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Full text of "Les courtisanes de Brahma: roman"

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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lescourtisanesdeOOIava 


LES 


COURTISÂiNES  DE  BRAHMÂ 


DU   MÊME  AUTEUR  : 

POÉSIE 

Les  Heures  Perdues 

Le  Modèle,  comédie  en  1  acte,  en  vers  (épuisé).   . 
Royauté  Morte,  conte  fantastique  en  1   acte,  en 

vers 

^Éternelle    Chanson,    ouvrage     mentionné     par 

TAcadémie  française 

Minuit 

Evocation 

PROSE 

Mortelle  étreinte,  roman 

L'Anarchiste,  roman 

Rien  qu'Amante  '  roman 

Le  droit  d'Aimer,  roman 

Ambitieuse,  roman '. 

Les  Sataniques.  nouvelles 

Les  Demi-Sexes,  roman 

Le  Sang,  roman 

Les  Frôleurs.  roman 

L'Amuseur,  roman 

Trois  Fleurs  de  Volupté,  roman 

Les  Mousseuses,  nouvelles 

Le  Mystère  de  Karna,  roman 

L' Amazone  du  Roi  de  Siam.  roman 

La  Mystérieuse 

Les  Androgynes,  roman.   - 

Les  Courtisanes  de  Brahma,  roman 


vol 


vol, 


EN     PREPARATION 

Les  Énervés  de  Paris 1  vol. 

Les  Félins,  roman 1     — 

Contes  inquiétants 1     — 

Les  Baisers  de  la  Chimère,  poésies 1     — 

THÉÂTRE 

Madame  Laurence,  pièce  en  trois  actes. 

Les  Félins,  comédie  en  trois  actes. 

Le  Droit  d'Aimer,  comédie  en  trois  actes. 

Le  Fils,  pièce  en  deux  actes. 

Les  Frôleurs,  comédie  en  trois  actes  . 

Pour  une  Xuit  d'Amour!  drame  en  un  acte  d'après  le  conte 
d'Emile  Zola. 

Les  Trois  Mousmés,  conte  japonais  en  un  acte  (en  collabo- 
ration .  musique  de  Georges  Charton. 

Vanitza,  fantaisie  florentine  en  un  acte,  musique  de  Jane 
Vieu . 

Les  Statues,  comédie  en  vers  (en  collaboration). 

Les  Hommes  contre  l'Amour,  pièce  en  quatre  actes  (en 
collaboration  avec  Gaston  Derys;. 

Tanaqra,  pièce  en  trois  actes,  envers. 

Le  Feu  qui  couve,  comédie  en  quatre  actes. 


EMILE  COLIN     —   IMPRIMERIE    DE     LA.GXT 


JANE  DE  LA  VAUDÈRE 


-.es  Courtisanes 
de  Brahma 


ROMAN 


PARIS 
ERNEST    FLAMMARION,    ÉDITEUR 

RUE    RACINE,     26,    PRÈS    l'odÉON 

Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réserves  pour  tou»  les  pa\  s, 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


LES 

COURTISANES  DE  BRAHMA 


PREMIÈRE   PARTIE 


UNE    FETE    A    DELH[ 

Orpha,  couvert  de  son  armure  d'or,  entra 
dans  Tarène. 

C'était  jour  de  liesse  à  Chahjatianabàd,  car 
les  fils  du  Rajah,  soumis  au  Grand  Mogol, 
devaient  se  mesurer  avec  les  fauves  les  plus 
redoutables,  afin  de  montrer  au  peuple  leur 
force  et  leur  souplesse. 

Tout  autour  du  tamascha  (spectacle)  se  mas- 
saient les  éléphants  sacrés,  supportant  les  in- 
vités de  marque.  Immobiles,  des  femmes,  aux 

1 


2  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

grands  yeux  sombres  cerclés  d'antimoine,  sem- 
blaient des  idoles  d'ivoire  et  d'or,  et  les  plis 
de  leur  voile  soyeux  tombaient  autour  d'elles 
sans  un  frisson,  tant  l'atmosphère  était  calme. 
La  foule  arrivait  toujours,  suivant  les  rives  de 
la  Jumna  dont  les  eaux  s'étalaient  métallique- 
ment,  paraissant,  au  loin,  rejoindre  le  soleil  en 
rayons  liquides.  La  ville  se  massait  toute  rose 
au  bord  du  fleuve  avec  des  trous  de  lumière 
sur  les  places  bombées  de  coupoles  ,  de 
dômes  à  clochetons  d'or  et  de  flèches  piquées 
comme  des  aigrettes  au  casque  rutilant  des 
temples  et  des  pagodes.  Plus  loin,  c'étaient 
des  veloutés  de  verdure,  des  lavis  mauves  et 
gris  de  plantes  anémiées  sous  un  ciel  d'un  bleu 
intense. 

Assilinia,  la  fiancée  d'Orpha,  tenait  tout  droit 
le  lotus  sacré  qu'elle  devait  remettre  au  vain- 
queur, et  ses  yeux  profonds  se  nuançaient  de 
vert  sous  le  bandeau  d'aigues-marines  et  de 
sardoines  qui  lui  couvrait  le  front. 

—  Tu  dis  que  Ptamô  n'a  jamais  été  vain- 
cue?... demanda-t-elle  à  une  jeune  fille  qui 
agitait  doucement  au-dessus  de  sa  tête  une 
flabelle  de  paon  emmanchée  de  jade. 

—  Ramô,    la  panthère  noire  de  Java,    est 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  3 

plus  reduuUiblo  que  les  grands  tigres  du   I Jeu- 
gale  !...  Que  les  dieux  nous  protègent. 

—  Ah  !  fît  Assilinia,  et  une  courte  flamme 
étoila  ses  prunelles  glauques.  Je  saurai  si  le 
Maître  qu'on  me  destine  est  vraiment  coura- 
geux. 

—  En  doutez-vous  ?...  Orplia  possède  la  va- 
leur et  la  beauté.  Vous  pouvez  être  iîère  de 
son  choix, 

La  jeune  fille  eut  un  sourire  énigmatique, 
puis  ses  lèvres  charnues,  dessinées  en  cœur 
de  pourpre,  s'immobilisèrent,  et  une  lueur  plus 
intense  fit  étinceler  le  sable  d'or  de  ses  pru- 
nelles. 

La  fête  se  donnait  à  Delhi  devant  le  palais 
de  Shah-Djahân,  une  gigantesque  construction 
de  granit  rouge  qui  semblait  teinte  du  sang  de 
l'arène.  Du  haut  des  terrasses  les  sentinelles 
immobiles  contemplaient  les  massives  cou- 
poles des  temples,  les  aiguilles  luisantes  des 
hauts  minarets  et  la  ligne  grise  des  remparts, 
nouée  sur  les  flancs  de  la  ville  comme  une 
ceinture  d'acier.  Au  loin  s'élevaient  les  tom- 
beaux des  Rajahs  et  d'antiques  forteresses  aux 
sombres  souvenirs  de  lutte  et  de  carnage. 
La  foule  se  massait  plus  compacte  autour 


4  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

des  privilégiés  qui  avaient  pu  prendre  place 
près  des  combattants.  Les  chevaux  piaffaient, 
couverts  de  tapisseries  d'or  et  d'argent;  des 
chameaux,  chargés  de  spectateurs,  allongeaient 
leur  tête  mélancolique  vers  les  estrades  où 
éclataient  les  cymbales  de  fer  et  de  bronze,  où 
se  démenaient  les  frappeurs  de  tambours  en 
peau  de  boa  et  les  souffleurs  de  flûtes  de  bam- 
bou aux  claires  stridulations. 
,  De  toutes  parts  essaimaient  les  spectateurs, 
et  les  différentes  langues  indiennes  se  muaient 
en  un  susurrement  de  cigales  grisées  de  so- 
leil. Des  fillettes,  au  corps  frêle  de  bronze  pâle, 
tatoué  sur  les  seins  et  les  chevilles  d'arabes- 
ques bleuâtres,  offraient  des  bananes,  des  pois- 
sons séchés,  des  moules  d'eau  douce  au  cu- 
curma,  des  galettes  de  tchapsitti  pétries  dans 
le  ghi  et  le  ghour.  Elles  riaient  de  toutes  leurs 
dents  aiguës  de  petits  chats,  et  les  anneaux 
d'argent  de  leur  narine  mettaient  un  cercle  pâle 
sur  leur  visage  renversé.  Des  chariots  passaient, 
traînés  par  des  buffles;  les  plus  somptueux 
étaient  décorés  de  brocarts,  agrémentés  de 
figures  d'ivoire  ou  de  lames  de  métal  hérissées 
comme  des  feuilles  de  roseaux. 

Les  Djsiths,  les  BahoUj  les  Omraos,  cultiva- 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  O 

leurs,  bourgeois  et  nobles,  venaient  de  très 
loin  voir  le  tamascha,  ou  spectacle  merveilleux 
de  la  grande  lutte  des  bommes  et  des  fauves. 

Les  Bhai-Tcbokri,  bayadères  aux  lèvres  rou- 
ges, aux  paupières  teintes  de  sourma,  parais- 
saient, à  demi-coucbées  dans  des  bhaëlij  cha- 
riots à  deux  roues  surmontés  d'un  cône  d'é- 
toffe d'or,  traînés  par  des  bœufs  roses  à  cornes 
fleuries  de  saligram. 

Des  éléphants,  les  uns  sauvages,  les  autres 
apprivoisés,  avaient  d'abord  amusé  les  assis- 
tants. Ces  pachydermes,  la  peau  couverte  de 
peintures  vives,  les  défenses  teintes  en  rouge, 
s'étaient  avancés  en  titubant,  ivres  del'eau-de- 
vie  d'arak  qu'on  leur  avait  fait  prendre  pour 
exciter  leur  humeur  belliqueuse.  Quand  l'une 
des  énormes  bêtes  tombait,  vingt  chevaux  ca- 
paraçonnés ,de  velours  rubis,  à  cabochons  de 
pierres  précieuses,  la  traînaient  hors  du  cirque. 

Puis,  il  y  eut  des  combats  de  coqs,  de  buf- 
fles, de  sangliers  et  d'antilopes  Les  tigres  lut- 
tèrent entre  eux,  et  les  singes  sacrés  de  la  tour 
de  Koortub-Minar  simulèrent  une  noce  hin- 
doue sans  en  rien  excepter.  La  fiancée,  une 
guenon,  de  grande  taille,  dont  la  chevelure 
partagée    en   bandeaux,    comme   celle  d'une 


6  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

femme ^  retombait  en  mèches  raides  sous  un 
diadème  de  sardoines  et  d'opales,  minaudait 
entraînant  dans  la  poussière  ses  longs  voiles 
lamés  d'or.  Et.  quand  l'heureux  époux  toucha 
enfin  le  prix  de  sa  constance,  ce  fut  le  signal 
de  rires  inextinguibles  parmi  les  assistants. 

Maintenant,  c'était  le  tour  d'Orpha  qui 
remplaçait,  après  une  passe  émouvante,  deux 
Gourkas  de  l'Himalaya,  vainqueurs  des  tigres 
royaux. 

Orpha,  avec  sa  cuirasse  rutilante  et  son  dou- 
pattah  brodé  de  perles  ânes  qui  s'enroulait  plu- 
sieurs fois  à  ses  reins,  s'avança  fier  et  souple,  les 
yeux  agrandis  par  deux  traits  de  sourma  sous 
la  toison  frisottée  qui  lui  couvrait  le  front.  Il 
était  de  taille  moyenne,  mais  harmonieuse  et 
robuste  ;  on  le  sentait  habitué  aux  triomphes  et 
sûr  de  sa  puissance  :  un  sourire  un  peu  dédai- 
gneux plissait  ses  lèvres,  ses  prunelles  sombres 
avaient  des  lueurs  cruelles.  Il  porta  la  main 
gauche  à  son  cœur,  puis  à  ses  lèvres,  en  re- 
gardant Assilinia,  et  la  jeune  fille  leva  plus 
haut  le  lotus  d'or. 

Un  murmure  d"admiration  courut  dans  la 
foule  ;  les  turbans  arrondis  ou  tubulaires, 
ornés  d'aigrettes  et  de  torsades,  oscillèrent  ;  les 


LES    COURTISANES    DE    BRAHM.\  7 

anneaux  de  pierreries  des  femmes  tintèrent 
sur  les  bras  frémissants.  Il  y  eut  quelques  cris 
d'angoisse  et  de  désir,  et  les  seins,  offerts  au 
bord  des  balustrades,  comme  des  coupes  d'a- 
mour, eurent  des  palpitations  plus  fiévreuses. 

Sliah-Djahàn,le  Roi  des  Rois,  le  Mogol  tout- 
puissant,  qui  avait  daigné  présider  la  fête, 
coula  ses  regards  aigus  vers  Assilinia. 

Depuis  longtemps  il  convoitait  la  jeune  fille, 
et  Orpha,  qui  lui  était  tout  acquis,  devait  de- 
venir le  mari  complaisant  qu'un  haut  grade 
dans  l'armée  récompenserait  largement. 

Shah-Djahàn,le  monarque  voluptueux,  avait 
usé  de  tous  les  plaisirs  et  profité  souvent 
de  la  faiblesse  des  Rajahs,  qui,  pour  quelques 
honneurs,  lui  livraient  leur  fille. 

C'est  une  coutume  aux  Indes  que  les  Rajahs, 
voisins  de  la  ville  oii  TErapereur  réside,  vien- 
nent tour  à  tour  monter  la  garde  devant  le 
Palais  et  habiter  sous  des  tentes  avec  leurs 
Rageputtes  pour  honorer  et  garder  le  Mogol. 
Or,  Amarsin,  le  père  d'Assilinia ,  avait  dé- 
serté son  poste,  malgré  les  avertissements  de 
ses  amis.  Lorsqu'il  se  présenta  devant  Shah- 
Djahân,  un  des  secrétaires  d'État  lui  fit 
quelques    reproches   de   son   peu    d'assiduité 


8  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA. 

au  service,  et  le  Rajah,  qui  se  crut  offensé, 
tira  son  poignard  et  en  frappa  le  ministre  dont 
le  sang  jaillit  jusque  ^ur  la  poitrine  de  l'Em- 
pereur. 

Ce  meurtre  fut  châtié  aussitôt.  Amarsin 
tomba  sous  les  coups  des  officiers  qui  assis- 
taient Shah-Djahàn,  tandis  que  les  Rageputtes, 
vengeant  leur  maître,  massacraient  le  peuple 
au  dehors. 

Assilinia,  l'unique  fille  d'Amarsin,  demeura 
longtemps  captive  dans  son  palais,  puis,  l'Em- 
pereur, épris  de  son  ardente  beauté,  résolut  de 
lui  faire  épouser  Orpha  pour  triompher  enfin 
de  ses  rigueurs,  Tavoir  toute  à  lui. 

En  rhonneur  de  la  princesse  se  donnait 
cette  fête  qui  devait  la  livrer,  en  même  temps, 
aux  baisers  de  l'époux  et  du  souverain.  Mais  la 
jeune  fille,  méfiante  et  dédaigneuse,  se  désin- 
téressait des  exploits  d'Orpha,  ne  semblait 
point  remarquer  les  regards  luisants  de  l'Em- 
pereur. 

Hallabab,  son  amie  et  sa  confidente,  laissa 
choir  la  flabelle  de  paon  qu'elle  agitait  d'une 
main  lasse. 

—  Tu  l'aimes,  au  moins,  ton  beau  fiancé?.  . 
demanda-t-elle  en  soupirant. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  9 

Assilinia  réfléchit  un  moment,  puis  déclara 
avec  un  peu  de  tristesse  : 

—  Je  ne  sais...  Qu'éprouve-t-on  quand  on 
aime  un  homme  ?... 

—  Oh  !  Ignores-tu  ce  que  c'est  que  l'a- 
mour?... 

—  Oui.  Renseigne-moi,  petite  Hallabab,  si 
toutefois  ton  cœur  a  déjà  tressailli. 

Hallabab  abaissa  sur  ses  prunelles  sablées 
d'or  le  voile  frangé  de  ses  longues  paupières, 
et  murmura  d'une  voix  tremblée  de  flûte 
sylvestre  : 

—  Ces  choses  se  comprennent  sans  explica- 
tion. Tout  ce  que  je  pourrais  te  dire  te  sem- 
blerait étrange  ou  puéril.  Une  vie  sans  amour 
est  un  paysage  sans  soleil,  un  de  ces  paysages 

.  désolés    de   l'Himalaya    que    les    neiges    re- 
couvrent   en   toute   saison. 

—  Ces  blancheurs  ont  bien  leur  beauté. 

—  Peut-être,  mais  sous  leur  froid  linceul, 
rien  ne  germe,  et  la  terre  est  comme  une 
morte  couchée  dans  son  tombeau. 

Orpha,  maintenant,  luttait  avec  le  fauve,  un 
tigre  à  la  fourrure  rayée  de  velours  sombre, 
aux  reins  élastiques  agités  de  furieux  tressail- 
lements. A  quelques  pas  du  prince,  prêts  à  lui 


10  LES    COURTISANES    DE    ERAHMA 

porter  secours,  des  souars -attendaient,  et  des 
éclairs  de  haches,  des  frissons  de  glaives  pas- 
saient au  bout  de  leurs  bras,  lorsque  le  combat- 
tant semblait  fléchir  et  que  les  crocs  de  la  bète 
s'approchaient  trop  de  sa  chair.  Mais  le  jeune 
homme  se  jouait  des  attaques  qu'il  provoquait  ; 
son  corps  aux  membres  fins,  souples,  légère- 
ment enduits  de  baumes,  se  ramassait,  ram- 
pait, virevoltait,  sans  cesse,  et  déjà  des  goutte- 
lettes rouges  étoilaient  la  fourrure  épaisse  de 
la  béte,  mettaient  aux  doigts  d'Orpha  des 
bagues  de  rubis. 

Il  fallait  une  adresse  incroyable  pour  échap- 
per aux  brusques  attaques  du  monstre,  qui  se 
tordait,  bondissait,  se  dressait  avec  des  rauque- 
ments  formidables,  étonné  de  cette  ruse  hu- 
maine que  sa  force  ne  pouvait  vaincre. 

L'Empereur,  souriant,  encourageait  son 
favori  en  tendant  vers  lui  l'étoile  glauque  de 
son  sceptre  ;  puis,  son  regard  brûlant  cherchait 
AssiHnia,  l'enveloppait  d'une  onde  magnétique 
de  désirs.  Las  des  faveurs  de  la  begôm,  sa 
fille,  il  convoitait  follement  la  Rana  dédai- 
gneuse, et,  pour  la  posséder,  était  prêt  aux 
plus  grands  sacrifices. 

Orpha  roulait  dans  la  poussière,  se  relevait. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  11 

et  son  bras,  se  détendant  comme  un  ressort 
d'acier,  frappait  la  béte  hurlante,  mettait  à  son 
pelage  fauve  des  agrafes  de  corail. 

De  petites  mains  nerveuses  lançaient  au 
combattant  des  fleurs  et  des  joyaux,  noués  dans 
des  écharpes  de  prix  ;  les  courtisanes  décou- 
vraient leurs  seins  aux  bouts  dorés  et  s'enfon- 
çaient les  ongles  dans  la  chair  en  signe  d'ad- 
miration et  de  tendresse.  Orpha  était  l'élu  du 
jour,  celui" que  tout  homme  envie  et  que  toute 
femme  désire.  Les  couches  parfumées,  il  le 
savait,  lui  seraient  ouvertes  après  cet  exploit, 
les  baisers  de  miel  lui  seraient  offerts,  et  son 
orgueil  fleurissait  comme  le  lotus  rouge  des 
étangs  sacrés 

Un  nouveau  tigre  fut  amené  qui  se  dressa 
de  toute  sa  hauteur,  et  regarda  le  jeune  homme 
en  face.  Son  corps  était  immense,  ses  pattes  et 
ses  reins  d'une  incroyable  énergie  musculaire. 
Orpha  attendit  le  choc,  puis,  sautant  sur  le 
dos  de  son  ennemi,  il  lui  enfonça  son  poignard 
entre  les  deux  épaules,  au  milieu  des  trépigne- 
m.ents  frénétiques  de  l'assemblée. 

Hallabab  suivait  passionnément  les  phases 
de  la  lutte,  tandis  qu'Assilinia  avec  ennui  dé- 
tournait les  yeux,  fixait  dans  l'air  calme  le  vol 


12  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

bourdonnant  d'une  mouche  métallique,  ou,  le 
Ions  des  sradins,  la  fuite  en  ziszas;  d'un  lézard 
rose. 

Des  jeunes  filles  apparurent  dans  la  trouée 
d'une  porte,  passèrent  devant  la  grille  des 
fauves,  et,  puisant  dans  des  corbeilles  ôligra- 
nées  d'or,  essaimèrent  des  brins  de  toulsi  (ba- 
silic sacré)  autour  d'Orpha.  Les  dernières 
abaissèrent  vers  lui  des  bannières  brodées  de 
perles  et  d'améthystes  à  ses  couleurs  et  à  celles 
du  Rajah,  son  père.  Ces  vierges,  qui  vivaient 
dans  l'ombre  des  temples,  étaient  d'une  beauté 
morbide  et  touchante.  Des  diamants  sertissaient 
leur  face  hiératique,  des  serpents  d'aigues-ma- 
rines  contournaient  leurs  flancs  étroits  et  se  re- 
joignaient en  fibule  inviolée  sous  le  dou-pattah 
garni  de  boules  de  cristal  qui  descendait  jus- 
que sur  leurs  genoux. 

Elles  jetaient  lentement  leurs  pétales  odori- 
férants, tandis  que  les  instruments  barbares 
de  cuivre  et  d'argent  bramaient  une  mélopée 
d'amour  ou  de  guerre.  Et,  lorsque  le  prince  eut 
tourné  trois  fois  son  court  poignard  dans  la 
gorge  du  tigre,  râlant  à  ses  pieds,  toutesles  fan- 
fares triomphales  éclatèrent  à  la  fois. 

Ce  fut  ensuite  la  vision  d'or  et  de  perles  des 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  13 

danseuses  royales,  glissant  autour  des  flaques 
rouges  et  y  trempant  le  bout  de  leur  orteil 
gemméj  jusqu'àl'ongle  opalin,  de  cabochons  de 
rubis  etd'émeraudes.  Elles  se  penchaient  sur  le 
miroir  de  sang,  comme  pour  y  contempler  leur 
image,  le  frôlaient  de  l'ourlet  de  leurs  voiles  qui 
-se  bordait  de  pourpre.  L'odeur  du  meurtre  fai- 
sait frémir  leurs  narines,  et  la  nacre  de  leurs 
dents  aiguës  apparaissait  sous  les  lèvres,  sou- 
levées dans  un  désir  de  baisers  ou  de  lutte. 

Le  prince  se  tourna  vers  sa  fiancée  et  lui 
sourit  passionnément. 

—  Ah!  que  je  voudrais  être  à  ta  place,  Assi- 
linia!  dit  Hallabab  dont  les  prunelles  chavi- 
raient d'admiration.  Ne  vas-tu  pas  donner  ton 
lotus  au  triomphateur?... 

—  Non,  fit  AssiHnia,  j'attends  la  panthère 
noire  pour  juger  le  courage  de  l'homme.  Ces 
tigres  étaient  enivrés  d'opium  et  de  datura  ; 
c'est  à  peine  s'ils  ont  défendu  leur  vie.  J'aspire 
à  de  plus  vaillants  combats. 

Hallabab  murmura  : 

—  Voici  le  Maître  qui  te  regarde  encore;  ses 
yeux  sont  étranges,  Assilinia  !... 

L'écartement  des  draperies  découvrait  un 
trône  d'ivoire,  incrusté  de  gemmes  vertes  et 


14  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

rougeSj  et  Shah-Djahàn,  se  levant,  salua  la  foule 
en  portant  les  doigts  écartés  de  la  main  gauche 
à  sa  poitrine.  Le  Mogol  apparut  distinctement. 
Il  était  revêtu  d  une  robe  jaune,  et,  par-dessus, 
s'agrafait  à  ses  épaules  une  sorte  de  plastron 
d'or  oii  rutilaient  un  soleil  et  des  étoiles  de 
diamants-.  Derrière  lui  un  manteau  long  cons- 
tellé de  saphirs  et  d'opales  s'étalait  comme  la 
queue  d'un  paon.  Ses  bras  étaient  si  chargés 
de  pierreries  que,  quoique  nus,  on  n'apercevait 
pas  la  couleur  de  leur  peau. 

Les  danseuses  poussèrent  une  sorte  de  cri 
guttural,  et  semblèrent  se  pâmer,  comme  si 
toutes  eussent  reçu  les  marques  du  désir  royal. 
Le  corps  rejeté  en  arrière,  elles  faisaient  saillir 
les  fleurs  ambrées  de  leurs  seins,  et  tendaient 
vers  le  Maitre  des  mains  frémissantes. 

Après  les  vierges  frêles  parurent  les  Heclje- 
ras,  eunuques,  hermaphrodites  et  femmes  mu- 
tilées préposés  à  la  garde  du  Zinanah,  car  les 
Hindous  pratiquent  la  castration  sur  les  fillettes 
comme  sur  les  garçonnets.  Les  Hedjeras, 
femmes,  sont  grandes,  fortes  et  possèdent  une 
voix  mâle  aux  accents  profonds  comme  les  vi- 
brations du  tchiloinntchi.  Elles  se  montrent 
complètement  nues  avec  une  fibule  de  béryls 


Ll-S    GOURTI-ANES   DE    BRAHMA  15 

à  l'endroit  de  leur  sexe  meurtri,  et  elles  la'ont 
ni  frissons  ni  désirs  lorsque  le  regard  des 
hommes  se  pose  sur  elles.  Epilées  naturelle- 
ment, elles  lèvent  en  cadence  leurs  bras  polis 
et  gras,  et  leur  poitrine,  sans  rondeurs,  se  fleurit 
d'un  léger  bouton  à  peine  plus  foncé  que  leur 
peau.  Toutes  jeunes  elles  ont  subi  la  piqûre 
des  longues  aiguilles  trempées  dans  le  fruit 
du  bhel-phoul  encore  vert,  et  leur  féminité 
s'est  atrophiée  en  elles  comme  la  mangue  se 
dessèche  sur  l'arbre  après  la  morsure  du 
cobra. 

Ces  froides  prêtresses  sont  particulièrement 
en  faveur  dans  les  temples,  où,  à  leur  tour,  elles 
mutilent  les  enfants,  après  les  avoir  enivrés  de 
gandjah  et  livrés  à  la  curiosité  morbide  des 
fakirs.  Aux  sons  des  scitara  et  des  dole,  elles 
simulent  cependant  la  volupté  sur  le  sable 
fumant  de  l'arène,  et  elles  seuiblent  se  pâmer 
dans  d'étranges  ivresses  que  les  sacrificateurs 
de  Kali,  les  brahmes  rouges,  suivent  en  fris- 
sonnant. 

Les  Hedjeras  sont  toutes-puissantes  auprès 
de  l'Empereur.  Elles  peuvent  obtenir  la  grâce 
d'un  coupable,  et,  quatre  fois  par  an,  on  les  fait 
venir  au  palais  pour  lire  dans  les  signes  mys- 


16  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

térieux  des  astres  et  se  livrer  aux  évocations  et 
aux  sortilèges  des  Yoguis. 

Assilinia,  souvent,  se  rendait  au  temple  de 
Kutbu'l  pour  consulter  Hadj-Hidi,  la  vieille 
prêtresse  aux  longs  yeux  troubles  de  sortilège, 
et  elle  savait,  avant  la  lutte,  que  son  fiancé 
serait  vaincu. 

Hadj-Hidi,  tout  en  suivant  ]a  danse  lascive 
des  vierges  mutilées,  souriait  à  la  princesse, 
comme  pour  l'encourager  dans  sa  résistance. 
Deux  fois  elle  mit  son  index  recourbé  sur  son 
front,  et  Assilinia  lentement  inclina  la  tète  vers 
le  lotus  d'or  qu'elle  porta  à  ses  lèvres. 

—  Que  fais-tu  donc  ?  demanda  Hallabab. 

—  Je  rassure  Hadj-Hidi  qui  me  croit  sans 
force  contre  la  volonté  des  dieux. 

—  Ainsi,  avant  même  de  savoir  le  résultat 
de  lalutte,  tu  écoutes  les  conseils  des  gardiennes 
du  Zinanah! 

—  Pourquoi  ne  les  écouterais-je  pas  r... 

—  Prends  garde  ! 

Assilinia  ne  daigna  point  répondre,  et  ses 
brunes  paupières  s'abaissèrent  sur  l'extase 
ardente  du  rêve. 

Orpba  a  disparu,  et  les  Omraos,  à  l'ombre 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  17 

d'une  tente  de  pourpre  et  d'or,  sollicitent  l'hon- 
neur de  frotter  sa  chair  de  baumes  bienfaisants 
pour  lui  donner  une  vigueur  nouvelle.  Des 
Bhai-Tchokri,  somptueusement  parées  de  dou- 
pattah  endiamantés,  apportent  des  essences 
rares  et  offrent  leurs  lèvres  carminées  aux  sti- 
mulantes caresses. 

—  Par  nousj  disent-elles,  tu  seras  invin- 
cible!...  laisse-nous  passer,  sur  ta  poitrine  et 
tes  flancs,  l'armure  de  nos  baisers!...  Sous 
leurs  mailles  closes  tu  resteras  à  l'abri  des  bles- 
sures, et  rien  ne  pourra  t'atteindre  que  la  co- 
lère des  dieux  ! 

Orpha,  éloignant  les  Babou  et  les  Omraos,  fit 
signe  aux  courtisanes  qui  s'agenouillèrent 
auprès  de  lui. 

Les  Hedjeras  avaient  terminé  leurs  danses; 
pour  la  lutte- suprême,  les  souars,  avec  leur 
bouclier  carré,  bordé  de  lamelles  de  peau  de 
singe,  leurs  piques  et  leurs  lances,  se  rangeaient 
dans  le  cirque. 

Et,  toujours,  le  peuple  des  Bigaris  et  des 
Djaths  augmentait  au  dehors  ;  les  bhaëli  pesants 
écrasaient  les  chiens  en  maraude,  les  saermij 
chameaux  de  course,  à  la  tête  encapuchonnée, 
au  dos  recouvert  d'une  grande  chamarre  rouge, 

2 


18  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

sortaient  de  l'arène  avec  les  tattou  querelleurs, 
les  eunuques  et  les  hermaphrodites.  Il  y  avait 
des  taches  d'ocre  et  de  cobalt  sous  les  nimbes 
de  soleil  qui  flottaient  partout,  et  une  poussière 
micacée  tourbillonnait  par  moments,  lorsque  la 
houle  devenait  trop  forte.  Les  clochettes  de 
cristal  et  les  gourmettes  d'or  des  chevaux  tin- 
tinabulaient  après  les  fanfares  intermittentes 
du  tchiloumtchi. 

Hallabab  se  pencha  vers  Assilinia. 

—  C'est  le  moment,  dit-elle,  mon  cœur  est 
plein  de  trouble. 

Assilinia  entr'ouvrit  ses  paupières  lasses. 

—  En  vérité,  murmura-t-elle,  rien  ne  fris- 
sonne en  moi,  et  je  ne  saurais  éprouver  que  la 
fierté  du  triomphe!... 


II 


LA    PANTHERE    XOIRE 


Mais  on  annonça  que  le  prince  demandait 
encore  quelques  minutes  de  repos,  et  Ton  fît 
entrer  les  lions  qui  n'étaient  pas  destinés  à 
lutter  ce  jour-là. 

Surprises,  les  énormes  bêtes  balayaient  le 
sol  de  leur  queue;  levaient  la  tête  comme  pour 
flairer  l'odeur  des  proies  humaines  qu'on  leur 
destinait.  Shah-Djahân  décida  que  trois  con- 
damnés à  mort,  qui  devaient  être  suppliciés  le 
lendemain,  seraient  abandonnés  aux  fauves 
c'étaient  Ouraidi,  le  harkarat  (coureur)  qu 
avait  volé  le  bracelet  d'une  Rana;  Karysas,  qu 
s'était  enivré  de  gandjahet  avait  insulté  un  Ba 


20  LES    COURTISANES    DE    BRÂHMA 

bou  devant  la  grande  mosquée,  et,  enfin,  Mimiose 
qui,  dans  ses  discours,  s'était  montré  peu  res- 
pectueux pour  la  toute  puissance  de  l'Empereur. 

Mimiose,  idole  des  Bigaris,  ennemi  des  Babou 
et  des  Omraos,  possédait  une  certaine  élo- 
quence qui  transportait  les  foules.  On  le  disait 
révolutionnaire,  dangereux  pour  le  gouver- 
nement qui,  depuis  longtemps,  cherchait  une 
occasion  de  le  supprimer. 

Une  grêle  fanfare  résonna,  et  les  deux  bat- 
tants rouges  de  la  cellule  des  prisonniers  se 
renversèrent,  laissant  passer  Ouraidi  etKarysas. 
Quant  à  Mimiose,  il  avait,  d'un  bond,  pris  le 
premier  rang,  et,  déjà,  faisait  face  aux  lions. 

C'était  un  garçon  de  vingt-cinq  ans,  grand, 
de  fière  mine,  au  corps  souple  et  fin,  aux  longs 
yeux  de  domination  et  de  caresse.  Il  se  campa 
devant  un  des  lions  qui  reniflait  l'air,  ébloui 
du  grand  jour,  étonné  du  tumulte  ;  puis,  abais- 
sant sa  lance,  il  se  mit  en  arrêt  et  soutint  le 
choc  du  fauve  si  victorieusement  que  la  bête 
farouche  chancela,  passa  outre,  emportant  une 
rose  sanglante  dont  les  pétales  coulaient  sur 
ses  flancs  nerveux.  Le  lion  s'arrêta,  incertain, 
puis  fondit  avec  un  redoublement  de  colère 
sur  Karysas  qui  tendait    son  poignard.   Une 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  21 

autre  rose  saigna  près  de  la  première,  mais  le 
fauve  revint  et  plongea  ses  griffes  dans  le 
ventre  de  Karysas  qui  fut  roulé,  emporté, 
projeté  dans  les  airs  comme  un  de  ces  légers 
ballons  qui  servent  aux  amusements  des  en- 
fants. Cependant  les  entrailles  sortaient  de  la 
blessure  affreuse  et  coulaient  dans  le  sable. 
Ainsi  que  cela  se  pratique  pour  les  chevaux 
qui  servent  aux  courses  espagnoles,  un 
Sakri  avec  une  longue  aiguille  rapprocha 
les  chairs,  et  l'homme,  dont  le  ventre  gon- 
flait, put  se  remettre  debout.  Après  avoir 
bu  quelques  gorgées  d'arak,  il  reprit  son  poi- 
gnard, et,  la  main  tremblante,  attendit  le  choc 
des  monstres.  Mais,  comme  dédaigneux  de 
cette  victoire  trop  facile,  les  lions  se  retour- 
nèrent vers  Ouraïdi  qui  n'avait  pas  bougé... 
D'un  coup  de  patte  l'un  d'eux  le  renversa,  et, 
le  couvrant  de  son  corps,  enfonça  ses  crocs 
dans  sa  gorge.  Ouraïdi,  pourtant,  parvint  à  se 
relever;  il  traversa  l'arène,  en  chancelant 
comme  s'il  était  ivre  ;  des  flots  de  sang  noir 
jaillissaient  impétueusement  de  sa  plaie,  et 
zébraient  le  sable  de  zigzags  intermittents.  Il 
suffoquait,  les  deux  mains  à  son  cou,  la  respi- 
ration de  plus  en  plus   sifflante  ;  enfin,  il  vint 


2'2  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

s'abattre  prèsdeMimiose  qui,  courageusement, 
attaquait  l'ennemi. 

Les  instruments  de  cuivre  sonnèrent  tous  à 
la  fois,  et  quatre  tattous,  splendidement  har-^ 
nachés,  entrèrent  au  galop  pour  emporter  le 
cadavre  du  harkarat.  On  rattacha  au  bout 
d'une  corde  munie  d'un  crampon,  et  l'attelage 
traîna  allègrement  cette  dépouille  humaine 
tout  à  l'heure  si  pleine  encore  de  force  et  de 
vie. 

Un  béras  vint,  avec  une  corbeille  pleine  de 
terre,  pour  saupoudrer  les  mares  de  sang  où  les 
mouches  vertes  commençaient  déjà  à  grouiller. 

La  blessure  de  Karysas,  qui  luttait  faible- 
ment avec  un  des  lions,  s'était  rouverte  ;  il  était 
en  plus  criblé  de  morsures,  et  sa  main  droite, 
tranchée  au  poignet,  pendait  au  bras  inerte, 
retenue  seulement  par  quelques  filaments. 
Mimiose  le  délivra  en  plongeant  son  poignard 
dans  la  gorge  et  dans  l'œil  du  fauve  qui  s'af- 
faissa, se  releva  d'un  bond  terrible  et  s'élança 
sur  le  jeune  homme  qu'il  couvrit  de  sang. 

La  vie  se  manifeste  chez  les  animaux  car- 
nassiers longtemps  après  la  mort  ;  aussi,  put-on 
croire,  aux  mouvements  convulsifs  et  désor- 
donnés du  lion,  qu'il  vivait  encore.    Bientôt 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  23 

deux  autres  agonies  suivirent  la  sienne.  Mi- 
miose  se  battit  si  vaillamment  que  les  Rana 
demandèrent  sa  grâce,  Assilinia  la  première. 

—  Cet  homme,  dit-elle  à  Hallabab,  a  tué 
trois  lions  affamés,  tandis  que  le  prince  n'a  su 
vaincre  que  des  tigres  enivrés  d'opium...  Mi- 
miose  a  la  force  et  la  beauté. 

—  Tu  trouves?...  Ce  n'est  qu'un  bigaris  sans 
naissance  et  sans  argent  ! 

—  Que  m'importe  ! 

—  Mimiose  est  non  seulement  d'origine  obs- 
cure, mais  il  a  gravement  offensé  notre  Maître 
en  conspirant  contre  les  Omraos  et  les  grands 
de  l'Empire. 

—  Il  a  eu  raison.  Je  hais  Shah-Djahân  qui  a 
tué  le  Rajah  mon  père. 

Hallabab  regarda  la  princesse  avec  épou- 
vante. 

—  Comment  oses-tu  tenir  de  semblables  dis- 
cours, Assilinia  !... 

—  Qui  doncm'*en  empocherait?... 

—  Mais,  tes  parents,  tes  amis...  l'amour  que 
tu  portes  à  ton  fiancé. 

Un  rire  silencieux  plissa  les  lèvres  peintes  de 
la  jeune  fille,  et  elle  abaissa  lentement  ses 
longues  paupières  sombres. 


24       LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

—  Mon  fiancé!... 

—  Oui,  oui,  celui  qui  va  combattre  pour  toi! 

—  Il  n'a  point  encore  triomphé  de  la  pan- 
thère noire... 

—  Il  en  triomphera...  j'ai  bon  espoir! 

—  Petite  Hallabab,  dit  Assilinia,  ton  cœur 
est  plus  épris  que  le  mien. 

Hallabab  baissa  la  tête  avec  confusion. 

—  Est-il  défendu,  murmura-t-elle,  d'admirer 
les  qualités  d'adresse  et  de  bravoure  de  ceux  qui 
s'exhibent  pour  notre  plaisir?...  Nous  assis- 
tons à  un  tamascha  merveilleux,  et  nous  avons 
le  droit  de  donner  notre  avis  sur  la  valeur  des 
combattants. 

—  Oui,  petite  Hallabab.  Tu  te  disculpes  avec 
trop  d'ardeur  pour  que  ma  clairvoyance  soit  en 
défaut...  Tu  es  plus  qu'une  spectatrice,  tu  te 
montres  une  admiratrice  ardente...  Et  puis, 
acheva  Assilinia  en  bâillant,  cela  m'est  indif- 
férent! Tu  peux  aimer  Orpha  que  je  dédaigne... 

Hallabab  soupira. 

—  Tu  ignores  ton  bonheur!  Ah  !  si  j'étais  à 
ta  place!... 

Mimiose,  seul  dans  l'arène  devant  les  grands 
lions  qui  n'osaient  plus  l'attaquer,  se  croisait 
les  bras,  attendant  la  décision  du  Mogol. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  25 

—  Grâce!  grâce!  hurlait  la  foule,  où  domi- 
naient les  voix  des  femmes. 

Mais  Shah-Djalîân  demeurait  indécis,  car  le 
crime  de  Mimiose  était  de  ceux  que  les  puis- 
sants pardonnent  rarement.  Il  fît  un  signe,  et 
les  souars  emmenèrent  le  condamné,  compre- 
nant que  l'Empereur  réservait  la  sentence  pour 
la  fin  des  jeux. 

Assilinia,  alors,  malgré  les  exhortations 
d'Hallabab,  se  leva  toute  droite,  et,  avant  que 
Mimiose  n'eût  disparu  derrière  la  porte  rouge, 
tendit  en  souriant  son  lotus  d'or  vers  lui. 

Il  y  eut  un  long  cri  d'étonnement  parmi  les 
spectateurs,  car  cette  action  de  la  jeune  fille 
était  aussi  étrange  qu'audacieuse  un  jour  de 
fiançailles. 

Mimiose  vit-  le  geste  et  sourit,  tout  frisson- 
nant de  joie.  Quant  à  Assilinia,  grave  et  fière, 
elle  se  rassit  à  côté  d'Hallabab,  et  promena  ses 
regards  étincelants  sur  l'assistance. 

—  Ce  que  tu  as  osé  me  fait  frémir,  Assilinia  ! 
murmura  la  naïve  confidente.  Un  tel  scandale  ! . . . 

—  J'ai  rendu  hommage  au  courage,  rien  de 
plus  ! 

—  Que  pensera-t-on  de  toi  après  cette  action 
inconcevable  ? 


26  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  On  pensera  que  je  juge  librement  les  qua- 
lités de  chacun,  et  Ton  ne  s'étonnera  plus  de 
ma  décision  si  elle  est  défavorable  au  prince. 

—  Attends  encore!  supplia  la  jeune  fille, 
Orpha  sera  triomphant,  j'en  ai  la  certitude  ! 

—  Que  les  dieux  décident  de  son  sort! 

—  Le  voici!  le  voici!  chuchotait  le  peuple. 
Le  prince,  sous  les  baisers  des  Bhaï-Tchokvi, 

vendeuses  d'amour,  frottant  sa  chair  de  baumes 
précieux  et  stimulant  ses  nerfs  par  des  frôle- 
ments et  d'incomplètes  caresses,  avait  recon- 
quis une  ardeur  nouvelle.  11  se  présentait,  tout 
frémissant  de  désir,  et  ses  regards  embrasés 
cherchaient  un  encouragement  dans  ceux  (VAs- 
silinia  qui  demeurait  impassible. 

Les  deux  battants  de  la  porte  rouge  s'écar- 
tèrent de  nouveau,  et  Ramô,  la  panthère  noire, 
triomphatrice  de  toutes  les  luttes,  bondit  jus- 
qu'au milieu  de  l'enceinte. 

C'était  une  superbe  bête,  moirée,  luisante  et 
musclée.  Moins  haute  que  le  tigre,  elle  était 
plus  allongée,  avec  des  rampements,  des  ondu- 
lations et  des  ruses  imprévus.  Ses  yeux  d'un 
vert  d'émeraude  phosphoraient  et  son  large 
front  bombé  semblait  se  plisser  sous  l'effort 
d'une  pensée  profonde.   Avant  que  le  prince 


LES    COURTISAxNES    DE    BRAHMA  27 

eût  prévu  l'attaque,  elle  lui  enfonça  ses  crocs 
dans  la  cuisse,  le  renversa,  le  jeta  sur  ses 
épaules  et  le  transporta  en  bondissant  à  l'autre 
bout  du  cirque. 

Orpha  avait  poussé  un  cri  de  détresse,  et  la 
panthère  l'eut  aisément  mis  dans  l'impossibilité 
de  poursuivre  la  lutte,  si  elle  n'avait  hésité  de- 
vant cet  ennemi  désarmé  que,  sans  doute,  elle 
ne  trouvait  plus  digne  de  son  courroux. 

Elle  s'arrêta,  et  regarda  l'assistance. 

C'est  par  un  cri  plaintif,  modulé  comme  un 
trémolo  d'orgue,  que  le  tigre  royal  annonce 
sa  présence.  La  panthère  ronronne  ainsi  qu'un 
gros  chat  dont  elle  a  tous  les  mouvements,  tour 
à  tour  souples,  fébriles  ou  amoureux.  Ses 
élans,  lorsqu'elle  daigne  s'émouvoir,  sont  ac- 
compagnés de 'grognements  rapides,  effrayants» 
déchirés  comme  une  toux  de  phtisique  ;  puis, 
ses  babines  se  retroussent,  ses  moustaches  re- 
montent vers  ses  yeux  glauques,  pailletés  de 
lueurs  diaboliques,  et  elle  fait  entendre  le  cra- 
chement irrité  des  matous  en  lutte  d'amour. 
D'un  coup  de  sa  patte  veloutée  aux  griffes  ter- 
ribles, elle  brise  les  os  d'une  génisse  et  l'em- 
porte sans  effort  apparent,  tant  sa  force  muscu- 
laire est  développée. 


28  L'<:S    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Montés  sur  des  éléphants,  les  chasseurs  de 
fauves  avaient  pris  Ramôdans  une  des  jungles 
de  la  féconde  et  divine  Java,  au  bord  du  fleuve 
noir.  Mer  chaude,  soleil  torride,  volcan  de  feu, 
tous  les  souffles  embrasés  avaient  passé  dans  le 
sang  de  Ramô  pour  en  faire  une  admirable  bête 
de  vigueur  et  de  beauté.  Elle  avait  connu  les 
orages  mortels  des  Montagnes  Bleues  et  les 
éclairs  sauvages  que  la  vue  des  hommes  ne 
peut  supporter.  Par  torrents  les  pluies  électri- 
ques avaient  lustré  sa  peau  en  grisant  la  terre 
délirante  de  sève.  Et,  sous  le  ciel  fumant,  elle 
avait  fui  dans  les  bois  sombres  —  si  sombres 
qu'il  y  faut  des  torches  en  plein  midi  et  que  les 
plantes,  se  détachant  de  leur  tige,  y  devien- 
nent carnivores  et  ne  se  distinguent  plus  des 
animaux  ! 

Ramô  avait  mangé  ces  fleurs  de  chair,  posées 
si  bas  dans  les  vapeurs  morbides  et  grasses  du 
sol,  ces  fleurs  au  pistil  qui  flamboie  dans  la 
nuit  comme  l'œil  fulgurant  d'un  cyclope  !  Et 
elle  avait  gardé  le  goût  de  ce  régal  étrange,  ne 
touchant  jamais  à  l'ennemi  vaincu. 

Son  regard  cherchait  encore,  ébloui  par  le 
grand  soleil ,  les  chauvf  s-souris  vampires  , 
énormes  et  velues,  qui  se  suspendent  aux  bran- 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  29 

ches,  et  les  tigres  noirs  où,  disent  les  Malais, 
habite  l'esprit  de  la  Mort  ! 

Cependant,  le  prince  s'était  remis  debout,  et, 
Tarme  haute,  se  préparait  à  frapper  l'ennemi. 
D'un  bond  la  panthère  évita  le  coup,  et,  ils 
roulèrent  tous  les  deux,  tandis  que  les  assis- 
tants gardaient  un  silence  passionné. 

Quand  on  dégagea  Orpha,  il  était  criblé  de 
coups  de  griffes  et  de  morsures,  les  membres 
fracturés,  la  poitrine  labourée  profondément. 
Il  avait  perdu  connaissance,  et  on  l'emporta 
pour  panser  ses  blessures,  car  on  doit,  autant 
que  possible,  préserver  la  vie  des  princes. 

Hallabab  cachait  son  visage  sur  l'épaule 
d'Assilinia,  dont  la  lèvre  peinte  se  retroussait 
en  un  dédaigneux  sourire. 

—  Qui  veut  combattre  la  panthère?...  de- 
manda un  indihcichEilchy ,  selon  l'usage. 

Et  la  foule  cria  : 

—  Faites  revenir  Mimiose  ! 
Shah-Djahân  se  tourna  vers  Assilinia,  comme 

pour  avoir  son  assentiment,  et  elle  répéta 
gravement  : 

—  Faites  revenir  Mimiose. 

Le  bigaris  fut  ramené  au  milieu  d'un  frémis- 
sement d'attente.  Il  était  calme,  fier,    et  sem- 


30  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

blait  aussi  reposé  que  s'il  fût  sorti  du  deurbar 
d'un  Rajah  à  l'heure  de  la  sieste. 

Ramô,  d'un  regard  curieux,  mesura  ce 
nouvel  ennemi,  puis,  venant  se  frotter  à  ses 
jambes,  elle  le  salua  d'un  ronronnement  câlin 
que  Mimiose  accueillit  dune  caresse.  La  main 
de  l'homme  courut  sur  l'échiné  veloutée  de  la 
bête  qui  fit  le  gros  dos,  les  yeux  à  demi-fermés 
dans  une  attitude  de  soumission  ou  d'extase. 

Mimiose,  alors,  se  coucha  dans  le  sable,  et, 
approchant  de  son  visage  la  tête  sombre  de  la 
panthère,  il  lui  ouvrit  doucement  les  mâchoires 
et  présenta  ses  lèvres  à  ses  crocs  aigus. 

Ramô,  d'un  coup  de  langue,  baisa labouche 
du  Gourkas. 

—  Ham  !...  cria  la  foule  dans  un  délire  joyeux; 
et  Shah-Djahân,  abaissant  son  sceptre  d'éme- 
raude,  ordonna  qu'on  enfermât  le  fauve  et 
l'homme  dans  unegeôledu  Temple  de  Kutbu'l, 
car  l'événement  tenait  du  sortilège  et,  seules j 
les  Hedjeras  pouvaient  conjurer  le  démon  qui 
habitait  le  corps  du  combattant. 


III 


ASSILINIA 


La  Rana  était  étendue  sur  un  lit  porté  par  des 
cygnes  d'argent,  des  étoffes  fleuries  de  tur- 
quoises et  de  saphirs  aux  pieds,  des  coussins 
brodés  de  perler  bleues  sous  les  reins;  et  son 
léger  dou-pattah,  ouvert  sur  la  poitrine  et  les 
cuisses,  semblait  découpé  dans  des  rayons  de 
lune. 

Sa  face  empruntait  à  tout  ce  bleu  une  lueur 
mystérieuse,  et  ses  yeux  —  astres  noirs  d'un 
éclat  redoutable — lançaientde  sombres  éclairs. 
Du  sol  poudré  d'argent  au  plafond  étoile  de  lapis  - 
lazuïi,  tout  était  de  cette  teinte  sidérale  dont 
l'âme  se  trouvaitcomme  reposée,  noyée  d'infini. 


3*2  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Hallabab,  dit-elle  à  la  jeune  fille  qui 
baisait  ses  genoux  en  pleurant,  je  n'épouserai 
point  celui  qu'on  me  destine. 

—  Ah  !  tu  feras  ton  malheur  et  le  sien  ! ...  Au 
moins,  apporte-lui  la  consolation  de  ta  bonne 
parole.  Tu  sais  qu'il  est  blessé,  et  qu'un  enfant 
maintenant  en  aurait  raison.  Sois  douce, 
Assilinia,  donne  lui  le  gdaidjeih  enivrant  de 
l'illusion,  et  si  tu  ne  peux  l'aimer,  qu'il  goûte 
au  moins,  durant  quelques  jours,  ce  miel 
bénit  du  pieux  mensonge. 

—  Je  n'ai  jamais  menti,  Hallabab  ! 

—  Les  prêtres  de  la  Djoumnah  te  pardon- 
neront en  faveur  de  l'intention.  Orpha  pourrait 
mourir  de  ton  indifférence. 

La  Rana  se  mit  à  rire  silencieusement. 

—  Combien  tu  le  connais  peu,  ma  liane  des 
forêts  sauvages!...  Mais,  si  ce  galant  te  plaît, 
je  te  le  répète,  il  est  en  ton  pouvoir  de  lui  ré- 
véler ton  amour.  Je  ne  souhaite  que  ta  félicité, 
petite  Hallabab  ! 

La  mignonne  fit  glisser  ses  baisers  des  genoux 
polis  d'Assiliniaaux  chevilles  cerclées  de  béryls 
et  d'opales.  Ses  lèvres  se  posèrent  càlineuses 
sur  le  petit  pied  souple  et  fin  de  la  Rana,  et 
elle  s'attarda  en  une  caresse  soumise. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  33 

Éclairée  par  de  hautes  fenêtres  cerclées  de 
pierres  précieuses,  la  chambre  d'Assilinia 
s'élevait  en  conque,  décorée  d'une  magie  de 
mosaïques  bleues,  où  des  contournements  de 
médaillons  et  de  rosaces  mettaient  une  grâce 
imprévue.  Son  lit,  sur  une  estrade,  éclatait  en 
amoncellement  de  pierreries  et  de  fleurs,  et  le 
groupe  des  deux  jeunes  filles  semblait  le  plus 
bel  ornement  de  cette  salle  prestigieuse.  Aux 
bras  l'une  de  l'autre,  unies  maintenant  pour 
d'ardentes  confidences,  elles  se  chuchotaient 
leur  désir,  et  Assilinia,  sur  son  corps  de  déesse, 
savourait  toutes  les  cajoleries  qu'Hallabab  eût 
souhaité  ofî'rir  au  bien-aimé. 

—  Ah  !  dit-elle,  en  soupirant,  c'est  ainsi  que 
tout  est  douceur  dans  Tamour. 

—  Plus  encore  que  tu  ne  saurais  croire!... 
Notre  caresse  est  incomplète.  Mieux  vaut 
défaillir  sous  les  baisers  d'un  homme. 

—  C'est  vrai,  tu  m'as  énervée,  rien  de  plus  ! 

—  Ne  souhaites-tu  pas  connaître  la  joie 
parfaite?... 

—  Si.  Tu  m'as  révélé  d'étranges  choses  !  Et 
mon  désir  arde  vers  la  connaissance  de  toute 
félicité  humaine. 

—  Vienâ  donc!...  Le  palais  est  obscur  et 

3 


34  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

nul  ne  songe  à  nous  surveiller.  Nous  passerons 
par  les  jardins. 

—  Soitj  mais  c'est  Mimiose  que  je  veux  re- 
joindre. 

—  Mimiose  !... 

—  Lui  seul  est  digne  de  m'aimer!...  Pare- 
moi  pour  son  amour! 

Assilinia  se  leva,  et  s'approcha  d  une  des 
hautes  fenêtres. 

Au  loin,  sous  la  clarté  mystérieuse  de  la 
lune,  brillaient  les  pierres  des  mausolées,  des 
citadelles,  des  temples  et  des  palais.  Rien 
n'était  aussi  majestueux  que  cet  horizon  indé- 
fini de  choses  mortes  et  de  splendeurs  agoni- 
santes. A  cette  époque,  Delhi,  qui  déjà  s'était 
nommée  :  Lalkot,  lahanpanah,  Rai-Pithora, 
Siri,  Tughlakahad,  rayonnait  de  toute  sa  puis- 
sance au  pied  de  la  grande  tour  de  Kootub- 
Minar.  Sous  ce  cône  cylindrique  tronqué,  aux 
étages  de  grès  rouge  et  de  marbre  blanc,  se 
tassait  le  temple  de  Kutbu'l  où  vivaient  les 
Hedjeras  au  sexe  mutilé,  et  une  inscription, 
qui  se  détachait  en  formidables  caractères  de 
sang,  faisait  connaître  que  ce  monument  pro- 
venait de  vingt-sept  temples  démolis  pour  le 
triomphe  de  la  vérité. 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  35 

Assilinia  étendit  la  main  dans  la  direction  de 
Kutbu'l. 

—  Je  veux,  dit-elle,  voir  les  femmes  stériles  ! 
Hallabab  frissonna. 

—  Elles  ne  peuvent  rien  pour  toi,  puisque 
ton  désir  est  de  te  consacrer  à  l'amour  ! 

—  Elles  me  diront  ma  destinée  et  ce  que  je 
dois  faire  pour  délivrer  Mimiose.  Shali-Djahân 
ne  leur  refuse  rien.  Un  mot  d'elles  peut  gracier 
le  Gourkas. 

—  Pourquoi  te  seraient-elles  favorables, 
qu'as-tu  fait  pour  elles  ? 

—  Je  leur  offrirai  une  chose  qui  leur  sera 
agréable. 

—  Quelle  chose  ?... 

—  La  vie  d'amour  d'une  enfant  :  Samjab  ou 
Pékéo. 

Hallabab  poussa  un  cri,  et  s'éloigna  avec 
terreur  de  son  amie.   . 

—  Quoi!...  Tu  veux?...  tu  veux  sacrifier  ces 
innocentes  ?... 

—  Oui,  je  veux  offrir  aux  dieux  leur  virgi- 
nité!... Hadj-IIidi  les  piquera  avec  la  longue 
aiguille  d'or  trempée  dans  le  fruit  du  bhel-phoul  ! 

—  Mais,  tout  à  l'heure,  tu  n'avais  que  des 
pensées  douces... 


36  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Qu'en  sais-tu?...  Avant  tout,  je  veux 
sauver  Mimiose;  et  puis,  j'estime  que  Samjab, 
comme  Pékéo,  seront  heureuses  d'entrer  dans 
le  temple  de  Kutbu'l  et  d'être  semblables  aux 
petites  fleurs  dont  la  corolle  s'est  refermée, 
sans  produire  le  fruit  douloureux. 

Hallabab  se  redressa  avec  indignation. 

—  Tout  comme  toi  elles  ont  droit  à  l'amour, 
et  tu  obtiendras  la  grâce  de  Mimiose  sans 
recourir  à  des  moyens  aussi  misérables  !... 

—  Shah-Djahàn  ne  pardonnera  pas  au  cons- 
pirateur si  les  prêtresses  du  temple  ne  nous 
viennent  en  aide  î  II  a  peur  de  leurs  oracles  et 
de  leur  influence  maléfique.'  Il  croit  en 
Mohammed,  mais  il  craint  Brahma  ! 

—  Qu'importe  1  le  bigaris  n'est  point  intéres- 
sant ! 

—  Je  l'aime  !... 

Assilinia,  ayant  jeté  un  long  voile  bleu  sur 
ses  cheveux  relevés  en  tour  et  fleuris,  aux 
oreilles,  de  deux  lotus  de  diamants,  entraîna 
son  amie  dans  les  rues  étroites  et  sinueuses, 
bordées  de  maisons  de  brique,  où  la  chanson 
des  prostituées,  appelant  le  passant,  résonnait 
parfois  comme  le  cri  plaintif  de  la  tourterelle 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  37 

blessée.  Par  lesportesentre-bâillées  ou  couvertes 
seulement  d'une  draperie  mi-close,  on  aper- 
cevait les  belles  filles  étendues  sur  leur  lit  bas, 
presque  nues.  Aux  bras  de  l'amant  d'un  soir, 
elles  ne  se  dissimulaient  pas  davantage,  et  les 
passants  pouvaient  assister  à  leurs  ébats  et 
prendre  de^  leçons  de  volupté. 

Là  s'enseignaient  les  soixante-quatre  caresses 
de  Kama,  et  les  tout  jeunes  gens  venaient  s'ins- 
truire aux  bras  des  filles  d'amour.  Ils  ne  se 
cachaient  pas,  car  ce  n'est  point  une  honte  de 
sacrifier  à  Krishna  qui,  comme  chacun  l'a  lu 
dans  les  livres  sacrés,  posséda  et  féconda  huit 
cents  gopis  à  la  fois. 

Debout,  à  genoux  ou  couchées,  les  Bhaï- 
Tchokri  se  montraient  parmi  les  fleurs,  et 
leur  jeune  nudité  se  parait  à  peine  d'une 
fibule  de  pierreries  ou  d'une  touffe  de  sali- 
gram,  rattachée  par  un  fil  d'or  contournant  les 
reins. 

Les  hommes  entraient  et  sortaient  libre- 
ment, sans  gêne,  se  Verraient  la  main  au  pas- 
sage, et  toujours  il  en  venait  de  nouveaux  au 
milieu  des  chants  et  des  plaintes  d'amour. 

—  Vois,  disait  l'une,  comme  ma  peau  est  sa- 
tinée !  Je  meurs  et  je  renais  dix  fois  en  une 


38  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

heure  !  Mes  baisers  ardent  sur  les  lèvres  comme 
le  fruit  rouge  du  bimba  ! 

—  Viens,  roucoulait  l'autre ,  la  volupté  te 
pénétrera  ainsi  qu'une  onde  d'huile  de  kusha 
sous  le  regard  blanc  de  Ma  (la  lune).  Smara  te 
fera  connaître  des  frissons  inouïs! 

—  Oh  î  susurrait  une  troisième,  qui  n'avait 
pas  douze  ans,  je  sais  des  jeux  merveilleux  ! 
Le  frelon  perce  le  cœur  du  ketaça  avec  len- 
teur, mais  cette  corolle  étroite  est  plus  eni- 
vrante que  celle  des  roses  épanouies,  et  les 
papillons  se  le  chuchotent  dans  la  brise.  Bientôt 
ils  seront  trop  nombreux  !  Passant,  respire  la 
fleur  d'avril  qui  n'est  encore  qu'en  bouton! 

—  Ma  bouche,  affirmait  une  quatrième,  est 
plus  caressante  que  le  caMce  du  bilva  ! 

—  J'embrase  comme  le  tchampaca  et  le  pi- 
ment musqué,  clamait  une  cinquième,  et  lors- 
qu'on a  mordu  le  fruit  délicieux  on  ne  peut 
plus  s'en  détacher  ! 

Puis,  appliquant  leur  langue  à  leur  palais, 
elles  faisaient  entendre  la  stridulation  de  la  ci- 
gale pendant  le  moment  de  la  grichma. 

—  Elles  sont  heureuses  !  ht  Hallabab. 

—  Crois-tu?...  Il  me  semble  que  rien  n'est 
plus  cruel  que  le  simulacre  de  l'amour!  Quel 


LES    COURTISANES    DE    BIIAIIMA  39 

supplice  est  comparable  à  celui  de  ces  malheu- 
reuses qui  se  donnent  à  tous  les  désirs,  à  l'en- 
fance comme  à  la  sénilité  ! 

—  Se  donner  est  le  rôle  de  la  femme.  N'entre - 
t-il  pas  pour  nous  dans  l'amour  autant  de  pitié 
que  de  plaisir?... 


IV 


LE    PRISONNIER 


Elles  cheminaient,  en  se  serrant  le  bras,  dans 
la  nouvelle  Delhi  qui  portait  le  nom  de  Shadja- 
hanabad,  c'est-à-dire  la  ville  de  Shah-Djahân. 
C'était  maintenant  une  merveilleuse  cité  que 
seules  les  féeries  du  Mahabharatta  pour- 
raient égaler.  Le  Grand  Mogol,  pour  attirer 
sur  elle  les  bontés  de  Mohammed,  n'avait  pas 
reculé  devant  les  sacrifices  humains,  laissés 
jusque-là  aux  superstitions  brahmaniques.  Des 
conspirateurs  furent  égorgés  dans  les  fonde- 
ments de  la  ville,  et,  comme  leur  sang  ne  suf- 
fisait pas  à  arroser  cette  terre  d'élection,  on 
tira  au  sort  de  nouvelles  victimes.  Elles  furent 


42  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

si  nombreuses  que  la  sultane  favorite,  Allababy, 
prit  des  bains  pendant  quarante  jours  dans  cette 
onde  rouge,  et  que  toutes  les  femmes  du  barem, 
munies  de  vases  précieux,  en  arrosèrent  les 
rives  de  la  Jumna.  Dans  l'enceinte  de  Sbabdja- 
banabad  on  ouvrit  onze  portes,  et,  comme  la 
ville  était  fortifiée  de  douze  tours,  on  laissa  une 
entrée  au  milieu  de  cbaque  courtine.  La  plus 
grande  et  la  plus  magnifique  servit  de  sérail 
pour  les  femmes  de  l'Empereur. 

Les  murailles  que  longeaient  Assilinia  et  sa 
compagne,  en  étouffant  le  bruit  de  leurs  pas, 
étaient  construites  de  briques,  avec  de  grandes 
chaînes  de  pierres  vertes  et  bleues,  plus  fermes 
et  plus  polies  que  le  marbre. 

Les  accords  de  la  vina  et  du  dole  passaient 
par  les  baies  des  appartements,  et  des  voix  nos- 
talgiques montaient  dans  la  nuit,  tantôt  pures 
et  hautes  comme  les  sons  d'une  flûte  de  cristal, 
tantôt  troubles  et  orageuses  comme  les  plaintes 
du  tchiloumtchi. 

Des  singes,  curieusement,  gambadaient  sur 
les  terrasses,  allongeaient  leur  tête  sous  les 
draperies  mal  jointes,  et  esquissaient  des  gestes 
obscènes  qu'ils  semblaient  imiter  des  mystères 
du  gynécée  un  instant  entrevus. 


LES    COURTISANES   DE    BRAHMA  43 

Hallabab  et  Assilinia  étaient  arrivées  au  tem- 
ple de  Kutbu'l,  alors  entouré  de  murs  formant 
une  vaste  enceinte.  Assilinia  dit  son  nom  à 
THedjeras  qui  vint  ouvrir,  en  chuchotant  de 
vagues  menaces.  C'est  là  que  Mimiose,  le  cons- 
pirateur, qu'on  accusait  en  plus  de  sortilèges, 
avait  été  enfermé  sous  la  garde  des  femmes 
stériles,  magiciennes  et  pythonisses. 

A  l'intérieur,  les  murs  formaient  des  gale- 
ries cloîtrées,  soutenues  par  des  colonnes  hin- 
doues, bouddhistes  et  jaïnites,  les  différentes 
dominations  ayant  mêlé  les  styles. 

Assilinia  demanda  à  parler  à  Hadj-Hidi,  la 
vieille  prêtresse,  qu'elle  trouva  en  prières  sur 
un  tombeau  de  grès  rouge  qui  renfermait  les 
cendres  d'Altamsh.  Aux  murs  s'étalaient  des 
bas-reliefs  d'animaux,  unis  pour  la  procréation, 
des  lingams  géants,  juchés  sur  des  socles  de 
jade  et  d'ivoire,  que  les  Hedjeras  voilaient  d'é- 
toffes jaunes.  C'était  la  partie  du  temple  consa- 
crée aux  sacrifices.  Du  côté  opposé  les  prê- 
tresses venaient  s'offrir  aux  dieux  lascifs.  Dans 
les  niches  de  grands  singes  sacrés  sollicitaient 
aussi  les  offrandes  d'amour,  et  ils  gémissaient, 
sans  cesse,  tendant  vers  les  femmes  leurs 
mains  velues,  couvertes    de   bagues    comme 


44  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

celles  des  courtisanes.  Hadj-Hidi,  ayant  inter- 
rompu sa  prière,  vint  à  Assilinia  qu'elle  baisa 
entre  les  sourcils. 

—  M'amènes-tu  une  vierge  à  sacrifier  aux 
dieux?  demanda-t-elle  en  fixant  sur  Hallabab 
son  regard  perçant. 

Hallabab  recula  en  frissonnant. 

—  Non,  dit  la  Rana,  pas  aujourd'hui.  Je 
voudrais  voir  le  prisonnier. 

—  Tu  sais  que  c'est  défendu?... 

—  Oh  !  laisse-moi  lui  parler,  rien  qu'un  mo- 
ment ! 

—  Un  moment,  soit!  mais  cette  vue  trou- 
blera ton  cœur. 

—  Mon  cœur  lui  appartient,  il  ne  peut  plus 
être  troublé!  Attends-moi,  Hallabab,  et  demeure 
en  prières  pour  éloigner  de  nous  les  esprits  du 
nil  ghiri  et  du  Djaggariah! 

La  vieille  Hedjeras  prit  Assilinia  par  la  main 
et  la  conduisit  dans  une  sorte  de  cellule  où 
Mimiose  reposait  auprès  de  la  panthère.  Le 
jeune  homme,  à  la  vue  de  la  Rana,  se  laissa 
tomber  sur  les  genoux,  et  mit  la  main  gauche 
sur  sa  poitrine  en  signe  de  reconnaissance  et 
de  soumission. 

Ramô     bailla,    s'étira,    vint,    en   faisant    le 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  ^tO 

gros  dos,   flairer  les  Yoiles  de  la  jeune  fille. 

—  Ici  !  Ramô,  dit  Mimiose  tremblant  ;  que  ta 
langue  soit  de  miel  et  ta  griffe  de  velours  pour 
celle  qui  a  daigné  descendre  jusqu'à  nous!... 

La  panthère  fit  entendre  un  ronronnement 
câlin,  et,  comme  une  chatte  qui  mendie  une 
caresse,  frotta  sa  fourrure  électrique  contre  les 
jambes  de  la  Rana.  Des  étincelles  jaillissaient 
du  pelage  noir  plus  brillant  que  le  jaïet  et  les 
yeux  glauques  s'alanguissaient  en  un  regard 
onctueux,  tandis  que  les  pattes  nerveusement 
pétrissaient  le  sol  et  que  des  frémissements 
couraient  le  long  de  l'échiné  arquée. 

—  Ici!  Ramô...  N'ayez  point  peur,  princesse, 
murmura  Mimiose,  cette  béte  est  domptée! 

—  Par  quel  sortilège?...  demanda  la  jeune 
fille.  Qu'as-tu  fait  pour  Tassouplir  à  ce  point  ?. . . 
N'était-elle  pas,  hier  encore,  la  terreur  des 
combattants  du  Tamascha,  la  panthère  noire 
que  nul  ne  pouvait  vaincre?... 

—  Les  bétes,  comme  les  hommes,  obéissent 
à  d'occultes  et  envoùteuses  lois  d'amour.  Ramô 
m'aime,  je  ne  sais  pourquoi,  et  mes  amis  sont 
les  siens...  Je  n'ai  rien  fait,  cependant,  pour 
mériter  sa  tendresse.  Ramô  garde  en  elle 
l'àme  mystérieuse  des  défunts,  et,  sans  doute, 


46  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

suis-je  le  fils  des  pitris  qui   habitent  son  cer- 
veau. 

—  Écoute,  reprit  Assilinia,  je  te  veux  libre 
et  puissant;  je  demanderai  ta  grâce  au  Mogol. 

—  Il  ne  te  l'accordera  pas.  car  j'ai  conspiré 
contre  son  pouvoir  ;  c'est  le  plus  grand  de  tous 
les  crimes! 

—  Tu  as  des  partisans  ?. . . 

—  Oui,  le  peuple  est  pour  moi  et  pour  Aureng- 
Zeb,  le  fils  de  Shah-Djahàn  que  chacun  vé- 
nère. 

—  Bah!  tous  les  maîtres  se  valent!  Quand 
Aureng-Zeb  aura  conquis  le  pouvoir,  il  nous 
accablera  des  mêmes  lois  injustes. 

—  Peut-être,  dit  Mimiose;  mais,  jusqu'à 
présent,  il  a  été  loyal  et  juste,  tandis  que  Shah- 
Djahân  ne  se  livre  qu'à  la  débauche. 

Assilinia  s'assit  près  du  prisonnier,  et,  cares- 
sant distraitement  la  grande  panthère  noire  : 

—  Oui,  je  sais.  Ce  que  l'on  raconte  sur  les 
orgies  de  l'Empereur  est  vrai,  et  l'on  dit  même 
qu'après  avoir  possédé  toutes  les  femmes  du 
deurbar,  il  a  violé  sa  propre  fille  âgée  de  dix 
ans,  la  begôm  Saëb! 

—  Tu  vois  qu'il  a  mérité  la  mort  ! 

—  Certes,  mais  plus   tard...  Je   ne  défends 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  'i  i 

pas  le  Mogoi  qui  a  tué  mon  père,  vaincu  les 
Rajahs  et  n'est  ni  de  notre  sang  ni  de  notre 
religion.  Il  est  mon  ennemi  comme  le  tien. 
Seulement,  je  crois  que  chaque  chose  arri- 
vera en  son  temps,  et  qu'il  faut  attendre  pa- 
tiemment que  la  justice  triomphe.  Tu  es  jeune, 
tu  as  Tavenir  devant  toi,  et  je  puis,  si  tu 
écoutes  mes  conseils,  te  faire  ouvrir  les  portes 
de  cette  prison. 

—  Qui  donc  es-tu?...  Une  Rana,  sans 
doute?...  Je  t'ai  vue  dans  ta  loge  drapée  d'étof- 
fes précieuses  et  tu  semblais  plus  belle  que  le 
soleil!... 

—  Je  suis  la  fille  du  Rajah  Amarsin  qui  fut 
massacré  dans  le  palais,  et  je  hais  le  Maître 
qui  me  prit  ce  que  j'avais  de  plus  cher.  Tu 
peux  donc  compter  sur  ma  protection. 

-^  Merci,  dit  Mimiose,  en  enveloppant  la 
jeune  fille  d'un  regard  d'adoration  ardente...  On 
m'a  parlé  de  toi  et  je  me  rappelle  maintenant  que 
ce  tamascha  était  donné  en  ton  honneur  pour 
célébrer  tes  fiançailles  avec  Orpha,  le  favori 
de  l'Empereur. 

—  Oui,  mais  je  n'épouserai  point  Orpha. 

—  Pourquoi?... 

Assilinia  sentit  une  douleur  aisfuë  lui  tra- 


48  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

verser  le  cœur.  Le  ton  de  Mimiose  lui  déplut, 
car  elle  y  trouva  de  l'indifférence,  presque  du 
dédain.  Elle  ne  comprit  pas  que  le  calme  du 
jeune  homme  cachait  une  irritation  secrète, 
d'autant  plus  vive  qu'elle  était  plus  répri-. 
mée. 

—  Je  n'épouserai  pas  Orpha,  dit-elle  avec 
orgueil,  parce  que  je  ne  saurais  l'aimer. 

Mimiose  étouffa  un  cri  de  joie. 

—  Tu  ne  saurais  l'aimer  !... 

—  Il  n'a  pas  la  loyauté  que  j'admire,  il  s'est 
laissé  vaincre  par  la  panthère  noire,  et  il  est  le 
protégé  de  l'Empereur. 

Ramô,  comme  si  elle  eût  compris  qu'on  par- 
lait d'elle,  tourna  ses  yeux  pailletés  d'or  vers 
la  Rana  et  haîlla  en  montrant,  entre  deux  ran- 
gées de  crocs  éblouissants,  les  profondeurs  roses 
de  sa  gorge. 

Mimiose,  comme  en  extase,  demeurait  silen- 
cieux, et  la  jeune  fille,'gênée  par  cette  réserve, 
reprit  plus  bas  : 

—  On  ne  saurait  aimer  deux  hommes... 
Le  Gourkas  frémit. 

—  Tu  aimes  ailleurs?...  demanda-t-il  avec 
angoisse. 

—  Oui,  fit  Assilinia,  jouissant  de  son  trouble. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  49 

—  Ah!... 

Un  moment  encore  elle  le  regarda  avec  une 
lueur  malicieuse  dans  ses  prunelles  ardentes. 

—  J'aime  ailleurs,  Mimiose...  Tu  ne  devines 
pas  le  nom  du  préféré?... 

Mimiose  sentit  un  flot  de  sang  brûlant  lui 
monter  à  la  gorge,  et  il  ne  put  que  balbutier  : 

—  Comment  veux-tu  que  je  devine  ?... 

—  Puisque  tu  es  un  peu  sorcier  et  que  tu 
soumets  les  fauves  les  plus  redoutables  ! 

—  Ah!  ne  te  moque  pas  de  moi!...  Je  n'ai 
jamais  fréquenté  les  deurbar,  et  je  ne  connais 
point  le  nom  des  puissants  de  l'empire. 

—  Cherche... 

—  Tu  ne  saurais  aimer  qu'un  homme  de  ton 
rang?... 

—  Qui  sait...  - 

Mimiose  fit  cliqueter  les  anneaux  qui  enchaî- 
naient ses  bras  ;  malgré  ses  entraves,  il  se 
laissa  glisser  aux  pieds  d'Assilinia  : 

—  Princesse,  je  t'en  conjure,  dis-moi  le  nom 
de  l'aimé?... 

Elle  joignit  les  mains  derrière  les  épaules 
du  Gourkas,  l'attira  à  elle  et  murmura  à  son 
oreille  : 

—  C'est  toi! 


50  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Il  poussa  un  cri,  aussitôt  étouffé,  et  ferma  les 
yeux  sous  les  baisers  d'Assilinià,  dont  la  bou- 
che glissait  passionnément  sur  sa  joue,  cher- 
chant ses  lèvres. 

Un  moment,  ils  s'oublièrent  dans  cette  ca- 
resse profonde,  infinie,  que  jamais  le  bigaris 
n'eût  osé  rêver,  et  leur  délire  était  si  grand 
qu'ils  n'entendirent  pas  la  vieille  Hadj-Hidi 
qui  les  venait  prévenir  du  danger  de  cet  entre- 
tien. 

—  Ah  I  cria  Mimiose,  je  veux  être  libre  !  en- 
tends-tu?... Délivre-moi!  je  t'aime!...  je  t'a- 
dore !...  Comment  pourrai-je  vivre  sans  ta  pré- 
sence?... 

Assilinia  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  : 

—  Demain,  demain  tu  seras  libre  î 

—  Demain  !... 

Leurs  lèvres  s'agrafèrent  de  nouveau  dans 
un  baiser  éperdu,  puis  la  vieille  Hedjeras,  pré- 
cédée de  deux  maachalchy,  ou  porteurs  de 
torches,  emmena  la  Rana  pluspalpitante  qu'une 
colombe  blessée. 


V 


LES    HEDJERAS 


—  Tu  intercéderas  pour  lui?...  demanda 
Assilinia  en  joignant  les  mains,  tandis  que 
Hadj-Hidila  guidait  dans  les  couloirs  étroits. 

—  Tu  sais  que  je  suis  opposée  à  l'amour, 
petite  Rana  ?  Ta  tendresse  pour  le  Gourkas  ne 
saurait  donc  m'émouvoir  I 

—  Je  te  donnerai  des  turquoises  du  Tliibet, 
des  opales  de  l'Yemen  et  des  grenats  du  Bundel- 
cundpour  parer  le  sanctuaire  de  la  déesse! 

—  C'est  insuffisant. 

—  Tu  auras  encore  des  diamants  du  Pannah, 
des  saphirs  de  Colombo  et  des  émeraudes  de 
Jessalmir  ! 


52  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Je  veux  mieux  encore. 

—  Quoi  donc?...  Parle,  je  te  donnerai  tout 
ce  que  je  possède  pour  deuvrer  l'adoré  !... 
Veux-tu  mon  sang  ?...  Veux-tu  mon  cœur  dans 
une  coupe  d'or?... 

—  Je  veux  que  tu  m'amènes  deux  fillettes  de 
huit  à  douze  ans,  car  seule,  cette  offrande  est 
agréable  à  la  déesse. 

■ —  Soit.  Je  t'amènerai  Samjab  et  Pékéo  qui 
me  parfument  chaque  matin,  peignent  mes 
longs  cheveux  et  polissent  mes  ongles  pour 
les  rendre  plus  doux  que  l'agate.  Ce  sont  deux 
jolies  enfants  qui  déjà  songent  à  l'amour. 

—  Leur  sacrifice  n'en  sera  que  plus  précieux. 

—  Je  te  les  amènerai  demain,  et  tu  parleras 
pour  Mimiose?... 

—  Je  le  jure. 

Hallabab  attendait  la  Rana  dans  une  vaste 
salle,  presque  obscure,  oii  lesHedjeras  faisaient 
leurs  dévotions. 

Entièrement  nues,  elles  dansaient  autour 
d'une  des  leurs,  en  se  tenant  par  la  main,  et  la 
plus  vigoureuse,  debout  au  milieu  du  cercle, 
fustigeait  sa  compagne  avec  une  sorte  d'ardeur 
frénétique.  Chaque  jour  une  des  prêtresses 
mutilées  se  sacrifiait  au  plaisir  de  la  déesse,  et 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  53 

recevait  sur  sa  chair  deux  cents  coups  de  la- 
nière. Durant  le  supplice,  elle  se  balançait  en 
chantant  et  finissait  par  s'hypnotiser  au  point 
de  ne  plus  discerner  la  fiction  de  la  réalité. 
Dans  cet  état,  elle  rendait  des  oracles  qu'on 
publiait  à  son  de  trompe  partout  dans  l'empire. 
Bientôt,  affolées  par  les  clameurs  de  la  suppli- 
ciée, toutes  les  Hedjeras  se  balancèrent  en  ca- 
dence etleurs  voix,  s'élevant,  atteignaient  des 
notes  de  plus  en  plus  aiguës. 

Cela  dura  longtemps,  puis  elles  défaillirent, 
se  roulèrent  sur  le  sol,  semblables  aux  pytho- 
nisses  possédées  des  esprits.  Dans  leurs  tor- 
sions épileptiques,  leurs  soubresauts  furieux, 
elles  montraient  la  mutilation  de  leur  sexe,  la 
cicatrice  qui  unissait  les  chairs  recousues  dans 
une  opération  barbare  et  profonde. 

Leur  poitrine  plate,  leurs  hanches  garçon- 
nières en  faisaient  de  frêles  androgynes  inquié- 
tants et  mystérieux.  Les  Brahmes  les  recher- 
chaient, et  l'on  disait  que  Shah-Djahàn  souvent 
s'était  oublié  dans  le  temple  de  Kutbu'l,  et  qu'il 
y  trouvait  des  joies  supérieures  à  celles  du 
gynécée. 

Toute  la  levure  d'égarement,  que  peut  détenir 
un  cerveau  surexcité  par  la  névrose,  fermentait 


54  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

chez  ce  blasé  de  volupté  au  contact  des  Hedje- 
ras  à  la  voix  rauque,  aux  longs  yeux  cernés  et 
tristes.  Elles  partageaient  avec  certains  Yoghis 
les  faveurs  des  Brahmes  qui,  mêlant  aux  vi- 
sions physiques  des  ardeurs  spirituelles,  son- 
geaient à  Siva  qui  possédait  la  double  nature 
mâle  et  femelle,  au  dieu  du  bien  et  du  mal  tout- 
puissant  sur  les  âmes  troublées  parles  lectures 
des  Sutras  de  la  Bakti. 

En  faisant  naître  un  idéal  extra  humain  dans 
Tâme  des  Yoghis  et  des  adorateurs  de  Brahma, 
les  anciens  prêtres  hindous  ont  achevé  l'œuvre 
per^^erse  des  vieilles  religions,  ont  poussé  jus- 
qu'au crime  les  désirs  sexuels  et  ont  donnélieu 
à  d'étranges  luxures.  Les  obsessions  volup- 
tueusement morbides  hantaient  sans  cesse  le 
cerveau  des  serviteurs  du  dieu  noir,  altérés 
d'un  opiniâtre  désir  d'échapper  aux  vulgarités 
du  monde,  de  s'abîmer  dans  d'inédites  extases, 
crises  célestes  ou  maudites  appelant  le  sang 
des  sacrifices,  le  meurtre  des  victimes  d'amour. 

Shah-Djahân,  qui  connaissait  toutes  les 
hystéries  du  vice,  fréquentait  les  Hedjeras  et 
les  traitait  avec  faveur  à  la  cour,  où  les  mutilés 
hommes  et  femmes  excitaient  la  curiosité. 

Assilinia,  au  seuil  de  la  vn-t^-   ^  ''!<-. ,   c'ôfnjt 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  OD 

arrêtée,  gagnée  par  une  sorte  de  magnétisme 
étrange.  Et  la  vieille  Hadj-IIidi  riait  silencieu- 
sement de  son  étonnement  terrifié. 

—  Tu  vois  que  les  iîUes  d'Annanya  savent 
occuper  leurs  loisirs?... 

—  Ah  !  dit  Hallabab,  elles  sont  possédées  des 
pitris  et  leur  ivresse  est  cruelle  ! 

— •  Qu'en  sais-tu?...  fît  la  vieille  ;  toutes  les 
ivresses.se  valent  du  moment  qu'elles  donnent 
l'oubli! 

—  Je  n'ai  rien  à  oublier!  La  vie  me  semble 
belle  et  j'ai  soif  de  volupté,  de  volupté  saine 
selon  les  lois  de  la  nature  i 

—  Cela  te  passera. 

—  Tout  passe...  l'existence  aussi!...  Mais  il 
faut  cueillir  les  fleurs  et  les  fruits  du  chemin 
que  Krishna  a  parcouru. 

—  Les  fleurs  se  donnent  aux  abeilles,  et  les 
fruits  portent  un  ver  qui  leur  ronge  le  cœur  ! 
Ma,  l'astre  des  nuits,  éclaire  le  bien  et  le  mal  ! 
Tout  est  dans  tout.  Siva  est  homme  et  femme 
pour  le  plaisir  des  humains. 

j  Assilinia,   qui   songeait,    sortit  enfin  de   sa 
rêverie. 

—  Tu  sauveras  Mimiose,  dit-elle.  Souviens- 
toi,  Hadj-Hidi,  que  j'ai  ta  promesse  ! 


56 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 


—  J'ai  la  tienne,  aussi.  Tu  me  livreras 
Samjab  et  Pékéo  que  nous  mutilerons  pour  la 
déesse  Dourga.  En  échange,  j'irai  trouver 
Shah-Djahân  et  j'implorerai  la  grâce  du  Gour- 
kaSj  puisque  tu  aimes  cebigaris! 

La  vieille  eut  un  petit  ricanement  'qui  se 
perdit  dans  les  clameurs  stridentes  des  Hedjeras 
dont  les  membres,  agités  de  soubresauts  de  plus 
en  plus  violents,  se  tordaient  sur  le  sol.  Toutes 
ouvraient  des  yeux  de  folie,  dont  le  regard 
chaviré  remontait  sous  la  paupière,  et  un  peu 
d'écume  leur  sortait  des  lèvres,  tandis  qu'elles 
portaient  à  leur  poitrine  des  ongles  furieux. 

—  Tu  vois,  clama  Hadj-Hidi,  elles  ne  songent 
pas  àTamour  tel  que  tu  le  souhaites  ;  eh  bien, 
c'est  dans  leurs  transports  occultes  que  l'Em- 
pereur vient  les  visiter,  et  des  nuits  entières 
se  passent  sans  qu'il  sorte  de  ce  réduit  I...  Les 
prêtresses  mutilées  de  Kutbu'l  triomphent  des 
plus  fameuses  courtisanes! 

Hallabab  prit  la  main  d'Assilinia. 

—  Viens,  dit-elle,  ces  créatures  me  font 
horreur!... 

Sur  le  seuil  la  Rana  se  retourna  : 

—  Songe  à  ta  promesse,  Hadj-Hidi,  demain 
je  t'amènerai  Samjab  et  Pékéo  î 


VI 


SHAH-DJAHAN    ET    LA    BEGOM 


Lorsque  Shah-Djahân  prit  possession  de 
Dellii,  le  pays  des  Mogols  était  dans  toute  sa 
splendeur.  Le  nombre  des  provinces,  que  les 
prédécesseurs  de  Shah-Djahân  avaient  pu 
conquérir,  composait  un  des  plus  fameux  em- 
pires du  monde.  Depuis  Candahar,  qui  venait 
d'être  conquis  par  les  Perses,  tout  le  territoire 
qui  s'étend  jusqu'au  Gange  était  soumis  à  la 
puissance  du  Mogol.  Les  trésors  du  palais 
tenaient  de  la  féerie,  et  une  chambre  entière, 
dit-on ,  était  remplie  de  pierres  précieuses  d'une 
grosseur  et  d'une  valeur  inestimables. 

Pourtant,  le  Maître,  au  milieu  de  son  peuple. 


58  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

de  ses  eunuques,  de  ses  gardes  et  de  ses 
femmes,  ne  dormait  que  d'un  œil  l^int  il  crai- 
gnait les  conspirations  sournoises  et  les  révoltes 
qu'il  sentait  gronder  autour  de  lui.  Ses  fils 
déjà  se  faisaient  la  guerre,  ne  songeant  qu'à 
envahir  les  États  de  leur  père,  et  à  les  con- 
quérir par  la  ruse  ou  la  violence.  D'autre  pari, 
les  rajahs  détrônés,  qui  se  regardaient  comme 
autant  de  petits  souverains  dans  leur  district, 
s'agitaient  à  qui  mieux  mieux  et  semaient  dans 
le  peuple  des  idées  de  rébellion.  La  diversité 
des  croyances  était  encore  une  autre  source 
de  discussions  entre  les  populations  qui  obéis- 
saient au  Mogol.  Ce  fut  pour  cette-raison,  sans 
doute,  qu'Akbar  et  Jehan-Guir  formèrent  le 
dessein  de  ne  composer  qu'une  seule  religion 
de  toutes  celles  qui  régnaient  dans  THindous- 
tan.  Ils  éprouvèrent  qu'il  est  plus  difficile  d'u- 
surper Tempire  sur  l'esprit  des  peuples  et  sur 
les  préjugés  de  leur  enfance,  que  de  prendre 
la  souveraineté  sur  leurs  biens  et  sur  leur 
vie  î 

Shah-Djahân,  lorsque  la  vieille  Hedjeras 
vint  demander  la  grâce  de  Mimiose,  était  auprès 
de  sa  fille,  la  begôm  Saëb^  qu'il  honorait  tout 


LES    COU  uns  ANE  S    DE    BE^AHMA  59 

particulièrement  de  ses  faveurs,  bien  qu'elle  ne 
lut  âgée  que  d'une  dizaine  d.'années. 

Étendu  aux  pieds  de  l'enfant,  il  avait  posé  son 
front  sur  ses  genoux,  et  jouait  avec  les  lourds 
colliers  dont  s'adornait  sa  grâce  puérile. 

—  Petite  Saëb,  je  t'aime  délicieusement, 
parce  que  tu  es  jolie  et  parce  que  tu  es  de  mon 
sang!...  Je  m'adore  en  toi,  et  quelle  plus 
grande  jouissance  peut-on  éprouver  que  celle 
d'un  amour  qui  remonte  à  sa  source  ?..-.  Je 
connais  déjà  le  goût  de  tes  baisers,  et  lorsque 
tes  regards  rencontrent  les  miens,  ils  s'y 
mêlent  comme  l'eau  se  mêle  à  l'eau,  le  sable 
au  sable  et  la  brise  à  la  brise  dans  les  chansons 
et  les  parfums!...  Petite  Saëb,  donne-moites 
lèvres  qui  sont  les  miennes  et  ton  corps  qui 
vient  du  mien  ! 

La  begôm,  pourtant,  ne  répondait  guère  aux 
transports  paternels,  et  elle  ne  se  laissait  fléchir 
que  par  les  présents  qui  la  faisaient  la  plus  en- 
viée des  filles  du  Mogol.  Chaque  matin  de  nou- 
velles parures  lui  étaient  offertes  ;  elle  avait  des 
pierreries  prestigieusement  montées  pour  tous 
les  jours  du  mois. 

Hadj-llidi  se  traîna  sur  les  genoux  jusqu'au 
trône  d'airain  et  d'or  qui  supportait  le  couple 


60  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

auguste,  et  frotta  son  front  sur  la  première 
marche  d'onyx  en  balbutiant  des  louanges 
au  «  Maître  du  monde  )>,  à  «  l'Astre  souve- 
rain ))j  dont  la  splendeur  éclipse  le  soleil  et  les 
étoiles  î 

—  Que  veux-tu?...  demanda  Shah-Djahàn, 
en  quittant  la  begôm  qui  se  mit  à  jouer  avec 
ses  poupées  de  pierreries. 

Ainsi,  sous  les  paons  gigantes^ques  qui 
éployaient  leurs  ailes  au-dessus  du  trône,  il 
avait  une  certaine  majesté,  malgré  les  stigmates 
qu'une  existence  dissolue  gravait  sur  son  vi- 
sage parcheminé,  annelé  de  rides,  décimé  par 
l'abus  des  plaisirs.  Il  ramassa  les  coussins,  qui 
avaient  roulé  auxpieds  de  l'enfant  dans  un  dé- 
sordre éloquent,  et  son  sceptre  d'émeraude  dont 
le  bout  taillé  mettait  sur  le  tapis  de  froides 
lueurs  glauques. 

Il  était  vêtu  de  jaune,  et  des  étoiles  de  dia- 
mants constellaient  sa  poitrine  sous  des  pecto- 
raux d'émeraudes  frangés  de  perles. 

Rien  n'égalait  la  magnificence  de  cette  salle 
royale,  pavée  de  gemmes  multicolores,  avec, 
dans  les  angles,  d'immenses  gerbes  de  pierre- 
ries en  formes  de  fruits  et  de  fleurs,  éclatants 
comme  des  soleils    pyrotechniques.    Le  trône 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  61 

était  en  or  massif  incrusté  de  sardoines,  d'ai- 
gues-marines  et  de  pierres  de  lune  ;  au-dessus 
de  lui  s'étalait  un  dais  d'or  soutenu  par  douze 
colonnes  de  cristal  qu'étreignaient  des  guir- 
landes de  roses  en  rubis,  olivines,  amaldines, 
cymophanes  et  chrysobérils. 

Des  parfums  brûlaient  partout,  dégageant 
des  nuées  de  vapeurs  aphrodisiaques,  que 
trouaient  parfois  l'œil  glauque  d'une  émeraude, 
le  feu  ardent  d'un  rubis  caressé  par  un  rayon 
oblique.  Puis  les  vapeurs  noyaient  le  visage 
enfantin  de  la  begôm,  ses  courts  cheveux  noirs, 
dont  chaque  boucle  était  retenue  par  une  bague 
de  diamants,  sa  poitrine  à  peine  éclose  où  les 
seins  fragiles  se  dressaient  en  pointes  brèves 
dans  un  désir  encore  imprécis. 

Dans  l'odeur -perverse  des  parfums,  dans 
l'atmosphère  ardente  de  cette  salle,  la  begôm 
Saëb  paraissait  une  frêle  idole  de  luxure,  à 
peine  plus  grande  que  la  poupée  qu'elle  attirait 
sur  son  cœur,  et  qui  roulait  des  yeux  d'émail 
dans  une  face  d'ivoire  finement  taillée. 

Par  une  porte  entre-bàillée,  la  vieille  Hed- 
jeras  vit  des  femmes  nues  danser,  une  main 
sur  leur  sexe  épilé,  les  cuisses  agitées  par  des 
voltes  tourbillonnantes,  pendant  que  des  musi- 


65  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

ciennes,  nues  également,  faisaient  cercle  autour 
d'elles  en  pinçant  la  vina  et  en  frappant  sur  le 
dole. 

—  Dextre  de  Mohammed,  Lotus  de  Smara, 
Soleil  des  Soleils!  dit  Hadj-Hidi  d'une  voix 
ferme,  car  elle  connaissait  son  influence,  je 
viens  te  demander  la  grâce  de  Mimiose,  le 
gourkas  qui  a  charmé  la  panthère  noire  ! 

Shah-Djahàn  fronça  les  sourcils ,  et  son 
masque,  habituellement  impassible,  prit  une 
expression  de  méchanceté  sournoise. 

—  C'est  la  princesse  Assilinia  qui  t'envoie  ? . . . 

—  Non,  Maître  !  Ce  sont  les  pitris  qui  te 
parlent  par  ma  voix.  En  rendant  la  liberté  au 
gourkas,  tu  seras  agréable  aux  puissances  ter- 
ribles de  l'eau  et  du  feu  ! 

L'Empereur  haussâtes  épaules. 

—  Tes  croyances  ne  sont  pas  les  miennes,  et 
j'estime  que  ce  Mimiose  est  un  conspirateur 
fort  dangereux  pour  moi.  Il  est  beau,  il  parle 
bien  et  sa  puissance  s'exerce  même  sur  les 
fauves,  puisqu'il  a  vaincu  la  panthère  que  nul 
jusqu'ici  n'avait  pu  affronter  sans  trembler  ! 

—  Sans  doute,  c'est  un  ennemi  digne  de 
toi  ;  mais  il  saura  reconnaître  tes  bienfaits,  et, 
en  le  libérant,  tu  le  gagneras  à  ta  cause. 


LES    GOUF\TTSANES    DE    BOAHMA  0,3 

—  Les  Goui'kas  ne  se  soumettent  jamais!  et 
c'est  déjà  beaucoup  que  de  faire  grâce  de  la 
vie  à  ton  protégé! 

—  Oh  I  Maître,  par  pitié,  ne  sois  pas  in- 
tlexible!  Mimiose  libre  te  défendra. 

—  Non,  reprit  Shah-Djahân,  la  voix  dure,  le 
regard  mauvais,  pourquoi  t'intéresses-tu  à  ce 
bigaris  ?...  si  c'est  pour  plaire  à  Assilinia,  je  te 
déclare  que  la  Rana  épousera  le  prince  Orpha. 
Cette  union  sert  mes  intérêts,  je  veux  qu'elle 
s'accomplisse!... 

Hadj-Hidi,  qui  avait  parlé  jusque-là  dans  une 
posture  d'humilité,  se  redressa  de  toute  sa 
hauteur  : 

—  Tu  dis  :  je  veux!  Mais  les  dieux  m'ins- 
pirent, et  je  te  déclare  que  tu  seras  brisé 
comme  une  tige  de  roseau  si  tu  t'opposes  à 
leurs  desseins  ! 

Shah-Djahân,  les  lèvres  tremblantes  de  rage, 
frappa  dans  ses  mains  et  deux  eunuques  appa- 
rurent atissitôt. 

—  Prenez  cette  femme,  dit-il,  faites-la  sor- 
tir du  palais  et  recommandez  aux  sonars, 
qui  veillent  sur  ma  sécurité,  de  la  tenir 
pendant  soixante  jours  éloignée  de  ma  pré- 
sence- 


bï  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Hadj-Hidi  leva  ses  bras  décharnés  et  dit  avec 
douceur  : 

—  Inutile,  Maître,  de  prendre  contre  moi  de 
si  cruelles  mesures;  tu  ne  me  reverras  que 
lorsque  tu  daigneras  m'appeler  au  gynécée.  Les 
Hedjeras  onL  trop  de  fierté  dans  l'àme  pour  af- 
fliger de  leur  présence  celui  qui  les  a  chassées  ! 

—  Ah  !  chauve-souris  de  malheur  1  Tu  ouvres 
sur  moi  tes  ailes  sombres!  Sache  donc  que  je 
t'expulserai  du  temple  avec  tes  sœurs  téné- 
breuses !  Mohammed  réprouve  vos  pratiques 
honteuses  et  il  ne  mutile  que  les  hommes!... 

Hadj-Hidi  ne  riposta  pas,  mais  sourire  aigu 
rebondit  sur  les  marches  du  trône  comme  un 
chapelet  de  vertèbres  sur  une  dalle  funéraire, 
et  elle  s'éloigna  entre  les  deux  eunuques. 

—  Oh  !  les  vilains  pantins  !  susurra  la  begôm 
en  jetant  sa  poupée  au  nez  auguste  de  son 
père. 


VII 


PROJETS    DE    FUITE 


Iladj-Hidi  d'un  pas  raide  traversa  le  Tribunal 
de  Justice  de  Shah-Djahân,  vaste  portique  en 
grès  rouge,  ouvert  de  trois  côtés,  sous  une  triple 
enfilade  de  colonnes  et  d'arceaux  de  marbre 
blanc  précieusement  ajouré,  avec  un  plafond  en 
argent  massif. 

Les  rires  des  danseuses  la  poursuivaient  tou- 
jours, et  elle  revit  les  courtisanes  nues,  es- 
sayant des  poses  lubriques  pour  réveiller  les 
sens  de  Shah-Djahân  au  sortir  des  étreintes  de 
la  begôm.  Les  seins  ondulaient,  couverts  d'une 
sueur  fine,  et,  au  frottement  des  lourds  colliers 
toujours  en  mouvement,  leurs  bouts  perdaient 
la  poudre  d'or  dont  ils  étaient  enduits. 


66  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Dans  une  autre  salle  Hadj-Hidi  villes  femmes 
du  Mogol,  accroupies  en  rond  autour  d'une  des 
leurs,  qui  consultait  des  cartes  indoues  aux  fan- 
tastiques figures  de  chimères  et  de  dragons. 
Les  bracelets,  les  ceintures,  les  bagues  dont 
elles  étaient  toutes  couvertes,  crachaient  des 
étincelles  dans  l'ombre,  et  elles  avaient  de 
triomphants  dou-pattah  couturés  de  perles,  ra- 
mages d'argent  avec  des  cuirasses  d'orfèvre- 
ries qui  remontaient  sous  leurs  bras,  descen- 
daient sur  leurs  cuisses,  mettant  sur  la  peau 
safranéeune  rutilance  de  reptiles,  toujours  en 
mouvement. 

Comme  les  courtisanes  elles  se  mirent  à  rire 
en  voyant  la  vieille  entre  les  deux  eunuques  ; 
seule,  la  tireuse  de  cartes  demeura  les  yeux 
fixés  sur  les  enluminures  barbares,  semblable  à 
à  une  somnambule  qui  poursuit  son  rêve. 

—  Femmes,  dit  l'Hedjéras,  je  vous  méprise 
autant  que  les  danseuses  impudiques  qui  pren- 
nent la  force  d'un  vieillard  par  des  torsions  de 
reins,  des  cris  de  luxure  et  de  rut!  Vous  fondez 
la  volonté  toute-puissante  du  Maître  par  vos 
remous  de  seins  et  vos  secousses  de  ventre  ! 
Vous  ne  savez  que  roidir  les  chairs  et  durcir  les 
muscles  de  vos  amants  qui  n'en  sont  que  plus 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  67 

veules  après  ces  simulacres  d'amour!  Je  vous 
méprise  et  vos  sarcasmes  ne  m'atteignent  pas  ! 

Toutes  les  femmes  se  levèrent  pour  fondre 
sur  l'audacieuse  qui  osait  élever  la  voix  sous  les 
voûtes  du  gynécée  ;  mais  les  eunuques  entraî- 
nèrent Hadj-Hidi,  et  la  laissèrent  au  bas  des 
marches  de  la  terrasse  qui  descendaient  dans 
la  Jumna. 

Sur  les  ghâts,  accroupie  au  bord  de  l'eau,  elle 
retrouva  Assilinia,  qui,  sous  les  voiles  d'une 
Bhai  tchokri,  le  visage  caché,  l'attendait  an- 
xieusement. 

—  Eh bien,  Hadj-Hidi?... 

—  Tout  a  été  inutile  ! 

—  Le  Maître  refuse?... 

—  Hélas  ! 

—  Que  veut-il  donc?... 

—  Il  veut  que  tu  épouses  Orpha  et,  sans 
doute,  as-tu  deviné  pourquoi?... 

—  Orpha  est  de  naissance  illustre  ;  il  déli- 
vrerait TEmpire  de  ses  ennemis  et  livrerait  sa 
femme  à  l'Empereur! 

—  Shah-Djahan  convoite  ta  beauté. 

—  Je  le  sais  ;  déjà  il  se  lasse  de  la  begôm  et 
les  baisers  soumis  de  ses  épouses  ne  le  tentent 
plus. 


68  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Orphaest  ambitieux,  et  rien  ne  lui  coûtera 
pour  obtenir  le  commandement  des  troupes 
impériales. 

Assilinia  courba  le  front  avec  accablement, 
puis  ses  yeux  lancèrent  des  éclairs. 

—  Tu  n'as  pas  su  t'y  prendre,  Hadj-Hidi.  Il 
fallait  menacer  le  Mogol  de  la  vengeance  oc- 
culte des  pitris  !  Il  croit  aux  envoûtements, 
aux  sortilèges  et  tremble  devant  la  menace  des 
dieux  inconnus! 

—  J'ai  dit  ce  qu'il  fallait  dire.  Mais  son  désir 
d'amour  est  plus  fort  que  sa  terreur.  On  t'arra- 
chera de  ton  palais  et  on  te  livrera  au  Maître, 
Assilinia. 

—  Je  veux  fuir!  Hadj-Hidi,  protège-moi! 
délivre  Mimiosepour  que  tous  deux  nous  allions 
cacher  notre  amour  dans  quelque  solitude  loin- 
taine ! 

La  Rana,  qui  froissait  dans  ses  petites  mains 
fiévreuses  des  grappes  de  sahgram,  arrachées 
à  sa  ceinture,  regarda  la  vieille  avec  an- 
goisse. 

—  Je  réponds  du  prisonnier  sur  ma  tète,  dit 
l'Hedjeras,  j'ai  déjàtropparlé  en  sa  faveur. 

—  Je  t'en  conjure  !  Aie  pitié  !  Nous  appelle- 
rons les  Fakirs  à  notre  aide. 


I 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMÀ  69 

Hadj-Hidi  hésitait.  Elle  se  savait  une  grande 
puissance  sur  les  Omraos  et  les  Djaths  qui  croient 
aux  envoûtements  et  aux  sortilèges,  mais  l'Em- 
pereur, fatigué  de  luxure,  anéanti  par  des  sen- 
sations trop  vives  et  trop  répétées,  n'obéissait 
plus  guère  qu'à  ses  vagues  désirs. 

—  Je  règne  dans  le  temple  de  Kutbu'  1  ;  mais 
je  ne  puis  rien  sur  le  Maître  de  ta  destinée,  car 
il  souhaite  ta  possession  et  rien  ne  saurait  le 
détourner  d'une  folie  d'amour.  Pourtant,  je  te 
viendrai  en  aide,  mais, n'oublie  pas,  petite,  que 
je  joue  ma  vie  et  que  tu  me  dédommageras 
difficilement  de  mes  peines. 

—  Je  sais... 

—  Tu  partiras  la  nuit  dans  un  badgera  que 
des  hommes  dévoués  feront  glisser  sur  lefleuve, 
sans  bruit,  comme  un  danghi  expiatoire  chargé 
de  la  dépouille  mortelle  d'un  Brahmane  et  de 
ses  offrandes  à  Siva  ! 

—  Je  partirai  demain,  car  il  faut  se  hâter  ! 

—  Oui,  demain. 

—  Que  tu  es  bonne  ! 

La  vieille  Hedjeras  eut  un  sourire  singulier. 

—  Je  désire  que  tout  réussisse  selon  tes 
vœux,  Assilinia,  mais  je  te  le  répète,  il  est 
nécessaire,  pour  mener  à  bonne  fin  une  telle 


70  LES   COURTISANES   DE   BRAHMA 

entreprise,  que  tu  t'assures  les  bonnes  grâces 
de  la  déesse  Dourga. 

—  Je  suis  prête  à  lui  immoler  les  plus  belles 
pièces  de  mes  troupeaux  ! 

—  Ce  n'est  point  assez.  Elle  veut  des  vic- 
times humaines,  et  tu  m'as  promis  deux  fleurs 
de  pureté  :  Samjab  et  Pekéo. 

—  Ah  !  soupira  la  jeune  fille,  c'est  vrai,  je 
Ta  vais  oublié. 

—  Demain,  petite,  demain  tu  seras  libre... 

—  Et  les  portes  de  Kutbu'l  se  refermeront 
sur  les  victimes  d'amour  ? 

—  Il  le  faut! 


VIII 


POUR   LE    SACRIFICE 


«  Vierges,  mettez  des  parfums  partout  sur 
votre  chair  ;  — ^  Pour  que  le  dieu  d'amour,  en 
baisant  votre  bouche,  —  Aspire  en  ce  baiser, 
ainsi  qu'en  un  bouquet,  —  Tous  les  lotus  de 
votre  couche  ! 

))  Vierges,  mettez  des  parfums  ! 

))  A  Linga  vous  vous  donnerez,  —  Une  seule 
fois  en  votre  vie,  —  Et  par  cette  union  sacrée, 
—  Pour  toujours  vous  serez  à  lui  ! 

»  A  Linga  vous  vous  donnerez  ! 

»  En  vous,  vierges,  il  descendra  ;  —  Son 
amour  remplira  vos  cœurs  !  —  Hastini,  Chitrini, 


72  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Padmini,  —  De  vous  Krishna  sera  vainqueur  ! 
—  Comme  des  fleurs  il  vous  prendra  ! 

»  En  vous,  vierges,  il  descendra  ! 

))  Et  ce  sera  comme  du  miel  !  —  Une  onde 
molle  et  voluptueuse  ;  —  Un  doux  rayon  tombé 
du  ciel  !  —  Le  baiser  profond  de  Linga,  —  Qui 
jusqu'au  cœur  pénétrera  ! 

»  Et  ce  sera  comme  du  miel!  » 

Les  Hedjeras  chantent,  en  se  balançant,  ces 
strophes  tirées  du  Flambeau  de  V Amour,  par 
le  grand  poète  Djayadévaqui  se  vante  d'avoir 
écrit  sur  tout. 

Prêtresses  mutilées,  elles  tournent  lentement 
autour  du  Linga,  paré  de  roses  et  de  tubéreuses, 
qui  recevra  la  suprême  offrande  des  petites 
victimes  virginales. 

Le  temple  est  en  fête,  ainsi  qu'il  arrive 
chaque  fois  qu'une  jeune  fille  où  une  enfant 
doit  subir  l'opération  qui  la  vouera  pour  tou- 
jours à  la  déesse. 

Les  voix  des  servantes  de  Dourga  cou- 
vrent les  cris  de  douleur  et  les  supplications  ; 
une  coupe  d'or,  que  tient  un  Yoghi,  reçoit  le 
sang  précieux  de  la  suppliciée,  et  rien  n'égale 
la  joie  des  prêtresses  criminelles  après  l'immo- 
lation. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  73 

Samjab  et  Pékéo  sont  entrées,  conduites  par 
Hallabab  qui  pleure  avec  elles,  et,  comme  con- 
solations, ne  trouve  que  des  baisers.  Les  deux 
petites  vierges  sont  nues  ;  leur  corps  a  long- 
temps macéré  dans  les  parfums  et  leurs  che- 
veux les  enveloppent  d'un  manteau  soyeux. 
Hallabab  leur  fait  un  collier  de  ses  bras,  les 
étreint  follement,  ne  pouvant  se  résoudre  à 
quitter  ces  compagnes  chéries.  Comme  elles  et 
pour  les  encourager,  elle  se  donnera  à  Linga, 
mais  ne  subira  point  la  mutilation,  étant  d'une 
plus  haute  naissance  que  Samjab  et  Pekéo  et, 
par  conséquent,  libre  de  sa  personne. 

Les  chants  deviennent  de  plus  en  plus  vifs, 
lavina  sanglote  éperdument,  tandis  que  le  dole 
a  des  hoquets -rapides  et  quelascitara  module  en 
mineur  les  plaintes  de  la  «  Colombe  blessée.  » 

Des  cassolettes,  où  brûlent  des  herbes  aroma- 
tiques, envoient  de  chaudes  et  acres  bouffées. 
On  pousse  les  deux  victimes  au-dessus  d'un 
réchaud  dont-  elles  respirent  les  effluences 
morbides,  et  elles  se  relèvent  en  chancelant, 
les  prunelles  chavirées,  ivres  déjà. 

Hadj-Hidi  leur  fait  mâcher  le  gandjah  qui  les 
jette  dans  des  convulsions,  puis  on  les  porte 
sur  la  sellette  où  doit  se  consommer  le  meurtre.. 


74  LES    COURTISANES    DE    BRAHMÂ 

Tout  le  corps  agité  de  fébriles  sursauts,  elles 
subissent  le  viol  du  linga  en  pleurant  d'incons- 
cientes larmes  de  douleur,  tandis  que  tourne 
autour  d'elles  la  farandole  des  mutilées  aux 
poitrines  plates,  aux  hanches  étroites,  auxvoix 
rauques. 

«  Vierges,  mettez  des  parfums  partout  sur 
votre  chair  ;  —  Pour  que  le  dieu  d'amour,  en 
baisant  votre  bouche,  —  Aspire  en  ce  baiser, 
ainsi  qu'en  un  bouquet.  —  Tous  les  lotus  de 
votre  couche  I 

»  Vierges,  mettez  des  parfums  ! 

))  A  Linga  vous  vous  donnerez,  —  Une  seule 
fois  en  votre  vie  !  —  Et  par  cette  union  sacrée, 
—  Pour  toujours  vous  serez  à  lui  ! 

»  A  Linga  vous  vous  donnerez  !  » 

Les  Hedjeras  reprennent  le  couplet  de  la 
c<  Consécration,  »  le  répètent  sans  fin,  tandis 
qu'on  emporte  Samjab  et  Pekéo  à  travers  les 
galeries  du  temple,  où  se  déroulent,  en  bas- 
reliefs,  des  créations  hors  nature  avec  des  en- 
lèvements de  femmes  nues  sur  des  animaux 
fantastiques,  entre  des  végétaux  lamés  se  ter- 
minant en  phallus  et  des  fleurs  aux  corolles 
vulvées,  baillant  sur  des  ciels  violemment  peints 
d'outremer.  Sousles  colonnes  du  temple  triom- 


LES   COURTISANES    DE    BRAHMA  75 

phent  les  accouplements  les  plus  singuliers, 
fantaisies  d'imaginations  en  délire  dont  rien 
dans  la  nature  ne  saurait  donner  une  idée.  Et 
les  gardiennes  insexuées  de  la  déesse  Dourga 
contemplent  incessamment  ces  scènes  exaspé- 
rées de  luxure,  répétées  à  l'infini  sur  les  mu- 
railles, les  voûtes,  les  portiques,  les  corniches, 
les  moindres  endroits  où  le  regard  peut  se 
poser. 

Des  bruits  d'instruments  stridulent  encore 
au  loin,  tandis  qu'on  dépose  les  jeunes  filles 
pantelantes  sur  un  lit  d'or  pour  la  mutilation 
suprême. 

Les  yeux  clos,  les  lèvres  sèches,  elles  s'a- 
bandonnent, et  Hadj-Hidi  prépare  les  longues 
aiguilles  imprégnées  de  bhel-phoul,  range,  à 
portée  de  sa  main,  quelques  instruments  de 
chirurgie  et  des  bandelettes  de  toile  fine. 

Les  yeuxdel'Hedjeras  brillent  étrangement, 
sa  bouche  édentée  a  un  rictus  cruel  qui  creuse 
les  rides  de  ses  joues,  et  elle  semble  vraiment 
quelque  sorcière  maléfique  échappée  du  temple 
de  Djagganath  sur  la  Montagne  bleue. 

Elle  ofî're  à  Dourga  du  ma/ia  prasad,  nour- 
riture sacrée  qu'afî'ectionne  la  déesse,  elle 
essaie  sur  ses  doigts  la  pointe  des  instruments. 


76  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

de  torture,  et,  se  courbant  sur  le  corps  des  vic- 
times, elle  disjoint  leurs  genoux  frêles  que  deux 
Hedjeras  maintiennent  vigoureusement. 

Mais  toutes  les  instrumentistes  se  sont  ran- 
gées autour  du  lit  d'or  aux  coussins  maculés 
de  sang,  et  les  danses  reprennent,  rythmées 
par  les  cris  d'agonie  : 

«  A  Linga  vous  vous  donnerez.  —  Une  seule 
fois  dans  votre  vie  !  —  Et  par  cette  union 
sacrée,  —  Pour  toujours  vous  serez  à  lui! 

»  A  Linga  vous  vous  donnerez  !  » 


IX 


LE    BADJERA 


Tandis  que  les  courtisanes  mutilées  du 
temple  de  Kutbu'l  s'étreignent  frénétiquement, 
et  roulent  enlacées  aux  pieds  de  Samjab  et  de 
Pekéo,  qui  ont  de  nouveau  perdu  connaissance, 
Assilinia  a  rejoint  le  prisonnier. 

Se  pressant  contre  lui,  comme  une  chatte 
câline,  elle  lui  dit  que  l'heure  de  la  liberté  a 
sonné  et  qu'il  peut  l'emmener  où  bon  lui  sem- 
blera. 

—  Je  viens  te  délivrer,  Mimiose,  fuyons  en- 
semble! Tu  me  garderas  comme  une  petite 
chose  à  toi  et  nous  nous  cacherons  dans  ton 


78  LES   COURTISANES    DE    BRAHMA 

pays...  Tes  frères, les Gourgas,  ne  nous  dénon- 
ceront pas  !  Veux-tu  ?. .. 

Il  la  regardait,  inquiet,  n'osant  croire  à  tant 
de  bonheur. 

—  On  nous  suivra,  on  nous  reprendra  et  les 
pires  châtiments  nous  accableront  1 

—  Non,  te  dis-je!  Aucun  danger  ne  nous 
menace!...  Ne  sommes-nous  pas  protégés  par 
Hadj-Hidi  qui  nous  donne  son  badjera  et  ses 
rameurs?...  Viens!  Viens,  je  t'aime  ! 

Ramôj  la  panthère  noire,  frottait  son  échine 
souple  aux  jambes  de  la  Rana,  et  ses  yeux  lui- 
saient comme  des  torches  d'amour.  A  cette 
lueur  glauque  les  jeunes  gens  s'étreignirent, 
puisant  dans  leurs  premières  caresses  le  cou- 
rage nécessaire  à  leur  évasion. 

Le  corps  tiède  d'Assilinia  s'abandonnait,  et 
le  Gourkas  ne  se  lassait  point  de  boire  à  la 
coupe  de  ses  lèvres,  oubliant  dans  cette  fièvre 
nouvelle  tous  les  périls  du  dehors. 

—  Mon  adorée!  mon  adorée!  Comment  as- 
tu  pu  songer  à  moi  et  descendre  jusqu'à  ma 
tendresse? 

—  Je  t'aime  î 

—  Mais  je  ne  suis  rien  qu  un  pauvre  bi- 
garis  ! 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  79 

—  Je  t'aime  ! 

—  Ne  rougiras- tu  point  de  m'avoir  donné 
tant  de  joie  ? 

—  Je  t'aime  ! 

Et  à  tout  ce  qu'il  lui  disait  dans  son  humi- 
lité d'amant  obscur  et  fervent,  elle  répondait 
par  ce  mot  divin  qui  les  absolvait  tous  deux  : 

—  Je  t'aime  !  Je  t'aime  !  Je  t'aime  ! 

Alors,  il  la  coucha  sur  la  toison  frissonnante 
de  Ramô,  la  panthère  complice,  et,  s'agenouil- 
lant  devant  ces  deux  corps  aux  nerveuses  et 
lascives  beautés,  il  s'abîma  dans  le  nirvana  des 
caresses. 

Un  éclat  de  rire  les  tira  de  leur  extase. 

—  Le  badjera  est  devant  les  ghâts.  Il  est 
rheure. 

Hadj-Hidi,  ouvrant  toute  grande  la  porte  du 
cachot,  leur  montrait,  au  bout  du  couloir 
sombre,  la  grande  tache  d'azur  et  d'or  d'un 
ciel  criblé  d'étoiles. 

—  Vous  avez  toute  la  vie  pour  vous  chérir, 
dit-elle.  Allez,  et  que  Dourga  vous  soit  propice  ! 

Ils  se  relevèrent  en  soupirant,  et,  s'appuyant 
l'un  à  l'autre,  ils  sortirent  du  morne  réduit, 
tandis  que  Ramô,  bondissant  devant  eux,  pous- 
sait un  rauquement  profond. 


80  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Mimiose  installa  la  Rana  dans  le  fond  de  la 
barque,  tout  contre  lui,  car  il  lui  semblait  que 
cette  chair  déjà  était  sienne,  et  il  eut  voulu  la 
caresser  sans  cesse,  la  pénétrer  d'irrésistibles 
effluves,  s'enivrer  de  sa  douceur  et  de  son 
parfum. 

Ils  glissaient  mollement  sur  la  Jumna  qui 
coule  du  nord  au  sud  de  Delhi.  Au  nord,  les 
bords  de  la  rivière  et  ses  îlots  constituaient 
une  jungle  épaisse,  au  sud  s'étalait  une  vaste 
plaine  dont  le  sol  était  jonché  des  débris  des 
anciennes  cités,  alors  que  les  Rajahs  cons- 
truisaient encore  des  citadelles,  des  temples  et 
des  palais.  Avec  les  Mogols,  d'autres  cultes 
avaient  remplacé  les  religions  d'amour  et  de 
mort,  les  croyances  fauves  des  Brahmes  ado- 
rateurs de  Siva. 

Rien  n'égalait,  aux  lueurs  tremblotantes  des 
étoiles,  la  saisissante  éloquence  de  cet  horizon 
indéfini  de  choses  agonisantes,  criant  la  lutte 
éternelle  de  l'homme  contre  l'homme,  malgré 
toutes  les  religions  de  bonté  et  de  pardon. 

—  Ah  !  disait  Assilinia,  sous  les  baisers 
de  son  ami,  tu  me  vengeras!  Tu  vengeras  mon 
père!  ..  Il  ne  faut  point  partir,  délaisser  notre 
cause  qui  est  sainte  entre  toutes  ! 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  81 

—  Oui,  oui,  restons! 

Mais, aussitôt,  elle  changeait  d'avis,  redoutant 
le  danger  pour  l'aimé,  la  capture,  les  supplices, 
la  mort  !...  L'Empereur,  hélas!  était  sans  pitié 
pour  les  conspirateurs  et  les  révoltés. 

Les  rameurs  poussaient  mollement  la  légère 
embarcation,  et  tout  le  passé  de  Delhi  se  dé- 
roulait dans  ses  ruines  sous  les  regards  sombres 
des  amants,  car  Indra  Prastha,  — la  Delhi  des 
Arya  —  plus  de  deux  mille  ans  avant  Shah- 
Djahân,  avait  déjà  connu  une  effroyable  série 
de  calamités.  La  métropole  de  l'Hindoustan 
est,  peut-être,  sur  toute  l'étendue  du  monde,  la 
ville  qui  a  bu  le  plus  de  sang  et  vu  couler  le 
plus  de  larmes!... 

Delhi  a  toujours  été  attaquée,  prise  et  reprise 
par  les  envahisseurs  et  tous  les  héros  de  l'Inde. 
Bien  des  religions  y  ont  fleuri,  donnant  cours  à 
de  nouvelles  luttes  plus  acharnées,  peut-être, 
que  celles  des  conquérants.  Sous  Shah-Djahân 
le  Brahmanisme  persistait  encore,  maintenu 
par  les  Rajahs  et  les  Omraos.  Le  peuple  tou- 
jours allait  vers  ses  anciens  dieux,  malgré 
leurs  vices  et  leurs  cruautés;  les  sacrifices 
teignaient  encore  de  pourpre  les  dalles  des 
temples  devant  Siva  et  Dourga,  et  les  victimes, 

6 


8^2  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

d'elles-mêmes,  imploraient  la  faveur  de  la 
((  Consécration  »  dans  les  tortures  de  l'agonie. 

Le  badjera  fuyait  plus  vite,  car  les  lueurs  de 
l'aube  revêtaient  déjà  d'un  glacis  de  laque  et 
d'ocre  les  dômes  accroupis  des  mosquées  et  les 
colonnettes  grêles  des  minarets. 

Rien  n'était  comparable  à  la  gloire  de  ce 
lever  de  soleil  sur  ce  décor  de  féerie,  et  Assi- 
linia  fermait  les  yeux,  comme  éblouie  par  tant 
de  tragique  splendeur.  Les  jeunes  gens  enlacés 
n'osaient  élever  la  voix.  Pressés  l'un  contre 
l'autre,  ils  se  chuchotaient  d'une  voix  craintive 
leurs  projets  de  voyage. 

— Nousirons  vers  l'Himalaya,  disait  Mimiosc, 
tu  seras  en  sécurité  auprès  des  miens  ;  mais  le 
trajet  est  pénible,  auras-tu  la  force  de  me 
suivre?... 

—  Oh  !  oui,  soupirait-elle,  car  n'est-ce  point 
là  que  se  retrouve  encore  le  plus  pur  sang  des 
Rajahs?...  Allons  vers  ton  peuple  qui  est  loyal 
et  brave,  allons  vers  la  majesté  des  monts  de 
glace  et  de  feu  ! 

—  Hélas  !  petite  Rana,  oublies-tu  que  Delhi 
est  un  séjour  incomparable  où,  sur  les  arceauîv 
de  chaque  palais,  se  peut  lire  le  distique 
persan  : 


LES    COURTISANES    DE    liR\IlMA  83 

«  S'il  y  a  en  ce  monde  un  radieux  paradis, 
Arrête-toi,  passant,  c'est  ici!  c'est  ici!  » 


—  Mon  paradis  est  auprès  de  toi  ! 

Elle  lui  tendait  sa  bouche  où  il  buvait  le  vin 
d'oubli,  sans  se  désaltérer  jamais.  A  cette  coupe 
divine,  il  se  fût  grisé  insatiablement,  si  la 
jeune  fille  doucement  ne  l'eût  repoussé. 

—  Nous  ne  sommes  point  encore  à  Tabri, 
Mimiose.  Modère  tes  transports  I...  Si  l'Empe- 
reur apprenait  ma  fuite,  il  me  ferait  poursuivre 
par  ses  harkarah,  et  les  souars  nous  enferme- 
raient dans  quelque  morne  cachot...  N'en- 
tends-tu pas  le  bruit  d'une  troupe  en  marche  ? . . . 

—  Je  n'entends  rien. 

—  Je  t'assure  que  des  lances  brillent  au  loin 
entre  les  branches...  Shah-Djahân  connaît 
notre  évasion  ! 

—  Mais  non,  petite  fleur  d'amour,  ces  lances 
de  flammes  ne  sont  que  des  rayons  de 
soleil  qui  caressent  les  feuilles  argentées  des 
bagitcha  !... 

—  C'est  vrai  !  Ah!  que  j'ai  eu  peur  ! 

—  Tu  peux  être  tranquille,  l'Empereur  s'est 
endormi  dans  les  bras  de  la  begôm  ! 

Il  riait,  mais  elle  reprenait  gravement  : 


84  LES    COURTISANES   DE   BRAHMA 

—  Tu  te  trompes,  Mimiose,  l'Empereur  ne 
désire  plus  la  begôm  Saëb.  Ce  régal  pervers  a 
été  de  courte  durée,  comme  toutes  ses  fan- 
taisies, et  la  joliesse  fragile  de  l'enfant  ne  le 
retient  plus. 

—  Après  elle,  il  fera  violence  à  ses  deux 
autres  filles,  les  begôm  Roxanaraet  Merniza. 

—  Peut-être...  mais  c'est  moi  qu'il  convoite 
aujourd'hui  !  Et  puis,  il  y  a  Orpha  qui  ne  sera 
puissant  qu'en  m'épousant  et  dont  l'ambition 
me  surveille. 

—  Orpha  n'est  point  guéri  des  blessures  de 
Ramô. 

—  Je  l'ai  vu  qai  errait  autour  du  temple  de 
Kutbu'l. 

Mimiose  crispa  les  poings  ;  puis,  serrant  la 
jeune  fille  contre  lui  : 

—  Qu'il  vienne  donc  te  prendre  dans  mes  bras  ! 
Ramô,   montrant  ses  crocs  terribles,  rugit 

longuement,  et  Assilinia  dut  appuyer  le  mufle 
de  la  bête  sur  sa  poitrine  pour  étouffer  ses 
rauquements  dénonciateurs. 

Alors,  la  panthère  éteignit  Téclair  double  de 
ses  prunelles,  et  promena  sa  langue  rose  aux 
papilles  dressées  sur  les  seins  veloutés  de  la 
Rana. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  85 

—  Oui,  Ramô,  ma  petite  chérie,  poursuivit 
Assilinia,  qui  frissonnait  sous  cette  caresse, 
nous  irons  nous  desaltérer  aux  Lacs  sacrés  et 
nous  baiserons  l'idole  aux  douze  têtes  et  aux 
douze  sexes  qui  repose  sous  le  deota  d'or  des 
monts  lointains!...  Nous  danserons  avec  les 
dieux  d'ébène  que  l'on  promène  dans  les  vil- 
lages, couverts  de  fleurs  et  d'oripeaux! 

La  Rana,  un  moment,  demeura  silencieuse, 
abandonnant  ses  petites  mains  à  la  chaude  ca- 
resse de  la  panthère. 

Maintenant  qu'ils  voguaient  ensemble,  ils  ne 
se  hâtaient  plus,  jouissant  en  même  temps 
de  leur  intimité  et  du  vague  danger  qui  tou- 
jours planait  sur  eux. 

La  Rana  revoyait  l'étroite  cellule  où  Mimiose 
avait  vécu  sous  la  protection  de  Ramô,  et  la 
bête  voluptueuse  l'inquiétait  un  peu,  comme 
une  rivale  qu'on  ne  saurait  éloigner,  et  dont  on 
subit  l'affection  sournoise. 

Il  lui  semblait  qu'elle  entendait  encore  la 
triloumtchi,  que  les  musiciennes  frappaient 
plus  fort  avec  des  baguettes  de  pitel,  tandis  que 
s'exaspérait  la  danse  des  Hedjeras  autour  de 
Samjab  et  de  Pékéo. 

Avec  un  serrement  de  cœur  elle  se  rappelait 


86  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

les  plaintes  des  petites  victimes,  livrées  au 
Linga  ;  puis,  elle  percevait  la  course  des  mu- 
tilées dans  les  longs  corridors  à  la  suite  de 
Hadj-Hidi,  qui  achevait  froidement  son  meur- 
tre prémédité,  au  milieu  des  plus  coupables 
ivresses. 

Samjab  etPékéo,  les  fillettes  aux  regards  in- 
génus, seraient  désormais  livrées  à  la  déesse, 
et,  comme  elles  étaient  gracieuses  et  jolies,  les 
brahmes  useraient  d'elles  ainsi  que  des  eunu- 
ques et  des  yoghis. 

—  Pour  te  délivrer,  Mimiose ,  dit-elle,  j'ai 
sacrifié  ce  que  j'avais  de  plus  cher  !  L'oublieras- 
tu  ? 

—  Jamais  !  mon  adorée  ! 

—  Et,  quand  je  serai  tienne,  tu  auras  pour 
moi  la  même  reconnaissance  et  le  même  res- 
pect?... 

—  Tu  ne  saurais  en  douter  !... 

—  Ah!  je  doute  de  tout!...  Mon  enfance  a 
été  si  malheureuse  !  On  a  tué  les  miens,  je  suis 
seule  en  ce  monde  I...  Mais,  ne  songeons  plus 
à  ce  passé  douloureux,  parlons  de  toi,  mon  aimé. 

Elle  demeura  un  moment  silencieuse,  puis 
elle  demanda  auGourkas  : 

—  Est-il  vrai   que  dans  ton  pays  tous  les 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  87 

hommes  d'une  famille  ne  possèdent  qu'une 
femme,  et  qu'ils  en  profitent  à  tour  de  rôle  sans 
jalousie?... 

—  Oui,  dit  Mimiose  ;  chez  nous  l'on  a  subs- 
titué la  polyandrie  à  la  polygamie.  Jamais, 
dans  une  famille,  si  nombreux  que  soient  les 
frères,  ils  ne  prennent  plus  d'une  épouse  avec 
laquelle  ils  vivent  en  parfaite  intelligence. 

—  Ce  sont  les  mœurs  des  clans  aryans,  telles 
qu'elles  sont  décrites  dans  le  Mahabharatta.  ! 

Elle  souriait,  amusée  par  cette  idée  d'un 
harem  d'hommes,  où  la  femme  n'a  qu'à  choi- 
sir chaque  jour  un  amant  nouveau. 

—  Je  te  garderai  pour  moi  seul,  affirma  Mi- 
miose. 

—  Certes,  dit-elle,  je  ne  serai  qu'à  toi,  puis- 
que c'est  toi  que  j'aime  et  que  j'ai  pris  libre- 
ment; mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  cette 
conception  de  la  volupté  est  beaucoup  plus  lo- 
gique que  celle  qui  est  admise  chez  nous.  Une 
femme,  mon  aimé,  ne  peut-elle  satisfaire  plu- 
sieurs hommes  ? 

—  Un  homme,  par  contre,  peut  féconder  plu- 
sieurs femmes,  et  la  nature  ne  veut  que  se  re- 
nouveler, créer,  créer,  sans  cesse,  se  repro- 
duire dans  sa  gloire  éternellement!... 


X 


VOLUPTE 


Ils  voguèrent  une  partie  du  jour.  Vers  le 
soir,  alors  que  les  mouches  lumineuses  essai- 
maieùt  l'azur  profond  des  nues  d'une  poussière 
d'or,  Assilinia,  qui  s'était  endormie  sur  l'épaule 
du  Gourkas,  ouvrit  des  yeux  étonnés. 

La  solitude  était  profonde.  Le  clapotement 
des  courts  avirons  troublait  seul  la  tranquillité 
de  l'eau,  assoupie  entre  les  lotus  roses  de  ses 
bords.  D'étranges  araignées  métalliques  pati- 
naient entre  les  feuilles  et  d'immenses  papil- 
lons cornus,  tachetés  d'ocre  ou  de  cinabre,  se 
poursuivaient,  et,  parfois,  s'unissaient  dans  les 
airs,  joignant    le  battement  rythmé  de  leurià 


90  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

ailes  pelucheuses.  Une  poussière  fécondante 
tombait  des  branches,  sur  tout  passait  le  souffle 
de  Téternel  désir. 

—  Nous  irons,  mon  aimé,  à  la  source  du 
Gange  qui  est  marquée  par  trois  pics  revêtus  de 
lianes  et  de  roses. 

—  Oui.  ces  trois  monts  ont  été  consacrés, 
comme  de  gigantesques  autels,  à  Tondra,  divi- 
nité des  temps  védiques,  que  nous  adorons 
aujourd'hui  sous  le  nom  de  Siva.  Les  vierges 
himalayennes  t'offriront  à  boire  dans  des  jarres 
d'argent,  et  tu  seras  la  reine  de  ces  pays  de 
ferveur  et  d'amour. 

Le  badjera  s'était  rangé  contre  la  rive,  et 
Mimiose,  prenant  la  Rana  dans  ses  bras,  la  dé- 
posa sur  le  lit  de  feuilles  sèches  d'un  djath 
(cultivateur)  qui  accepta  de  prêter,  pour  quel- 
ques heures,  sa  maisonnette  de  bambou. 

Le  pauvre  homme,  souriant  à  cette  tendresse 
heureuse,  apporta  des  tchapptti,  galettes  pé- 
tries dans  le  ghi  et  le  ghour,  du  vin  de  palmier 
et  des  fleurs  de  mhowa  cuites  au  miel. 

Après  avoir  fait  honneur  à  ce  léger  repas, 
les  amoureux  s'assirent  sous  un  mancenillier, 
car  l'ombrage  de  cet  arbre,  loin  de  donner  la 
mort,  incite  aux  voluptueuses  langueurs.   Le 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  91 

vent  passait  dans  les  bouillées  de  roseaux,  et  la 
flûte  d'un  pâtre  égrenait  au  loin  ses  notes  cris- 
tallines qui  charmaient  les  perruches  vertes, 
grandes  mangeuses  d'abeilles. 

Assilinia  prit  entre  ses  lèvres  une  feuille  et 
un  fruit  de  bétel  qu'elle  présenta  à  son  ami. 

Appuyant  sa  bouche  à  la  bouche  en  fleur,  il 
savoura  longuement  le  suc  des  fruits  d'amour. 
Par  cette  communion  elle  s'offrait  à  lui,  se 
donnait  sans  réserve,  et,  bien  vite,  sous  le  vol 
tourbillonnant  des  mouches  d'or,  il  cueillit  les 
corolles  du  chemin  et  les  herbes  odorantes  des 
ruisselets  pour  en  faire  une  couche  nuptiale. 

Dans  la  case  étroite  du  djath,  il  dressa  l'autel 
de  caresse,  qui  fut  bientôt  comme  un  trône 
glorieux,  et  lorsqu'il  n'y  eut  plus,  dans  l'humble 
gîte,  une  parcelle  du  sol  qui  ne  fût  couverte 
de  pétales,  il  revint  vers  l'aimée,  se  blottit 
contre  elle,  la  bouche  près  de  ses  seins  dressés, 
et  commença  son  chant  voluptueux  à  la  mode 
des  Gourkas,  batailleurs  et  câlins. 

«  Kama,  Smara,  Ananya,  le  dieu  d'amour 
chuchote,  Dans  les  soupirs  des  vents  et  des 
eaux  !  Sa  voix  plus  douce  qu'un  cri  de  hulote, 
S'enfle  en  tempête  et  fait  taire  les  flots! 

»  Kama  est  dans  les  ondes,  Smara  mysté- 


92  LES    COL'RTISANES    DE    BRAHMA 

rieux,  Dans  les  forêts  profondes.  Sur  terre  et 
dans  les  cieux,  S'exalte,  tout  le  jour,  En  poèmes 
d'amour! 

))  A  ton  corps  radieux,  J'accrocherai  mes 
lèvres,  Frémissantes  de  fièvre,  Qui  sauront  te 
couvrir.  Comme  d'un  réseau  d'or,  De  baisers, 
de  baisers  et  de  baisers  encore  !  Depuis  ton 
pied  mignon.  Jusqu'à  ta  bouche  rouge.  Afin  que 
ton  cœur  bouge.  Bien  lentement  ils  monteront  ! 

«  Puis  au  nid  secret  des  caresses.  Au  nid 
embrasé  du  désir,  Le  dieu  Kama  pour  ton 
plaisir,  Le  dieu  Smara  pour  son  ivresse,  Très 
doucement  se  blottira.  Et  plus  d'une  heure 
restera.  Comme  le  pénétrant  bilva  !  » 

Mimiose  égrenait  av^ec  ardeur  ces  stances  du 
Gitci  Covrnda.,  et  le  poème  berceur  de  Jayadéva 
faisait  divinement  frissonner  la  jeune  fille. 

—  Prends-moi,  viens  en  moi,  reste  en  moi! 
murmurait-elle,  en  étreignant  le  Gourkas  contre 
ses  seins  en  révolte.  Ne  comprends-tu  pas  que 
je  t'aime  depuis  longtemps,  depuis  toujours  I  et 
que  rien  pour  moi  ne  saurait  valoir  la  saveur 
de  tes  baisers?... 

Mais  il  l'adorait  encore,  n'osant  accomplir 
l'œuvre  de  chair,  car  il  la  respectait  avec  une 
ferveur  esale  à  son  désir. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  93 

Elle  était  la  Rana,  la  Toute-puissante,  la 
Vierge  radieuse,  la  fille  du  Rajah  qu'il  devait 
célébrer  dans  son  âme  et  dans  son  cœur  comme 
une  parcelle  de  la  Montagne  d'or  où  résident 
les  dieux  ! 

Mais,  comme  tous  les  adeptes  des  anciens 
cultes  brahmaniques,  il  avait  la  science  de 
volupté,  et,  par  mille  jeux  délicats,  affolait  les 
sens  de  l'aimée. 

—  Ton  bonheur  est  le  mien,  disait-il  ;  avant 
tout,  je  veux  que  tu  sois  heureuse,  car  l'initia- 
tion te  fera  souffrir. 

—  Ah!  que  ton  souffle  me  pénètre!...  Je 
veux  souffrir  ! 

Ramô,  entre  eux,  ronronnait  comme  une 
chatte  amoureuse,,  passait  sa  large  langue  rose 
entre  ses  crocs  aigus,  et  des  ondes  électriques 
courant  sur  sa  fourrure  noire,  plus  délicieuse- 
ment faisaient  frissonner  la  Rana.  La  bête 
lascive,  tantôt  s'allongeait,  offrant  ses  reins 
tièdes  aux  amants,  comme  un  oreiller  de 
velours,  tantôt  se  redressait  d'un  bond  avec 
une  sorte  de  miaulement  rauque  où  pas- 
saient tous  les  énervements  cruels  de  la 
jungle. 

—  Je  suis  jalouse  de  Ramô  !  pleurait  alors 


94  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Assilinia.   Toujours  elle  est  entre  nous  ;   elle 
t'aime  comme  moi  ! 

—  Ramô  n'est  qu'une  panthère  très  cares- 
sante, ma  petite  reine,  qui  m'a  tenu  compagnie 
dans  ma  prison, 

—  Elle  a  fait  plus  pour  toi,  en  t'épargnant 
dans  les  jeux  de  la  Tamascha,,  que  moi  en 
ouvrant  la  porte  de  ton  cachot  ! 

Mimiose  riait  en  posant  la  main  sur  le  front 
bombé  de  la  bête. 

—  Puisque  nous  t'adorons  tous  les  deux, 
Rana,  de  quoi  te  plains-tu?...  Vraiment,  nous 
sommes  jeunes,  forts  et  beaux  tous  les  trois  •' 
Qui  donc  oserait  nous  attaquer?... 

—  Tais-toi  I 

—  Je  ne  crains  ni  Shah-Djahàn,  ni  personne 
au  monde,  puisque  j'ai  ton  amour  ! 

—  Chut  !  il  ne  faut  pas  tenter  les  dieux  ! 
Longtemps  ils  se  bercèrent  au  clapotis  des 

ondes,  sous  le  mancenillier  protecteur,  au  rou- 
coulement plaintif  des  tourterelles  se  mêlant  aux 
miaulements  de  la  panthère,  ardente  et  soumise. 
Mais,  tout  à  coup,  la  bête  se  dressa,  se  battit 
les  flancs  de  sa  longue  queue,  fronça  les  ba- 
bines et  une  double  étincelle  jaillit  de  ses  pru- 
nelles d'émeraudes. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  95 

—  Ramô  est  inquiète,  quelque  danger  nous 
menace,  remarqua  Assilinia. 

Sans  répondre,  Mimiose  reprit  la  jeune  fille 
dans  ses  bras,  retendit  sur  le  lit  de  fleurs  qu'il 
avait  préparé  et  follement  la  posséda. 


XI 


L  ALERTE 


Au  matin,  comme  ils  s'étaient  enfin  assoupis, 
après  tant  de  caresses,  de  baisers  et  d'agonies 
d'amour  suivies  de  triomphantes  résurrec- 
tions, ils  furent  réveillés  par  les  grondements 
sourds  de  Ramô. 

La  panthère  ne  rugissait  pas,  semblant 
comprendre  que  ses  cris  trahiraient  la  présence 
des  fugitifs,  mais,  tout  le  poil  hérissé,  les 
griffes  tendues,  et  les  flancs  agités  d'ondes 
profondes,  elle  se  préparait  à  s'élancer  au 
dehors. 

Le  djath,  qui  veillait  devant  la  cahute,  entra 
bientôt,  le  visage  bouleversé  d'épouvante; 

7 


98  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Une  troupe  de  souars  a  passé  hier,  non 
loin  d'ici.  La  voici  qui  revient,  guidée,  sans 
doute,  par  les  indications  des  riverains  qui 
ont  vu  glisser  le  badjera  le  long  du  fleuve. 
Vous  n'êtes  plus  en  sécurité  chez  moi,  il  faut 
partir  au  plus  vite  ! 

Partir  !  soupira  Mimiose,  en  serrant  contre 

son  cœur  le  corps  souple  de  l'aimée,  je  n'en 
aurai  point  la  force. 

Assilinia,  les  bras  au  cou  de  son  amant,  sem- 
blait brisée  de  fièvre  voluptueuse... 

Restons,  dit-elle,  à  quoi  bon  fuir  et  cher- 
cher d'autres  aventures?...  Quel  bonheur  plus 
f^rand  pourrions-nous  savourer?...  N'avons- 
nous  pas  connu  la  plénitude  des  félicités  ter- 
restres?... 

Mais  le  djath  s'impatientait. 

Si  l'on  vous  trouve-ici,  c'est  la  mort  pour 

moi  !  Ayez  pitié  de  Thumble  bigaris  qui  vous  a 
offert  son  gîte  durant  cette  nuit  d'amour. 

—  Il  a  raison,  dit  la  Rana,  nous  n'avons  pas 
le   droit  d'entraîner   ce  pauvre  homme  dans 
notre  perte.  Où  sont  les  rameurs?... 
Mais  Mimiose  secoua  la  tête. 

Le  fleuve  n'est  pas  sûr;  il  faut  fuir  par  la 

foret. 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  99 

—  Fuir,  sans  éléphants,  sans  chevaux!  Nous 
n'aurons  pas  le  courage  de  nous  traîner  jusque- 
là,  et  nous  serons  bientôt  découverts  ! 

—  Peut-être  les  sonars  passeront-ils,  comme 
hier,  sans  s'arrêter. 

—  Oh!  ht  le  djath,  s'ils  reviennent,  c'est 
qu'ils  ont  trouvé  votre  piste. 

— -  En  effet,  reprit  Assilinia,  en  frissonnant, 
c'est  demain  qu'Orpha  devait  me  présenter  à 
l'Empereur  pour  les  noces  officielles.  Il  me 
cherche  avec  acharnement  1...  Que  faire? Nous 
n'avons  plus  le  temps  de  fuir  î 

Le  pas  pesant  des  éléphants  en  troupe  se 
rapprochait  de  plus  en  plus.  Ramô,  que  main- 
tenait Mimiose,  avait  des  bonds  furieux  et  de 
rauques  soupirs  de  rage. 
.  Le  djath  demanda  rapidement  : 

—  Vos  ennemis  sont-ils  de  la  religion  brah- 
manique ? 

—  Orpha  estais  de  Rajah,  il  croit  aux  anciens 
dieux. 

—  Suivez-moi  donc,  en  rampant  dans  les 
joncs.  Je  vous  conduirai  au  yoghi  charmeur 
qui  habite  la  jungle  et  fait  commerce  avec  les 
pitris  au  miUeu  des  fauves.  Sa  protection  est 
toute-puissante. 


100      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

Les  amants  avaient  quitté  le  lit  de  roses  et 
de  lotus  où  ils  s'étaient  éperdument  donnés 
l'un  à  l'autre  pendant  cette  nuit  inoubliable, 
et  la  jeune  femme,  ayant  hâtivement  ramassé 
ses  joyaux  et  ses  voiles,  se  laissa  entraîner 
par  Mimiose. 

Le  sol,  hérissé  d'herbes  sèches,  craquait 
sous  leurs  pas  ;  ils  se  tramèrent  sur  les  genoux, 
avançant  prudemment,  mais  sûrement,  jusqu'à 
un  sentier  frayé  dans  le  bois.  Le  djath,  qui 
connaissait  tous  les  détours  et  repHs  du  terrain, 
les  précédait,  écartant  les  branches  sur  leur 
passage. 

Ils  entendirent  la  lourde  troupe  des  souars 
se  masser  derrière  eux  ;  bientôt  une  énorme 
fuséejaillitau  dessus  des  arbres,  suivie  d'autres 
fusées  plus  vives,  puis  une  véritable  muraille 
de  flammes  leur  cacha  Thorizon,  et  ils  com- 
prirent que  leurs  ennemis  avaient  mis  le  feu  à  la 
hutte  de  bambou  qui  se  consumait  avec  une 
incroyable  rapidité.  Lèvent,  assez  léger  cepen- 
dant, fit  éclore  dans  les  roseaux  d'autres  fleurs 
de  feu,  et,  Tincendie  se  propageant,  partout 
s'ouvrirent  les  corolles  mortelles  aux  lumineux 
pétales. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      101 

—  Ils  ont  mis  le  feu  chez  moi  !  sanglotait  le 
djath.  Jamais  je  ne  regagnerai  ce  que  j'ai 
perdu  ! 

Mais  Assilinia,  arrachant  ses  colliers,  les 
donna  au  pauvre  homme. 

—  Voici  qui  te  dédommagera.  Avec  ces  opales 
et  ces  saphirs,  tu  t'achèteras  une  maison  plus 
belle,  et  je  ne  ^abandonnerai  pas» 

De  monstrueuses  girandoles  de  flammes 
éclataient  maintenant  derrière  eux,  et,  sur  leur 
tête,  planait  le  vol  menaçant  des  corbeaux  et 
des  vautours  dont  les  clameurs  étouffaient  tous 
autres  cris  de  la  forêt. 

Ils  durent  courir  pour  ne  pas  être  rejoints 
par  le  feu  ;  mais  un  large  cours  d'eau  les  isola 
du  danger..  Avec  peine  ils  gagnèrent  l'autre 
rive,  Mimiose  portant  la  bien-aimée  sur  ses 
épaules. 

Non  loin  de  là  commençait  la  jungle.  Les 
arbres  enchevêtraient  de  longues  branches 
fleuries  dans  les  airs.  Les  musas,  lespandanus, 
les  mangotiers,  les  nictanles  et  les  nagatelly 
s'enroulaient  aux  lianes,  laissaient  pendre  par- 
fois d'étranges  calices  de  pourpre,  ouverts 
comme  des  bouches  avides  de  baisers.  Des 
tigelles  délicates,  semblables  à  des  guirlandes 


105      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

de  verre  filé,  montaient  le  long  des  arbres, 
dressant  des  aigrettes  prestigieuses,  enlaçant 
des  calices  charnus  d'où  s'échappaient  les 
abeilles  noires,  ivres  de  miel.  En  tous  sens  cou- 
raient les  insectes  aux  corselets  étincelants, 
formant  des  mosaïques  de  pierreries...  Les 
oiseaux  aux  ailes  d'or  poursuivaient  les  papil- 
lons aux  ailes  d'argent,  souvent  plus  grands 
qu'eux;  les  libellules  géantes  fusaient  en  flèches 
diamantines,  cherchant  les  santals  pourpres, 
les  nopals  et  les  dragonniers,  tandis  que  les 
guêpes  bleuesj  rayées  d'ocre,  entouraient  les 
arbustes  qui  donnent  le  nard  et  le  cardamone. 

Là,  tout  était  encore  quiétude  et  sourire. 

Assilinia  eût  voulu  se  reposer  sous  ces 
arceaux  embaumés,  ces  portiques  de  verdure 
d'une  splendeur  et  d'une  délicatesse  de  rêve. 

Le  djath  ne  le  permit  pas. 

—  Allons  plus  loin,  dit-il.  Ici,  la  nature  trop 
jolie  ne  nous  protégerait  point  ;  allons  au  cœur 
de  la  forêt,  là  où  lutte  sans  cesse  la  Mort  avec 
la  Vie.  La  jungle  est  peuplée  de  monstres  enne- 
mis de  l'homme  qui  se  repaissent  de  chair  et 
de  sang. 

—  Ramô  est  avec  nous. 

—  Ramô  serait  impuissante  contre  les  ser- 


LES  COURTISANES  DE  BUAHMA      103 

pents  couleur  d'aigues-marines  qui  se  cachent 
sous  les  feuilles,  et  les  tigres  aux  flancs  jaunes 
rayés  de  velours  qui  se  tapissent  dans  les  ro- 
seaux. Seul,  le  charmeur  peut  triompher  des 
embûches  des  pitris  à  corps  de  reptiles  et  de 
fauves  ! 

—  Ah  !  fit  Assilinia,  la  nature  serait  lùise  en 
péril  par  sa  propre  fécondité,  si  elle  ne  por- 
tait pas  dans  son  sein  cette  légion  de  dévo- 
uants qui  engloutissent  tout  ce  qui  tombe,  tout 
ce  qui  chancelle  et  n'a  plus  la  force  de  com- 
battre. Les  hommes  n'ont-ils  point  dit  aussi  : 
Malheur  aux  faibles  !  Malheur  à  ceux  qui  n'ont 
point  de  griffes  pour  déchirer  leur  proie,  et  que 
la  pitié  arrête  dans  l'œuvre  nécessaire  de  des- 
truction!... 

—  Ne  rëspires-tu  point  l'odeur  fade  du 
musc?  interrogea  Mimiose. 

T-  En  effet,  fit  la  Rana,  j'en  ai  le  cœur  sou- 
levé. 

—  Nous  marchons  sur  la  poussière  séculaire 
dés  cadavres.  Ce  sable  gris,  qui  adhère  à  nos 
pieds,  est  composé  des  milliers  d'ossements  que 
les  fauves  ont  laissés.  Sous  l'impénétrable  et 
brûlant  abri  des  jungles,  la  mort  et  la  vie  se  con- 
fondent éternellement.  Ainsi  que  dans  le  do- 


104  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

maine  de  l'humanité  éclosent  les  purulences  et 
les  maladies  :  le  tétanos  des  convoitises,  la  fièvre 
chaude  de  la  luxure,  la  gangrène  du  crime  ! 
Aux  clairières,  au  tamis  glauque  des  branches 
où  pénètrent  les  rayons  célestes,  c'est  un  grouil- 
lement rutilant  de  scarabées  d'émail,  de  pa- 
pillons pelucheux,  ocelés,  comme  des  queues 
de  paons,  de  sardoines  et  de  rubis.  La  nuit, 
les  étoiles  semblent  quitter  les  cieux  pour  s'a- 
bandonner à  d'invraisemblables  farandoles  ! 
Toute  la  voie  lactée  frémit  dans  le  vol  des 
mouches  d'or,  et  trace  devant  les  yeux  éblouis 
les  grimoires  de  feu  de  l'éternel  mystère  ! . . .  Aux 
parties  basses  clapote  un  peuple  obscur  d'êtres 
immondes  et  visqueux,  de  serpents  d'eau,  de 
caïmans,  de  salamandres  monstrueuses  au  corps 
pustule  d'ocre  et  de  chrome.  Ici,  on  verrait 
presque  pousser  les  plantes,  tant  l'élan  de  sève 
est  irrésistible...  Ces  végétations,  éperdues  de 
désir,  se  joignent,  se  saisissent,  s'étreignent 
comme  des  amants,  et  l'inextricable  fornica- 
tion des  jungles  arrêterait  une  armée  en  mar- 
che ! . . .  Un  arbre  devient  une  forêt,  si  sa  branche 
se  penche  jusqu'au  sol.  Au  contact  embrasé 
de  la  terre,  elle  s'anime,  une  ardeur  infinie  la 
pénètre  ;  elle  prend  racine  à  son  tour,  et,  bien- 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  105 

tôt,  SOUS  le  déchaînement  de  ses  spasmes  pro- 
ducteurs, elle  donne  naissance  à  de  nouveaux 
rejetons  qui  poussent  à  l'infini. 

—  Je  respire  du  feu  !  disait  Assilinia.  Ah  ! 
■cher  aimé,  passe  ton  bras  à  ma  taille,  garde- 
moi  bien  contre  toi  pour  me  défendre  contre 
le  viol  de  la  nature  cruelle  ! 

Plus  fort  il  la  pressa  contre  sa  poitrine,  se 
rafraîchit  un  moment  au  nectar  de  ses  lèvres, 
grisé  par  la  volupté  des  êtres  et  des  choses. 

Autour  d'eux  des  feuilles  se  détachaient  des 
arbres  et  couraient  vers  d'autres  abris.  On  eût 
pu  les  croire  portées  par  le  vent,  si  le  vent  eût 
soufflé  dans  ses  labyrinthes  de  verdure. 

—  Ce  sont,  dit  encore  Mimiose,  qui  connais- 
sait tous  les  secrets  de  la  forêt,  des  végétations 
animées  qui  se  nourrissent  de  rosée  et  de 
pollen.  Elles  ont  épuisé  les  calices  qu'elles 
quittent  et  vont  se  suspendre  à  d'autres  pistils 
dont  elles  boiront  la  sève  fécondante.  Elles 
sont  hermaphrodites  et  se  suffisent  à  elles- 
mêmes.  Mais  ces  corolles  qui  s'ouvrent  près 
de  toi,  Assilinia,  ces  fleurs  inquiétantes  qui 
semblent  rongées  par  des  lèpres  et  se  tendent 
comme  des  mains  crochues  de  trépassés,  sont 
les  goules  végétales,  les  plantes  carnivores  qui 


106      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

sécrètent  un  liquide  digestif,  et  se  gonflent  de 
larves  et  d'insectes.  Elles  sont  munies  d'épines 
courbes  qui  se  replient  et  forment  une  grille 
au-dessus  du  scarabée  qu'elles  emprisonnent. 
Ces  drosera,  ces  népenthès  d'un  vert  métal-; 
lique  absorbent  tout  ce  qui  vit  au-dessus  d'eux. 

La  Rana  s'écarta  des  corolles  meurtrières 
dont  certaines,  teintées  de  vert  de  gris,  poin- 
tillées  de  taches  livides,  dégageaient  une  odeur 
de  charnier. 

C'était,  partout,  escaladant  les  arbres,  une 
marée  de  végétations  fantastiques ,  hybrides, 
déferlant  comme  les  vagues  d'un  océan  de  rêve. 
Les  feuillages  submergeaient  les  fleurs  en  forme 
de  méduses  gélatineuses,  de  poulpes,  de  co- 
quillages, de  madrépores;  et  de  toutes  ces  bou- 
ches végétales  semblait  sortir  un  murmure  com- 
parable à  celui  des  flots. 

L'air  se  raréfiait,  la  voûte  devenait  plus  som- 
bre, et,  tout  à  coup,  dans  les  fougères,  une  lu- 
mière rampa  comme  un  serpent  de  feu.  C'étaient 
les  rhizomorphes  qui  jetaient  en  respirant  ces 
singulières  lueurs. 

La  jeune  femme  frissonnait  contre  le  cœur 
de  son  ami. 

—  J'ai  peur,  dit-elle,  tout  ici  tue  ou  est  im- 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      107 

iTiolé.  La  jouissance  et  la  douleur  s'unissent 
invinciblement!  l'Amour  et  la  Mort  marchent 
côte  à  côte!...  Les  pierres,  même,  semblent 
se  mouvoir  et  lutter  contre  nous  ! 

Elle  étouffait  de  plus  en  plus  dans  cette  at- 
mosphère de  plantes,  où  régnait  toujours  Thor- 
rible  odeur  de  musc  provenant  des  chats-tigres, 
des  vautours  et  des  cobras  à  moitiés  rongés  par 
les  grands  fauves. 

Ramô,  le  ventre  frôlant  le  sol,  se  glissait 
entre  les  hautes  fougères,  disparaissait  dans 
l'inextricable  fouillis;  puis,  tout  à  coup,  se 
montrait  sur  la  branche  élevée  d'un  cocotier, 
les  moustaches  dressées,  les  oreilles  aplaties 
dans  une  pose  de  défi  et  d'attente.  Si  quelque 
animal  de  chair  délicate  errait  à  sa  portée,  elle 
se  ramassait  sur  .elle-même,  puis  bondissait  sur 
sa  proie  avec  la  rapidité  de  l'éclair  ;  sa  fourrure 
sombre  luisait  comme  le  jaiet  et  les  carnassiers, 
la  flairant  de  loin,  ne  se  montraient  pas,  car  la 
panthère  noire  de  Java  est  redoutée  même  par 
le  tigre  royal  ! 

—  Je  suis  bien  lasse,  murmura  la  jeune  fille. 
Na  pouvons-nous  nous  reposer  un  moment  ?.,. 
Voyez,  mes  pieds  saignent,  mes  genoux  sont 
meurtris!... 


108  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Encore  un  peu  de  courage,   dit  le  djath. 
Les  fiévreuses  orchidées  se  balançaient  plus 

mollement,  aspirant  et  dégageant  les  miasmes 
putrides,  buvant  et  répandant  la  mort,  insatia- 
blement,  dans  une  débauche  de  sève  et  de 
couleur. 

La  Rana,  à  bout  de  forces,  ferma  les  yeux  et 
un  faible  soupir  s'échappa  de  ses  lèvres  sèches. 

—  Portez-la,  ordonna  le  bigaris,  encore 
quelques  pas  et  nous  serons  arrivés.  C'est  ici 
la  retraite  du  charmeur. 


XII 


LE     YOGHI 


Derrière  un  massif  de  plantes,  hérissées 
comme  des  kriss,  des  fers  de  lances,  un  fais- 
ceau d'armes  glauques  au-dessus  duquel  flot- 
taient, ainsi  que' des  fanions  barbares,  des  clo- 
chettes vénéneuses  aux  tons  aveuglants,  s'éle- 
vait un  petit  monticule  de  sable.  Au  milieu,  à 
moitié  enterré  et  couvert  d'une  sorte  de  vernis 
de  crasse,  se  trouvait  un  être  hâve,  efflanqué, 
sans  sexe,  qui  ouvrait,  dans  des  paupières  noires, 
d'étranges  yeux  d'un  jaune  clair  et  froid.  Sa 
bouche,  aux  lèvres  plates  craquelées,  se  fronçait 
sous  un  nez  en,  arête  sèche,  pincé  comme  celui 
d'un  mort.  Des  bras  extraordinairement  mai- 


JIO      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

gres,  des  bras  de  squelette,  se  croisaient  sur  sa 
poitrine.  Dans  le  trou  des  clavicules  des  oiseaux 
avaient  fait  leur  nid. 

—  C'est  Kroumilianak,  le  yoghi  charmeur, 
dit  le  djath,  en  se  prosternant:  il  est  là  depuis 
vingt  ans  et  les  bêtes  le  nourrissent.  Lui  seul 
peut  vous  sauver  des  autres  et  de  vous-mêmes, 
car  il  est  semblable  à  Siva,  le  dieu  invincible 
du  Mal  et  du  Bien.  Il  vous  indiquera  le  temple 
du  sacrifice,  où  vous  pourrez  faire  quelques 
offrandes  qui  lui  seront  agréables,  mais  il  ne 
veut  rien  pour  lui...  Interrogez-le. 

Mimiose  porta  la  main  à  son  front  et  à  sa 
poitrine,  puis  se  prosterna,  comme  avait  fait  le 
djath. 

—  Nous  venons  à  toi,  dit-il  humblement,  que 
peux- tu  pour  nous? 

Kroumilianak,  sans  bouger,  car  il  s'était  con- 
damné à  l'immobilité,  et  ses  membres  atro- 
phiés avaient  acquis  la  dureté  du  bois,  fixa  sur 
les  amants  son  trouble  regard  jaune,  et  parla 
d'une  voix  claironnante,  étrange  dans  ce  corps 
desséché. 

—  Je  vous  guiderai  vers  le  bien,  car  je  vois 
que  vous  êtes  de  la  bonne  religion,  et  que, 
comme  moi,  vous  haïssez  les  Mogols.  Depuis 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  111 

que  le  farouche  exterminateur,  qui  s'appelait 
Timour  Lenck,  parcourut  Tlnde  à  la  tête   de 
quatre-vingt-dix  mille  hommes  et  désola  les 
rives  du  Gange,  nous  sommes  dans  la  désola- 
tion!... L'incendie,  le  pillage  et  une  extermi- 
nation sans  trêve  signalèrent  la  prise  de  nos 
plus  beaux  domaines.  Tandis  que  Timour  tuait 
les  femmes  et  les  enfants,  se  livrait  aux  plus 
immondes  orgies,  ses  lieutenants  ravageaient 
le  royaume  de  Lahore.  Partout  où  ils  avaient 
passé  c'était  l'horreur  des  ruines  et  des  cime- 
tières. Ces  hordes  chargées  de  butin,  traînant  à 
leur  suite  de  longues  files  de  prisonniers,  vin- 
rent mettre  le  siège  devant  Delhi,  et  Timour, 
avant  de  donner  l'assaut,  fit  écarteler,  brûler, 
empaler  et  égorger  ses  trois  cent  mille  prison- 
niers!... Les  soldats,  dans  la  ville  sainte,  se 
ruèrent,  plus  féroces  que  les  tigres  des  jungles, 
sur  les  habitants  consternés  qu'on  marqua  pour 
le  supplice  comme  des  bœufs  et  des  moutons, 
les  femmes  furent  éventrées,  les  enfants  vio- 
lés, accrochés  aux  murs  en  grappes  sanglantes, 
puis  jetés  aux  vautours.  On  ne  saurait  préciser 
le  nombre  des  victimes  de  ce  monstre  ;  il  est 
certain  qu'il  causa  la  mort  de   plus  de   deux 
millions  d'hommes  !...  Cependant,  l'œuvre  com- 


112      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

mencée   par  Timour,   le  boiteux,   devait  être 
achevée  par  Baber,  le  tigre. 

Kroumilianak  claironnait  son  indignation 
d'une  voix  plus  éclatante,  et  les  oiselets,  qui 
montraient  leur  bec  dans  le  nid  de  ses  clavi- 
cules, tremblaient  de  ces  clameurs  insolites. 

—  Baber,  continua  le  yoghi,  attaqua  l'Hin- 
doustan  qu'il  voulut  réduire  à  son  empire,  et  il 
régna  sur  Agra  en  choisissant  pour  résider  le 
palais  vénéré  de  nos  antiques  monarques. 
Akbar,  successeur  d'Houmayoùn,  continua 
l'œuvre  perverse,  pilla  les  trésors  des  rajahs,  et 
ses  éléphants  étaient  si  couverts  de  pierreries 
que  ce  n'étaient  plus  des  animaux,  mais  des 
montagnes  de  millions  qui  marchaient!... 
Notre  religion  languit  et  les  anciens  dieux 
furent  chassés  de  leur  temple  !...  Vous  qui 
êtes  jeunes  et  braves,  révoltez-vous  !...  11 
faut  combattre  pour  la  bonne  cause,  il  faut 
libérer  notre  beau  pays  du  joug  des  envahis- 
seurs ! 

—  Ah  !  ditMimiose,  je  savais  bien  que  j'avais 
tort  de  fuir. 

—  Retourne  vers  les  Himalayas,  dit  le  yoghi, 
ramène  les  Gourkas,  tes  frères,  et  combats  pour 
notre  délivrance  ! 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  113 

Assilinia  sanglotait  tout  bas,  n'osant  inter- 
venir. 

—  Père  vénéré,  murmura-t-elle,  enfin,  Mi- 
miose  m'aime,  et  nous  allons  vers  le  bonheur  ! . . . 

Kroumilianak  eut  un  rire  de  mépris  qui  dé- 
couvrit ses  gencives  boueuses,  rongées  profon- 
dément. 

—  Éloignez-vous,  dit-il,  les  pitris  ont  parlé 
par  ma  voix  !  Va,  Mimiose  !  Retrempe-toi  à  la 
source  sacrée  du  Gange,  va  retrouver  la  patrie 
des  premiers  Hindous  qui  fut  aussi  la  patrie 
des  dieux,  comme  te  le  dit  son  nom,  Brahma 
Virta.  Là,  tu  sentiras  ton  cœur  bondir  de  haine, 
tu  connaîtras  les  fécondes  indignations  et  le 
désir  du  meurtre  sublime  armera  ton  bras!... 
C'est  dans  le  beau  pays  d'Ayodhia  que  naquirent 
les  races  du  Soleil  et  de  la  Lune  d'où  sortirent 
les  familles  privilégiées  que  Brahma  avait  dé- 
signées pour  régner  sur  le  monde,  ainsi  que 
nous  l'affirment  les  Pouranas...  Depuis  Ramâ, 
qui  envahit  le  Dekkan  et  conquit  cette  perle 
des  mers  Orientales  que  l'on  appelle  Ceylan,  se 
déroula  la  grande  épopée  du  Ramayana. 
Soixante  princes  de  sa  race  succédèrent  à 
Ramâ,  et  tous  furent  glorieux.  Notre  religion 
brahmanique  est  la  mère  du  monde,  et  tous  les 


114  LES    COURTISANES    DE    BRAHMÀ 

peuples  puisèrent  à  ses  saints  enseignements. 
Après  les  Chinois,  les  Perses  ont  tout^ris  chez 
les  Hindous.  Venu  après  le  Baghavat  Ghitade 
Krishnen,  le  Zend-Avesta  de  Zoroastre  est 
écrit  dans  un  dialecte  du  sanscrit.  Le  livre  des 
Hébreux,  le  Sepher,  la  genèse  de  Moïse,  s'est 
inspiré  presque  complètement  du  Dherma- 
Shastra,  ce  code  de  la  morale  brahmanique. 
Sauf  le  Christ  qui  fut  isolé,  comme  Mahomet  et 
Bouddha,  la  religion  chrétienne  nous  a  égale- 
ment pris  notre  dieu  en  trois  personnes.  Odin, 
le  maître  des  Scandinaves,  a  emprunté  aux  Hin- 
dous leurs  meilleurs  axiomes  de  législation  pour 
composer  son  Hâvâmâl.  Hermès  Trismégiste, 
que  vénéraient  les  Égyptiens  sous  le  nom  de 
Thâoth,  a  copié  aussi  dans  le  livre  sacré  des 
Brahmes  une  partie  de  ses  décrets.  La  loi 
d'Hermès  est  écrite  sur  cette  fameuse  table 
d'émeraude,  trouvée  dans  la  vallée  d'Hébron, 
sous  le  sépulcre  même  du  grand  Thaôth,  dont 
la  tête  était  d'airain,  comme  la  barbe  de  Jupiter 
était  d'or!... 

»  Le  fond  de  toutes  les  religions  est  sem- 
blable, ô  pauvre  imagination  humaine  !  Les 
diverses  parties  du  Boun-Dehesh,  de  Zoro- 
astre,   du  Tchun-Tsiéou,    de    Confucius,    du 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      115 

Paernander  et  de  l'Asclepius,  de  Thaôth,  du 
Sepher,  de  Moïse,  le  Hàvâmâl,  d'Odin,  la  Théo- 
gonie d'Orphée;  enfin,  les  meilleures  pages  du 
Koran  de  Mahomet  remontent  collectivement 
aux  Védas  et  aux  Pouranas  des  Hindous  ! 

))  Notre  religion  brahmanique  seule  est 
grande,  et  seule  est  vraie!  puisque  tous  les 
faux  prophètes  du  monde  n'ont  pu  se  libérer 
de  ses  sublimes  enseignements,  n'ont  fait  que 
broder  de  puériles  arabesques  sur  ceprestigieux 
canevas  de  pourpre  et  d'or  qui  s'est  conservé  à 
travers  les  âges  ! 

»  0  mon  fils,  tu  dois  te  soumettre  aux  tradi- 
tions sacrées,  te  rappeler  sans  cesse  l'histoire 
glorieuse  de  ton  pays,  jusqu'au  moment  où  il 
fut  conquis  par  les  Mahométans!...  Relève  le 
front,  mon  fils,  et  marche  contre  les  ennemis  du 
bien  et  du  beau  ! . . .  Les  dieux  t'ont  désigné  pour 
accomplir  de  grandes  choses  !  Mais  il  ne  faut  pas 
perdre  ton  énergie  dans  les  bras  d'une  femme. 

Assilinia  tressaillit. 

—  Tu  me  condamnes?...  Que  t'ai-je  fait? 
pleur  a-t-elle. 

—  Tu  es  la  gouge  acharnée  à  sa  proie,  le 
démon  de  volupté  dont  les  baisers  amollissent 
et  dépravent! 


116  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

La  Rana  fixa  son  fier  regard  sur  celui  du 
yoghi. 

—  Je  suis  celle  qui  aime  et  qui  met  sur  les 
réalités  déconcertantes  de  la  vie  le  voile  pres- 
tigieux des  tendresses  et  des  illusions  ! 

—  Cela  n'a  qu'un  temps,  et  tu  abrèges,  par 
tes  baisers  pervers,  les  jours  qui  sont  parcimo- 
nieusement comptés  à  chacun  de  nous. 

—  Qu'importe,  si  j'ai  laissé  le  souvenir  de 
quelques  heures  de  félicité.  Est-ce  que  tout 
n'est  pas  mensonge,  ici-bas,  en  dehors  de 
l'amour?... 

—  Tu  blasphèmes  ! 

—  Oui,  je  blasphème,  et  je  ne  crains  rien  que 
l'indifférence  de  mon  amant.  Si  tes  dieux  sont 
vraiment  puissants,  qu'ils  se  vengent  eux- 
mêmes  !... 

Les  yeux  jaunes  du  yoghi  eurent  un  éclair  de 
rage,  et,  pour  la  première  fois,  sa  poitrine  des- 
séchée, où  s'étalait  l'affreux  cimetière  des 
côtes,  se  souleva.  Un  soupir  caverneux  sortit 
de  ses  lèvres  boueuses  et  il  dit  d'une  voix 
rauque  : 

—  Le  Gourkasestlibredesuivresa  folie.  Qu'il 
sache  seulement  qu'elle  le  mènera  aux  plus 
cruels  supplices,  à  la  honte  et  à  la  mort  î... 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      117 

Mimiose,  qui  était  demeuré  pensif  et  silen- 
cieux, attira  la  jeune  iille  contre  lui. 

—  Qu'importe  la  souffrance  et  le  châtiment, 
murmura-t-il,  si  ses  baisers  sont  plus  doux  que 
le  miel! 

—  Non,  dit  Assilinia,  il  faut  t'éloigner  de 
moi,  si  tu  crois  vraiment  à  mon  influence  né- 
faste !...  Je  ne  veux  point  être  un  obstacle  à  ta 
gloire. 

—  La  gloire  n'est  rien  sans  l'amour,  mon 
aimée?  Tant  que  jeté  presserai  sur  mon  cœur, 
ma  joie  sera  complète  !...  Il  ne  me  faut  pour 
vivre  que  la  douce  lumière  de  tes  yeux  et  l'ar- 
dente rosée  de  ta  bouche  ! 

Les  hoquets  d'un  rire  sinistre  éclatèrent  sur 
le  hideux  sépulcre,  où  le  yoghi,  à  moitié  en- 
terré, narguait  l'Amour  et  la  Mort  !... 

Mimiose,  alors,  enleva  la  Ranadans  ses  bras 
robustes,  et  s'élança  dans  la  jungle  sous  la  pro- 
tection des  fauves,  moins  cruels  que  les 
hommes. 


DEUXIEME   PARTIE 


SACRIFICE    A    GANGA 

Le  séjour  de  la  neige  —  telle  est  la  signi- 
fication du  nom  hindou  de  l'Himalaya  —  est 
aussi  le  séjour  des  dieux.  La  montagne  groupe 
dans  Tazur  ses  pics  légers  aux  tons  opalins.  La 
nuit,  des  fées  de  glace,  sorties  d'un  rayon  de 
lune,  semblent  se  suspendre  à  la  crinière  d'or 
des  astres,  et  monter  dans  les  nues  en  folles 
chevauchées  de  blanches  Valkyries  ! 

En  réalité  ces  monts  prestigieux  s'élèvent  à 
plus  de  quinze  mille  pieds  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer,  et  quelques  aiguilles,  se  détachant 


120  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

des  chaînes  principales,  les  dépassent  encore 
de  dix  ou  douze  mille  pieds  !... 

L'Himalaya,  prodigieuse  manifestation  des 
forces  terrestres,  résume  l'Inde  comme  Tlnde 
résume  le  monde  ! 

Dans  les  flancs  des  montagnes  géantes  écla- 
tent le  bien  et  le  mal,  la  \ie  et  la  mort,  la 
beauté  et  l'horreur  !...  Tout  ce  que  le  cerveau 
humain  peut  concevoir  se  manifeste  par  les 
seules  lois  de  la  nature,  sans  que  l'homme  ait 
même  osé  se  mesurer  avec  elle  !... 

Si  les  sommets  des  monts  brillent  d'une  éter- 
nelle blancheur,  les  torrents,  les  ruisseaux,  qui 
se  précipitent  à  leur  base,  forment  une  plaine 
marécageuse  où  naissent  tous  les  germes  véné- 
neux de  la  malaria,  où  se  forment  d'effroyables 
foyers  de  corruption. 

Les  arbustes  rampants,  aux  racines  spon- 
gieuses, tendent  leurs  branches  toujours  alté- 
rées dans  Teau  fétide,  grouillante  de  larves, 
zébrée  de  reptiles  aux  tons  livides  dont  le  frô- 
lement seul  donne  la  mort. 

Mais,  le  nord  du  Bengale,  à  l'endroit  où  le 
Gange  et  la  Djumna  prennent  leur  source,  est 
vraiment  un  séjour  de  délices.  C'est  là  que  Mi- 
miose  et  son  amante,   exténués  de  fièvre  et 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      121 

d'amour,  vinrent  se  mettre  sous  la  protection 
de  la  fille  de  Siva,  —  la  divinité  qui  s'échappa 
de  la  chevelure  ondoyante  du  dieu  pervers 
et  prit  le  nom  du  fleuve. 

Les  mythologues  l'ont  vêtue  d'une  peau  de 
tigre  et  l'ont  assise  sur  un  éléphant.  Mais,  dans 
le  temple  consacré  à  sa  gloire,  elle  était  debout, 
les  genoux  écartés,  les  bras  raidis  au-dessus  de 
sa  tète,  et,  sur  ses  flancs  étroits,  luisaient  les 
gemmes  d'une  lourde  ceinture  d'or  dont  lafîbule 
d'émeraude  cachait  son  sexe  inviolé.  De  vrais 
cheveux  descendaient  de  son  front  étroit  et 
bombé,  tombaient  jusqu'à  ses  cuisses.  Ses  yeux 
d'émail  glauque  luisaient  sur  le  fond  de  terre 
brûlée  de  sa  peau,  et  un  anneau  de  diamants 
énormes,  traversant  sa  narinegauche,  couvrait 
sabouche  puérile.  Elle  était  frêle  et  inquiétante 
avec  sa  grâce  de  poupée  guerrière  que  le  sang  ré- 
jouissait. 

Pour  elle,  jamais  les  victimes  n'étaient  assez 
nombreuses,  ni  les  supplices  assez  compliqués, 
et  son  équivoque  sourire  exigeait  des  inven- 
tions de  cruauté  étrange. 

Autour  de  sa  joliesse,  enfantinement  volup- 
tueuse, flottait  une  odeur  de  charnier  qui  sem- 
blait délecter  ses  narines  minces  ;  le  san^  rou- 


122      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

gissait  ses  pieds  nus,  parmi  les  saphirs  et  les 
opales  dont  ils  étaient  constellés,  mais  les 
fleurs  lui  étaient  également  agréables. 

Le  temple  ne  recevait  le  jour  que  par  la 
porte  tournée  au  soleil  levant,  et  n'était  guère 
éclairé  que  par  quelques  lampes  de  jade,  sus- 
pendues à  la  voûte,  autour  de  l'idole  qui  se  dres- 
sait sur  un  autel  de  granit  couvert  d'une 
épaisse  couche  de  graisse  et  de  sang  coagulé. 
Des  brûle-parfums  attendaient  les  baumes  que 
lesbrahmes  seuls  avaient  le  droit  d'y  verser. 

Le  temple  se  composait  de  plusieurs  en- 
ceintes, flanquées  de  tours  rondes  et  de  tam- 
bours. Les  niches,  séparées  par  des  cloisons 
mitoyennes,  contenaient  les  attributs  de  la 
déesse,  et,  partout,  des  bas-reliefs,  représen- 
tant de  monstrueux  accouplements  de  bêtes  et 
d'hommes,  couraient  sur  les  murailles.  Dans 
les  angles,  la  double  image  du  linga  et  du  yoni 
s'offrait  à  l'adoration  des  pèlerins. 

Les  amants  pénétrèrent  près  de  l'autel,  et  se 
prosternèrent  avec  les  fakirs,  venus  pour  célé- 
brer les  trois  grands  fleuves  :  le  Gange,  la 
Djumna  et  le  Sarenacky,  dont  la  religion  de 
Brahma  a  fait  latriade  divine  qui  règne  à  Praaiga 
et  que  l'on  vénère  sous  le  nom  de  Tribeni. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      123 

Assilinia,  cependant,  demandait  à  la  déesse 
de  lui  conserver  son  amant,  et  Mimiose,  sou- 
cieux, se  rappelant,  malgré  lui,  les  paroles  du 
yoghi,  songeait  peut-être  à  combattre  pour  la 
bonne  cause  et  à  venger  ses  frères. 

Un  Brahmane  brûlait  des  branches  de  saleï 
dans  des  cassolettes  d*or,  et  les  assistants  of- 
fraient des  tchapâti  ou  galettes  au  ghyr,  pétries 
dans  la  maïda  (farine  de  blé).  Puis,  la  déesse 
eut  à  ses  bras  et  à  ses  cuisses  des  touffes  de 
saligram,  et  son  front  fut  couronné  de  lotus 
roses. 

Après  les  rites  du  culte,  pieusement  accom- 
plis, la  lente  mélopée  des  mentras  sur  l'accom- 
pagnement du  tchiloumtchi,  frappé  par  la  ba- 
guette de  pitel  qu'un  fakir  .roulait  entre  ses 
doigts,  le  brahmane  qui  officiait  se  fit  amener 
un  bouc.  Comme  la  déesse,  il  le  couronna  de 
fleurs,  lui  fît  à  l'oreille  de  précieuses  recom- 
mandations, et  regorgea  au  pied  de  l'autel. 

Les  assistants,  tour  à  tour,  vinrent  tremper 
leurs  mains  dans  le  sang  qui  bouillonnait  sur 
les  marches  de  granit,  et  les  plus  riches  offri- 
rent d'autres  animaux  qui  furent  immolés  de  la 
même  façon.  L'écœurante  odeur  du  sang 
tiède,  mêlée  aux  anciens  relents  d'abattoir  de 


124  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

ce  temple  à  peine  éclairé,  oii  luisaient  seuls  les 
joyaux  et  les  étranges  yeux  d'émail  glauque  de 
la  déesse,  suffoquait  Assilinia.  Une  sorte  de 
morbide  langueur  la  pénétrait,  elle  se  pressait 
contre  Mimiose,  voulant,  en  même  temps,  sa 
protection  et  ses  caresses. 

D'autres  couples  s'unissaient  auprès  d'eux, 
ivres  des  émanations  de  l'encens  mâle  et  de 
l'herbe  kusha,  brûlés  dans  les  linga  de  bronze. 
Aveuglés  par  l'épaisse  fumée,  ils  se  cher- 
chaient et  s'étreignaient  furieusement,  au  ha- 
sard des  rencontres,  et  leurs  soupirs  se  mê- 
laient aux  râles  des  bêtes  égorgées. 

Quand  il  n'y  eut  plus  de  victimes  à  sacrifier, 
les  Brahmanes  ouvrirent  les  cadavres  encore 
chauds  et  en  arrachèrent  le  cœur  qu'ils  mirent 
dans  des  vases  d'argent  pour  le  repas  du  soir. 
Le  sang,  cependant,  suivant  la  pente  inclinée 
du  sol,  coulait  au  dehors,  et  le  peuple,  qui 
n'avait  pu  pénétrer  dans  le  temple,  se  ruait  sur 
le  fleuve  rouge,  chacun  en  voulant  quelques 
gouttes  pour  se  purifier. 

Un  cri  s'éleva,  couvrant  les  soupirs  et  les 
râles  : 

—  Voici  les  Natis,  filles  de  joiei... 

Les  courtisanes,  à  moitié  nues,  arrivaient  en 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMÀ  1^25 

effet  en  troupe  tapageuse,  et  les  corps,  frottés 
de  baumes  aux  effluences  vives,  provoquaient 
le  désir.  Elles  se  tenaient  par  la  main,  chan- 
tant, sur  un  rylhme  monotone,  la  gloire  et  la 
sagesse  de  Ganga. 

Elles  devaient,  les  yeux  fermés,  accepter 
l'amant  qui  les  prendrait,  accomplir  docile- 
ment toutes  ses  volontés.  Trois  fois  durant  la 
grichma,  saison  des  molles  ardeurs,  les  Natis 
se  donnaient  au  passant  pour  la  plus  grande 
joie  de  Kama,  le  dieu  de  volupté.  Non  loin  de 
là,  elles  habitaient  un  temple  où  s'enseignaient 
les  lois  d'amour,  et  nombreuses  étaient  les  éco- 
lières  qui  venaient  profiter  de  leurs  leçons. 
Chacun  les  respectait,  car  la  religion  de 
Brahma  conseille  avant  tout  la  caresse,  et  tout 
acte  d'amour  est  aoréable  aux  dieux. 


II 


L  ECOLE    DES    IVRESSES 


Après  le  sacrifice  à  Ganga,  Assilinia  suivit 
les  Natis  dans  le  temple  où  elles  pratiquaient 
les  soixante-quatre  manières  du  Kama,  et  pré- 
paraient les  fiU-es  à  la  conquête  de  l'homme. 
Avant  la  célébration  du  mariage  on  plaçait 
(comme  chez  les  Hedjeras  avant  l'immolation) 
la  fiancée  sur  l'imagé  sacrée,  le  linga,  pour 
qu'elle  fût  rendue  féconde  par  le  principe 
divin.  Les  brahmes  succédaient  au  dieu,  et  la 
victime  reconnaissante  exprimait  sa  gratitude 
par  des  présents  déposés  sur  l'autel  :  des 
phallus  de  pierreries  en  nombre  égal  à  cqlui 
des  oliiciants  du  sacrifice. 


128  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Plus  le  nombre  était  grand  plus  l'initiée  en 
tirait  gloire,  et  c'était  également  un  grand  hon- 
neur pour  son  époux.  Là  se  célébrait  aussi  le 
hakti  ou  messe  rose  en  l'honneur  de  Siva. 

Assilinia  marchait  entre  les  Natis  qui  la  sou- 
tenaient doucement,  tandis  que  Mimiose,  non- 
chalamment, s'attardait  à  regarder,  le  long  des 
rives  du  Gange,  les  pèlerins  prosternés  qui  re- 
cueillaient l'eau  sainte  et  les  yoghis  couverts 
de  cendres,  les  reins  ceints  de  cordes  et  les 
cheveux  en  broussailles,  qui,  les  mains  nouées 
sur  les  hanches,  marchaient  en  cadence,  et  ré- 
pétaient jusqu'à  épuisement  de  forces  le  nom 
sacré  de  la  divinité. 

Des  fillettes,  parées  de  joyaux  barbares, 
leurs  longs  yeux  de  gazelles  prolongés  encore 
par  des  traits  de  sourma,  les  hanches  frêles 
drapées  dans  des  dou-pattah  de  gaze  bleue  et 
jaune,  offraient  des  fétiches,  des  yoni-linga 
d'or  et  d'argent,  des  cires  parfumées,  des  pou- 
pées grossièrement  taillées  à  l'image  de  la 
déesse. 

Mimiose,  la  tète  lourde,  s'assit  sur  les  ghats 
qui  descendaient  dans  le  fleuve.  Il  souriait  de 
loin  à  Taimée  qu'il  devait  rejoindre  après  les 
ablutions  coutumières  dans  l'onde  sacrée.  Il 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  129 

voulait,  à  son  tour,  faire  un  sacrifice  au  dieu 
pour  en  recevoir  la  félicité  de  l'amour,  par- 
tagé et  durable.  Ramô,  à  côté  de  lui,  ronron- 
nait doucement,  heureuse  de  l'avoir  tout  à 
elle,  désireuse  de  le  reconquérir. 

Dans  la  religion  hindoue  tout  est  fait  pour 
provoquer  les  désirs  charnels,  dès  l'âge  le  plus 
tendre.  Les  bas-reliefs  des  temples,  les  chars 
sacrés  sur  lesquels  on  promène  les  idoles,  dans 
les  réjouissances  publiques,  sont  chargés  de 
peintures  et  de  sculptures  qui  défient  toute  des- 
cription. Rien  ne  saurait  donner  une  idée  de  la 
licence  des  images  qui  décoraient  la  salle  où 
les  courtisanes  exerçaient  et  enseignaient  leur 
science  lascive. 

Le  temple  dessinait  un  rectangle  de  dix-huit 
mètres  de  longueur  sur  douze  de  largeur.  Sous 
le  pérystile  un  linga-yoni  de  deux  mètres  de 
hauteur,  érigé  sur  une  estrade  de  jade,  annon- 
çait Tobjet  du  culte,  et,  presque  à  chaque  pas, 
des  cônes,  symboles  des  organes  générateurs, 
se  dressaient,  couronnés  de  lotus  et  de  roses. 
Tout  autour,  étaient  rangées  de  nombreuses 
déesses  dans  des  poses  appropriées  au  sa- 
crifice, comme  les  gopies  autour  du  dieu 
Krishna. 

9 


130  LES    COURTISANES    DE    BRaHMA 

Les  murailles  étaient  peintes  de  sujets  ero- 
tiques et  singuliers,  d'animaux  en  rut  se  cher- 
chant et  se  satisfaisant,  de  phallus,  juchés  sur 
des  piédestaux,  auxquels  s'offraient  des  vierges, 
de  femmes  nues  poursuivies  par  des  singes,  de 
desservants  de  Siva  sollicités  par  des  brahmes. 

Là,  rien  ne  transparaissait  des  agitations  du 
dehors,  ni  les  rumeurs  des  pèlerins  en  marche, 
ni  les  râles  des  victimes,  égorgées  en  l'honneur 
de  la  fée  du  Gange,  aux  longs  cheveux  noirs. 

Des  jeunes  filles,  qui  se  préparaient  à  «  Tini- 
tiation  »,  glissaient  doucement  avec  des  bau- 
mes, des  linges  et  des  coupes  emplies  de  l'eau 
sacrée  pour  les  ablutions.  De  véhéments  par- 
fums, dès  l'entrée,  vous  prenaient  aux  narines, 
de  larges  lits,  soutenus  par  des  chimères  adora- 
trices, s'érigeaient  dans  les  angles.  Sur  le  sol 
d'onyx,  des  tapis  aux  dessins  de  bêtes  fantas- 
tiques supportaient  des  coussins,  des  peaux  de 
tigre  et  de  panthère  ;  des  étoffes  de  soie  argen- 
tée, tombant  de  la  voùte^  faisaient  des  niches 
discrètes  aux  couples  qui  désiraient  l'isolement. 

La  plus  âgée  des  Natis,  qui  pouvait  bien  avoir 
vingt  ans,  fit  asseoir  Assilinia  auprès  d'elle  et 
l'interrogea  doucement  sur  sa  vie,  ses  projets^ 
ses  ambitions. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      131 

—  La  seule  mission  de  la  femme,  dit-elle, 
est  d'être  belle  et  de  savoir  charmer.  Ne  vous 
écartez  pas  des  desseins  mystérieux  de  Kamasi 
vous  voulez  jouir  sur  terre  d'un  bonheur  du- 
rable. Parez-vous  et  faites-vous  chérir. 

—  J'aime  et  je  suis  aimée,  répondit  la  Rana. 
J'ai  fui  avec  mon  amant  et  je  suis  venue  aux 
sources  du  Gange  pour  me  purifier. 

—  Pourquoi  votre  amant  n'est-il  pas  auprès 
de  vous  ?...  Craignez  de  le  perdre  ! 

—  Que  me  dites-vous  ?...  serait-il  en  danger? 
Je  l'ai  quitté  il  n'y  a  qu'un  instant  ;  il  m'avait 
promis  de  me  rejoindre. 

—  Assilînia  s'était  levée  en  proie  à  une 
grande  agitation. 

—  Laissez-moi  partir  !  J'ai  eu  tort  de  vous 
suivre  !... 

Mais  la  Natis  tendrement  la  reprit  contre  elle. 

—  Tranquillisez-vous.  Tout  ce  qui  arrive 
doit  arriver,  et  rien  de  ce  que  vous  tenterez 
dans  l'avenir  ne  changera  le  cours  de  votre  des- 
tinée. Mais,  sans  doute,  avez-vous  entretenu 
votre  ami  de  choses  étrangères  à  l'amour? 

—  Je  lui  ai  parlé  du  bien  de  la  Patrie,  et  il 
veut  venger  mon  père,  le  rajah  Amarsin,  qui  a 
été  tué,  par  l'ordre  de  Shah-Djahân. 


132      LES  GOURTTSANES  DE  BRAHMA 

—  Pauvre  petite  !  fit  laNatis  avec  compassion, 
mieux  eût  valu  étudier  le  Prem  sagar  et  les 
jeux  de  Krishna  avec  les  gopies  que  de  chercher 
à  résister  à  celui  qu'on  nomme  Le  Roi  des 
Rois!...  La  femme  se  venge  par  les  désirs 
qu'elle  inspire,  rien  ne  se  fait  que  par  elle,  et 
elle  est  bien  folle  d'envier  à  l'homme  son  pou- 
voir illusoire!...  Si  vous  aviez  été  plus  versée 
dans  l'incomparable  science,  vous  auriez  sou- 
mis Shah-Djahân  par  les  caresses.  Il  doit  vous 
désirer,  car  vous  êtes  belle  ! 

—  Il  a  voulu  me  faire  épouser  le  prince  Orpha 
qui  est  un  des  siens,  afin  de  me  posséder  plus 
librement. 

—  Vous  voyez...  Et  pourquoi  n'avez- vous 
pas  obéi  à  l'ordre  de  l'Empereur? 

—  Parce  que  je  suis  d'une  race  qui  ne 
plie  jamais,  et  que  cet  homme  est  mon  plus 
cruel  ennemi  !  Avez-vous  donc  oublié  son 
crime? 

—  Je  n'ai  rien  oublié,  petite  Rana;  mais  par 
la  voluptueuse  démence,  par  d'érudites  hysté- 
ries qui  vident  les  moelles,  détraquent  le  cer- 
veau, tendent  les  nerfs  dans  des  paroxysmes 
erotiques,  qui  vont  jusqu'à  la  mort,  vous  vous 
vengiez  sûrement  et  sans  danger. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      133 

Et  la  Natis  avec  ses  yeux  sulfureux,  sa  bou- 
che spoliatrice  et  charmante,  était  bien  la  suc- 
cube d'amour,  la  démone  invincible  des  mons- 
trueuses voluptés. 

—  La  femme  règne  sur  les  sens,  reprit- 
elle,  et  sa  puissance  soumet  le  monde.  Servez- 
vous,  petite,  des  armes  que  Siva  vous  a  don- 
nées, ce  sont  les  meilleures. 

—  Ah  !  fît  Assiliana.  je  ne  saurais  tromper 
Mimiose  ! 

—  Pourquoi?  Il  ne  vous  en  aimerait  que 
mieux  après.  Ce  que  l'on  a  failli  perdre  double 
de  valeur.  Les  plus  vertueuses  sont  les  plus 
trompées!...  Voulez-vous  un  échantillon  de 
notre  savoir?...  Nos  prêtresses  lascives  vont 
mimer  devant  vous  les  soixante-quatre  actes 
de  volupté  d'après  le  Kama  Soutra,  le  Dharma 
et  VArthci.  Ensuite,  nous  célébrerons  le  sakti 
avec  les  brahmes  qui  n'ont  pas  pris  part  au 
sacrifice  de  Ganga.  Pour  arriver  à  ce  nombre 
de  soixante-quatre,  qui  est  consacré  par  les 
Védas,  on  a  divisé  ce  qui  a  rapport  au  rappro- 
chement des  sexes,  ouKama-S/ias^ra,  en  huit 
parties,  et,  dans  chaque  partie,  on  a  fait  huit 
subdivisions  principales.  La  femme  à  laquelle 
sont  familiers  les  soixante-quatre  moyens  de 


134      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

plaisir  indiqués  par  BeihhraLvya.  est  maîtresse  de 
l'univers. 

—  Hélas  !  soupira  Assilinia,  je  pensais  qu'il 
suffisait  d'aimer  ! 

—  Aimer  n'est  rien,  il  faut  se  faire  aimer. 
La  Natis  fit  signe  à  ses   compagnes  —  au 

nombre  de  soixante-trois  —  qui  l'écoutaient  re- 
ligieusement. Elles  se  levèrent,  portèrent  la 
main  gauche  à  leur  front  et  à  leur  poitrine, 
puis,  commencèrent  les  jeux.  Chacune  ensei- 
gnait une  des  manières  du  Kama-Shastra  ; 
seule  ou  avec  une  associée  elle  mimait  gra- 
cieusement l'acte  d'amour,  se  parait  de  roses, 
jouait,  parfois,  de  la  vina  ou  du  dole,  se 
ployait,  se  relevait,  dansait  en  s'accompagnant 
sur  les  cordes  vibrantes,  s'attardait  en  de 
savantes  caresses  qui  faisaient  bondir  le  cœur 
de  la  Rana. 

Chacune  avait  dans  ses  cheveux,  royale- 
ment déroulés,  une  fleur  au  parfum  spécial, 
irrésistiblement  aphrodisiaque,  qui  symbolisait 
la  manière  du  Kama-Shastra  qu'elle  avait 
adoptée. 

—  Moi,  dit  Madja-Bod,  une  svelte  Natis  aux 
longs  yeux  sablés  d'or,  mes  seins  souples  et 
fermes  ressemblent   aux  fruits  du  bilva  ;    ils 


LES    COURTISANES    DE    URAHMA  135 

sont  plus  doux  que  les  feuilles  arrondies  des 
nymphéas  qui  vous  frôlent  sous  Fonde  !  Ne 
veux-tu  pas  les  voir  se  dresser  en  bataille 
d'amour?... 

—  Moi,  fit  Ranaâb,  une  fillette  d'une  dizaine 
d'années  aux  membres  fins,  à  la  taille  plus 
étroite  que  la  tige  du  manguier,  mes  cheveux 
sont  si  longs  que  je  marche  dessus  comme  sur 
des  serpents  noirs,  et  leur  contact  est  plus 
électrique  que  la  fourrure  des  félins.  Avec  eux 
je  fais  mille  caresses! 

Et  la  petite,  tordant  les  mèches  luisantes,  en 
faisait  des  bagues  pour  chacun  de  ses  doigts. 

—  Mes  bras  sont  élancés  comme  l'arbre  du 
Ciricha,  et  la  corolle  de  mes  aisselles  exhale 
plus  de  parfums  que  le  calice  du  kétaça.  L'a- 
beille s'y  plonge  voluptueusement  et  me  suit 
comme  si  j'étais  une  fleur  errante  !... 

—  Ah!  murmura  Keraloum,  la  Natis  aux 
cheveux  décolorés  et  semés  de  poudre  mauve^ 
ma  peau  est  tendre  au  toucher  ainsi  que  la 
trompe  d'un  jeune  éléphant,  et  mes  cuisses 
ressemblent  au  tronc  poli  du  bananier  !  Les 
petits  lézards  gris  le  savent  bien  ! 

Mais  Campissino  montrait  ses  pieds  délicats. 

—  Ne  sont-ils  pas  aussi  jolis  que  les  coquil- . 


136      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

lages  des  grèves  lointaines  où  fleurissent  les 
méduses  de  béryls  et  d'opales?...  Ils  tiennent 
tous  les  deux  dans  la  main  d'un  brahmane  ! 

—  Mes  genoux  sont  comme  des  boutons  de 
lotus,  lorsque  je  ploie  les  jambes  dans  l'eau, 
et  les  libellules  bleues  viennent  s'y  poser. 

—  Mes  lèvres  sont  plus  rouges  que  les 
fruits  du  bimba!  Elles  fondent  comme  une 
praline  sur  la  langue,  et  leur  miel  apaise  toutes 
les  brûlures.  Elles  ont  le  goût  de  l'amra  fraî- 
chement cueilli,  elles  retiennent  comme  la 
corolle  du  kessara;  elles  affoleraient  le  dieu 
d'amour  lui-même,  et  jamais  Smara  ne  leur  a 
résisté  !...  Vois  mes  lèvres  vermeilles  ! 

Et  Aninya  montrait  une  bouche  ardente,  aux 
lèvres  charnues,  luisantes,  adorablement  mo- 
delées, toute  petite  au  repos,  mais  aux  mille 
plis  voluptueux  qui  devaient  prendre  la  mesure 
du  baiser. 

Le  nid  de  mes  désirs  est  plus  soyeux  et  plus 
doux  que  la  daboïa  blottie  dans  la  mousse.  Le 
kokila  charmeur  en  connaît  le  chemin.  Il  y 
module  ses  chants  légers  pareils  aux  trilles 
d'une  Mte  de  cristal.  Et  lorsqu'il  s'envole,  ce 
n'est  jamais  pour  se  poser  bien  loin.  Petite 
Rana,  veux-tu  connaître  le  nid  de  volupté?... 


LES  COURTISANES  DE  RRAHMA      137 

Assilinia  apprit  de  chacune  un  des  secrets 
du  Kama-Shastra,  et  elle  ouvrait  de  grands 
yeux  à  l'énumération  de  tant  de  talents  ingé- 
nieux. 

—  Et  vous?  demanda-t-elle  à  la  Natis  qui  la 
tenait  contre  elle,  et  tendrement  l'embrassait 
durant  cette  leçon  d'amour. 

—  Moi,  petite  Rana,  je  me  réserve  pour  la 
sakti,  la  messe  rose  que  nous  allons  célébrer 
tout  à  rheure. 

Elle  se  leva,  et  des  jeunes  filles,  après  lui 
avoir  versé  sur  les  épaules  des  essences  de 
tchampaca,  l'enveloppèrent  dans  une  gaze 
lamée  d'or  et  d'argent. 


III 


LA   MESSE    ROSE 


LesNatis  conduisirent  Assilinia  dans  une  salle 
haute,  au  plafond  en  coupole  chargé  de  mosaï- 
ques, qui  ne  recevait  le  jour  quépar  une  ouver- 
ture ronde  au  sommet.  Dans  le  fond,  des  colon- 
nettes  de  cristal,  encerclées  d'or  et  de  rubis, 
supportaient  un  autel  entouré  de  brasiers 
fumants.  Sur  l'autel  se  dressait  le  dieu  Siva 
sous  sa  double  nature  mâle  et  femelle,  noire 
d'un  côté,  blanche  de  l'autre.  Toutes  se  pros- 
ternèrent devant  lui,  puis  embrassèrent  le 
symbole  d'éternelle  fécondité. 

«  Brahma,  Vislinou,  Siva, 
Siva,  Vishnou,  Brahma  ! 


140  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

((  0  dieu  de  feu  !  ô  dieu  d'ivresse  !  Nous  nous 
prosternons  devant  toi  !  Dieu  des  infernales 
caresses  !  Plus  beau  que  Souryà  et  Sôma  !  Nous 
nous  soumettons  à  tes  lois  !  Ta  bouche  est  de 
miel  et  de  flamme,  Pour  les  baisers  desGanika  ! 
Et  toutes  nous  gardons  dans  l'âme,  Le  dieu 
fécond,  le  dieu  Siva  ! 

«  Brahma,  Vishnou,  Siva, 
Siva,  Vishnou,  Brahma!  » 

Elles  se  balançaient ,  balayant  le  sol  de  leur 
longue  chevelure,  humant  le  parfum  des  aro- 
mates qui  les  grisaient  lentement. 

Puis,  une  des  Natis  reprit  le  chant  sacré, 
tandis  que  les  brahmanes,  vêtus  de  blanc,  se 
rangeaient  autour  de  Timage  du  dieu. 

«  Siva,  dieu  fort,  vois  notre  ardeur!  Nous 
brûlons  comme  le  bilva  !  Dieu  destructeur,  dieu 
créateur,  Pénètre-nous  comme  l'Amra  !  Siva 
suffit  à  nos  plaisirs,  Tour  à  tour  amant  et  mai- 
tresse!  Les  hommes  savent  ses  désirs.  Les 
femmes  savent  ses  caresses  ! 

u  Brahma,  Vishnou,  Siva, 
Siva,  Vishnou,  Brahma  !  » 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  1 'i  1 

Mais  les  prêtresses  d'amour  ont  pris  un 
visage  tragique.  Elles  soupirent,  pleurent,  se 
poursuivent  en  hurlant,  et  le  poème  sacré 
se  termine  sur  les  sons  déchirants  de  la 
tchiloumtchi  : 

«  Siva  entouré  de  démons,  Erre  près  des 
bûchers  funèbres,  Ses  trois  yeux  au  regard 
profond,  semblent  du  feu  dans  les  ténèbres  ! 
Siva  veut  la  joie  et  la  mort  !  Siva  demande  les 
supplices  !  Tout  ce  qui  broie,  tout  ce  qui  mord  ! 
Tout  ce  qui  tue  fait  ses  délices! 

«  Brahma,   Vishnou,  Siva, 
Siva,  Yishnou,  Brahma  !  » 

Elles  se  labourent  le  sein  de  leurs  ongles 
acérés,  se  roulent  en  gémissant,  offrent  de  s'im- 
moler à  la  colère  du  dieu.  Mais  le  brahmane 
officiant  les  apaise  d'un  geste.  11  demande  le 
vin  d'oubli  ;  et  des  jeunes  filles,  parées  de 
voiles  jaunes,  la  tête  couverte  d'une  sorte  de 
mitre  turriculée,  leur  versent  la  liqueur  aphro- 
disiaque tiquetée  d'or,  semée  de  pierres  pré- 
cieuses, qui  les  enivrera  jusqu'à  la  voluptueuse 
démence.  ^ 

A  la  grande  fête  de  la  déesse  Kali,  chaque 


142  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

année,  uneNatis  doitsatisfaireles  plus  étranges 
caprices  des  brabmes  et  mourir  sous  leurs 
étreintes.  Son  corps,  avant  d'être  livré  aux 
flammes,  demeure  exposé  pendant  trois  jours 
à  l'adoration  de  ses  compagnes,  et  ce  sacrifice 
est  particulièrement  agréable  aux  dieux. 

Assilinia  mit  ses  lèvres  à  la  coupe  précieuse 
où  moussait  le  vin  de  folie,  et,  aussitôt,  ses 
tempes  battirent,  un  flot  de  sang  lui  brûla  la 
face  et  elle  soubaita  les  caresses  de  Mimiose  ! 

La  Natis,  qui,  jusque-là,  ne  l'avait  point 
quittée,  se  dirigea  vers  l'autel,  en  rejetant  ses 
voiles  qui  ondulèrent  derrière  elle  comme  des 
reptiles  d'or.  Le  brabme  officiant  fit  trois  fois 
le  tour  de  l'idole  audrogyne,  en  récitant  des 
mentrams  passionnés,  puis,  enlevant  la  femme 
dans  ses  bras  puissants,  il  la  coucba  sur  la 
table  semée  de  fleurs  et  consomma  l'acte  cbar- 
nel... 

C'est  dans  ces  réunions  que  les  affiliés, 
gorgés  de  mets  fortement  épicés  et  de  liqueurs 
vébémentes,  adorent  lasaktisousla  forme  d'une 
femme.  Elle  est  placée  en  face  de  Siva,  et  un 
brabme  la  possède  au  gré  de  son  caprice.  La 
cérémonie    se    termine    par    l'accouplement 


LES    COURTISANES    DE    BRÂIIMA  1  \o 

général  de  tous,  chaque  couple  représentant 
Siva  et  sa  sakti  en  s'identifiant  à  leur  divinité. 

Les  Natis  avaient  repris  le  chœur  au  couplet 
delà  possession. 

((  Siva,  dieu  fort,  vois  notre  ardeur  !  Nous 
brûlons  comme  le  bilva  !  Dieu  destructeur,  dieu 
créateur.  Pénètre-nous  comme  TAmra  !  Siva 
suffit  à  nos  plaisirs,  Tour  à  tour  amant  et 
maîtresse!...  Les  hommes  savent  ses  désirs, 
Les  femmes  savent  ses  caresses  !  » 

«  Brahma,  Vishnou,  Siva, 
Siva,  Yishnou,  Brahma!  » 


IV 


L  INVASION 


Les  Natis  s'étaient  à  peine  abandonnées  aux 
baisers  des  brabmes,  qu'une  rumeur  profonde, 
venue  (iu  dehors,  couvrit  leurs  chuchotements 
et  leurs  soupirs.'  Les  portes  du  temple  volèrent 
en  éclats  et  une  troupe  de  sonars,  conduite  par 
Orpha,  fît  irruption  dans  la  salle  du  sacrifice. 

Les  hommes,  armés  de  lances  et  de  poi- 
gnards, se  précipitèrent  sur  les  couples  sans  dé- 
fense, étourdis  de  volupté,  et  les  séparèrent 
avec  des  ricanements  et  des  insultes. 

Les  soldats  de  Shah-Djahân  traînèrent  les 
Natis  par  les  cheveux,  les  attachèrent  au  pied 
de  l'idole  avec  les  brahmes.  Puis,  s'étant  em- 

10 


146      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

parés  des  vases  d'or  gemmés  de  rubis,  des 
coupes  précieuses,  des  joyaux  inestimables  des 
courtisaneS;  ils  mirent  le  feu  au  temple. 

Assilinia  avait  perdu  connaissance  ;  lors- 
qu'elle revint  à  elle,  une  grande  flamme  noyait 
l'horizon,  des  fusées  d'or  rayaient  l'azur  pro- 
fond du  ciel,  et  les  crépitements  de  l'incendie 
couvraient  tous  les  autres  bruits.  Une  foule 
immense,  sur  les  bords  du  fleuve,  contemplait 
le  fléau  dévastateur  sans  chercher  à  le  com- 
battre. Siva  l'avait  voulu,  Siva  était  le  maître! 

La  Rana  se  vit  couchée  sur  un  éléphant  auprès 
d'Orpha  qui  la  fixait  d'un  regard  sombre. 

—  Que  veux-tu  ?  demanda-t-elle  en  frisson- 
nant. 

—  Te  ramener  au  Maître. 

—  Pourquoi?...  Je  suis  libre.  C'est  Mimiose 
que  j'aime  ! 

—  Mimiose  a  fui...  Ce  Gourkas  est  indigne 
de  toi... 

—  Il  a  fui  ! 

Le  sein  d'Assilinia  se  souleva  doucement. 
Puisque  son  amant  était  libre,  elle  pouvait  en- 
core espérer  la  délivrance.  Sans  doute,  tente- 
rait-il l'impossible  pour  la  reconquérir. 


J 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  1  M 

Après  un  moment  do  silence,  elle  demanda 
fièrement,  bravant  le  regard  farouche  qui  pe- 
sait sur  elle  : 

—  Que  veux-tu  faire  de  moi?... 
Et  il  répondit  froidement  : 

—  Ma  femme. 

—  Ta  femme!...  Mais  tu  n'as  pas  d'amour 
pour  moi,  c'est  l'ambition  qui  te  pousse  ! 

—  Quand  cela  serait?  Je  n'ai  point  à  te  ren- 
dre compte  de  mes  pensées  ni  de  mes  actes. 

Elle  eut  un  rire  méprisant. 

—  En  effet,  je  te  crois  incapable  de  cette 
franchise.  Elle  te  montrerait  sous  un  trop  vi- 
lain jour. 

—  Tu  m'as  cruellement  offensé,  et  je  serais 
en  droit  de  te  punir.  Reconnais  au  moins  que 
mes  intentions 'Sont  généreuses?... 

—  Généreuses  ?  fît-elle  avec  ironie,  non  pas, 
Orpha,  je  te  connais  bien.  Tu  veux  satisfaire 
un  caprice  du  Mogol  qui  est  las  des  baisers 
trop  faciles.  Les  grâces  enfantines  de  sa  fille 
Saëb  ne  le  séduisent  même  plus!...  Mais  je 
suis  du  sang  abhorré,  du  sang  invincible  des 
rajahs,  et  ma  possession  serait  doublement  flat- 
teuse pour  le  tyran  ! 

Elle  n'avait  point  tenté  de  cacher  sa  nudité 


148      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

et  son  dédaigneux  regard  suivait,  sur  le  visage 
du  prince,  le  tressaillement  du  désir. 

—  Tu  es  belle,  dit-il,  sois  à  moi. 

—  Tu  ne  m'auras  que  par  la  force  ! 
Furtivement    elle    avançait   la  main    vers 

l'arme  qui  brillait  à  la  ceinture  d'Orpha;  mais 
il  comprit  sa  pensée  et,  détachant  le  poignard 
damasquiné  d'or  et  gemmé  de  rubis,  il  le  jeta 
sur  le  chemin. 

—  Me  tuer  serait  trop  facile,  quand  tu  m'au- 
rais endormi  sous  tes  baisers  !... 

Un  Thug  avait  ramassé  l'arme.  Il  s'en  ser- 
vit pour  tuer  un  jeune  berger  qui  passait  avec 
ses  chèvres,  en  soufflant  dans  une  flûte  de 
bambou.  Les  bètes  furent  également  égorgées 
et  emportées  pour  le  repas  du  soir. 

Assilinia,  grisée  d'horreur,  fermait  les  yeux  ; 
Orpha,  hésitant  entre  son  désir  et  sa  haine,  re- 
gardait au  loin  le  dernier  rayonnement  de  l'in- 
cendie. 

Des  fumées  bleuâtres  sillonnaient  le  ciel 
comme  la  crinière  fantastique  du  dragon  Aracas 
chevauchant  les  nues.  Le  monstre  de  feu  pâ- 
lissait, rentrait  sa  langue  et  ses  griffes.  Arrêté 
par  le  Gange,  dans  l'œuvre  meurtrière,  il  sem- 
blait prendre  son  vol  vers  les  nuages. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      149 

Orplia,  avec  les  souars  de  Shah-Djahân, 
n'eût  peut-être  pas  été  assez  fort  pour  pénétrer 
dans  le  temple  des  prêtresses  de  Siva,  malgré 
la  résistance  des  pénitents  et  des  Brahmes, 
mais  il  s'était  adjointla  secte  terrible  des  Thugs, 
cette  mystérieuse  association  de  fanatiques 
qui  avait  fait  de  l'homicide  sa  doctrine  fonda- 
mentale. 

Le  crime  en  tout  lieu  était  le  seul  dogme  des 
Thugs.  Voués  au  culte  de  la  déesse  Kali,  ils 
égorgeaient  nuit  et  jour,  pour  lui  plaire,  les 
Omraos  et  les  Bigaris  qu'ils  rencontraient  sur 
leur  route. 

Les  chaudes  effluences  du  sang  humain  ré- 
jouissaient l'idole  sinistre,  etnul  encens  ne  lui 
semblait  plus  doux. 

Toutes  les  récompenses  esthétiques  et  sen- 
suelles devaient  être  dévolues  dans  l'autre  vie 
à  ceux  qui  auraient  accompli  consciencieuse- 
ment l'œuvre  rouge  ;  aussi  les  Thugs  mou- 
raient-ils avec  autant  de  joie  qu'ils  donnaient 
la  mort  !.., 

Orpha,  sur  soq  passage,  laissait  le  flot  san- 
glant couler  dans  les  champs  et  les  villes  ;  son 
âme  sournoise,  à  ce  jeu,  se  faisait  plus  cruelle  ; 
d'anciens  instincts  de  férocité  se  réveillaient  en 


150  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

lui,  tandis  que  son  visage  apprenait  à  se  cou- 
vrir du  masque  des  hypocrisies. 

Les  Thugs,  venus  du  royaume  d'Oude  et  du 
Dekkan,  étaient  divisés  en  égorgeurs  et  en 
fossoyeurs;  mais,  lorsque  les  exécutions  étaient 
trop  nombreuses,  ils  abandonnaient  les  morts, 
laissant  aux  vautours  le  soin  d'achever  la  lu- 
gubre besogne. 

Shah-Djahân,  dans  la  suite,  ne  reconnut  pas 
les  services  rendus  par  la  secte  redoutable,  et, 
bien  qu'on  eût,  quelques  mois  plus  tard, 
exhumé,  sous  le  tapis  même  de  sa  tente,  cent 
cadavres  ennemis,  il  fit  périr  les  meurtriers. 

Livrés  à  la  justice  et  une  fois  en  prison,  les 
Thugs  étaient  d'un  calme  et  d'une  obéissance 
qui  contrastaient  singulièrement  avec  leurs 
instincts  de  bourreaux.  Ils  attendaient,  dans  une 
quiétude  profonde,  la  mort  qu'ils  avaient  si 
souvent  donnée.  Elle  était  pour  eux  sans  ter- 
reur et  sans  honte.  Avec  douceur  ils  racontaient 
leurs  crimes,  leurs  raffinements  de  cruautés, 
leurs  imaginations  perverses.  Kali  n'aime-t-elle 
pas  le  violet  l'assassinat?...  Ses  pieds  ne  trem- 
pent-ils point  dans  la  boue  des  entrailles  et  ses 
mains  ne  caressent-elles  point  des  têtes  exsan- 
gues de  suppliciés?... 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  151 

Les  Thugs  demandaient,  pour  toute  grâce, 
qu'on  les  pendît  en  souvenir  de  la  corde  dont 
ils  se  servaient  de  préférence  dans  leur  œuvre 
morbide.  Etre  pendu,  c'est  être  étranglé  entre 
ciel  et  terre  ! 


V 


LE    CAMP 


Le  soir  emplissait  le  creux  des  vallons,  la 
nuit  approchante  brouillait  les  silhouettes 
bleuâtres  des  bambous  et  des  palétuviers  ;  mais 
le  fleuve  gardait  des  reflets  glauques  où  la  lune 
dansait  comme  une  méduse  de  flamme. 

Sur  la  rive  s'agitaient  les  grands  corps 
sombres  des  éléphants.  C'était  une  mer  hou- 
leuse de  croupes  et  de  têtes  balancées  sous 
les  lourds  ornements  de  cuivre.  Les  heures 
coulaient,  lentes,  dans  ce  camp  qui  avait  pris 
un  bain  de  sang  !... 

Les  Thugs  se  plaisaient  aux  orgies  mâles,  à 
l'abri  des  tentes,  alors  que  s'éteignaient   les 


154  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

cris  des  mourants,  au  dehors,  que  le  fleuve 
charriait  les  derniers  cadavres  vers  l'éternel 
oubli. 

Assilinia,  brisée  de  fatigue,  gisait  sous  la 
tente  d'Orpha.  et,  dans  un  rêve  horrible,  se 
dressait  devant  elle  l'image  de  Shah-Djahân. 
'Les  joyaux  de  sa  poitrine  et  sa  robe  pourpre 
très  longue,  constellée  de  sardoines  et  de 
béryls,  hypnotisaient  sa  pensée.  Elle  ne  voyait 
que  ce  déploiement  de  splendeurs,  cet  éclat  de 
pierreries  que  surmontait  un  visage  raviné  de 
luxure  et  d'ennui. 

L'Empereur  la  renversait  sur  les  coussins, 
mettait  à  ses  lèvres  ses  lèvres  spoliatrices,  la 
brisait  dans  une  étreinte  furieuse.  Puis,  la 
vision  disparaissait...  Orpha,  à  son  tour,  la 
possédait  insatiablement,  et  elle  éloignait  les 
spectres  terribles  de  ses  mains  fébriles,  sup- 
pliait et  demandait  grâce. 

Puis,  le  décor  changeait  de  nouveau. 

Elle  se  trouvait  dans  un  palais  au  style 
confus  et  grandiose,  des  femmes  la  vêtaient  de 
somptueuses  et  chimériques  étoffes  couleur  de 
lune  et  de  soleil,  la  mitraient  d'une  tour  de 
diamants  et  lui  versaient  le  vin  des  rajahs  semé 
de  pierres  précieuses. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA.      155 

Elle  avait,  dans  sa  main  gauche,  le  linga 
maître  du  monde.  Elle  tenait  le  symbole  hindou 
de  la  vie  et  de  la  force  entre  ses  doigts  de 
femme,  et  les  paroles  de  la  Natis  lui  revenaient 
à  la  mémoire  : 

«  Votre  sexe  est  tout  puissant,  par  lui  seule- 
ment vous  triompherez  de  Fhomme.  Ne  cher- 
chez pas  à  régner  autrement.  » 

La  Rana  savait  ce  qui  l'attendait  :  Orpha  allait 
l'amener  au  Maître,  la  livrer  dans  le  secret  du 
gynécée,  et  elle  se  disait  qu'elle  pourrait  pro- 
fiter de  la  folie  impériale  pour  régner  à  son 
tour,  rendre  aux  rajahs  leurs  biens  confisqués, 
dicter  ses  lois  de  justice  et  de  paix.  Certes,  ce 
serait  un  beau  rôle,  mais  Shah-Djahânse  lasse- 
rait vite  de  ses  baisers;  il  était  trop  blasé  de 
corps  et  d'âme  pour  s'attacher  longtemps  à  une 
amante,  quelle  qu'elle  fût.  Et  puis,  elle  aimait 
Mimiose... 

Avec  un  soupir,  elle  se  renversa  sur  les 
coussins,  et  de  nouveaux  fantômes  hantèrent 
sa  pensée  souffrante.  Ses  yeux,  ouverts  dans 
les  ténèbres,  virent  des  palais  sortir  du  sol, 
portés  par  de  légères  colonnes  irisées,  avec  des 
voûtes  en  mosaïques  cimentées  d'or.  Des 
arabesques  en  lazuli,  en  émail  cloisonné  filaient 


156  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

tout  le  long  des  coupoles  avec  des  lueurs 
d'arc-en-ciel. 

Shah-Djahân  s'était  agenouillé  sur  elle,  riant 
d'un  horrible  rire  qui  découvrait  ses  dents 
jaunes,  déchaussées.  Avec  des  aiguilles  courbes, 
il  lui  tirait  la  cervelle  par  les  fosses  du  nez,  et 
elle  s'expliquait  l'affreuse  douleur  qui  lui 
vrillait  le  crâne.  Le  cauchemar  s'accentuant, 
elle  faisait  de  vains  efforts  pour  échapper 
à  son  bourreau  ;  toute  sa  volonté  tendue 
ne  parvenant  pas  à  lui  faire  remuer  le  petit 
doigt  ! 

Des  parfums  brûlaient  autour  d'eux,  dégor- 
geant des  nuées  de  vapeurs  que  trouaient,  de 
même  que  des  yeux  phosphores  de  félins,  les 
cabochons  de  la  robe  impériale.  Elle  aurait  pu 
crier  que  ses  cris  n'eussent  point  été  entendus 
hors  de  la  salle  close  où  l'emprisonnait  main- 
tenant la  monstrueuse  fantaisie  du  Mogol.  Il 
s'était  relevé,  avec  un  nouveau  rire,  et  prati- 
quait dans  son  flanc  gauche  une  incision  pro- 
fonde par  laquelle  il  la  possédait  dans  des  flots 
rouges...  Et  les  yeux  agrandis  de  la  Rana 
voyaient  la  face  sombre,  verdàtre  de  son 
bourreau.  Ses  bras  de  squelette  se  liaient  à  ses 
épaules  comme  des  tentacules,  un  frisson  de 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      157 

fièvre  l'agitait  de  l'échiné  aux  talons  et  ses 
dents  s'entrechoquaient. 

L'affreux  regard  de  l'homme  la  pénétrait 
jusqu'aux  moelles.  Puis,  tout  d'un  coup,  il  la 
repoussa,  et,  se  renversant,  se  mit  à  hurler  à  la 
mort. 

Assilinia,  réveillée,  enfin,  respira  plus  libre- 
ment. Tout  était  calme  sous  la  tente.  Une 
torche,  piquée  au  bout  d'une  lance,  éclairait  la 
silhouette  d'Orpha  qui  lui  tournait  le  dos. 

Péniblement  elle  se  leva,  vint  s'agenouiller 
devant  le  prince. 

— Je  t'en  supplie,  dit-elle,  laisse-moipartir!... 
Tantôt,  je  t'ai  parlé  durement,  mais,  à  présent, 
j'implore  !...  d'autres  femmes  sont  aussi  belles, 
et  même,  plus  belles  que  moi.  Choisis  une 
épouse  parmi  elles  et  retourne  auprès  du  Maître. 

—  C'est  toi  que  je  veux!  fit  Orpha  violem- 
ment. Tu  m'as  offensé  !  je  saurai  te  réduire  ! 

—  A  quoi  bon?...  Si  je  t'ai  repoussé,  c'est 
que  je  ne  t'aimais  pas.  Rien  n'a  changé  dans 
mon  cœur  et  rien  n'y  changera  jamais.  Dans 
ces  conditions  nous  ne  saurions  être  heureux  ! . . . 

Orpha  eut  un  rire  silencieux  : 

—  Quand  tu  seras  à  moi  je  te  plierai  à  mes 
fantaisies. 


158      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

—  Mieux  vaut  me  tuer  tout  de  suite,  puisque 
je  suis  en  ton  pouvoir.  Tu  es  le  plus  fort. 

—  Sans  doute,  mais  ta  vie  m'est  précieuse  en 
ce  moment,  car  je  veux  d'abord  t'offrir  au 
Mogol  qui  convoite  ta  beauté. 

Un  frisson  de  dégoût  passa  sur  le  visage  d  e 
la  Rana. 

—  Ah  !  c'est  juste,  fit-elle,  tu  es  aussi  ambi- 
tieux que  cruel  ! 

Elle  fit  quelques  pas,  et  s'aperçut  qu'une 
chaîne  d'or  entourait  ses  chevilles,  et  qu'il  lui 
serait  impossible  de  fuir.  Alors  elle  se  laissa 
tomber  de  nouveau  aux  pieds  de  son  ennemi, 
et,  se  cachant  le  visage  au  creux  d'un  coussin, 
pleura  abondamment. 

Au  dehors,  les  éléphants  piétinaient  le  sol, 
faisaient  tinter  leurs  ornements  de  cuivre. 

Les  Thugs,  accroupis  autour  d'un  réchaud 
fatidique,  récitaient  de  mystérieux  mentrams. 

Un  peu  plus  loin,  les  sonars  de  Shah-Djahân 
s'endormaient  dans  les  hautes  herbes.  Ils  for- 
maient des  masses  confuses,  coupées  d'éclairs 
de  haches  et  de  glaives  d'or.  Quelques-uns, 
en  buvant  de  l'eau-de-vie  d'arack  et  en  fuDiant 
le  gandjah,  causaient  bruyamment.  Ils  avaient 
dépecé  les  chèvres,  s'étaient  gorgés  de  viandes 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      159 

et  de  vins.  Beaucoup  regrettaient  de  n'avoir  pas 
emmené  les  Natis  qui  eussent  occupé  leurs 
heures  de  halte.  Le.  meurtre  de  ces  femmes 
était  inutile,  mieux  eût  valu  les  garder  pour  de 
durables  plaisirs.  Où  trouver  maintenant  d'au- 
tres esclaves  de  volupté?...  Les  temples,  es- 
saimes sur  leur  route,  n'étaient  desservis  que 
par  des  brahmes,  et  les  B/ioumzdj  (fils  du  sol 
gardaient  leurs  filles. 

Mais  un  soldat  se  mit  à  ricaner  en  montrant 
un  jeune  homme,  accroupi  près  de  la  tente 
d'Orpha,  qui  cherchait  à  voir  ce  qui  se  passait 
à  l'intérieur. 

—  Celui-ci  n'est  point  un  nsigbhansi  (né  du 
serpent)  comme  nous!...  Regardez  donc  ses 
hanches  et  sa  poitrine?... 

—  C'est  vrai  i  dirent  les  autres.  Sa  taille  est 
frêle,  ses  seins  pointent,  malgré  les  bandelettes 
qui  les  compriment. 

—  Il  faut  l'appeler. 

—  Le  forcer  à  se  dévêtir. 

—  Nous  verrons  bien  si  c'est  une  femme  I 
Un  des  souars  alla  chercher  le  garçonnet  au 

doux  visage,  aux  mains  fines,  et  lui  ordonna 
de  se  déshabiller.  Mais  il  s'y  refusa  avec  épou- 
vante. 


i60      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

—  Me  déshabiller,  et  pourquoi  ?...  Je  n'obéis 
qu'à  mes  chefs,  et  vous  êtes  des  soldats  comme 
moi. 

—  Nous  sommes  tes  chefs,  puisque  nous 
sommes  des  hommes.  Prouve-nous  donc  que 
tu  es  notre  égal! 

Ils  eurent  un  gros  rire,  et,  comme  l'enfant  se 
taisait,  les  yeux  humides,  un  des  sonars  lui  ar- 
racha ses  vêtements  de  cuir,  et  découvrit  sa 
fière  poitrine  de  vierge,  ses  flancs  harmonieu- 
sement arrondis. 

Elle  poussa  un  cri,  tomba  à  genoux. 

Mais  l'homme  qui  l'avait  dévêtue  se  jeta  sur 
elle  ;  les  autres  protestèrent,  prétendant  avoir 
leur  part  du  butin.  Et  elle  fut  prise  par  le  col, 
par  le  buste,  par  les  jambes,  enlevée  en  des 
mains  griffantes  dans  une  épaisseur  d'épaules 
et  de  poitrine  dont  les  ornements  de  cuivre  la 
blessaient.  Les  poignards  entraient  dans  les 
chairs  ;  les  plus  acharnés,  affolés  par  le  gandjah 
et  l'opium  qu'ils  avaient  mâchés,  s'étaient  em- 
parés de  piques  et  de  massues  avec  lesquelles 
ils  enfonçaient  les  crânes  d'où  giclaient  les 
cervelles  molles  dans  des  flots  de  sang. 

Orpha,  inquiété  par  le  tumulte,  souleva  l'é- 
toffe qui  voilait  l'entrée  de  sa  tente. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      161 

Ses  regards  plongèrent  dans  l'obscurité  vers 
la  masse  confuse  des  combattants  qui,  à  sa  vue, 
s'étaient  soudainement  calmés. 

—  Qu'y  a-t-il?  Et  pourquoi  ce  tumulte?  de- 
manda-t-il. 

Un  soldat  jeta  à  ses  pieds  la  jeune  fille  qui 
avait  perdu  connaissance. 

—  C'est  une  femme  qui  a  pénétré  dans  le 
camp. 


11 


VI 


L  AMOUR    D  HALLABAB 


Orpha  attira  sous  la  tente  le  corps  inerte  de 
l'imprudente,  et  Assilinia,  qui  avait  pénible- 
ment soulevé  son  front  brûlant,  jeta  un  cri. 

—  Hallabab  !  ' 

—  Tu  connais  cette  femme  ? 

—  C'est  mon  amie,  répondit  la  Rana  avec 
émotion.  Comment  a-t-elle  pu  pénétrer  jus- 
qu'ici?... 

Mais  elle  eut  un  vague  sourire.  Elle  se  dit  que 
seul  l'amour  secret  d'Hallabab  l'avait  poussée 
à  cette  folie.  La  jeune  fille  aimait  Orpha  et, 
sans  doute,  n'avait-elle  pu  se  résoudre  à  le 
quitter.  Puis,  elle  repoussa  cette  pensée,  et 


164      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

préféra  croire  que  son  amie  n'avait  écouté  que 
son  dévouement  pour  elle. 

En  réalité,  Hallabab  avait  obéi  à  ses  deux 
affections  qui,  dans  le  cas  présent,  s'étaient 
combinées  pour  lui  dicter  sa  conduite.  La  ten- 
dresse qu'elle  portait  au  prince  et  les  craintes 
que  lui  inspirait  cette  expédition  organisée 
contre  la  Rana,  l'avaient  décidée  à  se  mêler 
aux  sonars  de  Shah-Djahân.  Sous  son  travestis- 
sement guerrier,  elle  était  partie,  sans  se  dou- 
ter des  rudes  assauts  qu'auraient  à  subir  son 
âme  compatissante  et  son  corps  virginal. 

Assilinia,  avec  un  pan  d'étoffe,  essuyait  le  vi- 
sage de  son  amie,  et  relevait  ses  cheveux  en- 
glués de  poussière  et  de  sang. 

—  Regarde,  dit-elle  à  Orpha. 

Il  examina  la  jeune  fille  avec  dédain. 

—  Eh  bien?...  Je  vois  une  femme  que  mes 
soldats  ont  eu  tort  de  malmener,  puisqu'elle 
est  ton  amie. 

—  Cette  jeune  fille  est  d'une  naissance 
presque  égale  à  la  mienne. 

—  Que  m'importe?... 

—  Elle  est  pauvre,  mais  je  puis  la  doter  de 
la  meilleure  partie  de  mes  biens. 

Orpha  fronça  les  sourcils. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      165 

—  Tu  es  libre  de  faire  cette  sottise  I 

—  Hallabab  est  belle,  poursuivit  la  Rana, 
aussi  belle  que  moi  ! 

—  Cela  dépend  des  appréciations. 

—  Etj  appuya  Assilinia,  elle  t'aime. 

—  Elle  m'aime?... 

—  A  en  perdre  l'esprit  ! 

Le  prince  eut  un  geste  d'insouciance. 

—  Je  n'y  puis  rien. 

—  Épouse-la,  rentre  à  la  cour  de  Shah- 
Djahân,  et  fais  ton  devoir  de  soldat  dévoué  à  la 
cause  impériale.  Moi,  je  suivrai  ma  route  qui 
n'est  pas  la  tienne,  car  je  ne  saurais  servir  le 
même  maître  que  toi  ! 

Orpha  réfléchit  un  moment. 

—  Non,  dit-il,  je  ne  puis  accepter  ce  que  tu 
me  proposes.  La  volonté  de  l'Empereur  est  for- 
melle. 

—  Ah!  soupira  la  Rana  avec  découragement, 
tout  est  inutile  !...  Qu'ai-je  donc  fait  aux  dieux 
pour  qu'ils  m'accablent  ainsi! 

Hallabab  revenait  à  elle.  Son  premier  regard 
fut  pour  l'aimé,  puis  elle  sourit  à  son  amie  et 
se  jeta  dans  ses  bras. 

—  J'ai  bien  cru  que  je  ne  te  reverrais  ja- 
mais!... Assilinia!  garde-moi  !  protège-moi  I... 


16G      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

—  Tu  ne  cours  plus  aucun  danger,  Orpha 
veillera  sur  toi  ! 

Hallabab  eut  un  regard  d'infinie  reconnais- 
sance à  l'adresse  du  prince  qui  s'était  détourné 
avec  ennui. 

Coquette,  malgré  tout,  elle  ramenait  sur  elle 
les  plis  d'un  voile  d'argent  qui  traînait  entre 
les  peaux  de  léopards  et  de  tigres.  Elle  se 
pressait  contre  la  Rana,  oublieuse  déjà  des 
outrages  subis,  curieuse,  seulement,  dans  son 
âme  enfantine,  de  connaître  la  vie  d'amour 
de  son  amie  et  les  merveilles  du  temple  de 
Sivâ. 

Au  récit  de  regorgement  des  Natis,  près  de 
l'idole  au  double  sexe,  elle  frissonna. 

—  C'est  un  présage  de  malheur  pour  nous, 
soupira-t-elle.  Le  dieu  inflexible  se  vengera  de 
la  profanation  de  son  autel.  Pourquoi  ce  sacri- 
fice inutile  '?... 

—  Les  Thugs  sont  avec  nous,  dit  Assilinia, 
et  partout  où  ils  passent  s'épanche  le  fleuve 
rouge.  Nous  n'avons  laissé  que  des  cadavres 
sur  notre  passage,  et,  si  nous  creusions  le  sol 
de  cette  tente,  des  morts  se  montreraient.  La 
terre  est  gonflée  de  victimes;  sous  la  fermen- 
tation de  tous  ces  corps,  encore  pleins  de  jeu- 


hES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  167 

nesse  eL  de  sève,  elle  semble  parfois  respirer  et 
son  sein  se  soulève.  Tout  à  l'heure  j'ai  eu  d'hor- 
ribles visions,  et  il  me  semble  que  ma  raison 
m'abandonne  ! 

—  Ah  !  pleura  JTallabab,  pourquoi  es-tu  par- 
tie?... C'est  ta  fuite  qni  a  causé  tous  nos  mal- 


—  Et  Iladj-Hidi?...  interrogea  la  Hana,  a-t- 
elle  piqué  avec  ses  longues  aiguilles  les  flancs 
vierges  de  Samjab  et  de  Pékéo?... 

—  Samjab  et  Pékéo  sont  les  plus  jolies  Hed- 
jeras  du  temple  de  Kutbu'l,  et  les  brahmes  le 
savent  bien.  Depuis  leur  entrée  au  sanctuaire, 
les  cérémonies  du  Linga  se  succèdent;  mais 
les  profanes  n'y  sont  point  admis. 

—  Et  la  begôm  Saëb?... 

—  La  begôm  a  cassé  sa  dernière  poupée 
blanche,  qui  était  faite  d'une  seule  opale,  et  en 
a  lancé  les  débris  à  la  tête  de  son  père  dont  les 
caresses  l'importunaient.  Shah-Djahân  a  bien 
songé  à  ses  deux  autres  filles,  lesbegôms  Roxa- 
nara  et  Meridza,  mais  elles  sont  encore  trop 
jeunes...  Les  joies  permises  du  gynécée  n'ont 
plus  de  charmes  pour  l'Empereur. 

—  Et  il  m'attend  pour  satisfaire  ses  fantai- 
sies perverses?... 


168  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Les' noirs  sourcils  de  la  Rana  se  rapprochèrent 
comme  des  serpenteaux  en  courroux. 

—  Je  le  tuerai  !  dit-elle,  et  le  pays  sera  libre. 

Hallabab  et  Assilinia,  aux  bras  l'une  de 
l'autre,  finirent  par  s'endormir]  sous  l'œil  soup- 
çonneux d'Orpha  qui  avait  posté  trente  sonars 
autour  de  la  tente,  afin  de  prévenir  toute  ten- 
tative d'évasion. 

Bientôt,  l'on  n'entendit  plus  dans  le  camp 
que  le  vol  sinistre  des  vautours  et  la  lente 
psalmodie  des  mentrams  que  les  Thugs  égor- 
geurs  continuaient  près  des  brasiers  fatidiques. 


VII 

LES    PERVERSITÉS    DE    SHAH-DJAHAN 


Shah-Djahân  attendait  avec  impatience  le  re- 
tour de  la  jolie  Rana  qu'il  désirait  éperdument. 

Ce  monarque  habile  et  rusé  s'était  mis  sur 
le  trône  par  un  artifice  étrange.  A  l'avènement 
de  son  prédécesseur,  alors  que  l'envoyé  spé- 
cial lui  demandait  le  tribut  ordinaire,  en  l'enga- 
geant à  reconnaître  la  souveraineté  de  son 
neveu  Bolaqui,  Shah-Djahân  s'était  affaissé  en 
vomissant  le  sang  à  gros  bouillons.  On  l'avait 
relevé,  étendu  sur  un  lit  de  repos,  où  il  avait 
craché  ses  dernières  gorgées  rouges.  Or,  ce  sang 
n'était  que  du  sang  de  brebis,  dont  il  s'était 
empli  la  bouche,  afin  de  simuler  une  attaque 
foudroyante. 


170  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Bolaqui  le  jugea  perdu,  et  ne  s'étonna  nulle- 
ment à  l'annonce  de  sa  mort  proclamée  à  grands 
sons  de  trompe.  On  prépara  les  funérailles  avec 
toute  la  magnificence  due  au  premier  prince 
de  sang  mogol.  Le  cercueil  vide,  traîné  par 
quarante  chevaux  harnachés  d'or  et  de  pierre- 
ries, était  suivi  par  une  garde  imposante,  choi- 
sie parmi  les  officiers  de  la  milice  impériale. 
Shah-Djahàn,  en  deuil,  suivait  gravement  ses 
propres  funérailles,  recrutant,  de  distance  en 
distance  des  escadrons  de  Radgeputtes  qui 
semblaient  ajouter  simplement  à  la  magnifi- 
cence des  pompes  funèbres. 

Bolaqui,  ne  supposant  pas  avoir  la  moindre 
révolte  à  redouter  d'un  mort,  avait  tenu  à  se 
montrer  sans  escorte  aux  funérailles  de  son 
oncle.  Mais,  à  quelque  distance  de  Delhi,  les 
Radgeputtes  s'emparèrent  de  sa  personne,  et 
Sbah-Djahàn,  séance  tenante,  fut  proclamé 
empereur.  Des  Bhai-Tchokri,  ou  courtisanes  sa- 
crées, surgirent  de  dessous  les  étoffes  funèbres 
et  se  mirent  à  danser,  au  son  des  tchiloumtchi, 
des  flûtes  et  des  tambourins.  Le  char  de  deuil 
fut  changé  en  char  triomphal,  et  le  nouveau 
monarque  ramené  sur  son  cercueil  adorné  de 
fleurs  !... 


LES    COURTISANES    DE    IJMAHMA  171 

Tels  avaient  été  les  débuts  de  ce  règne,  dont 
les  premières  années  s'écoulèrent  dans  un 
calme  relatif.  Une  fois  maître  de  ITIindoustan, 
le  Mogol  eut  la  force  et  l'habileté  de  se  main- 
tenir dans  sa  conquête.  Une  confédération  de 
rajahs,  qui  s'était  formée  pour  l'en  chasser,  fut 
bientôt  anéantie  par  lui;  toutes  les  insurrec- 
tions partielles  furent  réprimées,  et  il  resta, 
du  moins  pendant  quelques  années,  malgré  ses 
fautes,  le  souverain  incontesté  d'un  immense 
empire. 

Les  habitants  de  THindoustan  appartenaient 
à  des  races  diverses.  Mais  le  fond  de  la  popula- 
tion, les  indigènes,  les  plus  anciens  maîtres 
du  pays,  étaient  les  Hindous.  Les  religions 
étaient  plus  nombreuses  encore  que  les  races. 
Ceux-ci  lisaient  le  Koran,  ceux-là  restaient 
fidèles  aux  vieilles  doctrines  de  Zoroastre  :  ils 
adoraient  le  feu  et  cherchaient  la  parole  de 
vie  dans  le  Zend-Vesta.  Mais  les  Hindous  de 
sang  pur  suivaient  le  brahmanisme  et  conti- 
nuaient à  adorer  leurs  dieux  cruels  et  volup- 
tueux. 

Les  Hindous  étaient  le  fond  même  de  la 
nation  ;  le  flot  des  invasions  passait  sur  eux 
et  les  courbait   comme  des  roseaux,  mais  ils 


172      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

se  redressaient  plus  vivants  et  plus  forts.  Les 
vainqueurs  s'élèvent  et  se  détruisent  par  l'excès 
de  leur  ambition.  Ils  ne  brillent  un  moment 
que  pour  mieux  s'anéantir  dans  le  sein  même 
de  leurs  vaincus.  Les  triomphateurs  passent 
comme  des  fléaux  nécessaires  pour  renouveler 
l'humanité.  La  nature  ne  leur  a  point  assigné 
d'autre  rôle. 

Shah-Djahân  attendait  Assilinia. 

Il  avait  fait  préparer,  pour  la  recevoir,  une 
chambre  d'une  grande  magnificence.  Eclairée 
parles  vitraux  mauves  et  jaunes  d'une  coupole 
qui  en  coiffait  la  hauteur,  cette  salle  resplen- 
dissait, sur  ses  murs  et  ses  colonnes,  d'une 
magie  de  mosaïques  où  des  chantournements 
compliqués  encadraient  des  sujets  lascifs 
d'hommes  et  de  femmes  unis.  Sur  une  estrade? 
un  lit  bas,  aux  coussins  de  plumes  de  paons  et 
de  perroquets,  était  soutenu  par  des  tigres  de 
jade  accroupis.  Des  tentures  tombantes  vio- 
lettes, épinglées  d'ornements  d'or  et  d'argent, 
ornaient  le  fond  de  la  couche  que  des  miroirs 
juxtaposés  reproduisaient  à  l'infini  sur  les  côtés. 
Des  escabeaux  d'ivoire,  à  couvertures  de  soie 
jaune  et  mauve  finement  brodées,  achevaient 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      173 

de  meubler  cette  pièce  parmi  les  peaux  de  fauves 
et  les  lourds  tapis  jetés  partout. 

Un  harkarat  avait  annoncé  Farrivée  de  la 
Rana  avec  le  prince,  et  l'Empereur,  le  cœur 
frémissant  sous  ses  pectoraux  de  pierreries,  se 
préparait  à  recevoir  celle  qu'il  nommait  déjà 
des  noms  les  plus  tendres. 

Shah-Djahân  n'avait  eu  que  sept  enfants  de 
toutes  ses  femmes,  —  car  les  Mogols  ne  se  fai- 
saient pas  scrupule  d'arrêter,  par  de  coupables 
artifices,  la  fécondité  de  leurs  épouses,  —  et  il 
comptait  bien  faire  profiter  Assilinia  des  privi- 
lèges dont  il  honorait  les  bégôms  Saëb,  Roxa- 
nara  et  Meridza. 

Le  prince,  pour  prix  de  ses  complaisances, 
une  fois  son  mariage  célébré,  serait  élevé  au 
grade  de  général  en  chef  des  troupes  impériales. 
Orpha,  reconnaissant,  avait  accepté  toutes  les 
conditions  de  cette  précieuse  faveur. 

—  La  Rana  ! 

Des  Omraos,  debout  près  de  la  porte  d'entrée, 
ont  poussé  Assilinia  qui  est  venue  tomber  aux 
pieds  du  Maître. 

La  jeune  fille  n'est  plus  l'humble  compagne 
de  Mimiose.  Des  Bhaï-Tchokri  l'ont  vêtue  d'un 
khélat  de  drap  d'or,  gemmé  comme  un  firma- 


174      LL6  COURTISANES  DE  BHAHMA 

ment  d'une  profusion  d'étoiles,  et  une  ceinture 
diamantine  fait  un  cercle  de  flammes  à  sa  taille 
frêle.  Ses  cheveux,  piqués  de  fleurs  de  tcham- 
paca,  ont  été  trempés  dans  les  essences  les  plus 
rares,  et  ses  petits  pieds  sont  si  couverts  de 
bagues  qu'ils  semblent  des  lucioles  égarées  sur 
la  pourpre  des  tapis. 

—  Assilinia,  je  te  salue,  car  tu  es  belle  entre 
les  plus  belles  ! 

La  Rana  enveloppe  le  monarque  de  son  regard 
sombre  et  garde  le  silence.  Qu'aurait-elle  à  dire?... 
Sbah-Djabân  a  tué  le  rajah  Amarin,  son  père, 
et  elle  le  hait  de  toute  la  force  de  son  âmeî... 
Elle  n'a  qu'un  désir,  c'est  de  s'échapper  du 
palais,  aussitôt  qu'elle  en  aura  le  pouvoir. 

—  Assilinia,  reprend  l'Empereur,  je  t'ai  fait 
venir  pour  te  fiancer  à  Orpha  qui  est  digne  de 
ton  rang,  et  qui  t'aime  î  J'entends  que  vos  noces 
soient  célébrées  en  grande  pompe,  et  que  les 
Omraos  assistent  à  cette  solennité. 

La  jeune  fille  demeure  immobile,  le  visage 
farouche.  Ses  yeux  grands  ouverts  ont  une 
expression  de  fierté  dédaigneuse.  Mais  Shah- 
Djahân  préfère  cet  air  de  révolte  à  l'habituelle 
soumission  de  ses  esclaves  de  volupté.  Ses 
désirs  ardent  plus  violemment;  la  résistance 


LES    COURTISANKS    DE    IJKAHMA  175 

qu'il  prévoit  double  pour  lui  le  prix  de  la  coii- 
quéte. 

—  Assilinia,  dit-il  encore,  cette  chambre  est 
la  tienne.  Tu  auras  pour  te  servir  autant  de  ser- 
vantes qu'il  te  plaira,  et  aucune  parure  ne  te 
sera  refusée.  Les  Bhaï-Tchokri  occuperont  tes 
loisirs  par  leurs  chants  et  leurs  danses,  et  tu 
apprendras,  par  elles,  les  règles  de  l'amour  de 
VsLtsyaydinsL.  Vos  Acharyas,  ou  auteurs  an- 
ciens, qualifient  de  «  chers  aux  femmes  »  les 
talents  voluptueux.  Je  souhaite  donc  que  tu 
trouves  quelque  charme  à  ces  enseignements 
qui  te  serviront. 

La  Rana  n'avoue  pas  que  les  Natis  ont  déjà 
complété  son  éducation,  et  qu'elle  en  sait  au- 
tant que  les  plus  célèbres  courtisanes.  Elle 
s'incline  sur  le  passage  de  Shah-Djahân,  qui  se 
retire  en  lui  donnant  à  baiser  le  bout  de  son 
sceptre  d'émeraude,  et  elle  reste  les  bras  croisés 
sur  sa  poitrine,  tandis  que  les  pas  des  courti- 
sans s'éloignent  sur  les  dalles  sonores. 


VIII 


PROJETS    DE    VENGEANCE 


—  Hallabab  !  Hallabab  !  je  me  meurs  de  tris- 
tesse! 

La  Rana,  auprès  de  sa  petite  amie,  qu'on  a 
bien  voulu  lui  rendre,  soupire  et  se  lamente. 

—  Où  est  l'aimé,  l'époux  que  j'ai  choisi,  l'élu 
de  ma  pensée  et  de  mon  cœur?...  Sans  doute 
ne  le  reverrai-je  jamais  !  S'il  était  vivant  il 
m'aurait  déjà  fait  connaître  sa  présence!... 
Vois-tu,  ils  me  l'ont  tué  ! 

Hallabab  pressait  doucement,  contre  son 
sein,  le  front  brûlant  d'Assilinia,  tâchait  de  la 
distraire  par  mille  caresses. 

—  Mimiose  reviendra,  soyez-en  sûre.    S'il 

12 


178  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

était  mort  vous  en  auriez  été  informée  par  un 
avis  occulte  des  pi  tris.  Son  corps  astral  vous 
eût  rejointe  en  rêve.  Est-ce  que  ceux  qui  s'ai- 
ment ne  communiquent  pas  au  delà  du  tom- 
beau, et  d'invincibles  liens  ne  les  attacbent-ils 
pas  l'un  à  l'autre  ?...  Si  Mimiose  avait  succombé 
sous  les  coups  de  ses  ennemis,  vous  le  verriez 
chaque  nuit  et  vous  sentiriez  ses  baisers  glacés 
se  poser  sur  vos  lèvres  ! 

—  Puisses-tu  dire  vrai!  car  je  n'ai  point  vu 
l'aimé  dans  mes  rêves,  et  je  n'ai  tressailli  que 
du  désir  de  la  vengeance  ! 

—  Princesse,  vous  vous  vengerez,  mais  pro- 
mettez-moi de  pardonner  à  Orpha  qui  ne  fait 
qu'obéir  à  l'ordre  du  Mogol? 

—  Je  pardonnerai  à  une  condition... 

—  Laquelle?... 

—  Tu  iras  chez  Hadj-Hidi  lui  demander 
l'herbe  de  mort. 

—  Pour  qui?... 

—  Pour  l'Empereur!  chuchota  la  jeune  fille, 
si  bas  qu'Hallabab  devina  plutôt  qu'elle  n'en- 
tendit. 

—  Quoi  !  tu  veux?... 

—  Je  veux  me  faire  justice  moi-même. 

—  Mais  l'Hedieras  ne  consentira  jamais  ! 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  11^ 

— ■  Si,  parce  que  Ton  a  confisqué  ses  biens  et 
que  les  Mogols  veulent  la  chasser  du  temple 
de  Kutbu'l. 

—  Comment  sais-tu  cela?... 

—  Par  les  Baï-Tchokri,  qui  sont  bien  aises 
de  la  défaveur  des  prêtresses  stériles.  Sliah- 
Djahân  a  promis  de  leur  donner  Kutbu'l  pour 
renseignement  de  leur  voluptueuse  science. 

Hallabab  réfléchit  un  moment. 

—  Soit,  dit-elle,  j'irai  trouver  la  vieille  Hed- 
jeras,  et  je  lui  demanderai  pour  toi  l'herbe  de 
mort. 

La  Rana  eut  un  sourire  cruel. 

—  Les  Empereurs  mogols  ne  périssent-ils 
point  presque  tous  par  le  poison  ?...  Dans  leurs 
familles  on  connaît  les  plantes  mystérieuses 
qui  donnent  le  trépas  sans  laisser  de  traces.  On 
pensera  que  Shah-Djahàn  a  été  supprimé  par 
son  fils  Aureng-Zeb  qui,  depuis  un  an,  cher- 
che à  s'emparer  du  pouvoir. 

—  Aureng-Zeb  est  à  Golconde. 

—  Ne  peut-il  faire  agir  ses  amis?... 
Hallabab  secoua  la  tête. 

—  C'est  un  jeu  dangereux,  petite  Rana  !  Je 
veux  bien  faire  ce  que  tu  souhaites,  mais  je 
tremble  pour  toi.  Songe  que  tu  n'auras  per- 


180  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

sonne  pour  te  secourir  si  tu  échoues,  songe  que 
l'Empereur,  qui  est  sur  ses  gardes,  s'apercevra 
facilement  de  tes  desseins!... 

—  Non,  dit  Assilinia,  il  me  désire  trop  fol- 
lement pour  être  perspicace.  Je  sais  qu'après 
notre  union,  Orpha  m'amènera  dans  ce  palais, 
et  qu'il  m'abandonnera  aux  fantaisies  du  Maître. 
L'Empereur  ne  peut  rien  sur  une  fille  de  ma 
caste,  il  peut  tout  sur  une  femme  mariée,  du 
moment  que  le  mari  consent...  Je  resterai  donc 
seule  avec  ce  vieillard  qui  mendiera  mes  ca- 
resses, car  il  n'est  plus  assez  fort  pour  les 
exiger,  et  je  n'aurai  l'air,  de  céder  un  moment 
que  pour  mieux  atteindre  mon  but  ! 

Hallabab  mit  ses  lèvres  sur  les  paupières 
d' Assilinia,  fit  descendre  sa  caresse  le  long  des 
joues  de  son  amie  jusqu'au  coin  de  sa  bouche, 
et  murmura  dans  un  baiser  plus  long  : 

—  Je  demanderai  l'herbe  de  mort,  mais  je 
demanderai  aussi  l'herbe  d'amour,  afin  qu'Or- 
pha  daigne  enfin  s'apercevoir  de  ma  tendresse. 

La  Rana  rendit  à  la  petite  baiser  pour 
baiser. 

—  Ah!  dit-elle,  je  désire  que  tu  te  fasses 
aimer,  mais  je  crains  bien  qu'Orpha  n'ait  dans 
le  cœur  que  la  pierre  d'ambition  !...   S'il  affec- 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      181 

tioiiiie  quelqu'un  au  monde,   c'est  lui-même. 

—  Cela  peut  changer  avec  l'aide  des  pitris,  et 
la  vieille  Hedjeras  connaît  tous  les  envoûte- 
ments... A  ton  tour,  jure-moi  quelque  chose?... 

—  Quoi  donc?  demanda  la  Rana,  surprise. 

—  Jure-moi  de  repousser  les  caresses  d'Or- 
pha  quand  il  sera  ton  époux. 

—  Oh  !  avec  joie. 

—  Toutes  les  caresses...  même  les  plus  mi- 
nimes... 

—  Je  ne  lui  laisserai  pas  embrasser  le  bout 
de  mon  petit  doigt! 

—  Que  tu  es  bonne,  Assilinia! 

Et  l'amoureuse  se  pelotonnait,  comme  une 
chatte  câline,  dans  les  bras  de  son  amie,  lui  de- 
mandait delà  serrer  bien  fort  et  de  lui  montrer 
comment  s'embrassent  les  amants  qui  s'ado- 
rent... Et  les  baisers  qui  pleuvaient  sur  elle 
ne  la  rassasiaient  pas  ;  elle  en  voulait  d'autres, 
d'autres  encore  pour  ne  rien  ignorer  de  l'aban- 
don délicieux  des  nuitées  heureuses...  Mais 
Assilinia,  à  bout  d'arguments,  s'endormit  sur 
son  cœur,  et  toutes  deux  révèrent  de  l'homme 
aimé,  sans  cesser  de  s'étreindre... 


IX 


LE    MOYEN    DE    L  HEDJERAS 


—  Hadj-Hidi,  j'ai  quelque  chose  à  te  de- 
mander. 

La  vieille,  qui  s'était  assoupie  au  milieu  de 
ses  mentramsj  contre  un  linga  de  bronze,  re- 
leva le  front  et  regarda  Ilallabab  avec  effare- 
ment. 

—  Je  rêvais  que  les  sonars  de  Shah-Djahàn 
me  chassaient  du  temple...  Ce  n'est  que  toi!... 
Que  me  veux-tu,  petite? 

—  Ce  que  j'ai  à  te  dire  est  grave.  Allons,  si 
tu  le  veux  bien,  dans  la  salle  de  la  «  Consé- 
cration» ou  dans  celle  de  «l'Ablation»,  afin 
que  personne  ne  vienne  nous  déranger. 

Les  yeux  de  la  vieille  Hedjeras  brillèrent. 


184      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

—  Est-ce  une  fleur  virginale  que  tu  viens 
m'offrir?...  Précisément,  Samjab  est  morte 
hier!... 

—  Samjab  est  morte  !  soupira  Hallabab. 
Quelle  triste  nouvelle  !... 

—  L'opération  a  été  pratiquée  trop  tard.  La 
fillette  connaissait  l'amour. 

—  Et  Pékéo  ? 

—  Pékéo  est  de  complexion  plus  robuste  et  de 
sensibilité  moins  vive  ;  elle  survivra,  je  pense. 

—  Samjab  et  Pékéo  !  Mes  meilleures  et  mes 
plus  chères  compagnes!...  sanglota  Hallabab... 
Qu'avais-tu  besoin  de  les  offrir  aux  dieux? 

—  C'était  pour  leur  gagner  l'indulgence  de 
Dourga  que  ces  sacrifices  réjouissent.  Ne  les 
plains  pas,  leur  rôle  est  plus  enviable  que  le 
tien...  Mais  ce  n'est  point,  je  suppose,  pour 
me  faire  des  reproches  que  tu  es  venue? 

Hadj-Hidi,  parles  longues  galeries  aux  ero- 
tiques sculptures,  conduisit  la  petite  dans  une 
des  salles  du  sacrifice  que  les  Hedjeras  avaient 
parée  pour  une  cérémonie  prochaine. 

—  Parle,  maintenant,  personne  ne  nous 
écoute. 

Les  cassolettes  répandaient  d'acres  fumées 
autour  de  l'autel  aux  striures  brunes,  dont  la 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      185 

pierre  était  comme  rongée  par  le  sang,  et 
d'épaisses  guirlandes  de  saligram  et  de  tubé- 
reuses achevaient  d'empoisonner  l'air. 

Hallabab  comprenait  les  frénésies  mystiques 
des  prêtresses  mutilées  dans  cette  atsmosphère 
morbide,  et  des  battants  de  cloches  déjà  lui 
martelaient  les  tempes.  Elle  dit  rapidement  ce 
qui  l'amenait. 

—  Je  désire  de  l'herbe  qui  donne  la  mort. 
Hadj-Hidi  sursauta. 

—  Je  ne  sais  ce  que  tu  veux  dire  ?...  Nous 
sommes  des  servantes  de  Dourga,  et  non  des 
empoisonneuses  !  Ce  n'est  pas  au  moment  où 
Ton  veut  nous  chasser  du  temple  que  je  m'ex- 
poserai à  la  colère  publique.  On  prétend  déjà  que 
ce  sont  les  Fakirs  et  les  Brahmes  qui  ont  jeté 
un  sort  sur  les  moissons  et  amené  la  famine  !... 

—  On  ne  le  dira  plus,  si  tu  m'écoutes. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  je  veux  te  proposer  de  recon- 
quérir ta  puissance  en  délivrant  le  pays. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Il  faut  tuer  les  Mogols  qui  désolent  l'Inde. 
Hadj-Hidi  se  mit  à  rire. 

—  Mais  ils  sont  plus  nombreux  que  les  cail- 
loux des  grèves  I  Après  Shah-Djahân  nous  au- 


186  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

rions  les  sultans  Dara,  Cha-Chuia  ou  Aureng- 
Zeb,  peut-être  même  Moradbax  !  Les  Mogols 
sont  invincibles,  ils  renaissent  de  leurs  cen- 
dres !... 

—  Tu  n'as  qu'un  ennemi,  reprit  Hallabab, 
c'est  Shah-Djahân,  qui  te  garde  rancune  d'avoir 
protégé  la  Rana. 

—  Et  c'est  Shah-Djahàn  que  tu  veux  suppri- 
mer?... 

—  Oui. 

—  Je  comprends.  Il  a  retrouvé  Assilinia  ?... 

—  Précisément.  Il  la  destine  à  ses  plaisirs  et 
n'attend  que  le  consentement  d'Orpha  pour  en 
faire  la  favorite  du  gynécée.  Des  noces  splen- 
dides  se  préparent,  et,  aussitôt  la  cérémonie 
terminée,  la  Rana  appartiendra  au  Maître. 

Hadj-Hidi  réfléchit  un  moment. 

—  Le  moyen  que  tu  as  imaginé  avec  Assili- 
nia est  dangereux,  j'en  connais  un  meilleur. 

—  Lequel? 

—  L'excès  des  caresses  î... 

—  Tu  dis?... 

—  Je  dis  que  la  Rana  pourra,  si  elle  le  désire, 
tuer  sûrement  et  sans  danger  son  vieil  amant. 

—  Elle  ne  consentira  jamais  à  jouer  ce  rôle 
odieux  ! 


LES    COURTISANES    DE    IJRAIIMA  187 

—  Tu  crois  ?... 

—  J'en  suis  certaine.  Elle  se  prêtera  au 
crime,  mais  non  à  Tabomination  dont  tu  me 
parles. 

—  Ah  !  c'est  fâcheux. 

La  vieille  Hedjeras  demeura  songeuse;  puis 
son  regard  aigu  se  posa  sur  la  jeune  fille  avec 
une  expression  indéfinissable  d'ironie  et  de 
ruse. 

—  Une  autre  peut  la  remplacer. 

—  Une  autre  ? 

—  Oui  ;  toi,  par  exemple  ! 

—  Moi?... 

Hallabab  s'était  dressée,  toute  tremblante. 

—  Moi  ?  répéta-t-elle,  mais  je  suis  vierge,  et 
je  n'ai  jamais  lu  le  D/iarma,  VArtha,  ni  le 
Kamsi'ShastrdL. 

—  Je  te  renseignerai. 

Et  Hadj-Hidi  parla  longtemps  à  la  jeune  fille 
qui,  confuse  et  troublée,  n'osait  la  regarder  en 
face. 

—  Tu  as  bien  compris,  Hallabab?... 

—  Certes,  dit  la  petite  en  pleurant,  mais  ce 
que  tu  me  demandes  est  affreux!...  J'aimais 
Orpha,  et  je  pensais  lui  appartenir  un  jour. 

—  Orpha  te  dédaigne. 


188  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Mon  amour  fidèle,  sans  doute,  l'aurait 
touché.  Où  trouverait-il  plus  de  tendresse  et  de 
dévouement?... 

—  Ce  sont  vertus  dont  les  hommes  se  sou- 
cient peu.  Ils  ne  cèdent  guère  qu'à  l'affolement 
des  sens...  Si  tu  m'obéis,  je  te  dirai  ce  qu'il 
faut  tenter  pour  le  vaincre  à  son  tour  ! 

—  Oh  !  tu  ferais  cela  pour  moi?... 

—  Oui,  petite,  je  te  donnerai  d'un  certain 
collyre  qui  te  rendra  aux  yeux  d'Orpha  plus 
belle  que.Va,  la  lune,  et  que  Rs.thi.  la  volupté! 

—  Et  le  prince  m'aimera? 

—  Autant  qu'il  peut  aimer. 
Hallabab  se  leva,  joyeuse. 

—  Je  ferai  ce  que  tu  me  conseilles,  Hadj-Hidi. 
Je  serai  aussi  rouée  et  lascive  que  la  plus  fa- 
meuse Ganika!... 

—  Tu  as  bien  compris?.:.  Assilinia,  d'abord, 
jusqu'à  ce  que  le  charme  opère,  et  toi  ensuite 
pour  la  caresse  invincible  et  mortelle.  Voici  le 
talisman  qui  brouillera  la  raison  du  Maître  et 
te  donnera,  dans  sa  vision  erotique,  les  appa- 
rences de  la  Rana. 

Hadj-Hidi  embrassa  la  jeune  fille,  et  lui  re- 
mit un  parfum  mystérieux  contenu  dans  un 
flacon  d'opale. 


X 


LA    DANSE     DU    DESIR 


Hallabab,  de  retour  au  palais,  trouva  son 
amie  en  larmes. 

—  Ils  ont  repris  et  emprisonné  Mimiose  !  dit- 
elle. 

—  Qu'en  sais-tu?... 

—  S'il  était  libre  il  m'aurait  déjà  rassurée  et 
fait  parvenir  quelque  message  !... 

—  Ce  n'est  point  certain.  Il  doit  être  sur  ses 
gardes,  et  ne  risquera  pas  de  compromettre,  par 
ses  imprudences,  une  évasion  possible...  Sois 
sans  crainte,  Assilinia,' ton  amant  veille  et  saura 
te  reprendre;...  seulement,  le  moment  n'est 
pas  encore  venu. 


190  LES    COURTISANES    DE    BRAHMÀ 

—  As-tu  le  poison?... 

Hallabab  s'agenouilla  près  de  son  amie,  et, 
tout  bas,  lui  répéta  les  instructions  de  la  vieille 
Hedjeras. 

—  Les  caresses  ?  fit  la  Rana,  surprise.  Oui, 
peut-être...  Et  tu  consens,  petite?... 

—  11  le  faut  bien,  puisque  c'est  pour  nous 
sauver  tous!  Quand  je  serai  près  du  Maître,  tu 
t'envelopperas  dans  des  voiles  sombres  et  tu 
sortiras  du  palais. 

Assilinia  frissonna. 

—  Que  deviendrai-je,  seule  dans  la  ville'?... 
Ah!   si  seulement  Mimiose  était  avec  moi!... 

—  Aie  confiance  î  Ton  amant  ne  saurait  être 
loin. 

Les  deux  amies  furent  interrompues  par  les 
Bhaï-Tchokri  qui  venaient  chercher  la  Rana 
afin  de  l'instruire  dans  les  danses  lascives,  et  la 
parer  au  goût  du  Mogol  qui  n'aimait  que  cer- 
taines couleurs  et  certains  joyaux. 

Elles  traversèrent,  avec  des  bourdonnements 
d'abeilles  fureteuses,  le  Divan,  un  tribunal  de 
justice  du  Sultan,  un  vaste  portique  en  grès 
rouge  ouvert  sur  trois  côtés  et  composé  d'une 
triple  enfilade  de  colonnes  et  d'arceaux  de 
style  arabe.  Les  colonnettes  jumellées  étaient 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  191 

d'onyx  de  différentes  teintes.  Le  trône,  in- 
crusté de  gemmes  rares,  s'élevait  dans  le  fond, 
dominant  de  plusieurs  pieds  le  sol  du  por- 
tique. 

Une  des  Bhai-Tciiokri,  par  plaisanterie,  y  fit 
monter  Assilinia,  et  lui  mit  entre  les  mains 
une  tige  de  lotus  en  guise  de  sceptre. 

—  Ganikdi  sacrée  des  plaisirs  du  Maître, 
nous  te  saluons  ! 

—  Dispensatrice  de  YArthsi  et  du  Kama, 
nous  te  vénérons  ! 

—  Prêtresse  des  joies  infinies  et  des  songes 
radieux,  nous  nous  anéantissons  devant  toi  ! 

Puis,  toujours  en  riant,  elles  l'entraînèrent 
sous  d'autres  portiques,  semés  d'arabesques 
découpées  dans  l'or  et  l'argent,  la  firent  mon- 
ter sur  l'estrade  des  danses,  abritée  par  deux 
paons  immenses  dont  les  queues  en  éventail 
scintillaient  de  fulgurantes  clartés.  Sur  les  mar- 
ches, en  or  massif,  pavées  de  joaillerie,  étaient 
jetées  des  étoffes  de  lune  et  de  soleil,  des  cous- 
sins indurés  de  pierreries  et  de  monstrueuses 
peaux  de  tigre.  Un  dais  de  pourpre,  soutenu 
par  des  colonnes  carrées  plaquées  d'émaux, 
s'étalait  sur  toute  la  largeur  de  l'estrade 
qui   pouvait  supporter  deux  cents  personnes. 


192  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  Petite  Rana,  dit  une  des  Bhaï-Tchokri, 
nous  allons  t'enseigner  le  pas  de  la  Rathi 
(volupté)  que  tu  danseras  le  soir  de  tes  noces 
pour  aviver  les  désirs  du  Maître.  Regarde 
bien. 

Elle  rejeta  ses  voiles,  fit  sauter  sur  ses  seins 
les  colliers  et  les  plaques  en  de  prestigieux 
remous  ;  des  serpents  semblaient  courir  sur  sa 
peau  aux  tons  de  citron  mûr.  Puis,  les  se- 
cousses descendirent  des  flancs  arrondis  aux 
cuisses  agiles  et  savantes.  Tout  le  corps  fris- 
sonnait d'attente  et  de  convoitise.  Elle  s'of- 
frait par  une  torsion  corrompue  de  ses  reins 
souples,  lançait  le  cri  de  désir  et  de  rut  qui 
rompt  l'énergie  de  l'homme,  fond  la  volonté 
des  plus  forts.  Elle  devenait  la  déité  symbo- 
lique de  l'invincible  Luxure,  le  Succube  im- 
mortel de  la  toute-puissante  Hystérie  qui  rai- 
dit les  chairs  et  durcit  les  muscles.  Elle  resta 
immobile  un  moment,  les  bras  ouverts,  les 
flancs  tendus,  puis  elle  bondit  avec  un  éclat  de 
rire. 

—  A  toi,  Assilinia  ! 

Elles  lui  essayèrent  des  dou-pattah  de  gaze 
jaune  brochées  d'amaldines  et  d'ouwarovites, 
lui  mirent  du  sourma  aux  paupières,  lui  parfu- 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  193 

mèrent  les  oreilles,  les  narines  et  les  lèvres, 
jetèrent  sur  ses  seins,  ses  bras  et  ses  chevilles 
une  profusion  de  gemmes  fulgurantes  où 
triomphaient  les  rubis  de  l'Oxus,  les  diamants 
de  Sambalpour  et  les  perles  de  Ceylan. 

—  A  toi,  petite  Rana!...  Montre  au  Maître 
que  tu  connais  tous  les  secrets  d'amour,  et  que 
tu  es  digne  de  partager  sa  couche  !...  Te  voici 
vêtue  de  chimériques  et  somptueuses  étoffes, 
avec,  dans  la  main,  le  Linga,  maître  du  monde, 
le  symbole  de  toute  puissance  et  de  toute 
bonté  !...  Voyons,  danse  à  ton  tour...  Pourquoi 
ne  veux-tu  pas?... 

Assilinia^  muette,  semblait  ne  rien  voir  et  ne 
rien  entendre.  Elle  avait  pris  machinalement 
le  jouet  phallique,  que  la  courtisane  lui  avait 
donné,  et  le  roulait  entre  ses  doigts  fiévreux. 
Concentrée,  les  yeux  fixes,  elle  assistait  comme 
une  somanmbule  aux  amusements  des  filles  de 
joie  aux  charmes  délirants,  aux  actives  et  folles 
dépravations. 

Alors,  elles  la  firent  descendre  de  l'estrade, 
et,  la  mettant  entre  elles,  la  forcèrent  à  suivre 
les  phases  de  la  mimique,  insensible  et  vision- 
naire. 

Les  Bhai-Tchokri,  ivres  de  cris  et  de  mou- 

13 


194      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

yement,  activaient  leur  danse  lubrique.  Leurs 
seins  ondulaient  et  se  dressaient  au  frottement 
des  plaques  et  des  camées,  une  fine  sueur 
brillait  sur  leur  peau  parmi  les  diamants  ;  les 
bagues,  les  colliers,  les  fibules  crachaient  des 
étincelles,  et  la  Rana,  au  milieu  d'elles,  avec 
sa  dou-pattah  ramagée  de  pierres  rouges  et  sa 
cuirasse  d'orfèvrerie,  se  laissait  aller  au  rythme 
enragé  de  la  ronde  lascive. 

Mais,  tout  à  coup,  elle  jeta  un  cri. 

II  lui  avait  semblé  voir  sur  l'estrade,  prési- 
dant les  jeux,  Shah-Djahân,  impassible,  les 
jambes  rapprochées,  les  mains  sur  les  genoux. 
Elle  regardait,  terrifiée,  son  visage  brun,  dé- 
cimé par  l'âge  et  les  passions,  ses  joues 
flasques,  annelées  de  rides,  ses  petits  yeux 
clignotants  de  luxure  mauvaise,  ses  lèvres 
tombantes,  écartées  par  un  rire  cruel. 

—  Laissez-moi,  dit-elle,  je  ne  veux  pas 
apprendre  la  danse  de  la  Rathi  ! . . . 

—  Pourquoi  refuses-tu  de  connaître  Fa- 
moureuse  science  ?... 

—  Je  suis  soufl'rante,  ne  sentez-vous  pas 
que  mes  mains  sont  brûlantes?...  Ne  voyez- 
vous  pas  que  je  me  soutiens  à  peine  et  qu'un 
souffle  me  renverserait?... 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      195 

—  En  effet,  dit  une  des  danseuses,  elle  est 
toute  tremblante. 

Assilinia  se  sentait  en  une  détresse  pro- 
fonde. Ses  lèvres  énervées  remuaient  sans 
articuler  aucun  son,  des  larmes  lui  montaient 
aux  yeux,  elle  se  laissa  choir,  pâmée,  aux  bras 
des  courtisanes. 


XI 


L  AMANT   EST    RETROUVE 


Tandis  qu'on  emportait  la  Rana,  inerte,  pour 
lui  donner  les  soins  qu'exigeait  son  état, 
Hallabab  sortait  furtivement  du  palais,  passait 
devant  la  mosquée  des  Perles,  et  s'aventurait 
dans  les  ruelles  de  Chajahanabad,  la  Delhi 
d'alors.  Elle  se  rendait  à  la  mosquée  de  Jumma- 
Musjed,  qui  est  une  des  plus  considérables  des 
Indes,  et  possède,  avec  les  reliques  de  Maho- 
met, un  exemplaire  du  Coran,  écrit  en  carac- 
tères coufîques  du  temps  d'Ali.  Le  monument 
est  élevé  sur  une  éminence  qui  permet  d'em- 
brasser d'un  coup  d'oeil  tous  les  quartiers  de 
la  ville. 


198      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

Hallabab,  avec  l'aide  du  Muezzin  qu'elle 
gagna  par  quelques  offrandes,  fit  l'ascension 
de  l'un  des  deux  minarets,  et  regarda  autour 
d'elle.  Ses  prévisions  ne  l'avaient  pas  trompée. 
Sur  les  ghats  qui  plongeaient  dans  la  Jumna,  un 
homme  était  assis,  les  yeux  levés  vers  le  palais. 

Il  paraissait  exténué  et  de  profonds  soupirs 
soulevaient  sa  poitrine.  Couchée  près  de  lui 
une  panthère  noire  appuyait  la  tête  à  son  genou, 
semblant  mendier  une  caresse. 

—  Mimioseet  Ramô  !  dit  la  jeune  fille  avec 
joie;  je  savais  bien  que  l'amant  retrouverait  le 
logis  de  sa  belle  ! 

Elle  descendit  en  hâte  et  courut  retrouver  le 
jeune  homme,  sans  s'inquiéter  des  gronde- 
ments de  la  bête  qui  se  dressa,  farouche. 

—  Paix!  Ramô,  fit  le  Gourkas. 

—  Ne  me  reconnais-tu  pas?  demanda  la 
petite. 

Il  l'enveloppa  de  son  regard  sombre,  parut 
hésiter  un  moment. 

—  Tu  es  l'amie  de  la  Rana?... 

—  Je  suis  Hallabab,  et  j'ai  de  bonnes  nou- 
velles à  te  donner. 

—  Dis  vite,  alors?...  Je  me  meurs  d'inquié- 
tude!... 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  199 

—  Assilinia  est  près  d'ici.  Elle  ne  t'a  pas 
oublié  et  t'aime  toujours. 

—  Ne  court-elle  aucun  danger  ? . . . 

—  Aucun  pour  le  moment. 

—  Pourrai-je  la  revoir?...  Je  t'en  supplie, 
conduis-moi  auprès  d'elle  ! . . . 

Mais  Hallabab  hocha  .la  tète. 

—  Impossible.  La  Rana  est  prisonnière,  et  il 
ne  faut  pas  qu'on  soupçonne  ta  présence  ici, 
car  tu  serais  perdu  ! 

—  Que  faire?... 

—  Attendre  avec  patience.  Assilinia  te  sera 
rendue. 

Mimiose  soupira. 

—  Dis-tu  vrai  ?...  Ceux  qui  la  gardent  sont 
tout-puissants.  Je  sais  qu'elle  est  partie  avec 
Orpha,  après  l'incendie  du  temple  de  Siva,  et 
Orpha  en  veut  faire  sa  femme. 

—  Il  l'épouse,  mais  il  la  destine  à  un  autre. 

—  A  l'Empereur! 

Le  Gourkas  eut  un  rugissement  de  rage  et 
s'enfonça  les  ongles  dans  la  poitrine. 

—  Le  prince  fait  un  métier  infâme  !  dit-il 
avec  mépris. 

—  Certes,  mais  sa  complaisance  lui  sera 
payée  cher,  et  tant  d'autres  à  la  cour  lui  ont 


200      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

donné  l'exemple  delà  soumission  aux  fantaisies 
du  Maître  !  L'Empereur  a  toujours  eu  toutes  les 
femmes  qu'il  a  convoitées. 

Le  jeune  homme  se  révolta  de  nouveau  : 

—  Je  ne  veux  pas  que  ce  crime  s'accomplisse  ! 

—  Il  ne  s'accomplira  pas,  je  te  le  jure. 

—  Quelle  influence  occulte  comptes-tu  donc 
invoquer  contre  la  toute-puissance  impériale?... 

Hallabab  scruta  l'ombre  des  ghàts  de  son 
regard  perçant. 

A  part  quelques  da.nghi  et  quelques  bsidjera 
qui  glissaient  mollement  sur  le  fleuve,  tout 
était  silencieux  et  désert  autour  d'eux.  Alors  la 
jeune  fille  se  pencha  à  l'oreille  du  Gourkas  et 
lui  parla  longtemps  à  voix  basse. 

Elle  lui  dit  les  conseils  de  Hadj-Hidi,  et  com- 
ment elle  comptait  se  dévouer  à  la  cause  de  la 
Rana. 

—  Je  resterai  auprès  de  Shah-Djahân,  afin 
de  l'engourdir  dans  de  mortelles  caresses,  et 

Assilinia,  sous  un  déguisement,  traversera  le 
palais  pour  venir  te  rejoindre.  Attends-la  avec 
Ramô  à  l'endroit  oii  nous  nous  trouvons,  et  prie 
les  dieux  de  nous  assister  î 

—  Je  t'obéirai,  dit  Mimiose,  et  je  ferai  des 
sacrifices  à  Siva  pour  qu'ilnousvienneenaide! 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      201 

—  Moi,  de  mon  côté,  j'offrirai  à  Dourga  un 
nazir  de  vingt  cires  d'or  gravées  de  mentrams 
et  des  tchapatti  au  miel. 

Hallabab  et  le  Gourkas  se  prosternèrent  et 
adressèrent  aux  divinités  de  l'air,  des  eaux,  du 
vent  et  du  feu  leur  supplique  passionnée  : 

«  Indra,  dieu  des  espaces  éthérés,  ne  nous  cache 
jamais  les  astres  de  la  nuit  ! 

Eclaire-nous  ! 
»   Varouna,    dieu  des  ondes  tranquilles,  que  le 
fleuve  pour  nous  ait  la  douceur  de  Thuile  ! 
Dirige-nous  ! 
»  Pavana,  dieu  du  vent,  conduis  vers  le  port  notre 
badjera  fragile  I 

Protège-nous. 
»  Agni,  dieu  du  feu,  entretiens  dans  nos  âmes  le 
foyer  d'éternel  amour  ! 

Embrase-nous  !  » 

Et  Ramô  termina  la  prière  par  un  rauque- 
ment  profond  qui  dut  faire  tressaillir  Yama,  le 
dieu  des  restions  infernales  ! 


TROISIEME  PARTIE 


L  UNION    FORGEE 

Un  grand  bruit  de  foule  hurlante,  un  galop 
d'hommes  et  de  femmes,  courant  vers  le 
temple  de  Kutbu'l,-  pour  voir  défiler  le  cortège 
d'Assilinia  et  d'Orpha  qui  ondule  lentement 
sur  la  place  grouillante  de  peuple,  et  se  dirige 
vers  le  palais  du  Mogol.  Aux  terrasses,  des 
têtes  se  poussent,  curieuses,  et  des  jeunes  filles 
jettent  des  fleurs  en  criant  le  nom  des  heureux 
époux.  Les  enfants,  muets  d'admiration,  ten- 
dent leurs  petites  mains  pour  recevoir  les 
piécettes  de  monnaie  et  les  sucreries  que  leur 
distribuent  les  invités. 


204  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Dans  le  bramement  des  trompettes,  le  son 
rauque  des  doles  et  des  tambourahs,  percent 
des  cris  de  bêtes  :  des  rugissements  de  lions, 
de  tigres  et  de  léopards  que  des  jeunes  garçons 
tiennent  en  laisse,  deux  par  deux.  Des  atte- 
lages passent  dans  un  éblouissement  de  chair 
et  d'or,  escortés  de  chameaux  sdiermi  à  pom- 
pons rouges,  de  héras  porteurs  de  palanquins, 
de  harkâràt  clamant  la  nouvelle  de  joie  et 
d'amour. 

Voici  les  déesses  de  la  Fécondité  et  de  la 
Volupté,  juchées  sur  des  épaules  de  femmes 
superbement  épanouies,  les  flancs  larges  et 
harmonieux,  les  seins  dressés  dans  Torgueil  du 
désir;  voici  des  idoles  terribles,  à  tête  de  bouc, 
de  chien  et  de  taureau,  des  Linga-yoni  en- 
tourés de  roses,  précédant  le  dieu  Lingam, 
statue  colossale  avec  un  phallus  de  trois  pieds 
de  long,  porté  sur  un  char  triomphal  que  traî- 
nent quarante  jeunes  filles  du  temple  de  Siva. 
Les  bas-reliefs  du  char  déroulent  une  variété 
inouïe  de  créations  hors  nature  qu'encensent 
des  cassolettes  toujours  agitées,  et  que  viennent 
baiser  les  spectateurs  adorateurs  du  principe 
sacré. 

Dans  des  vases  très  hauts  fument  des  vins 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA.      205 

rares;  sur  des  plateaux  de  jade  s'étalent  des 
tcliapatti  au  miel  et  des  pyramides  de  fruits 
pour  les  dieux  toujours  affamés. 

Des  centaines  de  fakirs,  presque  nus,  les 
cheveux  flottants  et  les  yeux  égarés,  chantaient 
des  hymnes  au  Principe  de  Vie,  le  Linga,  ce 
symbole  des  anciennes  croyances  qui  triom- 
phait encore  des  religions  nouvelles  et  qui 
triompherait  toujours,  puisque  la  nature  n'a 
qu'une  volonté  :  l'amour,  et  qu'un  but  :  la 
mort  !  . 

Des  soldats  à  langouti  écarlate,  lamelle  de 
fer  et  de  bronze,  entouraient,  en  croisant 
leurs  lances,  des  prêtres  de  Brahma  et  de 
Dourga  dont  les  longues  robes  jaunes  traî- 
naient dans  la  poussière.  Ils  chantaient  plus 
fort  que  les  fakirs,  et  quelques-uns,  élevant 
leurs  bras  nus  et  montrant  leurs  aisselles  épi- 
lées,  jouaient  de  la  vina  ou  secouaient  des  tam- 
bourahs  recouverts  de  peau  de  serpents.  D'au- 
tres tourbillonnaient,  faisant  bouffer  leur  robe 
comme  des  derviches  tourneurs  ;  et  c'étaient 
des  Yoghis,  encore,  traînant  des  vaches  sa- 
crées aux  cornes  courbes  couvertes  de  lamelles 
■d'or  et  enroulées  de  fleurs. 

Des  beuo-lements  et  des    barrissements    se 


206  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

mêlaient  aux  rauquements  des' fauves,  aux 
accords  précipités  de  la  musique  barbare. 

Derrière  les  vaches  grasses,  parées  de  col- 
liers et  de  roseSj  comme  des  idoles,  remuaient 
les  trompes  grises  des  éléphants  aux  chabra- 
ques  et  aux  haoudars  indurés  de  rosaces  tail- 
lées à^  mille  facettes,  de  cabochons  éclatants 
qui  semblaient  des  morceaux  de  soleil. 

Et  les  énormes  bétes  étaient  si  nombreuses 
que  le  reste  du  cortège  disparaissait  derrière 
les  tours  peintes,  dorées  et  drapées  de  soies 
chatoyantes,  qu'ils  portaient  sur  le  dos.  Quel- 
ques-uns de*9^^kiosques  brillants,  précieu- 
sement découpéspdépassaient  le  faîte  des  cons- 
tructions environnantes,  lançaient  très  haut 
dans  Tazur  leurs  flèches  ornées  d'oriflammes. 

La  déesse  Parvati  venait  ensuite,  traînée  par 
douze  jeunes  filles  nues,  enchaînées  les  unes 
aux  autres  par  des  liens  de  roses.  Sur  le  char 
brûlaient  des  cires  parfumées,  et  des  colombes, 
attachées  par  un  fil  invisible,  voletaient  sans 
cesse,  formant  sur  l'idole  un  dôme  d'ailes  fré- 
missantes. 

Voici  les  eunuques,  le  sabre  au  poing,  des 
Hermaphrodites  sacrés,  montrant  des  mamelles 
desséchées  sur  un  lan^^outis  de  soie  verte  lamée 


LES    COURTISANES    DE    r.RAIIMA  207 

d'argent  ;  voici  les  Iledjeras  qui  glissent  molle- 
ment, à  tout  petits  pas,  un  bras  étendu,  l'autre 
replié  à  la  hauteur  du  visage,  tenant  un  lotus 
Liane.  Elles  portent,  de  Tépaule  droite  au  ilanc 
gauche,  une  écharpe  rattachée  par  des  rangs 
de  perles,  et  une  sorte  de  tiare  couvre  leur 
front  sur  les  cheveux  coupés  courts.  Elles  ont 
un  visage  calme  et  triste,  leur  chant  s'élève, 
rauque  et  puissant. 

Les  Bhaï-Tchokri,  éducatrices  d'amour, 
dansent  à  reculons,  en  lançant  des  tubéreuses 
effeuillées  sur  le  char  où  se  tient  Assilinia,  im- 
mobile, et  plus  parée  que  la  statue  toute-puis- 
sante de  l'éternelle  Fécondité. 

La  face  recueillie  de  la  Rana  s'adorne  d'un 
cercle  de  diamants,  posé  sur  ses  cheveux  par- 
tagés à  la  mode  des  vierges  de  Bénarès,  et,  sur 
sa  dou-pattah  couturée  de  perles,  brodée  et  re- 
brodée de  saphirs  et  d'opales,  une  sorte  de  cui- 
rasse orfévrée  lui  étreint  la  taille,  croisant  ses 
mailles  enflammées,  crachant  des  étincelles  à 
chacun  de  ses  mouvements.  Sur  ses  bras,  ses 
épaules,  ses  chevilles  courent  les  gemmes 
comme  des  scarabées  fulgurants  ;  elle  attire  et 
retient  les  regards,  car  nulle  autre  n'est  aussi 
belle  I 


208      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA. 

Les  Bhaï-Tchokri,  souriantes,  s'activent 
autour  du  char  de  l'épousée  ;  elles  ne  sont 
guère  vêtues  que  de  minéraux  lucides,  avec 
une  fibule  d'émail  entre  les  seins  et  une  cein- 
ture serrant  le  haut  des  cuisses,'  s'agrafant 
dans  le  milieu  sous  des  battants  de  péridot^  et 
de  chrysobérils  qui  ondulent  et  s'entrecho- 
quent avec  un  bruit  cristallin.  Leur  ventre 
s'arrondit,  gironné  d'or,  estompé  de  mauve 
vers  les  aines,  et  elles  se  trémoussent  dans 
leurs  danses  les  plus  lascives.  Quelques-unes 
ont  des  vinâs,  des  tais  et  des  flûtes  de  macabou 
qui  accompagnent  leurs  voix  aiguës,  contras- 
tant avec  les  chants  profonds  et  comme  dé- 
chirés des  Hedjeras  au  sexe  mutilé. 

Mais  Assilinia  a  tressailli.  Au  premier  rang 
des  spectateurs ,  la  contemplant  d'un  regard 
ardent,  Mimiose  est  debout.  Il  porte  ses  deux 
doigts  écartés  à  la  hauteur  d-e  son  front,  et  elle 
incline  faiblement  la  tête.  Elle  a  compris  que 
l'aimé  se  trouvera  sur  les  ghàts  versla  deuxième 
heure  de  la  nuit,  et  elle  répond  au  signal  con- 
venu avec  un  grand  frisson  qui  la  secoue  de  la 
nuque  aux  talons. 

Orpha,  qui  suit  sur  un  éléphant,  chamarré 
d'une  telle  profusion  de  gemmes  qu'il  semble 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      209 

un  soleil  en  marche,  n'a  rien  vu,  ou,  du  moins, 
ses  traits  sont  restés  impassibles,  ses  yeux 
n'ont  pas  cessé  de  contempler  une  Bhai-Tchokri 
qui  danse  à  reculons  devant  son  éléphant. 
C'est  Yaminah,  la  favorite  du  prince,  une  Natis 
onduleuse  dont  les  prunelles  de  feu  brûlent 
plus  que  le  fruit  de  l'astera  cantha,  et  qui  sait 
tous  les  jeux  d'amour. 

Yaminah,  pard'érudites  hystéries,  a  su  réveil- 
ler les  désirs  somnolents  du  prince,  et  il  l'aime 
autant  qu'il  peut  aimer.  Elle  connaît  les  aphrodi- 
siaques qui  stimulent  les  convoitises  endormies, 
elle  use  de  tous  les  apadrav-yas  qu'enseigne 
le  KsimdL-Shsistra.  et  nul  encore  ne  lui  a  résisté. 
Les  Bhai-Tchokri  entourent  la  favorite,  l'en- 
couragent dans  ses  torsions  de  hanches  et  de 
croupe.    Ne    remplacera-t-elle    point,    durant 
cette   nuit  de  noces,  Assilinia  enfermée  avec 
l'Empereur?  Ne  faut-il  pas  qu'elle  soit  à  la  hau- 
teur de  sa  mission?... 

Et  Yaminah  continue  la  danse  lubrique 
qu'applaudissent  les  spectateurs  du  haut  des 
terrasses.  Les  seins  ondulent  et  relèvent  leur 
pistil  rose  comme  des  plantes  altérées  de  soleil. 
Ses  bracelets,  ses  ceintures,  ses  plaques  lancent 
des   lueurs  plus  vives   sous  les  secousses  du 

14 


210      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

ventre  et  les  frissons  des  cuisses.  Une  longue 
pendeloque,  d'où  ruisselle  une  cascade  de 
perles,  bat  entre  ses  genoux.  Elle  est  bien  la 
grande  corolle  vénérienne  qui  réveille  les  sens 
en  léthargie  de  l'homme, la  fleur  vivante  roulée 
dans  les  baumes,  fumée  dans  les  encens  et 
dans  les  myrrhes!... 

Tandis  que  la  Rana,  ivre  de  son  amour 
retrouvé,  souriait  à  Mimiose,  Orpha,  les  pau- 
pières mi-closes,  regardait  Yaminah  qui  lui 
promettait  une  nuitée  heureuse  loin  delacouche 
nuptiale. 

Il  se-  disait  qu'une  femme  eu  vaut  une  autre, 
mais  que  la  plus  instruite  est  encore  la  meil- 
leure. Pourtant,  son  regard,  sous  la  grille  des 
cils,  coulait  parfois  vers  Tépouse  légitime,  et  un 
ironique  sourire  retroussait  ses  lèvres. 


II 


LA.    TOILETTE    DE    L  EPOUSEE 


De  retour  au  palais,  après  le  repas  des  rajahs, 
arrosé  du  vin  de  lotus  tiqueté  d'or  et  de  pierre^ 
ries,  Assilinia,  sur  un  signe  de  l'époux,  a 
quitté  furtivement  la  salle  du  festin.  Eloignant 
ses  femmes,  surprises,  elle  n'a  accepté  que  les 
soins  d'Hallababpourla  préparer  au  voluptueux 
sacrifice.  Accompagnée  de  son  amie,  elle  s'est 
rendue  dans  la  retraite  somptueuse  qui  fait 
suite  à  sa  chambre,  et  où  un  bassin  d'argent, 
muni  de  jets  d'eau  ascendants  et  horizontaux, 
s'étale  pour  les  soins  de  sa  beauté.  Sur  les  côtés 
de  la  vasque  douze  tètes  de  dragons  et  de  chi- 
mères, languées  de  rubis  avec  des  yeux  d'aiguës- 


^12  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

marines,  délivrent  des  eaux  de  miel,  de  lait 
d'amande  et  de  roses,  des  essences  detakéoka, 
de  jasmin  et  de  tubéreuse. 

Assilinia,  nue,  devant  une  immense  glace 
qui  tient  tout  le  fond  de  la  salle,  examine  son 
corps  charmant,  épanoui  comme  une  rose-thé 
sous  les  premiers  rayons  du  jour.  La  face  re- 
cueillie, solennelle,  presque  auguste,  elle  ne 
songe  pas  aux  charmes  délirants  que  lui  ré- 
vèle cette  lente  inspection,  ni  aux  actives  dé- 
pravations que  l'on  semble  exiger  d'elle.  Elle 
se  dit  qu'il  faut  être  belle  pour  vaincre,  sem- 
blable à  la  déité  symbolique  de  l'indestructible 
Luxure,  à  la  Bête  monstrueuse,  indifférente, 
qui  tue  pour  tuer,  parce  que  telle  est  sa  mission, 
et  qu'elle  n'en  connaît  point  d'autre.  Elle  est  la 
puissance  fatidique,  la  force  suprême  qui 
triomphe  inconsciemment  par  le  bien  comme 
par  le  mal,  par  la  splendeur  de  l'amour  divin 
ou  les  attirantes  abjections  de  la  débauche. 

Ses  paupières  devinrent  lourdes  de  larmes, 
et  Hallabab,  à  genoux  devant  elle,  procéda 
aux  soins  intimes  de  sa  beauté.  Puis,  elle  lui 
mit  un  baiser  sur  les  seins,  et  chercha,  parmi  les 
pots  et  les  flacons,  ceux  des  onguents,  des  pâtes, 
des  colivres  qui  pouvaient  lui  être  utiles.  Elle 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      213 

comptait  faire  de  son  amie  une  Rana  chiméri- 
que, et  se  farder  à  son  image,  afin  que  la  res- 
semblance fût  parfaite  et  que  l'Empereur  ne 
pût  les  distinguer  Tune  de  l'autre. 

Elle  étendit  du  schnouda  sur  ses  joues,  fît 
usage  des  pâtes  de  serkis,  des  émulsines  au  lys 
de  Kachemyr  et  au  musc,  des  encres  de  Chine, 
de  l'or  japonais,  et,  au  moyen  de  petits  instru- 
ments en  ivoire,  nacre  et  argent,  de  strigiles, 
d'estompés  et  de  crêpons,  métamorphosa  Assi- 
linia  en  princesse  de  volupté. 
,  —  A  mon  tour,  dit-elle,  il  faut  que  je  sois 
pareille  à  toi. 

La  Rana,  consultant  la  haute  glace  qui  lui 
renvoyait  son  image,  rendit  alors  à  Hallabab  les 
soins  qu'elle  en  avait  reçus,  rosissant  le  coin 
des  yeux,  les  narines,  les  oreilles,  les  lèvres  et 
les  seins,  estompant  les  paupières,  dessinant  la 
bouche  en  cœur  de  pourpre,  arrangeant  les 
cheveux  en  bouclettes  légères  sur  les  tempes. 

Deux  écharpes  semblables,  somptueuses  et 
diaphanes,  voilèrent  leurs  flancs  arrondis,  un 
diadème  en  forme  de  tour,  ruisselant  de  perles 
sur  les  tempes,  orna  leur  front,  et  des  fleurs 
pareilles  tombèrent  de  leurs  épaules  en  grappes 
parfumées  jusqu'aux  genoux. 


214      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

x4.insi  parées,  elles  se  ressemblaient  comme 
deux  sœurs,  et,  se  prenant  par  la  main,  elles  se 
regardèrent  en  souriant  dans  la  glace. 

—  Tu  es  belle,  Assilinia  ! 

—  Tu  es  belle,  Hallabab  ! 

Et,  comme  une  coquette  embrassant  son  re- 
flet, la  Rana  mit  ses  lèvres  aux  lèvres  de  la  petite 
amie,  lui  insufflant  son    désir  de  vengeance. 

—  Alors,  tu  Tas  vu  pendant  le.défilé? 

—  Oui,  il  m'attendra  ce  soir  à  l'endroit  con- 
venu. 

—  Du  courage,  Assilinia  !  Tout  réussira  au 
gré  de  nos  désirs. 

Mais  la  jeune  femme  soupirait. 

—  Orpha  m'a  quittée  avec  un  mauvais  re- 
gard. Penses-tu  qu'il  ne  se  doute  de  rien?... 

—  De  quoi  pourrait-il  se  douter ?;..  Nous 
n'avons  confié  notre  secret  à  personne. 

—  Oui,  ce  cher  époux  me  croit  en  ce  moment 
dans  les  bras  du  Maitre.  Il  fait  des  vœux  pour 
que  je  grise  le  monarque  pervers  de  mes  plus 
savantes  caresses,  et  il  n'a  pas  d'autre  ambi- 
tion que  celle  de  me  voir  partager  le  plus  long- 
temps possible  la  couche  impériale!  Est-ce  que 
son  avenir  ne  dépend  pas  de  mes  complai- 
sances?... 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      215 

—  Tu  le  calomnies,  peut-être.  Il  obéit  à  un 
ordre,  et  rien  de  plus. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  suis  pas  sans 
crainte  ;  s'il  avait  vu  Mimiose  ! 

—  Il  le  connaît  à  peine,  et  les  danses  de 
Yaminah  absorbaient  son  attention,  m'as-tu 
dit?...  Ah!  que  cette  pensée  me  chagrine!... 
Mais  l'Hedjeras  m'a  affirmé  qu'il  m'aimerait  un 
jour...  Penses-tu  qu'il  m'aimera?... 

Assilinia  hocha  la  tête. 

—  Je  le  souhaite,  puisque  cet  amour  te  tient 
tant  au  cœur... 

Mais  un  coup  discret,  frappé  à  la  cloison, 
avertit  les  amies  qu'on  les  attendait,  et  deux 
eunuques  soulevèrent  la  draperie  qui  voilait 
l'entrée  de  la  salle. 

—  N'oublies-tu  rien?...  chuchota  Assilinia  à 
l'oreille  d'Hallabab. 

—  Non,  rien;  j'ai  la  poudre  mystérieuse  que 
m'a  donnée  l'Hedjeras...  Du  courage! 


III 


LES    BAISERS    DE    L  EMPEREUR 


Dans  la  chambre  d'Assilinia  tout  était  prêt 
pour  recevoir  l'auguste  visiteur.  La  jeune 
femme  se  jeta  sur  la  couche  jonchée  de  jas- 
mins et  de  roses,  tandis  qu'Hallabab  se  glissait 
derrière  un  rideau. 

Autour  du  lit,  sur  des  trépieds  d'or,  des  par- 
fums brûlaient,  dégorgeant  des  nuées  de  va- 
peurs; partout  des  fleurs  aux  corolles  jaunes  et 
blanches  sortaient  des  vases  précieux,  couraient 
en  guirlandes  le  long  des  colonnes  et  de  la  voûte, 
recouvraient  le  sol,  s'écroulaient  des  panneaux 
aux  fines  mosaïques  et  des  corniches  découpées, 
filigranées  d'or.  La  lune,  par  l'ouverture  ovale 


'218  LES    COL'RTISANES    DE    BRAHMA 

du  plafond,  dansait,  folâtre  et  bleuâtre,  sur 
toutes  ces  fleurs  qui  semblaient  parer  une 
couche  funéraire. 

Assiiinia  contemplait  en  elle  le  calice  rouge 
de  sa  passion,  qui,  malgré  tout,  s'ouvrait  vic- 
torieusement, et  elle  puisait  dans  cet  amour  la 
force  de  la  lutte  et  la  volonté  du  triomphe. 

Les  eunuques,  tout  de  suite,  s'étaient  éclip- 
sés, et  le  pas  inégal  du  Mogol  résonnait  au  loin 
sur  les  dalles. 

—  Le  voici!  souffla  Hallabab  ;  quand  tu  ju- 
geras le  moment  venu,  tu  soulèveras  le  rideau, 
et  je  prendrai  ta  place.  As-tu  le  vin  d'oubli?... 

—  Il  est  sur  l'escabeau  d'ivoire.  Songe  aux 
caresses  qui  endorment  pour  toujours! 

—  J'y  songe,  et  mon  cœur  bat  comme  s'il  vou* 
lait  jaillir  de  ma  poitrine.  Ne  Tentends-tu  pas  ?. . . 

—  Non,  je  n'entends  que  Shah-Djahân  qui 
marche  vers  la  mort. 

Un  écartement  violent  de  draperies,  et  l'Em- 
pereur parut  dans  son  khélat  d'or  ruisselant 
de  gemmes. 

Sa  figure  glacée  n'avait  de  vivant  que  les 
yeux,  qui  phosphoraient  comme  ceux  des  fé- 
lins, et  couvaient  passionnément  le  corps 
allongé  de  la  Rana. 


LES    COURTISANES    DE    BRAIîMA  219 

Il  s'avança  vers  la  couche,  en  présentant  le 
bout  de  son  sceptre  d'émeraude  aux  lèvres  de 
la  jeune  femme  pour  le  baiser  de  soumission. 
Elle  se  leva,  porta  les  mains  à  son  front  et  se 
prosterna  devant  le  Maitre. 

Dans  l'odeur  perverse  des  parfums,  dans 
l'atmosphère  surchauffée  de  cette  salle,  les  sens 
stimulés  du  monarque  ardaient  de  nouveau.  Il 
prit  le  poignet  d'Assilinia  et  l'attira  à  lui.  Com- 
plaisante, elle  se  laissa  faire,  docile  aux  leçons 
des  Natis  et  des  Bhaï-Tchokri,  qui  conseillent 
d'abord  la  plus  entière  obéissance  aux  caprices 
de  l'homme  que  l'on  veut  vaincre. 

Elle  rejeta  donc  l'écharpe  qui  couvrait  ses 
seins,  et  éloigna  un  peu  les  cires  roses  qui 
brûlaient  près  du  lit,  comme  dans  un  mouve- 
ment de  pudeur.. 

Lui,  d'une  main  crochue  d'avare,  palpait  ce 
trésor  de  jeunesse  et  d'amour,  en  détaillait 
avec  débre  toutes  les  perfections. 

Il  reconnaissait  les  bras  plus  doux  que  les 
tiges  du  manguier  en  fleurs,  leë  seins  délicats 
et  fermes  comme  les  fruits  du  vilva  dont  les 
boutons  lui  chatouillaient  les  paumes.  Il  se  plut 
à  les  voir  se  dresser  en  émoi,  durs  comme  les 
coupes  d'or  renversées  du   temple  de  Kutbul. 


220      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

Il  compara  ses  reins  bien  cambrés  à  la  courbe 
agile  du  daboia,  qui  se  dresse  contre  la  poitrine 
des  charmeurs.  Il  essaima  des  roses  sur  son 
jadgana,  aussi  pur  et  merveilleusement  arrondi 
que  le  lotus  sortant  du  Gange,  à  l'ombre  des 
herbes  sacrées,  et  sur  ses  cuisses  plus  douces 
et  harmonieuses  que  les  branches  polies  des 
jeunes  bananiers, 

Assilinia  se  prêtait  à  ces  jeux,  les  paupières 
closes,  la  pensée  lointaine,  se  remémorant 
d'autres  caresses,  et  tâchant  de  s'illusionner 
sur  l'amant  présent. 

Ses  lèvres  s'entr'ouvraient  dans  l'attente  d'a- 
mour comme  les  baies  du  bimba,  et  ses  dents, 
plus  blanches  que  le  jasmin  d'Arabie,  luisaient 
dans  la  demi-clarté  des  cires. 

L'Empereur  s'attardait  à  la  préface  savou- 
reuse du  poème  erotique,  sachant  qu'il  ne 
relirait  pas  deux  fois  les  mêmes  chapitres,  et 
qu'il  ne  fallait  pas  gaspiller  les  heures  de  joie 
que  Mohammed  nous  donne  ! 

Lorsque  ses  lèvres  fiévreuses  s'égaraient 
trop,  la  Rana  le  repoussait  doucement,  mais  il 
revenait  obstinément,  acharné  dans  sa  volonté 
de  la  connaître  toute. 

Enfin,  se  sentant  trop  énervée,  elle  se  leva, 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  221 

déclarant   qu'elle  connaissait  bien  les  trente- 
deux  modes  musicaux  de  Ra,dha,j  et  qu'elle 
allait  chanter  en  s'accompagnant  sur  la  vina. 
Mais  l'Empereur  la  reprit  contre  lui  : 

—  Tu  chanteras  plus  tard,  quand  nous 
serons  las  tous  les  deux,  et  je  m'endormirai 
sous  les  accents  profonds  de  l'amante  de 
Krishna.  Fais-moi  connaître  ta  science  amou- 
reuse. Vous  autres,  les  petites  servantes  de 
Brahma,  devez  savoir  tous  les  secrets  d'amour 
ignorés  de  nos  femmes  ?...  Vous  êtes  plus  com- 
pliquées et  plus  perverses,  n'étant  élevées  que 
pour  le  plaisir  des  dieux  et  des  hommes  ! 

—  Oui,  dit  Assilinia,  notre  religion  est  une 
religion  de  volupté,  et  les  Ganika  sont  vénérées 
de  tous.  Nous  allons,  le  visage  découvert,  pour 
que  rien  ne  se  perde  de  notre  beauté,  et  notre 
corps  sert  d'autel  à  Kama. 

—  Parées  et  parfumées  vous  attendez,  sou- 
riantes, et  toujours  prêtes  à  célébrer  le  doux 
sacrifice  en  l'honneur  de  Smara  avec  tous  ceux 
qui  vous  en  prient  ?... 

—  Jadis,  cela  était  ainsi.  Dans  les  provinces 
de  Bombay  et  du  Bengale  les  dévotes  de 
Krishna,  en  imitation  des  jeux  du  dieu  avec 
les  gopies,   s'exaltaient  en  commun  jusqu'au 


222      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

paroxysme  frénétique,  et  s'enlaçaient  pendant 
des  nuits,  mais,  à  présent,  les  Natis  seules 
servent  au  plaisir  de  tous. 

—  Sois  pour  moi  une  Natis  ardente  jusqu'à 
la  démence  !...  Connais-tu  tous  Içs  baisers?... 

—  Certes,  dit  la  Rana,  les  courtisanes  m'ont 
instruite  dans  Tart  de  charmer  les  hommes.  Je 
sais  les  baisers  qui  bercent,  ceux  qui  enflam- 
ment, ceux  qui  affolent  et  ceux  qui  tuent  ! 

—  Je  ne  veux  connaître  que  les  deux  pre- 
miers. Fais-moi,  petite  Rana,  les  baisers  qui 
consolent  et  qui  grisent.  11  faut  observer  les 
règles  de  la  Shastra  tant  que  la  passion  est 
modérée  ;  mais  la  roue  de  Kama  a  tourné 
pour  nous,  et  tu  t'inspireras  de  tes  propres 
désirs. 

Assilinia  feignit  un  grand  trouble. 

—  Je  n'ose  me  dévoiler  ainsi  devant  le 
Maître,  et  je  frissonne  de  pudeur  alarmée. 

—  Quoi,  pour  quelques  baisers?... 

—  Ta  majesté  m'impressionne.  Tu  es  si 
puissant  et  je  suis  si  obscure  auprès  de  toi  ! 

—  Tu  es  la  fille  du  Rajah... 

Au  souvenir  de  son  père,  tué  par  Shah- 
Djahàn,  une  bouffée  de  colère  monta  à  la  face 
de  la  jeune  femme.  L'espèce  d'alanguissement 


LP]3    COURTISANES    DE    BRAHMA  223 

que  les  caresses  de  TEmpereur  avaient  amené 
en  elle,  se  dissipa  rapidement. 

Elle  tourna  ses  regards  vers  la  coupe  d'or 
qui  contenait  le  vin  d'oubli,  et  la  montra  au 
Maître. 

—  Bois,  dit-elle,  et  je  boirai  après  toi  pour 
bien  me  pénétrer  de  ton  amour. 

—  Soit,  buvons  pour  que  nos  étreintes  soient 
durables  et  profondes. 

Il  vida  à  demi  la  coupe,  et  la  présenta  à  la 
Rana  qui  fit  semblant  d  y  tremper  ses  lèvres. 

—  Bois  encore,  dit-elle;  après  toi,  le  vin  est 
meilleur.  Vois,  j'ai  déjà  effacé  la  trace  de  ta 
bouche. 

L'Empereur  vida  une  seconde  fois  la  coupe, 
et  ses  yeux  troubles  se  fermèrent. 

—  Viens,  murmura-t-il,  viens  tout  près  de 
moi  ! 

Assilinia  souleva  le  rideau,  et  llallabab,  fré- 
missante, se  glissa  dans  les  bras  du  Mogol. 

Tandis  que  la  jeune  fille,  par  les  terribles 
caresses  que  lui  avait  enseignées  Hadj-Hidi, 
commençait  l'œuvre  mortelle,  en  recomman- 
dant son  âme  à  Dourga  et  à  Siva,  son  amie, 
enveloppée  dans  des  voiles  sombres,  se  glissait 
furtivement  hors  de  la  chambre. 


'224  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Les  eunuques  dormaient  devant  la  porte,  et 
les  femmes,  étendues  sur  les  divans  bas,  ne 
firent  pas  attention  à  la  Rana  qu'elles  prirent 
pour  une  des  leurs  en  tourment  d'amour.  Ne 
savaient-elles  pas  que  la  nouvelle  favorite  était 
auprès  de  Shah-Djahân?  La  pensée  d'une  fuite 
leur  eût  paru  insensée,  alors  que  tant  d'autres 
eussent  été  fières  de  la  conquête  impériale. 

Orpha,  seul,  qui  n'avait  point  voulu  des 
habituelles  caresses  de  Yaminah,  veillait  près 
de  la  chambre  voluptueuse,  où  Hallabab,  parmi 
les  lotus  et  les  roses,  accomplissait  l'œuvre 
sinistre... 


IV 


LES    BORDS    DE    LA    JUMNA 


Au  frôlement  léger  des  pieds  de  la  Rana  le 
prince  sortit  de  sa  cachette,  appela  les  sonars, 
et  suivit,  de  loin,  la  fugitive,  sachant  qu'il  la 
rejoindrait  quand  il  voudrait,  car  elle  n'était 
pas  habituée  à  la  marche,  et  les  longs  voiles 
qui  l'enveloppaient,  s'enroulant  à  ses  jambes, 
l'empêchaient  d'avancer  aussi  vite  qu'elle  l'eût 
souhaité. 

La  jeune  femme  entendait  les  bruits  imper- 
ceptibles de  l'ombre  grossir  jusqu'à  devenir 
une  clameur  formidable.  Elle  pensait  qu'elle 
risquait  sa  vie  en  fuyant  de  nouveau,  et, 
malgré  l'assurance  d'Hallabab,  confiante   dans 


526      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

les  conseils  de  THedjeras,  elle  doutait  de 
l'efficacité  des  subtiles  caresses.  L'Empereur 
pouvait  se  réveiller,  lancer  sur  ses  traces  les 
redoutables  Thugs  qui,  cette  fois,  l'étrangle- 
raient avec  son  amant  !  Elle  sortit  du  palais, 
chaude  encore  de  baisers,  troublée,  fiévreuse, 
sentant  le  mouvement  persistant,  intolérable 
des  artères  qui  lui  battaient  les  tempes  à  coups 
redoublés.  Elle  allait  dans  la  nuit,  d'un  pas 
saccadé,  tournant  parfois  la  tête  pour  s'assurer 
qu'on  ne  la  suivait  pas...  Est-ce  que  Shah- 
Djahàn  n'avait  pas  gémi  ?  Est-ce  qu'elle  n'avait 
pas  perçu  un  cri  de  douleur  aiguë,  comme  une 
corde  de  scitos  qui  se  brise  ?...  Malgré  elle,  elle 
s'arrêtait  un  moment,  prêtait  l'oreille,  dardait 
des  regards  angoissés  dans  les  recoins  où  il 
lui  semblait  entendre  des  soupirs,  voir  s'agiter 
des  formes  menaçantes.  Le  cri  d'un  vautour 
qui  agitait  ses  lourdes  ailes  résonnait  à  son 
tvmpan  tendu  et  desséché  comme  le  roule- 
ment du  tonnerre,  ébranlait  encore  son  cerveau 
aiîaibli.  Elle  avait  traversé  la  salle  d'audience, 
la  salle  des  ministres,  la  salle  des  paons,  où 
les  Bhaï-Tchokri  lui  avaient  enseigné  la  danse 
voluptueuse  qui  devait  réveiller  les  sens  du 
monarque  pour  une  nuitée  d'amour.  Elle  tra_ 


LES    GOURTISAiNES    DE    DRAHMA  ^27 

versait  maintenant  la  cour  intérieure,  et  les 
émanations  de  la  Jumna,  qui  coulait  aux  pieds 
des  ghàts,  frappaient  son  odorat,  et  Tenivraient 
comme  les  parfums  morbides  qui  donnent  la 
malaria.  Elle  chancelait,  s'appuyait  parfois  au 
socle  d'une  idole,  prise  aux  anciens  temples,  et 
mise  là  par  ironie  pour  servir  de  perchoir  aux 
perroquets  merveilleux  dont  le  plumage  brillait 
autant  que  les  fleurs  des  bagitcha. 

Jamais  la  Rana  n'avait  éprouvé  un  trouble 
pareil,  et  jamais,  pourtant,  elle  n'avait  désiré 
aussi  ardemment  se  venger  et  reconquérir  sa 
liberté.  Un  frôlement,  derrière  elle,  la  fît  se 
retourner  avec  un  battement  de  cœur  si  violent 
qu'elle  faillit  crier,  et  elle  vit  les  buissons  se 
mouvoir  et  grandir.  Elle  commençait  à  éprouver 
des  hallucinations  étranges  :  des  enlacements 
de  femmes  et  d'hommes  s'afQrmaient  tout  au- 
tour d'elle,  le  jardin  entrait  en  rut,  et  les  corps 
frémissants  étaient  si  nombreux  qu'elle  ne  sa- 
vait où  poser  le  pied  pour  ne  pas  déranger  une 
extase  lascive. 

Elle  releva  la  tête  :  les  étoiles  se  cherchaient 
en  une  course  vertigineuse,  se  fondaient  l'une 
dans  l'autre,  et  la  lune,  pâmée,  était  chevauchée 
par  un  astre  inconnu  qui  avait  la  forme  de  lia- 


*2*28  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

noumam,  dieu  des  singes,  couronné  des  sept 
tètes  de  la  naga  !... 

Elle  avait  tellement  froid  que  ses  dents  s'en- 
trechoquaient, et  qu'elle  s'imaginait  être  plon- 
gée dans  un  océan  de  glace.  Pourtant,  elle  fît 
un  effort,  sortit  du  jardin  en  se  laissant  glisser 
le  long  des  terrasses,  comme  le  lui  avait  re- 
commandé Hallabab.  Les  dholes  se  mirent  à 
aboyer  sur  les  bords  du  fleuve,  et  elle  prit  leurs 
hurlements  pour  le  mugissement  des  vagues  et 
les  bruits  de  la  tempête.  Son  sang  bouillonnait 
dans  ses  veines,  et,  pourtant,  ses  entrailles 
étaient  glacées  comme  si  la  mort  les  eût  déjà 
paralysées. 

Un  miaulement  très  doux  l'avertit  que  Ramô 
était  proche  ;  inconsciemment  elle  se  dirigea 
versles  ghàts  ou  Mimiose  attendait  depuis  plus 
de  deux  heures,  couché  sur  une  marche.  Elle 
se  hâtait  sans  avancer;  il  lui  semblait  que  son 
corps  était  séparé  en  deux,  et  que  ses  pieds  ne 
tenaient  plus  à  ses  jambes.  Elle  descendit  ce- 
pendant les  degrés  humides  qui  menaient  à  la 
Jumna,  et  deux  bras  soudain  se  nouèrent  à  ses 
épaules. 

—  Assilinial 

—  Mimiose  ! 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  229 

—  Je  croyais  que  je  ne  te  reverrais  jamais! 
Ah  !  que  j'ai  souffert  ! 

—  Mon  aimé!  Mon  amant I  Si  tu  savais  ce 
que  j'ai  fait?... 

—  Qu'as-tu  fait,  mon  amour  ?... 

—  L'Empereur... 

Mais  elle  s'arrêta.  Une  ombre  grandissait 
dans  le  haut  des  ghàts,  paraissait  atteindre  le 
ciel.  Elle  leva  un  bras. 

—  Ne  vois-tu  rien  ?... 

Il  sonda  les  ténèbres  de  son  regard  per- 
çant. 

—  Non,  rien. 

Ramô  ronronnait  tendrement,  comme  une 
chatte  cajoleuse,  appuyait  sa  tête  ardente  contre 
le  flanc  de  la  jeune  femme,  mendiait  une  ca- 
resse. 

—  Ah!  je  vois  des  ennemis  partout!  Tous  ces 
événements  m'ont  affolée  ! 

—  Repose-toi  un  moment  sur  mon  cœur, 
puis  nous  fuirons  par  les  quartiers  bas  de  la 
ville,  car  le  fleuve  n'est  pas  sûr.  C'est  là  qu'on 
nous  cherchera  d'abord  ! 

Mais  Assilinia  voulut  partir,  tout  de  suite, 
et  Mimiose,  passant  un  bras  autour  de  sa  taille, 
l'entraîna  vers  les   ruelles   fumeuses   où   les 


230      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

prostituées,  assises  derrière  une  lampe  d'ar- 
gile, appelaient  les  passants  d'une  voix  nostal- 
gique. 

La  Rana  marchait  avec  peine.  Les  lourds 
colliers  qu'elle  avait  mis  l'écrasaient  ;  elle  se 
figurait  que  les  cabochons  de  pierreries  en- 
traient dans  sa  chair,  et  que  ses  épaules  se  dé- 
nudaient jusqu'à  l'os. 

—  Quel  est  ton  dessein?  demanda-t-elle.  As- 
tu  des  chevaux  pour  gagner  la  campagne? 

—  Non,  ce  moyen  est  dangereux.  J'ai  ré- 
fléchi longuement;  le  mieux,  je  pense,  est  de 
nous  cacher  ici  jusqu'à  demain;  ensuite,  nous 
aviserons.  En  agissant  autrement,  nous  attire- 
rions l'attention,  et  c'est  encore  dans  les  villes 
qu'on  se  dissimule  le  mieux.  D'ailleurs,  tu  es 
trop  faible  pour  supporter  les  fatigues  d'un  long 
voyage. 

—  Je  ferai  ce  que  tu  voudras. 

—  J'ai  bien  des  projets,  mon  amour.  Tu  les 
sauras  plus  tard. 

Des  femmes  nues,  debout  entre  desécriteaux, 
offraient  leur  lit  et  leurs  baisers  pour  un  salaire 
minime,  tandis  que,  derrière  les  portières  demi- 
closes,  l'on  entrevoyait  les  ébats  des  couples. 
Des  fillettes  aux  lèvres  rouges,  aux  paupières 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  231 

teintes  de  sourma,  paraissaient  aux  bras  d'un 
mahadjins  ou  d'un  sahohar  qu'une  fantaisie 
perverse  avait  mené  là.  Mais  beaucoup  préfé- 
raient les  gitons  dodus  et  frisés  qui  tenaient 
commerce  dans  un  autre  quartier.  Des  gens 
couraient  dans  les  rues,  s'attouchaient  dans  les 
bains  en  plein  air,  le  long  du  fleuve  ;  cepen- 
dant ce  spectacle  ne  révoltait  pas  Assilinia  ha- 
bituée aux  libres  amours  des  religions  de  vo- 
lupté. 

Mimiose  cherchait  une  maison  qu'il  savait 
hospitalière,  et  qu'on  devait  lui  céder  pour  un 
prix  fait  d'avance.  Il  s'avançait  avec  précau- 
tion, soutenant  toujours  Assilinia  dont  les  voiles 
sombres  n'éveillaient  pas  l'attention. 

Les  cascatelles  des  scithos  et  des  flûtes  de 
macabou  s'évadaient  des  constructions  légères, 
souvent  parées  de  fleurs  et  de  festons  de  pa- 
pier doré.  Des  rires  de  femmes  crépitaient 
plus  haut  que  les  soupirs  des  instruments, 
et,  dans  la  baie  lumineuse  des  portes,  s'agi- 
taient des  croupes  et  des  seins  qui  luisaient 
comme  sous  un  frottis  d'or.  Des  jeunes  filles 
aux  membres  fins,  chargés  de  plaques  et  de 
coUiers,  se  couchaient  sur  les  lits  bas,  et  un 
emmêlement  se  faisait  aussitôt  :  corps  de  fem- 


232  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

mes  s'étreignant  dans  les  fleurs  et  les  par- 
fums pour  la  plus  grande  joie  des  assistants 
que  ces  jeux  incitaient  à  de  nouveaux  plaisirs. 
Les  hommes  embrassaient  les  chairs  polies  des 
servantes  de  Smara,  qui  émergeaient  de  tous 
les  angles,  se  remplaçant  sur  les  divans  bas, 
aux  sons  des  tchiloumtchi  et  des  doles  secoués 
frénétiquement. 

Dans  les  rues,  habitées  par  les  musulmans, 
les  maisons  restaient  closes.  Sur  le  pas  des 
portes,  parfois,  se  montraient  des  eunuques 
coiffés  de  mitres  jaunes  qui  s'interrogeaient 
d'une  voix  enfantine,  échangeaient  des  provi- 
sions de  bétel  et  de  noix  d'arec. 


V- 


MAISON    EN    FLEURS 


Assilinia  et  Mimiose  marchaient  toujours,  se 
dissimulant  le  long  des  murailles. 

—  Ne  sommes-nous  point  encore  arrivés? 
interrogeait  la  jeune  femme  qui  se  sentait  dé- 
faillir de  plus  en  plus  sur  Tépaule  de  l'aimé. 

—  Bientôt,  mon  amour,  nous  trouverons  un 
refuge.  Je  l'ai  choisi  le  plus  loin  possible  du 
palais,  et  nul  ne  nous  découvrira  dans  ce  quar- 
tier perdu. 

Pour  l'encourager,  il  la  pressait  contre  lui,  la 
baisait  aux  lèvres  longuement,  passionnément. 
Alors,  malgré  sa  lassitude,  un  sang  plus  vif 
bouillonnait  dans  ses  veines,  une  impression 


'Z6^  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

divine  d'espoirs,  de  reconnaissance,  d'ignorées 
poésies  chassait  les  regrets  et  les  craintes.  Une 
àme  nouvelle  se  dégageait  d'elle-même  et  spi- 
ritualisait  ses  sensations,  comme  si  une  autre 
humanité  eût  pris  possession  de  sa  personne. 

Une  hésitation  la  prenait  à  tout  dire  à  Mi- 
miose.  Elle  remettait  à  plus  tard  sa  confession 
pénible. 

Un  vent  plus  âpre  se  levait,  balayant  la  lune 
qui  rougeoyait  sous  le  scintillement  des  étoiles. 
Des  bandes  de  promeneurs  les  bousculaient, 
des  rapprochements  de  sexes  s'accomplissaient 
toujours  dans  les  pièces  hautes,  ouvertes  aux 
chercheurs  d'oubli.  Au  fond  des  trous  de  lu- 
mière brutale  se  mouvaient  des  danseuses  et 
des  danseurs  nus  ;  des  impudicités  éclosaient 
à  chaque  pas  devant  les  idoles  chargées  de  ro- 
ses et  de  toulsi,  les  hnga  de  bois  dressés  dans 
les  angles.  Et,  c'étaient,  encore,  des  corps  em- 
brassés, mêlés  comme  au  hasard,  parmi  les  par- 
fums chauds  et  les  coupes  vides. 

La  Rana  n'écoutait  rien,  à  demi-pâmée  dans 
cette  orgie  de  chair,  étalée  partout,  qui  se- 
couait son  organisme,  la  faisait  se  serrer  plus 
étroitement  contre  la  poitrine  de  son  amant. 

Ils  étaient  arrivés  devant  une  construction 


LES    COURTISANES    DK    URAIIMA  235 

basse,  peinte  en  rose,  et  si  clmrgée  de  plantes 
grimpantes  qu'elle  semblait  un  bagitcha  em- 
baumé faisant  suite  à  quelque  demeure  plus 
fastueuse. 

—  C'estici,  dit  Mimiose.  Comment  trouves-tu 
le  nid?... 

Elle  lui  tendit  ses  lèvres,  silencieusement, 
et  ils  entrèrent  dans  une  chambre,  ornée  de 
quelques  peintures  lascives,  où  tout  avait  été 
préparé  pour  les  recevoir.  Un  lit  bas  s'étalait 
dans  un  angle,  des  nattes  recouvertes  de  sable 
d'or  ouataient  le  sol,  et  des  lampes  de  corne 
jetaient  de  mystérieuses  lueurs  sur  toutes 
choses. 

—  0  cher  délice  !  soupira-t-elle,  en  se  jetant 
dans  les  bras  de  Mimiose. 

Il  riait  et  pleurait,  ne  trouvant  pas  assez  de 
baisers  pour  lui  prouver  son  bonheur  de  Tavoir 
à  lui,  après  tant  de  tristesses  et  de  misères. 
Quand  ils  furent  las  de  caresses,  données  et  re- 
çues, qu'ils  eurent  assouvi  leur  fringale  d'a- 
mour, ilvoulut  savoir  comment  elle  avait  quitté 
le  palais  et  endormi  la  surveillance  jalouse  du 
Mogol?  Elle  raconta  la  ruse  employée  par  Hal- 
labab,  et  parla  en  frémissant  de  l'acte  criminel 
qu'avait  conseillé  l'Hedjeras. 


236      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA   ' 

—  Demain,  sans  doute,  nous  apprendrons  la 
mort  de  Shah-Djahân,  tué  par  l'excès  même  de 
ses  passions  perverses. 

—  Demain... 

Les  sourcils  de  Mimiose  s'étaient  contractés. 

—  N'es-tu  point  satisfait?  demanda-t-elle, 
anxieuse. 

Après  un  silence  il  exposa  ses  projets. 

—  J'aurais  préféré  vaincre  le  tyran  par  d'au- 
tres armes.  Moradbax,  le  fils  de  Shah-Djahàn, 
s'avance  vers  Delhi  avec  Aureng-Zeb,  son  Irère, 
pour  s'emparer  du  pouvoir.  En  m'engageant 
dans  l'armée  ennemie  je  combattais  loyalement 
et  sûrement,  car  les  deux  frères  disposent  de 
forces  considérables  et  l'Empereur  était  sans 
méfiance,  ne  pouvant  croire  à  latrahisondeses 
fils.  Le  défilé  de  Manddo,  environné  de  forêts 
et  de  montagnes,  s'est  déjà  accompli  sans  diffi- 
cultés, grâce  à  mes  conseils,  et,  ici,  on  ne 
songe  qu'à  fortifier  la  capitale  tout  en  laissant 
libres  les  postes  qui  pourraient  empêcher  l'ar- 
mée d'approcher. 

—  Comment  Moradbax,  qui  a  le  cœur  droit, 
a-t-il  pu  approuver  les  desseins  d' Aureng-Zeb  ?. .. 

—  On  lui  avait  annoncé  la  mort  de  son  père, 
et  son  ambition  étoufi'ait  ses  remords.  Un  ha- 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      237 

sard  fait  que  cette  mort  est  véritable.  L'ennemi 
triomphera  sans  combattre. 

—  Il  ne  faut  pas  le  regretter,  mon  aimé,  ainsi 
nous  ne  nous  quitterons  plus,  et  nous  goûte- 
rons en  paix  le  bonheur  qui  nous  est  dû  !... 

Cependant,  Orpha  avait  suivi  le  couple  fugi- 
tif et  découvert  le  nid  d'amour  caché  sous  les 
fleurs.  Les  minces  cloisons  du  logis  laissaient 
passer  les  paroles  des  amants,  et  le  prince, 
après  avoir  écouté  le  dangereux  entretien  qui 
l'initiait  au  crime  d'Hallabab  et  aux  projets 
d'Aureng-Zeb,  s'éloigna  vivement  dans  la  di- 
rection du  palais  en  recommandant  aux  sonars 
de  faire  bonne  garde. 

Le  jour  paraissait,  et  les  marchands,  profitant 
de  la  fraîcheur,,  dressaient  leur  étalage  le  long 
des  rues  étroites  où  s'ouvraient  tout  à  l'heure 
les  maisons  de  volupté.  Les  uns  suspendaient 
aux  clous  de  l'intérieur  des^/i/ië^a^  encore  frais, 
des  dou-pattah  tissés  d'or,  couleur  de  banane, 
de  safran,  de  toulsi  ou  de  maida;  des  langouti, 
frangés  de  perles,  agrémentés  de  grelots  de 
cristal  ou  de  broderies  légères  en  fils  de  soie. 
Des  boutiques  offraient  des  bijoux  barbares  de 
cuivre  et  d'argent,  caboches  de  corail  et  de  tur- 


23(S  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

quoise,  des  amulettes  d'ivoire,  des  yoni-linga, 
des  arrues  précieuses.  D'autres  se  présentaient, 
embuées  de  relents  bizarres,  avec  des  sachets 
contenant  de  la  salamandre  séchée,  de  l'aco- 
nit, des  scarabées  confits  au  vinaigre  pour  les 
douleurs  de  tête,  des  serpents  cobra,  engourdis 
dans  des  filets,  de  la  mandragore  et  des  can- 
tharides,  qu'emportaient  des  femmes  aux  pau- 
pières fumeuses,  aux  désirs  toujours  tendus 
vers  l'amour  ou  le  meurtre. 

Mais  il  quitta  ce  quartier  de  prostitution  pour 
la  somptuosité  des  places,  montrant  les  tem- 
ples rouges  et  les  érections  de  palais  de  mar- 
bre et  d'or. 

Il  courait,  sans  rien  voir  autour  de  lui,  uni- 
quement possédé  par  cette  pensée  qu'il  allait 
peut-être  sauver  l'Empereur,  et  que  ce  service 
lui  assurerait  les  destinées  les  plus  hautes. 

Bousculant  sur  son  passage  les  gardes,  les 
eunuques  et  les  femmes,  il  se  dirigea  vers  la 
chambre  d'Assilinia^  écarta  les  draperies  de 
pourpre  quienvoilaientl'entrée,  etdemeuraim- 
mobile,  les  regards  dirigés  vers  la  couche  où 
gisait  Shah-Djahân... 


VI 


LE    MEURTRE    D  HALLABAB 


L'Empereur  était  étendu  sur  le  lit  jonché  de 
fleurs,  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  dort,  et 
l'on  aurait  pu  s'y  tromper,  s'il  n'avait  été  baigné 
dans  le  sang.  Il  avait  le  sein  percé  d'un  coup 
de  poignard  et  l'arme  meurtrière  était  encore 
dans  la  plaie.  A  Tautre  bout  de  la  pièce,  age- 
nouillée dans  l'ombre,  Hallabab  pleurait  éper- 
dument. 

Orpha  avait  déjà  ordonné  aux  eunuques  de 
ramener  les  médecins  du  palais.  A  moitié  en- 
dormis, ils  arrivaient,  se  hâtaient  auprès  de 
Shah-Djahân,  le    palpaient,   le   retournaient. 


240      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

constataient  qu'il  sortait  d'une  syncope  pro- 
fonde, mais  qu'il  respirait  encore. 

Des  soins  déjà  tardifs,  mais  empressés,  lui 
furent  rendus  avec  tant  de  succès  qu'on  par- 
vint à  réveiller  en  lui  le  sentiment  de  la  vie. 

Le  prince,  rassuré,  au  moins  présentement, 
sur  le  sort  de  TEmpereur,  s'était  emparé  d'Hal- 
labab  qui  continuait  à  sangloter  tout  bas,  sans 
chercher  à  fuir. 

—  Pourquoi  as-tu  voulu  tuer  le  Maître  ?  de- 
manda-t-il,  lorsque  la  jeune  fille  put  parler. 

Elle  avait  reconnu  celui  qu'elle  aimait  de 
toutes  ses  forces  et  qui,  sans  le  savoir,  avait 
armé  son  bras  ;  car,  peut-être,  n'eùt-elle  point 
accepté  le  rôle  odieux  dont  on  Tavait  chargée, 
si  l'espoir  de  rompre  le  mariage  d'Assilinia  et 
du  prince  ne  l'eût  soutenue. 

Elle  tomba  sur  ses  genoux,  leva  les  mains 
avec  angoisse,  cherchant  à  saisir  le  langoutis 
du  prince.  Mais  il  la  repoussa. 

—  Pardonne-moi,   soupira-t-elle,  je  t'aime! 
Il  eut  un  ricanement  de  dédain. 

—  Tu  m'aimes?  et  tu  as  cru  me  prouver  ce 
bel  amour  en  accomplissant  le  plus  grand  de 
tous  les  crimes!... 

—  J'étais  jalouse  de  la  Ptana  que  tu  venais 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      541 

d'épouser  !  J'ai  favorisé  sa  fuite  pour  me  rap- 
procher de  toi. 

—  Et  tu  as  poignardé  l'Empereur  ?... 

Elle  frémit  de  la  tête  aux  pieds,  pleura  plus 
fort.  Ce  n'est  point  ainsi  qu'elle  avait  promis  de 
faire  périr  Shah-Djahân.  La  vieille  Hedjeras 
lui  avait  enseigné  un  moyen  meilleur,  mais 
toutes  ses  pudeurs  de  vierge  s'étaient  éveillées 
à  la  fois,  et,  dans  le  dégoût  de  l'acte  qu'elle 
allait  accomplir,  elle  avait  tiré  Tarme  que  le 
Mogol  portait  à  sa  ceinture,  et  elle  avait  frappé, 
dans  un  paroxysme  de  révolte  et  de  haine. 

—  Pardonne-moi,  répéta-t-elle,  si  tu  savais 
quelle  tendresse  j'ai  pour  toi  ! 

Elle  se  cramponnait  à  ses  genoux,  portait 
passionnément  à  ses  lèvres  le  bout  de  ses  vê- 
tements. 

Avec  rage  il  s'éloigna  de  quelques  pas.  Et, 
comme  elle  se  traînait  près  de  lui,  il  la  repoussa 
du  pied,  appela  deux  eunuques,  et  leur  ordonna 
de  l'enfermer  dans  un  des  cachots  du  palais, 
en  attendant  que  l'Empereur  eût  décidé  de  son 
sort. 

Quelques  jours  se  passèrent  dans  des  alter- 
natives de  crainte  et  d'espérance  qui  réveillè- 

16 


242      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

rent  la  sympathie  publique  pour  le  vieux  mo- 
narque que  tant  d'excès  avaient  affaibli. 

Orpha,  dès  qu'il  jugea  le  Maître  en  état  de 
Técouter  et  de  le  comprendre,  lui  fît  part  du 
secret  qu'il  avait  surpris  dans  la  petite  maison 
du  quartier  bas,  oii  s'étaient  réfugiés  Assilinia 
et  Mimiose. 

—  Vos  deux  fils,  Moradbax  et  Aureng-Zeb, 
se  préparent  à  vous  attaquer  dans  votre  propre 
empire  pour  vous  arracher  le  pouvoir;  il  est 
temps  de  prendre  les  mesures  nécessaires  à  la 
résistance,  conclut-il,  après  le  récit  détaillé  de 
ce  qui  s'était  passé. 

Ainsi  que  l'ambitieux  l'avait  espéré,  l'Em- 
pereur fut  reconnaissant  du  service  rendu. 

—  Je  n'ai  plus  désormais  qu'un  fils,  et  ce  fils 
c'est  vous,  lui  dit-il,  lorsque  les  médecins  l'eu- 
rent assuré  d'un  prompt  rétablissement.  Mes 
enfants  veulent  me  chasser  de  mon  propre  do- 
maine. Je  leur  retire  mon  affection  et  mon  es- 
time pour  vous  en  gratifier.  Allez,  Orpha,  allez 
combattre  pour  la  bonne  cause.  Je  vous  donne 
le  commandement  de  mon  armée,  et  j'ai  con- 
fiance en  votre  valeur.  Si  Mohammed  est  sen- 
sible à  mes  prières,  il  fera  retomber  sur  les  re- 
belles les  malédictions  de  leur  père  ! 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  243 

Le  prince,  portant  ses  mains  à  son  front,  puis 
à  sa  poitrine,  en  signe  de  soumission  et  de  re- 
connaissance, assura  Shah-Djahân  de  son  pro- 
fond dévouement,  et  déclara  qu'il  saurait  se 
rendre  digne  de  la  haute  mission  qui  lui  était 
confiée. 


VII 


NUITEE    D  AMOUR 


Cependant,  Assilinia  et  Mimiose,  pressés 
l'un  contre  l'autre  dans  la  petite  maison  des 
quartiers  bas,  se  faisaient,  après  la  fatigue  des 
premières  ivresses,  le  récit  de  leurs  luttes  et 
de  leur  misère.  Mais  cet  entretien  était  fré- 
quemment interrompu  par  des  baisers  nou- 
veaux plus  tendres  et  plus  profonds. 

—  Ah!  qu'il  est  doux,  mon  Mimiose,  mur- 
murait l'amante,  quand  le  son  des  cloches 
expire  dans  les  tours  de  Kutbu'l  de  partager 
avec  toi  la  couche  longtemps  solitaire  où  je 
t'appelais  si  ardemment  ! 

—  Tu  es  à  moi,  mon  adorée,  et  les  génies 


24i      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

maléfiques  de  l'onde  et  du  feu  qui  séparaient 
de  ton  voluptueux  sommeil  le  sommeil  de  ton 
amant,  ne  se  dresseront  plus  entre  nous.  Mais 
tu  dors.  Lotus  de  flamme,  et  te  voilà  sans 
force  contre  mon  cœur  comme  la  fleur  que  la 
tempête  a  battue  sur  le  bord  du  fleuve.  Repose 
donc  sur  mon  sein,  et  que  je  sente  la  tiédeur 
de  ta  chair  me  pénétrer  ineffablement  pour 
affoler  mes  sens!...  Les  phalènes  du  rêve, 
tandis  que  je  regarderai  tes  beaux  yeux  se  fer- 
mer, descendront  en  bourdonnant.  Elles  frap- 
peront de  leurs  ailes  pelucheuses  ton  front 
plus  poli  que  le  bouclier  de  Smara,  et  la  pous- 
sière translucide  de  leur  vol  se  mêlera  à  la 
vapeur  bleue  des  parfums. 

Les  déesses  de  la  nuit  baisent  leur  sci- 
thos  d'ivoire,  interrogent  les  cordes  sonores 
qui  répondent  aux  battements  de  leur  cœur 
toujours  embrasé,  puis  s'arrêtent  sur  un  accord 
d'éperdue  tendresse  qui  prolonge  leur  spasme 
divin. 

Après  l'anéantissement  du  plaisir,  elles  se 
regardent,  se  penchent,  se  consultent,  s'é- 
treignent  encore,  confondant  leurs  cheveux 
de  lumière,  et  leurs  lèvres  rouges  se  joignent 
dans  l'extase  d'une  fantaisie  nouvelle,  car  lo 


LES    COURTISAN  LS    DK    lUiAIIMA.  2't7 

désir  nait  du  désir  et  les  génies  de  l'air 
s'aiment  comme  les  abeilles  butinent  !... 
Laisse-moi,  car  je  t'ai  pleurée  longtemps, 
laisse-moi  oublier  les  larmes  qui  brûlent  en- 
core mes  paupières  dans  la  fantasmagorie  de 
ces  songes  charmants!...  Tu  vois  bien  que  les 
fantômes  d'amour  nous  effleurent  de  leur  vol 
pressé,  mobile,  inconstant  qui  monte  comme  la 
vague  apportée  par  le  flux,  et  descend  comme 
elle,  en  roulant  sur  son  onde  fugitive  toutes 
les  couleurs  de  l'écharpe  de  Dourga,  alors  que 
la  mer,  à  la  fin  des  tempêtes,  vient  briser  en 
expirant  le  dernier  point  de  son  cercle  immense 
contre  la  proue  du  vaisseau  !... 

Ainsi  parlait  Mimiose,  en  berçant  son 
amante,  et  c'était  comme  une  sereine  mélodie 
qu'accompagnait  le  ronronnement  de  Ramô, 
blottie  contre  la  couche,  ainsi  qu'une  chatte 
frileuse.  La  panthère  fermait  ses  yeux  d'éme- 
raude,  allongeait  ses  pattes  puissantes,  dont 
le  velours  amoureux  cachait  les  grilles,  et 
elle  semblait  aussi  une  béte  de  rêve  et  de  vo- 
lupté. 

—  As-tu  vu,  reprenait  le  Gourkas,  le  long 
des  murs  de  Chahdjahanabad,  lorsqu'ils  sont 
frappés  par  l'aurore  vermeille  qui  régénère  le 


248      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

monde,  une  longue  suite  d'hommes  sombres, 
décharnés,  aux  paupières  meurtries,  aux 
dents  grinçantes  de  rage  et  de  faim,  aux  re- 
gards rouges  et  stupides?...  Les  uns  sont 
accroupis  comme  des  brutes,  les  autres  restent 
debout,  appuyés  contre  les  piliers,  et  fléchis- 
sent à  demi  sous  le  poids  de  leur  corps  exté- 
nué?... Les  as-tu  vus,  la  bouche  entr'ouverte 
pour  aspirer  encore  une  fois  l'air  des  bagitcha 
embaumés  ?...  Ainsi  j'étais  devant  le  palais  où 
je  te  savais  captive,  et,  pour  un  de  tes  sou- 
rires, j'aurais  donné  mon  sang! 

Assilinia  ne  répondait  que  par  des  baisers 
aux  paroles  ardentes  de  son  amant.  Pour- 
tant, à  un  moment,  elle  se  dressa  frémis- 
sante. 

—  N'entends-tu  pas?... 

Ramô,  tout  le  poil  hérissé,  avait  rugi  sour- 
dement. 

—  Je  n'entendsrien,  déclara  Mimiose,  après 
quelques  minutes  de  silence. 

—  Il  m'avait  semblé  que  des  hommes  chu- 
chotaient autour  de  la  maison.  N'aurions-nous 
point  été  suivis?... 

—  Suivis?  Et  par  qui?...  Tout  dormait  au 
palais,  lorsque  tu  as  quitté  le  Mogol?... 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      249 

—  Du  moins,  je  ne  pense  pas  avoir  éveillé 
l'attention  des  gardes  et  des  eunuques,  mais 
nous  avons  un  ennemi  plus  redoutable. 

—  Orpha?... 

—  Orpha,  mon  époux,  aujourd'hui,  qui  peut 
m'avoir  guettée  dans  Tombre. 

Tous  deux  restèrent  silencieux  pendant 
quelques  moments,  cherchant  à  saisir  les  bruits 
du  dehors.  Mais  Assilinia  se  mit  à  rire  elle- 
même  de  ses  craintes. 

—  Je  suis  folle  de  m'épouvanter  ainsi  î  Re- 
prends-moi sur  ton  cœur,  cher  amant,  et  mets 
entre  tes  lèvres  la  noix  de  bétel  pour  que  je 
la  prenne  ainsi,  bouche  contre  bouche.  Puisque 
nous  ne  pouvons  nous  marier  selon  les  lois 
sacrées,  le  Pourohita,  (brahmane)  me  dégagera 
de  mes  vœux  criminels  et  fera,  pour  que 
notre  union  soit  éternelle,  le  Iloman  ou  sacri- 
fice au  feu.  Ensuite,  nous  serons  l'un  à  l'autre 
pour  la  vie,  et  nous  ne  craindrons  plus  rien 
des  pitris  maléfiques  ! 

Mimiose  serra  plus  fort  contre  sa  poitrine  le 
corps  charmant  de  sa  maîtresse. 

—  Oh!  dit-il,  je  suis  auprès  de  toi  et  je  te 
défendrai  jusqu'à  la  mort!  Nul  n'oserait  t'ar- 
racher  de  mes  bras  ! 


250  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

—  J'ai  peur  des  ténèbres  !  N'est-ce  pas  pour 
moi  que  Shah-Djahân  est  mort? 

—  Tu  t'es  vengée  et  tu  as  accompli  la  mis- 
sion divine.  Que  tes  lèvres  pressent  mes  lèvres, 
ma  bien-aimée,  et  que  le  nectar  de  ta  bouche 
descende  en  moi  comme  un  flot  de  miel! 

—  Ranime,  dit-elle,  ces  flambeaux  qui  pâ- 
lissent. Les  démons,  tu  le  sais,  craignent  les 
vapeurs  odorantes  de  la  cire  et  de  l'huile. 

Il  se  leva  pour  obéir,  mais  Ramô  lui  barra  le 
passage.  Les  yeux  verts  de  la  panthère  avaient 
des  lueurs  brèves,  ses  babines  se  retroussaient 
sur  ses  crocs  aigus. 

—  Paix  !  fit-il,  en  passant  sa  main  caresseuse 
sur  la  tête  de  labète. 

Elle  ne  se  calma  pas,  gronda  plus  fort,  tandis 
que  des  ondes  rapides  plissaient  sa  fourrure 
sombre. 

Mimiose,  malgré  les  pleurs  d'Assilinia,  alla 
regarder  au  dehors  ;  tout  semblait  calme.  Des 
bruits  de  chansons  et  de  baisers  troublaient 
seuls  le  silence  de  la  nuit. 

Le  jeune  homme  sema  quelques  fleurs  dans 
une  coupe  de  lait  parfumé  de  saligram,  et 
attisa  le  feu  des  brùle-parfums.  Les  flammes  se 
courbaient    autour    du    rebord    circulaire    du 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  Î51 

réchaud,  se  penchaient,  se  rapprochaient, 
l'effleuraient  de  leurs  lèvres  d'or.  Bientôt  le 
lait  fut  chaud,  et  l'amant  l'offrit  à  sa  maîtresse, 
buvant  ensuite  où  elle  avait  bu  pour  connaître 
ses  pensées  d'amour. 

Les  ivresses  de  la  nuit  avaient  étourdi  les 
sens  de  la  Rana  ;  elle  voyait,  malgré  elle,  les 
fantômes  de  son  imagination  se  poursuivre  dans 
les  recoins  obscurs  et  danser  dans  la  fumée  des 
cires  odorantes.  Elle  entendait  d'étranges 
rumeurs,  elle  distinguait  des  voix,  tour  à  tour 
graves  et  menaçantes,  injurieuses  ou  ironiques. 
Et,  comme  en  un  suprême  refuge,  elle  se  blot- 
tissait contre  la  poitrine  tumultueuse  de  son 
ami,  voulait  de  nouvelles  caresses  pour  oublier 
jusqu'au  souvenir  de  ses  épouvantes. 


VIII 


LA    MURAILLE    VIVANTE 


—  Nous  sommes  trahis  ! 

—  Que  dis-tu?... 

—  La  demeure  est  cernée  ! 

Mimiose,  aux  premières  lueurs  du  jour,  avait 
vu  briller  les  lances  des  soldats  autour  de  la 
maison  d'amour,  et  des  hommes,  couchés  de- 
vant le  seuil,  en  défendaient  l'entrée. 

Assilinia  se  leva,  frémissante,  rejeta  sur  ses 
épaules  les  boucles  emmêlées  qui  lui  cou- 
vraient  le  visage. 

—  Il  faut  fuir  ! 

—  Fuir?...  Mais,  par  où? 


254  LES    COURTIS.\NES    DE    BRAHMA 

—  La  maison  n*a-t-elle  pas  d'autre  issue?... 

—  Non,  nous  occupons  Tunique  pièce  du 
logis...  Si  j'étais  seul,  je  ne  craindrais  rien, 
mais,  pour  toi,  chère  Volupté,  le  moindre  dan- 
ger me  semble  redoutable  ! 

—  Je  serai  brave,  mon  aimé,  aussi  brave 
que  toiî 

—  Alors,  viens... 

Il  glissa  un  bras  autour  de  sa  taille  et  s'arma 
de  son  poignard  pour  écarter  l'ennemi.  Au 
premier  pas  qu'il  tenta  hors  de  la  maison  un 
souar  se  précipita  devant  lui. 

—  Vous  ne  passerez  pas,  dit-il,  par  ordre  de 
l'Empereur  !... 

Mimiose  se  mit  à  rire. 

—  Ton  Empereur  doit  être  mort,  à  présent. 

—  Mort^.. 

Tous  les  soldats  s'étaient  dressés,  le  visage 
consterné.  Cependant,  ils  croisèrent  leurs 
lances  de^^nt  les  amants,  et  celui  qui  avait 
déjà  parlé  et  qui  semblait  le  chef,  leur  ordonna 
de  rentrer. 

—  Non,  dit  Mimiose,  nous  partirons,  malgré 
vous  ! 

—  Malgré  nous?...  Tu  es  seul  avec  cette 
femme  qui  ne  saurait  se  défendre!...  Ne  tente 


LES    COURTISANES    DE    BRMIMA  VD.) 

donc  pas  l'impossible  et  attends  avec  résigna- 
tion les  ordres  du  Maître. 

—  Je  veux  passer!  cria  le  jeune  homme  qui 
leva  son  poignard  sur  le  soldat.  Vingt  bras, 
aussitôt,  s'abattirent  sur  lui;  mais  la  panthère, 
prompte  comme  la  foudre,  bondit  dans  le 
groupe  avec  un  rauquement  formidable,  et  ses 
crocs  puissants  entrèrent  dans  la  gorge  du  chef. 
Abandonnant  le  corps  palpitant  qui  se  convul- 
sait  dans  les  derniers  efforts  deTagonie,  Ramô, 
Téchine  pliée,  prit  son  élan  pour  abattre  une 
proie  nouvelle.  Et,  à  tout  moment,  son  long 
corps  souple  se  rassemblait  pour  une  attaque 
plus  furieuse.  Tout  homme  atteint  était  un 
homme  mort. 

Avec  une  adresse  infinie  elle  sautait  de  gau- 
che et  de  droite,  se  dérobant  aux  coups  les  plus 
imprévus.  On  ne  voyait  que  l'arc  de  son  dos  se 
tendant  et  se  relâchant  avec  une  ardeur  infati- 
gable. Des  lambeaux  de  chair  pendaient  à  ses 
griffes,  son  mufle  était  rouge  ;  rouge  aussi  son 
pelage  royal,  rouge  la  terre,  rouges  les  murs, 
rouges  les  amants  enlacés  qui,  peu  à  peu,  dans 
cette  pluie  de  sang,  avançaient  vers  la  déli- 
vrance. 

Enfin,  la  route  fut  libre;  avec  un  grand  cri 


256  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

de  joie  Mimiose  et  la  Rana,  pressés  l'un  contre 
l'autre,  franchirent  les  corps  convulsés  des 
derniers  combattants,  et  disparurent  dans  les 
lueurs  indécises  de  l'aurore. 


IX 

EN    AVANT  ! 


Orpha,  investi  du  commandement  en  chef 
de  l'armée  impériale,  marchait  à  la  rencontre 
des  fils  rehelles,  et  les  joignait  sur  les  bords  de 
la  rivière  d'Ugen.  Comme  on  était  au  temps  de 
la  Grîchmaj  les  eaux  se  trouvaient  basses  et 
faciles  à  traverser.  Aureng-Zeb,  qui  conduisait 
l'avant-gardedes  troupesennemies,  se  présenta 
le  premier,  et,  le  reste  de  son  armée  se  faisant 
attendre,  il  se  borna  d'abord  à  empêcher  les 
troupes  d'Orpha  de  gagner  l'autre  rive.  Les 
régiments  des  deux  frères  se  rangèrent  hors  de 
leurs  retranchements,  mais  ils  ne  se  précipi- 
tèrent point  à  l'attaque,   craignant    de  s'em- 

17 


zoo  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

bourber.  La  lourde  cavalerie  et  la  réserve  for- 
midable des  éléphants  ne  purent  s'y  déployer, 
ce  qui  donna  l'avantage  aux  légères  bannières 
impériales. 

Ce  n'était  plus  dans  le  camp  des  deux  frères 
la  belle  ardeur  de  la  veille,  cette  force  irrésis- 
tible qui  poussait  les  rebelles,  alors  qu'ils  s'ima- 
ginaient trouver  le  champ  libre  et  fondre  sur 
une  proie  sans  défense.  L'armée  de  Shah- 
Djahân  combattait  avec  acharnement  mais, 
selon  la  recommandation  de  l'Empereur,  elle  ne 
frappait  pas  les  premiers  coups,  attendant  que 
l'ennemi  se  fût  livré  lui-même. 

Le  soir,  cependant,  tout  changea  ;  Orpha,  à 
bout  de  patience,  conduisit  de  nouveaux  régi- 
ments au  combat.  Il  se  multipliait,  se  ruait  à 
l'attaque  en  tète  de  ses  escadrons,  et  ne  recu- 
lait qu'à  portée  des  sabres  ennemis. 

L'armée  d'Aureng-Zeb  était  surtout  com- 
posée de  cavalerie,  car  les  Mogols  sont  encore 
meilleurs  cavaliers  que  les  Persans.  Couverts 
d'armures  compliquées,  ils  montaient  des  che- 
vaux gigantesques  et  lourds.  Les  princes  et  les 
chefs  étaient  fortifiés  dans  des  tours  posées  à 
dos  d'éléphants.  Une  fois  lancés  dans  les 
plaines  de  THindoustan,  rien  ne  résistait  àleur 


LES    COURTISANES    DE    BHAHMA  259 

clioc  formidable.  L'armée  d'Orpha,  au  con- 
traire, formée  d'escadrons  de  cavalerie,  aux 
chevaux  allégés  des  anciennes  armures,  et  de 
fantassins  qui  maniaient  également  bien  le 
mousquet,  l'arc  et  la  lance,  était  prête  à  l'at- 
taque comme  à  la  retraite,  déjouant  les  calculs 
d'Aureng-Zeb  etdeMoradbax.  Quoique  larivière 
fût  déjà  chargée  de  cadavres,  les  soldats  se  pré- 
cipitaient à  l'assaut  avec  des  hurlements.  Ils  se 
heurtaient  aux  poitrails  cuirassés  des  chevaux, 
tombaient,  décimés  par  les  traits,  sous  le  fer 
des  lances,  mais  revenaient  quand  même  à-  la 
charge.  Dans  la  marée  montante  de  ce  flot 
humain,  les  étendards  de  pourpre  'et  d'or  des 
frères  rebelles  commencèrent  à  ployer.  A 
travers  les  jungles,  les  plaines,  les  rivières, 
s'écoulaient  des  ondes  humaines  sans  cesse 
accrues  de  djaths  mécontents  et  de  bigaris.  Ils 
annonçaient  que  Shah-Djahân,  à  la  tête  d'une 
nouvelle  armée,  venait  réduire  ses  fils.  Le 
combat  fut  interrompu  et  Aureng-Zeb  demanda 
à  parlementer  ;  mais  Orpha,  refusa  de  l'enten- 
dre, et  lança  ses  troupes  à  Tassant  des  re- 
tranchements. 

Le  prince,   à  la  tête  de  dix  mille   hommes, 
se  réservait  de  les  soutenir  au  moment  décisif. 


260  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Tous  les  instruments  barbares  éclatèrent  à  la 
fois,  se  fondirent  en  une  sonorité  immense  où 
s'annulèrent  les  hurlements  des  vaincus,  les 
cris  d'angoisse  des  blessés  et  des  mourants. 

Orpha,  maintenant,  rentrait , triomphant.  Il 
marchait  cependant  au  milieu  de  la  révolte,  du 
carnage  et  du  feu.  Cadavres  et  bûchers  mar- 
quaient sa  route  ;  les  Thugs  avaient  passé  par 
là  et  le  sang  giclait  sous  le  sabot  des  chevaux. 
Dans  les  faubourgs  de  Delhi,  des  bandes  ivres 
d'arack  allaient  de  maison  en  maison,  traînant 
les  Hindous  par  les  cheveux,  les  violant,  les 
égorgeant  et  se  partageant  leurs  bijoux.  Au 
bout  des  piques  des  tètes  se  balançaient  ainsi 
que  des  corps  d'enfants,  transpercés,  encore 
palpitants,  les  yeux  agrandis  d'épouvante.  Les 
idoles  dorées  et  les  linga,  dressés  à  chaque 
angle  de  rue,  disparaissaient  sous  la  boue  et 
les  immondices.  L'air  était  fumeux  de  choses 
brûlées,  dans  le  vertige  des  bêtes  de  somme 
chassées  de  leur  gîte,  et  qui  galopaient  fréné- 
tiquement, à  l'aventure.  La  cohue  se  couron- 
nait, à  tout  moment,  d'un  étendard,  d'une 
hampe,  surmontée  d'une  main  coupée,  d'un 
cœur  barbouillé  de  sang  noir,  de  chosesrouges 
informes,    qui  flottaient,  laissant   couler  des 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  261 

gouttes  tièdes  sur  les  visages   contractés   de 
fureur. 

Le  même  cri  toujours  retentissait  : 

—  Mort  aux  idolâtres  !  Mort  aux  Sivaistes  ! 

Une  poussée  se  faisait,  un  glaive  étincelait, 
et  une  tête  sanguinolente,  les  yeux  crevés, 
était  hissée  sur  une  pique,  secouée  comme  une 
épave  glorieuse.  Des  soldats,  en  riant,  parfois, 
enfonçaient  une  torche  flambante  dans  la  bouche 
du  supplicié,  criant  qu'il  allait  savourer  sa  der- 
nière pipe  d'opium  et  que  la  fumée  en  serait 
agréable  à  Brahma  ! 

Des  hommes  enchaînés,  le  nez,  les  mains  et 
les  oreilles  coupés,  erraient  lamentablement, 
pleurant  et  demandant  grâce  ;  des  femmes 
montraient  leurs  mamelles  mutilées ,  des 
jeunes  filles  éventrées  étaient  piétinées  par  la 
foule. 

Au  loin  c'étaient  des  hérissements  d'armes 
barbares,  des  trouées  de  glaives,  dans  l'étincel- 
lement  des  plaques,  des  cuirasses  et  le  reten- 
tissant écoulement  de  la  cavalerie  rentrant  au 
palais. 

Sur  les  places  leà  Bhaï-Tchokri  dansaient 
pour  le  plaisir  des  vainqueurs,  montrant  leur 
nudité  dorée  sous  les  gemmes  luisantes.  Par- 


262      LES  COURTISANE?  DE  BRAHMA 

fois,  elles  poussaient  im  cri  et  glissaient  dans 
le  sang,  maisles soldats  les  relevaient,  les  exci- 
taient de  la  voix  et  du  geste,  se  mêlant  à  leur 
danse,  les  entraînant  dans  une  course  folle  à 
travers  les  rues  luxueuses  oii  le  pillage  était 
moins  actif. 

Avec  eux  gambadaient  les  singes  sacrés  de 
la  mosquée  de  Koortub-Minar  que  le  meurtre 
réjouissait.  Ils  couraient  après  les  tètes  muti- 
lées, noires  de  fange,  que  les  soldats  s'amu- 
saient à  faire  rouler  du  pied.  Et  toujours  là  foule 
grossissait,  se  ruant  au  massacre. 

Les  plus  paisibles  s'arrêtaient  devant  les 
boutiques  qui  trouaient  les  quartiers  comme  les 
alvéoles  d'une  rucbe.  On  avait  forcé  les  mar- 
chands à  rester  derrière  leurs  éventaires,  à 
distribuer  leurs  étoffes  et  leurs  joyaux  dont  se 
paraient  les  soldats  ivres.  Sur  les  marches  des 
temples  hindous,  les  brahmes  se  montraient 
dans  leur  robe  blanche,  croisant  les  bras  sur  la 
poitrine,  défiant  les  égorgeurs  de  femmes  et 
d'enfants.  Les  Musulmans  les  accusaient  de 
s'égayer  la  nuit  à  l'ombre  des  idoles,  après 
avoir  fait  le  vide  autour  de  leurs  vices  prodi- 
gieux. Beaucoup  furent  tués  sur  les  marches 
déjà  rouges  de  meurtr-e.  a'-w-Tochés  parle  milieu 


LES    COU U TISANES    DE    liRAHMA  263 

du  corps  sous  les  voûtes,  où  ils  se  balancèrent 
comme  de  grands  oiseaux  blancs. 

Des  form.es  humaines  se  poussaient  sur  les 
ghûts,  et  un  bruit  d'eau  jaillissante  annonçait 
à  tout  moment  la  chute  d'un  corps.  Morts  et 
agonisants  étaient  jetés  pêle-mêle  dans  la 
Jumna,  qui  s'élargissait  sous  la  poussée  des 
cadavres.  Des  masses  molles,  flottantes,  cou- 
laient sous  la  lune,  qui  éclairait  d'une  lueur 
sinistre  les  faites  des  temples,  les  pointes  des 
colonnes  et  des  obélisques,  les  arcs,  les  cou- 
poles, les  minarets  grêles  dont  les  ors  flam- 
baient, trouant  le  ciel.  Des  canaux  dégor- 
geaient une  eau  noire  avec  deshoquets  d'ivro- 
gnes. 

Et  toujours  des  groupes  passaient,  portant  des 
corps  qui  plongeaient  dans  le  fleuve,  sous  les  re- 
jaillissements-de  l'eau,  puis  reparaissaient  plus 
loin,  la  bouche  ouverte,  ricanant  aux  étoiles  ! 

Cependant,  Aureng-Zeb  et  Moradbax  s'étaient 
retirés,  laissant  avec  les  prisonniers  cinq  cents 
chevaux  et  deux  cents  éléphants.  Shah-Djahân 
refusa  de  les  poursuivre,  malgré  les  conseils 
des  ministres,  qui  prévoyaient  que  le  monarque 
succomberait  bientôt,  vaincu  par  l'ambition  de 
ses  fils  également  avides  de  régner. 


264      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

Après  trois  jours  de  pillage  et  de  meurtre,  la 
ville  reprit  à  peu  près  ses  occupations  accou- 
tumées, malgré  les  deuils  et  les  ruines. 

Les  captifs,  jetés  dans  d'affreuses  prisons,  at- 
tendaient la  mort.  Et,  parmi  eux,  Hallabab,  ré- 
signée, se  préparait  au  supplice,  sachant  que 
son  crime  était  de  ceux  qui  s'expient  cruelle- 
ment! Derrière  la  grille  de  son  cachot  elle 
voyait  les  eunuques,  mitres  de  jaune,  chasser 
les  esclaves  à  grands  coups  de  lanière,  les 
souars  aligner  les  armures,  éclaboussées  de 
sang  et,  parfois,  du  bout  de  leur  lance,  piquer 
les  vaincus,  tapis  comme  des  bêtes  au  fond  de 
leur  cage.  Des  déchirements  de  trompettes  pas- 
saient au  loin,  annonçant  des  parades,  des  sor- 
ties de  cortèges  protégeant  Shah-Djahàn  qui 
se  montrait  à  son  peuple. 


X 


ETREINTES    POUR    ETREINTES 


—  Maître,  il  convient  d'infliger  à  cette  femme 
un  châtiment  égal  à  la  faute. 

Shah-Djahân,  unelueur  dans  ses  yeux  jaunes, 
interrogeait  Orpha. 

—  Tu  dis  qu'elle  a  voulu  me  tuer  par  l'excès 
des  caresses?... 

—  Oui,  c'est  l'Hedjeras  qui  lui  a  conseillé  ce 
meurtre  effroyable  !... 

—  Mais  quel  intérêt  avait-elle  à  ma  mort?... 

—  Elle  m'aimait  et  elle  était  jalouse  de   la 
Rana. 

—  Alors,  elle  a  pris  sa  place  auprès  de  moi  ?. . . 


266      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

—  Oui,  pour  permettre  à  Assiliniade  fuir  avec 
son  amant. 

—  Sais-tu  ce  qu'ils  sont  devenus?... 

—  Non,  Maître,  mais  nous  les  retrouverons. 
Aucune  torture  ne  sera  assez  cruelle  pour 
eux. 

L'Empereur  réfléchit  un  moment. 

—  Je  sais  quel  est  le  supplice  qu'il  convient 
d'infliger  à  ta  femme.  Nous  commencerons  par 
Hallabab,  sa  complice,  afin  d'expérimenter 
ridée  que  je  viens  d'avoir,  et  nous  saurons  ce 
qu'une  créature  humaine  peut  supporter  d'é- 
treintes en  un  jour. 

—  Quoi,  vous  voulez?... 

—  Je  veux  que  tous  les  soldats  de  la  Garde 
impériale  profitent  de  son  corps  virginal  que  tu 
feras  attacher  entre  les  sept  lingam  du  temple 
de  Kutbu'l.  Et,  si  elle  résiste  à  ces  farouches 
attaques,  nous  ferons  Jvenir  les  troupes  de  la 
ville,  jusqu'à  ce  que  la  mort  mette  un  terme  à 
cette  monstrueuse  débauche. 

Orpha  approuva  en  riant  le  projet  du  Mogol. 

—  Ah!  ses  seins  menus  aux  bouts  rigides, 
Sun  torse  lisse,  fin  et  pur  comme  un  lotus  d'or, 
sa  face  altière  auxsçrands  veux  moirés  d'ombres 
et  de  clartés,  sa  bouche  plus  menue  qu'un  pi- 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      267 

ment  musqué!...  Penses-tu  que  nos  hommes 
refuseront  un  tel  régal  ?. . . 

—  Non,  dit  le  prince,  et,  même  morte,  avec 
son  sourire  d'atroce  volupté,  elle  ne  manquera 
pas  d'amants! 

Devant  le  palais  défilaient  les  régiments 
vainqueurs,  portant  des  étendards  verts,  avec 
des  stries  d'or,  ou  pourpres  en  flottement  de 
sang. 

Shah-Djahân  se  montrait  sur  la  terrasse  au- 
dessous  de  la  devise  fameuse  de  la  capitale  des 
Mogols  :  «  S'il  est  un  ciel  sur  la  terre  :  Le  voici  ! 
Le  voici!...  )) 

Au  loin  se  dressaient,  sous  les  rayons  rouges 
du  soleil,  les  mosquées,  les  temples,  les  tom- 
beaux, les  fortifications  de  toutes  les  époques 
de  l'art  hindou  des  anciennes  Delhi,  renversées 
par  les  Mogols.  Puis,  c'était  le  palais  de  Fe- 
rozabad  renfermant  le  pilier  d'Asoka,  les  ruines 
d'Indourpont,  le  tombeau  d'Houmayoum,  les 
mosquées  et  les  colonnades  de  Koutab.  Sur 
une  sorte  d'éminence,  la  tour  de  la  Victoire, 
élevée  au  treizième  siècle,  dominait  ces  cons- 
tructions. Un  faisceau  de  colonnes,  divisées  en 
cinq  étages  par  des  galeries  circulaires,  sem- 
blait plus  particulièrement  absorber  la  lumière, 


268  LES    COURTISANES    DE   BRAHMA 

et  de  grandes  verrières  de  pourpre  et  d'argent 
étincelaient  comme  des  phares. 

Mais  Shah-Djahàn  portait  ses  regards  sur  la 
mosquée  de  Djoumnah,  la  plus  vaste  de  l'Inde, 
qu'il  avait  fait  construire  pour  son  culte  per- 
sonnel et  qui  couronnait  un  rocher  recouvert 
de  jade  et  d'ivoire,  curieusement  travaillé, 
ainsi  que  d'un  surplis  de  rigide  dentelle. 

Une  porte  de  marbre  rose,  à  ornements  de 
cuivre,  se  voyait  de  la  terrasse,  entre  des  co- 
lonnades polychromes  de  porphyre.  Trois 
arches  gothiques,  surmontées  d'un  dôme  de 
métal  et  de  quatre  minarets,  donnaient  accès 
dans  la  pagode  impériale. 
.  —  Il  eût  été  dommage,  ditleMogol,  en  éten- 
dant la  main  vers  les  somptuosités  de  sa  ville, 
de  perdre  tout  cela!  J'ai  relevé  Chahdjahanabad 
de  ses  ruines,  j'en  ai  fait  la  perle  de  l'Inde  et 
la  capitale  admirable  de  mon  empire  !  Nul  ne 
saurait  contester  de  tels  bienfaits...  Et,  certes, 
je  n'ai  pas  versé  le  sang  autant  que  mes  devan- 
ciers. Indra  Prastha,  la  Delhi  des  Arya,  a  connu, 
il  y  a  bien  des  siècles,  tous  les  maux  de  la 
guerre.  Elle  a  payé  son  titre  de  métropole  de 
l'Hindoustan  d'une  façon  particulièrement  hor- 
rible! Moi,  je  n'ai  combattu  que  pour  me  dé- 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      269 

fendre  et,  cette  fois-ci  encore,  je  n'ai  tiré  les 
armes  que  contre  mes  fils  ingrats.  Ai-je  donc 
mérité  tant  de  haine? 

Orpha  porta  la  main  à  son  cœur,  trop  troublé 
par  les  paroles  du  Maître  pour  essayer  d'y  ré- 
pondre. Il  est  des  silences  plus  éloquents  que 
les  plus  grands  éloges. 

Le  soleil  flamboyait  toujours  sur  la  cité  des 
antiques  rajahs.  Au  loin,  des  stries  jaunes  et 
roses  marquaient  la  limite  extrême  où  le  ciel 
et  la  terre  semblaient  s'unir  derrière  les  débris 
de  tombeaux  et  de  forteresses  démantelées. 

Mais,  Shah-Djahân,  avec  un  soupir,  reporta 
ses  regards,  soudainement  attristés,  vers  les  dé- 
licates mosquées  aux  dômes  rutilants  qui,  plus 
près  de  lui,  se  montraient  entre  les  tam.arins 
et  les  lilas  de  l'Inde  aux  grappes  fragiles.  Là, 
le  marbre  blanc  et  les  incrustations  de  gemmes 
précieuses  égayaient  le  ciel  ;  les  obélisques  de 
srès  rose,  les  colonnes  semées  d'agates,  de  cor- 
nalines   de  lapis-lazuli  et  de  conglomérats  de 
Jessalmir   éclataient  comme  un  immense  feu 
d'artifice  dans  la  mélancolie  du  décor  lointain  . 
—  Vois-tu,  reprit  l'Empereur,  après  les  lon- 
gues et  terribles  batailles,  après  les  luttes  fra- 
tricides qui  déshonorentrhumanité,  on  éprouve 


270  LES    COURTISANES   DE    BRAHMA 

le  besoin  de  faire  une  halte  dans  les  jardins 
d'amour,  et  de  respirer  des  parfums  plus  doux 
que  ceux  des  champs  de  bataille  !  Si  j'ai  aimé 
beaucoup  la  femme,  je  n'ai  guère  fait  de  mal  à 
mes  sujets,  et,  sans  l'ingratitude  de  mes  fils, 
mon  règne  eût  été  un  règne  pacifique. 

Le  vieil  Empereur  soupira,  de  nouveau, 
comme  s'il  eût  deviné  que  la  défaite  était  pro- 
che et  qu'il  jouissait  pour  la  dernière  fois  de  sa 
ville  merveilleuse,  parée,  ainsi  que  là  femme 
de  Mohammed,  de  tous  les  joyaux  de  la  terre  ! 


XI 


DANS  LE  SANG  ET  LES  ROSES 


Le  temple  de  Kutbu'l  présentait  un  merveil- 
leux intérieur  d'encens,  de  lumières  et  de 
fleurs.  Le  reflet  des  lampes  s'évadait  par  les 
vitraux  en  jets  multicolores,  et  les  trompettes 
de  métal  sonnaient  éperdument,  appelant  les 
soldats  de  Delhi  au  meurtre  d'amour. 

Le  peuple  hindou  écoutait  avec  inquiétude 
les  sons  balancés  par  le  vent  en  ondes,  tantôt 
graves  et  lentes,  tantôt  légères  et  brèves.  Les 
jeunes  filles  portaient  k  leurs  lèvres  les  féti- 
ches et  les  amulettes  de  la  déesse,  car,  depuis 
la  victoire  d'Orpha,  les  supplices  se  succédaient 


27'2  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

aux  abords  du  palais  que  les  vautours  hantaient 
de  leur  vol  sombre. 

On  ignorait  le  criminel  attentat  d'Hallabab 
sur  la  personne  de  l'Empereur,  mais  on  savait, 
cependant,  qu'une  jeune  femme,  en  expiation 
de  ses  fautes,  était  condamnée  à  périr  dans  de 
mystérieuses  tortures  entre  les  sept  lingam  du 
temple  des  Hedjeras. 

Les  prêtresses  mutilées  se  rendaient  dans  la 
salle  de  l'Immolation,  un  lotus  d'argent  brodé 
sur  l'épaule,  la  tête  mitrée  de  gemmes  glau- 
ques avec  de  longs  voiles  tombant  tout  droit 
sur  leur  poitrine  frêle. 

Les  bramements  des  tcbiloumtcbi,  frappés 
par  des  doigts  nerveux,  se  mêlaient  à  leurs 
chants  sacrés.  Leur  voix  rauque  avait  des  dé- 
chirements profonds,  semblables  à  la  plainte 
des  flots  qui  se  brisent  sur  les  rochers  ;  elle  dé- 
celait les  tempêtes  de  l'âme  et  des  sens,  le  dé- 
sespoir des  éternelles  impuissances. 

Devant  le  temple  se  pressaient  les  gardes  de 
Shah-Djahân,  les  régiments  de  la  Lune  et  du 
Soleil,  déjà  ivres  d'arack. 

Les  eunuques  leur  distribuaient  le  gandjah  et 
l'opium,  qu'ils  mâchaient  lentement,  le  cer- 
veau envahi  par  d'étranges  désirs. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      273 

A  leur  droite  rayonnait  la  Jumna  avec  ses  ka- 
tarra  aplatis,  ses  badjera,  ses  houlak,  ses  dan- 
ghi,  sur  lesquels  pesaient  des  ombres  rousses, 
des  ombres  roses  et  grises  de  voiles  langoureu- 
sement tombantes.  De  l'autre  côté  les  ruines 
des  anciennes  cités  profilaient  dans  l'azur  leurs 
silbouettes  mornes. 

Et,  par  le  grouillement  des  rues,  arrivaient 
d'autres  troupes,  dont  les  armes  et  les  éten- 
dards passaient  au-dessus  des  tètes  comme  des 
oiseaux  migrateurs  en  route  vers  la  lumière. 

Hallabab,  au  milieu  des  Hedjeras,  dans  la 
salle  fleurie  du  temple,  serrait  nerveusement 
la  main  de  Pèkéo,  son  ancienne  compagne, 
devenue  la  servante  mutilée  de  Dourga. 

Hadj-Hidi,  la  vieille  et  sinistre  prêtresse, 
dont  le  souffle  courait  sur  ses  cheveux  trempés 
de  sueur,  posait  le  lingam,  maître  du  monde, 
entre  ses  seins,  et  lui  ordonnait  de  se  soumettre 
à  la  volonté  du  Maître,  puisque  les  dieux 
n'étaient  point  intervenus  pour  la  sauver  du 
supplice. 

—  Ah!  dit  la  jeune  fille,  tu  sais  bien,  pour- 
tant, que  j'ai  tâché  de  suivre  ton  conseil,  mais, 
seule  avec  Shah  Djahân  j'ai  senti  en  moi  de 
furieuses  révoltes  à  la  pensée  de  l'acte  que  j 'ai- 
ls 


274      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA 

lais  commettre j  et  j'ai  frappé  au  hasard,  dans 
une  sorte  de  délire,  ne  sachant  plus  ce  que  je 
faisais!... 

—  Tu  as  eu  tort,  murmura  la  vieille,  ma  ven- 
geance était  sure  et  sans  danger  pour  toi. 

—  Peut-être...  Mais  je  n'aurais  pu  cepen- 
dant me  faire  aimer  d'Orpha  !  A  quoi  bon  vivre 
sans  amour?... 

—  Oh!  l'amour  vient  quand  on  le  veut... 
Pour  cela  aussi  il  fallait  t'en  remettre  à  mon 
expérience. 

La  petite  soupira,  un  pâle  sourire  entr'ouvrit 
ses  lèvres. 

—  Au  moins,  les  autres,  ceux  que  j'ai  sauvés, 
seront-ils  heureux?... 

—  Il  ne  faut  pas  chercher  à  connaître  le  se- 
cret des  dieux  ! 

—  Je  mourrai  plus  tranquille  avçc  l'assu- 
rance de  ce  bonheur  que  j'aurai  créé... 

—  Hadj-Hidi  allait  répondre,  mais  la  porte 
du  temple  s'ouvrit,  livrant  passage  au  premier 
soldat  que  des  eunuques  en  robe  pourpre  en- 
touraient. 

Hallabab  avec  un  cri  terrible  se  voila  les 
yeux... 


XII 


LE    CALVAIRE 


Cependant,  la  fuite  d'Aure'ng-Zeb  n'avait  été 
qu'une  feinte.  Avec  de  nouvelles  forces  il  reve- 
nait sur  Delhi.  Shah-Djahân,  indigné  contre  la 
fourberie  de  ses  fils,  avait  proposé,  dans  son 
conseil  des  ministres,  de  diriger  lui-même  la 
campagne  décisive,  supposant  que  Moradbax 
et  Aureng-Zeb  n'oseraient  point  combattre 
contre  lui. 

Sans  doute,  l'Empereur  eût-il  fait  preuve  de 
sagesse  en  employant  cet  expédient,  car  Mo- 
radbax, dont  le  cœur  était  bon,  ne  se  fut  point 
obstiné  à  la  révolte.  Les  amis  qu'Aureng-Zeb 
avait  dans  le  conseil  détournèrent  Shab-Djahàn 


276  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

de  cette  résolution,  en  lui  représentant  que  la 
dignité  et  Tautorité  du  souverain  en  seraient 
compromises,  et,  que,  d'ailleurs,  sa  santé  ne 
lui  permettait  pas  de  s'exposer  aux  hasards 
d'une  campagne  aussi  périlleuse. 

Un  ministre  influent,  dévoué  au  fils  rebelle, 
lui  parla  dans  ce  sens  fort  éloquemment;  on 
prétend  même  que  les  grands  yeux  de  sa 
femme  et  les  larmes  de  la  begôm  Saëb,  un  peu 
négligée  depuis  quelque  temps,  entrèrent  pour 
beaucoup  dans  la  décision  du  Mogol. 

Orpha  fut  donc,  comme  il  l'avait  été  déjà 
une  fois,  investi  du  commandement  en  chef  de 
l'armée.  Très  glorieux  de  sa  première  victoire, 
il  espérait,  après  avoir  vaincu  les  rebelles, 
conquérir  la  Perse  et  entrer  en  Turquie.  Par 
des  bruits  adroits,  répandus  parmi  ses  troupes, 
il  animait  le  courage  de  tous.  Deux  mille  élé- 
phants, chargés  de  leur  tour,  et  quinze  cents 
chameaux,  équipés  pour  la  lutte,  suivirent  le 
convoi.  A  voir  ces  ondes  guerrières  se  ré- 
pandre dans  la  campagne  aux  environs  d'Agra, 
on  eût  supposé  que  le  prince  n'avait  qu'à  se 
montrer  pour  vaincre  ;  mais  certain  levain  de 
haine  fermentait  contre  ce  chef  improvisé 
qu'une    si   soudaine   faveur   rendait   suspect. 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  277 

Les  grands  de  TEmpire  songeaient  à  se  venger 
du  déshonneur  que  Shah-Djahân  avait  jeté  sur 
eux  en  séduisant  leurs  femmes,  dont  plusieurs 
n'avaient  point  quitté  le  harem. 

Orpha,  plein  de  confiance  en  lui-même, 
sortit  de  la  forteresse  d'Agra  dans  un  somp- 
tueux appareil.  Le  camp,  dessiné  sur  le  plan 
d'une  cité,  avait  ses  rues,  ses  bazars  et  ses 
courtisanes.  Des  cohortes  se  poussaient  dans  le 
soleil  luisant,  avec  leurs  musiciens  dont  les 
longues  trompettes  recourbées  lançaient  d'é- 
clatantes fanfares  que  ponctuaient  les  rauque- 
ments  sourds  des  doles  en  peau  de  serpent. 
C'était,  de  loin,  un  décalque  violent  de  che- 
vaux harnachés  de  pierreries,  d'éléphants  aux 
longues  défenses  ciselées  d'or,  avec  des  haou- 
dars  en  peaux  de  tigres  et  de  crocodiles,  de  sol- 
dats aiguisant  leurs  armes  ou  essayant  une  cotte 
de  mailles  à  imbrications  de  fer.  Des  chefs 
portaient  de  collantes  armures  d'écaillés,  de 
bronze  ou  d'argent  et  passaient  sur  leurs  che- 
vaux nerveux  dont  les  naseaux  fumaient.  Des 
chameaux  se  dressaient,  balançant  leur  tête 
osseuse,  obéissant  à  un  ordre  des  conducteurs. 
C'étaient,  au  loin,  des  rugissements  de  lions 
enchaînés,  des  miaulements  de  léopards,  des 


278  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

glapissements  de  singes.  Près  de  la  tente 
d'Orpha,  le  camp  était  d'une  richesse  incompa- 
rable. De  jeunes  garçons  nus,  ou  vêtus  de 
robes  entr'ouvertes,  pinçaient  des  scithos  et 
des  vina  en  chantant  d'une  voix  grêle.  Quel- 
ques-uns tourbillonnaient,  les  bras  étendus, 
dans  des  envolements  d'étoffes  claires,  de 
bijoux  tintinnabulants. 

Auprès  des  gitons  frisés,  au  corps  délicat,  il 
y  avait  les  fanatiques  de  Mohammed,  les 
adeptes  mystiques  qui  se  convulsaient  jusqu'à 
la  frénésie,  au  son  des  instruments  barbares. 
Le  rythme  allant  toujours  en  s'accélérant, 
l'excitation  et  l'étourdissement  des  danseurs 
amenaient  un  commencement  d'insensibilité 
physique.  Ils  faisaient,  se  tenant  parle  bras, 
des  rejets  de  tète  en  avant  et  en  arrière, 
comme  s'ils  la  voulaient  lancer  ainsi  qu'une 
boule  au  milieu  des  assistants.  Petit  à  petit 
leurs  prunelles  chaviraient,  une  écume  leur 
sortait  des  lèvres.  Après  le  tonnerre  des  instru- 
ments déchaînés  p- l'unisson,  la  musique  cessait 
dans  un  arrêt  brusque  qui  produisait  l'effet 
d'un  déchirement.  Les  yeux  fous,  les  ongles 
entrant  dans  leur  poitrine,  les  fanatiques  sem- 
blaient des  fauves  en  courroux.  Ils  mordaient 


LES    COURTISANES    DS    BRAHMA  "279 

et  avalaient  des  cailloux,  des  serpents,  des 
scorpions  qu'ils  s'introduisaient  dans  la  gorge, 
se  roulaient  en  poussant  des  clameurs  fréné- 
tiques. 

Partout  résonnaient  les  accords  brefs  des 
tambourahs  à  tympans  raidis,  les  trilles  légers 
des  flûtes  de  bambou,  tirés  par  des  lèvres  fié- 
vreuses. A  l'ombre  bleutée  des  ruelles  les 
Bhaï-Tchokri  peignaient  leurs  cheveux  trempés 
de  baumes,  s'épilaient,  ou  passaient  sur  leurs 
paupières  meurtries  des  poudres  mauves  et 
brunes. 

La  tente  d'Orpha  était  de  pourpre  brochée 
d'or,  avec  des  étoilem.ents  de  topazes  et  d'o- 
pales. Des  tapisseries  la  fermaient,  couvertes 
de  dessins  chimériquement  précieux.  Dans  le 
demi-jour  de  l'intérieur,  où  des  lampes  de 
corne  brûlaient  lentement  parmi  les  cassolettes 
et  les  fleurs,  le  prince  était  couché,  tenant 
contre  lui  le  corps  brun  et  svelte  de  Yaminah 
toute  fière  de  cette  gloire  amoureuse.  Derrière 
le  couple  enlacé,  grisé  de  parfums,  de  baisers 
et  de  caresses,  deux  eunuques  agitaient  des 
ilabelles,  faites  de  grandes  feuilles  de  lotus 
recourbées. 

—  Alors,  demandait  la  petite,   après  avoir 


280  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

entouré  le  cou  de  son  amant  de  sa  soyeuse  che- 
velure, —  comme  pour  bien  se  prouver  qu'elle 
le  tenait  enchaîné  par  le  lien  des  caresses,  — 
alors,  tu  n'as  jamais  été  le  mari  d'Assilinia?... 

—  Tu  le  sais  bien. 

—  Elle  a  fui,  le  soir  de  votre  union,  avec  ce 
Mimiose  qui  a  passé  à  l'ennemi?... 

—  Il  parait... 

—  On  dit  que  ce  Gourkas  est  maintenant  le 
conseil  d'Aureng-Zeb  qui  lui  a  confié  le  com- 
mandement d'une  partie  de  son  armée?... 

Orpha  ne  répondit  pas,  mais  un  frisson  par- 
courut ses  membres. 

—  On  dit  encore,  poursuivit  la  Bhai-Tchokri, 
que  Mimiose  a  juré  ta  mort,  et  qu'il  est  brave 
comme  un  lion...  Au  moins  es-tu  sûr  de  tes 
hommes?...  Uy  a  beaucoup  de  mécontents  dans 
le  camp  impérial.  A  ta  place,  je  veillerais... 

Le  prince  fronça  les  sourcils. 

—  Je  ne  crains  personne,  et  cet  aventurier 
moins  que  tout  autre...  Il  n'oserait  se  mesurer 
avec  moi  ! 

—  Ne  t'a-t-il  point  déjà  vaincu  le  jour  du 
Tamascha,  lorsque  tu .  combattais  des  tigres 
pour  les  beaux  yeux  de  la  Rana?... 

Orpha  repoussa  sa  maîtresse. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      281 

—  Songe  à  tes  paroles,  dit-il,  nul  ne  saurait 
me  vaincre!  Je  me  suis  retiré  de  l'arène,  dé- 
daignant de  me  mesurer  avec  un  Gourkas, 
un  bigaris  que  je  veux  ignorer,  et  qui  n'est  pas 
digne  de  porter  mon  palanquin  ! 

Yamina,  câline,  se  pressa  contre  son  amant, 
souhaitant  de  lui  faire  oublier  l'audace  de  ses 
discours.  Elle  lui  offrit  le  miel  de  ses  lèvres, 
lui  prouva  qu'elle  ardait  pour  lui  des  plus  brû- 
lants désirs.  Et,  tandis  qu'ils  roulaient  parmi 
les  coussins,  les  eunuques  impassibles  conti- 
nuaient à  faire  voltiger,  d'un  mouvement  ré- 
gulier, au-dessus  de  leur  extase,  les  grandes 
flabelles  de  roseaux... 

Mais,  il  y  eut  un  émoi  dans  le  camp,  des  offi- 
ciers vinrent  prévenir  Orpha  que  l'ennemi  ap- 
prochait. Déjà  une  rencontre  avait  eu  lieu  la 
veille.  Dans  la  campagne  piétinée  gisaient,  çà 
et  là,  des  cadavres  d'hommes  et  de  chevaux. 

Un  chemin  de  mort  tendait  son  ruban  rouge 
entre  les  deux  armées. 

Orpha,  s'arrachant  des  bras  de  Yamina, 
rassembla  ses  régiments,  qui  se  poussèrent  en 
désordre,  ayant  hâte  de  vaincre  et  ne  dou- 
tant pas  de  leur  triomphe.  Le  prince  ignorait 
la    science  militaire,   mais  il  avait  confiance 


•282  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

en    son    étoile,    qui,    déjà,    l'avait     protégé. 

Un  étang  bordait  la  route  ;  les  boulets  y  glis- 
sèrent sans  atteindre  les  troupes  d'Aureng- 
Zeb,  disposées  en  échiquier  sur  l'autre  rive.  Les 
cavaliers,  alors,  se  lancèrent  à  l'eau  en  pous- 
sant leur  cri  de  guerre,  espérant,  comme  la 
première  fois,  mettre  l'ennemi  en  fuite,  Mais 
Aureng-Zeb  fît  reculer  les  hommes,  ménageant 
une  sorte  d'hémicycle  où  il  pensait  bien  que  le 
prince  n'hésiterait  pas  à  s'engager  avec  ses  sol- 
dats. Orpha,  en  effet,  se  laissa  prendre  au  piège, 
et,  lorsque  l'infanterie  de  l'ennemi  s'écarta, 
comme  un  rideau,  en  démasquant  les  gueules 
bées  des  canons  et  les  tirailleurs  tapis  dans  les 
hautes  herbes,  il  n'était  plus  temps  de  reculer. 

Le  téméraire  sentait  une  sueur  froideglisser 
entre  ses  épaules,  ses  regards  troubles  se  por- 
taient au  loin,  aucune  idée  ne  germait  en  son 
cerveau  endolori,  anesthésié  encore  parles  trop 
véhémentes  étreintes  de  la  courtisane. 

Les  canons  tonnaient,  et,  dans  les  spirales 
de  la  fumée  qui  s'épaississait,  par  moments,  on 
voyait  galoper  les  sonars  de  l'autre  côté  de 
Tétang  et  Téclair  d'or  de  leur  cuirasse  trouer 
les  nuées  noires. 

Les  éléphants  se  ruèrent  à  l'attaque,  mais  ils 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      283 

s'eixlizèrent  dans  les  marécages,  et  leurs  masses 
énormes,  immobilisées,  semblables  aux  ébou- 
lements  de  quelque  éruption  volcanique,  cou- 
pèrent la  retraite  aux  fuyards.  Fusillés  à  bout 
portant,  frappés  à  coups  de  lance  et  de  poi- 
gnard, écrasés  sous  les  sabots  des  cbevaux, 
les  soldats  de  Tarmée  impériale  n'avaient  le 
temps  ni  de  se  rassembler,  ni  de  se  défendre. 
Quelques-uns,  à  la  faveur  de  la  fumée,  es- 
sayaient de  se  glisser  entre  les  cadavres,  d'au- 
tres, jetant  leurs  armes,  bondissaient  au  hasard 
dans  une  folie  d'épouvante. 

Du  camp  ennemi  de  nouveaux  régiments  ar- 
rivaient sans  cesse  ;  Orpha  devait  mourir  ou 
vaincre.  Ses  hommes  se  pressaient,  s'étouffaient, 
se  battaient  entre  eux,  roulaient  dans  Fétang  où 
les  corps  étaient  si  serrés  que  l'eau  débordait. 
Le  carnage  dura  des  heures,  puis  la  nuit 
tomba  dans  le  râle  des  agonisants  et  les  im- 
précations des  vaincus. 

Mimiose,  cependant,  monté  sur  un  cheval  noir 
comme  la  nuit,  avait  poussé  droit  sur  Orpha 
et  le  sommait  de  se  rendre.  Le  jeune  homme 
tremblant  reconnut  qu'il  avait  affaire  à  un  adver- 
saire d'une  robustesse  et  d'une  dextérité  peu 
communes,  mais  il  répondit  que  pour  rien  au 


284  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

monde  il  n'abandonnerait   la  cause  impériale. 

Sous  la  furieuse  attaque  de  l'ennemi  son 
sabre  tressauta  dans  sa  main;  il  glissa  à  moitié 
de  sa  monture,  tenta  de  se  rattraper  à  la  cri- 
nière, mais  l'animal  blessé  tomba  sur  lui,  et  ce 
n'est  qu'après  des  minutes  d'efforts  qu'il  par- 
vint à  se  dégager.  Il  se  tâta,  fit  quelques  pas, 
constata  que  ses  hommes  avaient  fui  et  qu'il 
était  seul  avec  le  Gourkas.  Mimiose,  qui  avait 
mis  pied  à  terre,  attendait,  les  bras  croisés,  que 
le  prince  fût  en  état  de  se  défendre.  Quand  il 
vit  qu'il  n'avait  aucune  blessure,  il  lui  présenta 
son  poignard  et  l'engagea  à  poursuivre  la  lutte. 

Orpha,  d'un  œil  trouble,  interrogeait  l'espace 
dans  l'espoir  que  quelque  secours  lui  viendrait 
des  siens  ;  une  fumée  épaisse  noyait  l'étang  où  se 
débattaient  toujours  les  éléphants  submergés. 

—  A  moi  !  cria-t-il,  pour  le  pays  et  pour  l'Em- 
pereur !  A  moi  ! 

Le  Gourkas,  alors,  se  précipita  sur  lui,  et 
ils  s'étreignirent  follement,  roulèrent  sur  le 
sol,  animés  d'une  même  fureur  de  meurtre. 

Les  os  d'Orpha  craquaient  sous  la  poussée 
farouche,  le  sang  ruisselait  entre  les  mailles  de 
son  khélat  brodé  de  pierreries. 

Le  visage  en  sueur,  les  traits  convulsés.  Mi- 


LES    COURTISANES    DE    BRAHMA  285 

miose  se  releva,  enfin,  retirant  son  poignard 
rouge,  de  la  pointe  à  la  garde,  de  la  poitrine 
d'Orpha. 

Des  clameurs  fusèrent  derrière  le  triompha- 
teur. Des  ombres  de  hauts  cavaliers,  à  l'armure 
squameuse,  se  rangèrent  près  du  groupe.  Vers 
l'armée  d'Aureng-Zeb,  dans  l'élargissement  ar- 
genté d'une  lune  crevant  les  nuées,  c'était 
maintenant  un  éblouissement  d'armures  ruti- 
lantes, de  glaives,  de  lances,  de  piques  dres- 
sées vers  les  étoiles  dans  un  flottement  de  ban- 
nières plaquées  d'émaux,  de  pavois  hindous 
aux  brocarts  imbriqués  de  joailleries  folles. 

—  Es-tu  blessé  ?  demanda  Aureng-Zeb  dont 
le  cheval  caracolait  dans  le  sang. 

—  Non,  mais  j'ai  tué  Orphaî  Voyez... 

Et  il  lui  désignait  le  cadavre  dont  le  khélat 
rutilait  sous  les  feux  lunaires. 

—  Qu'on  lui  coupe  la  tête  !  ordonna  le  prince, 
et  qu'on  la  fixe  à  la  plus  haute  de  vos  piques  ! . . . 
Elle  guidera  notre  marche  vers  la  victoire... 
Mais,  ne  sommes-nous  pas  triomphants  déjà?... 

En  effet,  l'armée  impériale  était  en  pleine 
déroute.  Les  soldats,  minés  et  alanguis  par  les 
douceurs  d'une  paix  trop  longue,  avaient  ployé 
au  premier  choc  de  l'ennemi.  Couverts  d'ar- 


286  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

mures  puissantes,  les  cavaliers  d'Aureng-Zeb, 
avec  leurs  lourds  chevaux,  avançaient  comme 
des  flots  en  courroux,  brisant  tous  les  obsta- 
cles. Derrière  eux  venaient  les  éléphants  dont 
les  tours  barraient  le  ciel,  semblant  vouloir 
escalader  les  étoiles  ! 

La  tête  d'Orpha,  balancée  devant  les  troupes, 
les  guidait  vers  Delhi.  Les  bourgades ,  sur 
leur  passage,  étaient  mises  à  feu  et  à  sang  ; 
Tincendie,  le  pillage  et  une  extermination  sans 
merci  de  tous  ceux  qui  ne  voulaient  pas  se  sou- 
mettre signalaient  le  passage  de  l'armée  rebelle. 

Pendant  que  Moradbax et  Aureng-Zeb  accom- 
plissaient ces  exploits,  des  lieutenants  dignes 
d'eux  ravageaientle  royaume  de  Lahore.  Partout 
oii  ils  avaient  passé  c'était  le  désert.  Assendy, 
Toglukpour,  Panissat,  Louni,  cités  florissantes, 
furent  changées  en  monceaux  de  ruines.  Toutes 
ces  hordes,  chargées  de  butin,  et  traînant  à 
leur  suite  de  longues  files  de  prisonniers  ré- 
duits en  servitude,  vinrent  mettre  le  siège  de- 
vant Delhi  ;  mais,  avant  de  donner  l'assaut,  le 
fils  révolté  fit  égorger  plus  de  cent  mille  captifs. 

C'est  ainsi  qu'il  se  préparait  à  conquérir  la 
ville  de  toutes  les  voluptés  et  de  toutes  les  ma- 
gnificences... 


XIII 


DERNIER    BAISER 


Shah-Djahâiij  atterré,  s'était  réfugié  dans  le 
palais  des  femmes.  Le  soir  enlinceulait  les  jar- 
dins de  vapeurs  violettes,  et  des  lumières  bril- 
laient aux  fenêtres  des  maisons  closes  où  Ton 
s'entretenait  des  massacres  de  la  journée  et  de 
la  veille.  De  toutes  parts  s'élevaient  des  ondes 
lugubres  de  voix  pleurant  des  morts,  car  aux 
ordres  cruels  du  vieil  Empereur  avaient  suc- 
cédé les  vengeances  du  fils,  et,  de  nouveau,  le 
sang  ruisselait  dans  les  quartiers  pauvres, 
tandis  que  la  Jumna  charriait  des  cadavres  en 
décomposition  empoisonnant  ses  rives. 

Les    gargouillements     du    fleuve    ressem- 


288  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Liaient  à  des  hoquets  d'ivrognes  et  toutes  les 
faces  verdies,  tournées  vers  les  étoiles,  lan- 
çaient aux  dieux  de  muettes  imprécations. 

Mimiose  avait  rejoint  son  aimée,  confiée  à 
Ramô,  la  panthère  veillant  sur  la  femme. 
Après  les  confidences  du  retour,  les  paroles  de 
tendresse,  les  étreintes,  ils  se  dirigèrent  vers 
Kutbu'l  où  ils  pensaient  retrouver  Hallabab. 
Des  Natis,  sur  le  seuil  de  leur  maison  en  fleurs, 
leur  avaient  appris  qu'en  expiation  d'un  crime 
inconnu,  la  jeune  fille  avait  subi  le  viol  des 
soldats  ivres  dans  la  grande  salle  des  immola- 
tions, entre  les  sept  lingam  du  temple. 

—  Elle  s'est  sacrifiée  pour  moi  !  pleurait  Assi- 
linia  ;  mais,  peut-être,  n'est-elle  point  perdue 
et  pourrons-nous  la  sauver  ! 

Hadj-Hidi,  la  vieille  prêtresse,  eut  un  lu- 
gubre hochement  de  tête  en  les  voyant. 

—  Venez,  dit-elle,  Hallabab  est  au  milieu  des 
Hedjeras  en  prières,  et  vous  pourrez  l'embras- 
ser une  dernière  fois. 

Ils  suivirent  la  vieille  dans  les  longues  gale- 
ries aux  monstrueux  bas-reliefs. 

La  suppliciée  était  étendue  sous  les  roses,  à 
l'endroit  même  où  elle  avait  subi  jusqu'à  la 
mort  les  criminelles  caresses. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA      289 

Son  corps,  purifié  et  trempé  de  baumes,  s'é- 
talait dans  sa  svelte  harmonie,  et  elle  sem- 
blait dormir,  tant  son  visage  était  doux  et 
calme. 

La  Rana  essaima  sur  elle  quelques  tubé- 
reuses, mit  sur  sa  poitrine  une  branchette  du 
basilic  sacré  qu'on  nomme  toulsi. 

—  Brahma  !  Brahma  !  Reçois-la  dans  ton 
sein!  gémissait-elle,  en  la  baisant  éperdument 
sur  ses  lèvres  froides  qui  jadis  lui  avaient  pro- 
digué de  si  tendres  ivresses. 

—  Au  palais!...  dit  Mimiose,  l'heure  du  châ- 
timent a  sonné  !  Aureng-Zeb  déjà  doit  être  au- 
près de  son  père. 

Devant  les  amants  s'ouvraient  des  rues  que 
des  plaques  de  sang  rendaient  glissantes.  De 
longs  rubans  pourpres  indiquaient  la  fuite  des 
blessés,  au  hasard,  tout  droit  devant  eux.  Les 
eaux  des  fontaines  publiques  étaient  rouges, 
rouiges  les  portiques  des  temples  sous  lesquels 
les  brahmes  exhortaient  la  foule  avec  des  cris 
de  colère  et  des  supplications.  Des  maisons 
montraient  des  trouées  mystérieuses,  au  fond 
desquelles  les  soldats  vainqueurs  culbutaient 
les  courtisanes,  qui  se  laissaient  faire  en  riant, 

49 


290  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

sachant  bien  que  les  filles  d'amour  n'avaient 
rien  à  craindre. 

Une  vie  fourmillante  éclosait  en  une  jour- 
née très  dense  de  parfums  équivoques,  de  re- 
lents de  meurtre  ou  de  fête.  Le  soleil  indiffé- 
rent éclairait,  en  même  temps,  les  scènes  de  car- 
nage et  les  scènes  de  joie. 

Dans  leur  demeure  luxueuse  les  Bhaï-Tchokri 
entr'ouvraient  leur  lit  aux  colonnes  d'or  et  de 
jade,  se  dressaient,  demi-nues,  au  passage  des 
guerriers,  les  seins  meurtris,  les  lèvres  sèches, 
lasses  de  leur  nuitée  fiévreuse.  Elles  s'étiraient 
en  baillant,  clignaient  leurs  paupières  sombres 
encore  teintes  de  sourma  ! 

Assilinia  et  Mimiose  arrivèrent  devant  le  pa- 
lais où  des  soldats  attendaient,  entourant  les 
sonars  qui  portaient,  au  bout  d'une  pique,  la 
tête  échevelée  d'Orpha. 

Des  Rajahs,  montés  sur  des  éléphants  aux 
haoudards  plaqués  d'émaux,  suivaient  des 
brahmes  dont  la  robe  blanche,  serrée  à  la  taille 
par  des  cordelettes,  traînait  dans  la  poussière. 
Ils  venaient  imposer  leurs  conditions  à  Shah- 
Djahàn,  ne  sachant  encore  de  quel  côté  ils 
tourneraient  leurs  préférences. 

Aureng-Zeb    était   entré   depuis   longtemps 


LES    COURTISANES    DE    BRAIIMA  291 

pour  parler  à  son  père,  le  sommer  de  se  dé- 
sister en  sa  faveur  et  d'accepter  l'exil.  On 
attendait  anxieusement  la  réponse  du  vieil 
Empereur  que  l'on  savait  réfugié  auprès  de 
ses  femmes. 

Un  grand  bruit  montait  vers  les  terrasses 
où  les  eunuques  avaient  été  égorgés.  Leur 
sang  coulait  le  long  des  murs,  et  les  soldats, 
avec  mille  quolibets,  s'amusaient  à  les  piquer 
de  leur  lance,  à  les  tirer  hors  des  balustrades 
de  marbre.  Parfois  un  mouçabhat,  vêtu  et 
mitre  de  jaune,  venait  s'écraser  sur  le  sol  aux 
pieds  des  chevaux. 


XIV 


LA    FIN    D  UN    REGNE 


Une  porte  de  bronze  s'ouvrit,  tout  à  coup, 
découvrant  un  long  couloir  oîi  Mimiose  entraîna 
Assilinia.  Devant  eux  bondissait  la  panthère 
tenant  les  gardes  en  respect. 

Ils  traversèrent  les  immenses  salles,  sembla- 
bles à  l'intérieur  des  mosquées,  avec  des  colon- 
nes entourées  de  pavois  d'or  et  d'argent  aux 
irradiations  somptueuses.  Les  plafonds,par.tagés 
de  poutrelles  curieusement  orfévrées,  avaient 
des  galeries  en  bordure,  et  les  pièces  étaient 
séparées  les  unes  des  autres  par  des  portiques 
aux  incrustations  de  jade  et  d'ivoire. 

Voici  la  salle  des  ministres,  la  salle  du  trône 


294      LES  COURTISANES  DE  BRAHMA. 

avec  son  estrade  d'or  massif  protégée  par  des 
paons  de  pierreries  à  la  queue  déployée,  la 
salle  du  tamascha,  avec  ses  bassins  d'onyx  et 
ses  jets  d'eau  parfumés.  Partout  des  lits  de 
damas,  des  draperies  étincelantes  d'hyacinthes 
et  de  sardoines,  des  vases  sur  des  piédouches 
de  minéraux  translucides,  incrustés  d'yeux 
de  chat  de  Ceylan,  de  cymophanes  et  de 
saphyrines  aux  scintillements  compliqués.  Au 
parquet  des  mosaïques,  exaltant  des  triomphes 
barbares  d'empereurs  mogols,  au  milieu  de 
monstrueuses  plantes  de  féeries  brillent  folle- 
ment. 

Au  plafond,  en  des  peintures  chimériques, 
des  ciels  imbriqués  de  gemmes  fulgurantes 
laissent  pendre,  dans  un  azur  flamboyant,  des 
pampres  de  péridots,  d'olivines,  d'amaldines  et 
d'ouwarovites. 

Mais  une  surprise  attendait  les  amants  dans 
le  gynécée.  Shah-Djahân,  tenant  contre  son 
cœur  la  bégôm  Saëb,  s'entretenait  avec  Au- 
reng'-Zeb,  debout  devant  lui,  tandis  que  les 
Bhaï-Tchokri,  au  son  des  doles,  des  vina  et  des 
tambourahs,  glissaient  mollement  en  souriant 
au  jeune  prince. 

—  Seigneur,  disait  Aureng-Zeb,  ta  récente 


LES    CUUUTISANES    DE    liRAHMA  595 

maladie  et  ta  faiblesse  te  rendent  incapable  de 
régner.  Achève  tes  jours  dans  la  retraite,  ren- 
ferme-toi avec  tes  femmes  bien-aimées  dans 
ces  jardins  délicieux  d'Agra  où  voudraient 
vivre  les  mortels  les  plus  orgueilleux.  Nous 
ne  t'envions  point  la  lumière  du  jour  qui  brille 
pour  les  monarques  comme  pour  les  bigaris; 
mais  cède  à  tes  enfants  une  place  que  tu 
déshonores  par  ta  faiblesse  et  tes  folies  sé- 
niles... 

Les  derniers  mots  étaient  de  trop.  Un  grand 
cri  s'éleva  dans  le  harem,  et  les  femmes, 
détachant  le  poignard  qui  brillait  à  leur  cein- 
ture, se  précipitèrent  sur  l'imprudent. 

Mais  Shah-Djahân  étendit  la  main  pour  pro- 
téger son  fils. 

—  Écoute,  dit-il,  si  je  suis  assez  malheu- 
reux pour  être  détrôné  par  des  enfants  re- 
belles, sois  assez  courageux,  mon  fils,  pour 
défendre  Delhi  contre  toutes  les  attaques  de 
mes  ennemis.  Je  te  cède  le  pouvoir,  et  j'es- 
père que  tu  te  rendras  digne  de  ma  confiance. 
Je  ne  suis  plus  bon,  en  effet,  que  pour  les 
câlineries  et  les  douceurs  du  gynécée,  les 
caresses  fidèles  que  je  goûterai  dans  ma  cita- 
delle d'Agra. 


296  LES    COURTISANES    DE    BRAHMA 

Cependant,  les  soldats  avaient  mis  à  mort, 
dans  les  jardins,  les  gardes,  les  esclaves  et  les 
derniers  eunuques.  Ils  entraient  dans  l'appar- 
tement des  femmes  qu'ils  saisissaient  à  pleins 
bras  et  renversaient  sur  les  coussins.  Quelques- 
unes,  usant  de  leurs  armes,  se  défendaient  en 
criant.  Il  y  eut  encore  du  sang  et  des  baisers, 
des  râles  d'amour  et  de  mort,  tandis  qu'Aureng- 
Zeb,  entouré  de  ses  officiers,  emmenait  le 
vieil  Empereur. 

Devant  eux  les  rangs  s'ouvraient.  Ils  ga- 
gnèrent ainsi  la  grande  terrasse  du  palais  où 
le  prince,  cbargé  des  insignes  impériaux,  se 
montra  au  peuple,  salué  par  d'unanimes  cla- 
meurs. Tous  les  bras  se  levèrent,  des  milliers 
de  bouches  poussèrent  les  mêmes  cris  : 

—  Voici  Aureng-Zeb,  Maître  du  monde  ! 
Aureng-Zeb,  le  Roi  des  Rois!... 

Aureng-Zeb  fut  le  meilleur  et  le  plus  hu- 
main des  despotes  depuis  Prayadési...  Il  mou- 
rut en  roi  guerrier  dans  son  camp,  après  avoir 
remporté  de  brillantes  victoires.  Son  favori  et 
son  conseil  fut  toujours  Mimiose,  que  les  bai- 
sers d'Assilinia  soutinrent  dans  la  vie  au  milieu 
des  attaques  et  des  conspirations  des  envieux. 


LES  COURTISANES  DE  BRAHMA.      297 

Un  fils,  beau  comme  la  couronne  dorée  des 
Himalayas  au  lever  du  soleil,  naquit  de  la 
tendresse  du  Gourkas  et  de  la  Rana.  Durant 
quelques  années  il  joua  entre  les  pattes  cares- 
seuses  de  la  panthère,  dont  les  yeux  d'éme- 
raude  avaient  pour  lui  d'infinies  lueurs  d'a- 
mour. La  bête  veilla  sur  les  jeux  del'enfantelet 
tout  fragile  et  menu  qu'on  aimait  à  lui  confier. 
Puis  elle  rendit  au  ciel  de  Brahma  son  âme  de 
fauve  que  bien  des  humains  eussent  pu  lui 
envier. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PREMIERE  PARTIE 

I.  Une  fête  à  Delhi 1 

II.  La  panthère  noire 19 

III.  Assilinia 31 

IV.  Le  prisonnier 41 

V.  Les  Hedjeras -il 

VI.  Shah-Djahàn  et  la  begôm ,  '<' 

VII.  Projets  de  fuite O.'i 

VIII.  Pour  le  sacrifice "1 

IX.  Le  Badjera ,.,....  77 

X.  Volupté 87 

XI.  L'alerte •*7 

XII.  Le  Yoghi 100 

DEUXIÈME  PARTIE 

I.  >acriln-e  à  (ianga Il-' 

II.  L'école  des  ivresses 1-7 

III.  La  messe  rose 1-^'-* 


300  TABLE    DES    MATIÈRES 

IV.   L'invasion 145 

V.   Le  camp 153 

VI.   L'amour  d'Hallabab 163 

VII.   Les  perversités  de  Shah-Djahân 169 

VIII,   Projets  de  vengeance 177 

IX.   Le  moyen  de  THedjeras 183 

X.   La  danse  du  désir 189 

XI.   L'amant  est  retrouvé 197 

TROISIÈME  PARTIE 

I.  L'union  forcée 203 

II.  La  toilette  de  l'épousée 211 

III.  Les  baisers  de  l'empereur 217 

IV.  Les  bords  de  la  Jumna 225 

V.   Maison  en  fleurs 233 

VI.  Le  meurtre  d'HalIabab 239 

VII.  Nuitée  d'amour 245 

VIII.  La  muraille  vivante 253 

IX.   En  avant  ! 257 

X.  Étreintes  pour  étreintes 265 

XI.  Dans  le  sang  et  les  roses 271 

XII.   Le  calvaire 275 

XIII .  Dernier  baiser 287 

XIV.  La  fin  d'un  règne 293 


LiJlLE    COUN,    IMPRIMERlii    DE    LAGNY    (S.-ET-M.^ 


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