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LES DEUX SŒURS
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LES DEUX SŒURS
LE COEUR ET LE METIER
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réservés pour tous pays.
LES DEUX SŒURS
SUR TJN QUAI DE GARE
Le train rapide qui vient de Goire et qui passe
à Rag^atz vers six heures du soir, était en retard
de vingt-cinq minutes. Mais les deux sœurs, en
train d'aller et de venir sur le quai de la petite
gare, ne pensaient pas à s'en plaindre. Pour la
première fois depuis ces deux semaines que
Mme de Méris — l'aînée — avait rejoint l'autre,
Mme Liébaut qui faisait faire à sa petite fille la
cure des eaux de Ragatz, une conversation un peu
plus intime s'engag^eait entre elles. Le sentiment
de la séparation, toujours mélancolique et surtout
dans le commencement du crépuscule, leur atten-
drissait-il le cœur? Cédaient-elles à la douce poésie
partout répandue autour d'elles dans le paysage?
Cette long^ue et verdoyante vallée de Ragatz; où le
4 LES DEUX SŒURS
jeune Rhin coule si rapide et si froid parmi les
peupliers s'étalait, sous le soleil tombant de cette
fin d'une chaude journée d'août, comme une oasis
de si calme félicité ! On eût dit que les contre-forts
des grandes Alpes apparus de tous les côtés se
dressaient là pour préserver le coquet villag^e, les
fraîches prairies, les bouquets des vieux arbres
contre la brutalité du monde. Et quelle noblesse
dans ces profils de montag^nes ! Avec quelle déli-
catesse de contours la chaîne du FtJknis détachait
sur le clair du couchant la dentelure violette de
ses cimes! Comme la çor/je sauva^çre. en face, qui
mène à Pfafers, s'enfonçait hardiment dnns la
cassure des énormes rochers! Que la ruine de
Wartenstein était romantique à voir, écroulée sur
la pointe abrupte de son pic! Le vent se levait,
faible encore, chargé de la fraîcheur des gla-
ciers sur lesquels il passe, là-haut, avant de des-
cendre dans la paisible vallée, et aucune disso-
nance ne troublait pour les deux sœurs le charme
de cette heure : à peine si une douzaine de
voyageurs attendaient, eux aussi, dans la gare, le
train retardataire à cette époque de l'année où
les express rentrent presque vides à Paris. Les
porteurs s'accotaient aux malles préparées sur le
quai, avec un flegme tout helvétique. Dans ce
silence des choses et des gens autour de leur
lente promenade, le bruit le plus fort qu'elles
entendissent était le rythme léger de leurs petits
LES DEUX SOEURS 6
pieds quand elles arrivaient de la partie sablée du
sol de la gare à la partie bétonnée. Elles for-
maient ainsi, causant avec un abandon que révé-
lait l'accord de leur démarche, une couple d'une
grâce singulière, tant la ressemblance de leurs
silhouettes et de leurs visages était saisissante à
cette minute. L'aînée, Agathe, avait trente ans,
la cadette, Madeleine, en avait vingt-neuf. Cette
différence, insignifiante, ne se reconnaissait pas
à leur aspect, et elles donnaient l'impression de
deux jumelles, si pareilles de traits que cette
quasi-identité déconcertait les personnes qui ne
les ayant pas vues souvent rencontraient l'une
d'elles en l'absence de l'autre. Elles étaient
toutes les deux blondes, d'un blond mêlé de
reflets châtains. Elles avaient toutes deux des
yeux d'un gris bleu dans un de ces teints transpa-
rents, fragiles, qui font vraiment penser aux
pétales de certaines roses. Elles avaient le même
nez délicat, la même ligne mince des joues, le
même arc bien marqué des sourcils, le même
menton frappé d'une imperceptible fossette, et
une jolie et même irrégtdarité de leur bouche
spirituelle ; une lèvre supérieure coupée un peu
courte, qui laissait voir au repos des dents un
peu longues, joliment rangées.
A les étudier cependant, cette espèce de
trompe-l'œil et comme de prestige s'évanouissait.
Des détails tout physiques se remarquaient
<t LES DEUX SOEURS
d'abord : l'aînée était d'un doigt peut-être plus
petite que la cadette. La masse des cheveux de
celle-ci était plus opvJente, sa taille plus forte,
malgré sa jeunesse, son visage un rien plus potelé.
On les regardait davantage et l'on constatait très
vite une dissemblance plus essentielle, si radi-
cale qu'une fois discernée, les analogies, les iden-
tités presque de ces deux êtres faisaient ressortir
cette opposition davantage encore. On devinait
que deux personnalités absolument contraires
vivaient, sentaient, pensaient sous ces formes si
pareilles. Une âme difficultueuse, compliquée et
mécontente se dissimulait derrière le regard des
prunelles bleues d'Agathe, aussi fermées que
celles de Madeleine étaient ouvertes, cares-
santes et gaies. Une défiance de nature, plus
aisée à sentir qu'à bien définir, crispait chez
l'ainée le pli du sourire au lieu que la cadette si
avenante, si indulgente, créait partout autour
d'elle cette atmosphère de bonhomie fine qui
fait de la seule présence de certaines femmes
une douceur dont on est tenté de les remercier.
Leurs façons de s'habiller ne révélaient pas moins
clairement la nuance de leurs caractères. Elles
étaient, l'une et l'autre, mises avec l'élégance des
Parisiennes riches d'aujourd'hui. Quelques mots
résumeront ce qu'il faut bien appeler leur histoire
sociale. — Nous en avons tous une, dans ces temps
d'ascension hâtive, et cette histoire domine sou-
LES DEUX SOEURS 7
vent toutes nos destinées de cœur, si cachée que
soit cette action d'événements en apparence très
étrang^ers à notre intime sensibilité. — Agathe et
Madeleine étaient des demoiselles Hennequin, de
la maison Hennequin, Gazes et Rubans, l'une des plus
importantes, il y a dix ans, de la rue des Jeûneurs.
Ayant perdu leur père etleur mère, toutes jeunes, à
quelques semaines de distance, leur dot d'orphe-
lines avait été asse^i considérable pour leur per-
mettre n'importe quel mariage. Agathe avait
épousé un homme titré et ruiné, un comte de
Méris, dont elle était veuve. Celui-ci avait, par
hasard, hérité lui-même d'un oncle, avant de
mourir, en sorte quela jeune femme restait seule,
sans enfants, avec plus de cent vingt mille francs
de rente. Madeleine, elle, s'était mariée plus sim-
plement et plus bourgeoisement, à un médecin de
grand avenir dont la clientèle grandissait chaque
jour, et le ménage n'avait pas à dépenser beaucoup
moins que la veuve. Ces chiffres expliqueront, à
qui connaît Paris, quelles toilettes d'un luxe léger
et coûteux les deux sœurs promenaient sur ce
quai de gare. C'est comme une livrée que toutes
les jolies femmes revêtent aujourd'hui, à certaine
hauteur de budget. Seulement si la robe de
mohair noir et la mante de drap noir passementée
de blanc qu'Agathe portait pour le voyage
venaient d'une même maison et du même rang
que le costume de serfre blanche de Madeleine,
8 LES DÉirx SŒURS
l'une trouvait le moyen d'être raide, guindée,
comme harnachée, là où l'autre était gfracieuse et
souple. Les joyaux de demi-deuil de Mme de Méris,
sa chaîne en platine et en perles noires, ses
broches émaillées de noir avec des diamants, sou-
lig^naientce je ne sais quoi de prétentieux répandu
sur toute sa personne. Madeleine, elle, n'avait
d'autres bijoux que l'or des g^randes épingles qui
piquaient son large chapeau de tulle à fleurs et
celui de la gourmette où s'enchâssait la montre
de son bracelet. De temps à autre, et tout en
causant avec la voyageuse qu'elle accompagnait à
son train — elle-même ne quittait pas encore
Ragatz, — elle regardait l'heure à son poignet
d'un geste qui traduisait une inquiétude. Ce
n'était pas l'impatience de voir la locomotive
déboucher du tunnel sur le Rhin, là-bas. Elle
appréhendait au contraire que ce train où monte-
rait sa sœur n'arrivât trop vite. Agathe lui parlait,
depuis ces quelques minutes, avec une demi-ou-
verture du cœur, et des conversations de cet ordre
étaient si rares entre les deux sœurs qu'elles n'en
avaient pas eu une seule durant tout leur séjour
commun dans la ville d'eau. Cette singularité de
leurs rapports ne tenait pas à la nature de Made-
leine, très aimante, très spontanée. L'ainée en était
seule responsable, par quelques-uns de ces défauts
de caractère pour lesquels les formules manquent,
tant ils tiennent au plus intime et au plus profond
LES DEUX SOEURS 9
de l'être. Agathe déplfiisait, comme Madeleine
plaisait, par cet mdéfiaissable ensemble de choses
que l'on appelle la personnalité. Elle le sentait.
Elle l'avait toujours senti. Cette constante impres-
sion d'un secret désaccord entre elle et la vie lui
avait donné cette espèce d'irritabilité qui aboutitsi
vite à ce qu'un humoriste anglo-saxon appelle la
« dyspepsie morale » . Malgré l'apparente réussite
de ses ambitions, elle avait été peu heureuse, et
supportait malle bonheur dontelle avait toujours
vu au contraire sa cadette pénétrée. Elle ne l'en-
viait pas. Elle cachait trop de noblesse vraie sous
ses dehors rèches, pour qu'un aussi vil sentiment
trouvât place dans son cœur. Mais elle souffrait
d'elle, et justement des traits personnels qui con-
trastaient le plus avec ses propres insuffisances.
Elle détestait cette facile humeur de Madeleine où
elle ne pouvait s'empêcher devoir un peu de vul-
garité — quoique rien ne fût moins vulgaire que
cette aisance heureuse ; — elle lui reprochait cette
joie de vivre où elle n'était pas loin de discerner
un ëgoïsme, ce qui était injuste. Elle haïssait aussi
ses succès de société qu'elle eût pour un rien attri-
bués à un peu de coquetterie A quoi bon d'ail-
leurs analyser des relations délicates qu'il suffisait
d'indiquer? L'aventure à qui cette causerie entre
les deux sœurs sert de prologue fera ressortir ces
anomalies avec une netteté qu'aucun commentaire
préalable n'égalerait.
10 LES DEUX SOEURS
Leur conversation avait commencé par une
petite phrase assez irréfléchie de Madeleine. Elle
avait pensé tout haut et dit à son aînée, qui devait,
de Ragatz, toucher seulement barre à Paris puis
aller en INormandie chez une amie à elle que sa
sœur n'aimait g^uère :
— « Tout de même je regfrette deux lois de ne
pas te jjarder. Mais oui. Pour t'avoir d'abord, et
ne pas rester seule avec ma pauvre Charlotte... »
— Cette allusion à sa petite fille pour la santé de
laquelle elle était aux eaux mit une lueur triste
dans ses yeux si gais... « Et aussi, pour que tu
n'ailles pas chez les Fug^ré. »
— « Je n'ai pas l'habitude de néglig^er mes
amies quand elles sont dans la peine, et toi-
même, en y réfléchissant, tu ne m'en estimerais
pas... 1) avait répondu Agathe d'un ton qui prou-
vait que l'antipalhie de sa cadette pour Mme de
Fugré ne. lui échappait pas. D'ordinaire, devant
des phrases pareilles et qui risquaient d'ouvrir
entre les deux sœurs une discussion, Mme Lié-
haut se taisait. Cette répli<que-ci enfermait une
allusion à une difficulté récente que Madeleine et
son mari avaient eue avec un des camarades de
ce dernier. Ils s'étaient brouillés avec cet homme
parce qu'il avait hasardé la fortune de sa femme
et de ses enfants dans d'imprudentes opérations
de Bourse. Cette fâcherie avait coïncidé avec sa
ruine totale. L'indignation du médecin contre le
LES DEUX SOEURS 11
spéculateur s'était manifestée si vivement avant
cette ruine, que Torg^ueil blessé de celui-ci avait
empêché toute réconciliation après le désastre.
Mme de Méris, à ce sujet, avait assez vivement
blâmé son beau-frère. Madeleine sentit le rappel
de ce blàrae qui, à l'époque, l'avait déjà froissée.
La préoccupation qu'elle avait de l'avenir de sa
sœur et son besoin de l'en entretenir, si peu que
ce fût, avant son départ la fit passer outre :
— « Si Clotilde n'est pas heureuse, tu avoueras
que c'est bien sa faute, » avait-elle riposté en
hochant doucement la tète, « les torts de son
mari se réduisent à aimer trop sa terre, ses che-
vaux, sa chasse et pas assez Paris. »
— «I Tu sais aussi bien que moi ce qui en est, »
reprit l'aînée d'un ton impatient. « Il est jaloux
d'elle, ignoblement jaloux. Voilà la vérité, je le
répète : ignoblement. Il a imaginé ce moyen de
la séquestrer, à ving-cinq ans, à l'âge où une
jeune femme a cependant le droit de s épanouir,
surtout quand elle est aussi vraiment honnête que
Clotilde. C'est abominable... »
— «Pourquoi l'a-t-ello laissé devenir jaloux? )»
demanda Madeleine. « Oui. Pourquoi?. . . C'était si
simple ! Quand elle a vu commencer cette mala-
die, car c en est une, pourquoi n'a-t-elle pas cédé
à Fugré sur tous les points où il s'irritait?... D'ail-
leurs, elle aurait toutes les raisons et lui tous les
torts » , rectifia-t-elle afin d'empêcher la protes-
12 LES DEUX SŒURS
tation de sa sœur, oje n'en redouterais pas moins
ton séjour chez eux. Pour une cause ou pour une
autre, les Fug^rés ont un mauviàs ménng^e. Ce n'est
pas dans leur compa{jnie que tu prendras l'idée
de te remarier. . . »
— « De me remarier?... » fit Agathe, et elle
eut de nouveau un de ces sourires dont l'expres-
sion rendait soudain son visage si différent de
celui de l'autre. Un lég^er tremblement agitait
dans ces moments-là ses lèvres qui se creusaient
davantage sur le côté droit, et cette inégalité
eût défiguré une physionomie moins jolie que
la sienne. « Tu n'as donc pas encore quitté cette
idée-là?» continua-t-elle. «Tu trouves que je nen
ai pas assez de ma première expérience? »
— « Je trouve que tu tires d'un hasard très par-
ticulier des conclusions générales qui ne sont pas
justes 1) , répondit tendrement Madeleine. « Tu es
mal tombée une première fois. Ce devrait être un
motif pour essayer de bien tomber une seconde.
Tu étais si jeune quand tu as épousé Raoul ! Tu as
été prise par ses manières, par son élégance.
C'était bien naturel aussi que tu fusses attirée
par le monde où il allait t'introduire... »
— H Dis-moi tout de suite que je me suis
mariée par vanité, puisque ton mari et toi vous
l'avez toujours pensé » , dit Agathe.
— « Jamais nous n'avons pensé cela » , répon-
dit, vivement cette fois, Mme Liébaut. u II n'y a
LES DEf'X SOEURS 13
aucun rapport entre ce vilain sentiment et Tin-
nocent, le naïf attrait que la haute société exerce
sur une enfant de dix-neuf ans quand elle est
si jolie, si fine, si faite pour devenir tout naturel-
lement une grande dame!... Ce que je veux dire
c'est qu'à présent tu peux refaire ta vie, et que
tu dois /". refaire... » Elle insista sur cette fin de
phrase. « C'est ma grande maxime, tu sais : on
doit vouloir vivre. Pour une femme de trente ans,
belle comme toi, intelligente comme toi, sensible
comme toi, ce n'est pas vivre que de n'avoir rien,
ni personne à aimer vraiment. Une femme qui
n'est pas épouse et qui n'est pas mère, c'est une
trop grande misère. Tu es ma sœur, ma chère
sœur, et je ne veux pas de ce ^ort pour toi... »
— « Je te remercie de l'intention " , répliqua
Mme de Méris avec la même ironie, puis sérieu-
sement ; «Tu ne m'as jamais tout à fait comprise,
ma pauvre Madeleine. Je ne t'en veux pas. Ce
que tu appelles ta grande maxime, ce sont tes
goûts. C'est ton caractère. Tu aurais épousé
Raoul, toi, que tu aurais trouvé le moyen d'être
heureuse... Je vois cela d'ici comme si j'y étais» ,
continua-t-elle en soulignant son persiflage d'un
petit rire sec. « Ses brutalités seraient devenues
de la franchise. Il t'aurait trahie, comme il m'a
trahie, tu te serais dit que c'était ta faute, comme
tu le dis de Clotilde. Veux-tu queje précise la chose
qui nous sépare, qui nous séparera toujours? Tu
li LES DEUX SCHEURS
as toujours accepté, tu accepteras toujours ta vie
quelle qu'elle soit. Moi j'ai voulu cAowîV la mienne.
Gela ne m'a pas réussi. Peut-être y a-t-il plus de
noblesse dans certains malheurs que dans certains
bonheurs. . . Et puis on ne se refait point. Je ne me
remarierai pas pour me remarier, mets-toi cette
idée dans la tête, une fois pour toutes. Je me
remarierai, si je me remarie, quand je croirai
avoir rencontré quelqu'un que je puisse, — je
reprends ta phrase, — aimer, oui, aimer, mais
vraiment, mais absolument. Va ! Les querelles dû
ménage de Glotilde et de Julien ne m'empêche-
raient pas d'épouser ce quelqu'un qui m'eût pris le
cœur, si je l'avais rencontré. Mais tes exhorta-
tions ne me feront pas non plus chang^er mon
existence, pour la changer. Elle a ses heures de
cruelle solitude, c est vrai, cette existence. Elle
n'a pas de très doux souvenirs auxquels se ratta-
cher. C'est mon existence à moi, telle que je l'ai
voulue, et sa fierté me suffit... »
— o Tu te fais plus forte que tu n'es, heureu-
ment » , répondit t'autre. « Si tu pensais réelle-
ment ce que tu dis, tu ne serais qu'une orgueil-
leuse, et tu ne l'es pas. Je te répète que tu es une
femme, une vraie femme, et si tendre! Tu t'en
défends, mais on ne trompe pas sa petite sœur
quand on est sa grande... Autorise-moi seulement
à te le chercher, ce quelqu'un qui te prendrait le
cœur?... Et je le trouverai. »
LES DEUX SOEURS 15
Elle avait dit ces mots avec le mélange de
demi-badinage et de demi-émotion, habituel aux
êtres trop sensibles quand ils veulent apprivoiser
un cœur qu'ils aiment et qu'ils devinent hostile.
La grâce de sa voix et de son regard pour formu-
ler sa paradoxale proposition détendit une minute
la malveillance latente de Mme de Méris, qui se
reprit à sourire, et, comme se prêtant à cette en-
fantine fantaisie, elle répliqua, sans amertume
cette fois :
— « Je ne t'ai jamais empêchée de chercher,
pourvu que je reste libre de refuser. »
— « Tu sais que je suis très sérieuse dans mon
offre » , riposta la cadette, « et que je vais me
mettre en campagne aussitôt, du moment que
j'ai ton consentement. »
. — « Tu l'as » , dit 1 aînée sur le même ton de
plaisanterie affectueuse. « Mais si c'est parmi les
rhumatisants et les neurasthéniques de Ragatz. . . »
— « Tout arrive » , interrompit Madeleine qui
ajouta, en montrant à l'extrémité de la voie la
silhouette de la locomotive : « même les trains
suisses... »
L'express débouchait en effet du pont en tun-
nel construit sur le Rhin, et la petite gare changeait
d'aspect. Les voyageurs plus nombreux se pres-
saient sur le bord du quai. Les facteurs manœu-
vraient les lourds baquets chargés de malles. La
iemme de chambre de Mme de Méris était mainte-
16 LES DEUX SOEURS
nant auprès de sa maîtresse. D'une main elle tçnait
le nécessaire, de l'autre le paquet de châles. La
rumeur des wagons roulant plus doucement avant
Tarrêt définitif couvrait à peine l'éclat des voix
s'interpellant à présent autour des deux sœurs qui
marchaient le long du convoi. Elles ne pensaient
plus qu'à découvrir le numéro du compartiment
réservé à la voyageuse. Quand il fut trouvé et
Agathe installée parmi les innombrables objets
dont s'encombre inutilement et élégamment toute
femme qui se respecte : minuscules coussins pour
le dos, minuscule sacdecuir pour le livre et les fla-
cons d'odeurs, minuscule pendule pour y mesurer
la longueur du temps — et ainsi du reste! — elle
s'accouda quelques instants à la fenêtre ouverte
de la portière, pour échanger un dernier adieu
avec Madeleine. Elles faisaient toutes deux à cet
instant un groupe d'une exquise beauté, tour-
nant l'une vers l'autre leurs visages si sem-
blables de traits, se regardant avec des prunelles
de nouveau si pareilles, avec la grâce iumelle de
leur sourire. Comme à travers toutes sortes de
complications de la part de l'ainée et toutes sortes
de délicats pardons de la part de la cadette elles
se chérissaient véritablement, une émotion iden-
tique les possédait, qui augmentait la similitude
de leurs physionomies. Elle se trouvaient l'une et
l'autre sous la lumière du soleil déjà très baissé
qui dorait de reflets plus chauds la soie de leurs
LES DEUX SCœURS 11
clairs cheveux et la transparence de leur teint si
frais. Cette double et charmante apparition était
si orig^inale qu'elle aurait partout ailleurs provo-
qué la curiosité des témoins de ce joli adieu. Pans
les dernières minutes d'un départ, de tels tableniix
sont perdus. Les deux sœurs pouvaient donc se
regarder et se sourire, en liberté, comme si elles
n'eussent pas été dans un lieu publie, exposées
à toutes les indiscrétions... Soudain cependant,
ce sourire s'arrêta sur les lèvres de la voyageuse.
Ses yeux s'éteignirent, une rougeur colora ses
joues et presque aussitôt le même changement
d'expression s'accomplit pour Madeleine. L'une
et l'autre venait de constater qu'elles étaient
regardées fixement par un inconnu, immobile à
quelques pas d'elles. C'était un homme d'environ
trente ans, lui-même d'une physionomie trop
particulière pour qu'il passât aisément inaperçu.
Il était assez petit, habillé avec ce rien de gau-
cherie qui distingue les soldats professionnels
lorsqu'ils revêtent le costume civil. L'extrême
énergie de son masque, tout cr^jusé sous la barbe
courte, était comme voilée, comme noyée d'une
mélancolie qui ne s'accordait ni avec l'orgueil
presque impérieux de son regard, ni avec le pli
sévère de sa bouche. La maigreur et la nuance
bronzée de son teint, où brûlaient littéralement
deux yeux très bruns, presque noirs , indiquait
un état maladif, qui n'avait pourtant rien de com-
18 LES DEUX SCœURS
inun avec l'épuisement des citadins, traité d'or-
dinaire à Ragatz. Sa physionomie militaire sug^-
gérait l'idée de quelque campagne lointaine,
d'énormes fatigues supportées dans des climats
meurtriers. Il tenait une lettre à la main qu'il
venait, ayant manqué l'heure du courrier, jeter
à la boîte du train. Et puis, la rencontre des deux
femmes l'avait, pour une seconde, arrêté dans une
contemplation dont il sentit lui-même l'inconve-
nance, car il rougit de son côté, sous son hâle,
et il marcha vers le wagon de la poste, d'un pas
hàtif, sans plus se retourner, tandis que la ca-
dette disait plaisamment à l'aînée :
— (i Avoue que, parmi les rhumatisants et les
neurasthéniques de ces eaux, on rencontre aussi
des figures de héros de roman. »
— « Tu veux dire de messieurs pas très bien
élevés » , répondit Agathe.
— « Parce que celui-là te regardait dans un
moment où il croyait que tu ne le voyais pas?... »
ht Madeleine. » La manière dont il a rougi, quand
nous l'avons surpris, prouve qu'il n'a pas l'habi-
tude de ces mauvaises façons. «
— « Pourquoi prétends-tu que c'était moi
qu'il regardait?... » interrogea Mme de Méris...
« c'était toi. »
— « C'était toi^.. » reprit Mme Liébaut en
riant; « moi, il ne pouvait pas me voir. »
— a Mettons que c'était nous » , répondit
LES DEUX SCœURS 19
Ag^athe. « Il est donc deux fois mal élevé, quoi
que tu en dises, voilà tout.., » Puis, riant aussi :
— « Ne me présente toujours pas ce candidat à
mine de jaunisse, il n'aurait pas de chances!...
Je n'ai aucune vocation pour le métier de garde-
malade... »
Le train commençait de s'ébranler tandis qu'elle
prononçait ces mots de raillerie. Elle envoya un
baiser du bout de sa main grantée à sa sœur qui
longtemps demeura debout sur le petit quai, main-
tenant désert, à regarder la file des wagons ser-
penter dans la vallée.
— « Pauvre Agathe! » se disait-elle... « C'est
pourtant vrai que sa vie est trop triste, trop dénu-
dée. Elle est aigrie quelquefois, bien peu, quand
on pense à ce qu'elle a traversé, à ce qu'elle tra-
verse... Ah! si je pouvais réellement lui trouver
ce mari dont elle prétend qu'elle ne veut pas!...
C'est étrange. Elle est si sensible et l'on dirait
qu'elle craint de sentir, si aimante, et elle a peur
d'aimer... ■
II
UN HÉROS D'OPÉRETTE ET UN HÉROS DE ROMAN
Cette inquiétude sur l'avenir de sa sœur, Made-
leine l'avait ressentie très souvent, et très sou-
80 l'EiS P?:UX SCilUHS
vent aussi l'impressioo qu'une secrète jalousie
empoisonnait le cœur de son aînée. Une jalousie"?
Même ce mot est de nouveau bien fort. Insis-
tons-y. Agathe, qui avait voulu délibérément
épouser un personnage qui eût un « de » devant
son nom, ne pouvait pas jalouser sa cadette dans
son union avec un simple docteur. Mais la vanité
d'une fille grandie dans un milieu de négociants
et qui a rêvé de triomphes sociaux abonde en
contradictions. Dédaigner réellement et sincère-
ment la destinée d'une autre personne n'era-
péche pas que l'on ne haïsse la réussite de cette
destinée. Madeleine devinait cette nuance, avec
son tact de sensitive, et si sa tendresse intime-
ment partiale lui interdisait de s'abandonner à
cette lucidité, elle n'en subissait pas moins cer-
taines évidences. Sans cesse, lorsqu'elle avait
causé d'une façon plus intime avec sa sœur, elle
se retrouvait attristée et comme déprimée. Cette
sensation d'une singulière mélancolie l'accablait
en revenant de la gare chez elle dans le crépus^
cule commençant. Elle habitait, pour la saison,
un pavillon écarté dans une des succursales d'un
des hôtels qui se pressent autour du petit parc de
l'établissement des bains. Grâce aux relations de
son mari avec un des médecins des eaux, elle
avait là un petit appartement séparé, où sa fille
et son institutrice, elle-même et sa femme de
chambre pouvaient se croire vraiment chez elles.
LES DEUX SQEDRS Si
De grands hêtres voilaient de leur feuillage la
balustrade du balcon eu bois sur lequel ouvrait
le salon. Un des talents de Madeleine, celui
dont sa sœur la critiquait le plus volontiers, était
cet art de l'adaptation adroite à toutes les cir-
constances. Où qu'elle fût, choses et gens sem-
blaient conspirer autour d'elle pour se rendï'e
faciles. Sa bonne humeur, sa grâce, sa finesse
expliquaient assez cette espèce de domination
des menus incidents de Id vie. La charmante
femme était reconnaissante à ce qu'elle appelait
naïvement sa chance, dé tous ces modestes
bonheurs, comme si elle ne les eut pas conquis
par ses qualités. Ce soir encore, lorsqu'arrivée
dans son petit salon ses yeux se posèrent sur aa
fille qui dînait à l'heure fixée par le médecin,
sous la surveillance de la femme de chambre, un
remerciement lui jaillit du cœur, pour la joie que
lui reprô-.fmtait sa jolie Charlotte, -^ et une pitié
pour colle qui venait de partir si seule.
— « Voilà le cher trésor qu'il lui faudrait » ,
pensa-t-elie ! « Oh ! Elle l'aura !' Elle l'aura ! '»
Cependant elle interrogeait sa fille sur son
emploi de fin de l'après-midi et celle-ci l'interro-
geait sur le départ de sa tante. Le u cher trésor « ,
comme sa mère l'appelait eil s'en parlant a elle-
même, était bien souvent Un trésor d'inquiets
soucis. A neuf ans que Charlotte allait avoir, ses
yeux trop grands dans son visage trop minde, ses
SS LES DEUX SOEURS
membres graciles, sa visible nervosité disaient
que cette tête aux chc'veux blonds était tou-
jours menacée. Elle avait eu l'année précédente
une crise de rhumatisme suivie d'un léger com-
mencement de chorée qu'un premier séjour à
Ragatz avait guéri. Cette seconde cure devait
empêcher le retour des redoutables accidents.
C'était encore un des reproches d'Agathe à Made-
leine que l'optimisme de celle-ci sur l'avenir de
cette bien chétive santé. La sœur aînée ne vou-
lait pas voir dans l'arrière-fond des prunelles de
la mère l'angoisse passionnée qui, par instants, les
assombrissait pour céder la place aussitôt à la
volonté non moins passionnée de faire vivre cette
délicate enfant- Et puis, Madeleine était de ces
cœurs courageux qui acceptent de souffrir dans
ce qu'ils aiment et qui préfèrent ce risque de
martyre à la sécheresse de l'indifférence. Cette
générosité native et réfléchie la soutenait dans
l'épreuve continue que lui représentait sa fragile
et pâle fillette. Elle se raisonnait sans cesse pour
se démontrer que son instinct était une sagesse»
prolongeant, comme toutes les rêveuses, ses
conversations avec ceux qu'elle aimait en d'in-
terminables discours intérieurs. Celui qu'elle
se tenait une heure et demie après cet adieu
de la gare, tandis qu'elle s'acheminait seule
vers l'hôtel où elle prenait ses repas, peut être
donné comme un type de ces allées et venues
LES DEUX SOEURS 23
de sa pensée autour des soucis cachés de sa vie :
— « Souhaiter à une femme un mari et un
enfant » , se disait-elle, « c'est pourtant lui souhai-
ter tant de malheur possible! Ag^athe a tant souf-
fert par Méris et moi je pourrais tant souffrir par
Charlotte!... Ah! chère, chère Charlotte!... si je
la perdais, Georg^es ne me la remplacerait pas
(c'était le nom de son petit grarçon, resté à Paris
avec le père). Mais souhaiterais-je, même si cet
affreux malheur arrivait, de ne l'avoir jamais eue,
à moi?... Aimer, c'est toujours courir la chance
d'être blessée, et il faut la courir. Hors de là,
c'est le vide^ c'est le néant... Souffrons, mais
vivons. Je veux que ma pauvre Ag^athe aime et
vive... Qu'elle aime? Qui?... Comme sa voix était
profonde, tout à l'heure, pour me dire : quelqu'un
que je puisse aimer, mais vraiment, absolument...
Et qu'elle s'est faite moqueuse pour me défier :
Je ne {ai jamais empêché de chercher... Ce que je
lui ai répondu en plaisantant, pourquoi ne pas
l'essayer sérieusement? Pourquoi ne pas lui cher-
cher ce quelqu'un?... Pourquoi? C'est qu'elle ne
s'y prêtera pas. Elle ne se prête pas à la vie, c'est
son grand défaut. Son premier geste est toujours
de se replier, de se retirer Là, sur ce quai,
quand cet inconnu l'a regardée, — car c'était
bien elle qu'il regardait, — son instinct a été
seulement de dire que ce jeune homme n'était
pas bien élevé et d'ajouter qu'il était laid. Certes,
U LÈS bÊUX StEChS
il était tout, excepté cela... J'ai rarement vU ulie
physionomie plus intéressante. On entend pour-
tant parler de rencontres aux eauX qui ont
changé tout le sort d'une femme... Ce ne sera
pas cette rertcontre-ci, puisque Ag^athe est loin
maintenant... n
Tout en devisant dé la feoHe avec elle-même,
la jolie monolog^ueuse était entrée dans la vaste
salle où, deux fois par jour, se réunissaient, les
uns autour de la grande table centrale, les autres
à des tables indépendantes, les innombrables
hôtes de Cé caravansérail cosmopolite, attirés par
<i les naïades bienfaisantes de ces sources i» ,
aurait dit un poète antique. Mme Liébaut avait
sa place fixée a une petite table entre deux fe-
iiêtres. Elle la gagnait, comme d'habitude, saluée
par les quelques personnes avec qui elle avait lié
connaissance. Elle répondait par un léger signe
de tête et ce sourire qu'elle avait si naturelle*
ment. Tout d'un coup ce sourire s'arrêta sur ses
lèvres, et elle se sentit rougir comme avait rougi
sa sœur à la gare. A une table voisine de celle
où son couvert mis l'attendait, elle venait d'aper-
cevoir la silhouette de l'inconnu dont la ren-
contre sur le quai, à la minute du départ, avait
provoqué les derniers propos échangés avec
Agathe. C'était bien lui, et cette physionomie,
tfop intéressante en effet pour être oubliée. De
son côté, il avait aperçu Mme Liébaut avant même
LES DEUX SCSEURS â5
qu'elle lie l'eût vu. U l'avait fixée du regjifd si
particulier de ses yeux brûlants, aussitôt détournés
dès qu'ils avaient croisé les yeux étonnés de la
jeune femme, et tout de suite il les avait reposés
sur elle avec un étonnement ég^al. La personne
assise en face de lui et avec laquelle il dînait
s'était levée à moitié fiour saluer l'arrivante!
Cette personne était le vieux baron Favelles, un
des clients parisiens du docteur Liébaut et que
ce dernier avait envoyé à Ragatz. Les assiduités
du baron auprès de la femme de son médecin
avaient tnême fourni aux deux sœurs plus d'un
motif de dissentiment durant le séjour de Mme de
Méris. Que de fois, le voyant venir à elles dans le
parc, l'ùîtiée avait dit â sa cadette :
— u Quand on tient à sa femme, on n'expédie
pas aux mêmes eaux qu'elle un individu aussi
assommaut que cet animal-là... »
— « Il s'écoute un peu parler '» , répondait
Madeleine; «mais il est si serviable, si poli... «
— Il Je sais " , répliquait l'aînée, « personne
ni rien lie t'emiuie. C'est humiliant pour deux et
celles que tu prétends aimer. Qui n'a pas de
dégoûts n'a pas de goûts. »
On devine que Favelles n'aurait pas été jugé
avec cette sévérité par Agathe s'il n'avait pas
manifesté pour Mme Liébfi ut une admiration par
trop partiale. Le hasard ayant fait jouer à cet
aimable homme, dans le début de cette reii-
36 LES DECX SOEURS
contre ce rôle d'aig^uilleur réservé quelquefois à
de simples fantoches, c'est le lieu d'indiquer en
quelques touches les traits marquants d'une indi-
vidualité sigfnificative quoique un peu ridicule. Jl
consistait, ce ridicule, — mais tant de Parisiens
en sont atteints ! — à ne pas vouloir vieillir, ni
physiquement ni moralement. Ancien sous-préfet
du second Empire, Favelles g^ardait, à soixante-
sept ans très passés, la silhouette et les allures d'un
élégant de cette époque. Ses guêtres blanches et
son chapeau gris à longs poils, l'été, — l'hiver,
sa redingote ajustée et ses pantalons clrairs, lui
donnaient cet aspect spécial aux contemporains
de la guerre d'Italie et du canal de Suez, de
la Grande Duchesse et du plébiscite, cette physio-
nomie de haute tenue où il y a du militaire et du
financier, du grand administrateur et du galantin.
Dans l'amas d'insignifiants ou graves documents
trouvés aux Tuileries après le 4 Septembre et
publiés par les soins des tristes gouvernants
d'alors, en plusieurs volumes, les ennemis de
Favelles — qui n'en a pas? — se sont donné le
malin plaisir de relever deux lignes le concer-
nant. Une note secrète sur les fonctionnaires
mentionne le sous-préfet, qu'elle caractérise
ainsi : «' Intelligent et actif, mais trop bel
homme, trop à odor délia feminita. * Le baron
n'a visiblement abdiqué aucune des prétentions
résumées par cette flatteuse épigramme. Seu'e
LES DEUX SŒURS 27
ment si « le trop bel homme » n'a pas perdu un
pouce de sa grande taille, il est obligé de mainte-
nir son ventre au majestueux, d'après le conseil
de Brillât-Savarin, par une savante ceinture. Si le
haut de son crâne ne montre pas les tons jaunis
d'une bille d'ivoire, c'est grâce à un ramenage
non moins savant,, et les reflets férocement violets
des mèches qui lui servent à dissimuler ainsi sa
calvitie dénoncent l'emploi d'une eau plus sa-
vante encore. Ses favoris coupés court et qu'il
laisse grisonner un peu — très peu, pour
tromper qui? — encadrent un visage que la con-
gestion guette. Aucun régime n'arrive à le net-
toyer de ses plaques rouges, comme aucun mas-
sage n'arrive à rendre la souplesse à ses mouve-
ments. A le voir se redresser, cou mo il fit, pour
esquisser ce salut sur le passage de Madeleine, on
croit entendre craquer tous les os. Il salue
cependant, de même qu'il s'habille, de même
qu'il cause, sans tenir compte du temps ni
de ces ankyloses. Il n'avoue pas plus celles de
son esprit que celles de ses jointures. C'est le
clubman qui veut mourir « au courant» , et qui ne
se pardonnerait pas de manquer une première,
une grande vente, une ouverture d'exposition.
Il vient de lire le livre à la mode. Il va vous pré-
senter l'homme ou la femme en vue. Cette éner-
vante manie de ne pas retarder lui joue parfois
d'étranges tours. L'an dernier, c'était son portroit
28 LES CEUX SOEURS
par un artiste de la plus nouvelle école, si outra-
geusement réaliste qu'une fois la toile suspendue
sur la cimaise du Salon, le baron a quitté Paris
huit jours pour ne plus se voir, c'est le cas d'em-
ployer l'expression classique, en peinture. L'autre
année, c'était son entrée dans un comité de colo-
niaux, au temps où il n'était question, — éter-
nelle chimère des Celtes imajjinatifs — que des
Indes Noires et des conquêtes africaines. Favelles
s'est trouvé voisiner là avec un des membres les
plus notoires de la Commune, que le sang des
otages n'empêche pas d'être aujourd'hui con-
seiller d'État et commandeur de la Légion d'hon-
neur. Les deux hommes ont failli avoir une
affaire, dès la première séance. Le Vieux Deau en
a eu réellement une, une autre année qui n'est
pas lointaine, pour avoir été caricaturé dans un
journal mondain, sous le pseudonyme par trop
transparent et cruellement médical de «« baron
Gravelle » , comme le Sigisbée d'une actrice en
vogue. Le sexagénaire a essuyé le feu d'un jeune
journaliste, en homme très brave, et il a tiré en
l'air, de son côté, prouvant qu'il est demeuré
par surcroit un très brave homme, à travers une
existence presque pathétique de futilité, si près
de ce que nos pères appelaient les fins der-
nières. Nous mourrons tous, voilà qui est certain.
Mais à quelle heure Favelles y penserait-il entre
son cercle, les foyers de théâtres, les déjeu-
ii¥:s PEUX sopuRs ao
ners au cabaret, les dîners en ville, et le reste?
Ce léguer « crayon » d'un survivant d'une g^éné-
ration quasi disparue, fera comprendre aussitôt
ïe petit éveil d'idées qui coromença d'ag^iter la
tète de Madeleine, lorsque, renaise de son pre-
mier saisissement, elle se fut assise à sa place,
avec le souvenir des repas prisa cette même table,
pendant ces deux semaines, vis-à-vis d'Agathe.
— « Je vais écrire cela, dès demain, à ma
sœur « , se disait-elle, <i que le monsieur deux
fois mal élevé, comme elle l'a appelé, dîne ce soir
avec Favelles!... Cette fois, je suis sûre de savoir
qui c'est. Favelles est en train de lui faire les
honneurs de mon pauvre moi. . . Sinon, causerait-il
avec ces précautions, en se penchant, etconfiden»»
tiellement? Est-il écrit en assez g^ros caractères, le
cher homme?,.. Que q'est siiig^ulier pourtant! Je
songeais tout à l'heure à ces rencontres aux eaux
qui bouleversent toute une vie. Il y a vraiment quel-
que chose d'un peu fantastique dans cette coïnci-
dence que le baron se trouve connaître quelqu'un
qui nous a frappées ce soir, Ag^athe et moi, dont
nous avons parlé comme nous en avons parlé...
Oui, quel étrange concours de petits événements
tout de même! Cinq minutes plus tard, le train
était parti. Nous n'avions pas vu cet homme
durant tout le séjour d'Agathe à Hagatz. Il ne
l'avait pas vue, Ini non plus. Et il faut qu'il
vienne porter une lettre à la gare juste à temps
30 LES DEUX SOEURS
pour la remarquer, car il l'a remarquée. Elle a eu
beau dire : ce n'était pas moi qu'il reg^ardait, ni
nous. C'était elle... Mais qui est-il? Peut-être un
baig^neur arrivé d'hier ou de ce matin, et alors le
hasard est plus étonnant encore... Je le saurai,
cela m'amusera, et aussi jusqu'à quel point il est
vraiment ce a monsieur deux fois mal élevé » .
Il n'en a pas l'air, mais pas du tout, en ce
moment. Je parierais à son attitude qu'il est
gêné que Favelles lui parle de moi devant moi... »
En song^eant, elle étudiait les deux hommes dans
la grande glace qui servait de panneau au mur
contre lequel s'appuyait sa petite table. Le Beau
du second Empire avait cette mine importante de
l'initié qui étale à un nouveau venu sa science
de la Société. Son interlocuteur et lui ne tour-
naient plus les yeux du côté de Mme Liébaut.
Celle-ci était pourtant si certaine d'être l'unique
objet de leur entretien qu'elle se disait encore :
« Le baron va me le présenter, ou il ne serait
pas le baron, tout à l'heure sans doute, dans la
galerie. » Les habitués de l'hôtel se rencontraient
en effet, comme d'un accord tacite, après chaque
déjeuner et chaque diner, dans un long prome-
noir couvert, où les uns restaient assis en fumant
et prenant le café, tandis que les autres mar-
chaient les cent pas. Les arbres du parc ver-
doyaient autour de cet étroit salon en plein air.
Des plantes grimpantes paraient les pelouses de
LES DEUX SŒURS 31
leurs feuillag^es et de leurs fleurs qui eng^uirïan-
daientjusqu'à la toiture. Un orchestre, caché dans
un kiosque, accompagnaitles propos , de sa musique
dispersée dans la pluie ou le soleil, dans le vent
ou la nuit, suivant le temps et l'heure. Le prome-
noir aboutissait à une rotonde, où les boutiques,
particulières aux villes d^eaux des bords du Rhin,
étalaient leurs colifichets chatoyants : pierres au
rabais, de toutes nuances, améthystes et corna-
lines, lapis et onyx, sanguines et chrysoprases, à
côté des centaines de ces objets en bois travaillés
entre la Suisse et la Forêt Noire : coucous et
couteaux à papiers, becs de cannes et trophées de
chasse. Une profusion d'écharpes rayées, venues
des lacs italiens, si proches, voisinaient avec des
bijoux en corail et des mosaïques sur bois envoyés
de Sorrente, et des peignes, des épingles, des cou-
teaux à papier, des crochets en écaille brune ou
blonde, expédiés de Naples. Enfin c'était l'innom-
brable amas des « souvenirs " que les patients
d'une cure achètent tous, tôt ou tard, dans l'oisi-
veté de leurs heures vides. Une fois à la maison,
ces brimborions, de pittoresques, deviennent hi-
deux. Ils ressemblent en cela aux intimités ébau-
chées au tour du verre d'eau et des salles de bains.
Mais, comme Madeleine n'était pas encore rentrée
à Paris, ce petit coin du promenoir l'amusait tou-
jours. Il se dessina dans son esprit avec ses
moindres détails, et Favelles s'avançant vers elle
32 LES DEt5X SOEURS
suivi de l'inconni» ' m J'aurai là une minute amu-
sante 1» , se dit-elle « Ce monsieur a parfaitement
vu, à la gare, que nous l'avions surpris en flagrant
délit d'indiscrétion. Il vient 4e voir que je l'ai
reconnu.Quelle mineaura-t-ir?-..Je le jugerai là-
dessus, j'aurai de quoi divertir un peu ma bou^
gonne Agathe... »
Le dîner de la jeune femme s'achevait parmi
ces pensées. Arrivée en retard, elle se trouvait
rester Tune des dernières dans la vaste salle à
manger. Le baron Favelles et son compagnon
s'étaient levés depuis longtemps et ils avaient dis-
paru quand elle se prépara, elle aussi, à rentrer
chez elle. Entre l'instant où elle s'était ligure
gaiement l'embarras de l'inconnu et celui où elle
remettait la mante destinée à protéger son demi»
décolletage contre la fraîcheur du soir, une
réflexion très différente des précédentes avait
sans doute traversé son esprit; car, au lieu de
se diriger vers cette porte du promenoir, où
elle risquait presque sûrement de retrouver les
deux hommes, elle quitta la salle à manger
par une autre sortie qui donnait directement
sur le parc.., Uoe réflexion?... Une impression
plutôt, un de ces vagues et presque indéfinis-
sables instincts comme l'approche d'un homme
destiné à jouer un rôle dans leur existence en
émeut chez les femmes d'une extrême suscep-
tibilité sentimentale. Après s'être dit : c Cette
LES DEUX SOEURS 33
présentation sera bien amusante » , Madeleine se
disait : « Décidément, non. Après que ce mon-
sieur nous a reg^ardées à la g^are, comme il
nous a reg^ardées, c'est mieux tout de même de
ne pas permettre qu'il me soit présenté. (Elle
oubliait qu'elle avait protesté contre le nous.) Ce
dîner, à Thôtel, ce soir, est très suspect. Gom-
ment n'y ai-je pas vu une nouvelle preuve d'in-
discrétion? Il m'a suivie de Icin en sortant de la
gare, il a su où j'habitais, et mon nom. Et puis
que je mange ici. L'hôtel est un restaurant en
même temps qu'un hôtel. Il y est venu. Pourquoi?
Pour essayer de me revoir?... Me revoir? Mais
c'était ma sœur qu'il regardait... Hé bien!
Agathe est partie. Il le sait. Il n'y a qu'une per-
sonne qui puisse lui apprendre quelque chose sur
elle... C'est moi... " Et de nouveau hésitante :
« Je bats la campagne. Quelle folie! Ce sont des
idées de roman... Ce qui n'est pas une idée de
roman, c'est que ce monsieur n'a pas été très
bien élevé. A la gare, j'ai dit le contraire à ma
sœur. Mais il faut l'avouer, elle avait raison. De>
deux choses l'une : ou bien il s'est trouvé à
l'hôtel volontairement et c'est tout à fait mal.
Dans ce cas, je dois l'éviter. Ou bien il n'y a là
qu'une coïncidence, et pourquoi ne pas l'éviter
encore? On fait toujours trop de nouvelles con-
naissances... " La charmante femme eût été très
étonnée si quelque ami perspicace ou quelque amie
i
LES DEUX SŒURS
lui eût expliqué la subite volte-face que résumait
ce nouveau petit discours. Ce dérobement devant
la présentation possible de l'inconnu, qu'était-ce
qu'un frisson de crainte nerveuse? Et que signifie
un inconscient et irrésistible mouvement de cet
ordre à l'occasion d'un étranger, sinon un obscur
commencement d'intérêt? Madeleine eût pu s'en
convaincre au plaisir sing^ulier que lui causa,
quelques mmutes plus tard, la preuve, tout d'un
coup surprise, de la délicatesse de l'inconnu au
contraire et de sa correction. En s'échappant de
la salle à mang^er par la porte du parc, elle
croyait ainsi rentrer tranquille. Elle avait compté
sans une autre indiscrétion et plus certaine que
celle du jeune homme si sévèrement jujjé par
Mme de Méris. Faut-il dire qu'il s'afjissait de
Favelles? Le baron n'était pas de ceux qui
perdent une seule occasion de briller auprès
d'une jolie femme, ne fût-ce que par le reflet
d'un autre. Il avait, tout en passant et repassant
dans le promenoir, guetté à travers les vitres la
fin du dîner de Mme Liébaut. Il l'avait vue s'at-
tarder une seconde, tandis qu'elle remettait sa
pèlerine, comme si elle hésitait sur le chemin à
prendre, puis se diriger vers la sortie du parc.
Le temps, pour lui-même, de contourner le bâ-
timent de l'hôtel, du grand pas de ses vieilles
jambes rajeunies par l'importance de l'effet à
produire plus encore que par la tliermalité mys-
LES DEUX SOEURS 3S
térieuse des eaux de Ra^alz. Il était devant elle,
• — mais seul, — et, s'excusant de l'aborder, il la
questionnait sur le départ de Mme de Méris. En-
suite, sans autre préambule :
— « J'avais à dîner ce soir quelqu'un qui
vous aurait bien intéressée, le commandant Louis
Brissonnet. »
— « Le compagfnon du colonel Marchand?... »
demanda Madeleine, avec un sursaut de curiosité
spontanée dont elle s'étonna elle-même. Un
trouble passa sur son visag^e. Favelles ne s'en
aperçut pas, dans l'obscurité de l'allée qu'éclai-
raient mal les réverbères placés de distance en
distance. Lui-même était d'ailleurs trop unique-
ment occupé de ce qu'il eût volontiers appelé son
succès pour remarquer une nuance de physio-
nomie, si lég^ère et aussitôt disparue. Tous ceux
qui ont suivi, d'après les documents de l'époque,
riiéroïque expédition du Gong^o-Nil se rappellent
qu'un des corps qui la composaient, séparé par
une erreur de route du reste de la troupe, à
quelques lieues du Bahr-el-Gazal, et assailli par la
plus féroce tribu de cette féroce contrée, dut son
salut au sang^-froid de Brissonnet, alors lieute-
nant. Consumé de fièvres etg^rièvement blessé, il
déploya pour arracher ses hommes à un massacre
certain une énergie à laquelle son chef, aussi
magnanime qu il est courageux, a rendu un
retentissant hommage. Il n'y avait donc rien
36 LES DEUX SŒUBS
d'étonnant que Mme Liébaut sût le nom du bril-
lant officier et ses faits d'armes. Favelles aurait
préféré lui apprendre le tout pour placer un récit
dont il ne lui fit d'ailleurs pas complètement
grâce :
— n Oui » , répéta-t-il, « le compagnon du colo-
nel Marchand, le Brissonnet qui, avec cinq cent?
tirailleurs, a tenu tête à cinq mille nègres. Ne
pouvant plus marcher, il faisait le coup de feu
par-dessus les épaules de ses porteurs fanatisés...
Mais vous avez lu les pages que le colonel lui a con-
sacrées... Après trois ans, Brissonnet ne s'est pas
remis de ses fatigues, et la Faculté l'a expédié ici,
où il est arrivé hier matin... Il est descendu dans
un très petit hôtel. L'héroïsme ne mène pas à la
fortune, vous savez... J'avais eu l'occasion de le
connaître, quand je faisais partie du Comité de
l'Afrique centrale. J'avais été très intéressé par
deux ou trois de ses communications. Après ma
douche, je me promenais dans le parc, je me
heurte à lui... Je l'invite à dîner, un peu avec
l'idée de vous le présenter. On n'est pas gâté à
Ragatz, comme distractions, et j'étais très sûr que
vous auriez du plaisir à l'entendre raconter ses
aventures... Et puis, ne voilà-t-il pas que ce mal-
heureux est saisi, au milieu du dîner, d'une né-
vralgie atroce. . . Ça l'a pris tout d'un coup, comme
vous veniez d entrer, justement. Quelle guigne!
Il faut que c'ait été bien grave, car je vous avoue
LES DEUX SOEURS 37
que je lui avais annoncé que vous voudriez bien
me laisser vous l'amener. Vous avoir vue » ,
ajouta le galantin, « et perdre une occasion toute
offerte de se rapprocher de vous, c'est invraisem-
blable!... Enfin, vous m'autoriserez à réparer ce
contre-temps demain, si vous êtes dans le parc à
l'heure de la musique? Je lui ai donné rendez-
vous là... Pourvu qu'il n'ait pas l'idée de repar-
tir!... Tandis que je le reconduisais à son hôtel,
à deux pas, il incriminait les eaux de Ragatz. Il
a pris son premier bain aujourd'hui. Quelque-
fois ce premier bain réveille les misères que la
cure va soulag^er. Je lui ai dit cela, sans parvenir
à lui arracher une promesse de prolonger l'expé-
rience. La gfuigne serait complète. Ah! s'il s'en
va, et quand vous êtes à Ragatz, vous, madame
Liébaut, je donne ma démission de colonial. C'est
que l'Afrique abêtit les officiers français... De
mon temps, il n'y avait pas de névralgie qui tint.
Les belles dames d'abord, la santé ensuite! J'ai
toujours envie de leur dire, comme dans la co-
médie :
Cédez-moi vos trente ans, si vous n'en faites rien...
Brissonnet pourtant est aussi spirituel qu'il est
brave, et il cause quand il veut causer!... S'il
reste, je lui ferai narrer ses histoires de chasses...
Que Mlle Charlotte en entende une, une seule,
elle ne voudra pas plus lâcher le commandant
38 LES DEUX SŒURS
qu'un volume de Jules Verne... Vraiment, s'il ne
reste pas, quel dommag^e et quelle gaffe!... »
Madeleine était trop habituée aux madrigaux
plus ou moins délicats du baron pour y prendre
garde. Ce ton de roquentin suranné avait attiré à
l'excellent homme l'antipathie de Mme de Méris.
Mme Liébaut, elle, lui avait dés longtemps par-
donné la sottise de ses compliments, — toujours
Vodoi' di feminita du rapport secret, mais combien
rancie! — en faveur de la gâterie que le céliba-
taire endurci prodiguait sans cesse à sa petite
fille. Encore cette fois, il avait pensé à l'enfant.
Ce fut la mère qui répondit, en répétant les avant-
dernières paroles du Sigisbée démodé :
— « Quel dommage, en effet!... »
— tt Alors, s'il reste » , insista Favelles, « vous
ne voyez pas d'objections à ce que je vous le con-
duise?... »
— n Aucune » , répondit Madeleine.
Elle s'écouta prononcer ce mot qui contredi-
sait par trop ses résolutions de tout à l'heure, et
de nouveau elle s'étonna de l'élan spontané avec
lequel elle avait accordé son acquiescement. Mais
ne venait-elle pas d'apprendre quelques petits
faits qui, eux aussi, contredisaient complètement
l'hypothèse ébauchée un quart d'heure aupara-
vant dans son esprit? Elle savait maintenant que
la présence de l'inconnu à une table de restau-
rant où elle prenait tous ses re[ as n'avait pa ; été
LES DEUX SCŒURS 39
préméditée. Elle savait que, l'ayant reconnue, il
n'avait plus pensé qu'à l'éviter, bien loin d'es-
sayer de s'imposer. Elle savait enfin que ce masque
jugé par elle au premier regard si intéressant ne
mentait pas. Elle avait comme porté un défi au
hasard par son « tout arrive » de la gare, et le
hasard avait répondu en les mettant, sa sœur et
elle, en rapport avec un de ces hommes tels que
l'imagination féminine rêvera toujours d'en ren-
contrer. A la suite de ces diverses découvertes,
le plan de sa volonté devait être déplacé du coup.
Il l'était si bien qu'au lieu de quitter le baron
Favelles, comme elle l'eût certainement fait en
toute autre circonstance, pour regagner vite son
appartement et causer avec sa petite fille encore
éveillée, elle s'attardait dans les allées du parc à
écouter les interminables commentaires du baron
sur les aventures sénégalaises de l'explorateur.
Avant de prendre part à l'expédition Marchand,
Brissonnet, alors simple sous-lieutenant, n'a-t-il
pas exécuté, dans la région saharienne, une des
plus audacieuses reconnaissances que les annales
de notre armée d'Afrique, si riches en exploits
pareils, puissent mentionner? L'ancien sous-pré-
fet, ravi d'être écouté si complaisamment par la
plus jolie des Parisiennes exilées à Ragatz, oubliait
l'humidité du soir, interdite de la façon la plus
sévère à ses rhumatismes. Il ne remarquait pas le
mince et perfide brouillard qui, monté du Rhin,
40 LES DEUX SOEURS
s'étendait doucement sur la vallée baignée de
lune. Madeleine oubliait, elle aussi, qu'elle était
à peine couverte et que les fins souliers dont elle
était chaussée n'étaient pas faits pour fouler le
sol des allées, mouillé de rosée. Un projet com-
mençait de se dessiner dans sa pensée, d'abord
vague, puis moins vague, puis précis. Et deux
heures plus tard, lorsque enfin revenue aux Petites
Chai mettes (c'était le nom de sa villa), elle eut
embrassé sa fille endormie, et qu'elle se fut elle-
même vêtue pour la nuit, ce projet s'était fixé en
lignes très nettes. Elle en raisonnait déjà comme
d'un fait positif et qu'elle ne discutait plus. Le
petit roman tendrement et purement chimérique
ébauché dans sa rêverie l'attirait par un attrait
si profond, si conforme aussi aux secrètes dispo-
sitions de sa nature, follement sentimentale sous
son parti-pris de tranquille sagesse bourgeoise!
Elle demeura longtemps, longtemps, sa femme
de chambre congédiée, sur le balcon en terrasse
de son appartement, à regarder le vaste paysage
de plus en plus argenté de vapeurs, tout en se
prononçant à nouveau un de ces interminables
monologues dont elle était coutumière. Les étoiles
palpitaient au ciel où le croissant de la lune bril-
lait d'un éclat de métal. Le Falknis profilait, par-
dessus les cimes onduleuses des grands arbres, sa
silhouette sombre, détachée sur le violet comme
déteint du ciel. La rumeur de la Tamina, la tumul-
LES DEUX SCffiURS 4J
tueuse et rapide rivière qui roule sauvagement vers
le Rhin son eau d'une si glauque nuance, ani-
mait seule le silence de la vallée, rendu par la
nuit à son repos d'asile. Mme Liébaut écoutait
cette plainte, ses yeux erraient sur cet horizon
d'ombres épaisses, de vapeurs transparentes, de
clartés élyséennes, et elle se disait :
— « Pourquoi ce qui n'a été qu'une plaisan-
terie dans notre adieu de la g^are ne deviendrait-i!
pas une réalité?... Oui. Pourquoi?... Agathe me
dit toujours qu'elle déteste les gens de son mondé.
Elle vit parmi des oisifs et des médiocres. Si cepen-
dant on arrivait à lui présenter comme candidat à
sa main un homme tel que celui-ci, déjà glorieux
â trente-trois ans et qui a tout pour lui. Il a cette
beauté physique d'abord, — avant de rien savoir
de lui, n'ai-je pas eu l'impression, rien qu'à le
regarder, qu'il était à part des autres? — un ad-
mirable caractère ensuite — le témoignage de
son chef et de ses actions l'attestent; — la poésie
enfin d'une destinée malheureuse. Favelles ne
m'a-t-il pas dit qu'il était pauvre et aussi qu'il
avait dû demander un congé, tant nos gou-
vernants le persécutent de mesquines tracasse-
ries?... Mais pour qu'Agathe s'éprenne de lui et
qu'il s'éprenne d'elle, il faut qu'ils se connaissent
et elle est partie, et lui il va peut-être partir... S'il
part, c'est une chose finie... Partira-t-il? Non. Il
en a peut-être eu l'inteation une minute, quand
42 LES DEUX sœURS
Favelles lui a parlé de le présenter. 8on incorrec-
tion de la gare lui aura fait honte. Il aura craint
que je ne lui en tienne rigueur. Cette susceptibi-
lité prouve que ce soldat déterminé conserve une
âme toute neuve, toute fraîche. Elle prouve aussi
que notre rencontre à la gare lui a fait une im-
pression... Notre?... Non. Encore une fois, il n'a
vu là-bas que ma sœur. Elle était à la fenêtre du
wagon, regardant du côté où il venait, et moi je
lui tournais le dos... D'ailleurs, quand il nous
aurait remarquées toutes les deux, nous nous res-
semblons tellement, qu'en ce moment je le défie-
rais bien de nous distinguer l'une de l'autre... A
cause de cette ressemblance, il restera. Si c'est
ma sœur qui l'a frappé, il voudra la revoir en
moi... La revoir en moi?. .. La revoir en moi? .. »
Elle se répétait ces mots tentateurs, indéfiniment,
et toute songeuse, elle continuait : — «J'ai encore
dix jours à passer ici, pourquoi ne pas en pro-
fiter? Si le commandant Brissonnet a vraiment
remarqué Agathe, il voudra se lier avec moi à
cause d'elle. Je m'y prêterai... Ce ne sera pas de
la coquetterie. Il s'agit seulement de lui donner
le désir et la possibilité de venir chez moi, à
Paris. II viendra chez moi. Il y retrouvera ma
sœur. Je m'effacerai alors... Ce sera à lui de se
faire aimer... Et si, pendant ces dix jours, cette
ressemblance est la cause qu'après avoir admiré
Agathe à la gare, c'est de moi qu'il devient amou-
LES DEUX SŒURS 43
reux?... Il n'y a pas de dang^er... » , se répondit-
elle en haussant ses fines épaules..., « il n'aura
pas de peine à constater que mes affections sont
prises, bien prises, que j'aime mon mari de tout
mon cœur... Il saura vite qu'il n'y a pas d'espoir.
Alors, quand il se retrouvera vis-à-vis de ma sœur,
c'est moi qu'il reverra en elle... Il sera épris de
l'aînée à travers la cadette... Mon Dieu! Agathe
a raison, je vois toujours tout en beau, je sup-
pose aussitôt qu'il aime une de nous! Sais-je seu-
lement s'il n'a pas un attachement déjà? Cette
lettre qu'il allait jeter au train, avec la crainte
évidente de manquer la dernière poste, ne l'adres-
sait-il pas à une femme?... Bah ! Même en ce cas»
il ne s'agfirait point d'un sentiment bien sérieux.
Il ne se serait pas arrêté ainsi, à la vue d'Agathe,
s'il avait le cœur vraiment pris... Après dix mi-
nutes de conversation, d'ailleurs, je saurai à
quoi m'en tenir. Un homme qui n'est pas libre,
ça se reconnaît si vite!... Mais sera-t-il encore là
demain?... Pourvu qu'il y soit! Dire que dans
deux ou trois mois, ma sœur pourrait être sur le
point de refaire sa vie avec lui et que ce petit
retard de l'express de Paris en aurait été la cause...
Que ce serait amusant tout de même si sa vie s'ar-
rang^eait ainsi et pour ce motif!... Mais je suis
folle. Allons dormir... •
Aà LES DEUX SGEURS
III
POUR LE COMPTE D'UNE AUTRE
Mme Liébaut se doutait si peu du secret senti-
ment caché au fond, très au fond de ce roma-
nesque projet, que sa première action le lende-
main fut d'en écrire longuement à son mari. Elle
lui envoyait ainsi chaque jour une chronique de
sa vie aux eaux et de la santé de leur fille. Ce
matin encore elle vit en pensée le médecin rece-
vant cette lettre, au moment de sortir. Il l'ouvrirait
dans le coupé de l'Urbaine à deux chevaux qui le
menait à son hôpital. Liébaut était attaché au
service de la Pitié. De là il courait à travers Paris
de visite en visite. Ces quatre pages d'une fine
écriture seraient lues entre deux séances de dou-
leur, et ce serait le viatique quotidien, la petite
joie de cet homme excellent, que Madeleine
croyait aimer, qu'elle aimait réellement, mais
d'une de ces affections dont l'accoutumance a
fait une simple amitié. L'honnête femme sourit à
cette image qui lui représentait le compagnon de
sa vie, dans l'exercice de son accablant métier.
Cette physionomie du praticien, déjà usé à qua-
rante-trois ans par l'excès du travail et l'absence to-
tale d'exercices physiques, n'avait rien de coiimiuu
LES DEUX SOEURS 4S
avec celle de l'officier d'Afrique, empreinte, elle
aussi, d'une précoce lassitude. Seulement les
fatigues de l'explorateur évoquaient le mystère
du désert, les dangers affrontés dans un lointain
décor de larges fleuves, de palmiers gigantesques,
de sauvages et vierges étendues. La poésie de la
mort bravée froidement parait ce visage tourmenté
d'un mâle attrait que n'avait pas le masque bour-
geois du docteur, dont les paupières s'étaient
ridées à cligner sur des livres de pathologie, les
tempes dégarnies à méditer des ordonnances, les
épaules voûtées à se pencher sur des poitrines
pour les ausculter. Contraste uniquement exté-
rieur! A la réflexion tous les dévouements se
valent, et celui d'un père de famille qui peine
courageusement pour les siens n'est pas d'une
autre essence que le sacrifice d'un soldat. Made-
leine avait Fàme assez saine pour comprendre
cette grandeur des humbles vertus, qui n'est mé-
connue que des cœurs vulgaires, mais si raison-
nable qu'elle fût, elle gardait dans un arrière pli
de son être cette graine de fantaisie féminme qui
s'épanouit en floraisons dangereuses sous le pres-
tige des aventures exceptionnelles et des person-
nalités frappantes. Rien de plus imprudent que le
jeu à quoi elle se préparait : cet effort pour attirer
l'attention d'un homme qui, dès la première ren-
contre, l'intéressait un peu trop. Elle en av8«t
une préconscience, si l'on peut dire, puisqu'elle
46 LES DEUX SŒURS
s'était déjà donné cette justification anticipée :
« Si je veux qu'il me remarque, c'est afin de subs-
tituer plus tard ma sœur à moi-même, et qu'un
goût léger pour moi devienne un sentiment sérieux
pour elle. » Sophisme d'une sensibilité à demi
ig^norante d'elle-même II faut toujours en revenir
au proverbe dont le plus passionné des poètes, et
qui a payé cher son expérience, a fait le titre de
son chef-d'œuvre : On ?ie badine pas avec fauiour. . .
Madeleine eût répondu, si on l'eût interrogée
quand elle sortit de sa maison, vers onze heures,
sa lettre dans la main, avec sa petite fille, qu'il
ne s'agissait d'amour, ni peu ni prou, et encore
moins d'un badinage. Elle eût été d'une absolue
bonne foi ! Une chance s'offrait, cette chance
longtemps et vainement cherchée de refaire
l'avenir d'Agathe, et la sœur cadette n'eût pas
admis une seconde qu'une autre cause lui donnât
la vague émotion dont elle était saisie en s'ache-
minant vers l'hôtel et se posant celte question :
— « M. Brissonnet est-il parti? Est-il resté?...
Je le saurai tout à l'heure. C'est le moment où
Favelles fait sa promenade après son bain et
avant son déjeuner. Il sera allé se renseigner,
aussitôt sorti... Justement, le voilà... Et les
voilà... »
Madeleine Liébaut avait suivi d'instinct, et
comme sans y penser, pour gagner l'hôtel et sa
boîte aux lettres, un chemin uu peu détourné qui
LES DEUX SŒURS
rejoignait l'allée du parc, où le Beau du second
Empire étalait volontiers ses élé^jances de onze
heures. Il était là, chaussé des plus fins souliers
jaunes, guêtre de coutil clair, dans un complet de
flanelle rayée, d'une coupe à lui, qui trouvait le
moyen d'antidater, si l'on peut dire, par sa forme,
cette toute moderne étoffe. Une fleur s'ouvrait à
sa boutonnière, cachant à moitié le mince ruban
rouvre, militairement porté. Le chapeau de paille
posé sur le coin de la tête, le cheveu astiqué, ver-
nissé, laqué, le baron fumait, en dépit de toutes
les lois de l'hygiène, son deuxième cigare de la
journée. Dans l'orbite de son œil s'enchâssait un
monocle d'écaillé dont la sertissure spéciale et le
large ruban moiré faisaient une prétention. Hélas î
un presbytisme croissant en faisait une nécessité.
Ce vieil enfant de près de trois quarts de siècle
dressait son torse, tendait son jarret. II dominait
de ses épaules le grêle et maladif héros, tout nerfs
et tout énergie morale, qu'était Brissonnet. Le
commandant, pauvrement vêtu d'un pardessus de
drap sombre visiblement acheté dans un magasin
de confections, coiffé d'un chapeau melon vague-
ment roussi aux bords, les pieds pris dans des
bottines à lacets dont les cassures ignoraient les
coquetteries de l'embauchoir, eût fait triste mine
à côté du seigneur qui le promenait sous les
arbres du parc, dans la jolie clarté de cette
matinée, n'eût été l'air d'aristocratie comme natu-
48 LES DEUX SCEURS
rellement répandu sur lui. Son regard, qui vous
poursuivait d'une obsession quand vous l'aviez une
fois croisé, l'éclairait tout entier. Mme Liébaut
n'eût pas plus tôt rencontré de nouveau ces yeux
d'une si extraordinaire puissance d'expression,
qu'elle éprouva, comme la veille, un intime eur-
saut d'obscure timidité. Elle regretta presque
d'avoir pris ce chemin. Ses doigts nerveux cares-
sèrent— pourquoi? Était-ce contenance? Etait-ce
appréhension d'un danger? — les boucles de sa
fille, qui leva son joli visage avec un sourire pour
lui dire :
— « Maman, voici M. Favelles avec un autre
monsieur. Gomme il a l'air malade celui-là!...
Et comme ses yeux brillent... »
— n C'est sans doute un voyageur et qui aura
pris les fièvres dans des climats tropicaux... » —
répondit la mère. Elle avait à peine achevé cette
phrase, toute vague et où sa fillette ne pouvait
pas deviner qu'elle connaissait parfaitement l'énig-
matique personnage ; déjà les deux hommes débu-
chaient de l'allée, le baron rutilant de l'orgueil
d'un cornac qui produit son éléphant, et le cor-
naqué, tout nerveux, tout contracté, aussi pas-
sionnément désireux d'être ailleurs que la jeune
femme à qui le présentateur disait :
— « Hé bien! chère amie, le commandant
Brissonnet n'est pas parti... Vous regrettiez son
départ. Je l'ai retenu, et je vous l'amène... »
LES DEUX SCœURS 49
Quand un jeune homme et une jeune femme
qui gardent, entre eux deux, sans se connaître
encore, le petit mystère d'un secret, même le plus
innocent, sont confrontés de la sorte et avec aussi
peu de préparations, les premiers mots prononcés
par l'un et par l'autre revêtent une signification
décisive. La voix, la simple voix de quelqu'un
dont on a remarqué la physionomie accroît ou
détruit d'un coup un intérêt naissant. Un geste y
suffit, une attitude, trop ou trop peu d'aisance.
Que Brisonnet eût eu seulement une allure ou
très assurée ou très empruntée, qu'il eût émis
d'un timbre déplaisant quelque phrase ou préten-
tieuse ou banale, et le fragile échafaudage de
l'édifice sentimental construit en imagination par
la cadette pour y abriter le futur bonheur de son
aînée, s'écroulait. Ce fut le contraire qui arriva.
Aussitôt que Favelles eut proféré cette formule
de présentation trop clairement dénonciatrice de
l'entretien de la veille, Madeleine se sentit rougir.
Elle vit que la brusquerie soulignée de cette
phrase ne gênait pas moins Brissonnet. 8es pau-
pières avaient battu sur ses yeux, l'éclair d'un
instant, assez pour dénoncer chez cet officier qui
avait fait la guerre, et dans quelles conditions!
une susceptibilité de délicatesse égale à celle de
Mme Liébaut. Celle-ci lui sut tout de suite un
gré infini de cet accord, et elle éprouva le besoin
de marquer sa sympathie au héros intimidé.
4
50 LES DEUX SŒUKS
L'indiscrétion de Favelles lui en fournissait le
prétexte. Elle répondit donc :
— « C'est vrai, j'aurais été bien au regret,
comme toute vraie Française, d'avoir passé aussi
près d'un des compag^nons du colonel Marchand,
sans lui avoir dit combien tous les miens et moi-
même avons admiré le courage des soldats de
Fachoda et aussi combien nous les avons
plaints... »
Le commandant l'avait regardée, tandis qu'elle
parlait, sans timidité cette fois. Elle put lire dans
ces prunelles sombres une reconnaissance et une
pudeur. Pareil sur ce point à son noble chef,
Brissonnet n'aimait guère à parader dans la tris-
tesse de sa vie actuelle avec les fortes actions de
sa vie passée. D'ordinaire, on était sûr de le mé-
contenter en l'interrogeant sur le cruel épisode
auquel s'associe le nom du village africain que les
Anglais viennent de débaptiser, par respect pour
la poignée de braves, ramassés là devant le Sirdar
victorieux. Il devina qu'aucune curiosité mes-
quine ne se dissimulait derrière ces quelques mots
de Mme Liébaut, et qu'ils exprimaient un senti-
ment sincère. Il répondit avec une simplicité
pareille, d'une voix qui avait un charme très par-
ticulier : elle était très mâle et très douce, extrê-
mement ferme dans les notés hautes et caressante
dans les notes profondes :
— (i Ce n'est pas là-bas que nous avons été à
LES DEL'X SŒURS 51
plaindre, madaipe, c'est depuis... Bien moins que
ceux qui ont fait perdre au pays le fruit de notre
effort... » Mais il avait trop l'orgueil de ses sen-
timents pour s'abandonner à la plus intime dou-
leur devant une inconnue, si sympathique lui fùt-
elle. Il eût eu l'horreur de se prêter sur un pareil
sujet à un échange de propos superficiels. Il dé-
tourna donc la conversation : « D ailleurs, le passé
est le passé, » continua-t-il, « l'existence du mili-
taire tient toute dans le verbe servir. Il n'a rien
à reprocher à la destinée du moment qu'il peut
le conjuguer dans ses trois temps : j'ai servi,
je sers, je servirai. M. Favelles prétend que les
eaux de Ragatz me mettront en état de dire ce
futur sans mensonge. J'avoue que je ne l'espé-
rais guère en venant ici et que je l'espère moins
encore... »
— « Répétez-lui, chère amie » , dit le Vieux
Beau à la jeune femme, « qu'il ait un peu de
patience, et quel miracle ces bains ont accompli
sur Charlotte. N'est-ce pas, mademoiselle?... »
continua-t-il en s'adressant maintenant à l'enfant
qui, tout effarouchée d'être interrogée ainsi, fit
tourner, au lieu de répondre, une corde à sauter
qu'elle tenait à la main et elle se prit à courir avec
dans l'allée.
— « Certes », fit la mère, « elle n'aurait pas
sauté comme cela il y a six semaines... »
— « Et moi, je n'aurais pas pris un contre de
ta LES DEUX scœuRs
quarte avec ce doigté... » , insista Favelles, et, de
sa canne, il esquissa un mouvement de fleuret.
L'homme du second Empire avait été naturel-
lement dans sa jeunesse un de ces friands de
la lame, comme il y en eut tant aux environs
de 1865. Une grimace de souffrance contracta
son visage, tandis qu'il étendait de nouveau son
bras en tournant son poignet raidi et remuant
ses doigts noueux. Il exécuta pourtant plusieurs
mouvements, puis appuya son bâton à terre en
disant un : « Voilà après dix-sept bains... » triom-
phal, qui plissa dans un demi-sourire les fines
lèvres de Madeleine. Un sourire semblable passa
sur le visage d habitude si tragique du comman-
dant. C était le signe qu'avec un peu de bonheur
et de paix, une enfantine gaieté renaîtrait vite
dans cet homme sur lequel pesaient trop d'années
d'une trop ardente et trop pénible tension. Le
vaniteux baron était si fier de ne plus cheminer,
courbé et traînant la patte, qu'il ne remarqua
pas ce double sourire, et tous les trois s'enga-
gèrent dans l'allée où la petite gambadait tou-
jours en fouettant de sa corde le gros sable bleu
pris au lit du Rhin. Mme Liébaut et Brissonnetse
taisaient ou presque, et Favelles s'épanchait en
souvenirs. Malgré son constant souci d'être à la
mode, le besoin de conter faisait sans cesse de
lui le classique vieillard de la légende :
... laudator temporîs acti.
LES DEUX SOEURS 53
Son geste d'escrimeur lui avait rappelé les
bretteurs de sa jeunesse et les belles séances de
terrain, au sortir de la Maison d Or et du Gale
Ang^lais. Les aventures aujourd'hui oubliées d'ai-
mables compagnons qui furent de charmants cau-
seurs et des gloires de salles d'armes revenaient
dans son discours : celles d'Alfonso de Aldama,
de Georges Brinquant, de Saucède. Madeleine
écoutait d'une oreille distraite ces noms qui ne
lui représentaient même pas des fantômes, — et
ceux qui les portaient ont été des vivants si vivants !
— A la dérobée, elle étudiait l'officier d'Afrique,
retombé à cette habituelle méditation qui sem-
blait le transporter bien loin, là-bas, aux pays du
ciel torride, de la forêt primitive et du danger. Ils
n'avaient pas fait deux cents pas de la sorte; sou-
dain et sans que rien eût pu faire prévoir cette
résolution, le commandant prit congé avec une
telle brusquerie que Favelles lui-même eu de-
meura décontenancé :
— « On vous verra cette après-midi?... »
demanda-t-il. " Mais qui vous presse?... »
Et comme Brissonnet s'éloignait, après une
réponse aussi évasive que brève :
— Il II a de ces accès de sauvagerie » , dit le
baron, u qu'il faut lui pardonner. Je ne serais pas
étonné que le soleil du Congo lui eût frappé la
tête... Soyez indulgente pour lui, madame Made-
leine. Il n'a pas causé ce matin... Baste ! vous le
LES DEUX SOEURS
revenez. On ne peut pas se manquer les uns les
autres dans cette cuvette qu'est Rag^atz... Je crois
m'apercevoir qu'il vous a déçue. Je lui ferai
prendre sa revanche... >»
La psychologfie de l'ancien sous-préfet avait
sans doute été plus pénétrante, quand il travail-
lait pour son propre compte. Sans quoi il n'eût
assurément pas mérité la note flatteuse trouvée
dans l'armoire secrète des Tuileries. Ce départ
subit du commandant était précisément le con-
traire de cette maladresse déplorée par le présen-
tateur. Durant les toutes premières minutes, le
plaisir de trouver l'énigmatique personnage de
la gare et du restaurant si pareil à son imagina-
tion avaient enhardi la timide Madeleine, mais
déjà elle commençait à se reprocher une fami-
liarité trop hâtive avec un nouveau venu qui
pouvait la mal juger. Cette fuite inopinée calma
aussitôt ce léger frisson de scrupule. Elle recom-
mença de se livrer au songe caressé la veille et le
matin, d'autant plus librement qu'après sa lettre
si franche à son mari, elle ne gardait aucune
arrière-pensée. Gomment l'idée lui fut-elle venue
qu'un sentiment personnel se mélangeât à un des-
sein si désintéressé : un mariage à ménager peut-
être entre l'officier glorieux et malheureux, d'une
part, et de l'autre, sa sœur malheureuse elle aussi,
dans sa richesse et avec son nom? Un seul point
troublait la conscience de la prudente bourgeoise
LES DEUX SOEURS 55
qu'elle restait, même dans son romanesque : elle
ne savait de Brissonnet que ses actions d'éclat.
Elle ig^noi'ait tout de sa famille. Quand le soir,
elle se retrouva de nouveau avec Favelles, après
diner, elle employa des ruses de diplomate à l'in-
terroger sur les origfines du commandant, sans
avoir l'air de s'y intéresser.
— « C'est là le malheur " , répondit Favelles.
« Il vient d'en bas. Il a brûlé l'étape, comme on
dit. Ses parents étaient des cultivateurs près de
Périgfueux. Ils ont fait de gros sacrifices pour l'éle-
ver. Je rends à Brissonnet cette justice : il n'en
roug^it point. Il vous raconterait lui-même, s'il
vous connaissait mieux, le dévouement de ce père
et de cette mère — qu'il a perdus, voyez quelle
épreuve, pendant qu'il était en Afrique!... Pour-
tant cette humble origine se sent à des nuances.
Ainsi la façon dont il nous a quittés ce matin...
Ah ! si je pouvais en faire un homme du monde!
Avec sa tournure, s'il arrivait simplement à com-
prendre quelle force c'est de se mettre en habit
tous les soirs. . . ! » Quand l'ancien sous-préfet pro-
nonçait de ces formules, le sérieux de son rouge
et important visage d'ex-viveur et d'ex-fonction-
naire était vraiment impayable. « Il ferait le
mariage qui lui plairait, d'autant plus qu'il
n'a pas de mauvaises manières. Il a des façons
dignes, dans leur maladresse. Ça, c'est le soldat.
Il est pauvrement mis, mais soigné sur lui. Ce
86 LES DEUX S<!œUftS
qui lui manque. . . u , ajouta le Vieux Beau avec un
cllg^nement d'yeux où reparaissait rhomms de
ïodor di feminùa... « ce qui lui manque, c'est
d'avoir intéressé une femme comme il faut... »
Puis voyant les jolis sourcils de Mme Liébaut se
froncer à cette phrase, qui ressemblait fort à une
insinuation : « Vous me trouvez très immoral •> ,
insista-t-il. « Mais cet intérêt pourrait être inno-
cent, — en tout rien tout honneur... » Il rit
(paiement de son médiocre à peu près, en ajus-
tant son monocle avec la plus comique fatuité.
C'était là un autre trait de son caractère et très
log^ique : il adorait étonner les jeunes femmes
dont il s'occupait, comme de Mme Liébaut, en
Sigisbée désintéressé et sincèrement dévoué, par
ces sous-entendus de demi-cynisme. Ne suppo-
saient-ils pas une longue expérience de haute
galanterie? Madeleine lui savait ce ridicule. D'ha-
bitude elle n'y prenait pas plus garde qu'aux élé-
gances surannées dont il parait sa décadence. Son
optimisme délicat, et que sa sœur lui reprochait
tant, s'obstinait à voir dans le Don Juan démis-
sionnaire, — combien malgré lui! — les qua-
lités réelles qu'il conservait : sa bonhomie et son
obligeance, son courage devant les infirmités
commençantes et la mort prochaine, la noblesse
surtout de sa fidélité à la cause, aujourd'hui vain-
cue, qu'il avait servie tout jeune. Cette fois elle
fut trop vivement choquée pour ne pas le faire
LES DEUX SŒURS 57
sentir à son interlocuteur qui en resta un peu
penaud.
— « J'ai fait une gaffe » , dit-il, quand Made-
leine l'eut quitté après s'être laissé reconduire
comme la veille, jusqu'au seuil de sa villa, sans
presque plus lui répondre, sinon par des monosyl-
labes. K C'est prodigieux qu'une aussi jolie petite
Eve n'ait pas la moindre envie du fruit défendu.
Son mari est un brave homme et un bon méde-
cin. Son diagnostic est de premier ordre. Tout
de même, ce lourdaud d'hôpital apparié à cette
fine Parisienne, c'est un peu fort... Un perche-
ron attelé avec une pouliche arabe. Ils ne sont
vraiment pas du même pied. Et la pouliche ne rue
pas dans les traits! Et la voiture conjugale roule
sans verser!... Tiens, la comparaison est drôle.
Je la travaillerai. Il y a un mot là dedans que
je placerai... Un percheron?... Une pouliche?...
Un carrossier et une cobbesse, ce serait mieux... »
Cette métaphore irrévérencieuse attestait les
goûts hippiques du baron. Il avait, dans ses beaux
jours de grande piaffe, mangé une vingtaine
de mille francs, comme propriétaire d'un quart
d'écurie de courses. Elle lui revint le lendemain, à
revoir la jeune femme de son docteur, qualifiée si
cavalièrement — imitons son genre d'esprit, — à
côté de son protégé Brissonnet, dans une circons-
tance qui aurait dû le rendre jaloux de l'officier.
58 LES PEUX SOEURS
Mais le véritable Vieux Beau, le Vieux Beau bon
teint — sansépigramme ni équivoque, — n'est pas
jaloux des succès des autres. Il est trop saturé de
fatuité. Favelles venait donc, après avoir couru
vainement après Brissonnet toute la matinée, de
le retrouver en train d'écouter la musique sous
les arbres de la charmille aménag^ée au milieu
du parc, et, naturellement, il l'avait entraîné
vers l'allée où Mme Liébaut s'installait le plus
volontiers. Elle venait là, souvent, vers les trois
heures avec sa petite fille. Assise sur une chaise à
l'ombre des branches, elle travaillait indéfiniment
à quelque ouvrage avec cette patience qu'elle met-
tait d toute besogne. Cette rêveuse n'était jamais
une oisive. Elle ne lisait guère. Les chimères
dont se nourrissait sa fantaisie lui faisaient, sans
qu'elle s'en rendit bien compte, paraître prosaïques
et froides les inventions des écrivains. Cette
après-midi elle avait emporté, pour occuper ses
mains, des écheveaux d'une fine laine mêlée de
brins de soie destinés à se transformer en un
souple mantelet pour Charlotte. Elle avait mis sa
chaise sous un grand arbre où la brise éveillait un
lent frémissement de feuilles, de quoi accompa-
gner et bercer sa songerie. Sous son grand chapeau
de légère mousseline paiement rose, son souple
corps pris dans une robe de batiste assortie, ses
jolis doigts sortantdes longues mitaines de dentelle
sous lesquelles transparaissait la chair délicate de
LES DEUX SOEURS 59
l'avant bras, c'était une apparition de jeunesse à la
croire la très g^rande sœur de la petite fille qui
jouait près d'elle comme la veille, mais cette fois
arec un cerceau. Un des ruisseaux épanchés de la
montagne vers le Rhin contournait, à travers les
saulaies, l'espèce de quinconce que Madeleineavait
choisi pour sa retraite. Gomme le baron Favelles
et le commandant s'approchaient, Charlotte les
aperçut, et dans une de ces crispations de mouve-
ments que la timidité inflige auxenfants trop ner-
veux, elle donna un coup de baguette si mala-
droit que le cerceau roula dans la petite rivière.
L'enfant jeta un léger cri qui fît se relever la tète
de sa mère. La petite se tenait sur le bord de l'eau
immobile, les bras pendants, consternée de voir
le fragile objet emporté par le flot rapide. Le
cerceau allait, allait, pliant encore les herbes
déjà courbées par le courant, contournant les
pierres autour desquelles cette eau écumait en
blanche mousse, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât quelques
secondes, retenu dans un petit coude que faisait
le ruisselet. On voyait le bois mince émerger de
Teau, et se mouvoir, tantôt projeté vers la terre,
tantôt attiré vers la pointe de cette sorte de cap.
Une poussée plus forte du courant, la pointe serait
doublée, et le cerceau emporté au loin... Tout à
coup, CharloHe jeta un nouveau cri, de sur-
prise cette fois et d'espérance. Brissonnet venait
de franchir d'un bond cette largeur du ruisseau.
60 LES DEUX SŒDRS
Il était sur l'autre rive, marchant parmi les hautes
herbes, du pas leste d'un familier de la hio isse.
Il s'était penché en se suspendant tout entier d'un
bras à une grosse branche d'arbre. De sa main
libre, il avait saisi le cerceau, et déjà un autre
bond l'avait ramené sur la rive où l'attendait la
petite fille sur le bord de l'eau. Dans cette action si
simple, mais qu'un gymnaste professionnel pouvait
seul accomplir, il avait déployé une grâce dans
la force qui contrastait singulièrement avec son
apparence maladive et la structure de ses membres
grêles sous la jaquette étriquée. L'explorateur
avait reparu, et toutes les adresses physiques
acquises par l'entraînement de plusieurs années de
vie sauvage. C'est aussi la première idée qu énonça
Favelles, qui avait rejoint Mme Liébaut pendant
les cinq mmutes qu'avait duré ce tour de force;
et tandis que l'enfant accueillait la reprise de ce
jouet perdu avec des exclamations de joie :
— « Il s'est cru de nouveau en Afrique, notre
commandant » , fit-il. « Si tous les soldats du
colonel Marchand avaient cette agilité, je ne
m'étonne plus de la route qu'ils ont parcourue. . . )»
Et, tout de suite, continuant son métier de cor-
nac, avec cette vanité du reflet, de tous les sno-
bismes le plus inoffensif : « Maintenant que vous
êtes une paire d'amis, mademoiselle » , — ii
s'adressait à Charlotte revenue auprès d'eux, —
« demandez au commandant de vous raconter où
LES DEUX SOEURS 61
il a appris à sauter ainsi. Deux mètres et quart.
Mais oui, elle a bien deux mètres un quart... cette
rivière. Hé! Hé! On franchirait d'autres distances
quand il s'agit de mettre l'espace entre un lion et
soi... »
— « Un lion? » demanda la fillette. « Vous
avez rencontré un lion, monsieur? »
— « J'en ai rencontré cent i> , répondit Bris-
sonnet, en riant malgré lui du regard stupéfié de la
petite Parisienne, « deux cents... Mais M. Favelles
me fait trop d'honneur en m'attribuant une vitesse
à la course capable d'échapper à la poursuite
d'un fauve... Je n'en ai jamais eu le besoin d'ail-
leurs. Quand un homme rencontre un lion, made-
moiselle, sachez-le, c'est toujours le lion qui
commence par se sauver. Ça miaule très fort, ces
grandes bêtes. Ce ne sont que d'énormes chats,
voyez-vous... »
— « Demandez-lui donc alors, d'où lui vient
cette cicatrice?... » reprit Favelles. L'officier
n'eut pas le temps de cacher sa main gauche qui
montrait une longue trace pareille à celle d'une
ancienne brûlure. « Allons, Brissonnet, racontez
cette histoire sans fausse modestie, comme vous
avez fait à l'un de nos dîners. Vous jugerez,
mademoiselle, si les lions sont les gros chats inof-
fensifs dont il parle. . . »
— « Vous ne refuserez pas ce plaisir à Char»*
lotte, monsieur... " , ditla mère en attirant contre
«2 LES DKOX SCKURS
elle sa fille rougissante de curiosité. Ces quelques
propos avaient été échangées si rapidement que
Madeleine se trouva avoir prononcé cette prière,
de nouveau, sans presque s'en être rendu compte.
Favelles avait familièrement placé une chaise à
côté de sa chaise à elle. Il s'y était assis, pendant
que Brissonnet restait debout. La phrase de
Mme Liébaut équivalait à une autorisation de
s'asseoir à son tour. Sur le visag^e de l'officier
passa une contrariété. Les récits de ses propres
aventures lui étaient toujours désagréables. A
cette minute, et dans la présence de cette femme
qui avait fait sur lui une trop profonde impres-
sion depuis ces quarante-huit heures, ce désagré-
ment allait jusqu'à la souffrance. Il s'exécuta
pourtant avec cette simplicité un peu fruste qui
est souvent celle des gens de guerre. Elle a son
charme puissant quand on la sent très vraie et
nonjouée.
— « Cette fois-là » , dit-il, « tout est arrivé par
ma faute... Ou plutôt », rectifia-t-il, « par la
faute du hasard. Voici la chose. Nous étions en
train, cinquante hommes et moi, de procéder à
une reconnaissance. Le chef ne nous avait pas
caché qu'il redoutait beaucoup les parages où il
nous envoyait, habités par des anthropophages...
Mes hommes étaient braves, mais, ce jour-là, le
troisième depuis que nous avions quitté le camp,
je les sentais flotter. Pourquoi? Ces paniques
LES DEUX SŒUftS 63
latentes ne s'expliquent pas. Il faisait une chaleur
terrible. Nous venions de nrjarcher ces quarante-
huit heures le long d'un lac vaste comme une
mer, sans rencontrer un être vivant, sous
d'énormes arbres. Nous allions, emboîtant le pas
l'un à l'autre, en file indienne, et moi le dernier.
A un moment la file entière s'arrête. Je cours en
avant pour savoir la cause de cette soudaine
immobilité, et je vois, à cinquante mètres, un lion
debout, énorme, qui nous reg^ardait. Je fais sig^ne
à mes hommes de ne pas bouger. Le plus tran-
quillement que je peux, je prends mon fusil, je
l'arme et je mets le genou en terre pour ajuster
la bête. Je commandais, c'était à moi de donner
l'exemple du sang-froid... Le lion me regardait
avec étonnement, en se fouettant les flancs avec
la queue. Je lâche mon coup. Je me croyais très
sûr de ma balle. Je l'avais seulement blessé, et
d'une blessure légère qui n'intéressait aucun
muscle, car il commença à marcher sur moi, en
pataud, très lourdement. Ils n'ont de légèreté que
lorsqu'ils bondissent. J'avais une seconde balle à
tirer. Je ne voulais la placer qu'à coup sûr. J'at-
tendais donc, et voilà que, tout d'un coup, une
pétarade éclate à mes côtés, au-dessus de moi,
autour de ma tête. C'étaient mes hommes qui,
sans ordre, fusillaient le lion, — et qui le man-
quaient. La bête s'arrête, comme stupéfaite, et, se
ramassant, elle bondit. Quand j'ai vu en l'air ce
64 l'ES DEUX SŒURS
f^rand %'^entre blanc, j'ai bien cru que c'était fini.
Je tire quand même, et cette fois je traverse le
ceeur. Mais l'élan du lion était pris, et il me serait
tombé dessus si je n'avais fait un écart qui ne l'a
pas empêché de m'emporter le bras à moitié dans
son agonie... Voilà toutes mes chasses aux lions,
mademoiselle » , conclut-il, c et je n'ai même pas
la peau de celui-là. Nous étions pressés et
n'avions que trop de bagages. Nous l'avons aban-
donné... »
— « L'existence d'Europe doit vous paraître
bien monotone, par contraste avec des sensations
pareilles... » , dit Mme Liébaut, après un silence.
— « Quelquefois » , répondit-il. « Mais ce ne
sont pas les dangers qui rendent les expéditions
comme celles-là inoubliables. Ce sont des impres*
sions de libre nature comme on n'en retrouve
plus dans nos vieux pays trop civilisés. Puisque
nous en sommes sur le chapitre des lions, per-
mettez-moi de vous raconter un autre épisode,
moins tragique, mais plus significatif... Il m'est
arrivé une nuit, au camp, d'être réveillé par un
bruit singulier. Je regarde à travers un des inter-
stices de la toile, et je vois, dans la clairière où
nous avions dressé nos tentes, un lion, sa lionne,
et deux lionceaux qui passaient. La lune inondait
le camp d'une lumière aussi distincte que celle
du jour. Le mâle était visiblement inquiet. Il
considérait ces cônes blancs placés de distance en
LES DEUX SŒURS 65
distance, et s'arrêtait à chaque minute, en reni-
flant. La femelle, indifférente à tout excepté à
ses petits, les exerçait à marcher. Les lionceaux
faisaient cinq pas, six, sept, gauchement, sur
leurs grosses pattes, puis ils roulaient. La mère,
couchée sur le dos, jouait alors avec eux. Elle le»
forçait à se redresser de nouveau ; les six ou sept
pas de marche recommençaient, et la chute, et
les jeux. .. Cette étrange famille mit au moins une
heure à traverser l'espace illuminé par la lune, et
à disparaître dans la forêt... Je n'eus pas une
seconde l'impression du péril, mais que j'assistais
à une merveilleuse scène de la vie primitive. Cette
visite de ces quatre lions, la nuit, c'a été une fête,
un spectacle comme je n'en ai jamais vu dans les
plus célèbres théâtres... Monsieur le baron, vous
me trouvez bien naïf, n'est-ce pas?... »
Favelles s'était mis à rire en effet sur ces der-
niers mots. L'explorateur ajouta, prenant cette
expression presque eafantinement effarouchée
qu'il avait quelquefois : — « J'aurais dû me
déKer. Entre un Parisien comme vous et un Afri-
cain, la partie n'est pas égale. Vous vous moquez
de moi. Avouez4e. »
— a Pas le moins du monde » , dit vivement
Favelles. a Mais quand vou ; avez prononcé le mot
de théâtre, j'ai pensé qu'il n'y pas besoin d'al-
ler si loin pour jouir d'un spectacle comme
celui que vous décrivez si Joliment... Votr«
6« LES DEUX SŒURS
famille de lions, je l'ai vue, moi qui ne quitte pas
souvent les Champs-Elysées, au Cirque d'été, ce
charmant Cirque d'été que ces brigands ont
démoli. " Ces brig^ands, on le devine, c'étaient,
pour le fidèle du second Empire, tous les gouver-
nants, sans aucune exception, depuis la honteuse
journée du 4 Septembre. Il fallait l'entendre pro-
noncer ces mots : le Cirque d'été, pour com-
prendre ce que lui avaient représenté pendant
des années, à lui comme aux élégants de sa géné-
ration, ces samedis de mai et de juin où tout
le Paris qui s'amuse se donnait rendez-vous
autour de la piste, solennel royaume du solennel
M. Loyal. « Oui » , continua-t-il, «je ne sais plus
à quelle époque on avait installé une grande cage
au milieu de l'arène. On y montiait un lion et
une lionne qui venait de mettre bas, avec deux
petits... On faisait tout à coupla nuit, et l'on bai-
gnait d'électricité les quatre bêtes... Les deux
lionceaux et la mère jouaient sous ce faux clair
de lune tout comme les vôtres, tandis que le père
allait et venait comme votre lion. On les avait
dressés à cela. Ce rapprochement d'idées m'est
venu, et j'ai souri... Moralité, comme pour les
fables, puisqu'il s'agit d'animaux : les Africains
deviennent très vite bien Parisiens. Un peu de
dressage y suffit. C'était l'histoire de ces lions,
Brissonnet. Ce sera la vôtre. A la façon dont
vous contez, ça l'est déjà... »
LES DEUX SOEURS 67
Celui que l'officier, peu au courant des usagées,
appelait plébéiennement « monsieur le baron » ,
s'était cru très aimable en exprimant ce com-
pliment au narrateur. Il ne se doutait pas qu'il
touchait, par cette comparaison avec des lions
domestiqués, à la place' la plus malade de cette
sensibilité. Une ombre passa dans les yeux pro-
fonds du soldat, qui avait contemplé tant de
scènes tragiques ou sauvages, toutes grandioses.
Avoir rêvé, avoir vécu une épopée héroïque, et
que plusieurs années d'un sacrifice sublime et
renouvelé toutes les heures, aboutissent à une
figuration, comme celle de l'entrée à Paris de
Marchand et de ses camarades, puis à une curio-
sité autour d'un nom! C'était la mélancolie qui
rongeait Brissounet depuis son retour. L'évoca-
tion par Favelles, de ces lions, pareils à ceux
qu'il avait rencontrés dans le désert, et devenus
des tt numéros » dans un programme de cirque,
était le symbole trop saisissant de sa destinée. Il
y eut un silence que le Vieux Beau, ravi de son
anecdote à lui, n'interpréta pas dans sa vérité.
Madeleine, avec son tact de femme, devina quelle
impression avait passé sur le cœur ulcéré du
jeune homme, et comme d'un geste instinctif
elle voulut panser cette plaie soudain rouverte :
— « Je ne sens pas du tout comme vous » , fit-
elle en s'adressant à Favelles... «Je n'ai jamais
pu supporter de regarder un fauve dans une cage.
%g LES DEUX SŒfJRS
Ile souffrent trop. Je serais sortie du cirque
plutôt que d'assister à cette parodie : cei jeux
de cette lionne et de ces lionceaux à seule
fin de divertir ce public blasé, avec cette pers-
pective pour ces pauvres bêtes qui ont tant
besoin d'espace, de finir poitrinaires entre des
barreaux!... Au lieu qu'en écoutant M. Bris-
sonnet, je voyais cette clairière, cette forêt, ce
clair de lune, ce» admirables animaux, et je l'en-
viais... Je lui étûiô reconnaissante surtout » , con-
tinua-t-elle en attirant son enfant à elle, « de
prendre tant de peine pour Charlotte... Allons n ,
acheva-t-ellô en s'adressant à celle-ci, « dis merci
à M. le commandant Brissonnet, pour la belle
histoire... »
— « Merci» monsieur » , répéta la petite fille,
puis, avançant son fin visage, et câline : « Vous
n'en savez pas d'autres, monsieur? •>
— « Toute la femme est là » , dit Favelles en
esquissant un bravo avec ses mains. « Quand Eve
dans le jardin eut pris la pomme que lui présen*
tait le serpent, elle a dû lui demander aussi : où
est l'autre? •
— ' « C'est une petite indiscrète » , interrompit
là mère, «« et vous allez finir de me la gâter si vous
avez l'eir de trouver cela naturel... "
Son geste démentait la sévérité de son lan-
gage, car elle flattait la joue de la petite fille qui
s'était tapie contre elle, pour se faire pardonner,
LES DIUX SQEUR.S «f
la tête sur ses genoux. Puig, revenant à son pro-
jet, — pour justifier derechef à ses propres yeux
l'intimité trop grande de cet entretien, — elle
ajouta : -^ «s Quel dommage que ma sœur goit
partie avant-hier ! Elle qui s'intéresse tant hnx
récits de voyagre, elle se serait beaucoup plu à
causer avec le commandant!... » Elle observait ce
dernier, du coin de l'oeil, en prononçant ces mots.
Il lui sembla qu'à cette mention de la voyageuse,
il avait tressailli légèrement. « Si pourtant elle
lui avait déjà fait une impression? w Cette petite
plirase se prononça en elle, distinctement, et fut
la cause que, s'étant levée pour continuer seule sa
promenade avec sa fille, elle laissa Favelles et
Brissonnet l'accompagner, sans plus do remords,
inavoués ou non. S'il était vrai que le souvenir
d'Agathe aperçue quelques instants à la portière
d'un wagon restât si vif dans la mémoire de l'of-
ficier, la moitié du travail était faite. Les huit
jours qu'elle avait à passer aux eaux avec le jeune
homme suffiraient à parachever le reste.
IV
UNE AME DE SOLDAT
Madeleine Liébaut ne s'était pas trompée :
celui dont elle rêvait romanesquement de faire
19 LES DRTnC SOEURS
son beau-frère avait bien été frappé d'une im-
pression très forte par la g^râce exquise du visarje
d'Ajjathe apparu à la fenêtre du compartiment.
Mais elle n'avait pas deviné que le travail qu'elle
souhaitait d'accomplir s'était accompli déjà, en
partie du moins, en sens inverse; il avait suffi
que l'officier la vît, elle, traverser la salle à
mang^er, le premier soir, et ensuite qu'il causât
avec elle, dans le vaste parc rempli du chant
et du vol d'innombrables oiseaux. L'extraordi-
naire ressemblance des deux sœurs entre elles
avait aussitôt dérivé sur la cadette l'admiration
éveillée par le coup de foudre de la beauté de
l'aînée. G était bien Mme de Méris qu'il avait
remarquée à la g^ave, et il l'avait aussitôt retrou-
vée dans l'autre, si bien qu'il en avait oublié la
première, aperçue l'éclair d'un instant. Oublié?
Non, il les avait confondues. Aurait-il pu d'ail-
leurs distinguer l'absente de la présente, celle
qu'il avait vue se pencher souriant hors du
wagon, et la présente, celle qui allait et venait à
côté de lui dans ce cadre de verdures, de mon-
tagnes et d'eau3 qu'est Ragatz? De cette vallée
fraîche et sauvage, Madeleine fut tout de suite
pour Brissonnet la vivante fée. L'image de cette
fine créature aux yeux profonds et spirituels,
aux traits délicats, aux gestes menus, et que ion
devinait si frémissante sous sa grâce contenue,
devait s'associer dans sa pensée désormais et pour
LES DEUX SOEURS 71
toujours à ces pentes ombragées de sapins et de
mélèzes, à ces ponts de troncs d'arbres jetés sur
les torrents, à ces gorges dont les roches sauvages
surplombent des eaux bouillonnantes et racontent
la fureur d'antiques cataclysmes, à ces prairies
fauchées de la veille et parfumées de l'arôme des
foins, au joli paradoxe de ce village d'eaux, de
cette oasis d'élégance abritée dans cette vallée
perdue. Pouriai aussi ceshuit jours de rencontres
quotidiennes allaient être une oasis — la première
où il lui eût été donné de s'arrêter et de se repo-
ser dans le charme que répand autour d'elle, rien
qu'en existant, une femme secrètement et silen-
cieusement aimée.
Le petit drame sentimental dont le premier
acte se déroula durant cette semaine — sans évé-
nements, comme tant de tragédies de cœur à leur
début, — serait inintelligible, si l'on n'indiquait
pas dès maintenant dans quelles dispositions d âme
l'officier d'Afrique se trouvait alors. Elles expli-
queront la soudaineté d'une passion qui risquera
de paraître un peu bien rapide. Pourtant, l'expé-
rience le prouve trop : les invasions les plus puis-
santes de l'amour sont le plus souvent les phis
subites. Grandi — Favelles avait dit vrai — dans
des conditions très humbles, Brissonnet avait jus-
qu'à sa vingt-quatrième année travaillé avec une
ardeur si âpre pour suppléer aux lacunes de son
T2 LES DEUX SŒURS
instruction et sortir de .Sainl-Maixent dans les
premiers rangfs, qu'il n'avait littéralement pas eu
le loisir de sentir son cœur. Les curiosités fémi-
nines s'étaient bornées pour lui à de banales
aventures «ans poésie et sans lendemain. Et tout
de suite, c'avait été l'Afrique, non pas celle des
séjours dans les cabarets de la côte, parmi les
verres d'absinthe, les parties de cartes et les
créatures, mais celle des marches forcées, des
luttes sans répit contre le climat, contre les bétes
féroces, contre les hommes, enfin la préparation
et l'exécution, sous Marchand, de cette éton-
nante traversée de tout le monde noir. Au retour,
il avait retrouvé les difficultés de carrière, résul-
tat de la malveillance des pouvoirs publics à
l'égard des membres de la mission. Des chagrins
de famille s'y étaient mêlés, puis une crise de
santé, mais surtout il avait connu ce vague état
de misanthropie farouche qui se développe si
aisément chez les gens de guerre soudain réduits
au repos. Ces diverses circonstances combinées
n'avaient pas permis à l'explorateur d'autres
émotions que celles de l'ambition déçue. Il y
avait donc en lui une immense et secrète réserve
de tendresses demeurées intactes, une force de
passion latente, si l'on peut dire. Cet aspect de
héros de roman que Madeleine avait signalé à
sa sœur, sur un ton mi-sérieux, mi-railleur, ne
mentait pas. Toute la douleur subie dans l'action,
LES DEUX SOEURS 7*
depuis ces quelques années, avait avivé et comme
mis à vif la sensibilité du soldat au lieu de l'en-
durcir. C'est l'histoire ordinaire des hommes
d'entreprise et de dangfer : à trop s'tbir et de trop
dures choses, s'ils ne perdent pas toute faculté
d'aimer, ils deviennent presque morbidement
émotifs. Cette anomalie apparente n'est que lo-
g^ique : les âmes très fortes vont naturellement
à l'extrême de leurs qualités et de leurs défauts.
Sont-elles nées avec des tendances à l'égfoïsme?
Elles ont bientôt fait de les outrer, d'abolir en
elles tous les éléments qui s'opposeraient au dé-
veloppement implacable de leur personnalité.
Ont-elles reçu, au contraire, avec la vie, cet ins-
tinct de dévouement, cet appétit des impressions
tendres qui est comme un sens à part, — aussi
inintellig-ible à ceux qui ne le possèdent pas que
peut l'être la lumière à un aveug^le ou le son de la
voix à un sourd? — la destinée peut les jeter dans
les chemins les plus contraires à leurs dispositions
primitives, il suffit d'un incident, et le Roméo ou
le Don Quichotte surjjit en eux, — un Roméo,
qui a trop souvent passé l'âge d'être aimé, un
Don Quichotte dont la Dulcinée n'a pas attendu
son chevalier. Le premier cas n'était pas celui du
commandant Brissonnet. Les terribles fatig^ues de
ses campa{jnes d'Afrique ne lui avaient pas plus
enlevé la jeunesse du visag^e que celle du cœur.
L'autre cas n'était pas celui de Mme Liébaut. La
TA LES DEUX SŒURS
sœur d'Agathe réalisait si bien en elle, malgré le
bourgeoisisme de sa naissance et de son mariage,
le type accompli de grâce et de noblesse qu'un
dévot des cours d'amour eût rêvé pour sa Dame!
Il était impossible d'imaginer un ensemble de con-
ditions mieux agencées pour porter aussitôt deux
êtres au plus haut degré de séduction récipropre . Il
y avait de quoi faire trembler, pour elle et pour lui,
quelqu'un qui n'eût pas été un vieux parisien iro-
niste comme Favelles. Mais l'ancien viveur, que
le hasard rendait témoin de ce début de passion,
n'était pas de ceux qui prennent au tragique des
aventures de cette sorte. Cette idylle ne devait
être pour lui qu'une comédie, où la note gaie
était donnée par les enfantillages de ce héros, I
mêlé des années durant aux plus violentes sensa- ]
tions de la chasse et de la guerre. Et maintenant
son pouls, que l'approche de la plus redoutable
mort avait laissé si souvent calme, allait battre de
fièvre à la seule idée que ce soir, que demain il
reverrait la silhouette de cette femme, inconnue
de lui si peu de temps auparavant! Oui, pendant
toute cette fin du séjour de Mme Liébaut^, les
énergies de Brissonnet allaient se dépenser à
prendre des résolutions de cette importance :
sortirait-il à l'heure où il savait qu'e//e sortait?
Irait-il, après le déjeuner, sous la vérandah de
l'hôtel où il était possible qu'il la rencontrât
avec le baron Favelles? Passerait-il près de sa
LES OF.TTX SOEURS 75
villa avec la chance d'y parler à la petite Char-
lotte? Chacun de ces riens allait représenter pour
ce brave de véritables drames de timidité !
C'était cette timidité, si absolument, si naïve-
ment sincère qui lui avait, le premier soir, rendu
impossible de supporter la présentation à Made-
leine, après le petit incident de la gare. Cette
même timidité l'avait fait s'échapper presque
sauvagement, au cours du premier entretien qui
avait suivi la rencontre du lendemain. Il ne s'était
pas mépris en imaginant qu'elle l'étoufferait de
nouveau à la prochaine occasion, en dépit de la
grâce d'accueil déployée par elle dans cette
seconde rencontre de la petite rivière, si inatten-
due pour lui. Ne s'était-il pas laissé aller à y racon-
ter ses exploits de chasse, comme un émule de
l'illustre Tartarin, lui le plus muet des hommes,
à l'ordinaire, sur ses propres faits et gestes?
Il n'allait pas être plus hardi à la troisième ren-
contre. Vingt-quatre heures s'étaient passées de
nouveau, durant lesquelles il s'était demandé s'il
aurait ou non la chance de revoir la jeune femme,
d'abord le matin, — et il avait erré dans tout le
parc sans que la silhouette, passionnément con-
templée la veille, apparût sous les arceaux taillés
des grands arbres, — puis l'après-midi, et il
s'était approché delà vérandah. — Après le déjeu-
ner Mme Liébaut lui était apparue, comme il le
76 LES DEUX SOEURS
prévoyait, assise auprès du baron Favelles, et
occupée de la plus prosaïque manière dans ce
prosaïque décor d'une terrasse d hôtel de saison.
Elle buvait tout simplement une tasse de café,
tandis que son vieux cavalier servant dé(jus-
tait un petit verre de fine champagrne en tirant
des boulfées de son éternel cig^are, en dépit des
prescriptions des docteurs. Eux aussi, le vieux
beau et la jeune femme, avaient aperçu l'amou-
reux qui, brusquement, fit volte-face et e'enfonça
dans les allées, non sans que l'ancien fonction-
naire ne 80uli{ynât cette soudaine et déconcer-
tante disparition, d'une phrase :
— o Décidément notre tueur de lions est moin»
apprivoisé que je n'aurais cru, d'après ses
façons d'hier... Il vous a vue, et regardez-Je se
sauver... "
— <i Pourquoi croye?-vou8 qu'il nous a vus? •
demanda Madeleine en rectifiant.
— (( Vous! )» répondit Favelles. a Je répète :
vous... Raisonnons. Il n'a pu venir de ce côté
qu'avec l'idée de me retrouver; il sait mes habi-
tudes. S'il n'a pas poussé jusqu'ici, c'est qu'il a eu
un motif. Lequel? Votre présence, ma chère
amie. Vous l'embarrassez... Songez qu'il a été
habitué, des années durant, à ne parler qu'à des
dames noires — coloured ladies, comme on dit
en Amérique. Ces beaux cheveux blonds et ce joli
teint rose le changent un peu trop... »
LES DECX SOEURS 11
— « Un madrigal,... » fit la jeun* femme ea
menaçant Favelles de son doigt levé. « Notre
pacte tient toujours. Vous devez une discré-
tion... " Puis, moqueuse, peut-être pour ne pas
laisser deviner le secret plaisir que lui causait le
6uhït retour du promeneur, ramené de leur côté
par une autre volte-face. « Raisonnons, soit. Mais
vous vous en acquittez bien mal, mon pauvre
baron. M. Brissonnet a si peu peur de moi qu'il
revient sur ses pas. Cette fois, il nous a vus, et se
dirige*t-il vers nous^ oui ou non? •
Favelles asi$ura son monocle d'écaillé dans son
arcade souroilière, afin de constater l'approche du
jeune homme, et aussi d'étudier l'attitude de la
jeune femme. Si avisé qu'il fût, il ne discerna pas
la nuance du sentiment qu'elle éprouvait. Il dit
tout haut, en hochant sa vieille tête de jugeur
d'amour, un énignintique : « Quel enfant!... »
Cette évidente gaucherie de son protégé parais-
sait souverainement maladroite à son expérience,
et c'était de nouveau la plus adroite des tac-
tiques, comme aussi la plus inconsciente. Made-
leine était mariée. Elle était mère. De chacun de
ses mouvements émanait une atmosphère de pu-
reté. L'officier ne la connaissait que depuis trois
jours, et, déjà, il se fût méprisé de seulement
supposer qu'elle put jamais cesser d'être une hon-
nête femme, tant il avait compris que cette bonté
et cette grâce étaient toutes mêlées de vertu, que
■78 LES DEUX SŒURS
cette finesse de façons accompagnait une irrépro-
chable délicatesse de conscience. Mais être sûr
que l'on ne sera jamais aimé, est-ce une raison
pour ne pas aimer? Si quelque chose peut toucher
le cœur d'une femme fidèle à ses devoirs, n'est-ce
pas cette passion dans le respect, cette hésitation
de l'amoureux sans audace qui veut plaire, qui ne
le veut pas, qui avance, qui recule? Ce trouble,
qu'il n'a pas la force de cacher, désarme chez
celle qui l'inspire l'instinct de défense, aussitôt
éveillé devant le désir avoué. Si cette honnête
femme porte elle-même, dans un intime repli de
son être, une place tendre sur laquelle l'amou-
reux timide a fait une impression, elle se donne
alors des raisons pour n'être pas trop sévère à cet
intérêt qu'elle provoque, au lieu de s'en donner
pour s'en défendre. Elle se dit qu'elle n'a rien à
redouter. Elle peut même, par un de ces
sophismes que les plus sévères fiertés se per-
mettent, se dire que cet intérêt est seulement une
admiration trop émue, un commencement exalté
d'amitié. D'ailleurs n'entrait-il pas dans le pro-
gramme imaginé par Madeleine que Brissonnet
fût un peu amoureux d'elle, — juste assez pour
qu'ensuite, lorsqu'il reverrait sa sœur, et grâce à
l'attrait d'une ressemblance surprenante jusqu'à
l'identité, cette fantaisie se tournât en un senti-
ment sérieux pour celle qu'il pouvait épouser? Ne
sera-ce pas de quoi justifier au regard des plus
LES DEUX SOEURS 79
austères moralistes, le sourire avec lequel elle
répondit de nouveau au commandant, quand il
eut enfin osé la saluer, — sourire si charmant que
le jeune homme, après s'être promis à lui-même
de s'éclipser aussitôt, par crainte d'être indiscret,
accepta au contraire l'offre du baron Favelles et
s'assit à leur table. Celui-ci, continuant son rôle
de cornac avec d'autant plus de verve qu'il en
constatait le succès, aiguillait la conversation dans
le même sens que la veille :
— « Hé bien? » disait-il à Brissonnet en lui
montrant d'un geste le tableautin délicieux que
formait l'angle du parc, terminé en un jardin
planté de roses, avec l'horizon des montagnes là-
bas, bleuâtres et profilées à travers les arbres :
«Vous ne regrettez pas l'Afrique aujourd'hui?...
Ragatz vous réussit. Vous n'avez plus l'air fatal
que je vous ai tant reproché à Paris, quand nous
nous sommes vus après votre communication ai'
Comité. Vous vous souvenez?... Maintenant,
j'avoue qu'il y avait de quoi. On deviendrait
morose à moins... Vous ne vous figurez pas,
madame, " ajouta-t-il en s'adressantà Madeleine,
(i à quelles persécutions le colonel Marchand et
ses compagnons ont été en butte de la part de nos
ignobles politiciens... » Et il allait entamer un
récit que l'officier interrompit :
— « N'ennuyez pas Mme Liébaut de ces mi-
sères, monsieur le baron. Si je vous les ai dites,
80 LES DEUX SOEURS
à l'époque, c'était pour éclairer ces messieurs du
Comité. Quant à moi, je n'y ai jamais vu qu'une
des épreuves naturelles de mon métier de soldat.
Si ce métier ne consistait qu'à se faire tuer, il
serait à la portée de tous. S'il ne consistait qu'à
conquérir des territoires nouveaux et à défendre
les anciens, il aérait si tentant qu'aucun cœur un
peu généreux n'en voudrait d'autre. Il a des exi-
gences plus sévères, plus âpres, et dont on ne com-
prend la poésie qu'à l'user, si l'on peut dire. Elle
réside dans la pratique quotidienne et systématique
du sacrifice. Un sacrifié volontaire, le soldat doit
être cela, ou il n'est rien. Quand le sacrifice a pour
théâtre le champ de bataille d'Austerlitz ou de Wa-
terloo, c'est une chance. Quand le sacrifice exige
que nous allions, déguisés, en terre ennemie, pour
faire de l'espionnage et risquer notre vie obscuré-
ment, j'allais dire ignoblement, c'est une grande
épreuve. Quel est le soldat qui hésite pourtant?
C'est un sacrifice encore que de subir l'injustice
d'un ministre et de rester dans l'armée... Je ne
juge personne, mais, pour ma part, chaque fois
que l'on m'en a trop fait et que j'ai eu la tenta-
tion de reprendre ma liberté, j'ai entendu la voix
intérieure me rappeler que j'étais soldat ^^owr me
dévouer... Un médecin qui a eu à se plaindre d'un
malade, qui a été calomnié par lui, refusera-^t-il
de le soigner s'il sait le malade en danger?. . . »
Il s'était retourné vers Mme Liébuut pour pro-
LES DEUX SOEURS gl
noncerces dernières paroles. Elles évoquèrent de
nouveau devant la jeune femme l'image de son
mari occupé à sa besogne de docteur à ce mo-
ment même, et sans doute penché sur la poitrine
de quelque patient. Que de fois elle avait entendu
le médecin professer, lui aussi, cette doctrine
professionnelle de l'immolation et presque dans
les mêmes termes! Les confidences de ce praticien
de {jrand cœur l'avaient préparé à comprendre
l'officier d'Afrique autant que cinquante années de
frivolité parisienne en éloignaient Favelles. Aussi
bien était-ce pour elle que l'officier avait parlé.
Elle s'en rendit compte au regard qu'elle lui lança,
quand le Beau de 1860, haussant ses épaules,
repartit avec la plus comique moue de sa bouche
expressive :
' — (« Tout cela est bel et bon. N'empêche que
c'est affreux de voir les uniformes embêtés par les
redingotes, et que je remercie le bon Dieu chaque
jour d'avoir été un grand garçon le 3 décembre
1851. Ce n'est pas gai de vieillir, mais je me suis
réveillé joliment content ce matin-là!... Vous
autres, vous êtes aussi braves au feu que vos
aînés, mais vous vous embarrassez d'un tas
d'idées mystiques dont on n'a pas besoin pour
charger l'ennemi, donner de beaux coups de
snbre, et parader dans un bel uniforme... C'était
la seule philosophie pour l'officier de mon temps.
Hé! Hé! elle n'était pas si mauvaise. »
6
82 LES DEUX SOEURS
— « Ces officiers ne servaient pas dans une
armée vaincue et humiliée » , répondit Brissonnet.
Ce court dialogue entre ces deux représentants de
deux générations, celle d'avant la guerre de 70
et celle d'aujourd'hui, sur qui pèsent, avec le sou-
venir du désastre non vengé, de plus récentes et
si dures épreuves, acheva d'émouvoir Madeleine
à une profondeur singulière. Ce trouble excessif
dénonçait déjà les orages futurs dont cette con-
versation et d'autres semblables allaient être le
prélude. Madeleine s'en doutait si peu qu'une fois
rentrée dans la solitude de sa villa, et quand elle
se retrouva devant sa petite table à écrire où l'at-
tendait le papier préparé pour la lettre quoti-
dienne à son mari, elle n'eut pas une seconde
ridée de taire un détail de ce nouvel entretien.
Sa plume courait sur le papier, rapportant, une
par une, les moindres paroles de Brissonnet. Son
innocence était si entière qu'elle insista sur le
charme qu'auraient les rapports du médecin et de
l'officier, s'ils devenaient un jour beaux-frères,
étant donnée cette similitude dans leurs manières
de penser. Elle annonçait encore dans cette lettre
que Favelles les avait priées, elle et sa petite fille,
à une longue partie de voiture pour le surlende-
main, et qu'elle avait accepté. Le commandant
(.levait en être. Le but était le défilé de Luzien-
steig, sur la fiontière delà Suisse et de l'Autriche.
On reviendrai it par le Rhin et Maienfeld. Made-
LES DKUX !^.»:URS 83
ieine ne se doutait guère en traçant les lettres
du nom de ce petit village qu'il servirait de théâtre
à une scène toute voisine d'être tragique. Le
hasard qui, par moments, se prête à nos impru-
dents projets avec une complaisance où l'on a
peine à ne pas discerner une fatalité, allait avan-
cer tout d'un coup l'intimité entre elle et Louis
Brlssonnet, de manière à suppléer à ce qu'il eût
fallu de temps pour que leurs relations fussent
ce qu'elle avait désiré. Cet épisode devait équi-
valoir à des mois de connaissance !
Quiconque a suivi ces chemins des environs de
Ragatz par une belle journée du mois d'août com-
prendra quelle place la mémoire de ces paysages
traversés ainsi aurait prise dans l'imagination
d'une créature romanesque et déjà troublée à son
insu, même si la promenade s'était achevée sans
incidents. Toujours elle eût revu, dans un coin
obscur de sa rêverie, le profil méditatif de l'offi-
cier d'Afrique détaché sur cet admirable hori-
zon. Il était assis sur la banquette de devant dans
le landau. 11 regardait tour à tour ces aspects
variés d'une nature sublime, et, quand il se
croyait sûr de n'être pas remarqué, ce visage
de femme. Elle était inconnue de lui la semaine
précédente, — et elle venait de prendre toute sa
vie! Il se taisait. Madeleine, elle, comme épa-
nouie au charme de ces heures, de ce ciel si doux,
84 LES DEUX SOEURS
de cet air si pur, de ces bois si frais, causait beau-
coup, tantôt avec sa fille toute rose et gfaie, tantôt
avec Favelles. Le Vieux Beau, qui avait envoyé
d'avance un domestique, — un valet de chambre
stylé par lui quinze ans durant! — préparer un
goûter dans une des auberges de la route, jouissait
de cette promenade avec une naïveté de collégien
en vacances. N'en était-il pas l'organisateur? Son
contentement se manifestait par une prodigalité
de souvenirs. On sait que telle était sa manie. Et
les anecdotes succédaient aux anecdotes. Il con-
tait les originales fantaisies des grands élégants de
sa jeunesse : les duels de ce fou de Machault qui,
un jour, s'est battu avec un de ses camarades
de club, sur deux billards réunis, pour qu'il fût
impossible de rompre» Il disait le noctambu-
lisme du plus Parisien des Russes, à l'époque de
la Bclle-'Iielènâ, Serge Werekiew, qui se levait à
l'heure du diner, arrivait vers dix heures chez
Bigaon ; là il se faisait apporter une soupière d'ar-
gent où il lavait lui-même ses couverts, mangeait
un énorme repas, le seul des vingt-quatre heures,
puis il montait au Jockey, où il jouait au whist
jusqu'au matin. Il rappelait... Mais à quoi bon
remémorer des anecdotes dont le piquant était,
débitées ainsi, par le falot personnage, de con-
traster fantastiquement avec ce cadre de mon-
tagnes et de forêts. Elles avaient encore, pour
Madeleine et Brissonnêt, ce charme d'être si
LES DKUX SOEURS «»
étrangères à leurs secrètes impressions. Rien
dans ces récits ne pouvait toucher aux suscepti-
bilités déjà si vives de la passion naissante du
jeune homme, rien réveiller les prudences en-
dormies de la jeune femme. Cet ensemble de
circonstances avait donc rendu cette excursion
parfaitement heureuse pour les quatre personnes
que le landau voiturait le long de ces pentes
douces; quand, à une demi-heure peut-être du
retour, se produisit l'épisode auquel il a été fait
allusion. Ce fut simple, rapide et terrible, comme
il arrive quand éclate un de ces accidents, tou-
jours possibles et jamais prévus, qui nous me-
nacent tous à toute minute dans les moindres
actions de notre vie; et nous en demeurons aussi
effarés que si nous n'avions jamais compris, sui-
vant un mot bien philosophique dans sa fantaisie,
« combien il est dangereux d'être homme. »
La voiture devait, je l'ai déjà dit, pour gagner
le Rhin, puis Ragatz, traverser la paisible petite
ville grisonne de Maienfeld avec ses larges mai-
sons aux toits joliment creusés, ses jardins en
terrasses, la luxuriance de ses vergers. Le baron
Favelles connaissait là un magasin d'antiquités
devant lequel il fit arrêter le landau. Mme Liébaut
consentit à descendre, sur l'instante prière du vani-
teux, qui brûlait de compléter ses triomphes de
l'après-midi en étalant ses connaissances de bric-à-
brac. Brissonnet suivit. La petite fille qui avait
•6 LES DEUX SCHSURS
marché, durant les montées, à plusieurs reprises,
pour cueillir dans les bois une gerbe de fleurs,
demanda qu'on lui permit de demeurer dans la
voiture. Le cocher dit qu'il ferait aller et venir
les chevaux dans la grande rue du village, à cause
des mouches et pour qu'ils ne s'énervassent point.
Les trois visiteurs étaient depuis cinq minutes
peut-être dans la boutique à examiner les quel-
ques objets plus ou moins truqués qui justifiaient
l'audacieuse inscription de la devanture : A l'Art
Helvétique... Tout d'un coup des cris perçants
venus du dehors les contraignirent de relever la
tête. Avec cette rapidité du geste qui décèle
l'habitude de l'action, Brissonnet avait marché
jusqu'au seuil. Mme Liébaut et Favellesle virent,
avec une surprise qui se changea bien vite en
épouvante, s'élancer au dehors. Ils regardèrent
eux-mêmes sur la place et ils aperçurent une
automobile qui s'enfuyait à toute vapeur d'un
côté, et, de l'autre, arrivant à fond de train, du
haut de la rue, le landau où était la petite fille.
Le cocher, littéralement couché en arrière sur son
siège, tirait avec un effort désespéré sur les guides.
U essayait en vain de retenir les deux chevaux
que le passage de l'automobile tout près d'eux
avait affolés et qui s'étaient cabrés d'abord, puis
emportés. Ils enlevaient la voiture sur les pavés \
dans ce galop effréné. La petite Charlotte se tenait
sur les coussins, paralysée d épouvante. Mais déjà
LES DEUX SOEURS gl
lia homme s'était jeté devant rattelage. Accroché
d'une inain au mors du cheval de droite, il se lais-
sait traîner sans lâcher prise, déchirant la bouche
de la bête d'un tel effort que celle-ci se prit à se
débattre au lieu de continuer ce galop fou. L'aj.itre
cheval, sous l'à-coup de ce brusque arrêt de l'élan,
avait glissé à terre. Il se roulait dans ses traits et
donnait des coups de pied furieux à tout défoncer.
Qu'importait! la voiture était arrêtée et la petite
fille sauvée! Quelques minutes plus tard, le héros
de ce sauvetage, qui n'était autre que le comman-
dant Brissonnet, était ramassé entre les deux
bêtes, ayant reçu un de ces coups de pied qui lui
avait brisé le bras. Son visage était en sang. Un des
boucleteaux des harnais lui avait déchiré le front.
Et la mère de celle dont il avait préservé la vie
au péril de la sienne était là, anxieuse, remer-
ciant Dieu dans son cœur que son enfant eût
été arrachée à une m.")rt presque certaine, et le
suppliant qu'il ne laissât pas mourir non plus cet
homme à qui elle rêvait de donner un jour le
nom de frère. — Cette anxiété, lardeur de cette
prière, sa joie, quand le médecin du village,
appelé à la hâte, eût diagnostiqué une simple
fracture et quelques contusions, tout aurait dû
achever de l'avertir qu'un sentiment bien diffé-
rent de celui d'une future belle-sœur s'agitait
en elle. Elle aurait dû lire du moins la vérité du
sentiment qu'elle inspirait déjà dans le regard
M LRS DEUX S<:«URS
par lequel Brissonnet l'accueillit lorsque, revenu à
lui, dans la pharmacie où on Favait transporté, il
la vit penchée sur cette couchette improvisée. Ne
pouvant rien lui exprimer de l'émotion qui le
poigTiait, il souleva son bras valide et caressa les
cheveux de la petite fille, debout, elle aussi, au-
près de son sauveur. Celle-ci eut un élan d'effu-
sion et Tembrassa sans prendre garde au sangf
dont il était inondé :
— tt Vous allez tacher votre robe, mademoi-
selle » , dit l'officier sur un ton de plaisanterie
douce : « Votre maman vous grondera... «
— « En attendant... », dit Favelles, « il faut
penser à vous ramener à Ragatz, afin que l'on
vous remette votre bras comme il faut. Vous
vous en servez trop bien pour qu'on ne tienne
pas à vous le garder intact. . . Mais vous-même,
madame Liébaut, qu'avez-vous?... »
Madeleine venait, en effet, de pâlir et de s'ap-
puyer au mur. Elle dit : « Ce n'est rien; c'est
la réaction de la terreur... • Et comme elle
s'était assise et que l'enfant s'était maintenant
approchée d'elle, un geste qu'elle fit lui mit aux
doigts un peu de ce sang de Brissonnet dont les
vêtements de la petite fille étaient tachés, et
rofficier, qui vit cela, dut baisser ses paupières,
comme s'il ne pouvait pas supporter ce symbole
vivant de son amour ! . . .
LES DEUX SOEURS «9
V
QUATRE MOIS APRÈS
Quatre mois s'étaiert écoulés depuis le jour
où Briï^sonnet avait ainsi risqué sa vie pour pré-
.'crver celle de la petite Charlotte Liébaiit, sous
les yeux tour î^toiir épouvantés et follement atten-
dris de la mère et où celle-ci avait rougi ses doigfts
délicats du sangf échappé de la blessure. Il avait dû
garder le lit deux semaines. Mme Lîébaut étant
partie de Rag^atz six jours après ce sauvetag^e, sans
Tavoir revu, l'idylle ébauchée sous les arbres des
quinconces du parc n'avait pas eu d'autres scènes.
