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Full text of "Les creux-de-maisons"

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LES  GREUX-DE-MAISONS 


//  Il  l'të  tir<-  (le  cet  ouvrage 

2.')0  exetiipbnres  sur  papier  pur  (il  des  pnpeteries  Lnfuma, 

à  Voiron,  numérotés  île  1  à  260 


DU  MÈiME  AUTEUR  A  LA  MflME  LIHHAIHIE 

Nêne.    Roman.    Préface   de    Gaston    Chkbal-. 
Un  vol.  (60'  mille) 

{Prix  Concourt    1920.) 

ES   PRÉPARATION 
Le  Chemin  de  Plaine.  Kiunan. 

DU  MÊME  AUTEUR  : 

Chansons  alternées.  Poésies   (Kpni^è  ) 
Flûtes  et  Bourdons.  Poésies.  (Épuisé  J 


Cet  ouvrage  .i    été    Hé|(nsé   nu   niitiislére   de    l'intéri-Mir 
en  1913. 


P;\«IS.  TYP.  M.ON-NOURniT  KT  C'*.  8,  RIK  oahanciibk.  —  25997. 


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I    I  I  \ 


ERNEST  PEROGHON 


LES 


GREUX-DE-MAISONS 


\1  SS'6?  G 
7)7  q  .  Q  3. 


PARIS 

LIBRAIRIE     P  t,  O  .  •: 

PLON-NOUIllUT  KT  G'»,   IMIMUMIÎUKS-ÉDITEUHS 

8  ,    m;  K    C.  A  H  A  N  C  1  K  IV  K   —  fi  " 

fous  droyU  rhervi% 


^xB^\. 


Droils  de  reproduction  et  de  Iradiirtinn 
réserves  pour  tout  |>«y(. 


A 
P.   BBIZON 


On  a  dit  de  ce  livre  qu'il  était  un  tableau  de  la  misère 
paysanne. 

LorsqaHl  parut  pour  la  première  fois,  en  1913,  il  était 
rigoureusement  vrai.  Mais  parler  de  la  misère  paysanne 
en  1921,  c''est  amener  le  sourire  sur  les  lèvres  des  gens 
bien  informés. 

Que  Von  ne  s^y  trompe  pas,  cependant,  tous  les  paysans 
ne  s'enrichissent  pas! 

Comment  les  valets  de  charrue  qui  ne  vendent  rien 
s' enrichiraient-ils^  Leur  salaire  est  injlniment  plus  bas 
que  le  salaire  des  ouvriers  d'industrie,  et  la  vie  est  aussi 
chère  en  Basse-Bretagne  qu'à  Paris,  à  très  peu  près... 

Mais  il  n'apparaît  peut-être  pas  clairement  à  cer- 
taines gens  que  les  paysans  sont  semblables  aux  autres 
hommes. 

J'en  demande  bien  pardon  aux  faiseurs  de  pastorales^ 
mais  les  paysans  mangent  et  boivent  comme  tout  le  monde 
li  ils  préfèrent  les  bonnes  l'knsis  iiux  i/itunuiisi s;  Vair 


Il  A  V  K  in  1  -  >  F,  M  K  N  T 

pur  qui  passe  sur  les  guérets  ne  suffit  pas  à  les  ali- 
rncntcr. 

Les  paysans  ne  sont  pas  infatigables;  quand  ils  tra- 
vaillent seize  heures  par  jour,  ce  n'est  pas  toujours  uni- 
quement par  plaisir. 

Les  paysans  ont  un  cœur;  ils  peuvent  aimer  et  haïr; 
ils  ont  de  grands  et  de  petits  sentiments;  ils  sont  sensibles 
aux  injures  comme  ils  sont  sensibles  aux  coups. 

Ils  peuvent  souffrir,  enfin,  autant  que  les  grands  de  la 
terre. 

Mais  leur  souffrance  est  silencieuse,  leur  misère  est 
résignée...  Ils  y  sont  tellement  habitués! 


Mars  1921. 
E.  1\ 


LES 

GREUX-DE-MAISONS 


PREMIERE   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

LE    RETOUR 

Le  train  s'étant  arrêté  brusquement,  Sévérin  Pàtu- 
roau  et  ses  compagnons,  qui  dormaient  depuis  Thouars, 
sursautèrent. 

La  veille,  ils  avaient  quitté,  on  compagnie  de  nom- 
breux et  bruyants  camarades,  la  petite  ville  de  l'Est 
où  ils  venaient  de  terminer  leurs  quatre  années  de 
service.  A  chaque  grande  gare,  il  était  descendu  quel- 
ques-uns de  ces  camarades,  qu'à  moins  d'une  chance 
bien  improbal)le,  on  ne  roverrait  jamais,  et,  à  présent, 
ils  n'étaient  plus  que  quatre. 

Le  somme  tardif  qu'ils  vt-uaient  (h-  taire,  accotés 
les  uns  aux  autres  sur  la  Imnciuctte  dure;  leur  avait 


10  LES    CREUX-DE-MAISONS 

brisé  les  jaiul>os  ;  ils  se  redressèrent  ahuris,  les  pau- 
pières battantes.  Ils  jurèrent  un  peu.  Puis,  ils  furent 
soudain  joyeux  en  reconnaissant  Bressuire,  et  ils  8€ 
précipitèrent  sur  leurs  valises.  Sé\erin  n'avait  que  sa 
musette  et  soji  clairon  ;  il  sauta  le  premier  sur  le  quai, 
L'employé  qui  se  trouvait  à  la  sortie  sourit  en  voyant 
venir  ces  quatre  militaires. 

—  Cette  fois,  dit-il,  c'est  la  classe,  les  gars  ! 

—  Oui,  c'est  la  classe  !  et  la  vraie... 

Ils  passèrent  vivement,  impatients  de  se  sentir  enfin 
chez  eux,  hors  des  casernes,  liors  des  gares,  hors  des 
villes.  Le  jour  néussait  à  peine  ;  il  avait  plu  ;  une  brume 
très  fine  enveloppait  les  choses,  une  brume  qui  n'avait 
rien  de  commun  avec  le  brouillard  traître  qui,  tant  de 
fois,  les  avait  fait  grelotter  là-bas,  pendant  les  longues 
nuits  de  garde.  Ils  se  plurent  à  reconnaître  l'humidité 
familière,  la  buée  honnête  montant  des  terres  pro- 
fondes et  fraîches. 

Une  grosse  joie  leur  serrait  la  gorge  :  joie  de  la 
liberté  retrouvée,  joie  du  retour,  joie  intime  et  pro- 
fonde de  l'être  qui  reconnaît  son  milieu  naturel.  Ils 
demeuraient  sur  le  trottoir,  gauches  à  présent,  mi- 
nables dans  leurs  uniformes  râpés,  tellement  émua 
qu'ils  ne  trouvaient  rien  à  se  dire.  Ils  avaient  envio  de 
pleurer  et  se  sentaient  ridicules.  Tduf  h  coup,  l'un 
d'eux  cria  : 

—  Se  vérin  1  sonne  ! 

Les  autres  approuvèrent  bruyamment  : 

—  Oui,  oui,  sonne,  Séverin  ! 

Leur  attendrissement  avorta  en  fanfare,  bovfim 
sonna  le  réveil.  Deux  cocl.crs  et  un  gamin  bossu  ([ui 


LE    RETOUR  11 

était  là  pour  les  journaux  s'approchèrent  des  soldats. 
Séverin  sonna  le  réveil  en  fantaisie.  Ses  compagnons 
admiraient.  Bressuire  ne  les  intimidait  pas.  Bressuire  1 
petite  ville  sans  importance,  bonasse  et  lourdaude 
comme  une  paysanne  ;  garnison  de  pompiers.  On  y 
pouvait  sans  risques  faire  du  tapage. 

Séverin  sonna  la  soupe,  la  visite,  l'appel,  le  couvre- 
feu.  Tout  y  passa.  En  deux  temps,  très  nets,  il  embou- 
chait l'instrument,  puis,  la  sonnerie  finie,  il  l'éloignait 
d'un  brusque  lancé  de  l'avant-bras.  Le  petit  bossu 
gambillait  de  joie. 

Séverin  recommença  le  couvre-feu  ;  le  couvre-feu 
était  son  succès.  Cela  débutait  par  de  i)etites  explo- 
sions, des  sons  brefs  et  durs  comme  des  noyaux  ;  puis 
la  dernière  note  s'allongeait  infiniment,  passait  par- 
dessus la  ville,  allait  jusqu'aux  coteaux  sombres  en- 
dormis sous  la  brume,  pour  revenir  en  lin  tout  près  et 
mourir  lentement,  comme  une  haleine.  A  la  troisième 
reprise,  il  tenta  d'allonger  encore  cette  note  finale, 
mais  le  son  qui  filait,  mijice,  s'épandit  soudain  en  fui- 
rade.  Il  était  à  bout  de  souffle,  haletant,  congestionné 
comme  un  coq  en  colère,  mais  glorieux.  11  cria  : 

—  En  avant,  le  237  ! 

l']t  il  lança  la  sonnerie  du  régimont. 

Un  do  ses  camarades  lui  ayant  pris  le  bras,  les  deux 
autres  se  placèrent  par  derrière  et  ils  [)artirent  du  pied 
gauclic  (Il  <  liantant.  La  petite  rue  où  ils  s'engagèrent 
retentit  triin  cou[)K!t  injiUMcux  ù  l'égard  des  Berri- 
chons. Ell(!  était  étroite,  cette  riii',  ot  leui's  voix,  jointes 
au  bruit  du  <'jairttn,  y  éveilluifut  de  terribles  sonorités. 
Di's  vdifis  s'duvrirenl .  I  (nriérr  eux,  le  petit  bossu,  s'ef- 


12  LES    CREUX-DE-MAISO,NS 

forçant  tic  suivrt',  agitait  ses  l(»n^'-  (miuhri'^  d'araignée 
dans  leur  sillaj^e  do  brume. 

Ils  se  dirigèrent  vers  une  anhurgi;  qu'ils  connais- 
saient pour  y  avoir,  autrefois,  payé  de  l'eau-de-vie 
sucrée  à  des  servantes,  les  jours  de  foire.  Elle  était 
justement  ouverte  ;  une  lampe  y  blêmissait,  jetant  aux 
vitres  grasses  des  pâlimrs  équivu(jues. 

Ils  entrèrent  comme  une  bourrasque.  Une  petite 
bonne,  accroupie  près  d'un  poêle  au  milieu  de  rondelles 
de  fonte,  de  b(juts  de  papier  et  de  tas  de  cendres,  se 
leva  et  vint  à  eu.\  en  s'essuyant  les  doigts  à  l'envers 
d'un  tablier  sale.  Vivement,  elle  débarrassa  une  table 
où  traînaient  encore  des  verres  de  la  veille  et  où  les 
culs  des  bouteilles  avaient  entremêlé  des  anneaux 
roses  ;  puis,  elle  se  remit  à  son  poêle,  en  les  admirant  ù 
la  dérobée.  Son  regard  allait  des  jambes  rouges  aux  bou- 
tons de  cuivre  et  aux  képis  cavalièrement  cliiffonnés  ; 
il  finit  par  se  poser  sur  Séverin  à  cause  du  clairon. 

Séverin,  d'ailleurs,  était  bien  le  plus  beau  des  quatre. 
Moins  lourd  que  ses  camarade?,  moins  blond,  avec 
des  lèvres  plus  minces,  on  le  devinait  d'une  espèce 
plus  fîère  et  plus  nerveuse.  Ses  yeux,  qui  étaient  très 
noirs  et  un  peu  farouches,  souffraient  à  cause  de  la 
lampe  toute  proche,  et  ses  paupières  battaient.  En  ver- 
sant négligemment  d'abondantes  rasades,  il  se  félicita 
d'avoir  donné  l'aubade  à  la  ville  paresseuse  ;  puis  il  se 
mit  à  rire  à  cause  du  vin  répandu  sur  la  table.  Les  trois 
autres  riaient  aussi.  Leur  insouciance  s'accommodait 
du  désordre  ;  ils  étaient  heureux  de  tout,  même  de  se 
voir  si  sales,  les  mains  et  la  ligure  poivrées  de  charbon. 

Peu  ù  peu  ils  se  calmèrent.  Le  poêle  ronflait;  ils 


LE     RETOUR  13 

tombaient  à  une  béatitude  douce,  car  ils  étaient  fati- 
gués et  avaient  sommeil.  Ils  allaient  se  quitter  tout  à 
l'heure  et  ils  en  souffraient  un  peu,  la  longue  cama- 
raderie du  service  ayant  noué  entre  eux  des  liens  assez 
forts.  Ils  firent  quelques  projets,  espérèrent  se  ren- 
contrer aux  foires  d'hiver. 

Ils  avaient  éteint  la  lampe,  car  le  jour  était  tout  à 
fait  venu.  Ils  causaient  maintenant  tranquillement, 
juraient  sans  fracas.  Leur  idée  revenait  doucement 
aux  choses  de  la  terre,  et,  comme  ils  n'avaient  pas  de 
mots  tout  prêts  pour  ces  choses,  les  phrases  anciennes, 
les  tournures  lentes  remontaient  une  à  une  à  leurs 
lèvres.  Ils  en  avaient  ri  tout  d'abord,  mais  ce  leur  était 
tout  de  même  d'une  grande  douceur.  Ils  songeaient 
que,  bientôt,  ce  serait  le  contraire  :  pour  raconter 
leurs  bons  tours  de  caserne,  ils  parleraient  à  la  mode 
des  villes,  aux  grandes  veillées  où  vont  les  filles  ;  ils 
seraient  fiers  d'être  écoutés.  Et  au  fond  d'eux-mêmes, 
bien  qu'ils  fussent  de  race  taciturne,  ils  se  réjouis- 
saient d'en  avoir  pour  longtemps  à  exagérer. 

Vers  huit  heures,  ils  se  levèrent.  Séverin  avait  en- 
core un  long  chemin  à  faire,  car  il  allait  au  moulin  de 
la  Petite- Rue,  dans  la  commune  de  Coutigny,  par  delà 
Clazay  ;  les  trois  autres  s'en  allaient  ensemble  dans  la 
direction  opposée  par  la  route  de  Saint-Porchaire. 

Ils  se  dirent  au  revoir  en  patois. 


Séverin  sortit  rapidement  do  la  ville.   Le  temps 
menaçait.  Au-dessous  des  nuages  noirâtres,  de  petites 


14  l.t..-.     (HKr  \-l>  K-M  AIS'»  Ns 

fuméps  grisns  sf>  liâtaiont  de  fuir,  poursuivies  par  I 
vent  (lu  Bas-F'ays  qui  apportait  le  liruit.  de  cloche 
lointaines.  La  messe  sonnait  à  Glazay,  et  Séverin  mari 
chait  à  grands  pas,  pour  arriver  là-bas  avant  la  sortie 
il  espérait  y  trouver  son  ancien  patron,  le  meunie. 
Bernou,  qui  le  reprenait  pour  quelque  temps  à  soi 
service. 

Une  vague  tristesse  Tenvahissait.  Il  aurait  aimé  ur 
chez  soi  pour  l'accueillir  ;  il  n'en  avait  pas  ;  à  vra. 
dire,  il  n'en  avait  presque  jamais  eu. 

Il  revoyait  dans  son  souvenir  le  petit  «  creux  de 
maison  »  où  il  avait  vécu  ses  premières  années.  Cotait 
une  cabane  bossue  et  lépreuse,  à  peine  plus  haute 
qu'un  homme  ;  on  descendait  à  l'intérieur  par  deux 
marches  de  granit  ;  il  y  faisait  très  sombre,  car  le  jour 
n'entrait  que  par  une  lucarne  à  deux  petits  carreaux  ; 
l'hiver,  il  y  avait  de  l'eau  partout,  et  cela  faisait  de  la 
boue  qui  n'en  finissait  pas  de  sécher,  sous  les  lits  sur- 
tout ;  il  y  avait  des  trous  qui  empêchaient  les  tabou- 
rets de  tenir  debout  ;  on  les  comblait  de  temps  en 
temps  avec  de  la  terre  apportée  du  jardin. 

Il  se  souvenait  pourtant  d'avoir  passé  quelques  bons 
moments  dans  cette  maison,  tout  seul  avec  sa  mère,  sur 
la  pierre  du  foyer.  Elle  était  si  douce,  sa  mère  !  Malheu- 
reusement, elle  était  souffreteuse  et  ne  pouvait  pas 
travailler  l'hiver  ;  il  revoyait  sa  face  pâle  et  son  pauvre 
sourire  courageux. 

Le  père,  lui,  avait  eu  un  accident  en  sa  jeunesse  : 
une  charrette  lui  avait  écrasé  une  jambe  et  il  boitait. 
Bien  qu'il  fût  dur  à  l'ouvrage,  il  n'était  pas  recherché 
(les  fermiers  à  cause   de  son  infirmité;  aussi  ne  se 


LE     RETOUR  15 

louait-il  qu'en  été  pendant  les  grands  travaux.  I/hiver, 
il  allait  aux  carrières,  arrachait  du  genêt,  bricolait, 
gagnant  parfois  une  bonne  pièce,  car  il  était  ingénieux, 
mais,  le  plus  souvent,  rapportant  à  peine  de  quoi  payer 
son  taljac  à  chiquer.  Il  buvait  le  plus  possible,  toutes 
les  fois  que  cela  ne  lui  coûtait  rien.  Quand  il  rentrait 
ivre,  il  chantait,  et  Séverin  s'amusait  beaucoup  ;  ou 
bien  il  jurait,  s'en  prenant  à  tout  le  monde  de  sa 
boiterio  et  de  sa  misère,  criant  des  injures  à  l'adresse 
des  gros  métayers,  menaçant  jusqu'aux  bourgeois  qu'il 
mettait  au  défi  de  l'empêcher  de  braconner  sur  leurs 
terres.  Ces  soirs-là,  Séverin  pleurait  et  la  mère,  fer- 
mant vite  la  porte,  s'empressait  de  faire  coucher  son 
homme  :  précautions  inutiles,  car  il  tenait  aussi  ces 
propos  ailliMirs.  D'autre  part,  sa  réputation  do  ten- 
deur de  lacets  et  sa  mauvaise  rnine  le  faisaient  mal 
voir  dans  le  pays. 

Cependant,  il  n'était  pas  foncièrement  méchant,  mal- 
gré ses  sourcils  broussailleux;  il  était  même  bon  pour 
les  siens;  un  fond  de  droiture  native  lui  faisait  scru- 
puleusement rapporter  ù  la  maison  tout  le  produit  de 
sa  peine  et  même  les  petits  bénéfices  clandestins  du 
furetage. 

Séverin  était  le  premior-né  de  cette  pauvre  famille. 
Il  avait  trois  ans  quand  inupiit  sa  sœur  Victoriiie  ;  peu 
dn  temps  après,  vint  un  [xMit  frère  (ju'on  appela  Désiré, 
bien  ipi'il  fût  di'  tro|). 

La  misère  s'était  beau(OU|)  accrue  a  ee  nmment-Ia 
chez  les  i'âtureau.  La  mère,  vraiment  alTaiblie,  ne  faisait 
plus  les  laveries  des  fermes  voisines  ;  elle  toussait  et  se 
|)enrhait  veis  la  torre.  Klle  uo  put  pas  nourrir  Désiré. 


Ifi  LES     CnErX-DE-MAISONS 

Elle  lYleva  tant  bion  que  mal  avec  des  bouillies  de 
pommes  de  terre  et  du  lait  écrémé  qu'elle  achetait  à 
bon  marché.  Il  vint  au  petit  un  ventre  énorme  avec 
des  jambes  maigres  et  comme  ratatinées.  La  Pâturelle 
avait  bien  do  la  peine  à  cause  de  lui  ;  il  criait  souvent 
d'une  voix  plaintive  et  salissait  beaucoup  de  langes 
Comme  elle  avait  pou  de  toile,  elle  était  obligée  d'être 
tous  les  matins  au  lavoir  ;  puis  elle  faisait  sécher  de- 
vant le  feu  les  linges  où  se  trouvaient  toujours  de 
grandes  taches  vertes.  Ces  taches  l'inquiétaient  à  la 
longue  et  elle  en  parlait  aux  voisines.  Quand  elle  dé- 
maillotait  le  petit,  Séverin  s'approchait  et  le  cha- 
touillait pour  le  faire  rire  ;  mais  il  n'y  réussissait  pas 
toujours  ;  le  bébé  le  regardait  comme  rp![r;irdont  les 
vieux  avec  un  air  de  dire  : 

—  Pourquoi  ris-tu,  toi?  Où  vois-tu  do  qui-i  rire? 

Alors  la  mère  se  penchait,  redressait  le  bonnet  de 
piqué  d'où  sortaient  de  rares  cheveux  sans  couleur  et 
baisait  longuement  les  petites  tempes  bleues  ;  puis 
elle  pleurait  en  emmaillotant  l'enfant. 

A  trente  mois,  Désiré  marchait  à  peine,  traînait  son 
petit  derrière  de  marmiteux  d'une  chaise  à  l'autre, 
les  jambes  tordues  et  roulant  sur  ses  hanches. 

Séverin  alla  un  peu  à  l'école.  Son  père  aurait  voulu 
le  faire  bien  instruire  afin  qu'il  eût  de  la  défense  plus 
tard  ;  mais,  pour  cela,  il  fallait  payer  l'écolage  et  les 
Pâtureau  étaient  bion  pauvres. 

Le  Boiteux  s'arrangea  avec  le  régent  :  moyennant 
quelques  lapins  attrapés  en  temps  de  neige,  Séverin 
put  fréquenter  la  classe  pendant  plusieurs  mois.  Il 
apprit  assez  vite  à  lire  la  lettre  moulée  et  mémo  l'écri- 


LE     RETOTTR  17 

ture  ;  mais  la  vie  étant  rievenuo  plus  difïicile,  l'école 
fut  abandonnée. 

Il  fallut  prendre  le  bissac  et  mendier.  Séverin  faisait 
ses  tournées  en  compagnie  de  plusieurs  autres  petits 
du  village.  Pieds  nus,  le  ventre  vide,  ils  s'en  allaient, 
dès  le  matin,  par  les  sentiers  de  traverse  qui  conduisent 
d'une  ferme  à  l'autre.  Ils  s'arrêtaient  à  chaque  porte. 
Quand  personne  ne  les  avait  entendus  arriver,  ils  tous- 
saient timidement  d'abord,  puis  plus  fort  pour  avertir 
la  ménagère.  Si  celle-ci  était  occupée  ailleurs,  ils  s'as- 
seyaient sur  le  seuil  et  tapaient  du  coude  dans  la 
porte  en  chantonnant  d'une  voix  traînante  : 

—  Charité  I  charité,  s'il  vous  plaît  I 

A  la  fin,  de  l'intérieur,  une  voix  criait  : 

—  Qu'est  ça? 

—  Les  cherche-pain  1  Charité,  s'il  vous  plaît  I 

—  Combien?  disait  la  voix. 
Us  se  comptaient  : 

—  Trois!  quatre!  cinq! 

Parfois,  ils  frappaient  en  vain  :  la  porto  ne  s'ouvrait 
pas,  et  ils  attendaient  des  heures  entières,  grelottant 
aux  mauvais  jours.  D'autres  venaient  qui  attendaient 
aussi. 

Il  Ifîur  arrivait  de  galopinor  le  long  des  routes,  mais 
il  fallait  ensuite  rattraper  le  temps  perdu  pour  rap- 
porter, le  soir,  le  nombre  de  morceaux  de  pain  exigés. 
La  course  souvent  était  longue,  car  les  petits  bordiers 
ne  donnaient  guère,  étant  eux-mêmes  très  malheureux. 
Il  ne  fallait  compter  que  sur  les  grosses  fermes  :  là, 
f  (lut  le  monde  donnait,  par  bonté  ou  par  gloriohv  Quant 
an  m)ir(|wi.s  du  chfile;iu,  il   faisait  distribuer  du  pain 

2 


'^  I.KS    rnKfX-DE-MAISOSS 

tU'iJX  ou  trois  fois  Tnii  à  la  fu»rto  do  IV-j^liso  ;  mais  il  no 
/voulait  pas  que  s'ouvrit,  pour  les  potits  pouilleux  du 
pays,  la  grille  de  son  parc  ;  il  avait  des  valets  étrangers 
au  [)ays  et  des  chiens  très  méchants  :  les  cherche-pain 
passa iefit  au  largo. 

Sévcrin,  d'abord,  ne  mendia  qu'une  fois  par  se- 
/maine;  mais  la  misôre  s'acharna  sur  la  pauvre  mai- 
sonnée. Il  fallut  recueillir  la  grand'mére  Pâtiircaii  qui, 
jusque-là,  pvait  vécu  seule,  tant  bien  que  md,  grâce  à 
des  aumônes  et  à  quelques  menus  travaux.  La  vieille 
femme  était  devenue  tout  à  fait  percluse,  incapable 
de  faire  virer  le  fuseau.  Alors  Scverin  fit  deux  tournées 
au  lieu  d'une  et  des  tournées  de  plus  en  plus  longues, 
les  moins  accueillantes  des  fermières  se  lassant  de 
donner  à  un  cherche-pain  qui  revenait  si  souvent. 

Avant  que  sa  grand'mére  fût  à  la  maison,  quand, 
aux  bonnes  portes,  il  recevait  du  pain  blanc  de  pur 
froment,  il  le  mangeait  après  avoir  prélové  la  part  de 
Désiré.  Cela  dut  cesser  ;  et  il  était  difficile  de  tromper 
la  vieille,  qui,  elle  aussi,  avait  fait  des  tournées.  Elle 
était  devenue  gourmande,  buvait  le  lait  de  Désiré  et 
jalousait  Sévcrin  à  qui  les  ménagères  devaient  donner, 
prétendait-elle,  de  bonnes  tartines  et  des  fruits.  Elle 
avait  décidé  son  fds  à  faire  partir  le  petit  tout  seul, 
prétextant  qu'il  attraperait  ainsi  de  plus  gros  mor- 
ceaux ;  Séverin  faisait  alors  de  longs  détours  pour  re- 
joindre ses  camarades,  car  il  avait  peur  des  chiens  et 
des  chemineaux.  Il  y  en  avait  pourtant,  de  ces  vaga- 
bonds, qui  n'étaient  pas  méchants  :  Séverin  en  con- 
naissait un,  un  très  vieux  bonhomme  tout  blanc  de 
cheveux,  qui  l'avait  invité  à  venir  se  chauffer  à  son 


LE    RETOUR  19 

feu  de  bois  mort  et  qui  lui  avait  donné  des  châtaignes 
avec  une  lichette  de  beurre. 

Malgré  cela,  en  général,  il  évitait  les  coureurs  de 
routes. 

L'année  de  la  guerre  fut  aiTrouse  dans  tous  les  creux- 
de-maisons.  Chez  les  Pâtureau,  la  variole  enleva  Désiré 
vers  le  mois  de  janvier  ;  trois  mois  plus  tard,  la  Pâtu- 
relle  mourut  de  sa  mauvaise  toux.  Alors  comme  Séve- 
rin  avait  neuf  ans,  un  fermier  le  prit  à  son  service  pour 
lui  faire  garder  les  bêtes  dans  de  grands  pâtis  mal  clos. 
Il  s'engageait  à  lui  donner,  en  plus  de  sa  nourriture, 
un  pantalon,  une  blouse  et  une  paire  de  sabots. 

Il  y  eut  de  bons  moments  pour  le  petit  berger  ;  il 
connut  la  douceur  accueillante  des  matins  d'été  et 
la  grave  camaraderie  des  bœufs.  Il  y  eut  aussi  des 
jours  terribles,  des  jours  traîtres  pleins  de  brume.  Les 
bêtes  disparaissaient  au  bout  du  pâtis  et  s'en  allaient 
causer  du  dommage  dans  les  champs  voisins.  Les 
arbres  étaient  mauvais  comme  le  reste  ;  Séverin  cher- 
chait en  vain  l'abri  des  haies.  Il  grelottait  dans  les 
bas-fonds  entre  les  touftes  de  jonc.  Pour  se  réchauffer, 
il  sautait  à  cloche-pied,  et  comme  sa  panetière  lui 
battait  le  dos,  il  s'en  débarrassait  en  mangeant  vite 
son  grignon  de  pain  bis  et  son  fromage  mou. 

Il  n'avait  jamais  que  du  fromage  mou  dans  sa  pa- 
netière, car  la  ménagère,  était  chiche  ;  forcée  de  nourrir 
à  peu  près  les  grands  valets,  elle  se  rattrapait  sur  le 
petit,  sachant  bien  que,  de  ce  côté,  elle  n'aurait  pas 
de  plainte.  D'ailleurs,  c'était  l'iiabitude  que  les  petits 
domestiques  mangeassent  mal  ;  personne  n'y  faisait 
attention. 


20  LES    CREIX-nE-MAISONS 

Séverin  ne  rc  plaignait  qu'à  un  autre  berger  qu'il 
croisait  parfois  sur  sa  route  et  qui,  lui  aussi,  avait  tou- 
jours du  fromage,  mais  sec.  Ils  se  criaient  de  loin  : 

—  Séverin,   Séverinet  !  as-tu  le  ragoût? 

—  Gustin,  Gustinet  !  as-tu  le  jambon? 

Et  ils  riaient  en  faisant  tournoyer  comme  une  fronde 
leur  panetière  crasseuse. 

Le  soir,  Séverin  avait  une  écuellée  de  soupe  ;  il  la 
mangeait  au  coin  du  feu  où  il  s'amusait  à  taper  sur 
la  tête  des  chats  avec  sa  grosse  cuillère.  On  lui  donnait 
après  sa  soupe  ime  pomme  ou  des  châtaignes. 

Quand  il  eut  une  douzaine  d'années,  il  commença 
à  faire  besogne  d'homme  et  à  s'asseoir  à  la  table  avec 
les  autres.  Il  n'y  fut  guère  mieux  d'abord  ;  le  grand 
valet  qui  coupait  le  pain  lui  passait  les  morceaux 
moisis,  et  quand  on  mangeait  du  lard,  il  avait  sa 
grosse  part  de  couenne.  On  ne  se  gênait  pas  non  plus 
pour  lui  taper  sur  les  doigts  quand  il  était  surpris  a 
couper  des  bouchées  trop  larges  et  trop  minces  qui 
raclaient  le  plat  comme  de  petites  pelles.  Surtout  il 
était  vexé  qu'on  l'appelât  «  Pâtireau  »  ou  o  Pâtira  », 
comme  on  appelle  les  pauvres,  maigres  et  transis,  les 
jeunes  infirmes,  les  bossus,  les  béquiliards,  les  veaux 
ù  diarrhées,  les  canetons  mal  fermés,  tous  les  êtres 
geignants  et  malitornes  voués  à  une  misère  sans  éclaircie 
et  qui  pourtant  n'en  finissent  pas  de  mourir. 

Mais  les  années  passèrent  ;  à  seize  ans,  il  avait  les 
08  durs  et  le  geste  vif  ;  on  commença  à  le  respecter. 

Il  arriva,  vers  cette  époque,  qu'mi  coup  do  mine 
coucha  le  Boiteux  sur  le  rocher  gris  et  bleu  qu'il  creu- 
sait ;  il  fut   tué  net.  La  grand'mère,  quelques  mois 


LE    RETOUR  21 

avant,  était  morte  de  ses  douleurs  :  Victorine  et  Sé- 
verin  restaient  seuls. 

Les  deux  enfants  eurent  beaucoup  de  chagrin  ;  ils 
aimaient  leur  père,  malgré  sa  brusquerie  ;  surtout  ils 
étaient  effrayés  d'être  orphelins.  Le  soir  de  l'enterre- 
ment, quand  Séverin  fut  dans  l'écurie  où  était  son  lit, 
il  pleura  longtemps.  Vers  minuit,  la  fatigue  l'empor- 
tant, il  s'endormit  d'un  sommeil  de  plomb  ;  mais  à 
trois  heures,  le  patron  le  réveilla,  car  on  était  en  sep- 
tembre, et  il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre  pour  les 
semailles. 

Deux  ans  plus  tard,  le  jeune  homme  changea  de 
ferme,  sous  prétexte  de  gagner  plus  d'argent.  A  la 
vérité,  il  n'aimait  pas  cette  maison  où  on  lui  avait 
fait  une  enfance  rude  et  sans  amitié.  Il  entra  comme 
farinier  chez  Bernou,  le  meunier  de  la  Petite-Rue  ;  il 
y  resta  deux  ans,  pais  partit  au  service. 

Il  passa  quatre  années  au  régiment,  quatre  années 
pendant  lesquelles  il  travailla  modérément  et  mangea 
à  sa  faim.  Il  s'y  ennuya  d'abord  ;  on  l'avait  désigné 
malgré  lui  pour  être  clairon  et  le  tambour-major  l'avait 
un  peu  bousculé. 

Ce  tambour-major  était  une  brute  très  simple.  Pas 
méchant  au  fond,  facile  à  carotter,  il  se  rehaussait 
devant  les  recrues  par  dos  propos  d'une  obscénité 
compliquée  auprès  desquels  les  plaisanteries  de  la 
chambrée  semblaient  ingénues  comme  l'eau  des  ro- 
chers. Cette  éloquence  répugnante  inquiétait  d'abord 
les  jeunes  gens  vi-niis  tout  droit  des  campagnes  pro- 
loudes  ;  ils  souriaient,  làchcniunt  sans  bien  comprendre. 
Puis,  peu  à  peu,  ils  n'y  prenaient  plus  garde,  accep- 


22  I.KS    CBEIIX-DK-MAISONS 

taient  sans  sourciller  d'étonnantes  insultes,  attentifs 
sfulomcnt  à  ce  au'ollfs  no  fussent  pas  accompagnées 
d'une  promesse  de  punition. 

Séverin,  taciturne  et  d'humeur  haute,  eut  au  début 
un  peu  d'effarement  ;  il  eut  aussi  de  sourdes  révolte» 
à  cause  des  corvées  pleuvant  sans  rime  ni  raison  ;  iJ 
finit  pourtant  par  s'habituer.  Comme  il  était  plein  de 
bonne  volonté,  il  passa  clairon  en  pied  à  la  fin  de  la 
première  année.  A  dater  de  ce  jour,  il  vécut  de  lentes 
journées  au  corps  de  garde,  s'amusant  de  l'allure  des 
civils  qui  passaient  devant  la  grille,  tutoyant  les  filles 
maigres  et  plâtrées  qui  venaient  le  soir  relancer  les 
sous-officiers.  11  allait  aux  cuisines  chercher  la  soupe 
des  hommes  de  service,  et  ne  manquait  point  de  crier 
en  soulevant  le  couvercle  des  gamelles  : 

—  La  crève  !  c'est  la  crève,  alors  1 

Les  camarades  sortaient  de  leur  somnolence  et 
faisaient  chorus,  vouant  à  la  réprobation  des  hon- 
nêtes gens  le  métier,  les  fricoteurs  et  le  gouverne- 
ment. 

—  La  crève,  n.  de  D...  !  la  crève,  alors  I 
Accents  farouches  que  démentaient  le  sourire  des 

faces  rougeaudes  et  la  sonorité  des  poitrines  ;  indi- 
gnation réglementaire  qui  ne  coupait  l'appétit  à  per- 
sonne. 

A  cette  heure,  Séverin  se  réjouissait  de  ces  souve- 
nirs; il  se  rappelait  Micot,  un  gros  Breton  grêlé  qui 
avait  été  quatre  ans  élève-tambour  et  que  le  tambour- 
major  n'avait  jamais  appelé  autrement  qu'.Andouille. 
Il  le  revoyait  carré,  placide,  tapant  sur  une  petite 
planchette,  où  il  rccommenç<iit  pendant  des  lnures, 


LE     RETOUR  23 

des  semaines,  des  années,  le  même  roulement,  toujours 
le  même  roulement. 

—  Andouille  I  criait  le  chef,  serre  le  ra  de  trois  ; 
serre  le  ra  de  trois,  sacrée  andouille  1 

Le  gros  tapin,  sans  s'émouvoir,  corrigeait  sa  plan- 
chette avec  la  même  persévérance  enchantée.  Micot 
ne  put  jamais  serrer  le  ra  de  trois  qui  commence  la 
dix-septième,  et  partit  apprenti-tambour,  andouille 
comme  au  premier  jour. 

Séverin  riait  tout  seul  en  pensant  à  Micot.  Que 
faisait-il  en  ce  moment,  le  gros  Breton?  Il  devait  fouler 
les  landes  natales  et  se  hâter,  lui  aussi,  ■<^ers  un  village 
où  toutes  les  cloches  cabotaient  pour  la  grand'messe. 

* 
*  * 

Lorsque  Séverin  arriva  à  Clazay,  les  gens  étaient 
sortis  de  l'église.  Sur  la  place,  les  hommes,  fatigués 
d'immobilité,  s'étiraient  et  plaisantaient.  Beaucoup  ne 
le  reconnurent  pas.  Il  s'avança,  saluant  à  droite  et  à 
gauche,  et  s'enquit  de  son  ancien  patron  :  personne  ne 
l'avait  vu,  il  n'était  sûrement  pas  à  la  messe.  Alors 
Séverin,  gêné  par  les  yeux  fixés  sur  lui,  désappointé 
aussi  sans  trop  savoir  pourquoi,  se  joignit  à  un  groupe 
de  jeunes  gens  et  entra  à  l'auberge.  Il  fit  sensation, 
mais  moins  qu'il  ne  l'avait  espéré  ;  d'autres  hommes 
entraient  qui,  après  un  bref  salut,  se  mettaient  à 
jouer  aux  tables  voisines  sans  plus  s'occuper  de  lui. 

Gomme  l'aubergiste  était  en  même  temps  marchand, 
les  femmes  des  métairies  venaient  pour  de  la  vaisselle  et 
de  l'épicerie.  Leurs  filles,  sérieuses  et  raides  sous  la 


24  LES    cnEtIX-DK-MAtSONS 

lourde  coiffe,  entraient  aussi  et  coulaient  vers  le  ga- 
lant attablé  un  regard  rapide  et  sournois.  Quelques- 
unes  plaisantaient  avec  les  hommes  et  montraient 
gaiement  la  franche  hardiesse  de  leurs  yeux  luisants. 
Bien  qu'elles  le  regardassent  beaucoup,  elles  ne  s'adres- 
saient pas  à  Séverin,  qui  était  devenu  étranger  durant 
cette  longue  absence. 

Lui',  parlait  peu,  s'effaçait.  Ayant  commencé  une 
partie,  il  ne  s'occupa  plus  que  de  ses  cartes.  Une 
épaisse  buée  encrassait  les  carreaux  de  la  fenêtre  en 
face  de  lui  ;  au  dehors,  la  pluie  tombait.  Il  s'attarda 
dans  cette  auberge  à  jouer  et  à  manger  des  fouaces 
très  dures  qui  lui  rappelaient  un  peu  les  biscuits  du 
régiment. 

Enfin,  vers  quatre  heures,  il  partit.  Malgré  le  vin 
qu'il  avait  bu,  il  était  triste  et  fatigué.  II  songeait  avec 
une  sorte  de  jalousie  que  les  amis  quittés  à  Bressuire 
étaient  déjà  dans  leurs  métairies,  au  milieu  des  frères 
et  des  sœurs  qui  fêtaient  leur  retour.  Son  retour,  a 
lui,  personne  n'y  faisait  attention.  Jamais  dans  sa  vie 
•d'homme  il  n'avait  souffert  de  son  isolement  avec 
autant  de  violence.  Il  se  recorda  de  nouveau  la  bonté 
de  sa  mère,  la  pauvre  Pâturelle  morte  de  la  toux  au 
temps  de  la  guerre.  Morte,  la  mère  si  douce,  mort,  le 
petit  Désiré  si  triste  d'être  au  monde,  mort  aussi  le 
père,  si  dur  au  mal  et  si  ingénieux  pour  les  siens.  Il 
n'avait  plus  que  \'ictorine,  et  Victorine  non  plus  n'était 
plus  là  pour  lui  fane  accueil  :  elle  lui  avait  fait  mar- 
quer sur  sa  dernière  lettre  qu'elle  suivait  ses  patrons 
en  Vendée.  Il  ne  la  reverrait  pas  avant  la  Toussaint. 

Sous  la  pluie  liiie,  Séverin  marchait  leuleineiit,  un 


LE    RETOUR  25 

peu  courbé,  comme  aux  jours  de  son  enfance,  quand 
il  rapportait  au  creux-de-maison  le  bissac  de  pain 
mendié.  Une  lueur  jaunâtre  tombée  du  soleil  éteint 
traînait  sur  la  route.  Les  prés  bas,  ayant  gardé  l'eau 
des  averses  précédentes,  luisaient  vaguement  comme 
des  miroirs  sales  ;  et  les  maisons  isolées,  les  chau- 
mières toutes  menues,  accroupies  sous  les  arbres,  sem- 
blaient subir  la  flétrissure  de  cette  fin  de  jour  avec  la 
résignation  de  pauvresses  négligées. 

Arrivé  en  haut  de  la  butte  des  Trois-Puits,  près  du 
village  de  Jolimont,  Séverin  aperçut  le  rideau  de  peu- 
pliers qui  cachait  le  moulin  des  Bernou.  Il  sauta  un 
échalier  et  prit  un  chemin  de  traverse  conduisant  à 
la  Petite- Rue. 

Bernou  était  justement  sur  le  seuil  ;  dès  qu'il  aper- 
çut Séverin,  il  cria,  penché  vers  l'intérieur  de  la 
maison  : 

—  Le  voilà  !  le  voilà,  le  soldat  ! 

Puis,  sans  hâte,  il  s'avança  vers  l'arrivant. 

—  Bonjour,  garçon  !  Comme  te  voilà  fort  !  On  dirait 
un  homme  !  Quelles  moustaches  1  Venez  donc  voir,  les 
femmes  1 

Les  femmes  embrassèrent  tour  à  tour  l'homme  aux 
moustaches.  Elles  étaient  trois  :  la  grand'mère,  une 
petite  vieille  rose  et  ratatinée  ;  la  maman  Bernou,  qui 
commençait  à  grisonner,  et  une  autre  que  Séverin 
hésita  à  reconnaître,  ce  qui  les  fit  bien  rire. 

—  Comment  !  tu  ne  te  souviens  pas  de  Fine? 

Si,  il  se  souvenait  bien  de  tout  le  monde  ;  mais  Fine 
n'était,  à  son  départ,  qu'une  gamine,  et  il  était  surpris 
do  retrouver  une  jolie  meunière  capable  à  elle  seule 


26  LES    ChKi    X-DK-MAISONS 

de  mener  la  maison  et  bien  plus  capable  encore  de 
faùe  tourner  la  tête  aux  gars  du  pays. 

Auguste,  le  frère,  était  au  bourg  de  Coutigny  ;  il 
arriva  quelques  minutes  après.  Lui  aussi  avait  beau- 
coup forci.  Il  était  content  de  revoir  Séverin,  oui,  bien 
content.  Il  expliqua  pourquoi.  Il  s'était  querellé  un 
jour  avec  le  valet,  un  fainéant,  disait-il,  et  le  père, 
donnant  raison  à  son  fils,  avait  congédié  l'autre.  Mais, 
depuis,  il  avait  fallu  trimer  pour  deux. 

—  Maintenant  que  te  voilà,  ajouta-t-il,  nous  aurons 
de  l'aise.  Tu  iras  à  la  pochée  pendant  que  je  ferai  la 
terre. 

—  Ça  sera  dur,  dit  Bernou,  ça  sera  dur  puur  tes 
mains  de  bourgeois,  maintenant  qu'il  va  falloir  tra- 
vailler.' 

Séverin,  distrait  par  la  petite  qui  taillait  pour  la 
soupe  de  minces  lamelles  dans  le  chanteau  de  pain 
gris,  répondit  négligemment  : 

—  Oui,  va  falloir  travailler...  mais  je  n'ai  pas 
peur  I 

En  mangeant,  ils  parlèrent  des  choses  qui  s'ulaieuL 
passées  au  moulin  durant  ces  quatre  ans.  Cela  mar- 
chait doucement,  tout  doucement  ;  on  louait  trop 
cher  ;  le  propriétaire,  avocat  à  Poitiers,  n'était  pas 
mauvais,  mais  on  avait  affaire  à  un  régisseur  insolent 
et  tracassier  qui  s'enrichissait  pendant  que  les  loca- 
taires faisaient  des  dettes  ;  l'eau  avait  manqué  pen- 
dant deux  étés  et  le  moulin  avait  perdu  dos  pratiques. 

—  Tu  vois,  disait  Bernou,  passé  ces  deux  mois  où 
l'ouvrage  presse,  nous  ne  poiurons  pas  te  garder  ;  tu 
serais  trop  fort  de  prix  pour  nous.  Nous  nous  enten- 


LE     RETOUR  27 

(liions  bien  pourtant  ;  Guste  et  toi,  vous  ne  vous  bat- 
triez pas,  je  pense. 

Le  garçon,  en  guise  d'approbation,  donna  à  Séverin 
une  bourrade  amicale.  IMais  Delphine  riait  sournoise- 
rnent  en  pelant  une  pomme.  Elle  dit,  avec  un  air  de 
vouloir  faire  fondre  un  gros  secret  sous  sa  langue  : 

—  Ils  ne  se  battraient  pas?  Cela  dépend  bien  ! 

—  Comment  !  Cela  dépend  bien  !  Et  de  quoi  cela 
dépend-il? 

—  De  Marichette,  donc  ! 

Le  Guste  devint  rouge  comme  une  framboise. 

—  Tais-toi,  canette  !  dit  le  père. 

Ils  avaient  fini  de  souper.  Bernou  cherchait  sa 
pipe. 

—  As-tu  du  gros  tabac,  clairon?  fit-il;  as-lu  songé 
à  nous,  au  moins,  avant  de  revenir? 

Séverin  désigna  du  doigt  sa  musette  qui  séchait  sur 
une  chaise. 

—  Donne  donc  mes  biens,  Fifine. 

La  jeune  fille  éleva  la  musette  au-dessus  de  la  table 
et  fouillant  sans  gêne,  éparpilla  deux  ou  trois  mou- 
choirs, une  pipe  à  tête  de  Tmx,  un  cahier  roulé  et  trois 
paquets  de  tabac. 

—  Et  moi  !  cria-t-elle,  je  n'ai  rien,  moi? 
Séverin,  en  vérité,  avait  bien  pensé  à  elle  ;  il  avait 

marchandé  un  petit  crochet  d'argent  pour  sa  chaîne 
à  ciseaux,  mais  il  avait  reculé  devant  la  dépense.  Il 
s'en  voulait  beaucoup  à  présent  qu'il  la  trouvait  si 
galante,  et  il  regrettait  l'achat  de  la  pipe. 

La  petite,  du  reste,  n'attachait  aucune  importance 
à  cet  oubli.  Elle  s'emiiara  du  cahier. 


28  LES    CREUX-DE-MAISONS 

—  C'est  bien  I  dit-elle,  puisque  tu  ne  m'as  rien  ap- 
porté, je  garderai  ton  cahitT. 

Elle  l'ouvrit  malgré  Séverin  ;  un  titre  énorme  flam- 
boyait à  la  première  page. 

—  Des  chansons  !  Nous  allons  nous  amuser. 

Il  contenait,  ce  cahier,  des  chansons  patriotiques, 
des  complaintes,  puis  d'extravagantes  ordures.  Chaque 
soldat  en  avait  un  semblable  à  la  caserne.  Pendant 
les  longs  dimanches  désœuvrés,  les  savants  de  la  com- 
pagnie y  écrivaient  à  tour  de  rôle  et  signaient  au  bas 
des  pages  au  milieu  d'un  beau  paraphe. 

Delphine  tourna  quelques  feuillets,  puis  brusqu» 
ment  fit  la  moue,  et,  très  rouge,  lança  le  cahier  sur  la 
table. 

—  Canette,  dit  Bernou,  va  avec  ta  mère  faire  le  lit 
dans  l'écurie. 

La  jeune  fille  sortit.  Auguste,  très  éveillé,  avait 
ramasse  le  cahier  ;  malgré  sa  curiosité,  il  dut  le  fermer 
car  il  lisait  mal  l'écriture.  D'ailleurs,  Séverin  lui  pré- 
sentait la  belle  pipe  à  tête  de  Turc. 

Ils  fumèrent  lentement  ;  la  torpeur  qui  précède  le 
sommeil  pesait  sur  Séverin  ;  les  cris  de  la  chambrée, 
le  brouhaha  de  l'appel  lui  manquaient  sans  qu'il  s'en 
rendît  bien  compte. 

—  Nous  devrions  nous  coucher,  dit  Bernou  ;  tu 
dors  déjà,  mon  gars. 

—  C'est  vrai,  patron  ;  il  me  semble  que  j'ai  la  tête 
vide  ;  comme  c'est  tranquille,  ici  ! 

Delphine  justement  revenait  avec  la  lanterne  ;  son 
frère  se  leva  et  ils  conduisirent  Séverin  dans  l'écurie 
où  était  dressé  le  lit  du  valet. 


LE    RETOUR  29 

—  Tu  vois,  dit  Delphine  en  montrant  le  coffre,  tu 
mettras  tes  bardes  ici.  Voici  ta  chaise  et  puis  voici 
ton  lit  ;  je  l'ai  brassé  bien  mou,  et  il  en  avait  besoin  : 
personne  n'y  couchait  depuis  le  départ  d'Etienne, 
l'autre  amoureux  de  Marichette. 

Évitant  une  bourrade  de  son  frère,  elle  ajouta  avec 
une  volonté  bien  évidente  de  taquinerie  : 

—  Non,  non,  ce  n'est  pas  pour  l'ouvrage  que  vous 
vous  êtes  fâchés  !  C'est  à  cause  de  la  Mariche,  que  je 
te  dis  !  Figure-toi,  Séverin... 

—  Ne  l'écoute  pas  !  cria  Auguste  ;  elle  est  plus  vi- 
cieuse qu'une  bique  ;  et  puis,  elle  fera  bien  de  tenir 
sa  langue,  parce  que  je  sais  des  choses,  moi  aussi,  et 
je  pourrais  nommer  ses  amoureux. 

II  avait  pris  la  lanterne  pour  aller  voir  aux  bœufs  ; 
l'étable  étant  séparée  de  l'écurie  par  une  petite  gi-ange, 
les  deux  autres  restèrent  dans  l'obscurité. 

Et  tout  de  suite  Séverin  fut  très  gêné.  Cette  Del- 
phine, si  malicieuse  et  si  fraîche,  avait  éveillé  en  lui 
un  trouble  charmant  ;  il  lui  en  voulait,  par  exemple, 
d'avoir  des  amoureux.  II  faisait  très  noir  et  il  ne  la 
voyait  qu'à  peine,  bien  qu'elle  fût  accotée  au  coffre 
tout  près  de  lui.  Elle  ne  parlait  pas  et  lui  aussi  cher- 
chait en  vain  des  mots  ;  elle  devait  le  trouver  bien  sot  : 
et  pourtant,  quoi  dire  après  ce  silence  déjà  long? 

II  se  pencha  et  il  sentit  qu'elle  se  reculait  un  peu  ; 
alors,  brusquement,  sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait, 
il  la  souleva  de  terre  et  il  posa  ses  lèvres  au  hasard, 
dans  le  cou,  sous  les  cheveux  tièdes,  et  il  appuya  bien 
fort. 

Elle  eut  un  rire  étouffé  d'enfant  chatouilleux  ;  puis 


30  i.i.  .   .  ,.;..  \- nr- MAISONS 

elle  se  dégagea  lostcmont,  en  flllo  habit.Uf<    >i.j.i  ,11 
hardiesses  des  galants, 

Auguste  revenait  ;  il  posa  sa  lanterne  sur  le  coffre  ;  1 
on  se  souhaita  le  bonsoir,  cl  In  fràre  et  la  sœur  sor-  I 
tirent  de  l'écurie.  I 

Sévcrin,  nerveux,  n'était  plus  pressé  de  dorrrt 
Machinalement,  car  sa  pensée  était  absente,  il  plia  s 
habits  comme  à  la  caserne,  et  les  plaça  sur  le  coffr 

Puis  il  examina  son  logis.  Rien  n'y  était  chanL' •. 
La  toiture  était  toujours  tapissée  d'innombrables  toil<s 
d'araignées;  quelques-unes  pendaient,  lourdes  cornu 
des  loques  do  baudets  guenilleux.  Des  rats  se  pou 
suivaient  et  farfouillaient  sous  la  paille  avec  de  pelii 
cris  aigus  ;  un  gios  déboula  d'un  râtelier  et  se  mit  à  se  J 
promener  tranquillement  sur  le  bord  do  la  mangeoii 

Avant  de  soufïler  sa  chandelle,  le  jeune  homme  f 
un  sourire  en  reconnaissant  ses  anciens  compagnie 
de  nuit  :  deux  mulets,  deux  vieux  mulets  de  gr 
trait,  sales  et  vicieux  comme  des  hommes. 


CHAPITRE  II 

LE    FARINIER    DE    LA    PETITE-RUE 

L'automne,  cette  année-là,  fut  doux  comme  un 
sourire,  et  le  nouveau  farinier  de  la  Petite- Rue  sentit 
la  joie  de  travailler. 

Un  soleil  vigilant  balayait  la  brume,  séchait  l'eau 
jaune  des  fossés,  lustrait  une  dernière  fois  la  verdure 
neuve  des  pâtis. 

Un  soleil  attendri  veillait  aux  semailles.  De  toutes 
parts  on  préparait  la  terre  et  on  recouvrait  le  froment. 
Dans  les  champs  découverts  des  hauteurs,  dans  les 
ouches  étroites  mangées  de  châtaigniers,  dans  les 
vieilles  terres  à  seigle,  dans  les  landes  défrichées  où 
l'on  jetait  de  la  chaux,  partout,  chez  les  métayers  qui 
liaient  huit  bœufs,  chez  les  petits  bordiers  qui  n'avaient 
que  deux  vaches,  on  retournait  l'argile  jaune  ou  brune. 
Il  y  avait  des  voix  proches  et  criardes  ;  d'autres,  in- 
nombrables, venaient  des  métairies  lointaines  dont 
les  arbres  de  clôture  portaient  les  bords  pâles  du  ciel. 
Cela  faisait  une  rumeur  continue  trouée  de  temps  en 
temps  par  le  grincement  d'un  versoir  ou  le  ioulement 
d'un  petit  toucheur  de  bœufs. 

Séverih  suivait  allègrement  sa  carriole  sur  les  routes 
gi'ises. 


r?2  IFS     TRFl' X-nE-MAfSONS 

A  travers  les  haies,  plus  claires  di'jjà  à  cause  des  prc- 
mièrcB  feuilles  tombées,  il  apercevait  les  laboureurs  et 
il  souhaitait  qu'ils  le  reconnussent.  11  se  haussait  un 
peu  et  faisait  claquer  sim  fouet  ;  parfois  il  enjambait 
le  fossé  et  s'accrochait  aux  aubépins  pour  plaisanter 
avec  des  gens  au  repos.  Il  marchait  sur  les  accotements 
couverts  d'herbe  grasse  et  de  fougères  fléchissantes. 
Les  grelots  de  son  mulet  tintaient  devant  lui  ;  et  ses 
pensées,  claires,  carillonnaient  aussi,  carillonnaient 
pour  son  insouciance  et  sa  santé  joyeuse. 

Son  idée  s'en  allait  un  peu  vers  les  filles. 

Avec  les  quelques  sous  qu'il  avait  gagnés  au  service 
en  lavant  des  doublures  et  en  astiquant  des  cuirs,  il 
s'était  acheté  une  blouse  à  raies  blanches,  une  cas- 
quette assortie  et  une  paire  de  chaussons  ferrés  pour 
monter  à  l'échelle  des  greniers. 

Il  se  trouvait  avenant,  et  il  relevait  ses  moustaches 
avant  d'entrer  dans  la  cour  des  fermes. 

Les  femmes,  le  plus  souvent,  allaient  l'aider  à  me- 
surer le  blé.  Il  aimait  que  ce  fussent  les  jeunes,  les 
servant'''8. 

Il  n'avait  jamais  été  si  jovial.  Lui  qu'on  réputait 
silencieux,  il  se  plaisait  maintenant  à  bavarder,  et  il 
savait  raconter  les  choses  qui  font  rire. 

Un  lundi  matin,  en  arrivant  aux  Pelleteries,  il 
pensa  : 

—  Tiens,  je  vais  donc  la  voir,  cette  fameuse  Mari- 
chette  ! 

Marichette  était  en  effet  servante  chez  les  Larin,  et 
il  avait  un  sac  pour  eux.  Il  l'avait  connue  toute  petite, 
cette  fille,  car  c'était  une  ancienne  cherche-pam.  Ils 


LE    FARINIEB     DE    LA    PETITE-RUE  33 

avaient  grelotté  aux  mêmes  portes  et,  comme  elle  était 
plus  jeune  que  lui,  il  avait  dû  maintes  fois  la  pousser 
au  derrière  afin  qu'elle  pût  passer  les  échaliers.  Devenue 
grande,  son  nom  était  sur  les  lèvres  des  gens,  car  elle 
était  aguichante  et  provoquait  les  gars. 

Marichette  reconnut  Séverin  dès  qu'elle  l'aperçut 
dans  la  cour,  et  elle  montra  une  joie  bruyante.  Elle 
était  drue  et  saine  et,  malgré  son  front  bas,  jolie  avec 
ses  yeux  hardis  et  ses  lèvres  riches. 

—  Tu  viens  pour  la  pochée,  maintenant  !  dit-elle  ; 
le  métier  ne  plaît  donc  plus  à  Guste? 

—  Non,  répondit-il  ;  on  raconte  que  tu  l'as  battu 
un  jour  qu'il  voulait  t'emporter  au  moulin  dans  son 
sac  ;  est-ce  vrai? 

—  C'est  vrai  ;  bien  sûr  !  Je  ne  suis  pas  une  fille  qu'on 
emporte,  moi  ;  essaye,  tu  verras  ! 

Elle  ajouta  se  parlant  à  elle-même  : 

—  Peuh  !  un  mioche  ! 

—  Qui,  un  mioche? 

Mais  déjà,  précédant  Séverin,  elle  était  au  grenier, 
cherchant  un  sac  qu'elle  apporta  et  déplia  avec  de 
jolis  rires  inutiles. 

Grande,  elle  maintenait  haut  l'ouverture  pour  fa- 
tiguer le  jeune  homme,  et  elle  lui  secouait  sous  le  nez 
la  toile  enfarinée.  Quand  le  sac  fut  plein,  elle  le  sou- 
leva et  le  porta  elle-même  au  bord  de  l'échelle.  Séverin 
s'extasia  sur  sa  force  ;  il  s'offrit  pour  époussetcr  son 
corsage  où  de  la  farine  s'était  déposée,  mais  elle  lui  ra- 
battit le  poignet  et  le  lui  tordit  en  manière  de  jeu, 
car  elle  était  forte  comme  un  homme  et  gaie  comme 
une  taure  bien  nourrie.  Puis,  quand  Séverin  fut  des- 

3 


3^1  I  ES    CRFrX-DF-MAISONR 

cciiflu  dans  IV'chcllo  pour  aî;ri[)pcr  son  sac  h  col  tordu, 
elle  lui  niarclia  sur  les  doigts.  Alors  il  empoigna  la 
jambe  qui  se  démenait,  et  ses  doigts  glissèrent  entre 
les  genoux  jusqu'à  la  peau  tiède.  Puis  il  s'enfuit,  le 
sang  aux  tempes,  pendant  que  Maricliette,  point  fâ- 
chée, secouait  ses  jupes  comme  pour  en  faire  tomber 
un  rat. 

Séverin,  les  jours  suivants,  songea  plus  d'une  fois 
à  Marichette  ;  et  quand  il  revint  aux  Pelleteries,  il  se 
sentit  tout  à  la  fois  heureux  et  tremblant  en  aperce- 
vant la  mère  Larin  dans  son  carré  de  choux,  au  bout 
du  jardin.  Comme  il  le  prévoyait,  ce  fut  encore  la 
servante  qui  vint  l'aider  à  mesm'er  le  grain. 

Le  travail  fait,  ils  causèrent.  Elle  plaisantait  libre- 
ment ;  accroupie  près  du  tas  pendant  qu'il  liait  le  sac, 
elle  plongeait  dans  le  froment  ses  bras  rouges  qui 
devenaient  très  blancs  au-dessus  du  coude,  et  ellf 
riait  de  son  rire  encourageant  de  bonne  fillo.  Il  perdit 
la  tête  ;  il  se  baissa  sans  une  parole  ;  il  la  renversa  d'un 
geste  hardi  et  sa  bouche  écrasa  les  belles  lè^Tes  de  chair 
rouge  gourmandes  d'amour.  Elle,  souriante,  s'aban- 
donnait, glissait,  la  poitrine  soulevée.  Mais  un  bruit 
soudain  les  mit  debout  :  le  sac  étroit  et  mal  hé  venait 
de  tomber,  le  blé  croulait  sur  leurs  jambes.  La  vieilli 
Larin  revenait  de  Touche  ;  il  fallut  vite  réparer  ]<■ 
dommage... 

En  arrivant,  le  soir,  à  la  Petite- Rue,  Se  verni  trouva 
Delphine  dans  la  cour,  au  bord  de  l'écluse.  Elle  jetait 
devant  elle,  à  l'endroit  où  les  petits  vairons  tourbil- 
lonnent dans  l'eau  mince,  des  croûtes  moisies  et  des 
pommes  de  terre  écrasées. 


LE     FARÎNIER     DE     L\    PETITE-RUE  3^ 

Les  canes,  commères  goitreuses,  se  hâtaient  avec 
un  dandinement  grotesque.  Entre  les  vergues,  sur 
l'eau  unie  et  noire,  les  oies  tard  prévenues  —  des  oies 
doubles,  monstrueuses,  collées  par  leur  ventre  blanc  — 
venaient  à  toute  rame,  claquant  du  bec,  le  cou  tendu 
et  querelleur. 

Delphine  s'amusait  de  la  gourmandise  de  ses  bêtes  ; 
elle  avait  ses  préférées  ;  elle  trompait  les  autres  par 
des  feintes,  les  éloignant  d'un  geste  généreux  de  sa 
main  vide  et  laissant  tomber  à  ses  pieds  un  gros  pa- 
quet de  pâture. 

Haute  et  mince  et  ronde  de  poitrine,  avec  sa  peau 
fraîche  de  blonde  et  ses  yeux  transparents  comme  l'eau 
des  belles  éclusées,  elle  résumait  la  douceur  claire  du 
jour  finissant.  Elle  était  la  meunière,  la  jolie  meunière 
des  refrains  de  ronde,  la  fille  leste  et  malicieuse  qui 
chante  —  ô  gué  !  —  près  des  eaux  frétillantes. 

—  Comme  tu  reviens  tôt  !  dit-elle  ;  n'as-tu  donc  pas 
fait  la  tournée  des  Marandières? 

—  Si  !  les  Marandières,  Jolimont,  la  Grange-Neuve, 
les  Pelleteries  ;  mais  les  routes  sont  belles,  et  j'ai  trotté. 

—  Ah  !  tu  es  allé  aux  Pelleteries  ;  tu  as  vu  les  Larin, 
alors,  et  leur  chambrière...  Une  belle  fille,  dis?  et  pas 
fière  ! 

Séverin  s'emporta  contre  le  mulet  ;  son  poing  heurta 
la  grelottièrc  ;  il  ne  répondit  pas. 

Depuis  le  soir  de  son  retour,  il  était  très  réservé  avec 
Delphine.  Il  s'était  dit  qu'il  ne  pouvait  rien  y  avoir 
entre  cette  fille  du  meunier  et  un  gars  comme  lui.  De 
mauvais  bruits  circulaient  bien  sur  les  Bernou  ;  on 
parlait  de  pertes  d'argent,  de  dettes  accumulées  ;  mais 


.%  I  ES    CREIlX-DE-MAISOISf! 

il  ii't'ii  croynit  pas  prand'choso.  Lo  moulin  lournnit 
toujours  joliment,  et  le  Guste  avait  toujours  de  P.'ir- 
gent  en  poche  pour  faire  une  partie  le  dimanche  entre 
messe  et  vêpres.  Jamais  la  fille  de  cette  maisrm  n'écou- 
terait sérieusement  un  valet  qui  avait  cherché  du  pain  ! 

Il  la  sentait  toute  fraîche  de  cœur,  et  il  était  trop 
fier  pour  songer  à  ahuser  de  cette  fraîcheur.  Depuis  h- 
baiser  rapide  pris  dans  l'écurie  le  premier  soir,  il  n'avait 
risqué  aucune  galanterie,  même  pas  celles  qu'il  se 
permettait  couramment  avec  les  filles. 

Il  s'approuvait  cruellement  d'être  honnête.  Il  s'était 
dit  avec  violence  :  cette  fille  est  trop  riche  pour  moi 
qui  suis  un  gars  do  rien  ;  je  n'y  penserai  plus. 

II  y  pensait  toujours... 

II  portait  son  image  en  lui  comme  une  joie  mélan- 
colique —  comme  un  remords  aussi  quand  son  désir 
était  allé  vers  d'autres.  Et  c'est  pourquoi,  maintenant, 
il  avait  honte  et  ne  pouvait  pas  répondre. 

Delphine  vit  que,  sans  y  penser,  elle  avait  touché 
juste.  Elle  jeta  ses  dernières  pommes  de  terre,  enleva 
son  tablier  en  toile  brune  et  rentra  pour  faire  chauffer 
la  soupe.  Puis  elle  servit  le  valet,  qui  mangeait  tout 
seul  à  son  retour  des  tournées. 

Et  elle  ne  parlait  pas,  à  cause  du  tremblement 
qu'elle  sentait  en  elle. 


CHAPITRE  IIJ 

MARICHETTE 

Séverin  se  gagea  chez  les  Loriot  des  Marandières. 
II  y  avait  de  meilleurs  maisons  pour  les  valets.  Ceux 
qui  y  étaient  passés  ne  cachaient  pas  que  la  soupe  y 
était  souvent  mal  beurrée  et  qu'il  fallait  y  trimer  dur. 
Mais  Séverin  n'avait  pas  trop  le  choix,  la  saison  étant 
avancée  ;  de  plus,  le  prix  le  tenta  :  vingt-quatre  pis- 
toles  du  premier  de  l'an  à  la  Toussaint. 

Ils  étaient  quatre  pour  faire  la  terre  :  Frédéric,  un 
grand  sec  de  vingt-six  ans,  labourait  et  menait  le  tra- 
vail ;  un  jeune  gars  de  seize  à  dix-sept  ans  eiïeuillait 
les  choux  et  s'occupait  du  fourrage  ;  Séverin  allait 
second,  et  le  père  Loriot  donnait  un  coup  de  main  après 
le  pansage. 

La  patronne  était  une  grande  femme  osseuse  de 
cinquante  ans.  Elle  était  avare  et  grondeuse,  et  nul 
ne  s'en  apercevait  mieux  que  son  beau-père,  le  vieux 
Francct,  qui  était  depuis  dix  ans  au  coin  du  feu.  Il 
ne  servait  plus  de  rien,  ce  pauvre  vieux,  mais  il  ne 
mourait  pas.  Il  avait  eu  deux  attaques  ;  on  attendait 
la  troisième.  Dès  la  première,  il  n'avait  plus  marché 
que  dilTicilement  ;  il  s'était  alors  montré  un  peu  exi- 
geant, allant  jusqu'à  demander  qu'on  le  promenât 


38  LES    <.KKL!X-Ui:-MAISONS 

dans  Tuirc,  les  jours  de  soleil.  C'est  qu'il  n'avait  pas 
été  commode  dans  son  temps  !  Mai»  sa  bru  l'avait 
dressé. 

11  était  revenu  quasi  en  enfance  maintenant  et  pas- 
sait toutes  les  journées  dans  son  petit  coin,  tendant 
vers  les  bûches  ses  pieds  nus  dont  la  peau  jaune  de- 
venait fine  à  force  d'immobilité.  De  sa  main  droite 
restée  libre,  il  s'amusait  petitement,  jetant  du  sel 
dans  la  flamme  ou  cassant,  à  même  la  chandelle,  des 
morceaux  de  résine  qu'il  faisait  brûler  quand  il  était 
seul. 

On  ne  lui  avait  pas  supprimé  Luul  u  lait  le  tabac,  a 
cause  du  monde,  mais  la  Loriote  le  rationnait  ;  il  ne 
fumait  que  le  soir  après  la  soupe.  Comme  il  n'avait 
plus  de  dents,  il  fallait,  pour  qu'il  pût  tenir  sa  pipt-N 
entortiller  un  linge  au  bout.  Il  tétait  ce  linge  ave< 
une  gourmandise  d'enfant. 

Quelquefois  la  bru  se  fâchait  : 

—  Encore  une  pipe  !  Goulagne  !  ça  ne  sera  point  ! 
Fédéri,  couche  le  vieux  ! 

Ces  soirs-lù,  le  bonhomme  faisait  semblant  de  pleur- 
nicher, ou  bien  il  sacrait  de  tout  son  souille,  car  il 
n'avait  plus  conscience  du  péché. 

Kude  maisonnée,  en  somme  ;  on  n'y  riait  guère.  Le 
patron  seul  était  jovial  au  retour  des  foires  ;  mai^ 
alors  la  bourgeoise  en  avait  pour  une  semaine  à  gronder 
et  à  faire  claquer  les  portes. 

Frédéric,  lui,  s'enivrait  tristement  deux  ou  trois 
fois  l'an,  le  premier  jour  des  fêtes  doubles  ;  mais  il  ne 
se  dérangeait  jamais  les  jours  ouvriers.  Un  ne  lui  con- 
naissait pas  de  bonne  amie,  et  les  filles  riaient  de  lui 


MARICHETTE  39 

en  revenant  des  vêpres.  Il  était  d'ailleurs  très  laid, 
car  il  avait  eu  la  picote,  et  il  était  resté  tout  grêlé 
—  grêlé  comme  un  crapaud,  disaient,  de  loin,  les  petits 
polissons  du  pays. 

Il  avait  hérité  de  sa  mère  une  terrible  avarice  et 
une  ardeur  hargneuse  au  travail.  Il  poussait  de  l'avant 
comme  un  bœuf  rouge.  Ses  longs  bras  avantageux  en 
faisaient  un.  moissonneur  sans  pareil  ;  mais  Séverin 
le  tenait  à  la  fauche.  Maigre,  lui  aussi,  et  plus  souple, 
il  allait  aisément,  surtout  dans  les  prés  secs  où  le 
dessous  ne  résiste  pas.  Il  prenait  plaisir  à  chasser 
l'autre  devant  lui. 

—  Prends  garde  à  tes  talons,  Fédéri  !  Range  au 
bout  ! 

Le  gars  rageait  tout  bas,  jaloux  de  ce  que  le  valet 
tondit  plus  ras  et  plaçât  plus  large. 

Dès  que  le  soleil  montait,  pour  être  plus  à  l'aise,  ils 
laissaient  leurs  sabots,  sortaient  leur  chemise  de  leur 
brayette,  et  hardi!  Ils  travaillaient  ainsi  seize  ou  dix- 
sept  heures  par  jour  sans  autre  repos  que  le  temps  des 
repas  et  une  «  mérienne  »  d'un  quart  d'heure. 

Le  père  Loriot,  qui  se  vantait  de  toute  chose  quand 
il  avait  bu,  disait  le  soir  des  jours  de  foire  : 

—  Le  valet  de  chez  nous  I  vous  n'en  avez  pas  de 
pareil  !  Il  est  allant,  le  bougre  !  Frédéri  et  lui  s'en  font 
voir  ;  quand  je  les  mets  de  front,  ça  fait  un  fameux 
joug  1... 

Au  fond,  le  valet  et  le  gars  ne  s'aimaient  guère  ; 
mais  il  n'y  avait  rien  à  dire  contre  Séverin  :  il  tapait 
dur,  étant  glorieux  de  son  travail. 

A  la  Toussantt,  il  resta  aux  Marandières  pour  trois 


40  LES    CREtX-DE-MAISOW<« 

cents  francs,  ce  qui  était  un  bon  prix.  Loriot  lui  ayant 
avancé  quatorze  piaioles  sur  son  gage  du  l'année  pré- 
cédente qui  était  de  vingt-quatre,  il  ne  lui  revint  que 
cent  francs. 

Il  s'acheta  des  bardes  neuves,  une  faucille  et  une 
paire  de  grosses  mitaines  pour  faire  les  fagi^ts  d'épines. 
11  lui  resta  une  cinquantaine  de  francs  pour  les  nie- 
nues  dépenses. 

Il  sortait  rarement  autrement  que  pour  aller  u  la 
messe  ;  il  ne  fréquentait  pas  les  veillées  où  l'on  joue, 
parce  qu'il  maniait  mal  les  cartes  et  qu'il  lui  était 
arrivé  de  perdre  jusqu'à  quinze  sous  en  une  seule 
soirée.  Quelquefois,  le  dimancbe,  aux  Marandiorcs, 
quand  c'était  son  tour  de  garder,  il  jouait  aux  boules 
avec  les  voisins.  Le  village  comprenant  deux  autres 
fermes,  ils  étaient  toujours  trois  ou  quatre  à  s'en- 
nuyer, après  le  pansage  ;  ils  faisaient  alors  une  partie, 
mais  d'amitié,  sans  risquer  d'argent. 

Séverin  semblait  également  dédaigneux  des  choses 
de  l'amour;  les  manigances  des  filles  avaient  l'air 
de  l'agacer.  Il  se  vieillissait  et  se  mêlait  aux  conver- 
sations des  hommes  d'âge. 

Parfois,  à  Coutigny,  il  rencontrait  Delphine  ;  la 
petite  disait  : 

—  On  ne  te  voit  jamais,  Séverin  ;  voilà  longtemps 
que  Guste  te  réclame  pour  l'aider  à  pécher. 

Puis  elle  devenait  rouge,  et  ils  se  mettaient  à 
parler  de  choses  qui  étaient  très  loin  de  leur  pensée. 
Ces  dimanches-là,  Séverin  revenait  seul  aux  Maran- 
dières  par  les  chemins  de  traverse  ;  et  il  marchait 
sans  tourner   la  tète,  comme  ceux  que  le  péché  tra- 


MARICHETTE  41 

vaille  ou  comme  les  innocents  dont  l'esprit  trotte. 

La  première  année,  il  n'avait  pas  revu  la  Marichette 
ailleurs  que  sur  la  place  de  l'église  ;  mais  elle  se  gagea 
à  deux  portées  de  fusil  des  Marandières,  chez  les  Mo- 
tard, de  Jolimont.  La  femme  de  l'endroit  était  une 
Loriote,  et  l'on  s'aidait  dans  les  moments  de  presse. 
Séverin  était  obligé  de  rencontrer  la  servante  des  voi- 
sins. Il  n'aimait  pas  ces  rencontres,  du  reste,  et  il  se 
tenait  sur  ses  gardes,  de  peur  d'une  attrape.  Elle,  au 
contraire,  l'attendait  au  passage  quand  il  revenait 
seul  du  travail.  Elle  l'amignonnait  à  mots  couverts, 
une  lueur  de  moquerie  caressante  au  fond  de  ses  yeux 
roux.  Un  drôle  de  garçon,  en  vérité,  qui  avait  peur 
des  filles  et  qui  passait  son  temps  avec  de  vieux  brèche- 
dents  !  Il  ne  tarderait  guère  à  ressembler  à  cet  ours 
de  Frédéric. 

Il  répondait  par  de  vilains  mots  appris  au  régiment, 
mais  elle  ne  se  fâchait  point  et  son  beau  rire  de  fille 
grasse  roulait  tout  bas. 

Or,  il  arriva  qu'un  soir  de  mai,  un  samedi.  Loriot 
entra  chez  sa  sœur  pour  lui  demander  si  elle  ne  pour- 
rait point  venir  passer  la  journée  du  lendemain  aux 
Marandières. 

—  Moi,  je  m'en  vais,  dit-il  ;  Fédéri  aussi...  Quant 
à  celle  de  chez  nous,  elle  est  au  lit... 

—  Tiens  1  fit  la  sœur,  elle  a  donc  le  temps  d'être 
malade,  à  présent? 

—  Faut  croire  1 

—  Et  tu  ne  restes  seulement  pas  la  soigner? 

—  C'est  que  je  ne  saurais  point...  Et  puis,  faut  te 
dii-e  :  Léchevin  rn'a  demandé  pour  aller  acheter  une 


42  LES    CREIJX-OE-MAISONS 

vacho  avc«'  lui...  Tu  comprends?  On  voit  l'un,  on  volt 
Tautre,  il  faut  boire...  et  la  journée  passe  ! 

—  D'accord  !  Mais  Loriote  pourrait  bien  te  secouer, 
lundi  matin,  si  elle  est  guérie... 

II  répondit  carrément  : 

—  Elle  a  une  belle  toux  !  Ça  la  tient  i)ien  ! 
Celle  de  Jolimont  eut  un  sourire. 

—  Mon  pauvre  frère,  dit-elle,  j'irais  bien,  mais 
les  cousins  de  Malitron  doivent  venir  ici...  Il  y  a 
Mariche  !  Si  elle  veut  aller  chez  toi,  je  peux  me 
passer  d'elle... 

—  Mariche  !  Ho  !  Mariche  1  cria-t-elle,  veux-tu  aller 
garder  demain,  aux  Marandières,  chez  Louise  Loriote? 

La  servante  répondit  de  l'aire  : 

—  Chez  Louise  Loriote?  Comme  vous  voudrez,  pa- 
tronne 1 

Puis,  apercevant  le  fermier  : 

—  Seulement,  je  suis  craintive,  depuis  que  Borda- 
gère  des  Arrolettes  a  rencontré  un  diable  à  tête  de 
bouc  qui  l'a  embrassée  par  force  sur  le  chemin  des 
Servières...  Je  veux  de  la  compagnie...  Vous  y  son- 
gerez, mon  beau-père  1 

Loriot  sortit  et  lança  une  grosse  plaisanterie.  La 
servante  éclata  de  rire. 

—  C'est  entendu  1  cria-t-elle  ;  j'iiai  soigner  votre 
femme,  vieux  sans  idées,  tard-en-vie  I 

Le  lendemain  donc,  quand  Séverin  dont  c'était 
le  tour  de  gaide  revint  aux  Marandières,  après  la 
messe  du  matin,  il  fut  tout  étonné  de  trouver  Man- 
chette à  la  maison. 

—  C'est  moi,   dit-elle...   N'ouvre   pas  les    yeux  si 


MARICHETTE   .  43 

E^rands  :  je  ne  reviens  pas  !  Mange,  mon  pauvre  gars, 
ça  te  remettra  le  sang. 

Et  elle  lui  apporta  la  soupière. 

Dans  la  chambre  à  côté,  la  Loriote  geignait. 

—  Marichette,  soufïla-t-elle,  apporte-moi  donc  une 
petite  goutte  de  café. 

La  fille  courut  dans  l'autre  pièce,  puis  revint  avec 
une  tasse  qu'elle  posa  devant  Séverin. 

—  Dis  donc  !  quand  il  y  en  a  pour  les  maîtres,  il  y 
en  a  pour  les  valets  !  A  notre  santé  ! 

Elle  emplit  la  tasse  et  s'assit  sur  le  banc,  à  côté  de 
Séverin. 

Revenu  de  sa  surprise,  il  lui  prit  la  taille  et,  aussi- 
tôt, il  sentit  tout  contre  lui  le  corps  robuste  et  souple. 

Lentement,  elle  se  penchait  et  offrait  ses  lèvres. 
Séverin  sentait  battre  ses  artères  et  ses  oreilles  chan- 
taient vêpres. 

Il  se  ressaisit  pourtant. 

—  Mariche  !  Mariche  !  le  vieux  qui  nous  regarde  ! 
Dans  son  coin,  en  effet,  le  paralytique  était  sorti 

de  sa  somnolence.  L'odeur  du  café  lui  avait  fait  lever 
la  tête,  et  il  fixait  sur  le  couple  le  regard  de  ses  yeux 
vitreux. 

—  Es-tu  folle,  Mariche  !  Le  vieux  ! 

—  Ah  !  oui,  le  vieux  !  Qu'est-ce  que  cela  peut  lui 
faire?  Qu'il  regarde!  Il  n'a  pas  déjà  tant  de  distrac- 
tions ! 

Mais  Séverin  s'était  levé.  Marichette,  dépitée,  haussa 
les  épaules  et  se  mit  à  desservir  la  table. 

—  Tu  m'agaces  !  va-t'en  !  fit-elle. 

II  sortit  et  s'en  fut  panser  ses  bêtes.  Son  travail  ter- 


44  I  ES    CREUX-DE-MAISONS 

miné,  il  se  coucha  dans  la  grange  sur  une  brassée  de 
paille.  Il  y  était  depuis  un  petit  moment  et  il  allait 
s't'ndorui  ".  quand  il  entendit  la  fille  traverser  la  cour. 
Elle  se  dirigea  vers  la  graiit,'»',  t  nha  et  referma  le 
portail. 

—  Es-tu  par  ici?  murmura-t-elle. 
Il  ne  bou^LU  point. 

—  Es-tu  là,  voyons? 

Il  faisait  très  sombre,  et  la  fille  ne  fiishnguait  rien. 
Elle  s'avança  de  quelqiics  pas  et  finit  par  le  découvrir. 

Alors  elle  s'approcha  et,  sortant  son  pied  de  son 
sabot,  elle  lui  poussa  l'épaule  en  disant  :  «  Sous  !  sous  !  » 
comme  on  fait  pour  faire  lever  les  bêtes. 

—  Finis,  Mariche  !  Finis  ! 

Mais  elle  s'entêtait;  alors,  il  lui  saisit  la  jambe,  et 
elle  tomba  à  genoux  sur  la  paille,  a  côté  de  lui. 
D'étranges  odeurs  montaient  d'elle  :  odeur  forte  de  la 
sueur,  odeur  acre  des  feuilles  écrasées,  odeur  étour- 
dissante du  foin  qu'on  embarge. 

Elle  lui  avait  jeté  ses  bras  autour  du  cou  et  elle 
offrait  encore  ses  lèvres. 

Alors,  lui,  jeune,  finit  par  s'échauffer  à  cette  vo- 
lonté d'amour. 

* 

Ils  eurent  des  rendez-vous  épuisants  au  cœur  des 
beaux  dimanches. 

Aussitôt  la  messe  finie,  Séverin  revenait  aux  Ma- 
randières  ;  puis  il  s'en  allait  rejoindre  la  Marichette  à 
l'orée  des  champs  de  blé.  L'un  devant  l'autre  dans  les 
cheintres  étroites,  attentifs  à  ne  pas  renverser  les  épis, 


MARICHETTE  45 

ils  suivaient  les  haies  jusqu'au  recoin  secret  où  ils 
avaient  coutume  de  s'asseoir  sur  des  fougères  fraîches. 
Quand  elle  était  de  garde,  elle  allait  l'attendre  dans 
la  sapinière  de  Jolimont,  sous  les  branches  retom- 
bantes ;  de  fines  aiguilles  y  feutraient  la  terre  sèche  et 
leur  faisaient  un  lit  bien  uni.  Le  vent  brasillait  à  peine 
dans  les  rameaux  ;  l'été  accablait  les  champs,  pesait 
sur  les  feuilles,  inclinait  les  herbes  frêles  à  la  tête 
fleurie.  Eux  haletaient.  Elle  le  ceinturait  comme  une 
lutteuse,  lui  ployait  le  buste,  le  renversait,  l'écrasait. 
Elle  le  rouait  de  caresses.  Il  avait  au  retour  les  lèvres 
brûlées  et  les  côtes  douloureuses.  Un  grand  dégoût  lui 
venait  parfois  à  ce  moment-ià  et  il  se  promettait  de 
ne  pas  aller  au  prochain  rendez-vous.  Il  y  allait  néan- 
moins. 

Il  craignait  surtout  d'être  surpris  avec  Marichette. 
Il  lui  était  arrivé  comme  aux  autres  jeunes  gars  de  se 
vanter  d'amours  imaginaires  et  certes,  il  aurait  bien 
avoué  un  ou  deux  rendez-vous  avec  cette  fille  ;  mais, 
qu'on  le  soupçonnât  d'avoir  été  son  bon  ami  tout  un 
été,  et  de  l'être  encore,  et  de  ne  pas  savoir  comment 
se  détacher  de  ses  jupes,  non,  il  ne  pouvait  se  faire  à 
cette  idéo-Ià. 

Cela  arriva,  pourtant.  La  Marichette,  elle,  n'était 
point  réservée  et  ne  se  cachait  guère.  On  n'eut  pas  do 
peine  à  savoir  qu'elle  avait  enjôlé  le  valet  des  Ma- 
randières.  Or,  les  nouvelles  de  cette  sorte  courent  vite  ; 
on  en  glosa  au  bourg  entre  jeunes  gens. 

Un  dimanche  de  septembre,  comme  Séverin,  après 
une  courte  partie  de  boules  revenait  au  village,  il  aper- 
çut Delphine  qui  arrivait  en  sens  inverse.  Elle  lui  sem-r 


''•B  TES    rnEi'X-DE-MAisn?js 

bla  pâln  et  triste,  et  il  pensa  que  c'était  à  cause  de  son 
père.  Bornou,  en  effet,  était  malade,  malade  de  souci, 
disait-fin. 

Séverin,  troublé,  car  il  allait  à  un  rendez-vous  avec 
la  Mariche,  prépara  en  sa  tête  les  mots  qu'il  allait 
dire  ;  mais,  tout  d'un  coup,  la  fille  tourna  à  gauche, 
enjamba  un  éclialier  et,  s'engageant  dans  un  sentier 
qui  suivait  la  haie,  disparut.  Or,  ce  sentier  no  menait 
nulle  part,  il  se  perdait  dans  les  champs  plus  loin,  et 
Séverin  le  savait. 

Alors  il  comprit  que  Delphine  avait  viré  là  pour 
l'éviter  et  qu'elle  avait  voulu  l'éviter  parce  qu'on  di- 
sait de  vilaines  choses  sur  son  compte.  Il  eut  un  instant 
l'idée  de  la  rejoindre,  car  il  souffrait  cruellement  de  la 
savoir  fâchée.  Il  fît  quelques  pas  dans  le  chainp,  après 
l'échalier,  puis  il  n'osa  plus. 

Ce  soir-là,  Marichette  l'attendit  en  vain. 

Quelques  jours  après,  il  rencontra  à  Bressuire  un 
de  ses  anciens  camarades  de  service,  Louis  Bonnin,  de 
Saint-Porchaire.  Bonnin  cherchait  un  valet  pour  son 
père. 

—  Tiens  !  mais  pourquoi  pas  toi,  Séverin?  fit-il  tout 
à  coup  ;  tu  n'es  pas  encore  gagé? 

—  Non. 

—  Eh  bien  !  c'est  entendu,  nous  allons  faire  mar- 
ché. Pourquoi  ne  viendrais-tu  pas  chez  nous,  mon 
vieux? 

—  Pourquoi  pas,  en  effet?  dit  Séverin. 

La  proposition  lui  avait  d'abord  paru  étonnante  ; 
mais  maintenant  qu'il  y  songeait  bien,  il  était  presque 
décidé.  Il  ne  serait  pas  plus  malheureux  chez  Bonnin 


MARICHETTE  47 

qu'aux  Marandières.  Il  était  libre,  seul  ;  il  avait  peu 
d'amis  ;  il  ne  voulait  plus  revoir  Marichette,  et  quant 
à  l'autre,  il  n'avait  pas  le  droit  d'y  penser.  Rien  ne 
l'empêchait  de  se  gager  au  loin. 

Il  tomba  vite  d'accord  avec  son  camarade  pour  le 
prix.  Deux  mois  plus  tard,  il  commençait  à  s'habi- 
tuer chez  ses  nouveaux  patrons. 

Trois  ans  passèrent. 


CHAPITRE   IV 

LE     M  AI- HEUR     DES     BERNOU 

—  Delphine  !  Oh  !  Delpliino  !  lève-toi  ! 

La  demie  après  trois  heures  venait  de  sonner,  et, 
de  son  lit,  Francille  Pitaude,  des  Grandes- Pelleteries, 
appelait  pour  la  deuxième  fois  sa  chambrière, 

—  Si  c'est  possible  I  grommela-t-elle  en  se  tour- 
nant vers  son  homme.  Les  volailles  seropt  égaillées 
dans  l'aire  avant  que  le  feu  soit  allumé  !  En  mon  temps, 
lorsque  je  devais  aller  à  la  foire,  ma  marmite  chantait 
un  joli  moment  avant  l'aubette  ;  mais  les  jeunesses 
d'aujourd'hui  ne  sont  point  ce  que  nous  étions. 

—  Pour  sûj- 1  dit  Pitaud  ;  c'est  mou,  ça  dort  comme 
des  rats-lérots.  Elle  avait  pourtant  l'air  content  d'aller 
à  cette  foire,  celle  d'ici  ;  et  je  ne  dis  pas  que  ça  m'étonne  : 
c'est  sa  première  sortie  depuis  le  malheur. 

C'était  du  malheur  des  Bernou  qu'il  voulait  parler. 
A  la  Potite-Rue,  en  effet,  la  mort  et  la  ruine  étaient 
passécù. 

Dans  les  premiers  temps  de  son  mariacrt\  Rernou, 
à  force  de  travail,  avait  amassé  quelques  soii>  ;  nn  no- 
taire les  lui  vola. 

Sa  mauvaise  fortune  avait  voulu  qu'il  fût  lie  d  amitié 
avec  ce  notaire  ;  leurs  pères  s'étaient  connus,  et  eux, 


LE     MALHEUR    DES    BERNOU  49 

lans  leur  jeunesse,  avaient  pêche  ensemble,  vers  la 
in  de  l'été,  quand  l'étudiant  était  revenu  des  écoles. 
Jne  fois  mariés,  ils  continuèrent  à  se  fréquenter.  Le 
dois  de  juin  ne  passait  pas  sans  qu'on  vît  arriver  au 
tioulin  une  belle  voiture  d'où  descendaient,  après  le 
lotaire,  une  jolie  dame  qui  sentait  bon  et  deux  fillettes 
ouvertes  de  dentelles. 

Les  Bernou  étaient  flattés.  On  péchait  ;  les  enfants 
e  roulaient  dans  le  foin.  La  dame,  une  Parisienne, 
l'était  point  rogue  et  dédaigneuse  comme  les  autres 
(ourgeoises  du  pays.  Bien  qu'elle  habitât  la  campagne 
[epuis  plusieurs  années,  elle  s'amusait  de  toutes  pe- 
itea  choses,  ce  qui  faisait  dire  à  Auguste  qu'elle  était 
otte.  Elle  courait  avec  les  enfants  ou  bien  elle  embras- 
ait Delphine  et  s'extasiait  sur  ses  yeux. 

—  Charles  1  Charles  1  disait-elle,  viens  donc  voir  les 
reux  de  cette  petite  ;  quels  beaux  yeux  !  quels  beaux 
'•eux  d'eau  ! 

Le  notaire,  pendant  tout  ce  temps,  causait  avec 
Jernou.  Affable,  lui  aussi,  il  ne  dédaignait  pas  le  patois 
►our  bien  marquer  qu'il  ne  reniait  point  son  origine 
)aysanne.  Son  air  tranquille,  la  simple  clarté  de  ses 
^eux  honnêtes,  disaient  d'ailleurs  cette  origine.  11  était 
le  scrupuleuse  lignée  ;  il  avait  derrière  lui  des  siècles 
le  droiture.  Bernou  lui  confia  son  argent,  sept  mille 
rancs.  Six  mois  après,  plantant  lu  fenmie  et  enfants, 
e  notaire  filait  avec  une  drôlesse. 

Ce  fut  un  gros  scandale  dans  le  pays  ;  ce  fut  la  ruine 
)our  une  cinquantaine  de  familles.  Le  notaire  empor- 
ait  deux  cent  mille  francs  ratlés  dans  des  tiroirs  de 
)ieda-t('rrcux  et  do  pilo-mojettes,  deux  cent  mille  francs 

4 


5*0  I.KS     rRKrX-PK-M  AmON?; 

économifiés  liard  par  liard,  on  ne  sait  comment,  gr 
h  cVlncvoynhlo^  ot  prosquo  hontousr'S  privations. 

Bernou  reçut  le  coup  en  homme  fier  qui  ne  la 
rien  voir;  sa  femme  aussi  tint  bon;  s'ils  pleurôrc 
personne  n'en  sut  rien.  Simplement,  ils  continuer 
à  travailler.  Entre  eux,  par  une  entente  tacite,  ils 
parlaient  jamais  de  cette  perti^  :  les  enfants  ne  1' 
prirent  que  plus  tard  par  des  voisins. 

Mais,  à  dater  de  ce  jour,  les  Bernou  eurent  toi 
les  malchances  possibles.  Dès  l'année  suivante,  i 
épidémie  vida  l'établc,  et  il  fallut  emprunter  ;  puis 
chevaux  se  blessèrent  sur  la  carriole,  les  poulinic 
avortèrent  ;  des  vétérinaires  vinrent,  et  des  en 
riques,  et  des  sorciers  de  village  :  il  fallut  emprur 
encore. 

Enfin  le  moulin  et  la  terre  qui  en  dépendaient  fur 
vendus,  et  le  nouveau  propriétaire  éleva  tout  de  si 
le  prix  de  ferme  :  ce  fut  le  coup  de  grâce.  Bernou 
arriva  à  ne  plus  pouvoir  payer  le  maître.  Dès  lors 
se  découragea.  Toujours  jovial  avec  les  pratiques 
avait  à  la  maison  de  muettes  tristesses.  Il  s'enfern 
en  son  moulin  et  il  y  remâchait  sa  détresse,  son  c 
grin  immense  d'abandonner  celte  maison  où  ses 
ciens  avaient  travaillé,  où  il  avait  espéré  voir  I 
vailler  son  gars.  Car  il  faudrait  s'en  aller,  il  faudi 
vendre;  il  n'y  avait  plus  moye-i  d'éviter  celte  hon 
Il  faudiail  avouer  les  dettes  si  suigneusoinent  cacL 
à  tous,  niême  aux  enfants  ;  et  ces  enfants  n'allaient 
point  faire  des  reproches  pour  n'avuir  pus  été  uve 
plus  tôt? 

La  Bernoude  trouvait  souvent  son  homme  assis 


LE     MALHEUR     DES    BERNOU  51 

des  sacs,  les  épaules  mornes  et  la  tête  basse.  Elle  s'ef- 
forçait en  vain  de  le  consoler. 

—  Voyons,  Bernou,  disait-elle,  pourquoi  te  donner 
tant  de  tourments?  Tu  verras  que  tu  tomberas  ma- 
lade. 

Il  tomba  malade,  en  effet.  Il  prit  l'habitude  de 
s'acagnarder  devant  l'écluse  entre  deux  vergnes  haut 
ébranchés  qu'il  avait  vus  tout  petits  ;  silencieusement, 
il  regardait  l'eau  moirée,  l'eau  toujours  jeune  dont  le 
soleil  faisait  scintiller  les  rides. 

Quand  les  beaux  jours  furent  passés,  il  garda  le  lit 
et  ses  forces  déclinèrent  très  vite.  Un  matm,  il  dit  à 
Auguste  : 

—  Arrête  le  moulin,  mon  gars  ;  il  ne  virera  plus 
pour  moi,  et  pour  toi  il  ne  virera  guère  ;  arrête  le 
moulin,  mon  bon  gars. 

Le  moulin  se  tut  et  seule  l'eau  chanteuse,  l'eau  tou- 
jours jeune,  accompagna  les  prières  des  morts  ;  accom- 
pagna les  prières  des  morts  d'une  rumeur  en  sourdine, 
aussitôt  qu'elle  eut  cessé  de  travailler. 

«  Il  ne  virera  plus  pour  moi  et  pour  toi  il  ne  virera 
guère.  » 

Bernou  était  mort  pour  avoir  trop  pensé  à  cet  aban- 
don qu'il  jugeait  inévitable.  Après  lui,  ses  enfants 
essayèrent  bien  de  lutter,  mais  les  dettes  étaient  trop 
grosses  ;  le  loyer  des  deux  dernières  années  n'avait 
pas  été  payé  ;  le  régisseur  fit  vendre.  Les  créanciers 
furent  remboursés,  mais  il  ne  resta  rien.  Auguste  et 
Delphine  durent  se  gager  ;  quant  à  la  Bernoude  et  à 
la  grand'mèi'e,  elles  allèrent  s'installer  dans  une  petite 
maison,  meublée  somniairomenl  à  crédit  ;  eiles  y  furent 


-2  LES    rRKirX-nE-MAt<îON5l 

suivies  (lo  Irur  chaj^riii  et  de  deux  chnls,  libres  ani- 
iTiaux  que  l'on  n'avait  point  su  vendre. 

L'année  suivante,  Auguste  se  maria  ;  depuis  assez 
longtemps,  il  avait  pour  bonne  amie  une  cousine  or- 
pht'line.  Elle  se  gageait  comme  lui.  Bien  qu'elle  eût 
quelques  sous,  elle  ne  retira  point  ses  amitiés  quand 
1p9  Bernou  furent  vendus. 

A  la  Saint-Michel,  le  jfune  ménage  prit  une  borderie 
de  cinq  hectares  aux  Arrolettes  ;  et  comme  il  y  avait 
là  plus  de  travail  qu'il  n'en  fallait  à  un  homme,  la 
mère  Bernou  et  l'aïeule  allèrent  habiter  avec  Auîruste. 
Peu  de  temps  après,  l'aïeule  mourut. 

Quant  à  Delphine,  elle  resta  chez  les  Pitaud,  qui 
l'avaient  gagée  dès  son  départ  de  la  Rue. 

Comme  elle  avait  été  un  peu  gâtée  chez  elle,  on 
avait  cru  qu'elle  s'habituerait  mal  à  servir  les  autres. 
11  n'en  avait  rien  été  ;  elle  s'était  mise  bravement  au 
travail.  Moins  forte  que  certaines  fdies  de  ferme,  elle 
se  rattrapait  par  son  adresse,  et  les  Pitaud  s'étaient 
attachés  à  cette  servante,  dont  le  travail  "h'otait  ja- 
mais à  refaire  ou  seulement  à  finir.  Elle  les  charmait 
aussi  par  son  humeur  égale  et  su  docilité  gaie. 

Elle  n'avait  ni  le  temps  ni  le  goût  d'aller  aux  foires 
de  jeunesse  et  aux  assemblées  où  l'on  danse.  Le  di- 
manciie,  elle  revenait  tôt  de  la  messe. 

L'été,  par  les  beaux  soirs  de  fôte,  les  filles  s'en  vont 
par  les  chemins  pleins  d'ombre  et  de  poussière  ;  par- 
fois, elles  ne  rentrent  qu'a  la  nuit  tombante  avec  di^s 
yeux  de  fièvre. 

Delphine  revenait  tôt  de  la  niasse  et  gardait  la  niaison. 

Pourtant,  elle  ne  fuyait  pas  les  jeunes  gens,  conmie 


LE    MALHEUR    DES    BERNOU  53 

font  les  sottes  et  les  hypocrites,  et  on  n'avait  point 
manqué  de  lui  prêter,  à  elle  aussi,  quelques  galants. 
Il  est  vrai  que  plus  d'un  gars  aurait  voulu  l'avoir  pour 
bonne  amie,  car  elle  était  toute  gracieuse.  Des  fils  de 
gi'os  fermiers  même,  des  gens  ayant  des  champs  au 
soleil,  avaient  tourné  autour  d'elle,  et  l'idée  d'un  ma- 
riage avec  cette  servante,  fille  de  gens  ruinés,  était 
peut-être  venue  à  quelques-uns.  Mais,  sans  dire  non 
tout  à  fait,  elle  les  avait  tous  reçus  avec  son  joli  rire 
de  malice  et  ce  rire  les  avait  un  peu  déconcertés. 

Par  moments,  elle  s'étonnait  elle-même  de  ses  exi- 
gences. 

Elle  était  fine,  en  vérité,  de  renvoyer  de  braves 
garçons  dont  aucun  n'était  aussi  pauvre  qu'elle  !  Elle 
avait  vingt-quatre  ans  ;  bientôt  elle  enlaidirait  et  de- 
vrait se  résigner  à  être  toujours,  toujours  servante. 
Pourtant,  elle  ne  pouvait  pas  dire  oui  ;  elle  sentait 
qu'elle  ne  le  dirait  jamais.  Parfois  elle  pleurait. 

Un  jour,  Pitaud  lui  dit  : 

—  Si  tu  veux  venir  à  la  foire  Saint-Jacques,  Del- 
phine, il  y  aura  une  place  pour  toi  dans  la  voiture. 
C'est  une  belle  occasion  pour  trouver  un  amoureux. 

—  Trouver  un  amoureux,  patron  1  Faut-il  aller  à 
Bressuire,  pour  cela? 

Elle  accepta  d'ailleurs  et  se  retourna  aussitôt,  car 
elle  se  sentait  devenir  très  rouge. 

Bressuire  !  la  foire  Saint-Jacques  !  Tous  les  jeunes 
gens  des  environs  s'y  rendaient  à  cette  foire.  Séverin 
y  avait  été  vu  l'année  précédente  ;  sûrement,  il  y  serait 
encore  cette  fois.  Séverin?  Eh  bien  !  oui,  Séverin  !  Au- 
tant se  l'avouer  à  soi-même  bien  franciiement  :  elle  avait 


b4  l.KS     CUKl  X-Dt-M  AlSONS 

toujours  pensé  à  lui  ;  c'est  pourquoi  ello  n'avait  pas  pu 
écouter  les  autres,  et  c'est  pourquoi  elle  ne  les  écoute- 
rait jamais  I  Maintenant,  elle  voyait  bien  clair  en  ellf. 
C'était  pour  Séverin  qu'elle  voulait  aller  à  cette  fdire. 
Elle  se  trouverait  sur  son  passage,  et  il  lui  parlerait, 
peut-être  ;  s'il  ne  parlait  pas,  elle  resterait  vieille  fille, 
voilà  ! 

Pour  s'être  ainsi  décidée,  elle  se  sentit  joyeuse.  Elle 
se  mit  à  attendre,  un  peu  énervée  à  cause  des  jours  qui 
n'en  finissaient  pas  de  couler. 

Enfin,  un  soir,  elle  se  dit  en  se  glissant  au  lit  : 

—  C'est  demain  !   Dépêchons-nous  de  dormii'. 

Mais  elle  était  trop  enfiévrée  pour  cela.  La  nuit  d'ail- 
leurs était  moite  ;  la  chambre  avait  gardé  toute  la  cha- 
leur du  jour.  Elle  entendit  sonner  onze  heures  et  pensa  : 

—  Si  je  ne  dors  pas,  demain  je  serai  laide. 

Elle  fit  le  silence  en  elle  et  s'appliqua  à  suivre  le  tic 
tac  de  l'horloge  qui,  dans  la  pièce  voisine,  battait  comme 
un  pouls  tranquille.  Onze  heures  et  demie,  minuit. 

Tant  pis  1  elle  ne  dormirait  pas.  Elle  rejeta  les  cou- 
vertures qui  la  brûlaient.  La  poitrine  gonflée  d'une 
ivresse  nouvelle,  elle  tendit  les  bras  dans  la  chambre 
obscure,  et  ses  lèvres  murmurèrent  : 

—  Tu  viendras,  toi  que  j'aimais  déjà  quand  j'étais 
petite,  toi  que  j'aime  depuis  toujours... 

—  Delphine  I  ho  1  Delphine  ! 

Elle  se  dressa  vivement,  demi-nue  ;  déjà  l'heure  du 
lever  1  elle  ne  faisait  que  s'endormir  I  Tout  de  suite 
elle  se  souvint  et  sourit  à  sa  pensée. 

—  Debout  !  et  vite,  pour  avoir  bien  le  temps  du 
s'habiller. 


CHAPITRE  V 

LA    FOIRE    SAINT-JACQUES 

Cette  foire  de  septembre,  qui  se  tenait  dans  le  quar- 
tier Saint- Jacques,  le  quartier  neuf  de  la  ville,  attirait 
à  Bressuire  une  grande  foule. 

La  matinée  était  surtout  aux  gens  de  commerce, 
comme  pour  les  autres  foires,  mais  la  soirée  était 
toute  à  la  jeunesse. 

Les  valets  de  ferme  et  les  fils  de  métayers  venaient 
à  pied  de  toute  la  campagne  avoisinante  ;  il  en  venait 
même  de  fort  loin,  par  bandes  matinales  ;  quelques- 
uns  trouvaient  place  dans  les  voitures,  qu'on  sur- 
chargeait pour  cette  occasion. 

Les  filles,  ce  jour-là,  mettaient  leur  robe  claire. 

C'était  pour  chacun  la  partie  de-  plaisir  escomptée 
tout  l'été  pendant  les  durs  travaux  ;  les  blés  étaient 
rentrés,  et  cela  faisait  un  court  répit,  malgré  la  hâte 
du  battage.  On  s'amusait  librement,  avec  brusquerie 
môme,  parfois. 

Delphine  et  Pitaud  arrivèrent  sur  les  neuf  heures. 
U  y  avait  déjà  foule  sur  le  champ  de  foire  aux  bêtes. 
Les  voitures  se  suivaient  à  la  lile,  comme  pour  une 
noce. 

Delphine,  qui  avait  deux  paniers  d'œufs,  se  dii'igea 


56  LES    CREl'X-nE-MAISONS 

vtrs  le  marché.  Là  aussi,  il  y  avait  irrande  presse  ;  les 
femmes  se  tenaient  debout  autour  d'une  petite  place  ; 
beaucoup  "se  hâtaient  de  vendre,  pour  être  libres  plus 
tôt,  mais  d'autres,  des  vieilles,  plus  âpres,  s'encolé- 
raient  à  cause  des  bousculades.  La  Pitaudo  avait  fix' 
à  Delphine  un  prix  au-dessous  duquel  elle  ne  devait 
pas  vendre,  et  comme  les  œufs  se  trouvaient  juste- 
ment très  bon  marché,  elle  dut  attendre.  Elle  ne  res- 
sentait pas  une  grande  impatience,  d'ailleurs,  sachtmt 
bien  que  les  jeunes  gens  n'arrivaient  guère  que  dans 
la  soirée. 

Pouitanl,  vers  midi,  quand  ses  paniers  furent  vides, 
elle  se  hâta  de  les  rapporter  à  l'auberge.  Dans  la  cour, 
assises  sur  les  brancards  des  voitures»  des  femmes 
mangeaient  avec  des  enfants  autour  d'elles. 

—  Tiens  !  c'est  toi,  Delphine  I  cria  une  voix  jeune  ; 
tu  as  vendu? 

Delphine  reconnut  Marie  Guiret,  une  voisine,  plus 
brune  encore'  que  de  coutume  sous  la  coiiïe  trop 
blanche. 

—  Oui,  répondit-elle,  j'ai  fini  par  vendre,  mais  j'ai 
bien  cru,  un  moment,  que  je  serais  forcée  de  rapporter 
mes  œufs. 

—  Tu  n'as  pas  mangé?  reprit  l'autre;  fais  vite,  jr 
t'attends. 

Delphine  tira  du  coffre  un  morceau  de  pain  et  uni 
poire,  et  elle  se  mit  à  mordre  à  même,  en  écoutant  son 
amie  raconter  sa  matinée.  Mais  le  pain  était  dur,  il 
faisait  chaud  et  les  bouchées  l'étranglaient. 

—  Ça  ne  coule  pas,  hein.  Fine? 

—  Ma  foi,  pas  trop  I  Tiçna,  je  laisse  le  pain. 


LA   FOIRE   SAINT-JACQUES  57 

—  C'est  comme  moi,  dit  Marie,  en  se  rappro- 
chant ;  rien  n'a  pu  passer,  ni  pain,  ni  fricot  ;  j'ai 
tout  remis  dans  la  voiture  ;  mes  frères  vont  encore 
dire  que  l'amour  me  coupe  l'appétit,  mais  tant  pis  1 
Viens-tu? 

Elles  descendirent  vers  la  place. 

—  As-tu  un  galant,  aujourd'hui.  Fine?  disait  cette 
petite  futée  de  Marie  Guiret  ;  oh  !  tu  es  cachottière,  je 
le  sais;  dis,  je  te  gêne  peut-être?  Moi,  je  n'en  ai 
pas,  mais  je  viens  pour  en  trouver  un...  ou  deux. 

Delphine  aussi  venait  pour  en  trouver  un,  mais 
elle  savait  trop  lequel,  pour  pouvoir  en  parler  plai- 
samment. 

Elles  s'engagèrent  entre  deux  rangées  de  baraques 
qui  faisaient,  au  milieu  de  la  place,  comme  une  rue 
large  et  houleuse.  Autrefois,  quand  elles  étaient  pe- 
tites, elles  s'étaient  bien  extasiées  à  cette  foire,  devant 
les  gens  qui  font  des  tours  et  qui  montrent  des  bêtes. 
Aujourd'hui  encore,  elles  s'en  amusaient  un  peu,  mais, 
au  fond  d'elles-mêmes,  quelque  chose  les  inquiétait 
plus  que  les  comédies. 

Sur  une  estrade,  de  gros  hommes,  dévêtus,  hurlaient 
entre  leurs  mains  jointes  ;  une  femme,  demi-nue  aussi, 
soulevait  un  essieu  de  charrette. 

Les  deux  filles  s'attardèrent  autour  du  groupe  serré 
des  curieux  ;  Delphine  fouilla  du  regard  entre  les 
blouses  bleues  ;  Sévcrin  n'était  pas  là.  Il  n'était  pas  là 
non  plus  devant  les  baraques  où  l'on  tire,  ni  devant 
celles  où  l'on  joue  :  où  donc  était-il? 

—  Deux  heures  !  dit  tout  à  coup  Marie,  qui  avait 
un*'   montre  en  argent,  avec  une  belle  chaîne.  Deux 


58  LES    CREUX-DË-MAISONS 

heures  I  Viens-tu  dans  les  allées?  Il  doit  y  faire  moins 
chaud. 

Il  y  avait  tout  autour  de  la  place  deux  rangs  de 
marronniers  ;  leurs  têtes  rondes  se  touchaient  et, 
seules,  de  minces  flèches  de  soleil  perçaient  entre  les 
branches  mêlées.  Cependant,  là  également,  il  faisait 
chaud,  à  cause  de  la  torpeur  de  l'air. 

Des  gars  en  sueur  passaient,  égayés  de  vin  ;  ils  s'amu- 
saient à  fendre  la  foule  et  heurtaient  volontairement 
les  filles.  Celles-ci  allaient  par  petits  groupes,  étour- 
dies de  bruit,  laissant  derrière  elles  l'odeur  du  ba- 
silic ou  celle  du  réséda,  plus  douce. 

Il  en  était  venu  de  tous  les  cantons  voisins  ;  on  les 
reconnaissait  à  leurs  coiffes  différentes.  Celles  des  alen- 
tours, les  plus  nombreuses,  avaient  le  grand  casque 
bicorne  pinçant  le  bout  des  oreilles  et  tombant  sur 
les  bandeaux  lisses  :  coiffure  un  peu  lourde,  mais  fîére 
et  magnifiée  par  de  larges  rubans  de  soie  ;  elle  seyait 
surtout  aux  grandes  ;  beaucoup  la  portaient  bien  et 
avaient  l'air  cossu.  Les  coquettes,  comme  Marie  Guiret, 
avaient  tiré  du  serre-tête  quelques  mèches  courtes  qui 
voltigeaient  librement  ;  chez  d'autres,  coquettes  aussi, 
mais  sans  goût,  ces  boucles  frisées  au  fer  chaud  se 
collaient  sur  le  front  en  anneaux  symétriques. 

Les  Gâtinelles  avaient  des  coiffes  à  peu  près  sem- 
blables, un  peu  plus  hautes  seulement  et  plus  larges. 
Les  Vendéennes,  vêtues  d'étoffes  loyales  alourdies  de 
velours,  portaient  la  coiffe  de  Samte-Hermine,  simple 
et  correcte.  Mombreuses  étaient  les  filles  du  Thouar- 
sais,  pimpantes  sous  le  bonnet  tourangeau  si  léger  : 
ua  chiffonuage,  un  papillon  froissé  dont  le  bord  des 


LA   FOIRK   SAI>'T-JACQUES  59 

ailes,  seul  intact,  tombait  presque  jusqu'aux  sourcils. 

Il  y  avait  enfin  des  vieilles  qui  promenaient  des  petits 
enfants  effarés  et  joyeux.  Leurs  coiffures,  à  elles,  étaient 
pareilles  à  celles  qu'on  voit  sur  les  images  aux  dcimes 
de  l'ancien  temps  :  des  pyramides  très  grandes,  sans 
fleurs  ni  rubans  ;  une  forme  solide  par-dessous,  du  car- 
ton sans  doute,  beaucoup  de  tulle  uni,  mille  épingles. 

Elles  devaient  être  obliques,  ces  coiffes,  mais  cer- 
taines paraissent  droites,  parce  que  celles  qui  les  por- 
taient se  penchaient  en  avant. 

Au  bout  de  la  première  allée,  Marie  et  Delphine  ren- 
contrèrent deux  de  leurs  amies,  désappointées  comme 
elles  et  comme  elles  un  peu  lasses. 

—  Pas  de  galants?  railla  Marie. 

—  Oh  !  si,  répondirent-elles  ;  même  que  nous 
sommes  allées  boire  avec  eux  tout  à  l'heure  ;  seule- 
ment, nous  avons  d'autres  affaires  ;  d'ailleurs,  les  gars 
nous  ennuient. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  disais  à  Delphine  ; 
oui,  ils  commencent  à  m'ennuyer  aussi.  Vous  venez 
avec  nous,  mes  belles? 

Elles  continuèrent  ensemble  à  faire  le  tour  de  la 
place.  Il  y  avait  beaucoup  moins  de  gens  de  l'autre 
côté.  C'était  l'envers  de  la  foire,  un  envers  malpropre, 
pavoisé  de  guenilles.  Des  chiens,  indifférents  au  bruit, 
dormaient  sous  les  roulottes  ;  d'autres  jouaient  avec 
des  enfants,  des  petits  ventres-creux,  vêtus  de  crasse 
et  de  bardes  très  amples.  Puis,  çà  et  là,  un  âne  rogneux, 
une  vieille  jument  décharnée,  avec  des  bosses,  des 
trous,  dus  plaies  noires  de  mouches,  de  grosses  mou- 
ches luisantes  et  gontlées. 


60  LE8    CRKl'X-DE-MAISOMS 

Trop  laBEcs  pour  regimber  bous  la  piqûre  de»  bes- 
tioles, trop  alTaniéos  pour  se  coucher  et  d(;rmir,  râpant 
de  leurs  dents  jaunes  l'écorce  des  marronniers,  les 
pauvres  bêtes  attendaient  là. 

—  Comme  c'est  laid,  ce  côté  !  dit  Delphine. 
Cependant   des   couples   passaient   lentement   avec 

des  rires  sourds,  enlacés  presque,  sans  gêne,  les  fdlcs 
un  peu  rouges  seulement.  Beaucoup  marchaient  à  la 
file  et  se  dirigeaient  ensemble  vers  les  auberges. 

Soudain,  Delphine  crut  reconnaître  Séverin  sous 
un  parapluie  qui  cachait  deux  têtes.  Si  c'était  lui, 
pourtant,  ce  gars  dont  on  ne  voyait  que  le  dos  et  qui 
lutinait  une  fille  à  long  corsage  !  Non  !  cela  ne  se  pou- 
vait  pas  I... 

Un  frisson  lui  courut  sur  la  nuque,  comme  si  elle 
eût  senti  l'étreinte  d'une  main  glacée. 

Ayant  ralenti  un  peu  sa  marche,  elle  se  trouva  eu 
arrière  des  autres  ;  déjà  elle  se  hâtait  pour  les  rejoindre, 
quand  une  voix  perça  le  tumulte  : 

—  Séverin  I  avance  I  avance  donc  I 

Là,  sur  la  droite,  une  vingtaine  de  jeunes  hommes 
très  gais  entouraient  l'entrée  d'une  roulotte.  Par  la 
porte  entr'ouverte,  on  apercevait  une  femme  assise, 
les  yeux  bandés  ;  une  autre  faisait  le  boniment,  une 
ménagère  noire  et  sale,  toute  en  mâchoires.  Dans  ce 
recoin  de  la  place,  loin  du  soleil  et  des  cuivTes,  cela 
vous  avait  un  air  louche  et  pas  tranquille. 

—  Vas-y,  Séverin  !  cria  une  seconde  fois  la  voix. 
Mais  des  gens  pressés  poussèrent  Delphine,  et  elle 

se  trouva  en  face  de  ses  amies,  qui  revenaient  la  cher- 
cher. 


LA   FOIRE   SAINT-JACQUES  61 

—  Hé  !  hé  !  Fine  !  tu  veux  nous  perdre  !  Qui  cher- 
ches-tu, par  ici? 

^    Pour  leur  prouver  qu'elle  ne  cherchait  personne, 
elle  les  emmena  plus  loin.  Quand  elles  repassèrent  à 
cet  endroit,  il  y  avait  encore  des  hommes  devant  la 
boulotte,  mais  Séverin  n'était  point  parmi  eux. 
Elles  circulèrent. 

—  Trois  heures  et  demie  !  dit  Marie  ;  décidément, 
mes  petites,  nous  ne  trouverons  pas  de  galants  ;  quels 
imbéciles  !...  Et  puis,  je  meurs  de  soif. 

Trois  heures  et  demie  !  Delphine  sursauta  ;  l'ombre 
doucement  s'allongeait,  le  soleil  descendait  sur  les 
maisons  ;  déjà  des  voitures  partaient. 

Comment  se  fait-il  que  Séverin  ne  l'eût  point  vue,  ne 
l'eût  point  cherchée?  Où  était^il?  dans  quelque  auberge 
sans  doute,  avec  une  bonne  amie  de  son  nouveau  pays, 
une  do  ces  filles  délurées  en  bonnet  plat. 

A  partir  de  quatre  heures,  elle  désespéra  tout  à  fait. 
Elle  aurait  voulu  être  loin  de  cette  foire,  de  ce  bruit, 
de  toi'S  ces  gens  qui  s'amusaient.  Machinalement,  elle 
fuivait  les  autres.  Aussi,  quand  quatre  jeunes  gars, 
quatre  de  la  Grange-Neuve,  leur  barrèrent  la  route 
pour  les  emmener  boire,  elle  ne  résista  que  faible- 
ment. 

—  Tu  ne  vas  pas  rester  là,  maintenant,  disait  la 
Marie  à  mi-voix.  Tu  veux  donc  qu'on  se  moque  de 
toi?  on  n'y  faillira  guère,  crois-moi;  et  l'on  dira  que 
tu  fais  peur  aux  galants.  Viens  donc  !  Qu'est-ce  que 
cela  te  iaiL?  Viens  donc!  pour  voir  seulement! 

Eh  oui  !  Qu'est-ce  que  cela  lui  faisait?  Elle  se  laissa 
entraîner  ;  tout  de  même,  elle  ne  voulait  pas  que  celui 


62  LES    CnKrX-PE-MAISONS 

qui  l'accompagnait,  un  petit  gars  trapu  et  rougeaud, 
lui  prit  la  taille,  là,  devant  tout  co  inonde. 

L'auberge  où  ils  entrèrent  était  bondéf.  Les  amou- 
reux se  tenaient  en  haut,  dans  un  vaste  grenier  ou 
l'on  avait  installé  des  tables  et  des  bancs. 

On  y  arrivait  par  un  escalier  étroit  et  sombre  ;  de» 
filles,  poursuivies,  le  montaient  quatre  à  quatre  : 
d'autres  s'y  attardaient,  qui  ne  boudaient  pas  aux 
chatouilles.  Delphine  s'obstina  à  passer  la  dr-rnièr.-. 
Ses  yeux  pleins  de  soleil  distinguaient  à  peine  les 
marches  ;  mais  en  haut,  la  lumière,  par  deux  grandes 
lucarnes,  tombait  sur  ceux  qui  étaient  attablés  dans 
ce  grenier,  et  ce  qu'elle  vit  la  fit  se  reculer,  toute  pâle  : 
Se  vérin  était  là,  devant  ejle,  et,  à  côté  de  lui,  tout 
près,  tout  près,  une  fille  du  pays  thouarsais,  une 
grande  fille  délurée,  en  bonnet  plat... 

Il  s'était  levé,  un  peu  gêné,  en  reconnaissant  ceux 
qui  arrivaient. 

—  Bonjour,  Pierre  I  Bonjour,  Marie  !  Jiens  !  Del- 
phine 1  Toi  aussi,  Delphine? 

Ses  amis  se  serrèrent  pour  faire  place  aux  nouveaux 
venus. 

Il  y  avait,  dans  ce  grenier,  plus  de  quarante  couples. 
Quelques-uns  dans  le  fond,  près  des  solives,  s'étrei- 
gnaient  à  pleins  bras  en  se  cachant  la  figure  ;  mais  la 
plupart  n'allaient  point  aussi  loin.  Il  y  avait  des  garçons 
tout  jeunes,  des  enfants  presque,  qui  étaient  venus  avec 
de  grandes  filles  pour  fau-e  les  hommes  ;  timides  d'abord, 
hésitant  à  risquer  un  baiser,  ils  devenaient  très  vite 
acharnés  et  ne  voulaient  plus  démordre.  Rien  de  chaste, 
en  somme,  mais  rien  de  bien  grave  non  plus. 


LA  FOIRE   SAINT-JACQUES  63 

Beaucoup  étaient  là  par  point  d'honneur  et  aussi 
pour  voir,  comme  disait  Marie  ;  on  riait  surtout. 

—  Ainsi,  disait  Séverin,  tous  les  gens  de  là-bas  sont 
à  cette  foire? 

II  s'était  tourné  vers  ces  gens  de  «  là-bas  »  et  la 
fille  qu'il  accompagnait  boudait  en  refaisant  les  plis 
fripés  de  son  corsage. 

—  Es-tu  venue  à  pied,  Marie? 

—  Que  non  !  répondit  Guirette  ;  je  ménage  mes 
bottes  fines.  J'ai  profité  de  la  voiture  des  Albreteau. 

Elle  ajouta  en  riant  : 

—  Delphine,  elle,  a  pris  la  place  de  la  Pitaude  dans 
le  char  à  bancs  des  Pelleteries,  un  vrai  tapecu  :  ça 
secoue  !  ça  secoue  !  Elle  n'a  pas  ri  de  la  journée,  tant 
elle  a  eu  la  bile  émue  ! 

De  fait,  malgré  son  bon  vouloir,  elle  ne  riait  pas 
franchement,  la  pauvre  Delphine.  Elle  n'avait  qu'une 
idée  :  s'en  aller,  s'en  aller  bien  vite  ! 

Ayant  bu  une  gorgée  : 

—  Il  faut  que  je  me  sauve,  dit-elle  ;  je  ne  veux  pas 
faire  attendre  le  patron. 

—  Ah  bah  !  Tu  te  moques  de  nous  ! 

—  Elle  ne  s'en  ira  pas  !  cria  le  petit  gars  trapu  ;  je 
la  tiens  1 

Mais  elle  se  dégagea. 

—  Non  !  laisse-moi,  Pierre  ;  il  est  tard  ;  si  je  manque 
l'heure,  on  partira  sans  moi  ;  il  faut  que  je  me  sauve  ; 
au  revoir  1 

Déjà  elle  était  dans  l'escalier,  dans  l'escalier  sombre, 
où  elle  ne  distinguait  plus  rien  du  tout,  cette  fois,  à 
cause  des  larmes  qui  lui  emplissaient  les  yeux.  Puis, 


en  fut  la  foule  encore.  Elle  «'achominn  vers  l'auberge 
où  PilRud  devait  Tatlondre.  Elle  était  lasse,  laose  à 
ne  plus  pouvoir  avancer  ;  elle  pensait  qU(!  cola  ne  lui 
ferait  rien  doMnourir. 

Pourtant  un  doute  lui  venait  :  Séverin  n'était  peut- 
être  là-haut  que  pour  accompagner  des  amis  et  pour 
rire  un  peu,  pour  voir  ;  elle  y  était  bien  allée  elle- 
même  !  Alors,  pourquoi  s'enfuir  si  vite,  comme  ime 
sotte?  Voici  qu'elle  s'accusait  maintenant,  mais  que 
faire? 

Elle  approchait  de  l'auberge  ;  la  foule  à  cet  endroit 
était  beaucoup  plus  claire  ;  comme  elle  avait  encore 
une  demi-heure  à  dépenser,  elle  musa  un  peu.  Tout 
à  coup,  elle  sentit  que  quelqu'un  venait  vite  et  la  dé- 
passait, puis  un  grand  coup  au  cœur  ;  S'vorin  était 
devant  elle,  lui  barrait  la  route. 

—  On  ne  passe  pas  I  dit-il  en  étendant  les  bras. 
Il  riait. 

—  M'est  avis,  Delphine,  que  tu  es  moins  pressée 
que  tout  à  l'heure.  C'est  joli  de  quitter  tes  amis  comme 
s'ils  avaient  une  mauvaise  fièvre  1 

Elle,  blanche  et  les  yeux  encore  gonflés,  s'efforça 
de  rire  aussi. 

—  Et  vous,  dit-elle,  vous  abandonnez  bien  vos  ca- 
marades ;  votre  bonne  amie  du  Thouarsais  doit  s'en- 
nuyer pendant  que  vous  courez  la  foire? 

—  Ma  bonne  amie  du  Thouarsais  !  Elle  n'est  pas 
née,  celle-là  ! 

Il  ajouta,  pour  parler  : 

—  Alors,  comme  ça,  on  est  toujours  gagée  chez  les 
Pitaud? 


LA   FOIRE   SAIÎS'T-JACQUES  65 

Il  était  gêné  par  ce  vous  qu'elle  venait  d'employer 
pour  la  première  fois. 

—  Toujours  ! 

—  C'est  une  bonne  maison  !  seulement,  il  doit  y 
avoir  de  l'ouvrage  pour  la  servante? 

—  Dame,  oui,  ce  n'est  pas  l'ouvrage  qui  manque  ; 
mais,  au  moins,  je  ne  vais  pas  aux  champs  avec  les 
hommes  ;  j'aime  mieux  ça. 

—  Bien  sûr,  fit-il. 

Il  était  devenu  sérieux  comme  un  homme  qui  discute 
paisiblement  avec  un  camarade  des  choses  de  son  mé- 
tier. Allait-il  donc  continuer  de  la  sorte?  la  quitte- 
rait-il tout  à  l'heure  sans  rien  dire  de  plus?  Non,  elle 
lut  dans  ses  yeux  une  résolution  brusque  : 

—  Delphine,  vas-tu  à  la  messe  à  Clazay,  dimanche  ? 

—  A  Clazay?  Peut-être  bien;  pourquoi? 
Il  se  rapprocha  : 

—  Parce  que  je  veux  te  dire  que  si  tu  y  vas,  j'irai 
aussi,  moi. 

Et  comme  elle  ne  répondait  pas,  occupée  en  appa- 
rence à  suivre  le  bout  de  son  pied  qui  marquait  les 
sauts  d'une  gavotte,  il  se  pencha,  et,  court  d'haleine, 
il  dit  vite  et  bas,  sans  presque  remuer  les  lèvres  : 

—  C'est  entendu...  à  une  heure  et  demie...  au 
deuxième  échalier,  dans  le  chemin  de  la  Croix- Verte. 

Alors,  toute  rose,  elle  leva  ses  yeux  tendres  qui  re- 
merciaient et  promettaient. 

Ils  furent  tout  de  suite  moins  graves  une  fois  ces 
choses  dites. 

—  11  faut  que  je  me  sauve,  répétait  Delphine. 

Ils  marchèrent  côte  à  côte  jusqu'à  la  porte  cochère 

5 


66  LES    CHEUX-DE-MAISONS 

(lo  l'auberge.  Séverin  regardait  le  cou  rond  où  une  fois 
déjà  il  avait  mis  ses  lèvres,  où  il  avait  mis  ses  lèvres 
pour  un  baisiT  fou  qui  les  avait  liés  d'amour.  Il  ne 
l'avait  jamais  quitté,  le  souvenir  do  ce  baiser,  et  voilà 
(lu'il  l'animait  encore  !  Une  grosse  envie  lui  venait  de 
goûter  à  ces  joues  fraîches,  là,  tout  de  suite,  malgré 
les  passants.  Avec  toute  autre  fdle,  il  n'eût  pas  hésité, 
mais  il  n'osait  pas,  avec  celle-ci. 

—  Allons,  au  revoir  Delphine  1  à  dimanche  1 

Il  lui  tendit  la  main  ;  mais  elle,  ayant  retrouvé  sa 
malice  depuis  qu'elle  était  heureuse,  se  haussa  sur  la 
pointe  des  pieds  et  l'embrassa  franchement  sur  les 
deux  joues  en  disant,  assez  haut  pour  que  les  passants 
entendissent  : 

—  Au  revoir  !  Embrasse  marraine  pour  moi,  et  salue 
tout  le  monde  de  ma  part,  là-bas. 


* 


«  A  une  heure  et  demie  1  au  second  échalier  dans  le 
chemin  de  la  Croix- Verte.  » 

Delphine  n'avait  eu  garde  d'oublier  l'heiu-e  du  rendez- 
vous.  Arrivée  la  première,  elle  attendait  Séverin  qui 
tardait  un  peu.  Gomme  deux  heures  sonnaient,  elle 
l'aperçut  enfin  qui  venait  vers  elle  en  se  hâtant. 

Elle  lui  tendit  les  mains. 

—  Je  croyais  que  tu  ne  viendrais  pas,  que  tu  avais 
voulu  te  moquer  de  moi  ;  je  commençais  à  avoir 
peur. 

—  Uli  !  fit-il,  tu  n'as  pas  eu  cette  idée  1  II  est  pour- 
tant vrai  que  je  suis  en  retard  ;  ce  sont  les  autres  qui 


LA   FOIRE   SAIKT-JACQUES  67 

m'ont  retenu  au  bourg;  je  ne  pouvais  pas  m'échapper. 

—  Pardon  !  reprit-elle,  je  veux  rire  ;  je  suis  tou- 
jours méchante,  tu  sais  !  Tu  dois  être  las  :  c'est  loin, 
d'où  tu  viens  ! 

—  Oui,  dit-il,  c'est  une  belle  trotte. 
Il  ajouta,  en  la  serrant  contre  lui  : 

—  C'est  une  belle  trotte,  mais  je  la  ferais  deux  fois, 
dix  fois  pour  toi,  ma  Fine. 

Ils  passèrent  dans  un  champ  et  s'assirent  à  l'ombre 
d'une  touffe  de  noisetiers  ;  il  faisait  très  doux  et  les 
feuilles  sentaient  bon. 

—  Vois-tu,  disait  Séverin,  c'est  notre  premier  rendez- 
vous,  mais  nous  sommes  tout  de  même  de  vieux  amou- 
reux. 

Elle  leva  ses  yeux  devenus  graves  et  répondit  : 

—  C'est  vrai  pour  moi,  ce  que  tu  dis  là,  mais  pour 
toi,  je  ne  sais  pas  trop  ! 

—  C'est  vrai  pour  moi  aussi,  je  te  le  jure  ;  seulement 
personne  ne  le  savait... 

Elle  l'interrompit  : 

—  Pas  même  Séverin  !  Parle-moi  donc  de  la  Mari- 
chette,  et  tâche  de  ne  pas  rougir. 

Il  se  mit  à  rire. 

—  Oh  1  tu  sais,  Delphine,  tu  as  grand  tort  de 
croire  à  ces  contes  ;  je  sais  bien  qu'on  a  mal  parlé 
de  moi  dans  le  temps,  mais  il  y  avait  beaucoup  de 
menteries  dans  ce  qu'on  disait.  Je  ne  pouvais  pas 
empêcher  cette  fille  d'être  gagée  à  Jolimont  et  de  se 
trouver*  sur  ma  route  quand  je  revenais  des  champs 
de  la  Butte.  Qu'est-elle  donc  devenue,  cette  grosse 
Mariche  ? 


68  I.KS     CHK  t   X-UE-MMSONS 

VAUi  répondit  d'un  air  Iranquillo  do  viorgp  inRtruite 
et  spnsée  : 

—  Co  qu'elle  est  devenue?  Hien  do  bon.  Il  lui  est 
arrivé  ce  qu'elle  cherchait,  pardi  ! 

—  Elle  a  un  drôle? 

—  Non  pas  un,  mais  deux,  deux  bessons  qui  sont 
nés  vers  le  mardi  gras.  Le  plus  beau,  c'est  qu'elJe  n'en 
connaît  pas  au  juste  le  père.  Elle  s'en  moque,  du  reste  ; 
une  vraie  honte  !  Oh  !  cela  m'a  beaucoup  chagrinée, 
qu'elle  eût  été  ta  bonne  amie. 

—  Tai3-toi,  Delphine,  tu  ne  sais  pas  ce  que  tu  dis. 
La  vraie  vérité,  c'est  que  je  t'ai  toujours  eue  dans 
l'idée  depuis  mon  retour  du  service.  J'avais  été  hardi 
le  premier  soir,  t'en  souviens-tu? 

—  Oh  !  oui  !  dit-elle  en  riant  ;  mais  après? 

—  Après?  dame,  je  n'osais  pas.  J'ai  cherché  du 
pain,  moi,  ça  ne  s'oublie  pas,  cela  ;  ton  père  n'aurait 
jamais  voulu.  Et  puis  je  te  croyais  riche  et  tu  es  si 
jolie  !  Je  me  sentais  honteux  et  je  ne  disais  rien.  Ça 
m'a  travaillé,  va  I  D'abord,  j'ai  cru  que  je  t'oublierais  ; 
j'ai  essayé  de  m'amuser  avec  les  autres  :  ça  n'a  pas 
passé.  Alors,  je  m'en  suis  allé  au  loin,  et  ma  peine  m'a 
suivi.  Quand  j'ai  appris  ton  malheur  là-bas,  quand 
j'ai  su.  que  tout  avait  été  vendu  chez  toi  et  que  tu 
étais  servante,  je  me  suis  dit  :  Peut-être  bien  mainte- 
nant qu'elle  voudrait  de  moi  tout  de  même  ;  et  je  suis 
allé  à  la  foire  dernière  pour  te  parler.  Si  je  ne  t'avais 
pas  trouvée,  je  serais  revenu  par  ici  à  la  Toussaint, 
et  même  plus  tôt,  pai'ce  que  cela  me  tourmentait  trop 
de  te  revoir,  ces  temps  derniers.  Oh  !  oui  !  bien  sûr,  je 
serais  revenu  !... 


LA  FOIRE   SAINT-JACQUES  69 

Pudiquement,  par  phrases  courtes,  il  dévoilait  la 
mélancolie  secrète  des  heures  passées.  Et,  blottie  contre 
sa  poitrine,  les  yeux  loin,  Delphine  l'écoutait  dire  cette 
peine  d'amour  qui  leur  était  commune  ;  les  mots  tom- 
bant en  elle  éveillaient  des  choses  frémissantes  comme 
le  vent  d'avril  émeut  les  feuilles  neuves  ;  et  il  lui  venait 
une  envie  très  douce  de  pleurer. 

Quinze  jours  après  ce  premier  rendez-vous,  Séverin 
se  gageait  pour  la  Toussaint  chez  les  Loriot.  Il  n'avait 
pas  gardé  un  trop  bon  souvenir  de  la  maison,  mais  il 
n'aimait  pas  changer  de  patron,  car  cela  porte  tort  aux 
domestiques. 

—  Dites  donc.  Loriot,  fit-il  en  terminant  le  marché, 
il  me  faudra  trois  sillons  de  pommes  de  terre... 

—  Ah  !  tu  veux  donc  te  marier?  Tu  es  fatigué  d'être 
heureux,  mon  gars? 

—  Trois  sillons,  si  c'est  dans  un  champ  à  grande 
versaine  ;  cinq,  si  c'est  dans  un  autre. 


CHAPITRE  VI 

LA    NOC  E 

Le  vent  bleu  frisait  les  futaies  ;  de  vieux  arbres 
s'exaltaient  dans  les  haies  tapageuses  ;  l'iiorizon  était 
plein  de  cimes  excessives. 

Cachés  les  villages  sales,  fleuries  les  routes  maigres 
et  raides,  recouverts  les  champs  jaunes  aux  vieux  os 
de  pierre  !  Le  Bocage  était  comme  une  immense  forêt, 
une  forêt  aérée  et  verte  d'abord,  puis  vite  plus  dense 
et  bleue  avec  des  traînées  sombres  qui  étaient  des 
lignes  de  sapins  ;  à  l'horizon,  des  houles  grises  mon- 
taient, montaient,  et  les  dernières,  toutes  pâles,  se  per- 
daient dans  l'azur  attendri,  très  loin. 

Le  vent  frais  troussait  les  ramilles  ;  il  venait  à  tra- 
vers des  lieues  de  jeunesse  ;  il  avait  bu  aux  sources, 
il  avait  échevelé  de  minces  cascades  ;  il  s'était  glissé 
dans  des  halliers  où  gouttait  le  soleil,  et  il  savait  les 
secrets  innombrables  des  nids  ;  il  apportait  mille  bruits, 
mille  voix,  mille  chants  :  chants  graves  des  arbres, 
chants  futiles  des  eaux,  chants  enthousiastes  des  bêtes  ; 
et  il  apportait  la  fièvre  des  amours  exubérantes,  et 
l'ivresse  des  corolles,  et  l'ingénuité  du  ciel,  et  la  can- 
deur du  jour,  et  l'immense  allégresse  des  feuilles. 

On    était   à   la   fin   de    mai  ;    Delphine   et    Séverin 


LA     NOCE  71 

se  mariaient  ;  ils  sentaient  leur  poitrine  trop  petite. 

Ils  avaient  invité  leurs  parents  les  plus  proches. 
Victorine,  mariée  depuis  peu,  était  là  avec  son  homme 
et  un  bébé  de  trois  mois  ;  Auguste  et  sa  femme  avaient 
également  leurs  deux  petits  ;  on  avait  laissé  ces  en- 
fants aux  Pelleteries  où  avait  lieu  la  noce.  Les  Pitaud, 
qui  aimaient  Delphine,  n'étaient  pas  regardants  ;  ils 
prêtaient  leur  grange,  une  grange  très  vaste,  cons- 
truite pour  battre  au  fléau,  et  même,  ils  fournissaient 
presque  toute  la  vaisselle. 

Le  père  Loriot  et  Frédéric  étaient  aussi  à  la  noce  de 
leur  valet,  mais  la  Louise  était  restée  aux  Maran- 
dières  à  cause  du  vieux. 

En  plus  de  ces  gens,  il  y  avait  toute  la  parenté  de  la 
mariée  et  les  camarades. 

Séverin  avait  invité  quatre  valets  du  pays,  entre 
autres  Gustinet,  l'ancien  petit  berger  mangeur  de  fro- 
mage sec.  Ils  donnaient  le  bras  à  des  filles  cossues  qui 
avaient  été  les  amies  de  Delphine,  au  temps  où  elle 
était  meunière.  Elles  étaient  fières,  ces  filles,  et  ne 
parlaient  qu'entre  elles,  dédaignant  ces  gens  de  rien 
qu'elles  consentaient  à  accompagner  ;  mais  dans  le 
fond  de  leur  cœur,  elles  étaient  jalouses  de  la  mariée 
si  fraîche  sous  sa  coiffe  neuve  et  si  élancée  dans  sa 
pauvre  petite  robe  de  lainage  gris  à  trois  francs  l'aune. 

Séverin,  lui,  avait  fait  faire  son  costume  de  noce  à 
Bressuire,  chez  le  tailleur.  II  n'avait  jamais,  avant  ce 
jour,  porté  de  veston  ;  mais  comme  celui-ci  était 
bien  fait  et  ne  le  gênait  pas  aux  entournures,  il  mar- 
cliait  avec  aisance,  étant  droit  d'ailleurs  comme  un 
jet  de  châtaigneraie. 


il  I  ES    CnECX-DE-WAISONâ 

On  venait  de  sortir  de  l'éj^lise  ;  ii  était  onze  heures, 
rt  l'on  se  hâtait  vers  les  Pelleteries.  Guslinet  chantait 
une  chanscjn  au  refrain  très  drôle  et  très  compliqué 
(ju'on  avait  grand'peine  à  reprendre  ;  ceux  qui  se 
t  rompaient  disaient  de  grosses  bêtises  ;  c'était  la  beauté 
de  la  chanson  ;  beaucouj)  se  trompaient  exprès  ;  on 
riait.  En  passant  devant  les  villages,  un  accordéon 
manié  par  un  adolescent  bossu  bégayait  une  marche 
lente  ;  les  femmes,  sVssayant  à  prendre  le  pas,  fai- 
saient des  enjambées  longues  comme  dos  glissades  et 
leurs  genoux  se  dessinaient  sous  leurs  jupes  tendues. 

On  arriva  à  onze  heures  et  demie.  Victorine  et 
Louise,  la  femme  d'Auguste,  se  précipitèrent  vers  la 
maison  ;  les  seins  leur  faisaient  mal  et  elles  avaient 
grand'hâte  de  faire  téter  les  petits.  Les  autres  se  di- 
rigèrent vers  la  grange  où  la  table  était  dressée  ;  la 
place  de  la  mariée  était  marquée  par  un  drap  fixé  au 
mur  et  sur  lequel  on  avait  épingle  des  roses. 

Tout  le  monde  avait  faim  ;  on  mangea  vite  la  soupe 
et  les  poules  bouillies.  Le  musicien,  au  bout  de  la 
table,  eut  la  chaige  de  faire  manger  les  enfants  ;  mai» 
ils  prirent  tant  de  soupe  et  mordirent  à  si  belles  dents 
dans  la  miche,  qu'ils  furent  vite  rassasiés  ;  ils  le  regret- 
tèrent bien  quand  ils  virent  qu'on  apportait  des  poulets 
rôtis  et  des  plats  de  viande  de  boucherie. 

Le  bossu,  lui,  avait  l'expérience  des  bonnes  choses  ; 
il  faisait  souvent  des  noces,  et  il  y  prenait  toujours 
un  plaisir  énorme.  11  ne  buvait  point  au  premier  repas, 
parce  que  les  musiciens  qui  s'enivrent  dès  le  matin 
ne  sont  pas  beaucoup  recherchés.  11  ne  buvait  pas, 
mais  il  mangeait  ;  pas  de  pain,  très  peu  de  pain  :  une 


LÀ    NOCE  73 

croûte,  toujours  la  même,  qu'il  tortillait  entre  ses 
doigts  maigres  et  dont  il  grignotait  le  bout,  très  sou- 
vent pour  faire  illusion  ;  pas  beaucoup  de  sauce  non 
plus,  mais  de  la  viande,  de  la  bonne  viande  bien 
grasse,  d'épais  morceaux  qu'il  happait  vivement  sans 
mâcher.  La  distraction  des  autres  lui  était  propice, 
et  il  aimait  la  fm  bruyante  des  repas  ;  il  gardait  pour 
ce  moment-là  de  belles  tranches  qui  touchaient  partout 
dans  sa  bouche  ;  il  s'en  mettait  jusqu'à  la  gorge  ;  ses 
yeux  lestes  viraient  d'inquiétude  et  de  contentement. 

Quand  vinrent  les  saladiers  de  caillebotes  recou- 
verts d'épaisses  crèmes  jaunes,  les  chansons  étaient 
commencées.  Calloux,  le  beau-frère,  poussait  la  sienne, 
une  chanson  patriotique,  avec  des  accents  terribles 
et  des  gestes  qui  expliquaient.  Puis  ce  fut  le  tour  de 
Gustinet.  Gustinet  avait  une  belle  voix  de  «  raudeur  »  ; 
il  tenait  longtemps  la  dernière  note  et  la  faisait  trem- 
bler. 

Un  soir,  pendant  son  service,  il  était  allé  au  café- 
chantant  ;  il  aimait  à  parler  de  cet  événement  qui 
l'avait  jeté  en  un  grand  émoi  ;  quand  il  allait  aux  foires, 
il  achetait  des  feuilles  pleines  de  chansons.  II  savait 
toutes  sortes  de  rigourdaines. 

Il  chanta  d'abord  une  complainte,  puis  une  chanson 
à  reprendre  qu'il  avait  justement  apprise  à  la  foire  de 
mai  ;  le  refrain  enthousiasma  : 

T'as  le  fricot,  Jeannot  I 
T'as  le  fricot,  ho  1  ho  I 

Vingt  fois  ce  ho  !  lit  trembler  les  murailles  ;  ç'allait 
être  évidemment  le  refrain  de  la  noce. 


74  LES    CREIX-DK-M  VISONS 

Le  repas  fini,  on  enleva  les  table»,  et  le  musicien 
commença  à  jouer  une  polka.  Séverin  ne  savait  guère 
danser  ;  Delphine,  au  contraire,  dansait  bien,  avec 
souplesse  et  réserve  ;  elle  aimait  surtout  l'avant-deux 
sautillant,  Tunique  danse  des  femmes  d'âge,  mais  elle 
réussissait  aussi  les  danses  à  la  mode.  En  tournant, 
elle  regardait  son  marié  avec  des  yeux  tendres  ;  elle 
eut  vite  chaud  et  alla  le  rejoindre  pour  se  reposer. 

D'ailleurs,  il  fallait  offrir  à  boire,  et  il  était  d'usage 
que  la  mariée  fît,  de  temps  en  temps,  le  tour  des 
invités  pour  forcer  les  récalcitrants. 

Dans  l'aire,  les  hommes  en  bras  de  chemise,  jouaient 
aux  boules.  Ils  avaient  un  litre  et  un  verre,  et  Séverin 
veillait  à  ce  qu'ils  bussent  copieusement. 

Pitaud,  Galloux  et  Auguste  s'entendaient  contre 
Frédéric  ;  pour  le  mieux  berner,  ils  avaient  imaginé  de 
jouer  des  sous  en  même  temps  que  des  rasades  ;  celui 
qui  perdait  donnait  des  sous  et  buvait  ;  Frédéric  per- 
dait toujours.  Cependant  il  tenait  encore,  car  il  portait 
le  vin  ;  on  entendait  sa  voix  colère  : 

—  Y  a  pas  de  jeu  !  Nom  de  d'ià  !  Y  a  de  la  triche, 
ici  1  Je  ne  boirai  pas. 

De  loin,  Séverin  criait  implacablement  : 

—  Il  boira  I  Faites-le  boire  !  Qui  perd  boit  I 
Il  buvait,  et  Auguste,  farceur,  chantait  : 

T'as  le  fricot,  Jeannotl 
T'as  le  fricot  I 

Ceux  de  la  danse  répondaient  :  «  ho  !  hu  !  »  et  le 
refrain  tournait  avec  les  couples. 

Les  enfants  eux-mêmes  étaient  fort  émoustillés  et 


LA     NOCE  75 

criaient  comme  les  hommes.  Gênés  par  leurs  beaux 
habits  neufs  qu'ils  ne  devaient  pas  salir,  ils  s'étaient 
d'abord  tenus  cois,  regardant  danser  les  autres  ;  mais 
Séverin  les  avait  fait  boire  un  peu,  puis  Delphine  ; 
alors,  eux,  mis  en  goût,  avaient  réussi  à  boire  encore  ; 
ils  avaient  dû  se  verser  tout  seuls  de  belles  rasades 
dans  quelque  coin  et  probablement  aussi  avaient-ils 
invité  d'autres  enfants,  des  gamines  du  village,  venues 
là  pour  voir  la  mariée. 

Tous  avaient  de  belles  moustaches  roses. 

Les  plus  hardis  des  garçons  commencèrent  à  ta- 
quiner les  fillettes,  à  les  pincer,  à  les  tirer  par  le  bras  ; 
puis  ils  les  empoignèrent  et  vinrent  se  mêler  aux  dan- 
seurs. Et  quand  les  danses  finissaient,  ils  faisaient 
comme  les  grands  :  chacun  embrassait  sa  danseuse,  et 
même,  si  elle  résistait,  lui  sautait  à  la  tête,  comme  si 
ses  joues  eussent  été  cerises. 

Quand  ils  furent  fatigués,  ils  se  muent  à  se  moquer 
du  bossu  ;  mais  la  mère  Bernou  leur  fit  de  gros  yeux, 
et  ils  s'en  allèrent  dans  la  cour. 

Un  moment  après,  Séverin,  qui  venait  de  voir  les 
joueurs,  entendit  des  rires  derrière  la  barge  ;  il  s'avança  : 
un  litre  vide  traînait  sur  le  foin  et  un  peu  plus  loin 
deux  gamines  faisaient  des  culbutes  ;  une  autre,  tout 
ù  fait  ivre,  tombée  la  tête  en  bas,  agitait  ses  jambes 
nues.  Et  deux  petits  d'une  dizaine  d'années  étaient 
là,  morts  de  rire,  les  yeux  pleins  de  larmes  ;  ils  s'étaient 
accroupis  pour  mieux  voir,  et  ils  appelaient  du  geste 
les  camarades  qui  se  poursuivaient  à  l'autre  bout  de 
l'aire. 

Dans  la  grange,  à  une  petite  table,  que  l'on  avait 


76  I.KS    cnKrX-DE-MAISONS 

laissée  tout  au  fnnd,  If  vieux  Loriot  et  un  oncle  de 
DtîlphiiM'  8e  racontaient  des  choses,  lis  avaient  joué 
aux  carti'S  et  liu  toute  la  soirée  ;  tant  de  vin  avait 
ému  runcle  et  réjoui  Loriot  ;  et  l'un  riait  et  l'autre 
pleurait  de  vraies  larmes  en  disant  la  bonté  de  ses 
amis  et  la  sienne,  qni  était  encore  plus  grande. 

—  Voyez-vous,  Loriot,  faisait-il  avec  des  gestes 
effondrés,  je  suis  vif,  mais  je  suis  de  cœur  ;  jamais  de 
différends  avec  les  voisins. 

—  Tout  comme  moue  !  On  a  demeuré  dans  trois 
villages  et  on  ne  s'est  jamais  fâché  qu'une  fois,  avec 
les  Bariot  —  et  à  cause  de  celle  de  chez  nous,  qu'est 
duraude.  Même,  quand  on  se  trouve  le  bonhomme  et 
moi  sur  un  champ  de  foire,  ça  ne  nous  empêche  pas 
de  faire  des  ribotes  ensemble,  et  des  belles,  je  vous  le 
garantis  ! 

—  Jamais  de  différends  !  gémissait  l'autre  ;  et  de 
service,  allez,  vous  pouvez  demander.  Et  je  n'en 
crains  point  encore  pour  l'ouvrage  ;  ce  n'est  pas  le 
travail  qui  m'use,  c'est  le  tracas  ;  me  faut  pas  du  tri- 
fouillements,  pas  seulement  de  jours  comme  aujoui-- 
d'hui. 

—  Pas  moue!  cré  Gâté!  Je  suis  plus  ardent,  tout 
plein,  un  jour  de  noce  qu'un  jour  de  fauche  !  et  de 
boire,  ça  me  renouvelle  I 

Sévcrin  et  Delphine,  qui  riaient  en  les  écoutant,  sai- 
sirent un  litre  d'eau-de-vie  et  s'avancèrent  pour  le 
coup  de  grâce. 

On  se  remit  à  table  à  sept  heuj-es  ;  quelques-uns 
faisaient  triste  mine.  Frédéric,  aussitôt  qu'il  fut  assis, 
tomba  sur  son  assiette  et  ronfla. 


LA    NOCE  77 

Les  filles  voulurent  chanter  la  «  chanson  de  la  ma- 
riée »,  une  très  vieille  cantilène  où  des  bachelières  font 
reproche  à  leur  compagne  de  les  quitter  pour  un  mari 
sans  doute  volage  et  méchant  ;  elles  vinrent  se  placer 
devant  Delphine  pour  chanter  ensemble.  Mais  le  ta- 
page augmentait  ;  Calloux,  du  fond  de  sa  grande  poi- 
trine bourdonnante,  lança  pour  la  dixième  fois  le  re- 
frain de  la  noce  et  un  souffle  d'ivresse  dispersa  les  voix 
grêles  des  filles.  Dépitées,  elles  s'en  retournèrent  à  leur 
place,  à  la  grande  joie  de  Delphine,  que  cela  agaçait 
d'être  ainsi  regardée. 

Gustinet  expliquait  de  loin  à  Séverin  et  à  Auguste 
l'histoire  du  café-chantant. 

Il  y  avait  un  lieutenant  qui  était  un  chic  type,  pas 
fier,  un  de  la  haute  pourtant,  un  monsieur  «  de...  »; 
il  ne  se  rappelait  plus  le  nom.  Lui,  Gustinet,  était  son 
ordonnance.  Et  un  soir,  le  monsieur  «  de...  »  lui  avait 
dit  comme  ça  : 

—  Tu  vas  trotter  au  treize  dans  la  rue  Basse  ;  tu  y 
trouveras  des  femmes.  Tu  n'as  pas  peur  des  femmes, 
au  moins,  espèce  d'infirme?  La  plus  grande  s'appelle 
Faisannette  ;  tu  me  l'amèneras.  Entends-moi  bien  : 
tu  me  l'amèneras  au  beuglant  Patouillaud,  où  je  t'at- 
tendrai. Va  1...  Eh  !  dis  donc  1  avait  encore  ajouté  le 
monsieur  «  de...  »,  essaye  seulement  de  la  chahuter, 
cette  môme,  et  tu  verras  ! 

Il  était  donc  allé  au  treize.  Des  femmes  très  gaies 
l'avaient  fait  asseoir.  Faisannette  était  là  ;  il  l'avait 
emmenée,  lui,  Gustinet,  et  il  l'avait  blaguée  en  l'em- 
menant ;  une  chouette  femelle,  allez  I  Le  lieutenant 
avait  été  content. 


78  I-ES    cnKCX-DE-MAIîiONS 

—  T'es  moins  bète  que  je  no  croyais,  avait-il  dit  ; 
tiens,  te  voilà  cent  sous  ;  paye-t'en  donc  une  tranche, 
grosse  crapule  ! 

Oui,  il  lui  avait  donné  cent  sous  pour  passer  la 
soirée  au  beuglant,  le  li(?utenant  de  Patifoux.  Heureux 
d'avoir  retrouvé  ce  norn,  il  reprit  très  haut  pour  do- 
miner le  tumulte  : 

—  Le  lieutenant  Bois  de  Patifoux,  de  Jacques  d»' 
Bois  de  Patifoux...  Une  chouette  fomflle,  bon  Diou  I 

Puis,  très  en  verve,  il  chanta,  soulignant  du  geste 
des  allusions  déjà  claires.  Les  filles,  distraites,  ne  fai- 
saient pas  semblant  d'entendre,  mais  soudain,  l'une 
d'entre  elles  gloussa  et  les  autres,  rouges,  coupées  en 
deux,  lâchèrent  enfin  leur  rire  qui  courut  comme  un 
poulain  fou.  D'ailleurs,  Calloux  chanta  aussitôt  une 
autre  chanson  où  tous  les  mots  étaient  dits. 

On  avait  commencé  par  répéter  les  refrains  seule- 
ment, maison  finit  par  reprendre  aussi  chaque  couplet. 
On  buvait  ensuite  tous  ensemble,  puis  on  damait  uw 
invitation  à  reboire. 

Les  femmes  commençaient  à  être  grises  ;  elles  chan- 
taient avec  les  hommes  ;  leurs  voix  aiguës  filaient 
entre  les  gi-osses  voix  désordonnées  et  parfois  trem- 
blaient et  s'éteignaient  comme  flammèches  au  vent. 

Auguste  et  un  des  valets  que  le  vin  rendait  forts 
avaient  des  bouches  profondes  et  farouches. 

Le  bossu  fut  invité  à  dire  quelque  chose  ;  souvent 
il  divertissait  les  noces  ;  s' arrangeant  de  longs  cheveux 
avec  de  la  filasse  et  se  coiffant  d'un  bonnet  de  coton, 
il  grimpait  sur  la  table  et  faisait  le  vieux  ou  l'innocent 
en  racontant  des  histoires  très  drôles.  Mais  ce  soir,  il 


LA    NOCE  79 

était  de  mauvaise  humeur,  car  la  femme  qui  avait 
allumé  les  chandelles  en  avait  placé  une  juste  devant 
lui  ;  il  refusa. 

Auguste  se  prit  à  tempêter  : 

—  Te  dépêcheras-tu,  failli  gars  !  Veux-tu  en  finir 
de  nous  faire  ton  prône  ! 

—  T'as  le  fricot  !  chanta  le  bossu  pour  lancer  les 
autres  et  détourner  l'attention. 

—  Ah  !  j'ai  le  fricot  !  Eh  ben  !  toi  aussi,  mon  gars, 
tu  l'as,  que  je  crois  !  Si  tu  ne  l'as  pas,  ça  me  trompe. 
Tu  l'as,  bon  Dié  !  tu  l'as  ! 

Ce  fut  une  explosion  de  rires.  Du  coup,  il  ne  fallut 
plus  songer  au  prône.  Les  yeux  du  bossu  flambèrent. 
Il  eut  envie  de  s'en  aller  ;  il  resta  cependant  à  cause 
des  galettes  à  la  viande  et  aux  prunes  que  l'on  com- 
mençait à  passer.  Mais,  dès  que  le  repas  fut  tout  à 
fait  terminé,  il  se  hâta  d'empaqueter  son  accordéon. 

Cela  ne  faisait  pas  l'affaire  des  hoifimes,  de  ceux 
qui  avaient  joué  toute  la  journée  et  qui  voulaient 
danser  maintenant.  Frédéric,  enfin  réveillé,  héla  vio- 
lemment 1g  musicien. 

—  Ar-rête  !  Je  veux  danser  un  avant-deux  avec  la 
mariée  ! 

—  Je  n'ai  pas  fait  marché  pour  le  soir  ;  je  m'en  vais. 

—  Je  veux  faire  un  avant-deux  avec  la  mariée, 
c'est  tout  ce  que  je  sais  ;  tu  t'en  iras  après. 

Cette  idée  fixe  tenait  le  gars  debout  sur  ses  jambes 
vacillantes.  Pâle,  les  yeux  clignotants,  sa  chemise  dé- 
faite laissant  saillir  son  bréchet  jaune,  il  barrait  l'en- 
trée de  la  grange.  L'autre  essayait  de  se  glisser  au 
dehors,  il  le  repoussa  : 


80  I.KS    CREUX-DE-MAISONS 

—  Cho  là  I  tu  t'en  iras  oprrs  ;  jo  veux  faim  un  avant- 
deux  avec  la  mariée. 

—  Dis  donc,  c'cst-y  toi  qui  [),'iyes,  c'est-y  toi  qui 
commandes,  à  présent?  Te  ran^oras-tu,  soûlaud,  sau- 
vage? 

—  Sacré  tortillard  de  diable  eu  feu  !  m'échauffe  pas 
la  bile  1  Je  veux  danser  un  avant-deux  avec  la  mariée  ; 
c'est  pas  tout  ça  ;  tu  vas  me  (IcBenvelopper  ton  tur- 
lututu,  et  tout  de  suite  ;  après,  tu  t'en  iras. 

Et  comme  le  bossu  cherchait  encore  à  s'esquiver, 
l'ivrogne  tendit  vers  lui  sa  grande  main  dure  de  brise- 
mottes.  Les  fdles,  voyant  que  cela  allait  devenir  vilain, 
s'approchèrent  en  sautant  et  entourèrent  Frédéric  ; 
quand  elles  l'eurent  bien  fait  tourner,  elles  le  pous- 
sèrent et  il  s'étala  en  jurant  pendant  que  le  bossu, 
hors  de  la  grange,  glapissait  : 

Fédéri  Loriot,  cbien  comm'  cent  chenots,  peau  d'crapette  I 
Pédéri  Loriot,  plus  bête  que  haut,  peau  d'crapaud  I 

Il  fallut  se  passer  de  musique  ;  Gustinet  ouvrit  son 
couteau  et  siffla  sur  la  lame  un  air  d'avant-deux.  La 
danse  recommença,  énergique.  Les  femmes,  de  la  main 
secouaient  leurs  jupes  ;  les  hommes  faisaient  des  écarts, 
des  appels  de  pieds,  sautaient  haut  avec  des  cris 
suraigus,  des  «  you  1  »  de  démence. 

Vers  onze  heures,  Victorine  poussa  le  coude  du  sif- 
fleur  ;  les  autres  s'arrêtèrent. 

—  Ils  sont  partis,  dit-elle  d'un  air  de  mystère  ;  faut 
qu'on  leur  porte  la  soupe  à  l'oignon. 

Pendant  que  la  Pitaudo  prépavait  cotte  soupe,  Gus- 
tinet mena  une  dernière  danse-ronde. 


LA    NOCE  81 


Séverin  et  Delphine  avaient  profité  du  bruit  pour 
s'en  aller.  Dans  la  nuit  douce,  toute  criblée  de  fraîches 
étoiles,  ils  se  hâtaient  vers  le  Bas-Village.  Ils  y  avaient 
loué  une  maison,  une  pauvre  petite  maison  bien  an- 
cienne que  l'on  n'habitait  plus  guère.  Quand  ils  eurent 
poussé  la  porte,  il  en  sortit  une  haleine  noire  ;  l'ombre 
y  était  épaisse  et  lourde.  Delphine  se  serra  contre  son 
mari. 

—  Crois-tu  que  je  suis  bête  !  dit-elle  ;  je  n'ai  pas  pris 
de  lanterne,  et  je  parie  qu'il  n'y  a  pas  de  chandelle  ici. 

Séverin  fit  flamber  une  allumette  ;  il  n'y  avait  pas 
de  chandelle,  en  elîet. 

—  Nom  de  nom  !  Comment  faire  ? 

—  Ah  bah  !  voici  le  bufîot,  nous  allons  mettre  nos 
bardes  dessus  ;  nous  les  retrouverons  bien  demain 
matin. 

Elle  parlait  bas,  avec  une  voix  courte,  et  se  désha- 
billait déjà.  Séverin,  à  la  lueur  d'une  seconde  allumette, 
la  vit  décoiffée  et  en  jupon  ;  il  s'avança  pour  une  ca- 
resse. 

—  Non  !  non  !  laisse-moi  !  dit-elle  ;  les  autres  vont 
venir,  dépêchons-nous. 

Elle  se  glissa  au  lit  ;  Séverin  se  déshabilla  vite  aussi, 
puis,  à  tâtons,  la  chercha. 
Elle  se  reculait,  les  mains  tremblantes. 

—  Laisse  1  laisse  !  ils  vont  venir  nous  apporter  la 
soupe;  ils  sont  tellement  soûls...  J'ai  gardé  ma  ca- 
misole et  mon  jupon. 

6 


82  LES    CRp:iX-HK-MAI.SONS 

Il  s'impatienta  : 

—  Tu  sais,  ils  m'embêtent,  les  autres  !  qu'ils  aillent 
se  coucher  ;  je  vais  verrouiller  la  porte. 

—  Non  !  il  ne  faut  pas  !  ils  resteraient  toute  la  nuit . 
Oh  !  laisse-moi  !  ils  viennent...  tiens  !  écoute... 

Des    pas    inégaux    résonnaient    en    effet    sur    les 
pierres.   Séverin    et    Delphine    entendirent   des   chi: 
chotements  ;   quelqu'un  gratta  à  la    porte  ;  brusque- 
ment les  noceurs  entrèrent  avec  du  bruit  et  des  chan- 
delles. 

La  Pilaude  apportait  la  soupe.  Elle  la  fit  manger 
aux  mariés  avec  la  même  cuiller  ;  une  grande  fille,  à 
demi  couchée  sur  le  lit,  l'éclairait  ;  et  toutes  les  amies 
et  toutes  les  cousines  étaient  là,  avec  des  yeux  élar- 
gis de  cmiosité,  des  yeux  tout  en  prunelles  qui  fouil- 
laient Delphine  et  la  faisaient  rougir. 

Autour  du  lit,  les  gars  chantaient.  Ils  avaient  changé 
le  refrain  de  la  noce  ;  ils  disaient  : 

T'as  le  fricot,  Pâlureaul  l'as  le  fricot! 

Ils  s'excitaient  à  crier  ;  leurs  voix  exaspérées  heur- 
taient avec  fracas  les  poutrelles  noires  ;  cela  ne  faisait 
plus  qu'mie  même  clameur  brutale.  Quand  la  soupe 
fut  mangée,  ils  s'approchèrent  à  leur  tour  pour  des 
encouragements  ;  mais  Pitaude  les  chassa  : 

—  Allez-vous-en  1  c'est  assez  ;  faut  qu'ils  se  re- 
posent, à  cette  heure.  Allez-vous-en,  mes  boudres  I 

Frédéric  s'obstinait  à  rester  ;  il  était  arrivé  le  dernier 
en  trébuchant  ;  maintenant,  la  barre  du  lit  soutenait 
son  grand  corps  ployé  et,  la  tête  plongeant,  il  répétait 
avec  un©  gi-avité  de  connaisseur  : 


LA    NOCE  83 

—  T'as  le  fricot,  Pâtureau  !  T'as  le  fricot,  mon  va- 
let !  oui,  dame  !  t'as  le  fricot  ! 

La  Pitaude  dut  le  bousculer  ;  puis  elle  sortit  à  son 
tour. 

Le  refrain  de  la  noce  s'éloigna  ;  les  noceurs  arri- 
vèrent aux  Grandes-Pelleteries  ;  ils  ululèrent. 

Alors,  pendant  que  Séverin  sautait  à  terre  pour 
mettre  le  verrou,  Delphine,  vite,  acheva  de  se  dévêtir. 


Séverin,  en  se  réveillant,  vers  deux  heures,  voit  que 
la  lune  est  levée.  Il  a  encore  les  oreilles  pleines  de 
bruit  ;  la  nuit  cependant  est  toute  tranquille  et  blanche  ; 
seul  dans  les  jardins  un  rossignol  chante. 

Des  rayons  entrés  par  les  quatre  carreaux  de  la  fe- 
nêtre se  sont  posés  sur  le  lit  et  le  buffet  ;  ils  dorment 
là,  petites  choses  légères,  impossibles  et  charmantes, 
que  l'on  dérangerait  avec  des  doigts  de  rêve. 

Et  voici  que  Séverin  revoit,  très  loin  en  arrière,  une 
maison  toute  pareille  à  celle-ci  :  des  poutrelles  fumées 
et  fléchissantes,  un  lit,  un  buffet  avec  son  vaisselier, 
une  table  qui  boite  à  cause  de  la  terre  inégale...  oui, 
pareille,  bien  pareille  !  Là,  dans  le  coin  de  la  cheminée, 
sur  la  pierre  fendue,  une  vieille  aux  yeux  blancs  qui 
crachote  dans  la  cendre,  puis  une  autre  femme  voûtée 
avec  des  lèvres  pâles,  puis  des  petits  qui  pleurent  et 
qui  se  traînent  à  peine  vêtus...  Quelle  vision!  les  ge- 
noux transis,  la  huche  vide,  la  faim,  le  froid,  la  toux, 
la  mort  qui  passe...  Ce  n'est  pas  un  cauchemar,  c'est 
un  souvenir. 


84  LES    CRKUX-DE-MAISONS 

Oh  1  serait-ce  possible  I 

Il  regrette  le  bel  habit  de  noces  et  tant  de  viande  et 
tant  de  vin,  et  tant  de  miches,  tout  cela  qu'il  va  falloir 
payer.  Oh  !  ce  foyer  bas,  cette  porte  démolie,  cett<; 
fenêtre  étroite  1 

La  couverture  a  glissé  ;  il  a  presque  froid.  Delphine 
dort  ;  un  souffle  léger  passe  entre  ses  lèvres  entr'ou- 
vertes  ;  ses  dents  luisent.  Elle  est  lasso  ;  elle  est  un  peu 
pâle  et  délicate.  11  glisse  son  bras  et  l'enserre  douce- 
ment d'un  geste  de  défense.  Mais  elle,  réveillée,  lui 
tend  sa  bouche  fraîche,  et  aussitôt  il  oublie  tout  :  la 
dépense,  la  misère  et  la  mort. 


DEUXIEME   PARTIE 


CHAPITRE    PREMIER 

LES    PELLETERIES 

Il  y  avait,  à  parler  juste,  deux  villages  aux  Pelle- 
teries, le  Grand- Village  et  le  Bas-Village. 

Les  Grandes-Pelleteries  ne  comprenaient  que  quatre 
maisons.  On  disait  Grandes-Pelleteries  parce  que  ces 
maisons  étaient  des  fermes  importantes,  avec  de  longs 
toits  ;  peut-être  aussi  parce  que  les  bâtisses  occupaient 
le  haut  d'une  butte,  d'où  l'on  voit  jusqu'aux  clochers 
de  Vendée,  quand  le  temps  est  sec. 

Aux  Basses-Pelleteries,  il  n'y  avait  que  des  creux- 
de-maisons,  des  gîtes  de  valets  et  de  journaliers  en- 
tassés au  bord  du  chemin  Roux,  un  chemin  très  sale 
et  si  tortueux  qu'on  l'appelait  aussi  le  chemin  de  la 
Queue-de-Serpe.  Ceux  des  fermes  comparaient  ces  ma- 
sures aux  petites  balles  de  bouse  sèche  qui  sonnent 
aux  crins  des  vaches  ;  ils  disaient  pour  rire  :  le  Bas- 
Village  est  accrotillé  à  la  queue  de  serpe.  Et,  en  effet, 
ce  village  avait  bien  l'air  d'une  vieille  choso  mal- 


86  LES    CRKfX-DK-.MAISONS 

propre,  avec  ses  niuraillus  verdâtres  toutes  flétries,  ses 
fenêtres  à  petits  carreaux,  ses  portes  basses  s'ouvrant 
comme  des  gueules  noires,  ses  toits  inégaux,  enchevê- 
trés, incurvés,  bosselés  et  ravaudés  grossièremont  au 
fil  écru  des  tuiles  neuves.  Collé  au  chemin  Roux,  il 
semblait  sucer  l'humidité  des  flaques  qui  y  croupis- 
saient. 11  était  tapi,  à  mi-butte,  dans  un  pli  de  terrain 
sous  un  tout  petit  lambeau  de  ciel.  Des  jardins  l'en- 
touraient, plantés  d'arbres  tors,  de  vieux  pommiers 
aux  brindilles  inextricables.  Lugubres  pendant  l'hiver, 
c-es  arbres  faisaient,  au  printemps,  une  ceinture  can- 
dide et  merveilleuse,  et  le  pauvre  village  endormi  sous 
la  brume  se  réveillait  dans  la  gloire. 

Une  douzaine  de  familles  habitaient  là  ;  une  dou- 
zaine de  familles  et  soixante  enfants,  les  uns  déjà 
grands,  gagés  dans  les  fermes,  les  autres  écoliers  par 
raccroc  et  chercheurs  de  pain  :  un  vrai  grouillement 
de  misère. 

Séverin  et  Delphine  demeuraient  dans  la  dernière 
maison  du  village,  en  bas,  du  côté  de  la  route.  C'était 
la  plus  vieille,  et  aussi  la  plus  décrépite  ;  elle  avait  été 
inoccupée  pendant  deux  ans,  et  l'on  n'y  faisait  plus 
de  réparations.  Le  toit,  fléchissant  comme  un  toit  chi- 
nois, ne  recouvrait  qu'une  pièce,  une  pièce  très  sombre 
où  l'on  pouvait  faire  tenir  une  table,  une  armoire  et 
deux  lits  en  plaçant  le  second  en  travers  au  pied  de 
l'autre.  Près  de  la  porte,  une  petite  échelle  permettait 
de  monter  au  grenier  ;  les  baiTeaux  de  cette  échelle 
avaient  été  frottés  par  tant  de  talons  qu'ils  luisaient. 
La  porte  était  à  doux  fois,  comme  les  portes  dont  on 
parle  dans  les  contes. 


LES    PELLETERIES  87 

Sévorin  avait  loué  cette  cabane  parce  qu'il  n'avait 
pas  le  choix  et  aussi  parce  qu'elle  ne  coûtait  que  qua- 
rante francs  l'an  ;  d'ailleurs,  le  petit  jardin  permettrait 
d'élever  des  lapins. 

Il  avait  acheté  à  une  vente,  pour  une  somme  assez 
faible,  un  lit,  une  table  de  bois  blanc,  quatre  chaises 
et  un  vieux  buffet  avec  son  vaisselier.  Delphine,  de 
son  côté,  s'était  occupée  de  garnir  le  lit  et  d'acheter 
quelques  menus  objets.  Quand  ils  eurent  tout  payé, 
noces,  meubles,  vêtements,  il  leur  resta  encore  cent 
francs  que  Delphine  cacha  dans  sa  paillasse,  car  la 
porte  loquetait  très  mal  du  dehors. 

Alors,  ils  firent  des  rêves. 

Lui,  allait  recevoir  trois  cent  cinquante  francs  à  la 
Toussaint  ;  elle,  d'ici  là,  gagnerait  plus  que  sa  vie  à 
aller  en  journée  chez  la  Pitaude  et  à  faire  des  laveries 
aux  alentours.  Ils  pourraient  mettre  de  l'argent  de 
côté,  et  ils  quitteraient  cette  maison  "pour  une  maison 
plus  belle  où  il  y  aurait  une  chambre. 

En  attendant,  Séverin  apporta  du  jardin  un  mé- 
lange de  terre  et  de  brique  pilée  pour  combler  les  trous 
qui  faisaient  clocher  la  table  et  les  chaises.  Puis  il  fit 
une  huche  à  pain  qu'il  suspendit  à  la  maîtresse  poutre. 

A  la  Toussaint,  on  acheta  beaucoup  de  choses  qui 
manquaient  ;  on  étoffa  le  lit  qui  était  véritablement 
trop  mince  pour  le  temps  d'hiver.  Delphine  attendant 
un  petit,  il  fallut  se  préoccuper  du  berceau  et  préparer 
des  langes,  des  brassières.  Les  quatre  cent  cinquante 
francs  furent  écornés  plus  qu'on  ne  l'avait  prévu.  Ce- 
pendant Séverin  acheta  encore  un  petit  fût  de  vin 
—  trente  litres  —  destiné  à  la  compagnie,  avait-il  dit 


88  LES    CREIX-DE-MAISONS 

aux  voisins.  En  réalité,  c'est  qu'il  trouvait  Delphine 
un  peu  pâle  ;  il  voulait  qu'elle  se  soignât.  Comme  il 
plaçait  le  fût  derrière  le  buffet,  il  so  prit  à  sonj^er  qu'il 
n'y  avait  jamais  eu  de  vin  dans  la  maison  de  Pâtureau 
le  Boiteux. 

Les  choses  étaient  changées,  décidément.  Drlphine, 
qui  n'avait  pas  été  consultée  pour  cet  achat,  blâma 
son  homme  et  se  promit  bien  de  ne  pas  boire  ce  vin. 

Le  premier  hiver  fut  mauvais.  Delphine  fit  une 
fausse-couche  et  fut  longue  à  se  remettre. 

Le  médecin  consulté  lui  défendit  le  travail  de  force  ; 
alors  elle  tricota  et  fila  pour  les  gens  de  métairie  ; 
mais  à  cette  besogne-là  on  est  bien  loin  de  gagner  son 
pain,  même  sec.  D'ailleurs,  il  faut  se  chauffer  en 
filant  ;  le  bois  manqua  :  il  fallut  en  acheter  d'autre, 
beaucoup  d'autre.  Et,  encore  une  fois,  quand  on  eut 
payé  le  boulanger  et  le  médecin,  l'épargne  fut  bien 
mince. 

Cependant  Delphine  se  trouva  tout  à  fait  rétablie 
au  printemps.  Elle  songea  à  se  gager  chez  les  Pitaud 
qui  l'avaient  demandée  pour  les  mois  d'été  ;  Séverin 
se  fâcha  presque  :  il  voulait  sa  femme  chez  lui. 

—  Tu  iras  en  journée,  disait-il  ;  tu  gagneras  davan- 
tage, et  tu  te  reposeras  quand  tu  voudras.  Te  gager 
et  au  moment  du  gros  travail  I  Tu  es  si  gaillarde  !... 

Mais  elle  le  raisonna,  lui  montra  les  quatre  sous 
d'économie  ;  il  fallait  acheter  du  linge  ;  les  enfants 
viendraient  et  la  maladie  peut-être...  Au  moine,  en 
se  gageant  chez  Pitaude,  elle  n'aurait  pas  de  bou- 
langer à  payer,  et  elle  gagnerait  de  bel  argent.  Il 
céda. 


LES    PELLETERIES  89 


* 


On  était  en  avril.  Tous  les  matins,  Séverin  sortait 
du  lit  vers  trois  heures,  et  dès  qu'il  avait  pris  son 
pantalon  et  trouvé  ses  sabots,  il  réveillait  Delphine. 
Elle  aimait  à  se  laisser  secouer  comme  une  pares- 
seuse ;  elle  geignait,  s'étirait,  glissait  entre  ses  mains  ; 
puis,  soudain,  lui  jetant  les  bras  autour  du  cou,  elle 
s'enlevait  d'un  souple  mouvement  de  reins  et  retom- 
bait assise  sur  le  bord  du  lit,  les  jambes  pendantes. 

—  Donne-moi  mon  corset  !  et  mes  sabots  !  vite,  vite  I 

Elle  riait,  toujours  un  peu  gamine,  malgi'é  ses  vingt- 
six  ans  ;  lui,  moins  gai  de  nature,  finissait  cependant 
par  s'amuser  aussi.  Ils  s'habillaient  dans  l'obscurité, 
par  économie  ;  elle  avait  l'habitude  de  se  coiffer  à  la 
ferme  une  fois  le  jour  venu. 

Le  soir,  Séverin  passait  chercher  sa  femme  en  reve- 
nant des  Marandières.  Ils  rentraient  ensemble,  lourds 
de  fatigue  ;  le  samedi  ils  s'attardaient  par  les  vergers  ; 
dans  les  endroits  sombres  ils  marchaient  tout  près  l'un 
de  l'autre  comme  avant  leurs  noces  ;  en  aixivant  au 
Bas- Village,  ils  se  séparaient  un  peu. 

Ils  vivaient  tendrement  la  j  ournée  du  dimanche.  Séve- 
rin, comme  à  l'habitude,  allait  chez  son  patron  pour  aider 
au  pansage  ;  mais  dès  que  la  soupe  était  mangée,  sur  les 
huit  heures,  il  revenait  aux  Pelleteries.  Delphine  avait 
déjà  déjeuné,  balayé,  ciré  le  buffet  et  sorti  les  belles 
bardes  ;  la  maison  s'éclairait  d'un  peu  de  soleil,  et  la 
chemise  blanche,  dépliée,  égayait  la  couverture  du  lit. 

Séverin  n'était  jamais  aussi  heureux  qu'à  ces  mo- 


90  LES   rnnr  x-ii  KM  Ais<t>s 

ments-lù.  (^ui;lle  dourour  do  s'habiller  nonchalurnment  I 
Son  bonheur  était  fait  de  mille  petites  choses  ;  et 
c'étaient  la  bonne  odeur  du  savon  rose  soigneusement 
ménagé,  la  brûlure  légère  au  menton  après  le  passage 
du  rasoir,  le  clapotement  de  l'eau  dans  la  terrine  où  il 
se  lavait  le  torse,  les  tapes  dans  le  dos,  tapes  du  soleil 
jouant  à  la  main  chaude,  tapes  de  Delphine  jouant  à 
la  main  froide. 

C'était  l'heure  dos  taquineries.  Delphine  prétendait 
continuellement  au  miroir  ;  lui,  la  décoiffait.  Personne 
ne  passait  devant  la  fenêtre  ;  ils  jouaient  comme  des 
enfants.  Avec  quelle  tendresse  espiègle,  Delphine 
après  avoir  noué  la  cravate  et  rabaissé  le  col  de  toile, 
se  haussait  vers  les  joues  rasées,  vers  les  joues  neuves 
dont  la  peau  tirait  comme  une  étoffe  bien  repassée  I 
A  ces  moments-là,  il  semblait  à  Séverin  que  les  lèvres 
de  sa  femme  étaient  plus  fraîches. 

Un  dimanche  de  juillet,  comme  il  se  rasait  devant 
la  fenêtre,  Delphine,  qui,  près  du  lit,  mettait  ses  bas, 
dit  tout  à  coup  : 

—  Tu  ne  sais  pas,  Séverin  ? 

Il  se  retoui'na,  et  elle,  moitié  fâchée,  moitié  joyeuse  : 

—  Tu  ne  sais  pas  !  Je  crois  que  je  suis  encore  em- 
barrassée I 

Il  posa  son  rasoir. 

—  Non?  fit-il;  tu  n'en  es  pas  sûre? 

—  Je  n'en  suis  pas  sûre,  mais  je  le  crois  beaucoup, 
mon  pauvre  homme. 

—  Eh  bien  I  quoi  1  faut  pas  se  faire  de  mauvais  sang 
pour  cela  ;  je  descendrai  le  berceau,  voilà  tout  I  c« 
n'est  pas  si  difficile  1 


LES    PELLETERIES  .   91 

Et,  pour  la  faire  rire,  il  fit  semblant  d'aller  le  cher- 
cher tout  de  suite  au  grenier. 

Cependant  une  inquiétude  lui  venait  :  elle  avait  été 
malade,  l'autre  fois,  pendant  les  premiers  mois  ;  en 
serait-il  de  même  cette  année,  pourrait-elle  au  moins 
rester  chez  les  Pitaud  jusqu'à  la  Saint-Michel? 

Ils  achevèrent  de  s'habiller  en  silence  et  s'en 
allèrent  à  la  messe  ;  dès  qu'elle  fut  dite,  ils  quittèrent 
le  bourg  ensemble.  D'habitude,  Séverin  ne  s'arrêtait 
point  dans  les  auberges,  mais  il  revenait  au  village 
avec  les  hommes  pour  parler  des  fourrages  et  des 
emblavures. 

Ce  jour-là,  son  idée  n'était  pas  dans  les  travaux  des 
métairies  ;  son  inquiétude  persistait. 

Pourtant,  quand  ils  eurent  mangé,  Delphine  et  lui, 
et  qu'ils  furent  dans  le  jardinet  devant  la  porte,  le 
temps  était  si  doux,  qu'ils  se  prirent  à  espérer  et  dé- 
raisonnèrent. Delphine,  à  l'ombre  d'un  pommier,  di- 
sait : 

—  Ce  sera  vers  le  mitan  de  carême  ;  tcUit  mieux  I 
l'hiver  sera  passé  ;  il  faudra  moins  de  bois  et  je  serai 
plus  vite  forte  ;  nous  l'appellerons  François. 

Séverin,  au  milieu  d'un  carré  d'oignons  qu'il  sar- 
clait, hocha  la  tête  : 

—  Oh  !  tu  n'es  pas  aimable  !  Nous  l'appellerons  Del- 
[)hino  ! 

Quand  il  fut  au  bout  du  sillon,  il  jeta  sa  poignée 
d'herbe  et  s'assit  auprès  de  sa  femme. 

—  Nous  l'appellerons  Fifine,  si  c'est  une  fille,  ré- 
péta-t-il  ;  je  le  veux  absolument. 

—  Oui,  mais  ce  sera  un  garçon  ;  il  faut  que  ce  soit 


92  LES    CREUX-DE-MAISONS 

un  garçon  pour  que  tu  aies  do  l'aidf  [dus  tard,  quand 
nous  prendrons  une  terre. 

Cette  idée  de  quitter  les  crcux-do-inaisuns  ne  l'aban- 
donnait jamais,  l'ancienne  petite  meunière.  D'habi- 
tude, Séverin  ne  voulait  pas  avouer  que  c'était  là  son 
rêve,  à  lui  aussi  ;  il  se  moquait  d'elle.  Valet  il  était  né, 
valet  il  resterait  ;  valet  son  père,  valet  lui-même,  va- 
lets ses  enfants  :  tout  le  reste  était  chimère.  Cette  fois 
encore  il  résista  : 

—  Prendre  une  terre,  ma  pauvre  petite  1  et  avec 
quoi?  avec  ce  qui  nous  restera  à  la  Toussaint  quand 
nous  aurons  tout  payé? 

—  Qui  te  dit,  reprit-elle,  que  nous  n'aurons  pas  de 
chance?  Ce  serait  bien  notre  tour  tout  de  même,  d'être 
heureux  ! 

Elle  avait  l'espoir  tenace  et  revenait  toujours  à 
cette  chance  qu'ils  ne  sauraient  manquer  d'avoir. 
Séverin  souriait  avec  un  peu  d'amertume. 

—  De  la  chance,  de  la  chance  I  fît-il  ;  ce  n'est  pas 
pour  les  pauvres  gens,  cette  marchandise-là  ;  toute  la 
chance  que  nous  pouvons  avoir,  c'est  de  ne  pas  être 
trop  souvent  malades,  de  n'avoir  pas  trop  d'enfants, 
de  gagner  trente-cinq  pistoles  par  an  et  de  n'avoir 
jamais  à  demander  notre  pain. 

—  Bah  !  s'il  nous  manque  de  l'argent,  Auguste 
nous  en  prêtera. 

—  Laisse-le  d'abord  élever  sa  famille  ;  s'il  se  tire 
d'affaire,  lui  aussi,  ce  doit  être  bien  juste. 

—  On  s'arrangera,  conclut-elle  avec  netteté  ;  jo  veux 
changer  de  maison,  là  1  et  plus  tard,  je  veux  être  dans 
une  terre,  une  terre  aussi  petite  que  tu  voudras  ;  je  le 


LES    PELLETERIES  93 

veux  !  devrais-je  m'en  aller  nourrice  dans  les  villes, 
pour  gagner  de  l'argent. 
Séverin  tourna  la  tête. 

—  Nourrice  dans  les  villes,  toi  !  jamais  je  ne  verrai 
ça  ;  j'aimerais  mieux  être  mort. 

Elle  se  mit  à  rire  : 

—  Ne  te  fâche  pas,  mon  homme,  je  dis  cela  pour 
badiner. 

Puis,  sérieuse  : 

—  M'en  aller  !  jamais,  va  !  quand  même  on  m'of- 
frirait gros  d'or  comme  l'église  ;  j'aimerais  mieux  man- 
ger mon  pain  sec,  ici,  toute  ma  vie  !  Seulement,  pour- 
quoi me  décourages-tu?  Tu  sais  aussi  bien  que  moi  que 
pas  mal  de  bordiers  sortent  des  creux-de-maisons  ;  ne 
vois-tu  pas  les  Gaillard  des  Pernières,  les  Léchevin  de 
Malitrou,  les  Sénot,  les  Duroc,  d'autres  que  j'oublie? 
Alors,  pourquoi  pas  nous?  Cela  ne  te  plairait  donc  pas 
de  travailler  pour  ton  compte? 

Il  se  rapprocha,  gagné  à  la  fin  par  cette  belle  con- 
fiance. 

—  Oh  1  si  !  cela  me  plairait  I  Si  je  semais  pour  toi, 
pour  nos  enfants,  comme  je  serais  heureux  !  comme 
je  faucherais  de  bon  cœur  si  tu  étais  derrière  à  faner  ! 
comme  je  tiendrais  ferme  la  charrue,  si  mon  gars  tou- 
chait les  bêtes  !  comme  je  travaillerais,  comme  je  tra- 
vaillerais !... 

Il  levait  ses  mains  courageuses. 

A  son  tour,  il  évoqua  l'impossible  avenir  ;  s'ils 
avaient  seulement  mille  francs,  si  Auguste  pouvait 
leur  venir  un  peu  en  aide,  ils  risqueraient  l'aventure. 
En  mettant  cent  francs  —  non,  cent  cinquante  francs 


y4  LES    CREUX-I)K-M  AISONS 

—  de  côté  par  an,  c'était  unu  afTaire  de  sept  à  huit 
ans  ;  après  on  serait  chez  soi  au  moins  ;  Delphine 
n'irait  plus  en  journée,  les  enfants  seraient  élevés  lar- 
gement, et  lui  n'aurait  plus  à  supporter  des  patrons 
comme  ce  Frédéric  qui  commençait  à  l'agacer  beau- 
coup. Et,  plus  tard,  quand  les  fils  seraient  en  force,  on 
pourrait  peut-être  affermer  une  terre  plus  grande,  qui 
sait? 

Il  disait  :  nies  (;liamps,  mes  bètes,  mes  fils  ;  Del- 
phine l'arrêta  : 

—  Tes  fils,  t  es  fils  !  Tu  ne  te  gênes  pas  !  Laisse 
donc  venir  François,  d'abord  ! 

Mais  il  parla  encore.  Ces  choses  tant  de  fois  pensées 
et  repensées  durant  les  longues  journées  de  travail 
silencieux,  il  s'enivrait  à  les  dire  ;  des  mots,  jusqu'à 
ce  jour  endormis  au  fond  de  lui,  montaient  en  foule 
à  ses  lèvres.  Trop  ému  pour  songer  à  être  modeste,  il 
disait  sa  vaillance  et  sa  tendresse  infinie. 

L'ombre  courte  du  pommier  ayant  tourné,  pour  ne 
pas  se  trouver  au  soleil,  il  s'était  penché  davantage 
vers  Delphine. 

Il  vint  à  parler  de  son  enfance  épouvantable. 

—  Tu  n'as  pas  connu  cela,  toi,  dit-il  ;  aussi  tu  es 
toujours  plus  gaie  :  la  misère  a  attendu  que  tu  sois 
grande. 

—  Je  n'ai  pas  de  misère,  répondit-elle  ;  je  ne  Sfi  .u 
jamais  malheui"euse  avec  toi,  mon  homme. 

Il  la  remercia  des  yeux. 

—  Oh  !  quand  tu  étais  chez  Pitaude,  tu  aurais  en- 
core pu  trouver  un  gars  riche,  ma  Fine,  tu  aurais  eu 
de  grandes  chambres  et  des  bêtes,  et  des  servantes; 


LES    PELLETERIES  95 

tu  aurais  eu  de  belles  robes,  de  beaux  rubans  à  ta 
coiffe  et  une  montre,  et  des  colliers... 

Il  ajouta  tout  bas  : 

—  Mais  de  l'amitié,  tu  n'en  aurais  pas  eu  davan- 
tage. Non,  bien  sûr  !  un  gars  riche  n'aurait  pas  été 
plus  fort  d'amitié. 


Le  soir,  après  la  soupe,  Delphine  et  Séverin  sor- 
tirent dans  le  village.  C'était  l'heure  de  la  semaine  ou 
les  creux-de-maisons  vidaient  tout  leur  monde  sur  le 
seuil  au  bord  du  chemin  Roux. 

Les  hommes,  assis  sur  ces  blocs  de  granit  brut  qui 
trament  toujours  autour  des  bâtisses,  causaient  len- 
tement ;  quelques-uns  fumaient.  Les  femmes  s'inquié- 
taient des  nouveau-nés,  des  peines  de  la  grossesse  et 
des  fdles  qui  tournent  mal.  Autour  d'elles  les  enfants, 
assagis  par  le  crépuscule,  jouaient  plus  mollement, 
lissant  de  leurs  pieds  nus  la  poussière  devenue  fraîche. 
Séverin  rejoignit  le  voisin  Maufret  qui  causait  devant 
sa  porte  avec  d'autres  hommes.  Maufret  était  un 
homme  d'âge  ;  il  avait  de  grosses  épaules  et  beaucoup 
de  poil  aux  oreilles  ;  son  col  de  chemise  largement 
ouvert  laissait  voir  sa  poitrine  velue  et  grise.  Il  fumait 
une  pipe  de  terre  très  courte  ;  c'avait  été  autrefois  un 
grand  fumeur  et  même,  durant  ses  sept  années  de 
service,  il  avait  beaucoup  chiqué.  Mais  il  n'avait  ja- 
mais gagné  quatre  cents  francs,  et  sa  femme  allait 
avoir  son  douzième  ;  il  était  obligé  de  se  priver  de 
tabac. 

11  ne  fumait  que  le  dimanche,  et  pour  compenser 


96  LES    CBEUX-DE-M  ArSONS 

cette  prodigalité,  il  ne  mangeait  pas.  Séverin  lui  don- 
nait une  chique  de  temps  en  temps  ;  Maufret  l'esti- 
mait à  cause  do  cola  ;  il  l'ostimait  aussi  parce  que  S»v 
vérin  «Hait  comme  lui  un  famoux  ouvrier,  ni  vantard 
ni  buveur.  Dès  qu'il  le  vit  s'approcher,  il  se  rangra 
pour  lui  faire  place,  ot  il  lui  demanda  où  en  étaient  lo» 
avoines  aux  Marandièros  ;  puis  on  parla  du  t^mps  ot 
des  plants  de  choux. 

Séverin  amena  peu  à  peu  la  conversation  sur  les 
petites  bordcries  et  sur  les  anciens  valets  qui  les  culti- 
vent quelquefois  pour  leur  compte.  Maufret  lui  coupa 
la  parole. 

—  Les  valets  qui  se  mettent  en  borderie  sont  fous, 
mon  gars. 

—  Parce  que? 

—  Parce  que,  pour  se  mettre  en  borderie,  il  faut 
de  l'argent,  et  les  valets  n'en  ont  jamais  ;  d'abord  ils 
ont  toujours  trop  de  drôles  pour  avoir  de  l'argent. 

Le  jeune  homme  ne  put  s'empêcher  de  rire  : 

—  Trop  de  drôles!  à  qui  la  faute?  à  qui  la  faute, 
Maufret,  si  vous  êtes  un  bon  travailleur? 

L'autre  secoua  ses  épaules  mornes. 

—  Nous  te  verrons  venir,  garçon  I  Toi  aussi,  tu  on 
auras  des  drôles,  sans  compter  que  tu  n'auras  pas  tort  ; 
ce  n'est  pas  en  t'échinant  derrière  Frédéric  Loriot  que 
tu  ramasseras  des  rentes  ;  c'est  en  faisant  des  drôles  ; 
faut  t'y  mettre,  mon  gars  1 

Par  petites  phrases,  que  ponctuait  le  sifïlement  de 
sa  pipe,  Maufret  continua  : 

—  Un  héritier,  vois-tu,  c'est  bon  pour  les  riches  ; 
quand  on  n'a  rien,  on  partage;  écoute  :  avec  quatre 


LES    PELLETERIES  97 

cents  francs,  —  tu  ne  gagnes  pas  quatre  cents  francs 

—  avec  quatre  cents  francs,  peux-tu  faire  vivre  ta 
femme  et  deux  petits,  par  exemple?  Non,  pas  vrai! 
Eh  bien  !  il  faut  en  faire  douze  ;  ça  t'étonne  1  Si  tù 
n'en  as  que  deux  ou  trois,  tu  n'oseras  pas  leur  mettre 
le  bissac  sm*  le  dos,  tu  n'oseras  pas  ;  quand  on  en  a 
douze,  ce  n'est  plus  la  même  chose  :  on  n'a  plus  honte, 
et  tout  le  monde  donne.  Il  n'y  a  que  les  femmes,  mais 
les  femmes  s'y  font,  elles  savent  bien  que  ce  n'est  pas 
notre  faute. 

Il  y  eut  un  silence  ;  tous  les  hommes  qui  étaient  là 

—  et  Séverin  lui-même,  d'ailleurs, — connaissaient  ces 
choses  ;  ils  étaient  obligés  d'approuver. 

—  Quand  tu  seras  usé,  continua  Maufret,  tes  en- 
fants t'empêcheront  de  mendier.  Tiens,  mon  Eusébe 
gagne  déjà  près  de  quinze  pistoles  ;  dans  deux  ou  trois 
ans,  je  pense  que  je  pourrai  fumer  sur  la  semaine. 
Quand  Eusébe  gagnera  pour  lui,  ce  sera  le  tour  des 
autres. 

Séverin  pensa  tout  haut  : 

—  Oui  !  et  Eusébe  et  les  autres  seront  valets  eux 
aussi,  valets  comme  vous,  toujours  ! 

—  Valets  !  bien  sûr  !  Que  veux-tu  faire?  Je  vois  que 
l'idée  de  borderie  te  trotte  dans  la  tête  ;  moi  aussi, 
dans  le  temps,  j'ai  ruminé  ça  ;  mais  encore  une  fois, 
c'est  fou  !  c'est  bien  fou  !  Les  sans-le-sou  qui  prennent 
des  terres  sont  plus  malheureux  que  nous,  car  ils  ne 
peuvent  rien  demander  ;  ils  se  tuent  à  l'ouvrage  et  ne 
mangent  jamais  à  leur  faim  ;  pour  un  qui  réussit,  dix 
qui  crèvent.  Tu  devrais  pourtant  comprendre  ça,  mon 
pauVre  gars,  toi  qui  es  sorti  de  petite  souche  I... 


98  IFS    CREUX-DE-MAISONS 

Hélas  !  oui,  Sôverin  comprenait  !  Tous  ses  beaux 
projets  do  l'après-midi,  combien  de  valets  les  avaient 
caressés  pendant  leur  jeune  temps  I  Combien  de  vail- 
lants avaient  espéré,  et  combien  avaient  été  vaincus, 
comme  avait  été  vaincu  ce  Maufret  lui-même,  dans 
Timpiacable  lutte  ! 

A  la  dérobée,  il  regarda  le  vieil  homme  noueux  qui 
commençait  à  fléchir.  Dans  sa  vie  déjà  longue,  Maufret 
avait  travaillé  pour  les  autres  comme  dix  bêtes  de 
somme  ;  il  n'avait  jamais  eu  un  sou  ;  il  ne  s'était  jamais 
amusé  ;  tous  ses  enfants  avaient  mendié  ou  mendie- 
raient. 

Séverin  pensa  :  dans  vingt-cinq  ans,  je  serai  comme 
lui.  Puis  il  dit  d'une  voix  découragée  : 

—  Toujours  la  misère,  donc  ! 

—  Oh  !  la  misère  1  pour  ça,  bien  sûr  !  on  a  toujours 
de  la  misère  !  répondit  Maufret  avec  une  accablante 
assurance. 

Le  vent  fraîchissait.  L'ombre,  à  pas  de  velours,  était 
venue  surprendre  les  champs.  Il  ne  montait  plus  que 
des  bruits  atténués  ;  les  voix  plus  rares  sonnaient 
étrangement  devant  les  portes,  et  les  petits  se  rap- 
prochaient des  seuils. 

Soudain,  une  rainette  lança  sa  note  grêle,  puis  deux 
chantèrent,  puis  trois,  puis  dix,  puis  mille.  Mille  voix 
graves  et  cristallines  célébrèrent  la  nuit  sereine  ;  on 
n'eût  pu  dire  si  elles  étaient  proches  ou  lointaines, 
inquiètes  ou  satisfaites  ;  elles  venaient  de  partout, 
elles  s'étalaient  sur  les  champs  apaisés  ;  elles  emplis- 
saient d'une  clameur  souveraine  tout  le  vide  entre 
les  choses  ;  un  hymne  monotone  de  bêtes  mystérieuses 


LES    PELLETERIES  99 

montait  de  la  terre  vers  les  profondeurs  d'ombre. 
Séverin  appela  Delphine  qui  causait  devant  une 
autre  porte.  Elle  se  leva,  mince  entre  les  voisines  ac- 
croupies. Elle  se  leva,  entre  des  voisines  qui  avaient 
été,  elles  aussi,  de  fraîches  campagnardes,  de  belles 
filles  souples  aux  hanches  rondes,  mais  qui,  à  force 
de  misère,  à  force  de  grossesses,  étaient  devenues  très 
vite  ces  épaisses  mamans  noirâtres. 


CHAPITRE    II 

LA    FACHERIE    DES    MARANDIÈRES 

Delphine  accoucha  au  mois  de  mars.  A  défaut  d'un 
François,  on  eut  une  fille  qu'on  n'appela  point  Del- 
phine, mais  Louise,  du  nom  di^  In  mrirraino,  In  seconde 
des  Maufrette. 

La  mère  fut  vite  remise  et  put  nourrir  la  petite. 
Naturellement,  il  ne  fallut  plus  songer  à  aller  en  journée, 
mais  Delphine  trouva  tout  de  même  du  travail  à  faire 
chez  elle,  car  on  la  savait  adroite  et  soigneuse. 

C'était  tout  ce  qu'avait  espéré  Séverin. 

Malheureusement,  vers  ce  temps-là,  ceux  des  Ma- 
randières  firent  la  vie  dure  à  leur  valet. 

Jeandet,  sa  troisième  attaque  étant  enfin  venue, 
dormait  tout  de  bon  au  cimetière,  et  la  Loriote,  dé- 
barrassée du  vieux,  faisait  marcher  ses  hommes.  L'âge, 
au  lieu  de  l'attendrir,  avait  accru  sa  ladrerie  ;  elle  était 
de  plus  en  plus  grondeuse  et  regardante. 

Le  patron,  bon  vivant  au  fond,  un  brin  noceur  et 
paresseux,  recevait  les  pires  averses  au  retour  des 
foires.  On  lui  laissait  encore  faire  les  marchés,  parce 
qu'il  était  matois,  et  parce  que  Frédéric  ne  réussissait 
pas  ces  choses-là,  étant  trop  brusque  et  sans  défense 
du  côté  de  la  langue  ;  pour  tout  le  reste,  labours,  semis. 


l.A    FACHERIE    DES    MARANDIÈRES  101 

récoltes,  on  ne  consultait  plus  guère  Loriot.  Bousculé 
par  les  siens,  il  était  naturellement  enclin  à  soutenir 
le  valet  ;  il  reconnaissait  d'ailleurs  que  Séverin  était 
dur  à  l'ouvrage  et  ne  rechignait  pas  devant  la  soupe 
à  l'eau  et  au  sel.  Mais  il  ne  sonnait  mot  devant  les 
autres,  filant  doux  pour  faire  oublier  ses  soûleries. 

Le  second  valet  était  un  petit  gars  sournois  de  dix- 
sept  ans  ;  il  aurait  volontiers  fait  longue  mérienne 
quand  les  patrons  étaient  absents.  Séverin  ne  compre- 
nant pas  les  choses  de  cette  façon,  le  menait  ronde- 
ment ;  l'autre  lui  en  gardait  rancune  et  faisait  des 
contes  à  Frédéric  sur  des  propos  qu'il  prêtait,  au 
grand  valet.  Parfois,  à  l'ouvrage,  il  y  avait,  entre  le 
gars  et  le  petit  compagnon,  des  rires  qui  ne  s'expli- 
quaient guère  ;  parfois  aussi  Séverin  surprenait  des 
coups  d'œil  d'intelligence  et  des  gestes  de  moquerie. 
Il  ne  disait  rien,  tapait  droit  devant  lui. 

Pourtant  les  choses  se  gâtèrent  ;  il  eut,  à  plusieurs 
reprises,  des  mots  avec  Frédéric,  une  fois  pour  des 
fagots  soi-disant  mal  faits,  une  autre  fois  à  cause  d'une 
journée  dont  il  avait  besoin  pour  bêcher  sou  jardm  et 
que  1"  gars  s'entêtait  à  refuser,  bien  qu'elle  eût  été 
prévue  dans  le  marché. 

Enfin  la  haine  qui  était  entre  eux  éclata  au  temps 
des  fauches. 

L'herbe  du  dernier  pré  était  à  terre  ;  Séverin,  fin 
faucheur,  avait  tout  le  temps  poussé  l'autre  devant 
lui,  et  Frédéric  sentait  d'auLaut  plus  l'humiliation  que, 
le  soir,  après  la  soupe,  le  petit  valet  mettait  des  van- 
tardises au  compte  de  Séverin.  L'herbe  donc  était 
toute  à  terre  et  il  fallait  commencer  à  la  rentrer  ;  il 


102  I  KS    CREUX-DE-MAISONS 

fallait  mOmc  so  hâter,  car  le  temps  n'était  pas  sûir. 

Delphine,  le  premier  jour,  apporta  sa  petite  aux 
Marandières  et  donna  un  coup  de  main  pour  le  râtelage  ; 
mais  le  lendemain,  l'enfant  étant  indisposée,  elle  resta 
chez  elle.  La  Loriote  sut  bien  faire  entendre  qu'elle  te- 
nait Delphine  pour  une  paresseuse  et  qu'il  faut  avoir 
un  peu  plus  de  courage  quand  on  n'a  pas  trop  de  pain 
chez  soi.  Séverin  se  contint. 

Toute  la  matinée  il  fit  des  charretées  pendant  que 
Frédéric  et  le  petit  valet  approchaient  le  foin.  Après 
midi,  ce  fut  le  tour  de  Frédéric  de  monter  sur  la  char- 
rette. Tout  alla  bien  d'abord,  mais  Loriot  ayant,  mal- 
gré sa  femme,  apporté  une  pichetée  de  vin  pour  donner 
du  courage  aux  travailleurs,  le  gars  excité  prétendit 
que  les  deux  chargeurs  n'en  finissaient  pas. 

—  Hardi,  donc  !  il  en  faudrait  quatre  comme 
vous  pour  m'apporter  le  foin  !  Hardi  !  Apportez  ! 

Les  deux  autres  apportèrent  ;  le  foin  monta  vite 
dans  la  charrette  ;  Frédéric,  enfoncé  jusqu'aux  aisselles, 
fut  un  moment  débordé  ;  il  s'impatienta  encore  : 

—  Bon  Diou  1  Quand  saurez-vous  charger?  Hein  1 
Vous  devriez  faire  de  plus  grosses  fourchées  ! 

Puis,  brusquement,  comme  Séverin,  sans  s'émou- 
voir, continuait  à  piquer  dans  une  petite  meule,  il 
lâcha  l'injure  des  rudes  gars  aux  faillis  mâles  : 

—  Entends-tu  pas?  C'est  pour  toi  que  je  parle, 
femme  de  ville  I 

Le  valet  se  retom-na  tout  pâle. 

—  Fédéri  Loriot,  si  tu  n'es  pas  content  de  mon 
travail,  faut  le  dire  !  Je  fais  ce  que  je  peux,  si  tu  n'es 
pas  content,  dis-le  tout  de  suite. 


LA    FACHERIE    DES    M  ARANDIERES  103 

—  Non,  je  ne  suis  pas  content,  crève-de-faim  !  Non, 
je  ne  suis  pas  content,  Pâtira  ! 

—  Tout  de  même,  prends  garde  à  tes  paroles,  Fé- 
déri  ! 

Mais  l'autre,  une  mauvaise  flamme  dans  les  yeux  : 

—  Prends  garde,  toi  aussi,  lentoux  !  Je  vais  te  sortir 
du  pré  ! 

Puis,  étranglé  de  fureur,  il  vociféra  en  descendant 
de  la  charrette  : 

—  Race  de  pouilleux  et  de  gens  ruinés  !  Cherche- 
pain  !  lentoux  !  va-t'en  ou  je  t'éreinte  ! 

Séverin  sentit  ses  mâchoires  trembler  et  de  petites 
choses  bleues  lui  dansèrent  devant  les  yeux  ;  il  piqua 
sa  fourche  dans  la  terre  et  dit  : 

—  Amène  ! 

Ils  se  colletèrent,  se  bousculèrent  un  moment  sans 
taper,  comme  deux  taureaux  qui  essaient  leurs  cornes  ; 
mais  la  chemise  du  valet  ayant  craqué,  il  en  profita 
pour  se  rapprocher,  et,  soulevant  l'autre,  il  le  balança 
et  retendit  ;  puis  se  garant  la  figure  que  Frédéric  vi- 
sait à  coup  d'ongles,  il  cogna. 

Cependant  le  petit  valet.  Loriot  et  Louise  accou- 
raient avec  leurs  outils  ;  ils  se  jetèrent  tous  sur  Sé- 
verin. 

D'un  bond  il  fut  debout  et  empoigna  l'aiguillon  : 

—  Feignants  !  cria-t-il,  venez-y  donc  au  cherche- 
pain  I  venez-y  donc  tous,  feignants  1 

Blanc  de  visage  comme  un  mort,  il  leur  rejeta  l'in- 
sulte : 

—  Je  suis  un  crève-dc-faim,  moi  !  mais  je  vaux 
mieux  que  vous  qu'êtes  engendrés  de  chiens  1 


104  I,K^     i.Mfc,  l   X-l)  t-M  AIDONS 

Puis  il  leur  tourna  lo  dos  et  hc  dirigea  vers  l'échalier  ; 
avant  de  sortir  du  pré,  il  cria  encore  : 

—  Frédéri  Loriot,  prends  garde  au  cherche-pain  ! 
Et  aussi  : 

—  Venez-y  donc  tous,  tas  de  feignants  !  feignants  ! 
feignants  ! 

Il  s'en  fut  dans  la  grange  ramasser  les  menus  objets 
qui  lui  appartenaient.  Ayant  réuni  dans  une  vieille 
Wouse  deux  mitaines  de  gros  cuir  qui  lui  servaient  à 
fagoter,  une  pierre  à  aiguiser  et  une  petite  forge  à 
battre  les  ferrements,  il  jeta  le  paquet  sur  son  dos 
avec  ses  bardes  qu'il  n'avait  pas  reprises,  puis  dé- 
crochant sa  faucille  qui  était  piquée  au  portail,  il  s'en 
alla. 

Lorsqu'il  arriva  aux  Pelleteries,  Delphine  assise  sur 
la  pierre  du  foyer  était  en  train  d'endormir  la  petite. 
Elle  poussa  un  cri  : 

—  Hé!  qu'y  a-t-il?  qu'as-tu? 

Il  avait  jeté  son  paquet  à  terre  : 

—  J'ai  que  je  viens  d'enrager  (1),  lit-il  d'une  voix 
sourde, 

—  Tu  viens  d'enrager  !  Ce  n'est  pas  vTai,  mon  Dieu  ! 
Elle  se  leva  et,  ayant  couché  l'enfant,  vint  à  lui 

toute  apeurée. 

—  Dis,  ce  n'est  pas  possible  !  Ta  chemise  est  dé- 
chirée 1  Tu  t'es  donc  battu? 

—  Oui,  on  s'est  battu  ;  le  Fédéri  m'a  fait  des  re- 
proches et  j'ai  tapé  ;  ça  devait  airiver. 


(1)  Enragé  se  dit  au  pays  de  Bocage  d'un  valet  qui  quitte  son 
patron  pour  cause  de  fâcherie. 


LA    FACHERIE     DES    MARANDIÈRES  105 

—  Il  t'aura  fait  du  mal  !  Fallait  pas  te  battre, 
voyons  1  Fallait  t'en  venir  1  Comraent  allons-nous  faire 
pour  le  gage?  Ta  chemise  est  perdue  ! 

Elle  avait  les  larmes  aux  yeux  en  rapprochant  les 
lambeaux  d'étoffe.  Il  la  repoussa,  et  soudain,  la  voix 
douloureuse  : 

—  Laisse-moi  !  cria-t-il.  Ah  !  j'ai  tort?  Ah  !  on  m'ap- 
pellera femme  de  ville  et  pouilleux  et  je  serai  là  et 
j'écouterai  sans  rien  dire?  Tu  crois  ça,  toi  ! 

Les  voisines  entendant  ces  éclats  de  colère  étaient 
accourues  : 

—  Qu'y  a-t-il,  Jésus? 

—  Ce  qu'il  y  a,  mes  commères  !  Il  y  a  que  les  gars 
des  Marandières  m'ont  embêté  et  que  j'ai  tombé  des- 
sus ;  et  que  celle-ci  me  le  reproche  à  cette  heure  1  Oui, 
Delphine,  on  m'a  dit  que  tu  étais  une  fainéante  et  une 
ruinée  ;  moi,  je  suis  un  chercheur  de  pain.  Et  il  aurait 
fallu  que  je  me  taise?  J'en  ai  assez!  Nous  autres  va- 
lets qui  nous  tuons  pour  les  patrons,  on  nous  mettra 
sous  les  pieds  ;  parce  que  je  suis  un  crève-de-faim,  les 
gens  me  cracheront  à  la  figure  !  Nom  de  Diou,  qu'ils 
y  viennent  ! 

Soulevé  de  colère,  le  poing  haut,  haletant,  superbe, 
il  défiait  tous  ceux  qui  l'avaient  fait  souffrir  dans  sa 
jeunesse  et  ceux  pour  qui  il  avait  travaillé  et  ceux  pour 
qui  il  trimerait  encore,  demain  et  toujours. 

Delphine  pleurait  en  dorlotant  la  petite  qui  s'était 
réveillée  au  bruit.  Les  voisines  s'efforcèrent  de  les 
apaiser  :  ces  choses-là  arrivaient  à  tout  le  monde  ;  on 
avait  vu  bien  d'autres  valets  enrager.  Chez  les  Loriot 
surtout,  cela  n'était  pas  étonnant  1  Us  avaient  grand 


106  I.K8    CUK(;X-IiE-MAIf-<).NS 

tort,  tous  lus  deux,  do  se  faire  un  cassement  de  têt' 
d'une  si  petite  affaire. 

Sévcrin,  un  peu  calmé,  chanj,'ea  de  chemise  et  sortit 
dans  le  jardin,  où  Delphine  ne  tarda  pas  ù  le  rejoindre  ; 
toute  la  soirée,  il  bêcha  sans  desserrer  les  dents. 

A  la  nuit  tombée,  quand  les  hommes  des  creux-de- 
maisons  furent  rentrés  et  qu'ils  surent  comment  Pâ- 
tureau,  relevant  une  injure  qui  les  atteignait  tous, 
avait  corrigé  le  gars  des  Marandièrcs,  ils  approuvèrent 
bruyamment.  Tous  détestaient  Frédéric  et  ils  eussent 
souhaité  une  correction  plus  complète  ;  même,  Tun 
d'eux,  le  Surot,  un  fort  en  gueule,  tantôt  valet,  tantôt 
scieur  de  long,  ricana  : 

—  A  ta  place,  je  n'aurais  pas  jeté  ma  fourche,  non  ! 
s'il  s'était  amené,  je  l'aurais  enfilé  comme  un  barbot. 

Maufret  haussa  les  épaules  : 

—  Tu  dis  des  bêtises,  Surot  ;  s'agit  pas  d'abîmer 
les  hommes. 

Puis,  se  tournant  vers  Séverin  : 

—  Tu  as  fait  tout  ce  qu'il  fallait,  mon  vieux,  peut- 
être  même  que  tu  en  as  trop  fait.  As-tu  ton  argent? 
Tu  n'as  pas  ton  argent? 

—  Vous  pensez,  Maufret,  que  j'ai  songé  à  autre 
chose,  quand  ils  se  sont  jetés  sur  mon  dos  comme  des 
bêtes. 

L'autre  crachota  : 

—  Ils  te  feront  des  misères  ;  je  les  connais,  les 
grippe-sous.  Tu  as  cogné  ;  ils  te  menaceront  d'un 
procès  pour  ne  rien  donner  ;  ils  savent  que  nous  avons 
toujours  tort  devant  le  juge.  Faut  pourtant  que  tu 
sois  payé  I 


LA    FACHERIE    DES    MARANDIÈRES  10? 

—  Je  crois  bien  !  je  ne  leur  ferai  pas  cadeau  d'un 
liard. 

—  Euh  !  qui  sait?  J'en  ai  bien  connu  d'autres...  Tu 
ne  sais  pas,  mon  gars  :  quand  Delphine  ira  chercher 
ton  argent,  elle  emmènera  celle  de  chez  nous.  Tu  com- 
prends, ta  femme  n'est  point  sotte,  mais  c'est  jeunet, 
ça  manque  de  hardiesse  ;  Victoire,  elle,  en  a  vu  de 
toutes  les  couleurs,  et  Dieu  merci,  elle  a  toujours  la 
langue  plus  pointue  qu'un  aspic.  Il  faudra  y  aller  le 
dimanche  matin  pour  tâcher  de  trouver  Loriot  qui 
est  encore  d'arrangement  ;  si  la  Louise  était  seule, 
elle  ne  donnerait  rien,  la  vieille  garce  ! 

Maufrette,  un  enfant  suspendu  à  sa  longue  mamelle, 
parut  dans  la  clarté,  sur  le  seuil  de  la  porte.  Sa  petite 
tête  presque  chauve  et  sans  résille  surmontait  étrange- 
ment son  gros  corps  ;  elle  avait  un  ventre  énorme  qui 
ne  se  dégonflait  plus  aux  accouchements  ;  son  jupon 
court  levait  par  devant,  laissant  voir  ses  chevilles 
nues. 

Elle  venait  d'entendre  les  paroles  de  son  homme. 

—  Y  a  pas  de  crainte  à  avoir,  Pâtureau  !  cria-t-elle 
de  sa  voix  aiguë  ;  j'irai  la  trouver,  moi,  la  Loriote,  et 
même  je  lui  ferai  une  belle  morale  1 

—  Si  tu  veux,  reprit  Maufret,  tu  lui  feras  la  morale, 
mais  quand  tu  auras  l'argent  !... 


Le  dimanche  suivant  les  deux  femmes  allèrent  donc 
aux  Marandières. 

Contre  leur  attente,  Lioriot  n'y  était  pas.  La  Louise, 


108  LES    CREUX-DK-MAISONS 

en  les  voyant  venir,  uvuiL  terme  la  grande  porte  du 
côté  de  l'aire  ;  mais  elles  firent  le  tour  des  bâtiments 
et  entrèrent  par  le  fournil.  La  vieille,  mancht-s  relevées, 
était  penchée  sur  unsoau  d'eau  grasse  au  fond  duquel 
l'Ile  écrasait  des  pommes  de  terre  bouillies  ;  elle  les 
regarda  en  dessous  sans  tourner  la  tête,  puis  comme 
si  elle  eût  été  seule,  elle  se  releva  et  sortit.  Les  deux 
autres  l'entendirent  qui  grommelait  après  les  cochons 
et  qui  traînassait  ses  sabots  avec  l'air  de  ne  pas  su 
hàlLT. 
Alors,  la  Maufrette  s'avança  sur  le  seuil  et  cria  : 

—  Loriote,  si  ça  ne  vous  ennuie  pas,  vous  viendrez 
ici  ;  nous  avons  affaire  à  voue  ;  et  puis  nous  sommes 
pressées,  vu  que  c'est  l'heure  de  la  messe. 

—  Ah  !  moi,  j'ai  affaire  à  mes  gorets,  rien  ne  presse 
chez  nous. 

Il  fallut  attendre  ;  à  la  fin  elle  revint  et  laissant 
tomber  son  seau  : 

—  A  cette  heure,  que  voulez- vous?  demanda-t-elle. 

—  Nous  venons  pour  l'ai-gent  ;  dis-lui  ton  compte. 
Delphine. 

Delphine,  un  peu  effrayée  par  cette  grande  vieille, 
balbutia  : 

—  Dame  !  Séverin  a  enragé  le  quinze  ;  ça  fait  juste 
vingt-deux  pistoles. 

La  Loriote  ricana  : 

—  Vingt-deux  pistoles  I  Tu  sais  compter,  jarni  I  cela 
en  vaudrait  tout  au  plus  dix-huit,  puisque  c'est  le 
temps  d'ouvrage  qui  reste  à  faire.  Mais  c'est  pas  tout 
ça  1  notre  valet  a  enragé,  il  a  battu  ceux  d'ici  ;  nous 
ne  lui  devons  rien. 


LA    FACHERIE     DES    MARANDIÈRES  109 

—  Par  exemple  !  fit  Maufrette. 

—  Toi,  Maufrette,  ça  ne  te  regarde  pas  ;  tu  aurais 
mieux  fait  de  rester  moucher  tes  drôles.  Vingt-deux 
pistoles  !  Vous  pouvez  tourner  vos  sabots,  mes  belles, 
vous  n'aurez  pas  un  denier. 

—  Nous  tournerons  nos  sabots  quand  nous  aurons 
l'argent,  reprit  Delphine.  Séverin  a  dit  que  si  vous  ne 
le  payiez  pas  tout  de  suite,  il  vous  mènerait  à  l'au- 
dience. 

—  A  l'audience  !  Eh  bien  !  tu  peux  lui  dire  que  j'en 
ai  grand'peur  ;  oui  j'en  ai  grand'peur,  ma  foi  ! 

—  Vous  n'en  avez  pas  peur,  dit  Maufrette  ;  sûre- 
ment, vous  y  allez  plus  souvent  que  nous  ;  quand  ce 
n'est  pas  avec  les  valets,  c'est  avec  les  voisins.  Seule- 
ment, il  y  a  des  gens  qui  m'ont  dit  que  le  juge  do  paix 
commençait  à  être  las  de  vous  et  que  si  vous  retourniez 
encore  lui  donner  de  l'ouvrage,  ça  vous  coûterait  chaud. 

La  Loriote  ouvrit  la  fenêtre  et  cria  du  côté  des  écu- 
ries : 

—  Fédéri  !  Ho  !  Fédéri  !  viens  donc  ! 
Frédéric  arriva  ;  il  avait  un  œil  enflé  et  bleu. 

—  Tenez,  mes  belles,  voilà  comment  Séverin  a  ar- 
rangé celui-ci  ;  il  l'a  quasiment  estropié  ;  sans  nous,  il 
le  tua't.  Eh  bien  !  allons-y,  à  l'audience  si  vous  voulez  ! 
Nous  verrons  s'il  n'attrape  point  de  la  prison,  ton 
homme,  ma  petite  Delphine  ! 

Maufrette  voyant  que  tout  était  perdu,  vira  sur  ses 
jambes  de  cane  et  s'approchant  de  Frédéric,  lui  cria 
sous  le  nez. 

—  Ah  !  t'es  mouché,  chenaille  de  malédiction  !  t'as 
trouvé  ton  maître  !  Maintenant,  il  va  te  mener  à  l'au- 


110  LES    CRBI   X-PE-MAISONS 

dicnce  et  si  la  crapule  te  soutinnt,  on  verra  du  moins 
que  tu  as  été  corrip?  !...  Et  les  gens  riront;  tout  le 
inonde  sera  content  ;...  et  tu  en  recevras  d'autres, 
c'est  moi  qui  te  le  dis  ;  les  drôles  de  quinze  aos  vou- 
dront t'empoigner  pour  essayer  lour  force.  Ah  I  ton  va- 
let t'a  ménagé  ;  ce  qu'il  aurait  dû  faire,  c'est  to  casser 
les  reins  !  Mais  il  a  eu  pitié  de  toi,  méchant  coq  châtré  I 

Le  gars  avait  pâli  ;  une  terrible  lutte  s'engageait 
entre  son  avarice  et  son  orgueil.  Pour  gagner  à  Cfitte 
audience,  il  faudrait  avouer  qu'il  avait  été  battu  ;  et 
c'était  vrai  qu'on  en  ferait  des  gorges  chaudes  et  qu'on 
en  parlerait  longtemps.  Cotte  pensée  lui  était  si  cruelle 
que  l'orgueil  l'emporta. 

Il  se  mit  à  rire  en  homme  qui  n'attache  pas  grande 
importance  aux  cancans  des  femmes. 

—  As-tu  fait  ton  compte,  Pàturcllo? 

—  Oui,  dit  Delphine,  ça  fait  vingt-deux  pistoles. 

—  Non,  ça  ne  fait  pas  vingt-deux  pistoles  ;  mon 
compte,  à  moi,  est  de  vingt  pistoles  ;  je  m'en  vas  te 
les  donner. 

—  Jamais  de  la  vie,  par  exemple  !  gronda  la  mère 
en  se  mettant  devant  l'armoire. 

Mais  il  l'écarta,  ouvrit  le  tiroir  et  prit  un  billet  de 
cent  francs  et  des  louis.  Il  riait  encore. 

—  Tais-toi,  m'man  !  que  je  paye  ces  crève-de-faim. 
L'autre  jour,  j'ai  payé  le  gars.  Ça  ne  paraît  pas  sur 
lui,  mais  je  l'ai  bien  touché  quand  même  ;  hé  I  hé  1  il 
a  eu  son  compte.  Aujourd'hui,  je  veux  donner  à  sa 
femelle  son  compte  de  sous. 

Il  déplia  le  billet  et  aligna  les  louis  sur  la  table.  La 
Loriote  se  jeta  en  avant. 


LA    FACHERIE     DES    MARANDIÈRES  111 

—  T'es  fou,  Fédéri  !  Serre  ça  ! 

De  sa  main  couverte  de  lavures,  elle  agrippa  un 
louis  ;  alors  Maufrette  ramassa  vivement  le  reste  et  le 
mit  dans  la  poche  de  Delphine. 

—  Ça  ne  fait  pas  le  compte  !  tu  vas  lui  donner  ses 
quarante  francs,  dit-elle. 

—  Vingt  francs,  rectifia  l'homme  ;  c'est  vingt  francs 
que  je  lui  donnais  en  plus,  mais  la  mère  ne  veut  pas  ; 
tant  pis  !  ça  ira  comme  ça.  Maintenant,  allez-vous- 
en,  les  femmes. 

Elles  sortirent  du  côté  de  l'aire  ;  quand  Delphine 
eut  dépassé  le  fumier,  elle  s'arrêta  : 

—  Maufrette,  venez  donc  !  venez  donc,  voyons  ! 
Mais  Maufrette  avait  encore  des  mots  à  dire,  des 

mots  fort  vilains  qu'elle  lâchait  par  courtes  volées, 
car  elle  avait  un  peu  d'asthme.  Elle  était  restée  en 
arriére  ;  elle  quittait  la  place  lentement,  à  reculons, 
et  l'ardeur  qu'elle  mettait  à  honnir  la  Loriote  faisait 
tressauter  son  gros  ventre  et  trembler  sa  poitrine 
molle. 

Elle  rejoignit  Delphine  au  tournant  de  Touche. 

—  As-tu  vu,  fit-elle  tout  essoufflée,  as-tu  vu  comme 
elle  a  raclé  le  louis  d'or,  cette  vieille  grâlée?  N'empêche 
que  je  lui  ai  donné  tous  les  noms,  va  1 

Aux  Pelleteries,  Séverin  et  Maufret  attendaient  avec 
inquiétude.  Ils  ne  comptaient  guère  sur  l'argent,  et 
ils  furent  bien  étonnés  de  voir  ces  cent  quatre-vingts 
francs  !  Quand  elles  racontèrent  comment  Frédéric  les 
avait  donnés,  Maufret  n'en  crut  pas  ses  oreilles,  mais 
Séverin  se  mit  à  rire. 

—  Ça  ne  me  surprend  plus  autant,  moi,  dit-il,  Si 


112  I.ES    CREI'X- DE- MAISONS 

j'avais  eu  un  œil  abîmé  comme  lui  ou  bien  des  dents 
cassées,  vous  n'auriez  pas  arraclié  un  son  !  Il  est  rude- 
ment chien,  le  bougre,  mais  il  est  encore  plus  glorieux 
de  sa  force  !... 

*  * 

Séverin,  la  semaine  qui  suivit,  resta  chez  lui  ;  il  en 
profita  pour  s'occuper  de  son  jardin  et  bâtir  une 
petite  cabane  à  lapins. 

Il  fit  des  journées  de-ci  de-là. 

Il  n'est  pas  de  plus  dur  métier  que  celui  de  journa- 
lier au  temps  des  gros  travaux.  Y  a-t-il  dans  une  ferme 
un  coup  de  collier  ù  donner,  le  patron  dit  : 

—  Mes  valets,  nous  allons  laisser  cela  pour  la  se- 
maine prochaine  ;  nous  prendrons  un  homme  qui  nous 
aidera. 

L'homme  de  renfort  a,  bien  entendu,  la  meilleure 
place  ;  le  lendemain  il  recommence  dans  une  autre 
ferme,  ramassant  ainsi  tout  le  travail  pénible. 

Heureusement,  Séverin  trouva  à  se  louer  pour  toute 
la  moisson  chez  les  Chauvin  du  Pâtis,  des  gens  qui 
faisaient  valoir  une  grande  terre.  Après  les  batteries, 
il  remplaça  au  même  endroit  un  valet  qui  était  tombé 
malade.  Enfin,  il  s'y  gagea  pour  l'année  suivante. 

Tout  compte  fait,  le  matin  de  la  Toussaint,  Del- 
phine, en  rassemblant  l'argent  gagné  pendant  l'année, 
trouva  trois  cent  cinquante  francs,  juste  ce  que  Sé- 
verin aurait  rapporté  s'il  était  resté  aux  Marandières. 
Il  n'y  avait  que  les  pommes  de  terre  en  moins.  Elle 
compta  ce  qu'il  fallait  pour  les  grosses  dettes  :  quarante 
francs  de  loyer  et  quatre-vingt-dix  francs  de  pain.  Elle 


LA    FACHERIE     DES    MARANDIÈRES  113 

mit  le  reste  de  côté  avec  les  cent  francs  qui  lui  res- 
taient. 

Il  allait  falloir  acheter  des  sabots,  quelques  hardes, 
deux  sacs  de  pommes  de  terre,  des  haricots  et  im  petit 
morceau  de  viande  qu'on  salerait  pour  les  jours  de 
fête.  Delphine  pensa  :  si  tout  va  bien,  il  me  restera 
encore  plus  de  deux  cents  francs  pour  passer  mon 
année  ;  au  beau  temps,  la  petite  marchera  ;  je  pourrai 
travailler,  et  je  tâcherai  d'en  rogner  un  peu. 

—  Séverin,  dit-elle  tout  haut,  nous  prendrons  une 
terre. 

Lui,  qui  achevait  de  s'habiller,  eut  l'air  de  douter. 

—  Euh  !  ça  sera  dur  ;  encore  une  dizaine  d'années 
comme  celle-ci,  et  je  commencerai  à  être  las. 

Il  s'était  penché  pour  baiser  la  petite  menotte  de 
Louise  que  Delphine  tenait  à  son  cou. 

—  Pauvre  homme  !  c'est  vrai  que  tu  n'as  guère 
d'amusement  ;  toujours  trimer  et  jamais  rire.  Tiens, 
prends  donc  ce  panier  :  puisque  tu  vas  au  bourg,  tu 
m'apporteras  quatre  livres  de  résine.  Te  voilà  cent 
sous,  avec  ce  qui  te  restera,  tu  peux  bien  faire  une 
petite  partie. 

—  Oh  !  la  partie,  ce  n'est  pas  mon  fort  1  Pour  une 
fois,  tout  de  même... 

Il  se  pencha  à  nouveau  vers  la  petite  et  vers  la  mère. 

Dans  la  soirée,  quand  Maufrette  revint  de  Couti- 
gny,  elle  cria  à  sa  voisine  par  la  fenêtre  étroite  : 

■ —  Ne  t'impatiente  pas,  PâLurelle  !  celui  de  chez 
nous  est  attablé  avec  le  tien  et  deux  autres  dans  le 
Bas-Bourg  ;  nous  les  aurons  à  la  retraite  et  frais  sans 
doute. 

S 


114  LES    CnEUX-DE-MAI80NS 

—  Danio  !  répondit  Delphine,  c'cMi  bien  leur  tour. 

—  Pour  ça,  oui,  bonnes  gens,  c'est  bien  leur  tour  ! 
qu'ils  on  profilent  donc! 

A  Coutigny,  Sévorin  et  Maufret  étaient  en  efT(?t  en 
train  de  boire. 

Séverin,  le  matin,  était  passé  chez  le  propriétaire  et 
chez  le  boulanger,  et  il  hur  avait  fait  casser  à  chacun 
dix  sous  sur  ce  qu'il  leur  devait.  Après  la  messe, 
quand  il  eut  acheté  sa  résine,  il  alla  chez  le  charcu- 
tier ;  il  voulait  faire  une  surprise  à  Delphine,  qui 
n'avait  pas  mangé  de  viande  depuis  au  moins  deux 
mois  ;  dès  le  matin,  lorsqu'elle  lui  avait  remis  cent 
sous,  il  avait  songé  à  les  employer  pour  elle.  Il  acheta 
donc  ime  côtelette  et  un  gros  morceau  de  pâté  qu'il 
fit  envelopper  soigneusement  à  cause  de  la  pierre  à 
chandelle  qui  se  trouvait  au  fond  du  panier.  Il  lui 
resta  encore  cinquante  sous  ;  il  acheta  un  paquet  de 
tabac  et,  ayant  rencontré  Maufret,  il  entra  avec  lui 
à  l'auberge. 

Elle  était  toute  pleine,  ce  jour-là,  la  petite  auberge, 
toute  pleine  de  fumée  et  de  bruit  ;  elle  retentissait  de 
la  joie  épaisse  des  misérables.  Les  jeunes  juraient  et 
riaient  très  fort  ;  il  y  avait  des  vieux  à  peau  sèche,  tout 
rasés,  la  lèvre  et  le  menton  bleus.  Certains  étaient 
gauches  en  entrant  et  s'asseyaient  timidement  ;  c'est 
qu'ils  ne  se  mettaient  en  dépense  qu'une  fois  l'an  ; 
faute  d'habitude,  ils  ne  savaient  pas  bien  tenir  leur 
place  dans  un  écot.  Tous  jouaient  des  litres  de  vin. 
Ils  buvaient  comme  on  travaille,  lentement,  avec 
ordre,  et  ils  versaient  d'exactes  verrées. 

Séverin  et  Maufret  se  mirent  aux  cartes  contre  deux 


'       LA    FACHERIE    DES    MARANDIÈRES  115 

gars  de  Malitron.  Quand  Maufrette  regarda  en  pas- 
sant, pour  juger  de  l'état  de  son  homme,  ils  étaient 
déjà  très  rouges.  D'autres,  des  jeunes  gens,  à  une  table 
du  fond,  chantaient.  Vers  le  soir,  deux  de  ces  jeunes 
voulurent  se  Lattre  :  on  les  jeta  dehors  parce  qu'ils 
dérangeaient  tout  le  monde  en  tombant  à  droite  et 
à  gauche. 

A  l'heure  des  chandelles,  tous  étaient  ivres  ;  ils  ne 
se  souvenaient  plus  des  mauvais  patrons,  ni. des  femmes 
plaintives,  ni  des  maigres  enfants,  ni  de  rien.  Simple- 
ment, ils  voulaient  boire  jusqu'à  la  retraite  :  le  lende- 
main, on  verrait. 

Séverin  et  son  compagnon  quittèrent  l'auberge  vers 
dix  heures  ;  ils  hésitèrent  beaucoup  pour  descendre  le 
seuil  et  pour  s'orienter.  Le  vieux,  plus  ivre,  battait 
la  route.  Séverin  le  prit  sous  le  bras,  mais  au  bout 
d'une  minute,  il  le  lâcha  si  brusquement,  que  l'autre 
alla  donner  dans  un  mur  : 

—  Bon  Diou  !  ma  viande  I  Maufret,  ma  viande  ! 
Attendez-moi  ici. 

Il  avait,  en  effet,  oublié  son  panier  :  il  revint  à 
l'auberge,  où  il  eut  bien  du  mal  à  le  retrouver.  Enfin 
il  rejoignit  Maufret,  le  releva  péniblement  et  l'em- 
mena. 

Ils  arrivèrent  fort  tard  aux  Pelleteries  ;  Delphine 
n'était  pas  couchée  ;  elle  commençait  à  s'inquiéter. 
Séverin,  ébloui  par  la  chandelle,  vacillait  un  peu.  Il 
voulut  expliquer  avec  des  mots  de  tendresse  qu'il 
avait  pensé  d'abord  à  elle  ;  il  voulut  dire  aussi  qu'il 
avait  gagné  aux  cartes  et  n'avait  déboursé  que  l'argent 
d'un  litre.  Mais  il  avait  la  langue  pâteuse  et  s'embrouil- 


116  I.KS    CnEt;X-I>E-MAISONS 

lait  ;  il  s'<^croula  sur  une  chaise  en  montrant  le  panier. 
Alors  Delphine  l'aida  à  se  déshabiller  et  bientôt  il 
ronfla. 

Le  lendemain,  Maufret  et  lui  eurent  honte  de  cette 
soûlerie  dont  les  femmes  riaient  entre  elles. 


CHAPITRE  III 

LOUIS   VI 

Chauvin  du  Pâtis  était  un  homme  de  cinquante  ans, 
gros  et  court.  Il  était  le  frère  de  Chauvin  du  bourg, 
qu'on  appelait  Chauvin  le  riche,  parce  qu'il  avait 
épousé  tout  jeune  une  fille  de  trente  ans,  méchante, 
laide,  un  peu  bossue,  mais  connue  sous  le  nom  de 
Marie  fesse-dorée.  A  vrai  dire,  Chauvin  du  bourg 
n'était  plus  bien  riche,  ayant  perdu  de  l'argent  dans 
un  petit  trafic  de  grains;  il  avait  cependant  pu  en- 
voyer ses  deux  enfants  à  l'école  :  l'aîné  était  prêtre, 
et  le  cadet  avait  une  place  quelque  part  dans  les 
bureaux. 

Tout  cela  faisait  que  les  Chauvin  étaient  des  gens 
considérés  dans  la  commune.  Celui  du  Pâtis  passait 
lui-même  pour  riche,  bien  qu'il  ne  le  fût  point.  En 
tous  les  cas,  c'était  un  vrai  brave  homme.  Il  aimait  le 
travail  bien  fait  et  vite  fait,  mais  tous  ceux  qui  le 
connaissaient  le  déclaraient  franc  comme  l'or  ;  ses  an- 
ciens valets  disaient  : 

—  Chauvin,  Chauvin  du  Pâtis?  dur  de  peau,  tondre 
de  cœur  ;  chez  lui,  on  se  lève  tôt,  mais  le  bon  ouvrier 
est  bien  vu.  Bon  gars  et  bonne  maison  1 

—  Bonne  grange  I  disaient  de  aiôme  les  vieux  men- 


118  l.ES    CHEl'X-l)K-.MAlSONS 

diants  qui  vont  le  long  dos  roulfs  béquillant  et  «io- 
chant  ;  bonne  grange,  on  n'y  est  pas  chiche  de  paille. 

Sévorin  fut  vite  accoutumé  à  sa  nouvelle  condition. 
Il  était  va-devant.  Après  lui  venait  un  second  valet 
it  les  fils,  Jacques  et  Florentin,  l'un  de  dix-huit  ans, 
l'autre  de  quinze,  tous  les  deux  ardents  à  l'ouvrage, 
bien  qu'un  peu  mastocs  comme  le  père. 

A  la  maison,  il  y  avait  deux  filles  qui  aidaient  la  pa- 
tronne. 

Un  grand  fils  aîné  et  un  plus  jeune  étaient  morts  en 
quinze  jours  quelques  années  auparavant.  Chauvin  ne 
s'en  était  pas  consolé  :  il  parlait  peu  et  d'une  voix  tou- 
jours grave. 

D'ailleurs,  il  avait,  sans  qu'on  le  sût,  d'autres  tracas. 
Ses  affaires  n'allaient  pas,  il  avait  des  dettes.  Depuis 
la  mort  du  gajs,  il  fallait  un  grand  valet  de  plus,  et 
encore  avait-on  bien  de  la  peine  ;  la  terre,  en  efTet, 
sans  être  mauvaise,  était  malaisée,  compacte,  lourde 
comme  pâte  ;  les  pluies  de  printemps  la  rendaient 
inabordable. 

Surtout  le  Pâtis  était  affermé  beaucoup  trop  cher. 
La  première  année  que  Séverin  passa  chez  Chauvin 
fut  l'année  de  la  sécheresse  ;  année  mauvaise  pour 
tous,  année  fatale  aux  petits  cultivateurs  qui  vivaient 
au  jour  le  jour. 

Un  été  superbement  bleu  brûla  la  terre.  Le  prin- 
temps ayant  été  frais,  les  labours  do  mars  avaient  fait 
dans  les  champs  d'argile  du  Pâtis  de  grosses  mottes 
luisantes  ;  elles  devinrent  si  dures  par  la  suite,  ces 
mottes,  qu'on  les  aui-ait  prises  pour  d'énormes  briques 
contrefaites.  Les  plants  de  betteraves  et  de  choux  ne 


LOUIS    VI  119 

prirent  pas  racine  ou  se  desséchèrent  peu  à  peu  ;  le 
maïs,  à  peine  né,  fut  roussi. 

Les  gens  se  désolaient  ;  ils  guettaient  les  nuages, 
sondaient  l'horizon  pâle,  suivaient  de  l'œil  la  moindre 
fumée. 

Deux  ou  trois  fois,  des  flocons  très  hauts  et  très 
blancs,  semblables  à  de  la  laine  bien  cardée,  cachèrent 
le  soleil  ;  à  ces  moments-là,  on  criait  d'un  champ  à 
l'autre  : 

—  Cette  fois,  ça  y  est  !  le  temps  est  cailleboté  ;  la 
belle  nuée  est  sur  le  soleil,  il  y  a  du  changement  I 

Mais  la  belle  nuée  s'en  allait  doucement  comme  une 
lente  troupe  d'oiseaux  sauvages,  et  bientôt  on  la 
voyait  massée  en  un  tout  petit  coin  du  ciel. 

On  fit  des  prières.  Les  prêtres  consentirent  à  mener 
au  pied  des  calvaires  des  processions  chantantes  —  qui 
soulevaient  toujours  la  même  poussière  jaune.  Et 
comme  tout  cela  n'amenait  pas  l'eau,  des  femmes  ima- 
ginèrent d'aller  prier  au  pied  des  arbres  qui  abritent 
les  sources  ;  elles  partaient  le  soir,  par  groupes  de 
trois  ou  de  sept,  et  elles  allaient,  dans  l'ombre 
recueillie,  offrir  leurs  formules  chrétiennes  aux  vagues 
divinités  des  branches  et  du  vent. 

Le  temps  des  moissons  vint  et  passa  sans  que  l'on 
vît  l'eau  ;  quelques  coups  de  tonnerre  se  firent  en- 
tendre, mais  la  nuée  ne  creva  jamais.  L'orage,  même 
avec  de  la  grêle,  eût  été  le  bienvenu  :  tout,  plutôt  que 
ce  ciel  trop  bleu  et  ce  soleil  trop  blanc  qui  buvait  l'eau 
des  mares.  Les  ruisseaux  étaient  secs  ;  les  fontaines  et 
les  puits  baissaient  ;  les  menues  sources  épai'ses  dans 
les  prés  bas,  celles  qui  jaillissent  au  revers  dos  talus 


120  I  ES    CKElX-I*E-MAISONS 

dans  les  chemins  creux  étaient  depuis  longtemps  ta- 
ries. La  terre  ne  pouvait  plus  suer. 

Le  moment  fut  dur  pour  beaucoup  de  fermiers  ; 
quelques-uns  fléchirent  ;  il  y  eut  dos  ventes.  Comme 
les  fermages  ne  diminuaient  point,  les  gages  des  valets 
eurent  une  tendance  à  baisser.  Séverin,  pour  rester 
au  Pâtis,  dut  se  contenter  de  trois  cent  vingt-cinq 
francs.  Delphine,  qui  se  trouvait  de  nouveau  enceinte, 
n'avait  pas  pu  travailler  hors  de  chez  elle.  Pour  arran- 
ger les  choses,  elle  accoucha  vers  la  fin  de  décembre 
de  deux  bessons.  Coïncidence  étrange  et  qui  fit  beau- 
coup rire  ceux  des  Pelleteries  :  une  dizaine  d'heures 
plus  tard,  la  Maufrotte  accouchait  de  son  treizième, 
un  énorme  garçon. 

Les  trois  enfants  furent  baptisés  le  lendemain  jeudi. 
En  sortant  de  l'église,  Séverin  et  Maufret  allèrent 
ensemble  chez  le  grefiier  de  la  mairie,  M.  Caillas. 
M.  Caillas,  fils  d'un  paysan  aisé,  avait  été  quelque 
peu  au  collège.  Trop  peu  fortuné  pour  vivre  absolu- 
ment en  propriétaire,  il  avait  été  successivement  com- 
mis de  perception,  expert,  agent  d'assurances.  Depuis 
une  dizaine  d'années,  il  faisait  les  écritures  de  la  mairie. 
C'était  surtout  un  grand  chasseur. 

Ce  jour-là,  M.  Caillas  était  absent.  Mme  Caillas, 
ayant  entre-bâillé  la  porte,  montra  une  minute  sa  tête 
jaune,  juste  le  temps  de  leur  apprendre  «  que  c'était 
bien  fait  pour  eux,  qu'ils  n'avaient  qu'à  venir  plus  tôt  ». 

Un  moment  après,  ils  revinrent  ;  cette  fois,  le  chas- 
seur était  rentré.  Moyennant  l'abandon  de  leurs  sabots 
dans  le  corridor,  ils  purent  pénétrer  dans  la  cuisine 
où  M.  Caillas  écrivait. 


LOUIS    VI  121 

M.  Caillas  était  grand  et  gros  ;  il  en  était  fier  ;  il 
disait  : 

—  La  bête  noire  et  moi  pesons  un  hippopotame  1 
Et  il  riait  quand  les  gens  ignoraient  les  hippopo- 
tames ;  la  bête  noire  était  le  curé. 

M.  Caillas  s'y  connaissait  en  bassets  ;  pour  le  reste, 
il  était  d'une  grande  simplicité. 

La  paysanne  cossue  qu'avait  été  Mme  Caillas  avait 
acheté  en  se  mariant  le  nom  de  dame  et  le  droit  de 
porter  chapeau.  Même  la  semaine,  elle  avait  aban- 
donné résille  et  bonnet,  et  ses  cheveux  gris,  rudement 
tirés,  se  rassemblaient  sur  son  crâne  pointu  en  un 
chignon  assez  semblable  à  une  corne  de  pintade.  Elle 
parlait  le  moins  possible  aux  ménagères  voisines,  sauf 
à  une  vieille  demoiselle  à  moitié  folle,  mais  pourvue 
de  rentes.  Elle  était  méchante  et  plus  sotte  qu'une 
oie  de  l'année  ;  chacun  la  détestait  dans  le  village  ;  on 
ne  l'appelait  que  «  la  corme  »,  et  de  fait,  elle  était 
astringente  comme  une  poire  sauvage. 

Mme  Caillas  n'avait  pas  amélioré  M.  Caillas.  Sans 
elle,  on  aurait  encore  estimé  le  greffier,  bien  qu'il  dé- 
nonçât les  braconniers.  On  le  trouvait  bon  garçon, 
«  au  fond  ». 

—  Au  fond  seulement  I  disaient  les  gens  de  peu. 
Car  il  molestait  les  gens  de  peu. 

Petit  devant  le  maire,  petit  devant  sa  femme,  petit 
devant  les  bourgeois  qui  lui  donnaient  droit  de  chasse, 
il  se  faisait  très  grand  devant  les  humbles.  Arrogant, 
bougon,  il  était  le  plus  souvent  à  gider  ;  parfois  ce- 
pendant sa  grosse  jovialité  pei'çait  ;  il  blaguait  louide- 
ment  les  servantes  qui  avaient  faulé. 


122  I.KS    C»EnX-DK-MAISONS 

Quand  Maufrot  et  Sévorin  entrèrent,  il  était  occup- 
à  mettre  le  sceau  de  la  mairie  sur  un  éparpillement  (h- 
feuilles  blanches.  A  chaque  coup  de  tampon,  il  exa- 
minait le  papier  avec  le  fronc^mont  d'un  homme  qui 
a  conscience  de  ses  responsabilités. 

Eux,  debout,  attendirent  ;  M.  Caillas  se  retourna 
enfin,  les  regarda  un  moment  de  pied  en  cap,  puis, 
comme  un  homme  qui  se  réveille  : 

—  Ah  I  c'est  vous?  Vous  venez  encuro  pour  un 
drôle,  Maufret? 

—  Tout  juste,  monsieur  Caillas,  même  que  c'est 
la  deuxième  fois  ;  Mme  Caillas... 

—  Eh  bien  I  quand  ce  serait  la  dixième  !  Pensez- 
vous  que  je  sois  là  pour  vous  attendre  et  pour  vous 
servir?  Vous  ne  pouvez  pas  venir  à  l'heure  conve- 
nable, pas  vrai? 

—  Faites  excuse,  monsieur  Caillas,  nous  ne  savions 
pas.  A  quelle  heure  faut-il  venir? 

—  Tel  quand  je  suis  à  la  maison,  pardi!  Il  est 
malin  encore,  ce  vieux. 

Mme  Caillas  éclata  de  rire.  Les  deux  paysans  se 
mirent  aussi  à  rire,  par  contenance.  L'autre  continua  : 

—  Pourquoi  venez-vous  deux?  Vous  devriez  savoir 
qu'on  se  passe  de  témoins. 

—  Ce  n'est  pas  un  témoin,  monsieur  Caillas... 

—  Non,  dit  Séverin  à  son  tour  ;  ma  femme  vient 
d'accoucher  aussi. 

—  Alors,  ça  va  faire  deux  actes  !  ça  tombe  bien  ; 
deux  actes  ce  soir  1  Que  le  diable  vous  emporte  1 

—  Trois  !  monsieur  Caillas,  dit  Séverin. 

—  Trois? 


LOUIS  VI  123 

—  Oui,  trois  ;  parce  que  j'en  ai  deux  à  déclarer, 
deux  bessons. 

Le  gros  homme  fit  pivoter  sa  chaise  et  ses  mains 
retombèrent  sur  ses  larges  cuisses. 

—  Deux  1  Trois  I  trois  drôles  le  même  jour,  aux 
Pelleteries,  porte  à  porte  !  Est-ce  que  vous  vous  payez 
ma  tête? 

■ —  Pas  du  tout,  monsieur  Caillas. 

—  Alors,  non,  c'est  vrai? 

—  C'est  vrai. 

—  Vous  allez  bien,  là-bas!  Si  les  lièvi'es  peuplaient 
comme  vous,  c'est  ça  qui  ferait  de  belles  chasses  au 
courant.  N.  de  D...  !  vous  allez  bien  !  Enfin... 

Il  attira  à  lui  une  feuille  blanche  et,  sous  sa  main 
velue,  sa  plume  tourna  comme  un  oiseau  qui  cherche 
la  branche  où  se  poser. 

—  Allons  !  Eh  bien  !  les  noms  !  fit-il  ;  qu'attendez- 
vous? 

—  Constant-Auguste,  dit  Séverin. 

—  Bon  1  fils  de... 

—  Séverin  Pâtureau  et  de  Delphine  Bernou. 

—  Bon  !  à  l'autre. 

—  Antonin-Maximin. 

—  ...tonin...  ximin...  fils  de  idem.  Dites  donc,  mon 
vieux  Pâtureau,  lequel  a  été  fait  le  premier?  Il  n'en 
sait  rien  !...  Quel  lapin  !  A  votre  tour,  Maufret,  les 
noms? 

—  Monsieur  Caillas,  m.ettez  ce  que  vous  voudrez  ; 
vous  savez  mieux  que  moi  ce  qu'il  faut. 

—  Tiens,  c'est  vrai  !  Vous  vous  en  foutez,  vous  ! 
Je  me  rappelle  ça. 


124  I.KS    cnKI   X-DK-.M  AISONS 

Il  st;  rajjpt'luit  que  Maufret  n'attachait  aucune 
importance  au  nom  de  ses  garçons.  Lui  s'appelait 
Louis,  dit  Louette.  Alors,  pour  le  premier,  il  avait 
dit  : 

—  Mettez  Louis  comme  moi. 

Pour  le  second,  on  avait  mis  encore  Louis  et  ain.-.! 
de  suite.  Seulement  le  greffier  avait  ajouté  des  noms 
de  son  choix,  et  les  cinq  Maufret  mâles  s'appelaient 
Eusèbe,  Gonsalve,  Avit,  Athanasc  et  Richelieu. 

—  Alors,  Louis,  toujours  !  Maufret,  Louis  com- 
ment? Louis  VI? 

—  A  votre  désir,  monsieur  Caillas.  Pourvu  que  le 
drôle  soit  un  bon  travailleur. 

—  Eh  bien  !  Louis  VI,  alors  !  Louis  VI  le  Gros,  hein? 

—  Pour  ça,  monsieur  Caillas,  c'est  bien  vrai  qu'il 
est  gros... 

L'autre  éclata  de  rire  : 

—  Sacré  bonhomme,  va  !  Allons,  hop  !  les  signa- 
tures 1  Savez-vous  signer,  seulement? 

Sévcrin  s'approcha  ;  mais,  au  même  moment,  il 
y  eut  un  bruit  à  la  porte.  Mme  Caillas  ouvrit,  et  deux 
chiens  jaunes,  deux  bassets  affreux  avec  leurs  oreilles 
de  porc  et  leurs  pattes  difformes  se  précipitèrent  dans 
la  cuisine. 

M.  Caillas  s'était  levé  ;  de  la  main  il  écarta  vive- 
ment les  deux  hommes. 

—  Rangez-vous  !  rangez-vous  donc  1  Vous  ne  voyez 
pas  que  vous  êtes  juste  devant  leur  écuelle?  Madame 
Caillas,  apporte  la  soupe  I 

La  dame  versa  la  soupe  aux  chiens.  Les  papiers 
furent  oubliés  ;  le  greffier  n'était  plus  du  tout  pressé. 


LOUIS  VI  125 

Il  se  mit  à  caresser  le  dos  des  bassets  et  à  leur  trousser 
les  oreilles. 

—  Bonnes  bêtes  !  bonnes  bêtes  !  bons  petits  vieux  ! 
Savez-vous  qu'ils  m'ont  ramassé  trois  lapins  dans  leur 
matinée!  Hein!  que  dites-vous  de  ça?  Ils  sont  plus 
fins,  à  eux  deux,  que  tous  les  gars  de  Coutigny. 

Les  chiens  eurent  vite  lapé  la  soupe. 

—  Dis  donc,  madame  Caillas,  ils  ont  encore  faim  ; 
tu  n'as  rien  à  leur  donner? 

La  dame  chercha  dans  un  garde-manger  et  apporta 
une  grande  platée  de  viande. 

—  Il  y  a  le  lièvre  d'avant-hier,  dit-elle,  ils  ont  de 
quoi  se  régaler. 

Elle  versa  la  viande  devant  les  bassets,  qui  se  mirent 
à  grogner  de  satisfaction. 

Cependant,  Maufret  qui  commençait  à  trouver  froids 
les  carreaux  de  la  cuisine,  se  risqua  à  parler  pour  rap- 
peler qu'il  était  là. 

—  Bigre  !  madame  Caillas  !  une  platée  de  lièvre  1 
voilà  des  chiens  plus  heureux  que  des  chrétiens  I  moi, 
dans  ma  vie,  je  n'en  ai  mangé  que  deux  fois,  du  lièvre. 

—  Que  voulez-vous  que  nous  fassions  de  tout  le 
gibier?  répliqua  aigrement  la  dame.  Nous  ne  pouvons 
pourtant  pas  le  vendre  ! 

Maufret  reprit  : 

—  Monsieur  Caillas,  à  cette  heure  que  vous  avez 
les  noms,  est-ce  que  nous  pouvons  nous  en  aller? 

—  Non  ;  il  faut  les  signatures,  dit  le  grefTier,  tou- 
jours occupé  à  ses  chiens. 

—  Moi,  je  ne  sais  pas  écrire,  dit  le  vieux,  tenace. 
Vas-y,  toi,  Séverin,  pour  que  nous  nous  en  allions. 


126  LES    CREIJX-DE-MAISONS 

M.  Caillas  s'emporta. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  attendre  une  minute?  nom 
de  nom  I  Vous  croyez  que  je  suis  à  vos  ordres  !  Allons, 
signez  donc,  Pàtumau,  nous  aurons  peut-être  la  paix, 
ensuite  t 

Séverin  lentement,  traça  son  nom  en  grosses  h-ttres. 
Le  bec  de  la  plume,  en  remontant  pour  le  dernier  jam- 
bage, piqua  dans  le  papier,  et  un  peu  d'encre  sauta  sur 
la  feuille. 

—  C'est  ça  !  fit  l'autre,  barbouillez,  maladroit  1  En- 
fin, ça  y  est,  maintenant,  allez-vous-en,  puisque  vous 
êtes  si  pressés. 

Séverin  et  Maufret  sortirent. 

—  Au  revoir,  monsieur  Caillas  !  Au  revoir,  madame 
Caillas  ! 

—  Au  revoir...  au  revoir... 

—  Nous  avons  encore  eu  de  la  chance,  dit  Maufret, 
comme  ils  remontaient  la  rue  du  village.  ISous  avons 
eu  de  la  chance  que  le  Caillas  ait  tué  ses  trois  lapins 
dans  la  matinée  ;  il  a  été  presque  riant.  Je  me  rappelle 
des  fois  où  il  n'était  pas  abordable.  Il  n'est  peut-être 
pas  mauvais  garçon,  dans  le  fond,  c'est  sa  femme  qui 
le  gâte.  C'est  une  triste  bique,  elle,  par  exemple  1 

Séverin  répondit  du  fond  de  sa  gorge  : 

—  Oui,  vous  pouvez  bien  le  dire,  une  triste,  sale, 
vieille  bique  ! 

Moins  fatigué  que  son  compagnon  et  de  sang  plus 
vif,  il  rétivait  davantage  sous  l'affront.  Et  puis  cette 
platée  de  viande  jetée  aux  chiens  lui  semblait  un  inso- 
lent péché. 

Il  songeait  avec  amertume  que  Delphine,  après  avoir 


LOUIS  VI  127 

mis  deux  enfants  au  monde,  n'aurait  pas  seulement 
de  soupe  grasse  pour  réparer  ses  forces.  Pourtant,  en 
arrivant  chez  lui,  il  fut  tout  joyeux  de  voir  devant  le 
feu  une  grosse  marmite  qu'il  ne  connaissait  pas  ;  la 
belle-sœm-,  suivant  une  coutume  qu'il  ignorait,  était 
venue  tout  exprès  des  Axrolettes  pour  apporter  une 
poulette  blanche  ;  et,  accroupie  sur  la  pierre  du  foyer, 
elle  écumait  déjà  le  bouillon  jaune. 
•  Maufrette,  elle,  se  remettait  à  chaque  fois,  avec 
une  grande  potée  de  soupe  bouillie,  bien  molle,  bien 
molle. 


CHAPITRE   IV 

Q  IT  A  T  R  E      ET      CINQ 

Les  valets  travaillent  aux  champs;  ils  songent  aux 
bêtes,  aux  outils,  aux  fourrages,  aux  labours  ;  parfois 
ils  chantent.  Ils  tapent  dur,  l'hiver  quand  les  mains 
saignent,  l'été  quand  la  peau  cuit  ;  mais  la  besogne 
faite,  ils  mangent  ;  ils  mangent  non  pas  bien,  certes, 
mais  assez  ;  on  ne  leur  plaint  ni  légumes  ni  pain. 

Les  femmes  qui  restent  à  la  maison  ont  tous  les 
cassements  de  tête  :  à  elles  les  enfants,  à  elles  les  gue- 
nilles, à  elles  les  petites  dettes,  à  elles  l'inquiétude 
toujours  présente  du  lendemain  ;  à  elles  surtout  les 
quignons  durs,  grignotés  sans  beurre  ni  lard 

Maisons  creuses,  nettes  de  pain,  pleines  d'enfants  ; 
maisons  creuses,  huches  vides,  bourses  vides  !  Qu'on 
s'arrange  ! 

La  vraie  misère  commença  pour  Delphine  dés  la 
naissance  des  bessons. 

Bien  qu'elle  fût  forte,  en  dépit  de  son  air  de  petite 
femme  délicate,  elle  ne  put  allaiter  les  deux  enfants. 
Alors,  elle  imagina  de  leur  donner  à  téter  à  tour  de 
rôle  et  de  leur  faire,  en  plus,  de  la  soupe  et  des  bouillies 
de  pommes  de  terre.  Sévenn,  qui  se  souvenait  de  Dé- 
siré,  s'y  opposa  ;  il  ne  voulut  pas  entendre  parler  de 


QUATRE    ET    CINQ  129 

bouillie.  On  acheta  donc  un  biberon,  et  la  Pitaade 
fournit  le  lait.  Mais  quatre  sous  de  lait  par  jour  font 
six  francs  à  la  fin  du  mois,  le  quart  du  gage  :  c'était 
une  grosse  dépense.  Quand  les  petits  eurent  six  mois, 
Delphine  n'acheta  plus  qu'un  demi-litre  de  lait  par 
jour,  et  dans  ce  lait,  elle  fit  tout  de  même  bouillir  des 
croûtes  de  pain. 

Louise  commençait  à  mai'cher  seule  ;  elle  donnait 
beaucoup  de  peine  aussi.  Elle  était  pâle,  nerveuse,  su- 
jette aux  convulsions  ;  pendant  des  journées  entières 
elle  restait  accrochée  aux  cotillons  de  sa  mère. 

Il  avait  fallu  un  second  lit  pour  coucher  la  petite 
et  la  grand'mère  Bernou  quand  elle  venait  aux  Pellete- 
ries. Il  était  bien  vieux,  bien  vermoulu,  ce  lit,  il  était 
mince  de  plume,  mais  tout  compte  fait,  il  revint 
quand  même  à  plus  de  cent  francs. 

Au  temps  des  nuits  courtes,  où  les  hommes  harassés 
ont  absolument  besoin  de  dormir  d'un  trait,  il  arriva 
à  Séverin  d'y  coucher  seul  ;  Delphine  prenait  avec 
elle  Louise  et  un  des  bessons,  l'autre  couchant  dans 
le  berceau.  De  cette  manière,  quand  les  enfants  criaient 
elle  les  faisait  téter,  les  dorlotait,  les  apaisait  tout  bas  ; 
elle  ne  dormait  pas,  mais  le  somme  du  moissonneui- 
n'était  pas  interrompu,  ce  qui  était  l'essentiel. 

A  la  Toussaint,  quand  le  bois  fut  acheté  pour  l'hiver 
et  le  pain  payé,  il  resta  cent  cinquante  francs  pour 
passer  l'année.  Les  Pâtureau  furent  tout  de  même 
contents,  parce  que  les  bessons  avaient  bien  poussé  ; 
mais  Delphine,  cette  fois,  ne  parla  pas  de  se  mettre  en 
borderie,  ni  même  de  changer  de  maison,  ot  le  carême 
d'après  fut  long. 

9 


LTO  r.r.%  cnErx-DE-WAisoN«s 

Quand  Antonin  et  Constant  eurent  deux  ans  et  com- 
mencèrent à  trotter  devapt  la  porte,  il  leur  vint  une 
petite  sœur,  Georgette.  Cette  f'jis,  D'Iphino  resta  au  lit 
plus  de  trois  semaines  ;  heurouscment  la  prand'mère 
put  venir  s'occuper  des  enfants  pendant  tout  ce  temps. 
La  sage-femme  avait  trouvé  Delphine  très  faible  et  lui 
avait  enseigné  un  remède  fortifiant  en  lui  défendant 
de  se  lever.  Elle  se  leva  cependant  et  ne  voulut  pas 
acheter  le  remède  ;  mais  presque  aussitôt  son  lait  s'en 
alla.  Elle  resta  toute  maigre  avec  un  gros  ventre. 

Il  fallut  encore  élever  Georgette  au  biberon  ;  les 
trois  aînés  commençaient  à  manger  joliment.  Le  ca- 
rême, dès  lors,  dura  toute  l'année. 

* 
*  * 

Un  dimanche  soir,  un  dimanche  d'été,  deux  ans 
environ  après  la  naissance  de  Georgette. 

Les  Pàtureau  sont  assis  dans  le  jardin  sur  de 
vieilles  souches  qu'on  n'a  pas  eu  le  temps  de  fendre 
avant  l'hiver. 

Delphine  se  désole.  Elle  vient  de  manger  la  soupe 
avec  les  enfants.  Séverin,  lui,  s'est  contenté  d'une 
pomme  de  terre  froide  qui  restait  du  repas  de  midi. 
Maintenant,  comme  Maufret,  comme  bien  d'autres 
valets,  il  ne  mange  plus  chez  lui,  le  dimanche.  Au  re- 
pas du  matin,  chez  les  Chauvin,  il  se  force  ;  il  on  prend 
pour  sa  journée  ;  s'il  pouvait  en  prendre  pour  lus  siens  I 
A  midi  et  le  soir,  il  regai-de  n^anger  les  petits  ;  iJ  leur 
coupe  le  pain  ;  il  fait  des  tartines  comme  en  faisait  son 
défunt  père,  des  tartines  épaisses  et  courtes  qui  mv- 


QUATRE     ET    CINQ  131 

nagent  le  fricot.  Quand  il  y  a  du  beurre,  il  l'étend  lon- 
guement, puis  il  vide  les  yeux  du  pain  avec  la  pointe 
de  son  couteau.  Quand  il  n'y  a  rien  ou  quand  il  y  a 
des  choses  mauvaises  que  les  petits  n'aiment  pas,  il 
sert  pour  ne  pas  entendre. 

Delphine  se  désole  ;  elle  se  trouve  encore  grosse  ;  Is 
cinquième  va  venir  ! 

Les  deux  bessons  sont  à  s'amuser  dans  le  village  ; 
Louise  est  sur  les  genoux  de  son  père  ;  Georgette  gi- 
gote sur  ceux  de  sa  mère  ;  elle  gigote  même  trop,  car 
sa  mère  n'a  plus  de  dorne, 

—  Descends  !  tu  me  fatigues,  va  trouver  ton  père. 
Delphine  a  repoussé  l'enfant  et  croisé  ses  mains  sur 

son  ventre  douloureux. 
Elle  se  lamente  : 

—  Qu'allons-nous  faire,  mon  Dieu  !  six  à  vivre  sur 
ton  pauvre  gage  1  Et  je  vais  encore  être  malade  ;  je 
sens  que  je  suis  toute  détraquée.  Six  à  manger...  et  les 
bardes...  et  le  bois... 

Séverin  grommelle  : 

—  Que  veux-tu?  Il  y  en  a  qui  sont  dix,  douze,  et 
qui  ont  des  anciens  en  plus.  Ceux-là  sont  encore  plus 
malheureux. 

Il  n'aime  pas  qu'on  lui  parle  de  sa  misère  ;  à  force 
de  voir  souffrir  les  siens,  il  est  devenu  sombre  ;  il  est 
maussade  souvent  sans  raison  apparente. 

Delphine  continue  : 

—  Depuis  le  mardi  gras,  mes  pauvres  petits  n'ont 
mangé  ni  lard,  ni  lait...  quatre  livres  de  beurre  en  tout 
depuis  quatre  mois...  Quelle  vie  !  vaudrait  mieux  être 
morts  ou  être  bêtes, 


132  I-KS     rRElIX-OK-M  VISONS 

Sa  voix  tremble  ;  elle  s'arrête. 

Georgctte,  sur  les  genoux  de  Séverin,  crie  parce  que 
sa  sœur  veut  la  faire  descendre.  Louise  est  jalouse  ; 
elle  aime  étrangement  son  père  ;  le  dimanche,  elle  no 
le  quitte  pas,  elle  le  veut  pour  elle  seule,  et  cela  amène 
souvent  des  fâcheries  avec  les  bessons.  Le  père,  en 
retour,  adore  son  aînée.  Elle  lui  ressemble  ;  elle  a  des 
yeux  transparents  comme  ceux  de  Delphine,  mais  plus 
grands  et  beaucoup  plus  sombres  avec  une  lueur  sé- 
rieuse qui  n'est  pas  commune  dans  les  yeux  d'enfants, 
la  lueur  mélancolique  que  Séverin  se  souvient  avoir 
vue  dans  les  yeux  de  la  pauvre  Pâturelle  morte  de  la 
toux  au  temps  de  la  guerre. 

Ce  soir,  pour  avoir  la  paix,  il  prend  les  deux  petites 
à  la  fois  sur  ses  genoux.  L<»uise  se  blottit  contre  sa 
poitrine.  Delphine  pleure  maintenaiit,  et  ses  paroles 
arrivent  comme  des  plaintes. 

—  Que  faire?  Où  prendre  l'argent  à  la  Toussaint? 
Vingt  francs  de  loyer  en  retard,  une  corde  de  bois 
brûlée  et  pas  payée  ;  le  boulanger  qui  ne  veut  plus 
faire  crédit...  le  bois...  le  pain...  la  sage-femme...  Mon 
Dieu  !  mon  Dieu  I  II  faudra  se  passer  de  feu,  ou  bien 
ne  pas  manger. 

Elle  hésite  à  suivre  sa  pensée  ;  sa  voix  se  fait  plus 
basse. 

—  Louise  prendra  le  bissac  ;  puisqu'il  faudra  bien 
en  arriver  là...  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard... 
Mes  enfants  vont  chercher  du  pain...  chercher  du 
pain...  chercher  du  pain  I... 

Elle  se  penche  étranglée  de  sanglots. 

Séverin  a  frissonné;  il  serre  la  petite  contre  lui. 


QUATRE     ET     CINQ  133 

—  Chercher  du  pain  !  Louise  !  Jamais  de  la  vie  ! 
On  verra  ;  on  achètera  à  crédit  ;  on  ne  payera  pas  ;  on 
ira  trouver  Auguste. 

Delphine  secoue  la  tête. 

—  Ah  !  oui  !  Auguste  !  Il  ne  peut  pas  vivre  lui- 
même  ;  il  n'a  pas  d'argent,  tu  le  sais  bien  ! 

Les  deux  bessons,  essoufflés  d'avoir  couru,  arrivent 
dans  le  jardin  ;  ils  sont  tout  saisis  de  voir  pleurer  leur 
mère.  D'habitude,  elle  ne  pleure  pas  quand  le  père 
est  là  ! 

Ils  s'asseyent  à  ses  pieds.  Ils  sont  presque  nus,  ces 
petits,  et  la  mère,  si  lasse,  qu'elle  a  l'air  de  ne  plus 
pouvoir  jamais  se  relever,  la  mère  découragée,  cachant 
son  front  terreux  sous  ses  doigts  maigres,  la  pauvre 
mère  est  là  qui  pleure,  qui  pleure... 

Et  Séverin,  le  cœur  crevé,  baisse  la  tête  devant  ce 
groupe  lamentable. 


CHAPITRE    V 

LA     crève! 

Lucien  Chauvin  du  bourg  ayant  eu  huit  jours  rie 
congé  fin  eeptembre,  en  profila  pour  aller  voir  son 
Ghclo  du  Pâtis, 

Lucien  était  employé  des  postes  ;  il  allait  sur  la  tren- 
taine ;  il  était  petit  avec  une  barbe  très  noihe  et  des 
yeux  inquiets.  Son  frère,  l'abbé,  qui  avait  la  peau 
rose  et  le  poil  châtain,  n'appelait  que  Lucienfcr  ce 
cadet  brun  dont  la  bouche,  d'ailleurs,  blasphémait  cou- 
ramment. 

Au  lieu  de  suivre  son  aine  au  séminaire,  Lucien  était 
resté  au  collège  jusqu'à  dix-sept  ans.  Son  père  ayant 
fait  à  ce  moment-là  de  grosses  pertes  d'argent,  il  avait 
cessé  ses  études  avant  le  baccalauréat  ;  puis  il  avait 
travaillé  seul  et  deux  ans  plus  tard,  il  était  entré  dans 
l'administration  des  postes,  par  la  petite  porte,  comme 
surnuméraire. 

Ce  n'était  pas  tout  à  fait  ce  qu'il  avait  rêvé  sur  les 
bancs  du  collège.  Ses  débuts,  d'ailleurs,  furent  maus- 
sades. 11  n'est  pas  de  pire  arrogance  que  celle  des 
petits  fonctionnaires  ;  harcelés  par  les  chefs,  épiés  par 
les  inspecteurs  prêts  à  fondre  sur  eux,  ils  se  vengent 
sur  le  public  et  aussi  sur  les  nouveaux  venus,  sur  les 


LA    CREVÉ  !  i35 

collègues  plus  jeunes.  Bien  des  fois,  sous  les  rebuffades 
des  anciens,  l'orgueil  du  petit  surnu  se  cabra. 

Après  son  service  militaire,  Lucien  ne  tarda  pas  à 
passer  commis,  et  dès  lors,  il  fut  Un  peu  plus  libre.  Il 
prit  goût  à  la  lecture  ;  il  lut  au  hâBard,  allant  du  meil- 
leur au  pire.  Il  dévora  pêle-mêle  des  romans  douceâtres 
d'académiciens  vieillis,  des  polissonneries  de  pseudo- 
humoristes,  des  élucubrations  d'écrivains  douteux,  his- 
toires tristes  et  sales  comme  de  vieilles  plaies. 

Les  rortianciers  naturalistes  le  choquèrent,  puis 
l'enthousiasmèrent.  Zola  le  conduisit  rapidement  au 
socialisme.  Un  beau  jour,  il  se  mit  à  étudier  la 
sociologie,  mais  il  s'en  lassa  vite  et  se  rabattit  Sur  les 
écrivains  politiques. 

Il  ne  parut  plus  à  sa  pension  qu'avec  des  journaux 
très  avancés  dont  le  titre  flamboyait  hors  de  sa  poche. 
Il  avait  pour  camarades  à  cette  pension  trois  employés 
de  finance,  de  ceux  qu'on  voit  sous  une  pelisse  quand 
ils  n'habitent  plus  leur  petite  cage  de  fer.  Il  aurait 
souhaité  les  étonner  ;  mais  ces  jeunes  gens  frileux  et 
ironiques  coupaient  net  ses  tirades.  En  vain  leur 
lisait-il  des  chapitres  entiet"s  de  Zola  :  ils  riaient  des 
obscénités  et  niaient  le  lyrisme.  Quand  Lucien  leur 
parlait  de  fraternité,  d'injustices  à  réparer,  eux  ne 
manquaient  point  de  citer  Angèle  la  cuisinière,  plus 
connue  sous  le  nom  de  Cul-de-Zinc  ;  et  ils  encoura- 
geaient leur  camarade  à  épouser  lestement  cette  quin- 
quagénaire sèche  et  barbue  qtii,  disaient-ils,  n'avait 
jamais  connu  le  bel  anlour,  bien  qu'elle  eût  préparé  là 
soupe  et  le  bœuf  à  vingt  générations  d'at-dents  rbnds- 
de-cuir. 


13fi  LES  creix-he-maisons 

I-micii  l'Ul  j)lus  dt>  succès  au  burcîuu  ;  il  in-  larda  pas 
à  y  être  surnommé  Havachol,  n^  qui  le  flatta  beau- 
coup. Il  réussit  à  se  faire  une  réputation  enviée  d'em- 
ployé très  indépendant,  chaud  do  la  tête,  mal  noté  et 
même  persécuté  à  cause  de  ses  opinions.  Il  adopta  un 
langage  désinvolte  et  des  allures  d'un  c>^li8me  élégant 
qui  lui  permirent  de  ne  plus  dissimuler  sous  un  banal 
gilet  ses  chemises  de  flanelle  riche  mauves  ou  roses. 
11  donna  la  liberté  à  ses  cheveux  et  laissa  pousser  toute 
sa  barbe  —  qui  était  fort  belle  et  qu'il  soigna. 

Sincère,  ignorant  et  verbeux,  il  prenait  souvent  des 
clans  d'apôtre. 

A  plusieurs  reprises,  pendant  des  congés,  il  tenta 
de  convertir  l'abbé  ;  l'effet  fut  nul.  Ce  jour  même, 
avant  le  départ  de  Lucien  pour  le  Pâtis,  les  deux 
frères  avaient  eu  une  discussion  en  déjeunant.  Lucien, 
qui  lisait  à  haute  voix  un  article  sur  le  socialisme  chré- 
liim,  s'était  soudain  arrêté  en  voyant  l'indifférence  d< 
son  frère,  uniquement  occupé  à  savoiu'cr  un  œuf 
mollet. 

—  Dis  donc  !  c'est  pour  toi  que  je  lis  ;  c'est  un  abbf 
(jui  signe  ces  lignes  ;  tu  pourrais  peut-être  écouter  ! 

—  Un  abbé  !  Que  dis-tu  là,  mon  pau\Te  Lucienfer? 
Mange  donc  ! 

Lucien  avait  jeté  le  journal  et  s'était  mis  à  éplucher 
une  tranche  de  melon  en  murmurant  : 

—  Non,  il  n'y  a  rien  à  faire  de  ce  côté-là  ;  l'auteur 
se  trompe:  rien  daiis  les  veines,  ces  prêtres,  rien  dans 
le  cœur  !  Pas  d'amour,  pas  de  charité,  pas  de  foi  même, 
pas  de  foi  1  N'est-ce  pas  que  tu  n'as  rien  là,  marchand 
d'hosties? 


LA    CRÈVE  !  137 

—  Tiens-toi  donc  tranquille  !  lu  vas  te  faire  mal. 
Ce  que  j'ai  là?  Hé,  hé!  j'ai  de  la  soupe  à  l'oignon  et 
un  œuf  frais. 

Alors  Lucien  s'était  levé  : 

—  Tu  es  une  brute  !  Au  revoir  ! 

Et  il  était  parti  dans  la  direction  du  Pâtis,  furieux 
contre  son  frère.  Il  avait  honte  de  trouver  chez  son 
aîné  cette  apathie  d'ecclésiastique  bedonnant.  Pas  de 
méchanceté,  certes,  chez  l'abbé,  mais  que  d'égoïsme 
inconscient  ! 

Peu  à  peu,  cependant,  Lucien  se  calma.  Il  coupa 
une  badine  de  noisetier  qu'il  se  mit  à  peler  en  mar- 
chant ;  il  mâcha  des  bouts  d'écorce  amère.  Il  venait 
des  champs  une  odeur  chaude  de  terre  remuée  ;  l'herbe 
de  l'accotement  était  verte  et  fine  :  des  feuilles  jaune 
tendre  pleuvaient  ;  le  soleil  faisait  papilloter  des 
micas  sur  le  petit  sentier  des  piétons  en  marge  de  la 
route. 

De  gros  sabots  avaient  laissé  des  traces  profondes 
de  clous  dans  la  poussière  ;  Lucien  considéra,  à  côté, 
la  trace  de  ses  fines  semelles  ;  il  s'amusa  à  timbrer 
le  sentier  d'un  talon  léger  quoique  précis. 

A  l'orée  d'un  pré  de  regain,  devant  une  barrière  à 
demi  effondrée  mais  armée  d'épines  noires,  il  y  avait 
un  carré  de  terre  piétinée.  Des  bêtes  s'étaient  ennuyées 
là  ;  elles  avaient  été  agitées  de  désirs  impossibles  de- 
vant cette  haie  perfide.  Quatre  énormes  bouses  sy- 
métriques,- nettes,  sans  bavures,  encore  fraîches  et 
luisantes,  semblables  avec  leurs  bords  hauts  et  leurs 
vagues  figées  à  de  gros  échaudés  brûlés,  cuisaient  dou- 
cement sous  le  soleil  blanc  de  cette  matinée  d'automne. 


138  LES    CnBUX-DE-MAISONS 

Lucien,  pensant  à  la  diillculté  des  occlusions  correcteB, 
admira  lc9  quatre  sceaux  ;  il  admlfa  aussi  ici  bêtes 
pour  cette  réussite  aisée.  Puis  il  se  mit  à  rire  tout 
bas  en  comparant  ce  carré  de  terre  si  parfaitement 
cacheté  à  une  enveloppe  familière  qui  l'avait  souvent 
intrigué,  tant  par  ses  quatre  inimitables  ronds  de  cire, 
que  par  le  nom  étrange  qu'une  main,  sans  doute 
volontairement  lourde,  étalait  au  dos:  Porfirio  (Poste 
Restante). 

Une  petite  soubrette  venait  deux  fois  pal*  semaine  au 
guichet  pour  retirer  une  lettre  semblable.  D'ailleurs, 
un  avait  vite  su  les  choses  au  bureau  ;  Porfirio  était 
une  bourgeoise  considérable  tourmentée  de  vices  in- 
croyables. Lucien  avait  triomphé  en  apprenant  ces 
turpitudes  compliquées  de  patricienne. 

En  vérité,  la  comparaison  s'imposait  entre  les  quatre 
inimitables  ronds  de  cire  et  les  quatre  disques  massifs, 
si  nets,  tombés  des  vaches.  Lucien  joua  sur  ces  der- 
niers mots,  puis  il  songea  qu'il  insultait  les  bêtes  et 
cracha  de  dégoût. 

En  sa  pensée,  il  hissa  l'Humble  sur  un  piédestal  d»' 
claires  vertus. 

Le  bruit  d'une  voitme  grossissait  derrière  lui  ;  il  bc 
retourna,  et  reconnaissant  le  fringant  attelage  de 
M.  Magiion,  le  propriétaire  du  Pâtis,  il  se  redressa  en 
fronçant  ses  noirs  sourcils  ;  ce  rentier-là  n'était  point 
son  homme  1 

M.  Magnon  habitait,  non  loin  du  bourg,  u«e  sorte  de 
Yilla  tarabiscotée  et  prétentieuse  ;doué  de  quinze  mille 
francs  de  revenu,  il  y  vivait  pourtant  chichementj  à  la 
manière  d'un  cloporte  dans  une  bonbonnière.  Lucien 


LA    CRÈVE  !  139 

avait  connu  les  deux  fils  au  collègej  où  leur  canererie 
jamais  égalée  avait  fini  par  toucher  les  professeurs. 
Revenus  au  pays,  leur  temps  d'études  terminé,  ils 
avaient  chassé  et  bu,  le  plus  souvent  seuls,  car  ils 
avaient  trop  de  champs  au  soleil  pour  trinquer  avec 
des  fils  de  fermiers.  Même  ils  ne  s'étaient  plus  sou- 
venus du  petit  Chauvin  qui  travaillait  pour  vivre  ; 
aussi  celui-ci  les  ârrangeait-il  de  belle  façon  chaque 
fois  qu'il  en  trouvait  l'occasion. 

En  les  reconnaissant  dans  cette  belle  voiture,  il 
songea  rapidement  : 

—  Saluerai-je?  Ils  vont  au  Pâtis,  sans  doute  ;  si  je 
suis  insolent,  cela  retombera  sur  mon  pauvre  oncle... 
d'autre  part,  ce  sont  de  simples  animaux. 

Mais  le  cheval,  venant  à  longues  foulées,  fut  sur 
Lucien  avant  qu'il  eût  rien  décidé.  Il  aperçut,  du  même 
coup  d'œil,  les  jambes  sèches  du  demi-sang,  le  cuivre 
des  harnais,  les  fusils,  les  chiens  et  trois  faces  pou- 
pines sur  des  corps  boudinés  dans  des  costumes  de 
chasse. 

L'aîné  des  fils,  qui  conduisait,  cria  : 

—  Tiens  !  Chauvin,  le  commis  ;  bonjour,  commis  ! 
Lucien  leva  machinalement  la  main  pour  rendre  le 

salut,  mais  au  même  instant,  l'autre  —  moitié  bra- 
vade cavalière,  moitié  désir  naïf  de  bruit  —  enveloppa 
le  cheval  d'un  large  coup  de  fouet.  La  lanière  de  cuii* 
sifTla  devant  Lucien  qui  eut  un  sursaut  de  bête  om- 
brageuse. Trois  rires  partirent  de  la  voiture,  pendant 
que  le  cheval  prenait  le  galop  et  que,  par  derrière,  le 
socialisme  du  commis  se  faisait  terriblement  agressif 
sous  l'appoint  de  l'amour-propre  blessé. 


l'iO  IKS     onKT  X-r)E-MAI80NS 

Lucien  continuQ  sa  route  nerveusement  ;  des  phrases 
grondèrent  en  lui.  Il  lui  était  arrivé,  en  rêve,  de  prê- 
cher ramour  à  dos  foules  attendries  ;  bien  des  fois,  il 
s'était  mis  ù  la  place  do  l'abhé,  son  frère  ;  il  s'était  vu 
dans  une  chaire  très  haute,  d'où  sa  parole  coulait 
douce  comme  le  miel,  et  c'était  la  bonne  anarchie,  le» 
mains  fraternelles,  la  bonté  d'un  âge  merveilleux  res- 
suscitée  à  la  voix  de  l'aède.  Mais,  cette  fois,  il  s'entendit 
crier  d'une  voix  vengeresse,  flageller  des  vampires, 
appeler  à  la  révolte  une  bande  de  Jacques  aux  yeux 
de  feu. 

—  Sus  aux  rapaces  !  Sus  !  Sus  !  les  Jacques. 
Brusquement,  ayant  posé  le  pied  à  faux  dans  une 

rigole,  il  eut  le  ventre  secoué  et  se  mordit  la  langue  ; 
réveillé,  il  jura  en  se  remettant  d'aplomb  : 

—  Bon  sang  1  que  je  suis  donc  bête  !  Idiot,  va  ! 
Puis  il  regarda  vite  autour  de  lui  :  personne  ne 

l'avait  vu.  Pourtant,  en  haut  de  la  montée,  il  aperçut 
justement  sa  cousine  Henriette  qui,  chargée  d'un  pa- 
nier de  pommes  de  terre,  sortait  d'un  champ. 
Il  l'appela,  la  rejoignit  et  l'embrassa. 

—  Alors,  fit-elle,  comme  ça,  tu  viens  chez  nous, 
Lucien? 

—  Oui,  mais  dis-moi,  les  Magnon  y  sont-ils  encore? 

—  Qui?  les  maîtres?  Ils  n'ont  point  musé;  ils  sont 
à  la  chasse  pour  toute  la  matinée. 

—  Puisqu'ils  sont  partis,  allons-y  !  Tu  comprends, 
cousine,  ce  sont  des  étourneaux  qui  ne  me  reviennent 
pas. 

—  Chut  !  fit  la  fille  ;  ils  doivent  chasser  par  là  ;  j'ai 
vu  les  chiens  tout  à  l'heure. 


LA    CRÈVE  !  141 


* 
*    * 


A  midi,  quand  les  hommes  revinrent  des  champs, 
Lucien  mangea  avec  eux.  Lucien  s'assit  entre  Séverin 
et  le  dernier  des  Chauvin,  Florentin,  un  jeune  de  vingt 
ans,  blond  et  court  avec  des  mains  énormes.  Il  se 
sentit  fier  de  les  tutoyer  tous,  et  surtout  d'être  tutoyé 
par  eux  ;  il  s'appliqua  à  oublier  ses  gestes  menus 
d'homme  bien  élevé  et  il  imita  leur  pose  simple.  L'heure 
du  repas  étant  aussi  leur  temps  de  repos,  ils  mangeaient 
lentement,  la  tête  basse,  accotés  solidement  des  deux 
coudes  ;  leur  main  droite  bougeait  à  peine  pour  remuer 
la  cuiller  de  fer  chargée  de  gros  copeaux  de  croûtes. 
Ils  parlaient  peu,  à  l'exception  de  Florentin,  qui  ra- 
contait une  histoire  de  régiment  marquée  par  son 
frère  sur  sa  dernière  lettre.  Les  deux  filles  mangeaient 
debout  près  de  la  cheminée. 

Elles  voulurent  mettre  des  assiettes  pour  le  fricot 
en  l'honneur  de  Lucien  ;  mais  il  se  fâcha,  fit  mine  de 
se  lever  de  table.  Il  n'était  pas  venu  là  pour  donner 
de  la  peine,  il  voulait  manger  comme  les  autres,  sans 
cérémonie.  Se  coupant  un  quignon  de  pain,  il  trempa 
la  première  bouchée  dans  le  plat  de  fressure  qu'Hen- 
riette venait  d'apporter. 

L'année  d'avant,  le  soldat,  prenant  un  congé  d'un 
mois,  avait  voulu  faire  prendre  aux  siens  l'habitude 
de  garder  les  assiettes  après  la  soupe  ;  le  père,  qui 
n'était  cependant  pas  pour  les  choses  nouvelles,  avait 
consenti  ;  mais,  à  l'usage,  on  s'était  aperçu  que  le 
fricot  se  tenait  moins  chaud,  et  surtout  lilail  plus  vite  ; 


143  I.KS    CRECX-DK    MAISONS 

on  ùtait  donc  revenu  à  l'ancienne  mode  :  on  m  ;i,u;'i'il 
au  même  plat  et  on  buvait  Peau  claire  au  môme  pot 
de  fer  émaillé,  sur  lequel  gambadaient  des  vaches 
bleues.  Pourtant,  ce  jour-là.  Chauvin  ayant  tiré  une 
pichetée  à  la  barpique,  les  filles  donnèrent  des  verres  ; 
car  on  respecte  le  vin  chez  les  gens  qui  n'en  boivent 
pas  journellement. 

Dans  la  pièce  la  plus  propre,  dans  la  chambre  aux 
fdles,  les  maîtros  mangeaient  aussi  ;  on  entendait  Icujs 
rires  et  le  bruit  dos  verres  ;  ils  avaient  apporté  do  la 
viande  froide  que  la  Chauvine  faisait  réchauffer  et  ser- 
vait. Les  chiens  ayant  fait  le  tour  dos  bâtiments  étaient 
venus  trouver  les  gens  de  la  maison  ;  un  épagneul  pé- 
nétra dans  la  laiterie  et  se  mit  à  laper  le  lait  d'une 
terrine.  Henriette  s'élança  : 

—  Sous  I  sous  I  chenaille  I 

Comme  la  bête  ne  s'éloignait  pas,  elle  dut  la  re- 
pousser doucement,  sans  frapper,  de  peur  d'un  aboie- 
ment qui  aurait  déplu  aux  maîtres. 

Quand  les  chasseurs  et  leurs  chiens  furent  partis, 
ce  fut  un  soulagement  ;  les  langues  se  délièrent.  Lucien 
craignait  de  compromettre  son  oncle  en  parlant  libre- 
ment devant  les  deux  valets  nouveaux  qu'il  ne  con- 
naissait guère  ;  mais  Florentin  fut  le  premier  à  se 
plaindre  des  Magnon  qui  avaient  fait  trois  grandis 
brèches  à  la  même  haie  dans  la  matinée. 

^-  Chaque  fois  qu'Us  viennent  chqz  nous,  dit-il, 
c'e|t  la  même  chose.  Il  faut  passer  une  demi-journée 
à  réparer  le  dommage,  et  quelle  récùmpense  avgns- 
nous?  Trois  cents  francs  d'augmentation  è  chaque 
bail. 


1,*^    CRÈVE  !  143 

II  les  montra  toujours  au  guet,  ne  ratant  aucune 
oecasion  de  rafler  l'argent  de  leurs  fermiers. 

-r-  Ce  n'est  pas  la  peine  de  nous  tuer,  dit-il,  puisque 
rien  ne  nous  reste  ;  si  l'on  fait  une  bonne  récolte,  si  en 
se  privant  de  sommeil,  de  nourriture  et  de  tout,  on 
arrive  à  mettre  quelques  sous  de  côté,  crac  I  ils  eur 
chérissent  les  terres;  ça  ne  manque  jamais.  Quand 
l'année  est  mauvaise,  il  n'est  pas  question  de  dimi- 
nuer, par  exemple,  ni  même  d'attendre.  Vous  rappelez- 
vous  comme  ils  ont  fait  vendre  les  meubles  de  Morine 
du  Moulin-Virette,  une  pauvre  veuve  qui  leur  devait 
bien  peut-être  cinq  cents  francs,  et  qui  était  allée  se 
jeter  à  genoux  devant  eux  pour  demander  une  autre 
année  de  crédit? 

Le  jeune  gars  eut  une  lueur  de  colère  dans  ses  yeux 
placides. 

—  On  les  connaît,  les  Magnon,  les  Duroc,  tous  ces 
gros  riches,  n'est-ce  pas,  Lucien? 

— •  Oui  donc  1  on  les  connaît,  les  Duroc,  les  Magnon, 
tous  les  autres  fainéants  :  de  la  vermine  attachée  à  la 
chair  des  pauvres  gens. 

Les  valets  se  mirent  à  rire,  mais  le  vieux,  prudent, 
hocha  la  tête,  à  demi  scandalisé. 

—  Faut  jamais  trop  parler,  mon  gara  ;  ça  peut 
porter  tort...  Les  choses  ont  été  faites  comme  elles 
sont,  ce  n'est  pas  nous  qui  les  changerons. 

—  Peut-être  1  Mais  je  dis  que  ces  gens-là  sont  ter- 
ribles, car  chacun  d'eux,  au  lieu  do  manger  comme  un  de 
ceux  qui  produisent,  mange  comme  dix,  comme  cent, 
comme  mille.  Ce  sont  des  coucous  qui,  pour  pondre  un 
œuf  clair,  saccagent  tous  les  nids  d'une  futaie. 


\^l^  II. s     i   ilKI    \-l)  KM  AISONS 

—  C'est  ça  !  dit  Séverin.  Tu  as  raison  tout  de  mémo. 

—  Bah  !  bah  1  fit  lo  vieux,  faut  être  juste  ;  &i  nous 
faisons  venir  le  froment,  eux  nous  donnent  les  terres. 
Que  ferions-nous  s'ils  ne  voulaient  pas  nous  les  affer- 
mer? Elles  sont  à  eux,  pourtant;  ils  sont  bien  librrs  ; 
s'ils  voulaient,  hein? 

Le  jeune  homme,  que  la  contradiction  comm»jui;uit 
à  animer,  reprit  : 

—  Voyons,  vous  n'y  pensez  pas,  mon  oncle  !  Sup- 
posez que  tous  ces  beaux  messiem's  qui  grugent  les 
paysans  disent  un  jour  :  «  Nous  ne  voulons  plus  affer- 
mer nos  terres  ;  nous  en  cultiverons  un  petit  carré  pour 
nous  ;  le  reste  servira  à  élever  des  sauterelles  et  des 
lézards  !  »  Supposez  cela,  vous  ne  voyez  pas  ce  qui 
arriverait?  Après  tout,  continua  Lucien,  la  voix  sou- 
dain grave,  cette  chance  serait  merveilleuse  ;  quel 
rêve  !  Ce  serait  le  grand  nettoyage  ;  le  souille  immense 
venu  des  champs  balayerait  les  graines  d'ivraie  ! 
N'est-ce  pas,  les  gars?  Nous  verrions  l'irrésistible  Jevée 
des  silencieux  et  des  sacrifiés  :  ce  serait  le  grand  effort 
des  bras  durs  tendus  pour  la  révolte  1 

Les  derniers  mots  passèrent  avec  une  allui'e  de 
mystère  dans  la  vieille  chambre  toute  pleine  de  paix 
résignée.  Les  gars  s'étaient  arrêtés  de  manger  ;  sans 
bien  comprendre,  Us  avaient  senti  le  frémissement 
passionné  de  la  voix,  et  ils  se  taisaient,  étonnés. 

Chauvin,  pourtant,  éleva  sa  voix  découragée  : 

—  (^ue  veux-tu  !  C'est  peut-être  vrai,  ce  que  tu  dis  ; 
moi,  je  ne  lis  point  dans  les  livres  où  ces  choses  sont 
marquées  ;  je  ne  sais  point  ;  c'est  du  cassement  de  tête 
pour  rien,  c'est  tout  ce  que  je  peux  dire. 


LA    CRÈVE  !  145 

—  Pour  rien?  Qui  seiit? 

A  son  tour,  Florentin,  qui  avait  fini  son  repas  et  qui 
se  carrait,  solide,  auprès  de  Lucien,  haussa  les  épaules 
et  dit,  sensé  comme  un  homme  d'âge  : 

—  Oh  !  oui,  pour  rien  !  Il  n'y  a  rien  à  faire,  mon 
pauvre  Lucien  ;  les  petits  sont  les  petits,  et  ça  n'a  pas 
l'air  de  changer.  Si  nous  quittions  le  Pâtis,  sais-tu 
combien  il  y  aurait  de  fous  pour  courir  chez  les  Ma- 
gnon  mettre  des  enchères?  Dix  ou  quinze  !  Oui,  quinze, 
peut-être  !  Gomment  veux-tu  que  les  fermes  dimi- 
nuent? Pour  s'en  tirer  aujourd'hui,  il  faut  s'en  aller 
au  diable,  dans  le  Bas-Pays,  dans  les  Charentes... 

II  avait  dit  ces  mots  en  manière  de  moquerie,  cai*  il 
n'y  croyait  guère,  le  gars,  aux  fables  qui  couraient 
sur  les  gens  quittant  le  Bocage.  Pourtant  chaque 
année,  ils  partaient  nombreux,  ces  misérables  qui  ne 
pouvaient  plus  vivre  au  pays  et  que  tentait  la  douceur 
des  plaines  lointaines  ;  sans  un  sou  yaillant,  ils  trou- 
vaient quand  même,  là-bas,  des  métairies  toutes  prêtes 
qui  attendaient  des  bras,  et  ceux  qui  se  mettaient 
bravement  à  remuer  la  terre  mince  des  anciens  vi- 
gnobles vivotaient.  Ils  attiraient  à  eux  des  cousins 
besogneux,  d'anciens  voisins,  des  valets  à  grande  fa- 
mille ;  à  chaque  Saint-Michel,  cinq  ou  six  creux-de- 
maisons  de  la  commune  vidaient  leur  misère  pullu- 
lante. Des  familles  se  réunissaient  pour  partir  ;  cela 
faisait  comme  de  petites  tribus  où  il  y  avait  bien 
quelques  têtes  hasai'deuses,  quelques  paresseux  aussi, 
mais  où  il  y  avait  surLout  des  vaillants,  heureux  d'avoir 
enlin  de  la  place  pour  travailler,  des  jeunes  plein;^ 
d'espoirs  fous  et  encore. des  grand'mères  qui  n'avaieiiL 

10 


146  LES    CREItX-DE-M  VISONS 

jamais  quitté  leur  paroisse,  de»  anciens  qui  ne  revien- 
draient pas.  Ceux-ci  laissaient  tout  leur  cœur  au  pays 
et  partaient  navrés. 

Et  l'on  disait  depuis  quelque  temps  que  cortain» 
de  ces  émigi'ants  avaient  prospéré  :  des  valets  ga- 
gnaient des  prix  étonnants,  d'anciens  va-nu-piode  rou- 
laient en  voiture. 

Des  contes,  tout  cela,  sans  doute.  Le  père  Chauvin 
ne  faisait  qu'en  rire.  En  entendant  parler  son  pars,  il 
secoua  la  tête  : 

—  Arrive  que  pourra,  je  reste  ici  ;  notre  pays  vaut 
les  autres. 

—  Sans  doute,  reprit  Lucien,  mais  vous  avez  tort 
de  vous  moquer  de  ceux  qui  sont  partis  ;  ils  vous  ont 
sauvé  la  vie,  car  il  y  avait  trop  de  bras  par  ici.  J'y  suis 
allé  l'an  dernier,  dans  les  Gharentes  ;  j'ai  vu  les  gens 
de  chez  nous  aux  foires  de  Saint-Jean,  d'Aulnay,  de 
Matha  ;  eh  bien  !  il  y  en  a  qui  ont  réussi.  On  raconte 
sans  doute  des  fables  là-dessus,  mais  il  est  tout  de 
même  sûr  qu'ils  n'ont  rien  perdu,  puisqu'ils  sont  partis 
presque  tous  sans  le  sou...  et  encore  une  fois  on  en 
voit  de  cossus  qui  marient  leurs  ûlles  aux  gars  de  là- 
bas.  Et  c'est  vrai  aussi  que,  dans  oes  pays,  on  tra- 
vaille moins  qu'ici  et  qu'on  boit  du  vin  dans  lus  mé- 
tairies. 

—  Ta  ta  ta  !  des  menteries... 

—  Mais  non  !  comprenez  bien  !  Là-bas,  ils  n'ont 
pas  de  gi-andes  familles,  on  dirait  qu'ils  ne  savent  plus 
faire  d'enfants... 

-—  Va  leur  montrer  le  truc.  Se  vérin  !  interrompit 
le  second  valet,  qui  n'avait  encore  rien  dit. 


LA    CRÈVE  !  147 

—  Pas  d'enfants  ;  quand  il  y  en  a  un,  il  est  curé, 
gendarme,  cantonnier,  que  sais-je  !  Pas  de  bras  pour 
la  terre  ;  alors  on  en  fait  venir  d'ailleurs  ;  c'est  simple  ! 
Dans  cinquante  ans,  il  n'y  aura  plus  que  des  Ven- 
déens en  Charente,  si  toutefois  les  Vendéens,  eux 
aussi,  ne  perdent  pas  le  truc,  comme  tu  dis,  Carijaud. 

Le  rire  de  toute  la  tablée  ne  flatta  pas  Lucien  :  il 
aimait  qu'on  appréciât  la  gravité  de  ses  paroles.  Il 
reprit,  sérieux  : 

—  Je  vous  disais  que  les  Charentais  travaillent 
moins  que  vous,  cela  se  comprend  :  manquant  de  bras, 
ils  ont  acheté  des  machines  ;  personne  ne  fauche,  per- 
sonne ne  se  sert  d'une  faucille  ;  la  moisson  est  deux  fois 
moins  fatigante.  Vous  y  viendrez  aussi,  d'aillem^s  ;  il 
y  a  déjà  quelques  faucheuses,  par  ici  ;  dans  dix  ans, 
tout  le  monde  s'en  servira. 

—  Penh  !  ça  fera  du  travail  propre  !  dit  Séverin  ; 
parlez-moi  d'un  bon  ferrement  et  d'une  faucille  bien 
emmanchée  1  qu'elles  restent  où  elles  sont,  leurs  ma- 
chines !  C'est  bon  pour  les  fainéants.  Il  ne  manque 
vraiment  que  cela  pour  que  les  valets  ne  trouvent  plus 
à  gagner  leur  vie  ! 

Lucien  considéra  cet  homme  maigre  dont  il  connais- 
sait la  vie  terrible  aux  Pelleteries,  avec  les  quatre 
petits,  le  cinquième  tout  proche  et  la  femme  au  lit  ;  et 
il  lui  sembla  personnifier  la  misère  silencieuse,  cet 
homme  en  habits  terreux  dont  le  pantalon  s'eiïilochait 
aux  chevilles. 

Il  répondit,  vibrant  cette  fois  d'une  émotion  sin- 
cère : 

—  Oui,  c'est  bien  cela  !  Vous  aussi,  humbles  des 


148  LES    CHEr  X-Df-M  AlSOÎfS 

chuiiips,  vous  v(iU8  dressez  devant  les  machines;  cela 
s^est  produit  vu  plus  grand  dans  les  villes  ;  vous  aussi 
vous  nvoz  pour  de  ces  nouveautés  qui  vous  soulage- 
raient cependant,  qui  finiront  bien  par  vous  soulager, 
malgré  vous  !  Et  pourtant  vous  avez  raison  en  appa- 
rence... Oui.  c'est  curieux...  La  sécheresse,  la  grêle,  la 
guerre,  la  peste,  toutes  les  calamités,  tous  les  désastres 
retombent  toujours  sur  les  petits,  et,  d'autre  part, 
chaque  progrès,  on  enrichissant  les  gros,  commence 
aussi  par  affamer  un  peu  plus  les  autres...  Et  vous  venez 
dire  tranquillement  :  «  Les  choses  sont  ainsi,  nous  ne  les 
changerons  pas  !  »  Ah  I  elles  sont  jolies,  les  choses,  vous 
ne  trouvez  pas,  mon  oncle?  Le  fermier  aplati  devant 
le  propriétaire,  le  Fermier  si  bien  rançonné  par  en  haut 
qu'il  est  incapable  de  payer  honnêtement  ses  domes- 
tiques... 

—  Ça  c'est  vrai,  dit  Chauvin  ;  je  ne  trouve  pas  que 
les  valets  gagnent  trop  ;  mais  je  ne  peux  pas  donner 
davantaGfe  aux  miens. 

—  Nf'îis  sommes  d'accord  ;  vous  ne  pouvez  pas. 
Eh  bien  !  c'est  honteux  I  J'ai  honte,  moi,  quand  on 
me  dit  ([u'im  homme  en  pleine  force  trime  de  quinze 
à  dix-sept  heures  par  jour  pour  gagner  la  soupe  et 
vingt  sous  !  Vingt  sous  pour  faire  vivre  cinq,  six,  dix 
enfants  !  Nous  parlions  des  Charentais,  tout  à  l'heure, 
mais  les  plus  pauvres  d'entre  eux  ne  sont  jamais  aussi 
malheureux  que  les  cherche-pain  d'ici  !  On  leur  vient 
en  aide,  on  ne  voit  point  leurs  enfants  mendier.  Chez 
nous,  on  ne  peut  pas  soulager  tout  le  monde,  il  y  a  trop 
de  misèro,  trt)p  d'enfants,  trop  de  maisons  creuses. 
Alors,  lo  pér(>  qii    a  une  demi-douzaine  de  petits  affa- 


LA     CRÈVE  !  149 

mes  à  nourrir,  travaille  plus  fort  ;  il  travaille  comme 
quatre,  et  il  gagne  vingt  sous  par  jour  1  Jamais  il  ne 
gagnera  davantage,  car  s'il  gagnait  plus  de  vingt 
sous,  M.  Duroc  et  M.  Magnon  et  M.  Lampin  ne  pour- 
raient pas  vivre...  Vingt  sous  !  Quelle  honte  I  et  quelle 
misère  pour  quelques-uns  !... 

Lucien  se  tut.  Les  autres  ayant  tous  fini  de  manger 
le  regardaient,  remués  par  ces  pai'oles  qui  n'avaient 
jamais  été  dites  autour  de  la  table  épaisse  où  s'étaient 
accoudés,  depuis  des  années,  tous  les  laboureurs  du 
Pâtis.  Séverin  songeait  à  Delphine  qui,  depuis  huit 
jours,  ne  pouvait  plus  guère  bouger,  à  Delphine,  brisée 
de  corps  et  d'âme,  au  cinquième  malheureux  qui  allait 
naître,  à  Louise,  au  bissac  de  toile.  Quelque  chose,  à 
la  gorge,  le  serrait  à  l'étrangler.  Trop  fier  pour  se 
plaindre,  il  aurait  cependant  voulu  parler,  crier  sa 
colère  pour  se  soulager  un  peu. 

Alors,  se  souvenant  de  son  langage  de  soldat  devant 
ce  monsieur  qui  parlait  si  couramment  à  la  mode,  ne 
li'ouvant  pas  d'ailleurs  dans  la  langue  paisible  des 
villages  les  mots  durs  de  révolte  et  de  violence,  il  dit, 
soudain  redressé,  rouge  de  sa  hardiesse,  il  dit  comme 
autrefois  dans  la  garnison  lointaine,  quand  il  appor- 
tait les  gamelles  au  corps  de  garde  : 

—  La  crève  !  C'est  la  crève  !  n.  de  D...  1 

Mais  ce  n'était  plus  le  beau  clairon  aux  joues  pleines 
et  à  la  poitrine  sonore,  criant  pour  dominer  le  boucan 
de  joyeux  sans-souci. 

Dès  que  s'éteignit  la  voix  âpre,  il  y  eut  un  silence 
respectueux. 

Florentin  maniait  son  couteau,  la  Lètc  basse  ;  Lu- 


150  I.ES    CREUX-DE-MAISONS 

cien  regardait  la  cheminée  où  un  Christ  noir  se  tordajL, 
pitoyable,  entre  deux  chandeliers  de  cuivre  et  deux 
pile»  images  de  saintes  ;  la  vieille  Chauvine,  les  yeux 
brillants,  se  tourna  vers  la  fenôtre. 

Séverin  s'étant  levé,  les  deux  autres  valets  iraitérent 
leur  va-devant.  Et  à  nouveau,  comme  ils  poussaient 
leur  tabouret  sous  la  table,  le  crucifix  de  bois  et  les 
jolies  saintes,  les  rameaux  do  buis  cL  les  portraits 
effacés,  les  meubles  usés,  les  pierres  flétries,  toutes  les 
choses  paisibles  qui  avaient  vieilli  là,  dans  la  quié- 
tude égale  des  jours  de  labeur,  s'effarouchèrent  du 
même  blasphème  et  des  mêmes  mots  étrangers  : 

—  La  crève  !  n.  de  D...  1  La  crève,  alors  ! 


CHAPITRE  VI 

BAVEILLE 

Delphine  accoucha  au  commencement  d'octobre 
d'une  fille  qui  reçut  le  nom  de  Marthe.  Bien  qu'elle  eût 
été  malade  pendant  les  derniers  mois  de  la  grossesse, 
la  mère  se  releva  vite  et  heureusement,  le  lait  liii  vint. 
Encore  une  fois  on  pourrait  passer  l'hiver  sans  envoyer 
les  enfants  mendier  ;  Louise,  qui  avait  six  ans  et  demi, 
alla  donc  à  l'école. 

Pourtant,  il  fallut  acheter  du  bois  à  crédit  ;  Séverin 
s'adressa  à  son  patron,  qui  lui  procura  deux  bonnes 
cordes  de  châtaignier  ;  on  s'arrangerait  pour  le  prix 
à  la  Toussaint  de  l'année  suivante. 

Vers  la  fin  de  l'année,  Georgette  tomba  malade  ; 
im  matin,  sa  mère  la  trouva  toute  pâle  et  toussant 
d'une  toux  sèche  qui  la  faisait  crier  ;  le  lendemain, 
elle  eut  une  forte  fièvre,  Delphine,  effrayée,  arrêta  le 
médecin  au  passage  et  le  fit  entrer.  La  petite  avait  une 
bronchite  ;  elle  n'était  pas  en  danger,  mais  une  fois  la 
fièvre  tombée,  il  faudrait  beaucoup  de  soins,  des  vête- 
ments chauds,  une  nourriture  fortifiante,  de  la  viande, 
des  œufs,  du  lait,  du  chocolat.  Les  soins  furent  donnés, 
les  vêtements  confectionnés  tant  bien  que  mal  avec 
de  vieux  tricots  dont  les  parents  su  privèrent,  mais  la 


152  I  ES    CRKlTX-n  K-MAISONS 

vjaii(i(\  les  œufs,  le  rhocolat  !...  Ia'H  Ch;juvin  et  les 
Pitaud  envoyèrent  bien  quelques  litres  de  lait,  mais 
cela  n'alla  pas  loin.  La  petite  continua  à  tousser  ;  elle, 
naguère  si  rose  et  si  joufflue,  devint  maigre  avec  de 
petites  veines  bleues  courant  sous  sa  peau  trop  fine. 

Un  matin,  la  fièvre  reprit  encore,  et  Delphine  dut 
recoucher  l'enfant.  On  était  en  mars  ;  c'était  une 
journée  froide  et  assombrie  de  brume.  Scverin,  dès 
l'aube,  avait  rejoint  à  Coutigny  les  conscrits  de  l'année 
qui  l'avaient  choisi  pour  les  conduire  au  tirage.  Il  ne 
reviendrait  sans  doute  que  fort  tard. 

Delphine  s'inquiétait  à  cause  de  la  petite.  Elle  lui 
fit  une  tasse  de  tilleul,  et  l'enfant  s'endormit  d'un 
sommeil  agité.  Comme  Marthe  criait,  Delphine  profita 
de  cette  minute  de  répit  pour  la  changer  de  langes  et 
la  faire  téter. 

A  ce  moment,  un  pas  lourd  s'arrêta  devant  la  porte, 
puis  un  homme  entra.  C'était  l'épicier  Baveille,  qu'on 
appelait  encore  Béguassard,  parce  qu'il  bégayait  un 
peu,  dans  la  discussion  surtout.  Baveille  était  un  gros 
homme  de  cinquante-cinq  ans  à  la  babine  pendante 
et  aux  yeux  noirs  cachés  sous  d'épais  sourcils.  Il  «  fai- 
sait »  les  villages  avec  sa  voiture  cahotante  et  son  cheval 
maigre.  En  môme  temps  qu'il  vendait  du  sucre  et  de 
la  chandelle,  il  «  chinait  »  les  œufs,  la  guenille,  la  fer- 
raille, les  peaux  de  lapin.  Il  était  d'une  avarice  sor- 
dide ;  on  le  disait  riche. 

Delphine  le  vit  entrer  avec  inquiétude,  car  elle  lui 
devait"  une  douzaine  de  francs  ;  depuis  quelques  se- 
maines, il  ne  voulait  plus  rien  donner  à  crédit. 

—  Cela  va  être  encore  des  menaces,  pensa-t-elle. 


BAVEILLE  153 

Pourtant,  elle  se  rassura  ;  Baveille  avait  l'air  gai. 

—  Hé  !  hé  !  la  belle  I  fit-il,  on  garde  la  maison  pen- 
dant que  le  mari  s'amuse  comme  un  jeune  gars.  J'ai 
vu  les  conscrits  comme  ils  partaient  ;  ils  ne  se  font  pas 
de  bile,  je  t'en  réponds  1  Ça  sera  beau,  ce  soir. 

—  Si  vous  croyez  que  c'est  pour  son  agrément  que 
Séverin  promène  ces  drôles,  vous  vous  trompez,  Ba- 
veille. Seulement,  cela  lui  fait  une  bonne  journée,  bien 
qu'il  prenne  moins  cher  que  les  autres  clairons  du 
pays. 

—  Entendu  1  Moi  aussi,  je  voudrais  faire  une  bonne 
journée.  Dis  donc,  cet  héritage  est-il  venu?  Allons, 
paye-moi  tout  de  suite,  et  je  te  laisserai  d'autres  mar- 
chandises. Dépêche-toi,  je  suis  pressé,  ce  matin. 

En  disant  ces  mots,  il  s'assit  pourtant. 
Delphine  répondit  tristement  en  refermant  son  cor- 
sage, car  la  petite  dormait  : 

—  Vous  savez  bien  que  je  ne  peux  pa'",  Baveille  ; 
vous  ne  perdrez  rien,  soyez  tranquille.  Tenez,  la 
semaine  prochaine,  je  vous  donnerai  ce  que  Séverin 
rapportera  ce  soir. 

L'épicier,  secouant  la  tête  d'un  air  incrédule,  elle 
poursuivit,    suppliant    presque    : 

—  Mais,  SI  1  vous  pouvez  me  croire  ;  vous  ne  per- 
drez rien,  encore  une  fois...  Vous  devriez  tout  de  môme 
me  laisser  quelque  chose  en  passant  ;  ma  pelite  Geor- 
gctte  est  encore  malade  ;  il  lui  faut  do  la  bonne  nour- 
riture, et  je  ne  p  eux  pas  lui  en  donner  ;  on  est  malheu- 
reux, allez  ! 

—  J  a  ta  ta!  je  Siiis  habitué  à  ces  histoires.  Je 
serai  payé  à   Noël  si  le  coucou  chante...  A  moins, 


154  LES    CREtJX-DE-MAISONS 

continua-L-iJ  avec  un  nre  sourd,  à  moins  que  jp  ne 
me  contente  d'une  autre  monnaie...  d'une  monnaie 
dont  on  n'est  pas  chiche  quand  on  est  belle  et  dé- 
gourdie... 

—  Taisez-vous,  Bavcilic,  répondit  Delphine,  trop 
malheureuse  pour  se  fâcher,  vous  avez  bien  de  la 
chance,  vous,  d'avoir  toujours  le  cœur  à  rire  1 

L'enfant  était  tout  à  fait  endormie,  elle  se  leva 
pour  la  coucher  dans  son  berceau  qui  était  près  du 
lit  de  Georgette.  Comme  elle  chantonnait  en  la  bor- 
dant, elle  sentit  l'homme  derrière  elle  ;  il  s'était  ap- 
proché doucement  et  regardait  la  petite  malade. 

—  C'est  vrai  que  ce  n'est  pas  bien  gros,  ça  pauvre  ! 
petite  mine,  ma  foi  I  II  ne  faudrait  pas  un  grand  coup... 

Il  y  eut  un  silence  ;  Delphine  s'était  arrêtée  de 
chanter.  Tout  à  coup  elle  fut  serrée  près  du  berceau  : 
Baveille,  penché  sur  son  épaule,  murmurait  : 

—  II  y  aurait  un  moyen  si  tu  étais  sage...  hé  !  hv  1 
dis  donc...  on  pourrait  s'arranger. 

Prestement,  elle  s'esquiva,  point  trop  fâchée  encore, 
croyant  à  une  plaisanterie  de  lourdaud. 

—  Tâchez  de  i-ester  tranqulile,  vieux  malhon- 
nête ! 

Alors,  lui,  tirant  de  dessous  sa  blouse  une  tablette: 
de  chocolat,  un  petit  sac  de  café  et  du  sucre,  posa  le 
tout  sur  la  table  I 

—  Titns,  la...  belle  I  tît-il...  quand  on  est  jo...  jo... 
lie,  on  s'arrange  ;  et  il  y  en  aura  d'au...  d'au...  d'autres... 
Je  ne  suis  p...  p...  pas  méchant,  moi,  j'ai  pitié  d... 
d...  des  pauvres  gens  qui  ont  d...  d...  d...  dt^s  drôles 
malades. 


BAVEILLE  155 

Rouge,  la  bouche  tordue  de  bégaiements,  il  s'avança 
les  mains  écartées,  mais  Delphine,  soudain  révoltée, 
se  dressa,  frémissante  : 

—  Ah  1  c'est  pour  ça  !  Parce  qu'on  est  malheureuse, 
vous  croyez  que  ça  peut  réussir  !  Eh  bien,  venez-y, 
sale  vieux  ! 

Et  comme  une  main  velue  l'agrippait  à  la  taille, 
elle  frappa  de  toutes  ses  forces,  égratignant,  visant 
les  yeux.  Baveille  recula  ricanant. 

—  Oh  !  oh  !  la  m...  m...  méchante  ! 

—  Allez-vous-en,  sale  vieux  !  sale  vieux  ! 

—  T...  t...  tu  vois  ce  que  t...  t...  tu  perds  !  fit-il 
en  montrant  son  chocolat  et  son  café,  ta  petite  en  a 
be...  be...  soin  pourtant  ! 

—  Je   m'en    moque  ;  allez-vous-en,  vieille   saleté  ! 

—  C'est  bon  ;  alors,  d...  d...  de  l'argent,  tout  de 
suite. 

Il  ajouta  tout  bas,  menaçant,  la  bouche  baveuse  : 

—  Tu  y  p...  p...  passeras  ou  je  fais  t...  t..,  tout 
vendre,  ma  petite  ga...  ga... 

Il  n'eut  pas  le  temps  d'achever  :  elle  se  précipita 
sur  la  table,  rafla  la  marchandise  et  des  deux  mains, 
à  toute  volée,  elle  lui  envoya  le  paquet  sur  la  figure. 
La  tablette  do  chocolat  se  brisa  avec  un  bruit  mat  ; 
des  morceaux  de  sucre  crevèrent  le  papier. 

Blanche  comme  une  morte,  les  yeux  fous,  elle  poussa 
l'homme  vers  la  porte  ;  puis  se  retournant  brusque- 
ment, elle  rassembla  d'un  coup  de  balai,  sucre  et  cho- 
colat et,  d'un  autre  coup  sec,  au  seuil,  fit  tout  sauter 
sur  le  chemin,  dans  la  boue. 

—  Va-t'en,   sale    vieux,  et  remporte   tes   drogues. 


156  I,ES     <    HKI    \  -  |)  K- M  \ISCIM9 

L  «;picif  r,  ayant  viviinciit  ramassé  sa  mjirchaiidisc 
souillée,  fila.  Alors  Delphine,  B'agnnouillant  sur  une 
chaise  près  du  lit,  saisit  les  mains  de  Georgctto  et 
elle  pleura  tant  sur  les  pauvres  menottes  brûlantes  que 
l'enfant  se  réveilla. 


Séverin  ne  rentra  qu'après  la  nuit  tombée.  Il  avait 
hésité  avant  d'aller  conduire  les  conscrits  :  il  se  trou- 
vait un  peu  vieux  déjà  pour  être  au  milieu  de  cette 
jeunesse  et  puis  il  ne  se  rappelait  plus  bien  les  son- 
neries. Pourtant,  comme  l'occasion  de  gagner  dix 
francs  ne  se  présente  pas  souvent  pour  un  vaJet  de 
ferme,  il  s'était  décidé. 

La  journée  fut  fatigante,  pleine  de  cris,  de  chan- 
sons, de  ululements.  Séverin  joua  consciencieuse- 
ment en  passant  dans  les  villages  ;  les  conscrits, 
reconnaissants,  payèrent  à  boire  au  chef-lieu  de  canton. 
Après  le  tirage,  ils  se  battirent  un  peu  avec  leurs 
camarades  d'une  commune  voisine  ;  Séverin,  cependant, 
finit  par  les  rassembler  tous  et  les  ramener.  Le  soir, 
sur  la  place  du  bourg,  ils  firent  grand  tapage,  s'arrc- 
tant  de  chanter  pour  boire  et  de  boire  pour  chanter  ; 
enfin,  à  la  nuit,  ils  entrèrent  à  l'auberge  pour  achever 
de  se  soûler. 

Séverin  ayant  parlé  de  partir  à  ce  moment-là, 
ils  exigèrent  qu'il  restât  jusqu'à  la  fin.  Lui,  d'ailleurs, 
voyant  qu'il  ne  comptait  pas  pour  le  paiement  des 
écots,  ne  se  fit  pas  trop  prier.  Il  s'installa  résolument 
à  boire,  mais  comme  il  n'était  plus  habitué  au  vin,  il 
se  trouva  gris  un  des  premiers. 


BAVEII.LE  157 

Il  commença  à  sonner  sans  y  être  invité  ;  sa  son- 
nerie, hésitante  d'abord,  devint  plus  nette  ;  il  retrouva 
son  ancienne  manière,  et  le  geste  aussi,  le  brusque 
décollement  de  l'embouchure,  le  lancé  énergique  de 
l'avant-bras.  Il  engagea  vivement  les  conscrits  à 
entrer  dans  la  clique,  une  fois  qu'ils  seraient  là-bas, 
mais  dans  la  vraie  clique,  celle  des  clairons  —  dans  la 
clique  des  tambours,  on  n'arrivait  à  rien,  témoin 
Micot,  un  petit  Breton  qui  avait  été  trois  ans  élève 
tapin.  Il  leur  parla  aussi  du  grand  tambour-major  ; 
il  conta  des  tours,  des  histoires  étonnantes  que  les 
conscrits  firent  d'abord  semblant  de  comprendre, 
puis  qu'ils  n'écoutèrent  plus.  Alors  Séverin  en  retint 
deux  dans  un  coin  de  l'auberge  et  leur  enseigna  le 
gai'de-à-vous  et  les  premiers  principes  comme  au 
temps  où,  clairon  en  pied,  il  remplaçait  le  caporal 
à  l'instruction.  Enfin,  malgré  l'aubergiste,  il  sonna 
sans  interruption  ;  vingt  fois  le  couvre-feu  mourut 
dans  la  petite  salle  :  les  vitres  tremblaient  sous  la  gi-êle 
des  notes  précipitées. 

Quand,  vers  dix  heures,  il  eut  quitté  l'auberge, 
il  sonna  encore  pour  son  plaisir  ;  seul  sur  la  route 
il  lança  des  airs  incohérents  qui  se  perdirent  dans  la 
nuit  froide.  Un  vent  aigre  accourait^  du  nord-ouest 
entre  les  têtards  ébranchés  ;  il  tomba  une  averse  de 
neige  mal  fondue  ;  cela  calma  un  peu  Séverin.  Cepen- 
dant, il  n'était  pas  encore  solide  en  arrivant  aux 
Pelleteries.  Delphine  qui  vint  lui  ouvrir,  en  chemise, 
l'aperçut  ruisseiaiit  et  titubant  ;  elle  se  dépêcha  de 
prendre  un  jupon  et  d'uUuinor  la  chandullc. 

-C'est    ça!    lit-il,    allume    un    pou,    qu'on    vniol 


If)^  I.KS    nRElîX-DE   M  MSONS 

Elle  l'interrompit. 

—  Tais-loi,  leê  enfants  dorment,  pas  de  bruit  ! 
Puis  elle  ajouta  en  lo  regardant  : 

—  Eh  bien,  tu  C6  joli  ! 

—  Ça  ne  m'a  rien  coûté,  cria-t-il,  pas  un  sou  !  la 
clique  boit  k  l'œil,  toujours!  Et  je  leur  ai  poussé  la 
dix-septième...  comme  ça,  tiens,  écoute... 

Ello  se  précipita  et  lui  enleva  lo  rlairon. 

—  Veux-tu  te  taire?  tu  es  fou!  rour-hc-toi  vifo... 
Gcorgette  a  été  malade,  tu  sais  ! 

—  Hein  !    Goorgette  !    Elle   est   guérie,  Georgette  ! 
— ■  Non  ;  elle  a  eu  la  fièvre  encore  aujourd'hui  ;  elle 

va  mieux  ce  soir,  elle  dort  ;  couche-toi  sans  faire  de 
bruit. 

Elle  lui  enleva  son  chapeau,  sa  cravate  et  débou- 
tonna sa  blouse  ;  il  la  laissait  faire,  docile. 

—  Prends  garde,  fit-elJe,  en  le  poussant  au  lit, 
Louise  est  avec  nous  ce  soir  ;  elle  aurait  gêné  Geor- 
gette dans  l'autre  lit.  Passe  au  fond  si  tu  peux  ; 
moi  je  coucherai  de  ce  côté,  ça  sera  plus  commode  si 
je  dois  me  lever  pour  la  petite. 

Il  se  mit  à  rire. 

—  Ah  I  mais  non  I  mai»  non  par  exemple  1  ce  n'est 
pas  ça. 

Et  doucement,,  avec  des  précautions  exagérées 
d'ivrogne,  il  entreprît  de  pousser  Louise  vers  la 
ruelle. 

Delphine  cependant  grondait  en  rangeant  les  bardes 
mouillées. 

—  Où  est-il  passé,  mon  Dieu  !  où  est-il  passé  pour 
s'être  crotté  ainsi  !  Comme  si  on  n'avait  pas  assez  de 


BA.VEILLE  159 

tourment  !  Oui,  tu  as  du  cœur,  tu  sais,  de  t'amuser 
quand  les  autres  sont  dans  la  tristesse  et  les  embê- 
tements de  toutes  sortes. 

Elle  parlait  tout  bas  pour  ne  pas  réveiller  les  enfants 
et  aussi  par  lassitude,  cai*  sa  colère  de  la  matinée 
l'avait  brisée.  Elle  leva  la  tête  et  vit  Séverin  qui 
l'attendait.  Il  avait  une  mine  si  repentante,  si  piteuse, 
qu'elle  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  Malgré  tout, 
elle  ne  lui  en  voulait  guère  ;  n'avait-il  pas  eu  raison 
de  boire?  Il  avait  été  heureux  pendant  une  heure  ou 
deux  ;  il  l'était  encore,  il  oubliait  tout  ;  peut-être 
revivait-il  une  minute  folle  de  leur  temps  d'amour... 

Charitable,  elle  se  tut  ;  elle  se  déshabilla  ;  puis, 
sans  répugnance  malgré  l'odeur  du  vin,  elle  se  coula 
au  lit  et  s'abandonna,  heureuse  au  fond  de  cette  ten- 
dresse jamais  démentie  qui  la  vengeait  de  sa  misère. 

Dans  la  ruelle,  sans  qu'ils  y  eussent  pris  garde, 
Louise  s'était  réveillée  ;  elle  crut  peut-être  qu'ils 
se  battaient...  Quand,  deux  heures  plus  tard,  Delphine 
alluma  la  chandelle  pour  aller  voir  Georgette  qui  tous- 
sait, elle  aperçut  son  aînée  collée  à  la  muraille,  recro- 
quevillée et  tremblante  avec  des  yeux  hagards. 


CHAPITRE    VII 


LA    CHEVRE 


Cette  année-là  fut  encore  très  dure  pour  Delphint^ 
Pâtureau.  Elle  devait  un  peu  partout  et  le  gage  d<' 
Séverin  avait  été  entamé  dès  l'entrée  de  l'hiver. 
Elle  ne  pouvait  d'ailleurs  pas  travailler  poui-  les  autres 
avec  une  petite  au  maillot,  une  autre  souffrante  et 
deux  garçons  de  quatre  ans,  fort  espiègles. 

Cependant,  à  Pâques,  les  bessons  commencèrent 
à  suivre  Louise  à  l'école  et  leur  mère  fut  un  peu  sou- 
lagée. Comme  le  bourg  était  à  une  bonne  demi-lieue, 
les  trois  enfants  emportaient  leur  pain  et  leur  fricot 
pour  le  repas  de  midi.  Delphine  mettait  dans  leur 
panier  tout  ce  qu'il  y  avait  chez  elle  d'à  peu  prés 
mangeable  ;  elle  trouvait  moyen  parfois  de  leur  donner 
des  œufs,  un  œuf  et  demi  plutôt,  les  bessons  devant 
partager  celui  qui  était  entier.  Mais  aux  jours  de 
disette,  ce  lui  était  une  grande  peine  de  songer  que 
les  petits  déjeuneraient  d'un  quartier  de  pomme  ou 
d'une  figue. 

Louise,  qui  s'acquittait  gentiment  des  commissions 
pour  les  gens  du  bourg,  attrapait  de  temps  en  temps 
un  morceau  de  sucre.  Celait  fête  alors  pour  elle,  et 
ses  camarades  étaient  jalouses  ;  car  sous  les  préaux 


LA    CHÈVRE  161 

des  écoles,  ils  n'étaient  point  rares,  les  petits  des 
creux-de-maisons,  les  enfants  pouilleux  et  crasseux 
aux  caboches  dures,  roussies  de  soleil.  Et  ces  petits 
pauvres  avaient  des  paniers  peu  garnis  :  un  morceau 
de  pain  bis,  quelques  châtaignes,  des  noix,  une  crotte 
de  fromage...  D'être  mis  au  pain  sec  cela  les  faisait 
bien  rire.  Ils  étaient  mal  vêtus  aussi.  Ils  emportaient, 
pour  la  forme,  une  vieille  paire  de  sabots  de  bois, 
car  l'inspecteur  à  chacun  de  ses  passages  faisait  des 
remontrances  à  ceux  qui  étaient  pieds  nus.  Mais  au 
village,  dans  la  cour,  sur  les  chemins,  les  chaussures 
incommodes  étaient  abandonnées.  Parfois,  ils  se 
ferraient  en  courant  mais  cela  ne  les  retardait  guère  ; 
il  n'y  avait  de  mauvais  que  les  vieux  clous  à  pointe 
recourbée  qui  abondaient  dans  la  cour  de  l'école  ; 
pour  ceux-là,  il  fallait  agrandir  le  trou  avec  un  couteau 
et  le  sang  venait  beaucoup. 

Louise  et  ses  frères  allaient  pieds  nus,  comme  les 
plus  malheureux  ;  au  village,  Georgette,  dès  qu'elle 
fut  guérie,  trotta  aussi  sans  semelles  ni  cordons  ;  enfin 
Delphine  elle-même  commença,  cette  année-là,  à  ne 
plus  porter  do  bas  durant  la  belle  saison  ;  elle  n'en 
avait  pas  beaucoup  de  convenables  et  le  coton  lui 
manquait  pour  les  raccommoder  ;  comme  elle  avait 
les  pieds  tendres,  ses  sabots  la  blessèrent  d'abord, 
mais  elle  s'y  fit  et  chez  les  Pâtm-eau  il  n'y  eut  plus 
que  la  petite  Marthe  qui  n'allât  pas  pieds  nus. 

Vers  la  fin  de  l'été,  les  choses  s'améliorèrent  un 
peu;  Delphine  put  travailler  chez  elle  à  de  menus 
ouvrages  ;  elle  tricota  et  ûlu  ;  puis  elle  alla  eu  journée 
dès    que    Marthe    eut    commencé    à    marchcu'    seuii». 

il 


162  I.KS     (RKIîX    HK-MAISCNS 

Louise,  pendant  ce  temps-là,  mfinquait  la  classe  pour 
garder  sa   petite  sœur. 

Elle  manquait  encore  la  classe  pour  une  autre  raison. 
Il  y  avait,  de  temps  en  temps,  à  Cuuligny,  des  donnée» 
de  pain  ;  Louise  allait  à  ces  données.  Souvent  aussi 
elle  allait  faire  une  ptAite  tourntîe  dans  U-s  fermes 
voisines  ;  elle  ne  mendiait  pas  encore  tout  à  fait,  elle 
avait  ses  maisons  choisies.  Les  Chauvin,  les  Pitaud, 
les  autres  des  Grandes-Pelleteries  la  voyaient  arriver 
les  jours  de  grande  cuisine  ;  ils  lui  donnaient  des 
couennes,  un  bout  d'oreille  de  cochon,  une  patte, 
un  petit  pot  de  fressure  ou  même  une  tranche  de  lard 
frais.  Quelquefois,  le  lendemain  des  batteries,  ell«' 
rapportait  des  restes  bien  gras,  des  haricots  noirs  de 
beurre,  des  moules  à  la  sauce,  des  demi-assiettées 
de  millet  au  lait.  Ces  jours-la  toute  la  famille  vivait 
dans  l'abondance  :  on  ne  ménageait  pas  le  fricot, 
ces  bonnes  choses  ne  se  conservant  pas.  Puis,  on  reve- 
nait aux  haricots  sans  beurre  et  aux  bouillies  sans 
lait. 

Les  enfants  avaient  un  peu  glané  au  temps  des 
moissons  ;  en  automne  ils  coururent  les  champs  pour 
trouver,  dans  les  haies,  des  châtaignes  oubliées.  Les 
deux  petites  allaient  ensemble  et  le  plus  souvent 
revenaient  les  poches  à  peu  près  vides  ;  les  bessons, 
au  contraire,  ne  se  dérangeaient  jamais  pour  rien  ; 
ils  rentraient  joyeux  et  lourds,  à  cause  des  goussets 
trop  pleins  raidissant  leurs  petites  jambes  ;  fiers  de 
leur  chance,  ils  se  moquaient  de  Louise  et  de  Geor- 
gette  en  jetant  sur  la  table  les  châtaignes  luisantes, 
les  belles  égreneiles  noires  à  cul  blanc. 


LA    CHÈVRE  163 

Or,  un  dimanche  matin,  un  fermier  du  Haut-Vil- 
lage se  plaignit  en  passant  de  ce  qu'on  eût  pillé  les 
basses  branches  d'un  marronnier  tardif  qui  n'avait  pas 
encore  été  gaulé  ;  à  son  idéo,  les  coupables  étaient  les 
drôles  des  Pelleteries  :  deux  Maufrct  sans  doute  et 
les  Pâtureau. 

Séverin  appela  les  petits  et  les  interrogea  ;  ils 
nièrent.  Le  fermier,  qui  d'ailleurs  n'attachait  aucune 
importance  à  l'affaire,  avoua  qu'il  avait  pu  se  tromper. 
Mais  Séverin  n'aimait  pas  ces  contes  ;  bien  que  le 
crime  ne  fût  pas  absolument  prouvé,  les  deux  enfants 
reçurent  une  énergique  correction.  Quand  ils  eurent 
cessé  de  crier,  leur  père  les  emmena  à  un  détour 
du  Chemin- Roux  où  poussait  une  grosse  touffe  de 
genêt.  Là,  il  leur  fiL  couper  à  chacun  un  maître  scion 
qu'il  essaya  sur  leurs  mollets  et  qu'il  emporta  ensuite 
à  la  maison.  Puis,  quand  les  deux  branches  de  genêt 
furent  placées  sur  la  cheminée,  l'une  à  droite  du  clairon, 
l'autre  à  gauche,  Séverin  les  montra  à  ses  quatre  aînés. 

— ■  Les  drôles  !  vous  voyez  ces  scions  verts  :  si  je 
les  descends,  ce  sera  une  pitié.  Quand  j'étais  petit, 
j'ai  été  malheureux  comme  les  pierres  et  votre  tante 
Victorine  aussi.  Mais  nous  n'avons  jamais  pris  un  épi 
dans  une  gerbe  ni  une  égrenelle  devant  les  ramas- 
seurs.  Eh  bien  I  mes  drôles  ne  le  feront  pas  non  plus  I 
Remarquez  ce  que  je  vous  dis  :  si  j'apprends  une  autre 
fois  que  vous  avez  fait  tort  à  quelqu'un  d'une  poire, 
d'une  prune,  d'une  épingle,  d'un  grain  de  froment, 
je  prends  ces  scions  et  je  vous  pèle  les  fesses  1 

Les  bessons  étouffèrent  leurs  sanglots,  car  le  père 
parlait  d'une  voix  très  dure.  Il  était  bon  pour  eux. 


16''l  I  ES     rHEi;X-DF-MAISONS 

Jamais  il  ne  les  avait  battus  avant  ce  jour  ;  mai»  il 
parlait  d'une  voix  très  dure  parce  qu'il  n'avait  point 
failli  et  parce  qu'il  savait  rhonnêteté  difficile  aux 
pauvres. 

A  partir  de  ce  dimanche,  les  enfants  ne  rapportèrent 
plus  guère  de  châtaignes;  la  saison,  d'ailleurs,  en 
passa  vite  ;  on  fut  bientôt  en  plein  hiver  et  la  grande 
misère  recommença  encore  une  fois. 


*  « 


Delphine,  pendant  toute  la  mauvaise  saison,  tra- 
vailla tant  qu'elle  put  et  se  priva  durement. 

Elle  avait  son  idée. 

Un  matin  de  mars,  elle  sortit  de  l'ai-moire  quatre 
pièces  de  cent  sous  et  un  peu  de  monnaie. 

—  Tiens,  dit-elle  à  Séverin,  j'ai  ménagé  cela  pour 
avoir  une  chèvre. 

Lui,  qui  croyait  le  tiroir  vide,  fut  bien  suroris 
de  voir  tout  cet  argent. 

—  Tu  ne  comptais  pas  sur  cette  attrape  !  reprit- 
elle  fièrement.  J'en  ai  tiré  des  quenouiUées  pour 
gagner  ces  trente  francs  !  et  l'on  n'a  pas  pris  le  café 
tous  les  matins,  va  ! 

Dès  la  première  année  de  leur  mariage,  il  avait  été 
question  de  cet  achat,  mais  ils  avaient  reculé  à  cause 
des  ennuis  probables.  Quand  on  n'a  pas  de  terre,  il 
est  dilfK  ilc  d'élever  des  bêtes. 

Séverin  délestait  la  maraude  ;  il  répondit  sans  ardeur: 

—  Alors,  tu  veux,  avec  ça,  acheter  une  chèvre  ; 
ça  va  faire  des  embêtements.  Les  voisins  sont  regar- 


LA    CHÈVRE  166 

dants  ;  tu  as  déjà  de  la  peine  à  trouver  assez  de  pâture 
pour  tes  lapins. 

—  Bah  1  fît-elle  impatientée,  tu  vois  toujours  les 
choses  du  mauvais  côté.  Voici  le  beau  temps,  les 
enfants  sont  déjà  grands  ;  qui  les  empêchera  do  garder 
la  bête  le  long  des  chemins?  Elles  ne  manquent  pas, 
les  chèvres,  dans  le  village  :  une  de  plus  ou  une  de 
moins,  il  n'y  paraîtra  rien  aux  haies. 

—  Et  le  toit? 

—  Tu  en  bâtiras  un  !  les  autres  le  font  bien... 
Elle  continua,  irritée  de  la  discussion. 

—  Je  suis  fatiguée  de  n'avoir  rien  à  faire  manger 
aux  petits  ;  des  haricots  et  des  pommes  de  terre, 
des  pommes  de  terre  et  des  haricots  1  Pas  moyen 
seulement  d'élever  des  poules  !  J'en  suis  lasse  !  Je 
veux  faire  du  fromage,  je  veux  une  chèvre,  et  si  tu 
ne  l'achètes  pas,  je  l'achèterai  moi-même. 

Il  céda  et,  tout  de  suite,  commença  à  bâtir  une 
petite  cabane  derrière  la  maison  ;  le  dimanche  sui- 
vant il  l'acheva  et  la  couvrit  avec  des  fagots  de  genêt. 
Puis,  le  lundi  de  Pâques,  il  y  amena  une  chèvre  toute 
blanche  qui  allait  mettre  bas  pour  la  première  fois. 
Louise  fut  chargée  de  la  garder.  Ce  fut  une  grande 
joie  pour  elle  les  premiers  jours.  Elle  la  gardait  jalou- 
sement, ne  lâchant  jamais  la  corde,  grimpant  sur  le 
talus,  descendant  dans  les  fossés  et  revenant  à  la 
moindre  ondée. 

Georgette  suivait  quelquefois  sa  sœur,  mais  elle 
n'avait  pas  le  droit  de  tenir  la  corde,  étant  trop  petite. 
Elle  s'en  vengeait  en  cueillant  des  branches  vertes 
qu'elle  offrait  de  loin  à  la  bête  pour  la  tenter  : 


166  LES    CnEl'X-nE-MAISON8 

—  Biquette  1  Biquette  1 

La  chèvre  tirait  sur  la  corde  et  entraînait  Louise  ; 
les  feuilles  tendres  broutées,  elle  se  laissait  ramener 
sur  l'accotement  couvert  d'herbe  épaisse.  Mais  deux 
minutes  après  : 

—  Biquette  !  Biquette  ! 

Georgette  à  dix  pas  secouait  un  rameau  d'épine 
blanche  aux  bourgeons  à  peine  ouverts  :  une  friandise  I 
La  chcATe  relevait  sa  petite  tête,  bêlait  de  désir  et 
délaissait  encore  la  pâture  sérieuse. 

Georgette  débauchait  Biquette,  et  Louise,  au  retour, 
en  faisait  un  beau  chapelet  à  sa  mère. 

Heureusement  les  bessons  n'étaient  pas  là  pour 
embrouiller  les  choses.  L'oncle  Auguste  les  avait 
emmenés  aux  Arrolettes  pour  une  quinzaine  de  jours. 
Quand  ils  revinrent,  ils  savaient  parfaitement  lancer 
des  pierres  avec  un  bâton  fendu  et  fumer  des  tiges 
poreuses  de  clématites  ;  ils  savaient  non  moins  bien 
jurer  et  chanter  des  chansons  d'hommes. 

Biquette  ne  les  étonna  pas.  Ils  avaient  vu  bien 
d'autres  chèvTcs  aux  Arrolettes!  et  des  moutons, 
et  des  vaches,  et  des  bœufs  !  Ils  avaient  même  vu  un 
bouc  qui  sentait  très  fort.  Là-bas,  Antonin,  tous  les 
soirs,  menait  boire  les  bêtes  avec  un  grand  fouet  ; 
Constant  était  monté  deux  fois  sui*  la  jument  blanche 
des  Bordager. 

Ils  étaient  devenus  difficiles  sur  la  nourriture  ; 
leur  tante  les  avait  gâtés  :  ils  avaient  bu  du  vin  le 
premier  dimanche  et  mangé  du  lapin.  A  ce  sujet, 
Constant  ne  put  ae  retenir  de  faire  des  remontrances 
à  sa  mère. 


LA    CHÈVRE  167 

« 

—  Pourquoi,  dit-il,  pourquoi  les  vends-tu  toujours, 
nos  lapins,  quand  ils  sont  gros? 

—  Je  les  vends  pour  avoir  des  sous. 

—  A  quoi  bon  des  sous? 

—  Mais  pour  t'acheter  des  hardes  et  du  pain  et 
du  beurre  ;  tu  le  sais  bien,  voyons  ! 

—  Moi,  j'aime  mieux  que  tu  ne  les  vendes  pas. 
C'est  bon  à  manger,  les  lapins,  si  tu  savais  ! 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  si  bon  que  ça  ;  ça  donne  la 
colique  quand  on  en  mange  beaucoup. 

—  Pas  sûr  !  cria  Antonin  ;  moi,  j'en  ai  mangé 
beaucoup  et  je  n'ai  pas  eu  la  colique.  Tu  en  tueras  un, 
dis,  maman? 

—  Non,  non,  les  nôtres  ne  sont  pas  de  bonne 
espèce  ;  et  puis,  je  ne  sais  pas  arranger  les  lapins. 

Les  deux  petits  écarquillèrent  les  yeux  d'étonne- 
ment. 

—  Tu  ne  sais  pas  arranger  les  lapins  !  ce  n'est 
pas  difficile,  pourtant.  On  leur  tape  sur  la  tête  comme 
ça...  pan  !  pan  !  puis  on  les  sort  de  leur  peau,  puis 
on  leur  coupe  le  ventre,  puis  on  les  fricasse  avec  du 
beurre.  Après  ça,  on  les  mange.  Tu  ne  savais  pas  ! 
Eh  bien  ! 

—  Bah  !  vous  m'agacez  ;  allez  vous  amuser  !  Tenez, 
voilà  Louis  VI  qui  passe  ;  allez  avec  lui. 

Elle  les  poussa  dehors  et  se  mit  à  tailler  un  petit 
jupon  qui  avait  appartenu  à  Louise,  puis  à  Georgette, 
et  qui  allait  sans  doute  finir  autour  des  jambes  de 
Marthe. 

Un  moment  après,  étant  sortie,  elle  entendit  du 
bruit  dans  le  coin  du  jardin.  Elle  s'approcha,  ouvrit 


168  LES    <.Hk,i    A    i»r.-MAIS0N9 

la  burni'if,  rc^'arda,  et,  ayanl  vu,  s'arrêta  not  :  l*"- 
bofsons  ('•corchaient  un  lapin  I  Ils  l'avaient  assomm' 
tant  bien  que  mal  avec  une  pierre  ;  la  pauvre  bel- 
tressaillait  encore.  Antnnin  lui  tenait  les  pattos  hautes 
et  Constant,  ayant  coupé  la  peau  des  cuisses  avec 
une  vieille  serpette,  tirait,  se  cramponnait  aux  poils 
on  jurant  comme  l'oncle  Auguste. 

—  Bon  Dié  de  sacré  bon  Dié  de  fi  de  garce  I  vi«n- 
dras-tu? 

A  côté,  les  mains  au  dos,  Louis  \'I,qui  avait  prêt»- 
la  serpette,  regardait  en  reniÛant.  Ce  fut  lui  qui  aperçut 
le  premier  Delphine  ;  sans  mot  dire,  il  décampa. 
Les  deux  autres,  au  contraire,  attendirent  de  pied 
ferme,  en  balançant  leur  lapin  ;  ils  étaient  si  fiers 
de  leur  coup  que  Delphine  n'eut  pas  le  courage  de  les 
battre  bien  fort.  Et  le  soir,  on  mangea  une  bonne  fri- 
cassée chez  les  Pâtureau  ;  le  père  lui-même,  à  son  retour 
du  Pâtis,  dut  y  goûter. 

Quelques  jours  après  cette  mémorable  cuisine, 
Biquette  mit  au  monde  deux  petits  che\Teaux.  Ou 
les  vendit  au  bout  d'une  quinzaine  pour  avoir  du  lait 
tout  de  suite.  Georgette  et  Louise  pleurèrent  beau- 
coup. Pour  les  consoler  tout  à  fait  il  ne  fallut  rien 
moins  que  l'apparition  sur  la  table  du  premier  fro- 
mage mou.  Cet  événement  se  produisit  le  jour  de 
l'Ascension  —  hasard  heureux,  car  l'Ascension  étant 
la  fête  du  laitage,  Chauvine  avait  justement  envoyé 
une  bolée  de  crème. 

Au  repas  du  matin,  après  la  soupe,  Delphine  ayant 
brassé  crème  et  fromage,  coupa  à  chacun  dos  petits 
une  longue  tartine.  Ce  fut  un  grand  régal.  Séverin, 


LES    CREUX-DE-MAISONS  169 

au  lieu  de  sortir,  comme  il  le  faisait  presque  toujours 
pendant  le  repas  des  siens,  s'assit  près  de  la  table 
et  prit  Marthe  sur  ses  genoux.  Il  lui  fallut  mordre  une 
petite  bouchée  à  chaque  tartine. 

—  Goûte,  papa  !  criait  Antonin  ;  goûte  !  c'est  aussi 
bon  que  du  lard  ! 


CHAPITRE    VIII 

LA    LETTRE    d'aVIT    MAUFBKT 

L'année  suivante,  le  jour  de  la  Toussaint.  Séverin 
vient  de  dénouer  le  coin  de  son  mouchoir  ;  il  vide 
l'argent  de  son  gage  sur  la  table  :  trente-cinq  pistoles. 
Il  n'y  manque  rien,  cette  année  ;  on  n'a  demandé 
aucune  avance  à  Chauvin  ;  on  a  bien  encore  quelques 
dettes  en  plus  du  pain  et  du  loyer,  mais  moins  tout  de 
même  que  les  deux  années  précédentes.  Trente-cinq 
pistoles  !  Une  belle  poignée.  Les  enfants  sont  émer- 
veillés ;  Delphine  manie  les  pièces  sans  se  presser  de 
les  serrer;  ses  yeux  élargis  ne  regardent  nulle  part. 
Séverin  voit  bien  qu'une  idée  lui  trotte  en  tête. 

—  A  quoi  penses-tu,  Fine? 

—  Je  pense  à  ceux  de  là-bas. 

Elle  ramasse  l'argent,  puis  elle  prend  une  lettre  sur  la 
cheminée  et  la  tend  ù  Louise.  Louise  lit  couramment 
l'écriture  ;  d'ailleurs  c'est  peut-être  la  dixième  fois  que 
sa  mère  lui  fait  lire  cette  lettre  :  elle  la  sait  presque  par 
cœur. 

Le  Jaria  d'Aulnay  (Charente- Inférieure). 

Chkbs  voisins, 

C'est  pour  vous  dire  que  nous  avons  fait  un  bon  voyage 
et  que  nous  sommes  contents  d'être  ici.  Maman  disait 


LA    LETTRE     d'aVIT    MAUFRET  171 

qu'elle  ne  s'accoutumerait  jamais  ;  maintenant  elle  ne  vou- 
drait pas  retourner  aux  Pelleteries  où  nous  étions  si  mal- 
heureux. 

Notre  endroit  s'appelle  Le  Jaria  ;  il  n'y  a  qu'une  mé- 
tairie ;  les  voi.-ins  ne  nous  achalenl  pas.  Ça'n'empêche  point 
la  maison  d'être  accoutumante  :  elle  est  bâtie  en  pierres 
blanches  sur  une  butte  d'où  l'on  voit  le  bourg  à  un  petit 
quart  de  lieue.  On  voit  même  beaucoup  plus  loin,  parce 
que  vous  saurez  que  le  pays  est  plus  plat  que  le  pays  de 
Bocage  ;  il  y  a  aussi  moins  d'arbres. 

Les  gens  d'ici  sont  aimables  ;  ils  sont  plus  polis  que  les 
gens  de  chez  nous.  Papa  dit  qu'ils  font  des  embarras.  C'est 
peut-être  vrai  ;  ils  ont  été  riches,  à  ce  qu'on  dit,  dans  le 
temps  de  la  vigne.  Je  trouve  tout  de  même  qu'ils  nous 
saluent  honnêtement  et  pourtant  ils  savent  bien  que  nous 
n'avons  rien. 

Par  exemple,  ils  n'ont  guère  de  religion,  comme  vous 
l'avez  peut-être  entendu  dire.  Nous  sommes  allés  à  la 
grand'messe,  dimanche,  Richelieu  et  moi  :  il  n'y  avait 
presque  que  des  femmes  et  encore  pas  beaucoup.  Après  ça, 
nous  avons  causé  avec  des  garçons  dans  le  bourg  ;  ils  nous 
ont  emmenés  chez  eux  et  nous  ont  fait  boire  du  bon  vin. 
Je  crois  qu'ils  voulaient  nous  faire  parler  le  patois  de  chez 
nous,  mais  pour  les  attraper,  nous  avons  parlé  à  la  mode, 
tout  le  temps  ;  parce  que  je  vous  dirai  qu'ils  rient  de  notre 
langage.  Ils  ont  grand  tort,  car  ils  parlent  eux-mêmes  joli- 
ment mal  :  nous  ririons  bien  aussi  de  les  entendre,  mais 
quand  on  est  seul,  on  ne  peut  pas. 

Papa  trouve  qu'ils  n'ont  pas  de  sang  :  c'est  mou,  ça  dort 
sur  la  charrue,  ça  ne  fait  pas  de  choux,  crainte  d'avoir  froid 
en  les  effeuillant...  —  Pour  moi,  je  ne  sais  pas  encore  :  c'est 
peut-être  des  idées.  Sans  doute  qu'il  y  en  a  d'allants,  ici 
comme  ailleurs.  Pourtant  Eusèbe  et  Athanase  qui  sont 
gagés  (et  qui  gagnent  de  bons  prix,  je  vous  le  promets), 
nous  disent  bien  qu'ils  ont  de  l'aise  à  faire  leur  rang.  Marie- 
Louise  et  Françi.'ise,  qui  sont  gagées  aussi,  ne  sont  pas 
aussi  bien  accoutumées. 

La  terre  est  moins  lourde  que  chez  nous  et  moins  épaisse. 


172  l.T.9    CREUX-DE-MAIS0λS 

Les  cailloux  non  plus  ne  sont  pas  pareils.  Le  pays  est  gre- 
nanl,  p.TrnIlil,  miiis  la  pflillo  vipnl  ronrte.  Je  crow  qu<»  les 
champs  du  Jaria  ne  sont  pas  tous  fameux  ;  il  y  a  (!♦•  bonnes 
terres  dHns  la  cnnltôe,  mais  vous  pensez  bien  que  le?  frens 
du  pays  les  prardi^nl  pour  eux  ;  ils  nesonl  pa<<  si  bries  I  Nous 
avons  un  carré  de  vigne  ;  des  années  ça  rapporte  beaucoup. 
En  ti)us  les  cas,  on  boit  plus  de  vin  ici  que  chez  nous  ;  on  en 
boit  jusque  chez  les  travailleurs,  et  tous  les  jours  ;  nous 
avons  de  la  luzerne  qui  est  belle;  elle  vient  bien  dans  1« 
payi.  La  prairie  est  bonne  ;  le  maître  nous  a  dit  que  nous 
ferions  de  la  mulasserie  ;  nous  ne  nous  y  connaision»  pas. 
mais  nous  ferons  tout  comme  le  maître  voudra,  parce  que 
nous  sommes  de  moitié  et  parce  qu'il  n'a  pas  l'air  mauvais. 
C'était  lui  qui  faisait  valoir  avant  nous,  maintenant  il  s'est 
retiré  dans  le  bourg  ;  il  nous  a  laissé  l'endroit  en  assez  bon 
état  et  monté  de  presque  tout.  Ce  n'est  pas  avec  l'argent 
que  nous  avions,  que  nous  aurions  pu  prendre  une  métairie 
de  trente  hectares  chez  nous.  Ce  qui  nous  manque  le  plus, 
ce  sont  des  bêtes.  Il  faut  vous  dire  qu'ici  on  les  garde  tout 
le  temps  avec  des  chiens  ;  c'est  l'occupation  des  femmes  et 
des  drôles.  Chez  nous,  c'est  un  jour  Fridoline,  un  jour  Louise  ; 
Louis  VI  et  les  petites  commencent  à  y  aller  le  jeudi.  Le  di- 
manche, les  gars  se  promènent  dans  les  champs  et  ils  vont 
avec  les  filles  qui  gardent  les  bêtes. 

Richelieu  me  dit  de  vous  dire  que  Fridoline  a  déjà  trouvé 
un  galant  qui  est  riche  :  mais  c'est  une  menterie. 

Ça  fait  que  nous  sommes  neuf  à  la  maison  :  papa,  Riche- 
lieu et  moi  pour  l'ouvrage,  maman  pour  la  cuisine.  Frido- 
line et  Louise  pour  les  bêtes,  donc,  et  les  trois  plus  jeunes 
pour  les  sottises.  Les  quatre  qui  sont  gagés  viennent  nous 
voir  tous  les  dimanches.  Il  n'y  a  que  Gonzague  qui  nous 
manque  ;  quand  il  reviendra  du  régiment,  je  ne  sais  pas 
s'il  voudra  habiter  ici  ;  peut-être  va-l-il  se  marier  et  rester 
dans  le  Bocage  comme  Églantine.  S'il  fait  cela,  il  sera  un 
sot. 

C'est  pour  vous  dire  que  nous  ne  nous  plaignons  pas  pour 
le  moment.  Il  faut  travailler  bien  sûr,  en  Charente  comme 
ailleurs,  mais  on  est  chez  soi.  Au  pays,  nous  aurions  bien 


T,A    LETTRE    d'aVIT    MAUFRET  173 

gagné  notre  vie  maintenant  que  nous  voilà  à  peu  près  tous  en 
force,  mais  nous  n'aurions  pas  pu  prendre  de  terre.  Ici,  c'est 
commode  ;on  ne  demande  que  des  bras.  Vous  pensez  si  papa 
se  trouve  heureux,  lui  qui  a  été  toute  sa  vie  chez  les  autres. 

Il  m'a  dit  de  vous  dire,  Séverin,  que,  si,- dans  quatre  ou 
cinq  ans,  quand  vos  enfants  commenceront  à  être  grands, 
vous  vouliez  venir  en  Charente,  il  se  chargerait  de  vous 
trouver  une  petite  terre. 

Chers  voisins,  c'est  pour  vous  dire  que  nous  voudrions 
bien  aller  vous  voir,  mais  c'est  le  voyage  qui  coûte  trop 
cher.  Nous  vous  regrettons  beaucoup,  moi,  maman,  papa 
et  tous  les  autres. 

Après  cela,  il  y  a  lé  nom  d'Avit,  d'Avit  Maufret, 
le  plus  savant  de  sa  famille.  Les  Maufret,  après 
tant  d'autres,  sont  partis  pour  les  Charentes  ;  ils 
sont  partis  treize  à  la  Saint-Michel  dernière,  ne  lais- 
sant derrière  eux  que  l'aînée  des  filles  mariée  à  un 
valet  du  pays  et  le  cadet  des  garçons,  artilleur 
à  Poitiers.  C'est  loin,  les  Charentes,  mais  qu'im- 
porte, ils  sont  sortis  de  leur  creux-de-maison,  voilà 
l'essentiel. 

Les  Pâtureau  ont  eu  un  moment  l'idée  de  les  rem- 
placer ;  les  Pâtureau  sont  en  effet  à  l'étroit  chez  eux  : 
les  quatre  aînés  couchent  dans  le  même  lit,  les  deux 
garçons  au  pied,  les  deux  filles  à  la  tête  ;  Marthe 
dort  encore  dans  le  berceau,  mais  elle  ne  tardera  pas 
à  être  trop  grande.  Cependant  ils  ont  reculé  encore 
une  fois  devant  la  dépense  :  l'ancienne  maison  des 
Maufret,  qui  a  deux  chambres,  coûte  soixante-cinq 
francs  par  an.  C'est  Gustinet,  l'ami  de  Séverin,  qui 
est  venu  y  demeurer  ;  il  a,  lui  aussi,  une  femme, 
quatre  enfants  et  une  ancienne,  la  mère  de  sa  femme. 


174  I.KS    CKt  LX-DE-MAISONS 

Ce  coin  de  village   n'est   pas  encore  trop  dépeuplé. 

Il  dit  quatre  ou  cinq  ans,  le  père  Maufret  :  a  dans 
quatre  ou  cinq  ans,  quand  vos  enfants  commenceront 
à  être  grands...   » 

Delphine,  la  lettre  en  main,  regarde  la  ligne  où 
CCS  mots  sont  tracés.  Partir  !  elle  y  pense  depuis 
longtemps  déjà  sans  oser  en  parler  ;  mais  maintenant 
que  ceux-ci  écrivent  qu'ils  sont  heureux  I 

—  Oui,  fait-elle  à  mi-voix,  dans  quatre  ou  cinq  ans, 
nous  nous  en  irons,  Séverin. 

Lui,  ne  répond  rien.  Les  enfants  sont  aux  écoutes  ; 
Delphine  les  fait  sortir.  Séverin  est  toujours  songeur. 

—  Ils  font  de  la  mulasserie,  reprend-elle  ;  cela  te 
conviendrait,   tu  t'y  connais  un   peu,   n'est-ce   pas? 

—  Oh  !  pas  trop  I  Je  m'en  suis  occupé  chez  ton 
défunt  père  ;  je  passais  pour  un  bon  panseur  ;  cela 
ne  fait  pas  tout... 

—  Bien  sûr  !  mais  cela  ne  t'empêche  pas  d'être 
bon  ouvrier  autrement.  Et  puis  je  t'aiderai  quand 
nous  serons  là-bas  ;  tu  verras  comme  je  suis  encore 
forte  1  Sans  compter  que  nous  aurons  au  moins  six 
enfants... 

—  Six  enfants!  six?  alors,  tu  os  sûre? 

—  Oh  I  parfaitement  sûre  1  tu  penses  que  je  com- 
mence à  m'y  connaître,  moi  aussi,  à  ces  choses-là. 

Elle  ajoute  avec  un  beau  rire  de  bravoure  : 

—  Mais  qu'as-tu?  on  dirait  que  tu  as  fait  un  mau- 
vais coup  1  iS'e  te  chagrine  pas,  va,  tu  ne  seras  pas  le 
plus  à  plaindre. 

—  Aux  autres  fois,  toi-même,  il  me  semble  que 
tu  ne  prenais  pas  les  choses  aussi  bien. 


lA    T.KTTRK     n'.WIT    MAUFRKT  175 

Joyeuse,  elle  l'attire  par  les  épaules,  ses  yeux 
brillent  : 

—  Aux  autres  fois,  j'étais  folle  ;  je  n'aurais  pas 
voulu  tant  d'enfants  ;  oh  oui  !  toute  folle  que  je  te 
dis  !  nos  enfants  nous  sauveront  ;  ils  nous  arracheront 
de  ce  creux-de-maison  que  je  hais  tant.  Pense  donc  I 
six  !  Toi,  tu  n'auras  qu'à  commander  ;  on  en  remuera 
de  la  terre,  avec  tout  ce  monde  ! 

—  En  attendant  c'est  de  la  misère  pour  toi,  tou- 
jours plus  de  misère. 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait,  puisque  nous  en  sortirons 
un  jour?  Et  n'y  suis-je  pas  habituée  à  la  misère?  Je 
tiendrai  bien  encore  cinq  ans. 

Séverin  résiste  encore  ;  il  ne  croit  pas  le  bonheur 
possible. 

—  Cmq  ans!  c'est  long,  qui  sait?  nous  avons  le 
temps  de  voir  bien  des  choses. 

Mais  elle  le  secoue  vivement  : 

—  Encore  tes  idées  de  malheur  !  Ce  n'est  pas  le 
jour.  Fais  ta  barbe  que  je  t'embrasse.  Nous  irons  en 
Charente  et  nous  aurons  une  terre,  une  grande  terre  1 


CHAPITRE    IX 

I.  A    D  É  F  A.  I  T  K 

Les  coqs  des  Grandes-Pelleteries  chantèrent,  puis 
ceux  du  Bas- Village,  puis  ceux  des  Marandières  nt 
de  Jolimont  ;  d'autres  au  loin  répondirent  ;  enfin,  tout 
près,  le  coq  nain  de  Gustinet  lança  sa  note  enrouée. 
Il  y  eut  un  bruit  d'oiseaux  dans  un  pommier  devant 
la  porte  des  Pâturcau.  Séverin,  à  demi  réveillé,  se 
dressa  sur  son  séant  :  trois  heures  I  pensa-t-il.  Il  avait 
l'habitude  d'être  à  trois  heures  et  demie  dans  le  champ 
de  jarosse  du  Pâtis,  pour  couper  la  pâture  avant  la 
montée  du  soleil  ;  il  n'y  avait  donc  pas  de  temps  ii 
perdre. 

Il  se  coula  doucement  hors  du  lit,  enfila  son  pan- 
talon et  sortit  tout  de  suite  sur  le  seuil  pour  voir  It^ 
temps  ;  car  il  y  avait  eu  la  veille  menace  d'orage 
et  l'on  avait  eu  grand' peur  à  cause  du  foin  de  luzerne 
qui  n'était  pas  rentré. 

La  nuit  pâlissait,  mais  l'œil  ne  distinguait  rien 
encore  ;  la  brume  s'était  en  eiïet  installée  partout  ; 
elle  remplissait  comme  des  boites  les  petits  jardins 
carrés  aux  haies  basses  ;  elle  s'empilait  sous  les  arbres  ; 
le  chemm  Roux  semblait  une  rivière  blanche  coulant 
entre  deux  rives  sombres.  Dans  le  village,  d'autres 


LA    DÉFAITE  177 

■  portes  battirent  ;  quelqu'un  toussa  ;  un  homme  passa 
en  sifflotant,  imprécis  comme  un  fantôme.  Séverin 
senht  la  fraîcheur  se  glisser  sous  sa  chemise  défaite 
et  il  rentra  pour  achever  de  se  vêtir. 

Delphine,  réveillée,  demanda  dans  un  bâillement  : 

—  Le  temps  est-il  nettoyé? 

—  Je  ne  sais  pas,  fit-il  ;  il  y  a  un  gros  brouillard  ; 
ça  pourrait  bien  amener  un  orage. 

Il  ajouta  comme  il  se  disposait  à  sortir  : 

—  Et  toi?  Comment  te  trouves-tu  ce  matin? 
Delphine,  qui  était  à  la  fin  de  sa  grossesse,  avait 

fané  la  veille  au  Pâtis,  et  vers  le  soir  elle  s'était  sentie 
presque  malade.  Elle  répondit  : 

—  Oh  !  cela  va  tout  à  fait  ;  je  suis  délassée  et  je 
pourrai  aller  vous  aider  encore  aujourd'hui. 

—  Cela,  par  exemple,  je  te  le  défends  bien! 
pour  le  travail  que  tu  peux  faire,  ce  n'est  pas 
la  peine  de  venir  si  loin  ;  d'ailleurs,  ce  serait  dan- 
gereux. 

Elle  se  releva  sur  un  coude,  péniblement,  car  elle 
était  très  lourde. 

—  Je  m'ennuie  toute  seule  ici,  fit-elle  ;  j'aime  mieux 
aller  râteler. 

Il  se  récria  de  nouveau  : 

—  Mais  tu  es  folle  1  râteler  par  une  chaleur  pareille  I 
et  pour  gagner  quoi?  rien  du  tout  1  II  est  bon  d'avoir 
de  la  complaisance,  mais  dans  ton  état,  il  vaut  mieux 
rester  chez  soi. 

—  Tu  peux  dire  tout  ce  que  tu  voudras,  j'irai 
quand  même.  Si  l'on  ne  me  donne  pas  d'argent, 
je  gagnerai  toujours  ma  vie  et  celle  de  Marthe;  la 

12 


178  I.KS    CBEl'X-nE-MAISONS 

pauvre  petite  n'a  pas  déjà  si  souvent  l'occasion  de 
faire  un  bon  repas  1 

Séverin  essaya  encore  de  raisonner,  mais  elle  se 
recoucha,  muette,  décidée  à  n'en  faire  qu'à  sa  tête. 
Alors  il  l'embrassa  et  sortit  en  toute  hâte. 

La  porte  refermée,  la  chambre  redevint  noire. 
Les  enfants,  ainsi  qu'il  arrivait  chaque  matin,  s'étaient 
réveillés  à  demi  au  départ  de  lour  père.  Louise  se 
plaignit  :  Antonin  venait  do  lui  allonger  un  coup  de 
pied.  Ils  commençaient  à  être  grands  et  leurs  jambes 
se  rejoignaient  au  milieu  du  lit;  cela  causait  de  fré- 
quentes disputes.  Quand  Louise  se  tut,  ce  fut  le  tour 
de  Georgette  :  le  même  Antonin  lui  ayant  égratigné 
un  pied  avec  l'ongle  de  son  gros  orteil,  elle  cria.  Le 
drôle,  menacé,  fil  semblant  do  ronder  pendant  que 
Constant  rigolait  à  l'étouffée.  Furieuse,  la  petite 
se  mit  à  pleurer  très  sérieusement  et  sa  mère  dut 
l'inviter  à  venir  se  blottir  à  côté  d'elle,  dans  l'autre  lit. 
Cette  faveur  l'ayant  consolée,  toute  la  maisonnée 
dormit  encore  un  petit  bout  de  temps. 

Quand  il  fit  assez  clair  pour  qu'on  pût  s'habiller 
sans  chandelle,  Delphine  se  leva,  alluma  un  petit  feu  et 
se  mit  à  préparer  la  soupo. 

Elle  avait  menti  à  Séverin  en  disant  qu'elle  était 
tout  à  fait  bien  ;  elle  se  trouvait  encore  très  lasse. 
Étant  sortie  pour  donner  do  l'herbe  aux  lapins,  elle 
fut  saisie  en  revenant  par  la  chaleur  moite  et  la  mau- 
vaise odeur  de  la  chambre  ;  pour  ne  pas  tomber,  elle 
dut  s'accoter  à  la  table.  Décidément,  son  homme 
avait  raison  :  il  valait  mieux  rester  chez  soi  main- 
tenant. 


LA    DÉFAITE  179 

Le  vertige,  pourtant,  ne  dura  pas.  Bravement 
Delphine  s'efforça  de  n'y  plus  penser.  Elle  en  avait 
vu  bien  d'autres  durant  cette  grossesse  !  Elle  n'avait 
pas  passé  une  seule  journée  sans  ressentir  quelque 
malaise,  mais  elle  avait  tout  accepté  sans  se  plaindre, 
gaiement  presque,  à  cause  de  l'idée  nouvelle  qui  lui 
trottait  en  tête  :  partir  pour  les  Charentes  !  S'en  aller 
loin  des  creux-de-maisons,  loin  de  la  misère  1  Un  cou- 
rage nouveau  la  redressait.  Un  petit  allait  venir  ; 
elle  disait  :  tant  mieux,  cela  fera  deux  bras  de  plus. 
En  attendant,  ce  n'était  pas  le  moment  de  se  dorloter  ; 
ce  petit  serait  une  charge  nouvelle  ;  il  fallait  profiter 
des  derniers  jours.  D'ailleurs,  les  Chauvin  étaient  des 
gens  qu'il  faisait  bon  obliger. 

Le  grand  jour  était  venu;  un  peu  de  brume  se 
traînait  encore  sur  le  guéret,  dans  les  jardins,  mais 
le  soleil  montait.  Vivement  Delphine  fit  lever  ses 
aînés  et  s'occupa  d'habiller  Marthe.  Puis,  la  soupe 
mangée  et  la  chèvre  traite,  comme  c'était  jour  d'école, 
elle  prépara  le  panier  des  enfants,  les  mit  tous  dehors 
et,  sortant  à  son  tour,  ferma  la  porte.  Il  était  à  peine 
six  heures.  Georgette  et  Louise  emmenèrent  leur  chèvre 
sur  la  route  et  les  bessons  se  mirent  à  couper  de  l'herbe 
dans  le  jardin. 

Delphine,  restée  seule  avec  Marthe,  prit  la  petite  par 
la  main  et  s'en  alla  au  Pâtis.  Elle  arriva  à  l'heure  du 
premier  repas.  Séverin,  en  la  voyant  rentrer  pâle  et  hors 
d'haleine,  ne  put  s'empêcher  de  montrer  sa  mauvaise 
humeur  :  c'était  folie  toute  pure,  ce  qu'elle  faisait  là! 
Chauvine,  elle-même,  trouva  que  Delphine  se  fatiguait 
réellement  trop  ;  elle  lui  lit  chaulîfr  une  tasse  de  café. 


ISO  t. ES    CBKUX-DE-MAISONS 

—  Bois,  dit-elle  ;  après,  tu  resteras  ici  avec  moi, 
tu  m'aideras  à  faire  la  cuisine. 

—  Mais  non,  mais  non  !  répondit  Dolphine  ;  je  ne 
suis  pas  venue  chez  vous  pour  vous  embarrasser. 
Si  je  m'étais  sentie  malade,  je  ne  me  serais  pas  mise 
en  route.  Ne  vous  inquiétez  donc  pas  1 

Une  heure  après,  elle  était  dans  le  pré. 

Les  choses,  d'abord,  n'allèrent  pas  trop  mal  ;  l'air 
était  frais,  il  y  avait  encore  un  peu  d'ai^ail,  ell- 
râtelait  à  l'ombre.  Mais  peu  à  peu  le  soleil  passa  pai 
dessus  les  plus  hauts  têtards;  l'ombre  se  raccourcit. 
Delphine  avait  des  élancements  douloureux  dans  le 
ventre  ;  par  moments  des  flammes  bleues  lui  dan- 
saient devant  les  yeux.  Elle  dut  s'asseoir  une  minute 
et  boire  à  la  cruche  ;  elle  songea  même  à  abandonner 
son  râteau  et  à  s'en  aller,  mais  le  malaise,  encore  une 
fois,  passa  et  elle  recommença  à  travailler. 

Vers  dix  heures,  elle  sentit  que  le  soleil  et  l'odeur 
chaude  des  andains  allaient  de  nouveau  l'étourdir. 
Elle  voulut  se  hâter  pour  arriver  au  bout  du  pré 
où  il  y  avait  encore  de  l'ombre,  mais,  brusquement, 
le  vertige  augmenta:  ses  jambes  fléchirent  et  elle  tomba 
à  la  renverse  en  poussant  un  cri  de  douleur.  Séverin 
accourut  suivi  de  Chauvin  et  de  ses  deux  Allés.  Del- 
phine était  pâle  comme  une  morte,  bien  qu'elle  ne 
fût  pas  tout  à  fait  évanouie.  Elle  se  remit  assez  vite, 
mais  soudain,  comme  pour  les  rassurer  elle  essayait 
de  sourire,  elle  poussa  un  nouveau  cri  en  portant  les 
mains  à  sa  ceinture. 

—  Oh  I  je  me  suis  fait  mal  1  emmenez-moi  tout  de 
suite  1  tout  de  suite  ! 


LA    DÉFAITE  181 

Chauvin  courut  au  village  et  revint  avec  le  char 
à  bancs  jusque  dans  le  pré.  Puis  ayant  reconduit  Del- 
phine aux  Pelleteries,  il  s'en  fut  quérir  la  sage-femme 
et  la  grand'mère  Bernou  des  AiTolettes.  Quand  elles 
arrivèrent,  elles  trouvèrent  Delphine  toute  changée 
par  la  douleur  et  Séverin  affolé.  La  sage-femme  déclara 
qu'il  fallait  un  médecin.  Chauvin  retourna  donc  au 
bourg  ;  le  médecin  était  en  tournée  ;  il  vint  le  soir 
à  la  nuit  tombante. 

Il  vint  à  la  nuit  tombante  et  ne  partit  que  le  len- 
demain, à  l'aube,  quand  fut  né  l'enfant,  un  garçon 
bien  constitué  d'ailleurs. 

Ce  médecin  était  un  homme  d'une  quarantaine 
d'années,  très  bon,  adoré  de  tout  le  monde,  mais  très 
brusque.  Comme  il  s'en  allait,  Séverin  le  suivit  pour 
l'interroger. 

—  Il  est  sauvé,  ton  gosse,  répondit-il  simplement. 

—  Et  elle,  monsieur?  Y  a-t-il  du  danger? 

—  Je  repasserai  dans  la  journée  ;  faites  tout  ce 
que  je  vous  ai  dit. 

Séverin  ne  put  rien  savoir  de  plus  ;  il  revint  au  chevet 
de  sa  femme. 

On  revit  en  effet  le  médecin  dans  la  soirée  ;  la 
malade  avait  une  fièvre  intense  et  souffrait  beaucoup  ; 
le  médecin  sortit  l'air  furieux.  Séverin  courut  der- 
rière lui. 

—  Monsieur  !    parlez-moi,   monsieui'  1 

—  Eh    bien? 

—  Qu'en  pensez- vous,  monsieur? 

Le  niédecin  se  retourna  tout  à  fait  et  toisa  cet 
homme  pâle  qui   tremblait. 


182  I.KS    CREUX-DE-MAISONS 

—  Mon  pauvre  vieux,  écoute,  répondit-il  en  posant 
8a  main  carrée  sur  l'épaule  de  Séverin,  tu  es  an  homme, 
on  peut  te  dire  les  choses  :  ce  n'est  pas  bon,  pas  bon 
du  tout...  mais  on  ne  sait  jamais...  Je  reviendrai 
encore  demain  matin.  Rentre  chez  toi  et  pas  de  bruit 
surtout,  hein  I  pas  de  bruit.  S'il  vient  des  femmes, 
flanque-les  dehors  ! 

Et  il  partit  en  mâchonnant  des  mots  qui  étaient 
des  jurons  peut-être  ou  des  menaces. 

Les  voisines  attendaient  prés  de  sa  voiture  ;  elles 
l'interrogèrent,  mais  il  s'emporta  : 

—  Est-ce  que  je  sais,  moi?  Est-ce  que  je  m'y 
connais?  Qui  vous  a  dit  que  je  m'y  connaissais, 
n.    de    D...  ! 

Pourtant,  une  fois  dans  sa  voiture,  il  demanda  à 
son  tour,  d'une  voix  radoucie  : 

—  Combien  a-t-il  d'enfants,  ce  Pâtureau? 

—  OAa  fait  six,  maintenant,  monsieur. 

—  Six  !  pauM-e  bougre  ! 

Le  lendemain  matin  il  n'y  avait  plus  d'espoir. 

La  journée  fut  atroce  ;  Delphine  délirait.  Il  lui 
revenait  de  lointains  souvenirs  :  elle  parlait  de  sa 
jeunesse  et  du  moulin  et  de  l'écluse  où  barbotaient 
les  canes.  Puis,  soudain,  elle  se  cachait,  secouée  d'une 
peur  alïreuse. 

—  Séverin  1  Oh  !  la  bête...  le  creux-de-maison  ! 
comme  c'est  noir  !  comme  c'est  froid  I  la  bête  I  elle 
me  mango  1  oh  I 

Elle  restait  un  moment  muette  et  tremblante  ; 
après  quoi  elle  recommençait  à  appeler  ses  canes; 
elle  parlait  aussi  d'une  terie  où  elle  irait  avec  ses 


LA    DÉFAITE  183 

enfants,  d'une  ferme  «  là-bas  »,  bien  loin,  dans  un  pays 
plein  de  soleil  où  elle  aurait  une  grande  maison  avec 
des  fenêtres. 

Vers  le  soir,  elle  eut  un  moment  de  paix  et  reprit 
un  peu  ses  sens.  Elle  demanda  à  voir  les  petits.  Elle 
les  reconnut  tous  et  les  embrassa  ;  mais  comme 
Georgette  se  tenait  près  du  lit,  elle  se  mit  à  la  caresser 
en  disant  de  sa  voix  étrange,  de  sa  voix  «  d'ailleurs  »  : 

—  Oh  1  la  petite  !  les  beaux  yeux  d'eau  !  Vois  donc, 
Charles,  les  beaux  yeux  clairs...  apportez  les  ablettes... 
j'ai  mangé  toute  la  crème... 

Les  enfants,  saisis,  se  serrèrent  les  uns  contre  les 
autres.  Leur  mère  se  tourna  vers  la  muraille  ;  tout  à 
coup,  de  la  ruelle,  monta  une  chanson  grêle,  fredonnée 
à  mi-voix  : 

Quand  Mathurin  va-t-au  moulin, 

Drelin,  drelin,  vire  I 
C'est  point  pour  y  fair'  moud'  son  grain, 

Drelin,  drelin,  din  I 

Louise,  qui  sanglotait  sur  une  chaise,  se  redressa, 
folle,  les  mains  en  avant. 

—  Je  veux  m'en  aller  !  j'ai  peur  !  j'ai  peur  ! 

La  Gustine  entraîna  les  cinq  enfants  pendant  que 
la  mourante  criait  à  son  tour  : 

—  Emmenez-moi  !  défendez-moi,  oh  1  la  bête  !  le 
creux-de-maison  I  Je  veux  m'en  aller  I 

Elle  s'en  alla  quatre  jours  plus  tard,  dans  une 
bière  mince,  l'ancienne  petite  meunière  du  moulin 
do  la  Rue  ;  et  derrière  elle,  par  le  chemin  Roux,  des- 
cendirent tous  ceux  des  Pelleteries. 


CHAPITRE   X 
Aw   tratail! 

Le  lendemain  de  l'enterrement,  la  grand'mère 
Bernou  des  Arroicttes  se  leva  de  bon  matin,  fit  un 
petit  paquet  de  bardes  comme  en  font  les  servantes 
qui  vont  rejoindre  leurs  maîtres,  et,  de  son  pas  menu, 
s'en  alla  aux  Pelleteries. 

Le  temps  s'était  beaucoup  refroidi  ;  il  avait  plu 
et  un  grand  vent  d'ouest  bousculait  les  feuilles. 
Malgré  sa  bâte  d'arriver,  la  petite  vieille  avançait 
lentement,  arrêtée  et  étourdie  par  ce  vent  qui  lui 
cornait  aux  oreilles  sa  grosse  menace  in  finie.  Son  paquet 
la  fatiguait  aussi.  C'est  qu'elle  avait  soixante-sept 
ans  sonnés  et  commençait  à  manquer  de  souflîe. 

A  la  croisée  du  chemin  Roux,  elle  posa  ses  bardes 
sur  un  tas  de  pierres  et  s'arrêta  un  peu  avant  de  monter 
jusqu'au  village.  II  y  avait  à  ce  carrefour  un  talus 
sur  lequel  étaient  piquée»  de  petites  croix  de  bois. 
Cela  voulait  dire  que  des  corps  étaient  passés  par  là. 
Plusieurs  de  ces  croisettes  étaient  déjà  vieilles  ;  Therba 
montait  autour,  les  recouvrait  ;  elle»  ne  tarderaient 
pas  à  tomber  et  à  pourrir.  Bernoude  en  remarqua 
une  beaucoup  plus  blanche  que  les  autres,  une  toute 
i'iaichc,    piquée    la    veille.    Des    larmes    lui    vinrent. 


AU    TRAVAIL  !  185 

Elle  avait  encore  les  yeux  un  peu  brouillés  en  entrant 
chez  son  gendre.  Comme  le  jour  venait  à  peine  par 
la  petite  fenêtre,  elle  ne  distingua  rien  d'abord  ;  puis 
elle  vit  Séverin  assis  près  de  la  table.  Il  ne  bougeait 
pas. 

—  Bonjour  !  dit-elle,  me  voilà. 

Il  leva  la  tête  et  elle  vit  sa  face  ravagée  et  vieillie. 
Elle  répéta  : 

—  Bonjour,  mon  gars  !  me  Toîlà. 
II  répondit  : 

—  Bonjour  ! 

Il  ne  s'était  sans  doute  pas  couché  ;  il  ne  semblait 
pas  avoir  pleuré.  La  grand'mère  remarqua  qu'il  avait 
les  gros  sourcils  méchants  du  défunt  Boiteux. 

Comme  il  ne  bougeait  toujours  pas  et  comme  il 
ne  parlait  pas  non  plus,  elle  déposa  son  paquet  sur 
une  chaise  et,  se  penchant  sur  la  table,  elle  mit  sa  main 
ridée  sur  sa  main  à  lui  qui  était  froide. 

—  Mon  pauvre  gars,  dit-elle  doucement,  faut  pas 
se  faire  tant  de  chagrin  ;  il  y  a  les  enfants  :  faut  pas 
se  laisser  abattre.  Me  voilà,  moi  ;  je  vais  rester  si  tu 
le  veux  bien.  Je  demeurerai  avec  toi  ;  j'élèverai  le 
petit  et  je  ferai  attention  aux  autres.  Parle-moi  donc, 
voyons...  tu  veux  bien  que  je  reste  ici? 

Il  répondit  d'une  voix  briaée  : 

—  Oui,  m'man. 

Et  comme  elle  continuait  à  lui  dire  des  choses 
douces  et  tristes,  il  sentit  en  lui  une  émotion  nouvelle  ; 
la  détente  venait  enfin  et  les  larmes.   Il  répondait  : 

—  Oui,  m'man...  non,  m'man...  merci,  m'man... 
Avant  le  malheur,  bien  qu'il  aimât  beaucoup  cette 


186  LES    CRBUX-nE-MAISONS 

vieille  femme,  jamais  il  ne  l'avait  appelée  maman  ; 
maintenant,  cela  venait  tout  seul.  Elle  en  fut  remuée 
et  l'embrassa. 

—  Allons,  faut  avoir  du  courage,  mon  bon  gars. 
Dis-moi  où  sonl  les  alTaires,  que  je  me  mette  à  l'ouvrage. 

Elle  pleurait  à  petit  bruit.  Il  eut  vite  fait  de  mon- 
trer tout  ;  elle  alluma  le  feu  et  accrocha  la  marmite 
pour  la  soupe  du  matin. 

A  ce  moment,  la  Gustine  entra  avec  Marthe  et 
Georges,  le  petit  dernier.  Les  autres  enfants  avaient 
été  recueillis  par  les  fermiers  des  Grandes-Pelleteries  : 
ils  arriveraient  bientôt.  La  Gustine  s'offrit  à  donner 
un  coup  de  main,  mais  pour  le  moment  il  n'y  avait 
rien  de  pressé  ;  elle  s'en  alla  donc,  car  elle  avait  beau- 
coup à  faire  chez  elle. 

La  grand'mère  démaillota  l'enfant  et  Séverin  s'ap- 
procha pour  le  voir  s'étirer  devant  le  feu.  Il  prit  entre 
ses  gros  doigts  les  orteils  menus  et  rouges. 

—  Pauvre  petit  !  dit-il,  tu  n'es  pas  au  bout  de  ta 
misère. 

L'émotion  le  gagnait  encore. 

Mais  un  rayon  de  soleil,  filtrant  par  une  éclaircie, 
entra  dans  la  maison  :  il  faisait  jour  depuis  long- 
temps. 

Le  père  se  redressa  : 

—  Allons  1  c'est  pas  tout  ça  1  fit-il. 
Et  il  s'en  alla  au  travail. 


TROISIEME   PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

LES    CHOUX 

Il  faut  le  dire  :  les  Pâtureau  furent  secourus  lorsque 
la  mère  fut  morte. 

Les  beaux  fi-ères  firent  ce  qu'ils  purent.  Calloux 
envoya  cent  sous  à  sa  filleule  Georj^i.-tte  et  Auguste 
amena  une  charretée  de  fagots.  A  plusieurs  reprises 
Chauvine  et  Pitaude  firent  passer  du  lait,  du  beurre 
et  même  quelques  restes  de  lard.  Ceux  du  Grand- 
Village  —  à  l'exception  des  Larin  qui  étaient  des  gens 
très  durs  —  attiraient  les  enfants  chez  eux  ;  lorsque 
Louise  et  Georgette  gardaient  leur  chèvre  après  l'école, 
les  moissonneurs  en  train  de  manger  derrière  les  haies 
appelaient  les  deux  fillettes  ;  ils  leur  coupaient  des 
tartines  ou  leur  laissaient  li!S  plats  à  nettoyer. 

Les  pauvres  du  Bas-Village  se  montraient  pitoyables 
à  leur  manière.  Les  hommes  se  serraient  autour  de 
Séverin  ;  ils  l'emmenaient  avec  eux  à  la  messe,  lui 
offraient  du  tabac,  s'arrêtaient  longtemps  à  causer 


188  LES    CREl'X-DS-MAISON« 

devant  sa  porte.  Les  femmes,  avant  d'aller  laver, 
passaient  voir  si  la  Bernoude  n'avait  point  un  petit 
paquet  à  leur  donner  ;  la  grand'mére  était  heureuse 
de  se  débarrasser  ainsi  d'une  partie  de  ses  laveries,  — 
sans  compter  que  cela  ménageait  lo  savon. 

Les  voisines  aidaient  aussi  la  Bernoude  À  corriger 
les  petits,  les  bessons  surtout,  avec  qui  cela  n'allait 
pas  toujours.  S'étant  en  effet  avisés  que  leur  grand'- 
mére ne  savait  plus  courir  et  que,  d'autre  part,  elle 
était  trop  bonne  pour  les  faire  battre  par  leur  père, 
les  garnements  en  profitaient  pour  faire  mille  sottises. 

Séverin  fut  inscrit  sur  la  liste  des  indigents  de  la 
commune.  Il  ne  paya  plus  rien  à  l'école  pour  les  livres 
et  les  cahiers  de  ses  enfants  et  il  eut  droit  gratuitement 
au  médecin. 

Oui,  les  Pàtureau  furent  secourus  tout  d'abord  ; 
mais  on  s'habitue  vite  à  la  misère  des  autres  :  la  pitié 
des  gens  ne  dura  qu'un  temps.  Et  puis  il  y  eut  d'autres 
malheurs  dans  le  pays,  d'autres  veufs,  d'autres  orphe- 
lins ;  on  oublia  un  peu  ceux  des  Pelleteries. 

Pourtant,  ils  n'étaient  pas  à  la  noce. 

La  Bernoude  avait  beau  faire,  elle  n'arrivait  pas 
à  remplacer  la  défunte.  Elle  n'avait  la  paix  qu'aux 
heures  de  classe,  quand  le  bébé  dormait.  Le  soir,  la 
pauvTe  vieille  était  bien  lasse  ;  elle  se  couchait  dan* 
un  mauvais  lit  avec  Louise,  Marthe  et  Georgette. 
Séverin  était  un  peu  mieux  partagé,  n'ayant  avec 
lui  que  les  l)e8S0[is  ;  mais  en  revanche  il  s'occupait 
de  Georges  qui  criait  souvent,  étanl  sujiH  aux  coliques. 

Séverin  passait  des  nuits  entières  à  dorloter  l'en- 
fant, même  au  temps  des  grands  travaux  où  le  temps 


LES    CHOUX  189 

de  dormir  est  si  court.  Cependant  il  ne  se  plaignait  pas  ; 
—  il  était  seulement  très  sombre  par  moments  et 
parlait  moins  encore  que  de  coutume.  Pourquoi  d'ail- 
leurs se  serait-il  plaint?  Il  était  nourri,  lui,  au  moins! 
Mais  les  siens  !  Cette  vieille  femme  fatiguée,  ces  enfants 
maigi'es,  cette  Louise  si  mince  et  ce  bébé  aux  diarrhées 
vertes  dont  la  mort  n'avait  pas  voulu  ! 

On  rélevait  au  biberon,  naturellement,  ce  dernier; 
mais  il  n'était  pas  glouton  comme  l'avaient  été  les 
bessons  ;  il  tétait  paresseusement,  et  encore  fallait-il 
lui  couper  son  lait  avec  de  l'eau.  Aussi,  il  avait  une 
petite  tête  grosse  comme  une  pomme  saint-Jean  et 
une  mine  si  terreuse  que  c'en  était  pitié.  La  grand'- 
mère  se  désolait  : 

—  Jamais  ça  ne  viendra  fort,  Jésus  !  Jamais  !  Et 
souvent,  elle  disait  sans  malice  : 

—  Pauvre  petit  Pâtira  ! 

Le  médecin  avait  défendu  —  absolument  défendu  — 
de  donner  au  bébé  autre  chose  que  du  lait.  Heu- 
reusement la  chèvre  en  fournissait  ;  mais,  d'un  autre 
côté,  il  n'était  plus  question  de  fromage,  et  les  aînés 
se  trouvaient  d'autant  plus  malheureux. 


A  la  Toussaint,  Sévorin  resta  au  Pâtis,  mais  il  y 
resta  moyennant  un  gage  plus  fort.  Il  avait  dit  à  Chau- 
vin, au  moment  de  conclure  marché  : 

—  Me  voilà,  moi,  va-devant  chez  vous  ;  voilà  vos 
deux  gars  qui  vont  second  et  puis  doux  autres  valets 
derrière,  l'un  en  force,  l'autre  quasiment  drôle  ;  ça 


IPO  TES    CRF.rX-DE-MAlS0N8 

fait  du  rnondo  ji  tnblo.  L'hiver,  qu'auriez-vous  besoin 
d(»  trois  personnes  d'ailleurs,  si  ce  n'était  pan  pour  le 
fourrage?  A  présent,  jo  vais  vous  dire  une  chose  : 
vous  voyez  comment  c'est  chez  moi  ;  j'ai  besoin  d'ar- 
gent ;  eh  bien  I  pour  trente  écus  do  plus,  je  reste  va- 
devant  chez  vous  pour  le  gros  travail  d'été  et  je  ramasse 
les  choux  l'hiver.  De  cette  manière,  vous  n'auriez 
besoin  que  d'un  petit  valet  en  plus  d©  moi.  d'ici  1^ 
printemps.  Songcz-y,  patron  I 
Chauvin  avait  élevé  des  objections. 

—  Je  t'entends,  mon  valet,  tu  veux  enchérir.  Seu- 
lement, je  te  dirai  :  cela  fait  beaucoup  d'ou\Tagt' 
pour  un  homme.  On  a  beau  être  allant,  on  n'en  fait 
pas  comme  deux;  sans  compter  que  tu  n'es  plus 
jeune,  jeune  :  tu  le  trouveras  dur,  d'effeuiller  les  choux. 

—  Peut-être  bien,  patron,  mais  je  n'ai  pas  l'habi- 
tude de  craindre  ma  peine.  Il  me  faut  de  l'argent  : 
voilà  ce  qu'il  en  est.  Je  suis  accoutumé  chez  vous 
et  cela  me  ferait  chagrin  de  vous  quitter;  pourtant 
si  vous  voulez  finir  le  marché,  il  faudra  que  vous 
mettiez  ces  vingt  écus. 

Il  avait,  pour  parler  de  ces  questions  d'argent  et 
de  travail,  une  voix  lente  et  comme  respectueuse. 

—  Oui,  patron,  vingt  écus  de  plus  et  je  vais  dans 
les  choux. 

—  Oh  1  oh  !  vingt  écus  1  Ce  n'est  pas  un  denier  ! 
ça  te  monterait  à  quatre  cent  vingt  francs. 

—  Possible,  mais  je  peux  les  gagner  :  on  me  les 
a  olTerts  dans  deux   petits  endroits  pour  faire  tout. 

—  Pour  porter  des  faix  du  matin  au  soir  1  tu  verrais 
le   changement,    mon    valet  I 


LES    CHOUX  191 

—  Oh  !  je  ne  dis  pas,  Chauvin  ;  encore  une  fois, 
je  ne  dis  pas  que  je  serai  mieux  ailleurs  que  chez  vous. 
Jamais  vous  ne  m'entendrez  mal  parler  de  la  maison, 
ni  de  vous,  ni  de  vos  gars,  qui  sont  de  bons  compagnons 
d'ouvrage  ;  pour  ça,  non  I  mais  j'ai  besoin  d'argent. 
Et  croyez-vous  que  le  travail  ne  vaut  pas  quarante- 
deux  pistoles? 

—  Si,  mon  gars,  il  les  vaut  I  Boudre  !  Mais,  ce  qui 
n'est  pas  trop  pour  toi,  l'est  pour  moi  ;  parce  que  je 
crois  qu'il  faudrait  tout  de  même  deux  autres  valets. 
Non,  je  ne  peux  pas,  vois-tu. 

La  discussion  avait  été  longue  ;  à  la  fin,  Chauvin 
avait  cédé.  Séverin  irait  dans  les  choux  moyennant 
quatre  cent  vingt  francs  et  quatre  sillons  de  pommes 
de  terre  à  faire  dans  le  champ  des  Joneries,  qui  avait 
deux  cent  cinquante  pas  de  versaine.  C'était  un  beau 
gage,  un  des  plus  forts  du  pays,  mais  ce  n'était  pas 
volé  ;  oh,  non  I 

II  y  avait  au  Pâtis,  pour  nourrir  cinquante  têtes  de 
gros  bétail,  deux  immenses  champs  de  choux.  L'effeuil- 
leur  travaillait  dans  ces  champs  du  matin  au  soir,  tous 
les  jours,  par  le  vent,  la  pluie,  le  givre,  la  neige. 

Dur  métier  pour  ceux  don.,  le  sang  est  un  peu  refroidi 
par  l'âge  ;  métier  terrible  pour  ceux  qui  n'ont  pas 
de  vêtements  imperméables  et  qui,  trempés  jusqu'aux 
os  dès  la  première  heure,  grelottent  toute  la  journée 
dans  le  vent  froid. 

Séverin  avait  effeuillé  des  choux  dans  sa  jeunesse  ; 
il  l'avait  fait  aussi  deux  hivers  chez  Loriot,  mais 
il  n'avait  jamais  passé  une  saison  entière  à  faire  uni- 
quement ce  travail. 


192  I.ES    CREl'\'-nK-M  AISONS 

Trop  pauvTc  pour  s'achelnr  une  blouse  cirée  et 
des  piJÔtrt'S,  il  se  mnttail  sur  le  dos  un  sac  en  toiU 
grossière  qui  était  bien  vite  mouillée  et  il  se  faisait 
de  grandes  bottes  en  paille  ;  ces  bottes  lui  proléjfcaient 
assez  bien  les  jambes,  mais  ^«llca  ralotindissaient  et 
il  était  obligé  de  l"»  ôtcr  pour  charger  sur  la  charrette 
les  fagots  de  choux  —  qu'il  faisait  très  gros,  pour  gagner 
du   temps. 

Aux  jours  de  presse,  il  avait  pour  l'aider  le  nouveau 
valet,  un  garçon  de  seize  ans,  fluet  et  de  chétive  mine, 
qu'on  appelait  Fourchette  à  cause  de  ses  jambes  trop 
longues  et  trop  minces.  Fourchette  était  plein  de 
bonne  volonté,  mais  il  ne  fallait  pas  compter  sur  lui 
pour  charger,  car  le  moindre  fagot  l'acculait  dans  la 
raize.  Aussi,  le  samedi,  comme  il  fallait  du  fourrage 
pour  deux  jours,  Chauvin  envoyait  un  de  ses  gars 
donner  un  coup  de  main  au  valet. 

Par  chance,  le  mois  de  décembre  fut  froid,  mais 
sec.  Le  mauvais  temps  commença  pour  les  pauvres 
effeuilleurs  la  veille  de  Noël.  Ce  matin-là,  Séverin, 
en  arrivant  dans  le  grand  champ,  dit  à  Fourchette  : 

—  Hé  !  hé  !  mon  vieux  !  il  y  a  des  chiens  blancs  ; 
gare  aux  doigts  I 

Il  y  avait  en  tffet  une  lourde  gelé«  blanche  ;  les 
petites  feuilles  dures  demeurées  aux  ronces  scintil- 
laient et  les  herbes  de  la  cheintre  craquaient  sous  les 
pieds.  A  l'orient,  un  soleil  rouge  et  très  large  sortait 
de  limbes  irréels,  de  vapeurs  trop  roses  et  commençait 
à  monter  dans  la  brume  impondérable  du  ciel  pâle. 
Une  ligne  nuire  se  détacha  de  l'horizon  ;  des  corbeaux 
vinrent,   lourds,    bruyants,   offensant   la   pureté   des 


LE?    CHOTTX  193 

choses.   Ils  s'abattirent  sur  un  grand  marronnier  au 
coin  du  champ  de  choux. 
Fourchette  cria  : 

—  «  Pies-grolles,  pies-groUas  ! 
Allez-vous  en,  ne  r'venez  pas  !  » 

Quelques-uns  s'envolèrent  ;  mais,  après  avoir  tour- 
noyé une  minute,  ils  se  posèrent  à  nouveau  sur  les 
branches. 

—  Pics-grolles  !  alloz-vous-en  !  Houch  !  malcs  bêtes  ! 
Une  motte  s'émietta  sur  le  tronc  de  l'arbre  ;  cette 

fois  les  corbeaux  s'enlevèrent  tous  avec  des  cris  d'ef- 
froi ;  ils  s'éparpillèrent  au-dessus  de  l'espèce  de 
cuvette  que  faisaient  les  terres  à  cet  endroit.  Le  champ 
de  choux  formait  un  côté  de  cette  cuvette  ;  penchant 
sur  la  galerne,  il  commençait  à  recevoir  de  biais  les 
rayons  du  soleil. 

Le  vent  soufflait  de  l'est.  C'était  un  petit  vent  aigre 
qui  accourait  avec  des  siflîements  de  bête  méchante. 
Il  agitait  de  balancements  infinis  la  lourde  masse  de 
verdure.  Il  passait  en  appuyant  et  soulevait  des  houles 
pâles,  ou  bien  il  se  glissait  dans  les  dessous  et  retour- 
nait comme  des  mains  les  grandes  feuilles  aux  veines 
blanches  ou  violettes.  Il  se  coulait  par  les  raizes 
où  l'on  voyait  par  endroits  la  terre  jaune,  et  des  taches 
plus  jaunes  encore  qui  étaient  des  feuilles  tombées. 
Quand  il  s'apaisait,  les  choux  achevaient  plus  douce- 
ment de  s'égoutter  ;  les  feuilles  humides  se  redres- 
saient et,  reflétant  la  lumière  éparso,  luisaient  un  peu. 

Ayant  assujetti  leurs  jambières  de  paille,  Séverin 
et  Fourchette  attaquèrent  les  choux  de  la  cheintre 
qui   étaient    petits   et    clairs  ;    puis   ils   s'engagèrent 

13 


194  LES    f:REI'X-DE-MAJSONS 

entre  dos  sillons  où  ils  flispurumnt  tout  do  suito,  rar 
les  choux  y  étaient  magnifique»,  hauts  presque  comme 
des   hommes. 

De  grosses  gouttes  glacées  roulaient  encore  sur 
les  feuilles  ;  à  leur  troisième  aisstllée,  les  deux  valets 
étaient  trempés.  Ils  allaient  vivement  à  cause  du  froid  . 
la  tache  jaune  et  sautillante  de  leur  dos  apparaissait 
seule  entre  les  feuilles  remuées.  De  temps  en  temps 
Fourchette  se  redressait,  pâle,  les  dents  chantantes, 
posait  son  aissellée  sur  la  riorte  et,  pendant  une  minute, 
sautait  en  l'air  en  agitant  ses  bras  comme  un  coq 
qui  bat  des  ailes. 

—  Pâtureau  !  faisait-il,  j'en  crève  !  Je  ne  sais  plus 
où  sont  mes  doigts  ! 

Mais  Sévcrin,  grelottant  lui-même,  allait  grand 
train  sans  parler  ;  quand  il  fut  au  bout  de  son 
rang  il  répondit  au  garçon  qui  se  plaignait  de  plus 
belle  : 

—  Eh  bien  1  quoi  !  en  voilà  des  manières  !  Es-tu 
un  homme,  nom  de  d'iàr?  Tape  plus  fort,  tu  te  réchauf- 
feras. 

Puis  il  ajouta  plus  doucement  : 

—  Voilà  le  soleil  qui  monte,  ça  nous  fera  du  bien... 
hardi,  mon  pauvre  Fourchette  ;  encore  un  petit  coup 
de  collier  ! 

Le  soleil  montait  en  effet,  mais  il  pâlissait  en 
même  temps  ;  ce  n'était  plus  qu'un  œil  morne  par- 
ticipant à  la  tristesse  des  champs;  il  se  cachait  der- 
rière un  rideau  de  brumes  mouvantes  ;  et  vers  la 
haute  galerne,  derrière  les  eiïeuilleurs,  la  ouate  assom- 
brie de  l'horizon  venait  en  s'élargissant  comme  était 


LES    CHOUX  195 

venue,  quelques   heures   plus   tôt,  la   bande   de   cor- 
beaux. 

Soudain,  le  soleil  s'éteignit  tout  à  fait  ;  une  haleine 
plus  âpre  sifïla  dans  les  branches  noires  et  toute  la 
campagne  en  tressaillit.  Quand  Séverin  arriva  près 
de  la  haie,  en  haut  du  champ  où  les  choux  protégeaient 
mal  la  terre,  il  remarqua  que  les  mottes  étaient  encore 
dures.  • 

—  Bon  sang  !  fit-il,  ça  ne  dégèlera  pas  1  pourvu 
qu'il  ne  vienne  pas  de  neige  !  aujourd'hui  où  il  me  faut 
deux  charretées,  ça  ne  serait  pas  amusant. 

Ils  travaillèrent  encore  un  moment,  puis  Séverin 
envoya  le  petit  gars  chercher  la  charrette.  A  midi, 
comme  ils  revenaient  au  Pâtis,  une  pluie  glacée  com- 
mença à  tomber. 

Il  fallait  ce  jour-là  deux  fortes  charretées  de  four- 
rage ;  aussi,  dès  que  la  soupe  fut  mangée,  les  valets 
retournèrent  dans  le  champ.  Le  temps  avait  l'air 
de  se  gâter  encore.  La  pluie  venait  de  cesser,  mais  le 
froid  continuait  et  les  choux  étaient  plus  mouillés 
que  le  matin,  Séverin,  malgré  son  courage  et  sa  dili- 
gence, avait  grand' peine  à  se  réchauffer.  Derrière  lui, 
Fourchette,  tous  les  dix  pas,  battait  des  ailes  et  sa 
voix  enrouée  d'adolescent  se  faisait  lamentable. 

—  J'en  crève!  Pâtureau!  j'en  crève,  moi! 

Tout  à  coup,  le  garçon  jura  :  comme  il  venait  de 
lier  un  fagot,  le  bout  de  la  riorte  s'était  brusquement 
détendu  et  lui  avait  déchiré  la  main.  Séverin,  redressé 
à  demi,  vit  les  doigts  saignants  et  le  jeune  homme  transi. 

—  Dépêche-toi  1  cria-t-il,  ne  t'arrête  pas  !  tu  vas 
geler... 


19(î  f.ES     niECX-DE-MAISONS 

L'autre,  docile,  8p  baissa  pour  travailler. 

Mais  le  froid  était  terrihl»».  La  pluie,  une  pluie 
placée  qui  devait  faire  du  verglas  sur  la  route,  avait 
recommencé  à  tomber.  Le  vent  courait  au  travers 
on  siiïlant  ;  il  Téparpillait  menu  et  la  jetait  avec  furie 
sur  les  choses.  Les  gouttes  à  peine  fondues  cini^laiont 
comme  des  mèches  fines  ;  elles  tombaient  avec  un 
bruit  mat  sur  les  choux  qui  les  secouaient  sur  le  d<'^ 
des  efTcuilleurs.  Sc'verin  entendit  encore  une  fois  la 
plainte  du   petit  j,'ars. 

—  Ohl  j'en  crève  1 
II  se  relova  aj^acé  : 

—  Dis  donc,  fainéant,  tu  n'as  pas  fini  !  Tu  ne  peux 
pas  travailler  sans  te  plaindre?  Qui  m'a  fichu  une 
demoiselle  pareille? 

Mais  le  jeune  homme  pleurait.  Séverin,  tout  de  même, 
s'approcha  pour  voir. 

Debout  dans  la  raize,  pitoyable  comme  un  chien 
maigre  avec  ses  habits  mouillés  qui  lui  collaient  au 
corps,  Fourchette  tendit  au  bout  de  son  bras  mince 
une  main  énorme  qui  ne  semblait  pas  être  à  lui,  une 
main  violette  d'engelures  où  deux  grandes  crevasses 
s'étaient  ouvertes  et  saignaient. 

—  Je  ne  peux  plus,  bredouilla-t-il.  C'est  mes 
fentes...  Je  me  suis  fait  mal  tout  à  l'heure...  et  à  présent 
pas  moyen  de  fermer  la  main. 

Il  tremblait  comme  si  le  vent  l'eût  lui-même 
secoué  et  de  grosses  larmes  roulaient  sur  sa  face  vcr- 
dâtre. 

Séverin  fut  pris  de  pitié. 

—  Diable  1   tu   saignes,  mon   pauvre    Fourchette  I 


LES    CHOUX  197 

sauve-toi,  va  changer  de  bardes.  Tu  diras  à  Florentin 
de  m'amener  la  charrette  sur  les  quatre  heures. 

Il  tremblait  lui  aussi,  le  grand  valet  ;  le  froid  l'avait 
saisi  pendant  qu'il  s'occupait  de  son  compagnon. 
Sa  chemise  mouillée  lui  glaçait  les  épaules  et  la  poi- 
trine. 

—  Vais-je  me  laisser  geler,  moi  aussi?  pensa-t-il  ; 
jamais  de  la  vie  ! 

Il  secoua  la  tête  comme  un  bœuf  rétif  qui  ne  veut 
pas  se  mettre  au  joug.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui  cèdent. 

Les  dents  serrés,  il  se  baissa,  jeta  son  chapeau  ; 
ses  épaules  dédaigneuses  bousculèrent  deux  grands 
choux  qui  lui  versèrent  toute  leur  eau  sur  la  tête, 
et,  aussitôt,  au  milieu  de  l'immense  tremblement  des 
feuilles  froides  et  mouillées,  il  se  mit  à  taper  comme  une 
bête  folle. 

—  Ouf  !  en  voilà  un  qui  pèse  plus  de  deux  cents. 
Rouge,  en  sueur,  malgré  le  froid  de  cette  lugubre 

soirée,  Florentin  tira  sa  fourche  du  fagot  qu'il  venait 
de  mettre  sur  la  charrette. 

Par  la  chointre  qui  commençait  à  s'assombrir, 
Séverin  venait,  lourdement  chargé,  patouillant  dans 
la  glaise  détrempée.  11  s'approcha  à  son  tour,  mit  le 
manche  de  sa  fourche  à  terre,  puis,  d'un  rude  effort, 
jeta  par-dessus  les  ranches  l'énorme  botte  do  feuilles  ; 
la  tête  des  bœufs  tressauta. 

C'était  le  dernier  fagot  ;  les  deux  hommes  secouèrent 
leurs  sabots  et  a?'rangèrent  leur  coilîure. 

—  Ça  y  est  1  à  la  soupe  !  dit  Florentin. 


198  LtS     CBtUX-UK-MAISOKS 

Empoigiieint  l'aipuillim,  il  niniia  les  bœufs  ot  la 
charrette  démarra. 

Séverin  demeura  une  mmutc  pour  former  la  bar- 
rière; comme  il  su  disposait  à  partir  à  son  tour,  une 
voix  claire  s'éleva  derrière  lui  : 

—  Papa  I  bonsoir  1 

Il  se  retourna.  Louise  était  sur  la  route,  mince 
silhouette  brune  que  bombaient  les  poches  gonflées 
d'un  bissac.  Séverin,  d'un  coup  d'œil  instinctif  d'an- 
cien cherche-pain,  soupesa  ce  bissac  ;  cela  devait 
faire  six  ou  sept  livres  :  bonne  tournée,  très  bonne 
tournée. 

Il  vit  aussi  le  sarrau  mouillé,  les  pieds  nus  dans 
des  sabots  trop  grands,  les  petites  jambes  violettes; 
il  gronda  : 

—  Que  fais-tu  là?  Tu  n'es  pas  encore  rentrée! 

—  Non,  répondit  l'enfant;  j'ai  fait  tout  un  tour; 
j'ai  attendu  plus  de  deux  heures  chez  les  métayers 
de  Malitrou  ;  la  femme  n'y  était  pas. 

—  As-tu  mangé? 

—  Oui,  j'ai  mangé  une  pomme  de  terre  chaude 
chez  Pitaude  et  un  grignon  de  miche  que  j'ai  eu  dans 
le  bourg. 

Elle  s'arrêta  de  causer  pour  tousser  d'une  toux 
sèche  qui  la  secouait  toute. 

Séverin  se  rapprocha  d'elle.  Il  souffrait  cruelle- 
ment chaque  fois  qu'il  voyait  son  enfant  avec  un 
bissac;  il  ne  s'habituait  pas  à  la  misère  des  siens;  il 
en  avait  honte.  Quand  Louise  passait  sur  les  routes 
à  portée  de  sa  vue,  il  baissait  la  tête  et  parlait  à  ses 
compagnons  d'ouvrage  pour  détourner  leur  attention. 


LES  CHOUX  199 

Mais  ce  soir  il  était  seul  avec  elle  et  il  y  avait  en 
lui  une  grande  pitié. 

Il  se  pencha,  tâta  le  fichu  mouillé  et  les  menottes 
froides.  Puis,  comme  la  nuit  venait,  comme  Florentin 
avait  disparu  au  détour,  comme  il  était  bien  sûr  enfin 
de  ne  rencontrer  personne,  il  prit  la  petite  par  la  main, 
mit  le  bissac  sur  son  épaule  et  le  porta  un  bout  de 
chemin.  A  l'échalier  du  Pâtis,  il  rendit  le  bissac  et 
malgré  ses  bardes  mouillées,  il  s'arrêta  un  moment 
pour  suivre  des  yeux  son  enfant  qui  s'en  allait  en 
toussant  dans  le  vent  traître,  entre  les  baies  devenues 
farouches. 

L'image  de  la  défunte  lui  passa  dans  l'idée  ;  et  il 
songea  avec  un  atroce  serrement  de  cœur  au  chagrin 
qu'elle  aurait  eu  si  elle  avait  vu  cela. 


CHAPITHi-:   F! 

L  ES     CHERCHE    !•  \  i  > 

Louise  mendiait  franchement  ;  malgré  l'aide  des 
voisins,  il  avait  bien  fullu  en  venir  là. 

Les  bessons  étant  encore  un  peu  jeunes,  la  fillette, 
seule,  faisait  des  tournées.  Il  lui  arrivait  de  passer 
deux  fois  par  semaine  au  seuil  des  métairies.  Les  gens 
s'habituaient  à  elle,  à  son  petit  air  de  femme  sérieuse, 
à  ses  joues  maigres,  à  ses  yeux  sombres,  des  yeux 
trop  grands  qui  lui  mangeaient  la  figure. 

Comme  elle  allait  toujours  pieds  nus  et  que  le  froid 
lui  marbrait  les  chevilles,  quelqu'un  lui  avait  donné 
le  nom  de  Bas-Bleu  et  ce  nom  lui  était  resté.  Les  ser- 
vantes disaient  : 

—  Patronne  !  Bas-Bleu  des  Pelleteries  est  à  la 
porte  ;  faut-il  qu'on  donne? 

Et  de  môme,  les  vieux  bréche-dents,  diseurs  de 
rigourdaines,  criaient  derrière  elle  pour  la  faire  se 
retourner  : 

—  Bas-Bleu!  Bas-Bleu!   tu   perds   tes   jarretières. 
Ils    diraient   cela,    ces    anciens,    sans    méchanceté 

aucune,  étant  désireux  de  la  faire  rire. 

Pourtant,  cela  ne  plaisait  pas  à  Séverin  ;  c'est  qu'auBsi 
il  était  plus  fier  qu'il  n'est  séant  à  un  malheureux.  A 


LES    CHERCHE-PAIN  201 

la  maison,  il  ne  tolérait  pas  qu'on  appelât  la  petite 
autrement  que  Louise.  11  voulut  également  qu'elle 
prît  des  bas  ;  mais  outre  qu'elle  n'en  avait  guère, 
il  est  toujours  bon  qu'un  cherche-pain  aille  nu-pieds 
et  mal  vêtu.  D'autres  tracas  vinrent  qui  firent  oublier 
ceux-là  ;  Louise  resta  Bas-Bleu  pour  tout  le  monde,  ce 
qui  d'ailleurs  était  sans  importance. 

Il  y  avait  deux  autres  petits  mendiants  aux 
Pelleteries  ;  ils  passaient  chercher  Bas-Bleu  et  les 
trois  enfants  faisaient  leurs  tournées  ensemble. 

Pieds  nus,  le  ventre  vide,  ils  s'en  allaient  dès  le 
matin  par  les  sentiers  de  traverse  qui  conduisent 
d'une  ferme  à  l'autre.  Ils  s'arrêtaient  à  chaque  porte. 
Quand  personne  ne  les  avait  entendus  arriver,  ils 
toussaient  timidement  d'abord,  puis  plus  fort  pour 
avertir  la  ménagère.  Si  celle-ci  était  occupée  ailleurs, 
ils  s'asseyaient  sur  le  seuil  et  tapaient  du  coude  dans 
la  porte  en  chantonnant  d'une  voix  traînante  : 

—  Charité,  s'il  vous  plaît  !  Charité  !  Charité,  s'il 
vous   plaît  I 

—  Qu'est  ça? 

—  Les  cherche-pain  !  Charité,  s'il  vous  plaît  1 

—  Combien?  disait  la  voix. 

—  Deux,   trois  ! 

Parfois,  ils  frappaient  en  vain  ;  la  porte  ne  s'ouvrait 
pas  et  ils  attendaient  des  heures  entières,  grelottant 
aux  mauvais  jours. 

Il  leur  arrivait  de  galopiner  lo  long  des  routes, 
mais  il  fallait  ensuite  rattraper  le  temps  perdu.  Les 
tournées  étaient  longues,  car  il  y  avait  des  gens  qui  fer- 
maient leur  porte  en  disant  : 


lO'l  LliS    CRKUX-Dfc-UAmONS 

—  On  ne  donne  plus  ! 

On  no  donne  plus  !  cela  voulait  dire  qu'on  avait 
donné,  dans  le  temps,  quand  il  y  avait  beaucoup, 
beaucoup  do  mallieuroux,  quand  des  bandes  de  dix 
ou  quinze  cherche-pain  passaient  aux  portes.  Mais 
maintenant  ce  n'était  pas  le  jour  I  il  n'y  avait  plus  de 
cherche-pain  au  pays,  il  ne  devait  plus  y  (jn  avoir; 
il  en  était  tant  parti  pour  les  Gharunlos  I  Les  malheu- 
reux qui  restaient,  la  commune  ne  leur  venait-elle 
pas  en  aide? 

La  bru  des  Larin,  qui  était  pourtant  une  proche 
voisine,  pensait  tout  juste  ainsi  ;  et  comme  elle  était 
très  sotte,  elle  l'expliquait  à  Bas-Bleu  et  aux  deux 
petits  drôles  qui  raccompagnaient. 

—  On  ne  donne  plus  1  vous  êtes  soutenus  par  la 
commune.  Aujourd'hui  les  plus  malheureux  ne  sont 
pas  les   malheureux  ;   allez-vous-en  ! 

En  revanche,  il  y  avait  de  bonnes  portes  ;  il  y  avait 
des  gens  qui  donnaient  de  la  miche  et  invitaient  à 
entrer  pour  se  réchauffer. 

Bas-Bleu  n'aimait  pas  à  aller  seule,  car  elle  avait 
peur  des  chiens.  Elle  évitait  aussi  les  coureurs  des 
routes. 

Vers  la  fin  de  l'hiver,  elle  commença  à  emmener 
les  bessons.  Elle  leur  apprit  les  chemins  les  plus  courts 
et  les  choses  qu'il  fallait  diro  pour  avoir  des  tartines. 


CHAPITRE  III 

LA    BRACONNE 

Le  dimanche,  Séverin  faisait  de  longues  courses 
dans  les  champs.  Dès  les  premiers  temps  de  son  veu- 
vage, il  avait  commencé  à  sortir  ainsi  pour  ne  pas  rester 
immobile  à  songer.  Puis,  peu  à  peu  il  avait  pris  le  pli 
de  ne  jamais  rester  tout  un  dimanche  au  village. 

Quand  il  n'était  plus  utile  chez  lui,  il  s'en  allait 
voir  les  semis  de  maïs  ou  bien  les  jeunes  plants  de 
choux  ou  bien  les  champs  de  pommes  de  terre  où  le 
sol  commençait  à  se  soulever  autour  des  tiges.  Il  passait 
sur  les  guérets,  arrachait  une  ravenelle  ou  une  toufîe 
de  chiendent,  écrasait  par  habitude  les  mottes 
échappées  à  la  herse.  Il  longeait  les  haies  où  bruissent, 
dans  l'ombre  chaude,  des  bêtes  ignorées.  Il  détruisit 
quatre  ou  cinq  nids  de  vipères.  11  regardait  comment 
les  branches  poussent  ;  s'asseyant  dans  les  cheintres, 
il  s'amusait  à  cueillir  et  à  considérer  les  herbes  sans 
noms,  les  herbes  indifférentes  sur  lesquelles  grimpent 
de  petites  bêtes  —  sans  noms  aussi  —  qui  sautent 
quand  on  les  touche  ou  font  les  mortes. 

Il  remarqaait  des  choses  auxquelles  il  n'avait  jamais 
fait  attention  jusque-là. 

Un  dimanche  du  mois  d'août,  comme  il  était  de 


^n'i  I.KS    CRETIX-DE-MAISONS 

^aide  chez  les  Chauvin,  il  surtit  dans  l'après-midi 
pour  qIIct  voir  ses  quatre  sillons  de  pommfs  de  terre 
dans  les  Grandcs-Jonories,  Au  retour,  il  s'attarda  à 
cueillir  des  noisettes;  elles  abondaient  dans  deux  ou 
trois  haies  écartées  que  les  enfants  n'avaient  pas  encore 
pillées.  Le  dimanche  suivant,  il  revint  au  même  endroit 
et  l'autre  dimanche  encore.  11  finit  par  cueillir  ainsi 
une  dizaine  de  litres  de  noisettes  que  la  licrnoude 
fit  sécher  hors  de  la  portée  des  enfants  et  qu'elle 
vendit   vingt   sous  au   Béguassard. 

—  Tiens,  pensa  Séverin^  je  n'ai  pas  perdu  mon 
temps  i 

A  partir  de  ce  jour,  il  fit  attention  aux  choses  qui 
se  perdent  et  que  le  passant  a,  de  par  l'usage,  le  droit 
de  ramasser.  Et  même,  à  partir  de  ce  jour,  il  rechercha 
ces  choses  pour  les  rapporter  aux  enfants  ou  pour  en 
faire  de  l'argent. 

11  s'inquiéta,  par  exemple,  des  endroits  où  poussaient 
les  champignons.  Son  défunt  père,  qui  s'était  empoi- 
sonné deux  fois,  lui  avait  appris  à  reconnaître  les  bons, 
mais  il  ne  se  souvenait  plus  bien  des  espèces  ;  il  en 
cueillit  de  douteux  qu'il  essaya  avant  les  enfants. 

Au  mois  de  novembre  il  ramassa  un  bon  double 
de  châtaignes  de  bois  ;  il  courut  très  loin  chercher  des 
jets  de  bourdaine  qu'il  échangea  contre  du  beurre. 

Au  printemps,  il  sut  trouver  dès  les  premières 
journées  chaudes  toute  une  brassée  de  muguet  fieuri  ; 
Bas-Bleu  en  fit  cinq  bouquets  qu'elle  alla  offrir  aux 
dames  de  Coutigny  ;  cela  rapporta  une  dizaine  de  sous. 

Sévorin  était  devenu  rusé.  11  disait  aux  petits  cou- 
reurs de  haies  des   secrets   sans  importance,  puis  il 


LA    BRACONNE  205 

les  écoutait  se  vanter  à  leur  tour  de  leurs  trouvailles 
et  il  recueillait  des  renseignements  dont  il  profitait. 
Il  put  ainsi  trouver  sans  peine  trois  nids  de  merles  ; 
il  dénicha  douze  petits  qu'il  mit  dans  une  cage  et 
que  Bas-Bleu  mangea  l'un  après  l'autre,  cuits  avec 
un  peu  de  beurre  dans  une  pomme  de  terre  creusée. 

Bas-Bleu  était  sa  préférée  ;elle  toussait  toujours 
beaucoup  et  cela  inquiétait  son  père. 

Pour  lui  faire  un  remède,  il  fallait,  entre  autres 
choses,  du  cresson;  Séverin  en  cueillit  de-ci,  de-là. 
Or,  le  cresson  n'est  pas  tout  à  fait  à  celui  qui  le  trouve  ; 
c'était  une  demi-maraude.  Un  an  plus  tôt,  Séverin 
n'aurait  jamais  fait  cela.  Il  eut  encore  une  hésitation  ; 
mais,  à  force  de  se  débattre  contre  la  misère,  il  s'habi- 
tuait à  ces  hésitations-là.  Bas-Bleu  était  malade,  il 
fallait  du  cresson  pour  la  guérir  ;  alors  quoi?  demander, 
demander  toujours  !  On  s'en  lasse  encore  plus  vite 
qu'on  ne  se  lasse  de  donner. 

Séverin,  en  coupant  du  cresson  dans  le  Pré-Bas 
des  Larin,  se  disait  : 

—  Quand  je  verrai  le  voisin,  il  faudra  que  je  le 
prévienne  ;  ça  vaudra  mieux. 

Il  le  vit  le  soir  même  ;  mais  Larin  était  justement 
im  sauvage,  très  dur  au  pauvre  monde  ;  n'avait-il 
pas  grondé  méchamment  les  bessons  qui  ramassaient 
des  bouses  sur  le  chemin  Roux,  près  du  Haut-Village? 
Séverin,  craignant  d'être  mal  accueilli,  garda  la  chose 
pour  lui. 

Et,  bien  mieux,  le  dimanche  suivant,  il  revint  dans 
ce  même  pré  où  coulait  un  petit  ruisseau  peuplé  de 
grenouilles  et  de  vairons  ;  il  y  revint  avec  un  grand 


20(3  LES    CRBl'X-DK-MAIS()>«S 

paiiitT  assez  large  pour  barrer  tout  le  courant;  il 
réussit  à  prendre  une  assiettée  de  petits  poissons. 
Quand  rélé  fut  venu  et  que  le  ruisseau  fut  presque  à 
sec,  Séverin  épuisa  des  trous.  C'était  une  pêche  fati- 
gante et  cela  pouvait  rapporter  un  procès,  mais  les 
enfants  se  régalaient  au  retour.  Un  jour,  il  prit  une 
anguille,  une  autre  fois  ce  fut  un  cent  d'écrevisses 
que  la  Gustine,  par  complaisance,  porta  au  marché 
et  vendit  trente  sous. 

A  vrai  dire  Séverin  prenait  goût  à  la  pêche.  Il  pas- 
sait tous  ses  dimanches  au  bord  de  l'eau,  l'oreille 
au  guet  par  crainte  des  gendarmes.  Il  en  arriva  à 
rêver  des  coups  plus  fructueux.  Une  nuit  il  essaya 
de  prendre  des  grenouilles  en  les  attirant  avec  une 
chandelle  ;  il  avait  entendu  dire  que  l'on  réussissait 
ainsi  des  pêches  étonnantes,  mais  il  ne  prit  rien.  Une 
autre  fois,  un  samedi  soir,  il  voulut  emmener  Gustinet 
pêcher  dans  la  Sèvre,  très  loin  ;  heureusement,  Gus- 
tinet refusa  ;  il  craignait  l'eau,  ne  s'étant  baigné  que 
doux  fois,  pendant  son  service. 

D'anciens  désirs  de  braconne  se  réveillaient  aussi 
en  Séverin.  Il  commençait  à  suivre  de  l'œil  les  vols 
de  perdrix  et  à  relever  la  trace  des  lièvres  ;  mais  il 
hésitait  à  chasser  à  cause  des  désagréments  certains 
que  cela  lui  amènerait  ;  il  se  souvenait  de  son  défunt 
père  à  qui  la  réputation  de  tendeur  de  lacets  avait 
fait  si  grand  tort. 

Pourtant  un  jour  il  attrapa  un  écureuil  vivant 
qui  lui  fut  acheté  cinq  sous  ;  la  semaine  suivante, 
il  trouva  une  nichée  de  lapins  et  réussit  à  prendre  tout, 
la  mère  et  les  petits. 


LA     B  R  A  C  O  N  >'  E  207 

Enfin,  un  dimanche  de  décembre,  comme  la 
neige  était  sur  la  terre,  il  partit  avec  deux  francs 
braconniers  des  Pelleteries  ;  toute  la  journée  les  trois 
hommes  suivirent  des  pistes  de  bêtes  ;  la  chasse  fut 
bonne  :  deux  putois  et  quatre  lapins.  Séverin  eut  quatre 
francs  pour  sa  part.  Cela  l'allécha  ;  un  beau  matin,  il 
acheta  un  peu  de  poudre  et  du  plomb. 

De  temps  en  temps  il  empruntait  le  fusil  de  Gustinet 
—  un  vieux  fusil  à  baguette  dont  la  crosse  en  bois  blanc 
se  démontait  —  et,  par  les  beaux  clairs  de  lune,  il 
sortait  seul  pour  aller  se  mettre  à  l'afTût  dans  quelque 
charrière.  Il  prenait  de  grandes  précautions  pour  ne 
pas  être  vendu,  mais  les  chasseurs  des  environs  finirent 
tout  de  même  par  se  méfier  et  plus  d'une  fois  les  gen- 
darmes rôdèrent  autour  des  Pelleteries  et  autour  du 

Pâtis. 

* 

Un  jour,  comme  Chauvin  se  disposait  à  sortir  de 
chez  M.  Magnon,  à  qui  il  venait  de  payer  son  fermage, 
il  s'entendit  rappeler  : 

—  Chauvin  1  criait  M.  Magnon,  Chauvin  !  j'ai  encore 
quelque  chose  à  vous  dire. 

Le  fermier  revint  dans  la  cuisine  où  l'autre  l'avait 
reçu. 

—  Quoi  donc,  notre  maître? 

Le  maître  était  grave  ;  il  questionna  comme  un 
juge    : 

—  Dites  donc.  Chauvin,  y  a-t-il  des  perdrix  cette 
année  au  Pâtis? 

—  Dame  !  je  vous  dirai   que  je   n'y   prête   point 


208  LES   cnEi:x-DE-MAiso:ss 

attonlion.  Jo  crois  tout  de  m^me  qu'il  n'y  en  a  paa 
plus  qu'à  l'habitude.  Seulement  jo  n'ea  suis  pas  sûr... 
jo  ne  sais  pas  trop,  voyez-vous. 

—  Je  s.iis,   moi. 

—  Ah! 

—  Et  je  sais  nussi  pourquoi  il  y  en  a  moins  qu'à 
l'habitude. 

—  Pcuf-êlre  bien. 

—  Oui  ;  le  pourquoi...  ce  sont  les  braconnier»t.  On 
les  connaît  ;  il  y  en  a  un  chez  vou.s,  Chauvin  I 

—  Ça,  notre  maître,  ceux  qui  vous  l'ont  dit  sont 
des  menteurs.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  fusil  chez  nous 
et  ni  moi  ni  me?  gars  n'avons  jamais  c!ias;é. 

—  Jo  ne  parle  pas  de  vous  ni  de  vos  gars,  mais 
votre  valet  braconne,  entendez-vous  bien?  et  faites 
attention  à  ce  que  je  vais  vous  dire  maintenant  : 
je  ne  veux  pas  de  braconnier  sur  mes  terres  ;  à  la 
Toussaint  vous  vous  débarrasserez  de  ce  gaillard-là. 

—  Je  ne  pourrai  pas,  notre  maître  ;  c'est  trop  tard 
à  présent  ;  nous  avons  fait  marché  pour  Tannée  pro- 
.chaine. 

—  Oh  !  ça  m'est  égal  I  arrangez-vous  comme  vous 
voudrez  ;  il  s'en  ira.  D'ailleurs,  le  malheur  ne  sera 
pas  grand  :  un  homme  qui  n'a  que  la  rapine  en  tête 
ne  doit    pas  être  un   bon   valet. 

—  Pour  ça,  notre  maître,  vous  faites  erreur  ;  je 
ne  sais  pas  si  Pâtureau  braconne,  mais  ce  que  je 
peux  vous  dire,  c'est  que  les  travailleurs  comme  lui, 
on  ne  les  ramasse  pas  à  la  pelle.  Ce  sont  des  contes, 
allez  I  qu'on  vous  a  faits...  Non,  je  ne  crois  pas  qu'il 
braconne. 


LA    BRACONNE  209 

M.  Magnon  eut  un  geste  d'agacement. 

—  Quand  je  vous  le  dis,  moi  !  Il  est  de  race,  l'animal. 
Souvenez-vous  du  père...  Le  lils  est  tout  pareil.  Ça 
crève  de  faim,  mais  ça  veut  faire  comme  les  riches. 
La  maraude,  la  chasse,  la  pêche,  tout  est  bon  ;  ça 
vous  a  des  pattes  crochues  ;  ça  tire  tout  à  soi...  Pas 
plus  tard  que  dimanche  dernier  —  vous  voyez  que 
je  suis  renseigné  —  il  a  vendu,  votre  Pâtureau,  il 
a  vendu  un  lièvre  quatre  francs  à  une  personne  du 
bourg  ;  oui,  Chauvin,  un  lièvre  de  sept  livres,  une 
femelle  et  pleine  encore  1  Et  voilà  comment  moi  qui 
ai  du  bien,  moi  qui  nourris  des  chiens,  moi  qui  paye 
un  permis,  je  ne  ramasse  rien  au  temps  de  la  chasse  ! 

—  Quatre  francs  1  voiià  quatre  francs  bien  tombés  ! 
pensa  tout  haut  Chauvin. 

—  Ah  !  vous  êtes  dans  ces  goûts? 

—  Non  pas,  notre  maître  1  vous  savez  que  je  n'ai 
jamais  été  pour  la  braconne.  Je  dis  seulement  qu'il 
y  a  de  la  misère  chez  mon  valet.  11  y  a  deux  ans,  la 
mère  est  morte  pour  avoir  travaillé  au  delà  de  ses 
forces  ;  et  maintenant  il  n'y  a  que  le  gage  du  père 
pour  faire  vivre  toute  la  nichée,  six  enfants  et  une 
ancienne.  Ça  ne  fait  pas  une  grosse  chique  pour 
chacun,  allez  I 

—  Eh  oui.  Chauvin  I  la  misère,  la  malchance,  les 
drôles,  les  vieux  et  patati  et  patata...  Voilà  des  gens 
qui  reçoivent  du  pain  de  lu  commune,  qui  reçoivent 
du  pain  do  leurs  voisins,  des  gens  à  qui  I'chi  paye 
le  médecin,  des  guns  à  qui  l'un  vient  on  aide  de  tuus  les 
côtés.  Eh  bien  1  ça  Su  plaint  tout  de  uiênie  et  au  besoin 
ça  vole  ! 

14 


210  LES    CREt;X-DB-MAISONS 

—  Oh  !  le  valet  de  chez  nous  n'est  point  un  voleur. 

—  No  vous  y  fîez  pas  I  En  tous  les  cas,  s'il  ne  vous 
vole  pas,  il  vole  les  chasseurs  honnêtes  ;  il  me  vole, 
moi  !...  Je  ne  le  souffrirai  pas. 

Comme  s'il  se  fût  parle  à  lui-même,  M.  Magnon 
continua  avec  une  amertume  évidemment  sincère. 

—  Oui,  ça  vient  se  plaindre  par-dessus  le  marché. 
Le  monde  change.  Il  y  a  seulement  trente  ans,  on 
voyait  bien  plus  de  misère  qu'on  n'en  voit  aujour- 
d'hui ;  mais  les  malheureux  de  l'ancien  temps  man- 
geaient des  pommes  de  terre  avec  leur  pain  noir  et 
même  quand  ils  n'avaient  pas  de  pommes  de  terre, 
ils  mangeaient  leur  pain  tout  sec.  Cela  ne  les  empêchait 
pas  de  vivre  ;  ils  ne  se  plaignaient  pas... 

A  présent,  personne  ne  veut  plus  se  tenir  à  sa  place  ; 
les  riches  ne  se  distinguent  plus  des  travailleurs. 
Je  vois  des  paysans  presque  aussi  bien  habillés  que 
mes  deux  garçons;  les  tilles  sont  encore  pires  :  coiffes 
de  soie,  rubans,  bottines,  tout  le  tralala.  Ah  I  la  gloire 
est  montée  1  et  la  gourmandise  aussi  !  chez  les  fer- 
miers et  même  chez  les  valets,  on  ne  se  prive  plus  ; 
le  café,  le  sucre,  le  vin,  tout  ça  roule  !  il  faut  du  beurre, 
il  faut  des  œufs,  il  faut  du  lard.  Bientôt,  ils  vont  tous 
aller  à  la  boucherie,  nia  parole  I  Etonnez-vous  après 
de  voir  tout  enchérir.  Pour  vivre  aujourd'hui,  il  faut 
des  cents  et  des  mille  ;  les  propriétaires  seront  obligés 
de  travailler  comme  les  autres,  nom  d'un  chien  1 

—  Allons  I  notre  maître,  ne  vous  tracassez  pas  ;  il 
y  en  aura  qui  fléchiront  avant  vous  ;  m'est  avis  qu'il 
y  en  aura  beaucoup. 

M.  Magnon  se  rengorgea,  tlatté. 


LA     BRACONNE  211 

—  Eh  bien  !  fit-il  avec  rondeur,  pour  en  revenir 
à  ce  que  nous  disions,  c'est  donc  une  affaire  entendue  : 
vous  prendrez  un  autre  valet. 

—  Je  ne  peux  pas.  Je  vous  ai  dit  que  nous  avions 
fait  marché  la  semaine  dernière.  Si  vous  voulez,  je 
dirai  à  Pâtureau  de  ne  plus  braconner  ;  il  m'écoutera 
peut-être. 

—  Je  me  fiche  de  ce  que  vous  lui  direz,  je  me  fiche  de 
votre  marché,  je  veux  qu'il  parte  et  ça  suffît.  Vous  ne 
comprenez  donc  pas  ce  que  je  vous  dis?  Vous  pouvez 
vous  vanter  d'avoir  la  tête  dure. 

Chauvin  répondit  encore  : 

—  Non,  je  ne  peux  pas  ;  je  le  voudrais  bien,  mais 
c'est  impossible  ;  un  marché  ne  se  défait  pas. 

—  Alors,  moi,  propriétaire,  je  ne  compte  plus? 
Ce  sont  des  choses  qui  ne  regardent  que  vous,  pas 
vrai,  Chauvin?  Eh  bien  1  je  me  souviendrai  de  ça! 
et  vous  verrez  ce  qui  arrivera  1 

Le  vieux  paysan  releva  la  tête. 

—  Notre  maître,  je  ne  demande  qu'à  vous  faire 
plaisir,  mais  cette  fois  vous  voulez  une  chose  qu'un 
Chauvin  n'a  jamais  faite.  Ce  que  j'en  dis  là,  ce  n'est 
point  pour  le  valet,  bien  que  ce  soit  un  gars  méritant. 
Mais  quand  j'ai  fait  un  marché,  quand  j'ai  tapé  dans 
la  main  d'un  homme  en  disant  :  «  C'est  tant  »,  oh  bien  1 
c'est  tant  !  et  le  marché  tient  toujours,  qu'il  soit  bon 
ou  qu'il  soit  mauvais.  J'ai  toujours  fait  comme  cela 
depuis  que  j'ai  l'âge  de  raison  et  je  ne  veux  pas  changer 
de  mode  à  soixante  ans...  Voilà  ce  qu'il  en  est,  notre 
maître  ;  à  présent,  il  arrivera  ce  que  vous  voudrez. 

Le  rentier  se  leva,  bredouillant  des  menaces. 


212  LES    CRK(   \-l)  K-M.il.so.N-; 

—  C'est  coniMio  ça  !  Kh  bien,  fichoz-niui  1*»  ccinip  I 
nous  nous  reliouvorons,  mon  vienne  ;  vous  inc  paierez 
ça  plus  cher  qu'au  marché.  Et  quant  à  votre  valet, 
nuus  allons  nous  on  occuper  ;  vous  pouvez  l'avi-rtir 
si  Vous  voulez  ;  le  diable  m'emporte  s'il  n'est  pas  pincé  ! 


Sc^vorin  fut  pincé  on  effet,  mai?  pas  tout  de  suite, 
car  sur  l'avis  de  Chauvin  —  et  sr-  sentant  d'ailleurs 
étroitement    surveillé    —    il    cessa    d'aller    à    l'affût. 

11  fut  pincé  un  an  plus  tard,  au  mois  de  septembre, 
en  plein  jour  et  par  M.  Magnon  lui-même. 

C'était  dans  la  soirée,  vers  quatre  heures.  Le  plus 
jeune  des  Chauvin,  Florentin,  arrachait  des  pommes 
de  terre  le  long  de  la  haie  b(trdaiit  la  route.  Séverin. 
lui,  travaillait  au  milieu  du  champ  près  d'un  tom- 
bereau vide  ;  il  piochait  machinalement.  Soudain 
Florentin  cria  : 

—  Séverin  1  Séverin  I  un  lièvre  I 

Un  lièvre  avait  en  effet  percé  la  haie  à  côté  du 
jeune  homme  et,  par  une  raize,  il  venait  droit  sur  le 
valet.  Celui-ci,  instinctivement,  lâcha  son  pic,  saisit  un 
aiguillon  qui  se  trouvait  à  côté  de  lui,  se  baissa  vive- 
ment et,  de  toutes  ses  forces,  lança  un  coup  rasant. 

Le  lièvre,  touché  au  museau,  eut  un  couic  I  pr(i- 
longé.  Deux  ou  trois  soubresauts  l'agitèrent,  puis  il 
s'allongea  entre  deux  sillons.  Séverin  fit  signe  à  Flo- 
rentin qui  accourut.  Ils  examinèrent  le  lièvre;  c'était 
un  jeune,  il  pesait  dans  les  cinq  livres. 

—  Ça  se  trouve  bien,  dit  Séverin  ;  mes  drôles  ne 


LA    BRACONNE  213 

sont  pas  rudes  en  ce  moment,  ça  leur  fera  du  fricot. 
Mais  Florentin,  qui  maniait  la  bête,  fit  remarquer 
qu'elle  avait  une  patte  cassée  ;  elle  avait  reçu  un  coup 
de  fusil.  Alors  ils  se  rappelèrent  avoir  entendu  des 
aboiements  et  deux  détonations  sm'  la  gauche,  quelques 
instants   plus   tôt. 

—  Les  chasseurs  vont  arriver,  dit  Florentin  ;  ce 
sont  les  maîtres...  ton  aiïaire  n'est  pas  claire. 

—  Nom  de  nom  1  je  n'ai  pourtant  pas  envie  de 
leur  laisser  ce  lièvre. 

—  Tu  serais  bien  bête!  d'ailleurs,  si  tu  le  laisses, 
ils  te  chercheront  chicane  tout  de  même.  Cache-le 
donc,  et  vite  1  moi,  je  me  sauve. 

Pendant  que  le  jeune  homme  se  hâtait  vers  son 
outil,  Séverin  lança  le  lièvre  dans  le  tombereau  et 
vida  par-dessus  un  sac  de  pommes  de  terre.  Puis 
il  se  remit  au  travail.  Il  était  temps  ;  des  aboiements 
furieux  se  faisaient  entendre  dans  le  champ  voisin, 
de  l'autre  côté  de  la  route  ;  les  chiens  avaient  retrouvé 
le  pied  ;  ils  percèrent  la  haie  à  leur  tour  et  se  précipi- 
tèrent entre  les  sillons.  Arrivés  au  milieu  du  champ 
ils  se  séparèrent,  revinrent  en  arrière  et  se  séparèrent 
encore. 

A  ce  moment,  un  gros  homme  essoufflé  enjamba 
l'échalicr  à  côté  de  Florentin.  C'était  M.  Magnon  père. 

—  As-tu  vu  la  bête,  demanda-t-il  au  jeune  homme? 

—  Quelle  bête? 

—  Un  lièvre. 

—  Un  lièvre? 

—  Oui,   un  lièvre  que  j'ai  tiré  tout  à   l'hfïure? 
Le  u:ar8  dit  en  lia  de  sa  voix  lento  : 


21^  I.KS    CRKIiX-DE-MAISONS 

—  Non,  je  n'ai  rien  vu  ;  il  a  pu  passer  sanB  que 
je  m'en  aperçoive  d'ailleurs...  vous  savez,  quand  on 
travailli'  !.,. 

Mais  déjà  le  maître  n'écoutait  plus  et  se  lançait 
derrière  les  chiens.  Quand  il  eut  fait  une  vingtaine  de 
pas,  il  s'arrêta  8ur[)ri3. 

—  C'est  trop  fort  !  cria-t-il  à  son  fils  qui  arrivait 
avec  un  autre  chasseur  ;  les  chiens  perdent  encoro 
le  pied  ici.  Pourtant  je  suis  sûr  de  l'avoir  touché  ; 
il  ne  doit  pas  être  loin. 

Séverin  vit  les  trois  hommes  se  rapprocher  et 
parler  bas  en  regardant  de  son  côté  ;  puis  la  voix 
de  M.  Magnon  se  fit  encore  entendre,  haute  et  mena- 
çante. 

—  Il  n'y  a  pas  à  dire,  le  lièvre  est  ici.  Ce  n'est  pas 
d'hier  que  je  chasse...  je  me  méfie...  il  faudra  que  tout 
cela  se  tire  au  clair. 

Cependant  son  fils  rappelait  les  chiens  et  les  remet- 
tait sur  la  piste  ;  le  même  manège  recommença  ; 
les  chiens  s'égaillèrent  encore. 

—  C'est  tout  de  même  raide  !  fit-il  à  son  tour  ;  le 
lièvre  s'est  envolé  sans  doute. 

Il  allait  interpeller  Séverin,  lorsque  le  troisième 
chasseur  qui,  fatigué,  s'était  assis  sur  l'aiguille  du 
tombereau,  poussa  une  exclamation  de  surprise. 
Tous  ceux  qui  étaient  là  levèrent  la  tête  ;  les  deux 
paysans,  à  chaque  bout  du  champ  cessèrent  de  tra- 
vailler. 

—  Venez  donc  voir  I  disait  le  chasseur  ;  il  y  a  du  sang 
sous   le   tombereau. 

Les  Magnon  accoururent  et  se  baissèrent  vivement  ; 


LA    BRACONNE  215 

du   sang,  en   effet,  avait  goutté    entre   les    planches 
disjointes. 

—  Je  m'en  doutais  bien  !  cria  le  vieux.  Ah  1  la 
crapule  1  où  l'a-t-il  fourré? 

Les  chiens  aboyaient  furieusement.  L'un  d'eux, 
d'un  bond  formidable,  fut  dans  le  tombereau  ;  tout 
de  suite  il  fouilla  dans  les  pommes  de  terre  et  découvrit 
le  lièvre. 

—  Je  le  savais  1  Je  le  savais  !  hurla  M.  Magnon. 
Voleur  I  tu  es  pris  1  cette  fois,  cela  va  te  coûter  cher  1 

Séverin   pensa  : 

—  Ça  y  est  !  J'ai  eu  tort  d'écouter  Florentin. 
Il  s'avança  pourtant,  son  pic  à  la  main. 

—  C'est  à  moi  que  vous  parlez,  monsieur  Magnon? 

—  Mais  non,  c'est  au  pape  1  Ce  n'est  pas  toi  qui 
m'as  volé  ce  lièvre  ?  Ose  donc  le  dire  1 

—  Je  ne  vous  ai  rien  volé  ;  je  trouve  que  vous 
lancez  vos  paroles...  Ce  lièvre  est  passé  à  ma  portée, 
je  l'ai  tué  d'un  coup  de  bâton  ;  il  est  à  moi,  je 
pense. 

—  Il  est  à  toi  I  Tu  vas  le  voir,  canaille,  comme 
il  est  à  toi  !  Ah  1  tu  ramasses  le  gibier  devant  ma 
chasse!  Qu'est-ce  que  tu  dis?  C'est  peut-être  toi  qui 
as  cassé  les  pattes  à  ce  lièvre  d'un  coup  de  fusil  ! 

—  Je  ne  savais  pas  que  vous  l'aviez  tiré,  moi  I 
Croyez-vous  que  j'ai  le  temps  d'écouter  s'il  y  a  des 
gens  qui  chassent  ici  ou  là  ? 

—  Oui,  oui!  je  te  connais!  Enfin,  tu  es  pris  ;  j'ai 
des  témoins.  Et  ce  n'est  pas  trop  tôt  ;  il  y  a  assez  long- 
temps que  les  gendarmes  et  les  gardes  le  surveillent. 

Séverin  eut  un  sourire  de  mépris. 


IV'  l  ES    CREIX-DK-MAISONS 

—  Je  sois,  jo  sais...  Vous  n'avez  pas  boBoin  de 
ni'nppri'ndre  que  vous  êtes  un  mouchard. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis?  crièrent  en  mémo  temps 
If'S  deux  Magnon. 

—  Jo  dis  que  vous  êtes  des  mouchards  I  vous,  le 
vieux,  vous  en  êtes  un,  et  vous,  le  gars,  aussi  I  vous 
êtes  connus  pour  ça  ! 

Florentin  entendant  les  voix  monter  avait  quitté 
son  travail.  Il  vint  se  placer  à  côté  du  valet  et  le 
tira  par  le  bras  en  essayant  de  l'apaiser.  Mais  Séverin 
se  dégagea  d'une  secousse. 

—  Laisse-moi,  Florentin  I  Je  veux  leur  dire  ce  que 
j'ai  sur  le  cœur. 

Puis,  tendant  le  poing  vers  les  chasseurs  : 

—  Sales  mouchards  !  cria-t-il,  vous  m'avez  vendu  I 
vous  êtes  tous  pareils,  tous  les  porteurs  de  permis, 
tous  les  riches  I  avec  toutes  vos  rentes,  vous  êtes  jaloux 
des  crèvc-de-faim.  Quand  on  vous  dit  qu'un  valet 
a  tué  un  lapin  et  qu'il  l'a  vendu  pour  payer  le  bou- 
langer, vous  courez  chez  les  gardes  et  chez  les  gen- 
darmes. Je  le  sais  bien,  allez  I  que  vous  m'avez  vendu  1 
Et  maintenant  vous  venez  me  honnir,  sales  mou- 
chards que  vous  êtes  I  Vous  allez  me  faire  avoir  un 
procès.  Eh  bien  I  je  m'en  fiche  de  votre  procès,  de 
vos  gardes  et  de  vos  gendarmes,  et  je  me  fiche  de  vous  ; 
à  vous  trois  qui  êtes  là,  vous  ne  valez  pas  une  gifle  ! 

Rouge,  les  yeux  exorbités,  sous  la  menace  d'un 
coup  de  sang,  M.  Magnon  s'étranglait  à  crier  : 

—  Voleur  I  Canaille  I  tu  me  le  payeras  1  tu  iras 
en  prison,  il  y  a  des  témoins...  tu  iras  en  prison,  fri- 
pouille I 


LA    BRACONNE  217 

Le  troisième  chasseur  qui  n'avait  rien  dit  pendant 
la  dispute  déclara  d'une  voix  nette  : 

—  Le  vol  est  manifeste  ;  ce  sera  en  effet  de  la  prison. 
Quant  à  l'autre,  il  est  évidemment  complice. 

—  Oui,  toi  aussi,  Florentin,  nous  te  retrouverons  ! 
hurla  le  rentier  ;  d'abord  jo  vais  passer  chez  ton  père  ! 
Ah  !  je  vais  vous  les  faire  fourrer  en  prison,  les  ca- 
nailles 1 

Il  ramassa  le  lièvre  et,  suivi  des  deux  autres,  s'en 
alla  en  gesticulant;  devant  l'échalier  il  se  retourna 
pour  insulter  encore  le  valet  : 

—  Voleur  !  Tu  iras  en  prison  I  Ah  !  que  je  suis  con- 
tent ! 

Alors  Séverin  qui  s'était  remis  au  travail  se  redressa 
et  cria  lui  aussi  à  pleine  poitrine  : 

—  Hé  !  dis  donc  I  si  je  vais  en  prison,  j'en  sortirai 
un  jour  ;  et  quand  j'en  serai  sorti,  je  te  retrouverai. 
Oui,  je  saurai  bien  te  dénicher,  toi,  et  aussi  tes  gars  ; 
alors,  bon  Diou  !  nous  réglerons  ça  !  Je  me  charge 
de  te  faire  sonner  la  peau  du  ventre,  vieux  crapaud 
ferré  I 

Il  cria  ses  paroles  dans  sa  colère  ;  dès  qu'il  fut  un 
peu  calmé,  il  les  regretta.  C'était  une  bien  mauvaise 
affaire  qu'il  venait  de  se  mettre  sur  les  bras.  Il  y  aurait 
procès,  ce  qui  était  déjà  grave,  mais  il  y  aurait  aussi 
d'autres  vengeances  plus  sournoises. 

Et  Séverin  se  mit  à  penser  à  ses  pauvres  enfants  ; 
et  il  pensa  aussi  à  sa  belle-mère  qui,  prise  de  dou- 
leurs et  ne  trouvant  pas  chez  son  gendre  de  quoi  se 
soigner,  s'en  était  retournée  aux  Arrolettes  depuis 
quelques  jours.  Elle  ne  pouvait  plus  guère  marcher,  la 


218  i  >.^     ..i>K(    ,\-l»K-MAISO!18 

Bornoude  ;  elle  n'était  plus  bonne  à  grand'chose. 
Or,  il  «'tait  question,  dans  le  pays,  d'une  nouvelle  loi 
qui  serait  faite  pour  les  anciens  dans  ia  misère  : 
on  disait  qu'ils  toucheraient  jusqu'à  quinze  francs 
par  mois.  Séverin  et  Auguste  avaient  parlé  de  cela 
ensemble  ;  ils  avaient  compté  sur  cette  petite  rente. 
Mais  à  présent?  M.  Magnon  était  un  gros  bonnet; 
il  connaissait  l'évêque,  il  menait  ceux  du  bureau  de 
bienfaisance.  On  ne  trouverait  pas  la  Bernoude  assez 
pauvre  ;  l'argent  irait  à  d'autres... 

Séverin,  sans  colère  maintenant,  roulait  en  sa  tête 
toutes  ces  idées  tristes.  Une  lassitude  soudaine  le 
courbait.  Il  piochait  toujours  du  même  mouvement 
régulier,  mais  il  ne  pensait  plus  du  tout  à  aon  travail. 

Le  soleil  s'en  allait  derrière  les  frênes  minces  de  la 
haie  ;  de  grandes  ombres  pointues  s'allongeaient  côte 
à  côte  sur  la  terre.  Bien  qu'il  fût  encore  tôt  pour  ren- 
trer, Florentin,  impatient  de  savoir  ce  que  le  maître 
avait  dit  à  la  maison,  appela  le  valet  et  l'attendit  à 
l'échalier.  Les  deux  hommes  ayant  ramassé  leur  veste, 
s'en  allèrent,   penauds. 

Au  Pâtis,  M.  Magnon  n'avait  trouvé  que  les  femmes. 
II  avait  fait  un  tapage  à  tout  casser,  disant  qu'il 
mettrait  Chauvin  à  la  porte  à  la  fin  du  bail  et  même  plus 
tôt  s'il  le  pouvait.  Quant  à  Séverin  et  à  Florentin, 
ils  étaient  sûrs  de  leur  affaire  :  les  gendarmes  allaient 
être  immédiatement  prévenus. 

Les  hommes  apprirent  tout  cela  en  mangeant. 
Chauvin  blâma  son  valet  et  son  gars  ;  puis,  quand  on 
lui  eut  bien  expliqué  les  chosos,  comme  la  nuit  n'était 
pas  encore  venue,  il  décida  d'aller  chez  le  maître. 


LA    BRACONNS  219 

—  Baille  vite  ma  blouse,  Henriette  !  dit-il  ;  je 
veux  aller  le  raisonner  tout  de  suite.  Toi,  EQon  valet, 
attends   ici,   si   tu   veux   savoir. 

Séverin  attendit.  Le  patron  ne  musa  pas  ;  au  bout 
d'une  heure  il  était  de  retour.  Il  rentra  sans  se  presser. 

—  Eh  bien!  c'est  arrangé?  demanda  Florentin. 

—  Gomme  ci,  comme  ça... 

—  Y  aura-t-il  procès? 

—  Ça  dépend...  je  vais  vous  dire...  Ça  n'a  pas  trop 
mal  marché  ;  il  a  été  même  coulant.  Il  m'a  dit  : 
«  Je  ne  tiens  pas  à  un  procès  à  cause  de  Florentin  ; 
j'ai  peur  aussi  que  cela  aille  trop  haut.  Je  veux 
seulement  que  Pâtureau  sorte  de  chez  vous  tout  de 
suite.  » 

—  S'il  n'y  a  que  cela,  dit  le  valet,  ce  n'était  pas 
la  peine  de  faire  tant  de  bruit.  Je  m'en  irai.  La  Tous- 
saint est  dans  cinq  semaines,  cela  ne  vous  gênera 
pas  trop  ;  moi  de  même.  Mais  comment  se  fait-il 
donc  que  sa  colère  soit  si  vite  tombée? 

Florentin  eut  un  rire  silencieux  : 

—  A  la  fm,  tu  as  parlé  sur  ta  grosse  dent  :  il  a  eu 
la  frousse. 

—  Bah!   Tu   crois  ça? 

—  Bien  sûr  1  Si  tu  te  figures  que  tu  avais  l'air 
commode  1 


CHAPITRE  IV 

LES    PAROLES    DE    LUCIEN    CHAUVIN 

Le  premier  lundi  d'octobre,  Séverin  alla  à  la  foire 
de  Cerizay  pour  chercher  à  se  gager.  Non  pas  que  le 
temps  pressât  et  que  cette  foire  fût  un  lieu  de  gagerie, 
mais  ce  lui  était  tout  de  même  une  occasion  de  voir 
des  fermiers  ;  peut-être  aussi  trouverait-il  à  se  louer 
pour  tout  le  mois  d'octobre,  ce  qui  vaudrait  mieux 
que  d'aller  en  journée. 

Malheureusement,  il  y  avait  peu  de  monde  à  Cerizay. 
Séverin  entra  bien  en  marché  avec  un  fermier  de 
Malitrou,  mais  ce  fermier  n'avait  point  hâte  de  gager 
ses  domestiques  ;  il  voulait  d'abord  s'informer  des 
prix.  Le  marché  ne  se  conclut  donc  pas. 

A  midi,  Séverin  n'avait  plus  qu'à  s'en  retourner 
chez  lui.  Auparavant  il  fit  un  petit  tour  sur  le  champ 
de  foire.  Le  bruit  diminuait  ;  les  gens  s'en  allaient 
emmenant  leurs  bêtes.  Séverin  examina  celles  qui 
restaient  ;  il  remarqua  une  sorte  de  gr-ande  cage  où 
étaient  couchés  deux  nourrains,  tachés  de  noir  d'une 
façon  assez  particulière  ;  s'étant  arrêté  devant  cette 
cage,  il  eut  de  la  main  un  geste  machinal  pour  fairr 
lever  les  bêtes.  Alors,  une  très  grosse  fennu"'  s'approcha, 
croyant  qu'il  voulait  les  acheter. 


LES    PAROLES    DE     LUCIEN     CHAUVIN  221 

—  Ils  sont  vendus,  dit-elle  ;  vous  voyez  :  ils  sont 
marqués.   J'attends  pour  les  livrer. 

Quand  elle  eut  dit  ces  paroles,  elle  s'arrêta  pour 
regarder  Se  vérin,  et  lui  aussi  la  regarda  ;  il  avait  vu 
cette  figure  ailleurs,  ou  plutôt  une  figure  jeune  qui 
ressemblait  à  celle-ci. 

—  Enfin,  dit-elle  la  première,  tu  es  bien  Séverin 
Pâtureau? 

—  Et  toi,  Mariche?  répondit-il  aussitôt,  car  il 
venait  de  reconnaître  le  sourire  encore  jeune.  Que 
fais-tu  là?  continua-t-il. 

—  Tu  le  vois  ;  je  garde  mes  cochons  en  attendant 
le  marchand.  Et  toi,  que  cherches-tu? 

—  Moi,  je  cherche  à  me  gager,  parce  que  j'ai  quitté 
ma  condition  voilà  huit  jours  passés. 

Ils  avaient  beaucoup  de  choses  à  se  dire.  Elle  lui 
montra  une  grosse  pierre  où  elle  était  assise  avant 
qu'il  vînt.  Il  y  avait  place  pour  deux  en  se  serrant  un 
peu.  11  s'assit  donc  à  côté  d'elle.  Elle  portait  large  ; 
il  sentait  contre  lui  sa  hanche  molle.  Elle  avait  au 
cou  des  plis  de  chair  comme  en  ont  aux  cuisses  les 
enfants  très  gras  ;  la  sueur  avait  entraîné  dans  ces  plis 
la  poussière  de  la  journée  et  cela  faisait  sur  la  peau 
comme   des   bouts   de    fil   noir. 

—  C'est  égal,  dit  Séverin,  tu  n'es  pas  faillie  I 

—  iNon  !  Ah  1  je  suis  grosse  I  Je  pè^e  biou  deux 
cents  ;  ça  gêne  l'été  ;  on  échauffe...  Je  ne  porte  plus  de 
corset...  Je  ne  suis  guère  avenante...  Tout  ça,  ajoutâ- 
t-elle en  montrant  sa  poitrine  énorme  et  son  ventre, 
tout  ça  fait  carnaval  ensemble  quand  je  marche  vite. 

Séverin  se  mit  à  rire. 


222  LES     CREIIX-DE-MAISONS 

—  lùifiii.  c't'St  signe  que  tu  n'as  pas  ôiè  nialheu- 
rcusc. 

—  Pasniulheurousc  !  Oh  !  si  !  et  je  ne  suis  pas  au  bout. 
Elle   conta   sa   vie.    Elle   avait   eu   deux   bâtards, 

comme  il  savait  sans  doute.  Cela  lui  ayant  fait  tort 
dans  la  région,  elle  avait  été  au  loin,  et  elle  s'était 
mariée  dans  le  haut  pays  avec  un  veuf  de  cinquante 
ans  qui  tenait  une  petite  borderie. 

Dame  I  les  gens  des  alentours  avaient  ri  le  jour 
de  la  noce  et,  le  soir,  les  gars  étaient  venus  faire  le 
charivari  à  la  porte.  Ce  n'était  pas  bien  gai  ;  mais 
quoi  !  avec  deux  bâtards,  elle  n'avait  pas  le  droit 
d'être  difficile. 

Elle  avait  eu  trois  autres  enfants  coup  sur  coup  ; 
puis  son  homme  avait  été  pris  d'une  mauvaise  maladie 
dans  les  jambes,  dans  les  reins  et  dans  la  moelle  du 
dos.  Il  avait  été  en  enfance  et  paralysé  pendant  deux 
ans,  et  il  était  mort  en  lui  laissant  des  dettes  et  cinq 
enfants  sur  les  bras.  Depuis,  elle  avait  tenu  la  terre 
quand  même. 

—  Voilà  sept  ans  que  je  suis  seule  pour  faire  tout, 
dil-elle.  J'en  ai  arraché  du  travail,  va!  Ces  temps 
derniers,  mes  bessons  m'ont  aidé,  mais  voici  qu'ils 
ont  quinze  ans,  et  ce  sont  déjà  de  mauvais  sujets.  Ils 
se  soûlent  comme  des  hommes  et  se  battent.  J'en  ai 
gagé  un  ;  l'année  prochaine,  je  gagerai  l'autre  quatre 
jours  par  semaine.  Ça  fera  de  l'argent,  car  ils  sont 
furts,  mais  ils  mangeront  tout...  Des  têtes  brûlées, 
vois-tu... 

Elle  s'arrêta  un  moment,  puis  reprit  en  secouant 
ses  grosses  épaules  : 


LES    PAROLES    DE     LUCIEN     CHAUVIN  223 

—  Heureusement,  je  prends  le  temps  comme  il 
vient.  C'est  mon  caractère  qui  est  comme  ça...  les 
choses,  moi,  je  ne  m'en  fais  pas  trop...  Tout  de  même, 
je  ne  m'arrange  pas  ;  il  m'est  venu  à  mon  troisième 
drôle  des  varices  très  grosses  ;  quelquefois  je  ne  peux 
pas  marcher.  Tiens,  encore  aujourd'hui,  ça  me  fait 
mal  ;  j'ai  cette  jambe  enflée. 

Elle  leva  un  peu  son  jupon  pour  montrer  sa  cheville. 
Un  marchand  qui  passait  risqua  une  vilaine  plai- 
santerie. Elle  ne  s'en  émut  guère. 

—  Gomme  ça,  dit-elle  à  Se  vérin,  tu  es  toujours 
chez  les  autres...  Tes  affaires,  à  toi  aussi,  n'ont  donc 
pas  prospéré? 

—  Non  I  pas  trop  !  Je  suis  veuf,  j'ai  six  enfants 
et  les  plus  grands  cherchent  du  pain. 

Il  dut  parler  à  son  tour  et  plus  longuement  qu'il 
n'en  avait  envie.  Quand  elle  sut  que  Delphine  était 
morte  de  ses  couches,  laissant  un  bébé  à  élever,  les 
larmes  lui  vinrent  aux  yeux. 

—  Quel  malheur  !  fit-elle  ;  pauvre  Delphine  !  Dire 
qu'il  a  été  un  temps  où  je  l'aurais  peut-être  battue 
si  je  l'avais  trouvée  seule  sur  un  chemin.  Pauvre 
Delphine  !  elle  qui  était  si  jolie  et  si  gaie,  elle  est  donc 
morte  1  J'aurais  bien  dû  m'en  douter  tout  de  suite  ; 
jamais  elle  ne  t'aurait  laissé  venir  à  la  foire  fripé  comme 
tu  l'es,  sans  boutons  et  sans  cravate. 

D'un  geste  familier,  Mariche  remonta  le  col  de  la 
blouse  qui  était  trop  grand  et  glissait  sur  l'épaule. 
Il  vit  que  sa  main  était  dure  comme  une  main 
d'homme  et  que  ses  doigts  blessés  avaient  des  uiigles 
difformes. 


224  I.KS    c:HF.rX-I)E-MAISONS 

Il  y  eut  eiitro  eux  un  silonco.  Elln  reprit  h  mi- 
voix   : 

—  Qunnd  l'homme  est  mort,  c"t«l  trisl»!  ;  maia 
quand  c'est  la  femme,  c'est  encore  pis  pour  les  enfants. 
Tu  ferais  bien  de  te  remarier... 

Il  se  retourna  : 

—  Me  remarier  1  tu  es  folle  I  Et  avec  qui,  bon 
san^  I 

Puis  il  se  ieva,  méfiant.  Cotte  hâte  la  fit  rire. 

—  Je  vois  que  tu  as  toujours  peur,  dit-elle.  Tu  as 
tort,  ce  n'est  pus  pwur  moi  que  je  parle.  J'ai  cinq  enfants 
et  pas  mal  de  dettes...  nous  ferions  un  triste  marché... 
Si  tu  venais  me  le  proposer,  je  dirais  comme  toi  tout 
à  l'heure  :  «  Tu  es  fou  !  » ...  Et  pourtant  j'accpterais 
peut-être,  parce  que,  toi...  Enfin,  prends  garde  à  ne  pas 
m'en  conter  I 

Elle  eut  encore  une  fois  son  rire  roulant  de  femme 
grasse,  son  beau  rire  qui  lui  restait  de  sa  jeunesse 
et  qui  était  comme  un  timbre  clair  dans  une  horloge 
démolie. 

—  Tout  de  même,  reprit-elle,  cela  m'amuse  de  te 
voir  si  peureux.  Mon  pauvre  Séverin  I  je  suis  bien 
changée,  va  !  C'est  qu'autrefois  j'étais  un  diable  I 
Aussi,  pourquoi  ne  me  voulais-tu  pas?  J'étais  bien 
forcée  d'être  hardie.  Et  ma  foi,  à  présent,  je  ne  le 
regrette  pas...  Ah  !  bien  non  1  je  ne  le  regrette  pas  ! 

—  Ni  moi,  dit  Séverin;  et  cola  m'a  fait  plaisir  il- 
te  revoir.  MaintunanL,  il  faut  que  je  m'en  aille.  Bon 
courage,   Mariche  I 

Il  lui  tendit  la  main,  mais  elle  se  leva  et  l'embrassa. 
Puis,  elle  s'en  alla  faire  un  tour  à  ses  cochons  ;  lui, 


LES    PAROI  ES    DE    LUCIEN    CHAUVIN  'ïïï^ 

descendit  la  côte  du  champ  de  foire  au  milieu  des  tou- 
cheurs  de  bêtes  qui  se  dirigeaient  vers  la  gare. 

Séverin  avait  dit  vrai  à  la  Mariche  ;  il  ne  regrettait 
pas  cette  histoire  de  jeunesse.  Jadis,  aux  premiers 
temps  de  son  mariage,  il  en  avait  eu  grand'honte  ;  mais 
depuis,  la  vie  l'avait  tant  bousculé  qu'il  ne  voyait 
plus  les  choses  de  la  même  façon. 

Beaucoup  d'événements  qui  lui  avaient  semblé  im- 
portants reculaient  et  s'effaçaient  dans  son  souvenir  ; 
et  par  exemple,  cette  courte  folie  d'amour  pour  la 
Mariche  n'était  plus  qu'une  toute  petite  aventure 
du  temps  passé  —  une  aventure  agréable,  en  somme, 
telle  qu'il  n'en  connaîtrait  plus. 

Quant  à  cette  idée  de  mariage,  c'est  cela  qui  était 
bien  fou  !  Se  marier,  lui  !  Qui  donc  voudrait  s'apparier 
à  tant  de  misère  ?  Il  n'y  avait  qu'une  toquée,  qu'une  en- 
ragée, il  n'y  avait  que  Mariche  pour  y  songer.  Cette 
Mariche,  elle  avait  beau  se  dire  changée,  elle  en  tenait 
encore  pour  lui  ;  il  se  rappela  son  rire  qui  sonnait  tou- 
jours vingt  ans. 

Non  !  ni  celle-ci,  ni  une  autre.  Bas-Bleu  bientôt 
serait  assez  grande  pour  tenir  convenablement  la 
maison.  Il  n'allait  pas  se  remarier  au  risque  d'avoir 
d'autres  enfants.  Et  puis,  il  était  tout  rempli  du  sou 
venir  de  la  défunte  et  encore,  il  n'avait  pas  l'idée  vers 
les  choses  d'amour. 

Il  arriva  chez  lui  vers  quatre  heures.  Georges, 
devant  la  porte,  jouait  avec  lus  pierres.  Dans  la 
maison,  Bas-Bleu,  assise  sur  une  chaise  défoncée, 
s'appliquait  à  coudre  dans  une  loque  brune.  Avant 
de  se  lever  pour  embrassor  son  père,  elle  piqua  son 

15 


22G  t.Ks   rnEt'X-nE-M  VISONS 

aijfuillc    dans    l'étoffe    comme    une    p-ando    femme. 

—  Eh  bien,  pnpa,  es-tu  j»a^(''  loin  d'ici?  deraanda- 
t-elle. 

—  Non  ;  je  ne  suis  pas  gagé  du  tout. 

—  Tant  mieux.  Je  suis  contente.  Comme  cela, 
tu  te  gageras  dimanche  à  Coutigny  et  tu  resteras 
dans  un  village  dos  alentours.  Q)u'f'8l-ce  que  je  ferais 
si  tu  demeurais  loin  et  si  tu  ne  pouvais  pas  rentrrT 
tous  les  soirs?  C'est  que  les  drôles  ne  veulent  pas  tou- 
jours me  croire,  tu  sais  ! 

Depuis  que  sa  grand  mère  était  paitie,  elle  parlait 
en  maîtresse  de  maison. 


Le  dimanche  suivant,  en  effet,  entre  messe  et  vêpres, 
Séverin  se  gagea  chez  les  Bordager  des  Arrolettes. 
Et  qui  fit  conclure  le  marché?  Ce  fut  Lucien  Chauvin 
le  commis. 

Étant  venu  passer  quelques  jours  de  congé  au  pays, 
il  était  allé  voir  son  oncle,  et  Florentin  lui  avait  conté 
l'affaire  du  lièvre.  Il  avait  pris  le  temps  de  s'indigner, 
après  quoi  il  avait  vanté  Séverin  devant  le  fils  Bor- 
dager qui  était  son  camarade  d'enfance  et  dont  le 
valet  venait  justement  de  tomber  malade. 

Et  le  dimanche  donc,  Lucien  ayant  rencontré  les 
deux  hommes,  les  fit  entrer  chez  son  père.  Ils  s'arran- 
gèrent rondement  ;  Séverin  irait  aux  Arrolettes  tout 
de  suite  ;  il  aurait  pour  son  année  un  cent  de  choux, 
quatre  sillons  de  pommes  de  terre  et  quarante-sept 
ftistûles.   Jamais  il  n'avait  gagné  une  somme  aussi 


LES    PAROLES    DE     LUCIEN    CHAUVIN  227 

forte.  C'est  que  les  gages  montaient  dans  le  pays  à 
cause  des  jeunes  qui  s'en  allaient  dans  les  villes  ou 
dans  les  Gharentes. 

Quand  tout  fut  dit,  Lucien  ayant  débouché  une 
bouteille  de  vrai  vin,  s'anima  contre  les  Magnon. 

—  Ah  !  ils  t'ont  appelé  voleur  !  dit-il  à  Séverin. 
Ces  gens-là,  voyez-vous,  sont  pro-pri-é-tai-res  ;  tout 
leur  appartient  :  la  terre,  les  hommes,  les  oiseaux, 
l'air  qui  passe.  Voleur  !  Elle  est  bien  bonne  !  Comme 
si  ce  n'étaient  pas  eux,  les  voleurs  !  D'ailleurs  un  pauvre 
diable  qui  triche  pour  nourrir  les  siens  n'est  pas  un 
voleur  ;  celui  dont  l'enfant  a  faim  a  droit  de  prendre 
le  superflu  des  autres. 

—  Oh  1  oh  ! 

Cela,  les  deux  paysans  ne  l'admettaient  pas  tout  à 
fait. 


CHAPITRE  V 

BAS-BLEU 

Bien  qu'elle  fût  chétive  et  n'eût  que  treize  ans, 
Bas-Bleu  tenait  le  ménage  de  son  père.  Elle  faisait 
les  laveries,  raccommodait  les  bardes,  trempait  la 
soupe,  peignait  et  débarbouillait  les  petits.  Elle  avait 
beaucoup  de  peine  à  faire  les  lits,  surtout  celui  où 
elle  couchait  avec  ses  sœurs.  Elle  était  obligée  de 
grimper  sur  une  chaise  pour  arranger  la  couverture. 

Entre  tous  ses  cadets,  Georges  était  son  préféré. 
Elle  avait  pour  lui  des  soins  de  jeune  mère  puérile  : 
elle  lui  préparait  de  la  soupe  à  part  et  lui  faisait  manger 
du  sucre  en  cachette.  Les  autres,  parfois,  étaient  jaloux  ; 
elle  les  grondait  souvent  et  même  les  corrigeait  ;  mais 
elle  le  faisait  avec  tant  de  naturel  qu'ils  lui  obéissaient 
mieux  qu'à  la  Bernoude. 

Georgette,  seule,  se  rebiffait  sous  les  taloches.  Cette 
Georgette  ne  ressemblait  pas  beaucoup  à  sa  sœur  ; 
courte  et  grosse,  jolie  néanmoins  avec  sa  tignasse 
cendrée  et  ses  yeux  tachés  d'or,  elle  était  la  mieux 
plantée  de  la  famille.  En  revanche,  elle  avait  toujours 
eu  sa  bonne  part  de  sournoiserie  ;  depuis  quatre  ans 
qu'elle  allait  à  l'école,  elle  en  avait  appris  de  toute* 
les  couleurs  en  compagnie  de  deux  autres  fillettes  du 


BAS-BLEU  229 

village,  deux  mauvaises  pièces  d'une  douzaine  d'an- 
nées ;  elle  savait  plus  de  choses  que  sa  sœur  aînée  et 
celle-ci  eût  prévenu  le  père  si  elle  eût  osé. 

Quant  aux  bessons,  ils  devenaient  plus  raisonnables. 
Ils  avaient  mendié  un  bout  de  temps  ;  mais  comme 
il  n'y  avait  plus  guère  de  cherche-pain  dans  la  com- 
mune, Séverin  avait  eu  honte  et  avait  gardé  ses  enfants 
chez  lui.  Seulement  la  dette  s'était  accrue  chez  le 
boulanger. 

Séverin  se  disait  : 

—  Voilà  mes  bessons  qui  sont  bientôt  en  force  de 
travailler  ;  dans  deux  ans  je  les  gagerai  ;  cela  fera 
cinquante  écus  de  plus  et  deux  bouches  de  moins  à 
nourrir  ;  nous  serons  sauvés. 

En  attendant  la  maison  était  vide  ;  pas  de  meubles, 
pas  de  bardes.  Malgré  toute  son  application,  Bas-Bleu 
ne  parvenait  pas  à  remettre  à  neuf  les  nippes  trop 
vieilles  et  l'on  n'eût  pas  donné  dix  sous  de  la  défroque 
des  petits. 

Mais  ce  qui  inquiétait  surtout  Séverin,  c'était  la 
santé  de  Bas-Bleu.  Elle  toussait  depuis  longtemps  ; 
très  grande  pour  son  âge,  elle  avait  les  épaules  étroites 
et  pointues  ;  sous  sa  peau  trop  claire,  on  voyait  courir 
les  veines  bleues.  Chaque  automne  elle  avait  un  gros 
rhume  qui  lui  donnait  la  fièvre. 

Le  médecin,  consulté  deux  fois,  avait  dit  qu'il 
fallait  du  repos,  une  habitation  sèche  et  claire  et  sur- 
tout une  nourriture  fortifiante.  C'étaient  là  des  paroles 
inutiles.  Séverin  chercha  ailleurs  :  il  espérait  trouver 
un  remède  qui  guérirait  sa  fille  d'un  coup.  Un  jour, 
la  Gustine  le  réconforta. 


230  r  t. ■>   I m.  I  \ - 1)  I  -  M  M.s'i  >s 

—  C'nst  l'flK'^,  dit-olle,  c'est  l'â^o,  vois-tu,  qui  la 
travaille.  Il  faut  quo  cela  passe;  daiiB  deux  ou  trois 
ans,  elle  sera  forto. 

Lui  parti,  cllo  ajouta  : 

—  Elle  sera  forte  ou  morte,  ça  dépend. 

Pendant  l'été  de  sa  quatorzième  année,  Bas-Bleu 
résista  à  peu  près  au  mal,  mais,  à  la  Toussaint,  une 
bronchite  la  coucha.  La  Bernoude  ayant  justement  ses 
douleurs,  ce  fut  Georgette  qui  eut  la  charge  de  soi- 
gner sa  sœur  ;  heureusement,  les  voisines  lui  vinrent 
un  peu  en  aide.  Au  bout  de  trois  semaines,  Bas-Bleu 
put  se  lever,  mais  elle  resta  sans  force.  Elle  toussait 
de   plus   en   plus   et  s'essoufflait   au  moindre  effort. 

Enfin,  vers  Pâques,  comme  elle  achevait  ses  quinze 
ans,  elle  cracha  tant  de  sang,  un  dimanche  matin, 
que  Séverin  vit  bien  que  son  enfant  allait  mourir 
de  cette  mauvaise  toux. 

Cette  année-là  fut  terrible.  Dès  le  printemps,  Séverin 
avait  gagé  les  bessons  comme  toucheurs  de  bœufs  ; 
mais  Constant  tomba  d'un  cerisier  et  se  cassa  une  jambe, 
si  bien  quo,  pendant  un  mois,  il  y  eut  deux  malades 
dans  le  pauvre  creux-de-maison.  Il  est  vrai  que  Bas- 
Bleu  se  levait  encore  et  même  cousait  un  peu. 

La  grand'mère  venait  de  temps  en  temps,  mais 
la  maison  était  si  humide  qu'elle  retombait  tout  de 
suite  percluse  et  qu'il  lui  fallait  bit-n  vite  s'en  re- 
tourner chez  son  gars. 

Le  dimanche,  Séverin  ne  prenait  plus  le  temps  d'aller 
à  la  grand'messc  ;  quand  il  n'était  pas  de  garde  chez 
son  patron,  il  passait  toute  sa  journée  à  faire  le  ménage. 
Il  balayait,  lavait,  brossait,  cousait,  faisait  les  lits. 


BAS-BLEU  231 

Bas-Bleu  couchant  seule  sur  Tordre  formel  du  mé- 
decin, Séverin  s'était  installé  un  grabat  au  grenier 
avec  une  vieille  paillasse  et  des  débris  de  couverture 
donnés  par  les  Bordager.  Les  deux  bessons  couchaient 
chez  leurs  patrons  ;  quant  aux  trois  petits,  ils  échan- 
geaient leurs  poux  dans  le  second  lit  de  la  maison. 
Car  ils  avaient  des  poux  continuellement  ;  c'était  en 
vain  que  chaque  dimanche  le  père  leur  frictionnait 
la  tête  jusqu'à  les  faire  pleurer  avec  ses  mains  dures  ; 
les  poux  revenaient  on  ne  sait  d'où.  Un  jour,  la  demoi- 
selle qui  faisait  la  classe  à  Marthe,  renvoya  la  petite 
pour  cause  de  malpropreté. 

La  Gustine,  apitoyée,  débarbouilla  l'enfant  et  lui 
drogua  la  tête  avec  de  la  graine  de  pied  d'alouette 
macérée  dans  du  vinaigre.  Séverin  ne  sut  pas  cette 
histoire. 

Mais  il  ne  pouvait  manquer  de  s'apercevoir,  du 
dénuement  de  plus  en  plus  triste  de  la  maison.  Plus 
de  chaux  aux  murs,  plus  d'images  sur  la  cheminée, 
plus  de  laine  dans  les  couvertures,  plus  d'assiettes  au 
vaisselier...  De  la  poussière  partout,  et  des  taches,  et 
des  toiles  d'araignées. 

Un  jour  que  Pitaud  avait  fait  pour  les  Pâtureau 
un  charroi  do  complaisance,  Séverin  voulut  lui  oiïrir 
une  tasse  de  café.  Mais  au  moment  de  verser  ce  café 
dans  une  tasse  jaune  et  ébréchée,  il  se  trouva  qu'il  n'y 
avait  rien  pour  Je  passer.  Georgette  dut  remuer  tout 
le  fouillis  de  guenilles  qui  remplissait  le  buffet  pour 
découvrir  un  linge  à  peu  près  propre. 

Pitaud,  trop  honnête  pour  laisser  voir  son  dégoût, 
se  montra  courageux  devant  sa  bolée  ;  mais  vSéverin 


232  LKS    cnEUX-DE-MAISONS 

crut    remarquer   f[u'il    l'avalait    vit**   tout  de   même. 

Chaque  jour  les  choses  empiraient.  Rien  d'ailleurs 
à  •  spérer  p(»ur  le  moment.  On  commençait  à  dire  dans 
Ir  pays  que  Pâtureau  était  républicain  ;  or,  le  bureau 
de  bienfaisance  ne  faisait  que  le  strict  nécessaire  pour 
les  républicains  ;  la  Bcrnoude  elle-même  n'était  pas 
encore  secourue.  Les  Magnon  s'étaient  vengés  sour- 
noisement. 

Pourtant  Séverin  depuis  longtemps  ne  braconnait 
plus.  Il  n'en  avait  ni  le  goût  ni  le  temps.  11  ne  courait 
plus  le  dimanche  ;  il  avait  seulement  conservé  l'ha- 
bitude de  ramasser  les  choses  qui  se  perdaient. 

Maintenant,  pour  faire  plaisir  à  Bas-Bleu,  pour 
lui  rapporter  quelque  friandise,  à  elle  qui  ne  pouvait 
plus  guère  manger  que  des  fruits,  il  demandait  ; 
il  n'hésitait  plus,  il  était  devenu  hardi  ;  et  même, 
parfois,  lorsque,  dans  les  haies  écartées  appartenant 
à  des  gens  durs  qui  ne  donnaient  jamais  rien,  il 
trouvait  de  belles  cerises  ou  des  poires  bien  jaunes, 
(lame,  tant  pis!  il  en  raflait  quelques-unes  et  peut-être 
après  n'eût-il  pas  fait  bon  les  lui  reprendre. 


CHAPITRE  VI 

LA    POULE 

C'était  un  soir  d'avril  ;  la  nuit  était  tombée  depuis 
un  moment  déjà.  Séverin,  sa  journée  faite,  revenait 
aux  Pelleteries.  Il  se  hâtait  parce  qu'il  était  inquiet 
de  sa  fille. 

Elle  touchait  à  sa  fin,  la  pauvre  Bas-Bleu.  Quand 
son  père  la  levait  pour  qu'on  pût  faire  le  lit,  elle  ne 
pesait  pas  plus  sur  ses  bras  qu'un  petit  enfant.  Elle 
ne  prenait  presque  plus  de  nourriture  ;  on  avait 
droit  chez  le  boucher  à  un  peu  de  viande,  mais,  de 
cette  viande-là,  elle  n'en  voulait  pas.  Des  voisines 
charitables  fricassaient  de  temps  en  temps  pour  elle 
un  poulet  bien  tendre  ;  elle  en  mangeait  un  petit 
morceau  avec  appétit,  puis  il  fallait  enlever  le  reste 
qui  lui  répugnait. 

La  veille  au  soir,  comme  son  père  s'efforçait  de 
lui  faire  prendre  un  peu  de  lait,  elle  avait  dit  de  sa 
voix  courte   et  sifflante   : 

—  Papa,  laisse-moi...  je  ne  peux  pas  avaler  ce  lait... 
je  voudrais  manger  de  la  soupe  à  la  poule.. 

—  Ma  fille,  si  tu  voulais,  nous  irions  chercher  de  la 
viande  chez  le  boucher  ;  ta  soupe  serait  plus  nourris- 
sante. 


SVi  LES    r.RE1îX-DE-MAISONS 

—  Non  I  jo  no  veux  pas  de  soupe  (»u  bœuf;  elle 
sent  le  suif.  Mais  si  j'avais  de  la  soupe  c^  la  poule,  je 
crois  que  j'en  mangerais. 

—  Eh  bien  I  ce  n'est  pas  difficile  ;  je  vais  aller  tout 
de  suite  quérir  une  poule  chez  la  Pitaude  ;  tu  mangera^ 
ta  soupe  demain. 

—  Oh  non  I  pas  ce  soir...,  pas  demain...,  tu  as  bieri 
le  temps.  Quand  j'en  aurai,  je  n'en  voudrai  peut- 
être  plus...  Je  suis  agaçante,  dis,  papa  ! 

C'était  à  cause  de  ce  désir  de  Bas-Bleu  que  Séverin 
80  trouvait  en  retard. 

Après  le  repas  du  soir  chez  les  Bordager,  il  était 
passé  dans  toutes  les  maisons  du  village  pour  trouvei 
une  poule.  Mais  le  moment  était  mal  choisi,  car  les 
volailles  venaient  d'être  renfermées  comme  cela  se 
faisait  aux  Arrolettes  à  certaines  époques  de  l'année. 
Toutes  les  femmes  avaient  parlé  à  Séverin  comme  l'avait 
déjà  fait  la  Bordagère  et  Louise,  la  belle-sœur.  Cha- 
cune avait  dit  : 

—  Je  ne  tiens  point  à  vendre  mes  poules  qui 
vont  commencer  à  pondre,  mais  pour  une  malade 
on  fait  tout  ;  seulement  tu  tombes  mal  ;  mes  poules 
viennent  d'être  renfermées  ;  elles  ne  sont  point  grasses 
pour  la  saison  ;  ce  ne  sont  guère  que  des  carcasses.  Si 
tu  veux,  je  t'en  donnerai  une  tout  de  même. 

Et  Séverin  avait  répondu  partout  : 

—  Non  1  j'en  veux  une  grasse...  je  vous  remercie... 
j'enverrai  les  drôles  dans  les  métairies  du  Haut- 
Village. 

Il  en  voulait  une  grasse...  Il  ne  regardait  pas  à  la 
dépense  maintenant  que  sa  grande  fille  allait  mourir. 


LA    POULE  235 

II  se  hâtait  dans  la  nuit  vite  épaissie.  Comme  il 
avait  plu  toute  la  semaine,  les  chemins  de  traverse 
étaient  mauvais  ;  il  était  obligé  de  suivre  la  route,  ce 
qui  le  retardait  bien  de  dix  minutes.  Cette  route 
était  la  route  du  bourg,  celle  qui  passait  devant  le 
logis  des  Magnon.  Séverin  ne  s'était  jamais  retrouvé 
en  face  du  propriétaire  du  Pâtis  ;  celui-ci  l'évitait 
prudemment  et  ses  fils  eux-mêmes  étaient  soudain 
pressés  de  rentrer  quand  ils  apercevaient  à  la  brune 
la  haute  silhouette  du  valet  des  Bordager.  Séverin 
s'amusait  de  cette  poltronnerie  ;  il  était  bien  loin 
de  songer  à  faire  un  mauvais  coup. 

Quand  il  arriva  devant  la  villa,  des  chiens  aboyèrent 
prés  de  la  grille  ;  il  entendit  des  voix  et  des  bruits  de 
vaisselle. 

—  On  soupe  là,  ponsa-t-il  ;  le  gros  Magnon  est 
plus  tranquille  derrière  ses  volets  qu'il  ne  le  serait  à 
cette  heure  à  vingt  pas  devant  moi. 

Tout  à  coup,  Séverin  aperçut  au  beau  milieu  de  la 
route  une  sorte  de  boule  sombre.  Ce  devait  être  un 
petit  chien  couché  en  rond  ou  peut-être  une  bûche. 
Il  avança  son  sabot  ;  à  sa  vive  surprise,  une  poule  se 
leva  effrayée  et  alla  s'accroupir  un  peu  plus  loin,  sur 
la  route  encore. 

C'était  sans  doute  une  poule  de  redevance  que  des 
fermiers  avaient  apportée  dans  la  journée  et  qui,  le 
soir  venu,  s'était  fourvoyée. 

Quand  Séverin  fut  de  nouveau  près  d'elle,  elle  so 
leva  encore  et,  tout  ahurie,  alla  se  blottir  au  pied  d'un 
échalier,  la  tête  passée  entre  deux  barreaux.  H  la 
suivit,  80  baissa,  avança  la  nuiin  ;  la  poule  se  sentant 


236  LES    CREI   X-FJE-MAISON8 

prise,  battit  des  ailes  et  gloussa  ;  alors,  pour  la  faire 
luire,  il  lui  saisit  le  cou  et  vivement  serra,  tordit, 
écrasa,  i^uis,  soulevant  la  bête  dont  les  pattes  joueront 
dans  le  vide,  il  la  glissa  sur  sa  poitrine  et  repartit,  vite. 

De  la  main  droite,  tout  en  marchant,  il  tâta  sous 
sa  blouse  :  c'était  une  poule  superbe,  grasse  et  ronde 
comme  une  caille.  Bonne  idée  qu'il  avait  eue  de  suivre 
la  grand'route. 

Pourtant,  à  mesure  qu'il  approchait  de  la  maison, 
une  inquiétude  grandissait  en  lui.  Que  dire  à  Bas- 
Bleu  et  que  dire  surtout  à  la  Bernoude  qui  était  aux 
Pelleteries  en  ce  moment? 

C'était  une  poule  volée  en  somme...  volée  !  Allons 
donc  !  11  essaya  de  se  rappeler  les  paroles  que  Lucien 
Chauvin  avait  dites  le  jour  du  marché  avec  Bordager. 

Et  puis,  allait-il  se  casser  la  tête  avec  toutes  ces 
idées  !  Il  avait  assez  d'autres  soucis.  Bah  1  on  verrait 
bien. 

II  était  arrivé  ;  il  poussa  la  porte.  Les  enfants  étaient 
couchés  ;  un  lumignon  de  suif  flambait  sur  la  cheminée  ; 
un  petit  feu  clignotait  et,  penchée  au-dessus,  la 
grand'mère  frottait  entre  ses  doigts  des  guenilles 
crottées.  , 

Séverin  s'approcha  doucement  du  lit  de  la  malade, 
mais  celle-ci  qui  ne  dormait  pas  leva  un  peu  la  tète. 

—  Bonsoir  !  fit-il,  tu  ne  dors  pas  encore? 

—  Non,  je  ne  peux  pas  ;  bonsoir,  papa  !  approche, 
que  je  t'embrasse. 

Il  se  pencha  et  elle  l'embrassa  à  plusieurs  reprises 
sur  sa  barbe  dure.  Elle  avait  toujours  adoré  son  père 
et  toujours  elle  lui  avait  donné  ces  marques  d'amitié 


LA    POT' LE  237 

auxquelles  on  s'attarde  rarement  dans  les  familles 
nombreuses  et  pauvres  où  l'on  est  pressé  ;  mais  depuis 
qu'elle  allait  tout  à  fait  mal,  elle  était  devenue  encore 
bien  plus  caressane. 

—  As-tu  été  plus  forte  aujourd'hui?  demanda 
Séverin  ;  as-tu  mangé?  Vois  donc  ce  que  je  t'apporte. 

Il  sortit  la  poule  de  dessous  sa  blouse  et  la  mit  sur 
le  lit.  Un  sourire  éclaira  le  visage  blanc  de  la  malade. 

—  Ah  !  c'e3t  ma  poule  !  tu  as  pensé  à  moi,  merci, 
père.  Comme  elle  est  lourde  !  je  ne  peux  pas  la  sou- 
lever !  quelles  belles  plumes  !  grand'mère,  viens  voir  ! 

La  Bernoude  se  leva  et  vint  près  du  lit. 

—  Où  l'as-tu  prise,  mon  gars?  demanda-t-elle  à 
Séverin;  chez  Guste? 

—  Non,  pas  chez  Guste. 

—  Tu  ne  l'as  pas  prise  aux  Arrolettes? 

—  Si,  je  l'ai  prise  aux  Arrolettes. 

La  vieille  ayant  soulevé  la  bête  s'exclama  à  son  tour 

—  Eh  bien  1  je  pense  qu'elle  est  lourde  ! 

Elle  tâta  sous  la  plume  et  s'approcha  de  la  lumière 
pour  mieux  voir. 

—  Mais  !  fit-elle  tout  à  coup,  ce  n'est  pas  une  poule  ! 
cela  m'étonnait  bien  !  c'est  un  coq...,  ou  plutôt... 
c'est  un  chapon. 

Séverin  s'avança  vivement. 

—  Un  chapon  I 

—  Oui,  un  chapon  !  regarde  la  crête  coupée...  où 
as-tu  pris  ça?  Dans  le  pays,  il  n'y  a  que  la  métayère 
de  Malitrou  qui  chaponne,  et  encore  elle  porte  ses 
chapons  au  maître,  à  M.  Magnon...  Où  as-tu  pris  ça, 
mon  bon  gars? 


2.18  I  ES  rnErx-DE-MAisovs 

—  Où  j'iii  pris  ça? 

Il  80  mit  à  rirn  d'un  drôlo  d'air.  Ello  répéta  : 

—  Oui,  d'où  ça  vient -il?  pas  des  Arrolotteg,  bion 
sûr...  Ks-tu  donc  allé  jusqu'à  Malitrou? 

—  Peut-être  bien... 

Comme  la  Bornoude  examinait  la  tôte  du  chapon 
et  le  cou  blessé,  il  finit  par  dire  : 

—  Cette  bêle,  voyez-vous-,  c'est  le  Magnon  qui  me 
l'a  donnée.  ' 

' —  Allons!  qu'est-ce  que  tu  racontes? 

—  Oui...   voilà...   C'est-à-dire... 

Maintenant  qu'il  faut  avouer  cette  chose  énorme, 
il  balbutie,  le  cœur  étreint  par  une  angoisse  sur  laquelle 
il  n'avait  pas  compté. 

Soudain,  il  se  décide  et  vite  lâche  h'H  mots  : 

—  C'est-à-dire  que  j'ai  trouvé  cette  bête  devant 
le  logis  ;  elle  est  venue  se  fourrer  sous  mes  sabots  ; 
je  l'ai  tuée  sans  le  faire  exprès  ;  alors  quoi  I  je  ne 
pouvais  pas  la  laisser  sur  la  route  ;  je  l'ai  emportée. 

La  grand'mère  recule  un  peu  poui*  le  regarder  et 
elle  voit  qu'il  dit  vrai.  Ses  yeux  s'ouvrent  très  grands, 
comme  si  elle  découvrait  une  chose  horrible  ;  puis 
s'étant  assurée  que  les  petits  dorment,  elle  se  dresse 
contre  lui  et  d'une  voix  qui  monte  comme  un  .«oufflo  : 

—  Alors,  c'est  vrai,  dit-elle  ;  tu  as  volé,  malheureux  ! 
Séverin,  à  son  tour,  recule  ;  un  grand  froid  l'anéantit  ; 

il  ne  peut  plus  supporter  le  regard  de  ces  yeux  si  francs 
qui  le  condamnent  ;  il  se  laisse  tomber  sur  une  chaise, 
dans  l'ombre,  près  du  lit  de  Bas-Bleu. 

Après  une  minute  d'elTarement  il  essaye  de  .^'o  dé- 
fendre, de  rattraper  ses  idées  en  déroute. 


LA    POULE  239 

—  Voyons!  en  voilà  des  histoires!  Justement  il 
n'y  avait  pas  de  poule  aux  Arrolettes,  et  pourtant 
ça  presse...  alors  je  trouve  ce  chapon  sur  la  route  ; 
il  était  égaré,  perdu  ;  les  chiens  l'auraient  mangé... 
je  l'ai  ramassé,  pardi  !  le  mal  n'est  pas  grand... 

—  Tais-toi  !  fait  la  vieille  femme. 

—  Peut-être  bien  qu'il  était  aux  Magnon  ;  si  c'est 
vrai,  tant  mieux  !  des  gens  si  riches  et  si  mauvais  ! 
des  gens  qui  vous  ont  empêchée  jusqu'à  cette  année 
d'avoir  votre  rente  de  la  commune... 

—  Tais-toi  ! 

—  Et  puis,  on  est  si  malheureux  ! 

—  Tais-toi  !  tais-toi  1 

—  Ces  derniers  temps  ont  été  si  durs...  Oh  mère! 
si  vous  saviez  1 

Il  ajoute  mollement,  sentant  bien  que  pour  une 
ancienne  endurcie  dans  l'honnêteté  ce  sont  là  de  pauvres 
paroles  : 

—  Quand  on  a  des  enfants  qui  meurent  de  faim, 
on  a  bien  le  droit  de  prendre  ce  que  les  autres  ont  de 
trop. 

La  Bernoude,  indignée,  lève  ja  canne  ;  elle  frappe- 
rait ! 

—  Tais-toi,  Pâtureau  !  tu  parles  mal  !  Quand  on 
est  dans  la  misère,  on  demande,  il  n'y  a  pas  de  honte 
à  cela.  Ah  !  tu  n'avais  pas  trouvé  de  poule  aux  Arro- 
lettes? Eh  bien!  fallait  aller  ailleurs.  Demain  matin, 
à  l'aubette,  j'irai  en  chercher  une,  mui,  et  je  la  trou- 
verai puisqu'il  le  faut,devrais-je  faire  de  mon  pied  tout 
le  tour  de  la  paroisse  et  me  jeter  à  genoux  dans  toutes 
les  maisons  !  Et  l'idée  no  me  viendra  point  de  voler, 


210  i.Fs   rnErx-PK-MMsopfs 

non  !  (^)uant  h  ce  chapon,  personno  ici  n'y  touchr^ra, 
ou  bien  jo  m'on  irai...  Ij'  vojl.i  (on  chapon,  mon 
gars  ! 

Ello  lance  la  bêto  qui  retombe  aux  pieds  de  Séverin 
avec  un  bruit  mat. 

L'indignation  redresse  sa  pauvre  taille  ca«»8ée  ; 
jamais  de  sa  vie  elle  n'a  connu  un  trouble  pareil  ; 
t?lle  va  de  long  en  large,  s'arrêlant  chaque  fois  qu'elle 
passe  devant  Séverin  pour  le  honnir. 

—  Malheureux  !  voilà  où  tu  en  es  !  cela  te  rogarde  ; 
tu  es  bien  en  âge  ;  mais  tu  as  des  enfants  qui  sont 
un  peu  miens  aussi  ;  je  ne  veux  pas  que  tu  leur  fasses 
de  pareilles  leçons.  Jamais  personne  n'a  failli  dans  ma 
famille  ni  dans  celle  de  mon  pauvre  homme.  Ah  ! 
n'agis  pas  de  cette  façon,  ou  je  ne  te  reconnais  plus  pour 
mon  gendre... 

C'est  l'honneur  de  toute  une  lignée  qui  remonte 
à  ses  lèvres  et  qui  fait  trembler  sa  voix,  si  calme  à 
l'habitude. 

Elle  finit  par  se  rasseoir  prés  de  la  cheminée. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  si  la  défunte  voyait  ça  ! 
ma  pauvre  Fine  1  ma  pauvre  Fine  ! 

Elle  gémit  maintenant  et  pleure  et  la  malade  pleure 
aussi,  consternée  par  cette  scène  à  voix  basse. 

Séverin  se  baisse  vivement,  ramasse  lo  chapon  et 
s'en  va  dans  la  nuit... 

Quand  il  revint  une  heure  plus  tard,  la  chanilelle 
flambait  encore  et  la  grand'mére  était  assise  à  la  même 
place.  Il  referma  doucement  la  porte  et,  furtif,  sans 
une  parole,  il  laissa  ses  sabots  pour  monter  au  grenier 
où  il  couchait. 


LA    POTELE  241 

Mais  une  voix  suppliante  se  fit  entendre. 

—  Papa  !  papa  !  disait  Bas-Bleu  ;  viens  ici  ! 

Il  hésita  une  seconde,  puis  il  reprit  ses  sabots  et 
s'approcha  du  lit.  La  malade  s'était  redressée  sur  un 
coude  ;  elle  le  prit  par  le  cou  et  l'attira  vers  elle. 

—  D'où  viens-tu?  dit-elle  tout  bas;  tu  viens  sans 
doute  de  retourner  le  chapon? 

Il  répondit  tout  bas  aussi  : 

—  Oui. 

Elle  l'attira  plus  près  encore  : 

—  Père,  si  j'avais  su,  je  n'aurais  pas  demandé  de 
soupe  à  la  poule  ;  maintenant  je  n'en  veux  plus. 
Écoute,  il  ne  faut  pas  se  faire  de  chagrin  ;  les 
drôles  n'ont  rien  entendu.  Et  moi  je  te  remercie,  oh  1 
je  te  remercie  beaucoup  !  tu  m'aimes  bien,  toi,  père  !... 

Séverin,  étranglé,  ne  put  pas  répondre  ;  il  baisa 
les  yeux  de  sa  fille,  les  grands  yeux  qui  mangeaient  la 
pauvre  figure  blanche  ;  puis  il  se  laissa  choir  encore 
une  fois  sur  une  chaise  à  côté  du  lit. 

Il  vit  à  ce  moment  que  la  Bernoude  se  levait  et 
s'approchait  de  lui.  Quand  elle  fut  tout  près,  elle  lui 
mit  une  main  sur  l'épaule  et  se  pencha  pour  l'em- 
brasser. Elle  pleurait  encore  ;  mais  comme  elle  avait 
eu  le  temps  de  songer  aux  paroles  si  dures  qu'elle 
avait  dites  à  son  gendre,  ce  fut  avec  un  accent  d'infinie 
pitié  qu'elle  murmura  : 

—  T'es  bien  malheureux,  mon  pauv'  gars  !  t'es 
bien  malheureux  ! 

Alors  il  pleura.  De  sa  poitrine  profonde,  des  sanglots 
montèrent  comme  de  grosses  bulles  et  crevèrent.  Et 
il  pleura  comme  il  n'avait  jamais  pleuré  de  sa  vie  ; 

IG 


242  LES    CREtTX-IiK-MAISONH 

il  pleura  toute  la  nuit,  sur  les  siens,  sur  ceux  qui 
«'taiont  morts,  sur  celle  qui  allait  mourir,  et  sur  sa 
droiture  qui  l'-tait  morte  aussi,  et  sur  son  orgueil  dont 
la  misère  avait  eu  raison,  et  sur  toute  sa  pauvre  vie 
efTondrée. 


CHAPITRE    VU 

LES    CLOCHES 

Bas-Bleu  mourut  au  commencement  de  mai.  Le 
dimanche  qui  suivit  l'enterrement,  Séverin  étant  de 
garde  aux  Arrolettes  détacha  les  vaches  sur  les  neuf 
heures  et  les  conduisit  vers  la  lande  aux  Abreuvoirs. 
C'était  à  cinq  cents  pas  du  village,  un  mauvais  pacage 
situé  au  flanc  d'un  coteau  très  raide  ;  il  n'y  poussait 
que  du  genêt,  de  la  bruyère  et,  au  printemps,  un  peu 
d'herbe  dans  les  bas  ;  les  Abreuvoirs  étaient  des 
fossés  toujours  remplis  d'une  eau  noire  et  froide  où 
s'enfonçaient  les  images  pâles  des  peupliers  de  bor- 
dure. 

Il  y  avait  une  charrièrc  du  côté  de  la  route  ;  Séverin 
alla  s'y  asseoir  les  genoux  au  menton,  face  au  soleil 
et  à  ses  bêtes. 

Les  cloches,  au  bourg,  carillonnaient  dans  l'air 
jeune  ;  leur  voix  passait  avec  le  vent  frais,  semeur 
de  vie  ;  et  cette  musique  du  dimanche  et  cette  musique 
du  printemps  venaient  avec  une  douceur  do  caresse 
sur  la  campagne  verte  pleine  d'éclosions  mystérieuses. 
Séverin  songea  à  un  autre  bruit  de  cloches,  morne 
celui-là,  à  une  pluie  de  notes  tombant,  lourdes, 
comme  des  pierres  de  démolition.  Et  il  dit  on  lui- 


2Vl  I.KS    CnEt'X-DE-MAIS0N9 

môme  avec  une  sorte  de  colère  contre  les  cloches  de 
ce  jour  qui  (étaient  joyousos  : 

—  C'est  cela  !  cabotez,  vous  autres  !  cal)otez  donc  ! 
Des  larmes  filtrèrent  entre  ses  paupières  qu'il  avait 

fermées  à  cause  de  la  lumière  crue  : 

Dinpr  !  don  !  cabotez  donc  I 
Pour  la  lille  et  le  t^arçon  ! 

Pourquoi  ce  refrain  de  son  enfance,  à  présent,  lui 

revenait-il? 

Ding  I  don  I  cabotez  donc  I 

La  Pâturelle  chantait  cela  jadis  pour  l'amuser  ; 
en  même  temps  elle  tapait  sur  la  crémaillère  avec  la 
pelle  à  feu. 

Et  le  rythme  était  le  même  des  notes  secouées 
là-bas  dans  le  bleu  et  de  celles  secouées  en  lui  par  le 
souvenir.  C'était  un  rythme  lent  et  monotone  qui 
berçait. 

Ding  !  don  !  Ding  !  don  !...  Peu  à  peu  Séverin  perdit 
sa  pensée  comme  quelqu'un  qui  va  s'assoupir... 

Un  ronflement  grandissant  le  fit  sursauter  ;  une 
automobile  arrivait  à  grande  allure  ;  quand  elle  fut 
devant  la  charriére  elle  s'arrêta  et  le  monsieur  qui  était 
au  volant  interpella  Séverin. 

—  Hé  !  l'homme  !  fit-il,  cette  route  méne-t-elle  à 
Bressuire  ? 

—  Oui  monsieur,  si  l'on  veut. 

—  Est-ello  bonne  sur  tout  le  parcours? 

Séverin  lit  un  geste  vague  qui  no  signifiait  pas  crrand' 
chose. 

Comme  la  voiture  recommençait  à  ronfler,  il  entendit 


LES    CLOCHES  245 

une  voix  fraîche  qui  devait  être  la  voix  d'une  femme 
toute  jeune,  rieuse  et  très  étourdie.  Cette  voix  disait 
au  monsieur  qui  avait  parlé  : 

—  Te  voilà  bien  renseigné  !  il  est  fou,  ce  vieux  ! 
Vieux  !  il  n'était  pas  vieux  ;  il  avait  quai'ante-huit 

ans.  Elle  avait  dit  cela,  cette  petite  dame,  à  cause  de 
la  posture  qui  lui  faisait  le  dos  rond. 

Quand  il  était  debout  il  était  droit  comme  un  jeune 
et  sa  force  était  encore  grande.  Il  tenait  de  son  défunt 
père  une  résistance  incroyable  au  mal  et  à  la  peine. 
Bien  qu'il  eût  eu  parfois  ses  misères  comme  les  autres, 
il  ne  s'était  jamais  plaint  ;  il  n'avait  jamais  un  seul 
jour  abandonné  le  travail  ;  et  cela  n'avait  pas  empêché 
les  siens  de  souffrir  de  la  faim. 

Non,  son  corps  n'était  pas  vieux  ;  c'était  son  âme 
qui  était  vieille  et  bien  malade. 

Auguste,  le  matin,  lui  avait  dit  par  amitié  : 

—  Allons,  Séverin,  prends  courage  !  ton  plus  mau- 
vais temps  est  passé  ! 

C'est  vrai  qu'il  avait  des  chances  maintenant  de 
vivre  plus  à  l'aise.  Les  républicains,  qui  l'amignon- 
na-ent  depuis  qu'il  n'était  pas  fou  de  messe,  lui  avaient 
expliqué  tout  ce  que  ceux  de  leur  idée  avaient  fait 
et  comptaient  faire  pour  les  pauvres.  Jusqu'à  pié- 
sent,  les  bonnes  lois  avaient  surtout  profité  aux  pauvres 
des  villes,  mais  ceux  des  champs  allaient  avoir  leur 
tour.  Il  était  môme  question  de  leur  donner  des  re- 
traites conimo  aux  gendarmes  et  aux  employés. 

De  plus,  les  gages  montaient.  Beaucoup  de  valets 
avaient  en  eiïet  quitté  le  Bocage.  Et  ceux  qui  étaient 
partis  ciiiisi  [>our  le  pays  de  Cliareiitu  ou  pour  la  ville, 


246  LES    CREUX-DK-MAFSONS 

n'ôtaiciil.  jnis  luus  des  pan.'S«».'UX  comme  h:  disaient 
lt'8  richc8  qui  ne  travaillent  janiaia  et,  après  eux, 
les  gens  qui  n'entendent  rien  aux  choses  de  la  cam- 
pagne. Il  y  avait  parmi  ces  énn^nrant»  des  jeunes 
hommes  courageux  qui  partaient  à  regret  ;  et  ce  qui 
les  effrayait  et  ce  qui  les  faisait  fuir,  ce  n'était 
pas  l'existence  trop  calme,  les  journéts  trop  rem- 
plies de  labeur  obstiné,  c'était  bien  plutôt  la  cer- 
titude de  no  jamais  profiter  de  leur  peine,  c'était 
la  dureté  inconsciente  des  gens  qui  possédaient  la 
terre. 

Les  valets  qui  restaient  n'étaient  donc  pas  toujours 
les  meilleurs  et  les  fermiers  avaient  grand'peine  à 
trouver  des  compagnons  à  la  fois  intelligents  et  vail- 
lants de  corps.  Séverin  ne  manquerait  jamais  d'ou- 
vrage ;  il  était  tranquille  de  ce  côté. 

Enfin,  les  deux  bessons  commençaient  à  lui  apporter 
leur  petit  gage  ;  il  allait  payer  ses  dettes.  Bientôt 
avec  les  cinq  enfants  qui  poussaient,  il  recevrait 
une  belle  somme  à  la  Toussaint. 

Mais  le  malheur  pouvait  passer  encore...  Il  y  avait 
aussi  cette  Georgette  qui  savait  trop  de  cboees  et  que 
les  gamins  suivaient  déjà  dans  l'espérance  de  mauvais 
jeux.  Quand  les  mères  sont  mortes,  les  filles  sont 
un  gros  tracas. 

«  Ton  plus  mauvais  temps  est  passé.  »  Ce  qui  était 
passé,  c'était  sa  fierté  et  aussi  un  peu  son  courage. 
11  était  las.  Cela  ne  lui  faisait  rien  d'être  à  peu  près 
sûr  de  gagner  sa  vie.  Ding  !  don  I  Ding  l  don  !  La 
chanson  des  vitnix  jours  cabotait  en  son  cœiu- ;  toute 
sa  pensée  était  en  arrière,  vers  celles  qu'il  avait  aimées 


LES    CLOCHES  247 

et  qui  étaient  mortes.  Elles  étaient  trois  et  leurs 
images  étaient  en  lui  en  même  temps. 

C'était  d'abord  la  pauvre  Pâturelle,  morte  de  la  toux 
au  temps  de  la  guerre.  Il  revoyait  sa  figure  douce 
et  triste  et  il  se  rappelait  des  choses  puériles. 

C'était  ensuite  la  joie  de  sa  jeunesse,  la  jolie  meu- 
nière aux  yeux  d'eau,  la  bonne  compagne  plus  brave 
que  lui-même  et  plus  gaie,  la  bonne  compagne  qu'un 
rêve  de  bonheur  pour  les  siens  avait  tuée. 

C'était  enfin  la  dernière,  la  petite  qui  ressemblait 
aux  deux  autres  et  qui  avait  été  plus  malheureuse 
qu'elles. 

Celle-ci,  il  la  voyait  pieds  nus  avec  un  bissac  sur 
le  dos.  11  ne  regrettait  plus  d'avoir  volé  pour  elle  ; 
il  redisait  tout  bas  son  sobriquet  de  misère  : 

—  Bas-Bleu,  ma  petite  Bas-Bleu,  tu  n'iras  plus 
aux  portes  ;  tu  n'auras  plus  jamais  froid...  Tu  dois 
être  heureuse  maintenant...  Bas-Bleu,  je  voudrais 
te  rejoindre  ;  je  voudrais  être  couché  dans  la  terre 
tiède,  là-bas  au  coin  du  cimetière,  à  côté  de  toi,  à 
côté  de  ta  mère  et  à  côté  de  ma  mère  à  moi  que  tu  n'as 
pas  connue  et  qui  te  ressemblait... 

Il  avait  de  la  religion  ;  il  n'ignorait  pas  qu'il  est 
question  dans  les  prières  d'un  paradis  et  d'une  vie 
d'après.  Mais  ce  sont  des  idées  qu'on  a  parce  qu'on  .i 
peur,  ou  parce  qu'on  aime,  ou  parce  qu'on  est  plein 
d'orgueil  ;  dans  le  fond  de  son  cœur  il  n'y  croyait  pas. 
Il  savait  comment  les  choses  se  dissolvent  dans  la 
terre  et  sa  vision  se  précisant  soudain,  il  eut  un  fris- 
son d'horreur. 

Il  s'ell'orça   de   penser  autrement,    il   lui   vint   des 


2^t^  LES    THE.   X-DK-NM  f SONS 

idées  comme  il  en  avait  étant  enfant.   11  se  diuait  : 

—  Peut-être  tout  de  même  qu'elles  me  voient. 

Il  y  avait  dans  le  fossé,  devant  lui,  des  fleurs  pâles 
qui  s'ouvraient  comme  les  yeux  limpides  de  sa  défunte 
et  d'autres  plus  sombres,  violettes,  presque  noires 
qui  étaient  toutes  pareilles  aux  yeux  de  son  enfant. 

Et  quand  il  levait  la  tête,  il  lui  semblait  distinguer 
des  formes  humaines  aux  franges  des  nuages,  des  formes 
blanches  gonlîées  de  lumière  qui  s'étiraient  et  se  per- 
daient comme  les  images  fugitives  des  rêves. 

A  Coutigny,  les  cloches  recommencèrent  à  sonner. 
Leur  voix  joyeuse  passa  encore  sui*  les  cimes  émues. 
La  terre  était  à  son  heure  de  grande  beauté.  Les 
peupliers  chantaient.  Leur  chanson  était  un  peu 
monotone,  mais  très  douce  et  pour  ainsi  dire  féminine. 
C'était  une  chanson  bien  diiïérente  de  celle  des  chênes 
et  plus  différente  encore  de  celle  des  châtaigniers  à 
travers  lesquels  corne  et  siffle  la  musique  du  diable. 

C'était  aussi  une  chanson  séculaire,  car  les  anciens 
du  pays  avaient  toujours  vu  des  peupliers  dans  ce 
bas-fond.  Ils  étaient  très  serrés  les  uns  contre  les 
autres  ;  quand  le  vent  les  prenait  de  face  ils  ployaient 
tous  à  la  fois,  ils  tremblaient,  ils  arrolaient  de  la  tête 
au  pied. 

C'est  à  cause  de  cela  que  l'endroit  s'appelait  les 
Arrolettes. 


HiN 


TABLE   DES   MATIERES 


Pages. 
AVEBTISSEMENT I 


PREMIÈRE  PARTIE 

Chap.          I^'.  —  Le  retour 9 

—  II.  —  Le  farinier  de  la  Petite-Rue 31 

—  III.  —  Marichette 37 

—  IV.  —  Le  malheur  des  Bernou 48 

—  V.  —  La  foire  Saint-Jacques 55 

—  *VI.  —  Lanoce 70 


DEUXIÈME  PARTIE 

Chap.           I".  —  Les  Pelleteries 85 

—  IL  —  La  fâcherie  des  Marandières 100 

—  III.  —  Louis  VI 117 

—  IV.  —  Quatre  et  cinq 128 

—  V.  —  La  crève  1 134 

—  VI.  —  Baveille 151 

—  VIL  —  La  chèvre 160 

—  VIII.  —  La  lettre  d'Avit  Maufret 170 

—  IX.  —  La  défaite 176 

—  X.  —  Au  travail! 184 


250  I.KS    CHKUX-Dt-MAlf'iNS 

TROISIÈME  PARTIE 

Chap.           I".  —  Les  choux 187 

—  II.  —  Les  cherche-pain 200 

—  III.  —  La  braconne 20'h 

—  IV.  —  Les  paroles  de  Lucien  Chauvin..  220 

—  V.  —  Bas-bleu 228 

—  VI.  —  La  poule 233 

—  VII.  —  Le.s  cloches 243 


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2631 

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Pérochon,  Ernest 

Les  creux-de-maisons 


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