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Full text of "Les deux soeurs. Le coeur et le métier"

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iv. 


LES  DEUX  SŒURS 


DU  MEME  AUTEUR,  DANS  LA  MEME  SÉRIE 

(Ouvrages  déjà  parus  ou  en  cours  de  réimpression) 

CRITIQUE   ET   VOYAGES 

Essais  de  psychologie  contemporaine,  2  vol.  —  Études  et 
Portraits,  3  vol.  —  Outre-Mer,  2  vol.  — Sensations  d'Italie, 
I  vol.  —  Pages  de  critique  et  de  doctrine,  2  vol. 

ROMANS 

Cruelle  Énigme,  suivi  de  Profils  perdus,  i  vol.  — Un  Crime 
d'amour,  i  vol.  —  André  Gornélis,  1  vol  —  Mensonges, 
I  vol.  —  Physiologie  de  l'amour  moderne,  i  vol.  —  Le  Dis- 
ciple, I  vol.  —  Un  Cœur  de  femme,  i  vol.  —  Terre  pro- 
mise, I  vol.  —  Cosmopolis,  I  vol.  —  Une  Idylle  tragique, 
I  vol.  —  La  Duchesse  bleue,  i  vol.  —  Le  Fantôme,  i  vol. 

—  L'Étape,  I  vol.  —  Un  Divorce,  i  vol.  —  L'Émigré,  i  vol. 

—  Le  Démon  de  midi,  2  vol.  —  Le  Sens  de  la  mort,  i  vol. 

—  Lazarine,  i  vol.  —  Némésis,  i  vol.  —  Laurence  Albani, 
I  vol.  — L'Écuyère,  1  vol.  —  Un  Drame  dans  le  monde,  i  vol. 

NOUVELLES 

L'Irréparable,  suivi  de  Deuxième  Amour,  Céline  Lacoste 
et  de  Jean  Maquenem,  i  vol.  — Pastels  et  Eaux-Fortes,  i  vol. 

—  François  Vernantes,  i  vol.  —  Un  Saint,  i  vol.  —  Recom- 
mencements, I  vol.  —  Voyageuses,  i  vol.  —  Complications 
sentimentales,  i  vol.  —  Drames  de  famille,  i  vol.  —  Un 
Homme  d'affaires,  i  vol.  —  Monique,  1  vol.  —  L'Eau  pro- 
fonde, I  vol.  —  Les  Deux  Sœurs,  i  vol.  —  Les  Détours  du 
cœur,  I  vol.  —  La  Dame  qui  a  perdu  son  peintre,  i  vol.  — 
L'Envers  du  décor,  i  vol.  —  Le  Justicier,  i  vol.  —  Ano- 
malies, I  vol. 

POÉSIES 
La  Vie  inquiète,  Petits  Poèmes,  Édel,  les  Aveux,  Poésies 
inédites,  2  vol. 

THÉÂTRE 
Un  Divorce  (en  collaboration  avec  M.  André  Cury),    i   vol. 

—  La  Barricade.  Chronique  de  igto.  I  vol.  —  Un  Cas  de 

conscience    (en    collaboration   avec    M.   Serge  B.'VSSEt),    i  vol. 

—  Le  Tribun.  Chronique  de  igii.  i  vol. 


ŒUVRES  COMPLETES 

Edition  in-8"  cavalier.  Prix  de  chaque  volume  ....      I2  francs. 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en   1905. 


PAUL    BOURGET 

i>K  l'acidimie  FRANÇAISK 


LES  DEUX  SŒURS 


LE   COEUR  ET   LE  METIER 


4  / 


PARIS 

LIBRAIRIE       PLON 

PLON-NOURRIT  et  C",  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     BCE     GARANCIÈRE     6" 

Tout  droits  réservéi 


l!(iCf 

J)42 

/ 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


LES    DEUX    SŒURS 


SUR   TJN    QUAI    DE   GARE 

Le  train  rapide  qui  vient  de  Goire  et  qui  passe 
à  Rag^atz  vers  six  heures  du  soir,  était  en  retard 
de  vingt-cinq  minutes.  Mais  les  deux  sœurs,  en 
train  d'aller  et  de  venir  sur  le  quai  de  la  petite 
gare,  ne  pensaient  pas  à  s'en  plaindre.  Pour  la 
première  fois  depuis  ces  deux  semaines  que 
Mme  de  Méris  —  l'aînée  —  avait  rejoint  l'autre, 
Mme  Liébaut  qui  faisait  faire  à  sa  petite  fille  la 
cure  des  eaux  de  Ragatz,  une  conversation  un  peu 
plus  intime  s'engag^eait  entre  elles.  Le  sentiment 
de  la  séparation,  toujours  mélancolique  et  surtout 
dans  le  commencement  du  crépuscule,  leur  atten- 
drissait-il le  cœur?  Cédaient-elles  à  la  douce  poésie 
partout  répandue  autour  d'elles  dans  le  paysage? 
Cette  long^ue  et  verdoyante  vallée  de  Ragatz;  où  le 


4  LES    DEUX    SŒURS 

jeune  Rhin  coule  si  rapide  et  si  froid  parmi  les 
peupliers  s'étalait,  sous  le  soleil  tombant  de  cette 
fin  d'une  chaude  journée  d'août,  comme  une  oasis 
de  si  calme  félicité  !  On  eût  dit  que  les  contre-forts 
des  grandes  Alpes  apparus  de  tous  les  côtés  se 
dressaient  là  pour  préserver  le  coquet  villag^e,  les 
fraîches  prairies,  les  bouquets  des  vieux  arbres 
contre  la  brutalité  du  monde.  Et  quelle  noblesse 
dans  ces  profils  de  montag^nes  !  Avec  quelle  déli- 
catesse de  contours  la  chaîne  du  FtJknis  détachait 
sur  le  clair  du  couchant  la  dentelure  violette  de 
ses  cimes!  Comme  la  çor/je  sauva^çre.  en  face,  qui 
mène  à  Pfafers,  s'enfonçait  hardiment  dnns  la 
cassure  des  énormes  rochers!  Que  la  ruine  de 
Wartenstein  était  romantique  à  voir,  écroulée  sur 
la  pointe  abrupte  de  son  pic!  Le  vent  se  levait, 
faible  encore,  chargé  de  la  fraîcheur  des  gla- 
ciers sur  lesquels  il  passe,  là-haut,  avant  de  des- 
cendre dans  la  paisible  vallée,  et  aucune  disso- 
nance ne  troublait  pour  les  deux  sœurs  le  charme 
de  cette  heure  :  à  peine  si  une  douzaine  de 
voyageurs  attendaient,  eux  aussi,  dans  la  gare,  le 
train  retardataire  à  cette  époque  de  l'année  où 
les  express  rentrent  presque  vides  à  Paris.  Les 
porteurs  s'accotaient  aux  malles  préparées  sur  le 
quai,  avec  un  flegme  tout  helvétique.  Dans  ce 
silence  des  choses  et  des  gens  autour  de  leur 
lente  promenade,  le  bruit  le  plus  fort  qu'elles 
entendissent  était  le  rythme  léger  de  leurs  petits 


LES   DEUX    SOEURS  6 

pieds  quand  elles  arrivaient  de  la  partie  sablée  du 
sol  de  la  gare  à  la  partie  bétonnée.  Elles  for- 
maient ainsi,  causant  avec  un  abandon  que  révé- 
lait l'accord  de  leur  démarche,  une  couple  d'une 
grâce  singulière,  tant  la  ressemblance  de  leurs 
silhouettes  et  de  leurs  visages  était  saisissante  à 
cette  minute.  L'aînée,  Agathe,  avait  trente  ans, 
la  cadette,  Madeleine,  en  avait  vingt-neuf.  Cette 
différence,  insignifiante,  ne  se  reconnaissait  pas 
à  leur  aspect,  et  elles  donnaient  l'impression  de 
deux  jumelles,  si  pareilles  de  traits  que  cette 
quasi-identité  déconcertait  les  personnes  qui  ne 
les  ayant  pas  vues  souvent  rencontraient  l'une 
d'elles  en  l'absence  de  l'autre.  Elles  étaient 
toutes  les  deux  blondes,  d'un  blond  mêlé  de 
reflets  châtains.  Elles  avaient  toutes  deux  des 
yeux  d'un  gris  bleu  dans  un  de  ces  teints  transpa- 
rents, fragiles,  qui  font  vraiment  penser  aux 
pétales  de  certaines  roses.  Elles  avaient  le  même 
nez  délicat,  la  même  ligne  mince  des  joues,  le 
même  arc  bien  marqué  des  sourcils,  le  même 
menton  frappé  d'une  imperceptible  fossette,  et 
une  jolie  et  même  irrégtdarité  de  leur  bouche 
spirituelle  ;  une  lèvre  supérieure  coupée  un  peu 
courte,  qui  laissait  voir  au  repos  des  dents  un 
peu  longues,  joliment  rangées. 

A  les  étudier  cependant,  cette  espèce  de 
trompe-l'œil  et  comme  de  prestige  s'évanouissait. 
Des    détails     tout    physiques    se     remarquaient 


<t  LES    DEUX    SOEURS 

d'abord  :  l'aînée  était  d'un  doigt  peut-être  plus 
petite  que  la  cadette.  La  masse  des  cheveux  de 
celle-ci  était  plus  opvJente,  sa  taille  plus  forte, 
malgré  sa  jeunesse,  son  visage  un  rien  plus  potelé. 
On  les  regardait  davantage  et  l'on  constatait  très 
vite  une  dissemblance  plus  essentielle,  si  radi- 
cale qu'une  fois  discernée,  les  analogies,  les  iden- 
tités presque  de  ces  deux  êtres  faisaient  ressortir 
cette  opposition  davantage  encore.  On  devinait 
que  deux  personnalités  absolument  contraires 
vivaient,  sentaient,  pensaient  sous  ces  formes  si 
pareilles.  Une  âme  difficultueuse,  compliquée  et 
mécontente  se  dissimulait  derrière  le  regard  des 
prunelles  bleues  d'Agathe,  aussi  fermées  que 
celles  de  Madeleine  étaient  ouvertes,  cares- 
santes et  gaies.  Une  défiance  de  nature,  plus 
aisée  à  sentir  qu'à  bien  définir,  crispait  chez 
l'ainée  le  pli  du  sourire  au  lieu  que  la  cadette  si 
avenante,  si  indulgente,  créait  partout  autour 
d'elle  cette  atmosphère  de  bonhomie  fine  qui 
fait  de  la  seule  présence  de  certaines  femmes 
une  douceur  dont  on  est  tenté  de  les  remercier. 
Leurs  façons  de  s'habiller  ne  révélaient  pas  moins 
clairement  la  nuance  de  leurs  caractères.  Elles 
étaient,  l'une  et  l'autre,  mises  avec  l'élégance  des 
Parisiennes  riches  d'aujourd'hui.  Quelques  mots 
résumeront  ce  qu'il  faut  bien  appeler  leur  histoire 
sociale.  — Nous  en  avons  tous  une,  dans  ces  temps 
d'ascension  hâtive,  et  cette  histoire  domine  sou- 


LES    DEUX    SOEURS  7 

vent  toutes  nos  destinées  de  cœur,  si  cachée  que 
soit  cette  action  d'événements  en  apparence  très 
étrang^ers  à  notre  intime  sensibilité.  — Agathe  et 
Madeleine  étaient  des  demoiselles  Hennequin,  de 
la  maison  Hennequin,  Gazes  et  Rubans,  l'une  des  plus 
importantes,  il  y  a  dix  ans,  de  la  rue  des  Jeûneurs. 
Ayant  perdu  leur  père  etleur  mère,  toutes  jeunes,  à 
quelques  semaines  de  distance,  leur  dot  d'orphe- 
lines avait  été  asse^i  considérable  pour  leur  per- 
mettre n'importe  quel  mariage.  Agathe  avait 
épousé  un  homme  titré  et  ruiné,  un  comte  de 
Méris,  dont  elle  était  veuve.  Celui-ci  avait,  par 
hasard,  hérité  lui-même  d'un  oncle,  avant  de 
mourir,  en  sorte  quela  jeune  femme  restait  seule, 
sans  enfants,  avec  plus  de  cent  vingt  mille  francs 
de  rente.  Madeleine,  elle,  s'était  mariée  plus  sim- 
plement et  plus  bourgeoisement,  à  un  médecin  de 
grand  avenir  dont  la  clientèle  grandissait  chaque 
jour,  et  le  ménage  n'avait  pas  à  dépenser  beaucoup 
moins  que  la  veuve.  Ces  chiffres  expliqueront,  à 
qui  connaît  Paris,  quelles  toilettes  d'un  luxe  léger 
et  coûteux  les  deux  sœurs  promenaient  sur  ce 
quai  de  gare.  C'est  comme  une  livrée  que  toutes 
les  jolies  femmes  revêtent  aujourd'hui,  à  certaine 
hauteur  de  budget.  Seulement  si  la  robe  de 
mohair  noir  et  la  mante  de  drap  noir  passementée 
de  blanc  qu'Agathe  portait  pour  le  voyage 
venaient  d'une  même  maison  et  du  même  rang 
que  le  costume  de  serfre  blanche  de  Madeleine, 


8  LES   DÉirx   SŒURS 

l'une  trouvait  le  moyen  d'être  raide,  guindée, 
comme  harnachée,  là  où  l'autre  était  gfracieuse  et 
souple.  Les  joyaux  de  demi-deuil  de  Mme  de  Méris, 
sa  chaîne  en  platine  et  en  perles  noires,  ses 
broches  émaillées  de  noir  avec  des  diamants,  sou- 
lig^naientce  je  ne  sais  quoi  de  prétentieux  répandu 
sur  toute  sa  personne.  Madeleine,  elle,  n'avait 
d'autres  bijoux  que  l'or  des  g^randes  épingles  qui 
piquaient  son  large  chapeau  de  tulle  à  fleurs  et 
celui  de  la  gourmette  où  s'enchâssait  la  montre 
de  son  bracelet.  De  temps  à  autre,  et  tout  en 
causant  avec  la  voyageuse  qu'elle  accompagnait  à 
son  train  —  elle-même  ne  quittait  pas  encore 
Ragatz,  —  elle  regardait  l'heure  à  son  poignet 
d'un  geste  qui  traduisait  une  inquiétude.  Ce 
n'était  pas  l'impatience  de  voir  la  locomotive 
déboucher  du  tunnel  sur  le  Rhin,  là-bas.  Elle 
appréhendait  au  contraire  que  ce  train  où  monte- 
rait sa  sœur  n'arrivât  trop  vite.  Agathe  lui  parlait, 
depuis  ces  quelques  minutes,  avec  une  demi-ou- 
verture du  cœur,  et  des  conversations  de  cet  ordre 
étaient  si  rares  entre  les  deux  sœurs  qu'elles  n'en 
avaient  pas  eu  une  seule  durant  tout  leur  séjour 
commun  dans  la  ville  d'eau.  Cette  singularité  de 
leurs  rapports  ne  tenait  pas  à  la  nature  de  Made- 
leine, très  aimante,  très  spontanée.  L'ainée  en  était 
seule  responsable,  par  quelques-uns  de  ces  défauts 
de  caractère  pour  lesquels  les  formules  manquent, 
tant  ils  tiennent  au  plus  intime  et  au  plus  profond 


LES    DEUX   SOEURS  9 

de  l'être.  Agathe  déplfiisait,  comme  Madeleine 
plaisait,  par  cet  mdéfiaissable  ensemble  de  choses 
que  l'on  appelle  la  personnalité.  Elle  le  sentait. 
Elle  l'avait  toujours  senti.  Cette  constante  impres- 
sion d'un  secret  désaccord  entre  elle  et  la  vie  lui 
avait  donné  cette  espèce  d'irritabilité  qui  aboutitsi 
vite  à  ce  qu'un  humoriste  anglo-saxon  appelle  la 
«  dyspepsie  morale  »  .  Malgré  l'apparente  réussite 
de  ses  ambitions,  elle  avait  été  peu  heureuse,  et 
supportait  malle  bonheur  dontelle  avait  toujours 
vu  au  contraire  sa  cadette  pénétrée.  Elle  ne  l'en- 
viait pas.  Elle  cachait  trop  de  noblesse  vraie  sous 
ses  dehors  rèches,  pour  qu'un  aussi  vil  sentiment 
trouvât  place  dans  son  cœur.  Mais  elle  souffrait 
d'elle,  et  justement  des  traits  personnels  qui  con- 
trastaient le  plus  avec  ses  propres  insuffisances. 
Elle  détestait  cette  facile  humeur  de  Madeleine  où 
elle  ne  pouvait  s'empêcher  devoir  un  peu  de  vul- 
garité —  quoique  rien  ne  fût  moins  vulgaire  que 
cette  aisance  heureuse  ;  —  elle  lui  reprochait  cette 
joie  de  vivre  où  elle  n'était  pas  loin  de  discerner 
un  ëgoïsme,  ce  qui  était  injuste.  Elle  haïssait  aussi 
ses  succès  de  société  qu'elle  eût  pour  un  rien  attri- 
bués à  un  peu  de  coquetterie  A  quoi  bon  d'ail- 
leurs analyser  des  relations  délicates  qu'il  suffisait 
d'indiquer?  L'aventure  à  qui  cette  causerie  entre 
les  deux  sœurs  sert  de  prologue  fera  ressortir  ces 
anomalies  avec  une  netteté  qu'aucun  commentaire 
préalable  n'égalerait. 


10  LES    DEUX    SOEURS 

Leur  conversation  avait  commencé  par  une 
petite  phrase  assez  irréfléchie  de  Madeleine.  Elle 
avait  pensé  tout  haut  et  dit  à  son  aînée,  qui  devait, 
de  Ragatz,  toucher  seulement  barre  à  Paris  puis 
aller  en  INormandie  chez  une  amie  à  elle  que  sa 
sœur  n'aimait  g^uère  : 

—  «  Tout  de  même  je  regfrette  deux  lois  de  ne 
pas  te  jjarder.  Mais  oui.  Pour  t'avoir  d'abord,  et 
ne  pas  rester  seule  avec  ma  pauvre  Charlotte...  » 
—  Cette  allusion  à  sa  petite  fille  pour  la  santé  de 
laquelle  elle  était  aux  eaux  mit  une  lueur  triste 
dans  ses  yeux  si  gais...  «  Et  aussi,  pour  que  tu 
n'ailles  pas  chez  les  Fug^ré.  » 

—  «  Je  n'ai  pas  l'habitude  de  néglig^er  mes 
amies  quand  elles  sont  dans  la  peine,  et  toi- 
même,  en  y  réfléchissant,  tu  ne  m'en  estimerais 
pas...  1)  avait  répondu  Agathe  d'un  ton  qui  prou- 
vait que  l'antipalhie  de  sa  cadette  pour  Mme  de 
Fugré  ne.  lui  échappait  pas.  D'ordinaire,  devant 
des  phrases  pareilles  et  qui  risquaient  d'ouvrir 
entre  les  deux  sœurs  une  discussion,  Mme  Lié- 
haut  se  taisait.  Cette  répli<que-ci  enfermait  une 
allusion  à  une  difficulté  récente  que  Madeleine  et 
son  mari  avaient  eue  avec  un  des  camarades  de 
ce  dernier.  Ils  s'étaient  brouillés  avec  cet  homme 
parce  qu'il  avait  hasardé  la  fortune  de  sa  femme 
et  de  ses  enfants  dans  d'imprudentes  opérations 
de  Bourse.  Cette  fâcherie  avait  coïncidé  avec  sa 
ruine  totale.  L'indignation  du  médecin  contre  le 


LES    DEUX    SOEURS  11 

spéculateur  s'était  manifestée  si  vivement  avant 
cette  ruine,  que  Torg^ueil  blessé  de  celui-ci  avait 
empêché  toute  réconciliation  après  le  désastre. 
Mme  de  Méris,  à  ce  sujet,  avait  assez  vivement 
blâmé  son  beau-frère.  Madeleine  sentit  le  rappel 
de  ce  blàrae  qui,  à  l'époque,  l'avait  déjà  froissée. 
La  préoccupation  qu'elle  avait  de  l'avenir  de  sa 
sœur  et  son  besoin  de  l'en  entretenir,  si  peu  que 
ce  fût,  avant  son  départ  la  fit  passer  outre  : 

—  «  Si  Clotilde  n'est  pas  heureuse,  tu  avoueras 
que  c'est  bien  sa  faute,  »  avait-elle  riposté  en 
hochant  doucement  la  tète,  «  les  torts  de  son 
mari  se  réduisent  à  aimer  trop  sa  terre,  ses  che- 
vaux, sa  chasse  et  pas  assez  Paris.  » 

—  «I  Tu  sais  aussi  bien  que  moi  ce  qui  en  est,  » 
reprit  l'aînée  d'un  ton  impatient.  «  Il  est  jaloux 
d'elle,  ignoblement  jaloux.  Voilà  la  vérité,  je  le 
répète  :  ignoblement.  Il  a  imaginé  ce  moyen  de 
la  séquestrer,  à  ving-cinq  ans,  à  l'âge  où  une 
jeune  femme  a  cependant  le  droit  de  s  épanouir, 
surtout  quand  elle  est  aussi  vraiment  honnête  que 
Clotilde.  C'est  abominable...  » 

—  «Pourquoi  l'a-t-ello  laissé  devenir  jaloux?  )» 
demanda  Madeleine.  «  Oui.  Pourquoi?. . .  C'était  si 
simple  !  Quand  elle  a  vu  commencer  cette  mala- 
die, car  c  en  est  une,  pourquoi  n'a-t-elle  pas  cédé 
à  Fugré  sur  tous  les  points  où  il  s'irritait?...  D'ail- 
leurs, elle  aurait  toutes  les  raisons  et  lui  tous  les 
torts  » ,  rectifia-t-elle  afin  d'empêcher  la  protes- 


12  LES    DEUX    SŒURS 

tation  de  sa  sœur,  oje  n'en  redouterais  pas  moins 
ton  séjour  chez  eux.  Pour  une  cause  ou  pour  une 
autre,  les  Fug^rés  ont  un  mauviàs  ménng^e.  Ce  n'est 
pas  dans  leur  compa{jnie  que  tu  prendras  l'idée 
de  te  remarier. . .  » 

—  «  De  me  remarier?...  »  fit  Agathe,  et  elle 
eut  de  nouveau  un  de  ces  sourires  dont  l'expres- 
sion rendait  soudain  son  visage  si  différent  de 
celui  de  l'autre.  Un  lég^er  tremblement  agitait 
dans  ces  moments-là  ses  lèvres  qui  se  creusaient 
davantage  sur  le  côté  droit,  et  cette  inégalité 
eût  défiguré  une  physionomie  moins  jolie  que 
la  sienne.  «  Tu  n'as  donc  pas  encore  quitté  cette 
idée-là?»  continua-t-elle.  «Tu  trouves  que  je  nen 
ai  pas  assez  de  ma  première  expérience?  » 

—  «  Je  trouve  que  tu  tires  d'un  hasard  très  par- 
ticulier des  conclusions  générales  qui  ne  sont  pas 
justes  1) ,  répondit  tendrement  Madeleine.  «  Tu  es 
mal  tombée  une  première  fois.  Ce  devrait  être  un 
motif  pour  essayer  de  bien  tomber  une  seconde. 
Tu  étais  si  jeune  quand  tu  as  épousé  Raoul  !  Tu  as 
été  prise  par  ses  manières,  par  son  élégance. 
C'était  bien  naturel  aussi  que  tu  fusses  attirée 
par  le  monde  où  il  allait  t'introduire...  » 

—  H  Dis-moi  tout  de  suite  que  je  me  suis 
mariée  par  vanité,  puisque  ton  mari  et  toi  vous 
l'avez  toujours  pensé  » ,  dit  Agathe. 

—  «  Jamais  nous  n'avons  pensé  cela  »  ,  répon- 
dit, vivement  cette  fois,  Mme  Liébaut.   u  II  n'y  a 


LES    DEf'X   SOEURS  13 

aucun  rapport  entre  ce  vilain  sentiment  et  Tin- 
nocent,  le  naïf  attrait  que  la  haute  société  exerce 
sur  une  enfant  de  dix-neuf  ans  quand  elle  est 
si  jolie,  si  fine,  si  faite  pour  devenir  tout  naturel- 
lement une  grande  dame!...  Ce  que  je  veux  dire 
c'est  qu'à  présent  tu  peux  refaire  ta  vie,  et  que 
tu  dois  /".  refaire...  »  Elle  insista  sur  cette  fin  de 
phrase.  «  C'est  ma  grande  maxime,  tu  sais  :  on 
doit  vouloir  vivre.  Pour  une  femme  de  trente  ans, 
belle  comme  toi,  intelligente  comme  toi,  sensible 
comme  toi,  ce  n'est  pas  vivre  que  de  n'avoir  rien, 
ni  personne  à  aimer  vraiment.  Une  femme  qui 
n'est  pas  épouse  et  qui  n'est  pas  mère,  c'est  une 
trop  grande  misère.  Tu  es  ma  sœur,  ma  chère 
sœur,  et  je  ne  veux  pas  de  ce  ^ort  pour  toi...  » 

—  «  Je  te  remercie  de  l'intention  " ,  répliqua 
Mme  de  Méris  avec  la  même  ironie,  puis  sérieu- 
sement ;  «Tu  ne  m'as  jamais  tout  à  fait  comprise, 
ma  pauvre  Madeleine.  Je  ne  t'en  veux  pas.  Ce 
que  tu  appelles  ta  grande  maxime,  ce  sont  tes 
goûts.  C'est  ton  caractère.  Tu  aurais  épousé 
Raoul,  toi,  que  tu  aurais  trouvé  le  moyen  d'être 
heureuse...  Je  vois  cela  d'ici  comme  si  j'y  étais» , 
continua-t-elle  en  soulignant  son  persiflage  d'un 
petit  rire  sec.  «  Ses  brutalités  seraient  devenues 
de  la  franchise.  Il  t'aurait  trahie,  comme  il  m'a 
trahie,  tu  te  serais  dit  que  c'était  ta  faute,  comme 
tu  le  dis  de  Clotilde.  Veux-tu  queje  précise  la  chose 
qui  nous  sépare,  qui  nous  séparera  toujours?  Tu 


li  LES    DEUX    SCHEURS 

as  toujours  accepté,  tu  accepteras  toujours  ta  vie 
quelle  qu'elle  soit.  Moi  j'ai  voulu  cAowîV  la  mienne. 
Gela  ne  m'a  pas  réussi.  Peut-être  y  a-t-il  plus  de 
noblesse  dans  certains  malheurs  que  dans  certains 
bonheurs. . .  Et  puis  on  ne  se  refait  point.  Je  ne  me 
remarierai  pas  pour  me  remarier,  mets-toi  cette 
idée  dans  la  tête,  une  fois  pour  toutes.  Je  me 
remarierai,  si  je  me  remarie,  quand  je  croirai 
avoir  rencontré  quelqu'un  que  je  puisse,  —  je 
reprends  ta  phrase,  —  aimer,  oui,  aimer,  mais 
vraiment,  mais  absolument.  Va  !  Les  querelles  dû 
ménage  de  Glotilde  et  de  Julien  ne  m'empêche- 
raient pas  d'épouser  ce  quelqu'un  qui  m'eût  pris  le 
cœur,  si  je  l'avais  rencontré.  Mais  tes  exhorta- 
tions ne  me  feront  pas  non  plus  chang^er  mon 
existence,  pour  la  changer.  Elle  a  ses  heures  de 
cruelle  solitude,  c  est  vrai,  cette  existence.  Elle 
n'a  pas  de  très  doux  souvenirs  auxquels  se  ratta- 
cher. C'est  mon  existence  à  moi,  telle  que  je  l'ai 
voulue,  et  sa  fierté  me  suffit...  » 

—  o  Tu  te  fais  plus  forte  que  tu  n'es,  heureu- 
ment  »  ,  répondit  t'autre.  «  Si  tu  pensais  réelle- 
ment ce  que  tu  dis,  tu  ne  serais  qu'une  orgueil- 
leuse, et  tu  ne  l'es  pas.  Je  te  répète  que  tu  es  une 
femme,  une  vraie  femme,  et  si  tendre!  Tu  t'en 
défends,  mais  on  ne  trompe  pas  sa  petite  sœur 
quand  on  est  sa  grande...  Autorise-moi  seulement 
à  te  le  chercher,  ce  quelqu'un  qui  te  prendrait  le 
cœur?...  Et  je  le  trouverai.  » 


LES    DEUX    SOEURS  15 

Elle  avait  dit  ces  mots  avec  le  mélange  de 
demi-badinage  et  de  demi-émotion,  habituel  aux 
êtres  trop  sensibles  quand  ils  veulent  apprivoiser 
un  cœur  qu'ils  aiment  et  qu'ils  devinent  hostile. 
La  grâce  de  sa  voix  et  de  son  regard  pour  formu- 
ler sa  paradoxale  proposition  détendit  une  minute 
la  malveillance  latente  de  Mme  de  Méris,  qui  se 
reprit  à  sourire,  et,  comme  se  prêtant  à  cette  en- 
fantine fantaisie,  elle  répliqua,  sans  amertume 
cette  fois  : 

—  «  Je  ne  t'ai  jamais  empêchée  de  chercher, 
pourvu  que  je  reste  libre  de  refuser.  » 

—  «  Tu  sais  que  je  suis  très  sérieuse  dans  mon 
offre  » ,  riposta  la  cadette,  «  et  que  je  vais  me 
mettre  en  campagne  aussitôt,  du  moment  que 
j'ai  ton  consentement.  » 

.  —  «  Tu  l'as  »  ,  dit  1  aînée  sur  le  même  ton  de 
plaisanterie  affectueuse.  «  Mais  si  c'est  parmi  les 
rhumatisants  et  les  neurasthéniques  de  Ragatz. . .  » 

—  «  Tout  arrive  »  ,  interrompit  Madeleine  qui 
ajouta,  en  montrant  à  l'extrémité  de  la  voie  la 
silhouette  de  la  locomotive  :  «  même  les  trains 
suisses...  » 

L'express  débouchait  en  effet  du  pont  en  tun- 
nel construit  sur  le  Rhin,  et  la  petite  gare  changeait 
d'aspect.  Les  voyageurs  plus  nombreux  se  pres- 
saient sur  le  bord  du  quai.  Les  facteurs  manœu- 
vraient les  lourds  baquets  chargés  de  malles.  La 
iemme  de  chambre  de  Mme  de  Méris  était  mainte- 


16  LES   DEUX    SOEURS 

nant  auprès  de  sa  maîtresse.  D'une  main  elle  tçnait 
le  nécessaire,  de  l'autre  le  paquet  de  châles.  La 
rumeur  des  wagons  roulant  plus  doucement  avant 
Tarrêt  définitif  couvrait  à  peine  l'éclat  des  voix 
s'interpellant  à  présent  autour  des  deux  sœurs  qui 
marchaient  le  long  du  convoi.  Elles  ne  pensaient 
plus  qu'à  découvrir  le  numéro  du  compartiment 
réservé  à  la  voyageuse.  Quand  il  fut  trouvé  et 
Agathe  installée  parmi  les  innombrables  objets 
dont  s'encombre  inutilement  et  élégamment  toute 
femme  qui  se  respecte  :  minuscules  coussins  pour 
le  dos,  minuscule  sacdecuir  pour  le  livre  et  les  fla- 
cons  d'odeurs,  minuscule  pendule  pour  y  mesurer 
la  longueur  du  temps  —  et  ainsi  du  reste!  — elle 
s'accouda  quelques  instants  à  la  fenêtre  ouverte 
de  la  portière,  pour  échanger  un  dernier  adieu 
avec  Madeleine.  Elles  faisaient  toutes  deux  à  cet 
instant  un  groupe  d'une  exquise  beauté,  tour- 
nant l'une  vers  l'autre  leurs  visages  si  sem- 
blables de  traits,  se  regardant  avec  des  prunelles 
de  nouveau  si  pareilles,  avec  la  grâce  iumelle  de 
leur  sourire.  Comme  à  travers  toutes  sortes  de 
complications  de  la  part  de  l'ainée  et  toutes  sortes 
de  délicats  pardons  de  la  part  de  la  cadette  elles 
se  chérissaient  véritablement,  une  émotion  iden- 
tique les  possédait,  qui  augmentait  la  similitude 
de  leurs  physionomies.  Elle  se  trouvaient  l'une  et 
l'autre  sous  la  lumière  du  soleil  déjà  très  baissé 
qui  dorait  de  reflets  plus  chauds  la  soie  de  leurs 


LES   DEUX   SCœURS  11 

clairs  cheveux  et  la  transparence  de  leur  teint  si 
frais.  Cette  double  et  charmante  apparition  était 
si  orig^inale  qu'elle  aurait  partout  ailleurs  provo- 
qué la  curiosité  des  témoins  de  ce  joli  adieu.  Pans 
les  dernières  minutes  d'un  départ,  de  tels  tableniix 
sont  perdus.  Les  deux  sœurs  pouvaient  donc  se 
regarder  et  se  sourire,  en  liberté,  comme  si  elles 
n'eussent  pas  été  dans  un  lieu  publie,  exposées 
à  toutes  les  indiscrétions...  Soudain  cependant, 
ce  sourire  s'arrêta  sur  les  lèvres  de  la  voyageuse. 
Ses  yeux  s'éteignirent,  une  rougeur  colora  ses 
joues  et  presque  aussitôt  le  même  changement 
d'expression  s'accomplit  pour  Madeleine.  L'une 
et  l'autre  venait  de  constater  qu'elles  étaient 
regardées  fixement  par  un  inconnu,  immobile  à 
quelques  pas  d'elles.  C'était  un  homme  d'environ 
trente  ans,  lui-même  d'une  physionomie  trop 
particulière  pour  qu'il  passât  aisément  inaperçu. 
Il  était  assez  petit,  habillé  avec  ce  rien  de  gau- 
cherie qui  distingue  les  soldats  professionnels 
lorsqu'ils  revêtent  le  costume  civil.  L'extrême 
énergie  de  son  masque,  tout  cr^jusé  sous  la  barbe 
courte,  était  comme  voilée,  comme  noyée  d'une 
mélancolie  qui  ne  s'accordait  ni  avec  l'orgueil 
presque  impérieux  de  son  regard,  ni  avec  le  pli 
sévère  de  sa  bouche.  La  maigreur  et  la  nuance 
bronzée  de  son  teint,  où  brûlaient  littéralement 
deux  yeux  très  bruns,  presque  noirs ,  indiquait 
un  état  maladif,  qui  n'avait  pourtant  rien  de  com- 


18  LES    DEUX    SCœURS 

inun  avec  l'épuisement  des  citadins,  traité  d'or- 
dinaire à  Ragatz.  Sa  physionomie  militaire  sug^- 
gérait  l'idée  de  quelque  campagne  lointaine, 
d'énormes  fatigues  supportées  dans  des  climats 
meurtriers.  Il  tenait  une  lettre  à  la  main  qu'il 
venait,  ayant  manqué  l'heure  du  courrier,  jeter 
à  la  boîte  du  train.  Et  puis,  la  rencontre  des  deux 
femmes  l'avait,  pour  une  seconde,  arrêté  dans  une 
contemplation  dont  il  sentit  lui-même  l'inconve- 
nance, car  il  rougit  de  son  côté,  sous  son  hâle, 
et  il  marcha  vers  le  wagon  de  la  poste,  d'un  pas 
hàtif,  sans  plus  se  retourner,  tandis  que  la  ca- 
dette disait  plaisamment  à  l'aînée  : 

—  (i  Avoue  que,  parmi  les  rhumatisants  et  les 
neurasthéniques  de  ces  eaux,  on  rencontre  aussi 
des  figures  de  héros  de  roman.  » 

—  «  Tu  veux  dire  de  messieurs  pas  très  bien 
élevés  »  ,  répondit  Agathe. 

—  «  Parce  que  celui-là  te  regardait  dans  un 
moment  où  il  croyait  que  tu  ne  le  voyais  pas?...  » 
ht  Madeleine.  »  La  manière  dont  il  a  rougi,  quand 
nous  l'avons  surpris,  prouve  qu'il  n'a  pas  l'habi- 
tude de  ces  mauvaises  façons.  « 

—  «  Pourquoi  prétends-tu  que  c'était  moi 
qu'il  regardait?...  »  interrogea  Mme  de  Méris... 
«  c'était  toi.  » 

—  «  C'était  toi^..  »  reprit  Mme  Liébaut  en 
riant;   «  moi,  il  ne  pouvait  pas  me  voir.  » 

—  a    Mettons   que   c'était    nous   »  ,    répondit 


LES    DEUX    SCœURS  19 

Ag^athe.  «  Il  est  donc  deux  fois  mal  élevé,  quoi 
que  tu  en  dises,  voilà  tout..,  »  Puis,  riant  aussi  : 
—  «  Ne  me  présente  toujours  pas  ce  candidat  à 
mine  de  jaunisse,  il  n'aurait  pas  de  chances!... 
Je  n'ai  aucune  vocation  pour  le  métier  de  garde- 
malade...  » 

Le  train  commençait  de  s'ébranler  tandis  qu'elle 
prononçait  ces  mots  de  raillerie.  Elle  envoya  un 
baiser  du  bout  de  sa  main  grantée  à  sa  sœur  qui 
longtemps  demeura  debout  sur  le  petit  quai,  main- 
tenant désert,  à  regarder  la  file  des  wagons  ser- 
penter dans  la  vallée. 

—  «  Pauvre  Agathe!  »  se  disait-elle...  «  C'est 
pourtant  vrai  que  sa  vie  est  trop  triste,  trop  dénu- 
dée. Elle  est  aigrie  quelquefois,  bien  peu,  quand 
on  pense  à  ce  qu'elle  a  traversé,  à  ce  qu'elle  tra- 
verse... Ah!  si  je  pouvais  réellement  lui  trouver 
ce  mari  dont  elle  prétend  qu'elle  ne  veut  pas!... 
C'est  étrange.  Elle  est  si  sensible  et  l'on  dirait 
qu'elle  craint  de  sentir,  si  aimante,  et  elle  a  peur 
d'aimer...  ■ 


II 

UN   HÉROS  D'OPÉRETTE  ET  UN   HÉROS  DE   ROMAN 

Cette  inquiétude  sur  l'avenir  de  sa  sœur,  Made- 
leine l'avait  ressentie  très  souvent,  et  très   sou- 


80  l'EiS   P?:UX   SCilUHS 

vent  aussi  l'impressioo  qu'une  secrète  jalousie 
empoisonnait  le  cœur  de  son  aînée.  Une  jalousie"? 
Même  ce  mot  est  de  nouveau  bien  fort.  Insis- 
tons-y. Agathe,  qui  avait  voulu  délibérément 
épouser  un  personnage  qui  eût  un  «  de  »  devant 
son  nom,  ne  pouvait  pas  jalouser  sa  cadette  dans 
son  union  avec  un  simple  docteur.  Mais  la  vanité 
d'une  fille  grandie  dans  un  milieu  de  négociants 
et  qui  a  rêvé  de  triomphes  sociaux  abonde  en 
contradictions.  Dédaigner  réellement  et  sincère- 
ment la  destinée  d'une  autre  personne  n'era- 
péche  pas  que  l'on  ne  haïsse  la  réussite  de  cette 
destinée.  Madeleine  devinait  cette  nuance,  avec 
son  tact  de  sensitive,  et  si  sa  tendresse  intime- 
ment partiale  lui  interdisait  de  s'abandonner  à 
cette  lucidité,  elle  n'en  subissait  pas  moins  cer- 
taines évidences.  Sans  cesse,  lorsqu'elle  avait 
causé  d'une  façon  plus  intime  avec  sa  sœur,  elle 
se  retrouvait  attristée  et  comme  déprimée.  Cette 
sensation  d'une  singulière  mélancolie  l'accablait 
en  revenant  de  la  gare  chez  elle  dans  le  crépus^ 
cule  commençant.  Elle  habitait,  pour  la  saison, 
un  pavillon  écarté  dans  une  des  succursales  d'un 
des  hôtels  qui  se  pressent  autour  du  petit  parc  de 
l'établissement  des  bains.  Grâce  aux  relations  de 
son  mari  avec  un  des  médecins  des  eaux,  elle 
avait  là  un  petit  appartement  séparé,  où  sa  fille 
et  son  institutrice,  elle-même  et  sa  femme  de 
chambre  pouvaient  se  croire  vraiment  chez  elles. 


LES    DEUX    SQEDRS  Si 

De  grands  hêtres  voilaient  de  leur  feuillage  la 
balustrade  du  balcon  eu  bois  sur  lequel  ouvrait 
le  salon.  Un  des  talents  de  Madeleine,  celui 
dont  sa  sœur  la  critiquait  le  plus  volontiers,  était 
cet  art  de  l'adaptation  adroite  à  toutes  les  cir- 
constances. Où  qu'elle  fût,  choses  et  gens  sem- 
blaient conspirer  autour  d'elle  pour  se  rendï'e 
faciles.  Sa  bonne  humeur,  sa  grâce,  sa  finesse 
expliquaient  assez  cette  espèce  de  domination 
des  menus  incidents  de  Id  vie.  La  charmante 
femme  était  reconnaissante  à  ce  qu'elle  appelait 
naïvement  sa  chance,  dé  tous  ces  modestes 
bonheurs,  comme  si  elle  ne  les  eut  pas  conquis 
par  ses  qualités.  Ce  soir  encore,  lorsqu'arrivée 
dans  son  petit  salon  ses  yeux  se  posèrent  sur  aa 
fille  qui  dînait  à  l'heure  fixée  par  le  médecin, 
sous  la  surveillance  de  la  femme  de  chambre,  un 
remerciement  lui  jaillit  du  cœur,  pour  la  joie  que 
lui  reprô-.fmtait  sa  jolie  Charlotte,  -^  et  une  pitié 
pour  colle  qui  venait  de  partir  si  seule. 

—  «  Voilà  le  cher  trésor  qu'il  lui  faudrait  » , 
pensa-t-elie  !  «  Oh  !  Elle  l'aura  !'  Elle  l'aura  !  '» 

Cependant  elle  interrogeait  sa  fille  sur  son 
emploi  de  fin  de  l'après-midi  et  celle-ci  l'interro- 
geait sur  le  départ  de  sa  tante.  Le  u  cher  trésor  « , 
comme  sa  mère  l'appelait  eil  s'en  parlant  a  elle- 
même,  était  bien  souvent  Un  trésor  d'inquiets 
soucis.  A  neuf  ans  que  Charlotte  allait  avoir,  ses 
yeux  trop  grands  dans  son  visage  trop  minde,  ses 


SS  LES    DEUX    SOEURS 

membres  graciles,  sa  visible  nervosité  disaient 
que  cette  tête  aux  chc'veux  blonds  était  tou- 
jours menacée.  Elle  avait  eu  l'année  précédente 
une  crise  de  rhumatisme  suivie  d'un  léger  com- 
mencement de  chorée  qu'un  premier  séjour  à 
Ragatz  avait  guéri.  Cette  seconde  cure  devait 
empêcher  le  retour  des  redoutables  accidents. 
C'était  encore  un  des  reproches  d'Agathe  à  Made- 
leine que  l'optimisme  de  celle-ci  sur  l'avenir  de 
cette  bien  chétive  santé.  La  sœur  aînée  ne  vou- 
lait pas  voir  dans  l'arrière-fond  des  prunelles  de 
la  mère  l'angoisse  passionnée  qui,  par  instants,  les 
assombrissait  pour  céder  la  place  aussitôt  à  la 
volonté  non  moins  passionnée  de  faire  vivre  cette 
délicate  enfant-  Et  puis,  Madeleine  était  de  ces 
cœurs  courageux  qui  acceptent  de  souffrir  dans 
ce  qu'ils  aiment  et  qui  préfèrent  ce  risque  de 
martyre  à  la  sécheresse  de  l'indifférence.  Cette 
générosité  native  et  réfléchie  la  soutenait  dans 
l'épreuve  continue  que  lui  représentait  sa  fragile 
et  pâle  fillette.  Elle  se  raisonnait  sans  cesse  pour 
se  démontrer  que  son  instinct  était  une  sagesse» 
prolongeant,  comme  toutes  les  rêveuses,  ses 
conversations  avec  ceux  qu'elle  aimait  en  d'in- 
terminables discours  intérieurs.  Celui  qu'elle 
se  tenait  une  heure  et  demie  après  cet  adieu 
de  la  gare,  tandis  qu'elle  s'acheminait  seule 
vers  l'hôtel  où  elle  prenait  ses  repas,  peut  être 
donné  comme  un  type  de   ces  allées  et  venues 


LES    DEUX    SOEURS  23 

de  sa  pensée  autour  des  soucis  cachés  de  sa  vie  : 
—  «  Souhaiter  à  une  femme  un  mari  et  un 
enfant  »  ,  se  disait-elle,  «  c'est  pourtant  lui  souhai- 
ter tant  de  malheur  possible!  Ag^athe  a  tant  souf- 
fert par  Méris  et  moi  je  pourrais  tant  souffrir  par 
Charlotte!...  Ah!  chère,  chère  Charlotte!...  si  je 
la  perdais,  Georg^es  ne  me  la  remplacerait  pas 
(c'était  le  nom  de  son  petit  grarçon,  resté  à  Paris 
avec  le  père).  Mais  souhaiterais-je,  même  si  cet 
affreux  malheur  arrivait,  de  ne  l'avoir  jamais  eue, 
à  moi?...  Aimer,  c'est  toujours  courir  la  chance 
d'être  blessée,  et  il  faut  la  courir.  Hors  de  là, 
c'est  le  vide^  c'est  le  néant...  Souffrons,  mais 
vivons.  Je  veux  que  ma  pauvre  Ag^athe  aime  et 
vive...  Qu'elle  aime?  Qui?...  Comme  sa  voix  était 
profonde,  tout  à  l'heure,  pour  me  dire  :  quelqu'un 
que  je  puisse  aimer,  mais  vraiment,  absolument... 
Et  qu'elle  s'est  faite  moqueuse  pour  me  défier  : 
Je  ne  {ai  jamais  empêché  de  chercher...  Ce  que  je 
lui  ai  répondu  en  plaisantant,  pourquoi  ne  pas 
l'essayer  sérieusement?  Pourquoi  ne  pas  lui  cher- 
cher ce  quelqu'un?...  Pourquoi?  C'est  qu'elle  ne 
s'y  prêtera  pas.  Elle  ne  se  prête  pas  à  la  vie,  c'est 
son  grand  défaut.  Son  premier  geste  est  toujours 

de  se  replier,   de   se  retirer Là,  sur  ce  quai, 

quand  cet  inconnu  l'a  regardée,  —  car  c'était 
bien  elle  qu'il  regardait,  —  son  instinct  a  été 
seulement  de  dire  que  ce  jeune  homme  n'était 
pas  bien  élevé  et  d'ajouter  qu'il  était  laid.  Certes, 


U  LÈS   bÊUX   StEChS 

il  était  tout,  excepté  cela...  J'ai  rarement  vU  ulie 
physionomie  plus  intéressante.  On  entend  pour- 
tant parler  de  rencontres  aux  eauX  qui  ont 
changé  tout  le  sort  d'une  femme...  Ce  ne  sera 
pas  cette  rertcontre-ci,  puisque  Ag^athe  est  loin 
maintenant...  n 

Tout  en  devisant  dé  la  feoHe  avec  elle-même, 
la  jolie  monolog^ueuse  était  entrée  dans  la  vaste 
salle  où,  deux  fois  par  jour,  se  réunissaient,  les 
uns  autour  de  la  grande  table  centrale,  les  autres 
à  des  tables  indépendantes,  les  innombrables 
hôtes  de  Cé  caravansérail  cosmopolite,  attirés  par 
<i  les  naïades  bienfaisantes  de  ces  sources  i» , 
aurait  dit  un  poète  antique.  Mme  Liébaut  avait 
sa  place  fixée  a  une  petite  table  entre  deux  fe- 
iiêtres.  Elle  la  gagnait,  comme  d'habitude,  saluée 
par  les  quelques  personnes  avec  qui  elle  avait  lié 
connaissance.  Elle  répondait  par  un  léger  signe 
de  tête  et  ce  sourire  qu'elle  avait  si  naturelle* 
ment.  Tout  d'un  coup  ce  sourire  s'arrêta  sur  ses 
lèvres,  et  elle  se  sentit  rougir  comme  avait  rougi 
sa  sœur  à  la  gare.  A  une  table  voisine  de  celle 
où  son  couvert  mis  l'attendait,  elle  venait  d'aper- 
cevoir la  silhouette  de  l'inconnu  dont  la  ren- 
contre sur  le  quai,  à  la  minute  du  départ,  avait 
provoqué  les  derniers  propos  échangés  avec 
Agathe.  C'était  bien  lui,  et  cette  physionomie, 
tfop  intéressante  en  effet  pour  être  oubliée.  De 
son  côté,  il  avait  aperçu  Mme  Liébaut  avant  même 


LES    DEUX    SCSEURS  â5 

qu'elle  lie  l'eût  vu.  U  l'avait  fixée  du  regjifd  si 
particulier  de  ses  yeux  brûlants,  aussitôt  détournés 
dès  qu'ils  avaient  croisé  les  yeux  étonnés  de  la 
jeune  femme,  et  tout  de  suite  il  les  avait  reposés 
sur  elle  avec  un  étonnement  ég^al.  La  personne 
assise  en  face  de  lui  et  avec  laquelle  il  dînait 
s'était  levée  à  moitié  fiour  saluer  l'arrivante! 
Cette  personne  était  le  vieux  baron  Favelles,  un 
des  clients  parisiens  du  docteur  Liébaut  et  que 
ce  dernier  avait  envoyé  à  Ragatz.  Les  assiduités 
du  baron  auprès  de  la  femme  de  son  médecin 
avaient  tnême  fourni  aux  deux  sœurs  plus  d'un 
motif  de  dissentiment  durant  le  séjour  de  Mme  de 
Méris.  Que  de  fois,  le  voyant  venir  à  elles  dans  le 
parc,  l'ùîtiée  avait  dit  â  sa  cadette  : 

—  u  Quand  on  tient  à  sa  femme,  on  n'expédie 
pas  aux  mêmes  eaux  qu'elle  un  individu  aussi 
assommaut  que  cet  animal-là...  » 

—  «  Il  s'écoute  un  peu  parler  '» ,  répondait 
Madeleine;  «mais  il  est  si  serviable,  si  poli...  « 

—  Il  Je  sais  " ,  répliquait  l'aînée,  «  personne 
ni  rien  lie  t'emiuie.  C'est  humiliant  pour  deux  et 
celles  que  tu  prétends  aimer.  Qui  n'a  pas  de 
dégoûts  n'a  pas  de  goûts.  » 

On  devine  que  Favelles  n'aurait  pas  été  jugé 
avec  cette  sévérité  par  Agathe  s'il  n'avait  pas 
manifesté  pour  Mme  Liébfi  ut  une  admiration  par 
trop  partiale.  Le  hasard  ayant  fait  jouer  à  cet 
aimable  homme,   dans  le  début  de    cette  reii- 


36  LES    DECX    SOEURS 

contre  ce  rôle  d'aig^uilleur  réservé  quelquefois  à 
de  simples  fantoches,  c'est  le  lieu  d'indiquer  en 
quelques  touches  les  traits  marquants  d'une  indi- 
vidualité sigfnificative  quoique  un  peu  ridicule.  Jl 
consistait,  ce  ridicule,  —  mais  tant  de  Parisiens 
en  sont  atteints  !  —  à  ne  pas  vouloir  vieillir,  ni 
physiquement  ni  moralement.  Ancien  sous-préfet 
du  second  Empire,  Favelles  g^ardait,  à  soixante- 
sept  ans  très  passés,  la  silhouette  et  les  allures  d'un 
élégant  de  cette  époque.  Ses  guêtres  blanches  et 
son  chapeau  gris  à  longs  poils,  l'été,  —  l'hiver, 
sa  redingote  ajustée  et  ses  pantalons  clrairs,  lui 
donnaient  cet  aspect  spécial  aux  contemporains 
de  la  guerre  d'Italie  et  du  canal  de  Suez,  de 
la  Grande  Duchesse  et  du  plébiscite,  cette  physio- 
nomie de  haute  tenue  où  il  y  a  du  militaire  et  du 
financier,  du  grand  administrateur  et  du  galantin. 
Dans  l'amas  d'insignifiants  ou  graves  documents 
trouvés  aux  Tuileries  après  le  4  Septembre  et 
publiés  par  les  soins  des  tristes  gouvernants 
d'alors,  en  plusieurs  volumes,  les  ennemis  de 
Favelles  —  qui  n'en  a  pas?  —  se  sont  donné  le 
malin  plaisir  de  relever  deux  lignes  le  concer- 
nant. Une  note  secrète  sur  les  fonctionnaires 
mentionne  le  sous-préfet,  qu'elle  caractérise 
ainsi  :  «'  Intelligent  et  actif,  mais  trop  bel 
homme,  trop  à  odor  délia  feminita.  *  Le  baron 
n'a  visiblement  abdiqué  aucune  des  prétentions 
résumées  par  cette  flatteuse  épigramme.  Seu'e 


LES    DEUX    SŒURS  27 

ment  si  «  le  trop  bel  homme  »  n'a  pas  perdu  un 
pouce  de  sa  grande  taille,  il  est  obligé  de  mainte- 
nir son  ventre  au  majestueux,  d'après  le  conseil 
de  Brillât-Savarin,  par  une  savante  ceinture.  Si  le 
haut  de  son  crâne  ne  montre  pas  les  tons  jaunis 
d'une  bille  d'ivoire,  c'est  grâce  à  un  ramenage 
non  moins  savant,,  et  les  reflets  férocement  violets 
des  mèches  qui  lui  servent  à  dissimuler  ainsi  sa 
calvitie  dénoncent  l'emploi  d'une  eau  plus  sa- 
vante encore.  Ses  favoris  coupés  court  et  qu'il 
laisse  grisonner  un  peu  —  très  peu,  pour 
tromper  qui?  —  encadrent  un  visage  que  la  con- 
gestion guette.  Aucun  régime  n'arrive  à  le  net- 
toyer de  ses  plaques  rouges,  comme  aucun  mas- 
sage n'arrive  à  rendre  la  souplesse  à  ses  mouve- 
ments. A  le  voir  se  redresser,  cou  mo  il  fit,  pour 
esquisser  ce  salut  sur  le  passage  de  Madeleine,  on 
croit  entendre  craquer  tous  les  os.  Il  salue 
cependant,  de  même  qu'il  s'habille,  de  même 
qu'il  cause,  sans  tenir  compte  du  temps  ni 
de  ces  ankyloses.  Il  n'avoue  pas  plus  celles  de 
son  esprit  que  celles  de  ses  jointures.  C'est  le 
clubman  qui  veut  mourir  «  au  courant»  ,  et  qui  ne 
se  pardonnerait  pas  de  manquer  une  première, 
une  grande  vente,  une  ouverture  d'exposition. 
Il  vient  de  lire  le  livre  à  la  mode.  Il  va  vous  pré- 
senter l'homme  ou  la  femme  en  vue.  Cette  éner- 
vante manie  de  ne  pas  retarder  lui  joue  parfois 
d'étranges  tours.  L'an  dernier,  c'était  son  portroit 


28  LES   CEUX    SOEURS 

par  un  artiste  de  la  plus  nouvelle  école,  si  outra- 
geusement réaliste  qu'une  fois  la  toile  suspendue 
sur  la  cimaise  du  Salon,  le  baron  a  quitté  Paris 
huit  jours  pour  ne  plus  se  voir,  c'est  le  cas  d'em- 
ployer l'expression  classique,  en  peinture.  L'autre 
année,  c'était  son  entrée  dans  un  comité  de  colo- 
niaux, au  temps  où  il  n'était  question,  —  éter- 
nelle chimère  des  Celtes  imajjinatifs  —  que  des 
Indes  Noires  et  des  conquêtes  africaines.  Favelles 
s'est  trouvé  voisiner  là  avec  un  des  membres  les 
plus  notoires  de  la  Commune,  que  le  sang  des 
otages  n'empêche  pas  d'être  aujourd'hui  con- 
seiller d'État  et  commandeur  de  la  Légion  d'hon- 
neur. Les  deux  hommes  ont  failli  avoir  une 
affaire,  dès  la  première  séance.  Le  Vieux  Deau  en 
a  eu  réellement  une,  une  autre  année  qui  n'est 
pas  lointaine,  pour  avoir  été  caricaturé  dans  un 
journal  mondain,  sous  le  pseudonyme  par  trop 
transparent  et  cruellement  médical  de  ««  baron 
Gravelle  » ,  comme  le  Sigisbée  d'une  actrice  en 
vogue.  Le  sexagénaire  a  essuyé  le  feu  d'un  jeune 
journaliste,  en  homme  très  brave,  et  il  a  tiré  en 
l'air,  de  son  côté,  prouvant  qu'il  est  demeuré 
par  surcroit  un  très  brave  homme,  à  travers  une 
existence  presque  pathétique  de  futilité,  si  près 
de  ce  que  nos  pères  appelaient  les  fins  der- 
nières. Nous  mourrons  tous,  voilà  qui  est  certain. 
Mais  à  quelle  heure  Favelles  y  penserait-il  entre 
son  cercle,   les    foyers  de   théâtres,  les   déjeu- 


ii¥:s  PEUX  sopuRs  ao 

ners  au  cabaret,  les  dîners  en  ville,  et  le  reste? 

Ce  léguer  «  crayon  »  d'un  survivant  d'une  g^éné- 
ration  quasi  disparue,  fera  comprendre  aussitôt 
ïe  petit  éveil  d'idées  qui  coromença  d'ag^iter  la 
tète  de  Madeleine,  lorsque,  renaise  de  son  pre- 
mier saisissement,  elle  se  fut  assise  à  sa  place, 
avec  le  souvenir  des  repas  prisa  cette  même  table, 
pendant  ces  deux  semaines,  vis-à-vis  d'Agathe. 

—  «  Je  vais  écrire  cela,  dès  demain,  à  ma 
sœur  « ,  se  disait-elle,  <i  que  le  monsieur  deux 
fois  mal  élevé,  comme  elle  l'a  appelé,  dîne  ce  soir 
avec  Favelles!...  Cette  fois,  je  suis  sûre  de  savoir 
qui  c'est.  Favelles  est  en  train  de  lui  faire  les 
honneurs  de  mon  pauvre  moi. . .  Sinon,  causerait-il 
avec  ces  précautions,  en  se  penchant,  etconfiden»» 
tiellement?  Est-il  écrit  en  assez  g^ros  caractères,  le 
cher  homme?,..  Que  q'est  siiig^ulier  pourtant!  Je 
songeais  tout  à  l'heure  à  ces  rencontres  aux  eaux 
qui  bouleversent  toute  une  vie.  Il  y  a  vraiment  quel- 
que chose  d'un  peu  fantastique  dans  cette  coïnci- 
dence que  le  baron  se  trouve  connaître  quelqu'un 
qui  nous  a  frappées  ce  soir,  Ag^athe  et  moi,  dont 
nous  avons  parlé  comme  nous  en  avons  parlé... 
Oui,  quel  étrange  concours  de  petits  événements 
tout  de  même!  Cinq  minutes  plus  tard,  le  train 
était  parti.  Nous  n'avions  pas  vu  cet  homme 
durant  tout  le  séjour  d'Agathe  à  Hagatz.  Il  ne 
l'avait  pas  vue,  Ini  non  plus.  Et  il  faut  qu'il 
vienne  porter  une  lettre  à  la  gare  juste  à  temps 


30  LES    DEUX   SOEURS 

pour  la  remarquer,  car  il  l'a  remarquée.  Elle  a  eu 
beau  dire  :  ce  n'était  pas  moi  qu'il  reg^ardait,  ni 
nous.  C'était  elle...  Mais  qui  est-il?  Peut-être  un 
baig^neur  arrivé  d'hier  ou  de  ce  matin,  et  alors  le 
hasard  est  plus  étonnant  encore...  Je  le  saurai, 
cela  m'amusera,  et  aussi  jusqu'à  quel  point  il  est 
vraiment  ce  a  monsieur  deux  fois  mal  élevé  »  . 
Il  n'en  a  pas  l'air,  mais  pas  du  tout,  en  ce 
moment.  Je  parierais  à  son  attitude  qu'il  est 
gêné  que  Favelles  lui  parle  de  moi  devant  moi...  » 
En  song^eant,  elle  étudiait  les  deux  hommes  dans 
la  grande  glace  qui  servait  de  panneau  au  mur 
contre  lequel  s'appuyait  sa  petite  table.  Le  Beau 
du  second  Empire  avait  cette  mine  importante  de 
l'initié  qui  étale  à  un  nouveau  venu  sa  science 
de  la  Société.  Son  interlocuteur  et  lui  ne  tour- 
naient plus  les  yeux  du  côté  de  Mme  Liébaut. 
Celle-ci  était  pourtant  si  certaine  d'être  l'unique 
objet  de  leur  entretien  qu'elle  se  disait  encore  : 
«  Le  baron  va  me  le  présenter,  ou  il  ne  serait 
pas  le  baron,  tout  à  l'heure  sans  doute,  dans  la 
galerie.  »  Les  habitués  de  l'hôtel  se  rencontraient 
en  effet,  comme  d'un  accord  tacite,  après  chaque 
déjeuner  et  chaque  diner,  dans  un  long  prome- 
noir couvert,  où  les  uns  restaient  assis  en  fumant 
et  prenant  le  café,  tandis  que  les  autres  mar- 
chaient les  cent  pas.  Les  arbres  du  parc  ver- 
doyaient autour  de  cet  étroit  salon  en  plein  air. 
Des  plantes  grimpantes  paraient  les  pelouses  de 


LES    DEUX    SŒURS  31 

leurs  feuillag^es  et  de  leurs  fleurs  qui  eng^uirïan- 
daientjusqu'à  la  toiture.  Un  orchestre,  caché  dans 
un  kiosque,  accompagnaitles  propos ,  de  sa  musique 
dispersée  dans  la  pluie  ou  le  soleil,  dans  le  vent 
ou  la  nuit,  suivant  le  temps  et  l'heure.  Le  prome- 
noir aboutissait  à  une  rotonde,  où  les  boutiques, 
particulières  aux  villes  d^eaux  des  bords  du  Rhin, 
étalaient  leurs  colifichets  chatoyants  :  pierres  au 
rabais,  de  toutes  nuances,  améthystes  et  corna- 
lines, lapis  et  onyx,  sanguines  et  chrysoprases,  à 
côté  des  centaines  de  ces  objets  en  bois  travaillés 
entre  la  Suisse  et  la  Forêt  Noire  :  coucous  et 
couteaux  à  papiers,  becs  de  cannes  et  trophées  de 
chasse.  Une  profusion  d'écharpes  rayées,  venues 
des  lacs  italiens,  si  proches,  voisinaient  avec  des 
bijoux  en  corail  et  des  mosaïques  sur  bois  envoyés 
de  Sorrente,  et  des  peignes,  des  épingles,  des  cou- 
teaux à  papier,  des  crochets  en  écaille  brune  ou 
blonde,  expédiés  de  Naples.  Enfin  c'était  l'innom- 
brable amas  des  «  souvenirs  "  que  les  patients 
d'une  cure  achètent  tous,  tôt  ou  tard,  dans  l'oisi- 
veté de  leurs  heures  vides.  Une  fois  à  la  maison, 
ces  brimborions,  de  pittoresques,  deviennent  hi- 
deux. Ils  ressemblent  en  cela  aux  intimités  ébau- 
chées au  tour  du  verre  d'eau  et  des  salles  de  bains. 
Mais,  comme  Madeleine  n'était  pas  encore  rentrée 
à  Paris,  ce  petit  coin  du  promenoir  l'amusait  tou- 
jours. Il  se  dessina  dans  son  esprit  avec  ses 
moindres  détails,  et  Favelles  s'avançant  vers  elle 


32  LES    DEt5X  SOEURS 

suivi  de  l'inconni»  '  m  J'aurai  là  une  minute  amu- 
sante 1» ,  se  dit-elle  «  Ce  monsieur  a  parfaitement 
vu,  à  la  gare,  que  nous  l'avions  surpris  en  flagrant 
délit  d'indiscrétion.  Il  vient  4e  voir  que  je  l'ai 
reconnu.Quelle  mineaura-t-ir?-..Je  le  jugerai  là- 
dessus,  j'aurai  de  quoi  divertir  un  peu  ma  bou^ 
gonne  Agathe...  » 

Le  dîner  de  la  jeune  femme  s'achevait  parmi 
ces  pensées.  Arrivée  en  retard,  elle  se  trouvait 
rester  Tune  des  dernières  dans  la  vaste  salle  à 
manger.  Le  baron  Favelles  et  son  compagnon 
s'étaient  levés  depuis  longtemps  et  ils  avaient  dis- 
paru quand  elle  se  prépara,  elle  aussi,  à  rentrer 
chez  elle.  Entre  l'instant  où  elle  s'était  ligure 
gaiement  l'embarras  de  l'inconnu  et  celui  où  elle 
remettait  la  mante  destinée  à  protéger  son  demi» 
décolletage  contre  la  fraîcheur  du  soir,  une 
réflexion  très  différente  des  précédentes  avait 
sans  doute  traversé  son  esprit;  car,  au  lieu  de 
se  diriger  vers  cette  porte  du  promenoir,  où 
elle  risquait  presque  sûrement  de  retrouver  les 
deux  hommes,  elle  quitta  la  salle  à  manger 
par  une  autre  sortie  qui  donnait  directement 
sur  le  parc..,  Uoe  réflexion?...  Une  impression 
plutôt,  un  de  ces  vagues  et  presque  indéfinis- 
sables instincts  comme  l'approche  d'un  homme 
destiné  à  jouer  un  rôle  dans  leur  existence  en 
émeut  chez  les  femmes  d'une  extrême  suscep- 
tibilité  sentimentale.   Après  s'être  dit  :    c    Cette 


LES    DEUX    SOEURS  33 

présentation  sera  bien  amusante  »  ,  Madeleine  se 
disait  :  «  Décidément,  non.  Après  que  ce  mon- 
sieur nous  a  reg^ardées  à  la  g^are,  comme  il 
nous  a  reg^ardées,  c'est  mieux  tout  de  même  de 
ne  pas  permettre  qu'il  me  soit  présenté.  (Elle 
oubliait  qu'elle  avait  protesté  contre  le  nous.)  Ce 
dîner,  à  Thôtel,  ce  soir,  est  très  suspect.  Gom- 
ment n'y  ai-je  pas  vu  une  nouvelle  preuve  d'in- 
discrétion? Il  m'a  suivie  de  Icin  en  sortant  de  la 
gare,  il  a  su  où  j'habitais,  et  mon  nom.  Et  puis 
que  je  mange  ici.  L'hôtel  est  un  restaurant  en 
même  temps  qu'un  hôtel.  Il  y  est  venu.  Pourquoi? 
Pour  essayer  de  me  revoir?...  Me  revoir?  Mais 
c'était  ma  sœur  qu'il  regardait...  Hé  bien! 
Agathe  est  partie.  Il  le  sait.  Il  n'y  a  qu'une  per- 
sonne qui  puisse  lui  apprendre  quelque  chose  sur 
elle...  C'est  moi...  "  Et  de  nouveau  hésitante  : 
«  Je  bats  la  campagne.  Quelle  folie!  Ce  sont  des 
idées  de  roman...  Ce  qui  n'est  pas  une  idée  de 
roman,  c'est  que  ce  monsieur  n'a  pas  été  très 
bien  élevé.  A  la  gare,  j'ai  dit  le  contraire  à  ma 
sœur.  Mais  il  faut  l'avouer,  elle  avait  raison.  De> 
deux  choses  l'une  :  ou  bien  il  s'est  trouvé  à 
l'hôtel  volontairement  et  c'est  tout  à  fait  mal. 
Dans  ce  cas,  je  dois  l'éviter.  Ou  bien  il  n'y  a  là 
qu'une  coïncidence,  et  pourquoi  ne  pas  l'éviter 
encore?  On  fait  toujours  trop  de  nouvelles  con- 
naissances... "  La  charmante  femme  eût  été  très 
étonnée  si  quelque  ami  perspicace  ou  quelque  amie 

i 


LES    DEUX    SŒURS 


lui  eût  expliqué  la  subite  volte-face  que  résumait 
ce  nouveau  petit  discours.  Ce  dérobement  devant 
la  présentation  possible  de  l'inconnu,  qu'était-ce 
qu'un  frisson  de  crainte  nerveuse?  Et  que  signifie 
un  inconscient  et  irrésistible  mouvement  de  cet 
ordre  à  l'occasion  d'un  étranger,  sinon  un  obscur 
commencement  d'intérêt?  Madeleine  eût  pu  s'en 
convaincre  au  plaisir  sing^ulier  que  lui  causa, 
quelques  mmutes  plus  tard,  la  preuve,  tout  d'un 
coup  surprise,  de  la  délicatesse  de  l'inconnu  au 
contraire  et  de  sa  correction.  En  s'échappant  de 
la  salle  à  mang^er  par  la  porte  du  parc,  elle 
croyait  ainsi  rentrer  tranquille.  Elle  avait  compté 
sans  une  autre  indiscrétion  et  plus  certaine  que 
celle  du  jeune  homme  si  sévèrement  jujjé  par 
Mme  de  Méris.  Faut-il  dire  qu'il  s'afjissait  de 
Favelles?  Le  baron  n'était  pas  de  ceux  qui 
perdent  une  seule  occasion  de  briller  auprès 
d'une  jolie  femme,  ne  fût-ce  que  par  le  reflet 
d'un  autre.  Il  avait,  tout  en  passant  et  repassant 
dans  le  promenoir,  guetté  à  travers  les  vitres  la 
fin  du  dîner  de  Mme  Liébaut.  Il  l'avait  vue  s'at- 
tarder une  seconde,  tandis  qu'elle  remettait  sa 
pèlerine,  comme  si  elle  hésitait  sur  le  chemin  à 
prendre,  puis  se  diriger  vers  la  sortie  du  parc. 
Le  temps,  pour  lui-même,  de  contourner  le  bâ- 
timent de  l'hôtel,  du  grand  pas  de  ses  vieilles 
jambes  rajeunies  par  l'importance  de  l'effet  à 
produire  plus  encore  que  par  la  tliermalité  mys- 


LES    DEUX    SOEURS  3S 

térieuse  des  eaux  de  Ra^alz.  Il  était  devant  elle, 
• —  mais  seul,  —  et,  s'excusant  de  l'aborder,  il  la 
questionnait  sur  le  départ  de  Mme  de  Méris.  En- 
suite, sans  autre  préambule  : 

—  «  J'avais  à  dîner  ce  soir  quelqu'un  qui 
vous  aurait  bien  intéressée,  le  commandant  Louis 
Brissonnet.  » 

—  «  Le  compagfnon  du  colonel  Marchand?...  » 
demanda  Madeleine,  avec  un  sursaut  de  curiosité 
spontanée  dont  elle  s'étonna  elle-même.  Un 
trouble  passa  sur  son  visag^e.  Favelles  ne  s'en 
aperçut  pas,  dans  l'obscurité  de  l'allée  qu'éclai- 
raient mal  les  réverbères  placés  de  distance  en 
distance.  Lui-même  était  d'ailleurs  trop  unique- 
ment occupé  de  ce  qu'il  eût  volontiers  appelé  son 
succès  pour  remarquer  une  nuance  de  physio- 
nomie, si  lég^ère  et  aussitôt  disparue.  Tous  ceux 
qui  ont  suivi,  d'après  les  documents  de  l'époque, 
riiéroïque  expédition  du  Gong^o-Nil  se  rappellent 
qu'un  des  corps  qui  la  composaient,  séparé  par 
une  erreur  de  route  du  reste  de  la  troupe,  à 
quelques  lieues  du  Bahr-el-Gazal,  et  assailli  par  la 
plus  féroce  tribu  de  cette  féroce  contrée,  dut  son 
salut  au  sang^-froid  de  Brissonnet,  alors  lieute- 
nant. Consumé  de  fièvres  etg^rièvement  blessé,  il 
déploya  pour  arracher  ses  hommes  à  un  massacre 
certain  une  énergie  à  laquelle  son  chef,  aussi 
magnanime  qu  il  est  courageux,  a  rendu  un 
retentissant  hommage.    Il   n'y    avait   donc    rien 


36  LES   DEUX   SŒUBS 

d'étonnant  que  Mme  Liébaut  sût  le  nom  du  bril- 
lant officier  et  ses  faits  d'armes.  Favelles  aurait 
préféré  lui  apprendre  le  tout  pour  placer  un  récit 
dont  il  ne  lui  fit  d'ailleurs  pas  complètement 
grâce  : 

—  n  Oui  »  ,  répéta-t-il,  «  le  compagnon  du  colo- 
nel Marchand,  le  Brissonnet  qui,  avec  cinq  cent? 
tirailleurs,  a  tenu  tête  à  cinq  mille  nègres.  Ne 
pouvant  plus  marcher,  il  faisait  le  coup  de  feu 
par-dessus  les  épaules  de  ses  porteurs  fanatisés... 
Mais  vous  avez  lu  les  pages  que  le  colonel  lui  a  con- 
sacrées... Après  trois  ans,  Brissonnet  ne  s'est  pas 
remis  de  ses  fatigues,  et  la  Faculté  l'a  expédié  ici, 
où  il  est  arrivé  hier  matin...  Il  est  descendu  dans 
un  très  petit  hôtel.  L'héroïsme  ne  mène  pas  à  la 
fortune,  vous  savez...  J'avais  eu  l'occasion  de  le 
connaître,  quand  je  faisais  partie  du  Comité  de 
l'Afrique  centrale.  J'avais  été  très  intéressé  par 
deux  ou  trois  de  ses  communications.  Après  ma 
douche,  je  me  promenais  dans  le  parc,  je  me 
heurte  à  lui...  Je  l'invite  à  dîner,  un  peu  avec 
l'idée  de  vous  le  présenter.  On  n'est  pas  gâté  à 
Ragatz,  comme  distractions,  et  j'étais  très  sûr  que 
vous  auriez  du  plaisir  à  l'entendre  raconter  ses 
aventures...  Et  puis,  ne  voilà-t-il  pas  que  ce  mal- 
heureux est  saisi,  au  milieu  du  dîner,  d'une  né- 
vralgie atroce. . .  Ça  l'a  pris  tout  d'un  coup,  comme 
vous  veniez  d  entrer,  justement.  Quelle  guigne! 
Il  faut  que  c'ait  été  bien  grave,  car  je  vous  avoue 


LES    DEUX   SOEURS  37 

que  je  lui  avais  annoncé  que  vous  voudriez  bien 
me  laisser  vous  l'amener.  Vous  avoir  vue  » , 
ajouta  le  galantin,  «  et  perdre  une  occasion  toute 
offerte  de  se  rapprocher  de  vous,  c'est  invraisem- 
blable!... Enfin,  vous  m'autoriserez  à  réparer  ce 
contre-temps  demain,  si  vous  êtes  dans  le  parc  à 
l'heure  de  la  musique?  Je  lui  ai  donné  rendez- 
vous  là...  Pourvu  qu'il  n'ait  pas  l'idée  de  repar- 
tir!... Tandis  que  je  le  reconduisais  à  son  hôtel, 
à  deux  pas,  il  incriminait  les  eaux  de  Ragatz.  Il 
a  pris  son  premier  bain  aujourd'hui.  Quelque- 
fois ce  premier  bain  réveille  les  misères  que  la 
cure  va  soulag^er.  Je  lui  ai  dit  cela,  sans  parvenir 
à  lui  arracher  une  promesse  de  prolonger  l'expé- 
rience. La  gfuigne  serait  complète.  Ah!  s'il  s'en 
va,  et  quand  vous  êtes  à  Ragatz,  vous,  madame 
Liébaut,  je  donne  ma  démission  de  colonial.  C'est 
que  l'Afrique  abêtit  les  officiers  français...  De 
mon  temps,  il  n'y  avait  pas  de  névralgie  qui  tint. 
Les  belles  dames  d'abord,  la  santé  ensuite!  J'ai 
toujours  envie  de  leur  dire,  comme  dans  la  co- 
médie : 

Cédez-moi  vos  trente  ans,  si  vous  n'en  faites  rien... 

Brissonnet  pourtant  est  aussi  spirituel  qu'il  est 
brave,  et  il  cause  quand  il  veut  causer!...  S'il 
reste,  je  lui  ferai  narrer  ses  histoires  de  chasses... 
Que  Mlle  Charlotte  en  entende  une,  une  seule, 
elle  ne  voudra  pas  plus  lâcher  le  commandant 


38  LES    DEUX    SŒURS 

qu'un  volume  de  Jules  Verne...  Vraiment,  s'il  ne 
reste  pas,  quel  dommag^e  et  quelle  gaffe!...  » 

Madeleine  était  trop  habituée  aux  madrigaux 
plus  ou  moins  délicats  du  baron  pour  y  prendre 
garde.  Ce  ton  de  roquentin  suranné  avait  attiré  à 
l'excellent  homme  l'antipathie  de  Mme  de  Méris. 
Mme  Liébaut,  elle,  lui  avait  dés  longtemps  par- 
donné la  sottise  de  ses  compliments,  —  toujours 
Vodoi'  di  feminita  du  rapport  secret,  mais  combien 
rancie!  —  en  faveur  de  la  gâterie  que  le  céliba- 
taire endurci  prodiguait  sans  cesse  à  sa  petite 
fille.  Encore  cette  fois,  il  avait  pensé  à  l'enfant. 
Ce  fut  la  mère  qui  répondit,  en  répétant  les  avant- 
dernières  paroles  du  Sigisbée  démodé  : 

—  «  Quel  dommage,  en  effet!...  » 

—  tt  Alors,  s'il  reste  »  ,  insista  Favelles,  «  vous 
ne  voyez  pas  d'objections  à  ce  que  je  vous  le  con- 
duise?... » 

—  n  Aucune  »  ,  répondit  Madeleine. 

Elle  s'écouta  prononcer  ce  mot  qui  contredi- 
sait par  trop  ses  résolutions  de  tout  à  l'heure,  et 
de  nouveau  elle  s'étonna  de  l'élan  spontané  avec 
lequel  elle  avait  accordé  son  acquiescement.  Mais 
ne  venait-elle  pas  d'apprendre  quelques  petits 
faits  qui,  eux  aussi,  contredisaient  complètement 
l'hypothèse  ébauchée  un  quart  d'heure  aupara- 
vant dans  son  esprit?  Elle  savait  maintenant  que 
la  présence  de  l'inconnu  à  une  table  de  restau- 
rant où  elle  prenait  tous  ses  re[  as  n'avait  pa  ;  été 


LES    DEUX    SCŒURS  39 


préméditée.  Elle  savait  que,  l'ayant  reconnue,  il 
n'avait  plus  pensé  qu'à  l'éviter,  bien  loin  d'es- 
sayer de  s'imposer.  Elle  savait  enfin  que  ce  masque 
jugé  par  elle  au  premier  regard  si  intéressant  ne 
mentait  pas.  Elle  avait  comme  porté  un  défi  au 
hasard  par  son  «  tout  arrive  »  de  la  gare,  et  le 
hasard  avait  répondu  en  les  mettant,  sa  sœur  et 
elle,  en  rapport  avec  un  de  ces  hommes  tels  que 
l'imagination  féminine  rêvera  toujours  d'en  ren- 
contrer. A  la  suite  de  ces  diverses  découvertes, 
le  plan  de  sa  volonté  devait  être  déplacé  du  coup. 
Il  l'était  si  bien  qu'au  lieu  de  quitter  le  baron 
Favelles,  comme  elle  l'eût  certainement  fait  en 
toute  autre  circonstance,  pour  regagner  vite  son 
appartement  et  causer  avec  sa  petite  fille  encore 
éveillée,  elle  s'attardait  dans  les  allées  du  parc  à 
écouter  les  interminables  commentaires  du  baron 
sur  les  aventures  sénégalaises  de  l'explorateur. 
Avant  de  prendre  part  à  l'expédition  Marchand, 
Brissonnet,  alors  simple  sous-lieutenant,  n'a-t-il 
pas  exécuté,  dans  la  région  saharienne,  une  des 
plus  audacieuses  reconnaissances  que  les  annales 
de  notre  armée  d'Afrique,  si  riches  en  exploits 
pareils,  puissent  mentionner?  L'ancien  sous-pré- 
fet, ravi  d'être  écouté  si  complaisamment  par  la 
plus  jolie  des  Parisiennes  exilées  à  Ragatz,  oubliait 
l'humidité  du  soir,  interdite  de  la  façon  la  plus 
sévère  à  ses  rhumatismes.  Il  ne  remarquait  pas  le 
mince  et  perfide  brouillard  qui,  monté  du  Rhin, 


40  LES    DEUX   SOEURS 

s'étendait  doucement  sur  la  vallée  baignée  de 
lune.  Madeleine  oubliait,  elle  aussi,  qu'elle  était 
à  peine  couverte  et  que  les  fins  souliers  dont  elle 
était  chaussée  n'étaient  pas  faits  pour  fouler  le 
sol  des  allées,  mouillé  de  rosée.  Un  projet  com- 
mençait de  se  dessiner  dans  sa  pensée,  d'abord 
vague,  puis  moins  vague,  puis  précis.  Et  deux 
heures  plus  tard,  lorsque  enfin  revenue  aux  Petites 
Chai  mettes  (c'était  le  nom  de  sa  villa),  elle  eut 
embrassé  sa  fille  endormie,  et  qu'elle  se  fut  elle- 
même  vêtue  pour  la  nuit,  ce  projet  s'était  fixé  en 
lignes  très  nettes.  Elle  en  raisonnait  déjà  comme 
d'un  fait  positif  et  qu'elle  ne  discutait  plus.  Le 
petit  roman  tendrement  et  purement  chimérique 
ébauché  dans  sa  rêverie  l'attirait  par  un  attrait 
si  profond,  si  conforme  aussi  aux  secrètes  dispo- 
sitions de  sa  nature,  follement  sentimentale  sous 
son  parti-pris  de  tranquille  sagesse  bourgeoise! 
Elle  demeura  longtemps,  longtemps,  sa  femme 
de  chambre  congédiée,  sur  le  balcon  en  terrasse 
de  son  appartement,  à  regarder  le  vaste  paysage 
de  plus  en  plus  argenté  de  vapeurs,  tout  en  se 
prononçant  à  nouveau  un  de  ces  interminables 
monologues  dont  elle  était  coutumière.  Les  étoiles 
palpitaient  au  ciel  où  le  croissant  de  la  lune  bril- 
lait d'un  éclat  de  métal.  Le  Falknis  profilait,  par- 
dessus les  cimes  onduleuses  des  grands  arbres,  sa 
silhouette  sombre,  détachée  sur  le  violet  comme 
déteint  du  ciel.  La  rumeur  de  la  Tamina,  la  tumul- 


LES    DEUX    SCffiURS  4J 

tueuse  et  rapide  rivière  qui  roule  sauvagement  vers 
le  Rhin  son  eau  d'une  si  glauque  nuance,  ani- 
mait seule  le  silence  de  la  vallée,  rendu  par  la 
nuit  à  son  repos  d'asile.  Mme  Liébaut  écoutait 
cette  plainte,  ses  yeux  erraient  sur  cet  horizon 
d'ombres  épaisses,  de  vapeurs  transparentes,  de 
clartés  élyséennes,  et  elle  se  disait  : 

—  «  Pourquoi  ce  qui  n'a  été  qu'une  plaisan- 
terie dans  notre  adieu  de  la  g^are  ne  deviendrait-i! 
pas  une  réalité?...  Oui.  Pourquoi?...  Agathe  me 
dit  toujours  qu'elle  déteste  les  gens  de  son  mondé. 
Elle  vit  parmi  des  oisifs  et  des  médiocres.  Si  cepen- 
dant on  arrivait  à  lui  présenter  comme  candidat  à 
sa  main  un  homme  tel  que  celui-ci,  déjà  glorieux 
â  trente-trois  ans  et  qui  a  tout  pour  lui.  Il  a  cette 
beauté  physique  d'abord,  —  avant  de  rien  savoir 
de  lui,  n'ai-je  pas  eu  l'impression,  rien  qu'à  le 
regarder,  qu'il  était  à  part  des  autres?  —  un  ad- 
mirable caractère  ensuite  —  le  témoignage  de 
son  chef  et  de  ses  actions  l'attestent;  —  la  poésie 
enfin  d'une  destinée  malheureuse.  Favelles  ne 
m'a-t-il  pas  dit  qu'il  était  pauvre  et  aussi  qu'il 
avait  dû  demander  un  congé,  tant  nos  gou- 
vernants le  persécutent  de  mesquines  tracasse- 
ries?... Mais  pour  qu'Agathe  s'éprenne  de  lui  et 
qu'il  s'éprenne  d'elle,  il  faut  qu'ils  se  connaissent 
et  elle  est  partie,  et  lui  il  va  peut-être  partir...  S'il 
part,  c'est  une  chose  finie...  Partira-t-il?  Non.  Il 
en  a  peut-être  eu  l'inteation  une  minute,  quand 


42  LES    DEUX   sœURS 

Favelles  lui  a  parlé  de  le  présenter.  8on  incorrec- 
tion de  la  gare  lui  aura  fait  honte.  Il  aura  craint 
que  je  ne  lui  en  tienne  rigueur.  Cette  susceptibi- 
lité prouve  que  ce  soldat  déterminé  conserve  une 
âme  toute  neuve,  toute  fraîche.  Elle  prouve  aussi 
que  notre  rencontre  à  la  gare  lui  a  fait  une  im- 
pression... Notre?...  Non.  Encore  une  fois,  il  n'a 
vu  là-bas  que  ma  sœur.  Elle  était  à  la  fenêtre  du 
wagon,  regardant  du  côté  où  il  venait,  et  moi  je 
lui  tournais  le  dos...  D'ailleurs,  quand  il  nous 
aurait  remarquées  toutes  les  deux,  nous  nous  res- 
semblons tellement,  qu'en  ce  moment  je  le  défie- 
rais bien  de  nous  distinguer  l'une  de  l'autre...  A 
cause  de  cette  ressemblance,  il  restera.  Si  c'est 
ma  sœur  qui  l'a  frappé,  il  voudra  la  revoir  en 
moi...  La  revoir  en  moi?. ..  La  revoir  en  moi?  ..  » 
Elle  se  répétait  ces  mots  tentateurs,  indéfiniment, 
et  toute  songeuse,  elle  continuait  :  —  «J'ai  encore 
dix  jours  à  passer  ici,  pourquoi  ne  pas  en  pro- 
fiter? Si  le  commandant  Brissonnet  a  vraiment 
remarqué  Agathe,  il  voudra  se  lier  avec  moi  à 
cause  d'elle.  Je  m'y  prêterai...  Ce  ne  sera  pas  de 
la  coquetterie.  Il  s'agit  seulement  de  lui  donner 
le  désir  et  la  possibilité  de  venir  chez  moi,  à 
Paris.  II  viendra  chez  moi.  Il  y  retrouvera  ma 
sœur.  Je  m'effacerai  alors...  Ce  sera  à  lui  de  se 
faire  aimer...  Et  si,  pendant  ces  dix  jours,  cette 
ressemblance  est  la  cause  qu'après  avoir  admiré 
Agathe  à  la  gare,  c'est  de  moi  qu'il  devient  amou- 


LES    DEUX    SŒURS  43 

reux?...  Il  n'y  a  pas  de  dang^er...  »  ,  se  répondit- 
elle  en  haussant  ses  fines  épaules...,  «  il  n'aura 
pas  de  peine  à  constater  que  mes  affections  sont 
prises,  bien  prises,  que  j'aime  mon  mari  de  tout 
mon  cœur...  Il  saura  vite  qu'il  n'y  a  pas  d'espoir. 
Alors,  quand  il  se  retrouvera  vis-à-vis  de  ma  sœur, 
c'est  moi  qu'il  reverra  en  elle...  Il  sera  épris  de 
l'aînée  à  travers  la  cadette...  Mon  Dieu!  Agathe 
a  raison,  je  vois  toujours  tout  en  beau,  je  sup- 
pose aussitôt  qu'il  aime  une  de  nous!  Sais-je  seu- 
lement s'il  n'a  pas  un  attachement  déjà?  Cette 
lettre  qu'il  allait  jeter  au  train,  avec  la  crainte 
évidente  de  manquer  la  dernière  poste,  ne  l'adres- 
sait-il  pas  à  une  femme?...  Bah  !  Même  en  ce  cas» 
il  ne  s'agfirait  point  d'un  sentiment  bien  sérieux. 
Il  ne  se  serait  pas  arrêté  ainsi,  à  la  vue  d'Agathe, 
s'il  avait  le  cœur  vraiment  pris...  Après  dix  mi- 
nutes de  conversation,  d'ailleurs,  je  saurai  à 
quoi  m'en  tenir.  Un  homme  qui  n'est  pas  libre, 
ça  se  reconnaît  si  vite!...  Mais  sera-t-il  encore  là 
demain?...  Pourvu  qu'il  y  soit!  Dire  que  dans 
deux  ou  trois  mois,  ma  sœur  pourrait  être  sur  le 
point  de  refaire  sa  vie  avec  lui  et  que  ce  petit 
retard  de  l'express  de  Paris  en  aurait  été  la  cause... 
Que  ce  serait  amusant  tout  de  même  si  sa  vie  s'ar- 
rang^eait  ainsi  et  pour  ce  motif!...  Mais  je  suis 
folle.  Allons  dormir...  • 


Aà  LES   DEUX  SGEURS 

III 
POUR   LE   COMPTE  D'UNE   AUTRE 

Mme  Liébaut  se  doutait  si  peu  du  secret  senti- 
ment caché  au  fond,  très  au  fond  de  ce  roma- 
nesque projet,  que  sa  première  action  le  lende- 
main fut  d'en  écrire  longuement  à  son  mari.  Elle 
lui  envoyait  ainsi  chaque  jour  une  chronique  de 
sa  vie  aux  eaux  et  de  la  santé  de  leur  fille.  Ce 
matin  encore  elle  vit  en  pensée  le  médecin  rece- 
vant cette  lettre,  au  moment  de  sortir.  Il  l'ouvrirait 
dans  le  coupé  de  l'Urbaine  à  deux  chevaux  qui  le 
menait  à  son  hôpital.  Liébaut  était  attaché  au 
service  de  la  Pitié.  De  là  il  courait  à  travers  Paris 
de  visite  en  visite.  Ces  quatre  pages  d'une  fine 
écriture  seraient  lues  entre  deux  séances  de  dou- 
leur, et  ce  serait  le  viatique  quotidien,  la  petite 
joie  de  cet  homme  excellent,  que  Madeleine 
croyait  aimer,  qu'elle  aimait  réellement,  mais 
d'une  de  ces  affections  dont  l'accoutumance  a 
fait  une  simple  amitié.  L'honnête  femme  sourit  à 
cette  image  qui  lui  représentait  le  compagnon  de 
sa  vie,  dans  l'exercice  de  son  accablant  métier. 
Cette  physionomie  du  praticien,  déjà  usé  à  qua- 
rante-trois ans  par  l'excès  du  travail  et  l'absence  to- 
tale d'exercices  physiques,  n'avait  rien  de  coiimiuu 


LES    DEUX    SOEURS  4S 

avec  celle  de  l'officier  d'Afrique,  empreinte,  elle 
aussi,  d'une  précoce  lassitude.  Seulement  les 
fatigues  de  l'explorateur  évoquaient  le  mystère 
du  désert,  les  dangers  affrontés  dans  un  lointain 
décor  de  larges  fleuves,  de  palmiers  gigantesques, 
de  sauvages  et  vierges  étendues.  La  poésie  de  la 
mort  bravée  froidement  parait  ce  visage  tourmenté 
d'un  mâle  attrait  que  n'avait  pas  le  masque  bour- 
geois du  docteur,  dont  les  paupières  s'étaient 
ridées  à  cligner  sur  des  livres  de  pathologie,  les 
tempes  dégarnies  à  méditer  des  ordonnances,  les 
épaules  voûtées  à  se  pencher  sur  des  poitrines 
pour  les  ausculter.  Contraste  uniquement  exté- 
rieur! A  la  réflexion  tous  les  dévouements  se 
valent,  et  celui  d'un  père  de  famille  qui  peine 
courageusement  pour  les  siens  n'est  pas  d'une 
autre  essence  que  le  sacrifice  d'un  soldat.  Made- 
leine avait  Fàme  assez  saine  pour  comprendre 
cette  grandeur  des  humbles  vertus,  qui  n'est  mé- 
connue que  des  cœurs  vulgaires,  mais  si  raison- 
nable qu'elle  fût,  elle  gardait  dans  un  arrière  pli 
de  son  être  cette  graine  de  fantaisie  féminme  qui 
s'épanouit  en  floraisons  dangereuses  sous  le  pres- 
tige des  aventures  exceptionnelles  et  des  person- 
nalités frappantes.  Rien  de  plus  imprudent  que  le 
jeu  à  quoi  elle  se  préparait  :  cet  effort  pour  attirer 
l'attention  d'un  homme  qui,  dès  la  première  ren- 
contre, l'intéressait  un  peu  trop.  Elle  en  av8«t 
une  préconscience,   si    l'on  peut  dire,  puisqu'elle 


46  LES   DEUX    SŒURS 

s'était  déjà  donné  cette  justification  anticipée  : 
«  Si  je  veux  qu'il  me  remarque,  c'est  afin  de  subs- 
tituer plus  tard  ma  sœur  à  moi-même,  et  qu'un 
goût  léger  pour  moi  devienne  un  sentiment  sérieux 
pour  elle.  »  Sophisme  d'une  sensibilité  à  demi 
ig^norante  d'elle-même  II  faut  toujours  en  revenir 
au  proverbe  dont  le  plus  passionné  des  poètes,  et 
qui  a  payé  cher  son  expérience,  a  fait  le  titre  de 
son  chef-d'œuvre  :  On  ?ie  badine  pas  avec  fauiour. . . 
Madeleine  eût  répondu,  si  on  l'eût  interrogée 
quand  elle  sortit  de  sa  maison,  vers  onze  heures, 
sa  lettre  dans  la  main,  avec  sa  petite  fille,  qu'il 
ne  s'agissait  d'amour,  ni  peu  ni  prou,  et  encore 
moins  d'un  badinage.  Elle  eût  été  d'une  absolue 
bonne  foi  !  Une  chance  s'offrait,  cette  chance 
longtemps  et  vainement  cherchée  de  refaire 
l'avenir  d'Agathe,  et  la  sœur  cadette  n'eût  pas 
admis  une  seconde  qu'une  autre  cause  lui  donnât 
la  vague  émotion  dont  elle  était  saisie  en  s'ache- 
minant  vers  l'hôtel  et  se  posant  celte  question  : 

—  «  M.  Brissonnet  est-il  parti?  Est-il  resté?... 
Je  le  saurai  tout  à  l'heure.  C'est  le  moment  où 
Favelles  fait  sa  promenade  après  son  bain  et 
avant  son  déjeuner.  Il  sera  allé  se  renseigner, 
aussitôt  sorti...  Justement,  le  voilà...  Et  les 
voilà...  » 

Madeleine  Liébaut  avait  suivi  d'instinct,  et 
comme  sans  y  penser,  pour  gagner  l'hôtel  et  sa 
boîte  aux  lettres,  un  chemin  uu  peu  détourné  qui 


LES    DEUX    SŒURS 


rejoignait  l'allée  du  parc,  où  le  Beau  du  second 
Empire  étalait  volontiers  ses  élé^jances  de  onze 
heures.  Il  était  là,  chaussé  des  plus  fins  souliers 
jaunes,  guêtre  de  coutil  clair,  dans  un  complet  de 
flanelle  rayée,  d'une  coupe  à  lui,  qui  trouvait  le 
moyen  d'antidater,  si  l'on  peut  dire,  par  sa  forme, 
cette  toute  moderne  étoffe.  Une  fleur  s'ouvrait  à 
sa  boutonnière,  cachant  à  moitié  le  mince  ruban 
rouvre,  militairement  porté.  Le  chapeau  de  paille 
posé  sur  le  coin  de  la  tête,  le  cheveu  astiqué,  ver- 
nissé, laqué,  le  baron  fumait,  en  dépit  de  toutes 
les  lois  de  l'hygiène,  son  deuxième  cigare  de  la 
journée.  Dans  l'orbite  de  son  œil  s'enchâssait  un 
monocle  d'écaillé  dont  la  sertissure  spéciale  et  le 
large  ruban  moiré  faisaient  une  prétention.  Hélas  î 
un  presbytisme  croissant  en  faisait  une  nécessité. 
Ce  vieil  enfant  de  près  de  trois  quarts  de  siècle 
dressait  son  torse,  tendait  son  jarret.  II  dominait 
de  ses  épaules  le  grêle  et  maladif  héros,  tout  nerfs 
et  tout  énergie  morale,  qu'était  Brissonnet.  Le 
commandant,  pauvrement  vêtu  d'un  pardessus  de 
drap  sombre  visiblement  acheté  dans  un  magasin 
de  confections,  coiffé  d'un  chapeau  melon  vague- 
ment roussi  aux  bords,  les  pieds  pris  dans  des 
bottines  à  lacets  dont  les  cassures  ignoraient  les 
coquetteries  de  l'embauchoir,  eût  fait  triste  mine 
à  côté  du  seigneur  qui  le  promenait  sous  les 
arbres  du  parc,  dans  la  jolie  clarté  de  cette 
matinée,  n'eût  été  l'air  d'aristocratie  comme  natu- 


48  LES   DEUX   SCEURS 

rellement  répandu  sur  lui.  Son  regard,  qui  vous 
poursuivait  d'une  obsession  quand  vous  l'aviez  une 
fois  croisé,  l'éclairait  tout  entier.  Mme  Liébaut 
n'eût  pas  plus  tôt  rencontré  de  nouveau  ces  yeux 
d'une  si  extraordinaire  puissance  d'expression, 
qu'elle  éprouva,  comme  la  veille,  un  intime  eur- 
saut  d'obscure  timidité.  Elle  regretta  presque 
d'avoir  pris  ce  chemin.  Ses  doigts  nerveux  cares- 
sèrent—  pourquoi?  Était-ce  contenance?  Etait-ce 
appréhension  d'un  danger?  —  les  boucles  de  sa 
fille,  qui  leva  son  joli  visage  avec  un  sourire  pour 
lui  dire  : 

—  «  Maman,  voici  M.  Favelles  avec  un  autre 
monsieur.  Gomme  il  a  l'air  malade  celui-là!... 
Et  comme  ses  yeux  brillent...  » 

—  n  C'est  sans  doute  un  voyageur  et  qui  aura 
pris  les  fièvres  dans  des  climats  tropicaux...  »  — 
répondit  la  mère.  Elle  avait  à  peine  achevé  cette 
phrase,  toute  vague  et  où  sa  fillette  ne  pouvait 
pas  deviner  qu'elle  connaissait  parfaitement  l'énig- 
matique  personnage  ;  déjà  les  deux  hommes  débu- 
chaient de  l'allée,  le  baron  rutilant  de  l'orgueil 
d'un  cornac  qui  produit  son  éléphant,  et  le  cor- 
naqué,  tout  nerveux,  tout  contracté,  aussi  pas- 
sionnément désireux  d'être  ailleurs  que  la  jeune 
femme  à  qui  le  présentateur  disait  : 

—  «  Hé  bien!  chère  amie,  le  commandant 
Brissonnet  n'est  pas  parti...  Vous  regrettiez  son 
départ.  Je  l'ai  retenu,  et  je  vous  l'amène...  » 


LES    DEUX    SCœURS  49 

Quand  un  jeune  homme  et  une  jeune  femme 
qui  gardent,  entre  eux  deux,  sans  se  connaître 
encore,  le  petit  mystère  d'un  secret,  même  le  plus 
innocent,  sont  confrontés  de  la  sorte  et  avec  aussi 
peu  de  préparations,  les  premiers  mots  prononcés 
par  l'un  et  par  l'autre  revêtent  une  signification 
décisive.  La  voix,  la  simple  voix  de  quelqu'un 
dont  on  a  remarqué  la  physionomie  accroît  ou 
détruit  d'un  coup  un  intérêt  naissant.  Un  geste  y 
suffit,  une  attitude,  trop  ou  trop  peu  d'aisance. 
Que  Brisonnet  eût  eu  seulement  une  allure  ou 
très  assurée  ou  très  empruntée,  qu'il  eût  émis 
d'un  timbre  déplaisant  quelque  phrase  ou  préten- 
tieuse ou  banale,  et  le  fragile  échafaudage  de 
l'édifice  sentimental  construit  en  imagination  par 
la  cadette  pour  y  abriter  le  futur  bonheur  de  son 
aînée,  s'écroulait.  Ce  fut  le  contraire  qui  arriva. 
Aussitôt  que  Favelles  eut  proféré  cette  formule 
de  présentation  trop  clairement  dénonciatrice  de 
l'entretien  de  la  veille,  Madeleine  se  sentit  rougir. 
Elle  vit  que  la  brusquerie  soulignée  de  cette 
phrase  ne  gênait  pas  moins  Brissonnet.  8es  pau- 
pières avaient  battu  sur  ses  yeux,  l'éclair  d'un 
instant,  assez  pour  dénoncer  chez  cet  officier  qui 
avait  fait  la  guerre,  et  dans  quelles  conditions! 
une  susceptibilité  de  délicatesse  égale  à  celle  de 
Mme  Liébaut.  Celle-ci  lui  sut  tout  de  suite  un 
gré  infini  de  cet  accord,  et  elle  éprouva  le  besoin 
de    marquer    sa    sympathie   au   héros    intimidé. 

4 


50  LES    DEUX    SŒUKS 

L'indiscrétion   de  Favelles  lui    en   fournissait  le 
prétexte.  Elle  répondit  donc  : 

—  «  C'est  vrai,  j'aurais  été  bien  au  regret, 
comme  toute  vraie  Française,  d'avoir  passé  aussi 
près  d'un  des  compag^nons  du  colonel  Marchand, 
sans  lui  avoir  dit  combien  tous  les  miens  et  moi- 
même  avons  admiré  le  courage  des  soldats  de 
Fachoda  et  aussi  combien  nous  les  avons 
plaints...  » 

Le  commandant  l'avait  regardée,  tandis  qu'elle 
parlait,  sans  timidité  cette  fois.  Elle  put  lire  dans 
ces  prunelles  sombres  une  reconnaissance  et  une 
pudeur.  Pareil  sur  ce  point  à  son  noble  chef, 
Brissonnet  n'aimait  guère  à  parader  dans  la  tris- 
tesse de  sa  vie  actuelle  avec  les  fortes  actions  de 
sa  vie  passée.  D'ordinaire,  on  était  sûr  de  le  mé- 
contenter en  l'interrogeant  sur  le  cruel  épisode 
auquel  s'associe  le  nom  du  village  africain  que  les 
Anglais  viennent  de  débaptiser,  par  respect  pour 
la  poignée  de  braves,  ramassés  là  devant  le  Sirdar 
victorieux.  Il  devina  qu'aucune  curiosité  mes- 
quine ne  se  dissimulait  derrière  ces  quelques  mots 
de  Mme  Liébaut,  et  qu'ils  exprimaient  un  senti- 
ment sincère.  Il  répondit  avec  une  simplicité 
pareille,  d'une  voix  qui  avait  un  charme  très  par- 
ticulier :  elle  était  très  mâle  et  très  douce,  extrê- 
mement ferme  dans  les  notés  hautes  et  caressante 
dans  les  notes  profondes  : 

—  (i  Ce  n'est  pas  là-bas  que  nous  avons  été  à 


LES    DEL'X    SŒURS  51 

plaindre,  madaipe,  c'est  depuis...  Bien  moins  que 
ceux  qui  ont  fait  perdre  au  pays  le  fruit  de  notre 
effort...  »  Mais  il  avait  trop  l'orgueil  de  ses  sen- 
timents pour  s'abandonner  à  la  plus  intime  dou- 
leur devant  une  inconnue,  si  sympathique  lui  fùt- 
elle.  Il  eût  eu  l'horreur  de  se  prêter  sur  un  pareil 
sujet  à  un  échange  de  propos  superficiels.  Il  dé- 
tourna donc  la  conversation  :  «  D  ailleurs,  le  passé 
est  le  passé,  »  continua-t-il,  «  l'existence  du  mili- 
taire tient  toute  dans  le  verbe  servir.  Il  n'a  rien 
à  reprocher  à  la  destinée  du  moment  qu'il  peut 
le  conjuguer  dans  ses  trois  temps  :  j'ai  servi, 
je  sers,  je  servirai.  M.  Favelles  prétend  que  les 
eaux  de  Ragatz  me  mettront  en  état  de  dire  ce 
futur  sans  mensonge.  J'avoue  que  je  ne  l'espé- 
rais guère  en  venant  ici  et  que  je  l'espère  moins 
encore...  » 

—  «  Répétez-lui,  chère  amie  »  ,  dit  le  Vieux 
Beau  à  la  jeune  femme,  «  qu'il  ait  un  peu  de 
patience,  et  quel  miracle  ces  bains  ont  accompli 
sur  Charlotte.  N'est-ce  pas,  mademoiselle?...  » 
continua-t-il  en  s'adressant  maintenant  à  l'enfant 
qui,  tout  effarouchée  d'être  interrogée  ainsi,  fit 
tourner,  au  lieu  de  répondre,  une  corde  à  sauter 
qu'elle  tenait  à  la  main  et  elle  se  prit  à  courir  avec 
dans  l'allée. 

—  «  Certes  »,  fit  la  mère,    «  elle  n'aurait  pas 
sauté  comme  cela  il  y  a  six  semaines...  » 

—  «  Et  moi,  je  n'aurais  pas  pris  un  contre  de 


ta  LES   DEUX  scœuRs 

quarte  avec  ce  doigté...  »  ,  insista  Favelles,  et,  de 
sa  canne,  il  esquissa  un  mouvement  de  fleuret. 
L'homme  du  second  Empire  avait  été  naturel- 
lement dans  sa  jeunesse  un  de  ces  friands  de 
la  lame,  comme  il  y  en  eut  tant  aux  environs 
de  1865.  Une  grimace  de  souffrance  contracta 
son  visage,  tandis  qu'il  étendait  de  nouveau  son 
bras  en  tournant  son  poignet  raidi  et  remuant 
ses  doigts  noueux.  Il  exécuta  pourtant  plusieurs 
mouvements,  puis  appuya  son  bâton  à  terre  en 
disant  un  :  «  Voilà  après  dix-sept  bains...  »  triom- 
phal, qui  plissa  dans  un  demi-sourire  les  fines 
lèvres  de  Madeleine.  Un  sourire  semblable  passa 
sur  le  visage  d  habitude  si  tragique  du  comman- 
dant. C  était  le  signe  qu'avec  un  peu  de  bonheur 
et  de  paix,  une  enfantine  gaieté  renaîtrait  vite 
dans  cet  homme  sur  lequel  pesaient  trop  d'années 
d'une  trop  ardente  et  trop  pénible  tension.  Le 
vaniteux  baron  était  si  fier  de  ne  plus  cheminer, 
courbé  et  traînant  la  patte,  qu'il  ne  remarqua 
pas  ce  double  sourire,  et  tous  les  trois  s'enga- 
gèrent dans  l'allée  où  la  petite  gambadait  tou- 
jours en  fouettant  de  sa  corde  le  gros  sable  bleu 
pris  au  lit  du  Rhin.  Mme  Liébaut  et  Brissonnetse 
taisaient  ou  presque,  et  Favelles  s'épanchait  en 
souvenirs.  Malgré  son  constant  souci  d'être  à  la 
mode,  le  besoin  de  conter  faisait  sans  cesse  de 
lui  le  classique  vieillard  de  la  légende  : 
...  laudator  temporîs  acti. 


LES    DEUX    SOEURS  53 

Son  geste  d'escrimeur  lui  avait  rappelé  les 
bretteurs  de  sa  jeunesse  et  les  belles  séances  de 
terrain,  au  sortir  de  la  Maison  d  Or  et  du  Gale 
Ang^lais.  Les  aventures  aujourd'hui  oubliées  d'ai- 
mables compagnons  qui  furent  de  charmants  cau- 
seurs et  des  gloires  de  salles  d'armes  revenaient 
dans  son  discours  :  celles  d'Alfonso  de  Aldama, 
de  Georges  Brinquant,  de  Saucède.  Madeleine 
écoutait  d'une  oreille  distraite  ces  noms  qui  ne 
lui  représentaient  même  pas  des  fantômes,  —  et 
ceux  qui  les  portaient  ont  été  des  vivants  si  vivants  ! 
—  A  la  dérobée,  elle  étudiait  l'officier  d'Afrique, 
retombé  à  cette  habituelle  méditation  qui  sem- 
blait le  transporter  bien  loin,  là-bas,  aux  pays  du 
ciel  torride,  de  la  forêt  primitive  et  du  danger.  Ils 
n'avaient  pas  fait  deux  cents  pas  de  la  sorte;  sou- 
dain et  sans  que  rien  eût  pu  faire  prévoir  cette 
résolution,  le  commandant  prit  congé  avec  une 
telle  brusquerie  que  Favelles  lui-même  eu  de- 
meura décontenancé  : 

—  «  On  vous  verra  cette  après-midi?...  » 
demanda-t-il.   "  Mais  qui  vous  presse?...  » 

Et  comme  Brissonnet  s'éloignait,  après  une 
réponse  aussi  évasive  que  brève  : 

—  Il  II  a  de  ces  accès  de  sauvagerie  »  ,  dit  le 
baron,  u  qu'il  faut  lui  pardonner.  Je  ne  serais  pas 
étonné  que  le  soleil  du  Congo  lui  eût  frappé  la 
tête...  Soyez  indulgente  pour  lui,  madame  Made- 
leine. Il  n'a  pas  causé  ce  matin...  Baste  !  vous  le 


LES    DEUX    SOEURS 


revenez.  On  ne  peut  pas  se  manquer  les  uns  les 
autres  dans  cette  cuvette  qu'est  Rag^atz...  Je  crois 
m'apercevoir  qu'il  vous  a  déçue.  Je  lui  ferai 
prendre  sa  revanche...  >» 

La  psychologfie  de  l'ancien  sous-préfet  avait 
sans  doute  été  plus  pénétrante,  quand  il  travail- 
lait pour  son  propre  compte.  Sans  quoi  il  n'eût 
assurément  pas  mérité  la  note  flatteuse  trouvée 
dans  l'armoire  secrète  des  Tuileries.  Ce  départ 
subit  du  commandant  était  précisément  le  con- 
traire de  cette  maladresse  déplorée  par  le  présen- 
tateur. Durant  les  toutes  premières  minutes,  le 
plaisir  de  trouver  l'énigmatique  personnage  de 
la  gare  et  du  restaurant  si  pareil  à  son  imagina- 
tion avaient  enhardi  la  timide  Madeleine,  mais 
déjà  elle  commençait  à  se  reprocher  une  fami- 
liarité trop  hâtive  avec  un  nouveau  venu  qui 
pouvait  la  mal  juger.  Cette  fuite  inopinée  calma 
aussitôt  ce  léger  frisson  de  scrupule.  Elle  recom- 
mença de  se  livrer  au  songe  caressé  la  veille  et  le 
matin,  d'autant  plus  librement  qu'après  sa  lettre 
si  franche  à  son  mari,  elle  ne  gardait  aucune 
arrière-pensée.  Gomment  l'idée  lui  fut-elle  venue 
qu'un  sentiment  personnel  se  mélangeât  à  un  des- 
sein si  désintéressé  :  un  mariage  à  ménager  peut- 
être  entre  l'officier  glorieux  et  malheureux,  d'une 
part,  et  de  l'autre,  sa  sœur  malheureuse  elle  aussi, 
dans  sa  richesse  et  avec  son  nom?  Un  seul  point 
troublait  la  conscience  de  la  prudente  bourgeoise 


LES    DEUX    SOEURS  55 

qu'elle  restait,  même  dans  son  romanesque  :  elle 
ne  savait  de  Brissonnet  que  ses  actions  d'éclat. 
Elle  ig^noi'ait  tout  de  sa  famille.  Quand  le  soir, 
elle  se  retrouva  de  nouveau  avec  Favelles,  après 
diner,  elle  employa  des  ruses  de  diplomate  à  l'in- 
terroger sur  les  origfines  du  commandant,  sans 
avoir  l'air  de  s'y  intéresser. 

—  «  C'est  là  le  malheur  "  ,  répondit  Favelles. 
«  Il  vient  d'en  bas.  Il  a  brûlé  l'étape,  comme  on 
dit.  Ses  parents  étaient  des  cultivateurs  près  de 
Périgfueux.  Ils  ont  fait  de  gros  sacrifices  pour  l'éle- 
ver. Je  rends  à  Brissonnet  cette  justice  :  il  n'en 
roug^it  point.  Il  vous  raconterait  lui-même,  s'il 
vous  connaissait  mieux,  le  dévouement  de  ce  père 
et  de  cette  mère  —  qu'il  a  perdus,  voyez  quelle 
épreuve,  pendant  qu'il  était  en  Afrique!...  Pour- 
tant cette  humble  origine  se  sent  à  des  nuances. 
Ainsi  la  façon  dont  il  nous  a  quittés  ce  matin... 
Ah  !  si  je  pouvais  en  faire  un  homme  du  monde! 
Avec  sa  tournure,  s'il  arrivait  simplement  à  com- 
prendre quelle  force  c'est  de  se  mettre  en  habit 
tous  les  soirs. . .  !  »  Quand  l'ancien  sous-préfet  pro- 
nonçait de  ces  formules,  le  sérieux  de  son  rouge 
et  important  visage  d'ex-viveur  et  d'ex-fonction- 
naire était  vraiment  impayable.  «  Il  ferait  le 
mariage  qui  lui  plairait,  d'autant  plus  qu'il 
n'a  pas  de  mauvaises  manières.  Il  a  des  façons 
dignes,  dans  leur  maladresse.  Ça,  c'est  le  soldat. 
Il  est  pauvrement  mis,  mais  soigné  sur  lui.   Ce 


86  LES    DEUX   S<!œUftS 

qui  lui  manque. . .  u  ,  ajouta  le  Vieux  Beau  avec  un 
cllg^nement  d'yeux  où  reparaissait  rhomms  de 
ïodor  di  feminùa...  «  ce  qui  lui  manque,  c'est 
d'avoir  intéressé  une  femme  comme  il  faut...  » 
Puis  voyant  les  jolis  sourcils  de  Mme  Liébaut  se 
froncer  à  cette  phrase,  qui  ressemblait  fort  à  une 
insinuation  :  «  Vous  me  trouvez  très  immoral  •> , 
insista-t-il.  «  Mais  cet  intérêt  pourrait  être  inno- 
cent, —  en  tout  rien  tout  honneur...  »  Il  rit 
(paiement  de  son  médiocre  à  peu  près,  en  ajus- 
tant son  monocle  avec  la  plus  comique  fatuité. 
C'était  là  un  autre  trait  de  son  caractère  et  très 
log^ique  :  il  adorait  étonner  les  jeunes  femmes 
dont  il  s'occupait,  comme  de  Mme  Liébaut,  en 
Sigisbée  désintéressé  et  sincèrement  dévoué,  par 
ces  sous-entendus  de  demi-cynisme.  Ne  suppo- 
saient-ils pas  une  longue  expérience  de  haute 
galanterie?  Madeleine  lui  savait  ce  ridicule.  D'ha- 
bitude elle  n'y  prenait  pas  plus  garde  qu'aux  élé- 
gances surannées  dont  il  parait  sa  décadence.  Son 
optimisme  délicat,  et  que  sa  sœur  lui  reprochait 
tant,  s'obstinait  à  voir  dans  le  Don  Juan  démis- 
sionnaire, —  combien  malgré  lui!  —  les  qua- 
lités réelles  qu'il  conservait  :  sa  bonhomie  et  son 
obligeance,  son  courage  devant  les  infirmités 
commençantes  et  la  mort  prochaine,  la  noblesse 
surtout  de  sa  fidélité  à  la  cause,  aujourd'hui  vain- 
cue, qu'il  avait  servie  tout  jeune.  Cette  fois  elle 
fut  trop  vivement  choquée  pour  ne  pas   le   faire 


LES    DEUX    SŒURS  57 

sentir  à    son  interlocuteur  qui  en  resta  un  peu 
penaud. 

—  «  J'ai  fait  une  gaffe  » ,  dit-il,  quand  Made- 
leine l'eut  quitté  après  s'être  laissé  reconduire 
comme  la  veille,  jusqu'au  seuil  de  sa  villa,  sans 
presque  plus  lui  répondre,  sinon  par  des  monosyl- 
labes. K  C'est  prodigieux  qu'une  aussi  jolie  petite 
Eve  n'ait  pas  la  moindre  envie  du  fruit  défendu. 
Son  mari  est  un  brave  homme  et  un  bon  méde- 
cin. Son  diagnostic  est  de  premier  ordre.  Tout 
de  même,  ce  lourdaud  d'hôpital  apparié  à  cette 
fine  Parisienne,  c'est  un  peu  fort...  Un  perche- 
ron attelé  avec  une  pouliche  arabe.  Ils  ne  sont 
vraiment  pas  du  même  pied.  Et  la  pouliche  ne  rue 
pas  dans  les  traits!  Et  la  voiture  conjugale  roule 
sans  verser!...  Tiens,  la  comparaison  est  drôle. 
Je  la  travaillerai.  Il  y  a  un  mot  là  dedans  que 
je  placerai...  Un  percheron?...  Une  pouliche?... 
Un  carrossier  et  une  cobbesse,  ce  serait  mieux...  » 

Cette  métaphore  irrévérencieuse  attestait  les 
goûts  hippiques  du  baron.  Il  avait,  dans  ses  beaux 
jours  de  grande  piaffe,  mangé  une  vingtaine 
de  mille  francs,  comme  propriétaire  d'un  quart 
d'écurie  de  courses.  Elle  lui  revint  le  lendemain,  à 
revoir  la  jeune  femme  de  son  docteur,  qualifiée  si 
cavalièrement  —  imitons  son  genre  d'esprit,  —  à 
côté  de  son  protégé  Brissonnet,  dans  une  circons- 
tance qui  aurait  dû  le  rendre  jaloux  de  l'officier. 


58  LES    PEUX    SOEURS 

Mais  le  véritable  Vieux  Beau,  le  Vieux  Beau  bon 
teint — sansépigramme  ni  équivoque,  — n'est  pas 
jaloux  des  succès  des  autres.  Il  est  trop  saturé  de 
fatuité.  Favelles  venait  donc,  après  avoir  couru 
vainement  après  Brissonnet  toute  la  matinée,  de 
le  retrouver  en  train  d'écouter  la  musique  sous 
les  arbres  de  la  charmille  aménag^ée  au  milieu 
du  parc,  et,  naturellement,  il  l'avait  entraîné 
vers  l'allée  où  Mme  Liébaut  s'installait  le  plus 
volontiers.  Elle  venait  là,  souvent,  vers  les  trois 
heures  avec  sa  petite  fille.  Assise  sur  une  chaise  à 
l'ombre  des  branches,  elle  travaillait  indéfiniment 
à  quelque  ouvrage  avec  cette  patience  qu'elle  met- 
tait d  toute  besogne.  Cette  rêveuse  n'était  jamais 
une  oisive.  Elle  ne  lisait  guère.  Les  chimères 
dont  se  nourrissait  sa  fantaisie  lui  faisaient,  sans 
qu'elle  s'en  rendit  bien  compte,  paraître  prosaïques 
et  froides  les  inventions  des  écrivains.  Cette 
après-midi  elle  avait  emporté,  pour  occuper  ses 
mains,  des  écheveaux  d'une  fine  laine  mêlée  de 
brins  de  soie  destinés  à  se  transformer  en  un 
souple  mantelet  pour  Charlotte.  Elle  avait  mis  sa 
chaise  sous  un  grand  arbre  où  la  brise  éveillait  un 
lent  frémissement  de  feuilles,  de  quoi  accompa- 
gner et  bercer  sa  songerie.  Sous  son  grand  chapeau 
de  légère  mousseline  paiement  rose,  son  souple 
corps  pris  dans  une  robe  de  batiste  assortie,  ses 
jolis  doigts  sortantdes  longues  mitaines  de  dentelle 
sous  lesquelles  transparaissait  la  chair  délicate  de 


LES    DEUX    SOEURS  59 

l'avant  bras,  c'était  une  apparition  de  jeunesse  à  la 
croire  la  très  g^rande  sœur  de  la  petite  fille  qui 
jouait  près  d'elle  comme  la  veille,  mais  cette  fois 
arec  un  cerceau.  Un  des  ruisseaux  épanchés  de  la 
montagne  vers  le  Rhin  contournait,  à  travers  les 
saulaies,  l'espèce  de  quinconce  que  Madeleineavait 
choisi  pour  sa  retraite.  Gomme  le  baron  Favelles 
et  le  commandant  s'approchaient,  Charlotte  les 
aperçut,  et  dans  une  de  ces  crispations  de  mouve- 
ments que  la  timidité  inflige  auxenfants  trop  ner- 
veux, elle  donna  un  coup  de  baguette  si  mala- 
droit que  le  cerceau  roula  dans  la  petite  rivière. 
L'enfant  jeta  un  léger  cri  qui  fît  se  relever  la  tète 
de  sa  mère.  La  petite  se  tenait  sur  le  bord  de  l'eau 
immobile,  les  bras  pendants,  consternée  de  voir 
le  fragile  objet  emporté  par  le  flot  rapide.  Le 
cerceau  allait,  allait,  pliant  encore  les  herbes 
déjà  courbées  par  le  courant,  contournant  les 
pierres  autour  desquelles  cette  eau  écumait  en 
blanche  mousse,  jusqu'à  ce  qu'il  s'arrêtât  quelques 
secondes,  retenu  dans  un  petit  coude  que  faisait 
le  ruisselet.  On  voyait  le  bois  mince  émerger  de 
Teau,  et  se  mouvoir,  tantôt  projeté  vers  la  terre, 
tantôt  attiré  vers  la  pointe  de  cette  sorte  de  cap. 
Une  poussée  plus  forte  du  courant,  la  pointe  serait 
doublée,  et  le  cerceau  emporté  au  loin...  Tout  à 
coup,  CharloHe  jeta  un  nouveau  cri,  de  sur- 
prise cette  fois  et  d'espérance.  Brissonnet  venait 
de  franchir  d'un  bond  cette  largeur  du  ruisseau. 


60  LES    DEUX    SŒDRS 

Il  était  sur  l'autre  rive,  marchant  parmi  les  hautes 
herbes,  du  pas  leste  d'un  familier  de  la  hio  isse. 
Il  s'était  penché  en  se  suspendant  tout  entier  d'un 
bras  à  une  grosse  branche  d'arbre.  De  sa  main 
libre,  il  avait  saisi  le  cerceau,  et  déjà  un  autre 
bond  l'avait  ramené  sur  la  rive  où  l'attendait  la 
petite  fille  sur  le  bord  de  l'eau.  Dans  cette  action  si 
simple,  mais  qu'un  gymnaste  professionnel  pouvait 
seul  accomplir,  il  avait  déployé  une  grâce  dans 
la  force  qui  contrastait  singulièrement  avec  son 
apparence  maladive  et  la  structure  de  ses  membres 
grêles  sous  la  jaquette  étriquée.  L'explorateur 
avait  reparu,  et  toutes  les  adresses  physiques 
acquises  par  l'entraînement  de  plusieurs  années  de 
vie  sauvage.  C'est  aussi  la  première  idée  qu  énonça 
Favelles,  qui  avait  rejoint  Mme  Liébaut  pendant 
les  cinq  mmutes  qu'avait  duré  ce  tour  de  force; 
et  tandis  que  l'enfant  accueillait  la  reprise  de  ce 
jouet  perdu  avec  des  exclamations  de  joie  : 

—  «  Il  s'est  cru  de  nouveau  en  Afrique,  notre 
commandant  »  ,  fit-il.  «  Si  tous  les  soldats  du 
colonel  Marchand  avaient  cette  agilité,  je  ne 
m'étonne  plus  de  la  route  qu'ils  ont  parcourue. . .  )» 
Et,  tout  de  suite,  continuant  son  métier  de  cor- 
nac, avec  cette  vanité  du  reflet,  de  tous  les  sno- 
bismes  le  plus  inoffensif  :  «  Maintenant  que  vous 
êtes  une  paire  d'amis,  mademoiselle  » ,  —  ii 
s'adressait  à  Charlotte  revenue  auprès  d'eux,  — 
«  demandez  au  commandant  de  vous  raconter  où 


LES    DEUX    SOEURS  61 

il  a  appris  à  sauter  ainsi.  Deux  mètres  et  quart. 
Mais  oui,  elle  a  bien  deux  mètres  un  quart...  cette 
rivière.  Hé!  Hé!  On  franchirait  d'autres  distances 
quand  il  s'agit  de  mettre  l'espace  entre  un  lion  et 
soi...  » 

—  «  Un  lion?  »  demanda  la  fillette.  «  Vous 
avez  rencontré  un  lion,  monsieur?  » 

—  «  J'en  ai  rencontré  cent  i> ,  répondit  Bris- 
sonnet,  en  riant  malgré  lui  du  regard  stupéfié  de  la 
petite  Parisienne,  «  deux  cents...  Mais  M.  Favelles 
me  fait  trop  d'honneur  en  m'attribuant  une  vitesse 
à  la  course  capable  d'échapper  à  la  poursuite 
d'un  fauve...  Je  n'en  ai  jamais  eu  le  besoin  d'ail- 
leurs. Quand  un  homme  rencontre  un  lion,  made- 
moiselle, sachez-le,  c'est  toujours  le  lion  qui 
commence  par  se  sauver.  Ça  miaule  très  fort,  ces 
grandes  bêtes.  Ce  ne  sont  que  d'énormes  chats, 
voyez-vous...  » 

—  «  Demandez-lui  donc  alors,  d'où  lui  vient 
cette  cicatrice?...  »  reprit  Favelles.  L'officier 
n'eut  pas  le  temps  de  cacher  sa  main  gauche  qui 
montrait  une  longue  trace  pareille  à  celle  d'une 
ancienne  brûlure.  «  Allons,  Brissonnet,  racontez 
cette  histoire  sans  fausse  modestie,  comme  vous 
avez  fait  à  l'un  de  nos  dîners.  Vous  jugerez, 
mademoiselle,  si  les  lions  sont  les  gros  chats  inof- 
fensifs dont  il  parle. . .  » 

—  «  Vous  ne  refuserez  pas  ce  plaisir  à  Char»* 
lotte,  monsieur...  "  ,  ditla  mère  en  attirant  contre 


«2  LES    DKOX    SCKURS 

elle  sa  fille  rougissante  de  curiosité.  Ces  quelques 
propos  avaient  été  échangées  si  rapidement  que 
Madeleine  se  trouva  avoir  prononcé  cette  prière, 
de  nouveau,  sans  presque  s'en  être  rendu  compte. 
Favelles  avait  familièrement  placé  une  chaise  à 
côté  de  sa  chaise  à  elle.  Il  s'y  était  assis,  pendant 
que  Brissonnet  restait  debout.  La  phrase  de 
Mme  Liébaut  équivalait  à  une  autorisation  de 
s'asseoir  à  son  tour.  Sur  le  visag^e  de  l'officier 
passa  une  contrariété.  Les  récits  de  ses  propres 
aventures  lui  étaient  toujours  désagréables.  A 
cette  minute,  et  dans  la  présence  de  cette  femme 
qui  avait  fait  sur  lui  une  trop  profonde  impres- 
sion depuis  ces  quarante-huit  heures,  ce  désagré- 
ment allait  jusqu'à  la  souffrance.  Il  s'exécuta 
pourtant  avec  cette  simplicité  un  peu  fruste  qui 
est  souvent  celle  des  gens  de  guerre.  Elle  a  son 
charme  puissant  quand  on  la  sent  très  vraie  et 
nonjouée. 

—  «  Cette  fois-là  »  ,  dit-il,  «  tout  est  arrivé  par 
ma  faute...  Ou  plutôt  »,  rectifia-t-il,  «  par  la 
faute  du  hasard.  Voici  la  chose.  Nous  étions  en 
train,  cinquante  hommes  et  moi,  de  procéder  à 
une  reconnaissance.  Le  chef  ne  nous  avait  pas 
caché  qu'il  redoutait  beaucoup  les  parages  où  il 
nous  envoyait,  habités  par  des  anthropophages... 
Mes  hommes  étaient  braves,  mais,  ce  jour-là,  le 
troisième  depuis  que  nous  avions  quitté  le  camp, 
je   les   sentais    flotter.    Pourquoi?    Ces   paniques 


LES    DEUX    SŒUftS  63 

latentes  ne  s'expliquent  pas.  Il  faisait  une  chaleur 
terrible.  Nous  venions  de  nrjarcher  ces  quarante- 
huit  heures  le  long  d'un  lac  vaste  comme  une 
mer,  sans  rencontrer  un  être  vivant,  sous 
d'énormes  arbres.  Nous  allions,  emboîtant  le  pas 
l'un  à  l'autre,  en  file  indienne,  et  moi  le  dernier. 
A  un  moment  la  file  entière  s'arrête.  Je  cours  en 
avant  pour  savoir  la  cause  de  cette  soudaine 
immobilité,  et  je  vois,  à  cinquante  mètres,  un  lion 
debout,  énorme,  qui  nous  reg^ardait.  Je  fais  sig^ne 
à  mes  hommes  de  ne  pas  bouger.  Le  plus  tran- 
quillement que  je  peux,  je  prends  mon  fusil,  je 
l'arme  et  je  mets  le  genou  en  terre  pour  ajuster 
la  bête.  Je  commandais,  c'était  à  moi  de  donner 
l'exemple  du  sang-froid...  Le  lion  me  regardait 
avec  étonnement,  en  se  fouettant  les  flancs  avec 
la  queue.  Je  lâche  mon  coup.  Je  me  croyais  très 
sûr  de  ma  balle.  Je  l'avais  seulement  blessé,  et 
d'une  blessure  légère  qui  n'intéressait  aucun 
muscle,  car  il  commença  à  marcher  sur  moi,  en 
pataud,  très  lourdement.  Ils  n'ont  de  légèreté  que 
lorsqu'ils  bondissent.  J'avais  une  seconde  balle  à 
tirer.  Je  ne  voulais  la  placer  qu'à  coup  sûr.  J'at- 
tendais donc,  et  voilà  que,  tout  d'un  coup,  une 
pétarade  éclate  à  mes  côtés,  au-dessus  de  moi, 
autour  de  ma  tête.  C'étaient  mes  hommes  qui, 
sans  ordre,  fusillaient  le  lion,  —  et  qui  le  man- 
quaient. La  bête  s'arrête,  comme  stupéfaite,  et,  se 
ramassant,  elle  bondit.  Quand  j'ai  vu  en  l'air  ce 


64  l'ES    DEUX    SŒURS 

f^rand  %'^entre  blanc,  j'ai  bien  cru  que  c'était  fini. 
Je  tire  quand  même,  et  cette  fois  je  traverse  le 
ceeur.  Mais  l'élan  du  lion  était  pris,  et  il  me  serait 
tombé  dessus  si  je  n'avais  fait  un  écart  qui  ne  l'a 
pas  empêché  de  m'emporter  le  bras  à  moitié  dans 
son  agonie...  Voilà  toutes  mes  chasses  aux  lions, 
mademoiselle  »  ,  conclut-il,  c  et  je  n'ai  même  pas 
la  peau  de  celui-là.  Nous  étions  pressés  et 
n'avions  que  trop  de  bagages.  Nous  l'avons  aban- 
donné... » 

—  «  L'existence  d'Europe  doit  vous  paraître 
bien  monotone,  par  contraste  avec  des  sensations 
pareilles...  »  ,  dit  Mme  Liébaut,  après  un  silence. 

—  «  Quelquefois  »  ,  répondit-il.  «  Mais  ce  ne 
sont  pas  les  dangers  qui  rendent  les  expéditions 
comme  celles-là  inoubliables.  Ce  sont  des  impres* 
sions  de  libre  nature  comme  on  n'en  retrouve 
plus  dans  nos  vieux  pays  trop  civilisés.  Puisque 
nous  en  sommes  sur  le  chapitre  des  lions,  per- 
mettez-moi  de  vous  raconter  un  autre  épisode, 
moins  tragique,  mais  plus  significatif...  Il  m'est 
arrivé  une  nuit,  au  camp,  d'être  réveillé  par  un 
bruit  singulier.  Je  regarde  à  travers  un  des  inter- 
stices de  la  toile,  et  je  vois,  dans  la  clairière  où 
nous  avions  dressé  nos  tentes,  un  lion,  sa  lionne, 
et  deux  lionceaux  qui  passaient.  La  lune  inondait 
le  camp  d'une  lumière  aussi  distincte  que  celle 
du  jour.  Le  mâle  était  visiblement  inquiet.  Il 
considérait  ces  cônes  blancs  placés  de  distance  en 


LES    DEUX    SŒURS  65 

distance,  et  s'arrêtait  à  chaque  minute,  en  reni- 
flant. La  femelle,  indifférente  à  tout  excepté  à 
ses  petits,  les  exerçait  à  marcher.  Les  lionceaux 
faisaient  cinq  pas,  six,  sept,  gauchement,  sur 
leurs  grosses  pattes,  puis  ils  roulaient.  La  mère, 
couchée  sur  le  dos,  jouait  alors  avec  eux.  Elle  le» 
forçait  à  se  redresser  de  nouveau  ;  les  six  ou  sept 
pas  de  marche  recommençaient,  et  la  chute,  et 
les  jeux. ..  Cette  étrange  famille  mit  au  moins  une 
heure  à  traverser  l'espace  illuminé  par  la  lune,  et 
à  disparaître  dans  la  forêt...  Je  n'eus  pas  une 
seconde  l'impression  du  péril,  mais  que  j'assistais 
à  une  merveilleuse  scène  de  la  vie  primitive.  Cette 
visite  de  ces  quatre  lions,  la  nuit,  c'a  été  une  fête, 
un  spectacle  comme  je  n'en  ai  jamais  vu  dans  les 
plus  célèbres  théâtres...  Monsieur  le  baron,  vous 
me  trouvez  bien  naïf,  n'est-ce  pas?...  » 

Favelles  s'était  mis  à  rire  en  effet  sur  ces  der- 
niers mots.  L'explorateur  ajouta,  prenant  cette 
expression  presque  eafantinement  effarouchée 
qu'il  avait  quelquefois  :  —  «  J'aurais  dû  me 
déKer.  Entre  un  Parisien  comme  vous  et  un  Afri- 
cain, la  partie  n'est  pas  égale.  Vous  vous  moquez 
de  moi.  Avouez4e.  » 

—  a  Pas  le  moins  du  monde  » ,  dit  vivement 
Favelles.  a  Mais  quand  vou  ;  avez  prononcé  le  mot 
de  théâtre,  j'ai  pensé  qu'il  n'y  pas  besoin  d'al- 
ler si  loin  pour  jouir  d'un  spectacle  comme 
celui    que    vous    décrivez    si    Joliment...    Votr« 


6«  LES    DEUX    SŒURS 

famille  de  lions,  je  l'ai  vue,  moi  qui  ne  quitte  pas 
souvent  les  Champs-Elysées,  au  Cirque  d'été,  ce 
charmant  Cirque  d'été  que  ces  brigands  ont 
démoli.  "  Ces  brig^ands,  on  le  devine,  c'étaient, 
pour  le  fidèle  du  second  Empire,  tous  les  gouver- 
nants, sans  aucune  exception,  depuis  la  honteuse 
journée  du  4  Septembre.  Il  fallait  l'entendre  pro- 
noncer ces  mots  :  le  Cirque  d'été,  pour  com- 
prendre ce  que  lui  avaient  représenté  pendant 
des  années,  à  lui  comme  aux  élégants  de  sa  géné- 
ration, ces  samedis  de  mai  et  de  juin  où  tout 
le  Paris  qui  s'amuse  se  donnait  rendez-vous 
autour  de  la  piste,  solennel  royaume  du  solennel 
M.  Loyal.  «  Oui  »  ,  continua-t-il,  «je  ne  sais  plus 
à  quelle  époque  on  avait  installé  une  grande  cage 
au  milieu  de  l'arène.  On  y  montiait  un  lion  et 
une  lionne  qui  venait  de  mettre  bas,  avec  deux 
petits...  On  faisait  tout  à  coupla  nuit,  et  l'on  bai- 
gnait d'électricité  les  quatre  bêtes...  Les  deux 
lionceaux  et  la  mère  jouaient  sous  ce  faux  clair 
de  lune  tout  comme  les  vôtres,  tandis  que  le  père 
allait  et  venait  comme  votre  lion.  On  les  avait 
dressés  à  cela.  Ce  rapprochement  d'idées  m'est 
venu,  et  j'ai  souri...  Moralité,  comme  pour  les 
fables,  puisqu'il  s'agit  d'animaux  :  les  Africains 
deviennent  très  vite  bien  Parisiens.  Un  peu  de 
dressage  y  suffit.  C'était  l'histoire  de  ces  lions, 
Brissonnet.  Ce  sera  la  vôtre.  A  la  façon  dont 
vous  contez,  ça  l'est  déjà...  » 


LES    DEUX    SOEURS  67 


Celui  que  l'officier,  peu  au  courant  des  usagées, 
appelait  plébéiennement  «  monsieur  le  baron  » , 
s'était  cru  très  aimable  en  exprimant  ce  com- 
pliment au  narrateur.  Il  ne  se  doutait  pas  qu'il 
touchait,  par  cette  comparaison  avec  des  lions 
domestiqués,  à  la  place'  la  plus  malade  de  cette 
sensibilité.  Une  ombre  passa  dans  les  yeux  pro- 
fonds du  soldat,  qui  avait  contemplé  tant  de 
scènes  tragiques  ou  sauvages,  toutes  grandioses. 
Avoir  rêvé,  avoir  vécu  une  épopée  héroïque,  et 
que  plusieurs  années  d'un  sacrifice  sublime  et 
renouvelé  toutes  les  heures,  aboutissent  à  une 
figuration,  comme  celle  de  l'entrée  à  Paris  de 
Marchand  et  de  ses  camarades,  puis  à  une  curio- 
sité autour  d'un  nom!  C'était  la  mélancolie  qui 
rongeait  Brissounet  depuis  son  retour.  L'évoca- 
tion par  Favelles,  de  ces  lions,  pareils  à  ceux 
qu'il  avait  rencontrés  dans  le  désert,  et  devenus 
des  tt  numéros  »  dans  un  programme  de  cirque, 
était  le  symbole  trop  saisissant  de  sa  destinée.  Il 
y  eut  un  silence  que  le  Vieux  Beau,  ravi  de  son 
anecdote  à  lui,  n'interpréta  pas  dans  sa  vérité. 
Madeleine,  avec  son  tact  de  femme,  devina  quelle 
impression  avait  passé  sur  le  cœur  ulcéré  du 
jeune  homme,  et  comme  d'un  geste  instinctif 
elle  voulut  panser  cette  plaie  soudain  rouverte  : 

—  «  Je  ne  sens  pas  du  tout  comme  vous  »  ,  fit- 
elle  en  s'adressant  à  Favelles...  «Je  n'ai  jamais 
pu  supporter  de  regarder  un  fauve  dans  une  cage. 


%g  LES    DEUX    SŒfJRS 

Ile  souffrent  trop.  Je  serais  sortie  du  cirque 
plutôt  que  d'assister  à  cette  parodie  :  cei  jeux 
de  cette  lionne  et  de  ces  lionceaux  à  seule 
fin  de  divertir  ce  public  blasé,  avec  cette  pers- 
pective pour  ces  pauvres  bêtes  qui  ont  tant 
besoin  d'espace,  de  finir  poitrinaires  entre  des 
barreaux!...  Au  lieu  qu'en  écoutant  M.  Bris- 
sonnet,  je  voyais  cette  clairière,  cette  forêt,  ce 
clair  de  lune,  ce»  admirables  animaux,  et  je  l'en- 
viais... Je  lui  étûiô  reconnaissante  surtout  » ,  con- 
tinua-t-elle  en  attirant  son  enfant  à  elle,  «  de 
prendre  tant  de  peine  pour  Charlotte...  Allons  n  , 
acheva-t-ellô  en  s'adressant  à  celle-ci,  «  dis  merci 
à  M.  le  commandant  Brissonnet,  pour  la  belle 
histoire...  » 

—  «  Merci»  monsieur  » ,  répéta  la  petite  fille, 
puis,  avançant  son  fin  visage,  et  câline  :  «  Vous 
n'en  savez  pas  d'autres,  monsieur?  •> 

—  «  Toute  la  femme  est  là  »  ,  dit  Favelles  en 
esquissant  un  bravo  avec  ses  mains.  «  Quand  Eve 
dans  le  jardin  eut  pris  la  pomme  que  lui  présen* 
tait  le  serpent,  elle  a  dû  lui  demander  aussi  :  où 
est  l'autre?  • 

— '  «  C'est  une  petite  indiscrète  »  ,  interrompit 
là  mère,  ««  et  vous  allez  finir  de  me  la  gâter  si  vous 
avez  l'eir  de  trouver  cela  naturel...  " 

Son  geste  démentait  la  sévérité  de  son  lan- 
gage, car  elle  flattait  la  joue  de  la  petite  fille  qui 
s'était  tapie  contre  elle,  pour  se  faire  pardonner, 


LES   DIUX   SQEUR.S  «f 

la  tête  sur  ses  genoux.  Puig,  revenant  à  son  pro- 
jet, —  pour  justifier  derechef  à  ses  propres  yeux 
l'intimité  trop  grande  de  cet  entretien,  —  elle 
ajouta  :  -^  «s  Quel  dommage  que  ma  sœur  goit 
partie  avant-hier  !  Elle  qui  s'intéresse  tant  hnx 
récits  de  voyagre,  elle  se  serait  beaucoup  plu  à 
causer  avec  le  commandant!...  »  Elle  observait  ce 
dernier,  du  coin  de  l'oeil,  en  prononçant  ces  mots. 
Il  lui  sembla  qu'à  cette  mention  de  la  voyageuse, 
il  avait  tressailli  légèrement.  «  Si  pourtant  elle 
lui  avait  déjà  fait  une  impression?  w  Cette  petite 
plirase  se  prononça  en  elle,  distinctement,  et  fut 
la  cause  que,  s'étant  levée  pour  continuer  seule  sa 
promenade  avec  sa  fille,  elle  laissa  Favelles  et 
Brissonnet  l'accompagner,  sans  plus  do  remords, 
inavoués  ou  non.  S'il  était  vrai  que  le  souvenir 
d'Agathe  aperçue  quelques  instants  à  la  portière 
d'un  wagon  restât  si  vif  dans  la  mémoire  de  l'of- 
ficier, la  moitié  du  travail  était  faite.  Les  huit 
jours  qu'elle  avait  à  passer  aux  eaux  avec  le  jeune 
homme  suffiraient  à  parachever  le  reste. 


IV 

UNE  AME   DE   SOLDAT 

Madeleine   Liébaut   ne   s'était   pas   trompée   : 
celui  dont  elle  rêvait  romanesquement  de  faire 


19  LES    DRTnC    SOEURS 

son  beau-frère  avait  bien  été  frappé  d'une  im- 
pression très  forte  par  la  g^râce  exquise  du  visarje 
d'Ajjathe  apparu  à  la  fenêtre  du  compartiment. 
Mais  elle  n'avait  pas  deviné  que  le  travail  qu'elle 
souhaitait  d'accomplir  s'était  accompli  déjà,  en 
partie  du  moins,  en  sens  inverse;  il  avait  suffi 
que  l'officier  la  vît,  elle,  traverser  la  salle  à 
mang^er,  le  premier  soir,  et  ensuite  qu'il  causât 
avec  elle,  dans  le  vaste  parc  rempli  du  chant 
et  du  vol  d'innombrables  oiseaux.  L'extraordi- 
naire ressemblance  des  deux  sœurs  entre  elles 
avait  aussitôt  dérivé  sur  la  cadette  l'admiration 
éveillée  par  le  coup  de  foudre  de  la  beauté  de 
l'aînée.  G  était  bien  Mme  de  Méris  qu'il  avait 
remarquée  à  la  g^ave,  et  il  l'avait  aussitôt  retrou- 
vée dans  l'autre,  si  bien  qu'il  en  avait  oublié  la 
première,  aperçue  l'éclair  d'un  instant.  Oublié? 
Non,  il  les  avait  confondues.  Aurait-il  pu  d'ail- 
leurs distinguer  l'absente  de  la  présente,  celle 
qu'il  avait  vue  se  pencher  souriant  hors  du 
wagon,  et  la  présente,  celle  qui  allait  et  venait  à 
côté  de  lui  dans  ce  cadre  de  verdures,  de  mon- 
tagnes et  d'eau3  qu'est  Ragatz?  De  cette  vallée 
fraîche  et  sauvage,  Madeleine  fut  tout  de  suite 
pour  Brissonnet  la  vivante  fée.  L'image  de  cette 
fine  créature  aux  yeux  profonds  et  spirituels, 
aux  traits  délicats,  aux  gestes  menus,  et  que  ion 
devinait  si  frémissante  sous  sa  grâce  contenue, 
devait  s'associer  dans  sa  pensée  désormais  et  pour 


LES    DEUX    SOEURS  71 

toujours  à  ces  pentes  ombragées  de  sapins  et  de 
mélèzes,  à  ces  ponts  de  troncs  d'arbres  jetés  sur 
les  torrents,  à  ces  gorges  dont  les  roches  sauvages 
surplombent  des  eaux  bouillonnantes  et  racontent 
la  fureur  d'antiques  cataclysmes,  à  ces  prairies 
fauchées  de  la  veille  et  parfumées  de  l'arôme  des 
foins,  au  joli  paradoxe  de  ce  village  d'eaux,  de 
cette  oasis  d'élégance  abritée  dans  cette  vallée 
perdue.  Pouriai  aussi  ceshuit  jours  de  rencontres 
quotidiennes  allaient  être  une  oasis  —  la  première 
où  il  lui  eût  été  donné  de  s'arrêter  et  de  se  repo- 
ser dans  le  charme  que  répand  autour  d'elle,  rien 
qu'en  existant,  une  femme  secrètement  et  silen- 
cieusement aimée. 

Le  petit  drame  sentimental  dont  le  premier 
acte  se  déroula  durant  cette  semaine  —  sans  évé- 
nements, comme  tant  de  tragédies  de  cœur  à  leur 
début,  —  serait  inintelligible,  si  l'on  n'indiquait 
pas  dès  maintenant  dans  quelles  dispositions  d  âme 
l'officier  d'Afrique  se  trouvait  alors.  Elles  expli- 
queront la  soudaineté  d'une  passion  qui  risquera 
de  paraître  un  peu  bien  rapide.  Pourtant,  l'expé- 
rience le  prouve  trop  :  les  invasions  les  plus  puis- 
santes de  l'amour  sont  le  plus  souvent  les  phis 
subites.  Grandi  —  Favelles  avait  dit  vrai  —  dans 
des  conditions  très  humbles,  Brissonnet  avait  jus- 
qu'à sa  vingt-quatrième  année  travaillé  avec  une 
ardeur  si  âpre  pour  suppléer  aux  lacunes  de  son 


T2  LES    DEUX    SŒURS 

instruction  et  sortir  de  .Sainl-Maixent  dans  les 
premiers  rangfs,  qu'il  n'avait  littéralement  pas  eu 
le  loisir  de  sentir  son  cœur.  Les  curiosités  fémi- 
nines s'étaient  bornées  pour  lui  à  de  banales 
aventures  «ans  poésie  et  sans  lendemain.  Et  tout 
de  suite,  c'avait  été  l'Afrique,  non  pas  celle  des 
séjours  dans  les  cabarets  de  la  côte,  parmi  les 
verres  d'absinthe,  les  parties  de  cartes  et  les 
créatures,  mais  celle  des  marches  forcées,  des 
luttes  sans  répit  contre  le  climat,  contre  les  bétes 
féroces,  contre  les  hommes,  enfin  la  préparation 
et  l'exécution,  sous  Marchand,  de  cette  éton- 
nante traversée  de  tout  le  monde  noir.  Au  retour, 
il  avait  retrouvé  les  difficultés  de  carrière,  résul- 
tat de  la  malveillance  des  pouvoirs  publics  à 
l'égard  des  membres  de  la  mission.  Des  chagrins 
de  famille  s'y  étaient  mêlés,  puis  une  crise  de 
santé,  mais  surtout  il  avait  connu  ce  vague  état 
de  misanthropie  farouche  qui  se  développe  si 
aisément  chez  les  gens  de  guerre  soudain  réduits 
au  repos.  Ces  diverses  circonstances  combinées 
n'avaient  pas  permis  à  l'explorateur  d'autres 
émotions  que  celles  de  l'ambition  déçue.  Il  y 
avait  donc  en  lui  une  immense  et  secrète  réserve 
de  tendresses  demeurées  intactes,  une  force  de 
passion  latente,  si  l'on  peut  dire.  Cet  aspect  de 
héros  de  roman  que  Madeleine  avait  signalé  à 
sa  sœur,  sur  un  ton  mi-sérieux,  mi-railleur,  ne 
mentait  pas.  Toute  la  douleur  subie  dans  l'action, 


LES    DEUX    SOEURS  7* 

depuis  ces  quelques  années,  avait  avivé  et  comme 
mis  à  vif  la  sensibilité  du  soldat  au  lieu  de  l'en- 
durcir. C'est  l'histoire  ordinaire  des  hommes 
d'entreprise  et  de  dangfer  :  à  trop  s'tbir  et  de  trop 
dures  choses,  s'ils  ne  perdent  pas  toute  faculté 
d'aimer,  ils  deviennent  presque  morbidement 
émotifs.  Cette  anomalie  apparente  n'est  que  lo- 
g^ique  :  les  âmes  très  fortes  vont  naturellement 
à  l'extrême  de  leurs  qualités  et  de  leurs  défauts. 
Sont-elles  nées  avec  des  tendances  à  l'égfoïsme? 
Elles  ont  bientôt  fait  de  les  outrer,  d'abolir  en 
elles  tous  les  éléments  qui  s'opposeraient  au  dé- 
veloppement implacable  de  leur  personnalité. 
Ont-elles  reçu,  au  contraire,  avec  la  vie,  cet  ins- 
tinct de  dévouement,  cet  appétit  des  impressions 
tendres  qui  est  comme  un  sens  à  part,  —  aussi 
inintellig-ible  à  ceux  qui  ne  le  possèdent  pas  que 
peut  l'être  la  lumière  à  un  aveug^le  ou  le  son  de  la 
voix  à  un  sourd?  —  la  destinée  peut  les  jeter  dans 
les  chemins  les  plus  contraires  à  leurs  dispositions 
primitives,  il  suffit  d'un  incident,  et  le  Roméo  ou 
le  Don  Quichotte  surjjit  en  eux,  —  un  Roméo, 
qui  a  trop  souvent  passé  l'âge  d'être  aimé,  un 
Don  Quichotte  dont  la  Dulcinée  n'a  pas  attendu 
son  chevalier.  Le  premier  cas  n'était  pas  celui  du 
commandant  Brissonnet.  Les  terribles  fatig^ues  de 
ses  campa{jnes  d'Afrique  ne  lui  avaient  pas  plus 
enlevé  la  jeunesse  du  visag^e  que  celle  du  cœur. 
L'autre  cas  n'était  pas  celui  de  Mme  Liébaut.  La 


TA  LES    DEUX    SŒURS 

sœur  d'Agathe  réalisait  si  bien  en  elle,  malgré  le 
bourgeoisisme  de  sa  naissance  et  de  son  mariage, 
le  type  accompli  de  grâce  et  de  noblesse  qu'un 
dévot  des  cours  d'amour  eût  rêvé  pour  sa  Dame! 
Il  était  impossible  d'imaginer  un  ensemble  de  con- 
ditions mieux  agencées  pour  porter  aussitôt  deux 
êtres  au  plus  haut  degré  de  séduction  récipropre .  Il 
y  avait  de  quoi  faire  trembler,  pour  elle  et  pour  lui, 
quelqu'un  qui  n'eût  pas  été  un  vieux  parisien  iro- 
niste comme  Favelles.  Mais  l'ancien  viveur,  que 
le  hasard  rendait  témoin  de  ce  début  de  passion, 
n'était  pas  de  ceux  qui  prennent  au  tragique  des 
aventures  de  cette  sorte.  Cette  idylle  ne  devait 
être  pour  lui  qu'une  comédie,  où  la  note  gaie 
était  donnée  par  les  enfantillages  de  ce  héros,  I 
mêlé  des  années  durant  aux  plus  violentes  sensa-  ] 
tions  de  la  chasse  et  de  la  guerre.  Et  maintenant 
son  pouls,  que  l'approche  de  la  plus  redoutable 
mort  avait  laissé  si  souvent  calme,  allait  battre  de 
fièvre  à  la  seule  idée  que  ce  soir,  que  demain  il 
reverrait  la  silhouette  de  cette  femme,  inconnue 
de  lui  si  peu  de  temps  auparavant!  Oui,  pendant 
toute  cette  fin  du  séjour  de  Mme  Liébaut^,  les 
énergies  de  Brissonnet  allaient  se  dépenser  à 
prendre  des  résolutions  de  cette  importance  : 
sortirait-il  à  l'heure  où  il  savait  qu'e//e  sortait? 
Irait-il,  après  le  déjeuner,  sous  la  vérandah  de 
l'hôtel  où  il  était  possible  qu'il  la  rencontrât 
avec   le    baron   Favelles?  Passerait-il  près  de  sa 


LES    OF.TTX    SOEURS  75 

villa  avec  la  chance  d'y  parler  à  la  petite  Char- 
lotte? Chacun  de  ces  riens  allait  représenter  pour 
ce  brave  de  véritables  drames  de  timidité  ! 

C'était  cette  timidité,  si  absolument,  si  naïve- 
ment sincère  qui  lui  avait,  le  premier  soir,  rendu 
impossible  de  supporter  la  présentation  à  Made- 
leine, après  le  petit  incident  de  la  gare.  Cette 
même  timidité  l'avait  fait  s'échapper  presque 
sauvagement,  au  cours  du  premier  entretien  qui 
avait  suivi  la  rencontre  du  lendemain.  Il  ne  s'était 
pas  mépris  en  imaginant  qu'elle  l'étoufferait  de 
nouveau  à  la  prochaine  occasion,  en  dépit  de  la 
grâce  d'accueil  déployée  par  elle  dans  cette 
seconde  rencontre  de  la  petite  rivière,  si  inatten- 
due pour  lui.  Ne  s'était-il  pas  laissé  aller  à  y  racon- 
ter ses  exploits  de  chasse,  comme  un  émule  de 
l'illustre  Tartarin,  lui  le  plus  muet  des  hommes, 
à  l'ordinaire,  sur  ses  propres  faits  et  gestes? 
Il  n'allait  pas  être  plus  hardi  à  la  troisième  ren- 
contre. Vingt-quatre  heures  s'étaient  passées  de 
nouveau,  durant  lesquelles  il  s'était  demandé  s'il 
aurait  ou  non  la  chance  de  revoir  la  jeune  femme, 
d'abord  le  matin,  —  et  il  avait  erré  dans  tout  le 
parc  sans  que  la  silhouette,  passionnément  con- 
templée la  veille,  apparût  sous  les  arceaux  taillés 
des  grands  arbres,  —  puis  l'après-midi,  et  il 
s'était  approché  delà  vérandah.  —  Après  le  déjeu- 
ner Mme  Liébaut  lui  était  apparue,  comme  il  le 


76  LES    DEUX    SOEURS 

prévoyait,  assise  auprès  du  baron  Favelles,  et 
occupée  de  la  plus  prosaïque  manière  dans  ce 
prosaïque  décor  d'une  terrasse  d  hôtel  de  saison. 
Elle  buvait  tout  simplement  une  tasse  de  café, 
tandis  que  son  vieux  cavalier  servant  dé(jus- 
tait  un  petit  verre  de  fine  champagrne  en  tirant 
des  boulfées  de  son  éternel  cig^are,  en  dépit  des 
prescriptions  des  docteurs.  Eux  aussi,  le  vieux 
beau  et  la  jeune  femme,  avaient  aperçu  l'amou- 
reux qui,  brusquement,  fit  volte-face  et  e'enfonça 
dans  les  allées,  non  sans  que  l'ancien  fonction- 
naire ne  80uli{ynât  cette  soudaine  et  déconcer- 
tante disparition,  d'une  phrase  : 

—  o  Décidément  notre  tueur  de  lions  est  moin» 
apprivoisé  que  je  n'aurais  cru,  d'après  ses 
façons  d'hier...  Il  vous  a  vue,  et  regardez-Je  se 
sauver...  " 

—  <i  Pourquoi  croye?-vou8  qu'il  nous  a  vus?  • 
demanda  Madeleine  en  rectifiant. 

—  ((  Vous!  )»  répondit  Favelles.  a  Je  répète  : 
vous...  Raisonnons.  Il  n'a  pu  venir  de  ce  côté 
qu'avec  l'idée  de  me  retrouver;  il  sait  mes  habi- 
tudes. S'il  n'a  pas  poussé  jusqu'ici,  c'est  qu'il  a  eu 
un  motif.  Lequel?  Votre  présence,  ma  chère 
amie.  Vous  l'embarrassez...  Songez  qu'il  a  été 
habitué,  des  années  durant,  à  ne  parler  qu'à  des 
dames  noires  —  coloured  ladies,  comme  on  dit 
en  Amérique.  Ces  beaux  cheveux  blonds  et  ce  joli 
teint  rose  le  changent  un  peu  trop...  » 


LES    DECX    SOEURS  11 

—  «  Un  madrigal,...  »  fit  la  jeun*  femme  ea 
menaçant  Favelles  de  son  doigt  levé.  «  Notre 
pacte  tient  toujours.  Vous  devez  une  discré- 
tion... "  Puis,  moqueuse,  peut-être  pour  ne  pas 
laisser  deviner  le  secret  plaisir  que  lui  causait  le 
6uhït  retour  du  promeneur,  ramené  de  leur  côté 
par  une  autre  volte-face.  «  Raisonnons,  soit.  Mais 
vous  vous  en  acquittez  bien  mal,  mon  pauvre 
baron.  M.  Brissonnet  a  si  peu  peur  de  moi  qu'il 
revient  sur  ses  pas.  Cette  fois,  il  nous  a  vus,  et  se 
dirige*t-il  vers  nous^  oui  ou  non?  • 

Favelles  asi$ura  son  monocle  d'écaillé  dans  son 
arcade  souroilière,  afin  de  constater  l'approche  du 
jeune  homme,  et  aussi  d'étudier  l'attitude  de  la 
jeune  femme.  Si  avisé  qu'il  fût,  il  ne  discerna  pas 
la  nuance  du  sentiment  qu'elle  éprouvait.  Il  dit 
tout  haut,  en  hochant  sa  vieille  tête  de  jugeur 
d'amour,  un  énignintique  :  «  Quel  enfant!...  » 
Cette  évidente  gaucherie  de  son  protégé  parais- 
sait souverainement  maladroite  à  son  expérience, 
et  c'était  de  nouveau  la  plus  adroite  des  tac- 
tiques, comme  aussi  la  plus  inconsciente.  Made- 
leine était  mariée.  Elle  était  mère.  De  chacun  de 
ses  mouvements  émanait  une  atmosphère  de  pu- 
reté. L'officier  ne  la  connaissait  que  depuis  trois 
jours,  et,  déjà,  il  se  fût  méprisé  de  seulement 
supposer  qu'elle  put  jamais  cesser  d'être  une  hon- 
nête femme,  tant  il  avait  compris  que  cette  bonté 
et  cette  grâce  étaient  toutes  mêlées  de  vertu,  que 


■78  LES    DEUX    SŒURS 

cette  finesse  de  façons  accompagnait  une  irrépro- 
chable délicatesse  de  conscience.  Mais  être  sûr 
que  l'on  ne  sera  jamais  aimé,  est-ce  une  raison 
pour  ne  pas  aimer?  Si  quelque  chose  peut  toucher 
le  cœur  d'une  femme  fidèle  à  ses  devoirs,  n'est-ce 
pas  cette  passion  dans  le  respect,  cette  hésitation 
de  l'amoureux  sans  audace  qui  veut  plaire,  qui  ne 
le  veut  pas,  qui  avance,  qui  recule?  Ce  trouble, 
qu'il  n'a  pas  la  force  de  cacher,  désarme  chez 
celle  qui  l'inspire  l'instinct  de  défense,  aussitôt 
éveillé  devant  le  désir  avoué.  Si  cette  honnête 
femme  porte  elle-même,  dans  un  intime  repli  de 
son  être,  une  place  tendre  sur  laquelle  l'amou- 
reux timide  a  fait  une  impression,  elle  se  donne 
alors  des  raisons  pour  n'être  pas  trop  sévère  à  cet 
intérêt  qu'elle  provoque,  au  lieu  de  s'en  donner 
pour  s'en  défendre.  Elle  se  dit  qu'elle  n'a  rien  à 
redouter.  Elle  peut  même,  par  un  de  ces 
sophismes  que  les  plus  sévères  fiertés  se  per- 
mettent, se  dire  que  cet  intérêt  est  seulement  une 
admiration  trop  émue,  un  commencement  exalté 
d'amitié.  D'ailleurs  n'entrait-il  pas  dans  le  pro- 
gramme imaginé  par  Madeleine  que  Brissonnet 
fût  un  peu  amoureux  d'elle,  — juste  assez  pour 
qu'ensuite,  lorsqu'il  reverrait  sa  sœur,  et  grâce  à 
l'attrait  d'une  ressemblance  surprenante  jusqu'à 
l'identité,  cette  fantaisie  se  tournât  en  un  senti- 
ment sérieux  pour  celle  qu'il  pouvait  épouser?  Ne 
sera-ce  pas  de  quoi  justifier  au  regard  des  plus 


LES    DEUX    SOEURS  79 

austères  moralistes,  le  sourire  avec  lequel  elle 
répondit  de  nouveau  au  commandant,  quand  il 
eut  enfin  osé  la  saluer,  — sourire  si  charmant  que 
le  jeune  homme,  après  s'être  promis  à  lui-même 
de  s'éclipser  aussitôt,  par  crainte  d'être  indiscret, 
accepta  au  contraire  l'offre  du  baron  Favelles  et 
s'assit  à  leur  table.  Celui-ci,  continuant  son  rôle 
de  cornac  avec  d'autant  plus  de  verve  qu'il  en 
constatait  le  succès,  aiguillait  la  conversation  dans 
le  même  sens  que  la  veille  : 

—  «  Hé  bien?  »  disait-il  à  Brissonnet  en  lui 
montrant  d'un  geste  le  tableautin  délicieux  que 
formait  l'angle  du  parc,  terminé  en  un  jardin 
planté  de  roses,  avec  l'horizon  des  montagnes  là- 
bas,  bleuâtres  et  profilées  à  travers  les  arbres  : 
«Vous  ne  regrettez  pas  l'Afrique  aujourd'hui?... 
Ragatz  vous  réussit.  Vous  n'avez  plus  l'air  fatal 
que  je  vous  ai  tant  reproché  à  Paris,  quand  nous 
nous  sommes  vus  après  votre  communication  ai' 
Comité.  Vous  vous  souvenez?...  Maintenant, 
j'avoue  qu'il  y  avait  de  quoi.  On  deviendrait 
morose  à  moins...  Vous  ne  vous  figurez  pas, 
madame,  "  ajouta-t-il  en  s'adressantà  Madeleine, 
(i  à  quelles  persécutions  le  colonel  Marchand  et 
ses  compagnons  ont  été  en  butte  de  la  part  de  nos 
ignobles  politiciens...  »  Et  il  allait  entamer  un 
récit  que  l'officier  interrompit  : 

—  «  N'ennuyez  pas  Mme  Liébaut  de  ces  mi- 
sères, monsieur  le  baron.  Si  je  vous  les  ai  dites, 


80  LES    DEUX    SOEURS 

à  l'époque,  c'était  pour  éclairer  ces  messieurs  du 
Comité.  Quant  à  moi,  je  n'y  ai  jamais  vu  qu'une 
des  épreuves  naturelles  de  mon  métier  de  soldat. 
Si  ce  métier  ne  consistait  qu'à  se  faire  tuer,  il 
serait  à  la  portée  de  tous.  S'il  ne  consistait  qu'à 
conquérir  des  territoires  nouveaux  et  à  défendre 
les  anciens,  il  aérait  si  tentant  qu'aucun  cœur  un 
peu  généreux  n'en  voudrait  d'autre.  Il  a  des  exi- 
gences plus  sévères,  plus  âpres,  et  dont  on  ne  com- 
prend la  poésie  qu'à  l'user,  si  l'on  peut  dire.  Elle 
réside  dans  la  pratique  quotidienne  et  systématique 
du  sacrifice.  Un  sacrifié  volontaire,  le  soldat  doit 
être  cela,  ou  il  n'est  rien.  Quand  le  sacrifice  a  pour 
théâtre  le  champ  de  bataille  d'Austerlitz  ou  de  Wa- 
terloo, c'est  une  chance.  Quand  le  sacrifice  exige 
que  nous  allions,  déguisés,  en  terre  ennemie,  pour 
faire  de  l'espionnage  et  risquer  notre  vie  obscuré- 
ment, j'allais  dire  ignoblement,  c'est  une  grande 
épreuve.  Quel  est  le  soldat  qui  hésite  pourtant? 
C'est  un  sacrifice  encore  que  de  subir  l'injustice 
d'un  ministre  et  de  rester  dans  l'armée...  Je  ne 
juge  personne,  mais,  pour  ma  part,  chaque  fois 
que  l'on  m'en  a  trop  fait  et  que  j'ai  eu  la  tenta- 
tion de  reprendre  ma  liberté,  j'ai  entendu  la  voix 
intérieure  me  rappeler  que  j'étais  soldat  ^^owr  me 
dévouer...  Un  médecin  qui  a  eu  à  se  plaindre  d'un 
malade,  qui  a  été  calomnié  par  lui,  refusera-^t-il 
de  le  soigner  s'il  sait  le  malade  en  danger?. . .  » 
Il  s'était  retourné  vers  Mme  Liébuut  pour  pro- 


LES    DEUX    SOEURS  gl 

noncerces  dernières  paroles.  Elles  évoquèrent  de 
nouveau  devant  la  jeune  femme  l'image  de  son 
mari  occupé  à  sa  besogne  de  docteur  à  ce  mo- 
ment même,  et  sans  doute  penché  sur  la  poitrine 
de  quelque  patient.  Que  de  fois  elle  avait  entendu 
le  médecin  professer,  lui  aussi,  cette  doctrine 
professionnelle  de  l'immolation  et  presque  dans 
les  mêmes  termes!  Les  confidences  de  ce  praticien 
de  {jrand  cœur  l'avaient  préparé  à  comprendre 
l'officier  d'Afrique  autant  que  cinquante  années  de 
frivolité  parisienne  en  éloignaient  Favelles.  Aussi 
bien  était-ce  pour  elle  que  l'officier  avait  parlé. 
Elle  s'en  rendit  compte  au  regard  qu'elle  lui  lança, 
quand  le  Beau  de  1860,  haussant  ses  épaules, 
repartit  avec  la  plus  comique  moue  de  sa  bouche 
expressive  : 

' —  («  Tout  cela  est  bel  et  bon.  N'empêche  que 
c'est  affreux  de  voir  les  uniformes  embêtés  par  les 
redingotes,  et  que  je  remercie  le  bon  Dieu  chaque 
jour  d'avoir  été  un  grand  garçon  le  3  décembre 
1851.  Ce  n'est  pas  gai  de  vieillir,  mais  je  me  suis 
réveillé  joliment  content  ce  matin-là!...  Vous 
autres,  vous  êtes  aussi  braves  au  feu  que  vos 
aînés,  mais  vous  vous  embarrassez  d'un  tas 
d'idées  mystiques  dont  on  n'a  pas  besoin  pour 
charger  l'ennemi,  donner  de  beaux  coups  de 
snbre,  et  parader  dans  un  bel  uniforme...  C'était 
la  seule  philosophie  pour  l'officier  de  mon  temps. 
Hé!  Hé!  elle  n'était  pas  si  mauvaise.  » 

6 


82  LES    DEUX    SOEURS 

—  «  Ces  officiers  ne  servaient  pas  dans  une 
armée  vaincue  et  humiliée  » ,  répondit  Brissonnet. 
Ce  court  dialogue  entre  ces  deux  représentants  de 
deux  générations,  celle  d'avant  la  guerre  de  70 
et  celle  d'aujourd'hui,  sur  qui  pèsent,  avec  le  sou- 
venir du  désastre  non  vengé,  de  plus  récentes  et 
si  dures  épreuves,  acheva  d'émouvoir  Madeleine 
à  une  profondeur  singulière.  Ce  trouble  excessif 
dénonçait  déjà  les  orages  futurs  dont  cette  con- 
versation et  d'autres  semblables  allaient  être  le 
prélude.  Madeleine  s'en  doutait  si  peu  qu'une  fois 
rentrée  dans  la  solitude  de  sa  villa,  et  quand  elle 
se  retrouva  devant  sa  petite  table  à  écrire  où  l'at- 
tendait le  papier  préparé  pour  la  lettre  quoti- 
dienne à  son  mari,  elle  n'eut  pas  une  seconde 
ridée  de  taire  un  détail  de  ce  nouvel  entretien. 
Sa  plume  courait  sur  le  papier,  rapportant,  une 
par  une,  les  moindres  paroles  de  Brissonnet.  Son 
innocence  était  si  entière  qu'elle  insista  sur  le 
charme  qu'auraient  les  rapports  du  médecin  et  de 
l'officier,  s'ils  devenaient  un  jour  beaux-frères, 
étant  donnée  cette  similitude  dans  leurs  manières 
de  penser.  Elle  annonçait  encore  dans  cette  lettre 
que  Favelles  les  avait  priées,  elle  et  sa  petite  fille, 
à  une  longue  partie  de  voiture  pour  le  surlende- 
main, et  qu'elle  avait  accepté.  Le  commandant 
(.levait  en  être.  Le  but  était  le  défilé  de  Luzien- 
steig,  sur  la  fiontière  delà  Suisse  et  de  l'Autriche. 
On  reviendrai it  par  le  Rhin  et  Maienfeld.   Made- 


LES    DKUX    !^.»:URS  83 

ieine  ne  se  doutait  guère  en  traçant  les  lettres 
du  nom  de  ce  petit  village  qu'il  servirait  de  théâtre 
à  une  scène  toute  voisine  d'être  tragique.  Le 
hasard  qui,  par  moments,  se  prête  à  nos  impru- 
dents projets  avec  une  complaisance  où  l'on  a 
peine  à  ne  pas  discerner  une  fatalité,  allait  avan- 
cer tout  d'un  coup  l'intimité  entre  elle  et  Louis 
Brlssonnet,  de  manière  à  suppléer  à  ce  qu'il  eût 
fallu  de  temps  pour  que  leurs  relations  fussent 
ce  qu'elle  avait  désiré.  Cet  épisode  devait  équi- 
valoir à  des  mois  de  connaissance  ! 

Quiconque  a  suivi  ces  chemins  des  environs  de 
Ragatz  par  une  belle  journée  du  mois  d'août  com- 
prendra quelle  place  la  mémoire  de  ces  paysages 
traversés  ainsi  aurait  prise  dans  l'imagination 
d'une  créature  romanesque  et  déjà  troublée  à  son 
insu,  même  si  la  promenade  s'était  achevée  sans 
incidents.  Toujours  elle  eût  revu,  dans  un  coin 
obscur  de  sa  rêverie,  le  profil  méditatif  de  l'offi- 
cier d'Afrique  détaché  sur  cet  admirable  hori- 
zon. Il  était  assis  sur  la  banquette  de  devant  dans 
le  landau.  11  regardait  tour  à  tour  ces  aspects 
variés  d'une  nature  sublime,  et,  quand  il  se 
croyait  sûr  de  n'être  pas  remarqué,  ce  visage 
de  femme.  Elle  était  inconnue  de  lui  la  semaine 
précédente,  —  et  elle  venait  de  prendre  toute  sa 
vie!  Il  se  taisait.  Madeleine,  elle,  comme  épa- 
nouie au  charme  de  ces  heures,  de  ce  ciel  si  doux, 


84  LES    DEUX    SOEURS 

de  cet  air  si  pur,  de  ces  bois  si  frais,  causait  beau- 
coup, tantôt  avec  sa  fille  toute  rose  et  gfaie,  tantôt 
avec  Favelles.  Le  Vieux  Beau,  qui  avait  envoyé 
d'avance  un  domestique,  —  un  valet  de  chambre 
stylé  par  lui  quinze  ans  durant!  —  préparer  un 
goûter  dans  une  des  auberges  de  la  route,  jouissait 
de  cette  promenade  avec  une  naïveté  de  collégien 
en  vacances.  N'en  était-il  pas  l'organisateur?  Son 
contentement  se  manifestait  par  une  prodigalité 
de  souvenirs.  On  sait  que  telle  était  sa  manie.  Et 
les  anecdotes  succédaient  aux  anecdotes.  Il  con- 
tait les  originales  fantaisies  des  grands  élégants  de 
sa  jeunesse  :  les  duels  de  ce  fou  de  Machault  qui, 
un  jour,  s'est  battu  avec  un  de  ses  camarades 
de  club,  sur  deux  billards  réunis,  pour  qu'il  fût 
impossible  de  rompre»  Il  disait  le  noctambu- 
lisme  du  plus  Parisien  des  Russes,  à  l'époque  de 
la  Bclle-'Iielènâ,  Serge  Werekiew,  qui  se  levait  à 
l'heure  du  diner,  arrivait  vers  dix  heures  chez 
Bigaon  ;  là  il  se  faisait  apporter  une  soupière  d'ar- 
gent où  il  lavait  lui-même  ses  couverts,  mangeait 
un  énorme  repas,  le  seul  des  vingt-quatre  heures, 
puis  il  montait  au  Jockey,  où  il  jouait  au  whist 
jusqu'au  matin.  Il  rappelait...  Mais  à  quoi  bon 
remémorer  des  anecdotes  dont  le  piquant  était, 
débitées  ainsi,  par  le  falot  personnage,  de  con- 
traster fantastiquement  avec  ce  cadre  de  mon- 
tagnes et  de  forêts.  Elles  avaient  encore,  pour 
Madeleine    et    Brissonnêt,    ce   charme    d'être    si 


LES    DKUX    SOEURS  «» 

étrangères  à  leurs  secrètes  impressions.  Rien 
dans  ces  récits  ne  pouvait  toucher  aux  suscepti- 
bilités déjà  si  vives  de  la  passion  naissante  du 
jeune  homme,  rien  réveiller  les  prudences  en- 
dormies de  la  jeune  femme.  Cet  ensemble  de 
circonstances  avait  donc  rendu  cette  excursion 
parfaitement  heureuse  pour  les  quatre  personnes 
que  le  landau  voiturait  le  long  de  ces  pentes 
douces;  quand,  à  une  demi-heure  peut-être  du 
retour,  se  produisit  l'épisode  auquel  il  a  été  fait 
allusion.  Ce  fut  simple,  rapide  et  terrible,  comme 
il  arrive  quand  éclate  un  de  ces  accidents,  tou- 
jours possibles  et  jamais  prévus,  qui  nous  me- 
nacent tous  à  toute  minute  dans  les  moindres 
actions  de  notre  vie;  et  nous  en  demeurons  aussi 
effarés  que  si  nous  n'avions  jamais  compris,  sui- 
vant un  mot  bien  philosophique  dans  sa  fantaisie, 
«  combien  il  est  dangereux  d'être  homme.  » 

La  voiture  devait,  je  l'ai  déjà  dit,  pour  gagner 
le  Rhin,  puis  Ragatz,  traverser  la  paisible  petite 
ville  grisonne  de  Maienfeld  avec  ses  larges  mai- 
sons aux  toits  joliment  creusés,  ses  jardins  en 
terrasses,  la  luxuriance  de  ses  vergers.  Le  baron 
Favelles  connaissait  là  un  magasin  d'antiquités 
devant  lequel  il  fit  arrêter  le  landau.  Mme  Liébaut 
consentit  à  descendre,  sur  l'instante  prière  du  vani- 
teux, qui  brûlait  de  compléter  ses  triomphes  de 
l'après-midi  en  étalant  ses  connaissances  de  bric-à- 
brac.  Brissonnet  suivit.   La  petite  fille  qui  avait 


•6  LES    DEUX    SCHSURS 

marché,  durant  les  montées,  à  plusieurs  reprises, 
pour  cueillir  dans  les  bois  une  gerbe  de  fleurs, 
demanda  qu'on  lui  permit  de  demeurer  dans  la 
voiture.  Le  cocher  dit  qu'il  ferait  aller  et  venir 
les  chevaux  dans  la  grande  rue  du  village,  à  cause 
des  mouches  et  pour  qu'ils  ne  s'énervassent  point. 
Les  trois  visiteurs  étaient  depuis  cinq  minutes 
peut-être  dans  la  boutique  à  examiner  les  quel- 
ques  objets  plus  ou  moins  truqués  qui  justifiaient 
l'audacieuse  inscription  de  la  devanture  :  A  l'Art 
Helvétique...  Tout  d'un  coup  des  cris  perçants 
venus  du  dehors  les  contraignirent  de  relever  la 
tête.  Avec  cette  rapidité  du  geste  qui  décèle 
l'habitude  de  l'action,  Brissonnet  avait  marché 
jusqu'au  seuil.  Mme  Liébaut  et  Favellesle  virent, 
avec  une  surprise  qui  se  changea  bien  vite  en 
épouvante,  s'élancer  au  dehors.  Ils  regardèrent 
eux-mêmes  sur  la  place  et  ils  aperçurent  une 
automobile  qui  s'enfuyait  à  toute  vapeur  d'un 
côté,  et,  de  l'autre,  arrivant  à  fond  de  train,  du 
haut  de  la  rue,  le  landau  où  était  la  petite  fille. 
Le  cocher,  littéralement  couché  en  arrière  sur  son 
siège,  tirait  avec  un  effort  désespéré  sur  les  guides. 
U  essayait  en  vain  de  retenir  les  deux  chevaux 
que  le  passage  de  l'automobile  tout  près  d'eux 
avait  affolés  et  qui  s'étaient  cabrés  d'abord,  puis 
emportés.  Ils  enlevaient  la  voiture  sur  les  pavés  \ 
dans  ce  galop  effréné.  La  petite  Charlotte  se  tenait 
sur  les  coussins,  paralysée  d  épouvante.  Mais  déjà 


LES    DEUX    SOEURS  gl 

lia  homme  s'était  jeté  devant  rattelage.  Accroché 
d'une  inain  au  mors  du  cheval  de  droite,  il  se  lais- 
sait traîner  sans  lâcher  prise,  déchirant  la  bouche 
de  la  bête  d'un  tel  effort  que  celle-ci  se  prit  à  se 
débattre  au  lieu  de  continuer  ce  galop  fou.  L'aj.itre 
cheval,  sous  l'à-coup  de  ce  brusque  arrêt  de  l'élan, 
avait  glissé  à  terre.  Il  se  roulait  dans  ses  traits  et 
donnait  des  coups  de  pied  furieux  à  tout  défoncer. 
Qu'importait!  la  voiture  était  arrêtée  et  la  petite 
fille  sauvée!  Quelques  minutes  plus  tard,  le  héros 
de  ce  sauvetage,  qui  n'était  autre  que  le  comman- 
dant Brissonnet,  était  ramassé  entre  les  deux 
bêtes,  ayant  reçu  un  de  ces  coups  de  pied  qui  lui 
avait  brisé  le  bras.  Son  visage  était  en  sang.  Un  des 
boucleteaux  des  harnais  lui  avait  déchiré  le  front. 
Et  la  mère  de  celle  dont  il  avait  préservé  la  vie 
au  péril  de  la  sienne  était  là,  anxieuse,  remer- 
ciant Dieu  dans  son  cœur  que  son  enfant  eût 
été  arrachée  à  une  m.")rt  presque  certaine,  et  le 
suppliant  qu'il  ne  laissât  pas  mourir  non  plus  cet 
homme  à  qui  elle  rêvait  de  donner  un  jour  le 
nom  de  frère.  —  Cette  anxiété,  lardeur  de  cette 
prière,  sa  joie,  quand  le  médecin  du  village, 
appelé  à  la  hâte,  eût  diagnostiqué  une  simple 
fracture  et  quelques  contusions,  tout  aurait  dû 
achever  de  l'avertir  qu'un  sentiment  bien  diffé- 
rent de  celui  d'une  future  belle-sœur  s'agitait 
en  elle.  Elle  aurait  dû  lire  du  moins  la  vérité  du 
sentiment  qu'elle   inspirait  déjà  dans  le  regard 


M  LRS    DEUX    S<:«URS 

par  lequel  Brissonnet  l'accueillit  lorsque,  revenu  à 
lui,  dans  la  pharmacie  où  on  Favait  transporté,  il 
la  vit  penchée  sur  cette  couchette  improvisée.  Ne 
pouvant  rien  lui  exprimer  de  l'émotion  qui  le 
poigTiait,  il  souleva  son  bras  valide  et  caressa  les 
cheveux  de  la  petite  fille,  debout,  elle  aussi,  au- 
près de  son  sauveur.  Celle-ci  eut  un  élan  d'effu- 
sion et  Tembrassa  sans  prendre  garde  au  sangf 
dont  il  était  inondé  : 

—  tt  Vous  allez  tacher  votre  robe,  mademoi- 
selle »  ,  dit  l'officier  sur  un  ton  de  plaisanterie 
douce  :    «  Votre  maman  vous  grondera...  « 

—  «  En  attendant...  »,  dit  Favelles,  «  il  faut 
penser  à  vous  ramener  à  Ragatz,  afin  que  l'on 
vous  remette  votre  bras  comme  il  faut.  Vous 
vous  en  servez  trop  bien  pour  qu'on  ne  tienne 
pas  à  vous  le  garder  intact. . .  Mais  vous-même, 
madame  Liébaut,  qu'avez-vous?...  » 

Madeleine  venait,  en  effet,  de  pâlir  et  de  s'ap- 
puyer au  mur.  Elle  dit  :  «  Ce  n'est  rien;  c'est 
la  réaction  de  la  terreur...  •  Et  comme  elle 
s'était  assise  et  que  l'enfant  s'était  maintenant 
approchée  d'elle,  un  geste  qu'elle  fit  lui  mit  aux 
doigts  un  peu  de  ce  sang  de  Brissonnet  dont  les 
vêtements  de  la  petite  fille  étaient  tachés,  et 
rofficier,  qui  vit  cela,  dut  baisser  ses  paupières, 
comme  s'il  ne  pouvait  pas  supporter  ce  symbole 
vivant  de  son  amour  ! . . . 


LES   DEUX    SOEURS  «9 

V 

QUATRE   MOIS   APRÈS 

Quatre  mois  s'étaiert  écoulés  depuis  le  jour 
où  Briï^sonnet  avait  ainsi  risqué  sa  vie  pour  pré- 
.'crver  celle  de  la  petite  Charlotte  Liébaiit,  sous 
les  yeux  tour  î^toiir  épouvantés  et  follement  atten- 
dris de  la  mère  et  où  celle-ci  avait  rougi  ses  doigfts 
délicats  du  sangf  échappé  de  la  blessure.  Il  avait  dû 
garder  le  lit  deux  semaines.  Mme  Lîébaut  étant 
partie  de  Rag^atz  six  jours  après  ce  sauvetag^e,  sans 
Tavoir  revu,  l'idylle  ébauchée  sous  les  arbres  des 
quinconces  du  parc  n'avait  pas  eu  d'autres  scènes. 
La  dernière  avait  suffi  pour  qu'en  s'en  allant  de 
la  petite  ville  suisse,  Madeleine  emportât  dans 
sa  mémoire  une  image  de  l'officier  plus  profon- 
dément gravée  que  si  leurs  rencontres  se  fussent 
renouvelées  et  prolongées  durant  des  semaines, 
voire  des  années.  En  toute  autre  occurrence,  sa 
vertu  se  fût  alarmée  de  tant  penser  à  un  étranger; 
le  prétexte  delà  reconnaissance  maternelle  lui  per- 
mettait de  nouiTir  une  suprême  illusion  sur  la  na- 
ture de  ce  souvenir.  Aussi  ne  s'était-elle  fait  aucun 
scrupule,  réinstallée  à  Paris,  de  suivre  le  projet 
conçu  dès  le  premier  soir,  quand  le  hasard  les  avait 
Vnises,  elle  et  sa  sœur,  Mme  de  Méris,  en  présence 


90  LES    DECX    SOEURS 


du  commandant,  sur  le  quai  de  la  petite  gare,  et 
ces  quatre  mois  avaient  suffi  pour  que  ce  dessein, 
si  vague  d'abord,  se  précisât  dans  des  conditions 
qu'il  serait  fastidieux  d'exposer  en  détail.  Gom- 
mentla  délicate  et  charmante  femme  s'y  était  prise 
pour  aguicher  d'abord  la  curiosité  d'Agathe;  — 
à  quels  sentiments  Brissonnet  lui-même  avait  obéi 
en  se  présentant  chez  les  Liébaut,  dès  son  retour, 
puis  en  acceptant  d'aller  chez  la  jeune  veuve  plus 
souvent  encore  que  chez  Madeleine;  —  quelles 
émotions,  d'ordre  très  divers,  avait  provoquées 
cette  entrée  du  compagnon  préféré  du  colonel 
Marchand  dans  le  petit  monde  du  médecin  et 
de  sa  belle-sœur,  ces  éléments  de  ce  romanesque 
épisode  se  découvriront  assez  dans  les  quelques 
scènes  qui  en  marquèrent  le  dénouement.  L'his- 
toire de  presque  tous  les  amours  ne  tient-elle 
pas  tout  entière  dans  le  récit  de  leurs  débuts  et 
celui  de  leur  fin?  Que  le  lecteur  et  la  lectrice 
veuillent  donc  bien  se  reporter  au  crayonnage  qui 
a  servi  de  frontispice  paisible  à  ce  douloureux 
récit.  Qu'ils  imaginent  les  deux  promeneuses  delà 
station  deRagatz  assises  maintenant  l'une  en  face 
de  l'autre,  après  ces  quatre  mois,  au  coin  d'un  des 
premiers  feux  de  l'année,  par  une  après-midi  de 
décembre,  dans  le  petit  salon  de  l'hôtel  que  le  doc- 
teur Liébaut  s'est  fait  construire  rue  Spontini, 
Un  ciel  gris  tendu  de  nuages  où  il  flottait  déjà  de  la 
neige  comme  suspendue,  attristait  les  hauts  car- 


LES    DKMX    SOEURS  91 

reauxde  la  fenêtre,  voilée  dans  sa  partie  basse  par 
des  rideaux  faits  de  carrés  en  filet,  où  la  jolie  fan- 
taisie de  Madeleine  avait  copié  des  dessins  gothi- 
ques :  un  licorne,  une  dame  sur  sa  haquenée, 
une  Mort  montrant  à  une  autre  un  miroir,  une 
Fortune  debout  sur  sa  roue.  Tout  dans  cet  asile 
ménagée  à  côté  du  g^rand  salon  réser\'é  aux  attentes 
des  consultations  révélait  le  goût  fin  de  la  jeune 
femme.  Une  harmonie  douce  d'anciennes  étoffes 
augmentait  l'intimité  de  cette  pièce.  Les  portraits, 
suspendus  aux  murs  ou  posés  sur  les  tables,  l'abon- 
dance des  livres  placés  à  la  portée  de  la  main,  le 
bureau  aménagé  pour  écrire  à  l'abri  de  son  para- 
vent, les  bibelots  partout  épars,  les  fleurs  groupées 
dans  leurs  vases  lui  donnaient  cette  physionomie 
d'une  chambre  très  habitée,  ce  je  ne  sais  quoi  de 
très  personnel  qui  ne  s'oublie  pas  plus  que  l'expres- 
sion d'un  visage.  L'artisane  de  cet  «  arrange- 
ment» ,  comme  eût  dit  Whistier,  «  en  rose  pâle  et 
en  bleu  passé,  en  rouge  mort  et  en  vert  éteint  »  ,  se 
tenait  en  ce  moment  allongée  plutôt  qu'assise  dans 
un  des  fauteuils.  Elle  était  vêtue  d'une  robe  faite 
pour  la  chambre,  —  une  espèce  de  tea-gowii  de 
souple  soie  mauve  et  de  dentelles.  Elle  avait  bien 
toujours  les  masses  épaisses  de  ses  cheveux  blonds 
à  reflets  châtains,  la  même  grâce  accorte  et  souple 
dans  sa  beauté,  les  mêmes  yeux  bleus  dont  le 
regard  se  posait  comme  une  caresse.  Mais  ses  joues 
s'étaient  un  peu  creusées,  son  teint  s'était  pâli,  une 


«2  LES    DEUX    SOEURS 

nervosité  frémissait  dans  son  sourire,  la  ligne  de 
son  corps  s'était  amincie,  comme  fondue,  et  ses  pru- 
nelles n'avaient  plus  la  transparence  g^aie  d'autre- 
fois. Une  pensée  se  cachait  dans  leur  arrière-fond, 
qui  devait  être  douloureuse,  à  en  jug^er  par  la  las- 
situde dont  tout  l'être  de  cette  femme  paraissait 
touché.  Mme  de  Méris,  elle,  avait  changé  aussi. 
Elle  continuait  à  ressembler  à  sa  cadette  de 
cette  étonnante  ressemblance  que  Madeleine  avait 
escomptée  autrefois  quand  elle  projetait  de  détour- 
ner sur  sa  sosie  le  sentiment  naissant  de  son  admi- 
rateur de  Ragatz.  La  nuance  identique  de  leurs 
chevelures,  la  couleur  toute  pareille  de  leurs  yeux, 
l'analogie  frappante  de  leurs  traits  les  eussent  fait 
toujours  prendre  Tune  pour  l'autre.  Seulement 
Faînée  s'était,  depuis  cette  saison  déjà  lointaine, 
animée,  éveillée,  comme  vitalisée.  Elle  n'avait 
plus  cette  moue  boudeuse  et  mécontente  de  la 
femme  aigrie  et  qui  va  vieillir,  sans  s'intéresser  à 
rien  qu'aux  rancunes  de  son  amour-propre  froissé. 
Des  impressions  très  fortes  et  d'une  nature  bien 
différente  les  avaient  certainement  atteintes  l'une 
et  l'autre,  dans  cet  intervalle.  Madeleine  —  la 
chose  était  trop  visible,  quand  on  la  connaissait 
vraiment,  — luttait  contre  ces  impressions,  quelles 
qu'elles  fussent.  Elle  les  subissait  sans  »e  les  per- 
mettre, au  lieu  que  sa  sœur  Agathe  s'y  abandon- 
nait complaisamment,  et  avec  ivresse.  L'une  avait 
l'aspect  d'une  femme  dont  le  cœur  s'est  laissé 


LES    DF.UX    SOEURS  98 

surprendre  par  un  sentiment  qu'elle  repousse, 
l'autre  au  contraire  portait  sur  elle  toutl'orgfueil, 
toute  l'audace  d'une  passion  avouée.  N'était-elle 
pas  libre  de  caresser,  sans  cesser  de  s'estimer,  des 
espérances  que  la  mère  de  Charlotte  n'aurait  pu 
même  conceroir,  sans  se  mépriser?  Il  y  avait  entre 
elles  encore  tine  différence.  Dès  qu'elle  avait  com- 
mencé à  éprouver  cette  passion,  Mme  de  Méris 
l'avait  déclarée  à  sa  sœur.  Elle  lui  avait  d'autant 
moins  épargné  ces  confidences  que  l'objet  de  cet 
amour,  soudain  grandi  dans  le  cœur  de  la  jeune 
veuve,  était  — on  l'a  trop  compris  —  précisément 
celui  dont  Madeleine  lui  avait  dit  :  «  Je  t'ai  trouvé 
ce  mari  que  tu  m'as  permis  de  te  chercher  »  ,  le 
commandant  Brissonnet.  Mme  Liébaut,  au  con- 
traire, avait  déployé  toute  son  énergie  à  cacher 
jusqu'aux  plus  petits  signes  du  trouble  dont  elle 
était  possédée.  On  a  compris  pourquoi  encore. 
Une  très  honnête  femme,  —  et  elle  l'était  dans  le 
plein  sens  de  ce  beau  mot,  où  se  résument  les  ver- 
tus qu'un  homme  souhaite  à  sa  mère,  à  sa  sœur,  à 
son  épouse,  àsafille,  à  tout  ce  qu'il  aime,  à  tout  ce 
qu'il  respecte,  — une  très  honnête  femme  se  par- 
donne malaisément  ces  manquements  si  involon- 
taires à  la  fidélité  conjugale  :  les  rêves  contre  les- 
quels on  se  débat,  — mais  comme  ils  reviennent! 
-^  les  nostalgies  auxquelles  on  ne  veut  pas  céder, 
— •  mais  elles  n'en  sont  pas  moins  là  !  - —  le  fré- 
missement de  l'àme  dans  une  certaine  présence,  la 


94  LES    DEUX    SŒURS 

mélancolie  dans  une  certaine  absence.  Madeleine 
était  rentrée  de  Ragatz  sans  se  rendre  compte 
qu'elle  ne  s'intéressait  pas  à  Brissonnet  unique- 
ment comme  à  un  héros  malheureux,  comme  au 
sauveur  de  sa  fille,  comme  au  mari  possible  de  sa 
sœur.  Elle  savait  maintenant  le  véritable  nom 
de  cette  sympathie  à  la  rapidité  de  laquelle  elle 
avait  trouvé  tant  de  prétextes,  et  cette  évidence  la 
consumait  de  tant  de  honte  qu'elle  serait  morte 
plutôt  que  de  la  confesser,  même  à  son  aînée,  — 
surtout  à  son  aînée.  Elle,  la  femme  de  ce  mari  si 
loyal,  si  dévoué  qu'était  Liébaut,  elle  la  mère  de 
cette  adorable  petite  fille  qu'était  Charlotte,  elle 
aimait  quelqu'un!...  Et  ce  quelqu'un,  —  par 
bonheur  il  ne  soupçonnerait  jamais  le  sentiment 
qu'il  inspirait,  —  c'était  la  personne  qu'elle  avait 
introduite  elle-même  dans  la  vie  de  sa  sœur!  Que 
de  fois,  depuis  ces  dernières  semaines,  la  malheu- 
reuse avait  tremblé  qu'Agathe  ne  vînt  lui  dire  :  «Il 
m'a  demandée  en  mariage,  et  j'ai  dit  oui!  »  Elle 
avait  beau,  de  toute  la  force  de  son  honneur,  s'in- 
terdire de  penser  à  cet  homme  qui  ne  devait  rien 
être,  qui  n'était  rien  pour  elle,  une  irrésistible  et 
constante  anxiété  la  contraignait  sans  cesse .  à  toute 
occasion,  de  se  demander  cequ'il  sentaitlui-même, 
quelle  énigme  cachait  cette  assiduité  également 
répartie  entre  les  deux  sœurs,  également  respec- 
tueuse. Car  l'officier  d'Afrique  avait  agi  comme 
si,  au  lieu  d'être  habitué  à  la  stratégie  delà  brousse, 


LES    DEUX    SOEURS  95 

il  avait  passé  sa  jeunesse  à  étudier  les  manœuvres 
sur  l'antique  carte  du  Tendre.  Il  avait  laissé  planer 
l'équivoque  sur  ses  vrai^  sentiments.  Laquelle 
aimait-il  ,  de  Madeleine  ou  d'Agathe  ?  Quand 
Mme  Liébaut  pensait,  à  quelque  indice,  que  c'était 
elle,  un  délire  la  saisissait  et  un  remords,  une 
joie  criminelle  et  une  épouvante.  Pensait-elle 
qu'il  aimait  Agathe?  Elle  se  contraignait  à  se  dire 
qu'elle  devait  s'en  réjouir  avec  tout  ce  qu'elle  avait 
d'affection  tendre  pour  sa  sœur,  et  c'était  alors  en 
elle  une  espèce  de  souffrance  aiguë  qui  lui  faisait 
mal,  à  croire  que  sa  vie  allait  s'arrêter.  Sicile  s'af- 
faissait, toute  frémissante,  toute  pâle,  les  yeux  si 
brillants,  dans  le  fauteuil,  au  coin  du  feu,  par  cette 
après-midi  de  novembre,  c'est  que  Mme  de  Méris 
était  arrivée  pendant  une  autre  visite,  celle  de 
notre  ancienne  connaissance  le  baron  Favelles, 
et  du  premier  coup  d'œil  Madeleine  avait  discerné 
dans  son  aînée  une  «igitation  dont  elle  allait  savoir 
la  cause,  maintenant  que  le  pauvre  baron  était 
parti  sur  une  anecdote  dont  il  avait  en  vain 
escompté  l'effet  : 

—  "  Je  m'en  vais  "  ,  avait-il  dit,  «  pour  ne  pas 
m'attirer  le  même  mot  qu'un  jeune  diplomate 
français  invité  à  Osborne,  du  vivant  de  la  feue 
reine  Victoria...  Notre  compatriote  était  très  gai. 
Il  raconte  après  diner  une  histoire  qu'il  croit  très 
drôle.  Silence  de  tout  le  salon...  On  attendait, 
pour  rire,  l'appréciation  de  Sa  Majesté,  qui  laisse 


96  LKS    DEUX   SOEURS 

tomber,  après  une  mortelle  minute,  ces  simples 
paroles  ;  We  are  nùt  atnused.  Nous  ne  sommes  pas 
amuséSà* 

—  «  Enfin!  H  dit  Madeleine,  quand  la  silhouette  \ 
cocassedu  Vieux  Beau  eut  disparu  derrière  la  porte 
refermée  sous  sa  tapisserie...  «  Je  croyais  qu'il  ne 
s'en  irait  jamais!  Je  m'en  veux  de  n'avoir  pas  plus 
de  patience,  car  vraiment  il  m'a  donné  cet  été  de 
vraies  preuves  d'amitié...  » 

— -  rt  Je  t'avais  prévenue  à  Rag^atz  »  ,  répondit 
Agfathe.  «  Tu  vas  m'acCuser  d'avoir  l'esprit  de 
contradiction  >» ,  continua-t-elle,  *  je  le  trouve 
moins  ennuyeux  ici  que  la-^bas...  Et  puis  il  t'a 
présenté  (fui  tu  sais, . .  i> 

Elle  souriait  en  prononçant  ces  mots  qui  firent 
passer  une  ombre  plus  épaisse  dans  les  prunelles 
de  l'autre.  Ils  soulignaient  —  naïvement,  car 
Mme  de  Méris  n'y  avait  pas  entendu  malice,  ->— 
l'actuelle  position  des  deux  sœurs.  Le  motif  qui 
rendait  Ajjathe  plus  facile  à  vivre,  moins  renée, 
moins  nerveuse  était  précisément  celui  qui  expli- 
quait le  ciiQngement  d'humeur  de  Mme  Liébaut. 
Comme  celle-ci  connaissait  ce  motif,  et  que  ceile-id 
l'ignorait  encore,  tout  entretien  entre  elles  deve-  : 
nait  l'occasion  de  malentendus  inintelligibles  à 
l'aînée  et  douloureusement  sentis  par  la  cadette. 
Agathe  ne  devina  pas  le  petit  battement  de  cœur 
que  sa  simple  réponse  avait  infligé  à  Madeleine,  ni 


ir.S    npUX    SOETJflS  97 

l'émotion  avec  laquelle  sa  secrète  rivÊ^le  lui 
demaiulait,  prenant  taxte  de  cette  allusion  au 
oornmun  objet  de  leur?  pensée?  ; 

-^  «  Il  n'y  a  rien  de  nouveau  de  ce  çôté-là?  Il 
m'a  gennblé.  quand  tu  es  entrée,  que  tu  étals  toute 
contrariée  de  ne  pas  me  trouver  geule.,,  » 

—  «  Un  peu  1)  ,  dit  Ag^athe,  «  mai§  pujsqtie 
Fiivelles  a  compris  et  qu'il  e^t  parti,  tout  est 
bien-,.  Tu  ne  t'es  pas  trompée  d'ailleurs.  C'est 
vrai  que  j'si  un  grand  service  à  te  depaander  « , 
reprit-elle  après  une  pause  durant  laquelle  nne 
agitation  singulière  parut  la  dominer.  «  J'ai  bien 
hésité,  il  s'agit  d'une  démarche  si  en  dehors  de 
toutes  le§  habitudes  ! , . .  Mais  je  crois  que  tu  juge- 
ras comuie  moi  :  elle  est  devenue  nécessaire- -,  " 

--=-  «  Tu  sais  bien  que  je  suis  toujours  là  pour 
t'aider,  ma  grande  »  ,  répondit  Madeleine,  qui 
prit  la  main  de  son  aînée  et  la  serra.  Sa  main  à 
elle  était  si  brûlante  qu'Agathe  en  perçut  la  cha- 
leur ù  travers  son  gant. 

-r^.  «  Tu  as  la  lièvre?...  »  dit-elle.  «  Tu  n'es  pas 
bien?.,.  " 

--  «  Moi?  »  fît  Madeleine,  «  Quelle  idée!..,  Je 
suis  un  peu  fatiguée  parce  que  j'ai  çgmmis  l'im- 
prudence,  ne  dgrraant  pas,  de  lire  vme  partie  de 
la  nuit.  Ce  ne  sera  rien.,,  »  ajputa-t-elle»  en  rpvi- 
gissant  un  peu.  Depuis  ces  dernières  semaines,  il 
était  arrivé  souvent  que  Mme  de  Méris  l'avait 
regardée    avec    des    yeux    inqviisiteurs,    comme 

1 


98  LES    DEUX    SOEURS 

étonnée  de  l'altération  de  ses  traits.  Mais  si  là 
jeune  veuve  avait  nourri  même  la  plus  vague  idée 
qu'il  y  eût  à  cet  évident  malaise  de  sa  sœur  une 
autre  cause  que  de  la  lassitude  physique  —  et 
quelle  cause  !  —  aurait-elle  prononcé  si  libre- 
ment le  nom  qui  allait  lui  venir  aux  lèvres  tout 
de  suite? 

—  «  Je  préviendrai  Liébaut,  qui  te  gron- 
dera... » ,  dit-elle,  puis,  reprenant  sa  confidence, 

u  Tu  as  deviné  qu'il  s'agit  de  Brissonnet...  Je 
devais  passer  la  soirée  hier  au  Théâtre-Français, 
Tu  te  souviens,  j'en  avais  parlé  à  cinq  heures,  ici, 
au  thé,  devant  lui,  A  peine  entrée  dans  ma  loge, 
et  au  premier  coup  d'œil  que  je  jette  sur  la  salle, 
qui  aperçois-je,  assis  à  l'un  des  fauteuils  d'or- 
chestre, et  avec  un  air  d'être  à  mille  lieues  du 
spectacle?...  Notre  commandant!.,.  » 

—  «  11  peut  avoir  eu  simplement  la  même  fan- 
taisie que  toi  » ,  répondit  Madeleine,  «  celle  d  en- 
tendre une  pièce  dont  tout  le  monde  parle...  « 

—  «  Il  est  un  peu  trop  coutumier  du  fait  »  , 
reprit  Agathe  :  «  A  l'Opéra,  vendredi  dernier,  c'a 
été  la  même  histoire;  la  même  histoire  au  Vau- 
deville, lundi.  Si  seulement  il  montait  me  rendre 
visite  dans  ma  loge,  comme  il  serait  naturel,  ou 
ne  le  remarquerait  pas...  Mais  il  demeure  là, 
immobile,  à  sa  place,  et  quand  il  croit  ne  pas  être 
observé,  il  me  regarde,  avec  sa  lorgnette  encore, 
indéfiniment,.,  » 


LES    DEUX    SOEURS  W 

—  «  C'est  la  preuve  que  tu  rintimidcs,  » 
répondit  Madeleine.  Elle  s'était  penchée  du  côté 
du  feu,  tandis  que  sa  sœur  lui  racontait  l'incident 
de  la  veille,  commentaire  trop  sig^nifîcatif  aux 
incidents  des  trois  autres  jours.  Qu'avait-elle  rêvé 
à  Raçatz,  sinon  que  le  jeune  homme  se  laissât 
prendre,  faute  d'espérance  de  son  côté,  au  charme 
de  sa  pseudo-jumelle?  Par  quel  illogique  et  cou- 
pable détour  de  sa  sensibilité  chaque  preuve  nou- 
velle de  cet  intérêt  de  l'officier  pour  Mme  de 
Méris  lui  faisait-il  mal,  si  mal?  —  Mais  la  char- 
mante et  courageuse  femme  n'admettait  pas  cette 
souffrance,  et,  encore  cette  fois,  elle  eut  l'énergie 
d'ajouter  :  —  ««  Oui,  que  tu  l'intimides  et  qu'il 
t'aime...  » 

—  «  Qu'il  m'aime?..,  »  Agathe  avait  hoché  la 
tête  en  répétant  ces  deux  derniers  mots  avec  un 
accent  où  passait  un  doute.  «  Mais,  s'il  m'aimait  »  , 
insista-t-elle,  «ne  se  dirait-il  pas  que  son  attitude 
est  de  nature  à  le  faire  remarquer,  et,  par  suite, 
à  me  faire  remarquer?  Ne  se  rendrait-il  pas 
compte  qu'elle  peut  provoquer,  qu'elle  provoque 
des  commentaires?...  C'est  justement  de  cela  que 
je  viens  te  parler.  J'avais  dans  ma  loge,  hier, 
Mme  Éthorel.  Tu  sais  comme  elle  est  malveil- 
lante. Elle  ne  pardonne  à  personne  ses  soi-disant 
quarante  ans,  qu'elle  a  depuis  tantôt  dix  années  ! . . . 
—  «  C'est  bien  le  commandant  Brissonnet  qui  est 
•  là  au  cinquième  rang  de  l'orchestre?...  "    me 


IQO  LfiS    pgUX    ^(ÏIJI^S 

demande't-elle  tout  d'un  coijp.  ae-  p  Mais 
« pyi...  »,  r?poii4iH^  ^^  faisant  i^mbJaïit  de  ne 
l'avoir  Fu  que  ?nr  cette  indication,  srrr  o  Vous  1§ 
«(  cpiinaissez  bçauçpnp,  je  crois?  p  çpntinna'-t^eliÊ- 
-rrz-.  (4  II  a  été  présent^  à  Pftf*  sœur  ^wî  e^ux  u ,  dis'je, 
«  et  je  r^i  rencontré  cbe?  eUe-  "  '■^  «  At'.,.  » 
repli q  11  a-rtireUe  gimplement.  Puis  fiprès  nn  silence  : 
-rr.  ((  You?  save?  qne  je  vous  aime,  ma  chère 
«  Agathe,  permettezTmni  de  von?  donner  unçQn« 
«  seiJ.  Tenez  ce  monsieur  un  pen  ^  distance,  U 
«  appartient  à  ce  quç  j'appelle  les  amoureu?^  de 
«  l'espèce  vQyanlç,  v  ^-r^  «  Que  voulezT^vQus  dire 
«  par  là?  »  ingistai5-»je  à  mon  tour.  ---^  'i  Hîen  que 
;««  ce  que  je  dis,  "  répliqua-.t»-olle.  «  Tenez-^le  à 
(i  distance...  »  Des  phrases  de  ce  ton,  dans  cette 
bouche,  tu  sais  aussi  bien  que  moi  ce  qu'elles 
signi^ent  \  le  nom  de  Brisgonnet  a  été  prpnoncé  à 
propos  de  mpi»  Q^  yô  l'être^  On  ja§ef  pu  l'on  va 

jaser,, r  » 

rrr^  "  Mme  Étliorel  est  une  méchante  femme, 
Ypilà  tout  » ,  répondit  Madeleine  «  et  tu  ne  peu^f 
rendre  le  commandant  responsable  des  vilains 
propos  d'une  vieille  cpquette,  aigrie  contre  les 
sentiments  qu'elle  n'inspire  plus,  v 

»r!«  ((  Je  ne  le  rends  responsable  de  rien,  opm»" 
prends^moi  »  ,  dit  Agathe.  t(  Npu§  avons  toujours 
su,  en  le  recevant,  tpi  et  moi,  qu'il  n'était  pas  du 
monde-  Il  n'en  a  pas  les  égoïsmes.  U  n'en  a  pas 
non  plus  Je?  prudences.  Ce  n'est  pas  en  Afrique 


LÈS    ÔEtJX    SÔËURS  lÔl 

qu'il  â  pli  acquérir  la  triste  expérience  des  mé-' 
chancètéà  de  s&lôU.  Mais,  avoue  que  tu  èèrais  la 
prernière  à  ftiê  blâmer  si,  fUôi  qui  l'ai,  cette  expé*- 
rien(ie,jê  laissais  se  prolonger  Uftè  situation  qui 
risqué  dé  mè  compromettre  d'àbôrd,  et,  puiè...  >> 
Elle  eut  un  petit  trémblêifiênt  daus  la  voix,  qui 
n'était  pas  jôué,  «et puis» ,  répéta*-t^elle,  «qui  tûè 
fait  souffrir  )) . 

—  «  Tu  as  doîiC  chaîigê  de  sêiitiMêtlts  depuis 
ces  dérniefs  jours?  »  iiitèrrogêa  Mme  Liébaut. 
rt  Oui  ))  i  ihsista-t-*ellfe,  «  d  tu  l'aimés  comme  tu 
mé  l'as  dit,  peUx-tu  souffrir  dé  constater  qu'il 
t'aifhé  aussi?  Et  il  t'aitnè.  Je  té  Ife  répète,  sa  con-' 
duite  est  inexplicable  autrement.  * 

-^  n  Et  trouves-^tu  explicable,  s'il  fli'âimê  *  , 
reprit  viveuiéut  la  teuve,  «  qu'il  n'essaie  jamais 
dé  me  parler  plu*  intitùétnent,  dé  Et  rapprocher 
de  môit...  Quand  tioufe  nous  rencontrons  au 
théâtre,  tu  sais  sôn  attitude.  Quand  il  vient  en 
visite  à  la  maison,  s'il  me  trouve  seule,  il  reste  à 
peine  vingft  minutes,  et  c'est  de  sa  part  un  effort 
pour  soutenir  la  plus  banale  Conversation  qui  con- 
traste par  trop  avec  d'autres  circonstances  ou 
nous  l'avons  vu,  toi  et  moi.  Si  vif  d'esprit,  si 
prompt  à  la  répartie,  si  brillant  enfin.  Arrive-^t4l 
quand  il  y  a  déjà  quelque  personne?  On  dirait 
qu'il  en  est  heureux.  Il  reste  là,  s'il  le  peut,  jus- 
qu'à ce  que  le  visiteur  parte.  Le  plus  souvent  il 
s'en  va  avec  lui...  Je  ne  suis  pas  Une  de  ces  sottes 


102  LES    DEUX    SUEIJKS 

qui  s'imaginenL,  dès  qu'un  homme  les  regarde 
d'une  certaine  manière,  qu'elles  ont  inspiré  la 
grande  passion.  Je  ne  suis  pas  non  plus  de  ces 
fausses  modestes  qui  nient  d'être  aimées  contre 
Tévidence.  J'admets  que  M.  Brissonnet  a  des 
façons  d'agir  qui  laisseraient  croire  qu'il  est 
épris  de  moi,  mais  j'affirme  qu'il  en  a  d'autres 
qui  démentent  totalement  cette  première  hypo- 
thèse. Et  voici  pour  moi  la  pierre  de  touche  :  oui 
ou  non,  suis-je  libre?  Que  l'on  hésite  à  se  décla- 
rer quand  on  s'est  attaché  à  une  femme  que  l'on 
ne  peut  pas  épouser,  c'est  très  naturel.  Mais 
quand  on  aime  une  veuve,  qui  n'a  aucune  raison 
de  ne  pas  désirer  refiure  sa  vie,  et  quand  elle 
nous  montre  la  sympathie  que  je  lui  montre,  il 
n'y  a  pas  de  timidité  qui  tienne...  Ou  bien  on  lui 
demande  sa  main,  ou  bien  l'on  s'ouvre  à  quel- 
qu'un, on  tâte  le  terrain,  avant  de  hasarder  la 
démarche  définitive.  Il  a  Favelles.  Il  a  mieux  que 
Favelles...  Qui?  Mais  toi-même.  N'es-tu  pas  la 
confidente  désignée  pour  un  pareil  message?  Or, 
a-t-il  parlé  à  Favelles?  Non...  T'a-t-il  parlé?  Non 
encore...  Que  veux-tu  que  je  conclue?  » 

—  «  Qu'il  te  trouve  peut-être  trop  riche  pour 
iui  »  ,  répondit  Madeleine,  «  tout  simplement.  Ce 
scrupule  serait  pourtant  bien  dans  son  carac- 
tère... » 

—  «  Il  ne  se  serait  pas  laissé  aller  à  nous  fré- 
quenter, dans  ce  cas  »  ,  interrompit  Agathe  en 


LES    DEUX    SOEURS  103 

secouant  la  tête.  «  Il  a  toujours  su  que  j'avais 
de  la  fortune,  et  cela  n'a  pas  été  une  objection 
pour  son  orgueil.  Il  a  cru,  et  il  a  eu  très  raison, 
qu'en  recevant  un  homme  de  sa  valeur,  nous 
étions  ses  obligées.  Et,  pour  ma  part,  j'ai  tou- 
jours cru  que  je  l'étais.  J'ai  toujours  agi  vis- 
à-vis  de  lui  en  conséquence.  Il  est  assez  intelli- 
gent pour  s'en  être  aperçu  et  en  avoir  tiré  des 
conclusions  toutes  contraires  à  celles  que  tu  sup- 
poses... D'ailleurs,  »  ajouta-t-elle  après  un  si- 
lence, «je  ne  suis  pas  de  ton  avis  sur  la  manière 
dont  un  grand  cœur  juge  les  différences  de  for- 
tune entre  êtres  qui  s'aiment,  et,  si  tu  réfléchis, 
tu  te  rangeras  toi-même  au  mien.  S'il  y  a  une 
réelle  bassesse  d'âme  dans  le  mélange  de  senti- 
ment joué  et  de  calcul  réel,  d'apparente  passion 
et  de  plat  intérêt  que  représente  un  mariage 
d'argent,  il  y  a  aussi  une  certaine  mesquinerie 
de  nature  dans  un  scrupule  tel  que  celui  dont  tu 
parles.  Un  héros,  et  Louis  Brissonnet  a  l'âme 
d'un  héros,  ne  pense  pas  aux  questions  de  dot 
quand  il  s'agit  d'une  passion  vraie.  Il  les  ignore, 
ce  qui  est  la  seule  manière  d'aimer  réellement... 
Kon.  S'il  ne  se  déclare  pas,  c'est  qu'il  y  a  autre 
chose.  " 

—  «  Mais  quoi?  »  fit  Madeleine  qui  se  sentit 
rougyr.  Elle  aussi,  elle  avait  souvent  entrevu 
un  mystère  dans  les  contradictions  de  certaines 
attit^de^5  chez   cet   homme   qui    exerçait  un    tel 


164  LËà    ÔËtX    «ÔÈURS 

presti^je  sur  sa  pensée.  Agathe  parlait  de  rêgâMs 
fliés  sut  elle,  mais  quand  Mme  de  Méris  n'était 
pas  là,  Madeleine  avait,  elle  aussi,  surpris  d'autres 
regards  qui  lui  avaient  infligé  cet  irrésistible  et 
profond  tressaillement  de  la  femme  qui  aimé  et 
qui  se  dit  :  u  Je  suis  aimée!...  «  Ces  impressions 
avaient  été  si  fugaces,  si  rapides,  la  réserve  où 
s^eflveloppâit  Brissonnet  vis-â-vis  d'elle  était  si 
refepectueuse,  ai  indifférente,  il  lui  avait  paru 
si  évidemment  occupé  dé  sa  sceur  qu'elle  s'était 
chaque  fois  répondu  à  elle-même  :  «  Quelle 
folie!...  Je  rêve!...  »  Encore  maintenant,  elle  se 
refusa  à  écouter  la  réponse  que  la  plus  Sécrète 
voix  de  son  coôUr  faisait  à  sa  propre  question,  et 
elle  écoutait  Agathe  continuer. 

-^  te  Quoi?. . .  Je  ne  sais  pas.  Il  y  à  dès  moments 
où  je  me  demande  s'il  n'est  pas  engagé  dans  une 
liaison  qu'il  n'osé  pas  briser.  Je  ne  m'en  indigène*- 
rais  point.  II  était  si  seul,  si  malheureux,  quand 
il  est  revenu  d'Afrique.  Il  â  pu  rencontrer  une 
fêfflme  qui  est  entrée  dans  sa  vie,  pas  assez  pour 
qu'il  consente  à  l'épouser,  assez  pour  qu'il  se 
considère  comme  engagé...  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  ineertitude  ne  peut  durer,  et  le  service  que 
je  viens  te  demander,  c'est  tout  bonnement  de 
m'aidef  à  en  sortir.  « 

—  «  Moi?  >J  s'écria  Mffle  LiébaUt,  avec  une 
émotion  qu'elle  n'arriva  pas  à  dissimuler^  et» 
allant  au-devant  de  la  prière  que  se  préparait  à 


LES    DEUX   àCÉUftS  16S 

formuler  l'auti'e  :  «  ïa  voudrais  que  je  m'interpose 
entre  vôuà?...  Mftis  Comment  poarrâis*j 6?  » 

-=-*'  «i  Tu  n'as  paâtôUt  à  fait  deviné  ma  penâéé»  j 
répondit  Agathe.  «Il  ne  s'agitpas  d'un  message  de 
moi  à  lui.  Ta  es  ma  sœur.  C'est  toi  qui  as  connu 
M.  Briséonnet  la  première  et  qui  ffle  Tâs  fait  con- 
naître. Imajjine  que  tu  aies  appris,  par  quelqu'un 
qui  ne  soit  pas  moi,  la  malveillante  remarque  de 
Mme  Éthorel.  Ne  serait-il  pas  naturel  que  tu  fin* 
quiétassés?  N'est'il  pas  naturel  d'autre  part  qu'eâ^ 
timant  le  commandant  comme  tu  l'estimes,  tu  le 
juges  absolument  incapable  de  faire  quoi  que  ce 
soit  qui  compromette  une  femme,  à  moins  qu'il 
ne  s'en  rende  pas  compte?...  Je  te  demande,  ma 
chère  Madeleine,  d'ag'ir  comme  tu  agirais  de  toi* 
même  si  \eè  conditions  étaient  celles  que  je  viens 
de  dire.  Hésiterais-tu  à  faire  venir  M.  Brissonnet 
et  à  causer  avec  lui  pour  l'avertir  des  commen* 
tâires  de  certains  de  nos  amis?  La  conclusion  d'un 
pareil  entretien  n'eët  pas  douteuse  :  ou  bien  il  ne 
m'aime  pas,  et  alors  il  s'excusera  et  nous  ne  le 
reverrons  plus.  Ou  bien  il  m'aime,  et  alors,  dans 
son  trouble,  il  te  découvrira  son  sentiment,  il 
voudra  savoir  ce  qu'il  peut  espérer. . .  Fine  comme 
je  té  connais,  il  te  dira  tout. .  :  Ah  !  ma  petite  Made, 
tu  ne  me  refuseras  pas  cela  ! ...  C'est  toi  qui  as  voulu 
que  je  le  connusse,  toi  qui  m'as  tentée.  Sané  toi,  je 
rt^aurais  jamais  pensé  à  recommencer  ma  vie. 
J'étais  si  résolue  à  rester  libre  !  Tu  as  vaincu  mes 


106  LES    DEUX    SOEURS 

scrupules.  Tu  m'as  fait  accepter  cette  idée  d'un 
second  mariage.  Tu  me  dois  de  m'aider...  Je 
comprends  que  c'est  bien  délicat,  bien  intimi- 
dant. . .  Mais  qui  peut  toucher  cette  question  avec 
lui,  si  ce  n'est  pas  toi?  Et  il  faut  qu'elle  soit  tou- 
chée. Encore  un  coup,  je  souffre  trop  de  cette 
incertitude.  Ma  réputation,  c'est  beaucoup.  Il  y  a 
quelque  chose  qui  m'importe  encore  plus  que  ma 
réputation,  c'est  mon  cœur.  Il  n'est  pas  assez 
pris  pour  que  je  n'aie  pas  encore  la  force  de 
renoncer  à  ce  rêve,  s'il  m'est  démontré  que  ce 
n'est  qu'un  rêve.  Mais  il  faut  que  je  sache.  Il  le 
faut...  » 

Elle  avait  parlé  avec  une  passion  ^grandissante 
qui  prouvait  combien  elle  avait  changé  depuis  ces 
instants  où  elle  affirmait,  sur  le  quai  de  la  gare  de 
Ragatz,  son  intention  d'un  éternel  veuvage.  Elle 
disait  alors  :  «  Mon  existence  est  telle  que  je  l'ai 
voulue,  et  sa  fierté  me  suffit...  »  Et  à  cette 
seconde  même  l'ironie  du  destin  amenait  dans 
cette  petite  gare  justement  celui  devant  qui  cette 
fierté  devait  si  vite  plier.  Une  autre  personne 
avait  changé  davantage  encore,  c'était  celle  à  qui 
la  jeune  veuve,  désireuse  maintenant  de  rede- 
venir une  jeune  femme,  adressait  ce  pressant 
appel.  A  mesure  que  l'aînée  avait  précisé  le 
détail  de  la  mission  dont  elle  souhaitait  de  char- 
ger sa  cadette,  le  cœur  de  celle-ci  avait  été  agité 
d'une  palpitation  de  plus  en  plus  forte.  L'entre- 


LES    DEUX    SOEf  RS  107 

tien  auquel  la  conviait  Agathe  s'était  dessiné, 
(levant  son  imagination,  dans  son  intolérable 
détail.  Elle  s'était  vue  recevant  celui  qu'elle 
aimait,  —  car  elle  l'aimait,  et  combien,  elle 
pouvait  le  constater  à  son  trouble!  —  Ce  serait 
dans  cette  même  pièce.  11  se  tiendrait  là,  res- 
pirant, vivant,  la  regardant,  la  bouleversant,  par 
sa  seule  présence  et  ne  le  sachant  pas,  ne  de- 
vant jamais  le  savoir,  puisqu'elle  voulait  conti- 
nuer de  s'estimer,  et  rester  vraiment  fidèle  à 
rhonnéte  homme  dont  elle  portait  le  nom.  Une 
autre  fidélité,  celle  qu'elle  avait  vouée  à  sa  sœur, 
exigerait  que  Madeleine  fit  plus.  Il  lui  faudrait 
provoquer  chez  son  interlocuteur  l'aveu  de  son 
amour  pour  une  autre.  L'entendrait-elle,  aurait- 
elle  la  force  de  l'entendre  dire  :  «  J'aime  Mme  de 
Méris?...  II  Si  pourtant  Brissonnet  n'aimait  pas 
Agathe?  Si  une  autre  déclaration  montait  aux 
lèvres  de  l'officier,  obligé  après  cetle  démarche 
de  Mme  Liébaut  de  cesser  ses  visites  chez  les 
deux  sœurs  et  ne  le  supportant  pas,  parce  qu'en 
effet  il  aimait  l'une  d'elles,  —  mais  pas  celle  qu'il 
pouvait  épouser?...  Que  deviendrait  la  femme 
secrètement  éprise,  s'il  lui  fallait  entendre  des 
mots  dont  la  seule  énonciation  en  sa  présence 
était  un  crime  contre  la  foi  jurée,  contre  ce  foyer 
qui  si  longtemps  lui  avait  suffi,  auquel  elle  tenait 
toujours  par  tant  de  fibres,  les  meilleures,  les 
plus  profondes  de  son  être,  par  sa  tendresse  pour 


108  LES    DEUX    SOÊÛftS 

Châfloite  et  Georges,  Sa  fille  et  âôn  Ôls,  —  et 
àiissi  par  son  affection  si  réelle  pour  leur  père"? 
N'êtaît-cé  pas  déjà  une  félonie  (^uè  d'éprouver, 
même  pour  là  combattre,  cette  sympathie  pas- 
sionnée, et  à  Tégâfd  de  qui?...  Nôîl.  Madeleine 
né  pouvait  pas  trâûsttiettfé  le  ïûésêage  que  sa 
soeur  lui  demandait.  Un  tel  entretien  était  ou  trop 
douloureux  oU  trop  dangereux.  N'aVàit-élle  pas,  et 
le  droit  de  décliner  cette  sôuffrariCe,  etTôbli^atioii 
d'éviter  ce  péril?  Mais  cômiûént  fôftïiuler  Ce  refus 
dont  la  vraie  raison  deVâit  étté  à  tOUt  prix  Cachée? 
Hêlâs!  Quelles  paroles  pouvaient  être  plus  dénon- 
ciatrices que  là  gêîie  âVeC  laquelle  elle  répondit 
évâsivément  : 

. —  «  Tu  n'apéfçôis  pas  Un  autre  îfioyên  pôuf  té 
renseigner?...  Ne  trôuvès-tu  pas  que  Celui-là 
risque  d^àlléf  contre  tdfl  propre  désif?...  » 

—  «  Pourquoi?  Je  né  comprends  paâ  »  ,  inter- 
rogea Agathe. 

—  «  Mais  parce  qu'àbôrdér  lin  pâfeil  sujet, 
pour  une  pêrsônûè  qui  tô  touche  d'âUssi  pfés  quê 
moi,  c'est,  tout  bônneiûerit,  offrir  ta  iftâin...  » 

—  «  Et  après?...  »  répondit  vivéfflênt  Mme  de 
Méris.  «  Oui,  après?  Je  n*ài  jamais  côîûpï'is  que 
l'on  eût  de  la  vanité  dans  les  chôèês  dé  l*âmôuf . 
ai  M.  Brissôhnèt  m'aime,  je  té  répète,  Cette 
démarche  lui  ira  droit  au  CœUf ,  justement  pôuP 
cela.  S'il  y  trouvé  de  quoi  se  choquèr,  —  c'est 
bien  cela  que  tu  crains?  —  il  ne  m'àitnépàs..,  Jélô 


T,E,S    PEUX    SOEUPS  109 

saurai,  je  veux  le  savoir., ,  Que  peut-il  arriver? 
Qu'il  raconte  que  j'ai  vpulu  Tépouser  et  que  c  est 
lui  qui  n'a  pas  voulu?...  k 

i-«  ({  Lui,  raepnter  cela?.,,  »  prgtestgi  Made- 
^eirie.  «^  Il  en  est  incapable!,.,  » 

rrrr-  «  tié  bien,  alors?  V  reprit  Agathe,..  «Non, 
il  n'y  a  pa§  d'autre  moyen  et  tu  ne  nifi  refuseras 
pas  de  lui  parler. . .  à  moins  qu'il  n'y  ait,  à  oe  refuSi 
une  raison  que  tu  ne  me  dises  pas...  » 

-r-  «  A,toi?>i  fit  Mme  Liébaut..,  ««  Quelle  raison 
veux^rtu  qu'il  y  ait?..,  !»  Sa  sœur,  qui  la  regardait 
fixement,  put  voir  le  sang  affluer  tout  d'un  coup 
à  ses  joues  pâlies,  puis  se  retirer  et  les  laisser  plus 
pâles  encore,  comme  ai  le  coEur  de  la  jeune 
femme  s'était  contracté,  sous  cette  question,  dans 
un  spasme  trop  fort.  Ce  n'était  pas  la  première 
fois  que  l'amée  surprenait  che?:  sa  cadette  des 
signes  de  troubles  intérieurs.  Elle  n'avait  pas 
cherché  à  se  les  expliquer-  Ses  idées  toutes  faites 
sur  le  caractère  de  Madeleine  se  mettaient  entre 
elle  et  une  observation  directe,  comme  il  arrive  si 
souvent  dans  les  rapports  de  famille.  Pour  la  pre- 
mière fois,  à  cette  minute,  et  dans  un  de  ces  accès 
de  subite  lucidité  que  la  passion  trouve  à  son  ser- 
vice, par  un  instinct  presque  animal,  un  soupçon 
traversa  son  esprit,  Ce  ne  fut  qu'un  éclair,  et, 
aussitôl;,  elle  rejeta  la  pensée  qui  venait  de  l'as- 
saillir, non  sans  en  garder  Qomme  un  frisson,  et 
elle  répliqua  : 


110  LES    DEUX    SOEURS 

—  «  Aucune,  en  effet,  aucune...  Tu  m'as  paru 
étrangle  tout  à  l'heure,  alors...  », 

—  «  Alors?...  »  insista  Madeleine. 

—  "  Il  n'y  a  plus  d'alors,  «  répliqua  Mme  de 
Mérls.  «  Mais,  je  t'en  supplie,  Madeleine,  ne  con- 
tinue pas  à  me  dire  non.  Je  te  le  jure  » ,  et  sa  voix 
se  fit  profonde,  «  ce  serait  un  mauvais  service  à 
me  rendre...  » 

—  «  Je  parlerai  à  M.  Brissonnet  » ,  répondit 
Madeleine,  après  un  bien  court  instant  d'une 
suprême  lutte,  durant  lequel  elle  n'avait  pu 
empêcher  que  ses  paupières  ne  battissent  ner- 
veusement, que  sa  bouche  ne  tremblât.  Épou- 
vantée devant  cette  flamme  de  lucidité  soudain 
allumée  dans  les  prunelles  d'Ag^athe,  et  devant  la 
menace  de  ses  dernières  paroles,  elle  avait  cru 
que  cette  immédiate  soumission  rassurerait  une 
défiance  qui  portait  sa  misère  au  comble.  Elle 
ne  se  doutait  pas  qu'elle  venait  au  contraire 
d'accroître  encore,  chez  celle  dont  elle  était  la 
secrète  et  involontaire  rivale,  la  sensation  d'un 
mystère.  Du  moins  une  interrogation  qui,  en  ce 
moment,  lui  eût  été  trop  pénible,  lui  fut  épar- 
g^née  par  un  très  simple  hasard,  la  venue  pré- 
cisément de  cette  Mme  Éthorel,  dont  la  malveil- 
lante remarque,  la  veille,  avait  servi  de  prétexte 
à  la  prière  d'Agathe.  Celle-ci  n'eut  que  le  temps 
de  dire  à  sa  sœur,  durant  les  deux  minutes  qui 
séparèrent  l'entrée  du  domestique  demandant  si 


LFS    DF.LX    SOEURS  111 

madame  voulait  recevoir,  et  l'entrée  de  la  visi- 
teuse. 

— —  «  Tu  lui  parleras,  mais  quand?» 

—  tt  Demain  »  ,  répondit  Madeleine,  «  je  vais 
lui  écrire  qu'il  vienne  à  deux  heures...  » 

—  tt  Merci  » ,  dit  Agathe,  et  comme  le  bruit 
du  pas  de  Mme  Ethorel  montant  l'escalier  se 
faisait  entendre  :  «  Je  vous  laisserai  seules.  La 
Vieille  Beauté  vient  te  raconter  que  je  me  com- 
promets, tu  verras...  Va;  il  est  nécessaire  d'en 
finir...  • 

VI 

CONTAGIONS    DE   JALOUSIE 

Un  quart  d'heure  ne  s'était  pas  écoulé  et  la 
«  Vieille  Beauté  » ,  comme  la  jeune  veuve  avait 
appelé  la  nouvelle  venue  avec  l'insolence  de  ses 
trente  ans,  était  en  effet  occupée  à  rapporter  per- 
fidement à  la  sœur  cadette  les  propos  de  leur 
monde  sur  la  cour  que  l'officier  faisait  par  trop 
ouvertement  à  la  sœur  aînée.  L'indiscrète  ne 
devinait  pas  quel  retentissement  chacune  de  ses 
paroles  avait  dans  cette  sensibilité  si  blessée.  Mais 
qui  devine  les  souffrances  des  autres,  alors  même 
que  ces  autres  nous  tiennent  de  tout  près  au  cœur? 
Crucifiée  par  les  propos  de  Mme  Éthorel,  si  incon- 
sidérés dans  leur  malveillance,  Madeleine  ne  se 


11?  LES    PEUX    SOEUUS 

doutait  pas,  çille  pou  plus,  qu'au  même  moment 

Agfathe  recevait  des  coups  pareils,  et  de  queilc 
main!  Elle  en  eût  frémi  d'épouvante  jusque  dans 
ses  moelles,  Mmf!  de  Méris  avait  fait  qomme  elle 
avait  dit.  Elle  avait  quitté  la  plaç§  presque  ausgi-r 
tôt  la  visiteuse  ei^trée,  non  qans  avoir  échangé 
avec  elle  toutes  les  chatteries  de  deux  femmes  de 
la  môme  société  qui  se  sont  vues  1q  veille,  qui  se 
reverront  demain  et  qui  se  câlinent  Tune  l'autre 
en  se  déchirant.  D'ordinaire  Agathe  n  attachait  pas 
à  ces  petites  simagrées  de  salon  plus  d'importance 
qu'elles  ne  méritent.  Mais  quand  on  vient  de  tra- 
verser certains  soupçons,  on  supporte  plus  diffi- 
cilement la  fausseté  de  ces  protestations  pourtant 
très  banales  et  au  fond  inoffensives,  derrière  les- 
quelles s'abritent  les  perfidies  de  société.  L'évi- 
dence que,  sous  le?  caressants  papota^eç  de  deux 
amies  qvii  se  sourient  tendrement,  ?e  cachent  de 
jolies  petites  haines  toutes  prêtes  à  griffer  et  à 
mordre  —  cette  évidence  dont  on  sourit  comme 
d'une  chose  plutôt  divertissante,  slu^  heures  d'jn- 
dulgente  observation,  -r-  apparaît  soudain  comme 
une  chose  affreuse,  si  un  petit  indice  vqvis  a  dé- 
noncé à  litnproviste  une  trahigon  dans  un  être 
aimé.  L'idée  d'un  universel  mensonge  autour 
de  votre  aveuglement  vous  fait  frémir.  C'était 
cette  impression  qu'éprouvait  Agathe,  sans  se 
rendre  encore  bien  compte  du  motif,  en  descen- 
dant l'escalier  de  l'hôtel  de  sa  sçeur. 


LES   DEUX    SOEURS  113 

—  «  Gomme  ou  est  trompée  tout  de  même  ! ...  » 
se  disait-elle.  «  Qui  croirait  à  voir  cette  femme 
m'embx'asser,  comme  elle  fait,  chaque  fois  que 
nous  nous  rencontrons,  qu'aussi  tôt  la  porte  fermée 
elle  me  diffame?...  Dieu  sait  les  insinuations  aux- 
quelles elle  se  livre  en  cet  instant!...  Tant  mieux 
d'ailleurs!  Elle  me  rend  service.  Madeleine  cons- 
tatera que  je  n'ai  pas  exagéré.  —  Comme  il  est 
nécessaire  qu'elle  parle  à  Louis,  et  vite!...  »  Elle 
appelait  Brissonnet  de  son  prénom,  quand  elle  évo- 
quait son  image,  pour  elle  seule.  «  Il  est  extraor- 
dinaire qu'elle  n'ait  pas  compris  cela  toute  seule 
et  depuis  longtemps...  Mais  non.  Elle  a  été  bou- 
leversée de  ma  demande.  Pourquoi?...  Tout  son 
sang  n'a  fait  qu'un  tour.  J'ai  cru  qu'elle  allait  se 
trouver  mal.  Pourquoi?...  Est-ce  que?...  »  La  ré- 
ponse à  cette  question  se  formula  soudain  dans 
l'esprit  de  la  sœur,  si  longtemps  envieuse,  avec 
une  netteté  qui  la  fit  se  contracter  tout  entière. 
Elle  ferma  les  y^ux  presque  convulsivement  en  se 
disant  «Non,  non,  "  à  voix  haute.  Puis,  tout  bas  : 
a  Non.  Ce  n'est  pas  possible.  Madeleine  aime  son 
mari,  et  elle  m'aime.  Elle  ne  le  trahirait  pas, 
et  moi,  elle  n'aurait  jamais  pensé  à  me  présenter 
cet  homme,  avec  l'intention  déclarée  de  me  le 
faire  épouser,  si  elle  avait  pour  lui  un  intérêt 
trop  vif.  Ce  sont  des  chimères,  de  vilaines,  de 
hideuses  chimères.  La  vie  est  déjà  si  triste,  on  a 
si  peu  de  vrais  amis!  S'il  fallait  encore  ne  pas 


114  LES    DEUX    SŒURS 

croire  à  une  sœur  pour  qui  l'on  a  toujours  été 
parfaitement  bonne,  c-e  serait  trop  dur...  Non. 
Ce  n'est  pas...  Non.  Non.  » 

Elle  s'était  surprise  à  prononcer  de  nouveau 
cette  formule  de  dénég^ation  à  voix  haute,  tout  en 
s'installant  dans  l'automobile  électrique  qui  lui 
servait  à  Paris  pour  ses  courses,  et  qu'elle  avait 
laissée  à  la  porte  des  Liébaut.  Elle  avait  donné 
au  mécanicien  l'adresse  d'une  de  ses  amies  dont 
c'était  le  jour.  Au  lieu  de  descendre,  quand  la  voi- 
ture s'arrêta,  elle  jeta  une  nouvelle  adresse  à 
l'homme,  celle  d'un  mag^asin  situé  à  une  autre 
extrémité  de  Paris,  où  elle  n'avait  aucune  espèce 
de  besoin  de  se  rendre.  La  perspective  de  se 
mêler  à  une  causerie  d'indifférents  lui  avait  paru 
insupportable.  Son  coupé  allait,  gflissant  d'un 
mouvement  rapide  et  sans  secousse,  dans  le  cré- 
puscule commençant  de  cette  fin  d'après-midi  de 
novembre.  Un  brouillard  s'était  levé,  presque 
jaunâtre,  que  les  lanternes  des  voitures  trouaient 
de  leurs  feux,  fantastiquement,  et  en  dépit  du 
o  non  "  prononcé  tout  à  l'heure  avec  tant  d'éner- 
gie, Ag^athe  de  Méris  se  posait  de  nouveau  la  ques- 
tion qui  avait  surgi  devant  sa  pensée,  cet  :  «  Est- 
ce  que?...  »  énigmatique,  qui  enveloppait  de  trop 
douloureuses  hypothèses.  Elle  osait  maintenant 
les  regarder  en  face  et  aller  jusqu'au  bout  de  leur 
logique   :    —    «   Est-ce    que   Madeleine   aimerait 


LES    DEUX    SOEURS  115 

Louis  Brissonnet,?...  Quand  elle  m'a  écrit  de  ila- 
gatz,  pour  me  parler  de  leur  rencontre,  je  me 
rappelle,  j'ai  été  étonnée  de  son  enthousiasme. 
J'ai  expliqué  cela  par  cette  facilité  à  l'eng^ouement 
qu'elle  a  toujours  eue.  J'ai  voulu  y  voir  une  preuve 
de  plus  que  ce  projet  d'un  second  mariage  pour 
moi  lui  tenait  vraiment  au  cœur.  J'en  ai  souri  et 
je  lui  en  ai  été  reconnaissante.  Si  je  m'étais  trom- 
pée pourtant?...  Non.  Encore  non.  Elle  ne  me  l'au- 
rait pas  présenté...  Puis-je  supposer  qu'elle  l'ait 
fait  uniquement  pour  s'assurer  des  facilités  de  le 
revoir?...  Et  pourquoi  non?  Elle  a  toujours  été  si 
personnelle,  si  peu  habituée  à  se  contraindre! 
Tout  lui  a  toujours  tant  réussi!...  Ce  serait  un 
infâme  procédé...  Allons  donc!  Une  femme  qui 
aime  hésite-t-elle  sur  les  procédés?  Madeleine 
aura  spéculé  sur  cette  froideur  qu'elle  m'a  si 
souvent  reprochée.  Ma  froideur!  Parce  que  je 
n'étale  pas  mes  sentiments  comme  elle!  C'aura 
été  son  excuse  à  ses  propres  yeux.  Elle  se  sera 
dit  :  ma  sœur  n'aimera  jamais  cet  homme,  je  ne 
lui  ferai  donc  aucun  tort,  et  moi,  elle  me  servira 
de  paravent...  Je  crois  que  je  deviens  folle.  Ce 
serait  admettre  qu'elle  trahit  son  mari...  Et  ce 
n'est  pas!  Ce  n'est  pas!  " 

Comme  on  voit,  ce  petit  monologue  sous' 
entendait  de  singulières  sévérités  de  jugement  en- 
vers la  tendre  et  pure  Madeleine,  et  de  bien  immé- 
ritées, de  bien  gratuites  aussi.  Le  principe  de  cette 


116  LES    DEUX   SŒURS 

injuslice  était  dans  la  secrète  et  constante  mal- 
veillance, nourrie  si  longtemps  par  l'aînée  des 
deux  sœurs  contre  la  cadette.  Souffrir,  comme 
Agathe  avait  fait,  pendant  des  jours  et  des  jours, 
du  bonheur  d'une  autre,  c'est  nécessairement  se 
former  des  idées  inexactes  sur  le  caractère  de 
cette  autre.  Elle  avait  trop  souvent  critiqué  les 
manières  d'être  de  Madeleine,  et  avec  trop  d'acri- 
monie, pour  n'avoir  pas  perdu  le  sens  exact  de 
cette  exquise  nature.  Rien  de  plus  fréquent,  in- 
sistons-y, que  ces  erreurs  d'optique  entre  per- 
sonnes qui  se  voient  sans  cesse  et  ne  connaissent 
d'elles  que  des  images  fausses.  Ces  méconnais- 
sances sont  à  l'origine  de  presque  toutes  les 
tragédies  de  famille,  autant  que  les  discussions 
d'intérêt.  Que  de  fois  nous  nous  étonnons  de 
constater  que  les  qualités  les  plus  évidentes  d'un 
fils  sont  ignorées  par  ses  parents,  qu'un  frère 
ne  discerne  pas  chez  un  frère  une  valeur  qui 
éclate  aux  yeux  du  premier  venu!  Depuis  des 
années,  Mme  de  Méris  avait  été,  dans  maintes 
circonstances,  dominée  à  l'égard  de  sa  sœur  par 
cette  illusion  à  rebours,  mais  jamais  comme  à 
cet  instant.  L'automobile  continuait  d'aller,  l'ar- 
rêtant ici,  l'arrêtant  là,  devant  une  boutique, 
devant  une  autre.  En  proie  à  cette  fièvre  où 
l'on  ne  peut  supporter  ni  la  solitude,  ni  la 
compagnie,  Agatlie  multipliait  les  courses  inu- 
tiles, —  en  vain.   Elle  n'échappait  pas  à  la  ja- 


LES   DEUX    SOEURS  HI 

lousie  qui  la  mordait  au  cœur  aussitôt  qu'elle  se 
remettait  en  tête-à-tête  avec  ses  pensées. 

—  «  Ce  n'est  pas?...  »  reprenait-elle.  «Et pour- 
quoi cela  ne  serait-il  pas?...  N'apprend-on  point 
tous  les  jours,  par  un  scandale  absolument  inat- 
tendu, des  secrets  que  Ton  n'aurait  pas  même 
imaginés  comme  possibles  dans  certaines  exis- 
tences? Tromper,  c'est  jouer  la  comédie,  c'est 
feindre  un  personnage  que  l'on  n'est  pas...  Et 
puis,  Liébaut  est  un  excellent,  un  brave  garçon, 
mais  qu'il  est  commun!  Qu'il  est  lourd!  Si  un 
homme  réalise  le  type  du  mari  trahi,  c'est  bien 
lui...  i>  La  rancune  de  la  veuve  pour  le  mariage 
heureux  de  sa  sœur  ne  la  rendait  pas  d'habitude 
très  indulgente  pour  son  beau-frère  le  médecin. 
Elle  la  retrouvait,  cette  rancune,  au  service  de  ses 
iniques  soupçons  :  <«  Mais,  pour  que  Madeleine  le 
trahît,  il  faudrait  qu'elle  eût  Biissonnet  pour  com- 
plice... Pour  complice?  Alors,  les  attitudes  de 
Louis  avec  moi,  ses  regards,  ses  silences,  où  j'ai 
cru  deviner  tant  d'émotions  cachées,  seraient 
autant  de  mensonges!  Non,  je  ne  veux  pas  croire 
de  lui  cette  infamie.  Je  ne  le  veux  pas...  Au  con 
traire,  s'il  a  deviné  que  Madeleine  l'aime,  tandis 
que  lui  ne  l'aime  pas,  cette  idée  ne  suffit-elle  pas 
à  expliquer  qu'il  n'ose  pas  se  déclarer?. . .  Oui.  La 
voilà,  la  vérité...  C'est  la  raison  pour  laquelle 
Madeleine  a  tant  changé  depuis  ces  dernières  se- 
maines. Elle  voit  que  Louis  m'aime,  et  elle,  elle 


Î18  LES    DEUX    SOEURS 

aime  Louis.  C'est  la  raison  pour  laquelle  il  se  tait. 
Il  ignore  tout  de  mes  sentiments.  Elle  lui  a  laissé 
voir  tout  des  siens. . .  Il  a  pitié  d'elle,  et  sans  doute 
aussi,  il  pense  que  s'il  me  demande  ma  main,  elle 
se  jettera  en  travers...  Et  moi  qui  me  suis  confiée 
à  elle,  moi  qui  l'ai  chargée  de  ce  message  ! . . .  C'est 
préférable  ainsi.  Je  saurai  à  quoi  m'en  tenir.  Ah! 
S'il  m'aime,  je  ne  me  laisserai  pas  prendre  mon 
bonheur.  Et  il  m'aime!  il  m'aime!...  » 

La  jeune  femme  s'était  répété  ce  mot  passion- 
nément, afin  d'en  redoubler  l'évidence.  Son  âme 
tourmentée  s'y  était  fixée,  comme  à  un  point 
solide,  où  trouver  un  appui  et  de  la  force,  quand 
après  deux  heures  de  ces  méditations  contradic- 
toires, où  tour  à  tour  elle  avait  incriminé  et  inno- 
centé sa  sœur,  l'automobile  s'arrêta  enfin  à  l'en- 
trée de  la  maison  qu'elle  habitait.  C'était  une 
grande  bâtisse  pahtiale,  pour  employer  le  voca- 
bulaire barbare  d'aujourd'hui,  à  l'angle  de  l'ave- 
nue des  Champs-Elysées  et  d'une  des  rues  qui  la 
coupent.  Mme  de  Méris  occupait  dans  ce  cara- 
vansérail un  vaste  appartement  d'une  installation 
intensément  moderne,  —  un  peu  par  esprit  d'op- 
position au  petit  hôtel  intime  de  Madeleine.  Elle 
demeura  étonnée  de  voir  stationner  devant  sa 
porte  un  coupé  à  caisson  jaune  attelé  de  deux 
petits  chevaux,  l'un  blanc  et  l'autre  noir.  Elle 
reconnaissait  la  voiture  de  louage  dont  son  beau- 
frère  se  servait  pour  ses  visites  : 


LES    DEUX    SŒURS  119 

—  «  Tiens,  «  se  dit-elle,  aLiébaut  a  un  malade 
dans  ma  maison?  «  Puis  aussitôt  :  «  A  moins 
qu'il  ne  soit  chez  moi...  Chez  moi?  Pour  quel 
motif,  lui  qui  ne  vient  pas  me  voir  deux  fois  par 
an?...  ))  Après  ses  réflexions  de  tout  à  l'heure, 
une  explication  de  cette  visite  irrégulière  s'offrit 
à  elle,  qui  lui  fit  battre  le  cœur,  tandis  que  l'as- 
censeur, trop  lent  à  son  g^ré,  l'emportait  vers  son 
troisième  étage  :  «  Se  douterait-il  de  quelque 
chose?...  Mais  de  quoi?...  » 

Le  médecin  était  chez  sa  belle-sœur  en  effet.  Il 
l'attendait  dans  une  espèce  de  boudoir  dont  le  seul 
aspect  faisait  un  contraste  significatif  avec  le  coin 
si  privé,  si  individuel,  où,  deux  heures  aupara- 
vant, Madeleine  recevait  Agathe.  Ce  petit  salon  de 
l'ainée  aurait  suffi  à  dénoncer  les  côtés  tendus, 
guindés,  et,  pour  tout  dire,  prétentieux  de  sa  na- 
ture. Cette  pièce,  où  elle  se  tenait  cependant  beau- 
coup, avait  l'impersonnalité  d'un  décor.  Mme  de 
Méris  avait  essayé  d'en  faire  une  copie,  strictement 
classique,  d'une  chambre  du  dix-huitième  siècle. 
Elle  avait  obtenu  un  ensemble  si  visiblement  com- 
posé qu'il  en  était  froid,  artificiel,  et  surtout,  ce 
n'était  pas^ore  salon.  Sa  grâce  un  peu  raide  y  était 
trop  déplacée,  et  non  moins  déplacée  à  cette  mi- 
nute la  physionomie  du  docteur  François  Liébaut, 
qui,  professionnellement  vêtu  de  la  redingote 
noire,  allait  et  venait  parmi  ces  étoffes  et  ces 
meubles  clairs.  C'était,  on  l'a  déjà  dit,  un  homme 


laO  LES   DEUX  SŒURS 

de  quarante  et  quelques  ajinées,  vieilli  avant  l'âge. 
Il  avait  ti'op  peiné,  dans  ces  conditions  de  détes- 
table hygiène  où  vivent  nécessairenment  les  méde- 
cins lorsqu'ils  cumulent  les  labeurs  de  la  clientèle 
et  des  recherches  personnelles.  Son  teint  brouillé 
où  dominaient  les  nuances  jaunes  révélait  la  fu- 
neste habitude  des  repas  pris  vite  et  irrégulière- 
ment entre  deux  consultations.  Sa  tête  penchée 
en  avant  racontait  une  autre  habitude,  et  non 
moins  funeste,  celle  des  longues  séances  à  son 
bureau  le  soir,  quand,  la  journée  du  praticien  à 
peine  finie,  celle  du  savant  commençait.  Les  per- 
sonnes qui  s'intéressent  à  cet  ordre  de  questions 
connaissent  son  beau  traité  des  Cachexies^  où  se 
trouvent  exposées  des  théories  neuves,  notamment 
sur  ces  deux  redoutables  maladies  des  capsules 
fcurrénales  et  du  corps  thyroïde  qui  conservent 
une  gloire  funèbre  aux  noms  d'Addison,  de  Base- 
dow  et  de  Graves.  Le  caractère  très  spécial  des 
études  du  mari  de  Madeleine  suffit  à  expliquer 
comment  la  jeune  femme,  toute  intelligente  et 
toute  dévouée  qu'elle  fût,  n'avait  pu  s'y  intéresser 
véritablement.  Elle  avait  beau  être  une  créature 
très  délicate,  très  souple,  et,  par  conséquent, 
très  disposée  à  modeler  ses  goûts  sur  ceux  de 
l'homme  distingué  qu'elle  avait  épousé,  son  ima- 
gination avait  été  incapable  de  le  suivre  dans  des 
analyses  si  austères,  si  répugnantes  par  certains 
points  à  une  sensibilité  neuve  et  fine.  Elle  avait  vu 


LES   DEUX   SOEURS  121 

travailler  François  en  l'admirant  de  son  inlassable 
patience.  Elle  avait  aussi  admiré  son  dévouement 
envers  ses  malades,  les  noblesses  de  son  désinté- 
ressement, mais  tout  le  domaine  technique  où 
son  mari  vivait  en  pensée  lui  était  resté  fermé,  et 
depuis  quelque  temps  hostile.  C'est  le  danger  qui 
menace  les  ménagées  des  hommes  trop  profondé- 
ment enfoncés  dans  des  recherches  d'un  ordre  trop 
abstrait.  Quand  ils  ont  épousé  une  femme  très 
simple,  elle  se  résigne  à  jouer  auprès  d'eux  le  rôle 
de  la  Marthe  de  l'Écriture  :  «  Elle  allait  s'empres- 
sant  aux  divers  soins  du  service.  »  Mais  il  arrive 
que  cette  Marthe,  une  fois  sa  besogne  finie,  vou- 
drait devenir  Marie,  celle  qui  «  s'asseyait  aux 
pieds  du  Seigneur,  pour  écouter  sa  parole  »  et 
qu'elle  est  malheureuse  de  ne  le  pouvoir  pas!  Plus 
simplement  et  sans  métaphores,  Madeleine  Lié- 
baut  était  de  celles  qui,  pour  être  tout  à  fait  heu- 
reuses dans  le  mariage,  ont  le  besoin  d'une  union 
absolue,  totale,  des  cœurs  et  aussi  des  esprits. 
Faute  de  cette  union,  inconciliable  avec  un  pareil 
métier  et  de  pareilles  recherches,  elle  s'était  très 
tôt  sentie  un  peu  solitaire,  même  entre  ses  deux 
enfants,  et  auprès  de  ce  compagnon  qui  dépensait 
toute  son  intelligence  à  écrire  des  pages  emplies 
de  ces  «  cas  >»  abominables,  enchantement  des 
cliniciens.  Quelques-uns  de  ces  u  cas  »  étaient 
quelque  chose  de  plus  pour  la  mère.  On  se  rap- 
pelle que  sa  petite  fille  avait  souffert,  à  la  suite 


122  LES    DEDX    SOEURS 

de  rhumatisme*,  d'une  légère  atteinte  de  chorée, 
guérie  par  les  eaux  de  Ragatz.  Or,  un  des  cha- 
pitres du  grand  ouvrage  de  son  mari  portait 
ce  titre  dont  le  seul  énoncé  poursuivait  Made- 
leine d'une  cruelle  menace  :  Des  rapports  de  la 
Chorée  et  de  la  maladie  de  Basedow .  Elle  avait  cher- 
ché ces  pages  dans  la  bibliothèque  du  médecin, 
poussée  par  cette  torturante  curiosité  du  pronostic 
que  connaissent  trop  tous  ceux  qui  ont  vu  souffrir 
un  être  aimé  sans  bien  comprendre  son  mal.  Les 
sentiments  de  la  mère  à  l'égard  de  la  Science  de 
son  mari  étaient  depuis  lors  très  complexes  :  elle 
éprouvait  une  reconnaissance  anticipée  pour 
l'habileté  avec  laquelle  le  médecin  soignerait  leril 
fille  si  jamais  ce  funeste  présage  se  réalisait.  Elle 
en  voulait  à  cette  Science  du  frisson  où  une 
pareille  appréhension  la  jetait.  C'étaient  ces 
impressions  qui  l'avaient  préparée,  inconsciem- 
ment, à  subir  la  nostalgie  d'une  autre  existence, 
auprès  d'un  autre  homme.  La  rencontre  aux  eaux 
avec  l'héroïque  officier  d'Afrique  avait  soudain 
donné  une  forme  à  ses  rêves.  Elle  s'était  juré  que 
personne  au  monde  ne  devinerait  l'éveil  en  elle 
d'un  émoi  qui  faisait  horreur  à  ses  scrupules. 
Hélas  !  Elle  avait  été  devinée  par  celui  à  qui  elle 
aurait  le  plus  passionnément  désiré  cacher  la  bles- 
sure soudain  ouverte  au  plus  secret  de  son  cœur, 
François  Liébaut  lui-même,  et  le  mari  malheu- 
reux allait  initiera  sa  découverte  cette  sœur  dont 


LES    DEUX    SOEURS  12$ 

la    perspicacité  jalouse   avait  déjà    tant  effrayé 
Agathe. 

Quand  Agathe  entra  dans  le  salon,  son  premier 
regard  lui  apprit  ce  qu'elle  avait  pressenti  :  la 
visite  de  son  beau-frère  annonçait  un  événement 
extraordinaire.  Lequel?  Le  visage  du  médecin, 
grave  d'habitude,  mais  d'une  gravité  distraite  et 
vague,  celle  de  l'homme  qui  suit  ses  idées,  était 
comme  tendu,  comme  contracté  par  un  ronge- 
ment  de  soucis.  En  même  temps,  l'émotion  de 
l'entretien  qu'il  se  préparait  à  provoquer  avec  la 
sœur  de  sa  femme  lui  donnait  une  inquiétude 
dont  la  fièvre  se  reconnaissait  à  ses  moindre! 
mouvements.  Ses  doigts  se  crispaient  sur  le  dos 
des  meubles,  autour  des  bibelots  qu'il  prenait 
et  reposait  sans  les  voir.  Ses  paupières  battaient 
sur  ses  yeux  qui  n'osèrent  pas  d'abord  se  fixer 
sur  son  interlocutrice.  La  conversation  à  peine 
engagée,  ce  fut  au  contraire,  de  sa  part,  cette 
ardente,  cette  prenante  inquisition  des  prunelles, 
qui  ne  veulent  pas  laisser  échapper  le  plus  petit 
signe,  dans  leur  avidité  de  savoir...  De  savoir? 
Mais  quoi?  Obsédée  elle-même  par  les  pensées 
que  l'entrevue  de  cette  après-midi  lui  avait  infli- 
gées, comment  Agathe  n'eùt-elle  pas  aussitôt 
soupçonné  la  vérité?  Son  beau-frère  était  venu 
cliez  elle,  avec  le  projet  de  lui  parler  des  relations 
de  Madeleine  et  de  Brissonnet.  Pour  lui  non  plus, 
ces    relations    n'étaient  donc   pas   claires?...    La 


iâ4  LES  DEUX  sceuRS 

curiosité  d'apprendre  si  elle  avait  deviné  juste, 
était  si  forte  aussi  chez  la  jeune  veuve  qu'elle  se 
sentit  trembler,  et,  dans  l'incapacité  de  cacher  son 
énervement,  elle  feignit  une  inquiétude  bien  dif- 
férente de  celle  qui  la  poignait  réellement  : 

—  «  Gomme  vous  semblez  troublé,  Fran- 
çois!... »  demanda-t-elle  en  allant  droit  à  lui,  et 
lui  prenant  la  main  :  «  Qu'y  a-t-il?...  Ma  sœur 
n'est  pas  plus  souffrante?...  Je  l'ai  quittée  un 
peu  fatiguée...  Ce  n'est  pas  cela?  Non...  Il  n'est 
rien  arrivé  à  Georges  et  à  Charlotte,  au  moins?... 
Mais  parlez,  parlez...  » 

—  «  Calmez-vous,  ma  chère  Agathe  «  ,  dit 
Liébaut.  L'instinct  du  métier  venait  de  lui  faire 
prendre,  à  lui,  si  profondément  remué  de  son 
côté,  le  ton  qu'il  aurait  eu  au  chevet  d'un  malade 
en  proie  à  une  surexcitation  nerveuse.  «  Non  » , 
continua-t-il  d'une  voix  qui  s'émouvait  à  son  tour, 
«  il  n'est  rien  arrivé  à  personne,  heureusement... 
Pourtant  vous  avez  raison,  c'est  à  cause  de  Made- 
leine que  je  suis  ici.  C'est  d'elle  que  je  suis  venu 
vous  parler...  » 

Mme  de  Méris  n'avait  jamais  approuvé,  on  ne 
l'ignore  pas,  le  mariage  de  sa  cadette,  et  le  bonheur 
apparent  de  cette  union  bourgeoise  n'avait  pas 
contribué  à  diminuer  cette  antipathie.  Aussi  ne 
s'était-elle  jamais  donné  la  peine  d'étudier  ce 
beau-frère  dont  elle  rougissait  un  peu,  malgré  sa 
haute  valeur.  Là  encore,  la  ffrande  loi  de  la  mé- 


LES    DEUX    SCXIURS  125 

sintelligence  familiale  par  idée  préalable  avait 
accompli  son  oeuvre.  Madeleine  avait  jugé  Lié- 
baut,  une  fois  pour  toutes,  et  condamné.  Elle 
s'était  formé  de  lui  l'image  d'un  très  honnête  per- 
sonnage, et  très  ennuyeux,  supérieur  sans  doute 
dans  son  métier,  mais  absorbé  dans  des  travaux 
qui  ne  l'intéressaient,  elle,  en  aucune  manière,  et 
absolument  dépourvu  de  toute  conversation.  Qu'il 
eût  pu  plaire  à  sa  cadette,  elle  avait,  dès  le  pre- 
mier jour,  déclaré  ne  pas  le  comprendre,  et  sa 
malveillance  à  l'égard  de  cette  sœur  secrètement 
jalousée  avait  trouvé  là  une  occasion  unique  de 
s'exercer,  sous  la  couleur  d'une  généreuse  pitié. 
Elle  ne  soupçonnait  pas  que  cet  homme,  silen- 
cieux et  modeste,  volontiers  effacé  dans  le  monde, 
avait  une  délicatesse  presque  morbide  d'impres- 
sions. François  Liébaut  était  un  de  ces  sensitifs 
qui  perçoivent  les  moindres  nuances,  qu'un  air  de 
froideur  surpris  chez  un  de  leurs  proches  para- 
lyse, qui  souffrent  de  la  plus  légère  marque  d'in- 
différence. Cette  exquise  susceptibilité  du  cœur 
ne  semble  guère  conciliable  avec  les  dures  disci- 
plines de  l'Hôpital  et  de  l'École  Pratique.  Elle 
existe  pourtant  chez  quelques  médecins,  et, 
comme  il  arrive  quand  il  y  a  une  antithèse  radi- 
cale entre  les  exigences  de  la  position  et  les  pré- 
dispositions natives,  celles-là  exaspèrent  celles-ci 
au  lieu  de  les  guérir.  Le  mari  de  Madeleine  appar- 
tenait a  cette  espèce  très  rare,  et  si  aisément  mé- 


126  LES    DEUX    SŒURS 

connue,  de»  praticiens  qui  deviennent  des  amis 
pour  leurs  clients,  que  les  larmes  d'une  mère  au 
chevet  d'un  enfant  mourant  bouleversent,  qui  sont 
atteints  par  Ting^ratitude  d'un  malade  comme  par 
une  trahison.  L'on  devine,  d'après  ces  quelques  in- 
dications, ce  qu'avait  été  pour  lui,  dès  ses  fian- 
çailles, l'antipathie  latente  de  la  sœur  de  sa  femme. 
Il  avait  d'abord  essayé  de  désarmer  Ag^athe,  gau- 
chement. N'y  réussissant  pas,  il  avait  fini  par  accep- 
ter cette  hostilité,  se  repliant,  s'enveloppant  lui- 
même  d'indifférence.  Pour  qu'il  fût  venu,  ce  soir, 
prendre  sa  belle-sœur  comme  confidente  il  fallait 
qu'il  fût  en  proie  à  une  crise  bien  forte  de  souf- 
france. Gela,  Mme  de  Méris  l'avait  reconnu  aus- 
sitôt, mais  ce  que  les  premières  phrases  de  son 
beau-frère  lui  révélèrent  et  qu'elle  n'eût  jamais 
miême  imaginé,  ce  fut  la  perspicacité  exercée  par 
ce  taciturne  à  son  endroit,  durant  tant  d'années. 
Ce  fut  surtout  la  finesse  et  la  fierté  de  cette  âme 
qu'elle  avait  considérée  comme  si  peu  digne  d'in- 
térêt, comme  si  vulgaire,  —  pour  employer  un 
de  ses  mots.  Ce  fut  enfia  le  drame  caché,  le  des- 
sous vrai  d'un  ménage  dont  elle  avait  incons- 
ciemment envié  la  tranquillité,  en  affectant  d'en 
dédaigner  le  caractère  «  pot-au-feu  "  .  Agathe 
avait  rêvé  pour  elle-même  d'aventures  romanes- 
ques. L'issue  de  cette  petite  tragédie  sentimentale 
où  les  avait  engagées,  sa  sœur  et  elle,  une  secrète 
rivalité  d'amour,  devait  lui  apporter  l'évidente 


LES    DEUX    SOEURS  127 

preuve  queee  romanesque  tant  souhaité  ne  réside 
ni  dans  les  événements  exceptionnels,  ni  dans  les 
destinées  extraordinaires.  Les  cœurs  sérieux  et 
profonds,  ceux  qui  ont  «  accepté  »  leur  vie,  — 
comme  elle  avait  dit  ironiquement  sur  le  quai  de 
la  gare,  —  qui  s'y  sont  attachés  par  leurs  fibres 
les  plus  secrètes  sont  aussi  ceux  qui  éprouvent  au 
plus  haut  degré  ces  émotions  intenses,  vainement 
demandées  par  tant  d'imaginations  déréglées  aux 
révoltes  et  aux  complications  : 

—  «  Agathe  »  ,  reprit  Liébaut  après  un  silence, 
«  les  choses  que  j'ai  à  vous  dire  sont  si  graves,  si 
intimes,  qu'au  moment  de  les  formuler  les  mots 
me  manquent...  Nous  n'avons  jamais  beaucoup 
parlé  à  coeur  ouvert,  vous  et  moi.  Ne  voyez  pas 
un  reproche  dans  cette  phrase...  » ,  insista-t-il  en 
arrêtant  sa  belle-sœur  d'un  geste,  comme  elle 
protestait.  «  La  faute  est  toute  à  moi  qui  ne  vous 
ai  pas  fait  voir  assez  à  quel  point  j'étais  disposé  à 
vous  aimer  comme  un  frère...  Mais  oui,  j'ai  tou- 
jours été  ainsi,  même  avec  Madeleine.  Je  ne  sais 
pas  me  raconter.  C'est  ridicule,  je  m'en  rends 
trop  compte,  un  médecin  timide,  un  médecin 
sentimental  et  qui  garde  à  part  lui  des  impressions 
qu'il  n'ose  pas  exprimer!...  C'est  ainsi  pourtant, 
et  sur  le  point  d'avoir  avec  vous  un  entretien  d'où 
dépend  peut-être  tout  mon  bonheur,  il  faut  que 
je  vous  aie  dit  d'abord  cela,  pour  que  vous  ne  me 
croyiez  pas  fou,  tant  l'homme  que  je  vais  vous 


128  LES   DEUX   SŒURS 

montrer  diffère  de  celui  que  vous  connaissez,  ou 
croyez  connaître...  » 

—  «  Celui  que  je  connais  »» ,  répondit  Mme  de 
Méris,  «  a  toujours  été  le  meilleur  des  maris  et 
le  plus  aimable  des  beaux-frères...  « 

—  «  Ne  me  parlez  pas  ainsi...  »,  interrompit 
Liébaut,  presque  avec  irritation  et  il  ajouta  aus- 
sitôt :  rt  Pardon  ! . . .  A  de  certaines  minutes  solen- 
nelles, et  nous  sommes  à  l'une  de  ces  minutes, 
les  phrases  de  courtoisie  font  du  mal.  On  ne 
peut  supporter  que  la  vérité...  D'ailleurs  »,  et 
son  visag^e  exprima  une  résolution  soudaine, 
presque  brutale,  celle  de  quelqu'un  qui,  voulant 
en  finir  à  tout  prix,  renonce  d'un  coup  aux  préam- 
bules qu'il  avait  préparés  longuement  et  va  droit 
à  son  but. . .  «  D'ailleurs,  à  quoi  bon  revenir  sur  les 
maladresses  que  j'ai  pu  avoir  dans  mes  rapports 
avec  vous?  Je  suis  le  mari  de  votre  sœur.  Nous 
sommes  attachés  l'un  à  l'autre  par  le  lien  le  plus 
étroit  qui  existe,  en  dehors  de  ceux  du  sang.  Nous 
ne  faisons,  vous,  ma  femme  et  moi,  qu'une 
famille.  J'ai  le  droit  de  vous  poser  la  question 
qui  me  brûle  le  cœur  et  je  vous  la  pose...  Agathe, 
voici  maintenant  plus  de  trois  mois  qu'un  homme 
est  entré  dans  notre  intimité,  qu'aucun  de  nous 
ne  connaissait  que  de  nom  auparavant...  Chaque 
semaine  écoulée,  depuis  lors,  n'a  fait  que  rendre 
plus  grande  cette  intimité...  Cet  homme  n'est 
pas  seulement  reçu  chez  vous  et  chez  nous,  il 


LES   DEUX    SCŒURS  129 

s'est  fait  présenter  à  tous  nos  amis.  Quand  on 
nous  invite,  vous  et  nous,  on  l'invite.  Allons-nous 
au  théâtre,  vous  et  nous?  Il  y  va...  A  une  exposi- 
tion? Il  s'y  trouve...  Cet  homme  est  jeune,  il 
n'est  pas  marié...  Agathe,  je  vous  demande  de 
me  répondre  avec  toute  votre  loyauté  :  est-ce  à 
cause  de  vous  que  le  commandant  M.  Brissonnet 
vient  dans  notre  milieu,  comme  il  y  rient?  Est-ce 
à  cause  de  vous,...  »  répéta-t-il.  Et  sourdement, 
comme  s'il  avait  eu  honte  d'avouer  la  souffrance 
qu'enveloppait  cette  simple  et  angoissante  de- 
mande :   (i  ou  de  Madeleine?...  » 

Un  sursaut  involontaire  avait  secoué  la  sœur 
aînée.  Pour  que  son  beau-frère  en  fût  arrivé,  lui 
si  discret,  si  réservé,  à  poser  cette  question,  direc- 
tement, —  répétons  le  mot,  —  brutalement,  il 
fallait  qu'il  eût  observé  des  faits  positifs,  —  quels 
faits?  —  qu'il  eût  commencé  de  suivre  une  trace, 
—  quelle  trace?  Une  réponse  non  moins  directe, 
non  moins  brutale  venait  aux  lèvres  de  la  rivale 
éprise  et  jalouse  :  '«  Dites  tout,  François.  Vous 
croyez  qu'il  peut  y  avoir  un  secret  entre  Madeleine 
et  Brissonnet?  Vous  le  croyez.  Sur  quels  indices? 
Gomment?...  »  Elle  eut  l'énergie  de  se  dominer, 
un  peu  par  cet  instinct  de  franc-maçonnerie  du 
sexe  qui  veut  que,  devant  l'enquête  pressante  d'un 
homme,  une  femme  se  sente  d'abord  solitJairo 
d'une  autre  femme.  Entre  sœursj  même  qui  ne 
sont  pas  très  intimes,  cet  instinct  est  plus  fort 

8 


130  LES    DEUX    SŒURS 

encore,  plus  spontané,  plus  irrésistible.  Et  puis, 
montrer  aussitôt  combien  cet  interrog^atoire  de 
son  beau-frère  la  bouleversait,  c'était,  pour 
Ag^athe,  avouer  ses  propres  sentiments.  C'était 
dire  qu'elle  aimait  et  qui  elle  aimait.  C'était  man- 
quer à  cette  surveillance  de  soi,  poussée  chez 
elle,  depuis  tant  d'années,  jusqu'à  la  roideur,  en 
particulier  dans  ses  relations  avec  le  mari  de  sa 
sœur  cadette.  C'était  enfin  risquer  de  ne  pas 
apprendre  ce  qu'elle  désirait  savoir,  maintenant, 
à  n'importe  quel  prix.  Un  autre  instinct,  celui  de 
ruse  et  de  diplomatie,  toujours  éveillé  chez  les 
femmes  les  plus  violemment  emportées  par  la 
passion,  lui  lit  trouver  sur  place  un  moyen  sûr 
d'arracher  son  secret  à  cet  homme,  impatient, 
lui  aussi,  de  savoir.  Il  allait  lui  dire  toutes  ses 
raisons  d'être  jaloux. 

—  «  C'est  à  mon  tour  de  vous  supplier  de  vous 
calmer,  mon  cher  François  '>  ,  répondit-elle.  «  Oui, 
calmez-vous.  Il  le  faut.  Je  le  veux. . .  Vous  me  voyez 
stupéfiée  de  ce  que  j'apprends...  En  premier  Heu, 
que  vous  croyez  avoir  quelque  chose  à  vous  repro- 
cher dans  votre  attitude  vis-à-vis  de  moi?. . .  Je  vous 
répète  que  je  vous  ai  toujours  trouvé  si  bon,  si 
affectueux,  et  ce  ne  sont  pas  des  formules  de  cour- 
toisie, je  vous  le  jure.  Mais  nous  reviendrons 
là-dessus  un  autre  jour. . .  J'arrive  tout  de  suite  au 
second  point,  le  plus  important,  puisqu'il  paraît 
vous    bouleverser,   à   ces   assiduités  de    M.    Bris- 


LES    DEUX    SŒL'RS  131 

sonnet  auprès  de  Madeleine  et  de  moi.  Je 
vous  répondrai  en  pleine  franchise.  Pour  qui  le 
commandant  fréquente-t-il  chez  elle  et  chez 
moi?...  Ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre,  que  je 
sache  —  du  moins  jusqu'ici.  Pas  pour  moi,  puis- 
qu'il ne  m'a  pas  demandé  ma  main  et  que  je  suis 
veuve.  Pas  pour  Madeleine,  puisqu'elle  n'est  pas 
libre.  Vous  n'allez  pas  faire  à  ma  sœur  l'injure  de 
penser  qu'elle  se  laisse  faire  la  cour,  n'est-ce 
pas?...  Je  vous  préviens  que  si  vous  avez  de 
pareilles  idées,  je  ne  vous  le  pardonnerai  point... 
M.  Brissonnet  fréquente  chez  nous  parce  qu'il  est 
seul  à  Paris,  désœuvré,  et  que  nous  le  recevons 
comme  il  mérite  d'être  reçu,  après  ses  belles 
actions  et  ses  malheurs.  Tout  cela  est  très  simple, 
très  naturel...  Encore  un  coup,  revenez  à  vous, 
François.  Ai-je  raison?...  » 

Elle  le  regaraait  en  parlant,  avec  un  demi-sou- 
rire qui  tremblait  au  coin  de  ses  lèvres  fines.  Il  y 
avait  dans  sa  voix  un  je  ne  sais  quoi  de  forcé 
auquel  son  interlocuteur  ne  se  trompa  point.  Le 
métier  du  médecin  est  comme  celui  du  peintre  de 
portraits.  Il  habitue  ceux  qui  l'exercent  à  des 
intuitions  instantanées  qui  semblent  tenir  du 
miracle.  Le  plus  petit  changement  d'une  physio- 
nomie leur  est  saisissable.  Quand  ce  pouvoir 
d'observation  est  au  service  d'une  simple  curio- 
sité, l'homme  peut  ne  pas  bien  traduire  ces  signes 
qu'il  sait  si  bien  voir.  Mis  en  jeu  par  la  passion, 


kZ2  LES    DEUX    SŒURS 

cet  esprit  professionnel  aboutit  à  des  lucidités 
littéralement  foudroyantes  pour  ceux  ou  celles  qui 
en  sont  l'objet,  et  Ag^athe  écoutait  avec  une 
stupeur  déconcertée  Liébaut  reprendre  : 

—  «  Vous  mentez,  Agathe,  et  vous  mentez  mal. 
Si  c'était  vrai  que  M .  Brissonnet  ne  fréquentât  notre 
milieu  ni  pour  vous  ni  pour  Madeleine,  vous  ne 
seriez  pas  émue  comme  vous  l'êtes,  en  me  répon- 
dant. . .  Tenez  » ,  insista-t-il  ;  et  lui  saisissant  la  main, 
il  lui  mit  le  doigt  sur  le  pouls  avant  qu'elle  eût  pu 
se  soustraire  à  ce  geste  d'inquisition...  «Pourquoi 
votre  cœur  bat-il  si  vite  en  ce  moment?...  Pour- 
quoi avez-vous  là,  dans  la  gorge,  un  serrement  qui 
vous  force  à  respirer  plus  profondément?. . .  Pour- 
quoi?... Je  le  sais  et  je  vais  vous  le  dire.  Vous 
aimez  le  commandant  Brissonnet.  Vous  l'aimez... 
Si  j'en  avais  douté,  je  n'en  douterais  plus,  rien 
qu'à  vous  regarder  maintenant. . .  » 

- —  «  Du  moment  que  vous  pensez  ainsi...  », 
répondit  Agathe  en  se  dégageant...  «je  ne  com- 
prends plus  du  tout  votre  démarche,  permettez- 
moi  de  vous  le  dire,  François.  J'ajoute  qu'il  y  a 
des  points  auxquels  un  galant  homme  doit  toucher 
très  délicatement  dans  un  cœur  de  femme,  fût-ce 
celui  d'une  belle-sœur,  et  vous  venez  de  manquer 
à  cette  délicatesse  élémentaire.  Que  j'aime  ou 
non  M.  Brissonnet^  quel  rapport  y  a-t-il  entre  ce 
sentiment  qui  me  concerne  seule,  s'il  existe,  et 
la  question  que  vous  m'avez  posée?...  » 


LES  DEUX  seeoRs  ISJ 

—  n  Quel  rapport?...  »  répéta  le  médecin. 
«  Quand  on  aime,  on  sait  si  Ton  est  aimé...  On 
souffre  tant  de  ne  pas  lélre!...  »  Et,  avec  un 
accent  que  MmedeMéris  ne  lui  connaissait  pas... 
«  Ne  rusez  pas  avec  moi,  Agathe,  ce  serait  cou- 
pable. Je  vous  pose  de  nouveau  ma  question,  en 
toute  simplicité.  Oui  ou  non,  le  commandant 
Brissonnet  vous  aime-t-il?  Répondez-moi.  Je  suis 
votre  frère.  Vous  pouvez  me  confier,  à  moi,  vos 
projets  d'avenir.  Vous  êtes  libre,  vous  venez  de 
le  déclarer  vous-même.  Le  commandant  Test 
aussi.  Il  est  tout  naturel  que  vous  pensiez  à  refaire 
votre  vie  avec  lui.  Vous  a-t-il  parlé  dans  ce  sens? 
Ou,  s'il  ne  vous  en  a  pas  parlé,  avez-vous  deviné 
dans  son  attitude  qu'il  allait  vous  en  parler,  que 
la  timidité  l'en  empêchait,  qu'il  n'osait  pas,  qu'il 
oserait?  C'est  là  ce  que  j'ai  voulu  dire  quand  je 
vous  ai  demandé  si  M.  Brissonnet  fréquentait 
notre  milieu  pour  vous,  ou. . .  » 

Il  s'était  arrêté  une  seconde,  comme  si  la  fin  de 
la  phrase  qui  lui  avait  échappé  imprudemment 
tout  à  l'heure  lui  était  trop  dure  à  énoncer  de 
nouveau.  Ce  fut  Agathe  qui  les  formula,  cette  fois, 
les  mots  cruels  dont  elle  avait  été  si  bouleversée. 

—  «  Ou  pour  Madeleine?...  »  répondit-elle, 
achevant  elle-même  l'interrogation  devant  la- 
quelle il  reculait.  Et,  entraînée  à  son  tour  par  Té- 
motion  que  les  paroles  si  étrangement  exactes  de 
Liébaut  avaient  soulevée  en  elle,  la  sœur  jalouse 


134  LES    DEUX    SOEURS 

continua  :  —  "  Vous  avez  raison,  il  vaut  mieux 
pour  tout  le  monde  que  toutes  les  équivoques 
soient  dissipées.  Elles  le  seront...  Hé  bien!  Oui, 
François,  j'aime  M.  Brissonnet.  Je  n'ai  en  effet 
aucun  motif  pour  me  cacher  d'un  sentiment  que 
j'ai  le  droit  d'avoir,  et  qui  ne  prend  rien  à  per- 
sonne. Quant  à  ses  sentiments  pour  moi,  je  ne 
peux  pas  vous  le  dire,  parce  qu'il  ne  me  les  a  pas 
dits  et  que  je  ne  les  connais  pas.  Vous  prétendez 
que  Ton  voit  toujours  si  l'on  est  aimé,  quand  on 
aime.  Ce  n'est  pas  vrai,  et  cette  incertitude  est  un 
martyre  bien  douloureux  aussi  par  instants  !  C'est 
le  mien. . .  Cet  aveu  est  trop  humiliant  pour  ne  pas 
vous  prouver  que  je  vous  ai  répondu  avec  une  abso- 
lue franchise.  A  vous  de  n'être  pas  moins  franc 
avec  moi,  maintenant,  en  échangée.  Vous  me  devez 
de  me  faire  connaître  toute  votre  pensée,  entendez- 
vous,  toute.  Vous  avez  pénétré  le  secret  de  mes 
sentiments  pour  M.  Brissonnet.  Certains  indices 
vous  ont  fait  croire  qu'il  y  répondait.  D'autres  vous 
ont  fait  croire  autre  chose,  puisque  le  nom  de  Ma- 
deleine vous  est  venu  aux  lèvres  après  le  mien. 
Quels  indices  et  quelle  autre  chose?  Achevez...  » 
—  «  Ah  !  "  s'écria  François  Liébaut  avec  acca- 
blement. «  C'est  à  mon  tour  de  ne  plus  com- 
prendre, de  ne  plus  savoir.  J'étais  si  sûr  que  votre 
réponse  me  donnerait  une  évidence,  une  clarté. 
Et  c'est  le  contraire.  Les  choses  m'apparaissent 
comme  si  values,  comme  si  incertaines  à  cette 


LES    DEUX    SOEURS  135 

minute.  Rien  qu'en  essayant  de  donner  un  corps 
à  mes  idées,  je  les  sens  s'évaporer,  s'évanouir... 
Et  cependant  je  me  les  suis  formées  d'après  des 
faits,  ces  idées.  Elles  ne  sont  pas  des  fantaisies 
de  mon  cerveau  malade.  Je  n'ai  pas  rêvé,  en 
observant  que  depuis  ces  trois  mois,  vous,  Agathe, 
vous  avez  cliang^é.  Je  n'ai  pas  rêvé  davanta^^e  en 
constatant  que  Madeleine  avait  changé  aussi... 
Quand  elle  est  revenue  des  eaux,  elle  était  encore 
gaie  et  ouverte,  déjà  moins  qu'avant  son  départ. 
Je  la  surprenais  quelquefois  à  songer  indéfini- 
ment. Je  remarquais  aussi  que  ses  conversations 
avec  Charlotte  roulaient  toujours  sur  les  incidents 
de  ce  fatal  séjour  à  Ragatz.  Elle  n'avait  rien  à  se 
reprocher,  puisqu'elle  m'avait  écrit  le  détail  de 
sa  rencontre  avec  M.  Brissonnet.  Elle  n'a  rien  à 
se  reprocher  encore  aujourd'hui,  j'ensuis  sûr,  sûr 
comme  vous  et  moi  nous  sommes  ici.  Elle  m'avait 
parlé,  dans  ses  lettres,  de  son  désir  que  cet  homme 
vous  plût...  Il  n'était  pas  à  Paris  alors.  Dès  son 
retour,  il  est  venu  à  la  maison.  Je  ne  m'y  suis 
pas  trompé.  Du  premier  regard  que  nous  avons 
échangé,  lui  et  moi,  j'ai  éprouvé  cette  antipathie 
qui  est  un  avertissement.  Oui.  J'y  crois.  Les 
animaux  la  ressentent  bien  devant  les  êtres  qui 
peuvent  leur  nuire.  A  cette  première  visite,  Made- 
leine était  très  nerveuse.  Je  m'en  suis  bien  aperçu 
aussi.  J'ai  attribué  cette  nervosité  à  ce  projet  d'un 
mariage  entre  vous  et  le  commandant.  Je  l'avais 


136  LES    DEUX    SŒDBS 

«i  souvent  entendue  m'exprimer  ses  inquiétudes 
sur  votre  avenir  !  Je  savais  comme  elle  est  sen- 
sible aux  moindres  événements  qui  vous  con- 
cernent!... Et  puis  M.  Brissonnet  vous  a  été  pré- 
senté. Il  est  allé  chez  vous.  Il  est  venu  chez  nous. 
Cette  nervosité  de  Madeleine  n'a  pas  cessé  de 
grandir.  J'ai  expliqué  alors  cet  état  singulier  par 
des  désordres  physiques.  Toute  la  force  de  diagnos- 
tic que  j'ai  en  moi,  je  l'ai  appliquée  à  l'étudier.  Je 
la  voyais  pâlir,  ne  plus  manger,  ne  plus  dormir, 
s'anémier,  tomber  dans  ces  silences  absorbés  d'où 
l'on  sort  comme  dans  un  sursaut.  L'évidence  s'est 
imposée  à  moi  qu'il  s'agissait  là  d'une  cause  uni- 
quement morale.  Quelle  cause?  Il  qe  s'était  passé 
qu'un  fait  depuis  sa  rentrée  à  Paris  :  la  présence 
dans  notre  cercle  du  commandant  Brissonnet.  Je 
n'eus  pas  de  peine  à  constater  que  la  mélancolie 
de  Madeleine  subissait  des  hauts  et  des  bas  d'après 
les  allées  et  venues  de  ce  nouvel  ami.  Devait-il 
dîner  chez  nous  ou  passer  la  soirée?  L'excita- 
tion prédominait  en  elle.  Était-elle  certaine  qu'il 
ne  viendrait  pas?  C'était  la  dépression...  Je  luttai 
contre  cette  évidence  d'abord.  Je  voulus  me  per- 
suader que  je  me  trompais.  Mes  efforts  pour  di- 
minuer mes  soupçons  ne  firent  que  les  accroître. 
J'essayai  de  parler  de  vous,  de  savoir  si  elle  cares- 
sait toujours  l'espoir  que  vous  vous  décideriez  à 
épouser  M.  Brissonnet.  Je  lui  demandai  si  elle 
pensait  qu'il  vous  plût  et  que  vous  lui  plussiez... 


LES    DEUX   SOEURS  187 

A  son  embarras  qu'elle  ne  domina  point,  à  sa 
trop  visible  contrariété,  j'ai  mesuré  le  chemin 
qu'elle  avait  parcouru,  et  dans  quel  sens...  Vous 
me  demandez  quels  sont  mes  indices?  Mais  c'est 
la  gfène  où  je  la  vois  quand  Brissonnet  passe  la 
soirée  dans  un  endroit  où  vous  êtes,  et  qu'elle  le 
sait.  Mais  c'est  l'effort  qu'elle  fait,  maintenant, 
quand  l'entretien  vient  par  hasard  à  tomber  sur 
lui,  pour  en  détourner  le  cours.  C'est  sa  façon  de 
baisser  les  paupières  et  de  détourner  les  prunelles 
quand  mes  yeux  la  fixent.  Elle  a  peur  de  mon 
reg^ard.  C'est  l'exaltation  avec  laquelle  sa  ten- 
dresse se  rejette  sur  ses  enfants,  comme  si  elle 
voulait  leur  demander  la  force  de  ne  pas  s'aban- 
donner aux  troubles  dont  elle  est  consumée...  Ce 
qu'ils  prouvent,  ces  indices,  vous  le  savez  main- 
tenant aussi  bien  que  moi  :  Madeleine  est  une 
honnête  femme  qui  se  défond  contre  une  pas- 
sion... Mais  se  défendre  contre  une  passion,  c'est 
l'avoir.  Elle  aime  cet  homme,  Agathe,  entendez- 
vous,  elle  l'aime.  Je  ne  l'accuse  pas  plus  de  me 
trahir  que  je  ne  vous  ai  accusée  tout  à  l'heure 
d'avoir  été  coquette.  Je  sais  que  vous  ne  vous  êtes 
rien  permis  de  coupable,  même  avec  les  senti- 
ments que  vous  avez.  Je  sais  pareillement  que 
Madeleine  ne  m'a  pas  trahi,  qu'elle  ne  me  trahira 
pas.  Mais  je  ne  peux  pas  supporter  cette  idée 
qu'un  autre  ait  pris  cette  place  dans  sa  pensée, 
dans  son  cœur.  Je  ne  peux  pas...  » 


1-38  LFS    DEUX    SOEURS 

Tandis  que  cet  honnête  homme  se  lamentait, 
mettant  à  nu,  dans  ce  paroxysme  d'agonie,  les 
plaies  les  plus  cachées  de  son  ménagée,  une  telle 
douleur  émanait  de  son  accent,  de  ses  prunelles, 
et  si  fière,  si  pure;  la  noblesse  de  son  caractère 
apparaissait  si  nettement  dans  cette  absence 
totale  de  bas  soupçons,  que  Mme  de  Méris  ne 
put  s'empêcher  d'en  être  touchée.  Cette  pitié 
lui  dictait  son  devoir  :  une  insistance  plus 
grande  encore  dans  ses  dénégations  de  tout  à 
l'heure.  Mais  cette  confirmation  des  idées  qu'elle 
avait  nourries  toute  l'aprês-midi  avait  ébranlé 
en  elle  cette  corde  mauvaise  de  la  jalousie 
féminine,  qui  rend  si  aisément  un  son  de  haine, 
même  dans  les  âmes  les  plus  hautes,  et  Agatlie 
n'avait  pas  une  âme  haute.  Ces  sentiments  con- 
tradictoires :  la  compassion  pour  la  souffrance 
vraie  de  son  beau-frère,  et  la  colère  déjà  gron- 
dante contre  une  rivale  préférée  passèrent  dans 
les  phrases  qu'elle  répondit  à  cette  confi- 
dence : 

—  «  Mais  êtes-vous  sûr  que  vous  n'exagérez 
rien,  mon  pauvre  François?  Entre  un  intérêt 
peut-être  un  peu  vif  et  une  passion,  il  y  a  un 
abîme...  Pourquoi  n'avez-vous  pas  dit  à  Made- 
leine simplement  ce  que  vous  venez  de  me  dire, 
comme  vous  venez  de  me  le  dire?  Vous  le  lui 
deviez...  Vous  ne  doutez  pas  d'elle.  Vous  avez  si 
raison!   C'est  une  honnête  femme.  Elle  le   sera 


LES    DEdX    SOE[TRS  139 

toujours...  Elle  aurait  été  la  première  à  vous  ras- 
surer, j'en  suis  certaine...  » 

—  «  Lui  parler?...  A  elle?  »  interrompit  Lié- 
baut.  «  Jamais,  jamais  ! ...  Je  n'en  aurais  pas  eu  la 
force.  Vous  ne  me  connaissez  pas,  Agathe,  je 
vous  le  répète.  Vous  ne  savez  pas  combien  j'ai  de 
peine  à  montrer  ce  que  je  suis.  Non.  Je  n'en  ai 
pas  eu  la  force...  J'ai  voulu  sortir  de  cet  enfer 
pourtant.  J'ai  compris  que  par  vous  j'en  finirais 
avec  cet  horrible  doute,  par  vous  seule.  Je  vous 
l'ai  dit  :  je  vous  avais  observée,  vous  aussi.  Je 
savais  que  vous  aussi  vous  vous  étiez  laissé 
prendre  à  la  séduction  de  cet  homme.  C'est 
même  comme  cela  que  j'explique  toute  l'histoire 
morale  de  ma  pauvre  Madeleine,  quand  je  suis 
de  sang-froid.  Elle  a  voulu  sincèrement  vous 
marier  à  Brissonnet,  et  puis  une  passion  l'a  en- 
vahie qu'elle  se  reproche  avec  d'autant  plus  de 
remords.  Elle  ne  se  la  pardonne,  ni  à  cause  de 
moi,  ni  à  cause  de  vous...  J'ai  pensé  :  s'il  en  est 
ainsi,  —  et  il  en  est  ainsi,  —  il  faut  qu'Agathe 
sache  cela.  Je  le  lui  apprendrai,  si  elle  Tignore, 
et  voilà  ce  que  je  suis  venu  vous  dire.  De  deux 
choses  l'une  :  ou  M.  Brissonnet  vous  aime... 
Alors,  passez  par-dessus  toutes  les  convenances, 
tous  les  préjugés  du  monde.  Rien  ne  s'oppose  à 
votre  mariage.  Épousez-le,  mais  que  ce  mariage 
soit  décidé,  que  Madeleine  en  soit  avertie,  qu'il 
se  fasse  vite,  le  plus  vite  qu'il  sera  possible.  Une 


140  LES    DEUX    S0EURS 

fois  mariés,  voyagiez.  Vous  êtes  riche,  vous  êtes 
indépendante.  Ayez  pitié  de  votre  sœur,  ayez  pitié 
de  moi,  et  qu'il  s'écoule  du  temps,  beaucoup  de 
temps,  avant  que  Madeleine  ne  le  revoie. . .  Ou  bien 
cet  homiïie  ne  vous  aime  pas,  et  alors...  «  Ici  la 
voix  du  mari  jaloux  se  fit  singulièrement  âpre  et 
sourde  :  «  c'estqu'il  aime  Madeleine. . .  »  Il  insista, 
sur  un  gfeste  de  son  interlocutrice.  «  Oui,  il  aime 
une  de  vops  deux.  Sa  conduite  n'a  pas  d'autre 
explication,  à  moins  d'admettre,  ce  que  je  me 
refuse  à  croire,  que  c'est  un  misérable  et  un  su- 
borneur. Dans  ce  cas,  ce  serait  à  moi  d'agir. . .  » 

-r—  a  Que  voulez-vous  dire?  »  interrogea 
Mme  de  Méris,  soudain  toute  tremblante.  Elle 
venait  de  voir  dans  sa  pensée  son  beau-frère  et 
celui  qu'elle  aimait  en  face  l'un  de  l'autre,  une 
provocation,  un  duel,   a  Que  ferez-vous?  » 

—  «  La  démarche  la  plus  simple  »  ,  répondit 
Liébaut,  redevenu  soudain  très  calme.  Il  se 
voyait,  lui,  dans  son  esprit,  parlant  en  homme  à 
un  homme,  et  cette  vision  lui  rendait  le  sang^-froid 
des  explications  viriles  ;  «  la  plus  simple  >» ,  répéta- 
t-il,  u  et  la  plus  légitime,  la  plus  indispensable.  Je 
procéderai  de  la  façon  la  plus  courtoise  pour  com- 
mencer, et  sans  menaces.  J'aurai  une  conversation 
avec  M.  Brissonnet.  Je  lui  dirai  que  ses  assiduités 
chez  vous  et  chez  nous  ont  provoqué  des  commen- 
taires. J'en  appellerai  à  son  honneur...  J'espère 
encore  que  ce  premier  entretien  suffira...  » 


LES   DEUX   SOEURS  141 

—  n  Mais  VOUS  ne  pouvez  pas  l'avoir  avec  lui, 
cetentietien» ,  interrompit  Agathe  plus  vivement 
encore,  o  II  vous  est  interdit,  et  pour  Madeleine, 
et  pour  moi  »  ,  ajouta-t-elle.  «  Je  vous  en  conjure, 
François,  ne  voyez  pas  M.  ^rissonnet...  Que 
voulez-vous?  Que  cette  situation  prenne  fin.  Elle 
va  prendre  fin...  Je  ne  savais  rien  de  ce  que 
vous  venez  de  m'apprendre.  Mais,  moi  aussi,  je 
souffrais  de  cette  incertitude,  de  cette  équivoque. 
Je  ne  pouvais  pas  plus  parler  à  M.  Brissonnet  que 
vous  ne  pouvez  lui  parler,  moins  encore.  J'ai 
demandé  à  Madeleine,  aujourd'hui  même,  de  lui 
dire  précisément  ce  que  vous  vouliez  lui  faire 
dire,  que  ses  assiduités  étaient  remarquées.  Je 
n'étais  pas  avertie.  Si  je  l'avais  été,  ce  n'est  pas  à 
ma  sœur  que  je  me  serais  adressée.  Mais  c'est 
fait,  et  la  conclusion  forcée  de  cet  entretien  est 
celle  que  vous  désirez.  Si  M.  Brissonnet  m'aime, 
il  déclarera  à  Madeleine  qu'il  veut  m'épouser. 
S'il  ne  m'aime  pas,  il  ne  pourra  plus,  après  cette 
explication,  venir  chez  moi.  Ne  pouvant  plus 
venir  chez  moi,  il  ne  pourra  plus  venir  chez  vous. 
11  disparaîtra  de  notre  milieu.  »  , 

—  «  Et  Madeleine  a  accepté  de  le  voir  et  de 
lui  poser  cette  espèce  à' ultimatum^. .. .  »  interrog-ea 
Liébaut. 

—  «  Elle  a  accepté...  »   répondit  Agathe. 

Un  silence   tomba  entre  le    beau-frère   et    la 


142  LES    DEUX    SOEURS 

belîe-sœur.  Ils  avaient  baissé  les  yeux  l'an  et 
l'autre,  en  même  temps.  L'un  et  l'autre  les  rele- 
vèrent, en  même  temps.  Ils  se  regardèrent.  La 
même  vision  insupportable  avait  passé  devant 
leurs  jalousies.  Tous  deux  comprenaient  mainte- 
nant, quoiqu'ils  ne  voulussent  pas  se  l'avouer, 
que  Madeleine  aimait  le  commandant  Brissonnet, 
tous  deux  qu'elle  en  était  aimée.  Ils  auraient  dû 
comprendre  aussi  que  Madeleine  n'avait  jamais 
laissé  même  soupçonnera  l'officier  les  troubles  de 
son  cœur.  Ils  le  comprenaient.  Pourtant  l'un  et 
l'autre,  le  mari  et  la  sœur,  furent  traversés  à  la  foi  s 
de  la  même  pensée  de  défiance.  Ce  fut  Ag^athe  qui 
osa  la  formuler.  Elle  dit,  presque  à  voix  basse  : 
—  «  Ah  !  comme  je  voudrais  assister  cachée  à 
cet  entretien !...  Je  saurais  alors...  «  Elle  saisit  les 
mains  de  son  beau-frère  et  l'associant  déjà  à  une 
complicité  :  «  Nous  saurions...  Entendez- vous, 
François,  nous  saurions.  »  Puis  tout  à  fait  bas  : 
«  C'est  demain  qu'il  viendra  la  voir,  vers  les  deux 
heures,  sans  doute.  Elle  me  l'a  dit...  Elle  vous 
croira  sorti. ..  Si  vous  reveniez  cependant?...  Votre 
cabinet  donne  sur  le  petit  salon...  Il  y  a  une 
tenture  devant  la  porte..,.  Si  vous  vous  y  cachiez? 
Si  nous  nous  y  cachions?...  Nous  entendrions. 
Nous  saunons...  » 


LES    DEUX    SOEURS  !*« 


VII 

DEUX    NOBLES   COEURS 

Aucune  proposition  ne  pouvait  être  plus  con- 
traire au  caractère  si  loyal,  si  tendre  de  Fran- 
çois Liébaut.  Cet  aguet  caché  auquel  sa  belle- 
sœur  le  conviait  et  chez  lui,  sous  son  propre  toit, 
à  son  foyer,  quel  exercice  déshonorant  de  sa  pré- 
rogative de  mari  !  Mais  il  subissait  une  de  ces 
crises  de  passion  où  se  décèle  la  sauvagerie  de 
l'amour  blessé.  C'est  à  des  minutes  pareilles  qu'un 
homme  d'honneur  se  laisse  entraînera  ouvrir  des 
lettres,  qu'il  force  un  secrétaire  fermé  à  clef,  qu'il 
paie  les  indiscrétions  d'un  domestique!  Lorsque 
le  médecin  quitta  Mme  de  Méris,  le  malheureux 
avait  consenti,  non  pas  à  tout  ce  qu'elle  lui  avait 
demandé,  mais  à  une  partie,  celle  qui  lui  était 
personnelle  à  lui.  Il  avait  été  convenu  entre  eux 
qu'une  fois  averti  de  l'heure  exacte  du  rendez- 
vous,  il  rentrerait  sans  prévenir,  et  qu'il  essaie- 
rait d'écouter  la  conversation  de  Madeleine  et  de 
Brissonnet,  mais  seul.  Il  n'avait  pas  voulu  de 
la  présence  de  sa  belle-sœur.  Même  dans  ces 
instants  d'une  si  fiévreuse  jalousie,  il  lui  avait  été 
trop  odieux  de  livrer  Madeleine  à  l'espionnage 


U*  LES    DEUX    SCMEURS 

d'Ag^athe.  Il  avait  reculé  devant  cet  affront  fait  â 
sa  chère  femme.  —  Qu'elle  lui  était  chère,  en 
effet,  à  travers  ses  souffrances!  —  Il  l'avait  vue, 
s'il  acceptait  cette  offre  tentatrice,  parlant  libre- 
ment, se  croyant  chez  elle,  et,  derrière  la  porte, 
se  tapirait  cette  sœur  aînée  dont  il  savait  trop 
qu'elle  avait  toujours  envié  sa  sœur  cadette  !  Non. 
Il  ne  trahirait  pas  sa  femme  de  cette  trahison-là. 
Il  ne  se  liguerait  pas  ainsi  contre  elle  avec  sa 
secrète  ennemie.  Qu'il  employât,  lui,  pour  savoir 
la  vérité,  un  procédé  clandestin,  c'était  son  droit 
strict.  Il  se  devait  à  lui-même  de  ne  pas  outre- 
passer ce  droit  par  une  complicité  qui  Feùt  par 
trop  avili  à  ses  propres  yeux...  Mais  était-ce  même 
son  droit?  Après  s'être  rangé  au  conseil  de  sa 
belle-sœur,  un  doute  saisit  Liébaut  et  un 
remords.  Il  n'avait  pas  quitté  depuis  dix  minutes 
Mme  de  Méris  que  sa  loyauté  se  révoltait  contre 
un  projet  qu'il  n'eût  pas  même  osé  concevoir  sans 
elle.  Il  lui  semblait  qu'il  venait  de  traverser  un 
mauvais  rêve,  que  cet  entretien  avec  Agathe 
n'avait  jamais  eu  lieu.  A  mesure  qu'il  approchait 
de  la  ruo  Spontini  et  de  sa  propre  maison,  cette 
impression  se  changeait  en  une  autre.  Il  allait  se 
retrouver  en  face  de  Madeleine.  Il  faudrait  qu'il 
lui  dissimulât,  non  plus  des  émotions  comme  il 
faisait  avec  tant  d'efforts  depuis  des  semaines^ 
mais  un  projet  inavouable,  tant  il  était  insultant 
pour    elle,    et    combien    abaissant    pour    lui  !    Il 


I,ES    DEUX    SOEURS  U5 

devrait  pour  conduire  à  terme  ce  projet,  commen- 
cer, dès  ce  soir,  une  enquête  par  trop  indigne  de 
ce  qu'avait  été  leur  ménage!  Parlerait-il  de  Bris- 
sonnet,  sans  paraître  se  douter  de  ce  qu'il  savait 
par  Agathe?...  Essaierait-il  de  faire  dire  à  Made- 
leine qu'elle  attendait  le  commandant  et  à  quelle 
heure?,..  Ou  bien  se  tairait-il  entièrement  sur  ce 
point,  afin  de  mieux  les  surprendre  le  lende- 
main?... Cacherait-il  qu'il  avait  vu  Mme  de  Méris, 
ou,  tout  au  contraire,  le  dirait-il,  afin  de  provo- 
quer une  confidence  sur  la  mission  dont  la  sœur 
aînée  avait  chargé  la  sœur  cadette?. . .  Ces  allées  et 
venues  de  sa  pensée  lui  donnèrent  une  agitation 
presque  insoutenable,  contre  laquelle  il  s'efforça 
de  lutter,  en  quittant  sa  voiture  à  la  hauteur  de 
l'avenue  Malakoff  et  rentrant  à  pied.  Quand  il 
ouvrit  la  porte  de  l'hôtel  avec  la  petite  clef  qu'il 
gardait  pendue  à  sa  chaîne  de  montre,  il  était  du 
moins  maitre  de  ses  nerfs.  Cette  facilité  à  revenir 
chez  lui  sans  que  personne  fût  averti  de  sa  pré- 
sence tenait  à  des  convenances  toutes  profession- 
nelles. Agathe  avait  compté  sur  cette  particularité 
quand  elle  lui  avait  tracé  le  plan  de  sa  rentrée 
clandestine  le  lendemain.  C'était  là  comme  une 
répétition  de  la  scène  qui  devait  avoir  lieu.  Elle 
réussit  si  bien  que  Liébaut  se  sentit  rougir  à  cette 
phrase  d'accueil  de  Madeleine  : 

—  «Ah!  c'est  toi,  François,  tu  m'as  fait  peur... 
Je  n'avais  pas  entendu  la  voiture...  » 

10 


Uft  LKS    DEUX    SŒURS 

Elle  avait  été,  en  effet,  comme  réveillée  en  sur- 
saut du  songe  où  elle  était  tombée  depuis  le 
moment  où  sa  sœur  d'abord,  puis  Mme  Éthorel 
l'avaient  quittée.  Elle  avait  condamné  sa  porte  et 
elle  était  demeurée,  les  coudes  sur  les  genoux, 
la  tête  dans  les  mains,  à  regarder  le  feu  consumer 
d'une  flamme  lente  les  bûches  de  la  cheminée,  et 
à  se  débattre  parmi  trop  de  pensées,  trop  d'émo- 
tions contraires.  Cette  méditation  avait  été  très 
douloureuse,  car  le  visage  qu'elle  montra  à  Lié- 
baut  portait  l'empreinte  d'une  étrange  lassitude. 
La  charmante  femme  trouva  pourtant  en  elle  la 
force  de  s'inquiéter  de  lui  quand  il  lui  eut 
répondu  : 

—  "Je  suis  rentré  à  pied.  J'ai  voulu  marcher 
un  peu.  » 

—  «  Tu  t'es  senti  souffrant?  »»  demanda-t-elle, 
«C'est  vrai.  Tu   es  rouge...  Tu  as  le  sang  à  la 

tête...  Tu  travailles  trop...»  ajouta-t-elle...  »  Et 
pourquoi?  Nous  sommes  assez  riches,  et  tu  es 
assez  connu.  Tu  devrais  te  reposer...  » 

Elle  avait  pris  la  main  de  son  mari,  en  pronon- 
çant cette  phrase  d'une  affectueuse  sollicitude  qui 
n'était  pas  jouée.  —  «■  Elle  m'aime  donc!...  » 
pensa  le  médecin.  Que  de  preuves  de  dévouement 
Madeleine  lui  avait  données  ainsi  depuis  le  retour 
de  Ragatz!  Et  toutes  avaient  infligé  au  mari  la 
trop  lourde  impression  de  reconnaissance  émue 
et  de  malaise  qu'il  éprouvait  encore  maintenant. 


LRS    DFUX    SOEURS  147 

Chaque  fois  il  s'était  posé  cette  question  :  «  Oui, 
elle  m'aime,  mais  comment?...  »  Et  il  avait 
entrevu,  derrière  cette  attitude  si  touchante,  ce 
qui  était,  hélas!  la  vérité  :  le  parti  pris  de 
1  épouse  qui  se  sait  irréprochable,  et  qui  témoig^ne 
une  affection  d'autant  plus  prévenante  à  son  mari 
qu'elle  ne  se  pardonne  pas  de  sentir  son  cœur 
dominé  par  un  autre.  Une  telle  tendresse  peut 
bien  être  très  sincère.  Cette  épouse  peut  avoir 
pour  ce  mari  une  amitié  réelle.  Tant  de  souvenirs 
communs,  une  si  ancienne  accoutumance,  l'es- 
time, la  sympathie,  leurs  enfants  l'attachent  à  lui  ! 
Ce  sont  des  liens,  d'imbrisables  et  chers  liens.  Ce 
n'est  pas  l'amour,  et  pour  un  homme  fier  et  pas- 
sionnément épris,  comme  était  François  Liébaut, 
quelle  amertume  de  constater  une  pareille  dualité 
de  vie  intérieure  chez  celle  qui  porte  son  nom  ! 
Avec  quels  mots  pourtant  traduire  une  plainte  qui 
n'a  pas  un  fait  auquel  se  prendre?  Et  d'autre  part, 
devant  des  g^estes  et  des  paroles  de  sollicitude,  — 
comme  celles  que  venait  de  prononcer  Madeleine, 
—  le  moyen  de  ne  pas  se  demander  si  l'on  ne  se 
trompe  pas?  Il  y  avait  aussi  dans  cet  empresse- 
ment de  la  femme  du  médecin  une  perspicacité  qui 
la  rendait  plus  émouvante  pour  lui.  C'était  vrai  qu'il 
se  sentait  souvent  très  las!  Ce  témoig^nage  d'un 
intérêt  si  constant  lui  donna  une  recrudescence 
de  remords  pour  l'entretien  qu'il  venait  d'avoir 
et  pour  le  dessein  qu'il  en  rapportait.  Il  repondit  ; 


148  LES    DEUX    SOEURS 

—  «  Quand  j'aurai  fini  mon  nouveau  mémoire, 
je  me  reposerai...  » 

—  «  Je  te  connais,  »  répliqua-t-clle  en  hochant 
la  tête,  «et  je  connais  le  genre  de  tes  recherches. 
Toi  et  tes  amis,  je  vous  ai  trop  souvent  entendu 
dire  qu'en  médecine  tout  tient  à  tout.  Chaque 
mémoire  en  amène  un  autre,  et  ainsi  de  suite, 
indéfiniment...  Sais-tu  ce  qui  serait  raisonnable? 
Voici  l'hiver.  Charlotte  et  Georges  sont  un  peu 
pâlots.  Malgré  Ragatz,  j'ai  toujours  peur  pour 
elle  d'une  reprise  de  ses  rhumatismes.  Moi- 
même,  je  suis  fatiguée.  Ce  froid  m'éprouve. 
Nous  devrions  tous  aller  passer  quelques  mois 
au  soleil,  à  Hyères,  à  Cannes,  à  Nice,  ou  en 
Italie?» 

Elle  avait  eu,  pour  formuler  cette  proposition 
de  départ  en  famille,  une  prière  dans  ses  yeux, 
presque  suppliante  et  tout  angoissée.  Elle  vou- 
lait partir!  Pourquoi?  Mais  pour  fuir  celui  qu'elle 
s'était  défendu  d'aimer  et  qu'elle  aimait.  Cette 
nouvelle  évidence  des  troubles  de  conscience  que 
traversait  sa  femme  rendit  au  mari  jaloux  la  fré- 
nésie de  cette  anxiété  qui  l'avait  conduit  chez 
Agathe,  à  la  poursuite  de  la  vérité.  Il  répondit, 
cédant  en  apparence  à  la  fantaisie  de  Made- 
leine : 

—  «  Tu  as  peut-être  raison.  Ce  voyage  me  ten- 
terait beaucoup  en  principe,  et,  si  ce  n'est  pas 
chez  toi  une  idée  en  l'air...  » 


LES    t)EOX    SCœURS  U9 

—  a  Hé  bien?  »  interrog^ea-t-elle,  comme  il  se 
taisait. 

—  «  Hé  bien  :  je  ne  dis  pas  non...  Tu  as  donc 
grande  envie  de  quitter  Paris?  »  osa-t-ii  ajouter. 

«  Tu  n'y  reg-retteras  rien,  ni  personne,  pas  même 
ta  sœur?  " 

—  «  Oh!  ma  sœur!...  »  fit-elle,  comme  si  elle 
allait  entrer  dans  la  voie  d'une  confidence.  Puis 
s'interrompant  :  «  Les  enfants  vont  descendre,  ■ 
continua-t-elle,  «  nous  ne  serons  plus  seuls.  J'ai 
justement  à  te  parler  de  ma  sœur  et  très  sérieuse- 
ment. Mais  ce  que  j'ai  à  te  dire  exige  que  nous 
ayions  du  temps...  » 

Le  petit  garçon  et  la  petite  fille  avaient  l'habi- 
tude de  dîner  à  table  avec  leurs  parents,  lorsque 
ceux-ci  restaient  à  la  maison.  Malgré  leur  belle 
situation  de  fortune,  les  Liébaut  conservaient  ces 
vieilles  mœurs  de  la  bourgeoisie  française,  qui 
tendent  à  disparaître  des  mil'ieix  élégants  pour 
céder  à  la  coutume  venue  d'Angleterre  :  la  relé- 
gation des  enfants  dans  la  nursery.  Peut-être  ce 
nouveau  système,  en  séparant  plus  complètement 
les  petites  personnes  des  grandes,  a-t-il  de  réels 
avantages  d'éducation.  En  revanche,  il  n'est  guère 
favorable  à  cette  cordialité  du  foyer  qui  fut  si 
longtemps  le  charme  de  notre  vie  de  famille, 
et,  surtout,  il  supprime  le  plus  grand  bieiifait 
peut-être  du  mariage  fécond.  A  de  certaines 
heures,  la  présence   d'un  fils  ou  d'une  fille  enla*e 


150  LES    DEUX    SOEURS 

des  parents  exerce  sur  eux  une  influence  d'apai- 
sement dont  rien  n'égale  la  puissance.  Si  Georges 
et  Charlotte  ne  fussent  pas  entrés  dans  le  petit 
salon,  quelques  minutes  après  que  la  mère  avait 
prononcé  cette  phrase  énigmatique  :  «J'ai juste- 
ment à  te  parler  de  ma  sœur  »  ,  le  père  n'aurait 
certes  pas  eu  la  patience  d'attendre  davantage. 
Il  eût  pressé  Madeleine  de  questions  qui  l'eussent 
froissée.  Il  s'y  fût  lui-même  exaspéré.  Ce  cœur 
de  femme  se  fût  peut-être  refermé.  Au  lieu  de 
cela,  quand  les  deux  têtes  blondes  eurent  apparu, 
et  que  le  gentil  babil  de  ces  petits  êtres  eut 
commencé  de  remplir  la  chambre,  les  nerh  du 
mari  soupçonneux  se  détendirent.  L'acte  auquel 
l'avaient  décidé  les  conseils  passionnés  de  sa  belle- 
sœur,  et  sa  propre  souffrance,  cet  acte  outrageant 
d'espionnage  et  de  déloyauté  lui  devint  du  coup 
inexécutable.  A  voir  les  yeux  clairs  des  enfants 
se  fixer  avec  amour  sur  ceux  de  Madeleine,  la 
main  de  la  mère  caresser  ces  boucles  blondes, 
puis,  à  table,  le  rayonnement  circulaire  de  la 
lampe  suspendue  éclairer  ces  trois  visages,  Fran* 
cois  Liébaut  sentît  qu'il  n'avait  pas  le  droit  d'in- 
troduire dans  son  ménage  des  procédés  de 
police.  Cette  femme,  sa  femme,  méritait  d'être 
respectée  dans  les  arrière-fonds  de  sa  vie  intime. 
Elle  y  portait  peut-être  un  douloureux  secret? 
Peut-être  y  soutenait-elle  une  lutte?  Ce  combat 
caché  —  s'il  se  livrait  dans  cette  conscience  — 


LES    DEUX    SŒURS  151 

représentait  par  lui-même  une  épreuve  expiatoire 
que  le  chef  de  famille  ne  devait  pas  accroître. 
Un  revirement  acheva  de  s'&ccomplir  dans  cet 
esprit  généreux.  «  Pour  eux  »  ,  se  disait-il,  après 
le  diner,  en  attirant,  lui  aussi,  ses  enfants  contre 
sa  poitrine,  et  leur  caressant  les  cheveux  du  même 
geste  que  la  mère.  ««  Oui,  pour  eux,  je  dois  ne  pas 
laisser  la  honte  d'une  vilenie  se  glisser  entre 
nous...  Madeleine  ne  saura  pas  que  j'ai  souffert 
de  cette  mortelle  jalousie...  Si  je  me  suis  trompé 
en  croyant  qu'elle  était  troublée  par  les  attentions 
d'un  autre,  ce  n'est  que  justice  que  je  me  taise. 
Ce  n'est  que  justice  encore  si  je  ne  me  suis  pas 
trompé.  Elle  mérite  ce  silence,  puisqu'elle  a  eu  la 
force  de  se  vaincre...  Non.  Jamais  une  mauvaise 
pensée  ne  lui  est  venue.  Jamais,  jamais...  Non. 
Demain  dans  cette  conversation  qu'elle  a  promis 
à  sa  sœur  d'avoir  avec  cet  homme,  elle  ne  dira 
pas  un  mot  qu'elle  ne  doive  pas  dire,  elle  n'en 
entendra  pas  un  qu'elle  ne  doive  pas  entendre... 
Non.  Je  ne  me  cacherai  pas  pour  l'espionner, 
comme  une  coupable...  Ce  serait  de  ma  part 
une  infamie.  Je  ne  la  commettrai  pas...  Mais 
que  va-t-elle  me  dire,  à  propos  d'Agathe?  Si  elle 
me  parle  de  la  visite  de  celle-ci  aujourd'hui  et  de 
la  démarche  dont  elle-même  s'est  chargée,  lui 
mentirai-je?  Lui  cacherai-je  ma  visite  à  moi  chez 
sa  sœur?. . .  Comment  lui  expliquer  alors  que  je  ne 
lui  en  aie  pas  parlé,  aussitôt  rentré?...  Ah!  pour- 


152  LES    BEUX    SOEURS 

quoi  n'ai-je  pas  suivi  mon  instinct?  Pourquoi  ne  me 
suis-je  pas  ouvert  à  elle  dès  les  premiers  mots?...  » 

Ces  réflexions  s'imposaient  à  François  Liébaut 
tandis  qu'il  embrassait  son  fils  et  sa  fille.  Leur 
incohérence  traduisait  bien  les  sentiments  con- 
tradictoires dont  cet  homme  amoureux  et  trop 
lucide  était  possédé.  Il  éprouvait  à  la  fois  le  besoin 
irrésistible  de  s'expliquer  avec  Madeleine  et  celui 
de  se  taire  pour  la  ménagfer.  Vaines  chimères 
que  toutes  les  âmes  nobles  ont  caressées,  quand 
la  jalousie  les  brûlait  de  sa  fièvre  convulsive!  Et, 
tôt  ou  tard,  elles  ont  toutes  manqué  à  ce  pacte 
de  silence,  qui  n'est  pas  humain.  Le  mari  de 
Madeleine  devait  succomber  à  cette  tentation  de 
confesser  toutes  ses  tristesses  avec  d'autant  plus 
de  facilité  qu'il  avait  à  confesser  aussi  une  faute, 
commise  uniquement  en  esprit,  mais  si  grave  :  ce 
consentement  au  piège  proposé  par  la  perfide 
Agathe.  Et  comment  eût-il  pu  garder  sur  son 
cœur  le  secret  de  cet  insultant  projet,  devant  la 
loyauté  dont  sa  femme  lui  donna  une  preuve  sai- 
sissante, une  fois  les  enfants  partis? 

—  «  Je  t'ai  dit  que  j'avais  à  te  parler  de  ma 
sœur  H ,  commença-t-elle.  «  Il  s'agit  d'un  point 
délicat,  si  délicat  que  j'hésite  depuis  très  long- 
temps à  t'en  entretenir.  Mais  les  choses  en  sont 
renues  à  une  crise  si  algue  que  j'ai  le  devoir  de 
t'y  mêler...  Tu  te  souviens  ce  que  je  t'avais  écrit 


LÉS   DEUX    SOEURS  15$ 

de  Rag^atz  »  ,  continua-t-elle  avec  un  visible  effort 
«  et  du  projet  que  j'avais  formé  à  l'endroit 
d'Ag^athe?...  Je  rêvais  de  la  marier  à  M.  Brisson- 
net...  Cette  alliance  t'a  souri,  à  toi  aussi,  et  quand 
le  commandant  s'est  présenté  chez  nous,  à  Paris, 
nous  avons,  d'un  accord  unanime,  accepté  qu'il 
pénétrât  dans  notre  société.  Il  a  paru  manifester  le 
désir  de  se  rapprocher  d'Ajjathe.  Nous  ne  nous 
y  sommes  pas  opposés. Bref,  il  est  devenu  presque 
un  de  nos  intimes...  Et  ce  que  nous  n'avions  pas 
osé  espérer  est  arrivé.  Ag^athe  s'est  laissé  toucher 
le  cœur.  Elle  l'aime.  ■ 

—  u  Tu  ne  m'apprends  rien  »  ,  répondit  Lié- 
baut.  Il  avait  sur  la  bouche  l'aveu  de  sa  conver- 
sation avec  sa  belle-sœur.  Il  se  tut  cependant,  le 
cœur  serré,  pour  laisser  parler  sa  femme.  Qu'al- 
lait-elle lui  dire,  n'étant  prévenue  de  rien?  Il  avait 
là  une  occasion  trop  tentante  d'éprouver  sa  véra- 
cité, sans  se  déshonorer  lui-même  par  l'emploi 
d'une  ruse  honteuse. 

—  «  Si  tu  as  deviné  l'intérêt  que  M.  Brisson- 
net  inspire  à  Agathe  »  ,  reprit  Madeleine,  «  tu 
te  rends  compte  que  tu  as  pu  ne  pas  être  le  seul. 
Elle  n'a  pas  su  cacher  ce  sentiment  à  d'autres 
personnes  de  notre  entourag^e,  et  qui  ne  sont  pas 
aussi  bienveillantes  que  toi  ou  que  moi...  Bref, 
on  en  cause,  et  Agathe  a  acquis  la  preuve  que  l'on 
en  cause.  Elle  est  venue  aujourd'hui  me  commu- 
niquer ses  inquiétudes..  Elle  est  tourmentée  d'une 


154  LES    OEUX    SOEUllS 

situation  qui  risquerait,  en  se  prolon<jeant,  de  la 
compromettre,  et  qu'elle  ne  comprend  pas.  Gomme 
elle  me  l'a  dit  très  justement,  il  y  a  là  un  malen- 
tendu certain.  Elle  est  veuve.  Elle  est  prête  à 
donner  sa  main  à  M.  Brissonnet.  Elle  ne  veut 
pas,  de  sa  part  à  lui,  d'une  attitude  qui  pourrait 
faire  croire  aux  malveillants  qu'elle  n'est  qu'une 
coquette,  et  elle  se  plaint  qu'il  ait  pris,  vis-à-vis 
d  elle,  cette  attitude.  Il  sait,  comme  tout  le 
monde,  qu'elle  est  libre.  Il  n'a  qu'à  ouvrir  les 
yeux  pour  constater  comme  tout  le  monde  en- 
core, malheureusement,  qu'il  ne  lui  déplaît  pas. 
Ses  assiduités  sont  inexplicables  s'il  ne  s'inté- 
resse pas  à  elle,  et  il  ne  se  prononce  pas.  Il  peut 
y  avoir  bien  des  motifs  à  cette  abstention  :  une 
liaison  cachée  qu'il  hésite  à  rompre,  la  pudeur 
de  sa  trop  modeste  position  de  fortune...  Que 
sais-je?...  Agathe  s'en  est  d'abord  étonnée.  Main- 
tenant elle  s'en  tourmente,  je  répète  le  mot,  et 
elle  a  raison  de  s'en  tourmenter.  Il  lui  a  paru 
nécessaire  de  mettre  fin  à  des  commentaires  dan- 
gereux, en  avertissant  celui  qui  en  est  la  cause, 
sans  aucun  doute,  inconsciente.  M.  Brissonnet  ne 
doit  pas  être  rendu  responsable  de  médisances 
qu'il  ne  soupçonne  pas.  Il  faut  qu'il  les  connaisse, 
et  que,  les  connaissant,  il  se  décide  à  prendre  un 
parti.  C'est  l'idée  d'Agathe,  et  que  je  trouve  abso- 
lument sage...  Elle  a  hésité  à  provoquer  elle- 
même  une  explication  de  cette  nature.  Encore  là 


LES    DEUX    SOEURS  155 


elle  a  été  sage.  Elle  a  pensé  que  lui  ayant  pré- 
senté M.  Brissonnet,  j'étais  une  intermédiaire 
toute  désignée  et  par  ce  petit  fait  et  par  ma  qualité 
de  sœur.  Elle  m'a  donc  demandé  de  voir  le  com- 
mandant. Elle  veut  que  je  l'avertisse  des  mauvais 
propos  qui  courent.  C'est  le  mettre  en  demeure 
de  se  prononcer...  J'ai  accepté  cette  mission,  si 
pénible  qu'elle  fût.  J'ai  écrit  à  M.  Brissonnet 
pour  lui  demander  de  venir  ici  demain  à  deux 
heures.  La  lettre  n'est  pas  encore  partie.  Je  n'ai 
pas  voulu  l'expédier  avant  que  nous  en  eussions 
causé  ensemble.  » 

—  <c  Pourquoi?...  »  interrogea  le  médecin.  Il 
avait  saisi  dans  l'accent  de  sa  femme  le  frémisse- 
ment d'une  extrême  émotion,  mais  contenue, 
mais  domptée  par  une  volonté  que  rien  ne  brise- 
rait. Son  affectation  à  exposer  le  détail  des  faits 
sans  commentaires,  avec  des  soulignements  voulus 
de  chaque  mot,  en  était  la  preuve.  «  Oui,  pour- 
quoi? »  insista-t-il,  «  je  t'ai  toujours  laissée  bbre 
d'agir  en  toutes  circonstances  comme  tu  l'entends . 
Je  te  connais  trop  pour  ne  pas  être  sûr  que  tu  ne 
te  permettras  jamais  rien  que  je  doive  blâmer.  » 

—  "  Tu  es  trè.s  bon,  je  le  sais  »  ,  lui  répondit 
Madeleine.  Elle  répéta,  en  le  regardant  avec  des 
yeux  dont  la  détresse  lui  fit  mal,  «  très  bon... 
Aussi  n'est-ce  pas  une  permission  que  je  voudrais 
obtenir  de  toi,  ni  même  un  conseil...  Je  voudrais 
te  demander  d'être  là  demain,  si  tu  le  peux,  à 


156  LES    DEUX    SOEURS 

deux  heures,  quand  M.  Brissonnet  viendra...  Je 
désire  que  tu  le  reçoives  avec  moi...  Il  me  semble 
que  ta  présence  augmentera  la  solennité  de  cet 
entretien,  elle  lui  donnera  le  caractère  familial 
qui  la  justifie...  Enfin...  »  (et  elle  eut  dans  la 
voix  un  tremblement  plus  accusé  encore)  «  toute 
seule,  je  me  sentirais  trop  intimidée.  Je  ne  trou- 
verais pas  bien  mes  phrases.  Toi  ici,  près  de  moi, 
pour  reprendre  mes  paroles  au  besoin,  et  les 
appuyer,  j'aurai  de  la  force...  Ne  me  refuse  pas 
d'assister  à  cette  visite  du  commandant,  mon  ami  I 
C'est  le  plus  grand  service  que  tu  puisses  rendre 
à  ma  sœur,  et,  par  conséquent,  à  moi...  » 

Ilyavait,  dans  la  simplicité  avec laquellel'épouse 
tentée,  mais  malgré  elle,  invoquait  le  secours  de 
son  mari  à  cette  occasion,  quelque  chose  de  si 
délicat  et  de  si  loyal  que  celui-ci  en  demeura 
une  minute  sans  répondre,  tant  il  venait  d'être 
touché  à  une  place  vive  de  son  cœur.  Lui  qui, 
tout  à  l'heure,  avait  écouté  les  cruelles  et  flétris- 
santes insinuations  de  sa  belle-sœur,  lui  qui  avait 
accepté  l'idée  de  se  cacher  là,  derrière  la  porte 
du  petit  salon,  pour  épier  cet  entretien  de  Made- 
leine et  Brissonnet,  il  éprouva  un  de  ces  sursauts 
de  conscience  qui  ne  peuvent  se  soulager  que  par 
l'entière  franchise,  et,  brusquement,  il  se  dressa 
debout  devant  sa  femme,  et  lui  saisissant  les 
mains  : 

—    «   Écoute,   Madeleine...   Avant  de   te  ré- 


LES   DEUX   SŒURS  157 

pondre,  il  faut  que  je  t'aie  fait  une  confession.  Je 
ne  peux  pas  accepter  que  tu  me  parles  de  la  sorte 
et  que  moi,  je  me  taise.  Je  ne  le  dois  pas... 
Depuis  que  tu  as  commencé  de  me  raconter  ta 
conversation  d'aujourd'hui  avec  ta  sœur,  la  vérité 
me  brûle  les  lèvres...  Moi  aussi,  j'ai  causé  avec 
ta  sœur  aujourd'hui,  tout  à  l'heure.  J'arrive  de 
chez  elle...  Tout  ce  que  tu  viens  de  me  dire,  elle 
me  l'avait  dit...  Laisse-moi  continuer,  »  insista-t-il 
comme  Madeleine  esquissait  un  geste  d'étonne- 
ment.  «  Il  faut  que  tu  saches  pourquoi  je  ne  t'ai 
pas  interrompue,  dès  les  premiers  mots...  Il  y  a 
trop  long^temps  que  ce  secret  m'étouffe,  et  quand 
je  te  vois  si  droite,  si  simple,  si  vraie,  comme 
tu  viens  de  l'être,  je  ne  supporte  pas  de  nourrira 
part  moi  des  idées  que  je  te  cache...  Ne  me  ré- 
ponds pas  encore,  "  fit-il  de  nouveau,  sur  un  se- 
cond geste.  «  J'ai  le  courage  de  parler,  à  cette 
minute.  Je  ne  suis  pas  sûr  de  l'avoir  plus  tard... 
Pourquoi  je  ne  t'ai  pas  interrompue?  "  répéta- 
t-il.  Il  Je  voulais  savoir  si  tu  me  rapporterais 
exactement  ce  que  m'avait  dit  Agathe.  C'est  une 
épreuve,  ah  !  bien  honteuse,  à  laquelle  je  t'ai  sou- 
mise, parce  que...  »  il  hésita  un  moment,  «  parce 
que  je  suis  jaloux!...  Le  mot  est  prononcé,  Thor- 
rible  mot!...  Vois-tu,  j'ai  trop  souffert  depuis  ces 
dernières  semaines.  Ces  assiduités  de  M.  Bris- 
sonnet  dans  notre  milieu,  dont  tu  me  parles, 
je  les  ai  remarquées,    comme  toi.    Gomme   toi, 


158  LES    DEUX    SCffiURS 

j'ai  remarqué  cette  anomalie  dans  sa  conduite  : 
il  nous  fréquentait  avec  une  suite  qui  prouvait  de 
sa  part  un  intérêt  tïés  spécial,  et  il  ne  faisait 
cependant  aucune  démarche  de  nature  à  indi- 
quer un  projet  précis...  Pardonne-moi  d'aller 
jusqu'au  bout  de  mes  pensées,  Madeleine...  Au 
moment  même  où  je  m'étonnais,  à  part  moi,  du 
mystère  aperçu  dans  les  façons  d'être  de  cet 
homme,  je  t'ai  vue  devenir  un  peu  nerveuse 
d'abord,  puis  davantage,  puis  vraiment  malade. 
Il  m'a  semblé  que  ton  état  ne  s'expliquait  point 
par  des  désordres  purement  physiques.  J'ai  cru 
démêler  en  toi  un  trouble  moral,  et  j'ai  eu 
peur...  Oui,  j'ai  eu  peur  que  toi  aussi  tu  ne  te 
fusses  laissé  prendre  à  la  séduction  qui  émane 
naturellement  d'un  héros,  jeune,  intéressant, 
malheureux...  Et  voilà  comment  je  suis  devenu 
jaloux?  Ce  n'est  pas  ta  faute  si  ton  pauvre  mari 
n'est  qu'un  tâcheron  d'amphithéâtre  et  d'hôpi- 
tal, usé  par  la  besogne  et  qui  n'a  rien  pour 
parler  à  l'imagination...  Si  souvent,  depuis  que 
je  t'ai  épousée,  te  voyant  si  jolie,  si  fine,  si 
élégante,  j'ai  tremblé,  non  pas  que  l'on  te  fît  la 
cour,  j'ai  toujours  su  que  tu  ne  le  permettrais 
point,  mais  que  notre  vie  ne  te  suffit  pas!...  Et 
puis,  je  me  suis  demandé  si  ton  charme  n'avait 
pas  agi  sur  l'esprit  de  notre  nouvel  ami,  si  ce 
n'était  pas  là  une  explication  et  de  ses  assiduités 
dans   notre   milieu   et   de  ses   silences  à   l'égard 


LES    DEUX    SOEURS  159 

d'A^ç^athe?...  J'ai  lutté  contre  ces  idées.  Je  ne  me 
8uis  pas  reconnu  le  droit  de  t'en  inflig^erle  contre- 
coup... Cette  semaine-ci,  elles  sont  devenues  trop 
pénibles.  J'ai  été  incapable  de  les  dominer.  Je 
n'ai  pas  eu  la  force  d'avoir  une  explication  avec 
toi.  Je  l'ai  eue  avec  Agathe...  cette  après-midi...  il 
y  a  quelques  heures...  » 

—  «  Tu  lui  as  parlé  comme  tu  viens  de  me 
parler?...  »  s'écria  Madeleine.  «  Tu  lui  as  dit  ce 
que  tu  viens  de  me  dire?...  ■ 

—  «  Tout  »  ,  répondit  Liébaut. 

—  «  Ah  !  »  çémit-elle,  «  comment  as-tu  pu?... 
Tu  m'as  aliéné  son  cœur  pour  toujours!...  Mon 
ami!  Que  m'as-tu  fait?...  Gomme  tu  as  mal  ag^i 
envers  moi  ! . . .  Ah  !  J  e  ne  le  méritais  point  ! ...  » 

Le  médecin  la  vit  trembler  de  tout  son  corps, 
en  jetant  ce  cri  où  frémissait  une  révolte.  Elle 
allait  en  dire  davantage.  Elle  s'arrêta.  L'idée  de 
cet  entretien  que  son  mari  avait  eu  avec  sa  sœur 
la  bouleversait.  Ce  trouble  n'était  rien,  à  côté  de 
l'épouvante  dont  l'avait  remplie  la  première  partie 
de  cette  confidence.  Par  un  instinct  qui  n'était  pas 
une  ruse,  elle  ne  relevait  dans  ces  déclarations  de 
Liébaut  qu'un  seul  point,  celui  où  elle  pût  s'ex- 
primer en  pleine  liberté  sans  avouer  son  secret. 
Elle  tendit  son  énergie  intérieure  à  cacher  l'émo- 
tion dont  l'accablait  cette  découverte  de  sou 
mari,  cette  divination  du  sentiment  qu'elle  avait 
voulu  dissimuler  à  tout  prix,  dont  elle  était  déci- 


160  LES   DEUX    SOEURS 

dée,  même  maintenant,  à  défendre  le  mystère.  Cet 
effort  dans  une  minute  de  si  intense  émotion  eut 
son  contre-coup  subit  et  impossible  à  cacber.  EUle 
n'eut  pas  plus  tôt  prononcé  cette  phrase  qu'elle 
pâlit,  comme  si  elle  allait  mourir.  Elle  se  ren- 
versa en  arrière  sur  son  fauteuil,  dans  un  spasme 
où  le  praticien  saisit  une  nouvelle  preuve,  palpable 
et  indiscutable,  du  profond  ébranlement  nerveux 
dont  cet  or,o^anisme  était  atteint.  A  de  pareils  dé- 
sarrois il  faut  pourtant  une  cause.  Et  quelle  autre 
supposer,  sinon  la  vraie?  Malg^ré  qu'il  en  eût,  cette 
évidence  s'imposait  à  Liébaut,  tandis  qu'il  vaquait, 
arec  une  émotion  que  lui-même  ne  dominait  pas, 
aux  soins  que  nécessitait  cet  évanouissement. 
Quand  Madeleine  fut  revenue  à  elle,  ils  restèrent 
un  instant,  silencieux,  à  se  regarder.  Ils  compre- 
naient l'un  et  l'autre  que  leur  conversation  ne 
pouvait  pas  s'achever  ainsi.  Ils  devaient  s'expli- 
quer sur  une  question  abordée  entre  eux,  pour  la 
première  fois,  et  dans  quels  termes!  Elle  rompit 
le  silence,  la  première  : 

—  «  Pardon,  mon  ami  »  ,  dit-elle,  a  si  je  t'ai 
parlé  un  peu  vivement  tout  à  l'heure.  Tu  me  dis 
que  tu  as  souffert,  et,  pour  insensée  qu'elle  ait  été, 
cette  souffrance  est  ton  excuse...  Oui,  elle  a  été 
insensée...  »  Elle  eutle  courag^e,  voulant  imprimer 
jusqu'au  fond  du  cœur  de  son  mari  la  croyance  à 
cet  héroïque  mensong^e,  de  l'envelopper,  de  le 
pénétrer  de  son  regard.  Elle  y  avait  mis  toute  sa 


LES    DEUX    SOEURS  161 

loyauté  d'honnête  femme  qui  ne  faillira  jamais, 
tout  son  dévouement  d'épouse  qui  seigent  le  droit 
et  le  devoir  de  garder  pour  elle  seule  le  secret  de 
ses  tentations,  parce  qu'elle  sait  qu'elle  n'y  suc- 
combera pas...  «  Mais  »,  continua-t-elle,  «  cela 
nein  [lèche  pas  que  tu  ne  m'aies  fait  auprès 
d'Ag^alhe  un  tort  irréparable...  Je  t'ai  si  souvent 
dit  qu'elle  avait  à  mon  égard  une  disposition  un 
peu  ombrageuse  et  que  j'en  étais  peinée.  Elle 
l'avait  exercée  à  vide,  jusqu'ici.  Maintenant,  elle 
va  me  haïr.  Tu  m'as  aliéné  son  cœur,  mon  pauvre 
ami,  le  cœur  de  mon  unique  sœur,  et  pour  une 
chimère,  une  insensée  chimère!...  » 

—  «  Alors  »  ,  interrogea  Liébaut,  «  tu  n'aimes 
pas  cet  homme?...  «  De  tout  ce  qu'elle  venait  de 
lui  dire,  le  mari,  si  magnanime  pourtant  par 
nature,  n'avait  perçu,  il  n'avait  retenu  qu'un  fait  ; 
ce  démenti  donné  au  soupçon  qui  le  rongeait 
depuis  tantde  jours.  Mais  l'infaillible  intuition  de 
la  jalousie  ne  se  rend  pas  si  vite.  François  avait 
faim  et  soif  que  sa  femme  répétât  cette  dénéga- 
tion, qu'elle  la  précisât,  qu'elle  l'aidât  à  inter- 
préter dans  un  sens  favorable  tant  de  petits  signes 
dont  il  avait  nourri  son  chagrin.  En  même  temps 
il  sentait  que  cette  insistance  était,  en  ce  moment, 
une  brutalité.  Madeleine  était  si  visiblement 
souffrante,  qu'il  était  presque  inhumain  de  pro- 
longer une  explication,  très  douloureuse  si  elle 
disait  vrai,  plus  douloureuse  si  elle  essayait   de 

11 


162  LES    DEUX    SOEURS 

tromper  la  perspicacité  de  son  mari  afin  de 
l'épargner.  Hélas  !  il  suffisait  que  le  médecin  entre- 
vît cette  seule  chance  d'une  généreuse  imposture 
pour  qu'il  passât  outre  à  tous  les  scrupules  et  il 
répéta  :   «  Redis-moi  que  tu  ne  l'aimes  pas.  » 

—  «  Encore  »  ,  fit-elle  dans  un  geste  accablé  et 
d'une  voix  brisée.  «  Tu  ne  m'as  donc  pas  fait  assez 
de  mal  avec  cette  idée,  en  m'atteignant  dans  l'af- 
fection qui  m'était  la  plus  chère  après  la  tienne?. . . 
Je  suis  ta  femme,  mon  ami,  ta  femme  fidèle,  et 
j'aime  mes  enfants...  « 

—  «  Ah!  »  gémit-il,  «ce  n'est  pas  répondre...  » 

—  «Hé  bien...  »  commença-t-elle  d'un  accent 
plus  ému  encore. 

—  «  Hé  bien?...  » 

—  «  Hé  bien,  non,  je  ne  l'aime  pas...  »,  dit- 
elle. 

—  a  Mais  ta  mélancolie,  ces  derniers  mois, 
depuis  ton  retour  de  Ragatz,  ta  maladie,  tes  si- 
lences... Qu'avais-tu  si  tu  n'avais  pas  un  chagrin 
qui  te  rongeait?...  Mais  ton  évanouissement  de 
tout  à  l'heure?...  » 

—  «  Et  c'est  toi  qui  me  poses  des  questions  pa- 
reilles, M  interrompit-elle,  et  trouvant  la  force  de 
sourire,  «  toi,  un  médecin?...  C'est  vrai.  Je  ne 
suis  pas  bien  forte  depuis  ces  quelques  semaines. 
Mes  nerfs  me  trahissent  souvent...  Ce  serait  à  toi 
de  savoir  ce  que  j'ai  et  de  m'en  guérir.  Tu  pré- 
fères me  rendre  plus  malade...  » 


LES    DEUX    SOEURS  163 

Il  la  regarda.  Elle  continuait  de  lui  sourire  avec 
un  pli  d'infinie  tristesse  dans  le  coin  de  sa  bouche 
entrouverte.  Le  tourmenteur,  qui  était  aussi 
comme  le  héros  de  l'antique  comédie,  au  titre 
poignant  d'humanité  éternelle,  un  «  bourreau  de 
soi-même  » ,  subit  soudain,  devant  ce  charmant 
visage  dont  il  était  si  amoureux,  un  de  ces  accès 
foudroyants  de  remords  comme  les  jaloux  en 
éprouvent  devant  la  funeste  besogne  de  leur  fréné- 
sie. Qui  ne  se  rappelle  le  cri  déchirant  d'Othello 
devant  Desdemona  morte  :  «  0  femme  née  sous  une 
mauvaise  étoile  !  Pâle  comme  ta  chemise  !  Lorsque 
nous  nous  rencontrerons  au  tribunal  de  Dieu,  ton 
aspect  présent  suffira  pour  précipiter  mon  âme 
du  ciel,  et  les  démons  s'en  saisiront!...  Froide, 
froide,  mon  enfant!  Froide  comme  ta  chasteté!...» 
Certes  les  inquisitions  angoissées  du  mari  de  Ma- 
deleine n'avaient  rien  de  commun  avec  le  geste 
du  More  assassin,  et  les  susceptibilités  du  cœur 
dont  il  souffrait  ne  ressemblaient  guère  non  plu§ 
à  cette  folie  du  héros  shakespearien  tombant  d'épi- 
lepsie  :  «  Leurs  lèvres!  Est-ce  possible?  Leurs 
lèvres!  Qu'il  avoue!...  Le  mouchoir!...  0  dé- 
mon!... "  Pourtant  ce  fut  bien  par  un  même 
retournement  violent  de  tout  l'être  que  Lié- 
baut  se  révolta  brusquement  contre  sa  propre 
passion.  Il  eut  subitement  l'horreur  des  paroles 
auxquelles  il  s'était  laissé  emporter.  Il  prit  sa  tête 
dans  ses  mains  en  se  cachant  les  joues  et  les  yeux, 


164  LES    DEUX   SOEURS 

comme  s'il  ne  pouvait  supporter  son  remords,  et 
il  resta  une  minute  sans  parler.  Puis  il  se  mit  à 
genoux  devant  sa  femme,  et,  couvrant  de  larmes 
ses  mains  qu'il  baisait,  il  lui  dit  : 

—  «  Que  faudra-t'il  que  je  fasse  pour  que  tu 
oublies  l'action  que  j'ai  commise  en  allant  chez 
ta  sœur  comme  j'y  suis  allé,  et  l'outrage  que  je 
t'ai  fait  en  te  parlant  comme  je  t'ai  parlé?...  Tu 
as  raison.  J'ai  été  un  insensé.  Je  ne  le  serai  plus.,. 
Gela  m'a  pris  comme  une  fièvre,  comme  un  ver- 
tige... Je  n'ai  plus  été  mon  maître...  Mais  je  sais 
que  tu  me  dis  la  vérité.  Je  le  sais.  Je  te  crois... 
Ah!  comment  te  prouver  que  je  te  crois?...  » 

—  Cl  En  te  relevant  d'abord  " ,  répondit  Made- 
leine sur  le  même  ton  de  bonhomie  attristée  et 
tendre,  qu'elle  avait  pris  pour  parler  de  sa  santé. 
Elle  venait  de  voir  que  c'était  le  plus  sûr  moyen 
lie  manier  ce  cœur  blessé,  sans  lui  faire  trop  de 
mal.  «  Et  puis  V ,  continua-t-elle  quand  Liébaut 
fut  debout,  0  me  promettre  que  tu  vas  me  ré- 
pondre en  toute  franchise...  Tranquillise-toi.  Il 
ne  s'agit  pas  d'une  question  qui  mette  en  doute  ta 
foi  en  moi.  Moi  aussi,  je  crois  que  tu  me  crois. 
Je  le  sais...  Mais  nous  ne  sommes  pas  seuls  au 
monde.  Tu  me  répondras?...  »  Et  sur  un  signe 
d'assentiment,  elle  reprit,  avec  un  accent  où  pal- 
pitait encore  toute  son  émotion  cachée  :  «  J'avais 
écrit  ma  lettre  à  M.  Brissonnet  pour  lui  deman- 
der de  venir  demain.  Je  ne  l'avais  pas  envoyée, 


tES    DEUX    SCKTJRS  166 

parce  que  je  voulais  savoir  auparavant  si  tu  ap- 
prouvais ce  projet  d  explication  concerté  avec  ma 
sœur...  Les  choses  sont  bien  changées,  mainte- 
nant que  je  sais  ta  visite  chez  elle  et  les  chagrins 
que  tu  t'étais  faits...  Ne  penses-tu  pas  qu'il  vau- 
drait mieux  que  cette  lettre  ne  partit  point?...  Si 
ton  entretien  avec  Agathe  avait  eu  lieu  hier,  elle 
ne  serait  certainement  pas  venue  aujourd'hui  me 
demander  ce  qu'elle  m'a  demandé.  A  quoi  ser- 
vira mon  intervention?  Si  M.  Brissonnet  aime  ma 
sœur  et  qu'il  hésite  à  l'épouser,  par  timidité,  par 
scrupule  peut-être  de  la  savoir  trop  riche,  comme 
je  t'ai  dit,  il  se  déclarera  bien,  tôt  ou  tard,  et  les 
mauvais  propos  tomberont  d'eux-mêmes.  Ils  sont 
évidemment  désagréables.  Après  tout,  il  ne  faut 
pas  s'en  exagérer  l'importance.  Cet  ennui  n'est 
rien  à  côté  de  la  peine  que  nous  éprouverions,  si, 
à  la  suite  d'une  conversation  avec  moi,  où  il  aurait 
compris  qu'il  lui  fallait  se  décider,  le  commandant 
s'effaçait  définitivement.  Agathe  ne  me  le  par- 
donnerait pas,  après  que  sa  jalousie  a  été  éveillée 
ainsi.  Elle  m'accuserait  d'avoir  joué  un  double 
jeu...  Évidemment  tu  serais  là,  pour  témoigner 
que  je  t'ai  prié  moi-même  d'assister  à  cette  expli- 
cation. Y  ayant  assisté,  tu  pourrais  en  rapporter 
le  détail...  Elle  ne  te  croirait  pas  non  plus.  Elle 
penserait  que  j'ai  trouvé  le  moyen  de  t'abuser... 
Elle  est  tellement  défiante!...  Si  tu  m'as  vue  bou- 
leversée tout  à  rheure  au  point  de  défaillir,  c'est 


166  LES    DEUX    SŒURS 

que  je  connais  ce  trait  de  son  caractère.  J'ai 
prévu  du  coup  dans  quelles  difficultés  nous  allions 
tous  être  envel^'ppés...  Le  mieux,  vois-tu,  c'est 
de  ne  pas  nous  mêler  de  ce  mariage,  doréna- 
vant, w 

—  «  Non,  Madeleine  »  ,  répondit  le  mari  avec 
une  fermeté  singulière,  «  tu  dois  t'en  mêler  au 
contraire  et  activement.  C'est  la  meilleure  preuve 
à  donner  à  ta  sœur  que  mes  imaginations  ont  été 
folles  et  que  je  me  suis  trompé.  Tu  vois,  je  dis  : 
à  lui  donner,  car,  moi,  je  n'ai  plus  besoin  de 
preuves...  Si  tu  échoues  dans  cette  négociation, 
et  que  M.  Brissonnet  ne  se  décide  pas  à  demander 
la  main  d'Agathe,  il  devra  disparaître  de  notre 
milieu,  ce  qu'il  ne  pourra  faire,  étant  donné  le 
galant  homme  qu'il  est,  qu'en  s'arrangeant  pour 
éviter  les  commentaires.  Il  emploiera  le  plus  sûr 
moyen,  il  quittera  Paris.  Il  lui  est  si  aisé  de  de- 
mander du  service  ! ...  »  Liébaut  ne  vit  pas,  heureu- 
sement pour  lui,  les  mains  de  sa  femme  trembler 
sur  l'ouvrage  qu'elle  venait  de  reprendre  pour  se 
donner  une  contenance.  Il  continua  :  «  Devant 
ce  départ,  il  sera  bien  difficile  à  Agathe  det'accu- 
ser  d'avoir  joué  le  double  jeu  dont  tu  parles, 
puisque  ton  intervention  aura  eu  pour  résultat 
une  absence  définitive...  Si  tu  renonces  à  être 
son  ambassadrice,  au  contraire,  tu  devras  justi- 
fier ce  revirement.  Quelque  prétexte  que  tu  lui 
donnes,  c'est  alors  qu'Agathe  se  méfiera.    Cette 


LES  DEUX  srœuRs  le*? 

visite  que  j'ai  eu  la  funeste  idée  de  lui  rendre 
2st  trop  récente.  Elle  devinera  que  nous  nous 
sommes  expliqués,  toi  et  moi...  Elle  pensera  que 
tu  as  cédé  à  ma  jalousie,  à  moi...  Et  ce  que  je 
veux  qu'elle  sache  bien,  c'est  que  cette  jalousie 
n'existe  plus.  D'ailleurs,  elle  le  saura...  » 

—  a  Tu  as  l'intention  de  lui  reparler?...  i» 
demanda  Madeleine  vivement,  avec  une  véritable 
angoisse.  Puis,  se  reprenant  :  «  C'est  vrai.  Tu  ne 
peux  gfuère  faire  autrement,  car  maintenant  elle 
te  reparlera,  elle,  sans  aucun  doute...  Mon  Dieu! 
Pourvu  qu'elle  ne  te  rejette  pas  dans  ces  chimères 
dont  je  viens  de  te  voir  tant  souffrir!...  Non,  tu 
n'y  retomberas  pas...  Tu  as  raison.  Si  nous  avons 
cet  entretien  demain  avec  M.  Brissonnet,  nous 
en  retirerons  du  moins  cet  avantage  que  ta  folle 
jalousie  n'aura  plus  de  matière  :  ou  bien  il  sera  le 
fiancé  de  ma  sœur  ou  bien  il  s'en  ira...  Ayons-le 
donc,  cet  entretien,  et  le  plus  vite  possible...  » 

Il  y  eut  un  silence  entre  les  deux  époux.  La 
jeune  femme  vit  que  l'ombre,  —  dissipée  à  quel 
prix  et  avec  quel  broiement  de  son  pauvre  cœur! 
—  reparaissait  dans  les  prunelles  du  médecin.  Les 
jalousies  sentimentales,  comme  celle  qu'éprou- 
vait ce  mari  si  loyal  d'une  femme  si  loyale  aussi, 
ont  des  détours  presque  impossibles  à  prévoir. 
Elles  traversent  les  plus  déconcertantes  alter- 
natives   d'exigences    maladivement    despotiques 


168  LES  DEUX  SOEURS 

et  de  sacrifices  follement,  passiouiiément  géné- 
reux. Dans  sa  honte  d'avoir  acquiescé,  ne  fut-ce 
qu'un  instant,  au  projet  d'espionnage  suggéré  par 
sa  belle-sœur,  François  Liébaut  éprouvait  le 
besoin  d'attester  à  sa  femme,  par  un  signe  tan- 
gible, son  absolu,  son  total  retour  de  con- 
fiance. Lui  qui  n'avait  pas  repoussé,  une  heure 
auparavant,  l'idée  de  se  cacher,  comme  un  poli- 
cier, pour  surprendre  la  conversation  de  Bris- 
sonnet  avec  Madeleine  et  les  vrais  sentiments  de 
celle-ci,  la  seule  perspective  d'être  en  tiers  dans 
leur  entrevue  lui  faisait  horreur  à  présent.  Toute 
hne  qu'elle  fût,  la  charmante  femme  se  trompa 
sur  cette  nuance  de  la  plus  illogique  des  pas- 
sions. Elle  demeura  décontenancée,  en  se  deman- 
dant si  son  mari  ne  lui  tendait  pas  de  nouveau 
un  piège.  Cette  insistance  à  vouloir  qu'elle  exé- 
cutât la  promesse  faite  à  Mme  de  Méris  n'était- 
elle  pas  une  autre  épreuve?  Elle  calomniait  ce 
cœur  admirable  dans  lequel  aucune  duplicité 
n'était  jamais  entrée.  Aussi  fut-elle  touchée  aux 
larmes  de  sa  réponse.  Tant  de  délicatesse  s'y 
mêlait  à  tant  d'aveuglement! 

' —  «  Nous  naurons  pas  un  entretien  avec 
M.  Brissonnet  »» ,  dit-il,  en  reprenant  les  termes 
mêmes  dont  s'était  servie  sa  femme  et  les  souli- 
gnant par  son  accent.  «  Je  ne  serai  pas  là.  Je  ne 
veux  pas  y  être.  C'est  toi  qui  verras  le  comman- 
dant et  toi  seule...  C'est  le  gage  que  j'exige  de 


LES    DEUX   SOEURS  189 

ton  pardon...  Sinon,  je  penserai  que  tu  gardes 
sur  ton  cœur  une  rancune  contre  moi,  qui  ne 
serait  que  trop  justifiée!...  J'avais  le  droit  de 
souffrir  des  idées  qui  m'obsédaient.  Je  ne  me  les 
étais  pas  faites.  Elles  m'avaient  pris  et  maljjré 
moi...  Je  n'avais  pas  le  droit  d'essayer  de  les 
vérifier  par  cette  voie  détournée...  Quand  ta  sœur 
saura  que  tu  as  vu  cet  homme,  seule  à  seul,  et 
cela  d'après  mon  désir  formellement  exprimé, 
elle  comprendra  quel  chang^ement  s'est  fait  dans 
mes  pensées,  et  je  lui  aurai  expliqué  pourquoi... 
Quant  à  retomber  sous  son  influence  et  dans  les 
troubles  dont  je  suis  sorti,  n'aie  pas  peur,  ma 
chère,  mon  unique  amie.  Mais  je  n'ai  pas  à  te 
rassurer.  Tu  verras...  Et,  en  attendant,  où  est  ta 
lettre  à  M.  Brissonnet?  » 

—  «  Sur  mon  bureau...  »  répondit  Madeleine. 
Elle  eut  sur  les  lèvres  une  dernière  requête  : 
«  Attends  encore.  »  Elle  ne  la  formula  point. 
Elle  sentit  que  son  mari  trouverait  l'apaisement  à 
l'ora^ofe  dont  il  était  secoué  dans  cette  volontaire 
abdication  de  ses  droits  de  surveillance  les  plus 
légitimes.  Et  puis,  elle  était  à  bout  de  force.  Il 
lui  en  fallait  cependant  pour  accomplir  ce  qu'elle 
considérait  comme  son  strict  devoir  :  cacher  à 
tout  prix  le  trouble  dont  la  bouleversait  la  pers- 
pective de  cette  conversation  en  tête-à-tète  avec 
celui  qu'elle  aimait  —  et  sur  quel  sujet!  Il  était 
temps  qu'elle  retrouvât  un  peu  de  sohtude,  et 


170  LES    DEUX    SOEURS 

que  la  scène  actuelle  prît  fin,  pour  qu'elle  pût 
enfin  pleurer  en  paix,  se  pleurer,  elle  et  cet 
amour  défendu  dont  elle  était  consumée.  Elle  vit 
Liébaut  chercher  le  billet  qui  n'était  pas  fermé. 
Il  le  cacheta  sans  en  avoir  pris  connaissance,  y 
colla  un  timbre,  sonna,  et  remit  l'enveloppe  au 
domestique  en  disant  : 

—  «  Que  l'on  jette  cette  lettre  tout  de  suite  à  la 
boîte  du  grand  bureau  de  la  place  Victor-H  ugo ,  pour 
qu'elle  arrive  demain  matin,  très  exactement.  » 

Quand  la  porte  fut  refermée,  il  revint  s'age- 
nouiller devant  sa  femme,  et  lui  montrant  un 
visage  d'où  émanait  un  rayonnement  de  tendresse 
exaltée  : 

—  «  C'est  la  première  fois  depuis  des  semaines 
que  je  vais  dormir  sans  ce  poids  sur  le  cœur! 
Pourquoi  ne  t'ai-je  pas  parlé  plus  tôt?...  Mainte- 
nant, je  vais  te  soigner...  Tu  n'auras  plus  ces  joues 
pâles.  Tu  guériras.  Je  chercherai.  Je  trouverai. 
Rien  ne  me  sera  impossible,  du  moment  que  je 
sais  que  tu  n'as  pas  cessé  de  m'aimer.  » 


VIII 

l'HÉROiQUE   MENSONGE 

Le  médecin   prouvait,   par  ces  phrases  où  se 
soulageait,  en  s'épanchant,  le  flot  amassé  de  ses 


LES    DEUX    SŒURS  171 

mélancolies,  que  les  diag^nostics  moraux  sont  plus 
malaisés  à  porter  que  les  autres.  Il  ne  se  dou- 
tait pas  que  chaque  protestation  de  son  retour 
à  la  confiance  meurtrissait  cette  âme  de  femme 
à  une  autre  place.  Les  natures  vraiment  pro- 
fondes et  délicates,  comme  était  Madeleine,  ne 
se  plaisent  à  elles-mêmes  que  si  elles  sont  dans 
la  vérité  complète,  non  seulement  de  leurs 
devoirs,  mais  de  leurs  sentiments.  S'il  arrive 
qu'un  conflit  entre  ce  devoir  et  ces  sentiments 
les  obligée  à  sacrifier  ceux-ci,  elles  n'hésitent 
pas  à  faire  cette  immolation  dans  leurs  actes. 
L'épreuve  la  plus  dure  pour  elles  est  de  mentir 
sur  l'état  de  leur  cœur.  Elles  ont  beau  s'affirmer, 
comme  dans  ce  cas,  que  de  montrer  la  souffrance 
de  leur  martyre  serait  en  détruire  l'effet,  elles 
ne  peuvent  s'empêcher  de  subir  une  sorte  d'obscur 
remords,  quand  elles  ont  réussi  à  donner  le  changée 
sur  leurs  émotions  les  plus  secrètes.  Le  scrupule 
les  saisit.  L'insincérité,  qu'elles  savent  pourtant 
si  nécessaire,  trouble  leur  conscience.  Elles  s'ac- 
cusent d'être  hypocrites,  et  elles  n'ont  même  pas, 
pour  récompense  d'un  effort  où  leur  être  se 
brise,  cette  satisfaction  morale  que  leur  dévoue- 
ment semble  mériter.  Et  voici  qu'une  tentation 
l'envahissait,  celle  d'être  vraie  à  l'égi^ard  de  quel- 
qu'un, que  son  sacrifice  fût  connu,  du  moins 
qu'il  fût  plaint.  —  Par  qui?  Par  celui-là  même 
qui  le  partagerait.  Que  de  femmes  intimement, 


112  LES    DEUX   SŒURS 

résolument  honnêtes  et  imprudemment  passion- 
nées comme  elle,  ont,  comme  elle,  caressé  ce 
dangfereux  projet  d'avouer  leur  amour  à  l'heure 
même  où  elles  y  renonçaient?  C'est  la  suprême 
épreuve  d'une  vertu  que  ce  combat  contre  l'aveu 
dans  l'adieu  :  et  Madeleine  le  soutenait  avec  elle- 
même  dans  la  nuit  qui  suivit  cette  explication 
avec  son  mari.  Elle  était  couchée  dans  son  lit, 
toute  lumière  éteinte.  Sous  la  porte  qui  séparait 
sa  chambre  à  coucher  de  celle  du  médecin,  elle 
pouvait  voir  briller  une  raie  de  lumière,  et  quand 
elle  tendait  l'oreille,  elle  disting^uait  le  bruit  de 
papiers  froissés.  Elle  se  rendait  compte  que  Lié- 
baut,  non  plus,  ne  dormait  pas.  Il  avait  été  trop 
secoué  par  les  émotions  de  la  soirée.  Tout  le 
symbole  de  l'histoire  secrète  de  ce  ménagée  tenait 
dans  ce  contraste  entre  les  insomnies  des  deux 
époux.  Lui,  avait  repris  son  travail,  ou  du  moins 
Madeleine  le  croyait.  Elle  le  voyait,  accoudé  sur 
la  petite  table,  placée  dans  l'angle,  et  où  il  trans- 
portait, de  son  grand  bureau,  le  soir,  les  notes 
qu'il  voulait  classer  avant  de  s'endormir,  les 
épreuves  qu'il  se  proposait  de  corriger.  Elle  ne  le 
blâmait  pas  d'avoir  l'énergie  de  cette  besogne,  si 
étrangère  à  leur  commune  préoccupation.  Mais 
c'était  une  évidence  trop  accablante  que  leurs 
sensibilités  ne  réagissaient  pas  de  même.  Quelle 
femme,  avec  toutes  les  finesses  et  toutes  les  intel- 
ligences, a  jamais  pu  comprendre  ce  phénomène 


LES    DEUX   SŒUBS  Hî 

(le  dédoublement  qui  permet  à  un  homme  d'études 
de  se  remettre,  les  larmes  aux  yeux,  le  cœur 
serré,  à  des  recherches  de  Tordre  le  plus  froide»- 
ment  technique?  Tout  à  l'heure,  quand  Liébuut 
l'avait  quittée,  Madeleine  avait  pu  lire  sur  la 
première  page  d'une  brochure  que  le  docteur 
portait  à  la  main  avec  quelques  autres  :  «  Un 
cas  de  maladie  osseuse  de  Paget  n  .  C'était  le  sig^ne, 
très  humble,  très  simple,  que  ce  mari,  passionné- 
ment épris  de  sa  femme,  exerçait  aussi  un  métier, 
et  que  ses  énergies  professionnelles  continuaient 
d'agir,  presque  automatiquement.  Ce  détail  suffit 
pour  que  Madeleine  se  sentit  plus  seule  encore, 
et  l'écheveau  de  ses  pensées  commença  de  se 
dévider  dans  le  silence  de  la  nuit  si  propice  à  ces 
méditations  douloureuses  de  l'insomnie  et  de  la 
fièvre. 

—  «  Quelle  journée»  ,  songeait-elle,  «et  quelle 
soirée  ! ...  Et  demain?. . .  François  est  rassuré,  main- 
tenant. Il  travaille.  C'est  la  preuve  que  j'ai  réussi 
et  que  ses  soupçons  se  sont  en  allés.  Il  faut  qu'ils 
ne  reviennent  jamais.  Qu'il  ne  comprenne  jamais 
ceque  j'aurai  souffert!...»  Et  haussant  ses  minces 
épaules,  elle  frissonnait  sous  le  chàle  de  fine 
laine  dont  elle  s'était  enveloppée  par-dessus  la 
soie  80U})le  de  sa  chemisette  de  lit,  tant  elle  se 
sentait  glacée  et  mal  à  l'aise.  «  Mais  comment  le 
comprendrait-il?  C'est  un  bien  grand  cœur  et  un 
bien  grand  esprit.  11  n'a  jamais  su,  il  ne  saura 


114  LES    DKUX    SŒURS 

jamais  ce  que  c'est  qu'une  femme.  Lui,  si  bon,  il 
est  allé  me  livrer  à  cette  pauvre  Agfathe!...  Ah! 
c'est  à  elle  qu'il  sera  difficile  de  cacher  mon 
secret!  J'y  avais  pourtant  réussi.  Sans  cela,  m'au- 
rait-elle supplié  de  faire  cette  démarche?...  Hé 
bien!  Agathe  me  verra  souffrir.  Elle  n'ira  pas 
raconter  ses  observations  à  François,  du  moment 
qu'elle  aura  constaté  que  je  ne  me  mets  pas  au 
travers  de  sa  vie;  et  je  ne  m'y  mettrai  ni  &U 
l'aime,  ni  s'i/  ne  l'aime  pas...  »  Elle  ne  désignait 
jamais  Brissonnet  autrement,  quand  elle  s'en  par- 
lait à  elle-même,  que  par  cet  il  impersonnel,  ne 
voulant  pas  l'appeler  du  nom  qu'il  portait  pour 
tous  et  ne  se  permettant  pas  cette  douceur  du 
prénom,  si  pénétrante  pour  le  cœur  d'une  femme 
éprise  et  dont  senivrait  secrètement  sa  sœur  : 
«  S'il  l'aime,  je  le  lui  donnerai...  S'il  ne  l'aime 
pas?...  "  Que  de  fois  elle  s'était  posé  cette  ques- 
tion! Et  toujours  elle  y  avait  répondu  avec  un 
frémissement  de  sa  sensibilité  plus  forte  que  toutes 
ses  résolutions  :  «  Non.  Il  ne  l'aime  pas...  »  Que 
de  fois  aussi,  elle  s'était  interdit  de  se  formuler 
avec  la  netteté  de  cette  parole  intérieure,  aussi 
précise  que  l'autre,  cette  conclusion  :  «  S'il  ne 
l'aime  pas,  c'est  moi  qu'il  aime!...  »  Pourquoi,  à 
la  veille  de  cette  entrevue,  où  elle  se  préparait  à 
mettre  l'irréparable  entre  elle  et  cet  homme,  les 
redisait-elle,  ces  mots  dangereux,  ces  mots  cou- 
pables déjà,  et  non  plus  dans  le  silence  de  son 


LES    DEUX    SOEURS  175 

cœur,  mais  à  mi-voix,  comme  pour  mieux  en 
savourer  la  volupté  défendue?  «  Oui.  C'est  moi 
qu'il  aime,...  c'est  moi,  c'est  moi..."  Elle  se  répé- 
tait :  «  Il  m'aime.  Il  me  le  dira  demain.  J'ai  bien 
le  droit  de  l'entendre  me  le  dire,  puisque  ce  sera 
notre  dernière  rencontre...  Et  moi,  que  lui 
répondrai-je?...  Que  je  l'aime  aussi  et  qu'il  doit 
partir,'  puisque  je  ne  suis  pas  libre...  Il  emportera 
du  moins  cette  consolation,  dans  cet  adieu  qui 
sera  éternel,  de  savoir  que  son  sentiment  est  par- 
tagé, et  moi,  cette  minute  de  vérité  me  paiera  de 
mes  souffrances  passées  et  futures.  Elle  me  don- 
nera la  force  de  vivre  ensuite,  de  remplir  tout 
mon  devoir...  »  Elle  se  vit  en  face  de  l'officier 
d'Afrique  et  regardant  sur  ce  visage  si  fier,  si 
pétri  de  noblesse  et  de  douleur,  l'extase  qui  s'y 
peindrait  quand  elle  aurait  murmuré  cet  aveu. 
«  Nous  nous  quitterons  alors  sans  que  sa  bouche 
ait  même  effleuré  ma  main...  »  A  cette  roma- 
nesque imagination  son  cœur  battit.  Un  sang 
plus  chaud  courut  dans  ses  veines.  Cette  fiévreuse 
brûlure  de  l'amour  la  fit  presque  défaillir,  et  tout 
de  suite  sa  conscience  se  réveilla  :  «  Me  laisser 
dire  par /we  qu'iï  m'aime?...  Le  lui  dire,  moi?,.. 
Mais  quand  je  me  retrouverai  ici  avec  François  et 
que  je  lui  rapporterai  ce  qui  se  sera  passé,  il  y 
aura  donc  des  choses  que  je  lui  cacherai?... 
J'aurai  écouté,  lui  absent,  des  mots  que  je  n'au- 
rais pas  écoutés,  lui   présent?  Il  est  si  loyal,  il 


176  LES    DEUX   SOEURS 

vient  de  me  donner  une  telle  preuve  de  sa  con- 
fiance, et  je  lui  mentirais  eur  ce  point  encore?... 
Non.  Non.  G'c-t  déjà  si  dur  de  lui  mentir  sur  mes 
sentiments.  Rien  qu'à  le  voir  entrer  dans  le  salon 
quand  l'autre  sera  parti,  si  je  ne  peux  pas  tout 
répéter  des  paroles  qui  se  seront  prononcées  là, 
je  mourrais  de  honte...  Que  faire  cependant?  Ah! 
S'î7  aimait  ma  sœur,  tout  simplement,  si  je  me 
méprenais  sur  toute  son  attitude  depuis  ces  der- 
nières semaines?  S'il  me  déclarait  qu'il  n'a  pas 
osé  croire  à  la  possibilité  de  ce  mariag^e  et  qu'il 
s'est  tu,  à  cause  de  cela?  S'il  l'épousait?. . .  Mainte- 
nant qu'A(}athe  est  prévenue  contre  moi  par  les 
révélations  que  lui  a  faites  François,  quels  rap- 
ports aurait  son  ménage  avec  le  nôtre?  Nous  nous 
verrions  à  peine  et  si  mal!  Cette  amitié  qui  m'a 
unie  à  elle  malgré  tant  de  malentendus,  serait 
finie...  Hélas!  ne  l'est-elle  pas?...  Et  du  moins 
Agathe  serait  heureuse,  et  lui  aussi.  Avec  cette 
grande  fortune  à  sa  disposition,  toute  sa  carrière 
deviendrait  si  aisée.  Il  pourrait  attendre  son 
heure,  et  s'il  voulait  entrer  dans  la  politique  avec 
sa  gloire,  et  cet  instrument  d'action,  quel 
avenir!...  C'est  ce  mariage  que  je  devrais  souhai- 
ter pour  lui.  Je  le  souhaite.  Oui.  Je  le  souhaite!... 
Oui.  Je  ferai  tout  pour  qu'il  ait  lieu!...  »  Et  sou- 
dain, éclatant  en  sanglots  et  enfonçant  sa  tête 
lassée  dans  ses  oreillers  :  »  Ah!  Je  l'aime!  Je 
l'aime!...  Et  je  ne  veux  pas  que  lui  non  plus  le 


LES    DEUX   SœURS  177 

sache  jamais.  Je  ne  veux  pas!...  »  Et,  tout  épou- 
vantée de  cette  expiosion  de  §a  douleur,  elle  ten- 
dait l'oreille  pour  écouter  si  aucun  bruit  ne  venait 
de  la  chambre  voisine.  Elle  tremblait  que  le  pas 
de  son  mari  ne  lui  annonçât  qu'il  avait  surpris 
son  gfémiseement  :  «  François  ne  m'a  pas  enten- 
due »  ,  se  disait-elle,  «  il  est  bien  heureux  d'avoir 
sa  science.  Quand  il  travaille,  il  oublie  tout,  et  il 
peut  toujours  travailler  1 .. .  • 

Madeleine  se  trompait,  —  et  derrière  cette 
porte  qui  séparait  leurs  deux  chambres  un  trouble 
bien  grand  ravageait  le  cœur  de  cet  homme 
qu'elle  croyait  apaisé.  Il  l'était  en  effet  sur  ce 
point  :  pour  une  période,  qui  serait  ou  longue  ou 
courte,  suivant  les  incidents,  l'idée  fixe  de  la 
jalousie  sentimentale,  contre  laquelle  il  s'était  tant 
meurtri,  ne  le  tourmentait  plus.  Cependant,  il 
n'arrivait  pas  à  reprendre  avec  un  véritable  inté- 
rêt le  travail  devant  lequel  il  était  attablé,  et  qui 
faisait  vraiment  une  antithèse  par  trop  saisissante 
à  l'ordre  de  pensées  où  ils  venaient  de  se  mou- 
voir, lui  et  sa  femme.' Le  médecin  avait  sous  les 
yeux  plusieurs  clichés  pris  dans  son  service  à 
l'hôpital,  d'après  deux  malades  atteints  de  l'éiîig- 
matique  et  horrible  infirmité  que  Sir  James  Paget 
a  décrit,  pour  la  première  fois  dans  un  célèbrç 
mémoire,  en  1877.  Le  professeur  Dieulafoy  lui  a 
consacré,  en  la  dénommant  ;   «  Oi}iéùe  déformante 


178  LES    DEUX    SŒIURS 

progressive  it  ^  une  de  ces  belles  leçons  de  sa  cli- 
nique de  l'Hôtel-Dieu  où  la  force  de  l'expression 
arrive  à  la  plus  haute  éloquence.  Liébaut  croyait 
avoir  découvert  la  lésion  initiale,  inconnue  jus- 
qu'ici, qui  détermine  cette  totale  altération  du 
squelette.  Il  avait  rédigé  une  note  importante  qui 
devait  illustrer  ces  photographies.  L'incurvation 
des  membres  inférieurs  appauvris  jusqu'au  des- 
sèchement, la  saillie  aiguë  des  épaules,  le  tasse- 
ment du  tronc,  l'énormité  du  crâne  faisaient  de 
ces  images  d'effroyables  exemplaires  de  misère 
humaine,  —  de  quoi  retirer  cet  enseignement 
que  nous  sommes  bien  ingrats  envers  le  sort,  en 
nous  créant  des  maux  imaginaires,  alors  qu'il  y  a, 
de  par  le  monde,  tant  de  nos  semblables  atteints 
dans  leur  chair,  et  d'une  façon  si  tragique!  Le 
mari  de  Madeleine  était,  je  l'ai  déjà  dit,  de  ces 
docteurs  que  le  contact  quotidien  avec  la  souf- 
france n'a  pas  blasés,  et  qui  demeurent  capables 
de  plaindre  les  malades  qu'ils  soignent,  —  voire, 
chose  plus  rare,  ceux  qu'ils  étudient.  Les  deux 
lamentables  individus,  dont  il  avait  devant  lui  les 
silhouettes  macabres  et  au  sujet  desquels  il  pré- 
parait cette  communication  à  l'Académie,  il  les 
avait  vus  mourir,  le  cœur  essoufflé,  le  cerveau 
comprimé,  dans  le  plus  affeux  marasme.  Il  ne  se 
les  rappelait  même  plus,  à  cette  minute  où  son 
rOjfjard  courait  sur  ses  épreuves,  sans  rien  re- 
marquer que  la  littéralité    des  mots    imprimés. 


LES    DEUX    SŒURS  179 

Sa  plume  rectifiait  une  vir^^ule,  corrig^cait  ua 
détail  d'orthog^raphe,  et  la  seule  réalité,  sentie  par 
lui,  était  celle  de  ses  rapports  avec  sa  femme  et 
sa  belle-sœur. 

—  «  Madeleine  Ta  bien  compris  »  ,  se  disait-il, 
a  je  ne  peux  pas  ne  pas  avoir  une  nouvelle  expli- 
cation avec  Ag^athe...  Si  ce  mariag^e  avec  M.  Bris- 
sonnet  doit  avoir  lieu,  il  est  indispensable  que  ce 
point  de  défiance  ait  été  réduit,  qu'il  ait  disparu, 
entre  les  deux  sœurs...  Si  ce  mariagfe  ne  doit  pas 
avoir  lieu,  il  n'est  pas  moins  nécessaire  que  toute 
équivoque  soit  supprimée.  Il  faut  qu'Agathe  soit 
bien  convaincue  que  sa  sœur  n'aura  été  pour  rien 
dans  cette  non-réussite  de  son  projet.  Mais  quand 
vaut-il  mieux  que  nous  en  ayions  causé,  elle  et 
moi?  Après  la  conversation  entre  Madeleine  et 
M.  Brissonnet,  ou  avant?...  Si  je  parle  après,  et 
que  le  résultat  ait  été  celui  que  nous  désirons, 
tout  est  bien.  S'il  se  trouve  avoir  été  contraire,. 
Ag^athe me croira-t-elle?... Évidemment,  sije  parle 
avant,  mon  autorité  s^era  plus  grande...  Est-ce 
bien  sur?  Oui,  dans  l'hypothèse  du  mariage  ; 
mais  dans  l'hypothèse  opposée,  et  après  l'échec, 
Agathe  ne  me  croira  pas  davantage...  Ah!  qu'elle 
me  croie  ou  qu'elle  ne  me  croie  pas,  c'est  son 
affaire!  La  mienne  est  de  réparer  et  tout  de  suite 
la  faute  que  j'ai  commise  envers  ma  pauvre 
Madeleine...  Oui,  je  parlerai  à  ma  belle-sœur 
dès  demain  matin...  Que  me  répondra-t-elle?...  u 


180  LES    DEUX   SŒURS 

Si  François  Liébaut  avait  été  complètement 
guéri  par  le  pieux  mensonge  de  Madeleine,  comme 
iî  le  disait  et  le  croyait,  il  n'aurait  pas  éprouvé 
uue  ang^oisse  à  se  poser  cette  question.  Ces  sus- 
ceptibilités du  cœur,  de  la  nature  de  celle  dont  il 
avait  tant  souffert,  tout  imprécises  et  tout  imagi- 
natives,  laissent  derrière  elles,  chez  celui  qu'elles 
ont  ravagé,  une  inquiétude  étrangement  morbide. 
Il  se  sent  toujours  au  moment  d'être  repris  par  le 
doute,  alors  même  qu'il  s'affirme  sa  tranquillité. 
Quel  regard  aurait  Agathe  pour  accueillir  la 
rétractation  du  mari  jaloux  de  la  veille,  trans- 
formé SI  soudainement?  Quelles  paroles  trouve- 
rait-elle à  prononcer,  capables  de  réveiller  la 
défiance  exorcisée  à  cette  minute?  Et  si  elle  se 
taisait,  ce  calme  signifierait-il  qu'elle  partageait 
la  conviction  de  son  interlocuteur?... 

—  «  Paroles  ou  silence  » ,  finit  par  conclure  le 
mari  de  Madeleine,  en  secouant  sa  tête  pour  chasser 
une  appréhension  qui  allait  devenir  intolérable, 
«je  n'en  tiendrai  pas  plus  compte  que  de  ceci!...  » 
Il  fit  le  geste  de  lancer  dans  le  feu  la  plume  d'oie 
avec  laquelle  il  corrigeait  son  épreuve,  et  qui, 
appuyée  trop  fortement,  par  sa  main  soudain 
énervée,  s'écachait  sur  le  papier.  «  Mon  devoir  est 
absolu.  Je  dois  à  ma  femme  de  réparer  le  tort  que 
je  lui  ai  fait.  Je  le  réparerai,  dès  demain  matin.  Ma 
première  visite,  en  sortant  de  l'hôpital,  sera  pour 
Agathe,  je  nt'en  donne  ma  parole  d'honneur.  » 


LES    DEUX   SOEURS  lll 

De  pareils  serments,  tous  ceux  qui  ont  aimé  et 
souffert  de  la  jalousie  sentimentale  le  savent  trop, 
ne  sontjamais  que  des  prétextes  à  parjure.  Quand 
il  s'ag^it  d'affronter  une  scène  d'où  nous  risquons 
de  sortir  avec  une  crise  nouvelle  de  la  torturante 
maladie,  que  nous  sommes  ingénieux  à  nous 
chercher  un  prétexte  pour  la  reculer!  Le  lende- 
main matin,  le  docteur  Liébaut  alla  bien  à  son 
hôpital,  mais  l'adresse  qu'il  donna  à  son  cocher, 
quand  il  en  sortit,  ne  fut  pas  celle  de  Mme  de 
Méris.  La  pendule  fixée  devant  lui  dans  le  coupé 
marquait  midi,  qu'il  n'avait  pas  encore  fait  cette 
visite  à  laquelle  il  s'était  engagée  vis-à-vis  de  lui- 
même,  si  solennellement.  Partagée  entre  sa  terreur 
de  se  retrouver  en  face  de  sa  belle-sœur  et  son 
remords  de  ne  pas  accomplir  ce  qu'il  considérait 
comme  une  stricte  obligation,  il  se  rangea  au 
parti  le  moins  courageux.  —  Que  ceux-là  le  blâ- 
ment, qui  n'ont  jamais  cédé  à  cette  tentation 
d'éviter  à  tout  prix  une  présence  trop  redoutée  !  — 
Il  écrivit.  Rentré  chez  lui,  pour  l'heure  du  déjeu- 
ner, il  avait  demandé  à  son  cocher  d'attendre,  et, 
vingt  minutes  plus  tard,  cet  homme  déposait  chez 
le  concierge  de  l'énorme  maison  érigée  au  coin  de 
l'avenue  des  Champs-Elysées,  ce  billet  à  remettre 
aussitôt  à  Mme  de  Méris.  «  fai  eu  une  explication 
avec  M.,  ma  bonne  et  chère  Agathe.  Je  tiens  à  vous 
dire  immédiatement  que  fai  acquis  la  preuve  absolue 
aue  nous  nous  sommes  trompés  tous  les  deux.  Il  faut  » 


182  LES    DEUX    SOEURS 

(le  naïf  médecin  avait  souligné  ce  mot  en  le  répé- 
tant) .  «  3  y  insiste,  il  faut  que  vous  effaciez  de  votre 
esprit  toutes  les  idées  que  vous  vous  étiez  faites  à  cause 
de  ma  folle  imagination.  J'espère  d'ailleurs  que  vous 
aurez  une  bonne  nouvelle,  dès  cette  après-midi.  M.  doit 
toujours  voir  qui  vous  savez.  Si  vous  venez  vous- 
même  vers  trois  heures,  vous  aurez  sans  doute  la 
réponse.  Si  elle  est  telle  que  vous  la  désirez,  personne 
ne  sera  plus  heureux  quelle  et  que  votre  frère  dé- 
voué. >'  Lettre  presque  implorative  dont  la  sig^na- 
ture  :  un  François  Liébaut  tout  tremblé  —  attes- 
tait davantage  encore  la  crise  de  faiblesse  dans 
laquelle  ces  lignes  avaient  été  tracées!  Elles  ne 
contenaient  pas  une  phrase  dont  tous  les  mots  ne 
dussent  être,  pour  une  femme  du  caractère 
d'Agathe  et  dans  sa  situation  d'esprit,  une  preuve 
de  plus  qu'elle  y  avait  vu  j  uste  et  que  sa  rivale  avait 
eu,  une  fois  encore,  l'art  de  jouer  une  comédie. 

—  «  Il  n'a  pas  osé  venir  me  raconter  cela  en 
face...  " ,  se  dit-elle,  après  avoir  lu  ce  peu  coura- 
geux message.  Elle  froissa  le  papier,  avec  une  es- 
pèce de  rancune  sauvage,  et  sa  déception  se  soula- 
gea en  criant  tout  haut  :  «  Ah  !  le  lâche  !  le  lâche  !  » 
Elle  avait  passé  la  nuit  à  se  demander  si  son  beau- 
frère  aurait  l'énergie  de  tenir  sa  promesse.  Au 
dernier  moment,  ne  reculerait-il  pas?  Les  scru- 
pules de  sa  faiblesse  qu'il  prendrait  pour  des 
reproches  de  sa  conscience  ne  prévaudraient-ils 


LES   DEUX    SOEURS  18$ 

pas,  quand  il  s'agirait  d'écouter  caché  cette  con- 
versation entre  Madeleine  et  Brissonnet  dont  tout 
l'avenir  de  son  bonheur,  à  elle,  dépendait?  «  Il 
est  jaloux  » ,  s'était-elle  répondu  en  pensée,  pour 
réfuter  les  objections  que  la  connaissance  pro- 
fonde des  timidités  du  médecin  lui  sug^gérait. 
«  Il  est  jaloux,  et  un  jaloux  ne  résiste  pas  au 
besoin  de  savoir...  Pourvu  seulement  qu'il  ne 
commette  pas  la  folie  d'avoir  une  explication 
avec  Madeleine  avant?...  Mais  non.  Il  lui  fau- 
drait avouer  qu'il  est  venu  ici  et  qu'il  m'a  parlé... 
Un  mari,  même  le  plus  aveuglé,  ne  fait  pas  de 
ces  confessions-là...  »  Et  voici  que  ce  billet  lui 
apportait  la  preuve  que,  cette  confession,  ce 
mari-ci  l'avait  faite!  Une  scène  de  cette  nature, 
entre  les  deux  époux,  supposait,  de  la  part  de  la 
personne  qui  l'avait  provoquée  et  qui  ne  pouvait 
être  que  François,  un  extraordinaire  état  d'exal- 
tation, celui  dont  Mme  de  Méris  l'avait  vu  pos- 
sédé. Hors  de  lui,  c'était  trop  certain,  il  n'avait 
pas  gouverné  sa  parole.  Il  avait  tout  dit  à  Made- 
leine, pêle-mêle.  Tout!...  S'il  en  était  ainsi,  la 
sœur  cadette  connaissait  le  conseil  que  la  sœur 
ainée  avait  donné  à  son  mari?...  Cette  idée  suffi- 
sait pour  qu'Agathe  éprouvât  contre  son  complice 
de  quelques  instants,  et  qui  venait  de  la  trahir, 
un  passionné  mouvement  de  haine.  Elle  n'eut  pas 
le  loisir  de  s'y  livrer  autrement  que  par  cette 
insulte,    répétée   rageusement  :    «   Le  lâche!  le 


iU  LES    DEUX   SÛEORS 

lâche!...  »  Une  pensée  qui  touchait  dans  son 
cœur  une  fibre  plus  profonde  que  celle  de  l'amour- 
propre  la  traversait  de  sa  pointe  brûlante  :  «  Made- 
leine aime  Brissonnet.  C'est  la  chose  sûre,  celle 
dont  je  ne  peux  plus  douter,  et  qui  explique  tout. 
Elle  a  trouvé  le  moyen  d'abuser  son  mari.  Le 
malheureux  ne  sera  pas  là  tout  à  l'heure,  quand 
l'autre  arrivera  au  rendez-vous.  Madeleine  et 
Louis  seront  seuls...  »  Cette  possibilité  d'un  tête- 
à-tête  entre  Mme  Liébaut  et  le  commandant 
n'était  pas  un  fait  d'ordre  nouveau.  L'idée  en  fut 
soudain  aussi  insupportable  à  la  sœur  jalouse  que 
si  ce  tête-à-tête  eût  dû  avoir  lieu  pour  la  première 
fois.  Le  caractère  de  sa  cadette,  lui  non  plus, 
n'était  pas  pour  Tainée  une  nouveauté.  Elle  le 
connaissait,  elle  aurait  dû  plutôt  le  connaître 
assez  pour  ne  jamais  accuser  Madeleine  d'une 
abominable  scélératesse.  Et  elle  entrevoyait 
comme  probable,  comme  indiscutable,  cette 
sinistre  histoire  :  Madeleine  prenant  à  Ragfatz 
Louis  Brissonnet  comme  amant,  et,  pour  assurer 
la  sécurité  de  cette  intrigue,  faisant  jouer  à  sa 
sœur  le  rôle  de  paravent.  Hypothèse  affreuse- 
ment et  g^ratuitement  inique,  et  folle,  avec  cela! 
D'où  fussent  venues,  à  une  maîtresse  heureuse, 
ces  troubles  profonds  dont  le»  retentissements 
avaient  et  ranlé  la  santé  de  Mme  Liébau*  au  point 
de  donner  l'éveil  au  mari?...  Mais  Âg^athe  ne 
raisonnait  plus...  Elle  avait  repris  la  lettre  de  son 


LES    DEUX   SŒURS  1«6 

beau-frère.  Elle  en  épelait  toutes  les  syllabes,  et 
elle  les  traduisait,  comme  il  arrive,  dans  le  sens 
de  sa  rancune,  avec  cette  irrésistible  ardeur  de 
sugg^estion  que  la  jalousie  trouve  à  son  service 
Elle  raisonnait  : 

—  «  C'est  Madeleine  qui  a  dicté  ces  phrases. 
Je  reconnais  ses  manières  de  s'exprimer,  si  insi- 
nuantes, si  peu  droites!...  Elle  a  empêché  Lié- 
baut  de  venir  me  voir.  Elle  a  craint  ma  perspica- 
cité et  aussi  que  je  ne  défisse  son  œuvre.  Après 
ce  qu'il  appelle,  lui,  une  explication,  elle  est  aver- 
tie que  je  sais  beaucoup  de  choses.  A-t-elle  vrai- 
ment compté  que  je  serais  sa  dupe,  sur  la  seule 
affirmation  de  ce  pauvre  François?...  Pourquoi 
non?  Si  elle  et  Brissonnet  s'entendent,  depuis  ces 
trois  mois,  pour  nous  trahir,  Liébaut  et  moi,  de 
cette  infâme  manière,  ils  doivent  nous  croire  tous 
les  deux  aussi  naïfs,  aussi  niais  l'un  que  l'autre... 
Mais  est-il  possible  qu'ils  soient  complices?. . .  Com- 
ment admettre  que  Brissonnet,  un  homme  d'hon- 
neur, un  héros,  se  soit  prêté  à  une  aussi  vile,  à 
une  aussi  honteuse  manœuvre  que  celle  qui  au- 
rait consisté  à  me  faire  la  cour,  au  risque  de 
troubler  toute  ma  vie,  sans  m'aimer,  et  lié  avec 
une  autre?  Et  quelle  antre!...  Non,  ce  n'est  pas 
vrai  !  Ce  n'est  pas  vrai!  Il  n'a  pas  fait  cela  ..  » 

Elle  n'osait  pas  ajouter,  même  tout  bas  et  pour 
elle  seule  :  «  Il  ne  m'a  pas  fait  cela.  »  C'était  là 
le  point  le  plus  profond  et  le  plus  sensible.  Toute 


1«6  LES    DEUX    SŒURS 

l'attitude  du  jeune  homme  vis-à-vis  d'elle  depuis 
ces  trois  mois  lui  avait  si  souvent  donné  l'illu- 
sion qu'il  l'aimait!  Elle  s'était  si  complaisam- 
ment  caressé  le  cœur  à  cette  chimère  !  Elle-même 
nourrissait  pour  lui  un  sentiment  si  vrai  !  Cette 
hypothèse  qu'il  eût  joué  la  comédie  avec  elle  — 
et  par  passion  pour  sa  cadette  —  lui  déchirait 
toute  l'âme.  Et  revenant  à  cette  lettre  qui  lui 
avait  annoncé  l'échec  de  son  plan  d'espionnag:e  : 
«  Liébaut  souffrait  pourtant  hier  autant  que  moi. 
Il  aime  sa  femme.  Il  est  jaloux.  Il  peut  savoir,  et 
il  ne  veut  pas  savoir!...  —  Ah!  si  j'étais  lui?...  » 
Ce  «  si  j'étais  lui?...  »  était  g^ros  d'une  tentation 
détestable,  mais  si  attirante.  Une  nouvelle  idée 
commençait  de  lever  dans  l'esprit  d'Ag^athe  de 
Méris...  «c  La  cachette  est  là...  Si  j'étais  lui?... 
Pourquoi  ne  pas  prendre  sa  place,  puisqu'il  la 
déserte?...  ♦»  Elle  se  vit  tapie  derrière  cette  porte 
qui  communiquait  du  cabinet  du  médecin  au 
petit  salon  de  Madeleine.  Si  sa  cadette  était 
loyale  avec  elle,  quel  tort  lui  ferait  l'aînée  en 
écoutant  cette  conversation?  Aucun.  Si,  au  con- 
traire, Madeleine  la  trahissait,  n'avait-elle  pas  le 
droit  d'acquérir,  à  tout  prix,  la  preuve  de  cette 
trahison?  —  Liébaut  lui  disait  de  venir  vers  trois 
heures.  L'entretien  avec  Brissonnet  était  donc  fixé, 
comme  Madeleine  l'avait  dit,  entre  la  fin  du  déjeu- 
ner et  «e  moment,  vers  deux  heures...  Agathe  se 
surprit  à  reg^arder  la  pendule.  Elle  marquait  un 


LES    DKUX    SOEURS  187 

peu  plus  d'une  heure.  Immobile,  elle  demeura 
indéfiniment  à  suivre  les  allées  et  les  retours  du 
balancier.  La  tentation  grandissait,  g^randissait... 
Quand  il  ne  resta  plus  que  dix,  de  ces  petites 
hachures  qui  représentent  les  minutes,  entre  la 
pointe  de  la  g^rande  aiguille  et  le  chiffre  II,  la 
jeune  femme  ne  fut  plus  maitresse  de  cet  appétit 
impérieux  qui  la  dévorait.  Elle  s'habilla,  descendit 
son  escalier,  prit  une  voiture,  dans  une  sorte  de 
somnambulisme  dont  elle  ne  s'éveilla  qu'en  se 
retrouvant  sur  le  trottoir  de  la  rue  Bénouville,  à 
l'angle  de  la  rue  Spontini.  C'était  l'adresse  qu'elle 
avait  donnée  au  cocher.  Elle  réalisa  d'un  coup 
l'énormlté  de  l'acte  qu'elle  s'apprêtait  à  com- 
mettre .  Elle  allait  y  renoncer,  quand  une  silhouette 
aperçue  dans  un  fiacre  lui  rendit  sa  frénésie, 
accrue  encore.  Elle  venait  de  reconnaître  Bris- 
sonnet.  Elle  le  vit  qui  s'élançait  sur  le  trottoir 
devant  l'hôtel  des  Liébaut.  Il  consulta  sa  montre, 
du  geste  de  quelqu'un  qui  se  croit  en  retard... 
Quand  la  porte  se  fut  refermée  sur  lui,  la  résolu- 
tion d'Agathe  était  de  nouveau  prise.  Le  plan 
ébauché  dans  sa  pensée  était  très  simple  :  deman- 
der à  monter  dans  le  bureau  de  son  beau-frère, 
sous  le  prétexte  qu'elle  avait  un  livre  à  y  prendre, 
en  priant  que  l'on  ne  dérangeât  pas  sa  sœur... 
Quand  elle  eut  pressé  sur  le  bouton,  le  bruit  du 
timbre  retentit  dans  tout  son  être.  Mais  déjà  cette 
porte  s'était  ouverte  devant  elle,  comme  tout  à 


18S  LES   DEUX    SCEURS 

l'heure  devant  l'officier.  Elle  avait  débité  son  men- 
song^e,  et  elle  montait  droit  au  bureau,  sans  que  le 
valet  de  chambre  pensât  une  seconde  à  la  suivre. 
Quelle  idée  se  ferait  cet  homme  en  ne  la  voyant 
pas  redescendre?  Ah!  que  lui  emportait,  pourvu 
qu'elle  entendît?...  La  voici  dans  la  pièce  d'at- 
tente, dans  le  cabinet  de  consultation...  Elle 
marche  vers  la  porte,  derrière  laquelle  celui  qu'elle 
aime  et  sa  rivale  sont  en  train  de  causer  libre- 
ment, se  croyant  seuls. . .  Tous  les  bruits  s'étouffent 
dans  cette  chambre  aménagée  pour  assurer  le  plus 
complet  secret  aux  confidences  des  malades...  — 
Une  première  tenture  était  fixée  sur  cette  porte  de 
manière  à  bouger  avec  le  battant.  Une  seconde 
tenture  en  tapisserie  retombait  de  l'autre  côté  afin 
qu'aucun  éclat  de  voix  ne  pût  arriver  du  cabinet 
au  petit  salon,  ou  du  petit  salon  au  cabinet.  — 
C'est  bien  sur  cette  particularité  qu'Agathe  avait 
compté.  Ses  doigts  brûlants  écartent  la  première 
tenture...  Elle  tient  la  poignée  de  métal  de  la  ser- 
rure... Elle  presse  sur  le  pêne,  lentement,  douce- 
ment... Elle  attire  à  elle  la  porte  qui  vire  sur  ses 
gonds  avec  un  grincement,  mais  si  faible!...  Elle 
touche  maintenant  l'étoffe  de  l'épaisse  doublure 
de  l'autre  portière...  Elle  écoute...  C'est  Bris- 
sonnet  qui  parle  : 

—  «  Alors,  si  je  vous  comprends  bien,  ma- 
dame '> ,  disait  l'officiep,  «  mes  assiduités  auprès 
de  Mme  de  Méris  auraient  été  remarquées?...  » 


LES    DEUX    SŒURS  189 

—  «  Elles  l'ont  été  » ,  repartit  la  voix  de  Made- 
leine, avec  une  fermeté  dont  A{jathe  commença 
de  s'étonner.  Mais  ce  qui  l'étonnait  davantage 
encore,  c'était  cette  évidence  que  sa  sœur  ne  lui 
avait  pas  menti.  Elle  tenait  à  Brissonnet,  précisé- 
ment le  discours  qu'elle  avait  annoncé.  Il  allait 
être  obligée  de  déclarer  ses  vrais  sentiments.  Ah! 
que  le  cœur  de  la  femme  jalouse  battait  vite  !  Si  cet 
homme  hésitait,  c'est  qu'il  ne  l'aimait  pas.  Il 
reprit,  d'un  timbre  sourd  où  Agathe  devina  une 
émotion  grandissante  : 

—  u  Vous  me  voyez  bien  au  regret,  madame, 
d'une  conséquence  de  ma  conduite  à  laquelle 
j'étais  loin  de  m'attendre...  Dites-moi,  du  moins, 
que  vous  ne  m'avez  pas,  vous,  cru  capable  de 
compromettre  une  femme,  le  sachant?...  Je  n'ai 
jamais  fait  la  cour  à  Mme  de  Méris,  je  vous  en 
donne  ma  parole  d'honneur.  Elle-même  en  té- 
moignera. Mais  puisque  vous  considérez  que  j'ai 
été  imprudent,  à  partir  d'aujourd'hui,  je  me  con- 
duirai de  telle  manière  que  les  plus  malveillants 
devront  changer  de  langage...  » 

—  o  Que  voulez-vous  dire?  »  interrogea  Made- 
leine. «  Quand  quelqu'un  aussi  en  vue  que  vous 
l'êtes  a  trop  intimement  fréquenté  le  salon  d'une 
femme,  il  la  compromet  davantage  encore  en 
cessant  avec  trop  de  brusquerie  ses  visites.  Prenez 
garde  à  ce  que  vous  déciderez.  Pensez  bien  que 
le  inonde  n'est  pas  si  aveugle.  Il  >«ait  très  bien  que 


190  LES    DEUX   SŒURS 

les  soudaines  ruptures  de  relations  cachent  presque 
toujours  un  mystère...  Si  l'on  a  remarqué  vos 
assiduités,  on  ne  remarquerait  pas  moins  votre 
absence...  On  en  chercherait  la  raison  dans  une 
brouille...  A  cause  de  quoi?...  Ma  sœur  n'est  pas 
de  celles  dont  on  peut  incriminer  la  conduite... 
Il  ne  restera  qu'une  hypothèse,  la  plus  natu- 
relle... »  Cette  fois,  son  intonation  était  moins 
ferme,  pour  conclure  :  «  Car  enfin,  un  honnête 
homme,  et  je  sais  combien  vous  l'êtes,  ne  peut 
pas  avoir  eu  deux  motifs  pour  s'intéresser  à  une 
jeune  femme  du  moment  qu'il  est  libre  et  qu'elle 
est  libre...  ■ 

—  "  Je  crois  vous  comprendre,  madame  » , 
répondit  Brissonnet,  après  un  nouveau  silence. 
«  En  effet  vous  avez  dû  croire  cela  de  moi.  Je 
l'aurais  cru  moi-même  d'un  autre.  Mme  de  Méris 
est  veuve.  Elle  est  charmante.  Tout  homme 
serait  fier  d'être  disting^ué  par  elle  et  de  lui  donner 
son  nom.  Il  eût  été  trop  naturel  que  cette  ambi- 
tion fût  la  mienne...  »  Puis,  d'une  voix  assour- 
die, il  continua  :  a  Je  ne  l'ai  pas  eue...  Main- 
tenant que  vous  me  parlez,  mes  yeux  se  dessillent. 
La  vérité  de  ma  situation  m'apparaît...  Mes  assi- 
duités auprès  de  Mme  de  Méris  semblaient  tra- 
duire des  sentiments  que  je  n'avais  pas  pour  elle. 
Je  professe  à  son  égard  le  plus  profond  respect. 
Mais,  je  ne  l'aime  pas  et  je  n'ai  jamais  pensé 
qu'elle  pût  me  faire  l'honneur  de  m'accorder  sa 


LRS    DEUX    SOEURS  191 

main...  Vous  m'affirmez  que,  dans  ces  condi- 
tions, le  parti  que  je  me  préparais  à  prendre,  qui 
était  de  suspendre  presque  complètement  mes 
visites  chez  elle,  risquerait  d'ag^graver  les  choses. 
Je  ne  saurais  vous  prouver  mon  entière,  mon 
absolue  bonne  foi,  madame,  plus  clairement  qu'en 
vous  disant  :  dictez-moi  vous-même  ce  que  vous 
jugez  que  je  dois  faire,  je  le  ferai...  Je  tiens  trop 
à  votre  estime...  et  à  celle  de  Mme  de  Méris.  Rien 
ne  me  coûtera  pour  conserver  l'une  et  l'autre...  » 

—  «  Je  n'ai  pas  qualité  pour  vous  donner  un 
conseil,  monsieur  » ,  repartit  Madeleine.  «  Mais 
de  plus  autorisés  que  moi  ont  pris  les  devants... 
Vous-même,  ne  nous  avez-vous  pas  rapporté 
l'autre  jour,  à  ma  sœur  et  à  moi,  une  conversa- 
tion que  vous  avez  eue  avec  le  général  de  Jardes? 
Ce  chef  si  distingué  vous  a  dessiné  le  plan  de 
votre  avenir.  Vous  hésitiez,  m'avez-vous  dit,  à 
suivre  son  avis.  Cependant  vous  en  reconnaissiez 
la  sagesse...  » 

—  «  Si  je  vous  entends  bien,  madame,  vous 
voulez  dire  que  je  devrais  reprendre  du  service, 
et  m'en  aller  très  loin  de  Paris,  pour  très  long- 
temps?.., » 

—  '<■  C'est  la  plus  sûre  manière  d'empêc4ier 
que  l'on  ne  continue  de  parler  » ,  répondit 
Mme  Liébaut.  Sa  voix  aussi  s'était  un  peu  altérée. 
Son  émotion  croissante  ne  l'empêcha  pas  d'in- 
sister :    «  Même  dans  une  difHcuHé  où  il  s'a.ofit 


192  LES    DEUX   SOEURS 

de  ce  que  j'ai  de  plus  cher,  la  réputation  de  ma 
soeur,  je  me  serais  fait  un  scrupule  de  seulement 
mentionner  cette  solution,  si  l'autorité  de  M.  de 
Jardes  ne  m'était  une  garantie  qu'elle  est  aussi 
très  conforme  à  votre  intérêt...  » 

—  "  Je  vous  remercie  de  votre  sollicitude  » , 
interrompit  Brissonnet,  L'irritabilité  des  hommes 
nés  pour  l'action  et  qui  se  dominent  malaisément, 
avait  passé  dans  cette  trop  vive  réplique,  et  surtout 
l'ironie  douloureuse  de  la  passion  méconnue.  — 
«  Oui,  madame  »  ,  reprit-il,  »  je  vous  remercie... 
Vous  sere2  obéie.  En  sortant  de  chez  vous,  j'irai 
chez  M.  de  Jardes...  Ma  demande  pour  le  Tonkin 
sera  signée  dès  ce  soir. . .  D'ici  là,  je  me  retirerai  en 
province,  chez  mes  parents.  J'ai  à  leur  dire  adieu 
avant  un  nouvel  exil,  qui  finira,  Dieu  sait  quand. . . 
On  ne  me  verra  plus  dans  le  monde  de  Mme  de 
Méris,  et  le  motif  de  mon  absence  sera  d'un 
ordre  si  professionnel  qu'il  évitera  les  commen- 
taires... Vous  avez  raison.  Quand  un  homme 
d'honneur  a  commis  des  imprudences,  même  à 
son  insu,  il  se  doit  de  les  racheter...  Ce  n'est  que 
juste...  Et  pourtant,  non,  »  continua-t-il  plus 
âprement,  «  ce  n'est  pas  tout  à  fait  juste.  Il  y 
a  une  trop  grande  disproportion  entre  les  torts 
d'attitude  que  j'ai  pu  avoir  et  le  sacrifice  que  je 
vais  accomplir...  Ah!  madame,  »  et  son  accent 
se  fit  déchirant,...  «  laissez-moi  du  moins,  avant 
de    m'en    aller,    vous    avoir    dit    quelque   chose 


LES    DEUX   SOEURS  198 

encore...  Permettez-moi  de  vous  raconter  une 
histoire. . .  l'aventure  d'un  de  mes  amis. , .  d'un  sol- 
dat comme  moi...  Il  avait  rencontré  une  femme 
accomplie;  une  de  ces  créatures  idéales  comme 
onrêve  d'en  avoir  eu  une,  enfant  pour  mère,  frère 
pour  sœur,  adolescent  pour  fiancée,  homme  pour 
épouse...  Cette  femme,  elle,  n'était  pas  libre... 
Malgré  son  existence  passée  tout  entière  dans  des 
compagnies  peu  scrupuleuses,  mon  ami  n'était 
pas  de  ceux  qui  se  font  un  jeu  de  troubler  la  paix 
d'un  ménage...  S'il  éprouva  aussitôt  pour  cette 
femme  une  sympathie  passionnée,  il  se  jura  à  lui- 
même,  non  seulement  de  ne  jamais  la  lui  dire,  mais 
de  ne  pas  la  lui  montrer. . .  Et  il  s'est  tenu  parole, 
des  jours,  des  semaines,  des  mois...  Celle  qu'il 
aimait  avait  une  sœur  qui  lui  ressemblait,  dans  de 
certains  moments,  à  les  prendre  l'une  pour 
l'autre...  L'insensé  dont  je  vous  raconte  le  malheur 
avait  bien  tenu  son  serment.  Mais  précisément 
parce  qu'il  se  sentait,  ou  croyait  se  sentir  assez 
d'énergie,  pour  le  tenir  jusqu'au  bout,  il  s'était 
laissé  aller  à  vivre  dans  le  milieu  de  celle  qu'il 
aimait. . .  Je  vous  ai  dit  que  c'était  un  insensé,  mais 
c'était  aussi  un  homme  quisavaitaimer,  je  vousle 
jure...  Ses  bonheurs  étaient  de  respirer  dans  le 
même  air  que  cette  femme,  de  la  rencontrer  et 
d'entendre  sa  voix,  de  causer  avec  elle  et  de  décou- 
vrir à  chaque  nouvelle  occasion  un  prétexte  de  plus 
pour  justifier  à  ses  propres  yeux  le  culte  qu'il  lui 

13 


194  LES    DEUX    SŒURS 

avait  voué...  Il  eût  été  complètement  heureux, 
dans  cet  amour  sans  espoir,  s'il  avait  pu  venir 
chez  elle  tous  les  jours  et  demeurer  en  sa  pré- 
sence, sans  lui  parler,  à  la  contempler,  àFécouter 
parler,  penser,  sentir...  Ces  visites  quotidiennes 
lui  étaient  interdites.  D'autres  lui  étaient  permises, 

—  du  moins  il  crut  qu'elles  lui  étaient  permises, 

—  à  cette  sœur  dont  la  quasi-identité  de  traits 
avec  celle  qu'il  aimait  était  si  saisissante...  Mon 
ami  se  laissa  aller,  sans  réfléchir,  à  cette  tenta- 
tion de  tromper  par  cette  ressemblance  la  pas- 
sion qui  le  dévorait.  Il  prit  l'habitude  de  se  rendre 
au  théâtre,  en  soirée,  à  la  promenade,  partout 
où  il  était  sûr  de  rencontrer  cette  sœur,  sur  le 
visage  de  laquelle  sa  rêverie  reconnaissait,  — 
avec  quelle  émotion,  —  cette  g^râce  adorable 
dont  il  était  épris,  pas  tout  à  fait  la  même,  mais 
si  pareille!...  Et  puis,  une  heure  vint  où  même 
cette  pauvre  joie  lui  fut  interdite.  Alors  il  lui  fut 
insupportable  que  les  motifs  auxquels  il  avait 
cédé  fussent  méconnus  de  la  seule  personne  à 
l'opinion  de  laquelle  il  tînt...  Pour  la  première  et 
la  dernière  fois,  il  manqua  à  la  parole  qu'il  s'était 
donnée  lui-même...  Qu'il  ne  s'en  aille  pas, 
madame,  sans  emporter  cette  consolation  que 
vous  lui  avez  pardonné  et  que  vous  l'avez  com- 
pris. » 

—    «    J'ai    compris,    monsieur    Brissonnet   » , 
répondit  la  voix  de  Madeleine,  toute  frémissante. 


LES    nP.UX    SOEURS  195 

et  comme  cette  preuve  de  son  émotion  fit  mal  à 
Ag^athe!...  «  J'ai  compris  que  vous  m'avez  parlé 
comme  personne  ne  m  a  jamais  parlé,  comme  per- 
sonne ne  me  parlera  jamais.  Vous  avez  oublié  que 
je  suis  mariée  et  mère.  Vous  n'avez  respecté  en 
moi  ni  mon  mari  ni  mes  enfants.  Vous  m'avez 
pour  toujours  empoisonné  le  souvenir  de  relations 
que  j'avais  crues  simples,  honnêtes,  droites.  Et 
elles  ne  l'étaient  pas!...  Adieu,  monsieur,  je  vous 
demande  de  partir  d'ici,  sans  ajouter  un  seul 
mot...  Vous  ne  voudrez  pas  m'avoir  oblig^ée  d'ap- 
peler... » 

—  «  Madame!...  >•  s'écria  le  jeune  homme 
avec  une  supplication.  Puis,  éclatant  en  sanglots  : 
«  C'est  vous  qui  me  répondez  ainsi,  vous,  vous!... 
Ah!  malheureux!  Pourquoi  ne  me  suis-je  pas  tu 
jusqu'au  bout?  Pourquoi  n'ai-je  pas  emporté  avec 
moi  un  secret  que  j'avais  si  bien  caché?  Madame, 
je  vous  en  conjure,  ne  dites  pas,  ne  pensez  pas 
que  je  ne  vous  ai  pas  respectée!  N'ayez  pas  peur 
de  moi  surtout!...  Ne  me  faites  pas  cet  affront!... 
Permettez-moi  de  vous  expliquer!...  » 

—  «  Je  ne  vous  permets  rien  » ,  dit  Madeleine. 
«  Je  vous  laisse.  Vous  comprendrez  que  vous 
n'avez  plus  qu'à  vous  retirer  et  à  ne  plus  revenir.  » 

En  drsant  ces  mots,  elle  marcha  vers  la  porte 
qui  séparait  le  petit  salon  du  cabinet  de  son  mari, 
ci  un  pas  si  rapide  qu'Agfathe,  paralysée  par  sa 
terreur  d'être  découverte,  n'eut  littéralement  pas 


196  LES    DEUX   SŒURS 

le  temps  de  s'effacer.  Madeleine  «ouleva  la  por- 
tière. Elle  aperçut  sa  sœur,  et  son  saisissement 
fut  tel  que  ses  jambes  défaillirent.  Elle  dut  s  ap- 
puyer contre  le  noiur  en  continuant  de  tj'acr^ocher 
de  sa  main  droite  à  l'étoffe.  Agathe  se  tenait  la 
tête  baissée.  Elle  avait  fait  un  pas  en  avant,  pour 
arrêter  sa  sœur.  Maintenant,  elle  n'osait  plus 
avancer.  Brissonnet,  lui,  après  avoir  jeté  une 
exclamation  de  surprise,  regardait  alternative- 
ment les  deux  sœurs.  Toutes  sortes  de  sentiments 
passaient  sur  son  expressive  et  mâle  physionomie! 
Enfin  l'indignation  l'emporta,  et,  s'adressant  à 
Agathe,  il  lui  dit  : 

—  «  Ah  !  Madame  de  Méris,  comment  avea- 
vous  pu?...  » 

—  «  Monsieur  Brissonnet...  »  supplia  la  jeune 
veuve. 

—  «  Tu  n'as  pas  à  te  justifier.  Je  ne  veux  pas 
que  tu  te  justifies...  »  s'écria  Madeleine  qui  avait 
eu  la  force  de  se  dresser  entre  sa  sœur  et  l'offi- 
cier. «  C'est  moi,  monsieur  •  ,  continua-t-elle  en 
se  tournant  vers  Brissonnet,  «  qui  ai  voulu  que 
ma  sœur  assistât  cachée  à  notre  entretien... 
Oui  i> ,  insista-t-elle,  impérieusement,  «  c'est 
moi...  J'ai  voulu  qu'elle  apprît  de  votre  propre 
bouche  le  détail  de  vos  vraies  intentions  sur  le 
seul  point  que  vous  eussiez  dû  aborder...  Ce  n'est 
ni  sa  faute,  ni  la  mienne,  si  vous  en  avez  abordé 
un  autre...  ■ 


LES    DtV\   SOEURS  191 

- —  «  Vou»  ai-je  bien  entendu,  madame?  »  dit 
Bfissonnet.  «Non,  ce  n'est  pas  possible  que  vous 
vous  soyiez  prêtée  à  une  pareille  trahison,  car 
c'en  est  une  que  de  faire  espionner  quelqu'un 
qui,  lui,  était  d'entière  bonne  foi.  C'est  une  tra- 
hison que...  » 

—  «  Je  vous  ai  prié  tout  à  l'heure  de  vous 
retirer,  monsieur  Brissonnet  >» ,  interrompit  la 
courageuse  femme.  «  A  présent  je  vous  l'or- 
donne. . .  Je  suis  chez  moi  et  je  vous  dispense,  vous 
qui  venez  de  me  parler  indignement,  de  qualifier 
une  action  dont  ma  conscience  est  seule  juge...  » 

—  (i  Madeleine...  «  implora  de  son  côté  Agathe. 
Sa  sœur  lui  avait  saisi  la  main  pour  l'arrêter,  avec 
une  violence  qui  lui  coupa  la  parole  pendant  un 
instant  bien  court.  Il  suffit  pour  que  l'officier, 
qui  avait  pâli  sous  l'outrage  d'une  manière 
affreuse,  avisât  son  chapeau,  et,  se  dirigeant 
vers  la  porte,  il  se  retira  en  effet,  en  s'inclinant 
profondément  du  côté  des  deux  femmes.  Quel- 
ques minutes  plus  tard,  le  bruit  du  battant  d'en 
bas,  ouvert  puis  refermé,  attesta  qu'il  avait  obéi 
à  l'insultante  injonction,  et  voici  que  devant  le 
sacrifice  accompli,  le  cœur  de  Madeleine  se  bri- 
sait de  désespoir,  et  elle  sanglotait  : 

—  a  II  est  parti!...  Je  ne  le  reverrai  plus 
jamais!...  Je  l'ai  voulu!...  Jamais!  Jamais!  » 

—  «  C'est  donc  vrai  que  tu  l'aimes  aussi?  » 
demanda  Mme  de  Méris. 


198  LES    DEUX    SOEURS 

—  «  Ail!  passionnément  »  ,  répondit-elle. 

—  «  Et  tu  as  plaidé  ma  cause  avec  cette  cha- 
leur!... Tu  as  voulu  me  le  donner!...  Tu  m'as 
sauvé  l'honneur  devant  lui!...  Gomment  obtien- 
diai-je  de  toi  mon  pardon?...  »   g^émit  Agathe. 

—  «  En  m'aidant  à  vivre  et  à  tout  cacher  à 
François  »  ,  répondit  Madeleine. 


IX 

LES    MOTS    DE   LA    FIN 


Quand,  une  heure  plus  tard,  le  médecin  revint 
aux  nouvelles  rue  Snontini,  il  aperçut,  en  entrant 
dans  le  petit  salon,  Ajjathe  et  Madeleine  assises  à 
côté  l'une  de  l'autre.  La  cadette  avait  appuyé  sa 
tête  sur  l'épaule  de  l'aînée  qui  lui  caressait  les 
cheveux  doucement,  avec  une  tendresse  où  le 
mari  jaloux  vit  une  dernière  preuve  qu'il  avait  été 
en  proie  à  de  folles  chimères. 

—  «Hé  bien?»  demanda-t-il  vivement. 

—  «  Hé  bien  » ,  dit  Mme  de  Méris  avec  un 
regard  qui  l'adjurait  de  ne  pas  pousser  plus  avant 
son  interrogation,  «  Madeleine  n'a  pas  réussi... 
Il  paraît  que  je  m'étais  trompée  et  que  M.  Bris- 
sonnet  ne  m'aime  pas.  Il  a  été  loyal.  Il  a  reconnu 


LES    DEUX    SOEURS  199 

son  imprudence,  et  il  s'est  excusé.  Il  va  reprendre 
du  service  aux  colonies  et  quitter  la  France... 
Ce  que  je  vous  demande,  François,  c'est  de  ne 
plus  jamais  prononcer  ce  nom  devant  moi.. 
J'aurai  de  la  force  »  ,  ajouta-t-elle  en  embrassant 
sa  cadette  avec  passion,  «  oui,  j'en  aurai...  J  ai 
retrouvé  ma  sœur...  » 

—  <i  C'est  moi  qui  ai  retrouvé  la  mienne  » , 
répondit  Madeleine,  d'une  voix  si  basse  que  Lié- 
baut  ne  l'entendit  pas.  Il  les  aurait  entendus, 
d'ailleurs,  ces  mois  si  simples,  qu'il  n'en  aurait 
pas  compris  le  sens,  ni  le  miracle  de  tendresse 
que  l'héroïsme  de  la  plus  jeune  venait  d'accom- 
plir dans  le  cœur  de  l'aînée.  Les  deux  femmes 
avaient  en  effet  perdu,  et  pour  toujours,  l'homme 
qu'elles  aimaient  toutes  les  deux.  Mais  ce  com- 
mun regret  allait,  grâce  au  sacrifice  volontaire  et  à 
la  délicatesse  de  la  pure  Madeleine,  les  réunir  au 
lieu  de  les  séparer.  Ni  l'une  ni  l'autre  ne  men- 
tait. L'une  et  l'autre  avait  réellement  retrouvé  sa 
sœur  —  reprise  touchante  d'intimité  qui  n'a  pour- 
tant pas  désarmé  les  commentaires  du  monde! 
Gomme  avait  dit  Madeleine,  ce  monde  n'est  pas  si 
aveugle,  mais  il  a  ses  bonnes  raisons  pour  ne  sup- 
poser l'héroïsme  et  la  délicatesse  qu'en  dernier 
ressort,  et  quand  il  ne  peut  plus  trouver  d'explica- 
tion mesquine,  et  par  conséquent  probable,  aux 
mystères  qu'il  a  su  deviner.  Le  subit  départ  du 
commandant  Brissonnet  a  donc  été  dûment  discuté 


200  LES    DEUX    SŒURS 

dans  toute  !a  petite  société  qui  évolue  autour  des 
deux  sœurs,  et  deux  versions  sont  en  train  de 
prévaloir.  La  première  est  celle  de  Mme  Éthorel 
qui  a  débité,  sous  le  sceau  du  secret,  cette  confi- 
dence à  vingt  intimes  : 

—  «  Imaginez-vous  la  gaffe  que  j'ai  faite!... 
C'est  moi  qui  suis  allée  raconter  à  Mme  Liébaut 
que  Brissonnet  compromettait  Mme  de  Méris.  Les 
deux  sœurs  aimaient  le  même  homme  ! . . .  Oh  !  je  ne 
crois  pas  qu'il  se  soit  jamais  rien  passé.  D'ailleurs, 
je  n'y  étais  pas...  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'elles  ont  dû  avoir  une  terrible  explication.  Il  a 
quitté  Paris  quarante-huit  heures  après  que 
j'avais  été  servir  ce  ragot  k  Madeleine.  Où  avais-je 
la  tête?...  Elles  en  ont  fait  toutes  deux  une  mala- 
die. Elles  ne  se  quittent  plus  maintenant,  pour 
empêcher  les  potins...  C'est  un  peu  cousu  de  fil 
blanc,  ces  finesses-là!...  » 

L'autre  légende  est  celle  que  propage  Favelles, 
en  clignant  de  la  manière  la  plus  scélérate  son  vieil 
œil  presbyte,  tout  bordé  de  rouge. 

—  "  Les  jeunes  gens  d'aujourd'hui  n'ont 
vraiment  pas  d'estomac...  Ce  Brissonnet,  je  le 
présente  à  deux  sœurs,  deux  femmes  char- 
mantes. Il  leur  fait  la  cour  à  toutes  deux,  en 
se  cachant  de  l'une  et  de  l'autre.  Elles  décou- 
vrent le  pot  aux  roses,  et  voilà  mon  gaillard  qui 
se  sauve  au  Tonkin,  comme  s'il  avait  commis  un 
crime.    De   mon    temps,    monsieur,    quand    on 


LES    DEUX    SŒURS  201 

avait  deux  femmes  dans  sa  vie  et  qu'elles  l'appre- 
naient, on  les  gardait,  monsieur,  fût-ce  deux 
sœurs.  On  leur  ordonnait  de  rester  bonnes  amies, 
et  elles  obéissaient!...  Je  parierais  vinfjt-cinq 
louis  que  ce  nigaud-là  n'a  même  pas  été  du  der- 
nier bien  avec  les  deux!...  » 

Que  ces  «  mots  de  la  fin  »  de  son  roman 
seraient  amers  à  Louis  Brissonnet  s'ils  arri- 
vaient jusqu'à  lui!  Mais  les  soupçonnera-t-il 
jamais  et  reviendra-t-il  des  lointaines  contrées 
où  il  s'est  exilé,  pour  ne  plus  revoir  ces  profonds, 
ces  beaux  yeux  de  femme  derrière  lesquels  il 
avait  deviné  une  âme  digne  de  la  sienne,  —  une 
âme  tendre  et  courageuse,  passionnémentaimante 
et  passionnément  fière?Le  souvenir  de  la  terrible 
scène  qui  l'a  pour  toujours  séparé  de  Madeleine 
ne  lui  permet  plus  de  croire  à  cette  âme  et  à  ces 
yeux.  Il  est  arrivé  à  la  conclusion  que  les  deux 
sœurs  se  sont  jouées  de  sa  naïveté  afin  de  l'attirer 
dans  un  vulgaire  piège  conjugal.  Et  cependant, 
quand  il  évoque,  sous  le  ciel  de  l'Extrême-Orient, 
l'image  de  cette  adorable  amoureuse  qui  n'a 
voulu  être  qu'une  sacrifiée,  un  instinct  s'éveille  en 
lui,  plus  fort  que  l'évidence.  Il  devine  un  mys- 
tère, lui  aussi,  et,  comme  il  n'est  pas  du  monde, 
il  entrevoit  la  vérité.  Faut-il  lui  souhaiter  de  la 
connaître  jamais  tout  entière?  Oui,  maintenant 
qu'il  s'est  repris  à  aimer  de  nouveau  son  métier 


202  LES    DEUX    SOEURS 

de  soldat  de  toute  l'ardeur  de  son  sentiment  déçu. 
Tous  les  martyres  ont  droit  à  leur  récompense. 
Celui  de  Madeleine  serait  payé  si  jamais  Brissonnet 
accomplissait  de  nouveau  de  très  hautes  actions, 
au  service  de  la  France,  avec  l'idée  que  la  joie  de 
sa  gfloire  est  la  seule  volupté  dont  ce  g^rand  cœur 
de  la  femme  qui  l'aime  se  permettra  jamais  la 
douceur. 


Paris,  seplemliie-décembre  IQO^-. 


LE  COEUR  ET  LE  MÉTIER 


Est-il  besoin  de  commenter  long^uement  le  titre 
sous  lequel  on  trou/era  groupés  ici  quelques 
courts  récits,  tous  consacrés  à  des  crises  de  sensi- 
bilité professionnelle,  si  l'on  peut  dire?  Qui  a  pu 
fréquenter  des  hommes  très  spécialisés  dans  une 
certaine  sorte  de  travail,  sans  observer  qu'il  y  a  une 
action  du  métier  sur  le  cœur  et  une  réaction  de 
ce  cœur  sur  le  métier?  Un  médecin  qui  soig^ne  un 
malade  a  beau  s'efforcer  de  ne  voir  en  lui  qu'un 
«  cas  1» ,  il  éprouve  des  émotions  différentes,  selon 
que  ce  «  cas  »  lui  représente  un  ami  ou  un  indif- 
férent, quelqu'un  dont  l'histoire  morale  l'inté- 
resse ou  un  adversaire  de  tout  ce  qu'il  aime  ;  et 
cependant  le  praticien  continuera  de  fonctionner 
en  lui,  tantôt  avec  la  complicité,  tantôt  avec  la 
révolte  de  l'homme.  Un  acteur,  qui  traverse  un 
drame  de  vie  réelle  identique  à  une  pièce  de 
théâtre  où  il  a  joué  un  rôle,  aura  pareillement  des 
impressions  singulières,  où  le  factice  et  le  sincère 


206  LE   COEUR    ET    LE   METIER 

se  mêleront  de  la  manière  la  plus  étrangle.  II  en  est 
de  même  d'un  politicien,  d'un  écrivain,  d'un 
peintre,  telles  ou  telles  circonstances  étant  don- 
nées. Chaque  «  espèce  sociale  »  ,  pour  prendre  une 
formule  chère  à  l'auteur  de  la  Comédie  humaine, 
a  donc  des  tragédies  sentimentales  qui  lui  sont 
propres.  Les  six  dont  on  va  suivre  les  scènes  ont 
du  moins  toutes  ce  mérite  d'avoir  été  copiées 
d  après  nature. 


UN  CAS   DE  CONSCIENCE 


J'avais  dîné  ce  soir-là,  moi  dixième,  dans  une 
maison  où  je  savais  devoir  rencontrer  le  profes- 
seur F...  qui  n'est  pas  seulement  un  des  plus 
g^rands  médecins  de  Paris.  II  est  aussi,  quand  il 
veut,  un  causeur  d'une  singulière  énergie  d'ex- 
pression. L'entretien  étant  tombé,  une  fois  sortis 
de  table,  sur  les  cas  de  conscience,  le  célèbre 
clinicien  nous  en  raconta  un,  d'ordre  tout  tech- 
nique, et  qui,  sur  le  moment,  me  parut  si  par- 
ticulier, que  je  lui  demandai  la  permission  don 
faire  moi-même  la  matière  d'une  nouvelle.  Et 
puis,  j'ai  jug^é,  à  l'épreuve,  qu'il  valait  mieux 
rapporter  simplement  les  propres  paroles  du  doc- 
teur. Voici  donc  son  récit,  tel  quel.  Les  com- 
mentaires qu'il  peut  susciter  sont  innombrables. 
Dans  la  soirée  dont  je  parle,  nous  restâmes  jusqu'à 
deux  heures,  le  narrateur  parti,  à  discuter,  s'il 
avait  eu  tort  ou  raison,  dans  l'aventure  dont  il 
venait  de  nous  faire  la  confidence.  J'ajoute  aus- 


208  LE  CŒUR    ET    LE  MÉTIER 

sitôt,  pour  ne  pas  cacher  mon  propre  sentiment, 
que  je  fus  de  ceux  qui  l'approuvèrent.  Mais  j'avoue 
que  le  cas  est  équivoque,  et  la  discussion  reste 
ouverte. 


—  ...  a  Si  j'ai  connu  dans  ma  vie  médicale  de 
ces  tragédies  de  scrupule  dont  vous  parlez?  » 
répondit-il  à  une  question  que  lui  avait  posée  un 
de  nous  :  «  une  seule  fols,  et  presque  à  mes  tout 
premiers  débuts.  Il  est  vrai  que  la  circonstance 
fut  si  grave,  si  exceptionnelle  qu'elle  éprouva  et 
trempa  pour  toujours  ma  moralité  de  docteur. 
Je  dus  prendre  et  je  pris,  à  cette  occasion,  une 
résolution  d'une  telle  nature  que,  depuis,  je  n'ai 
jamais  hésité  à  suivre  de  la  façon  la  plus  stricte  la 
règle  reconnue  et  acceptée  alors,  et  que  je  vous 
résumerai  ainsi  :  pour  un  médecin,  le  grand 
devoir,  et  qui  prime  tous  les  autres,  c'est  le  ser- 
vice du  malade.  Le  médecin  ne  doit  connaître 
que  cela,  ne  voir  que  cela.  Le  malade  est-ii 
riche  ou  pauvre?  Est-ce  un  ami  ou  un  ennemi,  un 
scélérat  ou  un  juste,  un  homme  utile  ou  néfaste? 
Le  médecin  n'en  sait  rien.  Il  s'agit  pour  lui 
d'une  machine  vivante  à  regarder,  à  déchiffrer  et 


UN    CAS    DE  COiNSCIENCE  209 

à  traiter,  avec  tout  ce  qu'il  possède  d'intelligence 
et  de  force.  C'est  l'alpha  et  l'oméga  du  métier. 
En  principe,  il  n'y  a  pas  de  doute  sur  ce  point, 
n'est-il  pas  vrai?  Dans  l'application,  vou8  allez 
constater  vous-mêmes  que  la  conscience  indi- 
viduelle peut  entrer  en  conflit  avec  cette  cons- 
cience professionnelle,  dont  je  viens  de  vous  don- 
ner la  formule.  Malheur  au  médecin  qui  cède  à  la 
tentation  d'interpréter  son  rôle  au  chevet  du 
patient!  Il  n'aura  plus  jamais  cette  sérénité  inté- 
rieure que  j'ai  gardée,  moi  qui  vous  parle,  à  tra- 
vers trente-six  années  de  clientèle  et  d'hôpital, 
parce  que  jamais  depuis  le  petit  drame  moral  que 
je  vais  dire,  jamais,  je  n'ai  eu  d'autre  mesure  da 
mes  actes  que  la  lutte  avec  la  maladie,  quel  qua 
fût  le  malade  et  sans  aucun  souci  des  consé- 
quences. 

«  L'histoire  remonte  à  une  date  que  je  n'aurais 
pas  oubliée,  même  si  elle  n'était  associée  pour 
moi  à  aucun  événement  particulier.  Elle  eut  lieu 
dans  le  milieu  de  juin  1867,  et  c'est  le  23  de  ce 
mois  qu'est  mort  le  maître  que  j'ai  le  plus 
admiré,  le  plus  aimé,  cet  étonnant  Trousseau, 
dont  on  retrouve  encore  aujourd'hui  la  pensée 
présente  dans  toutes  les  découvertes  de  notre 
science,  beau  génie  doublé  d'un  si  beau  carac- 
tère, cœur  si  tendre  pour  ceux  de  ses  élèves  qu'il 
prenait  en  affection!  J'aurai  été  parmi  les  tout 
derniers  internes  de    sa    clinique.   Il  me   savait 


»10  LE   COEUK    ET    LE   METIER 

très  pauvre,  et  un  de  ses  suprêmes  soucis  fut  de 
me  faire  g^agner  l'argent  nécessaire  à  l'impression 
de  ma  thèse.  Je  lui  devais  déjà  le  sujet  de  ce 
travail,  qui  n'est  qu'un  développement  de  ses 
idées  sur  les  transformations  des  maladies  ner- 
veuses les  unes  dans  les  autres.  Tout  au  commen- 
cement de  ce  mois  de  juin,  j'avais  reçu  un  mot 
de  lui  me  priant  de  passer  à  son  cabinet.  C'est  la 
dernière  fois  que  je  l'ai  vu.  Il  avait  ce  profil 
émacié  qu'un  saisissant  croquis  d'un  autre  de  ses 
élèves,  mon  confrère  et  ami  le  professeur  Dieu- 
lafoy,  nous  a  conservé.  Il  ne  nourrissait  aucune 
illusion  sur  son  état.  Une  phlegmatîa,  qui  s'était 
déclarée  quelque  temps  auparavant,  l'avait  averti 
d'une  manière  d'autant  plus  terrible,  que  lui-même 
avait  découvert  les  rapports  de  la  phlébite  et  du 
cancer  de  l'estomac.  Il  mourait.  Il  le  savait.  Mais 
il  mourait  debout.  J'ai  devant  moi,  en  vous  par- 
lant, ce  masque  pétri  d'amertume  et  de  fierté, 
d'intelligence  et  de  souffrance.  Je  crois  l'en- 
tendre répondre  à  mes  questions  sur  sa  santé  : 

«  Je  ne  serai  pas  vivant  en  juillet  »  .  Puis,  tout 
de  suite,  faisant  de  sa  longue  main  blanche  et 
maigre  u^  signe,  qui  m'interdisait  de  répondre  : 

(i  Je  vous  ai  demandé  » ,  continua-t-il,  «  parce 
»  que  je  veux  vous  envoyer  auprès  d'un  de  mes 
1)  malades,  qui  est  en  ce  moment  dans  une  de 
"  ses  terres  en  province,  et  qui  ne  peut  pas  ren- 
1»    trer  à  Paris...  Il  lui  faut  quelqu'un  de  très  sur 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  211 

»  et  qui  comprenne  bien  mes  indications.  J  ai 
»  pensé  à  vous...  J'ai  même  fixé  la  rémunéra- 
»  tion...  w  II  me  dit  le  chiffre,  énorme  pour  moi 
à  cette  date.  Cet  excellent  maître  avait  songé  à  ce 
détail  aussi!  Puis,  sans  me  laisser  le  remercier, 
il  commença  de  me  tracer  l'histoire  physiologique 
du  malade  en  question,  avec  cette  lucidité  souve- 
raine que  je  n'ai  connue  qu'à  lui,  et  dont  ses 
deux  volumes  de  clinique  vous  donneront  l'idée, 
si  jamais  vous  avez  la  curiosité  de  les  lire.  Il 
y  a  là  une  leçon  sur  la  Spécificité  des  maladies  î 
Gomme  disait  l'Empereur,  parlant  de  ses  grandes 
batailles,  —  c'est  de  l'airain,  cette  leçon,  et  rien 
ne  mordra  dessus.  Et  tant  d'autres!...  Aucune 
ne  m'a  donné  une  sensation  de  supériorité 
comme  ce  dernier  entretien,  où  il  ne  s'agissait 
pourtant  —  vous  allez  sourire  —  que  d'une 
néphrite  chronique,  avec  complication  du  côté 
du  système  nerveux.  Pardonnez-moi  cette  préci- 
sion. Je  vous  ai  annoncé  une  anecdote  profes- 
sionnelle. Une  crise  très  aiguë  venait  d'éclater, 
que  Trousseau  considérait,  de  loin,  comme  assez 
dangereuse.  II  m'énonça,  avec  la  même  lucidité, 
ses  raisons  pour  redouter  une  issue  fatale. 
«  Cependant  »  ,  conclut-il,  <4  en  suivant  les  pres- 
»  criptions  que  je  viens  de  vous  donner,  j.e  crois 
»  que  vous  pouvez  sauver  le  malade  encore  cette 
»  fois.  Le  temps  presse  ..  Vous  devriez  partir  ce 
"    soir  même.  Le  pouvez-vous?  »  Mon  empresse- 


fl2  LE   COEUR    ET    LE    MÉTIER 

ment  à  lui  répondre  que  oui  parut  faire  plaisir 
à  cet  infatigable  travailleur,  qui  ne  s'était  jamais 
accordé  un  répit.  «  Je  n'attendais  pas  moins  de 
»  vous  »  ,  dit-il  ;  «  vous  arriverez.  Je  vous  le  pro- 
w  mets.  Je  ne  le  verrai  pas,  mais  je  le  sais,  et 
i>  j'aime  à  le  savoir.  »  Il  m'avait  pris  la  main  en 
se  levant.  Je  voulus  protester  encore.  Il  m'arrêta, 
et  me  reconduisant  à  son  seuil,  il  ajouta  :  «  Et 
»  maintenant,  une  dernière  recommandation. 
))  Souvenez-vous,  là  comme  ailleurs,  et  toute 
»  votre  vie,  du  serment  hippocratique  :  nec  visa, 
»  nec  audiia,  nec  intellecta  (1).  »  Ce  sont  les  der- 
niers mots  que  j'ai  entendus  de  cette  bouche  qui 
avait  édicté  tant  de  diagnostics  infaillibles. 


II 


«  Là  certitude  où  j'étais  que  je  ne  reverrais 
sans  doute  jamais  cet  excellent  maître  m'avait 
saisi  si  fortement  qu'elle  fit  mon  unique  pensée 
durant  toute  l'après-midi.  Ce  fut  seulement  dans 
le  train  qui  m'emportait  vers  ma  destination  que 
ce  nec  visa,  nec  audiia,  nec  intellecta  me  revint 
tout  à  coup  à  la  mémoire.  Pourquoi  le  patron  — 

{Vj  Le  médecin  ne  doit  se  souvenir  ni  de  ce  qu'il  a  vu,  ni  de 
ce  qu'il  a  entendu,  ni  de  ce  qu'il  a  compris  au  clievet  du  malade. 


UN    CAS    DE  CONSCIENCE  213 

nous  appelions  Trousseau  ainsi  —  a-t-il  insisté 
sur  ce  point?  me  demandai-je.  Il  ne  perd  pas  ses 
paroles.  Y  a-l-il  donc  dans  la  maison  où  je  vais 
quelque  chose  que  je  dois  ne  pas  avoir  vu?  Mon 
malade  risque-t-il  de  prononcer  dans  le  délire 
des  aveux  que  je  dois  ne  pas  avoir  entendus?  Se 
joue-t-il  autour  de  cette  agonie  une  trag^édie  que 
je  dois  ne  pas  avoir  comprise?...  Je  tournai  et  re- 
tournai ces  idées,  sans  arriver  à  y  voir  clair.  Je 
n'avais  d'autres  données  que  celles-ci  :  le  malade 
auprès  duquel  je  me  rendais  s'appelait  le  comte 
de...  Mais  je  ne  peux  pas  vous  dire  son  vrai  nom. 
Supposons  que  ce  fût  Rocqueville.  Il  habitait  en 
ce  moment,  et  c'était  là  le  terme  de  mon  voyage, 
un  château  du  même  nom,  à  dix-huit  kilomètres 
de  Noyelles,  la  seconde  station  après  Abbeville. 
Je  savais  encore  qu'il  avait  été  ofiicier  de  marine 
et  qu'il  avait  soixante-quatre  ans.  Là  se  bornaient 
mes  renseignements.  M.  de  Rocqueville  était-il 
marié,  célibataire  ou  veuf?  Avait-il  une  famille  ou 
non?  Mon  maître  ne  me  l'avait  pas  dit.  «i  Bah!  »» 
conclus-je,  avec  l'insouciance  de  la  jeunesse,  après 
avoir  laissé  travailler  mon  imagination  quelques 
instants  sur  cette  énigme,  «je  ne  verrai  rien,  je 
9  n'écouterai  rien,  je  ne  comprendrai  rien.  C'est 
»  le  plus  sûr,  et,  en  attendant,  dormons.  »  J'avais 
l'âge  où  cette  dernière  partie  du  programme  se 
réalise  tout  naturellement.  J'étais  parti  de  Paris 
à  neuf  heures  du  soir.  Quand  je  descendis  du 


2)4  LF,   CŒUR    ET    LE    METIER 

wagon,  en  gare  de  Noyelles,  à  trois  heures  et  demie 
du  matin,  j'avais  pris  un  solide  acompte  sur  mon 
sommeil  de  la  nuit.  Je  le  complétai  dans  la  voi- 
ture qui  m'attendait,  et,  à  la  toute  première  lueur 
de  l'aube,  je  sortais  du  coupé  devant  la  porte  de 
Rocqueville,  aussi  frais,  aussi  lucide,  aussi  pré- 
paré à  ma  besogne  que  si  j'eusse  reposé  su-r  ma 
couchette  de  garde  à  l'Hôtel-Dieu,  et  très  décidé 
à  faire  honneur  de  mon  mieux  au  professeur  émi- 
nent  que  j'allais  représenter. 

«  Rocque ville  est  une  de  ces  bâtisses  du  temps 
de  la  guerre  de  Cent  Ans,  comme  il  en  existe 
encore  plusieurs  dans  la  Somme  et  dans  le  Pas- 
de-Calais,  dont  la  carrure  massive  n'a  aucun 
style;  l'évidence  du  danger  partout  empreinte  leur 
donne  cette  mâle  beauté  d'une  construction  stric- 
tement adaptée  aux  nécessités  de  la  guerre.  Ima- 
ginez, sur  un  soubassement  de  pierres  de  taille, 
quatre  énormes  tours  de  briques,  serrées,  comme 
collées,  les  unes  contre  les  autres.  On  a  creusé 
des  fenêtres  dans  l'épaisseur  des  murailles,  vidé 
les  douves,  remplacé  le  pont-levis  par  un  escalier 
à  perron.  Ces  adaptations  à  des  mœurs  plus  douces 
n'ont  pas  altéré  le  dur  aspect  du  manoir,  qui,  pour 
moi,  s'associe  à  une  si  poignante  émotion.  Je  ne 
me  rends  pas  compte  aujourd'hui,  tant  l'image 
du  terrible  homme  que  j'ai  vu  mourir  là  s'est 
liée  à  celle  de  ce  redoutable  château,  si  j'ai  vrai- 
ment eu,  en  descendant  de  voiture,  un  pressen- 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  «15 

timeat  que  ce  décor  farouche  allait  encadrer  des 
scènes  aussi  farouches  que  lui,  ou  bien  si  c'est  là 
une  illusion  rétrospective.  Peu  importe  d'ailleurs 
que  ce  donjon,  presque  roug^e  dans  la  lueur 
blanche  du  matin,  m'ait  donné  tout  de  suite  ou 
plus  tard  ce  tragique  frisson.  Je  ne  suis  pas  de 
ceux  qui  croient  aux  rapports  nécessaires  des  gens 
et  des  endroits.  Mais  quand  ce  rapport  existe  au 
degré  où  je  l'ai  rencontré  à  Rocqueville,  il  faut 
un  effort  pour  ne  pas  s'abandonner  à  ce  sentiment 
qu'une  prédestination  pèse  réellement  sur  cer- 
tains coins  de  terre. 


III 


«  Une  des  questions  que  je  m'étais  posée  en 
cours  de  route  eut  sa  réponse  dès  mon  premier 
pas  dans  ce  triste  château.  Un  domestique  me 
prévint  aussitôt  que  Mme  la  comtesse  m'atten- 
dait pour  me  mener  chez  M.  le  comte.  M.  de  Roc- 
queville était  donc  marié.  Le  temps  de  me  laver 
les  mains  et  le  visage,  et  de  réparer  le  désordre  de 
ce  hâtif  voyage  nocturne,  j'étais  introduit  auprès 
de  Mme  de  Rocqueville.  Le  nec  visa,  nec  au- 
dila,  nec  intellecta  du  maître  m'était  revenu 
Était-ce  donc  là   le  mystère   contre  la   surprise 


216  LE   COEUR    ET    LE   MÉTIER 

duquel  il  avait  voulu  me  mettre  en  garde  par 
avance?  M.  de  Rocqueville  avait-il  épousé  une 
femme  beaucoup  plus  jeune  que  lui,  par  exemple? 
En  était-il  jaloux  et  d'autant  plus  misérablement 
que  la  nature  de  sa  maladie  comportait  des  épi- 
sodes presque  dégradants?  Ces  conceptions  de 
roman  tombèrent  au  premier  regard  que  je  jetai 
sur  la  comtesse.  C'était  une  personne  de  cinquante- 
cinq  ans  peut-être,  les  cheveux  blancs,  avec  un 
visage  creusé  par  la  lassitude  de  trop  nombreuses 
veilles,  et  une  fièvre  dans  les  yeux  où  je  ne  dis- 
cernai d'abord  que  le  souci  de  la  santé  de  son 
mari  : 

—  «  Il  vous  attend  avec  beaucoup  d'impa- 
»  tience,  monsieur.  Moi,  je  vous  demande  seulc- 
w    ment  de  me  dire  toute  la  vérité...  » 

«  Ces  quelques  mots,  par  lesquels  elle  conclut 
un  petit  exposé  très  net  des  derniers  symptômes 
observés  chez  le  malade,  exprimaient  bien  une 
profonde  anxiété,  mais  si  légitime  en  présence 
d'une  catastrophe  possible,  que  je  ne  pensai  pas 
à  m'en  étonner.  Je  lui  promis  de  lui  parler  avec 
une  entière  franchise,  et  elle  me  conduisit  auprès 
du  comte,  dans  la  chambre  duquel  un  de  mes 
confrères,  un  praticien  du  plus  prochain  village, 
avait  passé  la  nuit.  Je  vous  épargnerai  les  détails 
médicaux  dont  j'ai  déjà  trop  abusé.  Je  vis  aussi- 
tôt que  l'homme  était  perdu.  La  mort  était  sur  le 
masque  livide,  mais  la  mort  luttant  contre  une  de 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  217 

ces  volontés  de  durer  encore  qui  déconcertent  les 
prévisions  les  mieux  fondées.  Cette  volonté,  je  la 
lus  dans  l'expression  de  ces  prunelles  brûlantes, 
quand  j'entrai.  Je  représentais  à  cet  ag^onisant  la 
seule  personne  dans  la  science  de  laquelle  il  eût  une 
absolue  confiance.  Je  compris  que  cette  foi  dans 
mon  protecteur  était  le  point  de  force  auquel  je 
devais  faire  appel  dans  cet  organisme  à  bout  de 
vitalité.  Le  miracle  de  cette  sug^gestion  à  distance 
opéra  si  bien  que,  lui  ayant  parlé  des  minutieuses 
instructions  reçues  à  son  sujet,  je  pus  voir  ses  joues 
se  colorer  et  la  vie  renaître. 

—  «  C'est  incroyable  »  ,  me  dit  le  médecin  de 
campagne,  quand  nous  nous  retrouvâmes  seuls 
après  ce  premier  examen,  sous  le  prétexte  d'une 
consultation,  «i  J'aurais  cru  qu'il  passerait  cette 
»    nuit...  Rien  que  de  vous  voir  l'a  ressuscité.  » 

—  «  Vous  voulez  dire  rien  que  d'entendre 
)»  nommer  Trousseau,  et  de  vous  avoir  eu  pour 
»)    le  soigner.  » 

—  «  Ah!  mon  cher  confrère  »,  reprit-il,  en 
riant,  <i  ne  vous  croyez  pas  obligé  de  vous  excu- 
w  ser...»  Puis,  sérieusement,  et  baissant  la  voix  : 
))  Vous  ne  savez  pas  de  quel  poids  me  soulage 
»  votre  visite,  et  combien  je  suis  heureux  d'être 
i>  débarrassé  de  cette  responsabilité...  Pour  moi, 
♦>  cette  aggra%'ation  subite  de  la  maladie  a  eu  une 
w  raison  que  je  ne  sais  pas,  que  l'on  ne  m'a  pas 
«    dite.  Le  comte  n'a  pas  pris  froid.  Il  n'a  pas  été 


218  LE   COECR    ET    LE   METIER 

M  mouillé.  Il  n'a  fait  aucun  écart  de  régime... 

»  Les  reins  sont  presque  détruits,  c'est  vrai,  niais 

»  la  compensation  se  faisait  bien...  Il  n'y  a  pas 

»  d'effet  sans  cause. . .  Et  je  ne  vois  qu'une  cause  : 

»  une  émotion  violente.  J'ai  interrogé  le  cocher, 

»  qui  est  un  gars  d'ici.  Le  bruit   court  dans  la 

»  maison  que  la  semaine  dernière  il  y  a  eu  une 

"  scène  atroce  entre  M.  et  Mme  de  Rocqueville. . . 

»  M.  Trousseau  ne  vous  a  rien  dit  sur  leur  mé- 

>»  nage?...  » 

—  «  Absolument  rien  »  ,  répliquai-je. 

—  «  Ma  foi  »  ,  continua  mon  interlocuteur, 
après  une  seconde  d'hésitation;  a  entre  confrères 
)>  on  se  doit  tous  les  renseignements...  hé  bien! 
»  La  comtesse  n'a  pas  été  une  épouse  fidèle.  Pen- 
n  dant  des  années,  elle  a  eu  une  liaison  presque 
»  publique  avec  un  des  parents  de  son  mari,  un 
»  cousin,  dans  notre  voisinage.  Quand  je  dis  pu- 
»  blique,  je  parle  pour  l'opinion,  car  le  comte 
»  n'en  a  naturellement  rien  su.  On  prétend  même 
»  qu'un  des  fils,  —  il  y  en  a  quatre,  —  l'avant- 
»  dernier,  est  de  l'amant,  lequel  est  mort,  voici 
'»  quatre  ans.  Que  M.  de  Rocqueville,  à  cetie 
»  époque,  n'eut  pas  le  moindre  soupçon,  j'en  ai 
»  eu  pour  preuve  son  attitude  au  chevet  de  ce 
»  faux  ami...  Gomment  et  pourquoi  sa  défiance 
M  s'est-elle  éveillée,  maintenant  qu'elle  ne  peut 
»  plus  lui  servir  qu'à  empoisonner  ses  derniers 
»  moments?  C'est  ce  que  j'ignore.  Mais  elle  s'est 


UN    CAS    DE    CONSCIRNCE  219 

n  éveillée.    Quandï  Je    riguore   encore.    Seule- 

»  ment,  d'un  jour  à  l'autre,  il  a  changé  de  façons 

»  vis-à-vis  de  sa  femme.  C'a  d'abord  été  une  brus- 

»  querie  à  peine  contenue  devant  des  témoins  tels 

»  que  moi,  puis  avouée.  Je  l'aurais  attribuée  à  l'ir- 

»  ritabilité,  si  fréquente  dans  les  néphrites,  n'eût 

«  été  un  autre  indice  :  l'incapacité  absolue  de  pro- 

»  noncer  le  nom  de  l'amant  de  sa  femme,  ou  de 

»  l'entendre  simplement  prononcer.  J'ai  fait  l'ex- 

»  périence  un  jour.  Je  lui  tâtais  le  pouls.  J'ai 

»  nommé  cet  homme.  J'ai  tenu   là,  sous   mon 

»  doigt,  la  certitude  qu'il  sait  à  présent,  ou  qu'il 

»  devine.  » 

—  «  Et  vous  en  concluez?  » 

—  «  Que  cette  crise  dans  laquelle  il  va  passer 
'»  —  car  c'est  la  fin,  vous  êtes  bien  de  mon  avis,  — 
»  a  eu  pour  cause  déterminante  une  explication 
»  à  ce  sujet  avec  la  comtesse.  A-t-elle  avoué? 
»  A-t-il  reçu  quelque  dénonciation  anonyme? 
»  Obtenu  quelque  témoignage  décisif  d'une  an- 
»  cienne  femme  de  chambre?  Trouvé  un  pa- 
»  pier?...  Quand  vous  l'aurez  observé  cinq  mi- 
»  nutes  pendant  que  la  comtesse  est  là,  et  cinq 
•'  minutes  pendant  qu'elle  n'y  est  pas,  vous  n'au- 
»  rez  pas  plus  de  doutes  que  moi...  Et,  qu'il 
»  n'ait  pas  fait  appeler  ses  enfants,  dans  l'état  où 
»  il  se  trouve,  c'est  la  dernière  preuve.  Il  n'est 
»  pas  sûr  d  être  leur  père  à  tous...  Vous  com- 
"  prenez,  maintenant,  combien  je  suis  content 


220  LE   COEUR    ET    LE    METIER 

»  de  votre  venue. . .  S'il  y  a  quelque  éclat,  ici,  du- 

»  rant  les  dernières  heures,  vous  n'y  perdrez  pas 

»  un  seul  de  vos  clients  de  Paris.  Mais  moi,  si  j'y 

»  assistais,  quelle  serait  ma  situation,  ensuite  au- 

»  près  de  la  veuve?  J'ai  un  concurrent,  même 

M  ici,  monsieur,  dans  ce  trou  perdu...  C'est  lui 

»  que  Mme  de  Rocqueville  prendrait  pour  le  châ- 

0  teau...  Vous  en  savez  autant  que  moi...  • 


IV 


«  Ce  récit  du  pauvre  médicastre,  si  comique- 
ment  inquiet  sur  l'avenir  de  sa  plus  fructueuse 
visite,  m'éclairait  trop  bien  l'énig^matique  recom- 
mandation du  g^rand  divinateur  qui  m'avait  en- 
voyé à  Rocqueville.  Ce  don  de  déchiffrer  le  moral 
autant  que  le  physique,  et  avec  la  même  infaillible 
lucidité,  constitue  le  génie  du  clinicien.  Le  pro- 
fesseur de  THôtel-Dieu  avait  diag^nostiqué  la  tra- 
gédie latente  dans  cette  famille  aussi  clairement 
que  la  destruction  certaine  du  rein  de  M.  de  Roc- 
queville, à  date  fixe.  J'admirai  une  fois  de  plus, 
et  sa  perspicacité,  et  la  leçon  de  discrétion  qu'il 
m'avait  donnée  en  me  signalant,  sans  me  le  dé- 
voiler, le  mystère  auquel  j'allais  me  heurter.  Quel 
contraste  avec  le  bavardage  brutal  dont  je  venais 


UN    CAS    DE    CONSCIENCE  221 


de  subir  l'assaut!  Mais  ce  n'était  pas  à  moi  de 
m'en  plaindre,  puisque  j'y  gagnais  la  certitude 
de  ne  pas  commettre  certaines  fautes,  dans  la 
direction  que  j'allais  donner  à  ma  thérapeutique. 
Mon  premier  soin,  une  fois  revenu  auprès  de 
M.  de  Rocqueville,  fut  d'exiger  une  solitude 
absolue  autour  de  lui.  Je  remarquai  dans  ses 
prunelles  une  étrange  expression  de  joie,  quand 
j'eus  répondu  à  une  question  de  la  comtesse  : 
"  La  consigne  est  aussi  pour  moi?...  »  le  plus 
impératif  :  «  Pour  vous  aussi,  madame...  »  Je 
ne  prévoyais  certes  pas  que  cette  décision  allait 
avoir  le  résultat  que  j'aurais  voulu  le  plus  passion- 
nément éviter,  celui  de  me  mêler  à  ce  drame 
conjugal,  dont  je  ne  connaissais  encore  que  les 
toutes  grandes  lignes.  Nous  n'étions  pas  seuls 
depuis  trois  quarts  d'heure,  le  mourant  et  moi,  et 
déjà  il  m'avait  demandé  un  service,  en  apparence 
bien  simple,  et  qui  se  raccordait  au  plan  de  ven- 
geance ébauché  dans  sa  pensée.  Ces  quarante 
minutes  avaient  été  employées  à  une  inhalation 
d'oxygène,  premier  article  du  programme  de 
médication  tracé  par  Trousseau.  J'avais  constaté 
souvent  l'efficacité  merveilleuse  de  ce  procédé. 
Dans  le  cas  présent,  elle  s'ajoutait  à  cette  volonté 
de  durer  qui  m'avait  tant  frappé  dès  mon  arri- 
vée. Pendant  un  instant,  j'eus  devant  moi,  au  lieu 
de  l'agonisant  que  j'étais  venu  aider  à  passer, 
l'homme  que   M.    de  Rocqueville  avait  dû  être 


922  I-E    CŒUR    ET    LE   MÉTIER 

jadis,  énergique  et  précis,  avec  des  manières  tout 
ensemble  un  peu  rudes  et  très  distinguées,  comme 
en  ont  les  officiers  de  grande  naissance.  Il  avait 
commencé  de  me  parler  du  maître  de  la  part 
duquel  je  lui  venais,  de  sa  reconnaissance  pour 
ma  promptitude  à  me  rendre  si  loin  de  Paris,  de 
son  espoir  que  je  ne  manquerais  de  rien  à  Rocque-  1 
ville,  et  de  son  regret  de  ne  pouvoir  m'en  faire 
les  honneurs.  ,^ 

—  «  Vous  irez  vous  promener  ce  matin  jus-  ^ 
»  qu'au  village  »  ,  ajouta-t-il.  «  Je  me  sens  mieux 
»  que  je  n'ai  été  depuis  des  jours...  Vous  me  lais- 
»  serez  reposer...  Je  tiens  à  ce  que  vous  voyiez 
»  notre  église.  Elle  est  du  onzième  siècle  et  très 
»  curieuse.  Et  d'ailleurs,  j'ai  un  véritable  service 
»  à  vous  demander.  J'aurais  quelques  dépêches  à 
I»  faire  partir,  et  je  tiendrais  à  ce  que  vqus  les  mis- 
»  siez  au  bureau  vous-même...  Voulez-vous  vous 
»    en  charger?  »  jj 

«  Son  ton  avait  été  si  singulier  pour  prononcer 
ces  dernières  phrases,  il  passait  dans  ses  pru- 
nelles de  nouveau  une  telle  ardeur!  Visiblement, 
c'était  afin  d'avoir  une  personne  sûre  de  qui  ré- 
clamer un  service,  pour  lui  d'une  capitale  impor- 
tance, qu'il  avait  demandé  un  de  ses  élèves  à 
Trousseau.  Que  pouvais-je  lui  répondre,  sinon 
que  j'acceptais,  — non  sans  trembler  de  ce  qu'il 
allait  demander  à  ma  complaisance?  Il  me  pria 
de  m'asseoir  à  sa  table  et  d'écrire  sous  sa  dictée 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  223 

les  télégrammes  en  question.  L'adresse  du  pre- 
mier me  fit  tressaillir.  Il  était  destiné  à  M.  Jean 
de  Rocqueville,  capitaine  de  drageons,  à  Nancy. 
Le  second  était  pour  M.  Louis  de  Rocqueville, 
lieutenant  dans  la  même  arme,  à  Poitiers;  le 
troisième  pour  M.  Robert  de  Rocqueville,  attaché 
à  l'ambassade  de  Londres  ;  le  quatrième  pour 
M.  Aymery  de  Rocqueville,  élève  de  l'École  Poly- 
technique, à  Paris.  C'étaient  ses  quatre  fils,  dont 
l'absence  avait  paru  si  étrange  au  médecin  de  la 
famille.  Les  quatre  dépêches  étaient  libellées  de 
même  :  l'annonce  de  la  maladie  g^rave  de  leur 
père,  et  la  demande  d'arriver  aussitôt. 

—  «  J'ai  calculé  les  trains  »  ,  me  fit-il,  comme 
seul  commentaire  à  ces  quatre  appels,  a  Ils  peu- 
»  vent  tous  être  ici  pour  l'après-midi  de  demain. 
»    Vous  me  ferez  bien  vivre  jusque-là...  >» 

«  Je  l'assurai  qu'il  ne  s'agissait  d'aucun  danger 
immédiat.  Il  me  répondit  seulement  : 

—  "  J'ai  votre  parole  que  les  dépêches  parti- 
«    ront  tout  de  suite?  » 

—  «  Vous  l'avez  »  ,  fis-je,  sans  essayer  de  lui 
mentir  davantage  sur  sa  santé. 

—  "  Et  que  vous  les  mettrez  vous-même  au 
»    bureau...  « 

—  «  Et  que  je  les  mettrai  moi-même...  « 

—  "  Et  que  personne  ne  saura  que  je  vous  les  ai 
»    données  avant  qu'elles  ne  soient  parties?  » 

<i  Si  j'avais  hésité  une  seconde  sur  la  significa- 


224  LE   COEUK    ET    LE    METIER 

tlon  vraie  de  cette  dernière  demande,  la  manière 
dont  la  comtesse  m'interrogea,  quand  je  sortis  de 
la  chambre,  m'aurait  éclairé.  Elle  m'attendait, 
en  proie  à  un  trouble  nerveux  qu'elle  pouvait  à 
peine  dissimuler.  J'ai  su  depuis  pour  quel  motif, 
trop  justifié,  elle  n'avait  pas  annoncé  à  ses  quatre 
fils  la  fin  probable  de  celui  dont  ils  portaient  le 
nom.  Aurait-elle  cependant  supprimé  les  dé- 
pêches, si  le  mourant  les  lui  avait  confiées?  Je  ne 
le  crois  pas.  Mais  M.  de  Rocqueville  le  croyait. 
N'ayant  découvert  qu'après  des  années  d'aveugle 
ment  la  trahison  dont  il  avait  été  victime,  il  était 
naturel  que  cette  femme  lui  parûi  un  monstre 
d'hypocrisie.  C'était  simplement  une  femme,  et 
une  pauvre  femme,  qui  avait  cédé  à  une  passion 
qu'elle  n'aurait  pas  dû  avoir,  et  qui,  convaincue 
par  une  preuve  indiscutable,  se  débattait  pour 
sauver  du  moins  l'avenir  de  l'enfant  né  de  la 
faute.  Les  menaces  que  son  mari  lui  avait  évidem- 
ment faites,  encore  vagues  et  d'autant  plus  ef- 
frayantes pour  son  imagination,  l'affolaient  d'in- 
quiétude, sans  qu'elle  pût  les  préciser.  C'était 
cette  appréhension,  incertaine  et  torturante,  qui 
l'immobilisait  dans  le  petit  salon  attenant  à  b 
pièce  où  le  comte  venait  d'être  enfermé  seul  avec 
moi,  pendant  plus  d'une  heure.  Que  m'avait-il 
dit?  Je  lus  cette  question  dans  son  regard,  et  je 
me  sentis  rougir,  quoique  des  lèvres  elle  m'en  posât 
une  autre,  et  si  différente  : 


UN    CAS    DE  CONSCIENCJÎ  2^5 

^^  «  Vous  le  trouvez  plus  mal,  n'est-ce  pas? 
»  Vous  gavez  que  vous  m'avez  promis  la  vérité. . .  i» 

—  «Je  l'avais  trouvé  très  mal,  en  effet»,  lui 
répondls-je,  «  mais  l'oxygène  lui  a  si  bien  réussi 
»  que  je  ne  peux,  en  toute  conscience,  me  pronoftr. 
»  cer  maintenant.  Pas  d'émotion.  De  la  solitude. 
»  De  l'oxygène  toujours,  et  la  crise  peut  être  con- 
»   jurée.  '» 

—  «  Alors  i> ,  me  demanda-t-elle,  avec  un 
trouble  croissant,  a  voua  ne  considérez  pas  qu'il 
»    soit  de  mon  devoir  d'avertir  mes  fils?...  » 

«  Je  rougis  davantage  encore.  Pouvais-je  lui 
jire  que  j'avais  en  poche  les  quatre  dépêches 
dictées  par  le  malade?  Je  m'étais  engagé  sur 
l'honneur  à  n'en  parler  à  personne 

—  «  Il  serait  plus  prudent  qu'ils  fussent  là  »  9 
répondis-je. 

—  «  C'est  qu'il  y  en  a  un  qui  est  si  délicat  »  f 
fit-elle,  "  l'avant-dernier,  celui  qui  est  à  l'ambas-^ 
1»  sade  de  Londres...  Il  a  souffert  du  cœur  après 
!)  un  rhumatisme  articulaire.  A  lui  aussi,  M.  Trous- 
»  seau  a  tant  recommandé  que  l'on  évitât  les  émo- 
»    tiens...  " 

('  Je  gardai  le  silence  et  elle  n'insista  point.  Je 
prétextai,  pour  quitter  le  château  et  me  rendre 
aussitôt  au  village,  la  nécessité  de  m'entendre 
avec  le  pharmacien.  Ce  n'était  pas  un  mensonge. 
J'avais  à  faire  préparer  les  vingt-cinq  ou  trente 
litres  d'oxygène  qui   allaient   mètre  nécessaires 


aae  le  ccœuR  et  le  métier 

chaque  jour.  Ma  petite  provision,  apportée  Jg 
Paris,  serait  épuisée  par  deux  autres  inhalations. 
Une  heure  plus  tard,  les  quatres  dépêches  étaient 
expédiées;  j'étais  rentré  à  Rocqueville,  et  le  ma- 
lade, qui  m'avait  fait  appeler  dès  mon  retour, 
savait  que  ses  instructions  étaient  exécutées. 


u  Pour  un  garçon  de  vingt-cinq  ans,  et  qui  ne 
connaissait  de  la  vie  que  les  salles  de  l'hôpital  et 
de  l'amphithéâtre,  la  /encontre  subite  d'un  mys- 
tère si  poignant  était  une  grande  tentation ,  vous 
l'avouerez,  de  ne  pas  observer  la  règle  hippocra- 
tique.  Si  ma  curiosité  fut,  durant  les  heures  qui 
suivirent,  exaltée  au  plus  haut  degré,  je  peux  du 
moins  me  rendre  cette  justice  que  je  ne  fis  rien 
pour  la  satisfaire.  Je  m'occupai  de  mon  malade 
comme  s'il  eût  été  un  numéro  quelconque  dans 
un  lit  quelconque  de  l'Hôtel-Dieu.  Il  était  écrit 
que  cet  effort  pour  me  maintenir  hors  de  cette 
aventure  serait  rendu  vain  par  un  hasard  qui 
tenait  aux  conditions  même  de  l'installation  du 
château.  Je  vous  ai  dit  que  Rocqueville  était  une 
ancienne  forteresse,  avec  des  murailles  d'une 
épaisseur  extraordinaire.    Pour  l'aménager  à  la 


UN   CAS    DR   CONSCIENCE  827 

moderne,  on  avait  utilisé,  en  l'agrandissant  par 
endroits  en  petits  cabinets  de  toilette,  un  chemin 
de  ronde  qui  tournait  dans  l'intérieur  de  ces 
énormes  remparts  de  briques.  Il  y  avait  une  de 
ces  pièces,  à  côté  de  la  chambre  occupée  par  le 
comte.  Ce  local,  assez  étroit  et  de  forme  oblong^e, 
se  trouvait  transformé  momentanément  en  une 
petite  pharmacie.  Il  était  desservi  par  deux  portes, 
une  qui  donnait  sur  la  chambre  à  coucher,  l'autre 
sur  le  couloir  circulaire.  Il  arriva  que  le  soir 
même  de  cette  journée,  si  féconde  en  révélations, 
me  préparant  à  écrire  le  compte  rendu  médical 
de  ces  premières  heures,  je  ne  trouvai  pas  le  car- 
net sur  lequel  j'avais  noté  les  états  successifs  du 
cœur.  J'avais  dû  l'oublier  dans  le  cabinet  de  toi- 
lette. Je  tremblai  qu'il  ne  tombât  entre  les  mains 
du  malade.  J'allai  aussitôt  le  chercher,  en  sui- 
vant le  couloir  de  ronde  et  sur  la  pointe  du  pied, 
pour  ne  pas  réveiller  M.  de  Rocqueville,  au  cas  où 
il  se  serait  rendormi.  Je  n'eus  pas  plutôt  passé  le 
seuil  que  j'entendis  les  voix  du  comte  et  de  la 
comtesse  qui  m'arrivaient  à  travers  la  porte  de  la 
chambre  à  coucher,  à  peine  poussée,  aussi  dis- 
tinctement que  si  j'eusse  été  au  chevet  du  lit. 
J'aurais  dû,  je  m'en  rendis  compte  sur-le-champ, 
les  avertir  de  ma  présence,  en  toussant,  en  déran- 
g^eant  un  meuble,  puisqu'absorbés  dans  leur  dia- 
logue, le  bruit  de  mon  entrée  dans  le  cabinet  de 
toilette  ne  leur  était  pas  parvenu.   Mais  non.  Je 


288  LE  COflUR   ET   PE  MÉTIER 

demeurai  comme  hypnotisé  de  surprise  etd'épou.»' 
yante  à  écouter  le  malade  ««  questionner  »  sa 
femme,  au  vrai  sens  que  le  bourreau  d'autrefois 
donnait  à  ce  mot,  et  celle-ci  lui  répondait  d'un 
accent  qui  me  décliira  1q  cœur,  tant  j'y  sentis 
frémir  de  souffrance  ; 

-^  «  Oui  V ,  disait  M.  de  RocqueviUe,  c  ils 
fl  seront  là  demain.  Vous  croyiez  m'empêcher  de 
»>  les  prévenir-  Je  sais  tromper,  moi  aussi,  quand 
»   je  veux...  » 

•> —  ((  Je  vous  répète  que  vous  n'aviez  pas  besoin 
w  de  cette  ruse  » ,  répondait  la  comtesse.  «  Si  vons 
»  m'aviez  manifesté  seulement  le  désir  de  les  voir, 
»   je  leur  aurais  télégraphié  moi-même...  » 

—  «  Mon  moyen  était  beaucoup  plus  sûr  » , 
répliqua-t-il,  puis,  âprement,  férocement.  «  Oui, 
»  ils  vont  venir,..  Mais,  avant  qu'ils  ne  soient  là, 
»   une  dernière  fois,  voulez-vous  parler?...  » 

.  —  (iJe  vous  ai  dit  tout  ce  que  je  pouvais  vous 
»    dire  »  ,  répondit-elle. 

— -  «  Une  dernière  fois,  »  insista-t-il,  «de  nom  de 
M    celui  qni  n'est  pas  de  moi?,..  » 

r-^  u  Gela,  jamais,  »  gémit-elle,  <t  jamais.  » 

—  «  Jamais?  »  g'écria-rt-il.  «  Je  saurai  bien  vous 
»    y  forcer.  » 

— '  «(  Quand  on  a  souffert  ce  que  j'ai  souffert  » , 
fit-elle,  ('  il  n'y  a  rien  que  l'on  ne  puisse  suppor- 
»  ter...  Vous  le  savez,  ce  que  j'ai  souffert,  puisque 
M    vous  avez  lu  cette  malheureuse  lettre...  » 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  229 

—  «  Ce  que  je  veux  savoir,  c'est  le  nom!... 
»  Voyons.  Est-ce  Jean?  Mon  aîné.  C'est  impos- 
w  sible.  Est-ce  Louis?  Mon  second.  C'est  impos- 
»  sible  encore.  Vous  étiez  si  jeune.  Est-ce  ïîobert? 
»  Est-ce  Aimery?...  Le  dernier?...  Est-ce  le  der- 
"  nier?  Je  l'ai  tant  aimé.  Ah!  c'est  mon  sangf... 
»  L'avant-dernier?  Je  l'ai  tant  aimé  aussi.  Voyons. 
M    Lequel?  Lequel?...  » 

—  «  Je  ne  répondrai  pas.  » 

—  «  Vous  répondrez...  Ou  bien  je  vous  désho- 
»  note  à  leurs  yeux.  Aussi  vrai  que  je  vais  mou- 
1)  rir,  je  le  ferai.  Demain,  entendez-vous,  je  les 
«  aurai,  là,  tous  quatre,  autour  de  ce  lit.  Je  leur 
»)    dirai  ce  que  vous  ave2  fait,  que  vous  avez  eu 

■  un  amant,  et  qui,  et  comment  je  l'ai  su.  Je  leur 

■  lirai  cette  lettre  de  l'irifàme  que  vous  n'avez  pas 
»  eu  le  courage  de  brûler.  Faut-il  que  vous  l'ayez 
»  aimé  !...  Ils  la  liront.  Ils  sauront  qu'un  d'entré 
»  eux  n'est  pas  du  même  père  que  les  àtitt-es.  Je 
r>  pourrai  partir  ensuite.  Je  serai  vengé...  » 

—  (I  Amédéel...  »  s'écria-t-elle.  «  VoUs  ne  ferez 
»  pas  cette  action  abominable...  Vous  ne  ffi'obîi- 
»  jjerez  pas  à  avoir  honte  devant  mes  enfants 
»  pendant  tout  le  temps  qui  me  reste  encore  a 
»  vivre  ! . . .  » 

—  «  Le  nom,  alors.  Lequel  n'est  pas  de 
moi?  1) 

—  (i  Je  ne  répondrai  pas  «  ,  dit-elle.  «  La  mère 
')    ne  peut  pas  répondre  et  vous  livrer  cet  enfant, 


-230  LE   CCffiUR    ET    LE   METIER 

»    alors  que  vous  avez  dans   l'âme  toute    cette 
»    haine...  J'aime  mieux  être  frappée...  » 

—  (I  Vous  le  serez  donc  »  ,  reprit-il  d'une  voix 
plus  dure  encore. 

—  «  Mais  Dieu,  monsieur  »  ,  implora-t-elle. 
<e  Pensez  que  vous  pouvez  paraître  devant  lui.  » 

—  «  Demain,  je  serai  dans  le  néant  »  ,  répon- 
dit-il, «  mais  j'y  serai,  je  vous  le  répète,  après 
«  m'étre  vengée...  » 

«  Les  voix  se  turent.  Des  sanglots  affreux  m'at- 
testèrent que  la  comtesse  n'avait  plus  la  force  de 
soutenir  cette  épouvantable  conversation.  Moi- 
même,  je  n'avais  plus  celle  d'en  écouter  davantage. 
Je  m'échappai  de  ce  cabinet  de  toilette,  boule- 
versé jusque  dans  le  plus  intime  de  mon  être. 
Tant  de  cruauté  chez  cet  homme,  tant  de  misère 
chez  cette  femme  m'écrasaitd'horreur  et  de  pitié. 
Je  me  rappelle  être  rentré  dans  la  chambre  qu'on 
m'avait  réservée  et  y  être  demeuré  une  heure 
peut-étie,  à  trembler  de  tous  mes  membres,  au 
point  de  ne  pouvoir  pas  tracer  une  ligne  de  cette 
note  que  je  devais  expédier  à  Trousseau.  J'en 
voulais  presque,  en  ce  moment,  à  ce  maître 
vénéré,  de  m'avoir  envoyé  chez  les  Rocqueville, 
sachant  ce  qu'il  savait  des  dessous  sinistres  de 
cette  famille  : 

—  «  Qu'est-ce  que  je  suis  venu  faire  ici?  "  me 
disais-je  en  froissant  la  feuille  de  papier  préparée 


UN    CAS    DE  CONSCIENCE  231 

sur  ma  table.  «  Rendre  possible  cette  entrevue 
1)  entre  cet  ég^aré  et  ces  quatre  braves  garçons, 
»  innocents  de  la  faute  de  leur  mère,  telle  est  ma 
»  tâche!...  C'est  qu'il  le  fera  comme  il  l'a  dit... 
»  Voilà  le  secret  de  cette  volonté  de  vivre  qui  m'a 
V  tant  étonné  ce  matin...  Il  veut  se  venger,  et  de 
»  quelle  lâche  vengeance  !  Que  la  comtesse  a  rai- 
1)  son  de  ne  pas  lui  livrer  le  nom  de  ce  fils  de 
))  l'amant!  Il  le  dénoncerait  à  ses  frères,  au  lieu 
»  qu'en  se  taisant,  elle  a  encore  cette  chance  qu'il 
"  recule  ou  qu'il  meure  avant  d'avoir  commis  ce 
)'  crime.  Car  c'en  est  un,  que  de  déshonorer  une 
1)  mère  aux  yeux  de  ses  enfants,  et  de  jeter  dans 
»  des  coeurs  d'hommes  ce  doute  sur  leur  nais- 
)'  sance...  Et  comment  empêcher  cette  infamie? 
»  S'il  avait  seulement  un  peu  de  la  dévotion  des 
"  gens  de  sa  classe,  un  prêtre  y  suffirait...  Il  ne 
1)  croit  à  rien...  Et  moi  qui  ai  envoyé  les  dé- 
»  pêches!...  Que  n'ai-je  su  ce  que  je  sais  mainte- 
»  nant!  Elles  ne  seraient  pas  parties...  Si  pour- 
»  tant  l'émotion  de  cette  scène  lui  donnait  une 
»    nouvelle  crise,  et  qu'il  y  passât?...  » 

«  J'en  étais  là  de  mon  monologue,  quand  un 
coup  frappé  à  la  porte,  fiévreusement,  me  réveilla 
de  mon  cauchemar.  Un  domestique  parut,  le 
visage  décomposé,  qui  m'annonça  que  le  comte 
venait  d'être  pris  d'une  attaque.  Je  tressaillis  du 
frisson  superstitieux  qui  nous  saisit,  lorsque  les 
événements  placés  hors  de  notre  pouvoir  se  con- 


2â2  LE   CŒVh   ET   Lfi  MÉ!  1ER 

forment  soudain  à  un  vœu  que  tiotls  avons 
formé  et  que  nous  aurions  dil  rejeter  aussitôt.  Il 
n'y  avait  là,  cependant,  qu'un  fait  de  Tordre  le 
plus  banal.  Ce  mot  d'attaque,  employé  par  le 
valet  de  chambre,  m'apprenait  que  le  malade 
subissait  un  de  ces  phénomènes  d'urémie  convul- 
sive,  si  fréquents  dans  les  néphrites  chroniques, 
arrivées  à  leurs  termes.  L'excitation  de  l'entretien 
auquel  j*avais  assisté,  de  ma  cachette,  suffisait 
à  expliquer  cet  accident,  que  je  diagnostiquai 
comme  très  grave,  dès  que  j'eus  passé  dans  la 
chambre  du  malade.  Plusieurs  des  serviteurs 
du  château  étaient  auprès  du  lit,  qui  essayaient 
de  maintenir  le  comte,  en  proie  à  un  de  ces 
effrayants  accès,  si  pareils  à  l'épilepsie,  que  j'avais 
vu  Trousseau  arrêter  souvent  par  la  compression 
alternée  des  deux  carotides.  J'essayai,  moi  aussi, 
de  ce  moyen,  sans  réussir,  pendant  dix  minutes, 
diifatit  lesquelles  je  pouvais  voir  la  comtesse  qui, 
agenouillée  au  pied  du  lit,  priait,  la  tête  dans  ses 
mains.  Que  demandait-elle  à  Dieu,  elle,  restée 
pieuse,  malgré  sa  faute?  Était-ce,  puisque  son 
mari  devait  mouHr,  qu'il  s'en  allât  ainsi,  avant 
d^avoir  exécuté  sa  terrible  menace?  Implorait*elle, 
au  contraire,  la  force  de  résister  à  ce  désir  de  le 
voir  mourir,  comme  à  une  tentation?  Ou  bien, 
ofirait-elle  sa  douleur  en  expiation  de  se«  cou- 
pables bonheurs  d'autrefois?  C'est  plus  tafd  que 
je  me  suis  posé  ces  questions.  Pour  l'instant,  j'étais 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  931 

tout  à  mon  malade  dont  je  voyais  la  vie  en  péril 
immédiat,  si  ces  secousses  comitialiformes  se 
prolongeaient.  La  compression  n'avait  pas  réussi. 
Il  restait  le  moyen  héroïque  :  la  aai/jnêe. 


VI 


«  C'est  à  ce  moment,  et  pendant  quelque» 
minutes,  qui  me  paraissent,  à  distance,  avoir  duré 
très  longtemps,  que  le  cas  de  conscience  se  posa 
devant  mon  esprit  avec  une  netteté  dont  il  m'est 
difficile  de  vous  donner  une  idée.  S'il  y  avait  ici 
un  de  mes  confrères,  il  me  comprendrait.  Mais 
vous  avez  tous  vu  quelque  grand  médecin  appelé 
en  consultation,  et  tous  vous  avez  certainement 
observé  quelle  métamorphose  de  physionomie 
s'accomplissait  en  lui,  tandis  qu'il  regardait  et 
interrogeait  le  patient?  Vous  avez  vu  aussij  sans 
doute,  un  chirurgien  sur  le  point  d'effectuer  une 
opération  et  remarqué  encore  ce  même  change- 
ment de  son  visage?  11  s'accomplit,  là,  dons  ces 
secondes  décisives  de  notre  métier,  un  phéno- 
mène de  tension  intime,  un  éréthisme  de  nos 
facultés,  si  aigu,  si  intense,  que  j'ai  connu  des 
praticiens  illustres  qui  ne  pouvaient  donner  deux 
consultations  graves   dans  la  même  journée,  et 


234  LE   COEUR    ET    LE   MÉTIER 

des  opérateurs  qui  prenaient  le  lit  et  dormaient, 
épuisés,  plusieurs  heures  de  euite,  au  sortir  de 
l'hôpital.  Cela  soit  dit  pour  vous  expliquer  com- 
mei^t  une  délibération  s'institua  en  moi,  tout  d'un 
coup,  qui  voudrait  des  heures  pour  en  développer 
le  détail,  et  elle  dura  l'éclair  d'un  instant!  Le  ma- 
lade gisait,  secoué  par  ces  spasmes  formidables  qui 
faisaient  appeler  l'épilepsie,  par  les  anciens,  le 
mal  sacré,  tant  il  semble  que  c'est  là  une  posses- 
sion de  la  pauvre  machine  humaine  par  quelque 
puissance  inconnue.  Le  sinistre  ronflement  dont 
s'accompagne  l'entre-deux  des  accès  donnait 
l'idée  d'un  râle.  Si  je  n'agissais  pas,  il  était  perdu. 
Il  l'était,  si  j'agissais.  Tout  au  plus  pouvais-je  espé- 
rer que  la  saignée  suspendrait  la  crise.  La  mort 
serait  reculée  de  vingt-quatre,  de  quarante-huit 
heures,  de  trois  jours,  au  plus  :  a  C'est-à-dire  que 
»  je  vais  lui  donner  juste  la  force  et  le  temps 
»  d'accomplir  la  criminelle  vengeance  dont  il  a 
»  menacé  sa  femme...  »  Cette  petite  phrase  se 
prononça  en  moi,  mentalement,  dans  ces  termes 
mêmes.  Ce  fut  comme  si  une  voix  en  avait  proféré 
les  syllabes.  Allais-je  vraiment  me  faire  le  com- 
plice de  l'infamie,  en  prolongeant  une  existence 
que  je  savais,  que  je  voyais  perdue,  et  cela  pour 
causer  le  malheur  de  cinq  personnes,  cette  misé- 
rable Mme  de  Rocqueville,  dont  les  sanglots 
m'avaient  fait  si  mal,  à  les  surprendre,  et  ces 
quatre  fils  que  je  devinais,  par  le  seul  emploi  de 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  235 

Hir  activité  —  deux  clans  Tarmée,  un  clans  la  diplo- 
latie,  le  dernier  à  l'École  polytechnique  —  des 
îunes  hommes  d'avenir  et  d'énergie?...   «  Non»  , 
ontinua  la  voix,  «tu  n'aideras  pas  à  cette  hideuse 
besogne.  .  Après  tout,  la    saignée  échouerait 
peut-être.  Elle  ne  s'impose  pas  d'une  manière 
absolue...  Il  y  a  des  médecins  qui  la  déconseil- 
leraient dans  ce  cas...  »  —  «  Oui»,   répliqua 
ne  autre  voix,   «  mais  si  tu  étais  ailleurs,  devant 
un  malade  qui  ne  fût  pas  celui-là,  que  ferais- 
tu?...»  Et  malgré  moi,  je  répondis  :   aJe  le  sai- 
gnerais... Nec  visa,  nec  audùa,  nec  intellecta...  » 
.'antique   et  vénérable    formule   employée    par 
rousseau  me  revint  soudain  à  la  mémoire.  vTe 
evais   agir  comme  si  je  n'avais  rien   vu,    rien 
ntendu,   rien  compris,  agir   comme  j'agirais  à 
hôpital.  Mon  devoir  de  médecin  était  là,  dans 
ette   stricte   observation   du   précepte  qui  veut 
u'un  malade,  pour  nous,  soit  d'abord  un   ma- 
ide,  ensuite  un  malade,  enfin  un  malade,  indé- 
endamment  de  toute  autre  considération...  Mais 
ion  devoir  d'homme?  Ayant  surpris  le  secret  que 
avais  surpris,  n'étais-je  pas  strictement  obligé 
'empêcher  que  cette  abomination  n'eût  lieu?  Il 
uffîsait  de   laisser  la  maladie  faire   son  œuvre, 
uelques  heures  plus  tôt...  Et  après?...  Jevissou- 
ain  en  pensée  M.  de  Rocqueville  mort,  et  moi 
entrant  à   Paris  chez  mon  maitre,   lui  rendant 
ompte  de  ma  mission.  Il  me  dirait  :  «  Et  vous 


236  LE   COEUR   ET    LE   METIER 

«  n'avez  pas  pratiqué  la  saignée?  >»  Je  vis  le 
coup  d'œil  dont  il  souli(}nerait  cette  question.  Je 
sentis  qu'il  me  sefait  physiquement  impossible 
de  le  supporter.  C'était  ma  conscience  de  mé- 
decin qui  me  reg^arderait  par  ces  yeux  perçants, 
et  qui  me  condamnerait...  Cette  image  balaya 
du  coup  mes  indécisions.  Je  i-amassai  toute  mon 
énergie,  et  je  priai  que  l'on  commençât  de  pré- 
parer ce  qu'il  fallait  pouf  la  saiynée.  Un  quart 
d'heure  plus  tard  j'avais  tiré  à  M.  de  Rocqueville 
plus  dé  quatfe  cents  grammes  de  sang.  A  mesure 
que  ce  sang  s'écoulait,  les  convulsions  s'apaisaient, 
la  respiration  revenait,  et  avec  elle  la  connais- 
êance.  La  mort  était  conjurée... 


Vil 


k  Elle  l'était  si  bien  « ,  reprit  le  narrateur  de 
cet  étrange  épisode,  après  un  silence,  «  que  les 
quatre  fils,  à  leur  ari-ivée,  trouvèrent  le  cruel 
personnage  en  pleine  posôession  de  sa  pensée,  de 
sa  parole,  et  de  sa  haine.  J'avais  espéré  pouvoir 
m'opposer  à  l'horrible  projet,  en  interdisant  l'en- 
trée de  sa  Chambre  à  plus  d'uti  visiteur  à  la  fois. 
C'était  compter  sans  l'indomptable  volonté  de 
cet  homme,  devant  laquelle  même  mes  ordres 


UN    CAS    DE   CONSCIENCE  237 

durent  plier.  Il  se  serait  plutôt  levé  de  son  lit, 
pour  aller  lui-même  trouver  ceux  au  mépris  des- 
quels il  voulait  vouer  sa  femme.  Et  Tabominalile 
scène  eut  lieu.  Il  ne  mourut  qu'après  avoir  désho- 
noré la  mère  aux  yeux  des  enfants,  et  jeté,  dans 
rame  de  ceux-ci,  le  germe  empoisonné  de 
l'affreux  doute.  Le  coup  fut  si  dur  pour  Mme  de 
Rocqueville  qu'elle-même  mourut,  moins  d'un 
an  après,  d'une  maladie  de  foie,  produite  par  le 
chajjrin.  Quant  aux  quatre  frères,  ils  se  sont  fuis 
l'un  l'autre  depuis  lors.  Il  n'en  reste  aujourd'hui 
que  deux,  l'aîné  et  le  plus  jeune,  qui  ne  se  voient 
jamais.  Vous  croyez  peut-être  que,  devant  ces 
coiiséquences,  je  me  suis  dit  quelquefois  :  «  Si 
»  pourtant  je  l'avais  laissé  mourir  dans  sa  crise?» 
Hé  bien!  Non.  Je  reviendrais  à  trente-six  ans  en 
arrière  que  je  recommencerais  de  tout  essayer, 
comme  alors,  pour  remplir  mon  devoir  médical. 
Ma  conscience  m'affirme  que  j'ai  bien  agi,  et  que 
l'on  n'interprète  pas  ce  devoir-là.  On  l'exécute. 
Vous  voyez  qu'il  peut  quelquefois  être  très 
dur.  .  »  ' 


Septembre  1902. 


LE    NÈGRE 


Le  vent  du  succès  courait,  ce  soir-là,  dans  !a 
vaste  salle  et  sous  les  g^aleries  du  vieil  Odéon, 
qui  démentait,  une  fois  de  plus,  l'ironique  lé- 
gende de  nécropole,  propagée  par  des  poètes 
rancuniers  ou  des  boulevardiers  à  l'état  d'hosti- 
lité permanente  contre  la  rive  gauche  de  la  Seine  ' 
On  se  rappelle  la  boutade  plaisante  du  bon  Gau- 
tier : 

N'être  pas  directeur  de  l'Odéon  est  chosa 
Si  facile,  pour  peu  que  l'on  soit  protégé... 

Cette  première  représentation  de  la  pièce  nou- 
velle, une  comédie  bourgeoise  intitulée  la  Belle- 
Fille ,  s'annonçait,  au  contraire,  comme  un 
triomphe.  Les  journaux,  d'ailleurs,  étaient  rem- 
plis, depuis  ces  huit  jours,  par  la  réclame  la  plus 
savamment  étudiée.  Le  signataire  de  la  pièce 
n'était  autre  que  Jacques  Tournade,  un  des  trois 


240  LE   COEUR    ET    LE    MÉTU-R 

petits-fils  de  Tinventeur  de  la  bougie  Tournade. 
C'est  (lire  que  le  jeune  auteur  dramatique  marchnit 
sur  neuf  ou  dix  millions  de  fortune,  et  un  mil- 
lionnaire à  la  dixième  puissance  qui  fait  de  la 
littérature,  ce  n'est  déjà  pas  si  commun  1  Les  mau- 
vaises langues  lui  reprochaient  d'acheter  sa  g^îoire 
au  prix  courant  de  vingt  louis  la  ligne.  A  coup 
sûr,  on  n'achète  pas  toute  une  salle.  Or,  les 
applaudissements  qui  avaient  accueilli  le  premier 
acte  et  qui  accueillaient  le  commencement  du 
second  étaient  trop  vifs,  trop  généraux  aussi 
pour  n'être  pas  sincères.  L'on  avait  pu,  dans  l'en- 
tr'acte,  entendreles  critiques  échanger,  aux  tables 
voisines  du  Café  Voltaire,  de  ces  jugements  qui 
présagent  à  une  œuvre  une  fructueuse  centième  : 

—  «  Il  n'y  a  pas  à  dire  :  mon  bel  ami,  c'est 
joliment  parti,  la  machine  de  ce  petit  Tour- 
nade. » 

—  «  C'est  même  tellement  bien  que  ça  ne  doit 
pas  être  de  lui.  » 

—  «  Et  de  qui  voulez-vous  que  ça  soit?  Ce 
garçon  est  riche,  et  il  a  beaucoup  de  talent,  voilà 
tout.  " 

—  «i  Et  pourquoi  en  avait-il  si  peu  dans  sa  pre- 
mière pièce,  dans  cette  Rose  Jullian  qui  n'a  pas 
fait  dix  francs?  » 

—  «  Et  pourquoi  Dumas  fils  a-t-il  débuté  par 
de  si  pauvres  romans?...  Mais  ce  n'est  pas  la 
peine  de  discuter.   Ce  premier  acte  peut  n'être 


LE  NÈCRE  341 

qu'un  feu  de  paille,  et  si  le  reste  est  mauvais,  je 
l'échinerai  aussi  franchement  que  je  viens  de  dé- 
fendre ce  commencement...  Vous  pourrez  cons- 
tater que  je  ne  suis  pas  payé...  ■ 

—  «  Quelle  idée!...  u 

—  "  Mais  oui...  mais  oui...  Il  y  a  beaucoup  de 
nos  confrères  qui  n'osent  pas  écrire  le  bien  qu'ils 
pensent  d'un  roman  ou  d'une  pièce,  quand  c'est 
l'œuvre  d'un  monsieur  riche...  Ils  ont  peur  qu'on 
ne  les  accuse  d'avoir  touché  la  forte  somme.  Ne 
la  touchant  pas,  moi,  je  pense  tout  ce  que  j'écris, 
et  j'écris  tout  ce  que  je  pense...  » 

La  pièce  méritait  de  produire,  sinon  ce  grand 
efPet,  au  moins  une  certaine  impression.  Gomme 
elle  remonte  à  plus  de  dix  années  et  que  les 
triomphes  des  premières,  voire  ceux  des  cen- 
tièmes, tombent  à  Paris  dans  un  profond  oubli, 
dès  la  saison  suivante,  il  ne  sera  pas  inutile  d'en 
rappeler  la  donnée  :  une  belle-fille  haïe  par  sa 
belle-mère  et  apprenant  sur  elle  un  terrible  secret. 
Cette  belle-mère  a  eu  autrefois  une  liaison  avec  le 
meilleur  ami  de  son  mari.  Cet  ami  est  le  père  du 
fils.  La  belle-fille  est  tentée  de  se  veng^er  en 
dénonçant  sa  persécutrice.  Elle  découvre  alors 
que  son  pseudo-beau-père  a  tout  su  et  qu'il  n'a 
rien  dit,  à  cause  de  cet  enfant  qui  n'était  pas 
le  sien,  mais  qu'il  adorait,  et  la  belle-fille  se  tait 
aussi  pour  ne  pas  toucher  aux  rapports  de  son 
man  et  de  celui  qu'il  croit  son  père.  Il  y  avait, 

IG 


242  I-E   CCœUR   ET    LE    MÉTIER 

dans  cette  comédie,  un  peu  de  cette  forte  saveur 
bourgeoise  qui  se  retrouve  dans  Pierre  et  Jean, 
le  chef-d'œuvre  peut-être  de  Maupassant.  Si  les 
critiques  dramatiques  qui  bavardaient  durant 
Tentr'acte  eussent  eu  cette  réflexion  que  personne 
n'a  le  temps  d'avoir  dans  ce  hâtif  métier,  ils  se 
fussent  posés  cette  énig^me  :  comment  et  ou  Tour- 
nade,  un  amateur  littéraire  de  vingt-six  ans, 
grandi  dans  l'atmosphère  si  intensément  frelatée 
où  évoluait  sa  famille,  avait-il  pu  s'imprégner  des 
mœurs  les  plus  contraires  à  celles  des  grands 
industriels  qui  font  du  chic  à  Paris?  Le  talent  lit- 
téraire est,  comme  la  grâce,  un  don  tout  arbi- 
traire. Il  se  rencontre  aussi  bien  chez  le  fils  d'un 
paysan  que  chez  celui  d'un  grand  seigneur,  chez 
l'enfant  d'un  pauvre  boutiquier  que  chez  celui 
d'un  spéculateur  milliardaire.  Le  petit-fils  de  la 
«  bougie  Tournade  »  pouvait  d'instinct  avoir  la 
grâce  souple  d'un  Donnay,  la  gaieté  d'un  Gapus, 
l'acuité  d'un  Lavedan.  Aucun  instinct  ne  pou- 
vait lui  avoir  révélé  des  mœurs.  Il  faut,  pour  dé- 
gager d'un  milieu  l'ensemble  de  ces  caractères, 
grands  et  petits,  qui  en  constituent  la  physiono- 
mie intime,  une  saturation  si  profonde,  une  fa- 
miliarité si  prolongée,  ou  bien  l'infaillible  intui- 
tion du  génie  !  Or,  si  le  premier  acte  de  la  Belle- 
Fille  annonçait  un  bon  auteur  dramatique,  rien  n'y 
portait  la  trace  de  la  maîtrise  souveraine.  Sachant, 
pour  avoir  rencontré  Jacques  Tournade  dans  tous 


LE   NÈGRE  243 

les  restaurants  de  nuit  et  les  tripots  attenants, 
quel  çenre  d'existence  il  avait  menée  et  son 
bohémianisme,  les  critiques  auraient  eu  le  droit 
de  s'étonner  qu'un  si  juste  coloris  d'observa- 
tion fût  comme  répandu  sur  les  scènes  de  ce 
début  de  comédie.  Sans  doute  le  jeune  homme 
avait  de  très  bonne  heure  fréquenté  des  écrivains. 
Il  s'était  piqué  de  faire  des  vers  à  dix-huit  ans, 
des  articles  de  journaux  à  ving^t,  un  roman  à 
vin^oft-deux,  une  pièce,  la  Rose  Jullian  dont  il  a 
été  déjà  parlé,  à  vingt-trois.  Ces  essais  n'avaient 
rien  de  commun  avec  cette  vig^oureuse  et  ferme 
peinture,  qui  trahissait  en  outre  une  extraordi- 
naire entente  du  métier  théâtral.  C'étaient  là  des 
raisons  pour  lui  contester  la  paternité  de  cet  ou- 
vragée, autrement  sérieuses  que  ses  quatre  cent 
mille  livres  de  rentes.  Personne  n'y  pensait  dans 
cette  salie  de  première,  de  plus  en  plus  soulevée 
d'enthousiasme  à  mesure  que  la  représentation 
avançait...  La  toile  allait  tomber  sur  la  fin  du 
second  acte,  parmi  les  mêmes  unanimes  applau- 
dissements, sans  qu'aucun  des  spectateurs  soup- 
çonnât qu'un  drame  se  déroulait  dans  les  cou- 
lisses, parallèle  à  la  comédie  qui  se  développait 
sur  la  scène  ;  et  ce  drame  avait  pour  héros  l'auteur 
—  ou  soi-disant  tel  —  de  la  pièce  ainsi  acclamée 
et  son  principal  interprète,  celui  qui  tenait  le  rôle 
du  mari  trahi,  Planteau,  le  «  petit  père  »  Plan- 
tcau,  comme  on  l'appelle  familièrement  dans  Ca- 


244  LE   CŒUR    ET   LE   KÏETIER 

botinville,  quoiqu'il  n'ait  pas  de  beaucoup  dé- 
passé la  cinquantaine;  mais  il  a  toujours  été  si 
cordialement  simple  et  bonhomme;  il  a  toujours 
si  évidemment  donné  l'idée  d'une  nature  sin- 
cère, aimable  et  corvéable  à  merci,  que  ce  sur- 
nom lui  était  déjà  attribué  quand  il  n'avait  que 
vingt-cinq  ans  et  qu'il  débutait  sur  les  planches, 
au  sortir  d'une  étude  de  notaire.  Les  Planteau 
sont  de  vieille  souche  commerçante  et  boup- 
geoise.  Vous  verrez  encore,  si  vous  passez  quel- 
que jour  rue  du  Bouloi,  cette  enseigne  sur  la 
façade  d'une  des  maisons  :  «Planteau  et  Chardin, 
«I  tulle  et  paillettes.  »  C'est  dans  l'appartement 
qu'occupe  toujours  le  fik  de  son  frère  que  le 
comédien  a  grandi.  On  l'élevait  pour  la  basoche, 
que  ces  braves  négociants  considéraient  comme 
un  ennoblissement.  11  était  un  Parisien  de  Paris. 
Il  était  allé  au  spectacle  trop  jeune.  Il  s'y  était 
trop  complu  —  et  il  est  acteur  au  lieu  d'être 
tabellion. 


II 


J'ai  parlé  des  coulisses  tout  à  l'heure.  En  réalité, 
c'est  dans  la  loge  du  (letit  père  Planteau  qu'avait 
lieu  entre  lui  et  le  signataire  de  la  Belie-FULe^  tan- 


LE   NEGRE  S45 

dis  que  le  second  acte  s'achevait,  une  explication 
plus  passionnante  encore  que  le  dialog^ue  de  cette 
Belle-Fille  et  de  bien  d'autres  pièces.  La  chose, 
avait  commencé  par  cette  phrase  que  l'acteur  avait 
jetée  dans  l'oreille  de  l'auteur,  au  moment  où, 
sorti  de  la  scène  parmi  les  a  bravos  » ,  celui-ci 
était  venu  le  féliciter  : 

—  «  Montez  dans  ma  loge,  Tournade;  J'ai  à 
vous  parler...  tout  de  suite.  » 

Le  regard  dont  avait  été  accompagnée  cette 
objurgation,  faite  à  voix  basse,  avait  surpris 
l'heureux  garçon,  en  proie  à  toutes  les  ivresses, 
parmi  les  impressions  les  plus  grisantes  qui  soient 
au  monde,  et  que  le  théâtre  procure  si  vivement 
à  ses  vainqueurs  :  il  se  sentait  devenir  célèbre. 
Rien  que  dans  la  demi-heure  du  premier  entr'acte, 
il  venait  de  serrer  trois  cents  mains,  connues  ou 
inconnues,  de  courtisans  du  succès.  Autour  de 
lui  chaque  visage,  depuis  celui  du  directeur  jus- 
qu'à ceux  des  simples  machinistes,  exprimait 
cette  satisfaction  presque  animale  de  gens  qui 
«  respirent  la  veine  « ,  comme  on  dit.  Pour  ceux 
qui  participent  à  un  succès  de  ce  genre,  c'est 
comme  si  tous  à  la  fois  venaient  de  gagner  à  la 

loterie Quelle  corde  secrète  avait  donc  touché, 

dans  la  conscience  du  vainqueur  de  cette  bataille 
triomphale,  la  demande  imprécise  mais  si  natu- 
relle de  Planteau?  Le  sourire  de  la  fatuité  com- 
blée s'était  soudain  figé  sur  la  bouche  du  jeune 


246  LE  COEUR    ET   Lt   MÉTIER 

homme,  mauvaise  et  fine  sous  la  moustache 
fauve.  L'éclat  de  ses  prunelles,  d'un  bleu  si  clair 
et  si  dur,  s'était  amorti.  Sa  contrariété  avait  du 
être  bien  forte.  Quelqu'un  qui  l'eût  observé  aurait 
vu,  en  effet,  son  maigre  corps  de  viveur  préco- 
cement usé  se  contracter,  sous  le  drap  mince 
de  son  frac  de  soirée.  Et  aussitôt  —  était-ce 
simulation?  était-ce  un  éveil  d'instinct  com- 
batif? —  une  expression  d'arrogance  avait  immo- 
bilisé cette  physionomie  si  sèche,  où  le  masque 
du  grand-père  Tournade,  du  fondateur  de  la 
fortune,  —  «  Tournade  le  voleur  »  ,  comme  on 
l'appelait  couramment  dans  le  monde  des  affaires, 
—  reparaissait  avec  une  telle  identité  de  ressem- 
blance! Seulement,  à  deux générationsdedistance, 
ce  sang  brutal  de  béte  de  proie  s'était  appauvri. 
Les  gros  os  restaient  seuls  dans  la  charpente, 
d'où  la  chair  et  les  muscles  étaient  comme  partis. 
La  mâchoire,  elle,  n'avait  pas  changé,  ni  l'âme. 
Cet  «  héritier  d'une  grande  fortune  qui  donnait 
le  noble  spectacle  d'un  si  intelligent  emploi  de  sa 
richesse  »  ,  —  pour  parler  le  style  des  journaux  — 
devait  évidemment  apporter  à  la  conquête  d'une 
célébrité  littéraire  les  mêmes  procédés  que  son 
aïeul  à  la  conquête  de  ses  millions  Pourquoi 
s'était-il  féru  de  cette  étrange  marotte?  Mais  d'où 
nous  viennent  les  formes  de  nos  vanités?  Pour- 
quoi ce  boursier,  qui  se  soucie  du  quinzième  siècle 
comme  de  son  premier  report,  court-il  après  les 


LE   NEGRE  241 

Botticelli  et  les  Ghirlandajos?  Pourquoi  cet  autre, 
qui  n'a  jamais  su  distinoruer  un  cheval  de  Tarbes 
d'un  irlandais,  a-t-il  une  écurie  de  courses?  Pour- 
quoi cette  femme  du  monde,  et  qui  n'est  pas  sûre 
de  son  orthog^raphe,  rêve-t-elle  la  gloire  d'une 
Mme  de  Staël  ou  d'une  George  Sand,  et  a-t-elle 
pris  un  nom  de  plume  pour  signer  les  livres  que 
vous  savez?...  Une  faut  jamais  chercher  de  motif 
à  ces  manies  d'amour-propre.  Un  rien  y  a  suffi  : 
une  jalousie,  un  mot  entendu  dans  la  jeunesse, 
une  rencontre.  Pour  Jacques  Tournade,  ce  rien 
avait  été,  au  collège,  une  camaraderie  avec  un 
des  Gandale,  grand  seigneur  très  authentique  et 
qu'un  très  joli  talent  de  conteur  a  rendu  célèbre 
dès  son  premier  recueil  de  nouvelles,  on  s'en  sou- 
vient. Jacques  s'était  constitué  mentalement,  de- 
puis ses  quinze  ans,  le  rival  en  tout  de  ce  jeune 
noble  dont  le  nom  le  fascinait,  dont  les  manières 
l'humiliaient.  L'autre  écrivait.  Jacques  avait  écrit 
—  ou  fait  écrire.  On  verra  dans  quelles  circons- 
tances, assez  extraordinaires.  Maisquandonarrive, 
dans  la  carte  du  pays  de  la  littérature,  à  la  pro- 
vince des  "  nègres  »  ,  tout  ne  devient-il  pas  extra- 
vagant? Est-il  nécessaire  de  définir  ce  nom,  par  le- 
quel l'argot  professionnel  désigne  celui  qui  laisse 
signer  par  un  autre  ses  vers  ou  sa  prose?  Il  y  a  des 
«  nègres  u  de  la  poésie,  comme  il  y  en  a  du  feuil- 
leton populaire  et  du  roman  d'analyse.  Il  y  en  a 
du  drame  et  il  y  en  a  de  la  comédie.  Qui  ne  com- 


â4«  LE  CŒUR    ET    LE   MÉTIEB 

prend  quelle  anomalie  doivent  représenter  les 
rapports  entre  l'employeur  et  l'employé,  quand  ce 
«  nègre  »  est  un  homme  de  cœur  et  de  talent  — 
cela  arrive  —  et  qui  se  trouve  avoir  vendu  son 
brin  de  laurier  dans  une  heure  de  détresse? 
Disons  aussitôt,  pour  expliquer  le  petit  frisson 
dont  Jacques  Tournade  avait  été  saisi  à  l'appel  du 
comédien,  que,  dans  l'affaire  de  cette  BelLe-FiUey 
jouée  ce  soir  —  et  par  lui  !  —  avec  tant  de  suc- 
cès, Planteau  avait  été  le  «  nègre  »  du  jeune 
millionnaire.  La  pièce  était  tout  entière  de  l'ac- 
teur, qui  avait  cédé  son  manuscrit  pour  quelques 
billets  de  mille  francs.  On  va  savoir  comment  et 
pourquoi. 


m 


Jacques  avait  supposé,  à  entendre  la  phrase  de 
Planteau  et  à  constater  son  trouble,  que  le  secret 
de  ce  marché  avait  transpiré.  L'acteur  avait  bien 
donné  sa  parole  que  personne  au  monde  n'avait 
jamais  lu  ce  manuscrit,  brûlé  depuis  soigneuse- 
ment. Tournade  avait  même  pris  le  soin  de  reco- 
pier la  pièce  tout  entière  de  sa  main,  en  la  sur- 
chargeant de  ratures.  Mais  le  châtiment  de  cer- 
tains contrats,  par  trop  immoraux,  est  dans  cette 


LE  MÈ6RE  349 

immoralité.  Un  homme  capable  d'acheter  le 
droit  de  sig^ner  Tœuvre  d'un  autre  croit  volon- 
tiers que  cet  autre  est  lui-même  capable  de 
raconter  ce  marché.  D'autre  part,  un  garçon  de 
vingt-cinq  ans  qui  a  les  rentes  d'un  Tournade  et 
qui  veut  la  gloire,  est  un  point  de  mire  tout  posé 
pour  les  bandits  qui  opèrent  autour  des  entreprises 
de  réclame.  L'auteur  applaudi  de  la  Belle-Fille 
avait  déjà  dû  se  défendre  trop  souvent  contre  des 
«  tapes  »  trop  fortes,  pour  ne  pas  redouter,  même 
dans  son  triomphe  —  surtout  dans  son  triomphe 
—  les  ruses  des  Apaches  du  chantage,  si  joliment 
définis  par  la  boutade  de  l'un  d'entre  eux,  mort 
depuis  dans  une  maison  centrale  : 

—  o  Mais  c'est  du  chantage,  monsieur  »  ,  lui 
disait  un  banquier  auquel  il  était  venu  soumettre 
les  épreuves  d'un  article  diffamatoire,  apporté, 
prétendait-il,  à  son  journal,  par  un  collaborateur 
besogneux,  qui  le  retirerait,  moyennant  finance. 

—  «  Du  chantage,  monsieur?  ■  répondit-il. 
«  Ah  !  le  vilain  mot  !  C'est  de  la  contre-publicité ...  » 

La  première  idée  de  Tournade  avait  donc  été 
celle-là  :  une  indiscrétion  de  Planteau  sur  la  véri- 
table origine  de  la  pièce,  cette  indiscrétion 
tombée  dans  l'oreille  d'un  aigrefin  de  la  basse 
presse,  une  menace  d'article;  et  le  pauvre  acteur 
se  préparait  à  l'en  avertir. 

—  «  A  moins  qu'il  n'ait  eu  l'idée,  lui  aussi, 
d'une  petite  opération  de  police  un  peu  rude,  — 


250  LE   CŒUR    ET    LE   MÉTIER 

sur  mon  carnet  de  chèques?...  Nous  allons  bien 
voir...  » 

L'hypothèse  d'une  pareille  ignominie  était 
très  contraire  à  ce  que  Jacques  savait  de  son 
«  nègre  « .  Il  Tenvisag^eait  cependant  comme 
plausible,  lorsqu'il  arriva,  ayant  monté  deux 
étages  d'escalier,  devant  la  petite  loge  sur  la- 
quelle le  nom  de  «  Planteau  »  était  affiché.  Au- 
dessous,  un  loustic  de  théâtre  avait  écrit  à  la 
craie  :  «  Bravo,  p'tit  Père!...  >•  Le  comédien 
était  en  conversation  avec  un  des  innombrables 
comparses  qui  gravitent  autour  des  notoriétés 
de  théâtre,  un  vieux  et  pauvre  hère  à  la  redin- 
gote râpée,  qu'il  congédia  brusquement  quand 
Tournade  eut  frappé  à  la  porte  de  la  loge  : 

—  «  Revenez  un  autre  jour,  mon  cher  Maré- 
chal... Eln  ce  moment  je  n'ai  pas  le  temps,  abso- 
lument pas  le  temps...  Allons,  laissez-moi.  J'ai  à 
causer  avec  monsieur. , .  Adieu. . .  » 

Le  vieillard  eut,  pour  obéir  à  l'injonction  de 
l'acteur,  un  de  ces  gestes  d'humiliation  navrée 
que  les  quémandeurs  esquissent  devant  certaines 
rudesses  d'accueil  contre  lesquelles  ils  n'osent 
pas  protester  : 

—  a  J'aurais  dû  lui  demander  d'attendre...  » 
dit  Planteau  comme  se  parlante  lui-même,  quand 
Maréchal  fut  parti.  «  Il  avait  la  figure  qu'il  prend 
lorsqu'il  veut  emprunter  vingt  francs,  et  quelque- 
fois ils  en  ont  besoin  pour  manger,  sa  femme  et 


LE    NÈGRE  251 

lui...  Pauvre  Maréchal  !.. .  Un  ancien  candidat  au 
prix  de  Rome!...  J'ai  été  impatient...  Ce  n'est 
pas  bien...  Vous  avez  deviné  pourquoi,  Tour- 
nade?...  » 

Cette  fois  il  s'adressait  à  son  visiteur,  qui 
lui  répondit,  avec  son  flegme  gouailleur  : 

—  «  Moi?  Pas  le  moins  du  monde.  » 

—  «  Gomment?"  insista  l'acteur.  »  Ces  applau- 
dissements, cette  salle  soulevée,  ce  succès,  ce 
grand  succès  n'ont  rien  éveillé  en  vous,  ne  vous 
ont  rien  suggéré?  Rien?.,.  Vous  ne  vous  êtes  pas 
dit,  en  nous  écoutant,  mes  camarades  et  moi, 
prononcer  des  phrases  qui  toutes  portaient  : 
Elles  ne  sont  pas  de  moi,  ces  phrases.  Elle  n'est 
pas  de  moi,  cette  pièce.  Il  y  a  là  un  brave  homme 
de  comédien  dont  le  rêve  a,  toute  sa  vie,  été  de 
devenir  auteur  dramatique.  Il  n'avait  pas  réussi, 
jusqu'à  présent,  à  mettre  sur  pied  une  machine 
qui  se  tînt.  Elle  se  tient,  cette  fois,  la  machine! 
Se  tient-elle!...  Et  de  ce  chef-d'œuvre, —  car  c'est 
un  chef-d'œuvre,  — c'est  moi  qui  vais  bénéficier, 
moi  qui  n'ai  eu  que  la  peine  d'apporter  le  ma- 
nuscrit chez  le  directeur  du  théâtre?...  Voyons, 
Tournade,  répondez.  Oui  ou  non,  est-ce  possible, 
cela?  Est-ce  possible?...  » 

Il  avait  parlé  en  allant  et  venant  d'une  extrémité 
à  l'autre  de  l'étroite  loge,  comme  une  bête  pri- 
sonnière fait  dans  sa  cage.  Les  saccades  de  son  pas 
et  celles  de  sa  voix  manifestaient  l'excitation  vio- 


252  LE   CŒUR    ET    LE   MÉTIER 

lente  dont  il  était  possédé.  Il  martelait  ses  mots 
en  les  répétant,  avec  cette  insistance  qui  fait  passer 
dans  la  parole  le  g^este  d'une  prise  au  collet.  Le 
contraste  était  saisissant  entre  cette  fièvre  et  la 
froideur  dont  le  jeune  homme  continuait  à  ne  pas 
se  départir  : 

—  «  Parlez  plus  bafs  »  ,  finit-il  par  dire  simple- 
ment, «  ou  bien  décidez-vous  à  manquer  à  votre 
parole.  » 

—  «  C'est  juste  «  ,  répondit  l'acteur  qui  baissa 
le  ton,  et,  se  laissant  tomber  sur  une  chaise  :  «  En 
effet,  vous  avez  ma  parole...  » 

—  «  Vous  le  reconnaissez  »  ,  reprit  Tournade. 
«  Il  était  donc  inutile  de  me  faire  monter  ici  avec 
des  manières  qui  risquent  d'attirer  1  attention. 
Du  moment  que  vous  êtes  résolu  à  tenir  vos  eng^a- 
gements,  pourquoi  cet  éclat  et  que  prétendez- 
vous?  » 

—  «  Je  ne  prétends  rien  »  ,  dit  Planteau.  «  Je 
viens  seulement  de  trop  souffrir  et  j'ai  pensé  que 
de  le  savoir  vous  toucherait  peut-être...  Pendant 
que  je  jouais  tout  à  l'heure,  je  sentais  une  exalta- 
tion me  gag^ner  qui  a  été  plus  forte  que  ma 
volonté...  Je  me  revoyais  l'écrivant,  cette  pièce. 
Vous  ne  savez  pas  avec  quels  souvenirs...  Je  ne 
vous  l'ai  jamais  dit...  Ce  drame  intime,  j'en  ai 
trouvé  le  thème  chez  des  voisins  de  ma  famille,  à 
Ghàtenay,  où  nous  avions  notre  maison  de  cam- 
pagne... Cette  belle-fille,  c'est  la  première  femme 


LE   NÈGRE  S5S 

que  j'ai  aimée,  sans  qu'elle  l'ait  soupçonné,  à 
dix-huit  ans...  Ce  passé  s'est  mis  à  revivre  en 
moi,  et  aussi  les  songes  de  réputation  littéraiie 
que  je  caressais  à  cet  âge-là.  Oui,  j'ai  rêvé,  quand 
je  suis  entré  au  théâtre,  d'être  ce  qu'a  été  Molière 
—  oh  !  de  bien  loin  !  —  auteur  et  acteur,  les  deux 
<;nsemble.  comme  lui.  Tout  de  même,  je  n'étais 
pas  si  fou  de  croire  que  je  pouvais  composer  de 
bonnes  pièces  que  j'aurais  jouées,  de  même  qu'il 
a  composé  et  joué  les  Précieuses,  les  Fourberies, 
le  Malade...  Car,  enfin,  ce  songe,  je  l'ai  réalisé. 
Mais  dans  quelles  conditions,  et  quelle  ironie!... 
Ah!  j'ai  eu  là,  d'un  coup,  une  sensation  trop 
amère  de  ce  qu'il  y  eut  toujours  de  manqué  dans 
ma  vie....  J'ai  fait  jouer  trois  pièces  sous  mon 
nom.  Elles  sont  tombées.  Je  n'avais  pas  pu  les 
défendre.  EUles  ont  été  données  sur  des  théâtres 
dont  je  n'étais  pas.  J'en  compose  une  qui  va  aux 
nues.  J'y  joue  le  principal  rôle,  et,  pour  le  public, 
elle  n'est  pas  de  moi...  Voyons,  Jacques,  n'aurez- 
vous  pas  un  bon  mouvement?  Associez-moi  à  ce 
succès.  Je  ne  vous  demande  rien  d'impossible  : 
seulement  de  me  laisser  annoncer,  à  la  fin.  que 
la  comédie  est  de  vous  et  de  M.  Chardin.  Char- 
din, c'était  le  nom  de  jeune  fille  de  ma  mère.  Un 
mot  dans  les  journaux,  demain,  disant  que  nous 
avons  collaboré  en  secret,  et  que,  devant  le 
triomphe,  vous  avez  voulu  que  cette  collabora- 
tion fût  connue...  Cela  ne  vous  enlèvera  pas  «n 


954  LE   CœUR    ET    LE   MÉTIER 

atome  de  vo^ue...  Je  passerai  pour  avoir  aidé  à 
quelques  retouches.  Vous  aurez,  vous,  le  bénéfice 
d'un  noble  mouvement...  Et  moi  je  ne  serai  pas 
entièrement  privé  de  ce  à  quoi  j'ai  pourtant  droite, 
un  peu  de  succès  d'écrivain.  J'ai  d'autres  pièces 
dans  la  tête.  Les  directeurs  ne  m'éconduiront  plus 
quand  je  leur  demanderai  de  les  lire...  Ah!  vous 
n'allez  pas  me  répondre  non  !...  » 

: —  «  Si  je  répondais  oui  » ,  fit  Tournade  dure- 
ment, n  je  serais  aussi  fou  que  vous...  Gomment, 
vous  qui  connaissez  Paris,  pouvez-vous avoir  seu- 
lement conçu  une  semblable  idée?,..  Vous  nous 
voyez,  vous  et  moi,  tout  à  l'heure,  allant  raconter 
au  foyer  ce  petit  arrang^ement,  après  que  nous 
venons  de  répéter,  deux  mois  durant,  sansjamais 
en  avoir  soufflé  mot?...  Et  l'on  se  demande  :  Que 
s'est-il  passé?  Qu'est-ce  que  cela  signifie?...  Et 
demain  les  reporters,  chez  vous  et  chez  moi,  et 
les  commentaires?...  D'ailleurs  »,  et  sa  voix  se  fit 
plus  implacable,  «je  n'ai  pas  à  entrer  dans  ces  con- 
sidérations... Oui  ou  non,  avez-vous  débarqué  dans 
mon  cabinet  de  travail,  il  y  a  un  an  et  demi,  un 
matin,  avec  votre  manuscrit,  quand  je  ne  vous 
connaissais  même  pas  personnellement?. . .  M'avez- 
vous  raconté  alors,  oui  ou  non,  que  vous  aviez 
un  frère  commerçant,  acculé  à  la  faillite,  auquel 
il  fallait  dix  mille  francs,  dans  les  vingt-quatre 
heures?...  Avez-vous  ajouté,  oui  ou  non,  que, 
vous-même,    de    malheureuses    spéculations    de 


LE    NÈGRE  255 

Bourse  vous  avaient  man^jé  vos  économies  et  que 
vous  étiez  déjà  en  avance  sur  vos  appointements, 
à  votre  théâtre?...  Oui  ou  non,  m'avez-vous  dit 
que  vous  aviez  écrit  une  comédie  et  m'avez-vous 
proposé  de  vous  l'acheter?...  Oui  ou  non,  m'avez- 
vous  affirmé  sur  l'honneur  que  vous  n'aviez  parlé 
de  ce  travail  à  âme  qui  vive,  en  m'en  donnant 
comme  raison  que  vous  vouliez  présenter  la  pièce 
comme  l'œuvre  d'un  autre,  sous  prétexte  que  vos 
insuccès  précédents  vous  avaient  discrédité  comme 
auteur  dramatique?,..  Je  vous  ai  demandé  deux 
heures  pour  lire  votre  manuscrit.  Il  en  était  dix. 
A  midi  vous  reveniez.  Je  vous  signais  un  chèque 
de  dix  mille  francs.  L'avez-vous  accepté,  oui  ou 
non?...  Si  l'employé  de  la  Banque  où  vous  l'avez 
encaissé  vous  avait  répondu  que  M.  Tournade 
n'avait  plus  les  dix  mille  francs  à  son  dépôt,  vous 
n'auriez  pas  eu  de  mots  assez  sévères  pour  ce 
manque  à  une  des  deux  clauses  essentielles  de 
notre  contrat.  Car  il  y  en  avait  deux  :  je  devais, 
moi,  donner  l'argent;  vous  deviez,  vous,  donner 
la  comédie.  J'ai  rempli  mon  engagement,  rem- 
plissez le  vôtre.  Je  vous  entends  encore,  quand 
vous  pleuriez  sur  votre  frère,  me  parler  de  la 
probité  de  la  maison  Planteau-Chardin,  de  vos 
traditions  bourgeoises,  de  l'honneur  du  nom... 
L'honneur  du  nom,  c'est  de  faire  face  à  ses  enga- 
gements. Faites  face  aux  vôtres...  Ou  bien...  " 
—  «  Ou  bien?  »  interrogea  l'acteur,  qui  s'était 


i&6  LE  CŒUR   ET    LE   MÉTIER 

levé  et  qui  s'avançait  vers  l'autre  d'un  air  de 
défi. 

—  «  Ou  bien...  p 
Tournade  n'acheva  pas  sa  phrase.  On  venait  de 

frapper  à  la  porte  de  la  log^e.  Il  prit  le  bras  du 
comédien  qu'il  serra  à  le  faire  crier,  en  criant  lui- 
même  :  n  Entrez...  »  Le  visage  d'un  des  artistes 
de  la  troupe  apparut,  qui  exprimait  toute  la  gaieté 
de  ce  soir  de  fête  : 

—  «  On  vous  cherche  partout,  cher  maître,  » 
dit-il  à  Jacques.  «  Venez  vite...  Le  deux  est  un 
triomphe. . .  On  vous  attend  au  foyer. . .  Vite,  vite. . . 
Et  toi,  petit  Père,  arrive  aussi...  Qu'est-ce  que  tu 
as?...  ■ 

—  «  Il  repasse  un  béquetquenous  venons  d'ar- 
rêter ensemble  pour  le  trois  » ,  répondit  Tour- 
nade. 

Et,  imposant  des  yeux  ce  mensonge  au  mal- 
heureux homme,  il  sortit  de  la  petite  loge, 


IV 


Le  petit  Père  était  resté  seul,  comme  écrasé, 
sur  le  fauteuil  où  il  s'était  laissé  tomber.  Le  gaz 
brûlait  silencieusement,  éclairant  de  sa  lumière 
crue  l'étroite  pièce  où  se  reconnaissait  l'incohé- 


LE   NEGRE  25"! 

rence  d'une  installation  improvisée.  Deux  gfrandc 
affiches  clouées  au  mur  représentaient  Planteau 
dans  deux  de  ses  rôles  à  succès.  Elles  étalaient 
leur  dessin  grossier  et  leur  couleur  criarde  à 
côté  d'une  grande  aquarelle  assez  plate,  mais  de 
teintes  douces,  que  le  comédien  emportait  par- 
tout dans  ses  déplacements.  Elle  avait  été  lavée 
autrefois  pnr  lui-même,  —  à  travers  les  vel- 
léités de  ses  vocations  diverses,  il  avait  été  aussi 
un  peu  peintre,  —  d'après  la  maison  de  cam- 
pagne de  Ghâtenay  dont  il  avait  parlé  dans  ses 
lamentations.  Les  pattes  de  lièvre  et  les  serviettes 
à  fard  sur  la  table,  au  milieu  des  pots  de  cold- 
cream  et  des  boîtes  è  poudre,  la  cuvette,  les 
habits  épars,  ces  humbles  détails  d'un  pittoresque 
brutal  contrastaient  fortement  avec  l'Idéal  d'exis- 
tence cossue  et  bourgeoise  qu'évoquait  la  façade 
de  cette  villa  de  banlieue,  son  jardin  planté 
de  rosiers,  un  jeu  de  tonneau  dans  une  allée; 
dans  une  autre  une  grosse  boule  déformante. 
Ces  divers  petits  traits  avaient  été  consciencieuse- 
ment notés  et  copiés.  Pour  qui  savait  l'existence 
de  Planteau,  cette  aquarelle,  entre  ces  deux  af- 
fiches, était  tout  un  symbole.  Il  avait  été,  il  con- 
tinuait d'être  le  bourgeois-comédien.  Ce  type 
n'est  pas  aussi  moderne  qu'il  semblerait.  Qu'était 
donc  ce  Molière  dont  l' auteur-acteur  avait  rappelé, 
avec  une  poignante  et  naïve  nostalgie,  la  glorieuse 
destinée,  ce   Molière,    né   dans    une   confortable 

17 


258  LE  CŒUR    ET    LE    METIER 

maison  de  la  rue  Saint-Honoié,  fils  d'un  tapissier 
du  roi,  condisciple,  chez  les  Jésuites,  au  collège  de 
Glermont,  du  prince  de  Gonti,  du  propre  frère  de 
Gondé,  —  et  il  n'en  a  pas  moins  couru  la  province 
avec  la  troupe  de  l'Illustre  Théâtre!...  L'histoire 
ne  nous  a  pas  conservé  la  trace  des  difficultés  que 
le  grand  Poquelin  a  dû  traverser  pour  accom 
moder  les  habitudes  de  sa  première  éducation  et 
celles  de  sa  vie  de  comédien.  Ce  furent  sans  doute 
de  très  petits  froissements,  et  qui  n'ont  aucune- 
ment influencé  son  œuvre  d'équilibre  et  de  santé. 
Ces  minuscules  ennuis,  Planteau  les  avait  connus 
aussi.  Jamais  il  n'avait  rien  subi  de  comparable  à 
la  tempête  qu'avaient  déchaînée  en  lui  ces  mots 
prononcés  par  Tournade  d'un  accent  si  dédaigneux 
et  qui  lui  revenaient  pêle-mêle  maintenant  :  «Pro- 
bité »...  «  Traditions  bourgeoises  »...  «  Honneur 
du  nom  »...  «  Faire  face  à  ses  engagements  »...  Il 
avait  poussé  le  verrou  de  sa  porte  pour  éviter,  au 
moins  pendant  quelques  minutes,  le  flot  de  visites 
des  soirs  de  première,  et  la  juste  indignation  de 
l'artiste  exploité  grondait  en  lui  : 

—  a  Ah!  Ganaille!  Canaille!...  »  gémissait-il. 
«  Comme  il  m'a  parlé!...  Ses  dix  mille  francs, 
comme  il  m'en  a  souffleté!...  Il  m'aurait  craché 
au  visage,  ce  n'aurait  pas  été  pire...  Probité?...  Il 
a  osé  articuler  ce  mot  de  probité,  lui  qui  est  en 
train  de  me  voler  ces  applaudissements,  ce  succès, 
ces  féHcitations,  et  demain,  après-demain,  tous 


LE    NÈGRE  259 

les  jours  suivants,  ces  articles...  Honneur  du 
nom?...  Il  a  parlé  d'honneur  du  nom,  alors 
qu'il  va  falloir  que  je  jette  le  sien  au  public  tout 
à  l'heure...  » 

C'était  à  Planteau,  en  effet,  qu'incombait  la 
mission  de  débiter,  à  la  fin  de  la  pièce,  la  formule 
sacramentelle  :  «  Mesdames  et  messieurs,  la  pièce, 
que  nous  avons  eu  l'honneur  de  représenter  de- 
vant vous,  est  de  M.  Jacques  Tournade.  »  L'ac- 
teur prononça  cette  phrase  à  voix  haute,  une  fois, 
deux  fois,  trois  fois.  Puis  il  éclata  d'un  rire  qui 
aurait  épouvanté  l'exploiteur,  s'il  avait  entendu 
son  «  nè^jre  »  rire  ainsi...  Une  idée  venait  de  sur- 
gir dans  l'esprit  du  comédien,  et  c'est  à  elle  qu'il 
lançait  ce  rire  de  veng^eance.  Elle  avait  suffi 
pour  que  son  corps,  accablé  tout  à  l'heure,  se 
redressât,  qu'une  flamme  se  rallumât  dans  ses 
yeux.  On  frappait  de  nouveau  à  la  porte,  en  ce 
moment-là. 

—  «  Le  troisième  acte  va  commencer,  mon- 
sieur Planteau,  »  disait  une  voix,  celle  de  l'aver- 
tisseur. 

—  «  On  y  va,  »  répondit  avec  force  le  comé- 
dien, comme  ressuscité. 

Tirer  le  verrou,  pour  n'avoir  pas  l'air  de  se 
cacher,  se  faire  sa  tête,  en  deux  temps  trois  mou- 
vements —  il  ne  devait  pas  changer  de  costume 
pour  ce  dernier  acte  —  rectifier  devant  la  glace 
les  mauvais  plis  de  sa  redingote,   resserrer  son 


260  LE   CŒUR    ET    LE   MÉTIER 

nœud  de  cravate,  ce  fut  la  besogfne  de  cinq  mi- 
nutes; et  déjà  il  sortait  de  sa  loge  pour  descendre 
au  foyer,  quand  il  se  heurta  à  Jacques  Tournade 
qui  montait  l'escalier,  quatre  marches  par  quatre 
marches,  afin  de  ne  pas  le  manquer.  Un  travail 
inverse  s'était  accompli  dans  sa  physionomie,  si 
rog^ue  un  quart  d'heure  auparavant.  Il  avait  ré- 
fléchi, et  les  paroles  échang^ées  avec  l'acteur  lui 
paraissaient  à  présent  si  grosses  de  menace  qu  il 
en  était  blême  d'épouvante. 

—  «  Je  vous  demande  pardon,  Planteau»  ,  dit-il 
à  voix  basse,  en  attirant  le  comédien  dans  un 
angle  du  palier.  «  Je  vous  ai  mal  parlé...  C'est 
que  vous  m'aviez  bouleversé...  Ce  n'est  pas 
sérieux,  n'est-ce  pas,  ce  que  vous  m'avez  demandé 
tout  à  l'heure?  » 

—  «  C'était  très  sérieux  »  ,  répondit  Planteau, 
en  insistant  sur  le  mot  a  c'était  » ,  et  avec  une 
espèce  de  goguenardise,  qui  augmenta  encore  la 
terreur  de  l'autre. 

—  tt  Que  voulez-vous  dire?  » 

—  «  Que  je  n'entends  plus  me  contenter  d'une 
part  dans  la  publicité  de  ma  pièce...  Je  la  veux 
toute,  et  je  l'aurai...  » 

—  «  Qu'allez-vous  faire?...  » 

—  «  Rien  que  de  très  simple.  Quand  j'aurai  à 
nommer  l'auteur,  je  dirai  le  vrai  nom.  Voilà 
tout.  » 

— '  «  Vous  direz?...  » 


LE    NEGRR  261 

—  «  Que  la  pièce  est  de  M.  Planteau,  tout 
bonnement...  Je  suis  bien  tranquille...  J'ai  mes 
preuves  :  le  chèque  touché  et  le  brouillon  de  mon 
manuscrit...  Car  je  l'ai  g^ardé.  >» 

Tournade  était  devenu  de  la  couleur  du  plas- 
tron de  sa  chemise.  Il  dut  s'appuyer  au  mur  pour 
ne  pas  tomber,  et  cependant  il  fallait  faire  bonne 
contenance.  Les  acteurs  et  les  actrices  qui  allaient 
jouer  dans  le  dernier  acte  de  la  Belle-Fille  des- 
cendaient l'escalier,  les  uns  après  les  autres,  et 
chacun  saluait  au  passag^e  «  l'heureux  auteur  » 
d'un  geste,  d'un  sourire,  d'un  mot.  Sa  menace 
proférée,  Planteau  se  préparait,  lui  aussi,  à  des- 
cendre. Il  se  retourna,  la  fureur  aux  yeux  de 
nouveau.  Tournade  venait  de  lui  dire,  en  le  rete- 
nant une  seconde  par  la  manche  de  son  habit  : 

—  a  II  y  a  trente  mille  francs  pour  vous  si 
vous  vous  taisez...  Vous  entendez...  Trente  mille 
francs...  » 

Et,  comme  s'il  avait  eu  peur  du  premier  effet 
que  son  offre  produirait  sur  le  comédien,  le  jeune 
homme  s'était  sauvé,  aussitôt  l'énorme  chiffre  jeté 
en  pâture  à  ce  qu'il  ne  pouvait  pas  ne  pas  consi- 
dérer comme  le  plus  effronté  chantage,  étant 
donné  et  sa  précoce  expérience  et  les  circonstances 
où  la  revendication  du  véritable  auteur  de  la 
Belle-Fille  se  produisait. 

^  «  Trente  mille  francs!  »  se  disait-il,  o  c'est 
une  somme.  Mais  je  suis  bien  tranquille.   11  ne 


262  LE   COElIh    ET    LE    METIER 

parlera  pas.  »>  Et,  par  une  ironie  qu'il  ne  soup- 
çonnait pas,  il  laissa  échapper  tout  haut  le  même 
mot  par  lequel  l'acteur  avait  soulagée  sa  rancune 
après  leur  première  explication  :  »  Canaille! 
Canaille!...  » 


...  Le  rideau  s'était  levé  sur  le  troisième  acte 
de  la  Belle-Fille,  et  Planteau,  qui  devait  ne  plus 
quitter  la  scène  jusqu'au  dénouement,  avait  ! 
commencé  de  jouer,  avec  un  talent  qu'il  ne  s'était 
jamais  connu.  Ses  émotions  d'homme  s'ajou- 
taient, comme  il  arrive,  à  sa  verve  d'artiste,  par 
un  de  ces  mystères  qu'il  faut  renoncer  à  expli- 
quer. Qu'y  avait-il  de  commun,  en  effet,  entre  le 
personnag^e  qu'il  représentait  comme  comédien  et 
la  crise  qu'il  traversait  à  cette  même  minute?  Il 
figurait  dans  la  pièce,  —  «  sa  pièce  »  ,  comme  il 
avait  dit  et  comme  il  entendait  désormais  dire 
toujours,  —  un  mari  long^temps  trompé  et  qui  a 
pardonné.  Il  était,  dans  la  réalité  de  la  chair  et 
du  sangf,  à  cette  heure,  un  artiste  qui  ne  peut 
supporter  d'avoir  vendu  son  droit  de  gfloire  sur  sa 
propre  création  et  qui  est  décidé  à  le  réclamer,  à 
le  proclamer,  ce  droit,  fût-ce  au  prix  d'un  épou- 


LE   NEGRE  263 

vantable  scandale.  Une  frénésie  de  rancune  le 
possédait,  contre  le  «  mercanti  »  de  lettres  qui  lui 
avait  acheté  son  œuvre  et  qui  venait  de  l'insulter 
deux  fois,  en  le  menaçant  d'abord,  puis  en  lui 
offrant,  avec  tant  de  brutalité,  cet  argent  pour 
prix  de  son  silence.  Planteau  ne  s'y  était  pas 
trompé.  Cette  offre  sig^nifiait  trop  clairement  que 
l'autre  le  prenait  pour  un  maître-chanteur.  Et 
la  fièvre  de  cette  autre  indig^nation  passait  dans  le 
ieu  de  l'acteur.  Elle  mettait  un  frémissement, 
qui  achevait  d'exalter  la  salle,  dans  sa  manière 
d'énoncer  des  phrases  d'indulgence  et  de  pitié. 
Et  de  ces  six  mille  visages  tendus  vers  lui,  de  ces 
six  mille  poitrines  haletantes  d'émotion,  un 
effluve  se  dégageait  qui  exaspérait  encore  sa 
résolution.  Par  un  de  ces  dédoublements  propres 
aux  gens  de  théâtre,  un  monologue  se  murmurait 
en  lui,  tandis  que  sa  voix  débitait  les  mots  de 
son  personnage.  Toute  sa  mémoire  était  tendue  à 
lui  rappeler  les  répliques  de  ce  rôle  qu'il  connais- 
sait trop  bien,  —  n'en  avait-il  pas  écrit  chaque 
syllabe,  de  cette  même  main  dont  il  se  servait 
pour  gesticuler,  maintenant?  —  Et  il  se  disait  ; 

—  «Quelle sensation,  là,  tout  à  l'heure,  quand 
je  vais  m'avancer  sur  cette  scène,  à  cette  place, 
et  que  je  leur  jetterai  mon  nom  au  lieu  de  celui 
qu'ils  attendent!  Quelle  stupeur,  et  demain  quel 
tapage  dans  tous  les  journaux!...  Trente  mille 
francs!...  Tu  pourras  les  donner  à  ton  avocat, 


264  LE  COEUR    ET    LE   METIER 

mon  cher  g^arçon,  ces  trente  mille  francs.  Je  n'en 
démontrerai  pas  moins  le  bien-fondé  de  ma  pré- 
tention. Tu  perdras  ton  procès.  Tu  seras  désho- 
noré Httérairement,  mal'jré  les  millions  de  grand- 
papa  Tournade,  et  moi  je  serai  pour  toujours 
l'auteur  de  la  Belle-Fille!...  Applaudissez,  mes 
enfants,  applaudissez.  Vous  avez  raison.  C'est  ma 
prose  que  vous  applaudissez,  et  vous  ne  vous  en 
doutez  pas.  La  prose  du  père  Planteau!...  Il  n'y 
a  pas  à  barguigner.  Il  y  a  un  petit  coup  d'Emile 
Augier  là  dedans...  Et  quand  on  pense  que  si 
j'étais  venu  présenter  cela  à  l'Odéon,  comme  de 
mon  cru ,  on  n'aurait  même  pas  regardé  le  titre  ! . . . 
Enfin,  justice  va  m'être  rendue,  et  par  quel 
hasard!...  J'aurais  pu  être  engagé  en  Amérique 
et  que  la  pièce  passât  en  mon  absence.  Mais  non. 
Il  se  trouve  que  je  suis  libre,  que  le  directeur 
me  nomme  à  Tournade  qui  venait  de  faire  rece- 
voir la  chose...  Et  me  voici...  Il  doit  un  peu 
regretter  son  choix,  le  lascar.  Décidément,  il 
y  a  une  justice  ici-bas...  Trente  mille  francs! 
Mais  je  les  gagnerai,  malheureux,  tes  trente  mille 
francs,  et  cent  mille  autres  avec,  rien  que  par  le 
potin  que  va  faire  autour  de  la  pièce  ma  déclara- 
tion de  tout  à  l'heure.  Car  tous  les  droits  seront 
à  moi.  Justice!  Justice!  Je  ne  veux  que  la  jus- 
tice... Ma  pièce  est  moi,  à  moi,  à  moi!  Ses  dix 
mille  francs,  je  les  lui  rendrai  à  cent  pour  cent, 
s'il  le  veut,   le   taux  de  feu  son   grand-père... 


LE    NÈGRE  «65 

Encore  une  tlemi-heure,  et  ça  y  est...  Mesdames 
et  messieurs...  » 

La  phrase  irrévocable  se  prononça  mentale- 
ment dans  son  esprit,  et,  comme  il  en  était  venu 
à  un  moment  de  son  rôle  où  il  devait  demeurer 
assis,  avec  deux  ou  trois  répliques  à  dire,  dans 
un  coin  de  la  scène,  il  se  mit  à  la  regarder  plus 
attentivement,  cette  salle  où  son  nom  allait  reten- 
tir comme  un  coup  de  foudre.  Cinquante  phy- 
sionomies, de  lui  connues,  lui  apparurent,  dissé- 
minées dans  cette  foule.  Il  se  pencha  un  peu  en 
avant  pour  en  distinguer  deux  en  particulier, 
dans  une  baijjnoirc  à  droite.  C'étaient  celles  de 
son  neveu  et  de  sa  nièce,  —  le  fils  de  son  frère  et 
la  femme  de  ce  fils.  Il  les  aperçut,  immobilisés 
l'un  et  l'autre  dans  cette  espèce  d'hypnotisme  où 
une  comédie  intéressante  plonge  ceux  qu'elle 
«  empoig^ne  »  —  pour  emprunter  à  Targ^ot  des 
coulisses  un  terme  très  commun,  mais  sing^uliè- 
rement  juste.  —  Pîanteau  le  neveu  était  un  jeune 
homme  de  trente  ans,  pas  très  robuste.  L'héré- 
dité d'une  race  parisienne,  fatig^uée  par  une  vie 
trop  sédentaire  derrière  un  comptoir,  se  recon- 
naissait à  ses  épaules  un  peu  minces  et  voûtées, 
mais  aussi,  à  sa  loyale  expression,  un  atavisme  de 
solides  vertus.  C'était  l'évident  rejeton  de  très 
braves  gens  et  qui  n'avaient  jamais  biaisé  avec 
la  probité,  —  cette  probité  de  la  maison  Plan- 
teau-Ghardin,  mentionnée  avec  une  outrageante 


26C  LE   CŒUR    ET    LF,   METIER 

ironie  par  le  bénéficiaire  des  millions  de  o  Tour- 
nade  le  voleur  » .  La  jeune  Mme  Eug^ène  Plan- 
teau  n'avait  pas  non  plus  l'air  bien  robuste,  mais 
les  traits  délicats  de  son  fin  visa^je  racontaient 
l'honnêteté  profonde,  intime,  absolue  de  la  des- 
cendante d'une  lignée  d'honnêtes  femmes.  Ce 
couple  de  commerçants  —  j'ai  dit  que  Planteau 
neveu  avait  succédé  à  son  père,  mort  un  an  aupara- 
vant, —  donnait  l'idée  d'un  gentil  ménage,  ayant 
bien  pris  l'existence  etdestiné  au  bonheur,  à  moins 
de  circonstances  trop  contraires.  Le  passé  funeste, 
où  la  maison  avait  risqué  de  sombrer,  était  loin. 
C'étaient  les  émotions  d'alors  qui  avaient  abrégé 
la  vie  du  frère  de  l'acteur.  Soudain  celui-ci,  dans 
un  fulgurant  éclair  de  mémoire,  évoqua  la  minute 
tragique  où  ce  frère  malheureux  était  venu  lui 
dire  :  «  Si  je  n'ai  pas  dix  mille  francs  dans  vingt- 
quatre  heures,  c'est  la  faillite...  »  Et  dans  un 
autre  éclair,  il  s'évoqua  lui-même,  quand  la 
Belle-Fille  serait  finie  et  qu'il  aurait  prononcé  la 
phrase  :  «...  est  de  M.  Planteau...  "  Oui,  il 
s'évoqua,  retrouvant  son  neveu  et  sa  nièce,  le 
soir  même,  et  leur  disant...  Que  leur  dirait-il?.. 
La  nécessité  d'un  jeu  de  scène  plus  mouve- 
menté et  plusieurs  répliques  à  fournir  l'interrom- 
pirent par  force  au  milieu  de  cette  méditation. 
Mais  d'aller  et  devenir,  de  parler  et  de  gesticuler 
n'empêcha  pas  que  le  soliloque  intérieur  ne  con- 
tinuât : 


LF,    NRGIIE  267 

—  «  Que  leur  dirai-je?...  Que  j'avais  vendu 
ma  pièce  pour  les  dix  mille  francs  qui  les  ont 
sauvés —  Et  eux,  que  me  diront-ils  ?  Eug^ène  com- 
prendra-t-il  les  raisons  si  léjjitimes  qui  m'auront 
forcé?...  A  quoi?...  C'est  positif  pourtant...  à  man- 
quer à  ma  parole.  Eugène  me  reg^ardera,  comme 
m'aurait  reg^ardé  mon  frère...  » 

Et,  distinctement,  la  phrase  de  Tournade  qui 
l'avait  tant  révolté  tout  à  l'heure  se  prononça  de 
nouveau  dans  sa  pensée  :  «  L'honneur  du  nom, 
cest  de  faire  face  à  vos  engagements.  Faites  face  aux 
vôtres!...  »  Il  répéta  :  «  Faites  face  aux  vôtres!  » 
Son  cœur  battait.  Lui  qui  savait  par  cœur  les 
moindres  mots  de  sa  comédie,  il  écoutait,  une 
des  artistes  ouvrait  la  toute  dernière  scène.  Lui- 
même,  il  attaquait  une  tirade  après  laquelle  la  fin 
était  très  proche.  L'obligation  de  prendre  le  parti 
décisif  était  là.  Ses  yeux  allèrent  de  nouveau, 
par-dessus  tous  les  visages,  chercher  ceux  d'Eu- 
gène et  de  sa  femme.  Leurs  yeux  à  eux  croisèrent 
les  siens.  Il  sentit  qu'il  lui  serait  impossible  de  les 
revoir,  l'un  et  l'autre,  s'ils  avaient  cessé  de  l'esti- 
mer tout  à  fait,  et  il  sentit  aussi  avec  une  affreuse 
et  irrésistible  évidence  qu'ils  ne  l'estimeraient  pas 
tout  à  fait  s'il  protvjstait  sa  signature.  En  la  met- 
tant au  dos  du  chèque,  cette  signature,  n'avait-il 
pas  pris  un  engagement  définitif?  La  voix  lai 
redit  :  «  La  probité  de  la  maison  Planteau-Char- 
din.n  C'était  à  la  seconde  même  où  la  suprême 


268  LE   CŒUR    ET    LE    METIER 

réplique  tombait,  parmi  les  applaudissements  fré- 
nétiques de  la  salle  en  délire...  Le  vieux  coiiié- 
dien  les  entendait  comme  en  un  rêve,  et,  comme 
en  un  rêre,  il  s'avançait  jusqu'à  la  rampe  et  il 
s'écoutait  dire  : 

—  "  Mesdames  et  messieurs,  la  comédie  que 
nous  avons  eu  l'honneur  de  représenter  devant 
vous  est...  de  M.  Jacques  Tournade!...  » 


VI 


Vingt  minutes  plus  tard,  et  alors  que  Pîanteau, 
remonté  dans  sa  loge,  était  occupé  à  se  désha- 
biller, après  avoir  échappé  comme  il  avait  pu  aux 
félicitations  du  foyer  et  des  coulisses,  un  des 
garçons  du  théâtre  lui  remettait  une  lettre,  sur 
l'enveloppe  de  laquelle  le  comédien  reconnut  une 
écriture  qui  le  fit  tressaillir.  Une  lettre?  Non,  car 
l'enveloppe  ne  contenait  qu'une  carte  sur  laquelle 
le  soi-disant  auteur  de  la  triomphante  Belle-bille 
avait  griffonntj  :  «Vous  avez  tenu  votre  parole,  je 
tiens  la  mienne.  »  Un  chèque  y  était  joint  qui  portait 
bien  le  chiffre  de  ces  trente  mille  francs  annoncés 
par  Tournade  comme  prix  du  silence.  Au  même? 
instant  le  visage  souriant  du  neveu  de  l'acteur 
apparaissait  dans  rentre-bàillement  de  la  porte  : 


LE   NÈGRE  «69 

—  a  C'est  toi,  Eugène?»  dit  l'oncle.  «Je  suis 
à  toi,  mon  ami...  » 

Et  tout  en  parlant  il  avait  saisi  lui-même  une 
enveloppe,  sur  laquelle  il  écrivit  le  nom  de 
M.  Jacques  Tournade.  Il  chercha  une  carte  danâ 
son  portefeuille,  et,  du  même  crayon,  il  y  traça 
ces  mots  :  «  Un  Planteau  n'est  pas  un  Tournade.  » 
Puis,  déchirant  le  chèque  en  plusieurs  morceaux, 
il  gflissa  le  tout  dans  l'enveloppe  qu'il  ferma,  et  la 
remettant  au  porteur  : 

—  «  Voilà  ma  réponse,  »  dit-il.  «  M.  Tournade 
l'attend,  n'est-ce  pas?  Remettez-la-lui  tout  de 
suite,  n 

Et  se  tournant  vers  son  neveu  qui,  par  discré- 
tion, s'était  tenu  sur  le  seuil,  d'où  il  n'avait  pu 
suivre  ce  manèfje  : 

—  «  Mon  auteur  me  priait  à  souper,  ce  soir... 
J'ai  refusé.  Je  compte  bien  que  c'est  avec  toi  et 
ta  femme  que  je  souperai...  Je  vous  invite...  Tu 
veux  bien?...  Ah!  quelle  chance!  ma  soirée  sera 
complète.  Tu  as  vu  comme  on  m'a  applaudi.  Ça, 
c'est  pour  l'acteur.  Maintenant  nous  allons  fes- 
toyer en  famille,  et  parler  du  passé  et  de  ton 
pauvre  père.  Ça,  c'est  pour  l'homme.  » 

—  «  Que  vous  êtes  bon,  mon  oncle,  »  dit  Eu- 
gène, «  de  ne  pas  trop  vous  ennuyer,  vous,  un 
grand  artiste,  avec  d'humbles  bourgeois,  comme 
nous !...  » 

—  «   Des    bourgeois?.,.    »     s'écria    Planteau. 


ÛIO  LE    COEUR    ET    LE    METIER 


(1  Mais  est-ce  que  je  ne  suis  pas  un  bourgeois,  moi 


aussi?...  » 


Et  il  ajouta,  d'un  ton  que  le  successeur  des 
Planteau-Ghardin  ne  pouvait  pas  comprendre  : 

—  «  Oui,  j'en  suis  un  de  bourgreois,  et  tu  ne 
sauras  jamais  comoie  je  suis  Ser  d'en  être  un  ! ...  = 


Janvier  1905. 


CORDÉLIA 


Nous  discutions  dans  un  ang^le  de  salon,  au 
cercle ,  après  le  dîner ,  et  à  l'occasion  d'une 
actrice  étrangère  qui  faisait  courir  tout  Paris.  Elle 
devait  jouer  à  l'une  des  prochaines  représenta- 
tions du  susdit  cercle.  Le  propos  était  tombé  sur 
le  problème  posé  par  Diderot  dans  son  célèbre 
Paradoxe  :  a  La  sensibilité  du  comédien  doit-elle 
être  réelle  ou  simulée?  »  On  connaît  la  boutade 
du  philosophe ,  et  comme  il  conclut.  Il  nous 
montre  Lekain  jouant  le  rôle  de  INinias  dans  le 
Sétmramis,  de  Voltaire.  Il  sort  du  tombeau  de  son 
père,  où  il  a  ég^orgé  sa  mère,  la  face  convulsée, 
les  membres  tremblants  ,  les  cheveux  épars  . 
La  salle  frémit  d'épouvante.  Lui,  cependant, 
voit  sur  le  plancher  une  pendeloque  de  dia- 
mants qui  s'est  détachée  de  l'oreille  d'une 
actrice,  et  il  la  repousse  soigneusement  du  pied. 
«  Qu'est-ce  donc  que  Lekain-Ninias?  C'est  un 
homme  froid  qui  ne  sent  rien,  mais  qui   figure 


272  LE  CCŒUR    ET    LE   MÉTIER 

supérieurement  la  sensibilité.  Il  a  beau  s'écrier  : 
«  Oùsuis-je?»  Je  lui  réponds  :  «Tu  le  sais  bien,  tu 
»  es  sur  les  planches  et  tu  pousses  du  pied  une 
»  pendeloque  vers  la  coulisse...  »  Pourquoi  ce  pro- 
blème, évidemment  insoluble,  a-t-il  le  don  de 
passionner  toujours  la  conversation?  Tant  il  y  a 
que  ce  soir-là  l'une  et  l'autre  thèse,  celle  de  l'émo- 
tion des  grands  artistes  et  celle  de  leur  froideur, 
furent  soutenues  avec  une  égale  vivacité.  Je  ne 
rapporterai  pas  des  arguments,  trop  souvent  répé- 
tés pour  offrir  un  véritable  intérêt.  Mais  voici  une 
anecdote  que  nous  raconta  un  des  interlocuteurs, 
le  plus  compétent,  peut-être.  C'était,  et  c'est 
encore,  un  des  dramaturges  féconds  de  notre 
époque.  Je  dois,  pour  être  véridique,  ajouter 
qu'il  venait  d'essuyer,  coup  sur  coup,  deux 
échecs  et  qu'il  les  attribuait,  comme  de  juste,  à 
ses  interprètes.  Il  n'était  donc  pas  disposé  à  l'in- 
dulgence envers  les  citoyens  de  Gabotinville. 
Exceptionnelle  ou  non,  l'histoire  m'a  paru  mériter 
d'être  recueillie.  Je  la  transcris  telle  quelle,  sans 
prendre  à  mon  compte  la  misanthropie  du  narra- 
teur, dont  le  ton  sera  très  reconnaissable  aux  per- 
sonnes qui  l'auront  rencontré,  ne  fût-ce  qu'une 
fois.  Moi,  je  ne  l'aurai  pas  nommé. 


CORDÉLIA  273 


m  Vous  VOUS  souvenez  «  ,  commença-t-il,  «  d'une 
très  jolie  comédienne,  morte  trop  jeune  pour 
avoir  donné  sa  mesure,  Henriette  Jacques?... 
Oui?  Alors  vous  vous  la  rappelez  à  la  Porte-Saint- 
Martin,  quand  un  directeur  littéraire  —  Dieu 
vous  préserve  de  l'espèce,  si  vous  avez  des  actions 
d'un  théâtre  quelconque!  —  s'avisa  de  m.onter  le 
Roi  Lear,  de  Shakespeare,  adapté  par  un  poè^e 
intransigeant.  — Ah  !  l'autre  sotte  espèce!  —  Mais 
quel  succès  Henriette  eut  dans  Gordélia!  Lors- 
qu'elle s'approchait  de  son  père  endormi,  en  mur- 
murant :  Il  Quand  vous  n  auriez  pas  été  leur  père, 
M  CCS  boucles  blanches  auraient  dû  provoguer  leur 
n  pitié,  1)  et  qu'au  mot  du  fou  :  «  Je  crois  que 
w  cette  dame  est  mon  enfant  Cordélia  «  ,  elle  répon- 
dait :  "  Oui,  je  la  suis,  je  la  suis!...  »  il  n'y  avait 
pas  à  dire  «  mon  bel  ami  »  ,  elle  vous  prenait  le 
cœur  avec  la  main.  Je  suis  allé  l'entendre  pro- 
noncer ces  deux  phrases,  moi  qui  vous  parle, 
dix  fois  peut-être  sur  les  vingt-cinq  qu'on  a  donné 
le  drame.  Je  n'étais  pas  tout  à  fait  le  vieux  mon- 
sieur d'aujourd'hui.  Tout  de  même,  je  n'avais 
p^ns  l'âge   des  enthousiasmes  juvéniles.    J'avais 

18 


«74  LE   COEUR    ET    LE   MÉTIER 

nios  cinquante  ans  sonnés,  dont  trente  de  théâtre, 
et  j'avais  fait  représenter  à  peu  près  autant  de 
pièces.  Hé  bien!  Quand  Henriette  Jacques  jouait 
cette  scène,  peu  s'en  fallait  que  je  n'y  allasse  de 
ma  petite  larme  —  c'est  le  style  de  l'endroit,  ex- 
cusez-m'en. Un  détail  aug^mentait  encore  pour 
moi  l'intérêt  de  ce  jeu  de  l'artiste.  Étant  allé  la 
complimenter  dans  un  entr'acte,  elle  m'avait  fait 
la  confidence  des  secrets  chagrins  qui  lui  ren- 
daient son  rôle  si  cher  :  —  «  C'est  trop  naturel 
1»  que  je  le  tienne  bien  »,  m'avait-elle  dit.  «Il  est 
•  comme  écrit  pour  moi.  Je  le  sens  tellement. 
»  Vous  savez  ou  vous  ne  savez  pas  que  je  suis  une 
»  enfant  trouvée.  Depuis  que  je  me  connais,  j'ai 
M  tant  souffert  de  n'avoir  pas  eu  un  père  et  une 
"  mère  à  aimer!  Je  les  ai  tant  aimés  en  regrets!... 
«  Quand  je  suis  Gordélia,  je  m'imagine  que  je  les  J 
»  ai  retrouvés,  et  que  je  me  dévoue  à  l'un  deux 
1)  et  à  son  malheur...  C'est  toute  la  tendresse  que 
»  je  n'ai  pas  pu  leur  montrer  qui  m'emplit  l'âme. 
»  Je  vous  le  répète,  je  sens  le  personnage  comme 
»  si  je  l'étais,  et,  ce  que  je  sens,  je  le  joue  bien. 
»  Ce  que  je  ne  sens  pas,  je  ne  peux  pas  le  jouer... 
»  Tout  le  talent  de  l'artiste  pour  moi  est  ici...  » 
«  Elle  avait  mis  sa  petite  main  sur  son  cœur  avec 
une  grâce  modeste  qui  semblait  si  sincère  que  je 
n'avais  pas  souri  de  cette  profession  de  foi,  ni 
douté  de  ce  récit.  —  Si  vous  aviez  vu  ses  yeux  ! 
—  lil  je  lui  avais  demandé  : 


COR  DELIA  275 

—  «  Mais  puisque  vous  avez  tant  désiré  retrou- 
»  ver  vos  parents,  vous  avez  dû  les  chercher?. . .  » 

—  «  Si  je  les  ai  cherchés!  »  s'était-elile  écriée, 
»  Mais  sur  quels  indices?...  Hélas!...  J'ai  été  re- 
»  cueillie  par  de  braves  bourgeois,  qui  m'avaient 
)'  ramassée,  âgée  de  deux  jours,  sur  le  pas  de 
»  leur  porte,  rue  de  Grenelle.  J'étais  roulée  dans 
I)  des  chiffons,  sans  une  seule  marque,  bien  en- 
»  tendu...  Je  n'avais  sur  moi  que  cette  demi* 
»  pièce  d'argent,  que  j'ai  toujours  gardée,  comme 
»  un  porte-bonheur,  et  puis  avec  l'idée  que 
»  quelque  jour,  tout  de  même,  le  hasard  me  met- 
1'  trait  en  présence  de  celui  ou  de  celle  qui  a  dû 
»  m'abandonner.  Oui.  Ils  ont  dû  le  faire.  Je  ne 
r>  leur  en  veux  pas.  Je  ne  leur  en  ai  jamais 
»  voulu...  Rien  que  ce  petit  signe  de  reconnais- 
»  sance  suspendu  à  mon  cou  me  prouve  que  ça 
»  n'a  pas  été  leur  faute...  Ils  ont  été  pris  dans 
y  quelque  drame,  voilà  tout...  » 

«  La  demi-pièce  d'argent  dont  elle  me  parlait 
ainsi,  avec  un  attendrissement  contenu,  comme  il 
sied  à  une  fille  qui  ne  veut  pas  avoir  jugé  des 
parents,  même  criminels,  était  un  des  deux  mor- 
ceaux d'une  monnaie  de  deux  francs,  coupée  très 
exactement  par  le  milieu  et  trouée  de  manière  à 
permettre  d'y  passer  un  fil.  Ce  petit  fétiche  tin- 
tinnabulait au  bracelet  de  la  comédienne,  entre 
d  autres  bijoux  d'une  autre  origine.  Qu'il  y  restât 
témoignait  tout  de  même  en  faveur  de  sa  sincé- 


276  LE  COEUR   ET    LE   METIER 

rite,  et,  je  vous  répète,  elle  était  si  jolie,  avec  ses 
yeux  couleur  de  noisette  qui  luisaient  si  douce- 
ment sur  son  teint  de  blonde,  tout  en  elle  était 
si  délicat,  l'attache  de  son  cou,  celle  de  ses 
poignets,  ses  mains,  ses  pieds,  ses  moindres 
gestes  décelaient  une  telle  finesse  de  nature  que,  | 
pour  une  fois,  mon  expérience  de  vieux  routier 
dramatique  fut  en  défaut. 

—  «Elle  a  pourtant  bien  Tairde  tout  ce  qu'elle 
»  dit»  ,  songeais-je,  en  sortant  de  sa  loge  ce  soir-là. 
»  Et  pourquoi  ne  serait-ce  pas  vrai?  De  qui  peut- 
»  elle  bien  être  la  fille?  Penser  que  son  père  et 
»  sa  mère  se  repentent  peut-être  de  cet  abandon, 
»  qu'ils  l'aiment  aussi  sans  la  connaître,  qu'ils  la 
»  cherchent  et  qu'ils  ne  la  trouveront  jamais,  à 
»  moins  que  ce  hasard  dont  elle  parle  ne  les 
»  remette  faceàface.  C'est  son  seul  côté  théâtre, 
»i  cette  foi  à  un  hasard  qui  n'a  jamais  eu  lieu 
I)  qu'au  dernier  acte  des  comédies...  C'est  la 
»  preuve  qu'elle  croit  aux  pièces  qu'elle  joue. 
»  Elle  s'imagine  que  c'est  arrivé,  comme  pour 
»    Cordélia!  Elle  est  si  jeune  !..    » 


II 

«  J'étais  beaucoup  plus  jeune  qu'elle,  malgré 
mon  demi-siècle.  Le  hasard,  en  effet,  allait  me 


CORDÉLIA  277 

le  démontrer,  —  ce  hasard  qui  reste,  entre  paren- 
thèses, la  plus  grande  vérité  de  l'art  dramatique. 
J'en  suis  venu,  en  vieillissant,  à  cette  conclusion, 
que,  si  le  théâtre  ressemble  à  la  vie,  c'ost  par 
l'inattendu  de  ses  dénouements.  Creusez,  creusez, 
et  vous  n'aurez  pas  de  peme  à  constater  que  cet 
apparent  paradoxe  est,  comme  celui  de  Diderot, 
un  simple  truisme.  Justement,  le  cas  de  la 
petite  Jacques  m'en  a  été  un  exemple  de  plus. 
Quelques  semaines  après  la  conversation  que  je 
viens  de  vous  rapporter,  je  me  trouve  obligé 
d'aller  à  l'Odéon,  une  après-midi.  Premier  ha- 
sard. Je  rencontre  sous  les  galeries  de  ce  théâtre 
un  camarade  de  jeunesse  avec  lequel  je  n'avais 
pas  causé  depuis  des  armées.  Second  hasard.  Nous 
faisons  ensemble  quelques  pas,  sur  le  trottoir  de 
la  rue  de  Médicis,  et  la  pluie  se  met  à  tomber. 
Troisième  hasard.  Nous  entrons  dans  le  premier 
café  qui  se  présentée  nous.  Quatrième  hasard.  Et 
que  penserez-vous  du  cinquième?  Je  m  aperçois 
que  le  garçon  qui  vient  nous  demander,  à  mon 
camarade  et  à  moi,  quelle  consommation  nous 
voulons  prendre  porte  à  sa  chaîne  de  montre  un 
morceau  d'argent  taillé  en  forme  de  demi-cercle. 
J'y  regarde  de  plus  près.  C'était  la  moitié  d'une 
pièce  de  deux  francs.  La  vue  de  cette  breloque 
singulière  me  fait  songer  à  celle  que  la  Cordéiia 
de  la  Poi'te-Saint-Martin  avait  secouée  si  gra- 
cieusement à   son   poignet,    eu  m'initiant  à  ses 


27»  LE   CCffiUR    ET    LE    METIEB 

mélancolies  d'orpheline.  —  Oui,  que  penserez- 
vous  d'une  pareille  rencontre?...  Ce  que  j'en  pen- 
sai moi-même  sur  le  moment,  ce  que  j'en  pense 
aujourd'hui,  en  vous  racontant  l'histoire  :  le  plus 
éhonté  des  fournisseurs  de  l'Ambigu  n'oserait  pas 
poser  une  péripétie  de  drame  sur  une  pareille 
aventure.  Elle  a  aussi  peu  de  chances  d'être  vraie, 
que  nous  n'en  aurions,  nous,  de  déjeuner  de- 
main, si  nous  comptions  sur  le  gros  lot  d'une 
loterie  tirée  à  cinq  cent  mille  billets.  Il  arrive 
cependant  que  des  gens  gagnent  le  gros  lot,  et  il 
arrive  aussi  qu'une  enfant  trouvée  a  vécu  vingt- 
cinq  années  durant  sans  rencontrer  une  seule 
trace  qui  la  mît  sur  la  voie  de  son  origine. 
Puis  il  suffit  d'une  conversation  avec  un  étranger 
et  d'une  visite  de  cet  étranger  dans  un  estaminet 
d'un  quartier  où  il  ne  va  pas  dix  fois  par  an  pour 
que  cette  trace  apparaisse  tout  à  coup,  —  et  le 
reste.  Depuis  ce  jour-là,  je  n'ai  plus  jamais  souri 
des  dénouements  de  Molière,  vous  savez,  quand 
l'amoureux  qui  va  être  éconduit  découvre  qu'il 
est  le  fils  de  l'ami  intime  du  père  de  la  jeune  fille. 
Il  y  a  une  philosophie  profonde  dans  ces  fins  de 
pièces.  Le  grand  observateur  qu'était  l'auteur 
du  «  Tartufe  »  et  de  «  l'Avare  "  a  entendu 
nous  montrer  par  là  que  les  événements  les  plus 
décisifs  delà  vie  échappentàla  probabilité.  Creusez 
toujours.  Revenez  en  pensée  sur  votre  propre 
existence  et  dites  si  les  tournants  de  votre  destinée 


GORDELIA  STf 

n'oril  pas  été  déterminés  par  des  rencontres  qu'il 
vous  eût  été  parfaitement  impossible  de  pré- 
voir?.., 

«  Je  reviens  à  mon  anecdote.  Quand  jeu» 
remarqué  la  demi-pièce  d'ar^^ent  à  la  chaîne  dft 
montre  du  garçon,  je  n'acceptai  pas  tout  de  suite 
l'idée  qu'il  pût  y  avoir  le  moindre  rapport  entre 
ce  pauvre  diable,  calamiteux  et  pitoyable,  qui 
guettait  notre  pourboire,  et  l'actrice  à  la  mode, 
si  aristocratique  de  physionomie,  de  gestes  et  de 
tournure.  Je  me  dis  ce  que  vous  vous  seriez  dit  : 

«  Tiens,  un  fétiche  comme  celui  de  la  petite 
»    Jacques...  »  Et  puis,  en  riant  intérieurement  : 

«  Ce  serait  drôle  si  c'était  l'autre  moitié  de  sa 
»  pièce  à  elle?...  »  Et  je  n'eus  pas  même  la  peine 
de  chasser  cette  pensée.  Elle  s'en  alla  toute  seule, 
comme  font  les  idées  que  l'esprit  ne  conçoit  que 
pour  les  rejeter,  tant  elles  sont  extravagantes.  Je 
continuai  donc  à  causer  avec  mon  compagnon, 
sans  plus  m'occuper  de  l'homme,  sinon  pour  le 
regarder  de  ce  regard  qui  est  bien  une  observa- 
tion, mais  toute  irréfléchie,  toute  instinctive.  Il 
pouvait  avoir  de  quarante-cinq  à  cinquante  ans. 
Il  était  chauve  avec  une  face  maigre  de  dyspep- 
tique, fortement  alcoolisé.  Les  taches  rouges  du 
front  et  des  joues  dénonçaient  l'habitude  invé- 
térée du  petit  verre,  le  grand  danger  de  ce 
métier.  L'expression  était  plutôt  abêtie  que  triste, 
la  tenue  assez  propre,  comme  de  quelqu'un  qui 


280  LE   COEUR    ET   LE    METIER 

n'a  pas  (l'autre  vice  que  d'aimer  trop  1'  «  apéritif)» 
et  le  «  gloria  » .  Bref,  rien  ne  désig^nait  ce  person- 
nage à  mon  attention  que  la  moitié  de  pièce.  Je 
la  voyais,  à  chacun  de  ses  mouvements,  remuer 
contre  la  chaîne  d'argent  passée  à  son  gilet,  et  il 
faut  croire  que  mon  imagination  travaillait,  à 
mon  insu,  durant  cette  contemplation  machinale, 
car,  une  fois  sortis  du  café,  mon  ami  et  moi,  et 
comme  je  reprenais  seul  le  chemin  de  la  Rive 
Droite,  l'idée  chassée  tout  à  l'heure  se  représenta 
soudain.  Cette  fois  elle  me  parut  si  peu  extra- 
vagante qu'elle  me  fit  m'arrêter  d'abord,  et  reve- 
nir du  côté  de  l'estaminet  : 

—  "  11  n'y  a  pourtant  rien  d'absolument  im- 
possible M  ,  me  disais-je,  «  à  ce  que  ce  garçon 
M  soit  le  père  de  cette  petite...  On  a  vu  des  ren- 
»  contres  plus  extraordinaires...  Qu'est-ce  que  je 
•    risque,  d'ailleurs,  à  l'interroger?...  » 


III 


«  En  vous  racontant  cette  histoire  après  coup, 
je  crois  discerner  que  ce  retour  vers  le  petit  café, 
procédait  d'un  intérêt  qui  n'était  pas  seule- 
ment de  la  curiosité.  On  a  beau  avoir  traîné  dans 
les    coulisses,   trente   années    durant,    on  garde 


COKDEI-IA  581 

toujours  en  soi  d  insondables  réserves  de  duperie 
sentimentale  au  service  d'une  personne  qui  vous 
regarde  avec  les  prunelles  brunes  qu'avait  la  petite 
Jacques,  et  qui  vous  sourit  du  sourire  qu'elle  sa- 
vait prendre.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  n'étais  pas 
resté  absolument  incrédule  aux  jolies  pbrases 
qu'elle  avait  débitées  de  sa  voix  douce,  sur  ses 
mélancolies  d'enfant  sans  père  et  sans  mère.  Je 
n'y  croyais  pas  non  plus  tout  à  fait,  en  sorte 
qu'au  fond,  très  au  fond,  le  vague  projet  d'une 
épreuve  se  dessinait  devant  ma  fantaisie,  au 
f  cas,  après  tout  possible,  où  il  y  aurait  quelque 
rapport  entre  les  deux  demi-pièces  d'argent, 
celle  que  semblait  garder  avec  tant  de  soin  le 
pauvre  verseur  de  mazagrans  du  Café  Latin  — 
ainsi  s'appelait  l'estaminet  —  et  celle  que  por- 
tait à  son  bracelet  la  Gordélia  du  boulevard,  qui 
arrivait  au  tbéâtre  dans  un  coupé  à  elle,  tout 
emmitouflée  de  zibelines.  Si  d'ailleurs  la  char- 
mante lille  m'avait  été  indifférente,  aurais-je  eu 
un  petit  battement  de  coeur  à  pousser  de  nou- 
veau la  porte  du  café  et  à  questionner  I  homme, 
après  lui  avoir  commandé  le  plus  bourgeois  des 
bocks  : 

—  «  Vous  avez  là  une  breloque  qui  m'intrigue,  » 
liù  dis-je.  Et  devant  son  étonnement.  «  Oui  » , 
insistai-je,  «  j'ai  vu  exactement  la  même,  voici 
»»  quelques  jours,  à  une  jeune  dame  qui  m'a  ra- 
»    conté  qu'elle  était  une  enfant  trouvée,  et  que 


282  LE   COEUR    ET    F.E    METIER 

M    c'était  le  seul  signe  de  reconnaissance  qui  eût 
»    été  laissé  sur  elle...  » 

—  «  Une  jeune  dame?  »  me  répondit-il.  Une 
singulière  lueur,  qui  annonçait  de  la  défiance  à  la 
fois  et  un  saisissement  passa  dans  ses  yeux. 
Il  hésita  une  seconde,  puis,  comme  impulsive- 
ment, il  répéta  :  «  Une  jeune  dame?  Et  quel  âge 
»    a-t-elle?  » 

—  «Vingt-trois  ans  environ  »,  lui  répondis-je. 

—  «  Et  vous  dites  qu'elle  a  été  abandonnée 
w  avec  une  demi-pièce  de  monnaie,  comme  celle- 
»    là,  quand  elle  était  toute  petite  fille?...  » 

—  «  Une  demi-pièce  de  deux  francs  »  ,  repris- 
je.   "  Et  celle-là  est  de  combien?  » 

—  <'  De  deux  francs  aussi  »  ,  répliqua-t-il.  Et 
n  cette  dame  ne  vous  a  pas  dit  où  elle  a  été  trou- 
V    vée?. ..  » 

—  «  Non  »  ;  répondis-je,  et  je  mentais.  Mais 
ridée  d'un  chantage  à  craindre  m'avait  traversé 
la  tête.  Avant  de  lui  donner  un  détail  plus  précis, 
je  voulais  qu'il  allât  plus  loin  lui-même  dans  les  '■ 
confidences,  et  j'ajoutai  :  «  Qu'est-ce  que  cela  vous 
»    fait?...  .) 

—  «  Ce  que  cela  me  fait?»  dit-il.  Il  hésita  de 
nouveau,  et,  haussant  un  peu  les  épaules  :  «  Mais 
i>  rien,  c'est  vrai,  absolument  rien  »  ,  et  il  me 
quitta  pour  aller  servir  deux  consommations  qui 
lui  étaient  réclamées  d'une  table  voisine. 

—  «  Je  m'y  suis  mal   pris  " ,  songeais-je,  en 


GORDKLIA  283 

rétudiant  du  coin  de  l'œil,  qui,  debout  mainte- 
nant près  du  comptoir,  ouvrait  un  journal  illustré 
d'un  air  indifférent.  «  Il  ne  parlera  pas.  Il  a 
»  pourtant  quelque  chose  à  dire...  Je  reviendrai 
»  demain...  Peut-être  aura-t-il  réfléchi  et  sera- 
»    t-il  décidé  à  me  raconter  son  histoire...  » 

«  Décidé  moi-même  à  m'en  aller,  je  frappai 
le  marbre  de  la  table  contre  la  poignée  de  ma 
canne  pour  appeler  le  personnage  et  lui  demander 
ce  que  je  lui  devais.  Il  vint  à  moi  avec  un  visage 
qui  fuyait  mon  regard,  mais  je  pus  constater,  tan- 
dis qu'il  cherchait  dans  sa  sacoche  de  la  monnaie 
pour  me  vendre,  que  sa  main  tremblait  un  peu. 
Subitement,  comme  je  me  préparais  à  prendre 
mon  chapeau  et  mon  pardessus  appendus  à  la  pa- 
tère,  il  m'interpella  d'une  voix  sourde,  à  dessein  : 
—  «  C'est  vrai,  monsieur,  ce  que  vous  m'avez 
»  dit  tout  à  l'heure?»  et,  sur  mon  geste  aflirmatif  : 
«i  Je  vous  en  supplie,  monsieur  »  ,  continua-t-il, 
V  donnez-moi  un  rendez-vous,  que  je  puisse  vous 
«  causer  ailleursqu'ici...  J'ai  quelque  chose  à  vous 
»  communiquer  de  trop  grave  et  qui  demande  un 
»    peu  de  temps...  » 


«84  LE   COEUR    ET    LE    MLTIEH 


iV 


tt  Ce  n'est  pas  un  peu  de  temps,  comme  i!  disait, 
c'est  beaucoup  qu'il  lui  fallut  pour  me  confesser, 
dans  ce  rendez-vous  que  je  lui  donnai  tout  de 
suite,  vous  pensez  bien,  une  de  ces  lamentables 
histoires  comme  nous  en  lisons  chaque  matin  à 
la  troisième  page  des  journaux.  Imprimées,  elles 
nous  laissent  froids.  Débitées  par  quelqu'un  qui 
s'y  est  trouvé  mêlé  en  chair  et  en  os,  elles  voua 
étouffent  de  pitié,  quoi  que  vous  en  ayez. 
L'homme  s'appelait  Pointut  —  la  singularité 
de  ce  nom  me  l'a  fait  retenir.  A  vingt-deux  ans 
il  servait  dans  une  maison  bourgeoise.  Il  était 
devenu  l'amant  de  la  bonne.  Elle  avait  eu  une 
hlle.  Pauvres  tous  deux  et  n'ayant  que  leurs  gages 
pour  vivre,  ils  avaient  reculé  devant  la  charge 
que  leur  représentait  cet  enfant.  Ils  avaient  résolu 
de  l'abandonner.  A  la  veille  de  commettre  ce 
crime,  le  père  avait  été  pris  d'un  remords.  Il 
avait  fait  couper  en  deux  et  trouer  par  un  ouvrier 
serrurier  de  ses  camarades  la  pièce  de  quarante 
sous  dont  il  portait  la  moitié  à  sa  chaîne  de 
montre.  L'autre,  soigneusement  liée  à  un  cor- 
donnet solide,  était  demeurée  au  cou  de  la  pauvre 


CORDÉLIA  285 

créature,  délaissée  sous  une  porte  cochère  de  la 
rue  de  Grenelle.  — C'était  la  preuve  de  la  preuve 
que  ce  nom  de  rue  !  —  Le  sieur  Pointut  avait-il 
gfardé,  avec  le  susdit  objet,  quelque  remords  de 
ce  délaissement,  et,  en  me  racontant  sa  faute, 
obéissait-il  à  un  secret  sursaut  de  conscience?  Ou 
bien,  s'étant  vu  interrogé  par  un  monsieur  bien 
mis,  avait-il  aperçu,  au  cas  où  la  dame  à  la  demi- 
pièce  d'argent  serait  sa  fille,  quelque  chance 
d'un  secours  généreux,  d'une  petite  rente?  Je  n'ai 
pas  cherché  à  résoudre  cette  énigme.  A  coup  sûr 
il  avait  dans  la  voix,  pour  m'expliquer,  sinon  pour 
excuser  son  action  passée,  l'émotion  d'un  regret 
véritable.  Peut-être,  l'alcool  aidant,  ne  mentait-il 
pas?  D'ailleurs,  ce  n'était  pas  le  degré  de  sa  sin- 
cérité qui  m'intéressait,  tandis  que  je  l'écoutais 
me  raconter  les  douloureux  épisodes  de  son  exis 
tence  après  cet  abandon  :  la  malédiction  du  sort 
pesant  sur  lui,  la  mort  de  sa  complice,  emportée 
presque  aussitôi.  par  une  fièvre  typhoïde,  lui-même 
roulant  de  place  en  place,  pour  échouer  dans  ce 
café  de  dernier  ordre,  son  espérance,  toujours 
déçue,  de  savoir  du  moins  ce  qu'était  devenue  sa 
fille.  Je  ne  pensais  qu'au  moyen  de  vérifier,  d'une 
manière  encore  plus  indiscutable,  si  cette  fille 
était  réellement  Henriette  Jacques.  Mais  com- 
ment, sans  lui  donner,  à  lui,  quelque  indice  qui 
lui  permis  la  tentative  de  chantage  à  laquelle  je 
continuais  de  penser,  au  cas  où,  malgré  tout,  il 


a86  LE    COEUR   ET   LE    METIER 

ne  serait  pas  le  père?  Car  enfin  la  rue  de  Grenelle 
a  beaucoup  de  portes  cochères,  et  quand  on  est 
dans  le  hasard,  toutes  les  coïncidences  ne  sont- 
elles  pas  possibles? 

—  u  Voulez-vous  avoir  confiance  en  moi  »  ?  lui 
dis-je  enfin.  «  Prêtez-moi  cette  demi-pièce  pour 
»  deux  jours  seulement.  Je  m'arrangerai  pour  la 
1)  rapprocher  de  l'autre.  Nous  saurons  bien  si  ce 
»    sont  les  deux  moitiés  de  la  même  monnaie...  » 


«  Il  ne  fit  pas  de  difficultés  pour  me  confier  le 
précieux  morceau  de  métal,  et,  le  soir  même, 
j'étais  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  et  dans 
la  loge  de  la  petite  Jacques,  entre  deux  actes.  Je  la 
vois  encore  et  le  bouleversement  desesjolis  traits, 
quand,  ayant  tiré  de  ma  poche  la  moitié  de  pièce 
que  m'avait  confiée  Pointut,je  lui  demandai  de 
me  prêter  son  bracelet.  Je  mis  les  deux  morceaux 
d'argent  l'un  contre  l'autre?  Imous  pûmes  cons- 
tater —  car  elle  me  iijgardait  faire  —  que  les 
lignes  de  l'effigie  de  Napoléon  III  frappées  sur  la 
monnaie  secontinuaiesnt  exactement.  Nous  avions 
devant  nous  la  pièce  entière.  Le  doute  n'était  plus 
possible.  L'impression  de  surprise  éprouvée  par 


COhDELIA  281 

la  comédienne  fut  si  forte  qu'elle  en  pâlit  sous  son 
rouge. 

—  «  Mes  parents?  »  dit-elle,  a  Vous  connaissez 
»  mes  parents?...  Ah!  Parlez,  parlez...  Gomment 
»  s'appellent-ils?  Où  sont-ils?.,.  Mais  vite, 
»    vite...  'I 

—  «Vos  parents,  non»  lui  répondis-je...  «Votre 
»  mère  est  morte.  C'est  de  votre  père  que  je  tiens 
»  ceci,  qu'il  m'a  confié  parce  que  je  lui  ai  dit  — 
»  oh!  sans  vous  nommer  —  que  j'avais  remar- 
V  que  une  demi-pièce  semblable  au  bras  d'une 
u  dame,  et  il  m'a  confessé  qu'il  avait,  en  effet, 
«  abandonné  une  petite  fille,  il  y  a  vingt-quatre 
j»  ans,  rue  de  Grenelle,  en  lui  laissant  au  cou  ce 
»    signe  de  reconnaissance... 

—  «  Et  qui  est-ce?  »  demanda-t-elle  avec  an- 
goisse. 

«  Je  n'essaierai  pas  de  vous  expliquer  pourquoi 
cette  demande,  qui  aurait  dû  remuer  en  moi  les 
cordes  de  l'humanité  profonde,  paralysa  soudain 
mon  attendrissement.  Il  était  naturel,  n'est-ce  pas? 
que  je  révélasse  aussitôt  à  cette  fille,  et  les  con- 
ditions dans  lesquelles  j'avais  rencontré  son  père, 
et  sa  profession,  et  toute  son  histoire.  La  Gor- 
délia,  dont  elle  portait  le  costume,  avait  là  une 
occasion  unique  de  pratiquer  le  dévouement 
dont  elle  savait  si  bien  traduire  la  pitié,  quand 
elle  disait,  en  montrant  les  cheveux  blancs  de 
liCar   ;     »    El   tu    as    été  forcé,   painne  père,   de  te 


288  LE    CCffiUR    ET    LE    MÉTIER 

»  loqer  avec  les  pourcemix  et  les  misérables^  sans 
»  asile,  sur  un  fumier  infect!...  »  Il  ne  s'agissait 
pas  d'accomplir  un  de  ces  sacrifices  dont  Shakes- 
peare dit,  avec  sa  magnificence  habituelle,  que 
«  les  dieux  eux-mêmes  leur  doivent  de  F  encens;  » 
non,  mais  de  donner  un  peu  de  bien-être  à  un 
pauvre  homme  qui  avait  certes  été  coupable  avec 
elle,  mais  d'une  de  ces  fautes  où  il  entre  tant  de 
fatalité,  tant  d'humble  misère,  qu'elles  sont  toutes 
pardonnées.  Fut-ce  le  ton  sur  lequel  elle  avait 
jeté  ce  «Qui  est-ce?»  Avais-je  lu  dans  ses  yeux 
ce  qui  bien  réellement  y  était?  Toujours  est-il 
qu'une  tentation  cruelle  s'empara  de  moi  :  celle 
de  mettre  cette  Cordélia  de  théâtre  en  face  du 
peu  romanesque  roi  Lear,  son  père,  brutalement, 
sans  l'y  avoir  préparée,  pour  la  regarder  sentir. 
Se  mêlait-il  à  ma  curiosité  l'attrait  malsain  de 
l'expérience  psychologique,  si  puissant  parfois 
sur  l'homme  de  lettres?  Était-ce  le  petit  commen- 
cement d'intérêt  trop  tendre  dont  je  vous  parlais, 
et  contre  lequel  je  luttais  d'instinct,  afin  de  ne 
m'y  rendre  qu'à  bon  escient,  pour  un  être  qui  en 
fût  digne?  Était-ce  le  dramaturge,  tout  simple- 
ment, qui  rêvait  inconsciemment,  de  la  «  scène  à 
faire?  »  Choisissez  parmi  ces  motifs,  ou  inventez-en 
d'autres.  Le  fait  est  que  je  lui  répondis  : 

—  "  Ne  me  questionnez  pas.  .le  ne  vous  dirai 
»  plus  rien.  Je  veux  que  vous  sachiez  tout  par 
)>    lui-même.   Ce  soir,  à  la  sortie  du  théâtre,  je 


r.0Rniî;T.iA  ««» 

1»  vous  mènerai  chez  lui,  si  vous  le  voulez...  » 
—  a  Si  je  le  veux?...  »  dit-elle.  «  Il  y  a  tant 
»  d'années  que  je  ne  vis  que  pour  cette  minute! 
»  Ah!  jouer  la  comédie  avec  cette  attentera  dans 
»    le  cœur,  comme  c'est  dur  !...  » 

«  On  criait  :  «  En  scène  pour  le  trois  !  »j  tandis 
qu'elle  jetait  ce  filial  soupir.  Pour  ne  pas  y  croire, 
il  aurait  fallu  être  un  monstre,  tant  son  joli 
visage  traduisait  une  impatience  passionnée,  qui 
ne  la  quitta  pas  durant  le  reste  de  la  représenta- 
tion. J'ajouterai,  — et  l^s  mânes  de  Diderot  en 
frémiront  de  joie,  —  qu'elle  n'avait  jamais  joué 
!  ce  rôle,  où  elle  excellait,  avec  aussi  peu  de  talent 
I  que  ce  soir-là,  alors  que  tous  les  mots  qu'elle 
prononçait  convenaient  si  bien  à  sa  situation. 
C'est  en  l'écoutant  que  j'ai  définitivement  donné 
raison  au  philosophe,  et  plus  encore  deux  heures 
après,  quand  se  fut  produit  cette  rencontre  entre 
ce  roi  Lear  du  Café  Latin  et  sa  fille...  Oh!  ce 
ne  sera  plus  long,  maintenant...  Imaginez  la 
petite  Henriette  Jacques  que  vous  vous  rappelez, 
enfoncée  dans  le  coin  de  son  coupé,  —  moi,  à 
côté  d'elle,  —  sur  le  coup  de  minuit,  —  après  le 
spectacle...  J'ai  continué  à  refuser  de  lui  donner 
aucun  renseignement.  Mais  je  lui  ai  laissé  en  main 
les  deux  demi-pièces,  et  je  lui  ai  dit  que  je  la  con- 
duisais auprès  de  son  père.  J'ai  crié  au  cocher 
une  adresse  qu  elle  a  entendue,  et  j'ai  cru  voir 
qu'elle  a  hoché  la  tête,   —  cette  tête  qui  sort  si 

19 


290  LE   CCffiUR    ET    LE   MÉTIER 

petite,  si  gracieuse,  si  délicate,  du  grand  collet 
de  fourrure.  Je  n'ai  pourtaut  fait  que  nommer  la 
rue,  sans  autre  indication.  S'attendait-eîle  que 
son  père  habitât  dans  le  noble  faubourg  où 
elle  avait  été  abandonnée?...  Nous  nous  tai- 
sons tous  deux.  Le  coupé  roule.  Nous  avons 
passé  la  Seine,  le  boulevard  Saint-Germain, 
rOdéon.  L'étroite  façade  du  petit  café  apparaît, 
chétivement  éclairée.  Je  frappe  de  la  canne  à  la 
vitre  du  coupé,  le  cocher  s'arrête  : 

—  «  C'est  ici  » ,  dis-je  à  Henriette  Jacques. 

—  «Ici?»  interrogea-t-elle. 

—  (i  Oui  »  ,  continuai-je,  «  dans  ce  café.  » 

—  «  Dans  ce  café?  )>  répéta-t-elle. 

—  «  Oui  »  ,  repris-je.  «  Le  pauvre  homme  est 
»  employé  là.  Vous  ne  pourrez  pas  vous  tromper. 
«  Il  est  seul  à  servir. . .  » 

(1  Elle  me  regarda  avec  des  yeux  où  il  y  avait 
de  l'effarement  et  de  l'épouvante,  et  elle  put  voir 
qu'il  n'y  avait  pas  trace  d'ironie  sur  rncn  visage. 
La  chose  vous  paraîtra  étrange.  Ma  gorge  était 
serrée  à  cette  minute-là,  et  javais  la  fièvre, 
comme  il  arrive  quand  on  assiste  aux  préparatifs 
d'un  événement  dont  l'issue  peut  être  tragique. 
La  comédienne  parut  délibérer  une  seconde. 
Brusquement,  elle  ouvrit  la  portière  de  la  voiture, 
elle  descendit  et  elle  entra  dans  le  petit  café. 
J'en  étais  à  me  demander  si  je  devais  ou  non  la 


CORDELIA  291 

suivre,  quand  je  la  vis  ressortir,  plus  brusquement 
encore.  Déjà  elle  avait  repris  sa  place  auprès  de 
moi,  refermé  la  portière  et  crié  au  cocher  :  a  A 
»  la  maison  «  ,  et  nous  roulions  de  nouveau  à 
travers  Paris.  Ce  fut  seulement  au  bout  de  quel- 
ques minutes  que,  la  voyant  plongée  dans  un 
farouche  silence,  j'osai  l'interroger. 

—  «  Vous  l'avez  vu?  »  lui  demandai-je  simple- 
ment. 

—  «  Oui  »  ,  fit-elle. 

—  a  Et  qu'est-ce  que  vous  lui  avez  dit?  » 

—  "  Je  ne  lui  ai  pas  parlé  «  ,  répondit-elle.  Et, 
avec  une  violence  aussi  passionnée  que  son  impa- 
tience de  tout  à  l'heure  :  «  Je  ne  veux  pas  le 
»  revoir.  Je  ne  veux  pas  qu'il  sache  que  j'existe... 
u  Rendez-lui  sa  demi-pièce,  »  et  elle  me  la 
5)  tendit,  «et  dites-lui  que  vous  vous  étiez  trompé, 
»  que  les  deux  morceaux  ne  se  raccordent  pas... 
w  Je  ne  veux  pas  de  ce  père!...  Je  n'en  veux  pas! 
«  Je  n'en  veux  pas!...  »  Et  elle  ajouta  cette 
phrase  prodigieuse,  —  laquelle  se  passe  de  com- 
mentaires, comme  on  dit  en  style  de  journaux  : 
«i  Et    penser    que   je    me   croyais    la    fille    d'un 

»  prince  !  "  Vous  me  direz  que  son  ambition  était 
modeste  après  tout.  Gordélia  est  bien  la  fille 
d'un  roi!..,  " 


Mars  1902. 


UNE   CHARITE 


I 


Les  ennemis  les  plus  passionnés  de  l'Église  ca- 
tholique s'accordent  à  lui  reconnaître  une  entente 
profonde  de  la  vie  humaine  et  de  ses  besoins.  Un 
tout  modeste,  mais  bien  significatif  exemple,  est 
la  place  de  ses  grandes  fêtes  qui  distribuent  l'an-» 
née  en  parties  si  bien  découpées,  si  conformes  à 
une  mystérieuse  harmonie  entre  le  temps  et  notre 
personne!  Geuï-là  mêmes  qui  ont  cessé  d'en  subir 
la  vertu  mystique  gardent  une  place  à  ces  fêtes  dans 
leur  sensibilité.  Elles  leur  servent  à  repérer  leurs 
souvenirs.  Ce  sont  les  dates,  heureuses  ou  tristes, 
de  leur  enfance  et  de  leur  jeunesse.  Ils  se  rap- 
pellent la  gaieté  ou  la  mélancolie  de  tel  jour  de 
Noël  ou  de  Pâques.  Ils  ont  tant  ri  à  tel  dîner  des 
Rois!  Tel  réveillon  fut  le  dernier  auquel  ont 
assisté  tel  ou  tel  parent.  Des  visages  à  jamais  éva- 
nouisse dessinent.  Des  émotions  à  jamais  effacées 


\ 

294  LE   COEUR    ET    LK   MÉTIER 

se  ravivent.  Les  compagnons  de  jadis  sont  là  de 
nouveau.  Entre  leur  image  et  la  fête  dont  le  retour 
provoque  cette  résurrection,  il  n'y  a  qu'une  coïn- 
cidence de  hasard.  Tout  de  même,  si  ces  fêtes  ne 
revenaient  pas,  ces  disparus  ne  reviendraient  pas 
non  plus,  et  c'est  de  quoi  donner  pour  nous,  à 
leurs  ombres,  un  peu  de  ce  caractère  religieux 
que  les  Anciens  prêtaient  aux  Mânes. 

Ces  réflexions  m'ont  hanté  souvent,  et  cette 
année,  à  l'approche  du  25  décembre,  plus  encore 
que  d'habitude,  pour  avoir  appris,  il  y  a  six 
semaines,  la  mort,  après  une  longue  maladie, 
d'un  de  mes  camarades  de  vie  littéraire  que  j'ai 
connu  si  jeune,  si  hardi,  si  fringant,  le  romancier 
Julien  Dorsenne.  Je  l'avais  perdu  de  vue,  ces 
années-ci,  comme  il  arrive,  après  avoir  été  son 
inséparable,  pour  le  plus  puéril  des  malentendus. 
Et,  comme  il  arrive  encore,  d'innombrables 
détails  de  notre  intimité  m'obsèdent,  depuis  son 
départ.  Cent  anecdotes  se  représentent  à  ma 
mémoire,  une  entre  autres  qui  se  rattache  préci- 
sément à  un  Noël,  ah  !  bien  lointain  !  Elle  lui  fait 
tant  d'honneur  que  le  désir  m'a  pris  de  la  rapporter. 
Ceux  qui  n'ont  connu,  de  Julien,  que  ses  livres,  y 
verront  la  preuve  que  la  subtilité  parfois  manié- 
rée de  son  talent  ne  l'exprimait  pas  tout  entier,  et 
que  cette  âme  compliquée  était  capable  de  sentir 
très  naïvement,  très  spontanément.  Cette  histoire 


UNE   CHARITE  295 

témoigne  aussi  en  faveur  de  ce  qu'il  faut  bien 
appeler  la  nature  littéraire.  Car,  en  dépit  des  abus 
que  l'on  a  fait  de  la  théorie,  il  est  très  vrai  que 
l'écrivain  constitue,  par  certaines  anomalies  d'es- 
prit et  de  cœur,  une  variété  humaine  à  part,  avec 
des  défauts  et  des  qualités  qui  sont  bien  à  lui.  Nous 
avons  tous,  trop  souvent,  signalé  et  souligné  ces 
défauts  pour  la  plus  grande  joie  du  public,  dans 
nos  livres  et  nos  pièces.  Il  n'est  que  juste  de 
montrer  quelquefois  ces  qualités.  Et  puis,  je 
n'aurais  pas  cette  raison  de  vouloir  conter  ce 
souvenir  de  Noël  que  je  le  conterais  encore,  pour 
le  simple  et  mélancolique  plaisir  de  redevenir  en 
pensée  le  jeune  homme  que  j'étais  en  ces  temps- 
là,  avec  cet  Illimité  de  l'avenir,  non  seulement 
devant  moi,  mais  devant  toute  ma  génération.  A 
vingt-cinq  ans,  on  part  en  guerre  pour  la  con- 
quête du  monde,  à  sept  ou  huit  camarades  que 
l'on  est.  On  se  croit  une  époque,  et  les  plus  for- 
tunés de  la  bande  ne  sontguère,  quand  la  bataille 
est  livrée,  qu'une  date  et  qu'un  nom! 

Un  nom,  —  Dorsenne  l'était  déjà  dans  cette 
année  1880,  date  à  laquelle  se  passa  cette  petite 
scène.  Il  venait  de  publier,  avec  un  succès  que  l'on 
se  rappelle,  son  premier  et  peut-être  son  meilleur 
volume,  ces  Études  de  Fetnnies,  qui  eurent  une 
vogue  immédiate  et  lui  valurent  tant  d'envieux. 
Je  confesserai,  au  risque  de  paraître  me  contre- 


996  LE   COEUR    ET    LE   MÉTIER 

dire,  que  ces  envieux  se  recrutèrent  surtout,  dans 
les  commencements  de  cette  jeune  gloire,  parmi 
les  camarades  de  jeunesse  de  mon  ami,  qui  avaient 
été  aussi  les  miens.  Ils  débutaient,  eux,  dans  les 
journaux  du  boulevard  à  ce  même  moment  où  il 
débutait,  lui,  en  librairie.  Ils  plaçaient  malaisé- 
ment des  articles  mal  payés,  tandis  qu'il  savou- 
rait, du  premier  coup,  l'orgueil  de  voir  un  joli 
chiffre  de  mille  orner  la  couverture  mauve  de 
son  recueil  initial-  Il  était  trop  naturel  que  son 
succès  fût  peu  agréable  à  la  plupart  de  ses  com- 
pagnons de  la  période  d'apprentissage.  Je  dois  à 
la  vérité  d'ajouter  que  leur  mécontentement  ne 
dépassa  guère  l'épigramme  de  brasserie  ou 
d'aielier.  Il  n'y  en  eut  qu'un,  et  qui  avait  été  l'un 
des  intimes  de  Dorsenne,  dont  la  colère  contre  ce 
duccès  fut  si  vive  qu'il  n'en  put  retenir  l'exprès-  1 
sion.  Son  nom  est  aujourd'hui  bien  oublié, 
comme  ces  attaques.  Il  s'appelait  Ambroise  Tory,  i 
Nous  l'avions  connu,  Julien  et  moi,  au  Quartier  ' 
Latin.  Il  était  notre  aîné  de  plus  de  dix  ans  et 
donnait  des  vers  dans  les  Revues  éphémères  qui 
pullulaient,  alors  comme  aujourd'hui,  autour  ; 
de  rodéon.  Du  Quartier  il  avait  émigré  au  \ 
boulevard.  Fatigué  de  composer  des  sonnets  et 
des  tierces-rimes  qui  ne  lui  valaient  que  des 
éloges  de  cénacles,  ou,  pour  dire  plus  juste,  de 
cafés,  il  s'était  misa  écrire,  dans  les  journaux,  des 
■îhroRiques  qui  réussirent.  On  lui  avait  fixé  «  un 


UNE   CHARITÉ  297 

jour  »  ,  pour  parler  l'ar^^ot  professionnel,  clans 
une  feuille  à  présent  disparue,  mais  qui  eut,  elle 
aussi,  son  heure  de  vog;ue.  C'est  là  qu'il  avait 
commencé  d'attaquer  Dorsenne,  d'abord  dans  de 
toutes  petites  phrases  incidentes,  puis  dans  des 
paragraphes  de  plus  en  plus  mordants.  Exaspéré, 
sans  doute,  par  sa  propre  injustice,  il  avait  fini 
par  écrire  contre  Julien  un  de  ces  articles  veni- 
meux, comme  une  ancienne  sympathie  tournée  en 
haine  peut  seule  en  composer,  plein  d'indignes  et 
fausses  allusions  de  vie  privée,  et  dont  chaque 
mot  est  calculé  pour  piquer  un  amour-propre  de 
confrère  aux  places  sensibles.  Si  désintéressé  que 
je  fusse  dans  la  question,  je  me  rappelle  encore 
avoir  eu,  en  lisant  cet  article,  un  horrible  senti- 
ment de  la  cruauté  de  la  vie  d'écrivain.  J'avais 
diné  avec  ces  deux  hommes  tant  de  fois,  je  les 
avais  vus  fraternisant  dans  des  conversations 
d  idées,  se  confiant  des  projets,  l'un  de  poèmes, 
l'autre  de  romans...  et  maintenant  cette  prose 
enfîellée  dont  chaque  mot  transsudait  la  rancune! 

—  "  J'espère  que  je  ne  rencontrerai  pas  Tory 
d'ici  à  quelque  temps  »  ,  —  me  dis-je  en  froissant 
la  feuille  où  l'ex-poète,  enragé  du  triomphe  de  son 
cadet,  avait  essayé  de  lui  gâter  sa  jeune  gloire. 
<•  C'est  vraiment  un  drôle  à  qui  ne  plus  donner  la 
main...  ni  Dorsenne.  Il  doit  avoir  besoin  d  être 
calmé  et  je  ne  ferais  que  le  monter  encore...  " 

La  semaine  ne  s'était  pas  passée  que  je  les  avais 


298  LE   CCœUR    ET    LE   MÉTIKB 

justement   rencontrés    l'un   et   l'autre,  je    peuz. 
presque  dire  l'un  avec  l'autre. 


II 


Ce  fat  contre  Tory  que  je  buttai  d'abord,  sur 
un  trottoir  qui  a  disparu,  comme  les  deux  héros 
de  cette  aventure,  — devant  les  ruines  du  Conseil 
d'Etat.  Je  ne  l'avais  pas  vu  depuis  des  mois  et  je 
demeurai  frappé  par  le  vieillissement  de  son  fin 
visag^eetde  sa  peu  robuste  personne,  au  point  d'en 
oublier  mon  indignation  de  l'autre  jour.  Il  avait 
toujours  été  de  mine  chétive,  mais  ce  n'était  plus 
de  la  pauvreté  de  tempérament  qui  se  lisait  dans 
sa  maig^reur,  dans  ses  cheveux  blancs,  dans  ses 
gestes  nerveux.  C'était  une  fièvre  de  consomption 
qui  devait  tenir  à  des  causes  bien  profondes  Car, 
dans  ses  yeux  bleus,  où  jouait  d'habitude  un 
éclair  d'ironie,  la  flamme  dévorante  de  l'idét 
fixe  brûlait  en  ce  moment.  Il  me  savait  assez  l'ami 
de  Dorsenne  pour  ne  pas  être  sûr  que  sa  diatribe 
m'avait  révolté,  si  elle  m'avait  passé  sous  les 
yeux.  Il  était  trop  tourmenté.  II  n'y  pensa  même 
pas,  non  plus  qu'à  s'étonner  de  la  froideur  de  mon 
accueil,  lorsqu'il  m'aborda. 

—  «  Vous  me  trouvez  bien  changé,  avouez-le»  , 


UNE   CHARITE  299 

me  dit-il  après  que  nous  nous  fûmes  prononcé  les 
phrases  de  banalité  oblig^atoire.  «  C'est  que  je  suis 
tn  p,  trop  malheureux.  Mathilde  est  mourante. . .  » 
Cette  Mathilde  était  une  petite  actrice,  de  joli 
visage  et  de  talent  nul,  avec  laquelle  il  vivait 
maritalement  depuis  des  années.  «  Vous  ne  la 
reconnaîtriez  pas,  si  vous  la  voyiez  » ,  continua- 
t-il.  Cl  Vous  vous  souvenez  comme  elle  était  fraîche 
et  rieuse  et  gracieuse?...  Maintenant  c'est  un 
cadavre  qui  tousse,  et  de  quelle  toux!...  Je  m'en 
vais  de  la  maison  pour  ne  plus  entendre  ce  râle, 
et  j'y  reste  pour  la  voir  encore,  avant  que  je  ne 
l'aie  plus...  Je  ne  sens  vraiment  combien  je  l'aime 
que  depuis  qu'elle  est  atteinte...  Ça  lui  est  venu 
de  notre  misère.  Nous  avons  été  trop  privés» 
avant  que  je  ne  sois  au  ***.  »  Il  me  nomma  juste- 
ment le  journal  où  il  avait  outragé  Dorsenne. 
"Voilà  ma  chance  :  maintenant  que  je  pourrais  lui 
donner  un  peu  de  bien-être,  après  le  dévouement 
qu'elle  a  montré,  elle  s'en  va  !...  Ce  que  je  devien- 
drai quand  je  ne  l'aurai  plus,  je  n'ose  pas  y  pen- 
ser... Ah!  C'est  trop  «iur!  C'est  trop  dur!...  » 

Je  l'entends  encore,  et  l'accent  rauque  de  sa 
voix  pour  proférer  ces  mots  qui  lui  échappaient 
comme  un  gémissement.  Il  lui  fallait  crier  la  souf- 
france dont  il  étouffait.  Ou  aurais-je  trouve  la 
force  de  m'iudigner  encore  contre  lui?  Son  abo- 
minable article  sur  Dorsenne  avait  été,  comme 
cette  plainte,  le  sursaut  exaspéré  d'une  sensibilité, 


300  LE   CŒUR    ET    LE    METIER 

suppliciée  par  une  angoisse  atroce  et  quotidienne- 
ment renouvelée.  Le  bonheur  de  son  jeune  con- 
frère autour  duquel  flottait  —  j'ai  négligée  de 
marquer  ce  détail  —  une  lé(jende  d'heureuses 
amours,  avait  été  intolérable  à  sa  souffrance.  Ce 
n'était  pas  beau,  mais  que  c'était  humain!  Et, 
après  tout,  à  qui  avait  nui  son  injustice?  A  lui- 
même,  en  l'abaissant  devant  sa  propre  conscience. 
Dorsenne  n'en  avait  eu  ni  un  lecteur  ni  un  ami 
de  moins,  et  Tory  avait,  dès  le  lendemain  de  cet 
article,  recommencé  sa  besogne  de  journaliste 
dans  des  conditions  dont  je  n'avais  pas  soupçonné 
la  navrante  tristesse. 

—  «  Ce  n'est  que  la  moitié  de  mon  martyre,  ce 
que  je  viens  de  vous  raconter...  »  continua-t-il. 
«  Voir  Mathilde  s'en  aller  ainsi,  c'est  affreux.  Et 
pourtant,  si  je  pouvais  m'absorber  dans  cette  pré- 
sence que  je  vais  perdre,  qui  m'est  comptée  par 
semaines,  par  jours!...  Mais  le  métier?  Il  faut  le 
continuer  pendant  ce  temps-là,  trouver  des  sujets 
d'articles,  les  écrire,  corriger  des  épreuves.  Il  le 
faut,  pour  l'argent.  Ça  coûte  cher,  une  maladie. 
Il  le  faut  plus  encore  pour  l'abuser,  pour  qu'elle 
ne  sache  pas  qu'elle  meurt.  J'avais  souvent 
entendu  dire  que  les  poitrinaires  ne  se  voient  pas. 
Elle,  la  pauvre,  elle  est  lucide.  Elle  était  si  cou- 
rageuse! Elle  l'est  toujours.  Et  pourtant  je  trouve 
le  moyen  de  la  tromper  un  peu.  Voici  comment. 
Elle  sait  combien  je  lui  suis  attaché,    et  aussi 


UNE  CHARITE  301 

que  j'ai  le  travail  très  difficile,  quand  mon  esprit 
n'est  pas  libre.  Elle  me  voit  composer,  ma 
u  copie  «  paraître,  le  train  de  mes  chroniquee 
ne  pas  s'interrompre.  Elle  en  conclut  qu'elle 
n'est  pas  si  malade  encore,  puisque  je  peux 
noircir  du  papier,  inventer  des  idées,  m'occuper 
i  enfin  de  quelque  chose  qui  n'est  pas  elle...  Je 
l'ai  pu,  en  effet,  jusqu'à  ces  derniers  jours... 
J'aperçois  avec  terreur  le  moment  où  je  ne  le 
pourrai  plus...  Tenez,  nous  sommes  le  23.  J'ai  à 
donner  au  journal  un  conte  de  Noël  pour  demain 
soir...  Je  n'ai  pas  été  capable  d'en  écrire 
une  ligne.  Je  ne  trouve  seulement  pas  de  quoi 
parler...  C'est  un  blanc  dans  mon  cerveau...  Ces 
deux  dernières  nuits  ont  été  si  terribles.  Elle  a  été 
si  mal  !  Je  la  veillais.  Ses  pauvres  joues  étaient 
toutes  creusées,  ses  mains  fiévreuses  et  cette 
toux!...  J'avais  ma  table  pas  très  loin  de  son  lit. 
Je  lui  avais  annoncé  ce  conte,  et  que  je  le  ferais 
là,  auprès  d'elle...  Pour  qu'elle  crût  que  je  travaill- 
ais, je  traçais  des  mots  dépourvus  de  sens  sur  la 
page  blanche...  Elle  m'a  demandé  tout  à  l'heure 
si  j'avais  fini.  Je  lui  ai  répondu  que  oui,  et  que 
j'allais  au  journal  porter  le  texte  et  corriger 
l'épreuve...  J'ai  vu  qu'elle  avait  une  petite  joie  à 
constater  qu'elle  ne  m'avait  pas  empêché  de  faire 
ma  besogne.  Pauvre  chère,  c'est  un  de  ses  soucis 
constants,  l'idée  qu'elle  me  perd,  que  les  inquié- 
tudes qu'elle  me  donne  vont  être  la  cause  qu'une 


302  LE    COEUR    ET    LE    MÉTIER 

fois  de  plus  ma  carrière  sera  brisée,  que  je  ne 
pourrai  pas  remplir  mon  traité  et  garder  ma  situa- 
tion actuelle!...  G'estlafoire  d'empoigne,  ces  sales 
journaux,  voyez-vous.  J'ai  eu  beau  faire  gagner 
des  milliers  d'abonnés  au  ***,  le  directeur  serait 
trop  content  de  me  sacquer,  pour  me  remplacer 
par  quelque  jeune  requin  qui  opérerait  au 
rabais!...  Mais  je  l'écrirai,  ce  conte,  je  trou- 
verai le  sujet.  Je  le  trouverai  et  je  l'écrirai...  » 

Nous  étions,  quand  il  me  répéta  cette  affirma- 
tion, avec  une  frénésie  où  frémissait  son  désespoir 
de  garde-malade  d'une  mourante  adorée,  à  l'angle 
de  la  rue  du  Bac  et  du  quai.  Il  y  avait  là  un  café 
si  solitaire  qu'il  a  fini  par  fermer.  J'y  ai  souvent 
accompagné  Barbey  d'Aurevilly  dans  ma  première 
jeunesse.  «  J'aime  cet  endroit  »  ,  me  disait-il  avec 
sa  grandiloquence  habituelle,  «  parce  qu'il  meurt 
noblement  »  .  Ambroise  Tory,  qui  habitait  à 
quelques  pas  de  là,  rue  de  Bellechasse,  était  un 
habitué  de  cet  estaminet,  j'allais  l'apprendre, 
pour  des  raisons  moins  romantiques. 

—  "  Je  vous  quitte  »  ,  me  dit-il,  «  pour  aller 
essayer  de  les  écrire  tout  de  même,  ces  pajjes. 
Oui,  là.  Je  vous  étonne?  C'est  mon  cabinet  de 
travail,  maintenant,  ce  café.  Quandjesuis  à  bout, 
je  raconte  à  Mathilde  que  je  vais  au  journal, 
comme  tout  à  1  heure,  et  je  viens  ici.  Cette  atmos- 
phère de  tabac  fouette  mes  nerfs,  et  puis  Musset 


UNE   CHARITE  30J 


n'avait  pas  si  tort  de  tant  aimer  la  Muse  verte. 
Vous  y  viendrez.  Elle  donne  des  idées  qunnd  on 
i  n'en  a   plus.   Sinon,   elle  donne  Toubli.  Allons, 
adieu...  » 


m 


Il  avait  à  peine  poussé  la  porte,  et  son  dos 
voûté  venait  de  disjîaraître  dans  les  profondeurs 
du  café  désert,  quand  je  m'entendis  appeler  par 
mon  nom.  Je  tressaillis  à  reconnaître  la  voix  de 
Dorsenne .  Il  passait  en  voiture  sur  le  quai .  M'ayant 
aperçu,  il  frappait  la  vitre  de  sa  canne  pour  qae 
le  cocher  arrêtât  son  cheval.  En  même  temps,  il 
me  hélait.  Une  minute  plus  tôt,  son  diffamateur 
et  lui  se  trouvaient  face  à  face.  Je  tremblai  que 
Tory  n'eût  par  hasard  l'idée  de  ressortir,  et  je  me 
hâtai  vers  le  coupé  de  Julien,  avec  une  rapidité 
qui  le  fit  sourire.  Il  en  avait  deviné  la  cause,  et 
ses  premiers  mots  me  prouvèrent  qu'il  avait 
reconnu  notre  ancien  camarade,  devenu  son  mor- 
tel ennemi  : 

—  «  Tu  n'es  pas  fier  >» ,  commença-t-il,  avec 
une  ironie  affectueuse  où  je  devinai  une  irritation 
cachée,  «  de  te  montrer  en  public  avec  un  bri- 
gand comme  ce  Tory.  Tu  as  lu  sa  malpropreté  â 


?0*  LE   COEUR    ET    LE   METIER 

mon  endroit?  Oui...  Ce  que  tu  ne  s.iis  pas,  c'est 
qu'il  avait  été  envoyé  par  son  directeur  pour  me 
demander  des  articles,  il  n'y  a  pas  dix  mois.  J'ai 
refusé,  et  il  a  été  charg^é  de  m'échiner.  C'est  du 
bon  chantag^e.  Je  ne  lui  ai  pas  expédié  la  paire 
d'amis  qu'il  attendait,  sans  doute,  pour  répondre, 
comme  il  a  déjà  fait,  qu'il  n'a  pas  entendu  viser 
ma  personne.  Mais  mon  parti  est  pris,  et  tu  peux 
l'en  avertir.  Je  ne  me  détournerai  jamais  de  mon 
chemin  pour  le  chercher.  Seulement,  si  je  le  ren- 
contre, —  et  je  le  rencontrerai,  —  où  que  ce  soit, 
dans  un  théâtre,  dans  un  restaurant,  dans  une 
rue,  je  le  claque.  C'est  bien  simple,  et  si  ceux  de 
nos  confrères,  sur  lesquels  il  prend  l'habitude  de 
baver,  en  faisaient  autant,  ce  monsieur  nous  lais- 
serait tranquilles...  D'ailleurs,  j'ai  ma  vengeance. 
J'ai  appris  de  bonne  source  que  la  feuille  où  il 
opère  va  cesser  de  paraître  prochainement.  Ils 
n'ont  plus  d'argent.  Il  s'en  fonde  une  autre»  — et 
il  me  nomma  le  titre  d'un  journal  qui  parut  effec- 
tivement deux  jours  après.  «  Le  premier  numéro 
va  être  lancé.  On  est  venu,  de  là  aussi,  me  deman- 
der des  articles.  J'ai  voulu  voir  la  liste  des  colla- 
borateurs. Le  sieur  Tory  y  figurait.  Il  était  ques- 
tion de  lui  donner  les  livres.  Je  leur  ai  dit  :  ou 
lui  ou  moi,  choisissez.  Ils  m'ont  choisi.  Tiens,  j'ai 
même  dans  ma  poche  un  conte  de  Noël  que  je  leur 
ai  écrit  pour  ce  premier  numéro.  Sous  cette  con- 
dition :  pas  de  Tory!...  Que  veux-tu?  ce  n'est  pas 


UNE   CHARITE  305 

élégant,  mais  ça  m'a  amusé  d'ennuyer  ce  coquin 
et  de  montrer  à  ces  narrateurs  de  petites  his- 
toires que  je  sais  sauter  dans  le  cerceau,  tout 
comme  un  autre,  et  me  condenser  en  trois  cents 
li^jnes.  Il  faut  être  juste,  ça  n'est  pas  commode. 
Mais  pour  certains  sujets,  décidément,  c'est  la 
bonne  forme.  La  difficulté,  pour  moi,  c'a  été  de 
choisir  entre  ces  sujets.  J'en  avais  trop.  Quand  je 
me  mets  à  ma  table  pour  écrire,  une  idée  en  fait 
lever  une  autre,  et  ainsi  de  suite.  Cette  fois,  je 
crois  avoir  réussi  mon  affaire.  Veux-tu  m'en  don- 
ner ton  avis?...  »  Il  avait  tiré  de  sa  poche  plu- 
sieurs feuillets  imprimés  à  la  machine,  d'après 
une  habitude,  alors  très  rare,  sur  laquelle  je  le 
taquinais.  «Non.  Cela  t'ennuierait,»  continua-t-il. 
«  Et  tu  aurais  raison.  Je  ne  t'inflig^erai  pas  de  ma 
prose  par  ce  beau  soleil.  Monte  plutôt  en  voiture 
avec  moi.  Nous  irons  chez  ma  bonne  amie,  une 
nouvelle,  que  tu  ne  connais  pas,  prendre  une 
tasse  de  thé.  Elle  est  délicieuse,  tu  verras.  C'est 
du  demi-monde,  mais  de  l'exquis...  Ça  te  nettoiera 
de  la  laideur  et  des  propos  du  citoyen  Tory,  à 
moins  que  tu  ne  préfères  le  rejoindre  dans  son 
café,  où  je  viens  de  le  voir  entrer.  Et  je  n'y  entre 
pas,  moi,  pour  le  gifler!...  Vois  comme  je  suis 
sage.  Mais  à  quoi  penses-tu?...  » 

—  «  A  ce  que  Tory  me  disait  ici  même,  il  y  a 
dix  minutes  »  ,  répondis-je.  Le  contraste  était 
trop  complet  entre  les  propos  que  m'avaient  tenus 

20 


306  LE   CœUK    ET    LF,   METIER 

en  effet,  presque  sur  le  même  coin  de  trottoir, 
ces  deux  compagnons  de  ma  jeunesse,  l'un,  mon 
aîné,  si  brisé,  si  usé  par  la  vie,  l'autre,  mon 
cadet,  si  triomphant,  si  riche  d'œuvres  et  d  espé- 
rances. Dorsenne  avait  dans  ses  yeux  une  telle 
certitude  de  sa  force,  tant  de  libre  intelliffence 
flottait  sur  son  front  et  autour  de  ses  lèvres,  son 
profil  fin,  sa  fière  tournure,  son  élégance  d'allure 
et  de  tenue  justifiaient  tellement  des  bonnes  for- 
tunes comme  celle  dont  il  venait  de  se  vanter 
avec  sa  naïve  fatuité!  Quelle  antithèse  encore 
entre  cette  fantaisiste  du  demi-monde  qui  avait  ce 
joli  caprice  pour  un  romancier  à  la  mode,  et  la 
pauvre  Mathilde,  la  vieille  maîtresse  poitrinaire 
du  poète  déchu  dont  la  confidence  de  Dorsenne 
m'avait  révélé  tout  l'avilissement!  Cette  vision 
simultanée  d'un  sort  trop  heureux  et  d'un  sort 
trop  triste  me  rendit  soudain  presque  insuppor- 
table la  rancune  que  le  plus  fortuné  de  ces  deux 
hommes  gardait  à  l'autre.  Cette  vengeance  d'un 
gagne-pain  enlevé  au  tâcheron  littéraire  par  l'ar- 
tiste déjà  célèbre  me  parut  une  mesquinerie 
indigne  de  mon  ami.  Aimé,  connu,  beau,  riche, 
jeune,  qu'était  pour  lui  la  page  outrageante 
d'un  Tory?  Juste  le  pli  de  la  feuille  de  rose. 
Cette  sensation  fut  si  forte  que  je  ne  pus  me  rete- 
nir de  parler.  Et,  me  laissant  aller  à  penser  tout 
haut,  je  commençai  de  rapporter  à  Dorsenne, 
phrase  par  phrase,  plus  exactement  encore  que 


UNE   CHARITE  307 

je  ne  viens  de  faire,  le  discours  par  lequel 
i'ami  de  Mathilde  m'avait  confessé  son  agonie 
morale  au  chevet  de  cette  agonie  physique.  Je  le 
lui  peignis,  à  cette  minute  même,  fuyant  la  mou- 
rante par  amour  pour  elle.  Enfermé  derrière  les 
vitres  de  ce  café,  il  essayait,  à  coups  d'absinthe, 
d'arracher  à  son  cerveau  paralysé  de  chagrin  le 
sujet  de  ce  conte  qu'un  traité,  toujours  à  la  veille 
d'être  rompu,  l'obligeait  d'écrire,  et  qui  devait 
rendre  à  la  pauvre  femme  un  peu  de  sécurité  en 
lui  faisant  croire  qu'elle  n'était  pas  si  près  de 
sa  fin.  Et  je  conclus  : 

—  "  Compare-toi  à  lui . . .  Rien  que  dans  ceci ...» 
et  je  lui  montrais  les  feuillets  de  son  propre  article 
qu'il  avait  gardés  à  la  main,  a  Tu  as  ta  vengeance, 
qui  est  d'être  toi  tandis  qu'il  est  lui...  N'en  exerce 
pas  d'autre.  Quand  tu  le  rencontreras,  ne  le  re- 
connais pas,  tout  simplement,  et,  puisque  son 
journal  va  sombrer,  ne  lui  barre  pas  la  porte 
d'un  autre...  Est-ce  promis?...  »> 

—  Il  Je  vois  qu'à  ses  belles  qualités  de  mé- 
diocre et  d'envieux,  il  joint  cette  autre  qu'il  est  un 
lâche  "  ,  répondit  sèchement  Dorsenne.  «  Il  sait 
que  nous  sommes  intimes.  Il  sait  aussi,  sois-en 
sûr,  la  condition  que  j'ai  mise  à  mon  entrée  dans 
ce  nouveau  journal.  Il  t'a  joué  cette  comédie  de 
la  maîtresse  phtisique,  pour  que  tu  me  répètes 
sa  conversation  et  que  j'aie  pitié  de  lui.  Je  n'en 
ai  nas  pitié,  et  il  ne  collaborera  pas  au  nouveau 


308  LE   COEUR    ET    LE   MÉTIER 

journal.  Je  vais,  de  ce  pas,  porter  cette  copie,  et 
renouveler  ma  condition  à  son  endroit...  G  est  ma 
première  claque,  en  attendant  l'autre...  Allons, 
adieu...  ■ 


IV 


Il  ne  s'ag^issait  plus  de  la  tasse  de  thé  à  prendre 
chez  sa  bonne  amie,  ni  de  l'art  de  la  nouvelle 
courte.  Dorsenne  avait  beau  être  un  épicurien  dis- 
ting^ué  et  un  écrivain  de  race,  il  était  aussi  un 
homme  de  lettres.  Et  un  homme  de  lettres  blessé 
dans  sa  vanité  d'auteur,  c'est  le  taureau  du  cirque 
souslapique.il  ferme  les  yeux  et  il  fonce,  comme 
une  bête  sauvage.  Je  le  laissai  partir,  sans 
insister,  déçu  dans  rrion  affection  pour  lui  que 
sa  sensibilité  eût  réagi  si  brutalement  devant  cette 
misère  de  son  ennemi.  Mais  j'étais  sûr  que  les 
portions  élevées  de  sa  nature  prévaudraient,  à  la 
réflexion.  Il  avait  senti  vilainement  une  minute. 
Dans  une  heure,  demain,  cette  vision  lui  répu- 
gnerait à  lui-même  et  il  ferait  ce  que  je  lui  avais 
demandé.  Je  ne  me  doutais  pas  que  j'allais  assister 
à  cette  volte-face  de  conscience  et  que  cette  âme 
impulsive,  mais  très  généreuse,  éprouverait  si  vite 
le  besoin  impérieux  de  se  réhabiliter  à  son  propre 


UNE   CHARITE  309 

re{jard.  Il  ne  s'était  pus  écoulé  un  quart  d'heure 
dej)uis  notre  séparation,  et  voici  qu'attardé  maclii- 
nalement  devant  les  caisses  d'un  libraire  établi 
sur  le  parapet  du  quai,  je  crus,  en  relevant  les 
yeux,  reconnaître  Dorscnne  dans  son  fiacre.  Seu- 
lement, ce  fiacre,  que  j'avais  vu  rouler  sur  le  pont 
dans  la  direction  des  Tuileries,  revenait  en  sens 
inverse,  du  côté  de  la  rue  du  Bac.  Je  ne  m'étais 
pas  trompé.  C'était  bien  lui...  La  voiture  s'arrête 
devant  le  café  de  l'angle.  Dorsenne  en  descend. 
Il  pousse  la  porte  derrière  laquelle  Tory  avait 
disparu  vingt-cinq  minutes  auparavant.  Plus  de 
doute,  le  vindicatif  jeune  homme  allait  exécuter 
son  projet  de  correction.  Tory  ne  se  laisserait  pas 
frapper  sans  rispoter.  C'était  un  duel  certain,  à 
moins  que,  par  folie  de  pitié  pour  la  mourante,  le 
journaliste  ne  voulût  pas  risquer  un  coup  d'épée 
qui  le  priverait  de  travailler,  ou  qu'il  ne  redoutât 
le  contre-coup  de  cette  émotion  sur  elle.  Et  alors, 
tout  était  fini  pour  lui... 

Après  tant  d'années,  je  retrouve  à  évoquer 
cette  courte  scène,  le  battement  de  cœur  qu'elle 
me  donna.  S'il  devait  y  avoir  une  querelle  de 
ces  deux  hommes,  je  ne  pouvais  pas  ne  pas  m'y 
mêler,  puisque  j'étais  là,  et  seul  en  mesure  de  me 
jeter  entre  eux.  Je  courus,  plutôt  que  je  ne  mar- 
chai, jusqu'à  cette  porte  de  café  par  où  l'un  et 
l'autre  avaient  passé.  Avant  d'entrer,  moi-même, 


310  LE    COEUR   ET    LE   METIEB 

je  regardai.  Le  spectacle  qui  s'offrit  à  moi  m'im- 
mobilisa dans  un  étonnement  qui  ne  me  permit 
pas  d'aller  plus  loin.  L'estaminet,  avec  ses  glaces 
où  le  tain  manquait  par  places  et  le  velours  usé  de 
ses  divans,  était  bien  tel  que  je  le  connaissais.  Une 
dame  âgée  étalait,  derrière  le  comptoir,  la  mélan- 
colie d'une  caissière  qui  aperçoit,  dans  le  vide  de 
la  salle,  une  imminence  de  faillite.  Un  habitué 
fumait,  abîmé  dans  un  journal  illustré.  Des  deux 
garçons,  l'un  lisait,  lui  aussi,  une  gazette  dérou- 
lée sur  sa  hampe.  L'autre  apportait  d'un  pas 
indolent  une  consommation  à  Dorsenne  qui  regar- 
dait, à  une  table  toute  voisine,  Ambroise  Tory 
dormir,  —  de  quel  sommeil!  L'ancien  poète 
avait  exécuté  le  dangereux  programme  qu'il 
m'avait  dit  et  cherché  l'inspiration  dans  l'ab- 
sinthe. Coup  sur  coup,  il  avait  vidé  plusieurs 
verres  de  l'abominable  drogue,  sans  rien  y  puiser 
que  l'abrutissement.  Une  feuille  de  papier,  cou-  i 
verte  de  lignes  raturées,  révélait  ce  désastre  de  sa 
pensée.  Et  maintenant,  il  reposait,  chaviré, 
assommé,  oubliant  du  moins,  comme  il  me  l'avait 
dit  encore...  Et  Dorsenne  le  regardait  toujours, 
en  proie  à  quelles  impressions?  Je  n'ai  jamais  su 
que  le  résultat.  Je  le  vis  tout  d'un  coup  jeter  sur 
le  marbre  une  pièce  de  monnaie  pour  régler  le 
verre  de  bière  posé  devant  lui,  où  il  n'avait  pas 
trempé  ses  lèvres.  Il  tira  de  sa  poche  des  feuil- 
lets que  je   reconnus    être   ceux  de    son  propre 


UNE   CHARITÉ  31! 

conte  de  Noël.  Le  garçon,  sur  sa  demande,  lui 
apporta  une  enveloppe  dans  laquelle  il  glissa  ces 
feuillets.  Il  écrivit  une  adresse,  parcourut  la  salle 
d'un  coup  d'œil  pour  être  bien  sur  que  personne 
ne  le  voyait,  et  il  glissa  cette  enveloppe  devant 
Tory  toujours  endormi.  Puis,  il  sortit  du  café  très 
vite,  peur  se  heurter  à  moi  qui  lui  demandai  : 

—  «  Que  viens-tu  de  faire?. . .  » 

—  «  De  me  venger  »  ,  répliqua-t-il,  avec  une 
vive  routeur  d'avoir  été  surpris  dans  son  étrange 
charité...  a  Je  voulais  le  gifler.  J'ai  trouvé 
mieux...  i»  Et  il  avait,  sur  son  expressif  visage,  un 
sourire  d'ironie  que  démentait  l'humidité  de  ses 
prunelles.  Il  ajouta  :  «  J'ai  ta  parole  qu'il  n'en 
saura  jamais  rien?...  Par  bonheur,  mon  conte 
n'était  pas  signé.  J'ai  mis  l'adresse  en  capitales... 
Tu  vois  que  tu  as  bien  tort  de  me  reprocher  de 
faire  copier  ma  prose  à  la  machine  à  écrire.  ■ 


Tory  a-t-il  deviné  d'où  lai  venait  cette  jolie 
aumône,  la  plus  originale  que  j'aie  connue?  Je 
c'en  ai  jamais  rien  su.  Il  n'a  survécu  que  trois 
mois  à  Mathilde,  qui  mourut  deux  jours  après 
notre    conversation,  et  je   ne  l'ai   pas  revu.    La 


213  LE   COEUR    ET   LE   MÉTIER 

générosité  de  Dorsenne  ne  fut  pas  perdue,  car  le 
conte  parut,  et  sous  la  signature  de  celui  auquel 
il  l'avait  si  singulièrement  donné.  Tory  ne  l'en  a 
jamais  remercié.  Mais  s'il  a  reconnu  à  la  manière 
la  personnalité  de  son  bienfaiteur,  cette  accepta- 
tion ne  fut-elle  pas  une  expiation  des  n^auvais 
procédés  qu'il  avait  eus  envers  Julien,  aussi 
délicate  dans  son  silence  que  cette  charité  elle- 
même? 


Décembre  1002. 


LE   CANDIDAT 


I 

Pierre  Montbrim  était  enfin  sorti  de  la  réunion 
a  contradictoire  "  .  Du  moins,  les  affiches  des 
murs  l'annonçaient  ainsi.  Elle  avait  été  donnée 
dans  une  des  plus  grandes  salles  de  la  ville  de  ***. 
Cette  salle  servait  jadis  aux  réceptions  des  magis- 
trats installés  dans  un  antique  hôtel,  contempo- 
rain de  Louis  XIII.  Il  porte  encore  le  nom  du 
sénéchal  qui  le  fit  bâtir  et  dont  les  armes  ornent 
la  porte  principale.  On  comprendra  tout  à  l'heure 
pourquoi  le  narrateur,  ou  mieux  le  sténographe 
de  ce  récit,  ne  désigne  d'u-ne  manière  plus  précise 
ni  cette  maison  ni  la  vieille  cité  parlementaire 
dont  elle  est  un  des  joyaux,  entre  beaucoup 
d'autres.  Ce  ne  sont,  en  effet,  le  long  des  rues 
de  ***,  aujourd  liui  désertes,  que  solennelles 
façades,  hautes  fenêtres,  balcons  à  balust^'es  sou- 
tenus par  des  Atlantes,  et  des  arbres  séculaires 


314  LE   COEUR    ET    LE    METIER 

débordent  partout  les  murailles,  attestant  les 
nobles  goûts  des  anciens  conseillers  qui  mariaient 
ainsi  la  campag^ne  et  la  ville,  d'après  les  conseils 
d'Horace,  le  poète  officiel  de  ceux  que  Pascal 
appelait  insolemment  des  chafourés.  Il  a  raillé 
«»  leurs  robes  rouges,  leurs  hermines  et  leurs 
palais  i>  .  La  vie  a  dépassé  dans  son  ironie  l'élo- 
quent misanthrope  du  jansénisme,  en  permet- 
tant certaines  transformations  des  édifices  bâtis 
par  ces  graves  personnages.  L'hôtel  dont  il  s'agit 
ici,  et  où  s'était  tenue  la  susdite  réunion,  a 
été  aménagé  par  moitié  en  maison  meublée,  par 
moitié  en  restaurant.  Le  salon  principal  sert  aux 
«  noces  et  banquets  »  ,  —  et,  au  besoin,  à  des 
assemblées  du  genre  de  celle  qui  l'avait  rempli, 
ce  soir,  de  tumulte,  de  vociférations  et  de  coups 
de  poing.  L'un  des  deux  députés  qui  représen- 
taient ***  à  la  Chambre  était  mort  quelques 
semaines  auparavant.  Des  placards  collés  jusque 
sur  les  platanes  de  la  promenade  annonçaient  la 
bataille  engagée  autour  de  sa  succession.  Le  nom 
de  Montbrun  figurait  au  bas  de  plusieurs.  Il  était 
un  des  candidats.  Dans  quelles  conditions  de 
lutte  violente,  la  sauvagerie  avec  laquelle  le 
papier  de  ses  professions  de  foi  avait  été  lacéré 
en  plusieurs  endroits  le  prouvait  surabondam- 
ment. Il  avait  dû  lui  falloir  beaucoup  de  courage 
pour  braver  les  colères  des  radicaux  de  la  ville  et 
s'intituler  bravement  «  conservateur» ,  sans  autre 


LÉ   CANDIDAT  315 

épithète.  Mais  ce  soir,  et  en  s'échappant  de  la 
réunion,  ce  courage  semblait  l'avoir  abandonné. 
Sur  la  foi  des  déclarations  faites  par  son  concur- 
rent, un  jeune  avocat  d'extrême  g^auche,  il  était 
venu  à  cette  salle  de  Tliôtel  *'^*.  Les  partisans  de 
son  adversaire  ne  lui  avaient  pas  permis  de  placer 
dix  mots,  en  réponse  au  plus  perfide  et  au  plus 
outrageant  discours.  Le  président,  qui  n'était 
autre  que  le  député  de  la  seconde  circonscription 
de  la  ville,  s'était  fait  le  complice  de  ce  véritable 
guet-apens.  Une  heure  durant,  Montbrun  s'était 
obstiné  à  ne  pas  quitter  l'estrade,  profitant  de 
chaque  récit  pour  lancer  un  «Messieurs!...  »  aus- 
sitôt couvert  par  des  huées.  Ce  n'étaient,  devant 
lui,  que  faces  grimaçantes,  bouches  convulsées, 
gestes  épileptiques,  et,  derrière  lui,  à  la  table  du 
bureau,  la  moquerie  du  président  et  de  ses  asses- 
seurs, dont  l'un  libellait  déjà  un  compte  rendu 
tendancieux  de  la  séance  pour  tous  les  journaux 
du  cru.  Épuisé  de  résistance  inutile,  Pierre  avait 
lui-même  senti  son  sang-froid  l'abandonner. 
Devenu,  pour  une  seconde,  pareil  à  ses  insulteurs, 
il  leur  avait  crié,  en  leur  montrant  le  poing,  la 
phrase  toujours  vraie  d'un  triste  démagogue  qui, 
d'ailleurs,  n'a  dit  la  vérité  que  cette  fois-là  : 

—  «  Esclaves  ivres!  Vous  n'êtes  que  des 
esclaves  ivres.  Vous  êtes  indignes  de  la  liberté  ! ...  » 

Et  il  avait  quitté  la  salle,  en  se  dérobant  aux 
poignées   de  main   réconfortantes   des   quelques 


816  LE   COEUR   ET    I-E   MÉTIER 

défenseurs  qu'il  avait  eus,  malgré  tout,  parmi 
cette  cohue  d'énergumènes.  Il  avait  fui  le  8j)ec- 
tacle  immonde  de  ce  «  club  »  digne  de  93,  avec 
ce  hoquet  de  dégoût  que  tant  d'autres  candidats 
ont  connu  devant  la  révélation  de  la  véritable 
âme  populaire.  Sortie  du  foyer,  de  la  caserne  et 
de  l'église,  ces  trois  endroits  de  haute  discipline, 
elle  tourne  aussitôt  à  la  sottise  ou  à  la  férocité  ! 
Connaissant  bien  les  aîtrea,  le  candidat  écœuré 
avait  pu  gagner  la  rue  par  une  porte  détournée. 
Il  avait  pris,  pour  rentrer  chez  lui,  un  chemin  où 
il  était  très  sûr  d'être  seul,  et,  son  indignation 
continuant,  il  la  soulageait,  en  se  parlant,  tantôt 
tout  haut  et  tantôt  tout  bas  : 

—  «  Ah  !  les  bêtes  brutes  !  Les  bêtes  brutes  ! . . . 
Et  conduites  par  quels  scélérats!  De  quel  rire  il 
riait,  ce  Lartail  «  ,  c'était  le  nom  de  son  concur- 
rent, «  et  de  quel  rire  ce  Brillault!...  »  c'était 
celui  du  député-président.  —  «  Et  dire  que  je  ne 
pourrai  pas  me  venger  d'eux!  Non.  Je  ne  le 
pourrai  pas!...  C'est  Lartail  qui  sera  nommé  dans 
douze  jours!...  Pourquoi  donc  ai-je  écouté  les 
braves  gens  qui  sont  venus  m'affirmer  qu'avec 
mon  nom  et  le  souvenir  de  mon  père  j'avais  des 
chances?.,.  Si  ce  n'était  pas  une  lâcheté  de  se 
retirer,  maintenant,  dans  la  crise  que  traverse  le 
pays,  comme  je  retournerais  à  mes  hvres,  tout 
tranquillement!...  Patience.  Dans  une  semaine 
et  demie,  le  peuple  souverain  m'y  aura  renvoyé. 


LE    CANDIDAT  317 

J'aurai  toujours  enlevé  deux  milliers  de  voix  à 
ces  brig^ands...  Mais  quelles  brutes!  Et  penser 
que  ce  sont  les  descendants  des  Français  qui  ont 
bâti  des  villes  comme  celle-ci?...  » 

En  se  prononçant  ce  monologfue,  Pierre  Mont- 
brun  laissait  en  effet  errer  ses  regards  autour 
de  lui.  Peu  à  peu,  il  se  sentait  gagner  par  une 
influence  apaisante.  Les  grands  hôtels  fermés  se 
succédaient  les  uns  aux  autres,  éclairés  parla  lune 
bleuâtre  de  cette  nuit  d'avril.  Elle  donnait  aux 
silhouettes  de  ces  vénérables  maisons  des  lignes 
plus  estompées,  une  apparence  fantomatique 
d'une  poésie  à  la  fois  très  funèbre  et  très  douce. 
Il  y  avait  bien  peu  de  ces  maisons  dont  Montbrun 
ne  connût  l'état  civil.  Né  dans  cette  ville  et  appa- 
renté du  côté  maternel  à  une  vieille  famille  de 
robe,  il  avait  eu,  très  jeune,  le  culte  fervent  de  ce 
passé  local.  Son  père  était  un  médecin  distingué 
et  qui  lui  avait  laissé  une  fortune,  de  quoi  vivre 
sans  métier.  Pierre  avait  pu  se  livrer  en  toute 
liberté  à  la  passion  de  l'histoire,  éveillée  en  lui 
par  ses  premières  impressions  d'adolescence. 
A  trente-trois  ans  qu'il  allait  avoir,  il  avait  écrit 
sur  un  des  ministres  de  l'Ancien  Régime,  son 
compatriote,  une  remarquable  monographie  que 
l'Institut  avait  couronnée.  Il  travaillait  à  une 
histoire  du  Parlement  de  sa  province,  dont  un 
fragment,  paru  dans  une  des  bonnes  revues  de 


318  LE  COEUR    ET    LE    METIER 

Paris,  avait  obtenu  un  réel  succès.  Enfin  Pierre 
était  en  train  de  devenir  le  grand  homme  de  ***. 
Cette  réputation  naissante  avait  décidé  quelques 
notables  du  pays  à  lui  offrir  la  candidature  dont 
cette  turbulente  réunion  de  ce  soir  avait  été  un 
pénible  épisode,  —  rendu  plus  douloureux  au 
je-une  historien,  précisément  par  la  ferveur  de  son 
traditionnalisme.  L'antithèse  était  trop  complète 
entre  la  bassesse  de  moeurs  manifestée  sous  ses 
yeux  quelques  instants  auparavant  par  les  élec- 
teurs, et  les  images  du  temps  passé  qu'évoquait 
la  vieille  ville  parlementaire,  endormie  dans  cette 
atmosphère  Élyséenne.  Montbrun  revoyait,  sur  le 
seuil  de  ces  portes  closes,  les  conseillers  d'autre- 
fois, avec  ces  physionomies  d'un  caractère  si 
entièrement  français  que  le  plus  national  de  nos 
peintres,  Philippe  de  Champaigne,  a  le  mieux 
dégagé.  GesfigureSjénergiquesetlucides,  sensibles 
et  modérées,  d'une  humanité  puissante  et  raison- 
nable, s'harmonisaient  exactement  à  ces  belles 
demeures,  d'une  architecture  noble  et  sobre.  Le 
jeune  homme  de  1905  se  représentait,  autour  de 
ces  bourgeois  en  train  de  devenir  des  nobles,  la 
patrie  d'alors,  cette  admirable  France  du  dix-sep- 
tième siècle,  où  la  lente  et  vigoureuse  circulation 
de  la  sève  nationale  allait  des  familles  terriennes 
à  la  famille  royale,  distribuée  si  sagement,  grâce 
aux  habitudes  séculaires  !  La  santé  de  tout  le  corps 
social  en  résultait,  malgré  les  abus,  d'une  façon 


LE   CANDIDAT  319 

aussi  nécessaire  que  la  maladie  résulte  aujour- 
d'hui des  funestes  expériences  instituées  par  les 
sophistes  ou  les  charlatans  de  la  démocratie.  Et 
de  nouveau,  cer.  idées  se  formulaient  pour  Mont- 
brun  en  phrases  de  mépris  pour  les  déjfjénérés  avec 
lesquels  il  venait  de  presque  se  colleter  ignoble- 
ment : 

—  «  Et  c'est  pour  remplacer  par  un  Lartail, 
par  un  Brillault,  ces  dirigeants  de  la  vieille  France 
que  les  niais  et  les  scélérats  de  89  ont  jeté  bas  le 
magnifique  édifice  de  nos  coutumes  et  de  nos 
traditions!...  Les  pierres  de  ces  maisons  jurent 
que  ce  n'est  pourtant  pas  possible,  qu'un  grand 
pays  comme  l'a  été  celui-ci  ne  peut  pas  rester 
la  chose  de  médiocres  et  malhonnêtes  politi- 
ciens, soutenus  par  toutes  les  ignorances  et  toutes 
les  bestialités  de  la  nation!...  Qui  donc  vengera 
sur  eux,  non  pas  tel  ou  tel  individu  comme  moi, 
qu'ils  auront  indignement  traité,  mais  les  morts 
qui  ont  fait  ce  pays?  Ces  gens  les  ont  reniés.  Ils 
les  déshonorent...  Oui.  Qui  nous  vengera?  Sur- 
tout qui  vengera  d'eux  la  France?.,.  » 


O 


Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  cette  idée 
de  justes  représailles  traversait  l'esprit  de  Pierre 


320  LE   COEUR    ET    LE    MÉTIER 

Montbrun.  Toujours  il  avait  senti  ce  que  sentent 
à  l'heure  présente,  au  Parlement  comme  dans  les 
Lettres,  les  défenseurs  de  ces  g^randes  causes  mena- 
cées :  la  Patrie,  la  Famille,  la  Relig^ion,  une  irrémé- 
diable infériorité  devant  l'ig^nominie  des  procédés 
des  adversaires.  Montbrun  s'était  laissé  prendre  à 
un  piègfe  en  allant  à  cette  réunion  savamment  com- 
posée par  Brillault  et  Lartail.  Pouvait-il  leur  rendre 
la  pareille  et  org^aniser  contre  eux  un  bacchanal 
d'Apaches,  avec  les  honnêtes  propriétaires  et  les 
prudents  commerçants  qui  constituaient  le  gros 
de  ses  partisans  à  lui?  Les  eût-il  eus,  ces  Apaches,  à 
sa  disposition,  il  n'eût  pas  accepté  de  les  employer 
à  cette  crapuleuse  besog^ne  d'eng^ueulement... 
En  fait  de  venjjeance,  une  seule  était  praticable, 
—  et  combien  platonique  I  —  polémiquer,  dénon- 
cer aux  personnes  de  bonne  foi  le  ^juet-apens 
électoral  dont  il  avait  été  la  victime,  insérer 
une  protestation  dans  l'unique  gazette  locale 
qui  soutînt  sa  candidature.  Quoiqu'il  connût  le 
peu  d'efficacité  d'un  article  de  journal,  l'instinct 
combatif  qui  veut  que  nous  rendions,  hommes 
ou  enfants,  les  coups  pour  les  coups,  décida 
Pierre,  aussitôt  rentré,  à  prendre  son  papier  et  sa 
plume.  Il  ne  releva  la  tête  qu'au  moment  où  trois 
heures  de  nuit  sonnèrent  aux  clochers  de  la  ville. 
11  écouta  les  lentes  répercussions  de  ce  bruit 
familier,  et,  classant  les  feuillets  qu'il  venait 
de  couvrir  d'une  fiévreuse  écriture,  il  se  dit  : 


LE   CANDIDAT  SSI 

—  «  Cet  article  ne  fera  plaisir  ni  à  Lartail,  ni 
à  Brillault...  C'est  égal,  j'aimerais  mieux  avoir 
écrit  une  pagfe  de  plus  de  mon  livre.  » 

Ce  fut  sur  ce  mélange  de  rancune  insatisfaite 
et  de  regret  qu'il  s'endormit,  pour  se  réveiller 
le  matin,  plus  tard  qu'à  l'habitude.  La  conti- 
nuelle tension  de  cette  campagne  électorale  était 
si  éprouvante  qu'il  avait  donné  l'ordre,  une  fois 
pour  toutes,  que  l'on  n'interrompît  son  sommeil 
sous  aucun  prétexte.  Sans  cette  précaution,  ses 
nerfs  l'eussent  trahi  avant  la  fin.  Le  premier  mot 
de  son  domestique,  en  entrant  dans  la  chambre, 
fut  pour  le  rappeler  à  la  corvée  de  cette  candida- 
ture qu'il  venait  d'oublier  pendant  cette  paisible 
fin  d'une  nuit  si  mal  commencée  : 

—  «  Il  y  a  une  personne  qui  attend  monsieur 
depuis  une  heure  »,  dit  cet  homme.  —  «  Elle  dit 
qu'elle  a  quelque  chose  de  très  important  à  re- 
mettre à  monsieur,  rapport  à  son  élection...   « 

—  tf  Une  personne?  Une  dame?  »  demanda 
Montbrun. 

—  «  Une  femme  de  chambre  »  ,  rectifia  le 
domestique.  «  Je  le  crois  du  moins.  Elle  doit  être 
de  Paris...  La  cuisinière  l'a  vue,  et  prétend  qu'elle 
est  au  service  de  Mme  Brillault...  » 

—  «  De  Mme  Brillault?  »  répéta  le  jeune 
homme...  «  Vous  êtes  bien  sûr,  Louis,  que  Fran- 
çoise a  dit  Mme  Brillault?,..  C'est  bien!  Répon- 
dez que  j'y  vais.  »• 

SI 


3aa  LE   COEUR    ET    LE   METIER 

—  a  Mme  Brillault,  dans  cette  période  de  guerre 
au  couteau,  m'envoyer  sa  femme  de  chambre?...  » 
se  disait-il,  en  vaquant  hâtivement  à  sa  toilette. 
«  C'est  impossible.  Je  ne  lui  ai  jamais  été  pré- 
senté. . .  Et  cela  pour  un  message  qui  a  trait  à  mon 
élection?  Brillault  a-t-il  peur  qu'après  la  manière 
dont  il  a  procédé  hier  soir,  je  ne  lui  dépèche  une 
couple  d'amis,  et  a-t-il  parlé  de  cette  crainte  à  sa 
femme?  Alors  celle-ci  m'écrirait...  mais  quoi,  et 
au  nom  de  quoi?. . .  Françoise  se  sera  trompée. . .  A 
moins  que  cette  fille  n'ait  quitté  Mme  Brillault?... 
Elle  cherche  peut-être  une  place,  simplement?... 
Mais  puisqu'il  s'ag^it  de  l'élection...  Ce  sera  une 
ruse  qu'elle  aura  imaginée  pour  être  reçue... 
A  moins  encore  que  ce  ne  soit  une  servante 
renvoyée  et  qui  veut  jouer  un  mauvais  tour  à 
ses  maîtres...  Je  désirais  une  vengeance,  hier. 
Si  cette  fille  me  l'apportait,  cependant?...  Une 
vengeance,  avec  le  concours  d'une  domestique 
congédiée?...  Allons  donc!  Si  c'était,  je  serais 
trop  bête  d'hésiter.  Ces  brigands-là  méritent-ils 
qu'on  fasse  le  difficile  sur  le  choix  des  moyens?... 
Quelle  idée!  Elle  est  aussi  absurde  que  l'autre... 
Enfin,  nous  allons  voir!...  » 

Cette  hypothèse  d'une  fille  mise  à  la  porte  et 
qui  veut  se  venger  n'avait  fait  qu'effleurer  la 
pensée  de  Montbrun.  Il  tressaillit  quand,  aux  pre- 
miers mots  prononcés  par  l'inconnue,  il  constata 
que  cette  répugnante  supposition  était  la  juste  : 


LE    CANDIDAT  323 

—  «  Monsieur  » ,  lui  dit-elle,  «  je  viens  vous 
proposer  un  marché  qui  peut  avoir  un  certain 
intérêt  pour  vous.  Je  vous  demanderai  seulement 
votre  parole,  que  vous  l'acceptiez  ou  non,  de  me 
garder  le  secret  le  plus  absolu.  » 

Elle  avait  posé  sa  condition  d'une  voix  sèche,  en 
regardant  le  jeune  homme  iwcc  des  yeux  d'une 
expression  mauvaise.  Il  fut  sur  le  point  de  briser 
aussitôt  cet  entretien.  Mais  il  était  candidat,  et,  de- 
puis ces  quelques  semaines,  l'extrême  délicatesse 
de  sa  nature  avait  subi  tant  de  froissements  qu'elle 
s'était  déjà  un  peu  faussée.  On  ne  mesurera  ja- 
mais la  portée  du  mot  admirable  du  comte  de  Paris  : 
«  Les  institutions  ont  corrompu  les  hommes.  » 
Le  suffrage  universel,  par  la  vilenie  des  contacts 
qu'il  impose  à  ceux  qui  le  courtisent,  est  le  plus 
implacable  agent  de  cette  décadence.  Le  souvenir 
de  la  réunion  de  la  veille  et  des  outrages  subis  re- 
vint à  l'esprit  de  Montbrun,  et  il  répondit  : 

—  «Vous  avez  ma  parole,  mademoiselle...  » 

—  «  Monsieur  »  ,  reprit  la  fille,  «  je  suis  la 
femme  de  chambre  de  Mme  Brlllault,  ou,  plutôt, 
je  l'étais.  Madame  s'est  séparée  de  moi,  avant- 
hier...  Je  ne  vous  donne  pas  les  motifs  de  notre 
discussion,  ils  n'importent  pas...  Je  retourne  à 
Paris.  Je  n'ai  plus  l'intention  de  rester  en  service. 
Je  vais  m'établir  à  mon  compte.  J'ai  des  écono- 
mies .  Elles  ne  me  suffisent  pas .  Il  me  faudrait  deux 
mille  francs  de  plus...  Voulez-vous  me  payer  ce 


324  LE   COEUR    ET    LE   METIER 

prix-là  une  correspondance  de  M.  Lartail,  votre 
concurrent,  qui  prouve,  sans  discussion  possible, 
que  Mme  Brillault  est  sa  maîtresse?  » 

Le  Judas  femelle  serrait  dans  ses  mains  la  poi- 
gnée de  cuir  d'un  petit  sac.  Que  cette  bouche 
mince,  qui  donnait  une  expression  hideuse  à  ce 
pâle  visage,  assez  joli,  dît  la  vérité,  Pierre  n'en 
douta  pas  une  seconde,  ni  que  cette  correspon- 
dance ne  fût  là,  dans  ce  petit  sac.  Du  raisonne- 
ment de  la  créature,  il  ne  douta  pas  davantage. 
Elle  avait  volé  ces  lettres  de  Lartail,  puis  s'était 
demandé  :  «A  qui  les  vendre?...»  A  Mme  Brillault? 
Ou  à  Lartail?  Elle  avait  sans  doute  eu  peur  que,  se 
voyant  découverte,  la  maîtresse  et  l'amant  ne 
préférassent  fuir  ensemble  plutôt  que  de  se  sou- 
mettre à  un  chantage  qui  pouvait  recommencer 
dès  le  lendemain...  Au  mari  lui-même? Lui  offrir 
des  lettres,  c'était  lui  apprendre  la  trahison  de  sa 
femme.  Gonsentirait-il  à  payer  ensuite  une  si 
grosse  somme  pour  avoir  des  preuves  qu'une 
simple  surveillance  lui  procurerait  assez?...  La 
fille  savait,  par  les  phrases  écoutées  dans  le  salon 
et  à  l'office,  la  violence  de  la  lutte  engagée  à  *** 
autour  du  siège  vacant.  Elle  savait  que  le  mari  de 
sa  maîtresse  était  le  grand  électeur  de  la  ville,  et 
que  le  succès  de  Lartail  dépendait  absolument  de 
cet  appui.  Elle  savait  encore  que  Montbran  était 
riche.  Voilà  l'homme  qui  lui  paierait  ces  lettres 
un  bon  prix.  Cet  abominable  calcul  n'avait  pas 


1 


LE   CANDIDAT  S2» 

trompé  la  voleuse.  Car,  après  avoir  écouté  cette 
infâme  proposition  et  réfléchi  quelques  instants 
sans  répondre,  le  candidat  se  leva;  il  alla  vers  un 
secrétaire  dont  il  sortit  quatre  billets  de  cinq 
xents  francs.  Il  les  tendit  à  la  tentatrice.  Celle-ci 
examina  les  papiers  bleus  l'un  après  l'autre,  avec 
autant  de  fîe;;me  que  s'il  ne  se  fût  pas  agi  du  plus 
ignoble  marché.  Elle  ouvrit  le  sac  et  tendit  à  son 
tour  à  Montbrun  un  paquet  de  lettres  : 

—  o  Lisez,  monsieur  »  ,  dit-elle,  «  vous  verrez 
que  vous  en  avez  pour  votre  argent...  «  Il  lui  iit 
signe  qu'elle  sortît.  Ce  ne  fut  qu'après  son  départ 
qu'il  eut  le  courage  de  manier  ces  feuilles.  Il 
reconnut,  —  avec  quel  battement  de  cœur!  — 
l'écriture  de  son  adversaire.  Dix  lignes,  lues  au 
hasard,  lui  prouvèrent  qu'il  en  avait,  en  effet, 
«  pour  son  argent  »  .  Qu'il  mît  seulement  ces 
lettres  sous  enveloppe  et  qu'il  les  adressât  à  Bril- 
lault,  il  avait  sa  vengeance,  une  double  ven- 
geance. Il  connaissait  le  caractère  du  député  de 
la  seconde  circonscription  de  ***.  C'était  un 
homme  impulsif,  d'un  orgueil  intraitable,  très 
amoureux  de  sa  femme.  Cette  révélation  le  frap- 
perait en  plein  cœur.  Montbrun  le  revit,  tel  qu'il 
l'avait  laissé  la  veille,  à  ce  bureau  de  la  réunion 
dite  contradictoire,  avec  son  sourire  cruellement 
ironique.  Il  revit  aussi  Lartail.  Pour  la  première 
fois,  il  s'expliqua  quelles  occultes  raisons  avaient 
désigné  cet  avocat  bellâtre  au  comité  radical  que 


326  LE   COEUR    ET    LE   MÉTIER 

présidait  Biiiiault.  Lartail  devait  ce  choix  à  cette 
liaison  avec  Mme  Brillault.  Les  amants  l'avaient 
tenue  bien  cachée,  pour  que  jamais  une  allusion 
n'y  eût  été  faite  dans  les  entretiens  que  Montbrun 
avait  eus  avec  ses  partisans...  Tant  mieux!  La 
surprise  n'en  aurait  que  des  effets  plus  fou- 
droyants. Une  scène  trajjique  éclaterait  entre  les 
deux  hommes.  Il  y  aurait  un  duel,  un  meurtre 
peut-être.  Un  point  était  certain  :  l'altier  Brillault 
ne  continuerait  pas  son  appui  à  l'amant  avéré  de 
sa  femme.  Il  forcerait  à  tout  le  moins  Lartail  à  se 
retirer,  et,  dans  l'intervalle  de  douze  jours,  aucun 
autre  candidat  ne  pourrait  surg^ir.  Douze  jours!  On 
votait  le  dimanche  de  Quasimodo,  et  la  semaine 
sainte  commençait.  Montbrun  n'aurait  pas  été  le 
traditionnaliste  qu'il  était,  s'il  n'avait  pas  conservé 
intacte  en  lui  la  foi  religieuse  de  ses  ancêtres.  Il 
était  intimement,  profondément  catholique.  Il  se 
rappela  soudain  avec  quelle  ardeur  Brillault  avait 
soutenu  au  Palais-Bourbon  les  lois  de  persécution 
contre  l'Égalise,  son  discours  en  particulier  contre 
les  grands  séminaires  et  contre  Saint-Sulpice.  Il 
eut  la  vision  d'un  châtiment  suspendu  sur  sa  tête. 
N'était-il  pas  un  des  meneurs  de  la  plus  crimi- 
nelle des  besog^nes  entreprises  depuis  cinq  ans 
contre  l'âme  même  de  la  patrie?  Une  phrase  de 
l'épîtré  de  la  messe  du  lundi  saint,  à  laquelle  le 
jeune  homme  avait  assisté  la  veille,  lui  revint  à  la 
mémoire  :    «  Ecce  omnes  quasi  vestimenlum  conic- 


LE   CANDIDAT  327 

rentur,  tinea  cotnedei  eosl...  — Tous  les  ennemis 
de  Dieu,  dit  l'apôtre,  pourriront  comme  un  vête- 
ment, la  corruption  les  mang^era...  »»  Et  une 
espèce  de  joie  cruelle  inonda  son  cœur... 


III 


Il  semble  qu'il  y  ait,  chez  les  hommes  géné- 
reux, lorsqu'ils  se  décident  à  commettre  un  acte 
qui  ne  l'est  pas,  sous  l'empire  d'une  passion  trop 
forte,  une  hâte  fiévreuse  d'en  avoir  fini.  On  dirait 
qu'ils  se  défient  d'un  retour  offensif  de  leurs  scru- 
pules. L'entrevue  de  Montbrun  et  de  la  femme 
de  chambre  avait  eu  lieu  vers  les  neuf  heures.  A 
dix,  le  candidat  était  dans  la  rue,  s'achemlnant 
vers  la  grande  poste.  Il  allait  jeter  à  la  boîte  les 
lettres  de  Lartail  à  Mme  Brillault,  qu'il  avait  mises 
sous  enveloppe.  Pour  plus  de  sûreté,  afin  que  sa 
main  fût  méconnaissable,  il  avait  écrit  le  nom  et 
l'adresse  du  mari  en  caractères  renversés.  Il  avait 
eu  soin  de  prendre  de  petites  rues  détournées, 
désirant  éviter  les  personnes  de  sa  connaissance, 
comme  s'il  eût  craint  qu'elles  ne  lussent  sur  son 
visage  où  il  allait  et  pourquoi.  Il  arriva  ainsi, 
sans  avoir  fait  une  seule  rencontre,  devant  le 
bâtiment  de  la  poste.   11  parcourut  des  yeux  la 


328  LE   COEUR    ET    LE   METIKH 

place  au  centre  de  laquelle  ae  dresse  une  lon- 
taine  de  la  plus  fine  sculpture,  érigée  au  dix-hui- 
tième siècle.  Un  élève  du  Bernin  y  a  reproduit  le 
eéicbre  Triton  de  Rome,  accolé  à  un  rocher  et 
souillant  de  Teau  par  sa  conque.  Montbrun  ne 
venait  jamais  là,  d'ordinaire,  sans  regarder  ce 
charmant  bibelot  de  bronze,  associé  pour  lui  aux 
promenades  de  son  enfance  avec  son  père  et  sa 
mère,  et  le  dévot  du  passé  donnait  un  pieux  sou- 
venir à  ses  deux  plus  chers  fantômes.  A  cette 
seconde,  il  ne  prit  garde  qu'à  la  solitude  de  la 
place,  si  favorable  à  son  projet.  Il  marcha  vers 
la  boite,  ménagée  devant  l'entrée  de  la  poste.  Sa 
main  tremblait  en  approchant  l'enveloppe  de 
l'étroite  fente.  Une  fois  le  paquet  lâché,  ce  serait 
l'irréparable...  Déjà  il  en  avait  introduit  la  moitié 
dans  l'ouverture.  Un  geste  de  plus,  un  tout  petit 
geste,  un  relâchement  de  ses  doigts,  et  il  était 
vengé  de  la  réunion  de  la  veille...  Ah!  bien 
vengé!...  Ce  petit  geste  pourtant,  le  candidat  ne 
le  fit  pas.  Au  lieu  de  se  détendre,  ses  doigts  se 
serrèrent  autour  de  l'enveloppe,  qu'il  retira  de 
l'orifice  de  la  boîte.  Il  remit  la  lettre  dans  sa  poche, 
et,  tournant  le  dos  au  bâtiment  de  la  poste  avec 
autant  de  précipitation  qu'il  avait  mis  à  en  appro- 
cher, il  reprit  Je  lacis  des  petites  rues,  mais  dans 
une  autre  direction  que  celle  de  sa  demeure. 
Tout  d'un  coup,  devant  la  réalité  quasi  concrète 
de    la    vengeance,    son    honneur   intime    s'était 


LE   CA^r)If)AT  329 

révolté.  Le  scrupule  était  revenu  et  l'avait  comme 
paralysé.  Ce  n'est  pas  que  ni  Brillault,  ni 
Mme  Brillault,  ni  Lartail  eussent  ému  en  lui  le 
plus  léger  frisson  de  pitié.  La  femme  était  une 
coquine,  les  deux  hommes  des  malfaiteurs  de  la 
politique.  Gomme  il  l'avait  dit  déjà,  ces  gens 
méritaient  tout.  Montbrun  se  répétait  cette  affir- 
»mation  en  s'éloignant  de  la  poste:  «  Ils  méritent 
tout  pourtant!  Us  méritent  tout!  ..  »  Il  ajoutait  : 
«  Les  anéantir  par  n'importe  quel  moyen,  c'est 
une  besogne  de  salubrité  publique.  »  Et  sa  cons- 
cience protestait  cependant,  au  point  qu'il  allait 
chercher  une  certitude  ou  pour  ou  contre.  Et 
auprès  de  qui  courait-il  de  ce  pied  fiévreux?  Il 
marchait  vers  l'endroit  où  Brillault  devait  être  le 
plus  haï.  Il  se  rendait  au  Grand  Séminaire,  afin 
d'y  trouver  un  de  ses  amis,  un  prêtre  dont  le 
député  sectaire  avait  prononcé  le  nom  à  la  tribune, 
en  le  dénonçant  : 

—  a  Pourvu  que  l'abbé  Pierron  ne  soit  pas 
parti?»  se  disait-il.  «  Hé  bien!  s'il  est  parti,  ce 
sera  un  signe.  J'enverrai  la  lelre,  et  ce  sera  jus- 
tice. Car,  enfin,  sans  ces  exécrables  lois,  Pierron 
serait  là  sûrement.  Voilà  une  conséquence  de  ses 
discours  et  de  ses  votes  à  laquelle  Brillault  n'a 
certes  pas  songé  :  une  décision  de  qui  dépend 
peut-être  sa  vie  aura  elle-même  dépendu  de  la 
présence  ou  de  l'absence,  en  tous  cas,  de  l'opinion 
d'une  de  ses  victimes...  » 


330  LE  COEUR   ET   LE  MÉTIER 


IV 


M.  Pierron  n'était  pas  parti.  Quand  Montbrnn 
entra  dans  la  petite  chambre  qui  servait  au  prêtre 
de  cabinet  de  travail,  il  trouva  le  professeur  de 
dogme,  jadis  mentionné  par  le  député  de  **^ 
comme  un  ténébreux  fauteur  de  complots,  à 
propos  d'une  phrase  d'un  manuel,  qui  s'occu- 
pait à  clouer  de  ses  mains  une  caisse  de  livres. 
Le  vide  de  la  bibliothèque  était  le  seul  signe  qui 
annonçât  un  déménagement  dans  cette  pauvre 
cellule.  Les  murs  étaient  blanchis  à  la  chaux,  le  ° 
carreau  passé  au  rouge.  Un  bureau,  deux  fau- 
teuils de  paille,  un  prie-Dieu,  et,  comme  unique 
objet  de  confort,  un  mince  tapis  sous  la  table 
composaient  l'ameublement  de  cette  pièce  où  le 
Sulpicien  avait  passé  vingt  ans.  Il  y  avait  encore 
un  crucifix  droit  ^>rès  de  l'encrier,  et  un  autre, 
pendu  au-dessus  du  prie-Dieu.  Quatre  gravures 
reproduisaient  des  tableaux  de  sainteté,  et  au-des- 
sous se  voyait  le  portrait  d'un  vieil  ecclésiastique 
penché  en  avant  sur  un  fauteuil,  un  chapelet  dans 
ses  doigts,  celui  de  M.  Mollevaut,  le  légendaire 
supérieur  de  la  Solitude.  Une  ligne  de  lui  était 
reproduite  au  bas  de  ce  portrait  :  «  C'est  le  bon-» 


LE   CAN  l)ir)AT  331 

hevir  du  prêtre  de  souffrir,  parce  que  sa  voca- 
tion est  d'être  victime.  »  Elle  expliquait  et  la  vie 
de  M.  Mollcvaiit  lui-même,  si  surnaturellement 
ascétique,  et  celle  plus  inconnue  de  M.  Pierron. 
Ce  dernier  était  un  homme  court  et  {jros,  chez  qui 
les  mortifications  n'étaient  pas  arrivées  à  user  un 
sang  trop  riche,  qui  plaquait  de  rouge  son  large 
visage.  Mais  le  pli  de  la  bouche  et  les  yeux  don- 
naient à  cette  physionomie  un  tel  air  de  spiri- 
tualité qu'en  présence  de  cet  homme  on  ne  voyait 
plus  que  ces  lèvres,  d'où  les  paroles  d'apostolat 
allaient  jaillir,  et  ces  prunelles  d'où  rayonnait 
la  foi  ardente.  Il  accueillit  Monthrun  avec  ua 
sourire,  et  lui  montrant  les  manches  retroussées 
de  .sa  soutane,  il  lui  dit  : 

—  a  Ah!  très  cher  monsieur,  comme  c'est 
aimable  à  vous  d'être  venu  me  donner  des  nou- 
velles de  votre  élection,  pour  me  consoler  de 
mon  départ  !...  Car  c'est  décidé.  J'allais  vous 
l'écrire.  Monseigneur  m'a  trouvé  une  place.  Il 
est  d'avis  que  je  quitte  au  plus  tôt  le  séminaire... 
Il  est  bien  certain  que  nous  devons  tous  partir. 
Mais  quand  même,  le  fait  que  je  ne  sois  plus  là, 
après  la  manière  dont  j  ai  été  dénoncé  à  la  tri- 
bune, peut  aider  à  obtenir  du  temps...  Je  serai 
hors  d'ici,  ce  soir  même...  Le  sacrifice  a  été  dur. 
Pensez  donc!  A  soixante-cinq  ans  que  je  vais 
avoir,  quand  je  n'ai  jamais  su  et  pratiqué  qu'un 
métier,   celui   de    faire    des   cours  à   de   futurs 


332  LE    CŒUR    KT    LE   MÉTIER 

prêtres,  il  faut  que  j'apprenne  celui  de  directeur 
dans  une  comnuinauté  de  femmes...  je  vais  être 
aumônier  des***  à***.  »  Il  nomma  un  ordre  de 
reli*jleuses  et  une  autre  ville  du  diocèse.  «  Mais 
c'est  la  pierre  de  touche  de  la  faveur  de  Dieu. 
Il  ne  nous  bénit  jamais  plus  qu'en  nous  éprou- 
vant. ■ 

—  «  Vous  me  permettrez  »  ,  répondit  Mont- 
brun,  «  de  ne  garder  aucune  reconnaissance 
à  nos  jacobins  et  à  Brillault  en  particulier 
d'avoir  été,  pour  vous,  les  instruments  de  cette 
épreuve...  » 

—  «i  Je  vous  permets  sartout  de  battre  M.  Bril- 
lault en  battant  son  protégé  M.  Lartail,  et  en 
vous  faisant  nommer  député  »  ,  dit  M.  Pierron 
avec  un  bon  rire.  «  La  résignation  n'exclut  pas  la 
lutte.  Il  s'agit  de  tout  faire  maintenant  pour 
jeter  bas  ces  tyrans...  On  y  arrivera,  allez...  Je 
vous  le  répète,  les  injustes  lois  qu'ils  ont  fabri- 
quées dans  ces  dernières  années  vont  provoquer 
notre  exode  à  tous  hors  des  Grands  Séminaires. 
Ces  messieurs  feront  comme  moi.  Nous  atten- 
drons. On  est  bien  fort  quand  on  ne  veut  rien  que 
la  volonté  de  Dieu.  Et  nous  reviendrons  tous 
dans  nos  maisons...  Regardez...  »  Rabattant  le 
volet  de  bois  intérieur  qui  était  le  seul  rideau  de 
sa  fenêtre,  il  montra  les  vastes  bâtiments  dont  il 
occupait  un  tout  petit  coin,  au  dernier  étage. 
Leur  architecture,   où   se  reconnaissait   le    dix- 


LE   CANDIDAT  3$$ 

septième  siècle,  développait  ses  nobles  lignes 
autour  d'une  cour  intérieure  plantée  de  gigan- 
tesques platanes  :  «  Oui,  regardez,  et  reculez  par 
la  pensée  à  cent  ans  en  arrière.  C'étaient  les 
mêmes  pierres,  le  même  sol,  les  mêmes  arbres. 
Le  Grand  Séminaire  avait  été  confisqué .  Les 
disciples  de  M.  Olier  en  avaient  été  chassés. 
Les  uns  avaient  dû  quitter  la  France.  D'autres 
se  cachaient.  D'autres  étaient  en  prison,  atten- 
dant l'échafaud.  Voilà  pour  1793.  En  1805,  il  y 
a  juste  cent  ans,  nous  avions  racheté  le  sémi- 
naire. Nous  recommencions  à  former  des  ou- 
vriers pour  le  service  des  âmes...  Cette  fois  la 
persécution  s'annonce  comme  moins  dure  — 
jusqu'ici.  Elle  peut  être  moins  longue...  Com- 
ment ne  pas  espérer,  quand  il  suffit  d'un  chan- 
gement de  majorité  dans  cinquante  collèges  élec- 
toraux?. . .  Voyons,  en  aurons-nous  un  ici  d'abord? 
Quelle  est  votre  impression  sur  vos  chances?...» 

—  «  Elle  était  mauvaise  hier  au  soir  » ,  répon- 
dit Montbrun...  «  Maintenant  je  crois  tenir  le 
succès,  si  je  veux...  » 

—  «Si  vous  voulez?  »  dit  M.  Pierron,  «  mais  à 
tout  prix  il  faut  vouloir,  entendez-vous,  à  tout 
jirix!...  » 

—  «  Vous  ne  penserez  peut-être  plus  de  même, 
quand  je  vous  aurai  expliqué  dans  quelles  condi- 
tions ce  succès  se  présente...  »  Et,  sans  autre 
préambule,  le  candidat  commença  de  raconter  le 


334  LE   CCœUR    ET    LE   MÉTIER 

détail  de  la  soirée  de  la  veille.  Il  dit  l'attitude  de 
Brillault  durant  la  réunion,  celle  de  la  bande  sou- 
doyée par  Lartail,  les  clameurs,  les  insultes,  ses 
efforts  impuissants  pour  se  faire  entendre,  sa  ren- 
trée, puis,  ce  matin,  l'arrivée  chez  lui  du  plus 
inattendu  des  auxiliaires,  l'offre  de  la  femme  de 
chambre  et  le  reste.  Le  visage  du  Sulpicien 
exprimait,  à  mesure  que  ce  récit  avançait,  une 
espèce  d'angoisse  douloureuse  qui  contrastait 
avec  son  habituelle  sérénité.  Quand  son  visiteur 
eut  fini,  il  le  vit  avec  une  émotion  singulière  se 
lever  et  s'agenouiller  sur  le  prie-Dieu,  comme 
s'il  eût  été  seul  dans  la  pauvre  cellule  de  laquelle 
il  lui  était  si  dur  de  se  séparer.  Cette  prière  dura 
quelques  minutes  à  peine.  Il  se  releva  pour 
demander  : 

—  <i  Où  sont  ces  lettres?» 

—  «  Les  voici  »  ,  répliqua  le  jeune  homme  en 
tendant  le  paquet.  Le  prêtre  déchira  l'enveloppe 
sur  laquelle  était  écrite  l'adresse  au  nom  de 
M.  Brillault.  Il  avisa  une  feuille  de  papier  blanc, 
réenveloppa  les  lettres,  cacheta  le  tout  avec  une 
cire,  sur  laquelle  il  mit  pour  toute  empreinte  une 
pièce  de  monnaie  tirée  de  sa  poche  :  «  Vous  savez 
où  habite  M.  Lartail?»  interrogea-t-il.  Puis,  ayant 
écrit  la  rue  et  le  numéro,  il  sonna  et  remit  l'objet 
au  serviteur  qui  était  arrivé  à  l'appel,  en  lui  disant:    | 

«  Portez  cela  tout  de  suite  à  cette  adresse.  Vous 
monterez  à  l'appartement,  pour  que  ce  paquet  ne 


LE   CANDIDAT  33S 

traîne  pas  chez  le  concierj;c.  Vous  ne  donnerez 
pas  d'explication.  »  Et,  quand  le  messager  fut 
parti  : 

—  a  Ah!  0  s'écria-t-il,  «  c'est  déjà  trop  que 
ces  lettres  aient  été  entre  vos  mains  deux 
heures,  mon  enfant,  beaucoup  trop,  et  que  j'aie 
pensé  à  m'en  réjouir  !...  Il  y  a  des  armes  que 
nous  autres,  nous  n'avons  pas  le  droit  d'em- 
ployer... ■ 

—  «  Je  ne  suis  venu  que  pour  vous  faire  décider 
à  ma  place,  monsieur  Pierron  »  ,  dit  Monlbrun. 

«  Vous  avez  décidé.  C'est  bien...  Tout  de  même»  , 
ajouta-t-il,  «  mon  élection  était  certaine,  et  ma 
iiéfaite  l'est  aussi  à  présent.  Croyez-vous  que  nos 
adversaires  hésiteraient,  eux,  dans  un  cas  pareil, 
à  employer  cette  arme,  ou  une  pire?  Le  discours 
de  Brillault  contre  votre  compag^nie  et  contre 
vous,  la  séance  d'hier  au  soir  contre  moi  et  ensuite 
votre  procédé,  je  peux  dire  notre  procédé  de 
maintenant,  —  c'est  toute  l'histoire  de  notre 
parti  depuis  un  siècle.  C'est  comme  cela  que  nous 
serons  toujours  vaincus.  » 

—  «  C'est  comme  cela  que  nous  vaincrons  »  , 
répondit  vivement  le  Sulpicien,  o  non  pas  aujour- 
d'hui, non  pas  demain,  non  pas  après-demain, 
mais  nous  vaincrons,  et  en  ne  leur  ressemblant 
pas...  »  Il  insista  sur  ces  mots  presque  solennelle- 
ment. «  Souvenez-vous  toujours  de  ceque  je  vous 
dis  là.  C'est  le  secret  de  notre  force.  Il  y  a  dans  un 


316  LE   CŒUR    ET    LE   MÉTIER 

officede  cette  semaine  une  phrase,  que  nous  devons 
toujours  pouvoir  prononcer  :  Et  sangmnem  tnno- 
centetn  condemnabunt.  Ils  condamneront  en  nous 
le  sang  innocent...  Mais  l'heure  passe.  J'ai  encore 
pas  mal  à  faire.  Je  veux  être  prêt  pour  mon  train, 
et  il  faut  que  je  me  hâte...  Vous  permettez...  » 

Et  il  86  remit  à  clouer  la  caisse  de  livres,  en 
souriant  à  Montbrun  avec  sa  sérénité  retrouvée. 
Visiblement  il  ne  voulait  pas  continuer  la  conver- 
sation sur  ce  sujet.  Le  jeune  homme  se  tut  de  son 
côté,  en  le  regardant  vaquer  à  cette  humble  be- 
sogne. Gomme  candidat,  il  l'avait  dit,  il  se  savait 
vaincu  à  l'avance,  et  il  se  sentait  heureux  d'aller 
à  la  bataille,  même  avec  la  certitude  de  la  perdre, 
pour  la  défense  d'une  Cause  que  servaient  des 
hommes  tels  que  ce  prêtre  qui  venait  de  renon- 
cer si  simplement  et  de  le  faire  renoncer  à  une 
vengeance  sûre,  mais  basse.  Son  regard  alla  de 
nouveau  vers  la  fenêtre.  Par-delà  les  bâtiments 
du  Grand  Séminaire,  il  contempla  les  toits  des 
vieux  hôtels  de  la  ville,  les  clochers  des  églises, 
ces  témoins  d'un  passé  avec  lequel  l'historien 
avait  tant  vécu  et  espéré.  Une  émotion  s'éveilla 
en  lui,  qui  était  précisément  le  contraire  de  celle 
de  la  veille  au  soir  :  il  comprit  à  quel  point  leurs 
façons  de  penser  et  de  sentir,  au  Sulpicien  et  à 
lui,  étaient  vraiment  celles  que  les  ouvriers  loin- 
tains de  cette  vieille  ville  et  de  la  vieille  France 


LE   CANDIDAT  337 

auraient  souhaitées  chez  leurs  descendants,  et  il 
se  répéta  mentalement  l'affirmation  de  M.  Pier- 
ron  :  «  Oui,  nous  vaincrons.  Tôt  ou  tard,  nous 
vaincrons,  en  ne  leur  ressemblant  pas,  en  effet,  et 
parce  que  nous  sommes,  nous,  avec  nos  morts,  s 


Avril  1905. 


29 


LE    PORTRAIT 


—  «  Vous  m'excuserez,  ma  clière  Alice  » ,  dit 
Geor^jesÉmery  en  rentrant  dans  Tateller;  «j'étais 
avec  ce  pauvre  Viliedouay.  11  est  devenu  si  sau- 
vag^e  depuis  son  malheur  qu'il  ne  veut  voir  per- 
sonne. . .  Quand  j'ai  su  que  vous  étiez  là,  j'ai  essayé 
de  l'amener.  Je  n'ai  pas  pu.  Il  m'a  chargé  de  vous 
dire  ses  respects  et  qu'il  regrette  de  ne  pas  vous 
exprimer  de  vive  voix  ses  vœux  pour  notre  ma- 
riage... La  vue  de  notre  bonheur  lui  aurait  fait 
mal.  J'ai  compris  cela  et  je  n'ai  pas  insisté... 
Comment  êtes-vous  aujourd'hui?.,.  » 

Le  peintre  avait  baisé  les  mains  de  Mrs  Gray 
en  lui  posant  cette  question.  Elle  restait  debout, 
elle,  en  lui  répondant  :  «  Moi?  Je  suis  très  bien,  » 
occupée  à  chauffer  son  pied  au  feu  presque  é(eint 
de  la  cheminée  ;  et,  tout  de  suite  il  était  allé  jus- 
qu'à un  cassone  en  noyer  sculpté  d'un  beau  tra- 


340  LE   COEUR    ET    LE   MLTIER 

vail  de  la  Renaissance  qui  lui  servait  de  coffre  à 
bois,  prendre  une  large  bûche,  afin  de  la  poser 
sur  les  chenets.  Cette  action  si  naturelle  fut  suivie 
par  la  jeune  femme  avec  un  regard  singulière- 
ment pénétrant  —  Un  fegard  que  Georges  vou- 
lait sans  doute  éviter,  car  il  s'absorba  dans  la  ré- 
fection du  feu  un  instant  de  plus  qu'il  n'était 
naturel  pour  un  amoureux  à  la  veille  d'un  ma- 
riage et  qui  n'avait  pas  vu  sa  fiancée  depuis  vingt- 
quatre  heures.  Elle  était  pourtant  délicieuse  à 
regarder,  dans  ce  somptueux  et  joli  décor.  La 
vaste  pièce  était  meublée  avec  cette  profusion  et  ce 
goût  que  les  peintres  apportent  à  leurs  fantaisies, 
quand  le  succès  leur  arrive,  comme  à  celui-ci, 
tout  jeunes  et  qu'ils  ont  d<es  gains  de  boursiers 
au  service  de  leurs  imaginations  d'artistes.  Ce 
n'étaient  que  Gobelins,  étoffes  drapées,  armes 
damasquinées,  tableaux  de  maîtres,  marbres  pa- 
tines, terres  cuites,  tapis  anciens,  le  tout  fondu 
dans  une  harmonie  brillante  et  chaude.  L'atelier 
était  ménagé  au  haut  d'un  petit  hôtel,  sis  lui-même 
dans  une  des  plus  paisibles  rues  du  paisible 
Neuilly,  presqu'à  même  le  Bois  de  Boulogne. 
Par  cette  après-midi  un  peu  voilée  de  novembre, 
un  silence  d'asile  l'emplissait.  La  clarté  adoucie 
du  ciel  aperçue  par  la  large  baie  vitrée  rendait  ce 
sanctuaire  d'art  plus  intime  encore  et  plus  «los. 
Pourquoi  donc  Émery  penchait-il  sur  le  foyer  un 
froht  chargé  d'une  pensée  que  visiblement  il  vou- 


LE    PORTRAIT  341 

lait  à  tuut  prix  (jissimuler  à  Mjs  Gray?  Pourquoi 
celle-ci  gardait-elle,  dans  le  fond  de  ses  yeux 
et  sur  ses  lèvfes,  des  paroles  que,  visiblement, 
elle  n'osait  proPioncer?  Son  délicieux  visage  aux 
traits  ténus,  quasi  miniatures,  avait,  même  dans 
la  jolies&e,  cette  décision  qui  se  mêle  si  sou- 
vent au  raffinement  le  plus  intense  che?  les 
femmes  de  son  pays.  Elle  était  Américaine,  et 
veuve  depuis  trois  ans.  —  Elle  en  avait  trente- 
deux.  —  Pour  qu'elle  se  fût,  avec  sa  beauté,  sa  for- 
tune, son  esprit  «  engagée  »  à  Georges  Émery, 
c'était  certes  qu'elle  l'aimait.  Lui,  de  son  côté, 
avec  safière  tournure,  ses  treiite-j-sept  ans  à  peine 
marqués,  sa  précoce  gloire  dâ  portraitiste  à  la 
mode,  s'il  se  préparait  à  aliéner  sa  liberté  entre 
ces  belles  mains  d'outre-mer,  c'était  qu'il  aimait. 
Et  cependant,  si  un  témoin  caché  et  non  averti, 
eût  pu  les  apercevoir  dans  cette  solitude,  jamais 
il  n'aurait  deviné  que  ces  deux  êtres  éprouvaient 
l'un  pour  l'autre  un  attrait  passionné.  L'épi- 
gramme  classique  qui  dit  que  les  Américaines 
sont,  comme  les  épingles,  retenues  par  la  tète, 
suffisait-elle  à  expliquer  la  réserve  de  ce  tête-à- 
tête  où  le  fiancé  paraissait  si  peu  ému  de  la  pré- 
sence de  sa  fiancée,  et  celle-là,  aussi  maîtresse 
d'elle-même,  aussi  observatrice,  au&si  défiante 
que  si  elle  en  était  encore  à  s'interroger  sur  ses 
sentiments?  Il  y  avait  quatre  mois  qu'elle  avait 
passé  pour  la  première  fois  le  seuil  de  cet  atelier. 


84:i  LE    COEUH    ET    LE    MÉTIER 

afin  de  commander  son  portrait  au  peintre  qu'elle 
avait  le  plus  admiré  lors  de  la  dernière  exposition. 
Il  y  avait  trois  semaines  qu'elle  avait  prononcé  ici 
même  le  «oui»  des  fiançailles,  prélude  d'un  «oui» 
plus  solennel.  Ils  s'étaient  quittés  la  veille  après 
avoirdiné  chez  des  compatriotes,  lui  si  tendre,  elle 
si  heureuse!  Quelle  idée  passait  donc  entre  eux  à 
cette  minute  qui  les  faisait  demeurer  vis-à-vis  l'un 
de  l'autre  dans  un  silence  qu'elle  rompit  la  pre- 
mière pour  répéter  : 

—  a  Oui,  je  suis  très  bien,  c'est  vous  qui  sem- 
blez  préoccupé  »  ,  et  ses  yeux  se  firent  plus  aigus, 
tandis  qu'elle  ajoutait  : 

—  a  M.  de  Villedouay  est  resté  longtemps?  » 

—  «Assez  longtemps.  Pourquoi  me  demandez- 
vous  cela?  » 

11  avait  relevé  la  tête  en  répondant  à  l'inter- 
rogation de  la  jeune  veuve.  Si  elle  avait  pu  douter 
de  l'effet  que  lui  avait  produit  son  interrogation, 
elle  en  aurait  trouvé  la  preuve  dans  ce  simple  petit 
détail  :  lui  qui  vivait  tant  par  le  regard,  il  ne 
sembla  même  pas  voir  la  toilette  qu'elle  avait 
mise  pour  venir  le  voir  et  dont  elle  lui  faisait  la 
surprise.  Cet  "  arrangement  en  blanc  et  en  noir» 
comme  eût  dit  son  compatriote  WhisLler,  se  com- 
posait d'une  robe  faite  par  un  tailleur,  dans  un 
drap  d'un  noir  très  brillant,  et  toute  festonnée, 
avec  des  rubans  de  satin  noirs.  Sur  sa  blouse  de 
guipure    blanche  courait  une   chaîne    russe    en 


LE    POIIIIIAIT  343 

pierres  de  couleur;  et  sur  ses  cheveux  blonds 
posait  un  grand  chapeau  de  velours  noir,  piqué 
de  deux  gros  saphirs  étoiles.  Elle  avait  l'air,  ainsi 
parée,  avec  son  menton  un  peu  fort,  son  nez 
court  et  les  taches  brunes  de  ses  yeux  sur  un 
teint  pâle,  d'une  princesse  de  Velasquez,  Elle 
eut  devant  l'indifférence  de  son  fiancé  à  la 
coquetterie  de  sa  mise  un  demi-sourire  d'ironie 
qui  s'acheva  par  cette  nouvelle  question  : 

—  «  Mais  pour  savoir  ce  qu'il  a  pu  vous  dire  qui 
vous  ait  changé  ainsi?  Vous  n'êtes  plus  le  même 
qu'hier  au  soir.  » 

—  o  On  ne  voit  pas  un  ami  de  dix  ans  plongé 
dans  un  désespoir  comme  le  sien  » ,  répondit 
Georges,  «  sans  être  peiné,  surtout  quand  on 
va  soi-même  fixer  sa  vie  et  que  l'on  se  trouve 
assister  à  l'écroulement  de  celle  d'un  autre...  Et 
puis  le  pauvre  homme  est  venu  me  faire  une 
étrange  demande...  Il  ne  peut  pas  se  consoler, 
m'a-t-il  dit,  que  je  n'aie  pas  fait  le  portrait  de  sa 
femme  quand  elle  vivait,  et  maintenant  qu'elle 
est  morte,  il  voudrait  que  je  l'essayasse  de  sou- 
venir...  Voilà  l'objet  de  sa  visite.  N'est-ce  pas  une 
extraordinaire  proposition?» 

—  «  Et  vous  avez  accepté?  »  fit  Mrs  Gray. 

—  «  Et  j'ai  accepté.  Je  ne  pouvais  pas  lui 
dire  non.  Il  est  trop  malheureux,  et  c'est  une 
charité  de  lui  donner  une  joie,  si  petite  soit- 
elle.  » 


344  LE   COEUR    KT    I.K    METIER 

La  physionomie  de  la  jeune  femme  avait 
exprimé,  quaiul  Émery  avait  avoué  son  acquies- 
cement au  désir  de  M.  de  Villedouay,  un  soula 
g^ement  qu'il  ne  put  pas  ne  pas  remarquer.  Il 
affecta  de  continuer,  sur  le  ton  professionnel  qui 
était  volontiers  dans  ses  habitudes  :  «  J'en  serai 
quitte  pour  choisir,  entre  les  photog^raphies  qu'il 
va  m'euvoyer.  J'en  agrandirai  une,  le  pinceau 
à  la  main.  Ce  sera  sans  enthousiasme.  Je  ne  sais 
travailler  que  d'après  nature.  » 

—  o  Est-ce  la  première  fois  que  vous  le  voyez 
depuis  la  mort  de  sa  femme?  »  demanda  Alice. 

—  «  La  première  fois  depuis  l'enterrement,  » 
répondit-il . 

—  Savez-vous  ce  que  l'on  m'a  raconté  sur  cette 
mort?...  i>  continua-t-elle,  et  comme  il  ne  relevait 
pas  cette  interrogation,  elle  insista  en  l'envelop- 
pant de  son  regard  le  plus  inquisiteur  :  •  On  m'a 
dit  qu'elle  s'était  tuée.  » 

—  «  Voilà  bien  le  monde  »,  reprit  le  peintre 
en  haussant  les  épaules.  «  II  ne  peut  jamais 
admettre  la  simple  vérité.  Mme  de  Villedouay 
souffrait  d'insomnies.  Elle  avait  la  mauvaise  habi- 
tude d'user  du  chloroforme  pour  s'endormir.  Elle 
en  aura  respiré  un«  dose  trop  forte.  Et  c'est 
tout...  C'est  la  conviction  de  Villedouay,  qui  en 
vaut  bien  une  autre.  S'il  admettait  la  possibilité 
d'un  suicide ,  aurail-il  l'idée  d'avoir  ce  por- 
trait?... w 


LE   PORTRAIT  345 


—  0  C'est  juste  »  ,  répondit  Mrs  Gray,  qui  con- 
tinua avec  un  sourire  ;  cette  fois,  il  y  avait,  clans 
ses  yeux,  presque  une  timidité  et  comme  un 
remords  du  questionnaire  qu'elle  venait  de  faire 
subir  à  son  tiancé  :  «  Pourquoi  dit-on  chez  nous 
qu'il  n'y  a  pas  de  bons  maris  en  France  ?  On  me 
l'a  encore  écrit  quand  j'ai  annoncé  nos  fian- 
çailles. M.  de  Villedouay  fait  mentir  La  léjjende... 
Vous  la  forez  mentir  aussi,  n'est-iCje  pas?  »  Et, 
«'approchant  d'Émery,  elle  s'appuya  djes  deux 
niaias  sur  son  épaule  en  y  posant  sa  jolie  tête, 
et  elle  ajouta  :  «  Et  moins  tristement...  »  Puis, 
rieuse,  et  comme  le  jeune  homme  lui  passait 
le  bras  autour  de  la  taille,  ^elle  s'échappa,  et 
avisant  sa  veste  de  velours  qu'elle  avait  quittée 
à  son  entrée  -dans  l'ateiier  et  jetéie  sur  un  des 
meubles  : 

—r-  («  Soyez  obéissant,  dear  boy  ;  sÀdez-mo'i 
à  mettre  cette  jaquette,  et  allez  vite  prendre 
votre  chapeau  pour  m'accompcjner.  J'ai  l'au- 
tomobile. Dans  une  demi'-heure  nous  serons  chez 
Franquetot,  où  vous  me  donnerez  votre  aviis  sur 
cette  prétendue  commode  de  liiesener,  en  bois 
de  rose,  dont  je  vous  ai  parlé.  Vous  verrez  quelle 
chambre  saura  se  ikif-e  votre  Alice,  et  vous  recon- 
naîtrez peut-être  qu'il  n'y  a  pas  que  des  barbares 
aux  hiats.,,  » 


34t>  LE   COEUK    ET    LK    MÉTIEE 


II 


—  «  (jiii  donc  lui  a  parlé?  »  se  demandait  le 
peintre,  quelques  heures  plus  tard,  quand  il  se 
retrouva  seul  dans  sa  maison  de  Neuilly,  après  une 
après-midi  dépensée  tout  entière  en  courses,  de 
la  boutique  de  l'ébéniste  Franquetot  au  fond  du 
faubourgs  Saint-Germain,  jusqu'à  une  autre  sise  à 
l'extrémité  du  faubourg  Saint-Antoine,  en  passant 
par  le  quartier  du  Temple  et  plusieurs  apparte« 
ments  de  revendeurs  d'étoffes  ancieaines,  pour 
finir  par  le  magasin  d'un  grand  argentier  de  la 
rue  de  la  Paix.  Il  était  convenu  que  M,  et 
Mme  Émery,  une  fois  mariés,  habiteraient  un 
hôtel  plus  propice  aux  réceptions  que  l'élégant 
mais  étroit  perchoir  de  l'artiste.  Les  joies  sen- 
timentales de  leurs  fiançailles  avaient  consisté, 
depuis  ces  quelques  semaines,  dans  des  excursions 
de  ce  genre,  où  l'Américaine  développait  l'éton- 
nant génie  de  conquête  du  Nouveau  Monde. 
Elle  connaissait  tout,  comparait  tout,  achetait 
tout.  Georges  s'était  prêté  à  cette  chasse  aux 
bibelots,  d'autantplusvolontiers,  cette  après-midi, 
que  les  quelques  phrases  d'enquête  prononcées 
par  Mrs  Gray  lui  avaient  donné  un  petit  frisson  de 


l.E    PORTRAIT  347 

terreur.  Ces  allées  et  venues,  ces  montées  en  voi- 
ture et  ces  descentes  clans  ces  mafjaslns,  ces  dis- 
cussions à  propos  d'objets  disparates,  autant  de 
moyens  pour  lui  de  dissimuler  l'impression  que 
lui  avait  infligée  la  soudaine  perspicacité  de  sa 
fiancée,  sur  un  point  qui  tenait  à  un  secret  tra- 
gique de  sa  vie  personnelle.  Il  avait  été,  pendant 
six  a:»s,  l'amant  de  Marguerite  de  Villcdouay.  Cette 
liaison  demeurée  cachée  —  du  moins  il  l'avait  cru 
jusqu'ici  —  avait  eu  un  dénouement  qui  demeurait 
pour  lui  le  plus  angoissant  mystère.  Mme  de  Vil- 
ledouay  était  plus  âgée  que  lui  de  quatorze  mois. 
A  rapproche  de  la  quarantaine,  ces  mois  comptent 
triple  pour  une  femme.  Elle  était  mariée.  Elle 
avait  un  enfant.  Le  peintre  arrivait  à  ce  moment 
de  la  vie  où  les  plus  bohémiens  commencent 
de  rêver  d'un  foyer  à  eux.  Cette  liaison  n'était 
plus  guère  qu'un  commerce  de  bonne  amitié. 
Il  avait  rencontré  Mrs  Gray.  Il  avait  deviné 
qu'il  l'intéressait.  Toutes  les  conditions  d'une 
union  heureuse  étaient  là  :  beauté,  intelligence, 
fortune,  sympathie.  Georges  s'était  cru  très  loyal 
en  s'ouvrantdece  projet  à  sa  maîtresse.  Il  lui  avait 
bien  semblé  que,  dès  les  premiers  mots,  la  pauvre 
femme  était  très  émue.  Mais  elle  s'était  aussitôt 
montrée  si  calme,  si  raisonnable,  si  disposée  à 
lui  faciliter  cette  évolution  de  leur  commun  passé, 
qu'il  n'avait  eu  aucun  remords  à  se  considérer 
commt  entièrement  libre.  Elle-même  avait  tenu 


S48  LI-:    CCœUR    ET    LF.    MFTIER 

à  lui  répéter,  tranquillement,  presque  froide- 
ment :  «  Vous  êtes  libre.  »  Il  avait  donc  demandé 
la  main  de  Mrs  Gray  et  la  première  personne  à 
laquelle  il  avait  cru  pouvoir  annoncer  son  futur 
mariagfe  avait  été  Mme  de  Villedouay,  par  un 
billet  auquel  elle  avait  répondu  aussitôt.  Il  avait 
bien  été  un  peu  étonné  du  ton  officiel  de  cette 
réponse.  Puis  il  avait  réfléchi  que  l'anc'enne 
maîtresse  avait  tenu  à  ce  que  sa  lettre  put  être 
communiqué  à  la  6ancée.  Huit  jours  après,  il 
apprenait,  en  ouvrant  le  journal,  quje  Marguerite 
venait  de  mourir  subitement. 

S'étaiti-eWe  tuée?...  Sa  première  et  effrayante 
pensée  avait  été  celle-là,  et  que  ce  suicide  avait 
pour  cause  leur  rupture  et  son  mariag^e.  Son 
anxiété  avait  été  si  vive  qu'il  avait  couru  chez  la 
morte.  A  la  façon  dont  le  mari  l'avait  accueilli, 
il  avait  eu  deux  évidences  :  d'abord  que  la  con- 
fiance de  cet  homme  à  son  endroit  n'avait  jamais 
été  même  effleurée  d'un  soupçon,  ensuite  qu'il 
n'avait  pas  davanta^^je  le  moindre  doute  sur  les 
causes  parfaitement  naturelles  de  la  mort  de  sa 
femme.  De  ces  deux  évidences,  la  première  lui 
avait  de  nouveau  infligé  cette  secrète  humilia- 
tion qui  n'avait  pas  été  étrangère  à  son  désir  de 
rompre  une  liaison  dont  sa  fierté  avait  souvent 
saigne.  La  seconde  avait  endormi  la  pénible 
croyance,  soudain  éveillée  chez  lui,  —  pour  un 


LE   PORTRAIT  849 

instant;  —  car  ce  problème  n'avait  jamais  cessé 
de  se  poser  devant  son  esprit  depuis  lors  :  —  «  Si 
pourtant  elle  s'était  tuée?...  »  Il  n'avait  pas  pu 
faire  que  cette  phrase  ne  se  prononçât  pas  en  lui. 
Cette  obsession  l'avait  tourmenté  sans  relâche 
depuis  le  jour  où  il  avait  suivi  à  pied  le  convoi.  Il 
avait  eu  ce  courag^e,  afin  de  démentir,  par  sa  seule 
présence,  les  propos  que  la  malveillance  du  monde 
répéterait  sur  la  coïncidence  de  cette  mort  et  de 
son  mariag^e.  Mais  non.  Son  observation  de  por- 
traitiste, dressée  à  saisir  les  pins  minuscules 
nuances  des  visages,  n'avait  pas  démêlé,  dans 
l'attitude  ou  sur  la  physionomie  d'une  seule  des 
personnes  réunies  pour  le  même  funèbre  devoir, 
un  seul  indice  que  sa  longue  liaison  avec  Mme  de 
Viîledouay  fût  connue.  Et  voici  qu'il  découvrait 
qu'elle  l'était,  puisqu'il  s'était  trouvé  certaine- 
ment quelqu'un  pour  en  avertir  sa  fianeée.  ïl  y 
avait  pire.  On  commençait  à  s'étonner  de  cette 
mort  subite.  On  l'attribuait  à  un  suicide. 

— -  «Maisqui  donc  lui  a  parlé?»  sedisaitGeorg'es 
Émery.  «  Et  quelle  infamie!  Qu'on  lui  ait  encore 
rapporté  que  j'ai  aimé  Marguerite,  ce  serait  déjà 
très  cruel.  On  a  fait  pire.  On  lui  a  dit  qu'elle 
était  morte  volontairement. . .  Dans  quel  but?  Sinon 
pour  qu'Alice  cherche  le  motif  de  ce  suicide  et 
qu'elle  croie  îe  trouver  dans  mon  mariage  avec 
elle.  Mais  quelle  infamie!...  Quelle  infamie!...  « 

Il  se  répétait  ces  mots  à  haute  voix  en  se  pro- 


350  LK   COEUK    KT    LE    MKTIER 

menant  dans  Tatelier,  avec  une  fièvre  qui  prou- 
vait qu'il  ne  se  débattait  pas  seulement  contre 
cette  calomnie.  Et  il  reprenait  : 

—  «  Non,  Marguerite  ne  s'est  pas  tuée.  Si  cette 
mort  n'était  pas  naturelle,  est-ce  que  les  méde- 
cins ne  l'auraient  pas  dit  à  Villedouay?  Et  lui, 
serait-il  comme  il  est,  effondré  de  chag^rin,  mais 
sans  une  arrière-pensée?  Sa  démarche  d'aujour- 
d'hui le  prouve...  Et  puis,  si  elle  s'était  tuée,  y 
serais-je  pour  quelque  chose?  Voyons,  m'aurait- 
elle  laissé  rompre  avec  elle  sans  un  reprociie, 
sans  une  plainte,  sans  un  effort  pour  me  g^arder, 
si  elle  avait  tenu  à  moi  au  point  de  ne  pouvoir 
survivre  à  mon  mariage?  Encore  un  coup,  cette 
idée  est  folle.  N'y  pensons  pas,  d'autant  plus  que 
ceux  qui  ont  essayé  d'éveiller  la  jalousie  de  ma 
fiancée  ont  été  mal  inspirés.  Il  s'est  trouvé  que 
justement  je  venais  d'accepter  cette  offre  de  Vil- 
ledouay. Je  l'ai  lu  dans  les  yeux  d'Alice  :  elle  a 
vu  là  une  preuve  que  je  n'étais  pour  rien  dans  la 
mort  de  Marguerite.  On  ne  consent  pas  ainsi,  sans 
se  débattre,  à  faire  le  portrait  d'une  femme  oui 
s'est  tuée  pour  vous...  » 

En  se  prononçant  ces  paroles  avec  une  extraor- 
dinaire énergie  d'affirmation,  le  peintre  était  très 
sincère.  Pourtant,  s'il  avait  osé  lire  jusque  dans 
le  dernier  repli  de  son  propre  cœur,  il  aurait 
reconnu  qu'un  point  de   doute  s'y  cachait  tou- 


LE    PORTRAIT  8&1 

jours.  Il  se  croyait,  il  se  voulait  certain  que  Mar- 
guerite de  Villedouay  ne  s'était  pas  donné  la 
mort  et  il  n'en  était  pas  certain  ;  —  qu'en  tout  cas 
elle  ne  s'était  pas  tuée  à  cause  de  lui,  et  il  en 
était  moins  certain  encore.  Il  eût  pu  en  trouver 
la  preuve  dans  ce  fait  qu'il  lui  fut  impossible  de 
dîner  à  la  maison  seul,  en  tète-à-tête  avec  les 
pensées  que  la  visite  du  mari  de  son  ancienne 
maîtresse  et  les  questions  de  sa  fiancée  avaient 
éveillées  en  lui.  Mrs  Gray  devait  elle-même  dîner 
chez  des  compatriotes  et  finir  la  soirée  à  l'Opéra. 
Il  se  proposa  de  lui  faife  une  surprise  et  d'aller 
l'y  saluer.  Il  commença  de  s'habiller  pour  se 
rendre  au  cercle,  puis  au  théâtre.  Il  avait  envoyé 
chercher  une  voiture  et  se  préparait  à  partir  pour 
exécuter  ce  prog^ramme  ;  son  domestique,  en  mon- 
tant l'avertir  que  le  fiacre  était  là,  lui  remit  avec 
le  courrier  du  soir  un  paquet  qui  venait  d'être 
déposé  de  la  part  de  M.  de  Villedouay.  Le  peintre 
le  devina  tout  de  suite  :  c'était  la  collection  des 
photographies  de  la  morte  qui  devaient  lui  servir 
de  documents.  Il  ne  fit  qu'ouvrir  l'enveloppe.  Elle 
contenait  une  vingtaine  de  cartes.  Il  les  jeta, 
plutôt  qu'il  ne  les  déposa,  dans  un  tiroir  et  sortit 
sans  avoir  voulu  les  regarder.  Il  faut  croire  cepen- 
dant que  son  impression  en  recevant  ces  reliques 
si  intimement  mêlées  à  sa  vie  de  jeune  homme, 
avait  été  plus  puissante  qu'il  n'en  convenait  vis-à- 
vis  de  lui-même,  car  à  neuf  heures  et  demie,  en 


352  LE  COEUR   ET    LE   MÉTIER 

sortani  du  club,  au  Herti  de  crier  à  son  éoclicr  : 
«  à  l'Opéra  »  ,  il  lui  doiifta  son  adresse  de  I^euilly. 
A  dix  heures,  il  était  dans  son  atelier,  en  tête-à- 
téte  avec  les  imagées  de  celle  dont  il  savait  — 
quoiqu'il  refusât  de  se  l'avouer  —  qu'elle  avait 
fini  sa  vie  par  un  suicide,  —  et  pourquoi.  Il 
l'avait  quittée  et  elle  n'avait  pas  pu  supporter  cet 
abandon ! 


III 


Pai*  on  instinct  qui  prouv.ift  qu'il  avait  deviné 
lui-'même  l'extrême  difficulté  du  travail  désiré 
par  lut,  le  mari  avait  réuni,  pour  les  remettre  à 
l'artiste,  des  photog^raphies  de  sa  femme  â  tous 
les  âg^es  de  sa  trop  courte  vie.  L'amant  pouvait 
comprendre  à  ce  détail  quelle  tendresse  pas- 
sionnée le  veuf  gfardait  à  cette  morte  qui  l'avait 
trahi.  Ge  qae  cet  honime  souhaitait  d'obtenir 
du  peintre,  c'était  un  portrait  où  fût  fixée  surtout 
la  personne  qu'elle  avait  été.  Il  voulait  avoir  une 
image  de  sa  physionomie  plus  encore  qtte  de  ses 
traits,  de  son  âme  que  de  sa  beauté.  Parmi  ces 
effigies  à  la  ressemblance  de  cet  être  à  jamais 
disparu,  il  y  avait  d'abord  une  photographie 
d'enfant.  Marguerite  y  était  représentée  à  douze 


LE   PORTRAIT  353 

ans,  avec  ses  cheveux  répandus  sur  ses  épaules 
et  noués  d'un  simple  ruban.  Et  déjà  elle  avait, 
dans  son  regard  d'avant  la  vie,  l'expression  qui 
avait  si  profondément  intéressé  Georges  Émery,  la 
première  fois  qu'ils  s'étaient  rencontrés.  C'étaient 
des  yeux  ardents  et  réfléchis,  où  se  devinait  de  la 
passion  et  de  la  réserve,  de  la  violence  instinc- 
tive et  du  calme  voulu.  L'âme  qui  avait  habité, 
sommeillante  encore,  ces  prunelles  de  petite 
fille,  était  marquée  d'avance  ou  pour  l'extrême 
malheur,  ou  pour  l'extrême  bonheur,  selon  qu'elle 
rencontrerait  ou  non  l'accord  entre  sa  destinée 
et  son  rêve.  Ces  mêmes  yeux  éclairaient  d'un 
même  regard  le  visage  des  autres  photographies, 
à  quinze  ans,  à  dix-sept,  à  vingt.  Chaque  épreuve 
avait  été  datée  par  le  mari,  qui  ne  s'était  pas  douté 
combien  certains  chiffres,  inscrits  au  bas  de  cer- 
tains portraits,  condamnaient  son  propre  ménage. 
Qu'ils  étaient  gais  encore,  ces  yeux  de  la  jeune 
fille,  à  vingt  ans,  à  la  veille  de  devenir  une  femme  ! 
Qu'ils  étaient  songeurs  dans  les  années  suivantes, 
et  noyés  d'une  mélancolie  dont  Georges  Émery 
se  rappelait  avoir  reçu  la  lamentable  confidence! 
Mariés,  comme  il  arrive  à  Paris,  dans  leur  monde, 
d'après  des  convenances  extérieures  et  sur  une 
connaissance  très  superficielle  de  leurs  carac- 
tères, M.  et  Mme  de  Villedouay  différaient  trop 
de  nature  pour  que  leur  union  pût  être  heureuse. 
Elle  ne  l'avait  pas  été,  du  moins  pour  elle,  qui 

23 


354  I.E    COEUR    ET    LE   METIER 

n'avait  pas  aimé  son  mari.  Très  honnête  homme, 
mais  tatillon,  mais  méticuleux,  très  délicat  de 
cœur  avec  des  étroitesses  d'intelligence,  très  bon 
et  très  juste,  mais  très  conventionnel,  Villedouay 
avait  commis  la  pire  des  fautes,  il  avait  ennuyé  sa 
femme.  La  suite  des  photofjraphies  le  montrait, 
cet  ennui,  dans  toutes  ses  phases  :  ici  résigné  et 
languissant,  ailleurs  accablé  et  sombre,  là  révolté, 
—  jusqu'à  un  portrait  dont  la  date  fit  tressaillir 
Georges  Émery.  C'était  l'époque  où,  tout  jeune 
encore,  revenu  de  Rome  depuis  quelques  années, 
il  avait  été  présenté  chez  les  Villedouay,  et  où  la 
jeune  femme  avait  commencé  de  s'intéresser  à 
son  talent  et  à  son  succès  naissant.  Les  yeux,  dans 
ce  portrait,  n'étaient  plus  les  mêmes,  ni  le  front, 
ni  la  bouche.  Une  autre  femme  y  apparaissait, 
éveillée  à  l'espérance,  parce  qu'elle  allait  aimer, 
parce  qu'elle  aimait... 

Le  peintre  s'était  interrompu  de  regarder  les 
photographies.  Un  par  un,  voici  que  se  levaient 
dans  sa  mémoire  les  souvenirs  de  cette  liaison 
auxquels  il  avait  cessé  de  penser  quand  il  avait 
voulu  se  marier,  par  lassitude,  —  qu'il  avait  sys- 
tématiquement chassés,  depuis  la  catastrophe  où 
avait  disparu  sa  maîtresse,  par  effroi  du  remords 
possible...  Il  se  revoyait  dans  un  modeste  atelier 
de  la  place  Pigalle,  en  ces  temps-là,  se  mettant  au 
travail  de  très  bonne  heure,  réconforté,  tous  les 
jours  que  Dieu  faisait,  dans  sa  besogne,  par  un 


LE    PORTRAIT  355 

billet  que  son  amie  trouvait  le  moyen  de  lui  faire 
parvenir,  afin  que  son  influence  le  suivît,  à  travers 
les  tentations  de  la  paresse  et  les  autres.  H  se 
revoyait,  les  soirs,  son  labeur  de  la  journée  fini, 
se  rendant  à  un  diner,  à  une  soirée,  à  un  théâtre, 
où  il  avait  une  chance  de  la  voir,  et,  quand  elle 
avait  la  liberté  d'être  à  lui  tout  entière,  leurs 
rendez-vous  dans  l'asile  caché  qu'ils  avaient 
choisi.  Il  la  revoyait,  elle,  dans  ces  moments  de 
bonhe»"',  et  ce  qu'il  lisait  alors  dans  ses  yeux, 
maintenant  clos  pour  toujours,  de  folie,  d'amour 
et  de  crainte.  —  Quelle  crainte?  —  Celle  de  l'ave- 
nir!... Elle  lui  disait  :  «  Je  n'exige  de  toi  qu'une 
chose  :  le  jour  où  tu  auras  cessé  de  m'aimer,  je 
veux  le  savoir.  Te  perdre  me  sera  bien  dur.  Il  me 
serait  plus  dur  que  tu  me  gardes  par  pitié...  »  Il 
se  la  rappelait,  parlant  ainsi  et  le  justifiant  par 
avance  d'une  franchise  que  la  progressive  froideur 
des  deux  dernières  années  de  leur  liaison  avait 
d'ailleurs  préparée...  D'autres  souvenirs  se  repré- 
sentaient... Émei  y  se  voyait  au  lendemain  de  ses 
grands  triomphes,  notamment  après  ce  salon  de 
1899  où  il  avait  exposé  le  portrait  de  la  jolie 
marquise  Alyette  de  Lautrec.  Emporté  dans  le 
tourbillon  de  la  vogue  parisienne,  entre  les  com- 
mandes de  plus  en  plus  nombreuses  et  les  invita- 
tions multipliées,  peu  à  peu  ses  relations  avec 
Mme  de  Vllledouay  avaient  tout  naturellement 
passé  au  second  plan  de  sa  vie.  Leurs  rendez-vous 


356  LE   COEUR   ET    LE   METIER 

s'étaient  espacés,  non  moins  naturellement.  Il  était 
allé  moins  souvent  chez  elle,  sans  qu'elle  lui  en 
fît  jamais  un  reproche,  naturellement  encore... 
Arrivé  à  ce  point  de  ses  évocations  rétrospectives, 
il  recommença  d'examiner  les  photographies.  Il 
avait  le  besoin  de  se  convaincre  qu'il  ne  s'était 
pas  trompé  et  que  cette  liaison  s'était  dénouée 
presque  d'elle-même,  par  cette  inexplicable  et 
inévitable  loi  qui  veut  que  tout  finisse  ici-bas...  Il 
lui  sembla,  n'était-ce  pas  une  illusion?  que  les 
portraits  exécutés  pendant  ces  deux  dernières 
années  avaient  de  nouveau  l'expression  de  ceux 
d'autrefois,  mais  plus  décourag^ée,  plus  lassée, 
plus  amère.  Les  traits  aussi  commençaient  à  s'al- 
térer. Était-ce  uniquement  la  marque  de  l'âg^e? 
Émery  s'en  étonna,  comme  s'il  remarquait  ce  tra- 
vail du  temps  pour  la  première  fois.  Qu'étaient 
pourtant  ces  imagées,  sinon  la  reproduction  d'un 
masque  de  femme  sur  lequel  il  avait  pu  suivre, 
quand  cette  femme  vivait,  les  prog^rès  de  cette 
fatigue  et  de  ces  amertumes?  Gomment  expliquer 
qu'il  ne  les  y  eût  pas  discernées  alors  qu'elle  était 
encore  sa  maîtresse  et  qu'il  les  aperçût  à  cette 
heure,  si  distinctement?...  Il  continuait  à  étudier 
ces  photographies  en  se  reportant  aux  noms  des 
mois  et  au  chiffre  des  années  écrits  au  bas.  Tout 
d'un  coup  son  cœur  se  serra  davantage,  un  frisson 
courut  en  lui.  Il  venait  de  voir  au  bas  de  la  der- 
nière, —  une  instantanée  faite  par  un  amateur,  — 


LE   PORTRAIT  357 

une  date  qui  le  bouleversait.  C'était  exactement 
quatre  jours  après  celui  où  il  avait  annoncé  à 
Mme  de  Villedouay  son  projet  de  mariage,  accepté 
par  elle  avec  tant  de  calme. . .  Il  lui  avait  vu  alors  un 
front  impénétrable,  des  yeux  calmes,  une  bouche 
où  il  avait  lu  l'indifférence,  —  et  l'imagée  surprise 
par  cet  appareil  de  hasard,  dans  quelque  prome- 
nade à  la  campa;jne,  était  celle  du  désespoir!... 


IV 


Ainsi  le  propos  rapporté  par  Mrs  Gray  pouvait 
être  exact?  Il  était  exact...  Cette  évidence  s'était 
soudain  imposée  à  l'ancien  amant  avec  une  force 
telle  qu'il  lui  fut  impossible  de  réagir.  Le  remords 
latent,  qui  sommeillait  en  lui  depuis  qu'il  avait 
appris  cette  mort,  aussi  subite  que  mystérieuse, 
venait  d'éclater  et  de  lui  empoisonner  du  coup 
toute  l'âme,  par  un  travail  identique  à  celui  d'un 
germe  funeste,  qui  a  dormi  dans  un  organisme 
avant  de  l'intoxiquer  tout  entier.  Etait-il  possible 
qu'il  se  fût  trompé  à  ce  degré  sur  les  sentiments 
que  gardait  pour  lui  sa  maîtresse?...  Il  voulut 
encore  se  répondre  que  non  et  qu'il  était  la  dupe 
d'un  mirage  morbide.  C'était  là  une  mauvaise 
impression  nerveuse,  dont  il  se  réveillerait  le  len- 


358  LJi   COEUR    ET    LE   METIER 


mam,  délivré.  Il  alla  se  coucher  et  dormità  peine. 
Quand  il  se  réveilla,  sa  sensation  de  la  veille  était 
plus  nette,  plus  impérieuse  aussi.  Mille  circons- 
tances lui  étaient  revenues  à  l'esprit  durant  cette 
insomnie,  pourlui  prouver  que  ce  cœur  de  femme 
ne  lui  avait  jamais  été  entièrement  connu  et  que 
les  silences  si  particuliers  à  sa  maîtresse  avaient 
caché  une  passion  sur  la  force  de  laquelle  il  s'était 
mépris.  «  Pourquoi  et  comment?  »  En  descendant 
au  fond  de  sa  conscience,  il  aurait  trouvé  la 
réponse  à  cette  question.  Emery  était  un  de  ces 
artistes  à  qui  le  succès  n'est  pas  bon,  parce  qu'il 
développe  en  eux  les  défauts  de  vanité  et  de  sen- 
sualité souvent  associés  dans  les  hommes  d'ima- 
gination aux  plus  rares  puissances  du  talent. 
L'histoire  de  ses  rapports  avec  Mme  de  Vil- 
ledouay  tenait  dans  la  métamorphose  qu'avait 
subie  son  caractère,  avec  le  g^randissement  de 
sa  réputation.  Sa  maîtresse  l'avait  vu  chang^er, 
sans  jamais  ni  se  plaindre  ni  cesser  de  l'aimer. 
Cette  taciturne  au  cœur  passionné  avait  constaté, 
jour  par  jour,  pendant  des  années,  les  signes 
toujours  plus  marqués  d'un  implacable  égotisme 
que  la  grâce  de  la  jeunesse  avait  dissimulé.  Elle 
en  avait  souffert,  beaucoup  souffert.  Le  dernier 
coup  lui  avait  été  porté  quand  Émery  était  venu 
lui  parler  de  ce  mariage  avec  la  riche  et  jolie 
veuve,  ce  chef-d'œuvre  d'un  arrivisme  si  avisé 
sous  ses  apparences  romanesques.  Et  quelle  dé- 


r,K    PORIHAIT  350 

marche,  si  perfide  dans  son  apparente  loyauté! 
Marguerite  n'y  avait  pas  survécu. 

Toutes  ces  vérités,  le  peintre  les  avait  senties 
durant  sa  veille  de  cette  nuit,  avec  cette  doulou- 
reuse lucidité  qui  s'impose  à  nous  devant  les  por- 
tions peu  flatteuses  de  notre  caractère,  lorsque 
nous  nous  trouvons  avoir  commis  presqu'instinc- 
tivement  des  actes  mesquins  et  dont  nous  ne  nous 
estimons  pas.  Il  pouvait  cependant  se  rendre 
cette  justice  qu'il  n'était  pas  entièrement  respon-» 
sable  de  ses  torts  envers  sa  maîtresse.  Les  entraî- 
nements des  circonstances  y  étaient  pour  beau- 
coup, aidés  encore  par  les  silences  de  cette 
femme,  par  son  âge,  —  elle  avait  vieilli  si  préco- 
cement, —  par  la  dissociation  forcée  de  leurs  vies. 
Du  dernier  de  ces  torts,  de  ce  mariage  avec 
MrsGray,  Émery  n'était  pas  responsable  du  tout. 
Il  avait  été  très  sincère  en  parlant  de  son  projet  à 
Marguerite.  Si  elle  s'y  était  opposée,  quel  que  fût 
son  intérêt  à  installer  pour  toujours  sa  vie  de  tra- 
vail dans  une  opulence  qui  l'affranchissait  du 
métier,  il  aurait  renoncé  à  cette  idée.  Il  avait, 
en  outre,  le  droit  de  se  dire  qu'il  s'était  conduit 
vis-à-vis  de  Mme  de  Villedouay  avec  toutes  les 
délicatesses  que  la  correction  mondaine  peut 
exiger  de  l'amant  le  plus  scrupuleux.  Quel  soin  il 
avait  mis  à  ménager  sa  réputation  de  femme!  Il 
aurait,  avant  l'entretien  de  la  veille,  affirmé  que 
jamais  leurs   noms  n'avaient  -^té   prononcés   en 


360  LE  CŒUR   ET   LE   METIER 

même  temps.  Ce  fut  encore  à  ce  sentiment,  à  son 
honneur  criiomme  qu'il  fit  appel  quand  il  se 
retrouva  dans  son  atelier,  devant  les  photogra- 
phies et  la  terrible  évidence  de  ce  qu'il  avait 
appelé  d'abord  un  cauchemar.  C'était  bien  une 
réalité  que  ce  suicide.  Il  n'en  doutait  plus  mainte- 
nant ni  de  le  voir.  Il  allait  devoir  porter  ce  poids 
sur  son  cœur  dans  sa  nouvelle  vie,  et  il  faudrait 
qu'il  le  cachât  à  celle  qui  allait  être  sa  femme, 
puisqu'elle  était  déjà  avertie. 

—  «  Oui,  cacher  cette  affreuse  chose  à  Alice  «  , 
se  dit-il,  «  voilà  mon  devoir,  et  pour  elle  et  pour 
Marg^uerite.  Je  n'ai  qu'un  moyen.  Il  est  sûr. 
Je  vais  commencer  par  faire  ce  portrait  que  m'a 
demandé  Villedouay.  Si  le  monde  s'est  mis  à 
parler,  il  sera  bien  forcé  de  se  taire  devant  cette 
preuve  éclatante  que  ma  conscience  ne  me 
reproche  rien...  Le  plus  tôt  sera  le  mieux...  Je 
me  ferais  trop  de  mal  à  rester  longtemps  dans  ces 
idées,  u 


Comme  tous  les  artistes  vraiment  doués,  Geor- 
ges Émery  était  un  homme  d'une  volonté  très 
virile.  L'action  chez  lui  suivait  de  près  la  pensée. 


LE   PORTRAIT  361 

A  peine  se  fut-il  formulé  ainsi  cette  obligation 
d  honneur  qu'il  se  mit  en  demeure  de  travailler. 
Il  prépara  sur  son  chevalet  une  toile  de  la  pro- 
portion qu'il  voulait  donner  au  portrait.  On  se 
rappelle  qu'il  avait  parlé  à  Mrs  Gray  d'un 
simple  agrandissement  d'une  photographie.  Il 
choisit  de  parti  pris  la  plus  officielle,  la  plus 
banale,  et  il  se  mit  en  demeure  d'en  tracer  un 
crayon...  Après  une  demi-heare  d'étude,  il  fut  si 
mécontent  de  ce  début  qu'il  jeta  dans  un  coin 
cette  première  toile.  Il  en  prit  une  seconde.  Le 
peintre  venait  de  se  réveiller  en  lui,  c'est-à-dire 
l'homme  incapable  de  copier  ce  qu'il  ne  voit  pas 
et  de  ne  pas  copier  ce  qu'il  voit.  Il  songeait  : 

—  «J'avais  raison  quand  je  disais  à  Alice  que 
je  ne  peux  travailler  que  d'après  nature.  Cette 
photographie,  ce  n'est  pas  la  nature.  La  nature, 
c'est  le  modèle  que  j'ai  là,  sous  mon  front,  devant 
les  yeux  de  ma  pensée...  La  nature,  c'est  mon 
impression...  • 

Il  avait  fermé  îes  yeux  de  son  corps  et  ouvert 
en  effet  les  yeux  de  son  esprit,  pour  évoquer 
Mme  de  Villedouay  telle  qu'il  en  portait  l'image 
dans  la  chambre  noire  de  la  vision  intérieure. 
Les  formes  y  ont,  pour  les  hommes  tels  que  lui,  des 
reliefs  et  des  couleurs  de  choses  concrètes.  Après 
quelques  minutes,  cette  image  était  assez  précise 
pour  qu'ayant  rouvert  ses  yeux  de  chair  et  repris 


362  LE    COEUR    ET    LE    MÉTIER 

ses  crayons,  Émery  eût  réellement,  comme  il  se 
l'était  promis,  un  modèle  à  copier.  Sa  main  allait, 
précisant  un  trait,  hachant  une  ombre,  repre- 
nant une  li^jne,  serrant  les  contours  avec  cette 
maîtrise  technique  qui  a  le  caractère  tout  en- 
semble infaillible  et  impersonnel  d'un  instinct. 
—  Il  n'avait  voulu  faire  qu'une  première  ébauche, 
une  préparation  pour  son  tableau,  et  puis  sa 
vision  était  si  forte  qu'il  poussait  son  dessin 
maintenant.  Et  une  tête  apparaissait,  char- 
gée de  pensées.  Les  joues  un  peu  creusées  di- 
saient les  ravag^es  secrets  de  l'idée  fixe.  Les  coins 
tombants  de  la  bouche  dénonçaient  l'amer- 
tume d'une  déception  irrémédiable.  Le  front 
s'éclairait  d'une  résolution  farouche.  Il  y  avait, 
dans  cette  tête,  toute  une  destinée  d'amour  et  de 
mélancolie,  de  la  grâce  vaincue  par  le  temps,  du 
courage  trahi  par  le  sort.  Les  yeux  surtout  vi- 
vaient d'une  vie  extraordinaire  et  presque  hallu- 
cinante. Ils  regardaient.  Ils  reprochaient.  Ils 
pardonnaient.  Une  infinie  détresse  se  lisait  der- 
rière leurs  prunelles,  brûlées  par  la  fièvre  des 
nuits  passées  à  pleurer.  Et  la  main  du  peintre 
allait  toujours,  pétrissant  de  la  chair  sur  cette 
toile,  avec  le  noir  et  le  blanc  de  ses  crayons,  jus- 
qu'à un  instant  où  il  s'arrêta  pour  regarder  la 
toile  à  la  distance  voulue,  et  il  s'écria,  avec  l'éner- 
gique familiarité  de  son  métier  :  «  C'est  rude- 
ment bien  ce  que  je  viens  de  bâtir  làî...  Ce  sera 


LE   PORT  P.  AIT  363 

presque  dommag^e  de  mettre  de  la  couleur  des- 
sus... »  Cet  effort  de  travail  l'avait  jeté  dans  une 
espèce  d'hypiiotisme.  11  venait  de  peiner  sur  cette 
toile,  de  huit  heures  et  demie  du  matin  à  midi, 
avec  une  telle  ardeur"  qu'il  avait  tout  oublié, 
même  que  sa  fiancée  devait  venir  ie  prendre  ce 
matin-là  pour  déjeuner  ensemule  et  faire  ensuite 
de  nouvelles  courses.  Cette  ivresse  de  l'œuvre  avait 
produit  un  effet  plus  étrangle  encore.  Elle  avait 
aboli  en  lui  la  conscience  du  sentiment  qui  l'avait 
poussé  à  exécuter  ce  dessin  avec  cette  fougue 
hâtive.  Aussi  fut-il  comme  réveillé  d'un  song^e, 
quand,  sur  le  coup  de  midi,  Mrs  Gray  entra  dans 
l'atelier,  gaie  et  moqueuse  dans  sa  toilette  d'un 
«  arrangement  en  bleu  et  en  marron  »  cette  fois, 
et,  voyant  Émery  dans  son  costume  du  matin  : 

—  «  Ah!  dear  boy  »,  dit-elle,  «  que  sera-ce 
quand  nous  serons  mariés,  si  vous  êtes  déjà  sans 
gêne  avec  moi  maintenant?  Vous  n'avez  plus 
pensé  que  je  venais  vous  chercher?...  Mais  vous 
êtes  pardonné, si  vous  avez  fait  une  belle  chose... 
N'ayez  pas  de  coquetterie  d'artiste,  et  laissez-moi 
voir...  » 

Elle  s'était  approchée  du  chevalet,  en  disant  ces 
mots.  Elle  s'arrêta,  toute  saisie  devant  cette 
ébauche  d'une  si  douloureuse,  d'une  si  criante 
vérité.  Longtemps  elle  regarda  ce  visage  d'une 
inconnue,  d'où  émanait  une  telle  suggestion  de 
tristesse.    Son   visage  à   elle   avait  changé.    Ses 


364  T-E   COEUR    ET    LE   METIER 

traits  si  fins  avaient  repris  leur  expression  aiguë 
et  défiante  de  la  veille.  Tout  à  coup,  elle  se  tourna 
vers  le  peintre,  après  s'être  comme  hypnotisée 
elle-même  dans  cette  contemplation.  Dégrisé 
de  sa  fièvre,  celui-ci  se  sentait  pris  de  terreur  à 
son  tour  devant  son  propre  ouvrage.  Cette  figure 
révélatrice  allait  tout  apprendre  à  Alice.  Il 
n'était  pas  possible  qu'elle  ne  lui  apprit  pas 
tout!... 

—  «  C'est  le  portrait  de  Mme  de  Villedouay?  » 
demanda-t-elle? 

—  «  Oui  » ,  répondit  Émery  d'une  voix  dont  il 
n'essaya  pas  de  maîtriser  l'émotion. 

—  «  Vous  n'allez  pas  le  donner  à  son  mari?  » 
dit  Mrs  Gray  après  un  nouveau  silence. 

—  «Pourquoi?"  balbutia-t-il,  «  puisque  c'est 
pour  lui  que  je  le  fais. . .  » 

—  «  Pourquoi?...  Mais  pour  que  ce  portrait-là 
ne  lui  prouve  pas,  à  lui  aussi,  ce  qu'il  vient  de 
me  prouver,  à  moi...  Ne  me  mentez  plus  », 
continua-t-elle  en  interrompant  son  fiancé 
d'une  voix  révoltée.  «  Je  ne  vous  croirais  pas. 
Cette  femme  est  morte  à  cause  de  vous.  Il  y  a  tout 
votre  remords  dans  ses  yeux...  Ne  m'approchez 
pas. . .  »  Elle  s'écartait  du  peintre,  qui  avait  esquissé 
le  geste  de  lui  prendre  la  main,  et  elle  ajouta  : 
«Vous  me  faites  autant  d'horreur  que  de  pitié...  » 


LK   PORTRAIT  363 


...  Vous  savez  maintenant  la  raison  pour  la- 
quelle les  innombrables  admirateurs  de  Georgfes 
Émery  et  les  très  nombre  jses  connaissances  de 
Mrs  Gray  ont  pu  lire  dans  les  nouvelles  mondaines 
des  journaux,  le  mois  dernier,  que  le  mariage  du 
jeune  et  célèbre  maître  avec  la  belle  veuve  amé- 
ricaine était  rompu.  Aucune  autre  explication 
n'étant  venue  infirmer  cette  lég^ende,  ses  amis  à 
elle  prétendent  qu'elle  a  voulu  obtenir  du  peintre, 
par  jalousie,  la  promesse  qu'il  ne  peindrait  plus 
jamais  de  portraits  de  femmes,  et  qu'il  a  refusé. 
Ses  amis,  à  lui,  racontent  volontiers,  ce  qui  fait 
une  calomnie  à  double  détente,  —  ce  sont  les 
meilleures,  — qu'il  a  surpris  la  preuve  qu'elle  avait 
ag^rémenté  son  veuvag^e  de  quelques  flirts  poussés 
un  peu  loin .  Ni  les  uns  ni  les  autres  n'ont  prononcé 
à  ce  sujet  le  nom  de  Marg^uerite...  L'ébauche,  à 
laquelle  l'artiste  n'a  pas  ajouté  un  trait,  orne  au- 
jourd'hui le  salon  de  Villedouay  auquel  il  n'a  pas 
osé  la  refuser.  Mais  le  mari  n'a  pas  su  y  lire, 
comme  Alice  Gray,  le  remords  d'un  crime  d'amour. 
Il  ne  goûte  guère  ce  crayon  d'ailleurs,  et  il  dit 


366  LE   COEiU    ET    LE    METIER 

volontiers,  à  ceux  qui  le  regardent  :  —  «  C'est 
de  souvenir  que  Georges  Émery  a  dessiné  cette 
tête.  Je  la  garde  pour  ne  pas  offenser  un  vieil 
ami.  Mais  ce  n'est  pas  ma  pauvre  femme,  non,  ce 
n'est  pas  elle...  Mais  pas  du  tout,  pas  du  tout...  » 


Octobre  1903, 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LES  DEUX  SŒURS i 

1 .  —  Sur  un  quai  de  gare 3 

II.  —  Un  héros  d'opérette  et  un  héros  de  roman 19 

III.  —  Pour  le  compte  d'une  autre 44 

IV.  —  Une  âme  de  soldat 09 

V.  —  Quatre  mois  après 89 

VI.  —  Contagions  de  jalousie 111 

Vil.  —  Deux  nobles  cœurs iV3 

VIII.  —  L'héroïque  mensonge 170 

IX.  —  Les  mots  de  la  fin 198 

LE  COEUU  ET  LE  MÉTIER 203 

I.  —  Un  Cas  de  consciknce 207 

II.  —  Le  Nègre 239 

m.  —  CORDÉUA 271 

IV.  —  Une  Charité 293 

V.  —  Le  Candidat 313 

VI.  —  Le  Portrait 339 


PARIS.    TYP.    PLON-AO!  RRIT    ET    C'°,     8,    RI'K    CAIUNCIKRE.  "Ji>rit)4. 


'■4'« 


^  ,;         Bourget,  Paul  Charles  Joseph 
2199         Les  deiDc  soeurs 

1905 


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