Skip to main content

Full text of "Les contes de Jacques Tournebroche"

See other formats


ANATOLE     FRANCE 

di     l'académie     FRANÇAISE 


LES    CONTES 


DE 


JACQUES  T01RXEBR0CHE 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,   ÉDITEURS 

3.   RUE    AUBER,    3 


192  1 

Prix  :  6  fr.  y 5  c. 


LES     CONTES 


DE 


JACQUES  TOURNEBROCHE 


CALMANN-LÊVY,    ÉDITEURS 

DU  MÊME   AUTEUR 
Format  grand  in-lS. 

balthasar l  vol. 

CRAINQUEBILLE,    PUTOIS,    RIOUET 1  — 

LE      CRIME      DE      SYLVESTRE      RONNAJID     (Ouvrage 

couronné  par  V Académie  française) 1  — 

LES    DÉSIRS    DE    JEAN    SEi'.VIEN 1  — 

LES    DIEUX    ONTSOIF 1  — 

l'étui  de  nacre i  — 

LE    GÉNIE    LATIN 1  — 

HISTOIRE    COMIQUE 1  — 

ÙLE    DES     PINGOUINS ."....  I  — 

LE    JARDIN    D'ÉPI  CU  RE 1  — 

JOCASTE    ET    LE    CHAT    M.UGHE 1  — 

LE    LIVRE    DE    MON    AMI I  — 

LE    LYS    ROUGE i  — 

LES    OPINIONS    DE    M.    JÉRÔME    COIGNAH»    .    .    .    .  1  — 

PAGES    CHOISIES » 1  — 

LE    PETIT  PIERRE I  — 

PIERRE    NOZI  ÈRE 1  — 

LE    PUITS    DE    SAINTE-CLAIRE 1  — 

LA    RÉVOLTE    DES    ANCES 1  — 

LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQC'E.    ...  1  — 

LES    SEPT    FEMMES    DE    LA    BARBE-BLEUE I  — 

SUR    LA    PIERRE    BLANCHE 1  — 

THAÏS 1  — 

LA    VIE    LITTÉRAIRE 1  — 

HISTOIRE    CONT  EM  P  0 R  A  1 X E 

I.  —   l'orme    du    MAIL 1  vol. 

II.   —    LE    MANNEQUIN    D'OSIER 1  — 

III.  —  l'anneau   d'améthyste 1  — 

IV.  —   MONSIEUR    BERGERET    A    PARIS 1  — 

Format  grand  in-8°. 

VIE    DE    JEANNE     D'ARC 2   Vol. 

ÉDITIONS     ILLUSTRÉES 

clio  (Illustrations  en  couleurs  de  M ucha) 1  vol. 

histoire  comique  (Pointes  sèches  et  eaux-for  les  de 

Edfjar  Chahine) 1  — 

LES    CONTES    DE  JACQUES    T  O  U  RN  EB  ROC  II  E   (lllllS- 

trations  en  couleurs  de  Léon  l.ebcf/ue) i  — 


116-21.  -  Couloiumicrs.  Iœp.  Paul  BROD.VUD.  —7-21. 


ANATOLE     FRANCE 

Dl     L'ACADÉMIE     FRANÇAIS! 


LES    CONTES 


DE 


JACQUES  TOURNEBROCHE 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,    ÉDITEUR 

3,     RUE      A  CEE  F,     3 


//  a  été  lire  de  cet  ouvrage 

CENT  EXEMPLAIRES  SUR  PAPIER  DU  JAPON 

BT 

DEUX   CENTS   EXEMPLAIRES    SUR    PAPIER    DE    HOLLANDE 

tous  numérotés. 


Droits  de  reproduction  et  do  traduction  réservés 
poar  tous  les  pays. 


Copyright,  1921.  by  Uua  ahx-Li»  t. 


SEP  10  19H-> 

1005835 


LES    CONTES 


DE 


JACQUES   TOURNEBROCHE 


LE  GAB  D'OLIVIER 


L'empereur  Charlemagne  et  ses  douze  pairs, 
ayant  pris  le  bourdon  à  Saint-Denis,  firent  un 
pèlerinage  à  Jérusalem.  Ils  se  prosternèrent 
devant  le  tombeau  de  Notre-Seigneur  et  s'as- 
sirent devant  les  treize  chaires  de  la  grande 
salle  où  Jésus-Christ  et  les  apôtres  s'étaient 
réunis  afin  de  célébrer  le  saint  sacrifice  de  la 
messe.  Puis  ils  se  rendirent  à  Constantinople, 
•désireux  de  voir  le  roi  Hugon,  qui  était 
renommé  pour  sa  magnificence. 

Le  roi  les  reçut  dans  son  palais,  où,  sous 
une  coupole  d'or,  des  oisoaux  de  rubis,  d'un 
artifice  merveilleux,  chantaient  dans  des  buis- 
sons d'émeraudes. 


4         LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Il  fît  asseoir  l'empereur  de  France  et  les 
douze  comtes  autour  de  sa  table  chargée  de 
cerfs,  de  sangliers,  de  grues,  d'oies  sauvages 
et  de  paons  roulés  dans  le  poivre.  Et  il  offrit  à 
ses  hôtes,  dans  des  cornes  de  bœuf,  les  vins 
de  Grèce  et  d'Asie.  Charlemagne  et  ses  compa- 
gnons burent  tous  ces  vins  en  l'honneur  du 
roi  et  de  sa  fille  Hélène.  Après  le  souper, 
Hugon  les  mena  dans  la  chambre  qui  leur 
était  destinée.  Cette  chambre  était  ronde;  une 
colonne,  qui  s'élevait  au  milieu,  en  soute- 
nait la  voûte.  On  ne  pouvait  rien  voir  de 
plus  beau.  Contre  les  murs,  couverts  d'or  et 
de  pourpre,  douze  lits  étaient  rangés;  et  un 
treizième  se  dressait  proche  la  colonne,  plus 
grand  que  les  autres.  Charlemagne  s'y  coucha 
et  les  comtes  s'étendirent  alentour.  Le  vin 
qu'ils  avaient  bu  leur  chauffait  le  sang  et  faisait 
fumer  leur  cerveau.  Ne  pouvant  goûter  le 
sommeil,  ils  se  mirent  à  gaber,  selon  la  cou- 
tume des  chevaliers  de  France,  et  ils  firent  à 
l'envi  des  gageures  où  se  montrait  leur  grand 
cœur.  L'Empereur  fit  le  premier  gab.  Il  dit  : 

—  Qu'on  m'amène  à  cheval  et  tout  armé  1& 


LE    GAB    D  OLIVIER  5 

meilleur  chevalier  du  roi  Hugon.  Je  lèverai 
mon  épée  et  l'abattrai  sur  lui  d'une  telle  force 
qu'elle  fendra  heaume,  haubert,  selle  et  che- 
val, et  que  la  lame  s'ira  enfoncer  d'un  pied 
sous  terre. 

Guillaume  d'Orange  parla  après  l'Empereur 
et  fit  le  deuxième  gab. 

—  Je  prendrai,  dit-il,  une  boule  de  fer  que 
soixante  hommes  ont  peine  à  porter  et  je  la 
lancerai  si  rudement  contre  le  mur  du  palais 
qu'elle  en  abattra  soixante  toises. 

Oger  de  Danemark  parla  ensuite. 

—  Vous  voyez  cette  fière  colonne  qui  sou- 
tient la  voûte.  Demain,  je  l'arracherai  et  la 
briserai  comme  un  fétu  de  paille. 

Après  quoi  Renaud  de  Montauban  s'écria  : 

—  Pardieu!  comte  Oger,  tandis  que  tu  ren- 
rerseras  la  colonne,  je  prendrai  la  coupole  sur 

mes  épaules  et  la  porterai  jusqu'au  rivage  de 
la  mer. 

C'est  Gérard  de  Roussillcn  qui  fit  le  cin- 
quième gab. 

Il  se  vanta  de  déraciner  seul,  en  une  heure, 
tous  les  arbres  du  jardin  royal. 


6         LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Aïmer  prit  la  parole  après  Gérard. 

—  J'ai,  dit-il,  un  chapeau  merveilleux,  fait  de 
la  peau  d'un  veau  marin  et  qui  rend  invisible. 
Je  le  mettrai  sur  ma  tête,  et  demain,  quand  le 
roi  Hugon  sera  à  son  dîner,  je  mangerai  son 
poisson,  je  boirai  son  vin,  je  lui  pincerai  le 
nez,  je  lui  donnerai  des  soufflets,  et  ne  sachant 
à  qui  s'en  prendre,  il  fera  mettre  en  prison  et 
fouetter  tous  ses  serviteurs,  et  nous  rirons. 

—  Moi,  fit  à  son  tour  Huon  de  Bordeaux,  je 
suis  assez  agile  pour  m'approcher  du  roi  et  lui 
couper  la  barbe  et  les  sourcils  sans  qu'il  s'en 
aperçoive.  C'est  un  spectacle  que  je  vous  don- 
nerai dès  demain.  Et  je  n'aurai  pas  besoin  d'un 
chapeau  de  veau  marin. 

Doolin  de  Mayence  fit  aussi  son  gab.  Il  pro- 
mit de  dévorer  en  une  heure  toutes  les  figues, 
toutes  les  oranges,  tous  les  citrons  des  vergers 
du  roi. 

Puis,  le  duc  Naisme  parla  de  la  sorte  : 

—  Par  ma  foi,  j'irai  dans  la  salle  du  festinr 
je  prendrai  hanaps  et  coupes  d'or,  et  les  lan- 
cerai si  haut  qu'ils  ne  retomberont  plus  que 
dans  la  lune. 


LE    GAB    D'OLIVIER  7 

Bernard  de  Brabant  éleva  alors  sa  grande 
voix  : 

—  Je  ferai  mieux,  dit-il.  Ecoutez-moi,  mes 
pairs.  Vous  savez  que  le  fleuve  qui  coule  à 
Constantinople  y  est  large,  car  il  approche  de 
son  embouchure  après  avoir  traversé  l'Egypte, 
Babylone  et  le  paradis  terrestre.  Or,  je  le 
détournerai  de  son  lit  et  le  ferai  couler  sur  la 
grande  place. 

Gérard  de  Viane  dit  : 

—  Qu'on  mette  en  ligne  douze  chevaliers. 
Et  je  les  fais  tomber  ensemble  sur  le  nez, 
seulement  par  le  vent  de  mon  épée. 

C'est  le  comte  Roland  qui  lit  le  douzième 
gab,  en  la  manière  que  voici  : 

—  Je  prendrai  mon  cor,  je  sortirai  de  la 
ville  et  je  soufflerai  d'une  telle  haleine  que 
toutes  les  portes  de  la  cité  en  perdront  leurs 
gonds. 

Olivier  seul  n'avait  encore  rien  dit.  Il  était 
jeune  et  courtois.  Et  l'Empereur  l'aimait  ten- 
drement. 

—  Mon  fils,  lui  dit-il,  ne  voulez-vous  point 
gaber  aussi? 


$         LES    CONTES    DE    JACÇUES    TOURNEBROCHE 

—  Volontiers,  sire,  répondit  Olivier.  Con- 
naissez-vous Hercules  de  Grèce? 

—  On  m'en  a  fait  quelques  discours,  dit 
Gharlemagne.  C'était  une  idole  des  mécréants, 
à  la  manière  du  faux  dieu  Mahom. 

—  Non  point,  sire,  dit  Olivier.  Hercules  de 
Grèce  fut  chevalier  chez  les  païens  et  roi  de 
quelque  royaume.  Il  était  homme  bon  et  bien 
formé  de  tous  ses  membres.  S'étant  rendu  à 
la  cour  d'un  empereur  qui  avait  cinquante 
filles  pucelles,  il  les  épousa  toutes  la  même 
nuit,  si  bien  que  le  lendemain  matin  elles  se 
trouvèrent  toutes  femmes  bien  satisfaites  et 
instruites.  Car  il  n'avait  fait  injure  à  aucune. 
Or,  s'il  vous  plaît,  sire,  je  ferai  mon  gab  à 
l'exemple  d'Hercules  de  Grèce. 

—  Gardez-vous-en,  mon  fils  Olivier,  s'écria 
l'Empereur.  Ce  serait  péché.  Je  pensais  bien 
que  ce  roi  Hercules  était  un  Sarrasin. 

—  Sire,  reprit  Olivier,  sachez  que  je  compte 
faire  dans  le  même  temps,  avec  une  seule 
pucelle,  ce  que  Hercules  de  Grèce  fit  avec 
cinquante.  Et  cette  pucelle  sera  princesse 
Hélène,  fille  du  roi  Hugon. 


LE    GÀE    D'OLIVIER  9 

—  A  la  bonne  heure!  dit  Charlemagne.  ce 
sera  agir  honnêtement  et  de  façon  chrétienne. 
Mais  vous  avez  eu  tort,  mon  fils,  de  mettre  le. 
cinquante  pucelles  du  roi  Hercules  dans  votre 
affaire,  où,  quand  le  diable  y  serait,  je  n'en 
vois  qu'une. 

—  Sire,  répondit  doucement  Olivier,  il  n'y 
en  a  qu'une  à  la  vérité.  Mais  elle  recevra  de 
moi  telle  satisfaction  que,  si  je  nombre  les 
témoignages  de  mon  amour,  on  verra  le  lende- 
main matin  cinquante  croix  au  mur.  C'est  là 
mon  gab. 

Le  comte  Olivier  parlait  encore  quand  la 
colonne  qui  soutenait  la  voûte  s'entr'ouvrit. 
Cette  colonne  était  creuse  et  disposée  de  telle 
sorte  qu'un  homme  pût  s'y  cacher  à  l'aise  pour 
tout  voir  et  tout  entendre.  C'est  c«  que  ne 
savaient  point  Charlemagne  et  les  douze 
comtes.  Aussi  furent-ils  bien  surpris  d'en  voir 
sortir  le  roi  de  Constantinople.  Il  était  pâle  de 
colère,  ses  yeux  étincelaient. 

Il  dit  d'une  voix  terrible  : 

—  C'est  donc  ainsi  que  vous  reconnaissez 
l'hospitalité  que  je  vous  donne,  hôtes  discour- 

l. 


40      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

tois.  Voilà  une  heure  que  vous  m'offensez  par 
vos  vanteries  insolentes.  Or,  sachez-le,  sire  et 
chevaliers,  si  demain  vous  n'accomplissez  tous 
vos  gabs,  je  vous  ferai  couper  la  tête. 

Ayant  parlé  de  la  sorte,  il  rentra  dans  la 
colonne,  dont  l'ouverture  se  referma  exacte- 
ment sur  lui.  Les  douze  pairs  restèrent  quelque 
temps  étonnés  et  muets.  L'empereur  Charle- 
magne  rompit  le  premier  le  silence. 

—  Mes  compagnons,  dit-il,  il  est  vrai  que 
nous  avons  largement  gabé.  Et  peut-être 
avons-nous  dit  des  choses  qu'il  aurait  mieux 
valu  taire.  Nous  avons  bu  trop  de  vin,  et 
avons  manqué  de  sagesse.  La  plus  grande 
faute  en  est  à  moi  qui  suis  votre  empereur  et 
qui  vous  ai  donné  le  mauvais  exemple.  J'avi- 
serai demain  avec  vous  aux  moyens  de  nous 
tirer  de  ce  pas  dangereux  ;  en  attendant  il  nous 
convient  de  dormir.  Je  vous  souhaite  une 
bonne  nuit.  Dieu  nous  garde! 

Un  moment  après,  l'Empereur  et  les  douze 
pairs  ronflaient  sous  leurs  couvertures  de  soie 
et  d'or. 

Ils  se  réveillèrent  au  matin,  l'esprit  encore 


LE    GAB    D'OLIVIER  li 

tout  brouillé  et  croyant  avoir  fait  un  rêve. 
Mais  bientôt  des  soldats  les  vinrent  prendre 
pour  les  conduire  au  palais  afin  d'y  accomplir 
leurs  gabs  devant  le  roi  de  Constantinople. 

—  Allons,  dit  l'Empereur,  allons!  et  prions 
Dieu  et  sa  sainte  mère.  Avec  l'aide  de  Notre- 
Dame  ,  nous  accomplirons  facilement  nos 
gabs. 

Il  marcha  le  premier  avec  une  majesté  sur- 
humaine. Parvenus  au  palais  du  roi,  Charle- 
magne,  Naisme,  Aimer,  Huon,  Doolin,  Guil- 
laume, Ogier,  Bernard,  Renaud,  les  deux 
Gérard  et  Roland  s'étant  mis  à  genoux,  firent, 
les  mains  jointes,  cette  prière  à  la  Sainte 
Vierge  : 

«  Madame,  qui  êtes  au  Paradis,  regardez- 
nous  en  cette  extrémité;  pour  l'amour  du 
royaume  des  Lis,  qui  est  tout  vôtre,  protégez 
l'Empereur  de  France  et  ses  douze  pairs  et 
donnez-leur  la  force  d'accomplir  tous  leurs 
gabs.  » 

Puis  ils  se  relevèrent  réconfortés,  tous  bril- 
lants de  courasre  et  d'audace;  car  ils  savaient 
que  Notre-Dame  exaucerait  leur  prière. 


12       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Le  roi  Hugon,  assis  sur  un  trône  d'or,  leur 
dit  : 

—  L'heure  est  venue  d'accomplir  vos  gabs. 
Et  si  vous  y  manquez,  je  vous  ferai  couper  la 
tête.  Rendez-vous  donc,  tout  de  suite,  accom- 
pagnés de  mes  soldats,  chacun  à  l'endroit 
convenable  pour  faire  ces  belles  choses  dont 
vous  vous  êtes  insolemment  vantés. 

Sur  cet  ordre,  ils  se  dispersèrent,  suivis  par 
de  petites  troupes  d'hommes  armés.  Les  uns 
allèrent  dans  la  salle  où  ils  avaient  passé  la 
nuit,  les  autres  dans  les  jardins  et  les  vergers. 
Bernard  de  Brabant  s'en  fut  vers  le  fleuve, 
Roland  gagna  les  remparts,  et  tous  ils  mar- 
chaient hardiment.  Seuls  Olivier  et  Charle- 
magne  restèrent  dans  le  palais,  attendant, 
celui-ci  le  chevalier  qu'il  avait  juré  de  pour- 
fendre, l'autre  la  pucelle  qu'il  devait  épouser. 

Au  bout  de  très  peu  de  temps  une  rumeur 
terrible  comme  celle  qui  annoncera  aux 
hommes  la  fin  du  monde  gronda  jusque  dans 
la  salle  du  palais,  fit  trembler  les  oiseaux  de 
rubis  sur  leurs  grappes  d'émeraude  et  secoua 
le  roi  Hugon  dans  son  trône  d'or.  C'était  un 


LE    GAB    D'OLIVIER  13 

bruit  de  murailles  écroulées  et  de  flots  mugis- 
sants, que  dominait  le  son  déchirant  d'un  cor. 
Cependant  des  messagers  accourus  de  tous  les 
coins  de  3a  ville  se  prosternaient  en  tremblant 
aux  pieds  du  roi,  apportant  d'étranges  nou- 
velles. 

—  Sire,  disait  l'un,  soixante  toises  des  rem- 
parts sont  tombées  d'un  coup. 

—  Sire,  disait  l'autre,  la  colonne  qui  soute- 
nait votre  salle  voûtée  est  rompue  et  l'on  a  vu 
la  coupole  marcher  comme  une  tortue  vers  la 
mer. 

—  Sire,  disait  un  troisième,  le  fleuve,  avec 
ses  navires  et  ses  poissons,  traverse  les  rues  et 
vient  battre  les  murs  de  votre  palais. 

Le  roi  Hugon,  pâle  d'épouvante,  murmura  : 

—  Par  ma  foi,  ces  gens  sont  des  enchanteurs. 

—  Eh  bien,  sire,  lui  dit  Charlemagne,  en 
souriant,  le  chevalier  que  j'attends  tarde  à  venir. 

Hugon  le  manda.  Il  vint.  C'était  un  chevalier 
d'une  haute  taille  et  bien  armé.  Le  bon  Empe- 
reur le  coupa  en  deux,  comme  il  l'avait  dit. 

Et  tandis  que  ces  choses  s'accomplissaient, 
Olivier  songeait  : 


44       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

«  L'intervention  de  la  très  sainte  Vierge  est 
visible  en  ces  merveilles;  et  je  me  réjouis  des 
signes  manifestes  qu'elle  donne  de  son  amour 
pour  le  royaume  de  France.  L'Empereur  et  ses 
compagnons  n'ont  pas  imploré  en  vain  Notre- 
Dame,  mère  de  Dieu.  Hélas!  je  payerai  pour 
tous  les  autres  et  j'aurai  la  tête  coupée.  Car  je 
ne  puis  demander  à  la  Vierge  Marie  qu'elle 
m'aide  à  accomplir  mon  gab.  Ce  gab  est  d'une 
telle  nature  qu'il  serait  indiscret  d'y  vouloir 
entremettre  Celle  qui  est  le  lis  de  pureté,  la 
Tour  d'Ivoire,  la  Porte  close  et  le  Verger 
ceint  de  haies.  Et,  faute  d'un  secours  céleste, 
je  crains  bien  de  n'en  pas  faire  autant  que 
j'ai  dit.  » 

Ainsi  songeait  Olivier  quand  le  roi  Hugon 
l'interpella  brusquement  : 

—  A  vous,  comte,  d'accomplir  votre  pro- 
messe. 

—  Sire,  répondit  Olivier,  j'attends  avec 
grande  impatience  la  princesse  votre  fille.  Car 
il  faut  bien  que  vous  me  fassiez  la  précieuse 
grâce  de  me  la  donner. 

—  Cela  est  juste,  dit  le  roi  Hugon.  Je  vais 


LE    GAB    D'OLIVIER  15 

donc  vous  l'envoyer  avec  un  chapelain  pour 
célébrer  le  mariage. 

A  l'église,  pendant  la  cérémonie,  Olivier 
songeait  : 

«  Cette  pucelle  est  gracieuse  et  belle  à 
souhait,  et  j'ai  trop  de  désir  de  l'embrasser 
pour  regretter  d'avoir  fait  ce  gab.  » 

Le  soir,  après  souper,  la  princesse  Hélène 
et  le  comte  Olivier  furent  conduits  par  douze 
dames  et  douze  chevaliers  dans  une  chambre 
où  ils  furent  laissés  seuls. 

Ils  y  passèrent  la  nuit,  et  le  lendemain  des 
gardes  les  amenèrent  tous  deux  devant  le  roi 
Hugon.  Il  était  sur  son  trône,  entouré  de  ses 
chevaliers.  Près  de  lui  se  tenaient  Charlemagne 
et  les  pairs. 

—  Eh  bien,  comte  Olivier,  demanda  le  roi, 
le  gab  est-il  tenu? 

Olivier  gardait  le  silence,  et  déjà  le  roi 
Hugon  se  réjouissait  de  faire  trancher  la  tête 
de  son  gendre.  Car  de  tous  les  gabs  c'est  celui 
d'Olivier  qui  l'avait  le  plus  fâché. 

—  Répondez,  s'écria-t-il.  Osez-vous  dire  que 
le  gah  est  tenu? 


i6       LES    CONTES    DE    JACQDES    TOURNEBROCHE 

Alors  la  princesse  Hélène,  rougissant  et  sou- 
riant, dit,  les  yeux  baissés,  d'une  voix  faible 
mais  distincte  : 

—  Oui. 

Charlemagne  et  les  pairs  furent  bien  contents 
d'entendre  la  princesse  dire  ce  mot. 

—  Allons,  dit  Hugon.  Ces  Français  ont  Dieu 
et  le  diable  pour  eux.  Il  était  dit  que  je  ne 
couperais  la  tête  à  aucun  de  ces  chevaliers... 
Approchez,  mon  gendre. 

Et  il  tendit  la  main  à  Olivier,  qui  la  baisa. 
L'empereur  Charlemagne  embrassa  la  prin- 
cesse et  lui  dit  : 

—  Hélène,  je  vous  tiens  pour  ma  fille  et 
ma  bru.  Vous  nous  accompagnerez  en  France, 
et  vous  vivrez  à  notre  cour. 

Puis,  comme  il  avait  les  lèvres  sur  les  joues 
de  la  princesse,  il  lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Vous  avez  parlé  comme  il  fallait,  en 
femme  de  cœur.  Mais  confiez-moi  cela  en  grand 
secret  :  Avez-vous  dit  la  vérité? 

Elle  répondit  : 

—  Sire,  Olivier  est  vaillant  homme  et  cour- 
tois. Il  m'a  distrait,  par  tant  de  gentillesses  et 


LE    GAB    D'OLIVIER  17 

de  mignardises,  que  je  n'ai  point  songé  à 
compter.  Il  n'y  a  pas  songé  davantage.  Je 
devais  donc  le  tenir  pour  quitte. 

Le  roi  Hugon  fit  de  grandes  réjouissances 
pour  les  noces  de  sa  fille.  Puis  Charlemagne 
et  ses  douze  pairs  retournèrent  en  France, 
emmenant  la  princesse  Hélène. 


LE   MIRACLE   DE   LA   PIE 


Le  Carême  de  l'année  1429  offrait  une  mer- 
veille du  calendrier,  une  conjonction  admirable, 
non  seulement  pour  le  commun  des  fidèles, 
mais  aussi  pour  les  clercs,  instruits  dans 
l'arithmétique.  Car  l'astronomie,  mère  du 
calendrier,  était  alors  chrétienne.  En  1429,  le 
Vendredi-Saint  tombait  le  jour  de  la  fête  de 
l'Annonciation,  en  sorte  qu'une  même  journée 
ramenait  la  commémoration  des  deux  mystères 
qui  avaient  commencé  et  terminé  le  rachat 
des  hommes  et  superposait  merveilleusement 
Jésus  conçu  dans  le  sein  de  la  Vierge  à  Jésus 


20       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCBE 

mourant  sur  la  croix.  Ce  vendredi  dans  lequel 
ie  mystère  joyeux  s'ajustait  avec  exactitude  au 
mystère  douloureux,  était  nommé  le  Grand  Ven- 
dredi et  célébré  par  des  fêtes  solennelles  sur  le 
Mont  Anis,  dans  l'église  de  l'Annonciation. 
Les  papes  avaient  depuis  longtemps  attaché  les 
indulgences  plénières  d'un  grand  jubilé  au 
sanctuaire  ancien,  et  le  défunt  évêque  du  Puy, 
Elie  de  Lestrange,  avait  obtenu  du  pape  Martin 
le  rétablissement  de  ce  pardon.  C'était  une  de 
ces  faveurs  que  les  papes  accordaient  toujours 
quand  elles  étaient  demandées  convenablement. 
Le  pardon  du  Grand  Vendredi  attira  au 
Puy-en-Velay  une  foule  de  pèlerins  et  de  mar- 
chands. Dès  la  mi-février,  des  gens  des  contrées 
lointaines  se  mirent  en  route,  par  le  froid,  la 
pluie  et  le  vent.  Pour  la  plupart,  ils  chemi- 
naient à  pied,  le  bourdon  à  la  main.  Autant 
qu'ils  le  purent,  ces  pèlerins  voyagèrent  en 
troupe  pour  n'être  point  trop  pillés  et  ran- 
çonnés par  les  routiers  qui  tenaient  la  cam- 
pagne, et  par  les  seigneurs  qui  prélevaient  des 
péages  à  l'entrée  de  leurs  terres.  Comme  le 
pays  des  monts  était  particulièrement  dange- 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  2* 

reux,  ils  attendirent  dans  les  villes  environ- 
nantes, Clermont,  Issoire,  Brioude,  Lyon, 
Issingeaux,  Alais,  qu'ils  se  trouvassent  ensemble 
en  grand  nombre,  puis  ils  achevèrent  leur 
route  dans  la  neige.  Durant  la  Semaine  Sainte, 
une  multitude  étrange  se  pressa  dans  les  rues 
montueuses  du  Puy  :  marchands  forains  du 
Languedoc,  de  la  Provence  et  de  la  Catalogne, 
qui  conduisaient  leurs  mules  chargées  de  cuirs, 
d'huiles,  de  laine,  de  tissus  ou  de  vins  d'Espagne 
conservés  dans  des  peaux  de  boucs;  seigneurs 
à  cheval  et  dames  en  chariots,  artisans  et 
bourgeois  sur  leur  mulet,  avec  leur  femme  et 
leur  fille  en  croupe;  puis  le  pauvre  peuple  des 
pèlerins  qui,  boitant,  clochant  et  clopinant,  un 
bâton  à  la  main,  le  sac  au  dos,  soufflait  sur  la 
rude  montée,  suivi  par  les  troupeaux  de  bœufs 
et  de  moutons  qu'on  poussait  aux  boucheries. 

Or,  appuyé  contre  la  muraille  de  l'évêché, 
Florent  Guillaume,  long,  sec  et  noir  comme 
une  vigne  en  espalier,  l'hiver,  mangeait  des 
yeux  pèlerins  et  bétail. 

—  Voilà,  dit-il  à  Marguerite  la  dentellière,, 
voilà  de  grosses  têtes  d'aumailles. 


22       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Et  Marguerite,  accroupie  devant  ses  bobines, 
lui  répondit  : 

—  Voire!  bien  belles  et  bien  grasses. 

Ils  étaient  tous  deux  fort  dénués  et  dépour- 
vus des  biens  de  ce  monde,  et,  pour  l'heure, 
avaient  grand'faira.  Et  l'on  disait  que  c'était 
de  leur  faute.  C'est  ce  que  répétait,  à  l'instant 
même,  en  les  montrant  du  doigt,  Pierre  Grand- 
mange,  le  tripier,  dans  sa  triperie.  «  Ce  serait 
péché,  s'écriait-il,  de  faire  la  charité  à  de  si 
méchants  garnements.  »  Ce  tripier  aurait  été 
très  aumônier,  mais  il  craignait  de  perdre  son 
âme  en  donnant  à  des  pécheurs,  et  tous  les 
bourgeois  du  Puy  avaient  les  mêmes  scrupules. 
Pour  être  véridique,  nous  dirons  que,  sans 
doute,  en  sa  claire  jeunesse,  maintenant 
éteinte,  Marguerite  la  dentellière  n'avait  pas 
égalé  sainte  Lucie  en  pureté,  sainte  Agathe 
en  constance,  et  sainte  Catherine  en  sagesse. 
Quant  à  Florent  Guillaume,  c'avait  été  le  meil- 
leur écrivain  de  la  ville.  Longtemps  il  n'avait 
pas  eu  son  pareil  pour  écrire  les  heures  de 
Notre-Dame-du-Puy.  Mais  il  avait  trop  aimé 
les  fêtes  et  les  repas.  Maintenant  sa  main  était 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  '23 

moins  sûre  et  sa  vue  moins  nette;  il  ne  traçait 
plus  sur  le  vélin  les  lettres  avec  assez  de  fer- 
meté. Encore,  aurait-il  gagné  sa  vie  en  instrui- 
sant des  apprentis  dans  son  échoppe,  au  chevet 
de  l'Annonciation,  à  l'image  de  Notre-Dame, 
car  il  était  homme  de  bon  conseil  et  d'expé- 
rience. Mais  ayant  eu  le  malheur  d'emprunter 
à  maître  Jacquet  Coquedouille  six  livres  dix 
sous  et  lui  ayant  restitué  en  plusieurs  termes 
quatre-vingts  livres  deux  sous,  il  s'était  trouvé 
finalement  devoir  encore  six  livres  dix  sous  au 
compte  de  son  créancier,  lequel  compte  fut 
trouvé  exact  par  les  juges,  car  Jacquet  Coque- 
douille  était  bon  arithméticien.  C'est  pourquoi 
lécrivinerie  de  Florent  Guillaume,  au  chevet 
de  l'Annonciation,  fut  vendue,  le  samedi 
5  mars,  jour  de  Saint-Théophile,  au  profit  de 
maître  Jacquet  Coquedouille.  Depuis  lors,  le 
pauvre  écrivain  n'avait  plus  de  gite.  Par  le 
secours  de  Jean  Magne,  le  sonneur,  et  avec 
la  protection  de  Notre-Dame,  dont  il  avait 
écrit  les  heures,  il  nichait  la  nuit  dans  le 
clocher  de  la  cathédrale. 

L'écrivain  et  la  dentellière  avaient  grand'- 


24       LES    CONTES    DE    JACQUES    T6URNEBR0CUE 

peine  à  vivre.  Marguerite  n'y  réussissait  que 
par  hasard,  car  elle  n'était  plus  belle  et  n'ai- 
mait guère  à  faire  de  la  dentelle.  Ils  s'aidaient 
l'un  l'autre.  On  le  disait,  pour  les  en  blâmer; 
on  aurait  eu  meilleure  grâce  à  le  dire  à  leur 
louange.  Florent  Guillaume  était  savant.  Con- 
naissant par  le  menu  l'histoire  de  la  belle 
Dame  Noire  du  Puy  et  l'ordre  des  cérémonies 
du  grand  pardon,  il  avait  imaginé  de  servir  de 
guide  aux  pèlerins,  pensant  qu'il  s'en  trouve- 
rait quelqu'un  assez  pitoyable  pour  lui  donner 
de  quoi  souper  en  reconnaissance  de  ses  belles 
histoires.  Mais  les  premiers  auxquels  il  avait 
offert  ses  services  l'avaient  repoussé  parce  que 
son  habit  percé  ne  décelait  ni  sens  ni  clergie, 
et  il  était  revenu,  dolent  et  rebuté,  au  mur  de 
l'évêché,  où  il  y  avait  un  peu  de  soleil  et  son 
amie  Marguerite. 

—  Ils  estiment,  dit-il  amèrement,  que  je  ne 
suis  pas  assez  savant  pour  leur  nombrer  les 
reliques  et  conter  les  miracles  de  Notre-Dame. 
Croient-ils  donc  que  mon  esprit  s'en  est  allé 
par  les  trous  de  mon  gippon? 

—  Ce  n'est  pas  l'esprit,  répondit  Marguerite, 


LE    MIRACLE    DE    LA   PIE  25- 

qui  s'en  va  par  les  trous  des  habits,  mais  la 
bonne  et  naturelle  chaleur.  J'ai  grand  froid. 
Et  il  n'est  que  trop  vrai  qu'homme  et  femme, 
on  nous  juge  sur  l'habit.  Les  galants  me  trou- 
veraient assez  belle  encore  si  j'étais  nippée 
comme  madame  la  comtesse  de  Clermont. 

Cependant,  tout  le  long  de  la  rue,  devant 
eux,  les  pèlerins  se  poussaient  âprement  au 
sanctuaire,  où  ils  devaient  recevoir  le  pardon 
de  leurs  péchés. 

—  Us  vont  sûrement  suffoquer  tout  à  l'heure, 
dit  Marguerite.  Il  y  a  vingt-deux  ans,  au  Grand 
Vendredi,  deux  cents  personnes  furent  mortes 
étouffées  sous  le  porche  de  l'Annonciation.  Dieu 
ait  leur  âme  !  C'était  le  bon  temps  :  j'étais  jeune. 

—  Rien  n'est  plus  vrai,  l'année  que  tu  dis, 
deux  cents  pèlerins,  par  compression  réci- 
proque, trépassèrent  de  ce  monde  en  l'autre. 
Et  le  lendemain  il  n'y  paraissait  plus. 

En  parlant  ainsi,  Florent  Guillaume  avisa 
un  pèlerin  fort  gras  qui  ne  s'allait  point  faire 
absoudre  avec  autant  d'emportement  que  les 
autres,  et  qui  tournait  d'un  air  d'embarras  et 
de  crainte  ses  gros  yeux  de  droite  et  de  gauche. 

2 


26       LES    CONTES    DE    JACQUES    TÛURNEBROCHE 

Florent  Guillaume  s'approcha  de  lui  et  le  salua 
bien  humblement. 

—  Messire,  lui  dit-il,  on  voit  tout  de  suite 
que  vous  êtes  sage  et  plein  d'usage,  et  que 
vous  n'allez  pas  au  pardon  comme  un  mouton  à 
la  boucherie.  Car  ils  y  vont  le  museau  de  l'un 
sous  la  queue  de  l'autre.  Vous  avez  meilleures 
façons.  Accordez-moi  la  grâce  de  vous  servir 
de  guide,  et  vous  ne  vous  en  repentirez  point. 

Le  pèlerin,  qui  se  trouvait  être  un  gentil- 
homme de  Limoges,  répondit  en  limousin 
qu'il  n'avait  que  faire  d'un  mauvais  pauvre  et 
qu'il  irait  bien  tout  seul  à  l'Annonciation  rece- 
voir le  pardon  de  sa  coulpe.  Et  il  se  mit  réso- 
lument en  route.  Mais  Florent  Guillaume  se 
jeta  à  ses  pieds,  et  s'arrachant  les  cheveux  : 

—  Arrêtez!  arrêtez!  messire,  par  Dieu,  par 
tous  les  saints,  n'allez  pas  plus  avant!  car  vous 
seriez  mort,  et  vous  n'êtes  pas  un  homme 
qu'on  voit  sans  regret  ni  douleur  aller  à  son 
trépassement.  Encore  quelques  pas  sur  cette 
montée  et  vous  êtes  mort.  Car  ils  s'étouffent 
là-haut.  Déjà  bien  six  cents  pèlerins  ont  rendu 
l'àme.  Et  ce  n'est  qu'un  petit  commencement. 


LE    MIRACLE   DE    LA   PIE  2T 

Ne  savez-vous  point,  messire,  qu'il  y  a  vingt- 
deux  ans,  en  l'an  de  grâce  mil  quatre  cent 
sept,  à  pareil  jourt  à  pareille  heure,  sous  ce 
porche,  neuf  mille  six  cent  trente-huit  per- 
sonnes, sans  compter  les  femmes  et  les  petits 
enfants,  s'entr'écrasèrent  et  périrent  tous?  Si 
vous  éprouviez  le  même  sort,  messire,  je  ne 
m'en  consolerais  jamais.  Car  on  vous  aime  dès 
qu'on  vous  voit,  et  l'on  ressent  un  subit  et 
violent  désir  de  se  dévouer  à  vous. 

Le  gentilhomme  limousin  s'était  arrêté,, 
surpris,  et  avait  pâli  en  entendant  ce  discoure 
et  en  voyant  cet  homme  s'arracher  les  cheveux 
à  poignées.  Dans  son  épouvante  il  rebroussait 
chemin.  Mais  Florent  Guillaume,,  agenouillé, 
le  retint  par  un  pan  de  sa  jaquette. 

—  N'allez  point  par  là!  messire,  n'allez 
point.  Vous  pourriez  rencontrer  Jacquet  Co- 
quedouille  et  vous  seriez  tout  soudain  changé 
en  pierre.  Mieux  vaut  rencontrer  le  Basilic 
que  Jacquet  Coquedouille.  Savez-vous  ce  que 
vous  ferez,  si,  prudent  et  sage,  comme  il  paraît 
à  votre  visage,  vous  voulez  vivre  longtemps 
et   faire    votre    salut?    Ecoutez-moi.   Je    suis 


28      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

bachelier.  Ce  jour  les  saintes  reliques  seront 
promenées  à  travers  les  rues  et  les  carrefours. 
Vous  éprouverez  un  grand  soulagement  à 
toucher  les  châsses  qui  renferment  la  coupe 
en  cornaline  dans  laquelle  a  bu  l'Enfant  Jésus, 
une  des  amphores  des  Noces  de  Cana,  la  nappe 
de  la  Cène  et  le  saint  Prépuce.  Si  vous  m'en 
croyez,  nous  irons  les  attendre  au  chaud  dans 
une  rôtisserie  que  je  connais  et  devant  laquelle 
elles  passeront  sans  faute. 

Et  d'une  voix  persuasive,  sans  lâcher  le  bout 
de  la  jaquette,  il  dit  en  montrant  la  dentellière: 

—  Messire,  vous  donnerez  six  sous  à  cette 
femme  de  bien,  pour  qu'elle  aille  acheter  du 
vin.  Car  elle  connaît  le  bon  endroit. 

Le  gentilhomme  limousin,  qui  était  d'un 
naturel  ingénu,  se  laissa  conduire,  et  Florent 
Guillaume  soupa  d'un  quartier  d'oie,  dont  il 
emporta  les  os  pour  les  offrir  à  madame  Ysa- 
beau,  qui  logeait  avec  lui  dans  la  charpente  du 
clocher.  C'était  la  pie  de  Jean  Magne  le  sonneur. 

Il  la  trouva,  la  nuit,  sur  la  poutre  où  elle 
avait  coutume  de  dormir,  près  du  trou  du  mur 
qui  lui  servait  de  magasin,  et  où  elle  amassait 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  29 

noix  et  noisettes,  amandes  et  faines.  Comme 
elle  s'était  réveillée  en  l'entendant  venir  et 
avait  battu  des  ailes,  il  la  salua  très  doucement 
et  lui  tint  ces  propos  gracieux  : 

—  Pie  très  pie,  dame  recluse,  agasse  claus- 
trale, nonne  Margot,  jaquette  abbesse,  oiselle 
d'église,  vêtue  en  Clarisse,  ave! 

Et  lui  offrant  les  osselets  proprement  enve- 
loppés dans  une  feuille  de  chou  : 

—  Madame,  dit-il,  je  vous  présente  les 
reliefs  d'un  bon  repas  que  me  fit  faire  un  gen- 
tilhomme de  Limoges.  Les  Limousins  sont 
mangeurs  de  raves,  mais  j'ai  instruit  celui-là 
à  préférer  aux  raves  limousines  Foie  anicienne. 

Le  lendemain  et  le  reste  de  la  semaine, 
Florent  Guillaume,  faute  d'avoir  pu  retrouver 
son  Limousin  ou  quelque  autre  bon  voyageur 
portant  viatique,  jeûna  a  solis  ortu  usque  ad 
occasum.  Marguerite  la  dentellière  fît  pareille- 
ment. C'était  à  propos,  puisqu'on  était  dans  la 
Semaine  Sainte. 


II 


Or,  le  saint  jour  de  Pâques,  maître  Jacquet 
Coquedouille,  notable  bourgeois  de  la  ville, 
regardait  par  le  trou  d'un  volet,  en  sa  maison, 
passer  dans  la  rue  montueuse  les  pèlerins 
innombrables.  Ils  allaient,  contents  d'avoir 
gagné  leur  pardon;  et  leur  vue  accrut  grande- 
ment sa  vénération  pour  la  Vierge  Noire.  Car 
il  estimait  qu'une  dame  tant  visitée  devait  être 
une  puissante  dame.  Il  était  vieux  et  n'avait 
plus  d'espoir  qu'en  Dieu.  Encore  doutait-il  de 
son  salut  éternel,  parce  qu'il  lui  souvenait 
d'avoir  souvent  dépouillé  sans  pitié  la  veuve 
et  l'orphelin.  Il  venait  encore  d'ôter  à  Florent 
Guillaume  son  écrivinerie  à  l'enseigne  Notre- 


LE    MIRACLE    DE    LA   PIE  3f 

Dame.  11  prêtait  à  intérêt  sur  bons  gages.  On 
n'en  pouvait  pas  induire  qu'il  fût  usurier, 
puisqu'il  était  chrétien  et  que  les  Juifs 
seuls  faisaient  l'usure,  les  Juifs,  et,  si  l'on 
veut,  les  Lombards  et  les  Cahorsins.  Jacquet 
Coquedouille  en  usait  tout  autrement  que 
les  Juifs.  Il  ne  disait  pas,  à  ïa  manière 
de  Jacob,  d'Ephraïm  et  de  Manassé  :  «  Je 
vous  prête  de  l'argent.  »  Il  disait  :  «  Je  mets 
de  l'argent  dans  votre  négoce  et  trafic,  »  ce 
qui  était  bien  différent.  Car  l'usure  et  le 
prêt  à  intérêt  étaient  interdits  par  l'Eglise; 
mais  le  négoce  était  licite^  et  permis.  Et 
pourtant,  à  la  pensée  qu'il  avait  réduit  un 
grand  nombre  de  chrétiens  à  la  misère  et 
au  désespoir,  Jacquet  Coquedouille  éprouvait 
du  remords,  pensant  à  la  justice  divine  sus- 
pendue sur  sa  tête;  et,  en  ce  saint  jour  de 
Pâques,  il  lui  vint  l'idée  de  s'assurer,  pour 
le  Jugement  dernier,  la  protection  de  Notre- 
Dame.  Il  pensait  qu'elle  plaiderait  pour  lui, 
au  tribunal  de  son  divin  Fils,  s'il  lui  donnait 
des  épices.  Il  alla  donc  au  grand  coffre  où 
son  or  était  renfermé,  et  après  s'être  assuré 


32      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

que  sa  porte  était  close,  il  ouvrit  le  coffre 
plein  d'angelots,  de  florins,  d'esterlins,  de 
nobles,  de  couronnes  d'or,  de  saints  d'or, 
d'écus  au  soleil  et  de  toutes  monnaies  chré- 
tiennes et  sarrasines.  Il  en  tira  en  soupi- 
rant douze  deniers  d'or  fin  qu'il  mit  sur  la 
table  toute  couverte  de  balances,  de  limes, 
de  cisailles,  de  trébuchets  et  de  livres  de 
comptes.  Ayant  refermé  son  coffre  à  triple 
clé,  il  nombra  les  deniers,  les  renombra, 
les  regarda  longuement  avec  amitié,  et  leur 
adressa  des  paroles  tant  suaves ,  polies , 
accortes,  humbles,  gracieuses  et  courtoises, 
que  c'était  moins  langage  humain  que  musique 
céleste. 

—  Oh!  petits  agnels,  soupirait  le  bon 
vieillard,  oh!  mes  chers  agnelets,  oh!  mes 
beaux  et  précieux  moutons  d'or  à  la  grande 
laine. 

Et  prenant  les  pièces  entre  ses  doigts  avec 
autant  de  respect  que  si  c'eût  été  le  corps  de 
Notre-Seigneur,  il  les  mit  dans  la  balance  et 
s'assura  qu'elles  pesaient  le  poids,  ou  h  peu 
près,   bien    qu'un    peu    rognées   déjà   par  les 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  33 

Lombards  et  les  Juifs  aux  mains  desquels  elles 
avaient  passé. 

Après  quoi  il  leur  parla  plus  doucement 
encore  que  devant  : 

—  Oh!  mes  gentils  moutons,  mes  agneaux 
gentils,  çà!  que  je  vous  tonde!  Vous  n'en 
éprouverez  nul  mal. 

Et  saisissant  ses  grands  ciseaux,  il  rogna 
de-ci  de-là  des  pièces  d'or,  comme  il  avait  cou- 
tume de  rogner  toute  pièce  de  monnaie  avant 
de  s'en  séparer.  Et  il  recueillit  soigneusement 
les  rognures  dans  une  sébile  déjà  à  demi 
pleine  de  petits  morceaux  d'or.  Il  voulait  bien 
donner  douze  agnelets  à  la  Sainte  Vierge.  Mais 
il  ne  se  croyait  pas  dispensé  d'agir  selon 
l'usage.  Cela  fait,  il  s'en  fut  quérir  dans  l'ar- 
moire aux  gages  une  petite  bourse  Lieue,  bro- 
dée d'argent,  qu'une  dame  loudière  et  meschi- 
nette  lui  avait  laissée  en  sa  détresse.  Il  savait 
que  le  bleu  et  le  blanc  sont  les  couleurs  de 
Notre-Dame. 

Ce  jour-là  et  le  suivant  il  n'en  lit  pas  davan- 
tage. Mais  dans  la  nuit  du  lundi  au  mardi  il 
eut  des  crampes  et  rêva   que  des  diables  le 


34       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

tiraient  par  les  pieds.  Il  tint  ce  songe  pour  un 
avertissement  de  Dieu  et  de  Notre-Dame,  le 
médita,  en  son  logis,  tout  le  long  du  jour, 
puis  il  s'en  alla  vers  le  soir  porter  son  offrande 
à  la  belle  Dame  Noire. 


III 


Ce  même  jour,  à  la  nuit  close,  Florent  Guil- 
laume songea  tristement  à  regagner  son  gîte 
aérien.  Il  avait  jeûné  tout  le  jour,  à  contre- 
cœur, estimant  qu'un  bon  chrétien  ne  doit  pas 
jeûner  en  la  semaine  glorieuse.  A.vant  de  se 
coucher  dans  son  clocher,  il  alla  prier  dévote- 
ment la  belle  dame  du  Puv.  Elle  se  montrait 
encore,  au  milieu  de  l'église,  à  la  place  où 
elle  s'était  offerte,  le  Grand  Vendredi,  à  la 
vénération  des  fidèles.  Petite  et  noire,  cou- 
ronnée de  gemmes,  dans  un  manteau  resplen- 
dissant d'or,  de  pierreries  et  de  perles,  elle 
tenait  sur  ses  genoux  son  Enfant  qui,  noir 
«comme  elle,  passait  la  tète  par  une  fente  de 


36       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

son  manteau.  C'était  l'image  miraculeuse  que 
saint  Louis  avait  reçue  en  présent  du  Soudan 
d'Egypte  et  portée  lui-même  dans  l'église 
d'Anis.  Tous  les  pèlerins  s'en  étaient  allés. 

L'église  était  déserte  et  sombre.  Les  dernières 
offrandes  des  fidèles  s'étalaient  aux  pieds  de  la 
belle  Dame  Noire  sur  une  table  éclairée  par 
des  cierges.  On  y  voyait  un  chef,  des  cœurs, 
des  mains,  des  pieds,  des  mamelles  d'argent 
une  nacelle  d'or,  des  œufs,  des  pains,  des  fro- 
mages d'Aurillac,  et,  dans  une  sébile  pleine 
de  deniers,  de  sous  et  de  mailles,  une  petite 
bourse  bleue  brodée  d'argent.  Contre  cette 
table,  dans  une  vaste  chaise,  le  prêtre,  gardien 
des  offrandes,  sommeillait. 

Florent  Guillaume  se  mit  à  genoux  devant 
la  sainte  image,  et  lit  dévotement  cette  prière 
mentale  : 

—  Madame,  s'il  est  vrai  que  le  saint  pro- 
phète Jérémie,  vous  ayant  vue  par  les  yeux 
de  l'esprit  avant  votre  conception,  tailla  de  ses 
mains  dans  le  cèdre,  à  votre  ressemblance,  la 
sainte  image  devant  laquelle  je  suis  présente- 
ment agenouillé;  s'il  est  vrai  que  plus  tard  le 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  37 

roi  Ptolémée,  instruit  des  miracles  opérés  par 
cette  sainte  image,  l'enleva  aux  prêtres  juifs, 
l'emporta  en  Egypte  et  la  déposa,  couverte  de 
pierreries,  dans  le  temple  des  idoles;  s'il  est 
vrai  que  Nabuchodonosor,  vainqueur  des 
Egyptiens,  s'en  empara  à  son  tour  et  la  fit 
mettre  dans  son  trésor,  où  les  Sarrasins  la 
trouvèrent  lorsqu'ils  prirent  Babylone:  s'il  est 
vrai  que  le  Soudan  l'aimait  en  son  cœur  par- 
dessus toutes  choses,  et  l'adorait  au  moins  une 
fois  le  jour;  s'il  est  vrai  que  ledit  Soudan  ne 
l'aurait  jamais  donnée  à  notre  saint  roi  Louis, 
si  sa  femme,  qui  était  Sarrasine,  mais  qui  pri- 
sait chevalerie  et  prouesse,  ne  l'avait  décidé 
à  en  faire  présent  au  meilleur  chevalier  et 
prud'homme  de  toute  la  chrétienté;  enfin  si, 
comme  je  le  crois  fermement,  cette  image  est 
miraculeuse,  madame,  faites-lui  faire  un 
miracle  en  faveur  du  pauvre  clerc  qui  maintes 
fois  écrivit  vos  louanges  sur  le  vélin  des  mis- 
sels. Il  a  sanctifié  ses  mains  pécheresses  en 
traçant  d'une  belle  écriture,  avec  de  grandes 
lettres  rouges  au  commencement  des  phrases, 
des  quinze  joies  notre  Dame,  en  langue  vulgaire 

3 


38       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

et  en  rimes,  pour  la  consolation  des  affligés. 
C'est  œuvre  pie.  Regardez  à  cela,  madame,  et 
ne  considérez  point  ses  péchés.  Donnez-lui  à 
manger.  Ce  sera  très  profitable  à  moi,  et  à 
vous  très  honorablex  car  le  miracle  ne  sem- 
blera pas  médiocre  à  quiconque  connaît  le 
monde.  Vous  avez  reçu,  ce  jour,  de  l'or,  des 
œufsj  des  fromages  et  une  petite  bourse  bleue, 
brodée  d'argent.  Je  ne  vous  envie,  madame, 
aucun  des  dons  qui  vous  ont  été  faits.  Vous 
les  méritez  bien,  et  vous  en  méritez  davantage. 
Je  ne  vous  demande  même  pas  de  me  faire 
rendre  ce  que  m'a  pris  un  voleur,  nommé 
Jacquet  Coquedouille,  qui  est  un  des  citoyens 
les  plus  honorés  de  votre  ville  du  Puy.  Non, 
tout  ce  que  je  vous  demande  est  de  ne  pas  me 
laisser  mourir  de  faim.  Et  si  vous  m'accordez 
cette  faveur,  je  composerai  une  ample  et  belle 
histoire  de  votre  sainte  image  ici  présente. 

Ainsi  pria  Florent  Guillaume.  Au  souffle 
léger  de  sa  prière  répondit  seul  le  souffle  pai- 
sible et  profond  du  gardien  endormi.  Le 
pauvre  écrivain  se  leva,  traversa  la  nef  sans 
bruit,  car  il   était  devenu  si   léger  qu'on   ne 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  39 

l'entendait  plus  marcher,  et  monta  à  jeun 
l'escalier  qui  avait  autant  de  marches  qu'il  y 
avait  de  jours  dans  l'année. 

Cependant,  madame  Ysabeau,  ayant  passé 
sous  la  grille  du  cloître,  entra  dans  son  église. 
Les  pèlerins  l'en  avaient  chassée.  Car  elle 
aimait  la  paix  et  la  solitude.  Elle  avança  pru- 
dente, posant  lentement  un  pied  devant  l'autre, 
s'arrêta,  allongea  le  cou,  donnant  de  droite  et 
gauche  un  regard  méfiant,  puis,  sautant  avec 
grâce  et  secouant  la  queue,  elle  s'approcha  de 
la  Dame  Noire,  demeura  quelques  instants 
immobile,  observant  le  gardien  endormi, 
perçant  de  l'œil  et  de  l'ouïe  les  ombres  et  le 
silence,  puis,  d'un  grand  effort  de  ses  ailes, 
sauta  sur  la  table  des  offrandes. 


IV 


Florent  Guillaume  s'était  gîté  dans  le  clo- 
cher pour  la  nuit.  Il  y  avait  froid.  Le  vent  y 
entrait  par  les  abat-sons  et  y  faisait  un  chant 
de  flûtes  et  d'orgues  à  réjouir  les  chats  et  les 
hiboux. 

Ce  n'était  pas  la  seule  incommodité  de  ce 
logis.  Depuis  le  tremblement  de  terre  de  1427 
qui  avait  ébranlé  toute  l'église,  la  flèche  tom- 
bait pierre  par  pierre  et  menaçait  de  s'écrouler 
tout  entière  dans  une  tempête.  Notre-Dame 
avait  permis  ce  dommage  à  cause  des  péchés 
du  peuple.  Cependant  Florent  Guillaume  s'en- 
dormit. Et  c'est  signe  qu'il  avait  le  cœur  pur. 
Des  songes  qu'il  fit,   le  souvenir  est  perdu, 


LE    MIRACLE    DE    LA    PIE  4i 

sinon  qu'il  lui  sembla,  dans  son  sommeil, 
qu'une  dame  parfaitement  belle  le  baisait  sur 
la  bouche.  Mais  quand  ses  lèvres  voulurent 
correspondre  à  ce  baiser,  il  avala  deux  ou  trois 
cloportes  qui,  cheminant  sur  son  visage, 
avaient  causé  l'illusion  de  ses  esprits  assoupis. 
Il  s'en  éveilla,  entendit  un  bruit  d'ailes  sur  sa 
tête  et  crut  que  c'était  un  diable,  comme  il 
était  naturel  de  le  croire,  puisque  les  diables 
viennent  en  troupes  innombrables  tourmenter 
les  hommes,  spécialement  la  nuit.  Mais  la 
lune,  en  ce  moment,  ayant  déchiré  les  nuages, 
il  reconnut  madame  Ysabeau  et  vit  qu'elle 
poussait  du  bec,  dans  la  fente  du  mur  qui  lui 
servait  de  magasin,  une  bourse  bleue,  brodée 
d'argent.  Il  la  laissa  faire,  et  quand  elle  eut 
quitté  sa  cachette,  il  grimpa  sur  une  poutre, 
prit  la  bourse,  l'ouvrit,  et  s'aperçut  qu'elle 
contenait  douze  moutons  d'or,  qu'il  mit  dans 
sa  ceinture,  en  rendant  grâce  à  la  belle  Dame 
Noire  du  Puy,  car  il  était  clerc  et  versé  dans 
les  Ecritures,  et  il  avait  présent  à  l'esprit  qui 
le  Seigneur  fit  nourrir  par  un  corbeau  son 
prophète  Elle,  d'où  il  inférait  que  la  Sainte 


•42      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Mère  de  Dieu  avait  envoyé  par  une  pie  douze 
deniers  à  son  écrivain,  Florent  Guillaume. 

Le  lendemain  Florent  et  Marguerite  la  den- 
tellière, mangèrent  une  écuelle  de  tripes,  dont 
ils  avaient  grande  envie  depuis  plusieurs 
années. 

Ainsi  finit  le  miracle  de  la  Pie.  Puisse  celui 
qui  l'a  conté  vivre,  conformément  à  ses  désirs, 
en  bonne  et  douce  paix,  et  tous  biens  advenir 
à  ceux  qui  le  liront. 


FRÈRE   JOCONDE 


Les  Parisiens  n'aimaient  pas  les  Anglais  et 
ils  les  enduraient  à  grandpeine.  Quand,  après 
les  funérailles  du  feu  roi  Charles  VI,  le  duc 
de  Bedford  fit  porter  devant  lui  l'épée  du  roi 
de  France,  le  peuple  murmura.  Mais  il  faut 
souffrir  ce  qu'on  ne  peut  empêcher.  D'ailleurs, 
si  Ion  n'était  pas  Anglais  dans  la  grande  ville, 
on  y  était  volontiers  Bourguignon.  Quoi  de 
plus  naturel  à  des  bourgeois,  et  particulière- 
ment à  des  changeuBS  et  à  des  marchands, 
que  d'admirer  le  duc  Philippe,  prince  de  bonne 
mine  et  le  plus  riche  seigneur  de  la  chrétienté. 
Pour  ce  qui  était  du  petit  roi  de  Bourges,  de 
triste  figure  et  pauvre,  véhémentement  soup- 


44       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

çonné  de  félonie  à  Montereau,  il*  n'avait  rien 
pour  plaire.  On  le  méprisait,  et  ses  partisans 
inspiraient  l'épouvante  et  l'horreur.  Depuis, 
dix  ans,  ils  faisaient  des  courses  autour  de  la 
ville,  rançonnant  et  pillant.  Sans  doute  les 
Anglais  et  les  Bourguignons  n'en  usaient  pas 
différemment  ;  lorsque,  au  mois  d'août  1423^ 
le  duc  Philippe  était  venu  à  Paris,  ses  hommes 
d'armes  avaient  tout  ravagé  aux  alentours;  et 
c'étaient  des  amis  et  des  alliés.  Mais  ils  ne  firent 
que  passer  ;  les  Armagnacs  au  contraire  battaient 
sans  cesse  les  campagnes.  Ils  volaient  tout  ce 
qu'ils  trouvaient,  incendiaient  les  granges  et 
les  églises,  tuaient  femmes  et  enfants,  forçaient 
pucelles  et  religieuses,  pendaient  les  hommes 
par  les  pouces.  En  1420,  ils  se  jetèrent  comme 
diables  déchaînés  sur  le  village  de  Champigny 
et  brûlèrent  à  la  fois  avoine,  blé,  brebis, 
vaches,  bœufs,  enfants  et  femmes.  Us  agirent 
de  même  et  pis  encore  à  Croissy.  Un  très 
grand  clerc  de  l'université  disait  d'eux  qu'ik 
faisaient  tout  le  mal  qu'on  peut  faire  ou  penser 
et  que  par  eux  plus  de  chrétiens  avaient  été 
martyrisés  que  par  Maximien  et  Dioclétien. 


FRÈRE    J  OC  ON  DE  45 

A  la  nouvelle  que  ces  damnés  Armagnacs 
entraient  à  Compiègne  et  gagnaient  les  chà- 
tellenies  d'alentour,  les  habitants  de  Paris 
eurent  grand'peur.  Ils  croyaient  que  les  gens 
du  Dauphin  avaient  juré,  s'ils  entraient  à 
Paris,  de  tuer  tout  ce  qu'ils  y  trouveraient. 
On  disait  publiquement  que  messire  Charles 
de  Valois  avait  abandonné  à  ses  gens  la  ville 
et  ses  habitants,  grands  et  petits,  de  tous  états, 
hommes  et  femmes,  et  qu'il  se  promettait  de 
faire  passer  la  charrue  sur  l'emplacement  de 
la  cité.  Les  habitants,,  pour  la  plupart,  le 
croyaient.  Aussi  mirent-ils  la  croix  de  Saint- 
André  sur  leurs  habits,  comme  signe  qu'ils 
étaient  du  parti  des  Bourguignons.  Leur  haine 
et  leurs  craintes  redoublèrent  quand  ils  appri- 
rent que  le  frère  Richard  et  la  Pucelle  Jeanne 
conduisaient  l'armée  de  Charles  de  Valois.  Ils 
ne  connaissaient  Jeanne  que  sur  le  bruit  des 
victoires  qu'elle  avait  remportées,  disait-on,  à 
Orléans.  Mais  ils  pensaient  qu'elle  avait  vaincu 
les  Anglais  avec  l'aide  du  diable,  par  des 
charmes  et  des  enchantements.  Les  maîtres  de 
l'université  disaient  :  «  Une  créature  en  forme 

3. 


46       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

de  femme  est  avec  les  Armagnacs.  Ce  que 
c'est,  Dieu  le  sait!  »  Quant  au  frère  Richard, 
ils  le  connaissaient  bien,  car  il  était  venu  à 
Paris  et  naguère  ils  avaient  entendu  pieusement 
ses  sermons.  Il  avait  obtenu  d'eux  qu'ils 
renonçassent  aux  jeux  de  hasard,  pour  lesquels 
ils  oubliaient  le  boire,  le  manger  et  le  service 
divin.  Maintenant,  à  la  nouvelle  que  le  frère 
Richard  chevauchait  avec  les  Armagnacs  et 
leur  gagnait,  par  sa  langue  bien  pendue,  de 
bonnes  villes  comme  Troyes,  en  Champagne, 
ils  appelaient  sur  lui  la  malédiction  de  Dieu 
et  de  ses  saints.  Ils  arrachaient  de  leur  cha- 
peau les  médailles  de  plomb,  au  saint  nom  de 
Jésus,  que  le  bon  frère  leur  avait  données  et, 
en  haine  de  lui,  ils  reprenaient  les  dés,  les 
boules,  les  dames  et  tous  les  jeux  auxquels  ils 
avaient  renoncé  sur  ses  exhortations. 

La  ville  était  forte,  car,  au  temps  où  le  roi 
Jean  était  prisonnier  des  Anglais,  les  habitants 
de  Paris,  voyant  les  ennemis  au  cœur  du 
royaume,  avaient  craint  que  leur  ville  ne  fût 
assiégée  et  s'étaient  hâtés  de  la  mettre  en  état 
de  défense.  Ils  l'avaient  entourée  de  fossés  et 


FRÈRE    JOCONDE  47 

de  contre-fossés.  Les  fossés,  sur  la  rive  gauche, 
avaient  été  cre-usés  au  pied  des  murs  de 
l'ancienne  enceinte.  Sur  la  rive  droite,  les  fau- 
bourgs, très  gros  et  bien  bâtis,  touchaient 
presque  la  cité.  Les  fossés  qu'on  creusa  en 
renfermèrent  une  partie,  et  le  dauphin  Charles, 
fils  du  roi  Jean,  fit  ensuite  construire  une 
muraille  le  long  de  ces  fossés.  Cependant  on 
n'était  pas  sans  inquiétudes,  puisque  le  cha- 
pitre de  la  cathédrale  pourvut  à  mettre  les 
reliques  et  le  trésor  à  l'abri  des  ennemis. 

Or,  le  dimanche  21  août,  un  cordelier, 
nommé  frère  Joconde,  vint  dans  la  ville.  Il 
avait  fait  le  pèlerinage  de  Jérusalem  et  l'on 
disait  qu'il  avait  eu,  comme  frère  Vincent 
Ferrier  et  comme  frère  Bernardin  de  Sienne, 
d'abondantes  révélations  sur  la  fin  prochaine 
du  monde.  11  annonça  qu'il  ferait  un  premier 
sermon  aux  Parisiens  le  mardi  suivant,  jour 
de  Saint-Barthélémy,  dans  le  cloître  des  Inno- 
cents. La  veille  de  ce  jour,  plus  de  six  mille 
personnes  passèrent  la  nuit  dans  le  cloître. 
Au  pied  de  l'estrade  où  il  devait  parler,  les 
femmes  se  tenaient  assises   sur  leurs  talons. 


48      LES    CONTES    DE    JACQUES    TODRNEBROCHE 

Parmi  elles  se  trouvait  Guillaumette  Dyonis, 
qui  était  aveugle  de  naissance. 

Elle  était  fille  d'un  artisan,  tué  par  les 
Armagnacs  dans  les  bois  de  Boulogne-la- 
Grande.  Sa  mère  avait  été  enlevée  par  un 
homme  d'armes  bourguignon,  et  l'on  ne  savait 
ce  qu'elle  était  devenue.  Guillaumette  était 
en  âge  de  quinze  à  seize  ans.  Elle  vivait  aux 
Innocents  de  la  laine  qu'elle  filait.  On  n'aurait 
pas  pu  trouver  dans  la  ville  meilleure  fileuse 
qu'elle.  Elle  allait  et  venait  par  la  cité  sans  le 
secours  de  personne  et  connaissait  toutes 
choses  aussi  bien  que  ceux  qui  voient.  Comme 
elle  menait  une  bonne  et  sainte  vie  et  qu'elle 
jeûnait  fréquemment,  elle  était  favorisée  de 
i  visions.  Elle  avait  eu  notamment  des  révéla- 
tions de  l'apôtre  saint  Jean  sur  les  troubles  du 
royaume  de  France.  Tandis  qu'elle  récitait  ses 
heures  au  pied  de  l'estrade,  sous  la  grande 
danse  macabre,  une  femme  nommée  Simone 
la  Bardine,  qui  était  assise  à  terre  près  d'elle, 
lui  demanda  si  le  bon  père  n'allait  pas  bientôt 
venir. 

Guillaumette  Dyonis  ne  voyait  point  la  robe, 


FRÈRE    JOCONDE  49 

verte  à  queue  ni  le  hennin  cornu  de  Simone 
la  Bardine;  toutefois,  elle  s'aperçut  que  cette 
femme  ne  menait  pas  une  vie  honnête.  Elle 
éprouvait  une  aversion  naturelle  pour  les 
femmes  amoureuses  et  pour  celles  que  les 
gens  d'armes  nommaient  leurs  «  amiètes  »  ou 
leurs  mies,  mais  elle  connaissait  par  révélation 
qu'il  faut  avoir  grande  pitié  d'elles  et  les 
traiter  miséricordieusement.  C'est  pourquoi 
elle  répondit  avec  douceur  à  Simone  le.  Bar- 
dine : 

—  Le  bon  père  viendra  bientôt,  s'il  plaît  à 
Dieu.  Et  nous  n'aurons  pas  à  regretter  de 
l'avoir  attendu,  car  il  est  savant  en  oraisons 
et  ses  sermons  tournent  le  peuple  à  la  dévotion 
plus  encore  que  ceux  de  frère  Richard,  qui 
parla  ce  printemps  en  ce  cloître-ci.  Il  en  sait 
plus  qu'homme  du  monde  sur  les  temps  qui 
viendront  et  apporteront  d'étranges  merveilles. 
Je  crois  que  nous  tirerons  grand  bien  de  sa 
parole. 

—  Dieu  le  veuille,  soupira  Simone  la  Bar- 
dine. Mais  n'êtes-vous  pas  bien  fâchée  d'être 
aveugle? 


50      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

—  Non.  J'attends  de  voir  Dieu. 

Simone  la  Bardine  se  fit  de  sa  huque  un 
coussin  et  dit  : 

—  Tout  n'est  qu'heur  et  malheur.  J'habite 
au  bout  de  la  rue  Saint- An  toi  ne.  C'est  le  plus 
bel  endroit  de  la  ville,  et  le  plus  joyeux;  car 
les  meilleures  hôtelleries  sont  sur  la  place 
Baudet  et  aux  environs.  Avant  les  guerres,  on 
y  trouvait  pain  chaud  et  harengs  frais  et  vin 
d'Auxerre  à  plein  tonneau.  Avec  les  Anglais, 
la  famine  est  entrée  dans  la  ville.  II  n'y  a  plus 
ni  pain  dans  la  huche  ni  fagots  dans  la  che- 
minée. Tour  à  tour  les  Armagnacs  et  les  Bour- 
guignons ont  bu  tout  le  vin,  et  il  ne  reste  au 
cellier  qu'une  mauvaise  piquette  de  pommes 
et  de  prunelles.  Les  chevaliers  armés  pour  les 
tournois,  les  pèlerins  couverts  de  coquilles,  le 
bourdon  à  la  main,  les  marchands,  avec  leurs 
mules  et  leurs  coffres  pleins  de  couteaux  ou 
de  petits  livres  d'Eglise,  ne  viennent  plus 
chercher  un  gke  et  faire  de  bons  repas  dans  la 
rue  Saint- Antoine.  Mais  les  loups  sortent  des 
bois  et  dans  les  faubourgs,  le  soir,  dévorent 
les  petits  enfants. 


FRÈRE    JOCONDE  51 

—  Mettez  votre  confiance  en  Dieu,  lui 
répondit  Guillaumette  Dyonis. 

—  «  Amen!  »  reprit  Simone  la  Bardine. 
Mais  je  ne  vous  ai  pas  conté  le  pis.  Le  jeudi 
d'avant  la  Saint-Jean,  à  trois  heures  après 
minuit,  deux  Anglais  vinrent  heurter  à  ma 
porte.  Ne  sachant  s'ils  ne  venaient  pas  me 
dérober,  ou  briser  par  divertissement  mes 
coffres  et  mes  huches,  ou' faire  quelque  autre 
méchanceté,  je  leur  criai  de  ma  fenêtre  de 
passer  leur  chemin,  que  je  ne  les  connaissais 
point  et  que  je  ne  leur  ouvrirais  point.  Alors 
ils  frappèrent  plus  fort,  disant  qu'ils  allaient 
défoncer  la  porte  et  me  venir  couper  le  nez  et 
les  oreilles.  Pour  faire  cesser  leur  vacarme,  je 
leur  versai  une  potée  d'eau  sur  la  tète;  le  pot 
m'échappa  des  mains  et  se  brisa  sur  la  nuque 
de  l'un  d'eux  si  malheureusement  que  l'homme 
en  fut  assommé.  Son  compagnon  appela  les 
sergents.  Je  fus  conduite  au  Chàtelet  et  mise 
dans  une  prison  très  dure,  d'où  je  ne  sortis 
qu'en  payant  une  grosse  somme  d'argent.  Je 
trouvai  ma  maison  pillée  de  la  cave  au  grenier. 
Depuis  lors,   mes  affaires   empirent  tous  les 


52       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

jours.  Je  ne  possède  plus  au  monde  que  les 
nippes  que  j'ai  sur  moi.  Et  de  désespoir,  je 
suis  venue  entendre  le  bon  père  qu'on  dit  plein 
de  consolations. 

—  Dieu,  qui  vous  aime,  dit  Guillaumette 
Dyonis,  vous  a  conduite  en  tout  cela. 

Un  grand  silence  se  fit  dans  la  foule.  Frère 
Joconde  avait  paru  sur  l'estrade.  Ses  yeux 
jetaient  des  éclairs.  Quand  il  ouvrit  la  bouche, 
sa  voix  éclata  comme  le  tonnerre  : 

—  Je  reviens  de  Jérusalem,  dit-il;  et  pour 
preuve,  voici  dans  cette  besace  des  roses  de 
Jéricho,  une  branche  de  l'olivier  sous  lequel 
Notre-Seigneur  sua  la  sueur  de  sang,  et  une 
poignée  de  la  terre  du  Calvaire. 

Il  fit  un  long  récit  de  son  pèlerinage.  Et  il 
ajouta  : 

—  En  Syrie,  j'ai  rencontré  des  Juifs  qui 
cheminaient  par  troupes;  je  leur  demandai  où 
ils  allaient,  et  ils  me  répondirent  :  «  Nous 
nous  rendons  en  foule  à  Babylone,  parce 
qu'en  vérité  le  Messie  est  né  parmi  les  hommes, 
et  il  nous  rendra  notre  héritage,  et  nous  réta- 
blira dans   la  terre   de    promission.    »   Ainsi 


FRÈRE    JOCONDE  55 

parlaient  ces  Juifs  de  Syrie.  Or,  l'Ecriture 
nous  enseigne  que  celui  qu'ils  appellent  le 
Messie  est  en  effet  l'Antéchrist,  de  qui  il  est 
dit  qu'il  naîtra  à  Babylone,  capitale  du  royaume 
de  Perse,  qu'il  sera  nourri  à  Bethsaïde,  et 
s'établira  en  sa  jeunesse  dans  Coronaïm.  C'est 
pourquoi  Notre-Seigneur  a  dit  :  «  Vhe!  Vhe! 
tibi  Bethsaïda.  Vhe!  Coronaïm.  » 

»  L'an  qui  vient,  ajouta  frère  Joconde, 
apportera  les  plus  grandes  merveilles  qu'on 
ait  jamais  vues. 

»  Les  temps  sont  proches.  Il  est  né,  l'homme 
de  péché,  le  fils  de  perdition,  le  méchant,  la 
bête  sortie  de  l'abîme,  l'abomination  de  la 
désolation.  Il  sort  de  la  tribu  de  Dan,  dont  il 
est  é  "rit  :  Que  Dan  devienne  semblable  à 
la  couleuvre  du  chemin  et  au  serpent  du 
sentier! 

»  Frères,  vous  verrez  bientôt  revenir  sur  la 
terre  les  prophètes  Élie  et  Enoch,  Moïse, 
Jérémie  et  saint  Jean  l'Evangéliste.  Et  voici 
que  se  lève  le  jour  de  colère,  qui  réduira  le 
siècle  en  poudre,  selon  le  témoignage  de 
David  et  de  la  Sibylle.  C'est  pourquoi  il  faut 


54       LES    CONTES    DB    JACQUES    TOURNE  BROCHE 

vous  repentir,  faire  pénitence,  renoncer  aux 
faux  biens. 

A  la  parole  du  bon  frère,  de  gros  soupirs 
sortaient  des  poitrines  émues.  Et  plusieurs 
hommes  et  femmes  furent  près  de  défaillir 
quand  le  prêcheur  s'écria  : 

—  Je  lis  dans  vos  âmes  que  vous  gardez 
chez  vous  des  mandragores,  qui  vous  feront 
aller  en  enfer. 

Beaucoup  de  Parisiens,  en  effet,  payaient 
fort  cher,  à  ces  vieilles  femmes  qui  veulent 
trop  savoir,  des  mandragores,  et  les  conser- 
vaient précieusement  dans  un  coffre.  Ces 
racines  magiques  ont  l'aspect  d'un  petit  homme 
très  laid,  d'une  difformité  bizarre  et  diabolique. 
On  les  habillait  magnifiquement,  de  fin  lin  et 
de  soie,  et  ces  poupées  procuraient  des 
richesses,  sources  de  tous  les  maux  de  ce 
monde. 

Et  frère  Joconde  tonna  contre  les  atours  des 
dames. 

—  Quittez,  leur  dit-il,  vos  cornes  et  vos 
queues!  N'avez-vous  pas  honte  de  vous  attifer 
ainsi  en  diablesses?  Allumez  de  grands  feux 


FRÈRE    JOCONDE  S5 

dans  les  rues,  et  brûlez  dedans  vos  damnables 
atours  de  tête,  bourreaux,  truffaux,  pièces  de 
cuir  et  de  baleine,  dont  vous  dressez  le  devant 
de  vos  chaperons. 

Enfin  il  les  supplia  avec  tant  de  zèle  et  de 
charité  de  ne  point  perdre  leurs  âmes,  mais  de 
se  mettre  en  la  grâce  de  Dieu,  que  tous  ceux 
qui  l'écoutaient  pleuraient  à  chaudes  larmes. 
Et  Simone  la  Bardine  pleurait  plus  abondam- 
ment qu'aucun  autre. 

Quand,  descendu  de  son  estrade,  frère 
Joconde  traversa  le  cloître  et  le  charnier,  le 
peuple  s'agenouillait  sur  son  passage.  Les 
femmes  lui  donnaient  leurs  petits  enfants  à 
bénir  ou  lui  faisaient  toucher  des  médailles  et 
des  chapelets.  Quelques-unes  arrachaient  des 
fils  de  sa  robe,  croyant  guérir  en  les  mettant 
comme  des  reliques  aux  endroits  où  elles 
avaient  mal.  Guillaumette  Dyonis  suivait  le 
bon  père  aussi  facilement  que  si  elle  le  voyait 
de  ses  yeux  charnels.  Simone  la  Bardine  se 
traînait  derrière  elle,  en  sanglotant.  Elle  avait 
retiré  sa  coiffure  cornue  et  noué  un  mouchoir 
autour  de  sa  tête. 


56       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Ils  marchèrent  ainsi  tous  trois  par  les  rues 
où  des  hommes  et  des  femmes,  au  retour  du 
sermon,  allumaient  des  feux  devant  leurs  mai- 
sons pour  y  jeter  des  atours  de  tête  et  des 
racines  de  mandragore.  Mais  parvenu  au  bord 
de  la  rivière,  frère  Joconde  s'assit  sous  un 
orme,  et  Guillaumette  Dyonis  s'approcha  de 
lui  et  dit  : 

—  Mon  père,  j'ai  appris  par  révélation  que 
vous  êtes  venu  en  ce  royaume  pour  y  rétablir 
la  concorde  et  la  paix.  J'ai  eu  moi-même 
beaucoup  de  révélations  touchant  la  paix  du 
royaume. 

Simone  la  Bardine  parla  à  son  tour,  et  dit  : 

—  Frère  Joconde,  j'habitais  un  hôtel  rue 
Saint-Antoine,  près  de  la  place  Baudet,  qui 
est  le  plus  beau  quartier  de  Paris  et  le  plus 
riche.  J'avais  une  chambre  nattée,  des  huques 
de  drap  d'or  et  des  robes  garnies  de  menu 
vair  plein  trois  grands  coffres;  j'avais  un  lit 
de  plumes,  un  dressoir  chargé  de  vaisselle 
d'étain  et  un  petit  livre  où  l'on  voyait  en 
images  l'histoire  de  Notre-Seigneur.  Mais 
depuis  les  guerres  et  les  pillages  qui  désolent 


FRÈRE    JOCONDE  57 

le  royaume,  j'ai  tout  perdu.  Les  galants  ne 
viennent  plus  se  divertir  sur  la  place  Baudet. 
Mais  les  loups  y  viennent  manger  les  petits 
enfants.  Les  Bourguignons  et  les  Anglais  sont 
aussi  méchants  que  les  Armagnacs.  Voulez- 
vous  que  j'aille  avec  vous? 

Le  moine  regarda  quelque  temps  ces  deux 
filles  en  silence.  Et  jugeant  que  c'était  Jésus- 
Christ  lui-même  qui  les  lui  avait  amenées,  il 
les  reçut  comme  ses  pénitentes,  et  depuis  lors 
elles  le  suivirent  partout  où  il  allait.  Tous  les 
jours  il  prêchait  le  peuple,  tantôt  aux  Inno- 
cents, tantôt  à  la  porte  Saint-Honoré  ou  aux 
Halles.  Mais  il  ne  sortait  pas  de  l'enceinte,  à 
cause  des  Armagnacs,  qui  battaient  toute  la 
campagne  autour  de  la  ville.  Il  induisait  par 
sa  parole  les  âmes  à  la  piété.  Et  au  quatrième 
sermon  qu'il  fit  dans  Paris,  il  reçut  comme 
pénitentes  Jeannette  Chastenier,  femme  d'un 
marchand  drapier  du  pont  au  Change,  et  une 
autre  femme  nommée  Opportune  Jadoin,  qui 
soignait  les  malades  à  l'Hôtel-Dieu,  et  n'était 
plus  bien  jeune.  Il  admit  pareillement  dans  sa 
compagnie  un  jardinier  de  la  Ville-l'Evêque, 


58       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

âgé  de  seize  ans  environ,  nommé  Robin,  qui 
portait  aux  pieds  et  aux  mains  les  stigmates 
de  la  crucifixion,  et  «tait  secoué  d'un  grand 
tremblement  de  tous  ses  membres.  Ce  jeune 
garçon  voyait  la  Sainte  Vierge  corporellement, 
l'entendait  parler  et  sentait  les  parfums  de  son 
corps  glorieux.  Elle  l'avait  chargé  d'un  mes- 
sage pour  le  régent  d'Angleterre  et  pour  le 
duc  de  Bourgogne. 

Cependant  l'armée  de  messire  Charles  de 
Valois  entra  dans  la  ville  de  Saint-Denis.  Et 
personne,  dès  lors,  n'osa  plus  sortir  pour 
vendanger,  ni  aller  rien  cueillir  aux  potagers 
qui  couvraient  la  plaine  au  nord  de  la  ville. 
Tout  enchérit  aussitôt.  Les  habitants  de  Paris 
souffraient  cruellement.  Et  ils  étaient  fort 
irrités  parce  qu'ils  se  croyaient  trahis.  On 
disait,  en  effet,  que  certaines  gens,  et  particu- 
lièrement des  religieux,  soudoyés  par  messire 
Charles  de  Valois,  guettaient  le  moment  de 
jeter  le  trouble  et  de  faire  entrer  l'ennemi, 
dans  une  heure  d'épouvante  et  de  confusion. 
Hantés  par  cette  idée,  qui,  peut-être,  n'était 
pas  toute  fausse,  les  bourgeois  chargés  de  la 


FRÈRE    JOCONDE  59 

garde  des  remparts  faisaient  un  mauvais  parti 
aux  hommes  de  méchante  mine  qu'ils  trou- 
vaient près  des  portes  et  qu'ils  soupçonnaient, 
sur  les  plus  faibles  indices,  de  faire  des  signes 
aux  Armagnacs. 

Le  jeudi  8  septembre,  les  habitants  de  Paris 
se  réveillèrent  sans  nulle  crainte  d'être  attaqués 
avant  le  lendemain.  En  ce  jour  du  8  septembre, 
on  célébrait  la  Nativité  de  la  Sainte  Vierge,  et 
il  était  d'usage,  dans  les  deux  partis  qui 
déchiraient  le  royaume,  de  garder  les  fêtes 
de  Notre-Seigneur  et  de  sa  bienheureuse 
mère. 

En  ce  saint  jour,  les  Parisiens,  au  sortir  de 
la  messe,  apprirent  que,  nonobstant  la  solen- 
nité de  la  fête,  les  Armagnacs  étaient  venus 
devant  la  porte  Saint-Honoré  et  qu'ils  avaient 
mis  le  feu  au  boulevard  qui  en  défendait 
l'approche.  Et  l'on  annonçait  que  les  gens  de 
messire  Charles  de  Valois  se  tenaient,  pour 
l'heure,  avec  le  frère  Richard  et  la  Pucelle 
Jeanne,  sur  le  marché  aux  Pourceaux.  L'après- 
diner,  par  toute  la  ville,  des  deux  côtés  des 
ponts,  on  entendait  crier  :  «  Sauve  qui  peut! 


60       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

les  ennemis  sont  entrés,  tout  est  perdu  !  »  Ces 
clameurs  pénétraient  jusque  dans  les  églises  où 
les  gens  de  bien  chantaient  vêpres.  Ils  s'en- 
fuirent épouvantés  et  coururent  s'enfermer 
dans  leurs  maisons.  Or,  ceux  qui  allaient  ainsi 
criant  étaient  des  émissaires  de  messire  Charles 
de  Valois.  En  effet,  dans  ce  même  moment  la 
compagnie  du  maréchal  de  Rais  donnait 
l'assaut  contre  le  mur,  proche  la  porte  Saint- 
ïlonoré.  Les  Armagnacs  avaient  apporté  dans 
des  charrettes  de  grandes  bourrées  et  des 
claies  pour  combler  les  fossés  et  plus  de  six 
cents  échelles  pour  l'escalade.  La  Pucelle 
Jeanne,  qui  n'était  point  telle  que  croyaient 
les  Bourguignons,  et  qui,  tout  au  contraire, 
menait  une  vie  pieuse  et  observait  la  chasteté, 
mit  pied  à  terre  et  descendit  la  première  dans 
un  fossé  qui  se  pouvait  aisément  franchir,  car 
A  était  à  sec.  Mais  on  se  trouvait  ensuite 
exposé  aux  flèches  et  aux  viretons  qui  pou- 
vaient dru  des  murs.  Et  l'on  avait  devant  soi 
un  second  fossé  large  et  plein  d'eau.  C'est 
pourquoi  la  Pucelle  Jeanne  et  les  gens  d'armes 
étaient    bien    empêchés.    Jeanne    sondait    le 


FRÈRE    JOCONDE  61 

grand  fossé  avec  sa  lance  et  criait  qu'on  y 
jetât  des  bourrées. 

Dans  la  ville  on  entendait  gronder  les  canons 
et  tout  le  long  des  rues  les  bourgeois,  courant, 
à  demi  harnachés,  à  leur  poste  des  remparts, 
renversaient  les  petits  enfants  qui  allaient  à  la 
moutarde.  On  tendait  les  chaînes  et  l'on  élevait 
des  barricades.  Et  le  tumulte  et  le  trouble 
étaient  partout. 

Mais  ni  le  frère  Joconde  ni  ses  pénitentes 
ne  s'en  apercevaient,  parce  qu'ils  n'avaient 
souci  que  des  choses  éternelles  et  qu'ils  con- 
sidéraient comme  un  jeu  la  vaine  agitation 
des  hommes.  Ils  allaient  par  les  rues  chantant 
le  «  Veni  creator  Spiritus  »  et  criant  :  «  Priez. 
Les  temps  sont  proches.  » 

Ils  suivirent  ainsi,  en  bel  ordre,  la  rue 
Saint-Antoine,  qui  était  très  fréquentée  d'hom- 
mes, de  femmes  et  d'enfants.  Parvenu  à  la 
place  Baudet,  frère  Joconde  perça  la  foule  des 
habitants  et  monta  sur  une  grosse  pierre  qui 
se  trouvait  à  la  porte  de  l'hôtel  de  la  Truie, 
et  dont  messire  Florimont  Lecocq,  le  maître 
de  l'hôtel,  s'aidait  pour  enfourcher  sa  mule. 

4 


62      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Messire  Florimont  Lecocq  était  sergent  au 
Châtelet  et  du  parti  des  Anglais. 

Et  du  haut  de  la  pierre  de  la  Truie,  frère 
Joconde  prêcha  le  peuple. 

—  Semez,  dit-il,  semez,  bonnes  gens;  semez 
foison  de  fèves,  car  Celui  qui  doit  venir 
viendra  bientôt. 

Par  les  fèves  qu'il  fallait  semer,  le  bon  frère 
entendait  les  œuvres  charitables  qu'il  conve- 
nait d'accomplir  avant  que  Notre-Seigneur  vînt, 
sur  les  nuées,  juger  les  vivants  et  les  morts.  Or, 
il  importait  de  semer  les  œuvres  sans  tarder, 
car  bientôt  serait  la  moisson.  Guillaumette 
Dyonis,  Simone  la  Bardine,  Jeanne  Chaste- 
nier,  Opportune  Jadoin  et  Robin  le  jardinier 
rangés  autour  du  religieux,  crièrent  :  «  Amen  !  » 

Mais  les  bourgeois,  qui  se  pressaient  der- 
rière en  grande  foule,  tendirent  l'oreille  et 
froncèrent  le  sourcil,  pensant  que  ce  religieux 
annonçait  l'entrée  de  Charles  de  Valois  dans 
sa  bonne  ville,  sur  laquelle  il  voulait  faire 
passer  la  charrue  (du  moins  le  croyaient-ils). 

Cependant  le  bon  frère  poursuivait  son  ser- 
mon évangélique  : 


FRÈRE    JOCONDE  63 

—  Habitants  de  Paris,  vous  êtes  pires  que 
les  païens  de  Rome. 

Le  bruit  des  veuglaires  qui  tiraient  de  la 
porte  Saint-Denis  se  mêlait  à  la  voix  de  frère 
Joconde  et  secouait  le  cœur  des  habitants.  Ou 
cria  dans  la  foule  :  «  A  mort  les  traîtres  !  » 

En  ce  moment  même,  messire  Florimont 
Lecocq  s'armait  dans  son  hôtel.  Il  descendit 
au  bruit  sans  avoir  bouclé  ses  jambières. 
Voyant  le  moine  sur  sa  borne,  il  demanda  : 

—  Que  dit  ce  bon  père? 
Plusieurs  voix  répondirent  : 

—  Il  dit  que  Messire  Charles  de  Valois  va 
entrer  dans  la  ville. 

—  II  est  contre  les  habitants  de  Paris. 

—  Il  veut  nous  décevoir  et  nous  trahir, 
comme  le  frère  Richard,  qui  en  ce  moment 
chevauche  avec  nos  ennemis. 

Et  frère  Joconde  répondit  : 

—  Il  n'y  a  ni  Armagnacs,  ni  Bourguignons, 
ni  Français,  ni  Anglais,  mais  seulement  les 
fils  de  la  lumière  et  les  fils  des  ténèbres. 
Vous  êtes  des  paillards  et  vos  femmes  des 
ribaudes. 


64       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEfiROCHE 

—  Voire,  apostat!  Sorcier!  Traître!  s'écria 
messire  Florimont  Lecocq. 

Et  tirant  son  épée,  il  l'enfonça  dans  la  poi- 
trine du  bon  frère. 

Pâle,  d'une  voix  faible,  l'homme  de  Dieu 
dit  encore  : 

—  Priez,  jeûnez,  faites  pénitence,  et  vous 
serez  pardonnes,  frères... 

Sa  voix  s'étouffa  dans  un  flot  de  sang,  et  il 
tomba  sur  le  pavé.  Deux  chevaliers,  sir  John 
Stewart  et  sir  George  Morris,  se  jetèrent  sur 
le  corps  et  le  percèrent  de  plus  de  cent  coups 
de  poignard  en  hurlant  : 

—  Longue  vie  au  roi  Henri!  Longue  vie  à 
monseigneur  le  duc  de  Bedford!  Sus!  sus! 
au  dauphin!  Sus  à  la  folle  Pucelle  des  Arma- 
gnacs! Aux  portes!  Aux  portes! 

Et  ils  couraient  aux  murailles,  entraînant  avec 
eux  messire  Florimont  et  la  foule  des  Parisiens. 

Cependant,  les  saintes  filles  et  le  jardinier 
entouraient  le  corps  sanglant.  Simone  la  Bar- 
dine,  prosternée  à  terre,  baisait  les  pieds  du 
bon  frère  et  en  essuyait  le  sang  avec  ses  che- 
veux dénoués. 


FRÈRE    JOCONDE  65 

Mais  Guillaumette  Dyonis,  debout  et  les 
bras  levés  au  ciel,  dit  d'une  voix  claire  comme 
le  son  des  cloches  : 

—  Mes  sœurs,  Jeanne,  Opportune  et  Simone, 
et  toi,  mon  frère  Robin  le  jardinier,  allons, 
car  les  temps  sont  proches.  L'âme  de  ce  bon 
père  me  tient  par  la  main  et  elle  me  con- 
duira. C'est  pourquoi  il  faut  que  vous  me 
suiviez.  Et  nous  dirons  à  ceux  qui  se  font 
une  guerre  cruelle  :  «  Embrassez-vous.  Et  si 
vous  voulez  vous  servir  de  vos  armes,  prenez 
la  croix  et  allez  tous  ensemble  combattre 
les  Sarrasins.  Venez!  mes  sœurs  et  mon 
frère.  » 

Jeanne  Chastenier  ramassa  à  terre  le  bois 
d'une  flèche,  le  rompit  et  en  fit  une  croix 
qu'elle  posa  sur  la  poitrine  du  bon  frère 
Joconde.  Puis  ces  saintes  filles,  et  avee  elles 
le  jardinier,  suivirent  Guillaumette  Dyonis, 
qui  les  conduisit  par  les  rues,  les  places  et  les 
venelles  comme  si  ses  yeux  avaient  vu  la 
lumière  du  jour.  Elles  atteignirent  le  pied  du 
rempart  et,  par  l'escalier  d'une  tour  qui  n'était 
pas  gardée,  montèrent  sur  le  mur.  On  n'avait 

4. 


66      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCKE 

pas  eu  le  temps  de  le  garnir  de  ses  parements 
de  bois.  Aussi  marchaient-elles  à  découvert. 
Elles  allèrent  vers  la  porte  Saint-Honoré, 
enveloppée  pour  lors  de  poussière  et  de  fumée. 
C'est  là  que  les  gens  du  maréchal  de  Rais 
donnaient  l'assaut.  Leurs  traits  volaient  dru 
sur  les  remparts.  Ils  jetaient  des  bourrées  dans 
l'eau  du  grai  J  fossé.  Et  la  Pucelle  Jeanne, 
debout  sur  le  dos  d'âne  qui  séparait  le  grand 
fossé  du  petit,  disait  :  «  Rendez-vous  au  roi  de 
France.  »  Les  Anglais  épouvantés  avaient 
quitté  le  haut  du  mur,  y  laissant  leurs  morts 
et  leurs  blessés.  Guillaumette  Dyonis  marchait 
la  première,  la  tête  haute,  le  bras  gauche 
allongé  devant  elle.  Et  de  sa  main  droite  elle 
se  signait  pieusement.  Simone  la  Bardine  la 
suivait  de  près.  Puis  venaient  Jeanne  Chaste- 
nier,  et  Opportune  Jadoin.  Robin  le  jardinier 
cheminait  le  dernier,  le  corps  tout  secoué  par 
an  mal  intérieur,  et  montrant  les  stigmates  de 
ses  mains.  Ils  chantaient  des  cantiques.  Et 
Guillaumette,  se  tournant  tour  à  tour  du  côté 
de  la  ville  et  du  côté  des  champs,  dit  : 
«   Frères,  embrassez-vous  les  uns  les  autres. 


FRÈRE    JOCONDE  67 

Vivez  en  paix.  Du  fer  de  vos  lances  forgez  des 
socs  de  charrue.  » 

A  peine  avait-elle  ainsi  parlé  que,  du  che- 
min de  ronde,  où  défilait  une  compagnie  de 
bourgeois  et  du  dos  d'âne  où  se  pressaient  les 
soudoyers  armagnacs,  volèrent  vers  elle  les 
injures  et  les  flèches. 

—  Ribaude  ! 

—  Traîtresse!  Sorcière! 

Cependant  elle  exhortait  les  deux  partis  à 
établir  le  règne  de  Jésus-Christ  sur  la  terre  et 
à  vivre  dans  l'innocence  et  l'amour,  jusqu'à  ce 
que,  frappée  d'un  vireton  à  la  gorge,  elle 
chancela  et  tomba  en  arrière. 

A  l'envi,  Armagnacs  et  Bourguignons  écla- 
tèrent de  rire.  Ayant  ramené  sa  robe  sur  ses 
pieds,  elle  ne  fit  plus  aucun  mouvement  et 
rendit  l'âme  en  soupirant  le  nom  de  Jésus. 
Ses  yeux  restés  ouverts  avaient  des  lueurs 
d'opale. 

Peu  d'instants  après  la  mort  de  Guillaumette 
Dyonis,  les  habitants  de  Paris  revinrent  en 
grand  nombre  sur  le  mur  et  défendirent  leur 
ville    très    àprement.    Jeanne    la    Pucelle    fut 


68       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

blessée  d'un  trait  d'arbalète  à  la  jambe,  et  les 
hommes  d'armes  de  messire  Charles  de  Valois 
se  retirèrent  à  la  chapelle  Saint-Denis.  Ce  que 
devinrent  Jeanne  Chastenier  et  Opportune 
Jadoin,  on  ne  le  sait.  Jamais  plus  on  n'eut  de 
leurs  nouvelles.  Simone  la  Bardine  et  Robin 
le  jardinier  furent  pris  le  jour  même  par  les 
bourgeois  de  garde  sur  les  murs  et  remis  à 
l'official,  qui  instruisit  leur  procès.  L'Eglise 
reconnut  Simone  hérétique  et  la  mit,  pour 
salutaire  pénitence,  au  pain  de  douleur  et  à 
l'eau  d'angoisse.  Robin,  convaincu  de  sorcel- 
lerie, persévéra  dans  son  erreur  et  fut  brûlé 
vif  sur  la  place  du  Parvis. 


LA   PICARDE,   LA   POITEVINE, 

LA   TOURANGELLE, 

LA  LYONNAISE   ET   LA  PARISIENNE 


Frère  Jean  Chavaray,  capucin,  un  jour  qu'i) 
rencontra  mon  bon  maître,  M.  l'abbé  Coignard, 
dans  le  cloître  des  Innocents,  l'entretint  du 
frère  Olivier  Maillard,  dont  il  venait  de  lire 
les  sermons  édifiants  et  macaroniques. 

—  Il  y  a  de  bons  endroits  dans  ces  sermons, 
dit  le  capucin,  notamment,  celui  des  cinq 
dames  et  de  l'entremetteuse...  Vous  pensez 
bien  que  frère  Olivier,  qui  vivait  sous  le  règne 
de  Louis  XI  et  dont  le  langage  se  sent  de  la 
rudesse  du  temps,  emploie  un  autre  mot.  Mais 
notre  siècle  veut  qu'on  soit  poli  et  décent  eir 


TO      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

paroles.  C'est  pourquoi  je  me  sers  de  ce  terme 
d'entremetteuse. 

—  Vous  voulez,  répondit  mon  bon  maître, 
désigner  ainsi  une  femme  obligeante,  qui 
s'entremet  dans  des  commerces  d'amour.  En 
latin,  nous  l'appelons  lena,  conciliatrix,  inter- 
WHntiata  libidinum,  internonce  des  voluptés. 
Ces  prudes  femmes  rendent  les  meilleurs 
offices;  mais  elles  s'y  emploient  pour  de 
l'argent,  ce  qui  fait  qu'on  ne  croit  pas  à  leur 
bon  cœur.  Nommez  la  vôtre  une  appareilleuse, 
mon  père;  le  terme  est  familier,  mais  il  a  de 
îa  grâce. 

—  Volontiers,  monsieur  l'abbé,  répliqua 
frère  Jean  Chavaray.  Mais  ce  n'est  point  la 
mienne;  c'est  celle  du  frère  Olivier.  Une 
appareilleuse  donc,  qui  logeait  sur  le  pont  des 
Tournelles,  reçut  un  jour  la  visite  d'un  cava- 
lier qui  lui  confia  une  bague. 

»  —  Elle  est  d'or  fin,  lui  dit-il,  avec  un 
rubis  balais  au  ohaton.  Si  vous  connaissez  des 
dames  de  bien,  allez  dire  à  la  mieux  faite  que 
l'anneau  est  à  elle,  si  elle  consent  à  venir  chez 
moi,  pour  en  faire  à  mon  plaisir. 


LA    PICARDE,    LA    POITEVINE...  71 

»  L'appareilleuse  connaissait,  pour  les  avoir 
vues  à  la  messe,  cinq  dames  d'une  grande 
beauté,  une  Picarde,  une  Poitevine,  une  Tou- 
rangelle, une  Lyonnaise  et  une  Parisienne, 
qui  logeaient  en  l'Ile  ou  aux  environs.  Elle 
frappa  d'abord  à  l'huis  de  la  Picarde.  Une 
servante  lui  ouvrit  la  porte,  mais  la  dame 
refusa  de  parler  à  la  visiteuse.  Elle  était  hon- 
nête. 

»  L'appareilleuse  alla  ensuite  chez  la  dame 
de  Poitiers  et  la  sollicita  en  faveur  du  beau 
cavalier.  Cette  dame  lui  répondit  : 

»  —  Faites  savoir,  je  vous  prie,  à  celui  qui 
vous  envoie,  qu'il  s'est  trompé  d'adresse,  et 
que  je  ne  suis  pas  la  femme  qu'il  croit. 

»  Cette  Poitevine  est  honnête;  mais  ell« 
l'est  moins  que  la  première,  pour  avoir  voulu 
le  paraître  davantage. 

»  L'appareilleuse  se  rendit  alors  chez  la 
dame  de  Tours,  lui  tint  le  même  langage  qu'à 
la  précédente  et  lui  montra  l'anneau. 

»  —  A  la  vérité,  dit  la  Tourangelle,  cette 
bague  est  belle. 

»  —  Elle  est  à  vous  si  vous  la  voulez. 


12      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROClf  E 

»  —  Je  ne  la  veux  pas  au  prix  où  vous  la 
mettez.  Mon  mari  pourrait  me  surprendre  et 
je  lui  ferais  une  peine  qu'il  ne  mérite  pas. 

»  Cette  Tourangelle  est  fornicatrice  dans  le 
fond  de  son  cœur. 

»  L'appareilleuse  se  rendit  aussitôt  chez  la 
dame  de  Lyon,  qui  s'écria  : 

»  —  Hélas!  ma  bonne  vieille,  mon  mari  est 
un  jaloux  qui  me  couperait  le  nez  pour  m'en- 
pêcher  de  gagner  encore  à  ce  joli  jeu  de 
bagues. 

»  Cette  Lyonnaise  ne  vaut  rien  du  tout. 

»  L'appareilleuse  courut  chez  la  Parisienne, 
(tétait  une  coquine  :  elle  répondit  effronté- 
ment : 

»  —  Mon  mari  va  mercredi  à  ses  vignes  : 
dites  à  celui  qui  vous  envoie  que  j'irai  le  voir 
ce  jour-là. 

»  Voilà,  selon  frère  Olivier,  de  la  Picardie  à 
Paris,  les  degrés  du  bien  au  mal  chez  les 
femmes.  Qu'en  pensez-vous,  monsieur  Coi- 
gnard? 

A  quoi  mon  bon  maître  répondit  : 

—  C'est  une  grande  chose  que  de  considérer 


LA    PICARDE,    LA    POITEVINE...  73 

les  mouvements  de  ces  petits  êtres  dans  leurs 
rapports  avec  la  justice  éternelle.  Je  n'ai  pas 
de  lumières  pour  cela.  Mais  il  me  semble  que 
la  Lyonnaise,  qui  craignait  d'avoir  le  nez 
coupé  valait  moins  que  la  Parisienne  qui  ne 
craignait  rien. 

—  Je  suis  bien  éloigné  d'en  convenir, 
répliqua  frère  Jean  Chavaray.  Une  femme  qui 
craint  son  mari  pourra  craindre  l'enfer.  Son 
confesseur  l'induira  peut-être  à  la  pénitence  et 
aux  aumônes.  Car  enfin  c'est  là  qu'il  faut  en 
venir.  Mais  qu'est-ce  qu'un  capucin  peut 
attendre  d'une  femme  que  rien  n'effraie? 


LA    LEÇON    BIEN   APPRISE 


Au  temps  du  roi  Louis  onzième  vivait  à 
Paris,  en  chambre  nattée,  une  bourgeoise 
nommée  Violante,  qui  était  belle  et  bien  faite 
de  toute  sa  personne.  Elle  avait  si  clair  visage 
que  maître  Jacques  Tribouillard,  docteur  en 
droit  et  cosmographe  renommé,  qui  fréquentait 
chez  elle,  avait  coutume  de  lui  dire  : 

—  En  vous  voyant,  madame,  je  tiens  pour 
croyable  et  même  assuré  ce  que  rapporte 
Cucurbitus  Piger  en  une  scolie  de  Strabo,  à 
savoir  que  l'insigne  cité  et  université  de  Paris 
fut  autrefois  nommée  du  nom  de  Lutèce  ou 
Leucèce  ou  de  tel  autre  semblable  vocable  reve- 
nant à  Leukèj  c'est-à-dire  la  Blanche,  pour  ce 


76       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

que  les  dames  d'icelle  avaient  la  gorge  comme 
neige,  mais  non  point  toutefois  autant  candide, 
brillante  et  blanche  que  la  vôtre,  madame. 

A  quoi  Violante  répondait  : 

—  Il  me  suffit  que  ma  gorge  ne  soit  pas  à 
faire  peur,  comme  plusieurs  que  je  sais.  Et,  si 
je  la  montre,  c'est  pour  suivre  la  mode.  Il  y  a 
trop  d'impertinence  à  faire  autrement  que  les 
autres. 

Or  madame  Violante  s'était  mariée,  dans  la 
fleur  de  sa  jeunesse,  à  un  avocat  au  parlement, 
homme  très  aigre  et  fort  âpre  à  charger  et 
grever  les  malheureux,  au  reste  malingre  et  de 
faible  complexion,  et  tel  qu'on  le  croyait  plus 
propre  à  donner  de  la  peine  au  dehors  de  son 
logis  que  du  plaisir  au  dedans.  Ce  bonhomme 
préférait  à  sa  moitié  ses  sacs  de  procès  qui 
n'étaient  point  faits  comme  elle.  Ils  étaient 
gros,  enflés,  informes.  Et  l'avocat  passait  ses 
nuits  dessus.  Madame  Violante  était  trop  rai- 
sonnable pour  aimer  un  mari  si  peu  aimable. 
Maître  Jacques  Tribouillard  soutenait  qu'elle 
était  parfaitement  sage,  assurée,  affirmée  et 
confirmée    en    la    foi    conjugale    autant   que 


LA    LEÇON    BIEN    APPRISE  77 

Lucrèce  Romaine.  Et  il  en  donnait  pour  raison 
qu'il  ne  l'avait  pu  détourner  de  ses  devoirs. 
Les  hommes  de  bien  se  tenaient  à  ce  sujet 
dans  un  doute  prudent,  par  cette  considération 
que  ce  qui  est  caché  n'apparaîtra  qu'au  juge- 
ment dernier.  Ils  considéraient  que  cette  dame 
aimait  trop  les  joyaux  et  les  dentelles  et  qu'elle 
portait  aux  assemblées  et  dans  les  églises  des 
robes  de  velours,  de  soie  et  d'or,  garnies  de 
menu  vair;  mais  ils  étaient  trop  honnêtes  gens 
pour  décider  si,  faisant  damner  les  chrétiens 
qui  la  voyaient  si  belle  et  si  bien  nippée,  elle 
ne  se  damnait  point  avec  quelqu'un  d'entre 
eux.  Enfin  ils  eussent  joué  la  vertu  de  madame 
Violante  à  croix  ou  pile,  ce  qui  est  fort  à 
l'honneur  de  cette  dame.  A  la  vérité,  son  con- 
fesseur, frère  Jean  Turelure,  la  réprimandait 
sans  cesse. 

—  Croyez-vous,  madame,  lui  disait-il,  que 
la  bienheureuse  Catherine  soit  arrivée  au  ciel 
en  menant  la  vie  que  vous  menez,  en  montrant 
sa  gorge  et  en  faisant  venir  de  la  ville  de 
Gênes  des  manchettes  de  dentelles? 

Mais  c'était  un  grand  prêcheur,  très  sévère 


78       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

aux  faiblesses  humaines,  qui  ne  pardonnait 
rien  et  croyait  avoir  tout  fait  quand  il  avait 
fait  peur.  Il  la  menaçait  de  l'enfer  pour  s'être 
lavé  le  visage  avec  du  lait  d'ânesse.  Enfin  on 
ne  savait  si  elle  avait  congrûment  coiffé  son 
■vieux  mari,  et  messire  Philippe  de  Coetquis 
disait  plaisamment  à  cette  honnête  dame  : 

—  Prenez-y  garde!  11  est  chauve,  il  va 
s'enrhumer! 

Messire  Philippe  de  Coetquis  était  un  che- 
valier de  bonne  mine  et  beau  comme  un  valet 
du  noble  jeu  de  cartes.  Il  avait  rencontré 
madame  Violante,  un  soir,  dans  un  bal,  et, 
après  avoir  dansé  avec  elle  fort  avant  dans  la 
nuit,  il  l'avait  ramenée  en  croupe,  tandis  que 
l'avocat  barbotait  dans  la  boue  et  l'eau  des 
ruisseaux,  sous  les  torches  dansantes  de  quatre 
laquais  ivres.  En  ce  bal  et  dans  cette  chevauchée, 
messire  Philippe  de  Coetquis  s'était  formé 
l'idée  que  madame  Violante  avait  la  taille 
ronde  et  la  chair  bien  pleine  et  bien  ferme.  Il 
l'en  avait  tout  de  suite  aimée.  Comme  il  était 
sans  feinte,  il  lui  disait  ce  qu'il  désirait  d'elle, 
qui  était  de  la  tenir  toute  nue  dans  ses  bras. 


LA    LEÇON    BIEN   APPRISE  79 

A  quoi  elle  répondait  : 

—  Messire  Philippe,  vous  ne  savez  à  qui 
vous  parlez.  Je  suis  une  dame  vertueuse. 

Ou  bien  : 

—  Messire  Philippe,  revenez  demain. 

Il  revenait  le  lendemain.  Et  elle  lui  disait  : 

—  Qui  vous  presse? 

Le  chevalier  concevait  de  ces  retardements 
beaucoup  d'inquiétude  et  de  dépit.  Il  était 
près  de  croire,  avec  maître  Tribouillard,  que 
madame  Violante  était  une  Lucrèce,  tant  il  est 
vrai  que  tous  les  hommes  se  ressemblent  par 
la  fatuité!  Et  il  faut  dire  qu'elle  ne  lui  avait 
pas  seulement  accordé  de  lui  baiser  la  bouche, 
ce  qui  n'est  pourtant  qu'amusement  bénin  et 
légère  mignardise. 

Les  choses  en  étaient  là,  quand  frère  Jean 
Turelure  fut  appelé  à  Venise  par  le  général  de 
son  ordre,  pour  y  prêcher  des  Turcs  nouvelle- 
ment convertis  à  la  vraie  religion. 

Avant  de  partir,  le  bon  frère  alla  prendre 
congé  de  sa  pénitente  et  lui  reprocha  avec  plus 
de  sévérité  que  de  coutume  de  mener  une  vie 
dissolue.  Il  l'exhorta  vivement  à  la  pénitence, 


80       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

et  la  pressa   de   se  mettre    un    cilice    sur   la 
peau,  incomparable  remède  contre  les  mauvais 
désirs    et   médecine    sans    seconde    pour    les 
créatures  enclines  aux  péchés  de  la  chair. 
Elle  lui  dit  : 

—  Bon  frère,  ne  m'en  demandez  pas  trop. 
Mais  il  ne  l'écouta  pas  et  il  la  menaça  de 

Fenfer  si  elle  ne  s'amendait  point.  Il  lui  dit 
ensuite  qu'il  ferait  volontiers  les  commissions 
dont  elle  le  chargerait.  Il  espérait  qu'elle  le 
prierait  de  rapporter  pour  elle  quelque  médaille 
bénite,  un  rosaire  ou  mieux  encore  un  peu  de 
cette  terre  du  Saint-Sépulcre  que  les  Turcs 
apportent  de  Jérusalem  avec  des  roses  séchées 
et  que  vendent  les  moines  italiens.  Mais 
madame  Violante  lui  fit  cette  requête  : 

—  Beau  petit  frère,  puisque  vous  allez  à 
Venise  où  il  y  a  d'habiles  miroitiers,  je  vous 
serai  fort  obligée  de  m'en  rapporter  un  miroir, 
le  plus  clair  qu'il  se  pourra  trouver. 

Frère  Jean  Turelure  promit  de  la  contenter. 

Pendant  l'absence  de  son  confesseur,  madame 
Yiolante  mena  la  même  vie  que  devant.  Et 
quand  messire  Philippe  lui  disait  :  «  Ne  ferait- 


LA    LEÇON    BIEN    APPRISE  81 

il  pas  bon  nous  aimer?  »  elle  répondait  :  «  Il 
fait  trop  chaud.  Regardez  à  la  girouette  si  le 
vent  ne  change  point.  »  Et  les  gens  de  bien, 
qui  l'observaient,  désespéraient  qu'elle  donnât 
jamais  des  cornes  à  son  vilain  mari.  «  C'est 
péché  »,  disaient-ils. 

A  son  retour  d'Italie,  frère  Jean  Turelure  se 
présenta  devant  madame  Violante  et  lui  dit 
qu'il  avait  ce  qu'elle  souhaitait  : 

—  Regardez-vous,  madame. 

Et  il  tira  de  dessous  sa  robe  une  tête  de  mort. 

—  C'est,  madame,  votre  miroir.  Car  cette 
tête  m'a  été  donnée  pour  celle  de  la  plus  jolie 
femme  de  Venise.  Elle  fut  ce  que  vous  êtes,  et 
vous  lui  ressemblerez  beaucoup. 

Madame  Violante,  surmontant  sa  surprise 
et  son  dégoût,  répondit  au  bon  père  avec  assez 
de  fermeté  qu'elle  entendait  la  leçon  et  qu'elle 
ne  manquerait  pas  d'en  profiter. 

—  J'aurai  présent  à  l'esprit,  beau  frère,  le 
miroir  que  vous  m'avez  apporté  de  Venise, 
où  je  me  vois  non  sans  doute  telle  que  je  suis  à 
présent,  mais  telle  que  je  serai  bientôt.  Je  vous 
promets  de  régler  ma  conduite  sur  cette  idée. 

5. 


82      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Frère  Jean  Turelure  ne  s'attendait  pas  à  de 
si  bons  propos.  Il  en  témoigna  quelque  satis- 
faction. 

-~  Donc,  madame,  vous  concevez  vous- 
même  qu'il  faut  changer  de  sentiments.  Vous 
me  promettez  de  régler  désormais  votre  con- 
duite sur  l'idée  que  cette  tête  décharnée  vous 
vient  de  donner.  Ne  le  promettez-vous  point  à 
Dieu  comme  à  moi? 

Elle  demanda  : 

—  Le  faut-il  donc? 

Il  répondit  qu'il  le  fallait. 

—  Je  le  ferai  donc,  dit-elle. 

—  Madame,  voilà  qui  est  bien.  Il  n'y  a  plus 
à  s'en  dédire. 

—  Je  ne  m'en  dédirai  point. 

Ayant  ouï  cette  promesse,  frère  Jean  Ture- 
lure quitta  la  place,  tout  joyeux. 
Et  il  s'en  alla  criant  par  la  rue  : 

—  Voilà  qui  va  bien!  Avec  l'aide  de  Dieur 
Notre-Seigneur,  j'ai  viré  et  poussé  devers  la 
porte  du  paradis  une  dame  qui  jusqu'ici,  sans 
forniquer  précisément  dans  la  manière  que  dit 
le  prophète  (c.  xiv,  v.  18),  employait  à  tenter 


LA   LEÇON    BIEN    APPRISE  83 

les  hommes  le  limon  dont  le  créateur  l'avait 
pétrie  afin  de  le  servir  et  de  l'adorer.  Elle 
quittera  ces  façons  pour  en  prendre  de  meil- 
leures. Je  l'ai  bien  changée.  Dieu  soit  loué! 

Le  bon  frère  avait  à  peine  descendu  l'esca- 
lier, quand  messire  Philippe  de  Coetquis  le 
monta  et  gratta  à  la  porte  de  madame  Violante. 
Elle  le  reçut  d'un  air  riant  et  le  conduisit  en 
un  petit  retrait,  garni  de  tapis  et  de  coussins  à 
forcer  où  il  n'était  point  encore  venu.  De  quoi 
il  augura  bien.  Il  lui  offrit  des  dragées  qu'il 
avait  dans  une  boîte  : 

—  Sucez,  sucezr  madame;  elles  sont  douces 
et  sucrées,  mais  non  point  tant  que  vos  lèvres. 

A  quoi  la  dame  répliqua  qu'il  était  bien 
vain  et  un  peu  sot  de  vanter  un  fruit  où  il 
M'avait  pas  mordu. 

U  répondit  à  propos  en  la  baisant  sur  la 
bouche. 

Elle  ne  s'en  fâcha  guère  et  dit  seulement 
qu'elle  était  femme  d'honneur.  Il  l'en  loua  et  lui 
conseilla  de  ne  pas  enfermer  cet  honneur  en  tel 
particulier  logis  où  l'on  pouvait  atteindre.  Car, 
sûrement,  on  le  lui  prendrait,  et  tout  à  l'heure. 


84       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCIIE 

—  Essayez,  dit-elle  en  lui  donnant  de  petits 
soufflets  avec  le  creux  rose  de  sa  main. 

Mais  il  était  déjà  maître  de  tout  prendre 
selon  son  désir.  Elle  criait  : 

—  Je  ne  veux  point.  Fi  !  fi  !  Messire,  vous 
ne  ferez  point  cela.  Mon  ami...  mon  cœur!... 
Je  meurs. 

Et  quand  elle  eut  fini  de  soupirer  et  d'expirer, 
elle  dit  gracieusement  : 

—  Messire  Philippe,  ne  vous  flattez  point  de 
m'avoir  prise  par  force  ou  par  surprise.  Si 
vous  avez  eu  de  moi  ce  que  vous  vouliez,  c'est 
de  mon  gré,  et  je  n'ai  fait  de  défense  qu'autant 
qu'il  fallait  pour  être  vaincue  à  souhait.  Doux 
ami,  je  suis  vôtre.  Si  malgré  votre  beauté 
dont  je  fus  d'abord  charmée,  au  mépris  de  la 
douceur  de  votre  amitié,  je  ne  vous  avais  point 
accordé  encore  ce  que  vous  venez  de  prendre 
avec  mon  consentement,  c'est  que  je  n'avais 
point  de  réflexion;  je  ne  me  sentais  point 
pressée  par  le  temps,  et,  plongée  dans  une 
molle  indolence,  je  ne  tirais  nul  bien  de  ma 
jeunesse  et  de  ma  beauté.  Mais  le  bon  frère 
Jean  Turelure  m'a  donné  une  leçon  profitable. 


LA    LEÇON    BIEN   APPRISE  85 

Il  m'a  enseigné  le  prix  des  heures.  Tantôt,  me 
montrant  une  tête  de  mort,  il  m'a  dit  :  «  Telle 
vous  serez  bientôt.  »  J'en  ai  conçu  l'idée  qu'il 
faut  se  hâter  de  faire  l'amour  et  bien  remplir 
le  petit  espace  de  temps  qui  nous  est  réservé 
pour  cela. 

Ces  paroles  et  les  caresses  dont  madame 
Violante  les  accompagna  persuadèrent  messire 
Philippe  de  bien  employer  le  temps,  d'agir  de 
nouveau  à  son  honneur  et  profit,  pour  le 
plaisir  et  la  gloire  de  sa  maîtresse,  et  de  mul- 
tiplier les  preuves  certaines  que  doit  donner 
en  une  telle  occasion  tout  bon  et  loyal  servi- 
teur. 

Après  quoi,  la  dame  le  tint  quitte.  Elle  le 
reconduisit  jusqu'à  la  porte,  le  baisa  gracieu- 
sement sur  les  yeux  et  lui  dit  : 

—  Ami  Philippe,  n'est-ce  pas  bien  faire  que 
de  suivre  les  préceptes  du  bon  frère  Jean 
Turelure? 


LE   PATE   DE   LANGUES 


Satan  était  couché  dans  son  lit  aux  courtines 
flamboyantes.  Les  médecins  et  apothicaires  de 
l'enfer,  lui  trouvant  la  langue  blanche,  en 
induisirent  qu'il  souffrait  d'une  faiblesse  d'es- 
tomac et  lui  ordonnèrent  de  prendre  une  nour- 
riture à  la  fois  fortifiante  et  légère. 

Satan  déclara  n'avoir  d'appétit  que  pour  un 
certain  mets  terrestre,  que  préparent  excel- 
lemment les  femmes  dans  leurs  assemblées, 
un  pâté  de  langues. 

Les  médecins  reconnurent  que  rien  ne 
pourrait  mieux  convenir  à  l'estomac  du  roi. 

Au  bout  d'une  heure  Satan  fut  servi.  Mais 
il  trouva  le  mets  fade  et  sans  saveur. 


88       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Il  fit  appeler  son  chef  de  cuisine  et  lui 
demanda  d'où  venait  ce  pâté. 

—  De  Paris,  sire.  Il  est  tout  frais  :  et  cuit 
le  matin  même,  au  Marais,  par  douze  com- 
mères, dans  la  ruelle  d'une  accouchée. 

—  Je  m'explique  maintenant  qu'il  soit  insi- 
pide, reprit  le  prince  des  Enfers.  Vous  ne 
l'avez  pas  pris  chez  les  bonnes  faiseuses.  A  ces 
sortes  de  mets  les  bourgeoises  travaillent  de 
leur  mieux,  mais  elles  n'ont  point  de  finesse 
et  le  génie  leur  manque.  Les  femmes  du  com- 
mun s'y  connaissent  moins  encore.  Pour  avoir 
un  bon  pâté  de  langues,  il  faut  l'aller  chercher 
dans  un  couvent  de  femmes.  Il  n'y  a  que  les 
vieilles  religieuses  qui  sachent  y  mettre  tous 
les  ingrédients  nécessaires,  belles  épices  de 
rancune,  thym  de  médisance,  fenouil  d'insi- 
nuations, laurier  de  calomnie. 

Cette  parabole  est  tirée  d'un  sermon  du  bon 
père  Gillotin  Landoulle,  capucin  indigne. 


DE  UNE  HORRIBLE  PAIxNCTURE 

De  une  horrible  painclure  qui  fust  veùe  en  ung 
temple  et  de  plusieurs  tableaux  bien pacificques 
et  amoureux  que  le  saige  Philémon  avoit  pen- 
dus en  son  estude  et  de  vn  beau  pourlraict  de 
Homerus  que  ledict  Philémon  prisait  plus  que 
toutes  autres  painctures. 

Philémon  confessoit  qu'en  l'aigreur  de  son 
ieune  aage  et  à  la  fine  pointe  de  son  verd 
printemps  auoit  été  picqué  de  fureur  homicide 
par  la  veiïe  d'vn  tableau  de  Appelles  qui  estoit 
pour  lors  pendu  en  vn  temple,  et  ledict  tableau 
présentoit  Alexandre  greuant  de  coups  bien 
roides  Darie,  roi  des  Indians,  ce  pendant 
qu'autour  de  ces  deux  rois  des  soldats  et  capi- 
taines s'entre-tuoient  à  grande   furie   et  bien 


90      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

curieusement.  Et  ledict  ouvrage  estoit  d'vn 
bel  artifice  et  en  semblance  de  nature.  Et  nulzr 
s'ilz  estoient  en  la  chaulde  saison  de  leur  vie, 
n'y  pouuoient  ietter  vn  regard  sans  estre  incitez 
tout  aussitost  à  ferir  et  à  meurtrir  de  poures 
innocentes  gents  pour  le  seul  plaisir  de  porter 
vn  tel  riche  harnois  et  de  cheuaucher  de  telz 
légiers  cheuaux  comme  faisoient  ces  bons 
couillons  dans  leur  battaille,  car  l'vsage  des 
cheuaux  et  des  armes  est  plaisant  aux  iouuen- 
ceaux.  L'auoit  esprouué  ledict  Philémon.  Et 
disoit  que  depuis  lors  se  détournoit  par  vsage 
et  raison  de  telz  pourtraicts  de  guerres  et  qu'il 
détestoit  trop  les  cruelletés  pour  les  souffrir 
seulement  feinctes  et  contrefaictes. 

Et  souloit  dire  qu'vn  prud'homme  honneste 
et  saige  debuoit  estre  grandement  offensé  et 
escandalisé  de  ces  armures  et  pauois  terrificques 
et  de  cette  engeance  que  Homerus  nomme 
Corythaiole  pour  l'espouuantable  laideur  de 
leur  morion,  et  que  les  ymaiges  d'iceulx  sou- 
dards estoient  vrayement  deshonnestes,  pour 
contraires  aux  bonnes  et  paisibles  mœurs; 
impudicques,  n'ayant  rien  au  monde  de  plus 


DE    UNE    HORRIBLE    PAINCTURE...  9î 

impudent  que  l'homicide;  et  lasciues  comme 
faisant  glisser  à  cruauté;  ce  qui  est  la  pire 
glissade.  Car  d'estre  glissant  à  doulceur,  le 
mal  n'est  pas  grand. 

Et  disoit  ledict  Philémon  qu'il  estoit  hon- 
neste,  décent,  exemplaire  et  tout  pudicque  de 
monstrer  en  paincture,  ciselure  ou  tel  autre 
bel  artifice  les  exemples  de  l'aage  d'or,  scauoir 
pucelles  et  ieunes  hommes  enlacés  selon  le 
désir  de  bonne  nature,  ou  encore  telle  autre 
imagination  plaisante,  comme  d'vne  nymphe 
couchée  et  riant.  Et  sur  son  beau  rire  vn  faune 
presse  vne  grappe  de  raisin  vermeil. 

Et  disoit  que  possible  l'aage  d'or  n'auoit 
flouri  que  dans  le  gentil  esprit  des  poètes  et 
que  les  premiers  humains,  encore  rudes  et 
imbéciles,  ne  Fauoient  mie  connu;  ainsi  que 
s'il  n'estoit  pas  croyable  qu'il  eust  esté  au 
commencement  du  monde,  il  estoit  souhaitable 
que  il  fust  à  la  fin,  et  qu'en  attendant  y  auoit 
bonne  grâce  à  nous  le  donner  en  ymaige. 

Et  autant  (comme  il  disoit)  est  obscène,  ce 
qui  est  à  dire  dans  la  fange,  ainsi  que  escript 
Virgile,  en  ses  Géorgiques,  des  chiens  crottez. 


92      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

de  montrer  meurdriers,  soudards,  paillards, 
drilles,  conquérants  et  larrons,  besongnant  de 
façon  orde  et  mauuaise,  et  poures  diables  chus 
dans  la  poussière  que  ilz  avalent  à  plein  gosier 
et  vn  malchancheux  estendu  et  taschant  à  se 
redresser  mais  ne  le  pouuant  pour  ce  que  le 
sabot  d'un  cheual  lui  pèse  sur  les  mandibules, 
et  cettuy  qui  regarde  bien  piteusement  que 
son  pennon  luy  a  esté  abattu  et  la  main  auec, 
autant  il  est  soubtil  et  quasi  céleste  de  faire 
paraistre  blandices,  caresses,  mignardises, 
charitez  et  vénustez  et  les  amours  des  nymphes 
auec  les  faunes  dans  les  bois.  Et  disoit  qu'il 
n'y  auoit  point  de  mal  en  ces  corps  nudz,  assez 
vestus  de  grâce  et  de  beaulté. 

Et  auoit  en  son  cabinet,  ledict  Philémon, 
vne  paincture  bien  merueilleuse  où  l'on  voyoit 
vn  ieune  Faune  qui,  tirant  d'une  main  caute- 
leuse vn  légier  drappeau,  descouvroit  le  ventre 
d'vne  nymphe  endormie.  Estoit  visible  que  il 
y  prenoit  plaisir  et  sembloit  dire  :  «  Le  corps 
de  cette  ieune  déesse  est  tant  doulx  et  affrai- 
chissant  que  la  source  qui  coule  dans  l'vmbre 
de  la  forest  ne  l'est  point  dauantage.  Que  vous 


DE    UNE    HORRIBLE    PAINCTURE...  93 

m'agréez,  plaisant  giron,  cuisses  Manchettes, 
antre  vmbreux,  tant  horrible  et  fauorable!-  » 
Des  enfanteletz  aislez,  qui  voletoient  au-dessus 
d'eux,  les  regardoient  en  riant,  ce  pendant  des 
dames  et  des  gentilhommes  coiffez  de  chap- 
peauxde  fleurs,  dansoient  sur  l'herbe  nouuelle. 
Et  auoit,  ledict  Philémon,  autres  painctures 
d'vn  bel  artifice  en  son  cabinet.  Et  prisoit  aussi 
très  haut  le  pourtraict  de  vn  bon  docteur  en 
son  estude,  escripvant  sur  sa  table  à  la  chan- 
delle. Ladicte  estude  toute  guarnie  de  sphères, 
gnomons  et  astrolabes,  propres  à  mesurer  les 
mouuements  des  astres,  ce  qui  est  vne  occu- 
pation bien  louable  et  portant  l'esprit  aux 
pensées  sublimes,  et  au  très  pur  amour  de 
Vénus  vranie.  Et  estoit  au  plancher  de  ladicte 
estude  vn  grand  serpent  et  croccodile  pour  ce 
que  sont  pièces  rares  et  bien  nécessaires  à  la 
cognoissance  de  anatomie.  Et  auoit  aussi, 
ledict  docteur,  emmi  ses  besongnes,  les  livres 
des  plus  excellents  philosophes  de  l'antiquité 
et  les  traitiez  de  Hippocrates.  Et  estoit  en 
exemple  aux  ieunes  hommes  qui  voulussent 
mettre    par    labeur    en    leur   teste   autant   de 


94       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

bonnes  doctrines  et  de  beaux  secretz  comme  il 
en  auoit  sous  son  bonnet. 

Et  auoit,  ledict  Philémon,  en  vne  tablette 
polie  comme  miroùer  vn  pourtraict  de  Home- 
rus  en  façon  de  vn  vieil  homme  aueugle,  la 
barbe  flourie  comme  aubépine  et  les  tempes 
ceintes  des  bandelettes  sacrées  de  ce  Dieu 
Apollo  qui  l'auoit  aimé  entre  tous  les  hommes. 
Et  Ton  cuidoit,  à  vëoir  cettuy  bon  vieil- 
lard, qu'alloient  s'ouvrir  ses  lèvres  bien 
sonnantes. 


LES   ÉTRENNES 
DE    MADEMOISELLE    DE    DOUCINE 


Le  1er  janvier,  au  matin,  le  bon  M.  Chante- 
relle sortit  à  pied  de  son  hôtel  du  faubourg 
Saint-Marcel  Frileux  et  marchant  avec  peine, 
il  lui  en  coûtait  d'aller  au  froid  par  les  rues 
trempées  de  neige  fondue.  Il  avait  laissé  son 
carrosse  par  esprit  de  mortification,  étant 
devenu,  depuis  sa  maladie,  très  attentif  au 
salut  de  son  âme.  II  vivait  éloigné  des  sociétés 
et  des  compagnies,  et  ne  faisait  de  visites  qu'à 
sa  nièce,  mademoiselle  de  Doucine,  âgée  de 
sept  ans. 

Appuyé  sur  sa  canne,  il  parvint  péniblement 
à  la  rue  Saint-Honoré  et  entra  dans  la  boutique 


96       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

de  madame  Pinson,  au  Panier  fleuri.  On  y 
voyait,  en  abondance,  des  jouets  d'enfants, 
étalés  pour  les  étrennes  de  l'an  de  grâce  1696, 
et  l'on  avait  peine  à  se  mouvoir  au  milieu  des 
automates  danseurs  et  buveurs,  des  buissons 
d'oiseaux  qui  chantaient,  des  cabinets  pleins 
de  figures  de  cire,  des  soldats  en  habit  blanc  et 
bleu  rangés  en  bataille  et  des  poupées  habillées 
les  unes  en  dames,  les  autres  en  servantes,  car 
l'inégalité,  établie  par  Dieu  lui-même  dans  les 
conditions  humaines,  paraissait  jusque  dans 
ces  figures  innocentes. 

M.  Chanterelle  fit  choix  d'une  poupée.  Celle 
qu'il  préféra  était  vêtue  comme  madame  la 
princesse  de  Savoie  à  son  arrivée  en  France, 
le  4  de  novembre.  Coiffée  avec  des  coques  et 
des  rubans,  elle  portait  un  corps  très  raide, 
brodé  d'or,  et  une  jupe  de  brocart  avec  un 
pardessus  relevé  par  des  agrafes  de  perles. 

M.  Chanterelle  sourit  en  pensant  à  la  joie 
qu'une  si  belle  poupée  donnerait  à  mademoi- 
selle de  Doucine,  et  quand  madame  Pinson  lui 
tendit  la  princesse  de  Savoie  enveloppée  dans 
du  papier  de  soie,  un  éclair  de  sensualité  passe 


ÉTRESNES    DE    MADEMOISELLE    DE    DOUC1NE        97 

sur  son  aimable  visage,  aminci  par  la  souf- 
france, pâli  par  le  jeûne,  défait  par  la  peur  de 
l'enfer. 

Il  remercia  poliment  madame  Pinson,  prit 
la  princesse  sous  son  bras  et  s'en  alla,  traînant 
la  jambe,  vers  la  maison  où  il  savait  que 
mademoiselle  de  Doucine  l'attendait  à  son 
lever. 

Au  coin  de  la  rue  de  l'Arbre-Sec,  il  rencontra 
M.  Spon,  dont  le  grand  nez  descendait  jusque 
dans  son  jabot  de  dentelle. 

—  Bonjour,  monsieur  Spon,  lui  dit-il,  je 
vous  souhaite  une  bonne  année  et  je  demande- 
à  Dieu  que  tout  succède  à  vos  désirs. 

—  Oh!  monsieur,  ne  parlez  point  ainsi, 
s'écria  M.  Spon.  C'est  souvent  pour  notre  châ- 
timent que  Dieu  contente  nos  désirs.  Et  tribuit 
eis  petitioîiem  eorum. 

—  Il  est  bien  vrai,  répondit  M.  Chanterelle, 
que  nous  ne  savons  pas  discerner  nos  véritables 
intérêts.  J'en  suis  un  exemple,  tel  que  vous  me 
voyez.  J'ai  cru  d'abord  que  la  maladie  dont  je 
souffre  depuis  deux  ans  était  un  mal  :  et  je 
vois  aujourd'hui  qu'elle  est  un  bien,  puisqu'elle 

6 


98       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

m'a  retiré  de  la  vie  abominable  que  je  menais 
dans  les  spectacles  et  dans  les  compagnies. 
Cette  maladie,  qui  me  rompt  les  jambes  et  me 
trouble  la  cervelle,  est  une  grande  marque  de 
la  bonté  de  Dieu  à  mon  égard.  Mais  ne  m'ac- 
corderez-vous  pas,  monsieur,  la  faveur  de 
m'accompagner  au  Roule  où  je  vais  porter  des 
étrennes  à  ma  nièce,  mademoiselle  de  Doucine? 
A  ces  mots,  M.  Spon  leva  les  bras  en  l'air  et 
poussa  un  grand  cri  : 

—  Quoi!  dit-il.  Est-ce  bien  monsieur  Chan- 
terelle que  j'entends?  N'est-ce  pas  plutôt  un 
libertin?  Se  peut-il,  monsieur,  que,  menant 
une  vie  sainte  et  retirée,  je  vous  voie  tout  à 
coup  donner  dans  les  vices  du  siècle? 

—  Hélas  !  je  n'y  croyais  pas  donner,  répondit 
M.  Chanterelle  tout  tremblant.  Mais  j'ai  grand 
besoin  de  lumières.  Y  a-t-il  donc  un  si  grand 
mal  à  offrir  une  poupée  à  mademoiselle  de 
Doucine? 

—  Il  y  en  a  un  très  grand,  répondit  M.  Spon. 
Et  ce  que  vous  offrez  aujourd'hui  à  cette  simple 
enfant  doit  moins  s'appeler  poupée  qu'idole  et 
figure  diabolique.  Ne  savez-vous  point  que  h 


ÉTRENNES    DE    MADEMOISELLE    DE    DOUCINE        99 

coutume  des  étrennes  est  une  superstition  cou- 
pable et  un  reste  hideux  du  paganisme? 

—  Je  l'ignorais,  dit  M.  Chanterelle. 

—  Apprenez  donc,  dit  M.  Spon,  que  cette 
coutume  vient  des  Romains  qui,  voyant  quel- 
que chose  de  divin  dans  tous  les  commence- 
ments, divinisaient  le  commencement  de  l'an- 
née. En  sorte  qu'agir  comme  eux  est  se  faire 
idolâtre.  Vous  donnez  des  étrennes,  monsieur, 
à  l'imitation  des  adorateurs  du  dieu  Janus. 
Achevez  et  consacrez,  comme  eux,  à  Junon  le 
premier  jour  de  chaque  mois. 

M.  Chanterelle,  ayant  grand'peine  à  se  tenir, 
pria  M.  Spon  de  lui  donner  le  bras  et,  tandis 
qu'ils  cheminaient,  M.  Spon  poursuivit  de  la 
sorte  : 

—  Est-ce  parce  que  les  astrologues  ont  fixé 
au  1er  de  janvier  le  commencement  de  l'année 
que  vous  vous  croyez  obligé  à  faire  des  pré- 
sents ce  jour-là?  Et  quel  besoin  avez-vous  de 
ranimer  à  cette  date  la  tendresse  de  vos  amis? 
Cette  tendresse  était-elle  expirante  avec  l'année? 
Et  vous  sera-t-elle  bien  chère  quand  vous  l'aurez 
regagnée  par  des  flatteries  et  de  funestes  dons? 


100      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

—  Monsieur,  répondit  le  bon  M.  Chanterelle, 
appuyé  sur  le  bras  de  M.  Spon,  et  s'efforçant 
de  régler  son  pas  chancelant  sur  celui  de  son 
impétueux  compagnon,  monsieur,  je  n'étais, 
avant  ma  maladie,  qu'un  misérable  pécheur, 
n'ayant  souci  que  de  traiter  mes  amis  avec 
civilité  et  de  régler  ma  conduite  sur  les  prin- 
cipes de  la  probité  et  de  l'honneur.  La  Provi- 
dence a  daigné  me  tirer  de  cet  abîme;  je  me 
gouverne  depuis  ma  conversion  par  les  avis  de 
mon  directeur.  Mais  j'ai  été  assez  léger  et  vain 
pour  ne  le  point  interroger  à  l'endroit  des 
étrennes.  Ce  que  vous  m'en  dites,  monsieur, 
avec  l'autorité  d'un  homme  excellent  pour  les 
mœurs  comme  pour  la  doctrine,  me  confond. 

—  Je  vais  vous  confondre  en  effet,  reprit 
M.  Spon,  et  vous  éclairer,  non  par  mes  lumières, 
qui  sont  faibles,  mais  par  celles  d'un  grand 
docteur.  Asseyez-vous  sur  cette  borne. 

Et,  poussant  au  coin  d'une  porte  cochère 
M.  Chanterelle,  qui  s'y  ajusta  le  mieux  qu'il 
put,  M.  Spon  tira  de  sa  poche  un  petit  livre 
relié  en  parchemin,  l'ouvrit,  le  feuilleta  et 
s'arrêta  sur  cet  endroit,  qu'il  se  mit  à  lire  tout 


ÉTRENNES    DE   MADEMOISELLE    DE    DOCCINE      101 

haut,  dans  un  cercle  de  ramoneurs,  de  cham- 
brières et  de  marmitons,  accourus  aux  éclats 
de  sa  voix  : 

«  Nous  qui  avons  en  horreur  les  fêtes  des 
juifs,  et  qui  trouverions  étranges  leurs  sabbats, 
leurs  nouvelles  lunes,  et  les  solennités  autrefois 
chéries  de  Dieu,  nous  nous  familiarisons  avec 
les  saturnales  et  les  calendes  de  janvier,  avec 
les  matronales  et  les  brumes;  les  étrennes 
marchent,  les  présents  volent  de  toutes  parts; 
ce  ne  sont  en  tous  lieux  que  jeux  et  banquets. 
Les  païens  observent  mieux  leur  religion,  car 
ils  se  gardent  de  solenniser  aucune  de  nos 
fêtes,  de  peur  de  paraître  chrétiens,  tandis  que 
nous  ne  craignons  pas  de  paraître  païens  en 
célébrant  leurs  fêtes.  » 

—  Vous  avez  entendu,  ajouta  M.  Spon. 
C'est  Tertullien  qui  parle  de  la  sorte  et  vous 
fait  paraître  du  fond  de  l'Afrique,  monsieur, 
l'indignité  de  votre  conduite.  Il  vous  crie  : 
«  Les  étrennes  marchent;  les  présents  volent 
de  toutes  parts.  Vous  solennisez  les  fêtes  des 
païens.  »  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître 
votre  directeur.  Mais  je  frémis,  monsieur,  à  la 

6. 


102      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

pensée  de  l'abandon  où  il  vous  laisse.  Etes- 
vous  sûr  au  moins  qu'au  jour  de  votre  mort, 
quand  vous  paraîtrez  devant  Dieu,  il  sera  à 
votre  côté,  pour  prendre  sur  lui  les  péchés  où 
il  vous  aura  laissé  choir? 

Ayant  parlé  de  la  sorte,  il  remit  son  livre  dans 
sa  poche  et  s'en  alla  d'un  pas  irrité,  suivi  de 
loin  par  les  ramoneurs  et  les  marmitons  étonnés. 

Le  bon  M.  Chanterelle  restait  seul  sur  sa 
borne,  avec  la  princesse  de  Savoie,  et,  son- 
geant qu'il  s'exposait  aux  peines  de  l'enfer 
éternel  pour  donner  une  poupée  à  mademoi- 
selle de  Doucine,  sa  nièce,  il  méditait  les  mys- 
tères insondables  de  la  religion. 

Ses  jambes,  déjà  chancelantes  depuis  plu- 
sieurs mois,  refusaient  de  le  soutenir,  et  il 
était  aussi  malheureux  qu'un  homme  de  bonne 
volonté  peut  l'être  en  ce  monde. 

Il  y  avait  déjà  quelques  minutes  qu'il 
demeurait  en  détresse  sur  sa  borne,  quand  un 
capucin  s'approcha  de  lui  et  lui  dit  : 

—  Monsieur,  ne  donnerez-vous  point  des 
étrennes  aux  petits  frères  qui  sont  pauvres, 
pour  l'amour  de  Dieu? 


ÉTREXNES    DE    MADEMOISELLE    DE    DOUCIXE      103 

—  Eh!  quoi!  mon  père,  répliqua  vivement 
31.  Chanterelle,  vous  êtes  religieux  et  vous  me 
demandez  des  étrennes! 

—  Monsieur,  répondit  le  capucin,  le  bon 
saint  François  a  voulu  que  ses  fils  se  réjouissent 
avec  simplicité.  Donnez  aux  capucins  de  quoi 
faire  un  bon  repas  en  ce  jour,  afin  de  pouvoir 
souffrir  avec  allégresse  l'abstinence  et  le  jeûne 
tout  le  reste  de  l'année,  hormis,  bien  entendu, 
les  dimanches  et  fêtes. 

M.  Chanterelle  regarda  le  religieux  avec 
surprise  : 

—  Ne  craignez-vous  pas,,  mon  père,  que 
l'usage  des  étrennes  ne  soit  funeste  à  l'âme? 

—  Non!  je  ne  le  crains  pas. 

—  Cet  usage  nous  vient  des  païens. 

—  Les  païens  suivaient  parfois  de  bonnes 
coutumes.  Dieu  permettait  qu'un  peu  de  sa 
lumière  perçât  les  ténèbres  de  la  Gentilité. 
Monsieur,  si  vous  nous  refusez  des  étrennes, 
n'en  refusez  pas  à  nos  pauvres  enfants.  Nous 
élevons  les  enfants  abandonnés.  Avec  ce  petit 
écu  j'achèterai  à  chacun  un  petit  moulin  de 
papier  et  une  galette.  Us  vous  devront  le  seul 


104       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNF.BROCHE 

plaisir  peut-être  de  toute  leur  vie,  car  ils  ne 
sont  pas  destinés  à  beaucoup  de  joie  sur  la 
terre.  Leur  rire  en  montera  jusqu'au  ciel.  Quand 
ils  rient,  les  enfants  louent  le  Seigneur. 

M.  Chanterelle  mit  sa  bourse  assez  lourde 
dans  la  main  du  petit  père  et  se  leva  de  dessus 
sa  borne  en  murmurant  la  parole  qu'il  venait 
d'entendre  : 

—  Quand  ils  rient,  les  enfants  louent  le  Sei-. 
gneur. 

Puis,  l'âme  rassérénée,  il  s'en  alla  d'un  pas 
affermi  porter  la  princesse  de  Savoie  à  made- 
moiselle de  Doucine,  sa  nièce. 


MADEMOISELLE    ROXANE 


Mon  bon  makre,  M.  l'abbé  Jérôme  Coignard, 
m'avait  mené  souper  chez  un  de  ses  anciens* 
condisciples  qui  logeait  dans  un  grenier  de  la 
rue  Gît-le-Cœur.  Notre  hôte,  prémontré  de 
grand  savoir  et  bon  théologien,  s'était  brouillé 
avec  le  prieur  de  son  couvent  pour  avoir  fait 
m  petit  livre  des  malheurs  de  mam'zelle  Fan- 
chon  ;  en  suite  de  quoi  il  était  devenu  cafetier 
à  La  Haye.  De  retour  en  France,  il  vivait  péni- 
blement des  sermons  qu'il  composait  avec 
beaucoup  de  doctrine  et  d'éloquence.  Après  le 
souper,  il  nous  avait  lu  ces  malheurs  de 
mam'zelle  Fanchon,  source  des  siens,  et  la 
lecture  avait  duré  assez  longtemps;  et  je  me 


106       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

trouvai  dehors,  avec  mon  bon  maître,  par  une 
nuit  d'été  merveilleusement  douce,  qui  me  fît 
concevoir  tout  de  suite  la  vérité  des  fables 
antiques  qui  se  rapportent  aux  faiblesses  de 
Diane,  et  sentir  qu'il  est  naturel  d'employer  à 
l'amour  les  heures  argentées  et  muettes.  J'en 
fis  l'observation  à  M.  l'abbé  Coignard,  qui 
m'objecta  que  l'amour  cause  de  grands  maux. 

—  Tournebroche,  mon  fils,  me  dit-il,  ne 
venez-vous  pas  d'entendre  de  îa  bouche  de  ce 
bon  prémontré  que,  pour  avoir  aimé  un  ser- 
gent recruteur,  un  commis  de  monsieur  Gaulot, 
mercier  à  la  Truie-qui-fîle,  et  monsieur  le  fils 
cadet  du  lieutenant  criminel  Leblanc,  mam'zelle 
Fanchon  fut  mise  à  l'hôpital?  Voudriez-vous 
être  ce  sergent,  ce  commis  ou  ce  cadet  de 
robe? 

Je  répondis  que  je  le  voudrais.  Mon  bon 
maître  me  sut  gré  de  cet  aveu  et  il  me  récita 
quelques  vers  de  Lucrèce  pour  me  persuader 
que  l'amour  est  contraire  à  la  tranquillité 
d'une  âme  vraiment  philosophique. 

Ainsi  devisant,  nous  étions  parvenus  au 
rond-point  du  Pont-Neuf.  Accoudés  au  parapet, 


MADEMOISELLE   ROXANE  107 

nous  regardâmes  la  grosse  tour  du  Châtelet, 
noire  sous  la  lune. 

—  Il  y  aurait  beaucoup  à  dire,  soupira  mon 
bon  maître,  sur  cette  justice  des  nations  polies, 
dont  les  vengeances  sont  plus  cruelles  que  le 
crime  même.  Je  ne  crois  pas  que  ces  tortures 
et  que  ces  peines,  qu'infligent  des  hommes  à 
des  hommes,  soient  nécessaires  à  la  conserva- 
tion des  Etats,  puisqu'on  retranche  de  temps  à 
autre  quelqu'une  des  cruautés  légales,  sans 
dommage  pour  la  république.  Et  je  devine  que 
les  sévérités  qu'on  garde  ne  sont  pas-  plus  utiles 
que  n'étaient  celles  qu'on  a  abandonnées.  Mais 
les  hommes  sont  cruels.  Venez,  Tournebroche, 
mon  ami;  il  m'est  pénible  de  songer  que  des 
malheureux  veillent  sous  ces  murs  dans  l'an- 
goisse et  le  désespoir.  L'idée  de  leurs  fautes  ne 
m'empêche  pas  de  les  plaindre.  Qui  de  nous 
est  juste? 

Nous  poursuivîmes  notre  chemin.  Le  pont 
était  désert,  à  cela  près  qu'un  mendiant  et  une 
mendiante  s'y  rencontrèrent.  Ils  se  blottirent 
dans  une  des  demi-lunes,  sur  le  seuil  d'une 
-échoppe.  Ils  semblaient  assez  contents  l'un  et 


108       LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

l'autre  de  mêler  leurs  misères  et,  quand  nous 
passâmes  près  d'eux,  ils  songeaient  à  tout 
autre  chose  qu'à  implorer  notre  charité.  Pour- 
tant, mon  bon  maître,  qui  était  le  plus  pitoyable 
des  hommes,  leur  jeta  un  liard  qui  demeurait 
seul  dans  la  poche  de  sa  culotte. 

—  Ils  recueilleront  notre  obole,  dit-il,  quand 
ils  auront  repris  le  sentiment  de  leur  détresse. 
Puissent-ils  alors  ne  pas  se  disputer  cette  pièce 
avec  trop  de  violence. 

Nous  passâmes  outre,  sans  plus  faire  de 
rencontre,  quand,  sur  le  quai  des  Oiseleurs, 
nous  avisâmes  une  jeune  demoiselle  qui  mar- 
chait avec  une  résolution  singulière.  Ayant 
hâté  le  pas  pour  l'observer  de  plus  près,  nous 
vîmes  qu'elle  avait  une  taille  fine  et  des  che- 
veux blonds  dans  lesquels  se  jouaient  les 
clartés  de  la  lune.  Elle  était  vêtue  comme  une 
bourgeoise  de  la  ville. 

—  Voilà  une  jolie  fille,  dit  l'abbé;  d'où  vient 
qu'elle  se  trouve  seule  dehors,  à  cette  heure? 

—  En  effet,  dis-je,  ce  n'est  pas  ce  qu'on 
rencontre  d'ordinaire  sur  les  ponts  après  le 
couvre-feu. 


MADEMOISELLE    ROXANE  109 

Notre  surprise  se  changea  en  une  vive 
inquiétude  quand  nous  la  vîmes  descendre  sur 
la  berge  par  un  petit  escalier  fréquenté  des 
mariniers.  Nous  courûmes  à  elle.  Mais  elle  ne 
parut  point  nous  entendre.  Elle  s'arrêta  au 
bord  des  eaux  qui  étaient  assez  hautes,  et  dont 
le  bruit  sourd  s'entendait  à  quelque  distance. 
Elle  demeura  un  moment  immobile,  la  tète 
droite  et  les  bras  pendants,  dans  l'attitude  du 
désespoir.  Puis,  inclinant  son  col  gracieux, 
elle  porta  les  mains  à  ses  joues,  qu'elle  tint 
cachées  durant  quelques  secondes  sous  ses 
doigts.  Et  tout  de  suite  après,  brusquement, 
elle  saisit  ses  jupes  et  les  ramena  en  avant  du 
geste  habituel  à  une  femme  qui  va  s'élancer. 
Mon  bon  maître  et  moi,  nous  la  joignîmes  au 
moment  où  elle  prenait  cet  élan  funeste,  et 
nous  la  tirâmes  vivement  en  arrière.  Elle  se 
débattit  dans  nos  bras.  Et  comme  la  berge 
était  toute  grasse  et  glissante  du  limon  déposé 
par  les  eaux  (car  la  Seine  commençait  à 
décroître),  il  s'en  fallut  de  peu  que  M.  l'abbé 
Coignard  ne  fût  entraîné  dans  la  rivière.  J'y 
glissais   moi-même.    Mais   le   bonheur  voulut 


110      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

que  mes  pieds  rencontrassent  une  racine  qui 
me  servit  d'appui,  pendant  que  je  tenais 
embrassés  le  meilleur  des  maîtres  et  cette  jeune 
désespérée.  Bientôt,  à  bout  de  force  et  de  cou- 
rage, elle  se  laissa  aller  contre  la  poitrine  de 
M.  l'abbé  Coignard,  et  nous  pûmes  remonter 
tous  trois  la  berge.  Il  la  soutenait  délicatement, 
avec  cette  grâce  aisée  qui  ne  le  quittait  pas.  Et 
il  la  conduisit  jusque  sous  un  gros  hêtre  au  pied 
duquel  était  un  banc  de  bois  où  il  l'assit. 
Il  y  prit  place  lui-même. 

—  Mademoiselle,  lui  dit-il,  ne  craignez  rien. 
Ne  dites  rien  encore,  mais  sachez  qu'un  ami 
est  près  de  vous. 

Puis,  se  tournant  vers  moi,  mon  maître  me 
dit  : 

—  Tournebroche,  mon  fils,  il  faut  nous 
réjouir  d'avoir  mené  à  bonne  fin  cette  étrange 
aventure.  Mais  j'ai  laissé  là-bas,  sur  la  berge, 
mon  chapeau,  qui,  bien  que  dépouillé  de  presque 
tout  son  galon  et  fatigué  par  un  long  usage,  ne 
laissait  point  de  garantir  encore  du  soleil  et  de 
la  pluie  ma  tête  offensée  par  l'âge  et  les  travaux. 
Va  voir,   mon  fils,   s'il    se    trouve    encore  à 


MADEMOISELLE    ROXANE  111 

l'endroit  où  il  est  tombé.  Et  si  tu  l'y  découvres 
rapporte-le-moi,  je  te  prie,  ainsi  qu'une  boucle 
de  mes  souliers,  que  je  vois  que  j'ai  perdue. 
Pour  moi,  je  resterai  près  de  cette  jeune 
demoiselle  et  je  veillerai  sur  son  repos. 

Je  courus  à  l'endroit  d'où  nous  venions  et  je 
fus  assez  heureux  pour  y  trouver  le  chapeau 
de  mon  bon  maître.  Quant  à  la  Ix  ucle,  je  ne 
pus  la  découvrir.  Il  est  vrai  que  je  ne  pris  pas 
un  extrême  soin  à  la  chercher,  n'ayant  vu,  de. 
ma  vie,  mon  bon  maître  qu'avec  une  seule 
boucle  de  soulier.  Quand  je  revins  au  hêtre,  je 
trouvai  la  jeune  demoiselle  dans  l'état  où  je 
l'avais  laissée,  assise,  immobile,  la  tète  appuyée 
contre  l'arbre.  Je  m'aperçus  qu'elle  était  par- 
faitement belle.  Elle  portait  une  mante  de  soie 
garnie  de  dentelles,  et  fort  propre,  et  elle  était 
chaussée  d'escarpins  dont  les  boucles  reflétaient 
les  rayons  de  la  lune. 

Je  ne  me  lassais  pas  de  la  considérer.  Sou- 
dain, elle  ranima  ses  yeux  mourants  et,  jetant 
sur  M.  Coignard  et  sur  moi  un  regard  encore 
voilé,  elle  dit  d'une  voix  éteinte,  mais  d'un  ton 
qui  me  sembla  celui  d'une  personne  de  qualité  : 


112      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOTJRNEBROCHE 

—  J'apprécie,  messieurs,  ce  que  vous  avez 
/ait  pour  moi  dans  un  sentiment  d'huma- 
nité; mais  je  ne  puis  vous  en  marquer  mon 
contentement,  car  la  vie  à  laquelle  vous 
m'avez  rendue  est  un  mal  haïssable  et  un  cruel 
supplice. 

En  entendant  ces  paroles,  mon  bon  maître, 
dont  le  visage  exprimait  la  compassion,  sourit 
doucement,  parce  qu'il  ne  croyait  pas  que  la 
vie  fût  à  jamais  haïssable  pour  une  si  jeune  et 
jolie  personne. 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il,  les  choses  ne  nous 
font  point  la  même  impression,  selon  qu'elles 
sont  proches  ou  lointaines.  Il  n'est  pas  temps 
de  vous  désoler.  Fait  comme  je  suis  et  dans 
l'état  où  m'a  réduit  le  temps  injurieux,  je  sup- 
porte la  vie  où  j'ai  pour  plaisirs  de  traduire  du 
grec  et  de  dîner  quelquefois  avec  d'assez  hon- 
nêtes gens.  Regardez-moi,  mademoiselle,  et 
dites-moi  si  vous  consentiriez  à  vivre  dans  les 
mêmes  conditions  que  moi? 

Elle  le  regarda;  ses  yeux  s'égayèrent  presque, 
et  elle  secoua  la  tête.  Puis,  reprenant  sa  tris- 
tesse et  sa  désolation,  elle  dit  : 


MADEMOISELLE    ROX.VNE  113 

—  Il  n'y  a  pas  au  monde  une  créature  aussi 
malheureuse  que  je  suis. 

—  Mademoiselle,  répondit  mon  bon  maître, 
je  suis  discret  par  état  et  par  tempérament  ;  je  ne 
chercherai  point  à  vous  tirer  votre  secret.  Mais 
on  voit  clairement  à  votre  mine  que  vous 
souffrez  d'une  peine  d'amour.  Et  c'est  un  mal 
dont  on  réchappe,  car  j'en  ai  été  moi-même 
atteint.  Il  y  a  de  cela  fort  longtemps. 

Il  lui  prit  la  main,  lui  donna  mille  témoi- 
gnages de  sympathie  et  poursuivit  en  ces 
termes  : 

—  Je  n'ai  qu'un  regret  à  cette  heure,  c'est 
de  ne  pouvoir  vous  offrir  un  asile  pour  passer 
le  reste  de  la  nuit.  Mon  gîte  est  dans  un  vieux 
château  assez  distant,  où  je  traduis  un  livre 
grec  en  compagnie  de  ce  jeune  Tournebroche 
que  vous  voyez  ici. 

En  effet,  nous  habitions  alors  chez  M.  d'As- 
tarac,  au  Château  des  Sablons,  dans  le  village 
de  Xeuilly,  et  nous  étions  aux  gages  d'un 
grand  souffleur  qui  périt,  depuis,  d'une  mort 
tragique. 

—  Si  toutefois,   mademoiselle,  ajouta  mon 


414      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

bon  maître,  vous  saviez  quelque  lieu  où  vous 
pensiez  pouvoir  vous  rendre,  je  serai  heureux 
de  vous  y  accompagner. 

A  quoi  la  jeune  demoiselle  répondit  qu'elle 
était  sensible  à  tant  de  bonté,  qu'elle  logeait 
chez  une  parente  où  elle  était  assurée  d'entrer 
à  toute  heure,  mais  qu'elle  n'y  voulait  point 
retourner  avant  le  jour,  tant  pour  n'y  point 
troubler  le  sommeil  des  gens  que  par  crainte 
d'être  trop  vivement  rappelée  à  la  douleur  par 
la  vue  des  objets  qui  lui  étaient  familiers. 

En  prononçant  ces  paroles,  elle  versa  des 
larmes  abondantes. 

Mon  bon  maître  lui  dit  : 

—  Mademoiselle,  donnez-moi, .s'il  vous  plaît, 
votre  mouchoir  et  je  vous  en  essuierai  les 
yeux.  Puis  je  vous  conduirai,  en  attendant  le 
jour,  sous  les  piliers  des  Halles  où  nous  serons 
assis  commodément  à  l'abri  du  serein. 

La  jeune  demoiselle  sourit  dans  ses  larmes. 

—  Je  ne  veux  point,  dit-elle,  vous  donner 
tant  de  peine.  Allez  votre  chemin,  monsieur, 
et  croyez  que  vous  emportez  toute  ma  recon- 
naissance. 


MADEMOISELLE   RÛXANE  115 

Pourtant  elle  posa  la  main  sur  le  bras  que 
lui  tendait  mon  bon  maître  et  nous  primes 
tous  trois  le  chemin  des  Halles.  La  nuit  s'était 
beaucoup  rafraîchie.  Dans  le  ciel  qui  commen- 
çait à  prendre  une  teinte  laiteuse,  les  étoiles 
devenaient  plus  pâles  et  plus  légères.  Nous 
entendions  les  premières  voitures  des  maraî- 
chers rouler  vers  les  Halles  au  pas  lent  d'un 
cheval  endormi.  Parvenus  aux  piliers,  nous 
primes  place  tous  trois  dans  l'embrasure  d'un 
porche  à  l'image  Saint-Nicolas,  sur  un  degré 
de  pierre  que  M.  l'abbé  Coignard  prit  soin  de 
recouvrir  de  son  manteau,  avant  d'y  faire 
asseoir  la  jeune  demoiselle. 

Là,  mon  bon  maître  tint  sur  divers  sujets 
des  propos  plaisants  et  joyeux  à  dessein,  afin 
d'écarter  les  images  funestes  qui  pouvaient 
assaillir  1  àme  de  notre  compagne.  Il  lui  dit 
qu'il  tenait  cette  rencontre  pour  la  plus  pré- 
cieuse qu'il  eût  jamais  faite  dans  sa  vie,  qu'il 
emporterait  d'une  si  touchante  personne  un 
cher  souvenir,  sans  vouloir  lui  demander  son 
nom  et  son  histoire. 

Mon  bon  maître  pensait  peut-être  que  l'in- 


416      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

connue  dirait  ce  qu'il  ne  lui  demandait  pas. 
Elle  versa  de  nouveau  des  larmes,  poussa  de 
grands  soupirs  et  dit  : 

—  J'aurais  tort,  monsieur,  de  répondre  par 
le  silence  à  votre  bonté.  Je  ne  crains  pas  de 
me  confier  à  vous.  Je  me  nomme  Sophie  T***. 
Vous  l'aviez  deviné  :  c'est  la  trahison  d'un 
amant  trop  chéri  qui  m'a  réduite  au  désespoir. 
Si  vous  jugez  que  ma  douleur  est  démesurée, 
c'est  que  vous  ne  savez  point  jusqu'où  allaient 
ma  confiance  et  mon  aveuglement,  et  que  vous 
ignorez  à  quel  rêve  enchanteur  je  viens  d'être 
arrachée. 

Puis,  levant  ses  beaux  yeux  sur  M.  Coignard 
et  sur  moi,  elle  poursuivit  de  la  sorte  : 

—  Je  ne  suis  pas  telle,  messieurs,  que  cette 
rencontre  nocturne  pourrait  me  faire  paraître 
à  vos  yeux.  Mon  père  était  marchand.  Il  alla, 
pour  son  négoce,  à  l'Amérique,  et  il  périt,  à 
son  retour,  dans  un  naufrage,  avec  ses  mar- 
chandises. Ma  mère  fut  si  touchée  de  cette 
perte  qu'elle  en  mourut  de  langueur,  me  lais- 
sant, encore  enfant,  à  une  tante  qui  prit  soin 
de  m'élever.  Je  fus  sage  jusqu'au  moment  où 


MADEMOISELLE    ROXANE  4  17 

je  rencontrai  celui  dont  l'amour  devait  me 
causer  des  joies  inexprimables,  suivies  de  ce 
désespoir  où  vous  me  voyez  plongée. 

A  ces  mots,  Sophie  cacha  ses  yeux  dans  son 
mouchoir. 

Puis  elle  reprit  en  soupirant  : 

—  Son  état  dans  le  monde  était  si  fort  au- 
dessus  du  mien,  que  je  ne  pouvais  prétendre 
à  lui  appartenir  qu'en  secret.  Je  me  flattais 
qu'il  -me  serait  fidèle.  Il  me  disait  qu'il  m'ai- 
mait et  il  me  persuadait  sans  peine.  Ma  tante 
connut  nos  sentiments  et  elle  ne  les  contraria 
pas,  parce  que  son  amitié  pour  moi  la  rendait 
faible  et  que  la  qualité  de  mon  cher  amant  lui 
imposait.  Je  vécus  un  an  dans  une  félicité  qui 
vient  de  finir  en  un  moment.  Ce  matin  il  est 
venu  me  demander  chez  ma  tante  où  j'habite. 
J'étais  hantée  de  noirs  pressentiments.  Je 
venais  de  briser,  en  me  coiffant,  un  miroir 
dont  il  mTavaît  fait  présent.  Sa  vue  augmenta 
mon  inquiétude  par  l'air  de  contrainte  que 
je  remarquai  tout  de  suite  sur  son  visage... 
Ah!  monsieur,  est-il  un  sort  pareil  au 
mien?... 

7. 


US      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCBE 

Ses  yeux  se  gonflaient  de  larmes  qu'elle 
renfonça  sous  ses  paupières  et  elle  put  achever 
son  récit,  que  mon  bon  maître  jugeait  aussi 
touchant,  mais  non  point  aussi  singulier  qu'elle 
le  croyait  elle-même. 

—  Il  m'annonça  froidement,  mais  non  sans 
quelque  embarras,  que  son  père  ayant  acheté 
une  compagnie,  il  partait  pour  l'armée,  mais 
qu'auparavant  sa  famille  exigeait  qu'il  se 
fiançât  avec  la  fille  d'un  intendant  des  finances, 
dont  l'alliance  était  utile  à  sa  fortune  et  lui 
procurerait  assez  de  biens  pour  tenir  son  rang 
et  faire  figure  dans  le  monde.  Et  le  traître, 
sans  daigner  voir  ma  pâleur,  ajouta,  de  cette 
voix  si  douce,  qui  m'avait  fait  mille  serments 
d'amour,  que  ses  nouveaux  engagements  ne 
lui  permettaient  plus  de  me  revoir,  du  moins 
de  quelque  temps.  Il  me  dit  encore  qu'il  me 
gardait  de  l'amitié,  et  qu'il  me  priait  de  rece- 
voir une  somme  d'argent,  en  souvenir  du 
temps  que  nous  avions  passé  ensemble. 

»  Et  il  me  tendit  une  bourse. 

»  Je  ne  mens  point,  messieurs,  en  vous 
disant  que  je  n'avais  jamais  voulu  écouter  les 


MADEMOISELLE    ROXANE  i  19 

offres  qu'il  m'avait  maintes  fois  faites  de  me 
donner  des  hardes,  des  meubles,  de  la  vaisselle, 
un  état  de  maison,  et  de  me  retirer  de  chez  ma 
tante  où  je  vivais  fort  étroitement,  pour  me 
mettre  dans  un  petit  hôtel  fort  propre,  qu'il 
avait  au  Roule.  J'estimais  que  nous  ne  devions 
être  unis  que  par  ies  liens  du  sentiment  et 
j'étais  fière  de  ne  tenir  de  lui  que  quelques 
bijoux  qui  n'avaient  de  prix  que  leur  origine. 
Aussi  la  vue  de  cette  bourse  qu'il  me  tendait 
souleva  mon  indignation,  et  me  donna  la  force 
de  chasser  de  ma  présence  l'imposteur  qu'un 
seul  instant  m'avait  mise  à  même  de  connaître 
et  de  mépriser.  Il  soutint  sans  trouble  mon 
regard  indigné  et  m'assura  le  plus  tranquille- 
ment du  monde  que  je  n'entendais  rien  aux 
obligations  qui  remplissent  l'existence  d'un 
homme  de  qualité,  et  il  ajouta  qu'il  espérait 
que  plus  tard,  dans  le  calme,  j'en  viendrais  à 
mieux  juger  ses  procédés.  Et  remettant  la 
bourse  dans  sa  poche,  il  m'assura  qu'il  saurait 
bien  m'en  faire  parvenir  le  contenu  de  manière 
à  m'en  rendre  le  refus  impossible.  Et  sur  cette 
idée   intolérable,    qu'il    entendait   être    quitte 


120      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

envers  moi  par  ce  moyen,  il  prit  la  porte  que 
je  lui  montrai  sans  rien  dire.  Demeurée  seule, 
je  me  sentis  une  tranquillité  qui  me  surprit 
moi-même.  Elle  venait  de  ce  que  j'étais  résolue 
à  mourir.  Je  m'habillai  avec  quelque  soin, 
j'écrivis  une  lettre  à  ma  tante  pour  lui  demander 
pardon  de  la  peine  que  j'allais  lui  faire  en 
mourant  et  je  sortis  dans  la  ville.  J'y  errai  tout 
l'après-midi  et  une  partie  de  la  nuit,  traversant 
les  rues  animées  ou  désertes  sans  éprouver  de 
fatigue  et  retardant  l'exécution  de  mon  dessein, 
pour  la  rendre  plus  sûre,  à  la  faveur  de  l'ombre 
et  de  la  solitude.  Peut-être  aussi,  par  une  sorte 
de  faiblesse,  me  plaisait-il  de  caresser  l'idée  de 
ma  mort  et  de  goûter  la  triste  joie  de  ma  déli- 
vrance. A  deux  heures  du  matin,  je  descendis 
sur  la  berge  de  la  rivière.  Messieurs,  vous 
savez  le  reste,  vous  m'avez  arrachée  à  la  mort. 
Je  vous  remercie  de  votre  bonté,  sans  me 
réjouir  de  ses  effets.  Les  filles  abandonnées, 
cela  court  le  monde.  Je  désirais  qu'il  ne  s'en 
trouvât  point  une  de  plus. 

Ayant  ainsi  parlé,  Sophie  se  tut  et  recom- 
mença de  verser  des  larmes. 


MADEMOISELLE    ROXANE  121 

Mon  boa  maître  lui  prit  la  main  avec  une 
extrême  délicatesse 

—  Mon  enfant,  lui  dit-il,  j'ai  pris  un  tendre 
intérêt  au  récit  de  votre  histoire,  et  je  conviens 
qu'elle  est  douloureuse.  Mais  je  suis  heu- 
reux de  discerner  que  votre  mal  est  guéris- 
sable. Outre  que  votre  amant  ne  méritait  guère 
les  bontés  que  vous  avez  eues  pour  lui  et  qu'il 
s'est  montré,  à  l'épreuve,  léger,  égoïste  et 
brutal,  je  distingue  que  votre  amour  pour  lui 
n'était  qu'un  penchant  naturel  et  l'effet  de 
votre  sensibilité  dont  l'objet  importait  moins 
que  vous  ne  vous  le  figurez.  Ce  qu'il  y  avait  de 
rare  et  d'excellent  dans  cet  amour  venait  de 
vous.  Et  rien  n'est  perdu,  puisque  la  source 
demeure.  Vos  yeux,  qui  ont  coloré  des  nuances 
les  plus  belles  une  figure  sans  doute  fort  vul- 
gaire, ne  laisseront  pas  de  répandre  encore 
ailleurs  les  rayons  de  l'illusion  charmante. 

Mon  bon  maître  parla  encore  et  laissa  couler 
de  ses  lèvres  les  plus  belles  paroles  du  monde 
sur  les  troubles  des  sens  et  les  erreurs  des 
amants.  Mais  tandis  qu'il  parlait,  Sophie,  qui, 
depuis  quelques  instants,  avait  laissé  fléchir  sa 


122      LES    CONTES   DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

jolie  tête  sur  l'épaule  du  meilleur  des  hommes, 
s'endormit  doucement.  Quand  M.  l'abbé  Coi- 
gnard  s'aperçut  que  la  jeune  demoiselle  était 
plongée  dans  le  sommeil,  il  se  félicita  d'avoir 
tenu  un  langage  propre  à  communiquer  à  une 
âme  souffrante  le  repos  et  la  paix. 

—  Il  faut  convenir,  dit-il,  que  mes  discours 
ont  une  propriété  bienfaisante. 

Pour  ne  pas  troubler  le  sommeil  de  made- 
moiselle Sophie,  il  prit  mille  précautions  et  se 
contraignit  à  parler  couramment,  dans  la 
crainte  raisonnable  que  le  silence  ne  l'éveillât. 

—  Tournebroche,  mon  fils,  me  dit-il,  toutes 
ses  misères  sont  évanouies  avec  la  conscience 
qu'elle  en  avait.  Considérez  qu'elles  étaient 
toutes  imaginaires  et  situées  dans  sa  pensée. 
Considérez  aussi  qu'elles  étaient  causées  par 
une  sorte  d'orgueil  et  de  superbe  qui  accom- 
pagne l'amour  et  le  rend  très  âpre.  Car  enfin, 
si  nous  aimions  avec  humilité  et  dans  l'oubli 
de  nous-même,  ou  seulement  d'un  cœur  simple, 
nous  serions  satisfaits  de  ce  qu'on  nous  donne 
et  nous  ne  tiendrions  pas  pour  trahison  le 
mépris  qu'on  fait  de  nous.  Et  s'il  nous  restait 


MADEMOISELLE    ROXANE  123 

de  l'amour  après  qu'on  nous  a  quittés,  nous 
attendrions  tranquillement  d'en  faire  l'emploi 
qu'il  plairait  à  Dieu. 

.Mais  comme  le  jour  commençait  à  paraître, 
le  chant  des  oiseaux  s'éleva  si  fort  qu'il  couvrit 
la  voix  de  mon  bon  maître.  Il  ne  s'en  plaignit 
i  ^int. 

■ —  Ecoutons,  dit-il,  ces  passereaux.  Ils  font 
l'amour  plus  sagement  que  les  hommes. 

Sophie  se  réveilla  dans  le  jour  blanc  du 
matin,  et  j'admirai  ses  beaux  yeux  que  la 
fatigue  et  la  douleur  avaient  cernés  d'une  nacre 
fine.  Elle  paraissait  un  peu  réconciliée  avec  la 
vie.  Elle  ne  refusa  pas  une  tasse  de  chocolat 
que  mon  bon  maître  lui  fit  prendre  sur  le  seuil 
de  Mathurine,  la  belle  chocolatière  des  Halles. 

Mais  à  mesure  que  cette  pauvre  demoiselle 
recouvrait  la  raison,  elle  s'inquiétait  de  cer- 
taines difficultés  qu'elle  n'avait  point  aperçues 
jusque-là. 

—  Que  dira  ma  tante?  Et  que  lui  dirais-je? 
s'écria-t-elle. 

Cette  tante  demeurait  vis-à-vis  de  Saint- 
Eustache,  à  moins  de   cent  pas  du   pilier  de 


424      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Mathurine.  Nous  y  conduisîmes  la  nièce.  Et 
M.  l'abbé  Coignard,  qui  avait  l'air  assez  véné- 
rable, en  dépit  de  son  soulier  sans  boucle, 
accompagna  la  belle  Sophie  au  logis  de  madame 
sa  tante,  à  qui  il  fit  un  conte  : 

—  J'eus  le  bonheur,  lui  dit-il,  de  rencontrer 
mademoiselle  votre  nièce  dans  le  moment  où 
elle  était  précisément  attaquée  par  quatre  lar- 
rons armés  de  pistolets,  et  j'appelai  le  guet 
d'une  si  forte  voix  que  les  voleurs  épouvantés 
enfilèrent  la  venelle,  mais  non  point  assez  vite 
pour  échapper  aux  sergents  qui,  par  grand 
hasard,  accouraient  à  mon  appel.  Ils  s'empa- 
rèrent des  brigands  après  une  lutte  qui  fut 
chaude.  J'y  pris  part,  madame,  et  j'y  pensai 
perdre  mon  chapeau.  Après  quoi  nous  fûmes 
conduits,  mademoiselle  votre  nièce,  les  quatre 
larrons  et  moi,  devant  monsieur  le  lieutenant 
criminel,  qui  nous  traita  avec  obligeance,  et 
nous  retint  jusqu'au  jour  dans  son  cabinet 
pour  recueillir  notre  témoignage. 

La  tante  répondit  sèchement  : 

—  Je  vous  remercie,  monsieur,  d'avoir  tiré 
ma  nièce  d'un  danger  qui,  à  vrai  dire,  n'est 


MADEMOISELLE    ROXANE  125 

pas  celui  qu'une  fille  de  son  âge  doit  le  plus 
redouter,  quand  elle  se  trouve  seule  de  nuit 
dans  une  rue  de  Paris. 

Mon  bon  maître  ne  répondit  point,  mais 
mademoiselle  Sophie  dit  avec  beaucoup  de 
sentiment  : 

—  Je  vous  assure,  ma  tante,  que  monsieur 
l'abbé  m'a  sauvé  la  vie. 

Quelques  mois  après  cette  étrange  aven- 
ture, mon  bon  maître  fit  le  fatal  voyage  de 
Lyon  qu'il  n'acheva  pas.  Il  fut  indignement 
assassiné,  et  j'eus  l'inconcevable  douleur  de  le 
voir  expirer  dans  mes  bras.  Les  circonstances 
de  cette  mort  n'ont  point  de  lien  avec  le  sujet 
que  je  traite  ici.  J'ai  pris  soin  de  les  rapporter 
ailleurs;  elles  sont  mémorables,  et  je  ne  crois 
pas  qu'on  les  oublie  jamais.  Je  puis  dire  que 
ce  voyage  fut  de  toutes  façons  infortuné,  car, 
après  y  avoir  perdu  le  meilleur  des  maîtres, 
j'y  fus  quitté  par  une  maîtresse  qui  m'aimait, 
mais  n'aimait  pas  que  moi,  et  dont  la  perte  me 
fut  sensible  après  celle  de  mon  bon  maître. 
C'est  une  erreur  de  croire  qu'un  cœur  frappé 
d'un   mal   cruel  devient   insensible  aux   nou- 


426      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEDROCHE 

•veaux  coups  du  sort.  Il  souffre  au  contraire 
des  moindres  disgrâces.  Aussi  je  revins  à  Paris 
dans  un  état  d'abattement  qu'on  a  peine  à  se 
figurer. 

Or,  un  soir  que  pour  me  divertir  j'allai  à  la 
Comédie  où  l'on  donnait  Bajazet,  qui  est  un 
bon  ouvrage  de  Racine,  je  goûtai  particuliè- 
rement la  beauté  charmante  et  le  talent  ori- 
ginal de  la  comédienne  qui  jouait  le  rôle  de 
Roxane.  Elle  exprimait  avec  un  naturel  admi- 
rable la  passion  dont  ce  personnage  est  animé, 
et  je  frissonnai  quand  je  l'entendis  qui  disait 
d'un  ton  tout  uni  et  pourtant  terrible  : 

Écoutez,  Bajazet,  je  sens  que  je  vous  aime. 

Je  ne  me  lassai  pas  de  la  contempler  tout  le 
temps  qu'elle  fut  sur  la  scène,  et  d'admirer  la 
beauté  de  ses  yeux  sous  un  front  pur  comme 
le  marbre  et  que  couronnait  une  chevelure 
poudrée  toute  semée  de  perles.  Sa  taille  fine, 
qui  portait  si  noblement  les  paniers,  ne  laissa 
pas  non  plus  de  faire  une  vive  impression  sur 
mon  cœur.  J'eus  d'autant  plus  le  loisir  d'exa- 
miner cette  adorable  personne  qu'elle  se  trouva 


MADEMOISELLE    ROXANE  127 

tournée  de  mon  coté  pour  réciter  plusieurs 
endroits  importants  de  son  rôle.  Et  plus  je  la 
voyais,  plus  je  me  persuadais  l'avoir  déjà  vue, 
sans  qu'il  me  fût  possible  de  me  rappeler 
aucune  circonstance  de  cette  première  ren- 
contre. Mon  voisin,  qui  fréquentait  beaucoup  à 
la  Comédie,  m'apprit  que  cette  belle  actrice 
était  mademoiselle  B**%  l'idole  du  parterre.  Il 
ajouta  qu'elle  plaisait  autant  à  la  ville  qu'au 
théâtre,  que  M.  le  duc  de  La"*  l'avait  mise  à 
la  mode,  et  qu'elle  éclipserait  bientôt  made- 
moiselle Lecouvreur. 

J'allais  quitter  ma  place  après  le  spectacle, 
quand  une  femme  de  chambre  me  remit  un 
billet  où  je  lus  ces  mots  tracés  au  crayon  : 

«  Mademoiselle  Roxane  vous  attend  dans  son 
carrosse  à  la  porte  de  la  Comédie.  » 

Je  ne  pouvais  croire  que  ce  billet  me  fût 
destiné.  Et  je  demandai  à  la  duègne  qui  me 
l'avait  remis  si  elle  ne  s'était  pas  trompée 
■d'adresse. 

—  Il  faut,  me  répondit-elle,  si  je  me  suis 
trompée,  que  vous  ne  soyez  point  monsieur  de 
Tournébroche. 


i28      LES    CONTES    DE    JACQUES    TOURNEBROCHE 

Je  courus  jusqu'au  carrosse  arrêté  devant  la 
Comédie,  et  j'y  reconnus  mademoiselle  B***, 
sous  un  capuchon  de  satin  noir. 

Elle  me  fit  signe  d'entrer,  et  quand  je  fus 
près  d'elle  : 

—  Ne  reconnaissez-vous  pas,  me  dit-elle, 
Sophie  que  vous  avez  tirée  de  la  mort,  sur  la 
berge  de  la  Seine? 

—  Quoi!  vous!  Sophie...  Roxane...  Made- 
moiselle B***,  est-il  possible?... 

Mon  trouble  était  extrême,  mais  elle  semblait 
le  considérer  sans  déplaisir. 

—  Je  vous  ai  vu,  dit-elle,  dans  un  coin  du 
parterre,  je  vous  ai  reconnu  tout  de  suite  et 
j'ai  joué  pour  vous.  Aussi  ai-je  bien  joué.  Je 
suis  si  contente  de  vous  revoir!... 

Elle  me  demanda  des  nouvelles  de  M.  l'abbé 
Coignard,  et  quand  je  lui  appris  que  mon  bon 
maître  avait  péri  malheureusement,  elle  versa 
des  larmes. 

Elle  daigna  m'instruire  des  principaux  évé- 
nements de  sa  vie  : 

—  Ma  tante,  me  dit-elle,  raccommodait  les 
dentelles  de  madame  de  Saint-Remi  qui  est, 


MADEMOISELLE    ROXANE  129 

vous  le  savez,  une  excellente  comédienne.  Peu 
de  temps  après  cette  nuit  où  vous  me  fûtes 
secourable,  j'allai  prendre  des  dentelles  chez 
la  Saint-Remi.  Cette  dame  me  dit  que  j'avais 
une  figure  intéressante.  Elle  me  demanda  de 
lui  lire  des  vers  et  jugea  que  j'avais  de  l'intel- 
ligence. Elle  me  fit  donner  des  leçons.  Je 
débutai  à  la  Comédie  l'an  passé.  J'exprime  des 
passions  que  j'ai  senties,  et  le  public  me  trouve 
quelque  talent.  Monsieur  le  duc  de  La***  me 
montre  une  extrême  amitié,  et  je  crois  qu'il  ne 
me  causera  jamais  de  chagrin,  parce  que  j'ai 
appris  à  ne  demander  aux  hommes  que  ce 
qu'ils  peuvent  donner.  En  ce  moment,  il 
m'attend  à  souper.  Il  faut  que  je  le  joigne. 

Et  comme  elle  lisait  ma  contrariété  dans 
mes  yeux,  elle  reprit  : 

—  Mais  j'ai  dit  à  mes  gens  de  prendre  par 
le  plus  long  et  d'aller  doucement. 


SOUS    L'INVOCATION." 
DE    CLIO 


LE    CHANTEUR    DE    KYME 


Il  allait  par  le  sentier  qui  suit  le  rivage  le 
long  des  collines.  Son  front  était  nu,  coupé 
de  rides  profondes  et  ceint  d'un  bandeau  de 
laine  rouge.  Sur  ses  tempes  les  boucles  blan- 
ches de  ses  cheveux  flottaient  au  vent  de  la 
mer.  Les  flocons  d'une  barbe  de  neige  se  pres- 
saient à  son  menton.  Sa  tunique  et  ses  pieds 
nus  avaient  la  couleur  des  chemins  sur  lesquels 
il  errait  depuis  tant  d'années.  A  son  côté 
pendait  une  lyre  grossière.  On  le  nommait  le 
Vieillard,  on  le  nommait  aussi  le  Chanteur. 
Il  recevait  encore  un  autre  nom  des  enfants 
qu'il  instruisait  dans  la  poésie  et  dans  la 
musique;    ils    l'appelaient    l'Aveugle,    parce 

8 


134  sous  l'invocation  de  clio 

que  sur  ses  prunelles,  que  l'âge  avait  ternies, 
tombaient  des  paupières  gonflées  et  rougies 
par  la  fumée  des  foyers  où  il  avait  coutume 
de  s'asseoir  pour  chanter.  Mais  il  ne  vivait 
pas  dans  une  nuit  éternelle,  et  l'on  disait  qu'il 
voyait  ce  que  les  autres  humains  ne  voient 
pas.  Depuis  trois  âges  d'hommes,  il  allait 
sans  cesse  par  les  villes.  Et  voici  qu'après 
avoir  chanté  tout  le  jour  chez  un  roi  d'/Egea, 
il  retournait  à  sa  maison,  dont  il  pouvait 
déjà  voir  le  toit  fumer  au  loin;  car,  ayant 
marché  toute  la  nuit,  sans  s'arrêter,  de  peur 
d'être  surpris  par  l'ardeur  du  jour,  il  décou- 
vrit, dans  la  clarté  de  l'aurore,  la  blanche 
Kymé,  sa  patrie.  Accompagné  de  son  chien, 
appuyé  sur  son  bâton  recourbé,  il  s'avançait 
d'un  pas  lent,  le  corps  droit,  la  tête  haute,  par 
un  reste  de  vigueur  et  pour  s'opposer  à  la 
pente  du  chemin,  qui  descendait  dans  une 
étroite  vallée.  Le  soleil,  en  se  levant  sur  les 
montagnes  d'Asie,  revêtait  d'une  lumière  rose 
les  nuages  légers  du  ciel  et  les  côtes  des  îles 
semées  dans  la  mer.  Le  rivage  étincelait.  Mais 
les  collines,   couronnées  de  lentisques  et  de 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  135 

térébinthes,  qui  s'étendaient  du  côté  de 
lOrient,  retenaient  encore  dans  leur  ombre 
la  douce  fraîcheur  de  la  nuit. 

Le  Vieillard  compta  sur  le  sol  en  pente  la 
longueur  de  douze  fois  douze  lances  et  reconnut 
à  sa  gauche,  entre  les  parois  de  deux  roches 
jumelles,  l'étroite  entrée  d'un  bois  sacré.  Là, 
s'élevait  au  bord  d'une  source  un  autel  de 
pierres  non  taillées. 

Un  laurier  le  recouvrait  à  demi  de  ses 
rameaux  chargés  de  fleurs  éclatantes.  Sur  l'aire 
foulée,  devant  l'autel,  blanchissaient  les  os  des 
victimes.  Tout  alentour,  des  offrandes  étaient 
suspendues  aux  branches  des  oliviers.  Et,  plus 
avant,  dans  l'ombre  horrible  de  la  gorge,  deux 
chênes  antiques  se  dressaient,  portant  clouées 
à  leur  tronc  des  têtes  décharnées  de  taureaux. 
Sachant  que  cet  autel  était  consacré  à  Fhœbos, 
le  vieillard  pénétra  dans  le  bois  et,  tirant  de 
sa  ceinture  où  elle  était  retenue  par  l'anse,  une 
petite  coupe  de  terre,  il  se  pencha  sur  le  ruis- 
seau qui,  dans  un  lit  d'ache  et  de  cresson, 
par  de  longs  détours,  cherchait  la  prairie. 
Il  remplit  sa  coupe  d'eau  fraîche,  et,  comme 


136  sous  l'invocation  de  clio 

il"  était  pieux,  il  en  versa  quelques  gouttes 
devant  l'autel,  avant  de  boire.  Il  adorait  les 
dieux  immortels  qui  ne  connaissent  ni  la  souf- 
france ni  la  mort,  tandis  que  sur  la  terre  se 
succèdent  les  générations  misérables  des  hom- 
mes. Alors  il  fut  saisi  d'épouvante  et  il  redouta 
les  flèches  du  fils  de  Léto.  Accablé  de  maux  et 
chargé  d'ans,  il  aimait  la  lumière  du  jour  et 
craignait  de  mourir.  C'est  pourquoi  il  eut  une 
bonne  pensée.  Il  inclina  le  tronc  flexible  d'un 
ormeau  et,  le  ramenant  à  lui,  suspendit  la 
coupe  d'argile  à  la  cime  du  jeune  arbre  qui, 
se  redressant,  porta  vers  le  large  ciel  l'offrande 
du  vieillard. 

La  blanche  Kymé  s'élevait,  ceinte  de  murs,, 
sur  le  rivage  de  la  mer.  Une  chaussée  mon- 
tueuse,  pavée  de  pierres  plates,  conduisait  à 
la  porte  de  la  ville.  Cette  porte  avait  été  con- 
struite dans  des  âges  dont  toute  mémoire 
était  perdue,  et  l'on  disait  que  c'était  un 
ouvrage  des  Dieux.  On  voyait,  gravés  dans  la 
pierre  du  linteau,  plusieurs  signes  que  per- 
sonne ne  savait  expliquer,  mais  qui  étaient 
regardés  comme  des  signes  heureux.  Non  loin 


LE    CHANTEL'R    DE    KYMÉ  137 

de  cette  porte  s'étendait  la  place  publique  où 
reluisaient,  sous  les  arbres,  les  bancs  des 
anciens.  C'est  auprès  de  cette  place,  sur  le 
côté  opposé  à  la  mer,  que  s'arrêta  le  Vieillard. 
Là  était  sa  maison.  Etroite  et  basse,  elle 
n'égalait  pas  en  beauté  la  maison  voisine  où 
un  devin  illustre  vivait  avec  ses  enfants. 
L'entrée  disparaissait  à  demi  sous  un  tas  de 
fumier  qu'un  porc  fouillait  de  son  groin.  Ce  tas 
était  modique  et  non  pas  ample  comme  il  s'en 
voit  devant  les  demeures  des  hommes  riches. 
Mais  derrière  la  maison  s'étendaient  un  verger 
et  des  étables  que  le  Vieillard  avait  construites 
de  ses  mains,  en  pierres  non  équarries.  Le 
soleil  gagnait  les  hauteurs  du  ciel  blanchi  ;  la 
brise  de  la  mer  était  tombée.  Un  feu  subtil,  flot- 
tant dans  l'air,  brûlait  les  poitrines  des  hommes 
et  des  animaux.  Le  Vieillard  s'arrêta  un  moment 
sur  le  seuil  pour  essuyer  du  revers  de  sa  main 
la  sueur  de  son  front.  Son  chien,  l'œil  attentif 
et  la  langue  pendante,  immobile,  soufflait. 

La  vieille  Mélantho,  venue  du  fond  de  la 
demeure,  parut  sur  le  seuil  et  prononça  de 
bonnes    paroles.    Elle     s'était    fait    attendre, 

8. 


J 


138  sous  l'invocation  de  clio 

parce  qu'un  Dieu  avait  mis  dans  ses  jambes  un 
esprit  mauvais  qui  les  gonflait  et  les  rendait 
plus  lourdes  que  deux  outres  de  vin.  C'était 
une  esclave  carienne,  qu'un  roi  avait  donnée 
jeune  au  chanteur,  alors  jeune  et  plein  de 
force.  Et  elle  avait  conçu  dans  le  lit  de  son 
nouveau  maître  un  grand  nombre  d'enfants. 
Mais  il  n'en  restait  pas  un  seul  à  la  maison. 
Les  uns  étaient  morts,  les  autres  s'en  étaient 
allés  au  loin  pour  exercer  dans  les  villes  des 
Achéens  l'art  du  chanteur  ou  celui  du  charron, 
car  tous  étaient  doués  d'un  esprit  ingénieux. 
Et  Alélantho  demeurait  seule  dans  la  maison 
avec  Àrété,  sa  bru,  et  les  deux  enfants  d'Àrété. 
Elle  accompagna  le  maître  dans  la  grande 
salle  aux  poutres  enfumées,  au  milieu  de 
laquelle,  devant  l'autel  domestique,  s'étendait, 
couverte  de  braises  rouges  et  de  graisses  fon- 
dues, la  pierre  du  foyer.  Autour  de  la  salle 
s'ouvraient,  sur  deux  étages,  des  chambres 
étroites;  et  un  escalier  de  bois  conduisait  aux 
chambres  hautes  des  femmes.  Contre  les  piliers 
qui  soutenaient  le  toit  reposaient  les  armes 
de  bronze  que  le  vieillard  portait  dans  sa  jeu- 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  139 

nesse,  alors  qu'il  suivait  les  rois  dans  les  villes, 
où  ils  allaient  sur  leurs  chars  reprendre  des 
filles  de  Kvmé  que  des  héros  avaient  enlevées. 
Une  cuisse  de  bœuf  était  pendue  à  l'une  des 
solives. 

Les  anciens  de  la  ville  l'avaient  envoyée  la 
veille  au  chanteur  pour  l'honorer.  Il  se  réjouit 
à  cette  vue.  Debout,  tirant  un  long  souffle  de 
sa  poitrine  desséchée  par  l'âge,  il  ôta  de  des- 
sous sa  tunique,  avec  quelques  gousses  d'ail, 
restes  de  son  souper  agreste,  le  présent  qu'il 
avait  reçu  du  roi  d'^Egea,  une  pierre  tombée 
du  ciel  et  précieuse,  car  elle  était  de  fer,  mais 
trop  petite  pour  former  une  pointe  de  lance. 
Il  rapportait  encore  un  caillou  qu'il  avait 
trouvé  sur  son  chemin.  Ce  caillou,  quand  on 
le  regardait  d'un  certain  côté,  présentait 
l'image  d'une  tête  d'homme.  Et  le  Vieillard, 
le  montrant  à  Mélantho  : 

—  Femme,  vois,  lui  dit-il,  que  ce  caillou 
est  à  la  ressemblance  de  Pakôros,  le  forgeron; 
ce  n'est  pas  sans  la  permission  des  Dieux 
qu'une  pierre  est  à  ce  point  semblable  à 
Pakôros. 


140  sous  l'invocation  de  clio 

Et  quand  la  vieille  Mélantho  lui  eut  versé 
de  l'eau  sur  les  pieds  et  sur  les  mains  pour 
effacer  la  poussière  qui  les  souillait,  il  saisit 
entre  ses  deux  bras  la  cuisse  de  bœuf,  la  porta 
sur  l'autel  et  commença  à  la  dépouiller.  Étant 
sage  et  prudent,  il  ne  laissait  point  aux  femmes 
ni  aux  enfants  le  soin  de  préparer  le  repas;  et, 
à  l'exemple  des  rois,  il  faisait  cuire  lui-même 
la  chair  des  animaux. 

Cependant  Mélantho  ranimait  le  feu  du 
foyer.  Elle  soufflait  sur  les  brindilles  de  bois 
sec  jusqu'à  ce  qu'un  Dieu  les  enveloppât  de 
flammes.  La  flamme  ayant  jailli,  le  vieillard  y 
jeta  les  chairs  découpées,  qu'il  retournait  avec 
une  fourche  de  bronze.  Assis  sur  ses  talons, 
il  respirait  l'acre  fumée  qui,  remplissant  la 
salle,  lui  tirait  les  larmes  des  yeux;  mais  son 
esprit  n'en  était  point  irrité,  à  cause  de  l'habi- 
tude, et  parce  que  cette  fumée  était  signe 
d'abondance.  A  mesure  que  la  rudesse  des 
chairs  était  domptée  par  la  force  invincible 
du  feu,  il  portait  les  morceaux  à  sa  bouche,  et, 
les  broyant  avec  lenteur  entre  ses  dents  usées, 
il  mangeait  en  silence.  Debout  à  son  côté,  la 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  141 

vieille  Mélantho  lui  versait  le  vin  noir  dans 
une  coupe  d'argile  semblable  à  celle  qu'il  avait 
donnée  au  Dieu. 

Quand  il  eut  apaisé  sa  faim  et  sa  soif,  il 
demanda  si  tout  était  bien  dans  la  maison  et 
dans  l'étable.  Et  il  s'enquit  de  la  laine  tissée 
en  son  absence,  des  fromages  mis  sur  l'éclisse 
et  des  olives  mûres  pour  le  pressoir.  Et,  son- 
geant qu'il  possédait  peu  de  biens,  il  dit  : 

—  Lesbéros  nourrissent  dans  les  prairies  des 
troupeaux  de  bœufs  et  de  génisses.  Ils  ont  des 
esclaves  beaux  et  robustes  en  grand  nombre  ; 
les  portes  de  leur  maison  sont  d'ivoire  et 
d'airain,  et  leurs  tables  sont  chargées  de  cratères 
d'or.  La  force  de  leur  cœur  leur  assure  des 
richesses,  qu'ils  gardent  parfois  jusqu'au  déclin 
de  l'âge.  Certes,  dans  ma  jeunesse,  je  les 
égalais  en  courage,  mais  je  n'avais  ni  chevaux, 
ni  chars,  ni  serviteurs,  ni  même  une  armure 
assez  épaisse  pour  les  égaler  dans  les  combats 
et  pour  y  gagner  des  trépieds  d'or  et  des 
femmes  d'une  grande  beauté.  Celui  qui  combat 
à  pied,  avec  de  faibles  armes,  ne  peut  pas  tuer 
beaucoup  d'ennemis,   parce    que  lui-même  il 


142  sous  l'invocation  de  clio 

craint  la  mort.  Aussi,  combattant  sous  les  murs 


villes,  dans  la  foule  obscure  des  serviteurs, 
je  n'ai  jamais  rapporté  de  riches  dépouilles. 
La  vieille  Mélantho  répondit  : 

—  La  guerre  donne  aux  hommes  des 
richesses  et  les  leur  ôte.  Mon  père  Kyphos 
possédait  à  Mylata  un  palais  et  d'innombrables 
troupeaux.  Mais  des  hommes  armés  lui  ont 
tout  pris,  et  ils  l'ont  tué.  Moi-même,  j'ai  été 
emmenée  esclave,  mais  je  n'ai  pas  été  mal- 
traitée, parce  que  j'étais  jeune.  Les  chefs 
m'ont  reçue  dans  leur  lit;  et  je  n'ai  jamais 
manqué  de  nourriture.  Tu  as  été  mon  dernier 
maître  et  aussi  le  moins  riche. 

Elle  parlait  sans  joie  et  sans  tristesse. 
Le  Vieillard  lui  répondit  : 

—  Mélantho,  tu  ne  peux  te  plaindre  de  moi, 
car  je  t'ai  toujours  traitée  avec  douceur.  Ne 
me  reproche  point  de  n'avoir  point  gagné  de 
grandes  richesses.  Il  y  a  des  armuriers  et  des 
forgerons  qui  sont  riches.  Ceux  qui  sont  habiles 
à  construire  des  chars  tirent  profit  de  leur  tra- 
vail. Les  devins  reçoivent  de  grands  présents. 
Mais  la  vie  des  chanteurs  est  dure. 


LE    CHANTEUR    DE   XYMÉ  143 

La  vieille  Alélantho  dit  : 

—  La  vie  de  beaucoup  d'hommes  est  dure. 

Et,  d'un  pas  pesant,  elle  sortit  de  la  maison 
pour  aller  chercher,  avec  sa  bru,  du  bois  dans 
le  cellier.  C'était  l'heure  où  l'ardeur  invin- 
cible du  soleil  accable  les  hommes  et  les  ani- 
maux, et  fait  taire  même  la  voix  des  oiseaux 
dans  le  feuillage  immobile.  Le  Vieillard 
s'étendit  sur  une  natte  et,  se  voilant  le  visage, 
il  s'endormit. 

Pendant  son  sommeil,  il  fut  visité  par  un 
petit  nombre  de  songes,  qui  n'étaient  ni  plus 
beaux  ni  plus  rares  que  ceux  qui  lui  venaient 
chaque  jour.  Ces  songes  lui  présentaient  des 
images  d'hommes  et  de  bêtes.  Et,  comme  il  y 
reconnaissait  des  humains  qu'il  avait  connus 
durant  qu'ils  vivaient  sur  la  terre  fleurie,  et 
qui,  depuis,  ayant  perdu  la  lumière  du  jour, 
étaient  couchés  sous  un  tertre  funèbre,  il  se 
persuadait  que  les  âmes  des  morts  flottent 
dans  l'air,  mais  qu'elles  sont  sans  vigueur  et 
telles  que  les  ombres  vaines.  Il  était  instruit 
par  les  songes  qu'il  est  aussi  des  ombres  d'ani- 
maux et  de  plantes,  qu'on  voit  dans  le  som- 


144  SOUS    L'INVOCATION    DE    CLIO 

meil.  11  était  certain  que  les  morts  errant  dans 
l'Hadès  forment  eux-mêmes  leur  image, 
puisque  nul  autre  ne  la  pourrait  former  pour 
eux,  à  moins  d'être  un  de  ces  Dieux  qui  se 
plaisent  à  tromper  la  faible  intelligence  des 
hommes.  Mais,  n'étant  pas  devin,  il  ne  pou- 
vait faire  la  distinction  des  songes  menteurs 
et  des  songes  véritables;  et,  las  de  chercher 
des  avis  dans  les  images  confuses  de  la  nuit, 
il  les  regardait  passer  avec  indifférence  sous 
ses  paupières  closes. 

A  son  réveil,  il  vit,  rangés  devant  lui  dans 
l'attitude  du  respect,  les  enfants  de  Kymé  aux- 
quels il  enseignait  la  poésie  et  la  musique, 
comme  son  père  les  lui  avait  enseignées.  Il  y 
avait  parmi  eux  les  deux  fils  de  sa  bru.  Plu- 
sieurs étaient  aveugles  ;  car  on  destinait  de 
préférence  à  l'état  de  chanteurs  ceux  qui, 
privés  de  la  vue,  ne  pouvaient  ni  travailler 
aux  champs  ni  suivre  les  héros  dans  les 
guerres. 

Ils  tenaient  dans  leurs  mains  les  offrandes 
dont  ils  payaient  les  leçons  du  chanteur,  des 
fruits,  un    fromage,  un  rayon  de   miel,    une 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  lia 

toison  de  brebis,  et  ils  attendaient  que  le 
maître  approuvât  leur  offrande  pour  la  déposer 
sur  l'autel  domestique. 

Le  Vieillard,  s'étant  levé,  saisit  sa  lyre  sus- 
pendue à  une  poutre  de  la  salle  et  dit  avec 
bonté  : 

—  Enfants,  il  est  juste  que  les  riches  offrent 
un  grand  présent,  et  que  les  pauvres  en  don- 
nent un  moindre.  Zeus,  notre  père,  a  partagé 
inégalement  les  biens  entre  les  hommes.  Mais 
il  châtierait  l'enfant  qui  ravirait  le  tribut  qu'on 
doit  au  chanteur  divin. 

La  vigilante  Mélantho  vint  enlever  les 
offrandes  sur  l'autel.  Et  le  Vieillard,  ayant 
accordé  sa  lyre,  commença  d'enseigner  un 
chant  aux  enfants,  assis  à  terre,  autour  de 
lui,  les  jambes  croisées. 

—  Ecoutez,  leur  dit-il,  le  combat  dePatrocle 
;t  de  Sarpédon.  Ce  chant  est  beau. 

Et  il  chanta.  Il  modulait  les  sons  avec  force, 
ippliquant   le    même    rythme    et    la    même 

idence  à  tous  les  vers;  et  pour  que  sa  voix 
ne  faiblît  pas,  il  la  soutenait,  par  intervalles 
réguliers,  d'une  note  de  sa  lyre  à  trois  cordes. 

9 


146  sous  l'invocation  de  clio 

Et,  avant  de  prendre  les  repos  nécessaires,  iî 
poussait  un  cri  aigu  accompagné  d'une  vibra- 
tion stridente  des  cordes. 

Après  qu'il  avait  dit  un  nombre  de  vers 
égal  à  deux  fois  le  nombre  des  doigts  de  ses 
mains,  il  les  faisait  répéter  aux  enfants  qui  les 
criaient  tous  ensemble  d'une  voix  perçante 
en  touchant,  à  l'exemple  du  maître,  leurs 
petites  lyres,  qu'ils  avaient  taillées  eux- 
mêmes  dans  du  bois,  et  qui  ne  rendaient 
point  de  son. 

Le  Vieillard  répétait  les  mêmes  vers  avec 
patience  jusqu'à  ce  que  les  petits  chanteurs 
les  eussent  retenus  exactement.  Il  louait  les 
enfants  attentifs,  mais  ceux  qui  manquaient  de 
mémoire  ou  d'esprit,  il  les  frappait  du  bois  de 
sa  lyre  et  ils  allaient  pleurer  contre  un  pilier 
de  la  salle.  Il  donnait  l'exemple  du  chant; 
mais  il  n'y  joignait  point  de  préceptes,  parce 
qu'il  croyait  que  les  choses  de  la  poésie  étaient 
établies  anciennement  et  hors  du  jugement 
des  hommes.  Les  seuls  conseils  qu'il  leur 
donnM  regardaient  la  bienséance. 

Il  leur  disait  : 


LE   CHANTEUR   DE   KYMÉ  147 

—  Honorez  les  rois  et  les  héros,  qui  sont 
au-dessus  des  autres  hommes.  Nommez  les 
héros  parleur  nom  et  par  le  nom  de  leur  père, 
afin  que  ces  noms  ne  se  perdent  pas.  Quand 
vous  vous  tiendrez  assis  dans  les  assemblées, 
ramenez  votre  tunique  sur  vos  cuisses  et 
que  votre  maintien  exprime  la  grâce  et  la 
pudeur. 

Il  leur  disait  encore  : 

—  Ne  crachez  pas  dans  les  fleuves,  parce 
que  les  fleuves  sont  sacrés.  Ne  faites  point  de 
changement,  soit  par  faute  de  mémoire,  soit 
par  caprice,  aux  chants  que  je  vous  enseigne; 
et  quand  un  roi  vous  dira  :  «  Ces  chants  sont 
beaux.  Qui  te  les  enseigna?  »  Vous  répon- 
drez :  «  Je  les  tiens  du  Vieillard  de  Kymé,  qui 
les  tenait  de  son  père,  à  qui  un  Dieu  sans 
doute  les  avait  inspirés.  » 

De  la  cuisse  de  bœuf,  il  lui  restait  quelques 
morceaux  excellents.  Ayant  mangé  un  de  ces 
morceaux  devant  le  foyer  et  brisé  les  os  avec 
une  hache  de  bronze,  pour  en  tirer  la  moelle, 
dont  seul  dans  la  maison  il  était  digne  de  se 
nourrir,    il   fît,   avec  le  reste  des  viandes,  la 


s 

1 


148  sous  l'invocation  de  clio 

part  des  femmes   et  des   enfants  pour  deux 
jours. 

Alors  il  reconnut  que  bientôt  il  ne  resterait 
plus  rien  delà  bonne  nourriture,  et  il  songea  : 
«  Les  riches  sont  aimés  de  Zeus,  et  les  pauvres 
ne  le  sont  pas.  J'ai,  sans  doute,  offensé,  sans 
le  savoir,  quelqu'un  des  Dieux  qui  viven 
cachés  dans  les  forêts  ou  dans  les  montagnes, 
ou  plutôt  l'enfant  d'un  immortel  ;  et  c'est  pour 
expier  mon  crime  involontaire  que  je  traîne 
une  vieillesse  indigente.  On  commet  parfois 
sans  intention  mauvaise  des  actions  punis- 
sables, parce  que  les  Dieux  n'ont  pas  exacte- 
ment révélé  aux  hommes  ce  qu'il  est  permis 
ou  défendu  de  faire.  Et  leur  volonté  est 
obscure.  »  Il  agita  longtemps  ces  pensées  dans 
son  esprit,  et,  craignant  le  retour  de  la  faim 
cruelle,  il  résolut  de  ne  pas  rester  la  nuit  oisif 
dans  la  demeure,  mais  d'aller,  cette  fois,  vers 
les  contrées  où  l'Hermos  coule  entre  les 
rochers  et  où  l'on  voit  Ornéia,  Smyrne  et  la 
belle  Hissia  couchées  sur  la  montagne  qui, 
comme  l'éperon  d'un  navire  phénicien, 
s'enfonce  dans  la  mer.  C'est  pourquoi,  à  l'heure 


LE    CHANTEUR   DE    KYMÉ  149 

où  les  premières  étoiles  tremblent  dans  le 
ciel  pâle,  il  ceignit  la  courroie  de  sa  lyre  et 
s'en  alla,  le  long  du  rivage,  vers  les  demeures 
des  hommes  riches,  qui  se  plaisent  à  entendre, 
durant  les  longs  festins,  les  louanges  des 
héros  et  les  généalogies  des  Dieux. 

Ayant  cheminé  toute  la  nuit  selon  sa  cou- 
tume, il  découvrit  aux  clartés  roses  du  matin 
une  ville  assise  sur  un  haut  promontoire,  et 
il  reconnut  l'opulente  Hissia,  aimée  des 
colombes,  qui  regarde  du  haut  d'un  rocher  les 
îles  blanches  se  jouer  comme  des  nymphes 
dans  la  mer  étincelante.  Il  s'assit  non  loin  de 
la  ville,  au  bord  d'une  fontaine,  pour  se 
reposer  et  pour  apaiser  sa  faim  avec  des 
oignons  qu'il  avait  emportés  dans  un  pli  de  sa 
tunique. 

Il  achevait  à  peine  son  repas  quand  une 
jeune  fille,  portant  une  corbeille  sur  sa  tête, 
vint  à  la  fontaine  pour  y  laver  du  linge.  Elle 
le  regarda  d'abord  avec  défiance,  mais  voyant 

ril  portait  une  lyre  de  bois  sur  sa  tunique 
léchirée  et  qu'il  était  vieux  et  accablé  de 
itigue,  elle   s'approcha  sans  crainte  et   sou- 


150  sous  l'invocation  de  clio 

dain,  émue  de  pitié  et  de  vénération,  elle 
puisa  dans  le  creux  de  ses  deux  mains  rappro- 
chées un  peu  d'eau  dont  elle  rafraîchit  les 
lèvres  du  chanteur. 

Alors  il  la  nomma  fille  de  roi  ;  il  lui  promit 
une  longue  vie  et  lui  dit  : 

—  Jeune  fille,  l'essaim  des  désirs  flotte 
autour  de  ta  ceinture.  Et  j'estime  heureux 
l'homme  qui  te  conduira  dans  sa  couche.  Et 
moi,  vieillard,  je  loue  ta  beauté  comme  l'oiseau 
nocturne  qui  pousse  son  cri  méprisé  sur  le  toit 
des  époux.  Je  suis  un  chanteur  errant.  Jeune 
fille,  dis-moi  de  bonnes  paroles. 

Et  la  jeune  fille  répondit  : 

—  Si,  comme  tu  dis  et  comme  il  semble,  tu 
es  un  joueur  de  lyre,  ce  n'est  pas  un  mauvais 
destin  qui  t'amène  dans  cette  ville.  Car  le 
riche  Mégès  reçoit  aujourd'hui  un  hôte  qui  lui 
est  cher,  et  il  donne  aux  principaux  habitants 
de  la  ville,  en  l'honneur  de  son  hôte,  un  grand 
festin.  Sans  doute,  il  voudra  leur  faire  entendre 
un  bon  chanteur.  Va  le  trouver.  On  voit  d'ici 
sa  maison.  Il  n'est  pas  possible  d'y  arriver 
du  côté  de  la  mer,  parce  qu'elle  est  située  sur 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  151 

ce  haut  promontoire  qui  s'avance  au  milieu 
des  flots  et  qui  n'est  visité  que  par  les  alcyons. 
Mais  si  tu  montes  à  la  ville  par  l'escalier 
taillé  dans  le  roc  du  côté  de  la  terre,  au  regard 
des  coteaux  plantés  de  vigne,  tu  reconnaîtras 
facilement  entre  toutes  la  maison  de  Mégès. 
Elle  est  fraîchement  enduite  de  chaux  et  plus 
spacieuse  que  les  autres. 

Et  le  Vieillard,  se  dressant  sur  ses  jambes 
raidies,  gravit  l'escalier  taillé  dans  le  roc  par 
les  hommes  des  anciens  jours,  et,  parvenu  au 
plateau  élevé  sur  lequel  s'étend  la  ville 
d'Hissia,  il  reconnut  sans  peine  la  maison  du 
riche  Mégès. 

L'abord  lui  en  fut  agréable,  car  le  sang  des 
taureaux  fraîchement  égorgés  ruisselait  au 
dehors,  et  l'odeur  des  graisses  chaudes  se 
répandait  au  loin.  Il  franchit  le  seuil,  pénétra 
dans  la  vaste  salle  du  festin,  et  ayant  touché 
de  la  main  l'autel,  il  s'approcha  de  Mégès  qui 
donnait  des  ordres  à  ses  serviteurs  et  décou- 
pait les  viandes.  Déjà  les  convives  étaient 
rangés  autour  du  foyer,  et  ils  se  réjouissaient 
dans  l'espérance  d'une  abondante  nourriture. 


152  sous  l'invocation  de  clio 

Il  y  avait  parmi  eux  beaucoup  de  rois  et  de 
héros.  Mais  l'hôte  que  Mégès  voulait  honorer 
en  ce  repas  était  un  roi  de  Khios  qui,  pour 
acquérir  des  richesses,  avait  longtemps  navigué 
sur  la  mer  et  beaucoup  enduré.  Il  se  nommait 
Oineus.  Tous  les  convives  le  regardaient  avec 
admiration  parce  qu'il  avait,  comme  autrefois 
le  divin  Ulysse,  échappé  à  d'innombrables 
naufrages,  partagé,  dans  des  îles,  la  couche  des 
magiciennes  et  rapporté  des  trésors.  Il  contait 
ses  voyages,  ses  fatigues,  et,  doué  d'un  esprit 
subtil,  il  y  ajoutait  des  mensonges. 

Reconnaissant  un  chanteur  à  la  lyre  que  le 
Vieillard  portait  suspendue  à  son  côté,  le  riche 
Mégès  lui  dit  : 

—  Sois  le  bienvenu.  Quels  chants  sais-tu 
dire? 

Le  Vieillard  répondit  : 

—  Je  sais  la  Querelle  des  rois  qui  causa  de 
grands  maux  aux  Achéens,  je  sais  l'Assaut  du 
mur.  Et  ce  chant  est  beau.  Je  sais  aussi  Zeus 
trompé,  l'Ambassade  et  l'Enlèvement  des 
morts.  Et  ces  chants  sont  beaux.  Je  sais  encore 
six  fois  soixante  chansons  très  belles. 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  153 

De  cette  manière,  il  faisait  entendre  qu'il  en 
savait  beaucoup.  Mais  il  n'en  connaissait  pas 
le  nombre. 

Le  riche  Mégès  répliqua  d'un  ton  moqueur  : 

—  Les  chanteurs  errants  disent  toujours, 
dans  l'espoir  d'un  bon  repas  et  d'un  riche  pré- 
sent, qu'ils  savent  beaucoup  de  chansons;  mais, 
à  l'épreuve,  on  s'aperçoit  qu'ils  ont  retenu  un 
petit  nombre  de  vers,  dont  ils  fatiguent,  en  les 
répétant,  les  oreilles  des  héros  et  des  rois. 

Le  Vieillard  fit  une  bonne  réponse  : 

—  Mégès,  dit-il,  tu  es  illustre  par  tes 
richesses.  Sache  que  le  nombre  des  chants 
connus  de  moi  égale  celui  des  taureaux  et  des 
génisses  que  tes  bouviers  mènent  paître  dans 
la  montagne. 

Mégès,  admirant  l'esprit  du  Vieillard,  lui  dit 
avec  douceur  : 

—  Il  faut  une  intelligence  non  petite  pour 
contenir  tant  de  chansons.  Mais,  dis-moi  :  Ce 
que  tu  sais  d'Achille  et  d'Ulysse  est-il  bien 
vrai?  Car  on  sème  d'innombrables  mensonges 
sur  ces  héros. 

Et  le  chanteur  répondit  : 

9. 


154  sous  l'invocation  de  clio 

—  Ce  que  je  sais  de  ces  héros,  je  le  tiens  de 
mon  père,  qui  l'avait  appris  des  Muses  elles- 
mêmes,  car  autrefois  les  Muses  immortelles 
visitaient,  dans  les  antres  et  les  bois,  les  chan- 
teurs divins.  Je  ne  mêlerai  point  de  mensonges 
aux  antiques  récits. 

Il  parlait  de  la  sorte,  avec  prudence.  Cepen- 
dant, aux  chants  qu'il  avait  appris  dès  l'enfance, 
il  avait  coutume  d'ajouter  des  vers  pris  dans 
d'autres  chants  ou  trouvés  dans  son  esprit.  Il 
composait  lui-même  des  chants  presque  tout 
entiers.  Mais  il  n'avouait  pas  qu'ils  étaient 
son  ouvrage  de  peur  qu'on  n'y  trouvât  à 
redire.  Les  héros  lui  demandaient  de  préfé- 
rence des  récits  anciens  qu'ils  croyaient  dictés 
par  un  Dieu,  et  ils  se  défiaient  des  chants  nou- 
veaux. Aussi,  quand  il  disait  des  vers  sortis  de 
son  intelligence,  il  en  cachait  soigneusement 
l'origine.  Et  comme  il  était  très  bon  poète  et 
qu'il  observait  exactement  les  usages  établis, 
ses  vers  ne  se  distinguaient  en  rien  de  ceux  des 
aïeux;  ils  étaient  à  ceux-là  pareils  en  forme  et 
en  beauté,  et  dignes,  dès  leur  naissance,  d'une 
gloire  immortelle. 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  155 

Le  riche  Mégès  ne  manquait  point  d'intelli- 
gence. Devinant  que  le  Vieillard  était  un  bon 
chanteur,  il  lui  donna  une  place  honorable  au 
foyer  et  lui  dit  : 

—  Vieillard,  quand  nous  aurons  apaisé 
notre  faim,  tu  nous  chanteras  ce  que  tu  sais 
d'Achille  et  d'Ulysse.  Efforce-toi  de  charmer 
les  oreilles  d'Oineus  mon  hôte,  car  c'est  un 
héros  plein  de  sagesse. 

Et  Oineus,  qui  avait  longtemps  erré  sur  la 
mer,  demanda  au  joueur  de  lyre  s'il  connais- 
sait les  voyages  d'Ulysse.  Mais  le  retour  des 
héros  qui  avaient  combattu  devant  Troie  était 
encore  enveloppé  d'obscurité,  et  personne  ne 
savait  ce  qu'Ulysse  avait  souffert,  errant  sur 
la  mer  stérile. 

Le  Vieillard  répondit  : 

—  Je  sais  que  le  divin  Ulysse  entra  dans  le 
lit  de  Circé  et  trompa  le  Cyclope  par  une  ruse 
ingénieuse.  Les  femmes  en  font  des  contes 
entre  elles.  Mais  le  retour  du  héros  dans  Ithaque 
est  caché  aux  chanteurs.  Les  uns  disent  qu'il 
rentra  en  possession  de  sa  femme  et  de  ses 
biens  ;  les  autres  qu'il  chassa  Pénélope,  parce 


456  sous  l'invocation  de  clio 

qu'elle  avait  mis  les  prétendants  dans  sa  cou- 
che; et  que  lui-même,  châtié  par  les  Dieux, 
erra  sans  repos  parmi  les  peuples,  une  rame 
sur  l'épaule. 

Oineus  répondit  : 

—  J'ai  appris  dans  mes  voyages  qu'Ulysse 
était  mort,  tué  de  la  main  de  son  fils. 

Cependant  Mégès  distribuait  aux  convives  la 
chair  des  bœufs.  Et  il  présentait  à  chacun  le 
morceau  convenable.  Oineus  l'en  loua  gran- 
dement. 

—  Mégès,  lui  dit-il,  on  voit  que  tu  es  accou- 
tumé à  donner  des  festins. 

Les  bœufs  de  Mégès  se  nourrissaient  des 
herbes  odorantes  qui  croissent  au  flanc  des 
montagnes.  Leur  chair  en  était  toute  parfumée, 
et  les  héros  ne  pouvaient  s'en  rassasier.  Et 
comme  Mégès  remplissait  à  tout  moment  une 
coupe  profonde  qu'il  passait  ensuite  à  ses  hôtes, 
le  repas  se  prolongea  très  avant  dans  la  journée. 
Nul  n'avait  souvenir  d'un  si  beau  festin. 

Le  soleil  était  près  de  descendre  dans  la 
mer,  quand  les  bouviers,  qui  gardaient  dans 
la  montagne  les  troupeaux  de  Mégès,  vinrent 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  157 

prendre  leur  part  des  viandes  et  des  vins. 
Mégès  les  honorait  parce  qu'ils  paissaient  les 
troupeaux,  non  point  indolemment  comme  les 
bouviers  de  la  plaine,  mais  armés  de  lances 
d'airain  et  ceints  de  cuirasses,  afin  de  défendre 
les  bœufs  contre  les  attaques  des  peuples  de 
l'Asie.  Et  ils  étaient  semblables  aux  héros  et 
aux  rois,  qu'ils  égalaient  en  courage.  Deux 
chefs  les  conduisaient,  Peiros  et  Thoas,  que 
le  maître  avait  mis  au-dessus  d'eux  comme  les 
plus  braves  et  les  plus  intelligents.  Et,  vraiment, 
on  ne  pouvait  voir  deux  hommes  plus  beaux. 
Mégès  les  accueillit  à  son  foyer  comme  les  pro- 
tecteurs illustres  de  ses  richesses.  Il  leur  donna 
de  la  chair  et  du  vin  autant  qu'ils  en  voulurent. 
Oineus,  les  admirant,  dit  à  son  hôte  : 

—  Je   n'ai    pas    vu,    dans    mes    voyages, 

r d'hommes  ayant  les  bras  et  les  cuisses  aussi 
vigoureux  et  bien  formés  que  les  ont  ces  deux 
chefs  de  bouviers. 
Alors  Mégès  prononça  une  parole  impru- 
dente. Il  dit  : 

—  Peiros  est  plus  fort  dans  la  lutte,  mais 
Thoas  l'emporte  à  la  course. 


158  sous  l'invocation  de  clio 

En  entendant  cette  parole,  les  deux  bouviers 
se  regardèrent  l'un  l'autre  avec  colère,  et 
Thoas  dit  à  Peiros  : 

—  Il  faut  que  tu  aies  fait  boire  au  maître 
un  breuvage  qui  rend  insensé  pour  qu'il  dise 
à  présent  que  tu  es  meilleur  que  moi  dans  la 
lutte. 

Et  Peiros  irrité  répondit  à  Thoas  : 

—  Je  me  flatte  de  te  vaincre  à  la  lutte.  Quant 
à  la  course,  je  t'en  laisse  le  prix,  que  le  maître 
t'a  donné.  Car  il  n'est  pas  surprenant  qu'ayant 
le  cœur  d'un  cerf  tu  en  aies  aussi  les  pieds. 

Mais  le  sage  Oineus  apaisa  la  querelle  des 
bouviers.  Il  conta  des  fables  ingénieuses  où 
paraissaient  les  dangers  des  rixes  dans  les 
banquets.  Et,  comme  il  parlait  bien,  il  fut 
approuvé.  Le  calme  s'étant  rétabli,  Mégès  dit 
au  Vieillard  : 

—  Chante-nous,  ami,  la  colère  d'Achille  et 
l'assemblée  des  rois. 

Et  le  Vieillard,  ayant  accordé  sa  lyre,  poussa 
dans  l'air  épais  de  la  salle  les  grands  éclats  de 
sa  voix. 

Un  souffle  puissant  s'exhalait  de  sa  poitrine, 


LE    CHANTEUR   DE    KYMÉ  159 

et  tous  les  convives  se  taisaient  pour  entendre 
les  paroles  mesurées  qui  faisaient  revivre  les 
âges  dignes  de  mémoire.  Et  plusieurs  son- 
geaient :  «  Il  est  prodigieux  qu'un  homme  si 
vieux,  et  desséché  par  les  ans  comme  un  cep 
de  vigne  qui  ne  porte  plus  ni  fruits  ni  feuilles, 
tire  de  son  sein  une  si  puissante  haleine.  » 

Un  murmure  de  louanges  s'élevait  par 
moments  de  l'assemblée  comme  un  souffle  du 
violent  Zéphyr  dans  les  forêts.  Mais  tout  à  coup 
la  querelle  des  deux  bouviers,  un  moment 
apaisée,  éclata  avec  violence.  Echauffés  par  le 
vin,  ils  se  défiaient  à  la  lutte  et  à  la  course. 
Leurs  cris  farouches  couvraient  la  voix  du 
chanteur  qui  vainement  haussait  sur  l'assem- 
blée la  clameur  harmonieuse  de  sa  bouche  et 
de  sa  lyre.  Les  pâtres  amenés  par  Peiros  et 
Thoas,  agités  par  l'ivresse,  frappaient  dans 
leurs  mains  et  grognaient  comme  des  porcs. 
Ils  formaient  depuis  longtemps  deux  bandes 
rivales  et  partageaient  l'inimitié  des  chefs. 

—  Chien!  cria  Thoas. 

Et  il  porta  à  Peiros  un  coup  de  poing  sur  la 
face    qui  fit  jaillir  abondamment   le  sang  de 


160  sous  l'invocation  de  clio 

la  bouche  et  des  narines.  Peiros,  aveuglé, 
heurta  du  front  la  poitrine  de  Thoas,  qui 
tomba  en  arrière,  les  côtes  brisées.  Aussitôt  les 
bouviers  rivaux  se  précipitent,  échangeant  les 
injures  et  les  coups. 

Mégès  et  les  rois  essayent  en  vain  de  séparer 
les  furieux.  Et  le  sage  Oineus  lui-même  est 
repoussé  par  ces  bouviers,  qu'un  Dieu  a  privés 
de  raison.  Les  coupes  d'airain  volent  de  toutes 
parts.  Les  grands  os  des  bœufs,  les  torches 
fumantes,  les  trépieds  de  bronze  s'élèvent  et 
s'abattent  sur  les  combattants.  Les  corps  mêlés 
des  hommes  roulent  sur  le  foyer  qui  s'éteint, 
dans  le  vin  des  outres  crevées. 

Une  obscurité  profonde  enveloppe  la  salle, 
où  montent  des  imprécations  aux  Dieux  et  des 
hurlements  de  douleur.  Des  bras  furieux 
empoignent  des  bûches  ardentes  et  les  lancent 
dans  les  ténèbres.  Un  tison  enflammé  atteint 
au  front  le  chanteur,  debout,  muet,  immobile. 

Alors,  d'une  voix  plus  grande  que  tous  les 
bruits  du  combat,  il  maudit  cette  maison  inju- 
rieuse et  ces  hommes  impies.  Puis,  pressant  sa 
lyre  contre  sa  poitrine,  il  sortit  de  la  demeure 


LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ  161 

et  marcha  vers  la  mer  le  long  du  haut  promon- 
toire. A  sa  colère  succédait  une  profonde  lassi- 
tude et  un  acre  dégoût  des  hommes  et  de  la  vie. 
Le  désir  de  se  mêler  aux  Dieux  enflait  sa 
poitrine.  Une  ombre  douce,  un  silence  amical 
et  la  paix  de  la  nuit  enveloppaient  toutes 
choses.  A  l'occident,  vers  ces  contrées  où  l'on 
dit  que  flottent  les  ombres  des  morts,  la  lune 
divine,  suspendue  dans  le  ciel  limpide,  semait 
de  fleurs  argentées  la  mer  souriante.  Et  le  vieil 
Homère  s'avança  sur  le  haut  promontoire 
jusqu'à  ce  que  la  terre,  qui  l'avait  porté  si 
longtemps,  manquât  sous  ses  pas. 


KOMM   LATREBATE 


Les  Atrébates  étaient  établis  sur  une  terre 
brumeuse,  le  long  d'un  rivage  battu  par  une 
mer  toujours  agitée  et  dont  les  sables  se  sou- 
levaient aux  vents  du  large  comme  les  lames 
de  l'Océan.  Leur  tribus  habitaient,  aux  bords 
mouvants  d'une  large  rivière,  des  enclos 
formés  par  des  abatis  d'arbres,  au  milieu  des 
étangs,  dans  des  forêts  de  chênes  et  de  bou- 
leaux. Ils  y  élevaient  des  chevaux  à  grosse  tête 
et  de  courte  encolure,  dont  le  poitrail  .était 
large,  la  croupe  belle,  la  jambe  nerveuse,  et 
qui   faisaient  d'excellentes  bêtes  de  trait.  Ils 


164  sous  l'invocation  de  clio 

entretenaient,  à  l'orée  des  bois,  des  porcs 
énormes,  aussi  sauvages  que  des  sangliers.  Ils 
chassaient  avec  des  dogues  les  bêtes  féroces 
dont  ils  clouaient  la  tête  sur  les  parois  de  leurs 
maisons  de  bois.  Ces  animaux,  ainsi  que  les 
poissons  de  la  mer  et  des  fleuves,  faisaient 
leur  nourriture.  Ils  les  grillaient  et  les  assai- 
sonnaient de  sel,  de  vinaigre  et  de  cumin.  Ils 
buvaient  du  vin  et,  dans  leurs  repas  de  lions, 
s'enivraient  autour  des  tables  rondes.  Il  y  avait 
parmi  eux  des  femmes  qui,  connaissant  la 
vertu  des  herbes,  cueillaient  la  jusquiame,  la 
verveine  et  la  plante  salutaire  nommée  selage, 
qui  croît  dans  les  creux  humides  des  rochers. 
Elles  composaient  un  poison  avec  le  suc  de 
l'if.  Les  Atrébates  avaient  aussi  des  prêtres  et 
des  poètes  qui  savaient  ce  que  les  autres 
hommes  ignorent. 

Ces  habitants  des  forêts,  des  marécages  et 
des  grèves  étaient  de  haute  taille;  ils  ne  cou- 
paient point  leurs  chevelures  blondes  et  cou- 
vraient leurs  grands  corps  blancs  d'une  saie 
de  laine  qui  avait  les  couleurs  de  la  vigne 
empourprée  par  l'automne.  Ils  étaient  soumis 


KOMM  l'atrébate  165 

à  des  chefs  établis  au-dessus  des  tribus. 
Les  Atrébates  savaient  que  les  Romains 
étaient  venus  faire  la  guerre  aux  peuples  de  la 
Gaule,  et  que  des  nations  entières  avaient  été 
vendues,  corps  et  biens,  sous  la  lance.  Ils 
étaient  avertis  très  vite  de  ce  qui  se  passait  au 
bord  du  Rhône  et  de  la  Loire.  Les  signes  et 
les  paroles  volent  comme  l'oiseau.  Et  ce  qui 
se  disait  à  Genabum  des  Carnutes  au  lever  du 
soleil  était  entendu  sur  les  sables  de  l'Océan  à 
la  première  veille  de  nuit.  Mais  ils  ne  s'inquié- 
taient point  du  sort  de  leurs  frères,  ou  plutôt, 
jaloux  de  leurs  frères,  ils  se  réjouissaient  des 
maux  que  leur  infligeait  César.  Ils  ne  haïs- 
saient pas  les  Romains,  puisqu'ils  ne  les  con- 
naissaient pas.  Ils  ne  les  craignaient  point, 
parce  qu'il  leur  semblait  impossible  qu'une 
armée  pût  pénétrer  à  travers  les  bois  et  les 
marais  qui  entouraient  leurs  habitations.  Ils 
n'avaient  point  de  villes,  bien  qu'ils  donnas- 
sent ce  nom  à  Némétocenne,  vaste  enclos 
fermé  par  des  palissades,  qui  servait  d'abri, 
en  cas  d'attaque,  aux  guerriers,  aux  femmes 
et  aux  troupeaux.  Nous  venons  de  dire  qu'ils 


166  sous  l'invocation  DE  CLIO 

avaient  encore,  sur  toute  l'étendue  de  leur 
territoire,  beaucoup  d'autres  abris  de  cette 
sorte,  mais  plus  petits.  On  les  appelait  aussi 
des  villes. 

Ils  ne  comptaient  point  sur  ces  abatis 
d'arbres  pour  résister  aux  Romains,  qu'ils 
savaient  habiles  à  prendre  les  cités  défendues 
par  des  murs  de  pierre  et  par  des  tours  de  bois. 
Ils  s'assuraient  plutôt  sur  ce  qu'il  n'y  avait 
point  de  chemins  par  tout  leur  territoire.  Mais 
les  soldats  romains  faisaient  eux-mêmes  les 
routes  par  lesquelles  ils  passaient.  Ils  remuaient 
la  terre  avec  une  force  et  une  rapidité  que  ne 
concevaient  pas  les  Gaulois  de  la  forêt  pro- 
fonde, chez  qui  le  fer  était  plus  rare  que  l'or. 
Et  les  Atrébates  apprirent  un  jour,  non  sans 
une  profonde  stupeur,  que  la  longue  voie 
romaine,  avec  sa  belle  chaussée  de  pierres  et 
ses  bornes  posées  de  mille  en  mille,  s'avançait 
vers  leurs  halliers  et  leurs  marécages.  Ils  firent 
alors  alliance  avec  les  peuples  répandus  dans 
la  forêt  qu'on  nommait  la  Profonde  et  qui 
opposaient  à  César  une  ligue  de  tribus  nom- 
breuses. Les  chefs  atrébates  poussèrent  le  cri 


KOMM    L'ATRÉBATE  167 

de  guerre,  ceignirent  leur  baudrier  d'or  et 
de  corail,  se  coiffèrent  du  casque  à  cornes  de 
cerf,  de  buffle  ou  d'élan,  et  tirèrent  leur  épée, 
qui  ne  valait  pas  le  glaive  romain.  Ils  furent 
vaincus  et,  comme  ils  avaient  du  cœur,  ils  se 
firent  battre  deux  fois. 

Or  il  y  avait  parmi  eux  un  chef  très  riche, 
nommé  Komm.  Il  gardait  dans  ses  coffres  un 
grand  nombre  de  colliers,  de  bracelets  et 
d'anneaux.  Il  y  gardait  aussi  des  têtes  humaines 
trempées  d'huile  de  cèdre.  C'étaient  celles  des 
chefs  ennemis  tués  par  lui-même  ou  par  son 
père  ou  par  le  père  de  son  père.  Komm  jouis- 
sait de  la  vie  en  homme  fort,  libre  et  puissant. 

Suivi  de  ses  armes,  de  ses  chevaux,  de  ses 
chars,  de  ses  dogues  bretons,  de  la  foule  de  ses 
hommes  de  guerre  et  de  ses  femmes,  il  allait, 
selon  son  envie,  sur  ses  domaines  illimités, 
dans  la  forêt,  le  long  de  la  rivière,  et  s'arrêtait 
dans  quelqu'un  de  ces  abris  sous  bois,  de  ces 
métairies  sauvages,  qu'il  possédait  en  grand 
nombre.  Là,  tranquille,  entouré  de  ses  fidèles, 
il  chassait  les  bêtes  féroces,  péchait  les  pois- 
sons, faisait  l'élève  des  chevaux,  remémorait 


168  SOUS   L'INVOCATION    DE    CLIO 

ses  aventures  de  guerre.  Et  il  s'en  allait  plus 
loin,  dès  qu'il  lui  en  prenait  envie.  C'était  un 
homme  violent,  rusé,  d'un  esprit  subtil, 
excellent  dans  l'action,  excellent  par  la 
parole.  Quand  les  Atrébates  poussèrent  le  cri 
de  guerre,  il  ne  coiffa  pas  le  casque  à  cornes 
d'auroch.  Mais  il  demeura  tranquille  dans  une 
de  ses  maisons  de  bois  pleines  d'or,  de  guer- 
riers, de  chevaux,  de  femmes,  de  porcs  sau- 
vages et  de  poissons  fumés.  Après  la  défaite 
de  ses  compatriotes,  il  alla  trouver  César  et 
mit  au  service  des  Romains  son  intelligence 
et  son  crédit.  Il  reçut  un  accueil  favorable. 
Jugeant  avec  raison  que  ce  Gaulois  habile  et 
puissant  saurait  pacifier  le  pays  et  le  main- 
tenir dans  l'obéissance  des  Romains,  César  lui 
donna  de  grands  pouvoirs  et  le  nomma  roi  des 
Atrébates.  Ainsi  le  chef  Komm  devint  Com- 
mius  Rex.  Il  porta  la  pourpre  et  fit  frapper 
des  monnaies  où  se  voyait,  de  profil,  sa  tête 
ceinte  du  diadème  à  pointes  aiguës  des  rois 
hellènes  et  des  rois  barbares,  qui  tenaient 
leur  royauté  de  l'amitié  du  Peuple  romain. 
Il  ne  fut  point  en  exécration  aux  Atrébates. 


KOMM    I.'ATRÉBATE  169 

Sa  conduite  intéressée  et  prudente  ne  lui  avait 
point  fait  de  tort  chez  un  peuple  qui  n'avait 
pas  sur  la  patrie  et  les  devoirs  du  citoyen  les 
maximes  des  Grecs  et  des  Latins;  qui,  sau- 
vage, inglorieux,  étranger  à  toute  vie  publique, 
estimait  la  ruse,  cédait  à  la  force  et  s'émer- 
veillait de  la  puissance  royale  comme  d'une 
nouveauté  magnifique.  Encore  la  plupart  de 
ces  Gaulois,  pauvres  pêcheurs  de  la  côte 
brumeuse,  rudes  chasseurs  de  la  forêt,  avaient- 
ils  une  meilleure  raison  de  ne  point  juger 
défavorablement  la  conduite  et  la  fortune  du 
chef  Komm  ;  ne  sachant  pas  même  qu'ils 
étaient  Atrébates,  ni  qu'il  y  eût  des  Atrébates, 
ils  se  souciaient  peu  du  roi  des  Atrébates. 
Komm  ne  fut  donc  point  impopulaire.  Et  si 
l'amitié  des  Romains  le  mit  en  péril,  ce  péril 
ne  vint  point  de  son  peuple. 

Or  la  quatrième  année  de  la  guerre,  à  la  fin 
de  l'été,  César  arma  une  flotte  pour  descendre 
chez  les  Bretons.  Soucieux  de  se  ménager  des 
intelligences  dans  la  grande  Ile,  il  résolut 
d'envoyer  Komm  en  ambassade  chez  les  Celtes 
de  la  Tamise,  afin  de  leur  offrir  l'amitié  du 

10 


170  sous  l'invocation  de  clio 

Peuple  romain.  Komm,  qui  avait  l'esprit 
ingénieux  et  la  langue  déliée,  était  désigné 
pour  cette  ambassade  par  son  caractère  et  par 
sa  naissance,  qui  le  faisait  parent  des  Bretons. 
Car  des  tribus  atrébates  étaient  alors  établies 
sur  les  deux  rives  de  la  Tamise. 

Komm  était  fier  de  l'amitié  de  César.  Mais 
il  ne  s'empressait  point  d'accomplir  une  mis- 
sion dont  il  prévoyait  les  dangers.  Pour  le- 
décider,  il  fallut  lui  accorder  de  très  grands; 
avantages.  César  exempta  des  tributs  que 
payaient  les  villes  gauloises  Némétocenne,  qui 
déjà  devenait  une  cité  et  une  capitale,  tant  les 
Romains  étaient  prompts  à  mettre  en  valeur 
les  territoires  conquis.  Il  rendit  à  Némétocenne 
ses  droits  et  ses  lois,  c'est-à-dire  que  le  rigou- 
reux régime  de  la  conquête  y  fut  un  peu 
adouci.  De  plus,  il  donna  à  Komm  la  royauté 
des  Morins,  établis  sur  le  rivage  de  l'Océan,  à 
côté  des  Atrébates. 

Komm  fit  voile  avec  Caius  Volusenus 
Quadratus,  préfet  de  la  cavalerie,  envoyé  par 
César  pour  reconnaître  la  grande  Ile.  Mais 
quand  le  navire  aborda  la  plage  de  sable  au 


KOMM    L'ATRÉBATE  171 

pied  des  blanches  falaises  hantées  des  oiseaux, 
le  Romain  refusa  de  débarquer,  redoutant  des 
dangers  inconnus  et  la  mort  certaine.  Koram 
descendit  à  terre  avec  ses  chevaux  et  ses 
fidèles,  et  parla  aux  chefs  bretons  venus  à  sa 
rencontre.  Il  leur  fit  un  discours  par  lequel 
il  leur  conseillait  de  préférer  l'amité  fruc- 
tueuse des  Romains  à  leur  colère  impitoyable. 
Mais  ces  chefs,  issus  de  Hu  le  Puissant  et  de 
ses  compagnons,  étaient  violents  et  fiers.  Ils 
écoutèrent  ce  langage  avec  impatience.  La 
colère  éclata  sur  leurs  visages,  barbouillés  de 
pastel.  Ils  jurèrent  de  défendre  leur  Ile  contre 
les  Romains. 

—  Qu'ils  débarquent  ici,  s'écrièrent-ils,  et 
ils  disparaîtront  comme  disparaît  sur  le  sable 
du  rivage  la  neige  qu'a  touchée  le  vent  du  Midi. 

Tenant  pour  un  outrage  les  avis  dictés  par 
César,  ils  tiraient  déjà  l'épée  du  ceinturon  et 
voulaient  mettre  à  mort  le  messager  de  honte. 

Debout,  courbé  sur  son  bouclier  dans  l'atti- 
tude du  suppliant,  Komm  invoqua  ce  nom  de 
frère  qu'il  pouvait  leur  donner.  Ils  étaient  fils 
des  mêmes  pères. 


172  sous  l'invocation  de  clio 

C'est  pourquoi  les  Bretons  ne  le  tuèrent  pas. 
Ils  le  conduisirent  enchaîné  dans  un  grand 
village  voisin  de  la  côte.  En  traversant  une 
esplanade  qui  s'étendait  au  milieu  des  huttes 
de  chaume,  il  remarqua  des  pierres  hautes  et 
plates,  fichées  en  terre  à  intervalles  irréguliers 
et  couvertes  de  signes  qu'il  tint  pour  sacrés, 
car  il  n'était  pas  facile  d'en  découvrir  le  sens. 
Il  vit  que  les  huttes  de  ce  grand  village  étaient 
semblables  à  celles  des  villages  atrébates, 
mais  d'une  moindre  richesse-  Devant  les  huttes 
des  chefs,  des  perches  se  dressaient,  portant 
des  hures  de  sangliers,  des  bois  de  rennes, 
des  têtes  chevelues  d'hommes  blonds.  Komm 
fut  conduit  dans  une  hutte  qui  ne  renfermait 
que  la  pierre  du  foyer  recouverte  encore  de 
cendres,  un  lit  de  feuilles  sèches  et  la  figure 
d'un  Dieu  taillée  dans  une  bille  de  tilleul.  Lié 
au  pilier  qui  soutenait  le  toit  de  chaume, 
l'Atrébate  méditait  sa  mauvaise  fortune  et 
cherchait  dans  son  esprit  soit  quelque  parole 
magique  très  puissante,  soit  quelque  artifice 
ingénieux,  pour  échapper  à  la  colère  des  chefs 
bretons. 


KOMM    L'ATRÉBATE  173 

Et,  pour  charmer  sa  misère,  il  composait, 
dans  la  manière  des  aïeux,  un  chant  rempli  de 
menaces  et  de  plaintes,  et  tout  coloré  par  les 
images  des  montagnes  et  des  forêts  natales, 
dont  il  rappelait  le  souvenir  dans  son  cœur. 

Des  femmes,  tenant  leur  enfant  pressé  contre 
leur  mamelle,  vinrent  le  regarder  avec  curio- 
sité et  lui  firent  des  questions  sur  son  pays,  sa 
race,  les  aventures  de  sa  vie.  Il  leur  répondit 
avec  douceur.  Mais  son  âme  était  triste  et 
agitée  par  une  cruelle  inquiétude. 


10. 


II 


César,  retenu  jusqu'à  la  fin  de  l'été  sur  le 
rivage  des  Morins,  ayant  mis  à  la  voile,  une 
nuit,  vers  la  troisième  veille,  arriva  en  vue  de 
l'Ile  à  la  quatrième  heure  du  jour.  Les  Bretons 
l'attendaient  sur  la  grève.  Mais  ni  leurs  flèches 
de  bois  durci,  ni  leurs  chars  armés  de  faux, 
ni  leurs  chevaux  au  long  poil,  habitués  à  nager 
dans  l'Océan  parmi  les  écueils,  ni  leurs  visages 
couverts  de  peintures  terribles  n'arrêtèrent  les 
Romains.  L'Aigle  entourée  des  légionnaires 
toucha  le  sol  de  l'Ile  barbare.  Les  Bretons 
s'enfuirent  sous  la  grêle  de  pierre  et  de  plomb 
lancée  par  des  machines  qu'ils  croyaient  des 
monstres.  Frappés   de   terreur,   ils   couraient 


KOMM    L*ATRÉBATE  175 

comme  un  troupeau  d'élans  sous  l'épieu  du 
chasseur. 

Lorsqu'ils  eurent  atteint,  vers  le  soir,  le 
grand  village  voisin  de  la  côte,  les  chefs  s'assi- 
rent sur  les  pierres  rangées  en  cercle  autour 
de  l'esplanade,  et  tinrent  conseil.  Ils  prolon- 
gèrent leur  délibération  tout  le  long  de  la  nuit, 
et  quand  l'aube  commença  d'éclairer  l'horizon, 
tandis  que  le  chant  de  l'alouette  perçait  le  ciel 
gris,  ils  se  rendirent  dans  la  hutte  où  Komm 
ï'Atrébate  était  enchaîné  depuis  trente  jours. 
Us  le  regardèrent  avec  respect,  à  cause  des 
Romains,  le  délièrent,  lui  offrirent  une  boisson 
faite  avec  le  jus  fermenté  des  merises,  lui 
rendirent  ses  armes,  ses  chevaux,  ses  compa- 
gnons et,  lui  adressant  des  paroles  flatteuses, 
le  supplièrent  de  les  accompagner  au  camp 
des  Romains  et  de  demander  pardon  pour  eux 
à  César  le  Puissant. 

—  Tu  le  persuaderas  de  nous  être  ami, 
lui  dirent-ils,  car  tu  es  sage  et  tes  paroles 
sont  agiles  et  pénétrantes  comme  des  flèches. 
Parmi  tous  les  ancêtres  dont  le  souvenir 
nous  a  été  gardé  dans  des  chants,  il  ne  s'en 


176  sous  l'invocation  de  clio 

trouve  pas  un  seul  qui  te  surpasse  en  pru- 
dence. 

Komm  l'Atrébate  entendit  ces  discours  avec 
joie.  Mais  il  cacha  le  plaisir  qu'il  en  ressen- 
tait et,  la  lèvre  soulevée  par  un  sourire  amer, 
il  dit  aux  chefs  bretons,  en  leur  montrant  du 
doigt  les  feuilles  détachées  des  bouleaux,  qui 
tournoyaient  au  vent  : 

—  Les  pensées  des  hommes  vains  sont  agi- 
tées comme  ces  feuilles  et  sans  cesse  retour- 
nées dans  tous  les  sens.  Hier  ils  me  tenaient 
pour  un  insensé  et  disaient  que  j'avais  mangé 
l'herbe  d'Erin,  qui  enivre  les  animaux. 
Aujourd'hui  ils  estiment  que  la  sagesse  des 
aïeux  est  en  moi.  Pourtant  je  suis  aussi  bon 
conseiller  un  jour  que  l'autre,  car  mes  paroles 
ne  dépendent  point  du  soleil  ou  de  la  lune, 
mais  de  mon  intelligence.  Je  devrais,  pour 
prix  de  votre  méchanceté,  vous  abandonner  à 
la  colère  de  César,  qui  vous  fera  couper  le 
poing  et  crever  les  yeux,  afin  qu'allant  men- 
dier du  pain  et  de  la  bière  dans  les  villages 
illustres,  vous  portiez  témoignage  par  toute 
l'Ile  bretonne    de  sa  force  et  de   sa  justice. 


KOMM    L'ATRÉBATE  477 

Pourtant  j'oublierai  l'injure  que  vous  m'avez 
faite,  me  rappelant  que  nous  sommes  frères, 
que  les  Bretons  et  les  Atrébates  sont  les  fruits 
du  même  arbre.  J'agirai  pour  le  bien  de  mes 
frères  qui  boivent  l'eau  de  la  Tamise.  L'amitié 
de  César  que  je  venais  leur  porter  dans  leur 
Ile,  je  la  leur  ferai  rendre  maintenant  qu'ils 
l'ont  perdue  par  leur  folie.  César,  qui  aime  le 
chef  Komm  et  l'a  établi  roi  sur  les  Atrébates 
et  sur  les  Morins  aux  colliers  de  coquilles, 
aimera  les  chefs  bretons,  peints  de  couleurs 
ardentes,  et  les  confirmera  dans  leur  richesse 
et  leur  puissance,  parce  qu'ils  sont  les  amis  du 
chef  Komm  qui  boit  l'eau  de  la  Somme. 

Et  Komm  l'Atrébate  dit  encore  : 

—  Apprenez  de  moi  ce  que  vous  dira  César 
quand  vous  vous  courberez  sur  vos  boucliers 
au  pied  de  son  tribunal  et  ce  qu'il  conviendra 
de  lui  répondre  d'un  esprit  avisé.  Il  vous  dira  : 
«  Je  vous  accorde  la  paix.  Livrez-moi  des 
enfants  nobles  en  otage.  »  Et  vous  lui  répon- 
drez :  «  Nous  te  livrerons  nos  enfants  nobles. 
Et  nous  t'en  amènerons  quelques-uns  aujour- 
d'hui même.  Mais  les  enfants  nobles  sont  pour 


178  sous  l'invocation  de  clio 

la  plupart  dans  les  régions  lointaines  de  notre 
Ile,  et  il  faudra  plusieurs  journées  pour  les 
faire  venir.  » 

Les  chefs  admirèrent  l'esprit  subtil  de  Komm 
FAtrébate.  L'un  d'eux  lui  dit  : 

—  Komm,  tu  es  doué  d'une  grande  intelli- 
gence, et  je  crois  que  ton  cœur  est  plein 
dramitié  pour  tes  frères  bretons  qui  boivent 
l'eau  de  la  Tamise.  Si  César  était  un  homme, 
nous  aurions  le  courage  de  combattre  contre 
lui,  mais  nous  avons  connu  qu'il  était  un  Dieu 
à  ce  que  ses  navires  et  ses  machines  de  guerre 
sont  des  êtres  vivants  et  doués  de  connaissance. 
Allons  lui  demander  qu'il  nous  pardonne  de 
l'avoir  combattu  et  nous  laisse  notre  puissance 
et  nos  richesses. 

Ayant  ainsi  parlé,  les  chefs  de  l'Ile  brumeuse 
sautèrent  à  cheval  et  s'en  allèrent  vers  le  rivage 
de  l'Océan  qu'occupaient  les  Romains  près  de 
l'anse  où  leurs  liburnes  étaient  mouillées,  e' 
non  loin  de  la  grève  sur  laquelle  ils  avaient 
tiré  leurs  galères.  Komm  chevauchait  avec  eux. 
Quand  ils  virent  le  camp  romain  qui  était 
entouré  de  fossés   et  de  palissades,  percé  de 


KOMM    L'ATRÉBATE  H9 

rues  larges  et  régulières  et  tout  couvert  de 
pavillons  que  dominaient  les  aigles  d'or  et  les 
couronnes  des  enseignes,  ils  s'arrêtèrent  émer- 
veillés et  se  demandèrent  par  quel  art  les 
Romains  avaient  bâti  en  un  jour  une  ville  plus 
belle  et  plus  vaste  que  toutes  celles  de  l'Ile 
brumeuse. 

—  Qu'est  cela?  s'écria  l'un  d'eux. 

—  C'est  Rome,  répondit  l'Atrébate.  Les 
Romains  portent  partout  Rome  avec  eux. 

Introduits  dans  le  camp,  ils  se  rendirent  au 
pied  du  tribunal  où  siégeait  le  proconsul 
entouré  de  faisceaux.  Il  était  pâle  dans  la 
pourpre,  avec  des  yeux  d'aigle. 

Komm  l'Atrébate  prit  une  attitude  suppliante 
et  pria  César  de  pardonner  aux  chefs  bretons. 

—  En  te  combattant,  dit-il,  ces  chefs  n'ont 
pas  agi  selon  leur  cœur,  qui  est  grand  chaque 
fois  qu'il  commande.  Quand  ils  poussaient 
contre  tes  soldats  leurs  chars  de  guerre,  ils 
obéissaient  et  ne  commandaient  point;  ils 
cédaient  à  la  volonté  des  hommes  pauvres  et 
humbles  des  tribus  qui  s'assemblaient  en  grand 
nombre  pour  s'opposer  à  toi,  n'ayant  pas  assez 


180  sous  l'invocation  de  clio 

d'intelligence  pour  connaître  ta  force.  Tu  sais 
que  les  pauvres  sont  moins  bons  en  toutes 
choses  que  les  riches.  Ne  refuse  point  ton 
amitié  à  ceux-ci,  qui  possèdent  de  grands 
biens  et  qui  peuvent  payer  le  tribut. 

César  accorda  le  pardon  que  les  chefs  deman- 
daient et  leur  dit  : 

—  Livrez-moi  en  otage  les  fils  de  vos 
princes. 

Le  plus  ancien  des  chefs  répondit  : 

—  Nous  te  livrerons  nos  enfants  nobles.  Et 
nous  t'en  amènerons  quelques-uns  aujourd'hui 
même.  Mais  les  enfants  nobles  sont  pour  la 
plupart  dans  des  régions  lointaines  de  notre 
Ile,  et  il  faudra  plusieurs  journées  pour  les 
faire  venir. 

César  inclina  la  tête  en  signe  de  consente- 
ment. Ainsi,  par  le  conseil  de  l'Atrébate,  les 
chefs  ne  livrèrent  qu'un  petit  nombre  de 
jeunes  garçons,  et  non  point  des  plus  nobles. 

Komm  demeura  dans  le  camp.  La  nuit,  ne 
pouvant  dormir,  il  gravit  la  falaise  et  regarda 
la  mer.  Le  flot  brisait  sur  les  écueils.  Le  vent 
du   large  mêlait   au  mugissement  des   lames 


KOMM    L'ATRÉBATE  18i 

ses  miaulements  sinistres.  La  lune  fauve,  dans 
sa  fuite  immobile  parmi  les  nuées,  jetait  sur 
l'Océan  des  lueurs  mouvantes.  L'Atrébate, 
dont  le  regard  sauvage  perçait  l'ombre  et 
l'embrun,  aperçut  des  navires  surpris  par  la 
tempête  et  que  travaillaient  le  vent  et  la  mer. 
Les  uns,  désemparés  et  ne  gouvernant  plus, 
allaient  où  les  poussait  le  flot  dont  l'écume 
brillait  à  leur  flanc;  d'autres  regagnaient  le 
large.  Leur  toile  effleurait  la  mer  comme 
l'aile  d'un  oiseau  pêcheur.  C'étaient  les  navires 
qui  amenaient  la  cavalerie  de  César  et  que 
dispersait  la  tempête.  Le  Gaulois,  respirant 
avec  joie  l'air  marin,  marcha  quelque  temps 
sur  le  bord  de  la  falaise  et  bientôt  son  regard 
découvrit  l'anse  dans  laquelle  les  galères 
romaines,  qui  avaient  épouvanté  les  Bretons, 
étaient  à  sec  sur  le  sable.  Il  vit  le  flot  les 
approcher  peu  à  peu,  les  atteindre,  les  sou- 
lever, les  heurter  les  unes  contre  les  autres, 
les  briser,  tandis  que  les  liburnes  à  la  coque 
profonde,  mouillées  dans  l'anse,  chassaient 
sur  leurs  ancres  dans  un  vent  furieux  qui 
emportait  leurs  mâts  et  leurs  gréements  ainsi 

il 


*82  socs  l'invocation  DE  CLIO 

que  des  brins  de  chaume.  Il  distinguait  les 
mouvements  confus  des  légionnaires  accourus 
en  tumulte  sur  la  plage.  Leurs  clameurs  mon- 
taient à  son  oreille  dans  les  bruits  de  la  tem- 
pête. Alors  il  leva  les  yeux  vers  la  lune 
divine,  que  vénèrent  les  Atrébates,  habitants 
des  rivages  et  des  forêts  profondes.  Elle  était 
lii  dans  le  ciel  agité  des  Bretons,  et  semblait 
un  bouclier.  Il  le  savait,  que  c'était  elle,  la 
lune  de  cuivre,  qui,  dans  son  plein,  avait  pro- 
duit cette  grande  marée  et  causé  la  tempête 
qui,  maintenant,  détruisait  la  flotte  des 
Romains.  Et  sur  la  pâle  falaise,  dans  la  nuit 
auguste,  devant  la  mer  furieuse,  Komml'Atré- 
bate  eut  la  révélation  d'une  force  secrète, 
mystérieuse,  plus  invincible  que  la  force 
romaine. 

En  apprenant  le  désastre  de  la  flotte,  les 
Bretons  reconnurent  avec  joie  que  César  ne 
commandait  ni  à  l'Océan  ni  à  la  lune,  amie 
des  plages  désertes  et  des  forêts  profondes,  et 
que  les  galères  romaines  n'étaient  point  des 
dragons  invincibles,  puisque  le  flot  les  avait 
Iracassées  et  jetées,  les  flancs  ouverts,  sur  le 


KOMM    i/ATRÉBATE  183 

sable  des  grèves.  Reprenant  l'espoir  de  détruire 
les  Romains,  ils  méditèrent  d'en  tuer  un 
grand  nombre  par  la  flèche  et  l'épée,  et  de 
jeter  le  reste  dans  la  mer.  C'est  pourquoi  ils 
se  montrèrent  tous  les  jours  assidus  dans  le 
camp  de  César.  Ils  portaient  aux  légionnaires 
des  viandes  fumées  et  des  peaux  d'élans.  Ils 
prenaient  des  visages  amis,  répandaient  des 
paroles  mielleuses  et  tâtaient  avec  admiration 
les  bras  durs  des  centurions. 

Pour  paraître  mieux  soumis,  les  chefs 
livraient  des  otages;  mais  c'étaient  les  fils  des 
ennemis  contre  lesquels  ils  avaient  une  ven- 
geance, ou  bien  des  enfants  sans  beauté,  qui 
n'étaient  point  nés  dans  une  des  familles  issues 
des  Dieux.  Et  quand  il  crurent  que  les  petits 
hommes  bruns  se  reposaient,  pleins  de  con- 
fiance, sur  leur  amitié,  ils  rassemblèrent  les 
guerriers  de  tous  les  villages  des  bords  de  la 
Tamise  et  ils  se  précipitèrent,  en  poussant  de 
grands  cris,  contre  les  portes  du  camp.  Ces 
portes  étaient  défendues  par  des  tours  de  bois. 
Les  Bretons,  ignorant  l'art  d'enlever  les  posi- 
tions fortifiées,  ne  purent  franchir  l'enceinte, 


184  sous  l'invocation  de  clio 

et  beaucoup  de  chefs  au  visage  peint  de  pastel 
tombèrent  au  pied  des  tours.  Une  fois  encore 
les  Bretons  connurent  que  les  Romains  étaient 
doués  d'une  force  surhumaine.  Aussi  vinrent- 
ils  le  lendemain  demander  pardon  à  César  et 
lui  promettre  leur  amitié. 

César  les  reçut  d'un  visage  immobile,  mais 
la  nuit  même  il  fit  embarquer  ses  légions  dans 
les  liburnes  réparées  en  grande  hâte,  et  cingla 
vers  le  rivage  des  Morins.  N'espérant  plus 
recevoir  sa  cavalerie  dispersée  par  la  tempête, 
il  renonçait,  pour  cette  fois,  à  la  conquête  de 
l'Ile  brumeuse. 

Komm  l'Atrébate  regagna  avec  l'armée  le 
rivage  des  Morins.  Il  avait  monté  à  bord  du 
navire  qui  portait  le  proconsul.  César,  curieux 
de  connaître  les  usages  des  barbares,  lui 
demanda  si  les  Gaulois  ne  se  croyaient  point 
issus  de  Pluton  et  si  ce  n'était  pas  à  cause 
de  cette  origine  qu'ils  comptaient  le  temps  par 
les  nuits  et  non  par  les  jours.  L'Atrébate  ne 
put  lui  donner  la  raison  véritable  de  cette 
coutume.  Mais  il  lui  dit  qu'à  son  avis  la  nuit 
avait  précédé  le  jour  à  la  naissance  du  monde. 


KOMM    LATRÉBATE  185 

—  J'estime,  ajouta-t-il,  que  la  lune  est 
plus  ancienne  que  le  soleil.  Elle  est  une  divi- 
nité très  puissante,  amie  des  Gaulois. 

—  La  divinité  de  la  lune,  répondit  César, 
est  reconnue  par  les  Romains  et  par  les  Grecs. 
Mais  ne  crois  pas,  Commius,  que  cet  astre, 
qui  brille  sur  l'Italie  et  sur  toute  la  terre,  soit 
particulièrement  favorable  aux  Gaulois. 

—  Prends  garde,  Julius,  répondit  l'Atrébate, 
et  pèse  tes  paroles.  La  lune  que  tu  vois  ici 
courir  dans  les  nuées  n'est  pas  la  lune  qui  luit 
à  Rome  sur  vos  temples  de  marbre.  D'Italie 
on  ne  pourrait  voir  celle-ci,  bien  qu'elle  soit 
grande  et  claire.  La  distance  ne  le  permet  pas. 


III 


L'hiver  vint  recouvrir  la  Gaule  d'ombre,  de 
glace  et  de  neige.  Le  cœur  des  guerriers 
s'émut,  dans  la  hutte  de  roseaux,  au  souvenir 
des  chefs  et  des  serviteurs  tués  par  César  ou 
vendus  à  l'encan.  Parfois  un  homme  venait, 
à  la  porte  de  la  hutte,  mendiant  du  pain  et 
montrant  ses  poignets  coupés  par  le  licteur. 
Et  les  guerriers  s'indignaient  dans  leur  cœur. 
Ils  échangeaient  entre  eux  des  paroles  de 
colère.  Des  assemblées  nocturnes  se  tenaient 
au  fond  des  bois  et  dans  le  creux  des 
rochers. 

Cependant  le  roi  Komm  chassait  avec  ses 
fidèles  à  travers  les  forêts,  au  pays  des  Atré- 


KOMM    L'ATRÉBATE  187 

bâtes.  Chaque  jour,  un  messager  portant  la 
saie  rayée  et  les  braies  rouges  venait,  par  des 
sentiers  inconnus,  au-devant  du  roi,  et,  ralen- 
tissant près  de  lui  le  pas  de  son  cheval,  lui 
disait  à  voix  basse  : 

—  Komm,  ne  veux-tu  pas  être  un  homme 
libre  dans  un  pays  libre?  Komm,  subiras-tu 
longtemps  l'esclavage  des  Romains? 

Et  le  messager  disparaissait  dans  l'étroit 
chemin  où  les  feuilles  tombées  amortissaient 
le  galop  de  son  cheval. 

Komm,  roi  des  Atrébates,  demeurait  l'ami 
des  Romains.  Mais,  peu  à  peu,  il  se  persuada 
qu'il  convenait  que  les  Atrébates  et  les  Morins 
fussent  libres,  puisqu'il  était  leur  roi.  Il  lui 
déplaisait  aussi  de  voir  les  Romains,  établis  à 
Némétocenne,  siéger  dans  des  tribunaux,  où 
ils  rendaient  la  justice,  et  des  géomètres 
venus  d'Italie  tracer  des  routes  à  travers  les 
forêts  sacrées.  Enfin  il  admirait  moins  les 
Romains  depuis  qu'il  avait  vu  leurs  liburnes 
brisées  contre  les  falaises  bretonnes  et  les 
légionnaires  pleurer  la  nuit,  sur  la  grève.  Il 
continuait  d'exercer  la  souveraineté  au  nom  de 


188  sous  l'invocation  de  clio 

Gésar.  Mais  il  parlait  à  ses  fidèles,  en  termes 
'    obscurs,  de  guerres  prochaines. 

Trois  ans  plus  tard,  l'heure  était  venue  ;  le 
sang  romain  avait  coulé  dans  Genabum.  Les 
chefs  conjurés  contre  César  assemblaient  des 
guerriers  dans  les  monts  Arvernes.  Komm 
n'aimait  point  ces  chefs  ;  il  les  haïssait  au  con- 
traire, les  uns  parce  qu'ils  étaient  plus  riches 
que  lui  en  hommes,  en  chevaux  et  en  terres, 
les  autres  à  cause  de  l'or  et  des  rubis  qu'ils 
avaient  en  abondance,  et  plusieurs  de  ce  qu'ils 
se  disaient  plus  braves  que  lui  et  de  plus  noble 
race.  Pourtant  il  reçut  leurs  messagers,  aux- 
quels il  remit  une  feuille  de  chêne  et  une 
pointe  de  noisetier  en  signe  d'amour.  Et  il 
correspondit  avec  les  chefs  ennemis  de  César 
au  moyen  de  branches  d'arbres  taillées  et 
nouées  entre  elles  de  manière  à  présenter  un 
sens  intelligible  aux  Gaulois,  qui  connaissaient 
le  langage  des  feuilles. 

Il  ne  poussa  point  le  cri  de  guerre.  Mais 
il  allait  par  les  villages  atrébates  et,  visi- 
tant les  guerriers  dans  les  huttes,  il  leur 
disait  : 


KOMM    LATRÉRATE  189 

—  Trois  choses  sont  nées  les  premières  : 
Thomme,  la  liberté,  la  lumière. 

Il  s'assura  que,  lorsqu'il  pousserait  le  cri  de 
guerre,  cinq  mille  guerriers  morins  et  quatre 
mille  guerriers  atrébates  boucleraient  à  son 
appel  leur  ceinturon  de  bronze.  Et,  songeant 
avec  joie  que  dans  la  forêt  le  feu  couvait  sous 
la  cendre,  il  passa  secrètement  chez  les  Tré- 
vires,  afin  de  les  gagner  à  la  cause  gauloise. 

Or,  tandis  qu'il  chevauchait  avec  ses  fidèles 
le  long  des  saules  delà  Moselle,  un  messager, 
vêtu  de  la  saie  rayée,  lui  remit  une  branche  de 
frêne  liée  à  une  tige  de  bruyère,  pour  lui  faire 
entendre  que  les  Romains  avaient  soupçon  de 
ses  desseins  et  pour  l'engager  à  la  prudence. 
Car  telle  était  la  signification  de  la  bruyère 
unie  au  frêne.  Mais  il  poursuivit  sa  route  et 
pénétra  dans  le  territoire  de  Trévires.  Titus 
Labienus,  lieutenant  de  César,  y  était  can- 
tonné avec  dix  légions.  Averti  que  le  roi 
Commius  venait  secrètement  visiter  les  chefs 
des  Trévires,  il  soupçonna  que  c'était  pour  les 
détourner  de  l'amitié  de  Rome.  L'ayant  fait 
suivre  par  des  espions  il  reçut  des  avis  qui  le 

11. 


190  sous  l'invocation  de  clio 

confirmèrent  dans  l'idée  qu'il  s'était  formée. 
Il  résolut  alors  de  se  défaire  de  cet  homme.  Il 
était  Romain,  fils  de  la  Ville  déesse,  exemple 
à  l'univers,  et  il  portait  par  les  armes  la  paix 
romaine  aux  extrémités  du  monde.  Il  était  bon 
général,  expert  dans  la  mathématique  et  dans 
la  mécanique.  Pendant  les  loisirs  de  la  paix,  il 
conversait  dans  sa  villa  de  Campanie,  sous  les 
térébinthes,  avec  des  magistrats,  sur  les  lois, 
les  mœurs  et  les  usages  des  peuples.  Il  vantait 
les  vertus  antiques  et  la  liberté.  Il  lisait  les 
livres  des  historiens  et  des  philosophes  grecs. 
C'était  un  esprit  plein  de  noblesse  et  d'élégance. 
Et  parce  que  Komm  l'Atrébate  était  un  bar- 
bare, étranger  à  la  chose  romaine,  il  lui  parut 
convenable  et  bon  de  le  faire  assassiner. 

Averti  du  lieu  où  il  se  trouvait,  il  lui  envoya 
son  préfet  de  la  cavalerie,  Caius  Volusenus 
Quadratus,  qui  connaissait  l'Atrébate,  car  ils 
avaient  été  chargés  tous  deux  de  reconnaître 
ensemble  les  côtes  de  File  de  Bretagne,  avant 
l'expédition  de  César;  mais  Volusenus  n'avait 
pas  osé  débarquer.  Donc,  sur  l'ordre  de 
Labienus,     lieutenant    de    César,     Volusenus 


KOMM    LATRÉBATE  iH 

choisit  quelques  centurions  et  les  emmena 
avec  lui  dans  le  village  où  il  savait  qu'il  trou- 
verait Komm.  Il  pouvait  comptex  sur  eux.  Le 
centurion  était  un  légionnaire  monté  en  grade 
et  qui  portait,  comme  insigne  de  ses  fonctions, 
un  cep  de  vigne  dont  il  frappait  ses  subor- 
donnés. Ses  chefs  faisaient  de  lui  tout  ce  qu'ils 
voulaient.  Il  était,  après  le  terrassier,  le  pre- 
mier instrument  delà  conquête.  Volusenus  dit 
à  ses  centurions  : 

—  Un  homme  s'approchera  de  moi.  Vous 
le  laisserez  avancer.  Je  lui  tendrai  la  main.  A 
ce  moment,  vous  le  frapperez  par  derrière  et 
vous  le  tuerez. 

Ayant  donné  ces  ordres,  Volusenus  partit 
avec  son  escorte.  Il  rencontra,  dans  un  chemin 
creux,  près  du  village,  Komm  accompagné  de 
ses  fidèles.  Le  roi  des  Atrébates,  qui  se  savait 
suspect  aux  Romains,  aurait  tourné  bride. 
Mais  le  préfet  de  la  cavalerie  l'appela  par  son 
nom,  l'assura  de  son  amitié  et  lui  tendit  la 
main. 

Rassuré  par  ces  signes  de  bienveillance, 
l'Atrébate  s'approcha.  Au  moment  où  il  allait 


132  sous  l'invocation  de  clio 

prendre  la  main  qui  lui  était  tendue,  un  cen- 
turion lui  abattit  son  épée  sur  la  tête  et  le  fit 
tomber  tout  sanglant  de  son  cheval.  Les  fidèles 
du  roi  se  jetèrent  alors  sur  la  petite  troupe 
romaine,  la  dispersèrent,  relevèrent  Komm 
et  l'emportèrent  jusqu'au  prochain  village, 
tandis  que  Volusenus,  qui  croyait  sa  besogne 
achevée,  regagnait  le  camp  ventre  à  terre  avec 
ses  cavaliers. 

Le  roi  Komm  n'était  pas  mort.  Il  fut  porté 
secrètement  dans  le  pays  des  Atrébates  et  il 
guérit  de  sa  terrible  blessure.  S'étant  remis 
debout,  il  fit  ce  serment  : 

—  Je  jure  de  ne  me  trouver  face  à  face  avec 
un  Romain  que  pour  le  tuer. 

Bientôt  il  apprit  que  César  avait  subi  une 
grande  défaite  au  pied  de  la  montagne  de 
Gergovie  et  que  quarante-six  centurions  de 
son  armée  étaient  tombés  sous  les  murailles  de 
la  ville.  Il  fut  averti  ensuite  que  les  confédérés> 
que  commandait  Vercingétorix,  étaient  assiégés 
dans  Alésia  des  Mandubes,  forteresse  célèbre 
des  Gaules,  fondée  par  Hercule  Tyrien.  Il  se 
rendit  alors  avec  ses  guerriers  morins  et  ses 


komm  l'atrébate  193 

guerriers  atrébates  sur  la  frontière  des  Eduens 
où  se  rassemblait  l'armée  qui  devait  secourir 
les  Gaulois  d'Alésia.  On  fit  le  dénombrement 
de  cette  armée  et  il  se  trouva  qu'elle  était 
composée  de  deux  cent  quarante  mille  fantas- 
sins et  de  huit  mille  cavaliers.  Le  commande- 
ment en  fut  donné  à  Virdumar  et  à  Eporedorix, 
Eduens,  à  Vergasillaun,  Arverne,  et  à  Komm 
l'Atrébate. 

Après  les  longs  jours  d'une  marche  embar- 
rassée, Komm  parvint  avec  les  chefs  et  les 
soldats  aux  pays  montueux  des  Eduens.  D'une 
des  hauteurs  qui  environnent  le  plateau 
d'Alésia,  il  vit  le  camp  romain  et  la  terre 
remuée  tout  alentour  par  ces  petits  hommes 
bruns  qui  faisaient  la  guerre  plus  avec  la 
pioche  et  la  pelle  qu'avec  le  javelot  et  l'épée. 
Il  en  tira  un  mauvais  augure,  sachant  que  les 
Gaulois  valaient  moins  contre  les  fossés  et  les 
machines  que  contre  des  poitrines  humaines. 
Lui-même,  qui  connaissait  bien  des  ruses  de 
guerre,  il  n'entendait  pas  grand'chose  aux  arts 
des  ingénieurs  latins.  Après  trois  grandes 
batailles,   durant   lesquelles    les   fortifications 


494  sous  l'invocation  de  clio 

des  Romains  ne  furent  point  entamées,  Komm 
fut  emporté  comme  un  brin  de  paille  dans  la 
tempête  par  la  déroute  épouvantable  des 
Gaulois.  Il  avait  vu  dans  la  mêlée  le  manteau 
rouge  de  César  et  pressenti  la  défaite.  Main- 
tenant il  fuyait  par  les  chemins,  furieux, 
maudissant  les  Romains,  mais  satisfait  du  mal 
qu'avaient  souffert  avec  lui  les  chefs  gaulois 
dont  il  était  jaloux. 


IV 


Komm  vécut  un  an  caché  dans  les  forêts 
atrébates.  II  y  était  en  sûreté  parce  que  les 
Gaulois  haïssaient  les  Romains  et,  leur  étant 
soumis,  estimaient  grandement  ceux  qui  ne 
leur  obéissaient  pas.  Accompagné  de  ses 
fidèles,  il  menait  sur  le  fleuve  et  dans  la 
futaie  une  existence  qui  ne  différait  pas  beau- 
coup de  celle  qu'il  avait  menée  étant  chef  de 
beaucoup  de  tribus.  Il  se  livrait  à  la  chasse  et 
à  la  pêche,  méditait  des  ruses,  et  buvait  des 
boissons  fermentées  qui,  lui  faisant  perdre 
l'intelligence  des  choses  humaines,  lui  commu- 
niquaient celle  des  choses  divines.  Mais  son 
âme  était  changée,  et  il  souffrait  de  ne  plus  se 


496  sous  l'invocation  de  clio 

sentir  libre.  Tous  les  chefs  des  peuples  étaient 
tués  dans  les  combats,  ou  morts  sous  les 
verges,  ou  liés  par  le  licteur  et  conduits  dans 
les  prisons  de  Rome.  Il  n'était  plus  animé 
contre  eux  d'une  acre  envie,  et  il  gardait  main- 
tenant sa  haine  tout  entière  aux  Romains.  Il 
attachait  à  la  queue  de  son  cheval  le  cercle 
d'or  qu'il  avait  reçu  du  dictateur  comme  ami 
du  Sénat  et  du  Peuple  romain.  Il  donnait  à 
ses  dogues  les  noms  de  César,  de  Caius  et  de 
Julius.  Quand  il  voyait  un  porc,  il  l'appelait 
Volusenus  en  lui  jetant  des  pierres.  Et  il  com- 
posait des  chants  imités  de  ceux  qu'il  avait 
entendus  dans  sa  jeunesse  et  qui  exprimaient 
en  fortes  images  l'amour  de  la  liberté. 

Or  un  jour  que,  chassant  des  oiseaux,  il 
avait,  seul  et  loin  de  ses  fidèles,  gravi  le  haut 
plateau,  recouvert  de  bruyères,  qui  domine 
Némétocenne,  il  vit  avec  stupeur  que  les  huttes 
et  les  palissades  de  sa  ville  avaient  été  abattues 
et  que,  dans  une  enceinte  de  murailles,  s'éle- 
vaient des  portiques,  des  temples  et  des  mai- 
sons d'une  architecture  prodigieuse,  qui  lui 
inspiraient  l'horreur  et  l'effroi  que  causent  les 


KOMM    LATRÉBATE  197 

ouvrages  magiques.  Car  il  ne  pensait  pas  que 
ces  demeures  eussent  été  construites,  en  un 
si  petit  espace  de  temps,  par  des  moyens 
naturels. 

Il  oublia  de  poursuivre  les  oiseaux  dans  la 
bruyère,  et,  couché  sur  la  ten-e  rouge,  ii 
regarda  longtemps  la  ville  étrange.  La  curio- 
sité, plus  forte  que  la  peur,  lui  tenait  les  yeux 
ouverts.  Et  il  contempla  ce  spectacle  jusqu'au 
soir.  Alors  il  lui  vint  au  cœur  une  irrésistible 
envie  de  pénétrer  dans  la  ville.  Il  cacha  sous 
une  pierre,  dans  la  bruyère,  ses  colliers  d'or, 
ses  bracelets,  ses  ceintures  de  pierreries  et  ses 
armes  de  chasse,  ne  gardant  qu'un  couteau 
sous  sa  saie,  et  il  descendit  les  pentes  de  la 
forêt.  En  traversant  les  halliers  humides,  il 
cueillit  des  champignons  pour  avoir  l'air  d'un 
pauvre  homme  allant  vendre  sa  récolte  sur  le 
marché.  Et  il  entra  dans  la  ville,  à  la  troisième 
veille,  par  la  Porte  dorée.  Elle  était  gardée 
par  des  légionnaires  qui  laissaient  passer  les 
paysans  portant  des  provisions.  Aussi  le  roi 
des  Atrébates,  qui  avait  pris  l'aspect  d'un 
pauvre    homme,    put-il    pénétrer    facilement 


498  sous  l'invocation  de  clio 

dans  la  voie  Julienne.  Elle  était  bordée  de 
villas  et  conduisait  au  temple  de  Diane,  dont 
le  blanc  fronton  s'élevait,  orné  déjà  de  rin- 
ceaux de  pourpre,  d'azur  et  d'or.  Aux  lueurs 
grises  du  matin,  Komm  vit  des  figures  peintes 
sur  les  murs  des  maisons.  C'étaient  des 
images  aériennes  de  danseuses  et  les  scènes 
d'une  histoire  qu'il  ignorait  :  une  jeune 
vierge  offerte  en  sacrifice  par  des  héros,  une 
mère  furieuse  poignardant  ses  deux  enfants 
encore  à  la  mamelle,  un  homme  aux  pieds 
de  bouc  dressant  de  surprise  ses  oreilles 
pointues,  quand  il  dévoile  une  vierge  couchée 
et  dormante  et  trouve  qu'elle  est  un  jeune 
garçon  en  même  temps  qu'une  femme.  Et  il 
y  avait  dans  les  cours  d'autres  peintures  qui 
enseignaient  des  façons  d'aimer  inconnues 
aux  peuples  de  la  Gaule.  Quoiqu'il  aimât 
furieusement  le  vin  et  les  femmes,  il  ne  con- 
cevait rien  aux  voluptés  ausoniennes,  parce 
qu'il  ne  se  faisait  pas  une  idée  sensible  des 
formes  variées  des  corps  et  qu'il  n'était  pas 
tourmenté  par  le  désir  de  la  beauté.  Venu 
dans   cette   ville,  qui   avait  été  sienne,   pour 


KOMM    L'ATRÉBATE  199 

satisfaire  sa  haine  et  donner  à  manger  à  sa 
colère,  il  nourrissait  son  cœur  de  fureur  et  de 
dégoût.  Il  détestait  les  arts  latins  et  les  arti- 
lices  mystérieux  des  peintres.  Et,  de  toutes  les 
scènes  représentées  sous  les  portiques,  il  ne 
discernait  que  peu  de  chose,  parce  que  ses 
yeux  n'étaient  savants  qu'à  connaître  les 
feuillages  des  arbres  et  les  nuées  du  ciel 
sombre. 

Portant  sa  cueillette  de  morilles  dans  un  pli 
de  sa  saie,  il  allait  par  les  voies  pavées  de 
larges  dalles.  Sous  une  porte  que  surmontait 
un  phallus  éclairé  par  une  petite  lampe,  il  vit 
des  femmes  vêtues  de  tuniques  transparentes, 
qui  guettaient  les  passants.  Il  s'approcha  dans 
l'idée  de  faire  quelque  violence.  Une  vieille 
survint,  qui  glapit  aigrement  : 

—  Passe  ton  chemin.  Ce  n'est  pas  une 
maison  pour  les  paysans  qui  puent  le  fromage. 
Va  retrouver  tes  vaches,  bouvier  ! 

Komm  lui  répondit  qu'il  avait  eu  cinquante 
femmes,  les  plus  belles  parmi  les  femmes 
atrébates,  et  des  coffres  pleins  d'or.  Les  cour- 
tisanes se  mirent  à  rire  et  la  vieille  cria  : 


200  sous  l'invocation  de  clio 

—  Au  large,  ivrogne! 

Et  la  vieille  semblait  un  centurion  armé  du 
cep  de  vigne,  tant  la  majesté  du  Peuple 
romain  éclatait  dans  l'Empire  ! 

Komm,  d'un  coup  de  poing,  lui  brisa  la 
mâchoire  et  s'éloigna  tranquille,  tandis  que 
l'étroit  couloir  de  la  maison  s'emplissait  de 
cris  aigus  et  de  hurlements  lamentables.  Il 
laissa  sur  sa  gauche  le  temple  de  Diane  arde- 
naise  et  traversa  le  forum  entre  deux  rangs  de 
portiques.  Reconnaissant,  debout  sur  son  socle 
de  marbre,  la  déesse  Rome,  la  tête  coiffée  du 
casque  et  le  bras  étendu  pour  commander  aux 
peuples,  il  accomplit  devant  elle,  avec  une 
intention  injurieuse,  la  plus  ignoble  des  fonc- 
tions naturelles. 

Il  avait  traversé  toute  la  partie  bâtie  de  la 
ville.  Devant  lui  s'étendait  le  cercle  de  pierres 
à  peine  esquissé,  déjà  immense,  de  l'amphi- 
théâtre. Il  soupira  : 

—  0  race  de  monstres! 

Et  il  s'avança  parmi  les  débris  abattus  et 
foulés  aux  pieds  des  huttes  gauloises,  dont  les 
toits    de    chaume  s'étendaient    naguère    ainsi 


KOMM    L'ATRÉBATE  201 

qu'une  armée  immobile  et  qui  maintenant 
faisaient,  non  pas  même  une  ruine,  mais  un 
fumier  sur  le  sol.  Et  il  songea  : 

—  Voilà  ce  qui  reste  de  tant  d'âges 
d'hommes  !  Voilà  ce  qu'ils  ont  fait  des  demeures 
où  les  chefs  atrébates  suspendaient  leurs 
armes  ! 

Le  soleil  s'était  levé  sur  les  gradins  de 
l'amphithéâtre,  et  le  Gaulois  parcourait  avec 
une  haine  insatiable  et  curieuse  le  vaste  chan- 
tier de  briques  et  de  pierres.  De  ces  durs 
monuments  de  la  conquête  il  remplissait  le 
regard  de  ses  grands  yeux  bleus,  et  il  secouait 
dans  l'air  frais  sa  longue  crinière  fauve.  Se 
croyant  seul,  il  murmurait  des  imprécations. 
Mais,  à  quelque  distance  du  chantier,  il  aperçut, 
au  pied  d'un  tertre  couronné  de  chênes,  un 
homme  assis  sur  une  pierre  moussue,  la  tête 
couverte  de  son  manteau  et  penchée.  Il  ne 
portait  point  d'insignes,  mais  il  avait  au  doigt 
l'anneau  de  chevalier,  et  l'Atrébate  avait  assez 
l'habitude  du  camp  romain  pour  reconnaître 
un  tribun  militaire.  Ce  soldat  écrivait  sur  des 
tablettes   de  cire    et    semblait   tout    entier   à 


202  sous  l'invocation  de  clio 

ses  pensées  intérieures.  Demeuré  longtemps 
immobile,  il  leva  la  tête,  pensif,  le  poinçon 
sur  la  lèvre,  regarda  sans  voir,  puis,  rebais- 
sant les  yeux,  recommença  d'écrire.  Komm  le 
vit  en  face  et  s'aperçut  qu'il  était  jeune,  avec 
un  air  de  noblesse  et  de  douceur. 

Alors  le  chef  atrébate  se  rappela  son  ser- 
ment. Il  tâta  son  couteau  sous  sa  saie,  se 
glissa  derrière  le  Romain  avec  une  agilité 
sauvage  et  lui  enfonça  la  lame  au  défaut  de 
l'épaule.  S'était  une  lame  romaine.  Le  tribun 
poussa  un  grand  soupir  et  s'affaissa.  Un  filet 
de  sang  coula  du  coin  de  la  lèvre.  Les  tablettes 
de  cire  restaient  sur  la  tunique  entre  les 
genoux.  Komm  les  prit  et  regarda  avidement 
les  signes  qui  y  étaient  tracés,  pensant  que 
c'étaient  des  signes  magiques  dont  la  connais- 
sance lui  donnerait  un  grand  pouvoir. 
C'étaient  des  lettres  qu'il  ne  put  lire  et  qui 
étaient  prises  à  l'alphabet  grec,  alors  employé 
préférablementà  l'alphabet  latin  par  les  jeunes 
lettrés  d'Italie.  Ces  lettres  étaient  en  grande 
partie  effacées  par  l'extrémité  plate  du  stylet. 
Celles  qui  subsistaient  donnaient  des  vers  com- 


KOMM   l'atrébate  203 

posés  en  langue  latine  sur  des  mètres  grecs  et 
présentaient,  par  endroits,  un  sens  intelligible  : 

A   PHOEBÉ,    SLR  SA  MÉSANGE 

O  toi  que  Varius  aime  plus  que  ses  yeux, 
Ton  Varius,  errant  sous  le  ciel  pluvieux 
Du  Galate... 

Et  leur  couple  chantant  dans  la  cage  dorée 

O  ma  blanche  Phœbé,  donne  d'un  doigt  prudent 

Le  millet  et  l'eau  pure  à  ta  frêle  captive. 

Elle  couve,  elle  est  mère;  une  mère  est  craintive. 

Oh!  ne  viens  pas  aux  bords  de  l'Océan  brumaux, 
Phœbé,  de  peur... 

...  Tes  pieds  blancs  et  tes  flancs 
Savants  à  se  mouvoir  au  rythme  du  crotale. 

Et  ni  l'or  de  Cresus  ni  la  pourpre  d'Attale, 
.Mais  tes  bras  frais,  tes  seins... 

Une  faible  rumeur  montait  de  la  ville 
éveillée.  L'Atrébate  s'enfuit  à  travers  les  restes 
des  huttes  gauloises  où  quelques  Barbares 
demeuraient  terrés,  humbles  et  farouches,  et, 
par  une  brèche  du  mur,  il  sauta  dans  la  cam- 
pagne. 


Lorsque  enfin,  par  le  glaive  du  légionnaire, 
par  les  verges  du  licteur  et  parles  paroles  flat- 
teuses de  César,  la  Gaule  fut  pacifiée  tout  entière, 
Marcus  Antonius,  questeur,  vint  prendre  ses 
quartiers  d'hiver  à  Némétocenne  des  Atrébates. 
Il  était  fils  de  Julia,  sœur  de  César.  Ses  fonc- 
tions consistaient  à  payer  la  solde  des  troupes 
et  à  répartir,  selon  les  règles  établies,  le  butin 
qui  était  énorme,  car  les  conquérants  avaient 
trouvé  des  barres  d'or  et  des  escarboucles  sous 
les  pierres  des  lieux  sacrés,  au  creux  des 
chênes,  dans  l'eau  tranquille  des  étangs,  et 
recueilli  beaucoup  d'ustensiles  d'or  dans  les 
huttes  des  chefs  et  des  peuples  exterminés. 


KOMM    L'ATRÉBATE  205 

Marcus  Antonius  amenait  avec  lui  des 
scribes  en  grand  nombre  et  des  arpenteurs  qui 
procédèrent  à  la  répartition  des  meubles  et 
des  terres,  et  qui  eussent  fait  beaucoup  d'écri- 
tures inutiles  ;  mais  César  leur  prescrivit  des 
méthodes  simples  et  rapides  de  travail.  Des 
marchands  asiatiques,  des  colons,  des  ouvriers, 
des  légistes  venaient  en  foule  à  Némétocenne; 
et  les  Atrébates  qui  avaient  quitté  leur  ville  y 
rentraient  les  uns  après  les  autres,  curieux, 
surpris,  pleins  d'admiration.  Les  Gaulois,  pour 
la  plupart,  étaient  fiers  maintenant  de  porter 
la  toge  et  de  parler  la  langue  des  fils  magna- 
nimes de  Rémus.  Ayant  rasé  leurs  longues 
moustaches,  ils  ressemblaient  à  des  Romains. 
Ceux  d'entre  eux  qui  avaient  gardé  quelque 
richesse  demandaient  à  un  architecte  romain 
de  leur  bâtir  une  maison  avec  un  portique 
intérieur,  des  chambres  pour  les  femmes  et  une 
fontaine  ornée  de  coquillages.  Ils  faisaient 
peindre  Hercule,  Mercure  et  les  Muses  dans 
leur  salle  à  manger,  et  soupaienl  accoudés  sur 
des  lits. 

Komm,   bien    qu'illustre    et   fils  d'un   père 

12 


206  sous  l'invocation  de  clio 

illustre,  avait  perdu  la  plupart  de  ses  fidèles. 
Cependant  il  refusait  de  se  soumettre  et 
menait  une  vie  errante  et  guerrière  avec  quel- 
ques hommes  unis  à  lui  par  l'âpre  volonté 
d'être  libres,  par  la  haine  des  Romains  ou  par 
l'habitude  du  pillage  et  du  viol.  Ils  le  suivaient 
dans  les  forêts  impénétrées,  dans  les  maré- 
cages, et  jusque  dans  ces  îles  mouvantes  for- 
mées à  la  vaste  embouchure  des  rivières.  Ils 
lui  étaient  tout  dévoués,  mais  ils  lui  parlaient 
sans  respect,  ainsi  qu'un  homme  parle  à  son 
égal,  parce  qu'ils  l'égalaient  en  effet  par  le 
courage,  dans  l'excès  constant  des  souffrances, 
du  dénuement  et  de  la  misère.  Ils  habitaient 
des  arbres  touffus  ou  les  fentes  des  rochers. 
Ils  recherchaient  les  cavernes  creusées  dans 
la  pierre  friable  par  l'eau  puissante  des  torrents 
au  fond  des  étroites  vallées.  Quand  ils  ne 
trouvaient  pas  d'animaux  à  chasser,  ils  man- 
geaient des  mûres  et  des  arbouses.  Ils  ne 
pouvaient  pénétrer  dans  les  villes  gardées 
contre  eux  par  les  Romains  ou  seulement  par 
la  peur  des  Romains.  Dans  la  plupart  des 
villages    ils   n'étaient    pas   reçus    volontiers. 


KOMM    LA.TRÉBATE  207 

Komra  trouva  pourtant  accueil  dans  les  huttes 
éparses  sur  les  sables  toujours  battus  des 
vents,  au  bord  des  bouches  endormies  de  la 
rivière  Somme.  Les  habitants  de  ces  dunes 
se  nourrissaient  de  poissons.  Pauvres,  épars, 
perdus  dans  les  chardons  bleus  de  leur  sol 
stérile,  ils  n'avaient  point  éprouvé  la  force 
romaine.  Ils  le  recevaient  avec  ses  compa- 
gnons dans  leurs  maisons  souterraines,  cou- 
vertes de  roseaux  et  de  pierres  roulées  par  la 
mer.  Ils  l'écoutaient  attentivement,  n'ayant 
jamais  entendu  un  homme  parler  aussi  bien 
que  lui.  Il  leur  disait  : 

—  Sachez  qui  sont  les  amis  des  Atrébates 
et  des  Morins  qui  vivent  sur  le  rivage  de  la 
mer  et  dans  la  forêt  profonde. 

»  La  lune,  la  forêt  et  la  mer  sont  les  amies 
des  Morins  et  des  Atrébates.  Et  ni  la  mer,  ni 
la  forêt,  ni  la  lune  n'aime  les  petits  hommes 
bruns  amenés  par  César. 

»  Or,  la  mer  m'a  dit  :  —  Komm,  je  cache 
tes  navires  vénètes  dans  une  anse  déserte  de 
mon  rivage. 

»  La  forêt  m'a  dit  :  —  Komm,  je  donnerai 


208  sous  l'invocation  de  clio 

un  abri  sûr  à  toi  qui  es  un  chef  illustre  et  à 
tes  compagnons  fidèles. 

»  La  lune  m'a  dit  :  —  Komm,  tu  m'as  vue, 
dans  l'île  des  Bretons,  briser  les  navires  des 
Romains.  Je  commande  aux  nuages  et  aux 
vents,  et  je  refuserai  ma  lumière  aux  conduc- 
teurs des  chariots  qui  portent  des  vivres  aux 
Romains  de  Némétocenne,  en  sorte  que  tu 
pourras  les  surprendre,  la  nuit. 

»  Ainsi  m'ont  parlé  la  mer,  la  forêt  et  la 
lune.  Et  je  vous  dis  : 

»  —  Laissez  là  vos  barques  et  vos  filets  et 
venez  avec  moi.  Vous  serez  tous  des  chefs  de 
guerre  et  des  hommes  illustres.  Nous  livrerons 
des  combats  très  beaux  et  très  profitables.  Nous 
nous  procurerons  des  vivres,  des  trésors  et  des 
femmes  en  abondance.  Voici  comment  : 

»  Je  connais  de  mémoire  tout  le  pays  des 
Atrébates  et  des  Morins  si  parfaitement  qu'il 
n'y  a  point  dans  tout  ce  pays  une  rivière,  un 
étang,  un  rocher  dont  je  ne  sache  pas  très 
bien  la  place.  Et  tous  les  chemins,  tous  les 
sentiers  sont  aussi  présents  dans  mon  esprit, 
avec  leur  vraie  longueur  et  leur  vraie  direc- 


KOMM    L'ATRÉBATE  209 

tion,  qu'ils  le  sont  sur  le  sol  des  aïeux.  Et  il 
faut  que  ma  pensée  soit  grande  et  royale  pour 
contenir  ainsi  toute  la  terre  atrébate.  Or  sachez 
qu'elle  contient  beaucoup  d'autres  pays  encore, 
bretons,  gaulois,  germains.  C'est  pourquoi,  si 
le  commandement  m'avait  été  donné  sur  les 
peuples,  j'aurais  vaincu  César  et  chassé  les 
Romains  de  cette  terre.  Et  c'est  pourquoi 
nous  surprendrons  ensemble  les  courriers  de 
Marcus  Antonius  et  les  convois  de  vivres 
destinés  à  la  ville  qu'ils  m'ont  volée.  Nous  les 
surprendrons  aisément,  parce  que  je  connais 
les  routes  qu'ils  prennent,  et  leurs  soldats  ne 
pourront  nous  atteindre,  parce  qu'ils  ne  con- 
naissent pas  les  chemins  que  nous  pren- 
drons. Et  s'ils  parvenaient  à  suivre  notre 
trace,  nous  leur  échapperions  dans  mes 
navires  vénètes,  qui  nous  porteraient  à  l'île 
des  Bretons.  » 

Par  de  tels  discours,  Komm  inspira  une 
grande  confiance  à  ses  hôtes  du  rivage  bru- 
meux. Il  acheva  de  les  gagner  en  leur  donnant 
quelques  morceaux  d'or  et  de  fer,  restes  des 
trésors  qu'il  avait  possédés.  Ils  lui  dirent  : 

12. 


210  sous  l'invocation  de  clio 

—  Nous  te  suivrons  partout  où  il  te  plaira 
de  nous  mener. 

Il  les  mena  par  des  chemins  inconnus  jus- 
ques  aux  abords  de  la  voie  romaine.  Quand  il 
voyait  dans  une  prairie  humide,  autour  de 
l'habitation  d'un  homme  riche,  des  chevaux 
paissant,  il  les  donnait  à  ses  compagnons. 

Il  forma  ainsi  une  troupe  de  cavalerie  à 
laquelle  venaient  se  joindre  plusieurs  Atré- 
bates,  désireux  de  faire  la  guerre  pour  acquérir 
des  richesses,  et  quelques  déserteurs  du  camp 
romain.  Ceux-ci,  le  chef  Komm  ne  les  recevait 
pas,  pour  ne  point  violer  le  serment  qu'il  avait 
fait  de  ne  jamais  voir  en  face  un  Romain.  II 
les  faisait  interroger  par  un  homme  intelli- 
gent et  les  renvoyait.  Parfois  tous  les  hommes 
d'un  village,  jeunes  et  vieux,  le  suppliaient  de 
les  recevoir  parmi  ses  fidèles.  Ces  hommes,  les 
fiscaux  de  Marcus  Antonius  les  avaient  entière- 
ment dépouillés,  levant,  après  le  tribut  imposé 
par  César,  des  tributs  indus,  et  frappant 
d'amendes  les  chefs  pour  des  fautes  imagi- 
naires. En  effet,  les  officiers  du  fisc,  après 
avoir  rempli  les  coffres   de   l'Etat,   prenaient 


KOMM    L'ATRÉBATE  211 

soin  de  s'enrichir  aux  dépens  de  ces  barbares 
qu'ils  jugeaient  stupides  et  qu'ils  pouvaient 
toujours  livrer  au  bourreau,  pour  faire  taire 
les  plaintes  importunes.  Komm  choisissait  les 
hommes  les  plus  forts.  Les  autres,  malgré 
leurs  larmes  et  la  peur  qu'ils  lui  exprimaient 
de  mourir  de  faim  ou  des  Romains,  étaient 
congédiés.  Il  ne  voulait  point  avoir  une 
grande  armée,  parce  qu'il  ne  voulait  point  faire 
une  grande  guerre,  ainsi  que  Vercingétorix. 

Avec  sa  petite  troupe,  il  enleva  en  peu  de 
jours  plusieurs  convois  de  farine  et  de  bes- 
tiaux, massacra,  jusque  sous  les  murs  de 
Némétocenne,  des  légionnaires  isolés  et 
terrifia  la  population  romaine  de  la  ville. 

—  Ces  Gaulois,  disaient  les  tribuns  et  les 
centurions,  sont  des  barbares  cruels,  contem- 
pteurs des  Dieux,  ennemis  du  genre  humain. 
Au  mépris  de  la  foi  jurée,  ils  offensent  la 
majesté  de  Rome  et  de  la  Paix.  Us  méritent 
une  peine  exemplaire.  Nous  devons  à  l'huma- 
nité de  châtier  les  coupables. 

Les  plaintes  des  colons,  les  cris  des  soldats 
montèrent    jusqu'au    tribunal     du    questeur. 


212  sous  l'invocation  DE  CLIO 

Marcus  Antonius  d'abord  n'y  prit  pas  garde. 
Il  était  occupé  à  représenter,  dans  des  salles 
closes  et  bien  chauffées,  avec  des  histrions  et 
des  courtisanes,  les  travaux  de  cet  Hercule 
auquel  il  ressemblait  par  les  traits  du  visage, 
la  barbe  courte  et  bouclée,  la  vigueur  des 
membres.  Vêtu  d'une  peau  de  lion,  sa  massue 
à  la  main,  le  fils  robuste  de  Julia  abattait  des 
monstres  feints,  perçait  de  ses  flèches  une 
machine  en  forme  d'hydre.  Puis  soudain, 
changeant  la  dépouille  du  lion  pour  la  robe 
d'Omphale,  il  changeait  en  même  temps  de 
fureurs 

Cependant  les  convois  étaient  inquiétés  ;  les 
détachements  de  soldats,  surpris,  harcelés, 
mis  en  fuite;  et  l'on  trouva  un  matin  le  cen- 
turion G.  Fusius  pendu,  la  poitrine  ouverte, 
à  un  arbre,  près  de  la  Porte  dorée. 

On  savait  dans  le  camp  romain  que  l'auteur 
de  ces  brigandages  était  Commius,  autrefois 
roi  par  l'amitié  de  Rome,  maintenant  chef  de 
bandits.  Marcus  Antonius  donna  l'ordre  d'agir 
avec  énergie  pour  assurer  la  sécurité  des  sol- 
dats et   des  colons.  Et,   prévoyant  qu'on    ne 


KOMM    L'ATRÉBATE  213 

prendrait  pas  de  si  tôt  le  rusé  Gaulois,  il  invita 
le  préteur  à  faire  tout  de  suite  un  exemple 
terrible.  Pour  se  conformer  aux  intentions  de 
son  chef,  le  préteur  fit  amener  à  son  tribunal 
les  deux  Atrébates  les  plus  riches  qu'il  y  eût  à 
Némétocenne. 

L'un  se  nommait  Vergal  et  l'autre  Ambrow. 
Ils  étaient  tous  deux  d'illustre  naissance  et  ils 
avaient,  les  premiers  entre  tous  les  Atrébates, 
fait  amitié  avec  César.  Mal  récompensés  de 
leur  prompte  soumission,  dépouillés  de  tous 
leurs  honneurs  et  d'une  grande  partie  de  leurs 
biens,  sans  cesse  vexés  par  des  centurions 
grossiers  et  par  des  légistes  cupides,  ils  avaient 
osé  murmurer  quelques  plaintes.  Imitateurs 
des  Romains  et  portant  la  toge,  ils  vivaient  à 
Némétocenne,  naïfs  et  vains,  dans  l'humilia- 
tion et  l'orgueil.  Le  préteur  les  interrogea,  les 
condamna  à  la  peine  des  parricides  et  les  livra 
aux  licteurs  en  une  même  journée.  Ils  mou- 
rurent doutant  de  la  justice  latine. 

Le  questeur  avait  ainsi,  par  sa  prompte 
fermeté,  raffermi  le  cœur  des  colons,  qui  lui 
en  adressèrent  des  louanges.   Les  magistrats 


214  sous  l'invocation  de  clio 

municipaux  de  Némétocenne,  bénissant  sa 
vigilance  paternelle  et  sa  piété,  lui  décer- 
nèrent, par  décret,  une  statue  d'airain.  Après 
quoi,  plusieurs  négociants  latins,  s'étant  aven- 
turés hors  de  la  ville,  furent  surpris  et  tués 
par  les  cavaliers  de  Komm. 


VI 


Le  préfet  de  la  cavalerie  cantonnée  à  Némé- 
tocenne  des  Atrébates  était  Caius  Yolusenus 
Quadratus,  celui-là  même  qui  naguère  avait 
attiré  le  roi  Commius  dans  un  guet-apens  et 
avait  dit  aux  centurions  de  son  escorte  : 
«  Quand  je  lui  tendrai  la  main  en  signe 
d'amitié,  vous  le  frapperez  par  derrière.  »  Caius 
Yolusenus  Quadratus  était  estimé  dans  l'armée 
pour  son  obéissance  au  devoir  et  son  ferme 
courage.  Il  avait  reçu  de  grandes  récompenses 
et  jouissait  des  honneurs  attachés  aux  vertus 
militaires.  Marcus  Antonius  le  désigna  pour 
donner  la  chasse  au  roi  Commius. 

Yolusenus  remplit  avec  zèle  la  mission  qui 


216  sous  l'invocation  de  clio 

lui  était  confiée.  Il  dressa  des  embuscades  à 
Komm  et,  se  tenant  en  contact  perpétuel  avec 
ses  maraudeurs,  les  harcelait.  Cependant 
l'Atrébate,  qui  savait  beaucoup  de  ruses  de 
guerre,  fatiguait  par  la  rapidité  de  ses  mouve- 
ments la  cavalerie  romaine  et  surprenait  les 
soldats  isolés.  Il  tuait  les  prisonniers  par  sen- 
timent religieux,  avec  l'espérance  de  se  rendre 
les  Dieux  favorables.  Mais  les  Dieux  cachent 
leur  pensée  ainsi  que  leur  visage.  Et  c'est  après 
avoir  accompli  un  de  ces  actes  de  piété,  que  le 
chef  Komm  se  trouva  dans  le  plus  grand 
danger.  Errant  alors  dans  le  pays  des  Morins, 
il  venait  d'égorger,  la  nuit,  dans  la  forêt,  sur 
la  pierre,  deux  prisonniers  jeunes  et  beaux, 
quand,  au  sortir  d'un  bois,  il  se  trouva  surpris 
avec  tous  les  siens  par  la  cavalerie  de  Volu- 
senus,  qui,  mieux  armée  que  la  sienne  et  plus 
«xperte  à  manœuvrer,  l'enveloppa  et  lui  tua 
beaucoup  d'hommes  et  de  chevaux.  Il  réussit 
pourtant  à  se  faire  passage  en  compagnie  des 
plus  habiles  et  des  plus  braves  Atrébates.  Ils 
fuyaient;  ils  couraient  à  toute  bride  sur  la 
plaine,  vers  la  plage  où  l'Océan  brumeux  roule 


KOMM    L'ATRÉBATE  217 

des  pierres  dans  le  sable.  En  tournant  la  tète, 
ils  voyaient  luire  au  loin,  derrière  eux,  les 
casques  des  Romains. 

Le  chef  Komm  avait  bon  espoir  d'échapper 
à  cette  poursuite.  Ses  chevaux  étaient  plus 
vites  et  moins  chargés  que  ceux  de  l'ennemi. 
Il  comptait  atteindre  assez  tôt  les  navires  qui 
l'attendaient  dans  une  crique  prochaine, 
s'embarquer  avec  ses  fidèles  et  faire  voile  vers 
l'île  des  Bretons. 

Ainsi  pensait  le  chef,  et  les  Atrébates  che- 
vauchaient en  silence.  Parfois  un  pli  de  terrain 
ou  des  bouquets  d'arbres  nains  leur  cachaient 
les  cavaliers  de  Volusenus.  Puis  les  deux 
troupes  se  retrouvaient  en  vue  dans  la  plaine 
immense  et  grise,  mais  séparées  par  un  espace 
de  terre  vaste  et  grandissant.  Les  casques  de 
bronze  clair  était  distancés  et  Komm  ne  distin- 
guait plus  derrière  lui  qu'un  peu  de  poussière 
mouvante  à  l'horizon.  Déjà  les  Gaulois  respi- 
raient avec  joie  dans  l'air  le  sel  marin.  Mais, 
à  l'approche  du  rivage,  le  sol  poudreux,  qui 
montait,  ralentit  le  pas  des  chevaux  gaulois, 
et  Volusenus  commença  de  gagner  du  terrain. 

13 


218  sous  l'invocation  de  clio 

Les  Barbares,  dont  l'ouïe  était  fine,  enten- 
daient venir,  faibles,  presque  imperceptibles, 
effrayantes,  les  clameurs  latines,  lorsque,  par 
delà  les  mélèzes  courbés  du  vent,  ils  décou- 
vrirent, du  haut  de  la  colline  de  sable,  les 
mâts  des  navires  assemblés  dans  l'anse  du 
rivage  désert.  Ils  poussèrent  un  long  cri  de 
joie.  Et  le  chef  Komm  se  félicitait  de  sa 
prudence  et  de  son  bonheur.  Mais,  ayant 
commencé  de  descendre  vers  le  rivage,  ils 
s'arrêtèrent  à  mi-côte,  regardant  avec  déses- 
poir ces  beaux  navires  vénètes,  à  la  large 
carène,  très  hauts  de  proue  et  de  poupe, 
maintenant  à  sec  sur  le  sable,  échoués  pour  de 
longues  heures,  tandis  que,  au  loin,  dormait  la 
mer  basse.  A  cette  vue,  ils  demeuraient  inertes 
et  stupides,  courbés  sur  leurs  chevaux  fumants 
qui,  les  jarrets  mous,  baissaient  la  tête  au 
vent  de  terre  dont  le  souffle  les  aveuglait 
avec  les  mèches  de  leur  longue  crinière. 

Dans  la  stupeur  et  le  silence,  le  chef  Komm 
s'écria  : 

—  Aux  navires,  cavaliers!  Nous  avons  bon 
vent  !  Aux  navires  ! 


KOMM    L'ATRÉBATE  219 

Ils  obéirent  sans  comprendre. 

Et,  poussant  jusqu'aux  navires,  Komm 
ordonna  de  déployer  les  voiles.  Elles  étaient  de 
peaux  de  bêtes  teintes  de  vives  couleurs. 
Aussitôt  déployées,  ces  voiles  se  gonflèrent  au 
vent  qui  fraîchissait.  • 

Les  Gaulois  se  demandaient  à  quoi  servirait 
cette  manœuvre,  et  si  le  chef  espérait  voir  ces 
robustes  nefs  de  chêne  fendre  le  sable  de  la 
plage  comme  l'eau  de  la  mer.  Ils  songeaient 
les  uns  à  fuir  encore,  les  autres  à  mourir  en 
tuant  des  Romains. 

Cependant  Volusenus  gravissait,  à  la  tête  de 
ses  cavaliers,  la  colline  qui  borde  ces  côtes  de 
galets  et  de  sable.  Il  vit  se  dresser  du  fond  de 
la  crique  les  mâts  des  navires  vénètes.  Obser- 
vant que  la  toile  était  déployée  et  gonflée  par 
un  vent  favorable,  il  fit  faire  halte  à  sa  troupe, 
lança  des  iihprécations  obscènes  sur  la  tête  de 
Commius,  plaignit  ses  chevaux  crevés  en  vain, 
et  tournant  bride  ordonna  à  ses  hommes  de 
regagner  le  camp. 

—  A  quoi  bon,  pensait-il,  poursuivre  plus 
avant  ces  bandits?  Commius  s'est  embarqué. 


220  sous  l'invocation  de  clio 

Il  navigue  et,  poussé  par  un  tel  vent,  il  est 
déjà  hors  de  portée  du  javelot. 

Bientôt  après,  Komm  et  les  Atrébates 
gagnèrent  les  bois  touffus  et  les  îles  mouvantes, 
qu'ils  emplirent  des  éclats  d'un  rire  héroïque. 

Six  mois  encore,  le  chef  Komm  tint  la  cam- 
pagne. Un  jour  Volusenus  le  surprit,  avec 
une  vingtaine  de  cavaliers,  sur  un  terrain 
découvert.  Le  préfet  était  accompagné  d'un 
nombre  à  peu  près  égal  d'hommes  et  de  che- 
vaux. Il  donna  l'ordre  de  charger.  L'Atrébate, 
soit  qu'il  craignît  de  ne  pouvoir  soutenir  le 
choc,  soit  qu'il  méditât  un  stratagème,  fit  signe 
à  ses  fidèles  de  fuir,  se  lança  éperdument  dans 
Ja  plaine  immense  et  galopa  longtemps,  serré 
de  près  par  Volusenus.  Puis,  tout  à  coup,  il 
tourna  bride  et,  suivi  de  ses  Gaulois,  se  jeta 
furieusement  sur  le  préfet  de  cavalerie  et,  d'un 
coup  de  lance,  lui  perça  la  cuisse.  Les  Romains, 
voyant  leur  général  abattu,  s'enfuirent  étonnés, 
Puis,  par  l'effet  de  l'éducation  militaire,  qui 
les  portait  à  surmonter  le  sentiment  naturel 
de  la  peur,  ils  revinrent  ramasser  Volusenus 
au  moment  où  Komm  l'accablait  joyeusement 


KOMM  l'atrébate  221 

des  plus  violentes  injures.  Les  Gaulois  ne 
Durent  résister  à  la  petite  troupe  romaine  qui, 
raffermie  et  solide,  les  chargea  vigoureuse- 
ment, en  tua  ou  en  prit  le  plus  grand  nombre. 
Commius  presque  seul  se  sauva,  grâce  à  la 
vitesse  de  son  cheval. 

Et  Volusenus  fut  rapporté  mourant  dans  le 
camp  romain.  Par  l'art  des  médecins  ou  la 
force  de  son  tempérament,  il  guérit  pourtant 
de  sa  blessure. 

Commius  avait  perdu  tout  à  la  fois,  dans 
cette  affaire,  ses  fidèles  guerriers  et  sa  haine. 
Content  de  sa  vengeance,  satisfait  désormais  et 
tranquille,  il  envoya  un  messager  à  Marcus 
Antonius.  Ce  messager,  ayant  été  admis  au 
tribunal  du  questeur,  parla  de  la  sorte  : 

—  Marcus  Antonius,  le  roi  Commius  promet 
de  se  rendre  au  lieu  qui  lui  sera  assigné,  de 
faire  ce  que  tu  lui  commanderas  et  de  donner 
des  otages.  Il  demande  seulement  que  lui  soit 
épargnée  la  honte  de  paraître  jamais  devant 
un  Romain. 

Marcus  Antonius  était  magnanime  : 

—  Je  conçois,  dit-il,  que  Commius  soit  un 


222  sous  l'invocation  de  clio 

peu  dégoûté  des  entrevues  avec  nos  généraux. 
Je  le  dispense  de  paraître  devant  aucun  de 
nous.  Je  lui  accorde  son  pardon  et  je  reçois 
ses  otages. 

On  ignore  ce  que  devint  ensuite  Koram 
l'Atrébate;  le  reste  de  sa  vie  n'a  point  laissé 
de  trace. 


FARINATA   DEGLI   UBERTI 

OU   LA   GUERRE     CIVILE 


Ed  ei  s'ergea  col  petto  e  con  la  fronte, 
Come  avesse  lo  inferno  in  gran  dispitto. 

Inferr.o,  c.  10". 


Assis  sur  la  terrasse  de  sa  tour,  le  vieux 
Farinata  degli  Uberti  enfonçait  son  regard 
aigu  dans  la  ville  hérissée  de  créneaux.  Debout 
près  de  lui,  Fra  Ambrogio  regardait  le  ciel  où 
foisonnaient  les  roses  du  soir  et  qui  couron- 
nait de  ses  fleurs  ardentes  les  collines  enlacées 
en  cercle  autour  de  Florence.  Des  berges  pro- 
chaines de  l'Arno  le  parfum  des  myrtes  mon- 
tait dans  l'air  paisible.  Les  derniers  cris  des 
oiseaux   avaient  jailli   du   toit  clair   de   San 


224  sous  l'invocation  de  clio 

Giovanni.  Soudain,  le  pas  de  deux  chevaux 
sonna  sur  les  cailloux  aigus  qu'on  avait 
arrachés  au  lit  du  fleuve  pour  en  paver  les 
chaussées,  et  deux  jeunes  cavaliers,  beaux 
comme  deux  saint  Georges,  débouchant  d'une 
rue  étroite,  passèrent  devant  le  palais  sans 
fenêtres  des  Uberti.  Quand  ils  furent  au 
pied  de  la  tour  gibeline,  l'un  cracha  en  signe 
de  mépris,  et  l'autre,  levant  le  bras,  mit  le 
pouce  entre  l'index  et  le  doigt  du  milieu. 
Puis  tous  deux,  éperonnant  leurs  chevaux, 
gagnèrent  au  galop  le  pont  de  bois.  Specta- 
teur de  l'outrage  fait  à  son  nom,  Farinata 
demeura  tranquille  et  muet.  Ses  joues  des- 
séchées tressaillirent  et  une  larme  de  plus  de 
sel  que  d'eau  vint  lentement  couvrir  ses  pru- 
nelles jaunes.  Enfin  il  secoua  par  trois  fois  la 
tête  et  dit  : 

—  Pourquoi  ce  peuple  me  hait-il? 

Fra  Ambrogio  ne  répondit  point.  Et  Fari- 
nata continua  de  regarder  la  ville,  qu'il  ne 
voyait  plus  qu'à  travers  l'acre  nuage  qui  lui 
brûlait  les  paupières.  Puis  tournant  vers  le 
moine  sa  maigre  face   où  s'attachaient  forte- 


FARISATA    DEGLI   UBERTI  225 

ment  un  nez  en  bec  d'aigle  et  des  mâchoires 
menaçantes,  il  demanda  encore  : 

—  Pourquoi  ce  peuple  me  hait-il? 

Le  moine  fit  le  geste  de  chasser  une  mouche. 

—  Que  vous  importe,  messer  Farinata, 
l'insolence  obscène  de  deux  jouvenceaux 
nourris  dans  les  tours  guelfes  d'Oltarno? 

FARINATA. 

Je  me  soucie  peu,  en  effet,  de  ces  deux 
Frescobaldi,  mignons  des  Romains,  fils  d'entre- 
metteurs et  de  prostituées.  Je  ne  crains  pas 
le  mépris  de  ceux-là.  Il  n'est  possible  ni  à 
mes  amis,  ni  surtout  à  mes  ennemis  de  me 
mépriser.  Ma  douleur  est  de  sentir  sur  moi  la 
haine  du  peuple  de  Florence. 

FRA   AMBROGIO. 

La  haine  règne  dans  les  villes  depuis  que  les 
fils  de  Caïn  y  portèrent  l'orgueil  avec  les  arts, 
et  que  les  deux  chevaliers  thébains  rassasièrent 
dans  leur  sang  leur  haine  fraternelle.  De 
l'injure  naît  la  colère,  et  de  la  colère  l'injure. 
Avec  une  infaillible  fécondité  la  haine  engendre 
la  haine. 

13. 


2-26  sous  l'invocation  de  clio 

FARINAT A. 

Mais  comment  l'amour  peut-il  engendrer 
la  haine?  et  pourquoi  suis-je  odieux  à  ma  ville 
bien-aimée? 

FRA   AMBROGIO. 

Je  vous  répondrai  donc  puisque  vous  le 
voulez,  messer  Farinata.  Mais  vous  ne  tirerez 
de  ma  bouche  que  des  paroles  de  vérité.  Vos 
concitoyens  ne  vous  pardonnent  pas  d'avoir 
combattu  à  Montaperto,  sous  la  bannière 
blanche  de  Manfred,  le  jour  où  l'Arbia  fut 
rougie  du  sang  des  Florentins.  Et  ils  jugent 
qu'en  ce  jour,  dans  la  vallée  funeste,  vous  ne 
fûtes  pas  l'ami  de  votre  ville. 

FARINATA. 

Quoi!  je  ne  l'ai  pas  aimée!  Vivre  de  sa  vie, 
ne  vivre  que  pour  elle,  souffrir  la  fatigue,  la 
faim,  la  soif,  la  fièvre,  l'insomnie,  et  la  peine 
sans  pareille,  l'exil  ;  affronter  la  mort  à  toute 
heure  et  risquer  de  tomber  vivant  aux  mains 
de  ceux  qui  ne  se  seraient  point  contentés  de 
ma  mort;  tout  oser,  tout  endurer  pour  elle, 


FARINATA    DEGLI    UBERTI  227 

pour  son  bien,  pour  l'arracher  à  mes  ennemis, 
qui  étaient  les  siens,  pour  l'affranchir  de  toute 
honte,  pour  l'amener  de  gré  ou  de  force  à 
suivre  les  avis  salutaires,  à  prendre  le  bon 
parti,  à  penser  ce  que  je  pensais  moi-même 
avec  les  plus  nobles  et  les  meilleurs,  la  vouloir 
toute  belle  et  subtile  et  généreuse,  et  sacrifier 
à  cet  unique  vouloir  mes  biens,  mes  fils,  mes 
proches,  mes  amis;  me  faire  selon  ses  seuls 
intérêts  libéral,  avare,  fidèle,  perfide,  magna- 
nime, criminel,  ce  n'était  pas  aimer  ma  ville* 
Mais  qui  donc  l'aima,  si  je  ne  l'aimai  pas? 

FRA   AMBROGIO. 

Hélas  î  messer  Farinata,  votre  impitoyable 
amour  arma  contre  la  cité  la  violence  et  la 
ruse  et  coûta  la  vie  à  dix  mille  Florentins. 

FARINATA. 

Oui,  mon  amour  pour  ma  ville  fut  aussi  fort 
que  vous  dites,  Fra  Ambrogio.  Et  les  actions 
qu'il  m'inspira  sont  dignes  d'être  données  en 
exemple  à  nos  fils  et  aux  fils  de  nos  fils.  Pour 
que  le  souvenir  ne  s'en  perdît  point,  je  les  ferais 


228  sous  l'invocation  de  clio 

moi-même  écrire,  si  j'avais  la  tête  aux  écri- 
tures. Quand  j'étais  jeune,  je  trouvais  des 
chansons  d'amour  dont  s'émerveillaient  les 
dames  et  que  les  clercs  mettaient  dans  leurs 
livres.  A  cela  près,  j'ai  toujours  méprisé  les 
lettres  à  l'égal  des  arts  et  je  ne  me  suis  pas 
plus  soucié  d'écrire  que  de  tisser  la  laine.  Que 
chacun,  à  mon  exemple,  agisse  selon  sa  con- 
dition. Mais  vous,  Fra  Ambrogio,  qui  êtes  un 
scribe  très  savant,  ce  serait  à  vous  de  faire  un 
récit  des  grandes  entreprises  que  j'ai  conduites. 
Il  vous  en  reviendrait  de  l'honneur,  si  toute- 
fois vous  les  contiez  non  en  religieux,  mais  en 
noble,  car  ce  sont  des  gestes  de  noble  et  de 
chevalier.  On  verrait  par  ce  discours  que  j'ai 
beaucoup  agi.  Et  de  tout  ce  que  j'ai  fait  je  ne 
regrette  rien. 

J'étais  banni,  les  guelfes  avaient  massacré 
trois  de  mes  parents.  Sienne  me  reçut.  Mes 
ennemis  lui  en  firent  un  tel  grief  qu'ils  exci- 
tèrent le  peuple  florentin  à  marcher  en  armes 
contre  la  ville  hospitalière.  Pour  Sienne,  pour 
les  bannis,  je  demandai  secours  au  fils  de 
César,  au  roi  de  Sicile. 


FARINÀTA    DEGLI    CBERTI  229 

FRA    AMBROGIO. 

Il  n'est  que  trop  vrai  :  vous  fûtes  l'allié  de 
Manfred,  l'ami  du  sultan  de  Luceria,  de  l'astro- 
logue, du  renégat,  de  l'excommunié. 

FARINATA. 

Alors  nous  buvions  comme  de  l'eau  l'ex- 
communication pontificale.  Je  ne  sais  si  Man- 
fred avait  appris  à  lire  les  destinées  dans  les 
étoiles,  mais  il  est  vrai  qu'il  faisait  grand  cas 
de  ses  cavaliers  sarrasins.  Il  était  aussi  prudent 
que  brave,  sage  prince,  avare  du  sang  de  ses 
hommes  et  de  l'or  de  ses  coffres.  Il  répondit 
aux  Siennois  qu'il  leur  donnerait  secours.  Il 
fit  la  promesse  grande  pour  inspirer  une  égale 
reconnaissance.  Quant  à  l'effet,  il  le  tint  petit 
par  cautèle  et  de  peur  de  se  démunir.  Il 
envoya  sa  bannière  avec  cent  cavaliers  alle- 
mands. Les  Siennois,  déçus  et  dépités,  par- 
laient de  rejeter  ce  secours  dérisoire.  Je  sus 
les  rendre  mieux  avisés  et  leur  enseignai  l'art 
de  faire  passer  un  drap  dans  une  bague.  Un 
jour,   ayant    gorgé   de   viande   et  de  vin  les 


230  sous  l'invocation  de  clio 

Allemands,  je  les  fis  sortir  sur  un  si  mauvais 
avis  et  si  mal  à  propos  qu'ils  tombèrent  dans 
une  embuscade   et    furent   tous   tués    par  les 
guelfes  de  Florence,  qui   prirent  la    bannière 
blanche  de   Manfred  et  la  traînèrent  dans  la 
boue  à  la  queue  d'un  âne.  Aussitôt,  j'instruisis 
le  Sicilien  de  l'insulte.  Il  la  ressentit  comme 
j'avais  prévu  qu'il  la  ressentirait,  et  il  envoya, 
pour  en  tirer  vengeance,  huit  cents  cavaliers, 
avec  bon  nombre  de  fantassins,  sous  le  com- 
mandement    du    comte     Giordano,    que    la 
renommée  égalait  à  Hector  de  Troie.   Cepen- 
dant   Sienne  et  ses  alliés  rassemblaient  leurs 
milices.  Bientôt  nous  fûmes  forts  de  treize  mille 
hommes  de    guerre.    C'était    moins  que  n'en 
avaient  les  guelfes  de  Florence.  Mais,  parmi  eux, 
se  trouvaient  de  faux  guelfes  qui  n'attendaient 
que  l'heure  de  se  montrer  gibelins,  tandis  qu'a 
nos  gibelins  ne  se  mêlaient  point  de  guelfes. 
De  la  sorte,  ayant  de  mon  côté,  non  pas  toutes 
les  chances  favorables  (on  ne  les  a  jamais), 
mais  de  grandes,  et  de  bonnes  et  d'inespérées, 
qu'on  ne  retrouverait  plus,  j'étais  impatient  de 
livrer    une  bataille  qui,    heureuse,  détruirait 


FARINATA   DEGLI   UBERTI  231 

mes  ennemis,  et,  malheureuse,  n'accablerait 
que  mes  alliés.  De  cette  bataille  j'avais  faim  et 
soif.  Pour  y  attirer  l'armée  florentine  j'usai  du 
meilleur  moyen  que  je  pus  découvrir.  J'envoyai 
à  Florence  deux  frères  mineurs  avec  mission 
d'avertir  secrètement  le  Conseil  que,  touché 
d'un  vif  repentir  et  désireux  d'acheter  par  un 
grand  service  le  pardon  de  mes  concitoyens, 
j'étais  prêta  leur  livrer,  contre  dix  mille  florins, 
une  des  portes  de  Sienne;  mais  que,  pour  le 
succès  de  l'entreprise,  il  était  nécessaire  que 
l'armée  florentine  s'avançât,  aussi  forte  que 
possible,  jusqu'aux  bords  de  l'Arbia,  sous  le 
semblant  de  porter  secours  aux  guelfes  de  Mon- 
talcino.  Mes  deux  moines  partis,  ma  bouche 
cracha  le  pardon  qu'elle  avait  demandé,  et 
j'attendis  agité  d'une  terrible  inquiétude.  Je 
craignais  que  les  nobles  du  Conseil  ne  compris- 
sent quelle  folie  c'était  que  d'envoyer  l'armée 
surl'Arbia.  Mais  j'espérais  que  ce  projet  plairait 
aux  plébéiens  par  son  extravagance  et  qu'ils 
l'adopteraient  d'autant  plus  volontiers  qu'il 
serait  combattu  par  les  nobles,  dont  ils  se 
défiaient.  En  effet,  la  noblesse  flaira  le  piège, 


232  sous  l'invocation  de  clio 

mais  les  artisans  donnèrent  dans  mes  panneaux. 
Us  formaient  la  majorité  du  Conseil.  Sur  leur 
ordre,  l'armée  florentine  se  mit  en  marche  et 
exécuta  le  plan  que  j'avais  tracé  pour  sa  perte. 
Qu'il  fut  beau  ce  lever  du  jour,  quand,  che- 
vauchant avec  la  petite  troupe  des  bannis  au 
milieu  des  Siennois  et  des  Allemands,  je  vis  le 
soleil,  déchirant  les  voiles  blancs  du  matin, 
éclairer  la  forêt  des  lances  guelfes  qui  cou- 
vraient les  pentes  de  la  Malena!  J'avais  amené 
mes  ennemis  sous  ma  main.  Encore  un  peu 
d'art  et  j'étais  sûr  de  les  détruire.  Par  mon 
conseil,  le  comte  Giordano  fit  défiler  trois 
fois  à  leur  vue  les  fantassins  de  la  commune 
de  Sienne,  en  changeant  leurs  casaques  après 
le  premier  et  le  second  tour,  afin  qu'ils  parus- 
sent trois  fois  plus  nombreux  qu'ils  n'étaient; 
et  il  les  montra  aux  guelfes  d'abord  rouges  en 
présage  de  sang,  puis  verts  en  présage  de 
mort,  enfin  mi-blancs  mi-noirs  en  présage  de 
captivité.  Présages  véritables  !  Ojoie!  quand, 
chargeant  la  cavalerie  florentine,  je  la  vis 
fléchir  et  tournoyer  ainsi  qu'un  vol  de  cor- 
neilles, quand  je  vis  l'homme  payé  par  moi, 


FARINATA    DEGLI    UBERTI  233 

celui  dont  je  ne  prononce  pas  le  nom  de  peur 
de  souiller  ma  bouche,  abattre  d'un  coup  d'épée 
le  gonfalon  qu'il  était  venu  défendre,  et  tous 
.es  cavaliers,  cherchant  dès  lors  en  vain,  pour 
s'v  rallier,  les  couleurs  blanches  et  bleues,  fuir 
éperdus,  s'écraser  les  uns  les  autres,  tandis 
que,  lancés  à  leur  poursuite,  nous  les  égor- 
gions comme  des  porcs  au  marché.  Les  arti- 
sans de  la  commune  tenaient  seuls  encore;  il 
fallut  les  tuer  autour  du  caroccio  ensanglanté. 
Enfin,  nous  ne  trouvâmes  plus  devant  nous 
que  des  morts,  et  des  lâches,  qui  se  liaient 
entre  eux  les  mains  pour  venir  plus  humble- 
ment nous  demander  grâce  à  genoux.  Et  moi, 
content  démon  ouvrage,  je  me  tenais  à  l'écart. 

FRA  AMBROGIO. 

Hélas!  vallée  maudite  de  l'Arbia!  On  dit 
qu'après  tant  d'années  elle  sent  la  mort  encore 
et  que,  déserte,  hantée  des  bêtes  sauvages, 
elle  s'emplit,  la  nuit,  du  hurlement  des 
chiennes  blanches.  Votre  cœur  fut-il  assez 
dur,  messer  Farinata,  pour  ne  pas  se  fondre 
en  larmes,  quand  vous  vîtes,  en  cette  journée 


234  sous  l'invocation  de  clio 

scélérate,   les   pentes    fleuries    de   la   Malena 
boire  le  sang  florentin? 

FARINATA. 

Ma  seule  douleur  fut  de  penser  qu'ainsi 
j'avais  montré  à  mes  ennemis  la  voie  de  la 
victoire  et  que  je  leur  faisais  pressentir,  en  les 
abattant  après  dix  ans  de  puissance  et  de 
superbe,  ce  qu'ils  pouvaient  espérer  à  leur 
tour  d'un  même  nombre  d'années.  Je  songeai 
que,  puisque  avec  mon  aide  un  tel  tour  avait 
été  donné  à  la  roue  de  Fortune,  cette  roue 
tournerait  encore  et  mettrait  les  miens  à  bas. 
Ce  pressentiment  couvrit  d'une  ombre  l'écla- 
tante lumière  de  ma  joie. 

FRA   AMBROGIO. 

Il  m'a  paru  que  vous  détestiez,  et  non  certes 
à  tort,  la  trahison  de  cet  homme,  qui  fit  choir 
dans  la  boue  et  le  sang  l'étendard  sous  lequel 
il  était  venu  combattre.  Moi-même,  qui  sais 
que  la  miséricorde  du  Seigneur  est  infinie,  je 
doute  si  Bocca  n'a  point  sa  part  dans  l'enfer 
avec  Caïn,  Judas  et  Brutus  le  parricide.  Mais 


FAR1NATA    DEGLI    DBERTI  235 

si  le  crime  de  Bocca  est  à  ce  point  exécrable, 
ne  vous  repentez-vous  point  de  l'avoir  causé? 
Et  ne  croyez-vous  pas,  messer  Farinata,  que 
vous-même,  en  attirant  dans  un  piège  l'armée 
des  Florentins,  vous  avez  offensé  le  Dieu  juste, 
et  fait  ce  qui  n'était  pas  permis? 

FARINATA. 

Tout  est  permis  à  celui  qui  agit  par  vigueur 
de  pensée  et  force  de  cœur.  En  trompant  mes 
ennemis  je  fus  magnanime  et  non  traître.  Et 
si  vous  me  faites  un  crime  d'avoir  employé  au 
salut  de  mon  parti  l'homme  qui  renversa  le 
gonfalon  des  siens,  vous  aurez  grand  tort,  Fra 
Ambrogio;  car  c'est  la  nature  et  non  moi  qui 
l'avait  fait  infâme,  et  c'est  moi  et  non  la  nature 
qui  tournai  à  bien  son  infamie. 

FRA   AMBROGIO. 

Mais,  puisque  vous  aimiez  votre  patrie 
même  en  la  combattant,  il  vous  fut  douloureux 
sans  doute  de  ne  l'avoir  vaincue  qu'avec  l'aide 
des  Siennois,  ses  ennemis.  De  cela  ne  vous 
vint-il  point  quelque  vergogne? 


236  sous  l'invocation  de  clio 

FARINATA. 

Pourquoi  aurais-je  eu  honte?  Pouvais-je 
rétablir  autrement  mon  parti  dans  ma  ville?  Je 
me  suis  allié  à  Manfred  et  aux  Siennois.  Je 
me  serais  allié,  s'il  eût  fallu,  à  ces  géants  afri- 
cains qui  n'ont  qu'un  œil  au  milieu  du  front 
et  qui  se  nourrissent  de  chair  humaine,  ainsi 
que  le  rapportent  les  navigateurs  vénitiens  qui 
les  ont  vus.  La  poursuite  d'un  tel  intérêt  n'est 
point  un  jeu  qu'on  joue  selon  les  règles, 
comme  les  échecs  ou  les  dames.  Si  j'avais 
estimé  que  tel  coup  est  permis  et  tel  autre 
défendu,  pensez-vous  que  mes  adversaires 
eussent  joué  de  même?  Non  certes,  nous  ne 
faisions  pas  au  bord  de  l'Arbia  une  partie  de 
dés  sous  la  treille,  avec  nos  tablettes  sur  nos 
genoux  et  de  petits  cailloux  blancs  pour  mar- 
quer les  points.  Il  fallait  vaincre.  Et  cela,  l'un 
et  l'autre  parti  le  savait. 

Pourtant,  je  vous  accorde,  Fra  Ambrogio, 
qu'il  eût  mieux  valu  vider  notre  querelle  seuls 
entre  Florentins.  La  guerre  civile  est  affaire 
si  belle  et  généreuse  et  si  fine  chose,  qu'il  n'y 


FARINATA   DEGLI    UBERTI  237 

faudrait  point  employer,  s'il  était  possible,  des 
mains  étrangères.  On  la  voudrait  remettre 
toute  à  des  concitoyens  et  de  préférence  à  des 
nobles,  capables  d'y  travailler  avec  un  bras 
infatigable  et  un  esprit  délié. 

Je  n'en  dirai  pas  autant  des  guerres  exté- 
rieures. Ce  sont  des  entreprises  utiles  ou  même 
nécessaires,  qu'on  fait  pour  maintenir  ou 
étendre  les  limites  des  États,  ou  pour  favoriser 
le  trafic  des  marchandises.  Il  n'y  a,  le  plus 
souvent,  ni  bon  profit  ni  grand  honneur  à  faire 
soi-même  ces  grosses  guerres.  Un  peuple  avisé 
s'en  décharge  volontiers  sur  des  mercenaires 
et  en  remet  l'entreprise  à  des  capitaines  expé- 
rimentés, qui  savent  beaucoup  gagner  avec  peu 
d'hommes.  11  n'y  faut  que  des  vertus  de  métier 
et  il  convient  d'y  répandre  plus  d'or  que  de 
sang.  On  n'y  peut  mettre  du  cœur.  Car  il  ne 
serait  guère  sage  de  haïr  un  étranger  parce 
que  ses  intérêts  sont  opposés  aux  nôtres,  tandis 
qu'il  est  naturel  et  raisonnable  de  haïr  un 
concitoyen  qui  s'oppose  à  ce  qu'on  estime 
soi-même-  utile  et  bon.  C'est  seulement  dans 
la  guerre  civile  qu'on  peut  montrer  un  esprit 


238  sous  l'invocation  de  clio 

pénétrant,  une  âme  inflexible  et  la  force  d'un 
cœur  tout  plein  de  colère  et  d'amour. 

FRA   AMBROGIO. 

Je  suis  le  plus  pauvre  des  serviteurs  des 
pauvres.  Mais,  je  n'ai  qu'un  maître,  qui  est 
le  Roi  du  Ciel  ;  je  le  trahirais  si  je  ne  vous 
disais,  messer  Farinata,  que  le  seul  guerrier 
digne  d'une  entière  louange  est  celui  qui 
marche  sous  la  croix  en  chantant  : 

Vexilla  régis  prodeunt. 

Le  bienheureux  Dominique,  dont  l'âme, 
comme  un  soleil,  se  leva  sur  l'Eglise  obscurcie 
par  la  nuit  du  mensonge,  enseigna  que  la 
guerre  contre  les  hérétiques  est  d'autant  plus 
charitable  et  miséricordieuse  qu'elle  est  plus 
âpre  et  véhémente.  Celui-là  certes  le  comprit 
qui,  portant  le  nom  du  prince  des  apôtres,  fut 
la  pierre  de  fronde  qui  frappa  comme  un 
Goliath  l'hérésie  au  front.  Il  souffrit  le  martyre 
entre  Côme  et  Milan.  De  lui  mon  ordre 
s'honore  grandement.  Quiconque  tire  l'épée 
contre  un  tel  soldat  est  un  autre  Antiochus  au 


FARINATA    DEGLI   UBERTI  239 

regard  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Mais 
ayant  institué  les  empires,  les  royaumes  et  les 
républiques,  Dieu  souffre  qu'on  les  défende 
par  les  armes,  et  il  regarde  les  capitaines  qui, 
l'ayant  invoqué,  tirent  l'épée  pour  le  salut  de 
leur  patrie  temporelle.  Il  se  détourne  au 
contraire  du  citoyen  qui  frappe  sa  ville  et  la 
saigne,  comme  vous  fîtes  d'un  si  grand  vouloir, 
messer  Farinata,  sans  craindre  que  Florence, 
par  vous  épuisée  et  déchirée,  n'eût  plus  la  force 
de  résister  à  ses  ennemis.  On  trouve  dans  les 
chroniques  anciennes  que  les  villes  affaiblies 
par  des  guerres  intestines  offrent  une  proie 
facile  à  l'étranger  qui  les  guette. 

FARINATA. 

Moine,  est-ce  quand  il  veille  ou  quand  il 
dort  qu'on  fait  bien  d'attaquer  le  lion?  Or, 
j'ai  tenu  éveillé  le  lion  de  Florence.  Demandez 
aux  Pisans  s'ils  eurent  à  se  réjouir  de  l'avoir 
assailli  dans  le  temps  que  je  l'avais  rendu 
furieux.  Cherchez  dans  les  vieilles  histoires  et 
vous  y  trouverez  peut-être  aussi  que  les  cités 
qui  bouillonnent  au  dedans  sont  toutes  prêtes 


240  sous  l'invocation  DE  CLIO 

à  échauder  les  ennemis  du  dehors,  mais  que  la 
gent  tiédie  par  la  paix  est  sans  ardeur  pour 
combattre  hors  de  ses  portes.  Sachez  qu'il 
faut  craindre  d'offenser  une  ville  assez  vigi- 
lante et  généreuse  pour  soutenir  la  guerre 
intérieure,  et  ne  dites  plus  que  j'ai  affaibli  ma 
patrie. 

FRA   AMBROGIO. 

Pourtant,  vous  le  savez,  elle  fut  près  de 
périr  après  la  journée  funeste  de  l'Arbia.  Les 
guelfes  épouvantés  étaient  sortis  de  ses 
murailles  et  avaient  pris  d'eux-mêmes  le 
chemin  douloureux  de  l'exil.  La  diète  gibe- 
line, convoquée  à  Empoli  par  le  comte  Gior- 
dano,  décida  de  détruire  Florence. 

FARINATA. 

Il  est  vrai.  Tous  voulaient  qu'il  n'en  restât 
pas  pierre  sur  pierre.  Ils  disaient  tous  : 
«  Écrasons  ce  nid  de  guelfes.  »  Seul,  je  me 
levai  pour  la  défendre.  Et  seul,  je  la  préservai 
de  tout  dommage.  Les  Florentins  me  doivent 
le  jour  qu'ils  respirent.  Ceux-là  qui  m'outra- 
gent   et    qui    crachent    sur   mon    seuil,    s'ils 


FARINATA   DEGLI    UBERTI  2ii 

avaient  quelque  piété  au  cœur,  m'honoreraient 
comme  un  père.  J'ai  sauvé  ma  ville. 

FRA    AMBROGIO. 

Après  l'avoir  perdue.  Toutefois,  que  cette 
journée  d'Empoli  vous  soit  comptée  en  ce 
monde  et  dans  l'autre,  messer  Farinata!'  Et 
veuille  saint  Jean-Baptiste,  patron  de  Florence, 
porter  à  l'oreille  du  Seigneur  les  paroles  que 
vous  avez  prononcées  dans  l'assemblée  des 
gibelins!  Répétez-moi,  je  vous  prie,  ces 
paroles  dignes  de  louanges.  Elles  sont  diver- 
sement rapportées,  et  je  voudrais  les  connaître 
avec  exactitude.  Est-il  vrai,  comme  plusieurs 
le  disent,  que  vous  prîtes  texte  de  deux  pro- 
verbes toscans  dont  l'un  est  de  l'âne  et  l'autre 
de  la  chèvre? 

FARINATA. 

De  la  chèvre  il  ne  me  souvient  guère,  mais 
de  l'âne  j'ai  meilleure  mémoire.  Il  se  peut, 
ainsi  qu'on  l'a  dit,  que  j'aie  brouillé  les  deux 
proverbes.  De  cela  je  n'ai  nul  souci.  Je  me 
levai  et  parlai  à  peu  près  de  la  sorte  : 

14 


242  sous  l'invocation  de  clio 

«  L'âne  hache  les  raves  comme  il  sait.  A  son 
exemple,  vous  hachez  sans  discernement,  le 
lendemain  de  même  que  la  veille,  ignorant  ce 
qu'il  convient  de  détruire  et  ce  qu'il  convient 
de  respecter.  Mais  sachez  que  je  n'ai  tant 
souffert  et  combattu  que  pour  vivre  dans  ma 
ville.  Je  la  défendrai  donc  et  mourrai,  s'il  le 
faut,  l'épée  à  la  main.  » 

Je  n'en  dis  pas  davantage  et  je  sortis.  Ils  cou- 
rurent sur  mes  pas  et,  s'efforçant  de  m'apaiser 
par  leurs  prières,  ils  jurèrent  de  respecter 
Florence. 

FRA   AMBBOGIO. 

Puissent  nos  fils  oublier  que  vous  fûtes  à 
l'Arbia  et  se  rappeler  que  vous  fûtes  à  Empoli  ! 
Vous  vécûtes  dans  des  temps  cruels,  et  je  ne 
crois  pas  qu'il  soit  facile  tant  à  un  guelfe 
qu'à  un  gibelin  de  faire  son  salut.  Dieu,  messer 
Farinata,  vous  garde  de  l'enfer  et  vous  reçoive, 
après  votre  mort,  en  son  saint  Paradis  ! 

FARINATA. 

Le  paradis  et  l'enfer  ne  sont  que  dans  notre 
esprit.     Épicure     l'enseignait     et     beaucoup 


FARINATA    DEGLI    UBERTI  243 

d'autres  après  lui  le  savent.  Vous-même,  Fra 
Ambrogio,  n'avez-vous  pas  lu  dans  votre 
livre  :  «  L'homme  meurt  de  même  que  la  bête. 
Leur  condition  est  la  même  »? 

Mais  si,  comme  les  âmes  communes,  je 
croyais  en  Dieu,  je  le  prierais  de  me  laisser, 
après  ma  mort,  ici  tout  entier,  et  d'enfermer 
mon  âme  avec  mon  corps  dans  mon  tombeau, 
sous  les  murs  de  mon  beau  San  Giovanni.  A 
l'entour,  on  voit  des  cuves  de  pierre  taillées 
par  les  Romains  pour  leurs  morts,  et  mainte- 
nant ouvertes  et  vides.  C'est  dans  un  de  ces 
lits  que  je  veux  me  reposer  enfin  et  dormir. 
Dans  ma  vie  j'ai  souffert  cruellement  de  l'exil, 
et  je  n'étais  qu'à  une  journée  de  Florence.  Plus 
éloigné  d'elle,  je  serais  plus  malheureux.  Je 
veux  rester  toujours  dans  ma  ville  bien-aimée. 
Puissent  les  miens  y  rester  aussi  ! 

FRA    AMBROGIO. 

Je  vous  entends  avec  épouvante  blasphémer 
le  Dieu  qui  fit  le  ciel  et  la  terre,  les  montagnes 
de  Florence  et  les  roses  de  Fiesole.  Et  ce  qui 
m'effraye  le  plus,  messer  Farinata  degli  Uberti, 


244  sous  l'invocation  de  clio 

c'est  que  votre  âme  communique  au  mal  un 
noble  caractère.  Si,  contrairement  à  l'espoir 
que  je  garde  encore,  la  miséricorde  infinie 
vous  abandonnait,  je  crois  que  l'enfer  tirerait 
de  vous  quelque  honneur. 


LE  ROI  BOIT 


En  l'an  de  grâce  1428,  à  Troyes,  le  cha- 
noine Guillaume  Chappedelaine  fut  nommé 
par  le  chapitre  roi  de  l'Epiphanie,  conformé- 
ment aux  usages  suivis  alors  dans  toute  la 
France  chrétienne.  C'était,  en  effet,  la  coutume 
des  chanoines  d'élire  un  d'entre  eux,  auquel 
ils  donnaient  le  nom  de  roi  parce  qu'il  devait 
tenir  la  place  du  Roi  des  rois  et  les  assembler 
tous  à  sa  table,  en  attendant  que  Jésus-Christ 
lui-même  les  réunît,  comme  ils  en  avaient 
l'espérance,  dans  son  saint  paradis. 

Messire  Guillaume  Chappedelaine  avait  été 
choisi  pour  ses  bonnes  mœurs  et  pour  sa  libé- 
ralité. Il  était  homme  riche.  Ses  vignes  avaient 

14. 


246  sous  l'invocation  de  clio 

été  épargnées  par  les  capitaines  tant  armagnacs 
que  bourguignons  qui  ravageaient  la  Cham- 
pagne, et  c'est  un  bonheur  dont  il  devait 
rendre  grâce  à  Dieu  d'abord  et  ensuite  à  lui- 
même  pour  la  douceur  avec  laquelle  il  avait 
traité  les  deux  partis  qui  déchiraient  le  royaume 
des  lys.  Sa  richesse  avait  beaucoup  contribué 
à  son  élection,  en  cette  année  où  le  setier  de 
blé  valait  huit  francs,  le  quarteron  d'œufs  six 
sous,  un  petit  cochon  sept  francs,  et  où  les 
gens  d'Eglise  étaient  réduits,  comme  des 
vilains,  à  manger  des  choux  tout  l'hiver. 

Donc,  au  saint  jour  de  l'Epiphanie,  messire 
Guillaume  Chappedelaine,  revêtu  de  sa  dalma- 
tique,  tenant  à  la  main  une  palme  pour 
sceptre,  prit  place  dans  le  chœur  de  la  cathé- 
drale, sous  un  dais  de  drap  d'or.  Cependant, 
trois  chanoines  sortirent  de  la  sacristie,  le  front 
ceint  de  couronnes.  L'un  était  vêtu  de  blanc, 
l'autre  de  rouge  et  le  troisième  de  noir.  Ils 
figuraient  les  rois  mages  et,  descendant  vers 
la  partie  de  l'église  qui  représente  le  pied  de 
la  croix,  ils  chantaient  l'évangile  de  saint 
Matthieu.  Un  diacre,  qui  portait  au  bout  d'une 


LE   ROI   BOIT  247 

perche  cinq  chandelles  allumées  pour  rappeler 
l'étoile  miraculeuse  qui  conduisit  les  mages  à 
Bethléem,  monta  la  grande  nef  et  entra  dans 
le  chœur.  Ils  le  suivirent  en  chantant  et  quand 
ils  furent  à  cet  endroit  de  l'évangile  :  Et 
mirantes  domum,  invenerunt  puerum  cum 
Maria,  maire  ejus,  et  procidentes  adoraverunt 
eum.  ils  s'arrêtèrent  devant  messire  Guillaume 
Chappedelaine  et  lui  firent  de  profondes  génu- 
flexions. Trois  enfants  les  suivaient,  présentant 
un  peu  de  sel  et  des  épices,  que  messire  Guil- 
laume reçut  avec  bonté,  à  l'imitation  de 
l'Enfant  roi  qui  avait  agréé  la  myrrhe,  l'or  et 
l'encens  des  rois  de  la  terre.  Puis  l'office  divin 
fut  célébré  dévotement. 

Le  soir  les  chanoines  allèrent  souper  chez  le 
roi  de  l'Epiphanie.  L'hôtel  de  messire  Guil- 
laume était  tout  contre  le  chevet  de  l'église, 
©n  le  reconnaissait  au  chaperon  d'or  taillé 
dans  un  écu  de  pierre,  sur  la  porte  basse.  La 
grand'salle  était,  cette  nuit-là,  jonchée  de 
feuillage  et  éclairée  par  douze  torches  de 
résine.  Tout  le  chapitre  prit  place  autour  de 
la  table  sur  laquelle  était  dressé  un   agneau 


248  sous  l'invocation  de  clio 

entier.  Il  y  avait  là  messeigneurs  Jean  Bruant, 
Thomas  Alépée,  Simon  Thibouville,  Jean 
Coquemard,  Denys  Petit,  Pierre  Corneille, 
Barnabe  Videloup  et  François  Pigouchel, 
chanoines  de  Saint-Pierre,  messire  Thibault  de 
Saulges,  écuyer,  chanoine  héréditaire  laïque, 
et  au  bas  bout  de  la  table  Pierrolet,  le  petit 
clerc,  qui,  bien  que  ne  sachant  pas  écrire, 
était  secrétaire  de  messire  Guillaume  Chappe- 
delaine  et  lui  servait  sa  messe.  Il  avait  l'air 
d'une  fille  habillée  en  garçon.  C'est  lui  qui 
paraissait  en  habit  d'ange  le  jour  de  la  Chan- 
deleur. L'usage  était  aussi  qu'au  mercredi  des 
Quatre-Temps  de  décembre  on  lût  à  la  messe 
comment  l'ange  Gabriel  vint  annoncer  à  Marie 
le  mystère  de  l'Incarnation.  On  plaçait  sur 
un  échafaud  une  jeune  fille,  à  qui  un  enfant 
avec  des  ailes  annonçait  qu'elle  allait  devenir 
la  mère  du  Fils  de  Dieu;  une  colombe  d'étoupe 
était  pendue  sur  la  tête  de  la  jeune  fille. 
Pierrolet  faisait  depuis  deux  ans  l'ange  de 
l'Annonciation. 

Mais  il  s'en  fallait    de   beaucoup  qu'il   eût 
l'âme  aussi  douce  que  lo  visage.  Il  était  violent, 


LE    ROI    BOIT  249 

hardi,  querelleur  et  provoquait  volontiers  les 
garçons  plus  âgés  que  lui.  On  le  soupçonnait 
de  courir  les  filles.  L'exemple  des  gens 
d'armes,  qui  tenaient  garnison  dans  les  villes, 
le  rendait  excusable,  et  l'on  ne  donnait  pas 
beaucoup  d'attention  à  ces  mauvaises  habi- 
tudes. Ce  qui  fâchait  plutôt  messire  Guillaume 
Chappedelaine,  c'est  que  Pierrolet  était  Arma- 
gnac et  cherchait  querelle  aux  Bourguignons. 
Le  chanoine  lui  représentait  souvent  qu'un  teî 
esprit  était  pernicieux  et  vraiment  diabolique 
dans  cette  bonne  ville  de  Troyes,  où  le  feu 
roi  Henry  V  d'Angleterre  avait  célébré  son 
mariage  avec  madame  Catherine  de  France  et 
où  les  Anglais  étaient  les  maîtres  légitimes, 
car  toute  puissance  vient  de  Dieu.  Omnis 
potes  tas  a  Deo. 

Les  convives  ayant  pris  place,  messire  Guil- 
laume Chappedelaine  récita  le  Benedicite,  et 
l'on  commença  de  manger  en  silence.  Messire 
Jean  Coquemard  parla  le  premier.  Se  tournant 
vers  messire  Jean  Bruant,  son  voisin  : 

—  Vous  êtes,  lui  dit-il,  une  prudente  et 
docte  personne.  Avez-vous  jeûné  hier? 


230  sous  l'invocation  de  clio 

—  Il  était  convenable  de  le  faire,  répondit 
messire  Jean  Bruant.  La  veille  de  l'Epiphanie 
est  nommée  vigile  dans  les  Sacramentaires,  et 
qui  dit  vigile  dit  jeûne. 

—  Pardonnez-moi,  reprit  messire  Jean 
Coquemard.  J'estime  avec  d'insignes  docteurs 
qu'un  jeûne  austère  s'accorde  mal  avec  la  joie 
que  cause  aux  fidèles  la  naissance  du  Sauveur, 
dont  l'Eglise  continue  la  mémoire  jusqu'à 
l'Epiphanie. 

—  Pour  moi,  reprit  messire  Jean  Bruant,  je 
tiens  ceux  qui  ne  jeûnent  pas  en  ces  vigiles 
pour  dégénérés  de  la  piété  arftique. 

—  Et  moi,  s'écria  messire  Jean  Coque- 
mard, j'estime  que  ceux  qui  se  préparent 
par  le  jeûne  à  la  plus  joyeuse  de  nos 
fêtes  sont  condamnables,  comme  suivant  des 
usages  blâmés  par  le  plus  grand  nombre  des 
évêques. 

La  querelle  des  deux  chanoines  commençait 
à  s'aigrir. 

—  Ne  pas  jeûner!  Quelle  mollesse!  disait 
messire  Jean  Bruant. 

—  Jeûner!  quelle  obstination!  disait  messire 


LE   ROI    BOIT  251 

Jean  Coquemard.  Vous  êtes  l'homme  superbe 
et  téméraire  qui  va  seul. 

—  Vous  êtes  l'homme  faible  qui  suit  molle- 
ment la  foule  corrompue.  Mais  même  en  ces 
temps  mauvais  où  nous  vivons,  j'ai  des  auto- 
rités. Quidam  asserunt  in  vigilia  Epiphaniœ 
jejunandum. 

—  La  question  est  tranchée.  Non  jejunetur! 

—  Paix!  paix!  s'écria,  du  fond  de  sa  haute 
et  large  chaise,  messire  Guillaume  Chappede- 
laine.  Vous  avez  tous  deux  raison  :  vous  êtes 
louable,  Jean  Coquemard,  de  prendre  de  la 
nourriture  la  veille  de  l'Epiphanie,  en  signe  de 
réjouissance,  et  vous,  Jean  Bruant,  de  jeûner 
en  ces  mêmes  vigiles,  puisque  vous  le  faites 
avec  une  allégresse  congruente. 

Le  chapitre  tout  entier  approuva  la  sentence. 

—  Salomcm  n'eût  point  mieux  jugé!  s'écria 
messire  Pierre  Corneille. 

Et  messire  Guillaume  Chappedelaine,  ayant 
approché  de  ses  lèvres  son  gobelet  de  vermeil, 
nos  sires  Jean  Bruant,  Jean  Coquemard, 
Thomas  ALépée,  Simon  Thibouville,  Denys 
Petit,    Pierre    Corneille,    Barnabe    Videloup, 


252  sous  l'invocation  de  clio 

François  Pigouchel  s'écrièrent  tous  à  la  fois  : 

—  Le  roi  boit!  le  roi  boit! 

C'était  une  loi  du  festin  de  pousser  ce  cri,  et 
le  convive  qui  y  manquait  encourait  un  châti- 
ment sévère. 

Messire  Guillaume  Chappedelaine,  voyant 
que  les  brocs  étaient  vides,  fît  apporter  du  vin, 
et  les  serviteurs  râpèrent  du  raifort  pour 
donner  soif  aux  convives. 

—  A  la  santé  du  seigneur  évêque  de  Tro}res 
et  du  régent  de  France,  dit-il  en  se  levant  de 
dessus  sa  chaise  canonicale. 

—  Volontiers,  messire,  dit  Thibault  de 
Saulges,  écuyer;  mais  ce  n'est  un  secret  pour 
personne  que  notre  seigneur  évêque  est  en 
querelle  avec  le  régent  au  sujet  du  double 
décime  que  Monseigneur  de  Bedford  exige  des 
gens  d'Eglise,  sous  prétexte  de  subvenir  à  la 
croisade  contre  les  hussites.  Et  nous  allons 
confondre  là  deux  santés  ennemies. 

—  Hé  !  hé  !  répondit  messire  Guillaume,  il 
convient  de  porter  des  santés  pour  la  paix,  et 
non  pour  la  guerre.  Je  bois  au  régent  de 
France  pour  le  roi  Henry  sixième,  et  à  la  santé 


LE    ROI    BOIT  2'63 

de  Monseigneur  l'évêque  de  Troyes,  que  nous 
avons  tous  élu  voilà  deux  ans. 

Les  chanoines,  levant  leur  gobelet,  burent  à 
la  santé  de  l'évêque  et  du  régent  Bedford. 

Cependant  s'éleva  au  bas  bout  de  la  table 
une  voix  jeune,  et  encore  mal  timbrée,  qui 
criait  : 

—  A  la  santé  du  dauphin  Louis,  le  vrai  roi 
de  France! 

C'était  le  petit  Pierrolet,  dont  l'esprit  arma- 
gnac, chauffé  par  le  vin  du  chanoine,  éclatait. 

On  n'y  prit  pas  garde,  et  messire  Guillaume 
ayant  bu  à  nouveau,  on  cria  amplement  comme 
il  convenait  : 

—  Le  roi  boit!  le  roi  boit! 

Les  convives  s'entretenaient  vivement  et 
tous  ensemble  des  affaires  sacrées  et  des  affaires 
profanes. 

—  Savez-vous,  dit  Thibault  de  Saulges,  que 
dix  mille  Anglais  sont  envoyés  par  le  régent 
pour  prendre  Orléans? 

—  En  ce  cas,  dit  messire  Guillaume,  ils 
auront  la  ville,  comme  ils  ont  déjà  Jargeau  et 
Beaugency,  ettantde  bonnes  citésdu  royaume. 

15 


254  SOUS   L'INVOCATION   de   clio 

—  C'est  ce  qu'on  verra!  dit,  tout  rouge,  le 
petit  Pierrolet. 

Mais,  comme  il  était  au  bas  bout,  on  ne 
l'entendit  pas  cette  fois  encore. 

—  Buvons,  messeigneurs,  dit  messire  Guil- 
laume, qui  faisait  libéralement  les  honneurs  de 
sa  table. 

Et  il  donna  l'exemple  en  levant  son  grand 
hanap  de  vermeil. 

Le  cri  retentit  plus  haut  que  devant  : 

—  Le  roi  boit!  le  roi  boit! 

Mais  après  qu'eut  roulé  ce  tonnerre  de  voix, 
messire  Pierre  Corneille,  qui  se  trouvait  assez 
bas  à  la  table,  dit  aigrement  : 

—  Messeigneurs,  je  vous  dénonce  le  petit 
Pierrolet,  qui  n'a  pas  crié  :  «  Le  roi  boit!  »  en 
quoi  il  a  manqué  gravement  aux  us  et  cou- 
tumes, et  il  faut  l'en  punir. 

—  Il  faut  l'en  punir!  reprirent  ensemble 
messeigneurs  Denys  Petit  et  Barnabe  Videloup. 

—  Qu'il  soit  châtié,  dit  à  son  tour  messire 
Guillaume  Chappedelaine.il  lui  faut  barbouiller 
les  mains  et  le  visage  avec  de  la  suie.  C'est 
l'usage  ! 


LE    ROI    BOIT  255 

—  C'est  l'usage!  s'écrièrent  ensemble  les 
chanoines. 

Et  messire  Pierre  Corneille  alla  chercher 
de  la  suie  dans  la  cheminée,  tandis  que 
nosseigneurs  Thomas  Alépée  et  Simon  Thi- 
bouville,  se  jetant  en  riant  grassement  sur 
l'enfant,  s'efforçaient  de  lui  tenir  les  bras  et  les 
jambes. 

Mais  Pierrolet  s'échappa  de  leurs  mains, 
puis,  s'adossant  à  la  muraille,  il  tira  de  sa 
ceinture  une  petite  dague  et  jura  qu'il  T'enfon- 
cerait dans  la  gorge  de  quiconque  approcherait. 

Cette  violence  fit  beaucoup  rire  les  chanoines 
et,  particulièrement,  messire  Guillaume  Chap- 
pedelaine  qui,  se  levant  de  son  siège,  vint 
auprès  de  son  petit  secrétaire,  suivi  de  messire 
Pierre  Corneille,  tenant  une  pelletée  de  suie. 

—  C'est  donc  moi,  dit-il  d'une  voix  onc- 
tueuse, qui,  pour  son  châtiment,  ferai  de  ce 
méchant  enfant  un  nègre,  un  serviteur  du  roi 
noir  Balthazar,  qui  vint  à  la  crèche.  Pierre 
Corneille,  tendez-moi  la  pelle. 

Et  d'un  geste  aussi  lent  que  s'il  aspergeait 
d'eau  bénite  un  fidèle,  il  jeta  une  pincée  de 


256  sous  l'invocation  de  clio 

suie  sur  le  visage  de  l'enfant  qui,  s'élançant 
sur  lui,  lui  enfonça  sa  dague  dans  le  ventre. 

Messire  Guillaume  Chappedelaine  poussa  un 
grand  soupir  et  tomba  la  face  contre  terre. 
Les  convives  s'empressèrent  autour  de  lui.  Ils 
virent  qu'il  était  mort. 

Pierrolet  avait  disparu.  On  le  chercha  dans 
toute  la  ville  sans  pouvoir  le  trouver.  On  sut 
plus  tard  qu'il  s'était  engagé  dans  la  compa- 
gnie du  capitaine  La  Hire.  A  la  bataille  de 
Patay,  sous  les  yeux  de  la  Pucelle,  il  prit  un 
capitaine  anglais  et  fut  fait  chevalier. 


"  LA  MUIKON  " 


Et  quelquefois,   dans  nos  longues 
soirées,  le  général  en  chef  nous  fai- 
sait des  contes  de  revenants,  genre  de 
narration  auquel  il  était  fort  habile. 
(Mémoires  du  comte  Lavallette, 
1831,  t.  I",  p.  335.) 


Depuis  plus  de  trois  mois  Bonaparte  était 
sans  nouvelles  de  l'Europe  quand,  à  son 
retour  de  Saint-Jean-d'Acre,  il  envoya  un 
parlementaire  à  l'amiral  ottoman,  sous  prétexte 
de  traiter  l'échange  des  prisonniers,  mais  en 
réalité  dans  l'espoir  que  Sir  Sidney  Smith 
arrêterait  cet  officier  au  passage  et  lui  ferait 
connaître  les  événements  récents,  si,  comme 
on  pouvait  le  prévoir,  ils  étaient  malheureux 


258  sous  l'invocation  de  clio 

pour  la  République.  Le  général  calculait  juste. 
Sir  Sidney  fit  monter  le  parlementaire  à  son 
bord  et  l'y  reçut  honorablement.  Ayant  lié 
conversation,  il  ne  tarda  pas  à  s'assurer  que 
l'armée  de  Syrie  était  sans  dépêches  ni  avis 
d'aucune  sorte.  Il  lui  montra  les  journaux 
ouverts  sur  la  table  et,  avec  une  courtoisie 
perfide,  le  pria  de  les  emporter. 

Bonaparte  passa  la  nuit  sous  sa  tente  à  les 
lire.  Le  matin  sa  résolution  était  prise  de 
retourner  en  France  pour  y  ramasser  le  pou- 
voir tombé.  Qu'il  mît  seulement  le  pied  sur 
le  territoire  de  la  République,  il  écraserait  ce 
gouvernement  faible  et  violent,  qui  livrait  la 
patrie  en  proie  aux  imbéciles  et  aux  fripons, 
et  il  occuperait  seul  la  place  balayée.  Pour 
accomplir  ce  dessein,  il  fallait  traverser,  par 
des  vents  contraires,  la  Méditerranée  couverte 
de  croiseurs  anglais.  Mais  Bonaparte  ne  voyait 
que  le  but  et  son  étoile.  Par  un  inconcevable 
bonheur,  il  avait  reçu  du  Directoire  l'autorisa- 
tion de  quitter  l'armée  d'Egypte  et  d'y  dési- 
gner lui-même  son  successeur. 

Il  appela  l'amiral  Gantheaume  qui,  depuis 


"    LA    MUIRON    "  259 

la  destruction  de  la  flotte,  se  tenait  au  quartier 
général,  et  lui  donna  l'ordre  d'armer  promp- 
tement,  en  secret,  deux  frégates  vénitiennes 
qui  se  trouvaient  à  Alexandrie,  et  de  les 
amener  sur  un  point  désert  de  la  côte,  qu'il 
lui  désigna.  Lui-même,  il  remit,  par  pli 
cacheté,  le  commandement  en  chef  au  général 
Kléber,  et  sous  prétexte  de  faire  une  tournée 
d'inspection,  se  rendit  avec  un  escadron  de 
guides  à  l'anse  du  Marabou.  Le  soir  du  7  fruc- 
tidor an  VII,  à  la  rencontre  de  deux  chemins 
d'où  l'on  découvre  la  mer,  il  se  trouva  tout  à 
coup  en  face  du  général  Menou,  qui  regagnait 
Alexandrie  avec  son  escorte.  N'ayant  plus  de 
moyen  ni  de  raisons  de  garder  son  secret,  il  fit 
à  ces  soldats  de  brusques  adieux,  leur  recom- 
manda de  se  bien  tenir  en  Egypte  et  leur  dit  : 

—  Si  j'ai  le  bonheur  de  mettre  le  pied  en 
France,  le  règne  des  bavards  est  fini  ! 

Il  semblait  parler  ainsi  d'inspiration  et 
comme  malgré  lui.  Mais  cette  déclaration  était 
calculée  pour  justifier  sa  fuite  et  faire  pres- 
sentir sa  puissance  future. 

Il  sauta  dans  le  canot  qui,  à  la  nuit  tom- 


260  sous  l'invocation  de  clio 

bante,  accosta  la  frégate  la  Muiron.  L'amiral 
Gantheaume  l'accueillit  sous  son  pavillon  par 
ces  mots  : 

—  Je  gouverne  sous  votre  étoile. 

Et  aussitôt  il  fit  mettre  à  la  voile.  Le  général 
était  accompagné  de  Lavallette,  son  aide  de 
camp,  de  Monge  et  de  Berthollet.  La  frégate 
la  Carrère,  qui  naviguait  de  conserve,  avait 
reçu  les  généraux  Lannes  et  Murât,  blessés, 
MM.  Denon,  Costaz  et  Parseval-Grandmaison. 

Dès  le  départ,  un  calme  survint.  L'amiral 
proposa  de  rentrer  à  Alexandrie,  pour  ne  pas 
se  trouver  le  matin  en  vue  d'Aboukir,  où 
mouillait  la  flotte  ennemie.  Le  fidèle  Lavallette 
supplia  le  général  de  se  rendre  à  cet  avis. 
Mais  Bonaparte  montra  le  large 

—  Soyez  tranquille!  nous  passerons. 
Après  minuit  une  bonne  brise  se  leva.  La 

flottille  se  trouvait,  le  matin,  hors  de  vue. 
Comme  Bonaparte  se  promenait  seul  sur  le 
pont,  Berthollet  s'approcha  de  lui  : 

—  Général,  vous  étiez  bien  inspiré  en  disant 
à  Lavallette  d'être  tranquille  et  que  nous 
passerions. 


"   LA    MUIRON    "  20i 

Bonaparte  sourit  : 

—  Je  rassurais  un  homme  faible  et  dévoué. 
Mais  à  vous,  Berthollet,  qui  êtes  un  caractère 
d'une  autre  trempe,  je  parlerai  différemment. 
L'avenir  est  méprisable.  Le  présent  doit  seul 
être  considéré.  Il  faut  savoir  à  la  fois  oser  et 
calculer,  et  s'en  remettre  du  reste  à  la  fortune. 

Et,  pressant  le  pas,  il  murmura  : 

—  Oser...  calculer...  ne  pas  s'enfermer 
dans  un  plan  arrêté...  se  plier  aux  circon- 
stances, se  laisser  conduire  par  elles.  Profiter 
des  moindres  occasions  comme  des  plus  grands 
événements.  Ne  faire  que  le  possible,  et  faire 
tout  le  possible. 

Ce  même  jour,  pendant  le  dîner,  le  général 
ayant  reproché  à  Lavallette  sa  pusillanimité 
de  la  veille,  l'aide  de  camp  répondit  qu'à  pré- 
sent ses  craintes  étaient  autres,  mais  non 
moindres,  et  qu'il  les  avouait  sans  honte,  car 
elles  portaient  sur  le  sort  de  Bonaparte  et,  par 
conséquent,  sur  les  destinées  de  la  France  et 
du  monde. 

—  Je  tiens  du  secrétaire  de  Sir  Sidney,  dit-il, 
que  le  commodore  estime  qu'il  y  a  beaucoup 

15. 


262  sous  l'invocation  de  clio 

d'avantage  à  bloquer  hors  de  vue.  Connaissant 
sa  méthode  et  son  caractère,  nous  devons  nous 
attendre  à  le  trouver  sur  notre  route.  Et  dans 
ce  cas... 

Bonaparte  l'interrompit  : 

—  Dans  ce  cas,  vous  ne  doutez  pas  que 
notre  inspiration  et  notre  conduite  ne  soient 
supérieures  au  péril.  Mais  c'est  faire  bien  de 
l'honneur  à  ce  jeune  fou,  que  de  le  croire 
capable  d'agir  avec  suite  et  méthode.  Smith 
devait  être  capitaine  de  brûlot. 

Bonaparte  jugeait  avec  partialité  l'homme 
redoutable  qui  lui  avait  fait  manquer  sa  for- 
tune à  Saint-Jean-d'Acre  ;  sans  doute  parce 
que  ce  grand  dommage  lui  était  moins  cruel 
s'il  était  dû  à  un  coup  de  hasard  et  non  plus 
au  génie  d'un  homme. 

L'amiral  leva  la  main  comme  pour  attester 
sa  résolution  : 

—  Si  nous  rencontrons  les  croiseurs  anglais, 
je  me  porterai  à  bord  de  la  Carrère,  et  là  je 
leur  donnerai,  vous  pouvez  m'en  croire,  assez 
d'occupation  pour  laisser  à  la  Muiron  le  temps 
d'échapper. 


"   LA    MUIRON   "  263 

Lavallette  entr'ouvrit  la  bouche.  Il  avait 
grande  envie  de  répondre  à  l'amiral  que  la 
Muiron  était  mauvaise  marcheuse  et  peu 
capable  de  mettre  à  profit  l'avance  qu'on  lui 
donnerait.  Il  eut  peur  de  déplaire  :  il  avala 
son  inquiétude.  Mais  Bonaparte  lut  dans  sa 
pensée.  Et,  le  tirant  par  un  bouton  de  son 
habit  : 

—  Lavallette,  vous  êtes  un  honnête  homme, 
lui  dit-il,  mais  vous  ne  serez  jamais  un  bon 
militaire.  Vous  ne  regardez  pas  assez  vos 
avantages  et  vous  vous  attachez  à  des  incon- 
vénients irréparables.  Il  n'est  pas  en  notre 
pouvoir  de  rendre  cette  frégate  excellente 
pour  la  course.  Mais  il  faut  considérer  l'équi- 
page, animé  des  meilleurs  sentiments  .et 
capable  d'accomplir  au  besoin  des  prodiges. 
Vous  oubliez  qu'elle  se  nomme  la  Muiron. 
C'est  moi-même  qui  l'ai  nommée  ainsi.  J'étais 
à  Venise.  Invité  à  baptiser  une  frégate  qu'on 
venait  d'armer,  je  saisis  cette  occasion  d'illus- 
trer une  mémoire  qui  m'était  chère,  celle  de 
mon  aide  de  camp,  tombé  sur  le  pont  d' Arcole 
en  couvrant  de  son  corps  son  général,  sur  qui 


264  sous  l'invocation  de  clio 

pleuvait  la  mitraille.  C'est  ce  navire  qui  nous 
porte  aujourd'hui.  Doutez-vous  que  son  nom 
ne  soit  d'un  heureux  présage? 

Il  lança  quelque  temps  encore  des  paroles 
ardentes  pour  échauffer  les  cœurs.  Puis  il  dit 
qu'il  allait  dormir.  On  sut  le  lendemain  qu'il 
avait  décidé  que,  pour  éviter  les  croiseurs,  on 
naviguerait  pendant  quatre  ou  cinq  semaines 
le  long  des  côtes  d'Afrique. 

Dès  lors,  les  jours  se  succédèrent  pareils  et 
monotones.  La  Muiron  demeurait  en  vue  de 
ces  côtes  plates  et  désertes,  que  les  navires  ne 
vont  jamais  reconnaître,  el  courait  des  bordées 
d'une  demi-lieue,  sans  se  risquer  plus  au 
large.  Bonaparte  employait  la  journée  en  con- 
versations et  en  rêveries.  Il  lui  arrivait  parfois 
de  murmurer  les  noms  d'Ossian  et  de  Fingal. 
Parfois  il  demandait  à  son  aide  de  camp  de 
lire  à  haute  voix  les  Révolutions  de  Vertot  ou 
!es  Vies  de  Plutarque.  Il  semblait  sans  inquié- 
tude et  sans  impatience,  et  gardait  toute  la 
liberté  de  son  esprit,  moins  encore  par  force 
d'âme  que  par  une  disposition  naturelle  à 
vivre  tout  entier  dans  le  moment  présent.  Il 


"    LA    MUIROX    "  265 

prenait  même  un  plaisir  mélancolique  à 
regarder  la  mer  qui,  riante  ou  sombre, 
menaçait  sa  fortune  et  le  séparait  du  but. 
Après  le  repas,  quand  le  temps  était  beau,  il 
montait  sur  le  pont  et  se  couchait  à  demi  sur 
l'affût  d'un  canon,  dans  l'attitude  abandonnée 
et  sauvage  avec  laquelle,  enfant,  il  s'accoudait 
aux  pierres  de  son  île.  Les  deux  savants, 
l'amiral,  le  capitaine  de  la  frégate  et  l'aide  de 
camp  Lavallette  faisaient  cercle  autour  de  lui. 
Et  la  conversation,  qu'il  menait  par  saccades, 
roulait  le  plus  souvent  sur  quelque  nouvelle 
découverte  de  la  science.  Monge  s'exprimait 
avec  pesanteur.  Mais  sa  parole  révélait  un 
esprit  limpide  et  droit.  Enclin  à  chercher 
l'utile,  il  se  montrait,  même  en  physique, 
patriote  et  bon  citoyen.  Berthollet,  meilleur 
philosophe,  construisait  volontiers  des  théories 
générales. 

—  Il  ne  faut  pas,  disait-il,  faire  de  la  chimie 
la  science  mystérieuse  des  métamorphoses,  une 
Circé  nouvelle,  levant  sur  la  nature  sa  baguette 
magique.  Ces  vues  flattent  les  imaginations 
vives;     mais     elles    ne    contentent    pas    les 


266  sous  l'invocation  de  clio 

esprits  méditatifs,  qui  veulent  ramener  les 
transformations  des  corps  aux  lois  générales 
de  la  physique. 

Il  pressentait  que  les  réactions,  dont  le  chi- 
miste est  l'instigateur  et  le  témoin,  se  produi- 
sent dans  des  conditions  exactement  mécani- 
ques, qu'on  pourrait  un  jour  soumettre  aux 
rigueurs  du  calcul.  Et,  revenant  sans  cesse 
sur  cette  idée,  il  y  soumettait  les  faits  connus 
ou  soupçonnés.  Un  soir,  Bonaparte,  qui 
n'aimait  guère  la  spéculation  pure,  l'inter- 
rompit brusquement  : 

—  Vos  théories!..  Des  bulles  de  savon  nées 
d'un  souffle  et  qu'un  souffle  détruit.  La 
chimie,  Berthollet,  n'est  qu'un  amusement 
quand  elle  ne  s'applique  pas  aux  besoins  de  la 
guerre  ou  de  l'industrie.  Il  faut  que  le  savant, 
dans  ses  recherches,  se  propose  un  objet  déter- 
miné, grand,  utile  ;  comme  Monge  qui,  pour 
fabriquer  de  la  poudre,  chercha  le  nitre  dans 
les  caves  et  dans  les  écuries. 

Monge  lui-même  et  Berthollet  représentèrent 
au  général  avec  fermeté  qu'il  importe  de  maî- 
triser les  phénomènes  et  de  les  soumettre  à  des 


"    LA    MU1R0N    "  267 

lois  générales,  avant  d'en  tirer  des  applica- 
tions utiles,  et  que  procéder  autrement,  c'est 
s'abandonner  aux  ténèbres  dangereuses  de 
l'empirisme. 

Bonaparte  en  convint.  Mais  il  craignait 
l'empirisme  moins  que  l'idéologie.  Il  demanda 
brusquement  à  Berthoilet  : 

—  Espérez-vous  entamer,  par  vos  explica- 
tions, le  mystère  infini  de  la  nature,  mordre 
sur  l'inconnu? 

Berthoilet  répondit  que,  sans  prétendre 
expliquer  l'univers,  le  savant  rendait  à  l'huma- 
nité le  plus  grand  des  services  en  dissipant  les 
terreurs  de  l'ignorance  et  de  la  superstition 
par  une  vue  raisonnable  des  phénomènes 
naturels. 

—  N'est-ce  pas  être  le  bienfaiteur  des 
hommes,  ajouta-t-il,  que  de  les  déliver  des  fan- 
tômes créés  dans  leur  âme  par  la  peur  d'un 
enfer  imaginaire,  que  de  les  soustraire  au 
joug  des  devins  et  des  prêtres,  que  de  leur  ôter 
l'effroi  des  présages  et  des  songes? 

La  nuit  couvrait  d'ombre  la  vaste  mer. 
Dans  un  ciel  sans  lune  et  sans  nuées,  la  neige 


268  SOUS   L'INVOCATION   de   clio 

ardente  des  étoiles  était  suspendue  en  flocons 
tremblants.  Le  général  resta  songeur  un 
moment.  Puis,  soulevant  la  tête  et  la  poitrine, 
il  suivit  d'un  geste  de  sa  main  la  courbe  du 
ciel,  et  sa  voix  inculte  de  jeune  pâtre  et  de 
héros  antique  perça  le  silence  : 

—  J'ai  une  âme  de  marbre  que  rien  ne 
trouble,  un  cœur  inaccessible  aux  faiblesses 
communes.  Mais  vous,  Berthollet,  savez-vous 
assez  ce  qu'est  la  vie,  et  la  mort1,  en  avez- 
vous  assez  exploré  les  confins,  pour  affirmer 
qu'ils  sont  sans  mystère?  Etes-vous  sûr  que 
toutes  les  apparitions  soient  faites  des  fumées 
d'un  cerveau  malade?  Pensez-vous  expliquer 
tous  les  pressentiments?  Le  général  La  Harpe 
avait  la  stature  et  le  cœur  d'un  grenadier.  Son 
intelligence  trouvait  dans  les  combats  l'ali- 
ment convenable.  Elle  y  brillait.  Pour  la  pre- 
mière fois,  à  Fombio,  dans  la  soirée  qui  précéda 
sa  mort,  il  resta  frappé  de  stupeur,  étranger 
à  l'action,  glacé  d'une  épouvante  inconnue  et 
soudaine.   Vous  niez  les  apparitions.  Monge, 

i.  Nous  reproduisons  la  phrase  telle  qu'elle  a  été  dite. 


"    LA    MUIRON    "  269 

n'avez-vous  pas  connu  en  Italie  le  capitaine 
Aubelet? 

A  cette  question,  Monge  interrogea  ?-a 
mémoire  et  secoua  la  tète.  Il  ne  se  rappelait 
nullement  le  capitaine  Aubelet. 

Bonaparte  reprit  : 

—  Je  l'avais  distingué  à  Toulon  où  il  gagna 
l'épaulette.  Il  avait  la  jeunesse,  la  beauté,  la 
vertu  d'un  soldat  de  Platée.  C'était  un  antique. 
Frappés  de  son  air  grave,  de  ses  traits  purs,  de 
la  sagesse  qui  transparaissait  sur  son  jeune 
visage,  ses  chefs  l'avaient  surnommé  Minerve, 
et  les  grenadiers  lui  donnaient  ce  nom  dont 
ils  ne  comprenaient  pas  le  sens. 

—  Le  capitaine  Minerve!  s'écria  Monge, 
que  ne  le  nommiez-vous  ainsi  tout  d'abord! 
Le  capitaine  Minerve  avait  été  tué  sous  Man- 
toue  quelques  semaines  avant  mon  arrivée 
dans  cette  ville.  Sa  mort  avait  frappé  forte- 
ment les  imaginations,  car  on  l'entourait  de 
circonstances  merveilleuses,  qui  me  furent 
rapportées,  mais  dont  je  n'ai  point  gardé  un 
exact  souvenir.  Je  me  rappelle  seulement  que 
le  général    Miollis   ordonna    que  l'épée  et  le 


270  sous  l'invocation  de  clio 

hausse-col  du  capitaine  Minerve  fussent  portés, 
ceints  de  lauriers,  en  tête  de  la  colonne  qui 
défila  devant  la  grotte  de  Virgile,  un  jour  de 
fête,  pour  honorer  la  mémoire  du  chantre  des 
héros. 

—  Aubelet,  reprit  Bonaparte,  avait  ce  cou- 
rage tranquille,  que  je  n'ai  retrouvé  qu'en 
Bessières.  Les  plus  nobles  passions  l'ani- 
maient. Il  poussait  tous  les  sentiments  de  son 
âme  jusqu'au  dévouement.  Il  avait  un  frère 
d'armes,  de  quelques  années  plus  âgé  que  lui, 
le  capitaine  Demarteau,  qu'il  aimait  avec  toute 
la  force  d'un  grand  cœur.  Demarteau  ne 
ressemblait  pas  à  son  ami.  Impétueux,  bouil- 
lant, porté  d'une  même  ardeur  vers  les  plai- 
sirs et  les  périls,  il  donnait  dans  les  camps 
l'exemple  de  la  gaieté.  Aubelet  était  l'esclave 
sublime  du  devoir,  Demarteau  l'amant  joyeux 
de  la  gloire.  Celui-ci  donnait  à  son  frère 
d'armes  autant  d'amitié  qu'il  en  recevait.  Tous 
deux,  ils  faisaient  revivre  Nisus  et  Euryale 
sous  nos  étendards.  Leur  fin,  à  l'un  et  à  l'autre, 
fut  entourée  de  circonstances  singulières.  J'en 
fus  informé  comme  vous,  Monge,  et  j'y  prêtai 


"    LA    MUIRON   "  27i 

plus  d'attention,  bien  que  mon  esprit  fût  alors 
entraîné  vers  de  grands  objets.  J'avais  hâte  de 
prendre  Mantoue,  avant  qu'une  nouvelle  armée 
autrichienne  eût  le  temps  d'entrer  en  Italie. 
Je  n'en  lus  pas  moins  un  rapport  sur  les  faits 
qui  avaient  précédé  et  suivi  la  mort  du  capi- 
taine Aubelet.  Certains  des  faits  attestés  dans 
ce  rapport  tiennent  du  prodige.  Il  faut  en 
rattacher  la  cause  soit  à  des  facultés  incon- 
nues, que  l'homme  acquiert  en  des  moments 
uniques,  soit  à  l'intervention  d'une  intelli- 
gence supérieure  à  la  nôtre. 

—  Général,  vous  devez  écarter  la  seconde 
hypothèse,  dit  Berthollet.  L'observateur  de  la 
nature  n'y  saisit  jamais  l'intervention  d'une 
intelligence  supérieure. 

—  Je  sais  que  vous  niez  la  Providence, 
répliqua  Bonaparte.  Cette  liberté  est  permise 
à  un  savant  enfermé  dans  son  cabinet,  non  à 
un  conducteur  de  peuples  qui  n'a  d'empire 
sur  le  vulgaire  que  par  la  communauté  des 
idées.  Pour  gouverner  les  hommes,  il  faut 
penser  comme  eux  sur  tous  les  grands  sujets, 
et  se  laisser  porter  par  l'opinion. 


272  sous  l'invocation  de  clio 

Et  Bonaparte,  les  yeux  levés,  dans  la  nuit, 
sur  la  flamme  qui  flottait  à  la  flèche  du  grand 
mât,  dit  tout  aussitôt  : 

—  Le  vent  souffle  du  nord. 

Il  avait  changé  de  propos  avec  cette  brus- 
querie qui  lui  était  ordinaire  et  qui  faisait  dire 
à  M.  Denon  :  «  Le  général  pousse  le  tiroir.  » 

L'amiral  Gantheaume  dit  qu'il  ne  fallait  pas 
s'attendre  à  ce  que  le  vent  changeât  avant  les 
premiers  jours  de  l'automne. 

La  pointe  de  la  flamme  était  tournée  vers 
l'Egypte.  Bonaparte  regardait  de  ce  côté.  Le 
regard  de  ses  yeux  s'enfonçait  dans  l'espace, 
et  ces  paroles  sortirent  martelées  de  sa  bouche  : 

—  Qu'ils  tiennent  bon,  là-bas  !  L'évacuation 
de  l'Egypte  serait  un  désastre  militaire  et  com- 
mercial. Alexandrie,  est  la  capitale  des  domi- 
nateurs de  l'Europe.  De  là  je  ruinerai  le 
commerce  de  l'Angleterre  et  je  donnerai  aux 
Indes  de  nouvelles  destinées...  Alexandrie, 
pour  moi  comme  pour  Alexandre,  c'est  la 
place  d'armes,  le  port,  le  magasin  d'où  je 
m'élance  pour  conquérir  le  monde  et  où  je 
fais  affluer   les  richesses  de  l'Afrique    et  de 


"    LA    MUIRON    M  273 

l'Asie.  On  ne  vaincra  l' Angleterre  qu'en 
Egypte.  Si  elle  s'emparait  de  l'Egypte,  elle 
serait  à  notre  place  la  maîtresse  de  l'univers. 
Le  Turc  agonise.  L'Egypte  m'assure  la  posses- 
sion de  la  Grèce.  Mon  nom  sera  inscrit  pour 
l'immortalité  à  côté  de  celui  d'Epaminondas. 
Le  sort  du  monde  dépend  de  mon  intelligence 
et  de  la  fermeté  de  Kléber. 

Pendant  les  jours  qui  suivirent,  le  général 
demeura  taciturne.  Il  se  faisait  lire  les  Révolu- 
tions de  la  République  romaine  dont  le  récit 
lui  paraissait  d'une  lenteur  insupportable.  Il 
fallait  que  l'aide  de  camp  Lavallette  allât  au 
pas  de  charge  à  travers  l'abbé  Vertot.  Et 
bientôt  Bonaparte,  impatient,  lui  arrachait  le 
livre  des  mains  et  demandait  les  Vies  de  Plu- 
tarque,  dont  il  ne  se  lassait  point.  Il  y  trouvait, 
disait-il,  à  défaut  de  vues  larges  et  claires,  un 
sentiment  puissant  de  la  destinée. 

Un  jour  donc,  après  la  sieste,  il  appela  son 
lecteur,  et  lui  ordonna  de  reprendre  la  Vie  de 
Brutus  à  l'endroit  où  il  l'avait  laissée  la  veille. 

Lavalette  ouvrit  le  livre  à  la  page  marquée 
et  lut  : 


274  sous  l'invocation  de  clio 

Donc,  au  moment  où  ils  se  disposaient,  Cassius  et 
lui,  à  quitter  l'Asie  avec  toute  l'armée  (c'était  par  une 
nuit  fort  obscure;  sa  tente  n'était  éclairée  que  d'une 
faible  lumière;  un  silence  profond  régnait  dans  tout  le 
camp,  et  lui-même  était  plongé  dans  ses  réflexions),  il 
lui  sembla  voir  entrer  quelqu'un  dans  sa  tente.  Il 
tourne  les  yeux  vers  la  porte  et  il  aperçoit  un  spectre 
horrible,  dont  la  figure  était  étrange  et  effrayante,  qui 
s'approche  de  lui,  et  qui  se  tient  là  en  silence.  Il  eut  le 
courage  de  lui  adresser  la  parole.  «  Qui  es-tu,  lui 
demanda-t-il  ;  un  homme  ou  un  Dieu?  Que  viens-tu 
faire  ici  et  que  me  veux-tu?  —  Brutus,  répondit  le  fan- 
tôme, je  suis  ton  mauvais  génie,  et  tu  me  verras  à  Phi- 
lippes.  »  —  Alors  Brutus,  sans  se  troubler  :  «  Je  t'y 
verrai  »,  dit-il.  Le  fantôme  disparut  aussitôt;  et  Brutus, 
à  qui  les  domestiques,  qu'il  appela,  dirent  qu'ils 
n'avaient  rien  vu  ni  entendu,  continua  de  s'occuper  de 
ses  affaires. 


—  C'est  ici,  s'écria  Bonaparte,  dans  la  soli- 
tude des  flots,  qu'une  telle  scène  produit  une 
véritable  impression  d'horreur.  Plutarque  est 
un  bon  narrateur.  Il  sait  animer  le  récit.  Il 
marque  les  caractères.  Mais  le  lien  des  événe- 
nements  lui  échappe.  On  n'évite  point  sa  des- 
i.  tinée.  Brutus,  esprit  médiocre,  croyait  à  la 
force  de  la  volonté.  Un  homme  supérieur 
n'aura  pas  cette  illusion.  Il  voit  la  nécessité 
qui  le  borne.  Il  ne  s'y  brise  pas.  Être  grand, 


'•    LA    MUIRON    *'  275 

c'est  dépendre  de  tout.  Je  dépends  des  événe- 
ments, dont  un  rien  décide.  Misérables  que 
nous  sommes,  nous  ne  pouvons  rien  contre  la 
nature  des  choses.  Les  enfants  sont  volon- 
taires. Un  grand  homme  ne  l'est  pas.  Qu'est-ce 
qu'une  vie  humaine?  La  courbe  d'un  pro- 
jectile. 

L'amiral  vint  annoncer  à  Bonaparte  que  le 
vent  avait  enfin  changé.  Il  fallait  tenter  le 
passage.  Le  péril  était  pressant.  La  mer  qu'on 
allait  traverser  était  gardée  entre  Tunis  et  la 
Sicile  par  des  croiseurs  détachés  de  la  flotte 
anglaise,  mouillée  devant  Syracuse.  Nelson  la 
commandait.  Qu'un  croiseur  découvrît  la  flot- 
tille, et  quelques  heures  après  on  avait  devant 
soi  le  terrible  amiral. 

Gantheaume  fit  doubler  le  cap  Bon,  de  nuit, 
les  feux  éteints.  La  nuit  était  claire.  La  vigie 
reconnut  au  nord-est  les  feux  d'un  navire. 
L'inquiétude  qui  dévorait  Lavallette  avait 
gagné  Monge  lui-même.  Bonaparte,  assis  sur 
l'affût  de  son  canon  accoutumé,  montrait  une 
tranquillité  qu'on  croira  véritable  ou  affectée, 
selon  qu'on  s'attachera  à  considérer  son  fata- 


276  sous  l'invocation  de  clio 

lisme  empreint  d'espérances  et  d'illusions,  ou 
son  incroyable  aptitude  à  dissimuler.  Après 
avoir  traité,  avec  Monge  et  Berthollet,  divers 
sujets  de  physique,  de  mathématique  et  d'art 
militaire,  il  en  vint  à  parler  de  certaines 
superstitions  dont  son  esprit  n'était  peut-être 
pas  entièrement  affranchi  : 

—  Vous  niez  le  merveilleux,  dit-il  à  Monge. 
Mais  nous  vivons,  nous  mourons  au  milieu  du 
merveilleux.  Vous  avez  rejeté  avec  mépris  de 
votre  mémoire,  me  disiez-vous  un  jour,  les 
circonstances  extraordinaires  qui  ont  accom- 
pagné la  mort  du  capitaine  Aubelet.  Peut-être 
la  crédulité  italienne  vous  les  présentait-ello 
avec  trop  d'ornements.  Ce  serait  votre  excuse. 
Ecoutez-moi.  Voici  la  vérité  nue.  Le  9  sep- 
tembre, à  minuit,  le  capitaine  Aubelet  était  au 
bivouac  devant  Mantoue.  A  la  chaleur  acca- 
blante du  jour  succédait  une  nuit  rafraîchie 
par  les  brumes  qui  s'élevaient  au-dessus  de  la 
plaine  marécageuse.  Aubelet,  tâtant  son  man- 
teau, le  trouva  mouillé.  Comme  il  se  sentait 
un  léger  frisson,  il  s'approcha  d'un  feu  sur 
lequel  les  grenadiers  avaient  fait  la  soupe  et 


"    LA    MUIRON    "  277 

se  chauffa  les  pieds,  assis  sur  une  selle  de 
mule L  La  nuit  et  le  brouillard  resserraient 
leur  cercle  autour  de  lui.  Il  entendait  au  loin 
le  hennissement  des  chevaux  et  le  cri  régulier 
des  sentinelles.  Le  capitaine  était  là  depuis 
quelque  temps,  anxieux,  triste,  le  regard  flxé 
sur  les  cendres  du  brasier,  quand  une  grande 
forme  vint,  sans  bruit,  se  dresser  à  son  côté. 
Il  la  sentait  près  de  lui  et  n'osait  tourner  la 
tête.  Il  la  tourna  pourtant  et  reconnut  le  capi- 
taine Demarteau,  son  ami,  qui,  selon  sa 
coutume,  appuyait  à  la  hanche  le  dos  de  sa 
main  gauche  et  se  balançait  légèrement.  A 
cette  vue  le  capitaine  Aubelet  sentit  ses  che- 
veux se  dresser  sur  sa  tête.  Il  ne  pouvait 
douter  que  son  frère  d'armes  ne  fût  près  de 
lui  et  il  lui  était  impossible  de  le  croire,  puis- 
qu'il savait  que  le  capitaine  Demarteau  se 
trouvait  alors  sur  le  Mein,  avec  Jourdan,  que 
menaçait  l'archiduc  Charles.  Mais  l'aspect  de 
son  ami  ajoutait  à  sa  terrear,  par  quelque 
chose  d'inconnu  qui  se  mêlait  à  son  parfait 
naturel.  C'était  Demarteau  et  c'était  en  même 
temps  ce   que    personne    n'eût  pu   voir  sans 

16 


278  sous  l'invocation  de  clio 

épouvante.  Aubelet  ouvrit  la  bouche.  Mais  sa 
langue  glacée  ne  put  former  aucun  son.  C'est 
l'autre  qui  parla  : 

»  —  Adieu!  Je  vais  où  je  dois  aller.  Nous 
nous  reverrons  demain. 

»    Et  il  s'éloigna  d'un  pas  muet. 

»  Le  lendemain  Aubelet  fut  envoyé  en 
reconnaissance  à  San  Giorgo.  Avant  de  partir, 
il  appela  le  plus  ancien  lieutenant  et  lui  donna 
les  instructions  nécessaires  pour  remplacer  le 
capitaine. 

»  —  Je  serai  tué  aujourd'hui,  ajouta-t-il, 
aussi  vrai  que  Demarteau  a  été  tué  hier. 

»  Et  il  conta  à  plusieurs  officiers  ce  qu'il 
avait  vu  dans  la  nuit.  Ils  crurent  qu'il  avait 
un  accès  de  cette  fièvre  qui  commençait  à 
travailler  l'armée  dans  les  marécages  de 
Mantoue. 

»  La  compagnie  Aubelet  reconnut,  sans  être 
inquiétée,  le  fort  San  Giorgo.  Son  objet  ainsi 
atteint,  elle  se  replia  sur  nos  positions.  Elle 
marchait  sous  le  couvert  d'un  bois  d'oliviers. 
Le  plus  ancien  lieutenant,  s'approchant  du 
capitaine,  lui  dit  : 


"    LA    MUIRON    "  279 

»  —  Vous  n'en  doutez  plus,  capitaine 
Minerve  :  nous  vous  ramènerons  vivant. 

»  Aubelet  allait  répondre,  quand  une  balle, 
qui  siffla  dans  le  feuillage,  le  frappe  au  front. 

»  Quinze  jours  plus  tard,  une  lettre  du 
général  Joubert,  communiquée  par  le  Direc- 
toire à  l'armée  d'Italie,  annonçait  la  mort  du 
brave  capitaine  Demarteau,  tombé  au  champ 
d'honneur  le  9  septembre.  » 

Aussitôt  qu'il  eut  fait  ce  récit,  le  général, 
perçant  le  cercle  de  ses  auditeurs  silencieux, 
se  promena  muet,  à  grands  pas,  sur  le  pont. 

—  Général,  lui  dit  Gantheaume,  nous  avons 
franchi  le  pas  dangereux. 

Le  lendemain  il  mit  le  cap  au  nord,  se  pro- 
posant de  longer  les  côtes  de  Sardaigne 
jusqu'à  la  Corse  et  de  gouverner  ensuite  vers 
les  côtes  de  Provence,  mais  Bonaparte  voulait 
débarquer  sur  un  point  du  Languedoc, 
craignant  que  Toulon  ne  fût  occupé  par 
l'ennemi. 

La  Muiron  se  dirigeait  sur  Port-Vendres, 
quand  un   coup  de   vent  la    repoussa  sur  la 


280  sous  l'invocation  de  clio 

Corse  et  la  força  de  relâcher  à  Ajaccio.  Tous 
les  habitants  de  l'Ile,  accourus  pour  saluer  leur 
compatriote,  couronnaient  les  hauteurs  qui 
dominent  le  golfe.  Après  quelques  heures  de 
repos,  sur  l'avis  qu'on  reçut  que  tout  le 
littoral  de  la  France  était  libre,  on  fit  voile 
vers  Toulon.  Le  vent  était  bon,  mais  faible. 

Seul,  dans  la  tranquillité  qu'il  avait  com- 
muniquée à  tous,  Bonaparte  commençait  à 
s'agiter,  impatient  de  toucher  le  sol,  portant 
parfois  à  son  épée  sa  petite  main  brusque. 
L'ardeur  de  régner  qui  couvait  en  lui.  depuis 
trois  ans,  l'étincelle  de  Lodi,  l'enflammait.  Un 
soir,  tandis  que  se  perdaient  à  sa  droite  les 
côtes  dentelées  de  l'île  natale,  il  parla  tout  à 
coup  avec  une  rapidité  qui  brouillait  les 
syllabes  dans  sa  bouche  : 

—  Les  bavards  et  les  incapables,  si  l'on  n'y 
mettait  ordre,  achèveraient  la  ruine  de  la 
France.  L'Allemagne  perdue  à  Stockach, 
l'Italie  perdue  à  la  Trebbia;  nos  armées 
battues,  nos  ministres  assassinés,  les  fournis- 
seurs gorgés  d'or,  les  magasins  sans  vivres  ni 
effets  d'équipement,  l'invasion  prochaine,  voilà 


"    LA    MUIRON    "  281 

ce  que  nous  vaut  un  gouvernement  sans  force 
et  sans  probité. 

»  Les  hommes  probes,  ajouta-t-il,  fournis- 
sent seuls  à  l'autorité  un  appui  solide.  Les  cor- 
rompus m'inspirent  un  insurmontable  dégoût. 
On  ne  peut  gouverner  avec  eux.  » 

Monge,  qui  était  patriote,  dit  avec  fermeté  : 

—  La  probité  est  nécessaire  à  la  liberté 
comme  la  corruption  à  la  tyrannie. 

—  La  probité,  reprit  le  général,  est  une 
disposition  naturelle  et  intéressée  chez  les 
hommes  nés  pour  le  gouvernement. 

Le  soleil  trempait  dans  le  cercle  de  brumes 
qui  bordaient  l'horizon  son  disque  agrandi  et 
rougi.  Le  ciel  était  semé,  vers  l'orient,  de 
nuées  légères  comme  les  feuilles  d'une  rose 
effeuillée.  La  mer  agitait  mollement  les  plis  de 
vermeil  et  d'azur  de  sa  nappe  luisante.  La 
toile  d'un  navire  parut  à  l'horizon  et  l'officier 
de  service  reconnut,  dans  sa  lunette,  le  pavillon 
anglais. 

—  Faut-il,  s'écria  Lavallette,  faut-il  que 
nous  ayons  échappé  à  d'innombrables  dangers 
pour  périr  si  près  du  rivage  ! 

16. 


282  sous  l'invocation  DE  CLiO 

Bonaparte  haussa  les  épaules  : 

—  Peut-on  encore  douter  de  mon  bonheur 
et  de  ma  destinée? 

Et  il  rendit  leur  cours  à  ses  pensées. 

—  Il  faut  balayer  ces  fripons  et  ces  inca- 
pables et  mettre  à  leur  place  un  gouvernement 
compact,  de  mouvements  rapides  et  sûrs, 
comme  le  lion.  Il  faut  de  l'ordre.  Sans  ordre, 
pas  d'administration.  Sans  administration,  pas 
de  crédit  ni  d'argent,  mais  la  ruine  de  l'État 
et  celle  des  particuliers.  Il  faut  arrêter  le  bri- 
gandage et  l'agio,  la  dissolution  sociale. 
Qu'est-ce  que  la  France  sans  gouvernement? 
Trente  millions  de  grains  de  poussière.  Le 
pouvoir  est  tout.  Le  reste  n'est  rien.  Dans  les 
guerres  de  Vendée,  quarante  hommes  maîtri- 
saient un  département.  La  masse  entière  de  la 
population  veut  à  tout  prix  le  repos,  l'ordre  et 
la  fin  des  disputes.  De  peur  des  jacobins,  des 
émigrés  ou  des  chouans,  elle  se  jettera  dans 
les  bras  d'un  maître. 

—  Et  ce  maître,  dit  Berthollet,  sera  sans 
doute  un  chef  militaire? 

—  Non  pas,  répliqua  vivement  Bonaparte, 


"   LÀ   MUIRON    n  283 

non  pas  !  Jamais  un  soldat  ne  sera  le  maître  de 
cette  nation  éclairée  par  la  philosophie  et  par 
la  science.  Si  quelque  général  tentait  de 
prendre  le  pouvoir,  il  serait  bientôt  puni  de 
son  audace.  Hoche  y  songea.  Je  ne  sais  s'il  fut 
arrêté  par  le  goût  du  plaisir  ou  par  une  juste 
appréciation  des  choses,  mais  l'entreprise  se 
renversera  sur  tous  les  soldats  qui  la  tenteront. 
Pour  ma  part,  j'approuve  cette  impatience 
des  Français  qui  ne  veulent  pas  subir  le  joug 
militaire  et  je  n'hésite  pas  à  penser  que  dans 
l'Etat  la  prééminence  appartient  au  civil. 

En  entendant  ces  déclarations,  Monge  et 
Berthollet  se  regardèrent  surpris.  Ils  savaient 
que  Bonaparte  allait,  à  travers  les  périls  et 
l'inconnu,  prendre  le  pouvoir,  et  ils  ne  com- 
prenaient rien  à  un  discours  par  lequel  il 
semblait  s'interdire  ce  pouvoir  ardemment 
convoité.  Monge  qui,  dans  le  fond  de  son  cœur, 
aimait  la  liberté,  commençait  à  se  réjouir. 
Mais  le  général,  qui  devinait  leur  pensée,  y 
répondit  aussitôt  : 

—  Il  est  certain  que  si  la  nation  découvre 
dans  un  soldat  les  qualités  civiles  convenables 


284  sous  l'invocation  de  clio 

à  l'administration  et  au  gouvernement  du  pays, 
elle  le  mettra  à  sa  tête;  mais  ce  sera  comme 
chef  civil  et  non  comme  chef  militaire.  Ainsi 
le  veut  l'état  des  esprits  chez  un  peuple  civilisé, 
raisonnable  et  savant. 

Et  Bonaparte,  après  un  moment  de  silence, 
ajouta  : 

—  Je  suis  membre  de  l'Institut. 

Le  navire  anglais  nagea  quelques  instants 
encore  sur  la  bande  de  l'horizon  empourpré, 
et  disparut. 

Le  lendemain  matin,  la  vigie  signala  les 
cotes  de  France.  On  était  en  vue  de  Port- 
Vendres.  Bonaparte  attacha  son  regard  sur 
cette  petite  ligne  pâle  de  terre.  Un  tumulte  de 
pensées  s'éleVa  dans  son  âme.  Il  eut  la  vision 
éclatante  et  confuse  d'armes  et  de  toges;  une 
immense  clameur  remplit  ses  oreilles  dans  le 
silence  de  la  mer.  Et  parmi  des  images  de 
grenadiers,  de  magistrats,  de  législateurs,  de 
foules  humaines, qui  passaient  devant  ses  yeux, 
il  vit  souriante  et  languissante,  son  mouchoir 
sur  les  lèvres  et  la  gorge  à  demi  découverte, 
Joséphine  dont  le  souvenir  lui  brûlait  le  sang. 


"    LA    MUIRON    "  285 

—  Général,  lui  dit  Gantheaume  en  lui  mon- 
trant la  côte  qui  blanchissait  au  soleil  du 
matin,  je  vous  ai  conduit  où  vos  destins  vous 
appelaient.  Vous  abordez  comme  Enée  aux 
rivages  promis  par  les  dieux. 

Bonaparte  débarqua  à  Fréjus  le  17  vendé- 
miaire an  VIII. 


FIN 


TABLE 


LES  CONTES  DE  JACQUES  ÏOURNEBROCHE 

LE    GAB    D'OLIVIER 3 

LE    MIRACLE    DE    LA    PIE 19 

FRÈRE   JOCONDE 43 

LA      PICARDE,      LA      POITEVINE,      LA      TOURAN- 
GELLE.   LA     LYONNAISE     ET    LA    PARISIENNE    .  69 

LA    LEÇON    BIEN    APPRISE 75 

LE    PÂTÉ    DE     LANGUES S7 

DE    UNE    HORRIBLE    PAINCTURE S9 

LES     ÉTRENNES     DE     MADEMOISELLE     DE     DOU- 

CINE 95 

MADEMOISELLE    ROXANE 105 


SOUS    L'INVOCATION    DE   CLIO 

LE    CHANTEUR    DE    KYMÉ 133 

KOMM    L'ATRÉBATE ÎG3 

FARINATA       DEGLI       UBERTI       OU      LA      GUERRE 

CIVILE 223 

LE    ROI    BOIT 215 

•'    LA    MUIRON  " 257 


716-21.  —  Coulomniiers.  Imp.  Pall  BRODARD.  —  IM80-6-31. 


m% 


3*H 


t   I  J 


m^ 


PQ 

2254 
C575 
1921 


France,  Anatole 

Les  contes  de  Jacques 
Toumebroche 


A 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY