes affaires empirent tous les
52 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
jours. Je ne possède plus au monde que les
nippes que j'ai sur moi. Et de désespoir, je
suis venue entendre le bon père qu'on dit plein
de consolations.
— Dieu, qui vous aime, dit Guillaumette
Dyonis, vous a conduite en tout cela.
Un grand silence se fit dans la foule. Frère
Joconde avait paru sur l'estrade. Ses yeux
jetaient des éclairs. Quand il ouvrit la bouche,
sa voix éclata comme le tonnerre :
— Je reviens de Jérusalem, dit-il; et pour
preuve, voici dans cette besace des roses de
Jéricho, une branche de l'olivier sous lequel
Notre-Seigneur sua la sueur de sang, et une
poignée de la terre du Calvaire.
Il fit un long récit de son pèlerinage. Et il
ajouta :
— En Syrie, j'ai rencontré des Juifs qui
cheminaient par troupes; je leur demandai où
ils allaient, et ils me répondirent : « Nous
nous rendons en foule à Babylone, parce
qu'en vérité le Messie est né parmi les hommes,
et il nous rendra notre héritage, et nous réta-
blira dans la terre de promission. » Ainsi
FRÈRE JOCONDE 55
parlaient ces Juifs de Syrie. Or, l'Ecriture
nous enseigne que celui qu'ils appellent le
Messie est en effet l'Antéchrist, de qui il est
dit qu'il naîtra à Babylone, capitale du royaume
de Perse, qu'il sera nourri à Bethsaïde, et
s'établira en sa jeunesse dans Coronaïm. C'est
pourquoi Notre-Seigneur a dit : « Vhe! Vhe!
tibi Bethsaïda. Vhe! Coronaïm. »
» L'an qui vient, ajouta frère Joconde,
apportera les plus grandes merveilles qu'on
ait jamais vues.
» Les temps sont proches. Il est né, l'homme
de péché, le fils de perdition, le méchant, la
bête sortie de l'abîme, l'abomination de la
désolation. Il sort de la tribu de Dan, dont il
est é "rit : Que Dan devienne semblable à
la couleuvre du chemin et au serpent du
sentier!
» Frères, vous verrez bientôt revenir sur la
terre les prophètes Élie et Enoch, Moïse,
Jérémie et saint Jean l'Evangéliste. Et voici
que se lève le jour de colère, qui réduira le
siècle en poudre, selon le témoignage de
David et de la Sibylle. C'est pourquoi il faut
54 LES CONTES DB JACQUES TOURNE BROCHE
vous repentir, faire pénitence, renoncer aux
faux biens.
A la parole du bon frère, de gros soupirs
sortaient des poitrines émues. Et plusieurs
hommes et femmes furent près de défaillir
quand le prêcheur s'écria :
— Je lis dans vos âmes que vous gardez
chez vous des mandragores, qui vous feront
aller en enfer.
Beaucoup de Parisiens, en effet, payaient
fort cher, à ces vieilles femmes qui veulent
trop savoir, des mandragores, et les conser-
vaient précieusement dans un coffre. Ces
racines magiques ont l'aspect d'un petit homme
très laid, d'une difformité bizarre et diabolique.
On les habillait magnifiquement, de fin lin et
de soie, et ces poupées procuraient des
richesses, sources de tous les maux de ce
monde.
Et frère Joconde tonna contre les atours des
dames.
— Quittez, leur dit-il, vos cornes et vos
queues! N'avez-vous pas honte de vous attifer
ainsi en diablesses? Allumez de grands feux
FRÈRE JOCONDE S5
dans les rues, et brûlez dedans vos damnables
atours de tête, bourreaux, truffaux, pièces de
cuir et de baleine, dont vous dressez le devant
de vos chaperons.
Enfin il les supplia avec tant de zèle et de
charité de ne point perdre leurs âmes, mais de
se mettre en la grâce de Dieu, que tous ceux
qui l'écoutaient pleuraient à chaudes larmes.
Et Simone la Bardine pleurait plus abondam-
ment qu'aucun autre.
Quand, descendu de son estrade, frère
Joconde traversa le cloître et le charnier, le
peuple s'agenouillait sur son passage. Les
femmes lui donnaient leurs petits enfants à
bénir ou lui faisaient toucher des médailles et
des chapelets. Quelques-unes arrachaient des
fils de sa robe, croyant guérir en les mettant
comme des reliques aux endroits où elles
avaient mal. Guillaumette Dyonis suivait le
bon père aussi facilement que si elle le voyait
de ses yeux charnels. Simone la Bardine se
traînait derrière elle, en sanglotant. Elle avait
retiré sa coiffure cornue et noué un mouchoir
autour de sa tête.
56 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Ils marchèrent ainsi tous trois par les rues
où des hommes et des femmes, au retour du
sermon, allumaient des feux devant leurs mai-
sons pour y jeter des atours de tête et des
racines de mandragore. Mais parvenu au bord
de la rivière, frère Joconde s'assit sous un
orme, et Guillaumette Dyonis s'approcha de
lui et dit :
— Mon père, j'ai appris par révélation que
vous êtes venu en ce royaume pour y rétablir
la concorde et la paix. J'ai eu moi-même
beaucoup de révélations touchant la paix du
royaume.
Simone la Bardine parla à son tour, et dit :
— Frère Joconde, j'habitais un hôtel rue
Saint-Antoine, près de la place Baudet, qui
est le plus beau quartier de Paris et le plus
riche. J'avais une chambre nattée, des huques
de drap d'or et des robes garnies de menu
vair plein trois grands coffres; j'avais un lit
de plumes, un dressoir chargé de vaisselle
d'étain et un petit livre où l'on voyait en
images l'histoire de Notre-Seigneur. Mais
depuis les guerres et les pillages qui désolent
FRÈRE JOCONDE 57
le royaume, j'ai tout perdu. Les galants ne
viennent plus se divertir sur la place Baudet.
Mais les loups y viennent manger les petits
enfants. Les Bourguignons et les Anglais sont
aussi méchants que les Armagnacs. Voulez-
vous que j'aille avec vous?
Le moine regarda quelque temps ces deux
filles en silence. Et jugeant que c'était Jésus-
Christ lui-même qui les lui avait amenées, il
les reçut comme ses pénitentes, et depuis lors
elles le suivirent partout où il allait. Tous les
jours il prêchait le peuple, tantôt aux Inno-
cents, tantôt à la porte Saint-Honoré ou aux
Halles. Mais il ne sortait pas de l'enceinte, à
cause des Armagnacs, qui battaient toute la
campagne autour de la ville. Il induisait par
sa parole les âmes à la piété. Et au quatrième
sermon qu'il fit dans Paris, il reçut comme
pénitentes Jeannette Chastenier, femme d'un
marchand drapier du pont au Change, et une
autre femme nommée Opportune Jadoin, qui
soignait les malades à l'Hôtel-Dieu, et n'était
plus bien jeune. Il admit pareillement dans sa
compagnie un jardinier de la Ville-l'Evêque,
58 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
âgé de seize ans environ, nommé Robin, qui
portait aux pieds et aux mains les stigmates
de la crucifixion, et «tait secoué d'un grand
tremblement de tous ses membres. Ce jeune
garçon voyait la Sainte Vierge corporellement,
l'entendait parler et sentait les parfums de son
corps glorieux. Elle l'avait chargé d'un mes-
sage pour le régent d'Angleterre et pour le
duc de Bourgogne.
Cependant l'armée de messire Charles de
Valois entra dans la ville de Saint-Denis. Et
personne, dès lors, n'osa plus sortir pour
vendanger, ni aller rien cueillir aux potagers
qui couvraient la plaine au nord de la ville.
Tout enchérit aussitôt. Les habitants de Paris
souffraient cruellement. Et ils étaient fort
irrités parce qu'ils se croyaient trahis. On
disait, en effet, que certaines gens, et particu-
lièrement des religieux, soudoyés par messire
Charles de Valois, guettaient le moment de
jeter le trouble et de faire entrer l'ennemi,
dans une heure d'épouvante et de confusion.
Hantés par cette idée, qui, peut-être, n'était
pas toute fausse, les bourgeois chargés de la
FRÈRE JOCONDE 59
garde des remparts faisaient un mauvais parti
aux hommes de méchante mine qu'ils trou-
vaient près des portes et qu'ils soupçonnaient,
sur les plus faibles indices, de faire des signes
aux Armagnacs.
Le jeudi 8 septembre, les habitants de Paris
se réveillèrent sans nulle crainte d'être attaqués
avant le lendemain. En ce jour du 8 septembre,
on célébrait la Nativité de la Sainte Vierge, et
il était d'usage, dans les deux partis qui
déchiraient le royaume, de garder les fêtes
de Notre-Seigneur et de sa bienheureuse
mère.
En ce saint jour, les Parisiens, au sortir de
la messe, apprirent que, nonobstant la solen-
nité de la fête, les Armagnacs étaient venus
devant la porte Saint-Honoré et qu'ils avaient
mis le feu au boulevard qui en défendait
l'approche. Et l'on annonçait que les gens de
messire Charles de Valois se tenaient, pour
l'heure, avec le frère Richard et la Pucelle
Jeanne, sur le marché aux Pourceaux. L'après-
diner, par toute la ville, des deux côtés des
ponts, on entendait crier : « Sauve qui peut!
60 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
les ennemis sont entrés, tout est perdu ! » Ces
clameurs pénétraient jusque dans les églises où
les gens de bien chantaient vêpres. Ils s'en-
fuirent épouvantés et coururent s'enfermer
dans leurs maisons. Or, ceux qui allaient ainsi
criant étaient des émissaires de messire Charles
de Valois. En effet, dans ce même moment la
compagnie du maréchal de Rais donnait
l'assaut contre le mur, proche la porte Saint-
ïlonoré. Les Armagnacs avaient apporté dans
des charrettes de grandes bourrées et des
claies pour combler les fossés et plus de six
cents échelles pour l'escalade. La Pucelle
Jeanne, qui n'était point telle que croyaient
les Bourguignons, et qui, tout au contraire,
menait une vie pieuse et observait la chasteté,
mit pied à terre et descendit la première dans
un fossé qui se pouvait aisément franchir, car
A était à sec. Mais on se trouvait ensuite
exposé aux flèches et aux viretons qui pou-
vaient dru des murs. Et l'on avait devant soi
un second fossé large et plein d'eau. C'est
pourquoi la Pucelle Jeanne et les gens d'armes
étaient bien empêchés. Jeanne sondait le
FRÈRE JOCONDE 61
grand fossé avec sa lance et criait qu'on y
jetât des bourrées.
Dans la ville on entendait gronder les canons
et tout le long des rues les bourgeois, courant,
à demi harnachés, à leur poste des remparts,
renversaient les petits enfants qui allaient à la
moutarde. On tendait les chaînes et l'on élevait
des barricades. Et le tumulte et le trouble
étaient partout.
Mais ni le frère Joconde ni ses pénitentes
ne s'en apercevaient, parce qu'ils n'avaient
souci que des choses éternelles et qu'ils con-
sidéraient comme un jeu la vaine agitation
des hommes. Ils allaient par les rues chantant
le « Veni creator Spiritus » et criant : « Priez.
Les temps sont proches. »
Ils suivirent ainsi, en bel ordre, la rue
Saint-Antoine, qui était très fréquentée d'hom-
mes, de femmes et d'enfants. Parvenu à la
place Baudet, frère Joconde perça la foule des
habitants et monta sur une grosse pierre qui
se trouvait à la porte de l'hôtel de la Truie,
et dont messire Florimont Lecocq, le maître
de l'hôtel, s'aidait pour enfourcher sa mule.
4
62 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Messire Florimont Lecocq était sergent au
Châtelet et du parti des Anglais.
Et du haut de la pierre de la Truie, frère
Joconde prêcha le peuple.
— Semez, dit-il, semez, bonnes gens; semez
foison de fèves, car Celui qui doit venir
viendra bientôt.
Par les fèves qu'il fallait semer, le bon frère
entendait les œuvres charitables qu'il conve-
nait d'accomplir avant que Notre-Seigneur vînt,
sur les nuées, juger les vivants et les morts. Or,
il importait de semer les œuvres sans tarder,
car bientôt serait la moisson. Guillaumette
Dyonis, Simone la Bardine, Jeanne Chaste-
nier, Opportune Jadoin et Robin le jardinier
rangés autour du religieux, crièrent : « Amen ! »
Mais les bourgeois, qui se pressaient der-
rière en grande foule, tendirent l'oreille et
froncèrent le sourcil, pensant que ce religieux
annonçait l'entrée de Charles de Valois dans
sa bonne ville, sur laquelle il voulait faire
passer la charrue (du moins le croyaient-ils).
Cependant le bon frère poursuivait son ser-
mon évangélique :
FRÈRE JOCONDE 63
— Habitants de Paris, vous êtes pires que
les païens de Rome.
Le bruit des veuglaires qui tiraient de la
porte Saint-Denis se mêlait à la voix de frère
Joconde et secouait le cœur des habitants. Ou
cria dans la foule : « A mort les traîtres ! »
En ce moment même, messire Florimont
Lecocq s'armait dans son hôtel. Il descendit
au bruit sans avoir bouclé ses jambières.
Voyant le moine sur sa borne, il demanda :
— Que dit ce bon père?
Plusieurs voix répondirent :
— Il dit que Messire Charles de Valois va
entrer dans la ville.
— II est contre les habitants de Paris.
— Il veut nous décevoir et nous trahir,
comme le frère Richard, qui en ce moment
chevauche avec nos ennemis.
Et frère Joconde répondit :
— Il n'y a ni Armagnacs, ni Bourguignons,
ni Français, ni Anglais, mais seulement les
fils de la lumière et les fils des ténèbres.
Vous êtes des paillards et vos femmes des
ribaudes.
64 LES CONTES DE JACQUES TOURNEfiROCHE
— Voire, apostat! Sorcier! Traître! s'écria
messire Florimont Lecocq.
Et tirant son épée, il l'enfonça dans la poi-
trine du bon frère.
Pâle, d'une voix faible, l'homme de Dieu
dit encore :
— Priez, jeûnez, faites pénitence, et vous
serez pardonnes, frères...
Sa voix s'étouffa dans un flot de sang, et il
tomba sur le pavé. Deux chevaliers, sir John
Stewart et sir George Morris, se jetèrent sur
le corps et le percèrent de plus de cent coups
de poignard en hurlant :
— Longue vie au roi Henri! Longue vie à
monseigneur le duc de Bedford! Sus! sus!
au dauphin! Sus à la folle Pucelle des Arma-
gnacs! Aux portes! Aux portes!
Et ils couraient aux murailles, entraînant avec
eux messire Florimont et la foule des Parisiens.
Cependant, les saintes filles et le jardinier
entouraient le corps sanglant. Simone la Bar-
dine, prosternée à terre, baisait les pieds du
bon frère et en essuyait le sang avec ses che-
veux dénoués.
FRÈRE JOCONDE 65
Mais Guillaumette Dyonis, debout et les
bras levés au ciel, dit d'une voix claire comme
le son des cloches :
— Mes sœurs, Jeanne, Opportune et Simone,
et toi, mon frère Robin le jardinier, allons,
car les temps sont proches. L'âme de ce bon
père me tient par la main et elle me con-
duira. C'est pourquoi il faut que vous me
suiviez. Et nous dirons à ceux qui se font
une guerre cruelle : « Embrassez-vous. Et si
vous voulez vous servir de vos armes, prenez
la croix et allez tous ensemble combattre
les Sarrasins. Venez! mes sœurs et mon
frère. »
Jeanne Chastenier ramassa à terre le bois
d'une flèche, le rompit et en fit une croix
qu'elle posa sur la poitrine du bon frère
Joconde. Puis ces saintes filles, et avee elles
le jardinier, suivirent Guillaumette Dyonis,
qui les conduisit par les rues, les places et les
venelles comme si ses yeux avaient vu la
lumière du jour. Elles atteignirent le pied du
rempart et, par l'escalier d'une tour qui n'était
pas gardée, montèrent sur le mur. On n'avait
4.
66 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCKE
pas eu le temps de le garnir de ses parements
de bois. Aussi marchaient-elles à découvert.
Elles allèrent vers la porte Saint-Honoré,
enveloppée pour lors de poussière et de fumée.
C'est là que les gens du maréchal de Rais
donnaient l'assaut. Leurs traits volaient dru
sur les remparts. Ils jetaient des bourrées dans
l'eau du grai J fossé. Et la Pucelle Jeanne,
debout sur le dos d'âne qui séparait le grand
fossé du petit, disait : « Rendez-vous au roi de
France. » Les Anglais épouvantés avaient
quitté le haut du mur, y laissant leurs morts
et leurs blessés. Guillaumette Dyonis marchait
la première, la tête haute, le bras gauche
allongé devant elle. Et de sa main droite elle
se signait pieusement. Simone la Bardine la
suivait de près. Puis venaient Jeanne Chaste-
nier, et Opportune Jadoin. Robin le jardinier
cheminait le dernier, le corps tout secoué par
an mal intérieur, et montrant les stigmates de
ses mains. Ils chantaient des cantiques. Et
Guillaumette, se tournant tour à tour du côté
de la ville et du côté des champs, dit :
« Frères, embrassez-vous les uns les autres.
FRÈRE JOCONDE 67
Vivez en paix. Du fer de vos lances forgez des
socs de charrue. »
A peine avait-elle ainsi parlé que, du che-
min de ronde, où défilait une compagnie de
bourgeois et du dos d'âne où se pressaient les
soudoyers armagnacs, volèrent vers elle les
injures et les flèches.
— Ribaude !
— Traîtresse! Sorcière!
Cependant elle exhortait les deux partis à
établir le règne de Jésus-Christ sur la terre et
à vivre dans l'innocence et l'amour, jusqu'à ce
que, frappée d'un vireton à la gorge, elle
chancela et tomba en arrière.
A l'envi, Armagnacs et Bourguignons écla-
tèrent de rire. Ayant ramené sa robe sur ses
pieds, elle ne fit plus aucun mouvement et
rendit l'âme en soupirant le nom de Jésus.
Ses yeux restés ouverts avaient des lueurs
d'opale.
Peu d'instants après la mort de Guillaumette
Dyonis, les habitants de Paris revinrent en
grand nombre sur le mur et défendirent leur
ville très àprement. Jeanne la Pucelle fut
68 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
blessée d'un trait d'arbalète à la jambe, et les
hommes d'armes de messire Charles de Valois
se retirèrent à la chapelle Saint-Denis. Ce que
devinrent Jeanne Chastenier et Opportune
Jadoin, on ne le sait. Jamais plus on n'eut de
leurs nouvelles. Simone la Bardine et Robin
le jardinier furent pris le jour même par les
bourgeois de garde sur les murs et remis à
l'official, qui instruisit leur procès. L'Eglise
reconnut Simone hérétique et la mit, pour
salutaire pénitence, au pain de douleur et à
l'eau d'angoisse. Robin, convaincu de sorcel-
lerie, persévéra dans son erreur et fut brûlé
vif sur la place du Parvis.
LA PICARDE, LA POITEVINE,
LA TOURANGELLE,
LA LYONNAISE ET LA PARISIENNE
Frère Jean Chavaray, capucin, un jour qu'i)
rencontra mon bon maître, M. l'abbé Coignard,
dans le cloître des Innocents, l'entretint du
frère Olivier Maillard, dont il venait de lire
les sermons édifiants et macaroniques.
— Il y a de bons endroits dans ces sermons,
dit le capucin, notamment, celui des cinq
dames et de l'entremetteuse... Vous pensez
bien que frère Olivier, qui vivait sous le règne
de Louis XI et dont le langage se sent de la
rudesse du temps, emploie un autre mot. Mais
notre siècle veut qu'on soit poli et décent eir
TO LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
paroles. C'est pourquoi je me sers de ce terme
d'entremetteuse.
— Vous voulez, répondit mon bon maître,
désigner ainsi une femme obligeante, qui
s'entremet dans des commerces d'amour. En
latin, nous l'appelons lena, conciliatrix, inter-
WHntiata libidinum, internonce des voluptés.
Ces prudes femmes rendent les meilleurs
offices; mais elles s'y emploient pour de
l'argent, ce qui fait qu'on ne croit pas à leur
bon cœur. Nommez la vôtre une appareilleuse,
mon père; le terme est familier, mais il a de
îa grâce.
— Volontiers, monsieur l'abbé, répliqua
frère Jean Chavaray. Mais ce n'est point la
mienne; c'est celle du frère Olivier. Une
appareilleuse donc, qui logeait sur le pont des
Tournelles, reçut un jour la visite d'un cava-
lier qui lui confia une bague.
» — Elle est d'or fin, lui dit-il, avec un
rubis balais au ohaton. Si vous connaissez des
dames de bien, allez dire à la mieux faite que
l'anneau est à elle, si elle consent à venir chez
moi, pour en faire à mon plaisir.
LA PICARDE, LA POITEVINE... 71
» L'appareilleuse connaissait, pour les avoir
vues à la messe, cinq dames d'une grande
beauté, une Picarde, une Poitevine, une Tou-
rangelle, une Lyonnaise et une Parisienne,
qui logeaient en l'Ile ou aux environs. Elle
frappa d'abord à l'huis de la Picarde. Une
servante lui ouvrit la porte, mais la dame
refusa de parler à la visiteuse. Elle était hon-
nête.
» L'appareilleuse alla ensuite chez la dame
de Poitiers et la sollicita en faveur du beau
cavalier. Cette dame lui répondit :
» — Faites savoir, je vous prie, à celui qui
vous envoie, qu'il s'est trompé d'adresse, et
que je ne suis pas la femme qu'il croit.
» Cette Poitevine est honnête; mais ell«
l'est moins que la première, pour avoir voulu
le paraître davantage.
» L'appareilleuse se rendit alors chez la
dame de Tours, lui tint le même langage qu'à
la précédente et lui montra l'anneau.
» — A la vérité, dit la Tourangelle, cette
bague est belle.
» — Elle est à vous si vous la voulez.
12 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROClf E
» — Je ne la veux pas au prix où vous la
mettez. Mon mari pourrait me surprendre et
je lui ferais une peine qu'il ne mérite pas.
» Cette Tourangelle est fornicatrice dans le
fond de son cœur.
» L'appareilleuse se rendit aussitôt chez la
dame de Lyon, qui s'écria :
» — Hélas! ma bonne vieille, mon mari est
un jaloux qui me couperait le nez pour m'en-
pêcher de gagner encore à ce joli jeu de
bagues.
» Cette Lyonnaise ne vaut rien du tout.
» L'appareilleuse courut chez la Parisienne,
(tétait une coquine : elle répondit effronté-
ment :
» — Mon mari va mercredi à ses vignes :
dites à celui qui vous envoie que j'irai le voir
ce jour-là.
» Voilà, selon frère Olivier, de la Picardie à
Paris, les degrés du bien au mal chez les
femmes. Qu'en pensez-vous, monsieur Coi-
gnard?
A quoi mon bon maître répondit :
— C'est une grande chose que de considérer
LA PICARDE, LA POITEVINE... 73
les mouvements de ces petits êtres dans leurs
rapports avec la justice éternelle. Je n'ai pas
de lumières pour cela. Mais il me semble que
la Lyonnaise, qui craignait d'avoir le nez
coupé valait moins que la Parisienne qui ne
craignait rien.
— Je suis bien éloigné d'en convenir,
répliqua frère Jean Chavaray. Une femme qui
craint son mari pourra craindre l'enfer. Son
confesseur l'induira peut-être à la pénitence et
aux aumônes. Car enfin c'est là qu'il faut en
venir. Mais qu'est-ce qu'un capucin peut
attendre d'une femme que rien n'effraie?
LA LEÇON BIEN APPRISE
Au temps du roi Louis onzième vivait à
Paris, en chambre nattée, une bourgeoise
nommée Violante, qui était belle et bien faite
de toute sa personne. Elle avait si clair visage
que maître Jacques Tribouillard, docteur en
droit et cosmographe renommé, qui fréquentait
chez elle, avait coutume de lui dire :
— En vous voyant, madame, je tiens pour
croyable et même assuré ce que rapporte
Cucurbitus Piger en une scolie de Strabo, à
savoir que l'insigne cité et université de Paris
fut autrefois nommée du nom de Lutèce ou
Leucèce ou de tel autre semblable vocable reve-
nant à Leukèj c'est-à-dire la Blanche, pour ce
76 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
que les dames d'icelle avaient la gorge comme
neige, mais non point toutefois autant candide,
brillante et blanche que la vôtre, madame.
A quoi Violante répondait :
— Il me suffit que ma gorge ne soit pas à
faire peur, comme plusieurs que je sais. Et, si
je la montre, c'est pour suivre la mode. Il y a
trop d'impertinence à faire autrement que les
autres.
Or madame Violante s'était mariée, dans la
fleur de sa jeunesse, à un avocat au parlement,
homme très aigre et fort âpre à charger et
grever les malheureux, au reste malingre et de
faible complexion, et tel qu'on le croyait plus
propre à donner de la peine au dehors de son
logis que du plaisir au dedans. Ce bonhomme
préférait à sa moitié ses sacs de procès qui
n'étaient point faits comme elle. Ils étaient
gros, enflés, informes. Et l'avocat passait ses
nuits dessus. Madame Violante était trop rai-
sonnable pour aimer un mari si peu aimable.
Maître Jacques Tribouillard soutenait qu'elle
était parfaitement sage, assurée, affirmée et
confirmée en la foi conjugale autant que
LA LEÇON BIEN APPRISE 77
Lucrèce Romaine. Et il en donnait pour raison
qu'il ne l'avait pu détourner de ses devoirs.
Les hommes de bien se tenaient à ce sujet
dans un doute prudent, par cette considération
que ce qui est caché n'apparaîtra qu'au juge-
ment dernier. Ils considéraient que cette dame
aimait trop les joyaux et les dentelles et qu'elle
portait aux assemblées et dans les églises des
robes de velours, de soie et d'or, garnies de
menu vair; mais ils étaient trop honnêtes gens
pour décider si, faisant damner les chrétiens
qui la voyaient si belle et si bien nippée, elle
ne se damnait point avec quelqu'un d'entre
eux. Enfin ils eussent joué la vertu de madame
Violante à croix ou pile, ce qui est fort à
l'honneur de cette dame. A la vérité, son con-
fesseur, frère Jean Turelure, la réprimandait
sans cesse.
— Croyez-vous, madame, lui disait-il, que
la bienheureuse Catherine soit arrivée au ciel
en menant la vie que vous menez, en montrant
sa gorge et en faisant venir de la ville de
Gênes des manchettes de dentelles?
Mais c'était un grand prêcheur, très sévère
78 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
aux faiblesses humaines, qui ne pardonnait
rien et croyait avoir tout fait quand il avait
fait peur. Il la menaçait de l'enfer pour s'être
lavé le visage avec du lait d'ânesse. Enfin on
ne savait si elle avait congrûment coiffé son
■vieux mari, et messire Philippe de Coetquis
disait plaisamment à cette honnête dame :
— Prenez-y garde! 11 est chauve, il va
s'enrhumer!
Messire Philippe de Coetquis était un che-
valier de bonne mine et beau comme un valet
du noble jeu de cartes. Il avait rencontré
madame Violante, un soir, dans un bal, et,
après avoir dansé avec elle fort avant dans la
nuit, il l'avait ramenée en croupe, tandis que
l'avocat barbotait dans la boue et l'eau des
ruisseaux, sous les torches dansantes de quatre
laquais ivres. En ce bal et dans cette chevauchée,
messire Philippe de Coetquis s'était formé
l'idée que madame Violante avait la taille
ronde et la chair bien pleine et bien ferme. Il
l'en avait tout de suite aimée. Comme il était
sans feinte, il lui disait ce qu'il désirait d'elle,
qui était de la tenir toute nue dans ses bras.
LA LEÇON BIEN APPRISE 79
A quoi elle répondait :
— Messire Philippe, vous ne savez à qui
vous parlez. Je suis une dame vertueuse.
Ou bien :
— Messire Philippe, revenez demain.
Il revenait le lendemain. Et elle lui disait :
— Qui vous presse?
Le chevalier concevait de ces retardements
beaucoup d'inquiétude et de dépit. Il était
près de croire, avec maître Tribouillard, que
madame Violante était une Lucrèce, tant il est
vrai que tous les hommes se ressemblent par
la fatuité! Et il faut dire qu'elle ne lui avait
pas seulement accordé de lui baiser la bouche,
ce qui n'est pourtant qu'amusement bénin et
légère mignardise.
Les choses en étaient là, quand frère Jean
Turelure fut appelé à Venise par le général de
son ordre, pour y prêcher des Turcs nouvelle-
ment convertis à la vraie religion.
Avant de partir, le bon frère alla prendre
congé de sa pénitente et lui reprocha avec plus
de sévérité que de coutume de mener une vie
dissolue. Il l'exhorta vivement à la pénitence,
80 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
et la pressa de se mettre un cilice sur la
peau, incomparable remède contre les mauvais
désirs et médecine sans seconde pour les
créatures enclines aux péchés de la chair.
Elle lui dit :
— Bon frère, ne m'en demandez pas trop.
Mais il ne l'écouta pas et il la menaça de
Fenfer si elle ne s'amendait point. Il lui dit
ensuite qu'il ferait volontiers les commissions
dont elle le chargerait. Il espérait qu'elle le
prierait de rapporter pour elle quelque médaille
bénite, un rosaire ou mieux encore un peu de
cette terre du Saint-Sépulcre que les Turcs
apportent de Jérusalem avec des roses séchées
et que vendent les moines italiens. Mais
madame Violante lui fit cette requête :
— Beau petit frère, puisque vous allez à
Venise où il y a d'habiles miroitiers, je vous
serai fort obligée de m'en rapporter un miroir,
le plus clair qu'il se pourra trouver.
Frère Jean Turelure promit de la contenter.
Pendant l'absence de son confesseur, madame
Yiolante mena la même vie que devant. Et
quand messire Philippe lui disait : « Ne ferait-
LA LEÇON BIEN APPRISE 81
il pas bon nous aimer? » elle répondait : « Il
fait trop chaud. Regardez à la girouette si le
vent ne change point. » Et les gens de bien,
qui l'observaient, désespéraient qu'elle donnât
jamais des cornes à son vilain mari. « C'est
péché », disaient-ils.
A son retour d'Italie, frère Jean Turelure se
présenta devant madame Violante et lui dit
qu'il avait ce qu'elle souhaitait :
— Regardez-vous, madame.
Et il tira de dessous sa robe une tête de mort.
— C'est, madame, votre miroir. Car cette
tête m'a été donnée pour celle de la plus jolie
femme de Venise. Elle fut ce que vous êtes, et
vous lui ressemblerez beaucoup.
Madame Violante, surmontant sa surprise
et son dégoût, répondit au bon père avec assez
de fermeté qu'elle entendait la leçon et qu'elle
ne manquerait pas d'en profiter.
— J'aurai présent à l'esprit, beau frère, le
miroir que vous m'avez apporté de Venise,
où je me vois non sans doute telle que je suis à
présent, mais telle que je serai bientôt. Je vous
promets de régler ma conduite sur cette idée.
5.
82 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Frère Jean Turelure ne s'attendait pas à de
si bons propos. Il en témoigna quelque satis-
faction.
-~ Donc, madame, vous concevez vous-
même qu'il faut changer de sentiments. Vous
me promettez de régler désormais votre con-
duite sur l'idée que cette tête décharnée vous
vient de donner. Ne le promettez-vous point à
Dieu comme à moi?
Elle demanda :
— Le faut-il donc?
Il répondit qu'il le fallait.
— Je le ferai donc, dit-elle.
— Madame, voilà qui est bien. Il n'y a plus
à s'en dédire.
— Je ne m'en dédirai point.
Ayant ouï cette promesse, frère Jean Ture-
lure quitta la place, tout joyeux.
Et il s'en alla criant par la rue :
— Voilà qui va bien! Avec l'aide de Dieur
Notre-Seigneur, j'ai viré et poussé devers la
porte du paradis une dame qui jusqu'ici, sans
forniquer précisément dans la manière que dit
le prophète (c. xiv, v. 18), employait à tenter
LA LEÇON BIEN APPRISE 83
les hommes le limon dont le créateur l'avait
pétrie afin de le servir et de l'adorer. Elle
quittera ces façons pour en prendre de meil-
leures. Je l'ai bien changée. Dieu soit loué!
Le bon frère avait à peine descendu l'esca-
lier, quand messire Philippe de Coetquis le
monta et gratta à la porte de madame Violante.
Elle le reçut d'un air riant et le conduisit en
un petit retrait, garni de tapis et de coussins à
forcer où il n'était point encore venu. De quoi
il augura bien. Il lui offrit des dragées qu'il
avait dans une boîte :
— Sucez, sucezr madame; elles sont douces
et sucrées, mais non point tant que vos lèvres.
A quoi la dame répliqua qu'il était bien
vain et un peu sot de vanter un fruit où il
M'avait pas mordu.
U répondit à propos en la baisant sur la
bouche.
Elle ne s'en fâcha guère et dit seulement
qu'elle était femme d'honneur. Il l'en loua et lui
conseilla de ne pas enfermer cet honneur en tel
particulier logis où l'on pouvait atteindre. Car,
sûrement, on le lui prendrait, et tout à l'heure.
84 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCIIE
— Essayez, dit-elle en lui donnant de petits
soufflets avec le creux rose de sa main.
Mais il était déjà maître de tout prendre
selon son désir. Elle criait :
— Je ne veux point. Fi ! fi ! Messire, vous
ne ferez point cela. Mon ami... mon cœur!...
Je meurs.
Et quand elle eut fini de soupirer et d'expirer,
elle dit gracieusement :
— Messire Philippe, ne vous flattez point de
m'avoir prise par force ou par surprise. Si
vous avez eu de moi ce que vous vouliez, c'est
de mon gré, et je n'ai fait de défense qu'autant
qu'il fallait pour être vaincue à souhait. Doux
ami, je suis vôtre. Si malgré votre beauté
dont je fus d'abord charmée, au mépris de la
douceur de votre amitié, je ne vous avais point
accordé encore ce que vous venez de prendre
avec mon consentement, c'est que je n'avais
point de réflexion; je ne me sentais point
pressée par le temps, et, plongée dans une
molle indolence, je ne tirais nul bien de ma
jeunesse et de ma beauté. Mais le bon frère
Jean Turelure m'a donné une leçon profitable.
LA LEÇON BIEN APPRISE 85
Il m'a enseigné le prix des heures. Tantôt, me
montrant une tête de mort, il m'a dit : « Telle
vous serez bientôt. » J'en ai conçu l'idée qu'il
faut se hâter de faire l'amour et bien remplir
le petit espace de temps qui nous est réservé
pour cela.
Ces paroles et les caresses dont madame
Violante les accompagna persuadèrent messire
Philippe de bien employer le temps, d'agir de
nouveau à son honneur et profit, pour le
plaisir et la gloire de sa maîtresse, et de mul-
tiplier les preuves certaines que doit donner
en une telle occasion tout bon et loyal servi-
teur.
Après quoi, la dame le tint quitte. Elle le
reconduisit jusqu'à la porte, le baisa gracieu-
sement sur les yeux et lui dit :
— Ami Philippe, n'est-ce pas bien faire que
de suivre les préceptes du bon frère Jean
Turelure?
LE PATE DE LANGUES
Satan était couché dans son lit aux courtines
flamboyantes. Les médecins et apothicaires de
l'enfer, lui trouvant la langue blanche, en
induisirent qu'il souffrait d'une faiblesse d'es-
tomac et lui ordonnèrent de prendre une nour-
riture à la fois fortifiante et légère.
Satan déclara n'avoir d'appétit que pour un
certain mets terrestre, que préparent excel-
lemment les femmes dans leurs assemblées,
un pâté de langues.
Les médecins reconnurent que rien ne
pourrait mieux convenir à l'estomac du roi.
Au bout d'une heure Satan fut servi. Mais
il trouva le mets fade et sans saveur.
88 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Il fit appeler son chef de cuisine et lui
demanda d'où venait ce pâté.
— De Paris, sire. Il est tout frais : et cuit
le matin même, au Marais, par douze com-
mères, dans la ruelle d'une accouchée.
— Je m'explique maintenant qu'il soit insi-
pide, reprit le prince des Enfers. Vous ne
l'avez pas pris chez les bonnes faiseuses. A ces
sortes de mets les bourgeoises travaillent de
leur mieux, mais elles n'ont point de finesse
et le génie leur manque. Les femmes du com-
mun s'y connaissent moins encore. Pour avoir
un bon pâté de langues, il faut l'aller chercher
dans un couvent de femmes. Il n'y a que les
vieilles religieuses qui sachent y mettre tous
les ingrédients nécessaires, belles épices de
rancune, thym de médisance, fenouil d'insi-
nuations, laurier de calomnie.
Cette parabole est tirée d'un sermon du bon
père Gillotin Landoulle, capucin indigne.
DE UNE HORRIBLE PAIxNCTURE
De une horrible painclure qui fust veùe en ung
temple et de plusieurs tableaux bien pacificques
et amoureux que le saige Philémon avoit pen-
dus en son estude et de vn beau pourlraict de
Homerus que ledict Philémon prisait plus que
toutes autres painctures.
Philémon confessoit qu'en l'aigreur de son
ieune aage et à la fine pointe de son verd
printemps auoit été picqué de fureur homicide
par la veiïe d'vn tableau de Appelles qui estoit
pour lors pendu en vn temple, et ledict tableau
présentoit Alexandre greuant de coups bien
roides Darie, roi des Indians, ce pendant
qu'autour de ces deux rois des soldats et capi-
taines s'entre-tuoient à grande furie et bien
90 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
curieusement. Et ledict ouvrage estoit d'vn
bel artifice et en semblance de nature. Et nulzr
s'ilz estoient en la chaulde saison de leur vie,
n'y pouuoient ietter vn regard sans estre incitez
tout aussitost à ferir et à meurtrir de poures
innocentes gents pour le seul plaisir de porter
vn tel riche harnois et de cheuaucher de telz
légiers cheuaux comme faisoient ces bons
couillons dans leur battaille, car l'vsage des
cheuaux et des armes est plaisant aux iouuen-
ceaux. L'auoit esprouué ledict Philémon. Et
disoit que depuis lors se détournoit par vsage
et raison de telz pourtraicts de guerres et qu'il
détestoit trop les cruelletés pour les souffrir
seulement feinctes et contrefaictes.
Et souloit dire qu'vn prud'homme honneste
et saige debuoit estre grandement offensé et
escandalisé de ces armures et pauois terrificques
et de cette engeance que Homerus nomme
Corythaiole pour l'espouuantable laideur de
leur morion, et que les ymaiges d'iceulx sou-
dards estoient vrayement deshonnestes, pour
contraires aux bonnes et paisibles mœurs;
impudicques, n'ayant rien au monde de plus
DE UNE HORRIBLE PAINCTURE... 9î
impudent que l'homicide; et lasciues comme
faisant glisser à cruauté; ce qui est la pire
glissade. Car d'estre glissant à doulceur, le
mal n'est pas grand.
Et disoit ledict Philémon qu'il estoit hon-
neste, décent, exemplaire et tout pudicque de
monstrer en paincture, ciselure ou tel autre
bel artifice les exemples de l'aage d'or, scauoir
pucelles et ieunes hommes enlacés selon le
désir de bonne nature, ou encore telle autre
imagination plaisante, comme d'vne nymphe
couchée et riant. Et sur son beau rire vn faune
presse vne grappe de raisin vermeil.
Et disoit que possible l'aage d'or n'auoit
flouri que dans le gentil esprit des poètes et
que les premiers humains, encore rudes et
imbéciles, ne Fauoient mie connu; ainsi que
s'il n'estoit pas croyable qu'il eust esté au
commencement du monde, il estoit souhaitable
que il fust à la fin, et qu'en attendant y auoit
bonne grâce à nous le donner en ymaige.
Et autant (comme il disoit) est obscène, ce
qui est à dire dans la fange, ainsi que escript
Virgile, en ses Géorgiques, des chiens crottez.
92 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
de montrer meurdriers, soudards, paillards,
drilles, conquérants et larrons, besongnant de
façon orde et mauuaise, et poures diables chus
dans la poussière que ilz avalent à plein gosier
et vn malchancheux estendu et taschant à se
redresser mais ne le pouuant pour ce que le
sabot d'un cheual lui pèse sur les mandibules,
et cettuy qui regarde bien piteusement que
son pennon luy a esté abattu et la main auec,
autant il est soubtil et quasi céleste de faire
paraistre blandices, caresses, mignardises,
charitez et vénustez et les amours des nymphes
auec les faunes dans les bois. Et disoit qu'il
n'y auoit point de mal en ces corps nudz, assez
vestus de grâce et de beaulté.
Et auoit en son cabinet, ledict Philémon,
vne paincture bien merueilleuse où l'on voyoit
vn ieune Faune qui, tirant d'une main caute-
leuse vn légier drappeau, descouvroit le ventre
d'vne nymphe endormie. Estoit visible que il
y prenoit plaisir et sembloit dire : « Le corps
de cette ieune déesse est tant doulx et affrai-
chissant que la source qui coule dans l'vmbre
de la forest ne l'est point dauantage. Que vous
DE UNE HORRIBLE PAINCTURE... 93
m'agréez, plaisant giron, cuisses Manchettes,
antre vmbreux, tant horrible et fauorable!- »
Des enfanteletz aislez, qui voletoient au-dessus
d'eux, les regardoient en riant, ce pendant des
dames et des gentilhommes coiffez de chap-
peauxde fleurs, dansoient sur l'herbe nouuelle.
Et auoit, ledict Philémon, autres painctures
d'vn bel artifice en son cabinet. Et prisoit aussi
très haut le pourtraict de vn bon docteur en
son estude, escripvant sur sa table à la chan-
delle. Ladicte estude toute guarnie de sphères,
gnomons et astrolabes, propres à mesurer les
mouuements des astres, ce qui est vne occu-
pation bien louable et portant l'esprit aux
pensées sublimes, et au très pur amour de
Vénus vranie. Et estoit au plancher de ladicte
estude vn grand serpent et croccodile pour ce
que sont pièces rares et bien nécessaires à la
cognoissance de anatomie. Et auoit aussi,
ledict docteur, emmi ses besongnes, les livres
des plus excellents philosophes de l'antiquité
et les traitiez de Hippocrates. Et estoit en
exemple aux ieunes hommes qui voulussent
mettre par labeur en leur teste autant de
94 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
bonnes doctrines et de beaux secretz comme il
en auoit sous son bonnet.
Et auoit, ledict Philémon, en vne tablette
polie comme miroùer vn pourtraict de Home-
rus en façon de vn vieil homme aueugle, la
barbe flourie comme aubépine et les tempes
ceintes des bandelettes sacrées de ce Dieu
Apollo qui l'auoit aimé entre tous les hommes.
Et Ton cuidoit, à vëoir cettuy bon vieil-
lard, qu'alloient s'ouvrir ses lèvres bien
sonnantes.
LES ÉTRENNES
DE MADEMOISELLE DE DOUCINE
Le 1er janvier, au matin, le bon M. Chante-
relle sortit à pied de son hôtel du faubourg
Saint-Marcel Frileux et marchant avec peine,
il lui en coûtait d'aller au froid par les rues
trempées de neige fondue. Il avait laissé son
carrosse par esprit de mortification, étant
devenu, depuis sa maladie, très attentif au
salut de son âme. II vivait éloigné des sociétés
et des compagnies, et ne faisait de visites qu'à
sa nièce, mademoiselle de Doucine, âgée de
sept ans.
Appuyé sur sa canne, il parvint péniblement
à la rue Saint-Honoré et entra dans la boutique
96 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
de madame Pinson, au Panier fleuri. On y
voyait, en abondance, des jouets d'enfants,
étalés pour les étrennes de l'an de grâce 1696,
et l'on avait peine à se mouvoir au milieu des
automates danseurs et buveurs, des buissons
d'oiseaux qui chantaient, des cabinets pleins
de figures de cire, des soldats en habit blanc et
bleu rangés en bataille et des poupées habillées
les unes en dames, les autres en servantes, car
l'inégalité, établie par Dieu lui-même dans les
conditions humaines, paraissait jusque dans
ces figures innocentes.
M. Chanterelle fit choix d'une poupée. Celle
qu'il préféra était vêtue comme madame la
princesse de Savoie à son arrivée en France,
le 4 de novembre. Coiffée avec des coques et
des rubans, elle portait un corps très raide,
brodé d'or, et une jupe de brocart avec un
pardessus relevé par des agrafes de perles.
M. Chanterelle sourit en pensant à la joie
qu'une si belle poupée donnerait à mademoi-
selle de Doucine, et quand madame Pinson lui
tendit la princesse de Savoie enveloppée dans
du papier de soie, un éclair de sensualité passe
ÉTRESNES DE MADEMOISELLE DE DOUC1NE 97
sur son aimable visage, aminci par la souf-
france, pâli par le jeûne, défait par la peur de
l'enfer.
Il remercia poliment madame Pinson, prit
la princesse sous son bras et s'en alla, traînant
la jambe, vers la maison où il savait que
mademoiselle de Doucine l'attendait à son
lever.
Au coin de la rue de l'Arbre-Sec, il rencontra
M. Spon, dont le grand nez descendait jusque
dans son jabot de dentelle.
— Bonjour, monsieur Spon, lui dit-il, je
vous souhaite une bonne année et je demande-
à Dieu que tout succède à vos désirs.
— Oh! monsieur, ne parlez point ainsi,
s'écria M. Spon. C'est souvent pour notre châ-
timent que Dieu contente nos désirs. Et tribuit
eis petitioîiem eorum.
— Il est bien vrai, répondit M. Chanterelle,
que nous ne savons pas discerner nos véritables
intérêts. J'en suis un exemple, tel que vous me
voyez. J'ai cru d'abord que la maladie dont je
souffre depuis deux ans était un mal : et je
vois aujourd'hui qu'elle est un bien, puisqu'elle
6
98 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
m'a retiré de la vie abominable que je menais
dans les spectacles et dans les compagnies.
Cette maladie, qui me rompt les jambes et me
trouble la cervelle, est une grande marque de
la bonté de Dieu à mon égard. Mais ne m'ac-
corderez-vous pas, monsieur, la faveur de
m'accompagner au Roule où je vais porter des
étrennes à ma nièce, mademoiselle de Doucine?
A ces mots, M. Spon leva les bras en l'air et
poussa un grand cri :
— Quoi! dit-il. Est-ce bien monsieur Chan-
terelle que j'entends? N'est-ce pas plutôt un
libertin? Se peut-il, monsieur, que, menant
une vie sainte et retirée, je vous voie tout à
coup donner dans les vices du siècle?
— Hélas ! je n'y croyais pas donner, répondit
M. Chanterelle tout tremblant. Mais j'ai grand
besoin de lumières. Y a-t-il donc un si grand
mal à offrir une poupée à mademoiselle de
Doucine?
— Il y en a un très grand, répondit M. Spon.
Et ce que vous offrez aujourd'hui à cette simple
enfant doit moins s'appeler poupée qu'idole et
figure diabolique. Ne savez-vous point que h
ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOUCINE 99
coutume des étrennes est une superstition cou-
pable et un reste hideux du paganisme?
— Je l'ignorais, dit M. Chanterelle.
— Apprenez donc, dit M. Spon, que cette
coutume vient des Romains qui, voyant quel-
que chose de divin dans tous les commence-
ments, divinisaient le commencement de l'an-
née. En sorte qu'agir comme eux est se faire
idolâtre. Vous donnez des étrennes, monsieur,
à l'imitation des adorateurs du dieu Janus.
Achevez et consacrez, comme eux, à Junon le
premier jour de chaque mois.
M. Chanterelle, ayant grand'peine à se tenir,
pria M. Spon de lui donner le bras et, tandis
qu'ils cheminaient, M. Spon poursuivit de la
sorte :
— Est-ce parce que les astrologues ont fixé
au 1er de janvier le commencement de l'année
que vous vous croyez obligé à faire des pré-
sents ce jour-là? Et quel besoin avez-vous de
ranimer à cette date la tendresse de vos amis?
Cette tendresse était-elle expirante avec l'année?
Et vous sera-t-elle bien chère quand vous l'aurez
regagnée par des flatteries et de funestes dons?
100 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
— Monsieur, répondit le bon M. Chanterelle,
appuyé sur le bras de M. Spon, et s'efforçant
de régler son pas chancelant sur celui de son
impétueux compagnon, monsieur, je n'étais,
avant ma maladie, qu'un misérable pécheur,
n'ayant souci que de traiter mes amis avec
civilité et de régler ma conduite sur les prin-
cipes de la probité et de l'honneur. La Provi-
dence a daigné me tirer de cet abîme; je me
gouverne depuis ma conversion par les avis de
mon directeur. Mais j'ai été assez léger et vain
pour ne le point interroger à l'endroit des
étrennes. Ce que vous m'en dites, monsieur,
avec l'autorité d'un homme excellent pour les
mœurs comme pour la doctrine, me confond.
— Je vais vous confondre en effet, reprit
M. Spon, et vous éclairer, non par mes lumières,
qui sont faibles, mais par celles d'un grand
docteur. Asseyez-vous sur cette borne.
Et, poussant au coin d'une porte cochère
M. Chanterelle, qui s'y ajusta le mieux qu'il
put, M. Spon tira de sa poche un petit livre
relié en parchemin, l'ouvrit, le feuilleta et
s'arrêta sur cet endroit, qu'il se mit à lire tout
ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOCCINE 101
haut, dans un cercle de ramoneurs, de cham-
brières et de marmitons, accourus aux éclats
de sa voix :
« Nous qui avons en horreur les fêtes des
juifs, et qui trouverions étranges leurs sabbats,
leurs nouvelles lunes, et les solennités autrefois
chéries de Dieu, nous nous familiarisons avec
les saturnales et les calendes de janvier, avec
les matronales et les brumes; les étrennes
marchent, les présents volent de toutes parts;
ce ne sont en tous lieux que jeux et banquets.
Les païens observent mieux leur religion, car
ils se gardent de solenniser aucune de nos
fêtes, de peur de paraître chrétiens, tandis que
nous ne craignons pas de paraître païens en
célébrant leurs fêtes. »
— Vous avez entendu, ajouta M. Spon.
C'est Tertullien qui parle de la sorte et vous
fait paraître du fond de l'Afrique, monsieur,
l'indignité de votre conduite. Il vous crie :
« Les étrennes marchent; les présents volent
de toutes parts. Vous solennisez les fêtes des
païens. » Je n'ai pas l'honneur de connaître
votre directeur. Mais je frémis, monsieur, à la
6.
102 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
pensée de l'abandon où il vous laisse. Etes-
vous sûr au moins qu'au jour de votre mort,
quand vous paraîtrez devant Dieu, il sera à
votre côté, pour prendre sur lui les péchés où
il vous aura laissé choir?
Ayant parlé de la sorte, il remit son livre dans
sa poche et s'en alla d'un pas irrité, suivi de
loin par les ramoneurs et les marmitons étonnés.
Le bon M. Chanterelle restait seul sur sa
borne, avec la princesse de Savoie, et, son-
geant qu'il s'exposait aux peines de l'enfer
éternel pour donner une poupée à mademoi-
selle de Doucine, sa nièce, il méditait les mys-
tères insondables de la religion.
Ses jambes, déjà chancelantes depuis plu-
sieurs mois, refusaient de le soutenir, et il
était aussi malheureux qu'un homme de bonne
volonté peut l'être en ce monde.
Il y avait déjà quelques minutes qu'il
demeurait en détresse sur sa borne, quand un
capucin s'approcha de lui et lui dit :
— Monsieur, ne donnerez-vous point des
étrennes aux petits frères qui sont pauvres,
pour l'amour de Dieu?
ÉTREXNES DE MADEMOISELLE DE DOUCIXE 103
— Eh! quoi! mon père, répliqua vivement
31. Chanterelle, vous êtes religieux et vous me
demandez des étrennes!
— Monsieur, répondit le capucin, le bon
saint François a voulu que ses fils se réjouissent
avec simplicité. Donnez aux capucins de quoi
faire un bon repas en ce jour, afin de pouvoir
souffrir avec allégresse l'abstinence et le jeûne
tout le reste de l'année, hormis, bien entendu,
les dimanches et fêtes.
M. Chanterelle regarda le religieux avec
surprise :
— Ne craignez-vous pas,, mon père, que
l'usage des étrennes ne soit funeste à l'âme?
— Non! je ne le crains pas.
— Cet usage nous vient des païens.
— Les païens suivaient parfois de bonnes
coutumes. Dieu permettait qu'un peu de sa
lumière perçât les ténèbres de la Gentilité.
Monsieur, si vous nous refusez des étrennes,
n'en refusez pas à nos pauvres enfants. Nous
élevons les enfants abandonnés. Avec ce petit
écu j'achèterai à chacun un petit moulin de
papier et une galette. Us vous devront le seul
104 LES CONTES DE JACQUES TOURNF.BROCHE
plaisir peut-être de toute leur vie, car ils ne
sont pas destinés à beaucoup de joie sur la
terre. Leur rire en montera jusqu'au ciel. Quand
ils rient, les enfants louent le Seigneur.
M. Chanterelle mit sa bourse assez lourde
dans la main du petit père et se leva de dessus
sa borne en murmurant la parole qu'il venait
d'entendre :
— Quand ils rient, les enfants louent le Sei-.
gneur.
Puis, l'âme rassérénée, il s'en alla d'un pas
affermi porter la princesse de Savoie à made-
moiselle de Doucine, sa nièce.
MADEMOISELLE ROXANE
Mon bon makre, M. l'abbé Jérôme Coignard,
m'avait mené souper chez un de ses anciens*
condisciples qui logeait dans un grenier de la
rue Gît-le-Cœur. Notre hôte, prémontré de
grand savoir et bon théologien, s'était brouillé
avec le prieur de son couvent pour avoir fait
m petit livre des malheurs de mam'zelle Fan-
chon ; en suite de quoi il était devenu cafetier
à La Haye. De retour en France, il vivait péni-
blement des sermons qu'il composait avec
beaucoup de doctrine et d'éloquence. Après le
souper, il nous avait lu ces malheurs de
mam'zelle Fanchon, source des siens, et la
lecture avait duré assez longtemps; et je me
106 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
trouvai dehors, avec mon bon maître, par une
nuit d'été merveilleusement douce, qui me fît
concevoir tout de suite la vérité des fables
antiques qui se rapportent aux faiblesses de
Diane, et sentir qu'il est naturel d'employer à
l'amour les heures argentées et muettes. J'en
fis l'observation à M. l'abbé Coignard, qui
m'objecta que l'amour cause de grands maux.
— Tournebroche, mon fils, me dit-il, ne
venez-vous pas d'entendre de îa bouche de ce
bon prémontré que, pour avoir aimé un ser-
gent recruteur, un commis de monsieur Gaulot,
mercier à la Truie-qui-fîle, et monsieur le fils
cadet du lieutenant criminel Leblanc, mam'zelle
Fanchon fut mise à l'hôpital? Voudriez-vous
être ce sergent, ce commis ou ce cadet de
robe?
Je répondis que je le voudrais. Mon bon
maître me sut gré de cet aveu et il me récita
quelques vers de Lucrèce pour me persuader
que l'amour est contraire à la tranquillité
d'une âme vraiment philosophique.
Ainsi devisant, nous étions parvenus au
rond-point du Pont-Neuf. Accoudés au parapet,
MADEMOISELLE ROXANE 107
nous regardâmes la grosse tour du Châtelet,
noire sous la lune.
— Il y aurait beaucoup à dire, soupira mon
bon maître, sur cette justice des nations polies,
dont les vengeances sont plus cruelles que le
crime même. Je ne crois pas que ces tortures
et que ces peines, qu'infligent des hommes à
des hommes, soient nécessaires à la conserva-
tion des Etats, puisqu'on retranche de temps à
autre quelqu'une des cruautés légales, sans
dommage pour la république. Et je devine que
les sévérités qu'on garde ne sont pas- plus utiles
que n'étaient celles qu'on a abandonnées. Mais
les hommes sont cruels. Venez, Tournebroche,
mon ami; il m'est pénible de songer que des
malheureux veillent sous ces murs dans l'an-
goisse et le désespoir. L'idée de leurs fautes ne
m'empêche pas de les plaindre. Qui de nous
est juste?
Nous poursuivîmes notre chemin. Le pont
était désert, à cela près qu'un mendiant et une
mendiante s'y rencontrèrent. Ils se blottirent
dans une des demi-lunes, sur le seuil d'une
-échoppe. Ils semblaient assez contents l'un et
108 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
l'autre de mêler leurs misères et, quand nous
passâmes près d'eux, ils songeaient à tout
autre chose qu'à implorer notre charité. Pour-
tant, mon bon maître, qui était le plus pitoyable
des hommes, leur jeta un liard qui demeurait
seul dans la poche de sa culotte.
— Ils recueilleront notre obole, dit-il, quand
ils auront repris le sentiment de leur détresse.
Puissent-ils alors ne pas se disputer cette pièce
avec trop de violence.
Nous passâmes outre, sans plus faire de
rencontre, quand, sur le quai des Oiseleurs,
nous avisâmes une jeune demoiselle qui mar-
chait avec une résolution singulière. Ayant
hâté le pas pour l'observer de plus près, nous
vîmes qu'elle avait une taille fine et des che-
veux blonds dans lesquels se jouaient les
clartés de la lune. Elle était vêtue comme une
bourgeoise de la ville.
— Voilà une jolie fille, dit l'abbé; d'où vient
qu'elle se trouve seule dehors, à cette heure?
— En effet, dis-je, ce n'est pas ce qu'on
rencontre d'ordinaire sur les ponts après le
couvre-feu.
MADEMOISELLE ROXANE 109
Notre surprise se changea en une vive
inquiétude quand nous la vîmes descendre sur
la berge par un petit escalier fréquenté des
mariniers. Nous courûmes à elle. Mais elle ne
parut point nous entendre. Elle s'arrêta au
bord des eaux qui étaient assez hautes, et dont
le bruit sourd s'entendait à quelque distance.
Elle demeura un moment immobile, la tète
droite et les bras pendants, dans l'attitude du
désespoir. Puis, inclinant son col gracieux,
elle porta les mains à ses joues, qu'elle tint
cachées durant quelques secondes sous ses
doigts. Et tout de suite après, brusquement,
elle saisit ses jupes et les ramena en avant du
geste habituel à une femme qui va s'élancer.
Mon bon maître et moi, nous la joignîmes au
moment où elle prenait cet élan funeste, et
nous la tirâmes vivement en arrière. Elle se
débattit dans nos bras. Et comme la berge
était toute grasse et glissante du limon déposé
par les eaux (car la Seine commençait à
décroître), il s'en fallut de peu que M. l'abbé
Coignard ne fût entraîné dans la rivière. J'y
glissais moi-même. Mais le bonheur voulut
110 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
que mes pieds rencontrassent une racine qui
me servit d'appui, pendant que je tenais
embrassés le meilleur des maîtres et cette jeune
désespérée. Bientôt, à bout de force et de cou-
rage, elle se laissa aller contre la poitrine de
M. l'abbé Coignard, et nous pûmes remonter
tous trois la berge. Il la soutenait délicatement,
avec cette grâce aisée qui ne le quittait pas. Et
il la conduisit jusque sous un gros hêtre au pied
duquel était un banc de bois où il l'assit.
Il y prit place lui-même.
— Mademoiselle, lui dit-il, ne craignez rien.
Ne dites rien encore, mais sachez qu'un ami
est près de vous.
Puis, se tournant vers moi, mon maître me
dit :
— Tournebroche, mon fils, il faut nous
réjouir d'avoir mené à bonne fin cette étrange
aventure. Mais j'ai laissé là-bas, sur la berge,
mon chapeau, qui, bien que dépouillé de presque
tout son galon et fatigué par un long usage, ne
laissait point de garantir encore du soleil et de
la pluie ma tête offensée par l'âge et les travaux.
Va voir, mon fils, s'il se trouve encore à
MADEMOISELLE ROXANE 111
l'endroit où il est tombé. Et si tu l'y découvres
rapporte-le-moi, je te prie, ainsi qu'une boucle
de mes souliers, que je vois que j'ai perdue.
Pour moi, je resterai près de cette jeune
demoiselle et je veillerai sur son repos.
Je courus à l'endroit d'où nous venions et je
fus assez heureux pour y trouver le chapeau
de mon bon maître. Quant à la Ix ucle, je ne
pus la découvrir. Il est vrai que je ne pris pas
un extrême soin à la chercher, n'ayant vu, de.
ma vie, mon bon maître qu'avec une seule
boucle de soulier. Quand je revins au hêtre, je
trouvai la jeune demoiselle dans l'état où je
l'avais laissée, assise, immobile, la tète appuyée
contre l'arbre. Je m'aperçus qu'elle était par-
faitement belle. Elle portait une mante de soie
garnie de dentelles, et fort propre, et elle était
chaussée d'escarpins dont les boucles reflétaient
les rayons de la lune.
Je ne me lassais pas de la considérer. Sou-
dain, elle ranima ses yeux mourants et, jetant
sur M. Coignard et sur moi un regard encore
voilé, elle dit d'une voix éteinte, mais d'un ton
qui me sembla celui d'une personne de qualité :
112 LES CONTES DE JACQUES TOTJRNEBROCHE
— J'apprécie, messieurs, ce que vous avez
/ait pour moi dans un sentiment d'huma-
nité; mais je ne puis vous en marquer mon
contentement, car la vie à laquelle vous
m'avez rendue est un mal haïssable et un cruel
supplice.
En entendant ces paroles, mon bon maître,
dont le visage exprimait la compassion, sourit
doucement, parce qu'il ne croyait pas que la
vie fût à jamais haïssable pour une si jeune et
jolie personne.
— Mon enfant, lui dit-il, les choses ne nous
font point la même impression, selon qu'elles
sont proches ou lointaines. Il n'est pas temps
de vous désoler. Fait comme je suis et dans
l'état où m'a réduit le temps injurieux, je sup-
porte la vie où j'ai pour plaisirs de traduire du
grec et de dîner quelquefois avec d'assez hon-
nêtes gens. Regardez-moi, mademoiselle, et
dites-moi si vous consentiriez à vivre dans les
mêmes conditions que moi?
Elle le regarda; ses yeux s'égayèrent presque,
et elle secoua la tête. Puis, reprenant sa tris-
tesse et sa désolation, elle dit :
MADEMOISELLE ROX.VNE 113
— Il n'y a pas au monde une créature aussi
malheureuse que je suis.
— Mademoiselle, répondit mon bon maître,
je suis discret par état et par tempérament ; je ne
chercherai point à vous tirer votre secret. Mais
on voit clairement à votre mine que vous
souffrez d'une peine d'amour. Et c'est un mal
dont on réchappe, car j'en ai été moi-même
atteint. Il y a de cela fort longtemps.
Il lui prit la main, lui donna mille témoi-
gnages de sympathie et poursuivit en ces
termes :
— Je n'ai qu'un regret à cette heure, c'est
de ne pouvoir vous offrir un asile pour passer
le reste de la nuit. Mon gîte est dans un vieux
château assez distant, où je traduis un livre
grec en compagnie de ce jeune Tournebroche
que vous voyez ici.
En effet, nous habitions alors chez M. d'As-
tarac, au Château des Sablons, dans le village
de Xeuilly, et nous étions aux gages d'un
grand souffleur qui périt, depuis, d'une mort
tragique.
— Si toutefois, mademoiselle, ajouta mon
414 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
bon maître, vous saviez quelque lieu où vous
pensiez pouvoir vous rendre, je serai heureux
de vous y accompagner.
A quoi la jeune demoiselle répondit qu'elle
était sensible à tant de bonté, qu'elle logeait
chez une parente où elle était assurée d'entrer
à toute heure, mais qu'elle n'y voulait point
retourner avant le jour, tant pour n'y point
troubler le sommeil des gens que par crainte
d'être trop vivement rappelée à la douleur par
la vue des objets qui lui étaient familiers.
En prononçant ces paroles, elle versa des
larmes abondantes.
Mon bon maître lui dit :
— Mademoiselle, donnez-moi, .s'il vous plaît,
votre mouchoir et je vous en essuierai les
yeux. Puis je vous conduirai, en attendant le
jour, sous les piliers des Halles où nous serons
assis commodément à l'abri du serein.
La jeune demoiselle sourit dans ses larmes.
— Je ne veux point, dit-elle, vous donner
tant de peine. Allez votre chemin, monsieur,
et croyez que vous emportez toute ma recon-
naissance.
MADEMOISELLE RÛXANE 115
Pourtant elle posa la main sur le bras que
lui tendait mon bon maître et nous primes
tous trois le chemin des Halles. La nuit s'était
beaucoup rafraîchie. Dans le ciel qui commen-
çait à prendre une teinte laiteuse, les étoiles
devenaient plus pâles et plus légères. Nous
entendions les premières voitures des maraî-
chers rouler vers les Halles au pas lent d'un
cheval endormi. Parvenus aux piliers, nous
primes place tous trois dans l'embrasure d'un
porche à l'image Saint-Nicolas, sur un degré
de pierre que M. l'abbé Coignard prit soin de
recouvrir de son manteau, avant d'y faire
asseoir la jeune demoiselle.
Là, mon bon maître tint sur divers sujets
des propos plaisants et joyeux à dessein, afin
d'écarter les images funestes qui pouvaient
assaillir 1 àme de notre compagne. Il lui dit
qu'il tenait cette rencontre pour la plus pré-
cieuse qu'il eût jamais faite dans sa vie, qu'il
emporterait d'une si touchante personne un
cher souvenir, sans vouloir lui demander son
nom et son histoire.
Mon bon maître pensait peut-être que l'in-
416 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
connue dirait ce qu'il ne lui demandait pas.
Elle versa de nouveau des larmes, poussa de
grands soupirs et dit :
— J'aurais tort, monsieur, de répondre par
le silence à votre bonté. Je ne crains pas de
me confier à vous. Je me nomme Sophie T***.
Vous l'aviez deviné : c'est la trahison d'un
amant trop chéri qui m'a réduite au désespoir.
Si vous jugez que ma douleur est démesurée,
c'est que vous ne savez point jusqu'où allaient
ma confiance et mon aveuglement, et que vous
ignorez à quel rêve enchanteur je viens d'être
arrachée.
Puis, levant ses beaux yeux sur M. Coignard
et sur moi, elle poursuivit de la sorte :
— Je ne suis pas telle, messieurs, que cette
rencontre nocturne pourrait me faire paraître
à vos yeux. Mon père était marchand. Il alla,
pour son négoce, à l'Amérique, et il périt, à
son retour, dans un naufrage, avec ses mar-
chandises. Ma mère fut si touchée de cette
perte qu'elle en mourut de langueur, me lais-
sant, encore enfant, à une tante qui prit soin
de m'élever. Je fus sage jusqu'au moment où
MADEMOISELLE ROXANE 4 17
je rencontrai celui dont l'amour devait me
causer des joies inexprimables, suivies de ce
désespoir où vous me voyez plongée.
A ces mots, Sophie cacha ses yeux dans son
mouchoir.
Puis elle reprit en soupirant :
— Son état dans le monde était si fort au-
dessus du mien, que je ne pouvais prétendre
à lui appartenir qu'en secret. Je me flattais
qu'il -me serait fidèle. Il me disait qu'il m'ai-
mait et il me persuadait sans peine. Ma tante
connut nos sentiments et elle ne les contraria
pas, parce que son amitié pour moi la rendait
faible et que la qualité de mon cher amant lui
imposait. Je vécus un an dans une félicité qui
vient de finir en un moment. Ce matin il est
venu me demander chez ma tante où j'habite.
J'étais hantée de noirs pressentiments. Je
venais de briser, en me coiffant, un miroir
dont il mTavaît fait présent. Sa vue augmenta
mon inquiétude par l'air de contrainte que
je remarquai tout de suite sur son visage...
Ah! monsieur, est-il un sort pareil au
mien?...
7.
US LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCBE
Ses yeux se gonflaient de larmes qu'elle
renfonça sous ses paupières et elle put achever
son récit, que mon bon maître jugeait aussi
touchant, mais non point aussi singulier qu'elle
le croyait elle-même.
— Il m'annonça froidement, mais non sans
quelque embarras, que son père ayant acheté
une compagnie, il partait pour l'armée, mais
qu'auparavant sa famille exigeait qu'il se
fiançât avec la fille d'un intendant des finances,
dont l'alliance était utile à sa fortune et lui
procurerait assez de biens pour tenir son rang
et faire figure dans le monde. Et le traître,
sans daigner voir ma pâleur, ajouta, de cette
voix si douce, qui m'avait fait mille serments
d'amour, que ses nouveaux engagements ne
lui permettaient plus de me revoir, du moins
de quelque temps. Il me dit encore qu'il me
gardait de l'amitié, et qu'il me priait de rece-
voir une somme d'argent, en souvenir du
temps que nous avions passé ensemble.
» Et il me tendit une bourse.
» Je ne mens point, messieurs, en vous
disant que je n'avais jamais voulu écouter les
MADEMOISELLE ROXANE i 19
offres qu'il m'avait maintes fois faites de me
donner des hardes, des meubles, de la vaisselle,
un état de maison, et de me retirer de chez ma
tante où je vivais fort étroitement, pour me
mettre dans un petit hôtel fort propre, qu'il
avait au Roule. J'estimais que nous ne devions
être unis que par ies liens du sentiment et
j'étais fière de ne tenir de lui que quelques
bijoux qui n'avaient de prix que leur origine.
Aussi la vue de cette bourse qu'il me tendait
souleva mon indignation, et me donna la force
de chasser de ma présence l'imposteur qu'un
seul instant m'avait mise à même de connaître
et de mépriser. Il soutint sans trouble mon
regard indigné et m'assura le plus tranquille-
ment du monde que je n'entendais rien aux
obligations qui remplissent l'existence d'un
homme de qualité, et il ajouta qu'il espérait
que plus tard, dans le calme, j'en viendrais à
mieux juger ses procédés. Et remettant la
bourse dans sa poche, il m'assura qu'il saurait
bien m'en faire parvenir le contenu de manière
à m'en rendre le refus impossible. Et sur cette
idée intolérable, qu'il entendait être quitte
120 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
envers moi par ce moyen, il prit la porte que
je lui montrai sans rien dire. Demeurée seule,
je me sentis une tranquillité qui me surprit
moi-même. Elle venait de ce que j'étais résolue
à mourir. Je m'habillai avec quelque soin,
j'écrivis une lettre à ma tante pour lui demander
pardon de la peine que j'allais lui faire en
mourant et je sortis dans la ville. J'y errai tout
l'après-midi et une partie de la nuit, traversant
les rues animées ou désertes sans éprouver de
fatigue et retardant l'exécution de mon dessein,
pour la rendre plus sûre, à la faveur de l'ombre
et de la solitude. Peut-être aussi, par une sorte
de faiblesse, me plaisait-il de caresser l'idée de
ma mort et de goûter la triste joie de ma déli-
vrance. A deux heures du matin, je descendis
sur la berge de la rivière. Messieurs, vous
savez le reste, vous m'avez arrachée à la mort.
Je vous remercie de votre bonté, sans me
réjouir de ses effets. Les filles abandonnées,
cela court le monde. Je désirais qu'il ne s'en
trouvât point une de plus.
Ayant ainsi parlé, Sophie se tut et recom-
mença de verser des larmes.
MADEMOISELLE ROXANE 121
Mon boa maître lui prit la main avec une
extrême délicatesse
— Mon enfant, lui dit-il, j'ai pris un tendre
intérêt au récit de votre histoire, et je conviens
qu'elle est douloureuse. Mais je suis heu-
reux de discerner que votre mal est guéris-
sable. Outre que votre amant ne méritait guère
les bontés que vous avez eues pour lui et qu'il
s'est montré, à l'épreuve, léger, égoïste et
brutal, je distingue que votre amour pour lui
n'était qu'un penchant naturel et l'effet de
votre sensibilité dont l'objet importait moins
que vous ne vous le figurez. Ce qu'il y avait de
rare et d'excellent dans cet amour venait de
vous. Et rien n'est perdu, puisque la source
demeure. Vos yeux, qui ont coloré des nuances
les plus belles une figure sans doute fort vul-
gaire, ne laisseront pas de répandre encore
ailleurs les rayons de l'illusion charmante.
Mon bon maître parla encore et laissa couler
de ses lèvres les plus belles paroles du monde
sur les troubles des sens et les erreurs des
amants. Mais tandis qu'il parlait, Sophie, qui,
depuis quelques instants, avait laissé fléchir sa
122 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
jolie tête sur l'épaule du meilleur des hommes,
s'endormit doucement. Quand M. l'abbé Coi-
gnard s'aperçut que la jeune demoiselle était
plongée dans le sommeil, il se félicita d'avoir
tenu un langage propre à communiquer à une
âme souffrante le repos et la paix.
— Il faut convenir, dit-il, que mes discours
ont une propriété bienfaisante.
Pour ne pas troubler le sommeil de made-
moiselle Sophie, il prit mille précautions et se
contraignit à parler couramment, dans la
crainte raisonnable que le silence ne l'éveillât.
— Tournebroche, mon fils, me dit-il, toutes
ses misères sont évanouies avec la conscience
qu'elle en avait. Considérez qu'elles étaient
toutes imaginaires et situées dans sa pensée.
Considérez aussi qu'elles étaient causées par
une sorte d'orgueil et de superbe qui accom-
pagne l'amour et le rend très âpre. Car enfin,
si nous aimions avec humilité et dans l'oubli
de nous-même, ou seulement d'un cœur simple,
nous serions satisfaits de ce qu'on nous donne
et nous ne tiendrions pas pour trahison le
mépris qu'on fait de nous. Et s'il nous restait
MADEMOISELLE ROXANE 123
de l'amour après qu'on nous a quittés, nous
attendrions tranquillement d'en faire l'emploi
qu'il plairait à Dieu.
.Mais comme le jour commençait à paraître,
le chant des oiseaux s'éleva si fort qu'il couvrit
la voix de mon bon maître. Il ne s'en plaignit
i ^int.
■ — Ecoutons, dit-il, ces passereaux. Ils font
l'amour plus sagement que les hommes.
Sophie se réveilla dans le jour blanc du
matin, et j'admirai ses beaux yeux que la
fatigue et la douleur avaient cernés d'une nacre
fine. Elle paraissait un peu réconciliée avec la
vie. Elle ne refusa pas une tasse de chocolat
que mon bon maître lui fit prendre sur le seuil
de Mathurine, la belle chocolatière des Halles.
Mais à mesure que cette pauvre demoiselle
recouvrait la raison, elle s'inquiétait de cer-
taines difficultés qu'elle n'avait point aperçues
jusque-là.
— Que dira ma tante? Et que lui dirais-je?
s'écria-t-elle.
Cette tante demeurait vis-à-vis de Saint-
Eustache, à moins de cent pas du pilier de
424 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Mathurine. Nous y conduisîmes la nièce. Et
M. l'abbé Coignard, qui avait l'air assez véné-
rable, en dépit de son soulier sans boucle,
accompagna la belle Sophie au logis de madame
sa tante, à qui il fit un conte :
— J'eus le bonheur, lui dit-il, de rencontrer
mademoiselle votre nièce dans le moment où
elle était précisément attaquée par quatre lar-
rons armés de pistolets, et j'appelai le guet
d'une si forte voix que les voleurs épouvantés
enfilèrent la venelle, mais non point assez vite
pour échapper aux sergents qui, par grand
hasard, accouraient à mon appel. Ils s'empa-
rèrent des brigands après une lutte qui fut
chaude. J'y pris part, madame, et j'y pensai
perdre mon chapeau. Après quoi nous fûmes
conduits, mademoiselle votre nièce, les quatre
larrons et moi, devant monsieur le lieutenant
criminel, qui nous traita avec obligeance, et
nous retint jusqu'au jour dans son cabinet
pour recueillir notre témoignage.
La tante répondit sèchement :
— Je vous remercie, monsieur, d'avoir tiré
ma nièce d'un danger qui, à vrai dire, n'est
MADEMOISELLE ROXANE 125
pas celui qu'une fille de son âge doit le plus
redouter, quand elle se trouve seule de nuit
dans une rue de Paris.
Mon bon maître ne répondit point, mais
mademoiselle Sophie dit avec beaucoup de
sentiment :
— Je vous assure, ma tante, que monsieur
l'abbé m'a sauvé la vie.
Quelques mois après cette étrange aven-
ture, mon bon maître fit le fatal voyage de
Lyon qu'il n'acheva pas. Il fut indignement
assassiné, et j'eus l'inconcevable douleur de le
voir expirer dans mes bras. Les circonstances
de cette mort n'ont point de lien avec le sujet
que je traite ici. J'ai pris soin de les rapporter
ailleurs; elles sont mémorables, et je ne crois
pas qu'on les oublie jamais. Je puis dire que
ce voyage fut de toutes façons infortuné, car,
après y avoir perdu le meilleur des maîtres,
j'y fus quitté par une maîtresse qui m'aimait,
mais n'aimait pas que moi, et dont la perte me
fut sensible après celle de mon bon maître.
C'est une erreur de croire qu'un cœur frappé
d'un mal cruel devient insensible aux nou-
426 LES CONTES DE JACQUES TOURNEDROCHE
•veaux coups du sort. Il souffre au contraire
des moindres disgrâces. Aussi je revins à Paris
dans un état d'abattement qu'on a peine à se
figurer.
Or, un soir que pour me divertir j'allai à la
Comédie où l'on donnait Bajazet, qui est un
bon ouvrage de Racine, je goûtai particuliè-
rement la beauté charmante et le talent ori-
ginal de la comédienne qui jouait le rôle de
Roxane. Elle exprimait avec un naturel admi-
rable la passion dont ce personnage est animé,
et je frissonnai quand je l'entendis qui disait
d'un ton tout uni et pourtant terrible :
Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime.
Je ne me lassai pas de la contempler tout le
temps qu'elle fut sur la scène, et d'admirer la
beauté de ses yeux sous un front pur comme
le marbre et que couronnait une chevelure
poudrée toute semée de perles. Sa taille fine,
qui portait si noblement les paniers, ne laissa
pas non plus de faire une vive impression sur
mon cœur. J'eus d'autant plus le loisir d'exa-
miner cette adorable personne qu'elle se trouva
MADEMOISELLE ROXANE 127
tournée de mon coté pour réciter plusieurs
endroits importants de son rôle. Et plus je la
voyais, plus je me persuadais l'avoir déjà vue,
sans qu'il me fût possible de me rappeler
aucune circonstance de cette première ren-
contre. Mon voisin, qui fréquentait beaucoup à
la Comédie, m'apprit que cette belle actrice
était mademoiselle B**% l'idole du parterre. Il
ajouta qu'elle plaisait autant à la ville qu'au
théâtre, que M. le duc de La"* l'avait mise à
la mode, et qu'elle éclipserait bientôt made-
moiselle Lecouvreur.
J'allais quitter ma place après le spectacle,
quand une femme de chambre me remit un
billet où je lus ces mots tracés au crayon :
« Mademoiselle Roxane vous attend dans son
carrosse à la porte de la Comédie. »
Je ne pouvais croire que ce billet me fût
destiné. Et je demandai à la duègne qui me
l'avait remis si elle ne s'était pas trompée
■d'adresse.
— Il faut, me répondit-elle, si je me suis
trompée, que vous ne soyez point monsieur de
Tournébroche.
i28 LES CONTES DE JACQUES TOURNEBROCHE
Je courus jusqu'au carrosse arrêté devant la
Comédie, et j'y reconnus mademoiselle B***,
sous un capuchon de satin noir.
Elle me fit signe d'entrer, et quand je fus
près d'elle :
— Ne reconnaissez-vous pas, me dit-elle,
Sophie que vous avez tirée de la mort, sur la
berge de la Seine?
— Quoi! vous! Sophie... Roxane... Made-
moiselle B***, est-il possible?...
Mon trouble était extrême, mais elle semblait
le considérer sans déplaisir.
— Je vous ai vu, dit-elle, dans un coin du
parterre, je vous ai reconnu tout de suite et
j'ai joué pour vous. Aussi ai-je bien joué. Je
suis si contente de vous revoir!...
Elle me demanda des nouvelles de M. l'abbé
Coignard, et quand je lui appris que mon bon
maître avait péri malheureusement, elle versa
des larmes.
Elle daigna m'instruire des principaux évé-
nements de sa vie :
— Ma tante, me dit-elle, raccommodait les
dentelles de madame de Saint-Remi qui est,
MADEMOISELLE ROXANE 129
vous le savez, une excellente comédienne. Peu
de temps après cette nuit où vous me fûtes
secourable, j'allai prendre des dentelles chez
la Saint-Remi. Cette dame me dit que j'avais
une figure intéressante. Elle me demanda de
lui lire des vers et jugea que j'avais de l'intel-
ligence. Elle me fit donner des leçons. Je
débutai à la Comédie l'an passé. J'exprime des
passions que j'ai senties, et le public me trouve
quelque talent. Monsieur le duc de La*** me
montre une extrême amitié, et je crois qu'il ne
me causera jamais de chagrin, parce que j'ai
appris à ne demander aux hommes que ce
qu'ils peuvent donner. En ce moment, il
m'attend à souper. Il faut que je le joigne.
Et comme elle lisait ma contrariété dans
mes yeux, elle reprit :
— Mais j'ai dit à mes gens de prendre par
le plus long et d'aller doucement.
SOUS L'INVOCATION."
DE CLIO
LE CHANTEUR DE KYME
Il allait par le sentier qui suit le rivage le
long des collines. Son front était nu, coupé
de rides profondes et ceint d'un bandeau de
laine rouge. Sur ses tempes les boucles blan-
ches de ses cheveux flottaient au vent de la
mer. Les flocons d'une barbe de neige se pres-
saient à son menton. Sa tunique et ses pieds
nus avaient la couleur des chemins sur lesquels
il errait depuis tant d'années. A son côté
pendait une lyre grossière. On le nommait le
Vieillard, on le nommait aussi le Chanteur.
Il recevait encore un autre nom des enfants
qu'il instruisait dans la poésie et dans la
musique; ils l'appelaient l'Aveugle, parce
8
134 sous l'invocation de clio
que sur ses prunelles, que l'âge avait ternies,
tombaient des paupières gonflées et rougies
par la fumée des foyers où il avait coutume
de s'asseoir pour chanter. Mais il ne vivait
pas dans une nuit éternelle, et l'on disait qu'il
voyait ce que les autres humains ne voient
pas. Depuis trois âges d'hommes, il allait
sans cesse par les villes. Et voici qu'après
avoir chanté tout le jour chez un roi d'/Egea,
il retournait à sa maison, dont il pouvait
déjà voir le toit fumer au loin; car, ayant
marché toute la nuit, sans s'arrêter, de peur
d'être surpris par l'ardeur du jour, il décou-
vrit, dans la clarté de l'aurore, la blanche
Kymé, sa patrie. Accompagné de son chien,
appuyé sur son bâton recourbé, il s'avançait
d'un pas lent, le corps droit, la tête haute, par
un reste de vigueur et pour s'opposer à la
pente du chemin, qui descendait dans une
étroite vallée. Le soleil, en se levant sur les
montagnes d'Asie, revêtait d'une lumière rose
les nuages légers du ciel et les côtes des îles
semées dans la mer. Le rivage étincelait. Mais
les collines, couronnées de lentisques et de
LE CHANTEUR DE KYMÉ 135
térébinthes, qui s'étendaient du côté de
lOrient, retenaient encore dans leur ombre
la douce fraîcheur de la nuit.
Le Vieillard compta sur le sol en pente la
longueur de douze fois douze lances et reconnut
à sa gauche, entre les parois de deux roches
jumelles, l'étroite entrée d'un bois sacré. Là,
s'élevait au bord d'une source un autel de
pierres non taillées.
Un laurier le recouvrait à demi de ses
rameaux chargés de fleurs éclatantes. Sur l'aire
foulée, devant l'autel, blanchissaient les os des
victimes. Tout alentour, des offrandes étaient
suspendues aux branches des oliviers. Et, plus
avant, dans l'ombre horrible de la gorge, deux
chênes antiques se dressaient, portant clouées
à leur tronc des têtes décharnées de taureaux.
Sachant que cet autel était consacré à Fhœbos,
le vieillard pénétra dans le bois et, tirant de
sa ceinture où elle était retenue par l'anse, une
petite coupe de terre, il se pencha sur le ruis-
seau qui, dans un lit d'ache et de cresson,
par de longs détours, cherchait la prairie.
Il remplit sa coupe d'eau fraîche, et, comme
136 sous l'invocation de clio
il" était pieux, il en versa quelques gouttes
devant l'autel, avant de boire. Il adorait les
dieux immortels qui ne connaissent ni la souf-
france ni la mort, tandis que sur la terre se
succèdent les générations misérables des hom-
mes. Alors il fut saisi d'épouvante et il redouta
les flèches du fils de Léto. Accablé de maux et
chargé d'ans, il aimait la lumière du jour et
craignait de mourir. C'est pourquoi il eut une
bonne pensée. Il inclina le tronc flexible d'un
ormeau et, le ramenant à lui, suspendit la
coupe d'argile à la cime du jeune arbre qui,
se redressant, porta vers le large ciel l'offrande
du vieillard.
La blanche Kymé s'élevait, ceinte de murs,,
sur le rivage de la mer. Une chaussée mon-
tueuse, pavée de pierres plates, conduisait à
la porte de la ville. Cette porte avait été con-
struite dans des âges dont toute mémoire
était perdue, et l'on disait que c'était un
ouvrage des Dieux. On voyait, gravés dans la
pierre du linteau, plusieurs signes que per-
sonne ne savait expliquer, mais qui étaient
regardés comme des signes heureux. Non loin
LE CHANTEL'R DE KYMÉ 137
de cette porte s'étendait la place publique où
reluisaient, sous les arbres, les bancs des
anciens. C'est auprès de cette place, sur le
côté opposé à la mer, que s'arrêta le Vieillard.
Là était sa maison. Etroite et basse, elle
n'égalait pas en beauté la maison voisine où
un devin illustre vivait avec ses enfants.
L'entrée disparaissait à demi sous un tas de
fumier qu'un porc fouillait de son groin. Ce tas
était modique et non pas ample comme il s'en
voit devant les demeures des hommes riches.
Mais derrière la maison s'étendaient un verger
et des étables que le Vieillard avait construites
de ses mains, en pierres non équarries. Le
soleil gagnait les hauteurs du ciel blanchi ; la
brise de la mer était tombée. Un feu subtil, flot-
tant dans l'air, brûlait les poitrines des hommes
et des animaux. Le Vieillard s'arrêta un moment
sur le seuil pour essuyer du revers de sa main
la sueur de son front. Son chien, l'œil attentif
et la langue pendante, immobile, soufflait.
La vieille Mélantho, venue du fond de la
demeure, parut sur le seuil et prononça de
bonnes paroles. Elle s'était fait attendre,
8.
J
138 sous l'invocation de clio
parce qu'un Dieu avait mis dans ses jambes un
esprit mauvais qui les gonflait et les rendait
plus lourdes que deux outres de vin. C'était
une esclave carienne, qu'un roi avait donnée
jeune au chanteur, alors jeune et plein de
force. Et elle avait conçu dans le lit de son
nouveau maître un grand nombre d'enfants.
Mais il n'en restait pas un seul à la maison.
Les uns étaient morts, les autres s'en étaient
allés au loin pour exercer dans les villes des
Achéens l'art du chanteur ou celui du charron,
car tous étaient doués d'un esprit ingénieux.
Et Alélantho demeurait seule dans la maison
avec Àrété, sa bru, et les deux enfants d'Àrété.
Elle accompagna le maître dans la grande
salle aux poutres enfumées, au milieu de
laquelle, devant l'autel domestique, s'étendait,
couverte de braises rouges et de graisses fon-
dues, la pierre du foyer. Autour de la salle
s'ouvraient, sur deux étages, des chambres
étroites; et un escalier de bois conduisait aux
chambres hautes des femmes. Contre les piliers
qui soutenaient le toit reposaient les armes
de bronze que le vieillard portait dans sa jeu-
LE CHANTEUR DE KYMÉ 139
nesse, alors qu'il suivait les rois dans les villes,
où ils allaient sur leurs chars reprendre des
filles de Kvmé que des héros avaient enlevées.
Une cuisse de bœuf était pendue à l'une des
solives.
Les anciens de la ville l'avaient envoyée la
veille au chanteur pour l'honorer. Il se réjouit
à cette vue. Debout, tirant un long souffle de
sa poitrine desséchée par l'âge, il ôta de des-
sous sa tunique, avec quelques gousses d'ail,
restes de son souper agreste, le présent qu'il
avait reçu du roi d'^Egea, une pierre tombée
du ciel et précieuse, car elle était de fer, mais
trop petite pour former une pointe de lance.
Il rapportait encore un caillou qu'il avait
trouvé sur son chemin. Ce caillou, quand on
le regardait d'un certain côté, présentait
l'image d'une tête d'homme. Et le Vieillard,
le montrant à Mélantho :
— Femme, vois, lui dit-il, que ce caillou
est à la ressemblance de Pakôros, le forgeron;
ce n'est pas sans la permission des Dieux
qu'une pierre est à ce point semblable à
Pakôros.
140 sous l'invocation de clio
Et quand la vieille Mélantho lui eut versé
de l'eau sur les pieds et sur les mains pour
effacer la poussière qui les souillait, il saisit
entre ses deux bras la cuisse de bœuf, la porta
sur l'autel et commença à la dépouiller. Étant
sage et prudent, il ne laissait point aux femmes
ni aux enfants le soin de préparer le repas; et,
à l'exemple des rois, il faisait cuire lui-même
la chair des animaux.
Cependant Mélantho ranimait le feu du
foyer. Elle soufflait sur les brindilles de bois
sec jusqu'à ce qu'un Dieu les enveloppât de
flammes. La flamme ayant jailli, le vieillard y
jeta les chairs découpées, qu'il retournait avec
une fourche de bronze. Assis sur ses talons,
il respirait l'acre fumée qui, remplissant la
salle, lui tirait les larmes des yeux; mais son
esprit n'en était point irrité, à cause de l'habi-
tude, et parce que cette fumée était signe
d'abondance. A mesure que la rudesse des
chairs était domptée par la force invincible
du feu, il portait les morceaux à sa bouche, et,
les broyant avec lenteur entre ses dents usées,
il mangeait en silence. Debout à son côté, la
LE CHANTEUR DE KYMÉ 141
vieille Mélantho lui versait le vin noir dans
une coupe d'argile semblable à celle qu'il avait
donnée au Dieu.
Quand il eut apaisé sa faim et sa soif, il
demanda si tout était bien dans la maison et
dans l'étable. Et il s'enquit de la laine tissée
en son absence, des fromages mis sur l'éclisse
et des olives mûres pour le pressoir. Et, son-
geant qu'il possédait peu de biens, il dit :
— Lesbéros nourrissent dans les prairies des
troupeaux de bœufs et de génisses. Ils ont des
esclaves beaux et robustes en grand nombre ;
les portes de leur maison sont d'ivoire et
d'airain, et leurs tables sont chargées de cratères
d'or. La force de leur cœur leur assure des
richesses, qu'ils gardent parfois jusqu'au déclin
de l'âge. Certes, dans ma jeunesse, je les
égalais en courage, mais je n'avais ni chevaux,
ni chars, ni serviteurs, ni même une armure
assez épaisse pour les égaler dans les combats
et pour y gagner des trépieds d'or et des
femmes d'une grande beauté. Celui qui combat
à pied, avec de faibles armes, ne peut pas tuer
beaucoup d'ennemis, parce que lui-même il
142 sous l'invocation de clio
craint la mort. Aussi, combattant sous les murs
villes, dans la foule obscure des serviteurs,
je n'ai jamais rapporté de riches dépouilles.
La vieille Mélantho répondit :
— La guerre donne aux hommes des
richesses et les leur ôte. Mon père Kyphos
possédait à Mylata un palais et d'innombrables
troupeaux. Mais des hommes armés lui ont
tout pris, et ils l'ont tué. Moi-même, j'ai été
emmenée esclave, mais je n'ai pas été mal-
traitée, parce que j'étais jeune. Les chefs
m'ont reçue dans leur lit; et je n'ai jamais
manqué de nourriture. Tu as été mon dernier
maître et aussi le moins riche.
Elle parlait sans joie et sans tristesse.
Le Vieillard lui répondit :
— Mélantho, tu ne peux te plaindre de moi,
car je t'ai toujours traitée avec douceur. Ne
me reproche point de n'avoir point gagné de
grandes richesses. Il y a des armuriers et des
forgerons qui sont riches. Ceux qui sont habiles
à construire des chars tirent profit de leur tra-
vail. Les devins reçoivent de grands présents.
Mais la vie des chanteurs est dure.
LE CHANTEUR DE XYMÉ 143
La vieille Alélantho dit :
— La vie de beaucoup d'hommes est dure.
Et, d'un pas pesant, elle sortit de la maison
pour aller chercher, avec sa bru, du bois dans
le cellier. C'était l'heure où l'ardeur invin-
cible du soleil accable les hommes et les ani-
maux, et fait taire même la voix des oiseaux
dans le feuillage immobile. Le Vieillard
s'étendit sur une natte et, se voilant le visage,
il s'endormit.
Pendant son sommeil, il fut visité par un
petit nombre de songes, qui n'étaient ni plus
beaux ni plus rares que ceux qui lui venaient
chaque jour. Ces songes lui présentaient des
images d'hommes et de bêtes. Et, comme il y
reconnaissait des humains qu'il avait connus
durant qu'ils vivaient sur la terre fleurie, et
qui, depuis, ayant perdu la lumière du jour,
étaient couchés sous un tertre funèbre, il se
persuadait que les âmes des morts flottent
dans l'air, mais qu'elles sont sans vigueur et
telles que les ombres vaines. Il était instruit
par les songes qu'il est aussi des ombres d'ani-
maux et de plantes, qu'on voit dans le som-
144 SOUS L'INVOCATION DE CLIO
meil. 11 était certain que les morts errant dans
l'Hadès forment eux-mêmes leur image,
puisque nul autre ne la pourrait former pour
eux, à moins d'être un de ces Dieux qui se
plaisent à tromper la faible intelligence des
hommes. Mais, n'étant pas devin, il ne pou-
vait faire la distinction des songes menteurs
et des songes véritables; et, las de chercher
des avis dans les images confuses de la nuit,
il les regardait passer avec indifférence sous
ses paupières closes.
A son réveil, il vit, rangés devant lui dans
l'attitude du respect, les enfants de Kymé aux-
quels il enseignait la poésie et la musique,
comme son père les lui avait enseignées. Il y
avait parmi eux les deux fils de sa bru. Plu-
sieurs étaient aveugles ; car on destinait de
préférence à l'état de chanteurs ceux qui,
privés de la vue, ne pouvaient ni travailler
aux champs ni suivre les héros dans les
guerres.
Ils tenaient dans leurs mains les offrandes
dont ils payaient les leçons du chanteur, des
fruits, un fromage, un rayon de miel, une
LE CHANTEUR DE KYMÉ lia
toison de brebis, et ils attendaient que le
maître approuvât leur offrande pour la déposer
sur l'autel domestique.
Le Vieillard, s'étant levé, saisit sa lyre sus-
pendue à une poutre de la salle et dit avec
bonté :
— Enfants, il est juste que les riches offrent
un grand présent, et que les pauvres en don-
nent un moindre. Zeus, notre père, a partagé
inégalement les biens entre les hommes. Mais
il châtierait l'enfant qui ravirait le tribut qu'on
doit au chanteur divin.
La vigilante Mélantho vint enlever les
offrandes sur l'autel. Et le Vieillard, ayant
accordé sa lyre, commença d'enseigner un
chant aux enfants, assis à terre, autour de
lui, les jambes croisées.
— Ecoutez, leur dit-il, le combat dePatrocle
;t de Sarpédon. Ce chant est beau.
Et il chanta. Il modulait les sons avec force,
ippliquant le même rythme et la même
idence à tous les vers; et pour que sa voix
ne faiblît pas, il la soutenait, par intervalles
réguliers, d'une note de sa lyre à trois cordes.
9
146 sous l'invocation de clio
Et, avant de prendre les repos nécessaires, iî
poussait un cri aigu accompagné d'une vibra-
tion stridente des cordes.
Après qu'il avait dit un nombre de vers
égal à deux fois le nombre des doigts de ses
mains, il les faisait répéter aux enfants qui les
criaient tous ensemble d'une voix perçante
en touchant, à l'exemple du maître, leurs
petites lyres, qu'ils avaient taillées eux-
mêmes dans du bois, et qui ne rendaient
point de son.
Le Vieillard répétait les mêmes vers avec
patience jusqu'à ce que les petits chanteurs
les eussent retenus exactement. Il louait les
enfants attentifs, mais ceux qui manquaient de
mémoire ou d'esprit, il les frappait du bois de
sa lyre et ils allaient pleurer contre un pilier
de la salle. Il donnait l'exemple du chant;
mais il n'y joignait point de préceptes, parce
qu'il croyait que les choses de la poésie étaient
établies anciennement et hors du jugement
des hommes. Les seuls conseils qu'il leur
donnM regardaient la bienséance.
Il leur disait :
LE CHANTEUR DE KYMÉ 147
— Honorez les rois et les héros, qui sont
au-dessus des autres hommes. Nommez les
héros parleur nom et par le nom de leur père,
afin que ces noms ne se perdent pas. Quand
vous vous tiendrez assis dans les assemblées,
ramenez votre tunique sur vos cuisses et
que votre maintien exprime la grâce et la
pudeur.
Il leur disait encore :
— Ne crachez pas dans les fleuves, parce
que les fleuves sont sacrés. Ne faites point de
changement, soit par faute de mémoire, soit
par caprice, aux chants que je vous enseigne;
et quand un roi vous dira : « Ces chants sont
beaux. Qui te les enseigna? » Vous répon-
drez : « Je les tiens du Vieillard de Kymé, qui
les tenait de son père, à qui un Dieu sans
doute les avait inspirés. »
De la cuisse de bœuf, il lui restait quelques
morceaux excellents. Ayant mangé un de ces
morceaux devant le foyer et brisé les os avec
une hache de bronze, pour en tirer la moelle,
dont seul dans la maison il était digne de se
nourrir, il fît, avec le reste des viandes, la
s
1
148 sous l'invocation de clio
part des femmes et des enfants pour deux
jours.
Alors il reconnut que bientôt il ne resterait
plus rien delà bonne nourriture, et il songea :
« Les riches sont aimés de Zeus, et les pauvres
ne le sont pas. J'ai, sans doute, offensé, sans
le savoir, quelqu'un des Dieux qui viven
cachés dans les forêts ou dans les montagnes,
ou plutôt l'enfant d'un immortel ; et c'est pour
expier mon crime involontaire que je traîne
une vieillesse indigente. On commet parfois
sans intention mauvaise des actions punis-
sables, parce que les Dieux n'ont pas exacte-
ment révélé aux hommes ce qu'il est permis
ou défendu de faire. Et leur volonté est
obscure. » Il agita longtemps ces pensées dans
son esprit, et, craignant le retour de la faim
cruelle, il résolut de ne pas rester la nuit oisif
dans la demeure, mais d'aller, cette fois, vers
les contrées où l'Hermos coule entre les
rochers et où l'on voit Ornéia, Smyrne et la
belle Hissia couchées sur la montagne qui,
comme l'éperon d'un navire phénicien,
s'enfonce dans la mer. C'est pourquoi, à l'heure
LE CHANTEUR DE KYMÉ 149
où les premières étoiles tremblent dans le
ciel pâle, il ceignit la courroie de sa lyre et
s'en alla, le long du rivage, vers les demeures
des hommes riches, qui se plaisent à entendre,
durant les longs festins, les louanges des
héros et les généalogies des Dieux.
Ayant cheminé toute la nuit selon sa cou-
tume, il découvrit aux clartés roses du matin
une ville assise sur un haut promontoire, et
il reconnut l'opulente Hissia, aimée des
colombes, qui regarde du haut d'un rocher les
îles blanches se jouer comme des nymphes
dans la mer étincelante. Il s'assit non loin de
la ville, au bord d'une fontaine, pour se
reposer et pour apaiser sa faim avec des
oignons qu'il avait emportés dans un pli de sa
tunique.
Il achevait à peine son repas quand une
jeune fille, portant une corbeille sur sa tête,
vint à la fontaine pour y laver du linge. Elle
le regarda d'abord avec défiance, mais voyant
ril portait une lyre de bois sur sa tunique
léchirée et qu'il était vieux et accablé de
itigue, elle s'approcha sans crainte et sou-
150 sous l'invocation de clio
dain, émue de pitié et de vénération, elle
puisa dans le creux de ses deux mains rappro-
chées un peu d'eau dont elle rafraîchit les
lèvres du chanteur.
Alors il la nomma fille de roi ; il lui promit
une longue vie et lui dit :
— Jeune fille, l'essaim des désirs flotte
autour de ta ceinture. Et j'estime heureux
l'homme qui te conduira dans sa couche. Et
moi, vieillard, je loue ta beauté comme l'oiseau
nocturne qui pousse son cri méprisé sur le toit
des époux. Je suis un chanteur errant. Jeune
fille, dis-moi de bonnes paroles.
Et la jeune fille répondit :
— Si, comme tu dis et comme il semble, tu
es un joueur de lyre, ce n'est pas un mauvais
destin qui t'amène dans cette ville. Car le
riche Mégès reçoit aujourd'hui un hôte qui lui
est cher, et il donne aux principaux habitants
de la ville, en l'honneur de son hôte, un grand
festin. Sans doute, il voudra leur faire entendre
un bon chanteur. Va le trouver. On voit d'ici
sa maison. Il n'est pas possible d'y arriver
du côté de la mer, parce qu'elle est située sur
LE CHANTEUR DE KYMÉ 151
ce haut promontoire qui s'avance au milieu
des flots et qui n'est visité que par les alcyons.
Mais si tu montes à la ville par l'escalier
taillé dans le roc du côté de la terre, au regard
des coteaux plantés de vigne, tu reconnaîtras
facilement entre toutes la maison de Mégès.
Elle est fraîchement enduite de chaux et plus
spacieuse que les autres.
Et le Vieillard, se dressant sur ses jambes
raidies, gravit l'escalier taillé dans le roc par
les hommes des anciens jours, et, parvenu au
plateau élevé sur lequel s'étend la ville
d'Hissia, il reconnut sans peine la maison du
riche Mégès.
L'abord lui en fut agréable, car le sang des
taureaux fraîchement égorgés ruisselait au
dehors, et l'odeur des graisses chaudes se
répandait au loin. Il franchit le seuil, pénétra
dans la vaste salle du festin, et ayant touché
de la main l'autel, il s'approcha de Mégès qui
donnait des ordres à ses serviteurs et décou-
pait les viandes. Déjà les convives étaient
rangés autour du foyer, et ils se réjouissaient
dans l'espérance d'une abondante nourriture.
152 sous l'invocation de clio
Il y avait parmi eux beaucoup de rois et de
héros. Mais l'hôte que Mégès voulait honorer
en ce repas était un roi de Khios qui, pour
acquérir des richesses, avait longtemps navigué
sur la mer et beaucoup enduré. Il se nommait
Oineus. Tous les convives le regardaient avec
admiration parce qu'il avait, comme autrefois
le divin Ulysse, échappé à d'innombrables
naufrages, partagé, dans des îles, la couche des
magiciennes et rapporté des trésors. Il contait
ses voyages, ses fatigues, et, doué d'un esprit
subtil, il y ajoutait des mensonges.
Reconnaissant un chanteur à la lyre que le
Vieillard portait suspendue à son côté, le riche
Mégès lui dit :
— Sois le bienvenu. Quels chants sais-tu
dire?
Le Vieillard répondit :
— Je sais la Querelle des rois qui causa de
grands maux aux Achéens, je sais l'Assaut du
mur. Et ce chant est beau. Je sais aussi Zeus
trompé, l'Ambassade et l'Enlèvement des
morts. Et ces chants sont beaux. Je sais encore
six fois soixante chansons très belles.
LE CHANTEUR DE KYMÉ 153
De cette manière, il faisait entendre qu'il en
savait beaucoup. Mais il n'en connaissait pas
le nombre.
Le riche Mégès répliqua d'un ton moqueur :
— Les chanteurs errants disent toujours,
dans l'espoir d'un bon repas et d'un riche pré-
sent, qu'ils savent beaucoup de chansons; mais,
à l'épreuve, on s'aperçoit qu'ils ont retenu un
petit nombre de vers, dont ils fatiguent, en les
répétant, les oreilles des héros et des rois.
Le Vieillard fit une bonne réponse :
— Mégès, dit-il, tu es illustre par tes
richesses. Sache que le nombre des chants
connus de moi égale celui des taureaux et des
génisses que tes bouviers mènent paître dans
la montagne.
Mégès, admirant l'esprit du Vieillard, lui dit
avec douceur :
— Il faut une intelligence non petite pour
contenir tant de chansons. Mais, dis-moi : Ce
que tu sais d'Achille et d'Ulysse est-il bien
vrai? Car on sème d'innombrables mensonges
sur ces héros.
Et le chanteur répondit :
9.
154 sous l'invocation de clio
— Ce que je sais de ces héros, je le tiens de
mon père, qui l'avait appris des Muses elles-
mêmes, car autrefois les Muses immortelles
visitaient, dans les antres et les bois, les chan-
teurs divins. Je ne mêlerai point de mensonges
aux antiques récits.
Il parlait de la sorte, avec prudence. Cepen-
dant, aux chants qu'il avait appris dès l'enfance,
il avait coutume d'ajouter des vers pris dans
d'autres chants ou trouvés dans son esprit. Il
composait lui-même des chants presque tout
entiers. Mais il n'avouait pas qu'ils étaient
son ouvrage de peur qu'on n'y trouvât à
redire. Les héros lui demandaient de préfé-
rence des récits anciens qu'ils croyaient dictés
par un Dieu, et ils se défiaient des chants nou-
veaux. Aussi, quand il disait des vers sortis de
son intelligence, il en cachait soigneusement
l'origine. Et comme il était très bon poète et
qu'il observait exactement les usages établis,
ses vers ne se distinguaient en rien de ceux des
aïeux; ils étaient à ceux-là pareils en forme et
en beauté, et dignes, dès leur naissance, d'une
gloire immortelle.
LE CHANTEUR DE KYMÉ 155
Le riche Mégès ne manquait point d'intelli-
gence. Devinant que le Vieillard était un bon
chanteur, il lui donna une place honorable au
foyer et lui dit :
— Vieillard, quand nous aurons apaisé
notre faim, tu nous chanteras ce que tu sais
d'Achille et d'Ulysse. Efforce-toi de charmer
les oreilles d'Oineus mon hôte, car c'est un
héros plein de sagesse.
Et Oineus, qui avait longtemps erré sur la
mer, demanda au joueur de lyre s'il connais-
sait les voyages d'Ulysse. Mais le retour des
héros qui avaient combattu devant Troie était
encore enveloppé d'obscurité, et personne ne
savait ce qu'Ulysse avait souffert, errant sur
la mer stérile.
Le Vieillard répondit :
— Je sais que le divin Ulysse entra dans le
lit de Circé et trompa le Cyclope par une ruse
ingénieuse. Les femmes en font des contes
entre elles. Mais le retour du héros dans Ithaque
est caché aux chanteurs. Les uns disent qu'il
rentra en possession de sa femme et de ses
biens ; les autres qu'il chassa Pénélope, parce
456 sous l'invocation de clio
qu'elle avait mis les prétendants dans sa cou-
che; et que lui-même, châtié par les Dieux,
erra sans repos parmi les peuples, une rame
sur l'épaule.
Oineus répondit :
— J'ai appris dans mes voyages qu'Ulysse
était mort, tué de la main de son fils.
Cependant Mégès distribuait aux convives la
chair des bœufs. Et il présentait à chacun le
morceau convenable. Oineus l'en loua gran-
dement.
— Mégès, lui dit-il, on voit que tu es accou-
tumé à donner des festins.
Les bœufs de Mégès se nourrissaient des
herbes odorantes qui croissent au flanc des
montagnes. Leur chair en était toute parfumée,
et les héros ne pouvaient s'en rassasier. Et
comme Mégès remplissait à tout moment une
coupe profonde qu'il passait ensuite à ses hôtes,
le repas se prolongea très avant dans la journée.
Nul n'avait souvenir d'un si beau festin.
Le soleil était près de descendre dans la
mer, quand les bouviers, qui gardaient dans
la montagne les troupeaux de Mégès, vinrent
LE CHANTEUR DE KYMÉ 157
prendre leur part des viandes et des vins.
Mégès les honorait parce qu'ils paissaient les
troupeaux, non point indolemment comme les
bouviers de la plaine, mais armés de lances
d'airain et ceints de cuirasses, afin de défendre
les bœufs contre les attaques des peuples de
l'Asie. Et ils étaient semblables aux héros et
aux rois, qu'ils égalaient en courage. Deux
chefs les conduisaient, Peiros et Thoas, que
le maître avait mis au-dessus d'eux comme les
plus braves et les plus intelligents. Et, vraiment,
on ne pouvait voir deux hommes plus beaux.
Mégès les accueillit à son foyer comme les pro-
tecteurs illustres de ses richesses. Il leur donna
de la chair et du vin autant qu'ils en voulurent.
Oineus, les admirant, dit à son hôte :
— Je n'ai pas vu, dans mes voyages,
r d'hommes ayant les bras et les cuisses aussi
vigoureux et bien formés que les ont ces deux
chefs de bouviers.
Alors Mégès prononça une parole impru-
dente. Il dit :
— Peiros est plus fort dans la lutte, mais
Thoas l'emporte à la course.
158 sous l'invocation de clio
En entendant cette parole, les deux bouviers
se regardèrent l'un l'autre avec colère, et
Thoas dit à Peiros :
— Il faut que tu aies fait boire au maître
un breuvage qui rend insensé pour qu'il dise
à présent que tu es meilleur que moi dans la
lutte.
Et Peiros irrité répondit à Thoas :
— Je me flatte de te vaincre à la lutte. Quant
à la course, je t'en laisse le prix, que le maître
t'a donné. Car il n'est pas surprenant qu'ayant
le cœur d'un cerf tu en aies aussi les pieds.
Mais le sage Oineus apaisa la querelle des
bouviers. Il conta des fables ingénieuses où
paraissaient les dangers des rixes dans les
banquets. Et, comme il parlait bien, il fut
approuvé. Le calme s'étant rétabli, Mégès dit
au Vieillard :
— Chante-nous, ami, la colère d'Achille et
l'assemblée des rois.
Et le Vieillard, ayant accordé sa lyre, poussa
dans l'air épais de la salle les grands éclats de
sa voix.
Un souffle puissant s'exhalait de sa poitrine,
LE CHANTEUR DE KYMÉ 159
et tous les convives se taisaient pour entendre
les paroles mesurées qui faisaient revivre les
âges dignes de mémoire. Et plusieurs son-
geaient : « Il est prodigieux qu'un homme si
vieux, et desséché par les ans comme un cep
de vigne qui ne porte plus ni fruits ni feuilles,
tire de son sein une si puissante haleine. »
Un murmure de louanges s'élevait par
moments de l'assemblée comme un souffle du
violent Zéphyr dans les forêts. Mais tout à coup
la querelle des deux bouviers, un moment
apaisée, éclata avec violence. Echauffés par le
vin, ils se défiaient à la lutte et à la course.
Leurs cris farouches couvraient la voix du
chanteur qui vainement haussait sur l'assem-
blée la clameur harmonieuse de sa bouche et
de sa lyre. Les pâtres amenés par Peiros et
Thoas, agités par l'ivresse, frappaient dans
leurs mains et grognaient comme des porcs.
Ils formaient depuis longtemps deux bandes
rivales et partageaient l'inimitié des chefs.
— Chien! cria Thoas.
Et il porta à Peiros un coup de poing sur la
face qui fit jaillir abondamment le sang de
160 sous l'invocation de clio
la bouche et des narines. Peiros, aveuglé,
heurta du front la poitrine de Thoas, qui
tomba en arrière, les côtes brisées. Aussitôt les
bouviers rivaux se précipitent, échangeant les
injures et les coups.
Mégès et les rois essayent en vain de séparer
les furieux. Et le sage Oineus lui-même est
repoussé par ces bouviers, qu'un Dieu a privés
de raison. Les coupes d'airain volent de toutes
parts. Les grands os des bœufs, les torches
fumantes, les trépieds de bronze s'élèvent et
s'abattent sur les combattants. Les corps mêlés
des hommes roulent sur le foyer qui s'éteint,
dans le vin des outres crevées.
Une obscurité profonde enveloppe la salle,
où montent des imprécations aux Dieux et des
hurlements de douleur. Des bras furieux
empoignent des bûches ardentes et les lancent
dans les ténèbres. Un tison enflammé atteint
au front le chanteur, debout, muet, immobile.
Alors, d'une voix plus grande que tous les
bruits du combat, il maudit cette maison inju-
rieuse et ces hommes impies. Puis, pressant sa
lyre contre sa poitrine, il sortit de la demeure
LE CHANTEUR DE KYMÉ 161
et marcha vers la mer le long du haut promon-
toire. A sa colère succédait une profonde lassi-
tude et un acre dégoût des hommes et de la vie.
Le désir de se mêler aux Dieux enflait sa
poitrine. Une ombre douce, un silence amical
et la paix de la nuit enveloppaient toutes
choses. A l'occident, vers ces contrées où l'on
dit que flottent les ombres des morts, la lune
divine, suspendue dans le ciel limpide, semait
de fleurs argentées la mer souriante. Et le vieil
Homère s'avança sur le haut promontoire
jusqu'à ce que la terre, qui l'avait porté si
longtemps, manquât sous ses pas.
KOMM LATREBATE
Les Atrébates étaient établis sur une terre
brumeuse, le long d'un rivage battu par une
mer toujours agitée et dont les sables se sou-
levaient aux vents du large comme les lames
de l'Océan. Leur tribus habitaient, aux bords
mouvants d'une large rivière, des enclos
formés par des abatis d'arbres, au milieu des
étangs, dans des forêts de chênes et de bou-
leaux. Ils y élevaient des chevaux à grosse tête
et de courte encolure, dont le poitrail .était
large, la croupe belle, la jambe nerveuse, et
qui faisaient d'excellentes bêtes de trait. Ils
164 sous l'invocation de clio
entretenaient, à l'orée des bois, des porcs
énormes, aussi sauvages que des sangliers. Ils
chassaient avec des dogues les bêtes féroces
dont ils clouaient la tête sur les parois de leurs
maisons de bois. Ces animaux, ainsi que les
poissons de la mer et des fleuves, faisaient
leur nourriture. Ils les grillaient et les assai-
sonnaient de sel, de vinaigre et de cumin. Ils
buvaient du vin et, dans leurs repas de lions,
s'enivraient autour des tables rondes. Il y avait
parmi eux des femmes qui, connaissant la
vertu des herbes, cueillaient la jusquiame, la
verveine et la plante salutaire nommée selage,
qui croît dans les creux humides des rochers.
Elles composaient un poison avec le suc de
l'if. Les Atrébates avaient aussi des prêtres et
des poètes qui savaient ce que les autres
hommes ignorent.
Ces habitants des forêts, des marécages et
des grèves étaient de haute taille; ils ne cou-
paient point leurs chevelures blondes et cou-
vraient leurs grands corps blancs d'une saie
de laine qui avait les couleurs de la vigne
empourprée par l'automne. Ils étaient soumis
KOMM l'atrébate 165
à des chefs établis au-dessus des tribus.
Les Atrébates savaient que les Romains
étaient venus faire la guerre aux peuples de la
Gaule, et que des nations entières avaient été
vendues, corps et biens, sous la lance. Ils
étaient avertis très vite de ce qui se passait au
bord du Rhône et de la Loire. Les signes et
les paroles volent comme l'oiseau. Et ce qui
se disait à Genabum des Carnutes au lever du
soleil était entendu sur les sables de l'Océan à
la première veille de nuit. Mais ils ne s'inquié-
taient point du sort de leurs frères, ou plutôt,
jaloux de leurs frères, ils se réjouissaient des
maux que leur infligeait César. Ils ne haïs-
saient pas les Romains, puisqu'ils ne les con-
naissaient pas. Ils ne les craignaient point,
parce qu'il leur semblait impossible qu'une
armée pût pénétrer à travers les bois et les
marais qui entouraient leurs habitations. Ils
n'avaient point de villes, bien qu'ils donnas-
sent ce nom à Némétocenne, vaste enclos
fermé par des palissades, qui servait d'abri,
en cas d'attaque, aux guerriers, aux femmes
et aux troupeaux. Nous venons de dire qu'ils
166 sous l'invocation DE CLIO
avaient encore, sur toute l'étendue de leur
territoire, beaucoup d'autres abris de cette
sorte, mais plus petits. On les appelait aussi
des villes.
Ils ne comptaient point sur ces abatis
d'arbres pour résister aux Romains, qu'ils
savaient habiles à prendre les cités défendues
par des murs de pierre et par des tours de bois.
Ils s'assuraient plutôt sur ce qu'il n'y avait
point de chemins par tout leur territoire. Mais
les soldats romains faisaient eux-mêmes les
routes par lesquelles ils passaient. Ils remuaient
la terre avec une force et une rapidité que ne
concevaient pas les Gaulois de la forêt pro-
fonde, chez qui le fer était plus rare que l'or.
Et les Atrébates apprirent un jour, non sans
une profonde stupeur, que la longue voie
romaine, avec sa belle chaussée de pierres et
ses bornes posées de mille en mille, s'avançait
vers leurs halliers et leurs marécages. Ils firent
alors alliance avec les peuples répandus dans
la forêt qu'on nommait la Profonde et qui
opposaient à César une ligue de tribus nom-
breuses. Les chefs atrébates poussèrent le cri
KOMM L'ATRÉBATE 167
de guerre, ceignirent leur baudrier d'or et
de corail, se coiffèrent du casque à cornes de
cerf, de buffle ou d'élan, et tirèrent leur épée,
qui ne valait pas le glaive romain. Ils furent
vaincus et, comme ils avaient du cœur, ils se
firent battre deux fois.
Or il y avait parmi eux un chef très riche,
nommé Komm. Il gardait dans ses coffres un
grand nombre de colliers, de bracelets et
d'anneaux. Il y gardait aussi des têtes humaines
trempées d'huile de cèdre. C'étaient celles des
chefs ennemis tués par lui-même ou par son
père ou par le père de son père. Komm jouis-
sait de la vie en homme fort, libre et puissant.
Suivi de ses armes, de ses chevaux, de ses
chars, de ses dogues bretons, de la foule de ses
hommes de guerre et de ses femmes, il allait,
selon son envie, sur ses domaines illimités,
dans la forêt, le long de la rivière, et s'arrêtait
dans quelqu'un de ces abris sous bois, de ces
métairies sauvages, qu'il possédait en grand
nombre. Là, tranquille, entouré de ses fidèles,
il chassait les bêtes féroces, péchait les pois-
sons, faisait l'élève des chevaux, remémorait
168 SOUS L'INVOCATION DE CLIO
ses aventures de guerre. Et il s'en allait plus
loin, dès qu'il lui en prenait envie. C'était un
homme violent, rusé, d'un esprit subtil,
excellent dans l'action, excellent par la
parole. Quand les Atrébates poussèrent le cri
de guerre, il ne coiffa pas le casque à cornes
d'auroch. Mais il demeura tranquille dans une
de ses maisons de bois pleines d'or, de guer-
riers, de chevaux, de femmes, de porcs sau-
vages et de poissons fumés. Après la défaite
de ses compatriotes, il alla trouver César et
mit au service des Romains son intelligence
et son crédit. Il reçut un accueil favorable.
Jugeant avec raison que ce Gaulois habile et
puissant saurait pacifier le pays et le main-
tenir dans l'obéissance des Romains, César lui
donna de grands pouvoirs et le nomma roi des
Atrébates. Ainsi le chef Komm devint Com-
mius Rex. Il porta la pourpre et fit frapper
des monnaies où se voyait, de profil, sa tête
ceinte du diadème à pointes aiguës des rois
hellènes et des rois barbares, qui tenaient
leur royauté de l'amitié du Peuple romain.
Il ne fut point en exécration aux Atrébates.
KOMM I.'ATRÉBATE 169
Sa conduite intéressée et prudente ne lui avait
point fait de tort chez un peuple qui n'avait
pas sur la patrie et les devoirs du citoyen les
maximes des Grecs et des Latins; qui, sau-
vage, inglorieux, étranger à toute vie publique,
estimait la ruse, cédait à la force et s'émer-
veillait de la puissance royale comme d'une
nouveauté magnifique. Encore la plupart de
ces Gaulois, pauvres pêcheurs de la côte
brumeuse, rudes chasseurs de la forêt, avaient-
ils une meilleure raison de ne point juger
défavorablement la conduite et la fortune du
chef Komm ; ne sachant pas même qu'ils
étaient Atrébates, ni qu'il y eût des Atrébates,
ils se souciaient peu du roi des Atrébates.
Komm ne fut donc point impopulaire. Et si
l'amitié des Romains le mit en péril, ce péril
ne vint point de son peuple.
Or la quatrième année de la guerre, à la fin
de l'été, César arma une flotte pour descendre
chez les Bretons. Soucieux de se ménager des
intelligences dans la grande Ile, il résolut
d'envoyer Komm en ambassade chez les Celtes
de la Tamise, afin de leur offrir l'amitié du
10
170 sous l'invocation de clio
Peuple romain. Komm, qui avait l'esprit
ingénieux et la langue déliée, était désigné
pour cette ambassade par son caractère et par
sa naissance, qui le faisait parent des Bretons.
Car des tribus atrébates étaient alors établies
sur les deux rives de la Tamise.
Komm était fier de l'amitié de César. Mais
il ne s'empressait point d'accomplir une mis-
sion dont il prévoyait les dangers. Pour le-
décider, il fallut lui accorder de très grands;
avantages. César exempta des tributs que
payaient les villes gauloises Némétocenne, qui
déjà devenait une cité et une capitale, tant les
Romains étaient prompts à mettre en valeur
les territoires conquis. Il rendit à Némétocenne
ses droits et ses lois, c'est-à-dire que le rigou-
reux régime de la conquête y fut un peu
adouci. De plus, il donna à Komm la royauté
des Morins, établis sur le rivage de l'Océan, à
côté des Atrébates.
Komm fit voile avec Caius Volusenus
Quadratus, préfet de la cavalerie, envoyé par
César pour reconnaître la grande Ile. Mais
quand le navire aborda la plage de sable au
KOMM L'ATRÉBATE 171
pied des blanches falaises hantées des oiseaux,
le Romain refusa de débarquer, redoutant des
dangers inconnus et la mort certaine. Koram
descendit à terre avec ses chevaux et ses
fidèles, et parla aux chefs bretons venus à sa
rencontre. Il leur fit un discours par lequel
il leur conseillait de préférer l'amité fruc-
tueuse des Romains à leur colère impitoyable.
Mais ces chefs, issus de Hu le Puissant et de
ses compagnons, étaient violents et fiers. Ils
écoutèrent ce langage avec impatience. La
colère éclata sur leurs visages, barbouillés de
pastel. Ils jurèrent de défendre leur Ile contre
les Romains.
— Qu'ils débarquent ici, s'écrièrent-ils, et
ils disparaîtront comme disparaît sur le sable
du rivage la neige qu'a touchée le vent du Midi.
Tenant pour un outrage les avis dictés par
César, ils tiraient déjà l'épée du ceinturon et
voulaient mettre à mort le messager de honte.
Debout, courbé sur son bouclier dans l'atti-
tude du suppliant, Komm invoqua ce nom de
frère qu'il pouvait leur donner. Ils étaient fils
des mêmes pères.
172 sous l'invocation de clio
C'est pourquoi les Bretons ne le tuèrent pas.
Ils le conduisirent enchaîné dans un grand
village voisin de la côte. En traversant une
esplanade qui s'étendait au milieu des huttes
de chaume, il remarqua des pierres hautes et
plates, fichées en terre à intervalles irréguliers
et couvertes de signes qu'il tint pour sacrés,
car il n'était pas facile d'en découvrir le sens.
Il vit que les huttes de ce grand village étaient
semblables à celles des villages atrébates,
mais d'une moindre richesse- Devant les huttes
des chefs, des perches se dressaient, portant
des hures de sangliers, des bois de rennes,
des têtes chevelues d'hommes blonds. Komm
fut conduit dans une hutte qui ne renfermait
que la pierre du foyer recouverte encore de
cendres, un lit de feuilles sèches et la figure
d'un Dieu taillée dans une bille de tilleul. Lié
au pilier qui soutenait le toit de chaume,
l'Atrébate méditait sa mauvaise fortune et
cherchait dans son esprit soit quelque parole
magique très puissante, soit quelque artifice
ingénieux, pour échapper à la colère des chefs
bretons.
KOMM L'ATRÉBATE 173
Et, pour charmer sa misère, il composait,
dans la manière des aïeux, un chant rempli de
menaces et de plaintes, et tout coloré par les
images des montagnes et des forêts natales,
dont il rappelait le souvenir dans son cœur.
Des femmes, tenant leur enfant pressé contre
leur mamelle, vinrent le regarder avec curio-
sité et lui firent des questions sur son pays, sa
race, les aventures de sa vie. Il leur répondit
avec douceur. Mais son âme était triste et
agitée par une cruelle inquiétude.
10.
II
César, retenu jusqu'à la fin de l'été sur le
rivage des Morins, ayant mis à la voile, une
nuit, vers la troisième veille, arriva en vue de
l'Ile à la quatrième heure du jour. Les Bretons
l'attendaient sur la grève. Mais ni leurs flèches
de bois durci, ni leurs chars armés de faux,
ni leurs chevaux au long poil, habitués à nager
dans l'Océan parmi les écueils, ni leurs visages
couverts de peintures terribles n'arrêtèrent les
Romains. L'Aigle entourée des légionnaires
toucha le sol de l'Ile barbare. Les Bretons
s'enfuirent sous la grêle de pierre et de plomb
lancée par des machines qu'ils croyaient des
monstres. Frappés de terreur, ils couraient
KOMM L*ATRÉBATE 175
comme un troupeau d'élans sous l'épieu du
chasseur.
Lorsqu'ils eurent atteint, vers le soir, le
grand village voisin de la côte, les chefs s'assi-
rent sur les pierres rangées en cercle autour
de l'esplanade, et tinrent conseil. Ils prolon-
gèrent leur délibération tout le long de la nuit,
et quand l'aube commença d'éclairer l'horizon,
tandis que le chant de l'alouette perçait le ciel
gris, ils se rendirent dans la hutte où Komm
ï'Atrébate était enchaîné depuis trente jours.
Us le regardèrent avec respect, à cause des
Romains, le délièrent, lui offrirent une boisson
faite avec le jus fermenté des merises, lui
rendirent ses armes, ses chevaux, ses compa-
gnons et, lui adressant des paroles flatteuses,
le supplièrent de les accompagner au camp
des Romains et de demander pardon pour eux
à César le Puissant.
— Tu le persuaderas de nous être ami,
lui dirent-ils, car tu es sage et tes paroles
sont agiles et pénétrantes comme des flèches.
Parmi tous les ancêtres dont le souvenir
nous a été gardé dans des chants, il ne s'en
176 sous l'invocation de clio
trouve pas un seul qui te surpasse en pru-
dence.
Komm l'Atrébate entendit ces discours avec
joie. Mais il cacha le plaisir qu'il en ressen-
tait et, la lèvre soulevée par un sourire amer,
il dit aux chefs bretons, en leur montrant du
doigt les feuilles détachées des bouleaux, qui
tournoyaient au vent :
— Les pensées des hommes vains sont agi-
tées comme ces feuilles et sans cesse retour-
nées dans tous les sens. Hier ils me tenaient
pour un insensé et disaient que j'avais mangé
l'herbe d'Erin, qui enivre les animaux.
Aujourd'hui ils estiment que la sagesse des
aïeux est en moi. Pourtant je suis aussi bon
conseiller un jour que l'autre, car mes paroles
ne dépendent point du soleil ou de la lune,
mais de mon intelligence. Je devrais, pour
prix de votre méchanceté, vous abandonner à
la colère de César, qui vous fera couper le
poing et crever les yeux, afin qu'allant men-
dier du pain et de la bière dans les villages
illustres, vous portiez témoignage par toute
l'Ile bretonne de sa force et de sa justice.
KOMM L'ATRÉBATE 477
Pourtant j'oublierai l'injure que vous m'avez
faite, me rappelant que nous sommes frères,
que les Bretons et les Atrébates sont les fruits
du même arbre. J'agirai pour le bien de mes
frères qui boivent l'eau de la Tamise. L'amitié
de César que je venais leur porter dans leur
Ile, je la leur ferai rendre maintenant qu'ils
l'ont perdue par leur folie. César, qui aime le
chef Komm et l'a établi roi sur les Atrébates
et sur les Morins aux colliers de coquilles,
aimera les chefs bretons, peints de couleurs
ardentes, et les confirmera dans leur richesse
et leur puissance, parce qu'ils sont les amis du
chef Komm qui boit l'eau de la Somme.
Et Komm l'Atrébate dit encore :
— Apprenez de moi ce que vous dira César
quand vous vous courberez sur vos boucliers
au pied de son tribunal et ce qu'il conviendra
de lui répondre d'un esprit avisé. Il vous dira :
« Je vous accorde la paix. Livrez-moi des
enfants nobles en otage. » Et vous lui répon-
drez : « Nous te livrerons nos enfants nobles.
Et nous t'en amènerons quelques-uns aujour-
d'hui même. Mais les enfants nobles sont pour
178 sous l'invocation de clio
la plupart dans les régions lointaines de notre
Ile, et il faudra plusieurs journées pour les
faire venir. »
Les chefs admirèrent l'esprit subtil de Komm
FAtrébate. L'un d'eux lui dit :
— Komm, tu es doué d'une grande intelli-
gence, et je crois que ton cœur est plein
dramitié pour tes frères bretons qui boivent
l'eau de la Tamise. Si César était un homme,
nous aurions le courage de combattre contre
lui, mais nous avons connu qu'il était un Dieu
à ce que ses navires et ses machines de guerre
sont des êtres vivants et doués de connaissance.
Allons lui demander qu'il nous pardonne de
l'avoir combattu et nous laisse notre puissance
et nos richesses.
Ayant ainsi parlé, les chefs de l'Ile brumeuse
sautèrent à cheval et s'en allèrent vers le rivage
de l'Océan qu'occupaient les Romains près de
l'anse où leurs liburnes étaient mouillées, e'
non loin de la grève sur laquelle ils avaient
tiré leurs galères. Komm chevauchait avec eux.
Quand ils virent le camp romain qui était
entouré de fossés et de palissades, percé de
KOMM L'ATRÉBATE H9
rues larges et régulières et tout couvert de
pavillons que dominaient les aigles d'or et les
couronnes des enseignes, ils s'arrêtèrent émer-
veillés et se demandèrent par quel art les
Romains avaient bâti en un jour une ville plus
belle et plus vaste que toutes celles de l'Ile
brumeuse.
— Qu'est cela? s'écria l'un d'eux.
— C'est Rome, répondit l'Atrébate. Les
Romains portent partout Rome avec eux.
Introduits dans le camp, ils se rendirent au
pied du tribunal où siégeait le proconsul
entouré de faisceaux. Il était pâle dans la
pourpre, avec des yeux d'aigle.
Komm l'Atrébate prit une attitude suppliante
et pria César de pardonner aux chefs bretons.
— En te combattant, dit-il, ces chefs n'ont
pas agi selon leur cœur, qui est grand chaque
fois qu'il commande. Quand ils poussaient
contre tes soldats leurs chars de guerre, ils
obéissaient et ne commandaient point; ils
cédaient à la volonté des hommes pauvres et
humbles des tribus qui s'assemblaient en grand
nombre pour s'opposer à toi, n'ayant pas assez
180 sous l'invocation de clio
d'intelligence pour connaître ta force. Tu sais
que les pauvres sont moins bons en toutes
choses que les riches. Ne refuse point ton
amitié à ceux-ci, qui possèdent de grands
biens et qui peuvent payer le tribut.
César accorda le pardon que les chefs deman-
daient et leur dit :
— Livrez-moi en otage les fils de vos
princes.
Le plus ancien des chefs répondit :
— Nous te livrerons nos enfants nobles. Et
nous t'en amènerons quelques-uns aujourd'hui
même. Mais les enfants nobles sont pour la
plupart dans des régions lointaines de notre
Ile, et il faudra plusieurs journées pour les
faire venir.
César inclina la tête en signe de consente-
ment. Ainsi, par le conseil de l'Atrébate, les
chefs ne livrèrent qu'un petit nombre de
jeunes garçons, et non point des plus nobles.
Komm demeura dans le camp. La nuit, ne
pouvant dormir, il gravit la falaise et regarda
la mer. Le flot brisait sur les écueils. Le vent
du large mêlait au mugissement des lames
KOMM L'ATRÉBATE 18i
ses miaulements sinistres. La lune fauve, dans
sa fuite immobile parmi les nuées, jetait sur
l'Océan des lueurs mouvantes. L'Atrébate,
dont le regard sauvage perçait l'ombre et
l'embrun, aperçut des navires surpris par la
tempête et que travaillaient le vent et la mer.
Les uns, désemparés et ne gouvernant plus,
allaient où les poussait le flot dont l'écume
brillait à leur flanc; d'autres regagnaient le
large. Leur toile effleurait la mer comme
l'aile d'un oiseau pêcheur. C'étaient les navires
qui amenaient la cavalerie de César et que
dispersait la tempête. Le Gaulois, respirant
avec joie l'air marin, marcha quelque temps
sur le bord de la falaise et bientôt son regard
découvrit l'anse dans laquelle les galères
romaines, qui avaient épouvanté les Bretons,
étaient à sec sur le sable. Il vit le flot les
approcher peu à peu, les atteindre, les sou-
lever, les heurter les unes contre les autres,
les briser, tandis que les liburnes à la coque
profonde, mouillées dans l'anse, chassaient
sur leurs ancres dans un vent furieux qui
emportait leurs mâts et leurs gréements ainsi
il
*82 socs l'invocation DE CLIO
que des brins de chaume. Il distinguait les
mouvements confus des légionnaires accourus
en tumulte sur la plage. Leurs clameurs mon-
taient à son oreille dans les bruits de la tem-
pête. Alors il leva les yeux vers la lune
divine, que vénèrent les Atrébates, habitants
des rivages et des forêts profondes. Elle était
lii dans le ciel agité des Bretons, et semblait
un bouclier. Il le savait, que c'était elle, la
lune de cuivre, qui, dans son plein, avait pro-
duit cette grande marée et causé la tempête
qui, maintenant, détruisait la flotte des
Romains. Et sur la pâle falaise, dans la nuit
auguste, devant la mer furieuse, Komml'Atré-
bate eut la révélation d'une force secrète,
mystérieuse, plus invincible que la force
romaine.
En apprenant le désastre de la flotte, les
Bretons reconnurent avec joie que César ne
commandait ni à l'Océan ni à la lune, amie
des plages désertes et des forêts profondes, et
que les galères romaines n'étaient point des
dragons invincibles, puisque le flot les avait
Iracassées et jetées, les flancs ouverts, sur le
KOMM i/ATRÉBATE 183
sable des grèves. Reprenant l'espoir de détruire
les Romains, ils méditèrent d'en tuer un
grand nombre par la flèche et l'épée, et de
jeter le reste dans la mer. C'est pourquoi ils
se montrèrent tous les jours assidus dans le
camp de César. Ils portaient aux légionnaires
des viandes fumées et des peaux d'élans. Ils
prenaient des visages amis, répandaient des
paroles mielleuses et tâtaient avec admiration
les bras durs des centurions.
Pour paraître mieux soumis, les chefs
livraient des otages; mais c'étaient les fils des
ennemis contre lesquels ils avaient une ven-
geance, ou bien des enfants sans beauté, qui
n'étaient point nés dans une des familles issues
des Dieux. Et quand il crurent que les petits
hommes bruns se reposaient, pleins de con-
fiance, sur leur amitié, ils rassemblèrent les
guerriers de tous les villages des bords de la
Tamise et ils se précipitèrent, en poussant de
grands cris, contre les portes du camp. Ces
portes étaient défendues par des tours de bois.
Les Bretons, ignorant l'art d'enlever les posi-
tions fortifiées, ne purent franchir l'enceinte,
184 sous l'invocation de clio
et beaucoup de chefs au visage peint de pastel
tombèrent au pied des tours. Une fois encore
les Bretons connurent que les Romains étaient
doués d'une force surhumaine. Aussi vinrent-
ils le lendemain demander pardon à César et
lui promettre leur amitié.
César les reçut d'un visage immobile, mais
la nuit même il fit embarquer ses légions dans
les liburnes réparées en grande hâte, et cingla
vers le rivage des Morins. N'espérant plus
recevoir sa cavalerie dispersée par la tempête,
il renonçait, pour cette fois, à la conquête de
l'Ile brumeuse.
Komm l'Atrébate regagna avec l'armée le
rivage des Morins. Il avait monté à bord du
navire qui portait le proconsul. César, curieux
de connaître les usages des barbares, lui
demanda si les Gaulois ne se croyaient point
issus de Pluton et si ce n'était pas à cause
de cette origine qu'ils comptaient le temps par
les nuits et non par les jours. L'Atrébate ne
put lui donner la raison véritable de cette
coutume. Mais il lui dit qu'à son avis la nuit
avait précédé le jour à la naissance du monde.
KOMM LATRÉBATE 185
— J'estime, ajouta-t-il, que la lune est
plus ancienne que le soleil. Elle est une divi-
nité très puissante, amie des Gaulois.
— La divinité de la lune, répondit César,
est reconnue par les Romains et par les Grecs.
Mais ne crois pas, Commius, que cet astre,
qui brille sur l'Italie et sur toute la terre, soit
particulièrement favorable aux Gaulois.
— Prends garde, Julius, répondit l'Atrébate,
et pèse tes paroles. La lune que tu vois ici
courir dans les nuées n'est pas la lune qui luit
à Rome sur vos temples de marbre. D'Italie
on ne pourrait voir celle-ci, bien qu'elle soit
grande et claire. La distance ne le permet pas.
III
L'hiver vint recouvrir la Gaule d'ombre, de
glace et de neige. Le cœur des guerriers
s'émut, dans la hutte de roseaux, au souvenir
des chefs et des serviteurs tués par César ou
vendus à l'encan. Parfois un homme venait,
à la porte de la hutte, mendiant du pain et
montrant ses poignets coupés par le licteur.
Et les guerriers s'indignaient dans leur cœur.
Ils échangeaient entre eux des paroles de
colère. Des assemblées nocturnes se tenaient
au fond des bois et dans le creux des
rochers.
Cependant le roi Komm chassait avec ses
fidèles à travers les forêts, au pays des Atré-
KOMM L'ATRÉBATE 187
bâtes. Chaque jour, un messager portant la
saie rayée et les braies rouges venait, par des
sentiers inconnus, au-devant du roi, et, ralen-
tissant près de lui le pas de son cheval, lui
disait à voix basse :
— Komm, ne veux-tu pas être un homme
libre dans un pays libre? Komm, subiras-tu
longtemps l'esclavage des Romains?
Et le messager disparaissait dans l'étroit
chemin où les feuilles tombées amortissaient
le galop de son cheval.
Komm, roi des Atrébates, demeurait l'ami
des Romains. Mais, peu à peu, il se persuada
qu'il convenait que les Atrébates et les Morins
fussent libres, puisqu'il était leur roi. Il lui
déplaisait aussi de voir les Romains, établis à
Némétocenne, siéger dans des tribunaux, où
ils rendaient la justice, et des géomètres
venus d'Italie tracer des routes à travers les
forêts sacrées. Enfin il admirait moins les
Romains depuis qu'il avait vu leurs liburnes
brisées contre les falaises bretonnes et les
légionnaires pleurer la nuit, sur la grève. Il
continuait d'exercer la souveraineté au nom de
188 sous l'invocation de clio
Gésar. Mais il parlait à ses fidèles, en termes
' obscurs, de guerres prochaines.
Trois ans plus tard, l'heure était venue ; le
sang romain avait coulé dans Genabum. Les
chefs conjurés contre César assemblaient des
guerriers dans les monts Arvernes. Komm
n'aimait point ces chefs ; il les haïssait au con-
traire, les uns parce qu'ils étaient plus riches
que lui en hommes, en chevaux et en terres,
les autres à cause de l'or et des rubis qu'ils
avaient en abondance, et plusieurs de ce qu'ils
se disaient plus braves que lui et de plus noble
race. Pourtant il reçut leurs messagers, aux-
quels il remit une feuille de chêne et une
pointe de noisetier en signe d'amour. Et il
correspondit avec les chefs ennemis de César
au moyen de branches d'arbres taillées et
nouées entre elles de manière à présenter un
sens intelligible aux Gaulois, qui connaissaient
le langage des feuilles.
Il ne poussa point le cri de guerre. Mais
il allait par les villages atrébates et, visi-
tant les guerriers dans les huttes, il leur
disait :
KOMM LATRÉRATE 189
— Trois choses sont nées les premières :
Thomme, la liberté, la lumière.
Il s'assura que, lorsqu'il pousserait le cri de
guerre, cinq mille guerriers morins et quatre
mille guerriers atrébates boucleraient à son
appel leur ceinturon de bronze. Et, songeant
avec joie que dans la forêt le feu couvait sous
la cendre, il passa secrètement chez les Tré-
vires, afin de les gagner à la cause gauloise.
Or, tandis qu'il chevauchait avec ses fidèles
le long des saules delà Moselle, un messager,
vêtu de la saie rayée, lui remit une branche de
frêne liée à une tige de bruyère, pour lui faire
entendre que les Romains avaient soupçon de
ses desseins et pour l'engager à la prudence.
Car telle était la signification de la bruyère
unie au frêne. Mais il poursuivit sa route et
pénétra dans le territoire de Trévires. Titus
Labienus, lieutenant de César, y était can-
tonné avec dix légions. Averti que le roi
Commius venait secrètement visiter les chefs
des Trévires, il soupçonna que c'était pour les
détourner de l'amitié de Rome. L'ayant fait
suivre par des espions il reçut des avis qui le
11.
190 sous l'invocation de clio
confirmèrent dans l'idée qu'il s'était formée.
Il résolut alors de se défaire de cet homme. Il
était Romain, fils de la Ville déesse, exemple
à l'univers, et il portait par les armes la paix
romaine aux extrémités du monde. Il était bon
général, expert dans la mathématique et dans
la mécanique. Pendant les loisirs de la paix, il
conversait dans sa villa de Campanie, sous les
térébinthes, avec des magistrats, sur les lois,
les mœurs et les usages des peuples. Il vantait
les vertus antiques et la liberté. Il lisait les
livres des historiens et des philosophes grecs.
C'était un esprit plein de noblesse et d'élégance.
Et parce que Komm l'Atrébate était un bar-
bare, étranger à la chose romaine, il lui parut
convenable et bon de le faire assassiner.
Averti du lieu où il se trouvait, il lui envoya
son préfet de la cavalerie, Caius Volusenus
Quadratus, qui connaissait l'Atrébate, car ils
avaient été chargés tous deux de reconnaître
ensemble les côtes de File de Bretagne, avant
l'expédition de César; mais Volusenus n'avait
pas osé débarquer. Donc, sur l'ordre de
Labienus, lieutenant de César, Volusenus
KOMM LATRÉBATE iH
choisit quelques centurions et les emmena
avec lui dans le village où il savait qu'il trou-
verait Komm. Il pouvait comptex sur eux. Le
centurion était un légionnaire monté en grade
et qui portait, comme insigne de ses fonctions,
un cep de vigne dont il frappait ses subor-
donnés. Ses chefs faisaient de lui tout ce qu'ils
voulaient. Il était, après le terrassier, le pre-
mier instrument delà conquête. Volusenus dit
à ses centurions :
— Un homme s'approchera de moi. Vous
le laisserez avancer. Je lui tendrai la main. A
ce moment, vous le frapperez par derrière et
vous le tuerez.
Ayant donné ces ordres, Volusenus partit
avec son escorte. Il rencontra, dans un chemin
creux, près du village, Komm accompagné de
ses fidèles. Le roi des Atrébates, qui se savait
suspect aux Romains, aurait tourné bride.
Mais le préfet de la cavalerie l'appela par son
nom, l'assura de son amitié et lui tendit la
main.
Rassuré par ces signes de bienveillance,
l'Atrébate s'approcha. Au moment où il allait
132 sous l'invocation de clio
prendre la main qui lui était tendue, un cen-
turion lui abattit son épée sur la tête et le fit
tomber tout sanglant de son cheval. Les fidèles
du roi se jetèrent alors sur la petite troupe
romaine, la dispersèrent, relevèrent Komm
et l'emportèrent jusqu'au prochain village,
tandis que Volusenus, qui croyait sa besogne
achevée, regagnait le camp ventre à terre avec
ses cavaliers.
Le roi Komm n'était pas mort. Il fut porté
secrètement dans le pays des Atrébates et il
guérit de sa terrible blessure. S'étant remis
debout, il fit ce serment :
— Je jure de ne me trouver face à face avec
un Romain que pour le tuer.
Bientôt il apprit que César avait subi une
grande défaite au pied de la montagne de
Gergovie et que quarante-six centurions de
son armée étaient tombés sous les murailles de
la ville. Il fut averti ensuite que les confédérés>
que commandait Vercingétorix, étaient assiégés
dans Alésia des Mandubes, forteresse célèbre
des Gaules, fondée par Hercule Tyrien. Il se
rendit alors avec ses guerriers morins et ses
komm l'atrébate 193
guerriers atrébates sur la frontière des Eduens
où se rassemblait l'armée qui devait secourir
les Gaulois d'Alésia. On fit le dénombrement
de cette armée et il se trouva qu'elle était
composée de deux cent quarante mille fantas-
sins et de huit mille cavaliers. Le commande-
ment en fut donné à Virdumar et à Eporedorix,
Eduens, à Vergasillaun, Arverne, et à Komm
l'Atrébate.
Après les longs jours d'une marche embar-
rassée, Komm parvint avec les chefs et les
soldats aux pays montueux des Eduens. D'une
des hauteurs qui environnent le plateau
d'Alésia, il vit le camp romain et la terre
remuée tout alentour par ces petits hommes
bruns qui faisaient la guerre plus avec la
pioche et la pelle qu'avec le javelot et l'épée.
Il en tira un mauvais augure, sachant que les
Gaulois valaient moins contre les fossés et les
machines que contre des poitrines humaines.
Lui-même, qui connaissait bien des ruses de
guerre, il n'entendait pas grand'chose aux arts
des ingénieurs latins. Après trois grandes
batailles, durant lesquelles les fortifications
494 sous l'invocation de clio
des Romains ne furent point entamées, Komm
fut emporté comme un brin de paille dans la
tempête par la déroute épouvantable des
Gaulois. Il avait vu dans la mêlée le manteau
rouge de César et pressenti la défaite. Main-
tenant il fuyait par les chemins, furieux,
maudissant les Romains, mais satisfait du mal
qu'avaient souffert avec lui les chefs gaulois
dont il était jaloux.
IV
Komm vécut un an caché dans les forêts
atrébates. II y était en sûreté parce que les
Gaulois haïssaient les Romains et, leur étant
soumis, estimaient grandement ceux qui ne
leur obéissaient pas. Accompagné de ses
fidèles, il menait sur le fleuve et dans la
futaie une existence qui ne différait pas beau-
coup de celle qu'il avait menée étant chef de
beaucoup de tribus. Il se livrait à la chasse et
à la pêche, méditait des ruses, et buvait des
boissons fermentées qui, lui faisant perdre
l'intelligence des choses humaines, lui commu-
niquaient celle des choses divines. Mais son
âme était changée, et il souffrait de ne plus se
496 sous l'invocation de clio
sentir libre. Tous les chefs des peuples étaient
tués dans les combats, ou morts sous les
verges, ou liés par le licteur et conduits dans
les prisons de Rome. Il n'était plus animé
contre eux d'une acre envie, et il gardait main-
tenant sa haine tout entière aux Romains. Il
attachait à la queue de son cheval le cercle
d'or qu'il avait reçu du dictateur comme ami
du Sénat et du Peuple romain. Il donnait à
ses dogues les noms de César, de Caius et de
Julius. Quand il voyait un porc, il l'appelait
Volusenus en lui jetant des pierres. Et il com-
posait des chants imités de ceux qu'il avait
entendus dans sa jeunesse et qui exprimaient
en fortes images l'amour de la liberté.
Or un jour que, chassant des oiseaux, il
avait, seul et loin de ses fidèles, gravi le haut
plateau, recouvert de bruyères, qui domine
Némétocenne, il vit avec stupeur que les huttes
et les palissades de sa ville avaient été abattues
et que, dans une enceinte de murailles, s'éle-
vaient des portiques, des temples et des mai-
sons d'une architecture prodigieuse, qui lui
inspiraient l'horreur et l'effroi que causent les
KOMM LATRÉBATE 197
ouvrages magiques. Car il ne pensait pas que
ces demeures eussent été construites, en un
si petit espace de temps, par des moyens
naturels.
Il oublia de poursuivre les oiseaux dans la
bruyère, et, couché sur la ten-e rouge, ii
regarda longtemps la ville étrange. La curio-
sité, plus forte que la peur, lui tenait les yeux
ouverts. Et il contempla ce spectacle jusqu'au
soir. Alors il lui vint au cœur une irrésistible
envie de pénétrer dans la ville. Il cacha sous
une pierre, dans la bruyère, ses colliers d'or,
ses bracelets, ses ceintures de pierreries et ses
armes de chasse, ne gardant qu'un couteau
sous sa saie, et il descendit les pentes de la
forêt. En traversant les halliers humides, il
cueillit des champignons pour avoir l'air d'un
pauvre homme allant vendre sa récolte sur le
marché. Et il entra dans la ville, à la troisième
veille, par la Porte dorée. Elle était gardée
par des légionnaires qui laissaient passer les
paysans portant des provisions. Aussi le roi
des Atrébates, qui avait pris l'aspect d'un
pauvre homme, put-il pénétrer facilement
498 sous l'invocation de clio
dans la voie Julienne. Elle était bordée de
villas et conduisait au temple de Diane, dont
le blanc fronton s'élevait, orné déjà de rin-
ceaux de pourpre, d'azur et d'or. Aux lueurs
grises du matin, Komm vit des figures peintes
sur les murs des maisons. C'étaient des
images aériennes de danseuses et les scènes
d'une histoire qu'il ignorait : une jeune
vierge offerte en sacrifice par des héros, une
mère furieuse poignardant ses deux enfants
encore à la mamelle, un homme aux pieds
de bouc dressant de surprise ses oreilles
pointues, quand il dévoile une vierge couchée
et dormante et trouve qu'elle est un jeune
garçon en même temps qu'une femme. Et il
y avait dans les cours d'autres peintures qui
enseignaient des façons d'aimer inconnues
aux peuples de la Gaule. Quoiqu'il aimât
furieusement le vin et les femmes, il ne con-
cevait rien aux voluptés ausoniennes, parce
qu'il ne se faisait pas une idée sensible des
formes variées des corps et qu'il n'était pas
tourmenté par le désir de la beauté. Venu
dans cette ville, qui avait été sienne, pour
KOMM L'ATRÉBATE 199
satisfaire sa haine et donner à manger à sa
colère, il nourrissait son cœur de fureur et de
dégoût. Il détestait les arts latins et les arti-
lices mystérieux des peintres. Et, de toutes les
scènes représentées sous les portiques, il ne
discernait que peu de chose, parce que ses
yeux n'étaient savants qu'à connaître les
feuillages des arbres et les nuées du ciel
sombre.
Portant sa cueillette de morilles dans un pli
de sa saie, il allait par les voies pavées de
larges dalles. Sous une porte que surmontait
un phallus éclairé par une petite lampe, il vit
des femmes vêtues de tuniques transparentes,
qui guettaient les passants. Il s'approcha dans
l'idée de faire quelque violence. Une vieille
survint, qui glapit aigrement :
— Passe ton chemin. Ce n'est pas une
maison pour les paysans qui puent le fromage.
Va retrouver tes vaches, bouvier !
Komm lui répondit qu'il avait eu cinquante
femmes, les plus belles parmi les femmes
atrébates, et des coffres pleins d'or. Les cour-
tisanes se mirent à rire et la vieille cria :
200 sous l'invocation de clio
— Au large, ivrogne!
Et la vieille semblait un centurion armé du
cep de vigne, tant la majesté du Peuple
romain éclatait dans l'Empire !
Komm, d'un coup de poing, lui brisa la
mâchoire et s'éloigna tranquille, tandis que
l'étroit couloir de la maison s'emplissait de
cris aigus et de hurlements lamentables. Il
laissa sur sa gauche le temple de Diane arde-
naise et traversa le forum entre deux rangs de
portiques. Reconnaissant, debout sur son socle
de marbre, la déesse Rome, la tête coiffée du
casque et le bras étendu pour commander aux
peuples, il accomplit devant elle, avec une
intention injurieuse, la plus ignoble des fonc-
tions naturelles.
Il avait traversé toute la partie bâtie de la
ville. Devant lui s'étendait le cercle de pierres
à peine esquissé, déjà immense, de l'amphi-
théâtre. Il soupira :
— 0 race de monstres!
Et il s'avança parmi les débris abattus et
foulés aux pieds des huttes gauloises, dont les
toits de chaume s'étendaient naguère ainsi
KOMM L'ATRÉBATE 201
qu'une armée immobile et qui maintenant
faisaient, non pas même une ruine, mais un
fumier sur le sol. Et il songea :
— Voilà ce qui reste de tant d'âges
d'hommes ! Voilà ce qu'ils ont fait des demeures
où les chefs atrébates suspendaient leurs
armes !
Le soleil s'était levé sur les gradins de
l'amphithéâtre, et le Gaulois parcourait avec
une haine insatiable et curieuse le vaste chan-
tier de briques et de pierres. De ces durs
monuments de la conquête il remplissait le
regard de ses grands yeux bleus, et il secouait
dans l'air frais sa longue crinière fauve. Se
croyant seul, il murmurait des imprécations.
Mais, à quelque distance du chantier, il aperçut,
au pied d'un tertre couronné de chênes, un
homme assis sur une pierre moussue, la tête
couverte de son manteau et penchée. Il ne
portait point d'insignes, mais il avait au doigt
l'anneau de chevalier, et l'Atrébate avait assez
l'habitude du camp romain pour reconnaître
un tribun militaire. Ce soldat écrivait sur des
tablettes de cire et semblait tout entier à
202 sous l'invocation de clio
ses pensées intérieures. Demeuré longtemps
immobile, il leva la tête, pensif, le poinçon
sur la lèvre, regarda sans voir, puis, rebais-
sant les yeux, recommença d'écrire. Komm le
vit en face et s'aperçut qu'il était jeune, avec
un air de noblesse et de douceur.
Alors le chef atrébate se rappela son ser-
ment. Il tâta son couteau sous sa saie, se
glissa derrière le Romain avec une agilité
sauvage et lui enfonça la lame au défaut de
l'épaule. S'était une lame romaine. Le tribun
poussa un grand soupir et s'affaissa. Un filet
de sang coula du coin de la lèvre. Les tablettes
de cire restaient sur la tunique entre les
genoux. Komm les prit et regarda avidement
les signes qui y étaient tracés, pensant que
c'étaient des signes magiques dont la connais-
sance lui donnerait un grand pouvoir.
C'étaient des lettres qu'il ne put lire et qui
étaient prises à l'alphabet grec, alors employé
préférablementà l'alphabet latin par les jeunes
lettrés d'Italie. Ces lettres étaient en grande
partie effacées par l'extrémité plate du stylet.
Celles qui subsistaient donnaient des vers com-
KOMM l'atrébate 203
posés en langue latine sur des mètres grecs et
présentaient, par endroits, un sens intelligible :
A PHOEBÉ, SLR SA MÉSANGE
O toi que Varius aime plus que ses yeux,
Ton Varius, errant sous le ciel pluvieux
Du Galate...
Et leur couple chantant dans la cage dorée
O ma blanche Phœbé, donne d'un doigt prudent
Le millet et l'eau pure à ta frêle captive.
Elle couve, elle est mère; une mère est craintive.
Oh! ne viens pas aux bords de l'Océan brumaux,
Phœbé, de peur...
... Tes pieds blancs et tes flancs
Savants à se mouvoir au rythme du crotale.
Et ni l'or de Cresus ni la pourpre d'Attale,
.Mais tes bras frais, tes seins...
Une faible rumeur montait de la ville
éveillée. L'Atrébate s'enfuit à travers les restes
des huttes gauloises où quelques Barbares
demeuraient terrés, humbles et farouches, et,
par une brèche du mur, il sauta dans la cam-
pagne.
Lorsque enfin, par le glaive du légionnaire,
par les verges du licteur et parles paroles flat-
teuses de César, la Gaule fut pacifiée tout entière,
Marcus Antonius, questeur, vint prendre ses
quartiers d'hiver à Némétocenne des Atrébates.
Il était fils de Julia, sœur de César. Ses fonc-
tions consistaient à payer la solde des troupes
et à répartir, selon les règles établies, le butin
qui était énorme, car les conquérants avaient
trouvé des barres d'or et des escarboucles sous
les pierres des lieux sacrés, au creux des
chênes, dans l'eau tranquille des étangs, et
recueilli beaucoup d'ustensiles d'or dans les
huttes des chefs et des peuples exterminés.
KOMM L'ATRÉBATE 205
Marcus Antonius amenait avec lui des
scribes en grand nombre et des arpenteurs qui
procédèrent à la répartition des meubles et
des terres, et qui eussent fait beaucoup d'écri-
tures inutiles ; mais César leur prescrivit des
méthodes simples et rapides de travail. Des
marchands asiatiques, des colons, des ouvriers,
des légistes venaient en foule à Némétocenne;
et les Atrébates qui avaient quitté leur ville y
rentraient les uns après les autres, curieux,
surpris, pleins d'admiration. Les Gaulois, pour
la plupart, étaient fiers maintenant de porter
la toge et de parler la langue des fils magna-
nimes de Rémus. Ayant rasé leurs longues
moustaches, ils ressemblaient à des Romains.
Ceux d'entre eux qui avaient gardé quelque
richesse demandaient à un architecte romain
de leur bâtir une maison avec un portique
intérieur, des chambres pour les femmes et une
fontaine ornée de coquillages. Ils faisaient
peindre Hercule, Mercure et les Muses dans
leur salle à manger, et soupaienl accoudés sur
des lits.
Komm, bien qu'illustre et fils d'un père
12
206 sous l'invocation de clio
illustre, avait perdu la plupart de ses fidèles.
Cependant il refusait de se soumettre et
menait une vie errante et guerrière avec quel-
ques hommes unis à lui par l'âpre volonté
d'être libres, par la haine des Romains ou par
l'habitude du pillage et du viol. Ils le suivaient
dans les forêts impénétrées, dans les maré-
cages, et jusque dans ces îles mouvantes for-
mées à la vaste embouchure des rivières. Ils
lui étaient tout dévoués, mais ils lui parlaient
sans respect, ainsi qu'un homme parle à son
égal, parce qu'ils l'égalaient en effet par le
courage, dans l'excès constant des souffrances,
du dénuement et de la misère. Ils habitaient
des arbres touffus ou les fentes des rochers.
Ils recherchaient les cavernes creusées dans
la pierre friable par l'eau puissante des torrents
au fond des étroites vallées. Quand ils ne
trouvaient pas d'animaux à chasser, ils man-
geaient des mûres et des arbouses. Ils ne
pouvaient pénétrer dans les villes gardées
contre eux par les Romains ou seulement par
la peur des Romains. Dans la plupart des
villages ils n'étaient pas reçus volontiers.
KOMM LA.TRÉBATE 207
Komra trouva pourtant accueil dans les huttes
éparses sur les sables toujours battus des
vents, au bord des bouches endormies de la
rivière Somme. Les habitants de ces dunes
se nourrissaient de poissons. Pauvres, épars,
perdus dans les chardons bleus de leur sol
stérile, ils n'avaient point éprouvé la force
romaine. Ils le recevaient avec ses compa-
gnons dans leurs maisons souterraines, cou-
vertes de roseaux et de pierres roulées par la
mer. Ils l'écoutaient attentivement, n'ayant
jamais entendu un homme parler aussi bien
que lui. Il leur disait :
— Sachez qui sont les amis des Atrébates
et des Morins qui vivent sur le rivage de la
mer et dans la forêt profonde.
» La lune, la forêt et la mer sont les amies
des Morins et des Atrébates. Et ni la mer, ni
la forêt, ni la lune n'aime les petits hommes
bruns amenés par César.
» Or, la mer m'a dit : — Komm, je cache
tes navires vénètes dans une anse déserte de
mon rivage.
» La forêt m'a dit : — Komm, je donnerai
208 sous l'invocation de clio
un abri sûr à toi qui es un chef illustre et à
tes compagnons fidèles.
» La lune m'a dit : — Komm, tu m'as vue,
dans l'île des Bretons, briser les navires des
Romains. Je commande aux nuages et aux
vents, et je refuserai ma lumière aux conduc-
teurs des chariots qui portent des vivres aux
Romains de Némétocenne, en sorte que tu
pourras les surprendre, la nuit.
» Ainsi m'ont parlé la mer, la forêt et la
lune. Et je vous dis :
» — Laissez là vos barques et vos filets et
venez avec moi. Vous serez tous des chefs de
guerre et des hommes illustres. Nous livrerons
des combats très beaux et très profitables. Nous
nous procurerons des vivres, des trésors et des
femmes en abondance. Voici comment :
» Je connais de mémoire tout le pays des
Atrébates et des Morins si parfaitement qu'il
n'y a point dans tout ce pays une rivière, un
étang, un rocher dont je ne sache pas très
bien la place. Et tous les chemins, tous les
sentiers sont aussi présents dans mon esprit,
avec leur vraie longueur et leur vraie direc-
KOMM L'ATRÉBATE 209
tion, qu'ils le sont sur le sol des aïeux. Et il
faut que ma pensée soit grande et royale pour
contenir ainsi toute la terre atrébate. Or sachez
qu'elle contient beaucoup d'autres pays encore,
bretons, gaulois, germains. C'est pourquoi, si
le commandement m'avait été donné sur les
peuples, j'aurais vaincu César et chassé les
Romains de cette terre. Et c'est pourquoi
nous surprendrons ensemble les courriers de
Marcus Antonius et les convois de vivres
destinés à la ville qu'ils m'ont volée. Nous les
surprendrons aisément, parce que je connais
les routes qu'ils prennent, et leurs soldats ne
pourront nous atteindre, parce qu'ils ne con-
naissent pas les chemins que nous pren-
drons. Et s'ils parvenaient à suivre notre
trace, nous leur échapperions dans mes
navires vénètes, qui nous porteraient à l'île
des Bretons. »
Par de tels discours, Komm inspira une
grande confiance à ses hôtes du rivage bru-
meux. Il acheva de les gagner en leur donnant
quelques morceaux d'or et de fer, restes des
trésors qu'il avait possédés. Ils lui dirent :
12.
210 sous l'invocation de clio
— Nous te suivrons partout où il te plaira
de nous mener.
Il les mena par des chemins inconnus jus-
ques aux abords de la voie romaine. Quand il
voyait dans une prairie humide, autour de
l'habitation d'un homme riche, des chevaux
paissant, il les donnait à ses compagnons.
Il forma ainsi une troupe de cavalerie à
laquelle venaient se joindre plusieurs Atré-
bates, désireux de faire la guerre pour acquérir
des richesses, et quelques déserteurs du camp
romain. Ceux-ci, le chef Komm ne les recevait
pas, pour ne point violer le serment qu'il avait
fait de ne jamais voir en face un Romain. II
les faisait interroger par un homme intelli-
gent et les renvoyait. Parfois tous les hommes
d'un village, jeunes et vieux, le suppliaient de
les recevoir parmi ses fidèles. Ces hommes, les
fiscaux de Marcus Antonius les avaient entière-
ment dépouillés, levant, après le tribut imposé
par César, des tributs indus, et frappant
d'amendes les chefs pour des fautes imagi-
naires. En effet, les officiers du fisc, après
avoir rempli les coffres de l'Etat, prenaient
KOMM L'ATRÉBATE 211
soin de s'enrichir aux dépens de ces barbares
qu'ils jugeaient stupides et qu'ils pouvaient
toujours livrer au bourreau, pour faire taire
les plaintes importunes. Komm choisissait les
hommes les plus forts. Les autres, malgré
leurs larmes et la peur qu'ils lui exprimaient
de mourir de faim ou des Romains, étaient
congédiés. Il ne voulait point avoir une
grande armée, parce qu'il ne voulait point faire
une grande guerre, ainsi que Vercingétorix.
Avec sa petite troupe, il enleva en peu de
jours plusieurs convois de farine et de bes-
tiaux, massacra, jusque sous les murs de
Némétocenne, des légionnaires isolés et
terrifia la population romaine de la ville.
— Ces Gaulois, disaient les tribuns et les
centurions, sont des barbares cruels, contem-
pteurs des Dieux, ennemis du genre humain.
Au mépris de la foi jurée, ils offensent la
majesté de Rome et de la Paix. Us méritent
une peine exemplaire. Nous devons à l'huma-
nité de châtier les coupables.
Les plaintes des colons, les cris des soldats
montèrent jusqu'au tribunal du questeur.
212 sous l'invocation DE CLIO
Marcus Antonius d'abord n'y prit pas garde.
Il était occupé à représenter, dans des salles
closes et bien chauffées, avec des histrions et
des courtisanes, les travaux de cet Hercule
auquel il ressemblait par les traits du visage,
la barbe courte et bouclée, la vigueur des
membres. Vêtu d'une peau de lion, sa massue
à la main, le fils robuste de Julia abattait des
monstres feints, perçait de ses flèches une
machine en forme d'hydre. Puis soudain,
changeant la dépouille du lion pour la robe
d'Omphale, il changeait en même temps de
fureurs
Cependant les convois étaient inquiétés ; les
détachements de soldats, surpris, harcelés,
mis en fuite; et l'on trouva un matin le cen-
turion G. Fusius pendu, la poitrine ouverte,
à un arbre, près de la Porte dorée.
On savait dans le camp romain que l'auteur
de ces brigandages était Commius, autrefois
roi par l'amitié de Rome, maintenant chef de
bandits. Marcus Antonius donna l'ordre d'agir
avec énergie pour assurer la sécurité des sol-
dats et des colons. Et, prévoyant qu'on ne
KOMM L'ATRÉBATE 213
prendrait pas de si tôt le rusé Gaulois, il invita
le préteur à faire tout de suite un exemple
terrible. Pour se conformer aux intentions de
son chef, le préteur fit amener à son tribunal
les deux Atrébates les plus riches qu'il y eût à
Némétocenne.
L'un se nommait Vergal et l'autre Ambrow.
Ils étaient tous deux d'illustre naissance et ils
avaient, les premiers entre tous les Atrébates,
fait amitié avec César. Mal récompensés de
leur prompte soumission, dépouillés de tous
leurs honneurs et d'une grande partie de leurs
biens, sans cesse vexés par des centurions
grossiers et par des légistes cupides, ils avaient
osé murmurer quelques plaintes. Imitateurs
des Romains et portant la toge, ils vivaient à
Némétocenne, naïfs et vains, dans l'humilia-
tion et l'orgueil. Le préteur les interrogea, les
condamna à la peine des parricides et les livra
aux licteurs en une même journée. Ils mou-
rurent doutant de la justice latine.
Le questeur avait ainsi, par sa prompte
fermeté, raffermi le cœur des colons, qui lui
en adressèrent des louanges. Les magistrats
214 sous l'invocation de clio
municipaux de Némétocenne, bénissant sa
vigilance paternelle et sa piété, lui décer-
nèrent, par décret, une statue d'airain. Après
quoi, plusieurs négociants latins, s'étant aven-
turés hors de la ville, furent surpris et tués
par les cavaliers de Komm.
VI
Le préfet de la cavalerie cantonnée à Némé-
tocenne des Atrébates était Caius Yolusenus
Quadratus, celui-là même qui naguère avait
attiré le roi Commius dans un guet-apens et
avait dit aux centurions de son escorte :
« Quand je lui tendrai la main en signe
d'amitié, vous le frapperez par derrière. » Caius
Yolusenus Quadratus était estimé dans l'armée
pour son obéissance au devoir et son ferme
courage. Il avait reçu de grandes récompenses
et jouissait des honneurs attachés aux vertus
militaires. Marcus Antonius le désigna pour
donner la chasse au roi Commius.
Yolusenus remplit avec zèle la mission qui
216 sous l'invocation de clio
lui était confiée. Il dressa des embuscades à
Komm et, se tenant en contact perpétuel avec
ses maraudeurs, les harcelait. Cependant
l'Atrébate, qui savait beaucoup de ruses de
guerre, fatiguait par la rapidité de ses mouve-
ments la cavalerie romaine et surprenait les
soldats isolés. Il tuait les prisonniers par sen-
timent religieux, avec l'espérance de se rendre
les Dieux favorables. Mais les Dieux cachent
leur pensée ainsi que leur visage. Et c'est après
avoir accompli un de ces actes de piété, que le
chef Komm se trouva dans le plus grand
danger. Errant alors dans le pays des Morins,
il venait d'égorger, la nuit, dans la forêt, sur
la pierre, deux prisonniers jeunes et beaux,
quand, au sortir d'un bois, il se trouva surpris
avec tous les siens par la cavalerie de Volu-
senus, qui, mieux armée que la sienne et plus
«xperte à manœuvrer, l'enveloppa et lui tua
beaucoup d'hommes et de chevaux. Il réussit
pourtant à se faire passage en compagnie des
plus habiles et des plus braves Atrébates. Ils
fuyaient; ils couraient à toute bride sur la
plaine, vers la plage où l'Océan brumeux roule
KOMM L'ATRÉBATE 217
des pierres dans le sable. En tournant la tète,
ils voyaient luire au loin, derrière eux, les
casques des Romains.
Le chef Komm avait bon espoir d'échapper
à cette poursuite. Ses chevaux étaient plus
vites et moins chargés que ceux de l'ennemi.
Il comptait atteindre assez tôt les navires qui
l'attendaient dans une crique prochaine,
s'embarquer avec ses fidèles et faire voile vers
l'île des Bretons.
Ainsi pensait le chef, et les Atrébates che-
vauchaient en silence. Parfois un pli de terrain
ou des bouquets d'arbres nains leur cachaient
les cavaliers de Volusenus. Puis les deux
troupes se retrouvaient en vue dans la plaine
immense et grise, mais séparées par un espace
de terre vaste et grandissant. Les casques de
bronze clair était distancés et Komm ne distin-
guait plus derrière lui qu'un peu de poussière
mouvante à l'horizon. Déjà les Gaulois respi-
raient avec joie dans l'air le sel marin. Mais,
à l'approche du rivage, le sol poudreux, qui
montait, ralentit le pas des chevaux gaulois,
et Volusenus commença de gagner du terrain.
13
218 sous l'invocation de clio
Les Barbares, dont l'ouïe était fine, enten-
daient venir, faibles, presque imperceptibles,
effrayantes, les clameurs latines, lorsque, par
delà les mélèzes courbés du vent, ils décou-
vrirent, du haut de la colline de sable, les
mâts des navires assemblés dans l'anse du
rivage désert. Ils poussèrent un long cri de
joie. Et le chef Komm se félicitait de sa
prudence et de son bonheur. Mais, ayant
commencé de descendre vers le rivage, ils
s'arrêtèrent à mi-côte, regardant avec déses-
poir ces beaux navires vénètes, à la large
carène, très hauts de proue et de poupe,
maintenant à sec sur le sable, échoués pour de
longues heures, tandis que, au loin, dormait la
mer basse. A cette vue, ils demeuraient inertes
et stupides, courbés sur leurs chevaux fumants
qui, les jarrets mous, baissaient la tête au
vent de terre dont le souffle les aveuglait
avec les mèches de leur longue crinière.
Dans la stupeur et le silence, le chef Komm
s'écria :
— Aux navires, cavaliers! Nous avons bon
vent ! Aux navires !
KOMM L'ATRÉBATE 219
Ils obéirent sans comprendre.
Et, poussant jusqu'aux navires, Komm
ordonna de déployer les voiles. Elles étaient de
peaux de bêtes teintes de vives couleurs.
Aussitôt déployées, ces voiles se gonflèrent au
vent qui fraîchissait. •
Les Gaulois se demandaient à quoi servirait
cette manœuvre, et si le chef espérait voir ces
robustes nefs de chêne fendre le sable de la
plage comme l'eau de la mer. Ils songeaient
les uns à fuir encore, les autres à mourir en
tuant des Romains.
Cependant Volusenus gravissait, à la tête de
ses cavaliers, la colline qui borde ces côtes de
galets et de sable. Il vit se dresser du fond de
la crique les mâts des navires vénètes. Obser-
vant que la toile était déployée et gonflée par
un vent favorable, il fit faire halte à sa troupe,
lança des iihprécations obscènes sur la tête de
Commius, plaignit ses chevaux crevés en vain,
et tournant bride ordonna à ses hommes de
regagner le camp.
— A quoi bon, pensait-il, poursuivre plus
avant ces bandits? Commius s'est embarqué.
220 sous l'invocation de clio
Il navigue et, poussé par un tel vent, il est
déjà hors de portée du javelot.
Bientôt après, Komm et les Atrébates
gagnèrent les bois touffus et les îles mouvantes,
qu'ils emplirent des éclats d'un rire héroïque.
Six mois encore, le chef Komm tint la cam-
pagne. Un jour Volusenus le surprit, avec
une vingtaine de cavaliers, sur un terrain
découvert. Le préfet était accompagné d'un
nombre à peu près égal d'hommes et de che-
vaux. Il donna l'ordre de charger. L'Atrébate,
soit qu'il craignît de ne pouvoir soutenir le
choc, soit qu'il méditât un stratagème, fit signe
à ses fidèles de fuir, se lança éperdument dans
Ja plaine immense et galopa longtemps, serré
de près par Volusenus. Puis, tout à coup, il
tourna bride et, suivi de ses Gaulois, se jeta
furieusement sur le préfet de cavalerie et, d'un
coup de lance, lui perça la cuisse. Les Romains,
voyant leur général abattu, s'enfuirent étonnés,
Puis, par l'effet de l'éducation militaire, qui
les portait à surmonter le sentiment naturel
de la peur, ils revinrent ramasser Volusenus
au moment où Komm l'accablait joyeusement
KOMM l'atrébate 221
des plus violentes injures. Les Gaulois ne
Durent résister à la petite troupe romaine qui,
raffermie et solide, les chargea vigoureuse-
ment, en tua ou en prit le plus grand nombre.
Commius presque seul se sauva, grâce à la
vitesse de son cheval.
Et Volusenus fut rapporté mourant dans le
camp romain. Par l'art des médecins ou la
force de son tempérament, il guérit pourtant
de sa blessure.
Commius avait perdu tout à la fois, dans
cette affaire, ses fidèles guerriers et sa haine.
Content de sa vengeance, satisfait désormais et
tranquille, il envoya un messager à Marcus
Antonius. Ce messager, ayant été admis au
tribunal du questeur, parla de la sorte :
— Marcus Antonius, le roi Commius promet
de se rendre au lieu qui lui sera assigné, de
faire ce que tu lui commanderas et de donner
des otages. Il demande seulement que lui soit
épargnée la honte de paraître jamais devant
un Romain.
Marcus Antonius était magnanime :
— Je conçois, dit-il, que Commius soit un
222 sous l'invocation de clio
peu dégoûté des entrevues avec nos généraux.
Je le dispense de paraître devant aucun de
nous. Je lui accorde son pardon et je reçois
ses otages.
On ignore ce que devint ensuite Koram
l'Atrébate; le reste de sa vie n'a point laissé
de trace.
FARINATA DEGLI UBERTI
OU LA GUERRE CIVILE
Ed ei s'ergea col petto e con la fronte,
Come avesse lo inferno in gran dispitto.
Inferr.o, c. 10".
Assis sur la terrasse de sa tour, le vieux
Farinata degli Uberti enfonçait son regard
aigu dans la ville hérissée de créneaux. Debout
près de lui, Fra Ambrogio regardait le ciel où
foisonnaient les roses du soir et qui couron-
nait de ses fleurs ardentes les collines enlacées
en cercle autour de Florence. Des berges pro-
chaines de l'Arno le parfum des myrtes mon-
tait dans l'air paisible. Les derniers cris des
oiseaux avaient jailli du toit clair de San
224 sous l'invocation de clio
Giovanni. Soudain, le pas de deux chevaux
sonna sur les cailloux aigus qu'on avait
arrachés au lit du fleuve pour en paver les
chaussées, et deux jeunes cavaliers, beaux
comme deux saint Georges, débouchant d'une
rue étroite, passèrent devant le palais sans
fenêtres des Uberti. Quand ils furent au
pied de la tour gibeline, l'un cracha en signe
de mépris, et l'autre, levant le bras, mit le
pouce entre l'index et le doigt du milieu.
Puis tous deux, éperonnant leurs chevaux,
gagnèrent au galop le pont de bois. Specta-
teur de l'outrage fait à son nom, Farinata
demeura tranquille et muet. Ses joues des-
séchées tressaillirent et une larme de plus de
sel que d'eau vint lentement couvrir ses pru-
nelles jaunes. Enfin il secoua par trois fois la
tête et dit :
— Pourquoi ce peuple me hait-il?
Fra Ambrogio ne répondit point. Et Fari-
nata continua de regarder la ville, qu'il ne
voyait plus qu'à travers l'acre nuage qui lui
brûlait les paupières. Puis tournant vers le
moine sa maigre face où s'attachaient forte-
FARISATA DEGLI UBERTI 225
ment un nez en bec d'aigle et des mâchoires
menaçantes, il demanda encore :
— Pourquoi ce peuple me hait-il?
Le moine fit le geste de chasser une mouche.
— Que vous importe, messer Farinata,
l'insolence obscène de deux jouvenceaux
nourris dans les tours guelfes d'Oltarno?
FARINATA.
Je me soucie peu, en effet, de ces deux
Frescobaldi, mignons des Romains, fils d'entre-
metteurs et de prostituées. Je ne crains pas
le mépris de ceux-là. Il n'est possible ni à
mes amis, ni surtout à mes ennemis de me
mépriser. Ma douleur est de sentir sur moi la
haine du peuple de Florence.
FRA AMBROGIO.
La haine règne dans les villes depuis que les
fils de Caïn y portèrent l'orgueil avec les arts,
et que les deux chevaliers thébains rassasièrent
dans leur sang leur haine fraternelle. De
l'injure naît la colère, et de la colère l'injure.
Avec une infaillible fécondité la haine engendre
la haine.
13.
2-26 sous l'invocation de clio
FARINAT A.
Mais comment l'amour peut-il engendrer
la haine? et pourquoi suis-je odieux à ma ville
bien-aimée?
FRA AMBROGIO.
Je vous répondrai donc puisque vous le
voulez, messer Farinata. Mais vous ne tirerez
de ma bouche que des paroles de vérité. Vos
concitoyens ne vous pardonnent pas d'avoir
combattu à Montaperto, sous la bannière
blanche de Manfred, le jour où l'Arbia fut
rougie du sang des Florentins. Et ils jugent
qu'en ce jour, dans la vallée funeste, vous ne
fûtes pas l'ami de votre ville.
FARINATA.
Quoi! je ne l'ai pas aimée! Vivre de sa vie,
ne vivre que pour elle, souffrir la fatigue, la
faim, la soif, la fièvre, l'insomnie, et la peine
sans pareille, l'exil ; affronter la mort à toute
heure et risquer de tomber vivant aux mains
de ceux qui ne se seraient point contentés de
ma mort; tout oser, tout endurer pour elle,
FARINATA DEGLI UBERTI 227
pour son bien, pour l'arracher à mes ennemis,
qui étaient les siens, pour l'affranchir de toute
honte, pour l'amener de gré ou de force à
suivre les avis salutaires, à prendre le bon
parti, à penser ce que je pensais moi-même
avec les plus nobles et les meilleurs, la vouloir
toute belle et subtile et généreuse, et sacrifier
à cet unique vouloir mes biens, mes fils, mes
proches, mes amis; me faire selon ses seuls
intérêts libéral, avare, fidèle, perfide, magna-
nime, criminel, ce n'était pas aimer ma ville*
Mais qui donc l'aima, si je ne l'aimai pas?
FRA AMBROGIO.
Hélas î messer Farinata, votre impitoyable
amour arma contre la cité la violence et la
ruse et coûta la vie à dix mille Florentins.
FARINATA.
Oui, mon amour pour ma ville fut aussi fort
que vous dites, Fra Ambrogio. Et les actions
qu'il m'inspira sont dignes d'être données en
exemple à nos fils et aux fils de nos fils. Pour
que le souvenir ne s'en perdît point, je les ferais
228 sous l'invocation de clio
moi-même écrire, si j'avais la tête aux écri-
tures. Quand j'étais jeune, je trouvais des
chansons d'amour dont s'émerveillaient les
dames et que les clercs mettaient dans leurs
livres. A cela près, j'ai toujours méprisé les
lettres à l'égal des arts et je ne me suis pas
plus soucié d'écrire que de tisser la laine. Que
chacun, à mon exemple, agisse selon sa con-
dition. Mais vous, Fra Ambrogio, qui êtes un
scribe très savant, ce serait à vous de faire un
récit des grandes entreprises que j'ai conduites.
Il vous en reviendrait de l'honneur, si toute-
fois vous les contiez non en religieux, mais en
noble, car ce sont des gestes de noble et de
chevalier. On verrait par ce discours que j'ai
beaucoup agi. Et de tout ce que j'ai fait je ne
regrette rien.
J'étais banni, les guelfes avaient massacré
trois de mes parents. Sienne me reçut. Mes
ennemis lui en firent un tel grief qu'ils exci-
tèrent le peuple florentin à marcher en armes
contre la ville hospitalière. Pour Sienne, pour
les bannis, je demandai secours au fils de
César, au roi de Sicile.
FARINÀTA DEGLI CBERTI 229
FRA AMBROGIO.
Il n'est que trop vrai : vous fûtes l'allié de
Manfred, l'ami du sultan de Luceria, de l'astro-
logue, du renégat, de l'excommunié.
FARINATA.
Alors nous buvions comme de l'eau l'ex-
communication pontificale. Je ne sais si Man-
fred avait appris à lire les destinées dans les
étoiles, mais il est vrai qu'il faisait grand cas
de ses cavaliers sarrasins. Il était aussi prudent
que brave, sage prince, avare du sang de ses
hommes et de l'or de ses coffres. Il répondit
aux Siennois qu'il leur donnerait secours. Il
fit la promesse grande pour inspirer une égale
reconnaissance. Quant à l'effet, il le tint petit
par cautèle et de peur de se démunir. Il
envoya sa bannière avec cent cavaliers alle-
mands. Les Siennois, déçus et dépités, par-
laient de rejeter ce secours dérisoire. Je sus
les rendre mieux avisés et leur enseignai l'art
de faire passer un drap dans une bague. Un
jour, ayant gorgé de viande et de vin les
230 sous l'invocation de clio
Allemands, je les fis sortir sur un si mauvais
avis et si mal à propos qu'ils tombèrent dans
une embuscade et furent tous tués par les
guelfes de Florence, qui prirent la bannière
blanche de Manfred et la traînèrent dans la
boue à la queue d'un âne. Aussitôt, j'instruisis
le Sicilien de l'insulte. Il la ressentit comme
j'avais prévu qu'il la ressentirait, et il envoya,
pour en tirer vengeance, huit cents cavaliers,
avec bon nombre de fantassins, sous le com-
mandement du comte Giordano, que la
renommée égalait à Hector de Troie. Cepen-
dant Sienne et ses alliés rassemblaient leurs
milices. Bientôt nous fûmes forts de treize mille
hommes de guerre. C'était moins que n'en
avaient les guelfes de Florence. Mais, parmi eux,
se trouvaient de faux guelfes qui n'attendaient
que l'heure de se montrer gibelins, tandis qu'a
nos gibelins ne se mêlaient point de guelfes.
De la sorte, ayant de mon côté, non pas toutes
les chances favorables (on ne les a jamais),
mais de grandes, et de bonnes et d'inespérées,
qu'on ne retrouverait plus, j'étais impatient de
livrer une bataille qui, heureuse, détruirait
FARINATA DEGLI UBERTI 231
mes ennemis, et, malheureuse, n'accablerait
que mes alliés. De cette bataille j'avais faim et
soif. Pour y attirer l'armée florentine j'usai du
meilleur moyen que je pus découvrir. J'envoyai
à Florence deux frères mineurs avec mission
d'avertir secrètement le Conseil que, touché
d'un vif repentir et désireux d'acheter par un
grand service le pardon de mes concitoyens,
j'étais prêta leur livrer, contre dix mille florins,
une des portes de Sienne; mais que, pour le
succès de l'entreprise, il était nécessaire que
l'armée florentine s'avançât, aussi forte que
possible, jusqu'aux bords de l'Arbia, sous le
semblant de porter secours aux guelfes de Mon-
talcino. Mes deux moines partis, ma bouche
cracha le pardon qu'elle avait demandé, et
j'attendis agité d'une terrible inquiétude. Je
craignais que les nobles du Conseil ne compris-
sent quelle folie c'était que d'envoyer l'armée
surl'Arbia. Mais j'espérais que ce projet plairait
aux plébéiens par son extravagance et qu'ils
l'adopteraient d'autant plus volontiers qu'il
serait combattu par les nobles, dont ils se
défiaient. En effet, la noblesse flaira le piège,
232 sous l'invocation de clio
mais les artisans donnèrent dans mes panneaux.
Us formaient la majorité du Conseil. Sur leur
ordre, l'armée florentine se mit en marche et
exécuta le plan que j'avais tracé pour sa perte.
Qu'il fut beau ce lever du jour, quand, che-
vauchant avec la petite troupe des bannis au
milieu des Siennois et des Allemands, je vis le
soleil, déchirant les voiles blancs du matin,
éclairer la forêt des lances guelfes qui cou-
vraient les pentes de la Malena! J'avais amené
mes ennemis sous ma main. Encore un peu
d'art et j'étais sûr de les détruire. Par mon
conseil, le comte Giordano fit défiler trois
fois à leur vue les fantassins de la commune
de Sienne, en changeant leurs casaques après
le premier et le second tour, afin qu'ils parus-
sent trois fois plus nombreux qu'ils n'étaient;
et il les montra aux guelfes d'abord rouges en
présage de sang, puis verts en présage de
mort, enfin mi-blancs mi-noirs en présage de
captivité. Présages véritables ! Ojoie! quand,
chargeant la cavalerie florentine, je la vis
fléchir et tournoyer ainsi qu'un vol de cor-
neilles, quand je vis l'homme payé par moi,
FARINATA DEGLI UBERTI 233
celui dont je ne prononce pas le nom de peur
de souiller ma bouche, abattre d'un coup d'épée
le gonfalon qu'il était venu défendre, et tous
.es cavaliers, cherchant dès lors en vain, pour
s'v rallier, les couleurs blanches et bleues, fuir
éperdus, s'écraser les uns les autres, tandis
que, lancés à leur poursuite, nous les égor-
gions comme des porcs au marché. Les arti-
sans de la commune tenaient seuls encore; il
fallut les tuer autour du caroccio ensanglanté.
Enfin, nous ne trouvâmes plus devant nous
que des morts, et des lâches, qui se liaient
entre eux les mains pour venir plus humble-
ment nous demander grâce à genoux. Et moi,
content démon ouvrage, je me tenais à l'écart.
FRA AMBROGIO.
Hélas! vallée maudite de l'Arbia! On dit
qu'après tant d'années elle sent la mort encore
et que, déserte, hantée des bêtes sauvages,
elle s'emplit, la nuit, du hurlement des
chiennes blanches. Votre cœur fut-il assez
dur, messer Farinata, pour ne pas se fondre
en larmes, quand vous vîtes, en cette journée
234 sous l'invocation de clio
scélérate, les pentes fleuries de la Malena
boire le sang florentin?
FARINATA.
Ma seule douleur fut de penser qu'ainsi
j'avais montré à mes ennemis la voie de la
victoire et que je leur faisais pressentir, en les
abattant après dix ans de puissance et de
superbe, ce qu'ils pouvaient espérer à leur
tour d'un même nombre d'années. Je songeai
que, puisque avec mon aide un tel tour avait
été donné à la roue de Fortune, cette roue
tournerait encore et mettrait les miens à bas.
Ce pressentiment couvrit d'une ombre l'écla-
tante lumière de ma joie.
FRA AMBROGIO.
Il m'a paru que vous détestiez, et non certes
à tort, la trahison de cet homme, qui fit choir
dans la boue et le sang l'étendard sous lequel
il était venu combattre. Moi-même, qui sais
que la miséricorde du Seigneur est infinie, je
doute si Bocca n'a point sa part dans l'enfer
avec Caïn, Judas et Brutus le parricide. Mais
FAR1NATA DEGLI DBERTI 235
si le crime de Bocca est à ce point exécrable,
ne vous repentez-vous point de l'avoir causé?
Et ne croyez-vous pas, messer Farinata, que
vous-même, en attirant dans un piège l'armée
des Florentins, vous avez offensé le Dieu juste,
et fait ce qui n'était pas permis?
FARINATA.
Tout est permis à celui qui agit par vigueur
de pensée et force de cœur. En trompant mes
ennemis je fus magnanime et non traître. Et
si vous me faites un crime d'avoir employé au
salut de mon parti l'homme qui renversa le
gonfalon des siens, vous aurez grand tort, Fra
Ambrogio; car c'est la nature et non moi qui
l'avait fait infâme, et c'est moi et non la nature
qui tournai à bien son infamie.
FRA AMBROGIO.
Mais, puisque vous aimiez votre patrie
même en la combattant, il vous fut douloureux
sans doute de ne l'avoir vaincue qu'avec l'aide
des Siennois, ses ennemis. De cela ne vous
vint-il point quelque vergogne?
236 sous l'invocation de clio
FARINATA.
Pourquoi aurais-je eu honte? Pouvais-je
rétablir autrement mon parti dans ma ville? Je
me suis allié à Manfred et aux Siennois. Je
me serais allié, s'il eût fallu, à ces géants afri-
cains qui n'ont qu'un œil au milieu du front
et qui se nourrissent de chair humaine, ainsi
que le rapportent les navigateurs vénitiens qui
les ont vus. La poursuite d'un tel intérêt n'est
point un jeu qu'on joue selon les règles,
comme les échecs ou les dames. Si j'avais
estimé que tel coup est permis et tel autre
défendu, pensez-vous que mes adversaires
eussent joué de même? Non certes, nous ne
faisions pas au bord de l'Arbia une partie de
dés sous la treille, avec nos tablettes sur nos
genoux et de petits cailloux blancs pour mar-
quer les points. Il fallait vaincre. Et cela, l'un
et l'autre parti le savait.
Pourtant, je vous accorde, Fra Ambrogio,
qu'il eût mieux valu vider notre querelle seuls
entre Florentins. La guerre civile est affaire
si belle et généreuse et si fine chose, qu'il n'y
FARINATA DEGLI UBERTI 237
faudrait point employer, s'il était possible, des
mains étrangères. On la voudrait remettre
toute à des concitoyens et de préférence à des
nobles, capables d'y travailler avec un bras
infatigable et un esprit délié.
Je n'en dirai pas autant des guerres exté-
rieures. Ce sont des entreprises utiles ou même
nécessaires, qu'on fait pour maintenir ou
étendre les limites des États, ou pour favoriser
le trafic des marchandises. Il n'y a, le plus
souvent, ni bon profit ni grand honneur à faire
soi-même ces grosses guerres. Un peuple avisé
s'en décharge volontiers sur des mercenaires
et en remet l'entreprise à des capitaines expé-
rimentés, qui savent beaucoup gagner avec peu
d'hommes. 11 n'y faut que des vertus de métier
et il convient d'y répandre plus d'or que de
sang. On n'y peut mettre du cœur. Car il ne
serait guère sage de haïr un étranger parce
que ses intérêts sont opposés aux nôtres, tandis
qu'il est naturel et raisonnable de haïr un
concitoyen qui s'oppose à ce qu'on estime
soi-même- utile et bon. C'est seulement dans
la guerre civile qu'on peut montrer un esprit
238 sous l'invocation de clio
pénétrant, une âme inflexible et la force d'un
cœur tout plein de colère et d'amour.
FRA AMBROGIO.
Je suis le plus pauvre des serviteurs des
pauvres. Mais, je n'ai qu'un maître, qui est
le Roi du Ciel ; je le trahirais si je ne vous
disais, messer Farinata, que le seul guerrier
digne d'une entière louange est celui qui
marche sous la croix en chantant :
Vexilla régis prodeunt.
Le bienheureux Dominique, dont l'âme,
comme un soleil, se leva sur l'Eglise obscurcie
par la nuit du mensonge, enseigna que la
guerre contre les hérétiques est d'autant plus
charitable et miséricordieuse qu'elle est plus
âpre et véhémente. Celui-là certes le comprit
qui, portant le nom du prince des apôtres, fut
la pierre de fronde qui frappa comme un
Goliath l'hérésie au front. Il souffrit le martyre
entre Côme et Milan. De lui mon ordre
s'honore grandement. Quiconque tire l'épée
contre un tel soldat est un autre Antiochus au
FARINATA DEGLI UBERTI 239
regard de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais
ayant institué les empires, les royaumes et les
républiques, Dieu souffre qu'on les défende
par les armes, et il regarde les capitaines qui,
l'ayant invoqué, tirent l'épée pour le salut de
leur patrie temporelle. Il se détourne au
contraire du citoyen qui frappe sa ville et la
saigne, comme vous fîtes d'un si grand vouloir,
messer Farinata, sans craindre que Florence,
par vous épuisée et déchirée, n'eût plus la force
de résister à ses ennemis. On trouve dans les
chroniques anciennes que les villes affaiblies
par des guerres intestines offrent une proie
facile à l'étranger qui les guette.
FARINATA.
Moine, est-ce quand il veille ou quand il
dort qu'on fait bien d'attaquer le lion? Or,
j'ai tenu éveillé le lion de Florence. Demandez
aux Pisans s'ils eurent à se réjouir de l'avoir
assailli dans le temps que je l'avais rendu
furieux. Cherchez dans les vieilles histoires et
vous y trouverez peut-être aussi que les cités
qui bouillonnent au dedans sont toutes prêtes
240 sous l'invocation DE CLIO
à échauder les ennemis du dehors, mais que la
gent tiédie par la paix est sans ardeur pour
combattre hors de ses portes. Sachez qu'il
faut craindre d'offenser une ville assez vigi-
lante et généreuse pour soutenir la guerre
intérieure, et ne dites plus que j'ai affaibli ma
patrie.
FRA AMBROGIO.
Pourtant, vous le savez, elle fut près de
périr après la journée funeste de l'Arbia. Les
guelfes épouvantés étaient sortis de ses
murailles et avaient pris d'eux-mêmes le
chemin douloureux de l'exil. La diète gibe-
line, convoquée à Empoli par le comte Gior-
dano, décida de détruire Florence.
FARINATA.
Il est vrai. Tous voulaient qu'il n'en restât
pas pierre sur pierre. Ils disaient tous :
« Écrasons ce nid de guelfes. » Seul, je me
levai pour la défendre. Et seul, je la préservai
de tout dommage. Les Florentins me doivent
le jour qu'ils respirent. Ceux-là qui m'outra-
gent et qui crachent sur mon seuil, s'ils
FARINATA DEGLI UBERTI 2ii
avaient quelque piété au cœur, m'honoreraient
comme un père. J'ai sauvé ma ville.
FRA AMBROGIO.
Après l'avoir perdue. Toutefois, que cette
journée d'Empoli vous soit comptée en ce
monde et dans l'autre, messer Farinata!' Et
veuille saint Jean-Baptiste, patron de Florence,
porter à l'oreille du Seigneur les paroles que
vous avez prononcées dans l'assemblée des
gibelins! Répétez-moi, je vous prie, ces
paroles dignes de louanges. Elles sont diver-
sement rapportées, et je voudrais les connaître
avec exactitude. Est-il vrai, comme plusieurs
le disent, que vous prîtes texte de deux pro-
verbes toscans dont l'un est de l'âne et l'autre
de la chèvre?
FARINATA.
De la chèvre il ne me souvient guère, mais
de l'âne j'ai meilleure mémoire. Il se peut,
ainsi qu'on l'a dit, que j'aie brouillé les deux
proverbes. De cela je n'ai nul souci. Je me
levai et parlai à peu près de la sorte :
14
242 sous l'invocation de clio
« L'âne hache les raves comme il sait. A son
exemple, vous hachez sans discernement, le
lendemain de même que la veille, ignorant ce
qu'il convient de détruire et ce qu'il convient
de respecter. Mais sachez que je n'ai tant
souffert et combattu que pour vivre dans ma
ville. Je la défendrai donc et mourrai, s'il le
faut, l'épée à la main. »
Je n'en dis pas davantage et je sortis. Ils cou-
rurent sur mes pas et, s'efforçant de m'apaiser
par leurs prières, ils jurèrent de respecter
Florence.
FRA AMBBOGIO.
Puissent nos fils oublier que vous fûtes à
l'Arbia et se rappeler que vous fûtes à Empoli !
Vous vécûtes dans des temps cruels, et je ne
crois pas qu'il soit facile tant à un guelfe
qu'à un gibelin de faire son salut. Dieu, messer
Farinata, vous garde de l'enfer et vous reçoive,
après votre mort, en son saint Paradis !
FARINATA.
Le paradis et l'enfer ne sont que dans notre
esprit. Épicure l'enseignait et beaucoup
FARINATA DEGLI UBERTI 243
d'autres après lui le savent. Vous-même, Fra
Ambrogio, n'avez-vous pas lu dans votre
livre : « L'homme meurt de même que la bête.
Leur condition est la même »?
Mais si, comme les âmes communes, je
croyais en Dieu, je le prierais de me laisser,
après ma mort, ici tout entier, et d'enfermer
mon âme avec mon corps dans mon tombeau,
sous les murs de mon beau San Giovanni. A
l'entour, on voit des cuves de pierre taillées
par les Romains pour leurs morts, et mainte-
nant ouvertes et vides. C'est dans un de ces
lits que je veux me reposer enfin et dormir.
Dans ma vie j'ai souffert cruellement de l'exil,
et je n'étais qu'à une journée de Florence. Plus
éloigné d'elle, je serais plus malheureux. Je
veux rester toujours dans ma ville bien-aimée.
Puissent les miens y rester aussi !
FRA AMBROGIO.
Je vous entends avec épouvante blasphémer
le Dieu qui fit le ciel et la terre, les montagnes
de Florence et les roses de Fiesole. Et ce qui
m'effraye le plus, messer Farinata degli Uberti,
244 sous l'invocation de clio
c'est que votre âme communique au mal un
noble caractère. Si, contrairement à l'espoir
que je garde encore, la miséricorde infinie
vous abandonnait, je crois que l'enfer tirerait
de vous quelque honneur.
LE ROI BOIT
En l'an de grâce 1428, à Troyes, le cha-
noine Guillaume Chappedelaine fut nommé
par le chapitre roi de l'Epiphanie, conformé-
ment aux usages suivis alors dans toute la
France chrétienne. C'était, en effet, la coutume
des chanoines d'élire un d'entre eux, auquel
ils donnaient le nom de roi parce qu'il devait
tenir la place du Roi des rois et les assembler
tous à sa table, en attendant que Jésus-Christ
lui-même les réunît, comme ils en avaient
l'espérance, dans son saint paradis.
Messire Guillaume Chappedelaine avait été
choisi pour ses bonnes mœurs et pour sa libé-
ralité. Il était homme riche. Ses vignes avaient
14.
246 sous l'invocation de clio
été épargnées par les capitaines tant armagnacs
que bourguignons qui ravageaient la Cham-
pagne, et c'est un bonheur dont il devait
rendre grâce à Dieu d'abord et ensuite à lui-
même pour la douceur avec laquelle il avait
traité les deux partis qui déchiraient le royaume
des lys. Sa richesse avait beaucoup contribué
à son élection, en cette année où le setier de
blé valait huit francs, le quarteron d'œufs six
sous, un petit cochon sept francs, et où les
gens d'Eglise étaient réduits, comme des
vilains, à manger des choux tout l'hiver.
Donc, au saint jour de l'Epiphanie, messire
Guillaume Chappedelaine, revêtu de sa dalma-
tique, tenant à la main une palme pour
sceptre, prit place dans le chœur de la cathé-
drale, sous un dais de drap d'or. Cependant,
trois chanoines sortirent de la sacristie, le front
ceint de couronnes. L'un était vêtu de blanc,
l'autre de rouge et le troisième de noir. Ils
figuraient les rois mages et, descendant vers
la partie de l'église qui représente le pied de
la croix, ils chantaient l'évangile de saint
Matthieu. Un diacre, qui portait au bout d'une
LE ROI BOIT 247
perche cinq chandelles allumées pour rappeler
l'étoile miraculeuse qui conduisit les mages à
Bethléem, monta la grande nef et entra dans
le chœur. Ils le suivirent en chantant et quand
ils furent à cet endroit de l'évangile : Et
mirantes domum, invenerunt puerum cum
Maria, maire ejus, et procidentes adoraverunt
eum. ils s'arrêtèrent devant messire Guillaume
Chappedelaine et lui firent de profondes génu-
flexions. Trois enfants les suivaient, présentant
un peu de sel et des épices, que messire Guil-
laume reçut avec bonté, à l'imitation de
l'Enfant roi qui avait agréé la myrrhe, l'or et
l'encens des rois de la terre. Puis l'office divin
fut célébré dévotement.
Le soir les chanoines allèrent souper chez le
roi de l'Epiphanie. L'hôtel de messire Guil-
laume était tout contre le chevet de l'église,
©n le reconnaissait au chaperon d'or taillé
dans un écu de pierre, sur la porte basse. La
grand'salle était, cette nuit-là, jonchée de
feuillage et éclairée par douze torches de
résine. Tout le chapitre prit place autour de
la table sur laquelle était dressé un agneau
248 sous l'invocation de clio
entier. Il y avait là messeigneurs Jean Bruant,
Thomas Alépée, Simon Thibouville, Jean
Coquemard, Denys Petit, Pierre Corneille,
Barnabe Videloup et François Pigouchel,
chanoines de Saint-Pierre, messire Thibault de
Saulges, écuyer, chanoine héréditaire laïque,
et au bas bout de la table Pierrolet, le petit
clerc, qui, bien que ne sachant pas écrire,
était secrétaire de messire Guillaume Chappe-
delaine et lui servait sa messe. Il avait l'air
d'une fille habillée en garçon. C'est lui qui
paraissait en habit d'ange le jour de la Chan-
deleur. L'usage était aussi qu'au mercredi des
Quatre-Temps de décembre on lût à la messe
comment l'ange Gabriel vint annoncer à Marie
le mystère de l'Incarnation. On plaçait sur
un échafaud une jeune fille, à qui un enfant
avec des ailes annonçait qu'elle allait devenir
la mère du Fils de Dieu; une colombe d'étoupe
était pendue sur la tête de la jeune fille.
Pierrolet faisait depuis deux ans l'ange de
l'Annonciation.
Mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût
l'âme aussi douce que lo visage. Il était violent,
LE ROI BOIT 249
hardi, querelleur et provoquait volontiers les
garçons plus âgés que lui. On le soupçonnait
de courir les filles. L'exemple des gens
d'armes, qui tenaient garnison dans les villes,
le rendait excusable, et l'on ne donnait pas
beaucoup d'attention à ces mauvaises habi-
tudes. Ce qui fâchait plutôt messire Guillaume
Chappedelaine, c'est que Pierrolet était Arma-
gnac et cherchait querelle aux Bourguignons.
Le chanoine lui représentait souvent qu'un teî
esprit était pernicieux et vraiment diabolique
dans cette bonne ville de Troyes, où le feu
roi Henry V d'Angleterre avait célébré son
mariage avec madame Catherine de France et
où les Anglais étaient les maîtres légitimes,
car toute puissance vient de Dieu. Omnis
potes tas a Deo.
Les convives ayant pris place, messire Guil-
laume Chappedelaine récita le Benedicite, et
l'on commença de manger en silence. Messire
Jean Coquemard parla le premier. Se tournant
vers messire Jean Bruant, son voisin :
— Vous êtes, lui dit-il, une prudente et
docte personne. Avez-vous jeûné hier?
230 sous l'invocation de clio
— Il était convenable de le faire, répondit
messire Jean Bruant. La veille de l'Epiphanie
est nommée vigile dans les Sacramentaires, et
qui dit vigile dit jeûne.
— Pardonnez-moi, reprit messire Jean
Coquemard. J'estime avec d'insignes docteurs
qu'un jeûne austère s'accorde mal avec la joie
que cause aux fidèles la naissance du Sauveur,
dont l'Eglise continue la mémoire jusqu'à
l'Epiphanie.
— Pour moi, reprit messire Jean Bruant, je
tiens ceux qui ne jeûnent pas en ces vigiles
pour dégénérés de la piété arftique.
— Et moi, s'écria messire Jean Coque-
mard, j'estime que ceux qui se préparent
par le jeûne à la plus joyeuse de nos
fêtes sont condamnables, comme suivant des
usages blâmés par le plus grand nombre des
évêques.
La querelle des deux chanoines commençait
à s'aigrir.
— Ne pas jeûner! Quelle mollesse! disait
messire Jean Bruant.
— Jeûner! quelle obstination! disait messire
LE ROI BOIT 251
Jean Coquemard. Vous êtes l'homme superbe
et téméraire qui va seul.
— Vous êtes l'homme faible qui suit molle-
ment la foule corrompue. Mais même en ces
temps mauvais où nous vivons, j'ai des auto-
rités. Quidam asserunt in vigilia Epiphaniœ
jejunandum.
— La question est tranchée. Non jejunetur!
— Paix! paix! s'écria, du fond de sa haute
et large chaise, messire Guillaume Chappede-
laine. Vous avez tous deux raison : vous êtes
louable, Jean Coquemard, de prendre de la
nourriture la veille de l'Epiphanie, en signe de
réjouissance, et vous, Jean Bruant, de jeûner
en ces mêmes vigiles, puisque vous le faites
avec une allégresse congruente.
Le chapitre tout entier approuva la sentence.
— Salomcm n'eût point mieux jugé! s'écria
messire Pierre Corneille.
Et messire Guillaume Chappedelaine, ayant
approché de ses lèvres son gobelet de vermeil,
nos sires Jean Bruant, Jean Coquemard,
Thomas ALépée, Simon Thibouville, Denys
Petit, Pierre Corneille, Barnabe Videloup,
252 sous l'invocation de clio
François Pigouchel s'écrièrent tous à la fois :
— Le roi boit! le roi boit!
C'était une loi du festin de pousser ce cri, et
le convive qui y manquait encourait un châti-
ment sévère.
Messire Guillaume Chappedelaine, voyant
que les brocs étaient vides, fît apporter du vin,
et les serviteurs râpèrent du raifort pour
donner soif aux convives.
— A la santé du seigneur évêque de Tro}res
et du régent de France, dit-il en se levant de
dessus sa chaise canonicale.
— Volontiers, messire, dit Thibault de
Saulges, écuyer; mais ce n'est un secret pour
personne que notre seigneur évêque est en
querelle avec le régent au sujet du double
décime que Monseigneur de Bedford exige des
gens d'Eglise, sous prétexte de subvenir à la
croisade contre les hussites. Et nous allons
confondre là deux santés ennemies.
— Hé ! hé ! répondit messire Guillaume, il
convient de porter des santés pour la paix, et
non pour la guerre. Je bois au régent de
France pour le roi Henry sixième, et à la santé
LE ROI BOIT 2'63
de Monseigneur l'évêque de Troyes, que nous
avons tous élu voilà deux ans.
Les chanoines, levant leur gobelet, burent à
la santé de l'évêque et du régent Bedford.
Cependant s'éleva au bas bout de la table
une voix jeune, et encore mal timbrée, qui
criait :
— A la santé du dauphin Louis, le vrai roi
de France!
C'était le petit Pierrolet, dont l'esprit arma-
gnac, chauffé par le vin du chanoine, éclatait.
On n'y prit pas garde, et messire Guillaume
ayant bu à nouveau, on cria amplement comme
il convenait :
— Le roi boit! le roi boit!
Les convives s'entretenaient vivement et
tous ensemble des affaires sacrées et des affaires
profanes.
— Savez-vous, dit Thibault de Saulges, que
dix mille Anglais sont envoyés par le régent
pour prendre Orléans?
— En ce cas, dit messire Guillaume, ils
auront la ville, comme ils ont déjà Jargeau et
Beaugency, ettantde bonnes citésdu royaume.
15
254 SOUS L'INVOCATION de clio
— C'est ce qu'on verra! dit, tout rouge, le
petit Pierrolet.
Mais, comme il était au bas bout, on ne
l'entendit pas cette fois encore.
— Buvons, messeigneurs, dit messire Guil-
laume, qui faisait libéralement les honneurs de
sa table.
Et il donna l'exemple en levant son grand
hanap de vermeil.
Le cri retentit plus haut que devant :
— Le roi boit! le roi boit!
Mais après qu'eut roulé ce tonnerre de voix,
messire Pierre Corneille, qui se trouvait assez
bas à la table, dit aigrement :
— Messeigneurs, je vous dénonce le petit
Pierrolet, qui n'a pas crié : « Le roi boit! » en
quoi il a manqué gravement aux us et cou-
tumes, et il faut l'en punir.
— Il faut l'en punir! reprirent ensemble
messeigneurs Denys Petit et Barnabe Videloup.
— Qu'il soit châtié, dit à son tour messire
Guillaume Chappedelaine.il lui faut barbouiller
les mains et le visage avec de la suie. C'est
l'usage !
LE ROI BOIT 255
— C'est l'usage! s'écrièrent ensemble les
chanoines.
Et messire Pierre Corneille alla chercher
de la suie dans la cheminée, tandis que
nosseigneurs Thomas Alépée et Simon Thi-
bouville, se jetant en riant grassement sur
l'enfant, s'efforçaient de lui tenir les bras et les
jambes.
Mais Pierrolet s'échappa de leurs mains,
puis, s'adossant à la muraille, il tira de sa
ceinture une petite dague et jura qu'il T'enfon-
cerait dans la gorge de quiconque approcherait.
Cette violence fit beaucoup rire les chanoines
et, particulièrement, messire Guillaume Chap-
pedelaine qui, se levant de son siège, vint
auprès de son petit secrétaire, suivi de messire
Pierre Corneille, tenant une pelletée de suie.
— C'est donc moi, dit-il d'une voix onc-
tueuse, qui, pour son châtiment, ferai de ce
méchant enfant un nègre, un serviteur du roi
noir Balthazar, qui vint à la crèche. Pierre
Corneille, tendez-moi la pelle.
Et d'un geste aussi lent que s'il aspergeait
d'eau bénite un fidèle, il jeta une pincée de
256 sous l'invocation de clio
suie sur le visage de l'enfant qui, s'élançant
sur lui, lui enfonça sa dague dans le ventre.
Messire Guillaume Chappedelaine poussa un
grand soupir et tomba la face contre terre.
Les convives s'empressèrent autour de lui. Ils
virent qu'il était mort.
Pierrolet avait disparu. On le chercha dans
toute la ville sans pouvoir le trouver. On sut
plus tard qu'il s'était engagé dans la compa-
gnie du capitaine La Hire. A la bataille de
Patay, sous les yeux de la Pucelle, il prit un
capitaine anglais et fut fait chevalier.
" LA MUIKON "
Et quelquefois, dans nos longues
soirées, le général en chef nous fai-
sait des contes de revenants, genre de
narration auquel il était fort habile.
(Mémoires du comte Lavallette,
1831, t. I", p. 335.)
Depuis plus de trois mois Bonaparte était
sans nouvelles de l'Europe quand, à son
retour de Saint-Jean-d'Acre, il envoya un
parlementaire à l'amiral ottoman, sous prétexte
de traiter l'échange des prisonniers, mais en
réalité dans l'espoir que Sir Sidney Smith
arrêterait cet officier au passage et lui ferait
connaître les événements récents, si, comme
on pouvait le prévoir, ils étaient malheureux
258 sous l'invocation de clio
pour la République. Le général calculait juste.
Sir Sidney fit monter le parlementaire à son
bord et l'y reçut honorablement. Ayant lié
conversation, il ne tarda pas à s'assurer que
l'armée de Syrie était sans dépêches ni avis
d'aucune sorte. Il lui montra les journaux
ouverts sur la table et, avec une courtoisie
perfide, le pria de les emporter.
Bonaparte passa la nuit sous sa tente à les
lire. Le matin sa résolution était prise de
retourner en France pour y ramasser le pou-
voir tombé. Qu'il mît seulement le pied sur
le territoire de la République, il écraserait ce
gouvernement faible et violent, qui livrait la
patrie en proie aux imbéciles et aux fripons,
et il occuperait seul la place balayée. Pour
accomplir ce dessein, il fallait traverser, par
des vents contraires, la Méditerranée couverte
de croiseurs anglais. Mais Bonaparte ne voyait
que le but et son étoile. Par un inconcevable
bonheur, il avait reçu du Directoire l'autorisa-
tion de quitter l'armée d'Egypte et d'y dési-
gner lui-même son successeur.
Il appela l'amiral Gantheaume qui, depuis
" LA MUIRON " 259
la destruction de la flotte, se tenait au quartier
général, et lui donna l'ordre d'armer promp-
tement, en secret, deux frégates vénitiennes
qui se trouvaient à Alexandrie, et de les
amener sur un point désert de la côte, qu'il
lui désigna. Lui-même, il remit, par pli
cacheté, le commandement en chef au général
Kléber, et sous prétexte de faire une tournée
d'inspection, se rendit avec un escadron de
guides à l'anse du Marabou. Le soir du 7 fruc-
tidor an VII, à la rencontre de deux chemins
d'où l'on découvre la mer, il se trouva tout à
coup en face du général Menou, qui regagnait
Alexandrie avec son escorte. N'ayant plus de
moyen ni de raisons de garder son secret, il fit
à ces soldats de brusques adieux, leur recom-
manda de se bien tenir en Egypte et leur dit :
— Si j'ai le bonheur de mettre le pied en
France, le règne des bavards est fini !
Il semblait parler ainsi d'inspiration et
comme malgré lui. Mais cette déclaration était
calculée pour justifier sa fuite et faire pres-
sentir sa puissance future.
Il sauta dans le canot qui, à la nuit tom-
260 sous l'invocation de clio
bante, accosta la frégate la Muiron. L'amiral
Gantheaume l'accueillit sous son pavillon par
ces mots :
— Je gouverne sous votre étoile.
Et aussitôt il fit mettre à la voile. Le général
était accompagné de Lavallette, son aide de
camp, de Monge et de Berthollet. La frégate
la Carrère, qui naviguait de conserve, avait
reçu les généraux Lannes et Murât, blessés,
MM. Denon, Costaz et Parseval-Grandmaison.
Dès le départ, un calme survint. L'amiral
proposa de rentrer à Alexandrie, pour ne pas
se trouver le matin en vue d'Aboukir, où
mouillait la flotte ennemie. Le fidèle Lavallette
supplia le général de se rendre à cet avis.
Mais Bonaparte montra le large
— Soyez tranquille! nous passerons.
Après minuit une bonne brise se leva. La
flottille se trouvait, le matin, hors de vue.
Comme Bonaparte se promenait seul sur le
pont, Berthollet s'approcha de lui :
— Général, vous étiez bien inspiré en disant
à Lavallette d'être tranquille et que nous
passerions.
" LA MUIRON " 20i
Bonaparte sourit :
— Je rassurais un homme faible et dévoué.
Mais à vous, Berthollet, qui êtes un caractère
d'une autre trempe, je parlerai différemment.
L'avenir est méprisable. Le présent doit seul
être considéré. Il faut savoir à la fois oser et
calculer, et s'en remettre du reste à la fortune.
Et, pressant le pas, il murmura :
— Oser... calculer... ne pas s'enfermer
dans un plan arrêté... se plier aux circon-
stances, se laisser conduire par elles. Profiter
des moindres occasions comme des plus grands
événements. Ne faire que le possible, et faire
tout le possible.
Ce même jour, pendant le dîner, le général
ayant reproché à Lavallette sa pusillanimité
de la veille, l'aide de camp répondit qu'à pré-
sent ses craintes étaient autres, mais non
moindres, et qu'il les avouait sans honte, car
elles portaient sur le sort de Bonaparte et, par
conséquent, sur les destinées de la France et
du monde.
— Je tiens du secrétaire de Sir Sidney, dit-il,
que le commodore estime qu'il y a beaucoup
15.
262 sous l'invocation de clio
d'avantage à bloquer hors de vue. Connaissant
sa méthode et son caractère, nous devons nous
attendre à le trouver sur notre route. Et dans
ce cas...
Bonaparte l'interrompit :
— Dans ce cas, vous ne doutez pas que
notre inspiration et notre conduite ne soient
supérieures au péril. Mais c'est faire bien de
l'honneur à ce jeune fou, que de le croire
capable d'agir avec suite et méthode. Smith
devait être capitaine de brûlot.
Bonaparte jugeait avec partialité l'homme
redoutable qui lui avait fait manquer sa for-
tune à Saint-Jean-d'Acre ; sans doute parce
que ce grand dommage lui était moins cruel
s'il était dû à un coup de hasard et non plus
au génie d'un homme.
L'amiral leva la main comme pour attester
sa résolution :
— Si nous rencontrons les croiseurs anglais,
je me porterai à bord de la Carrère, et là je
leur donnerai, vous pouvez m'en croire, assez
d'occupation pour laisser à la Muiron le temps
d'échapper.
" LA MUIRON " 263
Lavallette entr'ouvrit la bouche. Il avait
grande envie de répondre à l'amiral que la
Muiron était mauvaise marcheuse et peu
capable de mettre à profit l'avance qu'on lui
donnerait. Il eut peur de déplaire : il avala
son inquiétude. Mais Bonaparte lut dans sa
pensée. Et, le tirant par un bouton de son
habit :
— Lavallette, vous êtes un honnête homme,
lui dit-il, mais vous ne serez jamais un bon
militaire. Vous ne regardez pas assez vos
avantages et vous vous attachez à des incon-
vénients irréparables. Il n'est pas en notre
pouvoir de rendre cette frégate excellente
pour la course. Mais il faut considérer l'équi-
page, animé des meilleurs sentiments .et
capable d'accomplir au besoin des prodiges.
Vous oubliez qu'elle se nomme la Muiron.
C'est moi-même qui l'ai nommée ainsi. J'étais
à Venise. Invité à baptiser une frégate qu'on
venait d'armer, je saisis cette occasion d'illus-
trer une mémoire qui m'était chère, celle de
mon aide de camp, tombé sur le pont d' Arcole
en couvrant de son corps son général, sur qui
264 sous l'invocation de clio
pleuvait la mitraille. C'est ce navire qui nous
porte aujourd'hui. Doutez-vous que son nom
ne soit d'un heureux présage?
Il lança quelque temps encore des paroles
ardentes pour échauffer les cœurs. Puis il dit
qu'il allait dormir. On sut le lendemain qu'il
avait décidé que, pour éviter les croiseurs, on
naviguerait pendant quatre ou cinq semaines
le long des côtes d'Afrique.
Dès lors, les jours se succédèrent pareils et
monotones. La Muiron demeurait en vue de
ces côtes plates et désertes, que les navires ne
vont jamais reconnaître, el courait des bordées
d'une demi-lieue, sans se risquer plus au
large. Bonaparte employait la journée en con-
versations et en rêveries. Il lui arrivait parfois
de murmurer les noms d'Ossian et de Fingal.
Parfois il demandait à son aide de camp de
lire à haute voix les Révolutions de Vertot ou
!es Vies de Plutarque. Il semblait sans inquié-
tude et sans impatience, et gardait toute la
liberté de son esprit, moins encore par force
d'âme que par une disposition naturelle à
vivre tout entier dans le moment présent. Il
" LA MUIROX " 265
prenait même un plaisir mélancolique à
regarder la mer qui, riante ou sombre,
menaçait sa fortune et le séparait du but.
Après le repas, quand le temps était beau, il
montait sur le pont et se couchait à demi sur
l'affût d'un canon, dans l'attitude abandonnée
et sauvage avec laquelle, enfant, il s'accoudait
aux pierres de son île. Les deux savants,
l'amiral, le capitaine de la frégate et l'aide de
camp Lavallette faisaient cercle autour de lui.
Et la conversation, qu'il menait par saccades,
roulait le plus souvent sur quelque nouvelle
découverte de la science. Monge s'exprimait
avec pesanteur. Mais sa parole révélait un
esprit limpide et droit. Enclin à chercher
l'utile, il se montrait, même en physique,
patriote et bon citoyen. Berthollet, meilleur
philosophe, construisait volontiers des théories
générales.
— Il ne faut pas, disait-il, faire de la chimie
la science mystérieuse des métamorphoses, une
Circé nouvelle, levant sur la nature sa baguette
magique. Ces vues flattent les imaginations
vives; mais elles ne contentent pas les
266 sous l'invocation de clio
esprits méditatifs, qui veulent ramener les
transformations des corps aux lois générales
de la physique.
Il pressentait que les réactions, dont le chi-
miste est l'instigateur et le témoin, se produi-
sent dans des conditions exactement mécani-
ques, qu'on pourrait un jour soumettre aux
rigueurs du calcul. Et, revenant sans cesse
sur cette idée, il y soumettait les faits connus
ou soupçonnés. Un soir, Bonaparte, qui
n'aimait guère la spéculation pure, l'inter-
rompit brusquement :
— Vos théories!.. Des bulles de savon nées
d'un souffle et qu'un souffle détruit. La
chimie, Berthollet, n'est qu'un amusement
quand elle ne s'applique pas aux besoins de la
guerre ou de l'industrie. Il faut que le savant,
dans ses recherches, se propose un objet déter-
miné, grand, utile ; comme Monge qui, pour
fabriquer de la poudre, chercha le nitre dans
les caves et dans les écuries.
Monge lui-même et Berthollet représentèrent
au général avec fermeté qu'il importe de maî-
triser les phénomènes et de les soumettre à des
" LA MU1R0N " 267
lois générales, avant d'en tirer des applica-
tions utiles, et que procéder autrement, c'est
s'abandonner aux ténèbres dangereuses de
l'empirisme.
Bonaparte en convint. Mais il craignait
l'empirisme moins que l'idéologie. Il demanda
brusquement à Berthoilet :
— Espérez-vous entamer, par vos explica-
tions, le mystère infini de la nature, mordre
sur l'inconnu?
Berthoilet répondit que, sans prétendre
expliquer l'univers, le savant rendait à l'huma-
nité le plus grand des services en dissipant les
terreurs de l'ignorance et de la superstition
par une vue raisonnable des phénomènes
naturels.
— N'est-ce pas être le bienfaiteur des
hommes, ajouta-t-il, que de les déliver des fan-
tômes créés dans leur âme par la peur d'un
enfer imaginaire, que de les soustraire au
joug des devins et des prêtres, que de leur ôter
l'effroi des présages et des songes?
La nuit couvrait d'ombre la vaste mer.
Dans un ciel sans lune et sans nuées, la neige
268 SOUS L'INVOCATION de clio
ardente des étoiles était suspendue en flocons
tremblants. Le général resta songeur un
moment. Puis, soulevant la tête et la poitrine,
il suivit d'un geste de sa main la courbe du
ciel, et sa voix inculte de jeune pâtre et de
héros antique perça le silence :
— J'ai une âme de marbre que rien ne
trouble, un cœur inaccessible aux faiblesses
communes. Mais vous, Berthollet, savez-vous
assez ce qu'est la vie, et la mort1, en avez-
vous assez exploré les confins, pour affirmer
qu'ils sont sans mystère? Etes-vous sûr que
toutes les apparitions soient faites des fumées
d'un cerveau malade? Pensez-vous expliquer
tous les pressentiments? Le général La Harpe
avait la stature et le cœur d'un grenadier. Son
intelligence trouvait dans les combats l'ali-
ment convenable. Elle y brillait. Pour la pre-
mière fois, à Fombio, dans la soirée qui précéda
sa mort, il resta frappé de stupeur, étranger
à l'action, glacé d'une épouvante inconnue et
soudaine. Vous niez les apparitions. Monge,
i. Nous reproduisons la phrase telle qu'elle a été dite.
" LA MUIRON " 269
n'avez-vous pas connu en Italie le capitaine
Aubelet?
A cette question, Monge interrogea ?-a
mémoire et secoua la tète. Il ne se rappelait
nullement le capitaine Aubelet.
Bonaparte reprit :
— Je l'avais distingué à Toulon où il gagna
l'épaulette. Il avait la jeunesse, la beauté, la
vertu d'un soldat de Platée. C'était un antique.
Frappés de son air grave, de ses traits purs, de
la sagesse qui transparaissait sur son jeune
visage, ses chefs l'avaient surnommé Minerve,
et les grenadiers lui donnaient ce nom dont
ils ne comprenaient pas le sens.
— Le capitaine Minerve! s'écria Monge,
que ne le nommiez-vous ainsi tout d'abord!
Le capitaine Minerve avait été tué sous Man-
toue quelques semaines avant mon arrivée
dans cette ville. Sa mort avait frappé forte-
ment les imaginations, car on l'entourait de
circonstances merveilleuses, qui me furent
rapportées, mais dont je n'ai point gardé un
exact souvenir. Je me rappelle seulement que
le général Miollis ordonna que l'épée et le
270 sous l'invocation de clio
hausse-col du capitaine Minerve fussent portés,
ceints de lauriers, en tête de la colonne qui
défila devant la grotte de Virgile, un jour de
fête, pour honorer la mémoire du chantre des
héros.
— Aubelet, reprit Bonaparte, avait ce cou-
rage tranquille, que je n'ai retrouvé qu'en
Bessières. Les plus nobles passions l'ani-
maient. Il poussait tous les sentiments de son
âme jusqu'au dévouement. Il avait un frère
d'armes, de quelques années plus âgé que lui,
le capitaine Demarteau, qu'il aimait avec toute
la force d'un grand cœur. Demarteau ne
ressemblait pas à son ami. Impétueux, bouil-
lant, porté d'une même ardeur vers les plai-
sirs et les périls, il donnait dans les camps
l'exemple de la gaieté. Aubelet était l'esclave
sublime du devoir, Demarteau l'amant joyeux
de la gloire. Celui-ci donnait à son frère
d'armes autant d'amitié qu'il en recevait. Tous
deux, ils faisaient revivre Nisus et Euryale
sous nos étendards. Leur fin, à l'un et à l'autre,
fut entourée de circonstances singulières. J'en
fus informé comme vous, Monge, et j'y prêtai
" LA MUIRON " 27i
plus d'attention, bien que mon esprit fût alors
entraîné vers de grands objets. J'avais hâte de
prendre Mantoue, avant qu'une nouvelle armée
autrichienne eût le temps d'entrer en Italie.
Je n'en lus pas moins un rapport sur les faits
qui avaient précédé et suivi la mort du capi-
taine Aubelet. Certains des faits attestés dans
ce rapport tiennent du prodige. Il faut en
rattacher la cause soit à des facultés incon-
nues, que l'homme acquiert en des moments
uniques, soit à l'intervention d'une intelli-
gence supérieure à la nôtre.
— Général, vous devez écarter la seconde
hypothèse, dit Berthollet. L'observateur de la
nature n'y saisit jamais l'intervention d'une
intelligence supérieure.
— Je sais que vous niez la Providence,
répliqua Bonaparte. Cette liberté est permise
à un savant enfermé dans son cabinet, non à
un conducteur de peuples qui n'a d'empire
sur le vulgaire que par la communauté des
idées. Pour gouverner les hommes, il faut
penser comme eux sur tous les grands sujets,
et se laisser porter par l'opinion.
272 sous l'invocation de clio
Et Bonaparte, les yeux levés, dans la nuit,
sur la flamme qui flottait à la flèche du grand
mât, dit tout aussitôt :
— Le vent souffle du nord.
Il avait changé de propos avec cette brus-
querie qui lui était ordinaire et qui faisait dire
à M. Denon : « Le général pousse le tiroir. »
L'amiral Gantheaume dit qu'il ne fallait pas
s'attendre à ce que le vent changeât avant les
premiers jours de l'automne.
La pointe de la flamme était tournée vers
l'Egypte. Bonaparte regardait de ce côté. Le
regard de ses yeux s'enfonçait dans l'espace,
et ces paroles sortirent martelées de sa bouche :
— Qu'ils tiennent bon, là-bas ! L'évacuation
de l'Egypte serait un désastre militaire et com-
mercial. Alexandrie, est la capitale des domi-
nateurs de l'Europe. De là je ruinerai le
commerce de l'Angleterre et je donnerai aux
Indes de nouvelles destinées... Alexandrie,
pour moi comme pour Alexandre, c'est la
place d'armes, le port, le magasin d'où je
m'élance pour conquérir le monde et où je
fais affluer les richesses de l'Afrique et de
" LA MUIRON M 273
l'Asie. On ne vaincra l' Angleterre qu'en
Egypte. Si elle s'emparait de l'Egypte, elle
serait à notre place la maîtresse de l'univers.
Le Turc agonise. L'Egypte m'assure la posses-
sion de la Grèce. Mon nom sera inscrit pour
l'immortalité à côté de celui d'Epaminondas.
Le sort du monde dépend de mon intelligence
et de la fermeté de Kléber.
Pendant les jours qui suivirent, le général
demeura taciturne. Il se faisait lire les Révolu-
tions de la République romaine dont le récit
lui paraissait d'une lenteur insupportable. Il
fallait que l'aide de camp Lavallette allât au
pas de charge à travers l'abbé Vertot. Et
bientôt Bonaparte, impatient, lui arrachait le
livre des mains et demandait les Vies de Plu-
tarque, dont il ne se lassait point. Il y trouvait,
disait-il, à défaut de vues larges et claires, un
sentiment puissant de la destinée.
Un jour donc, après la sieste, il appela son
lecteur, et lui ordonna de reprendre la Vie de
Brutus à l'endroit où il l'avait laissée la veille.
Lavalette ouvrit le livre à la page marquée
et lut :
274 sous l'invocation de clio
Donc, au moment où ils se disposaient, Cassius et
lui, à quitter l'Asie avec toute l'armée (c'était par une
nuit fort obscure; sa tente n'était éclairée que d'une
faible lumière; un silence profond régnait dans tout le
camp, et lui-même était plongé dans ses réflexions), il
lui sembla voir entrer quelqu'un dans sa tente. Il
tourne les yeux vers la porte et il aperçoit un spectre
horrible, dont la figure était étrange et effrayante, qui
s'approche de lui, et qui se tient là en silence. Il eut le
courage de lui adresser la parole. « Qui es-tu, lui
demanda-t-il ; un homme ou un Dieu? Que viens-tu
faire ici et que me veux-tu? — Brutus, répondit le fan-
tôme, je suis ton mauvais génie, et tu me verras à Phi-
lippes. » — Alors Brutus, sans se troubler : « Je t'y
verrai », dit-il. Le fantôme disparut aussitôt; et Brutus,
à qui les domestiques, qu'il appela, dirent qu'ils
n'avaient rien vu ni entendu, continua de s'occuper de
ses affaires.
— C'est ici, s'écria Bonaparte, dans la soli-
tude des flots, qu'une telle scène produit une
véritable impression d'horreur. Plutarque est
un bon narrateur. Il sait animer le récit. Il
marque les caractères. Mais le lien des événe-
nements lui échappe. On n'évite point sa des-
i. tinée. Brutus, esprit médiocre, croyait à la
force de la volonté. Un homme supérieur
n'aura pas cette illusion. Il voit la nécessité
qui le borne. Il ne s'y brise pas. Être grand,
'• LA MUIRON *' 275
c'est dépendre de tout. Je dépends des événe-
ments, dont un rien décide. Misérables que
nous sommes, nous ne pouvons rien contre la
nature des choses. Les enfants sont volon-
taires. Un grand homme ne l'est pas. Qu'est-ce
qu'une vie humaine? La courbe d'un pro-
jectile.
L'amiral vint annoncer à Bonaparte que le
vent avait enfin changé. Il fallait tenter le
passage. Le péril était pressant. La mer qu'on
allait traverser était gardée entre Tunis et la
Sicile par des croiseurs détachés de la flotte
anglaise, mouillée devant Syracuse. Nelson la
commandait. Qu'un croiseur découvrît la flot-
tille, et quelques heures après on avait devant
soi le terrible amiral.
Gantheaume fit doubler le cap Bon, de nuit,
les feux éteints. La nuit était claire. La vigie
reconnut au nord-est les feux d'un navire.
L'inquiétude qui dévorait Lavallette avait
gagné Monge lui-même. Bonaparte, assis sur
l'affût de son canon accoutumé, montrait une
tranquillité qu'on croira véritable ou affectée,
selon qu'on s'attachera à considérer son fata-
276 sous l'invocation de clio
lisme empreint d'espérances et d'illusions, ou
son incroyable aptitude à dissimuler. Après
avoir traité, avec Monge et Berthollet, divers
sujets de physique, de mathématique et d'art
militaire, il en vint à parler de certaines
superstitions dont son esprit n'était peut-être
pas entièrement affranchi :
— Vous niez le merveilleux, dit-il à Monge.
Mais nous vivons, nous mourons au milieu du
merveilleux. Vous avez rejeté avec mépris de
votre mémoire, me disiez-vous un jour, les
circonstances extraordinaires qui ont accom-
pagné la mort du capitaine Aubelet. Peut-être
la crédulité italienne vous les présentait-ello
avec trop d'ornements. Ce serait votre excuse.
Ecoutez-moi. Voici la vérité nue. Le 9 sep-
tembre, à minuit, le capitaine Aubelet était au
bivouac devant Mantoue. A la chaleur acca-
blante du jour succédait une nuit rafraîchie
par les brumes qui s'élevaient au-dessus de la
plaine marécageuse. Aubelet, tâtant son man-
teau, le trouva mouillé. Comme il se sentait
un léger frisson, il s'approcha d'un feu sur
lequel les grenadiers avaient fait la soupe et
" LA MUIRON " 277
se chauffa les pieds, assis sur une selle de
mule L La nuit et le brouillard resserraient
leur cercle autour de lui. Il entendait au loin
le hennissement des chevaux et le cri régulier
des sentinelles. Le capitaine était là depuis
quelque temps, anxieux, triste, le regard flxé
sur les cendres du brasier, quand une grande
forme vint, sans bruit, se dresser à son côté.
Il la sentait près de lui et n'osait tourner la
tête. Il la tourna pourtant et reconnut le capi-
taine Demarteau, son ami, qui, selon sa
coutume, appuyait à la hanche le dos de sa
main gauche et se balançait légèrement. A
cette vue le capitaine Aubelet sentit ses che-
veux se dresser sur sa tête. Il ne pouvait
douter que son frère d'armes ne fût près de
lui et il lui était impossible de le croire, puis-
qu'il savait que le capitaine Demarteau se
trouvait alors sur le Mein, avec Jourdan, que
menaçait l'archiduc Charles. Mais l'aspect de
son ami ajoutait à sa terrear, par quelque
chose d'inconnu qui se mêlait à son parfait
naturel. C'était Demarteau et c'était en même
temps ce que personne n'eût pu voir sans
16
278 sous l'invocation de clio
épouvante. Aubelet ouvrit la bouche. Mais sa
langue glacée ne put former aucun son. C'est
l'autre qui parla :
» — Adieu! Je vais où je dois aller. Nous
nous reverrons demain.
» Et il s'éloigna d'un pas muet.
» Le lendemain Aubelet fut envoyé en
reconnaissance à San Giorgo. Avant de partir,
il appela le plus ancien lieutenant et lui donna
les instructions nécessaires pour remplacer le
capitaine.
» — Je serai tué aujourd'hui, ajouta-t-il,
aussi vrai que Demarteau a été tué hier.
» Et il conta à plusieurs officiers ce qu'il
avait vu dans la nuit. Ils crurent qu'il avait
un accès de cette fièvre qui commençait à
travailler l'armée dans les marécages de
Mantoue.
» La compagnie Aubelet reconnut, sans être
inquiétée, le fort San Giorgo. Son objet ainsi
atteint, elle se replia sur nos positions. Elle
marchait sous le couvert d'un bois d'oliviers.
Le plus ancien lieutenant, s'approchant du
capitaine, lui dit :
" LA MUIRON " 279
» — Vous n'en doutez plus, capitaine
Minerve : nous vous ramènerons vivant.
» Aubelet allait répondre, quand une balle,
qui siffla dans le feuillage, le frappe au front.
» Quinze jours plus tard, une lettre du
général Joubert, communiquée par le Direc-
toire à l'armée d'Italie, annonçait la mort du
brave capitaine Demarteau, tombé au champ
d'honneur le 9 septembre. »
Aussitôt qu'il eut fait ce récit, le général,
perçant le cercle de ses auditeurs silencieux,
se promena muet, à grands pas, sur le pont.
— Général, lui dit Gantheaume, nous avons
franchi le pas dangereux.
Le lendemain il mit le cap au nord, se pro-
posant de longer les côtes de Sardaigne
jusqu'à la Corse et de gouverner ensuite vers
les côtes de Provence, mais Bonaparte voulait
débarquer sur un point du Languedoc,
craignant que Toulon ne fût occupé par
l'ennemi.
La Muiron se dirigeait sur Port-Vendres,
quand un coup de vent la repoussa sur la
280 sous l'invocation de clio
Corse et la força de relâcher à Ajaccio. Tous
les habitants de l'Ile, accourus pour saluer leur
compatriote, couronnaient les hauteurs qui
dominent le golfe. Après quelques heures de
repos, sur l'avis qu'on reçut que tout le
littoral de la France était libre, on fit voile
vers Toulon. Le vent était bon, mais faible.
Seul, dans la tranquillité qu'il avait com-
muniquée à tous, Bonaparte commençait à
s'agiter, impatient de toucher le sol, portant
parfois à son épée sa petite main brusque.
L'ardeur de régner qui couvait en lui. depuis
trois ans, l'étincelle de Lodi, l'enflammait. Un
soir, tandis que se perdaient à sa droite les
côtes dentelées de l'île natale, il parla tout à
coup avec une rapidité qui brouillait les
syllabes dans sa bouche :
— Les bavards et les incapables, si l'on n'y
mettait ordre, achèveraient la ruine de la
France. L'Allemagne perdue à Stockach,
l'Italie perdue à la Trebbia; nos armées
battues, nos ministres assassinés, les fournis-
seurs gorgés d'or, les magasins sans vivres ni
effets d'équipement, l'invasion prochaine, voilà
" LA MUIRON " 281
ce que nous vaut un gouvernement sans force
et sans probité.
» Les hommes probes, ajouta-t-il, fournis-
sent seuls à l'autorité un appui solide. Les cor-
rompus m'inspirent un insurmontable dégoût.
On ne peut gouverner avec eux. »
Monge, qui était patriote, dit avec fermeté :
— La probité est nécessaire à la liberté
comme la corruption à la tyrannie.
— La probité, reprit le général, est une
disposition naturelle et intéressée chez les
hommes nés pour le gouvernement.
Le soleil trempait dans le cercle de brumes
qui bordaient l'horizon son disque agrandi et
rougi. Le ciel était semé, vers l'orient, de
nuées légères comme les feuilles d'une rose
effeuillée. La mer agitait mollement les plis de
vermeil et d'azur de sa nappe luisante. La
toile d'un navire parut à l'horizon et l'officier
de service reconnut, dans sa lunette, le pavillon
anglais.
— Faut-il, s'écria Lavallette, faut-il que
nous ayons échappé à d'innombrables dangers
pour périr si près du rivage !
16.
282 sous l'invocation DE CLiO
Bonaparte haussa les épaules :
— Peut-on encore douter de mon bonheur
et de ma destinée?
Et il rendit leur cours à ses pensées.
— Il faut balayer ces fripons et ces inca-
pables et mettre à leur place un gouvernement
compact, de mouvements rapides et sûrs,
comme le lion. Il faut de l'ordre. Sans ordre,
pas d'administration. Sans administration, pas
de crédit ni d'argent, mais la ruine de l'État
et celle des particuliers. Il faut arrêter le bri-
gandage et l'agio, la dissolution sociale.
Qu'est-ce que la France sans gouvernement?
Trente millions de grains de poussière. Le
pouvoir est tout. Le reste n'est rien. Dans les
guerres de Vendée, quarante hommes maîtri-
saient un département. La masse entière de la
population veut à tout prix le repos, l'ordre et
la fin des disputes. De peur des jacobins, des
émigrés ou des chouans, elle se jettera dans
les bras d'un maître.
— Et ce maître, dit Berthollet, sera sans
doute un chef militaire?
— Non pas, répliqua vivement Bonaparte,
" LÀ MUIRON n 283
non pas ! Jamais un soldat ne sera le maître de
cette nation éclairée par la philosophie et par
la science. Si quelque général tentait de
prendre le pouvoir, il serait bientôt puni de
son audace. Hoche y songea. Je ne sais s'il fut
arrêté par le goût du plaisir ou par une juste
appréciation des choses, mais l'entreprise se
renversera sur tous les soldats qui la tenteront.
Pour ma part, j'approuve cette impatience
des Français qui ne veulent pas subir le joug
militaire et je n'hésite pas à penser que dans
l'Etat la prééminence appartient au civil.
En entendant ces déclarations, Monge et
Berthollet se regardèrent surpris. Ils savaient
que Bonaparte allait, à travers les périls et
l'inconnu, prendre le pouvoir, et ils ne com-
prenaient rien à un discours par lequel il
semblait s'interdire ce pouvoir ardemment
convoité. Monge qui, dans le fond de son cœur,
aimait la liberté, commençait à se réjouir.
Mais le général, qui devinait leur pensée, y
répondit aussitôt :
— Il est certain que si la nation découvre
dans un soldat les qualités civiles convenables
284 sous l'invocation de clio
à l'administration et au gouvernement du pays,
elle le mettra à sa tête; mais ce sera comme
chef civil et non comme chef militaire. Ainsi
le veut l'état des esprits chez un peuple civilisé,
raisonnable et savant.
Et Bonaparte, après un moment de silence,
ajouta :
— Je suis membre de l'Institut.
Le navire anglais nagea quelques instants
encore sur la bande de l'horizon empourpré,
et disparut.
Le lendemain matin, la vigie signala les
cotes de France. On était en vue de Port-
Vendres. Bonaparte attacha son regard sur
cette petite ligne pâle de terre. Un tumulte de
pensées s'éleVa dans son âme. Il eut la vision
éclatante et confuse d'armes et de toges; une
immense clameur remplit ses oreilles dans le
silence de la mer. Et parmi des images de
grenadiers, de magistrats, de législateurs, de
foules humaines, qui passaient devant ses yeux,
il vit souriante et languissante, son mouchoir
sur les lèvres et la gorge à demi découverte,
Joséphine dont le souvenir lui brûlait le sang.
" LA MUIRON " 285
— Général, lui dit Gantheaume en lui mon-
trant la côte qui blanchissait au soleil du
matin, je vous ai conduit où vos destins vous
appelaient. Vous abordez comme Enée aux
rivages promis par les dieux.
Bonaparte débarqua à Fréjus le 17 vendé-
miaire an VIII.
FIN
TABLE
LES CONTES DE JACQUES ÏOURNEBROCHE
LE GAB D'OLIVIER 3
LE MIRACLE DE LA PIE 19
FRÈRE JOCONDE 43
LA PICARDE, LA POITEVINE, LA TOURAN-
GELLE. LA LYONNAISE ET LA PARISIENNE . 69
LA LEÇON BIEN APPRISE 75
LE PÂTÉ DE LANGUES S7
DE UNE HORRIBLE PAINCTURE S9
LES ÉTRENNES DE MADEMOISELLE DE DOU-
CINE 95
MADEMOISELLE ROXANE 105
SOUS L'INVOCATION DE CLIO
LE CHANTEUR DE KYMÉ 133
KOMM L'ATRÉBATE ÎG3
FARINATA DEGLI UBERTI OU LA GUERRE
CIVILE 223
LE ROI BOIT 215
•' LA MUIRON " 257
716-21. — Coulomniiers. Imp. Pall BRODARD. — IM80-6-31.
m%
3*H
t I J
m^
PQ
2254
C575
1921
France, Anatole
Les contes de Jacques
Toumebroche
A
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY