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LES GREUX-DE-MAISONS
// Il l'të tir<- (le cet ouvrage
2.')0 exetiipbnres sur papier pur (il des pnpeteries Lnfuma,
à Voiron, numérotés île 1 à 260
DU MÈiME AUTEUR A LA MflME LIHHAIHIE
Nêne. Roman. Préface de Gaston Chkbal-.
Un vol. (60' mille)
{Prix Concourt 1920.)
ES PRÉPARATION
Le Chemin de Plaine. Kiunan.
DU MÊME AUTEUR :
Chansons alternées. Poésies (Kpni^è )
Flûtes et Bourdons. Poésies. (Épuisé J
Cet ouvrage .i été Hé|(nsé nu niitiislére de l'intéri-Mir
en 1913.
P;\«IS. TYP. M.ON-NOURniT KT C'*. 8, RIK oahanciibk. — 25997.
^1-
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ERNEST PEROGHON
LES
GREUX-DE-MAISONS
\1 SS'6? G
7)7 q . Q 3.
PARIS
LIBRAIRIE P t, O . •:
PLON-NOUIllUT KT G'», IMIMUMIÎUKS-ÉDITEUHS
8 , m; K C. A H A N C 1 K IV K — fi "
fous droyU rhervi%
^xB^\.
Droils de reproduction et de Iradiirtinn
réserves pour tout |>«y(.
A
P. BBIZON
On a dit de ce livre qu'il était un tableau de la misère
paysanne.
LorsqaHl parut pour la première fois, en 1913, il était
rigoureusement vrai. Mais parler de la misère paysanne
en 1921, c''est amener le sourire sur les lèvres des gens
bien informés.
Que Von ne s^y trompe pas, cependant, tous les paysans
ne s'enrichissent pas!
Comment les valets de charrue qui ne vendent rien
s' enrichiraient-ils^ Leur salaire est injlniment plus bas
que le salaire des ouvriers d'industrie, et la vie est aussi
chère en Basse-Bretagne qu'à Paris, à très peu près...
Mais il n'apparaît peut-être pas clairement à cer-
taines gens que les paysans sont semblables aux autres
hommes.
J'en demande bien pardon aux faiseurs de pastorales^
mais les paysans mangent et boivent comme tout le monde
li ils préfèrent les bonnes l'knsis iiux i/itunuiisi s; Vair
Il A V K in 1 - > F, M K N T
pur qui passe sur les guérets ne suffit pas à les ali-
rncntcr.
Les paysans ne sont pas infatigables; quand ils tra-
vaillent seize heures par jour, ce n'est pas toujours uni-
quement par plaisir.
Les paysans ont un cœur; ils peuvent aimer et haïr;
ils ont de grands et de petits sentiments; ils sont sensibles
aux injures comme ils sont sensibles aux coups.
Ils peuvent souffrir, enfin, autant que les grands de la
terre.
Mais leur souffrance est silencieuse, leur misère est
résignée... Ils y sont tellement habitués!
Mars 1921.
E. 1\
LES
GREUX-DE-MAISONS
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LE RETOUR
Le train s'étant arrêté brusquement, Sévérin Pàtu-
roau et ses compagnons, qui dormaient depuis Thouars,
sursautèrent.
La veille, ils avaient quitté, on compagnie de nom-
breux et bruyants camarades, la petite ville de l'Est
où ils venaient de terminer leurs quatre années de
service. A chaque grande gare, il était descendu quel-
ques-uns de ces camarades, qu'à moins d'une chance
bien improbal)le, on ne roverrait jamais, et, à présent,
ils n'étaient plus que quatre.
Le somme tardif qu'ils vt-uaient (h- taire, accotés
les uns aux autres sur la Imnciuctte dure; leur avait
10 LES CREUX-DE-MAISONS
brisé les jaiul>os ; ils se redressèrent ahuris, les pau-
pières battantes. Ils jurèrent un peu. Puis, ils furent
soudain joyeux en reconnaissant Bressuire, et ils 8€
précipitèrent sur leurs valises. Sé\erin n'avait que sa
musette et soji clairon ; il sauta le premier sur le quai,
L'employé qui se trouvait à la sortie sourit en voyant
venir ces quatre militaires.
— Cette fois, dit-il, c'est la classe, les gars !
— Oui, c'est la classe ! et la vraie...
Ils passèrent vivement, impatients de se sentir enfin
chez eux, hors des casernes, liors des gares, hors des
villes. Le jour néussait à peine ; il avait plu ; une brume
très fine enveloppait les choses, une brume qui n'avait
rien de commun avec le brouillard traître qui, tant de
fois, les avait fait grelotter là-bas, pendant les longues
nuits de garde. Ils se plurent à reconnaître l'humidité
familière, la buée honnête montant des terres pro-
fondes et fraîches.
Une grosse joie leur serrait la gorge : joie de la
liberté retrouvée, joie du retour, joie intime et pro-
fonde de l'être qui reconnaît son milieu naturel. Ils
demeuraient sur le trottoir, gauches à présent, mi-
nables dans leurs uniformes râpés, tellement émua
qu'ils ne trouvaient rien à se dire. Ils avaient envio de
pleurer et se sentaient ridicules. Tduf h coup, l'un
d'eux cria :
— Se vérin 1 sonne !
Les autres approuvèrent bruyamment :
— Oui, oui, sonne, Séverin !
Leur attendrissement avorta en fanfare, bovfim
sonna le réveil. Deux cocl.crs et un gamin bossu ([ui
LE RETOUR 11
était là pour les journaux s'approchèrent des soldats.
Séverin sonna le réveil en fantaisie. Ses compagnons
admiraient. Bressuire ne les intimidait pas. Bressuire 1
petite ville sans importance, bonasse et lourdaude
comme une paysanne ; garnison de pompiers. On y
pouvait sans risques faire du tapage.
Séverin sonna la soupe, la visite, l'appel, le couvre-
feu. Tout y passa. En deux temps, très nets, il embou-
chait l'instrument, puis, la sonnerie finie, il l'éloignait
d'un brusque lancé de l'avant-bras. Le petit bossu
gambillait de joie.
Séverin recommença le couvre-feu ; le couvre-feu
était son succès. Cela débutait par de i)etites explo-
sions, des sons brefs et durs comme des noyaux ; puis
la dernière note s'allongeait infiniment, passait par-
dessus la ville, allait jusqu'aux coteaux sombres en-
dormis sous la brume, pour revenir en lin tout près et
mourir lentement, comme une haleine. A la troisième
reprise, il tenta d'allonger encore cette note finale,
mais le son qui filait, mijice, s'épandit soudain en fui-
rade. Il était à bout de souffle, haletant, congestionné
comme un coq en colère, mais glorieux. 11 cria :
— En avant, le 237 !
l']t il lança la sonnerie du régimont.
Un do ses camarades lui ayant pris le bras, les deux
autres se placèrent par derrière et ils [)artirent du pied
gauclic (Il < liantant. La petite rue où ils s'engagèrent
retentit triin cou[)K!t injiUMcux ù l'égard des Berri-
chons. Ell(! était étroite, cette riii', ot leui's voix, jointes
au bruit du <'jairttn, y éveilluifut de terribles sonorités.
Di's vdifis s'duvrirenl . I (nriérr eux, le petit bossu, s'ef-
12 LES CREUX-DE-MAISO,NS
forçant tic suivrt', agitait ses l(»n^'- (miuhri'^ d'araignée
dans leur sillaj^e do brume.
Ils se dirigèrent vers une anhurgi; qu'ils connais-
saient pour y avoir, autrefois, payé de l'eau-de-vie
sucrée à des servantes, les jours de foire. Elle était
justement ouverte ; une lampe y blêmissait, jetant aux
vitres grasses des pâlimrs équivu(jues.
Ils entrèrent comme une bourrasque. Une petite
bonne, accroupie près d'un poêle au milieu de rondelles
de fonte, de b(juts de papier et de tas de cendres, se
leva et vint à eu.\ en s'essuyant les doigts à l'envers
d'un tablier sale. Vivement, elle débarrassa une table
où traînaient encore des verres de la veille et où les
culs des bouteilles avaient entremêlé des anneaux
roses ; puis, elle se remit à son poêle, en les admirant ù
la dérobée. Son regard allait des jambes rouges aux bou-
tons de cuivre et aux képis cavalièrement cliiffonnés ;
il finit par se poser sur Séverin à cause du clairon.
Séverin, d'ailleurs, était bien le plus beau des quatre.
Moins lourd que ses camarade?, moins blond, avec
des lèvres plus minces, on le devinait d'une espèce
plus fîère et plus nerveuse. Ses yeux, qui étaient très
noirs et un peu farouches, souffraient à cause de la
lampe toute proche, et ses paupières battaient. En ver-
sant négligemment d'abondantes rasades, il se félicita
d'avoir donné l'aubade à la ville paresseuse ; puis il se
mit à rire à cause du vin répandu sur la table. Les trois
autres riaient aussi. Leur insouciance s'accommodait
du désordre ; ils étaient heureux de tout, même de se
voir si sales, les mains et la ligure poivrées de charbon.
Peu ù peu ils se calmèrent. Le poêle ronflait; ils
LE RETOUR 13
tombaient à une béatitude douce, car ils étaient fati-
gués et avaient sommeil. Ils allaient se quitter tout à
l'heure et ils en souffraient un peu, la longue cama-
raderie du service ayant noué entre eux des liens assez
forts. Ils firent quelques projets, espérèrent se ren-
contrer aux foires d'hiver.
Ils avaient éteint la lampe, car le jour était tout à
fait venu. Ils causaient maintenant tranquillement,
juraient sans fracas. Leur idée revenait doucement
aux choses de la terre, et, comme ils n'avaient pas de
mots tout prêts pour ces choses, les phrases anciennes,
les tournures lentes remontaient une à une à leurs
lèvres. Ils en avaient ri tout d'abord, mais ce leur était
tout de même d'une grande douceur. Ils songeaient
que, bientôt, ce serait le contraire : pour raconter
leurs bons tours de caserne, ils parleraient à la mode
des villes, aux grandes veillées où vont les filles ; ils
seraient fiers d'être écoutés. Et au fond d'eux-mêmes,
bien qu'ils fussent de race taciturne, ils se réjouis-
saient d'en avoir pour longtemps à exagérer.
Vers huit heures, ils se levèrent. Séverin avait en-
core un long chemin à faire, car il allait au moulin de
la Petite- Rue, dans la commune de Coutigny, par delà
Clazay ; les trois autres s'en allaient ensemble dans la
direction opposée par la route de Saint-Porchaire.
Ils se dirent au revoir en patois.
Séverin sortit rapidement do la ville. Le temps
menaçait. Au-dessous des nuages noirâtres, de petites
14 l.t..-. (HKr \-l> K-M AIS'» Ns
fuméps grisns sf> liâtaiont de fuir, poursuivies par I
vent (lu Bas-F'ays qui apportait le liruit. de cloche
lointaines. La messe sonnait à Glazay, et Séverin mari
chait à grands pas, pour arriver là-bas avant la sortie
il espérait y trouver son ancien patron, le meunie.
Bernou, qui le reprenait pour quelque temps à soi
service.
Une vague tristesse Tenvahissait. Il aurait aimé ur
chez soi pour l'accueillir ; il n'en avait pas ; à vra.
dire, il n'en avait presque jamais eu.
Il revoyait dans son souvenir le petit « creux de
maison » où il avait vécu ses premières années. Cotait
une cabane bossue et lépreuse, à peine plus haute
qu'un homme ; on descendait à l'intérieur par deux
marches de granit ; il y faisait très sombre, car le jour
n'entrait que par une lucarne à deux petits carreaux ;
l'hiver, il y avait de l'eau partout, et cela faisait de la
boue qui n'en finissait pas de sécher, sous les lits sur-
tout ; il y avait des trous qui empêchaient les tabou-
rets de tenir debout ; on les comblait de temps en
temps avec de la terre apportée du jardin.
Il se souvenait pourtant d'avoir passé quelques bons
moments dans cette maison, tout seul avec sa mère, sur
la pierre du foyer. Elle était si douce, sa mère ! Malheu-
reusement, elle était souffreteuse et ne pouvait pas
travailler l'hiver ; il revoyait sa face pâle et son pauvre
sourire courageux.
Le père, lui, avait eu un accident en sa jeunesse :
une charrette lui avait écrasé une jambe et il boitait.
Bien qu'il fût dur à l'ouvrage, il n'était pas recherché
(les fermiers à cause de son infirmité; aussi ne se
LE RETOUR 15
louait-il qu'en été pendant les grands travaux. I/hiver,
il allait aux carrières, arrachait du genêt, bricolait,
gagnant parfois une bonne pièce, car il était ingénieux,
mais, le plus souvent, rapportant à peine de quoi payer
son taljac à chiquer. Il buvait le plus possible, toutes
les fois que cela ne lui coûtait rien. Quand il rentrait
ivre, il chantait, et Séverin s'amusait beaucoup ; ou
bien il jurait, s'en prenant à tout le monde de sa
boiterio et de sa misère, criant des injures à l'adresse
des gros métayers, menaçant jusqu'aux bourgeois qu'il
mettait au défi de l'empêcher de braconner sur leurs
terres. Ces soirs-là, Séverin pleurait et la mère, fer-
mant vite la porte, s'empressait de faire coucher son
homme : précautions inutiles, car il tenait aussi ces
propos ailliMirs. D'autre part, sa réputation do ten-
deur de lacets et sa mauvaise rnine le faisaient mal
voir dans le pays.
Cependant, il n'était pas foncièrement méchant, mal-
gré ses sourcils broussailleux; il était même bon pour
les siens; un fond de droiture native lui faisait scru-
puleusement rapporter ù la maison tout le produit de
sa peine et même les petits bénéfices clandestins du
furetage.
Séverin était le premior-né de cette pauvre famille.
Il avait trois ans quand inupiit sa sœur Victoriiie ; peu
dn temps après, vint un [xMit frère (ju'on appela Désiré,
bien ipi'il fût di' tro|).
La misère s'était beau(OU|) accrue a ee nmment-Ia
chez les i'âtureau. La mère, vraiment alTaiblie, ne faisait
plus les laveries des fermes voisines ; elle toussait et se
|)enrhait veis la torre. Klle uo put pas nourrir Désiré.
Ifi LES CnErX-DE-MAISONS
Elle lYleva tant bion que mal avec des bouillies de
pommes de terre et du lait écrémé qu'elle achetait à
bon marché. Il vint au petit un ventre énorme avec
des jambes maigres et comme ratatinées. La Pâturelle
avait bien do la peine à cause de lui ; il criait souvent
d'une voix plaintive et salissait beaucoup de langes
Comme elle avait pou de toile, elle était obligée d'être
tous les matins au lavoir ; puis elle faisait sécher de-
vant le feu les linges où se trouvaient toujours de
grandes taches vertes. Ces taches l'inquiétaient à la
longue et elle en parlait aux voisines. Quand elle dé-
maillotait le petit, Séverin s'approchait et le cha-
touillait pour le faire rire ; mais il n'y réussissait pas
toujours ; le bébé le regardait comme rp![r;irdont les
vieux avec un air de dire :
— Pourquoi ris-tu, toi? Où vois-tu do qui-i rire?
Alors la mère se penchait, redressait le bonnet de
piqué d'où sortaient de rares cheveux sans couleur et
baisait longuement les petites tempes bleues ; puis
elle pleurait en emmaillotant l'enfant.
A trente mois, Désiré marchait à peine, traînait son
petit derrière de marmiteux d'une chaise à l'autre,
les jambes tordues et roulant sur ses hanches.
Séverin alla un peu à l'école. Son père aurait voulu
le faire bien instruire afin qu'il eût de la défense plus
tard ; mais, pour cela, il fallait payer l'écolage et les
Pâtureau étaient bion pauvres.
Le Boiteux s'arrangea avec le régent : moyennant
quelques lapins attrapés en temps de neige, Séverin
put fréquenter la classe pendant plusieurs mois. Il
apprit assez vite à lire la lettre moulée et mémo l'écri-
LE RETOTTR 17
ture ; mais la vie étant rievenuo plus difïicile, l'école
fut abandonnée.
Il fallut prendre le bissac et mendier. Séverin faisait
ses tournées en compagnie de plusieurs autres petits
du village. Pieds nus, le ventre vide, ils s'en allaient,
dès le matin, par les sentiers de traverse qui conduisent
d'une ferme à l'autre. Ils s'arrêtaient à chaque porte.
Quand personne ne les avait entendus arriver, ils tous-
saient timidement d'abord, puis plus fort pour avertir
la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs, ils s'as-
seyaient sur le seuil et tapaient du coude dans la
porte en chantonnant d'une voix traînante :
— Charité I charité, s'il vous plaît I
A la fin, de l'intérieur, une voix criait :
— Qu'est ça?
— Les cherche-pain 1 Charité, s'il vous plaît I
— Combien? disait la voix.
Us se comptaient :
— Trois! quatre! cinq!
Parfois, ils frappaient en vain : la porto ne s'ouvrait
pas, et ils attendaient des heures entières, grelottant
aux mauvais jours. D'autres venaient qui attendaient
aussi.
Il Ifîur arrivait de galopinor le long des routes, mais
il fallait ensuite rattraper le temps perdu pour rap-
porter, le soir, le nombre de morceaux de pain exigés.
La course souvent était longue, car les petits bordiers
ne donnaient guère, étant eux-mêmes très malheureux.
Il ne fallait compter que sur les grosses fermes : là,
f (lut le monde donnait, par bonté ou par gloriohv Quant
an m)ir(|wi.s du chfile;iu, il faisait distribuer du pain
2
'^ I.KS rnKfX-DE-MAISOSS
tU'iJX ou trois fois Tnii à la fu»rto do IV-j^liso ; mais il no
/voulait pas que s'ouvrit, pour les potits pouilleux du
pays, la grille de son parc ; il avait des valets étrangers
au [)ays et des chiens très méchants : les cherche-pain
passa iefit au largo.
Sévcrin, d'abord, ne mendia qu'une fois par se-
/maine; mais la misôre s'acharna sur la pauvre mai-
sonnée. Il fallut recueillir la grand'mére Pâtiircaii qui,
jusque-là, pvait vécu seule, tant bien que md, grâce à
des aumônes et à quelques menus travaux. La vieille
femme était devenue tout à fait percluse, incapable
de faire virer le fuseau. Alors Scverin fit deux tournées
au lieu d'une et des tournées de plus en plus longues,
les moins accueillantes des fermières se lassant de
donner à un cherche-pain qui revenait si souvent.
Avant que sa grand'mére fût à la maison, quand,
aux bonnes portes, il recevait du pain blanc de pur
froment, il le mangeait après avoir prélové la part de
Désiré. Cela dut cesser ; et il était difficile de tromper
la vieille, qui, elle aussi, avait fait des tournées. Elle
était devenue gourmande, buvait le lait de Désiré et
jalousait Sévcrin à qui les ménagères devaient donner,
prétendait-elle, de bonnes tartines et des fruits. Elle
avait décidé son fds à faire partir le petit tout seul,
prétextant qu'il attraperait ainsi de plus gros mor-
ceaux ; Séverin faisait alors de longs détours pour re-
joindre ses camarades, car il avait peur des chiens et
des chemineaux. Il y en avait pourtant, de ces vaga-
bonds, qui n'étaient pas méchants : Séverin en con-
naissait un, un très vieux bonhomme tout blanc de
cheveux, qui l'avait invité à venir se chauffer à son
LE RETOUR 19
feu de bois mort et qui lui avait donné des châtaignes
avec une lichette de beurre.
Malgré cela, en général, il évitait les coureurs de
routes.
L'année de la guerre fut aiTrouse dans tous les creux-
de-maisons. Chez les Pâtureau, la variole enleva Désiré
vers le mois de janvier ; trois mois plus tard, la Pâtu-
relle mourut de sa mauvaise toux. Alors comme Séve-
rin avait neuf ans, un fermier le prit à son service pour
lui faire garder les bêtes dans de grands pâtis mal clos.
Il s'engageait à lui donner, en plus de sa nourriture,
un pantalon, une blouse et une paire de sabots.
Il y eut de bons moments pour le petit berger ; il
connut la douceur accueillante des matins d'été et
la grave camaraderie des bœufs. Il y eut aussi des
jours terribles, des jours traîtres pleins de brume. Les
bêtes disparaissaient au bout du pâtis et s'en allaient
causer du dommage dans les champs voisins. Les
arbres étaient mauvais comme le reste ; Séverin cher-
chait en vain l'abri des haies. Il grelottait dans les
bas-fonds entre les touftes de jonc. Pour se réchauffer,
il sautait à cloche-pied, et comme sa panetière lui
battait le dos, il s'en débarrassait en mangeant vite
son grignon de pain bis et son fromage mou.
Il n'avait jamais que du fromage mou dans sa pa-
netière, car la ménagère, était chiche ; forcée de nourrir
à peu près les grands valets, elle se rattrapait sur le
petit, sachant bien que, de ce côté, elle n'aurait pas
de plainte. D'ailleurs, c'était l'iiabitude que les petits
domestiques mangeassent mal ; personne n'y faisait
attention.
20 LES CREIX-nE-MAISONS
Séverin ne rc plaignait qu'à un autre berger qu'il
croisait parfois sur sa route et qui, lui aussi, avait tou-
jours du fromage, mais sec. Ils se criaient de loin :
— Séverin, Séverinet ! as-tu le ragoût?
— Gustin, Gustinet ! as-tu le jambon?
Et ils riaient en faisant tournoyer comme une fronde
leur panetière crasseuse.
Le soir, Séverin avait une écuellée de soupe ; il la
mangeait au coin du feu où il s'amusait à taper sur
la tête des chats avec sa grosse cuillère. On lui donnait
après sa soupe ime pomme ou des châtaignes.
Quand il eut une douzaine d'années, il commença
à faire besogne d'homme et à s'asseoir à la table avec
les autres. Il n'y fut guère mieux d'abord ; le grand
valet qui coupait le pain lui passait les morceaux
moisis, et quand on mangeait du lard, il avait sa
grosse part de couenne. On ne se gênait pas non plus
pour lui taper sur les doigts quand il était surpris a
couper des bouchées trop larges et trop minces qui
raclaient le plat comme de petites pelles. Surtout il
était vexé qu'on l'appelât « Pâtireau » ou o Pâtira »,
comme on appelle les pauvres, maigres et transis, les
jeunes infirmes, les bossus, les béquiliards, les veaux
ù diarrhées, les canetons mal fermés, tous les êtres
geignants et malitornes voués à une misère sans éclaircie
et qui pourtant n'en finissent pas de mourir.
Mais les années passèrent ; à seize ans, il avait les
08 durs et le geste vif ; on commença à le respecter.
Il arriva, vers cette époque, qu'mi coup do mine
coucha le Boiteux sur le rocher gris et bleu qu'il creu-
sait ; il fut tué net. La grand'mère, quelques mois
LE RETOUR 21
avant, était morte de ses douleurs : Victorine et Sé-
verin restaient seuls.
Les deux enfants eurent beaucoup de chagrin ; ils
aimaient leur père, malgré sa brusquerie ; surtout ils
étaient effrayés d'être orphelins. Le soir de l'enterre-
ment, quand Séverin fut dans l'écurie où était son lit,
il pleura longtemps. Vers minuit, la fatigue l'empor-
tant, il s'endormit d'un sommeil de plomb ; mais à
trois heures, le patron le réveilla, car on était en sep-
tembre, et il n'y avait pas de temps à perdre pour les
semailles.
Deux ans plus tard, le jeune homme changea de
ferme, sous prétexte de gagner plus d'argent. A la
vérité, il n'aimait pas cette maison où on lui avait
fait une enfance rude et sans amitié. Il entra comme
farinier chez Bernou, le meunier de la Petite-Rue ; il
y resta deux ans, pais partit au service.
Il passa quatre années au régiment, quatre années
pendant lesquelles il travailla modérément et mangea
à sa faim. Il s'y ennuya d'abord ; on l'avait désigné
malgré lui pour être clairon et le tambour-major l'avait
un peu bousculé.
Ce tambour-major était une brute très simple. Pas
méchant au fond, facile à carotter, il se rehaussait
devant les recrues par dos propos d'une obscénité
compliquée auprès desquels les plaisanteries de la
chambrée semblaient ingénues comme l'eau des ro-
chers. Cette éloquence répugnante inquiétait d'abord
les jeunes gens vi-niis tout droit des campagnes pro-
loudes ; ils souriaient, làchcniunt sans bien comprendre.
Puis, peu à peu, ils n'y prenaient plus garde, accep-
22 I.KS CBEIIX-DK-MAISONS
taient sans sourciller d'étonnantes insultes, attentifs
sfulomcnt à ce au'ollfs no fussent pas accompagnées
d'une promesse de punition.
Séverin, taciturne et d'humeur haute, eut au début
un peu d'effarement ; il eut aussi de sourdes révolte»
à cause des corvées pleuvant sans rime ni raison ; iJ
finit pourtant par s'habituer. Comme il était plein de
bonne volonté, il passa clairon en pied à la fin de la
première année. A dater de ce jour, il vécut de lentes
journées au corps de garde, s'amusant de l'allure des
civils qui passaient devant la grille, tutoyant les filles
maigres et plâtrées qui venaient le soir relancer les
sous-officiers. 11 allait aux cuisines chercher la soupe
des hommes de service, et ne manquait point de crier
en soulevant le couvercle des gamelles :
— La crève ! c'est la crève, alors 1
Les camarades sortaient de leur somnolence et
faisaient chorus, vouant à la réprobation des hon-
nêtes gens le métier, les fricoteurs et le gouverne-
ment.
— La crève, n. de D... ! la crève, alors I
Accents farouches que démentaient le sourire des
faces rougeaudes et la sonorité des poitrines ; indi-
gnation réglementaire qui ne coupait l'appétit à per-
sonne.
A cette heure, Séverin se réjouissait de ces souve-
nirs; il se rappelait Micot, un gros Breton grêlé qui
avait été quatre ans élève-tambour et que le tambour-
major n'avait jamais appelé autrement qu'.Andouille.
Il le revoyait carré, placide, tapant sur une petite
planchette, où il rccommenç<iit pendant des lnures,
LE RETOUR 23
des semaines, des années, le même roulement, toujours
le même roulement.
— Andouille I criait le chef, serre le ra de trois ;
serre le ra de trois, sacrée andouille 1
Le gros tapin, sans s'émouvoir, corrigeait sa plan-
chette avec la même persévérance enchantée. Micot
ne put jamais serrer le ra de trois qui commence la
dix-septième, et partit apprenti-tambour, andouille
comme au premier jour.
Séverin riait tout seul en pensant à Micot. Que
faisait-il en ce moment, le gros Breton? Il devait fouler
les landes natales et se hâter, lui aussi, ■<^ers un village
où toutes les cloches cabotaient pour la grand'messe.
*
* *
Lorsque Séverin arriva à Clazay, les gens étaient
sortis de l'église. Sur la place, les hommes, fatigués
d'immobilité, s'étiraient et plaisantaient. Beaucoup ne
le reconnurent pas. Il s'avança, saluant à droite et à
gauche, et s'enquit de son ancien patron : personne ne
l'avait vu, il n'était sûrement pas à la messe. Alors
Séverin, gêné par les yeux fixés sur lui, désappointé
aussi sans trop savoir pourquoi, se joignit à un groupe
de jeunes gens et entra à l'auberge. Il fit sensation,
mais moins qu'il ne l'avait espéré ; d'autres hommes
entraient qui, après un bref salut, se mettaient à
jouer aux tables voisines sans plus s'occuper de lui.
Gomme l'aubergiste était en même temps marchand,
les femmes des métairies venaient pour de la vaisselle et
de l'épicerie. Leurs filles, sérieuses et raides sous la
24 LES cnEtIX-DK-MAtSONS
lourde coiffe, entraient aussi et coulaient vers le ga-
lant attablé un regard rapide et sournois. Quelques-
unes plaisantaient avec les hommes et montraient
gaiement la franche hardiesse de leurs yeux luisants.
Bien qu'elles le regardassent beaucoup, elles ne s'adres-
saient pas à Séverin, qui était devenu étranger durant
cette longue absence.
Lui', parlait peu, s'effaçait. Ayant commencé une
partie, il ne s'occupa plus que de ses cartes. Une
épaisse buée encrassait les carreaux de la fenêtre en
face de lui ; au dehors, la pluie tombait. Il s'attarda
dans cette auberge à jouer et à manger des fouaces
très dures qui lui rappelaient un peu les biscuits du
régiment.
Enfin, vers quatre heures, il partit. Malgré le vin
qu'il avait bu, il était triste et fatigué. II songeait avec
une sorte de jalousie que les amis quittés à Bressuire
étaient déjà dans leurs métairies, au milieu des frères
et des sœurs qui fêtaient leur retour. Son retour, a
lui, personne n'y faisait attention. Jamais dans sa vie
•d'homme il n'avait souffert de son isolement avec
autant de violence. Il se recorda de nouveau la bonté
de sa mère, la pauvre Pâturelle morte de la toux au
temps de la guerre. Morte, la mère si douce, mort, le
petit Désiré si triste d'être au monde, mort aussi le
père, si dur au mal et si ingénieux pour les siens. Il
n'avait plus que \'ictorine, et Victorine non plus n'était
plus là pour lui fane accueil : elle lui avait fait mar-
quer sur sa dernière lettre qu'elle suivait ses patrons
en Vendée. Il ne la reverrait pas avant la Toussaint.
Sous la pluie liiie, Séverin marchait leuleineiit, un
LE RETOUR 25
peu courbé, comme aux jours de son enfance, quand
il rapportait au creux-de-maison le bissac de pain
mendié. Une lueur jaunâtre tombée du soleil éteint
traînait sur la route. Les prés bas, ayant gardé l'eau
des averses précédentes, luisaient vaguement comme
des miroirs sales ; et les maisons isolées, les chau-
mières toutes menues, accroupies sous les arbres, sem-
blaient subir la flétrissure de cette fin de jour avec la
résignation de pauvresses négligées.
Arrivé en haut de la butte des Trois-Puits, près du
village de Jolimont, Séverin aperçut le rideau de peu-
pliers qui cachait le moulin des Bernou. Il sauta un
échalier et prit un chemin de traverse conduisant à
la Petite- Rue.
Bernou était justement sur le seuil ; dès qu'il aper-
çut Séverin, il cria, penché vers l'intérieur de la
maison :
— Le voilà ! le voilà, le soldat !
Puis, sans hâte, il s'avança vers l'arrivant.
— Bonjour, garçon ! Comme te voilà fort ! On dirait
un homme ! Quelles moustaches 1 Venez donc voir, les
femmes 1
Les femmes embrassèrent tour à tour l'homme aux
moustaches. Elles étaient trois : la grand'mère, une
petite vieille rose et ratatinée ; la maman Bernou, qui
commençait à grisonner, et une autre que Séverin
hésita à reconnaître, ce qui les fit bien rire.
— Comment ! tu ne te souviens pas de Fine?
Si, il se souvenait bien de tout le monde ; mais Fine
n'était, à son départ, qu'une gamine, et il était surpris
do retrouver une jolie meunière capable à elle seule
26 LES ChKi X-DK-MAISONS
de mener la maison et bien plus capable encore de
faùe tourner la tête aux gars du pays.
Auguste, le frère, était au bourg de Coutigny ; il
arriva quelques minutes après. Lui aussi avait beau-
coup forci. Il était content de revoir Séverin, oui, bien
content. Il expliqua pourquoi. Il s'était querellé un
jour avec le valet, un fainéant, disait-il, et le père,
donnant raison à son fils, avait congédié l'autre. Mais,
depuis, il avait fallu trimer pour deux.
— Maintenant que te voilà, ajouta-t-il, nous aurons
de l'aise. Tu iras à la pochée pendant que je ferai la
terre.
— Ça sera dur, dit Bernou, ça sera dur puur tes
mains de bourgeois, maintenant qu'il va falloir tra-
vailler.'
Séverin, distrait par la petite qui taillait pour la
soupe de minces lamelles dans le chanteau de pain
gris, répondit négligemment :
— Oui, va falloir travailler... mais je n'ai pas
peur I
En mangeant, ils parlèrent des choses qui s'ulaieuL
passées au moulin durant ces quatre ans. Cela mar-
chait doucement, tout doucement ; on louait trop
cher ; le propriétaire, avocat à Poitiers, n'était pas
mauvais, mais on avait affaire à un régisseur insolent
et tracassier qui s'enrichissait pendant que les loca-
taires faisaient des dettes ; l'eau avait manqué pen-
dant deux étés et le moulin avait perdu dos pratiques.
— Tu vois, disait Bernou, passé ces deux mois où
l'ouvrage presse, nous ne poiurons pas te garder ; tu
serais trop fort de prix pour nous. Nous nous enten-
LE RETOUR 27
(liions bien pourtant ; Guste et toi, vous ne vous bat-
triez pas, je pense.
Le garçon, en guise d'approbation, donna à Séverin
une bourrade amicale. IMais Delphine riait sournoise-
rnent en pelant une pomme. Elle dit, avec un air de
vouloir faire fondre un gros secret sous sa langue :
— Ils ne se battraient pas? Cela dépend bien !
— Comment ! Cela dépend bien ! Et de quoi cela
dépend-il?
— De Marichette, donc !
Le Guste devint rouge comme une framboise.
— Tais-toi, canette ! dit le père.
Ils avaient fini de souper. Bernou cherchait sa
pipe.
— As-tu du gros tabac, clairon? fit-il; as-lu songé
à nous, au moins, avant de revenir?
Séverin désigna du doigt sa musette qui séchait sur
une chaise.
— Donne donc mes biens, Fifine.
La jeune fille éleva la musette au-dessus de la table
et fouillant sans gêne, éparpilla deux ou trois mou-
choirs, une pipe à tête de Tmx, un cahier roulé et trois
paquets de tabac.
— Et moi ! cria-t-elle, je n'ai rien, moi?
Séverin, en vérité, avait bien pensé à elle ; il avait
marchandé un petit crochet d'argent pour sa chaîne
à ciseaux, mais il avait reculé devant la dépense. Il
s'en voulait beaucoup à présent qu'il la trouvait si
galante, et il regrettait l'achat de la pipe.
La petite, du reste, n'attachait aucune importance
à cet oubli. Elle s'emiiara du cahier.
28 LES CREUX-DE-MAISONS
— C'est bien I dit-elle, puisque tu ne m'as rien ap-
porté, je garderai ton cahitT.
Elle l'ouvrit malgré Séverin ; un titre énorme flam-
boyait à la première page.
— Des chansons ! Nous allons nous amuser.
Il contenait, ce cahier, des chansons patriotiques,
des complaintes, puis d'extravagantes ordures. Chaque
soldat en avait un semblable à la caserne. Pendant
les longs dimanches désœuvrés, les savants de la com-
pagnie y écrivaient à tour de rôle et signaient au bas
des pages au milieu d'un beau paraphe.
Delphine tourna quelques feuillets, puis brusqu»
ment fit la moue, et, très rouge, lança le cahier sur la
table.
— Canette, dit Bernou, va avec ta mère faire le lit
dans l'écurie.
La jeune fille sortit. Auguste, très éveillé, avait
ramasse le cahier ; malgré sa curiosité, il dut le fermer
car il lisait mal l'écriture. D'ailleurs, Séverin lui pré-
sentait la belle pipe à tête de Turc.
Ils fumèrent lentement ; la torpeur qui précède le
sommeil pesait sur Séverin ; les cris de la chambrée,
le brouhaha de l'appel lui manquaient sans qu'il s'en
rendît bien compte.
— Nous devrions nous coucher, dit Bernou ; tu
dors déjà, mon gars.
— C'est vrai, patron ; il me semble que j'ai la tête
vide ; comme c'est tranquille, ici !
Delphine justement revenait avec la lanterne ; son
frère se leva et ils conduisirent Séverin dans l'écurie
où était dressé le lit du valet.
LE RETOUR 29
— Tu vois, dit Delphine en montrant le coffre, tu
mettras tes bardes ici. Voici ta chaise et puis voici
ton lit ; je l'ai brassé bien mou, et il en avait besoin :
personne n'y couchait depuis le départ d'Etienne,
l'autre amoureux de Marichette.
Évitant une bourrade de son frère, elle ajouta avec
une volonté bien évidente de taquinerie :
— Non, non, ce n'est pas pour l'ouvrage que vous
vous êtes fâchés ! C'est à cause de la Mariche, que je
te dis ! Figure-toi, Séverin...
— Ne l'écoute pas ! cria Auguste ; elle est plus vi-
cieuse qu'une bique ; et puis, elle fera bien de tenir
sa langue, parce que je sais des choses, moi aussi, et
je pourrais nommer ses amoureux.
II avait pris la lanterne pour aller voir aux bœufs ;
l'étable étant séparée de l'écurie par une petite gi-ange,
les deux autres restèrent dans l'obscurité.
Et tout de suite Séverin fut très gêné. Cette Del-
phine, si malicieuse et si fraîche, avait éveillé en lui
un trouble charmant ; il lui en voulait, par exemple,
d'avoir des amoureux. II faisait très noir et il ne la
voyait qu'à peine, bien qu'elle fût accotée au coffre
tout près de lui. Elle ne parlait pas et lui aussi cher-
chait en vain des mots ; elle devait le trouver bien sot :
et pourtant, quoi dire après ce silence déjà long?
II se pencha et il sentit qu'elle se reculait un peu ;
alors, brusquement, sans trop savoir ce qu'il faisait,
il la souleva de terre et il posa ses lèvres au hasard,
dans le cou, sous les cheveux tièdes, et il appuya bien
fort.
Elle eut un rire étouffé d'enfant chatouilleux ; puis
30 i.i. . . ,.;.. \- nr- MAISONS
elle se dégagea lostcmont, en flllo habit.Uf< >i.j.i ,11
hardiesses des galants,
Auguste revenait ; il posa sa lanterne sur le coffre ; 1
on se souhaita le bonsoir, cl In fràre et la sœur sor- I
tirent de l'écurie. I
Sévcrin, nerveux, n'était plus pressé de dorrrt
Machinalement, car sa pensée était absente, il plia s
habits comme à la caserne, et les plaça sur le coffr
Puis il examina son logis. Rien n'y était chanL' •.
La toiture était toujours tapissée d'innombrables toil<s
d'araignées; quelques-unes pendaient, lourdes cornu
des loques do baudets guenilleux. Des rats se pou
suivaient et farfouillaient sous la paille avec de pelii
cris aigus ; un gios déboula d'un râtelier et se mit à se J
promener tranquillement sur le bord do la mangeoii
Avant de soufïler sa chandelle, le jeune homme f
un sourire en reconnaissant ses anciens compagnie
de nuit : deux mulets, deux vieux mulets de gr
trait, sales et vicieux comme des hommes.
CHAPITRE II
LE FARINIER DE LA PETITE-RUE
L'automne, cette année-là, fut doux comme un
sourire, et le nouveau farinier de la Petite- Rue sentit
la joie de travailler.
Un soleil vigilant balayait la brume, séchait l'eau
jaune des fossés, lustrait une dernière fois la verdure
neuve des pâtis.
Un soleil attendri veillait aux semailles. De toutes
parts on préparait la terre et on recouvrait le froment.
Dans les champs découverts des hauteurs, dans les
ouches étroites mangées de châtaigniers, dans les
vieilles terres à seigle, dans les landes défrichées où
l'on jetait de la chaux, partout, chez les métayers qui
liaient huit bœufs, chez les petits bordiers qui n'avaient
que deux vaches, on retournait l'argile jaune ou brune.
Il y avait des voix proches et criardes ; d'autres, in-
nombrables, venaient des métairies lointaines dont
les arbres de clôture portaient les bords pâles du ciel.
Cela faisait une rumeur continue trouée de temps en
temps par le grincement d'un versoir ou le ioulement
d'un petit toucheur de bœufs.
Séverih suivait allègrement sa carriole sur les routes
gi'ises.
r?2 IFS TRFl' X-nE-MAfSONS
A travers les haies, plus claires di'jjà à cause des prc-
mièrcB feuilles tombées, il apercevait les laboureurs et
il souhaitait qu'ils le reconnussent. 11 se haussait un
peu et faisait claquer sim fouet ; parfois il enjambait
le fossé et s'accrochait aux aubépins pour plaisanter
avec des gens au repos. Il marchait sur les accotements
couverts d'herbe grasse et de fougères fléchissantes.
Les grelots de son mulet tintaient devant lui ; et ses
pensées, claires, carillonnaient aussi, carillonnaient
pour son insouciance et sa santé joyeuse.
Son idée s'en allait un peu vers les filles.
Avec les quelques sous qu'il avait gagnés au service
en lavant des doublures et en astiquant des cuirs, il
s'était acheté une blouse à raies blanches, une cas-
quette assortie et une paire de chaussons ferrés pour
monter à l'échelle des greniers.
Il se trouvait avenant, et il relevait ses moustaches
avant d'entrer dans la cour des fermes.
Les femmes, le plus souvent, allaient l'aider à me-
surer le blé. Il aimait que ce fussent les jeunes, les
servant'''8.
Il n'avait jamais été si jovial. Lui qu'on réputait
silencieux, il se plaisait maintenant à bavarder, et il
savait raconter les choses qui font rire.
Un lundi matin, en arrivant aux Pelleteries, il
pensa :
— Tiens, je vais donc la voir, cette fameuse Mari-
chette !
Marichette était en effet servante chez les Larin, et
il avait un sac pour eux. Il l'avait connue toute petite,
cette fille, car c'était une ancienne cherche-pam. Ils
LE FARINIEB DE LA PETITE-RUE 33
avaient grelotté aux mêmes portes et, comme elle était
plus jeune que lui, il avait dû maintes fois la pousser
au derrière afin qu'elle pût passer les échaliers. Devenue
grande, son nom était sur les lèvres des gens, car elle
était aguichante et provoquait les gars.
Marichette reconnut Séverin dès qu'elle l'aperçut
dans la cour, et elle montra une joie bruyante. Elle
était drue et saine et, malgré son front bas, jolie avec
ses yeux hardis et ses lèvres riches.
— Tu viens pour la pochée, maintenant ! dit-elle ;
le métier ne plaît donc plus à Guste?
— Non, répondit-il ; on raconte que tu l'as battu
un jour qu'il voulait t'emporter au moulin dans son
sac ; est-ce vrai?
— C'est vrai ; bien sûr ! Je ne suis pas une fille qu'on
emporte, moi ; essaye, tu verras !
Elle ajouta se parlant à elle-même :
— Peuh ! un mioche !
— Qui, un mioche?
Mais déjà, précédant Séverin, elle était au grenier,
cherchant un sac qu'elle apporta et déplia avec de
jolis rires inutiles.
Grande, elle maintenait haut l'ouverture pour fa-
tiguer le jeune homme, et elle lui secouait sous le nez
la toile enfarinée. Quand le sac fut plein, elle le sou-
leva et le porta elle-même au bord de l'échelle. Séverin
s'extasia sur sa force ; il s'offrit pour époussetcr son
corsage où de la farine s'était déposée, mais elle lui ra-
battit le poignet et le lui tordit en manière de jeu,
car elle était forte comme un homme et gaie comme
une taure bien nourrie. Puis, quand Séverin fut des-
3
3^1 I ES CRFrX-DF-MAISONR
cciiflu dans IV'chcllo pour aî;ri[)pcr son sac h col tordu,
elle lui niarclia sur les doigts. Alors il empoigna la
jambe qui se démenait, et ses doigts glissèrent entre
les genoux jusqu'à la peau tiède. Puis il s'enfuit, le
sang aux tempes, pendant que Maricliette, point fâ-
chée, secouait ses jupes comme pour en faire tomber
un rat.
Séverin, les jours suivants, songea plus d'une fois
à Marichette ; et quand il revint aux Pelleteries, il se
sentit tout à la fois heureux et tremblant en aperce-
vant la mère Larin dans son carré de choux, au bout
du jardin. Comme il le prévoyait, ce fut encore la
servante qui vint l'aider à mesm'er le grain.
Le travail fait, ils causèrent. Elle plaisantait libre-
ment ; accroupie près du tas pendant qu'il liait le sac,
elle plongeait dans le froment ses bras rouges qui
devenaient très blancs au-dessus du coude, et ellf
riait de son rire encourageant de bonne fillo. Il perdit
la tête ; il se baissa sans une parole ; il la renversa d'un
geste hardi et sa bouche écrasa les belles lè^Tes de chair
rouge gourmandes d'amour. Elle, souriante, s'aban-
donnait, glissait, la poitrine soulevée. Mais un bruit
soudain les mit debout : le sac étroit et mal hé venait
de tomber, le blé croulait sur leurs jambes. La vieilli
Larin revenait de Touche ; il fallut vite réparer ]<■
dommage...
En arrivant, le soir, à la Petite- Rue, Se verni trouva
Delphine dans la cour, au bord de l'écluse. Elle jetait
devant elle, à l'endroit où les petits vairons tourbil-
lonnent dans l'eau mince, des croûtes moisies et des
pommes de terre écrasées.
LE FARÎNIER DE L\ PETITE-RUE 3^
Les canes, commères goitreuses, se hâtaient avec
un dandinement grotesque. Entre les vergues, sur
l'eau unie et noire, les oies tard prévenues — des oies
doubles, monstrueuses, collées par leur ventre blanc —
venaient à toute rame, claquant du bec, le cou tendu
et querelleur.
Delphine s'amusait de la gourmandise de ses bêtes ;
elle avait ses préférées ; elle trompait les autres par
des feintes, les éloignant d'un geste généreux de sa
main vide et laissant tomber à ses pieds un gros pa-
quet de pâture.
Haute et mince et ronde de poitrine, avec sa peau
fraîche de blonde et ses yeux transparents comme l'eau
des belles éclusées, elle résumait la douceur claire du
jour finissant. Elle était la meunière, la jolie meunière
des refrains de ronde, la fille leste et malicieuse qui
chante — ô gué ! — près des eaux frétillantes.
— Comme tu reviens tôt ! dit-elle ; n'as-tu donc pas
fait la tournée des Marandières?
— Si ! les Marandières, Jolimont, la Grange-Neuve,
les Pelleteries ; mais les routes sont belles, et j'ai trotté.
— Ah ! tu es allé aux Pelleteries ; tu as vu les Larin,
alors, et leur chambrière... Une belle fille, dis? et pas
fière !
Séverin s'emporta contre le mulet ; son poing heurta
la grelottièrc ; il ne répondit pas.
Depuis le soir de son retour, il était très réservé avec
Delphine. Il s'était dit qu'il ne pouvait rien y avoir
entre cette fille du meunier et un gars comme lui. De
mauvais bruits circulaient bien sur les Bernou ; on
parlait de pertes d'argent, de dettes accumulées ; mais
.% I ES CREIlX-DE-MAISOISf!
il ii't'ii croynit pas prand'choso. Lo moulin lournnit
toujours joliment, et le Guste avait toujours de P.'ir-
gent en poche pour faire une partie le dimanche entre
messe et vêpres. Jamais la fille de cette maisrm n'écou-
terait sérieusement un valet qui avait cherché du pain !
Il la sentait toute fraîche de cœur, et il était trop
fier pour songer à ahuser de cette fraîcheur. Depuis h-
baiser rapide pris dans l'écurie le premier soir, il n'avait
risqué aucune galanterie, même pas celles qu'il se
permettait couramment avec les filles.
Il s'approuvait cruellement d'être honnête. Il s'était
dit avec violence : cette fille est trop riche pour moi
qui suis un gars do rien ; je n'y penserai plus.
II y pensait toujours...
II portait son image en lui comme une joie mélan-
colique — comme un remords aussi quand son désir
était allé vers d'autres. Et c'est pourquoi, maintenant,
il avait honte et ne pouvait pas répondre.
Delphine vit que, sans y penser, elle avait touché
juste. Elle jeta ses dernières pommes de terre, enleva
son tablier en toile brune et rentra pour faire chauffer
la soupe. Puis elle servit le valet, qui mangeait tout
seul à son retour des tournées.
Et elle ne parlait pas, à cause du tremblement
qu'elle sentait en elle.
CHAPITRE IIJ
MARICHETTE
Séverin se gagea chez les Loriot des Marandières.
II y avait de meilleurs maisons pour les valets. Ceux
qui y étaient passés ne cachaient pas que la soupe y
était souvent mal beurrée et qu'il fallait y trimer dur.
Mais Séverin n'avait pas trop le choix, la saison étant
avancée ; de plus, le prix le tenta : vingt-quatre pis-
toles du premier de l'an à la Toussaint.
Ils étaient quatre pour faire la terre : Frédéric, un
grand sec de vingt-six ans, labourait et menait le tra-
vail ; un jeune gars de seize à dix-sept ans eiïeuillait
les choux et s'occupait du fourrage ; Séverin allait
second, et le père Loriot donnait un coup de main après
le pansage.
La patronne était une grande femme osseuse de
cinquante ans. Elle était avare et grondeuse, et nul
ne s'en apercevait mieux que son beau-père, le vieux
Francct, qui était depuis dix ans au coin du feu. Il
ne servait plus de rien, ce pauvre vieux, mais il ne
mourait pas. Il avait eu deux attaques ; on attendait
la troisième. Dès la première, il n'avait plus marché
que dilTicilement ; il s'était alors montré un peu exi-
geant, allant jusqu'à demander qu'on le promenât
38 LES <.KKL!X-Ui:-MAISONS
dans Tuirc, les jours de soleil. C'est qu'il n'avait pas
été commode dans son temps ! Mai» sa bru l'avait
dressé.
11 était revenu quasi en enfance maintenant et pas-
sait toutes les journées dans son petit coin, tendant
vers les bûches ses pieds nus dont la peau jaune de-
venait fine à force d'immobilité. De sa main droite
restée libre, il s'amusait petitement, jetant du sel
dans la flamme ou cassant, à même la chandelle, des
morceaux de résine qu'il faisait brûler quand il était
seul.
On ne lui avait pas supprimé Luul u lait le tabac, a
cause du monde, mais la Loriote le rationnait ; il ne
fumait que le soir après la soupe. Comme il n'avait
plus de dents, il fallait, pour qu'il pût tenir sa pipt-N
entortiller un linge au bout. Il tétait ce linge ave<
une gourmandise d'enfant.
Quelquefois la bru se fâchait :
— Encore une pipe ! Goulagne ! ça ne sera point !
Fédéri, couche le vieux !
Ces soirs-lù, le bonhomme faisait semblant de pleur-
nicher, ou bien il sacrait de tout son souille, car il
n'avait plus conscience du péché.
Kude maisonnée, en somme ; on n'y riait guère. Le
patron seul était jovial au retour des foires ; mai^
alors la bourgeoise en avait pour une semaine à gronder
et à faire claquer les portes.
Frédéric, lui, s'enivrait tristement deux ou trois
fois l'an, le premier jour des fêtes doubles ; mais il ne
se dérangeait jamais les jours ouvriers. Un ne lui con-
naissait pas de bonne amie, et les filles riaient de lui
MARICHETTE 39
en revenant des vêpres. Il était d'ailleurs très laid,
car il avait eu la picote, et il était resté tout grêlé
— grêlé comme un crapaud, disaient, de loin, les petits
polissons du pays.
Il avait hérité de sa mère une terrible avarice et
une ardeur hargneuse au travail. Il poussait de l'avant
comme un bœuf rouge. Ses longs bras avantageux en
faisaient un. moissonneur sans pareil ; mais Séverin
le tenait à la fauche. Maigre, lui aussi, et plus souple,
il allait aisément, surtout dans les prés secs où le
dessous ne résiste pas. Il prenait plaisir à chasser
l'autre devant lui.
— Prends garde à tes talons, Fédéri ! Range au
bout !
Le gars rageait tout bas, jaloux de ce que le valet
tondit plus ras et plaçât plus large.
Dès que le soleil montait, pour être plus à l'aise, ils
laissaient leurs sabots, sortaient leur chemise de leur
brayette, et hardi! Ils travaillaient ainsi seize ou dix-
sept heures par jour sans autre repos que le temps des
repas et une « mérienne » d'un quart d'heure.
Le père Loriot, qui se vantait de toute chose quand
il avait bu, disait le soir des jours de foire :
— Le valet de chez nous I vous n'en avez pas de
pareil ! Il est allant, le bougre ! Frédéri et lui s'en font
voir ; quand je les mets de front, ça fait un fameux
joug 1...
Au fond, le valet et le gars ne s'aimaient guère ;
mais il n'y avait rien à dire contre Séverin : il tapait
dur, étant glorieux de son travail.
A la Toussantt, il resta aux Marandières pour trois
40 LES CREtX-DE-MAISOW<«
cents francs, ce qui était un bon prix. Loriot lui ayant
avancé quatorze piaioles sur son gage du l'année pré-
cédente qui était de vingt-quatre, il ne lui revint que
cent francs.
Il s'acheta des bardes neuves, une faucille et une
paire de grosses mitaines pour faire les fagi^ts d'épines.
11 lui resta une cinquantaine de francs pour les nie-
nues dépenses.
Il sortait rarement autrement que pour aller u la
messe ; il ne fréquentait pas les veillées où l'on joue,
parce qu'il maniait mal les cartes et qu'il lui était
arrivé de perdre jusqu'à quinze sous en une seule
soirée. Quelquefois, le dimancbe, aux Marandiorcs,
quand c'était son tour de garder, il jouait aux boules
avec les voisins. Le village comprenant deux autres
fermes, ils étaient toujours trois ou quatre à s'en-
nuyer, après le pansage ; ils faisaient alors une partie,
mais d'amitié, sans risquer d'argent.
Séverin semblait également dédaigneux des choses
de l'amour; les manigances des filles avaient l'air
de l'agacer. Il se vieillissait et se mêlait aux conver-
sations des hommes d'âge.
Parfois, à Coutigny, il rencontrait Delphine ; la
petite disait :
— On ne te voit jamais, Séverin ; voilà longtemps
que Guste te réclame pour l'aider à pécher.
Puis elle devenait rouge, et ils se mettaient à
parler de choses qui étaient très loin de leur pensée.
Ces dimanches-là, Séverin revenait seul aux Maran-
dières par les chemins de traverse ; et il marchait
sans tourner la tète, comme ceux que le péché tra-
MARICHETTE 41
vaille ou comme les innocents dont l'esprit trotte.
La première année, il n'avait pas revu la Marichette
ailleurs que sur la place de l'église ; mais elle se gagea
à deux portées de fusil des Marandières, chez les Mo-
tard, de Jolimont. La femme de l'endroit était une
Loriote, et l'on s'aidait dans les moments de presse.
Séverin était obligé de rencontrer la servante des voi-
sins. Il n'aimait pas ces rencontres, du reste, et il se
tenait sur ses gardes, de peur d'une attrape. Elle, au
contraire, l'attendait au passage quand il revenait
seul du travail. Elle l'amignonnait à mots couverts,
une lueur de moquerie caressante au fond de ses yeux
roux. Un drôle de garçon, en vérité, qui avait peur
des filles et qui passait son temps avec de vieux brèche-
dents ! Il ne tarderait guère à ressembler à cet ours
de Frédéric.
Il répondait par de vilains mots appris au régiment,
mais elle ne se fâchait point et son beau rire de fille
grasse roulait tout bas.
Or, il arriva qu'un soir de mai, un samedi. Loriot
entra chez sa sœur pour lui demander si elle ne pour-
rait point venir passer la journée du lendemain aux
Marandières.
— Moi, je m'en vais, dit-il ; Fédéri aussi... Quant
à celle de chez nous, elle est au lit...
— Tiens 1 fit la sœur, elle a donc le temps d'être
malade, à présent?
— Faut croire 1
— Et tu ne restes seulement pas la soigner?
— C'est que je ne saurais point... Et puis, faut te
dii-e : Léchevin rn'a demandé pour aller acheter une
42 LES CREIJX-OE-MAISONS
vacho avc«' lui... Tu comprends? On voit l'un, on volt
Tautre, il faut boire... et la journée passe !
— D'accord ! Mais Loriote pourrait bien te secouer,
lundi matin, si elle est guérie...
II répondit carrément :
— Elle a une belle toux ! Ça la tient i)ien !
Celle de Jolimont eut un sourire.
— Mon pauvre frère, dit-elle, j'irais bien, mais
les cousins de Malitron doivent venir ici... Il y a
Mariche ! Si elle veut aller chez toi, je peux me
passer d'elle...
— Mariche ! Ho ! Mariche 1 cria-t-elle, veux-tu aller
garder demain, aux Marandières, chez Louise Loriote?
La servante répondit de l'aire :
— Chez Louise Loriote? Comme vous voudrez, pa-
tronne 1
Puis, apercevant le fermier :
— Seulement, je suis craintive, depuis que Borda-
gère des Arrolettes a rencontré un diable à tête de
bouc qui l'a embrassée par force sur le chemin des
Servières... Je veux de la compagnie... Vous y son-
gerez, mon beau-père 1
Loriot sortit et lança une grosse plaisanterie. La
servante éclata de rire.
— C'est entendu 1 cria-t-elle ; j'iiai soigner votre
femme, vieux sans idées, tard-en-vie I
Le lendemain donc, quand Séverin dont c'était
le tour de gaide revint aux Marandières, après la
messe du matin, il fut tout étonné de trouver Man-
chette à la maison.
— C'est moi, dit-elle... N'ouvre pas les yeux si
MARICHETTE . 43
E^rands : je ne reviens pas ! Mange, mon pauvre gars,
ça te remettra le sang.
Et elle lui apporta la soupière.
Dans la chambre à côté, la Loriote geignait.
— Marichette, soufïla-t-elle, apporte-moi donc une
petite goutte de café.
La fille courut dans l'autre pièce, puis revint avec
une tasse qu'elle posa devant Séverin.
— Dis donc ! quand il y en a pour les maîtres, il y
en a pour les valets ! A notre santé !
Elle emplit la tasse et s'assit sur le banc, à côté de
Séverin.
Revenu de sa surprise, il lui prit la taille et, aussi-
tôt, il sentit tout contre lui le corps robuste et souple.
Lentement, elle se penchait et offrait ses lèvres.
Séverin sentait battre ses artères et ses oreilles chan-
taient vêpres.
Il se ressaisit pourtant.
— Mariche ! Mariche ! le vieux qui nous regarde !
Dans son coin, en effet, le paralytique était sorti
de sa somnolence. L'odeur du café lui avait fait lever
la tête, et il fixait sur le couple le regard de ses yeux
vitreux.
— Es-tu folle, Mariche ! Le vieux !
— Ah ! oui, le vieux ! Qu'est-ce que cela peut lui
faire? Qu'il regarde! Il n'a pas déjà tant de distrac-
tions !
Mais Séverin s'était levé. Marichette, dépitée, haussa
les épaules et se mit à desservir la table.
— Tu m'agaces ! va-t'en ! fit-elle.
II sortit et s'en fut panser ses bêtes. Son travail ter-
44 I ES CREUX-DE-MAISONS
miné, il se coucha dans la grange sur une brassée de
paille. Il y était depuis un petit moment et il allait
s't'ndorui ". quand il entendit la fille traverser la cour.
Elle se dirigea vers la graiit,'»', t nha et referma le
portail.
— Es-tu par ici? murmura-t-elle.
Il ne bou^LU point.
— Es-tu là, voyons?
Il faisait très sombre, et la fille ne fiishnguait rien.
Elle s'avança de quelqiics pas et finit par le découvrir.
Alors elle s'approcha et, sortant son pied de son
sabot, elle lui poussa l'épaule en disant : « Sous ! sous ! »
comme on fait pour faire lever les bêtes.
— Finis, Mariche ! Finis !
Mais elle s'entêtait; alors, il lui saisit la jambe, et
elle tomba à genoux sur la paille, a côté de lui.
D'étranges odeurs montaient d'elle : odeur forte de la
sueur, odeur acre des feuilles écrasées, odeur étour-
dissante du foin qu'on embarge.
Elle lui avait jeté ses bras autour du cou et elle
offrait encore ses lèvres.
Alors, lui, jeune, finit par s'échauffer à cette vo-
lonté d'amour.
*
Ils eurent des rendez-vous épuisants au cœur des
beaux dimanches.
Aussitôt la messe finie, Séverin revenait aux Ma-
randières ; puis il s'en allait rejoindre la Marichette à
l'orée des champs de blé. L'un devant l'autre dans les
cheintres étroites, attentifs à ne pas renverser les épis,
MARICHETTE 45
ils suivaient les haies jusqu'au recoin secret où ils
avaient coutume de s'asseoir sur des fougères fraîches.
Quand elle était de garde, elle allait l'attendre dans
la sapinière de Jolimont, sous les branches retom-
bantes ; de fines aiguilles y feutraient la terre sèche et
leur faisaient un lit bien uni. Le vent brasillait à peine
dans les rameaux ; l'été accablait les champs, pesait
sur les feuilles, inclinait les herbes frêles à la tête
fleurie. Eux haletaient. Elle le ceinturait comme une
lutteuse, lui ployait le buste, le renversait, l'écrasait.
Elle le rouait de caresses. Il avait au retour les lèvres
brûlées et les côtes douloureuses. Un grand dégoût lui
venait parfois à ce moment-ià et il se promettait de
ne pas aller au prochain rendez-vous. Il y allait néan-
moins.
Il craignait surtout d'être surpris avec Marichette.
Il lui était arrivé comme aux autres jeunes gars de se
vanter d'amours imaginaires et certes, il aurait bien
avoué un ou deux rendez-vous avec cette fille ; mais,
qu'on le soupçonnât d'avoir été son bon ami tout un
été, et de l'être encore, et de ne pas savoir comment
se détacher de ses jupes, non, il ne pouvait se faire à
cette idéo-Ià.
Cela arriva, pourtant. La Marichette, elle, n'était
point réservée et ne se cachait guère. On n'eut pas do
peine à savoir qu'elle avait enjôlé le valet des Ma-
randières. Or, les nouvelles de cette sorte courent vite ;
on en glosa au bourg entre jeunes gens.
Un dimanche de septembre, comme Séverin, après
une courte partie de boules revenait au village, il aper-
çut Delphine qui arrivait en sens inverse. Elle lui sem-r
''•B TES rnEi'X-DE-MAisn?js
bla pâln et triste, et il pensa que c'était à cause de son
père. Bornou, en effet, était malade, malade de souci,
disait-fin.
Séverin, troublé, car il allait à un rendez-vous avec
la Mariche, prépara en sa tête les mots qu'il allait
dire ; mais, tout d'un coup, la fille tourna à gauche,
enjamba un éclialier et, s'engageant dans un sentier
qui suivait la haie, disparut. Or, ce sentier no menait
nulle part, il se perdait dans les champs plus loin, et
Séverin le savait.
Alors il comprit que Delphine avait viré là pour
l'éviter et qu'elle avait voulu l'éviter parce qu'on di-
sait de vilaines choses sur son compte. Il eut un instant
l'idée de la rejoindre, car il souffrait cruellement de la
savoir fâchée. Il fît quelques pas dans le chainp, après
l'échalier, puis il n'osa plus.
Ce soir-là, Marichette l'attendit en vain.
Quelques jours après, il rencontra à Bressuire un
de ses anciens camarades de service, Louis Bonnin, de
Saint-Porchaire. Bonnin cherchait un valet pour son
père.
— Tiens ! mais pourquoi pas toi, Séverin? fit-il tout
à coup ; tu n'es pas encore gagé?
— Non.
— Eh bien ! c'est entendu, nous allons faire mar-
ché. Pourquoi ne viendrais-tu pas chez nous, mon
vieux?
— Pourquoi pas, en effet? dit Séverin.
La proposition lui avait d'abord paru étonnante ;
mais maintenant qu'il y songeait bien, il était presque
décidé. Il ne serait pas plus malheureux chez Bonnin
MARICHETTE 47
qu'aux Marandières. Il était libre, seul ; il avait peu
d'amis ; il ne voulait plus revoir Marichette, et quant
à l'autre, il n'avait pas le droit d'y penser. Rien ne
l'empêchait de se gager au loin.
Il tomba vite d'accord avec son camarade pour le
prix. Deux mois plus tard, il commençait à s'habi-
tuer chez ses nouveaux patrons.
Trois ans passèrent.
CHAPITRE IV
LE M AI- HEUR DES BERNOU
— Delphine ! Oh ! Delpliino ! lève-toi !
La demie après trois heures venait de sonner, et,
de son lit, Francille Pitaude, des Grandes- Pelleteries,
appelait pour la deuxième fois sa chambrière,
— Si c'est possible I grommela-t-elle en se tour-
nant vers son homme. Les volailles seropt égaillées
dans l'aire avant que le feu soit allumé ! En mon temps,
lorsque je devais aller à la foire, ma marmite chantait
un joli moment avant l'aubette ; mais les jeunesses
d'aujourd'hui ne sont point ce que nous étions.
— Pour sûj- 1 dit Pitaud ; c'est mou, ça dort comme
des rats-lérots. Elle avait pourtant l'air content d'aller
à cette foire, celle d'ici ; et je ne dis pas que ça m'étonne :
c'est sa première sortie depuis le malheur.
C'était du malheur des Bernou qu'il voulait parler.
A la Potite-Rue, en effet, la mort et la ruine étaient
passécù.
Dans les premiers temps de son mariacrt\ Rernou,
à force de travail, avait amassé quelques soii> ; nn no-
taire les lui vola.
Sa mauvaise fortune avait voulu qu'il fût lie d amitié
avec ce notaire ; leurs pères s'étaient connus, et eux,
LE MALHEUR DES BERNOU 49
lans leur jeunesse, avaient pêche ensemble, vers la
in de l'été, quand l'étudiant était revenu des écoles.
Jne fois mariés, ils continuèrent à se fréquenter. Le
dois de juin ne passait pas sans qu'on vît arriver au
tioulin une belle voiture d'où descendaient, après le
lotaire, une jolie dame qui sentait bon et deux fillettes
ouvertes de dentelles.
Les Bernou étaient flattés. On péchait ; les enfants
e roulaient dans le foin. La dame, une Parisienne,
l'était point rogue et dédaigneuse comme les autres
(ourgeoises du pays. Bien qu'elle habitât la campagne
[epuis plusieurs années, elle s'amusait de toutes pe-
itea choses, ce qui faisait dire à Auguste qu'elle était
otte. Elle courait avec les enfants ou bien elle embras-
ait Delphine et s'extasiait sur ses yeux.
— Charles 1 Charles 1 disait-elle, viens donc voir les
reux de cette petite ; quels beaux yeux ! quels beaux
'•eux d'eau !
Le notaire, pendant tout ce temps, causait avec
Jernou. Affable, lui aussi, il ne dédaignait pas le patois
►our bien marquer qu'il ne reniait point son origine
)aysanne. Son air tranquille, la simple clarté de ses
^eux honnêtes, disaient d'ailleurs cette origine. 11 était
le scrupuleuse lignée ; il avait derrière lui des siècles
le droiture. Bernou lui confia son argent, sept mille
rancs. Six mois après, plantant lu fenmie et enfants,
e notaire filait avec une drôlesse.
Ce fut un gros scandale dans le pays ; ce fut la ruine
)our une cinquantaine de familles. Le notaire empor-
ait deux cent mille francs ratlés dans des tiroirs de
)ieda-t('rrcux et do pilo-mojettes, deux cent mille francs
4
5*0 I.KS rRKrX-PK-M AmON?;
économifiés liard par liard, on ne sait comment, gr
h cVlncvoynhlo^ ot prosquo hontousr'S privations.
Bernou reçut le coup en homme fier qui ne la
rien voir; sa femme aussi tint bon; s'ils pleurôrc
personne n'en sut rien. Simplement, ils continuer
à travailler. Entre eux, par une entente tacite, ils
parlaient jamais de cette perti^ : les enfants ne 1'
prirent que plus tard par des voisins.
Mais, à dater de ce jour, les Bernou eurent toi
les malchances possibles. Dès l'année suivante, i
épidémie vida l'établc, et il fallut emprunter ; puis
chevaux se blessèrent sur la carriole, les poulinic
avortèrent ; des vétérinaires vinrent, et des en
riques, et des sorciers de village : il fallut emprur
encore.
Enfin le moulin et la terre qui en dépendaient fur
vendus, et le nouveau propriétaire éleva tout de si
le prix de ferme : ce fut le coup de grâce. Bernou
arriva à ne plus pouvoir payer le maître. Dès lors
se découragea. Toujours jovial avec les pratiques
avait à la maison de muettes tristesses. Il s'enfern
en son moulin et il y remâchait sa détresse, son c
grin immense d'abandonner celte maison où ses
ciens avaient travaillé, où il avait espéré voir I
vailler son gars. Car il faudrait s'en aller, il faudi
vendre; il n'y avait plus moye-i d'éviter celte hon
Il faudiail avouer les dettes si suigneusoinent cacL
à tous, niême aux enfants ; et ces enfants n'allaient
point faire des reproches pour n'avuir pus été uve
plus tôt?
La Bernoude trouvait souvent son homme assis
LE MALHEUR DES BERNOU 51
des sacs, les épaules mornes et la tête basse. Elle s'ef-
forçait en vain de le consoler.
— Voyons, Bernou, disait-elle, pourquoi te donner
tant de tourments? Tu verras que tu tomberas ma-
lade.
Il tomba malade, en effet. Il prit l'habitude de
s'acagnarder devant l'écluse entre deux vergnes haut
ébranchés qu'il avait vus tout petits ; silencieusement,
il regardait l'eau moirée, l'eau toujours jeune dont le
soleil faisait scintiller les rides.
Quand les beaux jours furent passés, il garda le lit
et ses forces déclinèrent très vite. Un matm, il dit à
Auguste :
— Arrête le moulin, mon gars ; il ne virera plus
pour moi, et pour toi il ne virera guère ; arrête le
moulin, mon bon gars.
Le moulin se tut et seule l'eau chanteuse, l'eau tou-
jours jeune, accompagna les prières des morts ; accom-
pagna les prières des morts d'une rumeur en sourdine,
aussitôt qu'elle eut cessé de travailler.
« Il ne virera plus pour moi et pour toi il ne virera
guère. »
Bernou était mort pour avoir trop pensé à cet aban-
don qu'il jugeait inévitable. Après lui, ses enfants
essayèrent bien de lutter, mais les dettes étaient trop
grosses ; le loyer des deux dernières années n'avait
pas été payé ; le régisseur fit vendre. Les créanciers
furent remboursés, mais il ne resta rien. Auguste et
Delphine durent se gager ; quant à la Bernoude et à
la grand'mèi'e, elles allèrent s'installer dans une petite
maison, meublée somniairomenl à crédit ; eiles y furent
-2 LES rRKirX-nE-MAt<îON5l
suivies (lo Irur chaj^riii et de deux chnls, libres ani-
iTiaux que l'on n'avait point su vendre.
L'année suivante, Auguste se maria ; depuis assez
longtemps, il avait pour bonne amie une cousine or-
pht'line. Elle se gageait comme lui. Bien qu'elle eût
quelques sous, elle ne retira point ses amitiés quand
1p9 Bernou furent vendus.
A la Saint-Michel, le jfune ménage prit une borderie
de cinq hectares aux Arrolettes ; et comme il y avait
là plus de travail qu'il n'en fallait à un homme, la
mère Bernou et l'aïeule allèrent habiter avec Auîruste.
Peu de temps après, l'aïeule mourut.
Quant à Delphine, elle resta chez les Pitaud, qui
l'avaient gagée dès son départ de la Rue.
Comme elle avait été un peu gâtée chez elle, on
avait cru qu'elle s'habituerait mal à servir les autres.
11 n'en avait rien été ; elle s'était mise bravement au
travail. Moins forte que certaines fdies de ferme, elle
se rattrapait par son adresse, et les Pitaud s'étaient
attachés à cette servante, dont le travail "h'otait ja-
mais à refaire ou seulement à finir. Elle les charmait
aussi par son humeur égale et su docilité gaie.
Elle n'avait ni le temps ni le goût d'aller aux foires
de jeunesse et aux assemblées où l'on danse. Le di-
manciie, elle revenait tôt de la messe.
L'été, par les beaux soirs de fôte, les filles s'en vont
par les chemins pleins d'ombre et de poussière ; par-
fois, elles ne rentrent qu'a la nuit tombante avec di^s
yeux de fièvre.
Delphine revenait tôt de la niasse et gardait la niaison.
Pourtant, elle ne fuyait pas les jeunes gens, conmie
LE MALHEUR DES BERNOU 53
font les sottes et les hypocrites, et on n'avait point
manqué de lui prêter, à elle aussi, quelques galants.
Il est vrai que plus d'un gars aurait voulu l'avoir pour
bonne amie, car elle était toute gracieuse. Des fils de
gi'os fermiers même, des gens ayant des champs au
soleil, avaient tourné autour d'elle, et l'idée d'un ma-
riage avec cette servante, fille de gens ruinés, était
peut-être venue à quelques-uns. Mais, sans dire non
tout à fait, elle les avait tous reçus avec son joli rire
de malice et ce rire les avait un peu déconcertés.
Par moments, elle s'étonnait elle-même de ses exi-
gences.
Elle était fine, en vérité, de renvoyer de braves
garçons dont aucun n'était aussi pauvre qu'elle ! Elle
avait vingt-quatre ans ; bientôt elle enlaidirait et de-
vrait se résigner à être toujours, toujours servante.
Pourtant, elle ne pouvait pas dire oui ; elle sentait
qu'elle ne le dirait jamais. Parfois elle pleurait.
Un jour, Pitaud lui dit :
— Si tu veux venir à la foire Saint-Jacques, Del-
phine, il y aura une place pour toi dans la voiture.
C'est une belle occasion pour trouver un amoureux.
— Trouver un amoureux, patron 1 Faut-il aller à
Bressuire, pour cela?
Elle accepta d'ailleurs et se retourna aussitôt, car
elle se sentait devenir très rouge.
Bressuire ! la foire Saint-Jacques ! Tous les jeunes
gens des environs s'y rendaient à cette foire. Séverin
y avait été vu l'année précédente ; sûrement, il y serait
encore cette fois. Séverin? Eh bien ! oui, Séverin ! Au-
tant se l'avouer à soi-même bien franciiement : elle avait
b4 l.KS CUKl X-Dt-M AlSONS
toujours pensé à lui ; c'est pourquoi ello n'avait pas pu
écouter les autres, et c'est pourquoi elle ne les écoute-
rait jamais I Maintenant, elle voyait bien clair en ellf.
C'était pour Séverin qu'elle voulait aller à cette fdire.
Elle se trouverait sur son passage, et il lui parlerait,
peut-être ; s'il ne parlait pas, elle resterait vieille fille,
voilà !
Pour s'être ainsi décidée, elle se sentit joyeuse. Elle
se mit à attendre, un peu énervée à cause des jours qui
n'en finissaient pas de couler.
Enfin, un soir, elle se dit en se glissant au lit :
— C'est demain ! Dépêchons-nous de dormii'.
Mais elle était trop enfiévrée pour cela. La nuit d'ail-
leurs était moite ; la chambre avait gardé toute la cha-
leur du jour. Elle entendit sonner onze heures et pensa :
— Si je ne dors pas, demain je serai laide.
Elle fit le silence en elle et s'appliqua à suivre le tic
tac de l'horloge qui, dans la pièce voisine, battait comme
un pouls tranquille. Onze heures et demie, minuit.
Tant pis 1 elle ne dormirait pas. Elle rejeta les cou-
vertures qui la brûlaient. La poitrine gonflée d'une
ivresse nouvelle, elle tendit les bras dans la chambre
obscure, et ses lèvres murmurèrent :
— Tu viendras, toi que j'aimais déjà quand j'étais
petite, toi que j'aime depuis toujours...
— Delphine I ho 1 Delphine !
Elle se dressa vivement, demi-nue ; déjà l'heure du
lever 1 elle ne faisait que s'endormir I Tout de suite
elle se souvint et sourit à sa pensée.
— Debout ! et vite, pour avoir bien le temps du
s'habiller.
CHAPITRE V
LA FOIRE SAINT-JACQUES
Cette foire de septembre, qui se tenait dans le quar-
tier Saint- Jacques, le quartier neuf de la ville, attirait
à Bressuire une grande foule.
La matinée était surtout aux gens de commerce,
comme pour les autres foires, mais la soirée était
toute à la jeunesse.
Les valets de ferme et les fils de métayers venaient
à pied de toute la campagne avoisinante ; il en venait
même de fort loin, par bandes matinales ; quelques-
uns trouvaient place dans les voitures, qu'on sur-
chargeait pour cette occasion.
Les filles, ce jour-là, mettaient leur robe claire.
C'était pour chacun la partie de- plaisir escomptée
tout l'été pendant les durs travaux ; les blés étaient
rentrés, et cela faisait un court répit, malgré la hâte
du battage. On s'amusait librement, avec brusquerie
môme, parfois.
Delphine et Pitaud arrivèrent sur les neuf heures.
U y avait déjà foule sur le champ de foire aux bêtes.
Les voitures se suivaient à la lile, comme pour une
noce.
Delphine, qui avait deux paniers d'œufs, se dii'igea
56 LES CREl'X-nE-MAISONS
vtrs le marché. Là aussi, il y avait irrande presse ; les
femmes se tenaient debout autour d'une petite place ;
beaucoup "se hâtaient de vendre, pour être libres plus
tôt, mais d'autres, des vieilles, plus âpres, s'encolé-
raient à cause des bousculades. La Pitaudo avait fix'
à Delphine un prix au-dessous duquel elle ne devait
pas vendre, et comme les œufs se trouvaient juste-
ment très bon marché, elle dut attendre. Elle ne res-
sentait pas une grande impatience, d'ailleurs, sachtmt
bien que les jeunes gens n'arrivaient guère que dans
la soirée.
Pouitanl, vers midi, quand ses paniers furent vides,
elle se hâta de les rapporter à l'auberge. Dans la cour,
assises sur les brancards des voitures» des femmes
mangeaient avec des enfants autour d'elles.
— Tiens ! c'est toi, Delphine I cria une voix jeune ;
tu as vendu?
Delphine reconnut Marie Guiret, une voisine, plus
brune encore' que de coutume sous la coiiïe trop
blanche.
— Oui, répondit-elle, j'ai fini par vendre, mais j'ai
bien cru, un moment, que je serais forcée de rapporter
mes œufs.
— Tu n'as pas mangé? reprit l'autre; fais vite, jr
t'attends.
Delphine tira du coffre un morceau de pain et uni
poire, et elle se mit à mordre à même, en écoutant son
amie raconter sa matinée. Mais le pain était dur, il
faisait chaud et les bouchées l'étranglaient.
— Ça ne coule pas, hein. Fine?
— Ma foi, pas trop I Tiçna, je laisse le pain.
LA FOIRE SAINT-JACQUES 57
— C'est comme moi, dit Marie, en se rappro-
chant ; rien n'a pu passer, ni pain, ni fricot ; j'ai
tout remis dans la voiture ; mes frères vont encore
dire que l'amour me coupe l'appétit, mais tant pis 1
Viens-tu?
Elles descendirent vers la place.
— As-tu un galant, aujourd'hui. Fine? disait cette
petite futée de Marie Guiret ; oh ! tu es cachottière, je
le sais; dis, je te gêne peut-être? Moi, je n'en ai
pas, mais je viens pour en trouver un... ou deux.
Delphine aussi venait pour en trouver un, mais
elle savait trop lequel, pour pouvoir en parler plai-
samment.
Elles s'engagèrent entre deux rangées de baraques
qui faisaient, au milieu de la place, comme une rue
large et houleuse. Autrefois, quand elles étaient pe-
tites, elles s'étaient bien extasiées à cette foire, devant
les gens qui font des tours et qui montrent des bêtes.
Aujourd'hui encore, elles s'en amusaient un peu, mais,
au fond d'elles-mêmes, quelque chose les inquiétait
plus que les comédies.
Sur une estrade, de gros hommes, dévêtus, hurlaient
entre leurs mains jointes ; une femme, demi-nue aussi,
soulevait un essieu de charrette.
Les deux filles s'attardèrent autour du groupe serré
des curieux ; Delphine fouilla du regard entre les
blouses bleues ; Sévcrin n'était pas là. Il n'était pas là
non plus devant les baraques où l'on tire, ni devant
celles où l'on joue : où donc était-il?
— Deux heures ! dit tout à coup Marie, qui avait
un*' montre en argent, avec une belle chaîne. Deux
58 LES CREUX-DË-MAISONS
heures I Viens-tu dans les allées? Il doit y faire moins
chaud.
Il y avait tout autour de la place deux rangs de
marronniers ; leurs têtes rondes se touchaient et,
seules, de minces flèches de soleil perçaient entre les
branches mêlées. Cependant, là également, il faisait
chaud, à cause de la torpeur de l'air.
Des gars en sueur passaient, égayés de vin ; ils s'amu-
saient à fendre la foule et heurtaient volontairement
les filles. Celles-ci allaient par petits groupes, étour-
dies de bruit, laissant derrière elles l'odeur du ba-
silic ou celle du réséda, plus douce.
Il en était venu de tous les cantons voisins ; on les
reconnaissait à leurs coiffes différentes. Celles des alen-
tours, les plus nombreuses, avaient le grand casque
bicorne pinçant le bout des oreilles et tombant sur
les bandeaux lisses : coiffure un peu lourde, mais fîére
et magnifiée par de larges rubans de soie ; elle seyait
surtout aux grandes ; beaucoup la portaient bien et
avaient l'air cossu. Les coquettes, comme Marie Guiret,
avaient tiré du serre-tête quelques mèches courtes qui
voltigeaient librement ; chez d'autres, coquettes aussi,
mais sans goût, ces boucles frisées au fer chaud se
collaient sur le front en anneaux symétriques.
Les Gâtinelles avaient des coiffes à peu près sem-
blables, un peu plus hautes seulement et plus larges.
Les Vendéennes, vêtues d'étoffes loyales alourdies de
velours, portaient la coiffe de Samte-Hermine, simple
et correcte. Mombreuses étaient les filles du Thouar-
sais, pimpantes sous le bonnet tourangeau si léger :
ua chiffonuage, un papillon froissé dont le bord des
LA FOIRK SAI>'T-JACQUES 59
ailes, seul intact, tombait presque jusqu'aux sourcils.
Il y avait enfin des vieilles qui promenaient des petits
enfants effarés et joyeux. Leurs coiffures, à elles, étaient
pareilles à celles qu'on voit sur les images aux dcimes
de l'ancien temps : des pyramides très grandes, sans
fleurs ni rubans ; une forme solide par-dessous, du car-
ton sans doute, beaucoup de tulle uni, mille épingles.
Elles devaient être obliques, ces coiffes, mais cer-
taines paraissent droites, parce que celles qui les por-
taient se penchaient en avant.
Au bout de la première allée, Marie et Delphine ren-
contrèrent deux de leurs amies, désappointées comme
elles et comme elles un peu lasses.
— Pas de galants? railla Marie.
— Oh ! si, répondirent-elles ; même que nous
sommes allées boire avec eux tout à l'heure ; seule-
ment, nous avons d'autres affaires ; d'ailleurs, les gars
nous ennuient.
— C'est précisément ce que je disais à Delphine ;
oui, ils commencent à m'ennuyer aussi. Vous venez
avec nous, mes belles?
Elles continuèrent ensemble à faire le tour de la
place. Il y avait beaucoup moins de gens de l'autre
côté. C'était l'envers de la foire, un envers malpropre,
pavoisé de guenilles. Des chiens, indifférents au bruit,
dormaient sous les roulottes ; d'autres jouaient avec
des enfants, des petits ventres-creux, vêtus de crasse
et de bardes très amples. Puis, çà et là, un âne rogneux,
une vieille jument décharnée, avec des bosses, des
trous, dus plaies noires de mouches, de grosses mou-
ches luisantes et gontlées.
60 LE8 CRKl'X-DE-MAISOMS
Trop laBEcs pour regimber bous la piqûre de» bes-
tioles, trop alTaniéos pour se coucher et d(;rmir, râpant
de leurs dents jaunes l'écorce des marronniers, les
pauvres bêtes attendaient là.
— Comme c'est laid, ce côté ! dit Delphine.
Cependant des couples passaient lentement avec
des rires sourds, enlacés presque, sans gêne, les fdlcs
un peu rouges seulement. Beaucoup marchaient à la
file et se dirigeaient ensemble vers les auberges.
Soudain, Delphine crut reconnaître Séverin sous
un parapluie qui cachait deux têtes. Si c'était lui,
pourtant, ce gars dont on ne voyait que le dos et qui
lutinait une fille à long corsage ! Non ! cela ne se pou-
vait pas I...
Un frisson lui courut sur la nuque, comme si elle
eût senti l'étreinte d'une main glacée.
Ayant ralenti un peu sa marche, elle se trouva eu
arrière des autres ; déjà elle se hâtait pour les rejoindre,
quand une voix perça le tumulte :
— Séverin I avance I avance donc I
Là, sur la droite, une vingtaine de jeunes hommes
très gais entouraient l'entrée d'une roulotte. Par la
porte entr'ouverte, on apercevait une femme assise,
les yeux bandés ; une autre faisait le boniment, une
ménagère noire et sale, toute en mâchoires. Dans ce
recoin de la place, loin du soleil et des cuivTes, cela
vous avait un air louche et pas tranquille.
— Vas-y, Séverin ! cria une seconde fois la voix.
Mais des gens pressés poussèrent Delphine, et elle
se trouva en face de ses amies, qui revenaient la cher-
cher.
LA FOIRE SAINT-JACQUES 61
— Hé ! hé ! Fine ! tu veux nous perdre ! Qui cher-
ches-tu, par ici?
^ Pour leur prouver qu'elle ne cherchait personne,
elle les emmena plus loin. Quand elles repassèrent à
cet endroit, il y avait encore des hommes devant la
boulotte, mais Séverin n'était point parmi eux.
Elles circulèrent.
— Trois heures et demie ! dit Marie ; décidément,
mes petites, nous ne trouverons pas de galants ; quels
imbéciles !... Et puis, je meurs de soif.
Trois heures et demie ! Delphine sursauta ; l'ombre
doucement s'allongeait, le soleil descendait sur les
maisons ; déjà des voitures partaient.
Comment se fait-il que Séverin ne l'eût point vue, ne
l'eût point cherchée? Où était^il? dans quelque auberge
sans doute, avec une bonne amie de son nouveau pays,
une do ces filles délurées en bonnet plat.
A partir de quatre heures, elle désespéra tout à fait.
Elle aurait voulu être loin de cette foire, de ce bruit,
de toi'S ces gens qui s'amusaient. Machinalement, elle
fuivait les autres. Aussi, quand quatre jeunes gars,
quatre de la Grange-Neuve, leur barrèrent la route
pour les emmener boire, elle ne résista que faible-
ment.
— Tu ne vas pas rester là, maintenant, disait la
Marie à mi-voix. Tu veux donc qu'on se moque de
toi? on n'y faillira guère, crois-moi; et l'on dira que
tu fais peur aux galants. Viens donc ! Qu'est-ce que
cela te iaiL? Viens donc! pour voir seulement!
Eh oui ! Qu'est-ce que cela lui faisait? Elle se laissa
entraîner ; tout de même, elle ne voulait pas que celui
62 LES CnKrX-PE-MAISONS
qui l'accompagnait, un petit gars trapu et rougeaud,
lui prit la taille, là, devant tout co inonde.
L'auberge où ils entrèrent était bondéf. Les amou-
reux se tenaient en haut, dans un vaste grenier ou
l'on avait installé des tables et des bancs.
On y arrivait par un escalier étroit et sombre ; de»
filles, poursuivies, le montaient quatre à quatre :
d'autres s'y attardaient, qui ne boudaient pas aux
chatouilles. Delphine s'obstina à passer la dr-rnièr.-.
Ses yeux pleins de soleil distinguaient à peine les
marches ; mais en haut, la lumière, par deux grandes
lucarnes, tombait sur ceux qui étaient attablés dans
ce grenier, et ce qu'elle vit la fit se reculer, toute pâle :
Se vérin était là, devant ejle, et, à côté de lui, tout
près, tout près, une fille du pays thouarsais, une
grande fille délurée, en bonnet plat...
Il s'était levé, un peu gêné, en reconnaissant ceux
qui arrivaient.
— Bonjour, Pierre I Bonjour, Marie ! Jiens ! Del-
phine 1 Toi aussi, Delphine?
Ses amis se serrèrent pour faire place aux nouveaux
venus.
Il y avait, dans ce grenier, plus de quarante couples.
Quelques-uns dans le fond, près des solives, s'étrei-
gnaient à pleins bras en se cachant la figure ; mais la
plupart n'allaient point aussi loin. Il y avait des garçons
tout jeunes, des enfants presque, qui étaient venus avec
de grandes filles pour fau-e les hommes ; timides d'abord,
hésitant à risquer un baiser, ils devenaient très vite
acharnés et ne voulaient plus démordre. Rien de chaste,
en somme, mais rien de bien grave non plus.
LA FOIRE SAINT-JACQUES 63
Beaucoup étaient là par point d'honneur et aussi
pour voir, comme disait Marie ; on riait surtout.
— Ainsi, disait Séverin, tous les gens de là-bas sont
à cette foire?
II s'était tourné vers ces gens de « là-bas » et la
fille qu'il accompagnait boudait en refaisant les plis
fripés de son corsage.
— Es-tu venue à pied, Marie?
— Que non ! répondit Guirette ; je ménage mes
bottes fines. J'ai profité de la voiture des Albreteau.
Elle ajouta en riant :
— Delphine, elle, a pris la place de la Pitaude dans
le char à bancs des Pelleteries, un vrai tapecu : ça
secoue ! ça secoue ! Elle n'a pas ri de la journée, tant
elle a eu la bile émue !
De fait, malgré son bon vouloir, elle ne riait pas
franchement, la pauvre Delphine. Elle n'avait qu'une
idée : s'en aller, s'en aller bien vite !
Ayant bu une gorgée :
— Il faut que je me sauve, dit-elle ; je ne veux pas
faire attendre le patron.
— Ah bah ! Tu te moques de nous !
— Elle ne s'en ira pas ! cria le petit gars trapu ; je
la tiens 1
Mais elle se dégagea.
— Non ! laisse-moi, Pierre ; il est tard ; si je manque
l'heure, on partira sans moi ; il faut que je me sauve ;
au revoir 1
Déjà elle était dans l'escalier, dans l'escalier sombre,
où elle ne distinguait plus rien du tout, cette fois, à
cause des larmes qui lui emplissaient les yeux. Puis,
en fut la foule encore. Elle «'achominn vers l'auberge
où PilRud devait Tatlondre. Elle était lasse, laose à
ne plus pouvoir avancer ; elle pensait qU(! cola ne lui
ferait rien doMnourir.
Pourtant un doute lui venait : Séverin n'était peut-
être là-haut que pour accompagner des amis et pour
rire un peu, pour voir ; elle y était bien allée elle-
même ! Alors, pourquoi s'enfuir si vite, comme ime
sotte? Voici qu'elle s'accusait maintenant, mais que
faire?
Elle approchait de l'auberge ; la foule à cet endroit
était beaucoup plus claire ; comme elle avait encore
une demi-heure à dépenser, elle musa un peu. Tout
à coup, elle sentit que quelqu'un venait vite et la dé-
passait, puis un grand coup au cœur ; S'vorin était
devant elle, lui barrait la route.
— On ne passe pas I dit-il en étendant les bras.
Il riait.
— M'est avis, Delphine, que tu es moins pressée
que tout à l'heure. C'est joli de quitter tes amis comme
s'ils avaient une mauvaise fièvre 1
Elle, blanche et les yeux encore gonflés, s'efforça
de rire aussi.
— Et vous, dit-elle, vous abandonnez bien vos ca-
marades ; votre bonne amie du Thouarsais doit s'en-
nuyer pendant que vous courez la foire?
— Ma bonne amie du Thouarsais ! Elle n'est pas
née, celle-là !
Il ajouta, pour parler :
— Alors, comme ça, on est toujours gagée chez les
Pitaud?
LA FOIRE SAIÎS'T-JACQUES 65
Il était gêné par ce vous qu'elle venait d'employer
pour la première fois.
— Toujours !
— C'est une bonne maison ! seulement, il doit y
avoir de l'ouvrage pour la servante?
— Dame, oui, ce n'est pas l'ouvrage qui manque ;
mais, au moins, je ne vais pas aux champs avec les
hommes ; j'aime mieux ça.
— Bien sûr, fit-il.
Il était devenu sérieux comme un homme qui discute
paisiblement avec un camarade des choses de son mé-
tier. Allait-il donc continuer de la sorte? la quitte-
rait-il tout à l'heure sans rien dire de plus? Non, elle
lut dans ses yeux une résolution brusque :
— Delphine, vas-tu à la messe à Clazay, dimanche ?
— A Clazay? Peut-être bien; pourquoi?
Il se rapprocha :
— Parce que je veux te dire que si tu y vas, j'irai
aussi, moi.
Et comme elle ne répondait pas, occupée en appa-
rence à suivre le bout de son pied qui marquait les
sauts d'une gavotte, il se pencha, et, court d'haleine,
il dit vite et bas, sans presque remuer les lèvres :
— C'est entendu... à une heure et demie... au
deuxième échalier, dans le chemin de la Croix- Verte.
Alors, toute rose, elle leva ses yeux tendres qui re-
merciaient et promettaient.
Ils furent tout de suite moins graves une fois ces
choses dites.
— 11 faut que je me sauve, répétait Delphine.
Ils marchèrent côte à côte jusqu'à la porte cochère
5
66 LES CHEUX-DE-MAISONS
(lo l'auberge. Séverin regardait le cou rond où une fois
déjà il avait mis ses lèvres, où il avait mis ses lèvres
pour un baisiT fou qui les avait liés d'amour. Il ne
l'avait jamais quitté, le souvenir do ce baiser, et voilà
(lu'il l'animait encore ! Une grosse envie lui venait de
goûter à ces joues fraîches, là, tout de suite, malgré
les passants. Avec toute autre fdle, il n'eût pas hésité,
mais il n'osait pas, avec celle-ci.
— Allons, au revoir Delphine 1 à dimanche 1
Il lui tendit la main ; mais elle, ayant retrouvé sa
malice depuis qu'elle était heureuse, se haussa sur la
pointe des pieds et l'embrassa franchement sur les
deux joues en disant, assez haut pour que les passants
entendissent :
— Au revoir ! Embrasse marraine pour moi, et salue
tout le monde de ma part, là-bas.
*
« A une heure et demie 1 au second échalier dans le
chemin de la Croix- Verte. »
Delphine n'avait eu garde d'oublier l'heiu-e du rendez-
vous. Arrivée la première, elle attendait Séverin qui
tardait un peu. Gomme deux heures sonnaient, elle
l'aperçut enfin qui venait vers elle en se hâtant.
Elle lui tendit les mains.
— Je croyais que tu ne viendrais pas, que tu avais
voulu te moquer de moi ; je commençais à avoir
peur.
— Uli ! fit-il, tu n'as pas eu cette idée 1 II est pour-
tant vrai que je suis en retard ; ce sont les autres qui
LA FOIRE SAIKT-JACQUES 67
m'ont retenu au bourg; je ne pouvais pas m'échapper.
— Pardon ! reprit-elle, je veux rire ; je suis tou-
jours méchante, tu sais ! Tu dois être las : c'est loin,
d'où tu viens !
— Oui, dit-il, c'est une belle trotte.
Il ajouta, en la serrant contre lui :
— C'est une belle trotte, mais je la ferais deux fois,
dix fois pour toi, ma Fine.
Ils passèrent dans un champ et s'assirent à l'ombre
d'une touffe de noisetiers ; il faisait très doux et les
feuilles sentaient bon.
— Vois-tu, disait Séverin, c'est notre premier rendez-
vous, mais nous sommes tout de même de vieux amou-
reux.
Elle leva ses yeux devenus graves et répondit :
— C'est vrai pour moi, ce que tu dis là, mais pour
toi, je ne sais pas trop !
— C'est vrai pour moi aussi, je te le jure ; seulement
personne ne le savait...
Elle l'interrompit :
— Pas même Séverin ! Parle-moi donc de la Mari-
chette, et tâche de ne pas rougir.
Il se mit à rire.
— Oh 1 tu sais, Delphine, tu as grand tort de
croire à ces contes ; je sais bien qu'on a mal parlé
de moi dans le temps, mais il y avait beaucoup de
menteries dans ce qu'on disait. Je ne pouvais pas
empêcher cette fille d'être gagée à Jolimont et de se
trouver* sur ma route quand je revenais des champs
de la Butte. Qu'est-elle donc devenue, cette grosse
Mariche ?
68 I.KS CHK t X-UE-MMSONS
VAUi répondit d'un air Iranquillo do viorgp inRtruite
et spnsée :
— Co qu'elle est devenue? Hien do bon. Il lui est
arrivé ce qu'elle cherchait, pardi !
— Elle a un drôle?
— Non pas un, mais deux, deux bessons qui sont
nés vers le mardi gras. Le plus beau, c'est qu'elJe n'en
connaît pas au juste le père. Elle s'en moque, du reste ;
une vraie honte ! Oh ! cela m'a beaucoup chagrinée,
qu'elle eût été ta bonne amie.
— Tai3-toi, Delphine, tu ne sais pas ce que tu dis.
La vraie vérité, c'est que je t'ai toujours eue dans
l'idée depuis mon retour du service. J'avais été hardi
le premier soir, t'en souviens-tu?
— Oh ! oui ! dit-elle en riant ; mais après?
— Après? dame, je n'osais pas. J'ai cherché du
pain, moi, ça ne s'oublie pas, cela ; ton père n'aurait
jamais voulu. Et puis je te croyais riche et tu es si
jolie ! Je me sentais honteux et je ne disais rien. Ça
m'a travaillé, va I D'abord, j'ai cru que je t'oublierais ;
j'ai essayé de m'amuser avec les autres : ça n'a pas
passé. Alors, je m'en suis allé au loin, et ma peine m'a
suivi. Quand j'ai appris ton malheur là-bas, quand
j'ai su. que tout avait été vendu chez toi et que tu
étais servante, je me suis dit : Peut-être bien mainte-
nant qu'elle voudrait de moi tout de même ; et je suis
allé à la foire dernière pour te parler. Si je ne t'avais
pas trouvée, je serais revenu par ici à la Toussaint,
et même plus tôt, pai'ce que cela me tourmentait trop
de te revoir, ces temps derniers. Oh ! oui ! bien sûr, je
serais revenu !...
LA FOIRE SAINT-JACQUES 69
Pudiquement, par phrases courtes, il dévoilait la
mélancolie secrète des heures passées. Et, blottie contre
sa poitrine, les yeux loin, Delphine l'écoutait dire cette
peine d'amour qui leur était commune ; les mots tom-
bant en elle éveillaient des choses frémissantes comme
le vent d'avril émeut les feuilles neuves ; et il lui venait
une envie très douce de pleurer.
Quinze jours après ce premier rendez-vous, Séverin
se gageait pour la Toussaint chez les Loriot. Il n'avait
pas gardé un trop bon souvenir de la maison, mais il
n'aimait pas changer de patron, car cela porte tort aux
domestiques.
— Dites donc. Loriot, fit-il en terminant le marché,
il me faudra trois sillons de pommes de terre...
— Ah ! tu veux donc te marier? Tu es fatigué d'être
heureux, mon gars?
— Trois sillons, si c'est dans un champ à grande
versaine ; cinq, si c'est dans un autre.
CHAPITRE VI
LA NOC E
Le vent bleu frisait les futaies ; de vieux arbres
s'exaltaient dans les haies tapageuses ; l'iiorizon était
plein de cimes excessives.
Cachés les villages sales, fleuries les routes maigres
et raides, recouverts les champs jaunes aux vieux os
de pierre ! Le Bocage était comme une immense forêt,
une forêt aérée et verte d'abord, puis vite plus dense
et bleue avec des traînées sombres qui étaient des
lignes de sapins ; à l'horizon, des houles grises mon-
taient, montaient, et les dernières, toutes pâles, se per-
daient dans l'azur attendri, très loin.
Le vent frais troussait les ramilles ; il venait à tra-
vers des lieues de jeunesse ; il avait bu aux sources,
il avait échevelé de minces cascades ; il s'était glissé
dans des halliers où gouttait le soleil, et il savait les
secrets innombrables des nids ; il apportait mille bruits,
mille voix, mille chants : chants graves des arbres,
chants futiles des eaux, chants enthousiastes des bêtes ;
et il apportait la fièvre des amours exubérantes, et
l'ivresse des corolles, et l'ingénuité du ciel, et la can-
deur du jour, et l'immense allégresse des feuilles.
On était à la fin de mai ; Delphine et Séverin
LA NOCE 71
se mariaient ; ils sentaient leur poitrine trop petite.
Ils avaient invité leurs parents les plus proches.
Victorine, mariée depuis peu, était là avec son homme
et un bébé de trois mois ; Auguste et sa femme avaient
également leurs deux petits ; on avait laissé ces en-
fants aux Pelleteries où avait lieu la noce. Les Pitaud,
qui aimaient Delphine, n'étaient pas regardants ; ils
prêtaient leur grange, une grange très vaste, cons-
truite pour battre au fléau, et même, ils fournissaient
presque toute la vaisselle.
Le père Loriot et Frédéric étaient aussi à la noce de
leur valet, mais la Louise était restée aux Maran-
dières à cause du vieux.
En plus de ces gens, il y avait toute la parenté de la
mariée et les camarades.
Séverin avait invité quatre valets du pays, entre
autres Gustinet, l'ancien petit berger mangeur de fro-
mage sec. Ils donnaient le bras à des filles cossues qui
avaient été les amies de Delphine, au temps où elle
était meunière. Elles étaient fières, ces filles, et ne
parlaient qu'entre elles, dédaignant ces gens de rien
qu'elles consentaient à accompagner ; mais dans le
fond de leur cœur, elles étaient jalouses de la mariée
si fraîche sous sa coiffe neuve et si élancée dans sa
pauvre petite robe de lainage gris à trois francs l'aune.
Séverin, lui, avait fait faire son costume de noce à
Bressuire, chez le tailleur. II n'avait jamais, avant ce
jour, porté de veston ; mais comme celui-ci était
bien fait et ne le gênait pas aux entournures, il mar-
cliait avec aisance, étant droit d'ailleurs comme un
jet de châtaigneraie.
il I ES CnECX-DE-WAISONâ
On venait de sortir de l'éj^lise ; ii était onze heures,
rt l'on se hâtait vers les Pelleteries. Guslinet chantait
une chanscjn au refrain très drôle et très compliqué
(ju'on avait grand'peine à reprendre ; ceux qui se
t rompaient disaient de grosses bêtises ; c'était la beauté
de la chanson ; beaucouj) se trompaient exprès ; on
riait. En passant devant les villages, un accordéon
manié par un adolescent bossu bégayait une marche
lente ; les femmes, sVssayant à prendre le pas, fai-
saient des enjambées longues comme dos glissades et
leurs genoux se dessinaient sous leurs jupes tendues.
On arriva à onze heures et demie. Victorine et
Louise, la femme d'Auguste, se précipitèrent vers la
maison ; les seins leur faisaient mal et elles avaient
grand'hâte de faire téter les petits. Les autres se di-
rigèrent vers la grange où la table était dressée ; la
place de la mariée était marquée par un drap fixé au
mur et sur lequel on avait épingle des roses.
Tout le monde avait faim ; on mangea vite la soupe
et les poules bouillies. Le musicien, au bout de la
table, eut la chaige de faire manger les enfants ; mai»
ils prirent tant de soupe et mordirent à si belles dents
dans la miche, qu'ils furent vite rassasiés ; ils le regret-
tèrent bien quand ils virent qu'on apportait des poulets
rôtis et des plats de viande de boucherie.
Le bossu, lui, avait l'expérience des bonnes choses ;
il faisait souvent des noces, et il y prenait toujours
un plaisir énorme. 11 ne buvait point au premier repas,
parce que les musiciens qui s'enivrent dès le matin
ne sont pas beaucoup recherchés. 11 ne buvait pas,
mais il mangeait ; pas de pain, très peu de pain : une
LÀ NOCE 73
croûte, toujours la même, qu'il tortillait entre ses
doigts maigres et dont il grignotait le bout, très sou-
vent pour faire illusion ; pas beaucoup de sauce non
plus, mais de la viande, de la bonne viande bien
grasse, d'épais morceaux qu'il happait vivement sans
mâcher. La distraction des autres lui était propice,
et il aimait la fm bruyante des repas ; il gardait pour
ce moment-là de belles tranches qui touchaient partout
dans sa bouche ; il s'en mettait jusqu'à la gorge ; ses
yeux lestes viraient d'inquiétude et de contentement.
Quand vinrent les saladiers de caillebotes recou-
verts d'épaisses crèmes jaunes, les chansons étaient
commencées. Calloux, le beau-frère, poussait la sienne,
une chanson patriotique, avec des accents terribles
et des gestes qui expliquaient. Puis ce fut le tour de
Gustinet. Gustinet avait une belle voix de « raudeur » ;
il tenait longtemps la dernière note et la faisait trem-
bler.
Un soir, pendant son service, il était allé au café-
chantant ; il aimait à parler de cet événement qui
l'avait jeté en un grand émoi ; quand il allait aux foires,
il achetait des feuilles pleines de chansons. II savait
toutes sortes de rigourdaines.
Il chanta d'abord une complainte, puis une chanson
à reprendre qu'il avait justement apprise à la foire de
mai ; le refrain enthousiasma :
T'as le fricot, Jeannot I
T'as le fricot, ho 1 ho I
Vingt fois ce ho ! lit trembler les murailles ; ç'allait
être évidemment le refrain de la noce.
74 LES CREIX-DK-M VISONS
Le repas fini, on enleva les table», et le musicien
commença à jouer une polka. Séverin ne savait guère
danser ; Delphine, au contraire, dansait bien, avec
souplesse et réserve ; elle aimait surtout l'avant-deux
sautillant, Tunique danse des femmes d'âge, mais elle
réussissait aussi les danses à la mode. En tournant,
elle regardait son marié avec des yeux tendres ; elle
eut vite chaud et alla le rejoindre pour se reposer.
D'ailleurs, il fallait offrir à boire, et il était d'usage
que la mariée fît, de temps en temps, le tour des
invités pour forcer les récalcitrants.
Dans l'aire, les hommes en bras de chemise, jouaient
aux boules. Ils avaient un litre et un verre, et Séverin
veillait à ce qu'ils bussent copieusement.
Pitaud, Galloux et Auguste s'entendaient contre
Frédéric ; pour le mieux berner, ils avaient imaginé de
jouer des sous en même temps que des rasades ; celui
qui perdait donnait des sous et buvait ; Frédéric per-
dait toujours. Cependant il tenait encore, car il portait
le vin ; on entendait sa voix colère :
— Y a pas de jeu ! Nom de d'ià ! Y a de la triche,
ici 1 Je ne boirai pas.
De loin, Séverin criait implacablement :
— Il boira I Faites-le boire ! Qui perd boit I
Il buvait, et Auguste, farceur, chantait :
T'as le fricot, Jeannotl
T'as le fricot I
Ceux de la danse répondaient : « ho ! hu ! » et le
refrain tournait avec les couples.
Les enfants eux-mêmes étaient fort émoustillés et
LA NOCE 75
criaient comme les hommes. Gênés par leurs beaux
habits neufs qu'ils ne devaient pas salir, ils s'étaient
d'abord tenus cois, regardant danser les autres ; mais
Séverin les avait fait boire un peu, puis Delphine ;
alors, eux, mis en goût, avaient réussi à boire encore ;
ils avaient dû se verser tout seuls de belles rasades
dans quelque coin et probablement aussi avaient-ils
invité d'autres enfants, des gamines du village, venues
là pour voir la mariée.
Tous avaient de belles moustaches roses.
Les plus hardis des garçons commencèrent à ta-
quiner les fillettes, à les pincer, à les tirer par le bras ;
puis ils les empoignèrent et vinrent se mêler aux dan-
seurs. Et quand les danses finissaient, ils faisaient
comme les grands : chacun embrassait sa danseuse, et
même, si elle résistait, lui sautait à la tête, comme si
ses joues eussent été cerises.
Quand ils furent fatigués, ils se muent à se moquer
du bossu ; mais la mère Bernou leur fit de gros yeux,
et ils s'en allèrent dans la cour.
Un moment après, Séverin, qui venait de voir les
joueurs, entendit des rires derrière la barge ; il s'avança :
un litre vide traînait sur le foin et un peu plus loin
deux gamines faisaient des culbutes ; une autre, tout
ù fait ivre, tombée la tête en bas, agitait ses jambes
nues. Et deux petits d'une dizaine d'années étaient
là, morts de rire, les yeux pleins de larmes ; ils s'étaient
accroupis pour mieux voir, et ils appelaient du geste
les camarades qui se poursuivaient à l'autre bout de
l'aire.
Dans la grange, à une petite table, que l'on avait
76 I.KS cnKrX-DE-MAISONS
laissée tout au fnnd, If vieux Loriot et un oncle de
DtîlphiiM' 8e racontaient des choses, lis avaient joué
aux carti'S et liu toute la soirée ; tant de vin avait
ému runcle et réjoui Loriot ; et l'un riait et l'autre
pleurait de vraies larmes en disant la bonté de ses
amis et la sienne, qni était encore plus grande.
— Voyez-vous, Loriot, faisait-il avec des gestes
effondrés, je suis vif, mais je suis de cœur ; jamais de
différends avec les voisins.
— Tout comme moue ! On a demeuré dans trois
villages et on ne s'est jamais fâché qu'une fois, avec
les Bariot — et à cause de celle de chez nous, qu'est
duraude. Même, quand on se trouve le bonhomme et
moi sur un champ de foire, ça ne nous empêche pas
de faire des ribotes ensemble, et des belles, je vous le
garantis !
— Jamais de différends ! gémissait l'autre ; et de
service, allez, vous pouvez demander. Et je n'en
crains point encore pour l'ouvrage ; ce n'est pas le
travail qui m'use, c'est le tracas ; me faut pas du tri-
fouillements, pas seulement de jours comme aujoui--
d'hui.
— Pas moue! cré Gâté! Je suis plus ardent, tout
plein, un jour de noce qu'un jour de fauche ! et de
boire, ça me renouvelle I
Sévcrin et Delphine, qui riaient en les écoutant, sai-
sirent un litre d'eau-de-vie et s'avancèrent pour le
coup de grâce.
On se remit à table à sept heuj-es ; quelques-uns
faisaient triste mine. Frédéric, aussitôt qu'il fut assis,
tomba sur son assiette et ronfla.
LA NOCE 77
Les filles voulurent chanter la « chanson de la ma-
riée », une très vieille cantilène où des bachelières font
reproche à leur compagne de les quitter pour un mari
sans doute volage et méchant ; elles vinrent se placer
devant Delphine pour chanter ensemble. Mais le ta-
page augmentait ; Calloux, du fond de sa grande poi-
trine bourdonnante, lança pour la dixième fois le re-
frain de la noce et un souffle d'ivresse dispersa les voix
grêles des filles. Dépitées, elles s'en retournèrent à leur
place, à la grande joie de Delphine, que cela agaçait
d'être ainsi regardée.
Gustinet expliquait de loin à Séverin et à Auguste
l'histoire du café-chantant.
Il y avait un lieutenant qui était un chic type, pas
fier, un de la haute pourtant, un monsieur « de... »;
il ne se rappelait plus le nom. Lui, Gustinet, était son
ordonnance. Et un soir, le monsieur « de... » lui avait
dit comme ça :
— Tu vas trotter au treize dans la rue Basse ; tu y
trouveras des femmes. Tu n'as pas peur des femmes,
au moins, espèce d'infirme? La plus grande s'appelle
Faisannette ; tu me l'amèneras. Entends-moi bien :
tu me l'amèneras au beuglant Patouillaud, où je t'at-
tendrai. Va 1... Eh ! dis donc 1 avait encore ajouté le
monsieur « de... », essaye seulement de la chahuter,
cette môme, et tu verras !
Il était donc allé au treize. Des femmes très gaies
l'avaient fait asseoir. Faisannette était là ; il l'avait
emmenée, lui, Gustinet, et il l'avait blaguée en l'em-
menant ; une chouette femelle, allez I Le lieutenant
avait été content.
78 I-ES cnKCX-DE-MAIîiONS
— T'es moins bète que je no croyais, avait-il dit ;
tiens, te voilà cent sous ; paye-t'en donc une tranche,
grosse crapule !
Oui, il lui avait donné cent sous pour passer la
soirée au beuglant, le li(?utenant de Patifoux. Heureux
d'avoir retrouvé ce norn, il reprit très haut pour do-
miner le tumulte :
— Le lieutenant Bois de Patifoux, de Jacques d»'
Bois de Patifoux... Une chouette fomflle, bon Diou I
Puis, très en verve, il chanta, soulignant du geste
des allusions déjà claires. Les filles, distraites, ne fai-
saient pas semblant d'entendre, mais soudain, l'une
d'entre elles gloussa et les autres, rouges, coupées en
deux, lâchèrent enfin leur rire qui courut comme un
poulain fou. D'ailleurs, Calloux chanta aussitôt une
autre chanson où tous les mots étaient dits.
On avait commencé par répéter les refrains seule-
ment, maison finit par reprendre aussi chaque couplet.
On buvait ensuite tous ensemble, puis on damait uw
invitation à reboire.
Les femmes commençaient à être grises ; elles chan-
taient avec les hommes ; leurs voix aiguës filaient
entre les gi-osses voix désordonnées et parfois trem-
blaient et s'éteignaient comme flammèches au vent.
Auguste et un des valets que le vin rendait forts
avaient des bouches profondes et farouches.
Le bossu fut invité à dire quelque chose ; souvent
il divertissait les noces ; s' arrangeant de longs cheveux
avec de la filasse et se coiffant d'un bonnet de coton,
il grimpait sur la table et faisait le vieux ou l'innocent
en racontant des histoires très drôles. Mais ce soir, il
LA NOCE 79
était de mauvaise humeur, car la femme qui avait
allumé les chandelles en avait placé une juste devant
lui ; il refusa.
Auguste se prit à tempêter :
— Te dépêcheras-tu, failli gars ! Veux-tu en finir
de nous faire ton prône !
— T'as le fricot ! chanta le bossu pour lancer les
autres et détourner l'attention.
— Ah ! j'ai le fricot ! Eh ben ! toi aussi, mon gars,
tu l'as, que je crois ! Si tu ne l'as pas, ça me trompe.
Tu l'as, bon Dié ! tu l'as !
Ce fut une explosion de rires. Du coup, il ne fallut
plus songer au prône. Les yeux du bossu flambèrent.
Il eut envie de s'en aller ; il resta cependant à cause
des galettes à la viande et aux prunes que l'on com-
mençait à passer. Mais, dès que le repas fut tout à
fait terminé, il se hâta d'empaqueter son accordéon.
Cela ne faisait pas l'affaire des hoifimes, de ceux
qui avaient joué toute la journée et qui voulaient
danser maintenant. Frédéric, enfin réveillé, héla vio-
lemment 1g musicien.
— Ar-rête ! Je veux danser un avant-deux avec la
mariée !
— Je n'ai pas fait marché pour le soir ; je m'en vais.
— Je veux faire un avant-deux avec la mariée,
c'est tout ce que je sais ; tu t'en iras après.
Cette idée fixe tenait le gars debout sur ses jambes
vacillantes. Pâle, les yeux clignotants, sa chemise dé-
faite laissant saillir son bréchet jaune, il barrait l'en-
trée de la grange. L'autre essayait de se glisser au
dehors, il le repoussa :
80 I.KS CREUX-DE-MAISONS
— Cho là I tu t'en iras oprrs ; jo veux faim un avant-
deux avec la mariée.
— Dis donc, c'cst-y toi qui [),'iyes, c'est-y toi qui
commandes, à présent? Te ran^oras-tu, soûlaud, sau-
vage?
— Sacré tortillard de diable eu feu ! m'échauffe pas
la bile 1 Je veux danser un avant-deux avec la mariée ;
c'est pas tout ça ; tu vas me (IcBenvelopper ton tur-
lututu, et tout de suite ; après, tu t'en iras.
Et comme le bossu cherchait encore à s'esquiver,
l'ivrogne tendit vers lui sa grande main dure de brise-
mottes. Les fdles, voyant que cela allait devenir vilain,
s'approchèrent en sautant et entourèrent Frédéric ;
quand elles l'eurent bien fait tourner, elles le pous-
sèrent et il s'étala en jurant pendant que le bossu,
hors de la grange, glapissait :
Fédéri Loriot, cbien comm' cent chenots, peau d'crapette I
Pédéri Loriot, plus bête que haut, peau d'crapaud I
Il fallut se passer de musique ; Gustinet ouvrit son
couteau et siffla sur la lame un air d'avant-deux. La
danse recommença, énergique. Les femmes, de la main
secouaient leurs jupes ; les hommes faisaient des écarts,
des appels de pieds, sautaient haut avec des cris
suraigus, des « you 1 » de démence.
Vers onze heures, Victorine poussa le coude du sif-
fleur ; les autres s'arrêtèrent.
— Ils sont partis, dit-elle d'un air de mystère ; faut
qu'on leur porte la soupe à l'oignon.
Pendant que la Pitaudo prépavait cotte soupe, Gus-
tinet mena une dernière danse-ronde.
LA NOCE 81
Séverin et Delphine avaient profité du bruit pour
s'en aller. Dans la nuit douce, toute criblée de fraîches
étoiles, ils se hâtaient vers le Bas-Village. Ils y avaient
loué une maison, une pauvre petite maison bien an-
cienne que l'on n'habitait plus guère. Quand ils eurent
poussé la porte, il en sortit une haleine noire ; l'ombre
y était épaisse et lourde. Delphine se serra contre son
mari.
— Crois-tu que je suis bête ! dit-elle ; je n'ai pas pris
de lanterne, et je parie qu'il n'y a pas de chandelle ici.
Séverin fit flamber une allumette ; il n'y avait pas
de chandelle, en elîet.
— Nom de nom ! Comment faire ?
— Ah bah ! voici le bufîot, nous allons mettre nos
bardes dessus ; nous les retrouverons bien demain
matin.
Elle parlait bas, avec une voix courte, et se désha-
billait déjà. Séverin, à la lueur d'une seconde allumette,
la vit décoiffée et en jupon ; il s'avança pour une ca-
resse.
— Non ! non ! laisse-moi ! dit-elle ; les autres vont
venir, dépêchons-nous.
Elle se glissa au lit ; Séverin se déshabilla vite aussi,
puis, à tâtons, la chercha.
Elle se reculait, les mains tremblantes.
— Laisse 1 laisse ! ils vont venir nous apporter la
soupe; ils sont tellement soûls... J'ai gardé ma ca-
misole et mon jupon.
6
82 LES CRp:iX-HK-MAI.SONS
Il s'impatienta :
— Tu sais, ils m'embêtent, les autres ! qu'ils aillent
se coucher ; je vais verrouiller la porte.
— Non ! il ne faut pas ! ils resteraient toute la nuit .
Oh ! laisse-moi ! ils viennent... tiens ! écoute...
Des pas inégaux résonnaient en effet sur les
pierres. Séverin et Delphine entendirent des chi:
chotements ; quelqu'un gratta à la porte ; brusque-
ment les noceurs entrèrent avec du bruit et des chan-
delles.
La Pilaude apportait la soupe. Elle la fit manger
aux mariés avec la même cuiller ; une grande fille, à
demi couchée sur le lit, l'éclairait ; et toutes les amies
et toutes les cousines étaient là, avec des yeux élar-
gis de cmiosité, des yeux tout en prunelles qui fouil-
laient Delphine et la faisaient rougir.
Autour du lit, les gars chantaient. Ils avaient changé
le refrain de la noce ; ils disaient :
T'as le fricot, Pâlureaul l'as le fricot!
Ils s'excitaient à crier ; leurs voix exaspérées heur-
taient avec fracas les poutrelles noires ; cela ne faisait
plus qu'mie même clameur brutale. Quand la soupe
fut mangée, ils s'approchèrent à leur tour pour des
encouragements ; mais Pitaude les chassa :
— Allez-vous-en 1 c'est assez ; faut qu'ils se re-
posent, à cette heure. Allez-vous-en, mes boudres I
Frédéric s'obstinait à rester ; il était arrivé le dernier
en trébuchant ; maintenant, la barre du lit soutenait
son grand corps ployé et, la tête plongeant, il répétait
avec un© gi-avité de connaisseur :
LA NOCE 83
— T'as le fricot, Pâtureau ! T'as le fricot, mon va-
let ! oui, dame ! t'as le fricot !
La Pitaude dut le bousculer ; puis elle sortit à son
tour.
Le refrain de la noce s'éloigna ; les noceurs arri-
vèrent aux Grandes-Pelleteries ; ils ululèrent.
Alors, pendant que Séverin sautait à terre pour
mettre le verrou, Delphine, vite, acheva de se dévêtir.
Séverin, en se réveillant, vers deux heures, voit que
la lune est levée. Il a encore les oreilles pleines de
bruit ; la nuit cependant est toute tranquille et blanche ;
seul dans les jardins un rossignol chante.
Des rayons entrés par les quatre carreaux de la fe-
nêtre se sont posés sur le lit et le buffet ; ils dorment
là, petites choses légères, impossibles et charmantes,
que l'on dérangerait avec des doigts de rêve.
Et voici que Séverin revoit, très loin en arrière, une
maison toute pareille à celle-ci : des poutrelles fumées
et fléchissantes, un lit, un buffet avec son vaisselier,
une table qui boite à cause de la terre inégale... oui,
pareille, bien pareille ! Là, dans le coin de la cheminée,
sur la pierre fendue, une vieille aux yeux blancs qui
crachote dans la cendre, puis une autre femme voûtée
avec des lèvres pâles, puis des petits qui pleurent et
qui se traînent à peine vêtus... Quelle vision! les ge-
noux transis, la huche vide, la faim, le froid, la toux,
la mort qui passe... Ce n'est pas un cauchemar, c'est
un souvenir.
84 LES CRKUX-DE-MAISONS
Oh 1 serait-ce possible I
Il regrette le bel habit de noces et tant de viande et
tant de vin, et tant de miches, tout cela qu'il va falloir
payer. Oh ! ce foyer bas, cette porte démolie, cett<;
fenêtre étroite 1
La couverture a glissé ; il a presque froid. Delphine
dort ; un souffle léger passe entre ses lèvres entr'ou-
vertes ; ses dents luisent. Elle est lasso ; elle est un peu
pâle et délicate. 11 glisse son bras et l'enserre douce-
ment d'un geste de défense. Mais elle, réveillée, lui
tend sa bouche fraîche, et aussitôt il oublie tout : la
dépense, la misère et la mort.
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LES PELLETERIES
Il y avait, à parler juste, deux villages aux Pelle-
teries, le Grand- Village et le Bas-Village.
Les Grandes-Pelleteries ne comprenaient que quatre
maisons. On disait Grandes-Pelleteries parce que ces
maisons étaient des fermes importantes, avec de longs
toits ; peut-être aussi parce que les bâtisses occupaient
le haut d'une butte, d'où l'on voit jusqu'aux clochers
de Vendée, quand le temps est sec.
Aux Basses-Pelleteries, il n'y avait que des creux-
de-maisons, des gîtes de valets et de journaliers en-
tassés au bord du chemin Roux, un chemin très sale
et si tortueux qu'on l'appelait aussi le chemin de la
Queue-de-Serpe. Ceux des fermes comparaient ces ma-
sures aux petites balles de bouse sèche qui sonnent
aux crins des vaches ; ils disaient pour rire : le Bas-
Village est accrotillé à la queue de serpe. Et, en effet,
ce village avait bien l'air d'une vieille choso mal-
86 LES CRKfX-DK-.MAISONS
propre, avec ses niuraillus verdâtres toutes flétries, ses
fenêtres à petits carreaux, ses portes basses s'ouvrant
comme des gueules noires, ses toits inégaux, enchevê-
trés, incurvés, bosselés et ravaudés grossièremont au
fil écru des tuiles neuves. Collé au chemin Roux, il
semblait sucer l'humidité des flaques qui y croupis-
saient. 11 était tapi, à mi-butte, dans un pli de terrain
sous un tout petit lambeau de ciel. Des jardins l'en-
touraient, plantés d'arbres tors, de vieux pommiers
aux brindilles inextricables. Lugubres pendant l'hiver,
c-es arbres faisaient, au printemps, une ceinture can-
dide et merveilleuse, et le pauvre village endormi sous
la brume se réveillait dans la gloire.
Une douzaine de familles habitaient là ; une dou-
zaine de familles et soixante enfants, les uns déjà
grands, gagés dans les fermes, les autres écoliers par
raccroc et chercheurs de pain : un vrai grouillement
de misère.
Séverin et Delphine demeuraient dans la dernière
maison du village, en bas, du côté de la route. C'était
la plus vieille, et aussi la plus décrépite ; elle avait été
inoccupée pendant deux ans, et l'on n'y faisait plus
de réparations. Le toit, fléchissant comme un toit chi-
nois, ne recouvrait qu'une pièce, une pièce très sombre
où l'on pouvait faire tenir une table, une armoire et
deux lits en plaçant le second en travers au pied de
l'autre. Près de la porte, une petite échelle permettait
de monter au grenier ; les baiTeaux de cette échelle
avaient été frottés par tant de talons qu'ils luisaient.
La porte était à doux fois, comme les portes dont on
parle dans les contes.
LES PELLETERIES 87
Sévorin avait loué cette cabane parce qu'il n'avait
pas le choix et aussi parce qu'elle ne coûtait que qua-
rante francs l'an ; d'ailleurs, le petit jardin permettrait
d'élever des lapins.
Il avait acheté à une vente, pour une somme assez
faible, un lit, une table de bois blanc, quatre chaises
et un vieux buffet avec son vaisselier. Delphine, de
son côté, s'était occupée de garnir le lit et d'acheter
quelques menus objets. Quand ils eurent tout payé,
noces, meubles, vêtements, il leur resta encore cent
francs que Delphine cacha dans sa paillasse, car la
porte loquetait très mal du dehors.
Alors, ils firent des rêves.
Lui, allait recevoir trois cent cinquante francs à la
Toussaint ; elle, d'ici là, gagnerait plus que sa vie à
aller en journée chez la Pitaude et à faire des laveries
aux alentours. Ils pourraient mettre de l'argent de
côté, et ils quitteraient cette maison "pour une maison
plus belle où il y aurait une chambre.
En attendant, Séverin apporta du jardin un mé-
lange de terre et de brique pilée pour combler les trous
qui faisaient clocher la table et les chaises. Puis il fit
une huche à pain qu'il suspendit à la maîtresse poutre.
A la Toussaint, on acheta beaucoup de choses qui
manquaient ; on étoffa le lit qui était véritablement
trop mince pour le temps d'hiver. Delphine attendant
un petit, il fallut se préoccuper du berceau et préparer
des langes, des brassières. Les quatre cent cinquante
francs furent écornés plus qu'on ne l'avait prévu. Ce-
pendant Séverin acheta encore un petit fût de vin
— trente litres — destiné à la compagnie, avait-il dit
88 LES CREIX-DE-MAISONS
aux voisins. En réalité, c'est qu'il trouvait Delphine
un peu pâle ; il voulait qu'elle se soignât. Comme il
plaçait le fût derrière le buffet, il so prit à sonj^er qu'il
n'y avait jamais eu de vin dans la maison de Pâtureau
le Boiteux.
Les choses étaient changées, décidément. Drlphine,
qui n'avait pas été consultée pour cet achat, blâma
son homme et se promit bien de ne pas boire ce vin.
Le premier hiver fut mauvais. Delphine fit une
fausse-couche et fut longue à se remettre.
Le médecin consulté lui défendit le travail de force ;
alors elle tricota et fila pour les gens de métairie ;
mais à cette besogne-là on est bien loin de gagner son
pain, même sec. D'ailleurs, il faut se chauffer en
filant ; le bois manqua : il fallut en acheter d'autre,
beaucoup d'autre. Et, encore une fois, quand on eut
payé le boulanger et le médecin, l'épargne fut bien
mince.
Cependant Delphine se trouva tout à fait rétablie
au printemps. Elle songea à se gager chez les Pitaud
qui l'avaient demandée pour les mois d'été ; Séverin
se fâcha presque : il voulait sa femme chez lui.
— Tu iras en journée, disait-il ; tu gagneras davan-
tage, et tu te reposeras quand tu voudras. Te gager
et au moment du gros travail I Tu es si gaillarde !...
Mais elle le raisonna, lui montra les quatre sous
d'économie ; il fallait acheter du linge ; les enfants
viendraient et la maladie peut-être... Au moine, en
se gageant chez Pitaude, elle n'aurait pas de bou-
langer à payer, et elle gagnerait de bel argent. Il
céda.
LES PELLETERIES 89
*
On était en avril. Tous les matins, Séverin sortait
du lit vers trois heures, et dès qu'il avait pris son
pantalon et trouvé ses sabots, il réveillait Delphine.
Elle aimait à se laisser secouer comme une pares-
seuse ; elle geignait, s'étirait, glissait entre ses mains ;
puis, soudain, lui jetant les bras autour du cou, elle
s'enlevait d'un souple mouvement de reins et retom-
bait assise sur le bord du lit, les jambes pendantes.
— Donne-moi mon corset ! et mes sabots ! vite, vite I
Elle riait, toujours un peu gamine, malgi'é ses vingt-
six ans ; lui, moins gai de nature, finissait cependant
par s'amuser aussi. Ils s'habillaient dans l'obscurité,
par économie ; elle avait l'habitude de se coiffer à la
ferme une fois le jour venu.
Le soir, Séverin passait chercher sa femme en reve-
nant des Marandières. Ils rentraient ensemble, lourds
de fatigue ; le samedi ils s'attardaient par les vergers ;
dans les endroits sombres ils marchaient tout près l'un
de l'autre comme avant leurs noces ; en aixivant au
Bas- Village, ils se séparaient un peu.
Ils vivaient tendrement la j ournée du dimanche. Séve-
rin, comme à l'habitude, allait chez son patron pour aider
au pansage ; mais dès que la soupe était mangée, sur les
huit heures, il revenait aux Pelleteries. Delphine avait
déjà déjeuné, balayé, ciré le buffet et sorti les belles
bardes ; la maison s'éclairait d'un peu de soleil, et la
chemise blanche, dépliée, égayait la couverture du lit.
Séverin n'était jamais aussi heureux qu'à ces mo-
90 LES rnnr x-ii KM Ais<t>s
ments-lù. (^ui;lle dourour do s'habiller nonchalurnment I
Son bonheur était fait de mille petites choses ; et
c'étaient la bonne odeur du savon rose soigneusement
ménagé, la brûlure légère au menton après le passage
du rasoir, le clapotement de l'eau dans la terrine où il
se lavait le torse, les tapes dans le dos, tapes du soleil
jouant à la main chaude, tapes de Delphine jouant à
la main froide.
C'était l'heure dos taquineries. Delphine prétendait
continuellement au miroir ; lui, la décoiffait. Personne
ne passait devant la fenêtre ; ils jouaient comme des
enfants. Avec quelle tendresse espiègle, Delphine
après avoir noué la cravate et rabaissé le col de toile,
se haussait vers les joues rasées, vers les joues neuves
dont la peau tirait comme une étoffe bien repassée I
A ces moments-là, il semblait à Séverin que les lèvres
de sa femme étaient plus fraîches.
Un dimanche de juillet, comme il se rasait devant
la fenêtre, Delphine, qui, près du lit, mettait ses bas,
dit tout à coup :
— Tu ne sais pas, Séverin ?
Il se retoui'na, et elle, moitié fâchée, moitié joyeuse :
— Tu ne sais pas ! Je crois que je suis encore em-
barrassée I
Il posa son rasoir.
— Non? fit-il; tu n'en es pas sûre?
— Je n'en suis pas sûre, mais je le crois beaucoup,
mon pauvre homme.
— Eh bien I quoi 1 faut pas se faire de mauvais sang
pour cela ; je descendrai le berceau, voilà tout I c«
n'est pas si difficile 1
LES PELLETERIES . 91
Et, pour la faire rire, il fit semblant d'aller le cher-
cher tout de suite au grenier.
Cependant une inquiétude lui venait : elle avait été
malade, l'autre fois, pendant les premiers mois ; en
serait-il de même cette année, pourrait-elle au moins
rester chez les Pitaud jusqu'à la Saint-Michel?
Ils achevèrent de s'habiller en silence et s'en
allèrent à la messe ; dès qu'elle fut dite, ils quittèrent
le bourg ensemble. D'habitude, Séverin ne s'arrêtait
point dans les auberges, mais il revenait au village
avec les hommes pour parler des fourrages et des
emblavures.
Ce jour-là, son idée n'était pas dans les travaux des
métairies ; son inquiétude persistait.
Pourtant, quand ils eurent mangé, Delphine et lui,
et qu'ils furent dans le jardinet devant la porte, le
temps était si doux, qu'ils se prirent à espérer et dé-
raisonnèrent. Delphine, à l'ombre d'un pommier, di-
sait :
— Ce sera vers le mitan de carême ; tcUit mieux I
l'hiver sera passé ; il faudra moins de bois et je serai
plus vite forte ; nous l'appellerons François.
Séverin, au milieu d'un carré d'oignons qu'il sar-
clait, hocha la tête :
— Oh ! tu n'es pas aimable ! Nous l'appellerons Del-
[)hino !
Quand il fut au bout du sillon, il jeta sa poignée
d'herbe et s'assit auprès de sa femme.
— Nous l'appellerons Fifine, si c'est une fille, ré-
péta-t-il ; je le veux absolument.
— Oui, mais ce sera un garçon ; il faut que ce soit
92 LES CREUX-DE-MAISONS
un garçon pour que tu aies do l'aidf [dus tard, quand
nous prendrons une terre.
Cette idée de quitter les crcux-do-inaisuns ne l'aban-
donnait jamais, l'ancienne petite meunière. D'habi-
tude, Séverin ne voulait pas avouer que c'était là son
rêve, à lui aussi ; il se moquait d'elle. Valet il était né,
valet il resterait ; valet son père, valet lui-même, va-
lets ses enfants : tout le reste était chimère. Cette fois
encore il résista :
— Prendre une terre, ma pauvre petite 1 et avec
quoi? avec ce qui nous restera à la Toussaint quand
nous aurons tout payé?
— Qui te dit, reprit-elle, que nous n'aurons pas de
chance? Ce serait bien notre tour tout de même, d'être
heureux !
Elle avait l'espoir tenace et revenait toujours à
cette chance qu'ils ne sauraient manquer d'avoir.
Séverin souriait avec un peu d'amertume.
— De la chance, de la chance I fît-il ; ce n'est pas
pour les pauvres gens, cette marchandise-là ; toute la
chance que nous pouvons avoir, c'est de ne pas être
trop souvent malades, de n'avoir pas trop d'enfants,
de gagner trente-cinq pistoles par an et de n'avoir
jamais à demander notre pain.
— Bah ! s'il nous manque de l'argent, Auguste
nous en prêtera.
— Laisse-le d'abord élever sa famille ; s'il se tire
d'affaire, lui aussi, ce doit être bien juste.
— On s'arrangera, conclut-elle avec netteté ; jo veux
changer de maison, là 1 et plus tard, je veux être dans
une terre, une terre aussi petite que tu voudras ; je le
LES PELLETERIES 93
veux ! devrais-je m'en aller nourrice dans les villes,
pour gagner de l'argent.
Séverin tourna la tête.
— Nourrice dans les villes, toi ! jamais je ne verrai
ça ; j'aimerais mieux être mort.
Elle se mit à rire :
— Ne te fâche pas, mon homme, je dis cela pour
badiner.
Puis, sérieuse :
— M'en aller ! jamais, va ! quand même on m'of-
frirait gros d'or comme l'église ; j'aimerais mieux man-
ger mon pain sec, ici, toute ma vie ! Seulement, pour-
quoi me décourages-tu? Tu sais aussi bien que moi que
pas mal de bordiers sortent des creux-de-maisons ; ne
vois-tu pas les Gaillard des Pernières, les Léchevin de
Malitrou, les Sénot, les Duroc, d'autres que j'oublie?
Alors, pourquoi pas nous? Cela ne te plairait donc pas
de travailler pour ton compte?
Il se rapprocha, gagné à la fin par cette belle con-
fiance.
— Oh 1 si ! cela me plairait I Si je semais pour toi,
pour nos enfants, comme je serais heureux ! comme
je faucherais de bon cœur si tu étais derrière à faner !
comme je tiendrais ferme la charrue, si mon gars tou-
chait les bêtes ! comme je travaillerais, comme je tra-
vaillerais !...
Il levait ses mains courageuses.
A son tour, il évoqua l'impossible avenir ; s'ils
avaient seulement mille francs, si Auguste pouvait
leur venir un peu en aide, ils risqueraient l'aventure.
En mettant cent francs — non, cent cinquante francs
y4 LES CREUX-I)K-M AISONS
— de côté par an, c'était unu afTaire de sept à huit
ans ; après on serait chez soi au moins ; Delphine
n'irait plus en journée, les enfants seraient élevés lar-
gement, et lui n'aurait plus à supporter des patrons
comme ce Frédéric qui commençait à l'agacer beau-
coup. Et, plus tard, quand les fils seraient en force, on
pourrait peut-être affermer une terre plus grande, qui
sait?
Il disait : nies (;liamps, mes bètes, mes fils ; Del-
phine l'arrêta :
— Tes fils, t es fils ! Tu ne te gênes pas ! Laisse
donc venir François, d'abord !
Mais il parla encore. Ces choses tant de fois pensées
et repensées durant les longues journées de travail
silencieux, il s'enivrait à les dire ; des mots, jusqu'à
ce jour endormis au fond de lui, montaient en foule
à ses lèvres. Trop ému pour songer à être modeste, il
disait sa vaillance et sa tendresse infinie.
L'ombre courte du pommier ayant tourné, pour ne
pas se trouver au soleil, il s'était penché davantage
vers Delphine.
Il vint à parler de son enfance épouvantable.
— Tu n'as pas connu cela, toi, dit-il ; aussi tu es
toujours plus gaie : la misère a attendu que tu sois
grande.
— Je n'ai pas de misère, répondit-elle ; je ne Sfi .u
jamais malheui"euse avec toi, mon homme.
Il la remercia des yeux.
— Oh ! quand tu étais chez Pitaude, tu aurais en-
core pu trouver un gars riche, ma Fine, tu aurais eu
de grandes chambres et des bêtes, et des servantes;
LES PELLETERIES 95
tu aurais eu de belles robes, de beaux rubans à ta
coiffe et une montre, et des colliers...
Il ajouta tout bas :
— Mais de l'amitié, tu n'en aurais pas eu davan-
tage. Non, bien sûr ! un gars riche n'aurait pas été
plus fort d'amitié.
Le soir, après la soupe, Delphine et Séverin sor-
tirent dans le village. C'était l'heure de la semaine ou
les creux-de-maisons vidaient tout leur monde sur le
seuil au bord du chemin Roux.
Les hommes, assis sur ces blocs de granit brut qui
trament toujours autour des bâtisses, causaient len-
tement ; quelques-uns fumaient. Les femmes s'inquié-
taient des nouveau-nés, des peines de la grossesse et
des fdles qui tournent mal. Autour d'elles les enfants,
assagis par le crépuscule, jouaient plus mollement,
lissant de leurs pieds nus la poussière devenue fraîche.
Séverin rejoignit le voisin Maufret qui causait devant
sa porte avec d'autres hommes. Maufret était un
homme d'âge ; il avait de grosses épaules et beaucoup
de poil aux oreilles ; son col de chemise largement
ouvert laissait voir sa poitrine velue et grise. Il fumait
une pipe de terre très courte ; c'avait été autrefois un
grand fumeur et même, durant ses sept années de
service, il avait beaucoup chiqué. Mais il n'avait ja-
mais gagné quatre cents francs, et sa femme allait
avoir son douzième ; il était obligé de se priver de
tabac.
11 ne fumait que le dimanche, et pour compenser
96 LES CBEUX-DE-M ArSONS
cette prodigalité, il ne mangeait pas. Séverin lui don-
nait une chique de temps en temps ; Maufret l'esti-
mait à cause do cola ; il l'ostimait aussi parce que S»v
vérin «Hait comme lui un famoux ouvrier, ni vantard
ni buveur. Dès qu'il le vit s'approcher, il se rangra
pour lui faire place, ot il lui demanda où en étaient lo»
avoines aux Marandièros ; puis on parla du t^mps ot
des plants de choux.
Séverin amena peu à peu la conversation sur les
petites bordcries et sur les anciens valets qui les culti-
vent quelquefois pour leur compte. Maufret lui coupa
la parole.
— Les valets qui se mettent en borderie sont fous,
mon gars.
— Parce que?
— Parce que, pour se mettre en borderie, il faut
de l'argent, et les valets n'en ont jamais ; d'abord ils
ont toujours trop de drôles pour avoir de l'argent.
Le jeune homme ne put s'empêcher de rire :
— Trop de drôles! à qui la faute? à qui la faute,
Maufret, si vous êtes un bon travailleur?
L'autre secoua ses épaules mornes.
— Nous te verrons venir, garçon I Toi aussi, tu on
auras des drôles, sans compter que tu n'auras pas tort ;
ce n'est pas en t'échinant derrière Frédéric Loriot que
tu ramasseras des rentes ; c'est en faisant des drôles ;
faut t'y mettre, mon gars 1
Par petites phrases, que ponctuait le sifïlement de
sa pipe, Maufret continua :
— Un héritier, vois-tu, c'est bon pour les riches ;
quand on n'a rien, on partage; écoute : avec quatre
LES PELLETERIES 97
cents francs, — tu ne gagnes pas quatre cents francs
— avec quatre cents francs, peux-tu faire vivre ta
femme et deux petits, par exemple? Non, pas vrai!
Eh bien ! il faut en faire douze ; ça t'étonne 1 Si tù
n'en as que deux ou trois, tu n'oseras pas leur mettre
le bissac sm* le dos, tu n'oseras pas ; quand on en a
douze, ce n'est plus la même chose : on n'a plus honte,
et tout le monde donne. Il n'y a que les femmes, mais
les femmes s'y font, elles savent bien que ce n'est pas
notre faute.
Il y eut un silence ; tous les hommes qui étaient là
— et Séverin lui-même, d'ailleurs, — connaissaient ces
choses ; ils étaient obligés d'approuver.
— Quand tu seras usé, continua Maufret, tes en-
fants t'empêcheront de mendier. Tiens, mon Eusébe
gagne déjà près de quinze pistoles ; dans deux ou trois
ans, je pense que je pourrai fumer sur la semaine.
Quand Eusébe gagnera pour lui, ce sera le tour des
autres.
Séverin pensa tout haut :
— Oui ! et Eusébe et les autres seront valets eux
aussi, valets comme vous, toujours !
— Valets ! bien sûr ! Que veux-tu faire? Je vois que
l'idée de borderie te trotte dans la tête ; moi aussi,
dans le temps, j'ai ruminé ça ; mais encore une fois,
c'est fou ! c'est bien fou ! Les sans-le-sou qui prennent
des terres sont plus malheureux que nous, car ils ne
peuvent rien demander ; ils se tuent à l'ouvrage et ne
mangent jamais à leur faim ; pour un qui réussit, dix
qui crèvent. Tu devrais pourtant comprendre ça, mon
pauVre gars, toi qui es sorti de petite souche I...
98 IFS CREUX-DE-MAISONS
Hélas ! oui, Sôverin comprenait ! Tous ses beaux
projets do l'après-midi, combien de valets les avaient
caressés pendant leur jeune temps I Combien de vail-
lants avaient espéré, et combien avaient été vaincus,
comme avait été vaincu ce Maufret lui-même, dans
Timpiacable lutte !
A la dérobée, il regarda le vieil homme noueux qui
commençait à fléchir. Dans sa vie déjà longue, Maufret
avait travaillé pour les autres comme dix bêtes de
somme ; il n'avait jamais eu un sou ; il ne s'était jamais
amusé ; tous ses enfants avaient mendié ou mendie-
raient.
Séverin pensa : dans vingt-cinq ans, je serai comme
lui. Puis il dit d'une voix découragée :
— Toujours la misère, donc !
— Oh ! la misère 1 pour ça, bien sûr ! on a toujours
de la misère ! répondit Maufret avec une accablante
assurance.
Le vent fraîchissait. L'ombre, à pas de velours, était
venue surprendre les champs. Il ne montait plus que
des bruits atténués ; les voix plus rares sonnaient
étrangement devant les portes, et les petits se rap-
prochaient des seuils.
Soudain, une rainette lança sa note grêle, puis deux
chantèrent, puis trois, puis dix, puis mille. Mille voix
graves et cristallines célébrèrent la nuit sereine ; on
n'eût pu dire si elles étaient proches ou lointaines,
inquiètes ou satisfaites ; elles venaient de partout,
elles s'étalaient sur les champs apaisés ; elles emplis-
saient d'une clameur souveraine tout le vide entre
les choses ; un hymne monotone de bêtes mystérieuses
LES PELLETERIES 99
montait de la terre vers les profondeurs d'ombre.
Séverin appela Delphine qui causait devant une
autre porte. Elle se leva, mince entre les voisines ac-
croupies. Elle se leva, entre des voisines qui avaient
été, elles aussi, de fraîches campagnardes, de belles
filles souples aux hanches rondes, mais qui, à force
de misère, à force de grossesses, étaient devenues très
vite ces épaisses mamans noirâtres.
CHAPITRE II
LA FACHERIE DES MARANDIÈRES
Delphine accoucha au mois de mars. A défaut d'un
François, on eut une fille qu'on n'appela point Del-
phine, mais Louise, du nom di^ In mrirraino, In seconde
des Maufrette.
La mère fut vite remise et put nourrir la petite.
Naturellement, il ne fallut plus songer à aller en journée,
mais Delphine trouva tout de même du travail à faire
chez elle, car on la savait adroite et soigneuse.
C'était tout ce qu'avait espéré Séverin.
Malheureusement, vers ce temps-là, ceux des Ma-
randières firent la vie dure à leur valet.
Jeandet, sa troisième attaque étant enfin venue,
dormait tout de bon au cimetière, et la Loriote, dé-
barrassée du vieux, faisait marcher ses hommes. L'âge,
au lieu de l'attendrir, avait accru sa ladrerie ; elle était
de plus en plus grondeuse et regardante.
Le patron, bon vivant au fond, un brin noceur et
paresseux, recevait les pires averses au retour des
foires. On lui laissait encore faire les marchés, parce
qu'il était matois, et parce que Frédéric ne réussissait
pas ces choses-là, étant trop brusque et sans défense
du côté de la langue ; pour tout le reste, labours, semis.
l.A FACHERIE DES MARANDIÈRES 101
récoltes, on ne consultait plus guère Loriot. Bousculé
par les siens, il était naturellement enclin à soutenir
le valet ; il reconnaissait d'ailleurs que Séverin était
dur à l'ouvrage et ne rechignait pas devant la soupe
à l'eau et au sel. Mais il ne sonnait mot devant les
autres, filant doux pour faire oublier ses soûleries.
Le second valet était un petit gars sournois de dix-
sept ans ; il aurait volontiers fait longue mérienne
quand les patrons étaient absents. Séverin ne compre-
nant pas les choses de cette façon, le menait ronde-
ment ; l'autre lui en gardait rancune et faisait des
contes à Frédéric sur des propos qu'il prêtait, au
grand valet. Parfois, à l'ouvrage, il y avait, entre le
gars et le petit compagnon, des rires qui ne s'expli-
quaient guère ; parfois aussi Séverin surprenait des
coups d'œil d'intelligence et des gestes de moquerie.
Il ne disait rien, tapait droit devant lui.
Pourtant les choses se gâtèrent ; il eut, à plusieurs
reprises, des mots avec Frédéric, une fois pour des
fagots soi-disant mal faits, une autre fois à cause d'une
journée dont il avait besoin pour bêcher sou jardm et
que 1" gars s'entêtait à refuser, bien qu'elle eût été
prévue dans le marché.
Enfin la haine qui était entre eux éclata au temps
des fauches.
L'herbe du dernier pré était à terre ; Séverin, fin
faucheur, avait tout le temps poussé l'autre devant
lui, et Frédéric sentait d'auLaut plus l'humiliation que,
le soir, après la soupe, le petit valet mettait des van-
tardises au compte de Séverin. L'herbe donc était
toute à terre et il fallait commencer à la rentrer ; il
102 I KS CREUX-DE-MAISONS
fallait mOmc so hâter, car le temps n'était pas sûir.
Delphine, le premier jour, apporta sa petite aux
Marandières et donna un coup de main pour le râtelage ;
mais le lendemain, l'enfant étant indisposée, elle resta
chez elle. La Loriote sut bien faire entendre qu'elle te-
nait Delphine pour une paresseuse et qu'il faut avoir
un peu plus de courage quand on n'a pas trop de pain
chez soi. Séverin se contint.
Toute la matinée il fit des charretées pendant que
Frédéric et le petit valet approchaient le foin. Après
midi, ce fut le tour de Frédéric de monter sur la char-
rette. Tout alla bien d'abord, mais Loriot ayant, mal-
gré sa femme, apporté une pichetée de vin pour donner
du courage aux travailleurs, le gars excité prétendit
que les deux chargeurs n'en finissaient pas.
— Hardi, donc ! il en faudrait quatre comme
vous pour m'apporter le foin ! Hardi ! Apportez !
Les deux autres apportèrent ; le foin monta vite
dans la charrette ; Frédéric, enfoncé jusqu'aux aisselles,
fut un moment débordé ; il s'impatienta encore :
— Bon Diou 1 Quand saurez-vous charger? Hein 1
Vous devriez faire de plus grosses fourchées !
Puis, brusquement, comme Séverin, sans s'émou-
voir, continuait à piquer dans une petite meule, il
lâcha l'injure des rudes gars aux faillis mâles :
— Entends-tu pas? C'est pour toi que je parle,
femme de ville I
Le valet se retom-na tout pâle.
— Fédéri Loriot, si tu n'es pas content de mon
travail, faut le dire ! Je fais ce que je peux, si tu n'es
pas content, dis-le tout de suite.
LA FACHERIE DES M ARANDIERES 103
— Non, je ne suis pas content, crève-de-faim ! Non,
je ne suis pas content, Pâtira !
— Tout de même, prends garde à tes paroles, Fé-
déri !
Mais l'autre, une mauvaise flamme dans les yeux :
— Prends garde, toi aussi, lentoux ! Je vais te sortir
du pré !
Puis, étranglé de fureur, il vociféra en descendant
de la charrette :
— Race de pouilleux et de gens ruinés ! Cherche-
pain ! lentoux ! va-t'en ou je t'éreinte !
Séverin sentit ses mâchoires trembler et de petites
choses bleues lui dansèrent devant les yeux ; il piqua
sa fourche dans la terre et dit :
— Amène !
Ils se colletèrent, se bousculèrent un moment sans
taper, comme deux taureaux qui essaient leurs cornes ;
mais la chemise du valet ayant craqué, il en profita
pour se rapprocher, et, soulevant l'autre, il le balança
et retendit ; puis se garant la figure que Frédéric vi-
sait à coup d'ongles, il cogna.
Cependant le petit valet. Loriot et Louise accou-
raient avec leurs outils ; ils se jetèrent tous sur Sé-
verin.
D'un bond il fut debout et empoigna l'aiguillon :
— Feignants ! cria-t-il, venez-y donc au cherche-
pain I venez-y donc tous, feignants 1
Blanc de visage comme un mort, il leur rejeta l'in-
sulte :
— Je suis un crève-dc-faim, moi ! mais je vaux
mieux que vous qu'êtes engendrés de chiens 1
104 I,K^ i.Mfc, l X-l) t-M AIDONS
Puis il leur tourna lo dos et hc dirigea vers l'échalier ;
avant de sortir du pré, il cria encore :
— Frédéri Loriot, prends garde au cherche-pain !
Et aussi :
— Venez-y donc tous, tas de feignants ! feignants !
feignants !
Il s'en fut dans la grange ramasser les menus objets
qui lui appartenaient. Ayant réuni dans une vieille
Wouse deux mitaines de gros cuir qui lui servaient à
fagoter, une pierre à aiguiser et une petite forge à
battre les ferrements, il jeta le paquet sur son dos
avec ses bardes qu'il n'avait pas reprises, puis dé-
crochant sa faucille qui était piquée au portail, il s'en
alla.
Lorsqu'il arriva aux Pelleteries, Delphine assise sur
la pierre du foyer était en train d'endormir la petite.
Elle poussa un cri :
— Hé! qu'y a-t-il? qu'as-tu?
Il avait jeté son paquet à terre :
— J'ai que je viens d'enrager (1), lit-il d'une voix
sourde,
— Tu viens d'enrager ! Ce n'est pas vTai, mon Dieu !
Elle se leva et, ayant couché l'enfant, vint à lui
toute apeurée.
— Dis, ce n'est pas possible ! Ta chemise est dé-
chirée 1 Tu t'es donc battu?
— Oui, on s'est battu ; le Fédéri m'a fait des re-
proches et j'ai tapé ; ça devait airiver.
(1) Enragé se dit au pays de Bocage d'un valet qui quitte son
patron pour cause de fâcherie.
LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 105
— Il t'aura fait du mal ! Fallait pas te battre,
voyons 1 Fallait t'en venir 1 Comraent allons-nous faire
pour le gage? Ta chemise est perdue !
Elle avait les larmes aux yeux en rapprochant les
lambeaux d'étoffe. Il la repoussa, et soudain, la voix
douloureuse :
— Laisse-moi ! cria-t-il. Ah ! j'ai tort? Ah ! on m'ap-
pellera femme de ville et pouilleux et je serai là et
j'écouterai sans rien dire? Tu crois ça, toi !
Les voisines entendant ces éclats de colère étaient
accourues :
— Qu'y a-t-il, Jésus?
— Ce qu'il y a, mes commères ! Il y a que les gars
des Marandières m'ont embêté et que j'ai tombé des-
sus ; et que celle-ci me le reproche à cette heure 1 Oui,
Delphine, on m'a dit que tu étais une fainéante et une
ruinée ; moi, je suis un chercheur de pain. Et il aurait
fallu que je me taise? J'en ai assez! Nous autres va-
lets qui nous tuons pour les patrons, on nous mettra
sous les pieds ; parce que je suis un crève-de-faim, les
gens me cracheront à la figure ! Nom de Diou, qu'ils
y viennent !
Soulevé de colère, le poing haut, haletant, superbe,
il défiait tous ceux qui l'avaient fait souffrir dans sa
jeunesse et ceux pour qui il avait travaillé et ceux pour
qui il trimerait encore, demain et toujours.
Delphine pleurait en dorlotant la petite qui s'était
réveillée au bruit. Les voisines s'efforcèrent de les
apaiser : ces choses-là arrivaient à tout le monde ; on
avait vu bien d'autres valets enrager. Chez les Loriot
surtout, cela n'était pas étonnant 1 Us avaient grand
106 I.K8 CUK(;X-IiE-MAIf-<).NS
tort, tous lus deux, do se faire un cassement de têt'
d'une si petite affaire.
Sévcrin, un peu calmé, chanj,'ea de chemise et sortit
dans le jardin, où Delphine ne tarda pas ù le rejoindre ;
toute la soirée, il bêcha sans desserrer les dents.
A la nuit tombée, quand les hommes des creux-de-
maisons furent rentrés et qu'ils surent comment Pâ-
tureau, relevant une injure qui les atteignait tous,
avait corrigé le gars des Marandièrcs, ils approuvèrent
bruyamment. Tous détestaient Frédéric et ils eussent
souhaité une correction plus complète ; même, Tun
d'eux, le Surot, un fort en gueule, tantôt valet, tantôt
scieur de long, ricana :
— A ta place, je n'aurais pas jeté ma fourche, non !
s'il s'était amené, je l'aurais enfilé comme un barbot.
Maufret haussa les épaules :
— Tu dis des bêtises, Surot ; s'agit pas d'abîmer
les hommes.
Puis, se tournant vers Séverin :
— Tu as fait tout ce qu'il fallait, mon vieux, peut-
être même que tu en as trop fait. As-tu ton argent?
Tu n'as pas ton argent?
— Vous pensez, Maufret, que j'ai songé à autre
chose, quand ils se sont jetés sur mon dos comme des
bêtes.
L'autre crachota :
— Ils te feront des misères ; je les connais, les
grippe-sous. Tu as cogné ; ils te menaceront d'un
procès pour ne rien donner ; ils savent que nous avons
toujours tort devant le juge. Faut pourtant que tu
sois payé I
LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 10?
— Je crois bien ! je ne leur ferai pas cadeau d'un
liard.
— Euh ! qui sait? J'en ai bien connu d'autres... Tu
ne sais pas, mon gars : quand Delphine ira chercher
ton argent, elle emmènera celle de chez nous. Tu com-
prends, ta femme n'est point sotte, mais c'est jeunet,
ça manque de hardiesse ; Victoire, elle, en a vu de
toutes les couleurs, et Dieu merci, elle a toujours la
langue plus pointue qu'un aspic. Il faudra y aller le
dimanche matin pour tâcher de trouver Loriot qui
est encore d'arrangement ; si la Louise était seule,
elle ne donnerait rien, la vieille garce !
Maufrette, un enfant suspendu à sa longue mamelle,
parut dans la clarté, sur le seuil de la porte. Sa petite
tête presque chauve et sans résille surmontait étrange-
ment son gros corps ; elle avait un ventre énorme qui
ne se dégonflait plus aux accouchements ; son jupon
court levait par devant, laissant voir ses chevilles
nues.
Elle venait d'entendre les paroles de son homme.
— Y a pas de crainte à avoir, Pâtureau ! cria-t-elle
de sa voix aiguë ; j'irai la trouver, moi, la Loriote, et
même je lui ferai une belle morale 1
— Si tu veux, reprit Maufret, tu lui feras la morale,
mais quand tu auras l'argent !...
Le dimanche suivant les deux femmes allèrent donc
aux Marandières.
Contre leur attente, Lioriot n'y était pas. La Louise,
108 LES CREUX-DK-MAISONS
en les voyant venir, uvuiL terme la grande porte du
côté de l'aire ; mais elles firent le tour des bâtiments
et entrèrent par le fournil. La vieille, mancht-s relevées,
était penchée sur unsoau d'eau grasse au fond duquel
l'Ile écrasait des pommes de terre bouillies ; elle les
regarda en dessous sans tourner la tête, puis comme
si elle eût été seule, elle se releva et sortit. Les deux
autres l'entendirent qui grommelait après les cochons
et qui traînassait ses sabots avec l'air de ne pas su
hàlLT.
Alors, la Maufrette s'avança sur le seuil et cria :
— Loriote, si ça ne vous ennuie pas, vous viendrez
ici ; nous avons affaire à voue ; et puis nous sommes
pressées, vu que c'est l'heure de la messe.
— Ah ! moi, j'ai affaire à mes gorets, rien ne presse
chez nous.
Il fallut attendre ; à la fin elle revint et laissant
tomber son seau :
— A cette heure, que voulez- vous? demanda-t-elle.
— Nous venons pour l'ai-gent ; dis-lui ton compte.
Delphine.
Delphine, un peu effrayée par cette grande vieille,
balbutia :
— Dame ! Séverin a enragé le quinze ; ça fait juste
vingt-deux pistoles.
La Loriote ricana :
— Vingt-deux pistoles I Tu sais compter, jarni I cela
en vaudrait tout au plus dix-huit, puisque c'est le
temps d'ouvrage qui reste à faire. Mais c'est pas tout
ça 1 notre valet a enragé, il a battu ceux d'ici ; nous
ne lui devons rien.
LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 109
— Par exemple ! fit Maufrette.
— Toi, Maufrette, ça ne te regarde pas ; tu aurais
mieux fait de rester moucher tes drôles. Vingt-deux
pistoles ! Vous pouvez tourner vos sabots, mes belles,
vous n'aurez pas un denier.
— Nous tournerons nos sabots quand nous aurons
l'argent, reprit Delphine. Séverin a dit que si vous ne
le payiez pas tout de suite, il vous mènerait à l'au-
dience.
— A l'audience ! Eh bien ! tu peux lui dire que j'en
ai grand'peur ; oui j'en ai grand'peur, ma foi !
— Vous n'en avez pas peur, dit Maufrette ; sûre-
ment, vous y allez plus souvent que nous ; quand ce
n'est pas avec les valets, c'est avec les voisins. Seule-
ment, il y a des gens qui m'ont dit que le juge do paix
commençait à être las de vous et que si vous retourniez
encore lui donner de l'ouvrage, ça vous coûterait chaud.
La Loriote ouvrit la fenêtre et cria du côté des écu-
ries :
— Fédéri ! Ho ! Fédéri ! viens donc !
Frédéric arriva ; il avait un œil enflé et bleu.
— Tenez, mes belles, voilà comment Séverin a ar-
rangé celui-ci ; il l'a quasiment estropié ; sans nous, il
le tua't. Eh bien ! allons-y, à l'audience si vous voulez !
Nous verrons s'il n'attrape point de la prison, ton
homme, ma petite Delphine !
Maufrette voyant que tout était perdu, vira sur ses
jambes de cane et s'approchant de Frédéric, lui cria
sous le nez.
— Ah ! t'es mouché, chenaille de malédiction ! t'as
trouvé ton maître ! Maintenant, il va te mener à l'au-
110 LES CRBI X-PE-MAISONS
dicnce et si la crapule te soutinnt, on verra du moins
que tu as été corrip? !... Et les gens riront; tout le
inonde sera content ;... et tu en recevras d'autres,
c'est moi qui te le dis ; les drôles de quinze aos vou-
dront t'empoigner pour essayer lour force. Ah I ton va-
let t'a ménagé ; ce qu'il aurait dû faire, c'est to casser
les reins ! Mais il a eu pitié de toi, méchant coq châtré I
Le gars avait pâli ; une terrible lutte s'engageait
entre son avarice et son orgueil. Pour gagner à Cfitte
audience, il faudrait avouer qu'il avait été battu ; et
c'était vrai qu'on en ferait des gorges chaudes et qu'on
en parlerait longtemps. Cotte pensée lui était si cruelle
que l'orgueil l'emporta.
Il se mit à rire en homme qui n'attache pas grande
importance aux cancans des femmes.
— As-tu fait ton compte, Pàturcllo?
— Oui, dit Delphine, ça fait vingt-deux pistoles.
— Non, ça ne fait pas vingt-deux pistoles ; mon
compte, à moi, est de vingt pistoles ; je m'en vas te
les donner.
— Jamais de la vie, par exemple ! gronda la mère
en se mettant devant l'armoire.
Mais il l'écarta, ouvrit le tiroir et prit un billet de
cent francs et des louis. Il riait encore.
— Tais-toi, m'man ! que je paye ces crève-de-faim.
L'autre jour, j'ai payé le gars. Ça ne paraît pas sur
lui, mais je l'ai bien touché quand même ; hé I hé 1 il
a eu son compte. Aujourd'hui, je veux donner à sa
femelle son compte de sous.
Il déplia le billet et aligna les louis sur la table. La
Loriote se jeta en avant.
LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 111
— T'es fou, Fédéri ! Serre ça !
De sa main couverte de lavures, elle agrippa un
louis ; alors Maufrette ramassa vivement le reste et le
mit dans la poche de Delphine.
— Ça ne fait pas le compte ! tu vas lui donner ses
quarante francs, dit-elle.
— Vingt francs, rectifia l'homme ; c'est vingt francs
que je lui donnais en plus, mais la mère ne veut pas ;
tant pis ! ça ira comme ça. Maintenant, allez-vous-
en, les femmes.
Elles sortirent du côté de l'aire ; quand Delphine
eut dépassé le fumier, elle s'arrêta :
— Maufrette, venez donc ! venez donc, voyons !
Mais Maufrette avait encore des mots à dire, des
mots fort vilains qu'elle lâchait par courtes volées,
car elle avait un peu d'asthme. Elle était restée en
arriére ; elle quittait la place lentement, à reculons,
et l'ardeur qu'elle mettait à honnir la Loriote faisait
tressauter son gros ventre et trembler sa poitrine
molle.
Elle rejoignit Delphine au tournant de Touche.
— As-tu vu, fit-elle tout essoufflée, as-tu vu comme
elle a raclé le louis d'or, cette vieille grâlée? N'empêche
que je lui ai donné tous les noms, va 1
Aux Pelleteries, Séverin et Maufret attendaient avec
inquiétude. Ils ne comptaient guère sur l'argent, et
ils furent bien étonnés de voir ces cent quatre-vingts
francs ! Quand elles racontèrent comment Frédéric les
avait donnés, Maufret n'en crut pas ses oreilles, mais
Séverin se mit à rire.
— Ça ne me surprend plus autant, moi, dit-il, Si
112 I.ES CREI'X- DE- MAISONS
j'avais eu un œil abîmé comme lui ou bien des dents
cassées, vous n'auriez pas arraclié un son ! Il est rude-
ment chien, le bougre, mais il est encore plus glorieux
de sa force !...
* *
Séverin, la semaine qui suivit, resta chez lui ; il en
profita pour s'occuper de son jardin et bâtir une
petite cabane à lapins.
Il fit des journées de-ci de-là.
Il n'est pas de plus dur métier que celui de journa-
lier au temps des gros travaux. Y a-t-il dans une ferme
un coup de collier ù donner, le patron dit :
— Mes valets, nous allons laisser cela pour la se-
maine prochaine ; nous prendrons un homme qui nous
aidera.
L'homme de renfort a, bien entendu, la meilleure
place ; le lendemain il recommence dans une autre
ferme, ramassant ainsi tout le travail pénible.
Heureusement, Séverin trouva à se louer pour toute
la moisson chez les Chauvin du Pâtis, des gens qui
faisaient valoir une grande terre. Après les batteries,
il remplaça au même endroit un valet qui était tombé
malade. Enfin, il s'y gagea pour l'année suivante.
Tout compte fait, le matin de la Toussaint, Del-
phine, en rassemblant l'argent gagné pendant l'année,
trouva trois cent cinquante francs, juste ce que Sé-
verin aurait rapporté s'il était resté aux Marandières.
Il n'y avait que les pommes de terre en moins. Elle
compta ce qu'il fallait pour les grosses dettes : quarante
francs de loyer et quatre-vingt-dix francs de pain. Elle
LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 113
mit le reste de côté avec les cent francs qui lui res-
taient.
Il allait falloir acheter des sabots, quelques hardes,
deux sacs de pommes de terre, des haricots et im petit
morceau de viande qu'on salerait pour les jours de
fête. Delphine pensa : si tout va bien, il me restera
encore plus de deux cents francs pour passer mon
année ; au beau temps, la petite marchera ; je pourrai
travailler, et je tâcherai d'en rogner un peu.
— Séverin, dit-elle tout haut, nous prendrons une
terre.
Lui, qui achevait de s'habiller, eut l'air de douter.
— Euh ! ça sera dur ; encore une dizaine d'années
comme celle-ci, et je commencerai à être las.
Il s'était penché pour baiser la petite menotte de
Louise que Delphine tenait à son cou.
— Pauvre homme ! c'est vrai que tu n'as guère
d'amusement ; toujours trimer et jamais rire. Tiens,
prends donc ce panier : puisque tu vas au bourg, tu
m'apporteras quatre livres de résine. Te voilà cent
sous, avec ce qui te restera, tu peux bien faire une
petite partie.
— Oh ! la partie, ce n'est pas mon fort 1 Pour une
fois, tout de même...
Il se pencha à nouveau vers la petite et vers la mère.
Dans la soirée, quand Maufrette revint de Couti-
gny, elle cria à sa voisine par la fenêtre étroite :
■ — Ne t'impatiente pas, PâLurelle ! celui de chez
nous est attablé avec le tien et deux autres dans le
Bas-Bourg ; nous les aurons à la retraite et frais sans
doute.
S
114 LES CnEUX-DE-MAI80NS
— Danio ! répondit Delphine, c'cMi bien leur tour.
— Pour ça, oui, bonnes gens, c'est bien leur tour !
qu'ils on profilent donc!
A Coutigny, Sévorin et Maufret étaient en efT(?t en
train de boire.
Séverin, le matin, était passé chez le propriétaire et
chez le boulanger, et il hur avait fait casser à chacun
dix sous sur ce qu'il leur devait. Après la messe,
quand il eut acheté sa résine, il alla chez le charcu-
tier ; il voulait faire une surprise à Delphine, qui
n'avait pas mangé de viande depuis au moins deux
mois ; dès le matin, lorsqu'elle lui avait remis cent
sous, il avait songé à les employer pour elle. Il acheta
donc ime côtelette et un gros morceau de pâté qu'il
fit envelopper soigneusement à cause de la pierre à
chandelle qui se trouvait au fond du panier. Il lui
resta encore cinquante sous ; il acheta un paquet de
tabac et, ayant rencontré Maufret, il entra avec lui
à l'auberge.
Elle était toute pleine, ce jour-là, la petite auberge,
toute pleine de fumée et de bruit ; elle retentissait de
la joie épaisse des misérables. Les jeunes juraient et
riaient très fort ; il y avait des vieux à peau sèche, tout
rasés, la lèvre et le menton bleus. Certains étaient
gauches en entrant et s'asseyaient timidement ; c'est
qu'ils ne se mettaient en dépense qu'une fois l'an ;
faute d'habitude, ils ne savaient pas bien tenir leur
place dans un écot. Tous jouaient des litres de vin.
Ils buvaient comme on travaille, lentement, avec
ordre, et ils versaient d'exactes verrées.
Séverin et Maufret se mirent aux cartes contre deux
' LA FACHERIE DES MARANDIÈRES 115
gars de Malitron. Quand Maufrette regarda en pas-
sant, pour juger de l'état de son homme, ils étaient
déjà très rouges. D'autres, des jeunes gens, à une table
du fond, chantaient. Vers le soir, deux de ces jeunes
voulurent se Lattre : on les jeta dehors parce qu'ils
dérangeaient tout le monde en tombant à droite et
à gauche.
A l'heure des chandelles, tous étaient ivres ; ils ne
se souvenaient plus des mauvais patrons, ni. des femmes
plaintives, ni des maigres enfants, ni de rien. Simple-
ment, ils voulaient boire jusqu'à la retraite : le lende-
main, on verrait.
Séverin et son compagnon quittèrent l'auberge vers
dix heures ; ils hésitèrent beaucoup pour descendre le
seuil et pour s'orienter. Le vieux, plus ivre, battait
la route. Séverin le prit sous le bras, mais au bout
d'une minute, il le lâcha si brusquement, que l'autre
alla donner dans un mur :
— Bon Diou ! ma viande I Maufret, ma viande !
Attendez-moi ici.
Il avait, en effet, oublié son panier : il revint à
l'auberge, où il eut bien du mal à le retrouver. Enfin
il rejoignit Maufret, le releva péniblement et l'em-
mena.
Ils arrivèrent fort tard aux Pelleteries ; Delphine
n'était pas couchée ; elle commençait à s'inquiéter.
Séverin, ébloui par la chandelle, vacillait un peu. Il
voulut expliquer avec des mots de tendresse qu'il
avait pensé d'abord à elle ; il voulut dire aussi qu'il
avait gagné aux cartes et n'avait déboursé que l'argent
d'un litre. Mais il avait la langue pâteuse et s'embrouil-
116 I.KS CnEt;X-I>E-MAISONS
lait ; il s'<^croula sur une chaise en montrant le panier.
Alors Delphine l'aida à se déshabiller et bientôt il
ronfla.
Le lendemain, Maufret et lui eurent honte de cette
soûlerie dont les femmes riaient entre elles.
CHAPITRE III
LOUIS VI
Chauvin du Pâtis était un homme de cinquante ans,
gros et court. Il était le frère de Chauvin du bourg,
qu'on appelait Chauvin le riche, parce qu'il avait
épousé tout jeune une fille de trente ans, méchante,
laide, un peu bossue, mais connue sous le nom de
Marie fesse-dorée. A vrai dire, Chauvin du bourg
n'était plus bien riche, ayant perdu de l'argent dans
un petit trafic de grains; il avait cependant pu en-
voyer ses deux enfants à l'école : l'aîné était prêtre,
et le cadet avait une place quelque part dans les
bureaux.
Tout cela faisait que les Chauvin étaient des gens
considérés dans la commune. Celui du Pâtis passait
lui-même pour riche, bien qu'il ne le fût point. En
tous les cas, c'était un vrai brave homme. Il aimait le
travail bien fait et vite fait, mais tous ceux qui le
connaissaient le déclaraient franc comme l'or ; ses an-
ciens valets disaient :
— Chauvin, Chauvin du Pâtis? dur de peau, tondre
de cœur ; chez lui, on se lève tôt, mais le bon ouvrier
est bien vu. Bon gars et bonne maison 1
— Bonne grange I disaient de aiôme les vieux men-
118 l.ES CHEl'X-l)K-.MAlSONS
diants qui vont le long dos roulfs béquillant et «io-
chant ; bonne grange, on n'y est pas chiche de paille.
Sévorin fut vite accoutumé à sa nouvelle condition.
Il était va-devant. Après lui venait un second valet
it les fils, Jacques et Florentin, l'un de dix-huit ans,
l'autre de quinze, tous les deux ardents à l'ouvrage,
bien qu'un peu mastocs comme le père.
A la maison, il y avait deux filles qui aidaient la pa-
tronne.
Un grand fils aîné et un plus jeune étaient morts en
quinze jours quelques années auparavant. Chauvin ne
s'en était pas consolé : il parlait peu et d'une voix tou-
jours grave.
D'ailleurs, il avait, sans qu'on le sût, d'autres tracas.
Ses affaires n'allaient pas, il avait des dettes. Depuis
la mort du gajs, il fallait un grand valet de plus, et
encore avait-on bien de la peine ; la terre, en efTet,
sans être mauvaise, était malaisée, compacte, lourde
comme pâte ; les pluies de printemps la rendaient
inabordable.
Surtout le Pâtis était affermé beaucoup trop cher.
La première année que Séverin passa chez Chauvin
fut l'année de la sécheresse ; année mauvaise pour
tous, année fatale aux petits cultivateurs qui vivaient
au jour le jour.
Un été superbement bleu brûla la terre. Le prin-
temps ayant été frais, les labours do mars avaient fait
dans les champs d'argile du Pâtis de grosses mottes
luisantes ; elles devinrent si dures par la suite, ces
mottes, qu'on les aui-ait prises pour d'énormes briques
contrefaites. Les plants de betteraves et de choux ne
LOUIS VI 119
prirent pas racine ou se desséchèrent peu à peu ; le
maïs, à peine né, fut roussi.
Les gens se désolaient ; ils guettaient les nuages,
sondaient l'horizon pâle, suivaient de l'œil la moindre
fumée.
Deux ou trois fois, des flocons très hauts et très
blancs, semblables à de la laine bien cardée, cachèrent
le soleil ; à ces moments-là, on criait d'un champ à
l'autre :
— Cette fois, ça y est ! le temps est cailleboté ; la
belle nuée est sur le soleil, il y a du changement I
Mais la belle nuée s'en allait doucement comme une
lente troupe d'oiseaux sauvages, et bientôt on la
voyait massée en un tout petit coin du ciel.
On fit des prières. Les prêtres consentirent à mener
au pied des calvaires des processions chantantes — qui
soulevaient toujours la même poussière jaune. Et
comme tout cela n'amenait pas l'eau, des femmes ima-
ginèrent d'aller prier au pied des arbres qui abritent
les sources ; elles partaient le soir, par groupes de
trois ou de sept, et elles allaient, dans l'ombre
recueillie, offrir leurs formules chrétiennes aux vagues
divinités des branches et du vent.
Le temps des moissons vint et passa sans que l'on
vît l'eau ; quelques coups de tonnerre se firent en-
tendre, mais la nuée ne creva jamais. L'orage, même
avec de la grêle, eût été le bienvenu : tout, plutôt que
ce ciel trop bleu et ce soleil trop blanc qui buvait l'eau
des mares. Les ruisseaux étaient secs ; les fontaines et
les puits baissaient ; les menues sources épai'ses dans
les prés bas, celles qui jaillissent au revers dos talus
120 I ES CKElX-I*E-MAISONS
dans les chemins creux étaient depuis longtemps ta-
ries. La terre ne pouvait plus suer.
Le moment fut dur pour beaucoup de fermiers ;
quelques-uns fléchirent ; il y eut dos ventes. Comme
les fermages ne diminuaient point, les gages des valets
eurent une tendance à baisser. Séverin, pour rester
au Pâtis, dut se contenter de trois cent vingt-cinq
francs. Delphine, qui se trouvait de nouveau enceinte,
n'avait pas pu travailler hors de chez elle. Pour arran-
ger les choses, elle accoucha vers la fin de décembre
de deux bessons. Coïncidence étrange et qui fit beau-
coup rire ceux des Pelleteries : une dizaine d'heures
plus tard, la Maufrotte accouchait de son treizième,
un énorme garçon.
Les trois enfants furent baptisés le lendemain jeudi.
En sortant de l'église, Séverin et Maufret allèrent
ensemble chez le grefiier de la mairie, M. Caillas.
M. Caillas, fils d'un paysan aisé, avait été quelque
peu au collège. Trop peu fortuné pour vivre absolu-
ment en propriétaire, il avait été successivement com-
mis de perception, expert, agent d'assurances. Depuis
une dizaine d'années, il faisait les écritures de la mairie.
C'était surtout un grand chasseur.
Ce jour-là, M. Caillas était absent. Mme Caillas,
ayant entre-bâillé la porte, montra une minute sa tête
jaune, juste le temps de leur apprendre « que c'était
bien fait pour eux, qu'ils n'avaient qu'à venir plus tôt ».
Un moment après, ils revinrent ; cette fois, le chas-
seur était rentré. Moyennant l'abandon de leurs sabots
dans le corridor, ils purent pénétrer dans la cuisine
où M. Caillas écrivait.
LOUIS VI 121
M. Caillas était grand et gros ; il en était fier ; il
disait :
— La bête noire et moi pesons un hippopotame 1
Et il riait quand les gens ignoraient les hippopo-
tames ; la bête noire était le curé.
M. Caillas s'y connaissait en bassets ; pour le reste,
il était d'une grande simplicité.
La paysanne cossue qu'avait été Mme Caillas avait
acheté en se mariant le nom de dame et le droit de
porter chapeau. Même la semaine, elle avait aban-
donné résille et bonnet, et ses cheveux gris, rudement
tirés, se rassemblaient sur son crâne pointu en un
chignon assez semblable à une corne de pintade. Elle
parlait le moins possible aux ménagères voisines, sauf
à une vieille demoiselle à moitié folle, mais pourvue
de rentes. Elle était méchante et plus sotte qu'une
oie de l'année ; chacun la détestait dans le village ; on
ne l'appelait que « la corme », et de fait, elle était
astringente comme une poire sauvage.
Mme Caillas n'avait pas amélioré M. Caillas. Sans
elle, on aurait encore estimé le greffier, bien qu'il dé-
nonçât les braconniers. On le trouvait bon garçon,
« au fond ».
— Au fond seulement I disaient les gens de peu.
Car il molestait les gens de peu.
Petit devant le maire, petit devant sa femme, petit
devant les bourgeois qui lui donnaient droit de chasse,
il se faisait très grand devant les humbles. Arrogant,
bougon, il était le plus souvent à gider ; parfois ce-
pendant sa grosse jovialité pei'çait ; il blaguait louide-
ment les servantes qui avaient faulé.
122 I.KS C»EnX-DK-MAISONS
Quand Maufrot et Sévorin entrèrent, il était occup-
à mettre le sceau de la mairie sur un éparpillement (h-
feuilles blanches. A chaque coup de tampon, il exa-
minait le papier avec le fronc^mont d'un homme qui
a conscience de ses responsabilités.
Eux, debout, attendirent ; M. Caillas se retourna
enfin, les regarda un moment de pied en cap, puis,
comme un homme qui se réveille :
— Ah I c'est vous? Vous venez encuro pour un
drôle, Maufret?
— Tout juste, monsieur Caillas, même que c'est
la deuxième fois ; Mme Caillas...
— Eh bien I quand ce serait la dixième ! Pensez-
vous que je sois là pour vous attendre et pour vous
servir? Vous ne pouvez pas venir à l'heure conve-
nable, pas vrai?
— Faites excuse, monsieur Caillas, nous ne savions
pas. A quelle heure faut-il venir?
— Tel quand je suis à la maison, pardi! Il est
malin encore, ce vieux.
Mme Caillas éclata de rire. Les deux paysans se
mirent aussi à rire, par contenance. L'autre continua :
— Pourquoi venez-vous deux? Vous devriez savoir
qu'on se passe de témoins.
— Ce n'est pas un témoin, monsieur Caillas...
— Non, dit Séverin à son tour ; ma femme vient
d'accoucher aussi.
— Alors, ça va faire deux actes ! ça tombe bien ;
deux actes ce soir 1 Que le diable vous emporte 1
— Trois ! monsieur Caillas, dit Séverin.
— Trois?
LOUIS VI 123
— Oui, trois ; parce que j'en ai deux à déclarer,
deux bessons.
Le gros homme fit pivoter sa chaise et ses mains
retombèrent sur ses larges cuisses.
— Deux 1 Trois I trois drôles le même jour, aux
Pelleteries, porte à porte ! Est-ce que vous vous payez
ma tête?
■ — Pas du tout, monsieur Caillas.
— Alors, non, c'est vrai?
— C'est vrai.
— Vous allez bien, là-bas! Si les lièvi'es peuplaient
comme vous, c'est ça qui ferait de belles chasses au
courant. N. de D... ! vous allez bien ! Enfin...
Il attira à lui une feuille blanche et, sous sa main
velue, sa plume tourna comme un oiseau qui cherche
la branche où se poser.
— Allons ! Eh bien ! les noms ! fit-il ; qu'attendez-
vous?
— Constant-Auguste, dit Séverin.
— Bon 1 fils de...
— Séverin Pâtureau et de Delphine Bernou.
— Bon ! à l'autre.
— Antonin-Maximin.
— ...tonin... ximin... fils de idem. Dites donc, mon
vieux Pâtureau, lequel a été fait le premier? Il n'en
sait rien !... Quel lapin ! A votre tour, Maufret, les
noms?
— Monsieur Caillas, m.ettez ce que vous voudrez ;
vous savez mieux que moi ce qu'il faut.
— Tiens, c'est vrai ! Vous vous en foutez, vous !
Je me rappelle ça.
124 I.KS cnKI X-DK-.M AISONS
Il st; rajjpt'luit que Maufret n'attachait aucune
importance au nom de ses garçons. Lui s'appelait
Louis, dit Louette. Alors, pour le premier, il avait
dit :
— Mettez Louis comme moi.
Pour le second, on avait mis encore Louis et ain.-.!
de suite. Seulement le greffier avait ajouté des noms
de son choix, et les cinq Maufret mâles s'appelaient
Eusèbe, Gonsalve, Avit, Athanasc et Richelieu.
— Alors, Louis, toujours ! Maufret, Louis com-
ment? Louis VI?
— A votre désir, monsieur Caillas. Pourvu que le
drôle soit un bon travailleur.
— Eh bien ! Louis VI, alors ! Louis VI le Gros, hein?
— Pour ça, monsieur Caillas, c'est bien vrai qu'il
est gros...
L'autre éclata de rire :
— Sacré bonhomme, va ! Allons, hop ! les signa-
tures 1 Savez-vous signer, seulement?
Sévcrin s'approcha ; mais, au même moment, il
y eut un bruit à la porte. Mme Caillas ouvrit, et deux
chiens jaunes, deux bassets affreux avec leurs oreilles
de porc et leurs pattes difformes se précipitèrent dans
la cuisine.
M. Caillas s'était levé ; de la main il écarta vive-
ment les deux hommes.
— Rangez-vous ! rangez-vous donc 1 Vous ne voyez
pas que vous êtes juste devant leur écuelle? Madame
Caillas, apporte la soupe I
La dame versa la soupe aux chiens. Les papiers
furent oubliés ; le greffier n'était plus du tout pressé.
LOUIS VI 125
Il se mit à caresser le dos des bassets et à leur trousser
les oreilles.
— Bonnes bêtes ! bonnes bêtes ! bons petits vieux !
Savez-vous qu'ils m'ont ramassé trois lapins dans leur
matinée! Hein! que dites-vous de ça? Ils sont plus
fins, à eux deux, que tous les gars de Coutigny.
Les chiens eurent vite lapé la soupe.
— Dis donc, madame Caillas, ils ont encore faim ;
tu n'as rien à leur donner?
La dame chercha dans un garde-manger et apporta
une grande platée de viande.
— Il y a le lièvre d'avant-hier, dit-elle, ils ont de
quoi se régaler.
Elle versa la viande devant les bassets, qui se mirent
à grogner de satisfaction.
Cependant, Maufret qui commençait à trouver froids
les carreaux de la cuisine, se risqua à parler pour rap-
peler qu'il était là.
— Bigre ! madame Caillas ! une platée de lièvre 1
voilà des chiens plus heureux que des chrétiens I moi,
dans ma vie, je n'en ai mangé que deux fois, du lièvre.
— Que voulez-vous que nous fassions de tout le
gibier? répliqua aigrement la dame. Nous ne pouvons
pourtant pas le vendre !
Maufret reprit :
— Monsieur Caillas, à cette heure que vous avez
les noms, est-ce que nous pouvons nous en aller?
— Non ; il faut les signatures, dit le grefTier, tou-
jours occupé à ses chiens.
— Moi, je ne sais pas écrire, dit le vieux, tenace.
Vas-y, toi, Séverin, pour que nous nous en allions.
126 LES CREIJX-DE-MAISONS
M. Caillas s'emporta.
— Vous ne pouvez pas attendre une minute? nom
de nom I Vous croyez que je suis à vos ordres ! Allons,
signez donc, Pàtumau, nous aurons peut-être la paix,
ensuite t
Séverin lentement, traça son nom en grosses h-ttres.
Le bec de la plume, en remontant pour le dernier jam-
bage, piqua dans le papier, et un peu d'encre sauta sur
la feuille.
— C'est ça ! fit l'autre, barbouillez, maladroit 1 En-
fin, ça y est, maintenant, allez-vous-en, puisque vous
êtes si pressés.
Séverin et Maufret sortirent.
— Au revoir, monsieur Caillas ! Au revoir, madame
Caillas !
— Au revoir... au revoir...
— Nous avons encore eu de la chance, dit Maufret,
comme ils remontaient la rue du village. ISous avons
eu de la chance que le Caillas ait tué ses trois lapins
dans la matinée ; il a été presque riant. Je me rappelle
des fois où il n'était pas abordable. Il n'est peut-être
pas mauvais garçon, dans le fond, c'est sa femme qui
le gâte. C'est une triste bique, elle, par exemple 1
Séverin répondit du fond de sa gorge :
— Oui, vous pouvez bien le dire, une triste, sale,
vieille bique !
Moins fatigué que son compagnon et de sang plus
vif, il rétivait davantage sous l'affront. Et puis cette
platée de viande jetée aux chiens lui semblait un inso-
lent péché.
Il songeait avec amertume que Delphine, après avoir
LOUIS VI 127
mis deux enfants au monde, n'aurait pas seulement
de soupe grasse pour réparer ses forces. Pourtant, en
arrivant chez lui, il fut tout joyeux de voir devant le
feu une grosse marmite qu'il ne connaissait pas ; la
belle-sœm-, suivant une coutume qu'il ignorait, était
venue tout exprès des Axrolettes pour apporter une
poulette blanche ; et, accroupie sur la pierre du foyer,
elle écumait déjà le bouillon jaune.
• Maufrette, elle, se remettait à chaque fois, avec
une grande potée de soupe bouillie, bien molle, bien
molle.
