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University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lescourtisanesdeOOIava
LES
COURTISÂiNES DE BRAHMÂ
DU MÊME AUTEUR :
POÉSIE
Les Heures Perdues
Le Modèle, comédie en 1 acte, en vers (épuisé). .
Royauté Morte, conte fantastique en 1 acte, en
vers
^Éternelle Chanson, ouvrage mentionné par
TAcadémie française
Minuit
Evocation
PROSE
Mortelle étreinte, roman
L'Anarchiste, roman
Rien qu'Amante ' roman
Le droit d'Aimer, roman
Ambitieuse, roman '.
Les Sataniques. nouvelles
Les Demi-Sexes, roman
Le Sang, roman
Les Frôleurs. roman
L'Amuseur, roman
Trois Fleurs de Volupté, roman
Les Mousseuses, nouvelles
Le Mystère de Karna, roman
L' Amazone du Roi de Siam. roman
La Mystérieuse
Les Androgynes, roman. -
Les Courtisanes de Brahma, roman
vol
vol,
EN PREPARATION
Les Énervés de Paris 1 vol.
Les Félins, roman 1 —
Contes inquiétants 1 —
Les Baisers de la Chimère, poésies 1 —
THÉÂTRE
Madame Laurence, pièce en trois actes.
Les Félins, comédie en trois actes.
Le Droit d'Aimer, comédie en trois actes.
Le Fils, pièce en deux actes.
Les Frôleurs, comédie en trois actes .
Pour une Xuit d'Amour! drame en un acte d'après le conte
d'Emile Zola.
Les Trois Mousmés, conte japonais en un acte (en collabo-
ration . musique de Georges Charton.
Vanitza, fantaisie florentine en un acte, musique de Jane
Vieu .
Les Statues, comédie en vers (en collaboration).
Les Hommes contre l'Amour, pièce en quatre actes (en
collaboration avec Gaston Derys;.
Tanaqra, pièce en trois actes, envers.
Le Feu qui couve, comédie en quatre actes.
EMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LA.GXT
JANE DE LA VAUDÈRE
-.es Courtisanes
de Brahma
ROMAN
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
RUE RACINE, 26, PRÈS l'odÉON
Droits de traduction et de reproduction réserves pour tou» les pa\ s,
y compris la Suède et la Norvège.
LES
COURTISANES DE BRAHMA
PREMIÈRE PARTIE
UNE FETE A DELH[
Orpha, couvert de son armure d'or, entra
dans Tarène.
C'était jour de liesse à Chahjatianabàd, car
les fils du Rajah, soumis au Grand Mogol,
devaient se mesurer avec les fauves les plus
redoutables, afin de montrer au peuple leur
force et leur souplesse.
Tout autour du tamascha (spectacle) se mas-
saient les éléphants sacrés, supportant les in-
vités de marque. Immobiles, des femmes, aux
1
2 LES COURTISANES DE BRAHMA
grands yeux sombres cerclés d'antimoine, sem-
blaient des idoles d'ivoire et d'or, et les plis
de leur voile soyeux tombaient autour d'elles
sans un frisson, tant l'atmosphère était calme.
La foule arrivait toujours, suivant les rives de
la Jumna dont les eaux s'étalaient métallique-
ment, paraissant, au loin, rejoindre le soleil en
rayons liquides. La ville se massait toute rose
au bord du fleuve avec des trous de lumière
sur les places bombées de coupoles , de
dômes à clochetons d'or et de flèches piquées
comme des aigrettes au casque rutilant des
temples et des pagodes. Plus loin, c'étaient
des veloutés de verdure, des lavis mauves et
gris de plantes anémiées sous un ciel d'un bleu
intense.
Assilinia, la fiancée d'Orpha, tenait tout droit
le lotus sacré qu'elle devait remettre au vain-
queur, et ses yeux profonds se nuançaient de
vert sous le bandeau d'aigues-marines et de
sardoines qui lui couvrait le front.
— Tu dis que Ptamô n'a jamais été vain-
cue?... demanda-t-elle à une jeune fille qui
agitait doucement au-dessus de sa tête une
flabelle de paon emmanchée de jade.
— Ramô, la panthère noire de Java, est
LES COURTISANES DE BRAIIMA 3
plus reduuUiblo que les grands tigres du I Jeu-
gale !... Que les dieux nous protègent.
— Ah ! fît Assilinia, et une courte flamme
étoila ses prunelles glauques. Je saurai si le
Maître qu'on me destine est vraiment coura-
geux.
— En doutez-vous ?... Orplia possède la va-
leur et la beauté. Vous pouvez être iîère de
son choix,
La jeune fille eut un sourire énigmatique,
puis ses lèvres charnues, dessinées en cœur
de pourpre, s'immobilisèrent, et une lueur plus
intense fit étinceler le sable d'or de ses pru-
nelles.
La fête se donnait à Delhi devant le palais
de Shah-Djahân, une gigantesque construction
de granit rouge qui semblait teinte du sang de
l'arène. Du haut des terrasses les sentinelles
immobiles contemplaient les massives cou-
poles des temples, les aiguilles luisantes des
hauts minarets et la ligne grise des remparts,
nouée sur les flancs de la ville comme une
ceinture d'acier. Au loin s'élevaient les tom-
beaux des Rajahs et d'antiques forteresses aux
sombres souvenirs de lutte et de carnage.
La foule se massait plus compacte autour
4 LES COURTISANES DE BRAHMA
des privilégiés qui avaient pu prendre place
près des combattants. Les chevaux piaffaient,
couverts de tapisseries d'or et d'argent; des
chameaux, chargés de spectateurs, allongeaient
leur tête mélancolique vers les estrades où
éclataient les cymbales de fer et de bronze, où
se démenaient les frappeurs de tambours en
peau de boa et les souffleurs de flûtes de bam-
bou aux claires stridulations.
, De toutes parts essaimaient les spectateurs,
et les différentes langues indiennes se muaient
en un susurrement de cigales grisées de so-
leil. Des fillettes, au corps frêle de bronze pâle,
tatoué sur les seins et les chevilles d'arabes-
ques bleuâtres, offraient des bananes, des pois-
sons séchés, des moules d'eau douce au cu-
curma, des galettes de tchapsitti pétries dans
le ghi et le ghour. Elles riaient de toutes leurs
dents aiguës de petits chats, et les anneaux
d'argent de leur narine mettaient un cercle pâle
sur leur visage renversé. Des chariots passaient,
traînés par des buffles; les plus somptueux
étaient décorés de brocarts, agrémentés de
figures d'ivoire ou de lames de métal hérissées
comme des feuilles de roseaux.
Les Djsiths, les BahoUj les Omraos, cultiva-
LES COURTISANES DE BRAHMA O
leurs, bourgeois et nobles, venaient de très
loin voir le tamascha, ou spectacle merveilleux
de la grande lutte des bommes et des fauves.
Les Bhai-Tcbokri, bayadères aux lèvres rou-
ges, aux paupières teintes de sourma, parais-
saient, à demi-coucbées dans des bhaëlij cha-
riots à deux roues surmontés d'un cône d'é-
toffe d'or, traînés par des bœufs roses à cornes
fleuries de saligram.
Des éléphants, les uns sauvages, les autres
apprivoisés, avaient d'abord amusé les assis-
tants. Ces pachydermes, la peau couverte de
peintures vives, les défenses teintes en rouge,
s'étaient avancés en titubant, ivres del'eau-de-
vie d'arak qu'on leur avait fait prendre pour
exciter leur humeur belliqueuse. Quand l'une
des énormes bêtes tombait, vingt chevaux ca-
paraçonnés ,de velours rubis, à cabochons de
pierres précieuses, la traînaient hors du cirque.
Puis, il y eut des combats de coqs, de buf-
fles, de sangliers et d'antilopes Les tigres lut-
tèrent entre eux, et les singes sacrés de la tour
de Koortub-Minar simulèrent une noce hin-
doue sans en rien excepter. La fiancée, une
guenon, de grande taille, dont la chevelure
partagée en bandeaux, comme celle d'une
6 LES COURTISANES DE BRAHMA
femme ^ retombait en mèches raides sous un
diadème de sardoines et d'opales, minaudait
entraînant dans la poussière ses longs voiles
lamés d'or. Et. quand l'heureux époux toucha
enfin le prix de sa constance, ce fut le signal
de rires inextinguibles parmi les assistants.
Maintenant, c'était le tour d'Orpha qui
remplaçait, après une passe émouvante, deux
Gourkas de l'Himalaya, vainqueurs des tigres
royaux.
Orpha, avec sa cuirasse rutilante et son dou-
pattah brodé de perles ânes qui s'enroulait plu-
sieurs fois à ses reins, s'avança fier et souple, les
yeux agrandis par deux traits de sourma sous
la toison frisottée qui lui couvrait le front. Il
était de taille moyenne, mais harmonieuse et
robuste ; on le sentait habitué aux triomphes et
sûr de sa puissance : un sourire un peu dédai-
gneux plissait ses lèvres, ses prunelles sombres
avaient des lueurs cruelles. Il porta la main
gauche à son cœur, puis à ses lèvres, en re-
gardant Assilinia, et la jeune fille leva plus
haut le lotus d'or.
Un murmure d"admiration courut dans la
foule ; les turbans arrondis ou tubulaires,
ornés d'aigrettes et de torsades, oscillèrent ; les
LES COURTISANES DE BRAHM.\ 7
anneaux de pierreries des femmes tintèrent
sur les bras frémissants. Il y eut quelques cris
d'angoisse et de désir, et les seins, offerts au
bord des balustrades, comme des coupes d'a-
mour, eurent des palpitations plus fiévreuses.
Sliah-Djahàn,le Roi des Rois, le Mogol tout-
puissant, qui avait daigné présider la fête,
coula ses regards aigus vers Assilinia.
Depuis longtemps il convoitait la jeune fille,
et Orpha, qui lui était tout acquis, devait de-
venir le mari complaisant qu'un haut grade
dans l'armée récompenserait largement.
Shah-Djahàn,le monarque voluptueux, avait
usé de tous les plaisirs et profité souvent
de la faiblesse des Rajahs, qui, pour quelques
honneurs, lui livraient leur fille.
C'est une coutume aux Indes que les Rajahs,
voisins de la ville oii TErapereur réside, vien-
nent tour à tour monter la garde devant le
Palais et habiter sous des tentes avec leurs
Rageputtes pour honorer et garder le Mogol.
Or, Amarsin, le père d'Assilinia , avait dé-
serté son poste, malgré les avertissements de
ses amis. Lorsqu'il se présenta devant Shah-
Djahân, un des secrétaires d'État lui fit
quelques reproches de son peu d'assiduité
8 LES COURTISANES DE BRAHMA.
au service, et le Rajah, qui se crut offensé,
tira son poignard et en frappa le ministre dont
le sang jaillit jusque ^ur la poitrine de l'Em-
pereur.
Ce meurtre fut châtié aussitôt. Amarsin
tomba sous les coups des officiers qui assis-
taient Shah-Djahàn, tandis que les Rageputtes,
vengeant leur maître, massacraient le peuple
au dehors.
Assilinia, l'unique fille d'Amarsin, demeura
longtemps captive dans son palais, puis, l'Em-
pereur, épris de son ardente beauté, résolut de
lui faire épouser Orpha pour triompher enfin
de ses rigueurs, Tavoir toute à lui.
En rhonneur de la princesse se donnait
cette fête qui devait la livrer, en même temps,
aux baisers de l'époux et du souverain. Mais la
jeune fille, méfiante et dédaigneuse, se désin-
téressait des exploits d'Orpha, ne semblait
point remarquer les regards luisants de l'Em-
pereur.
Hallabab, son amie et sa confidente, laissa
choir la flabelle de paon qu'elle agitait d'une
main lasse.
— Tu l'aimes, au moins, ton beau fiancé?. .
demanda-t-elle en soupirant.
LES COURTISANES DE BRAHMA 9
Assilinia réfléchit un moment, puis déclara
avec un peu de tristesse :
— Je ne sais... Qu'éprouve-t-on quand on
aime un homme ?...
— Oh ! Ignores-tu ce que c'est que l'a-
mour?...
— Oui. Renseigne-moi, petite Hallabab, si
toutefois ton cœur a déjà tressailli.
Hallabab abaissa sur ses prunelles sablées
d'or le voile frangé de ses longues paupières,
et murmura d'une voix tremblée de flûte
sylvestre :
— Ces choses se comprennent sans explica-
tion. Tout ce que je pourrais te dire te sem-
blerait étrange ou puéril. Une vie sans amour
est un paysage sans soleil, un de ces paysages
. désolés de l'Himalaya que les neiges re-
couvrent en toute saison.
— Ces blancheurs ont bien leur beauté.
— Peut-être, mais sous leur froid linceul,
rien ne germe, et la terre est comme une
morte couchée dans son tombeau.
Orpha, maintenant, luttait avec le fauve, un
tigre à la fourrure rayée de velours sombre,
aux reins élastiques agités de furieux tressail-
lements. A quelques pas du prince, prêts à lui
10 LES COURTISANES DE ERAHMA
porter secours, des souars -attendaient, et des
éclairs de haches, des frissons de glaives pas-
saient au bout de leurs bras, lorsque le combat-
tant semblait fléchir et que les crocs de la bète
s'approchaient trop de sa chair. Mais le jeune
homme se jouait des attaques qu'il provoquait ;
son corps aux membres fins, souples, légère-
ment enduits de baumes, se ramassait, ram-
pait, virevoltait, sans cesse, et déjà des goutte-
lettes rouges étoilaient la fourrure épaisse de
la béte, mettaient aux doigts d'Orpha des
bagues de rubis.
Il fallait une adresse incroyable pour échap-
per aux brusques attaques du monstre, qui se
tordait, bondissait, se dressait avec des rauque-
ments formidables, étonné de cette ruse hu-
maine que sa force ne pouvait vaincre.
L'Empereur, souriant, encourageait son
favori en tendant vers lui l'étoile glauque de
son sceptre ; puis, son regard brûlant cherchait
AssiHnia, l'enveloppait d'une onde magnétique
de désirs. Las des faveurs de la begôm, sa
fille, il convoitait follement la Rana dédai-
gneuse, et, pour la posséder, était prêt aux
plus grands sacrifices.
Orpha roulait dans la poussière, se relevait.
LES COURTISANES DE BRAHMA 11
et son bras, se détendant comme un ressort
d'acier, frappait la béte hurlante, mettait à son
pelage fauve des agrafes de corail.
De petites mains nerveuses lançaient au
combattant des fleurs et des joyaux, noués dans
des écharpes de prix ; les courtisanes décou-
vraient leurs seins aux bouts dorés et s'enfon-
çaient les ongles dans la chair en signe d'ad-
miration et de tendresse. Orpha était l'élu du
jour, celui" que tout homme envie et que toute
femme désire. Les couches parfumées, il le
savait, lui seraient ouvertes après cet exploit,
les baisers de miel lui seraient offerts, et son
orgueil fleurissait comme le lotus rouge des
étangs sacrés
Un nouveau tigre fut amené qui se dressa
de toute sa hauteur, et regarda le jeune homme
en face. Son corps était immense, ses pattes et
ses reins d'une incroyable énergie musculaire.
Orpha attendit le choc, puis, sautant sur le
dos de son ennemi, il lui enfonça son poignard
entre les deux épaules, au milieu des trépigne-
m.ents frénétiques de l'assemblée.
Hallabab suivait passionnément les phases
de la lutte, tandis qu'Assilinia avec ennui dé-
tournait les yeux, fixait dans l'air calme le vol
12 LES COURTISANES DE BRAHMA
bourdonnant d'une mouche métallique, ou, le
Ions des sradins, la fuite en ziszas; d'un lézard
rose.
Des jeunes filles apparurent dans la trouée
d'une porte, passèrent devant la grille des
fauves, et, puisant dans des corbeilles ôligra-
nées d'or, essaimèrent des brins de toulsi (ba-
silic sacré) autour d'Orpha. Les dernières
abaissèrent vers lui des bannières brodées de
perles et d'améthystes à ses couleurs et à celles
du Rajah, son père. Ces vierges, qui vivaient
dans l'ombre des temples, étaient d'une beauté
morbide et touchante. Des diamants sertissaient
leur face hiératique, des serpents d'aigues-ma-
rines contournaient leurs flancs étroits et se re-
joignaient en fibule inviolée sous le dou-pattah
garni de boules de cristal qui descendait jus-
que sur leurs genoux.
Elles jetaient lentement leurs pétales odori-
férants, tandis que les instruments barbares
de cuivre et d'argent bramaient une mélopée
d'amour ou de guerre. Et, lorsque le prince eut
tourné trois fois son court poignard dans la
gorge du tigre, râlant à ses pieds, toutesles fan-
fares triomphales éclatèrent à la fois.
Ce fut ensuite la vision d'or et de perles des
LES COURTISANES DE BRAHMA 13
danseuses royales, glissant autour des flaques
rouges et y trempant le bout de leur orteil
gemméj jusqu'àl'ongle opalin, de cabochons de
rubis etd'émeraudes. Elles se penchaient sur le
miroir de sang, comme pour y contempler leur
image, le frôlaient de l'ourlet de leurs voiles qui
-se bordait de pourpre. L'odeur du meurtre fai-
sait frémir leurs narines, et la nacre de leurs
dents aiguës apparaissait sous les lèvres, sou-
levées dans un désir de baisers ou de lutte.
Le prince se tourna vers sa fiancée et lui
sourit passionnément.
— Ah! que je voudrais être à ta place, Assi-
linia! dit Hallabab dont les prunelles chavi-
raient d'admiration. Ne vas-tu pas donner ton
lotus au triomphateur?...
— Non, fit AssiHnia, j'attends la panthère
noire pour juger le courage de l'homme. Ces
tigres étaient enivrés d'opium et de datura ;
c'est à peine s'ils ont défendu leur vie. J'aspire
à de plus vaillants combats.
Hallabab murmura :
— Voici le Maître qui te regarde encore; ses
yeux sont étranges, Assilinia !...
L'écartement des draperies découvrait un
trône d'ivoire, incrusté de gemmes vertes et
14 LES COURTISANES DE BRAHMA
rougeSj et Shah-Djahàn, se levant, salua la foule
en portant les doigts écartés de la main gauche
à sa poitrine. Le Mogol apparut distinctement.
Il était revêtu d une robe jaune, et, par-dessus,
s'agrafait à ses épaules une sorte de plastron
d'or oii rutilaient un soleil et des étoiles de
diamants-. Derrière lui un manteau long cons-
tellé de saphirs et d'opales s'étalait comme la
queue d'un paon. Ses bras étaient si chargés
de pierreries que, quoique nus, on n'apercevait
pas la couleur de leur peau.
Les danseuses poussèrent une sorte de cri
guttural, et semblèrent se pâmer, comme si
toutes eussent reçu les marques du désir royal.
Le corps rejeté en arrière, elles faisaient saillir
les fleurs ambrées de leurs seins, et tendaient
vers le Maitre des mains frémissantes.
Après les vierges frêles parurent les Heclje-
ras, eunuques, hermaphrodites et femmes mu-
tilées préposés à la garde du Zinanah, car les
Hindous pratiquent la castration sur les fillettes
comme sur les garçonnets. Les Hedjeras,
femmes, sont grandes, fortes et possèdent une
voix mâle aux accents profonds comme les vi-
brations du tchiloinntchi. Elles se montrent
complètement nues avec une fibule de béryls
Ll-S GOURTI-ANES DE BRAHMA 15
à l'endroit de leur sexe meurtri, et elles la'ont
ni frissons ni désirs lorsque le regard des
hommes se pose sur elles. Epilées naturelle-
ment, elles lèvent en cadence leurs bras polis
et gras, et leur poitrine, sans rondeurs, se fleurit
d'un léger bouton à peine plus foncé que leur
peau. Toutes jeunes elles ont subi la piqûre
des longues aiguilles trempées dans le fruit
du bhel-phoul encore vert, et leur féminité
s'est atrophiée en elles comme la mangue se
dessèche sur l'arbre après la morsure du
cobra.
Ces froides prêtresses sont particulièrement
en faveur dans les temples, où, à leur tour, elles
mutilent les enfants, après les avoir enivrés de
gandjah et livrés à la curiosité morbide des
fakirs. Aux sons des scitara et des dole, elles
simulent cependant la volupté sur le sable
fumant de l'arène, et elles seuiblent se pâmer
dans d'étranges ivresses que les sacrificateurs
de Kali, les brahmes rouges, suivent en fris-
sonnant.
Les Hedjeras sont toutes-puissantes auprès
de l'Empereur. Elles peuvent obtenir la grâce
d'un coupable, et, quatre fois par an, on les fait
venir au palais pour lire dans les signes mys-
16 LES COURTISANES DE BRAHMA
térieux des astres et se livrer aux évocations et
aux sortilèges des Yoguis.
Assilinia, souvent, se rendait au temple de
Kutbu'l pour consulter Hadj-Hidi, la vieille
prêtresse aux longs yeux troubles de sortilège,
et elle savait, avant la lutte, que son fiancé
serait vaincu.
Hadj-Hidi, tout en suivant ]a danse lascive
des vierges mutilées, souriait à la princesse,
comme pour l'encourager dans sa résistance.
Deux fois elle mit son index recourbé sur son
front, et Assilinia lentement inclina la tète vers
le lotus d'or qu'elle porta à ses lèvres.
— Que fais-tu donc ? demanda Hallabab.
— Je rassure Hadj-Hidi qui me croit sans
force contre la volonté des dieux.
— Ainsi, avant même de savoir le résultat
de lalutte, tu écoutes les conseils des gardiennes
du Zinanah!
— Pourquoi ne les écouterais-je pas r...
— Prends garde !
Assilinia ne daigna point répondre, et ses
brunes paupières s'abaissèrent sur l'extase
ardente du rêve.
Orpba a disparu, et les Omraos, à l'ombre
LES COURTISANES DE BRAHMA 17
d'une tente de pourpre et d'or, sollicitent l'hon-
neur de frotter sa chair de baumes bienfaisants
pour lui donner une vigueur nouvelle. Des
Bhai-Tchokri, somptueusement parées de dou-
pattah endiamantés, apportent des essences
rares et offrent leurs lèvres carminées aux sti-
mulantes caresses.
— Par nousj disent-elles, tu seras invin-
cible!... laisse-nous passer, sur ta poitrine et
tes flancs, l'armure de nos baisers!... Sous
leurs mailles closes tu resteras à l'abri des bles-
sures, et rien ne pourra t'atteindre que la co-
lère des dieux !
Orpha, éloignant les Babou et les Omraos, fit
signe aux courtisanes qui s'agenouillèrent
auprès de lui.
Les Hedjeras avaient terminé leurs danses;
pour la lutte- suprême, les souars, avec leur
bouclier carré, bordé de lamelles de peau de
singe, leurs piques et leurs lances, se rangeaient
dans le cirque.
Et, toujours, le peuple des Bigaris et des
Djaths augmentait au dehors ; les bhaëli pesants
écrasaient les chiens en maraude, les saermij
chameaux de course, à la tête encapuchonnée,
au dos recouvert d'une grande chamarre rouge,
2
18 LES COURTISANES DE BRAHMA
sortaient de l'arène avec les tattou querelleurs,
les eunuques et les hermaphrodites. Il y avait
des taches d'ocre et de cobalt sous les nimbes
de soleil qui flottaient partout, et une poussière
micacée tourbillonnait par moments, lorsque la
houle devenait trop forte. Les clochettes de
cristal et les gourmettes d'or des chevaux tin-
tinabulaient après les fanfares intermittentes
du tchiloumtchi.
Hallabab se pencha vers Assilinia.
— C'est le moment, dit-elle, mon cœur est
plein de trouble.
Assilinia entr'ouvrit ses paupières lasses.
— En vérité, murmura-t-elle, rien ne fris-
sonne en moi, et je ne saurais éprouver que la
fierté du triomphe!...
II
LA PANTHERE XOIRE
Mais on annonça que le prince demandait
encore quelques minutes de repos, et Ton fît
entrer les lions qui n'étaient pas destinés à
lutter ce jour-là.
Surprises, les énormes bêtes balayaient le
sol de leur queue; levaient la tête comme pour
flairer l'odeur des proies humaines qu'on leur
destinait. Shah-Djahân décida que trois con-
damnés à mort, qui devaient être suppliciés le
lendemain, seraient abandonnés aux fauves
c'étaient Ouraidi, le harkarat (coureur) qu
avait volé le bracelet d'une Rana; Karysas, qu
s'était enivré de gandjahet avait insulté un Ba
20 LES COURTISANES DE BRÂHMA
bou devant la grande mosquée, et, enfin, Mimiose
qui, dans ses discours, s'était montré peu res-
pectueux pour la toute puissance de l'Empereur.
Mimiose, idole des Bigaris, ennemi des Babou
et des Omraos, possédait une certaine élo-
quence qui transportait les foules. On le disait
révolutionnaire, dangereux pour le gouver-
nement qui, depuis longtemps, cherchait une
occasion de le supprimer.
Une grêle fanfare résonna, et les deux bat-
tants rouges de la cellule des prisonniers se
renversèrent, laissant passer Ouraidi etKarysas.
Quant à Mimiose, il avait, d'un bond, pris le
premier rang, et, déjà, faisait face aux lions.
C'était un garçon de vingt-cinq ans, grand,
de fière mine, au corps souple et fin, aux longs
yeux de domination et de caresse. Il se campa
devant un des lions qui reniflait l'air, ébloui
du grand jour, étonné du tumulte ; puis, abais-
sant sa lance, il se mit en arrêt et soutint le
choc du fauve si victorieusement que la bête
farouche chancela, passa outre, emportant une
rose sanglante dont les pétales coulaient sur
ses flancs nerveux. Le lion s'arrêta, incertain,
puis fondit avec un redoublement de colère
sur Karysas qui tendait son poignard. Une
LES COURTISANES DE BRAHMA 21
autre rose saigna près de la première, mais le
fauve revint et plongea ses griffes dans le
ventre de Karysas qui fut roulé, emporté,
projeté dans les airs comme un de ces légers
ballons qui servent aux amusements des en-
fants. Cependant les entrailles sortaient de la
blessure affreuse et coulaient dans le sable.
Ainsi que cela se pratique pour les chevaux
qui servent aux courses espagnoles, un
Sakri avec une longue aiguille rapprocha
les chairs, et l'homme, dont le ventre gon-
flait, put se remettre debout. Après avoir
bu quelques gorgées d'arak, il reprit son poi-
gnard, et, la main tremblante, attendit le choc
des monstres. Mais, comme dédaigneux de
cette victoire trop facile, les lions se retour-
nèrent vers Ouraïdi qui n'avait pas bougé...
D'un coup de patte l'un d'eux le renversa, et,
le couvrant de son corps, enfonça ses crocs
dans sa gorge. Ouraïdi, pourtant, parvint à se
relever; il traversa l'arène, en chancelant
comme s'il était ivre ; des flots de sang noir
jaillissaient impétueusement de sa plaie, et
zébraient le sable de zigzags intermittents. Il
suffoquait, les deux mains à son cou, la respi-
ration de plus en plus sifflante ; enfin, il vint
2'2 LES COURTISANES DE BRAHMA
s'abattre prèsdeMimiose qui, courageusement,
attaquait l'ennemi.
Les instruments de cuivre sonnèrent tous à
la fois, et quatre tattous, splendidement har-^
nachés, entrèrent au galop pour emporter le
cadavre du harkarat. On rattacha au bout
d'une corde munie d'un crampon, et l'attelage
traîna allègrement cette dépouille humaine
tout à l'heure si pleine encore de force et de
vie.
Un béras vint, avec une corbeille pleine de
terre, pour saupoudrer les mares de sang où les
mouches vertes commençaient déjà à grouiller.
La blessure de Karysas, qui luttait faible-
ment avec un des lions, s'était rouverte ; il était
en plus criblé de morsures, et sa main droite,
tranchée au poignet, pendait au bras inerte,
retenue seulement par quelques filaments.
Mimiose le délivra en plongeant son poignard
dans la gorge et dans l'œil du fauve qui s'af-
faissa, se releva d'un bond terrible et s'élança
sur le jeune homme qu'il couvrit de sang.
La vie se manifeste chez les animaux car-
nassiers longtemps après la mort ; aussi, put-on
croire, aux mouvements convulsifs et désor-
donnés du lion, qu'il vivait encore. Bientôt
LES COURTISANES DE BRAIIMA 23
deux autres agonies suivirent la sienne. Mi-
miose se battit si vaillamment que les Rana
demandèrent sa grâce, Assilinia la première.
— Cet homme, dit-elle à Hallabab, a tué
trois lions affamés, tandis que le prince n'a su
vaincre que des tigres enivrés d'opium... Mi-
miose a la force et la beauté.
— Tu trouves?... Ce n'est qu'un bigaris sans
naissance et sans argent !
— Que m'importe !
— Mimiose est non seulement d'origine obs-
cure, mais il a gravement offensé notre Maître
en conspirant contre les Omraos et les grands
de l'Empire.
— Il a eu raison. Je hais Shah-Djahân qui a
tué le Rajah mon père.
Hallabab regarda la princesse avec épou-
vante.
— Comment oses-tu tenir de semblables dis-
cours, Assilinia !...
— Qui doncm'*en empocherait?...
— Mais, tes parents, tes amis... l'amour que
tu portes à ton fiancé.
Un rire silencieux plissa les lèvres peintes de
la jeune fille, et elle abaissa lentement ses
longues paupières sombres.
24 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Mon fiancé!...
— Oui, oui, celui qui va combattre pour toi!
— Il n'a point encore triomphé de la pan-
thère noire...
— Il en triomphera... j'ai bon espoir!
— Petite Hallabab, dit Assilinia, ton cœur
est plus épris que le mien.
Hallabab baissa la tête avec confusion.
— Est-il défendu, murmura-t-elle, d'admirer
les qualités d'adresse et de bravoure de ceux qui
s'exhibent pour notre plaisir?... Nous assis-
tons à un tamascha merveilleux, et nous avons
le droit de donner notre avis sur la valeur des
combattants.
— Oui, petite Hallabab. Tu te disculpes avec
trop d'ardeur pour que ma clairvoyance soit en
défaut... Tu es plus qu'une spectatrice, tu te
montres une admiratrice ardente... Et puis,
acheva Assilinia en bâillant, cela m'est indif-
férent! Tu peux aimer Orpha que je dédaigne...
Hallabab soupira.
— Tu ignores ton bonheur! Ah ! si j'étais à
ta place!...
Mimiose, seul dans l'arène devant les grands
lions qui n'osaient plus l'attaquer, se croisait
les bras, attendant la décision du Mogol.
LES COURTISANES DE BRAHMA 25
— Grâce! grâce! hurlait la foule, où domi-
naient les voix des femmes.
Mais Shah-Djalîân demeurait indécis, car le
crime de Mimiose était de ceux que les puis-
sants pardonnent rarement. Il fît un signe, et
les souars emmenèrent le condamné, compre-
nant que l'Empereur réservait la sentence pour
la fin des jeux.
Assilinia, alors, malgré les exhortations
d'Hallabab, se leva toute droite, et, avant que
Mimiose n'eût disparu derrière la porte rouge,
tendit en souriant son lotus d'or vers lui.
Il y eut un long cri d'étonnement parmi les
spectateurs, car cette action de la jeune fille
était aussi étrange qu'audacieuse un jour de
fiançailles.
Mimiose vit- le geste et sourit, tout frisson-
nant de joie. Quant à Assilinia, grave et fière,
elle se rassit à côté d'Hallabab, et promena ses
regards étincelants sur l'assistance.
— Ce que tu as osé me fait frémir, Assilinia !
murmura la naïve confidente. Un tel scandale ! . . .
— J'ai rendu hommage au courage, rien de
plus !
— Que pensera-t-on de toi après cette action
inconcevable ?
26 LES COURTISANES DE BRAHMA
— On pensera que je juge librement les qua-
lités de chacun, et Ton ne s'étonnera plus de
ma décision si elle est défavorable au prince.
— Attends encore! supplia la jeune fille,
Orpha sera triomphant, j'en ai la certitude !
— Que les dieux décident de son sort!
— Le voici! le voici! chuchotait le peuple.
Le prince, sous les baisers des Bhaï-Tchokvi,
vendeuses d'amour, frottant sa chair de baumes
précieux et stimulant ses nerfs par des frôle-
ments et d'incomplètes caresses, avait recon-
quis une ardeur nouvelle. 11 se présentait, tout
frémissant de désir, et ses regards embrasés
cherchaient un encouragement dans ceux (VAs-
silinia qui demeurait impassible.
Les deux battants de la porte rouge s'écar-
tèrent de nouveau, et Ramô, la panthère noire,
triomphatrice de toutes les luttes, bondit jus-
qu'au milieu de l'enceinte.
C'était une superbe bête, moirée, luisante et
musclée. Moins haute que le tigre, elle était
plus allongée, avec des rampements, des ondu-
lations et des ruses imprévus. Ses yeux d'un
vert d'émeraude phosphoraient et son large
front bombé semblait se plisser sous l'effort
d'une pensée profonde. Avant que le prince
LES COURTISAxNES DE BRAHMA 27
eût prévu l'attaque, elle lui enfonça ses crocs
dans la cuisse, le renversa, le jeta sur ses
épaules et le transporta en bondissant à l'autre
bout du cirque.
Orpha avait poussé un cri de détresse, et la
panthère l'eut aisément mis dans l'impossibilité
de poursuivre la lutte, si elle n'avait hésité de-
vant cet ennemi désarmé que, sans doute, elle
ne trouvait plus digne de son courroux.
Elle s'arrêta, et regarda l'assistance.
C'est par un cri plaintif, modulé comme un
trémolo d'orgue, que le tigre royal annonce
sa présence. La panthère ronronne ainsi qu'un
gros chat dont elle a tous les mouvements, tour
à tour souples, fébriles ou amoureux. Ses
élans, lorsqu'elle daigne s'émouvoir, sont ac-
compagnés de 'grognements rapides, effrayants»
déchirés comme une toux de phtisique ; puis,
ses babines se retroussent, ses moustaches re-
montent vers ses yeux glauques, pailletés de
lueurs diaboliques, et elle fait entendre le cra-
chement irrité des matous en lutte d'amour.
D'un coup de sa patte veloutée aux griffes ter-
ribles, elle brise les os d'une génisse et l'em-
porte sans effort apparent, tant sa force muscu-
laire est développée.
28 L'<:S COURTISANES DE BRAHMA
Montés sur des éléphants, les chasseurs de
fauves avaient pris Ramôdans une des jungles
de la féconde et divine Java, au bord du fleuve
noir. Mer chaude, soleil torride, volcan de feu,
tous les souffles embrasés avaient passé dans le
sang de Ramô pour en faire une admirable bête
de vigueur et de beauté. Elle avait connu les
orages mortels des Montagnes Bleues et les
éclairs sauvages que la vue des hommes ne
peut supporter. Par torrents les pluies électri-
ques avaient lustré sa peau en grisant la terre
délirante de sève. Et, sous le ciel fumant, elle
avait fui dans les bois sombres — si sombres
qu'il y faut des torches en plein midi et que les
plantes, se détachant de leur tige, y devien-
nent carnivores et ne se distinguent plus des
animaux !
Ramô avait mangé ces fleurs de chair, posées
si bas dans les vapeurs morbides et grasses du
sol, ces fleurs au pistil qui flamboie dans la
nuit comme l'œil fulgurant d'un cyclope ! Et
elle avait gardé le goût de ce régal étrange, ne
touchant jamais à l'ennemi vaincu.
Son regard cherchait encore, ébloui par le
grand soleil , les chauvf s-souris vampires ,
énormes et velues, qui se suspendent aux bran-
LES COURTISANES DE BRAHMA 29
ches, et les tigres noirs où, disent les Malais,
habite l'esprit de la Mort !
Cependant, le prince s'était remis debout, et,
Tarme haute, se préparait à frapper l'ennemi.
D'un bond la panthère évita le coup, et, ils
roulèrent tous les deux, tandis que les assis-
tants gardaient un silence passionné.
Quand on dégagea Orpha, il était criblé de
coups de griffes et de morsures, les membres
fracturés, la poitrine labourée profondément.
Il avait perdu connaissance, et on l'emporta
pour panser ses blessures, car on doit, autant
que possible, préserver la vie des princes.
Hallabab cachait son visage sur l'épaule
d'Assilinia, dont la lèvre peinte se retroussait
en un dédaigneux sourire.
— Qui veut combattre la panthère?... de-
manda un indihcichEilchy , selon l'usage.
Et la foule cria :
— Faites revenir Mimiose !
Shah-Djahân se tourna vers Assilinia, comme
pour avoir son assentiment, et elle répéta
gravement :
— Faites revenir Mimiose.
Le bigaris fut ramené au milieu d'un frémis-
sement d'attente. Il était calme, fier, et sem-
30 LES COURTISANES DE BRAHMA
blait aussi reposé que s'il fût sorti du deurbar
d'un Rajah à l'heure de la sieste.
Ramô, d'un regard curieux, mesura ce
nouvel ennemi, puis, venant se frotter à ses
jambes, elle le salua d'un ronronnement câlin
que Mimiose accueillit dune caresse. La main
de l'homme courut sur l'échiné veloutée de la
bête qui fit le gros dos, les yeux à demi-fermés
dans une attitude de soumission ou d'extase.
Mimiose, alors, se coucha dans le sable, et,
approchant de son visage la tête sombre de la
panthère, il lui ouvrit doucement les mâchoires
et présenta ses lèvres à ses crocs aigus.
Ramô, d'un coup de langue, baisa labouche
du Gourkas.
— Ham !... cria la foule dans un délire joyeux;
et Shah-Djahân, abaissant son sceptre d'éme-
raude, ordonna qu'on enfermât le fauve et
l'homme dans unegeôledu Temple de Kutbu'l,
car l'événement tenait du sortilège et, seules j
les Hedjeras pouvaient conjurer le démon qui
habitait le corps du combattant.
III
ASSILINIA
La Rana était étendue sur un lit porté par des
cygnes d'argent, des étoffes fleuries de tur-
quoises et de saphirs aux pieds, des coussins
brodés de perler bleues sous les reins; et son
léger dou-pattah, ouvert sur la poitrine et les
cuisses, semblait découpé dans des rayons de
lune.
Sa face empruntait à tout ce bleu une lueur
mystérieuse, et ses yeux — astres noirs d'un
éclat redoutable — lançaientde sombres éclairs.
Du sol poudré d'argent au plafond étoile de lapis -
lazuïi, tout était de cette teinte sidérale dont
l'âme se trouvaitcomme reposée, noyée d'infini.
3*2 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Hallabab, dit-elle à la jeune fille qui
baisait ses genoux en pleurant, je n'épouserai
point celui qu'on me destine.
— Ah ! tu feras ton malheur et le sien ! ... Au
moins, apporte-lui la consolation de ta bonne
parole. Tu sais qu'il est blessé, et qu'un enfant
maintenant en aurait raison. Sois douce,
Assilinia, donne lui le gdaidjeih enivrant de
l'illusion, et si tu ne peux l'aimer, qu'il goûte
au moins, durant quelques jours, ce miel
bénit du pieux mensonge.
— Je n'ai jamais menti, Hallabab !
— Les prêtres de la Djoumnah te pardon-
neront en faveur de l'intention. Orpha pourrait
mourir de ton indifférence.
La Rana se mit à rire silencieusement.
— Combien tu le connais peu, ma liane des
forêts sauvages!... Mais, si ce galant te plaît,
je te le répète, il est en ton pouvoir de lui ré-
véler ton amour. Je ne souhaite que ta félicité,
petite Hallabab !
La mignonne fit glisser ses baisers des genoux
polis d'Assiliniaaux chevilles cerclées de béryls
et d'opales. Ses lèvres se posèrent càlineuses
sur le petit pied souple et fin de la Rana, et
elle s'attarda en une caresse soumise.
LES COURTISANES DE BRAHMA 33
Éclairée par de hautes fenêtres cerclées de
pierres précieuses, la chambre d'Assilinia
s'élevait en conque, décorée d'une magie de
mosaïques bleues, où des contournements de
médaillons et de rosaces mettaient une grâce
imprévue. Son lit, sur une estrade, éclatait en
amoncellement de pierreries et de fleurs, et le
groupe des deux jeunes filles semblait le plus
bel ornement de cette salle prestigieuse. Aux
bras l'une de l'autre, unies maintenant pour
d'ardentes confidences, elles se chuchotaient
leur désir, et Assilinia, sur son corps de déesse,
savourait toutes les cajoleries qu'Hallabab eût
souhaité ofî'rir au bien-aimé.
— Ah ! dit-elle, en soupirant, c'est ainsi que
tout est douceur dans Tamour.
— Plus encore que tu ne saurais croire!...
Notre caresse est incomplète. Mieux vaut
défaillir sous les baisers d'un homme.
— C'est vrai, tu m'as énervée, rien de plus !
— Ne souhaites-tu pas connaître la joie
parfaite?...
— Si. Tu m'as révélé d'étranges choses ! Et
mon désir arde vers la connaissance de toute
félicité humaine.
— Vienâ donc!... Le palais est obscur et
3
34 LES COURTISANES DE BRAHMA
nul ne songe à nous surveiller. Nous passerons
par les jardins.
— Soitj mais c'est Mimiose que je veux re-
joindre.
— Mimiose !...
— Lui seul est digne de m'aimer!... Pare-
moi pour son amour!
Assilinia se leva, et s'approcha d une des
hautes fenêtres.
Au loin, sous la clarté mystérieuse de la
lune, brillaient les pierres des mausolées, des
citadelles, des temples et des palais. Rien
n'était aussi majestueux que cet horizon indé-
fini de choses mortes et de splendeurs agoni-
santes. A cette époque, Delhi, qui déjà s'était
nommée : Lalkot, lahanpanah, Rai-Pithora,
Siri, Tughlakahad, rayonnait de toute sa puis-
sance au pied de la grande tour de Kootub-
Minar. Sous ce cône cylindrique tronqué, aux
étages de grès rouge et de marbre blanc, se
tassait le temple de Kutbu'l où vivaient les
Hedjeras au sexe mutilé, et une inscription,
qui se détachait en formidables caractères de
sang, faisait connaître que ce monument pro-
venait de vingt-sept temples démolis pour le
triomphe de la vérité.
LES COURTISANES DE BRAIIMA 35
Assilinia étendit la main dans la direction de
Kutbu'l.
— Je veux, dit-elle, voir les femmes stériles !
Hallabab frissonna.
— Elles ne peuvent rien pour toi, puisque
ton désir est de te consacrer à l'amour !
— Elles me diront ma destinée et ce que je
dois faire pour délivrer Mimiose. Shali-Djahân
ne leur refuse rien. Un mot d'elles peut gracier
le Gourkas.
— Pourquoi te seraient-elles favorables,
qu'as-tu fait pour elles ?
— Je leur offrirai une chose qui leur sera
agréable.
— Quelle chose ?...
— La vie d'amour d'une enfant : Samjab ou
Pékéo.
Hallabab poussa un cri, et s'éloigna avec
terreur de son amie. .
— Quoi!... Tu veux?... tu veux sacrifier ces
innocentes ?...
— Oui, je veux offrir aux dieux leur virgi-
nité!... Hadj-IIidi les piquera avec la longue
aiguille d'or trempée dans le fruit du bhel-phoul !
— Mais, tout à l'heure, tu n'avais que des
pensées douces...
36 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Qu'en sais-tu?... Avant tout, je veux
sauver Mimiose; et puis, j'estime que Samjab,
comme Pékéo, seront heureuses d'entrer dans
le temple de Kutbu'l et d'être semblables aux
petites fleurs dont la corolle s'est refermée,
sans produire le fruit douloureux.
Hallabab se redressa avec indignation.
— Tout comme toi elles ont droit à l'amour,
et tu obtiendras la grâce de Mimiose sans
recourir à des moyens aussi misérables !...
— Shah-Djahàn ne pardonnera pas au cons-
pirateur si les prêtresses du temple ne nous
viennent en aide î II a peur de leurs oracles et
de leur influence maléfique.' Il croit en
Mohammed, mais il craint Brahma !
— Qu'importe 1 le bigaris n'est point intéres-
sant !
— Je l'aime !...
Assilinia, ayant jeté un long voile bleu sur
ses cheveux relevés en tour et fleuris, aux
oreilles, de deux lotus de diamants, entraîna
son amie dans les rues étroites et sinueuses,
bordées de maisons de brique, où la chanson
des prostituées, appelant le passant, résonnait
parfois comme le cri plaintif de la tourterelle
LES COURTISANES DE BRAHMA 37
blessée. Par lesportesentre-bâillées ou couvertes
seulement d'une draperie mi-close, on aper-
cevait les belles filles étendues sur leur lit bas,
presque nues. Aux bras de l'amant d'un soir,
elles ne se dissimulaient pas davantage, et les
passants pouvaient assister à leurs ébats et
prendre de^ leçons de volupté.
Là s'enseignaient les soixante-quatre caresses
de Kama, et les tout jeunes gens venaient s'ins-
truire aux bras des filles d'amour. Ils ne se
cachaient pas, car ce n'est point une honte de
sacrifier à Krishna qui, comme chacun l'a lu
dans les livres sacrés, posséda et féconda huit
cents gopis à la fois.
Debout, à genoux ou couchées, les Bhaï-
Tchokri se montraient parmi les fleurs, et
leur jeune nudité se parait à peine d'une
fibule de pierreries ou d'une touffe de sali-
gram, rattachée par un fil d'or contournant les
reins.
Les hommes entraient et sortaient libre-
ment, sans gêne, se Verraient la main au pas-
sage, et toujours il en venait de nouveaux au
milieu des chants et des plaintes d'amour.
— Vois, disait l'une, comme ma peau est sa-
tinée ! Je meurs et je renais dix fois en une
38 LES COURTISANES DE BRAHMA
heure ! Mes baisers ardent sur les lèvres comme
le fruit rouge du bimba !
— Viens, roucoulait l'autre , la volupté te
pénétrera ainsi qu'une onde d'huile de kusha
sous le regard blanc de Ma (la lune). Smara te
fera connaître des frissons inouïs!
— Oh î susurrait une troisième, qui n'avait
pas douze ans, je sais des jeux merveilleux !
Le frelon perce le cœur du ketaça avec len-
teur, mais cette corolle étroite est plus eni-
vrante que celle des roses épanouies, et les
papillons se le chuchotent dans la brise. Bientôt
ils seront trop nombreux ! Passant, respire la
fleur d'avril qui n'est encore qu'en bouton!
— Ma bouche, affirmait une quatrième, est
plus caressante que le caMce du bilva !
— J'embrase comme le tchampaca et le pi-
ment musqué, clamait une cinquième, et lors-
qu'on a mordu le fruit délicieux on ne peut
plus s'en détacher !
Puis, appliquant leur langue à leur palais,
elles faisaient entendre la stridulation de la ci-
gale pendant le moment de la grichma.
— Elles sont heureuses ! ht Hallabab.
— Crois-tu?... Il me semble que rien n'est
plus cruel que le simulacre de l'amour! Quel
LES COURTISANES DE BIIAIIMA 39
supplice est comparable à celui de ces malheu-
reuses qui se donnent à tous les désirs, à l'en-
fance comme à la sénilité !
— Se donner est le rôle de la femme. N'entre -
t-il pas pour nous dans l'amour autant de pitié
que de plaisir?...
IV
LE PRISONNIER
Elles cheminaient, en se serrant le bras, dans
la nouvelle Delhi qui portait le nom de Shadja-
hanabad, c'est-à-dire la ville de Shah-Djahân.
C'était maintenant une merveilleuse cité que
seules les féeries du Mahabharatta pour-
raient égaler. Le Grand Mogol, pour attirer
sur elle les bontés de Mohammed, n'avait pas
reculé devant les sacrifices humains, laissés
jusque-là aux superstitions brahmaniques. Des
conspirateurs furent égorgés dans les fonde-
ments de la ville, et, comme leur sang ne suf-
fisait pas à arroser cette terre d'élection, on
tira au sort de nouvelles victimes. Elles furent
42 LES COURTISANES DE BRAHMA
si nombreuses que la sultane favorite, Allababy,
prit des bains pendant quarante jours dans cette
onde rouge, et que toutes les femmes du barem,
munies de vases précieux, en arrosèrent les
rives de la Jumna. Dans l'enceinte de Sbabdja-
banabad on ouvrit onze portes, et, comme la
ville était fortifiée de douze tours, on laissa une
entrée au milieu de cbaque courtine. La plus
grande et la plus magnifique servit de sérail
pour les femmes de l'Empereur.
Les murailles que longeaient Assilinia et sa
compagne, en étouffant le bruit de leurs pas,
étaient construites de briques, avec de grandes
chaînes de pierres vertes et bleues, plus fermes
et plus polies que le marbre.
Les accords de la vina et du dole passaient
par les baies des appartements, et des voix nos-
talgiques montaient dans la nuit, tantôt pures
et hautes comme les sons d'une flûte de cristal,
tantôt troubles et orageuses comme les plaintes
du tchiloumtchi.
Des singes, curieusement, gambadaient sur
les terrasses, allongeaient leur tête sous les
draperies mal jointes, et esquissaient des gestes
obscènes qu'ils semblaient imiter des mystères
du gynécée un instant entrevus.
LES COURTISANES DE BRAHMA 43
Hallabab et Assilinia étaient arrivées au tem-
ple de Kutbu'l, alors entouré de murs formant
une vaste enceinte. Assilinia dit son nom à
THedjeras qui vint ouvrir, en chuchotant de
vagues menaces. C'est là que Mimiose, le cons-
pirateur, qu'on accusait en plus de sortilèges,
avait été enfermé sous la garde des femmes
stériles, magiciennes et pythonisses.
A l'intérieur, les murs formaient des gale-
ries cloîtrées, soutenues par des colonnes hin-
doues, bouddhistes et jaïnites, les différentes
dominations ayant mêlé les styles.
Assilinia demanda à parler à Hadj-Hidi, la
vieille prêtresse, qu'elle trouva en prières sur
un tombeau de grès rouge qui renfermait les
cendres d'Altamsh. Aux murs s'étalaient des
bas-reliefs d'animaux, unis pour la procréation,
des lingams géants, juchés sur des socles de
jade et d'ivoire, que les Hedjeras voilaient d'é-
toffes jaunes. C'était la partie du temple consa-
crée aux sacrifices. Du côté opposé les prê-
tresses venaient s'offrir aux dieux lascifs. Dans
les niches de grands singes sacrés sollicitaient
aussi les offrandes d'amour, et ils gémissaient,
sans cesse, tendant vers les femmes leurs
mains velues, couvertes de bagues comme
44 LES COURTISANES DE BRAHMA
celles des courtisanes. Hadj-Hidi, ayant inter-
rompu sa prière, vint à Assilinia qu'elle baisa
entre les sourcils.
— M'amènes-tu une vierge à sacrifier aux
dieux? demanda-t-elle en fixant sur Hallabab
son regard perçant.
Hallabab recula en frissonnant.
— Non, dit la Rana, pas aujourd'hui. Je
voudrais voir le prisonnier.
— Tu sais que c'est défendu?...
— Oh ! laisse-moi lui parler, rien qu'un mo-
ment !
— Un moment, soit! mais cette vue trou-
blera ton cœur.
— Mon cœur lui appartient, il ne peut plus
être troublé! Attends-moi, Hallabab, et demeure
en prières pour éloigner de nous les esprits du
nil ghiri et du Djaggariah!
La vieille Hedjeras prit Assilinia par la main
et la conduisit dans une sorte de cellule où
Mimiose reposait auprès de la panthère. Le
jeune homme, à la vue de la Rana, se laissa
tomber sur les genoux, et mit la main gauche
sur sa poitrine en signe de reconnaissance et
de soumission.
Ramô bailla, s'étira, vint, en faisant le
LES COURTISANES DE BRAHMA ^tO
gros dos, flairer les Yoiles de la jeune fille.
— Ici ! Ramô, dit Mimiose tremblant ; que ta
langue soit de miel et ta griffe de velours pour
celle qui a daigné descendre jusqu'à nous!...
La panthère fit entendre un ronronnement
câlin, et, comme une chatte qui mendie une
caresse, frotta sa fourrure électrique contre les
jambes de la Rana. Des étincelles jaillissaient
du pelage noir plus brillant que le jaïet et les
yeux glauques s'alanguissaient en un regard
onctueux, tandis que les pattes nerveusement
pétrissaient le sol et que des frémissements
couraient le long de l'échiné arquée.
— Ici! Ramô... N'ayez point peur, princesse,
murmura Mimiose, cette béte est domptée!
— Par quel sortilège?... demanda la jeune
fille. Qu'as-tu fait pour Tassouplir à ce point ?. . .
N'était-elle pas, hier encore, la terreur des
combattants du Tamascha, la panthère noire
que nul ne pouvait vaincre?...
— Les bétes, comme les hommes, obéissent
à d'occultes et envoùteuses lois d'amour. Ramô
m'aime, je ne sais pourquoi, et mes amis sont
les siens... Je n'ai rien fait, cependant, pour
mériter sa tendresse. Ramô garde en elle
l'àme mystérieuse des défunts, et, sans doute,
46 LES COURTISANES DE BRAHMA
suis-je le fils des pitris qui habitent son cer-
veau.
— Écoute, reprit Assilinia, je te veux libre
et puissant; je demanderai ta grâce au Mogol.
— Il ne te l'accordera pas. car j'ai conspiré
contre son pouvoir ; c'est le plus grand de tous
les crimes!
— Tu as des partisans ?. . .
— Oui, le peuple est pour moi et pour Aureng-
Zeb, le fils de Shah-Djahàn que chacun vé-
nère.
— Bah! tous les maîtres se valent! Quand
Aureng-Zeb aura conquis le pouvoir, il nous
accablera des mêmes lois injustes.
— Peut-être, dit Mimiose; mais, jusqu'à
présent, il a été loyal et juste, tandis que Shah-
Djahân ne se livre qu'à la débauche.
Assilinia s'assit près du prisonnier, et, cares-
sant distraitement la grande panthère noire :
— Oui, je sais. Ce que l'on raconte sur les
orgies de l'Empereur est vrai, et l'on dit même
qu'après avoir possédé toutes les femmes du
deurbar, il a violé sa propre fille âgée de dix
ans, la begôm Saëb!
— Tu vois qu'il a mérité la mort !
— Certes, mais plus tard... Je ne défends
LES COURTISANES DE BRAHMA 'i i
pas le Mogoi qui a tué mon père, vaincu les
Rajahs et n'est ni de notre sang ni de notre
religion. Il est mon ennemi comme le tien.
Seulement, je crois que chaque chose arri-
vera en son temps, et qu'il faut attendre pa-
tiemment que la justice triomphe. Tu es jeune,
tu as Tavenir devant toi, et je puis, si tu
écoutes mes conseils, te faire ouvrir les portes
de cette prison.
— Qui donc es-tu?... Une Rana, sans
doute?... Je t'ai vue dans ta loge drapée d'étof-
fes précieuses et tu semblais plus belle que le
soleil!...
— Je suis la fille du Rajah Amarsin qui fut
massacré dans le palais, et je hais le Maître
qui me prit ce que j'avais de plus cher. Tu
peux donc compter sur ma protection.
-^ Merci, dit Mimiose, en enveloppant la
jeune fille d'un regard d'adoration ardente... On
m'a parlé de toi et je me rappelle maintenant que
ce tamascha était donné en ton honneur pour
célébrer tes fiançailles avec Orpha, le favori
de l'Empereur.
— Oui, mais je n'épouserai point Orpha.
— Pourquoi?...
Assilinia sentit une douleur aisfuë lui tra-
48 LES COURTISANES DE BRAHMA
verser le cœur. Le ton de Mimiose lui déplut,
car elle y trouva de l'indifférence, presque du
dédain. Elle ne comprit pas que le calme du
jeune homme cachait une irritation secrète,
d'autant plus vive qu'elle était plus répri-.
mée.
— Je n'épouserai pas Orpha, dit-elle avec
orgueil, parce que je ne saurais l'aimer.
Mimiose étouffa un cri de joie.
— Tu ne saurais l'aimer !...
— Il n'a pas la loyauté que j'admire, il s'est
laissé vaincre par la panthère noire, et il est le
protégé de l'Empereur.
Ramô, comme si elle eût compris qu'on par-
lait d'elle, tourna ses yeux pailletés d'or vers
la Rana et haîlla en montrant, entre deux ran-
gées de crocs éblouissants, les profondeurs roses
de sa gorge.
Mimiose, comme en extase, demeurait silen-
cieux, et la jeune fille,'gênée par cette réserve,
reprit plus bas :
— On ne saurait aimer deux hommes...
Le Gourkas frémit.
— Tu aimes ailleurs?... demanda-t-il avec
angoisse.
— Oui, fit Assilinia, jouissant de son trouble.
LES COURTISANES DE BRAHMA 49
— Ah!...
Un moment encore elle le regarda avec une
lueur malicieuse dans ses prunelles ardentes.
— J'aime ailleurs, Mimiose... Tu ne devines
pas le nom du préféré?...
Mimiose sentit un flot de sang brûlant lui
monter à la gorge, et il ne put que balbutier :
— Comment veux-tu que je devine ?...
— Puisque tu es un peu sorcier et que tu
soumets les fauves les plus redoutables !
— Ah! ne te moque pas de moi!... Je n'ai
jamais fréquenté les deurbar, et je ne connais
point le nom des puissants de l'empire.
— Cherche...
— Tu ne saurais aimer qu'un homme de ton
rang?...
— Qui sait... -
Mimiose fit cliqueter les anneaux qui enchaî-
naient ses bras ; malgré ses entraves, il se
laissa glisser aux pieds d'Assilinia :
— Princesse, je t'en conjure, dis-moi le nom
de l'aimé?...
Elle joignit les mains derrière les épaules
du Gourkas, l'attira à elle et murmura à son
oreille :
— C'est toi!
50 LES COURTISANES DE BRAHMA
Il poussa un cri, aussitôt étouffé, et ferma les
yeux sous les baisers d'Assilinià, dont la bou-
che glissait passionnément sur sa joue, cher-
chant ses lèvres.
Un moment, ils s'oublièrent dans cette ca-
resse profonde, infinie, que jamais le bigaris
n'eût osé rêver, et leur délire était si grand
qu'ils n'entendirent pas la vieille Hadj-Hidi
qui les venait prévenir du danger de cet entre-
tien.
— Ah I cria Mimiose, je veux être libre ! en-
tends-tu?... Délivre-moi! je t'aime!... je t'a-
dore !... Comment pourrai-je vivre sans ta pré-
sence?...
Assilinia mit un doigt sur ses lèvres :
— Demain, demain tu seras libre î
— Demain !...
Leurs lèvres s'agrafèrent de nouveau dans
un baiser éperdu, puis la vieille Hedjeras, pré-
cédée de deux maachalchy, ou porteurs de
torches, emmena la Rana pluspalpitante qu'une
colombe blessée.
V
LES HEDJERAS
— Tu intercéderas pour lui?... demanda
Assilinia en joignant les mains, tandis que
Hadj-Hidila guidait dans les couloirs étroits.
— Tu sais que je suis opposée à l'amour,
petite Rana ? Ta tendresse pour le Gourkas ne
saurait donc m'émouvoir I
— Je te donnerai des turquoises du Tliibet,
des opales de l'Yemen et des grenats du Bundel-
cundpour parer le sanctuaire de la déesse!
— C'est insuffisant.
— Tu auras encore des diamants du Pannah,
des saphirs de Colombo et des émeraudes de
Jessalmir !
52 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Je veux mieux encore.
— Quoi donc?... Parle, je te donnerai tout
ce que je possède pour deuvrer l'adoré !...
Veux-tu mon sang ?... Veux-tu mon cœur dans
une coupe d'or?...
— Je veux que tu m'amènes deux fillettes de
huit à douze ans, car seule, cette offrande est
agréable à la déesse.
■ — Soit. Je t'amènerai Samjab et Pékéo qui
me parfument chaque matin, peignent mes
longs cheveux et polissent mes ongles pour
les rendre plus doux que l'agate. Ce sont deux
jolies enfants qui déjà songent à l'amour.
— Leur sacrifice n'en sera que plus précieux.
— Je te les amènerai demain, et tu parleras
pour Mimiose?...
— Je le jure.
Hallabab attendait la Rana dans une vaste
salle, presque obscure, oii lesHedjeras faisaient
leurs dévotions.
Entièrement nues, elles dansaient autour
d'une des leurs, en se tenant par la main, et la
plus vigoureuse, debout au milieu du cercle,
fustigeait sa compagne avec une sorte d'ardeur
frénétique. Chaque jour une des prêtresses
mutilées se sacrifiait au plaisir de la déesse, et
LES COURTISANES DE BRAHMA 53
recevait sur sa chair deux cents coups de la-
nière. Durant le supplice, elle se balançait en
chantant et finissait par s'hypnotiser au point
de ne plus discerner la fiction de la réalité.
Dans cet état, elle rendait des oracles qu'on
publiait à son de trompe partout dans l'empire.
Bientôt, affolées par les clameurs de la suppli-
ciée, toutes les Hedjeras se balancèrent en ca-
dence etleurs voix, s'élevant, atteignaient des
notes de plus en plus aiguës.
Cela dura longtemps, puis elles défaillirent,
se roulèrent sur le sol, semblables aux pytho-
nisses possédées des esprits. Dans leurs tor-
sions épileptiques, leurs soubresauts furieux,
elles montraient la mutilation de leur sexe, la
cicatrice qui unissait les chairs recousues dans
une opération barbare et profonde.
Leur poitrine plate, leurs hanches garçon-
nières en faisaient de frêles androgynes inquié-
tants et mystérieux. Les Brahmes les recher-
chaient, et l'on disait que Shah-Djahàn souvent
s'était oublié dans le temple de Kutbu'l, et qu'il
y trouvait des joies supérieures à celles du
gynécée.
Toute la levure d'égarement, que peut détenir
un cerveau surexcité par la névrose, fermentait
54 LES COURTISANES DE BRAHMA
chez ce blasé de volupté au contact des Hedje-
ras à la voix rauque, aux longs yeux cernés et
tristes. Elles partageaient avec certains Yoghis
les faveurs des Brahmes qui, mêlant aux vi-
sions physiques des ardeurs spirituelles, son-
geaient à Siva qui possédait la double nature
mâle et femelle, au dieu du bien et du mal tout-
puissant sur les âmes troublées parles lectures
des Sutras de la Bakti.
En faisant naître un idéal extra humain dans
Tâme des Yoghis et des adorateurs de Brahma,
les anciens prêtres hindous ont achevé l'œuvre
per^^erse des vieilles religions, ont poussé jus-
qu'au crime les désirs sexuels et ont donnélieu
à d'étranges luxures. Les obsessions volup-
tueusement morbides hantaient sans cesse le
cerveau des serviteurs du dieu noir, altérés
d'un opiniâtre désir d'échapper aux vulgarités
du monde, de s'abîmer dans d'inédites extases,
crises célestes ou maudites appelant le sang
des sacrifices, le meurtre des victimes d'amour.
Shah-Djahân, qui connaissait toutes les
hystéries du vice, fréquentait les Hedjeras et
les traitait avec faveur à la cour, où les mutilés
hommes et femmes excitaient la curiosité.
Assilinia, au seuil de la vn-t^- ^ ''!<-. , c'ôfnjt
LES COURTISANES DE BRAHMA OD
arrêtée, gagnée par une sorte de magnétisme
étrange. Et la vieille Hadj-IIidi riait silencieu-
sement de son étonnement terrifié.
— Tu vois que les iîUes d'Annanya savent
occuper leurs loisirs?...
— Ah ! dit Hallabab, elles sont possédées des
pitris et leur ivresse est cruelle !
— • Qu'en sais-tu?... fît la vieille ; toutes les
ivresses.se valent du moment qu'elles donnent
l'oubli!
— Je n'ai rien à oublier! La vie me semble
belle et j'ai soif de volupté, de volupté saine
selon les lois de la nature i
— Cela te passera.
— Tout passe... l'existence aussi!... Mais il
faut cueillir les fleurs et les fruits du chemin
que Krishna a parcouru.
— Les fleurs se donnent aux abeilles, et les
fruits portent un ver qui leur ronge le cœur !
Ma, l'astre des nuits, éclaire le bien et le mal !
Tout est dans tout. Siva est homme et femme
pour le plaisir des humains.
j Assilinia, qui songeait, sortit enfin de sa
rêverie.
— Tu sauveras Mimiose, dit-elle. Souviens-
toi, Hadj-Hidi, que j'ai ta promesse !
56
LES COURTISANES DE BRAHMA
— J'ai la tienne, aussi. Tu me livreras
Samjab et Pékéo que nous mutilerons pour la
déesse Dourga. En échange, j'irai trouver
Shah-Djahân et j'implorerai la grâce du Gour-
kaSj puisque tu aimes cebigaris!
La vieille eut un petit ricanement 'qui se
perdit dans les clameurs stridentes des Hedjeras
dont les membres, agités de soubresauts de plus
en plus violents, se tordaient sur le sol. Toutes
ouvraient des yeux de folie, dont le regard
chaviré remontait sous la paupière, et un peu
d'écume leur sortait des lèvres, tandis qu'elles
portaient à leur poitrine des ongles furieux.
— Tu vois, clama Hadj-Hidi, elles ne songent
pas àTamour tel que tu le souhaites ; eh bien,
c'est dans leurs transports occultes que l'Em-
pereur vient les visiter, et des nuits entières
se passent sans qu'il sorte de ce réduit I... Les
prêtresses mutilées de Kutbu'l triomphent des
plus fameuses courtisanes!
Hallabab prit la main d'Assilinia.
— Viens, dit-elle, ces créatures me font
horreur!...
Sur le seuil la Rana se retourna :
— Songe à ta promesse, Hadj-Hidi, demain
je t'amènerai Samjab et Pékéo î
VI
SHAH-DJAHAN ET LA BEGOM
Lorsque Shah-Djahân prit possession de
Dellii, le pays des Mogols était dans toute sa
splendeur. Le nombre des provinces, que les
prédécesseurs de Shah-Djahân avaient pu
conquérir, composait un des plus fameux em-
pires du monde. Depuis Candahar, qui venait
d'être conquis par les Perses, tout le territoire
qui s'étend jusqu'au Gange était soumis à la
puissance du Mogol. Les trésors du palais
tenaient de la féerie, et une chambre entière,
dit-on , était remplie de pierres précieuses d'une
grosseur et d'une valeur inestimables.
Pourtant, le Maître, au milieu de son peuple.
58 LES COURTISANES DE BRAHMA
de ses eunuques, de ses gardes et de ses
femmes, ne dormait que d'un œil l^int il crai-
gnait les conspirations sournoises et les révoltes
qu'il sentait gronder autour de lui. Ses fils
déjà se faisaient la guerre, ne songeant qu'à
envahir les États de leur père, et à les con-
quérir par la ruse ou la violence. D'autre pari,
les rajahs détrônés, qui se regardaient comme
autant de petits souverains dans leur district,
s'agitaient à qui mieux mieux et semaient dans
le peuple des idées de rébellion. La diversité
des croyances était encore une autre source
de discussions entre les populations qui obéis-
saient au Mogol. Ce fut pour cette-raison, sans
doute, qu'Akbar et Jehan-Guir formèrent le
dessein de ne composer qu'une seule religion
de toutes celles qui régnaient dans THindous-
tan. Ils éprouvèrent qu'il est plus difficile d'u-
surper Tempire sur l'esprit des peuples et sur
les préjugés de leur enfance, que de prendre
la souveraineté sur leurs biens et sur leur
vie î
Shah-Djahân, lorsque la vieille Hedjeras
vint demander la grâce de Mimiose, était auprès
de sa fille, la begôm Saëb^ qu'il honorait tout
LES COU uns ANE S DE BE^AHMA 59
particulièrement de ses faveurs, bien qu'elle ne
lut âgée que d'une dizaine d.'années.
Étendu aux pieds de l'enfant, il avait posé son
front sur ses genoux, et jouait avec les lourds
colliers dont s'adornait sa grâce puérile.
— Petite Saëb, je t'aime délicieusement,
parce que tu es jolie et parce que tu es de mon
sang!... Je m'adore en toi, et quelle plus
grande jouissance peut-on éprouver que celle
d'un amour qui remonte à sa source ?..-. Je
connais déjà le goût de tes baisers, et lorsque
tes regards rencontrent les miens, ils s'y
mêlent comme l'eau se mêle à l'eau, le sable
au sable et la brise à la brise dans les chansons
et les parfums!... Petite Saëb, donne-moites
lèvres qui sont les miennes et ton corps qui
vient du mien !
La begôm, pourtant, ne répondait guère aux
transports paternels, et elle ne se laissait fléchir
que par les présents qui la faisaient la plus en-
viée des filles du Mogol. Chaque matin de nou-
velles parures lui étaient offertes ; elle avait des
pierreries prestigieusement montées pour tous
les jours du mois.
Hadj-llidi se traîna sur les genoux jusqu'au
trône d'airain et d'or qui supportait le couple
60 LES COURTISANES DE BRAHMA
auguste, et frotta son front sur la première
marche d'onyx en balbutiant des louanges
au « Maître du monde )>, à « l'Astre souve-
rain ))j dont la splendeur éclipse le soleil et les
étoiles î
— Que veux-tu?... demanda Shah-Djahàn,
en quittant la begôm qui se mit à jouer avec
ses poupées de pierreries.
Ainsi, sous les paons gigantes^ques qui
éployaient leurs ailes au-dessus du trône, il
avait une certaine majesté, malgré les stigmates
qu'une existence dissolue gravait sur son vi-
sage parcheminé, annelé de rides, décimé par
l'abus des plaisirs. Il ramassa les coussins, qui
avaient roulé auxpieds de l'enfant dans un dé-
sordre éloquent, et son sceptre d'émeraude dont
le bout taillé mettait sur le tapis de froides
lueurs glauques.
Il était vêtu de jaune, et des étoiles de dia-
mants constellaient sa poitrine sous des pecto-
raux d'émeraudes frangés de perles.
Rien n'égalait la magnificence de cette salle
royale, pavée de gemmes multicolores, avec,
dans les angles, d'immenses gerbes de pierre-
ries en formes de fruits et de fleurs, éclatants
comme des soleils pyrotechniques. Le trône
LES COURTISANES DE BRAHMA 61
était en or massif incrusté de sardoines, d'ai-
gues-marines et de pierres de lune ; au-dessus
de lui s'étalait un dais d'or soutenu par douze
colonnes de cristal qu'étreignaient des guir-
landes de roses en rubis, olivines, amaldines,
cymophanes et chrysobérils.
Des parfums brûlaient partout, dégageant
des nuées de vapeurs aphrodisiaques, que
trouaient parfois l'œil glauque d'une émeraude,
le feu ardent d'un rubis caressé par un rayon
oblique. Puis les vapeurs noyaient le visage
enfantin de la begôm, ses courts cheveux noirs,
dont chaque boucle était retenue par une bague
de diamants, sa poitrine à peine éclose où les
seins fragiles se dressaient en pointes brèves
dans un désir encore imprécis.
Dans l'odeur -perverse des parfums, dans
l'atmosphère ardente de cette salle, la begôm
Saëb paraissait une frêle idole de luxure, à
peine plus grande que la poupée qu'elle attirait
sur son cœur, et qui roulait des yeux d'émail
dans une face d'ivoire finement taillée.
Par une porte entre-bàillée, la vieille Hed-
jeras vit des femmes nues danser, une main
sur leur sexe épilé, les cuisses agitées par des
voltes tourbillonnantes, pendant que des musi-
65 LES COURTISANES DE BRAHMA
ciennes, nues également, faisaient cercle autour
d'elles en pinçant la vina et en frappant sur le
dole.
— Dextre de Mohammed, Lotus de Smara,
Soleil des Soleils! dit Hadj-Hidi d'une voix
ferme, car elle connaissait son influence, je
viens te demander la grâce de Mimiose, le
gourkas qui a charmé la panthère noire !
Shah-Djahàn fronça les sourcils , et son
masque, habituellement impassible, prit une
expression de méchanceté sournoise.
— C'est la princesse Assilinia qui t'envoie ? . . .
— Non, Maître ! Ce sont les pitris qui te
parlent par ma voix. En rendant la liberté au
gourkas, tu seras agréable aux puissances ter-
ribles de l'eau et du feu !
L'Empereur haussâtes épaules.
— Tes croyances ne sont pas les miennes, et
j'estime que ce Mimiose est un conspirateur
fort dangereux pour moi. Il est beau, il parle
bien et sa puissance s'exerce même sur les
fauves, puisqu'il a vaincu la panthère que nul
jusqu'ici n'avait pu affronter sans trembler !
— Sans doute, c'est un ennemi digne de
toi ; mais il saura reconnaître tes bienfaits, et,
en le libérant, tu le gagneras à ta cause.
LES GOUF\TTSANES DE BOAHMA 0,3
— Les Goui'kas ne se soumettent jamais! et
c'est déjà beaucoup que de faire grâce de la
vie à ton protégé!
— Oh I Maître, par pitié, ne sois pas in-
tlexible! Mimiose libre te défendra.
— Non, reprit Shah-Djahân, la voix dure, le
regard mauvais, pourquoi t'intéresses-tu à ce
bigaris ?... si c'est pour plaire à Assilinia, je te
déclare que la Rana épousera le prince Orpha.
Cette union sert mes intérêts, je veux qu'elle
s'accomplisse!...
Hadj-Hidi, qui avait parlé jusque-là dans une
posture d'humilité, se redressa de toute sa
hauteur :
— Tu dis : je veux! Mais les dieux m'ins-
pirent, et je te déclare que tu seras brisé
comme une tige de roseau si tu t'opposes à
leurs desseins !
Shah-Djahân, les lèvres tremblantes de rage,
frappa dans ses mains et deux eunuques appa-
rurent atissitôt.
— Prenez cette femme, dit-il, faites-la sor-
tir du palais et recommandez aux sonars,
qui veillent sur ma sécurité, de la tenir
pendant soixante jours éloignée de ma pré-
sence-
bï LES COURTISANES DE BRAHMA
Hadj-Hidi leva ses bras décharnés et dit avec
douceur :
— Inutile, Maître, de prendre contre moi de
si cruelles mesures; tu ne me reverras que
lorsque tu daigneras m'appeler au gynécée. Les
Hedjeras onL trop de fierté dans l'àme pour af-
fliger de leur présence celui qui les a chassées !
— Ah ! chauve-souris de malheur 1 Tu ouvres
sur moi tes ailes sombres! Sache donc que je
t'expulserai du temple avec tes sœurs téné-
breuses ! Mohammed réprouve vos pratiques
honteuses et il ne mutile que les hommes!...
Hadj-Hidi ne riposta pas, mais sourire aigu
rebondit sur les marches du trône comme un
chapelet de vertèbres sur une dalle funéraire,
et elle s'éloigna entre les deux eunuques.
— Oh ! les vilains pantins ! susurra la begôm
en jetant sa poupée au nez auguste de son
père.
VII
PROJETS DE FUITE
Iladj-Hidi d'un pas raide traversa le Tribunal
de Justice de Shah-Djahân, vaste portique en
grès rouge, ouvert de trois côtés, sous une triple
enfilade de colonnes et d'arceaux de marbre
blanc précieusement ajouré, avec un plafond en
argent massif.
Les rires des danseuses la poursuivaient tou-
jours, et elle revit les courtisanes nues, es-
sayant des poses lubriques pour réveiller les
sens de Shah-Djahân au sortir des étreintes de
la begôm. Les seins ondulaient, couverts d'une
sueur fine, et, au frottement des lourds colliers
toujours en mouvement, leurs bouts perdaient
la poudre d'or dont ils étaient enduits.
66 LES COURTISANES DE BRAHMA
Dans une autre salle Hadj-Hidi villes femmes
du Mogol, accroupies en rond autour d'une des
leurs, qui consultait des cartes indoues aux fan-
tastiques figures de chimères et de dragons.
Les bracelets, les ceintures, les bagues dont
elles étaient toutes couvertes, crachaient des
étincelles dans l'ombre, et elles avaient de
triomphants dou-pattah couturés de perles, ra-
mages d'argent avec des cuirasses d'orfèvre-
ries qui remontaient sous leurs bras, descen-
daient sur leurs cuisses, mettant sur la peau
safranéeune rutilance de reptiles, toujours en
mouvement.
Comme les courtisanes elles se mirent à rire
en voyant la vieille entre les deux eunuques ;
seule, la tireuse de cartes demeura les yeux
fixés sur les enluminures barbares, semblable à
à une somnambule qui poursuit son rêve.
— Femmes, dit l'Hedjéras, je vous méprise
autant que les danseuses impudiques qui pren-
nent la force d'un vieillard par des torsions de
reins, des cris de luxure et de rut! Vous fondez
la volonté toute-puissante du Maître par vos
remous de seins et vos secousses de ventre !
Vous ne savez que roidir les chairs et durcir les
muscles de vos amants qui n'en sont que plus
LES COURTISANES DE BRAHMA 67
veules après ces simulacres d'amour! Je vous
méprise et vos sarcasmes ne m'atteignent pas !
Toutes les femmes se levèrent pour fondre
sur l'audacieuse qui osait élever la voix sous les
voûtes du gynécée ; mais les eunuques entraî-
nèrent Hadj-Hidi, et la laissèrent au bas des
marches de la terrasse qui descendaient dans
la Jumna.
Sur les ghâts, accroupie au bord de l'eau, elle
retrouva Assilinia, qui, sous les voiles d'une
Bhai tchokri, le visage caché, l'attendait an-
xieusement.
— Eh bien, Hadj-Hidi?...
— Tout a été inutile !
— Le Maître refuse?...
— Hélas !
— Que veut-il donc?...
— Il veut que tu épouses Orpha et, sans
doute, as-tu deviné pourquoi?...
— Orpha est de naissance illustre ; il déli-
vrerait TEmpire de ses ennemis et livrerait sa
femme à l'Empereur!
— Shah-Djahan convoite ta beauté.
— Je le sais ; déjà il se lasse de la begôm et
les baisers soumis de ses épouses ne le tentent
plus.
68 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Orphaest ambitieux, et rien ne lui coûtera
pour obtenir le commandement des troupes
impériales.
Assilinia courba le front avec accablement,
puis ses yeux lancèrent des éclairs.
— Tu n'as pas su t'y prendre, Hadj-Hidi. Il
fallait menacer le Mogol de la vengeance oc-
culte des pitris ! Il croit aux envoûtements,
aux sortilèges et tremble devant la menace des
dieux inconnus!
— J'ai dit ce qu'il fallait dire. Mais son désir
d'amour est plus fort que sa terreur. On t'arra-
chera de ton palais et on te livrera au Maître,
Assilinia.
— Je veux fuir! Hadj-Hidi, protège-moi!
délivre Mimiosepour que tous deux nous allions
cacher notre amour dans quelque solitude loin-
taine !
La Rana, qui froissait dans ses petites mains
fiévreuses des grappes de sahgram, arrachées
à sa ceinture, regarda la vieille avec an-
goisse.
— Je réponds du prisonnier sur ma tète, dit
l'Hedjeras, j'ai déjàtropparlé en sa faveur.
— Je t'en conjure ! Aie pitié ! Nous appelle-
rons les Fakirs à notre aide.
I
LES COURTISANES DE BRAHMÀ 69
Hadj-Hidi hésitait. Elle se savait une grande
puissance sur les Omraos et les Djaths qui croient
aux envoûtements et aux sortilèges, mais l'Em-
pereur, fatigué de luxure, anéanti par des sen-
sations trop vives et trop répétées, n'obéissait
plus guère qu'à ses vagues désirs.
— Je règne dans le temple de Kutbu' 1 ; mais
je ne puis rien sur le Maître de ta destinée, car
il souhaite ta possession et rien ne saurait le
détourner d'une folie d'amour. Pourtant, je te
viendrai en aide, mais, n'oublie pas, petite, que
je joue ma vie et que tu me dédommageras
difficilement de mes peines.
— Je sais...
— Tu partiras la nuit dans un badgera que
des hommes dévoués feront glisser sur lefleuve,
sans bruit, comme un danghi expiatoire chargé
de la dépouille mortelle d'un Brahmane et de
ses offrandes à Siva !
— Je partirai demain, car il faut se hâter !
— Oui, demain.
— Que tu es bonne !
La vieille Hedjeras eut un sourire singulier.
— Je désire que tout réussisse selon tes
vœux, Assilinia, mais je te le répète, il est
nécessaire, pour mener à bonne fin une telle
70 LES COURTISANES DE BRAHMA
entreprise, que tu t'assures les bonnes grâces
de la déesse Dourga.
— Je suis prête à lui immoler les plus belles
pièces de mes troupeaux !
— Ce n'est point assez. Elle veut des vic-
times humaines, et tu m'as promis deux fleurs
de pureté : Samjab et Pekéo.
— Ah ! soupira la jeune fille, c'est vrai, je
Ta vais oublié.
— Demain, petite, demain tu seras libre...
— Et les portes de Kutbu'l se refermeront
sur les victimes d'amour ?
— Il le faut!
VIII
POUR LE SACRIFICE
« Vierges, mettez des parfums partout sur
votre chair ; — ^ Pour que le dieu d'amour, en
baisant votre bouche, — Aspire en ce baiser,
ainsi qu'en un bouquet, — Tous les lotus de
votre couche !
)) Vierges, mettez des parfums !
)) A Linga vous vous donnerez, — Une seule
fois en votre vie, — Et par cette union sacrée,
— Pour toujours vous serez à lui !
» A Linga vous vous donnerez !
» En vous, vierges, il descendra ; — Son
amour remplira vos cœurs ! — Hastini, Chitrini,
72 LES COURTISANES DE BRAHMA
Padmini, — De vous Krishna sera vainqueur !
— Comme des fleurs il vous prendra !
» En vous, vierges, il descendra !
)) Et ce sera comme du miel ! — Une onde
molle et voluptueuse ; — Un doux rayon tombé
du ciel ! — Le baiser profond de Linga, — Qui
jusqu'au cœur pénétrera !
» Et ce sera comme du miel! »
Les Hedjeras chantent, en se balançant, ces
strophes tirées du Flambeau de V Amour, par
le grand poète Djayadévaqui se vante d'avoir
écrit sur tout.
Prêtresses mutilées, elles tournent lentement
autour du Linga, paré de roses et de tubéreuses,
qui recevra la suprême offrande des petites
victimes virginales.
Le temple est en fête, ainsi qu'il arrive
chaque fois qu'une jeune fille où une enfant
doit subir l'opération qui la vouera pour tou-
jours à la déesse.
Les voix des servantes de Dourga cou-
vrent les cris de douleur et les supplications ;
une coupe d'or, que tient un Yoghi, reçoit le
sang précieux de la suppliciée, et rien n'égale
la joie des prêtresses criminelles après l'immo-
lation.
LES COURTISANES DE BRAHMA 73
Samjab et Pékéo sont entrées, conduites par
Hallabab qui pleure avec elles, et, comme con-
solations, ne trouve que des baisers. Les deux
petites vierges sont nues ; leur corps a long-
temps macéré dans les parfums et leurs che-
veux les enveloppent d'un manteau soyeux.
Hallabab leur fait un collier de ses bras, les
étreint follement, ne pouvant se résoudre à
quitter ces compagnes chéries. Comme elles et
pour les encourager, elle se donnera à Linga,
mais ne subira point la mutilation, étant d'une
plus haute naissance que Samjab et Pekéo et,
par conséquent, libre de sa personne.
Les chants deviennent de plus en plus vifs,
lavina sanglote éperdument, tandis que le dole
a des hoquets -rapides et quelascitara module en
mineur les plaintes de la « Colombe blessée. »
Des cassolettes, où brûlent des herbes aroma-
tiques, envoient de chaudes et acres bouffées.
On pousse les deux victimes au-dessus d'un
réchaud dont- elles respirent les effluences
morbides, et elles se relèvent en chancelant,
les prunelles chavirées, ivres déjà.
Hadj-Hidi leur fait mâcher le gandjah qui les
jette dans des convulsions, puis on les porte
sur la sellette où doit se consommer le meurtre..
74 LES COURTISANES DE BRAHMÂ
Tout le corps agité de fébriles sursauts, elles
subissent le viol du linga en pleurant d'incons-
cientes larmes de douleur, tandis que tourne
autour d'elles la farandole des mutilées aux
poitrines plates, aux hanches étroites, auxvoix
rauques.
« Vierges, mettez des parfums partout sur
votre chair ; — Pour que le dieu d'amour, en
baisant votre bouche, — Aspire en ce baiser,
ainsi qu'en un bouquet. — Tous les lotus de
votre couche I
» Vierges, mettez des parfums !
)) A Linga vous vous donnerez, — Une seule
fois en votre vie ! — Et par cette union sacrée,
— Pour toujours vous serez à lui !
» A Linga vous vous donnerez ! »
Les Hedjeras reprennent le couplet de la
c< Consécration, » le répètent sans fin, tandis
qu'on emporte Samjab et Pekéo à travers les
galeries du temple, où se déroulent, en bas-
reliefs, des créations hors nature avec des en-
lèvements de femmes nues sur des animaux
fantastiques, entre des végétaux lamés se ter-
minant en phallus et des fleurs aux corolles
vulvées, baillant sur des ciels violemment peints
d'outremer. Sousles colonnes du temple triom-
LES COURTISANES DE BRAHMA 75
phent les accouplements les plus singuliers,
fantaisies d'imaginations en délire dont rien
dans la nature ne saurait donner une idée. Et
les gardiennes insexuées de la déesse Dourga
contemplent incessamment ces scènes exaspé-
rées de luxure, répétées à l'infini sur les mu-
railles, les voûtes, les portiques, les corniches,
les moindres endroits où le regard peut se
poser.
Des bruits d'instruments stridulent encore
au loin, tandis qu'on dépose les jeunes filles
pantelantes sur un lit d'or pour la mutilation
suprême.
Les yeux clos, les lèvres sèches, elles s'a-
bandonnent, et Hadj-Hidi prépare les longues
aiguilles imprégnées de bhel-phoul, range, à
portée de sa main, quelques instruments de
chirurgie et des bandelettes de toile fine.
Les yeuxdel'Hedjeras brillent étrangement,
sa bouche édentée a un rictus cruel qui creuse
les rides de ses joues, et elle semble vraiment
quelque sorcière maléfique échappée du temple
de Djagganath sur la Montagne bleue.
Elle ofî're à Dourga du ma/ia prasad, nour-
riture sacrée qu'afî'ectionne la déesse, elle
essaie sur ses doigts la pointe des instruments.
76 LES COURTISANES DE BRAHMA
de torture, et, se courbant sur le corps des vic-
times, elle disjoint leurs genoux frêles que deux
Hedjeras maintiennent vigoureusement.
Mais toutes les instrumentistes se sont ran-
gées autour du lit d'or aux coussins maculés
de sang, et les danses reprennent, rythmées
par les cris d'agonie :
« A Linga vous vous donnerez. — Une seule
fois dans votre vie ! — Et par cette union
sacrée, — Pour toujours vous serez à lui!
» A Linga vous vous donnerez ! »
IX
LE BADJERA
Tandis que les courtisanes mutilées du
temple de Kutbu'l s'étreignent frénétiquement,
et roulent enlacées aux pieds de Samjab et de
Pekéo, qui ont de nouveau perdu connaissance,
Assilinia a rejoint le prisonnier.
Se pressant contre lui, comme une chatte
câline, elle lui dit que l'heure de la liberté a
sonné et qu'il peut l'emmener où bon lui sem-
blera.
— Je viens te délivrer, Mimiose, fuyons en-
semble! Tu me garderas comme une petite
chose à toi et nous nous cacherons dans ton
78 LES COURTISANES DE BRAHMA
pays... Tes frères, les Gourgas, ne nous dénon-
ceront pas ! Veux-tu ?. ..
Il la regardait, inquiet, n'osant croire à tant
de bonheur.
— On nous suivra, on nous reprendra et les
pires châtiments nous accableront 1
— Non, te dis-je! Aucun danger ne nous
menace!... Ne sommes-nous pas protégés par
Hadj-Hidi qui nous donne son badjera et ses
rameurs?... Viens! Viens, je t'aime !
Ramôj la panthère noire, frottait son échine
souple aux jambes de la Rana, et ses yeux lui-
saient comme des torches d'amour. A cette
lueur glauque les jeunes gens s'étreignirent,
puisant dans leurs premières caresses le cou-
rage nécessaire à leur évasion.
Le corps tiède d'Assilinia s'abandonnait, et
le Gourkas ne se lassait point de boire à la
coupe de ses lèvres, oubliant dans cette fièvre
nouvelle tous les périls du dehors.
— Mon adorée! mon adorée! Comment as-
tu pu songer à moi et descendre jusqu'à ma
tendresse?
— Je t'aime î
— Mais je ne suis rien qu un pauvre bi-
garis !
LES COURTISANES DE BRAHMA 79
— Je t'aime !
— Ne rougiras- tu point de m'avoir donné
tant de joie ?
— Je t'aime !
Et à tout ce qu'il lui disait dans son humi-
lité d'amant obscur et fervent, elle répondait
par ce mot divin qui les absolvait tous deux :
— Je t'aime ! Je t'aime ! Je t'aime !
Alors, il la coucha sur la toison frissonnante
de Ramô, la panthère complice, et, s'agenouil-
lant devant ces deux corps aux nerveuses et
lascives beautés, il s'abîma dans le nirvana des
caresses.
Un éclat de rire les tira de leur extase.
— Le badjera est devant les ghâts. Il est
rheure.
Hadj-Hidi, ouvrant toute grande la porte du
cachot, leur montrait, au bout du couloir
sombre, la grande tache d'azur et d'or d'un
ciel criblé d'étoiles.
— Vous avez toute la vie pour vous chérir,
dit-elle. Allez, et que Dourga vous soit propice !
Ils se relevèrent en soupirant, et, s'appuyant
l'un à l'autre, ils sortirent du morne réduit,
tandis que Ramô, bondissant devant eux, pous-
sait un rauquement profond.
80 LES COURTISANES DE BRAHMA
Mimiose installa la Rana dans le fond de la
barque, tout contre lui, car il lui semblait que
cette chair déjà était sienne, et il eut voulu la
caresser sans cesse, la pénétrer d'irrésistibles
effluves, s'enivrer de sa douceur et de son
parfum.
Ils glissaient mollement sur la Jumna qui
coule du nord au sud de Delhi. Au nord, les
bords de la rivière et ses îlots constituaient
une jungle épaisse, au sud s'étalait une vaste
plaine dont le sol était jonché des débris des
anciennes cités, alors que les Rajahs cons-
truisaient encore des citadelles, des temples et
des palais. Avec les Mogols, d'autres cultes
avaient remplacé les religions d'amour et de
mort, les croyances fauves des Brahmes ado-
rateurs de Siva.
Rien n'égalait, aux lueurs tremblotantes des
étoiles, la saisissante éloquence de cet horizon
indéfini de choses agonisantes, criant la lutte
éternelle de l'homme contre l'homme, malgré
toutes les religions de bonté et de pardon.
— Ah ! disait Assilinia, sous les baisers
de son ami, tu me vengeras! Tu vengeras mon
père! .. Il ne faut point partir, délaisser notre
cause qui est sainte entre toutes !
LES COURTISANES DE BRAHMA 81
— Oui, oui, restons!
Mais, aussitôt, elle changeait d'avis, redoutant
le danger pour l'aimé, la capture, les supplices,
la mort !... L'Empereur, hélas! était sans pitié
pour les conspirateurs et les révoltés.
Les rameurs poussaient mollement la légère
embarcation, et tout le passé de Delhi se dé-
roulait dans ses ruines sous les regards sombres
des amants, car Indra Prastha, — la Delhi des
Arya — plus de deux mille ans avant Shah-
Djahân, avait déjà connu une effroyable série
de calamités. La métropole de l'Hindoustan
est, peut-être, sur toute l'étendue du monde, la
ville qui a bu le plus de sang et vu couler le
plus de larmes!...
Delhi a toujours été attaquée, prise et reprise
par les envahisseurs et tous les héros de l'Inde.
Bien des religions y ont fleuri, donnant cours à
de nouvelles luttes plus acharnées, peut-être,
que celles des conquérants. Sous Shah-Djahân
le Brahmanisme persistait encore, maintenu
par les Rajahs et les Omraos. Le peuple tou-
jours allait vers ses anciens dieux, malgré
leurs vices et leurs cruautés; les sacrifices
teignaient encore de pourpre les dalles des
temples devant Siva et Dourga, et les victimes,
6
8^2 LES COURTISANES DE BRAHMA
d'elles-mêmes, imploraient la faveur de la
(( Consécration » dans les tortures de l'agonie.
Le badjera fuyait plus vite, car les lueurs de
l'aube revêtaient déjà d'un glacis de laque et
d'ocre les dômes accroupis des mosquées et les
colonnettes grêles des minarets.
Rien n'était comparable à la gloire de ce
lever de soleil sur ce décor de féerie, et Assi-
linia fermait les yeux, comme éblouie par tant
de tragique splendeur. Les jeunes gens enlacés
n'osaient élever la voix. Pressés l'un contre
l'autre, ils se chuchotaient d'une voix craintive
leurs projets de voyage.
— Nousirons vers l'Himalaya, disait Mimiosc,
tu seras en sécurité auprès des miens ; mais le
trajet est pénible, auras-tu la force de me
suivre?...
— Oh ! oui, soupirait-elle, car n'est-ce point
là que se retrouve encore le plus pur sang des
Rajahs?... Allons vers ton peuple qui est loyal
et brave, allons vers la majesté des monts de
glace et de feu !
— Hélas ! petite Rana, oublies-tu que Delhi
est un séjour incomparable où, sur les arceauîv
de chaque palais, se peut lire le distique
persan :
LES COURTISANES DE liR\IlMA 83
« S'il y a en ce monde un radieux paradis,
Arrête-toi, passant, c'est ici! c'est ici! »
— Mon paradis est auprès de toi !
Elle lui tendait sa bouche où il buvait le vin
d'oubli, sans se désaltérer jamais. A cette coupe
divine, il se fût grisé insatiablement, si la
jeune fille doucement ne l'eût repoussé.
— Nous ne sommes point encore à Tabri,
Mimiose. Modère tes transports I... Si l'Empe-
reur apprenait ma fuite, il me ferait poursuivre
par ses harkarah, et les souars nous enferme-
raient dans quelque morne cachot... N'en-
tends-tu pas le bruit d'une troupe en marche ? . . .
— Je n'entends rien.
— Je t'assure que des lances brillent au loin
entre les branches... Shah-Djahân connaît
notre évasion !
— Mais non, petite fleur d'amour, ces lances
de flammes ne sont que des rayons de
soleil qui caressent les feuilles argentées des
bagitcha !...
— C'est vrai ! Ah! que j'ai eu peur !
— Tu peux être tranquille, l'Empereur s'est
endormi dans les bras de la begôm !
Il riait, mais elle reprenait gravement :
84 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Tu te trompes, Mimiose, l'Empereur ne
désire plus la begôm Saëb. Ce régal pervers a
été de courte durée, comme toutes ses fan-
taisies, et la joliesse fragile de l'enfant ne le
retient plus.
— Après elle, il fera violence à ses deux
autres filles, les begôm Roxanaraet Merniza.
— Peut-être... mais c'est moi qu'il convoite
aujourd'hui ! Et puis, il y a Orpha qui ne sera
puissant qu'en m'épousant et dont l'ambition
me surveille.
— Orpha n'est point guéri des blessures de
Ramô.
— Je l'ai vu qai errait autour du temple de
Kutbu'l.
Mimiose crispa les poings ; puis, serrant la
jeune fille contre lui :
— Qu'il vienne donc te prendre dans mes bras !
Ramô, montrant ses crocs terribles, rugit
longuement, et Assilinia dut appuyer le mufle
de la bête sur sa poitrine pour étouffer ses
rauquements dénonciateurs.
Alors, la panthère éteignit Téclair double de
ses prunelles, et promena sa langue rose aux
papilles dressées sur les seins veloutés de la
Rana.
LES COURTISANES DE BRAHMA 85
— Oui, Ramô, ma petite chérie, poursuivit
Assilinia, qui frissonnait sous cette caresse,
nous irons nous desaltérer aux Lacs sacrés et
nous baiserons l'idole aux douze têtes et aux
douze sexes qui repose sous le deota d'or des
monts lointains!... Nous danserons avec les
dieux d'ébène que l'on promène dans les vil-
lages, couverts de fleurs et d'oripeaux!
La Rana, un moment, demeura silencieuse,
abandonnant ses petites mains à la chaude ca-
resse de la panthère.
Maintenant qu'ils voguaient ensemble, ils ne
se hâtaient plus, jouissant en même temps
de leur intimité et du vague danger qui tou-
jours planait sur eux.
La Rana revoyait l'étroite cellule où Mimiose
avait vécu sous la protection de Ramô, et la
bête voluptueuse l'inquiétait un peu, comme
une rivale qu'on ne saurait éloigner, et dont on
subit l'affection sournoise.
Il lui semblait qu'elle entendait encore la
triloumtchi, que les musiciennes frappaient
plus fort avec des baguettes de pitel, tandis que
s'exaspérait la danse des Hedjeras autour de
Samjab et de Pékéo.
Avec un serrement de cœur elle se rappelait
86 LES COURTISANES DE BRAHMA
les plaintes des petites victimes, livrées au
Linga ; puis, elle percevait la course des mu-
tilées dans les longs corridors à la suite de
Hadj-Hidi, qui achevait froidement son meur-
tre prémédité, au milieu des plus coupables
ivresses.
Samjab etPékéo, les fillettes aux regards in-
génus, seraient désormais livrées à la déesse,
et, comme elles étaient gracieuses et jolies, les
brahmes useraient d'elles ainsi que des eunu-
ques et des yoghis.
— Pour te délivrer, Mimiose , dit-elle, j'ai
sacrifié ce que j'avais de plus cher ! L'oublieras-
tu ?
— Jamais ! mon adorée !
— Et, quand je serai tienne, tu auras pour
moi la même reconnaissance et le même res-
pect?...
— Tu ne saurais en douter !...
— Ah! je doute de tout!... Mon enfance a
été si malheureuse ! On a tué les miens, je suis
seule en ce monde I... Mais, ne songeons plus
à ce passé douloureux, parlons de toi, mon aimé.
Elle demeura un moment silencieuse, puis
elle demanda auGourkas :
— Est-il vrai que dans ton pays tous les
LES COURTISANES DE BRAHMA 87
hommes d'une famille ne possèdent qu'une
femme, et qu'ils en profitent à tour de rôle sans
jalousie?...
— Oui, dit Mimiose ; chez nous l'on a subs-
titué la polyandrie à la polygamie. Jamais,
dans une famille, si nombreux que soient les
frères, ils ne prennent plus d'une épouse avec
laquelle ils vivent en parfaite intelligence.
— Ce sont les mœurs des clans aryans, telles
qu'elles sont décrites dans le Mahabharatta. !
Elle souriait, amusée par cette idée d'un
harem d'hommes, où la femme n'a qu'à choi-
sir chaque jour un amant nouveau.
— Je te garderai pour moi seul, affirma Mi-
miose.
— Certes, dit-elle, je ne serai qu'à toi, puis-
que c'est toi que j'aime et que j'ai pris libre-
ment; mais il n'est pas moins vrai que cette
conception de la volupté est beaucoup plus lo-
gique que celle qui est admise chez nous. Une
femme, mon aimé, ne peut-elle satisfaire plu-
sieurs hommes ?
— Un homme, par contre, peut féconder plu-
sieurs femmes, et la nature ne veut que se re-
nouveler, créer, créer, sans cesse, se repro-
duire dans sa gloire éternellement!...
X
VOLUPTE
Ils voguèrent une partie du jour. Vers le
soir, alors que les mouches lumineuses essai-
maieùt l'azur profond des nues d'une poussière
d'or, Assilinia, qui s'était endormie sur l'épaule
du Gourkas, ouvrit des yeux étonnés.
La solitude était profonde. Le clapotement
des courts avirons troublait seul la tranquillité
de l'eau, assoupie entre les lotus roses de ses
bords. D'étranges araignées métalliques pati-
naient entre les feuilles et d'immenses papil-
lons cornus, tachetés d'ocre ou de cinabre, se
poursuivaient, et, parfois, s'unissaient dans les
airs, joignant le battement rythmé de leurià
90 LES COURTISANES DE BRAHMA
ailes pelucheuses. Une poussière fécondante
tombait des branches, sur tout passait le souffle
de Téternel désir.
— Nous irons, mon aimé, à la source du
Gange qui est marquée par trois pics revêtus de
lianes et de roses.
— Oui. ces trois monts ont été consacrés,
comme de gigantesques autels, à Tondra, divi-
nité des temps védiques, que nous adorons
aujourd'hui sous le nom de Siva. Les vierges
himalayennes t'offriront à boire dans des jarres
d'argent, et tu seras la reine de ces pays de
ferveur et d'amour.
Le badjera s'était rangé contre la rive, et
Mimiose, prenant la Rana dans ses bras, la dé-
posa sur le lit de feuilles sèches d'un djath
(cultivateur) qui accepta de prêter, pour quel-
ques heures, sa maisonnette de bambou.
Le pauvre homme, souriant à cette tendresse
heureuse, apporta des tchapptti, galettes pé-
tries dans le ghi et le ghour, du vin de palmier
et des fleurs de mhowa cuites au miel.
Après avoir fait honneur à ce léger repas,
les amoureux s'assirent sous un mancenillier,
car l'ombrage de cet arbre, loin de donner la
mort, incite aux voluptueuses langueurs. Le
LES COURTISANES DE BRAHMA 91
vent passait dans les bouillées de roseaux, et la
flûte d'un pâtre égrenait au loin ses notes cris-
tallines qui charmaient les perruches vertes,
grandes mangeuses d'abeilles.
Assilinia prit entre ses lèvres une feuille et
un fruit de bétel qu'elle présenta à son ami.
Appuyant sa bouche à la bouche en fleur, il
savoura longuement le suc des fruits d'amour.
Par cette communion elle s'offrait à lui, se
donnait sans réserve, et, bien vite, sous le vol
tourbillonnant des mouches d'or, il cueillit les
corolles du chemin et les herbes odorantes des
ruisselets pour en faire une couche nuptiale.
Dans la case étroite du djath, il dressa l'autel
de caresse, qui fut bientôt comme un trône
glorieux, et lorsqu'il n'y eut plus, dans l'humble
gîte, une parcelle du sol qui ne fût couverte
de pétales, il revint vers l'aimée, se blottit
contre elle, la bouche près de ses seins dressés,
et commença son chant voluptueux à la mode
des Gourkas, batailleurs et câlins.
« Kama, Smara, Ananya, le dieu d'amour
chuchote, Dans les soupirs des vents et des
eaux ! Sa voix plus douce qu'un cri de hulote,
S'enfle en tempête et fait taire les flots!
» Kama est dans les ondes, Smara mysté-
92 LES COL'RTISANES DE BRAHMA
rieux, Dans les forêts profondes. Sur terre et
dans les cieux, S'exalte, tout le jour, En poèmes
d'amour!
)) A ton corps radieux, J'accrocherai mes
lèvres, Frémissantes de fièvre, Qui sauront te
couvrir. Comme d'un réseau d'or, De baisers,
de baisers et de baisers encore ! Depuis ton
pied mignon. Jusqu'à ta bouche rouge. Afin que
ton cœur bouge. Bien lentement ils monteront !
« Puis au nid secret des caresses. Au nid
embrasé du désir, Le dieu Kama pour ton
plaisir, Le dieu Smara pour son ivresse, Très
doucement se blottira. Et plus d'une heure
restera. Comme le pénétrant bilva ! »
Mimiose égrenait av^ec ardeur ces stances du
Gitci Covrnda., et le poème berceur de Jayadéva
faisait divinement frissonner la jeune fille.
— Prends-moi, viens en moi, reste en moi!
murmurait-elle, en étreignant le Gourkas contre
ses seins en révolte. Ne comprends-tu pas que
je t'aime depuis longtemps, depuis toujours I et
que rien pour moi ne saurait valoir la saveur
de tes baisers?...
Mais il l'adorait encore, n'osant accomplir
l'œuvre de chair, car il la respectait avec une
ferveur esale à son désir.
LES COURTISANES DE BRAHMA 93
Elle était la Rana, la Toute-puissante, la
Vierge radieuse, la fille du Rajah qu'il devait
célébrer dans son âme et dans son cœur comme
une parcelle de la Montagne d'or où résident
les dieux !
Mais, comme tous les adeptes des anciens
cultes brahmaniques, il avait la science de
volupté, et, par mille jeux délicats, affolait les
sens de l'aimée.
— Ton bonheur est le mien, disait-il ; avant
tout, je veux que tu sois heureuse, car l'initia-
tion te fera souffrir.
— Ah! que ton souffle me pénètre!... Je
veux souffrir !
Ramô, entre eux, ronronnait comme une
chatte amoureuse,, passait sa large langue rose
entre ses crocs aigus, et des ondes électriques
courant sur sa fourrure noire, plus délicieuse-
ment faisaient frissonner la Rana. La bête
lascive, tantôt s'allongeait, offrant ses reins
tièdes aux amants, comme un oreiller de
velours, tantôt se redressait d'un bond avec
une sorte de miaulement rauque où pas-
saient tous les énervements cruels de la
jungle.
— Je suis jalouse de Ramô ! pleurait alors
94 LES COURTISANES DE BRAHMA
Assilinia. Toujours elle est entre nous ; elle
t'aime comme moi !
— Ramô n'est qu'une panthère très cares-
sante, ma petite reine, qui m'a tenu compagnie
dans ma prison,
— Elle a fait plus pour toi, en t'épargnant
dans les jeux de la Tamascha,, que moi en
ouvrant la porte de ton cachot !
Mimiose riait en posant la main sur le front
bombé de la bête.
— Puisque nous t'adorons tous les deux,
Rana, de quoi te plains-tu?... Vraiment, nous
sommes jeunes, forts et beaux tous les trois •'
Qui donc oserait nous attaquer?...
— Tais-toi I
— Je ne crains ni Shah-Djahàn, ni personne
au monde, puisque j'ai ton amour !
— Chut ! il ne faut pas tenter les dieux !
Longtemps ils se bercèrent au clapotis des
ondes, sous le mancenillier protecteur, au rou-
coulement plaintif des tourterelles se mêlant aux
miaulements de la panthère, ardente et soumise.
Mais, tout à coup, la bête se dressa, se battit
les flancs de sa longue queue, fronça les ba-
bines et une double étincelle jaillit de ses pru-
nelles d'émeraudes.
LES COURTISANES DE BRAHMA 95
— Ramô est inquiète, quelque danger nous
menace, remarqua Assilinia.
Sans répondre, Mimiose reprit la jeune fille
dans ses bras, retendit sur le lit de fleurs qu'il
avait préparé et follement la posséda.
XI
L ALERTE
Au matin, comme ils s'étaient enfin assoupis,
après tant de caresses, de baisers et d'agonies
d'amour suivies de triomphantes résurrec-
tions, ils furent réveillés par les grondements
sourds de Ramô.
La panthère ne rugissait pas, semblant
comprendre que ses cris trahiraient la présence
des fugitifs, mais, tout le poil hérissé, les
griffes tendues, et les flancs agités d'ondes
profondes, elle se préparait à s'élancer au
dehors.
Le djath, qui veillait devant la cahute, entra
bientôt, le visage bouleversé d'épouvante;
7
98 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Une troupe de souars a passé hier, non
loin d'ici. La voici qui revient, guidée, sans
doute, par les indications des riverains qui
ont vu glisser le badjera le long du fleuve.
Vous n'êtes plus en sécurité chez moi, il faut
partir au plus vite !
Partir ! soupira Mimiose, en serrant contre
son cœur le corps souple de l'aimée, je n'en
aurai point la force.
Assilinia, les bras au cou de son amant, sem-
blait brisée de fièvre voluptueuse...
Restons, dit-elle, à quoi bon fuir et cher-
cher d'autres aventures?... Quel bonheur plus
f^rand pourrions-nous savourer?... N'avons-
nous pas connu la plénitude des félicités ter-
restres?...
Mais le djath s'impatientait.
Si l'on vous trouve-ici, c'est la mort pour
moi ! Ayez pitié de Thumble bigaris qui vous a
offert son gîte durant cette nuit d'amour.
— Il a raison, dit la Rana, nous n'avons pas
le droit d'entraîner ce pauvre homme dans
notre perte. Où sont les rameurs?...
Mais Mimiose secoua la tête.
Le fleuve n'est pas sûr; il faut fuir par la
foret.
LES COURTISANES DE BRAHMA 99
— Fuir, sans éléphants, sans chevaux! Nous
n'aurons pas le courage de nous traîner jusque-
là, et nous serons bientôt découverts !
— Peut-être les sonars passeront-ils, comme
hier, sans s'arrêter.
— Oh! ht le djath, s'ils reviennent, c'est
qu'ils ont trouvé votre piste.
— - En effet, reprit Assilinia, en frissonnant,
c'est demain qu'Orpha devait me présenter à
l'Empereur pour les noces officielles. Il me
cherche avec acharnement 1... Que faire? Nous
n'avons plus le temps de fuir î
Le pas pesant des éléphants en troupe se
rapprochait de plus en plus. Ramô, que main-
tenait Mimiose, avait des bonds furieux et de
rauques soupirs de rage.
. Le djath demanda rapidement :
— Vos ennemis sont-ils de la religion brah-
manique ?
— Orpha estais de Rajah, il croit aux anciens
dieux.
— Suivez-moi donc, en rampant dans les
joncs. Je vous conduirai au yoghi charmeur
qui habite la jungle et fait commerce avec les
pitris au miUeu des fauves. Sa protection est
toute-puissante.
100 LES COURTISANES DE BRAHMA
Les amants avaient quitté le lit de roses et
de lotus où ils s'étaient éperdument donnés
l'un à l'autre pendant cette nuit inoubliable,
et la jeune femme, ayant hâtivement ramassé
ses joyaux et ses voiles, se laissa entraîner
par Mimiose.
Le sol, hérissé d'herbes sèches, craquait
sous leurs pas ; ils se tramèrent sur les genoux,
avançant prudemment, mais sûrement, jusqu'à
un sentier frayé dans le bois. Le djath, qui
connaissait tous les détours et repHs du terrain,
les précédait, écartant les branches sur leur
passage.
Ils entendirent la lourde troupe des souars
se masser derrière eux ; bientôt une énorme
fuséejaillitau dessus des arbres, suivie d'autres
fusées plus vives, puis une véritable muraille
de flammes leur cacha Thorizon, et ils com-
prirent que leurs ennemis avaient mis le feu à la
hutte de bambou qui se consumait avec une
incroyable rapidité. Lèvent, assez léger cepen-
dant, fit éclore dans les roseaux d'autres fleurs
de feu, et, Tincendie se propageant, partout
s'ouvrirent les corolles mortelles aux lumineux
pétales.
LES COURTISANES DE BRAHMA 101
— Ils ont mis le feu chez moi ! sanglotait le
djath. Jamais je ne regagnerai ce que j'ai
perdu !
Mais Assilinia, arrachant ses colliers, les
donna au pauvre homme.
— Voici qui te dédommagera. Avec ces opales
et ces saphirs, tu t'achèteras une maison plus
belle, et je ne ^abandonnerai pas»
De monstrueuses girandoles de flammes
éclataient maintenant derrière eux, et, sur leur
tête, planait le vol menaçant des corbeaux et
des vautours dont les clameurs étouffaient tous
autres cris de la forêt.
Ils durent courir pour ne pas être rejoints
par le feu ; mais un large cours d'eau les isola
du danger.. Avec peine ils gagnèrent l'autre
rive, Mimiose portant la bien-aimée sur ses
épaules.
Non loin de là commençait la jungle. Les
arbres enchevêtraient de longues branches
fleuries dans les airs. Les musas, lespandanus,
les mangotiers, les nictanles et les nagatelly
s'enroulaient aux lianes, laissaient pendre par-
fois d'étranges calices de pourpre, ouverts
comme des bouches avides de baisers. Des
tigelles délicates, semblables à des guirlandes
105 LES COURTISANES DE BRAHMA
de verre filé, montaient le long des arbres,
dressant des aigrettes prestigieuses, enlaçant
des calices charnus d'où s'échappaient les
abeilles noires, ivres de miel. En tous sens cou-
raient les insectes aux corselets étincelants,
formant des mosaïques de pierreries... Les
oiseaux aux ailes d'or poursuivaient les papil-
lons aux ailes d'argent, souvent plus grands
qu'eux; les libellules géantes fusaient en flèches
diamantines, cherchant les santals pourpres,
les nopals et les dragonniers, tandis que les
guêpes bleuesj rayées d'ocre, entouraient les
arbustes qui donnent le nard et le cardamone.
Là, tout était encore quiétude et sourire.
Assilinia eût voulu se reposer sous ces
arceaux embaumés, ces portiques de verdure
d'une splendeur et d'une délicatesse de rêve.
Le djath ne le permit pas.
— Allons plus loin, dit-il. Ici, la nature trop
jolie ne nous protégerait point ; allons au cœur
de la forêt, là où lutte sans cesse la Mort avec
la Vie. La jungle est peuplée de monstres enne-
mis de l'homme qui se repaissent de chair et
de sang.
— Ramô est avec nous.
— Ramô serait impuissante contre les ser-
LES COURTISANES DE BUAHMA 103
pents couleur d'aigues-marines qui se cachent
sous les feuilles, et les tigres aux flancs jaunes
rayés de velours qui se tapissent dans les ro-
seaux. Seul, le charmeur peut triompher des
embûches des pitris à corps de reptiles et de
fauves !
— Ah ! fit Assilinia, la nature serait lùise en
péril par sa propre fécondité, si elle ne por-
tait pas dans son sein cette légion de dévo-
uants qui engloutissent tout ce qui tombe, tout
ce qui chancelle et n'a plus la force de com-
battre. Les hommes n'ont-ils point dit aussi :
Malheur aux faibles ! Malheur à ceux qui n'ont
point de griffes pour déchirer leur proie, et que
la pitié arrête dans l'œuvre nécessaire de des-
truction!...
— Ne rëspires-tu point l'odeur fade du
musc? interrogea Mimiose.
T- En effet, fit la Rana, j'en ai le cœur sou-
levé.
— Nous marchons sur la poussière séculaire
dés cadavres. Ce sable gris, qui adhère à nos
pieds, est composé des milliers d'ossements que
les fauves ont laissés. Sous l'impénétrable et
brûlant abri des jungles, la mort et la vie se con-
fondent éternellement. Ainsi que dans le do-
104 LES COURTISANES DE BRAHMA
maine de l'humanité éclosent les purulences et
les maladies : le tétanos des convoitises, la fièvre
chaude de la luxure, la gangrène du crime !
Aux clairières, au tamis glauque des branches
où pénètrent les rayons célestes, c'est un grouil-
lement rutilant de scarabées d'émail, de pa-
pillons pelucheux, ocelés, comme des queues
de paons, de sardoines et de rubis. La nuit,
les étoiles semblent quitter les cieux pour s'a-
bandonner à d'invraisemblables farandoles !
Toute la voie lactée frémit dans le vol des
mouches d'or, et trace devant les yeux éblouis
les grimoires de feu de l'éternel mystère ! . . . Aux
parties basses clapote un peuple obscur d'êtres
immondes et visqueux, de serpents d'eau, de
caïmans, de salamandres monstrueuses au corps
pustule d'ocre et de chrome. Ici, on verrait
presque pousser les plantes, tant l'élan de sève
est irrésistible... Ces végétations, éperdues de
désir, se joignent, se saisissent, s'étreignent
comme des amants, et l'inextricable fornica-
tion des jungles arrêterait une armée en mar-
che ! . . . Un arbre devient une forêt, si sa branche
se penche jusqu'au sol. Au contact embrasé
de la terre, elle s'anime, une ardeur infinie la
pénètre ; elle prend racine à son tour, et, bien-
LES COURTISANES DE BRAIIMA 105
tôt, SOUS le déchaînement de ses spasmes pro-
ducteurs, elle donne naissance à de nouveaux
rejetons qui poussent à l'infini.
— Je respire du feu ! disait Assilinia. Ah !
■cher aimé, passe ton bras à ma taille, garde-
moi bien contre toi pour me défendre contre
le viol de la nature cruelle !
Plus fort il la pressa contre sa poitrine, se
rafraîchit un moment au nectar de ses lèvres,
grisé par la volupté des êtres et des choses.
Autour d'eux des feuilles se détachaient des
arbres et couraient vers d'autres abris. On eût
pu les croire portées par le vent, si le vent eût
soufflé dans ses labyrinthes de verdure.
— Ce sont, dit encore Mimiose, qui connais-
sait tous les secrets de la forêt, des végétations
animées qui se nourrissent de rosée et de
pollen. Elles ont épuisé les calices qu'elles
quittent et vont se suspendre à d'autres pistils
dont elles boiront la sève fécondante. Elles
sont hermaphrodites et se suffisent à elles-
mêmes. Mais ces corolles qui s'ouvrent près
de toi, Assilinia, ces fleurs inquiétantes qui
semblent rongées par des lèpres et se tendent
comme des mains crochues de trépassés, sont
les goules végétales, les plantes carnivores qui
106 LES COURTISANES DE BRAHMA
sécrètent un liquide digestif, et se gonflent de
larves et d'insectes. Elles sont munies d'épines
courbes qui se replient et forment une grille
au-dessus du scarabée qu'elles emprisonnent.
Ces drosera, ces népenthès d'un vert métal-;
lique absorbent tout ce qui vit au-dessus d'eux.
La Rana s'écarta des corolles meurtrières
dont certaines, teintées de vert de gris, poin-
tillées de taches livides, dégageaient une odeur
de charnier.
C'était, partout, escaladant les arbres, une
marée de végétations fantastiques , hybrides,
déferlant comme les vagues d'un océan de rêve.
Les feuillages submergeaient les fleurs en forme
de méduses gélatineuses, de poulpes, de co-
quillages, de madrépores; et de toutes ces bou-
ches végétales semblait sortir un murmure com-
parable à celui des flots.
L'air se raréfiait, la voûte devenait plus som-
bre, et, tout à coup, dans les fougères, une lu-
mière rampa comme un serpent de feu. C'étaient
les rhizomorphes qui jetaient en respirant ces
singulières lueurs.
La jeune femme frissonnait contre le cœur
de son ami.
— J'ai peur, dit-elle, tout ici tue ou est im-
LES COURTISANES DE BRAHMA 107
iTiolé. La jouissance et la douleur s'unissent
invinciblement! l'Amour et la Mort marchent
côte à côte!... Les pierres, même, semblent
se mouvoir et lutter contre nous !
Elle étouffait de plus en plus dans cette at-
mosphère de plantes, où régnait toujours Thor-
rible odeur de musc provenant des chats-tigres,
des vautours et des cobras à moitiés rongés par
les grands fauves.
Ramô, le ventre frôlant le sol, se glissait
entre les hautes fougères, disparaissait dans
l'inextricable fouillis; puis, tout à coup, se
montrait sur la branche élevée d'un cocotier,
les moustaches dressées, les oreilles aplaties
dans une pose de défi et d'attente. Si quelque
animal de chair délicate errait à sa portée, elle
se ramassait sur .elle-même, puis bondissait sur
sa proie avec la rapidité de l'éclair ; sa fourrure
sombre luisait comme le jaiet et les carnassiers,
la flairant de loin, ne se montraient pas, car la
panthère noire de Java est redoutée même par
le tigre royal !
— Je suis bien lasse, murmura la jeune fille.
Na pouvons-nous nous reposer un moment ?.,.
Voyez, mes pieds saignent, mes genoux sont
meurtris!...
108 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Encore un peu de courage, dit le djath.
Les fiévreuses orchidées se balançaient plus
mollement, aspirant et dégageant les miasmes
putrides, buvant et répandant la mort, insatia-
blement, dans une débauche de sève et de
couleur.
La Rana, à bout de forces, ferma les yeux et
un faible soupir s'échappa de ses lèvres sèches.
— Portez-la, ordonna le bigaris, encore
quelques pas et nous serons arrivés. C'est ici
la retraite du charmeur.
XII
LE YOGHI
Derrière un massif de plantes, hérissées
comme des kriss, des fers de lances, un fais-
ceau d'armes glauques au-dessus duquel flot-
taient, ainsi que' des fanions barbares, des clo-
chettes vénéneuses aux tons aveuglants, s'éle-
vait un petit monticule de sable. Au milieu, à
moitié enterré et couvert d'une sorte de vernis
de crasse, se trouvait un être hâve, efflanqué,
sans sexe, qui ouvrait, dans des paupières noires,
d'étranges yeux d'un jaune clair et froid. Sa
bouche, aux lèvres plates craquelées, se fronçait
sous un nez en, arête sèche, pincé comme celui
d'un mort. Des bras extraordinairement mai-
JIO LES COURTISANES DE BRAHMA
gres, des bras de squelette, se croisaient sur sa
poitrine. Dans le trou des clavicules des oiseaux
avaient fait leur nid.
— C'est Kroumilianak, le yoghi charmeur,
dit le djath, en se prosternant: il est là depuis
vingt ans et les bêtes le nourrissent. Lui seul
peut vous sauver des autres et de vous-mêmes,
car il est semblable à Siva, le dieu invincible
du Mal et du Bien. Il vous indiquera le temple
du sacrifice, où vous pourrez faire quelques
offrandes qui lui seront agréables, mais il ne
veut rien pour lui... Interrogez-le.
Mimiose porta la main à son front et à sa
poitrine, puis se prosterna, comme avait fait le
djath.
— Nous venons à toi, dit-il humblement, que
peux- tu pour nous?
Kroumilianak, sans bouger, car il s'était con-
damné à l'immobilité, et ses membres atro-
phiés avaient acquis la dureté du bois, fixa sur
les amants son trouble regard jaune, et parla
d'une voix claironnante, étrange dans ce corps
desséché.
— Je vous guiderai vers le bien, car je vois
que vous êtes de la bonne religion, et que,
comme moi, vous haïssez les Mogols. Depuis
LES COURTISANES DE BRAIIMA 111
que le farouche exterminateur, qui s'appelait
Timour Lenck, parcourut Tlnde à la tête de
quatre-vingt-dix mille hommes et désola les
rives du Gange, nous sommes dans la désola-
tion!... L'incendie, le pillage et une extermi-
nation sans trêve signalèrent la prise de nos
plus beaux domaines. Tandis que Timour tuait
les femmes et les enfants, se livrait aux plus
immondes orgies, ses lieutenants ravageaient
le royaume de Lahore. Partout où ils avaient
passé c'était l'horreur des ruines et des cime-
tières. Ces hordes chargées de butin, traînant à
leur suite de longues files de prisonniers, vin-
rent mettre le siège devant Delhi, et Timour,
avant de donner l'assaut, fit écarteler, brûler,
empaler et égorger ses trois cent mille prison-
niers!... Les soldats, dans la ville sainte, se
ruèrent, plus féroces que les tigres des jungles,
sur les habitants consternés qu'on marqua pour
le supplice comme des bœufs et des moutons,
les femmes furent éventrées, les enfants vio-
lés, accrochés aux murs en grappes sanglantes,
puis jetés aux vautours. On ne saurait préciser
le nombre des victimes de ce monstre ; il est
certain qu'il causa la mort de plus de deux
millions d'hommes !... Cependant, l'œuvre com-
112 LES COURTISANES DE BRAHMA
mencée par Timour, le boiteux, devait être
achevée par Baber, le tigre.
Kroumilianak claironnait son indignation
d'une voix plus éclatante, et les oiselets, qui
montraient leur bec dans le nid de ses clavi-
cules, tremblaient de ces clameurs insolites.
— Baber, continua le yoghi, attaqua l'Hin-
doustan qu'il voulut réduire à son empire, et il
régna sur Agra en choisissant pour résider le
palais vénéré de nos antiques monarques.
Akbar, successeur d'Houmayoùn, continua
l'œuvre perverse, pilla les trésors des rajahs, et
ses éléphants étaient si couverts de pierreries
que ce n'étaient plus des animaux, mais des
montagnes de millions qui marchaient!...
Notre religion languit et les anciens dieux
furent chassés de leur temple !... Vous qui
êtes jeunes et braves, révoltez-vous !... 11
faut combattre pour la bonne cause, il faut
libérer notre beau pays du joug des envahis-
seurs !
— Ah ! ditMimiose, je savais bien que j'avais
tort de fuir.
— Retourne vers les Himalayas, dit le yoghi,
ramène les Gourkas, tes frères, et combats pour
notre délivrance !
LES COURTISANES DE BRAIIMA 113
Assilinia sanglotait tout bas, n'osant inter-
venir.
— Père vénéré, murmura-t-elle, enfin, Mi-
miose m'aime, et nous allons vers le bonheur ! . . .
Kroumilianak eut un rire de mépris qui dé-
couvrit ses gencives boueuses, rongées profon-
dément.
— Éloignez-vous, dit-il, les pitris ont parlé
par ma voix ! Va, Mimiose ! Retrempe-toi à la
source sacrée du Gange, va retrouver la patrie
des premiers Hindous qui fut aussi la patrie
des dieux, comme te le dit son nom, Brahma
Virta. Là, tu sentiras ton cœur bondir de haine,
tu connaîtras les fécondes indignations et le
désir du meurtre sublime armera ton bras!...
C'est dans le beau pays d'Ayodhia que naquirent
les races du Soleil et de la Lune d'où sortirent
les familles privilégiées que Brahma avait dé-
signées pour régner sur le monde, ainsi que
nous l'affirment les Pouranas... Depuis Ramâ,
qui envahit le Dekkan et conquit cette perle
des mers Orientales que l'on appelle Ceylan, se
déroula la grande épopée du Ramayana.
Soixante princes de sa race succédèrent à
Ramâ, et tous furent glorieux. Notre religion
brahmanique est la mère du monde, et tous les
114 LES COURTISANES DE BRAHMÀ
peuples puisèrent à ses saints enseignements.
Après les Chinois, les Perses ont tout^ris chez
les Hindous. Venu après le Baghavat Ghitade
Krishnen, le Zend-Avesta de Zoroastre est
écrit dans un dialecte du sanscrit. Le livre des
Hébreux, le Sepher, la genèse de Moïse, s'est
inspiré presque complètement du Dherma-
Shastra, ce code de la morale brahmanique.
Sauf le Christ qui fut isolé, comme Mahomet et
Bouddha, la religion chrétienne nous a égale-
ment pris notre dieu en trois personnes. Odin,
le maître des Scandinaves, a emprunté aux Hin-
dous leurs meilleurs axiomes de législation pour
composer son Hâvâmâl. Hermès Trismégiste,
que vénéraient les Égyptiens sous le nom de
Thâoth, a copié aussi dans le livre sacré des
Brahmes une partie de ses décrets. La loi
d'Hermès est écrite sur cette fameuse table
d'émeraude, trouvée dans la vallée d'Hébron,
sous le sépulcre même du grand Thaôth, dont
la tête était d'airain, comme la barbe de Jupiter
était d'or!...
» Le fond de toutes les religions est sem-
blable, ô pauvre imagination humaine ! Les
diverses parties du Boun-Dehesh, de Zoro-
astre, du Tchun-Tsiéou, de Confucius, du
LES COURTISANES DE BRAHMA 115
Paernander et de l'Asclepius, de Thaôth, du
Sepher, de Moïse, le Hàvâmâl, d'Odin, la Théo-
gonie d'Orphée; enfin, les meilleures pages du
Koran de Mahomet remontent collectivement
aux Védas et aux Pouranas des Hindous !
)) Notre religion brahmanique seule est
grande, et seule est vraie! puisque tous les
faux prophètes du monde n'ont pu se libérer
de ses sublimes enseignements, n'ont fait que
broder de puériles arabesques sur ceprestigieux
canevas de pourpre et d'or qui s'est conservé à
travers les âges !
» 0 mon fils, tu dois te soumettre aux tradi-
tions sacrées, te rappeler sans cesse l'histoire
glorieuse de ton pays, jusqu'au moment où il
fut conquis par les Mahométans!... Relève le
front, mon fils, et marche contre les ennemis du
bien et du beau ! . . . Les dieux t'ont désigné pour
accomplir de grandes choses ! Mais il ne faut pas
perdre ton énergie dans les bras d'une femme.
Assilinia tressaillit.
— Tu me condamnes?... Que t'ai-je fait?
pleur a-t-elle.
— Tu es la gouge acharnée à sa proie, le
démon de volupté dont les baisers amollissent
et dépravent!
116 LES COURTISANES DE BRAHMA
La Rana fixa son fier regard sur celui du
yoghi.
— Je suis celle qui aime et qui met sur les
réalités déconcertantes de la vie le voile pres-
tigieux des tendresses et des illusions !
— Cela n'a qu'un temps, et tu abrèges, par
tes baisers pervers, les jours qui sont parcimo-
nieusement comptés à chacun de nous.
— Qu'importe, si j'ai laissé le souvenir de
quelques heures de félicité. Est-ce que tout
n'est pas mensonge, ici-bas, en dehors de
l'amour?...
— Tu blasphèmes !
— Oui, je blasphème, et je ne crains rien que
l'indifférence de mon amant. Si tes dieux sont
vraiment puissants, qu'ils se vengent eux-
mêmes !...
Les yeux jaunes du yoghi eurent un éclair de
rage, et, pour la première fois, sa poitrine des-
séchée, où s'étalait l'affreux cimetière des
côtes, se souleva. Un soupir caverneux sortit
de ses lèvres boueuses et il dit d'une voix
rauque :
— Le Gourkasestlibredesuivresa folie. Qu'il
sache seulement qu'elle le mènera aux plus
cruels supplices, à la honte et à la mort î...
LES COURTISANES DE BRAHMA 117
Mimiose, qui était demeuré pensif et silen-
cieux, attira la jeune iille contre lui.
— Qu'importe la souffrance et le châtiment,
murmura-t-il, si ses baisers sont plus doux que
le miel!
— Non, dit Assilinia, il faut t'éloigner de
moi, si tu crois vraiment à mon influence né-
faste !... Je ne veux point être un obstacle à ta
gloire.
— La gloire n'est rien sans l'amour, mon
aimée? Tant que jeté presserai sur mon cœur,
ma joie sera complète !... Il ne me faut pour
vivre que la douce lumière de tes yeux et l'ar-
dente rosée de ta bouche !
Les hoquets d'un rire sinistre éclatèrent sur
le hideux sépulcre, où le yoghi, à moitié en-
terré, narguait l'Amour et la Mort !...
Mimiose, alors, enleva la Ranadans ses bras
robustes, et s'élança dans la jungle sous la pro-
tection des fauves, moins cruels que les
hommes.
DEUXIEME PARTIE
SACRIFICE A GANGA
Le séjour de la neige — telle est la signi-
fication du nom hindou de l'Himalaya — est
aussi le séjour des dieux. La montagne groupe
dans Tazur ses pics légers aux tons opalins. La
nuit, des fées de glace, sorties d'un rayon de
lune, semblent se suspendre à la crinière d'or
des astres, et monter dans les nues en folles
chevauchées de blanches Valkyries !
En réalité ces monts prestigieux s'élèvent à
plus de quinze mille pieds au-dessus du niveau
de la mer, et quelques aiguilles, se détachant
120 LES COURTISANES DE BRAHMA
des chaînes principales, les dépassent encore
de dix ou douze mille pieds !...
L'Himalaya, prodigieuse manifestation des
forces terrestres, résume l'Inde comme Tlnde
résume le monde !
Dans les flancs des montagnes géantes écla-
tent le bien et le mal, la \ie et la mort, la
beauté et l'horreur !... Tout ce que le cerveau
humain peut concevoir se manifeste par les
seules lois de la nature, sans que l'homme ait
même osé se mesurer avec elle !...
Si les sommets des monts brillent d'une éter-
nelle blancheur, les torrents, les ruisseaux, qui
se précipitent à leur base, forment une plaine
marécageuse où naissent tous les germes véné-
neux de la malaria, où se forment d'effroyables
foyers de corruption.
Les arbustes rampants, aux racines spon-
gieuses, tendent leurs branches toujours alté-
rées dans Teau fétide, grouillante de larves,
zébrée de reptiles aux tons livides dont le frô-
lement seul donne la mort.
Mais, le nord du Bengale, à l'endroit où le
Gange et la Djumna prennent leur source, est
vraiment un séjour de délices. C'est là que Mi-
miose et son amante, exténués de fièvre et
LES COURTISANES DE BRAHMA 121
d'amour, vinrent se mettre sous la protection
de la fille de Siva, — la divinité qui s'échappa
de la chevelure ondoyante du dieu pervers
et prit le nom du fleuve.
Les mythologues l'ont vêtue d'une peau de
tigre et l'ont assise sur un éléphant. Mais, dans
le temple consacré à sa gloire, elle était debout,
les genoux écartés, les bras raidis au-dessus de
sa tète, et, sur ses flancs étroits, luisaient les
gemmes d'une lourde ceinture d'or dont lafîbule
d'émeraude cachait son sexe inviolé. De vrais
cheveux descendaient de son front étroit et
bombé, tombaient jusqu'à ses cuisses. Ses yeux
d'émail glauque luisaient sur le fond de terre
brûlée de sa peau, et un anneau de diamants
énormes, traversant sa narinegauche, couvrait
sabouche puérile. Elle était frêle et inquiétante
avec sa grâce de poupée guerrière que le sang ré-
jouissait.
Pour elle, jamais les victimes n'étaient assez
nombreuses, ni les supplices assez compliqués,
et son équivoque sourire exigeait des inven-
tions de cruauté étrange.
Autour de sa joliesse, enfantinement volup-
tueuse, flottait une odeur de charnier qui sem-
blait délecter ses narines minces ; le san^ rou-
122 LES COURTISANES DE BRAHMA
gissait ses pieds nus, parmi les saphirs et les
opales dont ils étaient constellés, mais les
fleurs lui étaient également agréables.
Le temple ne recevait le jour que par la
porte tournée au soleil levant, et n'était guère
éclairé que par quelques lampes de jade, sus-
pendues à la voûte, autour de l'idole qui se dres-
sait sur un autel de granit couvert d'une
épaisse couche de graisse et de sang coagulé.
Des brûle-parfums attendaient les baumes que
lesbrahmes seuls avaient le droit d'y verser.
Le temple se composait de plusieurs en-
ceintes, flanquées de tours rondes et de tam-
bours. Les niches, séparées par des cloisons
mitoyennes, contenaient les attributs de la
déesse, et, partout, des bas-reliefs, représen-
tant de monstrueux accouplements de bêtes et
d'hommes, couraient sur les murailles. Dans
les angles, la double image du linga et du yoni
s'offrait à l'adoration des pèlerins.
Les amants pénétrèrent près de l'autel, et se
prosternèrent avec les fakirs, venus pour célé-
brer les trois grands fleuves : le Gange, la
Djumna et le Sarenacky, dont la religion de
Brahma a fait latriade divine qui règne à Praaiga
et que l'on vénère sous le nom de Tribeni.
LES COURTISANES DE BRAHMA 123
Assilinia, cependant, demandait à la déesse
de lui conserver son amant, et Mimiose, sou-
cieux, se rappelant, malgré lui, les paroles du
yoghi, songeait peut-être à combattre pour la
bonne cause et à venger ses frères.
Un Brahmane brûlait des branches de saleï
dans des cassolettes d*or, et les assistants of-
fraient des tchapâti ou galettes au ghyr, pétries
dans la maïda (farine de blé). Puis, la déesse
eut à ses bras et à ses cuisses des touffes de
saligram, et son front fut couronné de lotus
roses.
Après les rites du culte, pieusement accom-
plis, la lente mélopée des mentras sur l'accom-
pagnement du tchiloumtchi, frappé par la ba-
guette de pitel qu'un fakir .roulait entre ses
doigts, le brahmane qui officiait se fit amener
un bouc. Comme la déesse, il le couronna de
fleurs, lui fît à l'oreille de précieuses recom-
mandations, et regorgea au pied de l'autel.
Les assistants, tour à tour, vinrent tremper
leurs mains dans le sang qui bouillonnait sur
les marches de granit, et les plus riches offri-
rent d'autres animaux qui furent immolés de la
même façon. L'écœurante odeur du sang
tiède, mêlée aux anciens relents d'abattoir de
124 LES COURTISANES DE BRAHMA
ce temple à peine éclairé, oii luisaient seuls les
joyaux et les étranges yeux d'émail glauque de
la déesse, suffoquait Assilinia. Une sorte de
morbide langueur la pénétrait, elle se pressait
contre Mimiose, voulant, en même temps, sa
protection et ses caresses.
D'autres couples s'unissaient auprès d'eux,
ivres des émanations de l'encens mâle et de
l'herbe kusha, brûlés dans les linga de bronze.
Aveuglés par l'épaisse fumée, ils se cher-
chaient et s'étreignaient furieusement, au ha-
sard des rencontres, et leurs soupirs se mê-
laient aux râles des bêtes égorgées.
Quand il n'y eut plus de victimes à sacrifier,
les Brahmanes ouvrirent les cadavres encore
chauds et en arrachèrent le cœur qu'ils mirent
dans des vases d'argent pour le repas du soir.
Le sang, cependant, suivant la pente inclinée
du sol, coulait au dehors, et le peuple, qui
n'avait pu pénétrer dans le temple, se ruait sur
le fleuve rouge, chacun en voulant quelques
gouttes pour se purifier.
Un cri s'éleva, couvrant les soupirs et les
râles :
— Voici les Natis, filles de joiei...
Les courtisanes, à moitié nues, arrivaient en
LES COURTISANES DE BRAHMÀ 1^25
effet en troupe tapageuse, et les corps, frottés
de baumes aux effluences vives, provoquaient
le désir. Elles se tenaient par la main, chan-
tant, sur un rylhme monotone, la gloire et la
sagesse de Ganga.
Elles devaient, les yeux fermés, accepter
l'amant qui les prendrait, accomplir docile-
ment toutes ses volontés. Trois fois durant la
grichma, saison des molles ardeurs, les Natis
se donnaient au passant pour la plus grande
joie de Kama, le dieu de volupté. Non loin de
là, elles habitaient un temple où s'enseignaient
les lois d'amour, et nombreuses étaient les éco-
lières qui venaient profiter de leurs leçons.
Chacun les respectait, car la religion de
Brahma conseille avant tout la caresse, et tout
acte d'amour est aoréable aux dieux.
II
L ECOLE DES IVRESSES
Après le sacrifice à Ganga, Assilinia suivit
les Natis dans le temple où elles pratiquaient
les soixante-quatre manières du Kama, et pré-
paraient les fiU-es à la conquête de l'homme.
Avant la célébration du mariage on plaçait
(comme chez les Hedjeras avant l'immolation)
la fiancée sur l'imagé sacrée, le linga, pour
qu'elle fût rendue féconde par le principe
divin. Les brahmes succédaient au dieu, et la
victime reconnaissante exprimait sa gratitude
par des présents déposés sur l'autel : des
phallus de pierreries en nombre égal à cqlui
des oliiciants du sacrifice.
128 LES COURTISANES DE BRAHMA
Plus le nombre était grand plus l'initiée en
tirait gloire, et c'était également un grand hon-
neur pour son époux. Là se célébrait aussi le
hakti ou messe rose en l'honneur de Siva.
Assilinia marchait entre les Natis qui la sou-
tenaient doucement, tandis que Mimiose, non-
chalamment, s'attardait à regarder, le long des
rives du Gange, les pèlerins prosternés qui re-
cueillaient l'eau sainte et les yoghis couverts
de cendres, les reins ceints de cordes et les
cheveux en broussailles, qui, les mains nouées
sur les hanches, marchaient en cadence, et ré-
pétaient jusqu'à épuisement de forces le nom
sacré de la divinité.
Des fillettes, parées de joyaux barbares,
leurs longs yeux de gazelles prolongés encore
par des traits de sourma, les hanches frêles
drapées dans des dou-pattah de gaze bleue et
jaune, offraient des fétiches, des yoni-linga
d'or et d'argent, des cires parfumées, des pou-
pées grossièrement taillées à l'image de la
déesse.
Mimiose, la tète lourde, s'assit sur les ghats
qui descendaient dans le fleuve. Il souriait de
loin à Taimée qu'il devait rejoindre après les
ablutions coutumières dans l'onde sacrée. Il
LES COURTISANES DE BRAIIMA 129
voulait, à son tour, faire un sacrifice au dieu
pour en recevoir la félicité de l'amour, par-
tagé et durable. Ramô, à côté de lui, ronron-
nait doucement, heureuse de l'avoir tout à
elle, désireuse de le reconquérir.
Dans la religion hindoue tout est fait pour
provoquer les désirs charnels, dès l'âge le plus
tendre. Les bas-reliefs des temples, les chars
sacrés sur lesquels on promène les idoles, dans
les réjouissances publiques, sont chargés de
peintures et de sculptures qui défient toute des-
cription. Rien ne saurait donner une idée de la
licence des images qui décoraient la salle où
les courtisanes exerçaient et enseignaient leur
science lascive.
Le temple dessinait un rectangle de dix-huit
mètres de longueur sur douze de largeur. Sous
le pérystile un linga-yoni de deux mètres de
hauteur, érigé sur une estrade de jade, annon-
çait Tobjet du culte, et, presque à chaque pas,
des cônes, symboles des organes générateurs,
se dressaient, couronnés de lotus et de roses.
Tout autour, étaient rangées de nombreuses
déesses dans des poses appropriées au sa-
crifice, comme les gopies autour du dieu
Krishna.
9
130 LES COURTISANES DE BRaHMA
Les murailles étaient peintes de sujets ero-
tiques et singuliers, d'animaux en rut se cher-
chant et se satisfaisant, de phallus, juchés sur
des piédestaux, auxquels s'offraient des vierges,
de femmes nues poursuivies par des singes, de
desservants de Siva sollicités par des brahmes.
Là, rien ne transparaissait des agitations du
dehors, ni les rumeurs des pèlerins en marche,
ni les râles des victimes, égorgées en l'honneur
de la fée du Gange, aux longs cheveux noirs.
Des jeunes filles, qui se préparaient à « Tini-
tiation », glissaient doucement avec des bau-
mes, des linges et des coupes emplies de l'eau
sacrée pour les ablutions. De véhéments par-
fums, dès l'entrée, vous prenaient aux narines,
de larges lits, soutenus par des chimères adora-
trices, s'érigeaient dans les angles. Sur le sol
d'onyx, des tapis aux dessins de bêtes fantas-
tiques supportaient des coussins, des peaux de
tigre et de panthère ; des étoffes de soie argen-
tée, tombant de la voùte^ faisaient des niches
discrètes aux couples qui désiraient l'isolement.
La plus âgée des Natis, qui pouvait bien avoir
vingt ans, fit asseoir Assilinia auprès d'elle et
l'interrogea doucement sur sa vie, ses projets^
ses ambitions.
LES COURTISANES DE BRAHMA 131
— La seule mission de la femme, dit-elle,
est d'être belle et de savoir charmer. Ne vous
écartez pas des desseins mystérieux de Kamasi
vous voulez jouir sur terre d'un bonheur du-
rable. Parez-vous et faites-vous chérir.
— J'aime et je suis aimée, répondit la Rana.
J'ai fui avec mon amant et je suis venue aux
sources du Gange pour me purifier.
— Pourquoi votre amant n'est-il pas auprès
de vous ?... Craignez de le perdre !
— Que me dites-vous ?... serait-il en danger?
Je l'ai quitté il n'y a qu'un instant ; il m'avait
promis de me rejoindre.
— Assilînia s'était levée en proie à une
grande agitation.
— Laissez-moi partir ! J'ai eu tort de vous
suivre !...
Mais la Natis tendrement la reprit contre elle.
— Tranquillisez-vous. Tout ce qui arrive
doit arriver, et rien de ce que vous tenterez
dans l'avenir ne changera le cours de votre des-
tinée. Mais, sans doute, avez-vous entretenu
votre ami de choses étrangères à l'amour?
— Je lui ai parlé du bien de la Patrie, et il
veut venger mon père, le rajah Amarsin, qui a
été tué, par l'ordre de Shah-Djahân.
132 LES GOURTTSANES DE BRAHMA
— Pauvre petite ! fit laNatis avec compassion,
mieux eût valu étudier le Prem sagar et les
jeux de Krishna avec les gopies que de chercher
à résister à celui qu'on nomme Le Roi des
Rois!... La femme se venge par les désirs
qu'elle inspire, rien ne se fait que par elle, et
elle est bien folle d'envier à l'homme son pou-
voir illusoire!... Si vous aviez été plus versée
dans l'incomparable science, vous auriez sou-
mis Shah-Djahân par les caresses. Il doit vous
désirer, car vous êtes belle !
— Il a voulu me faire épouser le prince Orpha
qui est un des siens, afin de me posséder plus
librement.
— Vous voyez... Et pourquoi n'avez- vous
pas obéi à l'ordre de l'Empereur?
— Parce que je suis d'une race qui ne
plie jamais, et que cet homme est mon plus
cruel ennemi ! Avez-vous donc oublié son
crime?
— Je n'ai rien oublié, petite Rana; mais par
la voluptueuse démence, par d'érudites hysté-
ries qui vident les moelles, détraquent le cer-
veau, tendent les nerfs dans des paroxysmes
erotiques, qui vont jusqu'à la mort, vous vous
vengiez sûrement et sans danger.
LES COURTISANES DE BRAHMA 133
Et la Natis avec ses yeux sulfureux, sa bou-
che spoliatrice et charmante, était bien la suc-
cube d'amour, la démone invincible des mons-
trueuses voluptés.
— La femme règne sur les sens, reprit-
elle, et sa puissance soumet le monde. Servez-
vous, petite, des armes que Siva vous a don-
nées, ce sont les meilleures.
— Ah ! fît Assiliana. je ne saurais tromper
Mimiose !
— Pourquoi? Il ne vous en aimerait que
mieux après. Ce que l'on a failli perdre double
de valeur. Les plus vertueuses sont les plus
trompées!... Voulez-vous un échantillon de
notre savoir?... Nos prêtresses lascives vont
mimer devant vous les soixante-quatre actes
de volupté d'après le Kama Soutra, le Dharma
et VArthci. Ensuite, nous célébrerons le sakti
avec les brahmes qui n'ont pas pris part au
sacrifice de Ganga. Pour arriver à ce nombre
de soixante-quatre, qui est consacré par les
Védas, on a divisé ce qui a rapport au rappro-
chement des sexes, ouKama-S/ias^ra, en huit
parties, et, dans chaque partie, on a fait huit
subdivisions principales. La femme à laquelle
sont familiers les soixante-quatre moyens de
134 LES COURTISANES DE BRAHMA
plaisir indiqués par BeihhraLvya. est maîtresse de
l'univers.
— Hélas ! soupira Assilinia, je pensais qu'il
suffisait d'aimer !
— Aimer n'est rien, il faut se faire aimer.
La Natis fit signe à ses compagnes — au
nombre de soixante-trois — qui l'écoutaient re-
ligieusement. Elles se levèrent, portèrent la
main gauche à leur front et à leur poitrine,
puis, commencèrent les jeux. Chacune ensei-
gnait une des manières du Kama-Shastra ;
seule ou avec une associée elle mimait gra-
cieusement l'acte d'amour, se parait de roses,
jouait, parfois, de la vina ou du dole, se
ployait, se relevait, dansait en s'accompagnant
sur les cordes vibrantes, s'attardait en de
savantes caresses qui faisaient bondir le cœur
de la Rana.
Chacune avait dans ses cheveux, royale-
ment déroulés, une fleur au parfum spécial,
irrésistiblement aphrodisiaque, qui symbolisait
la manière du Kama-Shastra qu'elle avait
adoptée.
— Moi, dit Madja-Bod, une svelte Natis aux
longs yeux sablés d'or, mes seins souples et
fermes ressemblent aux fruits du bilva ; ils
LES COURTISANES DE URAHMA 135
sont plus doux que les feuilles arrondies des
nymphéas qui vous frôlent sous Fonde ! Ne
veux-tu pas les voir se dresser en bataille
d'amour?...
— Moi, fit Ranaâb, une fillette d'une dizaine
d'années aux membres fins, à la taille plus
étroite que la tige du manguier, mes cheveux
sont si longs que je marche dessus comme sur
des serpents noirs, et leur contact est plus
électrique que la fourrure des félins. Avec eux
je fais mille caresses!
Et la petite, tordant les mèches luisantes, en
faisait des bagues pour chacun de ses doigts.
— Mes bras sont élancés comme l'arbre du
Ciricha, et la corolle de mes aisselles exhale
plus de parfums que le calice du kétaça. L'a-
beille s'y plonge voluptueusement et me suit
comme si j'étais une fleur errante !...
— Ah! murmura Keraloum, la Natis aux
cheveux décolorés et semés de poudre mauve^
ma peau est tendre au toucher ainsi que la
trompe d'un jeune éléphant, et mes cuisses
ressemblent au tronc poli du bananier ! Les
petits lézards gris le savent bien !
Mais Campissino montrait ses pieds délicats.
— Ne sont-ils pas aussi jolis que les coquil- .
136 LES COURTISANES DE BRAHMA
lages des grèves lointaines où fleurissent les
méduses de béryls et d'opales?... Ils tiennent
tous les deux dans la main d'un brahmane !
— Mes genoux sont comme des boutons de
lotus, lorsque je ploie les jambes dans l'eau,
et les libellules bleues viennent s'y poser.
— Mes lèvres sont plus rouges que les
fruits du bimba! Elles fondent comme une
praline sur la langue, et leur miel apaise toutes
les brûlures. Elles ont le goût de l'amra fraî-
chement cueilli, elles retiennent comme la
corolle du kessara; elles affoleraient le dieu
d'amour lui-même, et jamais Smara ne leur a
résisté !... Vois mes lèvres vermeilles !
Et Aninya montrait une bouche ardente, aux
lèvres charnues, luisantes, adorablement mo-
delées, toute petite au repos, mais aux mille
plis voluptueux qui devaient prendre la mesure
du baiser.
Le nid de mes désirs est plus soyeux et plus
doux que la daboïa blottie dans la mousse. Le
kokila charmeur en connaît le chemin. Il y
module ses chants légers pareils aux trilles
d'une Mte de cristal. Et lorsqu'il s'envole, ce
n'est jamais pour se poser bien loin. Petite
Rana, veux-tu connaître le nid de volupté?...
LES COURTISANES DE RRAHMA 137
Assilinia apprit de chacune un des secrets
du Kama-Shastra, et elle ouvrait de grands
yeux à l'énumération de tant de talents ingé-
nieux.
— Et vous? demanda-t-elle à la Natis qui la
tenait contre elle, et tendrement l'embrassait
durant cette leçon d'amour.
— Moi, petite Rana, je me réserve pour la
sakti, la messe rose que nous allons célébrer
tout à rheure.
Elle se leva, et des jeunes filles, après lui
avoir versé sur les épaules des essences de
tchampaca, l'enveloppèrent dans une gaze
lamée d'or et d'argent.
III
LA MESSE ROSE
LesNatis conduisirent Assilinia dans une salle
haute, au plafond en coupole chargé de mosaï-
ques, qui ne recevait le jour quépar une ouver-
ture ronde au sommet. Dans le fond, des colon-
nettes de cristal, encerclées d'or et de rubis,
supportaient un autel entouré de brasiers
fumants. Sur l'autel se dressait le dieu Siva
sous sa double nature mâle et femelle, noire
d'un côté, blanche de l'autre. Toutes se pros-
ternèrent devant lui, puis embrassèrent le
symbole d'éternelle fécondité.
« Brahma, Vislinou, Siva,
Siva, Vishnou, Brahma !
140 LES COURTISANES DE BRAHMA
(( 0 dieu de feu ! ô dieu d'ivresse ! Nous nous
prosternons devant toi ! Dieu des infernales
caresses ! Plus beau que Souryà et Sôma ! Nous
nous soumettons à tes lois ! Ta bouche est de
miel et de flamme, Pour les baisers desGanika !
Et toutes nous gardons dans l'âme, Le dieu
fécond, le dieu Siva !
« Brahma, Vishnou, Siva,
Siva, Vishnou, Brahma! »
Elles se balançaient , balayant le sol de leur
longue chevelure, humant le parfum des aro-
mates qui les grisaient lentement.
Puis, une des Natis reprit le chant sacré,
tandis que les brahmanes, vêtus de blanc, se
rangeaient autour de Timage du dieu.
« Siva, dieu fort, vois notre ardeur! Nous
brûlons comme le bilva ! Dieu destructeur, dieu
créateur, Pénètre-nous comme l'Amra ! Siva
suffit à nos plaisirs, Tour à tour amant et mai-
tresse! Les hommes savent ses désirs. Les
femmes savent ses caresses !
u Brahma, Vishnou, Siva,
Siva, Vishnou, Brahma ! »
LES COURTISANES DE BRAHMA 1 'i 1
Mais les prêtresses d'amour ont pris un
visage tragique. Elles soupirent, pleurent, se
poursuivent en hurlant, et le poème sacré
se termine sur les sons déchirants de la
tchiloumtchi :
« Siva entouré de démons, Erre près des
bûchers funèbres, Ses trois yeux au regard
profond, semblent du feu dans les ténèbres !
Siva veut la joie et la mort ! Siva demande les
supplices ! Tout ce qui broie, tout ce qui mord !
Tout ce qui tue fait ses délices!
« Brahma, Vishnou, Siva,
Siva, Yishnou, Brahma ! »
Elles se labourent le sein de leurs ongles
acérés, se roulent en gémissant, offrent de s'im-
moler à la colère du dieu. Mais le brahmane
officiant les apaise d'un geste. 11 demande le
vin d'oubli ; et des jeunes filles, parées de
voiles jaunes, la tête couverte d'une sorte de
mitre turriculée, leur versent la liqueur aphro-
disiaque tiquetée d'or, semée de pierres pré-
cieuses, qui les enivrera jusqu'à la voluptueuse
démence. ^
A la grande fête de la déesse Kali, chaque
142 LES COURTISANES DE BRAHMA
année, uneNatis doitsatisfaireles plus étranges
caprices des brabmes et mourir sous leurs
étreintes. Son corps, avant d'être livré aux
flammes, demeure exposé pendant trois jours
à l'adoration de ses compagnes, et ce sacrifice
est particulièrement agréable aux dieux.
Assilinia mit ses lèvres à la coupe précieuse
où moussait le vin de folie, et, aussitôt, ses
tempes battirent, un flot de sang lui brûla la
face et elle soubaita les caresses de Mimiose !
La Natis, qui, jusque-là, ne l'avait point
quittée, se dirigea vers l'autel, en rejetant ses
voiles qui ondulèrent derrière elle comme des
reptiles d'or. Le brabme officiant fit trois fois
le tour de l'idole audrogyne, en récitant des
mentrams passionnés, puis, enlevant la femme
dans ses bras puissants, il la coucba sur la
table semée de fleurs et consomma l'acte cbar-
nel...
C'est dans ces réunions que les affiliés,
gorgés de mets fortement épicés et de liqueurs
vébémentes, adorent lasaktisousla forme d'une
femme. Elle est placée en face de Siva, et un
brabme la possède au gré de son caprice. La
cérémonie se termine par l'accouplement
LES COURTISANES DE BRÂIIMA 1 \o
général de tous, chaque couple représentant
Siva et sa sakti en s'identifiant à leur divinité.
Les Natis avaient repris le chœur au couplet
delà possession.
(( Siva, dieu fort, vois notre ardeur ! Nous
brûlons comme le bilva ! Dieu destructeur, dieu
créateur. Pénètre-nous comme TAmra ! Siva
suffit à nos plaisirs, Tour à tour amant et
maîtresse!... Les hommes savent ses désirs,
Les femmes savent ses caresses ! »
« Brahma, Vishnou, Siva,
Siva, Yishnou, Brahma! »
IV
L INVASION
Les Natis s'étaient à peine abandonnées aux
baisers des brabmes, qu'une rumeur profonde,
venue (iu dehors, couvrit leurs chuchotements
et leurs soupirs.' Les portes du temple volèrent
en éclats et une troupe de sonars, conduite par
Orpha, fît irruption dans la salle du sacrifice.
Les hommes, armés de lances et de poi-
gnards, se précipitèrent sur les couples sans dé-
fense, étourdis de volupté, et les séparèrent
avec des ricanements et des insultes.
Les soldats de Shah-Djahân traînèrent les
Natis par les cheveux, les attachèrent au pied
de l'idole avec les brahmes. Puis, s'étant em-
10
146 LES COURTISANES DE BRAHMA
parés des vases d'or gemmés de rubis, des
coupes précieuses, des joyaux inestimables des
courtisaneS; ils mirent le feu au temple.
Assilinia avait perdu connaissance ; lors-
qu'elle revint à elle, une grande flamme noyait
l'horizon, des fusées d'or rayaient l'azur pro-
fond du ciel, et les crépitements de l'incendie
couvraient tous les autres bruits. Une foule
immense, sur les bords du fleuve, contemplait
le fléau dévastateur sans chercher à le com-
battre. Siva l'avait voulu, Siva était le maître!
La Rana se vit couchée sur un éléphant auprès
d'Orpha qui la fixait d'un regard sombre.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle en frisson-
nant.
— Te ramener au Maître.
— Pourquoi?... Je suis libre. C'est Mimiose
que j'aime !
— Mimiose a fui... Ce Gourkas est indigne
de toi...
— Il a fui !
Le sein d'Assilinia se souleva doucement.
Puisque son amant était libre, elle pouvait en-
core espérer la délivrance. Sans doute, tente-
rait-il l'impossible pour la reconquérir.
J
LES COURTISANES DE BRAHMA 1 M
Après un moment do silence, elle demanda
fièrement, bravant le regard farouche qui pe-
sait sur elle :
— Que veux-tu faire de moi?...
Et il répondit froidement :
— Ma femme.
— Ta femme!... Mais tu n'as pas d'amour
pour moi, c'est l'ambition qui te pousse !
— Quand cela serait? Je n'ai point à te ren-
dre compte de mes pensées ni de mes actes.
Elle eut un rire méprisant.
— En effet, je te crois incapable de cette
franchise. Elle te montrerait sous un trop vi-
lain jour.
— Tu m'as cruellement offensé, et je serais
en droit de te punir. Reconnais au moins que
mes intentions 'Sont généreuses?...
— Généreuses ? fît-elle avec ironie, non pas,
Orpha, je te connais bien. Tu veux satisfaire
un caprice du Mogol qui est las des baisers
trop faciles. Les grâces enfantines de sa fille
Saëb ne le séduisent même plus!... Mais je
suis du sang abhorré, du sang invincible des
rajahs, et ma possession serait doublement flat-
teuse pour le tyran !
Elle n'avait point tenté de cacher sa nudité
148 LES COURTISANES DE BRAHMA
et son dédaigneux regard suivait, sur le visage
du prince, le tressaillement du désir.
— Tu es belle, dit-il, sois à moi.
— Tu ne m'auras que par la force !
Furtivement elle avançait la main vers
l'arme qui brillait à la ceinture d'Orpha; mais
il comprit sa pensée et, détachant le poignard
damasquiné d'or et gemmé de rubis, il le jeta
sur le chemin.
— Me tuer serait trop facile, quand tu m'au-
rais endormi sous tes baisers !...
Un Thug avait ramassé l'arme. Il s'en ser-
vit pour tuer un jeune berger qui passait avec
ses chèvres, en soufflant dans une flûte de
bambou. Les bètes furent également égorgées
et emportées pour le repas du soir.
Assilinia, grisée d'horreur, fermait les yeux ;
Orpha, hésitant entre son désir et sa haine, re-
gardait au loin le dernier rayonnement de l'in-
cendie.
Des fumées bleuâtres sillonnaient le ciel
comme la crinière fantastique du dragon Aracas
chevauchant les nues. Le monstre de feu pâ-
lissait, rentrait sa langue et ses griffes. Arrêté
par le Gange, dans l'œuvre meurtrière, il sem-
blait prendre son vol vers les nuages.
LES COURTISANES DE BRAHMA 149
Orplia, avec les souars de Shah-Djahân,
n'eût peut-être pas été assez fort pour pénétrer
dans le temple des prêtresses de Siva, malgré
la résistance des pénitents et des Brahmes,
mais il s'était adjointla secte terrible des Thugs,
cette mystérieuse association de fanatiques
qui avait fait de l'homicide sa doctrine fonda-
mentale.
Le crime en tout lieu était le seul dogme des
Thugs. Voués au culte de la déesse Kali, ils
égorgeaient nuit et jour, pour lui plaire, les
Omraos et les Bigaris qu'ils rencontraient sur
leur route.
Les chaudes effluences du sang humain ré-
jouissaient l'idole sinistre, etnul encens ne lui
semblait plus doux.
Toutes les récompenses esthétiques et sen-
suelles devaient être dévolues dans l'autre vie
à ceux qui auraient accompli consciencieuse-
ment l'œuvre rouge ; aussi les Thugs mou-
raient-ils avec autant de joie qu'ils donnaient
la mort !..,
Orpha, sur soq passage, laissait le flot san-
glant couler dans les champs et les villes ; son
âme sournoise, à ce jeu, se faisait plus cruelle ;
d'anciens instincts de férocité se réveillaient en
150 LES COURTISANES DE BRAHMA
lui, tandis que son visage apprenait à se cou-
vrir du masque des hypocrisies.
Les Thugs, venus du royaume d'Oude et du
Dekkan, étaient divisés en égorgeurs et en
fossoyeurs; mais, lorsque les exécutions étaient
trop nombreuses, ils abandonnaient les morts,
laissant aux vautours le soin d'achever la lu-
gubre besogne.
Shah-Djahân, dans la suite, ne reconnut pas
les services rendus par la secte redoutable, et,
bien qu'on eût, quelques mois plus tard,
exhumé, sous le tapis même de sa tente, cent
cadavres ennemis, il fit périr les meurtriers.
Livrés à la justice et une fois en prison, les
Thugs étaient d'un calme et d'une obéissance
qui contrastaient singulièrement avec leurs
instincts de bourreaux. Ils attendaient, dans une
quiétude profonde, la mort qu'ils avaient si
souvent donnée. Elle était pour eux sans ter-
reur et sans honte. Avec douceur ils racontaient
leurs crimes, leurs raffinements de cruautés,
leurs imaginations perverses. Kali n'aime-t-elle
pas le violet l'assassinat?... Ses pieds ne trem-
pent-ils point dans la boue des entrailles et ses
mains ne caressent-elles point des têtes exsan-
gues de suppliciés?...
LES COURTISANES DE BRAHMA 151
Les Thugs demandaient, pour toute grâce,
qu'on les pendît en souvenir de la corde dont
ils se servaient de préférence dans leur œuvre
morbide. Etre pendu, c'est être étranglé entre
ciel et terre !
V
LE CAMP
Le soir emplissait le creux des vallons, la
nuit approchante brouillait les silhouettes
bleuâtres des bambous et des palétuviers ; mais
le fleuve gardait des reflets glauques où la lune
dansait comme une méduse de flamme.
Sur la rive s'agitaient les grands corps
sombres des éléphants. C'était une mer hou-
leuse de croupes et de têtes balancées sous
les lourds ornements de cuivre. Les heures
coulaient, lentes, dans ce camp qui avait pris
un bain de sang !...
Les Thugs se plaisaient aux orgies mâles, à
l'abri des tentes, alors que s'éteignaient les
154 LES COURTISANES DE BRAHMA
cris des mourants, au dehors, que le fleuve
charriait les derniers cadavres vers l'éternel
oubli.
Assilinia, brisée de fatigue, gisait sous la
tente d'Orpha. et, dans un rêve horrible, se
dressait devant elle l'image de Shah-Djahân.
'Les joyaux de sa poitrine et sa robe pourpre
très longue, constellée de sardoines et de
béryls, hypnotisaient sa pensée. Elle ne voyait
que ce déploiement de splendeurs, cet éclat de
pierreries que surmontait un visage raviné de
luxure et d'ennui.
L'Empereur la renversait sur les coussins,
mettait à ses lèvres ses lèvres spoliatrices, la
brisait dans une étreinte furieuse. Puis, la
vision disparaissait... Orpha, à son tour, la
possédait insatiablement, et elle éloignait les
spectres terribles de ses mains fébriles, sup-
pliait et demandait grâce.
Puis, le décor changeait de nouveau.
Elle se trouvait dans un palais au style
confus et grandiose, des femmes la vêtaient de
somptueuses et chimériques étoffes couleur de
lune et de soleil, la mitraient d'une tour de
diamants et lui versaient le vin des rajahs semé
de pierres précieuses.
LES COURTISANES DE BRAHMA. 155
Elle avait, dans sa main gauche, le linga
maître du monde. Elle tenait le symbole hindou
de la vie et de la force entre ses doigts de
femme, et les paroles de la Natis lui revenaient
à la mémoire :
« Votre sexe est tout puissant, par lui seule-
ment vous triompherez de Fhomme. Ne cher-
chez pas à régner autrement. »
La Rana savait ce qui l'attendait : Orpha allait
l'amener au Maître, la livrer dans le secret du
gynécée, et elle se disait qu'elle pourrait pro-
fiter de la folie impériale pour régner à son
tour, rendre aux rajahs leurs biens confisqués,
dicter ses lois de justice et de paix. Certes, ce
serait un beau rôle, mais Shah-Djahânse lasse-
rait vite de ses baisers; il était trop blasé de
corps et d'âme pour s'attacher longtemps à une
amante, quelle qu'elle fût. Et puis, elle aimait
Mimiose...
Avec un soupir, elle se renversa sur les
coussins, et de nouveaux fantômes hantèrent
sa pensée souffrante. Ses yeux, ouverts dans
les ténèbres, virent des palais sortir du sol,
portés par de légères colonnes irisées, avec des
voûtes en mosaïques cimentées d'or. Des
arabesques en lazuli, en émail cloisonné filaient
156 LES COURTISANES DE BRAHMA
tout le long des coupoles avec des lueurs
d'arc-en-ciel.
Shah-Djahân s'était agenouillé sur elle, riant
d'un horrible rire qui découvrait ses dents
jaunes, déchaussées. Avec des aiguilles courbes,
il lui tirait la cervelle par les fosses du nez, et
elle s'expliquait l'affreuse douleur qui lui
vrillait le crâne. Le cauchemar s'accentuant,
elle faisait de vains efforts pour échapper
à son bourreau ; toute sa volonté tendue
ne parvenant pas à lui faire remuer le petit
doigt !
Des parfums brûlaient autour d'eux, dégor-
geant des nuées de vapeurs que trouaient, de
même que des yeux phosphores de félins, les
cabochons de la robe impériale. Elle aurait pu
crier que ses cris n'eussent point été entendus
hors de la salle close où l'emprisonnait main-
tenant la monstrueuse fantaisie du Mogol. Il
s'était relevé, avec un nouveau rire, et prati-
quait dans son flanc gauche une incision pro-
fonde par laquelle il la possédait dans des flots
rouges... Et les yeux agrandis de la Rana
voyaient la face sombre, verdàtre de son
bourreau. Ses bras de squelette se liaient à ses
épaules comme des tentacules, un frisson de
LES COURTISANES DE BRAHMA 157
fièvre l'agitait de l'échiné aux talons et ses
dents s'entrechoquaient.
L'affreux regard de l'homme la pénétrait
jusqu'aux moelles. Puis, tout d'un coup, il la
repoussa, et, se renversant, se mit à hurler à la
mort.
Assilinia, réveillée, enfin, respira plus libre-
ment. Tout était calme sous la tente. Une
torche, piquée au bout d'une lance, éclairait la
silhouette d'Orpha qui lui tournait le dos.
Péniblement elle se leva, vint s'agenouiller
devant le prince.
— Je t'en supplie, dit-elle, laisse-moipartir!...
Tantôt, je t'ai parlé durement, mais, à présent,
j'implore !... d'autres femmes sont aussi belles,
et même, plus belles que moi. Choisis une
épouse parmi elles et retourne auprès du Maître.
— C'est toi que je veux! fit Orpha violem-
ment. Tu m'as offensé ! je saurai te réduire !
— A quoi bon?... Si je t'ai repoussé, c'est
que je ne t'aimais pas. Rien n'a changé dans
mon cœur et rien n'y changera jamais. Dans
ces conditions nous ne saurions être heureux ! . . .
Orpha eut un rire silencieux :
— Quand tu seras à moi je te plierai à mes
fantaisies.
158 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Mieux vaut me tuer tout de suite, puisque
je suis en ton pouvoir. Tu es le plus fort.
— Sans doute, mais ta vie m'est précieuse en
ce moment, car je veux d'abord t'offrir au
Mogol qui convoite ta beauté.
Un frisson de dégoût passa sur le visage d e
la Rana.
— Ah ! c'est juste, fit-elle, tu es aussi ambi-
tieux que cruel !
Elle fit quelques pas, et s'aperçut qu'une
chaîne d'or entourait ses chevilles, et qu'il lui
serait impossible de fuir. Alors elle se laissa
tomber de nouveau aux pieds de son ennemi,
et, se cachant le visage au creux d'un coussin,
pleura abondamment.
Au dehors, les éléphants piétinaient le sol,
faisaient tinter leurs ornements de cuivre.
Les Thugs, accroupis autour d'un réchaud
fatidique, récitaient de mystérieux mentrams.
Un peu plus loin, les sonars de Shah-Djahân
s'endormaient dans les hautes herbes. Ils for-
maient des masses confuses, coupées d'éclairs
de haches et de glaives d'or. Quelques-uns,
en buvant de l'eau-de-vie d'arack et en fuDiant
le gandjah, causaient bruyamment. Ils avaient
dépecé les chèvres, s'étaient gorgés de viandes
LES COURTISANES DE BRAHMA 159
et de vins. Beaucoup regrettaient de n'avoir pas
emmené les Natis qui eussent occupé leurs
heures de halte. Le. meurtre de ces femmes
était inutile, mieux eût valu les garder pour de
durables plaisirs. Où trouver maintenant d'au-
tres esclaves de volupté?... Les temples, es-
saimes sur leur route, n'étaient desservis que
par des brahmes, et les B/ioumzdj (fils du sol
gardaient leurs filles.
Mais un soldat se mit à ricaner en montrant
un jeune homme, accroupi près de la tente
d'Orpha, qui cherchait à voir ce qui se passait
à l'intérieur.
— Celui-ci n'est point un nsigbhansi (né du
serpent) comme nous!... Regardez donc ses
hanches et sa poitrine?...
— C'est vrai i dirent les autres. Sa taille est
frêle, ses seins pointent, malgré les bandelettes
qui les compriment.
— Il faut l'appeler.
— Le forcer à se dévêtir.
— Nous verrons bien si c'est une femme I
Un des souars alla chercher le garçonnet au
doux visage, aux mains fines, et lui ordonna
de se déshabiller. Mais il s'y refusa avec épou-
vante.
i60 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Me déshabiller, et pourquoi ?... Je n'obéis
qu'à mes chefs, et vous êtes des soldats comme
moi.
— Nous sommes tes chefs, puisque nous
sommes des hommes. Prouve-nous donc que
tu es notre égal!
Ils eurent un gros rire, et, comme l'enfant se
taisait, les yeux humides, un des sonars lui ar-
racha ses vêtements de cuir, et découvrit sa
fière poitrine de vierge, ses flancs harmonieu-
sement arrondis.
Elle poussa un cri, tomba à genoux.
Mais l'homme qui l'avait dévêtue se jeta sur
elle ; les autres protestèrent, prétendant avoir
leur part du butin. Et elle fut prise par le col,
par le buste, par les jambes, enlevée en des
mains griffantes dans une épaisseur d'épaules
et de poitrine dont les ornements de cuivre la
blessaient. Les poignards entraient dans les
chairs ; les plus acharnés, affolés par le gandjah
et l'opium qu'ils avaient mâchés, s'étaient em-
parés de piques et de massues avec lesquelles
ils enfonçaient les crânes d'où giclaient les
cervelles molles dans des flots de sang.
Orpha, inquiété par le tumulte, souleva l'é-
toffe qui voilait l'entrée de sa tente.
LES COURTISANES DE BRAHMA 161
Ses regards plongèrent dans l'obscurité vers
la masse confuse des combattants qui, à sa vue,
s'étaient soudainement calmés.
— Qu'y a-t-il? Et pourquoi ce tumulte? de-
manda-t-il.
Un soldat jeta à ses pieds la jeune fille qui
avait perdu connaissance.
— C'est une femme qui a pénétré dans le
camp.
11
VI
L AMOUR D HALLABAB
Orpha attira sous la tente le corps inerte de
l'imprudente, et Assilinia, qui avait pénible-
ment soulevé son front brûlant, jeta un cri.
— Hallabab ! '
— Tu connais cette femme ?
— C'est mon amie, répondit la Rana avec
émotion. Comment a-t-elle pu pénétrer jus-
qu'ici?...
Mais elle eut un vague sourire. Elle se dit que
seul l'amour secret d'Hallabab l'avait poussée
à cette folie. La jeune fille aimait Orpha et,
sans doute, n'avait-elle pu se résoudre à le
quitter. Puis, elle repoussa cette pensée, et
164 LES COURTISANES DE BRAHMA
préféra croire que son amie n'avait écouté que
son dévouement pour elle.
En réalité, Hallabab avait obéi à ses deux
affections qui, dans le cas présent, s'étaient
combinées pour lui dicter sa conduite. La ten-
dresse qu'elle portait au prince et les craintes
que lui inspirait cette expédition organisée
contre la Rana, l'avaient décidée à se mêler
aux sonars de Shah-Djahân. Sous son travestis-
sement guerrier, elle était partie, sans se dou-
ter des rudes assauts qu'auraient à subir son
âme compatissante et son corps virginal.
Assilinia, avec un pan d'étoffe, essuyait le vi-
sage de son amie, et relevait ses cheveux en-
glués de poussière et de sang.
— Regarde, dit-elle à Orpha.
Il examina la jeune fille avec dédain.
— Eh bien?... Je vois une femme que mes
soldats ont eu tort de malmener, puisqu'elle
est ton amie.
— Cette jeune fille est d'une naissance
presque égale à la mienne.
— Que m'importe?...
— Elle est pauvre, mais je puis la doter de
la meilleure partie de mes biens.
Orpha fronça les sourcils.
LES COURTISANES DE BRAHMA 165
— Tu es libre de faire cette sottise I
— Hallabab est belle, poursuivit la Rana,
aussi belle que moi !
— Cela dépend des appréciations.
— Etj appuya Assilinia, elle t'aime.
— Elle m'aime?...
— A en perdre l'esprit !
Le prince eut un geste d'insouciance.
— Je n'y puis rien.
— Épouse-la, rentre à la cour de Shah-
Djahân, et fais ton devoir de soldat dévoué à la
cause impériale. Moi, je suivrai ma route qui
n'est pas la tienne, car je ne saurais servir le
même maître que toi !
Orpha réfléchit un moment.
— Non, dit-il, je ne puis accepter ce que tu
me proposes. La volonté de l'Empereur est for-
melle.
— Ah! soupira la Rana avec découragement,
tout est inutile !... Qu'ai-je donc fait aux dieux
pour qu'ils m'accablent ainsi!
Hallabab revenait à elle. Son premier regard
fut pour l'aimé, puis elle sourit à son amie et
se jeta dans ses bras.
— J'ai bien cru que je ne te reverrais ja-
mais!... Assilinia! garde-moi ! protège-moi I...
16G LES COURTISANES DE BRAHMA
— Tu ne cours plus aucun danger, Orpha
veillera sur toi !
Hallabab eut un regard d'infinie reconnais-
sance à l'adresse du prince qui s'était détourné
avec ennui.
Coquette, malgré tout, elle ramenait sur elle
les plis d'un voile d'argent qui traînait entre
les peaux de léopards et de tigres. Elle se
pressait contre la Rana, oublieuse déjà des
outrages subis, curieuse, seulement, dans son
âme enfantine, de connaître la vie d'amour
de son amie et les merveilles du temple de
Sivâ.
Au récit de regorgement des Natis, près de
l'idole au double sexe, elle frissonna.
— C'est un présage de malheur pour nous,
soupira-t-elle. Le dieu inflexible se vengera de
la profanation de son autel. Pourquoi ce sacri-
fice inutile '?...
— Les Thugs sont avec nous, dit Assilinia,
et partout où ils passent s'épanche le fleuve
rouge. Nous n'avons laissé que des cadavres
sur notre passage, et, si nous creusions le sol
de cette tente, des morts se montreraient. La
terre est gonflée de victimes; sous la fermen-
tation de tous ces corps, encore pleins de jeu-
hES COURTISANES DE BRAIIMA 167
nesse eL de sève, elle semble parfois respirer et
son sein se soulève. Tout à l'heure j'ai eu d'hor-
ribles visions, et il me semble que ma raison
m'abandonne !
— Ah ! pleura JTallabab, pourquoi es-tu par-
tie?... C'est ta fuite qni a causé tous nos mal-
— Et Iladj-Hidi?... interrogea la Hana, a-t-
elle piqué avec ses longues aiguilles les flancs
vierges de Samjab et de Pékéo?...
— Samjab et Pékéo sont les plus jolies Hed-
jeras du temple de Kutbu'l, et les brahmes le
savent bien. Depuis leur entrée au sanctuaire,
les cérémonies du Linga se succèdent; mais
les profanes n'y sont point admis.
— Et la begôm Saëb?...
— La begôm a cassé sa dernière poupée
blanche, qui était faite d'une seule opale, et en
a lancé les débris à la tête de son père dont les
caresses l'importunaient. Shah-Djahân a bien
songé à ses deux autres filles, lesbegôms Roxa-
nara et Meridza, mais elles sont encore trop
jeunes... Les joies permises du gynécée n'ont
plus de charmes pour l'Empereur.
— Et il m'attend pour satisfaire ses fantai-
sies perverses?...
168 LES COURTISANES DE BRAHMA
Les' noirs sourcils de la Rana se rapprochèrent
comme des serpenteaux en courroux.
— Je le tuerai ! dit-elle, et le pays sera libre.
Hallabab et Assilinia, aux bras l'une de
l'autre, finirent par s'endormir] sous l'œil soup-
çonneux d'Orpha qui avait posté trente sonars
autour de la tente, afin de prévenir toute ten-
tative d'évasion.
Bientôt, l'on n'entendit plus dans le camp
que le vol sinistre des vautours et la lente
psalmodie des mentrams que les Thugs égor-
geurs continuaient près des brasiers fatidiques.
VII
LES PERVERSITÉS DE SHAH-DJAHAN
Shah-Djahân attendait avec impatience le re-
tour de la jolie Rana qu'il désirait éperdument.
Ce monarque habile et rusé s'était mis sur
le trône par un artifice étrange. A l'avènement
de son prédécesseur, alors que l'envoyé spé-
cial lui demandait le tribut ordinaire, en l'enga-
geant à reconnaître la souveraineté de son
neveu Bolaqui, Shah-Djahân s'était affaissé en
vomissant le sang à gros bouillons. On l'avait
relevé, étendu sur un lit de repos, où il avait
craché ses dernières gorgées rouges. Or, ce sang
n'était que du sang de brebis, dont il s'était
empli la bouche, afin de simuler une attaque
foudroyante.
170 LES COURTISANES DE BRAHMA
Bolaqui le jugea perdu, et ne s'étonna nulle-
ment à l'annonce de sa mort proclamée à grands
sons de trompe. On prépara les funérailles avec
toute la magnificence due au premier prince
de sang mogol. Le cercueil vide, traîné par
quarante chevaux harnachés d'or et de pierre-
ries, était suivi par une garde imposante, choi-
sie parmi les officiers de la milice impériale.
Shah-Djahàn, en deuil, suivait gravement ses
propres funérailles, recrutant, de distance en
distance des escadrons de Radgeputtes qui
semblaient ajouter simplement à la magnifi-
cence des pompes funèbres.
Bolaqui, ne supposant pas avoir la moindre
révolte à redouter d'un mort, avait tenu à se
montrer sans escorte aux funérailles de son
oncle. Mais, à quelque distance de Delhi, les
Radgeputtes s'emparèrent de sa personne, et
Sbah-Djahàn, séance tenante, fut proclamé
empereur. Des Bhai-Tchokri, ou courtisanes sa-
crées, surgirent de dessous les étoffes funèbres
et se mirent à danser, au son des tchiloumtchi,
des flûtes et des tambourins. Le char de deuil
fut changé en char triomphal, et le nouveau
monarque ramené sur son cercueil adorné de
fleurs !...
LES COURTISANES DE IJMAHMA 171
Tels avaient été les débuts de ce règne, dont
les premières années s'écoulèrent dans un
calme relatif. Une fois maître de ITIindoustan,
le Mogol eut la force et l'habileté de se main-
tenir dans sa conquête. Une confédération de
rajahs, qui s'était formée pour l'en chasser, fut
bientôt anéantie par lui; toutes les insurrec-
tions partielles furent réprimées, et il resta,
du moins pendant quelques années, malgré ses
fautes, le souverain incontesté d'un immense
empire.
Les habitants de THindoustan appartenaient
à des races diverses. Mais le fond de la popula-
tion, les indigènes, les plus anciens maîtres
du pays, étaient les Hindous. Les religions
étaient plus nombreuses encore que les races.
Ceux-ci lisaient le Koran, ceux-là restaient
fidèles aux vieilles doctrines de Zoroastre : ils
adoraient le feu et cherchaient la parole de
vie dans le Zend-Vesta. Mais les Hindous de
sang pur suivaient le brahmanisme et conti-
nuaient à adorer leurs dieux cruels et volup-
tueux.
Les Hindous étaient le fond même de la
nation ; le flot des invasions passait sur eux
et les courbait comme des roseaux, mais ils
172 LES COURTISANES DE BRAHMA
se redressaient plus vivants et plus forts. Les
vainqueurs s'élèvent et se détruisent par l'excès
de leur ambition. Ils ne brillent un moment
que pour mieux s'anéantir dans le sein même
de leurs vaincus. Les triomphateurs passent
comme des fléaux nécessaires pour renouveler
l'humanité. La nature ne leur a point assigné
d'autre rôle.
Shah-Djahân attendait Assilinia.
Il avait fait préparer, pour la recevoir, une
chambre d'une grande magnificence. Eclairée
parles vitraux mauves et jaunes d'une coupole
qui en coiffait la hauteur, cette salle resplen-
dissait, sur ses murs et ses colonnes, d'une
magie de mosaïques où des chantournements
compliqués encadraient des sujets lascifs
d'hommes et de femmes unis. Sur une estrade?
un lit bas, aux coussins de plumes de paons et
de perroquets, était soutenu par des tigres de
jade accroupis. Des tentures tombantes vio-
lettes, épinglées d'ornements d'or et d'argent,
ornaient le fond de la couche que des miroirs
juxtaposés reproduisaient à l'infini sur les côtés.
Des escabeaux d'ivoire, à couvertures de soie
jaune et mauve finement brodées, achevaient
LES COURTISANES DE BRAHMA 173
de meubler cette pièce parmi les peaux de fauves
et les lourds tapis jetés partout.
Un harkarat avait annoncé Farrivée de la
Rana avec le prince, et l'Empereur, le cœur
frémissant sous ses pectoraux de pierreries, se
préparait à recevoir celle qu'il nommait déjà
des noms les plus tendres.
Shah-Djahân n'avait eu que sept enfants de
toutes ses femmes, — car les Mogols ne se fai-
saient pas scrupule d'arrêter, par de coupables
artifices, la fécondité de leurs épouses, — et il
comptait bien faire profiter Assilinia des privi-
lèges dont il honorait les bégôms Saëb, Roxa-
nara et Meridza.
Le prince, pour prix de ses complaisances,
une fois son mariage célébré, serait élevé au
grade de général en chef des troupes impériales.
Orpha, reconnaissant, avait accepté toutes les
conditions de cette précieuse faveur.
— La Rana !
Des Omraos, debout près de la porte d'entrée,
ont poussé Assilinia qui est venue tomber aux
pieds du Maître.
La jeune fille n'est plus l'humble compagne
de Mimiose. Des Bhaï-Tchokri l'ont vêtue d'un
khélat de drap d'or, gemmé comme un firma-
174 LL6 COURTISANES DE BHAHMA
ment d'une profusion d'étoiles, et une ceinture
diamantine fait un cercle de flammes à sa taille
frêle. Ses cheveux, piqués de fleurs de tcham-
paca, ont été trempés dans les essences les plus
rares, et ses petits pieds sont si couverts de
bagues qu'ils semblent des lucioles égarées sur
la pourpre des tapis.
— Assilinia, je te salue, car tu es belle entre
les plus belles !
La Rana enveloppe le monarque de son regard
sombre et garde le silence. Qu'aurait-elle à dire?...
Sbah-Djabân a tué le rajah Amarin, son père,
et elle le hait de toute la force de son âmeî...
Elle n'a qu'un désir, c'est de s'échapper du
palais, aussitôt qu'elle en aura le pouvoir.
— Assilinia, reprend l'Empereur, je t'ai fait
venir pour te fiancer à Orpha qui est digne de
ton rang, et qui t'aime î J'entends que vos noces
soient célébrées en grande pompe, et que les
Omraos assistent à cette solennité.
La jeune fille demeure immobile, le visage
farouche. Ses yeux grands ouverts ont une
expression de fierté dédaigneuse. Mais Shah-
Djahân préfère cet air de révolte à l'habituelle
soumission de ses esclaves de volupté. Ses
désirs ardent plus violemment; la résistance
LES COURTISANKS DE IJKAHMA 175
qu'il prévoit double pour lui le prix de la coii-
quéte.
— Assilinia, dit-il encore, cette chambre est
la tienne. Tu auras pour te servir autant de ser-
vantes qu'il te plaira, et aucune parure ne te
sera refusée. Les Bhaï-Tchokri occuperont tes
loisirs par leurs chants et leurs danses, et tu
apprendras, par elles, les règles de l'amour de
VsLtsyaydinsL. Vos Acharyas, ou auteurs an-
ciens, qualifient de « chers aux femmes » les
talents voluptueux. Je souhaite donc que tu
trouves quelque charme à ces enseignements
qui te serviront.
La Rana n'avoue pas que les Natis ont déjà
complété son éducation, et qu'elle en sait au-
tant que les plus célèbres courtisanes. Elle
s'incline sur le passage de Shah-Djahân, qui se
retire en lui donnant à baiser le bout de son
sceptre d'émeraude, et elle reste les bras croisés
sur sa poitrine, tandis que les pas des courti-
sans s'éloignent sur les dalles sonores.
VIII
PROJETS DE VENGEANCE
— Hallabab ! Hallabab ! je me meurs de tris-
tesse!
La Rana, auprès de sa petite amie, qu'on a
bien voulu lui rendre, soupire et se lamente.
— Où est l'aimé, l'époux que j'ai choisi, l'élu
de ma pensée et de mon cœur?... Sans doute
ne le reverrai-je jamais ! S'il était vivant il
m'aurait déjà fait connaître sa présence!...
Vois-tu, ils me l'ont tué !
Hallabab pressait doucement, contre son
sein, le front brûlant d'Assilinia, tâchait de la
distraire par mille caresses.
— Mimiose reviendra, soyez-en sûre. S'il
12
178 LES COURTISANES DE BRAHMA
était mort vous en auriez été informée par un
avis occulte des pi tris. Son corps astral vous
eût rejointe en rêve. Est-ce que ceux qui s'ai-
ment ne communiquent pas au delà du tom-
beau, et d'invincibles liens ne les attacbent-ils
pas l'un à l'autre ?... Si Mimiose avait succombé
sous les coups de ses ennemis, vous le verriez
chaque nuit et vous sentiriez ses baisers glacés
se poser sur vos lèvres !
— Puisses-tu dire vrai! car je n'ai point vu
l'aimé dans mes rêves, et je n'ai tressailli que
du désir de la vengeance !
— Princesse, vous vous vengerez, mais pro-
mettez-moi de pardonner à Orpha qui ne fait
qu'obéir à l'ordre du Mogol?
— Je pardonnerai à une condition...
— Laquelle?...
— Tu iras chez Hadj-Hidi lui demander
l'herbe de mort.
— Pour qui?...
— Pour l'Empereur! chuchota la jeune fille,
si bas qu'Hallabab devina plutôt qu'elle n'en-
tendit.
— Quoi ! tu veux?...
— Je veux me faire justice moi-même.
— Mais l'Hedieras ne consentira jamais !
LES COURTISANES DE BRAHMA 11^
— ■ Si, parce que Ton a confisqué ses biens et
que les Mogols veulent la chasser du temple
de Kutbu'l.
— Comment sais-tu cela?...
— Par les Baï-Tchokri, qui sont bien aises
de la défaveur des prêtresses stériles. Sliah-
Djahân a promis de leur donner Kutbu'l pour
renseignement de leur voluptueuse science.
Hallabab réfléchit un moment.
— Soit, dit-elle, j'irai trouver la vieille Hed-
jeras, et je lui demanderai pour toi l'herbe de
mort.
La Rana eut un sourire cruel.
— Les Empereurs mogols ne périssent-ils
point presque tous par le poison ?... Dans leurs
familles on connaît les plantes mystérieuses
qui donnent le trépas sans laisser de traces. On
pensera que Shah-Djahàn a été supprimé par
son fils Aureng-Zeb qui, depuis un an, cher-
che à s'emparer du pouvoir.
— Aureng-Zeb est à Golconde.
— Ne peut-il faire agir ses amis?...
Hallabab secoua la tête.
— C'est un jeu dangereux, petite Rana ! Je
veux bien faire ce que tu souhaites, mais je
tremble pour toi. Songe que tu n'auras per-
180 LES COURTISANES DE BRAHMA
sonne pour te secourir si tu échoues, songe que
l'Empereur, qui est sur ses gardes, s'apercevra
facilement de tes desseins!...
— Non, dit Assilinia, il me désire trop fol-
lement pour être perspicace. Je sais qu'après
notre union, Orpha m'amènera dans ce palais,
et qu'il m'abandonnera aux fantaisies du Maître.
L'Empereur ne peut rien sur une fille de ma
caste, il peut tout sur une femme mariée, du
moment que le mari consent... Je resterai donc
seule avec ce vieillard qui mendiera mes ca-
resses, car il n'est plus assez fort pour les
exiger, et je n'aurai l'air, de céder un moment
que pour mieux atteindre mon but !
Hallabab mit ses lèvres sur les paupières
d' Assilinia, fit descendre sa caresse le long des
joues de son amie jusqu'au coin de sa bouche,
et murmura dans un baiser plus long :
— Je demanderai l'herbe de mort, mais je
demanderai aussi l'herbe d'amour, afin qu'Or-
pha daigne enfin s'apercevoir de ma tendresse.
La Rana rendit à la petite baiser pour
baiser.
— Ah! dit-elle, je désire que tu te fasses
aimer, mais je crains bien qu'Orpha n'ait dans
le cœur que la pierre d'ambition !... S'il affec-
LES COURTISANES DE BRAHMA 181
tioiiiie quelqu'un au monde, c'est lui-même.
— Cela peut changer avec l'aide des pitris, et
la vieille Hedjeras connaît tous les envoûte-
ments... A ton tour, jure-moi quelque chose?...
— Quoi donc? demanda la Rana, surprise.
— Jure-moi de repousser les caresses d'Or-
pha quand il sera ton époux.
— Oh ! avec joie.
— Toutes les caresses... même les plus mi-
nimes...
— Je ne lui laisserai pas embrasser le bout
de mon petit doigt!
— Que tu es bonne, Assilinia!
Et l'amoureuse se pelotonnait, comme une
chatte câline, dans les bras de son amie, lui de-
mandait delà serrer bien fort et de lui montrer
comment s'embrassent les amants qui s'ado-
rent... Et les baisers qui pleuvaient sur elle
ne la rassasiaient pas ; elle en voulait d'autres,
d'autres encore pour ne rien ignorer de l'aban-
don délicieux des nuitées heureuses... Mais
Assilinia, à bout d'arguments, s'endormit sur
son cœur, et toutes deux révèrent de l'homme
aimé, sans cesser de s'étreindre...
IX
LE MOYEN DE L HEDJERAS
— Hadj-Hidi, j'ai quelque chose à te de-
mander.
La vieille, qui s'était assoupie au milieu de
ses mentramsj contre un linga de bronze, re-
leva le front et regarda Ilallabab avec effare-
ment.
— Je rêvais que les sonars de Shah-Djahàn
me chassaient du temple... Ce n'est que toi!...
Que me veux-tu, petite?
— Ce que j'ai à te dire est grave. Allons, si
tu le veux bien, dans la salle de la « Consé-
cration» ou dans celle de «l'Ablation», afin
que personne ne vienne nous déranger.
Les yeux de la vieille Hedjeras brillèrent.
184 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Est-ce une fleur virginale que tu viens
m'offrir?... Précisément, Samjab est morte
hier!...
— Samjab est morte ! soupira Hallabab.
Quelle triste nouvelle !...
— L'opération a été pratiquée trop tard. La
fillette connaissait l'amour.
— Et Pékéo ?
— Pékéo est de complexion plus robuste et de
sensibilité moins vive ; elle survivra, je pense.
— Samjab et Pékéo ! Mes meilleures et mes
plus chères compagnes!... sanglota Hallabab...
Qu'avais-tu besoin de les offrir aux dieux?
— C'était pour leur gagner l'indulgence de
Dourga que ces sacrifices réjouissent. Ne les
plains pas, leur rôle est plus enviable que le
tien... Mais ce n'est point, je suppose, pour
me faire des reproches que tu es venue?
Hadj-Hidi, parles longues galeries aux ero-
tiques sculptures, conduisit la petite dans une
des salles du sacrifice que les Hedjeras avaient
parée pour une cérémonie prochaine.
— Parle, maintenant, personne ne nous
écoute.
Les cassolettes répandaient d'acres fumées
autour de l'autel aux striures brunes, dont la
LES COURTISANES DE BRAHMA 185
pierre était comme rongée par le sang, et
d'épaisses guirlandes de saligram et de tubé-
reuses achevaient d'empoisonner l'air.
Hallabab comprenait les frénésies mystiques
des prêtresses mutilées dans cette atsmosphère
morbide, et des battants de cloches déjà lui
martelaient les tempes. Elle dit rapidement ce
qui l'amenait.
— Je désire de l'herbe qui donne la mort.
Hadj-Hidi sursauta.
— Je ne sais ce que tu veux dire ?... Nous
sommes des servantes de Dourga, et non des
empoisonneuses ! Ce n'est pas au moment où
Ton veut nous chasser du temple que je m'ex-
poserai à la colère publique. On prétend déjà que
ce sont les Fakirs et les Brahmes qui ont jeté
un sort sur les moissons et amené la famine !...
— On ne le dira plus, si tu m'écoutes.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux te proposer de recon-
quérir ta puissance en délivrant le pays.
— Je ne comprends pas.
— Il faut tuer les Mogols qui désolent l'Inde.
Hadj-Hidi se mit à rire.
— Mais ils sont plus nombreux que les cail-
loux des grèves I Après Shah-Djahân nous au-
186 LES COURTISANES DE BRAHMA
rions les sultans Dara, Cha-Chuia ou Aureng-
Zeb, peut-être même Moradbax ! Les Mogols
sont invincibles, ils renaissent de leurs cen-
dres !...
— Tu n'as qu'un ennemi, reprit Hallabab,
c'est Shah-Djahân, qui te garde rancune d'avoir
protégé la Rana.
— Et c'est Shah-Djahàn que tu veux suppri-
mer?...
— Oui.
— Je comprends. Il a retrouvé Assilinia ?...
— Précisément. Il la destine à ses plaisirs et
n'attend que le consentement d'Orpha pour en
faire la favorite du gynécée. Des noces splen-
dides se préparent, et, aussitôt la cérémonie
terminée, la Rana appartiendra au Maître.
Hadj-Hidi réfléchit un moment.
— Le moyen que tu as imaginé avec Assili-
nia est dangereux, j'en connais un meilleur.
— Lequel?
— L'excès des caresses î...
— Tu dis?...
— Je dis que la Rana pourra, si elle le désire,
tuer sûrement et sans danger son vieil amant.
— Elle ne consentira jamais à jouer ce rôle
odieux !
LES COURTISANES DE IJRAIIMA 187
— Tu crois ?...
— J'en suis certaine. Elle se prêtera au
crime, mais non à Tabomination dont tu me
parles.
— Ah ! c'est fâcheux.
La vieille Hedjeras demeura songeuse; puis
son regard aigu se posa sur la jeune fille avec
une expression indéfinissable d'ironie et de
ruse.
— Une autre peut la remplacer.
— Une autre ?
— Oui ; toi, par exemple !
— Moi?...
Hallabab s'était dressée, toute tremblante.
— Moi ? répéta-t-elle, mais je suis vierge, et
je n'ai jamais lu le D/iarma, VArtha, ni le
Kamsi'ShastrdL.
— Je te renseignerai.
Et Hadj-Hidi parla longtemps à la jeune fille
qui, confuse et troublée, n'osait la regarder en
face.
— Tu as bien compris, Hallabab?...
— Certes, dit la petite en pleurant, mais ce
que tu me demandes est affreux!... J'aimais
Orpha, et je pensais lui appartenir un jour.
— Orpha te dédaigne.
188 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Mon amour fidèle, sans doute, l'aurait
touché. Où trouverait-il plus de tendresse et de
dévouement?...
— Ce sont vertus dont les hommes se sou-
cient peu. Ils ne cèdent guère qu'à l'affolement
des sens... Si tu m'obéis, je te dirai ce qu'il
faut tenter pour le vaincre à son tour !
— Oh ! tu ferais cela pour moi?...
— Oui, petite, je te donnerai d'un certain
collyre qui te rendra aux yeux d'Orpha plus
belle que.Va, la lune, et que Rs.thi. la volupté!
— Et le prince m'aimera?
— Autant qu'il peut aimer.
Hallabab se leva, joyeuse.
— Je ferai ce que tu me conseilles, Hadj-Hidi.
Je serai aussi rouée et lascive que la plus fa-
meuse Ganika!...
— Tu as bien compris?.:. Assilinia, d'abord,
jusqu'à ce que le charme opère, et toi ensuite
pour la caresse invincible et mortelle. Voici le
talisman qui brouillera la raison du Maître et
te donnera, dans sa vision erotique, les appa-
rences de la Rana.
Hadj-Hidi embrassa la jeune fille, et lui re-
mit un parfum mystérieux contenu dans un
flacon d'opale.
X
LA DANSE DU DESIR
Hallabab, de retour au palais, trouva son
amie en larmes.
— Ils ont repris et emprisonné Mimiose ! dit-
elle.
— Qu'en sais-tu?...
— S'il était libre il m'aurait déjà rassurée et
fait parvenir quelque message !...
— Ce n'est point certain. Il doit être sur ses
gardes, et ne risquera pas de compromettre, par
ses imprudences, une évasion possible... Sois
sans crainte, Assilinia,' ton amant veille et saura
te reprendre;... seulement, le moment n'est
pas encore venu.
190 LES COURTISANES DE BRAHMÀ
— As-tu le poison?...
Hallabab s'agenouilla près de son amie, et,
tout bas, lui répéta les instructions de la vieille
Hedjeras.
— Les caresses ? fit la Rana, surprise. Oui,
peut-être... Et tu consens, petite?...
— 11 le faut bien, puisque c'est pour nous
sauver tous! Quand je serai près du Maître, tu
t'envelopperas dans des voiles sombres et tu
sortiras du palais.
Assilinia frissonna.
— Que deviendrai-je, seule dans la ville'?...
Ah! si seulement Mimiose était avec moi!...
— Aie confiance î Ton amant ne saurait être
loin.
Les deux amies furent interrompues par les
Bhaï-Tchokri qui venaient chercher la Rana
afin de l'instruire dans les danses lascives, et la
parer au goût du Mogol qui n'aimait que cer-
taines couleurs et certains joyaux.
Elles traversèrent, avec des bourdonnements
d'abeilles fureteuses, le Divan, un tribunal de
justice du Sultan, un vaste portique en grès
rouge ouvert sur trois côtés et composé d'une
triple enfilade de colonnes et d'arceaux de
style arabe. Les colonnettes jumellées étaient
LES COURTISANES DE BRAIIMA 191
d'onyx de différentes teintes. Le trône, in-
crusté de gemmes rares, s'élevait dans le fond,
dominant de plusieurs pieds le sol du por-
tique.
Une des Bhai-Tciiokri, par plaisanterie, y fit
monter Assilinia, et lui mit entre les mains
une tige de lotus en guise de sceptre.
— Ganikdi sacrée des plaisirs du Maître,
nous te saluons !
— Dispensatrice de YArthsi et du Kama,
nous te vénérons !
— Prêtresse des joies infinies et des songes
radieux, nous nous anéantissons devant toi !
Puis, toujours en riant, elles l'entraînèrent
sous d'autres portiques, semés d'arabesques
découpées dans l'or et l'argent, la firent mon-
ter sur l'estrade des danses, abritée par deux
paons immenses dont les queues en éventail
scintillaient de fulgurantes clartés. Sur les mar-
ches, en or massif, pavées de joaillerie, étaient
jetées des étoffes de lune et de soleil, des cous-
sins indurés de pierreries et de monstrueuses
peaux de tigre. Un dais de pourpre, soutenu
par des colonnes carrées plaquées d'émaux,
s'étalait sur toute la largeur de l'estrade
qui pouvait supporter deux cents personnes.
192 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Petite Rana, dit une des Bhaï-Tchokri,
nous allons t'enseigner le pas de la Rathi
(volupté) que tu danseras le soir de tes noces
pour aviver les désirs du Maître. Regarde
bien.
Elle rejeta ses voiles, fit sauter sur ses seins
les colliers et les plaques en de prestigieux
remous ; des serpents semblaient courir sur sa
peau aux tons de citron mûr. Puis, les se-
cousses descendirent des flancs arrondis aux
cuisses agiles et savantes. Tout le corps fris-
sonnait d'attente et de convoitise. Elle s'of-
frait par une torsion corrompue de ses reins
souples, lançait le cri de désir et de rut qui
rompt l'énergie de l'homme, fond la volonté
des plus forts. Elle devenait la déité symbo-
lique de l'invincible Luxure, le Succube im-
mortel de la toute-puissante Hystérie qui rai-
dit les chairs et durcit les muscles. Elle resta
immobile un moment, les bras ouverts, les
flancs tendus, puis elle bondit avec un éclat de
rire.
— A toi, Assilinia !
Elles lui essayèrent des dou-pattah de gaze
jaune brochées d'amaldines et d'ouwarovites,
lui mirent du sourma aux paupières, lui parfu-
LES COURTISANES DE BRAHMA 193
mèrent les oreilles, les narines et les lèvres,
jetèrent sur ses seins, ses bras et ses chevilles
une profusion de gemmes fulgurantes où
triomphaient les rubis de l'Oxus, les diamants
de Sambalpour et les perles de Ceylan.
— A toi, petite Rana!... Montre au Maître
que tu connais tous les secrets d'amour, et que
tu es digne de partager sa couche !... Te voici
vêtue de chimériques et somptueuses étoffes,
avec, dans la main, le Linga, maître du monde,
le symbole de toute puissance et de toute
bonté !... Voyons, danse à ton tour... Pourquoi
ne veux-tu pas?...
Assilinia^ muette, semblait ne rien voir et ne
rien entendre. Elle avait pris machinalement
le jouet phallique, que la courtisane lui avait
donné, et le roulait entre ses doigts fiévreux.
Concentrée, les yeux fixes, elle assistait comme
une somanmbule aux amusements des filles de
joie aux charmes délirants, aux actives et folles
dépravations.
Alors, elles la firent descendre de l'estrade,
et, la mettant entre elles, la forcèrent à suivre
les phases de la mimique, insensible et vision-
naire.
Les Bhai-Tchokri, ivres de cris et de mou-
13
194 LES COURTISANES DE BRAHMA
yement, activaient leur danse lubrique. Leurs
seins ondulaient et se dressaient au frottement
des plaques et des camées, une fine sueur
brillait sur leur peau parmi les diamants ; les
bagues, les colliers, les fibules crachaient des
étincelles, et la Rana, au milieu d'elles, avec
sa dou-pattah ramagée de pierres rouges et sa
cuirasse d'orfèvrerie, se laissait aller au rythme
enragé de la ronde lascive.
Mais, tout à coup, elle jeta un cri.
II lui avait semblé voir sur l'estrade, prési-
dant les jeux, Shah-Djahân, impassible, les
jambes rapprochées, les mains sur les genoux.
Elle regardait, terrifiée, son visage brun, dé-
cimé par l'âge et les passions, ses joues
flasques, annelées de rides, ses petits yeux
clignotants de luxure mauvaise, ses lèvres
tombantes, écartées par un rire cruel.
— Laissez-moi, dit-elle, je ne veux pas
apprendre la danse de la Rathi ! . . .
— Pourquoi refuses-tu de connaître Fa-
moureuse science ?...
— Je suis soufl'rante, ne sentez-vous pas
que mes mains sont brûlantes?... Ne voyez-
vous pas que je me soutiens à peine et qu'un
souffle me renverserait?...
LES COURTISANES DE BRAHMA 195
— En effet, dit une des danseuses, elle est
toute tremblante.
Assilinia se sentait en une détresse pro-
fonde. Ses lèvres énervées remuaient sans
articuler aucun son, des larmes lui montaient
aux yeux, elle se laissa choir, pâmée, aux bras
des courtisanes.
XI
L AMANT EST RETROUVE
Tandis qu'on emportait la Rana, inerte, pour
lui donner les soins qu'exigeait son état,
Hallabab sortait furtivement du palais, passait
devant la mosquée des Perles, et s'aventurait
dans les ruelles de Chajahanabad, la Delhi
d'alors. Elle se rendait à la mosquée de Jumma-
Musjed, qui est une des plus considérables des
Indes, et possède, avec les reliques de Maho-
met, un exemplaire du Coran, écrit en carac-
tères coufîques du temps d'Ali. Le monument
est élevé sur une éminence qui permet d'em-
brasser d'un coup d'oeil tous les quartiers de
la ville.
198 LES COURTISANES DE BRAHMA
Hallabab, avec l'aide du Muezzin qu'elle
gagna par quelques offrandes, fit l'ascension
de l'un des deux minarets, et regarda autour
d'elle. Ses prévisions ne l'avaient pas trompée.
Sur les ghats qui plongeaient dans la Jumna, un
homme était assis, les yeux levés vers le palais.
Il paraissait exténué et de profonds soupirs
soulevaient sa poitrine. Couchée près de lui
une panthère noire appuyait la tête à son genou,
semblant mendier une caresse.
— Mimioseet Ramô ! dit la jeune fille avec
joie; je savais bien que l'amant retrouverait le
logis de sa belle !
Elle descendit en hâte et courut retrouver le
jeune homme, sans s'inquiéter des gronde-
ments de la bête qui se dressa, farouche.
— Paix! Ramô, fit le Gourkas.
— Ne me reconnais-tu pas? demanda la
petite.
Il l'enveloppa de son regard sombre, parut
hésiter un moment.
— Tu es l'amie de la Rana?...
— Je suis Hallabab, et j'ai de bonnes nou-
velles à te donner.
— Dis vite, alors?... Je me meurs d'inquié-
tude!...
LES COURTISANES DE BRAIIMA 199
— Assilinia est près d'ici. Elle ne t'a pas
oublié et t'aime toujours.
— Ne court-elle aucun danger ? . . .
— Aucun pour le moment.
— Pourrai-je la revoir?... Je t'en supplie,
conduis-moi auprès d'elle ! . . .
Mais Hallabab hocha .la tète.
— Impossible. La Rana est prisonnière, et il
ne faut pas qu'on soupçonne ta présence ici,
car tu serais perdu !
— Que faire?...
— Attendre avec patience. Assilinia te sera
rendue.
Mimiose soupira.
— Dis-tu vrai ?... Ceux qui la gardent sont
tout-puissants. Je sais qu'elle est partie avec
Orpha, après l'incendie du temple de Siva, et
Orpha en veut faire sa femme.
— Il l'épouse, mais il la destine à un autre.
— A l'Empereur!
Le Gourkas eut un rugissement de rage et
s'enfonça les ongles dans la poitrine.
— Le prince fait un métier infâme ! dit-il
avec mépris.
— Certes, mais sa complaisance lui sera
payée cher, et tant d'autres à la cour lui ont
200 LES COURTISANES DE BRAHMA
donné l'exemple delà soumission aux fantaisies
du Maître ! L'Empereur a toujours eu toutes les
femmes qu'il a convoitées.
Le jeune homme se révolta de nouveau :
— Je ne veux pas que ce crime s'accomplisse !
— Il ne s'accomplira pas, je te le jure.
— Quelle influence occulte comptes-tu donc
invoquer contre la toute-puissance impériale?...
Hallabab scruta l'ombre des ghàts de son
regard perçant.
A part quelques da.nghi et quelques bsidjera
qui glissaient mollement sur le fleuve, tout
était silencieux et désert autour d'eux. Alors la
jeune fille se pencha à l'oreille du Gourkas et
lui parla longtemps à voix basse.
Elle lui dit les conseils de Hadj-Hidi, et com-
ment elle comptait se dévouer à la cause de la
Rana.
— Je resterai auprès de Shah-Djahân, afin
de l'engourdir dans de mortelles caresses, et
Assilinia, sous un déguisement, traversera le
palais pour venir te rejoindre. Attends-la avec
Ramô à l'endroit oii nous nous trouvons, et prie
les dieux de nous assister î
— Je t'obéirai, dit Mimiose, et je ferai des
sacrifices à Siva pour qu'ilnousvienneenaide!
LES COURTISANES DE BRAHMA 201
— Moi, de mon côté, j'offrirai à Dourga un
nazir de vingt cires d'or gravées de mentrams
et des tchapatti au miel.
Hallabab et le Gourkas se prosternèrent et
adressèrent aux divinités de l'air, des eaux, du
vent et du feu leur supplique passionnée :
« Indra, dieu des espaces éthérés, ne nous cache
jamais les astres de la nuit !
Eclaire-nous !
» Varouna, dieu des ondes tranquilles, que le
fleuve pour nous ait la douceur de Thuile !
Dirige-nous !
» Pavana, dieu du vent, conduis vers le port notre
badjera fragile I
Protège-nous.
» Agni, dieu du feu, entretiens dans nos âmes le
foyer d'éternel amour !
Embrase-nous ! »
Et Ramô termina la prière par un rauque-
ment profond qui dut faire tressaillir Yama, le
dieu des restions infernales !
TROISIEME PARTIE
L UNION FORGEE
Un grand bruit de foule hurlante, un galop
d'hommes et de femmes, courant vers le
temple de Kutbu'l,- pour voir défiler le cortège
d'Assilinia et d'Orpha qui ondule lentement
sur la place grouillante de peuple, et se dirige
vers le palais du Mogol. Aux terrasses, des
têtes se poussent, curieuses, et des jeunes filles
jettent des fleurs en criant le nom des heureux
époux. Les enfants, muets d'admiration, ten-
dent leurs petites mains pour recevoir les
piécettes de monnaie et les sucreries que leur
distribuent les invités.
204 LES COURTISANES DE BRAHMA
Dans le bramement des trompettes, le son
rauque des doles et des tambourahs, percent
des cris de bêtes : des rugissements de lions,
de tigres et de léopards que des jeunes garçons
tiennent en laisse, deux par deux. Des atte-
lages passent dans un éblouissement de chair
et d'or, escortés de chameaux sdiermi à pom-
pons rouges, de héras porteurs de palanquins,
de harkâràt clamant la nouvelle de joie et
d'amour.
Voici les déesses de la Fécondité et de la
Volupté, juchées sur des épaules de femmes
superbement épanouies, les flancs larges et
harmonieux, les seins dressés dans Torgueil du
désir; voici des idoles terribles, à tête de bouc,
de chien et de taureau, des Linga-yoni en-
tourés de roses, précédant le dieu Lingam,
statue colossale avec un phallus de trois pieds
de long, porté sur un char triomphal que traî-
nent quarante jeunes filles du temple de Siva.
Les bas-reliefs du char déroulent une variété
inouïe de créations hors nature qu'encensent
des cassolettes toujours agitées, et que viennent
baiser les spectateurs adorateurs du principe
sacré.
Dans des vases très hauts fument des vins
LES COURTISANES DE BRAHMA. 205
rares; sur des plateaux de jade s'étalent des
tcliapatti au miel et des pyramides de fruits
pour les dieux toujours affamés.
Des centaines de fakirs, presque nus, les
cheveux flottants et les yeux égarés, chantaient
des hymnes au Principe de Vie, le Linga, ce
symbole des anciennes croyances qui triom-
phait encore des religions nouvelles et qui
triompherait toujours, puisque la nature n'a
qu'une volonté : l'amour, et qu'un but : la
mort ! .
Des soldats à langouti écarlate, lamelle de
fer et de bronze, entouraient, en croisant
leurs lances, des prêtres de Brahma et de
Dourga dont les longues robes jaunes traî-
naient dans la poussière. Ils chantaient plus
fort que les fakirs, et quelques-uns, élevant
leurs bras nus et montrant leurs aisselles épi-
lées, jouaient de la vina ou secouaient des tam-
bourahs recouverts de peau de serpents. D'au-
tres tourbillonnaient, faisant bouffer leur robe
comme des derviches tourneurs ; et c'étaient
des Yoghis, encore, traînant des vaches sa-
crées aux cornes courbes couvertes de lamelles
■d'or et enroulées de fleurs.
Des beuo-lements et des barrissements se
206 LES COURTISANES DE BRAHMA
mêlaient aux rauquements des' fauves, aux
accords précipités de la musique barbare.
Derrière les vaches grasses, parées de col-
liers et de roseSj comme des idoles, remuaient
les trompes grises des éléphants aux chabra-
ques et aux haoudars indurés de rosaces tail-
lées à^ mille facettes, de cabochons éclatants
qui semblaient des morceaux de soleil.
Et les énormes bétes étaient si nombreuses
que le reste du cortège disparaissait derrière
les tours peintes, dorées et drapées de soies
chatoyantes, qu'ils portaient sur le dos. Quel-
ques-uns de*9^^kiosques brillants, précieu-
sement découpéspdépassaient le faîte des cons-
tructions environnantes, lançaient très haut
dans Tazur leurs flèches ornées d'oriflammes.
La déesse Parvati venait ensuite, traînée par
douze jeunes filles nues, enchaînées les unes
aux autres par des liens de roses. Sur le char
brûlaient des cires parfumées, et des colombes,
attachées par un fil invisible, voletaient sans
cesse, formant sur l'idole un dôme d'ailes fré-
missantes.
Voici les eunuques, le sabre au poing, des
Hermaphrodites sacrés, montrant des mamelles
desséchées sur un lan^^outis de soie verte lamée
LES COURTISANES DE r.RAIIMA 207
d'argent ; voici les Iledjeras qui glissent molle-
ment, à tout petits pas, un bras étendu, l'autre
replié à la hauteur du visage, tenant un lotus
Liane. Elles portent, de Tépaule droite au ilanc
gauche, une écharpe rattachée par des rangs
de perles, et une sorte de tiare couvre leur
front sur les cheveux coupés courts. Elles ont
un visage calme et triste, leur chant s'élève,
rauque et puissant.
Les Bhaï-Tchokri, éducatrices d'amour,
dansent à reculons, en lançant des tubéreuses
effeuillées sur le char où se tient Assilinia, im-
mobile, et plus parée que la statue toute-puis-
sante de l'éternelle Fécondité.
La face recueillie de la Rana s'adorne d'un
cercle de diamants, posé sur ses cheveux par-
tagés à la mode des vierges de Bénarès, et, sur
sa dou-pattah couturée de perles, brodée et re-
brodée de saphirs et d'opales, une sorte de cui-
rasse orfévrée lui étreint la taille, croisant ses
mailles enflammées, crachant des étincelles à
chacun de ses mouvements. Sur ses bras, ses
épaules, ses chevilles courent les gemmes
comme des scarabées fulgurants ; elle attire et
retient les regards, car nulle autre n'est aussi
belle I
208 LES COURTISANES DE BRAHMA.
Les Bhaï-Tchokri, souriantes, s'activent
autour du char de l'épousée ; elles ne sont
guère vêtues que de minéraux lucides, avec
une fibule d'émail entre les seins et une cein-
ture serrant le haut des cuisses,' s'agrafant
dans le milieu sous des battants de péridot^ et
de chrysobérils qui ondulent et s'entrecho-
quent avec un bruit cristallin. Leur ventre
s'arrondit, gironné d'or, estompé de mauve
vers les aines, et elles se trémoussent dans
leurs danses les plus lascives. Quelques-unes
ont des vinâs, des tais et des flûtes de macabou
qui accompagnent leurs voix aiguës, contras-
tant avec les chants profonds et comme dé-
chirés des Hedjeras au sexe mutilé.
Mais Assilinia a tressailli. Au premier rang
des spectateurs , la contemplant d'un regard
ardent, Mimiose est debout. Il porte ses deux
doigts écartés à la hauteur d-e son front, et elle
incline faiblement la tête. Elle a compris que
l'aimé se trouvera sur les ghàts versla deuxième
heure de la nuit, et elle répond au signal con-
venu avec un grand frisson qui la secoue de la
nuque aux talons.
Orpha, qui suit sur un éléphant, chamarré
d'une telle profusion de gemmes qu'il semble
LES COURTISANES DE BRAHMA 209
un soleil en marche, n'a rien vu, ou, du moins,
ses traits sont restés impassibles, ses yeux
n'ont pas cessé de contempler une Bhai-Tchokri
qui danse à reculons devant son éléphant.
C'est Yaminah, la favorite du prince, une Natis
onduleuse dont les prunelles de feu brûlent
plus que le fruit de l'astera cantha, et qui sait
tous les jeux d'amour.
Yaminah, pard'érudites hystéries, a su réveil-
ler les désirs somnolents du prince, et il l'aime
autant qu'il peut aimer. Elle connaît les aphrodi-
siaques qui stimulent les convoitises endormies,
elle use de tous les apadrav-yas qu'enseigne
le KsimdL-Shsistra. et nul encore ne lui a résisté.
Les Bhai-Tchokri entourent la favorite, l'en-
couragent dans ses torsions de hanches et de
croupe. Ne remplacera-t-elle point, durant
cette nuit de noces, Assilinia enfermée avec
l'Empereur? Ne faut-il pas qu'elle soit à la hau-
teur de sa mission?...
Et Yaminah continue la danse lubrique
qu'applaudissent les spectateurs du haut des
terrasses. Les seins ondulent et relèvent leur
pistil rose comme des plantes altérées de soleil.
Ses bracelets, ses ceintures, ses plaques lancent
des lueurs plus vives sous les secousses du
14
210 LES COURTISANES DE BRAHMA
ventre et les frissons des cuisses. Une longue
pendeloque, d'où ruisselle une cascade de
perles, bat entre ses genoux. Elle est bien la
grande corolle vénérienne qui réveille les sens
en léthargie de l'homme, la fleur vivante roulée
dans les baumes, fumée dans les encens et
dans les myrrhes!...
Tandis que la Rana, ivre de son amour
retrouvé, souriait à Mimiose, Orpha, les pau-
pières mi-closes, regardait Yaminah qui lui
promettait une nuitée heureuse loin delacouche
nuptiale.
Il se- disait qu'une femme eu vaut une autre,
mais que la plus instruite est encore la meil-
leure. Pourtant, son regard, sous la grille des
cils, coulait parfois vers Tépouse légitime, et un
ironique sourire retroussait ses lèvres.
II
LA. TOILETTE DE L EPOUSEE
De retour au palais, après le repas des rajahs,
arrosé du vin de lotus tiqueté d'or et de pierre^
ries, Assilinia, sur un signe de l'époux, a
quitté furtivement la salle du festin. Eloignant
ses femmes, surprises, elle n'a accepté que les
soins d'Hallababpourla préparer au voluptueux
sacrifice. Accompagnée de son amie, elle s'est
rendue dans la retraite somptueuse qui fait
suite à sa chambre, et où un bassin d'argent,
muni de jets d'eau ascendants et horizontaux,
s'étale pour les soins de sa beauté. Sur les côtés
de la vasque douze tètes de dragons et de chi-
mères, languées de rubis avec des yeux d'aiguës-
^12 LES COURTISANES DE BRAHMA
marines, délivrent des eaux de miel, de lait
d'amande et de roses, des essences detakéoka,
de jasmin et de tubéreuse.
Assilinia, nue, devant une immense glace
qui tient tout le fond de la salle, examine son
corps charmant, épanoui comme une rose-thé
sous les premiers rayons du jour. La face re-
cueillie, solennelle, presque auguste, elle ne
songe pas aux charmes délirants que lui ré-
vèle cette lente inspection, ni aux actives dé-
pravations que l'on semble exiger d'elle. Elle
se dit qu'il faut être belle pour vaincre, sem-
blable à la déité symbolique de l'indestructible
Luxure, à la Bête monstrueuse, indifférente,
qui tue pour tuer, parce que telle est sa mission,
et qu'elle n'en connaît point d'autre. Elle est la
puissance fatidique, la force suprême qui
triomphe inconsciemment par le bien comme
par le mal, par la splendeur de l'amour divin
ou les attirantes abjections de la débauche.
Ses paupières devinrent lourdes de larmes,
et Hallabab, à genoux devant elle, procéda
aux soins intimes de sa beauté. Puis, elle lui
mit un baiser sur les seins, et chercha, parmi les
pots et les flacons, ceux des onguents, des pâtes,
des colivres qui pouvaient lui être utiles. Elle
LES COURTISANES DE BRAHMA 213
comptait faire de son amie une Rana chiméri-
que, et se farder à son image, afin que la res-
semblance fût parfaite et que l'Empereur ne
pût les distinguer Tune de l'autre.
Elle étendit du schnouda sur ses joues, fît
usage des pâtes de serkis, des émulsines au lys
de Kachemyr et au musc, des encres de Chine,
de l'or japonais, et, au moyen de petits instru-
ments en ivoire, nacre et argent, de strigiles,
d'estompés et de crêpons, métamorphosa Assi-
linia en princesse de volupté.
, — A mon tour, dit-elle, il faut que je sois
pareille à toi.
La Rana, consultant la haute glace qui lui
renvoyait son image, rendit alors à Hallabab les
soins qu'elle en avait reçus, rosissant le coin
des yeux, les narines, les oreilles, les lèvres et
les seins, estompant les paupières, dessinant la
bouche en cœur de pourpre, arrangeant les
cheveux en bouclettes légères sur les tempes.
Deux écharpes semblables, somptueuses et
diaphanes, voilèrent leurs flancs arrondis, un
diadème en forme de tour, ruisselant de perles
sur les tempes, orna leur front, et des fleurs
pareilles tombèrent de leurs épaules en grappes
parfumées jusqu'aux genoux.
214 LES COURTISANES DE BRAHMA
x4.insi parées, elles se ressemblaient comme
deux sœurs, et, se prenant par la main, elles se
regardèrent en souriant dans la glace.
— Tu es belle, Assilinia !
— Tu es belle, Hallabab !
Et, comme une coquette embrassant son re-
flet, la Rana mit ses lèvres aux lèvres de la petite
amie, lui insufflant son désir de vengeance.
— Alors, tu Tas vu pendant le.défilé?
— Oui, il m'attendra ce soir à l'endroit con-
venu.
— Du courage, Assilinia ! Tout réussira au
gré de nos désirs.
Mais la jeune femme soupirait.
— Orpha m'a quittée avec un mauvais re-
gard. Penses-tu qu'il ne se doute de rien?...
— De quoi pourrait-il se douter ?;.. Nous
n'avons confié notre secret à personne.
— Oui, ce cher époux me croit en ce moment
dans les bras du Maitre. Il fait des vœux pour
que je grise le monarque pervers de mes plus
savantes caresses, et il n'a pas d'autre ambi-
tion que celle de me voir partager le plus long-
temps possible la couche impériale! Est-ce que
son avenir ne dépend pas de mes complai-
sances?...
LES COURTISANES DE BRAHMA 215
— Tu le calomnies, peut-être. Il obéit à un
ordre, et rien de plus.
— Quoi qu'il en soit, je ne suis pas sans
crainte ; s'il avait vu Mimiose !
— Il le connaît à peine, et les danses de
Yaminah absorbaient son attention, m'as-tu
dit?... Ah! que cette pensée me chagrine!...
Mais l'Hedjeras m'a affirmé qu'il m'aimerait un
jour... Penses-tu qu'il m'aimera?...
Assilinia hocha la tête.
— Je le souhaite, puisque cet amour te tient
tant au cœur...
Mais un coup discret, frappé à la cloison,
avertit les amies qu'on les attendait, et deux
eunuques soulevèrent la draperie qui voilait
l'entrée de la salle.
— N'oublies-tu rien?... chuchota Assilinia à
l'oreille d'Hallabab.
— Non, rien; j'ai la poudre mystérieuse que
m'a donnée l'Hedjeras... Du courage!
III
LES BAISERS DE L EMPEREUR
Dans la chambre d'Assilinia tout était prêt
pour recevoir l'auguste visiteur. La jeune
femme se jeta sur la couche jonchée de jas-
mins et de roses, tandis qu'Hallabab se glissait
derrière un rideau.
Autour du lit, sur des trépieds d'or, des par-
fums brûlaient, dégorgeant des nuées de va-
peurs; partout des fleurs aux corolles jaunes et
blanches sortaient des vases précieux, couraient
en guirlandes le long des colonnes et de la voûte,
recouvraient le sol, s'écroulaient des panneaux
aux fines mosaïques et des corniches découpées,
filigranées d'or. La lune, par l'ouverture ovale
'218 LES COL'RTISANES DE BRAHMA
du plafond, dansait, folâtre et bleuâtre, sur
toutes ces fleurs qui semblaient parer une
couche funéraire.
Assiiinia contemplait en elle le calice rouge
de sa passion, qui, malgré tout, s'ouvrait vic-
torieusement, et elle puisait dans cet amour la
force de la lutte et la volonté du triomphe.
Les eunuques, tout de suite, s'étaient éclip-
sés, et le pas inégal du Mogol résonnait au loin
sur les dalles.
— Le voici! souffla Hallabab ; quand tu ju-
geras le moment venu, tu soulèveras le rideau,
et je prendrai ta place. As-tu le vin d'oubli?...
— Il est sur l'escabeau d'ivoire. Songe aux
caresses qui endorment pour toujours!
— J'y songe, et mon cœur bat comme s'il vou*
lait jaillir de ma poitrine. Ne Tentends-tu pas ?. . .
— Non, je n'entends que Shah-Djahân qui
marche vers la mort.
Un écartement violent de draperies, et l'Em-
pereur parut dans son khélat d'or ruisselant
de gemmes.
Sa figure glacée n'avait de vivant que les
yeux, qui phosphoraient comme ceux des fé-
lins, et couvaient passionnément le corps
allongé de la Rana.
LES COURTISANES DE BRAIîMA 219
Il s'avança vers la couche, en présentant le
bout de son sceptre d'émeraude aux lèvres de
la jeune femme pour le baiser de soumission.
Elle se leva, porta les mains à son front et se
prosterna devant le Maitre.
Dans l'odeur perverse des parfums, dans
l'atmosphère surchauffée de cette salle, les sens
stimulés du monarque ardaient de nouveau. Il
prit le poignet d'Assilinia et l'attira à lui. Com-
plaisante, elle se laissa faire, docile aux leçons
des Natis et des Bhaï-Tchokri, qui conseillent
d'abord la plus entière obéissance aux caprices
de l'homme que l'on veut vaincre.
Elle rejeta donc l'écharpe qui couvrait ses
seins, et éloigna un peu les cires roses qui
brûlaient près du lit, comme dans un mouve-
ment de pudeur..
Lui, d'une main crochue d'avare, palpait ce
trésor de jeunesse et d'amour, en détaillait
avec débre toutes les perfections.
Il reconnaissait les bras plus doux que les
tiges du manguier en fleurs, leë seins délicats
et fermes comme les fruits du vilva dont les
boutons lui chatouillaient les paumes. Il se plut
à les voir se dresser en émoi, durs comme les
coupes d'or renversées du temple de Kutbul.
220 LES COURTISANES DE BRAHMA
Il compara ses reins bien cambrés à la courbe
agile du daboia, qui se dresse contre la poitrine
des charmeurs. Il essaima des roses sur son
jadgana, aussi pur et merveilleusement arrondi
que le lotus sortant du Gange, à l'ombre des
herbes sacrées, et sur ses cuisses plus douces
et harmonieuses que les branches polies des
jeunes bananiers,
Assilinia se prêtait à ces jeux, les paupières
closes, la pensée lointaine, se remémorant
d'autres caresses, et tâchant de s'illusionner
sur l'amant présent.
Ses lèvres s'entr'ouvraient dans l'attente d'a-
mour comme les baies du bimba, et ses dents,
plus blanches que le jasmin d'Arabie, luisaient
dans la demi-clarté des cires.
L'Empereur s'attardait à la préface savou-
reuse du poème erotique, sachant qu'il ne
relirait pas deux fois les mêmes chapitres, et
qu'il ne fallait pas gaspiller les heures de joie
que Mohammed nous donne !
Lorsque ses lèvres fiévreuses s'égaraient
trop, la Rana le repoussait doucement, mais il
revenait obstinément, acharné dans sa volonté
de la connaître toute.
Enfin, se sentant trop énervée, elle se leva,
LES COURTISANES DE BRAHMA 221
déclarant qu'elle connaissait bien les trente-
deux modes musicaux de Ra,dha,j et qu'elle
allait chanter en s'accompagnant sur la vina.
Mais l'Empereur la reprit contre lui :
— Tu chanteras plus tard, quand nous
serons las tous les deux, et je m'endormirai
sous les accents profonds de l'amante de
Krishna. Fais-moi connaître ta science amou-
reuse. Vous autres, les petites servantes de
Brahma, devez savoir tous les secrets d'amour
ignorés de nos femmes ?... Vous êtes plus com-
pliquées et plus perverses, n'étant élevées que
pour le plaisir des dieux et des hommes !
— Oui, dit Assilinia, notre religion est une
religion de volupté, et les Ganika sont vénérées
de tous. Nous allons, le visage découvert, pour
que rien ne se perde de notre beauté, et notre
corps sert d'autel à Kama.
— Parées et parfumées vous attendez, sou-
riantes, et toujours prêtes à célébrer le doux
sacrifice en l'honneur de Smara avec tous ceux
qui vous en prient ?...
— Jadis, cela était ainsi. Dans les provinces
de Bombay et du Bengale les dévotes de
Krishna, en imitation des jeux du dieu avec
les gopies, s'exaltaient en commun jusqu'au
222 LES COURTISANES DE BRAHMA
paroxysme frénétique, et s'enlaçaient pendant
des nuits, mais, à présent, les Natis seules
servent au plaisir de tous.
— Sois pour moi une Natis ardente jusqu'à
la démence !... Connais-tu tous Içs baisers?...
— Certes, dit la Rana, les courtisanes m'ont
instruite dans Tart de charmer les hommes. Je
sais les baisers qui bercent, ceux qui enflam-
ment, ceux qui affolent et ceux qui tuent !
— Je ne veux connaître que les deux pre-
miers. Fais-moi, petite Rana, les baisers qui
consolent et qui grisent. 11 faut observer les
règles de la Shastra tant que la passion est
modérée ; mais la roue de Kama a tourné
pour nous, et tu t'inspireras de tes propres
désirs.
Assilinia feignit un grand trouble.
— Je n'ose me dévoiler ainsi devant le
Maître, et je frissonne de pudeur alarmée.
— Quoi, pour quelques baisers?...
— Ta majesté m'impressionne. Tu es si
puissant et je suis si obscure auprès de toi !
— Tu es la fille du Rajah...
Au souvenir de son père, tué par Shah-
Djahàn, une bouffée de colère monta à la face
de la jeune femme. L'espèce d'alanguissement
LP]3 COURTISANES DE BRAHMA 223
que les caresses de TEmpereur avaient amené
en elle, se dissipa rapidement.
Elle tourna ses regards vers la coupe d'or
qui contenait le vin d'oubli, et la montra au
Maître.
— Bois, dit-elle, et je boirai après toi pour
bien me pénétrer de ton amour.
— Soit, buvons pour que nos étreintes soient
durables et profondes.
Il vida à demi la coupe, et la présenta à la
Rana qui fit semblant d y tremper ses lèvres.
— Bois encore, dit-elle; après toi, le vin est
meilleur. Vois, j'ai déjà effacé la trace de ta
bouche.
L'Empereur vida une seconde fois la coupe,
et ses yeux troubles se fermèrent.
— Viens, murmura-t-il, viens tout près de
moi !
Assilinia souleva le rideau, et llallabab, fré-
missante, se glissa dans les bras du Mogol.
Tandis que la jeune fille, par les terribles
caresses que lui avait enseignées Hadj-Hidi,
commençait l'œuvre mortelle, en recomman-
dant son âme à Dourga et à Siva, son amie,
enveloppée dans des voiles sombres, se glissait
furtivement hors de la chambre.
'224 LES COURTISANES DE BRAHMA
Les eunuques dormaient devant la porte, et
les femmes, étendues sur les divans bas, ne
firent pas attention à la Rana qu'elles prirent
pour une des leurs en tourment d'amour. Ne
savaient-elles pas que la nouvelle favorite était
auprès de Shah-Djahân? La pensée d'une fuite
leur eût paru insensée, alors que tant d'autres
eussent été fières de la conquête impériale.
Orpha, seul, qui n'avait point voulu des
habituelles caresses de Yaminah, veillait près
de la chambre voluptueuse, où Hallabab, parmi
les lotus et les roses, accomplissait l'œuvre
sinistre...
IV
LES BORDS DE LA JUMNA
Au frôlement léger des pieds de la Rana le
prince sortit de sa cachette, appela les sonars,
et suivit, de loin, la fugitive, sachant qu'il la
rejoindrait quand il voudrait, car elle n'était
pas habituée à la marche, et les longs voiles
qui l'enveloppaient, s'enroulant à ses jambes,
l'empêchaient d'avancer aussi vite qu'elle l'eût
souhaité.
La jeune femme entendait les bruits imper-
ceptibles de l'ombre grossir jusqu'à devenir
une clameur formidable. Elle pensait qu'elle
risquait sa vie en fuyant de nouveau, et,
malgré l'assurance d'Hallabab, confiante dans
526 LES COURTISANES DE BRAHMA
les conseils de THedjeras, elle doutait de
l'efficacité des subtiles caresses. L'Empereur
pouvait se réveiller, lancer sur ses traces les
redoutables Thugs qui, cette fois, l'étrangle-
raient avec son amant ! Elle sortit du palais,
chaude encore de baisers, troublée, fiévreuse,
sentant le mouvement persistant, intolérable
des artères qui lui battaient les tempes à coups
redoublés. Elle allait dans la nuit, d'un pas
saccadé, tournant parfois la tête pour s'assurer
qu'on ne la suivait pas... Est-ce que Shah-
Djahàn n'avait pas gémi ? Est-ce qu'elle n'avait
pas perçu un cri de douleur aiguë, comme une
corde de scitos qui se brise ?... Malgré elle, elle
s'arrêtait un moment, prêtait l'oreille, dardait
des regards angoissés dans les recoins où il
lui semblait entendre des soupirs, voir s'agiter
des formes menaçantes. Le cri d'un vautour
qui agitait ses lourdes ailes résonnait à son
tvmpan tendu et desséché comme le roule-
ment du tonnerre, ébranlait encore son cerveau
aiîaibli. Elle avait traversé la salle d'audience,
la salle des ministres, la salle des paons, où
les Bhaï-Tchokri lui avaient enseigné la danse
voluptueuse qui devait réveiller les sens du
monarque pour une nuitée d'amour. Elle tra_
LES GOURTISAiNES DE DRAHMA ^27
versait maintenant la cour intérieure, et les
émanations de la Jumna, qui coulait aux pieds
des ghàts, frappaient son odorat, et Tenivraient
comme les parfums morbides qui donnent la
malaria. Elle chancelait, s'appuyait parfois au
socle d'une idole, prise aux anciens temples, et
mise là par ironie pour servir de perchoir aux
perroquets merveilleux dont le plumage brillait
autant que les fleurs des bagitcha.
Jamais la Rana n'avait éprouvé un trouble
pareil, et jamais, pourtant, elle n'avait désiré
aussi ardemment se venger et reconquérir sa
liberté. Un frôlement, derrière elle, la fît se
retourner avec un battement de cœur si violent
qu'elle faillit crier, et elle vit les buissons se
mouvoir et grandir. Elle commençait à éprouver
des hallucinations étranges : des enlacements
de femmes et d'hommes s'afQrmaient tout au-
tour d'elle, le jardin entrait en rut, et les corps
frémissants étaient si nombreux qu'elle ne sa-
vait où poser le pied pour ne pas déranger une
extase lascive.
Elle releva la tête : les étoiles se cherchaient
en une course vertigineuse, se fondaient l'une
dans l'autre, et la lune, pâmée, était chevauchée
par un astre inconnu qui avait la forme de lia-
*2*28 LES COURTISANES DE BRAHMA
noumam, dieu des singes, couronné des sept
tètes de la naga !...
Elle avait tellement froid que ses dents s'en-
trechoquaient, et qu'elle s'imaginait être plon-
gée dans un océan de glace. Pourtant, elle fît
un effort, sortit du jardin en se laissant glisser
le long des terrasses, comme le lui avait re-
commandé Hallabab. Les dholes se mirent à
aboyer sur les bords du fleuve, et elle prit leurs
hurlements pour le mugissement des vagues et
les bruits de la tempête. Son sang bouillonnait
dans ses veines, et, pourtant, ses entrailles
étaient glacées comme si la mort les eût déjà
paralysées.
Un miaulement très doux l'avertit que Ramô
était proche ; inconsciemment elle se dirigea
versles ghàts ou Mimiose attendait depuis plus
de deux heures, couché sur une marche. Elle
se hâtait sans avancer; il lui semblait que son
corps était séparé en deux, et que ses pieds ne
tenaient plus à ses jambes. Elle descendit ce-
pendant les degrés humides qui menaient à la
Jumna, et deux bras soudain se nouèrent à ses
épaules.
— Assilinial
— Mimiose !
LES COURTISANES DE BRAHMA 229
— Je croyais que je ne te reverrais jamais!
Ah ! que j'ai souffert !
— Mon aimé! Mon amant I Si tu savais ce
que j'ai fait?...
— Qu'as-tu fait, mon amour ?...
— L'Empereur...
Mais elle s'arrêta. Une ombre grandissait
dans le haut des ghàts, paraissait atteindre le
ciel. Elle leva un bras.
— Ne vois-tu rien ?...
Il sonda les ténèbres de son regard per-
çant.
— Non, rien.
Ramô ronronnait tendrement, comme une
chatte cajoleuse, appuyait sa tête ardente contre
le flanc de la jeune femme, mendiait une ca-
resse.
— Ah! je vois des ennemis partout! Tous ces
événements m'ont affolée !
— Repose-toi un moment sur mon cœur,
puis nous fuirons par les quartiers bas de la
ville, car le fleuve n'est pas sûr. C'est là qu'on
nous cherchera d'abord !
Mais Assilinia voulut partir, tout de suite,
et Mimiose, passant un bras autour de sa taille,
l'entraîna vers les ruelles fumeuses où les
230 LES COURTISANES DE BRAHMA
prostituées, assises derrière une lampe d'ar-
gile, appelaient les passants d'une voix nostal-
gique.
La Rana marchait avec peine. Les lourds
colliers qu'elle avait mis l'écrasaient ; elle se
figurait que les cabochons de pierreries en-
traient dans sa chair, et que ses épaules se dé-
nudaient jusqu'à l'os.
— Quel est ton dessein? demanda-t-elle. As-
tu des chevaux pour gagner la campagne?
— Non, ce moyen est dangereux. J'ai ré-
fléchi longuement; le mieux, je pense, est de
nous cacher ici jusqu'à demain; ensuite, nous
aviserons. En agissant autrement, nous attire-
rions l'attention, et c'est encore dans les villes
qu'on se dissimule le mieux. D'ailleurs, tu es
trop faible pour supporter les fatigues d'un long
voyage.
— Je ferai ce que tu voudras.
— J'ai bien des projets, mon amour. Tu les
sauras plus tard.
Des femmes nues, debout entre desécriteaux,
offraient leur lit et leurs baisers pour un salaire
minime, tandis que, derrière les portières demi-
closes, l'on entrevoyait les ébats des couples.
Des fillettes aux lèvres rouges, aux paupières
LES COURTISANES DE BRAHMA 231
teintes de sourma, paraissaient aux bras d'un
mahadjins ou d'un sahohar qu'une fantaisie
perverse avait mené là. Mais beaucoup préfé-
raient les gitons dodus et frisés qui tenaient
commerce dans un autre quartier. Des gens
couraient dans les rues, s'attouchaient dans les
bains en plein air, le long du fleuve ; cepen-
dant ce spectacle ne révoltait pas Assilinia ha-
bituée aux libres amours des religions de vo-
lupté.
Mimiose cherchait une maison qu'il savait
hospitalière, et qu'on devait lui céder pour un
prix fait d'avance. Il s'avançait avec précau-
tion, soutenant toujours Assilinia dont les voiles
sombres n'éveillaient pas l'attention.
Les cascatelles des scithos et des flûtes de
macabou s'évadaient des constructions légères,
souvent parées de fleurs et de festons de pa-
pier doré. Des rires de femmes crépitaient
plus haut que les soupirs des instruments,
et, dans la baie lumineuse des portes, s'agi-
taient des croupes et des seins qui luisaient
comme sous un frottis d'or. Des jeunes filles
aux membres fins, chargés de plaques et de
coUiers, se couchaient sur les lits bas, et un
emmêlement se faisait aussitôt : corps de fem-
232 LES COURTISANES DE BRAHMA
mes s'étreignant dans les fleurs et les par-
fums pour la plus grande joie des assistants
que ces jeux incitaient à de nouveaux plaisirs.
Les hommes embrassaient les chairs polies des
servantes de Smara, qui émergeaient de tous
les angles, se remplaçant sur les divans bas,
aux sons des tchiloumtchi et des doles secoués
frénétiquement.
Dans les rues, habitées par les musulmans,
les maisons restaient closes. Sur le pas des
portes, parfois, se montraient des eunuques
coiffés de mitres jaunes qui s'interrogeaient
d'une voix enfantine, échangeaient des provi-
sions de bétel et de noix d'arec.
V-
MAISON EN FLEURS
Assilinia et Mimiose marchaient toujours, se
dissimulant le long des murailles.
— Ne sommes-nous point encore arrivés?
interrogeait la jeune femme qui se sentait dé-
faillir de plus en plus sur Tépaule de l'aimé.
— Bientôt, mon amour, nous trouverons un
refuge. Je l'ai choisi le plus loin possible du
palais, et nul ne nous découvrira dans ce quar-
tier perdu.
Pour l'encourager, il la pressait contre lui, la
baisait aux lèvres longuement, passionnément.
Alors, malgré sa lassitude, un sang plus vif
bouillonnait dans ses veines, une impression
'Z6^ LES COURTISANES DE BRAHMA
divine d'espoirs, de reconnaissance, d'ignorées
poésies chassait les regrets et les craintes. Une
àme nouvelle se dégageait d'elle-même et spi-
ritualisait ses sensations, comme si une autre
humanité eût pris possession de sa personne.
Une hésitation la prenait à tout dire à Mi-
miose. Elle remettait à plus tard sa confession
pénible.
Un vent plus âpre se levait, balayant la lune
qui rougeoyait sous le scintillement des étoiles.
Des bandes de promeneurs les bousculaient,
des rapprochements de sexes s'accomplissaient
toujours dans les pièces hautes, ouvertes aux
chercheurs d'oubli. Au fond des trous de lu-
mière brutale se mouvaient des danseuses et
des danseurs nus ; des impudicités éclosaient
à chaque pas devant les idoles chargées de ro-
ses et de toulsi, les hnga de bois dressés dans
les angles. Et, c'étaient, encore, des corps em-
brassés, mêlés comme au hasard, parmi les par-
fums chauds et les coupes vides.
La Rana n'écoutait rien, à demi-pâmée dans
cette orgie de chair, étalée partout, qui se-
couait son organisme, la faisait se serrer plus
étroitement contre la poitrine de son amant.
Ils étaient arrivés devant une construction
LES COURTISANES DK URAIIMA 235
basse, peinte en rose, et si clmrgée de plantes
grimpantes qu'elle semblait un bagitcha em-
baumé faisant suite à quelque demeure plus
fastueuse.
— C'estici, dit Mimiose. Comment trouves-tu
le nid?...
Elle lui tendit ses lèvres, silencieusement,
et ils entrèrent dans une chambre, ornée de
quelques peintures lascives, où tout avait été
préparé pour les recevoir. Un lit bas s'étalait
dans un angle, des nattes recouvertes de sable
d'or ouataient le sol, et des lampes de corne
jetaient de mystérieuses lueurs sur toutes
choses.
— 0 cher délice ! soupira-t-elle, en se jetant
dans les bras de Mimiose.
Il riait et pleurait, ne trouvant pas assez de
baisers pour lui prouver son bonheur de Tavoir
à lui, après tant de tristesses et de misères.
Quand ils furent las de caresses, données et re-
çues, qu'ils eurent assouvi leur fringale d'a-
mour, ilvoulut savoir comment elle avait quitté
le palais et endormi la surveillance jalouse du
Mogol? Elle raconta la ruse employée par Hal-
labab, et parla en frémissant de l'acte criminel
qu'avait conseillé l'Hedjeras.
236 LES COURTISANES DE BRAHMA '
— Demain, sans doute, nous apprendrons la
mort de Shah-Djahân, tué par l'excès même de
ses passions perverses.
— Demain...
Les sourcils de Mimiose s'étaient contractés.
— N'es-tu point satisfait? demanda-t-elle,
anxieuse.
Après un silence il exposa ses projets.
— J'aurais préféré vaincre le tyran par d'au-
tres armes. Moradbax, le fils de Shah-Djahàn,
s'avance vers Delhi avec Aureng-Zeb, son Irère,
pour s'emparer du pouvoir. En m'engageant
dans l'armée ennemie je combattais loyalement
et sûrement, car les deux frères disposent de
forces considérables et l'Empereur était sans
méfiance, ne pouvant croire à latrahisondeses
fils. Le défilé de Manddo, environné de forêts
et de montagnes, s'est déjà accompli sans diffi-
cultés, grâce à mes conseils, et, ici, on ne
songe qu'à fortifier la capitale tout en laissant
libres les postes qui pourraient empêcher l'ar-
mée d'approcher.
— Comment Moradbax, qui a le cœur droit,
a-t-il pu approuver les desseins d' Aureng-Zeb ?. ..
— On lui avait annoncé la mort de son père,
et son ambition étoufi'ait ses remords. Un ha-
LES COURTISANES DE BRAHMA 237
sard fait que cette mort est véritable. L'ennemi
triomphera sans combattre.
— Il ne faut pas le regretter, mon aimé, ainsi
nous ne nous quitterons plus, et nous goûte-
rons en paix le bonheur qui nous est dû !...
Cependant, Orpha avait suivi le couple fugi-
tif et découvert le nid d'amour caché sous les
fleurs. Les minces cloisons du logis laissaient
passer les paroles des amants, et le prince,
après avoir écouté le dangereux entretien qui
l'initiait au crime d'Hallabab et aux projets
d'Aureng-Zeb, s'éloigna vivement dans la di-
rection du palais en recommandant aux sonars
de faire bonne garde.
Le jour paraissait, et les marchands, profitant
de la fraîcheur,, dressaient leur étalage le long
des rues étroites où s'ouvraient tout à l'heure
les maisons de volupté. Les uns suspendaient
aux clous de l'intérieur des^/i/ië^a^ encore frais,
des dou-pattah tissés d'or, couleur de banane,
de safran, de toulsi ou de maida; des langouti,
frangés de perles, agrémentés de grelots de
cristal ou de broderies légères en fils de soie.
Des boutiques offraient des bijoux barbares de
cuivre et d'argent, caboches de corail et de tur-
23(S LES COURTISANES DE BRAHMA
quoise, des amulettes d'ivoire, des yoni-linga,
des arrues précieuses. D'autres se présentaient,
embuées de relents bizarres, avec des sachets
contenant de la salamandre séchée, de l'aco-
nit, des scarabées confits au vinaigre pour les
douleurs de tête, des serpents cobra, engourdis
dans des filets, de la mandragore et des can-
tharides, qu'emportaient des femmes aux pau-
pières fumeuses, aux désirs toujours tendus
vers l'amour ou le meurtre.
Mais il quitta ce quartier de prostitution pour
la somptuosité des places, montrant les tem-
ples rouges et les érections de palais de mar-
bre et d'or.
Il courait, sans rien voir autour de lui, uni-
quement possédé par cette pensée qu'il allait
peut-être sauver l'Empereur, et que ce service
lui assurerait les destinées les plus hautes.
Bousculant sur son passage les gardes, les
eunuques et les femmes, il se dirigea vers la
chambre d'Assilinia^ écarta les draperies de
pourpre quienvoilaientl'entrée, etdemeuraim-
mobile, les regards dirigés vers la couche où
gisait Shah-Djahân...
VI
LE MEURTRE D HALLABAB
L'Empereur était étendu sur le lit jonché de
fleurs, dans l'attitude d'un homme qui dort, et
l'on aurait pu s'y tromper, s'il n'avait été baigné
dans le sang. Il avait le sein percé d'un coup
de poignard et l'arme meurtrière était encore
dans la plaie. A Tautre bout de la pièce, age-
nouillée dans l'ombre, Hallabab pleurait éper-
dument.
Orpha avait déjà ordonné aux eunuques de
ramener les médecins du palais. A moitié en-
dormis, ils arrivaient, se hâtaient auprès de
Shah-Djahân, le palpaient, le retournaient.
240 LES COURTISANES DE BRAHMA
constataient qu'il sortait d'une syncope pro-
fonde, mais qu'il respirait encore.
Des soins déjà tardifs, mais empressés, lui
furent rendus avec tant de succès qu'on par-
vint à réveiller en lui le sentiment de la vie.
Le prince, rassuré, au moins présentement,
sur le sort de TEmpereur, s'était emparé d'Hal-
labab qui continuait à sangloter tout bas, sans
chercher à fuir.
— Pourquoi as-tu voulu tuer le Maître ? de-
manda-t-il, lorsque la jeune fille put parler.
Elle avait reconnu celui qu'elle aimait de
toutes ses forces et qui, sans le savoir, avait
armé son bras ; car, peut-être, n'eùt-elle point
accepté le rôle odieux dont on Tavait chargée,
si l'espoir de rompre le mariage d'Assilinia et
du prince ne l'eût soutenue.
Elle tomba sur ses genoux, leva les mains
avec angoisse, cherchant à saisir le langoutis
du prince. Mais il la repoussa.
— Pardonne-moi, soupira-t-elle, je t'aime!
Il eut un ricanement de dédain.
— Tu m'aimes? et tu as cru me prouver ce
bel amour en accomplissant le plus grand de
tous les crimes!...
— J'étais jalouse de la Ptana que tu venais
LES COURTISANES DE BRAHMA 541
d'épouser ! J'ai favorisé sa fuite pour me rap-
procher de toi.
— Et tu as poignardé l'Empereur ?...
Elle frémit de la tête aux pieds, pleura plus
fort. Ce n'est point ainsi qu'elle avait promis de
faire périr Shah-Djahân. La vieille Hedjeras
lui avait enseigné un moyen meilleur, mais
toutes ses pudeurs de vierge s'étaient éveillées
à la fois, et, dans le dégoût de l'acte qu'elle
allait accomplir, elle avait tiré Tarme que le
Mogol portait à sa ceinture, et elle avait frappé,
dans un paroxysme de révolte et de haine.
— Pardonne-moi, répéta-t-elle, si tu savais
quelle tendresse j'ai pour toi !
Elle se cramponnait à ses genoux, portait
passionnément à ses lèvres le bout de ses vê-
tements.
Avec rage il s'éloigna de quelques pas. Et,
comme elle se traînait près de lui, il la repoussa
du pied, appela deux eunuques, et leur ordonna
de l'enfermer dans un des cachots du palais,
en attendant que l'Empereur eût décidé de son
sort.
Quelques jours se passèrent dans des alter-
natives de crainte et d'espérance qui réveillè-
16
242 LES COURTISANES DE BRAHMA
rent la sympathie publique pour le vieux mo-
narque que tant d'excès avaient affaibli.
Orpha, dès qu'il jugea le Maître en état de
Técouter et de le comprendre, lui fît part du
secret qu'il avait surpris dans la petite maison
du quartier bas, oii s'étaient réfugiés Assilinia
et Mimiose.
— Vos deux fils, Moradbax et Aureng-Zeb,
se préparent à vous attaquer dans votre propre
empire pour vous arracher le pouvoir; il est
temps de prendre les mesures nécessaires à la
résistance, conclut-il, après le récit détaillé de
ce qui s'était passé.
Ainsi que l'ambitieux l'avait espéré, l'Em-
pereur fut reconnaissant du service rendu.
— Je n'ai plus désormais qu'un fils, et ce fils
c'est vous, lui dit-il, lorsque les médecins l'eu-
rent assuré d'un prompt rétablissement. Mes
enfants veulent me chasser de mon propre do-
maine. Je leur retire mon affection et mon es-
time pour vous en gratifier. Allez, Orpha, allez
combattre pour la bonne cause. Je vous donne
le commandement de mon armée, et j'ai con-
fiance en votre valeur. Si Mohammed est sen-
sible à mes prières, il fera retomber sur les re-
belles les malédictions de leur père !
LES COURTISANES DE BRAHMA 243
Le prince, portant ses mains à son front, puis
à sa poitrine, en signe de soumission et de re-
connaissance, assura Shah-Djahân de son pro-
fond dévouement, et déclara qu'il saurait se
rendre digne de la haute mission qui lui était
confiée.
VII
NUITEE D AMOUR
Cependant, Assilinia et Mimiose, pressés
l'un contre l'autre dans la petite maison des
quartiers bas, se faisaient, après la fatigue des
premières ivresses, le récit de leurs luttes et
de leur misère. Mais cet entretien était fré-
quemment interrompu par des baisers nou-
veaux plus tendres et plus profonds.
— Ah! qu'il est doux, mon Mimiose, mur-
murait l'amante, quand le son des cloches
expire dans les tours de Kutbu'l de partager
avec toi la couche longtemps solitaire où je
t'appelais si ardemment !
— Tu es à moi, mon adorée, et les génies
24i LES COURTISANES DE BRAHMA
maléfiques de l'onde et du feu qui séparaient
de ton voluptueux sommeil le sommeil de ton
amant, ne se dresseront plus entre nous. Mais
tu dors. Lotus de flamme, et te voilà sans
force contre mon cœur comme la fleur que la
tempête a battue sur le bord du fleuve. Repose
donc sur mon sein, et que je sente la tiédeur
de ta chair me pénétrer ineffablement pour
affoler mes sens!... Les phalènes du rêve,
tandis que je regarderai tes beaux yeux se fer-
mer, descendront en bourdonnant. Elles frap-
peront de leurs ailes pelucheuses ton front
plus poli que le bouclier de Smara, et la pous-
sière translucide de leur vol se mêlera à la
vapeur bleue des parfums.
Les déesses de la nuit baisent leur sci-
thos d'ivoire, interrogent les cordes sonores
qui répondent aux battements de leur cœur
toujours embrasé, puis s'arrêtent sur un accord
d'éperdue tendresse qui prolonge leur spasme
divin.
Après l'anéantissement du plaisir, elles se
regardent, se penchent, se consultent, s'é-
treignent encore, confondant leurs cheveux
de lumière, et leurs lèvres rouges se joignent
dans l'extase d'une fantaisie nouvelle, car lo
LES COURTISAN LS DK lUiAIIMA. 2't7
désir nait du désir et les génies de l'air
s'aiment comme les abeilles butinent !...
Laisse-moi, car je t'ai pleurée longtemps,
laisse-moi oublier les larmes qui brûlent en-
core mes paupières dans la fantasmagorie de
ces songes charmants!... Tu vois bien que les
fantômes d'amour nous effleurent de leur vol
pressé, mobile, inconstant qui monte comme la
vague apportée par le flux, et descend comme
elle, en roulant sur son onde fugitive toutes
les couleurs de l'écharpe de Dourga, alors que
la mer, à la fin des tempêtes, vient briser en
expirant le dernier point de son cercle immense
contre la proue du vaisseau !...
Ainsi parlait Mimiose, en berçant son
amante, et c'était comme une sereine mélodie
qu'accompagnait le ronronnement de Ramô,
blottie contre la couche, ainsi qu'une chatte
frileuse. La panthère fermait ses yeux d'éme-
raude, allongeait ses pattes puissantes, dont
le velours amoureux cachait les grilles, et
elle semblait aussi une béte de rêve et de vo-
lupté.
— As-tu vu, reprenait le Gourkas, le long
des murs de Chahdjahanabad, lorsqu'ils sont
frappés par l'aurore vermeille qui régénère le
248 LES COURTISANES DE BRAHMA
monde, une longue suite d'hommes sombres,
décharnés, aux paupières meurtries, aux
dents grinçantes de rage et de faim, aux re-
gards rouges et stupides?... Les uns sont
accroupis comme des brutes, les autres restent
debout, appuyés contre les piliers, et fléchis-
sent à demi sous le poids de leur corps exté-
nué?... Les as-tu vus, la bouche entr'ouverte
pour aspirer encore une fois l'air des bagitcha
embaumés ?... Ainsi j'étais devant le palais où
je te savais captive, et, pour un de tes sou-
rires, j'aurais donné mon sang!
Assilinia ne répondait que par des baisers
aux paroles ardentes de son amant. Pour-
tant, à un moment, elle se dressa frémis-
sante.
— N'entends-tu pas?...
Ramô, tout le poil hérissé, avait rugi sour-
dement.
— Je n'entendsrien, déclara Mimiose, après
quelques minutes de silence.
— Il m'avait semblé que des hommes chu-
chotaient autour de la maison. N'aurions-nous
point été suivis?...
— Suivis? Et par qui?... Tout dormait au
palais, lorsque tu as quitté le Mogol?...
LES COURTISANES DE BRAHMA 249
— Du moins, je ne pense pas avoir éveillé
l'attention des gardes et des eunuques, mais
nous avons un ennemi plus redoutable.
— Orpha?...
— Orpha, mon époux, aujourd'hui, qui peut
m'avoir guettée dans Tombre.
Tous deux restèrent silencieux pendant
quelques moments, cherchant à saisir les bruits
du dehors. Mais Assilinia se mit à rire elle-
même de ses craintes.
— Je suis folle de m'épouvanter ainsi î Re-
prends-moi sur ton cœur, cher amant, et mets
entre tes lèvres la noix de bétel pour que je
la prenne ainsi, bouche contre bouche. Puisque
nous ne pouvons nous marier selon les lois
sacrées, le Pourohita, (brahmane) me dégagera
de mes vœux criminels et fera, pour que
notre union soit éternelle, le Iloman ou sacri-
fice au feu. Ensuite, nous serons l'un à l'autre
pour la vie, et nous ne craindrons plus rien
des pitris maléfiques !
Mimiose serra plus fort contre sa poitrine le
corps charmant de sa maîtresse.
— Oh! dit-il, je suis auprès de toi et je te
défendrai jusqu'à la mort! Nul n'oserait t'ar-
racher de mes bras !
250 LES COURTISANES DE BRAHMA
— J'ai peur des ténèbres ! N'est-ce pas pour
moi que Shah-Djahân est mort?
— Tu t'es vengée et tu as accompli la mis-
sion divine. Que tes lèvres pressent mes lèvres,
ma bien-aimée, et que le nectar de ta bouche
descende en moi comme un flot de miel!
— Ranime, dit-elle, ces flambeaux qui pâ-
lissent. Les démons, tu le sais, craignent les
vapeurs odorantes de la cire et de l'huile.
Il se leva pour obéir, mais Ramô lui barra le
passage. Les yeux verts de la panthère avaient
des lueurs brèves, ses babines se retroussaient
sur ses crocs aigus.
— Paix ! fit-il, en passant sa main caresseuse
sur la tête de labète.
Elle ne se calma pas, gronda plus fort, tandis
que des ondes rapides plissaient sa fourrure
sombre.
Mimiose, malgré les pleurs d'Assilinia, alla
regarder au dehors ; tout semblait calme. Des
bruits de chansons et de baisers troublaient
seuls le silence de la nuit.
Le jeune homme sema quelques fleurs dans
une coupe de lait parfumé de saligram, et
attisa le feu des brùle-parfums. Les flammes se
courbaient autour du rebord circulaire du
LES COURTISANES DE BRAHMA Î51
réchaud, se penchaient, se rapprochaient,
l'effleuraient de leurs lèvres d'or. Bientôt le
lait fut chaud, et l'amant l'offrit à sa maîtresse,
buvant ensuite où elle avait bu pour connaître
ses pensées d'amour.
Les ivresses de la nuit avaient étourdi les
sens de la Rana ; elle voyait, malgré elle, les
fantômes de son imagination se poursuivre dans
les recoins obscurs et danser dans la fumée des
cires odorantes. Elle entendait d'étranges
rumeurs, elle distinguait des voix, tour à tour
graves et menaçantes, injurieuses ou ironiques.
Et, comme en un suprême refuge, elle se blot-
tissait contre la poitrine tumultueuse de son
ami, voulait de nouvelles caresses pour oublier
jusqu'au souvenir de ses épouvantes.
VIII
LA MURAILLE VIVANTE
— Nous sommes trahis !
— Que dis-tu?...
— La demeure est cernée !
Mimiose, aux premières lueurs du jour, avait
vu briller les lances des soldats autour de la
maison d'amour, et des hommes, couchés de-
vant le seuil, en défendaient l'entrée.
Assilinia se leva, frémissante, rejeta sur ses
épaules les boucles emmêlées qui lui cou-
vraient le visage.
— Il faut fuir !
— Fuir?... Mais, par où?
254 LES COURTIS.\NES DE BRAHMA
— La maison n*a-t-elle pas d'autre issue?...
— Non, nous occupons Tunique pièce du
logis... Si j'étais seul, je ne craindrais rien,
mais, pour toi, chère Volupté, le moindre dan-
ger me semble redoutable !
— Je serai brave, mon aimé, aussi brave
que toiî
— Alors, viens...
Il glissa un bras autour de sa taille et s'arma
de son poignard pour écarter l'ennemi. Au
premier pas qu'il tenta hors de la maison un
souar se précipita devant lui.
— Vous ne passerez pas, dit-il, par ordre de
l'Empereur !...
Mimiose se mit à rire.
— Ton Empereur doit être mort, à présent.
— Mort^..
Tous les soldats s'étaient dressés, le visage
consterné. Cependant, ils croisèrent leurs
lances de^^nt les amants, et celui qui avait
déjà parlé et qui semblait le chef, leur ordonna
de rentrer.
— Non, dit Mimiose, nous partirons, malgré
vous !
— Malgré nous?... Tu es seul avec cette
femme qui ne saurait se défendre!... Ne tente
LES COURTISANES DE BRMIMA VD.)
donc pas l'impossible et attends avec résigna-
tion les ordres du Maître.
— Je veux passer! cria le jeune homme qui
leva son poignard sur le soldat. Vingt bras,
aussitôt, s'abattirent sur lui; mais la panthère,
prompte comme la foudre, bondit dans le
groupe avec un rauquement formidable, et ses
crocs puissants entrèrent dans la gorge du chef.
Abandonnant le corps palpitant qui se convul-
sait dans les derniers efforts deTagonie, Ramô,
Téchine pliée, prit son élan pour abattre une
proie nouvelle. Et, à tout moment, son long
corps souple se rassemblait pour une attaque
plus furieuse. Tout homme atteint était un
homme mort.
Avec une adresse infinie elle sautait de gau-
che et de droite, se dérobant aux coups les plus
imprévus. On ne voyait que l'arc de son dos se
tendant et se relâchant avec une ardeur infati-
gable. Des lambeaux de chair pendaient à ses
griffes, son mufle était rouge ; rouge aussi son
pelage royal, rouge la terre, rouges les murs,
rouges les amants enlacés qui, peu à peu, dans
cette pluie de sang, avançaient vers la déli-
vrance.
Enfin, la route fut libre; avec un grand cri
256 LES COURTISANES DE BRAHMA
de joie Mimiose et la Rana, pressés l'un contre
l'autre, franchirent les corps convulsés des
derniers combattants, et disparurent dans les
lueurs indécises de l'aurore.
IX
EN AVANT !
Orpha, investi du commandement en chef
de l'armée impériale, marchait à la rencontre
des fils rehelles, et les joignait sur les bords de
la rivière d'Ugen. Comme on était au temps de
la Grîchmaj les eaux se trouvaient basses et
faciles à traverser. Aureng-Zeb, qui conduisait
l'avant-gardedes troupesennemies, se présenta
le premier, et, le reste de son armée se faisant
attendre, il se borna d'abord à empêcher les
troupes d'Orpha de gagner l'autre rive. Les
régiments des deux frères se rangèrent hors de
leurs retranchements, mais ils ne se précipi-
tèrent point à l'attaque, craignant de s'em-
17
zoo LES COURTISANES DE BRAHMA
bourber. La lourde cavalerie et la réserve for-
midable des éléphants ne purent s'y déployer,
ce qui donna l'avantage aux légères bannières
impériales.
Ce n'était plus dans le camp des deux frères
la belle ardeur de la veille, cette force irrésis-
tible qui poussait les rebelles, alors qu'ils s'ima-
ginaient trouver le champ libre et fondre sur
une proie sans défense. L'armée de Shah-
Djahân combattait avec acharnement mais,
selon la recommandation de l'Empereur, elle ne
frappait pas les premiers coups, attendant que
l'ennemi se fût livré lui-même.
Le soir, cependant, tout changea ; Orpha, à
bout de patience, conduisit de nouveaux régi-
ments au combat. Il se multipliait, se ruait à
l'attaque en tète de ses escadrons, et ne recu-
lait qu'à portée des sabres ennemis.
L'armée d'Aureng-Zeb était surtout com-
posée de cavalerie, car les Mogols sont encore
meilleurs cavaliers que les Persans. Couverts
d'armures compliquées, ils montaient des che-
vaux gigantesques et lourds. Les princes et les
chefs étaient fortifiés dans des tours posées à
dos d'éléphants. Une fois lancés dans les
plaines de THindoustan, rien ne résistait àleur
LES COURTISANES DE BHAHMA 259
clioc formidable. L'armée d'Orpha, au con-
traire, formée d'escadrons de cavalerie, aux
chevaux allégés des anciennes armures, et de
fantassins qui maniaient également bien le
mousquet, l'arc et la lance, était prête à l'at-
taque comme à la retraite, déjouant les calculs
d'Aureng-Zeb etdeMoradbax. Quoique larivière
fût déjà chargée de cadavres, les soldats se pré-
cipitaient à l'assaut avec des hurlements. Ils se
heurtaient aux poitrails cuirassés des chevaux,
tombaient, décimés par les traits, sous le fer
des lances, mais revenaient quand même à- la
charge. Dans la marée montante de ce flot
humain, les étendards de pourpre 'et d'or des
frères rebelles commencèrent à ployer. A
travers les jungles, les plaines, les rivières,
s'écoulaient des ondes humaines sans cesse
accrues de djaths mécontents et de bigaris. Ils
annonçaient que Shah-Djahân, à la tête d'une
nouvelle armée, venait réduire ses fils. Le
combat fut interrompu et Aureng-Zeb demanda
à parlementer ; mais Orpha, refusa de l'enten-
dre, et lança ses troupes à Tassant des re-
tranchements.
Le prince, à la tête de dix mille hommes,
se réservait de les soutenir au moment décisif.
260 LES COURTISANES DE BRAHMA
Tous les instruments barbares éclatèrent à la
fois, se fondirent en une sonorité immense où
s'annulèrent les hurlements des vaincus, les
cris d'angoisse des blessés et des mourants.
Orpha, maintenant, rentrait , triomphant. Il
marchait cependant au milieu de la révolte, du
carnage et du feu. Cadavres et bûchers mar-
quaient sa route ; les Thugs avaient passé par
là et le sang giclait sous le sabot des chevaux.
Dans les faubourgs de Delhi, des bandes ivres
d'arack allaient de maison en maison, traînant
les Hindous par les cheveux, les violant, les
égorgeant et se partageant leurs bijoux. Au
bout des piques des tètes se balançaient ainsi
que des corps d'enfants, transpercés, encore
palpitants, les yeux agrandis d'épouvante. Les
idoles dorées et les linga, dressés à chaque
angle de rue, disparaissaient sous la boue et
les immondices. L'air était fumeux de choses
brûlées, dans le vertige des bêtes de somme
chassées de leur gîte, et qui galopaient fréné-
tiquement, à l'aventure. La cohue se couron-
nait, à tout moment, d'un étendard, d'une
hampe, surmontée d'une main coupée, d'un
cœur barbouillé de sang noir, de chosesrouges
informes, qui flottaient, laissant couler des
LES COURTISANES DE BRAIIMA 261
gouttes tièdes sur les visages contractés de
fureur.
Le même cri toujours retentissait :
— Mort aux idolâtres ! Mort aux Sivaistes !
Une poussée se faisait, un glaive étincelait,
et une tête sanguinolente, les yeux crevés,
était hissée sur une pique, secouée comme une
épave glorieuse. Des soldats, en riant, parfois,
enfonçaient une torche flambante dans la bouche
du supplicié, criant qu'il allait savourer sa der-
nière pipe d'opium et que la fumée en serait
agréable à Brahma !
Des hommes enchaînés, le nez, les mains et
les oreilles coupés, erraient lamentablement,
pleurant et demandant grâce ; des femmes
montraient leurs mamelles mutilées , des
jeunes filles éventrées étaient piétinées par la
foule.
Au loin c'étaient des hérissements d'armes
barbares, des trouées de glaives, dans l'étincel-
lement des plaques, des cuirasses et le reten-
tissant écoulement de la cavalerie rentrant au
palais.
Sur les places leà Bhaï-Tchokri dansaient
pour le plaisir des vainqueurs, montrant leur
nudité dorée sous les gemmes luisantes. Par-
262 LES COURTISANE? DE BRAHMA
fois, elles poussaient im cri et glissaient dans
le sang, maisles soldats les relevaient, les exci-
taient de la voix et du geste, se mêlant à leur
danse, les entraînant dans une course folle à
travers les rues luxueuses oii le pillage était
moins actif.
Avec eux gambadaient les singes sacrés de
la mosquée de Koortub-Minar que le meurtre
réjouissait. Ils couraient après les tètes muti-
lées, noires de fange, que les soldats s'amu-
saient à faire rouler du pied. Et toujours là foule
grossissait, se ruant au massacre.
Les plus paisibles s'arrêtaient devant les
boutiques qui trouaient les quartiers comme les
alvéoles d'une rucbe. On avait forcé les mar-
chands à rester derrière leurs éventaires, à
distribuer leurs étoffes et leurs joyaux dont se
paraient les soldats ivres. Sur les marches des
temples hindous, les brahmes se montraient
dans leur robe blanche, croisant les bras sur la
poitrine, défiant les égorgeurs de femmes et
d'enfants. Les Musulmans les accusaient de
s'égayer la nuit à l'ombre des idoles, après
avoir fait le vide autour de leurs vices prodi-
gieux. Beaucoup furent tués sur les marches
déjà rouges de meurtr-e. a'-w-Tochés parle milieu
LES COU U TISANES DE liRAHMA 263
du corps sous les voûtes, où ils se balancèrent
comme de grands oiseaux blancs.
Des form.es humaines se poussaient sur les
ghûts, et un bruit d'eau jaillissante annonçait
à tout moment la chute d'un corps. Morts et
agonisants étaient jetés pêle-mêle dans la
Jumna, qui s'élargissait sous la poussée des
cadavres. Des masses molles, flottantes, cou-
laient sous la lune, qui éclairait d'une lueur
sinistre les faites des temples, les pointes des
colonnes et des obélisques, les arcs, les cou-
poles, les minarets grêles dont les ors flam-
baient, trouant le ciel. Des canaux dégor-
geaient une eau noire avec deshoquets d'ivro-
gnes.
Et toujours des groupes passaient, portant des
corps qui plongeaient dans le fleuve, sous les re-
jaillissements-de l'eau, puis reparaissaient plus
loin, la bouche ouverte, ricanant aux étoiles !
Cependant, Aureng-Zeb et Moradbax s'étaient
retirés, laissant avec les prisonniers cinq cents
chevaux et deux cents éléphants. Shah-Djahân
refusa de les poursuivre, malgré les conseils
des ministres, qui prévoyaient que le monarque
succomberait bientôt, vaincu par l'ambition de
ses fils également avides de régner.
264 LES COURTISANES DE BRAHMA
Après trois jours de pillage et de meurtre, la
ville reprit à peu près ses occupations accou-
tumées, malgré les deuils et les ruines.
Les captifs, jetés dans d'affreuses prisons, at-
tendaient la mort. Et, parmi eux, Hallabab, ré-
signée, se préparait au supplice, sachant que
son crime était de ceux qui s'expient cruelle-
ment! Derrière la grille de son cachot elle
voyait les eunuques, mitres de jaune, chasser
les esclaves à grands coups de lanière, les
souars aligner les armures, éclaboussées de
sang et, parfois, du bout de leur lance, piquer
les vaincus, tapis comme des bêtes au fond de
leur cage. Des déchirements de trompettes pas-
saient au loin, annonçant des parades, des sor-
ties de cortèges protégeant Shah-Djahàn qui
se montrait à son peuple.
X
ETREINTES POUR ETREINTES
— Maître, il convient d'infliger à cette femme
un châtiment égal à la faute.
Shah-Djahân, unelueur dans ses yeux jaunes,
interrogeait Orpha.
— Tu dis qu'elle a voulu me tuer par l'excès
des caresses?...
— Oui, c'est l'Hedjeras qui lui a conseillé ce
meurtre effroyable !...
— Mais quel intérêt avait-elle à ma mort?...
— Elle m'aimait et elle était jalouse de la
Rana.
— Alors, elle a pris sa place auprès de moi ?. . .
266 LES COURTISANES DE BRAHMA
— Oui, pour permettre à Assiliniade fuir avec
son amant.
— Sais-tu ce qu'ils sont devenus?...
— Non, Maître, mais nous les retrouverons.
Aucune torture ne sera assez cruelle pour
eux.
L'Empereur réfléchit un moment.
— Je sais quel est le supplice qu'il convient
d'infliger à ta femme. Nous commencerons par
Hallabab, sa complice, afin d'expérimenter
ridée que je viens d'avoir, et nous saurons ce
qu'une créature humaine peut supporter d'é-
treintes en un jour.
— Quoi, vous voulez?...
— Je veux que tous les soldats de la Garde
impériale profitent de son corps virginal que tu
feras attacher entre les sept lingam du temple
de Kutbu'l. Et, si elle résiste à ces farouches
attaques, nous ferons Jvenir les troupes de la
ville, jusqu'à ce que la mort mette un terme à
cette monstrueuse débauche.
Orpha approuva en riant le projet du Mogol.
— Ah! ses seins menus aux bouts rigides,
Sun torse lisse, fin et pur comme un lotus d'or,
sa face altière auxsçrands veux moirés d'ombres
et de clartés, sa bouche plus menue qu'un pi-
LES COURTISANES DE BRAHMA 267
ment musqué!... Penses-tu que nos hommes
refuseront un tel régal ?. . .
— Non, dit le prince, et, même morte, avec
son sourire d'atroce volupté, elle ne manquera
pas d'amants!
Devant le palais défilaient les régiments
vainqueurs, portant des étendards verts, avec
des stries d'or, ou pourpres en flottement de
sang.
Shah-Djahân se montrait sur la terrasse au-
dessous de la devise fameuse de la capitale des
Mogols : « S'il est un ciel sur la terre : Le voici !
Le voici!... ))
Au loin se dressaient, sous les rayons rouges
du soleil, les mosquées, les temples, les tom-
beaux, les fortifications de toutes les époques
de l'art hindou des anciennes Delhi, renversées
par les Mogols. Puis, c'était le palais de Fe-
rozabad renfermant le pilier d'Asoka, les ruines
d'Indourpont, le tombeau d'Houmayoum, les
mosquées et les colonnades de Koutab. Sur
une sorte d'éminence, la tour de la Victoire,
élevée au treizième siècle, dominait ces cons-
tructions. Un faisceau de colonnes, divisées en
cinq étages par des galeries circulaires, sem-
blait plus particulièrement absorber la lumière,
268 LES COURTISANES DE BRAHMA
et de grandes verrières de pourpre et d'argent
étincelaient comme des phares.
Mais Shah-Djahàn portait ses regards sur la
mosquée de Djoumnah, la plus vaste de l'Inde,
qu'il avait fait construire pour son culte per-
sonnel et qui couronnait un rocher recouvert
de jade et d'ivoire, curieusement travaillé,
ainsi que d'un surplis de rigide dentelle.
Une porte de marbre rose, à ornements de
cuivre, se voyait de la terrasse, entre des co-
lonnades polychromes de porphyre. Trois
arches gothiques, surmontées d'un dôme de
métal et de quatre minarets, donnaient accès
dans la pagode impériale.
. — Il eût été dommage, ditleMogol, en éten-
dant la main vers les somptuosités de sa ville,
de perdre tout cela! J'ai relevé Chahdjahanabad
de ses ruines, j'en ai fait la perle de l'Inde et
la capitale admirable de mon empire ! Nul ne
saurait contester de tels bienfaits... Et, certes,
je n'ai pas versé le sang autant que mes devan-
ciers. Indra Prastha, la Delhi des Arya, a connu,
il y a bien des siècles, tous les maux de la
guerre. Elle a payé son titre de métropole de
l'Hindoustan d'une façon particulièrement hor-
rible! Moi, je n'ai combattu que pour me dé-
LES COURTISANES DE BRAHMA 269
fendre et, cette fois-ci encore, je n'ai tiré les
armes que contre mes fils ingrats. Ai-je donc
mérité tant de haine?
Orpha porta la main à son cœur, trop troublé
par les paroles du Maître pour essayer d'y ré-
pondre. Il est des silences plus éloquents que
les plus grands éloges.
Le soleil flamboyait toujours sur la cité des
antiques rajahs. Au loin, des stries jaunes et
roses marquaient la limite extrême où le ciel
et la terre semblaient s'unir derrière les débris
de tombeaux et de forteresses démantelées.
Mais, Shah-Djahân, avec un soupir, reporta
ses regards, soudainement attristés, vers les dé-
licates mosquées aux dômes rutilants qui, plus
près de lui, se montraient entre les tam.arins
et les lilas de l'Inde aux grappes fragiles. Là,
le marbre blanc et les incrustations de gemmes
précieuses égayaient le ciel ; les obélisques de
srès rose, les colonnes semées d'agates, de cor-
nalines de lapis-lazuli et de conglomérats de
Jessalmir éclataient comme un immense feu
d'artifice dans la mélancolie du décor lointain .
— Vois-tu, reprit l'Empereur, après les lon-
gues et terribles batailles, après les luttes fra-
tricides qui déshonorentrhumanité, on éprouve
270 LES COURTISANES DE BRAHMA
le besoin de faire une halte dans les jardins
d'amour, et de respirer des parfums plus doux
que ceux des champs de bataille ! Si j'ai aimé
beaucoup la femme, je n'ai guère fait de mal à
mes sujets, et, sans l'ingratitude de mes fils,
mon règne eût été un règne pacifique.
Le vieil Empereur soupira, de nouveau,
comme s'il eût deviné que la défaite était pro-
che et qu'il jouissait pour la dernière fois de sa
ville merveilleuse, parée, ainsi que là femme
de Mohammed, de tous les joyaux de la terre !
XI
DANS LE SANG ET LES ROSES
Le temple de Kutbu'l présentait un merveil-
leux intérieur d'encens, de lumières et de
fleurs. Le reflet des lampes s'évadait par les
vitraux en jets multicolores, et les trompettes
de métal sonnaient éperdument, appelant les
soldats de Delhi au meurtre d'amour.
Le peuple hindou écoutait avec inquiétude
les sons balancés par le vent en ondes, tantôt
graves et lentes, tantôt légères et brèves. Les
jeunes filles portaient k leurs lèvres les féti-
ches et les amulettes de la déesse, car, depuis
la victoire d'Orpha, les supplices se succédaient
27'2 LES COURTISANES DE BRAHMA
aux abords du palais que les vautours hantaient
de leur vol sombre.
On ignorait le criminel attentat d'Hallabab
sur la personne de l'Empereur, mais on savait,
cependant, qu'une jeune femme, en expiation
de ses fautes, était condamnée à périr dans de
mystérieuses tortures entre les sept lingam du
temple des Hedjeras.
Les prêtresses mutilées se rendaient dans la
salle de l'Immolation, un lotus d'argent brodé
sur l'épaule, la tête mitrée de gemmes glau-
ques avec de longs voiles tombant tout droit
sur leur poitrine frêle.
Les bramements des tcbiloumtcbi, frappés
par des doigts nerveux, se mêlaient à leurs
chants sacrés. Leur voix rauque avait des dé-
chirements profonds, semblables à la plainte
des flots qui se brisent sur les rochers ; elle dé-
celait les tempêtes de l'âme et des sens, le dé-
sespoir des éternelles impuissances.
Devant le temple se pressaient les gardes de
Shah-Djahân, les régiments de la Lune et du
Soleil, déjà ivres d'arack.
Les eunuques leur distribuaient le gandjah et
l'opium, qu'ils mâchaient lentement, le cer-
veau envahi par d'étranges désirs.
LES COURTISANES DE BRAHMA 273
A leur droite rayonnait la Jumna avec ses ka-
tarra aplatis, ses badjera, ses houlak, ses dan-
ghi, sur lesquels pesaient des ombres rousses,
des ombres roses et grises de voiles langoureu-
sement tombantes. De l'autre côté les ruines
des anciennes cités profilaient dans l'azur leurs
silbouettes mornes.
Et, par le grouillement des rues, arrivaient
d'autres troupes, dont les armes et les éten-
dards passaient au-dessus des tètes comme des
oiseaux migrateurs en route vers la lumière.
Hallabab, au milieu des Hedjeras, dans la
salle fleurie du temple, serrait nerveusement
la main de Pèkéo, son ancienne compagne,
devenue la servante mutilée de Dourga.
Hadj-Hidi, la vieille et sinistre prêtresse,
dont le souffle courait sur ses cheveux trempés
de sueur, posait le lingam, maître du monde,
entre ses seins, et lui ordonnait de se soumettre
à la volonté du Maître, puisque les dieux
n'étaient point intervenus pour la sauver du
supplice.
— Ah! dit la jeune fille, tu sais bien, pour-
tant, que j'ai tâché de suivre ton conseil, mais,
seule avec Shah Djahân j'ai senti en moi de
furieuses révoltes à la pensée de l'acte que j 'ai-
ls
274 LES COURTISANES DE BRAHMA
lais commettre j et j'ai frappé au hasard, dans
une sorte de délire, ne sachant plus ce que je
faisais!...
— Tu as eu tort, murmura la vieille, ma ven-
geance était sure et sans danger pour toi.
— Peut-être... Mais je n'aurais pu cepen-
dant me faire aimer d'Orpha ! A quoi bon vivre
sans amour?...
— Oh! l'amour vient quand on le veut...
Pour cela aussi il fallait t'en remettre à mon
expérience.
La petite soupira, un pâle sourire entr'ouvrit
ses lèvres.
— Au moins, les autres, ceux que j'ai sauvés,
seront-ils heureux?...
— Il ne faut pas chercher à connaître le se-
cret des dieux !
— Je mourrai plus tranquille avçc l'assu-
rance de ce bonheur que j'aurai créé...
— Hadj-Hidi allait répondre, mais la porte
du temple s'ouvrit, livrant passage au premier
soldat que des eunuques en robe pourpre en-
touraient.
Hallabab avec un cri terrible se voila les
yeux...
XII
LE CALVAIRE
Cependant, la fuite d'Aure'ng-Zeb n'avait été
qu'une feinte. Avec de nouvelles forces il reve-
nait sur Delhi. Shah-Djahân, indigné contre la
fourberie de ses fils, avait proposé, dans son
conseil des ministres, de diriger lui-même la
campagne décisive, supposant que Moradbax
et Aureng-Zeb n'oseraient point combattre
contre lui.
Sans doute, l'Empereur eût-il fait preuve de
sagesse en employant cet expédient, car Mo-
radbax, dont le cœur était bon, ne se fut point
obstiné à la révolte. Les amis qu'Aureng-Zeb
avait dans le conseil détournèrent Shab-Djahàn
276 LES COURTISANES DE BRAHMA
de cette résolution, en lui représentant que la
dignité et Tautorité du souverain en seraient
compromises, et, que, d'ailleurs, sa santé ne
lui permettait pas de s'exposer aux hasards
d'une campagne aussi périlleuse.
Un ministre influent, dévoué au fils rebelle,
lui parla dans ce sens fort éloquemment; on
prétend même que les grands yeux de sa
femme et les larmes de la begôm Saëb, un peu
négligée depuis quelque temps, entrèrent pour
beaucoup dans la décision du Mogol.
Orpha fut donc, comme il l'avait été déjà
une fois, investi du commandement en chef de
l'armée. Très glorieux de sa première victoire,
il espérait, après avoir vaincu les rebelles,
conquérir la Perse et entrer en Turquie. Par
des bruits adroits, répandus parmi ses troupes,
il animait le courage de tous. Deux mille élé-
phants, chargés de leur tour, et quinze cents
chameaux, équipés pour la lutte, suivirent le
convoi. A voir ces ondes guerrières se ré-
pandre dans la campagne aux environs d'Agra,
on eût supposé que le prince n'avait qu'à se
montrer pour vaincre ; mais certain levain de
haine fermentait contre ce chef improvisé
qu'une si soudaine faveur rendait suspect.
LES COURTISANES DE BRAIIMA 277
Les grands de TEmpire songeaient à se venger
du déshonneur que Shah-Djahân avait jeté sur
eux en séduisant leurs femmes, dont plusieurs
n'avaient point quitté le harem.
Orpha, plein de confiance en lui-même,
sortit de la forteresse d'Agra dans un somp-
tueux appareil. Le camp, dessiné sur le plan
d'une cité, avait ses rues, ses bazars et ses
courtisanes. Des cohortes se poussaient dans le
soleil luisant, avec leurs musiciens dont les
longues trompettes recourbées lançaient d'é-
clatantes fanfares que ponctuaient les rauque-
ments sourds des doles en peau de serpent.
C'était, de loin, un décalque violent de che-
vaux harnachés de pierreries, d'éléphants aux
longues défenses ciselées d'or, avec des haou-
dars en peaux de tigres et de crocodiles, de sol-
dats aiguisant leurs armes ou essayant une cotte
de mailles à imbrications de fer. Des chefs
portaient de collantes armures d'écaillés, de
bronze ou d'argent et passaient sur leurs che-
vaux nerveux dont les naseaux fumaient. Des
chameaux se dressaient, balançant leur tête
osseuse, obéissant à un ordre des conducteurs.
C'étaient, au loin, des rugissements de lions
enchaînés, des miaulements de léopards, des
278 LES COURTISANES DE BRAHMA
glapissements de singes. Près de la tente
d'Orpha, le camp était d'une richesse incompa-
rable. De jeunes garçons nus, ou vêtus de
robes entr'ouvertes, pinçaient des scithos et
des vina en chantant d'une voix grêle. Quel-
ques-uns tourbillonnaient, les bras étendus,
dans des envolements d'étoffes claires, de
bijoux tintinnabulants.
Auprès des gitons frisés, au corps délicat, il
y avait les fanatiques de Mohammed, les
adeptes mystiques qui se convulsaient jusqu'à
la frénésie, au son des instruments barbares.
Le rythme allant toujours en s'accélérant,
l'excitation et l'étourdissement des danseurs
amenaient un commencement d'insensibilité
physique. Ils faisaient, se tenant parle bras,
des rejets de tète en avant et en arrière,
comme s'ils la voulaient lancer ainsi qu'une
boule au milieu des assistants. Petit à petit
leurs prunelles chaviraient, une écume leur
sortait des lèvres. Après le tonnerre des instru-
ments déchaînés p- l'unisson, la musique cessait
dans un arrêt brusque qui produisait l'effet
d'un déchirement. Les yeux fous, les ongles
entrant dans leur poitrine, les fanatiques sem-
blaient des fauves en courroux. Ils mordaient
LES COURTISANES DS BRAHMA "279
et avalaient des cailloux, des serpents, des
scorpions qu'ils s'introduisaient dans la gorge,
se roulaient en poussant des clameurs fréné-
tiques.
Partout résonnaient les accords brefs des
tambourahs à tympans raidis, les trilles légers
des flûtes de bambou, tirés par des lèvres fié-
vreuses. A l'ombre bleutée des ruelles les
Bhaï-Tchokri peignaient leurs cheveux trempés
de baumes, s'épilaient, ou passaient sur leurs
paupières meurtries des poudres mauves et
brunes.
La tente d'Orpha était de pourpre brochée
d'or, avec des étoilem.ents de topazes et d'o-
pales. Des tapisseries la fermaient, couvertes
de dessins chimériquement précieux. Dans le
demi-jour de l'intérieur, où des lampes de
corne brûlaient lentement parmi les cassolettes
et les fleurs, le prince était couché, tenant
contre lui le corps brun et svelte de Yaminah
toute fière de cette gloire amoureuse. Derrière
le couple enlacé, grisé de parfums, de baisers
et de caresses, deux eunuques agitaient des
ilabelles, faites de grandes feuilles de lotus
recourbées.
— Alors, demandait la petite, après avoir
280 LES COURTISANES DE BRAHMA
entouré le cou de son amant de sa soyeuse che-
velure, — comme pour bien se prouver qu'elle
le tenait enchaîné par le lien des caresses, —
alors, tu n'as jamais été le mari d'Assilinia?...
— Tu le sais bien.
— Elle a fui, le soir de votre union, avec ce
Mimiose qui a passé à l'ennemi?...
— Il parait...
— On dit que ce Gourkas est maintenant le
conseil d'Aureng-Zeb qui lui a confié le com-
mandement d'une partie de son armée?...
Orpha ne répondit pas, mais un frisson par-
courut ses membres.
— On dit encore, poursuivit la Bhai-Tchokri,
que Mimiose a juré ta mort, et qu'il est brave
comme un lion... Au moins es-tu sûr de tes
hommes?... Uy a beaucoup de mécontents dans
le camp impérial. A ta place, je veillerais...
Le prince fronça les sourcils.
— Je ne crains personne, et cet aventurier
moins que tout autre... Il n'oserait se mesurer
avec moi !
— Ne t'a-t-il point déjà vaincu le jour du
Tamascha, lorsque tu . combattais des tigres
pour les beaux yeux de la Rana?...
Orpha repoussa sa maîtresse.
LES COURTISANES DE BRAHMA 281
— Songe à tes paroles, dit-il, nul ne saurait
me vaincre! Je me suis retiré de l'arène, dé-
daignant de me mesurer avec un Gourkas,
un bigaris que je veux ignorer, et qui n'est pas
digne de porter mon palanquin !
Yamina, câline, se pressa contre son amant,
souhaitant de lui faire oublier l'audace de ses
discours. Elle lui offrit le miel de ses lèvres,
lui prouva qu'elle ardait pour lui des plus brû-
lants désirs. Et, tandis qu'ils roulaient parmi
les coussins, les eunuques impassibles conti-
nuaient à faire voltiger, d'un mouvement ré-
gulier, au-dessus de leur extase, les grandes
flabelles de roseaux...
Mais, il y eut un émoi dans le camp, des offi-
ciers vinrent prévenir Orpha que l'ennemi ap-
prochait. Déjà une rencontre avait eu lieu la
veille. Dans la campagne piétinée gisaient, çà
et là, des cadavres d'hommes et de chevaux.
Un chemin de mort tendait son ruban rouge
entre les deux armées.
Orpha, s'arrachant des bras de Yamina,
rassembla ses régiments, qui se poussèrent en
désordre, ayant hâte de vaincre et ne dou-
tant pas de leur triomphe. Le prince ignorait
la science militaire, mais il avait confiance
•282 LES COURTISANES DE BRAHMA
en son étoile, qui, déjà, l'avait protégé.
Un étang bordait la route ; les boulets y glis-
sèrent sans atteindre les troupes d'Aureng-
Zeb, disposées en échiquier sur l'autre rive. Les
cavaliers, alors, se lancèrent à l'eau en pous-
sant leur cri de guerre, espérant, comme la
première fois, mettre l'ennemi en fuite, Mais
Aureng-Zeb fît reculer les hommes, ménageant
une sorte d'hémicycle où il pensait bien que le
prince n'hésiterait pas à s'engager avec ses sol-
dats. Orpha, en effet, se laissa prendre au piège,
et, lorsque l'infanterie de l'ennemi s'écarta,
comme un rideau, en démasquant les gueules
bées des canons et les tirailleurs tapis dans les
hautes herbes, il n'était plus temps de reculer.
Le téméraire sentait une sueur froideglisser
entre ses épaules, ses regards troubles se por-
taient au loin, aucune idée ne germait en son
cerveau endolori, anesthésié encore parles trop
véhémentes étreintes de la courtisane.
Les canons tonnaient, et, dans les spirales
de la fumée qui s'épaississait, par moments, on
voyait galoper les sonars de l'autre côté de
Tétang et Téclair d'or de leur cuirasse trouer
les nuées noires.
Les éléphants se ruèrent à l'attaque, mais ils
LES COURTISANES DE BRAHMA 283
s'eixlizèrent dans les marécages, et leurs masses
énormes, immobilisées, semblables aux ébou-
lements de quelque éruption volcanique, cou-
pèrent la retraite aux fuyards. Fusillés à bout
portant, frappés à coups de lance et de poi-
gnard, écrasés sous les sabots des cbevaux,
les soldats de Tarmée impériale n'avaient le
temps ni de se rassembler, ni de se défendre.
Quelques-uns, à la faveur de la fumée, es-
sayaient de se glisser entre les cadavres, d'au-
tres, jetant leurs armes, bondissaient au hasard
dans une folie d'épouvante.
Du camp ennemi de nouveaux régiments ar-
rivaient sans cesse ; Orpha devait mourir ou
vaincre. Ses hommes se pressaient, s'étouffaient,
se battaient entre eux, roulaient dans Fétang où
les corps étaient si serrés que l'eau débordait.
Le carnage dura des heures, puis la nuit
tomba dans le râle des agonisants et les im-
précations des vaincus.
Mimiose, cependant, monté sur un cheval noir
comme la nuit, avait poussé droit sur Orpha
et le sommait de se rendre. Le jeune homme
tremblant reconnut qu'il avait affaire à un adver-
saire d'une robustesse et d'une dextérité peu
communes, mais il répondit que pour rien au
284 LES COURTISANES DE BRAHMA
monde il n'abandonnerait la cause impériale.
Sous la furieuse attaque de l'ennemi son
sabre tressauta dans sa main; il glissa à moitié
de sa monture, tenta de se rattraper à la cri-
nière, mais l'animal blessé tomba sur lui, et ce
n'est qu'après des minutes d'efforts qu'il par-
vint à se dégager. Il se tâta, fit quelques pas,
constata que ses hommes avaient fui et qu'il
était seul avec le Gourkas. Mimiose, qui avait
mis pied à terre, attendait, les bras croisés, que
le prince fût en état de se défendre. Quand il
vit qu'il n'avait aucune blessure, il lui présenta
son poignard et l'engagea à poursuivre la lutte.
Orpha, d'un œil trouble, interrogeait l'espace
dans l'espoir que quelque secours lui viendrait
des siens ; une fumée épaisse noyait l'étang où se
débattaient toujours les éléphants submergés.
— A moi ! cria-t-il, pour le pays et pour l'Em-
pereur ! A moi !
Le Gourkas, alors, se précipita sur lui, et
ils s'étreignirent follement, roulèrent sur le
sol, animés d'une même fureur de meurtre.
Les os d'Orpha craquaient sous la poussée
farouche, le sang ruisselait entre les mailles de
son khélat brodé de pierreries.
Le visage en sueur, les traits convulsés. Mi-
LES COURTISANES DE BRAHMA 285
miose se releva, enfin, retirant son poignard
rouge, de la pointe à la garde, de la poitrine
d'Orpha.
Des clameurs fusèrent derrière le triompha-
teur. Des ombres de hauts cavaliers, à l'armure
squameuse, se rangèrent près du groupe. Vers
l'armée d'Aureng-Zeb, dans l'élargissement ar-
genté d'une lune crevant les nuées, c'était
maintenant un éblouissement d'armures ruti-
lantes, de glaives, de lances, de piques dres-
sées vers les étoiles dans un flottement de ban-
nières plaquées d'émaux, de pavois hindous
aux brocarts imbriqués de joailleries folles.
— Es-tu blessé ? demanda Aureng-Zeb dont
le cheval caracolait dans le sang.
— Non, mais j'ai tué Orphaî Voyez...
Et il lui désignait le cadavre dont le khélat
rutilait sous les feux lunaires.
— Qu'on lui coupe la tête ! ordonna le prince,
et qu'on la fixe à la plus haute de vos piques ! . . .
Elle guidera notre marche vers la victoire...
Mais, ne sommes-nous pas triomphants déjà?...
En effet, l'armée impériale était en pleine
déroute. Les soldats, minés et alanguis par les
douceurs d'une paix trop longue, avaient ployé
au premier choc de l'ennemi. Couverts d'ar-
286 LES COURTISANES DE BRAHMA
mures puissantes, les cavaliers d'Aureng-Zeb,
avec leurs lourds chevaux, avançaient comme
des flots en courroux, brisant tous les obsta-
cles. Derrière eux venaient les éléphants dont
les tours barraient le ciel, semblant vouloir
escalader les étoiles !
La tête d'Orpha, balancée devant les troupes,
les guidait vers Delhi. Les bourgades , sur
leur passage, étaient mises à feu et à sang ;
Tincendie, le pillage et une extermination sans
merci de tous ceux qui ne voulaient pas se sou-
mettre signalaient le passage de l'armée rebelle.
Pendant que Moradbax et Aureng-Zeb accom-
plissaient ces exploits, des lieutenants dignes
d'eux ravageaientle royaume de Lahore. Partout
oii ils avaient passé c'était le désert. Assendy,
Toglukpour, Panissat, Louni, cités florissantes,
furent changées en monceaux de ruines. Toutes
ces hordes, chargées de butin, et traînant à
leur suite de longues files de prisonniers ré-
duits en servitude, vinrent mettre le siège de-
vant Delhi ; mais, avant de donner l'assaut, le
fils révolté fit égorger plus de cent mille captifs.
C'est ainsi qu'il se préparait à conquérir la
ville de toutes les voluptés et de toutes les ma-
gnificences...
XIII
DERNIER BAISER
Shah-Djahâiij atterré, s'était réfugié dans le
palais des femmes. Le soir enlinceulait les jar-
dins de vapeurs violettes, et des lumières bril-
laient aux fenêtres des maisons closes où Ton
s'entretenait des massacres de la journée et de
la veille. De toutes parts s'élevaient des ondes
lugubres de voix pleurant des morts, car aux
ordres cruels du vieil Empereur avaient suc-
cédé les vengeances du fils, et, de nouveau, le
sang ruisselait dans les quartiers pauvres,
tandis que la Jumna charriait des cadavres en
décomposition empoisonnant ses rives.
Les gargouillements du fleuve ressem-
288 LES COURTISANES DE BRAHMA
Liaient à des hoquets d'ivrognes et toutes les
faces verdies, tournées vers les étoiles, lan-
çaient aux dieux de muettes imprécations.
Mimiose avait rejoint son aimée, confiée à
Ramô, la panthère veillant sur la femme.
Après les confidences du retour, les paroles de
tendresse, les étreintes, ils se dirigèrent vers
Kutbu'l où ils pensaient retrouver Hallabab.
Des Natis, sur le seuil de leur maison en fleurs,
leur avaient appris qu'en expiation d'un crime
inconnu, la jeune fille avait subi le viol des
soldats ivres dans la grande salle des immola-
tions, entre les sept lingam du temple.
— Elle s'est sacrifiée pour moi ! pleurait Assi-
linia ; mais, peut-être, n'est-elle point perdue
et pourrons-nous la sauver !
Hadj-Hidi, la vieille prêtresse, eut un lu-
gubre hochement de tête en les voyant.
— Venez, dit-elle, Hallabab est au milieu des
Hedjeras en prières, et vous pourrez l'embras-
ser une dernière fois.
Ils suivirent la vieille dans les longues gale-
ries aux monstrueux bas-reliefs.
La suppliciée était étendue sous les roses, à
l'endroit même où elle avait subi jusqu'à la
mort les criminelles caresses.
LES COURTISANES DE BRAHMA 289
Son corps, purifié et trempé de baumes, s'é-
talait dans sa svelte harmonie, et elle sem-
blait dormir, tant son visage était doux et
calme.
La Rana essaima sur elle quelques tubé-
reuses, mit sur sa poitrine une branchette du
basilic sacré qu'on nomme toulsi.
— Brahma ! Brahma ! Reçois-la dans ton
sein! gémissait-elle, en la baisant éperdument
sur ses lèvres froides qui jadis lui avaient pro-
digué de si tendres ivresses.
— Au palais!... dit Mimiose, l'heure du châ-
timent a sonné ! Aureng-Zeb déjà doit être au-
près de son père.
Devant les amants s'ouvraient des rues que
des plaques de sang rendaient glissantes. De
longs rubans pourpres indiquaient la fuite des
blessés, au hasard, tout droit devant eux. Les
eaux des fontaines publiques étaient rouges,
rouiges les portiques des temples sous lesquels
les brahmes exhortaient la foule avec des cris
de colère et des supplications. Des maisons
montraient des trouées mystérieuses, au fond
desquelles les soldats vainqueurs culbutaient
les courtisanes, qui se laissaient faire en riant,
49
290 LES COURTISANES DE BRAHMA
sachant bien que les filles d'amour n'avaient
rien à craindre.
Une vie fourmillante éclosait en une jour-
née très dense de parfums équivoques, de re-
lents de meurtre ou de fête. Le soleil indiffé-
rent éclairait, en même temps, les scènes de car-
nage et les scènes de joie.
Dans leur demeure luxueuse les Bhaï-Tchokri
entr'ouvraient leur lit aux colonnes d'or et de
jade, se dressaient, demi-nues, au passage des
guerriers, les seins meurtris, les lèvres sèches,
lasses de leur nuitée fiévreuse. Elles s'étiraient
en baillant, clignaient leurs paupières sombres
encore teintes de sourma !
Assilinia et Mimiose arrivèrent devant le pa-
lais où des soldats attendaient, entourant les
sonars qui portaient, au bout d'une pique, la
tête échevelée d'Orpha.
Des Rajahs, montés sur des éléphants aux
haoudards plaqués d'émaux, suivaient des
brahmes dont la robe blanche, serrée à la taille
par des cordelettes, traînait dans la poussière.
Ils venaient imposer leurs conditions à Shah-
Djahàn, ne sachant encore de quel côté ils
tourneraient leurs préférences.
Aureng-Zeb était entré depuis longtemps
LES COURTISANES DE BRAIIMA 291
pour parler à son père, le sommer de se dé-
sister en sa faveur et d'accepter l'exil. On
attendait anxieusement la réponse du vieil
Empereur que l'on savait réfugié auprès de
ses femmes.
Un grand bruit montait vers les terrasses
où les eunuques avaient été égorgés. Leur
sang coulait le long des murs, et les soldats,
avec mille quolibets, s'amusaient à les piquer
de leur lance, à les tirer hors des balustrades
de marbre. Parfois un mouçabhat, vêtu et
mitre de jaune, venait s'écraser sur le sol aux
pieds des chevaux.
XIV
LA FIN D UN REGNE
Une porte de bronze s'ouvrit, tout à coup,
découvrant un long couloir oîi Mimiose entraîna
Assilinia. Devant eux bondissait la panthère
tenant les gardes en respect.
Ils traversèrent les immenses salles, sembla-
bles à l'intérieur des mosquées, avec des colon-
nes entourées de pavois d'or et d'argent aux
irradiations somptueuses. Les plafonds,par.tagés
de poutrelles curieusement orfévrées, avaient
des galeries en bordure, et les pièces étaient
séparées les unes des autres par des portiques
aux incrustations de jade et d'ivoire.
Voici la salle des ministres, la salle du trône
294 LES COURTISANES DE BRAHMA.
avec son estrade d'or massif protégée par des
paons de pierreries à la queue déployée, la
salle du tamascha, avec ses bassins d'onyx et
ses jets d'eau parfumés. Partout des lits de
damas, des draperies étincelantes d'hyacinthes
et de sardoines, des vases sur des piédouches
de minéraux translucides, incrustés d'yeux
de chat de Ceylan, de cymophanes et de
saphyrines aux scintillements compliqués. Au
parquet des mosaïques, exaltant des triomphes
barbares d'empereurs mogols, au milieu de
monstrueuses plantes de féeries brillent folle-
ment.
Au plafond, en des peintures chimériques,
des ciels imbriqués de gemmes fulgurantes
laissent pendre, dans un azur flamboyant, des
pampres de péridots, d'olivines, d'amaldines et
d'ouwarovites.
Mais une surprise attendait les amants dans
le gynécée. Shah-Djahân, tenant contre son
cœur la bégôm Saëb, s'entretenait avec Au-
reng'-Zeb, debout devant lui, tandis que les
Bhaï-Tchokri, au son des doles, des vina et des
tambourahs, glissaient mollement en souriant
au jeune prince.
— Seigneur, disait Aureng-Zeb, ta récente
LES CUUUTISANES DE liRAHMA 595
maladie et ta faiblesse te rendent incapable de
régner. Achève tes jours dans la retraite, ren-
ferme-toi avec tes femmes bien-aimées dans
ces jardins délicieux d'Agra où voudraient
vivre les mortels les plus orgueilleux. Nous
ne t'envions point la lumière du jour qui brille
pour les monarques comme pour les bigaris;
mais cède à tes enfants une place que tu
déshonores par ta faiblesse et tes folies sé-
niles...
Les derniers mots étaient de trop. Un grand
cri s'éleva dans le harem, et les femmes,
détachant le poignard qui brillait à leur cein-
ture, se précipitèrent sur l'imprudent.
Mais Shah-Djahân étendit la main pour pro-
téger son fils.
— Écoute, dit-il, si je suis assez malheu-
reux pour être détrôné par des enfants re-
belles, sois assez courageux, mon fils, pour
défendre Delhi contre toutes les attaques de
mes ennemis. Je te cède le pouvoir, et j'es-
père que tu te rendras digne de ma confiance.
Je ne suis plus bon, en effet, que pour les
câlineries et les douceurs du gynécée, les
caresses fidèles que je goûterai dans ma cita-
delle d'Agra.
296 LES COURTISANES DE BRAHMA
Cependant, les soldats avaient mis à mort,
dans les jardins, les gardes, les esclaves et les
derniers eunuques. Ils entraient dans l'appar-
tement des femmes qu'ils saisissaient à pleins
bras et renversaient sur les coussins. Quelques-
unes, usant de leurs armes, se défendaient en
criant. Il y eut encore du sang et des baisers,
des râles d'amour et de mort, tandis qu'Aureng-
Zeb, entouré de ses officiers, emmenait le
vieil Empereur.
Devant eux les rangs s'ouvraient. Ils ga-
gnèrent ainsi la grande terrasse du palais où
le prince, cbargé des insignes impériaux, se
montra au peuple, salué par d'unanimes cla-
meurs. Tous les bras se levèrent, des milliers
de bouches poussèrent les mêmes cris :
— Voici Aureng-Zeb, Maître du monde !
Aureng-Zeb, le Roi des Rois!...
Aureng-Zeb fut le meilleur et le plus hu-
main des despotes depuis Prayadési... Il mou-
rut en roi guerrier dans son camp, après avoir
remporté de brillantes victoires. Son favori et
son conseil fut toujours Mimiose, que les bai-
sers d'Assilinia soutinrent dans la vie au milieu
des attaques et des conspirations des envieux.
LES COURTISANES DE BRAHMA. 297
Un fils, beau comme la couronne dorée des
Himalayas au lever du soleil, naquit de la
tendresse du Gourkas et de la Rana. Durant
quelques années il joua entre les pattes cares-
seuses de la panthère, dont les yeux d'éme-
raude avaient pour lui d'infinies lueurs d'a-
mour. La bête veilla sur les jeux del'enfantelet
tout fragile et menu qu'on aimait à lui confier.
Puis elle rendit au ciel de Brahma son âme de
fauve que bien des humains eussent pu lui
envier.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE
I. Une fête à Delhi 1
II. La panthère noire 19
III. Assilinia 31
IV. Le prisonnier 41
V. Les Hedjeras -il
VI. Shah-Djahàn et la begôm , '<'
VII. Projets de fuite O.'i
VIII. Pour le sacrifice "1
IX. Le Badjera ,.,.... 77
X. Volupté 87
XI. L'alerte •*7
XII. Le Yoghi 100
DEUXIÈME PARTIE
I. >acriln-e à (ianga Il-'
II. L'école des ivresses 1-7
III. La messe rose 1-^'-*
300 TABLE DES MATIÈRES
IV. L'invasion 145
V. Le camp 153
VI. L'amour d'Hallabab 163
VII. Les perversités de Shah-Djahân 169
VIII, Projets de vengeance 177
IX. Le moyen de THedjeras 183
X. La danse du désir 189
XI. L'amant est retrouvé 197
TROISIÈME PARTIE
I. L'union forcée 203
II. La toilette de l'épousée 211
III. Les baisers de l'empereur 217
IV. Les bords de la Jumna 225
V. Maison en fleurs 233
VI. Le meurtre d'HalIabab 239
VII. Nuitée d'amour 245
VIII. La muraille vivante 253
IX. En avant ! 257
X. Étreintes pour étreintes 265
XI. Dans le sang et les roses 271
XII. Le calvaire 275
XIII . Dernier baiser 287
XIV. La fin d'un règne 293
LiJlLE COUN, IMPRIMERlii DE LAGNY (S.-ET-M.^
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