La dernière avait suffi pour qu'en s'en allant de
la petite ville suisse, Madeleine emportât dans
sa mémoire une image de l'officier plus profon-
dément gravée que si leurs rencontres se fussent
renouvelées et prolongées durant des semaines,
voire des années. En toute autre occurrence, sa
vertu se fût alarmée de tant penser à un étranger;
le prétexte delà reconnaissance maternelle lui per-
mettait de nouiTir une suprême illusion sur la na-
ture de ce souvenir. Aussi ne s'était-elle fait aucun
scrupule, réinstallée à Paris, de suivre le projet
conçu dès le premier soir, quand le hasard les avait
Vnises, elle et sa sœur, Mme de Méris, en présence
90 LES DECX SOEURS
du commandant, sur le quai de la petite gare, et
ces quatre mois avaient suffi pour que ce dessein,
si vague d'abord, se précisât dans des conditions
qu'il serait fastidieux d'exposer en détail. Gom-
mentla délicate et charmante femme s'y était prise
pour aguicher d'abord la curiosité d'Agathe; —
à quels sentiments Brissonnet lui-même avait obéi
en se présentant chez les Liébaut, dès son retour,
puis en acceptant d'aller chez la jeune veuve plus
souvent encore que chez Madeleine; — quelles
émotions, d'ordre très divers, avait provoquées
cette entrée du compagnon préféré du colonel
Marchand dans le petit monde du médecin et
de sa belle-sœur, ces éléments de ce romanesque
épisode se découvriront assez dans les quelques
scènes qui en marquèrent le dénouement. L'his-
toire de presque tous les amours ne tient-elle
pas tout entière dans le récit de leurs débuts et
celui de leur fin? Que le lecteur et la lectrice
veuillent donc bien se reporter au crayonnage qui
a servi de frontispice paisible à ce douloureux
récit. Qu'ils imaginent les deux promeneuses delà
station deRagatz assises maintenant l'une en face
de l'autre, après ces quatre mois, au coin d'un des
premiers feux de l'année, par une après-midi de
décembre, dans le petit salon de l'hôtel que le doc-
teur Liébaut s'est fait construire rue Spontini,
Un ciel gris tendu de nuages où il flottait déjà de la
neige comme suspendue, attristait les hauts car-
LES DKMX SOEURS 91
reauxde la fenêtre, voilée dans sa partie basse par
des rideaux faits de carrés en filet, où la jolie fan-
taisie de Madeleine avait copié des dessins gothi-
ques : un licorne, une dame sur sa haquenée,
une Mort montrant à une autre un miroir, une
Fortune debout sur sa roue. Tout dans cet asile
ménagée à côté du g^rand salon réser\'é aux attentes
des consultations révélait le goût fin de la jeune
femme. Une harmonie douce d'anciennes étoffes
augmentait l'intimité de cette pièce. Les portraits,
suspendus aux murs ou posés sur les tables, l'abon-
dance des livres placés à la portée de la main, le
bureau aménagé pour écrire à l'abri de son para-
vent, les bibelots partout épars, les fleurs groupées
dans leurs vases lui donnaient cette physionomie
d'une chambre très habitée, ce je ne sais quoi de
très personnel qui ne s'oublie pas plus que l'expres-
sion d'un visage. L'artisane de cet « arrange-
ment» , comme eût dit Whistier, « en rose pâle et
en bleu passé, en rouge mort et en vert éteint » , se
tenait en ce moment allongée plutôt qu'assise dans
un des fauteuils. Elle était vêtue d'une robe faite
pour la chambre, — une espèce de tea-gowii de
souple soie mauve et de dentelles. Elle avait bien
toujours les masses épaisses de ses cheveux blonds
à reflets châtains, la même grâce accorte et souple
dans sa beauté, les mêmes yeux bleus dont le
regard se posait comme une caresse. Mais ses joues
s'étaient un peu creusées, son teint s'était pâli, une
«2 LES DEUX SOEURS
nervosité frémissait dans son sourire, la ligne de
son corps s'était amincie, comme fondue, et ses pru-
nelles n'avaient plus la transparence g^aie d'autre-
fois. Une pensée se cachait dans leur arrière-fond,
qui devait être douloureuse, à en jug^er par la las-
situde dont tout l'être de cette femme paraissait
touché. Mme de Méris, elle, avait changé aussi.
Elle continuait à ressembler à sa cadette de
cette étonnante ressemblance que Madeleine avait
escomptée autrefois quand elle projetait de détour-
ner sur sa sosie le sentiment naissant de son admi-
rateur de Ragatz. La nuance identique de leurs
chevelures, la couleur toute pareille de leurs yeux,
l'analogie frappante de leurs traits les eussent fait
toujours prendre Tune pour l'autre. Seulement
Faînée s'était, depuis cette saison déjà lointaine,
animée, éveillée, comme vitalisée. Elle n'avait
plus cette moue boudeuse et mécontente de la
femme aigrie et qui va vieillir, sans s'intéresser à
rien qu'aux rancunes de son amour-propre froissé.
Des impressions très fortes et d'une nature bien
différente les avaient certainement atteintes l'une
et l'autre, dans cet intervalle. Madeleine — la
chose était trop visible, quand on la connaissait
vraiment, — luttait contre ces impressions, quelles
qu'elles fussent. Elle les subissait sans »e les per-
mettre, au lieu que sa sœur Agathe s'y abandon-
nait complaisamment, et avec ivresse. L'une avait
l'aspect d'une femme dont le cœur s'est laissé
LES DF.UX SOEURS 98
surprendre par un sentiment qu'elle repousse,
l'autre au contraire portait sur elle toutl'orgfueil,
toute l'audace d'une passion avouée. N'était-elle
pas libre de caresser, sans cesser de s'estimer, des
espérances que la mère de Charlotte n'aurait pu
même conceroir, sans se mépriser? Il y avait entre
elles encore tine différence. Dès qu'elle avait com-
mencé à éprouver cette passion, Mme de Méris
l'avait déclarée à sa sœur. Elle lui avait d'autant
moins épargné ces confidences que l'objet de cet
amour, soudain grandi dans le cœur de la jeune
veuve, était — on l'a trop compris — précisément
celui dont Madeleine lui avait dit : « Je t'ai trouvé
ce mari que tu m'as permis de te chercher » , le
commandant Brissonnet. Mme Liébaut, au con-
traire, avait déployé toute son énergie à cacher
jusqu'aux plus petits signes du trouble dont elle
était possédée. On a compris pourquoi encore.
Une très honnête femme, — et elle l'était dans le
plein sens de ce beau mot, où se résument les ver-
tus qu'un homme souhaite à sa mère, à sa sœur, à
son épouse, àsafille, à tout ce qu'il aime, à tout ce
qu'il respecte, — une très honnête femme se par-
donne malaisément ces manquements si involon-
taires à la fidélité conjugale : les rêves contre les-
quels on se débat, — mais comme ils reviennent!
-^ les nostalgies auxquelles on ne veut pas céder,
— • mais elles n'en sont pas moins là ! - — le fré-
missement de l'àme dans une certaine présence, la
94 LES DEUX SŒURS
mélancolie dans une certaine absence. Madeleine
était rentrée de Ragatz sans se rendre compte
qu'elle ne s'intéressait pas à Brissonnet unique-
ment comme à un héros malheureux, comme au
sauveur de sa fille, comme au mari possible de sa
sœur. Elle savait maintenant le véritable nom
de cette sympathie à la rapidité de laquelle elle
avait trouvé tant de prétextes, et cette évidence la
consumait de tant de honte qu'elle serait morte
plutôt que de la confesser, même à son aînée, —
surtout à son aînée. Elle, la femme de ce mari si
loyal, si dévoué qu'était Liébaut, elle la mère de
cette adorable petite fille qu'était Charlotte, elle
aimait quelqu'un!... Et ce quelqu'un, — par
bonheur il ne soupçonnerait jamais le sentiment
qu'il inspirait, — c'était la personne qu'elle avait
introduite elle-même dans la vie de sa sœur! Que
de fois, depuis ces dernières semaines, la malheu-
reuse avait tremblé qu'Agathe ne vînt lui dire : «Il
m'a demandée en mariage, et j'ai dit oui! » Elle
avait beau, de toute la force de son honneur, s'in-
terdire de penser à cet homme qui ne devait rien
être, qui n'était rien pour elle, une irrésistible et
constante anxiété la contraignait sans cesse . à toute
occasion, de se demander cequ'il sentaitlui-même,
quelle énigme cachait cette assiduité également
répartie entre les deux sœurs, également respec-
tueuse. Car l'officier d'Afrique avait agi comme
si, au lieu d'être habitué à la stratégie delà brousse,
LES DEUX SOEURS 95
il avait passé sa jeunesse à étudier les manœuvres
sur l'antique carte du Tendre. Il avait laissé planer
l'équivoque sur ses vrai^ sentiments. Laquelle
aimait-il , de Madeleine ou d'Agathe ? Quand
Mme Liébaut pensait, à quelque indice, que c'était
elle, un délire la saisissait et un remords, une
joie criminelle et une épouvante. Pensait-elle
qu'il aimait Agathe? Elle se contraignait à se dire
qu'elle devait s'en réjouir avec tout ce qu'elle avait
d'affection tendre pour sa sœur, et c'était alors en
elle une espèce de souffrance aiguë qui lui faisait
mal, à croire que sa vie allait s'arrêter. Sicile s'af-
faissait, toute frémissante, toute pâle, les yeux si
brillants, dans le fauteuil, au coin du feu, par cette
après-midi de novembre, c'est que Mme de Méris
était arrivée pendant une autre visite, celle de
notre ancienne connaissance le baron Favelles,
et du premier coup d'œil Madeleine avait discerné
dans son aînée une «igitation dont elle allait savoir
la cause, maintenant que le pauvre baron était
parti sur une anecdote dont il avait en vain
escompté l'effet :
— " Je m'en vais " , avait-il dit, « pour ne pas
m'attirer le même mot qu'un jeune diplomate
français invité à Osborne, du vivant de la feue
reine Victoria... Notre compatriote était très gai.
Il raconte après diner une histoire qu'il croit très
drôle. Silence de tout le salon... On attendait,
pour rire, l'appréciation de Sa Majesté, qui laisse
96 LKS DEUX SOEURS
tomber, après une mortelle minute, ces simples
paroles ; We are nùt atnused. Nous ne sommes pas
amuséSà*
— « Enfin! H dit Madeleine, quand la silhouette \
cocassedu Vieux Beau eut disparu derrière la porte
refermée sous sa tapisserie... « Je croyais qu'il ne
s'en irait jamais! Je m'en veux de n'avoir pas plus
de patience, car vraiment il m'a donné cet été de
vraies preuves d'amitié... »
— - rt Je t'avais prévenue à Rag^atz » , répondit
Agfathe. « Tu vas m'acCuser d'avoir l'esprit de
contradiction >» , continua-t-elle, * je le trouve
moins ennuyeux ici que la-^bas... Et puis il t'a
présenté (fui tu sais, . . i>
Elle souriait en prononçant ces mots qui firent
passer une ombre plus épaisse dans les prunelles
de l'autre. Ils soulignaient — naïvement, car
Mme de Méris n'y avait pas entendu malice, ->—
l'actuelle position des deux sœurs. Le motif qui
rendait Ajjathe plus facile à vivre, moins renée,
moins nerveuse était précisément celui qui expli-
quait le ciiQngement d'humeur de Mme Liébaut.
Comme celle-ci connaissait ce motif, et que ceile-id
l'ignorait encore, tout entretien entre elles deve- :
nait l'occasion de malentendus inintelligibles à
l'aînée et douloureusement sentis par la cadette.
Agathe ne devina pas le petit battement de cœur
que sa simple réponse avait infligé à Madeleine, ni
ir.S npUX SOETJflS 97
l'émotion avec laquelle sa secrète rivÊ^le lui
demaiulait, prenant taxte de cette allusion au
oornmun objet de leur? pensée? ;
-^ « Il n'y a rien de nouveau de ce çôté-là? Il
m'a gennblé. quand tu es entrée, que tu étals toute
contrariée de ne pas me trouver geule.,, »
— « Un peu 1) , dit Ag^athe, « mai§ pujsqtie
Fiivelles a compris et qu'il e^t parti, tout est
bien-,. Tu ne t'es pas trompée d'ailleurs. C'est
vrai que j'si un grand service à te depaander « ,
reprit-elle après une pause durant laquelle nne
agitation singulière parut la dominer. « J'ai bien
hésité, il s'agit d'une démarche si en dehors de
toutes le§ habitudes ! , . . Mais je crois que tu juge-
ras comuie moi : elle est devenue nécessaire- -, "
--=- « Tu sais bien que je suis toujours là pour
t'aider, ma grande » , répondit Madeleine, qui
prit la main de son aînée et la serra. Sa main à
elle était si brûlante qu'Agathe en perçut la cha-
leur ù travers son gant.
-r^. « Tu as la lièvre?... » dit-elle. « Tu n'es pas
bien?.,. "
-- « Moi? » fît Madeleine, « Quelle idée!.., Je
suis un peu fatiguée parce que j'ai çgmmis l'im-
prudence, ne dgrraant pas, de lire vme partie de
la nuit. Ce ne sera rien.,, » ajputa-t-elle» en rpvi-
gissant un peu. Depuis ces dernières semaines, il
était arrivé souvent que Mme de Méris l'avait
regardée avec des yeux inqviisiteurs, comme
1
98 LES DEUX SOEURS
étonnée de l'altération de ses traits. Mais si là
jeune veuve avait nourri même la plus vague idée
qu'il y eût à cet évident malaise de sa sœur une
autre cause que de la lassitude physique — et
quelle cause ! — aurait-elle prononcé si libre-
ment le nom qui allait lui venir aux lèvres tout
de suite?
— « Je préviendrai Liébaut, qui te gron-
dera... » , dit-elle, puis, reprenant sa confidence,
u Tu as deviné qu'il s'agit de Brissonnet... Je
devais passer la soirée hier au Théâtre-Français,
Tu te souviens, j'en avais parlé à cinq heures, ici,
au thé, devant lui, A peine entrée dans ma loge,
et au premier coup d'œil que je jette sur la salle,
qui aperçois-je, assis à l'un des fauteuils d'or-
chestre, et avec un air d'être à mille lieues du
spectacle?... Notre commandant!.,. »
— « 11 peut avoir eu simplement la même fan-
taisie que toi » , répondit Madeleine, « celle d en-
tendre une pièce dont tout le monde parle... «
— « Il est un peu trop coutumier du fait » ,
reprit Agathe : « A l'Opéra, vendredi dernier, c'a
été la même histoire; la même histoire au Vau-
deville, lundi. Si seulement il montait me rendre
visite dans ma loge, comme il serait naturel, ou
ne le remarquerait pas... Mais il demeure là,
immobile, à sa place, et quand il croit ne pas être
observé, il me regarde, avec sa lorgnette encore,
indéfiniment,., »
LES DEUX SOEURS W
— « C'est la preuve que tu rintimidcs, »
répondit Madeleine. Elle s'était penchée du côté
du feu, tandis que sa sœur lui racontait l'incident
de la veille, commentaire trop sig^nifîcatif aux
incidents des trois autres jours. Qu'avait-elle rêvé
à Raçatz, sinon que le jeune homme se laissât
prendre, faute d'espérance de son côté, au charme
de sa pseudo-jumelle? Par quel illogique et cou-
pable détour de sa sensibilité chaque preuve nou-
velle de cet intérêt de l'officier pour Mme de
Méris lui faisait-il mal, si mal? — Mais la char-
mante et courageuse femme n'admettait pas cette
souffrance, et, encore cette fois, elle eut l'énergie
d'ajouter : — «« Oui, que tu l'intimides et qu'il
t'aime... »
— « Qu'il m'aime?.., » Agathe avait hoché la
tête en répétant ces deux derniers mots avec un
accent où passait un doute. « Mais, s'il m'aimait » ,
insista-t-elle, «ne se dirait-il pas que son attitude
est de nature à le faire remarquer, et, par suite,
à me faire remarquer? Ne se rendrait-il pas
compte qu'elle peut provoquer, qu'elle provoque
des commentaires?... C'est justement de cela que
je viens te parler. J'avais dans ma loge, hier,
Mme Éthorel. Tu sais comme elle est malveil-
lante. Elle ne pardonne à personne ses soi-disant
quarante ans, qu'elle a depuis tantôt dix années ! . . .
— « C'est bien le commandant Brissonnet qui est
• là au cinquième rang de l'orchestre?... " me
IQO LfiS pgUX ^(ÏIJI^S
demande't-elle tout d'un coijp. ae- p Mais
« pyi... », r?poii4iH^ ^^ faisant i^mbJaïit de ne
l'avoir Fu que ?nr cette indication, srrr o Vous 1§
«( cpiinaissez bçauçpnp, je crois? p çpntinna'-t^eliÊ-
-rrz-. (4 II a été présent^ à Pftf* sœur ^wî e^ux u , dis'je,
« et je r^i rencontré cbe? eUe- " '■^ « At'.,. »
repli q 11 a-rtireUe gimplement. Puis fiprès nn silence :
-rr. (( You? save? qne je vous aime, ma chère
« Agathe, permettezTmni de von? donner unçQn«
« seiJ. Tenez ce monsieur un pen ^ distance, U
« appartient à ce quç j'appelle les amoureu?^ de
« l'espèce vQyanlç, v ^-r^ « Que voulezT^vQus dire
« par là? » ingistai5-»je à mon tour. ---^ 'i Hîen que
;«« ce que je dis, " répliqua-.t»-olle. « Tenez-^le à
(i distance... » Des phrases de ce ton, dans cette
bouche, tu sais aussi bien que moi ce qu'elles
signi^ent \ le nom de Brisgonnet a été prpnoncé à
propos de mpi» Q^ yô l'être^ On ja§ef pu l'on va
jaser,, r »
rrr^ " Mme Étliorel est une méchante femme,
Ypilà tout » , répondit Madeleine « et tu ne peu^f
rendre le commandant responsable des vilains
propos d'une vieille cpquette, aigrie contre les
sentiments qu'elle n'inspire plus, v
»r!« (( Je ne le rends responsable de rien, opm»"
prends^moi » , dit Agathe. t( Npu§ avons toujours
su, en le recevant, tpi et moi, qu'il n'était pas du
monde- Il n'en a pas les égoïsmes. U n'en a pas
non plus Je? prudences. Ce n'est pas en Afrique
LÈS ÔEtJX SÔËURS lÔl
qu'il â pli acquérir la triste expérience des mé-'
chancètéà de s&lôU. Mais, avoue que tu èèrais la
prernière à ftiê blâmer si, fUôi qui l'ai, cette expé*-
rien(ie,jê laissais se prolonger Uftè situation qui
risqué dé mè compromettre d'àbôrd, et, puiè... >>
Elle eut un petit trémblêifiênt daus la voix, qui
n'était pas jôué, «et puis» , répéta*-t^elle, «qui tûè
fait souffrir )) .
— « Tu as doîiC chaîigê de sêiitiMêtlts depuis
ces dérniefs jours? » iiitèrrogêa Mme Liébaut.
rt Oui )) i ihsista-t-*ellfe, « d tu l'aimés comme tu
mé l'as dit, peUx-tu souffrir dé constater qu'il
t'aifhé aussi? Et il t'aitnè. Je té Ife répète, sa con-'
duite est inexplicable autrement. *
-^ n Et trouves-^tu explicable, s'il fli'âimê * ,
reprit viveuiéut la teuve, « qu'il n'essaie jamais
dé me parler plu* intitùétnent, dé Et rapprocher
de môit... Quand tioufe nous rencontrons au
théâtre, tu sais sôn attitude. Quand il vient en
visite à la maison, s'il me trouve seule, il reste à
peine vingft minutes, et c'est de sa part un effort
pour soutenir la plus banale Conversation qui con-
traste par trop avec d'autres circonstances ou
nous l'avons vu, toi et moi. Si vif d'esprit, si
prompt à la répartie, si brillant enfin. Arrive-^t4l
quand il y a déjà quelque personne? On dirait
qu'il en est heureux. Il reste là, s'il le peut, jus-
qu'à ce que le visiteur parte. Le plus souvent il
s'en va avec lui... Je ne suis pas Une de ces sottes
102 LES DEUX SUEIJKS
qui s'imaginenL, dès qu'un homme les regarde
d'une certaine manière, qu'elles ont inspiré la
grande passion. Je ne suis pas non plus de ces
fausses modestes qui nient d'être aimées contre
Tévidence. J'admets que M. Brissonnet a des
façons d'agir qui laisseraient croire qu'il est
épris de moi, mais j'affirme qu'il en a d'autres
qui démentent totalement cette première hypo-
thèse. Et voici pour moi la pierre de touche : oui
ou non, suis-je libre? Que l'on hésite à se décla-
rer quand on s'est attaché à une femme que l'on
ne peut pas épouser, c'est très naturel. Mais
quand on aime une veuve, qui n'a aucune raison
de ne pas désirer refiure sa vie, et quand elle
nous montre la sympathie que je lui montre, il
n'y a pas de timidité qui tienne... Ou bien on lui
demande sa main, ou bien l'on s'ouvre à quel-
qu'un, on tâte le terrain, avant de hasarder la
démarche définitive. Il a Favelles. Il a mieux que
Favelles... Qui? Mais toi-même. N'es-tu pas la
confidente désignée pour un pareil message? Or,
a-t-il parlé à Favelles? Non... T'a-t-il parlé? Non
encore... Que veux-tu que je conclue? »
— « Qu'il te trouve peut-être trop riche pour
iui » , répondit Madeleine, « tout simplement. Ce
scrupule serait pourtant bien dans son carac-
tère... »
— « Il ne se serait pas laissé aller à nous fré-
quenter, dans ce cas » , interrompit Agathe en
LES DEUX SOEURS 103
secouant la tête. « Il a toujours su que j'avais
de la fortune, et cela n'a pas été une objection
pour son orgueil. Il a cru, et il a eu très raison,
qu'en recevant un homme de sa valeur, nous
étions ses obligées. Et, pour ma part, j'ai tou-
jours cru que je l'étais. J'ai toujours agi vis-
à-vis de lui en conséquence. Il est assez intelli-
gent pour s'en être aperçu et en avoir tiré des
conclusions toutes contraires à celles que tu sup-
poses... D'ailleurs, » ajouta-t-elle après un si-
lence, «je ne suis pas de ton avis sur la manière
dont un grand cœur juge les différences de for-
tune entre êtres qui s'aiment, et, si tu réfléchis,
tu te rangeras toi-même au mien. S'il y a une
réelle bassesse d'âme dans le mélange de senti-
ment joué et de calcul réel, d'apparente passion
et de plat intérêt que représente un mariage
d'argent, il y a aussi une certaine mesquinerie
de nature dans un scrupule tel que celui dont tu
parles. Un héros, et Louis Brissonnet a l'âme
d'un héros, ne pense pas aux questions de dot
quand il s'agit d'une passion vraie. Il les ignore,
ce qui est la seule manière d'aimer réellement...
Kon. S'il ne se déclare pas, c'est qu'il y a autre
chose. "
— « Mais quoi? » fit Madeleine qui se sentit
rougyr. Elle aussi, elle avait souvent entrevu
un mystère dans les contradictions de certaines
attit^de^5 chez cet homme qui exerçait un tel
164 LËà ÔËtX «ÔÈURS
presti^je sur sa pensée. Agathe parlait de rêgâMs
fliés sut elle, mais quand Mme de Méris n'était
pas là, Madeleine avait, elle aussi, surpris d'autres
regards qui lui avaient infligé cet irrésistible et
profond tressaillement de la femme qui aimé et
qui se dit : u Je suis aimée!... « Ces impressions
avaient été si fugaces, si rapides, la réserve où
s^eflveloppâit Brissonnet vis-â-vis d'elle était si
refepectueuse, ai indifférente, il lui avait paru
si évidemment occupé dé sa sceur qu'elle s'était
chaque fois répondu à elle-même : « Quelle
folie!... Je rêve!... » Encore maintenant, elle se
refusa à écouter la réponse que la plus Sécrète
voix de son coôUr faisait à sa propre question, et
elle écoutait Agathe continuer.
-^ te Quoi?. . . Je ne sais pas. Il y à dès moments
où je me demande s'il n'est pas engagé dans une
liaison qu'il n'osé pas briser. Je ne m'en indigène*-
rais point. II était si seul, si malheureux, quand
il est revenu d'Afrique. Il â pu rencontrer une
fêfflme qui est entrée dans sa vie, pas assez pour
qu'il consente à l'épouser, assez pour qu'il se
considère comme engagé... Quoi qu'il en soit,
cette ineertitude ne peut durer, et le service que
je viens te demander, c'est tout bonnement de
m'aidef à en sortir. «
— « Moi? >J s'écria Mffle LiébaUt, avec une
émotion qu'elle n'arriva pas à dissimuler^ et»
allant au-devant de la prière que se préparait à
LES DEUX àCÉUftS 16S
formuler l'auti'e : « ïa voudrais que je m'interpose
entre vôuà?... Mftis Comment poarrâis*j 6? »
-=-*' «i Tu n'as paâtôUt à fait deviné ma penâéé» j
répondit Agathe. «Il ne s'agitpas d'un message de
moi à lui. Ta es ma sœur. C'est toi qui as connu
M. Briséonnet la première et qui ffle Tâs fait con-
naître. Imajjine que tu aies appris, par quelqu'un
qui ne soit pas moi, la malveillante remarque de
Mme Éthorel. Ne serait-il pas naturel que tu fin*
quiétassés? N'est'il pas naturel d'autre part qu'eâ^
timant le commandant comme tu l'estimes, tu le
juges absolument incapable de faire quoi que ce
soit qui compromette une femme, à moins qu'il
ne s'en rende pas compte?... Je te demande, ma
chère Madeleine, d'ag'ir comme tu agirais de toi*
même si \eè conditions étaient celles que je viens
de dire. Hésiterais-tu à faire venir M. Brissonnet
et à causer avec lui pour l'avertir des commen*
tâires de certains de nos amis? La conclusion d'un
pareil entretien n'eët pas douteuse : ou bien il ne
m'aime pas, et alors il s'excusera et nous ne le
reverrons plus. Ou bien il m'aime, et alors, dans
son trouble, il te découvrira son sentiment, il
voudra savoir ce qu'il peut espérer. . . Fine comme
je té connais, il te dira tout. . : Ah ! ma petite Made,
tu ne me refuseras pas cela ! ... C'est toi qui as voulu
que je le connusse, toi qui m'as tentée. Sané toi, je
rt^aurais jamais pensé à recommencer ma vie.
J'étais si résolue à rester libre ! Tu as vaincu mes
106 LES DEUX SOEURS
scrupules. Tu m'as fait accepter cette idée d'un
second mariage. Tu me dois de m'aider... Je
comprends que c'est bien délicat, bien intimi-
dant. . . Mais qui peut toucher cette question avec
lui, si ce n'est pas toi? Et il faut qu'elle soit tou-
chée. Encore un coup, je souffre trop de cette
incertitude. Ma réputation, c'est beaucoup. Il y a
quelque chose qui m'importe encore plus que ma
réputation, c'est mon cœur. Il n'est pas assez
pris pour que je n'aie pas encore la force de
renoncer à ce rêve, s'il m'est démontré que ce
n'est qu'un rêve. Mais il faut que je sache. Il le
faut... »
Elle avait parlé avec une passion ^grandissante
qui prouvait combien elle avait changé depuis ces
instants où elle affirmait, sur le quai de la gare de
Ragatz, son intention d'un éternel veuvage. Elle
disait alors : « Mon existence est telle que je l'ai
voulue, et sa fierté me suffit... » Et à cette
seconde même l'ironie du destin amenait dans
cette petite gare justement celui devant qui cette
fierté devait si vite plier. Une autre personne
avait changé davantage encore, c'était celle à qui
la jeune veuve, désireuse maintenant de rede-
venir une jeune femme, adressait ce pressant
appel. A mesure que l'aînée avait précisé le
détail de la mission dont elle souhaitait de char-
ger sa cadette, le cœur de celle-ci avait été agité
d'une palpitation de plus en plus forte. L'entre-
LES DEUX SOEf RS 107
tien auquel la conviait Agathe s'était dessiné,
(levant son imagination, dans son intolérable
détail. Elle s'était vue recevant celui qu'elle
aimait, — car elle l'aimait, et combien, elle
pouvait le constater à son trouble! — Ce serait
dans cette même pièce. 11 se tiendrait là, res-
pirant, vivant, la regardant, la bouleversant, par
sa seule présence et ne le sachant pas, ne de-
vant jamais le savoir, puisqu'elle voulait conti-
nuer de s'estimer, et rester vraiment fidèle à
rhonnéte homme dont elle portait le nom. Une
autre fidélité, celle qu'elle avait vouée à sa sœur,
exigerait que Madeleine fit plus. Il lui faudrait
provoquer chez son interlocuteur l'aveu de son
amour pour une autre. L'entendrait-elle, aurait-
elle la force de l'entendre dire : « J'aime Mme de
Méris?... II Si pourtant Brissonnet n'aimait pas
Agathe? Si une autre déclaration montait aux
lèvres de l'officier, obligé après cetle démarche
de Mme Liébaut de cesser ses visites chez les
deux sœurs et ne le supportant pas, parce qu'en
effet il aimait l'une d'elles, — mais pas celle qu'il
pouvait épouser?... Que deviendrait la femme
secrètement éprise, s'il lui fallait entendre des
mots dont la seule énonciation en sa présence
était un crime contre la foi jurée, contre ce foyer
qui si longtemps lui avait suffi, auquel elle tenait
toujours par tant de fibres, les meilleures, les
plus profondes de son être, par sa tendresse pour
108 LES DEUX SOÊÛftS
Châfloite et Georges, Sa fille et âôn Ôls, — et
àiissi par son affection si réelle pour leur père"?
N'êtaît-cé pas déjà une félonie (^uè d'éprouver,
même pour là combattre, cette sympathie pas-
sionnée, et à Tégâfd de qui?... Nôîl. Madeleine
né pouvait pas trâûsttiettfé le ïûésêage que sa
soeur lui demandait. Un tel entretien était ou trop
douloureux oU trop dangereux. N'aVàit-élle pas, et
le droit de décliner cette sôuffrariCe, etTôbli^atioii
d'éviter ce péril? Mais cômiûént fôftïiuler Ce refus
dont la vraie raison deVâit étté à tOUt prix Cachée?
Hêlâs! Quelles paroles pouvaient être plus dénon-
ciatrices que là gêîie âVeC laquelle elle répondit
évâsivément :
. — « Tu n'apéfçôis pas Un autre îfioyên pôuf té
renseigner?... Ne trôuvès-tu pas que Celui-là
risque d^àlléf contre tdfl propre désif?... »
— « Pourquoi? Je né comprends paâ » , inter-
rogea Agathe.
— « Mais parce qu'àbôrdér lin pâfeil sujet,
pour une pêrsônûè qui tô touche d'âUssi pfés quê
moi, c'est, tout bônneiûerit, offrir ta iftâin... »
— « Et après?... » répondit vivéfflênt Mme de
Méris. « Oui, après? Je n*ài jamais côîûpï'is que
l'on eût de la vanité dans les chôèês dé l*âmôuf .
ai M. Brissôhnèt m'aime, je té répète, Cette
démarche lui ira droit au CœUf , justement pôuP
cela. S'il y trouvé de quoi se choquèr, — c'est
bien cela que tu crains? — il ne m'àitnépàs.., Jélô
T,E,S PEUX SOEUPS 109
saurai, je veux le savoir., , Que peut-il arriver?
Qu'il raconte que j'ai vpulu Tépouser et que c est
lui qui n'a pas voulu?... k
i-« ({ Lui, raepnter cela?.,, » prgtestgi Made-
^eirie. «^ Il en est incapable!,., »
rrrr- « tié bien, alors? V reprit Agathe,.. «Non,
il n'y a pa§ d'autre moyen et tu ne nifi refuseras
pas de lui parler. . . à moins qu'il n'y ait, à oe refuSi
une raison que tu ne me dises pas... »
-r- « A,toi?>i fit Mme Liébaut.., «« Quelle raison
veux^rtu qu'il y ait?.., !» Sa sœur, qui la regardait
fixement, put voir le sang affluer tout d'un coup
à ses joues pâlies, puis se retirer et les laisser plus
pâles encore, comme ai le coEur de la jeune
femme s'était contracté, sous cette question, dans
un spasme trop fort. Ce n'était pas la première
fois que l'amée surprenait che?: sa cadette des
signes de troubles intérieurs. Elle n'avait pas
cherché à se les expliquer- Ses idées toutes faites
sur le caractère de Madeleine se mettaient entre
elle et une observation directe, comme il arrive si
souvent dans les rapports de famille. Pour la pre-
mière fois, à cette minute, et dans un de ces accès
de subite lucidité que la passion trouve à son ser-
vice, par un instinct presque animal, un soupçon
traversa son esprit, Ce ne fut qu'un éclair, et,
aussitôl;, elle rejeta la pensée qui venait de l'as-
saillir, non sans en garder Qomme un frisson, et
elle répliqua :
110 LES DEUX SOEURS
— « Aucune, en effet, aucune... Tu m'as paru
étrangle tout à l'heure, alors... »,
— « Alors?... » insista Madeleine.
— " Il n'y a plus d'alors, « répliqua Mme de
Mérls. « Mais, je t'en supplie, Madeleine, ne con-
tinue pas à me dire non. Je te le jure » , et sa voix
se fit profonde, « ce serait un mauvais service à
me rendre... »
— « Je parlerai à M. Brissonnet » , répondit
Madeleine, après un bien court instant d'une
suprême lutte, durant lequel elle n'avait pu
empêcher que ses paupières ne battissent ner-
veusement, que sa bouche ne tremblât. Épou-
vantée devant cette flamme de lucidité soudain
allumée dans les prunelles d'Ag^athe, et devant la
menace de ses dernières paroles, elle avait cru
que cette immédiate soumission rassurerait une
défiance qui portait sa misère au comble. Elle
ne se doutait pas qu'elle venait au contraire
d'accroître encore, chez celle dont elle était la
secrète et involontaire rivale, la sensation d'un
mystère. Du moins une interrogation qui, en ce
moment, lui eût été trop pénible, lui fut épar-
g^née par un très simple hasard, la venue pré-
cisément de cette Mme Éthorel, dont la malveil-
lante remarque, la veille, avait servi de prétexte
à la prière d'Agathe. Celle-ci n'eut que le temps
de dire à sa sœur, durant les deux minutes qui
séparèrent l'entrée du domestique demandant si
LFS DF.LX SOEURS 111
madame voulait recevoir, et l'entrée de la visi-
teuse.
— — « Tu lui parleras, mais quand?»
— tt Demain » , répondit Madeleine, « je vais
lui écrire qu'il vienne à deux heures... »
— tt Merci » , dit Agathe, et comme le bruit
du pas de Mme Ethorel montant l'escalier se
faisait entendre : « Je vous laisserai seules. La
Vieille Beauté vient te raconter que je me com-
promets, tu verras... Va; il est nécessaire d'en
finir... •
VI
CONTAGIONS DE JALOUSIE
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé et la
« Vieille Beauté » , comme la jeune veuve avait
appelé la nouvelle venue avec l'insolence de ses
trente ans, était en effet occupée à rapporter per-
fidement à la sœur cadette les propos de leur
monde sur la cour que l'officier faisait par trop
ouvertement à la sœur aînée. L'indiscrète ne
devinait pas quel retentissement chacune de ses
paroles avait dans cette sensibilité si blessée. Mais
qui devine les souffrances des autres, alors même
que ces autres nous tiennent de tout près au cœur?
Crucifiée par les propos de Mme Éthorel, si incon-
sidérés dans leur malveillance, Madeleine ne se
11? LES PEUX SOEUUS
doutait pas, çille pou plus, qu'au même moment
Agfathe recevait des coups pareils, et de queilc
main! Elle en eût frémi d'épouvante jusque dans
ses moelles, Mmf! de Méris avait fait qomme elle
avait dit. Elle avait quitté la plaç§ presque ausgi-r
tôt la visiteuse ei^trée, non qans avoir échangé
avec elle toutes les chatteries de deux femmes de
la môme société qui se sont vues 1q veille, qui se
reverront demain et qui se câlinent Tune l'autre
en se déchirant. D'ordinaire Agathe n attachait pas
à ces petites simagrées de salon plus d'importance
qu'elles ne méritent. Mais quand on vient de tra-
verser certains soupçons, on supporte plus diffi-
cilement la fausseté de ces protestations pourtant
très banales et au fond inoffensives, derrière les-
quelles s'abritent les perfidies de société. L'évi-
dence que, sous le? caressants papota^eç de deux
amies qvii se sourient tendrement, ?e cachent de
jolies petites haines toutes prêtes à griffer et à
mordre — cette évidence dont on sourit comme
d'une chose plutôt divertissante, slu^ heures d'jn-
dulgente observation, -r- apparaît soudain comme
une chose affreuse, si un petit indice vqvis a dé-
noncé à litnproviste une trahigon dans un être
aimé. L'idée d'un universel mensonge autour
de votre aveuglement vous fait frémir. C'était
cette impression qu'éprouvait Agathe, sans se
rendre encore bien compte du motif, en descen-
dant l'escalier de l'hôtel de sa sçeur.
LES DEUX SOEURS 113
— « Gomme ou est trompée tout de même ! ... »
se disait-elle. « Qui croirait à voir cette femme
m'embx'asser, comme elle fait, chaque fois que
nous nous rencontrons, qu'aussi tôt la porte fermée
elle me diffame?... Dieu sait les insinuations aux-
quelles elle se livre en cet instant!... Tant mieux
d'ailleurs! Elle me rend service. Madeleine cons-
tatera que je n'ai pas exagéré. — Comme il est
nécessaire qu'elle parle à Louis, et vite!... » Elle
appelait Brissonnet de son prénom, quand elle évo-
quait son image, pour elle seule. « Il est extraor-
dinaire qu'elle n'ait pas compris cela toute seule
et depuis longtemps... Mais non. Elle a été bou-
leversée de ma demande. Pourquoi?... Tout son
sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru qu'elle allait se
trouver mal. Pourquoi?... Est-ce que?... » La ré-
ponse à cette question se formula soudain dans
l'esprit de la sœur, si longtemps envieuse, avec
une netteté qui la fit se contracter tout entière.
Elle ferma les y^ux presque convulsivement en se
disant «Non, non, " à voix haute. Puis, tout bas :
a Non. Ce n'est pas possible. Madeleine aime son
mari, et elle m'aime. Elle ne le trahirait pas,
et moi, elle n'aurait jamais pensé à me présenter
cet homme, avec l'intention déclarée de me le
faire épouser, si elle avait pour lui un intérêt
trop vif. Ce sont des chimères, de vilaines, de
hideuses chimères. La vie est déjà si triste, on a
si peu de vrais amis! S'il fallait encore ne pas
114 LES DEUX SŒURS
croire à une sœur pour qui l'on a toujours été
parfaitement bonne, c-e serait trop dur... Non.
Ce n'est pas... Non. Non. »
Elle s'était surprise à prononcer de nouveau
cette formule de dénég^ation à voix haute, tout en
s'installant dans l'automobile électrique qui lui
servait à Paris pour ses courses, et qu'elle avait
laissée à la porte des Liébaut. Elle avait donné
au mécanicien l'adresse d'une de ses amies dont
c'était le jour. Au lieu de descendre, quand la voi-
ture s'arrêta, elle jeta une nouvelle adresse à
l'homme, celle d'un mag^asin situé à une autre
extrémité de Paris, où elle n'avait aucune espèce
de besoin de se rendre. La perspective de se
mêler à une causerie d'indifférents lui avait paru
insupportable. Son coupé allait, gflissant d'un
mouvement rapide et sans secousse, dans le cré-
puscule commençant de cette fin d'après-midi de
novembre. Un brouillard s'était levé, presque
jaunâtre, que les lanternes des voitures trouaient
de leurs feux, fantastiquement, et en dépit du
o non " prononcé tout à l'heure avec tant d'éner-
gie, Ag^athe de Méris se posait de nouveau la ques-
tion qui avait surgi devant sa pensée, cet : « Est-
ce que?... » énigmatique, qui enveloppait de trop
douloureuses hypothèses. Elle osait maintenant
les regarder en face et aller jusqu'au bout de leur
logique : — « Est-ce que Madeleine aimerait
LES DEUX SOEURS 115
Louis Brissonnet,?... Quand elle m'a écrit de ila-
gatz, pour me parler de leur rencontre, je me
rappelle, j'ai été étonnée de son enthousiasme.
J'ai expliqué cela par cette facilité à l'eng^ouement
qu'elle a toujours eue. J'ai voulu y voir une preuve
de plus que ce projet d'un second mariage pour
moi lui tenait vraiment au cœur. J'en ai souri et
je lui en ai été reconnaissante. Si je m'étais trom-
pée pourtant?... Non. Encore non. Elle ne me l'au-
rait pas présenté... Puis-je supposer qu'elle l'ait
fait uniquement pour s'assurer des facilités de le
revoir?... Et pourquoi non? Elle a toujours été si
personnelle, si peu habituée à se contraindre!
Tout lui a toujours tant réussi!... Ce serait un
infâme procédé... Allons donc! Une femme qui
aime hésite-t-elle sur les procédés? Madeleine
aura spéculé sur cette froideur qu'elle m'a si
souvent reprochée. Ma froideur! Parce que je
n'étale pas mes sentiments comme elle! C'aura
été son excuse à ses propres yeux. Elle se sera
dit : ma sœur n'aimera jamais cet homme, je ne
lui ferai donc aucun tort, et moi, elle me servira
de paravent... Je crois que je deviens folle. Ce
serait admettre qu'elle trahit son mari... Et ce
n'est pas! Ce n'est pas! "
Comme on voit, ce petit monologue sous'
entendait de singulières sévérités de jugement en-
vers la tendre et pure Madeleine, et de bien immé-
ritées, de bien gratuites aussi. Le principe de cette
116 LES DEUX SŒURS
injuslice était dans la secrète et constante mal-
veillance, nourrie si longtemps par l'aînée des
deux sœurs contre la cadette. Souffrir, comme
Agathe avait fait, pendant des jours et des jours,
du bonheur d'une autre, c'est nécessairement se
former des idées inexactes sur le caractère de
cette autre. Elle avait trop souvent critiqué les
manières d'être de Madeleine, et avec trop d'acri-
monie, pour n'avoir pas perdu le sens exact de
cette exquise nature. Rien de plus fréquent, in-
sistons-y, que ces erreurs d'optique entre per-
sonnes qui se voient sans cesse et ne connaissent
d'elles que des images fausses. Ces méconnais-
sances sont à l'origine de presque toutes les
tragédies de famille, autant que les discussions
d'intérêt. Que de fois nous nous étonnons de
constater que les qualités les plus évidentes d'un
fils sont ignorées par ses parents, qu'un frère
ne discerne pas chez un frère une valeur qui
éclate aux yeux du premier venu! Depuis des
années, Mme de Méris avait été, dans maintes
circonstances, dominée à l'égard de sa sœur par
cette illusion à rebours, mais jamais comme à
cet instant. L'automobile continuait d'aller, l'ar-
rêtant ici, l'arrêtant là, devant une boutique,
devant une autre. En proie à cette fièvre où
l'on ne peut supporter ni la solitude, ni la
compagnie, Agatlie multipliait les courses inu-
tiles, — en vain. Elle n'échappait pas à la ja-
LES DEUX SOEURS HI
lousie qui la mordait au cœur aussitôt qu'elle se
remettait en tête-à-tête avec ses pensées.
— « Ce n'est pas?... » reprenait-elle. «Et pour-
quoi cela ne serait-il pas?... N'apprend-on point
tous les jours, par un scandale absolument inat-
tendu, des secrets que Ton n'aurait pas même
imaginés comme possibles dans certaines exis-
tences? Tromper, c'est jouer la comédie, c'est
feindre un personnage que l'on n'est pas... Et
puis, Liébaut est un excellent, un brave garçon,
mais qu'il est commun! Qu'il est lourd! Si un
homme réalise le type du mari trahi, c'est bien
lui... i> La rancune de la veuve pour le mariage
heureux de sa sœur ne la rendait pas d'habitude
très indulgente pour son beau-frère le médecin.
Elle la retrouvait, cette rancune, au service de ses
iniques soupçons : <« Mais, pour que Madeleine le
trahît, il faudrait qu'elle eût Biissonnet pour com-
plice... Pour complice? Alors, les attitudes de
Louis avec moi, ses regards, ses silences, où j'ai
cru deviner tant d'émotions cachées, seraient
autant de mensonges! Non, je ne veux pas croire
de lui cette infamie. Je ne le veux pas... Au con
traire, s'il a deviné que Madeleine l'aime, tandis
que lui ne l'aime pas, cette idée ne suffit-elle pas
à expliquer qu'il n'ose pas se déclarer?. . . Oui. La
voilà, la vérité... C'est la raison pour laquelle
Madeleine a tant changé depuis ces dernières se-
maines. Elle voit que Louis m'aime, et elle, elle
Î18 LES DEUX SOEURS
aime Louis. C'est la raison pour laquelle il se tait.
Il ignore tout de mes sentiments. Elle lui a laissé
voir tout des siens. . . Il a pitié d'elle, et sans doute
aussi, il pense que s'il me demande ma main, elle
se jettera en travers... Et moi qui me suis confiée
à elle, moi qui l'ai chargée de ce message ! . . . C'est
préférable ainsi. Je saurai à quoi m'en tenir. Ah!
S'il m'aime, je ne me laisserai pas prendre mon
bonheur. Et il m'aime! il m'aime!... »
La jeune femme s'était répété ce mot passion-
nément, afin d'en redoubler l'évidence. Son âme
tourmentée s'y était fixée, comme à un point
solide, où trouver un appui et de la force, quand
après deux heures de ces méditations contradic-
toires, où tour à tour elle avait incriminé et inno-
centé sa sœur, l'automobile s'arrêta enfin à l'en-
trée de la maison qu'elle habitait. C'était une
grande bâtisse pahtiale, pour employer le voca-
bulaire barbare d'aujourd'hui, à l'angle de l'ave-
nue des Champs-Elysées et d'une des rues qui la
coupent. Mme de Méris occupait dans ce cara-
vansérail un vaste appartement d'une installation
intensément moderne, — un peu par esprit d'op-
position au petit hôtel intime de Madeleine. Elle
demeura étonnée de voir stationner devant sa
porte un coupé à caisson jaune attelé de deux
petits chevaux, l'un blanc et l'autre noir. Elle
reconnaissait la voiture de louage dont son beau-
frère se servait pour ses visites :
LES DEUX SŒURS 119
— « Tiens, « se dit-elle, aLiébaut a un malade
dans ma maison? « Puis aussitôt : « A moins
qu'il ne soit chez moi... Chez moi? Pour quel
motif, lui qui ne vient pas me voir deux fois par
an?... )) Après ses réflexions de tout à l'heure,
une explication de cette visite irrégulière s'offrit
à elle, qui lui fit battre le cœur, tandis que l'as-
censeur, trop lent à son g^ré, l'emportait vers son
troisième étage : « Se douterait-il de quelque
chose?... Mais de quoi?... »
Le médecin était chez sa belle-sœur en effet. Il
l'attendait dans une espèce de boudoir dont le seul
aspect faisait un contraste significatif avec le coin
si privé, si individuel, où, deux heures aupara-
vant, Madeleine recevait Agathe. Ce petit salon de
l'ainée aurait suffi à dénoncer les côtés tendus,
guindés, et, pour tout dire, prétentieux de sa na-
ture. Cette pièce, où elle se tenait cependant beau-
coup, avait l'impersonnalité d'un décor. Mme de
Méris avait essayé d'en faire une copie, strictement
classique, d'une chambre du dix-huitième siècle.
Elle avait obtenu un ensemble si visiblement com-
posé qu'il en était froid, artificiel, et surtout, ce
n'était pas^ore salon. Sa grâce un peu raide y était
trop déplacée, et non moins déplacée à cette mi-
nute la physionomie du docteur François Liébaut,
qui, professionnellement vêtu de la redingote
noire, allait et venait parmi ces étoffes et ces
meubles clairs. C'était, on l'a déjà dit, un homme
laO LES DEUX SŒURS
de quarante et quelques ajinées, vieilli avant l'âge.
Il avait ti'op peiné, dans ces conditions de détes-
table hygiène où vivent nécessairenment les méde-
cins lorsqu'ils cumulent les labeurs de la clientèle
et des recherches personnelles. Son teint brouillé
où dominaient les nuances jaunes révélait la fu-
neste habitude des repas pris vite et irrégulière-
ment entre deux consultations. Sa tête penchée
en avant racontait une autre habitude, et non
moins funeste, celle des longues séances à son
bureau le soir, quand, la journée du praticien à
peine finie, celle du savant commençait. Les per-
sonnes qui s'intéressent à cet ordre de questions
connaissent son beau traité des Cachexies^ où se
trouvent exposées des théories neuves, notamment
sur ces deux redoutables maladies des capsules
fcurrénales et du corps thyroïde qui conservent
une gloire funèbre aux noms d'Addison, de Base-
dow et de Graves. Le caractère très spécial des
études du mari de Madeleine suffit à expliquer
comment la jeune femme, toute intelligente et
toute dévouée qu'elle fût, n'avait pu s'y intéresser
véritablement. Elle avait beau être une créature
très délicate, très souple, et, par conséquent,
très disposée à modeler ses goûts sur ceux de
l'homme distingué qu'elle avait épousé, son ima-
gination avait été incapable de le suivre dans des
analyses si austères, si répugnantes par certains
points à une sensibilité neuve et fine. Elle avait vu
LES DEUX SOEURS 121
travailler François en l'admirant de son inlassable
patience. Elle avait aussi admiré son dévouement
envers ses malades, les noblesses de son désinté-
ressement, mais tout le domaine technique où
son mari vivait en pensée lui était resté fermé, et
depuis quelque temps hostile. C'est le danger qui
menace les ménagées des hommes trop profondé-
ment enfoncés dans des recherches d'un ordre trop
abstrait. Quand ils ont épousé une femme très
simple, elle se résigne à jouer auprès d'eux le rôle
de la Marthe de l'Écriture : « Elle allait s'empres-
sant aux divers soins du service. » Mais il arrive
que cette Marthe, une fois sa besogne finie, vou-
drait devenir Marie, celle qui « s'asseyait aux
pieds du Seigneur, pour écouter sa parole » et
qu'elle est malheureuse de ne le pouvoir pas! Plus
simplement et sans métaphores, Madeleine Lié-
baut était de celles qui, pour être tout à fait heu-
reuses dans le mariage, ont le besoin d'une union
absolue, totale, des cœurs et aussi des esprits.
Faute de cette union, inconciliable avec un pareil
métier et de pareilles recherches, elle s'était très
tôt sentie un peu solitaire, même entre ses deux
enfants, et auprès de ce compagnon qui dépensait
toute son intelligence à écrire des pages emplies
de ces « cas >» abominables, enchantement des
cliniciens. Quelques-uns de ces u cas » étaient
quelque chose de plus pour la mère. On se rap-
pelle que sa petite fille avait souffert, à la suite
122 LES DEDX SOEURS
de rhumatisme*, d'une légère atteinte de chorée,
guérie par les eaux de Ragatz. Or, un des cha-
pitres du grand ouvrage de son mari portait
ce titre dont le seul énoncé poursuivait Made-
leine d'une cruelle menace : Des rapports de la
Chorée et de la maladie de Basedow . Elle avait cher-
ché ces pages dans la bibliothèque du médecin,
poussée par cette torturante curiosité du pronostic
que connaissent trop tous ceux qui ont vu souffrir
un être aimé sans bien comprendre son mal. Les
sentiments de la mère à l'égard de la Science de
son mari étaient depuis lors très complexes : elle
éprouvait une reconnaissance anticipée pour
l'habileté avec laquelle le médecin soignerait leril
fille si jamais ce funeste présage se réalisait. Elle
en voulait à cette Science du frisson où une
pareille appréhension la jetait. C'étaient ces
impressions qui l'avaient préparée, inconsciem-
ment, à subir la nostalgie d'une autre existence,
auprès d'un autre homme. La rencontre aux eaux
avec l'héroïque officier d'Afrique avait soudain
donné une forme à ses rêves. Elle s'était juré que
personne au monde ne devinerait l'éveil en elle
d'un émoi qui faisait horreur à ses scrupules.
Hélas ! Elle avait été devinée par celui à qui elle
aurait le plus passionnément désiré cacher la bles-
sure soudain ouverte au plus secret de son cœur,
François Liébaut lui-même, et le mari malheu-
reux allait initiera sa découverte cette sœur dont
LES DEUX SOEURS 12$
la perspicacité jalouse avait déjà tant effrayé
Agathe.
Quand Agathe entra dans le salon, son premier
regard lui apprit ce qu'elle avait pressenti : la
visite de son beau-frère annonçait un événement
extraordinaire. Lequel? Le visage du médecin,
grave d'habitude, mais d'une gravité distraite et
vague, celle de l'homme qui suit ses idées, était
comme tendu, comme contracté par un ronge-
ment de soucis. En même temps, l'émotion de
l'entretien qu'il se préparait à provoquer avec la
sœur de sa femme lui donnait une inquiétude
dont la fièvre se reconnaissait à ses moindre!
mouvements. Ses doigts se crispaient sur le dos
des meubles, autour des bibelots qu'il prenait
et reposait sans les voir. Ses paupières battaient
sur ses yeux qui n'osèrent pas d'abord se fixer
sur son interlocutrice. La conversation à peine
engagée, ce fut au contraire, de sa part, cette
ardente, cette prenante inquisition des prunelles,
qui ne veulent pas laisser échapper le plus petit
signe, dans leur avidité de savoir... De savoir?
Mais quoi? Obsédée elle-même par les pensées
que l'entrevue de cette après-midi lui avait infli-
gées, comment Agathe n'eùt-elle pas aussitôt
soupçonné la vérité? Son beau-frère était venu
cliez elle, avec le projet de lui parler des relations
de Madeleine et de Brissonnet. Pour lui non plus,
ces relations n'étaient donc pas claires?... La
iâ4 LES DEUX sceuRS
curiosité d'apprendre si elle avait deviné juste,
était si forte aussi chez la jeune veuve qu'elle se
sentit trembler, et, dans l'incapacité de cacher son
énervement, elle feignit une inquiétude bien dif-
férente de celle qui la poignait réellement :
— « Gomme vous semblez troublé, Fran-
çois!... » demanda-t-elle en allant droit à lui, et
lui prenant la main : « Qu'y a-t-il?... Ma sœur
n'est pas plus souffrante?... Je l'ai quittée un
peu fatiguée... Ce n'est pas cela? Non... Il n'est
rien arrivé à Georges et à Charlotte, au moins?...
Mais parlez, parlez... »
— « Calmez-vous, ma chère Agathe « , dit
Liébaut. L'instinct du métier venait de lui faire
prendre, à lui, si profondément remué de son
côté, le ton qu'il aurait eu au chevet d'un malade
en proie à une surexcitation nerveuse. « Non » ,
continua-t-il d'une voix qui s'émouvait à son tour,
« il n'est rien arrivé à personne, heureusement...
Pourtant vous avez raison, c'est à cause de Made-
leine que je suis ici. C'est d'elle que je suis venu
vous parler... »
Mme de Méris n'avait jamais approuvé, on ne
l'ignore pas, le mariage de sa cadette, et le bonheur
apparent de cette union bourgeoise n'avait pas
contribué à diminuer cette antipathie. Aussi ne
s'était-elle jamais donné la peine d'étudier ce
beau-frère dont elle rougissait un peu, malgré sa
haute valeur. Là encore, la ffrande loi de la mé-
LES DEUX SCXIURS 125
sintelligence familiale par idée préalable avait
accompli son oeuvre. Madeleine avait jugé Lié-
baut, une fois pour toutes, et condamné. Elle
s'était formé de lui l'image d'un très honnête per-
sonnage, et très ennuyeux, supérieur sans doute
dans son métier, mais absorbé dans des travaux
qui ne l'intéressaient, elle, en aucune manière, et
absolument dépourvu de toute conversation. Qu'il
eût pu plaire à sa cadette, elle avait, dès le pre-
mier jour, déclaré ne pas le comprendre, et sa
malveillance à l'égard de cette sœur secrètement
jalousée avait trouvé là une occasion unique de
s'exercer, sous la couleur d'une généreuse pitié.
Elle ne soupçonnait pas que cet homme, silen-
cieux et modeste, volontiers effacé dans le monde,
avait une délicatesse presque morbide d'impres-
sions. François Liébaut était un de ces sensitifs
qui perçoivent les moindres nuances, qu'un air de
froideur surpris chez un de leurs proches para-
lyse, qui souffrent de la plus légère marque d'in-
différence. Cette exquise susceptibilité du cœur
ne semble guère conciliable avec les dures disci-
plines de l'Hôpital et de l'École Pratique. Elle
existe pourtant chez quelques médecins, et,
comme il arrive quand il y a une antithèse radi-
cale entre les exigences de la position et les pré-
dispositions natives, celles-là exaspèrent celles-ci
au lieu de les guérir. Le mari de Madeleine appar-
tenait a cette espèce très rare, et si aisément mé-
126 LES DEUX SŒURS
connue, de» praticiens qui deviennent des amis
pour leurs clients, que les larmes d'une mère au
chevet d'un enfant mourant bouleversent, qui sont
atteints par Ting^ratitude d'un malade comme par
une trahison. L'on devine, d'après ces quelques in-
dications, ce qu'avait été pour lui, dès ses fian-
çailles, l'antipathie latente de la sœur de sa femme.
Il avait d'abord essayé de désarmer Ag^athe, gau-
chement. N'y réussissant pas, il avait fini par accep-
ter cette hostilité, se repliant, s'enveloppant lui-
même d'indifférence. Pour qu'il fût venu, ce soir,
prendre sa belle-sœur comme confidente il fallait
qu'il fût en proie à une crise bien forte de souf-
france. Gela, Mme de Méris l'avait reconnu aus-
sitôt, mais ce que les premières phrases de son
beau-frère lui révélèrent et qu'elle n'eût jamais
miême imaginé, ce fut la perspicacité exercée par
ce taciturne à son endroit, durant tant d'années.
Ce fut surtout la finesse et la fierté de cette âme
qu'elle avait considérée comme si peu digne d'in-
térêt, comme si vulgaire, — pour employer un
de ses mots. Ce fut enfia le drame caché, le des-
sous vrai d'un ménage dont elle avait incons-
ciemment envié la tranquillité, en affectant d'en
dédaigner le caractère « pot-au-feu " . Agathe
avait rêvé pour elle-même d'aventures romanes-
ques. L'issue de cette petite tragédie sentimentale
où les avait engagées, sa sœur et elle, une secrète
rivalité d'amour, devait lui apporter l'évidente
LES DEUX SOEURS 127
preuve queee romanesque tant souhaité ne réside
ni dans les événements exceptionnels, ni dans les
destinées extraordinaires. Les cœurs sérieux et
profonds, ceux qui ont « accepté » leur vie, —
comme elle avait dit ironiquement sur le quai de
la gare, — qui s'y sont attachés par leurs fibres
les plus secrètes sont aussi ceux qui éprouvent au
plus haut degré ces émotions intenses, vainement
demandées par tant d'imaginations déréglées aux
révoltes et aux complications :
— « Agathe » , reprit Liébaut après un silence,
« les choses que j'ai à vous dire sont si graves, si
intimes, qu'au moment de les formuler les mots
me manquent... Nous n'avons jamais beaucoup
parlé à coeur ouvert, vous et moi. Ne voyez pas
un reproche dans cette phrase... » , insista-t-il en
arrêtant sa belle-sœur d'un geste, comme elle
protestait. « La faute est toute à moi qui ne vous
ai pas fait voir assez à quel point j'étais disposé à
vous aimer comme un frère... Mais oui, j'ai tou-
jours été ainsi, même avec Madeleine. Je ne sais
pas me raconter. C'est ridicule, je m'en rends
trop compte, un médecin timide, un médecin
sentimental et qui garde à part lui des impressions
qu'il n'ose pas exprimer!... C'est ainsi pourtant,
et sur le point d'avoir avec vous un entretien d'où
dépend peut-être tout mon bonheur, il faut que
je vous aie dit d'abord cela, pour que vous ne me
croyiez pas fou, tant l'homme que je vais vous
128 LES DEUX SŒURS
montrer diffère de celui que vous connaissez, ou
croyez connaître... »
— « Celui que je connais »» , répondit Mme de
Méris, « a toujours été le meilleur des maris et
le plus aimable des beaux-frères... «
— « Ne me parlez pas ainsi... », interrompit
Liébaut, presque avec irritation et il ajouta aus-
sitôt : rt Pardon ! . . . A de certaines minutes solen-
nelles, et nous sommes à l'une de ces minutes,
les phrases de courtoisie font du mal. On ne
peut supporter que la vérité... D'ailleurs », et
son visag^e exprima une résolution soudaine,
presque brutale, celle de quelqu'un qui, voulant
en finir à tout prix, renonce d'un coup aux préam-
bules qu'il avait préparés longuement et va droit
à son but. . . « D'ailleurs, à quoi bon revenir sur les
maladresses que j'ai pu avoir dans mes rapports
avec vous? Je suis le mari de votre sœur. Nous
sommes attachés l'un à l'autre par le lien le plus
étroit qui existe, en dehors de ceux du sang. Nous
ne faisons, vous, ma femme et moi, qu'une
famille. J'ai le droit de vous poser la question
qui me brûle le cœur et je vous la pose... Agathe,
voici maintenant plus de trois mois qu'un homme
est entré dans notre intimité, qu'aucun de nous
ne connaissait que de nom auparavant... Chaque
semaine écoulée, depuis lors, n'a fait que rendre
plus grande cette intimité... Cet homme n'est
pas seulement reçu chez vous et chez nous, il
LES DEUX SCŒURS 129
s'est fait présenter à tous nos amis. Quand on
nous invite, vous et nous, on l'invite. Allons-nous
au théâtre, vous et nous? Il y va... A une exposi-
tion? Il s'y trouve... Cet homme est jeune, il
n'est pas marié... Agathe, je vous demande de
me répondre avec toute votre loyauté : est-ce à
cause de vous que le commandant M. Brissonnet
vient dans notre milieu, comme il y rient? Est-ce
à cause de vous,... » répéta-t-il. Et sourdement,
comme s'il avait eu honte d'avouer la souffrance
qu'enveloppait cette simple et angoissante de-
mande : (i ou de Madeleine?... »
Un sursaut involontaire avait secoué la sœur
aînée. Pour que son beau-frère en fût arrivé, lui
si discret, si réservé, à poser cette question, direc-
tement, — répétons le mot, — brutalement, il
fallait qu'il eût observé des faits positifs, — quels
faits? — qu'il eût commencé de suivre une trace,
— quelle trace? Une réponse non moins directe,
non moins brutale venait aux lèvres de la rivale
éprise et jalouse : '« Dites tout, François. Vous
croyez qu'il peut y avoir un secret entre Madeleine
et Brissonnet? Vous le croyez. Sur quels indices?
Gomment?... » Elle eut l'énergie de se dominer,
un peu par cet instinct de franc-maçonnerie du
sexe qui veut que, devant l'enquête pressante d'un
homme, une femme se sente d'abord solitJairo
d'une autre femme. Entre sœursj même qui ne
sont pas très intimes, cet instinct est plus fort
8
130 LES DEUX SŒURS
encore, plus spontané, plus irrésistible. Et puis,
montrer aussitôt combien cet interrog^atoire de
son beau-frère la bouleversait, c'était, pour
Ag^athe, avouer ses propres sentiments. C'était
dire qu'elle aimait et qui elle aimait. C'était man-
quer à cette surveillance de soi, poussée chez
elle, depuis tant d'années, jusqu'à la roideur, en
particulier dans ses relations avec le mari de sa
sœur cadette. C'était enfin risquer de ne pas
apprendre ce qu'elle désirait savoir, maintenant,
à n'importe quel prix. Un autre instinct, celui de
ruse et de diplomatie, toujours éveillé chez les
femmes les plus violemment emportées par la
passion, lui lit trouver sur place un moyen sûr
d'arracher son secret à cet homme, impatient,
lui aussi, de savoir. Il allait lui dire toutes ses
raisons d'être jaloux.
— « C'est à mon tour de vous supplier de vous
calmer, mon cher François '> , répondit-elle. « Oui,
calmez-vous. Il le faut. Je le veux. . . Vous me voyez
stupéfiée de ce que j'apprends... En premier Heu,
que vous croyez avoir quelque chose à vous repro-
cher dans votre attitude vis-à-vis de moi?. . . Je vous
répète que je vous ai toujours trouvé si bon, si
affectueux, et ce ne sont pas des formules de cour-
toisie, je vous le jure. Mais nous reviendrons
là-dessus un autre jour. . . J'arrive tout de suite au
second point, le plus important, puisqu'il paraît
vous bouleverser, à ces assiduités de M. Bris-
LES DEUX SŒL'RS 131
sonnet auprès de Madeleine et de moi. Je
vous répondrai en pleine franchise. Pour qui le
commandant fréquente-t-il chez elle et chez
moi?... Ni pour l'une ni pour l'autre, que je
sache — du moins jusqu'ici. Pas pour moi, puis-
qu'il ne m'a pas demandé ma main et que je suis
veuve. Pas pour Madeleine, puisqu'elle n'est pas
libre. Vous n'allez pas faire à ma sœur l'injure de
penser qu'elle se laisse faire la cour, n'est-ce
pas?... Je vous préviens que si vous avez de
pareilles idées, je ne vous le pardonnerai point...
M. Brissonnet fréquente chez nous parce qu'il est
seul à Paris, désœuvré, et que nous le recevons
comme il mérite d'être reçu, après ses belles
actions et ses malheurs. Tout cela est très simple,
très naturel... Encore un coup, revenez à vous,
François. Ai-je raison?... »
Elle le regaraait en parlant, avec un demi-sou-
rire qui tremblait au coin de ses lèvres fines. Il y
avait dans sa voix un je ne sais quoi de forcé
auquel son interlocuteur ne se trompa point. Le
métier du médecin est comme celui du peintre de
portraits. Il habitue ceux qui l'exercent à des
intuitions instantanées qui semblent tenir du
miracle. Le plus petit changement d'une physio-
nomie leur est saisissable. Quand ce pouvoir
d'observation est au service d'une simple curio-
sité, l'homme peut ne pas bien traduire ces signes
qu'il sait si bien voir. Mis en jeu par la passion,
kZ2 LES DEUX SŒURS
cet esprit professionnel aboutit à des lucidités
littéralement foudroyantes pour ceux ou celles qui
en sont l'objet, et Ag^athe écoutait avec une
stupeur déconcertée Liébaut reprendre :
— « Vous mentez, Agathe, et vous mentez mal.
Si c'était vrai que M . Brissonnet ne fréquentât notre
milieu ni pour vous ni pour Madeleine, vous ne
seriez pas émue comme vous l'êtes, en me répon-
dant. . . Tenez » , insista-t-il ; et lui saisissant la main,
il lui mit le doigt sur le pouls avant qu'elle eût pu
se soustraire à ce geste d'inquisition... «Pourquoi
votre cœur bat-il si vite en ce moment?... Pour-
quoi avez-vous là, dans la gorge, un serrement qui
vous force à respirer plus profondément?. . . Pour-
quoi?... Je le sais et je vais vous le dire. Vous
aimez le commandant Brissonnet. Vous l'aimez...
Si j'en avais douté, je n'en douterais plus, rien
qu'à vous regarder maintenant. . . »
- — « Du moment que vous pensez ainsi... »,
répondit Agathe en se dégageant... «je ne com-
prends plus du tout votre démarche, permettez-
moi de vous le dire, François. J'ajoute qu'il y a
des points auxquels un galant homme doit toucher
très délicatement dans un cœur de femme, fût-ce
celui d'une belle-sœur, et vous venez de manquer
à cette délicatesse élémentaire. Que j'aime ou
non M. Brissonnet^ quel rapport y a-t-il entre ce
sentiment qui me concerne seule, s'il existe, et
la question que vous m'avez posée?... »
LES DEUX seeoRs ISJ
— n Quel rapport?... » répéta le médecin.
« Quand on aime, on sait si Ton est aimé... On
souffre tant de ne pas lélre!... » Et, avec un
accent que MmedeMéris ne lui connaissait pas...
« Ne rusez pas avec moi, Agathe, ce serait cou-
pable. Je vous pose de nouveau ma question, en
toute simplicité. Oui ou non, le commandant
Brissonnet vous aime-t-il? Répondez-moi. Je suis
votre frère. Vous pouvez me confier, à moi, vos
projets d'avenir. Vous êtes libre, vous venez de
le déclarer vous-même. Le commandant Test
aussi. Il est tout naturel que vous pensiez à refaire
votre vie avec lui. Vous a-t-il parlé dans ce sens?
Ou, s'il ne vous en a pas parlé, avez-vous deviné
dans son attitude qu'il allait vous en parler, que
la timidité l'en empêchait, qu'il n'osait pas, qu'il
oserait? C'est là ce que j'ai voulu dire quand je
vous ai demandé si M. Brissonnet fréquentait
notre milieu pour vous, ou. . . »
Il s'était arrêté une seconde, comme si la fin de
la phrase qui lui avait échappé imprudemment
tout à l'heure lui était trop dure à énoncer de
nouveau. Ce fut Agathe qui les formula, cette fois,
les mots cruels dont elle avait été si bouleversée.
— « Ou pour Madeleine?... » répondit-elle,
achevant elle-même l'interrogation devant la-
quelle il reculait. Et, entraînée à son tour par Té-
motion que les paroles si étrangement exactes de
Liébaut avaient soulevée en elle, la sœur jalouse
134 LES DEUX SOEURS
continua : — " Vous avez raison, il vaut mieux
pour tout le monde que toutes les équivoques
soient dissipées. Elles le seront... Hé bien! Oui,
François, j'aime M. Brissonnet. Je n'ai en effet
aucun motif pour me cacher d'un sentiment que
j'ai le droit d'avoir, et qui ne prend rien à per-
sonne. Quant à ses sentiments pour moi, je ne
peux pas vous le dire, parce qu'il ne me les a pas
dits et que je ne les connais pas. Vous prétendez
que Ton voit toujours si l'on est aimé, quand on
aime. Ce n'est pas vrai, et cette incertitude est un
martyre bien douloureux aussi par instants ! C'est
le mien. . . Cet aveu est trop humiliant pour ne pas
vous prouver que je vous ai répondu avec une abso-
lue franchise. A vous de n'être pas moins franc
avec moi, maintenant, en échangée. Vous me devez
de me faire connaître toute votre pensée, entendez-
vous, toute. Vous avez pénétré le secret de mes
sentiments pour M. Brissonnet. Certains indices
vous ont fait croire qu'il y répondait. D'autres vous
ont fait croire autre chose, puisque le nom de Ma-
deleine vous est venu aux lèvres après le mien.
Quels indices et quelle autre chose? Achevez... »
— « Ah ! " s'écria François Liébaut avec acca-
blement. « C'est à mon tour de ne plus com-
prendre, de ne plus savoir. J'étais si sûr que votre
réponse me donnerait une évidence, une clarté.
Et c'est le contraire. Les choses m'apparaissent
comme si values, comme si incertaines à cette
LES DEUX SOEURS 135
minute. Rien qu'en essayant de donner un corps
à mes idées, je les sens s'évaporer, s'évanouir...
Et cependant je me les suis formées d'après des
faits, ces idées. Elles ne sont pas des fantaisies
de mon cerveau malade. Je n'ai pas rêvé, en
observant que depuis ces trois mois, vous, Agathe,
vous avez cliang^é. Je n'ai pas rêvé davanta^^e en
constatant que Madeleine avait changé aussi...
Quand elle est revenue des eaux, elle était encore
gaie et ouverte, déjà moins qu'avant son départ.
Je la surprenais quelquefois à songer indéfini-
ment. Je remarquais aussi que ses conversations
avec Charlotte roulaient toujours sur les incidents
de ce fatal séjour à Ragatz. Elle n'avait rien à se
reprocher, puisqu'elle m'avait écrit le détail de
sa rencontre avec M. Brissonnet. Elle n'a rien à
se reprocher encore aujourd'hui, j'ensuis sûr, sûr
comme vous et moi nous sommes ici. Elle m'avait
parlé, dans ses lettres, de son désir que cet homme
vous plût... Il n'était pas à Paris alors. Dès son
retour, il est venu à la maison. Je ne m'y suis
pas trompé. Du premier regard que nous avons
échangé, lui et moi, j'ai éprouvé cette antipathie
qui est un avertissement. Oui. J'y crois. Les
animaux la ressentent bien devant les êtres qui
peuvent leur nuire. A cette première visite, Made-
leine était très nerveuse. Je m'en suis bien aperçu
aussi. J'ai attribué cette nervosité à ce projet d'un
mariage entre vous et le commandant. Je l'avais
136 LES DEUX SŒDBS
«i souvent entendue m'exprimer ses inquiétudes
sur votre avenir ! Je savais comme elle est sen-
sible aux moindres événements qui vous con-
cernent!... Et puis M. Brissonnet vous a été pré-
senté. Il est allé chez vous. Il est venu chez nous.
Cette nervosité de Madeleine n'a pas cessé de
grandir. J'ai expliqué alors cet état singulier par
des désordres physiques. Toute la force de diagnos-
tic que j'ai en moi, je l'ai appliquée à l'étudier. Je
la voyais pâlir, ne plus manger, ne plus dormir,
s'anémier, tomber dans ces silences absorbés d'où
l'on sort comme dans un sursaut. L'évidence s'est
imposée à moi qu'il s'agissait là d'une cause uni-
quement morale. Quelle cause? Il qe s'était passé
qu'un fait depuis sa rentrée à Paris : la présence
dans notre cercle du commandant Brissonnet. Je
n'eus pas de peine à constater que la mélancolie
de Madeleine subissait des hauts et des bas d'après
les allées et venues de ce nouvel ami. Devait-il
dîner chez nous ou passer la soirée? L'excita-
tion prédominait en elle. Était-elle certaine qu'il
ne viendrait pas? C'était la dépression... Je luttai
contre cette évidence d'abord. Je voulus me per-
suader que je me trompais. Mes efforts pour di-
minuer mes soupçons ne firent que les accroître.
J'essayai de parler de vous, de savoir si elle cares-
sait toujours l'espoir que vous vous décideriez à
épouser M. Brissonnet. Je lui demandai si elle
pensait qu'il vous plût et que vous lui plussiez...
LES DEUX SOEURS 187
A son embarras qu'elle ne domina point, à sa
trop visible contrariété, j'ai mesuré le chemin
qu'elle avait parcouru, et dans quel sens... Vous
me demandez quels sont mes indices? Mais c'est
la gfène où je la vois quand Brissonnet passe la
soirée dans un endroit où vous êtes, et qu'elle le
sait. Mais c'est l'effort qu'elle fait, maintenant,
quand l'entretien vient par hasard à tomber sur
lui, pour en détourner le cours. C'est sa façon de
baisser les paupières et de détourner les prunelles
quand mes yeux la fixent. Elle a peur de mon
reg^ard. C'est l'exaltation avec laquelle sa ten-
dresse se rejette sur ses enfants, comme si elle
voulait leur demander la force de ne pas s'aban-
donner aux troubles dont elle est consumée... Ce
qu'ils prouvent, ces indices, vous le savez main-
tenant aussi bien que moi : Madeleine est une
honnête femme qui se défond contre une pas-
sion... Mais se défendre contre une passion, c'est
l'avoir. Elle aime cet homme, Agathe, entendez-
vous, elle l'aime. Je ne l'accuse pas plus de me
trahir que je ne vous ai accusée tout à l'heure
d'avoir été coquette. Je sais que vous ne vous êtes
rien permis de coupable, même avec les senti-
ments que vous avez. Je sais pareillement que
Madeleine ne m'a pas trahi, qu'elle ne me trahira
pas. Mais je ne peux pas supporter cette idée
qu'un autre ait pris cette place dans sa pensée,
dans son cœur. Je ne peux pas... »
1-38 LFS DEUX SOEURS
Tandis que cet honnête homme se lamentait,
mettant à nu, dans ce paroxysme d'agonie, les
plaies les plus cachées de son ménagée, une telle
douleur émanait de son accent, de ses prunelles,
et si fière, si pure; la noblesse de son caractère
apparaissait si nettement dans cette absence
totale de bas soupçons, que Mme de Méris ne
put s'empêcher d'en être touchée. Cette pitié
lui dictait son devoir : une insistance plus
grande encore dans ses dénégations de tout à
l'heure. Mais cette confirmation des idées qu'elle
avait nourries toute l'aprês-midi avait ébranlé
en elle cette corde mauvaise de la jalousie
féminine, qui rend si aisément un son de haine,
même dans les âmes les plus hautes, et Agatlie
n'avait pas une âme haute. Ces sentiments con-
tradictoires : la compassion pour la souffrance
vraie de son beau-frère, et la colère déjà gron-
dante contre une rivale préférée passèrent dans
les phrases qu'elle répondit à cette confi-
dence :
— « Mais êtes-vous sûr que vous n'exagérez
rien, mon pauvre François? Entre un intérêt
peut-être un peu vif et une passion, il y a un
abîme... Pourquoi n'avez-vous pas dit à Made-
leine simplement ce que vous venez de me dire,
comme vous venez de me le dire? Vous le lui
deviez... Vous ne doutez pas d'elle. Vous avez si
raison! C'est une honnête femme. Elle le sera
LES DEdX SOE[TRS 139
toujours... Elle aurait été la première à vous ras-
surer, j'en suis certaine... »
— « Lui parler?... A elle? » interrompit Lié-
baut. « Jamais, jamais ! ... Je n'en aurais pas eu la
force. Vous ne me connaissez pas, Agathe, je
vous le répète. Vous ne savez pas combien j'ai de
peine à montrer ce que je suis. Non. Je n'en ai
pas eu la force... J'ai voulu sortir de cet enfer
pourtant. J'ai compris que par vous j'en finirais
avec cet horrible doute, par vous seule. Je vous
l'ai dit : je vous avais observée, vous aussi. Je
savais que vous aussi vous vous étiez laissé
prendre à la séduction de cet homme. C'est
même comme cela que j'explique toute l'histoire
morale de ma pauvre Madeleine, quand je suis
de sang-froid. Elle a voulu sincèrement vous
marier à Brissonnet, et puis une passion l'a en-
vahie qu'elle se reproche avec d'autant plus de
remords. Elle ne se la pardonne, ni à cause de
moi, ni à cause de vous... J'ai pensé : s'il en est
ainsi, — et il en est ainsi, — il faut qu'Agathe
sache cela. Je le lui apprendrai, si elle Tignore,
et voilà ce que je suis venu vous dire. De deux
choses l'une : ou M. Brissonnet vous aime...
Alors, passez par-dessus toutes les convenances,
tous les préjugés du monde. Rien ne s'oppose à
votre mariage. Épousez-le, mais que ce mariage
soit décidé, que Madeleine en soit avertie, qu'il
se fasse vite, le plus vite qu'il sera possible. Une
140 LES DEUX S0EURS
fois mariés, voyagiez. Vous êtes riche, vous êtes
indépendante. Ayez pitié de votre sœur, ayez pitié
de moi, et qu'il s'écoule du temps, beaucoup de
temps, avant que Madeleine ne le revoie. . . Ou bien
cet homiïie ne vous aime pas, et alors... « Ici la
voix du mari jaloux se fit singulièrement âpre et
sourde : « c'estqu'il aime Madeleine. . . » Il insista,
sur un gfeste de son interlocutrice. « Oui, il aime
une de vops deux. Sa conduite n'a pas d'autre
explication, à moins d'admettre, ce que je me
refuse à croire, que c'est un misérable et un su-
borneur. Dans ce cas, ce serait à moi d'agir. . . »
-r— a Que voulez-vous dire? » interrogea
Mme de Méris, soudain toute tremblante. Elle
venait de voir dans sa pensée son beau-frère et
celui qu'elle aimait en face l'un de l'autre, une
provocation, un duel, a Que ferez-vous? »
— « La démarche la plus simple » , répondit
Liébaut, redevenu soudain très calme. Il se
voyait, lui, dans son esprit, parlant en homme à
un homme, et cette vision lui rendait le sang^-froid
des explications viriles ; « la plus simple >» , répéta-
t-il, u et la plus légitime, la plus indispensable. Je
procéderai de la façon la plus courtoise pour com-
mencer, et sans menaces. J'aurai une conversation
avec M. Brissonnet. Je lui dirai que ses assiduités
chez vous et chez nous ont provoqué des commen-
taires. J'en appellerai à son honneur... J'espère
encore que ce premier entretien suffira... »
LES DEUX SOEURS 141
— n Mais VOUS ne pouvez pas l'avoir avec lui,
cetentietien» , interrompit Agathe plus vivement
encore, o II vous est interdit, et pour Madeleine,
et pour moi » , ajouta-t-elle. « Je vous en conjure,
François, ne voyez pas M. ^rissonnet... Que
voulez-vous? Que cette situation prenne fin. Elle
va prendre fin... Je ne savais rien de ce que
vous venez de m'apprendre. Mais, moi aussi, je
souffrais de cette incertitude, de cette équivoque.
Je ne pouvais pas plus parler à M. Brissonnet que
vous ne pouvez lui parler, moins encore. J'ai
demandé à Madeleine, aujourd'hui même, de lui
dire précisément ce que vous vouliez lui faire
dire, que ses assiduités étaient remarquées. Je
n'étais pas avertie. Si je l'avais été, ce n'est pas à
ma sœur que je me serais adressée. Mais c'est
fait, et la conclusion forcée de cet entretien est
celle que vous désirez. Si M. Brissonnet m'aime,
il déclarera à Madeleine qu'il veut m'épouser.
S'il ne m'aime pas, il ne pourra plus, après cette
explication, venir chez moi. Ne pouvant plus
venir chez moi, il ne pourra plus venir chez vous.
11 disparaîtra de notre milieu. » ,
— « Et Madeleine a accepté de le voir et de
lui poser cette espèce à' ultimatum^. .. . » interrog-ea
Liébaut.
— « Elle a accepté... » répondit Agathe.
Un silence tomba entre le beau-frère et la
142 LES DEUX SOEURS
belîe-sœur. Ils avaient baissé les yeux l'an et
l'autre, en même temps. L'un et l'autre les rele-
vèrent, en même temps. Ils se regardèrent. La
même vision insupportable avait passé devant
leurs jalousies. Tous deux comprenaient mainte-
nant, quoiqu'ils ne voulussent pas se l'avouer,
que Madeleine aimait le commandant Brissonnet,
tous deux qu'elle en était aimée. Ils auraient dû
comprendre aussi que Madeleine n'avait jamais
laissé même soupçonnera l'officier les troubles de
son cœur. Ils le comprenaient. Pourtant l'un et
l'autre, le mari et la sœur, furent traversés à la foi s
de la même pensée de défiance. Ce fut Ag^athe qui
osa la formuler. Elle dit, presque à voix basse :
— « Ah ! comme je voudrais assister cachée à
cet entretien !... Je saurais alors... « Elle saisit les
mains de son beau-frère et l'associant déjà à une
complicité : « Nous saurions... Entendez- vous,
François, nous saurions. » Puis tout à fait bas :
« C'est demain qu'il viendra la voir, vers les deux
heures, sans doute. Elle me l'a dit... Elle vous
croira sorti. .. Si vous reveniez cependant?... Votre
cabinet donne sur le petit salon... Il y a une
tenture devant la porte..,. Si vous vous y cachiez?
Si nous nous y cachions?... Nous entendrions.
Nous saunons... »
LES DEUX SOEURS !*«
VII
DEUX NOBLES COEURS
Aucune proposition ne pouvait être plus con-
traire au caractère si loyal, si tendre de Fran-
çois Liébaut. Cet aguet caché auquel sa belle-
sœur le conviait et chez lui, sous son propre toit,
à son foyer, quel exercice déshonorant de sa pré-
rogative de mari ! Mais il subissait une de ces
crises de passion où se décèle la sauvagerie de
l'amour blessé. C'est à des minutes pareilles qu'un
homme d'honneur se laisse entraînera ouvrir des
lettres, qu'il force un secrétaire fermé à clef, qu'il
paie les indiscrétions d'un domestique! Lorsque
le médecin quitta Mme de Méris, le malheureux
avait consenti, non pas à tout ce qu'elle lui avait
demandé, mais à une partie, celle qui lui était
personnelle à lui. Il avait été convenu entre eux
qu'une fois averti de l'heure exacte du rendez-
vous, il rentrerait sans prévenir, et qu'il essaie-
rait d'écouter la conversation de Madeleine et de
Brissonnet, mais seul. Il n'avait pas voulu de
la présence de sa belle-sœur. Même dans ces
instants d'une si fiévreuse jalousie, il lui avait été
trop odieux de livrer Madeleine à l'espionnage
U* LES DEUX SCMEURS
d'Ag^athe. Il avait reculé devant cet affront fait â
sa chère femme. — Qu'elle lui était chère, en
effet, à travers ses souffrances! — Il l'avait vue,
s'il acceptait cette offre tentatrice, parlant libre-
ment, se croyant chez elle, et, derrière la porte,
se tapirait cette sœur aînée dont il savait trop
qu'elle avait toujours envié sa sœur cadette ! Non.
Il ne trahirait pas sa femme de cette trahison-là.
Il ne se liguerait pas ainsi contre elle avec sa
secrète ennemie. Qu'il employât, lui, pour savoir
la vérité, un procédé clandestin, c'était son droit
strict. Il se devait à lui-même de ne pas outre-
passer ce droit par une complicité qui Feùt par
trop avili à ses propres yeux... Mais était-ce même
son droit? Après s'être rangé au conseil de sa
belle-sœur, un doute saisit Liébaut et un
remords. Il n'avait pas quitté depuis dix minutes
Mme de Méris que sa loyauté se révoltait contre
un projet qu'il n'eût pas même osé concevoir sans
elle. Il lui semblait qu'il venait de traverser un
mauvais rêve, que cet entretien avec Agathe
n'avait jamais eu lieu. A mesure qu'il approchait
de la ruo Spontini et de sa propre maison, cette
impression se changeait en une autre. Il allait se
retrouver en face de Madeleine. Il faudrait qu'il
lui dissimulât, non plus des émotions comme il
faisait avec tant d'efforts depuis des semaines^
mais un projet inavouable, tant il était insultant
pour elle, et combien abaissant pour lui ! Il
I,ES DEUX SOEURS U5
devrait pour conduire à terme ce projet, commen-
cer, dès ce soir, une enquête par trop indigne de
ce qu'avait été leur ménage! Parlerait-il de Bris-
sonnet, sans paraître se douter de ce qu'il savait
par Agathe?... Essaierait-il de faire dire à Made-
leine qu'elle attendait le commandant et à quelle
heure?,.. Ou bien se tairait-il entièrement sur ce
point, afin de mieux les surprendre le lende-
main?... Cacherait-il qu'il avait vu Mme de Méris,
ou, tout au contraire, le dirait-il, afin de provo-
quer une confidence sur la mission dont la sœur
aînée avait chargé la sœur cadette?. . . Ces allées et
venues de sa pensée lui donnèrent une agitation
presque insoutenable, contre laquelle il s'efforça
de lutter, en quittant sa voiture à la hauteur de
l'avenue Malakoff et rentrant à pied. Quand il
ouvrit la porte de l'hôtel avec la petite clef qu'il
gardait pendue à sa chaîne de montre, il était du
moins maitre de ses nerfs. Cette facilité à revenir
chez lui sans que personne fût averti de sa pré-
sence tenait à des convenances toutes profession-
nelles. Agathe avait compté sur cette particularité
quand elle lui avait tracé le plan de sa rentrée
clandestine le lendemain. C'était là comme une
répétition de la scène qui devait avoir lieu. Elle
réussit si bien que Liébaut se sentit rougir à cette
phrase d'accueil de Madeleine :
— «Ah! c'est toi, François, tu m'as fait peur...
Je n'avais pas entendu la voiture... »
10
Uft LKS DEUX SŒURS
Elle avait été, en effet, comme réveillée en sur-
saut du songe où elle était tombée depuis le
moment où sa sœur d'abord, puis Mme Éthorel
l'avaient quittée. Elle avait condamné sa porte et
elle était demeurée, les coudes sur les genoux,
la tête dans les mains, à regarder le feu consumer
d'une flamme lente les bûches de la cheminée, et
à se débattre parmi trop de pensées, trop d'émo-
tions contraires. Cette méditation avait été très
douloureuse, car le visage qu'elle montra à Lié-
baut portait l'empreinte d'une étrange lassitude.
La charmante femme trouva pourtant en elle la
force de s'inquiéter de lui quand il lui eut
répondu :
— "Je suis rentré à pied. J'ai voulu marcher
un peu. »
— « Tu t'es senti souffrant? »» demanda-t-elle,
«C'est vrai. Tu es rouge... Tu as le sang à la
tête... Tu travailles trop...» ajouta-t-elle... » Et
pourquoi? Nous sommes assez riches, et tu es
assez connu. Tu devrais te reposer... »
Elle avait pris la main de son mari, en pronon-
çant cette phrase d'une affectueuse sollicitude qui
n'était pas jouée. — «■ Elle m'aime donc!... »
pensa le médecin. Que de preuves de dévouement
Madeleine lui avait données ainsi depuis le retour
de Ragatz! Et toutes avaient infligé au mari la
trop lourde impression de reconnaissance émue
et de malaise qu'il éprouvait encore maintenant.
LRS DFUX SOEURS 147
Chaque fois il s'était posé cette question : « Oui,
elle m'aime, mais comment?... » Et il avait
entrevu, derrière cette attitude si touchante, ce
qui était, hélas! la vérité : le parti pris de
1 épouse qui se sait irréprochable, et qui témoig^ne
une affection d'autant plus prévenante à son mari
qu'elle ne se pardonne pas de sentir son cœur
dominé par un autre. Une telle tendresse peut
bien être très sincère. Cette épouse peut avoir
pour ce mari une amitié réelle. Tant de souvenirs
communs, une si ancienne accoutumance, l'es-
time, la sympathie, leurs enfants l'attachent à lui !
Ce sont des liens, d'imbrisables et chers liens. Ce
n'est pas l'amour, et pour un homme fier et pas-
sionnément épris, comme était François Liébaut,
quelle amertume de constater une pareille dualité
de vie intérieure chez celle qui porte son nom !
Avec quels mots pourtant traduire une plainte qui
n'a pas un fait auquel se prendre? Et d'autre part,
devant des g^estes et des paroles de sollicitude, —
comme celles que venait de prononcer Madeleine,
— le moyen de ne pas se demander si l'on ne se
trompe pas? Il y avait aussi dans cet empresse-
ment de la femme du médecin une perspicacité qui
la rendait plus émouvante pour lui. C'était vrai qu'il
se sentait souvent très las! Ce témoig^nage d'un
intérêt si constant lui donna une recrudescence
de remords pour l'entretien qu'il venait d'avoir
et pour le dessein qu'il en rapportait. Il repondit ;
148 LES DEUX SOEURS
— « Quand j'aurai fini mon nouveau mémoire,
je me reposerai... »
— « Je te connais, » répliqua-t-clle en hochant
la tête, «et je connais le genre de tes recherches.
Toi et tes amis, je vous ai trop souvent entendu
dire qu'en médecine tout tient à tout. Chaque
mémoire en amène un autre, et ainsi de suite,
indéfiniment... Sais-tu ce qui serait raisonnable?
Voici l'hiver. Charlotte et Georges sont un peu
pâlots. Malgré Ragatz, j'ai toujours peur pour
elle d'une reprise de ses rhumatismes. Moi-
même, je suis fatiguée. Ce froid m'éprouve.
Nous devrions tous aller passer quelques mois
au soleil, à Hyères, à Cannes, à Nice, ou en
Italie?»
Elle avait eu, pour formuler cette proposition
de départ en famille, une prière dans ses yeux,
presque suppliante et tout angoissée. Elle vou-
lait partir! Pourquoi? Mais pour fuir celui qu'elle
s'était défendu d'aimer et qu'elle aimait. Cette
nouvelle évidence des troubles de conscience que
traversait sa femme rendit au mari jaloux la fré-
nésie de cette anxiété qui l'avait conduit chez
Agathe, à la poursuite de la vérité. Il répondit,
cédant en apparence à la fantaisie de Made-
leine :
— « Tu as peut-être raison. Ce voyage me ten-
terait beaucoup en principe, et, si ce n'est pas
chez toi une idée en l'air... »
LES t)EOX SCœURS U9
— a Hé bien? » interrog^ea-t-elle, comme il se
taisait.
— « Hé bien : je ne dis pas non... Tu as donc
grande envie de quitter Paris? » osa-t-ii ajouter.
« Tu n'y reg-retteras rien, ni personne, pas même
ta sœur? "
— « Oh! ma sœur!... » fit-elle, comme si elle
allait entrer dans la voie d'une confidence. Puis
s'interrompant : « Les enfants vont descendre, ■
continua-t-elle, « nous ne serons plus seuls. J'ai
justement à te parler de ma sœur et très sérieuse-
ment. Mais ce que j'ai à te dire exige que nous
ayions du temps... »
Le petit garçon et la petite fille avaient l'habi-
tude de dîner à table avec leurs parents, lorsque
ceux-ci restaient à la maison. Malgré leur belle
situation de fortune, les Liébaut conservaient ces
vieilles mœurs de la bourgeoisie française, qui
tendent à disparaître des mil'ieix élégants pour
céder à la coutume venue d'Angleterre : la relé-
gation des enfants dans la nursery. Peut-être ce
nouveau système, en séparant plus complètement
les petites personnes des grandes, a-t-il de réels
avantages d'éducation. En revanche, il n'est guère
favorable à cette cordialité du foyer qui fut si
longtemps le charme de notre vie de famille,
et, surtout, il supprime le plus grand bieiifait
peut-être du mariage fécond. A de certaines
heures, la présence d'un fils ou d'une fille enla*e
150 LES DEUX SOEURS
des parents exerce sur eux une influence d'apai-
sement dont rien n'égale la puissance. Si Georges
et Charlotte ne fussent pas entrés dans le petit
salon, quelques minutes après que la mère avait
prononcé cette phrase énigmatique : «J'ai juste-
ment à te parler de ma sœur » , le père n'aurait
certes pas eu la patience d'attendre davantage.
Il eût pressé Madeleine de questions qui l'eussent
froissée. Il s'y fût lui-même exaspéré. Ce cœur
de femme se fût peut-être refermé. Au lieu de
cela, quand les deux têtes blondes eurent apparu,
et que le gentil babil de ces petits êtres eut
commencé de remplir la chambre, les nerh du
mari soupçonneux se détendirent. L'acte auquel
l'avaient décidé les conseils passionnés de sa belle-
sœur, et sa propre souffrance, cet acte outrageant
d'espionnage et de déloyauté lui devint du coup
inexécutable. A voir les yeux clairs des enfants
se fixer avec amour sur ceux de Madeleine, la
main de la mère caresser ces boucles blondes,
puis, à table, le rayonnement circulaire de la
lampe suspendue éclairer ces trois visages, Fran*
cois Liébaut sentît qu'il n'avait pas le droit d'in-
troduire dans son ménage des procédés de
police. Cette femme, sa femme, méritait d'être
respectée dans les arrière-fonds de sa vie intime.
Elle y portait peut-être un douloureux secret?
Peut-être y soutenait-elle une lutte? Ce combat
caché — s'il se livrait dans cette conscience —
LES DEUX SŒURS 151
représentait par lui-même une épreuve expiatoire
que le chef de famille ne devait pas accroître.
Un revirement acheva de s'&ccomplir dans cet
esprit généreux. « Pour eux » , se disait-il, après
le diner, en attirant, lui aussi, ses enfants contre
sa poitrine, et leur caressant les cheveux du même
geste que la mère. «« Oui, pour eux, je dois ne pas
laisser la honte d'une vilenie se glisser entre
nous... Madeleine ne saura pas que j'ai souffert
de cette mortelle jalousie... Si je me suis trompé
en croyant qu'elle était troublée par les attentions
d'un autre, ce n'est que justice que je me taise.
Ce n'est que justice encore si je ne me suis pas
trompé. Elle mérite ce silence, puisqu'elle a eu la
force de se vaincre... Non. Jamais une mauvaise
pensée ne lui est venue. Jamais, jamais... Non.
Demain dans cette conversation qu'elle a promis
à sa sœur d'avoir avec cet homme, elle ne dira
pas un mot qu'elle ne doive pas dire, elle n'en
entendra pas un qu'elle ne doive pas entendre...
Non. Je ne me cacherai pas pour l'espionner,
comme une coupable... Ce serait de ma part
une infamie. Je ne la commettrai pas... Mais
que va-t-elle me dire, à propos d'Agathe? Si elle
me parle de la visite de celle-ci aujourd'hui et de
la démarche dont elle-même s'est chargée, lui
mentirai-je? Lui cacherai-je ma visite à moi chez
sa sœur?. . . Comment lui expliquer alors que je ne
lui en aie pas parlé, aussitôt rentré?... Ah! pour-
152 LES BEUX SOEURS
quoi n'ai-je pas suivi mon instinct? Pourquoi ne me
suis-je pas ouvert à elle dès les premiers mots?... »
Ces réflexions s'imposaient à François Liébaut
tandis qu'il embrassait son fils et sa fille. Leur
incohérence traduisait bien les sentiments con-
tradictoires dont cet homme amoureux et trop
lucide était possédé. Il éprouvait à la fois le besoin
irrésistible de s'expliquer avec Madeleine et celui
de se taire pour la ménagfer. Vaines chimères
que toutes les âmes nobles ont caressées, quand
la jalousie les brûlait de sa fièvre convulsive! Et,
tôt ou tard, elles ont toutes manqué à ce pacte
de silence, qui n'est pas humain. Le mari de
Madeleine devait succomber à cette tentation de
confesser toutes ses tristesses avec d'autant plus
de facilité qu'il avait à confesser aussi une faute,
commise uniquement en esprit, mais si grave : ce
consentement au piège proposé par la perfide
Agathe. Et comment eût-il pu garder sur son
cœur le secret de cet insultant projet, devant la
loyauté dont sa femme lui donna une preuve sai-
sissante, une fois les enfants partis?
— « Je t'ai dit que j'avais à te parler de ma
sœur H , commença-t-elle. « Il s'agit d'un point
délicat, si délicat que j'hésite depuis très long-
temps à t'en entretenir. Mais les choses en sont
renues à une crise si algue que j'ai le devoir de
t'y mêler... Tu te souviens ce que je t'avais écrit
LÉS DEUX SOEURS 15$
de Rag^atz » , continua-t-elle avec un visible effort
« et du projet que j'avais formé à l'endroit
d'Ag^athe?... Je rêvais de la marier à M. Brisson-
net... Cette alliance t'a souri, à toi aussi, et quand
le commandant s'est présenté chez nous, à Paris,
nous avons, d'un accord unanime, accepté qu'il
pénétrât dans notre société. Il a paru manifester le
désir de se rapprocher d'Ajjathe. Nous ne nous
y sommes pas opposés. Bref, il est devenu presque
un de nos intimes... Et ce que nous n'avions pas
osé espérer est arrivé. Ag^athe s'est laissé toucher
le cœur. Elle l'aime. ■
— u Tu ne m'apprends rien » , répondit Lié-
baut. Il avait sur la bouche l'aveu de sa conver-
sation avec sa belle-sœur. Il se tut cependant, le
cœur serré, pour laisser parler sa femme. Qu'al-
lait-elle lui dire, n'étant prévenue de rien? Il avait
là une occasion trop tentante d'éprouver sa véra-
cité, sans se déshonorer lui-même par l'emploi
d'une ruse honteuse.
— « Si tu as deviné l'intérêt que M. Brisson-
net inspire à Agathe » , reprit Madeleine, « tu
te rends compte que tu as pu ne pas être le seul.
Elle n'a pas su cacher ce sentiment à d'autres
personnes de notre entourag^e, et qui ne sont pas
aussi bienveillantes que toi ou que moi... Bref,
on en cause, et Agathe a acquis la preuve que l'on
en cause. Elle est venue aujourd'hui me commu-
niquer ses inquiétudes.. Elle est tourmentée d'une
154 LES OEUX SOEUllS
situation qui risquerait, en se prolon<jeant, de la
compromettre, et qu'elle ne comprend pas. Gomme
elle me l'a dit très justement, il y a là un malen-
tendu certain. Elle est veuve. Elle est prête à
donner sa main à M. Brissonnet. Elle ne veut
pas, de sa part à lui, d'une attitude qui pourrait
faire croire aux malveillants qu'elle n'est qu'une
coquette, et elle se plaint qu'il ait pris, vis-à-vis
d elle, cette attitude. Il sait, comme tout le
monde, qu'elle est libre. Il n'a qu'à ouvrir les
yeux pour constater comme tout le monde en-
core, malheureusement, qu'il ne lui déplaît pas.
Ses assiduités sont inexplicables s'il ne s'inté-
resse pas à elle, et il ne se prononce pas. Il peut
y avoir bien des motifs à cette abstention : une
liaison cachée qu'il hésite à rompre, la pudeur
de sa trop modeste position de fortune... Que
sais-je?... Agathe s'en est d'abord étonnée. Main-
tenant elle s'en tourmente, je répète le mot, et
elle a raison de s'en tourmenter. Il lui a paru
nécessaire de mettre fin à des commentaires dan-
gereux, en avertissant celui qui en est la cause,
sans aucun doute, inconsciente. M. Brissonnet ne
doit pas être rendu responsable de médisances
qu'il ne soupçonne pas. Il faut qu'il les connaisse,
et que, les connaissant, il se décide à prendre un
parti. C'est l'idée d'Agathe, et que je trouve abso-
lument sage... Elle a hésité à provoquer elle-
même une explication de cette nature. Encore là
LES DEUX SOEURS 155
elle a été sage. Elle a pensé que lui ayant pré-
senté M. Brissonnet, j'étais une intermédiaire
toute désignée et par ce petit fait et par ma qualité
de sœur. Elle m'a donc demandé de voir le com-
mandant. Elle veut que je l'avertisse des mauvais
propos qui courent. C'est le mettre en demeure
de se prononcer... J'ai accepté cette mission, si
pénible qu'elle fût. J'ai écrit à M. Brissonnet
pour lui demander de venir ici demain à deux
heures. La lettre n'est pas encore partie. Je n'ai
pas voulu l'expédier avant que nous en eussions
causé ensemble. »
— <c Pourquoi?... » interrogea le médecin. Il
avait saisi dans l'accent de sa femme le frémisse-
ment d'une extrême émotion, mais contenue,
mais domptée par une volonté que rien ne brise-
rait. Son affectation à exposer le détail des faits
sans commentaires, avec des soulignements voulus
de chaque mot, en était la preuve. « Oui, pour-
quoi? » insista-t-il, « je t'ai toujours laissée bbre
d'agir en toutes circonstances comme tu l'entends .
Je te connais trop pour ne pas être sûr que tu ne
te permettras jamais rien que je doive blâmer. »
— " Tu es trè.s bon, je le sais » , lui répondit
Madeleine. Elle répéta, en le regardant avec des
yeux dont la détresse lui fit mal, « très bon...
Aussi n'est-ce pas une permission que je voudrais
obtenir de toi, ni même un conseil... Je voudrais
te demander d'être là demain, si tu le peux, à
156 LES DEUX SOEURS
deux heures, quand M. Brissonnet viendra... Je
désire que tu le reçoives avec moi... Il me semble
que ta présence augmentera la solennité de cet
entretien, elle lui donnera le caractère familial
qui la justifie... Enfin... » (et elle eut dans la
voix un tremblement plus accusé encore) « toute
seule, je me sentirais trop intimidée. Je ne trou-
verais pas bien mes phrases. Toi ici, près de moi,
pour reprendre mes paroles au besoin, et les
appuyer, j'aurai de la force... Ne me refuse pas
d'assister à cette visite du commandant, mon ami I
C'est le plus grand service que tu puisses rendre
à ma sœur, et, par conséquent, à moi... »
Ilyavait, dans la simplicité avec laquellel'épouse
tentée, mais malgré elle, invoquait le secours de
son mari à cette occasion, quelque chose de si
délicat et de si loyal que celui-ci en demeura
une minute sans répondre, tant il venait d'être
touché à une place vive de son cœur. Lui qui,
tout à l'heure, avait écouté les cruelles et flétris-
santes insinuations de sa belle-sœur, lui qui avait
accepté l'idée de se cacher là, derrière la porte
du petit salon, pour épier cet entretien de Made-
leine et Brissonnet, il éprouva un de ces sursauts
de conscience qui ne peuvent se soulager que par
l'entière franchise, et, brusquement, il se dressa
debout devant sa femme, et lui saisissant les
mains :
— « Écoute, Madeleine... Avant de te ré-
LES DEUX SŒURS 157
pondre, il faut que je t'aie fait une confession. Je
ne peux pas accepter que tu me parles de la sorte
et que moi, je me taise. Je ne le dois pas...
Depuis que tu as commencé de me raconter ta
conversation d'aujourd'hui avec ta sœur, la vérité
me brûle les lèvres... Moi aussi, j'ai causé avec
ta sœur aujourd'hui, tout à l'heure. J'arrive de
chez elle... Tout ce que tu viens de me dire, elle
me l'avait dit... Laisse-moi continuer, » insista-t-il
comme Madeleine esquissait un geste d'étonne-
ment. « Il faut que tu saches pourquoi je ne t'ai
pas interrompue, dès les premiers mots... Il y a
trop long^temps que ce secret m'étouffe, et quand
je te vois si droite, si simple, si vraie, comme
tu viens de l'être, je ne supporte pas de nourrira
part moi des idées que je te cache... Ne me ré-
ponds pas encore, " fit-il de nouveau, sur un se-
cond geste. « J'ai le courage de parler, à cette
minute. Je ne suis pas sûr de l'avoir plus tard...
Pourquoi je ne t'ai pas interrompue? " répéta-
t-il. Il Je voulais savoir si tu me rapporterais
exactement ce que m'avait dit Agathe. C'est une
épreuve, ah ! bien honteuse, à laquelle je t'ai sou-
mise, parce que... » il hésita un moment, « parce
que je suis jaloux!... Le mot est prononcé, Thor-
rible mot!... Vois-tu, j'ai trop souffert depuis ces
dernières semaines. Ces assiduités de M. Bris-
sonnet dans notre milieu, dont tu me parles,
je les ai remarquées, comme toi. Gomme toi,
158 LES DEUX SCffiURS
j'ai remarqué cette anomalie dans sa conduite :
il nous fréquentait avec une suite qui prouvait de
sa part un intérêt tïés spécial, et il ne faisait
cependant aucune démarche de nature à indi-
quer un projet précis... Pardonne-moi d'aller
jusqu'au bout de mes pensées, Madeleine... Au
moment même où je m'étonnais, à part moi, du
mystère aperçu dans les façons d'être de cet
homme, je t'ai vue devenir un peu nerveuse
d'abord, puis davantage, puis vraiment malade.
Il m'a semblé que ton état ne s'expliquait point
par des désordres purement physiques. J'ai cru
démêler en toi un trouble moral, et j'ai eu
peur... Oui, j'ai eu peur que toi aussi tu ne te
fusses laissé prendre à la séduction qui émane
naturellement d'un héros, jeune, intéressant,
malheureux... Et voilà comment je suis devenu
jaloux? Ce n'est pas ta faute si ton pauvre mari
n'est qu'un tâcheron d'amphithéâtre et d'hôpi-
tal, usé par la besogne et qui n'a rien pour
parler à l'imagination... Si souvent, depuis que
je t'ai épousée, te voyant si jolie, si fine, si
élégante, j'ai tremblé, non pas que l'on te fît la
cour, j'ai toujours su que tu ne le permettrais
point, mais que notre vie ne te suffit pas!... Et
puis, je me suis demandé si ton charme n'avait
pas agi sur l'esprit de notre nouvel ami, si ce
n'était pas là une explication et de ses assiduités
dans notre milieu et de ses silences à l'égard
LES DEUX SOEURS 159
d'A^ç^athe?... J'ai lutté contre ces idées. Je ne me
8uis pas reconnu le droit de t'en inflig^erle contre-
coup... Cette semaine-ci, elles sont devenues trop
pénibles. J'ai été incapable de les dominer. Je
n'ai pas eu la force d'avoir une explication avec
toi. Je l'ai eue avec Agathe... cette après-midi... il
y a quelques heures... »
— « Tu lui as parlé comme tu viens de me
parler?... » s'écria Madeleine. « Tu lui as dit ce
que tu viens de me dire?... ■
— « Tout » , répondit Liébaut.
— « Ah ! » çémit-elle, « comment as-tu pu?...
Tu m'as aliéné son cœur pour toujours!... Mon
ami! Que m'as-tu fait?... Gomme tu as mal ag^i
envers moi ! . . . Ah ! J e ne le méritais point ! ... »
Le médecin la vit trembler de tout son corps,
en jetant ce cri où frémissait une révolte. Elle
allait en dire davantage. Elle s'arrêta. L'idée de
cet entretien que son mari avait eu avec sa sœur
la bouleversait. Ce trouble n'était rien, à côté de
l'épouvante dont l'avait remplie la première partie
de cette confidence. Par un instinct qui n'était pas
une ruse, elle ne relevait dans ces déclarations de
Liébaut qu'un seul point, celui où elle pût s'ex-
primer en pleine liberté sans avouer son secret.
Elle tendit son énergie intérieure à cacher l'émo-
tion dont l'accablait cette découverte de sou
mari, cette divination du sentiment qu'elle avait
voulu dissimuler à tout prix, dont elle était déci-
160 LES DEUX SOEURS
dée, même maintenant, à défendre le mystère. Cet
effort dans une minute de si intense émotion eut
son contre-coup subit et impossible à cacber. EUle
n'eut pas plus tôt prononcé cette phrase qu'elle
pâlit, comme si elle allait mourir. Elle se ren-
versa en arrière sur son fauteuil, dans un spasme
où le praticien saisit une nouvelle preuve, palpable
et indiscutable, du profond ébranlement nerveux
dont cet or,o^anisme était atteint. A de pareils dé-
sarrois il faut pourtant une cause. Et quelle autre
supposer, sinon la vraie? Malg^ré qu'il en eût, cette
évidence s'imposait à Liébaut, tandis qu'il vaquait,
arec une émotion que lui-même ne dominait pas,
aux soins que nécessitait cet évanouissement.
Quand Madeleine fut revenue à elle, ils restèrent
un instant, silencieux, à se regarder. Ils compre-
naient l'un et l'autre que leur conversation ne
pouvait pas s'achever ainsi. Ils devaient s'expli-
quer sur une question abordée entre eux, pour la
première fois, et dans quels termes! Elle rompit
le silence, la première :
— « Pardon, mon ami » , dit-elle, a si je t'ai
parlé un peu vivement tout à l'heure. Tu me dis
que tu as souffert, et, pour insensée qu'elle ait été,
cette souffrance est ton excuse... Oui, elle a été
insensée... » Elle eutle courag^e, voulant imprimer
jusqu'au fond du cœur de son mari la croyance à
cet héroïque mensong^e, de l'envelopper, de le
pénétrer de son regard. Elle y avait mis toute sa
LES DEUX SOEURS 161
loyauté d'honnête femme qui ne faillira jamais,
tout son dévouement d'épouse qui seigent le droit
et le devoir de garder pour elle seule le secret de
ses tentations, parce qu'elle sait qu'elle n'y suc-
combera pas... « Mais », continua-t-elle, « cela
nein [lèche pas que tu ne m'aies fait auprès
d'Ag^alhe un tort irréparable... Je t'ai si souvent
dit qu'elle avait à mon égard une disposition un
peu ombrageuse et que j'en étais peinée. Elle
l'avait exercée à vide, jusqu'ici. Maintenant, elle
va me haïr. Tu m'as aliéné son cœur, mon pauvre
ami, le cœur de mon unique sœur, et pour une
chimère, une insensée chimère!... »
— « Alors » , interrogea Liébaut, « tu n'aimes
pas cet homme?... « De tout ce qu'elle venait de
lui dire, le mari, si magnanime pourtant par
nature, n'avait perçu, il n'avait retenu qu'un fait ;
ce démenti donné au soupçon qui le rongeait
depuis tantde jours. Mais l'infaillible intuition de
la jalousie ne se rend pas si vite. François avait
faim et soif que sa femme répétât cette dénéga-
tion, qu'elle la précisât, qu'elle l'aidât à inter-
préter dans un sens favorable tant de petits signes
dont il avait nourri son chagrin. En même temps
il sentait que cette insistance était, en ce moment,
une brutalité. Madeleine était si visiblement
souffrante, qu'il était presque inhumain de pro-
longer une explication, très douloureuse si elle
disait vrai, plus douloureuse si elle essayait de
11
162 LES DEUX SOEURS
tromper la perspicacité de son mari afin de
l'épargner. Hélas ! il suffisait que le médecin entre-
vît cette seule chance d'une généreuse imposture
pour qu'il passât outre à tous les scrupules et il
répéta : « Redis-moi que tu ne l'aimes pas. »
— « Encore » , fit-elle dans un geste accablé et
d'une voix brisée. « Tu ne m'as donc pas fait assez
de mal avec cette idée, en m'atteignant dans l'af-
fection qui m'était la plus chère après la tienne?. . .
Je suis ta femme, mon ami, ta femme fidèle, et
j'aime mes enfants... «
— « Ah! » gémit-il, «ce n'est pas répondre... »
— «Hé bien... » commença-t-elle d'un accent
plus ému encore.
— « Hé bien?... »
— « Hé bien, non, je ne l'aime pas... », dit-
elle.
— a Mais ta mélancolie, ces derniers mois,
depuis ton retour de Ragatz, ta maladie, tes si-
lences... Qu'avais-tu si tu n'avais pas un chagrin
qui te rongeait?... Mais ton évanouissement de
tout à l'heure?... »
— « Et c'est toi qui me poses des questions pa-
reilles, M interrompit-elle, et trouvant la force de
sourire, « toi, un médecin?... C'est vrai. Je ne
suis pas bien forte depuis ces quelques semaines.
Mes nerfs me trahissent souvent... Ce serait à toi
de savoir ce que j'ai et de m'en guérir. Tu pré-
fères me rendre plus malade... »
LES DEUX SOEURS 163
Il la regarda. Elle continuait de lui sourire avec
un pli d'infinie tristesse dans le coin de sa bouche
entrouverte. Le tourmenteur, qui était aussi
comme le héros de l'antique comédie, au titre
poignant d'humanité éternelle, un « bourreau de
soi-même » , subit soudain, devant ce charmant
visage dont il était si amoureux, un de ces accès
foudroyants de remords comme les jaloux en
éprouvent devant la funeste besogne de leur fréné-
sie. Qui ne se rappelle le cri déchirant d'Othello
devant Desdemona morte : « 0 femme née sous une
mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise ! Lorsque
nous nous rencontrerons au tribunal de Dieu, ton
aspect présent suffira pour précipiter mon âme
du ciel, et les démons s'en saisiront!... Froide,
froide, mon enfant! Froide comme ta chasteté!...»
Certes les inquisitions angoissées du mari de Ma-
deleine n'avaient rien de commun avec le geste
du More assassin, et les susceptibilités du cœur
dont il souffrait ne ressemblaient guère non plu§
à cette folie du héros shakespearien tombant d'épi-
lepsie : « Leurs lèvres! Est-ce possible? Leurs
lèvres! Qu'il avoue!... Le mouchoir!... 0 dé-
mon!... " Pourtant ce fut bien par un même
retournement violent de tout l'être que Lié-
baut se révolta brusquement contre sa propre
passion. Il eut subitement l'horreur des paroles
auxquelles il s'était laissé emporter. Il prit sa tête
dans ses mains en se cachant les joues et les yeux,
164 LES DEUX SOEURS
comme s'il ne pouvait supporter son remords, et
il resta une minute sans parler. Puis il se mit à
genoux devant sa femme, et, couvrant de larmes
ses mains qu'il baisait, il lui dit :
— « Que faudra-t'il que je fasse pour que tu
oublies l'action que j'ai commise en allant chez
ta sœur comme j'y suis allé, et l'outrage que je
t'ai fait en te parlant comme je t'ai parlé?... Tu
as raison. J'ai été un insensé. Je ne le serai plus.,.
Gela m'a pris comme une fièvre, comme un ver-
tige... Je n'ai plus été mon maître... Mais je sais
que tu me dis la vérité. Je le sais. Je te crois...
Ah! comment te prouver que je te crois?... »
— Cl En te relevant d'abord " , répondit Made-
leine sur le même ton de bonhomie attristée et
tendre, qu'elle avait pris pour parler de sa santé.
Elle venait de voir que c'était le plus sûr moyen
lie manier ce cœur blessé, sans lui faire trop de
mal. « Et puis V , continua-t-elle quand Liébaut
fut debout, 0 me promettre que tu vas me ré-
pondre en toute franchise... Tranquillise-toi. Il
ne s'agit pas d'une question qui mette en doute ta
foi en moi. Moi aussi, je crois que tu me crois.
Je le sais... Mais nous ne sommes pas seuls au
monde. Tu me répondras?... » Et sur un signe
d'assentiment, elle reprit, avec un accent où pal-
pitait encore toute son émotion cachée : « J'avais
écrit ma lettre à M. Brissonnet pour lui deman-
der de venir demain. Je ne l'avais pas envoyée,
tES DEUX SCKTJRS 166
parce que je voulais savoir auparavant si tu ap-
prouvais ce projet d explication concerté avec ma
sœur... Les choses sont bien changées, mainte-
nant que je sais ta visite chez elle et les chagrins
que tu t'étais faits... Ne penses-tu pas qu'il vau-
drait mieux que cette lettre ne partit point?... Si
ton entretien avec Agathe avait eu lieu hier, elle
ne serait certainement pas venue aujourd'hui me
demander ce qu'elle m'a demandé. A quoi ser-
vira mon intervention? Si M. Brissonnet aime ma
sœur et qu'il hésite à l'épouser, par timidité, par
scrupule peut-être de la savoir trop riche, comme
je t'ai dit, il se déclarera bien, tôt ou tard, et les
mauvais propos tomberont d'eux-mêmes. Ils sont
évidemment désagréables. Après tout, il ne faut
pas s'en exagérer l'importance. Cet ennui n'est
rien à côté de la peine que nous éprouverions, si,
à la suite d'une conversation avec moi, où il aurait
compris qu'il lui fallait se décider, le commandant
s'effaçait définitivement. Agathe ne me le par-
donnerait pas, après que sa jalousie a été éveillée
ainsi. Elle m'accuserait d'avoir joué un double
jeu... Évidemment tu serais là, pour témoigner
que je t'ai prié moi-même d'assister à cette expli-
cation. Y ayant assisté, tu pourrais en rapporter
le détail... Elle ne te croirait pas non plus. Elle
penserait que j'ai trouvé le moyen de t'abuser...
Elle est tellement défiante!... Si tu m'as vue bou-
leversée tout à rheure au point de défaillir, c'est
166 LES DEUX SŒURS
que je connais ce trait de son caractère. J'ai
prévu du coup dans quelles difficultés nous allions
tous être envel^'ppés... Le mieux, vois-tu, c'est
de ne pas nous mêler de ce mariage, doréna-
vant, w
— « Non, Madeleine » , répondit le mari avec
une fermeté singulière, « tu dois t'en mêler au
contraire et activement. C'est la meilleure preuve
à donner à ta sœur que mes imaginations ont été
folles et que je me suis trompé. Tu vois, je dis :
à lui donner, car, moi, je n'ai plus besoin de
preuves... Si tu échoues dans cette négociation,
et que M. Brissonnet ne se décide pas à demander
la main d'Agathe, il devra disparaître de notre
milieu, ce qu'il ne pourra faire, étant donné le
galant homme qu'il est, qu'en s'arrangeant pour
éviter les commentaires. Il emploiera le plus sûr
moyen, il quittera Paris. Il lui est si aisé de de-
mander du service ! ... » Liébaut ne vit pas, heureu-
sement pour lui, les mains de sa femme trembler
sur l'ouvrage qu'elle venait de reprendre pour se
donner une contenance. Il continua : « Devant
ce départ, il sera bien difficile à Agathe det'accu-
ser d'avoir joué le double jeu dont tu parles,
puisque ton intervention aura eu pour résultat
une absence définitive... Si tu renonces à être
son ambassadrice, au contraire, tu devras justi-
fier ce revirement. Quelque prétexte que tu lui
donnes, c'est alors qu'Agathe se méfiera. Cette
LES DEUX srœuRs le*?
visite que j'ai eu la funeste idée de lui rendre
2st trop récente. Elle devinera que nous nous
sommes expliqués, toi et moi... Elle pensera que
tu as cédé à ma jalousie, à moi... Et ce que je
veux qu'elle sache bien, c'est que cette jalousie
n'existe plus. D'ailleurs, elle le saura... »
— a Tu as l'intention de lui reparler?... i»
demanda Madeleine vivement, avec une véritable
angoisse. Puis, se reprenant : « C'est vrai. Tu ne
peux gfuère faire autrement, car maintenant elle
te reparlera, elle, sans aucun doute... Mon Dieu!
Pourvu qu'elle ne te rejette pas dans ces chimères
dont je viens de te voir tant souffrir!... Non, tu
n'y retomberas pas... Tu as raison. Si nous avons
cet entretien demain avec M. Brissonnet, nous
en retirerons du moins cet avantage que ta folle
jalousie n'aura plus de matière : ou bien il sera le
fiancé de ma sœur ou bien il s'en ira... Ayons-le
donc, cet entretien, et le plus vite possible... »
Il y eut un silence entre les deux époux. La
jeune femme vit que l'ombre, — dissipée à quel
prix et avec quel broiement de son pauvre cœur!
— reparaissait dans les prunelles du médecin. Les
jalousies sentimentales, comme celle qu'éprou-
vait ce mari si loyal d'une femme si loyale aussi,
ont des détours presque impossibles à prévoir.
Elles traversent les plus déconcertantes alter-
natives d'exigences maladivement despotiques
168 LES DEUX SOEURS
et de sacrifices follement, passiouiiément géné-
reux. Dans sa honte d'avoir acquiescé, ne fut-ce
qu'un instant, au projet d'espionnage suggéré par
sa belle-sœur, François Liébaut éprouvait le
besoin d'attester à sa femme, par un signe tan-
gible, son absolu, son total retour de con-
fiance. Lui qui n'avait pas repoussé, une heure
auparavant, l'idée de se cacher, comme un poli-
cier, pour surprendre la conversation de Bris-
sonnet avec Madeleine et les vrais sentiments de
celle-ci, la seule perspective d'être en tiers dans
leur entrevue lui faisait horreur à présent. Toute
hne qu'elle fût, la charmante femme se trompa
sur cette nuance de la plus illogique des pas-
sions. Elle demeura décontenancée, en se deman-
dant si son mari ne lui tendait pas de nouveau
un piège. Cette insistance à vouloir qu'elle exé-
cutât la promesse faite à Mme de Méris n'était-
elle pas une autre épreuve? Elle calomniait ce
cœur admirable dans lequel aucune duplicité
n'était jamais entrée. Aussi fut-elle touchée aux
larmes de sa réponse. Tant de délicatesse s'y
mêlait à tant d'aveuglement!
' — « Nous naurons pas un entretien avec
M. Brissonnet »» , dit-il, en reprenant les termes
mêmes dont s'était servie sa femme et les souli-
gnant par son accent. « Je ne serai pas là. Je ne
veux pas y être. C'est toi qui verras le comman-
dant et toi seule... C'est le gage que j'exige de
LES DEUX SOEURS 189
ton pardon... Sinon, je penserai que tu gardes
sur ton cœur une rancune contre moi, qui ne
serait que trop justifiée!... J'avais le droit de
souffrir des idées qui m'obsédaient. Je ne me les
étais pas faites. Elles m'avaient pris et maljjré
moi... Je n'avais pas le droit d'essayer de les
vérifier par cette voie détournée... Quand ta sœur
saura que tu as vu cet homme, seule à seul, et
cela d'après mon désir formellement exprimé,
elle comprendra quel chang^ement s'est fait dans
mes pensées, et je lui aurai expliqué pourquoi...
Quant à retomber sous son influence et dans les
troubles dont je suis sorti, n'aie pas peur, ma
chère, mon unique amie. Mais je n'ai pas à te
rassurer. Tu verras... Et, en attendant, où est ta
lettre à M. Brissonnet? »
— « Sur mon bureau... » répondit Madeleine.
Elle eut sur les lèvres une dernière requête :
« Attends encore. » Elle ne la formula point.
Elle sentit que son mari trouverait l'apaisement à
l'ora^ofe dont il était secoué dans cette volontaire
abdication de ses droits de surveillance les plus
légitimes. Et puis, elle était à bout de force. Il
lui en fallait cependant pour accomplir ce qu'elle
considérait comme son strict devoir : cacher à
tout prix le trouble dont la bouleversait la pers-
pective de cette conversation en tête-à-tète avec
celui qu'elle aimait — et sur quel sujet! Il était
temps qu'elle retrouvât un peu de sohtude, et
170 LES DEUX SOEURS
que la scène actuelle prît fin, pour qu'elle pût
enfin pleurer en paix, se pleurer, elle et cet
amour défendu dont elle était consumée. Elle vit
Liébaut chercher le billet qui n'était pas fermé.
Il le cacheta sans en avoir pris connaissance, y
colla un timbre, sonna, et remit l'enveloppe au
domestique en disant :
— « Que l'on jette cette lettre tout de suite à la
boîte du grand bureau de la place Victor-H ugo , pour
qu'elle arrive demain matin, très exactement. »
Quand la porte fut refermée, il revint s'age-
nouiller devant sa femme, et lui montrant un
visage d'où émanait un rayonnement de tendresse
exaltée :
— « C'est la première fois depuis des semaines
que je vais dormir sans ce poids sur le cœur!
Pourquoi ne t'ai-je pas parlé plus tôt?... Mainte-
nant, je vais te soigner... Tu n'auras plus ces joues
pâles. Tu guériras. Je chercherai. Je trouverai.
Rien ne me sera impossible, du moment que je
sais que tu n'as pas cessé de m'aimer. »
VIII
l'HÉROiQUE MENSONGE
Le médecin prouvait, par ces phrases où se
soulageait, en s'épanchant, le flot amassé de ses
LES DEUX SŒURS 171
mélancolies, que les diag^nostics moraux sont plus
malaisés à porter que les autres. Il ne se dou-
tait pas que chaque protestation de son retour
à la confiance meurtrissait cette âme de femme
à une autre place. Les natures vraiment pro-
fondes et délicates, comme était Madeleine, ne
se plaisent à elles-mêmes que si elles sont dans
la vérité complète, non seulement de leurs
devoirs, mais de leurs sentiments. S'il arrive
qu'un conflit entre ce devoir et ces sentiments
les obligée à sacrifier ceux-ci, elles n'hésitent
pas à faire cette immolation dans leurs actes.
L'épreuve la plus dure pour elles est de mentir
sur l'état de leur cœur. Elles ont beau s'affirmer,
comme dans ce cas, que de montrer la souffrance
de leur martyre serait en détruire l'effet, elles
ne peuvent s'empêcher de subir une sorte d'obscur
remords, quand elles ont réussi à donner le changée
sur leurs émotions les plus secrètes. Le scrupule
les saisit. L'insincérité, qu'elles savent pourtant
si nécessaire, trouble leur conscience. Elles s'ac-
cusent d'être hypocrites, et elles n'ont même pas,
pour récompense d'un effort où leur être se
brise, cette satisfaction morale que leur dévoue-
ment semble mériter. Et voici qu'une tentation
l'envahissait, celle d'être vraie à l'égi^ard de quel-
qu'un, que son sacrifice fût connu, du moins
qu'il fût plaint. — Par qui? Par celui-là même
qui le partagerait. Que de femmes intimement,
112 LES DEUX SŒURS
résolument honnêtes et imprudemment passion-
nées comme elle, ont, comme elle, caressé ce
dangfereux projet d'avouer leur amour à l'heure
même où elles y renonçaient? C'est la suprême
épreuve d'une vertu que ce combat contre l'aveu
dans l'adieu : et Madeleine le soutenait avec elle-
même dans la nuit qui suivit cette explication
avec son mari. Elle était couchée dans son lit,
toute lumière éteinte. Sous la porte qui séparait
sa chambre à coucher de celle du médecin, elle
pouvait voir briller une raie de lumière, et quand
elle tendait l'oreille, elle disting^uait le bruit de
papiers froissés. Elle se rendait compte que Lié-
baut, non plus, ne dormait pas. Il avait été trop
secoué par les émotions de la soirée. Tout le
symbole de l'histoire secrète de ce ménagée tenait
dans ce contraste entre les insomnies des deux
époux. Lui, avait repris son travail, ou du moins
Madeleine le croyait. Elle le voyait, accoudé sur
la petite table, placée dans l'angle, et où il trans-
portait, de son grand bureau, le soir, les notes
qu'il voulait classer avant de s'endormir, les
épreuves qu'il se proposait de corriger. Elle ne le
blâmait pas d'avoir l'énergie de cette besogne, si
étrangère à leur commune préoccupation. Mais
c'était une évidence trop accablante que leurs
sensibilités ne réagissaient pas de même. Quelle
femme, avec toutes les finesses et toutes les intel-
ligences, a jamais pu comprendre ce phénomène
LES DEUX SŒUBS Hî
(le dédoublement qui permet à un homme d'études
de se remettre, les larmes aux yeux, le cœur
serré, à des recherches de Tordre le plus froide»-
ment technique? Tout à l'heure, quand Liébuut
l'avait quittée, Madeleine avait pu lire sur la
première page d'une brochure que le docteur
portait à la main avec quelques autres : « Un
cas de maladie osseuse de Paget n . C'était le sig^ne,
très humble, très simple, que ce mari, passionné-
ment épris de sa femme, exerçait aussi un métier,
et que ses énergies professionnelles continuaient
d'agir, presque automatiquement. Ce détail suffit
pour que Madeleine se sentit plus seule encore,
et l'écheveau de ses pensées commença de se
dévider dans le silence de la nuit si propice à ces
méditations douloureuses de l'insomnie et de la
fièvre.
— « Quelle journée» , songeait-elle, «et quelle
soirée ! ... Et demain?. . . François est rassuré, main-
tenant. Il travaille. C'est la preuve que j'ai réussi
et que ses soupçons se sont en allés. Il faut qu'ils
ne reviennent jamais. Qu'il ne comprenne jamais
ceque j'aurai souffert!...» Et haussant ses minces
épaules, elle frissonnait sous le chàle de fine
laine dont elle s'était enveloppée par-dessus la
soie 80U})le de sa chemisette de lit, tant elle se
sentait glacée et mal à l'aise. « Mais comment le
comprendrait-il? C'est un bien grand cœur et un
bien grand esprit. 11 n'a jamais su, il ne saura
114 LES DKUX SŒURS
jamais ce que c'est qu'une femme. Lui, si bon, il
est allé me livrer à cette pauvre Agfathe!... Ah!
c'est à elle qu'il sera difficile de cacher mon
secret! J'y avais pourtant réussi. Sans cela, m'au-
rait-elle supplié de faire cette démarche?... Hé
bien! Agathe me verra souffrir. Elle n'ira pas
raconter ses observations à François, du moment
qu'elle aura constaté que je ne me mets pas au
travers de sa vie; et je ne m'y mettrai ni &U
l'aime, ni s'i/ ne l'aime pas... » Elle ne désignait
jamais Brissonnet autrement, quand elle s'en par-
lait à elle-même, que par cet il impersonnel, ne
voulant pas l'appeler du nom qu'il portait pour
tous et ne se permettant pas cette douceur du
prénom, si pénétrante pour le cœur d'une femme
éprise et dont senivrait secrètement sa sœur :
« S'il l'aime, je le lui donnerai... S'il ne l'aime
pas?... " Que de fois elle s'était posé cette ques-
tion! Et toujours elle y avait répondu avec un
frémissement de sa sensibilité plus forte que toutes
ses résolutions : « Non. Il ne l'aime pas... » Que
de fois aussi, elle s'était interdit de se formuler
avec la netteté de cette parole intérieure, aussi
précise que l'autre, cette conclusion : « S'il ne
l'aime pas, c'est moi qu'il aime!... » Pourquoi, à
la veille de cette entrevue, où elle se préparait à
mettre l'irréparable entre elle et cet homme, les
redisait-elle, ces mots dangereux, ces mots cou-
pables déjà, et non plus dans le silence de son
LES DEUX SOEURS 175
cœur, mais à mi-voix, comme pour mieux en
savourer la volupté défendue? « Oui. C'est moi
qu'il aime,... c'est moi, c'est moi..." Elle se répé-
tait : « Il m'aime. Il me le dira demain. J'ai bien
le droit de l'entendre me le dire, puisque ce sera
notre dernière rencontre... Et moi, que lui
répondrai-je?... Que je l'aime aussi et qu'il doit
partir,' puisque je ne suis pas libre... Il emportera
du moins cette consolation, dans cet adieu qui
sera éternel, de savoir que son sentiment est par-
tagé, et moi, cette minute de vérité me paiera de
mes souffrances passées et futures. Elle me don-
nera la force de vivre ensuite, de remplir tout
mon devoir... » Elle se vit en face de l'officier
d'Afrique et regardant sur ce visage si fier, si
pétri de noblesse et de douleur, l'extase qui s'y
peindrait quand elle aurait murmuré cet aveu.
« Nous nous quitterons alors sans que sa bouche
ait même effleuré ma main... » A cette roma-
nesque imagination son cœur battit. Un sang
plus chaud courut dans ses veines. Cette fiévreuse
brûlure de l'amour la fit presque défaillir, et tout
de suite sa conscience se réveilla : « Me laisser
dire par /we qu'iï m'aime?... Le lui dire, moi?,..
Mais quand je me retrouverai ici avec François et
que je lui rapporterai ce qui se sera passé, il y
aura donc des choses que je lui cacherai?...
J'aurai écouté, lui absent, des mots que je n'au-
rais pas écoutés, lui présent? Il est si loyal, il
176 LES DEUX SOEURS
vient de me donner une telle preuve de sa con-
fiance, et je lui mentirais eur ce point encore?...
Non. Non. G'c-t déjà si dur de lui mentir sur mes
sentiments. Rien qu'à le voir entrer dans le salon
quand l'autre sera parti, si je ne peux pas tout
répéter des paroles qui se seront prononcées là,
je mourrais de honte... Que faire cependant? Ah!
S'î7 aimait ma sœur, tout simplement, si je me
méprenais sur toute son attitude depuis ces der-
nières semaines? S'il me déclarait qu'il n'a pas
osé croire à la possibilité de ce mariag^e et qu'il
s'est tu, à cause de cela? S'il l'épousait?. . . Mainte-
nant qu'A(}athe est prévenue contre moi par les
révélations que lui a faites François, quels rap-
ports aurait son ménage avec le nôtre? Nous nous
verrions à peine et si mal! Cette amitié qui m'a
unie à elle malgré tant de malentendus, serait
finie... Hélas! ne l'est-elle pas?... Et du moins
Agathe serait heureuse, et lui aussi. Avec cette
grande fortune à sa disposition, toute sa carrière
deviendrait si aisée. Il pourrait attendre son
heure, et s'il voulait entrer dans la politique avec
sa gloire, et cet instrument d'action, quel
avenir!... C'est ce mariage que je devrais souhai-
ter pour lui. Je le souhaite. Oui. Je le souhaite!...
Oui. Je ferai tout pour qu'il ait lieu!... » Et sou-
dain, éclatant en sanglots et enfonçant sa tête
lassée dans ses oreillers : » Ah! Je l'aime! Je
l'aime!... Et je ne veux pas que lui non plus le
LES DEUX SœURS 177
sache jamais. Je ne veux pas!... » Et, tout épou-
vantée de cette expiosion de §a douleur, elle ten-
dait l'oreille pour écouter si aucun bruit ne venait
de la chambre voisine. Elle tremblait que le pas
de son mari ne lui annonçât qu'il avait surpris
son gfémiseement : « François ne m'a pas enten-
due » , se disait-elle, « il est bien heureux d'avoir
sa science. Quand il travaille, il oublie tout, et il
peut toujours travailler 1 .. . •
Madeleine se trompait, — et derrière cette
porte qui séparait leurs deux chambres un trouble
bien grand ravageait le cœur de cet homme
qu'elle croyait apaisé. Il l'était en effet sur ce
point : pour une période, qui serait ou longue ou
courte, suivant les incidents, l'idée fixe de la
jalousie sentimentale, contre laquelle il s'était tant
meurtri, ne le tourmentait plus. Cependant, il
n'arrivait pas à reprendre avec un véritable inté-
rêt le travail devant lequel il était attablé, et qui
faisait vraiment une antithèse par trop saisissante
à l'ordre de pensées où ils venaient de se mou-
voir, lui et sa femme.' Le médecin avait sous les
yeux plusieurs clichés pris dans son service à
l'hôpital, d'après deux malades atteints de l'éiîig-
matique et horrible infirmité que Sir James Paget
a décrit, pour la première fois dans un célèbrç
mémoire, en 1877. Le professeur Dieulafoy lui a
consacré, en la dénommant ; « Oi}iéùe déformante
178 LES DEUX SŒIURS
progressive it ^ une de ces belles leçons de sa cli-
nique de l'Hôtel-Dieu où la force de l'expression
arrive à la plus haute éloquence. Liébaut croyait
avoir découvert la lésion initiale, inconnue jus-
qu'ici, qui détermine cette totale altération du
squelette. Il avait rédigé une note importante qui
devait illustrer ces photographies. L'incurvation
des membres inférieurs appauvris jusqu'au des-
sèchement, la saillie aiguë des épaules, le tasse-
ment du tronc, l'énormité du crâne faisaient de
ces images d'effroyables exemplaires de misère
humaine, — de quoi retirer cet enseignement
que nous sommes bien ingrats envers le sort, en
nous créant des maux imaginaires, alors qu'il y a,
de par le monde, tant de nos semblables atteints
dans leur chair, et d'une façon si tragique! Le
mari de Madeleine était, je l'ai déjà dit, de ces
docteurs que le contact quotidien avec la souf-
france n'a pas blasés, et qui demeurent capables
de plaindre les malades qu'ils soignent, — voire,
chose plus rare, ceux qu'ils étudient. Les deux
lamentables individus, dont il avait devant lui les
silhouettes macabres et au sujet desquels il pré-
parait cette communication à l'Académie, il les
avait vus mourir, le cœur essoufflé, le cerveau
comprimé, dans le plus affeux marasme. Il ne se
les rappelait même plus, à cette minute où son
rOjfjard courait sur ses épreuves, sans rien re-
marquer que la littéralité des mots imprimés.
LES DEUX SŒURS 179
Sa plume rectifiait une vir^^ule, corrig^cait ua
détail d'orthog^raphe, et la seule réalité, sentie par
lui, était celle de ses rapports avec sa femme et
sa belle-sœur.
— « Madeleine Ta bien compris » , se disait-il,
a je ne peux pas ne pas avoir une nouvelle expli-
cation avec Ag^athe... Si ce mariag^e avec M. Bris-
sonnet doit avoir lieu, il est indispensable que ce
point de défiance ait été réduit, qu'il ait disparu,
entre les deux sœurs... Si ce mariagfe ne doit pas
avoir lieu, il n'est pas moins nécessaire que toute
équivoque soit supprimée. Il faut qu'Agathe soit
bien convaincue que sa sœur n'aura été pour rien
dans cette non-réussite de son projet. Mais quand
vaut-il mieux que nous en ayions causé, elle et
moi? Après la conversation entre Madeleine et
M. Brissonnet, ou avant?... Si je parle après, et
que le résultat ait été celui que nous désirons,
tout est bien. S'il se trouve avoir été contraire,.
Ag^athe me croira-t-elle?... Évidemment, sije parle
avant, mon autorité s^era plus grande... Est-ce
bien sur? Oui, dans l'hypothèse du mariage ;
mais dans l'hypothèse opposée, et après l'échec,
Agathe ne me croira pas davantage... Ah! qu'elle
me croie ou qu'elle ne me croie pas, c'est son
affaire! La mienne est de réparer et tout de suite
la faute que j'ai commise envers ma pauvre
Madeleine... Oui, je parlerai à ma belle-sœur
dès demain matin... Que me répondra-t-elle?... u
180 LES DEUX SŒURS
Si François Liébaut avait été complètement
guéri par le pieux mensonge de Madeleine, comme
iî le disait et le croyait, il n'aurait pas éprouvé
uue ang^oisse à se poser cette question. Ces sus-
ceptibilités du cœur, de la nature de celle dont il
avait tant souffert, tout imprécises et tout imagi-
natives, laissent derrière elles, chez celui qu'elles
ont ravagé, une inquiétude étrangement morbide.
Il se sent toujours au moment d'être repris par le
doute, alors même qu'il s'affirme sa tranquillité.
Quel regard aurait Agathe pour accueillir la
rétractation du mari jaloux de la veille, trans-
formé SI soudainement? Quelles paroles trouve-
rait-elle à prononcer, capables de réveiller la
défiance exorcisée à cette minute? Et si elle se
taisait, ce calme signifierait-il qu'elle partageait
la conviction de son interlocuteur?...
— « Paroles ou silence » , finit par conclure le
mari de Madeleine, en secouant sa tête pour chasser
une appréhension qui allait devenir intolérable,
«je n'en tiendrai pas plus compte que de ceci!... »
Il fit le geste de lancer dans le feu la plume d'oie
avec laquelle il corrigeait son épreuve, et qui,
appuyée trop fortement, par sa main soudain
énervée, s'écachait sur le papier. « Mon devoir est
absolu. Je dois à ma femme de réparer le tort que
je lui ai fait. Je le réparerai, dès demain matin. Ma
première visite, en sortant de l'hôpital, sera pour
Agathe, je nt'en donne ma parole d'honneur. »
LES DEUX SOEURS lll
De pareils serments, tous ceux qui ont aimé et
souffert de la jalousie sentimentale le savent trop,
ne sontjamais que des prétextes à parjure. Quand
il s'ag^it d'affronter une scène d'où nous risquons
de sortir avec une crise nouvelle de la torturante
maladie, que nous sommes ingénieux à nous
chercher un prétexte pour la reculer! Le lende-
main matin, le docteur Liébaut alla bien à son
hôpital, mais l'adresse qu'il donna à son cocher,
quand il en sortit, ne fut pas celle de Mme de
Méris. La pendule fixée devant lui dans le coupé
marquait midi, qu'il n'avait pas encore fait cette
visite à laquelle il s'était engagée vis-à-vis de lui-
même, si solennellement. Partagée entre sa terreur
de se retrouver en face de sa belle-sœur et son
remords de ne pas accomplir ce qu'il considérait
comme une stricte obligation, il se rangea au
parti le moins courageux. — Que ceux-là le blâ-
ment, qui n'ont jamais cédé à cette tentation
d'éviter à tout prix une présence trop redoutée ! —
Il écrivit. Rentré chez lui, pour l'heure du déjeu-
ner, il avait demandé à son cocher d'attendre, et,
vingt minutes plus tard, cet homme déposait chez
le concierge de l'énorme maison érigée au coin de
l'avenue des Champs-Elysées, ce billet à remettre
aussitôt à Mme de Méris. « fai eu une explication
avec M., ma bonne et chère Agathe. Je tiens à vous
dire immédiatement que fai acquis la preuve absolue
aue nous nous sommes trompés tous les deux. Il faut »
182 LES DEUX SOEURS
(le naïf médecin avait souligné ce mot en le répé-
tant) . « 3 y insiste, il faut que vous effaciez de votre
esprit toutes les idées que vous vous étiez faites à cause
de ma folle imagination. J'espère d'ailleurs que vous
aurez une bonne nouvelle, dès cette après-midi. M. doit
toujours voir qui vous savez. Si vous venez vous-
même vers trois heures, vous aurez sans doute la
réponse. Si elle est telle que vous la désirez, personne
ne sera plus heureux quelle et que votre frère dé-
voué. >' Lettre presque implorative dont la sig^na-
ture : un François Liébaut tout tremblé — attes-
tait davantage encore la crise de faiblesse dans
laquelle ces lignes avaient été tracées! Elles ne
contenaient pas une phrase dont tous les mots ne
dussent être, pour une femme du caractère
d'Agathe et dans sa situation d'esprit, une preuve
de plus qu'elle y avait vu j uste et que sa rivale avait
eu, une fois encore, l'art de jouer une comédie.
— « Il n'a pas osé venir me raconter cela en
face... " , se dit-elle, après avoir lu ce peu coura-
geux message. Elle froissa le papier, avec une es-
pèce de rancune sauvage, et sa déception se soula-
gea en criant tout haut : « Ah ! le lâche ! le lâche ! »
Elle avait passé la nuit à se demander si son beau-
frère aurait l'énergie de tenir sa promesse. Au
dernier moment, ne reculerait-il pas? Les scru-
pules de sa faiblesse qu'il prendrait pour des
reproches de sa conscience ne prévaudraient-ils
LES DEUX SOEURS 18$
pas, quand il s'agirait d'écouter caché cette con-
versation entre Madeleine et Brissonnet dont tout
l'avenir de son bonheur, à elle, dépendait? « Il
est jaloux » , s'était-elle répondu en pensée, pour
réfuter les objections que la connaissance pro-
fonde des timidités du médecin lui sug^gérait.
« Il est jaloux, et un jaloux ne résiste pas au
besoin de savoir... Pourvu seulement qu'il ne
commette pas la folie d'avoir une explication
avec Madeleine avant?... Mais non. Il lui fau-
drait avouer qu'il est venu ici et qu'il m'a parlé...
Un mari, même le plus aveuglé, ne fait pas de
ces confessions-là... » Et voici que ce billet lui
apportait la preuve que, cette confession, ce
mari-ci l'avait faite! Une scène de cette nature,
entre les deux époux, supposait, de la part de la
personne qui l'avait provoquée et qui ne pouvait
être que François, un extraordinaire état d'exal-
tation, celui dont Mme de Méris l'avait vu pos-
sédé. Hors de lui, c'était trop certain, il n'avait
pas gouverné sa parole. Il avait tout dit à Made-
leine, pêle-mêle. Tout!... S'il en était ainsi, la
sœur cadette connaissait le conseil que la sœur
ainée avait donné à son mari?... Cette idée suffi-
sait pour qu'Agathe éprouvât contre son complice
de quelques instants, et qui venait de la trahir,
un passionné mouvement de haine. Elle n'eut pas
le loisir de s'y livrer autrement que par cette
insulte, répétée rageusement : « Le lâche! le
iU LES DEUX SÛEORS
lâche!... » Une pensée qui touchait dans son
cœur une fibre plus profonde que celle de l'amour-
propre la traversait de sa pointe brûlante : « Made-
leine aime Brissonnet. C'est la chose sûre, celle
dont je ne peux plus douter, et qui explique tout.
Elle a trouvé le moyen d'abuser son mari. Le
malheureux ne sera pas là tout à l'heure, quand
l'autre arrivera au rendez-vous. Madeleine et
Louis seront seuls... » Cette possibilité d'un tête-
à-tête entre Mme Liébaut et le commandant
n'était pas un fait d'ordre nouveau. L'idée en fut
soudain aussi insupportable à la sœur jalouse que
si ce tête-à-tête eût dû avoir lieu pour la première
fois. Le caractère de sa cadette, lui non plus,
n'était pas pour Tainée une nouveauté. Elle le
connaissait, elle aurait dû plutôt le connaître
assez pour ne jamais accuser Madeleine d'une
abominable scélératesse. Et elle entrevoyait
comme probable, comme indiscutable, cette
sinistre histoire : Madeleine prenant à Ragfatz
Louis Brissonnet comme amant, et, pour assurer
la sécurité de cette intrigue, faisant jouer à sa
sœur le rôle de paravent. Hypothèse affreuse-
ment et g^ratuitement inique, et folle, avec cela!
D'où fussent venues, à une maîtresse heureuse,
ces troubles profonds dont le» retentissements
avaient et ranlé la santé de Mme Liébau* au point
de donner l'éveil au mari?... Mais Âg^athe ne
raisonnait plus... Elle avait repris la lettre de son
LES DEUX SŒURS 1«6
beau-frère. Elle en épelait toutes les syllabes, et
elle les traduisait, comme il arrive, dans le sens
de sa rancune, avec cette irrésistible ardeur de
sugg^estion que la jalousie trouve à son service
Elle raisonnait :
— « C'est Madeleine qui a dicté ces phrases.
Je reconnais ses manières de s'exprimer, si insi-
nuantes, si peu droites!... Elle a empêché Lié-
baut de venir me voir. Elle a craint ma perspica-
cité et aussi que je ne défisse son œuvre. Après
ce qu'il appelle, lui, une explication, elle est aver-
tie que je sais beaucoup de choses. A-t-elle vrai-
ment compté que je serais sa dupe, sur la seule
affirmation de ce pauvre François?... Pourquoi
non? Si elle et Brissonnet s'entendent, depuis ces
trois mois, pour nous trahir, Liébaut et moi, de
cette infâme manière, ils doivent nous croire tous
les deux aussi naïfs, aussi niais l'un que l'autre...
Mais est-il possible qu'ils soient complices?. . . Com-
ment admettre que Brissonnet, un homme d'hon-
neur, un héros, se soit prêté à une aussi vile, à
une aussi honteuse manœuvre que celle qui au-
rait consisté à me faire la cour, au risque de
troubler toute ma vie, sans m'aimer, et lié avec
une autre? Et quelle antre!... Non, ce n'est pas
vrai ! Ce n'est pas vrai! Il n'a pas fait cela .. »
Elle n'osait pas ajouter, même tout bas et pour
elle seule : « Il ne m'a pas fait cela. » C'était là
le point le plus profond et le plus sensible. Toute
1«6 LES DEUX SŒURS
l'attitude du jeune homme vis-à-vis d'elle depuis
ces trois mois lui avait si souvent donné l'illu-
sion qu'il l'aimait! Elle s'était si complaisam-
ment caressé le cœur à cette chimère ! Elle-même
nourrissait pour lui un sentiment si vrai ! Cette
hypothèse qu'il eût joué la comédie avec elle —
et par passion pour sa cadette — lui déchirait
toute l'âme. Et revenant à cette lettre qui lui
avait annoncé l'échec de son plan d'espionnag:e :
« Liébaut souffrait pourtant hier autant que moi.
Il aime sa femme. Il est jaloux. Il peut savoir, et
il ne veut pas savoir!... — Ah! si j'étais lui?... »
Ce « si j'étais lui?... » était g^ros d'une tentation
détestable, mais si attirante. Une nouvelle idée
commençait de lever dans l'esprit d'Ag^athe de
Méris... «c La cachette est là... Si j'étais lui?...
Pourquoi ne pas prendre sa place, puisqu'il la
déserte?... ♦» Elle se vit tapie derrière cette porte
qui communiquait du cabinet du médecin au
petit salon de Madeleine. Si sa cadette était
loyale avec elle, quel tort lui ferait l'aînée en
écoutant cette conversation? Aucun. Si, au con-
traire, Madeleine la trahissait, n'avait-elle pas le
droit d'acquérir, à tout prix, la preuve de cette
trahison? — Liébaut lui disait de venir vers trois
heures. L'entretien avec Brissonnet était donc fixé,
comme Madeleine l'avait dit, entre la fin du déjeu-
ner et «e moment, vers deux heures... Agathe se
surprit à reg^arder la pendule. Elle marquait un
LES DKUX SOEURS 187
peu plus d'une heure. Immobile, elle demeura
indéfiniment à suivre les allées et les retours du
balancier. La tentation grandissait, g^randissait...
Quand il ne resta plus que dix, de ces petites
hachures qui représentent les minutes, entre la
pointe de la g^rande aiguille et le chiffre II, la
jeune femme ne fut plus maitresse de cet appétit
impérieux qui la dévorait. Elle s'habilla, descendit
son escalier, prit une voiture, dans une sorte de
somnambulisme dont elle ne s'éveilla qu'en se
retrouvant sur le trottoir de la rue Bénouville, à
l'angle de la rue Spontini. C'était l'adresse qu'elle
avait donnée au cocher. Elle réalisa d'un coup
l'énormlté de l'acte qu'elle s'apprêtait à com-
mettre . Elle allait y renoncer, quand une silhouette
aperçue dans un fiacre lui rendit sa frénésie,
accrue encore. Elle venait de reconnaître Bris-
sonnet. Elle le vit qui s'élançait sur le trottoir
devant l'hôtel des Liébaut. Il consulta sa montre,
du geste de quelqu'un qui se croit en retard...
Quand la porte se fut refermée sur lui, la résolu-
tion d'Agathe était de nouveau prise. Le plan
ébauché dans sa pensée était très simple : deman-
der à monter dans le bureau de son beau-frère,
sous le prétexte qu'elle avait un livre à y prendre,
en priant que l'on ne dérangeât pas sa sœur...
Quand elle eut pressé sur le bouton, le bruit du
timbre retentit dans tout son être. Mais déjà cette
porte s'était ouverte devant elle, comme tout à
18S LES DEUX SCEURS
l'heure devant l'officier. Elle avait débité son men-
song^e, et elle montait droit au bureau, sans que le
valet de chambre pensât une seconde à la suivre.
Quelle idée se ferait cet homme en ne la voyant
pas redescendre? Ah! que lui emportait, pourvu
qu'elle entendît?... La voici dans la pièce d'at-
tente, dans le cabinet de consultation... Elle
marche vers la porte, derrière laquelle celui qu'elle
aime et sa rivale sont en train de causer libre-
ment, se croyant seuls. . . Tous les bruits s'étouffent
dans cette chambre aménagée pour assurer le plus
complet secret aux confidences des malades... —
Une première tenture était fixée sur cette porte de
manière à bouger avec le battant. Une seconde
tenture en tapisserie retombait de l'autre côté afin
qu'aucun éclat de voix ne pût arriver du cabinet
au petit salon, ou du petit salon au cabinet. —
C'est bien sur cette particularité qu'Agathe avait
compté. Ses doigts brûlants écartent la première
tenture... Elle tient la poignée de métal de la ser-
rure... Elle presse sur le pêne, lentement, douce-
ment... Elle attire à elle la porte qui vire sur ses
gonds avec un grincement, mais si faible!... Elle
touche maintenant l'étoffe de l'épaisse doublure
de l'autre portière... Elle écoute... C'est Bris-
sonnet qui parle :
— « Alors, si je vous comprends bien, ma-
dame '> , disait l'officiep, « mes assiduités auprès
de Mme de Méris auraient été remarquées?... »
LES DEUX SŒURS 189
— « Elles l'ont été » , repartit la voix de Made-
leine, avec une fermeté dont A{jathe commença
de s'étonner. Mais ce qui l'étonnait davantage
encore, c'était cette évidence que sa sœur ne lui
avait pas menti. Elle tenait à Brissonnet, précisé-
ment le discours qu'elle avait annoncé. Il allait
être obligée de déclarer ses vrais sentiments. Ah!
que le cœur de la femme jalouse battait vite ! Si cet
homme hésitait, c'est qu'il ne l'aimait pas. Il
reprit, d'un timbre sourd où Agathe devina une
émotion grandissante :
— u Vous me voyez bien au regret, madame,
d'une conséquence de ma conduite à laquelle
j'étais loin de m'attendre... Dites-moi, du moins,
que vous ne m'avez pas, vous, cru capable de
compromettre une femme, le sachant?... Je n'ai
jamais fait la cour à Mme de Méris, je vous en
donne ma parole d'honneur. Elle-même en té-
moignera. Mais puisque vous considérez que j'ai
été imprudent, à partir d'aujourd'hui, je me con-
duirai de telle manière que les plus malveillants
devront changer de langage... »
— o Que voulez-vous dire? » interrogea Made-
leine. « Quand quelqu'un aussi en vue que vous
l'êtes a trop intimement fréquenté le salon d'une
femme, il la compromet davantage encore en
cessant avec trop de brusquerie ses visites. Prenez
garde à ce que vous déciderez. Pensez bien que
le inonde n'est pas si aveugle. Il >«ait très bien que
190 LES DEUX SŒURS
les soudaines ruptures de relations cachent presque
toujours un mystère... Si l'on a remarqué vos
assiduités, on ne remarquerait pas moins votre
absence... On en chercherait la raison dans une
brouille... A cause de quoi?... Ma sœur n'est pas
de celles dont on peut incriminer la conduite...
Il ne restera qu'une hypothèse, la plus natu-
relle... » Cette fois, son intonation était moins
ferme, pour conclure : « Car enfin, un honnête
homme, et je sais combien vous l'êtes, ne peut
pas avoir eu deux motifs pour s'intéresser à une
jeune femme du moment qu'il est libre et qu'elle
est libre... ■
— " Je crois vous comprendre, madame » ,
répondit Brissonnet, après un nouveau silence.
« En effet vous avez dû croire cela de moi. Je
l'aurais cru moi-même d'un autre. Mme de Méris
est veuve. Elle est charmante. Tout homme
serait fier d'être disting^ué par elle et de lui donner
son nom. Il eût été trop naturel que cette ambi-
tion fût la mienne... » Puis, d'une voix assour-
die, il continua : a Je ne l'ai pas eue... Main-
tenant que vous me parlez, mes yeux se dessillent.
La vérité de ma situation m'apparaît... Mes assi-
duités auprès de Mme de Méris semblaient tra-
duire des sentiments que je n'avais pas pour elle.
Je professe à son égard le plus profond respect.
Mais, je ne l'aime pas et je n'ai jamais pensé
qu'elle pût me faire l'honneur de m'accorder sa
LRS DEUX SOEURS 191
main... Vous m'affirmez que, dans ces condi-
tions, le parti que je me préparais à prendre, qui
était de suspendre presque complètement mes
visites chez elle, risquerait d'ag^graver les choses.
Je ne saurais vous prouver mon entière, mon
absolue bonne foi, madame, plus clairement qu'en
vous disant : dictez-moi vous-même ce que vous
jugez que je dois faire, je le ferai... Je tiens trop
à votre estime... et à celle de Mme de Méris. Rien
ne me coûtera pour conserver l'une et l'autre... »
— « Je n'ai pas qualité pour vous donner un
conseil, monsieur » , repartit Madeleine. « Mais
de plus autorisés que moi ont pris les devants...
Vous-même, ne nous avez-vous pas rapporté
l'autre jour, à ma sœur et à moi, une conversa-
tion que vous avez eue avec le général de Jardes?
Ce chef si distingué vous a dessiné le plan de
votre avenir. Vous hésitiez, m'avez-vous dit, à
suivre son avis. Cependant vous en reconnaissiez
la sagesse... »
— « Si je vous entends bien, madame, vous
voulez dire que je devrais reprendre du service,
et m'en aller très loin de Paris, pour très long-
temps?.., »
— '<■ C'est la plus sûre manière d'empêc4ier
que l'on ne continue de parler » , répondit
Mme Liébaut. Sa voix aussi s'était un peu altérée.
Son émotion croissante ne l'empêcha pas d'in-
sister : « Même dans une difHcuHé où il s'a.ofit
192 LES DEUX SOEURS
de ce que j'ai de plus cher, la réputation de ma
soeur, je me serais fait un scrupule de seulement
mentionner cette solution, si l'autorité de M. de
Jardes ne m'était une garantie qu'elle est aussi
très conforme à votre intérêt... »
— " Je vous remercie de votre sollicitude » ,
interrompit Brissonnet, L'irritabilité des hommes
nés pour l'action et qui se dominent malaisément,
avait passé dans cette trop vive réplique, et surtout
l'ironie douloureuse de la passion méconnue. —
« Oui, madame » , reprit-il, » je vous remercie...
Vous sere2 obéie. En sortant de chez vous, j'irai
chez M. de Jardes... Ma demande pour le Tonkin
sera signée dès ce soir. . . D'ici là, je me retirerai en
province, chez mes parents. J'ai à leur dire adieu
avant un nouvel exil, qui finira, Dieu sait quand. . .
On ne me verra plus dans le monde de Mme de
Méris, et le motif de mon absence sera d'un
ordre si professionnel qu'il évitera les commen-
taires... Vous avez raison. Quand un homme
d'honneur a commis des imprudences, même à
son insu, il se doit de les racheter... Ce n'est que
juste... Et pourtant, non, » continua-t-il plus
âprement, « ce n'est pas tout à fait juste. Il y
a une trop grande disproportion entre les torts
d'attitude que j'ai pu avoir et le sacrifice que je
vais accomplir... Ah! madame, » et son accent
se fit déchirant,... « laissez-moi du moins, avant
de m'en aller, vous avoir dit quelque chose
LES DEUX SOEURS 198
encore... Permettez-moi de vous raconter une
histoire. . . l'aventure d'un de mes amis. , . d'un sol-
dat comme moi... Il avait rencontré une femme
accomplie; une de ces créatures idéales comme
onrêve d'en avoir eu une, enfant pour mère, frère
pour sœur, adolescent pour fiancée, homme pour
épouse... Cette femme, elle, n'était pas libre...
Malgré son existence passée tout entière dans des
compagnies peu scrupuleuses, mon ami n'était
pas de ceux qui se font un jeu de troubler la paix
d'un ménage... S'il éprouva aussitôt pour cette
femme une sympathie passionnée, il se jura à lui-
même, non seulement de ne jamais la lui dire, mais
de ne pas la lui montrer. . . Et il s'est tenu parole,
des jours, des semaines, des mois... Celle qu'il
aimait avait une sœur qui lui ressemblait, dans de
certains moments, à les prendre l'une pour
l'autre... L'insensé dont je vous raconte le malheur
avait bien tenu son serment. Mais précisément
parce qu'il se sentait, ou croyait se sentir assez
d'énergie, pour le tenir jusqu'au bout, il s'était
laissé aller à vivre dans le milieu de celle qu'il
aimait. . . Je vous ai dit que c'était un insensé, mais
c'était aussi un homme quisavaitaimer, je vousle
jure... Ses bonheurs étaient de respirer dans le
même air que cette femme, de la rencontrer et
d'entendre sa voix, de causer avec elle et de décou-
vrir à chaque nouvelle occasion un prétexte de plus
pour justifier à ses propres yeux le culte qu'il lui
13
194 LES DEUX SŒURS
avait voué... Il eût été complètement heureux,
dans cet amour sans espoir, s'il avait pu venir
chez elle tous les jours et demeurer en sa pré-
sence, sans lui parler, à la contempler, àFécouter
parler, penser, sentir... Ces visites quotidiennes
lui étaient interdites. D'autres lui étaient permises,
— du moins il crut qu'elles lui étaient permises,
— à cette sœur dont la quasi-identité de traits
avec celle qu'il aimait était si saisissante... Mon
ami se laissa aller, sans réfléchir, à cette tenta-
tion de tromper par cette ressemblance la pas-
sion qui le dévorait. Il prit l'habitude de se rendre
au théâtre, en soirée, à la promenade, partout
où il était sûr de rencontrer cette sœur, sur le
visage de laquelle sa rêverie reconnaissait, —
avec quelle émotion, — cette g^râce adorable
dont il était épris, pas tout à fait la même, mais
si pareille!... Et puis, une heure vint où même
cette pauvre joie lui fut interdite. Alors il lui fut
insupportable que les motifs auxquels il avait
cédé fussent méconnus de la seule personne à
l'opinion de laquelle il tînt... Pour la première et
la dernière fois, il manqua à la parole qu'il s'était
donnée lui-même... Qu'il ne s'en aille pas,
madame, sans emporter cette consolation que
vous lui avez pardonné et que vous l'avez com-
pris. »
— « J'ai compris, monsieur Brissonnet » ,
répondit la voix de Madeleine, toute frémissante.
LES nP.UX SOEURS 195
et comme cette preuve de son émotion fit mal à
Ag^athe!... « J'ai compris que vous m'avez parlé
comme personne ne m a jamais parlé, comme per-
sonne ne me parlera jamais. Vous avez oublié que
je suis mariée et mère. Vous n'avez respecté en
moi ni mon mari ni mes enfants. Vous m'avez
pour toujours empoisonné le souvenir de relations
que j'avais crues simples, honnêtes, droites. Et
elles ne l'étaient pas!... Adieu, monsieur, je vous
demande de partir d'ici, sans ajouter un seul
mot... Vous ne voudrez pas m'avoir oblig^ée d'ap-
peler... »
— « Madame!... >• s'écria le jeune homme
avec une supplication. Puis, éclatant en sanglots :
« C'est vous qui me répondez ainsi, vous, vous!...
Ah! malheureux! Pourquoi ne me suis-je pas tu
jusqu'au bout? Pourquoi n'ai-je pas emporté avec
moi un secret que j'avais si bien caché? Madame,
je vous en conjure, ne dites pas, ne pensez pas
que je ne vous ai pas respectée! N'ayez pas peur
de moi surtout!... Ne me faites pas cet affront!...
Permettez-moi de vous expliquer!... »
— « Je ne vous permets rien » , dit Madeleine.
« Je vous laisse. Vous comprendrez que vous
n'avez plus qu'à vous retirer et à ne plus revenir. »
En drsant ces mots, elle marcha vers la porte
qui séparait le petit salon du cabinet de son mari,
ci un pas si rapide qu'Agfathe, paralysée par sa
terreur d'être découverte, n'eut littéralement pas
196 LES DEUX SŒURS
le temps de s'effacer. Madeleine «ouleva la por-
tière. Elle aperçut sa sœur, et son saisissement
fut tel que ses jambes défaillirent. Elle dut s ap-
puyer contre le noiur en continuant de tj'acr^ocher
de sa main droite à l'étoffe. Agathe se tenait la
tête baissée. Elle avait fait un pas en avant, pour
arrêter sa sœur. Maintenant, elle n'osait plus
avancer. Brissonnet, lui, après avoir jeté une
exclamation de surprise, regardait alternative-
ment les deux sœurs. Toutes sortes de sentiments
passaient sur son expressive et mâle physionomie!
Enfin l'indignation l'emporta, et, s'adressant à
Agathe, il lui dit :
— « Ah ! Madame de Méris, comment avea-
vous pu?... »
— « Monsieur Brissonnet... » supplia la jeune
veuve.
— « Tu n'as pas à te justifier. Je ne veux pas
que tu te justifies... » s'écria Madeleine qui avait
eu la force de se dresser entre sa sœur et l'offi-
cier. « C'est moi, monsieur • , continua-t-elle en
se tournant vers Brissonnet, « qui ai voulu que
ma sœur assistât cachée à notre entretien...
Oui i> , insista-t-elle, impérieusement, « c'est
moi... J'ai voulu qu'elle apprît de votre propre
bouche le détail de vos vraies intentions sur le
seul point que vous eussiez dû aborder... Ce n'est
ni sa faute, ni la mienne, si vous en avez abordé
un autre... ■
LES DtV\ SOEURS 191
- — « Vou» ai-je bien entendu, madame? » dit
Bfissonnet. «Non, ce n'est pas possible que vous
vous soyiez prêtée à une pareille trahison, car
c'en est une que de faire espionner quelqu'un
qui, lui, était d'entière bonne foi. C'est une tra-
hison que... »
— « Je vous ai prié tout à l'heure de vous
retirer, monsieur Brissonnet >» , interrompit la
courageuse femme. « A présent je vous l'or-
donne. . . Je suis chez moi et je vous dispense, vous
qui venez de me parler indignement, de qualifier
une action dont ma conscience est seule juge... »
— (i Madeleine... « implora de son côté Agathe.
Sa sœur lui avait saisi la main pour l'arrêter, avec
une violence qui lui coupa la parole pendant un
instant bien court. Il suffit pour que l'officier,
qui avait pâli sous l'outrage d'une manière
affreuse, avisât son chapeau, et, se dirigeant
vers la porte, il se retira en effet, en s'inclinant
profondément du côté des deux femmes. Quel-
ques minutes plus tard, le bruit du battant d'en
bas, ouvert puis refermé, attesta qu'il avait obéi
à l'insultante injonction, et voici que devant le
sacrifice accompli, le cœur de Madeleine se bri-
sait de désespoir, et elle sanglotait :
— a II est parti!... Je ne le reverrai plus
jamais!... Je l'ai voulu!... Jamais! Jamais! »
— « C'est donc vrai que tu l'aimes aussi? »
demanda Mme de Méris.
198 LES DEUX SOEURS
— « Ail! passionnément » , répondit-elle.
— « Et tu as plaidé ma cause avec cette cha-
leur!... Tu as voulu me le donner!... Tu m'as
sauvé l'honneur devant lui!... Gomment obtien-
diai-je de toi mon pardon?... » g^émit Agathe.
— « En m'aidant à vivre et à tout cacher à
François » , répondit Madeleine.
IX
LES MOTS DE LA FIN
Quand, une heure plus tard, le médecin revint
aux nouvelles rue Snontini, il aperçut, en entrant
dans le petit salon, Ajjathe et Madeleine assises à
côté l'une de l'autre. La cadette avait appuyé sa
tête sur l'épaule de l'aînée qui lui caressait les
cheveux doucement, avec une tendresse où le
mari jaloux vit une dernière preuve qu'il avait été
en proie à de folles chimères.
— «Hé bien?» demanda-t-il vivement.
— « Hé bien » , dit Mme de Méris avec un
regard qui l'adjurait de ne pas pousser plus avant
son interrogation, « Madeleine n'a pas réussi...
Il paraît que je m'étais trompée et que M. Bris-
sonnet ne m'aime pas. Il a été loyal. Il a reconnu
LES DEUX SOEURS 199
son imprudence, et il s'est excusé. Il va reprendre
du service aux colonies et quitter la France...
Ce que je vous demande, François, c'est de ne
plus jamais prononcer ce nom devant moi..
J'aurai de la force » , ajouta-t-elle en embrassant
sa cadette avec passion, « oui, j'en aurai... J ai
retrouvé ma sœur... »
— <i C'est moi qui ai retrouvé la mienne » ,
répondit Madeleine, d'une voix si basse que Lié-
baut ne l'entendit pas. Il les aurait entendus,
d'ailleurs, ces mois si simples, qu'il n'en aurait
pas compris le sens, ni le miracle de tendresse
que l'héroïsme de la plus jeune venait d'accom-
plir dans le cœur de l'aînée. Les deux femmes
avaient en effet perdu, et pour toujours, l'homme
qu'elles aimaient toutes les deux. Mais ce com-
mun regret allait, grâce au sacrifice volontaire et à
la délicatesse de la pure Madeleine, les réunir au
lieu de les séparer. Ni l'une ni l'autre ne men-
tait. L'une et l'autre avait réellement retrouvé sa
sœur — reprise touchante d'intimité qui n'a pour-
tant pas désarmé les commentaires du monde!
Gomme avait dit Madeleine, ce monde n'est pas si
aveugle, mais il a ses bonnes raisons pour ne sup-
poser l'héroïsme et la délicatesse qu'en dernier
ressort, et quand il ne peut plus trouver d'explica-
tion mesquine, et par conséquent probable, aux
mystères qu'il a su deviner. Le subit départ du
commandant Brissonnet a donc été dûment discuté
200 LES DEUX SŒURS
dans toute !a petite société qui évolue autour des
deux sœurs, et deux versions sont en train de
prévaloir. La première est celle de Mme Éthorel
qui a débité, sous le sceau du secret, cette confi-
dence à vingt intimes :
— « Imaginez-vous la gaffe que j'ai faite!...
C'est moi qui suis allée raconter à Mme Liébaut
que Brissonnet compromettait Mme de Méris. Les
deux sœurs aimaient le même homme ! . . . Oh ! je ne
crois pas qu'il se soit jamais rien passé. D'ailleurs,
je n'y étais pas... Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'elles ont dû avoir une terrible explication. Il a
quitté Paris quarante-huit heures après que
j'avais été servir ce ragot k Madeleine. Où avais-je
la tête?... Elles en ont fait toutes deux une mala-
die. Elles ne se quittent plus maintenant, pour
empêcher les potins... C'est un peu cousu de fil
blanc, ces finesses-là!... »
L'autre légende est celle que propage Favelles,
en clignant de la manière la plus scélérate son vieil
œil presbyte, tout bordé de rouge.
— " Les jeunes gens d'aujourd'hui n'ont
vraiment pas d'estomac... Ce Brissonnet, je le
présente à deux sœurs, deux femmes char-
mantes. Il leur fait la cour à toutes deux, en
se cachant de l'une et de l'autre. Elles décou-
vrent le pot aux roses, et voilà mon gaillard qui
se sauve au Tonkin, comme s'il avait commis un
crime. De mon temps, monsieur, quand on
LES DEUX SŒURS 201
avait deux femmes dans sa vie et qu'elles l'appre-
naient, on les gardait, monsieur, fût-ce deux
sœurs. On leur ordonnait de rester bonnes amies,
et elles obéissaient!... Je parierais vinfjt-cinq
louis que ce nigaud-là n'a même pas été du der-
nier bien avec les deux!... »
Que ces « mots de la fin » de son roman
seraient amers à Louis Brissonnet s'ils arri-
vaient jusqu'à lui! Mais les soupçonnera-t-il
jamais et reviendra-t-il des lointaines contrées
où il s'est exilé, pour ne plus revoir ces profonds,
ces beaux yeux de femme derrière lesquels il
avait deviné une âme digne de la sienne, — une
âme tendre et courageuse, passionnémentaimante
et passionnément fière?Le souvenir de la terrible
scène qui l'a pour toujours séparé de Madeleine
ne lui permet plus de croire à cette âme et à ces
yeux. Il est arrivé à la conclusion que les deux
sœurs se sont jouées de sa naïveté afin de l'attirer
dans un vulgaire piège conjugal. Et cependant,
quand il évoque, sous le ciel de l'Extrême-Orient,
l'image de cette adorable amoureuse qui n'a
voulu être qu'une sacrifiée, un instinct s'éveille en
lui, plus fort que l'évidence. Il devine un mys-
tère, lui aussi, et, comme il n'est pas du monde,
il entrevoit la vérité. Faut-il lui souhaiter de la
connaître jamais tout entière? Oui, maintenant
qu'il s'est repris à aimer de nouveau son métier
202 LES DEUX SOEURS
de soldat de toute l'ardeur de son sentiment déçu.
Tous les martyres ont droit à leur récompense.
Celui de Madeleine serait payé si jamais Brissonnet
accomplissait de nouveau de très hautes actions,
au service de la France, avec l'idée que la joie de
sa gfloire est la seule volupté dont ce g^rand cœur
de la femme qui l'aime se permettra jamais la
douceur.
Paris, seplemliie-décembre IQO^-.
LE COEUR ET LE MÉTIER
Est-il besoin de commenter long^uement le titre
sous lequel on trou/era groupés ici quelques
courts récits, tous consacrés à des crises de sensi-
bilité professionnelle, si l'on peut dire? Qui a pu
fréquenter des hommes très spécialisés dans une
certaine sorte de travail, sans observer qu'il y a une
action du métier sur le cœur et une réaction de
ce cœur sur le métier? Un médecin qui soig^ne un
malade a beau s'efforcer de ne voir en lui qu'un
« cas 1» , il éprouve des émotions différentes, selon
que ce « cas » lui représente un ami ou un indif-
férent, quelqu'un dont l'histoire morale l'inté-
resse ou un adversaire de tout ce qu'il aime ; et
cependant le praticien continuera de fonctionner
en lui, tantôt avec la complicité, tantôt avec la
révolte de l'homme. Un acteur, qui traverse un
drame de vie réelle identique à une pièce de
théâtre où il a joué un rôle, aura pareillement des
impressions singulières, où le factice et le sincère
206 LE COEUR ET LE METIER
se mêleront de la manière la plus étrangle. II en est
de même d'un politicien, d'un écrivain, d'un
peintre, telles ou telles circonstances étant don-
nées. Chaque « espèce sociale » , pour prendre une
formule chère à l'auteur de la Comédie humaine,
a donc des tragédies sentimentales qui lui sont
propres. Les six dont on va suivre les scènes ont
du moins toutes ce mérite d'avoir été copiées
d après nature.
UN CAS DE CONSCIENCE
J'avais dîné ce soir-là, moi dixième, dans une
maison où je savais devoir rencontrer le profes-
seur F... qui n'est pas seulement un des plus
g^rands médecins de Paris. II est aussi, quand il
veut, un causeur d'une singulière énergie d'ex-
pression. L'entretien étant tombé, une fois sortis
de table, sur les cas de conscience, le célèbre
clinicien nous en raconta un, d'ordre tout tech-
nique, et qui, sur le moment, me parut si par-
ticulier, que je lui demandai la permission don
faire moi-même la matière d'une nouvelle. Et
puis, j'ai jug^é, à l'épreuve, qu'il valait mieux
rapporter simplement les propres paroles du doc-
teur. Voici donc son récit, tel quel. Les com-
mentaires qu'il peut susciter sont innombrables.
Dans la soirée dont je parle, nous restâmes jusqu'à
deux heures, le narrateur parti, à discuter, s'il
avait eu tort ou raison, dans l'aventure dont il
venait de nous faire la confidence. J'ajoute aus-
208 LE CŒUR ET LE MÉTIER
sitôt, pour ne pas cacher mon propre sentiment,
que je fus de ceux qui l'approuvèrent. Mais j'avoue
que le cas est équivoque, et la discussion reste
ouverte.
— ... a Si j'ai connu dans ma vie médicale de
ces tragédies de scrupule dont vous parlez? »
répondit-il à une question que lui avait posée un
de nous : « une seule fols, et presque à mes tout
premiers débuts. Il est vrai que la circonstance
fut si grave, si exceptionnelle qu'elle éprouva et
trempa pour toujours ma moralité de docteur.
Je dus prendre et je pris, à cette occasion, une
résolution d'une telle nature que, depuis, je n'ai
jamais hésité à suivre de la façon la plus stricte la
règle reconnue et acceptée alors, et que je vous
résumerai ainsi : pour un médecin, le grand
devoir, et qui prime tous les autres, c'est le ser-
vice du malade. Le médecin ne doit connaître
que cela, ne voir que cela. Le malade est-ii
riche ou pauvre? Est-ce un ami ou un ennemi, un
scélérat ou un juste, un homme utile ou néfaste?
Le médecin n'en sait rien. Il s'agit pour lui
d'une machine vivante à regarder, à déchiffrer et
UN CAS DE COiNSCIENCE 209
à traiter, avec tout ce qu'il possède d'intelligence
et de force. C'est l'alpha et l'oméga du métier.
En principe, il n'y a pas de doute sur ce point,
n'est-il pas vrai? Dans l'application, vou8 allez
constater vous-mêmes que la conscience indi-
viduelle peut entrer en conflit avec cette cons-
cience professionnelle, dont je viens de vous don-
ner la formule. Malheur au médecin qui cède à la
tentation d'interpréter son rôle au chevet du
patient! Il n'aura plus jamais cette sérénité inté-
rieure que j'ai gardée, moi qui vous parle, à tra-
vers trente-six années de clientèle et d'hôpital,
parce que jamais depuis le petit drame moral que
je vais dire, jamais, je n'ai eu d'autre mesure da
mes actes que la lutte avec la maladie, quel qua
fût le malade et sans aucun souci des consé-
quences.
« L'histoire remonte à une date que je n'aurais
pas oubliée, même si elle n'était associée pour
moi à aucun événement particulier. Elle eut lieu
dans le milieu de juin 1867, et c'est le 23 de ce
mois qu'est mort le maître que j'ai le plus
admiré, le plus aimé, cet étonnant Trousseau,
dont on retrouve encore aujourd'hui la pensée
présente dans toutes les découvertes de notre
science, beau génie doublé d'un si beau carac-
tère, cœur si tendre pour ceux de ses élèves qu'il
prenait en affection! J'aurai été parmi les tout
derniers internes de sa clinique. Il me savait
»10 LE COEUK ET LE METIER
très pauvre, et un de ses suprêmes soucis fut de
me faire g^agner l'argent nécessaire à l'impression
de ma thèse. Je lui devais déjà le sujet de ce
travail, qui n'est qu'un développement de ses
idées sur les transformations des maladies ner-
veuses les unes dans les autres. Tout au commen-
cement de ce mois de juin, j'avais reçu un mot
de lui me priant de passer à son cabinet. C'est la
dernière fois que je l'ai vu. Il avait ce profil
émacié qu'un saisissant croquis d'un autre de ses
élèves, mon confrère et ami le professeur Dieu-
lafoy, nous a conservé. Il ne nourrissait aucune
illusion sur son état. Une phlegmatîa, qui s'était
déclarée quelque temps auparavant, l'avait averti
d'une manière d'autant plus terrible, que lui-même
avait découvert les rapports de la phlébite et du
cancer de l'estomac. Il mourait. Il le savait. Mais
il mourait debout. J'ai devant moi, en vous par-
lant, ce masque pétri d'amertume et de fierté,
d'intelligence et de souffrance. Je crois l'en-
tendre répondre à mes questions sur sa santé :
« Je ne serai pas vivant en juillet » . Puis, tout
de suite, faisant de sa longue main blanche et
maigre u^ signe, qui m'interdisait de répondre :
(i Je vous ai demandé » , continua-t-il, « parce
» que je veux vous envoyer auprès d'un de mes
1) malades, qui est en ce moment dans une de
" ses terres en province, et qui ne peut pas ren-
1» trer à Paris... Il lui faut quelqu'un de très sur
UN CAS DE CONSCIENCE 211
» et qui comprenne bien mes indications. J ai
» pensé à vous... J'ai même fixé la rémunéra-
» tion... w II me dit le chiffre, énorme pour moi
à cette date. Cet excellent maître avait songé à ce
détail aussi! Puis, sans me laisser le remercier,
il commença de me tracer l'histoire physiologique
du malade en question, avec cette lucidité souve-
raine que je n'ai connue qu'à lui, et dont ses
deux volumes de clinique vous donneront l'idée,
si jamais vous avez la curiosité de les lire. Il
y a là une leçon sur la Spécificité des maladies î
Gomme disait l'Empereur, parlant de ses grandes
batailles, — c'est de l'airain, cette leçon, et rien
ne mordra dessus. Et tant d'autres!... Aucune
ne m'a donné une sensation de supériorité
comme ce dernier entretien, où il ne s'agissait
pourtant — vous allez sourire — que d'une
néphrite chronique, avec complication du côté
du système nerveux. Pardonnez-moi cette préci-
sion. Je vous ai annoncé une anecdote profes-
sionnelle. Une crise très aiguë venait d'éclater,
que Trousseau considérait, de loin, comme assez
dangereuse. II m'énonça, avec la même lucidité,
ses raisons pour redouter une issue fatale.
« Cependant » , conclut-il, <4 en suivant les pres-
» criptions que je viens de vous donner, j.e crois
» que vous pouvez sauver le malade encore cette
» fois. Le temps presse .. Vous devriez partir ce
" soir même. Le pouvez-vous? » Mon empresse-
fl2 LE COEUR ET LE MÉTIER
ment à lui répondre que oui parut faire plaisir
à cet infatigable travailleur, qui ne s'était jamais
accordé un répit. « Je n'attendais pas moins de
» vous » , dit-il ; « vous arriverez. Je vous le pro-
w mets. Je ne le verrai pas, mais je le sais, et
i> j'aime à le savoir. » Il m'avait pris la main en
se levant. Je voulus protester encore. Il m'arrêta,
et me reconduisant à son seuil, il ajouta : « Et
» maintenant, une dernière recommandation.
)) Souvenez-vous, là comme ailleurs, et toute
» votre vie, du serment hippocratique : nec visa,
» nec audiia, nec intellecta (1). » Ce sont les der-
niers mots que j'ai entendus de cette bouche qui
avait édicté tant de diagnostics infaillibles.
II
« Là certitude où j'étais que je ne reverrais
sans doute jamais cet excellent maître m'avait
saisi si fortement qu'elle fit mon unique pensée
durant toute l'après-midi. Ce fut seulement dans
le train qui m'emportait vers ma destination que
ce nec visa, nec audiia, nec intellecta me revint
tout à coup à la mémoire. Pourquoi le patron —
{Vj Le médecin ne doit se souvenir ni de ce qu'il a vu, ni de
ce qu'il a entendu, ni de ce qu'il a compris au clievet du malade.
UN CAS DE CONSCIENCE 213
nous appelions Trousseau ainsi — a-t-il insisté
sur ce point? me demandai-je. Il ne perd pas ses
paroles. Y a-l-il donc dans la maison où je vais
quelque chose que je dois ne pas avoir vu? Mon
malade risque-t-il de prononcer dans le délire
des aveux que je dois ne pas avoir entendus? Se
joue-t-il autour de cette agonie une trag^édie que
je dois ne pas avoir comprise?... Je tournai et re-
tournai ces idées, sans arriver à y voir clair. Je
n'avais d'autres données que celles-ci : le malade
auprès duquel je me rendais s'appelait le comte
de... Mais je ne peux pas vous dire son vrai nom.
Supposons que ce fût Rocqueville. Il habitait en
ce moment, et c'était là le terme de mon voyage,
un château du même nom, à dix-huit kilomètres
de Noyelles, la seconde station après Abbeville.
Je savais encore qu'il avait été ofiicier de marine
et qu'il avait soixante-quatre ans. Là se bornaient
mes renseignements. M. de Rocqueville était-il
marié, célibataire ou veuf? Avait-il une famille ou
non? Mon maître ne me l'avait pas dit. «i Bah! »»
conclus-je, avec l'insouciance de la jeunesse, après
avoir laissé travailler mon imagination quelques
instants sur cette énigme, «je ne verrai rien, je
9 n'écouterai rien, je ne comprendrai rien. C'est
» le plus sûr, et, en attendant, dormons. » J'avais
l'âge où cette dernière partie du programme se
réalise tout naturellement. J'étais parti de Paris
à neuf heures du soir. Quand je descendis du
2)4 LF, CŒUR ET LE METIER
wagon, en gare de Noyelles, à trois heures et demie
du matin, j'avais pris un solide acompte sur mon
sommeil de la nuit. Je le complétai dans la voi-
ture qui m'attendait, et, à la toute première lueur
de l'aube, je sortais du coupé devant la porte de
Rocqueville, aussi frais, aussi lucide, aussi pré-
paré à ma besogne que si j'eusse reposé su-r ma
couchette de garde à l'Hôtel-Dieu, et très décidé
à faire honneur de mon mieux au professeur émi-
nent que j'allais représenter.
« Rocque ville est une de ces bâtisses du temps
de la guerre de Cent Ans, comme il en existe
encore plusieurs dans la Somme et dans le Pas-
de-Calais, dont la carrure massive n'a aucun
style; l'évidence du danger partout empreinte leur
donne cette mâle beauté d'une construction stric-
tement adaptée aux nécessités de la guerre. Ima-
ginez, sur un soubassement de pierres de taille,
quatre énormes tours de briques, serrées, comme
collées, les unes contre les autres. On a creusé
des fenêtres dans l'épaisseur des murailles, vidé
les douves, remplacé le pont-levis par un escalier
à perron. Ces adaptations à des mœurs plus douces
n'ont pas altéré le dur aspect du manoir, qui, pour
moi, s'associe à une si poignante émotion. Je ne
me rends pas compte aujourd'hui, tant l'image
du terrible homme que j'ai vu mourir là s'est
liée à celle de ce redoutable château, si j'ai vrai-
ment eu, en descendant de voiture, un pressen-
UN CAS DE CONSCIENCE «15
timeat que ce décor farouche allait encadrer des
scènes aussi farouches que lui, ou bien si c'est là
une illusion rétrospective. Peu importe d'ailleurs
que ce donjon, presque roug^e dans la lueur
blanche du matin, m'ait donné tout de suite ou
plus tard ce tragique frisson. Je ne suis pas de
ceux qui croient aux rapports nécessaires des gens
et des endroits. Mais quand ce rapport existe au
degré où je l'ai rencontré à Rocqueville, il faut
un effort pour ne pas s'abandonner à ce sentiment
qu'une prédestination pèse réellement sur cer-
tains coins de terre.
III
« Une des questions que je m'étais posée en
cours de route eut sa réponse dès mon premier
pas dans ce triste château. Un domestique me
prévint aussitôt que Mme la comtesse m'atten-
dait pour me mener chez M. le comte. M. de Roc-
queville était donc marié. Le temps de me laver
les mains et le visage, et de réparer le désordre de
ce hâtif voyage nocturne, j'étais introduit auprès
de Mme de Rocqueville. Le nec visa, nec au-
dila, nec intellecta du maître m'était revenu
Était-ce donc là le mystère contre la surprise
216 LE COEUR ET LE MÉTIER
duquel il avait voulu me mettre en garde par
avance? M. de Rocqueville avait-il épousé une
femme beaucoup plus jeune que lui, par exemple?
En était-il jaloux et d'autant plus misérablement
que la nature de sa maladie comportait des épi-
sodes presque dégradants? Ces conceptions de
roman tombèrent au premier regard que je jetai
sur la comtesse. C'était une personne de cinquante-
cinq ans peut-être, les cheveux blancs, avec un
visage creusé par la lassitude de trop nombreuses
veilles, et une fièvre dans les yeux où je ne dis-
cernai d'abord que le souci de la santé de son
mari :
— « Il vous attend avec beaucoup d'impa-
» tience, monsieur. Moi, je vous demande seulc-
w ment de me dire toute la vérité... »
« Ces quelques mots, par lesquels elle conclut
un petit exposé très net des derniers symptômes
observés chez le malade, exprimaient bien une
profonde anxiété, mais si légitime en présence
d'une catastrophe possible, que je ne pensai pas
à m'en étonner. Je lui promis de lui parler avec
une entière franchise, et elle me conduisit auprès
du comte, dans la chambre duquel un de mes
confrères, un praticien du plus prochain village,
avait passé la nuit. Je vous épargnerai les détails
médicaux dont j'ai déjà trop abusé. Je vis aussi-
tôt que l'homme était perdu. La mort était sur le
masque livide, mais la mort luttant contre une de
UN CAS DE CONSCIENCE 217
ces volontés de durer encore qui déconcertent les
prévisions les mieux fondées. Cette volonté, je la
lus dans l'expression de ces prunelles brûlantes,
quand j'entrai. Je représentais à cet ag^onisant la
seule personne dans la science de laquelle il eût une
absolue confiance. Je compris que cette foi dans
mon protecteur était le point de force auquel je
devais faire appel dans cet organisme à bout de
vitalité. Le miracle de cette sug^gestion à distance
opéra si bien que, lui ayant parlé des minutieuses
instructions reçues à son sujet, je pus voir ses joues
se colorer et la vie renaître.
— « C'est incroyable » , me dit le médecin de
campagne, quand nous nous retrouvâmes seuls
après ce premier examen, sous le prétexte d'une
consultation, «i J'aurais cru qu'il passerait cette
» nuit... Rien que de vous voir l'a ressuscité. »
— « Vous voulez dire rien que d'entendre
)» nommer Trousseau, et de vous avoir eu pour
») le soigner. »
— « Ah! mon cher confrère », reprit-il, en
riant, <i ne vous croyez pas obligé de vous excu-
w ser...» Puis, sérieusement, et baissant la voix :
)) Vous ne savez pas de quel poids me soulage
» votre visite, et combien je suis heureux d'être
i> débarrassé de cette responsabilité... Pour moi,
♦> cette aggra%'ation subite de la maladie a eu une
w raison que je ne sais pas, que l'on ne m'a pas
« dite. Le comte n'a pas pris froid. Il n'a pas été
218 LE COECR ET LE METIER
M mouillé. Il n'a fait aucun écart de régime...
» Les reins sont presque détruits, c'est vrai, niais
» la compensation se faisait bien... Il n'y a pas
» d'effet sans cause. . . Et je ne vois qu'une cause :
» une émotion violente. J'ai interrogé le cocher,
» qui est un gars d'ici. Le bruit court dans la
» maison que la semaine dernière il y a eu une
" scène atroce entre M. et Mme de Rocqueville. . .
» M. Trousseau ne vous a rien dit sur leur mé-
>» nage?... »
— « Absolument rien » , répliquai-je.
— « Ma foi » , continua mon interlocuteur,
après une seconde d'hésitation; a entre confrères
)> on se doit tous les renseignements... hé bien!
» La comtesse n'a pas été une épouse fidèle. Pen-
n dant des années, elle a eu une liaison presque
» publique avec un des parents de son mari, un
» cousin, dans notre voisinage. Quand je dis pu-
» blique, je parle pour l'opinion, car le comte
» n'en a naturellement rien su. On prétend même
» qu'un des fils, — il y en a quatre, — l'avant-
» dernier, est de l'amant, lequel est mort, voici
'» quatre ans. Que M. de Rocqueville, à cetie
» époque, n'eut pas le moindre soupçon, j'en ai
» eu pour preuve son attitude au chevet de ce
» faux ami... Gomment et pourquoi sa défiance
M s'est-elle éveillée, maintenant qu'elle ne peut
» plus lui servir qu'à empoisonner ses derniers
» moments? C'est ce que j'ignore. Mais elle s'est
UN CAS DE CONSCIRNCE 219
n éveillée. Quandï Je riguore encore. Seule-
» ment, d'un jour à l'autre, il a changé de façons
» vis-à-vis de sa femme. C'a d'abord été une brus-
» querie à peine contenue devant des témoins tels
» que moi, puis avouée. Je l'aurais attribuée à l'ir-
» ritabilité, si fréquente dans les néphrites, n'eût
« été un autre indice : l'incapacité absolue de pro-
» noncer le nom de l'amant de sa femme, ou de
» l'entendre simplement prononcer. J'ai fait l'ex-
» périence un jour. Je lui tâtais le pouls. J'ai
» nommé cet homme. J'ai tenu là, sous mon
» doigt, la certitude qu'il sait à présent, ou qu'il
» devine. »
— « Et vous en concluez? »
— « Que cette crise dans laquelle il va passer
'» — car c'est la fin, vous êtes bien de mon avis, —
» a eu pour cause déterminante une explication
» à ce sujet avec la comtesse. A-t-elle avoué?
» A-t-il reçu quelque dénonciation anonyme?
» Obtenu quelque témoignage décisif d'une an-
» cienne femme de chambre? Trouvé un pa-
» pier?... Quand vous l'aurez observé cinq mi-
» nutes pendant que la comtesse est là, et cinq
•' minutes pendant qu'elle n'y est pas, vous n'au-
» rez pas plus de doutes que moi... Et, qu'il
» n'ait pas fait appeler ses enfants, dans l'état où
» il se trouve, c'est la dernière preuve. Il n'est
» pas sûr d être leur père à tous... Vous com-
" prenez, maintenant, combien je suis content
220 LE COEUR ET LE METIER
» de votre venue. . . S'il y a quelque éclat, ici, du-
» rant les dernières heures, vous n'y perdrez pas
» un seul de vos clients de Paris. Mais moi, si j'y
» assistais, quelle serait ma situation, ensuite au-
» près de la veuve? J'ai un concurrent, même
M ici, monsieur, dans ce trou perdu... C'est lui
» que Mme de Rocqueville prendrait pour le châ-
0 teau... Vous en savez autant que moi... •
IV
« Ce récit du pauvre médicastre, si comique-
ment inquiet sur l'avenir de sa plus fructueuse
visite, m'éclairait trop bien l'énig^matique recom-
mandation du g^rand divinateur qui m'avait en-
voyé à Rocqueville. Ce don de déchiffrer le moral
autant que le physique, et avec la même infaillible
lucidité, constitue le génie du clinicien. Le pro-
fesseur de THôtel-Dieu avait diag^nostiqué la tra-
gédie latente dans cette famille aussi clairement
que la destruction certaine du rein de M. de Roc-
queville, à date fixe. J'admirai une fois de plus,
et sa perspicacité, et la leçon de discrétion qu'il
m'avait donnée en me signalant, sans me le dé-
voiler, le mystère auquel j'allais me heurter. Quel
contraste avec le bavardage brutal dont je venais
UN CAS DE CONSCIENCE 221
de subir l'assaut! Mais ce n'était pas à moi de
m'en plaindre, puisque j'y gagnais la certitude
de ne pas commettre certaines fautes, dans la
direction que j'allais donner à ma thérapeutique.
Mon premier soin, une fois revenu auprès de
M. de Rocqueville, fut d'exiger une solitude
absolue autour de lui. Je remarquai dans ses
prunelles une étrange expression de joie, quand
j'eus répondu à une question de la comtesse :
" La consigne est aussi pour moi?... » le plus
impératif : « Pour vous aussi, madame... » Je
ne prévoyais certes pas que cette décision allait
avoir le résultat que j'aurais voulu le plus passion-
nément éviter, celui de me mêler à ce drame
conjugal, dont je ne connaissais encore que les
toutes grandes lignes. Nous n'étions pas seuls
depuis trois quarts d'heure, le mourant et moi, et
déjà il m'avait demandé un service, en apparence
bien simple, et qui se raccordait au plan de ven-
geance ébauché dans sa pensée. Ces quarante
minutes avaient été employées à une inhalation
d'oxygène, premier article du programme de
médication tracé par Trousseau. J'avais constaté
souvent l'efficacité merveilleuse de ce procédé.
Dans le cas présent, elle s'ajoutait à cette volonté
de durer qui m'avait tant frappé dès mon arri-
vée. Pendant un instant, j'eus devant moi, au lieu
de l'agonisant que j'étais venu aider à passer,
l'homme que M. de Rocqueville avait dû être
922 I-E CŒUR ET LE MÉTIER
jadis, énergique et précis, avec des manières tout
ensemble un peu rudes et très distinguées, comme
en ont les officiers de grande naissance. Il avait
commencé de me parler du maître de la part
duquel je lui venais, de sa reconnaissance pour
ma promptitude à me rendre si loin de Paris, de
son espoir que je ne manquerais de rien à Rocque- 1
ville, et de son regret de ne pouvoir m'en faire
les honneurs. ,^
— « Vous irez vous promener ce matin jus- ^
» qu'au village » , ajouta-t-il. « Je me sens mieux
» que je n'ai été depuis des jours... Vous me lais-
» serez reposer... Je tiens à ce que vous voyiez
» notre église. Elle est du onzième siècle et très
» curieuse. Et d'ailleurs, j'ai un véritable service
» à vous demander. J'aurais quelques dépêches à
I» faire partir, et je tiendrais à ce que vqus les mis-
» siez au bureau vous-même... Voulez-vous vous
» en charger? » jj
« Son ton avait été si singulier pour prononcer
ces dernières phrases, il passait dans ses pru-
nelles de nouveau une telle ardeur! Visiblement,
c'était afin d'avoir une personne sûre de qui ré-
clamer un service, pour lui d'une capitale impor-
tance, qu'il avait demandé un de ses élèves à
Trousseau. Que pouvais-je lui répondre, sinon
que j'acceptais, — non sans trembler de ce qu'il
allait demander à ma complaisance? Il me pria
de m'asseoir à sa table et d'écrire sous sa dictée
UN CAS DE CONSCIENCE 223
les télégrammes en question. L'adresse du pre-
mier me fit tressaillir. Il était destiné à M. Jean
de Rocqueville, capitaine de drageons, à Nancy.
Le second était pour M. Louis de Rocqueville,
lieutenant dans la même arme, à Poitiers; le
troisième pour M. Robert de Rocqueville, attaché
à l'ambassade de Londres ; le quatrième pour
M. Aymery de Rocqueville, élève de l'École Poly-
technique, à Paris. C'étaient ses quatre fils, dont
l'absence avait paru si étrange au médecin de la
famille. Les quatre dépêches étaient libellées de
même : l'annonce de la maladie g^rave de leur
père, et la demande d'arriver aussitôt.
— « J'ai calculé les trains » , me fit-il, comme
seul commentaire à ces quatre appels, a Ils peu-
» vent tous être ici pour l'après-midi de demain.
» Vous me ferez bien vivre jusque-là... >»
« Je l'assurai qu'il ne s'agissait d'aucun danger
immédiat. Il me répondit seulement :
— " J'ai votre parole que les dépêches parti-
« ront tout de suite? »
— « Vous l'avez » , fis-je, sans essayer de lui
mentir davantage sur sa santé.
— " Et que vous les mettrez vous-même au
» bureau... «
— « Et que je les mettrai moi-même... «
— " Et que personne ne saura que je vous les ai
» données avant qu'elles ne soient parties? »
<i Si j'avais hésité une seconde sur la significa-
224 LE COEUK ET LE METIER
tlon vraie de cette dernière demande, la manière
dont la comtesse m'interrogea, quand je sortis de
la chambre, m'aurait éclairé. Elle m'attendait,
en proie à un trouble nerveux qu'elle pouvait à
peine dissimuler. J'ai su depuis pour quel motif,
trop justifié, elle n'avait pas annoncé à ses quatre
fils la fin probable de celui dont ils portaient le
nom. Aurait-elle cependant supprimé les dé-
pêches, si le mourant les lui avait confiées? Je ne
le crois pas. Mais M. de Rocqueville le croyait.
N'ayant découvert qu'après des années d'aveugle
ment la trahison dont il avait été victime, il était
naturel que cette femme lui parûi un monstre
d'hypocrisie. C'était simplement une femme, et
une pauvre femme, qui avait cédé à une passion
qu'elle n'aurait pas dû avoir, et qui, convaincue
par une preuve indiscutable, se débattait pour
sauver du moins l'avenir de l'enfant né de la
faute. Les menaces que son mari lui avait évidem-
ment faites, encore vagues et d'autant plus ef-
frayantes pour son imagination, l'affolaient d'in-
quiétude, sans qu'elle pût les préciser. C'était
cette appréhension, incertaine et torturante, qui
l'immobilisait dans le petit salon attenant à b
pièce où le comte venait d'être enfermé seul avec
moi, pendant plus d'une heure. Que m'avait-il
dit? Je lus cette question dans son regard, et je
me sentis rougir, quoique des lèvres elle m'en posât
une autre, et si différente :
UN CAS DE CONSCIENCJÎ 2^5
^^ « Vous le trouvez plus mal, n'est-ce pas?
» Vous gavez que vous m'avez promis la vérité. . . i»
— «Je l'avais trouvé très mal, en effet», lui
répondls-je, « mais l'oxygène lui a si bien réussi
» que je ne peux, en toute conscience, me pronoftr.
» cer maintenant. Pas d'émotion. De la solitude.
» De l'oxygène toujours, et la crise peut être con-
» jurée. '»
— « Alors i> , me demanda-t-elle, avec un
trouble croissant, a voua ne considérez pas qu'il
» soit de mon devoir d'avertir mes fils?... »
« Je rougis davantage encore. Pouvais-je lui
jire que j'avais en poche les quatre dépêches
dictées par le malade? Je m'étais engagé sur
l'honneur à n'en parler à personne
— « Il serait plus prudent qu'ils fussent là » 9
répondis-je.
— « C'est qu'il y en a un qui est si délicat » f
fit-elle, " l'avant-dernier, celui qui est à l'ambas-^
1» sade de Londres... Il a souffert du cœur après
!) un rhumatisme articulaire. A lui aussi, M. Trous-
» seau a tant recommandé que l'on évitât les émo-
» tiens... "
(' Je gardai le silence et elle n'insista point. Je
prétextai, pour quitter le château et me rendre
aussitôt au village, la nécessité de m'entendre
avec le pharmacien. Ce n'était pas un mensonge.
J'avais à faire préparer les vingt-cinq ou trente
litres d'oxygène qui allaient mètre nécessaires
aae le ccœuR et le métier
chaque jour. Ma petite provision, apportée Jg
Paris, serait épuisée par deux autres inhalations.
Une heure plus tard, les quatres dépêches étaient
expédiées; j'étais rentré à Rocqueville, et le ma-
lade, qui m'avait fait appeler dès mon retour,
savait que ses instructions étaient exécutées.
u Pour un garçon de vingt-cinq ans, et qui ne
connaissait de la vie que les salles de l'hôpital et
de l'amphithéâtre, la /encontre subite d'un mys-
tère si poignant était une grande tentation , vous
l'avouerez, de ne pas observer la règle hippocra-
tique. Si ma curiosité fut, durant les heures qui
suivirent, exaltée au plus haut degré, je peux du
moins me rendre cette justice que je ne fis rien
pour la satisfaire. Je m'occupai de mon malade
comme s'il eût été un numéro quelconque dans
un lit quelconque de l'Hôtel-Dieu. Il était écrit
que cet effort pour me maintenir hors de cette
aventure serait rendu vain par un hasard qui
tenait aux conditions même de l'installation du
château. Je vous ai dit que Rocqueville était une
ancienne forteresse, avec des murailles d'une
épaisseur extraordinaire. Pour l'aménager à la
UN CAS DR CONSCIENCE 827
moderne, on avait utilisé, en l'agrandissant par
endroits en petits cabinets de toilette, un chemin
de ronde qui tournait dans l'intérieur de ces
énormes remparts de briques. Il y avait une de
ces pièces, à côté de la chambre occupée par le
comte. Ce local, assez étroit et de forme oblong^e,
se trouvait transformé momentanément en une
petite pharmacie. Il était desservi par deux portes,
une qui donnait sur la chambre à coucher, l'autre
sur le couloir circulaire. Il arriva que le soir
même de cette journée, si féconde en révélations,
me préparant à écrire le compte rendu médical
de ces premières heures, je ne trouvai pas le car-
net sur lequel j'avais noté les états successifs du
cœur. J'avais dû l'oublier dans le cabinet de toi-
lette. Je tremblai qu'il ne tombât entre les mains
du malade. J'allai aussitôt le chercher, en sui-
vant le couloir de ronde et sur la pointe du pied,
pour ne pas réveiller M. de Rocqueville, au cas où
il se serait rendormi. Je n'eus pas plutôt passé le
seuil que j'entendis les voix du comte et de la
comtesse qui m'arrivaient à travers la porte de la
chambre à coucher, à peine poussée, aussi dis-
tinctement que si j'eusse été au chevet du lit.
J'aurais dû, je m'en rendis compte sur-le-champ,
les avertir de ma présence, en toussant, en déran-
g^eant un meuble, puisqu'absorbés dans leur dia-
logue, le bruit de mon entrée dans le cabinet de
toilette ne leur était pas parvenu. Mais non. Je
288 LE COflUR ET PE MÉTIER
demeurai comme hypnotisé de surprise etd'épou.»'
yante à écouter le malade «« questionner » sa
femme, au vrai sens que le bourreau d'autrefois
donnait à ce mot, et celle-ci lui répondait d'un
accent qui me décliira 1q cœur, tant j'y sentis
frémir de souffrance ;
-^ « Oui V , disait M. de RocqueviUe, c ils
fl seront là demain. Vous croyiez m'empêcher de
»> les prévenir- Je sais tromper, moi aussi, quand
» je veux... »
•> — (( Je vous répète que vous n'aviez pas besoin
w de cette ruse » , répondait la comtesse. « Si vons
» m'aviez manifesté seulement le désir de les voir,
» je leur aurais télégraphié moi-même... »
— « Mon moyen était beaucoup plus sûr » ,
répliqua-t-il, puis, âprement, férocement. « Oui,
» ils vont venir,.. Mais, avant qu'ils ne soient là,
» une dernière fois, voulez-vous parler?... »
. — (iJe vous ai dit tout ce que je pouvais vous
» dire » , répondit-elle.
— - « Une dernière fois, » insista-t-il, «de nom de
M celui qni n'est pas de moi?,.. »
r-^ u Gela, jamais, » gémit-elle, <t jamais. »
— « Jamais? » g'écria-rt-il. « Je saurai bien vous
» y forcer. »
— ' «( Quand on a souffert ce que j'ai souffert » ,
fit-elle, (' il n'y a rien que l'on ne puisse suppor-
» ter... Vous le savez, ce que j'ai souffert, puisque
M vous avez lu cette malheureuse lettre... »
UN CAS DE CONSCIENCE 229
— « Ce que je veux savoir, c'est le nom!...
» Voyons. Est-ce Jean? Mon aîné. C'est impos-
w sible. Est-ce Louis? Mon second. C'est impos-
» sible encore. Vous étiez si jeune. Est-ce ïîobert?
» Est-ce Aimery?... Le dernier?... Est-ce le der-
" nier? Je l'ai tant aimé. Ah! c'est mon sangf...
» L'avant-dernier? Je l'ai tant aimé aussi. Voyons.
M Lequel? Lequel?... »
— « Je ne répondrai pas. »
— « Vous répondrez... Ou bien je vous désho-
» note à leurs yeux. Aussi vrai que je vais mou-
1) rir, je le ferai. Demain, entendez-vous, je les
« aurai, là, tous quatre, autour de ce lit. Je leur
») dirai ce que vous ave2 fait, que vous avez eu
■ un amant, et qui, et comment je l'ai su. Je leur
■ lirai cette lettre de l'irifàme que vous n'avez pas
» eu le courage de brûler. Faut-il que vous l'ayez
» aimé !... Ils la liront. Ils sauront qu'un d'entré
» eux n'est pas du même père que les àtitt-es. Je
r> pourrai partir ensuite. Je serai vengé... »
— (I Amédéel... » s'écria-t-elle. « VoUs ne ferez
» pas cette action abominable... Vous ne ffi'obîi-
» jjerez pas à avoir honte devant mes enfants
» pendant tout le temps qui me reste encore a
» vivre ! . . . »
— « Le nom, alors. Lequel n'est pas de
moi? 1)
— (i Je ne répondrai pas « , dit-elle. « La mère
') ne peut pas répondre et vous livrer cet enfant,
-230 LE CCffiUR ET LE METIER
» alors que vous avez dans l'âme toute cette
» haine... J'aime mieux être frappée... »
— (I Vous le serez donc » , reprit-il d'une voix
plus dure encore.
— « Mais Dieu, monsieur » , implora-t-elle.
<e Pensez que vous pouvez paraître devant lui. »
— « Demain, je serai dans le néant » , répon-
dit-il, « mais j'y serai, je vous le répète, après
« m'étre vengée... »
« Les voix se turent. Des sanglots affreux m'at-
testèrent que la comtesse n'avait plus la force de
soutenir cette épouvantable conversation. Moi-
même, je n'avais plus celle d'en écouter davantage.
Je m'échappai de ce cabinet de toilette, boule-
versé jusque dans le plus intime de mon être.
Tant de cruauté chez cet homme, tant de misère
chez cette femme m'écrasaitd'horreur et de pitié.
Je me rappelle être rentré dans la chambre qu'on
m'avait réservée et y être demeuré une heure
peut-étie, à trembler de tous mes membres, au
point de ne pouvoir pas tracer une ligne de cette
note que je devais expédier à Trousseau. J'en
voulais presque, en ce moment, à ce maître
vénéré, de m'avoir envoyé chez les Rocqueville,
sachant ce qu'il savait des dessous sinistres de
cette famille :
— « Qu'est-ce que je suis venu faire ici? " me
disais-je en froissant la feuille de papier préparée
UN CAS DE CONSCIENCE 231
sur ma table. « Rendre possible cette entrevue
1) entre cet ég^aré et ces quatre braves garçons,
» innocents de la faute de leur mère, telle est ma
» tâche!... C'est qu'il le fera comme il l'a dit...
» Voilà le secret de cette volonté de vivre qui m'a
V tant étonné ce matin... Il veut se venger, et de
» quelle lâche vengeance ! Que la comtesse a rai-
1) son de ne pas lui livrer le nom de ce fils de
)) l'amant! Il le dénoncerait à ses frères, au lieu
» qu'en se taisant, elle a encore cette chance qu'il
" recule ou qu'il meure avant d'avoir commis ce
)' crime. Car c'en est un, que de déshonorer une
1) mère aux yeux de ses enfants, et de jeter dans
» des coeurs d'hommes ce doute sur leur nais-
)' sance... Et comment empêcher cette infamie?
» S'il avait seulement un peu de la dévotion des
" gens de sa classe, un prêtre y suffirait... Il ne
1) croit à rien... Et moi qui ai envoyé les dé-
» pêches!... Que n'ai-je su ce que je sais mainte-
» nant! Elles ne seraient pas parties... Si pour-
» tant l'émotion de cette scène lui donnait une
» nouvelle crise, et qu'il y passât?... »
« J'en étais là de mon monologue, quand un
coup frappé à la porte, fiévreusement, me réveilla
de mon cauchemar. Un domestique parut, le
visage décomposé, qui m'annonça que le comte
venait d'être pris d'une attaque. Je tressaillis du
frisson superstitieux qui nous saisit, lorsque les
événements placés hors de notre pouvoir se con-
2â2 LE CŒVh ET Lfi MÉ! 1ER
forment soudain à un vœu que tiotls avons
formé et que nous aurions dil rejeter aussitôt. Il
n'y avait là, cependant, qu'un fait de Tordre le
plus banal. Ce mot d'attaque, employé par le
valet de chambre, m'apprenait que le malade
subissait un de ces phénomènes d'urémie convul-
sive, si fréquents dans les néphrites chroniques,
arrivées à leurs termes. L'excitation de l'entretien
auquel j*avais assisté, de ma cachette, suffisait
à expliquer cet accident, que je diagnostiquai
comme très grave, dès que j'eus passé dans la
chambre du malade. Plusieurs des serviteurs
du château étaient auprès du lit, qui essayaient
de maintenir le comte, en proie à un de ces
effrayants accès, si pareils à l'épilepsie, que j'avais
vu Trousseau arrêter souvent par la compression
alternée des deux carotides. J'essayai, moi aussi,
de ce moyen, sans réussir, pendant dix minutes,
diifatit lesquelles je pouvais voir la comtesse qui,
agenouillée au pied du lit, priait, la tête dans ses
mains. Que demandait-elle à Dieu, elle, restée
pieuse, malgré sa faute? Était-ce, puisque son
mari devait mouHr, qu'il s'en allât ainsi, avant
d^avoir exécuté sa terrible menace? Implorait*elle,
au contraire, la force de résister à ce désir de le
voir mourir, comme à une tentation? Ou bien,
ofirait-elle sa douleur en expiation de se« cou-
pables bonheurs d'autrefois? C'est plus tafd que
je me suis posé ces questions. Pour l'instant, j'étais
UN CAS DE CONSCIENCE 931
tout à mon malade dont je voyais la vie en péril
immédiat, si ces secousses comitialiformes se
prolongeaient. La compression n'avait pas réussi.
Il restait le moyen héroïque : la aai/jnêe.
VI
« C'est à ce moment, et pendant quelque»
minutes, qui me paraissent, à distance, avoir duré
très longtemps, que le cas de conscience se posa
devant mon esprit avec une netteté dont il m'est
difficile de vous donner une idée. S'il y avait ici
un de mes confrères, il me comprendrait. Mais
vous avez tous vu quelque grand médecin appelé
en consultation, et tous vous avez certainement
observé quelle métamorphose de physionomie
s'accomplissait en lui, tandis qu'il regardait et
interrogeait le patient? Vous avez vu aussij sans
doute, un chirurgien sur le point d'effectuer une
opération et remarqué encore ce même change-
ment de son visage? 11 s'accomplit, là, dons ces
secondes décisives de notre métier, un phéno-
mène de tension intime, un éréthisme de nos
facultés, si aigu, si intense, que j'ai connu des
praticiens illustres qui ne pouvaient donner deux
consultations graves dans la même journée, et
234 LE COEUR ET LE MÉTIER
des opérateurs qui prenaient le lit et dormaient,
épuisés, plusieurs heures de euite, au sortir de
l'hôpital. Cela soit dit pour vous expliquer com-
mei^t une délibération s'institua en moi, tout d'un
coup, qui voudrait des heures pour en développer
le détail, et elle dura l'éclair d'un instant! Le ma-
lade gisait, secoué par ces spasmes formidables qui
faisaient appeler l'épilepsie, par les anciens, le
mal sacré, tant il semble que c'est là une posses-
sion de la pauvre machine humaine par quelque
puissance inconnue. Le sinistre ronflement dont
s'accompagne l'entre-deux des accès donnait
l'idée d'un râle. Si je n'agissais pas, il était perdu.
Il l'était, si j'agissais. Tout au plus pouvais-je espé-
rer que la saignée suspendrait la crise. La mort
serait reculée de vingt-quatre, de quarante-huit
heures, de trois jours, au plus : a C'est-à-dire que
» je vais lui donner juste la force et le temps
» d'accomplir la criminelle vengeance dont il a
» menacé sa femme... » Cette petite phrase se
prononça en moi, mentalement, dans ces termes
mêmes. Ce fut comme si une voix en avait proféré
les syllabes. Allais-je vraiment me faire le com-
plice de l'infamie, en prolongeant une existence
que je savais, que je voyais perdue, et cela pour
causer le malheur de cinq personnes, cette misé-
rable Mme de Rocqueville, dont les sanglots
m'avaient fait si mal, à les surprendre, et ces
quatre fils que je devinais, par le seul emploi de
UN CAS DE CONSCIENCE 235
Hir activité — deux clans Tarmée, un clans la diplo-
latie, le dernier à l'École polytechnique — des
îunes hommes d'avenir et d'énergie?... « Non» ,
ontinua la voix, «tu n'aideras pas à cette hideuse
besogne. . Après tout, la saignée échouerait
peut-être. Elle ne s'impose pas d'une manière
absolue... Il y a des médecins qui la déconseil-
leraient dans ce cas... » — « Oui», répliqua
ne autre voix, « mais si tu étais ailleurs, devant
un malade qui ne fût pas celui-là, que ferais-
tu?...» Et malgré moi, je répondis : aJe le sai-
gnerais... Nec visa, nec audùa, nec intellecta... »
.'antique et vénérable formule employée par
rousseau me revint soudain à la mémoire. vTe
evais agir comme si je n'avais rien vu, rien
ntendu, rien compris, agir comme j'agirais à
hôpital. Mon devoir de médecin était là, dans
ette stricte observation du précepte qui veut
u'un malade, pour nous, soit d'abord un ma-
ide, ensuite un malade, enfin un malade, indé-
endamment de toute autre considération... Mais
ion devoir d'homme? Ayant surpris le secret que
avais surpris, n'étais-je pas strictement obligé
'empêcher que cette abomination n'eût lieu? Il
uffîsait de laisser la maladie faire son œuvre,
uelques heures plus tôt... Et après?... Jevissou-
ain en pensée M. de Rocqueville mort, et moi
entrant à Paris chez mon maitre, lui rendant
ompte de ma mission. Il me dirait : « Et vous
236 LE COEUR ET LE METIER
« n'avez pas pratiqué la saignée? >» Je vis le
coup d'œil dont il souli(}nerait cette question. Je
sentis qu'il me sefait physiquement impossible
de le supporter. C'était ma conscience de mé-
decin qui me reg^arderait par ces yeux perçants,
et qui me condamnerait... Cette image balaya
du coup mes indécisions. Je i-amassai toute mon
énergie, et je priai que l'on commençât de pré-
parer ce qu'il fallait pouf la saiynée. Un quart
d'heure plus tard j'avais tiré à M. de Rocqueville
plus dé quatfe cents grammes de sang. A mesure
que ce sang s'écoulait, les convulsions s'apaisaient,
la respiration revenait, et avec elle la connais-
êance. La mort était conjurée...
Vil
k Elle l'était si bien « , reprit le narrateur de
cet étrange épisode, après un silence, « que les
quatre fils, à leur ari-ivée, trouvèrent le cruel
personnage en pleine posôession de sa pensée, de
sa parole, et de sa haine. J'avais espéré pouvoir
m'opposer à l'horrible projet, en interdisant l'en-
trée de sa Chambre à plus d'uti visiteur à la fois.
C'était compter sans l'indomptable volonté de
cet homme, devant laquelle même mes ordres
UN CAS DE CONSCIENCE 237
durent plier. Il se serait plutôt levé de son lit,
pour aller lui-même trouver ceux au mépris des-
quels il voulait vouer sa femme. Et Tabominalile
scène eut lieu. Il ne mourut qu'après avoir désho-
noré la mère aux yeux des enfants, et jeté, dans
rame de ceux-ci, le germe empoisonné de
l'affreux doute. Le coup fut si dur pour Mme de
Rocqueville qu'elle-même mourut, moins d'un
an après, d'une maladie de foie, produite par le
chajjrin. Quant aux quatre frères, ils se sont fuis
l'un l'autre depuis lors. Il n'en reste aujourd'hui
que deux, l'aîné et le plus jeune, qui ne se voient
jamais. Vous croyez peut-être que, devant ces
coiiséquences, je me suis dit quelquefois : « Si
» pourtant je l'avais laissé mourir dans sa crise?»
Hé bien! Non. Je reviendrais à trente-six ans en
arrière que je recommencerais de tout essayer,
comme alors, pour remplir mon devoir médical.
Ma conscience m'affirme que j'ai bien agi, et que
l'on n'interprète pas ce devoir-là. On l'exécute.
Vous voyez qu'il peut quelquefois être très
dur. . » '
Septembre 1902.
LE NÈGRE
Le vent du succès courait, ce soir-là, dans !a
vaste salle et sous les g^aleries du vieil Odéon,
qui démentait, une fois de plus, l'ironique lé-
gende de nécropole, propagée par des poètes
rancuniers ou des boulevardiers à l'état d'hosti-
lité permanente contre la rive gauche de la Seine '
On se rappelle la boutade plaisante du bon Gau-
tier :
N'être pas directeur de l'Odéon est chosa
Si facile, pour peu que l'on soit protégé...
Cette première représentation de la pièce nou-
velle, une comédie bourgeoise intitulée la Belle-
Fille , s'annonçait, au contraire, comme un
triomphe. Les journaux, d'ailleurs, étaient rem-
plis, depuis ces huit jours, par la réclame la plus
savamment étudiée. Le signataire de la pièce
n'était autre que Jacques Tournade, un des trois
240 LE COEUR ET LE MÉTU-R
petits-fils de Tinventeur de la bougie Tournade.
C'est (lire que le jeune auteur dramatique marchnit
sur neuf ou dix millions de fortune, et un mil-
lionnaire à la dixième puissance qui fait de la
littérature, ce n'est déjà pas si commun 1 Les mau-
vaises langues lui reprochaient d'acheter sa g^îoire
au prix courant de vingt louis la ligne. A coup
sûr, on n'achète pas toute une salle. Or, les
applaudissements qui avaient accueilli le premier
acte et qui accueillaient le commencement du
second étaient trop vifs, trop généraux aussi
pour n'être pas sincères. L'on avait pu, dans l'en-
tr'acte, entendreles critiques échanger, aux tables
voisines du Café Voltaire, de ces jugements qui
présagent à une œuvre une fructueuse centième :
— « Il n'y a pas à dire : mon bel ami, c'est
joliment parti, la machine de ce petit Tour-
nade. »
— « C'est même tellement bien que ça ne doit
pas être de lui. »
— « Et de qui voulez-vous que ça soit? Ce
garçon est riche, et il a beaucoup de talent, voilà
tout. "
— «i Et pourquoi en avait-il si peu dans sa pre-
mière pièce, dans cette Rose Jullian qui n'a pas
fait dix francs? »
— « Et pourquoi Dumas fils a-t-il débuté par
de si pauvres romans?... Mais ce n'est pas la
peine de discuter. Ce premier acte peut n'être
LE NÈCRE 341
qu'un feu de paille, et si le reste est mauvais, je
l'échinerai aussi franchement que je viens de dé-
fendre ce commencement... Vous pourrez cons-
tater que je ne suis pas payé... ■
— « Quelle idée!... u
— " Mais oui... mais oui... Il y a beaucoup de
nos confrères qui n'osent pas écrire le bien qu'ils
pensent d'un roman ou d'une pièce, quand c'est
l'œuvre d'un monsieur riche... Ils ont peur qu'on
ne les accuse d'avoir touché la forte somme. Ne
la touchant pas, moi, je pense tout ce que j'écris,
et j'écris tout ce que je pense... »
La pièce méritait de produire, sinon ce grand
efPet, au moins une certaine impression. Gomme
elle remonte à plus de dix années et que les
triomphes des premières, voire ceux des cen-
tièmes, tombent à Paris dans un profond oubli,
dès la saison suivante, il ne sera pas inutile d'en
rappeler la donnée : une belle-fille haïe par sa
belle-mère et apprenant sur elle un terrible secret.
Cette belle-mère a eu autrefois une liaison avec le
meilleur ami de son mari. Cet ami est le père du
fils. La belle-fille est tentée de se veng^er en
dénonçant sa persécutrice. Elle découvre alors
que son pseudo-beau-père a tout su et qu'il n'a
rien dit, à cause de cet enfant qui n'était pas
le sien, mais qu'il adorait, et la belle-fille se tait
aussi pour ne pas toucher aux rapports de son
man et de celui qu'il croit son père. Il y avait,
IG
242 I-E CCœUR ET LE MÉTIER
dans cette comédie, un peu de cette forte saveur
bourgeoise qui se retrouve dans Pierre et Jean,
le chef-d'œuvre peut-être de Maupassant. Si les
critiques dramatiques qui bavardaient durant
Tentr'acte eussent eu cette réflexion que personne
n'a le temps d'avoir dans ce hâtif métier, ils se
fussent posés cette énig^me : comment et ou Tour-
nade, un amateur littéraire de vingt-six ans,
grandi dans l'atmosphère si intensément frelatée
où évoluait sa famille, avait-il pu s'imprégner des
mœurs les plus contraires à celles des grands
industriels qui font du chic à Paris? Le talent lit-
téraire est, comme la grâce, un don tout arbi-
traire. Il se rencontre aussi bien chez le fils d'un
paysan que chez celui d'un grand seigneur, chez
l'enfant d'un pauvre boutiquier que chez celui
d'un spéculateur milliardaire. Le petit-fils de la
« bougie Tournade » pouvait d'instinct avoir la
grâce souple d'un Donnay, la gaieté d'un Gapus,
l'acuité d'un Lavedan. Aucun instinct ne pou-
vait lui avoir révélé des mœurs. Il faut, pour dé-
gager d'un milieu l'ensemble de ces caractères,
grands et petits, qui en constituent la physiono-
mie intime, une saturation si profonde, une fa-
miliarité si prolongée, ou bien l'infaillible intui-
tion du génie ! Or, si le premier acte de la Belle-
Fille annonçait un bon auteur dramatique, rien n'y
portait la trace de la maîtrise souveraine. Sachant,
pour avoir rencontré Jacques Tournade dans tous
LE NÈGRE 243
les restaurants de nuit et les tripots attenants,
quel çenre d'existence il avait menée et son
bohémianisme, les critiques auraient eu le droit
de s'étonner qu'un si juste coloris d'observa-
tion fût comme répandu sur les scènes de ce
début de comédie. Sans doute le jeune homme
avait de très bonne heure fréquenté des écrivains.
Il s'était piqué de faire des vers à dix-huit ans,
des articles de journaux à ving^t, un roman à
vin^oft-deux, une pièce, la Rose Jullian dont il a
été déjà parlé, à vingt-trois. Ces essais n'avaient
rien de commun avec cette vig^oureuse et ferme
peinture, qui trahissait en outre une extraordi-
naire entente du métier théâtral. C'étaient là des
raisons pour lui contester la paternité de cet ou-
vragée, autrement sérieuses que ses quatre cent
mille livres de rentes. Personne n'y pensait dans
cette salie de première, de plus en plus soulevée
d'enthousiasme à mesure que la représentation
avançait... La toile allait tomber sur la fin du
second acte, parmi les mêmes unanimes applau-
dissements, sans qu'aucun des spectateurs soup-
çonnât qu'un drame se déroulait dans les cou-
lisses, parallèle à la comédie qui se développait
sur la scène ; et ce drame avait pour héros l'auteur
— ou soi-disant tel — de la pièce ainsi acclamée
et son principal interprète, celui qui tenait le rôle
du mari trahi, Planteau, le « petit père » Plan-
tcau, comme on l'appelle familièrement dans Ca-
244 LE CŒUR ET LE KÏETIER
botinville, quoiqu'il n'ait pas de beaucoup dé-
passé la cinquantaine; mais il a toujours été si
cordialement simple et bonhomme; il a toujours
si évidemment donné l'idée d'une nature sin-
cère, aimable et corvéable à merci, que ce sur-
nom lui était déjà attribué quand il n'avait que
vingt-cinq ans et qu'il débutait sur les planches,
au sortir d'une étude de notaire. Les Planteau
sont de vieille souche commerçante et boup-
geoise. Vous verrez encore, si vous passez quel-
que jour rue du Bouloi, cette enseigne sur la
façade d'une des maisons : «Planteau et Chardin,
«I tulle et paillettes. » C'est dans l'appartement
qu'occupe toujours le fik de son frère que le
comédien a grandi. On l'élevait pour la basoche,
que ces braves négociants considéraient comme
un ennoblissement. 11 était un Parisien de Paris.
Il était allé au spectacle trop jeune. Il s'y était
trop complu — et il est acteur au lieu d'être
tabellion.
II
J'ai parlé des coulisses tout à l'heure. En réalité,
c'est dans la loge du (letit père Planteau qu'avait
lieu entre lui et le signataire de la Belie-FULe^ tan-
LE NEGRE S45
dis que le second acte s'achevait, une explication
plus passionnante encore que le dialog^ue de cette
Belle-Fille et de bien d'autres pièces. La chose,
avait commencé par cette phrase que l'acteur avait
jetée dans l'oreille de l'auteur, au moment où,
sorti de la scène parmi les a bravos » , celui-ci
était venu le féliciter :
— « Montez dans ma loge, Tournade; J'ai à
vous parler... tout de suite. »
Le regard dont avait été accompagnée cette
objurgation, faite à voix basse, avait surpris
l'heureux garçon, en proie à toutes les ivresses,
parmi les impressions les plus grisantes qui soient
au monde, et que le théâtre procure si vivement
à ses vainqueurs : il se sentait devenir célèbre.
Rien que dans la demi-heure du premier entr'acte,
il venait de serrer trois cents mains, connues ou
inconnues, de courtisans du succès. Autour de
lui chaque visage, depuis celui du directeur jus-
qu'à ceux des simples machinistes, exprimait
cette satisfaction presque animale de gens qui
« respirent la veine « , comme on dit. Pour ceux
qui participent à un succès de ce genre, c'est
comme si tous à la fois venaient de gagner à la
loterie Quelle corde secrète avait donc touché,
dans la conscience du vainqueur de cette bataille
triomphale, la demande imprécise mais si natu-
relle de Planteau? Le sourire de la fatuité com-
blée s'était soudain figé sur la bouche du jeune
246 LE COEUR ET Lt MÉTIER
homme, mauvaise et fine sous la moustache
fauve. L'éclat de ses prunelles, d'un bleu si clair
et si dur, s'était amorti. Sa contrariété avait du
être bien forte. Quelqu'un qui l'eût observé aurait
vu, en effet, son maigre corps de viveur préco-
cement usé se contracter, sous le drap mince
de son frac de soirée. Et aussitôt — était-ce
simulation? était-ce un éveil d'instinct com-
batif? — une expression d'arrogance avait immo-
bilisé cette physionomie si sèche, où le masque
du grand-père Tournade, du fondateur de la
fortune, — « Tournade le voleur » , comme on
l'appelait couramment dans le monde des affaires,
— reparaissait avec une telle identité de ressem-
blance! Seulement, à deux générationsdedistance,
ce sang brutal de béte de proie s'était appauvri.
Les gros os restaient seuls dans la charpente,
d'où la chair et les muscles étaient comme partis.
La mâchoire, elle, n'avait pas changé, ni l'âme.
Cet « héritier d'une grande fortune qui donnait
le noble spectacle d'un si intelligent emploi de sa
richesse » , — pour parler le style des journaux —
devait évidemment apporter à la conquête d'une
célébrité littéraire les mêmes procédés que son
aïeul à la conquête de ses millions Pourquoi
s'était-il féru de cette étrange marotte? Mais d'où
nous viennent les formes de nos vanités? Pour-
quoi ce boursier, qui se soucie du quinzième siècle
comme de son premier report, court-il après les
LE NEGRE 241
Botticelli et les Ghirlandajos? Pourquoi cet autre,
qui n'a jamais su distinoruer un cheval de Tarbes
d'un irlandais, a-t-il une écurie de courses? Pour-
quoi cette femme du monde, et qui n'est pas sûre
de son orthog^raphe, rêve-t-elle la gloire d'une
Mme de Staël ou d'une George Sand, et a-t-elle
pris un nom de plume pour signer les livres que
vous savez?... Une faut jamais chercher de motif
à ces manies d'amour-propre. Un rien y a suffi :
une jalousie, un mot entendu dans la jeunesse,
une rencontre. Pour Jacques Tournade, ce rien
avait été, au collège, une camaraderie avec un
des Gandale, grand seigneur très authentique et
qu'un très joli talent de conteur a rendu célèbre
dès son premier recueil de nouvelles, on s'en sou-
vient. Jacques s'était constitué mentalement, de-
puis ses quinze ans, le rival en tout de ce jeune
noble dont le nom le fascinait, dont les manières
l'humiliaient. L'autre écrivait. Jacques avait écrit
— ou fait écrire. On verra dans quelles circons-
tances, assez extraordinaires. Maisquandonarrive,
dans la carte du pays de la littérature, à la pro-
vince des " nègres » , tout ne devient-il pas extra-
vagant? Est-il nécessaire de définir ce nom, par le-
quel l'argot professionnel désigne celui qui laisse
signer par un autre ses vers ou sa prose? Il y a des
« nègres u de la poésie, comme il y en a du feuil-
leton populaire et du roman d'analyse. Il y en a
du drame et il y en a de la comédie. Qui ne com-
â4« LE CŒUR ET LE MÉTIEB
prend quelle anomalie doivent représenter les
rapports entre l'employeur et l'employé, quand ce
« nègre » est un homme de cœur et de talent —
cela arrive — et qui se trouve avoir vendu son
brin de laurier dans une heure de détresse?
Disons aussitôt, pour expliquer le petit frisson
dont Jacques Tournade avait été saisi à l'appel du
comédien, que, dans l'affaire de cette BelLe-FiUey
jouée ce soir — et par lui ! — avec tant de suc-
cès, Planteau avait été le « nègre » du jeune
millionnaire. La pièce était tout entière de l'ac-
teur, qui avait cédé son manuscrit pour quelques
billets de mille francs. On va savoir comment et
pourquoi.
m
Jacques avait supposé, à entendre la phrase de
Planteau et à constater son trouble, que le secret
de ce marché avait transpiré. L'acteur avait bien
donné sa parole que personne au monde n'avait
jamais lu ce manuscrit, brûlé depuis soigneuse-
ment. Tournade avait même pris le soin de reco-
pier la pièce tout entière de sa main, en la sur-
chargeant de ratures. Mais le châtiment de cer-
tains contrats, par trop immoraux, est dans cette
LE MÈ6RE 349
immoralité. Un homme capable d'acheter le
droit de sig^ner Tœuvre d'un autre croit volon-
tiers que cet autre est lui-même capable de
raconter ce marché. D'autre part, un garçon de
vingt-cinq ans qui a les rentes d'un Tournade et
qui veut la gloire, est un point de mire tout posé
pour les bandits qui opèrent autour des entreprises
de réclame. L'auteur applaudi de la Belle-Fille
avait déjà dû se défendre trop souvent contre des
« tapes » trop fortes, pour ne pas redouter, même
dans son triomphe — surtout dans son triomphe
— les ruses des Apaches du chantage, si joliment
définis par la boutade de l'un d'entre eux, mort
depuis dans une maison centrale :
— o Mais c'est du chantage, monsieur » , lui
disait un banquier auquel il était venu soumettre
les épreuves d'un article diffamatoire, apporté,
prétendait-il, à son journal, par un collaborateur
besogneux, qui le retirerait, moyennant finance.
— « Du chantage, monsieur? ■ répondit-il.
« Ah ! le vilain mot ! C'est de la contre-publicité ... »
La première idée de Tournade avait donc été
celle-là : une indiscrétion de Planteau sur la véri-
table origine de la pièce, cette indiscrétion
tombée dans l'oreille d'un aigrefin de la basse
presse, une menace d'article; et le pauvre acteur
se préparait à l'en avertir.
— « A moins qu'il n'ait eu l'idée, lui aussi,
d'une petite opération de police un peu rude, —
250 LE CŒUR ET LE MÉTIER
sur mon carnet de chèques?... Nous allons bien
voir... »
L'hypothèse d'une pareille ignominie était
très contraire à ce que Jacques savait de son
« nègre « . Il Tenvisag^eait cependant comme
plausible, lorsqu'il arriva, ayant monté deux
étages d'escalier, devant la petite loge sur la-
quelle le nom de « Planteau » était affiché. Au-
dessous, un loustic de théâtre avait écrit à la
craie : « Bravo, p'tit Père!... >• Le comédien
était en conversation avec un des innombrables
comparses qui gravitent autour des notoriétés
de théâtre, un vieux et pauvre hère à la redin-
gote râpée, qu'il congédia brusquement quand
Tournade eut frappé à la porte de la loge :
— « Revenez un autre jour, mon cher Maré-
chal... Eln ce moment je n'ai pas le temps, abso-
lument pas le temps... Allons, laissez-moi. J'ai à
causer avec monsieur. , . Adieu. . . »
Le vieillard eut, pour obéir à l'injonction de
l'acteur, un de ces gestes d'humiliation navrée
que les quémandeurs esquissent devant certaines
rudesses d'accueil contre lesquelles ils n'osent
pas protester :
— a J'aurais dû lui demander d'attendre... »
dit Planteau comme se parlante lui-même, quand
Maréchal fut parti. « Il avait la figure qu'il prend
lorsqu'il veut emprunter vingt francs, et quelque-
fois ils en ont besoin pour manger, sa femme et
LE NÈGRE 251
lui... Pauvre Maréchal !.. . Un ancien candidat au
prix de Rome!... J'ai été impatient... Ce n'est
pas bien... Vous avez deviné pourquoi, Tour-
nade?... »
Cette fois il s'adressait à son visiteur, qui
lui répondit, avec son flegme gouailleur :
— « Moi? Pas le moins du monde. »
— « Gomment?" insista l'acteur. » Ces applau-
dissements, cette salle soulevée, ce succès, ce
grand succès n'ont rien éveillé en vous, ne vous
ont rien suggéré? Rien?.,. Vous ne vous êtes pas
dit, en nous écoutant, mes camarades et moi,
prononcer des phrases qui toutes portaient :
Elles ne sont pas de moi, ces phrases. Elle n'est
pas de moi, cette pièce. Il y a là un brave homme
de comédien dont le rêve a, toute sa vie, été de
devenir auteur dramatique. Il n'avait pas réussi,
jusqu'à présent, à mettre sur pied une machine
qui se tînt. Elle se tient, cette fois, la machine!
Se tient-elle!... Et de ce chef-d'œuvre, — car c'est
un chef-d'œuvre, — c'est moi qui vais bénéficier,
moi qui n'ai eu que la peine d'apporter le ma-
nuscrit chez le directeur du théâtre?... Voyons,
Tournade, répondez. Oui ou non, est-ce possible,
cela? Est-ce possible?... »
Il avait parlé en allant et venant d'une extrémité
à l'autre de l'étroite loge, comme une bête pri-
sonnière fait dans sa cage. Les saccades de son pas
et celles de sa voix manifestaient l'excitation vio-
252 LE CŒUR ET LE MÉTIER
lente dont il était possédé. Il martelait ses mots
en les répétant, avec cette insistance qui fait passer
dans la parole le g^este d'une prise au collet. Le
contraste était saisissant entre cette fièvre et la
froideur dont le jeune homme continuait à ne pas
se départir :
— « Parlez plus bafs » , finit-il par dire simple-
ment, « ou bien décidez-vous à manquer à votre
parole. »
— « C'est juste « , répondit l'acteur qui baissa
le ton, et, se laissant tomber sur une chaise : « En
effet, vous avez ma parole... »
— « Vous le reconnaissez » , reprit Tournade.
« Il était donc inutile de me faire monter ici avec
des manières qui risquent d'attirer 1 attention.
Du moment que vous êtes résolu à tenir vos eng^a-
gements, pourquoi cet éclat et que prétendez-
vous? »
— « Je ne prétends rien » , dit Planteau. « Je
viens seulement de trop souffrir et j'ai pensé que
de le savoir vous toucherait peut-être... Pendant
que je jouais tout à l'heure, je sentais une exalta-
tion me gag^ner qui a été plus forte que ma
volonté... Je me revoyais l'écrivant, cette pièce.
Vous ne savez pas avec quels souvenirs... Je ne
vous l'ai jamais dit... Ce drame intime, j'en ai
trouvé le thème chez des voisins de ma famille, à
Ghàtenay, où nous avions notre maison de cam-
pagne... Cette belle-fille, c'est la première femme
LE NÈGRE S5S
que j'ai aimée, sans qu'elle l'ait soupçonné, à
dix-huit ans... Ce passé s'est mis à revivre en
moi, et aussi les songes de réputation littéraiie
que je caressais à cet âge-là. Oui, j'ai rêvé, quand
je suis entré au théâtre, d'être ce qu'a été Molière
— oh ! de bien loin ! — auteur et acteur, les deux
<;nsemble. comme lui. Tout de même, je n'étais
pas si fou de croire que je pouvais composer de
bonnes pièces que j'aurais jouées, de même qu'il
a composé et joué les Précieuses, les Fourberies,
le Malade... Car, enfin, ce songe, je l'ai réalisé.
Mais dans quelles conditions, et quelle ironie!...
Ah! j'ai eu là, d'un coup, une sensation trop
amère de ce qu'il y eut toujours de manqué dans
ma vie.... J'ai fait jouer trois pièces sous mon
nom. Elles sont tombées. Je n'avais pas pu les
défendre. EUles ont été données sur des théâtres
dont je n'étais pas. J'en compose une qui va aux
nues. J'y joue le principal rôle, et, pour le public,
elle n'est pas de moi... Voyons, Jacques, n'aurez-
vous pas un bon mouvement? Associez-moi à ce
succès. Je ne vous demande rien d'impossible :
seulement de me laisser annoncer, à la fin. que
la comédie est de vous et de M. Chardin. Char-
din, c'était le nom de jeune fille de ma mère. Un
mot dans les journaux, demain, disant que nous
avons collaboré en secret, et que, devant le
triomphe, vous avez voulu que cette collabora-
tion fût connue... Cela ne vous enlèvera pas «n
954 LE CœUR ET LE MÉTIER
atome de vo^ue... Je passerai pour avoir aidé à
quelques retouches. Vous aurez, vous, le bénéfice
d'un noble mouvement... Et moi je ne serai pas
entièrement privé de ce à quoi j'ai pourtant droite,
un peu de succès d'écrivain. J'ai d'autres pièces
dans la tête. Les directeurs ne m'éconduiront plus
quand je leur demanderai de les lire... Ah! vous
n'allez pas me répondre non !... »
: — « Si je répondais oui » , fit Tournade dure-
ment, n je serais aussi fou que vous... Gomment,
vous qui connaissez Paris, pouvez-vous avoir seu-
lement conçu une semblable idée?,.. Vous nous
voyez, vous et moi, tout à l'heure, allant raconter
au foyer ce petit arrang^ement, après que nous
venons de répéter, deux mois durant, sansjamais
en avoir soufflé mot?... Et l'on se demande : Que
s'est-il passé? Qu'est-ce que cela signifie?... Et
demain les reporters, chez vous et chez moi, et
les commentaires?... D'ailleurs », et sa voix se fit
plus implacable, «je n'ai pas à entrer dans ces con-
sidérations... Oui ou non, avez-vous débarqué dans
mon cabinet de travail, il y a un an et demi, un
matin, avec votre manuscrit, quand je ne vous
connaissais même pas personnellement?. . . M'avez-
vous raconté alors, oui ou non, que vous aviez
un frère commerçant, acculé à la faillite, auquel
il fallait dix mille francs, dans les vingt-quatre
heures?... Avez-vous ajouté, oui ou non, que,
vous-même, de malheureuses spéculations de
LE NÈGRE 255
Bourse vous avaient man^jé vos économies et que
vous étiez déjà en avance sur vos appointements,
à votre théâtre?... Oui ou non, m'avez-vous dit
que vous aviez écrit une comédie et m'avez-vous
proposé de vous l'acheter?... Oui ou non, m'avez-
vous affirmé sur l'honneur que vous n'aviez parlé
de ce travail à âme qui vive, en m'en donnant
comme raison que vous vouliez présenter la pièce
comme l'œuvre d'un autre, sous prétexte que vos
insuccès précédents vous avaient discrédité comme
auteur dramatique?,.. Je vous ai demandé deux
heures pour lire votre manuscrit. Il en était dix.
A midi vous reveniez. Je vous signais un chèque
de dix mille francs. L'avez-vous accepté, oui ou
non?... Si l'employé de la Banque où vous l'avez
encaissé vous avait répondu que M. Tournade
n'avait plus les dix mille francs à son dépôt, vous
n'auriez pas eu de mots assez sévères pour ce
manque à une des deux clauses essentielles de
notre contrat. Car il y en avait deux : je devais,
moi, donner l'argent; vous deviez, vous, donner
la comédie. J'ai rempli mon engagement, rem-
plissez le vôtre. Je vous entends encore, quand
vous pleuriez sur votre frère, me parler de la
probité de la maison Planteau-Chardin, de vos
traditions bourgeoises, de l'honneur du nom...
L'honneur du nom, c'est de faire face à ses enga-
gements. Faites face aux vôtres... Ou bien... "
— « Ou bien? » interrogea l'acteur, qui s'était
i&6 LE CŒUR ET LE MÉTIER
levé et qui s'avançait vers l'autre d'un air de
défi.
— « Ou bien... p
Tournade n'acheva pas sa phrase. On venait de
frapper à la porte de la log^e. Il prit le bras du
comédien qu'il serra à le faire crier, en criant lui-
même : n Entrez... » Le visage d'un des artistes
de la troupe apparut, qui exprimait toute la gaieté
de ce soir de fête :
— « On vous cherche partout, cher maître, »
dit-il à Jacques. « Venez vite... Le deux est un
triomphe. . . On vous attend au foyer. . . Vite, vite. . .
Et toi, petit Père, arrive aussi... Qu'est-ce que tu
as?... ■
— « Il repasse un béquetquenous venons d'ar-
rêter ensemble pour le trois » , répondit Tour-
nade.
Et, imposant des yeux ce mensonge au mal-
heureux homme, il sortit de la petite loge,
IV
Le petit Père était resté seul, comme écrasé,
sur le fauteuil où il s'était laissé tomber. Le gaz
brûlait silencieusement, éclairant de sa lumière
crue l'étroite pièce où se reconnaissait l'incohé-
LE NEGRE 25"!
rence d'une installation improvisée. Deux gfrandc
affiches clouées au mur représentaient Planteau
dans deux de ses rôles à succès. Elles étalaient
leur dessin grossier et leur couleur criarde à
côté d'une grande aquarelle assez plate, mais de
teintes douces, que le comédien emportait par-
tout dans ses déplacements. Elle avait été lavée
autrefois pnr lui-même, — à travers les vel-
léités de ses vocations diverses, il avait été aussi
un peu peintre, — d'après la maison de cam-
pagne de Ghâtenay dont il avait parlé dans ses
lamentations. Les pattes de lièvre et les serviettes
à fard sur la table, au milieu des pots de cold-
cream et des boîtes è poudre, la cuvette, les
habits épars, ces humbles détails d'un pittoresque
brutal contrastaient fortement avec l'Idéal d'exis-
tence cossue et bourgeoise qu'évoquait la façade
de cette villa de banlieue, son jardin planté
de rosiers, un jeu de tonneau dans une allée;
dans une autre une grosse boule déformante.
Ces divers petits traits avaient été consciencieuse-
ment notés et copiés. Pour qui savait l'existence
de Planteau, cette aquarelle, entre ces deux af-
fiches, était tout un symbole. Il avait été, il con-
tinuait d'être le bourgeois-comédien. Ce type
n'est pas aussi moderne qu'il semblerait. Qu'était
donc ce Molière dont l' auteur-acteur avait rappelé,
avec une poignante et naïve nostalgie, la glorieuse
destinée, ce Molière, né dans une confortable
17
258 LE CŒUR ET LE METIER
maison de la rue Saint-Honoié, fils d'un tapissier
du roi, condisciple, chez les Jésuites, au collège de
Glermont, du prince de Gonti, du propre frère de
Gondé, — et il n'en a pas moins couru la province
avec la troupe de l'Illustre Théâtre!... L'histoire
ne nous a pas conservé la trace des difficultés que
le grand Poquelin a dû traverser pour accom
moder les habitudes de sa première éducation et
celles de sa vie de comédien. Ce furent sans doute
de très petits froissements, et qui n'ont aucune-
ment influencé son œuvre d'équilibre et de santé.
Ces minuscules ennuis, Planteau les avait connus
aussi. Jamais il n'avait rien subi de comparable à
la tempête qu'avaient déchaînée en lui ces mots
prononcés par Tournade d'un accent si dédaigneux
et qui lui revenaient pêle-mêle maintenant : «Pro-
bité »... « Traditions bourgeoises »... « Honneur
du nom »... « Faire face à ses engagements »... Il
avait poussé le verrou de sa porte pour éviter, au
moins pendant quelques minutes, le flot de visites
des soirs de première, et la juste indignation de
l'artiste exploité grondait en lui :
— a Ah! Ganaille! Canaille!... » gémissait-il.
« Comme il m'a parlé!... Ses dix mille francs,
comme il m'en a souffleté!... Il m'aurait craché
au visage, ce n'aurait pas été pire... Probité?... Il
a osé articuler ce mot de probité, lui qui est en
train de me voler ces applaudissements, ce succès,
ces féHcitations, et demain, après-demain, tous
LE NÈGRE 259
les jours suivants, ces articles... Honneur du
nom?... Il a parlé d'honneur du nom, alors
qu'il va falloir que je jette le sien au public tout
à l'heure... »
C'était à Planteau, en effet, qu'incombait la
mission de débiter, à la fin de la pièce, la formule
sacramentelle : « Mesdames et messieurs, la pièce,
que nous avons eu l'honneur de représenter de-
vant vous, est de M. Jacques Tournade. » L'ac-
teur prononça cette phrase à voix haute, une fois,
deux fois, trois fois. Puis il éclata d'un rire qui
aurait épouvanté l'exploiteur, s'il avait entendu
son « nè^jre » rire ainsi... Une idée venait de sur-
gir dans l'esprit du comédien, et c'est à elle qu'il
lançait ce rire de veng^eance. Elle avait suffi
pour que son corps, accablé tout à l'heure, se
redressât, qu'une flamme se rallumât dans ses
yeux. On frappait de nouveau à la porte, en ce
moment-là.
— « Le troisième acte va commencer, mon-
sieur Planteau, » disait une voix, celle de l'aver-
tisseur.
— « On y va, » répondit avec force le comé-
dien, comme ressuscité.
Tirer le verrou, pour n'avoir pas l'air de se
cacher, se faire sa tête, en deux temps trois mou-
vements — il ne devait pas changer de costume
pour ce dernier acte — rectifier devant la glace
les mauvais plis de sa redingote, resserrer son
260 LE CŒUR ET LE MÉTIER
nœud de cravate, ce fut la besogfne de cinq mi-
nutes; et déjà il sortait de sa loge pour descendre
au foyer, quand il se heurta à Jacques Tournade
qui montait l'escalier, quatre marches par quatre
marches, afin de ne pas le manquer. Un travail
inverse s'était accompli dans sa physionomie, si
rog^ue un quart d'heure auparavant. Il avait ré-
fléchi, et les paroles échang^ées avec l'acteur lui
paraissaient à présent si grosses de menace qu il
en était blême d'épouvante.
— « Je vous demande pardon, Planteau» , dit-il
à voix basse, en attirant le comédien dans un
angle du palier. « Je vous ai mal parlé... C'est
que vous m'aviez bouleversé... Ce n'est pas
sérieux, n'est-ce pas, ce que vous m'avez demandé
tout à l'heure? »
— « C'était très sérieux » , répondit Planteau,
en insistant sur le mot a c'était » , et avec une
espèce de goguenardise, qui augmenta encore la
terreur de l'autre.
— tt Que voulez-vous dire? »
— « Que je n'entends plus me contenter d'une
part dans la publicité de ma pièce... Je la veux
toute, et je l'aurai... »
— « Qu'allez-vous faire?... »
— « Rien que de très simple. Quand j'aurai à
nommer l'auteur, je dirai le vrai nom. Voilà
tout. »
— ' « Vous direz?... »
LE NEGRR 261
— « Que la pièce est de M. Planteau, tout
bonnement... Je suis bien tranquille... J'ai mes
preuves : le chèque touché et le brouillon de mon
manuscrit... Car je l'ai g^ardé. >»
Tournade était devenu de la couleur du plas-
tron de sa chemise. Il dut s'appuyer au mur pour
ne pas tomber, et cependant il fallait faire bonne
contenance. Les acteurs et les actrices qui allaient
jouer dans le dernier acte de la Belle-Fille des-
cendaient l'escalier, les uns après les autres, et
chacun saluait au passag^e « l'heureux auteur »
d'un geste, d'un sourire, d'un mot. Sa menace
proférée, Planteau se préparait, lui aussi, à des-
cendre. Il se retourna, la fureur aux yeux de
nouveau. Tournade venait de lui dire, en le rete-
nant une seconde par la manche de son habit :
— a II y a trente mille francs pour vous si
vous vous taisez... Vous entendez... Trente mille
francs... »
Et, comme s'il avait eu peur du premier effet
que son offre produirait sur le comédien, le jeune
homme s'était sauvé, aussitôt l'énorme chiffre jeté
en pâture à ce qu'il ne pouvait pas ne pas consi-
dérer comme le plus effronté chantage, étant
donné et sa précoce expérience et les circonstances
où la revendication du véritable auteur de la
Belle-Fille se produisait.
^ « Trente mille francs! » se disait-il, o c'est
une somme. Mais je suis bien tranquille. 11 ne
262 LE COElIh ET LE METIER
parlera pas. »> Et, par une ironie qu'il ne soup-
çonnait pas, il laissa échapper tout haut le même
mot par lequel l'acteur avait soulagée sa rancune
après leur première explication : » Canaille!
Canaille!... »
... Le rideau s'était levé sur le troisième acte
de la Belle-Fille, et Planteau, qui devait ne plus
quitter la scène jusqu'au dénouement, avait !
commencé de jouer, avec un talent qu'il ne s'était
jamais connu. Ses émotions d'homme s'ajou-
taient, comme il arrive, à sa verve d'artiste, par
un de ces mystères qu'il faut renoncer à expli-
quer. Qu'y avait-il de commun, en effet, entre le
personnag^e qu'il représentait comme comédien et
la crise qu'il traversait à cette même minute? Il
figurait dans la pièce, — « sa pièce » , comme il
avait dit et comme il entendait désormais dire
toujours, — un mari long^temps trompé et qui a
pardonné. Il était, dans la réalité de la chair et
du sangf, à cette heure, un artiste qui ne peut
supporter d'avoir vendu son droit de gfloire sur sa
propre création et qui est décidé à le réclamer, à
le proclamer, ce droit, fût-ce au prix d'un épou-
LE NEGRE 263
vantable scandale. Une frénésie de rancune le
possédait, contre le « mercanti » de lettres qui lui
avait acheté son œuvre et qui venait de l'insulter
deux fois, en le menaçant d'abord, puis en lui
offrant, avec tant de brutalité, cet argent pour
prix de son silence. Planteau ne s'y était pas
trompé. Cette offre sig^nifiait trop clairement que
l'autre le prenait pour un maître-chanteur. Et
la fièvre de cette autre indig^nation passait dans le
ieu de l'acteur. Elle mettait un frémissement,
qui achevait d'exalter la salle, dans sa manière
d'énoncer des phrases d'indulgence et de pitié.
Et de ces six mille visages tendus vers lui, de ces
six mille poitrines haletantes d'émotion, un
effluve se dégageait qui exaspérait encore sa
résolution. Par un de ces dédoublements propres
aux gens de théâtre, un monologue se murmurait
en lui, tandis que sa voix débitait les mots de
son personnage. Toute sa mémoire était tendue à
lui rappeler les répliques de ce rôle qu'il connais-
sait trop bien, — n'en avait-il pas écrit chaque
syllabe, de cette même main dont il se servait
pour gesticuler, maintenant? — Et il se disait ;
— «Quelle sensation, là, tout à l'heure, quand
je vais m'avancer sur cette scène, à cette place,
et que je leur jetterai mon nom au lieu de celui
qu'ils attendent! Quelle stupeur, et demain quel
tapage dans tous les journaux!... Trente mille
francs!... Tu pourras les donner à ton avocat,
264 LE COEUR ET LE METIER
mon cher g^arçon, ces trente mille francs. Je n'en
démontrerai pas moins le bien-fondé de ma pré-
tention. Tu perdras ton procès. Tu seras désho-
noré Httérairement, mal'jré les millions de grand-
papa Tournade, et moi je serai pour toujours
l'auteur de la Belle-Fille!... Applaudissez, mes
enfants, applaudissez. Vous avez raison. C'est ma
prose que vous applaudissez, et vous ne vous en
doutez pas. La prose du père Planteau!... Il n'y
a pas à barguigner. Il y a un petit coup d'Emile
Augier là dedans... Et quand on pense que si
j'étais venu présenter cela à l'Odéon, comme de
mon cru , on n'aurait même pas regardé le titre ! . . .
Enfin, justice va m'être rendue, et par quel
hasard!... J'aurais pu être engagé en Amérique
et que la pièce passât en mon absence. Mais non.
Il se trouve que je suis libre, que le directeur
me nomme à Tournade qui venait de faire rece-
voir la chose... Et me voici... Il doit un peu
regretter son choix, le lascar. Décidément, il
y a une justice ici-bas... Trente mille francs!
Mais je les gagnerai, malheureux, tes trente mille
francs, et cent mille autres avec, rien que par le
potin que va faire autour de la pièce ma déclara-
tion de tout à l'heure. Car tous les droits seront
à moi. Justice! Justice! Je ne veux que la jus-
tice... Ma pièce est moi, à moi, à moi! Ses dix
mille francs, je les lui rendrai à cent pour cent,
s'il le veut, le taux de feu son grand-père...
LE NÈGRE «65
Encore une tlemi-heure, et ça y est... Mesdames
et messieurs... »
La phrase irrévocable se prononça mentale-
ment dans son esprit, et, comme il en était venu
à un moment de son rôle où il devait demeurer
assis, avec deux ou trois répliques à dire, dans
un coin de la scène, il se mit à la regarder plus
attentivement, cette salle où son nom allait reten-
tir comme un coup de foudre. Cinquante phy-
sionomies, de lui connues, lui apparurent, dissé-
minées dans cette foule. Il se pencha un peu en
avant pour en distinguer deux en particulier,
dans une baijjnoirc à droite. C'étaient celles de
son neveu et de sa nièce, — le fils de son frère et
la femme de ce fils. Il les aperçut, immobilisés
l'un et l'autre dans cette espèce d'hypnotisme où
une comédie intéressante plonge ceux qu'elle
« empoig^ne » — pour emprunter à Targ^ot des
coulisses un terme très commun, mais sing^uliè-
rement juste. — Pîanteau le neveu était un jeune
homme de trente ans, pas très robuste. L'héré-
dité d'une race parisienne, fatig^uée par une vie
trop sédentaire derrière un comptoir, se recon-
naissait à ses épaules un peu minces et voûtées,
mais aussi, à sa loyale expression, un atavisme de
solides vertus. C'était l'évident rejeton de très
braves gens et qui n'avaient jamais biaisé avec
la probité, — cette probité de la maison Plan-
teau-Ghardin, mentionnée avec une outrageante
26C LE CŒUR ET LF, METIER
ironie par le bénéficiaire des millions de o Tour-
nade le voleur » . La jeune Mme Eug^ène Plan-
teau n'avait pas non plus l'air bien robuste, mais
les traits délicats de son fin visa^je racontaient
l'honnêteté profonde, intime, absolue de la des-
cendante d'une lignée d'honnêtes femmes. Ce
couple de commerçants — j'ai dit que Planteau
neveu avait succédé à son père, mort un an aupara-
vant, — donnait l'idée d'un gentil ménage, ayant
bien pris l'existence etdestiné au bonheur, à moins
de circonstances trop contraires. Le passé funeste,
où la maison avait risqué de sombrer, était loin.
C'étaient les émotions d'alors qui avaient abrégé
la vie du frère de l'acteur. Soudain celui-ci, dans
un fulgurant éclair de mémoire, évoqua la minute
tragique où ce frère malheureux était venu lui
dire : « Si je n'ai pas dix mille francs dans vingt-
quatre heures, c'est la faillite... » Et dans un
autre éclair, il s'évoqua lui-même, quand la
Belle-Fille serait finie et qu'il aurait prononcé la
phrase : «... est de M. Planteau... " Oui, il
s'évoqua, retrouvant son neveu et sa nièce, le
soir même, et leur disant... Que leur dirait-il?..
La nécessité d'un jeu de scène plus mouve-
menté et plusieurs répliques à fournir l'interrom-
pirent par force au milieu de cette méditation.
Mais d'aller et devenir, de parler et de gesticuler
n'empêcha pas que le soliloque intérieur ne con-
tinuât :
LF, NRGIIE 267
— « Que leur dirai-je?... Que j'avais vendu
ma pièce pour les dix mille francs qui les ont
sauvés — Et eux, que me diront-ils ? Eug^ène com-
prendra-t-il les raisons si léjjitimes qui m'auront
forcé?... A quoi?... C'est positif pourtant... à man-
quer à ma parole. Eugène me reg^ardera, comme
m'aurait reg^ardé mon frère... »
Et, distinctement, la phrase de Tournade qui
l'avait tant révolté tout à l'heure se prononça de
nouveau dans sa pensée : « L'honneur du nom,
cest de faire face à vos engagements. Faites face aux
vôtres!... » Il répéta : « Faites face aux vôtres! »
Son cœur battait. Lui qui savait par cœur les
moindres mots de sa comédie, il écoutait, une
des artistes ouvrait la toute dernière scène. Lui-
même, il attaquait une tirade après laquelle la fin
était très proche. L'obligation de prendre le parti
décisif était là. Ses yeux allèrent de nouveau,
par-dessus tous les visages, chercher ceux d'Eu-
gène et de sa femme. Leurs yeux à eux croisèrent
les siens. Il sentit qu'il lui serait impossible de les
revoir, l'un et l'autre, s'ils avaient cessé de l'esti-
mer tout à fait, et il sentit aussi avec une affreuse
et irrésistible évidence qu'ils ne l'estimeraient pas
tout à fait s'il protvjstait sa signature. En la met-
tant au dos du chèque, cette signature, n'avait-il
pas pris un engagement définitif? La voix lai
redit : « La probité de la maison Planteau-Char-
din.n C'était à la seconde même où la suprême
268 LE CŒUR ET LE METIER
réplique tombait, parmi les applaudissements fré-
nétiques de la salle en délire... Le vieux coiiié-
dien les entendait comme en un rêve, et, comme
en un rêre, il s'avançait jusqu'à la rampe et il
s'écoutait dire :
— " Mesdames et messieurs, la comédie que
nous avons eu l'honneur de représenter devant
vous est... de M. Jacques Tournade!... »
VI
Vingt minutes plus tard, et alors que Pîanteau,
remonté dans sa loge, était occupé à se désha-
biller, après avoir échappé comme il avait pu aux
félicitations du foyer et des coulisses, un des
garçons du théâtre lui remettait une lettre, sur
l'enveloppe de laquelle le comédien reconnut une
écriture qui le fit tressaillir. Une lettre? Non, car
l'enveloppe ne contenait qu'une carte sur laquelle
le soi-disant auteur de la triomphante Belle-bille
avait griffonntj : «Vous avez tenu votre parole, je
tiens la mienne. » Un chèque y était joint qui portait
bien le chiffre de ces trente mille francs annoncés
par Tournade comme prix du silence. Au même?
instant le visage souriant du neveu de l'acteur
apparaissait dans rentre-bàillement de la porte :
LE NÈGRE «69
— a C'est toi, Eugène?» dit l'oncle. «Je suis
à toi, mon ami... »
Et tout en parlant il avait saisi lui-même une
enveloppe, sur laquelle il écrivit le nom de
M. Jacques Tournade. Il chercha une carte danâ
son portefeuille, et, du même crayon, il y traça
ces mots : « Un Planteau n'est pas un Tournade. »
Puis, déchirant le chèque en plusieurs morceaux,
il gflissa le tout dans l'enveloppe qu'il ferma, et la
remettant au porteur :
— « Voilà ma réponse, » dit-il. « M. Tournade
l'attend, n'est-ce pas? Remettez-la-lui tout de
suite, n
Et se tournant vers son neveu qui, par discré-
tion, s'était tenu sur le seuil, d'où il n'avait pu
suivre ce manèfje :
— « Mon auteur me priait à souper, ce soir...
J'ai refusé. Je compte bien que c'est avec toi et
ta femme que je souperai... Je vous invite... Tu
veux bien?... Ah! quelle chance! ma soirée sera
complète. Tu as vu comme on m'a applaudi. Ça,
c'est pour l'acteur. Maintenant nous allons fes-
toyer en famille, et parler du passé et de ton
pauvre père. Ça, c'est pour l'homme. »
— « Que vous êtes bon, mon oncle, » dit Eu-
gène, « de ne pas trop vous ennuyer, vous, un
grand artiste, avec d'humbles bourgeois, comme
nous !... »
— « Des bourgeois?.,. » s'écria Planteau.
ÛIO LE COEUR ET LE METIER
(1 Mais est-ce que je ne suis pas un bourgeois, moi
aussi?... »
Et il ajouta, d'un ton que le successeur des
Planteau-Ghardin ne pouvait pas comprendre :
— « Oui, j'en suis un de bourgreois, et tu ne
sauras jamais comoie je suis Ser d'en être un ! ... =
Janvier 1905.
CORDÉLIA
Nous discutions dans un ang^le de salon, au
cercle , après le dîner , et à l'occasion d'une
actrice étrangère qui faisait courir tout Paris. Elle
devait jouer à l'une des prochaines représenta-
tions du susdit cercle. Le propos était tombé sur
le problème posé par Diderot dans son célèbre
Paradoxe : a La sensibilité du comédien doit-elle
être réelle ou simulée? » On connaît la boutade
du philosophe , et comme il conclut. Il nous
montre Lekain jouant le rôle de INinias dans le
Sétmramis, de Voltaire. Il sort du tombeau de son
père, où il a ég^orgé sa mère, la face convulsée,
les membres tremblants , les cheveux épars .