CHAPITRE IV
Q IT A T R E ET CINQ
Les valets travaillent aux champs; ils songent aux
bêtes, aux outils, aux fourrages, aux labours ; parfois
ils chantent. Ils tapent dur, l'hiver quand les mains
saignent, l'été quand la peau cuit ; mais la besogne
faite, ils mangent ; ils mangent non pas bien, certes,
mais assez ; on ne leur plaint ni légumes ni pain.
Les femmes qui restent à la maison ont tous les
cassements de tête : à elles les enfants, à elles les gue-
nilles, à elles les petites dettes, à elles l'inquiétude
toujours présente du lendemain ; à elles surtout les
quignons durs, grignotés sans beurre ni lard
Maisons creuses, nettes de pain, pleines d'enfants ;
maisons creuses, huches vides, bourses vides ! Qu'on
s'arrange !
La vraie misère commença pour Delphine dés la
naissance des bessons.
Bien qu'elle fût forte, en dépit de son air de petite
femme délicate, elle ne put allaiter les deux enfants.
Alors, elle imagina de leur donner à téter à tour de
rôle et de leur faire, en plus, de la soupe et des bouillies
de pommes de terre. Sévenn, qui se souvenait de Dé-
siré, s'y opposa ; il ne voulut pas entendre parler de
QUATRE ET CINQ 129
bouillie. On acheta donc un biberon, et la Pitaade
fournit le lait. Mais quatre sous de lait par jour font
six francs à la fin du mois, le quart du gage : c'était
une grosse dépense. Quand les petits eurent six mois,
Delphine n'acheta plus qu'un demi-litre de lait par
jour, et dans ce lait, elle fit tout de même bouillir des
croûtes de pain.
Louise commençait à mai'cher seule ; elle donnait
beaucoup de peine aussi. Elle était pâle, nerveuse, su-
jette aux convulsions ; pendant des journées entières
elle restait accrochée aux cotillons de sa mère.
Il avait fallu un second lit pour coucher la petite
et la grand'mère Bernou quand elle venait aux Pellete-
ries. Il était bien vieux, bien vermoulu, ce lit, il était
mince de plume, mais tout compte fait, il revint
quand même à plus de cent francs.
Au temps des nuits courtes, où les hommes harassés
ont absolument besoin de dormir d'un trait, il arriva
à Séverin d'y coucher seul ; Delphine prenait avec
elle Louise et un des bessons, l'autre couchant dans
le berceau. De cette manière, quand les enfants criaient
elle les faisait téter, les dorlotait, les apaisait tout bas ;
elle ne dormait pas, mais le somme du moissonneui-
n'était pas interrompu, ce qui était l'essentiel.
A la Toussaint, quand le bois fut acheté pour l'hiver
et le pain payé, il resta cent cinquante francs pour
passer l'année. Les Pâtureau furent tout de même
contents, parce que les bessons avaient bien poussé ;
mais Delphine, cette fois, ne parla pas de se mettre en
borderie, ni même de changer de maison, ot le carême
d'après fut long.
9
LTO r.r.% cnErx-DE-WAisoN«s
Quand Antonin et Constant eurent deux ans et com-
mencèrent à trotter devapt la porte, il leur vint une
petite sœur, Georgette. Cette f'jis, D'Iphino resta au lit
plus de trois semaines ; heurouscment la prand'mère
put venir s'occuper des enfants pendant tout ce temps.
La sage-femme avait trouvé Delphine très faible et lui
avait enseigné un remède fortifiant en lui défendant
de se lever. Elle se leva cependant et ne voulut pas
acheter le remède ; mais presque aussitôt son lait s'en
alla. Elle resta toute maigre avec un gros ventre.
Il fallut encore élever Georgette au biberon ; les
trois aînés commençaient à manger joliment. Le ca-
rême, dès lors, dura toute l'année.
*
* *
Un dimanche soir, un dimanche d'été, deux ans
environ après la naissance de Georgette.
Les Pàtureau sont assis dans le jardin sur de
vieilles souches qu'on n'a pas eu le temps de fendre
avant l'hiver.
Delphine se désole. Elle vient de manger la soupe
avec les enfants. Séverin, lui, s'est contenté d'une
pomme de terre froide qui restait du repas de midi.
Maintenant, comme Maufret, comme bien d'autres
valets, il ne mange plus chez lui, le dimanche. Au re-
pas du matin, chez les Chauvin, il se force ; il on prend
pour sa journée ; s'il pouvait en prendre pour lus siens I
A midi et le soir, il regai-de n^anger les petits ; iJ leur
coupe le pain ; il fait des tartines comme en faisait son
défunt père, des tartines épaisses et courtes qui mv-
QUATRE ET CINQ 131
nagent le fricot. Quand il y a du beurre, il l'étend lon-
guement, puis il vide les yeux du pain avec la pointe
de son couteau. Quand il n'y a rien ou quand il y a
des choses mauvaises que les petits n'aiment pas, il
sert pour ne pas entendre.
Delphine se désole ; elle se trouve encore grosse ; Is
cinquième va venir !
Les deux bessons sont à s'amuser dans le village ;
Louise est sur les genoux de son père ; Georgette gi-
gote sur ceux de sa mère ; elle gigote même trop, car
sa mère n'a plus de dorne,
— Descends ! tu me fatigues, va trouver ton père.
Delphine a repoussé l'enfant et croisé ses mains sur
son ventre douloureux.
Elle se lamente :
— Qu'allons-nous faire, mon Dieu ! six à vivre sur
ton pauvre gage 1 Et je vais encore être malade ; je
sens que je suis toute détraquée. Six à manger... et les
bardes... et le bois...
Séverin grommelle :
— Que veux-tu? Il y en a qui sont dix, douze, et
qui ont des anciens en plus. Ceux-là sont encore plus
malheureux.
Il n'aime pas qu'on lui parle de sa misère ; à force
de voir souffrir les siens, il est devenu sombre ; il est
maussade souvent sans raison apparente.
Delphine continue :
— Depuis le mardi gras, mes pauvres petits n'ont
mangé ni lard, ni lait... quatre livres de beurre en tout
depuis quatre mois... Quelle vie ! vaudrait mieux être
morts ou être bêtes,
132 I-KS rRElIX-OK-M VISONS
Sa voix tremble ; elle s'arrête.
Georgctte, sur les genoux de Séverin, crie parce que
sa sœur veut la faire descendre. Louise est jalouse ;
elle aime étrangement son père ; le dimanche, elle no
le quitte pas, elle le veut pour elle seule, et cela amène
souvent des fâcheries avec les bessons. Le père, en
retour, adore son aînée. Elle lui ressemble ; elle a des
yeux transparents comme ceux de Delphine, mais plus
grands et beaucoup plus sombres avec une lueur sé-
rieuse qui n'est pas commune dans les yeux d'enfants,
la lueur mélancolique que Séverin se souvient avoir
vue dans les yeux de la pauvre Pâturelle morte de la
toux au temps de la guerre.
Ce soir, pour avoir la paix, il prend les deux petites
à la fois sur ses genoux. L<»uise se blottit contre sa
poitrine. Delphine pleure maintenaiit, et ses paroles
arrivent comme des plaintes.
— Que faire? Où prendre l'argent à la Toussaint?
Vingt francs de loyer en retard, une corde de bois
brûlée et pas payée ; le boulanger qui ne veut plus
faire crédit... le bois... le pain... la sage-femme... Mon
Dieu ! mon Dieu I II faudra se passer de feu, ou bien
ne pas manger.
Elle hésite à suivre sa pensée ; sa voix se fait plus
basse.
— Louise prendra le bissac ; puisqu'il faudra bien
en arriver là... un peu plus tôt ou un peu plus tard...
Mes enfants vont chercher du pain... chercher du
pain... chercher du pain I...
Elle se penche étranglée de sanglots.
Séverin a frissonné; il serre la petite contre lui.
QUATRE ET CINQ 133
— Chercher du pain ! Louise ! Jamais de la vie !
On verra ; on achètera à crédit ; on ne payera pas ; on
ira trouver Auguste.
Delphine secoue la tête.
— Ah ! oui ! Auguste ! Il ne peut pas vivre lui-
même ; il n'a pas d'argent, tu le sais bien !
Les deux bessons, essoufflés d'avoir couru, arrivent
dans le jardin ; ils sont tout saisis de voir pleurer leur
mère. D'habitude, elle ne pleure pas quand le père
est là !
Ils s'asseyent à ses pieds. Ils sont presque nus, ces
petits, et la mère, si lasse, qu'elle a l'air de ne plus
pouvoir jamais se relever, la mère découragée, cachant
son front terreux sous ses doigts maigres, la pauvre
mère est là qui pleure, qui pleure...
Et Séverin, le cœur crevé, baisse la tête devant ce
groupe lamentable.
CHAPITRE V
LA crève!
Lucien Chauvin du bourg ayant eu huit jours rie
congé fin eeptembre, en profila pour aller voir son
Ghclo du Pâtis,
Lucien était employé des postes ; il allait sur la tren-
taine ; il était petit avec une barbe très noihe et des
yeux inquiets. Son frère, l'abbé, qui avait la peau
rose et le poil châtain, n'appelait que Lucienfcr ce
cadet brun dont la bouche, d'ailleurs, blasphémait cou-
ramment.
Au lieu de suivre son aine au séminaire, Lucien était
resté au collège jusqu'à dix-sept ans. Son père ayant
fait à ce moment-là de grosses pertes d'argent, il avait
cessé ses études avant le baccalauréat ; puis il avait
travaillé seul et deux ans plus tard, il était entré dans
l'administration des postes, par la petite porte, comme
surnuméraire.
Ce n'était pas tout à fait ce qu'il avait rêvé sur les
bancs du collège. Ses débuts, d'ailleurs, furent maus-
sades. 11 n'est pas de pire arrogance que celle des
petits fonctionnaires ; harcelés par les chefs, épiés par
les inspecteurs prêts à fondre sur eux, ils se vengent
sur le public et aussi sur les nouveaux venus, sur les
LA CREVÉ ! i35
collègues plus jeunes. Bien des fois, sous les rebuffades
des anciens, l'orgueil du petit surnu se cabra.
Après son service militaire, Lucien ne tarda pas à
passer commis, et dès lors, il fut Un peu plus libre. Il
prit goût à la lecture ; il lut au hâBard, allant du meil-
leur au pire. Il dévora pêle-mêle des romans douceâtres
d'académiciens vieillis, des polissonneries de pseudo-
humoristes, des élucubrations d'écrivains douteux, his-
toires tristes et sales comme de vieilles plaies.
Les rortianciers naturalistes le choquèrent, puis
l'enthousiasmèrent. Zola le conduisit rapidement au
socialisme. Un beau jour, il se mit à étudier la
sociologie, mais il s'en lassa vite et se rabattit Sur les
écrivains politiques.
Il ne parut plus à sa pension qu'avec des journaux
très avancés dont le titre flamboyait hors de sa poche.
Il avait pour camarades à cette pension trois employés
de finance, de ceux qu'on voit sous une pelisse quand
ils n'habitent plus leur petite cage de fer. Il aurait
souhaité les étonner ; mais ces jeunes gens frileux et
ironiques coupaient net ses tirades. En vain leur
lisait-il des chapitres entiet"s de Zola : ils riaient des
obscénités et niaient le lyrisme. Quand Lucien leur
parlait de fraternité, d'injustices à réparer, eux ne
manquaient point de citer Angèle la cuisinière, plus
connue sous le nom de Cul-de-Zinc ; et ils encoura-
geaient leur camarade à épouser lestement cette quin-
quagénaire sèche et barbue qtii, disaient-ils, n'avait
jamais connu le bel anlour, bien qu'elle eût préparé là
soupe et le bœuf à vingt générations d'at-dents rbnds-
de-cuir.
13fi LES creix-he-maisons
I-micii l'Ul j)lus dt> succès au burcîuu ; il in- larda pas
à y être surnommé Havachol, n^ qui le flatta beau-
coup. Il réussit à se faire une réputation enviée d'em-
ployé très indépendant, chaud do la tête, mal noté et
même persécuté à cause de ses opinions. Il adopta un
langage désinvolte et des allures d'un c>^li8me élégant
qui lui permirent de ne plus dissimuler sous un banal
gilet ses chemises de flanelle riche mauves ou roses.
11 donna la liberté à ses cheveux et laissa pousser toute
sa barbe — qui était fort belle et qu'il soigna.
Sincère, ignorant et verbeux, il prenait souvent des
clans d'apôtre.
A plusieurs reprises, pendant des congés, il tenta
de convertir l'abbé ; l'effet fut nul. Ce jour même,
avant le départ de Lucien pour le Pâtis, les deux
frères avaient eu une discussion en déjeunant. Lucien,
qui lisait à haute voix un article sur le socialisme chré-
liim, s'était soudain arrêté en voyant l'indifférence d<
son frère, uniquement occupé à savoiu'cr un œuf
mollet.
— Dis donc ! c'est pour toi que je lis ; c'est un abbf
(jui signe ces lignes ; tu pourrais peut-être écouter !
— Un abbé ! Que dis-tu là, mon pau\Te Lucienfer?
Mange donc !
Lucien avait jeté le journal et s'était mis à éplucher
une tranche de melon en murmurant :
— Non, il n'y a rien à faire de ce côté-là ; l'auteur
se trompe: rien daiis les veines, ces prêtres, rien dans
le cœur ! Pas d'amour, pas de charité, pas de foi même,
pas de foi 1 N'est-ce pas que tu n'as rien là, marchand
d'hosties?
LA CRÈVE ! 137
— Tiens-toi donc tranquille ! lu vas te faire mal.
Ce que j'ai là? Hé, hé! j'ai de la soupe à l'oignon et
un œuf frais.
Alors Lucien s'était levé :
— Tu es une brute ! Au revoir !
Et il était parti dans la direction du Pâtis, furieux
contre son frère. Il avait honte de trouver chez son
aîné cette apathie d'ecclésiastique bedonnant. Pas de
méchanceté, certes, chez l'abbé, mais que d'égoïsme
inconscient !
Peu à peu, cependant, Lucien se calma. Il coupa
une badine de noisetier qu'il se mit à peler en mar-
chant ; il mâcha des bouts d'écorce amère. Il venait
des champs une odeur chaude de terre remuée ; l'herbe
de l'accotement était verte et fine : des feuilles jaune
tendre pleuvaient ; le soleil faisait papilloter des
micas sur le petit sentier des piétons en marge de la
route.
De gros sabots avaient laissé des traces profondes
de clous dans la poussière ; Lucien considéra, à côté,
la trace de ses fines semelles ; il s'amusa à timbrer
le sentier d'un talon léger quoique précis.
A l'orée d'un pré de regain, devant une barrière à
demi effondrée mais armée d'épines noires, il y avait
un carré de terre piétinée. Des bêtes s'étaient ennuyées
là ; elles avaient été agitées de désirs impossibles de-
vant cette haie perfide. Quatre énormes bouses sy-
métriques,- nettes, sans bavures, encore fraîches et
luisantes, semblables avec leurs bords hauts et leurs
vagues figées à de gros échaudés brûlés, cuisaient dou-
cement sous le soleil blanc de cette matinée d'automne.
138 LES CnBUX-DE-MAISONS
Lucien, pensant à la diillculté des occlusions correcteB,
admira lc9 quatre sceaux ; il admlfa aussi ici bêtes
pour cette réussite aisée. Puis il se mit à rire tout
bas en comparant ce carré de terre si parfaitement
cacheté à une enveloppe familière qui l'avait souvent
intrigué, tant par ses quatre inimitables ronds de cire,
que par le nom étrange qu'une main, sans doute
volontairement lourde, étalait au dos: Porfirio (Poste
Restante).
Une petite soubrette venait deux fois pal* semaine au
guichet pour retirer une lettre semblable. D'ailleurs,
un avait vite su les choses au bureau ; Porfirio était
une bourgeoise considérable tourmentée de vices in-
croyables. Lucien avait triomphé en apprenant ces
turpitudes compliquées de patricienne.
En vérité, la comparaison s'imposait entre les quatre
inimitables ronds de cire et les quatre disques massifs,
si nets, tombés des vaches. Lucien joua sur ces der-
niers mots, puis il songea qu'il insultait les bêtes et
cracha de dégoût.
En sa pensée, il hissa l'Humble sur un piédestal d»'
claires vertus.
Le bruit d'une voitme grossissait derrière lui ; il bc
retourna, et reconnaissant le fringant attelage de
M. Magiion, le propriétaire du Pâtis, il se redressa en
fronçant ses noirs sourcils ; ce rentier-là n'était point
son homme 1
M. Magnon habitait, non loin du bourg, u«e sorte de
Yilla tarabiscotée et prétentieuse ;doué de quinze mille
francs de revenu, il y vivait pourtant chichementj à la
manière d'un cloporte dans une bonbonnière. Lucien
LA CRÈVE ! 139
avait connu les deux fils au collègej où leur canererie
jamais égalée avait fini par toucher les professeurs.
Revenus au pays, leur temps d'études terminé, ils
avaient chassé et bu, le plus souvent seuls, car ils
avaient trop de champs au soleil pour trinquer avec
des fils de fermiers. Même ils ne s'étaient plus sou-
venus du petit Chauvin qui travaillait pour vivre ;
aussi celui-ci les ârrangeait-il de belle façon chaque
fois qu'il en trouvait l'occasion.
En les reconnaissant dans cette belle voiture, il
songea rapidement :
— Saluerai-je? Ils vont au Pâtis, sans doute ; si je
suis insolent, cela retombera sur mon pauvre oncle...
d'autre part, ce sont de simples animaux.
Mais le cheval, venant à longues foulées, fut sur
Lucien avant qu'il eût rien décidé. Il aperçut, du même
coup d'œil, les jambes sèches du demi-sang, le cuivre
des harnais, les fusils, les chiens et trois faces pou-
pines sur des corps boudinés dans des costumes de
chasse.
L'aîné des fils, qui conduisait, cria :
— Tiens ! Chauvin, le commis ; bonjour, commis !
Lucien leva machinalement la main pour rendre le
salut, mais au même instant, l'autre — moitié bra-
vade cavalière, moitié désir naïf de bruit — enveloppa
le cheval d'un large coup de fouet. La lanière de cuii*
sifTla devant Lucien qui eut un sursaut de bête om-
brageuse. Trois rires partirent de la voiture, pendant
que le cheval prenait le galop et que, par derrière, le
socialisme du commis se faisait terriblement agressif
sous l'appoint de l'amour-propre blessé.
l'iO IKS onKT X-r)E-MAI80NS
Lucien continuQ sa route nerveusement ; des phrases
grondèrent en lui. Il lui était arrivé, en rêve, de prê-
cher ramour à dos foules attendries ; bien des fois, il
s'était mis ù la place do l'abhé, son frère ; il s'était vu
dans une chaire très haute, d'où sa parole coulait
douce comme le miel, et c'était la bonne anarchie, le»
mains fraternelles, la bonté d'un âge merveilleux res-
suscitée à la voix de l'aède. Mais, cette fois, il s'entendit
crier d'une voix vengeresse, flageller des vampires,
appeler à la révolte une bande de Jacques aux yeux
de feu.
— Sus aux rapaces ! Sus ! Sus ! les Jacques.
Brusquement, ayant posé le pied à faux dans une
rigole, il eut le ventre secoué et se mordit la langue ;
réveillé, il jura en se remettant d'aplomb :
— Bon sang 1 que je suis donc bête ! Idiot, va !
Puis il regarda vite autour de lui : personne ne
l'avait vu. Pourtant, en haut de la montée, il aperçut
justement sa cousine Henriette qui, chargée d'un pa-
nier de pommes de terre, sortait d'un champ.
Il l'appela, la rejoignit et l'embrassa.
— Alors, fit-elle, comme ça, tu viens chez nous,
Lucien?
— Oui, mais dis-moi, les Magnon y sont-ils encore?
— Qui? les maîtres? Ils n'ont point musé; ils sont
à la chasse pour toute la matinée.
— Puisqu'ils sont partis, allons-y ! Tu comprends,
cousine, ce sont des étourneaux qui ne me reviennent
pas.
— Chut ! fit la fille ; ils doivent chasser par là ; j'ai
vu les chiens tout à l'heure.
LA CRÈVE ! 141
*
* *
A midi, quand les hommes revinrent des champs,
Lucien mangea avec eux. Lucien s'assit entre Séverin
et le dernier des Chauvin, Florentin, un jeune de vingt
ans, blond et court avec des mains énormes. Il se
sentit fier de les tutoyer tous, et surtout d'être tutoyé
par eux ; il s'appliqua à oublier ses gestes menus
d'homme bien élevé et il imita leur pose simple. L'heure
du repas étant aussi leur temps de repos, ils mangeaient
lentement, la tête basse, accotés solidement des deux
coudes ; leur main droite bougeait à peine pour remuer
la cuiller de fer chargée de gros copeaux de croûtes.
Ils parlaient peu, à l'exception de Florentin, qui ra-
contait une histoire de régiment marquée par son
frère sur sa dernière lettre. Les deux filles mangeaient
debout près de la cheminée.
Elles voulurent mettre des assiettes pour le fricot
en l'honneur de Lucien ; mais il se fâcha, fit mine de
se lever de table. Il n'était pas venu là pour donner
de la peine, il voulait manger comme les autres, sans
cérémonie. Se coupant un quignon de pain, il trempa
la première bouchée dans le plat de fressure qu'Hen-
riette venait d'apporter.
L'année d'avant, le soldat, prenant un congé d'un
mois, avait voulu faire prendre aux siens l'habitude
de garder les assiettes après la soupe ; le père, qui
n'était cependant pas pour les choses nouvelles, avait
consenti ; mais, à l'usage, on s'était aperçu que le
fricot se tenait moins chaud, et surtout lilail plus vite ;
143 I.KS CRECX-DK MAISONS
on ùtait donc revenu à l'ancienne mode : on m ;i,u;'i'il
au même plat et on buvait Peau claire au môme pot
de fer émaillé, sur lequel gambadaient des vaches
bleues. Pourtant, ce jour-là. Chauvin ayant tiré une
pichetée à la barpique, les filles donnèrent des verres ;
car on respecte le vin chez les gens qui n'en boivent
pas journellement.
Dans la pièce la plus propre, dans la chambre aux
fdles, les maîtros mangeaient aussi ; on entendait Icujs
rires et le bruit dos verres ; ils avaient apporté do la
viande froide que la Chauvine faisait réchauffer et ser-
vait. Les chiens ayant fait le tour dos bâtiments étaient
venus trouver les gens de la maison ; un épagneul pé-
nétra dans la laiterie et se mit à laper le lait d'une
terrine. Henriette s'élança :
— Sous I sous I chenaille I
Comme la bête ne s'éloignait pas, elle dut la re-
pousser doucement, sans frapper, de peur d'un aboie-
ment qui aurait déplu aux maîtres.
Quand les chasseurs et leurs chiens furent partis,
ce fut un soulagement ; les langues se délièrent. Lucien
craignait de compromettre son oncle en parlant libre-
ment devant les deux valets nouveaux qu'il ne con-
naissait guère ; mais Florentin fut le premier à se
plaindre des Magnon qui avaient fait trois grandis
brèches à la même haie dans la matinée.
^- Chaque fois qu'Us viennent chqz nous, dit-il,
c'e|t la même chose. Il faut passer une demi-journée
à réparer le dommage, et quelle récùmpense avgns-
nous? Trois cents francs d'augmentation è chaque
bail.
1,*^ CRÈVE ! 143
II les montra toujours au guet, ne ratant aucune
oecasion de rafler l'argent de leurs fermiers.
-r- Ce n'est pas la peine de nous tuer, dit-il, puisque
rien ne nous reste ; si l'on fait une bonne récolte, si en
se privant de sommeil, de nourriture et de tout, on
arrive à mettre quelques sous de côté, crac I ils eur
chérissent les terres; ça ne manque jamais. Quand
l'année est mauvaise, il n'est pas question de dimi-
nuer, par exemple, ni même d'attendre. Vous rappelez-
vous comme ils ont fait vendre les meubles de Morine
du Moulin-Virette, une pauvre veuve qui leur devait
bien peut-être cinq cents francs, et qui était allée se
jeter à genoux devant eux pour demander une autre
année de crédit?
Le jeune gars eut une lueur de colère dans ses yeux
placides.
— On les connaît, les Magnon, les Duroc, tous ces
gros riches, n'est-ce pas, Lucien?
— • Oui donc 1 on les connaît, les Duroc, les Magnon,
tous les autres fainéants : de la vermine attachée à la
chair des pauvres gens.
Les valets se mirent à rire, mais le vieux, prudent,
hocha la tête, à demi scandalisé.
— Faut jamais trop parler, mon gara ; ça peut
porter tort... Les choses ont été faites comme elles
sont, ce n'est pas nous qui les changerons.
— Peut-être 1 Mais je dis que ces gens-là sont ter-
ribles, car chacun d'eux, au lieu do manger comme un de
ceux qui produisent, mange comme dix, comme cent,
comme mille. Ce sont des coucous qui, pour pondre un
œuf clair, saccagent tous les nids d'une futaie.
\^l^ II. s i ilKI \-l) KM AISONS
— C'est ça ! dit Séverin. Tu as raison tout de mémo.
— Bah ! bah 1 fit lo vieux, faut être juste ; &i nous
faisons venir le froment, eux nous donnent les terres.
Que ferions-nous s'ils ne voulaient pas nous les affer-
mer? Elles sont à eux, pourtant; ils sont bien librrs ;
s'ils voulaient, hein?
Le jeune homme, que la contradiction comm»jui;uit
à animer, reprit :
— Voyons, vous n'y pensez pas, mon oncle ! Sup-
posez que tous ces beaux messiem's qui grugent les
paysans disent un jour : « Nous ne voulons plus affer-
mer nos terres ; nous en cultiverons un petit carré pour
nous ; le reste servira à élever des sauterelles et des
lézards ! » Supposez cela, vous ne voyez pas ce qui
arriverait? Après tout, continua Lucien, la voix sou-
dain grave, cette chance serait merveilleuse ; quel
rêve ! Ce serait le grand nettoyage ; le souille immense
venu des champs balayerait les graines d'ivraie !
N'est-ce pas, les gars? Nous verrions l'irrésistible Jevée
des silencieux et des sacrifiés : ce serait le grand effort
des bras durs tendus pour la révolte 1
Les derniers mots passèrent avec une allui'e de
mystère dans la vieille chambre toute pleine de paix
résignée. Les gars s'étaient arrêtés de manger ; sans
bien comprendre, Us avaient senti le frémissement
passionné de la voix, et ils se taisaient, étonnés.
Chauvin, pourtant, éleva sa voix découragée :
— (^ue veux-tu ! C'est peut-être vrai, ce que tu dis ;
moi, je ne lis point dans les livres où ces choses sont
marquées ; je ne sais point ; c'est du cassement de tête
pour rien, c'est tout ce que je peux dire.
LA CRÈVE ! 145
— Pour rien? Qui seiit?
A son tour, Florentin, qui avait fini son repas et qui
se carrait, solide, auprès de Lucien, haussa les épaules
et dit, sensé comme un homme d'âge :
— Oh ! oui, pour rien ! Il n'y a rien à faire, mon
pauvre Lucien ; les petits sont les petits, et ça n'a pas
l'air de changer. Si nous quittions le Pâtis, sais-tu
combien il y aurait de fous pour courir chez les Ma-
gnon mettre des enchères? Dix ou quinze ! Oui, quinze,
peut-être ! Gomment veux-tu que les fermes dimi-
nuent? Pour s'en tirer aujourd'hui, il faut s'en aller
au diable, dans le Bas-Pays, dans les Charentes...
II avait dit ces mots en manière de moquerie, cai* il
n'y croyait guère, le gars, aux fables qui couraient
sur les gens quittant le Bocage. Pourtant chaque
année, ils partaient nombreux, ces misérables qui ne
pouvaient plus vivre au pays et que tentait la douceur
des plaines lointaines ; sans un sou yaillant, ils trou-
vaient quand même, là-bas, des métairies toutes prêtes
qui attendaient des bras, et ceux qui se mettaient
bravement à remuer la terre mince des anciens vi-
gnobles vivotaient. Ils attiraient à eux des cousins
besogneux, d'anciens voisins, des valets à grande fa-
mille ; à chaque Saint-Michel, cinq ou six creux-de-
maisons de la commune vidaient leur misère pullu-
lante. Des familles se réunissaient pour partir ; cela
faisait comme de petites tribus où il y avait bien
quelques têtes hasai'deuses, quelques paresseux aussi,
mais où il y avait surLout des vaillants, heureux d'avoir
enlin de la place pour travailler, des jeunes plein;^
d'espoirs fous et encore. des grand'mères qui n'avaieiiL
10
146 LES CREItX-DE-M VISONS
jamais quitté leur paroisse, de» anciens qui ne revien-
draient pas. Ceux-ci laissaient tout leur cœur au pays
et partaient navrés.
Et l'on disait depuis quelque temps que cortain»
de ces émigi'ants avaient prospéré : des valets ga-
gnaient des prix étonnants, d'anciens va-nu-piode rou-
laient en voiture.
Des contes, tout cela, sans doute. Le père Chauvin
ne faisait qu'en rire. En entendant parler son pars, il
secoua la tête :
— Arrive que pourra, je reste ici ; notre pays vaut
les autres.
— Sans doute, reprit Lucien, mais vous avez tort
de vous moquer de ceux qui sont partis ; ils vous ont
sauvé la vie, car il y avait trop de bras par ici. J'y suis
allé l'an dernier, dans les Gharentes ; j'ai vu les gens
de chez nous aux foires de Saint-Jean, d'Aulnay, de
Matha ; eh bien ! il y en a qui ont réussi. On raconte
sans doute des fables là-dessus, mais il est tout de
même sûr qu'ils n'ont rien perdu, puisqu'ils sont partis
presque tous sans le sou... et encore une fois on en
voit de cossus qui marient leurs ûlles aux gars de là-
bas. Et c'est vrai aussi que, dans oes pays, on tra-
vaille moins qu'ici et qu'on boit du vin dans lus mé-
tairies.
— Ta ta ta ! des menteries...
— Mais non ! comprenez bien ! Là-bas, ils n'ont
pas de gi-andes familles, on dirait qu'ils ne savent plus
faire d'enfants...
-— Va leur montrer le truc. Se vérin ! interrompit
le second valet, qui n'avait encore rien dit.
LA CRÈVE ! 147
— Pas d'enfants ; quand il y en a un, il est curé,
gendarme, cantonnier, que sais-je ! Pas de bras pour
la terre ; alors on en fait venir d'ailleurs ; c'est simple !
Dans cinquante ans, il n'y aura plus que des Ven-
déens en Charente, si toutefois les Vendéens, eux
aussi, ne perdent pas le truc, comme tu dis, Carijaud.
Le rire de toute la tablée ne flatta pas Lucien : il
aimait qu'on appréciât la gravité de ses paroles. Il
reprit, sérieux :
— Je vous disais que les Charentais travaillent
moins que vous, cela se comprend : manquant de bras,
ils ont acheté des machines ; personne ne fauche, per-
sonne ne se sert d'une faucille ; la moisson est deux fois
moins fatigante. Vous y viendrez aussi, d'aillem^s ; il
y a déjà quelques faucheuses, par ici ; dans dix ans,
tout le monde s'en servira.
— Penh ! ça fera du travail propre ! dit Séverin ;
parlez-moi d'un bon ferrement et d'une faucille bien
emmanchée 1 qu'elles restent où elles sont, leurs ma-
chines ! C'est bon pour les fainéants. Il ne manque
vraiment que cela pour que les valets ne trouvent plus
à gagner leur vie !
Lucien considéra cet homme maigre dont il connais-
sait la vie terrible aux Pelleteries, avec les quatre
petits, le cinquième tout proche et la femme au lit ; et
il lui sembla personnifier la misère silencieuse, cet
homme en habits terreux dont le pantalon s'eiïilochait
aux chevilles.
Il répondit, vibrant cette fois d'une émotion sin-
cère :
— Oui, c'est bien cela ! Vous aussi, humbles des
148 LES CHEr X-Df-M AlSOÎfS
chuiiips, vous v(iU8 dressez devant les machines; cela
s^est produit vu plus grand dans les villes ; vous aussi
vous nvoz pour de ces nouveautés qui vous soulage-
raient cependant, qui finiront bien par vous soulager,
malgré vous ! Et pourtant vous avez raison en appa-
rence... Oui. c'est curieux... La sécheresse, la grêle, la
guerre, la peste, toutes les calamités, tous les désastres
retombent toujours sur les petits, et, d'autre part,
chaque progrès, on enrichissant les gros, commence
aussi par affamer un peu plus les autres... Et vous venez
dire tranquillement : « Les choses sont ainsi, nous ne les
changerons pas ! » Ah I elles sont jolies, les choses, vous
ne trouvez pas, mon oncle? Le fermier aplati devant
le propriétaire, le Fermier si bien rançonné par en haut
qu'il est incapable de payer honnêtement ses domes-
tiques...
— Ça c'est vrai, dit Chauvin ; je ne trouve pas que
les valets gagnent trop ; mais je ne peux pas donner
davantaGfe aux miens.
— Nf'îis sommes d'accord ; vous ne pouvez pas.
Eh bien ! c'est honteux I J'ai honte, moi, quand on
me dit ([u'im homme en pleine force trime de quinze
à dix-sept heures par jour pour gagner la soupe et
vingt sous ! Vingt sous pour faire vivre cinq, six, dix
enfants ! Nous parlions des Charentais, tout à l'heure,
mais les plus pauvres d'entre eux ne sont jamais aussi
malheureux que les cherche-pain d'ici ! On leur vient
en aide, on ne voit point leurs enfants mendier. Chez
nous, on ne peut pas soulager tout le monde, il y a trop
de misèro, trt)p d'enfants, trop de maisons creuses.
Alors, lo pér(> qii a une demi-douzaine de petits affa-
LA CRÈVE ! 149
mes à nourrir, travaille plus fort ; il travaille comme
quatre, et il gagne vingt sous par jour 1 Jamais il ne
gagnera davantage, car s'il gagnait plus de vingt
sous, M. Duroc et M. Magnon et M. Lampin ne pour-
raient pas vivre... Vingt sous ! Quelle honte I et quelle
misère pour quelques-uns !...
Lucien se tut. Les autres ayant tous fini de manger
le regardaient, remués par ces pai'oles qui n'avaient
jamais été dites autour de la table épaisse où s'étaient
accoudés, depuis des années, tous les laboureurs du
Pâtis. Séverin songeait à Delphine qui, depuis huit
jours, ne pouvait plus guère bouger, à Delphine, brisée
de corps et d'âme, au cinquième malheureux qui allait
naître, à Louise, au bissac de toile. Quelque chose, à
la gorge, le serrait à l'étrangler. Trop fier pour se
plaindre, il aurait cependant voulu parler, crier sa
colère pour se soulager un peu.
Alors, se souvenant de son langage de soldat devant
ce monsieur qui parlait si couramment à la mode, ne
li'ouvant pas d'ailleurs dans la langue paisible des
villages les mots durs de révolte et de violence, il dit,
soudain redressé, rouge de sa hardiesse, il dit comme
autrefois dans la garnison lointaine, quand il appor-
tait les gamelles au corps de garde :
— La crève ! C'est la crève ! n. de D... 1
Mais ce n'était plus le beau clairon aux joues pleines
et à la poitrine sonore, criant pour dominer le boucan
de joyeux sans-souci.
Dès que s'éteignit la voix âpre, il y eut un silence
respectueux.
Florentin maniait son couteau, la Lètc basse ; Lu-
150 I.ES CREUX-DE-MAISONS
cien regardait la cheminée où un Christ noir se tordajL,
pitoyable, entre deux chandeliers de cuivre et deux
pile» images de saintes ; la vieille Chauvine, les yeux
brillants, se tourna vers la fenôtre.
Séverin s'étant levé, les deux autres valets iraitérent
leur va-devant. Et à nouveau, comme ils poussaient
leur tabouret sous la table, le crucifix de bois et les
jolies saintes, les rameaux do buis cL les portraits
effacés, les meubles usés, les pierres flétries, toutes les
choses paisibles qui avaient vieilli là, dans la quié-
tude égale des jours de labeur, s'effarouchèrent du
même blasphème et des mêmes mots étrangers :
— La crève ! n. de D... 1 La crève, alors !
CHAPITRE VI
BAVEILLE
Delphine accoucha au commencement d'octobre
d'une fille qui reçut le nom de Marthe. Bien qu'elle eût
été malade pendant les derniers mois de la grossesse,
la mère se releva vite et heureusement, le lait liii vint.
Encore une fois on pourrait passer l'hiver sans envoyer
les enfants mendier ; Louise, qui avait six ans et demi,
alla donc à l'école.
Pourtant, il fallut acheter du bois à crédit ; Séverin
s'adressa à son patron, qui lui procura deux bonnes
cordes de châtaignier ; on s'arrangerait pour le prix
à la Toussaint de l'année suivante.
Vers la fin de l'année, Georgette tomba malade ;
im matin, sa mère la trouva toute pâle et toussant
d'une toux sèche qui la faisait crier ; le lendemain,
elle eut une forte fièvre, Delphine, effrayée, arrêta le
médecin au passage et le fit entrer. La petite avait une
bronchite ; elle n'était pas en danger, mais une fois la
fièvre tombée, il faudrait beaucoup de soins, des vête-
ments chauds, une nourriture fortifiante, de la viande,
des œufs, du lait, du chocolat. Les soins furent donnés,
les vêtements confectionnés tant bien que mal avec
de vieux tricots dont les parents su privèrent, mais la
152 I ES CRKlTX-n K-MAISONS
vjaii(i(\ les œufs, le rhocolat !... Ia'H Ch;juvin et les
Pitaud envoyèrent bien quelques litres de lait, mais
cela n'alla pas loin. La petite continua à tousser ; elle,
naguère si rose et si joufflue, devint maigre avec de
petites veines bleues courant sous sa peau trop fine.
Un matin, la fièvre reprit encore, et Delphine dut
recoucher l'enfant. On était en mars ; c'était une
journée froide et assombrie de brume. Scverin, dès
l'aube, avait rejoint à Coutigny les conscrits de l'année
qui l'avaient choisi pour les conduire au tirage. Il ne
reviendrait sans doute que fort tard.
Delphine s'inquiétait à cause de la petite. Elle lui
fit une tasse de tilleul, et l'enfant s'endormit d'un
sommeil agité. Comme Marthe criait, Delphine profita
de cette minute de répit pour la changer de langes et
la faire téter.
A ce moment, un pas lourd s'arrêta devant la porte,
puis un homme entra. C'était l'épicier Baveille, qu'on
appelait encore Béguassard, parce qu'il bégayait un
peu, dans la discussion surtout. Baveille était un gros
homme de cinquante-cinq ans à la babine pendante
et aux yeux noirs cachés sous d'épais sourcils. Il « fai-
sait » les villages avec sa voiture cahotante et son cheval
maigre. En môme temps qu'il vendait du sucre et de
la chandelle, il « chinait » les œufs, la guenille, la fer-
raille, les peaux de lapin. Il était d'une avarice sor-
dide ; on le disait riche.
Delphine le vit entrer avec inquiétude, car elle lui
devait" une douzaine de francs ; depuis quelques se-
maines, il ne voulait plus rien donner à crédit.
— Cela va être encore des menaces, pensa-t-elle.
BAVEILLE 153
Pourtant, elle se rassura ; Baveille avait l'air gai.
— Hé ! hé ! la belle I fit-il, on garde la maison pen-
dant que le mari s'amuse comme un jeune gars. J'ai
vu les conscrits comme ils partaient ; ils ne se font pas
de bile, je t'en réponds 1 Ça sera beau, ce soir.
— Si vous croyez que c'est pour son agrément que
Séverin promène ces drôles, vous vous trompez, Ba-
veille. Seulement, cela lui fait une bonne journée, bien
qu'il prenne moins cher que les autres clairons du
pays.
— Entendu 1 Moi aussi, je voudrais faire une bonne
journée. Dis donc, cet héritage est-il venu? Allons,
paye-moi tout de suite, et je te laisserai d'autres mar-
chandises. Dépêche-toi, je suis pressé, ce matin.
En disant ces mots, il s'assit pourtant.
Delphine répondit tristement en refermant son cor-
sage, car la petite dormait :
— Vous savez bien que je ne peux pa'", Baveille ;
vous ne perdrez rien, soyez tranquille. Tenez, la
semaine prochaine, je vous donnerai ce que Séverin
rapportera ce soir.
L'épicier, secouant la tête d'un air incrédule, elle
poursuivit, suppliant presque :
— Mais, SI 1 vous pouvez me croire ; vous ne per-
drez rien, encore une fois... Vous devriez tout de môme
me laisser quelque chose en passant ; ma pelite Geor-
gctte est encore malade ; il lui faut do la bonne nour-
riture, et je ne p eux pas lui en donner ; on est malheu-
reux, allez !
— J a ta ta! je Siiis habitué à ces histoires. Je
serai payé à Noël si le coucou chante... A moins,
154 LES CREtJX-DE-MAISONS
continua-L-iJ avec un nre sourd, à moins que jp ne
me contente d'une autre monnaie... d'une monnaie
dont on n'est pas chiche quand on est belle et dé-
gourdie...
— Taisez-vous, Bavcilic, répondit Delphine, trop
malheureuse pour se fâcher, vous avez bien de la
chance, vous, d'avoir toujours le cœur à rire 1
L'enfant était tout à fait endormie, elle se leva
pour la coucher dans son berceau qui était près du
lit de Georgette. Comme elle chantonnait en la bor-
dant, elle sentit l'homme derrière elle ; il s'était ap-
proché doucement et regardait la petite malade.
— C'est vrai que ce n'est pas bien gros, ça pauvre !
petite mine, ma foi I II ne faudrait pas un grand coup...
Il y eut un silence ; Delphine s'était arrêtée de
chanter. Tout à coup elle fut serrée près du berceau :
Baveille, penché sur son épaule, murmurait :
— II y aurait un moyen si tu étais sage... hé ! hv 1
dis donc... on pourrait s'arranger.
Prestement, elle s'esquiva, point trop fâchée encore,
croyant à une plaisanterie de lourdaud.
— Tâchez de i-ester tranqulile, vieux malhon-
nête !
Alors, lui, tirant de dessous sa blouse une tablette:
de chocolat, un petit sac de café et du sucre, posa le
tout sur la table I
— Titns, la... belle I tît-il... quand on est jo... jo...
lie, on s'arrange ; et il y en aura d'au... d'au... d'autres...
Je ne suis p... p... pas méchant, moi, j'ai pitié d...
d... des pauvres gens qui ont d... d... d... dt^s drôles
malades.
BAVEILLE 155
Rouge, la bouche tordue de bégaiements, il s'avança
les mains écartées, mais Delphine, soudain révoltée,
se dressa, frémissante :
— Ah 1 c'est pour ça ! Parce qu'on est malheureuse,
vous croyez que ça peut réussir ! Eh bien, venez-y,
sale vieux !
Et comme une main velue l'agrippait à la taille,
elle frappa de toutes ses forces, égratignant, visant
les yeux. Baveille recula ricanant.
— Oh ! oh ! la m... m... méchante !
— Allez-vous-en, sale vieux ! sale vieux !
— T... t... tu vois ce que t... t... tu perds ! fit-il
en montrant son chocolat et son café, ta petite en a
be... be... soin pourtant !
— Je m'en moque ; allez-vous-en, vieille saleté !
— C'est bon ; alors, d... d... de l'argent, tout de
suite.
Il ajouta tout bas, menaçant, la bouche baveuse :
— Tu y p... p... passeras ou je fais t... t.., tout
vendre, ma petite ga... ga...
Il n'eut pas le temps d'achever : elle se précipita
sur la table, rafla la marchandise et des deux mains,
à toute volée, elle lui envoya le paquet sur la figure.
La tablette do chocolat se brisa avec un bruit mat ;
des morceaux de sucre crevèrent le papier.
Blanche comme une morte, les yeux fous, elle poussa
l'homme vers la porte ; puis se retournant brusque-
ment, elle rassembla d'un coup de balai, sucre et cho-
colat et, d'un autre coup sec, au seuil, fit tout sauter
sur le chemin, dans la boue.
— Va-t'en, sale vieux, et remporte tes drogues.
156 I,ES < HKI \ - |) K- M \ISCIM9
L «;picif r, ayant viviinciit ramassé sa mjirchaiidisc
souillée, fila. Alors Delphine, B'agnnouillant sur une
chaise près du lit, saisit les mains de Georgctto et
elle pleura tant sur les pauvres menottes brûlantes que
l'enfant se réveilla.
Séverin ne rentra qu'après la nuit tombée. Il avait
hésité avant d'aller conduire les conscrits : il se trou-
vait un peu vieux déjà pour être au milieu de cette
jeunesse et puis il ne se rappelait plus bien les son-
neries. Pourtant, comme l'occasion de gagner dix
francs ne se présente pas souvent pour un vaJet de
ferme, il s'était décidé.
La journée fut fatigante, pleine de cris, de chan-
sons, de ululements. Séverin joua consciencieuse-
ment en passant dans les villages ; les conscrits,
reconnaissants, payèrent à boire au chef-lieu de canton.
Après le tirage, ils se battirent un peu avec leurs
camarades d'une commune voisine ; Séverin, cependant,
finit par les rassembler tous et les ramener. Le soir,
sur la place du bourg, ils firent grand tapage, s'arrc-
tant de chanter pour boire et de boire pour chanter ;
enfin, à la nuit, ils entrèrent à l'auberge pour achever
de se soûler.
Séverin ayant parlé de partir à ce moment-là,
ils exigèrent qu'il restât jusqu'à la fin. Lui, d'ailleurs,
voyant qu'il ne comptait pas pour le paiement des
écots, ne se fit pas trop prier. Il s'installa résolument
à boire, mais comme il n'était plus habitué au vin, il
se trouva gris un des premiers.
BAVEII.LE 157
Il commença à sonner sans y être invité ; sa son-
nerie, hésitante d'abord, devint plus nette ; il retrouva
son ancienne manière, et le geste aussi, le brusque
décollement de l'embouchure, le lancé énergique de
l'avant-bras. Il engagea vivement les conscrits à
entrer dans la clique, une fois qu'ils seraient là-bas,
mais dans la vraie clique, celle des clairons — dans la
clique des tambours, on n'arrivait à rien, témoin
Micot, un petit Breton qui avait été trois ans élève
tapin. Il leur parla aussi du grand tambour-major ;
il conta des tours, des histoires étonnantes que les
conscrits firent d'abord semblant de comprendre,
puis qu'ils n'écoutèrent plus. Alors Séverin en retint
deux dans un coin de l'auberge et leur enseigna le
gai'de-à-vous et les premiers principes comme au
temps où, clairon en pied, il remplaçait le caporal
à l'instruction. Enfin, malgré l'aubergiste, il sonna
sans interruption ; vingt fois le couvre-feu mourut
dans la petite salle : les vitres tremblaient sous la gi-êle
des notes précipitées.
Quand, vers dix heures, il eut quitté l'auberge,
il sonna encore pour son plaisir ; seul sur la route
il lança des airs incohérents qui se perdirent dans la
nuit froide. Un vent aigre accourait^ du nord-ouest
entre les têtards ébranchés ; il tomba une averse de
neige mal fondue ; cela calma un peu Séverin. Cepen-
dant, il n'était pas encore solide en arrivant aux
Pelleteries. Delphine qui vint lui ouvrir, en chemise,
l'aperçut ruisseiaiit et titubant ; elle se dépêcha de
prendre un jupon et d'uUuinor la chandullc.
-C'est ça! lit-il, allume un pou, qu'on vniol
If)^ I.KS nRElîX-DE M MSONS
Elle l'interrompit.
— Tais-loi, leê enfants dorment, pas de bruit !
Puis elle ajouta en lo regardant :
— Eh bien, tu C6 joli !
— Ça ne m'a rien coûté, cria-t-il, pas un sou ! la
clique boit k l'œil, toujours! Et je leur ai poussé la
dix-septième... comme ça, tiens, écoute...
Ello se précipita et lui enleva lo rlairon.
— Veux-tu te taire? tu es fou! rour-hc-toi vifo...
Gcorgette a été malade, tu sais !
— Hein ! Goorgette ! Elle est guérie, Georgette !
— ■ Non ; elle a eu la fièvre encore aujourd'hui ; elle
va mieux ce soir, elle dort ; couche-toi sans faire de
bruit.
Elle lui enleva son chapeau, sa cravate et débou-
tonna sa blouse ; il la laissait faire, docile.
— Prends garde, fit-elJe, en le poussant au lit,
Louise est avec nous ce soir ; elle aurait gêné Geor-
gette dans l'autre lit. Passe au fond si tu peux ;
moi je coucherai de ce côté, ça sera plus commode si
je dois me lever pour la petite.
Il se mit à rire.
— Ah I mais non I mai» non par exemple 1 ce n'est
pas ça.
Et doucement,, avec des précautions exagérées
d'ivrogne, il entreprît de pousser Louise vers la
ruelle.
Delphine cependant grondait en rangeant les bardes
mouillées.
— Où est-il passé, mon Dieu ! où est-il passé pour
s'être crotté ainsi ! Comme si on n'avait pas assez de
BA.VEILLE 159
tourment ! Oui, tu as du cœur, tu sais, de t'amuser
quand les autres sont dans la tristesse et les embê-
tements de toutes sortes.
Elle parlait tout bas pour ne pas réveiller les enfants
et aussi par lassitude, cai* sa colère de la matinée
l'avait brisée. Elle leva la tête et vit Séverin qui
l'attendait. Il avait une mine si repentante, si piteuse,
qu'elle ne put s'empêcher de sourire. Malgré tout,
elle ne lui en voulait guère ; n'avait-il pas eu raison
de boire? Il avait été heureux pendant une heure ou
deux ; il l'était encore, il oubliait tout ; peut-être
revivait-il une minute folle de leur temps d'amour...
Charitable, elle se tut ; elle se déshabilla ; puis,
sans répugnance malgré l'odeur du vin, elle se coula
au lit et s'abandonna, heureuse au fond de cette ten-
dresse jamais démentie qui la vengeait de sa misère.
Dans la ruelle, sans qu'ils y eussent pris garde,
Louise s'était réveillée ; elle crut peut-être qu'ils
se battaient... Quand, deux heures plus tard, Delphine
alluma la chandelle pour aller voir Georgette qui tous-
sait, elle aperçut son aînée collée à la muraille, recro-
quevillée et tremblante avec des yeux hagards.
CHAPITRE VII
LA CHEVRE
Cette année-là fut encore très dure pour Delphint^
Pâtureau. Elle devait un peu partout et le gage d<'
Séverin avait été entamé dès l'entrée de l'hiver.
Elle ne pouvait d'ailleurs pas travailler poui- les autres
avec une petite au maillot, une autre souffrante et
deux garçons de quatre ans, fort espiègles.
Cependant, à Pâques, les bessons commencèrent
à suivre Louise à l'école et leur mère fut un peu sou-
lagée. Comme le bourg était à une bonne demi-lieue,
les trois enfants emportaient leur pain et leur fricot
pour le repas de midi. Delphine mettait dans leur
panier tout ce qu'il y avait chez elle d'à peu prés
mangeable ; elle trouvait moyen parfois de leur donner
des œufs, un œuf et demi plutôt, les bessons devant
partager celui qui était entier. Mais aux jours de
disette, ce lui était une grande peine de songer que
les petits déjeuneraient d'un quartier de pomme ou
d'une figue.
Louise, qui s'acquittait gentiment des commissions
pour les gens du bourg, attrapait de temps en temps
un morceau de sucre. Celait fête alors pour elle, et
ses camarades étaient jalouses ; car sous les préaux
LA CHÈVRE 161
des écoles, ils n'étaient point rares, les petits des
creux-de-maisons, les enfants pouilleux et crasseux
aux caboches dures, roussies de soleil. Et ces petits
pauvres avaient des paniers peu garnis : un morceau
de pain bis, quelques châtaignes, des noix, une crotte
de fromage... D'être mis au pain sec cela les faisait
bien rire. Ils étaient mal vêtus aussi. Ils emportaient,
pour la forme, une vieille paire de sabots de bois,
car l'inspecteur à chacun de ses passages faisait des
remontrances à ceux qui étaient pieds nus. Mais au
village, dans la cour, sur les chemins, les chaussures
incommodes étaient abandonnées. Parfois, ils se
ferraient en courant mais cela ne les retardait guère ;
il n'y avait de mauvais que les vieux clous à pointe
recourbée qui abondaient dans la cour de l'école ;
pour ceux-là, il fallait agrandir le trou avec un couteau
et le sang venait beaucoup.
Louise et ses frères allaient pieds nus, comme les
plus malheureux ; au village, Georgette, dès qu'elle
fut guérie, trotta aussi sans semelles ni cordons ; enfin
Delphine elle-même commença, cette année-là, à ne
plus porter do bas durant la belle saison ; elle n'en
avait pas beaucoup de convenables et le coton lui
manquait pour les raccommoder ; comme elle avait
les pieds tendres, ses sabots la blessèrent d'abord,
mais elle s'y fit et chez les Pâtm-eau il n'y eut plus
que la petite Marthe qui n'allât pas pieds nus.
Vers la fin de l'été, les choses s'améliorèrent un
peu; Delphine put travailler chez elle à de menus
ouvrages ; elle tricota et ûlu ; puis elle alla eu journée
dès que Marthe eut commencé à marchcu' seuii».
il
162 I.KS (RKIîX HK-MAISCNS
Louise, pendant ce temps-là, mfinquait la classe pour
garder sa petite sœur.
Elle manquait encore la classe pour une autre raison.
Il y avait, de temps en temps, à Cuuligny, des donnée»
de pain ; Louise allait à ces données. Souvent aussi
elle allait faire une ptAite tourntîe dans U-s fermes
voisines ; elle ne mendiait pas encore tout à fait, elle
avait ses maisons choisies. Les Chauvin, les Pitaud,
les autres des Grandes-Pelleteries la voyaient arriver
les jours de grande cuisine ; ils lui donnaient des
couennes, un bout d'oreille de cochon, une patte,
un petit pot de fressure ou même une tranche de lard
frais. Quelquefois, le lendemain des batteries, ell«'
rapportait des restes bien gras, des haricots noirs de
beurre, des moules à la sauce, des demi-assiettées
de millet au lait. Ces jours-la toute la famille vivait
dans l'abondance : on ne ménageait pas le fricot,
ces bonnes choses ne se conservant pas. Puis, on reve-
nait aux haricots sans beurre et aux bouillies sans
lait.
Les enfants avaient un peu glané au temps des
moissons ; en automne ils coururent les champs pour
trouver, dans les haies, des châtaignes oubliées. Les
deux petites allaient ensemble et le plus souvent
revenaient les poches à peu près vides ; les bessons,
au contraire, ne se dérangeaient jamais pour rien ;
ils rentraient joyeux et lourds, à cause des goussets
trop pleins raidissant leurs petites jambes ; fiers de
leur chance, ils se moquaient de Louise et de Geor-
gette en jetant sur la table les châtaignes luisantes,
les belles égreneiles noires à cul blanc.
LA CHÈVRE 163
Or, un dimanche matin, un fermier du Haut-Vil-
lage se plaignit en passant de ce qu'on eût pillé les
basses branches d'un marronnier tardif qui n'avait pas
encore été gaulé ; à son idéo, les coupables étaient les
drôles des Pelleteries : deux Maufrct sans doute et
les Pâtureau.
Séverin appela les petits et les interrogea ; ils
nièrent. Le fermier, qui d'ailleurs n'attachait aucune
importance à l'affaire, avoua qu'il avait pu se tromper.
Mais Séverin n'aimait pas ces contes ; bien que le
crime ne fût pas absolument prouvé, les deux enfants
reçurent une énergique correction. Quand ils eurent
cessé de crier, leur père les emmena à un détour
du Chemin- Roux où poussait une grosse touffe de
genêt. Là, il leur fiL couper à chacun un maître scion
qu'il essaya sur leurs mollets et qu'il emporta ensuite
à la maison. Puis, quand les deux branches de genêt
furent placées sur la cheminée, l'une à droite du clairon,
l'autre à gauche, Séverin les montra à ses quatre aînés.
— ■ Les drôles ! vous voyez ces scions verts : si je
les descends, ce sera une pitié. Quand j'étais petit,
j'ai été malheureux comme les pierres et votre tante
Victorine aussi. Mais nous n'avons jamais pris un épi
dans une gerbe ni une égrenelle devant les ramas-
seurs. Eh bien I mes drôles ne le feront pas non plus I
Remarquez ce que je vous dis : si j'apprends une autre
fois que vous avez fait tort à quelqu'un d'une poire,
d'une prune, d'une épingle, d'un grain de froment,
je prends ces scions et je vous pèle les fesses 1
Les bessons étouffèrent leurs sanglots, car le père
parlait d'une voix très dure. Il était bon pour eux.
16''l I ES rHEi;X-DF-MAISONS
Jamais il ne les avait battus avant ce jour ; mai» il
parlait d'une voix très dure parce qu'il n'avait point
failli et parce qu'il savait rhonnêteté difficile aux
pauvres.
A partir de ce dimanche, les enfants ne rapportèrent
plus guère de châtaignes; la saison, d'ailleurs, en
passa vite ; on fut bientôt en plein hiver et la grande
misère recommença encore une fois.
* «
Delphine, pendant toute la mauvaise saison, tra-
vailla tant qu'elle put et se priva durement.
Elle avait son idée.
Un matin de mars, elle sortit de l'ai-moire quatre
pièces de cent sous et un peu de monnaie.
— Tiens, dit-elle à Séverin, j'ai ménagé cela pour
avoir une chèvre.
Lui, qui croyait le tiroir vide, fut bien suroris
de voir tout cet argent.
— Tu ne comptais pas sur cette attrape ! reprit-
elle fièrement. J'en ai tiré des quenouiUées pour
gagner ces trente francs ! et l'on n'a pas pris le café
tous les matins, va !
Dès la première année de leur mariage, il avait été
question de cet achat, mais ils avaient reculé à cause
des ennuis probables. Quand on n'a pas de terre, il
est dilfK ilc d'élever des bêtes.
Séverin délestait la maraude ; il répondit sans ardeur:
— Alors, tu veux, avec ça, acheter une chèvre ;
ça va faire des embêtements. Les voisins sont regar-
LA CHÈVRE 166
dants ; tu as déjà de la peine à trouver assez de pâture
pour tes lapins.
— Bah 1 fît-elle impatientée, tu vois toujours les
choses du mauvais côté. Voici le beau temps, les
enfants sont déjà grands ; qui les empêchera do garder
la bête le long des chemins? Elles ne manquent pas,
les chèvres, dans le village : une de plus ou une de
moins, il n'y paraîtra rien aux haies.
— Et le toit?
— Tu en bâtiras un ! les autres le font bien...
Elle continua, irritée de la discussion.
— Je suis fatiguée de n'avoir rien à faire manger
aux petits ; des haricots et des pommes de terre,
des pommes de terre et des haricots 1 Pas moyen
seulement d'élever des poules ! J'en suis lasse ! Je
veux faire du fromage, je veux une chèvre, et si tu
ne l'achètes pas, je l'achèterai moi-même.
Il céda et, tout de suite, commença à bâtir une
petite cabane derrière la maison ; le dimanche sui-
vant il l'acheva et la couvrit avec des fagots de genêt.
Puis, le lundi de Pâques, il y amena une chèvre toute
blanche qui allait mettre bas pour la première fois.
Louise fut chargée de la garder. Ce fut une grande
joie pour elle les premiers jours. Elle la gardait jalou-
sement, ne lâchant jamais la corde, grimpant sur le
talus, descendant dans les fossés et revenant à la
moindre ondée.
Georgette suivait quelquefois sa sœur, mais elle
n'avait pas le droit de tenir la corde, étant trop petite.
Elle s'en vengeait en cueillant des branches vertes
qu'elle offrait de loin à la bête pour la tenter :
166 LES CnEl'X-nE-MAISON8
— Biquette 1 Biquette 1
La chèvre tirait sur la corde et entraînait Louise ;
les feuilles tendres broutées, elle se laissait ramener
sur l'accotement couvert d'herbe épaisse. Mais deux
minutes après :
— Biquette ! Biquette !
Georgette à dix pas secouait un rameau d'épine
blanche aux bourgeons à peine ouverts : une friandise I
La chcATe relevait sa petite tête, bêlait de désir et
délaissait encore la pâture sérieuse.
Georgette débauchait Biquette, et Louise, au retour,
en faisait un beau chapelet à sa mère.
Heureusement les bessons n'étaient pas là pour
embrouiller les choses. L'oncle Auguste les avait
emmenés aux Arrolettes pour une quinzaine de jours.
Quand ils revinrent, ils savaient parfaitement lancer
des pierres avec un bâton fendu et fumer des tiges
poreuses de clématites ; ils savaient non moins bien
jurer et chanter des chansons d'hommes.
Biquette ne les étonna pas. Ils avaient vu bien
d'autres chèvTcs aux Arrolettes! et des moutons,
et des vaches, et des bœufs ! Ils avaient même vu un
bouc qui sentait très fort. Là-bas, Antonin, tous les
soirs, menait boire les bêtes avec un grand fouet ;
Constant était monté deux fois sui* la jument blanche
des Bordager.
Ils étaient devenus difficiles sur la nourriture ;
leur tante les avait gâtés : ils avaient bu du vin le
premier dimanche et mangé du lapin. A ce sujet,
Constant ne put ae retenir de faire des remontrances
à sa mère.
LA CHÈVRE 167
«
— Pourquoi, dit-il, pourquoi les vends-tu toujours,
nos lapins, quand ils sont gros?
— Je les vends pour avoir des sous.
— A quoi bon des sous?
— Mais pour t'acheter des hardes et du pain et
du beurre ; tu le sais bien, voyons !
— Moi, j'aime mieux que tu ne les vendes pas.
C'est bon à manger, les lapins, si tu savais !
— Oh ! ce n'est pas si bon que ça ; ça donne la
colique quand on en mange beaucoup.
— Pas sûr ! cria Antonin ; moi, j'en ai mangé
beaucoup et je n'ai pas eu la colique. Tu en tueras un,
dis, maman?
— Non, non, les nôtres ne sont pas de bonne
espèce ; et puis, je ne sais pas arranger les lapins.
Les deux petits écarquillèrent les yeux d'étonne-
ment.
— Tu ne sais pas arranger les lapins ! ce n'est
pas difficile, pourtant. On leur tape sur la tête comme
ça... pan ! pan ! puis on les sort de leur peau, puis
on leur coupe le ventre, puis on les fricasse avec du
beurre. Après ça, on les mange. Tu ne savais pas !
Eh bien !
— Bah ! vous m'agacez ; allez vous amuser ! Tenez,
voilà Louis VI qui passe ; allez avec lui.
Elle les poussa dehors et se mit à tailler un petit
jupon qui avait appartenu à Louise, puis à Georgette,
et qui allait sans doute finir autour des jambes de
Marthe.
Un moment après, étant sortie, elle entendit du
bruit dans le coin du jardin. Elle s'approcha, ouvrit
168 LES <.Hk,i A i»r.-MAIS0N9
la burni'if, rc^'arda, et, ayanl vu, s'arrêta not : l*"-
bofsons ('•corchaient un lapin I Ils l'avaient assomm'
tant bien que mal avec une pierre ; la pauvre bel-
tressaillait encore. Antnnin lui tenait les pattos hautes
et Constant, ayant coupé la peau des cuisses avec
une vieille serpette, tirait, se cramponnait aux poils
on jurant comme l'oncle Auguste.
— Bon Dié de sacré bon Dié de fi de garce I vi«n-
dras-tu?
A côté, les mains au dos, Louis \'I,qui avait prêt»-
la serpette, regardait en reniÛant. Ce fut lui qui aperçut
le premier Delphine ; sans mot dire, il décampa.
Les deux autres, au contraire, attendirent de pied
ferme, en balançant leur lapin ; ils étaient si fiers
de leur coup que Delphine n'eut pas le courage de les
battre bien fort. Et le soir, on mangea une bonne fri-
cassée chez les Pâtureau ; le père lui-même, à son retour
du Pâtis, dut y goûter.
Quelques jours après cette mémorable cuisine,
Biquette mit au monde deux petits che\Teaux. Ou
les vendit au bout d'une quinzaine pour avoir du lait
tout de suite. Georgette et Louise pleurèrent beau-
coup. Pour les consoler tout à fait il ne fallut rien
moins que l'apparition sur la table du premier fro-
mage mou. Cet événement se produisit le jour de
l'Ascension — hasard heureux, car l'Ascension étant
la fête du laitage, Chauvine avait justement envoyé
une bolée de crème.
Au repas du matin, après la soupe, Delphine ayant
brassé crème et fromage, coupa à chacun dos petits
une longue tartine. Ce fut un grand régal. Séverin,
LES CREUX-DE-MAISONS 169
au lieu de sortir, comme il le faisait presque toujours
pendant le repas des siens, s'assit près de la table
et prit Marthe sur ses genoux. Il lui fallut mordre une
petite bouchée à chaque tartine.
— Goûte, papa ! criait Antonin ; goûte ! c'est aussi
bon que du lard !
CHAPITRE VIII
LA LETTRE d'aVIT MAUFBKT
L'année suivante, le jour de la Toussaint. Séverin
vient de dénouer le coin de son mouchoir ; il vide
l'argent de son gage sur la table : trente-cinq pistoles.
Il n'y manque rien, cette année ; on n'a demandé
aucune avance à Chauvin ; on a bien encore quelques
dettes en plus du pain et du loyer, mais moins tout de
même que les deux années précédentes. Trente-cinq
pistoles ! Une belle poignée. Les enfants sont émer-
veillés ; Delphine manie les pièces sans se presser de
les serrer; ses yeux élargis ne regardent nulle part.
Séverin voit bien qu'une idée lui trotte en tête.
— A quoi penses-tu, Fine?
— Je pense à ceux de là-bas.
Elle ramasse l'argent, puis elle prend une lettre sur la
cheminée et la tend ù Louise. Louise lit couramment
l'écriture ; d'ailleurs c'est peut-être la dixième fois que
sa mère lui fait lire cette lettre : elle la sait presque par
cœur.
Le Jaria d'Aulnay (Charente- Inférieure).
Chkbs voisins,
C'est pour vous dire que nous avons fait un bon voyage
et que nous sommes contents d'être ici. Maman disait
LA LETTRE d'aVIT MAUFRET 171
qu'elle ne s'accoutumerait jamais ; maintenant elle ne vou-
drait pas retourner aux Pelleteries où nous étions si mal-
heureux.
Notre endroit s'appelle Le Jaria ; il n'y a qu'une mé-
tairie ; les voi.-ins ne nous achalenl pas. Ça'n'empêche point
la maison d'être accoutumante : elle est bâtie en pierres
blanches sur une butte d'où l'on voit le bourg à un petit
quart de lieue. On voit même beaucoup plus loin, parce
que vous saurez que le pays est plus plat que le pays de
Bocage ; il y a aussi moins d'arbres.
Les gens d'ici sont aimables ; ils sont plus polis que les
gens de chez nous. Papa dit qu'ils font des embarras. C'est
peut-être vrai ; ils ont été riches, à ce qu'on dit, dans le
temps de la vigne. Je trouve tout de même qu'ils nous
saluent honnêtement et pourtant ils savent bien que nous
n'avons rien.
Par exemple, ils n'ont guère de religion, comme vous
l'avez peut-être entendu dire. Nous sommes allés à la
grand'messe, dimanche, Richelieu et moi : il n'y avait
presque que des femmes et encore pas beaucoup. Après ça,
nous avons causé avec des garçons dans le bourg ; ils nous
ont emmenés chez eux et nous ont fait boire du bon vin.
Je crois qu'ils voulaient nous faire parler le patois de chez
nous, mais pour les attraper, nous avons parlé à la mode,
tout le temps ; parce que je vous dirai qu'ils rient de notre
langage. Ils ont grand tort, car ils parlent eux-mêmes joli-
ment mal : nous ririons bien aussi de les entendre, mais
quand on est seul, on ne peut pas.
Papa trouve qu'ils n'ont pas de sang : c'est mou, ça dort
sur la charrue, ça ne fait pas de choux, crainte d'avoir froid
en les effeuillant... — Pour moi, je ne sais pas encore : c'est
peut-être des idées. Sans doute qu'il y en a d'allants, ici
comme ailleurs. Pourtant Eusèbe et Athanase qui sont
gagés (et qui gagnent de bons prix, je vous le promets),
nous disent bien qu'ils ont de l'aise à faire leur rang. Marie-
Louise et Françi.'ise, qui sont gagées aussi, ne sont pas
aussi bien accoutumées.
La terre est moins lourde que chez nous et moins épaisse.
172 l.T.9 CREUX-DE-MAIS0λS
Les cailloux non plus ne sont pas pareils. Le pays est gre-
nanl, p.TrnIlil, miiis la pflillo vipnl ronrte. Je crow qu<» les
champs du Jaria ne sont pas tous fameux ; il y a (!♦• bonnes
terres dHns la cnnltôe, mais vous pensez bien que le? frens
du pays les prardi^nl pour eux ; ils nesonl pa<< si bries I Nous
avons un carré de vigne ; des années ça rapporte beaucoup.
En ti)us les cas, on boit plus de vin ici que chez nous ; on en
boit jusque chez les travailleurs, et tous les jours ; nous
avons de la luzerne qui est belle; elle vient bien dans 1«
payi. La prairie est bonne ; le maître nous a dit que nous
ferions de la mulasserie ; nous ne nous y connaision» pas.
mais nous ferons tout comme le maître voudra, parce que
nous sommes de moitié et parce qu'il n'a pas l'air mauvais.
C'était lui qui faisait valoir avant nous, maintenant il s'est
retiré dans le bourg ; il nous a laissé l'endroit en assez bon
état et monté de presque tout. Ce n'est pas avec l'argent
que nous avions, que nous aurions pu prendre une métairie
de trente hectares chez nous. Ce qui nous manque le plus,
ce sont des bêtes. Il faut vous dire qu'ici on les garde tout
le temps avec des chiens ; c'est l'occupation des femmes et
des drôles. Chez nous, c'est un jour Fridoline, un jour Louise ;
Louis VI et les petites commencent à y aller le jeudi. Le di-
manche, les gars se promènent dans les champs et ils vont
avec les filles qui gardent les bêtes.
Richelieu me dit de vous dire que Fridoline a déjà trouvé
un galant qui est riche : mais c'est une menterie.
Ça fait que nous sommes neuf à la maison : papa, Riche-
lieu et moi pour l'ouvrage, maman pour la cuisine. Frido-
line et Louise pour les bêtes, donc, et les trois plus jeunes
pour les sottises. Les quatre qui sont gagés viennent nous
voir tous les dimanches. Il n'y a que Gonzague qui nous
manque ; quand il reviendra du régiment, je ne sais pas
s'il voudra habiter ici ; peut-être va-l-il se marier et rester
dans le Bocage comme Églantine. S'il fait cela, il sera un
sot.
C'est pour vous dire que nous ne nous plaignons pas pour
le moment. Il faut travailler bien sûr, en Charente comme
ailleurs, mais on est chez soi. Au pays, nous aurions bien
T,A LETTRE d'aVIT MAUFRET 173
gagné notre vie maintenant que nous voilà à peu près tous en
force, mais nous n'aurions pas pu prendre de terre. Ici, c'est
commode ;on ne demande que des bras. Vous pensez si papa
se trouve heureux, lui qui a été toute sa vie chez les autres.
Il m'a dit de vous dire, Séverin, que, si,- dans quatre ou
cinq ans, quand vos enfants commenceront à être grands,
vous vouliez venir en Charente, il se chargerait de vous
trouver une petite terre.
Chers voisins, c'est pour vous dire que nous voudrions
bien aller vous voir, mais c'est le voyage qui coûte trop
cher. Nous vous regrettons beaucoup, moi, maman, papa
et tous les autres.
Après cela, il y a lé nom d'Avit, d'Avit Maufret,
le plus savant de sa famille. Les Maufret, après
tant d'autres, sont partis pour les Charentes ; ils
sont partis treize à la Saint-Michel dernière, ne lais-
sant derrière eux que l'aînée des filles mariée à un
valet du pays et le cadet des garçons, artilleur
à Poitiers. C'est loin, les Charentes, mais qu'im-
porte, ils sont sortis de leur creux-de-maison, voilà
l'essentiel.
Les Pâtureau ont eu un moment l'idée de les rem-
placer ; les Pâtureau sont en effet à l'étroit chez eux :
les quatre aînés couchent dans le même lit, les deux
garçons au pied, les deux filles à la tête ; Marthe
dort encore dans le berceau, mais elle ne tardera pas
à être trop grande. Cependant ils ont reculé encore
une fois devant la dépense : l'ancienne maison des
Maufret, qui a deux chambres, coûte soixante-cinq
francs par an. C'est Gustinet, l'ami de Séverin, qui
est venu y demeurer ; il a, lui aussi, une femme,
quatre enfants et une ancienne, la mère de sa femme.
174 I.KS CKt LX-DE-MAISONS
Ce coin de village n'est pas encore trop dépeuplé.
Il dit quatre ou cinq ans, le père Maufret : a dans
quatre ou cinq ans, quand vos enfants commenceront
à être grands... »
Delphine, la lettre en main, regarde la ligne où
CCS mots sont tracés. Partir ! elle y pense depuis
longtemps déjà sans oser en parler ; mais maintenant
que ceux-ci écrivent qu'ils sont heureux I
— Oui, fait-elle à mi-voix, dans quatre ou cinq ans,
nous nous en irons, Séverin.
Lui, ne répond rien. Les enfants sont aux écoutes ;
Delphine les fait sortir. Séverin est toujours songeur.
— Ils font de la mulasserie, reprend-elle ; cela te
conviendrait, tu t'y connais un peu, n'est-ce pas?
— Oh ! pas trop I Je m'en suis occupé chez ton
défunt père ; je passais pour un bon panseur ; cela
ne fait pas tout...
— Bien sûr ! mais cela ne t'empêche pas d'être
bon ouvrier autrement. Et puis je t'aiderai quand
nous serons là-bas ; tu verras comme je suis encore
forte 1 Sans compter que nous aurons au moins six
enfants...
— Six enfants! six? alors, tu os sûre?
— Oh I parfaitement sûre 1 tu penses que je com-
mence à m'y connaître, moi aussi, à ces choses-là.
Elle ajoute avec un beau rire de bravoure :
— Mais qu'as-tu? on dirait que tu as fait un mau-
vais coup 1 iS'e te chagrine pas, va, tu ne seras pas le
plus à plaindre.
— Aux autres fois, toi-même, il me semble que
tu ne prenais pas les choses aussi bien.
lA T.KTTRK n'.WIT MAUFRKT 175
Joyeuse, elle l'attire par les épaules, ses yeux
brillent :
— Aux autres fois, j'étais folle ; je n'aurais pas
voulu tant d'enfants ; oh oui ! toute folle que je te
dis ! nos enfants nous sauveront ; ils nous arracheront
de ce creux-de-maison que je hais tant. Pense donc I
six ! Toi, tu n'auras qu'à commander ; on en remuera
de la terre, avec tout ce monde !
— En attendant c'est de la misère pour toi, tou-
jours plus de misère.
— Qu'est-ce que ça fait, puisque nous en sortirons
un jour? Et n'y suis-je pas habituée à la misère? Je
tiendrai bien encore cinq ans.
Séverin résiste encore ; il ne croit pas le bonheur
possible.
— Cmq ans! c'est long, qui sait? nous avons le
temps de voir bien des choses.
Mais elle le secoue vivement :
— Encore tes idées de malheur ! Ce n'est pas le
jour. Fais ta barbe que je t'embrasse. Nous irons en
Charente et nous aurons une terre, une grande terre 1
CHAPITRE IX
I. A D É F A. I T K
Les coqs des Grandes-Pelleteries chantèrent, puis
ceux du Bas- Village, puis ceux des Marandières nt
de Jolimont ; d'autres au loin répondirent ; enfin, tout
près, le coq nain de Gustinet lança sa note enrouée.
Il y eut un bruit d'oiseaux dans un pommier devant
la porte des Pâturcau. Séverin, à demi réveillé, se
dressa sur son séant : trois heures I pensa-t-il. Il avait
l'habitude d'être à trois heures et demie dans le champ
de jarosse du Pâtis, pour couper la pâture avant la
montée du soleil ; il n'y avait donc pas de temps ii
perdre.
Il se coula doucement hors du lit, enfila son pan-
talon et sortit tout de suite sur le seuil pour voir It^
temps ; car il y avait eu la veille menace d'orage
et l'on avait eu grand' peur à cause du foin de luzerne
qui n'était pas rentré.
La nuit pâlissait, mais l'œil ne distinguait rien
encore ; la brume s'était en eiïet installée partout ;
elle remplissait comme des boites les petits jardins
carrés aux haies basses ; elle s'empilait sous les arbres ;
le chemm Roux semblait une rivière blanche coulant
entre deux rives sombres. Dans le village, d'autres
LA DÉFAITE 177
■ portes battirent ; quelqu'un toussa ; un homme passa
en sifflotant, imprécis comme un fantôme. Séverin
senht la fraîcheur se glisser sous sa chemise défaite
et il rentra pour achever de se vêtir.
Delphine, réveillée, demanda dans un bâillement :
— Le temps est-il nettoyé?
— Je ne sais pas, fit-il ; il y a un gros brouillard ;
ça pourrait bien amener un orage.
Il ajouta comme il se disposait à sortir :
— Et toi? Comment te trouves-tu ce matin?
Delphine, qui était à la fin de sa grossesse, avait
fané la veille au Pâtis, et vers le soir elle s'était sentie
presque malade. Elle répondit :
— Oh ! cela va tout à fait ; je suis délassée et je
pourrai aller vous aider encore aujourd'hui.
— Cela, par exemple, je te le défends bien!
pour le travail que tu peux faire, ce n'est pas
la peine de venir si loin ; d'ailleurs, ce serait dan-
gereux.
Elle se releva sur un coude, péniblement, car elle
était très lourde.
— Je m'ennuie toute seule ici, fit-elle ; j'aime mieux
aller râteler.
Il se récria de nouveau :
— Mais tu es folle 1 râteler par une chaleur pareille I
et pour gagner quoi? rien du tout 1 II est bon d'avoir
de la complaisance, mais dans ton état, il vaut mieux
rester chez soi.
— Tu peux dire tout ce que tu voudras, j'irai
quand même. Si l'on ne me donne pas d'argent,
je gagnerai toujours ma vie et celle de Marthe; la
12
178 I.KS CBEl'X-nE-MAISONS
pauvre petite n'a pas déjà si souvent l'occasion de
faire un bon repas 1
Séverin essaya encore de raisonner, mais elle se
recoucha, muette, décidée à n'en faire qu'à sa tête.
Alors il l'embrassa et sortit en toute hâte.
La porte refermée, la chambre redevint noire.
Les enfants, ainsi qu'il arrivait chaque matin, s'étaient
réveillés à demi au départ de lour père. Louise se
plaignit : Antonin venait do lui allonger un coup de
pied. Ils commençaient à être grands et leurs jambes
se rejoignaient au milieu du lit; cela causait de fré-
quentes disputes. Quand Louise se tut, ce fut le tour
de Georgette : le même Antonin lui ayant égratigné
un pied avec l'ongle de son gros orteil, elle cria. Le
drôle, menacé, fil semblant do ronder pendant que
Constant rigolait à l'étouffée. Furieuse, la petite
se mit à pleurer très sérieusement et sa mère dut
l'inviter à venir se blottir à côté d'elle, dans l'autre lit.
Cette faveur l'ayant consolée, toute la maisonnée
dormit encore un petit bout de temps.
Quand il fit assez clair pour qu'on pût s'habiller
sans chandelle, Delphine se leva, alluma un petit feu et
se mit à préparer la soupo.
Elle avait menti à Séverin en disant qu'elle était
tout à fait bien ; elle se trouvait encore très lasse.
Étant sortie pour donner do l'herbe aux lapins, elle
fut saisie en revenant par la chaleur moite et la mau-
vaise odeur de la chambre ; pour ne pas tomber, elle
dut s'accoter à la table. Décidément, son homme
avait raison : il valait mieux rester chez soi main-
tenant.
LA DÉFAITE 179
Le vertige, pourtant, ne dura pas. Bravement
Delphine s'efforça de n'y plus penser. Elle en avait
vu bien d'autres durant cette grossesse ! Elle n'avait
pas passé une seule journée sans ressentir quelque
malaise, mais elle avait tout accepté sans se plaindre,
gaiement presque, à cause de l'idée nouvelle qui lui
trottait en tête : partir pour les Charentes ! S'en aller
loin des creux-de-maisons, loin de la misère 1 Un cou-
rage nouveau la redressait. Un petit allait venir ;
elle disait : tant mieux, cela fera deux bras de plus.
En attendant, ce n'était pas le moment de se dorloter ;
ce petit serait une charge nouvelle ; il fallait profiter
des derniers jours. D'ailleurs, les Chauvin étaient des
gens qu'il faisait bon obliger.
Le grand jour était venu; un peu de brume se
traînait encore sur le guéret, dans les jardins, mais
le soleil montait. Vivement Delphine fit lever ses
aînés et s'occupa d'habiller Marthe. Puis, la soupe
mangée et la chèvre traite, comme c'était jour d'école,
elle prépara le panier des enfants, les mit tous dehors
et, sortant à son tour, ferma la porte. Il était à peine
six heures. Georgette et Louise emmenèrent leur chèvre
sur la route et les bessons se mirent à couper de l'herbe
dans le jardin.
Delphine, restée seule avec Marthe, prit la petite par
la main et s'en alla au Pâtis. Elle arriva à l'heure du
premier repas. Séverin, en la voyant rentrer pâle et hors
d'haleine, ne put s'empêcher de montrer sa mauvaise
humeur : c'était folie toute pure, ce qu'elle faisait là!
Chauvine, elle-même, trouva que Delphine se fatiguait
réellement trop ; elle lui lit chaulîfr une tasse de café.
ISO t. ES CBKUX-DE-MAISONS
— Bois, dit-elle ; après, tu resteras ici avec moi,
tu m'aideras à faire la cuisine.
— Mais non, mais non ! répondit Dolphine ; je ne
suis pas venue chez vous pour vous embarrasser.
Si je m'étais sentie malade, je ne me serais pas mise
en route. Ne vous inquiétez donc pas 1
Une heure après, elle était dans le pré.
Les choses, d'abord, n'allèrent pas trop mal ; l'air
était frais, il y avait encore un peu d'ai^ail, ell-
râtelait à l'ombre. Mais peu à peu le soleil passa pai
dessus les plus hauts têtards; l'ombre se raccourcit.
Delphine avait des élancements douloureux dans le
ventre ; par moments des flammes bleues lui dan-
saient devant les yeux. Elle dut s'asseoir une minute
et boire à la cruche ; elle songea même à abandonner
son râteau et à s'en aller, mais le malaise, encore une
fois, passa et elle recommença à travailler.
Vers dix heures, elle sentit que le soleil et l'odeur
chaude des andains allaient de nouveau l'étourdir.
Elle voulut se hâter pour arriver au bout du pré
où il y avait encore de l'ombre, mais, brusquement,
le vertige augmenta: ses jambes fléchirent et elle tomba
à la renverse en poussant un cri de douleur. Séverin
accourut suivi de Chauvin et de ses deux Allés. Del-
phine était pâle comme une morte, bien qu'elle ne
fût pas tout à fait évanouie. Elle se remit assez vite,
mais soudain, comme pour les rassurer elle essayait
de sourire, elle poussa un nouveau cri en portant les
mains à sa ceinture.
— Oh I je me suis fait mal 1 emmenez-moi tout de
suite 1 tout de suite !
LA DÉFAITE 181
Chauvin courut au village et revint avec le char
à bancs jusque dans le pré. Puis ayant reconduit Del-
phine aux Pelleteries, il s'en fut quérir la sage-femme
et la grand'mère Bernou des AiTolettes. Quand elles
arrivèrent, elles trouvèrent Delphine toute changée
par la douleur et Séverin affolé. La sage-femme déclara
qu'il fallait un médecin. Chauvin retourna donc au
bourg ; le médecin était en tournée ; il vint le soir
à la nuit tombante.
Il vint à la nuit tombante et ne partit que le len-
demain, à l'aube, quand fut né l'enfant, un garçon
bien constitué d'ailleurs.
Ce médecin était un homme d'une quarantaine
d'années, très bon, adoré de tout le monde, mais très
brusque. Comme il s'en allait, Séverin le suivit pour
l'interroger.
— Il est sauvé, ton gosse, répondit-il simplement.
— Et elle, monsieur? Y a-t-il du danger?
— Je repasserai dans la journée ; faites tout ce
que je vous ai dit.
Séverin ne put rien savoir de plus ; il revint au chevet
de sa femme.
On revit en effet le médecin dans la soirée ; la
malade avait une fièvre intense et souffrait beaucoup ;
le médecin sortit l'air furieux. Séverin courut der-
rière lui.
— Monsieur ! parlez-moi, monsieui' 1
— Eh bien?
— Qu'en pensez- vous, monsieur?
Le niédecin se retourna tout à fait et toisa cet
homme pâle qui tremblait.
182 I.KS CREUX-DE-MAISONS
— Mon pauvre vieux, écoute, répondit-il en posant
8a main carrée sur l'épaule de Séverin, tu es an homme,
on peut te dire les choses : ce n'est pas bon, pas bon
du tout... mais on ne sait jamais... Je reviendrai
encore demain matin. Rentre chez toi et pas de bruit
surtout, hein I pas de bruit. S'il vient des femmes,
flanque-les dehors !
Et il partit en mâchonnant des mots qui étaient
des jurons peut-être ou des menaces.
Les voisines attendaient prés de sa voiture ; elles
l'interrogèrent, mais il s'emporta :
— Est-ce que je sais, moi? Est-ce que je m'y
connais? Qui vous a dit que je m'y connaissais,
n. de D... !
Pourtant, une fois dans sa voiture, il demanda à
son tour, d'une voix radoucie :
— Combien a-t-il d'enfants, ce Pâtureau?
— OAa fait six, maintenant, monsieur.
— Six ! pauM-e bougre !
Le lendemain matin il n'y avait plus d'espoir.
La journée fut atroce ; Delphine délirait. Il lui
revenait de lointains souvenirs : elle parlait de sa
jeunesse et du moulin et de l'écluse où barbotaient
les canes. Puis, soudain, elle se cachait, secouée d'une
peur alïreuse.
— Séverin 1 Oh ! la bête... le creux-de-maison !
comme c'est noir ! comme c'est froid I la bête I elle
me mango 1 oh I
Elle restait un moment muette et tremblante ;
après quoi elle recommençait à appeler ses canes;
elle parlait aussi d'une terie où elle irait avec ses
LA DÉFAITE 183
enfants, d'une ferme « là-bas », bien loin, dans un pays
plein de soleil où elle aurait une grande maison avec
des fenêtres.
Vers le soir, elle eut un moment de paix et reprit
un peu ses sens. Elle demanda à voir les petits. Elle
les reconnut tous et les embrassa ; mais comme
Georgette se tenait près du lit, elle se mit à la caresser
en disant de sa voix étrange, de sa voix « d'ailleurs » :
— Oh 1 la petite ! les beaux yeux d'eau ! Vois donc,
Charles, les beaux yeux clairs... apportez les ablettes...
j'ai mangé toute la crème...
Les enfants, saisis, se serrèrent les uns contre les
autres. Leur mère se tourna vers la muraille ; tout à
coup, de la ruelle, monta une chanson grêle, fredonnée
à mi-voix :
Quand Mathurin va-t-au moulin,
Drelin, drelin, vire I
C'est point pour y fair' moud' son grain,
Drelin, drelin, din I
Louise, qui sanglotait sur une chaise, se redressa,
folle, les mains en avant.
— Je veux m'en aller ! j'ai peur ! j'ai peur !
La Gustine entraîna les cinq enfants pendant que
la mourante criait à son tour :
— Emmenez-moi ! défendez-moi, oh 1 la bête ! le
creux-de-maison I Je veux m'en aller I
Elle s'en alla quatre jours plus tard, dans une
bière mince, l'ancienne petite meunière du moulin
do la Rue ; et derrière elle, par le chemin Roux, des-
cendirent tous ceux des Pelleteries.
CHAPITRE X
Aw tratail!
Le lendemain de l'enterrement, la grand'mère
Bernou des Arroicttes se leva de bon matin, fit un
petit paquet de bardes comme en font les servantes
qui vont rejoindre leurs maîtres, et, de son pas menu,
s'en alla aux Pelleteries.
Le temps s'était beaucoup refroidi ; il avait plu
et un grand vent d'ouest bousculait les feuilles.
Malgré sa bâte d'arriver, la petite vieille avançait
lentement, arrêtée et étourdie par ce vent qui lui
cornait aux oreilles sa grosse menace in finie. Son paquet
la fatiguait aussi. C'est qu'elle avait soixante-sept
ans sonnés et commençait à manquer de souflîe.
A la croisée du chemin Roux, elle posa ses bardes
sur un tas de pierres et s'arrêta un peu avant de monter
jusqu'au village. II y avait à ce carrefour un talus
sur lequel étaient piquée» de petites croix de bois.
Cela voulait dire que des corps étaient passés par là.
Plusieurs de ces croisettes étaient déjà vieilles ; Therba
montait autour, les recouvrait ; elle» ne tarderaient
pas à tomber et à pourrir. Bernoude en remarqua
une beaucoup plus blanche que les autres, une toute
i'iaichc, piquée la veille. Des larmes lui vinrent.
AU TRAVAIL ! 185
Elle avait encore les yeux un peu brouillés en entrant
chez son gendre. Comme le jour venait à peine par
la petite fenêtre, elle ne distingua rien d'abord ; puis
elle vit Séverin assis près de la table. Il ne bougeait
pas.
— Bonjour ! dit-elle, me voilà.
Il leva la tête et elle vit sa face ravagée et vieillie.
Elle répéta :
— Bonjour, mon gars ! me Toîlà.
II répondit :
— Bonjour !
Il ne s'était sans doute pas couché ; il ne semblait
pas avoir pleuré. La grand'mère remarqua qu'il avait
les gros sourcils méchants du défunt Boiteux.
Comme il ne bougeait toujours pas et comme il
ne parlait pas non plus, elle déposa son paquet sur
une chaise et, se penchant sur la table, elle mit sa main
ridée sur sa main à lui qui était froide.
— Mon pauvre gars, dit-elle doucement, faut pas
se faire tant de chagrin ; il y a les enfants : faut pas
se laisser abattre. Me voilà, moi ; je vais rester si tu
le veux bien. Je demeurerai avec toi ; j'élèverai le
petit et je ferai attention aux autres. Parle-moi donc,
voyons... tu veux bien que je reste ici?
Il répondit d'une voix briaée :
— Oui, m'man.
Et comme elle continuait à lui dire des choses
douces et tristes, il sentit en lui une émotion nouvelle ;
la détente venait enfin et les larmes. Il répondait :
— Oui, m'man... non, m'man... merci, m'man...
Avant le malheur, bien qu'il aimât beaucoup cette
186 LES CRBUX-nE-MAISONS
vieille femme, jamais il ne l'avait appelée maman ;
maintenant, cela venait tout seul. Elle en fut remuée
et l'embrassa.
— Allons, faut avoir du courage, mon bon gars.
Dis-moi où sonl les alTaires, que je me mette à l'ouvrage.
Elle pleurait à petit bruit. Il eut vite fait de mon-
trer tout ; elle alluma le feu et accrocha la marmite
pour la soupe du matin.
A ce moment, la Gustine entra avec Marthe et
Georges, le petit dernier. Les autres enfants avaient
été recueillis par les fermiers des Grandes-Pelleteries :
ils arriveraient bientôt. La Gustine s'offrit à donner
un coup de main, mais pour le moment il n'y avait
rien de pressé ; elle s'en alla donc, car elle avait beau-
coup à faire chez elle.
La grand'mère démaillota l'enfant et Séverin s'ap-
procha pour le voir s'étirer devant le feu. Il prit entre
ses gros doigts les orteils menus et rouges.
— Pauvre petit ! dit-il, tu n'es pas au bout de ta
misère.
L'émotion le gagnait encore.
Mais un rayon de soleil, filtrant par une éclaircie,
entra dans la maison : il faisait jour depuis long-
temps.
Le père se redressa :
— Allons 1 c'est pas tout ça 1 fit-il.
Et il s'en alla au travail.
TROISIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LES CHOUX
Il faut le dire : les Pâtureau furent secourus lorsque
la mère fut morte.
Les beaux fi-ères firent ce qu'ils purent. Calloux
envoya cent sous à sa filleule Georj^i.-tte et Auguste
amena une charretée de fagots. A plusieurs reprises
Chauvine et Pitaude firent passer du lait, du beurre
et même quelques restes de lard. Ceux du Grand-
Village — à l'exception des Larin qui étaient des gens
très durs — attiraient les enfants chez eux ; lorsque
Louise et Georgette gardaient leur chèvre après l'école,
les moissonneurs en train de manger derrière les haies
appelaient les deux fillettes ; ils leur coupaient des
tartines ou leur laissaient li!S plats à nettoyer.
Les pauvres du Bas-Village se montraient pitoyables
à leur manière. Les hommes se serraient autour de
Séverin ; ils l'emmenaient avec eux à la messe, lui
offraient du tabac, s'arrêtaient longtemps à causer
188 LES CREl'X-DS-MAISON«
devant sa porte. Les femmes, avant d'aller laver,
passaient voir si la Bernoude n'avait point un petit
paquet à leur donner ; la grand'mére était heureuse
de se débarrasser ainsi d'une partie de ses laveries, —
sans compter que cela ménageait lo savon.
Les voisines aidaient aussi la Bernoude À corriger
les petits, les bessons surtout, avec qui cela n'allait
pas toujours. S'étant en effet avisés que leur grand'-
mére ne savait plus courir et que, d'autre part, elle
était trop bonne pour les faire battre par leur père,
les garnements en profitaient pour faire mille sottises.
Séverin fut inscrit sur la liste des indigents de la
commune. Il ne paya plus rien à l'école pour les livres
et les cahiers de ses enfants et il eut droit gratuitement
au médecin.
Oui, les Pàtureau furent secourus tout d'abord ;
mais on s'habitue vite à la misère des autres : la pitié
des gens ne dura qu'un temps. Et puis il y eut d'autres
malheurs dans le pays, d'autres veufs, d'autres orphe-
lins ; on oublia un peu ceux des Pelleteries.
Pourtant, ils n'étaient pas à la noce.
La Bernoude avait beau faire, elle n'arrivait pas
à remplacer la défunte. Elle n'avait la paix qu'aux
heures de classe, quand le bébé dormait. Le soir, la
pauvTe vieille était bien lasse ; elle se couchait dan*
un mauvais lit avec Louise, Marthe et Georgette.
Séverin était un peu mieux partagé, n'ayant avec
lui que les l)e8S0[is ; mais en revanche il s'occupait
de Georges qui criait souvent, étanl sujiH aux coliques.
Séverin passait des nuits entières à dorloter l'en-
fant, même au temps des grands travaux où le temps
LES CHOUX 189
de dormir est si court. Cependant il ne se plaignait pas ;
— il était seulement très sombre par moments et
parlait moins encore que de coutume. Pourquoi d'ail-
leurs se serait-il plaint? Il était nourri, lui, au moins!
Mais les siens ! Cette vieille femme fatiguée, ces enfants
maigi'es, cette Louise si mince et ce bébé aux diarrhées
vertes dont la mort n'avait pas voulu !
On rélevait au biberon, naturellement, ce dernier;
mais il n'était pas glouton comme l'avaient été les
bessons ; il tétait paresseusement, et encore fallait-il
lui couper son lait avec de l'eau. Aussi, il avait une
petite tête grosse comme une pomme saint-Jean et
une mine si terreuse que c'en était pitié. La grand'-
mère se désolait :
— Jamais ça ne viendra fort, Jésus ! Jamais ! Et
souvent, elle disait sans malice :
— Pauvre petit Pâtira !
Le médecin avait défendu — absolument défendu —
de donner au bébé autre chose que du lait. Heu-
reusement la chèvre en fournissait ; mais, d'un autre
côté, il n'était plus question de fromage, et les aînés
se trouvaient d'autant plus malheureux.
A la Toussaint, Sévorin resta au Pâtis, mais il y
resta moyennant un gage plus fort. Il avait dit à Chau-
vin, au moment de conclure marché :
— Me voilà, moi, va-devant chez vous ; voilà vos
deux gars qui vont second et puis doux autres valets
derrière, l'un en force, l'autre quasiment drôle ; ça
IPO TES CRF.rX-DE-MAlS0N8
fait du rnondo ji tnblo. L'hiver, qu'auriez-vous besoin
d(» trois personnes d'ailleurs, si ce n'était pan pour le
fourrage? A présent, jo vais vous dire une chose :
vous voyez comment c'est chez moi ; j'ai besoin d'ar-
gent ; eh bien I pour trente écus do plus, je reste va-
devant chez vous pour le gros travail d'été et je ramasse
les choux l'hiver. De cette manière, vous n'auriez
besoin que d'un petit valet en plus d© moi. d'ici 1^
printemps. Songcz-y, patron I
Chauvin avait élevé des objections.
— Je t'entends, mon valet, tu veux enchérir. Seu-
lement, je te dirai : cela fait beaucoup d'ou\Tagt'
pour un homme. On a beau être allant, on n'en fait
pas comme deux; sans compter que tu n'es plus
jeune, jeune : tu le trouveras dur, d'effeuiller les choux.
— Peut-être bien, patron, mais je n'ai pas l'habi-
tude de craindre ma peine. Il me faut de l'argent :
voilà ce qu'il en est. Je suis accoutumé chez vous
et cela me ferait chagrin de vous quitter; pourtant
si vous voulez finir le marché, il faudra que vous
mettiez ces vingt écus.
Il avait, pour parler de ces questions d'argent et
de travail, une voix lente et comme respectueuse.
— Oui, patron, vingt écus de plus et je vais dans
les choux.
— Oh 1 oh ! vingt écus 1 Ce n'est pas un denier !
ça te monterait à quatre cent vingt francs.
— Possible, mais je peux les gagner : on me les
a olTerts dans deux petits endroits pour faire tout.
— Pour porter des faix du matin au soir 1 tu verrais
le changement, mon valet I
LES CHOUX 191
— Oh ! je ne dis pas, Chauvin ; encore une fois,
je ne dis pas que je serai mieux ailleurs que chez vous.
Jamais vous ne m'entendrez mal parler de la maison,
ni de vous, ni de vos gars, qui sont de bons compagnons
d'ouvrage ; pour ça, non I mais j'ai besoin d'argent.
Et croyez-vous que le travail ne vaut pas quarante-
deux pistoles?
— Si, mon gars, il les vaut I Boudre ! Mais, ce qui
n'est pas trop pour toi, l'est pour moi ; parce que je
crois qu'il faudrait tout de même deux autres valets.
Non, je ne peux pas, vois-tu.
La discussion avait été longue ; à la fin, Chauvin
avait cédé. Séverin irait dans les choux moyennant
quatre cent vingt francs et quatre sillons de pommes
de terre à faire dans le champ des Joneries, qui avait
deux cent cinquante pas de versaine. C'était un beau
gage, un des plus forts du pays, mais ce n'était pas
volé ; oh, non I
II y avait au Pâtis, pour nourrir cinquante têtes de
gros bétail, deux immenses champs de choux. L'effeuil-
leur travaillait dans ces champs du matin au soir, tous
les jours, par le vent, la pluie, le givre, la neige.
Dur métier pour ceux don., le sang est un peu refroidi
par l'âge ; métier terrible pour ceux qui n'ont pas
de vêtements imperméables et qui, trempés jusqu'aux
os dès la première heure, grelottent toute la journée
dans le vent froid.
Séverin avait effeuillé des choux dans sa jeunesse ;
il l'avait fait aussi deux hivers chez Loriot, mais
il n'avait jamais passé une saison entière à faire uni-
quement ce travail.
192 I.ES CREl'\'-nK-M AISONS
Trop pauvTc pour s'achelnr une blouse cirée et
des piJÔtrt'S, il se mnttail sur le dos un sac en toiU
grossière qui était bien vite mouillée et il se faisait
de grandes bottes en paille ; ces bottes lui proléjfcaient
assez bien les jambes, mais ^«llca ralotindissaient et
il était obligé de l"» ôtcr pour charger sur la charrette
les fagots de choux — qu'il faisait très gros, pour gagner
du temps.
Aux jours de presse, il avait pour l'aider le nouveau
valet, un garçon de seize ans, fluet et de chétive mine,
qu'on appelait Fourchette à cause de ses jambes trop
longues et trop minces. Fourchette était plein de
bonne volonté, mais il ne fallait pas compter sur lui
pour charger, car le moindre fagot l'acculait dans la
raize. Aussi, le samedi, comme il fallait du fourrage
pour deux jours, Chauvin envoyait un de ses gars
donner un coup de main au valet.
Par chance, le mois de décembre fut froid, mais
sec. Le mauvais temps commença pour les pauvres
effeuilleurs la veille de Noël. Ce matin-là, Séverin,
en arrivant dans le grand champ, dit à Fourchette :
— Hé ! hé ! mon vieux ! il y a des chiens blancs ;
gare aux doigts I
Il y avait en tffet une lourde gelé« blanche ; les
petites feuilles dures demeurées aux ronces scintil-
laient et les herbes de la cheintre craquaient sous les
pieds. A l'orient, un soleil rouge et très large sortait
de limbes irréels, de vapeurs trop roses et commençait
à monter dans la brume impondérable du ciel pâle.
Une ligne nuire se détacha de l'horizon ; des corbeaux
vinrent, lourds, bruyants, offensant la pureté des
LE? CHOTTX 193
choses. Ils s'abattirent sur un grand marronnier au
coin du champ de choux.
Fourchette cria :
— « Pies-grolles, pies-groUas !
Allez-vous en, ne r'venez pas ! »
Quelques-uns s'envolèrent ; mais, après avoir tour-
noyé une minute, ils se posèrent à nouveau sur les
branches.
— Pics-grolles ! alloz-vous-en ! Houch ! malcs bêtes !
Une motte s'émietta sur le tronc de l'arbre ; cette
fois les corbeaux s'enlevèrent tous avec des cris d'ef-
froi ; ils s'éparpillèrent au-dessus de l'espèce de
cuvette que faisaient les terres à cet endroit. Le champ
de choux formait un côté de cette cuvette ; penchant
sur la galerne, il commençait à recevoir de biais les
rayons du soleil.
Le vent soufflait de l'est. C'était un petit vent aigre
qui accourait avec des siflîements de bête méchante.
Il agitait de balancements infinis la lourde masse de
verdure. Il passait en appuyant et soulevait des houles
pâles, ou bien il se glissait dans les dessous et retour-
nait comme des mains les grandes feuilles aux veines
blanches ou violettes. Il se coulait par les raizes
où l'on voyait par endroits la terre jaune, et des taches
plus jaunes encore qui étaient des feuilles tombées.
Quand il s'apaisait, les choux achevaient plus douce-
ment de s'égoutter ; les feuilles humides se redres-
saient et, reflétant la lumière éparso, luisaient un peu.
Ayant assujetti leurs jambières de paille, Séverin
et Fourchette attaquèrent les choux de la cheintre
qui étaient petits et clairs ; puis ils s'engagèrent
13
194 LES f:REI'X-DE-MAJSONS
entre dos sillons où ils flispurumnt tout do suito, rar
les choux y étaient magnifique», hauts presque comme
des hommes.
De grosses gouttes glacées roulaient encore sur
les feuilles ; à leur troisième aisstllée, les deux valets
étaient trempés. Ils allaient vivement à cause du froid .
la tache jaune et sautillante de leur dos apparaissait
seule entre les feuilles remuées. De temps en temps
Fourchette se redressait, pâle, les dents chantantes,
posait son aissellée sur la riorte et, pendant une minute,
sautait en l'air en agitant ses bras comme un coq
qui bat des ailes.
— Pâtureau ! faisait-il, j'en crève ! Je ne sais plus
où sont mes doigts !
Mais Sévcrin, grelottant lui-même, allait grand
train sans parler ; quand il fut au bout de son
rang il répondit au garçon qui se plaignait de plus
belle :
— Eh bien 1 quoi ! en voilà des manières ! Es-tu
un homme, nom de d'iàr? Tape plus fort, tu te réchauf-
feras.
Puis il ajouta plus doucement :
— Voilà le soleil qui monte, ça nous fera du bien...
hardi, mon pauvre Fourchette ; encore un petit coup
de collier !
Le soleil montait en effet, mais il pâlissait en
même temps ; ce n'était plus qu'un œil morne par-
ticipant à la tristesse des champs; il se cachait der-
rière un rideau de brumes mouvantes ; et vers la
haute galerne, derrière les eiïeuilleurs, la ouate assom-
brie de l'horizon venait en s'élargissant comme était
LES CHOUX 195
venue, quelques heures plus tôt, la bande de cor-
beaux.
Soudain, le soleil s'éteignit tout à fait ; une haleine
plus âpre sifïla dans les branches noires et toute la
campagne en tressaillit. Quand Séverin arriva près
de la haie, en haut du champ où les choux protégeaient
mal la terre, il remarqua que les mottes étaient encore
dures. •
— Bon sang ! fit-il, ça ne dégèlera pas 1 pourvu
qu'il ne vienne pas de neige ! aujourd'hui où il me faut
deux charretées, ça ne serait pas amusant.
Ils travaillèrent encore un moment, puis Séverin
envoya le petit gars chercher la charrette. A midi,
comme ils revenaient au Pâtis, une pluie glacée com-
mença à tomber.
Il fallait ce jour-là deux fortes charretées de four-
rage ; aussi, dès que la soupe fut mangée, les valets
retournèrent dans le champ. Le temps avait l'air
de se gâter encore. La pluie venait de cesser, mais le
froid continuait et les choux étaient plus mouillés
que le matin, Séverin, malgré son courage et sa dili-
gence, avait grand' peine à se réchauffer. Derrière lui,
Fourchette, tous les dix pas, battait des ailes et sa
voix enrouée d'adolescent se faisait lamentable.
— J'en crève! Pâtureau! j'en crève, moi!
Tout à coup, le garçon jura : comme il venait de
lier un fagot, le bout de la riorte s'était brusquement
détendu et lui avait déchiré la main. Séverin, redressé
à demi, vit les doigts saignants et le jeune homme transi.
— Dépêche-toi 1 cria-t-il, ne t'arrête pas ! tu vas
geler...
19(î f.ES niECX-DE-MAISONS
L'autre, docile, 8p baissa pour travailler.
Mais le froid était terrihl»». La pluie, une pluie
placée qui devait faire du verglas sur la route, avait
recommencé à tomber. Le vent courait au travers
on siiïlant ; il Téparpillait menu et la jetait avec furie
sur les choses. Les gouttes à peine fondues cini^laiont
comme des mèches fines ; elles tombaient avec un
bruit mat sur les choux qui les secouaient sur le d<'^
des efTcuilleurs. Sc'verin entendit encore une fois la
plainte du petit j,'ars.
— Ohl j'en crève 1
II se relova aj^acé :
— Dis donc, fainéant, tu n'as pas fini ! Tu ne peux
pas travailler sans te plaindre? Qui m'a fichu une
demoiselle pareille?
Mais le jeune homme pleurait. Séverin, tout de même,
s'approcha pour voir.
Debout dans la raize, pitoyable comme un chien
maigre avec ses habits mouillés qui lui collaient au
corps, Fourchette tendit au bout de son bras mince
une main énorme qui ne semblait pas être à lui, une
main violette d'engelures où deux grandes crevasses
s'étaient ouvertes et saignaient.
— Je ne peux plus, bredouilla-t-il. C'est mes
fentes... Je me suis fait mal tout à l'heure... et à présent
pas moyen de fermer la main.
Il tremblait comme si le vent l'eût lui-même
secoué et de grosses larmes roulaient sur sa face vcr-
dâtre.
Séverin fut pris de pitié.
— Diable 1 tu saignes, mon pauvre Fourchette I
LES CHOUX 197
sauve-toi, va changer de bardes. Tu diras à Florentin
de m'amener la charrette sur les quatre heures.
Il tremblait lui aussi, le grand valet ; le froid l'avait
saisi pendant qu'il s'occupait de son compagnon.
Sa chemise mouillée lui glaçait les épaules et la poi-
trine.
— Vais-je me laisser geler, moi aussi? pensa-t-il ;
jamais de la vie !
Il secoua la tête comme un bœuf rétif qui ne veut
pas se mettre au joug. Il n'était pas de ceux qui cèdent.
Les dents serrés, il se baissa, jeta son chapeau ;
ses épaules dédaigneuses bousculèrent deux grands
choux qui lui versèrent toute leur eau sur la tête,
et, aussitôt, au milieu de l'immense tremblement des
feuilles froides et mouillées, il se mit à taper comme une
bête folle.
— Ouf ! en voilà un qui pèse plus de deux cents.
Rouge, en sueur, malgré le froid de cette lugubre
soirée, Florentin tira sa fourche du fagot qu'il venait
de mettre sur la charrette.
Par la chointre qui commençait à s'assombrir,
Séverin venait, lourdement chargé, patouillant dans
la glaise détrempée. 11 s'approcha à son tour, mit le
manche de sa fourche à terre, puis, d'un rude effort,
jeta par-dessus les ranches l'énorme botte do feuilles ;
la tête des bœufs tressauta.
C'était le dernier fagot ; les deux hommes secouèrent
leurs sabots et a?'rangèrent leur coilîure.
— Ça y est 1 à la soupe ! dit Florentin.
198 LtS CBtUX-UK-MAISOKS
Empoigiieint l'aipuillim, il niniia les bœufs ot la
charrette démarra.
Séverin demeura une mmutc pour former la bar-
rière; comme il su disposait à partir à son tour, une
voix claire s'éleva derrière lui :
— Papa I bonsoir 1
Il se retourna. Louise était sur la route, mince
silhouette brune que bombaient les poches gonflées
d'un bissac. Séverin, d'un coup d'œil instinctif d'an-
cien cherche-pain, soupesa ce bissac ; cela devait
faire six ou sept livres : bonne tournée, très bonne
tournée.
Il vit aussi le sarrau mouillé, les pieds nus dans
des sabots trop grands, les petites jambes violettes;
il gronda :
— Que fais-tu là? Tu n'es pas encore rentrée!
— Non, répondit l'enfant; j'ai fait tout un tour;
j'ai attendu plus de deux heures chez les métayers
de Malitrou ; la femme n'y était pas.
— As-tu mangé?
— Oui, j'ai mangé une pomme de terre chaude
chez Pitaude et un grignon de miche que j'ai eu dans
le bourg.
Elle s'arrêta de causer pour tousser d'une toux
sèche qui la secouait toute.
Séverin se rapprocha d'elle. Il souffrait cruelle-
ment chaque fois qu'il voyait son enfant avec un
bissac; il ne s'habituait pas à la misère des siens; il
en avait honte. Quand Louise passait sur les routes
à portée de sa vue, il baissait la tête et parlait à ses
compagnons d'ouvrage pour détourner leur attention.
LES CHOUX 199
Mais ce soir il était seul avec elle et il y avait en
lui une grande pitié.
Il se pencha, tâta le fichu mouillé et les menottes
froides. Puis, comme la nuit venait, comme Florentin
avait disparu au détour, comme il était bien sûr enfin
de ne rencontrer personne, il prit la petite par la main,
mit le bissac sur son épaule et le porta un bout de
chemin. A l'échalier du Pâtis, il rendit le bissac et
malgré ses bardes mouillées, il s'arrêta un moment
pour suivre des yeux son enfant qui s'en allait en
toussant dans le vent traître, entre les baies devenues
farouches.
L'image de la défunte lui passa dans l'idée ; et il
songea avec un atroce serrement de cœur au chagrin
qu'elle aurait eu si elle avait vu cela.
CHAPITHi-: F!
L ES CHERCHE !• \ i >
Louise mendiait franchement ; malgré l'aide des
voisins, il avait bien fullu en venir là.
Les bessons étant encore un peu jeunes, la fillette,
seule, faisait des tournées. Il lui arrivait de passer
deux fois par semaine au seuil des métairies. Les gens
s'habituaient à elle, à son petit air de femme sérieuse,
à ses joues maigres, à ses yeux sombres, des yeux
trop grands qui lui mangeaient la figure.
Comme elle allait toujours pieds nus et que le froid
lui marbrait les chevilles, quelqu'un lui avait donné
le nom de Bas-Bleu et ce nom lui était resté. Les ser-
vantes disaient :
— Patronne ! Bas-Bleu des Pelleteries est à la
porte ; faut-il qu'on donne?
Et de môme, les vieux bréche-dents, diseurs de
rigourdaines, criaient derrière elle pour la faire se
retourner :
— Bas-Bleu! Bas-Bleu! tu perds tes jarretières.
Ils diraient cela, ces anciens, sans méchanceté
aucune, étant désireux de la faire rire.
Pourtant, cela ne plaisait pas à Séverin ; c'est qu'auBsi
il était plus fier qu'il n'est séant à un malheureux. A
LES CHERCHE-PAIN 201
la maison, il ne tolérait pas qu'on appelât la petite
autrement que Louise. 11 voulut également qu'elle
prît des bas ; mais outre qu'elle n'en avait guère,
il est toujours bon qu'un cherche-pain aille nu-pieds
et mal vêtu. D'autres tracas vinrent qui firent oublier
ceux-là ; Louise resta Bas-Bleu pour tout le monde, ce
qui d'ailleurs était sans importance.
Il y avait deux autres petits mendiants aux
Pelleteries ; ils passaient chercher Bas-Bleu et les
trois enfants faisaient leurs tournées ensemble.
Pieds nus, le ventre vide, ils s'en allaient dès le
matin par les sentiers de traverse qui conduisent
d'une ferme à l'autre. Ils s'arrêtaient à chaque porte.
Quand personne ne les avait entendus arriver, ils
toussaient timidement d'abord, puis plus fort pour
avertir la ménagère. Si celle-ci était occupée ailleurs,
ils s'asseyaient sur le seuil et tapaient du coude dans
la porte en chantonnant d'une voix traînante :
— Charité, s'il vous plaît ! Charité ! Charité, s'il
vous plaît I
— Qu'est ça?
— Les cherche-pain ! Charité, s'il vous plaît 1
— Combien? disait la voix.
— Deux, trois !
Parfois, ils frappaient en vain ; la porte ne s'ouvrait
pas et ils attendaient des heures entières, grelottant
aux mauvais jours.
Il leur arrivait de galopiner lo long des routes,
mais il fallait ensuite rattraper le temps perdu. Les
tournées étaient longues, car il y avait des gens qui fer-
maient leur porte en disant :
lO'l LliS CRKUX-Dfc-UAmONS
— On ne donne plus !
On no donne plus ! cela voulait dire qu'on avait
donné, dans le temps, quand il y avait beaucoup,
beaucoup do mallieuroux, quand des bandes de dix
ou quinze cherche-pain passaient aux portes. Mais
maintenant ce n'était pas le jour I il n'y avait plus de
cherche-pain au pays, il ne devait plus y (jn avoir;
il en était tant parti pour les Gharunlos I Les malheu-
reux qui restaient, la commune ne leur venait-elle
pas en aide?
La bru des Larin, qui était pourtant une proche
voisine, pensait tout juste ainsi ; et comme elle était
très sotte, elle l'expliquait à Bas-Bleu et aux deux
petits drôles qui raccompagnaient.
— On ne donne plus 1 vous êtes soutenus par la
commune. Aujourd'hui les plus malheureux ne sont
pas les malheureux ; allez-vous-en !
En revanche, il y avait de bonnes portes ; il y avait
des gens qui donnaient de la miche et invitaient à
entrer pour se réchauffer.
Bas-Bleu n'aimait pas à aller seule, car elle avait
peur des chiens. Elle évitait aussi les coureurs des
routes.
Vers la fin de l'hiver, elle commença à emmener
les bessons. Elle leur apprit les chemins les plus courts
et les choses qu'il fallait diro pour avoir des tartines.
CHAPITRE III
LA BRACONNE
Le dimanche, Séverin faisait de longues courses
dans les champs. Dès les premiers temps de son veu-
vage, il avait commencé à sortir ainsi pour ne pas rester
immobile à songer. Puis, peu à peu il avait pris le pli
de ne jamais rester tout un dimanche au village.
Quand il n'était plus utile chez lui, il s'en allait
voir les semis de maïs ou bien les jeunes plants de
choux ou bien les champs de pommes de terre où le
sol commençait à se soulever autour des tiges. Il passait
sur les guérets, arrachait une ravenelle ou une toufîe
de chiendent, écrasait par habitude les mottes
échappées à la herse. Il longeait les haies où bruissent,
dans l'ombre chaude, des bêtes ignorées. Il détruisit
quatre ou cinq nids de vipères. 11 regardait comment
les branches poussent ; s'asseyant dans les cheintres,
il s'amusait à cueillir et à considérer les herbes sans
noms, les herbes indifférentes sur lesquelles grimpent
de petites bêtes — sans noms aussi — qui sautent
quand on les touche ou font les mortes.
Il remarqaait des choses auxquelles il n'avait jamais
fait attention jusque-là.
Un dimanche du mois d'août, comme il était de
^n'i I.KS CRETIX-DE-MAISONS
^aide chez les Chauvin, il surtit dans l'après-midi
pour qIIct voir ses quatre sillons de pommfs de terre
dans les Grandcs-Jonories, Au retour, il s'attarda à
cueillir des noisettes; elles abondaient dans deux ou
trois haies écartées que les enfants n'avaient pas encore
pillées. Le dimanche suivant, il revint au même endroit
et l'autre dimanche encore. 11 finit par cueillir ainsi
une dizaine de litres de noisettes que la licrnoude
fit sécher hors de la portée des enfants et qu'elle
vendit vingt sous au Béguassard.
— Tiens, pensa Séverin^ je n'ai pas perdu mon
temps i
A partir de ce jour, il fit attention aux choses qui
se perdent et que le passant a, de par l'usage, le droit
de ramasser. Et même, à partir de ce jour, il rechercha
ces choses pour les rapporter aux enfants ou pour en
faire de l'argent.
11 s'inquiéta, par exemple, des endroits où poussaient
les champignons. Son défunt père, qui s'était empoi-
sonné deux fois, lui avait appris à reconnaître les bons,
mais il ne se souvenait plus bien des espèces ; il en
cueillit de douteux qu'il essaya avant les enfants.
Au mois de novembre il ramassa un bon double
de châtaignes de bois ; il courut très loin chercher des
jets de bourdaine qu'il échangea contre du beurre.
Au printemps, il sut trouver dès les premières
journées chaudes toute une brassée de muguet fieuri ;
Bas-Bleu en fit cinq bouquets qu'elle alla offrir aux
dames de Coutigny ; cela rapporta une dizaine de sous.
Sévorin était devenu rusé. 11 disait aux petits cou-
reurs de haies des secrets sans importance, puis il
LA BRACONNE 205
les écoutait se vanter à leur tour de leurs trouvailles
et il recueillait des renseignements dont il profitait.
Il put ainsi trouver sans peine trois nids de merles ;
il dénicha douze petits qu'il mit dans une cage et
que Bas-Bleu mangea l'un après l'autre, cuits avec
un peu de beurre dans une pomme de terre creusée.
Bas-Bleu était sa préférée ;elle toussait toujours
beaucoup et cela inquiétait son père.
Pour lui faire un remède, il fallait, entre autres
choses, du cresson; Séverin en cueillit de-ci, de-là.
Or, le cresson n'est pas tout à fait à celui qui le trouve ;
c'était une demi-maraude. Un an plus tôt, Séverin
n'aurait jamais fait cela. Il eut encore une hésitation ;
mais, à force de se débattre contre la misère, il s'habi-
tuait à ces hésitations-là. Bas-Bleu était malade, il
fallait du cresson pour la guérir ; alors quoi? demander,
demander toujours ! On s'en lasse encore plus vite
qu'on ne se lasse de donner.
Séverin, en coupant du cresson dans le Pré-Bas
des Larin, se disait :
— Quand je verrai le voisin, il faudra que je le
prévienne ; ça vaudra mieux.
Il le vit le soir même ; mais Larin était justement
im sauvage, très dur au pauvre monde ; n'avait-il
pas grondé méchamment les bessons qui ramassaient
des bouses sur le chemin Roux, près du Haut-Village?
Séverin, craignant d'être mal accueilli, garda la chose
pour lui.
Et, bien mieux, le dimanche suivant, il revint dans
ce même pré où coulait un petit ruisseau peuplé de
grenouilles et de vairons ; il y revint avec un grand
20(3 LES CRBl'X-DK-MAIS()>«S
paiiitT assez large pour barrer tout le courant; il
réussit à prendre une assiettée de petits poissons.
Quand rélé fut venu et que le ruisseau fut presque à
sec, Séverin épuisa des trous. C'était une pêche fati-
gante et cela pouvait rapporter un procès, mais les
enfants se régalaient au retour. Un jour, il prit une
anguille, une autre fois ce fut un cent d'écrevisses
que la Gustine, par complaisance, porta au marché
et vendit trente sous.
A vrai dire Séverin prenait goût à la pêche. Il pas-
sait tous ses dimanches au bord de l'eau, l'oreille
au guet par crainte des gendarmes. Il en arriva à
rêver des coups plus fructueux. Une nuit il essaya
de prendre des grenouilles en les attirant avec une
chandelle ; il avait entendu dire que l'on réussissait
ainsi des pêches étonnantes, mais il ne prit rien. Une
autre fois, un samedi soir, il voulut emmener Gustinet
pêcher dans la Sèvre, très loin ; heureusement, Gus-
tinet refusa ; il craignait l'eau, ne s'étant baigné que
doux fois, pendant son service.
D'anciens désirs de braconne se réveillaient aussi
en Séverin. Il commençait à suivre de l'œil les vols
de perdrix et à relever la trace des lièvres ; mais il
hésitait à chasser à cause des désagréments certains
que cela lui amènerait ; il se souvenait de son défunt
père à qui la réputation de tendeur de lacets avait
fait si grand tort.
Pourtant un jour il attrapa un écureuil vivant
qui lui fut acheté cinq sous ; la semaine suivante,
il trouva une nichée de lapins et réussit à prendre tout,
la mère et les petits.
LA B R A C O N >' E 207
Enfin, un dimanche de décembre, comme la
neige était sur la terre, il partit avec deux francs
braconniers des Pelleteries ; toute la journée les trois
hommes suivirent des pistes de bêtes ; la chasse fut
bonne : deux putois et quatre lapins. Séverin eut quatre
francs pour sa part. Cela l'allécha ; un beau matin, il
acheta un peu de poudre et du plomb.
De temps en temps il empruntait le fusil de Gustinet
— un vieux fusil à baguette dont la crosse en bois blanc
se démontait — et, par les beaux clairs de lune, il
sortait seul pour aller se mettre à l'afTût dans quelque
charrière. Il prenait de grandes précautions pour ne
pas être vendu, mais les chasseurs des environs finirent
tout de même par se méfier et plus d'une fois les gen-
darmes rôdèrent autour des Pelleteries et autour du
Pâtis.
*
Un jour, comme Chauvin se disposait à sortir de
chez M. Magnon, à qui il venait de payer son fermage,
il s'entendit rappeler :
— Chauvin 1 criait M. Magnon, Chauvin ! j'ai encore
quelque chose à vous dire.
Le fermier revint dans la cuisine où l'autre l'avait
reçu.
— Quoi donc, notre maître?
Le maître était grave ; il questionna comme un
juge :
— Dites donc. Chauvin, y a-t-il des perdrix cette
année au Pâtis?
— Dame ! je vous dirai que je n'y prête point
208 LES cnEi:x-DE-MAiso:ss
attonlion. Jo crois tout de m^me qu'il n'y en a paa
plus qu'à l'habitude. Seulement jo n'ea suis pas sûr...
jo ne sais pas trop, voyez-vous.
— Je s.iis, moi.
— Ah!
— Et je sais nussi pourquoi il y en a moins qu'à
l'habitude.
— Pcuf-êlre bien.
— Oui ; le pourquoi... ce sont les braconnier»t. On
les connaît ; il y en a un chez vou.s, Chauvin I
— Ça, notre maître, ceux qui vous l'ont dit sont
des menteurs. Il n'y a jamais eu de fusil chez nous
et ni moi ni me? gars n'avons jamais c!ias;é.
— Jo ne parle pas de vous ni de vos gars, mais
votre valet braconne, entendez-vous bien? et faites
attention à ce que je vais vous dire maintenant :
je ne veux pas de braconnier sur mes terres ; à la
Toussaint vous vous débarrasserez de ce gaillard-là.
— Je ne pourrai pas, notre maître ; c'est trop tard
à présent ; nous avons fait marché pour Tannée pro-
.chaine.
— Oh ! ça m'est égal I arrangez-vous comme vous
voudrez ; il s'en ira. D'ailleurs, le malheur ne sera
pas grand : un homme qui n'a que la rapine en tête
ne doit pas être un bon valet.
— Pour ça, notre maître, vous faites erreur ; je
ne sais pas si Pâtureau braconne, mais ce que je
peux vous dire, c'est que les travailleurs comme lui,
on ne les ramasse pas à la pelle. Ce sont des contes,
allez I qu'on vous a faits... Non, je ne crois pas qu'il
braconne.
LA BRACONNE 209
M. Magnon eut un geste d'agacement.
— Quand je vous le dis, moi ! Il est de race, l'animal.
Souvenez-vous du père... Le lils est tout pareil. Ça
crève de faim, mais ça veut faire comme les riches.
La maraude, la chasse, la pêche, tout est bon ; ça
vous a des pattes crochues ; ça tire tout à soi... Pas
plus tard que dimanche dernier — vous voyez que
je suis renseigné — il a vendu, votre Pâtureau, il
a vendu un lièvre quatre francs à une personne du
bourg ; oui, Chauvin, un lièvre de sept livres, une
femelle et pleine encore 1 Et voilà comment moi qui
ai du bien, moi qui nourris des chiens, moi qui paye
un permis, je ne ramasse rien au temps de la chasse !
— Quatre francs 1 voiià quatre francs bien tombés !
pensa tout haut Chauvin.
— Ah ! vous êtes dans ces goûts?
— Non pas, notre maître 1 vous savez que je n'ai
jamais été pour la braconne. Je dis seulement qu'il
y a de la misère chez mon valet. 11 y a deux ans, la
mère est morte pour avoir travaillé au delà de ses
forces ; et maintenant il n'y a que le gage du père
pour faire vivre toute la nichée, six enfants et une
ancienne. Ça ne fait pas une grosse chique pour
chacun, allez I
— Eh oui. Chauvin I la misère, la malchance, les
drôles, les vieux et patati et patata... Voilà des gens
qui reçoivent du pain de lu commune, qui reçoivent
du pain do leurs voisins, des gens à qui I'chi paye
le médecin, des guns à qui l'un vient on aide de tuus les
côtés. Eh bien 1 ça Su plaint tout de uiênie et au besoin
ça vole !
14
210 LES CREt;X-DB-MAISONS
— Oh ! le valet de chez nous n'est point un voleur.
— No vous y fîez pas I En tous les cas, s'il ne vous
vole pas, il vole les chasseurs honnêtes ; il me vole,
moi !... Je ne le souffrirai pas.
Comme s'il se fût parle à lui-même, M. Magnon
continua avec une amertume évidemment sincère.
— Oui, ça vient se plaindre par-dessus le marché.
Le monde change. Il y a seulement trente ans, on
voyait bien plus de misère qu'on n'en voit aujour-
d'hui ; mais les malheureux de l'ancien temps man-
geaient des pommes de terre avec leur pain noir et
même quand ils n'avaient pas de pommes de terre,
ils mangeaient leur pain tout sec. Cela ne les empêchait
pas de vivre ; ils ne se plaignaient pas...
A présent, personne ne veut plus se tenir à sa place ;
les riches ne se distinguent plus des travailleurs.
Je vois des paysans presque aussi bien habillés que
mes deux garçons; les tilles sont encore pires : coiffes
de soie, rubans, bottines, tout le tralala. Ah I la gloire
est montée 1 et la gourmandise aussi ! chez les fer-
miers et même chez les valets, on ne se prive plus ;
le café, le sucre, le vin, tout ça roule ! il faut du beurre,
il faut des œufs, il faut du lard. Bientôt, ils vont tous
aller à la boucherie, nia parole I Etonnez-vous après
de voir tout enchérir. Pour vivre aujourd'hui, il faut
des cents et des mille ; les propriétaires seront obligés
de travailler comme les autres, nom d'un chien 1
— Allons I notre maître, ne vous tracassez pas ; il
y en aura qui fléchiront avant vous ; m'est avis qu'il
y en aura beaucoup.
M. Magnon se rengorgea, tlatté.
LA BRACONNE 211
— Eh bien ! fit-il avec rondeur, pour en revenir
à ce que nous disions, c'est donc une affaire entendue :
vous prendrez un autre valet.
— Je ne peux pas. Je vous ai dit que nous avions
fait marché la semaine dernière. Si vous voulez, je
dirai à Pâtureau de ne plus braconner ; il m'écoutera
peut-être.
— Je me fiche de ce que vous lui direz, je me fiche de
votre marché, je veux qu'il parte et ça suffît. Vous ne
comprenez donc pas ce que je vous dis? Vous pouvez
vous vanter d'avoir la tête dure.
Chauvin répondit encore :
— Non, je ne peux pas ; je le voudrais bien, mais
c'est impossible ; un marché ne se défait pas.
— Alors, moi, propriétaire, je ne compte plus?
Ce sont des choses qui ne regardent que vous, pas
vrai, Chauvin? Eh bien 1 je me souviendrai de ça!
et vous verrez ce qui arrivera 1
Le vieux paysan releva la tête.
— Notre maître, je ne demande qu'à vous faire
plaisir, mais cette fois vous voulez une chose qu'un
Chauvin n'a jamais faite. Ce que j'en dis là, ce n'est
point pour le valet, bien que ce soit un gars méritant.
Mais quand j'ai fait un marché, quand j'ai tapé dans
la main d'un homme en disant : « C'est tant », oh bien 1
c'est tant ! et le marché tient toujours, qu'il soit bon
ou qu'il soit mauvais. J'ai toujours fait comme cela
depuis que j'ai l'âge de raison et je ne veux pas changer
de mode à soixante ans... Voilà ce qu'il en est, notre
maître ; à présent, il arrivera ce que vous voudrez.
Le rentier se leva, bredouillant des menaces.
212 LES CRK( \-l) K-M.il.so.N-;
— C'est coniMio ça ! Kh bien, fichoz-niui 1*» ccinip I
nous nous reliouvorons, mon vienne ; vous inc paierez
ça plus cher qu'au marché. Et quant à votre valet,
nuus allons nous on occuper ; vous pouvez l'avi-rtir
si Vous voulez ; le diable m'emporte s'il n'est pas pincé !
Sc^vorin fut pincé on effet, mai? pas tout de suite,
car sur l'avis de Chauvin — et sr- sentant d'ailleurs
étroitement surveillé — il cessa d'aller à l'affût.
11 fut pincé un an plus tard, au mois de septembre,
en plein jour et par M. Magnon lui-même.
C'était dans la soirée, vers quatre heures. Le plus
jeune des Chauvin, Florentin, arrachait des pommes
de terre le long de la haie b(trdaiit la route. Séverin.
lui, travaillait au milieu du champ près d'un tom-
bereau vide ; il piochait machinalement. Soudain
Florentin cria :
— Séverin 1 Séverin I un lièvre I
Un lièvre avait en effet percé la haie à côté du
jeune homme et, par une raize, il venait droit sur le
valet. Celui-ci, instinctivement, lâcha son pic, saisit un
aiguillon qui se trouvait à côté de lui, se baissa vive-
ment et, de toutes ses forces, lança un coup rasant.
Le lièvre, touché au museau, eut un couic I pr(i-
longé. Deux ou trois soubresauts l'agitèrent, puis il
s'allongea entre deux sillons. Séverin fit signe à Flo-
rentin qui accourut. Ils examinèrent le lièvre; c'était
un jeune, il pesait dans les cinq livres.
— Ça se trouve bien, dit Séverin ; mes drôles ne
LA BRACONNE 213
sont pas rudes en ce moment, ça leur fera du fricot.
Mais Florentin, qui maniait la bête, fit remarquer
qu'elle avait une patte cassée ; elle avait reçu un coup
de fusil. Alors ils se rappelèrent avoir entendu des
aboiements et deux détonations sm' la gauche, quelques
instants plus tôt.
— Les chasseurs vont arriver, dit Florentin ; ce
sont les maîtres... ton aiïaire n'est pas claire.
— Nom de nom 1 je n'ai pourtant pas envie de
leur laisser ce lièvre.
— Tu serais bien bête! d'ailleurs, si tu le laisses,
ils te chercheront chicane tout de même. Cache-le
donc, et vite 1 moi, je me sauve.
Pendant que le jeune homme se hâtait vers son
outil, Séverin lança le lièvre dans le tombereau et
vida par-dessus un sac de pommes de terre. Puis
il se remit au travail. Il était temps ; des aboiements
furieux se faisaient entendre dans le champ voisin,
de l'autre côté de la route ; les chiens avaient retrouvé
le pied ; ils percèrent la haie à leur tour et se précipi-
tèrent entre les sillons. Arrivés au milieu du champ
ils se séparèrent, revinrent en arrière et se séparèrent
encore.
A ce moment, un gros homme essoufflé enjamba
l'échalicr à côté de Florentin. C'était M. Magnon père.
— As-tu vu la bête, demanda-t-il au jeune homme?
— Quelle bête?
— Un lièvre.
— Un lièvre?
— Oui, un lièvre que j'ai tiré tout à l'hfïure?
Le u:ar8 dit en lia de sa voix lento :
21^ I.KS CRKIiX-DE-MAISONS
— Non, je n'ai rien vu ; il a pu passer sanB que
je m'en aperçoive d'ailleurs... vous savez, quand on
travailli' !.,.
Mais déjà le maître n'écoutait plus et se lançait
derrière les chiens. Quand il eut fait une vingtaine de
pas, il s'arrêta 8ur[)ri3.
— C'est trop fort ! cria-t-il à son fils qui arrivait
avec un autre chasseur ; les chiens perdent encoro
le pied ici. Pourtant je suis sûr de l'avoir touché ;
il ne doit pas être loin.
Séverin vit les trois hommes se rapprocher et
parler bas en regardant de son côté ; puis la voix
de M. Magnon se fit encore entendre, haute et mena-
çante.
— Il n'y a pas à dire, le lièvre est ici. Ce n'est pas
d'hier que je chasse... je me méfie... il faudra que tout
cela se tire au clair.
Cependant son fils rappelait les chiens et les remet-
tait sur la piste ; le même manège recommença ;
les chiens s'égaillèrent encore.
— C'est tout de même raide ! fit-il à son tour ; le
lièvre s'est envolé sans doute.
Il allait interpeller Séverin, lorsque le troisième
chasseur qui, fatigué, s'était assis sur l'aiguille du
tombereau, poussa une exclamation de surprise.
Tous ceux qui étaient là levèrent la tête ; les deux
paysans, à chaque bout du champ cessèrent de tra-
vailler.
— Venez donc voir I disait le chasseur ; il y a du sang
sous le tombereau.
Les Magnon accoururent et se baissèrent vivement ;
LA BRACONNE 215
du sang, en effet, avait goutté entre les planches
disjointes.
— Je m'en doutais bien ! cria le vieux. Ah 1 la
crapule 1 où l'a-t-il fourré?
Les chiens aboyaient furieusement. L'un d'eux,
d'un bond formidable, fut dans le tombereau ; tout
de suite il fouilla dans les pommes de terre et découvrit
le lièvre.
— Je le savais 1 Je le savais ! hurla M. Magnon.
Voleur I tu es pris 1 cette fois, cela va te coûter cher 1
Séverin pensa :
— Ça y est ! J'ai eu tort d'écouter Florentin.
Il s'avança pourtant, son pic à la main.
— C'est à moi que vous parlez, monsieur Magnon?
— Mais non, c'est au pape 1 Ce n'est pas toi qui
m'as volé ce lièvre ? Ose donc le dire 1
— Je ne vous ai rien volé ; je trouve que vous
lancez vos paroles... Ce lièvre est passé à ma portée,
je l'ai tué d'un coup de bâton ; il est à moi, je
pense.
— Il est à toi I Tu vas le voir, canaille, comme
il est à toi ! Ah 1 tu ramasses le gibier devant ma
chasse! Qu'est-ce que tu dis? C'est peut-être toi qui
as cassé les pattes à ce lièvre d'un coup de fusil !
— Je ne savais pas que vous l'aviez tiré, moi I
Croyez-vous que j'ai le temps d'écouter s'il y a des
gens qui chassent ici ou là ?
— Oui, oui! je te connais! Enfin, tu es pris ; j'ai
des témoins. Et ce n'est pas trop tôt ; il y a assez long-
temps que les gendarmes et les gardes le surveillent.
Séverin eut un sourire de mépris.
IV' l ES CREIX-DK-MAISONS
— Je sois, jo sais... Vous n'avez pas boBoin de
ni'nppri'ndre que vous êtes un mouchard.
— Qu'est-ce que tu dis? crièrent en mémo temps
If'S deux Magnon.
— Jo dis que vous êtes des mouchards I vous, le
vieux, vous en êtes un, et vous, le gars, aussi I vous
êtes connus pour ça !
Florentin entendant les voix monter avait quitté
son travail. Il vint se placer à côté du valet et le
tira par le bras en essayant de l'apaiser. Mais Séverin
se dégagea d'une secousse.
— Laisse-moi, Florentin I Je veux leur dire ce que
j'ai sur le cœur.
Puis, tendant le poing vers les chasseurs :
— Sales mouchards ! cria-t-il, vous m'avez vendu I
vous êtes tous pareils, tous les porteurs de permis,
tous les riches I avec toutes vos rentes, vous êtes jaloux
des crèvc-de-faim. Quand on vous dit qu'un valet
a tué un lapin et qu'il l'a vendu pour payer le bou-
langer, vous courez chez les gardes et chez les gen-
darmes. Je le sais bien, allez I que vous m'avez vendu 1
Et maintenant vous venez me honnir, sales mou-
chards que vous êtes I Vous allez me faire avoir un
procès. Eh bien I je m'en fiche de votre procès, de
vos gardes et de vos gendarmes, et je me fiche de vous ;
à vous trois qui êtes là, vous ne valez pas une gifle !
Rouge, les yeux exorbités, sous la menace d'un
coup de sang, M. Magnon s'étranglait à crier :
— Voleur I Canaille I tu me le payeras 1 tu iras
en prison, il y a des témoins... tu iras en prison, fri-
pouille I
LA BRACONNE 217
Le troisième chasseur qui n'avait rien dit pendant
la dispute déclara d'une voix nette :
— Le vol est manifeste ; ce sera en effet de la prison.
Quant à l'autre, il est évidemment complice.
— Oui, toi aussi, Florentin, nous te retrouverons !
hurla le rentier ; d'abord jo vais passer chez ton père !
Ah ! je vais vous les faire fourrer en prison, les ca-
nailles 1
Il ramassa le lièvre et, suivi des deux autres, s'en
alla en gesticulant; devant l'échalier il se retourna
pour insulter encore le valet :
— Voleur ! Tu iras en prison I Ah ! que je suis con-
tent !
Alors Séverin qui s'était remis au travail se redressa
et cria lui aussi à pleine poitrine :
— Hé ! dis donc I si je vais en prison, j'en sortirai
un jour ; et quand j'en serai sorti, je te retrouverai.
Oui, je saurai bien te dénicher, toi, et aussi tes gars ;
alors, bon Diou ! nous réglerons ça ! Je me charge
de te faire sonner la peau du ventre, vieux crapaud
ferré I
Il cria ses paroles dans sa colère ; dès qu'il fut un
peu calmé, il les regretta. C'était une bien mauvaise
affaire qu'il venait de se mettre sur les bras. Il y aurait
procès, ce qui était déjà grave, mais il y aurait aussi
d'autres vengeances plus sournoises.
Et Séverin se mit à penser à ses pauvres enfants ;
et il pensa aussi à sa belle-mère qui, prise de dou-
leurs et ne trouvant pas chez son gendre de quoi se
soigner, s'en était retournée aux Arrolettes depuis
quelques jours. Elle ne pouvait plus guère marcher, la
218 i >.^ ..i>K( ,\-l»K-MAISO!18
Bornoude ; elle n'était plus bonne à grand'chose.
Or, il «'tait question, dans le pays, d'une nouvelle loi
qui serait faite pour les anciens dans ia misère :
on disait qu'ils toucheraient jusqu'à quinze francs
par mois. Séverin et Auguste avaient parlé de cela
ensemble ; ils avaient compté sur cette petite rente.
Mais à présent? M. Magnon était un gros bonnet;
il connaissait l'évêque, il menait ceux du bureau de
bienfaisance. On ne trouverait pas la Bernoude assez
pauvre ; l'argent irait à d'autres...
Séverin, sans colère maintenant, roulait en sa tête
toutes ces idées tristes. Une lassitude soudaine le
courbait. Il piochait toujours du même mouvement
régulier, mais il ne pensait plus du tout à aon travail.
Le soleil s'en allait derrière les frênes minces de la
haie ; de grandes ombres pointues s'allongeaient côte
à côte sur la terre. Bien qu'il fût encore tôt pour ren-
trer, Florentin, impatient de savoir ce que le maître
avait dit à la maison, appela le valet et l'attendit à
l'échalier. Les deux hommes ayant ramassé leur veste,
s'en allèrent, penauds.
Au Pâtis, M. Magnon n'avait trouvé que les femmes.
II avait fait un tapage à tout casser, disant qu'il
mettrait Chauvin à la porte à la fin du bail et même plus
tôt s'il le pouvait. Quant à Séverin et à Florentin,
ils étaient sûrs de leur affaire : les gendarmes allaient
être immédiatement prévenus.
Les hommes apprirent tout cela en mangeant.
Chauvin blâma son valet et son gars ; puis, quand on
lui eut bien expliqué les chosos, comme la nuit n'était
pas encore venue, il décida d'aller chez le maître.
LA BRACONNS 219
— Baille vite ma blouse, Henriette ! dit-il ; je
veux aller le raisonner tout de suite. Toi, EQon valet,
attends ici, si tu veux savoir.
Séverin attendit. Le patron ne musa pas ; au bout
d'une heure il était de retour. Il rentra sans se presser.
— Eh bien! c'est arrangé? demanda Florentin.
— Gomme ci, comme ça...
— Y aura-t-il procès?
— Ça dépend... je vais vous dire... Ça n'a pas trop
mal marché ; il a été même coulant. Il m'a dit :
« Je ne tiens pas à un procès à cause de Florentin ;
j'ai peur aussi que cela aille trop haut. Je veux
seulement que Pâtureau sorte de chez vous tout de
suite. »
— S'il n'y a que cela, dit le valet, ce n'était pas
la peine de faire tant de bruit. Je m'en irai. La Tous-
saint est dans cinq semaines, cela ne vous gênera
pas trop ; moi de même. Mais comment se fait-il
donc que sa colère soit si vite tombée?
Florentin eut un rire silencieux :
— A la fm, tu as parlé sur ta grosse dent : il a eu
la frousse.
— Bah! Tu crois ça?
— Bien sûr 1 Si tu te figures que tu avais l'air
commode 1
CHAPITRE IV
LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN
Le premier lundi d'octobre, Séverin alla à la foire
de Cerizay pour chercher à se gager. Non pas que le
temps pressât et que cette foire fût un lieu de gagerie,
mais ce lui était tout de même une occasion de voir
des fermiers ; peut-être aussi trouverait-il à se louer
pour tout le mois d'octobre, ce qui vaudrait mieux
que d'aller en journée.
Malheureusement, il y avait peu de monde à Cerizay.
Séverin entra bien en marché avec un fermier de
Malitrou, mais ce fermier n'avait point hâte de gager
ses domestiques ; il voulait d'abord s'informer des
prix. Le marché ne se conclut donc pas.
A midi, Séverin n'avait plus qu'à s'en retourner
chez lui. Auparavant il fit un petit tour sur le champ
de foire. Le bruit diminuait ; les gens s'en allaient
emmenant leurs bêtes. Séverin examina celles qui
restaient ; il remarqua une sorte de gr-ande cage où
étaient couchés deux nourrains, tachés de noir d'une
façon assez particulière ; s'étant arrêté devant cette
cage, il eut de la main un geste machinal pour fairr
lever les bêtes. Alors, une très grosse fennu"' s'approcha,
croyant qu'il voulait les acheter.
LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN 221
— Ils sont vendus, dit-elle ; vous voyez : ils sont
marqués. J'attends pour les livrer.
Quand elle eut dit ces paroles, elle s'arrêta pour
regarder Se vérin, et lui aussi la regarda ; il avait vu
cette figure ailleurs, ou plutôt une figure jeune qui
ressemblait à celle-ci.
— Enfin, dit-elle la première, tu es bien Séverin
Pâtureau?
— Et toi, Mariche? répondit-il aussitôt, car il
venait de reconnaître le sourire encore jeune. Que
fais-tu là? continua-t-il.
— Tu le vois ; je garde mes cochons en attendant
le marchand. Et toi, que cherches-tu?
— Moi, je cherche à me gager, parce que j'ai quitté
ma condition voilà huit jours passés.
Ils avaient beaucoup de choses à se dire. Elle lui
montra une grosse pierre où elle était assise avant
qu'il vînt. Il y avait place pour deux en se serrant un
peu. 11 s'assit donc à côté d'elle. Elle portait large ;
il sentait contre lui sa hanche molle. Elle avait au
cou des plis de chair comme en ont aux cuisses les
enfants très gras ; la sueur avait entraîné dans ces plis
la poussière de la journée et cela faisait sur la peau
comme des bouts de fil noir.
— C'est égal, dit Séverin, tu n'es pas faillie I
— iNon ! Ah 1 je suis grosse I Je pè^e biou deux
cents ; ça gêne l'été ; on échauffe... Je ne porte plus de
corset... Je ne suis guère avenante... Tout ça, ajoutâ-
t-elle en montrant sa poitrine énorme et son ventre,
tout ça fait carnaval ensemble quand je marche vite.
Séverin se mit à rire.
222 LES CREIIX-DE-MAISONS
— lùifiii. c't'St signe que tu n'as pas ôiè nialheu-
rcusc.
— Pasniulheurousc ! Oh ! si ! et je ne suis pas au bout.
Elle conta sa vie. Elle avait eu deux bâtards,
comme il savait sans doute. Cela lui ayant fait tort
dans la région, elle avait été au loin, et elle s'était
mariée dans le haut pays avec un veuf de cinquante
ans qui tenait une petite borderie.
Dame I les gens des alentours avaient ri le jour
de la noce et, le soir, les gars étaient venus faire le
charivari à la porte. Ce n'était pas bien gai ; mais
quoi ! avec deux bâtards, elle n'avait pas le droit
d'être difficile.
Elle avait eu trois autres enfants coup sur coup ;
puis son homme avait été pris d'une mauvaise maladie
dans les jambes, dans les reins et dans la moelle du
dos. Il avait été en enfance et paralysé pendant deux
ans, et il était mort en lui laissant des dettes et cinq
enfants sur les bras. Depuis, elle avait tenu la terre
quand même.
— Voilà sept ans que je suis seule pour faire tout,
dil-elle. J'en ai arraché du travail, va! Ces temps
derniers, mes bessons m'ont aidé, mais voici qu'ils
ont quinze ans, et ce sont déjà de mauvais sujets. Ils
se soûlent comme des hommes et se battent. J'en ai
gagé un ; l'année prochaine, je gagerai l'autre quatre
jours par semaine. Ça fera de l'argent, car ils sont
furts, mais ils mangeront tout... Des têtes brûlées,
vois-tu...
Elle s'arrêta un moment, puis reprit en secouant
ses grosses épaules :
LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN 223
— Heureusement, je prends le temps comme il
vient. C'est mon caractère qui est comme ça... les
choses, moi, je ne m'en fais pas trop... Tout de même,
je ne m'arrange pas ; il m'est venu à mon troisième
drôle des varices très grosses ; quelquefois je ne peux
pas marcher. Tiens, encore aujourd'hui, ça me fait
mal ; j'ai cette jambe enflée.
Elle leva un peu son jupon pour montrer sa cheville.
Un marchand qui passait risqua une vilaine plai-
santerie. Elle ne s'en émut guère.
— Gomme ça, dit-elle à Se vérin, tu es toujours
chez les autres... Tes affaires, à toi aussi, n'ont donc
pas prospéré?
— Non I pas trop ! Je suis veuf, j'ai six enfants
et les plus grands cherchent du pain.
Il dut parler à son tour et plus longuement qu'il
n'en avait envie. Quand elle sut que Delphine était
morte de ses couches, laissant un bébé à élever, les
larmes lui vinrent aux yeux.
— Quel malheur ! fit-elle ; pauvre Delphine ! Dire
qu'il a été un temps où je l'aurais peut-être battue
si je l'avais trouvée seule sur un chemin. Pauvre
Delphine ! elle qui était si jolie et si gaie, elle est donc
morte 1 J'aurais bien dû m'en douter tout de suite ;
jamais elle ne t'aurait laissé venir à la foire fripé comme
tu l'es, sans boutons et sans cravate.
D'un geste familier, Mariche remonta le col de la
blouse qui était trop grand et glissait sur l'épaule.
Il vit que sa main était dure comme une main
d'homme et que ses doigts blessés avaient des uiigles
difformes.
224 I.KS c:HF.rX-I)E-MAISONS
Il y eut eiitro eux un silonco. Elln reprit h mi-
voix :
— Qunnd l'homme est mort, c"t«l trisl»! ; maia
quand c'est la femme, c'est encore pis pour les enfants.
Tu ferais bien de te remarier...
Il se retourna :
— Me remarier 1 tu es folle I Et avec qui, bon
san^ I
Puis il se ieva, méfiant. Cotte hâte la fit rire.
— Je vois que tu as toujours peur, dit-elle. Tu as
tort, ce n'est pus pwur moi que je parle. J'ai cinq enfants
et pas mal de dettes... nous ferions un triste marché...
Si tu venais me le proposer, je dirais comme toi tout
à l'heure : « Tu es fou ! » ... Et pourtant j'accpterais
peut-être, parce que, toi... Enfin, prends garde à ne pas
m'en conter I
Elle eut encore une fois son rire roulant de femme
grasse, son beau rire qui lui restait de sa jeunesse
et qui était comme un timbre clair dans une horloge
démolie.
— Tout de même, reprit-elle, cela m'amuse de te
voir si peureux. Mon pauvre Séverin I je suis bien
changée, va ! C'est qu'autrefois j'étais un diable I
Aussi, pourquoi ne me voulais-tu pas? J'étais bien
forcée d'être hardie. Et ma foi, à présent, je ne le
regrette pas... Ah ! bien non 1 je ne le regrette pas !
— Ni moi, dit Séverin; et cola m'a fait plaisir il-
te revoir. MaintunanL, il faut que je m'en aille. Bon
courage, Mariche I
Il lui tendit la main, mais elle se leva et l'embrassa.
Puis, elle s'en alla faire un tour à ses cochons ; lui,
LES PAROI ES DE LUCIEN CHAUVIN 'ïïï^
descendit la côte du champ de foire au milieu des tou-
cheurs de bêtes qui se dirigeaient vers la gare.
Séverin avait dit vrai à la Mariche ; il ne regrettait
pas cette histoire de jeunesse. Jadis, aux premiers
temps de son mariage, il en avait eu grand'honte ; mais
depuis, la vie l'avait tant bousculé qu'il ne voyait
plus les choses de la même façon.
Beaucoup d'événements qui lui avaient semblé im-
portants reculaient et s'effaçaient dans son souvenir ;
et par exemple, cette courte folie d'amour pour la
Mariche n'était plus qu'une toute petite aventure
du temps passé — une aventure agréable, en somme,
telle qu'il n'en connaîtrait plus.
Quant à cette idée de mariage, c'est cela qui était
bien fou ! Se marier, lui ! Qui donc voudrait s'apparier
à tant de misère ? Il n'y avait qu'une toquée, qu'une en-
ragée, il n'y avait que Mariche pour y songer. Cette
Mariche, elle avait beau se dire changée, elle en tenait
encore pour lui ; il se rappela son rire qui sonnait tou-
jours vingt ans.
Non ! ni celle-ci, ni une autre. Bas-Bleu bientôt
serait assez grande pour tenir convenablement la
maison. Il n'allait pas se remarier au risque d'avoir
d'autres enfants. Et puis, il était tout rempli du sou
venir de la défunte et encore, il n'avait pas l'idée vers
les choses d'amour.
Il arriva chez lui vers quatre heures. Georges,
devant la porte, jouait avec lus pierres. Dans la
maison, Bas-Bleu, assise sur une chaise défoncée,
s'appliquait à coudre dans une loque brune. Avant
de se lever pour embrassor son père, elle piqua son
15
22G t.Ks rnEt'X-nE-M VISONS
aijfuillc dans l'étoffe comme une p-ando femme.
— Eh bien, pnpa, es-tu j»a^('' loin d'ici? deraanda-
t-elle.
— Non ; je ne suis pas gagé du tout.
— Tant mieux. Je suis contente. Comme cela,
tu te gageras dimanche à Coutigny et tu resteras
dans un village dos alentours. Q)u'f'8l-ce que je ferais
si tu demeurais loin et si tu ne pouvais pas rentrrT
tous les soirs? C'est que les drôles ne veulent pas tou-
jours me croire, tu sais !
Depuis que sa grand mère était paitie, elle parlait
en maîtresse de maison.
Le dimanche suivant, en effet, entre messe et vêpres,
Séverin se gagea chez les Bordager des Arrolettes.
Et qui fit conclure le marché? Ce fut Lucien Chauvin
le commis.
Étant venu passer quelques jours de congé au pays,
il était allé voir son oncle, et Florentin lui avait conté
l'affaire du lièvre. Il avait pris le temps de s'indigner,
après quoi il avait vanté Séverin devant le fils Bor-
dager qui était son camarade d'enfance et dont le
valet venait justement de tomber malade.
Et le dimanche donc, Lucien ayant rencontré les
deux hommes, les fit entrer chez son père. Ils s'arran-
gèrent rondement ; Séverin irait aux Arrolettes tout
de suite ; il aurait pour son année un cent de choux,
quatre sillons de pommes de terre et quarante-sept
ftistûles. Jamais il n'avait gagné une somme aussi
LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN 227
forte. C'est que les gages montaient dans le pays à
cause des jeunes qui s'en allaient dans les villes ou
dans les Gharentes.
Quand tout fut dit, Lucien ayant débouché une
bouteille de vrai vin, s'anima contre les Magnon.
— Ah ! ils t'ont appelé voleur ! dit-il à Séverin.
Ces gens-là, voyez-vous, sont pro-pri-é-tai-res ; tout
leur appartient : la terre, les hommes, les oiseaux,
l'air qui passe. Voleur ! Elle est bien bonne ! Comme
si ce n'étaient pas eux, les voleurs ! D'ailleurs un pauvre
diable qui triche pour nourrir les siens n'est pas un
voleur ; celui dont l'enfant a faim a droit de prendre
le superflu des autres.
— Oh 1 oh !
Cela, les deux paysans ne l'admettaient pas tout à
fait.
CHAPITRE V
BAS-BLEU
Bien qu'elle fût chétive et n'eût que treize ans,
Bas-Bleu tenait le ménage de son père. Elle faisait
les laveries, raccommodait les bardes, trempait la
soupe, peignait et débarbouillait les petits. Elle avait
beaucoup de peine à faire les lits, surtout celui où
elle couchait avec ses sœurs. Elle était obligée de
grimper sur une chaise pour arranger la couverture.
Entre tous ses cadets, Georges était son préféré.
Elle avait pour lui des soins de jeune mère puérile :
elle lui préparait de la soupe à part et lui faisait manger
du sucre en cachette. Les autres, parfois, étaient jaloux ;
elle les grondait souvent et même les corrigeait ; mais
elle le faisait avec tant de naturel qu'ils lui obéissaient
mieux qu'à la Bernoude.
Georgette, seule, se rebiffait sous les taloches. Cette
Georgette ne ressemblait pas beaucoup à sa sœur ;
courte et grosse, jolie néanmoins avec sa tignasse
cendrée et ses yeux tachés d'or, elle était la mieux
plantée de la famille. En revanche, elle avait toujours
eu sa bonne part de sournoiserie ; depuis quatre ans
qu'elle allait à l'école, elle en avait appris de toute*
les couleurs en compagnie de deux autres fillettes du
BAS-BLEU 229
village, deux mauvaises pièces d'une douzaine d'an-
nées ; elle savait plus de choses que sa sœur aînée et
celle-ci eût prévenu le père si elle eût osé.
Quant aux bessons, ils devenaient plus raisonnables.
Ils avaient mendié un bout de temps ; mais comme
il n'y avait plus guère de cherche-pain dans la com-
mune, Séverin avait eu honte et avait gardé ses enfants
chez lui. Seulement la dette s'était accrue chez le
boulanger.
Séverin se disait :
— Voilà mes bessons qui sont bientôt en force de
travailler ; dans deux ans je les gagerai ; cela fera
cinquante écus de plus et deux bouches de moins à
nourrir ; nous serons sauvés.
En attendant la maison était vide ; pas de meubles,
pas de bardes. Malgré toute son application, Bas-Bleu
ne parvenait pas à remettre à neuf les nippes trop
vieilles et l'on n'eût pas donné dix sous de la défroque
des petits.
Mais ce qui inquiétait surtout Séverin, c'était la
santé de Bas-Bleu. Elle toussait depuis longtemps ;
très grande pour son âge, elle avait les épaules étroites
et pointues ; sous sa peau trop claire, on voyait courir
les veines bleues. Chaque automne elle avait un gros
rhume qui lui donnait la fièvre.
Le médecin, consulté deux fois, avait dit qu'il
fallait du repos, une habitation sèche et claire et sur-
tout une nourriture fortifiante. C'étaient là des paroles
inutiles. Séverin chercha ailleurs : il espérait trouver
un remède qui guérirait sa fille d'un coup. Un jour,
la Gustine le réconforta.
230 r t. ■> I m. I \ - 1) I - M M.s'i >s
— C'nst l'flK'^, dit-olle, c'est l'â^o, vois-tu, qui la
travaille. Il faut quo cela passe; daiiB deux ou trois
ans, elle sera forto.
Lui parti, cllo ajouta :
— Elle sera forte ou morte, ça dépend.
Pendant l'été de sa quatorzième année, Bas-Bleu
résista à peu près au mal, mais, à la Toussaint, une
bronchite la coucha. La Bernoude ayant justement ses
douleurs, ce fut Georgette qui eut la charge de soi-
gner sa sœur ; heureusement, les voisines lui vinrent
un peu en aide. Au bout de trois semaines, Bas-Bleu
put se lever, mais elle resta sans force. Elle toussait
de plus en plus et s'essoufflait au moindre effort.
Enfin, vers Pâques, comme elle achevait ses quinze
ans, elle cracha tant de sang, un dimanche matin,
que Séverin vit bien que son enfant allait mourir
de cette mauvaise toux.
Cette année-là fut terrible. Dès le printemps, Séverin
avait gagé les bessons comme toucheurs de bœufs ;
mais Constant tomba d'un cerisier et se cassa une jambe,
si bien quo, pendant un mois, il y eut deux malades
dans le pauvre creux-de-maison. Il est vrai que Bas-
Bleu se levait encore et même cousait un peu.
La grand'mère venait de temps en temps, mais
la maison était si humide qu'elle retombait tout de
suite percluse et qu'il lui fallait bit-n vite s'en re-
tourner chez son gars.
Le dimanche, Séverin ne prenait plus le temps d'aller
à la grand'messc ; quand il n'était pas de garde chez
son patron, il passait toute sa journée à faire le ménage.
Il balayait, lavait, brossait, cousait, faisait les lits.
BAS-BLEU 231
Bas-Bleu couchant seule sur Tordre formel du mé-
decin, Séverin s'était installé un grabat au grenier
avec une vieille paillasse et des débris de couverture
donnés par les Bordager. Les deux bessons couchaient
chez leurs patrons ; quant aux trois petits, ils échan-
geaient leurs poux dans le second lit de la maison.
Car ils avaient des poux continuellement ; c'était en
vain que chaque dimanche le père leur frictionnait
la tête jusqu'à les faire pleurer avec ses mains dures ;
les poux revenaient on ne sait d'où. Un jour, la demoi-
selle qui faisait la classe à Marthe, renvoya la petite
pour cause de malpropreté.
La Gustine, apitoyée, débarbouilla l'enfant et lui
drogua la tête avec de la graine de pied d'alouette
macérée dans du vinaigre. Séverin ne sut pas cette
histoire.
Mais il ne pouvait manquer de s'apercevoir, du
dénuement de plus en plus triste de la maison. Plus
de chaux aux murs, plus d'images sur la cheminée,
plus de laine dans les couvertures, plus d'assiettes au
vaisselier... De la poussière partout, et des taches, et
des toiles d'araignées.
Un jour que Pitaud avait fait pour les Pâtureau
un charroi do complaisance, Séverin voulut lui oiïrir
une tasse de café. Mais au moment de verser ce café
dans une tasse jaune et ébréchée, il se trouva qu'il n'y
avait rien pour Je passer. Georgette dut remuer tout
le fouillis de guenilles qui remplissait le buffet pour
découvrir un linge à peu près propre.
Pitaud, trop honnête pour laisser voir son dégoût,
se montra courageux devant sa bolée ; mais vSéverin
232 LKS cnEUX-DE-MAISONS
crut remarquer f[u'il l'avalait vit** tout de même.
Chaque jour les choses empiraient. Rien d'ailleurs
à • spérer p(»ur le moment. On commençait à dire dans
Ir pays que Pâtureau était républicain ; or, le bureau
de bienfaisance ne faisait que le strict nécessaire pour
les républicains ; la Bcrnoude elle-même n'était pas
encore secourue. Les Magnon s'étaient vengés sour-
noisement.
Pourtant Séverin depuis longtemps ne braconnait
plus. Il n'en avait ni le goût ni le temps. 11 ne courait
plus le dimanche ; il avait seulement conservé l'ha-
bitude de ramasser les choses qui se perdaient.
Maintenant, pour faire plaisir à Bas-Bleu, pour
lui rapporter quelque friandise, à elle qui ne pouvait
plus guère manger que des fruits, il demandait ;
il n'hésitait plus, il était devenu hardi ; et même,
parfois, lorsque, dans les haies écartées appartenant
à des gens durs qui ne donnaient jamais rien, il
trouvait de belles cerises ou des poires bien jaunes,
(lame, tant pis! il en raflait quelques-unes et peut-être
après n'eût-il pas fait bon les lui reprendre.
CHAPITRE VI
LA POULE
C'était un soir d'avril ; la nuit était tombée depuis
un moment déjà. Séverin, sa journée faite, revenait
aux Pelleteries. Il se hâtait parce qu'il était inquiet
de sa fille.
Elle touchait à sa fin, la pauvre Bas-Bleu. Quand
son père la levait pour qu'on pût faire le lit, elle ne
pesait pas plus sur ses bras qu'un petit enfant. Elle
ne prenait presque plus de nourriture ; on avait
droit chez le boucher à un peu de viande, mais, de
cette viande-là, elle n'en voulait pas. Des voisines
charitables fricassaient de temps en temps pour elle
un poulet bien tendre ; elle en mangeait un petit
morceau avec appétit, puis il fallait enlever le reste
qui lui répugnait.
La veille au soir, comme son père s'efforçait de
lui faire prendre un peu de lait, elle avait dit de sa
voix courte et sifflante :
— Papa, laisse-moi... je ne peux pas avaler ce lait...
je voudrais manger de la soupe à la poule..
— Ma fille, si tu voulais, nous irions chercher de la
viande chez le boucher ; ta soupe serait plus nourris-
sante.
SVi LES r.RE1îX-DE-MAISONS
— Non I jo no veux pas de soupe (»u bœuf; elle
sent le suif. Mais si j'avais de la soupe c^ la poule, je
crois que j'en mangerais.
— Eh bien I ce n'est pas difficile ; je vais aller tout
de suite quérir une poule chez la Pitaude ; tu mangera^
ta soupe demain.
— Oh non I pas ce soir..., pas demain..., tu as bieri
le temps. Quand j'en aurai, je n'en voudrai peut-
être plus... Je suis agaçante, dis, papa !
C'était à cause de ce désir de Bas-Bleu que Séverin
80 trouvait en retard.
Après le repas du soir chez les Bordager, il était
passé dans toutes les maisons du village pour trouvei
une poule. Mais le moment était mal choisi, car les
volailles venaient d'être renfermées comme cela se
faisait aux Arrolettes à certaines époques de l'année.
Toutes les femmes avaient parlé à Séverin comme l'avait
déjà fait la Bordagère et Louise, la belle-sœur. Cha-
cune avait dit :
— Je ne tiens point à vendre mes poules qui
vont commencer à pondre, mais pour une malade
on fait tout ; seulement tu tombes mal ; mes poules
viennent d'être renfermées ; elles ne sont point grasses
pour la saison ; ce ne sont guère que des carcasses. Si
tu veux, je t'en donnerai une tout de même.
Et Séverin avait répondu partout :
— Non 1 j'en veux une grasse... je vous remercie...
j'enverrai les drôles dans les métairies du Haut-
Village.
Il en voulait une grasse... Il ne regardait pas à la
dépense maintenant que sa grande fille allait mourir.
LA POULE 235
II se hâtait dans la nuit vite épaissie. Comme il
avait plu toute la semaine, les chemins de traverse
étaient mauvais ; il était obligé de suivre la route, ce
qui le retardait bien de dix minutes. Cette route
était la route du bourg, celle qui passait devant le
logis des Magnon. Séverin ne s'était jamais retrouvé
en face du propriétaire du Pâtis ; celui-ci l'évitait
prudemment et ses fils eux-mêmes étaient soudain
pressés de rentrer quand ils apercevaient à la brune
la haute silhouette du valet des Bordager. Séverin
s'amusait de cette poltronnerie ; il était bien loin
de songer à faire un mauvais coup.
Quand il arriva devant la villa, des chiens aboyèrent
prés de la grille ; il entendit des voix et des bruits de
vaisselle.
— On soupe là, ponsa-t-il ; le gros Magnon est
plus tranquille derrière ses volets qu'il ne le serait à
cette heure à vingt pas devant moi.
Tout à coup, Séverin aperçut au beau milieu de la
route une sorte de boule sombre. Ce devait être un
petit chien couché en rond ou peut-être une bûche.
Il avança son sabot ; à sa vive surprise, une poule se
leva effrayée et alla s'accroupir un peu plus loin, sur
la route encore.
C'était sans doute une poule de redevance que des
fermiers avaient apportée dans la journée et qui, le
soir venu, s'était fourvoyée.
Quand Séverin fut de nouveau près d'elle, elle so
leva encore et, tout ahurie, alla se blottir au pied d'un
échalier, la tête passée entre deux barreaux. H la
suivit, 80 baissa, avança la nuiin ; la poule se sentant
236 LES CREI X-FJE-MAISON8
prise, battit des ailes et gloussa ; alors, pour la faire
luire, il lui saisit le cou et vivement serra, tordit,
écrasa, i^uis, soulevant la bête dont les pattes joueront
dans le vide, il la glissa sur sa poitrine et repartit, vite.
De la main droite, tout en marchant, il tâta sous
sa blouse : c'était une poule superbe, grasse et ronde
comme une caille. Bonne idée qu'il avait eue de suivre
la grand'route.
Pourtant, à mesure qu'il approchait de la maison,
une inquiétude grandissait en lui. Que dire à Bas-
Bleu et que dire surtout à la Bernoude qui était aux
Pelleteries en ce moment?
C'était une poule volée en somme... volée ! Allons
donc ! 11 essaya de se rappeler les paroles que Lucien
Chauvin avait dites le jour du marché avec Bordager.
Et puis, allait-il se casser la tête avec toutes ces
idées ! Il avait assez d'autres soucis. Bah 1 on verrait
bien.
II était arrivé ; il poussa la porte. Les enfants étaient
couchés ; un lumignon de suif flambait sur la cheminée ;
un petit feu clignotait et, penchée au-dessus, la
grand'mère frottait entre ses doigts des guenilles
crottées. ,
Séverin s'approcha doucement du lit de la malade,
mais celle-ci qui ne dormait pas leva un peu la tète.
— Bonsoir ! fit-il, tu ne dors pas encore?
— Non, je ne peux pas ; bonsoir, papa ! approche,
que je t'embrasse.
Il se pencha et elle l'embrassa à plusieurs reprises
sur sa barbe dure. Elle avait toujours adoré son père
et toujours elle lui avait donné ces marques d'amitié
LA POT' LE 237
auxquelles on s'attarde rarement dans les familles
nombreuses et pauvres où l'on est pressé ; mais depuis
qu'elle allait tout à fait mal, elle était devenue encore
bien plus caressane.
— As-tu été plus forte aujourd'hui? demanda
Séverin ; as-tu mangé? Vois donc ce que je t'apporte.
Il sortit la poule de dessous sa blouse et la mit sur
le lit. Un sourire éclaira le visage blanc de la malade.
— Ah ! c'e3t ma poule ! tu as pensé à moi, merci,
père. Comme elle est lourde ! je ne peux pas la sou-
lever ! quelles belles plumes ! grand'mère, viens voir !
La Bernoude se leva et vint près du lit.
— Où l'as-tu prise, mon gars? demanda-t-elle à
Séverin; chez Guste?
— Non, pas chez Guste.
— Tu ne l'as pas prise aux Arrolettes?
— Si, je l'ai prise aux Arrolettes.
La vieille ayant soulevé la bête s'exclama à son tour
— Eh bien 1 je pense qu'elle est lourde !
Elle tâta sous la plume et s'approcha de la lumière
pour mieux voir.
— Mais ! fit-elle tout à coup, ce n'est pas une poule !
cela m'étonnait bien ! c'est un coq..., ou plutôt...
c'est un chapon.
Séverin s'avança vivement.
— Un chapon I
— Oui, un chapon ! regarde la crête coupée... où
as-tu pris ça? Dans le pays, il n'y a que la métayère
de Malitrou qui chaponne, et encore elle porte ses
chapons au maître, à M. Magnon... Où as-tu pris ça,
mon bon gars?
2.18 I ES rnErx-DE-MAisovs
— Où j'iii pris ça?
Il 80 mit à rirn d'un drôlo d'air. Ello répéta :
— Oui, d'où ça vient -il? pas des Arrolotteg, bion
sûr... Ks-tu donc allé jusqu'à Malitrou?
— Peut-être bien...
Comme la Bornoude examinait la tôte du chapon
et le cou blessé, il finit par dire :
— Cette bêle, voyez-vous-, c'est le Magnon qui me
l'a donnée. '
' — Allons! qu'est-ce que tu racontes?
— Oui... voilà... C'est-à-dire...
Maintenant qu'il faut avouer cette chose énorme,
il balbutie, le cœur étreint par une angoisse sur laquelle
il n'avait pas compté.
Soudain, il se décide et vite lâche h'H mots :
— C'est-à-dire que j'ai trouvé cette bête devant
le logis ; elle est venue se fourrer sous mes sabots ;
je l'ai tuée sans le faire exprès ; alors quoi I je ne
pouvais pas la laisser sur la route ; je l'ai emportée.
La grand'mère recule un peu poui* le regarder et
elle voit qu'il dit vrai. Ses yeux s'ouvrent très grands,
comme si elle découvrait une chose horrible ; puis
s'étant assurée que les petits dorment, elle se dresse
contre lui et d'une voix qui monte comme un .«oufflo :
— Alors, c'est vrai, dit-elle ; tu as volé, malheureux !
Séverin, à son tour, recule ; un grand froid l'anéantit ;
il ne peut plus supporter le regard de ces yeux si francs
qui le condamnent ; il se laisse tomber sur une chaise,
dans l'ombre, près du lit de Bas-Bleu.
Après une minute d'elTarement il essaye de .^'o dé-
fendre, de rattraper ses idées en déroute.
LA POULE 239
— Voyons! en voilà des histoires! Justement il
n'y avait pas de poule aux Arrolettes, et pourtant
ça presse... alors je trouve ce chapon sur la route ;
il était égaré, perdu ; les chiens l'auraient mangé...
je l'ai ramassé, pardi ! le mal n'est pas grand...
— Tais-toi ! fait la vieille femme.
— Peut-être bien qu'il était aux Magnon ; si c'est
vrai, tant mieux ! des gens si riches et si mauvais !
des gens qui vous ont empêchée jusqu'à cette année
d'avoir votre rente de la commune...
— Tais-toi !
— Et puis, on est si malheureux !
— Tais-toi ! tais-toi 1
— Ces derniers temps ont été si durs... Oh mère!
si vous saviez 1
Il ajoute mollement, sentant bien que pour une
ancienne endurcie dans l'honnêteté ce sont là de pauvres
paroles :
— Quand on a des enfants qui meurent de faim,
on a bien le droit de prendre ce que les autres ont de
trop.
La Bernoude, indignée, lève ja canne ; elle frappe-
rait !
— Tais-toi, Pâtureau ! tu parles mal ! Quand on
est dans la misère, on demande, il n'y a pas de honte
à cela. Ah ! tu n'avais pas trouvé de poule aux Arro-
lettes? Eh bien! fallait aller ailleurs. Demain matin,
à l'aubette, j'irai en chercher une, mui, et je la trou-
verai puisqu'il le faut,devrais-je faire de mon pied tout
le tour de la paroisse et me jeter à genoux dans toutes
les maisons ! Et l'idée no me viendra point de voler,
210 i.Fs rnErx-PK-MMsopfs
non ! (^)uant h ce chapon, personno ici n'y touchr^ra,
ou bien jo m'on irai... Ij' vojl.i (on chapon, mon
gars !
Ello lance la bêto qui retombe aux pieds de Séverin
avec un bruit mat.
L'indignation redresse sa pauvre taille ca«»8ée ;
jamais de sa vie elle n'a connu un trouble pareil ;
t?lle va de long en large, s'arrêlant chaque fois qu'elle
passe devant Séverin pour le honnir.
— Malheureux ! voilà où tu en es ! cela te rogarde ;
tu es bien en âge ; mais tu as des enfants qui sont
un peu miens aussi ; je ne veux pas que tu leur fasses
de pareilles leçons. Jamais personne n'a failli dans ma
famille ni dans celle de mon pauvre homme. Ah !
n'agis pas de cette façon, ou je ne te reconnais plus pour
mon gendre...
C'est l'honneur de toute une lignée qui remonte
à ses lèvres et qui fait trembler sa voix, si calme à
l'habitude.
Elle finit par se rasseoir prés de la cheminée.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! si la défunte voyait ça !
ma pauvre Fine 1 ma pauvre Fine !
Elle gémit maintenant et pleure et la malade pleure
aussi, consternée par cette scène à voix basse.
Séverin se baisse vivement, ramasse lo chapon et
s'en va dans la nuit...
Quand il revint une heure plus tard, la chanilelle
flambait encore et la grand'mére était assise à la même
place. Il referma doucement la porte et, furtif, sans
une parole, il laissa ses sabots pour monter au grenier
où il couchait.
LA POTELE 241
Mais une voix suppliante se fit entendre.
— Papa ! papa ! disait Bas-Bleu ; viens ici !
Il hésita une seconde, puis il reprit ses sabots et
s'approcha du lit. La malade s'était redressée sur un
coude ; elle le prit par le cou et l'attira vers elle.
— D'où viens-tu? dit-elle tout bas; tu viens sans
doute de retourner le chapon?
Il répondit tout bas aussi :
— Oui.
Elle l'attira plus près encore :
— Père, si j'avais su, je n'aurais pas demandé de
soupe à la poule ; maintenant je n'en veux plus.
Écoute, il ne faut pas se faire de chagrin ; les
drôles n'ont rien entendu. Et moi je te remercie, oh 1
je te remercie beaucoup ! tu m'aimes bien, toi, père !...
Séverin, étranglé, ne put pas répondre ; il baisa
les yeux de sa fille, les grands yeux qui mangeaient la
pauvre figure blanche ; puis il se laissa choir encore
une fois sur une chaise à côté du lit.
Il vit à ce moment que la Bernoude se levait et
s'approchait de lui. Quand elle fut tout près, elle lui
mit une main sur l'épaule et se pencha pour l'em-
brasser. Elle pleurait encore ; mais comme elle avait
eu le temps de songer aux paroles si dures qu'elle
avait dites à son gendre, ce fut avec un accent d'infinie
pitié qu'elle murmura :
— T'es bien malheureux, mon pauv' gars ! t'es
bien malheureux !
Alors il pleura. De sa poitrine profonde, des sanglots
montèrent comme de grosses bulles et crevèrent. Et
il pleura comme il n'avait jamais pleuré de sa vie ;
IG
242 LES CREtTX-IiK-MAISONH
il pleura toute la nuit, sur les siens, sur ceux qui
«'taiont morts, sur celle qui allait mourir, et sur sa
droiture qui l'-tait morte aussi, et sur son orgueil dont
la misère avait eu raison, et sur toute sa pauvre vie
efTondrée.
CHAPITRE VU
LES CLOCHES
Bas-Bleu mourut au commencement de mai. Le
dimanche qui suivit l'enterrement, Séverin étant de
garde aux Arrolettes détacha les vaches sur les neuf
heures et les conduisit vers la lande aux Abreuvoirs.
C'était à cinq cents pas du village, un mauvais pacage
situé au flanc d'un coteau très raide ; il n'y poussait
que du genêt, de la bruyère et, au printemps, un peu
d'herbe dans les bas ; les Abreuvoirs étaient des
fossés toujours remplis d'une eau noire et froide où
s'enfonçaient les images pâles des peupliers de bor-
dure.
Il y avait une charrièrc du côté de la route ; Séverin
alla s'y asseoir les genoux au menton, face au soleil
et à ses bêtes.
Les cloches, au bourg, carillonnaient dans l'air
jeune ; leur voix passait avec le vent frais, semeur
de vie ; et cette musique du dimanche et cette musique
du printemps venaient avec une douceur do caresse
sur la campagne verte pleine d'éclosions mystérieuses.
Séverin songea à un autre bruit de cloches, morne
celui-là, à une pluie de notes tombant, lourdes,
comme des pierres de démolition. Et il dit on lui-
2Vl I.KS CnEt'X-DE-MAIS0N9
môme avec une sorte de colère contre les cloches de
ce jour qui (étaient joyousos :
— C'est cela ! cabotez, vous autres ! cal)otez donc !
Des larmes filtrèrent entre ses paupières qu'il avait
fermées à cause de la lumière crue :
Dinpr ! don ! cabotez donc I
Pour la lille et le t^arçon !
Pourquoi ce refrain de son enfance, à présent, lui
revenait-il?
Ding I don I cabotez donc I
La Pâturelle chantait cela jadis pour l'amuser ;
en même temps elle tapait sur la crémaillère avec la
pelle à feu.
Et le rythme était le même des notes secouées
là-bas dans le bleu et de celles secouées en lui par le
souvenir. C'était un rythme lent et monotone qui
berçait.
Ding ! don ! Ding ! don !... Peu à peu Séverin perdit
sa pensée comme quelqu'un qui va s'assoupir...
Un ronflement grandissant le fit sursauter ; une
automobile arrivait à grande allure ; quand elle fut
devant la charriére elle s'arrêta et le monsieur qui était
au volant interpella Séverin.
— Hé ! l'homme ! fit-il, cette route méne-t-elle à
Bressuire ?
— Oui monsieur, si l'on veut.
— Est-ello bonne sur tout le parcours?
Séverin lit un geste vague qui no signifiait pas crrand'
chose.
Comme la voiture recommençait à ronfler, il entendit
LES CLOCHES 245
une voix fraîche qui devait être la voix d'une femme
toute jeune, rieuse et très étourdie. Cette voix disait
au monsieur qui avait parlé :
— Te voilà bien renseigné ! il est fou, ce vieux !
Vieux ! il n'était pas vieux ; il avait quai'ante-huit
ans. Elle avait dit cela, cette petite dame, à cause de
la posture qui lui faisait le dos rond.
Quand il était debout il était droit comme un jeune
et sa force était encore grande. Il tenait de son défunt
père une résistance incroyable au mal et à la peine.
Bien qu'il eût eu parfois ses misères comme les autres,
il ne s'était jamais plaint ; il n'avait jamais un seul
jour abandonné le travail ; et cela n'avait pas empêché
les siens de souffrir de la faim.
Non, son corps n'était pas vieux ; c'était son âme
qui était vieille et bien malade.
Auguste, le matin, lui avait dit par amitié :
— Allons, Séverin, prends courage ! ton plus mau-
vais temps est passé !
C'est vrai qu'il avait des chances maintenant de
vivre plus à l'aise. Les républicains, qui l'amignon-
na-ent depuis qu'il n'était pas fou de messe, lui avaient
expliqué tout ce que ceux de leur idée avaient fait
et comptaient faire pour les pauvres. Jusqu'à pié-
sent, les bonnes lois avaient surtout profité aux pauvres
des villes, mais ceux des champs allaient avoir leur
tour. Il était môme question de leur donner des re-
traites conimo aux gendarmes et aux employés.
De plus, les gages montaient. Beaucoup de valets
avaient en eiïet quitté le Bocage. Et ceux qui étaient
partis ciiiisi [>our le pays de Cliareiitu ou pour la ville,
246 LES CREUX-DK-MAFSONS
n'ôtaiciil. jnis luus des pan.'S«».'UX comme h: disaient
lt'8 richc8 qui ne travaillent janiaia et, après eux,
les gens qui n'entendent rien aux choses de la cam-
pagne. Il y avait parmi ces énn^nrant» des jeunes
hommes courageux qui partaient à regret ; et ce qui
les effrayait et ce qui les faisait fuir, ce n'était
pas l'existence trop calme, les journéts trop rem-
plies de labeur obstiné, c'était bien plutôt la cer-
titude de no jamais profiter de leur peine, c'était
la dureté inconsciente des gens qui possédaient la
terre.
Les valets qui restaient n'étaient donc pas toujours
les meilleurs et les fermiers avaient grand'peine à
trouver des compagnons à la fois intelligents et vail-
lants de corps. Séverin ne manquerait jamais d'ou-
vrage ; il était tranquille de ce côté.
Enfin, les deux bessons commençaient à lui apporter
leur petit gage ; il allait payer ses dettes. Bientôt
avec les cinq enfants qui poussaient, il recevrait
une belle somme à la Toussaint.
Mais le malheur pouvait passer encore... Il y avait
aussi cette Georgette qui savait trop de cboees et que
les gamins suivaient déjà dans l'espérance de mauvais
jeux. Quand les mères sont mortes, les filles sont
un gros tracas.
« Ton plus mauvais temps est passé. » Ce qui était
passé, c'était sa fierté et aussi un peu son courage.
11 était las. Cela ne lui faisait rien d'être à peu près
sûr de gagner sa vie. Ding ! don I Ding l don ! La
chanson des vitnix jours cabotait en son cœiu- ; toute
sa pensée était en arrière, vers celles qu'il avait aimées
LES CLOCHES 247
et qui étaient mortes. Elles étaient trois et leurs
images étaient en lui en même temps.
C'était d'abord la pauvre Pâturelle, morte de la toux
au temps de la guerre. Il revoyait sa figure douce
et triste et il se rappelait des choses puériles.
C'était ensuite la joie de sa jeunesse, la jolie meu-
nière aux yeux d'eau, la bonne compagne plus brave
que lui-même et plus gaie, la bonne compagne qu'un
rêve de bonheur pour les siens avait tuée.
C'était enfin la dernière, la petite qui ressemblait
aux deux autres et qui avait été plus malheureuse
qu'elles.
Celle-ci, il la voyait pieds nus avec un bissac sur
le dos. 11 ne regrettait plus d'avoir volé pour elle ;
il redisait tout bas son sobriquet de misère :
— Bas-Bleu, ma petite Bas-Bleu, tu n'iras plus
aux portes ; tu n'auras plus jamais froid... Tu dois
être heureuse maintenant... Bas-Bleu, je voudrais
te rejoindre ; je voudrais être couché dans la terre
tiède, là-bas au coin du cimetière, à côté de toi, à
côté de ta mère et à côté de ma mère à moi que tu n'as
pas connue et qui te ressemblait...
Il avait de la religion ; il n'ignorait pas qu'il est
question dans les prières d'un paradis et d'une vie
d'après. Mais ce sont des idées qu'on a parce qu'on .i
peur, ou parce qu'on aime, ou parce qu'on est plein
d'orgueil ; dans le fond de son cœur il n'y croyait pas.
Il savait comment les choses se dissolvent dans la
terre et sa vision se précisant soudain, il eut un fris-
son d'horreur.
Il s'ell'orça de penser autrement, il lui vint des
2^t^ LES THE. X-DK-NM f SONS
idées comme il en avait étant enfant. 11 se diuait :
— Peut-être tout de même qu'elles me voient.
Il y avait dans le fossé, devant lui, des fleurs pâles
qui s'ouvraient comme les yeux limpides de sa défunte
et d'autres plus sombres, violettes, presque noires
qui étaient toutes pareilles aux yeux de son enfant.
Et quand il levait la tête, il lui semblait distinguer
des formes humaines aux franges des nuages, des formes
blanches gonlîées de lumière qui s'étiraient et se per-
daient comme les images fugitives des rêves.
A Coutigny, les cloches recommencèrent à sonner.
Leur voix joyeuse passa encore sui* les cimes émues.
La terre était à son heure de grande beauté. Les
peupliers chantaient. Leur chanson était un peu
monotone, mais très douce et pour ainsi dire féminine.
C'était une chanson bien diiïérente de celle des chênes
et plus différente encore de celle des châtaigniers à
travers lesquels corne et siffle la musique du diable.
C'était aussi une chanson séculaire, car les anciens
du pays avaient toujours vu des peupliers dans ce
bas-fond. Ils étaient très serrés les uns contre les
autres ; quand le vent les prenait de face ils ployaient
tous à la fois, ils tremblaient, ils arrolaient de la tête
au pied.
C'est à cause de cela que l'endroit s'appelait les
Arrolettes.
HiN
TABLE DES MATIERES
Pages.
AVEBTISSEMENT I
PREMIÈRE PARTIE
Chap. I^'. — Le retour 9
— II. — Le farinier de la Petite-Rue 31
— III. — Marichette 37
— IV. — Le malheur des Bernou 48
— V. — La foire Saint-Jacques 55
— *VI. — Lanoce 70
DEUXIÈME PARTIE
Chap. I". — Les Pelleteries 85
— IL — La fâcherie des Marandières 100
— III. — Louis VI 117
— IV. — Quatre et cinq 128
— V. — La crève 1 134
— VI. — Baveille 151
— VIL — La chèvre 160
— VIII. — La lettre d'Avit Maufret 170
— IX. — La défaite 176
— X. — Au travail! 184
250 I.KS CHKUX-Dt-MAlf'iNS
TROISIÈME PARTIE
Chap. I". — Les choux 187
— II. — Les cherche-pain 200
— III. — La braconne 20'h
— IV. — Les paroles de Lucien Chauvin.. 220
— V. — Bas-bleu 228
— VI. — La poule 233
— VII. — Le.s cloches 243
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