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Full text of "Les Erinnyes; tragédie antique en deux parties en vers. Avec introd. et intermèdes pour orchestre; musique de J. Massenet"

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LES   ÉRINNYES 


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LECONTE     DE     LISLE 


LES  ÉRINNYES 

TRAGÉDIE    ANTIQ^UE 

EN      DEUX      PARTIES,      EN     VERS 

(Avec    introduction    et    intermèdes   pour    orchestre 
MUSiaUE  DE  J.   MASSENET 


Tc4\IS 
ALPHONSE     LEMERRE,     ÉDITEUR 

23-31,     PASSAGE     CHOISEUL 


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TE'I{S0C^C^c4GES 


l"    REPRÉSENTATION  REPRISE 

6JANVIERI873  16UARS1889 

AGAMEMNON.  .  .  .  MM.  Laute  Albert  Lambert 

ORESTÈS Taillade  Paul  Mounet 

TALTHYBIOS  .  .  .  .  Talien  Duparc 

EURYBATES Richard  Jahan 

LE  VEILLEUR.  .  .  .  Rebel  Philippe  Garnier 

KLYTAIMNESTRA.  M^es  Marie  Laurent    Marie  Laurent 

ÉLEKTRA E.  Broisat  Segond-Weber 

KASANDRA J.  Régnard  Tessandier 

KALLIRHOÉ Fassy  Fleur 

ISMÈNA Chéron  Cogé 

Un  Serviteur.  —  Les  Érinnyes.  —  Chœur  des  Vieillards. 

Chœur  des  Khoèphores. 

Guerriers.   —  Matelots.   —  Captifs.  —  Captives. 

Femmes  de  Klytaimnestra.  —  Peuple. 


LES    ÉRINNYES 


PREMIÈRE    PARTIE 


Klytaimnestra 


Le  portique  extérieur  du  vieux  palais  de  Pélops.  Architecture  massive.  Colonnes 
coniques,  trapues  et  sans  base.  Au  fond,  Argos,  entre  les  colonnes.  La 
scène  est  sombre.  Les  Érinnyes,  grandes,  blêmes,  décharnées,  vêtues  de 
longues  robes  blanches,  les  cheveux  épars  sur  la  face  et  sur  le  dos,  vont  et 
viennent.  Le  jour  se  lève.  Toutes  disparaissent. 

Les  vieillards  Argiens,  appuyés  sur  de  hautes  crosses,  entrent  par  le  fond,  et  se 
séparent  en  deux  demi-chœurs,  à  droite  et  à  gauche.  —  Talthybios  et 
Eurybatès  font  quelques  pas  en  avant,  l'un  vers  l'autre. 


I 


TALTHYBIOS,    EURYBATÈS, 

LE  Choeur  des  Vieillards. 


TALTHYBIOS. 

O  chers  vieillards,  depuis  dix  très  longues  années, 
Us  sont  partis,  les  Rois  des  nefs  éperonnées, 


LES     ÉRINNYES. 


Entraînant  sur  la  mer  tempétueuse,  hclas  ! 

Les  hommes  chevelus  de  l'héroïque  Hellas, 

Qui,  tels  qu'un  vol  d'oiseaux  carnassiers  dans  l'aurore, 

De  cent  mille  avirons  battaient  le  flot  sonore. 

Et  nul  n'est  revenu,  des  guerriers  ou  des  chefs  ! 

EURYBATÈS. 

Tant  de  braves,  ô  Dieux  d'Hellas!  et  tant  de  nefs  ! 

TALTHYBIOS. 

Que  de  bouches  mordant  la  terre  où  le  sang  fume, 
Que  d'étalons  mâchant  une  suprême  écume, 
Que  de  lances  rompant  l'orbe  des  boucliers, 
Que  de  chars  fracassés  vides  de  cavaliers, 
Et  d'âpres  hurlements  mêlés  au  choc  des  armes  ! 

EURYBATÈS. 

Pour  une  femme,  ô  Dieux,  que  de  sang  et  de  larmes  ! 

TALTHYBIOS. 

Seuls,  ici,  vieux,  sans  force  et  tremblants,  nous  restons 

Près  des  foyers  éteints,  ployés  sur  nos  bâtons  ; 

Mais  nos  enfants  sont  morts  dans  leur  vigueur  première! 

EURYBATÈS. 

Comme  des  spectres  nous  errons  à  la  lumière. 

TALTHYBIOS. 

Il  ne  reviendra  plus,  l'Atréide  divin  ! 

Quelles  libations  d'eau  salée  ou  de  vin, 

Quelles  cuisses  de  bœufs,  lourdes  de  double  graisse. 

Apaiseront  jamais  l'Erinnys  vengeresse 


LES     ERINNYES. 


Qui  hante,  nuit  et  jour,  cette  antique  maison, 
Cet  antre  de  la  haine  et  de  la  trahison. 
Exécrable  témoin  des  vieux  crimes  des  hommes  ? 

EURYBATÈS. 

Silence  !  Taisons-nous,  impuissants  que  nous  sommes  ! 
La  femme  qui  commande  avec  un  cœur  de  fer 
N'attend  plus  le  héros  qu'a  pris  la  sombre  mer, 
Ou  que  le  Priamide  a  dompté  de  sa  lance. 
Pour  nous,  ayons  un  bœuf  sur  la  langue.  Silence! 

TALTHYBIOS. 

Et  le  jeune  hériuer  de  ce  palais  ancien  ! 
Cette  honte  est  sa  part,  cet  opprobre  est  le  sien, 
De  vivre  misérable  et  sous  le  fouet  servile, 
Et  de  ne  plus  revoir  son  peuple  ni  sa  ville. 
Hélas! 

EURYBATÈS. 

Hélas! 

TALTHYBIOS. 

O  Zeus  !  assis  sur  les  sommets 
Vénérables,  dont  l'œil  ne  se  ferme  jamais, 
De  qui  l'épais  sourcil  courbe  nos  pâles  têtes 
Sous  la  convulsion  tonnante  des  tempêtes, 
O  Daimôn  très  auguste  et  toujours  triomphant. 
Entends-nous!  Souviens-toi  du  père  et  de  l'enfant! 


LES     ÉRINNYES. 


II 

Les   Précédents,   LE  VEILLEUR. 

LE  VEILLEUR,  entrant  précipitamment. 

C'est  lui!  Mes  yeux  l'ont  vu.  Le  feu  sacré  flamboie, 

C'est  lui  !  Le  Danaen  s'est  rué  sur  sa  proie, 

Et  la  grande  Ilios  s'écroule  sous  les  Dieux  ! 

O  sanglante  splendeur  d'un  jour  victorieux, 

Qui  roules  de  montagne  en  montagne  dans  l'ombre, 

Salut,  flamme  !  salut,  gloire  de  la  nuit  sombre. 

Que,  sous  la  pluie  et  sous  les  astres  éclatants, 

Mes  yeux  ont  tant  de  fois  cherchée,  et  si  longtemps! 

Patrie  !  ils  ont  mordu,  les  mâles  de  ta  race, 

La  gorge  Phrygienne  avec  l'airain  vorace  ; 

Ils  ont  déraciné  la  muraille  et  la  tour  ! 

Et  voici  resplendir  l'aurore  du  retour  ! 

TALTHYBIOS. 

Insensé,  qu'as-tu  dit,  et  quel  songe  t'égare  ? 
Va  !  la  cendre  du  Chef  gît  sur  le  sol  barbare  ; 
Aucun  ne  reviendra,  de  ceux  que  nous  aimons. 

EURYBATÈS. 

C'est  un  feu  de  berger  au  faîte  noir  des  monts, 
Ou  quelque  rouge  éclair  du  Kronide. 


LES     ÉRINNYES. 


LE    VEILLEUR. 

Non,  certes  ! 
J'étais  debout,  veillant,  les  paupières  ouvertes. 
Non  !  Le  dernier  bûcher,  le  plus  haut,  pousse  encor 
A  travers  la  nuée  un  long  tourbillon  d'or  : 
C'est  le  signal  jailli  d'Ilios  enflammée. 
Je  l'atteste  !  Ilios  est  aux  mains  de  l'armée, 
Et  le  Maître,  le  Roi  des  hommes,  est  vainqueur  ! 


III 

Les    Précédents,    KLYTAIMNESTRA. 

KLYTAIMNESTRA.  —  Elle  entre,  suivie  de  ses  femmes.  — 

Elle  fait  un  geste.  —  Le  Veilleur  sort. 
Il  a  dit  vrai.  Vieillards,  la  joie  est  dans  mon  cœur. 
Comme  un  torrent  d'hiver  qui  déborde  les  plaines. 
Les  Dieux  ont  déchaîné  la  fureur  des  Hellènes. 
La  lance  au  poing,  la  haine  aux  yeux,  l'injure  aux  dents, 
Sur  les  temples  massifs,  sur  les  palais  ardents 
Que  l'incendie  avec  mille  langues  hérisse, 
J'entends  tourbillonner  Pallas  dévastatrice. 
Et  la  foule  mugir  et  choir  par  grands  monceaux, 
Et  les  mères  hurler  d'horreur,  quand  les  berceaux. 
Du  haut  des  toits  fumants  écrasés  sur  les  pierres, 
Trempent  d'un  sang  plus  frais  les  sandales  guerrières. 
Ah  !  la  victoire  est  douce,  et  la  vengeance  aussi  ! 
Rendez  grâces  aux  Dieux,  vieillards,  de  tout  ceci. 


LES     ÉRINNYES. 


Que  de  fois  ils  m'ont  prise  au  filet  des  vains  rêves  ! 
Mais  il  faut  bien  payer  nos  prospérités  brèves, 
Et  c'est  peu  que  dix  ans  d'attente  et  de  désir, 
Quand  le  prix  en  est  proche,  et  qu'on  va  le  saisir. 
Oui  !  Le  Maître,  l'tpoux,  le  Roi  des  nefs  solides, 
Revient  au  noir  palais  des  héros  Tantalides, 
Et,  comme  il  sied  sans  doute,  il  m'y  rencontrera! 

TALTHYBIOS. 

Femme  du  Chef  absent.  Reine  Klytaimnestra, 
Qui  commandes  la  sainte  Argos  chère  aux  Daimones, 
Certes,  nous  l'avouons,  tes  paroles  sont  bonnes, 
Mais  l'Espérance  est  jeune,  et  nous  sommes  très  vieux  ! 

EURYBATÈS. 

L'ineffable  avenir  est  dans  la  main  des  Dieux. 
Souvent  l'essaim  léger  des  visions  joyeuses 
Illumine  la  paix  des  nuits  silencieuses. 
Crains  l'aube  inévitable,  ô  Reine,  et  le  réveil  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Suis-je  un  enfant  qui  pleure  ou  rit  dans  le  sommeil? 
Soit  !  Il  suffit  :  j'ai  vu  pour  vos  vieilles  prunelles. 
Chantez  aux  Bienheureux  les  hymnes  solennelles, 
Car  la  flamme  infaillible  a  parlé  hautement. 
Et  les  nefs  ont  fendu  Poséidon  écumant. 
Et  l'éperon  d'airain  s'enfonce  dans  le  sable. 
Il  approche,  le  Chef  sacré,  l'irréprochable 
Porte-sceptre,  à  qui  Zeus  accorde  le  retour, 
Mais  non  pas,  ô  vieillards,  de  voir,  vivante  au  jour, 


LES     ÉRINNYES. 


Cette  jeune  victime  aisément  égorgée 
Dont  le  sang  pur  coula  pour  qu'Hellas  fût  vengée, 
Cette  première  fleur  éclose  sous  mes  yeux 
Comme  un  gage  adoré  de  la  bonté  des  Dieux, 
Et  que,  dans  le  transport  de  ma  joie  infinie, 
Mes  lèvres  et  mon  cœur  nommaient  Iphigénie  ! 
Ce  qui  dut  être  fait  est  fait.  C'est  bien.  L'oubli 
Convient  à  l'homme,  alors  que  tout  est  accompli. 
Louez  les  Dieux  !  L'armée  a  pris  la  grand*e  Troie, 
Je  vais  à  toute  Argos  annoncer  cette  joie, 
Et,  sous  le  vaste  ciel,  faire,  de  l'aube  au  soir. 
De  cent  taureaux  beuglants  ruisseler  le  sang  noir. 

Elle  sort. 


IV 

TALTHYBIOS,    EURYBATES, 

LE  Choeur  des  Vieillards. 

TALTHYBIOS. 

Rois  Olympiens,  vengeurs  des  faits  illégidmes  ! 
Si  le  feu  bondissant  luit  de  cimes  en  cimes. 
Si  mes  yeux  vont  revoir  le  Maître  qui  m'est  cher, 
D'où  vient  cette  terreur  qui  hérisse  ma  chair? 

EURYBATÈS. 

O  vous,  qui,  déroulant  les  saisons  et  les  heures, 
Ramenez  dans  Argos  et  ses  riches  demeures 


lO  LES     ÉRINNYES- 


Le  Dompteur  de  chevaux  qui  réjouit  mes  yeux. 
Je  n'ose  vous  louer,  Protecteurs  des  aïeux  ! 
Sous  un  funèbre  doigt  mes  lèvres  sont  scellées. 

TALTHYBIOS. 

Images  des  vieux  Chefs,  Ombres  échevelées, 
Qui  portez  à  pas  lents  sur  l'épaule  et  le  dos 
Les  forfaits  accomplis,  comme  de  lourds  fardeaux, 
Pourquoi  m'envelopper  d'un  murmure  de  haine  ? 
Faces  des  morts  couchés  par  milliers  sur  la  plaine, 
Et  dans  la  nuit  sinistre  en  proie  aux  chiens  hurleurs, 
Que  me  demandez-vous,  ô  Spectres,  ô  douleurs  ! 

EURYBATÈS. 

Hélas  !  que  me  veux- tu,  charme  de  la  patrie, 
Jeune  Vierge,  au  milieu  des  délices  nourrie, 
Qui  croissais  dans  ta  grâce  et  dans  ta  pureté  ? 
Ta  chair  blanche  a  saigné  sur  l'autel  détesté  ! 

TALTHYBIOS. 

La  Ville  injurieuse  est  conquise,  Dieux  justes  ! 
Vous  avez  renversé  ses  murailles  robustes. 
Couché  la  citadelle  au  niveau  du  sillon. 
Et  chassé  vers  Argos  un  morne  tourbillon 
De  vaincus,  vils  troupeaux  bêlant  hors  des  étables  ! 
Mais  j'ai  le  cœur  très  sombre,  ô  Dieux  inévitables, 
O  patients  Vengeurs  longuement  suppliés  ! 
Tous  les  crimes  anciens  ne  sont  pas  expiés. 

EURYBATÈS. 

J'entends  une  rumeur  oui  roule,  immense,  et  telle 
Que  la  mer. 


LES     ÉRINNYES.  II 


TALTHYBIOS. 

Il  est  vrai.  Que  nous  annonce-t-elle  ^ 

•  EURYBATÈS. 

Un  long  cri  de  victoire  et  de  joie,  ô  vieillards, 
Se  mêle  par  la  Ville  au  bruit  strident  des  chars  ■ 
C'est  le  Maître,  entouré  de  clameurs  infinies. 

TALTHYBIOS. 

Cher  Zeus,  préserve-le  des  vieilles  Êrinnyes  ! 

EURYBATÈS. 

Un  malheur  est  caché  dans  l'ombre,  je  le  crains 
Déesses,  qui  hantez  les  gouffres  souterrains, 
Faites  ses  derniers  jours  tranquilles  et  prospères  ' 


Les  Précédents,  KLYTAIMNESTR A, 

AGAMEMNON,  KASANDRA, 

Guerriers,  Matelots,  Femmes  de  Klytaimnestra, 

Captifs  et  Captives. 

klytaimnestra. 
O  Roi  !  franchis  le  seuil  antique  de  tes  pères, 
Entre,  applaudi  des  Dieux  et  des  hommes,  vivant 
Et  glorieux,  sauvé  des  flots  noirs  et  du  vent, 


12  LES     ÉRINNYES. 


De  la  foudre  de  Zeus  et  des  lances  guerrières  ! 
Cher  homme,  qu'ont  suivi  mes  pleurs  et  mes  prières, 
Destructeur  d'Ilios,  rempart  des  Akhaiens  ! 
Quand,  loin  de  la  patrie,  ô  Chef,  et  loin  des  tiens, 
Au  travers  de  la  plaine  où  sonnaient  les  knémides, 
Tu  poussais  sur  le  mur  massif  des  Priamides 
Un  tourbillonnement  d'hommes  et  de  chevaux, 
Solitaire,  livrée  en  pâture  à  mes  maux. 
Errant  de  salle  en  salle  au  milieu  des  ténèbres. 
L'oreille  ouverte  au  vol  des  visions  funèbres, 
Moi,  j'entendais  gémir  le  palais  effrayant; 
Et,  de  l'œil  de  l'esprit,  dans  l'ombre  clairvoyant. 
Je  dressais  devant  moi,  majestueuse  et  lente, 
Ta  forme  blême,  ô  Roi,  ton  image  sanglante  ! 
Que  peut  la  morne  veuve,  hélas  !  d'un  tel  mari  ? 
Et  c'est  pourquoi  ton  fils,  l'enfant  que  j'ai  nourri, 
L'héritier  florissant  du  sceptre  et  des  richesses. 
Vit  loin  d'Argos  et  loin  des  embûches  traîtresses. 
Tu  le  verras.  Les  temps  sont  passés  à  jamais 
Des  songes  pleins  d'horreur  où  je  me  consumais. 
Et  d'une  attente  aussi  qui  semblait  éternelle. 
Voici  l'homme  !  Voici  l'active  Sentinelle 
Du  seuil,  celui  qui  m'est  plus  doux  et  plus  sacré 
Qu'au  lointain  voyageur  ardemment  altéré 
Le  frais  jaillissement  de  l'eau  qui  le  convie  ! 
Viens  donc,  ô  Maître,  orgueil  d'Hellas  et  de  ma  vie. 
Et  foule  fièrement  d'un  pied  victorieux 
Cette  pourpre  qui  mène  aux  palais  des  aïeux! 

Les  femmes  de  Klytaïmnesîra  étendent  des  tapis  de  pourpre 
devant  Agamemnôn. 


LES     ÉRINNYES. 


^5 


AGAMEMNON. 

Je  te  salue,  Argos,  de  lumière  fleurie  ! 

Salut,  temples,  foyers,  peuples  de  la  patrie  ! 

Et  vous  qui  de  l'opprobre  et  de  l'iniquité 

Avez  gardé  mon  toit  depuis  longtemps  quitté, 

Zeus  !  Hermès  !  Apollon,  Prince  aux  flèches  rapides  ! 

Je  vous  salue,  amis  divins  des  Atréides, 

Qui,  dans  l'épais  filet  patiemment  tendu, 

Avez  amoncelé  tout  un  peuple  éperdu. 

Et  qui  faites  encore,  au  milieu  des  nuits  sombres, 

La  tempête  du  feu  gronder  sur  ses  décombres  ! 

Pour  toi,  femme  !  ta  bouche  à  parlé  sans  raison  : 

J'entrerai  simplement  dans  la  haute  maison;   ■ 

Je  veux  être  honoré,  non  comme  un  Dieu,  non  comme 

Un  Roi  barbare  enflé  d'orgueil,  mais  tel  qu'un  homme; 

Sachant  trop  que  l'envie  aux  regards  irrités 

Rôde  dans  l'ombre  autour  de  nos  félicités. 

Il  convient  d'être  sage  et  maître  de  soi,  femme  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Chère  tête,  consens  !  J'ai  ce  désir  dans  l'âme. 
Puisque  les  jours  mauvais  ne  sont  plus,  il  m'est  doux 
D'honorer  hautement  et  le  Maître  et  l'Époux 
Et  le  vengeur  d'Hellas.  Roi  des  hommes,  sans  doute 
Cette  pourpre  t'est  due,  et  plaît  aux  Dieux, 

AGAMEMNON. 

Écoute, 
Femme  !  Garde  en  ton  cœur  ma  parole  :  obéis  ! 
L'âpre  terre,  le  sol  bien  aimé  du  pays 
M'est  un  chemin  plus  sûr,  plus  somptueux,  plus  large. 


14  LES     ÉRINNYES. 


J'ai,  sans  ployer  le  dos,  porté  la  lourde  charge 

Des  jours  et  des  travaux  que  les  Dieux  m'ont  commis, 

Et  n'attends  au  retour  rien  que  des  cœurs  amis. 

Ni  flatteuses  clameurs,  ni  faces  prosternées  ! 

Montrant  Kasandra. 
Regarde  celle-ci.  Les  promptes  Destinées 
Sous  les  pas  triomphants  creusent  un  gouffre  noir; 
Et  qui  hausse  la  tête  est  déjà  près  de  choir. 
Donc,  fille  de  Léda,  sois  douce  à  l'Étrangère, 
Rends  moins  rude  son  mal  et  sa  chaîne  légère  ; 
Caries  Dieux  sont  contents  quand  le  maître  est  meilleur  ! 
Et  le  sang  des  héros  a  nourri  cette  fleur 
Sur  un  arbre  royal  dépouillé  feuille  à  feuille. 
J'entre.  Que  la  maison  me  sourie  et  m'accueille. 
Sorti  vivant  des  mains  d'Ares,  le  dur  Guerrier  ! 
Et  vous,  recevez-moi,  Daimones  du  foyer! 

//  entre  dans  le  palais^  suivi  des  guerriers^  des  matelots^ 
des  captifs  et  des  captives. 


VI 


KLYTAIMNESTRA, 

KASANDRA,  TALTHYBIOS,  EURYBATÈS, 

LE  Choeur   des  Vieillards,  Femmes 

DE    KlYTAIMNESTRA. 
KLYTAIMNESTRA. 

Viens,  Kasandra  !  Sans  doute  il  est  pesant  et  rude, 
Le  joug  du  sort  contraire  et  de  la  servitude; 


LES     ERINNYES.  1^ 


Mais  tu  tombes  aux  mains  de  maîtres  bons  et  doux 
Qui  prendront  ta  misère  en  pitié.  Viens,  suis-nous. 

Kasandra  reste  immobile. 

TALTHYBIOS. 

Femme,  entends-tu  ? 

EURYBATÈS. 

La  Reine,  ô  femme,  t'a  nommée. 

KLYTAIMNESTRA. 

Elle  reste  muette  et  comme  inanimée. 
Je  n'ai  pas  le  loisir  d'attendre,  Esclave  !  Viens  ! 
Les  .brebis,  près  du  feu,  bêlent  dans  leurs  liens  ; 
Les  taureaux,  couronnés  des  saintes  bandelettes, 
Vont  mugir,  en  tirant  leurs  langues  violettes  ; 
L'orge  se  mêle  au  sel,  le  miel  au  vin  pourpré  ; 
Le  parfum  brûle  et  fume,  et  le  couteau  sacré 
Près  des  vases  d'argent  reluit  hors  de  la  gaine. 

Kasandra  reste  immobile. 

Cette  femme  en  démence  a  les  yeux  pleins  de  haine 
D'une  bête  sauvage  et  haletante  encor. 
Va  !  nous  te  forgerons  un  frein  d'ivoire  et  d'or. 
Fille  des  Rois  !  un  frein  qui  convienne  à  ta  bouche, 
Et  que  tu  souilleras  d'une  écume  farouche  ! 

Elle  entre  dans  le  palais,  suivie  de  ses  femmes.  Kasandra 
est  restée  immobile. 


l6  LES     ÉRINNYES. 


VII 

TALTHYBIOS,    EURYBATÈS, 

LE  Choeur  des  Vieillards,   KASANDRA. 

TALTHYBIOS. 

Le  langage  d'Hellas  ne  t'est-il  point  connu  ? 

KASANDRA. 

Dieux  !  Dieux  !  La  coupe  est  pleine,  et  mon  jour  est  venu  I 

EURYBATÈS. 

Malheureuse  !  Pourquoi  gémis-tu  de  la  sorte  ? 

KASANDRA. 

Que  ne  suis-je  égorgée,  ô  Dieux,  et  déjà  morte! 
L'irrévocable  Hadès  m'appelle  par  mon  nom. 
Où  suis-je? 

TALTHYBIOS. 

Sous  le  toit  royal  d'Agamemnôn. 

KASANDRA. 

O  demeure  !  de  l'homme  et  des  Dieux  détestée  ! 
Dans  quel  antre  inondé  de  sang  m'as-tu  jetée, 
Cher  Apollon? 

EURYBATÈS. 

Elle  a,  certes,  le  flair  d'un  chien! 


LES     ÉRINNYES.  I7 


TALTHYBIOS. 

On  dirait  qu'elle  sent  l'odeur  d'un  meurtre  ancien, 
Ou  qu'un  souffle  augurai  offense  ses  narines. 

KASANDRA. 

Que  la  sombre  maison  penche  et  croule  en  ruines  I 

EURYBATÈS. 

Pourquoi  la  maudis-tu  si  désespérément? 

KASANDRA. 

Arrête  !  En  vérité,  c'est  un  égorgement 

Monstrueux,  et  le  brave  est  dompté  comme  un  lâche. 

Hâtez-vous  !  Écartez  le  taureau  de  la  vache  ! 

Ah  !  ah  !  le  voile  épais  l'enserre  de  plis  lourds  ; 

Elle  frappe,  il  mugit,  elle  frappe  toujours  ; 

La  fureur  de  ses  yeux  jaillit  comme  une  flamme, 

L'odieuse  femelle  !  Et  le  mâle  rend  l'âme  ! 

TALTHYBIOS. 

Quel  meurtre  lamentable  annonce-t-elle  ainsi? 

KASANDRA. 

Cher  Dieu,  pour  y  mourir,  tu  m'as  traînée  ici  I 

EURYBATÈS. 

Maintenant,  elle  pleure  et  gémit  sur  soi-même. 
Un  Dieu,  dis-tu!  Lequel? 

KASANDRA. 

L'Archer  divin  qui  m'aime! 


l8  LES     ÉRINNYES. 


TALTHYBIOS. 

Il  t'aime,  et  te  poursuit  de  sa  haine!  Comment? 

KASANDRA. 

Ah  !  j'ai  trompé  son  âme  et  trahi  le  serment; 
Et  c'est  la  source,  hélas!  de  mes  longues  tortures. 
Mon  regard  plonge  en  vain  dans  les  choses  futures  : 
Jamais  ils  ne  m'ont  crue  !  et  tous  riaient  entre  eux, 
Ou  me  chassaient,  troublés  par  mes  cris  douloureux. 
Et  moi,  dans  la  nuit  sombre  errant,  désespérée. 
J'entendais  croître  au  loin  l'invincible  marée. 
Le  sûr  débordement  d'une  mer  de  malheurs; 
Et  le  Dieu  sans  pitié,  se  jouant  de  mes  pleurs, 
De  mille  visions  épouvantant  mes  veilles. 
Aveuglait  tout  mon  peuple,  et  fermait  ses  oreilles 
Et  je  prophétisais  vainement,  et  toujours  ! 
Citadelles  des  Rois  antiques,  palais,  tours  ! 
Cheveux  blancs  de  mon  père  auguste  et  de  ma  mère, 
Sable  des  bords  natals  où  chantait  l'onde  amère. 
Fleuves,  Dieux  fraternels,  qui,  dans  vos  frais  courants, 
Apaisiez,  vers  midi,  la  soif  des  bœufs  errants. 
Et  qui,  le  soir,  d'un  flot  amoureux  qui  soupire 
Berciez  le  rose  essaim  des  vierges  au  beau  rire  ! 
O  vous  qui,  maintenant,  emportez  à  pleins  bords 
Chars,  casques,  boucliers,  avec  les  guerriers  morts, 
Echevelés,  souillés  de  fange  et  les  yeux  vides  ! 
Skamandros,  Simoïs,  aimés  des  Priamides  ! 
O  patrie,  Ilios,  montagnes  et  vallons, 
Je  n'ai  pu  vous  sauver,  vous,  ni  moi-même  !  Allons  ! 
Puisqu'un  souffle  fatal  m'entraîne  et  me  dévore, 


LESÉRINNYES.  IÇ 


J'irai  prophétiser  dans  la  Nuit  sans  aurore; 
A  défaut  des  vivants,  les  Ombres  m'en  croiront  ! 
Pâle,  ton  sceptre  en  main,  ta  bandelette  au  front. 
J'irai,  cher  Apollon,  ô  toi  qui  m'as  aimée  ! 
J'annoncerai  ta  gloire  à  leur  foule  charmée. 
Voici  le  jour,  et  l'heure,  et  la  hache,  et  le  lieu. 
Et  mon  âme  va  fuir,  toute  chaude  d'un  Dieu  ! 

EURYBATÈS. 

C'est  la  vérité,  femme  !  et  je  ne  puis  m'en  taire, 
Car  ce  bruit  lamentable  a  couru  sur  la  terre. 
Il  est  vrai  que  ces  murs  malheureux,  autrefois, 
Ont  vu  couler  le  sang  et  les  larmes  des  Rois; 
Mais  ces  calamités  ne  doivent  plus  renaître. 

TALTHYBIOS. 

Repose-toi  sans  peur  aux  sûrs  foyers  du  Maître. 

Ton  père  est  mort,  ta  ville  est  en  cendres,  les  Dieux 

Ont  ployé  ton  cou  libre  au  joug  injurieux; 

Car  il  nous  faut  subir  la  sombre  destinée. 

Et  c'est  pour  la  douleur  que  notre  race  est  née. 

Les  Dieux  seuls  sont  heureux  toujours.  Mais  sache  bien 

Que  ta  vie  est  sacrée,  ô  femme!  et  ne  crains  rien^ 

KASANDRA. 

Insensés!  vous  aussi  vous  ne  m'aurez  point  crue  ! 
Écoutez  !  La  clameur  lointaine  s'est  accrue. 
Oh  !  les  longs  aboiements  !  Je  les  vois  accourir. 
Les  Chiennes,  à  l'odeur  de  ceux  qui  vont  mourir. 
Les  Monstres  à  qui  plaît  le  cri  des  agonies. 
Les  Vieilles  aux  yeux  creux,  les  blêmes  Èrinnyes, 


20  LES     ÉRINNYES. 


Qui  flairaient  dans  la  nuit  la  route  où  nous  passions! 

Viens,  lugubre  troupeau  des  Exécrations, 

Meute,  qui  vas,  hurlant  sans  relâche,  et  qui  lèches 

Des  antiques  forfaits  les  traces  toujours  fraîches! 

Viens  !  viens  !  Il  va  tomber  sous  la  hache,  et. crier 

Son  dernier  cri,  le  Roi  des  hommes,  le  guerrier 

Brave  et  victorieux,  sous  qui  s'est  écroulée 

Ta  muraille,  Ilios,  hautement  crénelée  ! 

O  mon  peuple,  ô  mon  père,  ô  mes  frères,  voyez 

Et  réjouissez-vous  :  vos  maux  sont  expiés. 

Ah  !  ah  !  Le  Chef  divin,  le  destructeur  des  villes, 

Il  s'est  pris  au  riant  visage,  aux  ruses  viles, 

A  la  bouche  qui  flatte,  à  l'œil  faux,  à  la  main 

Qui  caresse  et  l'assomme  inerte  au  fond  du  bain  ! 

EURYBATÈS. 

Malheureuse!  tais-toi!  ta  parole  est  terrible. 

TALTHYBIOS. 

Passe,  avant  de  parler,  tes  oracles  au  crible. 
Divinatrice  !  ou  clos  ta  bouche  avec  ton  poing. 

KASANDRA. 

Misérables  vieillards,  ne  m'écoutez  donc  point. 
Et  toi  !  toi  dont  l'œil  d'or  dans  mes  yeux  se  reflète. 
Reprends  ton  sceptre  avec  ta  double  bandelette. 
Céleste  Archer  ! 

Elle  jette  son  sceptre  et  arrache  ses  bandelettes. 
Je  sens  le  souffle  de  la  mort, 
Et  ma  chair  va  frémir  sous  le  couteau  qui  mord, 
Et,  dans  l'Hadès  fleuri  de  pâles  asphodèles, 


LES     ÉRINNYES.  .     21 


Les  Ombres  des  aïeux  vont  m'accueillir  près  d'elles! 
Mais,  un  jour,  je  serai  vengée.  Il  reviendra, 
Celui  qui  but  ton  lait  fatal,  Klytaimnestra  ! 
Le  Vagabond  nourri  d'inexpiables  haines. 
Le  monstrueux  Enfant' des  races  inhumaines, 
Le  Tueur  de  sa  mère,  à  lui-même  odieux. 
Et  toujours  flagellé  par  la  fureur  des  Dieux! 
Maintenant,  qu'on  me  lie,  et  qu'un  seul  coup  m'achève! 
Et  que  je  dorme  enfin  ! 

Elle  veut  entrer  dans  le  palais,  et  recule. 
Oh  !  le  lugubre  rêve  ! 
Sentir  l'airain  me  mordre  à  la  gorge,  et  mon  sang 
Ruisseler  tout  entier  de  mon  corps  frémissant! 
Je  n'ose  pas,  vieillards  !  j'ai  peur  !  un  noir  nuage 
M'aveugle,  et  la  sueur  inonde  mon  visage. 

EURYBATÈS. 

S'il  est  vrai,  n'entre  pas,  malheureuse!  va,  fuis! 
Nous  resterons  muets.  Fuis  Argos  ! 

KASANDRA. 

Je  ne  puis. 
Il  faut  entrer,  il  faut  que  la  Chienne  adultère 
Près  du  Maître  dompté  me  couche  contre  terre. 
C'est  un  suprême  honneur,  au  seul  lâche  interdit. 
Que  de  braver  la  mort.  Allons  !...  Et  sois  maudit. 
Palais,  antre  fatal  aux  tiens,  sombre  repaire 
De  meurtres,  où  le  fils  tuera  comme  le  père, 
Nid  d'oiseaux  carnassiers  gorgés,  mais  non  repus' . 
Par  la  foi  violée  et  les  serments  rompus, 


22  LES     ÉRINNYES. 


Par  l'affreuse  vengeance  et  le  Festin  impie, 
Par  les  yeux  vigilants  de  la  ruse  accroupie, 
Par  le  morne  Royaume  où  roulent  les  vivants, 
Par  la  terreur  des  nuits,  par  le  râle  des  vents, 
Par  le  gémissement  qui  monte  de  l'abîme. 
Par  les  Dieux  haletants  sur  la  piste  du  crime. 
Par  ma  ViUe  enflammée  et  mon  peuple  abattu. 
Sois  éternellement  maudit!  maudit  sois-tu! 

Elle  entre  dans  le  palais. 


VIII 

Les  Précédents,  le  Choeur  des  Vieillards. 

talthybios. 
Puisse  Zeus  démentir  ses  paroles  amères  ! 

EURYBATÈS. 

Hélas!  c'est  le  souci  des  hommes  éphémères 

De  suivre,  en  trébuchant  dans  l'ombre  du  chemin, 

La  mourante  lueur  d'un  jour  sans  lendemain  ! 

TALTHYBIOS. 

Quel  homme  peut  se  dire  heureux  sous  les  nuées? 

EURYBATÈS. 

Comme  les  grandes  eaux  qui  s'en  vont  refluées 
Et'semblent  disparaître  à  l'horizon  dormant, 
Les  biens  qu'on  croit  saisir  reculent  brusquement. 


LES     ÉRINNYES.  25 


TALTHYBIOS. 

Nul  ne  peut  retenir  de  ses  mains  inhabiles 
Le  tourbillon  léger  des  phalènes  mobiles. 

EURYBATÈS. 

Et  nul  aussi  ne  peut  arrêter  dans  son  cours 
Le  torrent  déchaîné  des  lamentables  jours  ! 

AGAMEMNÔN,   dans  le  palais. 

A  moi!  je  suis  frappé  mortellement.  Infâme  ! 
A  moi! 

TALTHYBIOS. 

Grands  Dieux!  quel  cri  funèbre! 

AGAMEMNÔN. 

Arrête,  femme  ! 
Je  meurs. 

EURYBATÈS. 

C'est  l'Atréide!  Un  invincible  effroi 
Rompt  mes  membres.  Courons  !  on  égorge  le  Roi. 

TALTHYBIOS. 

Non!  Pour  moi,  chers  vieillards,  ce  n'est  point  ma  pensée. 

Sans  armes,  et  si  vieux!  la  tâche  est  insensée! 

Et  les  bras  les  plus  forts  et  les  plus  résolus 

Ne  rendent  point  la  vie  à  ceux  qui  ne  sont  plus. 

EURYBATÈS. 

O  malédiction  de  la  femme  prophète! 


24  LES     ÉRINNYES. 


IX 

Les  Précédents,  KLYTAIMNESTR A. 

KLYTAIMNESTRA.  —  Sa  robe  est  tachée  de  sang. 
Elle  tient  u?ie  hache. 

Moi,  moi,  je  l'ai  frappé!  c'est  moi!  La  chose  est  faite. 

Ah!  ah!  j'ai  très  longtemps  rêvé  cette  heure-ci. 

Que  les  jours  de  mon  rêve  étaient  lents!  Me  voici 

Éveillée,  et  debout!  et  j'ai  goûté  la  joie 

De  sentir  palpiter  et  se  tordre  ma  proie 

Dans  le  riche  filet  que  mes  mains  ont  tissu. 

Qui  dira  si,  jamais,  les  Dieux  mêmes  ont  su 

De  quelle  haine  immense,  encore  inassouvie, 

Je  haïssais  cet  homme,  opprobre  de  ma  vie! 

Trois  fois  je  l'ai  frappé  comme  un  bœuf  mugissant, 

Et,  trois  fois,  le  flot  tiède  et  rapide  du  sang 

A  jailli  sur  ma  robe,  ineffable  rosée! 

Et  plus  douce  à  mon  cœur  qu'à  la  terre  épuisée 

Ta  fraîche  pluie,  6  Zeus,  après  un  jour  d'été! 

TALTHYBIOS. 

J'admire  ton  audace,  et  reste  épouvanté. 

KLYTAIMNESTRA. 

Je  l'atteste,  louez  ou  blâmez,  que  m'importe! 
J'ai  frappé  sûrement,  vieillards!  la  bête  est  morte. 


LES     ÉRINNYES.  2f 


EURYBATÈS. 

O  femme,  quel  poison  du  noir  Hadès  venu, 
Quel  fruit  maudit  poussé  hors  d'un  sol  âpre  et  nu, 
Ont  corrodé  ta  bouche  et  ton  sang?  Quelle  rage 
A  soufflé  dans  ton  cœur  ce  monstrueux  courag-e 
D'égorger  ton  époux  de  ces  mains  que  voilà, 
Et  qu'as-tu  fait  aux  Dieux  pour  avoir  fait  cela? 

KLYTAIMNESTRA. 

Mes  mains  ont  accompli  l'action  que  j'ai  dite. 
Ellle  est  bonne!  et  je  m'en  glorifie. 

TALTHYBIOS. 

Ah!  maudite! 
Mais,  au  seul  bruit  du  crime  horrible  où  tu  te  plais. 
Tu  seras  loin  d'Argos  chassée,  et  sans  délais. 
En  exécration  au  peuple,  vagabonde, 
Et  hurlante,  semblable  à  quelque  bête  immonde. 
Tu  fuiras  sans  repos,  demain  comme  aujourd'hui. 
Et  ton  chemin  criera  sur  tes  traces! 

KLYTAIMNESTRA. 

Et  lui! 
Et  lui  qui,  plus  féroce,  hélas!  qu'un  loup  sauvage, 
Du  cher  sang  de  ma  fille  a  trempé  le  rivage, 
De  celle  que  j'avais  conçue,  et  que  j'aimais, 
Aurore  de  mon  cœur  éteinte  pour  jamais, 
Joie,  honneur  du  foyer!  de  ma  fille  étendue 
Sur  l'autel,  et  criant  vers  sa  mère  éperdue. 
Tandis  que  l'égorgeur,  impitoyablement. 
Aux  Dieux  épouvantés  offrait  son  cœur  fumant! 


26  LES     ÉRINNYES. 


Lui,  ce  père,  héritier  de  pères  fatidiques, 

On  ne  l'a  point  chassé  des  demeures  antiques, 

Les  pierres  du  chemin  n'ont  pas  maudit  son  nom  ! 

Et  j'aurais  épargné  cette  tête?  Non,  non! 

Et  cet  homme,  chargé  de  gloire,  les  mains  pleines 

De  richesses,  heureux,  vénérable  aux  Hellènes, 

Vivant  outrage  aux  pleurs  amassés  dans  mes  yeux. 

Eût  coulé  jusqu'au  bout  ses  jours  victorieux, 

Et,  sous  le  large  ciel,  comme  on  fait  d'un  Roi  juste. 

Tout  un  peuple  eût  scellé  dans  l'or  sa  cendre  auguste? 

Non!  que  nul  d'entre  vous  ne  songe  à  le  coucher 

Sur  la  pourpre  funèbre,  au  sommet  du  bûcher! 

Point  de  libations,  ni  de  larmes  pieuses  ! 

Qu'on  jette  ces  deux  corps  aux  bêtes  furieuses. 

Aux  aigles  que  l'odeur  conduit  des  monts  lointains, 

Aux  chiens  accoutumés  à  de  moins  vils  festins! 

Oui!  je  le  veux  ainsi:  que  rien  ne  les  sépare, 

Le  dompteur  d'Ilios  et  la  femme  barbare, 

Elle,  la  prophétesse,  et  lui,  l'amant  royal. 

Et  que  le  sol  fangeux  soit  leur  lit  nuptial! 

EURYBATÈS. 

Tu  l'as  tuée  aussi! 

KLYTAIMNESTRA. 

Penses-tu  que  j'hésite? 
J'ai  tranché  le  blé  mûr  et  l'herbe  parasite. 
Quant  à  ses  compagnons,  complices  ou  témoins 
De  son  crime,  ils  sont  morts.  Mais  de  plus  nobles  soins 
Que  la  vaine  terreur  d'une  foule  insensée. 
Désormais,  ô  vieillards,  agitent  ma  pensée. 


LES     ÉRINNYES. 


Allez!  dites  au  peuple  assemblé  tout  entier 

Que  le  sceptre  est  aux  mains  d'un  vaillant  héritier, 

Du  fils  de  Thyestès,  que  j'aime! 

TALTHYBIOS. 

O  Dieux  !  ô  Terre  ! 
Nous,  vivre  sous  les  pieds  de  ce  lâche  adultère? 
Est-ce  à  la  sainte  Argos  qu'un  tel  opprobre  est  dû, 
Femme? 

EURYBATÊS. 

Mais  le  jeune  homme  indignement  vendu. 
L'enfant  d'un  noble  père  et  d'une  mère  impie, 
Orestès  est  vivant! 

KLYTAIMNESTRA. 

Qu'il  vive,  et  qu'il  expie 
La  honte  d'être  né  de  ce  sang  odieux! 
Je  consens  qu'il  grandisse,  éloigné  de  mes  yeux. 
Sans  patrie  et  sans  nom.  C'est  assez  qu'il  respire. 
L'exil  est  dur!  La  mort  irrévocable  est  pire. 

TALTHYBIOS. 

Grands  Dieux!  Ton  fils  aussi,  femme,  tu  le  tuerais? 

KLYTAIMNESTRA. 

Son  père  a  bien  tué  ma  fille!  Je  le  hais. 

Je  hais  tout  ce  qu'aima,  vivant,  ce  Roi,  cet  homme. 

Ce  spectre  !  Hellas,  Argos,  la  bouche  qui  le  nomme. 

Le  soleil  qui  l'a  vu,  l'air  qu'il  a  respiré, 

Ces  murs  que  souille  encor  son  cadavre  exécré, 


28  LES     ÉRINNYES. 


Ces  dalles  que  ses  pieds  funestes  ont  touchées, 
Les  armes  des  héros  par  ses  mains  arrachées, 
Et  les  trésors  conquis  dans  les  remparts  fumants. 
Et  ce  que  j'ai  conçu  de  ses  embrassements  ! 

EURYBATÈS. 

Courons!  Crions  la  mort  du  Roi.  Qu'Argos  se  lève! 

TALTHYBIOS. 

Il  faut  saisir  la  hache  et  dégainer  le  glaive, 
Et  traîner  le  tyran  par  les  pieds  hors  des  murs! 
Les  actes  les  plus  prompts,  amis,  sont  les  plus  sûrs. 

EURYBATÈS. 

Certes!  allons!  Il  faut  que  la  foule  accourue 
Dans  ce  palais  fatal,  furieuse,  se  rue. 
Hâtons-nous  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

C'est  assez,  vieillards,  et  tout  est  bien. 
L'épouvante  est  au  seuil  de  chaque  citoyen. 
Le  fils  de  Thyestès,  de  l'éclair  de  sa  lance. 
Sur  toute  bouche  ouverte  a  cloué  le  silence. 
Faites  ainsi.  Sinon,  par  l'homme  châtié 
Qui  gît  là  !  par  les  noirs  Daimones  !  sans  pitié 
Pour  votre  barbe  blanche  et  pour  vos  larmes  vaines. 
L'inexorable  airain  épuisera  vos  veines  : 
Vous  mourrez  tous,  vieillards!  J'en  jure  un  grand  serment. 

TALTHYBIOS. 

Reine  Klytaimnestra,  tu  parles  hardiment. 

Nous  remettons  aux  Dieux  la  vengeance  prochaine! 


LES     ÉRINNYES. 


EURYBATÈS. 

Mais  si  la  foudre,  un  jour,  sur  ton  front  se  déchaîne. 
Si  l'expiation  se  mesure  au  forfait. 
Souviens-toi,  femme  ! 

KLYTAIMNESTRÀ. 

Soit.  J'en  subirai  l'effet. 
Quittez  ce  vain  souci  dont  votre  âme  est  chargée. 
AUezI 

Les  vieillards  sortent. 


X 

KLYTAIMNESTRA,    seule. 

J'aime,  je  règne!  et  ma  fille  est  vengée! 
Maintenant,  que  la  foudre  éclate  au  fond  des  cieux 
Je  l'attends,  tête  haute,  et  sans  baisser  les  yeux! 


DEUXIÈME    PARTIE 


Or  e S  tes 


A  gauche,  le  palais  de  Pélops,  A  droite,  arbres  et  rochers.  Au  fond  de  la  scène, 
un  tertre  nu,  et,  au  delà,  la  plaine  d'Argos. 

Les  Khoèphores,  portant  les  coupes  des  libations  et  les  guirlandes  funéraires, 
sortent  du  palais,  et  se  rangent  er  deux  demi-chœurs  de  chaque  côté  du 
tertre. 


1 


KALLIRHOÈ,  ISMÈNA, 
LE    Choeur    des    Khoèphores. 


KALLIRHOÈ. 

Femmes,  sur  ce  tombeau  cher  aux  peuples  Hellènes 
Posons  ces  tristes  fleurs  auprès  des  coupes  pleines. 
L'offrande  funéraire  est  douce  à  qui  n'est  plus. 

Elles  posent  les  coupes  et  les  guirlandes. 

Il  convient,  selon  l'ordre  et  le  rite  voulus. 
Que  l'illustre  Êlektra,  la  tempe  deux  fois  ceinte. 
Verse  au  mort  bien  aimé  la  libation  sainte. 


LES     ÉRINNYES. 


Et  l'appelle  du  fond  de  l'Hadès  souterrain. 
Ainsi  le  veut  la  Femme  impie,  au  cœur  d'airain. 
De  sombres  visions  brjusquement  l'ont  hantée  : 
On  dit  que  de  l'Époux  la  face  ensanglantée, 
Quand  vient  la  nuit  divine,  habite  dans  ses  yeux, 
Et  qu'on  entend  parfois  des  cris  mystérieux 
Et  d'horribles  sanglots  à  travers  la  demeure  ! 

ISMÈNA. 

Puisse  l'Hadès  aussi  l'entendre  !  et  qu'elle  meure  ! 

KALLIRHOÈ. 

Assurément,  son  âme  est  en  proie  au  remords. 
La  mâchoire  du  Feu  mange  la  chair  des  morts  ; 
Mais  l'invincible  esprit  jaillit  de  leur  poussière. 

ISMÈNA. 

Quand  le  meurtre  a  rougi  la  terre  nourricière, 
Quel  fleuve,  ou  quelle  mer,  a  jamais  effacé 
La  souillure  du  sang  aux  mains  qui  l'ont  versé? 
Elle  tremble  aujourd'hui,  cette  louve  traquée. 
De  voir  enfin  surgir  la  vengeance  embusquée; 
Car  les  divinateurs  ont  révélé  ceci, 
Que  le  châdment  veille,  et  n'est  pas  loin  d'ici. 
Us  savent  le  secret  des  songes  et  des  charmes. 

KALLIRHOÈ. 

Pour  nous,  à  qui  les  Dieux  ont  tout  pris,  sauf  les  larmes, 
Soumises  au  destin  de  maîtres  malheureux, 
Laissons  notre  misère,  et  gémissons  sur  eux. 


^2  LES     ÉRINNYES. 


ISMÈNA. 

Va!  sur  la  noble  proie,  inerte  et  chaude  encore, 
La  meute  aux  yeux  ardents  hurle  et  s'entre-dévore  ! 
Nos  temples,  nos  foyers,  nos  pères  d'ans  chargés, 
Nos  frères,  nos  époux,  nos  enfants  sont  vengés  : 
Troie  est  morte!  qu'Hellas  meure  de  sa  victoire  ! 

KALLIRHOÈ. 

O  femmes,  laissons  faire  au  Sort  expiatoire  : 
Gardons-nous  d'ajouter  à  ces  calamités 
Par  le  contentement  de  nos  cœurs  irrités. 
La  bienveillance  sied  à  l'esclave  lui-même. 

ISMÈNA. 

Nous  aimons  la  divine  Êlektra  qui  nous  aime. 
Innocente  des  maux  que  nous  avons  soufferts. 
Toujours  ses  belles  mains  ont  allégé  nos  fers. 
La  voici.  Que  pour  elle  un  jour  meilleur  renaisse  ! 


II 

Les  Précédentes,   ÈLEKTRA. 

ÉLEKTRA. 

Femmes  de  la  maison,  douces  à  ma  jeunesse. 
Conseillez  mon  cher  cœur  amèrement  troublé. 
Sur  ce  tertre  où  mes  pleurs  ont  tant  de  fois  coulé. 
Où  gît  sans  gloire,  hélas  !  celui  que  je  révère. 


LES     ÉRINNYES.  33 


Que  faut-il  que  je  dise  à  son  Ombre  sévère? 

Que  l'Épouse  m'envoie  à  l'Époux?  Ah  !  grands  Dieux! 

Ou  faut-il  que,  muette  et  détournant  les  yeux, 

Ayant  versé  trois  fois  la  libation  due, 

De  ce  funèbre  lieu  je  m'enfuie  éperdue  ? 

Ne  m'abandonnez  pas  en  cet  ennui  mortel. 

KALLIRHOÈ. 

Approche  du  tombeau  comme  d'un  saint  autel, 
Et  pri»,  en  répandant  la  coupe  funéraire, 
L'Ombre  auguste  du  Chef  pour  Orestès,  ton  frère. 

ISMÈNA. 

Êlektra!  que  mon  cœur  chérit  pour  ta  bonté, 
Vers  celui  que  la  haine  et  la  ruse  ont  dompté 
Hausse  tes  blanches  mains  de  vierge,  et  le  supplie, 
Afin  que  toute  chose  un  jour  soit  accomplie, 
Que  la  Justice  éclate,  et  qu'il  arrive  enfin, 
L'Enfant  prédestiné,  le  jeune  homme  divin, 
L'irréprochable  fils  d'une  effrayante  mère. 

KALLIRHOÈ. 

Pour  tous  ceux  qu'il  aima  dans  la  vie  éphémère. 
Prie,  ô  noble  Êlektra,  ton  père  vénéré  ; 
Et  les  Dieux  entendront  ton  appel  éploré. 

ÊLEKTRA  prend  une  coupe  et  s'approche  du  tombeau. 
Hermès  !  prompt  Messager  qui  montes  d'un  coup  d'aile 
De  la  pâle  Prairie  où  germe  l'asphodèle 
Jusques  au  pavé  d'or  des  Princes  de  l'Aithèr, 
A  toi  d'abord,  Hermès,  le  vin  pur  du  Kratèr! 
Elle  verse  la  libation. 


^4  LES     ERINNYES, 


Daimones  très  puissants,  Rois  de  la  terre  antique, 
Qui  siégez  côte  à  côte  en  son  ombre  mystique, 
Toi,  Dieu  terrible,  et  toi  qui  fais  germer  les  fleurs, 
O  Déesse  !  écoutez  le  cri  de  mes  douleurs  : 
Faites  que  l'Atréide,  errant  dans  l'Hadès  blême, 
Exauce  le  désir  de  son  enfant  qui  l'aime  ! 

Elle  verse  la  seconde  libatioji. 
Maintenant,  ô  mon  père,  entends  aussi  ma  voix, 
Et,  du  fond  de  la  Nuit  irrévocable,  vois  ! 
Je  gémis,  opprimée,  et  ton  fils  est  esclave  ! 
Ta  demeure  est  aux  mains  d'un  lâche  qui  te  brave. 
Qui  tient  ton  lit,  ton  sceptre,  et  dévore  tes  biens. 
O  Vénérable,  entends  mes  prières  !  Oh  !  viens, 
Viens  !  Se  glorifiant  du  meurtre  qui  la  souille, 
Celle  qui  t'égorgea  nous  hait  et  nous  dépouille. 
Chère  Ombre  !  sois  terrible  à  ce  couple  pervers, 
Et  dresse  le  Vengeur  promis  à  nos  revers! 

Elle  verse  la  troisième  libation.  —  Or  estes  sort  du  miliet, 
des  rochers. 


III 

Les  Précédentes,    ORESTÈS. 

ORESTÈS. 

Les  Dieux  accompliront  tes  vœux,  ô  noble  fille 
La  nuée  est  déjà  moins  sombre  où  l'aube  brille, 
Et  la  mer  est  moins  haute,  et  moins  rude  le  vent. 


LES     ÉRINNYES.  ^J* 


ÉLEKTRA. 

Que  nous  veut  l'Étranger? 

ORESTÈS. 

Orestès  est  vivant. 
Il  approche,  il  est  là.  —  Si  tu  l'aimes,  silence  ! 
Ne  crois  pas  qu'il  recule  ou  que  son  cœur  balance  : 
Il  vengera  d'un  coup  son  père  avec  sa  sœur. 

ÉLEKTRA. 

O  parole  sacrée  et  pleine  de  douceur  ! 
Orestès  est  vivant? 

ORESTÈS. 

Femme,  il  vit.  Je  l'atteste. 

ÉLEKTRA. 

O  Dieux,  cachez-le  bien  à  ce  couple  funeste  ! 
Mais,  Étranger,  d'où  vient  que  tu  parles  ainsi? 
Dis-tu  vrai?  Mon  cœur  bat,  mon  œil  est  obscurci. 
Ne  me  trompes-tu  pas?  As-tu  suivi  sa  trace? 
Orestès  !  Lui  !  L'espoir  unique  de  sa  race  ! 
Il  respire?  O  mes  yeux,  de  larmes  consumés  ! 
Que  je  le  voie,  et  meure  entre  ses  bras  aimés  ! 

ORESTÈS. 

Chère  Elektra,  c'est  moi  !  je  suis  ton  frère.  Écoute  ! 
Qu'il  n'y  ait  dans  ton  sein  ni  tremblement,  ni  doute  : 
Reconnais-moi,  je  suis  ton  frère  !  Oui,  par  les  Dieux  ! 
Crois-en  les  pleurs  de  joie  échappés  de  mes  yeux, 
Et  le  cri  de  ton  cœur.  Je  suis  ton  sang  lui-même. 
Ton  souci,  ton  regret,  et  ton  espoir.  Je  t'aime! 


56  LES     ÉRINNYES. 


O  Princes,  qui  siégez  dans  la  hauteur  du  ciel, 

Soyez  témoins!  Et  toi,  sépulcre,  saint  autel, 

Et  toi,  vieille  maison  des  aïeux!  rochers  sombres, 

Feuillages  qui  m'avez  abrité  de  vos  ombres, 

Terre  de  la  patrie,  ô  sol  trois  fois  sacré, 

Parlez  tous  !  Soyez  tous  témoins  que  je  dis  vrai, 

Qu'Orestès  est  vivant,  et  que  je  suis  cet  homme  ! 

ÉLEKTRA. 

Oui,  c'est  toi,  douce  tête  !  Oui,  tout  mon  cœur  te  nomme! 

O  rêve  de  mes  nuits,  cher  désir  de  mes  jours, 

Que  je  n'attendais  plus,  que  j'espérais  toujours  ! 

Oui,  je  te  reconnais,  ô  mon  unique  envie  ! 

Mon  âme  en  te  voyant  se  reprend  à  la  vie. 

Ami  longtemps  pleuré  !  Tu  dis  vrai,  je  te  crois  : 

Tous  mes  maux  sont  finis.  Tu  seras  à  la  fois 

Mon  père  qui  n'est  plus,  ma  sœur  des  Dieux  trahie. 

Et  cette  mère,  hélas  !  de  qui  je  suis  haïe. 

Viens,  et,  me  consolant  de  tous  ceux  que  j'aimais, 

O  mon  frère,  sois-moi  fidèle  pour  jamais  ! 

ORESTÈS. 

Rien  ne  brisera  plus  cet  amour  qui  nous  lie  : 
Que  l'Hadès  m'engloutisse  avant  que  je  t'oublie  ! 

ÉLEKTRA. 

Mais  du  fond  de  l'exil,  ami,  dis-moi,  quel  Dieu, 
Quel  oracle  te  pousse  en  ce  sinistre  lieu  ? 
Le  sais-tu  ?  C'est  ici  qu'un  homme  lâche  et  sombre 
Se  repaît  de  nos  pleurs  et  de  nos  biens  sans  nombre, 
De  l'Épouse  perfide  et  d'un  peuple  opprimé  ! 


LES     ÉRINNYES.  57 

Aigisthe  est  là,  prends  garde  !  —  O  frère  bien  aimé, 
Sais-tu  l'enchaînement  des  noires  Destinées, 
Le  meurtre  de  ton  père  après  les  dix  années, 
Et  la  femme  sanglante,  et  l'impudique  amant? 

ORESTÈS. 

J'ai  vécu  dans  l'opprobre  et  l'asservissement, 

Ployant  mon  cou  rebelle  au  joug  d'un  maître  rude; 

Mais  d'anciens  souvenirs  hantaient  ma  solitude, 

Mille  images  :  un  homme  aux  yeux  fiers,  calme  et  grand 

Comme  un  Dieu  ;  puis,  sans  cesse,  un  peuple  murmurant 

De  serviteurs  joyeux  empressés  à  me  plaire; 

Des  femmes,  un  autel,  la  maison  séculaire, 

Et  les  jeux  de  l'enfance,  et  l'aurore  et  la  nuit; 

Puis,  dans  l'ombre,  un  grand  char  qui  m'empotre  et  s'enfuit; 

Et  l'injure,  et  les  coups,  et  le  haillon  servile, 

L'eau  de  la  pluie  après  la  nourriture  vile; 

Et  toujours  ce  long  rêve  en  mon  cœur  indompté, 

Que  je  sortais  d'un  sang  fait  pour  la  liberté  ! 

Et  j'ai  grandi,  j'ai  su  les  actions  célèbres  : 

Ilios  enflammée  au  milieu  des  ténèbres, 

La  gloire  du  retour,  le  meurtre  forcené. 

Et  le  nom  de  mon  père,  et  de  qui  j'étais  né! 

Oh  !  quel  torrent  de  joie  a  coulé  dans  mes  veines  ! 

Comme  j'ai  secoué  mon  joug,  brisé  mes  chaînes. 

Et,  poussant  des  clameurs  d'ivresse  aux  cieux  profonds, 

\^e:s  la  divine  Argos  précipité  mes  bonds  ! 

ÉLEKTRA. 

o  fils  d'un  héros  mort,  crains  ta  mère  inhumaine  ! 
Pour  ses  enfants,  hélas!  elle  est  chaude  de  haine. 


38  LES     ÉRINNYES. 


Malgré  mes  pleurs,  mes  cris,  l'étreinte  de  mes  bras, 
A  peine  reconnu,  mon  frère,  tu  mourras  ! 

O  RESTÉS. 

Rassure  ton  cher  cœur.  Va  !  le  Dieu  qui  m'envoie 

Saura  bien  aveugler  ces  deux  bêtes  de  proie. 

Je  l'envelopperai  sûrement  du  filet 

De  la  ruse,  tout  lâche  et  déliant  qu'il  est  ; 

Et,  si  Zeus  Justicier  m'approuve  et  me  seconde. 

Je  le  tuerai,  comme  on  égorge  un  porc  immonde  ! 

Pour  ma  mère,  les  Dieux  justes  m'inspireront. 

Puisque  l'heure  est  venue,  il  convient  d'être  prompt; 

La  soif  du  sang  me  brûle  et  le  Destin  m'entraîne. 

Femmes,  qu'une  de  vous  se  hâte  vers  la  Reine, 

Et  dise:  «  Un  voyageur,  qui  nous  est  inconnu, 

«  O  fille  de  Léda,  dans  Argos  est  venu. 

«  Il  annonce  —  que  Zeus  fasse  mentir  sa  bouche  !  — 

«  Qu'Orestès  est  couché  sur  la  funèbre  couche.  » 

A  Èlektra. 
Elle  viendra,  joyeuse!  Et  toi,  ma  sœur,  gémis; 
Accuse  hautement  les  Destins  ennemis; 
Sur  le  père  et  le  fils,  sur  notre  race  éteinte, 
Répands  toute  ton  âme  en  une  ardente  plainte; 
Lamente-toi,  ma  sœur!  lève  les  bras  aux  Cieux! 
Pleure  ma  mort  enfin,  et  laisse  agir  les  Dieux. 

Une  des  femmes  rentre  dans  le  palais.  Orestès  prend  u. 
coupe  et  s'approche  du  tombeau. 

Père,  père!  Entends-moi  dans  l'argile  trempée 
De  larmes.  Tu  n'as  point,  par  la  lance  et  i'épée, 
Rendu  l'âme  au  mifieu  des  hommes,  ô  guerrier! 


LES     ÉRINNYES.  39 


Comme  il  sied,  le  front  haut  et  le  cœur  tout  entier. 
Un  bûcher  glorieux  de  grands  pins  et  d'érables 
N'a  point  brûlé  ta  chair  et  tes  os  vénérables; 
Et  ta  cendre  héroïque,  aux  longs  bruits  de  la  mer. 
Ne  dort  point  sous  un  tertre  immense  et  noir  dans  l'air. 
Non!  comme  un  bœuf  inerte  et  lié  par  les  cornes, 
Et  qui  saigne  du  mufle  en  roulant  des  yeux  mornes. 
Le  Porte-sceptre  est  mort  lâchement  égorgé! 
Père,  console- toi  :  tu  vas  être  vengé! 
//  verse  la  libation, 

KALLIRHOÈ. 

La  clémence  est  semblable  à  la  neige  des  cimes  : 

Immortellement  pure  en  ses  blancheurs  sublimes, 

Elle  rayonne  au  cœur  des  sages,  ses  élus  ; 

Mais  quand  le  sang  la  touche,  il  n'en  disparaît  plus  : 

La  souillure  grandit  sans  cesse,  ronge,  creuse. 

Et  la  neige  s'écroule  en  une  fange  affreuse. 

O  jeune  homme  irrité,  laisse  aux  Dieux  de  punir  ! 

ISMÈNA. 

Non!  c'est  dans  le  passé  que  germe  l'avenir; 

C'est  la  loi  qui  commande  à  la  race  perverse 

Qu'un  sang  nouveau,  toujours,  paye  le  sang  qu'on  verse; 

L'inévitable  mal  revient  à  qui  l'a  fait, 

Et  chaque  crime  engendre  un  plus  sombre  forfait. 

Qu'importe  la  clémence  à  la  Justice  auguste? 

Vfenge  ton  père,  ami!  car  cela  seul  est  juste. 

.ÉLEKTRA. 

Une  vague  terreur  fait  trembler  mes  genoux! 
Du  fond  de  ce  tombeau,  mon  père,  inspire-nous  I 


4-0  LES     ÉRINNYES. 


ORESTÈS. 

L'Infaillible  a  pesé  ceux-ci  dans  sa  balance, 
Ce  qui  sera,  sera.  Tout  est  dit. 

Klytaimnesîra  paraît  sous  le  portique.  Or  estes  V  aperçoit. 

Ah!  Silence! 
Quelqu'un  vient.  Dis-moi,  sœur!  cette  femme  qui  sort 
Du  palais,  grande  et  blanche,  et  pareille  à  la  mort. 
Quelle  est-elle?  Quel  est  son  nom?  Toi  qui  m'es  chère, 
Réponds-moi.  Tout  mon  cœur  a  frémi. 


ÉLEKTRA. 

C'est  ta  mère! 


IV 

Les    Précédents,    KLYTAIMN  ESTR  A. 

KLYTAIMNESTRA,    à  Èlektra. 

Est-ce  l'homme? 

ÉLEKTRA. 

C'est  lui. 

KLYTAIMNESTRA. 

Certes,  j'ai  vu  ces  yeux 
Dans  mes  songes  !  Cet  homme  a  le  front  soucieux. 
C'est  quelque  mendiant  vagabond,  plein  de  honte 
Ou  de  frayeur.  —  Approche,  Étranger.  On  raconte 


LES     ÉRI  NNYES.  4I 


Que  tu  nous  portes  un  bruit  de  mort.  Est-il  vrai? 
Je  suis  Kiytaimnestra.  Parle,  je  t'entendrai. 

ORESTÈS. 

Noble  femme,  il  est  dur,  et  sans  doute  peu  sage, 
D'apporter  brusquement  un  funèbre  message, 
Et  c'est  répondre  mal  au  bienveillant  accueil 
Que  de  parler  de  mort  sur  les  marches  du  seuil; 
Mais  je  pense  que,  si  la  nouvelle  est  mauvaise. 
Elle  est  d'un  intérêt  trop  grand  pour  qu'on  la  taise. 

KLYTAIMNESTRA. 

Tu  penses  prudemment.  Rassure  tes  esprits  : 

Par  quelque  autre,  plus  tard,  nous  aurions  tout  appris. 

Notre  hospitalité  ne  t'en  est  pas  moins  due. 

ORESTÈS. 

Reine,  je  cheminais  dans  la  montagne  ardue, 

En  Phocide,  et  non  loin  de  Daulis.  Vers  le  soir. 

Près  de  moi,  sur  la  route,  un  homme  vint  s'asseoir, 

Déjà  vieux,  et  courbé  sur  un  bâton  d'érable. 

Nous  causions.  Il  me  dit  :  a  Un  Dieu  m'est  favorable, 

«  Ami,  puisque  tu  vas  au  pays  Argien. 

a  Mon  nom  est  Strophios,  de  Daulis.  Garde  bien 

oc  Ce  nom  dans  ton  oreille,  afin  que  l'on  te  croie; 

a  Car,  souvent,  qui  se  fie  en  aveugle  est  la  proie 

«  De  la  ruse,  et  les  soins  tardifs  sont  superflus. 

a  Va  donc.  Dis  aux  parents  d'Orestès  qu'il  n'est  plus; 

a  Que  dans  l'urne  d'airain  sa  cendre  est  enfermée  ; 

«  Et  sache  de  sa  mère  auguste  et  bien  aimée 


42  LESÉRINNYES. 


«  S'il  faut  que  je  la  rende  ou  la  garde  en  ces  lieux 
«  Ce  qu'elle  ordonnera  sera  fait  pour  le  mieux.  » 
Reine,  ainsi  m'a  parlé  le  vieil  homme.  J'ignore 
Le  reste.  Mais,  demain,  dès  la  première  aurore, 
Je  retourne  à  Daulis.  Que  dirai-je  en  ton  nom? 
Veux- tu  qu'il  rende  l'urne  où  sont  les  cendres? 


KLYTAIMNESTRA. 


Non. 


Tu  diras  qu'il  la  garde,  et  qu'il  l'ensevelisse. 

ÉLEKTRA. 

O  race  misérable  et  vouée  au  supplice  ! 
Mon  frère,  ma  dernière  espérance  !  Je  meurs. 

KLYTAIMNESTRA. 

A  quoi  sert  de  pleurer?  A  quoi  bon  ces  clameurs? 
Les  cris  n'éveillent  point  les  morts. 

ÉLEKTRA. 

o  chère  tête! 
Les  Dieux  ont  englouti  dans  la  même  tempête 
Le  père  plein  de  gloire  et  le  fils  malheureux. 
Tu  n'es  plus,  frère  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Assez  tant  larmoyer  sur  eux  ! 
Crains  plutôt  de  gémir  sur  toi-même,  insensée  ! 

ÉLEKTRA. 

Sombre  Exécration,  sur  nos  fronts  amassée. 
Est-ce  ton  dernier  coup? 


LLSÉRINNYES.  4^ 


KLYTAIMNESTRA. 

Non,  si  tu  n'obéis. 

ÉLEKTRA. 

Vivant  ou  mort,  toujours  chassé  de  ton  pays, 

Frère,  tu  dormiras  dans  la  terre  éloignée  : 

Ta  cendre  de  mes  pleurs  ne  sera  point  baignée  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Les  ordres  que  je  t'ai  donnés,  médite-les. 
Tu  feras  sagement.  —  Suis-moi  dans  le  palais. 
Étranger.  Il  convient  que  tu  parles  au  Maître, 
L'avis  étant  de  ceux  qu'on  ne  peut  pas  remettre. 

A  Élektra  et  aux  Khoèphores. 
Pour  toi,  pour  vous  aussi,  femmes,  sur  ce  tombeau 
Versez  le  vin  funèbre,  apaisez  de  nouveau 
Par  les  chants  consacrés  l'Ombre  irritée  encore. 
Et  rendez  à  mes  nuits  le  sommeil  que  j'implore 

Elle  rentre  dans  le  palais  ^  suivie  d'Or  estes. 


ÈLEKTRA,  KALLIRHOÈ,  ISMÈNA, 

LE    CHOEUR    DES    KhOÈPHORES. 
KALLIRHOÈ. 

Cette  femme  n'a  point  reconnu  son  enfant! 


44  LES     ÉRINNYES. 


ISMÈNA. 

Sans  doute  il  est  aimé  d'un  Dieu  qui  le  défend. 
Aussi  bien  il  est  doux,  après  les  nuits  sans  nombre, 
De  n'entendre  plus  rien  d'invisible  dans  l'ombre, 
En  arrière,  et  de  voir  avec  des  yeux  hardis 
L'aube  croître  et  le  jour  tomber.  Je  vous  le  dis  : 
Elle  croit  qu'il  est  mort,  et  l'embûche  est  certaine  ! 

ÉLEKTRA. 

Hélas  !  toujours  l'attente,  et  l'angoisse,  et  la  haine. 
Après  la  sombre  veille  un  sombre  lendemain. 
Et  jusques  au  tombeau  toujours  l'âpre  chemin  ! 
Qu'avons-nous  fait,  ô  Zeus,  pour  cette  destinée  ? 
Quel  crime  ai-je  commis  depuis  que  je  suis  née  ? 
Et  mon  cher  Orestès,  où  donc  est  son  forfait? 
Nos  pères  ont  failli;  mais  nous,  qu'avons-nous  fait? 
Si  pour  d'autres  il  faut  que  l'innocent  pâtisse. 
Qu'est-ce  que  ta  puissance,  ô  Zeus,  et  ta  justice? 

KALLIRHOÈ. 

Fille  d'Agamemnôn,  toi  qui  parles  ainsi, 
Dans  la  sainte  Ilios  qu'avions-nous  fait  aussi. 
Quand,  sur  les  flots  battus  par  l'aviron  rapide, 
La  fatale  Hèléna  suivit  le  Priamide  ? 
Hélas  !  l'enfant,  la  mère,  et  le  père  et  l'aïeul, 
Tout  un  peuple  a  payé  pour  le  crime  d'un  seul  ! 

ÉLEKTRA. 

O  femmes,  il  est  vrai,  grandes  sont  vos  misères. 


LES     ÉRINNYES. 


4f 


ISMÈNA. 

Exaucez  nos  désirs  et  nos  larmes  sincères  : 
Sur  le  seuil  qui  jadis  nous  fut  hospitalier 
Couvrez  ces  deux  enfants  de  votre  bouclier! 

ÉLEKTRA. 

Ah  !  puisque  la  Justice  auguste  est  son  partage, 
Rendez  à  l'héritier  son  antique  héritage, 
Chers  Dieux! 

KALLIRHOÈ. 

Le  Maître  est  mort,  que  nous  avons  aimé. 
Dieux  !  gardez-nous  son  fils. 

ÉLEKTRA. 

Inconnu,  désarmé, 
Il  est  seul  contre  tous  ! 

ISMÈNA. 

Non  !  Dans  ce  noir  repaire 
Il  entre  accompagné  du  Spectre  de  son  père  ! 

ÉLEKTRA. 

O  Roi  des  hommes,  viens,  grande  Ombre!  c'est  l'instant. 
Précède  au  bon  combat  le  jeune  combattant; 
Habite  dans  son  cœur,  roidis  sa  main  virile. 
Père  !  et  ne  laisse  pas  la  vengeance  stérile 
Épargner  le  voleur  du  sceptre  et  du  foyer. 
Trop  impur  pour  que  Zeus  songe  à  le  foudroyer  ! 

KALLIRHOÈ. 

Et  ta  mère,  enfant? 


46  LESÉRINNYES. 


ÉLEKTRA. 

Dieux  !  Eh  bien  !  que  dis-tu  d'elle  ? 

ISMÈNA. 

Rien,  sinon  que  l'Hadès  est  un  gardien  fidèle  ! 

On  entend  des  cris  dans  le  palais.  Un  serviteur  traverse  la 
scène  en  courant. 


VI 

Les    Précédents,    le    SERVITEUR. 

LE    SERVITEUR. 

Au  meurtre  !  on  a  tué  le  maître  !  Accourez  tous. 
Malheur  !  Gardez  la  Reine,  et  tirez  les  verrous  ! 
Hélas  !  pour  celui-ci  la  chose  est  sans  remède... 
Le  fils  de  Thyestès  est  mort  I  Au  meurtre  !  à  l'aide! 

H  sort  à  droite. 


VII 

ÈLEKTRA,   KALLIRHOÈ,   ISMÈNA, 
LE   Choeur  des    Khoèphores. 

KALLIRHOÈ. 

Ton  frère  irréprochable  a  frappé  l'homme  ! 


LESÉRINNYES.  47 


ISMÈNA. 

Bien! 
Que  le  jeune  héros  frappe  et  n'épargne  rien  ! 

ÉLEKTRA. 

O  Zeus  !  sauve  mon  frère  en  ce  combat  suprême  ! 
Moi,  je  mourrai,  s'il  meurt. 

KALLIRHOÉ. 

Zeus  !  conduis-le  toi-même. 

ISMÈNA. 

Dans  son  sentier  sanglant  qu'il  aille  jusqu'au  bout  ! 
Il  est  mort  s'il  recule  et  s'il  n'achève  tout. 

On  entend  de  nouveaux  cris . 

ÉLEKTRA. 

Dieux  !  La  rumeur  redouble. 

KALLIRHOÉ. 

On  crie,  on  se  lamente 
Lugubrement. 

ISMÈNA. 

Ah  !  ah  !  l'inconsolable  amante 
Avec  de  longs  sanglots  pleure  l'amant. 

Klytaimnestra,  pâle  et  agitée,  paraît  sous  h  portique. 

Grands  Dieux! 
Ma  mère  ! 

KALLIRHOÉ. 

L'épouvante  a  dilaté  ses  yeux. 


48  LESÉRINNYES. 


ISMÈNA. 

C'est  qu'elle  sent  venir  les  Heures  éternelles, 
Et  l'horreur  de  la  mort  jaillit  de  ses  prunelles  ! 

Èlektra  et  les  Khoèphores  s'enfuhnt. 


VIII 

KLYTAIMNESTRA. 

KLYTAIMNESTRA.  — •  Elle  marche,  égarée,  çà  et  là. 
C'est  vrai,  j'ai  fui  !  Quel  est  ce  mendiant,  tueur 
De  Rois?  Je  ne  sais  pas.  Ma  face  est  en  sueur. 
L'audace  de  cet  homme  est  un  sombre  prodige  ! 
J'entre,  il  me  suit  :  «  Voici  le  roi  d'Argos,  »  lui  dis-je. 
Le  voyant  sur  le  seuil  humblement  arrêté, 
Le  fils  de  Thyestès  l'accueille  avec  bonté  : 
«  Étranger,  ne  crains  rien.  Qu'un  Dieu  te  soit  propice; 
«  Car  tu  franchis  mon  seuil  sous  un  heureux  auspice  !  » 
L'homme  approche,  et  raconte  au  Chef  ce  qu'il  m'a  dit. 
Il  avance  en  parlant,  puis,  brusquement,  bondit. 
Et  plonge  un  long  couteau  dans  la  gorge  du  Maître  ! 
Je  crie.  Un  serviteur  accourt,  pour  disparaître 
En  hurlant...  Et  tandis  que  l'homme  furieux 
Redouble,  je  m'enfuis,  les  deux  mains  sur  les  yeux  ! 
Pourquoi  donc  ai-je  fui?  Pourquoi  me  suis-je  tue? 

Elle  retourne  vers  le  portique  en  criant. 


LESÉRINNYES.  49 


Hommes,  gardes,  à  moi  !  Qu'on  saisisse,  qu'on  tue 
L'Étranger!  Oh!  malheur!  Au  meurtre!  au  meurtre!  holà! 
Tuez  le  Vagabond  tout  sanglant  I 

Orestès  sort  du  portique,  le  couteau  à  la  main. 


IX 

KLYTAIMNESTRA,    ORESTtS 


ORESTÈS. 

Reste  là  ! 
Pas  un  cri,  pas  un  souffle  !  Ah  !  ah  !  je  te  tiens^  femme  ! 
L'heure  est  venue  :  Il  faut  que  je  te  parle. 

KLYTAIMNESTRA. 

Infâme 
Vagabond,  que  veux-tu  ?  Je  ne  te  connais  point. 
Lâche  !  que  t'ai-je  fait? 

ORESTÈS. 

Ne  serre  pas  le  poing  : 
Serre  les  dents  plutôt,  femme  !  Ouvre  toutes  grandes 
Tes  oreilles.  Je  vais  te  dire.  Tu  demandes 
Qui  je  suis!  Tu  ne  sais,  et  tu  ne  pressens  rien. 
Et  ton  cœur  est  toujours  de  fer,  toujours  ?  C'est  bien. 
Je  suis  ton  fils  ! 


^O  LESÉRINNYES. 


KLYTAIMNESTRA. 

Mon  fils  est  mort,  tais-toi  1  Tu  railles 
Affreusement. 

ORESTÈS. 

Tu  m'as  porté  dans  tes  entrailles. 
Tel  que  les  Dieux  et  toi  l'avez  fait,  tel  qu'il  est, 
Reconnais  ton  enfant.  C'est  moi.  J'ai  bu  ton  lait, 
J'ai  dormi  sur  ton  sein,  et  je  t'ai  dit  :  a  Ma  mère  !  » 
O  souvenirs,  ô  jours  de  ma  joie  éphémère  ! 
Et  toi,  tu  souriais,  m'appelant  par  mon  nom  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Dirais-tu  vrai,  grands  Dieux  I 

ORESTÈS. 

N'approche  pas,  sinon 
Je  te  tuerai,  sans  plus  parler  ni  plus  attendre. 
Écoute  ton  fils,  mère  irréprochable  et  tendre! 
Sans  respect  pour  le  sang  des  héros  dont  je  sors, 
Tu  m'as  tout  pris,  mon  nom,  mon  peuple,  mes  trésors, 
La  liberté  qui  fait  la  moitié  de  notre  âme! 
Oui!  pour  mieux  accomplir  l'abominable  tramé, 
Tu  m'as  vendu,  tu  m'as,  loin  du  royal  berceau. 
Dans  la  fange,  ô  fureur!  jeté  comme  un  pourceau! 
J'ai  ployé  sous  les  coups,  j'ai  sué  sous  l'outrage. 
J'ai  troublé  l'air  du  ciel  de  mes  longs  cris  de  rage, 
J'ai  maudit  la  lumière,  et  l'Ombre,  et  les  Dieux  sourds, 
Et  j'ai  cent  ans,  n'ayant  vécu  que  peu  de  jours! 


LES     ÉRINNYES.  ^1 


Mais  qu'importe!  Ceci  n'est  rien.  Mes  pleurs,  ma  honte, 

Et  ta  haine,  et  mes  maux  dont  j'ignore  le  compte, 

Et  l'endurcissement  à  ton  cœur  familier. 

Je  te  pardonne  tout,  et  veux  tout  oublier. 

Ta  tête  m'est  sacrée  en  ma  propre  querelle; 

Mais  l'expiation  d'un  grand  crime  est  sur  elle! 

Tu  mourras  pour  cela.  Les  temps  sont  révolus. 

KLYTAIMNESTRA. 

On  ne  peut  pas  tuer  sa  mère! 

©RESTÉS. 

Tu  n*es  plus 
Ma  mère.  C'est  un  Spectre  effrayant  qui  t'accuse 
Et  qui  te  juge.  Toi,  tu  te  nommes  la  ruse, 
La  trahison,  le  meurtre  et  l'adultère.  Il  faut 
Que  tu  meures!  Un  Dieu  me  fait  signe  d'en  haut. 
Et  mon  père,  du  fond  de  l'Hadès,  me  regarde 
Fixement,  irrité  que  la  vengeance  tarde. 
Mais,  avant  de  tomber  sanglante  sous  ma  main, 
Parle,  apaise  l'époux  égorgé  dans  le  bain  ; 
Car,  sur  le  sable  blême  où  roule  le  noir  Fleuve, 
Il  attend  à  l'affût  son  odieuse  veuve  ! 

KLYTAIMNESTRA. 

Respecte,  mon  enfant,  le  sein  qui  t'a  nourri! 

©RESTÉS. 

Ne  parle  pas  au  fils,  femme  !  parle  au  mari. 
Moi  je  te  frapperai,  mais  lui  t'a  condamnée. 


5*2  LES     ÉRINNYES. 


KLYTAIMNESTRA. 

C'est  l'Êrinnys,  enfant,  sur  ta  race  acharnée, 
C'est  elle,  le  Daimôn  ineffable  et  sans  frein, 
Par  qui  ton  père  est  mort  sous  la  hache  d'airain. 
Elle  a  troublé  mon  cœur,  hélas  !  longtemps  austère, 
Et  m'a  précipitée  aux  bras  de  l'adultère. 
Ce  n'est  pas  moi,  c'est  elle!  Enfant,  qu'ai-je  gagné 
Au  meurtre?  Nuit  et  jour  n'en  ai-je  pas  saigné? 
Répondez,  murs  témoins  de  mes  veilles  affreuses  ! 
Et  toi,  toujours  debout  dans  mes  yeux  que  tu  creuses, 
Fantôme  du  héros,  image  de  l'Époux, 
Réponds  !  —  O  mon  enfant,  j'embrasse  tes  genoux  ! 
Ne  verse  pas  mon  sang  ! 

ORESTÈS. 

As-tu  tout  dit  ? 

KLYTAIMNESTRA. 

Arrière! 
Prends  garde  à  toi,  si  tu  n'écoutes  ma  prière, 
Crains  d'entendre  aboyer  le  troupeau  haletant 
Des  Spectres  de  l'Hadès!  Mon  cher  fils,  un  instant! 
Non,  non!  tu  ne  veux  pas  sans  doute  que  je  meure... 
Oh  !  Je  voudrais  vieillir  dans  l'antique  demeure  ! 

ORESTÈS. 

Toi!  tu  vivrais  ici,  toi!  Qu'en  diraient  les  Dieux, 
Les  hommes,  la  maison,  nos  enfants,  nos  aïeux? 
Il  faut  mourir,  il  faut  que  le  sort  s'accomplisse. 


3 


LES     ÉRINNYES.  5*3 


Viens  !  Je  vais  te  coucher  auprès  de  ton  complice 
Qui  gît  là,  dans  son  sang  immonde,  tel  qu'un  chien. 
Désormais,  comme  hier,  son  lit  sera  le  tien  : 
Puisque  tu  l'as  aimé,  rejoins  qui  te  réclame, 
Et  rentre  dans  ses  bras,  afin  d'y  rendre  l'âme! 
Hâte-toi,  hâte-toi,  femme!  si  tu  ne  veux 
Que  je  te  traîne  par  les  pieds  ou  les  cheveux! 

KLYTAIMNESTRA. 

Dieux!  Èlektra,  ma  fille!  Encore  une  fois,  grâce, 
Mon  fils! 

ORESTÈS. 

Je  suis  aveugle  et  sourd. 

KLYTAIMNESTRA. 

O  monstre  !  ô  race 
Horrible!  Je  le  vois,  rien  ne  le  peut  toucher, 
Ce  cœur  inexorable  et  dur  comme  un  rocher. 
Mes  supplications,  sois  content,  sont  finies... 
Malheureux!  je  te  voue  aux  blêmes  Êrinnyes, 
Aux  Chiennes  de  ta  mère  !  à  l'éternel  tourment 
De  boire,  dans  tes  nuits  d'horreur,  mon  sang  fumant; 
Partout,  de  l'aube  au  soir,  d'entendre  sans  relâche 
Le  râle  de  ta  mère,  et  de  fuir  comme  un  lâche. 
Farouche,  pourchassé,  misérable  et  maudit! 
Arrête  !  attends  encor.  J'aurai  bientôt  tout  dit. 
Enfin,  oui  !  sache-le.  Que  cela  t'épouvante 
Et  redouble  ta  rage...  Oui,  monstre  !  je  m'en  vante  : 


^4  LESÉRINNYES. 


Le  héros  qui  gît  là  dans  son  sang  m'était  cher  ! 
J'ai  tué  l'Atréide,  et  j'ai  coupé  sa  chair 
Par  morceaux  !  Seulement  ceci  me  désespère. 
D'avoir  manqué  le  fils  en  égorgeant  le  père  ! 

O  RESTÉ  s  se  jette  sur  elle  et  la  tue. 
Tiens  !  Tiens  !  Meurs  donc.  Assez  de  hideuses  clameurs  I 

KLYTAIMNESTRA  recule  en  chancelant. 

C'est  fait...  Tu  m'as  tuée...  Ah  ! 

Elle  tombe»  —  Se  relevant  à  demi  : 
Sois  maudit  ! 

Elle  retombe  morte. 

ORESTÈS. 

Va  !  meurs 
Tu  souillais  l'air  sacré  que  tout  homme  respire. 


X 


ORESTÈS,    LE    CADAVRE    DE    KlYT  A  I  M  N  E  ST  R  A, 

ÊLEKTRA. 

ÉLEKTRA. 

Mon  frère,  qu'as-tu  fait?  Horreur!  ton  crime  est  pire 
Que  tous  les  siens...  C'était  ta  mère! 


LES     ÉRINNYES.  ff 


ORESTÈS. 

Grands  Dieux!  quoi? 
Tu  pleures  cette  femme? 

ÉLEKTRA. 

Hélas  !  malheur  à  toi, 
Qui  m'es  horrible  et  cher  !  Quel  Dieu  te  l'a  livrée, 
Cette  tête  effrayante,  odieuse  et  sacrée  ? 
O  meurtre  inexpiable!  ô  lamentables  coups! 
Que  ne  pardonnais-tu,  frère  ?  Malheur  à  nous  ! 
Malheur  à  toi,  c'était  ta  mère  ! 

Èlektra  se  couvre  la  tête  et  s'enfuit. 


XI 


ORESTÈS,     LE     CADAVRE     DE     K  LYT  A  I  M  N  E  ST  RA; 
puis,    LES    ÈrINNYES. 

ORESTÈS. 

Eh  bien,  qu'importe  ? 
J'ai  racheté  mon  sang,  et  la  vipère  est  morte. 
EUe  empoisonnait  tout  de  sa  morsure.  Elle  a 
Tué  l'homme  et  vendu  l'enfant...  Mais  la  voilà 
Tranquille  maintenant,  et  pour  jamais,  je  pense. 
Des  équitables  Dieux  j'attends  ma  récompense  ! 

//  regarde  le  cadavre. 


5*6  LES     ÉRINNYES. 


Qu'elle  est  grande!  On  dirait  qu'elle  m'écoute...  Non! 
Je  l'ai  frappée  au  cœur,  sûrement.  L'acte  est  bon, 
Justice  est  faite.  Il  faut  que  tout  forfait  s'expie. 
Ils  siégeaient,  triomphants,  dans  leur  puissance  impie, 
Les  mains  chaudes  du  meurtre;  ils  se  disaient,  contents  : 
ce  Nous  avons  tout,  le  trône  et  le  sceptre  éclatants, 
(c  Et  la  vieille  maison  du  roi  Pélops  !  nous  somme§ 
«  Les  Dynastes  d'Argos  et  les  pasteurs  des  hommes  ; 
«  Commandons,  aimons-nous,  et  vivons  sans  remords.  » 
Et  moi,  je  viens,  je  frappe;  et  les  tyrans  sont  morts! 
Maintenant,  de  ceci  j'effacerai  les  traces  : 
L'une  au  bûcher  funèbre,  et  l'autre  aux  chiens  voraces. 
Que  le  peuple  s'empresse  à  l'Agora!  Demain, 
Le  sceptre  paternel  brillera  dans  ma  main  ; 
Parmi  les  Chefs  vaillants  je  m'assoirai,  semblable 
Aux  Dieux;  avec  le  bruit  de  la  mer  sur  le  sable, 
Hellas  acclamera  mon  nom,  disant:  «  C'est  bien. 
«  Il  a  vengé  son  père,  et  reconquis  son  bien'  » 

//  regarde  le  cadavre. 

Pourquoi  ne  pas  fermer  ta  sanglante  paupière, 
Cadavre?  Que  veux-tu?  Va!  mon  cœur  est  de  pierre: 
Je  ne  crains  rien,  j'ai  fait  pour  le  mieux.  C'est  assez! 
Ne  me  regarde  pas  de  tes  yeux  convulsés  ! 
Je  t'ensevelirai,  toi,  mes  maux,  et  le  reste. 
Dans  l'oubli,  comme  il  sied  d'un  souvenir  funeste. 
A  quoi  bon  épier  mes  gestes  et  mes  pas? 
Regarde  dans  l'Hadès,  ne  me  regarde  pas  ! 


n 


H  lui  ramène  sur  la  face  un  pan  du  pépias.  —  Tendant  les 
bras  vers  le  tombeau. 


LES     ÉRINNYES.  ^7 

Et  toi  qu'ils  ont  couché  sous  ce  tertre  sans  gloire, 
Père!  monte  à  travers  la  nuit  immense  et  noire, 
Apparais  à  ton  fils  qui  te  venge  aujourd'hui! 
Il  t'appelle,  ô  chère  Ombre!  Entends-le,  viens,  dis-lui 
Que  devant  tous  les  Dieux  du  ciel  et  de  l'abîme 
L'action  qu'il  a  faite  est  droite  et  légidme! 

Deux  Èrinnyes  se  dressent  de  chaque  côté  du  tombeau. 

Ah!  qu'est-ce  que  cela?  D'où  viennent  celles-ci? 
Vieilles  femmes,  parlez:  que  faites-vous  ici? 

Trois  Èrinnyes  apparaissent  autour  du  cadavre. 

Encore!  Par  les  Dieux!  ces  faces  de  squelettes 
Pour  mordre  ont  retroussé  leurs  lèvres  violettes. 
Ah!  Monstres,  vous  grincez  des  dents  affreusement! 

Arrière  ! 

Les  Èrinnyes  apparaissent  de  tous  côtés. 

En  vérité,  c'est  un  fourmillement 
De  spectres  !  et  je  suis  traqué  comme  une  proie  ! 
L'épouvante  me  prend  à  la  gorge,  et  la  broie! 
Non!  ce  n'est  point  un  songe,  et  je  suis  là,  debout, 
Éveillé!  Malheureux!  c'est  cela,  je  sais  tout: 
Ce  sont  Elles,  ce  sont  les  Chiennes  furieuses 
De  ma  mère!...  Pourquoi  rester  silencieuses? 
A  qui  me  montrez-vous  de  vos  doigts  décharnés, 
O  Louves  de  l'Hadès?  Je  vous  attends,  venez! 
Vous  ne  vous  trompez  pas.  C'est  moi!  je  l'ai  frappée! 
Voyez  ce  sang.  La  terre  en  est  toute  trempée. 
Il  m'inonde  les  pieds,  il  me  brûle  les  mains. 
Mais,  quoi!  vous  le  savez,  ô  Monstres  inhumains, 


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LES     ÉkiNNYES. 


Elle  a  tué  mon  père.  Eh  bien!  j'ai  fait  justice: 
La  voici  morte.  Que  l'abîme  l'engloutisse. 
Avec  sa  trahison,  sa  haine  et  sa  fureur; 
Ah!  ah!  vous  vous  taisez,  Monstres! 

Les  Èrinnyes  se  jettent  toutes  sur  lui. 

Horreur! 

//  s'enfuit.  D'autres  Èrinnyes  lui  barrent  le  chemin. 

Horreur! 


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Paris.  —  Imprimerie  A.Lemerre,  6,  rue  des  Bergers. 


2.  —  4961. 


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PQ      Leconte  de  Lisle,  Charles  Marie 

2332         René 

E7  Les  Érinnyes 


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