La salle frémit d'épouvante. Lui, cependant,
voit sur le plancher une pendeloque de dia-
mants qui s'est détachée de l'oreille d'une
actrice, et il la repousse soigneusement du pied.
« Qu'est-ce donc que Lekain-Ninias? C'est un
homme froid qui ne sent rien, mais qui figure
272 LE CCŒUR ET LE MÉTIER
supérieurement la sensibilité. Il a beau s'écrier :
« Oùsuis-je?» Je lui réponds : «Tu le sais bien, tu
» es sur les planches et tu pousses du pied une
» pendeloque vers la coulisse... » Pourquoi ce pro-
blème, évidemment insoluble, a-t-il le don de
passionner toujours la conversation? Tant il y a
que ce soir-là l'une et l'autre thèse, celle de l'émo-
tion des grands artistes et celle de leur froideur,
furent soutenues avec une égale vivacité. Je ne
rapporterai pas des arguments, trop souvent répé-
tés pour offrir un véritable intérêt. Mais voici une
anecdote que nous raconta un des interlocuteurs,
le plus compétent, peut-être. C'était, et c'est
encore, un des dramaturges féconds de notre
époque. Je dois, pour être véridique, ajouter
qu'il venait d'essuyer, coup sur coup, deux
échecs et qu'il les attribuait, comme de juste, à
ses interprètes. Il n'était donc pas disposé à l'in-
dulgence envers les citoyens de Gabotinville.
Exceptionnelle ou non, l'histoire m'a paru mériter
d'être recueillie. Je la transcris telle quelle, sans
prendre à mon compte la misanthropie du narra-
teur, dont le ton sera très reconnaissable aux per-
sonnes qui l'auront rencontré, ne fût-ce qu'une
fois. Moi, je ne l'aurai pas nommé.
CORDÉLIA 273
m Vous VOUS souvenez « , commença-t-il, « d'une
très jolie comédienne, morte trop jeune pour
avoir donné sa mesure, Henriette Jacques?...
Oui? Alors vous vous la rappelez à la Porte-Saint-
Martin, quand un directeur littéraire — Dieu
vous préserve de l'espèce, si vous avez des actions
d'un théâtre quelconque! — s'avisa de m.onter le
Roi Lear, de Shakespeare, adapté par un poè^e
intransigeant. — Ah ! l'autre sotte espèce! — Mais
quel succès Henriette eut dans Gordélia! Lors-
qu'elle s'approchait de son père endormi, en mur-
murant : Il Quand vous n auriez pas été leur père,
M CCS boucles blanches auraient dû provoguer leur
n pitié, 1) et qu'au mot du fou : « Je crois que
w cette dame est mon enfant Cordélia « , elle répon-
dait : " Oui, je la suis, je la suis!... » il n'y avait
pas à dire « mon bel ami » , elle vous prenait le
cœur avec la main. Je suis allé l'entendre pro-
noncer ces deux phrases, moi qui vous parle,
dix fois peut-être sur les vingt-cinq qu'on a donné
le drame. Je n'étais pas tout à fait le vieux mon-
sieur d'aujourd'hui. Tout de même, je n'avais
p^ns l'âge des enthousiasmes juvéniles. J'avais
18
«74 LE COEUR ET LE MÉTIER
nios cinquante ans sonnés, dont trente de théâtre,
et j'avais fait représenter à peu près autant de
pièces. Hé bien! Quand Henriette Jacques jouait
cette scène, peu s'en fallait que je n'y allasse de
ma petite larme — c'est le style de l'endroit, ex-
cusez-m'en. Un détail aug^mentait encore pour
moi l'intérêt de ce jeu de l'artiste. Étant allé la
complimenter dans un entr'acte, elle m'avait fait
la confidence des secrets chagrins qui lui ren-
daient son rôle si cher : — « C'est trop naturel
1» que je le tienne bien », m'avait-elle dit. «Il est
• comme écrit pour moi. Je le sens tellement.
» Vous savez ou vous ne savez pas que je suis une
» enfant trouvée. Depuis que je me connais, j'ai
M tant souffert de n'avoir pas eu un père et une
" mère à aimer! Je les ai tant aimés en regrets!...
« Quand je suis Gordélia, je m'imagine que je les J
» ai retrouvés, et que je me dévoue à l'un deux
1) et à son malheur... C'est toute la tendresse que
» je n'ai pas pu leur montrer qui m'emplit l'âme.
» Je vous le répète, je sens le personnage comme
» si je l'étais, et, ce que je sens, je le joue bien.
» Ce que je ne sens pas, je ne peux pas le jouer...
» Tout le talent de l'artiste pour moi est ici... »
« Elle avait mis sa petite main sur son cœur avec
une grâce modeste qui semblait si sincère que je
n'avais pas souri de cette profession de foi, ni
douté de ce récit. — Si vous aviez vu ses yeux !
— lil je lui avais demandé :
COR DELIA 275
— « Mais puisque vous avez tant désiré retrou-
» ver vos parents, vous avez dû les chercher?. . . »
— « Si je les ai cherchés! » s'était-elile écriée,
» Mais sur quels indices?... Hélas!... J'ai été re-
» cueillie par de braves bourgeois, qui m'avaient
)' ramassée, âgée de deux jours, sur le pas de
» leur porte, rue de Grenelle. J'étais roulée dans
I) des chiffons, sans une seule marque, bien en-
» tendu... Je n'avais sur moi que cette demi*
» pièce d'argent, que j'ai toujours gardée, comme
» un porte-bonheur, et puis avec l'idée que
» quelque jour, tout de même, le hasard me met-
1' trait en présence de celui ou de celle qui a dû
» m'abandonner. Oui. Ils ont dû le faire. Je ne
r> leur en veux pas. Je ne leur en ai jamais
» voulu... Rien que ce petit signe de reconnais-
» sance suspendu à mon cou me prouve que ça
» n'a pas été leur faute... Ils ont été pris dans
y quelque drame, voilà tout... »
« La demi-pièce d'argent dont elle me parlait
ainsi, avec un attendrissement contenu, comme il
sied à une fille qui ne veut pas avoir jugé des
parents, même criminels, était un des deux mor-
ceaux d'une monnaie de deux francs, coupée très
exactement par le milieu et trouée de manière à
permettre d'y passer un fil. Ce petit fétiche tin-
tinnabulait au bracelet de la comédienne, entre
d autres bijoux d'une autre origine. Qu'il y restât
témoignait tout de même en faveur de sa sincé-
276 LE COEUR ET LE METIER
rite, et, je vous répète, elle était si jolie, avec ses
yeux couleur de noisette qui luisaient si douce-
ment sur son teint de blonde, tout en elle était
si délicat, l'attache de son cou, celle de ses
poignets, ses mains, ses pieds, ses moindres
gestes décelaient une telle finesse de nature que, |
pour une fois, mon expérience de vieux routier
dramatique fut en défaut.
— «Elle a pourtant bien Tairde tout ce qu'elle
» dit» , songeais-je, en sortant de sa loge ce soir-là.
» Et pourquoi ne serait-ce pas vrai? De qui peut-
» elle bien être la fille? Penser que son père et
» sa mère se repentent peut-être de cet abandon,
» qu'ils l'aiment aussi sans la connaître, qu'ils la
» cherchent et qu'ils ne la trouveront jamais, à
» moins que ce hasard dont elle parle ne les
» remette faceàface. C'est son seul côté théâtre,
»i cette foi à un hasard qui n'a jamais eu lieu
I) qu'au dernier acte des comédies... C'est la
» preuve qu'elle croit aux pièces qu'elle joue.
» Elle s'imagine que c'est arrivé, comme pour
» Cordélia! Elle est si jeune !.. »
II
« J'étais beaucoup plus jeune qu'elle, malgré
mon demi-siècle. Le hasard, en effet, allait me
CORDÉLIA 277
le démontrer, — ce hasard qui reste, entre paren-
thèses, la plus grande vérité de l'art dramatique.
J'en suis venu, en vieillissant, à cette conclusion,
que, si le théâtre ressemble à la vie, c'ost par
l'inattendu de ses dénouements. Creusez, creusez,
et vous n'aurez pas de peme à constater que cet
apparent paradoxe est, comme celui de Diderot,
un simple truisme. Justement, le cas de la
petite Jacques m'en a été un exemple de plus.
Quelques semaines après la conversation que je
viens de vous rapporter, je me trouve obligé
d'aller à l'Odéon, une après-midi. Premier ha-
sard. Je rencontre sous les galeries de ce théâtre
un camarade de jeunesse avec lequel je n'avais
pas causé depuis des armées. Second hasard. Nous
faisons ensemble quelques pas, sur le trottoir de
la rue de Médicis, et la pluie se met à tomber.
Troisième hasard. Nous entrons dans le premier
café qui se présentée nous. Quatrième hasard. Et
que penserez-vous du cinquième? Je m aperçois
que le garçon qui vient nous demander, à mon
camarade et à moi, quelle consommation nous
voulons prendre porte à sa chaîne de montre un
morceau d'argent taillé en forme de demi-cercle.
J'y regarde de plus près. C'était la moitié d'une
pièce de deux francs. La vue de cette breloque
singulière me fait songer à celle que la Cordéiia
de la Poi'te-Saint-Martin avait secouée si gra-
cieusement à son poignet, eu m'initiant à ses
27» LE CCffiUR ET LE METIEB
mélancolies d'orpheline. — Oui, que penserez-
vous d'une pareille rencontre?... Ce que j'en pen-
sai moi-même sur le moment, ce que j'en pense
aujourd'hui, en vous racontant l'histoire : le plus
éhonté des fournisseurs de l'Ambigu n'oserait pas
poser une péripétie de drame sur une pareille
aventure. Elle a aussi peu de chances d'être vraie,
que nous n'en aurions, nous, de déjeuner de-
main, si nous comptions sur le gros lot d'une
loterie tirée à cinq cent mille billets. Il arrive
cependant que des gens gagnent le gros lot, et il
arrive aussi qu'une enfant trouvée a vécu vingt-
cinq années durant sans rencontrer une seule
trace qui la mît sur la voie de son origine.
Puis il suffit d'une conversation avec un étranger
et d'une visite de cet étranger dans un estaminet
d'un quartier où il ne va pas dix fois par an pour
que cette trace apparaisse tout à coup, — et le
reste. Depuis ce jour-là, je n'ai plus jamais souri
des dénouements de Molière, vous savez, quand
l'amoureux qui va être éconduit découvre qu'il
est le fils de l'ami intime du père de la jeune fille.
Il y a une philosophie profonde dans ces fins de
pièces. Le grand observateur qu'était l'auteur
du « Tartufe » et de « l'Avare " a entendu
nous montrer par là que les événements les plus
décisifs delà vie échappentàla probabilité. Creusez
toujours. Revenez en pensée sur votre propre
existence et dites si les tournants de votre destinée
GORDELIA STf
n'oril pas été déterminés par des rencontres qu'il
vous eût été parfaitement impossible de pré-
voir?..,
« Je reviens à mon anecdote. Quand jeu»
remarqué la demi-pièce d'ar^^ent à la chaîne dft
montre du garçon, je n'acceptai pas tout de suite
l'idée qu'il pût y avoir le moindre rapport entre
ce pauvre diable, calamiteux et pitoyable, qui
guettait notre pourboire, et l'actrice à la mode,
si aristocratique de physionomie, de gestes et de
tournure. Je me dis ce que vous vous seriez dit :
« Tiens, un fétiche comme celui de la petite
» Jacques... » Et puis, en riant intérieurement :
« Ce serait drôle si c'était l'autre moitié de sa
» pièce à elle?... » Et je n'eus pas même la peine
de chasser cette pensée. Elle s'en alla toute seule,
comme font les idées que l'esprit ne conçoit que
pour les rejeter, tant elles sont extravagantes. Je
continuai donc à causer avec mon compagnon,
sans plus m'occuper de l'homme, sinon pour le
regarder de ce regard qui est bien une observa-
tion, mais toute irréfléchie, toute instinctive. Il
pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans.
Il était chauve avec une face maigre de dyspep-
tique, fortement alcoolisé. Les taches rouges du
front et des joues dénonçaient l'habitude invé-
térée du petit verre, le grand danger de ce
métier. L'expression était plutôt abêtie que triste,
la tenue assez propre, comme de quelqu'un qui
280 LE COEUR ET LE METIER
n'a pas (l'autre vice que d'aimer trop 1' « apéritif)»
et le « gloria » . Bref, rien ne désig^nait ce person-
nage à mon attention que la moitié de pièce. Je
la voyais, à chacun de ses mouvements, remuer
contre la chaîne d'argent passée à son gilet, et il
faut croire que mon imagination travaillait, à
mon insu, durant cette contemplation machinale,
car, une fois sortis du café, mon ami et moi, et
comme je reprenais seul le chemin de la Rive
Droite, l'idée chassée tout à l'heure se représenta
soudain. Cette fois elle me parut si peu extra-
vagante qu'elle me fit m'arrêter d'abord, et reve-
nir du côté de l'estaminet :
— " 11 n'y a pourtant rien d'absolument im-
possible M , me disais-je, « à ce que ce garçon
M soit le père de cette petite... On a vu des ren-
» contres plus extraordinaires... Qu'est-ce que je
• risque, d'ailleurs, à l'interroger?... »
III
« En vous racontant cette histoire après coup,
je crois discerner que ce retour vers le petit café,
procédait d'un intérêt qui n'était pas seule-
ment de la curiosité. On a beau avoir traîné dans
les coulisses, trente années durant, on garde
COKDEI-IA 581
toujours en soi d insondables réserves de duperie
sentimentale au service d'une personne qui vous
regarde avec les prunelles brunes qu'avait la petite
Jacques, et qui vous sourit du sourire qu'elle sa-
vait prendre. Je vous ai déjà dit que je n'étais pas
resté absolument incrédule aux jolies pbrases
qu'elle avait débitées de sa voix douce, sur ses
mélancolies d'enfant sans père et sans mère. Je
n'y croyais pas non plus tout à fait, en sorte
qu'au fond, très au fond, le vague projet d'une
épreuve se dessinait devant ma fantaisie, au
f cas, après tout possible, où il y aurait quelque
rapport entre les deux demi-pièces d'argent,
celle que semblait garder avec tant de soin le
pauvre verseur de mazagrans du Café Latin —
ainsi s'appelait l'estaminet — et celle que por-
tait à son bracelet la Gordélia du boulevard, qui
arrivait au tbéâtre dans un coupé à elle, tout
emmitouflée de zibelines. Si d'ailleurs la char-
mante lille m'avait été indifférente, aurais-je eu
un petit battement de coeur à pousser de nou-
veau la porte du café et à questionner I homme,
après lui avoir commandé le plus bourgeois des
bocks :
— « Vous avez là une breloque qui m'intrigue, »
liù dis-je. Et devant son étonnement. « Oui » ,
insistai-je, « j'ai vu exactement la même, voici
»» quelques jours, à une jeune dame qui m'a ra-
» conté qu'elle était une enfant trouvée, et que
282 LE COEUR ET F.E METIER
M c'était le seul signe de reconnaissance qui eût
» été laissé sur elle... »
— « Une jeune dame? » me répondit-il. Une
singulière lueur, qui annonçait de la défiance à la
fois et un saisissement passa dans ses yeux.
Il hésita une seconde, puis, comme impulsive-
ment, il répéta : « Une jeune dame? Et quel âge
» a-t-elle? »
— «Vingt-trois ans environ », lui répondis-je.
— « Et vous dites qu'elle a été abandonnée
w avec une demi-pièce de monnaie, comme celle-
» là, quand elle était toute petite fille?... »
— « Une demi-pièce de deux francs » , repris-
je. " Et celle-là est de combien? »
— <' De deux francs aussi » , répliqua-t-il. Et
n cette dame ne vous a pas dit où elle a été trou-
V vée?. .. »
— « Non » ; répondis-je, et je mentais. Mais
ridée d'un chantage à craindre m'avait traversé
la tête. Avant de lui donner un détail plus précis,
je voulais qu'il allât plus loin lui-même dans les '■
confidences, et j'ajoutai : « Qu'est-ce que cela vous
» fait?... .)
— « Ce que cela me fait?» dit-il. Il hésita de
nouveau, et, haussant un peu les épaules : « Mais
i> rien, c'est vrai, absolument rien » , et il me
quitta pour aller servir deux consommations qui
lui étaient réclamées d'une table voisine.
— « Je m'y suis mal pris " , songeais-je, en
GORDKLIA 283
rétudiant du coin de l'œil, qui, debout mainte-
nant près du comptoir, ouvrait un journal illustré
d'un air indifférent. « Il ne parlera pas. Il a
» pourtant quelque chose à dire... Je reviendrai
» demain... Peut-être aura-t-il réfléchi et sera-
» t-il décidé à me raconter son histoire... »
« Décidé moi-même à m'en aller, je frappai
le marbre de la table contre la poignée de ma
canne pour appeler le personnage et lui demander
ce que je lui devais. Il vint à moi avec un visage
qui fuyait mon regard, mais je pus constater, tan-
dis qu'il cherchait dans sa sacoche de la monnaie
pour me vendre, que sa main tremblait un peu.
Subitement, comme je me préparais à prendre
mon chapeau et mon pardessus appendus à la pa-
tère, il m'interpella d'une voix sourde, à dessein :
— « C'est vrai, monsieur, ce que vous m'avez
» dit tout à l'heure?» et, sur mon geste aflirmatif :
«i Je vous en supplie, monsieur » , continua-t-il,
V donnez-moi un rendez-vous, que je puisse vous
« causer ailleursqu'ici... J'ai quelque chose à vous
» communiquer de trop grave et qui demande un
» peu de temps... »
«84 LE COEUR ET LE MLTIEH
iV
tt Ce n'est pas un peu de temps, comme i! disait,
c'est beaucoup qu'il lui fallut pour me confesser,
dans ce rendez-vous que je lui donnai tout de
suite, vous pensez bien, une de ces lamentables
histoires comme nous en lisons chaque matin à
la troisième page des journaux. Imprimées, elles
nous laissent froids. Débitées par quelqu'un qui
s'y est trouvé mêlé en chair et en os, elles voua
étouffent de pitié, quoi que vous en ayez.
L'homme s'appelait Pointut — la singularité
de ce nom me l'a fait retenir. A vingt-deux ans
il servait dans une maison bourgeoise. Il était
devenu l'amant de la bonne. Elle avait eu une
hlle. Pauvres tous deux et n'ayant que leurs gages
pour vivre, ils avaient reculé devant la charge
que leur représentait cet enfant. Ils avaient résolu
de l'abandonner. A la veille de commettre ce
crime, le père avait été pris d'un remords. Il
avait fait couper en deux et trouer par un ouvrier
serrurier de ses camarades la pièce de quarante
sous dont il portait la moitié à sa chaîne de
montre. L'autre, soigneusement liée à un cor-
donnet solide, était demeurée au cou de la pauvre
CORDÉLIA 285
créature, délaissée sous une porte cochère de la
rue de Grenelle. — C'était la preuve de la preuve
que ce nom de rue ! — Le sieur Pointut avait-il
gfardé, avec le susdit objet, quelque remords de
ce délaissement, et, en me racontant sa faute,
obéissait-il à un secret sursaut de conscience? Ou
bien, s'étant vu interrogé par un monsieur bien
mis, avait-il aperçu, au cas où la dame à la demi-
pièce d'argent serait sa fille, quelque chance
d'un secours généreux, d'une petite rente? Je n'ai
pas cherché à résoudre cette énigme. A coup sûr
il avait dans la voix, pour m'expliquer, sinon pour
excuser son action passée, l'émotion d'un regret
véritable. Peut-être, l'alcool aidant, ne mentait-il
pas? D'ailleurs, ce n'était pas le degré de sa sin-
cérité qui m'intéressait, tandis que je l'écoutais
me raconter les douloureux épisodes de son exis
tence après cet abandon : la malédiction du sort
pesant sur lui, la mort de sa complice, emportée
presque aussitôi. par une fièvre typhoïde, lui-même
roulant de place en place, pour échouer dans ce
café de dernier ordre, son espérance, toujours
déçue, de savoir du moins ce qu'était devenue sa
fille. Je ne pensais qu'au moyen de vérifier, d'une
manière encore plus indiscutable, si cette fille
était réellement Henriette Jacques. Mais com-
ment, sans lui donner, à lui, quelque indice qui
lui permis la tentative de chantage à laquelle je
continuais de penser, au cas où, malgré tout, il
a86 LE COEUR ET LE METIER
ne serait pas le père? Car enfin la rue de Grenelle
a beaucoup de portes cochères, et quand on est
dans le hasard, toutes les coïncidences ne sont-
elles pas possibles?
— u Voulez-vous avoir confiance en moi » ? lui
dis-je enfin. « Prêtez-moi cette demi-pièce pour
» deux jours seulement. Je m'arrangerai pour la
1) rapprocher de l'autre. Nous saurons bien si ce
» sont les deux moitiés de la même monnaie... »
« Il ne fit pas de difficultés pour me confier le
précieux morceau de métal, et, le soir même,
j'étais au théâtre de la Porte-Saint-Martin, et dans
la loge de la petite Jacques, entre deux actes. Je la
vois encore et le bouleversement desesjolis traits,
quand, ayant tiré de ma poche la moitié de pièce
que m'avait confiée Pointut,je lui demandai de
me prêter son bracelet. Je mis les deux morceaux
d'argent l'un contre l'autre? Imous pûmes cons-
tater — car elle me iijgardait faire — que les
lignes de l'effigie de Napoléon III frappées sur la
monnaie secontinuaiesnt exactement. Nous avions
devant nous la pièce entière. Le doute n'était plus
possible. L'impression de surprise éprouvée par
COhDELIA 281
la comédienne fut si forte qu'elle en pâlit sous son
rouge.
— « Mes parents? » dit-elle, a Vous connaissez
» mes parents?... Ah! Parlez, parlez... Gomment
» s'appellent-ils? Où sont-ils?.,. Mais vite,
» vite... 'I
— «Vos parents, non» lui répondis-je... «Votre
» mère est morte. C'est de votre père que je tiens
» ceci, qu'il m'a confié parce que je lui ai dit —
» oh! sans vous nommer — que j'avais remar-
V que une demi-pièce semblable au bras d'une
u dame, et il m'a confessé qu'il avait, en effet,
« abandonné une petite fille, il y a vingt-quatre
j» ans, rue de Grenelle, en lui laissant au cou ce
» signe de reconnaissance...
— « Et qui est-ce? » demanda-t-elle avec an-
goisse.
« Je n'essaierai pas de vous expliquer pourquoi
cette demande, qui aurait dû remuer en moi les
cordes de l'humanité profonde, paralysa soudain
mon attendrissement. Il était naturel, n'est-ce pas?
que je révélasse aussitôt à cette fille, et les con-
ditions dans lesquelles j'avais rencontré son père,
et sa profession, et toute son histoire. La Gor-
délia, dont elle portait le costume, avait là une
occasion unique de pratiquer le dévouement
dont elle savait si bien traduire la pitié, quand
elle disait, en montrant les cheveux blancs de
liCar ; » El tu as été forcé, painne père, de te
288 LE CCffiUR ET LE MÉTIER
» loqer avec les pourcemix et les misérables^ sans
» asile, sur un fumier infect!... » Il ne s'agissait
pas d'accomplir un de ces sacrifices dont Shakes-
peare dit, avec sa magnificence habituelle, que
« les dieux eux-mêmes leur doivent de F encens; »
non, mais de donner un peu de bien-être à un
pauvre homme qui avait certes été coupable avec
elle, mais d'une de ces fautes où il entre tant de
fatalité, tant d'humble misère, qu'elles sont toutes
pardonnées. Fut-ce le ton sur lequel elle avait
jeté ce «Qui est-ce?» Avais-je lu dans ses yeux
ce qui bien réellement y était? Toujours est-il
qu'une tentation cruelle s'empara de moi : celle
de mettre cette Cordélia de théâtre en face du
peu romanesque roi Lear, son père, brutalement,
sans l'y avoir préparée, pour la regarder sentir.
Se mêlait-il à ma curiosité l'attrait malsain de
l'expérience psychologique, si puissant parfois
sur l'homme de lettres? Était-ce le petit commen-
cement d'intérêt trop tendre dont je vous parlais,
et contre lequel je luttais d'instinct, afin de ne
m'y rendre qu'à bon escient, pour un être qui en
fût digne? Était-ce le dramaturge, tout simple-
ment, qui rêvait inconsciemment, de la « scène à
faire? » Choisissez parmi ces motifs, ou inventez-en
d'autres. Le fait est que je lui répondis :
— " Ne me questionnez pas. .le ne vous dirai
» plus rien. Je veux que vous sachiez tout par
)> lui-même. Ce soir, à la sortie du théâtre, je
r.0Rniî;T.iA ««»
1» vous mènerai chez lui, si vous le voulez... »
— a Si je le veux?... » dit-elle. « Il y a tant
» d'années que je ne vis que pour cette minute!
» Ah! jouer la comédie avec cette attentera dans
» le cœur, comme c'est dur !... »
« On criait : « En scène pour le trois ! »j tandis
qu'elle jetait ce filial soupir. Pour ne pas y croire,
il aurait fallu être un monstre, tant son joli
visage traduisait une impatience passionnée, qui
ne la quitta pas durant le reste de la représenta-
tion. J'ajouterai, — et l^s mânes de Diderot en
frémiront de joie, — qu'elle n'avait jamais joué
! ce rôle, où elle excellait, avec aussi peu de talent
I que ce soir-là, alors que tous les mots qu'elle
prononçait convenaient si bien à sa situation.
C'est en l'écoutant que j'ai définitivement donné
raison au philosophe, et plus encore deux heures
après, quand se fut produit cette rencontre entre
ce roi Lear du Café Latin et sa fille... Oh! ce
ne sera plus long, maintenant... Imaginez la
petite Henriette Jacques que vous vous rappelez,
enfoncée dans le coin de son coupé, — moi, à
côté d'elle, — sur le coup de minuit, — après le
spectacle... J'ai continué à refuser de lui donner
aucun renseignement. Mais je lui ai laissé en main
les deux demi-pièces, et je lui ai dit que je la con-
duisais auprès de son père. J'ai crié au cocher
une adresse qu elle a entendue, et j'ai cru voir
qu'elle a hoché la tête, — cette tête qui sort si
19
290 LE CCffiUR ET LE MÉTIER
petite, si gracieuse, si délicate, du grand collet
de fourrure. Je n'ai pourtaut fait que nommer la
rue, sans autre indication. S'attendait-eîle que
son père habitât dans le noble faubourg où
elle avait été abandonnée?... Nous nous tai-
sons tous deux. Le coupé roule. Nous avons
passé la Seine, le boulevard Saint-Germain,
rOdéon. L'étroite façade du petit café apparaît,
chétivement éclairée. Je frappe de la canne à la
vitre du coupé, le cocher s'arrête :
— « C'est ici » , dis-je à Henriette Jacques.
— «Ici?» interrogea-t-elle.
— (i Oui » , continuai-je, « dans ce café. »
— « Dans ce café? )> répéta-t-elle.
— « Oui » , repris-je. « Le pauvre homme est
» employé là. Vous ne pourrez pas vous tromper.
« Il est seul à servir. . . »
(1 Elle me regarda avec des yeux où il y avait
de l'effarement et de l'épouvante, et elle put voir
qu'il n'y avait pas trace d'ironie sur rncn visage.
La chose vous paraîtra étrange. Ma gorge était
serrée à cette minute-là, et javais la fièvre,
comme il arrive quand on assiste aux préparatifs
d'un événement dont l'issue peut être tragique.
La comédienne parut délibérer une seconde.
Brusquement, elle ouvrit la portière de la voiture,
elle descendit et elle entra dans le petit café.
J'en étais à me demander si je devais ou non la
CORDELIA 291
suivre, quand je la vis ressortir, plus brusquement
encore. Déjà elle avait repris sa place auprès de
moi, refermé la portière et crié au cocher : a A
» la maison « , et nous roulions de nouveau à
travers Paris. Ce fut seulement au bout de quel-
ques minutes que, la voyant plongée dans un
farouche silence, j'osai l'interroger.
— « Vous l'avez vu? » lui demandai-je simple-
ment.
— « Oui » , fit-elle.
— a Et qu'est-ce que vous lui avez dit? »
— " Je ne lui ai pas parlé « , répondit-elle. Et,
avec une violence aussi passionnée que son impa-
tience de tout à l'heure : « Je ne veux pas le
» revoir. Je ne veux pas qu'il sache que j'existe...
u Rendez-lui sa demi-pièce, » et elle me la
5) tendit, «et dites-lui que vous vous étiez trompé,
» que les deux morceaux ne se raccordent pas...
w Je ne veux pas de ce père!... Je n'en veux pas!
« Je n'en veux pas!... » Et elle ajouta cette
phrase prodigieuse, — laquelle se passe de com-
mentaires, comme on dit en style de journaux :
«i Et penser que je me croyais la fille d'un
» prince ! " Vous me direz que son ambition était
modeste après tout. Gordélia est bien la fille
d'un roi!.., "
Mars 1902.
UNE CHARITE
I
Les ennemis les plus passionnés de l'Église ca-
tholique s'accordent à lui reconnaître une entente
profonde de la vie humaine et de ses besoins. Un
tout modeste, mais bien significatif exemple, est
la place de ses grandes fêtes qui distribuent l'an-»
née en parties si bien découpées, si conformes à
une mystérieuse harmonie entre le temps et notre
personne! Geuï-là mêmes qui ont cessé d'en subir
la vertu mystique gardent une place à ces fêtes dans
leur sensibilité. Elles leur servent à repérer leurs
souvenirs. Ce sont les dates, heureuses ou tristes,
de leur enfance et de leur jeunesse. Ils se rap-
pellent la gaieté ou la mélancolie de tel jour de
Noël ou de Pâques. Ils ont tant ri à tel dîner des
Rois! Tel réveillon fut le dernier auquel ont
assisté tel ou tel parent. Des visages à jamais éva-
nouisse dessinent. Des émotions à jamais effacées
\
294 LE COEUR ET LK MÉTIER
se ravivent. Les compagnons de jadis sont là de
nouveau. Entre leur image et la fête dont le retour
provoque cette résurrection, il n'y a qu'une coïn-
cidence de hasard. Tout de même, si ces fêtes ne
revenaient pas, ces disparus ne reviendraient pas
non plus, et c'est de quoi donner pour nous, à
leurs ombres, un peu de ce caractère religieux
que les Anciens prêtaient aux Mânes.
Ces réflexions m'ont hanté souvent, et cette
année, à l'approche du 25 décembre, plus encore
que d'habitude, pour avoir appris, il y a six
semaines, la mort, après une longue maladie,
d'un de mes camarades de vie littéraire que j'ai
connu si jeune, si hardi, si fringant, le romancier
Julien Dorsenne. Je l'avais perdu de vue, ces
années-ci, comme il arrive, après avoir été son
inséparable, pour le plus puéril des malentendus.
Et, comme il arrive encore, d'innombrables
détails de notre intimité m'obsèdent, depuis son
départ. Cent anecdotes se représentent à ma
mémoire, une entre autres qui se rattache préci-
sément à un Noël, ah ! bien lointain ! Elle lui fait
tant d'honneur que le désir m'a pris de la rapporter.
Ceux qui n'ont connu, de Julien, que ses livres, y
verront la preuve que la subtilité parfois manié-
rée de son talent ne l'exprimait pas tout entier, et
que cette âme compliquée était capable de sentir
très naïvement, très spontanément. Cette histoire
UNE CHARITE 295
témoigne aussi en faveur de ce qu'il faut bien
appeler la nature littéraire. Car, en dépit des abus
que l'on a fait de la théorie, il est très vrai que
l'écrivain constitue, par certaines anomalies d'es-
prit et de cœur, une variété humaine à part, avec
des défauts et des qualités qui sont bien à lui. Nous
avons tous, trop souvent, signalé et souligné ces
défauts pour la plus grande joie du public, dans
nos livres et nos pièces. Il n'est que juste de
montrer quelquefois ces qualités. Et puis, je
n'aurais pas cette raison de vouloir conter ce
souvenir de Noël que je le conterais encore, pour
le simple et mélancolique plaisir de redevenir en
pensée le jeune homme que j'étais en ces temps-
là, avec cet Illimité de l'avenir, non seulement
devant moi, mais devant toute ma génération. A
vingt-cinq ans, on part en guerre pour la con-
quête du monde, à sept ou huit camarades que
l'on est. On se croit une époque, et les plus for-
tunés de la bande ne sontguère, quand la bataille
est livrée, qu'une date et qu'un nom!
Un nom, — Dorsenne l'était déjà dans cette
année 1880, date à laquelle se passa cette petite
scène. Il venait de publier, avec un succès que l'on
se rappelle, son premier et peut-être son meilleur
volume, ces Études de Fetnnies, qui eurent une
vogue immédiate et lui valurent tant d'envieux.
Je confesserai, au risque de paraître me contre-
996 LE COEUR ET LE MÉTIER
dire, que ces envieux se recrutèrent surtout, dans
les commencements de cette jeune gloire, parmi
les camarades de jeunesse de mon ami, qui avaient
été aussi les miens. Ils débutaient, eux, dans les
journaux du boulevard à ce même moment où il
débutait, lui, en librairie. Ils plaçaient malaisé-
ment des articles mal payés, tandis qu'il savou-
rait, du premier coup, l'orgueil de voir un joli
chiffre de mille orner la couverture mauve de
son recueil initial- Il était trop naturel que son
succès fût peu agréable à la plupart de ses com-
pagnons de la période d'apprentissage. Je dois à
la vérité d'ajouter que leur mécontentement ne
dépassa guère l'épigramme de brasserie ou
d'aielier. Il n'y en eut qu'un, et qui avait été l'un
des intimes de Dorsenne, dont la colère contre ce
duccès fut si vive qu'il n'en put retenir l'exprès- 1
sion. Son nom est aujourd'hui bien oublié,
comme ces attaques. Il s'appelait Ambroise Tory, i
Nous l'avions connu, Julien et moi, au Quartier '
Latin. Il était notre aîné de plus de dix ans et
donnait des vers dans les Revues éphémères qui
pullulaient, alors comme aujourd'hui, autour ;
de rodéon. Du Quartier il avait émigré au \
boulevard. Fatigué de composer des sonnets et
des tierces-rimes qui ne lui valaient que des
éloges de cénacles, ou, pour dire plus juste, de
cafés, il s'était misa écrire, dans les journaux, des
■îhroRiques qui réussirent. On lui avait fixé « un
UNE CHARITÉ 297
jour » , pour parler l'ar^^ot professionnel, clans
une feuille à présent disparue, mais qui eut, elle
aussi, son heure de vog;ue. C'est là qu'il avait
commencé d'attaquer Dorsenne, d'abord dans de
toutes petites phrases incidentes, puis dans des
paragraphes de plus en plus mordants. Exaspéré,
sans doute, par sa propre injustice, il avait fini
par écrire contre Julien un de ces articles veni-
meux, comme une ancienne sympathie tournée en
haine peut seule en composer, plein d'indignes et
fausses allusions de vie privée, et dont chaque
mot est calculé pour piquer un amour-propre de
confrère aux places sensibles. Si désintéressé que
je fusse dans la question, je me rappelle encore
avoir eu, en lisant cet article, un horrible senti-
ment de la cruauté de la vie d'écrivain. J'avais
diné avec ces deux hommes tant de fois, je les
avais vus fraternisant dans des conversations
d idées, se confiant des projets, l'un de poèmes,
l'autre de romans... et maintenant cette prose
enfîellée dont chaque mot transsudait la rancune!
— " J'espère que je ne rencontrerai pas Tory
d'ici à quelque temps » , — me dis-je en froissant
la feuille où l'ex-poète, enragé du triomphe de son
cadet, avait essayé de lui gâter sa jeune gloire.
<• C'est vraiment un drôle à qui ne plus donner la
main... ni Dorsenne. Il doit avoir besoin d être
calmé et je ne ferais que le monter encore... "
La semaine ne s'était pas passée que je les avais
298 LE CCœUR ET LE MÉTIKB
justement rencontrés l'un et l'autre, je peuz.
presque dire l'un avec l'autre.
II
Ce fat contre Tory que je buttai d'abord, sur
un trottoir qui a disparu, comme les deux héros
de cette aventure, — devant les ruines du Conseil
d'Etat. Je ne l'avais pas vu depuis des mois et je
demeurai frappé par le vieillissement de son fin
visag^eetde sa peu robuste personne, au point d'en
oublier mon indignation de l'autre jour. Il avait
toujours été de mine chétive, mais ce n'était plus
de la pauvreté de tempérament qui se lisait dans
sa maig^reur, dans ses cheveux blancs, dans ses
gestes nerveux. C'était une fièvre de consomption
qui devait tenir à des causes bien profondes Car,
dans ses yeux bleus, où jouait d'habitude un
éclair d'ironie, la flamme dévorante de l'idét
fixe brûlait en ce moment. Il me savait assez l'ami
de Dorsenne pour ne pas être sûr que sa diatribe
m'avait révolté, si elle m'avait passé sous les
yeux. Il était trop tourmenté. II n'y pensa même
pas, non plus qu'à s'étonner de la froideur de mon
accueil, lorsqu'il m'aborda.
— « Vous me trouvez bien changé, avouez-le» ,
UNE CHARITE 299
me dit-il après que nous nous fûmes prononcé les
phrases de banalité oblig^atoire. « C'est que je suis
tn p, trop malheureux. Mathilde est mourante. . . »
Cette Mathilde était une petite actrice, de joli
visage et de talent nul, avec laquelle il vivait
maritalement depuis des années. « Vous ne la
reconnaîtriez pas, si vous la voyiez » , continua-
t-il. Cl Vous vous souvenez comme elle était fraîche
et rieuse et gracieuse?... Maintenant c'est un
cadavre qui tousse, et de quelle toux!... Je m'en
vais de la maison pour ne plus entendre ce râle,
et j'y reste pour la voir encore, avant que je ne
l'aie plus... Je ne sens vraiment combien je l'aime
que depuis qu'elle est atteinte... Ça lui est venu
de notre misère. Nous avons été trop privés»
avant que je ne sois au ***. » Il me nomma juste-
ment le journal où il avait outragé Dorsenne.
"Voilà ma chance : maintenant que je pourrais lui
donner un peu de bien-être, après le dévouement
qu'elle a montré, elle s'en va !... Ce que je devien-
drai quand je ne l'aurai plus, je n'ose pas y pen-
ser... Ah! C'est trop «iur! C'est trop dur!... »
Je l'entends encore, et l'accent rauque de sa
voix pour proférer ces mots qui lui échappaient
comme un gémissement. Il lui fallait crier la souf-
france dont il étouffait. Ou aurais-je trouve la
force de m'iudigner encore contre lui? Son abo-
minable article sur Dorsenne avait été, comme
cette plainte, le sursaut exaspéré d'une sensibilité,
300 LE CŒUR ET LE METIER
suppliciée par une angoisse atroce et quotidienne-
ment renouvelée. Le bonheur de son jeune con-
frère autour duquel flottait — j'ai négligée de
marquer ce détail — une lé(jende d'heureuses
amours, avait été intolérable à sa souffrance. Ce
n'était pas beau, mais que c'était humain! Et,
après tout, à qui avait nui son injustice? A lui-
même, en l'abaissant devant sa propre conscience.
Dorsenne n'en avait eu ni un lecteur ni un ami
de moins, et Tory avait, dès le lendemain de cet
article, recommencé sa besogne de journaliste
dans des conditions dont je n'avais pas soupçonné
la navrante tristesse.
— « Ce n'est que la moitié de mon martyre, ce
que je viens de vous raconter... » continua-t-il.
« Voir Mathilde s'en aller ainsi, c'est affreux. Et
pourtant, si je pouvais m'absorber dans cette pré-
sence que je vais perdre, qui m'est comptée par
semaines, par jours!... Mais le métier? Il faut le
continuer pendant ce temps-là, trouver des sujets
d'articles, les écrire, corriger des épreuves. Il le
faut, pour l'argent. Ça coûte cher, une maladie.
Il le faut plus encore pour l'abuser, pour qu'elle
ne sache pas qu'elle meurt. J'avais souvent
entendu dire que les poitrinaires ne se voient pas.
Elle, la pauvre, elle est lucide. Elle était si cou-
rageuse! Elle l'est toujours. Et pourtant je trouve
le moyen de la tromper un peu. Voici comment.
Elle sait combien je lui suis attaché, et aussi
UNE CHARITE 301
que j'ai le travail très difficile, quand mon esprit
n'est pas libre. Elle me voit composer, ma
u copie « paraître, le train de mes chroniquee
ne pas s'interrompre. Elle en conclut qu'elle
n'est pas si malade encore, puisque je peux
noircir du papier, inventer des idées, m'occuper
i enfin de quelque chose qui n'est pas elle... Je
l'ai pu, en effet, jusqu'à ces derniers jours...
J'aperçois avec terreur le moment où je ne le
pourrai plus... Tenez, nous sommes le 23. J'ai à
donner au journal un conte de Noël pour demain
soir... Je n'ai pas été capable d'en écrire
une ligne. Je ne trouve seulement pas de quoi
parler... C'est un blanc dans mon cerveau... Ces
deux dernières nuits ont été si terribles. Elle a été
si mal ! Je la veillais. Ses pauvres joues étaient
toutes creusées, ses mains fiévreuses et cette
toux!... J'avais ma table pas très loin de son lit.
Je lui avais annoncé ce conte, et que je le ferais
là, auprès d'elle... Pour qu'elle crût que je travaill-
ais, je traçais des mots dépourvus de sens sur la
page blanche... Elle m'a demandé tout à l'heure
si j'avais fini. Je lui ai répondu que oui, et que
j'allais au journal porter le texte et corriger
l'épreuve... J'ai vu qu'elle avait une petite joie à
constater qu'elle ne m'avait pas empêché de faire
ma besogne. Pauvre chère, c'est un de ses soucis
constants, l'idée qu'elle me perd, que les inquié-
tudes qu'elle me donne vont être la cause qu'une
302 LE COEUR ET LE MÉTIER
fois de plus ma carrière sera brisée, que je ne
pourrai pas remplir mon traité et garder ma situa-
tion actuelle!... G'estlafoire d'empoigne, ces sales
journaux, voyez-vous. J'ai eu beau faire gagner
des milliers d'abonnés au ***, le directeur serait
trop content de me sacquer, pour me remplacer
par quelque jeune requin qui opérerait au
rabais!... Mais je l'écrirai, ce conte, je trou-
verai le sujet. Je le trouverai et je l'écrirai... »
Nous étions, quand il me répéta cette affirma-
tion, avec une frénésie où frémissait son désespoir
de garde-malade d'une mourante adorée, à l'angle
de la rue du Bac et du quai. Il y avait là un café
si solitaire qu'il a fini par fermer. J'y ai souvent
accompagné Barbey d'Aurevilly dans ma première
jeunesse. « J'aime cet endroit » , me disait-il avec
sa grandiloquence habituelle, « parce qu'il meurt
noblement » . Ambroise Tory, qui habitait à
quelques pas de là, rue de Bellechasse, était un
habitué de cet estaminet, j'allais l'apprendre,
pour des raisons moins romantiques.
— " Je vous quitte » , me dit-il, « pour aller
essayer de les écrire tout de même, ces pajjes.
Oui, là. Je vous étonne? C'est mon cabinet de
travail, maintenant, ce café. Quandjesuis à bout,
je raconte à Mathilde que je vais au journal,
comme tout à 1 heure, et je viens ici. Cette atmos-
phère de tabac fouette mes nerfs, et puis Musset
UNE CHARITE 30J
n'avait pas si tort de tant aimer la Muse verte.
Vous y viendrez. Elle donne des idées qunnd on
i n'en a plus. Sinon, elle donne Toubli. Allons,
adieu... »
m
Il avait à peine poussé la porte, et son dos
voûté venait de disjîaraître dans les profondeurs
du café désert, quand je m'entendis appeler par
mon nom. Je tressaillis à reconnaître la voix de
Dorsenne . Il passait en voiture sur le quai . M'ayant
aperçu, il frappait la vitre de sa canne pour qae
le cocher arrêtât son cheval. En même temps, il
me hélait. Une minute plus tôt, son diffamateur
et lui se trouvaient face à face. Je tremblai que
Tory n'eût par hasard l'idée de ressortir, et je me
hâtai vers le coupé de Julien, avec une rapidité
qui le fit sourire. Il en avait deviné la cause, et
ses premiers mots me prouvèrent qu'il avait
reconnu notre ancien camarade, devenu son mor-
tel ennemi :
— « Tu n'es pas fier >» , commença-t-il, avec
une ironie affectueuse où je devinai une irritation
cachée, « de te montrer en public avec un bri-
gand comme ce Tory. Tu as lu sa malpropreté â
?0* LE COEUR ET LE METIER
mon endroit? Oui... Ce que tu ne s.iis pas, c'est
qu'il avait été envoyé par son directeur pour me
demander des articles, il n'y a pas dix mois. J'ai
refusé, et il a été charg^é de m'échiner. C'est du
bon chantag^e. Je ne lui ai pas expédié la paire
d'amis qu'il attendait, sans doute, pour répondre,
comme il a déjà fait, qu'il n'a pas entendu viser
ma personne. Mais mon parti est pris, et tu peux
l'en avertir. Je ne me détournerai jamais de mon
chemin pour le chercher. Seulement, si je le ren-
contre, — et je le rencontrerai, — où que ce soit,
dans un théâtre, dans un restaurant, dans une
rue, je le claque. C'est bien simple, et si ceux de
nos confrères, sur lesquels il prend l'habitude de
baver, en faisaient autant, ce monsieur nous lais-
serait tranquilles... D'ailleurs, j'ai ma vengeance.
J'ai appris de bonne source que la feuille où il
opère va cesser de paraître prochainement. Ils
n'ont plus d'argent. Il s'en fonde une autre» — et
il me nomma le titre d'un journal qui parut effec-
tivement deux jours après. « Le premier numéro
va être lancé. On est venu, de là aussi, me deman-
der des articles. J'ai voulu voir la liste des colla-
borateurs. Le sieur Tory y figurait. Il était ques-
tion de lui donner les livres. Je leur ai dit : ou
lui ou moi, choisissez. Ils m'ont choisi. Tiens, j'ai
même dans ma poche un conte de Noël que je leur
ai écrit pour ce premier numéro. Sous cette con-
dition : pas de Tory!... Que veux-tu? ce n'est pas
UNE CHARITE 305
élégant, mais ça m'a amusé d'ennuyer ce coquin
et de montrer à ces narrateurs de petites his-
toires que je sais sauter dans le cerceau, tout
comme un autre, et me condenser en trois cents
li^jnes. Il faut être juste, ça n'est pas commode.
Mais pour certains sujets, décidément, c'est la
bonne forme. La difficulté, pour moi, c'a été de
choisir entre ces sujets. J'en avais trop. Quand je
me mets à ma table pour écrire, une idée en fait
lever une autre, et ainsi de suite. Cette fois, je
crois avoir réussi mon affaire. Veux-tu m'en don-
ner ton avis?... » Il avait tiré de sa poche plu-
sieurs feuillets imprimés à la machine, d'après
une habitude, alors très rare, sur laquelle je le
taquinais. «Non. Cela t'ennuierait,» continua-t-il.
« Et tu aurais raison. Je ne t'inflig^erai pas de ma
prose par ce beau soleil. Monte plutôt en voiture
avec moi. Nous irons chez ma bonne amie, une
nouvelle, que tu ne connais pas, prendre une
tasse de thé. Elle est délicieuse, tu verras. C'est
du demi-monde, mais de l'exquis... Ça te nettoiera
de la laideur et des propos du citoyen Tory, à
moins que tu ne préfères le rejoindre dans son
café, où je viens de le voir entrer. Et je n'y entre
pas, moi, pour le gifler!... Vois comme je suis
sage. Mais à quoi penses-tu?... »
— « A ce que Tory me disait ici même, il y a
dix minutes » , répondis-je. Le contraste était
trop complet entre les propos que m'avaient tenus
20
306 LE CœUK ET LF, METIER
en effet, presque sur le même coin de trottoir,
ces deux compagnons de ma jeunesse, l'un, mon
aîné, si brisé, si usé par la vie, l'autre, mon
cadet, si triomphant, si riche d'œuvres et d espé-
rances. Dorsenne avait dans ses yeux une telle
certitude de sa force, tant de libre intelliffence
flottait sur son front et autour de ses lèvres, son
profil fin, sa fière tournure, son élégance d'allure
et de tenue justifiaient tellement des bonnes for-
tunes comme celle dont il venait de se vanter
avec sa naïve fatuité! Quelle antithèse encore
entre cette fantaisiste du demi-monde qui avait ce
joli caprice pour un romancier à la mode, et la
pauvre Mathilde, la vieille maîtresse poitrinaire
du poète déchu dont la confidence de Dorsenne
m'avait révélé tout l'avilissement! Cette vision
simultanée d'un sort trop heureux et d'un sort
trop triste me rendit soudain presque insuppor-
table la rancune que le plus fortuné de ces deux
hommes gardait à l'autre. Cette vengeance d'un
gagne-pain enlevé au tâcheron littéraire par l'ar-
tiste déjà célèbre me parut une mesquinerie
indigne de mon ami. Aimé, connu, beau, riche,
jeune, qu'était pour lui la page outrageante
d'un Tory? Juste le pli de la feuille de rose.
Cette sensation fut si forte que je ne pus me rete-
nir de parler. Et, me laissant aller à penser tout
haut, je commençai de rapporter à Dorsenne,
phrase par phrase, plus exactement encore que
UNE CHARITE 307
je ne viens de faire, le discours par lequel
i'ami de Mathilde m'avait confessé son agonie
morale au chevet de cette agonie physique. Je le
lui peignis, à cette minute même, fuyant la mou-
rante par amour pour elle. Enfermé derrière les
vitres de ce café, il essayait, à coups d'absinthe,
d'arracher à son cerveau paralysé de chagrin le
sujet de ce conte qu'un traité, toujours à la veille
d'être rompu, l'obligeait d'écrire, et qui devait
rendre à la pauvre femme un peu de sécurité en
lui faisant croire qu'elle n'était pas si près de
sa fin. Et je conclus :
— " Compare-toi à lui . . . Rien que dans ceci ...»
et je lui montrais les feuillets de son propre article
qu'il avait gardés à la main, a Tu as ta vengeance,
qui est d'être toi tandis qu'il est lui... N'en exerce
pas d'autre. Quand tu le rencontreras, ne le re-
connais pas, tout simplement, et, puisque son
journal va sombrer, ne lui barre pas la porte
d'un autre... Est-ce promis?... »>
— Il Je vois qu'à ses belles qualités de mé-
diocre et d'envieux, il joint cette autre qu'il est un
lâche " , répondit sèchement Dorsenne. « Il sait
que nous sommes intimes. Il sait aussi, sois-en
sûr, la condition que j'ai mise à mon entrée dans
ce nouveau journal. Il t'a joué cette comédie de
la maîtresse phtisique, pour que tu me répètes
sa conversation et que j'aie pitié de lui. Je n'en
ai nas pitié, et il ne collaborera pas au nouveau
308 LE COEUR ET LE MÉTIER
journal. Je vais, de ce pas, porter cette copie, et
renouveler ma condition à son endroit... G est ma
première claque, en attendant l'autre... Allons,
adieu... ■
IV
Il ne s'ag^issait plus de la tasse de thé à prendre
chez sa bonne amie, ni de l'art de la nouvelle
courte. Dorsenne avait beau être un épicurien dis-
ting^ué et un écrivain de race, il était aussi un
homme de lettres. Et un homme de lettres blessé
dans sa vanité d'auteur, c'est le taureau du cirque
souslapique.il ferme les yeux et il fonce, comme
une bête sauvage. Je le laissai partir, sans
insister, déçu dans rrion affection pour lui que
sa sensibilité eût réagi si brutalement devant cette
misère de son ennemi. Mais j'étais sûr que les
portions élevées de sa nature prévaudraient, à la
réflexion. Il avait senti vilainement une minute.
Dans une heure, demain, cette vision lui répu-
gnerait à lui-même et il ferait ce que je lui avais
demandé. Je ne me doutais pas que j'allais assister
à cette volte-face de conscience et que cette âme
impulsive, mais très généreuse, éprouverait si vite
le besoin impérieux de se réhabiliter à son propre
UNE CHARITE 309
re{jard. Il ne s'était pus écoulé un quart d'heure
dej)uis notre séparation, et voici qu'attardé maclii-
nalement devant les caisses d'un libraire établi
sur le parapet du quai, je crus, en relevant les
yeux, reconnaître Dorscnne dans son fiacre. Seu-
lement, ce fiacre, que j'avais vu rouler sur le pont
dans la direction des Tuileries, revenait en sens
inverse, du côté de la rue du Bac. Je ne m'étais
pas trompé. C'était bien lui... La voiture s'arrête
devant le café de l'angle. Dorsenne en descend.
Il pousse la porte derrière laquelle Tory avait
disparu vingt-cinq minutes auparavant. Plus de
doute, le vindicatif jeune homme allait exécuter
son projet de correction. Tory ne se laisserait pas
frapper sans rispoter. C'était un duel certain, à
moins que, par folie de pitié pour la mourante, le
journaliste ne voulût pas risquer un coup d'épée
qui le priverait de travailler, ou qu'il ne redoutât
le contre-coup de cette émotion sur elle. Et alors,
tout était fini pour lui...
Après tant d'années, je retrouve à évoquer
cette courte scène, le battement de cœur qu'elle
me donna. S'il devait y avoir une querelle de
ces deux hommes, je ne pouvais pas ne pas m'y
mêler, puisque j'étais là, et seul en mesure de me
jeter entre eux. Je courus, plutôt que je ne mar-
chai, jusqu'à cette porte de café par où l'un et
l'autre avaient passé. Avant d'entrer, moi-même,
310 LE COEUR ET LE METIEB
je regardai. Le spectacle qui s'offrit à moi m'im-
mobilisa dans un étonnement qui ne me permit
pas d'aller plus loin. L'estaminet, avec ses glaces
où le tain manquait par places et le velours usé de
ses divans, était bien tel que je le connaissais. Une
dame âgée étalait, derrière le comptoir, la mélan-
colie d'une caissière qui aperçoit, dans le vide de
la salle, une imminence de faillite. Un habitué
fumait, abîmé dans un journal illustré. Des deux
garçons, l'un lisait, lui aussi, une gazette dérou-
lée sur sa hampe. L'autre apportait d'un pas
indolent une consommation à Dorsenne qui regar-
dait, à une table toute voisine, Ambroise Tory
dormir, — de quel sommeil! L'ancien poète
avait exécuté le dangereux programme qu'il
m'avait dit et cherché l'inspiration dans l'ab-
sinthe. Coup sur coup, il avait vidé plusieurs
verres de l'abominable drogue, sans rien y puiser
que l'abrutissement. Une feuille de papier, cou- i
verte de lignes raturées, révélait ce désastre de sa
pensée. Et maintenant, il reposait, chaviré,
assommé, oubliant du moins, comme il me l'avait
dit encore... Et Dorsenne le regardait toujours,
en proie à quelles impressions? Je n'ai jamais su
que le résultat. Je le vis tout d'un coup jeter sur
le marbre une pièce de monnaie pour régler le
verre de bière posé devant lui, où il n'avait pas
trempé ses lèvres. Il tira de sa poche des feuil-
lets que je reconnus être ceux de son propre
UNE CHARITÉ 31!
conte de Noël. Le garçon, sur sa demande, lui
apporta une enveloppe dans laquelle il glissa ces
feuillets. Il écrivit une adresse, parcourut la salle
d'un coup d'œil pour être bien sur que personne
ne le voyait, et il glissa cette enveloppe devant
Tory toujours endormi. Puis, il sortit du café très
vite, peur se heurter à moi qui lui demandai :
— « Que viens-tu de faire?. . . »
— « De me venger » , répliqua-t-il, avec une
vive routeur d'avoir été surpris dans son étrange
charité... a Je voulais le gifler. J'ai trouvé
mieux... i» Et il avait, sur son expressif visage, un
sourire d'ironie que démentait l'humidité de ses
prunelles. Il ajouta : « J'ai ta parole qu'il n'en
saura jamais rien?... Par bonheur, mon conte
n'était pas signé. J'ai mis l'adresse en capitales...
Tu vois que tu as bien tort de me reprocher de
faire copier ma prose à la machine à écrire. ■
Tory a-t-il deviné d'où lai venait cette jolie
aumône, la plus originale que j'aie connue? Je
c'en ai jamais rien su. Il n'a survécu que trois
mois à Mathilde, qui mourut deux jours après
notre conversation, et je ne l'ai pas revu. La
213 LE COEUR ET LE MÉTIER
générosité de Dorsenne ne fut pas perdue, car le
conte parut, et sous la signature de celui auquel
il l'avait si singulièrement donné. Tory ne l'en a
jamais remercié. Mais s'il a reconnu à la manière
la personnalité de son bienfaiteur, cette accepta-
tion ne fut-elle pas une expiation des n^auvais
procédés qu'il avait eus envers Julien, aussi
délicate dans son silence que cette charité elle-
même?
Décembre 1002.
LE CANDIDAT
I
Pierre Montbrim était enfin sorti de la réunion
a contradictoire " . Du moins, les affiches des
murs l'annonçaient ainsi. Elle avait été donnée
dans une des plus grandes salles de la ville de ***.
Cette salle servait jadis aux réceptions des magis-
trats installés dans un antique hôtel, contempo-
rain de Louis XIII. Il porte encore le nom du
sénéchal qui le fit bâtir et dont les armes ornent
la porte principale. On comprendra tout à l'heure
pourquoi le narrateur, ou mieux le sténographe
de ce récit, ne désigne d'u-ne manière plus précise
ni cette maison ni la vieille cité parlementaire
dont elle est un des joyaux, entre beaucoup
d'autres. Ce ne sont, en effet, le long des rues
de ***, aujourd liui désertes, que solennelles
façades, hautes fenêtres, balcons à balust^'es sou-
tenus par des Atlantes, et des arbres séculaires
314 LE COEUR ET LE METIER
débordent partout les murailles, attestant les
nobles goûts des anciens conseillers qui mariaient
ainsi la campag^ne et la ville, d'après les conseils
d'Horace, le poète officiel de ceux que Pascal
appelait insolemment des chafourés. Il a raillé
«» leurs robes rouges, leurs hermines et leurs
palais i> . La vie a dépassé dans son ironie l'élo-
quent misanthrope du jansénisme, en permet-
tant certaines transformations des édifices bâtis
par ces graves personnages. L'hôtel dont il s'agit
ici, et où s'était tenue la susdite réunion, a
été aménagé par moitié en maison meublée, par
moitié en restaurant. Le salon principal sert aux
« noces et banquets » , — et, au besoin, à des
assemblées du genre de celle qui l'avait rempli,
ce soir, de tumulte, de vociférations et de coups
de poing. L'un des deux députés qui représen-
taient *** à la Chambre était mort quelques
semaines auparavant. Des placards collés jusque
sur les platanes de la promenade annonçaient la
bataille engagée autour de sa succession. Le nom
de Montbrun figurait au bas de plusieurs. Il était
un des candidats. Dans quelles conditions de
lutte violente, la sauvagerie avec laquelle le
papier de ses professions de foi avait été lacéré
en plusieurs endroits le prouvait surabondam-
ment. Il avait dû lui falloir beaucoup de courage
pour braver les colères des radicaux de la ville et
s'intituler bravement « conservateur» , sans autre
LÉ CANDIDAT 315
épithète. Mais ce soir, et en s'échappant de la
réunion, ce courage semblait l'avoir abandonné.
Sur la foi des déclarations faites par son concur-
rent, un jeune avocat d'extrême g^auche, il était
venu à cette salle de Tliôtel *'^*. Les partisans de
son adversaire ne lui avaient pas permis de placer
dix mots, en réponse au plus perfide et au plus
outrageant discours. Le président, qui n'était
autre que le député de la seconde circonscription
de la ville, s'était fait le complice de ce véritable
guet-apens. Une heure durant, Montbrun s'était
obstiné à ne pas quitter l'estrade, profitant de
chaque récit pour lancer un «Messieurs!... » aus-
sitôt couvert par des huées. Ce n'étaient, devant
lui, que faces grimaçantes, bouches convulsées,
gestes épileptiques, et, derrière lui, à la table du
bureau, la moquerie du président et de ses asses-
seurs, dont l'un libellait déjà un compte rendu
tendancieux de la séance pour tous les journaux
du cru. Épuisé de résistance inutile, Pierre avait
lui-même senti son sang-froid l'abandonner.
Devenu, pour une seconde, pareil à ses insulteurs,
il leur avait crié, en leur montrant le poing, la
phrase toujours vraie d'un triste démagogue qui,
d'ailleurs, n'a dit la vérité que cette fois-là :
— « Esclaves ivres! Vous n'êtes que des
esclaves ivres. Vous êtes indignes de la liberté ! ... »
Et il avait quitté la salle, en se dérobant aux
poignées de main réconfortantes des quelques
816 LE COEUR ET I-E MÉTIER
défenseurs qu'il avait eus, malgré tout, parmi
cette cohue d'énergumènes. Il avait fui le 8j)ec-
tacle immonde de ce « club » digne de 93, avec
ce hoquet de dégoût que tant d'autres candidats
ont connu devant la révélation de la véritable
âme populaire. Sortie du foyer, de la caserne et
de l'église, ces trois endroits de haute discipline,
elle tourne aussitôt à la sottise ou à la férocité !
Connaissant bien les aîtrea, le candidat écœuré
avait pu gagner la rue par une porte détournée.
Il avait pris, pour rentrer chez lui, un chemin où
il était très sûr d'être seul, et, son indignation
continuant, il la soulageait, en se parlant, tantôt
tout haut et tantôt tout bas :
— « Ah ! les bêtes brutes ! Les bêtes brutes ! . . .
Et conduites par quels scélérats! De quel rire il
riait, ce Lartail « , c'était le nom de son concur-
rent, « et de quel rire ce Brillault!... » c'était
celui du député-président. — « Et dire que je ne
pourrai pas me venger d'eux! Non. Je ne le
pourrai pas!... C'est Lartail qui sera nommé dans
douze jours!... Pourquoi donc ai-je écouté les
braves gens qui sont venus m'affirmer qu'avec
mon nom et le souvenir de mon père j'avais des
chances?.,. Si ce n'était pas une lâcheté de se
retirer, maintenant, dans la crise que traverse le
pays, comme je retournerais à mes hvres, tout
tranquillement!... Patience. Dans une semaine
et demie, le peuple souverain m'y aura renvoyé.
LE CANDIDAT 317
J'aurai toujours enlevé deux milliers de voix à
ces brig^ands... Mais quelles brutes! Et penser
que ce sont les descendants des Français qui ont
bâti des villes comme celle-ci?... »
En se prononçant ce monologfue, Pierre Mont-
brun laissait en effet errer ses regards autour
de lui. Peu à peu, il se sentait gagner par une
influence apaisante. Les grands hôtels fermés se
succédaient les uns aux autres, éclairés parla lune
bleuâtre de cette nuit d'avril. Elle donnait aux
silhouettes de ces vénérables maisons des lignes
plus estompées, une apparence fantomatique
d'une poésie à la fois très funèbre et très douce.
Il y avait bien peu de ces maisons dont Montbrun
ne connût l'état civil. Né dans cette ville et appa-
renté du côté maternel à une vieille famille de
robe, il avait eu, très jeune, le culte fervent de ce
passé local. Son père était un médecin distingué
et qui lui avait laissé une fortune, de quoi vivre
sans métier. Pierre avait pu se livrer en toute
liberté à la passion de l'histoire, éveillée en lui
par ses premières impressions d'adolescence.
A trente-trois ans qu'il allait avoir, il avait écrit
sur un des ministres de l'Ancien Régime, son
compatriote, une remarquable monographie que
l'Institut avait couronnée. Il travaillait à une
histoire du Parlement de sa province, dont un
fragment, paru dans une des bonnes revues de
318 LE COEUR ET LE METIER
Paris, avait obtenu un réel succès. Enfin Pierre
était en train de devenir le grand homme de ***.
Cette réputation naissante avait décidé quelques
notables du pays à lui offrir la candidature dont
cette turbulente réunion de ce soir avait été un
pénible épisode, — rendu plus douloureux au
je-une historien, précisément par la ferveur de son
traditionnalisme. L'antithèse était trop complète
entre la bassesse de moeurs manifestée sous ses
yeux quelques instants auparavant par les élec-
teurs, et les images du temps passé qu'évoquait
la vieille ville parlementaire, endormie dans cette
atmosphère Élyséenne. Montbrun revoyait, sur le
seuil de ces portes closes, les conseillers d'autre-
fois, avec ces physionomies d'un caractère si
entièrement français que le plus national de nos
peintres, Philippe de Champaigne, a le mieux
dégagé. GesfigureSjénergiquesetlucides, sensibles
et modérées, d'une humanité puissante et raison-
nable, s'harmonisaient exactement à ces belles
demeures, d'une architecture noble et sobre. Le
jeune homme de 1905 se représentait, autour de
ces bourgeois en train de devenir des nobles, la
patrie d'alors, cette admirable France du dix-sep-
tième siècle, où la lente et vigoureuse circulation
de la sève nationale allait des familles terriennes
à la famille royale, distribuée si sagement, grâce
aux habitudes séculaires ! La santé de tout le corps
social en résultait, malgré les abus, d'une façon
LE CANDIDAT 319
aussi nécessaire que la maladie résulte aujour-
d'hui des funestes expériences instituées par les
sophistes ou les charlatans de la démocratie. Et
de nouveau, cer. idées se formulaient pour Mont-
brun en phrases de mépris pour les déjfjénérés avec
lesquels il venait de presque se colleter ignoble-
ment :
— « Et c'est pour remplacer par un Lartail,
par un Brillault, ces dirigeants de la vieille France
que les niais et les scélérats de 89 ont jeté bas le
magnifique édifice de nos coutumes et de nos
traditions!... Les pierres de ces maisons jurent
que ce n'est pourtant pas possible, qu'un grand
pays comme l'a été celui-ci ne peut pas rester
la chose de médiocres et malhonnêtes politi-
ciens, soutenus par toutes les ignorances et toutes
les bestialités de la nation!... Qui donc vengera
sur eux, non pas tel ou tel individu comme moi,
qu'ils auront indignement traité, mais les morts
qui ont fait ce pays? Ces gens les ont reniés. Ils
les déshonorent... Oui. Qui nous vengera? Sur-
tout qui vengera d'eux la France?.,. »
O
Ce n'était pas la première fois que cette idée
de justes représailles traversait l'esprit de Pierre
320 LE COEUR ET LE MÉTIER
Montbrun. Toujours il avait senti ce que sentent
à l'heure présente, au Parlement comme dans les
Lettres, les défenseurs de ces g^randes causes mena-
cées : la Patrie, la Famille, la Relig^ion, une irrémé-
diable infériorité devant l'ig^nominie des procédés
des adversaires. Montbrun s'était laissé prendre à
un piègfe en allant à cette réunion savamment com-
posée par Brillault et Lartail. Pouvait-il leur rendre
la pareille et org^aniser contre eux un bacchanal
d'Apaches, avec les honnêtes propriétaires et les
prudents commerçants qui constituaient le gros
de ses partisans à lui? Les eût-il eus, ces Apaches, à
sa disposition, il n'eût pas accepté de les employer
à cette crapuleuse besog^ne d'eng^ueulement...
En fait de venjjeance, une seule était praticable,
— et combien platonique I — polémiquer, dénon-
cer aux personnes de bonne foi le ^juet-apens
électoral dont il avait été la victime, insérer
une protestation dans l'unique gazette locale
qui soutînt sa candidature. Quoiqu'il connût le
peu d'efficacité d'un article de journal, l'instinct
combatif qui veut que nous rendions, hommes
ou enfants, les coups pour les coups, décida
Pierre, aussitôt rentré, à prendre son papier et sa
plume. Il ne releva la tête qu'au moment où trois
heures de nuit sonnèrent aux clochers de la ville.
11 écouta les lentes répercussions de ce bruit
familier, et, classant les feuillets qu'il venait
de couvrir d'une fiévreuse écriture, il se dit :
LE CANDIDAT SSI
— « Cet article ne fera plaisir ni à Lartail, ni
à Brillault... C'est égal, j'aimerais mieux avoir
écrit une pagfe de plus de mon livre. »
Ce fut sur ce mélange de rancune insatisfaite
et de regret qu'il s'endormit, pour se réveiller
le matin, plus tard qu'à l'habitude. La conti-
nuelle tension de cette campagne électorale était
si éprouvante qu'il avait donné l'ordre, une fois
pour toutes, que l'on n'interrompît son sommeil
sous aucun prétexte. Sans cette précaution, ses
nerfs l'eussent trahi avant la fin. Le premier mot
de son domestique, en entrant dans la chambre,
fut pour le rappeler à la corvée de cette candida-
ture qu'il venait d'oublier pendant cette paisible
fin d'une nuit si mal commencée :
— « Il y a une personne qui attend monsieur
depuis une heure », dit cet homme. — « Elle dit
qu'elle a quelque chose de très important à re-
mettre à monsieur, rapport à son élection... «
— tf Une personne? Une dame? » demanda
Montbrun.
— « Une femme de chambre » , rectifia le
domestique. « Je le crois du moins. Elle doit être
de Paris... La cuisinière l'a vue, et prétend qu'elle
est au service de Mme Brillault... »
— « De Mme Brillault? » répéta le jeune
homme... « Vous êtes bien sûr, Louis, que Fran-
çoise a dit Mme Brillault?,.. C'est bien! Répon-
dez que j'y vais. »•
SI
3aa LE COEUR ET LE METIER
— a Mme Brillault, dans cette période de guerre
au couteau, m'envoyer sa femme de chambre?... »
se disait-il, en vaquant hâtivement à sa toilette.
« C'est impossible. Je ne lui ai jamais été pré-
senté. . . Et cela pour un message qui a trait à mon
élection? Brillault a-t-il peur qu'après la manière
dont il a procédé hier soir, je ne lui dépèche une
couple d'amis, et a-t-il parlé de cette crainte à sa
femme? Alors celle-ci m'écrirait... mais quoi, et
au nom de quoi?. . . Françoise se sera trompée. . . A
moins que cette fille n'ait quitté Mme Brillault?...
Elle cherche peut-être une place, simplement?...
Mais puisqu'il s'ag^it de l'élection... Ce sera une
ruse qu'elle aura imaginée pour être reçue...
A moins encore que ce ne soit une servante
renvoyée et qui veut jouer un mauvais tour à
ses maîtres... Je désirais une vengeance, hier.
Si cette fille me l'apportait, cependant?... Une
vengeance, avec le concours d'une domestique
congédiée?... Allons donc! Si c'était, je serais
trop bête d'hésiter. Ces brigands-là méritent-ils
qu'on fasse le difficile sur le choix des moyens?...
Quelle idée! Elle est aussi absurde que l'autre...
Enfin, nous allons voir!... »
Cette hypothèse d'une fille mise à la porte et
qui veut se venger n'avait fait qu'effleurer la
pensée de Montbrun. Il tressaillit quand, aux pre-
miers mots prononcés par l'inconnue, il constata
que cette répugnante supposition était la juste :
LE CANDIDAT 323
— « Monsieur » , lui dit-elle, « je viens vous
proposer un marché qui peut avoir un certain
intérêt pour vous. Je vous demanderai seulement
votre parole, que vous l'acceptiez ou non, de me
garder le secret le plus absolu. »
Elle avait posé sa condition d'une voix sèche, en
regardant le jeune homme iwcc des yeux d'une
expression mauvaise. Il fut sur le point de briser
aussitôt cet entretien. Mais il était candidat, et, de-
puis ces quelques semaines, l'extrême délicatesse
de sa nature avait subi tant de froissements qu'elle
s'était déjà un peu faussée. On ne mesurera ja-
mais la portée du mot admirable du comte de Paris :
« Les institutions ont corrompu les hommes. »
Le suffrage universel, par la vilenie des contacts
qu'il impose à ceux qui le courtisent, est le plus
implacable agent de cette décadence. Le souvenir
de la réunion de la veille et des outrages subis re-
vint à l'esprit de Montbrun, et il répondit :
— «Vous avez ma parole, mademoiselle... »
— « Monsieur » , reprit la fille, « je suis la
femme de chambre de Mme Brlllault, ou, plutôt,
je l'étais. Madame s'est séparée de moi, avant-
hier... Je ne vous donne pas les motifs de notre
discussion, ils n'importent pas... Je retourne à
Paris. Je n'ai plus l'intention de rester en service.
Je vais m'établir à mon compte. J'ai des écono-
mies . Elles ne me suffisent pas . Il me faudrait deux
mille francs de plus... Voulez-vous me payer ce
324 LE COEUR ET LE METIER
prix-là une correspondance de M. Lartail, votre
concurrent, qui prouve, sans discussion possible,
que Mme Brillault est sa maîtresse? »
Le Judas femelle serrait dans ses mains la poi-
gnée de cuir d'un petit sac. Que cette bouche
mince, qui donnait une expression hideuse à ce
pâle visage, assez joli, dît la vérité, Pierre n'en
douta pas une seconde, ni que cette correspon-
dance ne fût là, dans ce petit sac. Du raisonne-
ment de la créature, il ne douta pas davantage.
Elle avait volé ces lettres de Lartail, puis s'était
demandé : «A qui les vendre?...» A Mme Brillault?
Ou à Lartail? Elle avait sans doute eu peur que, se
voyant découverte, la maîtresse et l'amant ne
préférassent fuir ensemble plutôt que de se sou-
mettre à un chantage qui pouvait recommencer
dès le lendemain... Au mari lui-même? Lui offrir
des lettres, c'était lui apprendre la trahison de sa
femme. Gonsentirait-il à payer ensuite une si
grosse somme pour avoir des preuves qu'une
simple surveillance lui procurerait assez?... La
fille savait, par les phrases écoutées dans le salon
et à l'office, la violence de la lutte engagée à ***
autour du siège vacant. Elle savait que le mari de
sa maîtresse était le grand électeur de la ville, et
que le succès de Lartail dépendait absolument de
cet appui. Elle savait encore que Montbran était
riche. Voilà l'homme qui lui paierait ces lettres
un bon prix. Cet abominable calcul n'avait pas
1
LE CANDIDAT S2»
trompé la voleuse. Car, après avoir écouté cette
infâme proposition et réfléchi quelques instants
sans répondre, le candidat se leva; il alla vers un
secrétaire dont il sortit quatre billets de cinq
xents francs. Il les tendit à la tentatrice. Celle-ci
examina les papiers bleus l'un après l'autre, avec
autant de fîe;;me que s'il ne se fût pas agi du plus
ignoble marché. Elle ouvrit le sac et tendit à son
tour à Montbrun un paquet de lettres :
— o Lisez, monsieur » , dit-elle, « vous verrez
que vous en avez pour votre argent... « Il lui iit
signe qu'elle sortît. Ce ne fut qu'après son départ
qu'il eut le courage de manier ces feuilles. Il
reconnut, — avec quel battement de cœur! —
l'écriture de son adversaire. Dix lignes, lues au
hasard, lui prouvèrent qu'il en avait, en effet,
« pour son argent » . Qu'il mît seulement ces
lettres sous enveloppe et qu'il les adressât à Bril-
lault, il avait sa vengeance, une double ven-
geance. Il connaissait le caractère du député de
la seconde circonscription de ***. C'était un
homme impulsif, d'un orgueil intraitable, très
amoureux de sa femme. Cette révélation le frap-
perait en plein cœur. Montbrun le revit, tel qu'il
l'avait laissé la veille, à ce bureau de la réunion
dite contradictoire, avec son sourire cruellement
ironique. Il revit aussi Lartail. Pour la première
fois, il s'expliqua quelles occultes raisons avaient
désigné cet avocat bellâtre au comité radical que
326 LE COEUR ET LE MÉTIER
présidait Biiiiault. Lartail devait ce choix à cette
liaison avec Mme Brillault. Les amants l'avaient
tenue bien cachée, pour que jamais une allusion
n'y eût été faite dans les entretiens que Montbrun
avait eus avec ses partisans... Tant mieux! La
surprise n'en aurait que des effets plus fou-
droyants. Une scène trajjique éclaterait entre les
deux hommes. Il y aurait un duel, un meurtre
peut-être. Un point était certain : l'altier Brillault
ne continuerait pas son appui à l'amant avéré de
sa femme. Il forcerait à tout le moins Lartail à se
retirer, et, dans l'intervalle de douze jours, aucun
autre candidat ne pourrait surg^ir. Douze jours! On
votait le dimanche de Quasimodo, et la semaine
sainte commençait. Montbrun n'aurait pas été le
traditionnaliste qu'il était, s'il n'avait pas conservé
intacte en lui la foi religieuse de ses ancêtres. Il
était intimement, profondément catholique. Il se
rappela soudain avec quelle ardeur Brillault avait
soutenu au Palais-Bourbon les lois de persécution
contre l'Égalise, son discours en particulier contre
les grands séminaires et contre Saint-Sulpice. Il
eut la vision d'un châtiment suspendu sur sa tête.
N'était-il pas un des meneurs de la plus crimi-
nelle des besog^nes entreprises depuis cinq ans
contre l'âme même de la patrie? Une phrase de
l'épîtré de la messe du lundi saint, à laquelle le
jeune homme avait assisté la veille, lui revint à la
mémoire : « Ecce omnes quasi vestimenlum conic-
LE CANDIDAT 327
rentur, tinea cotnedei eosl... — Tous les ennemis
de Dieu, dit l'apôtre, pourriront comme un vête-
ment, la corruption les mang^era... »» Et une
espèce de joie cruelle inonda son cœur...
III
Il semble qu'il y ait, chez les hommes géné-
reux, lorsqu'ils se décident à commettre un acte
qui ne l'est pas, sous l'empire d'une passion trop
forte, une hâte fiévreuse d'en avoir fini. On dirait
qu'ils se défient d'un retour offensif de leurs scru-
pules. L'entrevue de Montbrun et de la femme
de chambre avait eu lieu vers les neuf heures. A
dix, le candidat était dans la rue, s'achemlnant
vers la grande poste. Il allait jeter à la boîte les
lettres de Lartail à Mme Brillault, qu'il avait mises
sous enveloppe. Pour plus de sûreté, afin que sa
main fût méconnaissable, il avait écrit le nom et
l'adresse du mari en caractères renversés. Il avait
eu soin de prendre de petites rues détournées,
désirant éviter les personnes de sa connaissance,
comme s'il eût craint qu'elles ne lussent sur son
visage où il allait et pourquoi. Il arriva ainsi,
sans avoir fait une seule rencontre, devant le
bâtiment de la poste. 11 parcourut des yeux la
328 LE COEUR ET LE METIKH
place au centre de laquelle ae dresse une lon-
taine de la plus fine sculpture, érigée au dix-hui-
tième siècle. Un élève du Bernin y a reproduit le
eéicbre Triton de Rome, accolé à un rocher et
souillant de Teau par sa conque. Montbrun ne
venait jamais là, d'ordinaire, sans regarder ce
charmant bibelot de bronze, associé pour lui aux
promenades de son enfance avec son père et sa
mère, et le dévot du passé donnait un pieux sou-
venir à ses deux plus chers fantômes. A cette
seconde, il ne prit garde qu'à la solitude de la
place, si favorable à son projet. Il marcha vers
la boite, ménagée devant l'entrée de la poste. Sa
main tremblait en approchant l'enveloppe de
l'étroite fente. Une fois le paquet lâché, ce serait
l'irréparable... Déjà il en avait introduit la moitié
dans l'ouverture. Un geste de plus, un tout petit
geste, un relâchement de ses doigts, et il était
vengé de la réunion de la veille... Ah! bien
vengé!... Ce petit geste pourtant, le candidat ne
le fit pas. Au lieu de se détendre, ses doigts se
serrèrent autour de l'enveloppe, qu'il retira de
l'orifice de la boîte. Il remit la lettre dans sa poche,
et, tournant le dos au bâtiment de la poste avec
autant de précipitation qu'il avait mis à en appro-
cher, il reprit Je lacis des petites rues, mais dans
une autre direction que celle de sa demeure.
Tout d'un coup, devant la réalité quasi concrète
de la vengeance, son honneur intime s'était
LE CA^r)If)AT 329
révolté. Le scrupule était revenu et l'avait comme
paralysé. Ce n'est pas que ni Brillault, ni
Mme Brillault, ni Lartail eussent ému en lui le
plus léger frisson de pitié. La femme était une
coquine, les deux hommes des malfaiteurs de la
politique. Gomme il l'avait dit déjà, ces gens
méritaient tout. Montbrun se répétait cette affir-
»mation en s'éloignant de la poste: « Ils méritent
tout pourtant! Us méritent tout! .. » Il ajoutait :
« Les anéantir par n'importe quel moyen, c'est
une besogne de salubrité publique. » Et sa cons-
cience protestait cependant, au point qu'il allait
chercher une certitude ou pour ou contre. Et
auprès de qui courait-il de ce pied fiévreux? Il
marchait vers l'endroit où Brillault devait être le
plus haï. Il se rendait au Grand Séminaire, afin
d'y trouver un de ses amis, un prêtre dont le
député sectaire avait prononcé le nom à la tribune,
en le dénonçant :
— a Pourvu que l'abbé Pierron ne soit pas
parti?» se disait-il. « Hé bien! s'il est parti, ce
sera un signe. J'enverrai la lelre, et ce sera jus-
tice. Car, enfin, sans ces exécrables lois, Pierron
serait là sûrement. Voilà une conséquence de ses
discours et de ses votes à laquelle Brillault n'a
certes pas songé : une décision de qui dépend
peut-être sa vie aura elle-même dépendu de la
présence ou de l'absence, en tous cas, de l'opinion
d'une de ses victimes... »
330 LE COEUR ET LE MÉTIER
IV
M. Pierron n'était pas parti. Quand Montbrnn
entra dans la petite chambre qui servait au prêtre
de cabinet de travail, il trouva le professeur de
dogme, jadis mentionné par le député de **^
comme un ténébreux fauteur de complots, à
propos d'une phrase d'un manuel, qui s'occu-
pait à clouer de ses mains une caisse de livres.
Le vide de la bibliothèque était le seul signe qui
annonçât un déménagement dans cette pauvre
cellule. Les murs étaient blanchis à la chaux, le °
carreau passé au rouge. Un bureau, deux fau-
teuils de paille, un prie-Dieu, et, comme unique
objet de confort, un mince tapis sous la table
composaient l'ameublement de cette pièce où le
Sulpicien avait passé vingt ans. Il y avait encore
un crucifix droit ^>rès de l'encrier, et un autre,
pendu au-dessus du prie-Dieu. Quatre gravures
reproduisaient des tableaux de sainteté, et au-des-
sous se voyait le portrait d'un vieil ecclésiastique
penché en avant sur un fauteuil, un chapelet dans
ses doigts, celui de M. Mollevaut, le légendaire
supérieur de la Solitude. Une ligne de lui était
reproduite au bas de ce portrait : « C'est le bon-»
LE CAN l)ir)AT 331
hevir du prêtre de souffrir, parce que sa voca-
tion est d'être victime. » Elle expliquait et la vie
de M. Mollcvaiit lui-même, si surnaturellement
ascétique, et celle plus inconnue de M. Pierron.
Ce dernier était un homme court et {jros, chez qui
les mortifications n'étaient pas arrivées à user un
sang trop riche, qui plaquait de rouge son large
visage. Mais le pli de la bouche et les yeux don-
naient à cette physionomie un tel air de spiri-
tualité qu'en présence de cet homme on ne voyait
plus que ces lèvres, d'où les paroles d'apostolat
allaient jaillir, et ces prunelles d'où rayonnait
la foi ardente. Il accueillit Monthrun avec ua
sourire, et lui montrant les manches retroussées
de .sa soutane, il lui dit :
— a Ah! très cher monsieur, comme c'est
aimable à vous d'être venu me donner des nou-
velles de votre élection, pour me consoler de
mon départ !... Car c'est décidé. J'allais vous
l'écrire. Monseigneur m'a trouvé une place. Il
est d'avis que je quitte au plus tôt le séminaire...
Il est bien certain que nous devons tous partir.
Mais quand même, le fait que je ne sois plus là,
après la manière dont j ai été dénoncé à la tri-
bune, peut aider à obtenir du temps... Je serai
hors d'ici, ce soir même... Le sacrifice a été dur.
Pensez donc! A soixante-cinq ans que je vais
avoir, quand je n'ai jamais su et pratiqué qu'un
métier, celui de faire des cours à de futurs
332 LE CŒUR KT LE MÉTIER
prêtres, il faut que j'apprenne celui de directeur
dans une comnuinauté de femmes... je vais être
aumônier des*** à***. » Il nomma un ordre de
reli*jleuses et une autre ville du diocèse. « Mais
c'est la pierre de touche de la faveur de Dieu.
Il ne nous bénit jamais plus qu'en nous éprou-
vant. ■
— « Vous me permettrez » , répondit Mont-
brun, « de ne garder aucune reconnaissance
à nos jacobins et à Brillault en particulier
d'avoir été, pour vous, les instruments de cette
épreuve... »
— «i Je vous permets sartout de battre M. Bril-
lault en battant son protégé M. Lartail, et en
vous faisant nommer député » , dit M. Pierron
avec un bon rire. « La résignation n'exclut pas la
lutte. Il s'agit de tout faire maintenant pour
jeter bas ces tyrans... On y arrivera, allez... Je
vous le répète, les injustes lois qu'ils ont fabri-
quées dans ces dernières années vont provoquer
notre exode à tous hors des Grands Séminaires.
Ces messieurs feront comme moi. Nous atten-
drons. On est bien fort quand on ne veut rien que
la volonté de Dieu. Et nous reviendrons tous
dans nos maisons... Regardez... » Rabattant le
volet de bois intérieur qui était le seul rideau de
sa fenêtre, il montra les vastes bâtiments dont il
occupait un tout petit coin, au dernier étage.
Leur architecture, où se reconnaissait le dix-
LE CANDIDAT 3$$
septième siècle, développait ses nobles lignes
autour d'une cour intérieure plantée de gigan-
tesques platanes : « Oui, regardez, et reculez par
la pensée à cent ans en arrière. C'étaient les
mêmes pierres, le même sol, les mêmes arbres.
Le Grand Séminaire avait été confisqué . Les
disciples de M. Olier en avaient été chassés.
Les uns avaient dû quitter la France. D'autres
se cachaient. D'autres étaient en prison, atten-
dant l'échafaud. Voilà pour 1793. En 1805, il y
a juste cent ans, nous avions racheté le sémi-
naire. Nous recommencions à former des ou-
vriers pour le service des âmes... Cette fois la
persécution s'annonce comme moins dure —
jusqu'ici. Elle peut être moins longue... Com-
ment ne pas espérer, quand il suffit d'un chan-
gement de majorité dans cinquante collèges élec-
toraux?. . . Voyons, en aurons-nous un ici d'abord?
Quelle est votre impression sur vos chances?...»
— « Elle était mauvaise hier au soir » , répon-
dit Montbrun... « Maintenant je crois tenir le
succès, si je veux... »
— «Si vous voulez? » dit M. Pierron, « mais à
tout prix il faut vouloir, entendez-vous, à tout
jirix!... »
— « Vous ne penserez peut-être plus de même,
quand je vous aurai expliqué dans quelles condi-
tions ce succès se présente... » Et, sans autre
préambule, le candidat commença de raconter le
334 LE CCœUR ET LE MÉTIER
détail de la soirée de la veille. Il dit l'attitude de
Brillault durant la réunion, celle de la bande sou-
doyée par Lartail, les clameurs, les insultes, ses
efforts impuissants pour se faire entendre, sa ren-
trée, puis, ce matin, l'arrivée chez lui du plus
inattendu des auxiliaires, l'offre de la femme de
chambre et le reste. Le visage du Sulpicien
exprimait, à mesure que ce récit avançait, une
espèce d'angoisse douloureuse qui contrastait
avec son habituelle sérénité. Quand son visiteur
eut fini, il le vit avec une émotion singulière se
lever et s'agenouiller sur le prie-Dieu, comme
s'il eût été seul dans la pauvre cellule de laquelle
il lui était si dur de se séparer. Cette prière dura
quelques minutes à peine. Il se releva pour
demander :
— <i Où sont ces lettres?»
— « Les voici » , répliqua le jeune homme en
tendant le paquet. Le prêtre déchira l'enveloppe
sur laquelle était écrite l'adresse au nom de
M. Brillault. Il avisa une feuille de papier blanc,
réenveloppa les lettres, cacheta le tout avec une
cire, sur laquelle il mit pour toute empreinte une
pièce de monnaie tirée de sa poche : « Vous savez
où habite M. Lartail?» interrogea-t-il. Puis, ayant
écrit la rue et le numéro, il sonna et remit l'objet
au serviteur qui était arrivé à l'appel, en lui disant: |
« Portez cela tout de suite à cette adresse. Vous
monterez à l'appartement, pour que ce paquet ne
LE CANDIDAT 33S
traîne pas chez le concierj;c. Vous ne donnerez
pas d'explication. » Et, quand le messager fut
parti :
— a Ah! 0 s'écria-t-il, « c'est déjà trop que
ces lettres aient été entre vos mains deux
heures, mon enfant, beaucoup trop, et que j'aie
pensé à m'en réjouir !... Il y a des armes que
nous autres, nous n'avons pas le droit d'em-
ployer... ■
— « Je ne suis venu que pour vous faire décider
à ma place, monsieur Pierron » , dit Monlbrun.
« Vous avez décidé. C'est bien... Tout de même» ,
ajouta-t-il, « mon élection était certaine, et ma
iiéfaite l'est aussi à présent. Croyez-vous que nos
adversaires hésiteraient, eux, dans un cas pareil,
à employer cette arme, ou une pire? Le discours
de Brillault contre votre compag^nie et contre
vous, la séance d'hier au soir contre moi et ensuite
votre procédé, je peux dire notre procédé de
maintenant, — c'est toute l'histoire de notre
parti depuis un siècle. C'est comme cela que nous
serons toujours vaincus. »
— « C'est comme cela que nous vaincrons » ,
répondit vivement le Sulpicien, o non pas aujour-
d'hui, non pas demain, non pas après-demain,
mais nous vaincrons, et en ne leur ressemblant
pas... » Il insista sur ces mots presque solennelle-
ment. « Souvenez-vous toujours de ceque je vous
dis là. C'est le secret de notre force. Il y a dans un
316 LE CŒUR ET LE MÉTIER
officede cette semaine une phrase, que nous devons
toujours pouvoir prononcer : Et sangmnem tnno-
centetn condemnabunt. Ils condamneront en nous
le sang innocent... Mais l'heure passe. J'ai encore
pas mal à faire. Je veux être prêt pour mon train,
et il faut que je me hâte... Vous permettez... »
Et il 86 remit à clouer la caisse de livres, en
souriant à Montbrun avec sa sérénité retrouvée.
Visiblement il ne voulait pas continuer la conver-
sation sur ce sujet. Le jeune homme se tut de son
côté, en le regardant vaquer à cette humble be-
sogne. Gomme candidat, il l'avait dit, il se savait
vaincu à l'avance, et il se sentait heureux d'aller
à la bataille, même avec la certitude de la perdre,
pour la défense d'une Cause que servaient des
hommes tels que ce prêtre qui venait de renon-
cer si simplement et de le faire renoncer à une
vengeance sûre, mais basse. Son regard alla de
nouveau vers la fenêtre. Par-delà les bâtiments
du Grand Séminaire, il contempla les toits des
vieux hôtels de la ville, les clochers des églises,
ces témoins d'un passé avec lequel l'historien
avait tant vécu et espéré. Une émotion s'éveilla
en lui, qui était précisément le contraire de celle
de la veille au soir : il comprit à quel point leurs
façons de penser et de sentir, au Sulpicien et à
lui, étaient vraiment celles que les ouvriers loin-
tains de cette vieille ville et de la vieille France
LE CANDIDAT 337
auraient souhaitées chez leurs descendants, et il
se répéta mentalement l'affirmation de M. Pier-
ron : « Oui, nous vaincrons. Tôt ou tard, nous
vaincrons, en ne leur ressemblant pas, en effet, et
parce que nous sommes, nous, avec nos morts, s
Avril 1905.
29
LE PORTRAIT
— « Vous m'excuserez, ma clière Alice » , dit
Geor^jesÉmery en rentrant dans Tateller; «j'étais
avec ce pauvre Viliedouay. 11 est devenu si sau-
vag^e depuis son malheur qu'il ne veut voir per-
sonne. . . Quand j'ai su que vous étiez là, j'ai essayé
de l'amener. Je n'ai pas pu. Il m'a chargé de vous
dire ses respects et qu'il regrette de ne pas vous
exprimer de vive voix ses vœux pour notre ma-
riage... La vue de notre bonheur lui aurait fait
mal. J'ai compris cela et je n'ai pas insisté...
Comment êtes-vous aujourd'hui?.,. »
Le peintre avait baisé les mains de Mrs Gray
en lui posant cette question. Elle restait debout,
elle, en lui répondant : « Moi? Je suis très bien, »
occupée à chauffer son pied au feu presque é(eint
de la cheminée ; et, tout de suite il était allé jus-
qu'à un cassone en noyer sculpté d'un beau tra-
340 LE COEUR ET LE MLTIER
vail de la Renaissance qui lui servait de coffre à
bois, prendre une large bûche, afin de la poser
sur les chenets. Cette action si naturelle fut suivie
par la jeune femme avec un regard singulière-
ment pénétrant — Un fegard que Georges vou-
lait sans doute éviter, car il s'absorba dans la ré-
fection du feu un instant de plus qu'il n'était
naturel pour un amoureux à la veille d'un ma-
riage et qui n'avait pas vu sa fiancée depuis vingt-
quatre heures. Elle était pourtant délicieuse à
regarder, dans ce somptueux et joli décor. La
vaste pièce était meublée avec cette profusion et ce
goût que les peintres apportent à leurs fantaisies,
quand le succès leur arrive, comme à celui-ci,
tout jeunes et qu'ils ont d<es gains de boursiers
au service de leurs imaginations d'artistes. Ce
n'étaient que Gobelins, étoffes drapées, armes
damasquinées, tableaux de maîtres, marbres pa-
tines, terres cuites, tapis anciens, le tout fondu
dans une harmonie brillante et chaude. L'atelier
était ménagé au haut d'un petit hôtel, sis lui-même
dans une des plus paisibles rues du paisible
Neuilly, presqu'à même le Bois de Boulogne.
Par cette après-midi un peu voilée de novembre,
un silence d'asile l'emplissait. La clarté adoucie
du ciel aperçue par la large baie vitrée rendait ce
sanctuaire d'art plus intime encore et plus «los.
Pourquoi donc Émery penchait-il sur le foyer un
froht chargé d'une pensée que visiblement il vou-
LE PORTRAIT 341
lait à tuut prix (jissimuler à Mjs Gray? Pourquoi
celle-ci gardait-elle, dans le fond de ses yeux
et sur ses lèvfes, des paroles que, visiblement,
elle n'osait proPioncer? Son délicieux visage aux
traits ténus, quasi miniatures, avait, même dans
la jolies&e, cette décision qui se mêle si sou-
vent au raffinement le plus intense che? les
femmes de son pays. Elle était Américaine, et
veuve depuis trois ans. — Elle en avait trente-
deux. — Pour qu'elle se fût, avec sa beauté, sa for-
tune, son esprit « engagée » à Georges Émery,
c'était certes qu'elle l'aimait. Lui, de son côté,
avec safière tournure, ses treiite-j-sept ans à peine
marqués, sa précoce gloire dâ portraitiste à la
mode, s'il se préparait à aliéner sa liberté entre
ces belles mains d'outre-mer, c'était qu'il aimait.
Et cependant, si un témoin caché et non averti,
eût pu les apercevoir dans cette solitude, jamais
il n'aurait deviné que ces deux êtres éprouvaient
l'un pour l'autre un attrait passionné. L'épi-
gramme classique qui dit que les Américaines
sont, comme les épingles, retenues par la tète,
suffisait-elle à expliquer la réserve de ce tête-à-
tête où le fiancé paraissait si peu ému de la pré-
sence de sa fiancée, et celle-là, aussi maîtresse
d'elle-même, aussi observatrice, au&si défiante
que si elle en était encore à s'interroger sur ses
sentiments? Il y avait quatre mois qu'elle avait
passé pour la première fois le seuil de cet atelier.
84:i LE COEUH ET LE MÉTIER
afin de commander son portrait au peintre qu'elle
avait le plus admiré lors de la dernière exposition.
Il y avait trois semaines qu'elle avait prononcé ici
même le «oui» des fiançailles, prélude d'un «oui»
plus solennel. Ils s'étaient quittés la veille après
avoirdiné chez des compatriotes, lui si tendre, elle
si heureuse! Quelle idée passait donc entre eux à
cette minute qui les faisait demeurer vis-à-vis l'un
de l'autre dans un silence qu'elle rompit la pre-
mière pour répéter :
— a Oui, je suis très bien, c'est vous qui sem-
blez préoccupé » , et ses yeux se firent plus aigus,
tandis qu'elle ajoutait :
— a M. de Villedouay est resté longtemps? »
— «Assez longtemps. Pourquoi me demandez-
vous cela? »
11 avait relevé la tête en répondant à l'inter-
rogation de la jeune veuve. Si elle avait pu douter
de l'effet que lui avait produit son interrogation,
elle en aurait trouvé la preuve dans ce simple petit
détail : lui qui vivait tant par le regard, il ne
sembla même pas voir la toilette qu'elle avait
mise pour venir le voir et dont elle lui faisait la
surprise. Cet " arrangement en blanc et en noir»
comme eût dit son compatriote WhisLler, se com-
posait d'une robe faite par un tailleur, dans un
drap d'un noir très brillant, et toute festonnée,
avec des rubans de satin noirs. Sur sa blouse de
guipure blanche courait une chaîne russe en
LE POIIIIIAIT 343
pierres de couleur; et sur ses cheveux blonds
posait un grand chapeau de velours noir, piqué
de deux gros saphirs étoiles. Elle avait l'air, ainsi
parée, avec son menton un peu fort, son nez
court et les taches brunes de ses yeux sur un
teint pâle, d'une princesse de Velasquez, Elle
eut devant l'indifférence de son fiancé à la
coquetterie de sa mise un demi-sourire d'ironie
qui s'acheva par cette nouvelle question :
— « Mais pour savoir ce qu'il a pu vous dire qui
vous ait changé ainsi? Vous n'êtes plus le même
qu'hier au soir. »
— o On ne voit pas un ami de dix ans plongé
dans un désespoir comme le sien » , répondit
Georges, « sans être peiné, surtout quand on
va soi-même fixer sa vie et que l'on se trouve
assister à l'écroulement de celle d'un autre... Et
puis le pauvre homme est venu me faire une
étrange demande... Il ne peut pas se consoler,
m'a-t-il dit, que je n'aie pas fait le portrait de sa
femme quand elle vivait, et maintenant qu'elle
est morte, il voudrait que je l'essayasse de sou-
venir... Voilà l'objet de sa visite. N'est-ce pas une
extraordinaire proposition?»
— « Et vous avez accepté? » fit Mrs Gray.
— « Et j'ai accepté. Je ne pouvais pas lui
dire non. Il est trop malheureux, et c'est une
charité de lui donner une joie, si petite soit-
elle. »
344 LE COEUR KT I.K METIER
La physionomie de la jeune femme avait
exprimé, quaiul Émery avait avoué son acquies-
cement au désir de M. de Villedouay, un soula
g^ement qu'il ne put pas ne pas remarquer. Il
affecta de continuer, sur le ton professionnel qui
était volontiers dans ses habitudes : « J'en serai
quitte pour choisir, entre les photog^raphies qu'il
va m'euvoyer. J'en agrandirai une, le pinceau
à la main. Ce sera sans enthousiasme. Je ne sais
travailler que d'après nature. »
— o Est-ce la première fois que vous le voyez
depuis la mort de sa femme? » demanda Alice.
— « La première fois depuis l'enterrement, »
répondit-il .
— Savez-vous ce que l'on m'a raconté sur cette
mort?... i> continua-t-elle, et comme il ne relevait
pas cette interrogation, elle insista en l'envelop-
pant de son regard le plus inquisiteur : • On m'a
dit qu'elle s'était tuée. »
— « Voilà bien le monde », reprit le peintre
en haussant les épaules. « II ne peut jamais
admettre la simple vérité. Mme de Villedouay
souffrait d'insomnies. Elle avait la mauvaise habi-
tude d'user du chloroforme pour s'endormir. Elle
en aura respiré un« dose trop forte. Et c'est
tout... C'est la conviction de Villedouay, qui en
vaut bien une autre. S'il admettait la possibilité
d'un suicide , aurail-il l'idée d'avoir ce por-
trait?... w
LE PORTRAIT 345
— 0 C'est juste » , répondit Mrs Gray, qui con-
tinua avec un sourire ; cette fois, il y avait, clans
ses yeux, presque une timidité et comme un
remords du questionnaire qu'elle venait de faire
subir à son tiancé : « Pourquoi dit-on chez nous
qu'il n'y a pas de bons maris en France ? On me
l'a encore écrit quand j'ai annoncé nos fian-
çailles. M. de Villedouay fait mentir La léjjende...
Vous la forez mentir aussi, n'est-iCje pas? » Et,
«'approchant d'Émery, elle s'appuya djes deux
niaias sur son épaule en y posant sa jolie tête,
et elle ajouta : « Et moins tristement... » Puis,
rieuse, et comme le jeune homme lui passait
le bras autour de la taille, ^elle s'échappa, et
avisant sa veste de velours qu'elle avait quittée
à son entrée -dans l'ateiier et jetéie sur un des
meubles :
—r- (« Soyez obéissant, dear boy ; sÀdez-mo'i
à mettre cette jaquette, et allez vite prendre
votre chapeau pour m'accompcjner. J'ai l'au-
tomobile. Dans une demi'-heure nous serons chez
Franquetot, où vous me donnerez votre aviis sur
cette prétendue commode de liiesener, en bois
de rose, dont je vous ai parlé. Vous verrez quelle
chambre saura se ikif-e votre Alice, et vous recon-
naîtrez peut-être qu'il n'y a pas que des barbares
aux hiats.,, »
34t> LE COEUK ET LK MÉTIEE
II
— « (jiii donc lui a parlé? » se demandait le
peintre, quelques heures plus tard, quand il se
retrouva seul dans sa maison de Neuilly, après une
après-midi dépensée tout entière en courses, de
la boutique de l'ébéniste Franquetot au fond du
faubourgs Saint-Germain, jusqu'à une autre sise à
l'extrémité du faubourg Saint-Antoine, en passant
par le quartier du Temple et plusieurs apparte«
ments de revendeurs d'étoffes ancieaines, pour
finir par le magasin d'un grand argentier de la
rue de la Paix. Il était convenu que M, et
Mme Émery, une fois mariés, habiteraient un
hôtel plus propice aux réceptions que l'élégant
mais étroit perchoir de l'artiste. Les joies sen-
timentales de leurs fiançailles avaient consisté,
depuis ces quelques semaines, dans des excursions
de ce genre, où l'Américaine développait l'éton-
nant génie de conquête du Nouveau Monde.
Elle connaissait tout, comparait tout, achetait
tout. Georges s'était prêté à cette chasse aux
bibelots, d'autantplusvolontiers, cette après-midi,
que les quelques phrases d'enquête prononcées
par Mrs Gray lui avaient donné un petit frisson de
l.E PORTRAIT 347
terreur. Ces allées et venues, ces montées en voi-
ture et ces descentes clans ces mafjaslns, ces dis-
cussions à propos d'objets disparates, autant de
moyens pour lui de dissimuler l'impression que
lui avait infligée la soudaine perspicacité de sa
fiancée, sur un point qui tenait à un secret tra-
gique de sa vie personnelle. Il avait été, pendant
six a:»s, l'amant de Marguerite de Villcdouay. Cette
liaison demeurée cachée — du moins il l'avait cru
jusqu'ici — avait eu un dénouement qui demeurait
pour lui le plus angoissant mystère. Mme de Vil-
ledouay était plus âgée que lui de quatorze mois.
A rapproche de la quarantaine, ces mois comptent
triple pour une femme. Elle était mariée. Elle
avait un enfant. Le peintre arrivait à ce moment
de la vie où les plus bohémiens commencent
de rêver d'un foyer à eux. Cette liaison n'était
plus guère qu'un commerce de bonne amitié.
Il avait rencontré Mrs Gray. Il avait deviné
qu'il l'intéressait. Toutes les conditions d'une
union heureuse étaient là : beauté, intelligence,
fortune, sympathie. Georges s'était cru très loyal
en s'ouvrantdece projet à sa maîtresse. Il lui avait
bien semblé que, dès les premiers mots, la pauvre
femme était très émue. Mais elle s'était aussitôt
montrée si calme, si raisonnable, si disposée à
lui faciliter cette évolution de leur commun passé,
qu'il n'avait eu aucun remords à se considérer
commt entièrement libre. Elle-même avait tenu
S48 LI-: CCœUR ET LF. MFTIER
à lui répéter, tranquillement, presque froide-
ment : « Vous êtes libre. » Il avait donc demandé
la main de Mrs Gray et la première personne à
laquelle il avait cru pouvoir annoncer son futur
mariagfe avait été Mme de Villedouay, par un
billet auquel elle avait répondu aussitôt. Il avait
bien été un peu étonné du ton officiel de cette
réponse. Puis il avait réfléchi que l'anc'enne
maîtresse avait tenu à ce que sa lettre put être
communiqué à la 6ancée. Huit jours après, il
apprenait, en ouvrant le journal, quje Marguerite
venait de mourir subitement.
S'étaiti-eWe tuée?... Sa première et effrayante
pensée avait été celle-là, et que ce suicide avait
pour cause leur rupture et son mariag^e. Son
anxiété avait été si vive qu'il avait couru chez la
morte. A la façon dont le mari l'avait accueilli,
il avait eu deux évidences : d'abord que la con-
fiance de cet homme à son endroit n'avait jamais
été même effleurée d'un soupçon, ensuite qu'il
n'avait pas davanta^^je le moindre doute sur les
causes parfaitement naturelles de la mort de sa
femme. De ces deux évidences, la première lui
avait de nouveau infligé cette secrète humilia-
tion qui n'avait pas été étrangère à son désir de
rompre une liaison dont sa fierté avait souvent
saigne. La seconde avait endormi la pénible
croyance, soudain éveillée chez lui, — pour un
LE PORTRAIT 849
instant; — car ce problème n'avait jamais cessé
de se poser devant son esprit depuis lors : — « Si
pourtant elle s'était tuée?... » Il n'avait pas pu
faire que cette phrase ne se prononçât pas en lui.
Cette obsession l'avait tourmenté sans relâche
depuis le jour où il avait suivi à pied le convoi. Il
avait eu ce courag^e, afin de démentir, par sa seule
présence, les propos que la malveillance du monde
répéterait sur la coïncidence de cette mort et de
son mariag^e. Mais non. Son observation de por-
traitiste, dressée à saisir les pins minuscules
nuances des visages, n'avait pas démêlé, dans
l'attitude ou sur la physionomie d'une seule des
personnes réunies pour le même funèbre devoir,
un seul indice que sa longue liaison avec Mme de
Viîledouay fût connue. Et voici qu'il découvrait
qu'elle l'était, puisqu'il s'était trouvé certaine-
ment quelqu'un pour en avertir sa fianeée. ïl y
avait pire. On commençait à s'étonner de cette
mort subite. On l'attribuait à un suicide.
— - «Maisqui donc lui a parlé?» sedisaitGeorg'es
Émery. « Et quelle infamie! Qu'on lui ait encore
rapporté que j'ai aimé Marguerite, ce serait déjà
très cruel. On a fait pire. On lui a dit qu'elle
était morte volontairement. . . Dans quel but? Sinon
pour qu'Alice cherche le motif de ce suicide et
qu'elle croie îe trouver dans mon mariage avec
elle. Mais quelle infamie!... Quelle infamie!... «
Il se répétait ces mots à haute voix en se pro-
350 LK COEUK KT LE MKTIER
menant dans Tatelier, avec une fièvre qui prou-
vait qu'il ne se débattait pas seulement contre
cette calomnie. Et il reprenait :
— « Non, Marguerite ne s'est pas tuée. Si cette
mort n'était pas naturelle, est-ce que les méde-
cins ne l'auraient pas dit à Villedouay? Et lui,
serait-il comme il est, effondré de chag^rin, mais
sans une arrière-pensée? Sa démarche d'aujour-
d'hui le prouve... Et puis, si elle s'était tuée, y
serais-je pour quelque chose? Voyons, m'aurait-
elle laissé rompre avec elle sans un reprociie,
sans une plainte, sans un effort pour me g^arder,
si elle avait tenu à moi au point de ne pouvoir
survivre à mon mariage? Encore un coup, cette
idée est folle. N'y pensons pas, d'autant plus que
ceux qui ont essayé d'éveiller la jalousie de ma
fiancée ont été mal inspirés. Il s'est trouvé que
justement je venais d'accepter cette offre de Vil-
ledouay. Je l'ai lu dans les yeux d'Alice : elle a
vu là une preuve que je n'étais pour rien dans la
mort de Marguerite. On ne consent pas ainsi, sans
se débattre, à faire le portrait d'une femme oui
s'est tuée pour vous... »
En se prononçant ces paroles avec une extraor-
dinaire énergie d'affirmation, le peintre était très
sincère. Pourtant, s'il avait osé lire jusque dans
le dernier repli de son propre cœur, il aurait
reconnu qu'un point de doute s'y cachait tou-
LE PORTRAIT 8&1
jours. Il se croyait, il se voulait certain que Mar-
guerite de Villedouay ne s'était pas donné la
mort et il n'en était pas certain ; — qu'en tout cas
elle ne s'était pas tuée à cause de lui, et il en
était moins certain encore. Il eût pu en trouver
la preuve dans ce fait qu'il lui fut impossible de
dîner à la maison seul, en tète-à-tête avec les
pensées que la visite du mari de son ancienne
maîtresse et les questions de sa fiancée avaient
éveillées en lui. Mrs Gray devait elle-même dîner
chez des compatriotes et finir la soirée à l'Opéra.
Il se proposa de lui faife une surprise et d'aller
l'y saluer. Il commença de s'habiller pour se
rendre au cercle, puis au théâtre. Il avait envoyé
chercher une voiture et se préparait à partir pour
exécuter ce prog^ramme ; son domestique, en mon-
tant l'avertir que le fiacre était là, lui remit avec
le courrier du soir un paquet qui venait d'être
déposé de la part de M. de Villedouay. Le peintre
le devina tout de suite : c'était la collection des
photographies de la morte qui devaient lui servir
de documents. Il ne fit qu'ouvrir l'enveloppe. Elle
contenait une vingtaine de cartes. Il les jeta,
plutôt qu'il ne les déposa, dans un tiroir et sortit
sans avoir voulu les regarder. Il faut croire cepen-
dant que son impression en recevant ces reliques
si intimement mêlées à sa vie de jeune homme,
avait été plus puissante qu'il n'en convenait vis-à-
vis de lui-même, car à neuf heures et demie, en
352 LE COEUR ET LE MÉTIER
sortani du club, au Herti de crier à son éoclicr :
« à l'Opéra » , il lui doiifta son adresse de I^euilly.
A dix heures, il était dans son atelier, en tête-à-
téte avec les imagées de celle dont il savait —
quoiqu'il refusât de se l'avouer — qu'elle avait
fini sa vie par un suicide, — et pourquoi. Il
l'avait quittée et elle n'avait pas pu supporter cet
abandon !
III
Pai* on instinct qui prouv.ift qu'il avait deviné
lui-'même l'extrême difficulté du travail désiré
par lut, le mari avait réuni, pour les remettre à
l'artiste, des photog^raphies de sa femme â tous
les âg^es de sa trop courte vie. L'amant pouvait
comprendre à ce détail quelle tendresse pas-
sionnée le veuf gfardait à cette morte qui l'avait
trahi. Ge qae cet honime souhaitait d'obtenir
du peintre, c'était un portrait où fût fixée surtout
la personne qu'elle avait été. Il voulait avoir une
image de sa physionomie plus encore qtte de ses
traits, de son âme que de sa beauté. Parmi ces
effigies à la ressemblance de cet être à jamais
disparu, il y avait d'abord une photographie
d'enfant. Marguerite y était représentée à douze
LE PORTRAIT 353
ans, avec ses cheveux répandus sur ses épaules
et noués d'un simple ruban. Et déjà elle avait,
dans son regard d'avant la vie, l'expression qui
avait si profondément intéressé Georges Émery, la
première fois qu'ils s'étaient rencontrés. C'étaient
des yeux ardents et réfléchis, où se devinait de la
passion et de la réserve, de la violence instinc-
tive et du calme voulu. L'âme qui avait habité,
sommeillante encore, ces prunelles de petite
fille, était marquée d'avance ou pour l'extrême
malheur, ou pour l'extrême bonheur, selon qu'elle
rencontrerait ou non l'accord entre sa destinée
et son rêve. Ces mêmes yeux éclairaient d'un
même regard le visage des autres photographies,
à quinze ans, à dix-sept, à vingt. Chaque épreuve
avait été datée par le mari, qui ne s'était pas douté
combien certains chiffres, inscrits au bas de cer-
tains portraits, condamnaient son propre ménage.
Qu'ils étaient gais encore, ces yeux de la jeune
fille, à vingt ans, à la veille de devenir une femme !
Qu'ils étaient songeurs dans les années suivantes,
et noyés d'une mélancolie dont Georges Émery
se rappelait avoir reçu la lamentable confidence!
Mariés, comme il arrive à Paris, dans leur monde,
d'après des convenances extérieures et sur une
connaissance très superficielle de leurs carac-
tères, M. et Mme de Villedouay différaient trop
de nature pour que leur union pût être heureuse.
Elle ne l'avait pas été, du moins pour elle, qui
23
354 I.E COEUR ET LE METIER
n'avait pas aimé son mari. Très honnête homme,
mais tatillon, mais méticuleux, très délicat de
cœur avec des étroitesses d'intelligence, très bon
et très juste, mais très conventionnel, Villedouay
avait commis la pire des fautes, il avait ennuyé sa
femme. La suite des photofjraphies le montrait,
cet ennui, dans toutes ses phases : ici résigné et
languissant, ailleurs accablé et sombre, là révolté,
— jusqu'à un portrait dont la date fit tressaillir
Georges Émery. C'était l'époque où, tout jeune
encore, revenu de Rome depuis quelques années,
il avait été présenté chez les Villedouay, et où la
jeune femme avait commencé de s'intéresser à
son talent et à son succès naissant. Les yeux, dans
ce portrait, n'étaient plus les mêmes, ni le front,
ni la bouche. Une autre femme y apparaissait,
éveillée à l'espérance, parce qu'elle allait aimer,
parce qu'elle aimait...
Le peintre s'était interrompu de regarder les
photographies. Un par un, voici que se levaient
dans sa mémoire les souvenirs de cette liaison
auxquels il avait cessé de penser quand il avait
voulu se marier, par lassitude, — qu'il avait sys-
tématiquement chassés, depuis la catastrophe où
avait disparu sa maîtresse, par effroi du remords
possible... Il se revoyait dans un modeste atelier
de la place Pigalle, en ces temps-là, se mettant au
travail de très bonne heure, réconforté, tous les
jours que Dieu faisait, dans sa besogne, par un
LE PORTRAIT 355
billet que son amie trouvait le moyen de lui faire
parvenir, afin que son influence le suivît, à travers
les tentations de la paresse et les autres. H se
revoyait, les soirs, son labeur de la journée fini,
se rendant à un diner, à une soirée, à un théâtre,
où il avait une chance de la voir, et, quand elle
avait la liberté d'être à lui tout entière, leurs
rendez-vous dans l'asile caché qu'ils avaient
choisi. Il la revoyait, elle, dans ces moments de
bonhe»"', et ce qu'il lisait alors dans ses yeux,
maintenant clos pour toujours, de folie, d'amour
et de crainte. — Quelle crainte? — Celle de l'ave-
nir!... Elle lui disait : « Je n'exige de toi qu'une
chose : le jour où tu auras cessé de m'aimer, je
veux le savoir. Te perdre me sera bien dur. Il me
serait plus dur que tu me gardes par pitié... » Il
se la rappelait, parlant ainsi et le justifiant par
avance d'une franchise que la progressive froideur
des deux dernières années de leur liaison avait
d'ailleurs préparée... D'autres souvenirs se repré-
sentaient... Émei y se voyait au lendemain de ses
grands triomphes, notamment après ce salon de
1899 où il avait exposé le portrait de la jolie
marquise Alyette de Lautrec. Emporté dans le
tourbillon de la vogue parisienne, entre les com-
mandes de plus en plus nombreuses et les invita-
tions multipliées, peu à peu ses relations avec
Mme de Vllledouay avaient tout naturellement
passé au second plan de sa vie. Leurs rendez-vous
356 LE COEUR ET LE METIER
s'étaient espacés, non moins naturellement. Il était
allé moins souvent chez elle, sans qu'elle lui en
fît jamais un reproche, naturellement encore...
Arrivé à ce point de ses évocations rétrospectives,
il recommença d'examiner les photographies. Il
avait le besoin de se convaincre qu'il ne s'était
pas trompé et que cette liaison s'était dénouée
presque d'elle-même, par cette inexplicable et
inévitable loi qui veut que tout finisse ici-bas... Il
lui sembla, n'était-ce pas une illusion? que les
portraits exécutés pendant ces deux dernières
années avaient de nouveau l'expression de ceux
d'autrefois, mais plus décourag^ée, plus lassée,
plus amère. Les traits aussi commençaient à s'al-
térer. Était-ce uniquement la marque de l'âg^e?
Émery s'en étonna, comme s'il remarquait ce tra-
vail du temps pour la première fois. Qu'étaient
pourtant ces imagées, sinon la reproduction d'un
masque de femme sur lequel il avait pu suivre,
quand cette femme vivait, les prog^rès de cette
fatigue et de ces amertumes? Gomment expliquer
qu'il ne les y eût pas discernées alors qu'elle était
encore sa maîtresse et qu'il les aperçût à cette
heure, si distinctement?... Il continuait à étudier
ces photographies en se reportant aux noms des
mois et au chiffre des années écrits au bas. Tout
d'un coup son cœur se serra davantage, un frisson
courut en lui. Il venait de voir au bas de la der-
nière, — une instantanée faite par un amateur, —
LE PORTRAIT 357
une date qui le bouleversait. C'était exactement
quatre jours après celui où il avait annoncé à
Mme de Villedouay son projet de mariage, accepté
par elle avec tant de calme. . . Il lui avait vu alors un
front impénétrable, des yeux calmes, une bouche
où il avait lu l'indifférence, — et l'imagée surprise
par cet appareil de hasard, dans quelque prome-
nade à la campa;jne, était celle du désespoir!...
IV
Ainsi le propos rapporté par Mrs Gray pouvait
être exact? Il était exact... Cette évidence s'était
soudain imposée à l'ancien amant avec une force
telle qu'il lui fut impossible de réagir. Le remords
latent, qui sommeillait en lui depuis qu'il avait
appris cette mort, aussi subite que mystérieuse,
venait d'éclater et de lui empoisonner du coup
toute l'âme, par un travail identique à celui d'un
germe funeste, qui a dormi dans un organisme
avant de l'intoxiquer tout entier. Etait-il possible
qu'il se fût trompé à ce degré sur les sentiments
que gardait pour lui sa maîtresse?... Il voulut
encore se répondre que non et qu'il était la dupe
d'un mirage morbide. C'était là une mauvaise
impression nerveuse, dont il se réveillerait le len-
358 LJi COEUR ET LE METIER
mam, délivré. Il alla se coucher et dormità peine.
Quand il se réveilla, sa sensation de la veille était
plus nette, plus impérieuse aussi. Mille circons-
tances lui étaient revenues à l'esprit durant cette
insomnie, pourlui prouver que ce cœur de femme
ne lui avait jamais été entièrement connu et que
les silences si particuliers à sa maîtresse avaient
caché une passion sur la force de laquelle il s'était
mépris. « Pourquoi et comment? » En descendant
au fond de sa conscience, il aurait trouvé la
réponse à cette question. Emery était un de ces
artistes à qui le succès n'est pas bon, parce qu'il
développe en eux les défauts de vanité et de sen-
sualité souvent associés dans les hommes d'ima-
gination aux plus rares puissances du talent.
L'histoire de ses rapports avec Mme de Vil-
ledouay tenait dans la métamorphose qu'avait
subie son caractère, avec le g^randissement de
sa réputation. Sa maîtresse l'avait vu chang^er,
sans jamais ni se plaindre ni cesser de l'aimer.
Cette taciturne au cœur passionné avait constaté,
jour par jour, pendant des années, les signes
toujours plus marqués d'un implacable égotisme
que la grâce de la jeunesse avait dissimulé. Elle
en avait souffert, beaucoup souffert. Le dernier
coup lui avait été porté quand Émery était venu
lui parler de ce mariage avec la riche et jolie
veuve, ce chef-d'œuvre d'un arrivisme si avisé
sous ses apparences romanesques. Et quelle dé-
r,K PORIHAIT 350
marche, si perfide dans son apparente loyauté!
Marguerite n'y avait pas survécu.
Toutes ces vérités, le peintre les avait senties
durant sa veille de cette nuit, avec cette doulou-
reuse lucidité qui s'impose à nous devant les por-
tions peu flatteuses de notre caractère, lorsque
nous nous trouvons avoir commis presqu'instinc-
tivement des actes mesquins et dont nous ne nous
estimons pas. Il pouvait cependant se rendre
cette justice qu'il n'était pas entièrement respon-»
sable de ses torts envers sa maîtresse. Les entraî-
nements des circonstances y étaient pour beau-
coup, aidés encore par les silences de cette
femme, par son âge, — elle avait vieilli si préco-
cement, — par la dissociation forcée de leurs vies.
Du dernier de ces torts, de ce mariage avec
MrsGray, Émery n'était pas responsable du tout.
Il avait été très sincère en parlant de son projet à
Marguerite. Si elle s'y était opposée, quel que fût
son intérêt à installer pour toujours sa vie de tra-
vail dans une opulence qui l'affranchissait du
métier, il aurait renoncé à cette idée. Il avait,
en outre, le droit de se dire qu'il s'était conduit
vis-à-vis de Mme de Villedouay avec toutes les
délicatesses que la correction mondaine peut
exiger de l'amant le plus scrupuleux. Quel soin il
avait mis à ménager sa réputation de femme! Il
aurait, avant l'entretien de la veille, affirmé que
jamais leurs noms n'avaient -^té prononcés en
360 LE CŒUR ET LE METIER
même temps. Ce fut encore à ce sentiment, à son
honneur criiomme qu'il fit appel quand il se
retrouva dans son atelier, devant les photogra-
phies et la terrible évidence de ce qu'il avait
appelé d'abord un cauchemar. C'était bien une
réalité que ce suicide. Il n'en doutait plus mainte-
nant ni de le voir. Il allait devoir porter ce poids
sur son cœur dans sa nouvelle vie, et il faudrait
qu'il le cachât à celle qui allait être sa femme,
puisqu'elle était déjà avertie.
— « Oui, cacher cette affreuse chose à Alice « ,
se dit-il, « voilà mon devoir, et pour elle et pour
Marg^uerite. Je n'ai qu'un moyen. Il est sûr.
Je vais commencer par faire ce portrait que m'a
demandé Villedouay. Si le monde s'est mis à
parler, il sera bien forcé de se taire devant cette
preuve éclatante que ma conscience ne me
reproche rien... Le plus tôt sera le mieux... Je
me ferais trop de mal à rester longtemps dans ces
idées, u
Comme tous les artistes vraiment doués, Geor-
ges Émery était un homme d'une volonté très
virile. L'action chez lui suivait de près la pensée.
LE PORTRAIT 361
A peine se fut-il formulé ainsi cette obligation
d honneur qu'il se mit en demeure de travailler.
Il prépara sur son chevalet une toile de la pro-
portion qu'il voulait donner au portrait. On se
rappelle qu'il avait parlé à Mrs Gray d'un
simple agrandissement d'une photographie. Il
choisit de parti pris la plus officielle, la plus
banale, et il se mit en demeure d'en tracer un
crayon... Après une demi-heare d'étude, il fut si
mécontent de ce début qu'il jeta dans un coin
cette première toile. Il en prit une seconde. Le
peintre venait de se réveiller en lui, c'est-à-dire
l'homme incapable de copier ce qu'il ne voit pas
et de ne pas copier ce qu'il voit. Il songeait :
— «J'avais raison quand je disais à Alice que
je ne peux travailler que d'après nature. Cette
photographie, ce n'est pas la nature. La nature,
c'est le modèle que j'ai là, sous mon front, devant
les yeux de ma pensée... La nature, c'est mon
impression... •
Il avait fermé îes yeux de son corps et ouvert
en effet les yeux de son esprit, pour évoquer
Mme de Villedouay telle qu'il en portait l'image
dans la chambre noire de la vision intérieure.
Les formes y ont, pour les hommes tels que lui, des
reliefs et des couleurs de choses concrètes. Après
quelques minutes, cette image était assez précise
pour qu'ayant rouvert ses yeux de chair et repris
362 LE COEUR ET LE MÉTIER
ses crayons, Émery eût réellement, comme il se
l'était promis, un modèle à copier. Sa main allait,
précisant un trait, hachant une ombre, repre-
nant une li^jne, serrant les contours avec cette
maîtrise technique qui a le caractère tout en-
semble infaillible et impersonnel d'un instinct.
— Il n'avait voulu faire qu'une première ébauche,
une préparation pour son tableau, et puis sa
vision était si forte qu'il poussait son dessin
maintenant. Et une tête apparaissait, char-
gée de pensées. Les joues un peu creusées di-
saient les ravag^es secrets de l'idée fixe. Les coins
tombants de la bouche dénonçaient l'amer-
tume d'une déception irrémédiable. Le front
s'éclairait d'une résolution farouche. Il y avait,
dans cette tête, toute une destinée d'amour et de
mélancolie, de la grâce vaincue par le temps, du
courage trahi par le sort. Les yeux surtout vi-
vaient d'une vie extraordinaire et presque hallu-
cinante. Ils regardaient. Ils reprochaient. Ils
pardonnaient. Une infinie détresse se lisait der-
rière leurs prunelles, brûlées par la fièvre des
nuits passées à pleurer. Et la main du peintre
allait toujours, pétrissant de la chair sur cette
toile, avec le noir et le blanc de ses crayons, jus-
qu'à un instant où il s'arrêta pour regarder la
toile à la distance voulue, et il s'écria, avec l'éner-
gique familiarité de son métier : « C'est rude-
ment bien ce que je viens de bâtir làî... Ce sera
LE PORT P. AIT 363
presque dommag^e de mettre de la couleur des-
sus... » Cet effort de travail l'avait jeté dans une
espèce d'hypiiotisme. 11 venait de peiner sur cette
toile, de huit heures et demie du matin à midi,
avec une telle ardeur" qu'il avait tout oublié,
même que sa fiancée devait venir ie prendre ce
matin-là pour déjeuner ensemule et faire ensuite
de nouvelles courses. Cette ivresse de l'œuvre avait
produit un effet plus étrangle encore. Elle avait
aboli en lui la conscience du sentiment qui l'avait
poussé à exécuter ce dessin avec cette fougue
hâtive. Aussi fut-il comme réveillé d'un song^e,
quand, sur le coup de midi, Mrs Gray entra dans
l'atelier, gaie et moqueuse dans sa toilette d'un
« arrangement en bleu et en marron » cette fois,
et, voyant Émery dans son costume du matin :
— « Ah! dear boy », dit-elle, « que sera-ce
quand nous serons mariés, si vous êtes déjà sans
gêne avec moi maintenant? Vous n'avez plus
pensé que je venais vous chercher?... Mais vous
êtes pardonné, si vous avez fait une belle chose...
N'ayez pas de coquetterie d'artiste, et laissez-moi
voir... »
Elle s'était approchée du chevalet, en disant ces
mots. Elle s'arrêta, toute saisie devant cette
ébauche d'une si douloureuse, d'une si criante
vérité. Longtemps elle regarda ce visage d'une
inconnue, d'où émanait une telle suggestion de
tristesse. Son visage à elle avait changé. Ses
364 T-E COEUR ET LE METIER
traits si fins avaient repris leur expression aiguë
et défiante de la veille. Tout à coup, elle se tourna
vers le peintre, après s'être comme hypnotisée
elle-même dans cette contemplation. Dégrisé
de sa fièvre, celui-ci se sentait pris de terreur à
son tour devant son propre ouvrage. Cette figure
révélatrice allait tout apprendre à Alice. Il
n'était pas possible qu'elle ne lui apprit pas
tout!...
— « C'est le portrait de Mme de Villedouay? »
demanda-t-elle?
— « Oui » , répondit Émery d'une voix dont il
n'essaya pas de maîtriser l'émotion.
— « Vous n'allez pas le donner à son mari? »
dit Mrs Gray après un nouveau silence.
— «Pourquoi?" balbutia-t-il, « puisque c'est
pour lui que je le fais. . . »
— « Pourquoi?... Mais pour que ce portrait-là
ne lui prouve pas, à lui aussi, ce qu'il vient de
me prouver, à moi... Ne me mentez plus »,
continua-t-elle en interrompant son fiancé
d'une voix révoltée. « Je ne vous croirais pas.
Cette femme est morte à cause de vous. Il y a tout
votre remords dans ses yeux... Ne m'approchez
pas. . . » Elle s'écartait du peintre, qui avait esquissé
le geste de lui prendre la main, et elle ajouta :
«Vous me faites autant d'horreur que de pitié... »
LK PORTRAIT 363
... Vous savez maintenant la raison pour la-
quelle les innombrables admirateurs de Georgfes
Émery et les très nombre jses connaissances de
Mrs Gray ont pu lire dans les nouvelles mondaines
des journaux, le mois dernier, que le mariage du
jeune et célèbre maître avec la belle veuve amé-
ricaine était rompu. Aucune autre explication
n'étant venue infirmer cette lég^ende, ses amis à
elle prétendent qu'elle a voulu obtenir du peintre,
par jalousie, la promesse qu'il ne peindrait plus
jamais de portraits de femmes, et qu'il a refusé.
Ses amis, à lui, racontent volontiers, ce qui fait
une calomnie à double détente, — ce sont les
meilleures, — qu'il a surpris la preuve qu'elle avait
ag^rémenté son veuvag^e de quelques flirts poussés
un peu loin . Ni les uns ni les autres n'ont prononcé
à ce sujet le nom de Marg^uerite... L'ébauche, à
laquelle l'artiste n'a pas ajouté un trait, orne au-
jourd'hui le salon de Villedouay auquel il n'a pas
osé la refuser. Mais le mari n'a pas su y lire,
comme Alice Gray, le remords d'un crime d'amour.
Il ne goûte guère ce crayon d'ailleurs, et il dit
366 LE COEiU ET LE METIER
volontiers, à ceux qui le regardent : — « C'est
de souvenir que Georges Émery a dessiné cette
tête. Je la garde pour ne pas offenser un vieil
ami. Mais ce n'est pas ma pauvre femme, non, ce
n'est pas elle... Mais pas du tout, pas du tout... »
Octobre 1903,
TABLE DES MATIÈRES
LES DEUX SŒURS i
1 . — Sur un quai de gare 3
II. — Un héros d'opérette et un héros de roman 19
III. — Pour le compte d'une autre 44
IV. — Une âme de soldat 09
V. — Quatre mois après 89
VI. — Contagions de jalousie 111
Vil. — Deux nobles cœurs iV3
VIII. — L'héroïque mensonge 170
IX. — Les mots de la fin 198
LE COEUU ET LE MÉTIER 203
I. — Un Cas de consciknce 207
II. — Le Nègre 239
m. — CORDÉUA 271
IV. — Une Charité 293
V. — Le Candidat 313
VI. — Le Portrait 339
PARIS. TYP. PLON-AO! RRIT ET C'°, 8, RI'K CAIUNCIKRE. "Ji>rit)4.
'■4'«
^ ,; Bourget, Paul Charles Joseph
2199 Les deiDc soeurs
1905
PLEASE CXD NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY